José Moselli
LA PRISON DE GLACE
LE FROID GARDIEN DE LA VIE ET DE LA MORT
Paru en feuilleton dans la revue Sciences et Voyages du n°1 du 4 Septembre 1919 au n°32 du 8 avril 1920.
Dans tous les pays du monde, la police, comme la médecine, n’ont jamais été très populaires : on leur reproche leurs insuccès, leurs hésitations, oubliant que ces deux honorables corps de métiers ont à réprimer et à guérir des maux qu’ils ignorent…
En temps d’épidémie, le sort des policiers et des médecins n’est pas gai : pour un peu, on les rendrait responsables des maux qu’ils s’évertuent à atténuer.
Car il y a aussi des épidémies de crimes ! Et c’est d’une de ces épidémies dont il sera question dans ce chapitre.
Une épidémie étrange. Plusieurs méfaits, qui eussent, après tout, passé inaperçus s’ils avaient été commis isolément. Mais, comme ils se succédèrent en moins d’une semaine, l’imagination du public en fut considérablement impressionnée, d’autant plus que l’arrestation des coupables parut tout de suite devoir se faire attendre.
Le chimiste Charles Elwell, qui habitait dans un des nombreux boarding-houses avoisinant la Barbary-Coast, à San Francisco, disparut. Comment ? Impossible de le savoir.
M. Charles Elwell était avare et riche. Son avarice était grande ; c’était elle qui l’avait incité à aller se loger dans la modeste pension de la veuve Clapham ; M. Elwell poussait si loin l’avarice qu’il ne payait sa logeuse que lorsque celle-ci se fâchait ; il voulait garder son argent en banque le plus longtemps possible, afin de ne pas perdre un cent d’intérêt.
Depuis trois jours, la veuve Clapham réclamait à son pensionnaire le montant de la semaine écoulée et elle avait obtenu enfin la promesse d’être réglée le lendemain matin. Seulement, le lendemain matin, Elwell, qui devait se rendre à la banque pour y retirer de l’argent, ne sortit pas de sa chambre. La veuve Clapham, après avoir attendu jusqu’à onze heures, commença à craindre que son pensionnaire fût malade. Elle frappa. Elle appela. Elle ne reçut aucune réponse. Son inquiétude augmentant, elle tenta d’ouvrir la porte à l’aide d’une double clé qu’elle possédait. Mais Elwell, prudent comme un avare qu’il était, avait fait poser un verrou à l’intérieur, et ce verrou était fermé. La veuve Clapham, de plus en plus inquiète, renouvela ses appels. Mais sans plus de succès. Elle se décida alors à prévenir la police. La porte fut enfoncée par un serrurier requis. Or, Charles Elwell n’était pas dans la chambre, bien que le lit défait attestât qu’il y avait couché ! La veuve Clapham se rappelait parfaitement l’avoir vu entrer la veille, vers neuf heures du soir. Il n’était pas ressorti.
Cela, la vieille logeuse en était sûre ! Pour sortir de l’appartement, situé au neuvième étage d’un vaste building de briques noirâtres, il fallait passer devant la chambre de la veuve, et celle-ci ne dormait jamais que d’un œil. Elle eût donc entendu sortir son locataire, d’autant plus que M. Elwell ne sortait jamais le soir…
Quoi qu’il en fût, le chimiste avait disparu. La chambre fut fouillée par les policiers. Ils n’y découvrirent rien de suspect, rien qui pût se rapporter à la bizarre volatilisation du chimiste.
Charles Elwell voyait très peu de monde. Il passait ses journées enfermé dans sa chambre, à écrire ou à méditer ; il sortait rarement. En attendant l’enquête qui devait suivre, les scellés furent posés sur la porte de la chambre, au grand désespoir de la veuve Clapham qui, tout en raccompagnant les policiers, gémit :
– Non seulement, il me devait la semaine dernière et trois jours de celle-là, mais encore je ne vais pas pouvoir trouver un autre locataire, puisque vous avez cacheté la porte de la chambre ! Je vais être ruinée, sûrement…
Comme il est d’usage, les journaux de San Francisco s’emparèrent de l’affaire. De jeunes reporters affluèrent chez la veuve Clapham, laquelle, dans son désespoir, ne sut que répondre des imbécillités à leurs questions. Mais qu’importait ? Les reporters, sans en demander davantage, brodèrent sur le peu qui leur avait été dit. Ils firent allusion à la Mafia, à la Main Noire, à quelque extraordinaire vengeance dont aurait été victime le chimiste.
Mais les jours s’écoulèrent – trois jours – sans qu’aucun détail nouveau fût venu rallumer la curiosité du public. L’on commença à oublier l’affaire.
Seulement, le quatrième jour qui suivit la découverte de la disparition du chimiste, une nouvelle énigme vint s’ajouter à la première. Le consul d’Angleterre à San Francisco, l’honorable William Phelps, fut retrouvé mort dans son bureau par son valet de chambre.
M. Phelps était âgé de quarante ans ; il avait toutes les apparences d’une santé robuste. Dix minutes avant que son valet le découvrit affaissé sur son bureau, il avait, reçu un visiteur. Ce visiteur fut retrouvé : c’était le capitaine du croiseur britannique Antigone, arrivé le matin même à San Francisco.
Cet officier, interrogé, déclara que le consul lui avait paru être en parfaite santé lorsqu’il l’avait quitté.
La famille s’émut et demanda l’autopsie, laquelle n’apprit rien à la justice ; les organes de M. Phelps étaient intacts ! Pas de lésions, ni au cœur, ni au cerveau, ni aux poumons. Aucune trace de poison dans l’estomac ni dans les intestins. Le sang pur. Bref, l’infortuné consul possédait tout ce qu’il fallait pour faire un excellent vivant, – et il était mort.
Comme dans le cas du chimiste Elwell, une enquête fut ordonnée. Elle ne donna aucun résultat, ce que les journaux ne manquèrent pas de souligner. La disparition de Charles Elwell fut rappelée et nombreux furent ceux qui virent une corrélation entre ces deux mystères. L’hypothèse d’une vengeance exercée par une société secrète prit de la consistance, mais resta une hypothèse, aucune preuve ne venant l’étayer.
Et, le surlendemain de la mort de M. Phelps, le sanatorium de San Blas, situé de l’autre côté de la baie de San Francisco, à l’ombre des monts Tamalpais, le sanatorium de San Blas flamba comme une meule de foin. Plusieurs dizaines de malades – de riches malades – furent brûlés vifs.
Le sanatorium de San Blas, situé au centre d’un vaste parc planté de red trees, de ces arbres rouges géants qui sont l’orgueil de la Californie, constituait à lui seul un mystère. L’on y soignait les tuberculeux.
En Amérique, comme en Europe, nul ne désire faire connaître qu’il est atteint de la terrible maladie. Les hospitalisés de San Blas étaient de cet avis ; ils venaient là passer plusieurs mois dans l’espoir de ralentir les progrès de leur mal. Personne, sauf les médecins traitants, ne connaissait leurs noms ; ils étaient ainsi à l’abri des indiscrétions du personnel.
Aussi, lorsque, l’incendie éteint, l’on voulut compter les victimes, ce fut impossible : les trois médecins avaient péri dans le sinistre. Seuls, deux infirmiers sur vingt-huit avaient échappé. Ils déclarèrent que les malades devaient être au nombre de quarante au plus. Quant aux circonstances de l’incendie, impossible de mettre les deux hommes d’accord. L’un disait que le feu avait commencé dans l’infirmerie ; l’autre affirmait que les flammes étaient tout d’abord apparues dans le bâtiment renfermant les moteurs fournissant l’électricité au sanatorium. Or l’infirmerie et la chambre des moteurs se trouvaient aux deux extrémités de l’établissement.
L’opinion des enquêteurs, cependant, finit par se stabiliser ; ils devinèrent que les deux rescapés disaient la vérité : le feu avait dû prendre à la fois dans l’infirmerie et dans la chambre des moteurs. C’était ce qui expliquait que l’immense bâtiment eût été entièrement consumé. Évidemment, l’incendie était l’œuvre d’un criminel qui avait allumé plusieurs foyers.
Des recherches permirent de constater que les murailles avaient été arrosées d’essence et firent découvrir des résidus provenant évidemment de pastilles incendiaires à l’aluminite. Mais ce fut tout ce que la justice apprit. Les coupables, s’ils avaient laissé la trace de leur forfait, avaient parfaitement anéanti les leurs, de traces.
Naturellement, l’impuissance de la police fut raillée. Certains publicistes proposèrent, non sans humour, que la police fût licenciée, puisqu’elle ne servait à rien. Mais la masse du public prit la chose plus au sérieux et une sorte de terreur plana sur San Francisco. Pendant plusieurs jours, chacun ouvrit son journal avec l’appréhension d’apprendre quelque nouveau et mystérieux forfait.
Mais il est rare de voir advenir les malheurs que nous appréhendons. Ce sont d’autres, inattendus, qui nous accablent. La série des crimes mystérieux s’arrêta. Mais une nouvelle « calamité advint. Une calamité d’un autre genre. M. Gilson, un des plus gros agents de change de San Francisco, commença de faire vendre à la Bourse les actions de l’Amalgamated Dying Co. et des sociétés filiales :
L’Amalgamated Dying Co., la plus grande compagnie fabriquant des produits tinctoriaux en Amérique, avait un capital de plusieurs centaines de millions de dollars. Ses usines étaient éparpillées dans toute l’Union ; plusieurs, même, venaient d’être construites au Canada, au Brésil et en République Argentine pour éviter les droits de douane. Les bénéfices étaient énormes, plus de 30 pour 100 par an du capital ! Aussi les actions avaient-elles monté vertigineusement ; il n’était pas de clerk ou de dactylographe, si pauvre soit-il, qui n’eût dans son portefeuille un ou plusieurs titres de l’Amalgamated Dying Co. Car tout le monde prévoyait de nouvelles hausses.
Or, l’agent de change Gilson était connu notoirement pour être l’homme d’affaires de Francis Drake, le plus gros actionnaire et l’administrateur de l’Amalgamated Dying Co… Si, donc, Gilson vendait les titres de cette société, c’était qu’il en avait reçu l’ordre de Drake ou qu’il savait par Drake que l’affaire allait devenir mauvaise…
Les gens furent d’abord incrédules. Mais, lorsque Gilson vendit les titres de l’Amalgamated Dying Co. par paquets énormes, il y eut une baisse effroyable. En trois jours, les actions, qui valaient 160 dollars, tombèrent à trente ! Et Gilson vendait toujours !
Plusieurs de ses amis le questionnèrent : il leur répondit tranquillement qu’il avait l’ordre de Drake de vendre à tout prix. Ces propos furent répétés : la baisse s’accentua, une véritable débâcle… Et la dégringolade de l’Amalgamated Dying Co. entraîna celle des sociétés filiales. Ce fut un formidable krach. Plusieurs banquiers se suicidèrent ; des spéculateurs, incapables de régler leurs différences, s’enfuirent. Des centaines et des centaines de petits capitalistes, d’employés, furent ruinés.
Mais Francis Drake, où était-il ? En vain, voulut-on le savoir de Gilson. L’agent de change opposa le secret professionnel. Il avait ordre de son client de ne pas révéler sa résidence. Somme toute, M. Drake avait parfaitement le droit de faire vendre ses titres si cela lui plaisait ?
À cela, rien à répondre. Mais un jeune journaliste, plus fin que les autres, pensa que s’il ne pouvait découvrir la retraite de Drake, du moins il avait des chances de retrouver sa fille unique, miss Margaret, laquelle, comme tous les ans à cette époque, devait villégiaturer à Pasadena, la plage des millionnaires yankees, près de Los Angeles.
Miss Margaret Drake était bien à Pasadena, dans un des hôtels de la montagne. Elle ne savait rien encore des opérations de son père et passait son temps à jouer au golf et au cricket.
Le jeune reporter lui apprit le terrible krach provoqué par les ventes de Gilson et lui demanda où se trouvait Francis Drake :
– Mais, à Chicago, je pense, bien que je n’aie point eu de ses nouvelles depuis bientôt trois semaines…
– Et à quel hôtel, miss ? demanda le journaliste, tremblant de joie.
– Hôtel Belmont. C’est là qu’il descend chaque fois… Je vais, d’ailleurs, lui télégraphier : Je vous dirai ce qu’il en est !
Le reporter attendit. Hélas ! la réponse vint dans la soirée : Francis Drake avait quitté l’hôtel Belmont depuis vingt-deux jours et nul n’avait plus eu de ses nouvelles depuis…
Miss Margaret sursauta. C’était une vraie Américaine ; décidée et énergique.
– Je vais voir ce qui se passe ! déclara-t-elle au reporter déconfit.
Deux heures plus tard elle prenait le train pour San Francisco où, aussitôt arrivée, elle se faisait conduire chez l’agent de change Gilson. Le financier répondit sans hésitation à sa demande d’explications :
– Voici le télégramme de votre père, miss. Il vient d’Honolulu, aux îles Hawaï. Il est chiffré, à l’aide d’une combinaison que moi et lui connaissons seuls, et m’ordonne de vendre à n’importe quel prix tous ses titres de l’Amalgamated Dying Co. et de ses filiales. J’ai obéi. Depuis, je n’ai plus rien reçu !
Miss Margaret n’insista pas. Elle fit immédiatement câbler à Honolulu, se fiant sur la notoriété de son père pour que la dépêche lui parvînt.
Elle en fut pour ses frais ; ce fut le gouverneur de l’île qui lui répondit lui-même, et ce fut pour l’aviser que M. Drake ne se trouvait pas aux îles Sandwich et qu’il n’y avait jamais paru !
Margaret Drake n’hésita pas : le lendemain, elle s’embarqua sur le courrier de Sydney qui, en cinq jours, l’amena dans la capitale des îles Sandwich.
À peine débarquée, elle courut aux bureaux du câble afin de se faire donner des éclaircissements. Une surprise, la plus grande de toutes, l’attendait : l’employé, ayant consulté ses livres attentivement, lui déclara que jamais le câblogramme reçu par l’agent de change Gilson n’avait été envoyé !
Miss Margaret Drake avait étudié à l’Université d’Harvard : elle avait fait plusieurs voyages en Europe, elle avait acquis de la prudence et de la réflexion ; aussi la réponse de l’employé de la Compagnie du câble ne la satisfit-elle pas. Elle commença par demander à voir le registre où étaient transcrits les télégrammes expédiés. Elle vit parfaitement ainsi que le fameux câblogramme signé de son père et adressé à l’agent de change Gilson n’y figurait pas. Mais ce n’était peut-être là qu’une coïncidence, qu’un oubli ! Ce câblogramme, Gilson le lui avait montré ; il était transcrit sur un papier à en-tête de la Compagnie du câble et portait les signes de la plus parfaite authenticité. Margaret Drake avait pu s’en assurer : la dépêche était bien arrivée à Frisco, donc elle était partie.
L’enquête faite par Gilson à San Francisco avait donné des résultats concluants : le fameux câblogramme avait été reçu par le manipulateur Howard, un employé de confiance au service de la Compagnie depuis vingt ans ; d’ailleurs, la bande originale de papier, imprimée en alphabet Morse, existait encore.
Oui, le câblogramme avait bien été envoyé, pas de doute possible.
C’est pourquoi la réponse de l’employé d’Honolulu et l’examen du registre des télégrammes expédiés ne satisfirent nullement Margaret Drake. Elle fit demander au directeur de l’agence du câble de bien vouloir lui accorder un entretien. Ce dernier la reçut aussitôt, écouta ses explications et commença par répondre qu’il était sûr que le fameux câblogramme n’avait pas été envoyé d’Honolulu… Pourtant, il ne refusa pas de s’assurer du fait. Les employés furent interrogés un à un, séparément, et devant Margaret Drake. Tous furent d’accord : jamais ils n’avaient expédié le mystérieux câblogramme ! Impossible de douter de leurs dires !
Mais le directeur de l’agence du câble alla plus loin. Il télégraphia à San Francisco pour se faire donner l’heure et le jour exacts, précis, de l’arrivée de l’énigmatique dépêche. La réponse arriva aussitôt. Elle révéla un fait troublant : à la minute précise où était arrivé le mystérieux message à San Francisco, la communication entre la capitale de la Californie et Honolulu avait été interrompue. Le fait avait été noté par l’employé de service. Nul n’y avait fait attention : les câbles sous-marins sont sujets à diverses causes d’interruption provenant des cyclones, tempêtes, ouragans et autres météores ; dans ce cas, les transmissions se font mal ou pas du tout, le courant électrique ne passant plus à travers le câble ou se perdant en route.
– Évidemment, expliqua le directeur de l’agence du câble à la jeune fille, le câblogramme en question a été forgé à San Francisco par un employé de la Compagnie qui avait connaissance de l’interruption des communications… Du moins, c’est la seule explication que je vois… Elle n’est pas très satisfaisante, puisque vous m’affirmez avoir vu la bande de papier imprimée en alphabet Morse qui porte le fameux message… Il est vrai qu’on peut fabriquer une de ces bandes…
– Je ne le crois pas, monsieur, contesta la jeune fille, car j’ai constaté moi-même que les extrémités de la bande en question coïncidaient parfaitement avec les extrémités du message précédent et du suivant, et sans erreur possible !
Le directeur s’inclina :
– En ce cas, miss, je ne vois pas d’explication possible, mais une chose est certaine, c’est que le câblogramme n’a pas été expédié d’ici !
– Je vous crois, monsieur ! conclut la jeune fille, sincèrement.
Margaret Drake, peu à peu, en arrivait à pressentir qu’une terrible machination avait dû être ourdie contre son père, pour le ruiner. De toute évidence, la dépêche n’avait pas été expédiée d’Honolulu. Tout concordait pour le prouver. Tout d’abord que Francis Drake n’était jamais allé aux îles Hawaï, et ensuite les témoignages des employés du câble.
Comment était arrivé le télégramme ? c’était ce qu’on saurait plus tard.
Margaret Drake ne s’attarda pas plus longtemps à élucider cette énigme. Ce qu’elle voulait, avant tout, c’était retrouver son père. Depuis bientôt six semaines qu’il était parti pour Chicago, en voyage d’affaires, elle n’avait plus eu de ses nouvelles. Était-il seulement encore vivant ? Les faussaires qui avaient expédié ou forgé la fameuse dépêche avaient dû, auparavant, s’assurer que le financier ne se mettrait pas en travers de leurs projets. Ils l’avaient sans doute réduit à l’impuissance, tué peut-être…
Margaret Drake, malgré son gracieux visage auréolé de cheveux blonds, ses yeux bleus et sa bouche souriante, était douée d’une énergie que lui auraient enviée beaucoup d’hommes. À la pensée que son père était peut-être mort, elle ne pleura pas : elle ne pensa qu’à le venger en démasquant ses ennemis.
Comprenant qu’elle n’avait plus rien à faire à Honolulu, elle retint aussitôt une place sur le premier navire appareillant pour San Francisco.
Trois jours plus tard, elle quittait la capitale des îles Hawaï à bord du paquebot américain Kalakaua.
À bord, Margaret parla peu. Elle réfléchissait. Et, plus elle réfléchissait, plus elle en arrivait à cette conclusion que son père avait dû être assassiné par les auteurs de la dépêche… Dans quel but, tout cela ? L’agent de change Gilson le lui dirait ! Malheureusement, Margaret Drake ne se doutait pas que bien des jours s’écouleraient avant qu’elle revît San Francisco !
Ce fut deux jours après le départ d’Honolulu que le fait se produisit. Il était onze heures du soir. Le Kalakaua, lancé à toute vitesse, filait sur les flots calmes du Pacifique. La plupart des passagers étaient restés sur le pont, à respirer le souffle vivifiant de l’alizé ; étendus dans leurs fauteuils ou accoudés aux lisses, ils parlaient peu, bercés par le ronflement rythmique des machines.
Margaret Drake, installée dans un fauteuil, regardait, sans la voir, la mer sombre que striaient de longues traînées phosphorescentes produites par le glissement des poissons. Tout était calme et silencieux. L’officier de quart, vêtu de blanc, se promenait nonchalamment d’un bout à l’autre de la passerelle, donnant à peine de distraits regards à l’horizon vide : la terre était loin ; quant aux navires, aucun ne s’apercevait. Ils sont rares dans cette partie du Pacifique.
Mais s’il n’y avait ni navires, ni terre, le danger n’en existait pas moins. Un danger impossible à deviner, impossible à éviter : le derelict.
Le derelict est une épave. Souvent des bâtiments, aux trois quarts détruits par l’incendie ou par la tempête, sont abandonnés par leurs équipages qui les croient perdus. Et il arrive que, par suite de la nature du chargement ou de la coque, les carcasses ainsi évacuées ne coulent pas. Ou, plutôt, elles ne descendent qu’à une faible profondeur, ce qui les rend invisibles, mais non inoffensives.
Semblables à des écueils flottants, beaucoup plus dangereux que des récifs, puisqu’on ne peut en déterminer l’emplacement, les terribles derelicts dérivent, entraînés par les courants. Et malheur au navire qui les heurte ! sa perte est presque certaine.
C’était un de ces derelicts au-devant duquel filait le Kalakaua… Un léger coup de barre à gauche ou à droite, un rien, et le paquebot eût passé à côté du danger sans que personne s’en doutât. Mais la fatalité veillait…
À l’improviste, une formidable secousse ébranla soudain le Kalakaua, si formidable que les fauteuils furent renversés. Et, à la seconde suivante, le grand navire s’inclina, en même temps que la lumière électrique s’éteignait, tandis qu’une colonne de vapeur bouillante jaillissait par les grillages situés au-dessus des chaudières : le Kalakaua avait été atteint en son centre et coulait rapidement !
Sur le pont incliné, dans les ténèbres, les marins se précipitèrent vers les embarcations. Parmi les cris d’angoisse des femmes et les blasphèmes des hommes, le sauvetage s’organisa. Deux canots purent être mis à la mer. Et ce fut tout : le grand paquebot, soudain, se dressa, l’étrave menaçant le ciel, et, d’un coup, disparut parmi un formidable remous. Le drame n’avait pas duré cinq minutes !
Margaret Drake était bonne nageuse. Renversée par la secousse, lors du premier choc, elle avait dédaigné de courir vers les embarcations. Voyant que le navire allait couler, elle s’était jetée à la mer pour ne pas être aspirée par le tourbillon causé par l’engloutissement du Kalakaua.
Elle fut presque aussitôt recueillie par un des deux canots.
Les survivants étaient peu nombreux, tant la catastrophe avait été soudaine. Ils étaient quarante, au plus. La majeure partie du personnel de la machine avait été tuée par l’explosion d’une des chaudières.
Tant bien que mal, les naufragés s’organisèrent. La mer était calme, heureusement. Margaret Drake, en compagnie des autres femmes, s’installa à l’arrière du canot, sous un prélart goudronné.
Le restant de la nuit s’écoula sans incident. Au jour, les naufragés, à leur grande surprise, et à leur encore plus grande satisfaction, aperçurent dans l’est un grand schooner qui filait dans leur direction ! Un mât fut dressé : des pavillons y furent hissés. Les hommes saisirent les avirons et lancèrent les deux canots à la rencontre du bâtiment inconnu.
Pendant une heure, les survivants du Kalakaua passèrent par de terribles alternatives d’angoisse et d’espérance, se croyant tour à tour sauvés ou abandonnés.
Ils furent sauvés.
Le schooner était un bâtiment américain, le Black-Seal[1], de Los Angeles, en route pour les îles Bonin, où il devait se ravitailler en eau douce, avant d’entreprendre sa campagne annuelle de pêche aux phoques dans les mers du Japon septentrional.
Son capitaine accueillit charitablement les naufragés et leur fit donner des vivres et des vêtements. Mais ce fut en vain que Margaret Drake et les autres passagers du Kalakaua lui proposèrent une forte somme pour changer la route de son navire et les emmener à San Francisco. Le marin ne voulut rien entendre :
– Je vous déposerai à Ima-Shima, aux îles Bonin, déclara-t-il péremptoirement. Vous y trouverez rapidement un navire qui vous transportera au Japon d’où il vous sera facile de regagner Frisco !
Il fut impossible de le sortir de là. Les survivants du Kalakaua durent faire contre mauvaise fortune bon cœur, heureux, après tout, de s’en tirer avec leur vie sauve.
Margaret, cependant, ne s’avoua pas battue. S’étant fait connaître au capitaine du Black-Seal, elle lui offrit vingt mille dollars pour faire route sur l’Amérique. Mais ses offres furent aussi vaines que celles de ses compagnons :
– Vous m’offririez un million de dollars, miss, fit l’entêté marin, que je refuserais : je suis parti pour une campagne de pêche aux phoques, et je pêcherai des phoques !
Margaret, la rage au cœur, dut se résigner comme les autres.
Pendant vingt-trois jours, elle vit l’eau glisser lentement le long des flancs rugueux du schooner… Que se passait-il pendant ce temps ? Que devenait son père ? Quelle nouvelle infamie préparaient les mystérieux envoyeurs du câblogramme ?
Il fallait s’armer de patience.
Le vingt-quatrième jour qui suivit l’arrivée des naufragés du Kalakaua à bord du schooner, le Black-Seal entra dans la baie d’Ima-Shima, une des îles Bonin. Margaret distingua une vaste plage de corail pulvérisé et de hautes collines recouvertes de broussailles.
Une douzaine de navires étaient ancrés dans la rade. Tous, sauf un, étaient des goélettes américaines et canadiennes venues, comme le Black-Seal, pour se ravitailler, avant de partir pour la pêche aux phoques dans la mer de Behring.
Parmi eux, se distinguait un petit yacht à vapeur tout blanc, à cheminée jaune, et à l’arrière duquel flottait le pavillon allemand. Il semblait désert ; du moins, personne ne se voyait sur son pont.
Margaret le regarda d’un œil distrait. Un yacht ! Que lui importait ? Ce qu’elle désirait, c’était un navire pouvant la ramener rapidement en Amérique.
En compagnie des autres naufragés du Kalakaua, elle s’embarqua dans un sampan qui, en quelques minutes, la conduisit à terre.
Les rescapés eurent vite gagné l’unique auberge du village, une grande paillotte recouverte de chaume et plutôt rudimentaire, en fait de confortable. Margaret, qui, heureusement, avait conservé quelques centaines de dollars en billets de banque sur elle, réussit à se faire donner une petite chambre qu’elle partagea avec une des passagères du Kalakaua qui était souffrante.
Elle passa le restant de la journée à s’enquérir d’un navire partant pour l’Amérique. Elle apprit ainsi que le yacht ancré en rade se nommait l’Adler et allait appareiller pour les îles Salomon, en croisière de plaisance. Inutile donc, de demander à son propriétaire de la prendre à bord !
Le gouverneur de l’île, un petit fonctionnaire japonais, déclara à la jeune fille qu’elle pouvait espérer, avant un mois, trouver une place sur le vapeur qui relie les îles Bonin au Japon…
Gaie perspective, vraiment ! Mais il n’y avait rien d’autre à faire.
Le soir, exténuée et désespérée, Margaret Drake regagna l’auberge et se coucha après un léger dîner. Malgré ses soucis, elle s’endormit rapidement…
Un râle sourd la fit sursauter. Elle eut le temps de distinguer le jet lumineux d’une lampe électrique de poche que tenait un géant. Elle vit deux hommes se précipiter sur elle, tandis qu’un troisième retirait le poignard qu’il venait de planter dans la poitrine de sa compagne de chambre !
La jeune fille voulut crier. Mais un des hommes lui appuya sa large main sur la bouche, tandis que l’autre, rapidement, l’enveloppait d’une grande couverture. En un clin d’œil, la malheureuse fut ligotée, bâillonnée et saucissonnée dans le tissu épais. À demi étouffée, tremblante d’angoisse, elle comprit qu’on l’emportait.
Une sensation de fraîcheur lui apprit qu’elle n’était plus dans l’hôtellerie. Pendant quelques minutes, elle sentit qu’on l’emportait à grands pas. Elle entendit quelques mots prononcés en allemand et fut déposée sur un plancher mouvant en qui elle devina le fond d’une embarcation. Elle entendit le grincement des avirons contre les tolets… Une voix nette et calme parvint à ses oreilles :
– Desserre un peu le bâillon et enlève-lui la couverture, Otto ! Il ne faut pas qu’elle étouffe ! Nous ne risquons plus rien, maintenant !
Margaret Drake tressaillit : il lui semblait reconnaître cette voix. Sûrement, elle l’avait déjà entendue. Mais où ? Quand ? En quelles circonstances ? Elle n’aurait pu le dire…
Elle n’eut, d’ailleurs, pas le temps de rappeler ses souvenirs, son attention étant attirée autre part. Brutalement, de grosses mains écartèrent la couverture dans laquelle elle était enroulée.
Au-dessus d’elle, la jeune fille distingua le ciel étoilé. Elle vit qu’elle se trouvait dans une grande baleinière, maniée par quatre gigantesques nègres vêtus de toile blanche. À l’arrière, un homme était assis, enveloppé dans un imperméable dont le capuchon était rabattu sur ses yeux.
Margaret regarda l’individu qui venait d’écarter la couverture : une gigantesque brute à cheveux roux, aux yeux verts qui luisaient dans l’ombre.
Ses grosses mains poilues desserrèrent un peu la bande de toile bâillonnant la prisonnière, puis il se releva et, en silence, alla s’asseoir auprès de l’homme à l’imperméable :
– Plus vite, chiens ! grommela en allemand ce dernier.
De nouveau, Margaret tressaillit. Oh ! elle en était sûre, maintenant, elle reconnaissait cette voix ! Mais impossible de dire à qui elle appartenait. En vain, la jeune fille écarquilla ses yeux. Elle ne put distinguer les traits du mystérieux personnage. Étendue comme elle était, sur le dos, au fond de l’embarcation, elle ne pouvait apercevoir que le ciel et les bordages du canot. Elle se résigna à attendre.
Où la menait-on ? À bord d’un des schooners ancrés en rade, sans doute. Sans que rien eût pu justifier cette hypothèse, Margaret était sûre, certaine, que ses ravisseurs étaient les mêmes que ceux qui avaient fait disparaître son père.
Que voulaient-ils d’elle ? Cela, elle se le demandait. S’ils désiraient sa mort, ils n’auraient eu qu’à la tuer, au lieu de courir les risques de cet enlèvement… quitte à jeter ensuite son cadavre à la mer : les requins ne manquent pas aux îles Bonin !
Margaret Drake en était là de ses réflexions, lorsque la voix de l’homme à l’imperméable résonna de nouveau :
– Tiens bon partout !
Les rameurs lâchèrent leurs avirons. Presque aussitôt, un léger choc ébranla le canot et Margaret distingua au-dessus d’elle les vergues d’un navire dont l’embarcation venait d’accoster l’échelle. Sur l’ordre de l’homme à l’imperméable, deux des matelots noirs soulevèrent la prisonnière et la montèrent sur le pont du bâtiment inconnu. Margaret reconnut immédiatement le navire : c’était l’Adler, le petit yacht en partance pour les îles Salomon. Pas d’erreur possible. La jeune fille put voir le tuyau jaune, les deux mâts, les rouffles d’acajou. C’était bien l’Adler.
Elle n’eut pas le temps d’en observer davantage, car les deux noirs qui la portaient s’engouffrèrent dans une écoutille, descendirent une douzaine de marches et pénétrèrent dans un petit salon prétentieusement meublé, dont les murailles disparaissaient sous des tentures de soies voyantes. L’homme à l’imperméable, qui précédait les deux nègres, se retourna et, du geste, leur indiqua un des divans sur lequel ils déposèrent la jeune fille.
Après quoi, ils se retirèrent sans bruit.
L’inconnu étendit la main vers un commutateur qu’il tourna. Un lustre de bronze doré fixé au plafond s’irradia. L’homme, d’un revers de main, rabattit le capuchon dissimulant ses traits. Sa face apparut en pleine lumière. Une face rasée, au menton en avant, au front large, aux lèvres minces. Les cheveux, partagés par une raie médiane, étaient d’un blond filasse ; les yeux, d’un gris bleu, avaient une expression dure, cruelle.
L’homme, d’un geste vif, arracha le bâillon de la jeune fille ; il allait ouvrir la bouche pour parler, mais Margaret Drake le devança. Elle le reconnaissait enfin !
– M. Kressler ! s’écria-t-elle. Vous !
Karl Kressler avait été pendant dix ans l’associé de son père. Pendant dix ans, il était venu chaque dimanche chez Francis Drake. Puis, il y avait plusieurs années de cela, Margaret ne l’avait plus vu !
– Kressler et moi, nous nous sommes séparés, avait expliqué Francis Drake à sa fille. Nous n’avons pas les mêmes idées… Un garçon intelligent, mais sans scrupules : il finira milliardaire ou convict !
Depuis, Drake n’avait plus jamais parlé de son ex-associé. Mais Margaret avait su, par des conversations entendues, par les journaux, que Karl Kressler était devenu un des plus téméraires spéculateurs de l’Union. Et c’était ainsi qu’elle le revoyait, un bandit !
Mais le ton indigné de Margaret Drake n’avait en rien ému Kressler. Il s’inclina, impassible :
– Je suis heureux que vous m’ayez reconnu, miss ! dit-il. Cela évitera des préliminaires longs et ennuyeux… Ah ! voilà le guindeau qui ronfle : dans dix minutes, nous serons en route…
Un bruit de moteur venait, en effet, de se faire entendre. Margaret, bouleversée, ne répondit pas, attendant la suite.
Kressler, après avoir écouté l’espace de deux ou trois secondes, poursuivit de sa même voix calme et dure :
– Je n’ai pas besoin de vous dire, miss, que vous êtes ici en mon pouvoir absolu. Inutile d’espérer quelque secours. Vous ne quitterez ce bâtiment que lorsqu’il me plaira. Libre à vous de penser ce que vous voudrez. Mais je veux, avant tout, vous faire plaisir : sachez donc que votre père, Francis Drake, est à bord !
– Mon père ! À bord ! s’exclama Margaret, sursautant.
– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Vous le verrez demain ou après-demain… Cela ne dépend pas de moi : vous vous doutez bien que je ne pensais pas vous voir aujourd’hui : c’est le hasard qui a tout fait… Moi, j’en ai profité. J’étais heureux de tenir votre père, mais mon bonheur est complet, maintenant que vous êtes à bord. La partie devient belle pour moi…
– Je ne comprends pas…
– Vous comprendrez ! C’est moi, je viens de vous le dire, qui ai enlevé votre père à Chicago. C’est moi qui suis l’auteur du câblogramme à l’agent de change Gilson. C’est moi qui ai fait racheter à vil prix les titres de l’Amalgamated Dying Co. C’est une spéculation, miss.
« Moi et votre père, nous avions chacun, juré d’avoir la peau de l’autre. Pour un peu, Francis Drake avait la mienne !
« C’est un homme, je n’en disconviens pas. Mais il a des scrupules, de la conscience, et autres fariboles. Moi, je vais droit au but. Bref, j’ai acquis à vil prix les actions de l’Amalgamated Dying Co. Drake est à demi ruiné.
« Mais j’ai autre chose à obtenir de lui. Il contrôle la Pennsylvania et Saint-Louis Railway le Grand Trunk and Mexico et plusieurs autres affaires. Je les veux. Et, si Drake ne veut pas mourir, il accédera à mes exigences, et je compte sur vous, miss, pour le conseiller d’accepter. D’ailleurs, j’ai encore une autre idée qui conciliera tout ! »
Karl Kressler s’interrompit. Galamment, il s’inclina et, un mince sourire fendant ses lèvres, prononça :
– Miss Margaret Drake, j’ai le très grand honneur de vous demander votre main !
– Jamais ! éclata la prisonnière, hors d’elle-même.
– Nous verrons cela ! fit Kressler, sans s’émouvoir… Voilà la machine en marche… Je vais vous débarrasser de vos liens : vous pourrez voir votre père, en attendant de pouvoir lui parler. Sa vue vous suggérera quelques salutaires réflexions !
Margaret ne répondit pas : elle était trop indignée, trop bouleversée pour cela. Et puis, la pensée de voir ce père qu’elle croyait mort l’empêchait de penser à autre chose.
Kressler, à l’aide d’un court poignard qu’il tira de son gousset, coupa les cordelettes ligotant la jeune fille. Puis, arrondissant le bras, il l’offrit à sa victime.
Margaret Drake, péniblement, se dressa :
– Je vous suis, monsieur ! dit-elle en regardant le bandit en face.
Kressler n’insista pas et marcha vers la porte du petit salon.
Le battant s’ouvrait sur une coursive, laquelle aboutissait à une porte de fer que Kressler ouvrit. Margaret vit devant elle un second couloir, aux parois de tôle, qui s’arrêtait devant une nouvelle porte.
Kressler, ayant tiré de sa poche une petite clé semblable à celle d’un coffre-fort, l’introduisit dans la serrure et attira le panneau à lui. À sa grande surprise, Margaret vit que le battant avait une épaisseur de près de 30 centimètres ; sa face intérieure était garnie de sciure de liège agglomérée. Par l’ouverture, une onde de froid se répandit dans le couloir, faisant frissonner la jeune fille :
– Venez, miss ! fit Kressler, de sa voix calme et dure.
Margaret, instinctivement, obéit. Elle vit Kressler tourner un commutateur avant de franchir le seuil. Deux lampes électriques brillèrent.
Derrière le bandit, Margaret Drake passa la porte. De l’autre côté, c’était une grande cabine sans autre ouverture que celle par où la jeune fille venait d’entrer. Plafond, plancher, cloisons étaient garnis de plaques de sciure de liège agglomérée. Tout autour du bizarre compartiment, des rangées de tuyaux de cuivre garnis d’ailettes étaient disposés.
Mais la jeune fille ne vit rien de tout cela, car, au centre de la pièce, trois hommes étaient étendus, rigides, blafards, sur un tapis de liège. Et Margaret Drake reconnaissait un de ces hommes semblables à des morts :
– Mon père ! s’écria-t-elle en frissonnant.
– Lui-même, miss ! Mais laissez-moi refermer la porte : il ne faut à aucun prix que la température s’élève !
Et, d’un bond, Kressler repoussa le panneau, qui s’encastra dans la paroi, avec un bruit sourd.
Margaret s’était laissée tomber à genoux au côté du corps de son père. Elle lui prit la main, mais eut un brusque recul en sentant sous ses doigts un contact glacé :
– Du calme, miss ! fit Kressler en saisissant la jeune fille par le bras. Votre père n’est pas mort : il est même, je le présume, en meilleure santé que jamais. Il est en état d’anabiose.
« Une merveilleuse invention, miss ! Veuillez m’écouter, je vous prie ! L’anabiose est un état léthargique spécial, obtenu par la congélation. Les fonctions de la vie sont suspendues ; le sang cesse de circuler dans les vaisseaux. La vie organique s’arrête. Mais la vie persiste…
« Regardez ce thermomètre : il marque 8. Or, la vie organique cesse à 6 et la vie elle-même à 10.
« Cette anabiose peut être prolongée plusieurs mois…
« Je vous avoue, miss, que je ne suis pas l’inventeur du procédé. Il a été trouvé par le professeur russe Bakhmétieff,… lequel ne l’a appliqué qu’à des souris. Ces Russes sont des imbéciles. Ce Bakhmétieff voulait se servir de son invention pour guérir les gens… Vous comprenez ?
« À 6 degrés au-dessous de zéro, l’organisme est pour ainsi dire stérilisé : tous les microbes qu’il renferme sont tués. Et le sujet, une fois décongelé, est débarrassé de ses maux…
« Moi, j’ai trouvé mieux. Le procédé m’a servi à des fins plus utiles… Je l’ai perfectionné. J’ai enlevé votre père à Chicago, je l’ai soumis à une basse température et l’ai ainsi amené sans risques, dans un wagon réfrigérant, jusqu’à Frisco où je l’ai embarqué à bord de mon yacht… Il en a été de même de ces deux gentlemen que vous voyez là !
« Dès ce matin, je vais faire le nécessaire pour ranimer votre père… Cela demandera plusieurs heures et des soins méticuleux. Mais Francis Drake n’a rien à craindre : le procédé est sûr. Demain, vous pourrez lui parler, et, j’espère, le convaincre. En devenant son gendre, j’arrangerai tous nos différends ! Je suis patient. Si vous refusez, j’attendrai. Vous finirez par accepter. J’en suis sûr ! »
Margaret Drake resta sans voix. Le froid intense qui régnait dans le compartiment, l’émotion, la rage, la haine, la paralysaient. Devant elle, son père gisait inanimé et glacé. Vivait-il, seulement ? N’était-ce pas simplement son cadavre qu’elle voyait ?
Elle regarda Kressler. Le bandit était impassible et contemplait les trois corps rigides d’un air satisfait :
– Moi ? Votre femme ? articula enfin la jeune fille. Jamais ! Plutôt vingt fois la mort !
– Je n’en crois rien ! fit simplement le bandit. Et maintenant, miss, il faut nous retirer. Je ne veux pas m’enrhumer, ni vous exposer à prendre mal. Demain, vous parlerez à votre père ! Venez ! Je vais vous conduire à votre cabine !
Margaret Drake eut un mouvement de rage ; mais, instantanément, l’inutilité de toute résistance apparut à son esprit. Il fallait attendre. Une fois son père revenu à la vie normale, elle agirait.
En silence, elle sortit, suivie de Kressler qui, ayant éteint les deux ampoules électriques, jeta un regard sur le thermomètre et referma la porte.
À sa suite, Margaret Drake gagna la cabine qui lui avait été réservée, une luxueuse pièce tendue de soie munichoise, mais dont la porte était garnie, à l’extérieur, de deux gros verrous, et dont les deux hublots étaient munis de grilles d’acier.
– L’on vous apportera à déjeuner à huit heures, fit le bandit. Il y a du linge dans les armoires ; je l’ai acheté hier à votre intention. Si vous avez besoin de quelque chose, sonnez !
Il s’inclina, sortit et referma la porte sur lui.
Margaret se laissa tomber sur le divan. Elle était épuisée, à bout de forces morales et physiques.
Machinalement, elle regarda vers les hublots. Elle faillit lâcher une exclamation d’épouvante autant que de surprise : deux mains venaient de se refermer sur les barres de fer défendant une des ouvertures. Entre les grillages, une face humaine apparut !
Margaret, indécise si elle ne rêvait pas, se dressa et, bravement, marcha vers le hublot :
– Qu’est-ce que… ? commença-t-elle.
Mais la bouche de la face inconnue s’ouvrit ; une adjuration en sortit :
– Chut ! Pour l’amour de Dieu, miss, écoutez-moi !
Margaret Drake n’avait jamais manqué de sang-froid. Malgré son trouble et sa surprise, elle réussit à maîtriser ses nerfs et chuchota :
– Qui êtes-vous, monsieur ?
– Pierre Fernault, lieutenant à bord du baleinier canadien Grampus ! répondit l’inconnu en collant sa face contre les barreaux défendant le hublot.
« Je retournais à bord de mon bâtiment, lorsque, cette nuit, j’ai croisé les bandits qui vous avaient enlevée… Je les ai suivis… Vous comprenez ? Ils étaient quatre, dont un portait un sac, dans lequel vous vous trouviez : c’était facile à voir qu’il contenait un être humain, rien qu’à la forme ! Surtout que les bandits marchaient hâtivement, en regardant autour d’eux, comme des gens qui n’ont pas la conscience tranquille !
« Moi, je n’étais pas armé ! Malgré cela, je m’approchai d’eux, dans le but de leur demander des explications, mais je pus entendre celui qui paraissait le chef grogner, en allemand, à un de ses acolytes : Si ça va mal, un coup de poignard dans le cœur de la fille, Otto ! C’en fut assez. Je compris que, si j’intervenais, les bandits vous tueraient sans hésiter. Je feignis d’être ivre et m’éloignai en titubant. Mais j’avais deviné que les rascals se dirigeaient vers la plage. Je les suivis en me dissimulant entre les huttes et pus les voir s’embarquer sur un des canots de l’Adler. J’attendis qu’ils se fussent assez éloignés et me jetai à l’eau, histoire de voir la fin de l’affaire : je suis très curieux de ma nature, miss !… Je nageai vers l’Adler. Heureusement que la lune était cachée par des nuages : l’on ne me vit pas. J’atteignis le yacht juste au moment où il achevait de déraper son ancre.
« Cela, je ne l’avais pas prévu : je croyais naïvement que l’Adler allait rester là. Je pensais me renseigner et revenir à terre pour prévenir la police japonaise. Et voilà que le yacht appareillait !
« Sans réfléchir, je grimpai à bord en m’aidant d’un bizarre appareil qui se trouve à l’arrière ; ce doit être un énorme treuil, comme ceux des bateaux câbliers… Les matelots étaient tous à l’avant. Nul ne me vit. J’allai me dissimuler dans la cuve qui se trouve à l’arrière du grand mât… Pendant ce temps, l’Adler, ayant dérapé son ancre, filait vers le large.
« Je vous avoue, miss, que j’eus grande envie de me jeter à l’eau de nouveau et de regagner la terre… Car, tel que vous m’entendez, me voilà déserteur de mon navire. C’est grave, ça ! Mais il vaut mieux être un déserteur que d’être un lâche. Puisque moi, Pierre Fernault, je savais qu’une femme était prisonnière à bord de ce yacht de bandits, je ne devais pas l’abandonner ! Je restai donc…
« De ma cachette, j’ai vu tout à l’heure qu’on vous descendait à l’intérieur du navire. J’ai pensé que plus vite je pourrais communiquer avec vous, mieux cela vaudrait… Comme il n’y avait personne sur le pont, je suis sorti de ma cuve et j’ai fait ma petite inspection. Je suis descendu dans les porte-haubans du grand mât d’où j’ai pu voir que les hublots d’une cabine étaient grillagés. J’ai deviné sans peine que cette cabine devait vous servir de prison et je suis descendu le long du bord au moyen d’une cartahu[2], pour tenter de communiquer avec vous et de vous dire que vous n’étiez pas abandonnée… Croyez, miss, que je ferai l’impossible pour vous délivrer !
« Avez-vous une idée ? »
Si Margaret avait une idée ? Hélas ! non. Immobile, très pâle, elle fixait le visage de Pierre Fernault, une large face hâlée par le souffle du large, où luisaient deux yeux noirs. Une petite moustache brune ombrait la lèvre supérieure du marin ; un foulard de soie, que la brise faisait palpiter, était noué autour de son cou.
Pendant quelques instants, il attendit une réponse ; sa position devait être très fatigante, suspendu comme il l’était, ses mains crispées aux barres de fer du hublot. Mais son visage restait impassible et ne trahissait pas l’effort qu’il soutenait :
– Monsieur… Fernault… chuchota enfin Margaret, croyez bien que je vous suis infiniment reconnaissante de votre courage… Je ne sais que vous dire, malheureusement… Il me semble que je deviens folle… Ce navire appartient à un financier nommé Kressler qui a enlevé mon père et le retient en léthargie dans la cale, au moyen d’une invention diabolique… Je ne sais que faire : j’ai peur, en tentant quelque chose, que Kressler se venge en tuant mon père… Mon père, c’est M. Francis Drake… Vous devez connaître son nom…
– Francis Drake, le banquier ? demanda Fernault.
– Oui, monsieur ! Il est dans la cale de ce navire, dans un compartiment frigorifique, avec d’autres personnes que je ne connais pas ! Ce Kressler veut s’emparer de la fortune de mon père ; il ne reculera devant rien pour cela… Déjà, il a réussi à envoyer un câblogramme à l’agent de change de mon père… Un faux câblogramme qui est arrivé, nul ne peut savoir comment ; et, grâce à ce faux, Kressler a pu…
Margaret Drake s’interrompit : la face de Fernault avait disparu ! À travers le grillage du hublot, la jeune fille n’apercevait plus que l’horizon étoilé !
Était-il remonté sur le pont ? Était-il tombé à la mer ? Margaret Drake, le cœur battant, attendit. Mais le marin ne reparut plus… Que penser ? La prisonnière, en proie à une horrible angoisse, colla sa face contre le hublot. Elle ne vit rien. Elle essaya de deviner par le raisonnement ce qu’était devenu le lieutenant du Grampus.
Tombé à la mer ? Mais Margaret aurait entendu le bruit causé par le choc du corps contre la surface de l’eau… À moins que le ronflement des machines et le clapotis des vagues contre la coque de l’Adler ne l’en eussent empêchée.
Peut-être aussi que Pierre Fernault avait été surpris par les marins du yacht ? En ce cas, la jeune fille eût perçu des cris, ou du moins le bruit d’une lutte. Et tout était silencieux à bord de l’Adler !
Margaret Drake, après être restée plus d’une heure immobile devant le hublot où était apparu Pierre Fernault, se laissa tomber sur le divan, à bout d’énergie. Le jour venait. Par les hublots, une lueur nacrée envahissait rapidement la cabine, faisant pâlir la clarté de l’ampoule électrique.
La jeune fille, prostrée, resta ainsi, sans bouger, ne sachant plus que penser. Il lui semblait qu’une chape de plomb pesait sur ses épaules. Elle avait fermé les yeux, mais, sans cesse, devant sa rétine, passaient les images de son père glacé, pâle, inanimé, et de la face de Pierre Fernault, telle qu’elle lui était apparue derrière les grilles du hublot.
Deux coups rudes frappés contre la porte de la cabine l’arrachèrent à sa sombre rêverie. Elle se redressa et cria d’entrer. Un nègre apparut, portant un plateau d’argent où étaient disposés une tasse, une cafetière, un pot de lait et plusieurs rôties. Sans mot dire, il le déposa sur un guéridon et disparut.
– Il doit être huit heures, pensa Margaret en se souvenant des paroles de Kressler.
Elle n’avait pas faim. Elle se força pourtant, et réussit à avaler une tasse de thé et quelques bouchées de pain grillé. Elle voulait conserver ses forces.
Ayant terminé ce léger repas, elle s’étendit de nouveau sur le divan et finit par succomber au sommeil.
Lorsqu’elle se réveilla, elle vit que le plateau avait disparu. Le nègre avait dû revenir.
Et les heures passèrent. Margaret, assise sur une chaise, contempla le ciel bleu à travers les grilles du hublot, avec le vague espoir de voir apparaître le visage de Pierre Fernault. Mais cette attente fut vaine.
La nuit revint. Ce fut avec joie que Margaret vit l’obscurité succéder au jour ; elle pensait que le lieutenant du Grampus allait reparaître. Il ne se montra pas…
Lorsque l’aube pâlit le ciel noir, Margaret Drake, épuisée par une nuit de veille, abandonna tout espoir de revoir le marin.
Accotée dans l’angle du divan, elle essaya de dormir, mais l’on frappa.
Sans même attendre que la jeune fille l’eût invité à entrer, Karl Kressler apparut, impassible et dur comme toujours :
– Fatiguée ? dit-il de sa voix brève. Je comprends ça. Vous auriez mieux fait de dormir, miss Drake, et de ne pas vous épuiser par une veille inutile !… J’ai le plaisir de vous annoncer que tout a bien fonctionné. Une invention merveilleuse, en vérité ! Francis Drake est dans ma cabine, en excellente santé, ainsi que vous allez vous en assurer en me suivant. Il ne tient qu’à vous que je le ramène à Frisco. Faites-lui comprendre qu’il doit me céder ses parts dans les affaires qu’il contrôle, et acceptez, vous-même, de vous marier avec moi ; ce sera vite fait : dans quatre ou cinq jours, nous serons dans un pays où un mariage ne demande que dix minutes. Et vous serez une femme heureuse : je vous laisserai repartir avec votre père. Ce mariage, pour moi, n’est qu’une simple formalité, un moyen d’éviter des histoires : une fois que Francis Drake sera mon beau-père, je le défie de m’intenter un procès. Je suis franc, vous le voyez, miss ! Et une réponse immédiate m’obligerait !
– Il me faut parler à mon père, avant tout ! fit évasivement la jeune fille en évitant de regarder l’infâme bandit.
– Alors, veuillez me suivre ! conclut Kressler en réprimant un mouvement de contrariété.
À sa suite, Margaret Drake monta sur le pont et pénétra dans une cabine d’acajou située sous la passerelle.
Kressler, ayant fait entrer la jeune fille devant lui, referma soigneusement la porte.
Margaret se trouva dans une luxueuse chambre dont les meubles d’érable gris étaient capitonnés de satin bouton d’or. Bien qu’au dehors une brise froide soufflât, l’intérieur de la cabine jouissait d’une température tiède, grâce à un radiateur dissimulé sous les boiseries.
Margaret ne vit rien de tout cela : ses yeux cherchaient son père. Mais la cabine semblait déserte.
Karl Kressler, sans mot dire, écarta les rideaux de soie dissimulant un lit sur lequel Francis Drake, pieds et poings liés, reposait :
– Mon père ! s’écria la jeune fille, en s’élançant vers le prisonnier.
– Margaret ! Toi ! Ici ! murmura Drake.
– Vous voyez que je ne vous ai pas menti, Drake ! fit tranquillement Kressler à l’adresse du prisonnier.
Celui-ci ne répondit que par un regard de mépris.
– Discutez maintenant tant qu’il vous plaira avec votre fille ; comme vous, elle connaît mes conditions, Drake ! reprit Kressler. Si vous vous entêtez tous deux à faire les mauvaises têtes, vous en subirez les conséquences. Je suis décidé à tout, et vous me connaissez assez pour savoir ce que cela veut dire !
Un flot de sang rougit la face pâle du prisonnier :
– Vous ferez ce que vous voudrez, Kressler, mais vous ne profiterez pas de votre ignominie. J’aurais dû être plus prudent ! Mais, tant pis pour moi ! L’achat des actions de l’Amalgamated Dying Co ne vous sauvera pas de la faillite : vous êtes au bout de votre rouleau. Et je ne vous sauverai pas. Les actions que vous avez achetées ne sont pas assez nombreuses pour vous donner la majorité lors de l’Assemblée générale. Et quant à faire concurrence à l’Amalgamated Dying, comme vous l’espériez, c’est impossible : Elwell ne vous vendra jamais ses inventions ; il en a confié les plans à Edward Jellys, le solicitor, qui…
Un bref éclat de rire de Kressler interrompit cette diatribe :
– Je vous évite de divaguer plus longtemps, Drake, fit le bandit avec sa tranquillité coutumière. Tout comme vous, Edward Jellys est en mon pouvoir, ici à bord, congelé comme un mouton du Rio de la Plata. Et il en est de même de Charles Elwell. Je vous dirai même que Jellys, sur vos conseils, avait mis les papiers en sûreté chez le consul d’Angleterre, Phelps. Phelps est mort.
« Jellys a été enlevé par moi du Sanatorium de San Blas, où il faisait une cure, et Elwell a été descendu par la fenêtre de sa misérable chambre. Ils sont tous deux à bord.
« Vous allez, si vous le voulez, venir avec moi. Vous les verrez. Je les ai conservés jusqu’à maintenant pour que vous vous rendiez compte que je ne mens pas.
« Aucun espoir pour vous, Drake ! Vous me signerez ce que je veux. Je vous laisserai cent mille dollars, de quoi vivre tranquille, ou de refaire fortune… si vous le pouvez !
« Les nouveaux procédés de teinture inventés par Elwell sont en ma possession. Et j’ai mieux, je possède maintenant le moyen de vous retenir en mon pouvoir, tant qu’il me plaira. Comprenez-vous ? Si vous persistez dans votre stupide refus de me livrer votre fortune, je vais vous replacer dans la chambre de froid. Vous y resterez tant qu’il me plaira. Pas besoin même de surveillance : je connais seul le moyen de vous rappeler à la vie.
« Seul.
« Tous les six mois, ou même tous les ans, je vous ranimerai et vous demanderai si vous êtes décidé à en faire suivant ma volonté. Quant à votre fille, elle partagera votre sort.
« Maintenant, êtes-vous prêt à signer un blanc-seing en mon nom, Drake ? Je veux votre fortune entière : tout. Sauf les cent mille dollars que je vous laisse. Et je veux ensuite épouser votre fille, afin de rendre tout naturel que vous m’ayez confié votre fortune. Il faut penser à tout.
« Dans dix minutes, vous serez, en cas de refus, soumis de nouveau à l’action de la machine à glace ! »
Kressler se tut.
Margaret Drake et son père se regardèrent en silence. Ils n’avaient pas besoin de parler pour se comprendre ! Francis Drake lut la pensée de sa fille dans ses yeux blancs. Margaret était décidée à tout.
– Vous n’aurez rien de moi, Kressler ! scanda lentement le prisonnier. Faites ce que vous voudrez, et que notre sang retombe sur votre tête !
Margaret, elle, ne parla pas : simplement, elle serra dans les siennes les mains liées de son père en même temps qu’elle considérait Kressler avec le plus profond mépris. Le bandit ne s’émut pas :
– Dans cinq minutes, dit-il, vous me répéterez ces paroles, Drake !
Quelles que fussent ses pensées, Kressler avait conservé ce masque d’impassibilité qui ne le quittait jamais.
– Veuillez vous asseoir, miss ! dit-il tranquillement à la jeune fille. Il est inutile que vous restiez debout. Vous êtes déjà assez fatiguée par les émotions que les circonstances m’ont obligé de vous infliger. Je vous en fais encore toutes mes excuses. Nécessité n’a pas de loi !
Margaret ne répondit ni ne bougea. Kressler, sans plus s’occuper d’elle, atteignit un récepteur téléphonique qu’il décrocha de la cloison et, à mi-voix, demanda :
– Herr Marburg ! De suite.
Deux secondes s’écoulèrent, puis le bandit reprit :
– Marburg ? Ranimez donc les deux d’en bas. Le plus rapidement possible. Ah ! Très bien ! Faites pour le mieux. Mais toujours de la prudence, n’est-ce pas ? Ils nous seront encore très utiles ; alors il faut les conserver. Vous me téléphonerez immédiatement. Entendu !
Kressler éloigna le récepteur de son oreille et pressa un bouton d’ivoire encastré dans l’appareil téléphonique :
– Herr Stein ! fit-il brièvement. Ach ! Otto ? Toujours rien ? Étonnant ! Tu as bien fait tes calculs ?… Tu en es sûr ? Encore neuf milles ? C’est étrange !… Pense aux courants aussi… Nous l’avons trouvé à trois milles dans le sud, la dernière fois ! Et fais refaire les calculs par Uhrbach… Je sais ! Tu es toujours sûr de toi, cela n’empêche pas que la dernière fois nous avons mis deux jours avant de le retrouver ! Et maintenant, nous sommes pressés plus que jamais ! Tu sais que j’aime aboutir vite, Otto ! Je viendrai te rejoindre tout à l’heure !
D’un geste sec, Kressler raccrocha le récepteur, puis, se tournant vers le groupe formé par Francis Drake et sa fille, qu’il n’avait, du reste, pas perdus de vue tandis qu’il téléphonait, il parla :
– Je ne suis pas un bourreau, Drake. Avant d’en arriver aux moyens violents, je veux tenter de vous faire comprendre que non seulement vous, mais encore votre fortune entière est en mon pouvoir. Grâce aux papiers trouvés sur vous, je connais le code que vous employez pour correspondre avec vos hommes d’affaires. Je connais également les noms de ceux-ci. Je peux leur télégraphier quand je voudrai…
… Il faudrait d’abord aborder dans un port, murmura Drake. Et il se pourrait bien que vous n’y teniez pas ! En tout cas, nous sommes loin de toute terre et…
Un ricanement de Kressler coupa la parole au banquier :
– Pas besoin d’aller dans un port, Drake. En ce moment, l’Adler se trouve, comme vous le dites, au milieu de l’océan, mais il n’est qu’à quelques milles de l’endroit où passe un câble sous-marin.
« Bien que je sois sûr que vous m’avez déjà compris, je ne veux pas qu’une équivoque puisse persister dans votre esprit. L’Adler est muni de tous les appareils nécessaires à relever le câble. C’est d’ailleurs ce que j’ai déjà fait lorsque j’ai télégraphié à votre agent Gilson, à Frisco. Demain, je relèverai le câble reliant Yokohama à Vancouver ; je le relierai à un appareil transmetteur installé à bord, et je télégraphierai à qui je voudrai, sans que personne ne s’en doute. Vous vous doutez certainement de ce que contiendront mes dépêches : des ordres de vente, de vente et de vente. Je connais à peu près les valeurs auxquelles vous vous intéressez ; je sais le nom de vos agents. Je possède votre code. Mes ordres ne rencontreront pas de suspicion, ce qui serait peut-être arrivé si je m’étais présenté moi-même aux agences du câble, attendu que je n’y suis pas connu. J’ai tout prévu. Vous voilà averti. Si vous persistez à refuser mes conditions, à votre aise ! C’est quand même la ruine pour vous. Et ensuite… Mais inutile d’en dire plus long. Acceptez-vous ? »
Tandis que le bandit parlait, Francis Drake était resté impassible, pesant et mesurant chaque parole prononcée par Kressler. Il comprenait que son implacable ennemi le tenait, qu’il pouvait parfaitement exécuter ses menaces. Kressler avait tous les atouts dans son jeu. Le coup qui avait déjà si bien réussi avec Gilson se reproduirait. Et ne rien pouvoir faire !
Un homme fort, ce Kressler, vraiment ! Mais lui, Drake, ne céderait pas. Car il devinait que l’argumentation de son ennemi devait contenir un point faible : si Kressler eût été absolument sûr de son fait, il n’eût jamais tant insisté. Ce n’était pas un homme à perdre son temps en bavardages ou en sentimentalités. Si, donc, il réitérait ainsi ses instances, c’était qu’il avait une raison. Laquelle ? Impossible, pour l’instant, de la connaître. Mais elle existait.
– Non ! fit Drake en réponse à la question de son ancien associé.
Un fugitif éclair de haine passa dans les yeux gris du bandit. Ce fut la seule manifestation de sa colère et de son dépit.
– Vous paierez plus cher, voilà tout, Drake ! déclara-t-il de sa voix égale. Je vous aurais cru plus raisonnable. Mais lorsque la passion nous aveugle, nous cessons de raisonner ; en ce moment, votre fureur domine tout. Tant pis. Vous subirez les inévitables conséquences de votre obstination, et miss Drake aussi, s’il le faut. J’ai un but à atteindre, et je l’atteindrai ! J’emploierai tous les moyens pour y parvenir !
« Un dernier mot, Drake. Je vais avoir devant vous une explication avec le solicitor Jellys et avec le chimiste Elwell. Je vous montrerai par eux ce que je peux faire sur vous… et sur votre fille… Je n’insiste pas. C’est toujours un refus ? »
Cette fois, Drake eut une légère hésitation. La dernière menace de Kressler avait atteint son but. Francis Drake aimait sa fille plus que lui-même. Il eût vraiment tout donné pour lui éviter la moindre souffrance, et de la savoir au pouvoir de Kressler, il éprouvait une atroce angoisse.
Le bandit, toujours calme, attendit. Ce fut Margaret qui répondit :
– Vous ne pouvez rien contre moi, monsieur ! dit-elle d’une voix ferme. Il me reste encore assez de courage pour me tuer. Et mon père ne vous cédera jamais, s’il m’aime ! Cherchez donc autre chose !
Drake resta muet. Il était bouleversé.
– Vous parlez fort bien, miss ! fit tranquillement Kressler. Vous oubliez seulement deux choses : la première, c’est que mon intérêt me commande de vous garder vivante. La seconde, c’est que j’en ai les moyens !
« Je vais vous faire ligoter afin que vous ne puissiez pas attenter à votre vie. Quant à vouloir, par exemple, mourir de faim, impossible. Je vous ferai nourrir par force, comme une suffragette. Si vous devez mourir, ce sera au moment que j’aurai choisi et de la façon qu’il me plaira.
« Ces décisions, d’ailleurs, dépendent entièrement de votre père. Pour moi, je ne demande qu’à vous être agréable dans la mesure du possible ! »
Kressler s’inclina.
Margaret Drake se mordit les lèvres : elle était impuissante ; alors, à quoi bon donner au bandit l’occasion d’un sarcasme de plus ? La jeune fille se tut.
Francis Drake regarda sa fille et une larme de désespoir jaillit à la commissure de son œil.
– Vous acceptez, Drake, mes conditions ? demanda le bandit.
– Non ! s’écria Margaret, devançant la réponse de son père, qu’elle craignait de voir faiblir.
– Ce n’est pas à vous que j’ai l’honneur de m’adresser, miss ! remarqua Kressler avec une politesse affectée. Je suppose que vous m’avez entendu, Drake ?
Le prisonnier ne répondit pas tout de suite. Son regard lourd d’angoisse rencontra celui de sa fille. Il articula péniblement :
– Je refuse !
Kressler s’attendait à cette réponse :
– À votre aise, dit-il. Mais je vous avoue qu’à votre place j’aurais accepté, ne fût-ce que par amour pour ma fille !
Sans insister, le bandit sonna. Deux matelots parurent :
– Des menottes aux poignets, une corde aux chevilles, et reconduisez miss dans sa cabine. Je viendrai tout à l’heure voir comment elle est installée ! Et ne la quittez pas des yeux : elle est capable d’essayer de se briser la tête contre une cloison ou un meuble. Allez !
Les deux brutes qui venaient d’entrer avaient sur eux un rouleau de cordelettes. Margaret, sans opposer une résistance impossible, se laissa faire. En un tour de main, elle fut ligotée étroitement :
– Adieu, mon père ! dit-elle, tandis que les deux brutes la soulevaient et l’emportaient hors de la cabine.
– Voilà, Drake, conclut Kressler dès qu’il fut seul avec sa victime. Votre fille – je ne me suis pas expliqué davantage devant elle afin de ne pas l’effrayer inutilement, – votre fille sera torturée sous vos yeux si vous persistez dans votre sot refus. Torturée, vous comprenez ? Suspendue par un bras pendant douze heures, et suspendue par l’autre durant les douze heures suivantes ! Peut-être que lorsqu’elle criera de souffrance vous aurez d’autres idées que présentement !
« Naïf que vous êtes ! Savoir qu’on est inévitablement obligé à faire quelque chose et préférer attendre et faire souffrir les siens !
« Vous accepterez mes conditions, Drake, mais seulement après que votre fille aura éprouvé les tortures de l’enfer. C’est cela que vous voulez ? Hein ? C’est… »
Kressler sursauta, comme piqué par un aiguillon : Drake, se dressant de sa couche, venait de lui cracher au visage.
Kressler eut un simple, un imperceptible froncement de sourcils. Le bandit était maître de ses sensations. Sans dire un mot, il essuya sa face avec son mouchoir et eut un ricanement de dédain :
– Vous allez m’obliger à vous faire fouetter, comme un chien, la prochaine fois ! Il y a des fouets ici, et je n’hésiterai pas à m’en servir, Drake ! J’ai d’ailleurs assez perdu mon temps avec vous aujourd’hui. Nous reprendrons cela !
Ce disant, Kressler alla prendre une serviette dans le cabinet de toilette attenant à sa cabine et en bâillonna son prisonnier. Il vérifia ensuite la solidité des liens maintenant Drake et, rassuré, sortit de la cabine et monta sur la passerelle.
Trois hommes s’y trouvaient : l’homme de barre et deux officiers ; un de ces derniers observait le soleil à l’aide d’un sextant, tandis que son collègue comptait à haute voix les secondes marquées par un chronomètre qu’il tenait de ses deux mains.
Kressler attendit qu’ils eussent terminé et grommela en s’adressant au plus grand des deux, celui qui tenait le sextant :
– Une nouvelle observation ? Tu n’es donc pas sûr des précédentes, Otto ?
– Si, j’en suis sûr. Mais mieux vaut deux certitudes qu’une. Le câble doit être à […] mille d’ici, d’après les cartes. Alors, avant de commencer les dragages, je m’assure que je ne me suis pas trompé ! Les bouées sont prêtes. Dans dix minutes, nous commencerons, si mon observation confirme les précédentes !
Kressler s’inclina sans mot dire et marcha vers un petit bureau, abrité par un écran de toile, et sur lequel des cartes marines étaient étalées. Il les regarda longuement, tandis que l’homme au sextant pénétrait dans la chambre de veille pour y faire ses calculs.
L’officier ressortit vingt minutes plus tard.
– C’est correct, herr Kressler ! déclara-t-il. Nous devons être sur le câble ! Je vais faire placer les bouées, de façon que, demain, à l’aube, nous puissions commencer !
– Oui. Dépêchons ! grommela le bandit. Drake ne veut rien savoir. Je prévois que l’affaire sera plus difficile que je croyais ! Et cette petite pécore qui l’excite encore ! Mais nous y arriverons : lorsque Drake se saura véritablement ruiné, il sera bien obligé de régulariser tout pour ne pas mourir de faim.
« Stoppe et fais placer les bouées. Nous avons à peine encore deux heures de jour, Otto ! »
Ledit Otto fit entendre un grognement d’acquiescement et poussa la manette du transmetteur d’ordres à la machine, jusqu’à ce que l’aiguille du cadran indiquât le mot stop. Presque aussitôt, les machines s’arrêtèrent.
Le relevage d’un câble sous-marin est une opération plus compliquée qu’on le croit généralement. D’abord, la position du câble lui-même est loin d’être connue exactement. Les sinuosités du fond de la mer, les courants lui font décrire des méandres irréguliers. Aussi ne peut-on déterminer son emplacement que d’une manière approximative.
Cette opération s’accomplit en mouillant trois bouées, généralement rouges, et retenues au fond de la mer par des câbles attachés à des grappins. Ces bouées sont placées de façon à former entre elles un triangle dans lequel le câble est supposé passer. Ces repères placés, le navire câblier drague le fond de la mer à l’aide d’un grappin de forme spéciale jusqu’à ce qu’il ait accroché le câble qui est ensuite remonté à l’aide d’un puissant treuil.
Généralement, ce travail a pour but de réparer un câble avarié ou d’en repêcher les deux extrémités pour les épisser ensemble lorsque le câble est brisé.
Mais tel n’était pas le but des gens de l’Adler. Ainsi qu’il l’avait annoncé à Drake, ainsi qu’il l’avait déjà fait une fois, Kressler voulait simplement repêcher le câble afin de s’en servir pour passer des dépêches sans contrôle. Pour cela, une fois le câble remonté à la surface, il lui suffisait de le couper et d’en fixer l’extrémité à un appareil télégraphique. Ensuite, il le réparerait et l’immergerait à nouveau sans laisser de traces…
Les trois bouées furent mouillées dans l’heure qui suivit, et, le lendemain matin dès le lever du soleil, l’Adler laissa tomber son grappin au fond de la mer et commença ses allées et venues entre les bouées en traînant le grappin.
Mais la matinée entière se passa sans résultat. Évidemment, le câble n’était pas là…
Kressler ne comptait pas la patience parmi ses qualités, si tant est que le bandit possédât des qualités. Lorsqu’à midi, après plusieurs heures de dragages le câble ne fut pas encore retrouvé, Kressler manifesta sa mauvaise humeur :
– Encore des calculs erronés, Otto ! grommela-t-il à l’adresse de son acolyte. À quoi es-tu bon ? Nous ne pouvons rester ici longtemps… D’un moment à l’autre, un croiseur peut passer et nous demander ce que nous faisons là… et nos papiers ne seraient peut-être pas suffisants ! Tu vas prendre une nouvelle observation. Il faut en finir !
Ce jour-là, l’équipage de l’Adler ne déjeuna pas. Les dragages se poursuivirent sans discontinuer. Kressler, penché sur le dynamomètre fixé au treuil, ne cessait pas d’en contempler l’aiguille, laquelle tressaillait constamment, indiquant en kilogrammes la tension du câble du grappin. Chaque nouvel obstacle rencontré par le grappin, blocs de corail, buissons d’algues, se traduisait immédiatement par un saut de l’aiguille. Et chacun de penser immédiatement que le câble était accroché. Mais c’était une fausse espérance.
Otto Stein, qui faisait fonctions de capitaine de l’Adler et son second Uhrbach avaient de nouveau fait le point et continuaient à affirmer que le yacht se trouvait bien à l’endroit où passait le câble. Et la carte leur donnait raison. Mais pas de câble.
L’après-midi passa ; toujours rien. Pendant des heures et des heures, l’Adler alla d’une bouée à l’autre, traînant son grappin inutile.
Kressler, à mesure que le temps passait, devenait de plus en plus rageur. Il avait conservé son masque d’impassibilité coutumier, mais ses yeux brillaient d’un feu sombre, décelant une colère contenue. Assis non loin du treuil, un cigare en bouche, il surveillait les moindres mouvements du câble… Celui-ci, soudain, se tendit vers cinq heures du soir. L’aiguille du dynamomètre fit un bond énorme tandis que retentissait le claquement sec du taquet de retenue.
– Nous l’avons ! s’écrièrent ensemble Otto Stein et Uhrbach qui surveillaient les opérations.
Le treuil fut mis en marche, doucement, le plus doucement possible, pour décoller le câble du fond de la mer.
Après quelques tours, Otto fit stopper, craignant de briser le câble. Pendant quelques minutes, l’Adler resta immobile, alternativement soulevé et abaissé par le gonflement de la houle. Otto Stein devait s’y connaître en matière de câble. Il savait que la simple ondulation de la mer, transmise au câble par le navire, était suffisante pour le dégager de sa gaine d’algues et de coraux.
Kressler, quelle que fût son impatience, n’avait pas bougé de devant le dynamomètre. Il conservait son mutisme.
– Retirez-vous de là, herr Kressler, l’avertit Otto en désignant la corde d’acier du grappin, laquelle était rigide comme une barre de fer sous l’énorme tension du câble ; si cette corde venait à se briser, elle fouetterait autour d’elle et vous briserait en pièces ! Mieux vaudrait…
– Non. Je reste là. La corde ne cassera pas ! affirma le bandit, nettement.
L’autre n’insista pas. Le treuil, cependant, avait été remis en marche. Il tournait doucement, avec effort, la vapeur suintant des joints des cylindres, les articulations des bielles sifflant sans arrêt.
Le câble apparut brusquement hors de l’eau, tout incrusté de coraux aigus auxquels s’étaient accrochés des algues pourries, des débris de toutes sortes. Quoique cela, il était facile de voir qu’il était en bon état. Lorsque le grappin l’eut amené à la hauteur de la ligne de flottaison du yacht, il fut saisi dans les mâchoires de fer de deux étrangloirs. Ce fut entre les deux étrangloirs que la coupure fut faite.
Otto Stein se chargea lui-même de l’opération. Il se fit descendre au bout d’une corde et, à l’aide d’un marteau et d’un ciseau à froid, réussit, après une heure de travail, à couper les torons de métal, noyés dans la gutta-percha, constituant le câble. Les fils de cuivre du centre, ceux où passait le courant électrique, furent grattés et dégagés. Puis, les deux extrémités du câble furent lentement hissées à bord.
Sur l’ordre de Kressler, l’extrémité « américaine », c’est-à-dire celle de la partie du câble allant à Vancouver, fut reliée à un appareil télégraphique se trouvant dans la propre cabine du bandit.
Kressler, s’étant enfermé, seul, s’installa devant l’appareil, lequel se mit immédiatement à fonctionner :
« Vous êtes fous ! Que se passe-t-il là-bas ! Voilà une heure que vous ne répondez plus ! Dites-nous ce qui arrive ! »
Telles furent les premiers mots que Kressler lut sur la bande qui se déroulait devant lui. C’était l’employé de Vancouver qui interrogeait son collègue de Yokohama et lui demandait la cause de l’interruption due au relevage du câble et à sa rupture.
Kressler eut un mince sourire d’ironie. Lorsqu’il était seul, il se détendait et quittait son masque d’impassibilité.
Il saisit le manipulateur et télégraphia :
« C’est vous qui êtes fous ! Nous aussi, voilà une heure que nous vous appelons sans réponse ! Et puis assez ! Ce n’est pas en transmettant des insanités que le travail ira !… Vous y êtes ? C’est urgent !
« James Corbett, agent de change à Chicago. Vendez 4 657 893. Urgent katoma ipsibo. 65 748. Matade. En vrac. Il y a des raisons. Francis Drake. »
« Ce message est fini. Veuillez me le répéter. »
Le télégraphiste de Vancouver, docilement, retransmit le télégramme.
Kressler, satisfait, reprit le manipulateur :
« Théo Nielsen, directeur du Transpacific corporation, Ottawa.
« De passage. 23 746. Rien à faire. Vendez sans crainte et à tout prix les 5768 et les 8573. Vous achèterez des « American Transports ». Le plus possible. BB CV. Francis D. »
Cette dépêche terminée, Kressler se la fit répéter. Puis, il en envoya trois autres, adressées à des directeurs de banque à la Nouvelle-Orléans, à San-Francisco et à Philadelphie.
Puis, patiemment, il expédia différents messages à des inconnus disséminés dans toute l’Amérique et dont il prit les noms dans un Bottin ouvert devant lui. Il voulait ainsi créer une confusion et empêcher qu’on remarquât que la plupart des dépêches transmises depuis l’interruption causée par la rupture du câble étaient adressées à des correspondants de Francis Drake.
Pendant plus de trois heures, il eut la constance d’expédier des câblogrammes fantaisistes.
Après quoi, étant sorti de sa cabine, il se fit mettre en communication avec l’extrémité « japonaise » du câble.
Il transmit une douzaine de messages, dont deux étaient adressés aux agents de Drake à Yokohama et à Osaka.
Ceci fait, il sortit. Pendant quelques minutes, il se promena de long en large sur la passerelle du yacht, les mains derrière le dos, les sourcils froncés. Il semblait en proie à une grande perplexité.
Il se demandait s’il valait mieux rejeter à la mer les deux extrémités séparées du câble, ou bien les raccorder avant. S’il les raccordait, les employés de Yokohama et ceux de Vancouver s’expliqueraient et se rendraient compte qu’ils avaient reçu des messages que leurs correspondants n’avaient pas envoyés… D’autre part, si le câble était définitivement tronçonné, peut-être ferait-on une enquête…
Kressler n’était jamais long à se décider. En cinq minutes, il en eut pris son parti.
– Lâchez le câble ! ordonna-t-il.
Ses subordonnés, sans hésiter, obéirent. Les étrangloirs furent desserrés et les deux extrémités du câble, fouettant l’air, s’engloutirent dans l’océan qui jaillit sous le choc.
Dix minutes plus tard, l’Adler repartait à toute vitesse, vers le nord-ouest.
Kressler, ayant regagné sa cabine, marcha vers le rideau derrière lequel était étendu Francis Drake.
– Je suppose que vous connaissez l’alphabet Morse ? demanda-t-il à son prisonnier. Vous avez dû, alors, entendre les messages que j’ai envoyés.
« Enfin, au cas où vous ignoreriez la télégraphie, je vais vous les traduire. J’ai employé votre code pour passer des ordres de vente à vos agents et correspondants Corbett, Nielsen, Luke Villars, James Walker, Patrick O’Donniels, Jackson et Higgins. Ils ont ordre de vendre vos meilleures valeurs et à n’importe quel prix. Ces valeurs, je vais les racheter. Mes hommes ont des ordres. Vous êtes proprement ruiné, Drake. Je crois avoir assez bien manœuvré. Il est vrai que vous posséderez encore l’argent provenant de ces ventes, bien que les titres en question vont formidablement baisser.
« Quelques millions de dollars. Il me les faut avec le reste. Tout. J’ai besoin d’argent liquide pour exploiter les dernières inventions d’Elwell. Nous allons régler cela aujourd’hui.
« Naturellement, vous conservez votre entêtement. Vous refusez toujours de signer le blanc-seing dont je vous ai parlé. Il me le faut ; je l’aurai. Et je l’aurai après que vous aurez vu votre fille souffrir comme une damnée. C’est cela que vous voulez ? Vous serez satisfait ! Réfléchissez-y ! »
Ce que pensa Drake de cette diatribe, Kressler ne le sut pas, car le prisonnier ne cilla même pas.
Kressler saisit le récepteur du téléphone :
– Marburg ! dit-il. Faites amener ici le solicitor. Et vous vous tiendrez prêt à venir avec l’autre lorsque je vous le dirai. Tout va bien ?… Bon.
Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées qu’on frappa à la porte de la cabine. Deux matelots parurent, chargés d’une civière, sur laquelle un petit homme maigre, à cheveux gris, était étendu.
Il semblait être bien près de la mort. Ses yeux se distinguaient à peine au fond de l’arcade sourcilière. Ses pommettes osseuses étaient rosées. Le nez, diaphane, avait les narines pincées et cireuses, cependant que les lèvres, décolorées, se distinguaient à peine.
– Mister Jellys, votre serviteur ! fit Kressler après que les deux marins, ayant déposé leur fardeau au milieu de la cabine, se furent retirés.
Le bandit eut un salut sec et poursuivit :
– Vous semblez étonné, mister Jellys, de vous trouver ici ? Je le conçois, quoique, dans la vie, tout arrive. Mais permettez-moi de rappeler vos souvenirs : je suis M. Kressler contre lequel vous avez plaidé dans l’affaire Vineyard, il y a trois ans. Oh ! je ne vous en veux pas ! Vous avez un énorme talent, mister Jellys, et mon seul tort, dans cette affaire, est de ne pas vous avoir confié mes intérêts…
– Je n’aurais pas accepté ; je ne plaide que les affaires qui me paraissent honnêtes, sir ! fit Jellys d’une voix faible, mais ferme.
– Tous les solicitors disent cela. Or, comme chaque affaire comporte une partie qui a tort, il s’ensuit que la moitié des solicitors soutiennent des causes injustes. Laissons cela, mister Jellys. Pas de vain bavardage.
« Écoutez-moi bien. C’est moi qui vous ai enlevé du sanatorium de San-Blas, où, entre parenthèses, vous seriez déjà mort, si je vous y avais laissé ! Je vous ai soumis à la congélation, tuant les organismes nocifs qui liquéfiaient vos poumons. Une bonne nourriture et l’air de la mer feront le reste.
« Je ne dis pas cela pour passer pour un philanthrope, ne craignez rien. S’il l’avait fallu, j’aurais employé un procédé moins humanitaire pour me saisir de vous. Mais, en tout cas, vous me devez la vie. Si vous vivez, c’est grâce à moi. Votre vie, que j’ai conservée, m’appartient.
« J’insiste sur ce point. Cette vie, votre vie, je vous la vends. Ainsi, vous ne me devrez rien, ce qui vous évitera de devenir mon ennemi.
« En échange de votre vie, je veux peu de chose. J’ai, en ma possession, le dossier des inventions du chimiste Charles Elwell qui vous avait chargé d’étudier l’obtention de ses brevets. Mais comme vous et Elwell êtes des hommes de précaution, vous avez eu soin de chiffrer les formules des inventions en question. Et moi, je n’ai pas ce chiffre et je risque ainsi de voir mes efforts réduits à néant ! Avoir incendié un sanatorium, fait mourir, brûlés, plusieurs dizaines d’imbéciles, avoir risqué la corde, et cela pour rien ! Ce n’est pas possible !
« Vous allez donc, mister Jellys, me communiquer le chiffre qui sert à traduire vos grimoires. Moi, en échange, je vous laisserai cette vie que je vous ai conservée, car vous étiez perdu, – la tuberculose au troisième degré ne pardonne pas ! – et je vous verserai cent mille dollars… comme honoraires. Ça va, n’est-ce pas ?
Le petit homme se dressa légèrement. Il était très faible, en vérité. D’une voix à peine perceptible, il répondit :
– Je ne vous livrerai rien du tout. Faites de moi ce que vous voulez. Puisque je vous dois la vie, paraît-il, prenez-la. Et je n’ai aucun mérite à vous parler ainsi, car il est bien évident, à moins d’être un imbécile, que, lorsque je vous aurai révélé ce que vous désirez, vous me tuerez pour être sûr de ma discrétion !
Un bref éclair dans les yeux de Kressler décela seul son dépit d’être ainsi deviné. Sans répondre, il saisit un des poignets du solicitor et lui tâta le pouls :
– Assez fort, murmura-t-il. Vous êtes plus vivant que vous ne le pensez, mister Jellys. Puisque vous ajoutez l’insulte à l’ingratitude – ce qui ne m’étonne pas, car je connais les hommes ! – j’agirai en conséquence.
« Vous allez être soumis à la torture, mister Jellys. Francis Drake, ici présent, pourra, en voyant vos grimaces, imaginer d’avance celles que fera sa fille. Les paroles sont vaines, seuls les actes comptent ».
Ce disant, le bandit marcha vers la porte de la cabine et l’ouvrit :
– Entrez ! ordonna-t-il aux deux matelots qui attendaient sur le pont à quelques pas de là.
Francis Drake devait toujours se souvenir de la scène atroce qui suivit.
– Une dernière fois, Jellys, prononça Kressler de sa voix sans timbre, vous refusez de me communiquer le chiffre permettant de traduire les dossiers d’Elwell ?
– Je refuse ! déclara le solicitor, si bas qu’on l’entendit à peine.
Muet, Kressler se tourna vers les deux matelots qu’il était allé chercher et leur adressa un signe de la main. Les deux marins, de superbes brutes aux encolures de taureaux, aux mufles larges et aplatis, accrochèrent une petite poulie à une boucle de fer rivée dans une des cornières du plafond. Une corde fut passée dans cette poulie. Puis, un des marins, ayant soulevé le solicitor dans ses bras, le tint au-dessous de la poulie.
Son acolyte fixa l’extrémité de la corde au poignet du malheureux Jellys au moyen de deux demi-clés[3] bien serrées. Ceci fait, le solicitor fut déposé sur le tapis, et les deux brutes, ensemble, empoignèrent l’extrémité libre de la cordelette et tirèrent doucement. À l’appel de la corde, le malheureux Jellys dut se relever ; il trébucha plusieurs fois, mais la cordelette le retint rudement. Une fois debout, il dut lever son bras. Mais les deux brutes continuèrent à tirer.
Encore quelques centimètres, et l’infortuné solicitor se trouva suspendu par le poignet, la pointe de ses pieds effleurant le sol.
Sa souffrance devait être grande, car les traits de son visage s’étaient contractés et il serrait les mâchoires, sans doute pour retenir le cri prêt à jaillir.
Impassible, Kressler s’approcha de sa victime. Il examina avec attention le nœud enserrant son poignet ; il se baissa et s’assura que les orteils du supplicié, s’ils frôlaient le plancher, en étaient encore trop loin pour y prendre un point d’appui, et, satisfait, ordonna aux deux matelots de fixer l’extrémité libre de la corde à un taquet. Ce qui fut fait immédiatement. Les deux brutes sortirent aussitôt.
Le silence régna dans la cabine, troublé seulement par le halètement précipité du solicitor.
– Ce n’est que dans une heure que vous commencerez à souffrir vraiment ! l’avertit Kressler. Souvenez-vous qu’il ne dépendra que de vous d’être dépendu : le temps de me révéler le chiffre d’Elwell. Et souvenez-vous également que, dans deux heures, lorsque votre bras gauche commencera à s’engourdir et à se paralyser, et que vos douleurs s’apaiseront, je vous ferai alors suspendre par l’autre bras. Nous verrons qui se lassera de nous deux.
« Et ceci est un avis qui s’adresse aussi à vous, Drake ! »
Et de nouveau, ce fut le silence.
Kressler, ayant allumé un cigare, resta pendant une vingtaine de minutes affalé dans un fauteuil, devant son bureau, à griffonner des papiers.
Le poignet de Jellys était devenu bleuâtre et tuméfié. Sa face cireuse s’était injectée de sang ; ses yeux, enflés, étaient fixes. Par moments, il essayait d’allonger son corps en quelque sorte, pour parvenir à appuyer ses pieds sur le plancher et alléger le poids étirant son bras. Il ne réussissait qu’à incruster un peu plus profondément les liens dans sa chair. Les suppôts de Kressler avaient attaché la corde à la hauteur voulue, et leurs nœuds, savamment faits, ne se desserraient pas.
Kressler se dressa. Il eut un coup d’œil pour Jellys, un autre pour Francis Drake, lequel avait fermé les yeux pour ne plus voir l’agonie du solicitor, et, ayant décroché le téléphone, grogna :
– Marburg ? Venez avec le chimiste, de suite. Comment ?… Ah ! Ne répondez pas ! Inutile de l’exciter. Les affaires avant tout ! Venez !
L’appareil raccroché, Kressler alluma un second cigare :
– Ça commence à faire mal ? dit-il au solicitor.
Et, en même temps qu’il parlait, il heurta brutalement du tranchant de sa main le biceps tendu de sa victime. La douleur fut si forte que l’infortuné légiste lâcha un râle rauque, tandis que son corps tout entier se contractait.
– Le chiffre d’Elwell ? demanda le bandit. Ou je recommence !
– Ja… mais ! parvint à dire Jellys, d’une voix à peine intelligible.
Kressler haussa les épaules et n’insista pas. Il avait le temps.
Moins de cinq minutes plus tard, l’on frappa. C’était deux matelots, ceux qui avaient suspendu le solicitor. Ils apportaient, étendu sur une civière, un grand gaillard blond et blême, et qui semblait en proie à une effroyable fureur. Il se tordait dans ses liens et agitait le brancard, auquel il était solidement fixé, de soubresauts si furieux que les deux brutes avaient de la peine à le maintenir.
– Porc ! Brute ! Fourbe ! Voleur ! glapissait-il. Je me doutais bien que c’était vous ! Vous que j’ai tiré de la crotte ! que j’ai nourri ! à qui j’ai prêté vingt dollars…
– À dix pour cent par mois d’intérêt ! ricana l’individu à qui s’adressaient ces invectives et qui suivait les brancardiers improvisés.
– Dix pour cent d’intérêts ! Misérable Teuton de malheur ! gronda l’homme étendu sur la civière. J’aurais pu en tirer vingt ! Vous ne parliez pas ainsi lorsque je vous ai…
Tandis qu’il parlait, ses porteurs avaient franchi le seuil de la cabine. L’homme vit devant lui le misérable solicitor suspendu par le poignet et plus mort que vif. Ce spectacle arrêta les paroles dans sa bouche :
– Jellys ! s’écria-t-il. Oh !…
– Parfaitement, le solicitor Jellys, mister Elwell, et qui est suspendu ainsi en châtiment de sa déplorable opiniâtreté ! fit tranquillement Kressler qui, de la main, ordonna aux marins de déposer leur fardeau près de la porte.
Ils obéirent en silence, tandis que le petit homme si rudement invectivé par Elwell entrait et refermait le battant sur lui.
Elwell, cependant, après être resté quelques secondes muet de surprise, avait rapidement repris ses esprits ; il parla :
– Je suppose, gentleman, que vous êtes d’accord avec ce misérable Marburg, qui, après avoir été mon aide pendant dix ans, a disparu en me volant ? S’il en est ainsi, ce petit jeu vous coûtera cher, je vous en avertis ! Les tribunaux…
– Je suis, en effet, d’accord avec mister Marburg ! coupa l’impassible Kressler. Mister Marburg, tout comme vous, aime l’argent. Il a pensé avec raison qu’il n’en gagnait pas assez chez vous et a cherché autre chose. C’est lui qui m’a apporté votre invention de la congélation humaine, grâce à laquelle j’ai pu vous transporter ici à bord et vous conserver sans avoir à vous surveiller.
« Hein ? C’est la première fois qu’un inventeur expérimente sa trouvaille sur lui-même ! Généralement, ces gentlemen opèrent sur les autres pour bien être sûrs qu’ils ne se sont pas trompés !… Tel n’est pas le cas, puisque les appareils inventés par vous ont très bien fonctionné. Mais laissons cela.
« Marburg aimait l’argent. Vous aussi. Je vous en offre. Cent mille dollars et votre liberté en échange des formules que vous avez découvertes sur la synthèse des couleurs dérivées du chlorure de sodium. Je désire les formules 71 et 19, celles dont vous aviez confié le dossier à mister Jellys, lequel expie en ce moment l’obstination imbécile qu’il met à ne pas vouloir me révéler le chiffre permettant de les mettre en clair.
« Mais il finira par en faire à ma volonté, vous n’avez qu’à le regarder ! Lorsqu’il aura plusieurs fois changé de bras, il s’assouplira. Et j’aurai les formules.
« À ce moment, je n’aurai plus besoin de vous et je ne vous cache pas que, les affaires étant les affaires, je vous détruirai, histoire de m’assurer de votre discrétion. Tandis qu’en ce moment, si vous acceptez, je vous offre les cent mille dollars en question et une part sur les bénéfices de l’exploitation de vos procédés. Je suis carré.
« Je suis maintenant propriétaire de la majorité des actions de l’Amalgamated Dying Co dont le président, Francis Drake, est également en mon pouvoir. Regardez-le. Je tiens sa fille aussi. Pas besoin de commentaires, n’est-ce pas ? D’autant plus que je ne crois guère m’avancer en vous annonçant mes prochaines fiançailles avec miss Drake.
« Donc, les formules que vous vouliez vendre à Francis Drake, vendez-les-moi. Nous sommes hommes à nous entendre. J’ai grande confiance en vous. Nous serons les maîtres de l’industrie des couleurs dans le monde entier et… »
– Et vous ferez comme Marburg ! grommela Elwell, sardoniquement.
En entrant dans la cabine, il n’avait pas vu Francis Drake à demi caché par le rideau de la couchette sur laquelle il était étendu. Et, contrairement à la pensée de Kressler, Elwell, en voyant le président de l’Almagamated Dying Co, le grand financier Drake, ainsi ligoté, n’en avait ressenti qu’une colère plus grande.
– Je ne ferai pas comme Marburg, déclara froidement Kressler. Je ne suis pas Marburg. Je suis Karl Kressler. Je m’étonne que vous ne m’ayez pas reconnu. Marburg a agi suivant mes instructions. Il a été payé pour…
– Pour me voler ! éclata Elwell.
– Appelez cela comme vous le voudrez. C’était votre préparateur. Il avait une part dans vos recherches. Il vous a aidé à découvrir vos formules. Je n’ai pas à chercher quel a été son rôle dans vos trouvailles…
– Son rôle, à ce videur d’éprouvettes incapable de discerner un acide d’un alcalin ! jeta le chimiste en essayant de se dresser de son brancard. Un nègre aurait mieux fait l’affaire…
– Ce n’est pas la question. Laissez Marburg, et n’oubliez pas que je peux vous faire remettre dans la chambre de froid…
– Inventée par moi, aussi !
– … et que Marburg a la direction des appareils frigorifiques ! acheva Kressler avec flegme. Il peut laisser descendre la température ! Vous me comprenez ?
« Well ! Acceptez-vous mes propositions : la liberté et cent mille dollars, ou dois-je faire préparer une corde comme pour le solicitor ? Mais vous, vous êtes plus solide : ce sera par les pouces que je vous ferai suspendre ! Vous avez dix minutes pour vous décider ! »
Elwell eut un violent frisson. Il regarda Jellys, dont la face décomposée était horrible à voir ; il regarda Drake qui gardait une impassibilité qu’il était loin de ressentir. Il regarda Kressler. Et un second frisson le secoua :
– Mes formules ne sont pas au point, essaya-t-il de biaiser. Il me manque encore un bon fixatif !… Celui que j’ai fait pâlit certaines teintes…
– Il n’importe. Donnez-moi toujours la clé permettant de déchiffrer les dossiers que vous aviez confiés à Jellys, et qui sont là dans mon bureau. Je ne vous demande que cela pour l’instant !
Elwell, se sentant deviné, ne trouva pas de réponse.
– Finissons-en ! reprit Kressler dont la voix se fit un peu plus âpre. Je vous offre un million de dollars. N’oubliez pas que, d’un moment à l’autre, Jellys va tout me…
Comme si le sort eût voulu donner un démenti à ces paroles, l’infortuné solicitor fit entendre un râle sourd. Kressler, instantanément tourné vers lui, vit qu’il avait perdu connaissance. Sa tête grise pendait sur sa poitrine ; ses yeux s’étaient refermés.
Le bandit bondit vers Jellys et, vivement, dénoua la corde qui le maintenait suspendu par le poignet. Le corps du solicitor s’affaissa, flasque, sur le plancher.
– Il n’est pas mort, heureusement ! murmura Kressler après avoir appuyé son oreille contre la poitrine de sa victime. Nous le ferons revenir tout à l’heure.
– Il parlera ! Vous parlerez, Elwell ! Vous êtes tous entre mes mains, et vous en passerez par où je voudrai, sachez-le !
« Pour commencer, je vais vous faire changer d’idée, Elwell ! Suspendu par les pouces à mi-mât, et toute la nuit ! Demain, vous serez trop content de parler, et sans rien demander que d’être descendu !
– Je me tuerai ou vous me tuerez ! Mais vous n’aurez pas mes inventions ! gronda le chimiste avec une énergie d’avare. Adressez-vous à Marburg, puisqu’il est si intelligent ! Moi…
Le tintement de la sonnerie du téléphone couvrit la voix du chimiste :
– Eh bien ? demanda Kressler, en approchant le récepteur de son oreille.
Il écouta. Et ce qu’il entendit ne dut pas être agréable, car il y répondit d’une voix sèche :
– Je viens ! Inutile de forcer la machine, nous ne marchons pas assez vite. Ne touchez à rien avant que je vienne !
L’appareil fut raccroché d’une main un peu nerveuse.
– Marburg ! Tous les prisonniers dans la chambre de froid, et de suite ! Miss Drake aussi. Chloroformez-les pour aller plus vite. Vous fermerez ensuite les cloisons de la soute. Du reste, j’irai voir ! Dépêchons ! Il faut absolument que tout soit en place dans vingt minutes au plus ! Je vais vous envoyer Uhrbach avec des hommes ! Ligotez le solicitor en attendant !
Ce disant, Kressler bondit vers la porte de la cabine, l’ouvrit et siffla. Presque aussitôt, le premier officier, de l’Adler arriva avec quatre hommes.
– Faites ce que vous dira herr Marburg, ordonna le bandit, qui, ayant refermé son bureau, sortit de la cabine et s’élança vers la passerelle.
Debout auprès de l’homme de barre, Otto Stein, la face tournée vers l’arrière du yacht, fixait l’horizon à l’aide d’une paire de jumelles prismatiques. Il les abaissa en entendant le pas précipité de Karl Kressler qui escaladait l’échelle de la passerelle :
– Où est-il ? demanda aussitôt ce dernier.
– Là-bas. À deux quarts dans le sud ! C’est un américain, je crois, d’après sa silhouette ! répondit Stein.
Kressler lui prit ses jumelles et en balaya l’horizon. Vers le sud, la forme géométrique d’un navire de guerre se détachait nettement sur le ciel bleu, ses trois cheminées vomissant des tourbillons de fumée rousse. Il devait filer au moins vingt nœuds à en juger par la vitesse avec laquelle il se rapprochait. De chaque côté de son étrave, une énorme volute d’écume blanche tachait les flots. Quant à son pavillon, impossible de le voir, caché qu’il était par ses hautes cheminées et la fumée qui en jaillissait.
« Oui, ce doit être un américain ! murmura Kressler. Un maudit yankee. Et il est inutile de tenter de le fuir… L’Adler donne à peine douze nœuds… quand sa coque est propre, ce qui n’est pas le cas ! Le mieux est simplement de… »
Le grondement du canon interrompit le bandit : le bâtiment de guerre – quel qu’il fût – ordonnait à l’Adler de stopper. C’était le coup de semonce, ainsi que l’appellent les marins.
– Faites hisser les pavillons, Stein ! ordonna Kressler, toujours calme. Il faut gagner du temps !
Otto Stein regarda son chef d’un air incertain :
– Lesquels ? demanda-t-il. Anglais, américain, français, ou chilien ?
Kressler ne parut pas surpris de cette question étrange. Mais il resta quelques secondes avant d’y répondre :
– Il aurait fallu connaître la nationalité de ce damné navire de guerre ! murmura-t-il, soucieux. Si c’est un anglais, nous sommes américains. Les autres nationalités ne peuvent nous servir…
– Allemands ? suggéra Stein.
– Non. L’Allemagne n’est pas très considérée en ce moment. Je crois…
Un second coup de canon – à blanc encore.
– La prochaine fois, il va nous envoyer un obus ! grommela Stein, en pâlissant légèrement.
– On verra bien ! fit Kressler qui porta de nouveau les jumelles à ses yeux.
– C’est un américain ! s’écria-t-il. J’ai vu les raies ! Faites hisser l’« Union Jack ». Vite ! Et faites tourner la plaque du tableau arrière. Nous sommes l’Eagle (de South-Port), appartenant à la General Câbles Supplies Cy. Je vais préparer les papiers. Allez !
Stein fit entendre un acquiescement indistinct et se précipita vers l’échelle qu’il dégringola à toute allure.
Le navire de guerre, cependant, continuait à se rapprocher. À travers la fumée, son pavillon – américain – se distinguait nettement. C’était un de ces petits croiseurs rapides – des estafettes – tout en chaudières et en machines, et capables de dépasser trente nœuds et plus. Impossible de lutter de vitesse avec lui.
Kressler eut un éclair de haine dans le regard. Il marcha vers le transmetteur d’ordres et télégraphia au mécanicien de stopper. Il n’y avait pas autre chose à faire pour l’Adler s’il ne voulait pas être coulé.
Les navires de guerre – de toutes les nations – sont les policiers de la mer. La juridiction internationale leur accorde le droit d’arraisonner et de visiter tout navire de commerce. Pour un navire honnête, c’est là une simple formalité qui n’a d’autre inconvénient que celui de retarder la traversée d’une heure ou deux. Mais l’Adler n’était pas un navire honnête.
Tandis que le yacht, ses machines stoppées, ralentissait rapidement, Kressler, après un nouveau regard haineux à l’adresse du bâtiment américain, pénétra dans la chambre de veille et ouvrit une armoire renfermant plusieurs livres de bord – cinq en tout, autant que l’Adler possédait de nationalités. Kressler attira à lui celui de l’Eagle (de South-Port), et le feuilleta rapidement. Ses sourcils se froncèrent : le fameux livre n’était pas à jour ; les dernières notes s’y trouvant dataient de plus d’une semaine ! Et le temps manquait pour le compléter.
Kressler sortit de la chambre de veille, le livre à la main, et faillit se heurter à Stein qui arrivait, haletant :
– Les pavillons sont hissés, herr Kressler ! Et Marburg vient d’anesthésier les prisonniers. La machine à glace est en marche. Nous…
– Et ce livre ? interrompit Kressler en brandissant le fascicule, il n’est pas même à jour ! Une semaine de retard. Ces Yankees, si stupides soient-ils, vont nous demander d’autres explications. D’autant plus qu’ils savent peut-être déjà que le câble Yokohama Vancouver est coupé…
– Mais comment ? C’est impossible ! Nous…
– Et la TSF ? Compte-t-elle pour rien ? siffla Kressler en haussant les épaules. Nous voici dans un bel embarras, et par votre faute ! Enfin, nous verrons. Dites à Marburg de s’enfermer avec les prisonniers dans la chambre frigorifique. S’il entend deux fois résonner le timbre électrique, c’est que les Américains auront tout découvert. Dans ce cas, les prisonniers devront être tués immédiatement et jetés dans le broyeur des escarbilles ! Allez ! Je me charge de recevoir les Yankees ! Uhrbach est prévenu, je pense ?
– Oui. Il est avec l’équipage, dans le faux-pont arrière.
– Bon, allez.
Stein, en silence, redescendit de la passerelle.
Kressler rentra dans la chambre de veille et, ayant ouvert le livre de loch de l’Eagle (de South-Port), y écrivit rapidement ces quelques mots :
« Six heures soir. Navire en vue au SSO[4]. C’est le câblier allemand Pfalz, d’Emden, qui nous demande de lui céder mille mètres de câble. Notre provision étant épuisée, nous n’avons pu accéder à ce désir. Avons vendu quelques provisions et donné deux mille litres d’eau douce. »
Kressler, ayant séché la page, relut complaisamment sa prose et eut un de ses minces sourires sardoniques, rares manifestations de ses sentiments. Puis il referma le livre et, s’étant appuyé à la rambarde de la passerelle, saisit une paire de jumelles et observa le navire de guerre.
Celui-ci arrivait avec la vitesse d’un train express. Son nom, rivé à son étrave en lettres de cuivre poli, se lisait maintenant très facilement : Mermaid.
Arrivé à mille mètres de l’Adler immobile, le petit croiseur stoppa, cependant que, de ses flancs gris, se détachait une élégante baleinière.
L’embarcation, mue par huit rameurs, fila dans la direction du yacht dont elle atteignit rapidement l’échelle qu’avait fait amener Stein. Un jeune midshipman[5] gravit lestement les degrés de bois.
– Le capitaine ? demanda-t-il brièvement à Stein qui était venu l’attendre à la coupée.
– Sur la passerelle ! Vous désirez le voir ?
Le jeune officier, bien qu’il eût à peine vingt ans, sentit le ridicule de cette question.
– Je suis venu pour cela, en effet ! dit-il sèchement. Veuillez me conduire près de lui !
Stein s’inclina sans mot dire et, flanqué du midship, se dirigea vers la passerelle.
– Veuillez me montrer vos papiers ? lui demanda l’officier américain après avoir salué Kressler.
Celui-ci, sans se départir de son flegme, fit signe à l’officier de la Mermaid de le suivre dans la chambre de veille où il lui désigna, étalés sur une table d’acajou, divers papiers et brochures.
– Eagle, de South-Port, lut-il tout haut. Venant de Hong-Kong et se rendant à Vancouver. C’est en règle. Mais vous êtes bien petit pour un bâtiment câblier ?
– Nous réparions d’habitude les câbles côtiers pour le compte du gouvernement chinois ! expliqua Kressler. Mais il paraît que la compagnie à laquelle nous appartenons a vendu l’Eagle à un armateur de Vancouver… Du moins, c’est ce qui m’a été dit lorsque nous sommes partis de Hong-Kong…
– Vous êtes à plus de deux cents milles au nord de la route que vous devriez suivre, il me semble ?
– Je le sais ! Nous avons eu une avarie de machine qui nous a immobilisés pendant plus de trois semaines. Les courants nous ont entraînés !
– Mais vous auriez dû aussitôt revenir vers le sud.
– Je vous demande pardon ! J’ai, naturellement, calculé un arc de grand cercle allant de l’endroit où je me trouvais lorsque la machine a été réparée au point occupé par Vancouver. C’est naturel !
– Oui, acquiesça le midshipman sans insister. Le livre de loch, please ?
Kressler s’attendait à cette question. Avec la plus grande tranquillité, il tendit à son interlocuteur l’objet demandé.
– Mais, s’écria aussitôt l’officier américain, il n’est pas à jour !
– En effet, j’ai été souffrant depuis une semaine et n’ai pas eu le temps de le tenir au courant… Quant à mon second, il a dû rester sans cesse sur la passerelle en l’absence d’autre officier et, naturellement, ne s’est plus occupé du livre de loch ! Nous avions un lieutenant, avant, comme vous avez pu le voir par les articles[6], mais, maintenant que nous ne travaillons plus aux câbles, la compagnie l’a supprimé !
Le midshipman ne répondit pas. Il lisait les quelques lignes tracées par Kressler quelques minutes avant son arrivée à bord.
– Un bateau câblier allemand ? murmura-t-il. Il y a longtemps que vous l’avez rencontré ?
– Huit jours, fit Kressler.
– Mais l’encre est fraîche !
– Pas tout à fait, affirma le bandit, sans se déconcerter. Ce qui est écrit là date de ce matin…
J’avais commencé à rattraper le temps perdu et à mettre le livre à jour !
L’officier américain s’inclina :
– Il était grand, ce bateau-câble ? insista-t-il.
– Deux à trois mille tonnes, et il semblait être depuis longtemps en mer ! Il m’a demandé mille mètres de câble, ce que je n’ai pu lui accorder, attendu que je n’en avais pas un mètre dans mes cuves !
– C’est probablement ce navire qui a coupé le câble Honolulu-San-Francisco ! Et peut-être celui de Vancouver-Yokohama ! murmura le jeune officier avec la candeur de la jeunesse. Veuillez me donner le point exact où vous l’avez rencontré.
Kressler, sans se faire prier, fournit le renseignement demandé. Le midship, après quelques menues questions, se déclara satisfait et, sans plus insister, déclara qu’il allait en référer au commandant de la Mermaid.
Il avait à peine quitté l’Adler que Stein rejoignit Kressler sur la passerelle :
– Vous l’avez proprement roulé, hein, herr Kressler ? fit-il, la face dilatée par un gros rire.
– Lui, oui. Mais son capitaine ne sera peut-être pas de son avis ! On a dû relever le câble d’Honolulu, celui que nous avons travaillé le premier, et on s’est aperçu qu’il avait été fraîchement coupé, ce qui n’a pas été difficile à constater. Alors, on a avisé par sans-fil tous les croiseurs d’avoir à rechercher le câblier qui avait fait l’affaire. J’aurais dû y penser, mais je ne croyais pas que les choses iraient si vite !
Et Kressler fit quelques pas, les sourcils froncés, visiblement inquiet.
– Ah ! les voilà qui signalent ! s’écria Stein en désignant des pavillons qui montaient le long du mât de misaine du croiseur.
– XVB… lut-il. Je connais le signal. Il nous ordonne d’attendre une nouvelle visite !
– Ce qui équivaut à dire que nous sommes perdus, à moins d’un miracle ! Et je ne crois pas aux miracles, Stein ! Le capitaine de la Mermaid a été moins naïf que son subordonné. Ils vont fouiller le navire et découvriront le frigorifique…
– Il n’y a aucune preuve contre nous, puisque les prisonniers seront supprimés par Marburg !
– Mais toute l’affaire s’écroule et, dans le plus heureux cas, nous sommes ruinés ! conclut Kressler.
Stein ne répondit pas. Kressler, sans plus s’occuper de lui, quitta la passerelle et rentra dans sa cabine.
Dix minutes ne s’étaient pas écoulées que, de nouveau, la baleinière du croiseur se dirigea vers l’Adler.
Stein, qui n’avait pas quitté la passerelle, put voir qu’un second officier était assis auprès du jeune midship.
Stein se dirigea vers la coupée où il arriva pour accueillir les deux officiers américains qui étaient suivis d’un piquet de marins en armes :
– Nous avons ordre de visiter votre navire ! déclara l’officier qui accompagnait le midship.
C’était un lieutenant de vaisseau d’une quarantaine d’années et qui ne paraissait pas facile à « endormir », lui !
Les Américains lui emboîtèrent le pas en silence.
Natif de Stettin, Otto Stein, bien qu’il se fût fait naturaliser successivement Brésilien, Chilien, Suisse et, en dernier lieu, Américain, Otto Stein était resté foncièrement Allemand. Il avait les qualités de sa race. Il en avait surtout les défauts, dont le moindre n’était pas son manque d’initiative.
Aussi se trouva-t-il plus qu’embarrassé d’être seul à seuls avec les deux officiers du croiseur américain. Mais Kressler était toujours enfermé dans sa cabine, et, s’il n’en sortait pas, c’était qu’il devait avoir ses raisons. Lesquelles ? Otto Stein l’ignorait et un vague espoir persistait dans son cœur que son chef découvrirait un moyen de sauver la situation terriblement compromise.
Flanqué des deux Américains, Stein arriva devant le gigantesque treuil qui avait servi à relever le câble. Les deux officiers, en silence, examinèrent le large tambour, les engrenages, les freins, les spires du fil d’acier à l’extrémité duquel était fixé le grappin.
Tout d’abord, ils ne posèrent pas une question à Stein qui les regardait faire sans mot dire.
Stein, bien qu’il gardât une contenance calme et tranquille, était plutôt mal à son aise. Il se demandait comment tout cela allait finir ; mal, sûrement, et ses yeux ne quittaient les Américains que pour se poser sur le petit croiseur stoppé à un demi-mille du yacht… Avant une heure, peut-être, Stein pensait qu’il serait à bord, dans la cale, les fers aux pieds. Une triste perspective !
Depuis trois mois que Kressler avait acheté l’Adler à une compagnie allemande en faillite et en avait confié le commandement à Stein, ce dernier avait souvent songé à ce qui arriverait si un croiseur survenait et venait interrompre les criminelles opérations du yacht camouflé. Deux fois déjà, l’Adler avait été visité par des navires de guerre. Mais c’étaient des croiseurs espagnols, dans les parages des Canaries, et les officiers castillans, sans méfiance, avaient avalé les explications peu claires des deux compères. Les Américains de la Mermaid ne paraissaient pas devoir être d’aussi bonne composition !
Sans prononcer un mot, l’un d’eux – le jeune midship – enjamba soudain la rambarde entourant le gaillard et, agilement, se laissa glisser le long du câble retenant le grappin contre la coque de l’Eagle-Adler.
Stein pâlit sous son hâle. Les Américains avaient dû voir quelque chose. Mais quoi ?
Le midship, cependant, sans se soucier des débris adhérant au fil de fer, et qui souillaient et lacéraient son uniforme, atteignit le grappin sur lequel il se percha.
Stein, affectant une tranquillité qu’il était bien loin de ressentir, vit le jeune Américain tirer un canif de sa poche et s’en servir pour arracher un petit débris de corail blanchâtre qui était resté adhérent à l’anneau du grappin :
– C’est bien du corail, commodore ! cria-t-il à l’autre officier qui, penché sur la rambarde, le regardait avec attention. Et voici des algues qui sont accrochées à…
– Remontez avec le corail et l’algue, Brown ! Je vais voir cela !
Le midship, à la force des poignets, se hissa le long du fil de fer et rejoignit son collègue à qui il tendit le morceau de corail et les débris d’algue.
– Cela, c’est du corail qui n’a pas été péché depuis longtemps ! Et voilà une espèce d’algue qui ne se trouve que dans l’est du Pacifique !… Vous entendez, mister ?
Cette dernière phrase s’adressait à Otto Stein. Le bandit réprima un tressaillement.
– Je ne comprends pas ce que signifie cette… observation ! dit-il d’une voix qu’il essaya de rendre assurée.
– Elle signifie que votre grappin a été mouillé depuis très peu de temps, comme en font foi ce corail récemment pêché et cette algue qui ne se trouve que dans la partie est du Pacifique. Or, vous et votre capitaine, vous avez affirmé que, depuis votre départ d’Hong-Kong, vous ne vous étiez plus livré à aucune opération de réparation ou de relevage de câble. Expliquez-vous, et sans paroles inutiles !
– Je vous le répète, mentit Stein, je… ne comprends pas ! Je ne veux pas vous donner un démenti, mais je dois pourtant vous dire, capitaine, que vous devez faire erreur. Ce morceau de corail ne peut venir que de la côte de Formose où nous avons travaillé il y a quelques semaines. Quant à l’algue, elle aura été sans doute projetée par une lame contre le grappin où elle se sera accrochée. Voilà les seules explications que je peux vous fournir !
– C’est ce que nous allons éclaircir ! déclara l’Américain, sans insister, pour le moment.
Il tendit l’algue et le fragment de corail au jeune midship avec ordre de les conserver, et demanda à Stein de lui montrer les cuves servant à contenir les câbles, lorsque l’Eagle-Adler en avait à bord.
Les deux gigantesques cylindres de tôle étaient vides. Complètement vides. C’était sous l’un d’eux, dans un double fond, que se trouvait la chambre de froid servant de prison à Francis Drake et à ses compagnons d’infortune. Mais cela, les Américains ne pouvaient le deviner.
Ils se firent montrer les logements de l’équipage, les cabines, visitèrent la chaufferie, la chambre des machines, la timonerie où ils retrouvèrent Kressler, lequel était en grande conférence avec le chef mécanicien :
– Vous m’excuserez, gentlemen, d’avoir laissé mon second vous faire les honneurs du navire, déclara Kressler, mais j’ai voulu profiter de cet arrêt… forcé pour examiner le segment de la barre qui est faussé. Je suis à votre disposition, il n’est pas besoin de le dire !
– Inutile, notre visite est terminée, fit le plus âgé des Américains. Votre livre de loch n’est pas à jour. Nous avons découvert un débris de corail d’une espèce qui n’existe qu’à plus de mille pieds de profondeur…
– Elle a pu se briser et revenir à la surface… commença Stein.
– Laissez parler ce gentleman ! interrompit sévèrement Kressler.
– Ma conclusion, poursuivit froidement l’Américain, conclusion que je vais soumettre à mon commandant, c’est qu’il y a contre vous des coïncidences étranges. Je ne vous accuse pas d’avoir coupé le câble d’Honolulu, mais si vous l’aviez coupé, je n’en serais pas étonné !
– Et pourquoi faire, je vous prie, capitaine ? demanda Kressler. Je ne vois pas, moi, d’explication à vos accusations !
– Je n’en sais rien, pourquoi faire. Mais le câble a été coupé, la chose est certaine, et votre bateau se trouve ici, sans justification plausible de sa présence, j’entends sans justification autre que vos affirmations, lesquelles paraissent contredites par les faits. C’est tout. Veuillez ne pas bouger avant de nouveaux ordres. Je vais, d’ailleurs, laisser quatre hommes et le lieutenant Brown ici présent à votre bord. Le commandant du croiseur vous signalera ses ordres !
Ce disant, l’officier américain eut une légère inclinaison de tête et se dirigea vers la coupée, flanqué du jeune Brown.
Sur le caillebotis de l’échelle, les deux officiers échangèrent quelques phrases, puis le plus âgé descendit et prit place dans la baleinière qui s’éloigna aussitôt.
Kressler et Stein, immobiles, virent l’embarcation accoster le flanc du croiseur.
– Nous sommes dans la nasse ! fit Kressler à voix basse. Mais tout n’est pas perdu, puisque ces imbéciles de Yankees n’ont pas découvert le compartiment frigorifique. Ils vont certainement nous ordonner de rallier un port américain… Manille ou Honolulu, pour procéder à une enquête, et laisseront à bord ce jeune étourneau et ses quatre matelots. Ils ne seront pas bien difficiles à supprimer ! Ensuite, nous irons où nous voudrons !
Et Kressler enveloppa d’un regard méprisant le petit groupe formé par les quatre marins de la Mermaid, lesquels étaient restés à quelques pas de la coupée, en compagnie du midship Brown.
– En tout cas, j’avais tout préparé tandis que vous étiez devant ! acheva-t-il. Si les Américains avaient trouvé le compartiment frigorifique, tout sautait, l’Adler, eux et nous !
Otto Stein regarda son chef et frissonna. Kressler avait parlé à voix basse, mais d’un ton sur lequel il ne pouvait y avoir de méprise. Ce diable d’homme aurait agi comme il le disait !
Mais des pavillons montaient lentement vers la cime du mât de misaine du croiseur. Le midship Brown en eut immédiatement compris la signification. Il s’avança vers Stein et Kressler et parla :
– J’ai ordre de rester à bord, messieurs ! L’Eagle devra suivre la Mermaid à mille yards. Quelle est votre vitesse de route ?
– Dix nœuds… quand la coque est propre ! mentit Kressler. Mais, en ce moment, nous en donnons neuf à peine !
À la vérité, l’Adler, bien que mauvais marcheur, atteignait facilement ses douze nœuds.
– Watkins ! ordonna le midship à un de ses quatre hommes, signalez que l’Eagle ne donne que neuf nœuds !
– Ay, ay, sir ![7] répondit le marin qui, ayant grimpé sur un des canots du faux yacht, de façon à être facilement vu du croiseur, agita rapidement ses bras suivant un code convenu. Du croiseur, un marin lui répondit en employant le même procédé de signaux.
– Vitesse de route à neuf nœuds, donc ! déclara Brown à Kressler. Nous allons à Manille. Puisque vous aviez du charbon suffisamment pour atteindre Vancouver, vous pouvez donc arriver à Manille qui est plus près. Veuillez faire mettre en route. Je vous accompagne d’ailleurs sur la passerelle. Mes hommes coucheront dans la chambre de veille !
Kressler s’inclina sans répondre. Il était anéanti. Pour que le commandant du croiseur ait non seulement laissé un officier et quatre hommes à bord de l’Adler, mais qu’il ait encore décidé d’escorter le bateau câblier, il fallait que ses soupçons fussent devenus des certitudes.
Maintenant, toute fuite était impossible ! Même en massacrant ou en empoisonnant les cinq Américains restés à son bord, Kressler ne pouvait espérer échapper au croiseur dont la vitesse était trois fois plus grande que celle de son navire, et dont les canons auraient tôt fait de le couler à la moindre apparence de fuite.
Tout semblait bien perdu, cette fois !
Kressler, quelles que fussent ses pensées, garda tout son sang-froid.
– Veuillez accompagner le lieutenant Brown sur la passerelle et vous mettre à ses ordres ! dit-il à Stein d’une voix calme. Vous surveillerez les hommes de barre qui devront apporter une attention plus grande qu’à l’ordinaire à leur tâche !
– Je, vous prie de m’excuser, lieutenant, mais je suis très fatigué. Je vais un peu me reposer !
Un bref signe de tête et Kressler, tournant le dos au midship, se dirigea vers sa cabine où il s’enferma.
Il se laissa tomber dans un fauteuil – ce fauteuil d’où il avait assisté impassible à la torture du malheureux Jellys – et, le menton dans sa main droite, les yeux vagues, se plongea dans une profonde méditation.
Son cerveau astucieux imagina les plans les plus extraordinaires pour échapper au croiseur. Mais tous étaient plus impraticables les uns que les autres.
Si l’Adler arrivait à Manille, tout serait perdu. Les Américains se livreraient à un examen approfondi du navire et découvriraient le compartiment frigorifique. D’ici là, Kressler, il est vrai, avait le temps de faire disparaître ses prisonniers. Mais alors, il perdrait presque tout le bénéfice de ses machinations. Et puis, ses marins, tous des bandits, finiraient par parler une fois qu’ils seraient en prison. Tout se saurait tôt ou tard. Et lui, Kressler serait pendu. Déjà, il entrevoyait la suite logique et inéluctable des événements si l’Adler arrivait à Manille.
Il ne fallait pas que l’Adler arrivât à Manille !
Tout le problème était là. Et il semblait bien insoluble, même pour l’imagination diabolique de Kressler.
Jusqu’au soir, il resta immobile, plongé dans ses méditations, fumant cigare sur cigare.
L’Adler s’était depuis longtemps remis en marche. Il glissait vers le sud, alternativement soulevé et abaissé par la longue houle du Pacifique. Et, à huit cents mètres devant lui, la Mermaid se distinguait, nette et soignée comme un bateau d’étagère…
Il était huit heures du soir lorsque Kressler sortit de sa cabine. S’étant assuré que le midship se trouvait sur la passerelle avec Stein et que les quatre marins américains étaient sur le pont avant, à manger, il gagna le compartiment frigorifique par une coursive dérobée.
Marburg, emmitouflé de fourrures, était étendu sur un bat-flanc ; il lisait un magazine à la clarté d’une petite lampe électrique. Non loin de lui, couchés sur un autre bat-flanc, Francis Drake, Margaret, Elwell et Jellys reposaient, inertes.
– Je commençais à m’inquiéter, herr Kressler ! murmura Marburg en voyant entrer le bandit. Enfin, les Américains nous ont lâchés ?
– Non. Ils nous emmènent à Manille, à moins que nous réussissions à leur fausser compagnie ! fit brièvement Kressler qui, en quelques phrases, mit son acolyte au courant de ce qui s’était passé.
Marburg, stupéfait et désespéré, resta muet.
Kressler eut un de ces rires sardoniques par lesquels il manifestait parfois ses sentiments :
– Très forts, les Américains ! siffla-t-il entre ses dents. Mais pas assez pour moi ! S’ils avaient été plus fins, ils auraient commencé par emprisonner à bord du croiseur tout l’état-major de l’Adler ! Mais ils ont craint de se fatiguer en assumant la conduite de notre bateau… Des fainéants galonnés !… Vous resterez ici, Marburg, et irez prendre des provisions dans la réserve. Il ne faut pas qu’on vous voie sur le pont. Les prisonniers vont bien ? Oui ? C’est au mieux, alors !
Kressler, pendant quelques secondes, resta muet. Il marcha vers le thermomètre fixé à la paroi et qui marquait – 7° 2, et eut un hochement de tête mécontent :
– Ne fait-il pas un peu trop froid, ici ? demanda-t-il en se tournant vers Marburg, qui le regardait, immobile.
– Non, herr Kressler, car il faut compter avec les radiations de mon corps et du vôtre, qui tendent à élever la température. De plus, nos « sujets » ont été congelés à -6°, et leurs corps ont tendance à se réchauffer sous l’influence des échanges osmotiques qui, bien que la vie soit ralentie, continuent à se faire dans d’imperceptibles proportions. Elwell m’avait prévenu… Eh ! eh ! Il ne se doutait pas que j’appliquerais sur lui ses propres enseignements !
– On ne se doute jamais de ce qui arrive ! constata Kressler avec son habituelle tranquillité.
Il eut un frisson de froid et conclut :
– Dans vingt-quatre heures, trente au plus tard, j’aurai repris possession de l’Adler ou nous serons au fond, que ces Américains le veuillent ou non. Vous, ne bougez pas d’ici, quoi qu’il advienne. Je viendrai vous chercher. Et si je vous retrouvais ailleurs, ce serait la mort.
Prenez des provisions dans la réserve. Et veillez à la température. Vous m’êtes responsable de la vie des prisonniers. À bientôt !
Kressler eut un dernier regard pour ses victimes et, à pas rapides, se dirigea vers la porte du compartiment par laquelle il disparut.
Marburg, les traits tirés par l’inquiétude, car il se demandait, tout comme Stein, comment tout ceci allait finir, essaya de reprendre la lecture de son magazine. Mais l’attention n’y était pas. Le misérable jeta la brochure et, après un coup d’œil au thermomètre qui avait remonté d’un dixième de degré, marcha vers une petite planchette d’acier rivée à la paroi et qui supportait plusieurs bouteilles de bière et un plat copieusement empli de saucisses à la choucroute…
Richard Marburg était un profond philosophe à sa manière : il connaissait la vanité de nos sentiments, craintes ou joies. Sa seule et tangible consolation était de bâfrer solidement.
Kressler, cependant, après avoir refermé sur lui l’épaisse porte de tôle garnie de plaques de liège, avait gagné la chambre des machines par une étroite coursive aménagée dans l’épaisseur des tôles varangues, entre la coque et le soufflage de bois formant le plancher des cales.
Le chef mécanicien, un maigre Poméranien aux os saillants, était à son poste, devant les volants de mise en marche, les yeux fixés aux manomètres. La machine de l’Adler tournait avec régularité, ses têtes de bielles jetant des éclairs entre les bâtis soutenant les cylindres.
Kressler fut au côté du chef sans que celui-ci, assourdi par le sifflement de la vapeur et le ronflement des chaudières, l’eût entendu venir :
– Furkheim ! lui souffla Kressler presque dans l’oreille.
L’homme tressaillit, se retourna, et vit son interlocuteur.
– Herr Kressler ! s’écria-t-il.
– Écoutez-moi ! interrompit le bandit. J’ai trouvé le moyen d’échapper aux Américains. Du moins, je l’espère. Pour cela, j’ai besoin de vous ; il y aura un sérieux coup de collier à donner. Mais il le faut, car, si nous arrivons à Manille, nous sommes tous pendus !
– Pendus ! s’écria le mécanicien en sursautant.
– Oui, par le cou, et jusqu’à ce que mort s’en suive ! Les Américains ont deviné que c’était nous qui avions coupé le câble Francisco-Honolulu. On enquêtera, et, parmi nos hommes, il y en aura un… ou plusieurs qui, pour sauver leur peau, parleront. Il faut lâcher les Américains…
– Mais… le croiseur… file au moins vingt-cinq nœuds…
– Trente, même !
– Et nous, nous pouvons tout juste en donner treize en calant les soupapes, herr Kressler !
– Je le sais. Je ne suis pas ici pour vous demander combien de nœuds nous pouvons filer. Je me suis renseigné en achetant ce navire !
Écoutez-moi bien. Le baromètre baisse, et rapidement. Il est en ce moment à 747. Et le vent est tombé. La houle elle-même s’apaise. Avant douze heures d’ici, nous allons nous trouver sur le chemin d’un cyclone. Le commandant du croiseur n’a pas l’air de connaître ces parages. Peu importe, au reste. Conformément aux instructions nautiques, il va essayer de passer dans le demi-cercle le plus calme. Nous ne l’y suivrons pas ! l’Adler tient bien la mer : une fois au centre du cyclone, nous forcerons de vitesse et passerons dans le demi-cercle dangereux…
– Mais l’Américain nous canonnera ! coupa Furkheim en regardant Kressler.
– Nous le verrons, quoiqu’il y ait bien des chances pour que ses canons soient muselés par les lames. Mais ceci n’est pas de votre compétence.
Vous, vous aurez à vous tenir ici, avec les deux autres mécaniciens, et à veiller à ce que la machine ne défaille pas. Vous allez de suite faire descendre la moitié des chauffeurs qui ne sont pas de quart. Ils devront préparer du charbon dans les soutes, de façon à ce que, le moment venu, les soutiers puissent les aider. Car, dès que le cyclone sera sur nous, vous devrez être prêt à chauffer à toute vapeur les soupapes calées ; vous mélangerez au charbon des tampons d’étoupe imbibés de pétrole. Les chaudières sont timbrées à 8 kilos[8] : je veux que les manomètres aillent jusqu’à 12. Les manomètres de la machine, car ceux des chaudières, vous allez les faire enlever : inutile d’effrayer les chauffeurs.
Il s’agit de deux ou trois heures d’efforts. Ou nous serons sauvés, ou la mer nous mangera…
– Un cyclone ! Le demi-cercle dangereux… balbutia le Poméranien d’une voix non rassurée.
– Si nous sommes noyés, nous ne serons pas pendus ! le consola Kressler de sa voix nette. Pour l’instant, faites descendre les chauffeurs et préparer le charbon et les bouchons d’étoupe. Et pas un mot à personne de ce qui se prépare. Je passerai tout à l’heure m’assurer que tout va bien !
Et Kressler, tournant brusquement le dos à son subordonné hébété, traversa successivement la chambre des machines et la chaufferie et, par les échelles de fer servant aux chauffeurs, remonta sur le pont.
Le baromètre, déjà, n’était plus à 747. Il marquait 742 et le mercure baissait presque à vue d’œil. Mais, seul, un marin eût pu deviner ce qui se préparait. L’océan, en effet, était à peine soulevé par une molle et longue houle qui berçait très doucement les deux navires. Au ciel, pas un nuage, seulement une vapeur grisâtre, semblable à un de ces légers brouillards de beau temps si fréquents en Méditerranée, et à travers laquelle le soleil apparaissait comme une grosse boule couleur d’orange.
Mais, déjà, à bord du croiseur, les Américains se démenaient. Kressler étant monté sur la passerelle de l’Adler put voir, à l’aide de ses jumelles, que les marins de la Mermaid débarrassaient le pont de leur navire de tous les objets susceptibles d’être enlevés par la mer et doublaient les saisines des embarcations et des ancres.
– On dirait que nous allons avoir un coup de temps ! fit le bandit en se tournant vers Stein qui se tenait auprès du timonier.
– On dirait ? grommela Otto Stein. C’est sûr ! Un cyclone même !… La nuit va être dure. Je vais faire tout préparer pour que nous tenions le coup !
– Oui, faites pour le mieux ! approuva Kressler avec une insouciance feinte.
Il venait d’entendre trembler les marches de bois de l’échelle de la passerelle. Le jeune midship resté à bord avec les quatre marins Américains montait.
– Une tempête se prépare, dit-il après s’être poliment incliné devant les deux hommes. Ne pensez-vous pas, messieurs, qu’il serait temps d’aviser ? Votre grappin est-il saisi ? Et les ancres ?
– Nous allons faire le nécessaire ! promit Stein. L’Adl… L’Eagle est un bon navire, heureusement !
– Et il faut espérer que le temps ne sera pas trop mauvais ! appuya Kressler avec tranquillité.
– Nous sommes dans la saison des cyclones, déclara doctoralement le jeune midship, fier d’étaler sa science nautique fraîchement acquise. Il faut s’attendre à tout, et je pense que vous ferez bien, messieurs, de préparer des palans de secours pour la barre au cas où la drosse se briserait !
– Il y a aussi les haubans de votre cheminée qui me paraissent avoir besoin d’être tendus !… Je mets mes hommes à votre disposition pour aider votre équipage. En mer, tous les marins sont frères !
Kressler répondit par un remercîment emphatique, remercîment démenti par l’éclair sinistre de ses yeux. Mais le jeune Américain ne vit rien. Il siffla et, à ses matelots accourus, ordonna de suivre les instructions du capitaine de l’Eagle, autrement dit Kressler. Ce dernier, affectant un dédain parfait pour l’ouragan qui se préparait, se borna à charger le maître d’équipage de doubler les saisines des ancres, du grappin, des embarcations, et de préparer des palans pour remplacer la drosse en cas de rupture. Puis, tirant de sa poche un étui d’or rempli de havanes authentiques, il offrit un cigare au midship, qui, par principe, refusa. Il ne pouvait vraiment rien accepter de ceux qu’il avait le mandat de surveiller.
Kressler, sans insister, remit l’étui dans sa poche.
Le baromètre baissait toujours.
Des pavillons apparurent soudain au mât de misaine de la Mermaid. Ils formaient des signaux ordonnant à l’Eagle de continuer à suivre le croiseur autant que possible, la route étant au Sud-27-Ouest, et, au cas où les deux navires se perdraient de vue, de se rendre dans les soixante-douze heures qui suivraient au point situé par 17o° 3o’ de longitude est et 33° 25’ 30" de latitude nord. Le midship Brown était chargé d’assurer l’exécution de ces ordres.
Il les communiqua immédiatement à Kressler et à Stein et déclara, tout fier, qu’il prenait le commandement de l’Eagle, et qu’il comptait que les officiers du petit navire lui faciliteraient sa tâche.
– Cela va de soi, lieutenant ! affirma Kressler. Nous sommes à vos ordres !
Le jeune midship, flatté, ordonna immédiatement à ses nouveaux subordonnés de s’assurer par eux-mêmes que toutes les dispositions étaient prises pour parer à l’ouragan qui s’annonçait.
Kressler et Stein, tout heureux d’échapper à la surveillance de l’Américain, quittèrent aussitôt la passerelle pour inspecter le navire.
Mais telle n’était pas leur véritable préoccupation, on le devine.
– Dans trois ou quatre heures, nous serons en plein cyclone, chuchota Kressler à l’oreille de son acolyte dès qu’ils furent hors de portée des oreilles indiscrètes. Je resterai sur la passerelle avec cet étourneau d’Amérique. Il gardera probablement ses hommes à ses côtés. Je m’en charge : mon browning contient sept balles. Soit deux de trop. Je ne les raterai pas !
Vous, prévenez Uhrbach et soyez prêt à m’envoyer immédiatement deux ou trois hommes pour prendre la barre et jeter ces pourceaux à la mer. Ensuite, nous filerons, et je défie bien le croiseur de ces marchands de cochons de nous rattraper, d’autant plus que je piquerai droit dans le demi-cercle dangereux !
– Nous serons mangés par la mer, herr Kressler ! objecta Stein. Songez que l’Adler…
– Je songe que je ne veux pas être pendu et que je veux gagner la partie que j’ai engagée contre Drake et Elwell. Je la gagnerai ou je périrai !
Assez là-dessus. Et armez-vous, au cas où le gentleman yankee disperserait ses hommes, ce qui vous obligerait à m’aider ! N’oubliez pas de prévenir Uhrbach. Furkheim est déjà averti par mes soins. Il sait ce qu’il a à faire !
Et, suivant son habitude, Kressler, sans attendre de réponse, tourna le dos à son acolyte et se dirigea vers l’avant du navire, en apparence pour aller examiner les saisines des ancres, en réalité pour continuer à jouer sa petite comédie.
Les deux coups doubles de six heures du soir furent « piqués » à la cloche de la passerelle par l’homme de barre. Ils résonnèrent lugubrement au milieu du calme de l’océan. Un calme presque naturel, – deadly calm, calme mortel, – comme disent les Anglais.
La mer, d’où toute houle avait disparu semblait une nappe de mercure sur laquelle se réfléchissaient les derniers rayons du soleil à son déclin. Dans le ciel, pas un nuage.
Vers l’Est, les premières étoiles apparaissaient déjà.
Et pas le moindre souffle d’air. L’on eût dit que toute vie s’était réfugiée à bord de l’Adler.
Instinctivement, les marins, tout en se hâtant de terminer les préparatifs contre la tempête, parlaient bas. Ils savaient ce qui les menaçait.
Les cheminées de la Mermaid crachaient maintenant d’épaisses volutes de fumée, qui montaient toutes droites vers le ciel pâle. Le capitaine du croiseur, pour être prêt à toute éventualité, faisait augmenter la pression dans les chaudières.
La nuit vint. Le calme persistait. Mais, vers l’Ouest, au ras de l’horizon, un point noir apparaissait ; il s’agrandit peu à peu, masquant les étoiles les unes après les autres.
Le baromètre marquait maintenant 724.
– Je crois que la danse ne va pas tarder à commencer ! fit Kressler, qui avait rejoint le midship Brown sur la passerelle.
– Oh ! nous avons encore quelques minutes, je pense ! déclara le jeune Américain. En tout cas, nous sommes prêts, n’est-ce pas ?
Karl Kressler ne répondit que par un murmure affirmatif à la remarque du lieutenant Brown. Le bandit, pour l’instant, ne pensait pas au cyclone. Il tâtait dans sa poche le browning tout armé qui s’y trouvait et dont il comptait se servir dans le plus bref délai possible.
Kressler était préoccupé. Sur les quatre marins américains, deux seulement se trouvaient sur la passerelle aux côtés du midship. Les deux autres devaient être occupés à quelque besogne sur le pont. Mais où ? Kressler n’osait le demander au jeune Américain, de crainte d’éveiller sa méfiance. Un contretemps bien fâcheux, en vérité !
Kressler, bien qu’il eût donné ses instructions à Stein, préférait agir lui-même. Il avait peur de quelque bévue de son acolyte. Si Stein « manquait » les deux matelots, ceux-ci pouvaient très bien lancer quelque signal au croiseur. D’autant plus que Stein manquait de sang-froid et était bien capable d’agir avant le commencement de la tempête.
Et toujours le calme absolu. Mais maintenant une obscurité sinistre planait sur l’océan. Plus une étoile. Plus la moindre lueur. L’on eût dit qu’une main invisible avait tendu un voile opaque sur le ciel. La houle elle-même s’était apaisée. Les deux navires glissaient sans un ressaut, comme sur un lac. À un mille en avant de l’Adler, Kressler distinguait quelques points lumineux, les lumières de la Mermaid.
Mais le croiseur lui-même demeurait invisible, noyé dans les ténèbres ambiantes.
Kressler regarda Brown. Le midship, enveloppé dans sa capote de toile huilée, était debout auprès du compas, et la faible lueur de l’habitacle éclairait son visage imberbe. Vraiment, il ne se doutait de rien. Ses deux marins accoudés à la rambarde, à quelques pas de lui, contemplaient les lumières du croiseur, sans prononcer un mot. Mais où donc étaient les deux autres ?
… Le ciel, soudain, sembla s’éclairer par en dessous. Une mince bande d’un vert livide apparut au ras de l’horizon, tandis qu’une brise légère fouettait les flots calmes et soulevait de petites vagues. Lentement, la bande verte s’élargit. Le vent tourna et passa de l’Est au Nord, puis du Nord à l’Ouest. Et, de nouveau, tout s’apaisa.
Mais c’était un calme trompeur. Le ciel, brusquement, s’embrasa. Une bourrasque d’une violence inouïe s’éleva d’un coup, couchant le petit navire sur le flanc comme un fétu. La mer parut se gonfler ; une lame énorme arriva en mugissant sur l’Adler, dont le pont fut balayé de l’avant à l’arrière. Un cri de détresse s’entendit, presque couvert par le mugissement des éléments :
– Man over board ! (Un homme à la mer !)
Kressler ne bougea pas. Le midship Brown, très pâle, se tourna vers lui pour demander conseil. La catastrophe le trouvait impréparé. Il ne savait que faire :
– Si nous stoppons, nous sommes perdus ! fit brièvement le bandit. Pas une embarcation ne tiendrait par une mer pareille !
Et c’était vrai. Le midship n’insista pas.
En quelques instants, mer et ciel se confondirent. L’océan, creusé, bouleversé, refoulé par le cyclone, ne fut bientôt plus qu’une succession de tourbillons, de lames énormes, de masses d’eau sans forme, tourmentées, tournoyantes, que la tempête projetait les unes sur les autres, écrasait, pulvérisait…
Les lames s’acharnaient sur l’Adler, qui, incliné sur le flanc, son hélice sortant de l’eau et s’affolant à chaque coup de tangage, gouvernait à grand’peine. Ajoutant au fracas des éléments déchaînés, la coque du petit bâtiment, frappée par les coups de mer, résonnait comme un gong, cependant que la machine s’emballait et faisait trembler le navire dans toute sa carcasse.
Sur le pont balayé par d’incessantes avalanches d’eau écumante, personne. Les marins s’étaient mis à l’abri. Impossible, d’ailleurs, de voir de la passerelle ce qui s’y passait. Un voile gris, opaque, fait de milliards de gouttelettes, interceptait la vue.
Kressler, les mains crispées à la rambarde, le capuchon de son imperméable rabattu jusqu’aux yeux sur sa tête baissée, recevait les embruns sans sourciller, feignant de ne s’intéresser qu’à la conduite du navire. Le midship, debout non loin de lui, à l’extrémité de la passerelle, se tournait de temps en temps vers le timonier pour lui hurler des ordres que le mugissement de la tempête étouffait. Les deux marins américains s’étaient assis dans un angle, à l’abri du coffre à pavillons, et ne bougeaient pas, prêts à obéir aux ordres de leur supérieur.
Mais où donc étaient les deux autres ?
Kressler se répéta cette question pour la vingtième fois. Entre deux coups de mer, il leva la tête pour essayer de voir ce que devenait la Mermaid. Il ne distingua rien. Disparu, fondu, évanoui le croiseur ! Rien qu’un rideau de suie, traversé par des éclairs, et où l’œil se perdait sans pouvoir délimiter l’horizon. Kressler, se traînant le long de la rambarde, parvint à gagner la chambre des cartes dans laquelle il pénétra. Ayant tourné le commutateur de l’ampoule électrique fixée au plafond, il consulta le baromètre : 718 millimètres. L’Adler voguait en plein cyclone. D’un moment à l’autre, il allait en atteindre le centre : la rapidité avec laquelle le niveau du mercure avait baissé indiquait que le météore se déplaçait à grande vitesse. Il fallait aviser.
Kressler, se tenant à une épontille pour ne pas être renversé par les soubresauts furieux du navire, jeta un coup d’œil sur la carte et eut un hochement de tête préoccupé. Il tira son browning et en examina le chargeur. Tout était au mieux.
Ayant replacé l’arme dans la poche de sa capote, il éteignit la lampe et sortit juste pour recevoir un énorme paquet de mer qui faillit causer sa perte. Il n’eut que le temps de se retenir à la main courante fixée autour du rouffle.
Pendant quelques instants, il resta immobile, étourdi. Peu à peu, il se remit. Ses yeux s’accoutumèrent de nouveau à l’obscurité. Il distingua la lueur de l’habitacle et, non loin de l’homme de barre, la silhouette mince du midship.
Kressler eut une courte hésitation : il se demandait lequel des trois Américains il devait tuer le premier. Sa décision prise, il referma sa main gauche sur le montant de fer soutenant la traverse qui servait à retenir la tente de la passerelle, et, ayant bien assuré son équilibre, il appela :
– Lieutenant Brown ! Lieutenant Brown !
Le bandit était possesseur d’une voix puissante. Le jeune Américain l’entendit malgré la tempête. Il s’approcha en rampant le long de la rambarde… Une lueur rouge déchira les ténèbres ; une détonation sèche se confondit avec le fracas des éléments. Brown, le crâne traversé par la balle du bandit, s’écroula et, entraîné par le roulis, alla buter, inerte, contre l’écran du feu vert.
Les deux marins américains, sans bien comprendre ce qui se passait, se dressèrent en voyant tomber leur supérieur. De nouveau, le browning de Kressler claqua. Foudroyés presque à bout portant, les Américains trébuchèrent l’un sur l’autre et, glissant sur le pont mouillé, roulèrent jusqu’à la rambarde.
L’homme de barre n’avait pas bougé. Ainsi que les autres membres de l’équipage de l’Adler, il en avait vu d’autres.
Kressler, son pistolet en main, rejoignit ses victimes, et, se retenant à la lisse, se pencha pour bien s’assurer que les trois hommes étaient morts. Puis, mettant le roulis à profit, il fit basculer les Américains dans les flots.
Il eut un soupir de satisfaction profonde. Tout s’était bien passé.
Mais où étaient les deux autres Américains ?
Pour le savoir, il fallait attendre. Descendre de la passerelle eût équivalu à un suicide : les lames, de plus en plus furieuses, dévalaient sur le pont avec un bruit de torrent, entraînant tout sur leur passage.
Kressler remit son pistolet dans sa poche et, se retenant à la rambarde, essaya encore, par acquit de conscience, de voir ce que devenait le croiseur. Rien que les ténèbres. Proche ou lointain, le navire de guerre américain était invisible.
Kressler alla regarder le compas ; malgré la tourmente, l’Adler avait à peu près conservé sa direction vers le sud-ouest du monde. Le bandit gagna la chambre des cartes : le baromètre n’avait plus bougé. Le yacht devait se rapprocher du centre du cyclone, où le calme règne.
Un cyclone, on le sait, est une tempête tournante ; deux mouvements l’animent, un de rotation, l’autre de translation, absolument comme ce qui se passe pour une toupie. La rotation de l’air suit une règle invariable ; elle se fait dans le sens des aiguilles d’une montre dans l’hémisphère sud et en sens inverse dans l’hémisphère nord. Il en résulte que, dans le mouvement de translation du cyclone, la trajectoire décrite par le centre divise le tourbillon en deux portions ; dans l’une – le demi-cercle dangereux – les vitesses de rotation et de translation s’ajoutent : dans l’autre, le demi-cercle maniable, ces vitesses se retranchent. Quelle que soit l’orientation de la trajectoire du cyclone, on voit que le demi-cercle dangereux est toujours à gauche de cette trajectoire dans l’hémisphère sud et à droite dans l’hémisphère nord.
Or, l’Adler se trouvait – on le sait – dans l’hémisphère nord. En venant sur sa droite, c’est-à-dire vers le nord du monde, il devait forcément atteindre le demi-cercle dangereux, ce demi-cercle que les navires s’efforcent d’éviter à tout prix.
Kressler, ainsi qu’il l’avait annoncé à ses acolytes, était décidé à jouer quitte ou double. Il savait que le capitaine de la Mermaid chercherait sûrement à gagner le demi-cercle maniable en tirant vers le sud, et la preuve en était qu’il avait donné rendez-vous au midship Brown en un point situé à plusieurs dizaines de milles au sud. Donc, en se dirigeant vers le Nord, le bandit était sûr de dépister le croiseur américain… si l’Adler n’était pas englouti par la mer en furie. Mais mieux valait, somme toute, mourir noyé que pendu, et Kressler savait que, si l’Adler était amené dans un port, son sort à lui serait fixé.
Il ressortit de la chambre des cartes et, s’étant approché de l’homme de barre, se cramponna au bâtis de la roue et hurla dans l’oreille du timonier :
– Tribord, toute !
L’homme, un vieux marin brémois qui avait piraté sous toutes les latitudes, eut un brusque haut-le-corps. Il se tourna vers Kressler, mais sans bouger la roue. Il croyait avoir mal entendu :
– La barre à tribord, toute ! répéta le bandit. Obéis ou je te brûle !
Le Brêmois faillit en avaler la chique gonflant sa joue : Kressler avait sorti son pistolet automatique et le braquait à trois centimètres de sa tempe. L’homme vit luire l’arme à la clarté des lampes de l’habitacle. Il en oublia sa peur du cyclone et, précipitamment, lança la roue à toute volée. Le servo-moteur commandant les drosses cliqueta.
L’Adler, sous l’influence de sa barre, vint rapidement sur la droite.
Il se trouva soudain « en travers de la lame », la bourrasque le frappant de flanc.
Un formidable coup de tangage le fit s’enfoncer dans les flots jusqu’au mât de misaine. Une lame écumante, véritable montagne d’eau, s’abattit sur le petit navire qu’elle recouvrit jusqu’au tuyau. Elle s’écrasa sur lui avec un bruit de tonnerre, brisant, broyant tout ce qui se trouvait devant elle.
Kressler essaya vainement de se cramponner à la rambarde. Il en fut arraché ; la cataracte le roula, le souleva et le projeta contre le rouffle avec une telle violence qu’il en perdit connaissance. Pas longtemps. Le bandit possédait un corps d’acier et une âme de fer. Meurtri, contus, un bras cassé, le visage en sang, il se releva. D’abord, il ne vit rien. Rien que les ténèbres.
Titubant, il crut rêver ! Le timonier avait disparu, enlevé par la mer.
Disparu aussi, l’habitacle ! Arraché de sa base par la catapulte liquide.
Seul, le montant de cuivre creux soutenant la roue du gouvernail avait résisté par un hasard inexplicable. Quant à l’Adler lui-même, il roulait comme une barrique, ses bastingages touchant l’eau à chaque coup de roulis, cependant que des torrents écumants dévalaient sur son pont désert avec un fracas assourdissant. La machine s’était arrêtée…
Kressler, bien qu’assommé plus qu’aux trois quarts, saisit la barre et, au toucher, s’assura par l’aiguille fixée au montant de la roue que le gouvernail était bien tout sur tribord. Satisfait, il réussit à atteindre le porte-voix de la machine, car le télégraphe avait été enlevé lui aussi, et hurla :
– Ho ! En bas ? Il y a quelque chose de cassé ? Répondez !
Il colla son oreille à l’embouchure de cuivre. Un brouhaha confus, formé de pas précipités, de hurlements, arriva jusqu’à lui. Puis la réponse vint :
– Presque tous les feux sont noyés ! La chaufferie est pleine ! Nous en avons pour quelques minutes. Je fais préparer les pompes !
– Faites vite ! répondit simplement Kressler, sans insister.
C’était bien inutile. Le bandit comprenait fort bien que le chef mécanicien agissait pour le mieux.
– Imbécile ! Brute ! grommela Kressler, à part lui. Tous les…
Une main, en se posant sur son épaule, le fit s’interrompre. C’était Otto Stein.
– Je viens d’en finir avec les deux Américains ! clama le bandit de toutes ses forces.
Mais le vent avait acquis une si grande violence que Kressler n’entendit pas. Il reconnut tout juste la voix de son acolyte.
– La machine est pleine d’eau ! lui hurla-t-il dans l’oreille ; et, comme l’autre ne comprenait pas, il le poussa dans la chambre des cartes. Le baromètre était à 714. Il avait encore baissé !
– Il faut absolument faire de l’ouest ! grommela Stein lorsque Kressler lui eut expliqué sa manœuvre, ou nous sommes perdus !
– Non ! répondit nettement le bandit.
Otto Stein regarda Kressler ; il le vit pâle, hagard, les yeux injectés de sang, haletant. Il le crut devenu fou et balbutia :
– Mais, si nous continuons ainsi, le navire…
– Assez ! coupa Kressler brutalement. Va te placer à la barre et tiens-toi prêt à gouverner vers le nord du Monde ! Moi, j’ai le bras gauche cassé et souffre les tortures de l’enfer. Va ! La machine ne va pas tarder à repartir ; il faut échapper au croiseur et il n’y a pas d’autres moyens ! Dans ce tiroir… ouvre-le… il y a un petit compas[9] au radium ; il luit suffisamment pour te permettre de trouver le nord.
Nous passerons ou nous coulerons !
Otto Stein ne trouva pas de réponse. La terrible logique de son chef le terrifiait.
– Mais va donc ! ordonna sèchement Kressler en le poussant rudement de son bras valide.
Stein faillit trébucher et put tout juste se retenir au bouton de la porte. Il ouvrit le battant et disparut dans les ténèbres du dehors.
L’Adler, complètement stoppé, maintenant, dansait comme une plume sur les flots en démence. Les boiseries gémissaient, les épontilles craquaient à chaque soubresaut. Il était bien évident que le petit bâtiment ne soutiendrait pas longtemps les assauts de l’océan et se disloquerait…
Kressler, conservant à grand’peine son équilibre, parvint à ouvrir une armoire dont le battant lui heurta violemment le front. Il en tira une boîte de fer-blanc remplie d’objets de pansement et la posa sur la table des cartes. Mais, comme il s’escrimait à l’ouvrir de sa main valide, l’ampoule électrique éclairant la cabine rougit et s’éteignit. Ce furent les ténèbres.
Kressler grinça des dents.
Les choses allaient mal, décidément. L’eau avait dû éteindre les dernières chaudières, causant ainsi l’arrêt des dynamos qui produisaient le courant électrique. Quelques secondes durant, le bandit, malgré sa sauvage énergie, resta immobile, abattu sous ce nouveau coup.
Mais cet accès de faiblesse fut court. Péniblement, Kressler s’étant arc-bouté et calé dans l’angle de la petite pièce, saisit de sa main droite son bras gauche inerte, le souleva et, retenant un gémissement de souffrance, parvint à introduire son membre brisé dans la poche de sa capote, ce qui le soutint un peu.
Le bandit, suant de douleur, rouvrit la porte et ressortit à tâtons. Rampant le long des mains courantes, son bras meurtri se heurtant au rouffle à chaque secousse du tangage, il réussit à atteindre le porte-voix et hurla sous les coups de mer :
– Hello ! Hello !
Rien ne répondit.
Il renouvela ses appels d’une voix farouche.
Un faible son arriva enfin à son oreille, la voix du chef mécanicien :
– Le tangage a descellé la dynamo de son socle… Il y a eu un court-circuit… Mais nous allons pouvoir repartir ! Les pompes fonctionnent bien !
– Dépêchez ! clama Kressler. Dépêchez ou nous sommes perdus !
Il ne reçut pas de réponse : le mécanicien avait quitté le porte-voix.
Le bandit, dans les ténèbres, rejoignit Stein cramponné à la petite roue du gouvernail, et s’accrocha à lui :
– Uhrbach et les matelots ? questionna-t-il. Où sont-ils ?
– Dans la cuisine… À l’abri ! lui hurla Stein dans l’oreille.
– Envoyez-m’en deux ici, avec des fanaux. La dynamo est hors de service, mais nous allons partir ! Donnez-moi la barre !
Stein obéit sans enthousiasme : une randonnée sur le pont, incessamment balayé par la mer, ne lui causait aucune joie. Il disparut dans les ténèbres.
Presque aussitôt la cloche accrochée près du porte-voix tinta faiblement, indiquant que la machine était prête à repartir :
– On peut remettre en route ? alla hurler Kressler dans l’embouchure de cuivre.
– Oui. Il y a assez de pression pour tourner à quarante tours. Dans une heure, on pourra augmenter !
– En avant, alors !
La machine s’ébranla. Kressler, entêté comme un Prussien qu’il était, dirigea l’Adler vers le nord.
Le petit navire vira lentement, et, de nouveau, engagea sa lutte désespérée contre le vent et l’Océan. Une lutte dont l’issue ne pouvait que lui être fatale.
De formidables montagnes d’eau s’abattirent sur lui, arrachant chaque fois quelque nouvel organe : manche à air, embarcation, claire-voie, échelle.
Kressler, s’orientant sur le petit compas lumineux fixé à son poignet, ne céda pas…
Et les marins qu’il avait envoyé chercher n’arrivèrent jamais. Ainsi que le bandit le sut plus tard, trois d’entre eux avaient été enlevés par les lames.
Mais, à l’improviste, le vent cessa avec une soudaineté terrifiante. Plus un souffle d’air. Un calme de mort. L’Adler avait atteint le centre du cyclone. Et, à moins d’un mille sur sa gauche, Kressler distingue des points lumineux ! La Mermaid !
Ainsi, les éléments, plus forts que la volonté des hommes, réunissaient les deux navires bien qu’ils eussent chacun suivi une route différente !
Kressler, les traits tordus par la fureur, se mordit les lèvres jusqu’au sang. Il avait risqué de perdre son navire ; il l’avait fait à demi démolir par les lames ; il s’était cassé le bras, et tout cela pour se retrouver avec le croiseur !
Mais, presque aussitôt, une pensée le fit imperceptiblement sourire. Si lui voyait la Mermaid, les officiers du croiseur ne pouvaient voir l’Adler dont toutes les lumières étaient éteintes à la suite de l’avarie des dynamos. Rien n’était perdu, d’autant plus que les deux bâtiments, plus que jamais, suivaient une route différente ; la Mermaid avait l’avant tourné vers le sud-est, approximativement, tandis que l’Adler se dirigeait toujours vers le nord, ou peu s’en fallait.
Kressler, profitant du calme, siffla pour appeler les matelots. Presque aussitôt Stein et Uhrbach arrivèrent sur la passerelle avec quatre marins portant des fanaux qui furent immédiatement accrochés aux montants des tentes encore en place.
Stein apprit alors que trois matelots avaient disparu, et que deux autres avaient, qui une jambe cassée, qui un bras.
Dans la machine, où les pompes d’épuisement fonctionnaient à toute allure, l’eau baissait avec d’autant plus de rapidité que les coups de mer avaient cessé d’en déverser de nouvelle. Plusieurs matelots étaient occupés à calfater les claires-voies et les écoutilles disloquées par les bonds du navire.
– Dans quelques minutes, nous serons de nouveau dans l’ouragan, et dans l’endroit le plus terrible ! maugréa Stein. Pour moi, je suis persuadé que l’Adler ne résistera pas aux lames. Nous nous noierons comme des chiens !
– Sûrement ! murmura Uhrbach, à qui la crainte de mourir donnait une hardiesse inaccoutumée.
– L’on pourrait peut-être, insinua Stein, tirer vers le…
– Assez ! coupa Kressler. Je tiens à ma peau autant que vous. Mais moi, je sais ce que je fais. Nous devons absolument dépister le croiseur ! Croyez-vous qu’il ne va pas nous chercher ? Il possède des appareils de TSF, et peut-être n’est-il pas seul dans cette partie du Pacifique, d’autant plus que nous sommes sur la route que prennent les pêcheurs de phoques.
« Le cyclone passé, la Mermaid nous cherchera. Il faut que nous soyons dans le seul endroit où nous ne devrions pas être, je veux dire dans le nord du cercle dangereux du cyclone. Nous devons donc passer. Nous passerons ou nous irons au fond. C’est plus propre, plus rapide et moins désagréable que d’être pendus, ne l’oubliez pas.
« Vous, Stein, vous resterez ici avec moi. Vous allez m’aider à panser mon bras. Mettez un homme à la barre… Prenez le compas qui est à mon poignet. Et la route au nord. Au nord.
« Vous, Uhrbach, passez vite une tournée d’inspection sur le pont, pour vous assurer qu’il n’y a pas d’avaries dangereuses. Jetez à la mer tout ce qui pourrait gêner la manœuvre ou démolir les rouffles ou les écoutilles…
– Il y a longtemps que les lames ont tout balayé ! grommela Stein.
– Tant mieux. Le travail est fait ! rétorqua tranquillement Kressler. Arrive ici, toi, et prends ce compas.
Ce disant, ayant lâché la roue du gouvernail, il tendit son bras valide au matelot qui s’était avancé, afin qu’il pût prendre possession de la petite boussole fixée à son poignet par une courroie.
– La route au nord, et attention à gouverner, conclut le bandit qui, aussitôt, emboîta le pas à Stein et pénétra avec lui dans la chambre des cartes.
Le pansement, exécuté maladroitement à la clarté incertaine d’un fanal, fut fait tant bien que mal et les deux hommes ressortirent.
… Dans le lointain, les feux de la Mermaid se distinguaient à peine. L’Adler, sa machine accélérant peu à peu son rythme, glissait au milieu d’un calme sinistre.
Aussi instantanément qu’elle était tombée, la bourrasque reprit, couchant le petit navire sous sa puissante poussée.
De nouveau, les coups de mer dévalèrent, heurtant la coque de l’Adler avec la force d’un marteau-pilon. Le vent était maintenant si violent qu’il produisait la sensation physique – éprouvée par de nombreux marins – d’une muraille, d’un corps solide contre lequel rien ne pouvait lutter.
Et l’Adler, aux trois quarts recouvert par les vagues, avança, rampa plutôt, se cabrant à chaque nouvel assaut, sa machine époumonée soufflant et gémissant, interrompant son effort, comme assommée, pour repartir à la seconde suivante, avec des gémissements de bête fourbue.
Kressler et Stein, cramponnés dans un angle de la passerelle, assourdis par les mugissements de l’ouragan, la tête baissée sous les embruns qui se succédaient sans relâche, n’échangeaient pas un mot. De temps à autre, Kressler rampait le long des rambardes pour aller consulter le compas de la chambre des cartes et s’assurer que l’homme de barre gouvernait bien dans la direction indiquée.
Et les minutes s’écoulaient, toutes pareilles. Le cyclone, loin de se calmer, semblait redoubler de violence. Le baromètre, cependant, avait haussé de quelques millimètres.
À la lueur d’un éclair, Stein regarda Kressler. Il vit un visage dur et impassible, une face de marbre où ne se lisait aucun sentiment humain. Et pourtant, l’Adler, tremblant de toutes ses membrures, craquait, prêt à se disloquer sous l’assaut formidable des lames. Kressler devait évidemment se rendre compte que le petit navire était à bout de résistance. Et pourtant il ne changeait pas la route…
Un quatrième personnage apparut soudain sur la passerelle. Un petit homme enveloppé dans une pelisse de fourrure dégouttante d’eau.
– Marburg ! clama Kressler en reconnaissant le nouveau venu. Je vous avais défendu de quitter le compartiment frigorifique ! Que veut dire cela ?
Marburg – car c’était bien lui – n’entendit pas, tant étaient assourdissants les mugissements du vent et de la mer. Titubant, trébuchant, glissant sur les planches ruisselantes qui se dérobaient sous ses pieds, il parvint à atteindre la main-courante du rouffle de la chambre des cartes et resta quelques secondes immobile, comme assommé.
Kressler bondit vers lui :
– Répondez ! Qu’avez-vous ! hurla-t-il dans l’oreille de son acolyte en lui abattant sa main valide sur l’épaule.
Marburg poussa un gémissement que le bandit n’entendit pas.
Se tournant vers Kressler, il hoqueta :
– Suis blessé !… Les prisonniers… un autre… un homme m’a attaqué… Je…
Kressler eut un haut-le-corps. Il avait entendu juste deux mots : blessé, prisonniers.
– Les prisonniers ! s’exclama-t-il d’une voix rauque. Ils sont blessés ?
– Non ! C’est moi, herr… Kressler ! On m’a attaqué… Les prisonniers… sont délivrés !… Ils sont sortis de la… chambre de froid… Ils…
La passion augmente singulièrement l’acuité de nos sens. Un prisonnier en train de s’évader entend distinctement des bruits dont il ne percevrait rien dans la vie ordinaire ; un mineur fuyant devant le grisou, et craignant pour sa vie, flaire le moindre indice de ce gaz, là où, dans d’autres circonstances, il ne sentirait rien.
Or, la fureur, la déception, l’avidité se partageaient l’âme de Kressler.
Malgré le tumulte des éléments, il entendit très distinctement les paroles de son acolyte. En l’espace d’une fraction de seconde, il entrevit les conséquences d’une fuite de ses victimes, tous ses projets mis à néant ; lui ruiné et poursuivi comme assassin par la justice ; il vit l’ombre d’une potence se profiler devant lui.
– Les prisonniers ont fui ! rugit-il en secouant sauvagement Marburg qui gémit de douleur. Tu es complice ! Qui les a ranimés ? Réponds !… Stein ! Stein !… Oh !
Lâchant Marburg plus mort que vif, Kressler tira son browning, et, précipitamment, fit feu.
Sous le vent, à bâbord, un éclair venait de lui faire voir un groupe de cinq individus – quatre hommes et une femme – qui s’agitaient autour du youyou, de la seule embarcation encore intacte de l’Adler !
Et, malgré les effrayants soubresauts du navire, malgré les coups de mer qui les recouvraient incessamment, ils avaient déjà réussi à couper les saisines de l’embarcation et à la soulever, à l’aide de ses palans, des chantiers où elle reposait.
Présentement, ils unissaient leurs efforts pour faire pivoter les bossoirs de façon à pouvoir descendre le youyou à la mer.
Lorsque Margaret Drake, quelques jours auparavant, s’était brusquement aperçu de la disparition de Pierre Fernault, son mystérieux interlocuteur accroché aux grilles défendant le hublot de sa cabine, elle s’était demandé s’il était prisonnier ou tombé à la mer.
Ces suppositions s’étaient peu à peu changées en certitudes dans l’esprit de la malheureuse jeune fille ; elle s’était dit que, si le second du Grampus l’eût pu, il lui eût donné de ses nouvelles. Le jeune Canadien, en effet, eût sûrement tout bravé pour faire savoir ce qu’il devenait à la prisonnière pour qui il avait déserté son navire, et s’était jeté au-devant des pires périls. S’il n’avait plus donné signe de vie, c’était qu’il ne l’avait pu, c’était qu’il était mort ou prisonnier. Or, comme Kressler n’avait jamais fait allusion au pauvre garçon, c’était que Pierre Fernault n’était pas tombé entre ses griffes, autrement dit qu’il était mort.
Margaret avait accepté ce nouveau malheur avec un profond sentiment de tristesse et de regret, et aussi de remords. C’était pour tenter de la sauver que le jeune Canadien était allé au-devant de sa fin… Puis, les événements s’étaient précipités et Margaret, pliant sous les coups du destin, n’avait plus songé qu’à mourir dignement avec son père.
Mais Pierre Fernault n’était ni mort ni prisonnier.
Tandis que, suspendu par les poignets aux grilles de fer du hublot, il écoutait Margaret raconter sa tragique histoire, il avait senti un léger, très léger tressaillement de la corde qui lui avait servi à se laisser glisser le long de la coque du yacht, et dont il avait noué l’extrémité autour de ses aisselles afin de s’en servir pour remonter sur le pont.
Il avait brusquement levé la tête, et, malgré les ténèbres de la nuit, avait distingué, penché sur la rambarde, un gaillard aux formes athlétiques. L’homme tenait en main un couteau dont l’acier brillait dans l’ombre. Et il se servait de ce couteau pour couper doucement la corde de Fernault.
Pourquoi agissait-il ainsi ? Pourquoi n’appelait-il pas ? Fernault ne devait jamais le savoir. Peut-être que l’homme était simplement une de ces brutes perverses comme il s’en trouve tant de par le monde, et se réjouissait-il à l’idée de précipiter – doucement – à l’eau l’individu suspendu le long de la coque de l’Adler. Il obéissait sans doute au sentiment qui fait que le chat joue avec la souris avant de l’achever : il voulait garder pour lui seul le spectacle de sa victime dégringolant dans l’eau noire.
Quoi qu’il en fût, sans tenter de s’expliquer le mobile de l’inconnu, agit-il instantanément. Ayant appuyé le pied contre la coque du navire, il détendit ses jarrets de toutes ses forces, ce qui le lança à plus de deux mètres en avant, contre le socle supportant le portemanteau d’une embarcation. La secousse fut si brusque que la corde, déjà entamée profondément, se rompit.
Mais Fernault avait déjà refermé ses mains musclées autour de la base du portemanteau.
Avec une agilité de singe, il grimpa le long de l’énorme tige de fer, si vite qu’il fut sur le pont avant que l’inconnu, qui avait coupé la corde, eût eu le temps de s’éloigner ou de crier.
Ce qui se passa ensuite ne fut pas moins rapide. Fernault, comprenant que l’homme allait appeler, arracha un des cabillots de fer plantés dans la lisse et le lui abattit de toutes ses forces sur le crâne.
L’inconnu tomba, sans même pousser un cri.
Pierre Fernault jeta un regard aux alentours : la coursive était déserte. Il saisit une drisse, attacha le corps du bandit à son extrémité et, doucement, le descendit le long du bord. Quand le corps fut près de toucher l’eau, Fernault, à l’aide du couteau que son ennemi avait laissé tomber sur le pont, trancha la drisse, dont l’extrémité fit entendre un léger claquement en fouettant la surface de l’eau, entraînée par le corps. Et ce fut tout…
L’ancien second du Grampus laissa alors échapper un soupir de soulagement : il avait vu la mort de près.
Il passa dans sa ceinture le couteau avec lequel il venait de couper la drisse et resta quelques courts instants immobile, à réfléchir.
La courte conversation qu’il venait d’avoir avec Margaret Drake avait eu au moins cet avantage de le renseigner. Il savait où il se trouvait ; il connaissait les ennemis qu’il allait avoir à combattre. Car Pierre Fernault, sans même avoir eu besoin de se l’affirmer, était maintenant plus que jamais décidé à délivrer Margaret Drake et son père et à purger le monde du sinistre bandit qui les retenait en son pouvoir.
Mais, pour tout cela, il fallait vivre d’abord. Et vivre, cela signifiait échapper aux recherches de Kressler et de ses acolytes. Les bandits, en constatant la disparition d’un des leurs, effectueraient des recherches dans tout le navire, ce qui allait compliquer la situation de l’ancien second du Grampus :
– J’ai mal fait de « le » tuer, maugréa le jeune Canadien. Mais je ne pouvais agir autrement.
Un dernier regard autour de lui, et il se mit en marche vers l’arrière du navire, à la recherche d’une cachette.
En quelques pas, il eut atteint l’extrémité de la coursive. Avant d’en quitter l’ombre protectrice, il regarda devant lui. Personne. Entre le rouffle central du petit yacht et la cuve servant à contenir les câbles, s’étendait un étroit espace libre encombré de caisses et de ballots évidemment embarqués à Ima-Shima.
Pierre Fernault, se glissant entre ces colis, parvint jusqu’au panneau fermant la cuve.
Son parti fut pris aussitôt : c’était dans la cuve qu’il se cacherait.
Il souleva sans peine une des plaques de bois fermant l’ouverture et, à tâtons, découvrit une échelle de fer fixée contre la paroi de tôle.
Il en descendit les premiers échelons, referma sur lui le panneau et reprit sa descente. Il arriva vite au fond de la cuve et constata qu’elle était vide.
Il s’assit sur le parquet de tôle, pour réfléchir.
La cachette qu’il venait de choisir n’était évidemment pas très sûre, mais il se sentait trop épuisé pour en chercher une autre, pour le moment du moins. Et puis, le jour n’allait pas tarder à venir.
Après s’être reposé pendant quelques instants, il se dressa et, doucement, à tâtons, fit le tour de son nouveau logis. Des morceaux de câble pourris et rouillés par l’eau salée, des poulies, des cordages de toutes sortes traînaient un peu partout. La cuve n’avait pas dû servir depuis longtemps et semblait maintenant être utilisée comme magasin de débarras.
À différentes reprises, Fernault faillit tomber en heurtant du pied des touques vides ayant contenu du pétrole ou de la peinture.
Par prudence, il se glissa sous un amoncellement de bidons, de poulies et de cordes en décomposition et, se fiant à sa chance, ferma les yeux et s’endormit.
À son réveil, la première chose qu’il vit fut une mince raie de soleil filtrant entre deux planches fermant le panneau. C’était le grand jour. Des bruits de voix parvinrent jusqu’à lui, mais indistincts. Il ne put saisir un seul mot.
Il résolut d’attendre la nuit pour se mettre en campagne, et aussi pour chercher à se procurer de quoi manger.
La journée fut tranquille. Nul ne descendit dans la cuve.
L’obscurité revenue, Fernault, doucement, grimpa le long de l’échelle de fer et souleva un des panneaux. Il ne vit personne. Rassuré, il sauta sur le pont et, ayant atteint le large escalier de bois conduisant sur le rouffle central, le gravit.
Il n’eut que le temps de se jeter sous une embarcation : à quelques mètres de lui, deux hommes apparaissaient ; ils marchaient doucement et semblaient plongés dans une profonde discussion ; ce fut grâce à cette circonstance qu’ils n’aperçurent pas l’ancien second du Grampus. Ils passèrent devant lui sans s’arrêter.
Ces deux hommes, c’étaient Kressler et Marburg. Fernault eut le temps d’entendre cette phrase prononcée par Marburg :
– Le compartiment a été placé un peu trop près de la machine, c’est ce qui explique la difficulté d’obtenir une température constante ! Le manomètre…
Ce fut tout. Les deux hommes étaient passés. Mais Fernault, en rapprochant ces paroles de ce que lui avait dit Margaret Drake, en conclut que le compartiment dont venait de parler le bandit était celui dans lequel, d’après miss Drake, le diabolique Kressler retenait ses victimes.
Le détail avait son prix !
Fernault résolut de ne pas l’oublier.
Pendant le restant de la nuit, il erra sur le pont, à la recherche – d’abord – de quelque nourriture. Il finit par découvrir une caisse à eau, ce qui lui permit de s’abreuver largement. Quant à manger, ce fut plus difficile. La cambuse de l’Adler était située à l’avant, Fernault l’eut vite trouvée. Seulement, elle s’ouvrait non loin du poste d’équipage, et le Canadien eut peur d’être surpris par quelque marin, en s’en approchant. Il revint vers l’arrière et réussit à s’introduire dans le salon. De là, il passa dans l’office. Hélas ! les armoires étaient toutes fermées à clé. La méfiance régnait à bord de l’Adler.
Fernault fut bien heureux de découvrir un quignon de pain et une soupière à demi remplie de choux au lard. Encore n’osa-t-il en manger qu’une petite partie malgré sa faim ; car il craignait de donner l’éveil si son larcin était découvert. Appréhendant d’être surpris s’il remontait sur le pont, il se glissa dans un coffre rempli de linge sale où il eut la chance de ne pas être dérangé.
Pendant les jours suivants, il ne put rien tenter et ce fut tout juste s’il ne fut pas découvert. Sur quoi survint le cyclone.
Tandis que l’Adler, devenu le jouet des flots, tanguait et roulait sur l’océan démonté, Fernault résolut d’en profiter pour délivrer si possible les prisonniers.
Au risque d’être surpris et tué, il descendit à l’intérieur du navire et se dirigea vers l’endroit où il avait calculé que se trouvait la cabine servant de prison à Margaret Drake. Il y arriva sans avoir rencontré âme qui vive – les marins étant tous sur le pont – et, d’un formidable coup d’épaule, enfonça la porte.
Il reconnut les deux hublots grillés, mais constata que la cabine était vide.
Furieux et désappointé, il sortit ; le roulis et le tangage étaient si violents qu’il fut à plusieurs reprises projeté contre les cloisons. Sa connaissance de la mer lui fit comprendre la terrible position dans laquelle se trouvait l’Adler. Il sentit que le petit navire était perdu ou à peu près. Et cette pensée décupla son audace. Il n’avait plus rien à ménager !
Son couteau au poing, il se dirigea vers l’arrière en se cramponnant aux mains-courantes fixées aux cloisons.
Mais, soudain, une porte s’ouvrit, juste au moment où il passait devant. Un homme jaillit pour ainsi dire de l’ouverture ; il tenait un énorme jambon sous son bras gauche et une petite outre de peau de bouc, bien gonflée, était suspendue à son cou.
Cet homme, Fernault le reconnut instantanément, bien qu’il l’eût à peine entrevu : c’était celui qui, l’autre nuit, s’était plaint que le compartiment avait été placé trop près de la machine. C’était Marburg.
Fernault, sans hésiter, lui sauta à la gorge et le colla contre la cloison. Puis, lui serrant le cou d’une main, il lui approcha de l’autre son couteau de la poitrine :
– Lève les pattes, gronda-t-il, ou tu es mort !
Marburg était tout ce qu’on voudra, sauf un homme courageux. Il se vit à la merci de son terrible adversaire et obéit sans hésitation.
Fernault, sans cesser de le maintenir solidement à l’aide de sa main gauche, se servit de l’autre pour lui lier les poignets :
– Maintenant, reprit-il, tu vas me conduire dans le compartiment où sont les prisonniers, et au trot si tu tiens à ta sale peau !
Marburg tenait à sa sale peau. Il y tenait beaucoup. De plus, les paroles de Fernault lui firent croire que le Canadien n’ignorait rien de la situation des prisonniers. Il balbutia :
– Je ferai ce… que vous voudrez !
– Avance, alors !
Le bandit, maintenu par la poigne de fer de l’ancien second du Grampus, avança en titubant. Son jambon était tombé sur le parquet, mais, dans sa terreur, il ne s’en souciait pas.
– Dépêche, hein ? gronda Fernault en piquant le misérable, à l’aisselle, de la pointe de son couteau.
Marburg n’avait pas besoin de cette injonction. Docilement, il amena son compagnon devant la porte du compartiment frigorifique qu’il ouvrit. Fernault, effaré, distingua quatre corps inertes, étendus sur un tapis de liège et, parmi eux, Margaret Drake. Il ne s’attarda pas en de longues phrases :
– Tu vas ranimer ces personnes, canaille ! gronda-t-il. Si dans cinq minutes ce n’est pas fait, je t’égorge !
Marburg comprit que ces paroles représentaient l’exacte vérité. D’une voix tremblante, il expliqua le plus clairement qu’il put que trois heures au moins étaient nécessaires pour ramener à une température normale les victimes de Kressler et les ranimer. Fernault comprit que le misérable disait vrai. Il accorda le délai demandé. Trois heures ! Trois heures d’angoisses affreuses !
Tandis que le yacht, lancé au plus fort du cyclone, exécutait de fantastiques soubresauts, Fernault, immobile, la main crispée sur un pistolet automatique qu’il avait trouvé dans le compartiment, vit Marburg manœuvrer ses robinets et ses vannes.
Le bandit, que Fernault avait délié, avait porté les quatre victimes de Kressler dans une sorte de boîte caparaçonnée de liège et dont il avait refermé la trappe sur eux. À cette boîte aboutissaient plusieurs tuyaux auxquels étaient fixés des manomètres et des thermomètres.
Marburg, se tenant à peine debout, tant les bonds du navire se faisaient violents, ne cessa de contempler les cadrans indicateurs, ouvrant ou fermant de temps à autre un des mystérieux robinets. À trois pas de lui, Fernault, immobile et muet, le regardait…
Jamais de sa vie, Marburg n’avait exécuté la délicate œuvre de la décongélation avec tant de soin et d’attention. Il sentait tout près de lui Fernault frémissant, et savait que le Canadien était prêt à lui envoyer une balle dans la carcasse, si l’opération ne se passait pas bien.
En deux heures quarante-cinq exactement, tout fut terminé ; le bandit, ayant une dernière fois consulté ses cadrans, déclara que les victimes de Kressler allaient se ranimer. Il ouvrit la boîte où il avait porté les infortunés, y pénétra et en ressortit aussitôt, une grimace de contentement fendant ses lèvres lippues :
– Je pense que j’ai bien…, commença-t-il.
Il s’interrompit : les ampoules éclairant le compartiment venaient de s’éteindre, la dynamo fournissant le courant électrique ayant été arrachée de son socle par une secousse plus forte que les autres.
Marburg resta deux secondes sans voix. À la troisième seconde, il retrouva ses esprits, et ce fut pour penser qu’il devait profiter de l’occasion qui lui était offerte, pour fuir. Il bondit vers la porte du compartiment.
Une détonation claqua et Marburg, une balle dans l’épaule, s’affaissa en hurlant.
Fernault avait deviné l’intention du bandit. Au jugé, il avait tiré dans la direction de la porte, et n’avait pas manqué son homme.
Guidé par le hurlement de Marburg, le Canadien rejoignit sans peine le misérable. Marburg était étendu sur le parquet de liège et gémissait d’une voix rauque.
– Lève-toi, canaille ! lui ordonna le Canadien.
– Je ne peux… pas ! souffla Marburg, croyant bien sa dernière seconde arrivée.
– Tu as des allumettes ?
– Oui…
– Passe-les-moi ! Et pas de traîtrise, ou je t’égorge comme un poulet !
Marburg était bien trop terrifié pour tenter quoi que ce fût. Il passa les allumettes demandées, et apprit même à Fernault qu’un fanal garni se trouvait dans un angle du compartiment.
Le Canadien l’alluma.
Mêlées au craquement des boiseries, il perçut des exclamations. Il se précipita vers la boîte où Marburg avait enfermé les victimes de Kressler et se heurta à Margaret Drake, qui en sortait en titubant :
– Oh ! monsieur… Fernault ! balbutia la jeune fille avec un haut-le-corps épouvanté.
Elle était encore sous l’effet de sa léthargie, et l’apparition inattendue du Canadien, qu’elle croyait mort, la terrifiait.
– Oui, c’est moi, miss ! fit simplement Fernault en haussant la voix, pour être entendu.
Car le navire, battu par les lames, résonnait comme un gigantesque gong, tandis que la machine, époumonée, l’emplissait d’un ronflement sourd et continu.
– Je vous ai fait ranimer et viens vous sauver ! continua le Canadien. Le bateau navigue au milieu d’un ouragan… Il faut essayer d’en profiter pour nous enfuir !…
L’un derrière l’autre, pareils à des hommes ivres, et ouvrant des yeux hagards, Francis Drake, Charles Elwell et le solicitor Jellys apparurent.
Tout comme Margaret Drake, ils étaient livides ; leurs faces étaient creuses, leurs traits tirés. Ils ressemblaient à des moribonds. Edwards Jellys, le plus faible de tous, sortit le dernier de la boîte de liège. Il fit un pas en avant et tomba lourdement. Fernault se précipita vers lui et l’aida à se relever.
– Laissez-moi… laissez-moi ! articula le solicitor d’une voix faible. Il croyait que Fernault était un des acolytes de Kressler.
Le Canadien ne répondit pas. Il poussa Jellys jusqu’à la cloison, et maugréa :
– Tenez-vous là ! À cette cornière !
Puis, se tournant vers Francis Drake, Elwell et Margaret qui le regardaient, sans mot dire, il expliqua la situation :
– J’ai obligé le rascal qui est là à vous ranimer. Le bateau vogue en plein ouragan. Il doit être deux ou trois heures du matin. Nous pouvons essayer d’en profiter pour nous emparer d’une embarcation et tenter de fuir. Nous sommes presque sûrs d’être noyés. Mais je ne vois pas autre chose. Décidez !
Un silence accueillit ces paroles. Il dura une longue minute.
Les gémissements de la membrure, les grondements de la machine, les chocs sourds des lames contre la coque, et, surtout, les épouvantables coups de tangage qui, à intervalles réguliers, soulevaient et abaissaient alternativement le yacht, expliquaient, bien mieux que ne l’eût pu faire le Canadien, la violence de la tempête. Par instants, l’hélice, complètement hors de l’eau, tourbillonnait à une allure vertigineuse, faisant trembler le petit bâtiment tout entier.
Francis Drake, le premier, parla :
– Où sommes-nous ici, monsieur ? demanda-t-il à Fernault.
Le vacarme emplissant le réduit empêcha le Canadien d’entendre. Mais il devina le sens de la question.
– Je n’en sais rien ! répondit-il. Mais il faut se décider !
Nouveau silence. Ce fut Margaret qui le rompit :
– Partons ! Partons ! s’écria-t-elle. Tout vaut mieux que de rester au pouvoir de ce misérable !
– Partons ! répéta Francis Drake.
Elwell et Jellys firent entendre un vague acquiescement, tandis que Margaret, penchée sur son père, lui expliquait qui était Fernault.
Le Canadien, le fanal d’une main, le pistolet de l’autre, marcha vers la porte du compartiment. En passant devant Marburg, il étreignit un peu plus fort le browning. La raison, la prudence lui commandaient d’achever le bandit, pour se mettre à l’abri d’une trahison probable.
Mais Fernault était incapable de toucher à un ennemi à terre et blessé.
– Si tu bouges d’ici avant une heure, tu es mort ! cria-t-il en se baissant vers le blessé.
– Marburg ! gronda une voix rauque derrière lui. Porc galeux ! Tu vas payer tes…
Fernault se retourna, juste pour empêcher Charles Elwell de se précipiter sur son ancien préparateur :
– Laissez-le ! cria-t-il au chimiste. Il est blessé !
– Je m’en moque ! Damn’d it ! Il m’a volé mes inventions ! C’est à cause de lui que nous sommes ici ! Je veux l’étrangl…
– Vous ne le toucherez pas, moi vivant ! articula nettement le Canadien. Je crois avoir le droit de parler…
Le bouillant et vindicatif Elwell eut une lueur de rage dans les yeux.
Somme toute, il ne connaissait pas Fernault, lui ; il était en droit de se demander si cet inconnu n’était pas un des acolytes de Kressler.
– D’abord, qui êtes-vous ?… hurla-t-il en essayant de se dégager. Je ne…
– Ce gentleman est notre sauveur ! intervint Margaret Drake. Il s’est introduit à bord pour nous délivrer, monsieur Elwell ! Obéissez-lui !
– Oui, obéissez, monsieur Elwell ! appuya Francis Drake. Laissez ce misérable en paix !
– Je le laisse ! gronda le chimiste. Mais nous nous en repentirons tous ! Souvenez-vous de mes paroles ! Mes excuses, gentleman !
Sans répondre, Fernault s’inclina.
Toutes ces répliques avaient été échangées avec rapidité, parmi le brouhaha infernal qui emplissait le compartiment, et qui étouffait deux paroles sur trois. Plus un mot ne fut prononcé.
Les fugitifs, l’un derrière l’autre, s’agrippant à tous les objets fixes qu’ils rencontraient sous leurs mains, pour n’être pas renversés par l’infernal roulis, se dirigèrent vers la porte du réduit. Ils l’atteignirent et, Fernault le premier, la franchirent.
Guidés par la clarté de la lanterne que portait le Canadien, Francis Drake, Margaret, Elwell et Jellys traversèrent une longue coursive et atteignirent un escalier donnant sur le pont.
Avant de monter, Fernault, ayant rassemblé ses compagnons pour les avertir de ne pas le perdre de vue, éteignit son fanal.
Il grimpa.
Sur le pont, c’était l’enfer. L’une après l’autre, les lames dévalaient avec une impétuosité de torrent ; leurs mugissements se mêlaient aux sifflements du vent. Dans l’ombre, de longues traînées d’écume phosphorescente luisaient sinistrement. Et partout, une obscurité d’encre.
Comment Fernault et ses compagnons, faibles comme ils l’étaient, parvinrent-ils à traverser la coursive remplie d’eau, comment ils purent atteindre le pont supérieur, impossible de l’expliquer. Eux-mêmes n’auraient pu le dire !
Ils avancèrent, rampèrent, s’accrochèrent au hasard à ce qu’ils trouvaient à leur portée, furent plusieurs fois roulés par les lames, reçurent de sévères contusions, mais, enfin, ils atteignirent le spardeck où se trouvaient les embarcations. Où elles auraient dû se trouver plutôt. Car, trois d’entre elles n’existaient plus, écrasées, enlevées, arrachées de leurs chantiers par les lames.
La plus petite, parce que mieux abritée, existait seule encore : le youyou, un petit canot long de 4 mètres à peine, et bien incapable de voguer à travers une mer pareille.
Cela, Fernault le comprit. Il n’en dit rien. À quoi bon ? Il savait que ses compagnons, autant que lui, préféraient tout, plutôt que de retomber au pouvoir de l’infernal Kressler. Et puis, tout arrive. Il se pouvait – une chance sur cent mille, et encore ! – il se pouvait, après tout, que le youyou fût épargné. Un cyclone est violent, mais ne dure pas. Il a vite fait de passer. Si le youyou pouvait être maintenu à flot l’espace de quelques heures, les fugitifs seraient sauvés. Sauvés du moins de la noyade, car, ensuite, ils devraient faire face à la faim et à la soif. Où se trouvait la terre ? Mystère.
Toutes ces objections, Fernault se les fit en moins d’une seconde. Il les chassa pour ne plus penser qu’à la tâche immédiate qu’il fallait accomplir : mettre le youyou à l’eau.
Par bonheur, l’embarcation se trouvait « sous le vent », du côté abrité. Mais, malgré cette circonstance, son lancement, opéré surtout par des mains inexpérimentées, apparut aussitôt au Canadien comme un défi à la raison.
Ayant rassemblé ses compagnons autour de lui, il essaya de leur expliquer, en aussi peu de paroles possible et le plus clairement qu’il le put, ce qu’il attendait d’eux.
Accroupis sous l’embarcation, secoués par les soubresauts du navire, trempés par les embruns que le vent faisait tournoyer avec une violence inouïe, les fugitifs prirent leur première leçon de navigation. Une leçon dont ils devaient toujours se souvenir, du moins ceux qui survécurent.
Et l’on passa à la pratique.
Fernault, au risque d’être précipité dans les flots, ou d’être vu de la passerelle, grimpa sur le youyou pour fixer, à l’extrémité d’un des bossoirs, un palan qui s’était décroché. Les saisines furent coupées, et la petite embarcation, ayant été dégagée de ses chantiers, fut péniblement hissée de quelques centimètres, pour pouvoir passer au-dessus des rambardes.
Il ne resta plus qu’à faire pivoter les bossoirs, afin que le youyou se trouvât suspendu en dehors du navire.
Les fugitifs allaient procéder à cette opération, lorsqu’une détonation retentit, et qu’une balle s’enfonça dans le plat-bord du canot, à quelques centimètres de la tête de Margaret Drake.
C’était – on le sait – Kressler qui, prévenu par Marburg, faisait feu de son pistolet.
Marburg, en effet, après avoir laissé passer les fugitifs qui l’avaient si noblement et si imprudemment épargné, avait pensé à Kressler. Il avait compris que la fuite de ceux qu’il était chargé de surveiller équivalait, pour lui, à un arrêt de mort. Dans sa terreur, il avait trouvé la force de se relever, espérant que Kressler lui pardonnerait s’il le prévenait à temps…
Pierre Fernault et ses compagnons, en un éclair, comprirent la situation. Tout était découvert. Ils allaient être repris.
Cette pensée, au lieu de les désespérer, décupla leurs forces.
– Dépêchons ! cria simplement le Canadien, traduisant la pensée de tous.
Les fugitifs, avec l’énergie du désespoir, poussèrent le canot vers l’extérieur. Les bossoirs tournèrent sur eux-mêmes en grinçant, et si vite que Fernault et ses compagnons faillirent glisser à la mer.
– Embarquez ! Tous ! gronda l’ancien second du Grampus.
Margaret et son père, Elwell et Jellys, sans demander d’explications, escaladèrent le bordage de l’embarcation.
Fernault, après un dernier coup d’œil autour de lui, les imita :
– Vous ! hurla-t-il en saisissant Elwell par le bras, allez vous placer près du palan, à l’avant. Quand je crierai, vous le couperez ! Voilà un couteau. Attention à couper quand je crierai, en même temps que moi ; il faut que les deux palans soient coupés ensemble, autrement le youyou, n’étant plus suspendu que par une de ses extrémités, nous videra tous à la mer !
– Vous… et vous… continua Fernault, en s’adressant à Francis Drake et à Jellys, prenez chacun un aviron ! Vous vous en servirez pour écarter le canot du yacht, dès que nous serons à l’eau. Attention à ne pas être renversés par la secousse ! Vous y êtes tous ?
Un murmure affirmatif, qui se perdit parmi le hurlement de la tempête, répondit au Canadien.
Mais d’autres détonations s’entendirent. Une grêle de balles passa au-dessus de l’embarcation. Un râle retentit.
– Malédiction ! gronda Fernault en apercevant des ombres noires qui arrivaient au grand galop.
Kressler ne voulait pas laisser échanger ses victimes !
L’ouragan, à ce moment, était plus formidable que jamais. Les montagnes d’eau, soulevées par le vent, s’entrechoquaient, se brisaient les unes contre les autres, parmi d’énormes tourbillons d’écume formant, dans les ténèbres, de larges taches d’un blanc livide. Par paquets, le vent arrachait les crêtes des monstrueuses vagues, les pulvérisait et les éparpillait de tous côtés.
Impossible, maintenant, de distinguer la direction de la tempête. Le vent semblait souffler des quatre points cardinaux. Sa direction changeait à chaque seconde.
L’Adler, péniblement poussé par sa machine, rampait, en quelque sorte, parmi les gigantesques masses d’eau. Par moments, une vague le soulevait sur sa formidable croupe. Il restait suspendu en équilibre, pendant de longues secondes, sur la crête écumante de la montagne liquide, pour retomber, d’un coup, dans une vallée d’eau, entre deux autres lames qui menaçaient de l’écraser sous elles.
Des cataractes sans cesse renouvelées s’abattaient sur son pont, roulant devant elles les débris des rouffles pêle-mêle avec les manches à air arrachées, les capots des claires-voies et les fragments d’embarcations.
Mais Kressler, malgré le péril, n’avait pas hésité à quitter la passerelle, où il se trouvait relativement en sûreté, pour courir sus à ses victimes. C’était plus que sa vie, c’était la réussite même de la formidable partie qu’il avait engagée, qui était en jeu. Il savait que Francis Drake braverait tout pour fuir, et lui, Kressler, était également prêt à tout braver pour le retenir. Aussi, sans demander d’autres explications à Marburg, avait-il immédiatement appelé les hommes de quart, qui se tenaient à l’abri du petit rouffle, renfermant la chambre de veille, et leur avait-il ordonné de le suivre. Stein suffisait à la conduite du navire. D’autant plus qu’il n’y avait rien à faire, sinon tenter de garder la direction du Nord…
Tandis que, parmi les paquets d’eau salée, le bandit se précipitait sur le spardeck, dans la direction du youyou que les fugitifs s’efforçaient de mettre à la mer, son cerveau lucide calculait déjà toutes les conséquences de cette fuite. Presque sûrement, Francis Drake et ses compagnons se noieraient ; aucune embarcation, si habilement manœuvrée fût-elle, ne pourrait tenir une minute, sur une mer pareille. Et encore, en admettant que le youyou, à peine à l’eau, ne se brisât point contre les flancs de l’Adler.
Si Francis Drake se noyait, tout était perdu. Ses héritiers contesteraient les ordres donnés à Gilson et prouveraient facilement que le banquier n’avait jamais mis les pieds à Honolulu. L’on ferait une enquête. Et une enquête, cela peut mener loin. Il ne fallait pas que Francis Drake mourût.
Kressler, bondissant parmi les torrents d’eau, leva son pistolet et, au jugé, fit feu, simplement dans l’espoir d’effrayer les fugitifs. Ce fut une erreur de psychologie. L’on n’est pas parfait. Kressler, en authentique Allemand, croyait beaucoup à la puissance de la peur. Or, il ne devait réussir qu’à renforcer la résolution de ses victimes de fuir à tout prix, pour préparer leur vengeance. La haine a toujours été plus forte que la peur.
Fernault, au cours de ses randonnées dans la mer de Behring, à la poursuite des phoques, s’était déjà trouvé dans de terribles situations. Il ne perdit pas la tête. Sachant que ses compagnons, comme lui, préféraient la mort à la captivité, il agit en conséquence :
– Coupez ! Coupez ! hurla-t-il en se penchant vers Elwell. Coupez !
Le chimiste, étourdi, contus, ayant toutes les peines du monde à ne pas être projeté hors du youyou par les terribles secousses imprimées à l’Adler par les lames, se cramponna d’une main au banc de l’embarcation et, de l’autre, commença à scier les torons de la corde du palan. Opération difficile. L’eau salée et la tension exercée par le poids de l’embarcation avaient fortement durci le chanvre. Et le balancement du canot augmentait encore la difficulté de la tâche ! Elwell, déjà affaibli, devait consacrer la majeure partie de ses forces à se retenir, pour n’être pas projeté par-dessus bord.
Pierre Fernault, tout en tailladant la corde du palan opposé, comprit aussitôt que Kressler et ses hommes, bien que retardés par la nécessité d’éviter les coups de mer, atteindraient le canot avant que les palans fussent tranchés. Il bondit vers le centre de l’embarcation, où se trouvaient Francis Drake, Margaret et le soliciter Jellys :
– Prenez des gaffes, des avirons ! hurla-t-il de toutes ses forces. Il faut repousser…
Un éclair illumina violemment la nue. Il permit au Canadien de voir que Drake et sa fille étaient penchés sur un corps inerte, baignant dans son sang, celui de Jellys. C’était le solicitor qui avait poussé le râle ayant fait écho à la détonation du pistolet de Kressler. La balle du bandit lui avait traversé la poitrine. S’il n’était pas mort, il n’en valait pas mieux.
Mais le moment n’était pas au sentiment.
– Laissez cet homme ! clama Fernault dans l’oreille de Francis Drake. Et prenez ce couteau. Vous vous en servirez pour couper le palan, là-bas. Faites vite ! Pendant ce temps, j’essaierai de repousser nos ennemis, qui vont tenter de sauter dans le canot !
Fernault hurla ces paroles par lambeaux ; il avait empoigné le financier par le col de son veston, et lui maintenait l’oreille presque collée à sa propre bouche. Malgré cela, Francis Drake entendit à peine.
– J’ai compris ! répondit-il.
Il se redressa, rampa d’un banc à l’autre et atteignit le palan déjà entamé par le Canadien.
Kressler et ses bandits n’étaient plus qu’à quelques mètres des bossoirs, auxquels était suspendu le youyou :
– Ne bougez plus, ou je vous tue ! hurla Kressler.
Les ululements de l’ouragan emportèrent ses paroles. Elles eussent, d’ailleurs, été bien inutiles. Il le comprit et, se tournant vers ses hommes qui s’étaient rassemblés autour de lui, à l’abri de la claire-voie de la machine, cria :
– Mille dollars pour chacun si vous empêchez ces rascals de mettre le youyou à la mer ! Faites vite ! Ils sont en train de couper les palans !
Mille dollars, et pour chacun ! Une petite fortune pour les bandits. De longues beuveries dans les bouges de San Francisco et du Callao, des orgies sans fin, des plaisirs crapuleux !… Dans le cerveau exalté des misérables, passèrent les images des tavernes et des salles de danse des grands ports du Pacifique. Ils en oublièrent le péril qui était là : la mer en furie, prête à les engloutir. Tous ensemble, avec des clameurs d’enthousiasme, ils se ruèrent vers la rambarde, au-dessus de laquelle se balançait le youyou…
Leurs hurlements changèrent instantanément de ton.
Pierre Fernault, debout, en équilibre sur un des bancs du canot, frappait dans le tas à l’aide d’une longue gaffe qu’il venait de ramasser dans le fond de l’embarcation. Coup sur coup, trois des misérables, le crâne ouvert, s’affaissèrent. Deux d’entre eux furent immédiatement enlevés par les lames.
Les survivants, terrifiés, reculèrent en désordre vers Kressler. Le bandit mordit ses lèvres jusqu’au sang. Levant son pistolet d’un geste instinctif, il fit feu dans la direction de Fernault.
C’était un bon tireur que Karl Kressler. Mais le roulis fit trembler son bras. La balle passa bien au-dessus de la tête du Canadien.
À la clarté du coup de feu, le bandit distingua Fernault qui se tenait droit, sa gaffe bien en main, prêt à frapper encore, et, aux deux extrémités du youyou, Elwell et Francis Drake qui se hâtaient de scier les torons de la corde des palans.
– Quel est cet individu ? se demanda Kressler qui, ayant assuré son équilibre, fit feu une seconde fois dans la direction de Fernault.
La balle égratigna le sommet de l’épaule du Canadien.
– Deux mille dollars pour chacun, garçons ! clama Kressler, au comble de la fureur. Deux mille dollars pour s’emparer du youyou ! Auriez-vous peur d’un seul homme ?
Oui, ils en avaient peur. Aucun des misérables ne bougea. Ils avaient encore devant les yeux le spectacle de la terrible gaffe s’abattant sur les crânes de leurs compagnons ; devant eux, presqu’à leurs pieds, le seul des trois blessés qui n’eût pas été enlevé par les lames continuait à se tordre dans les affres de l’agonie ; les ruisseaux, dévalant sur le pont, le roulaient d’un bord à l’autre. Il y avait de quoi refroidir l’enthousiasme le plus invétéré. Les plaisirs qu’on achète avec deux mille dollars étaient loin – et la mort était là, toute proche.
Kressler comprit que ses objurgations seraient sans effet.
S’arc-boutant sur ses jambes écartées, il visa longuement, balançant son corps pour atténuer le mouvement du roulis.
Il pressa la détente.
Il avait bien visé cette fois.
Seulement, au moment précis où la balle jaillit du canon de son browning, un double ronflement s’entendit : ensemble, les cordes des palans auxquels était suspendu le youyou, profondément entamées par le couteau de Drake et d’Elwell, venaient de se rompre ; elles filèrent dans les poulies, avec un crissement strident, tandis que l’embarcation s’abattait d’un coup sur les flots en furie.
La balle de Kressler passa juste à l’endroit où eût dû se trouver la poitrine de Pierre Fernault. Le bandit ne put retenir un odieux blasphème.
Le youyou avait disparu.
Kressler, oubliant le danger, se précipita vers la rambarde.
À la lueur blafarde des nappes d’écume tachant les flots noirs, il vit Fernault, qui avait réussi à rester debout dans le canot, écarter l’embarcation du yacht d’une formidable poussée de sa gaffe. Une énorme lame arriva. Elle surplomba le youyou, et s’écroula sur lui…
La gorge serrée de Kressler laissa passer une exclamation de détresse, comme si l’être qu’il chérît le plus au monde se fût trouvé dans le frêle esquif. De fait, c’était sa fortune, l’aboutissement de ses ambitions, le bénéfice de ses crimes, que la mer menaçait !
Le misérable s’était effrayé à tort. Quand la lame eut passé, le youyou reparut, à demi rempli d’eau, mais à flot. La mer l’avait épargné. Il formait une tache à peine perceptible sur les vagues noires, à une cinquantaine de mètres en arrière de l’Adler.
Sans dire un mot, Kressler se précipita vers la passerelle du yacht où il rejoignit Stein :
– Le youyou ! haleta-t-il. Ils ont réussi à le mettre à la mer ! Il faut les rattraper ! Tu le vois ! Derrière nous, à deux quarts dans le sud ! Il faut le suivre ! Tu entends ? Je vais faire mettre une embarcation à la mer…
– Elles sont toutes brisées : le youyou était seul encore entier ! interrompit Stein, qui, peut-être, n’était pas fâché de la déconvenue de son terrible maître.
Kressler serra les poings sans répondre. D’un geste brutal, il arracha les jumelles des mains de son subordonné et, se maintenant à la rambarde pour ne pas être renversé par le roulis, essaya de voir ce que devenait l’embarcation. Un éclair qui creva la nue lui permit de distinguer le youyou, où deux hommes ramaient maladroitement, Drake et Charles Elwell. Le frêle esquif dansait comme un bouchon entre les lames.
Kressler jugea qu’il devait être déjà à demi rempli d’eau.
Il ne se trompait pas. Le youyou était presque plein, bien que Margaret Drake, à l’aide d’un seau de bois, s’efforçât frénétiquement de rejeter à la mer l’eau qui l’emplissait.
Francis Drake et Charles Elwell, sur l’ordre de Fernault, avaient pris chacun un aviron et tentaient, sans succès, de maintenir le canot debout à la lame, c’est-à-dire dans une direction opposée à celle des vagues, afin d’éviter d’être roulé par elles. Mais cette manœuvre, déjà presque impossible à exécuter avec des marins éprouvés, devenait dérisoire avec des novices.
Fernault le savait. Aussi s’occupait-il à fabriquer une ancre flottante, en assemblant, à l’aide d’une corde, la seconde paire d’avirons du youyou, le mât et une gaffe, laquelle ancre flottante, étant presque entièrement plongée dans l’eau, et offrant moins de prise au vent que le youyou, devait contribuer à le maintenir la pointe tournée contre les vagues.
En quelques minutes, le Canadien eut terminé. Il lança à l’eau le tas d’espars, préalablement attaché à la bosse[10] du youyou, qu’il laissa filer jusqu’à son extrémité.
L’embarcation, ainsi maintenue, souffrit moins.
Francis Drake et Charles Elwell, exténués par les coups d’aviron formidables, autant que maladroits, qu’ils n’avaient cessé de donner, purent se reposer. Fernault, lui, prit le seau des mains de Margaret et exigea que la jeune fille reprît haleine.
– Nous nous reposerons chacun à notre tour ! expliqua-t-il.
Margaret, sans répondre, se pencha sur le corps de Jellys, qui gisait dans trois pieds d’eau, au fond du canot. Tout était fini pour lui. Il avait cessé de vivre depuis plusieurs minutes.
Cramponnée à un banc, la jeune fille, transie, ruisselante d’eau, ne bougea plus. Près d’elle, son père et Charles Elwell étaient également immobiles et silencieux ; ils regardaient les lames qui, à chaque seconde, semblaient devoir s’écrouler sur la frêle embarcation. Le sentiment de leur impuissance les écrasait.
Pierre Fernault, qui vidait avec ardeur l’eau emplissant l’embarcation, se redressa soudain :
– Le gueux ! gronda-t-il. Il nous poursuit !
C’était vrai ! À 200 mètres à peine, la masse noire de l’Adler s’estompait dans les ténèbres !
Logique avec lui-même, Kressler avait voulu jouer jusqu’au bout son effroyable partie : au risque de voir l’Adler chaviré par une lame, il avait viré de bord et, à petite vitesse, tentait de rejoindre les fugitifs.
À vrai dire, le bandit, en entreprenant cette manœuvre désespérée, ne savait guère comment il aboutirait à ses fins. Malgré la tempête qui faisait rage, c’était, en somme, une tâche assez facile pour le yacht que de rester en vue du youyou, surtout maintenant que l’Adler avait réussi à changer de direction sans être englouti.
Mais après ? Ou bien le youyou serait avalé par les lames, ou bien il continuerait à flotter. Aucune de ces deux alternatives n’était pour satisfaire Kressler. Ce qu’il voulait, c’était reprendre ses victimes. Or, il n’avait pas d’embarcation pour leur donner la chasse. L’Adler pouvait lui servir à suivre les fugitifs, à couler leur canot même, mais non à s’emparer d’eux, à moins d’une défaillance de leur part.
Kressler se cramponna à cet espoir. Jellys – dont il ignorait la mort – était vieux ; Margaret Drake n’était qu’une faible femme, et même, si elle résistait, la vue de ses souffrances pousserait son père à tout accepter pour les faire cesser. Malheureusement, restait cet inconnu, l’homme que Kressler devinait être l’artisan de tout, Pierre Fernault. Que ferait-il ? N’empêcherait-il pas ses compagnons de se rendre ?
On verrait bien. Pour l’instant, il fallait parer au plus pressé.
Des hommes de vigie furent placés à l’abri des bastingages, tout autour du navire, avec ordre de ne pas perdre le youyou de vue – ce qui était presque impossible – et, surtout, de se tenir prêts, au premier coup de sifflet, à lancer des bouées lumineuses à la mer. Ceci au cas où le youyou coulerait. Kressler comptait sur l’instinct de la conservation pour pousser les fugitifs à nager vers les bouées et à s’y cramponner. En ce cas, l’Adler resterait en vue des bouées jusqu’à ce que la tempête s’apaisât et permit de mettre un radeau à la mer pour reprendre les fugitifs.
Ce radeau, quatre hommes furent sur-le-champ chargés de le construire, et de tout préparer pour son lancement. Uhrbach monta des fusées dans la chambre de veille ; elles devaient permettre, le cas échéant, de faire des signaux au radeau, pour l’aider à retrouver le yacht.
Ayant tout-« organisé » à la manière allemande pour rattraper ses victimes, Kressler, sans éloigner de ses yeux les jumelles avec lesquelles il ne cessait de fixer le youyou, ordonna qu’on lui amenât Marburg.
L’ancien assistant d’Elwell, après sa brève explication avec Kressler, était tant bien que mal redescendu sur le pont et avait regagné sa cabine, où le maître d’hôtel – un ancien étudiant en médecine – l’avait pansé.
Il reposait sur sa couchette, lorsqu’un matelot vint lui transmettre le « désir » qu’éprouvait Kressler de le voir sur-le-champ.
Marburg, à demi délirant de fièvre, – car sa blessure était sérieuse, – dut être aidé pour s’habiller.
Titubant, claquant des dents, et avec cela tremblant de peur, car il se doutait bien que ce n’était pas pour lui faire des compliments que Kressler l’envoyait chercher, il arriva sur la passerelle après avoir été deux fois roulé par les coups de mer.
Kressler, brutalement, le poussa dans un angle, à l’abri du « cagnard », triangle de toile soutenu par le montant de la tente.
– Que s’est-il passé ? Exactement ! lui cria-t-il dans l’oreille. Et pas de mensonges ni de réticences, si tu tiens à ta peau !
Marburg, grelottant de fièvre autant que de terreur, raconta ce qui lui était advenu : comment, en revenant de la réserve où il était allé chercher des vivres, il avait été attaqué à l’improviste par deux inconnus…
– Tu mens ! Il n’y en avait qu’un ! Je l’ai vu dans le canot ! interrompit Kressler. Faut-il que je te fasse fouetter ? Va !
– Il n’y en avait peut-être qu’un… balbutia Marburg. Je n’ai pas bien vu ! J’ai reçu une balle dans la poitrine… Je suis tombé ! L’homme ou les deux hommes en ont profité pour s’emparer de moi… Ils avaient dû me suivre, car ils m’ont porté dans la chambre de froid… Je ne l’avais pas fermée à clé !… Je ne pouvais penser que nous eussions des ennemis à bord…
– Je t’avais pourtant donné des instructions formelles, imbécile ! Continue !
Parmi le mugissement des paquets de mer se poursuivant sur le pont du petit navire, les hurlements du vent, Marburg continua. Il affirma que l’inconnu connaissait le maniement des appareils à congélation, et que c’était lui qui avait ranimé les prisonniers.
Lui, Marburg, s’était évanoui et, lorsqu’il était revenu à lui, il n’avait plus vu personne.
Malgré sa blessure et la faiblesse résultant de sa perte de sang, il avait voulu immédiatement prévenir Kressler…
Tout ce récit demanda près de vingt minutes. Car, à chaque instant, des rafales emportaient les paroles de Marburg ; il devait les répéter. D’autres fois, le misérable, perdant son équilibre à la suite d’un coup de tangage, s’affaissait dans l’angle de la passerelle.
Kressler, se baissant, le relevait brutalement. Et, meurtri, confus, étourdi, frissonnant de fièvre et de froid, Marburg devait reprendre le fil de son récit :
– Tu es un traître ou un imbécile ! conclut Kressler, dès que son acolyte eut terminé. Deux espèces également nuisibles, les imbéciles surtout. As-tu seulement vérifié si les appareils sont intacts ?
– Je… je n’y ai pas pensé ! bafouilla Marburg.
– Un imbécile. C’est cela. Va te coucher. Et ne sors pas de ta cabine sans mes ordres !
Marburg fit entendre un grognement soumis et, rampant le long des rambardes, se dirigea vers l’échelle.
Kressler, tout en écoutant son acolyte, n’avait pas perdu le youyou de vue.
Grâce à l’ancre flottante construite par Fernault, le frêle esquif continuait à se maintenir sur l’eau. Il apparaissait et disparaissait sur la crête des lames, tache grise parmi les vastes nappes d’écume d’un blanc livide, éparses sur l’océan.
Kressler avait fait ralentir l’allure de la machine, qui tournait le plus doucement possible, juste pour empêcher le yacht de dériver sous l’action de la bourrasque. Maintenant que l’Adler n’avançait plus, l’assaut des lames contre lui était devenu moins acharné, les coups de mer moins violents et moins fréquents.
Le jour était proche. Vers l’est, une bande livide, cuivrée, faisait pâlir le ciel noir au ras de l’horizon.
Kressler, abandonnant quelques secondes ses jumelles, parvint à enflammer un tison, dont il alluma un cigare.
Peu à peu, il imaginait un nouveau plan.
La mer s’était légèrement calmée ; au jour, si le youyou flottait encore, peut-être pourrait-on mettre à la mer le radeau, que les marins de l’Adler étaient en train de construire. Le youyou serait rejoint ; ses occupants faits prisonniers. Et tout se réduirait à une alerte. Imbécile de Marburg !
… Contrairement à ce qu’espérait Kressler, la mer grossit encore après le lever du soleil, bien que le vent eût diminué de violence. Le youyou, plus secoué que jamais, ne parut pas devoir résister bien longtemps.
À l’aide de ses jumelles, le bandit put voir que les fugitifs étaient tous occupés à vider l’eau, que les lames déversaient, par paquets, dans le frêle esquif. Le moment allait venir où les malheureux, à bout de forces, cesseraient de bailler[11], et alors ce serait la fin. La fin du youyou et aussi des ambitions de Kressler.
Cet instant, vraiment, était proche. Les victimes de Kressler, ivres de fatigue et d’épuisement, n’agissaient plus que sous l’influence de l’instinct de la conservation.
Margaret Drake et son père, surtout, étaient au bout de leurs forces.
Charles Elwell et Pierre Fernault, plus robustes, accomplissaient, seuls, une tâche utile. Car Francis Drake et Margaret, hagards, moribonds, ne se mouvaient plus que mécaniquement, sans bien comprendre ce qu’ils faisaient.
Ils s’efforçaient de rejeter à la mer, à l’aide d’une écope, l’eau emplissant le canot. Mais leurs mouvements étaient si maladroits que l’écope, la plupart du temps, était vide lorsqu’ils la secouaient au-dessus du bordage.
Et pas un mot. Les infortunés avaient la même pensée en tête, et ils le savaient ; alors, inutile de se la communiquer : ils lutteraient jusqu’à l’épuisement de leurs forces, jusqu’à ce qu’une lame engloutît le youyou. Il n’y avait rien d’autre à faire.
Dans combien de temps viendrait la fin ? Pas longtemps, bien sûr. Cela, ils le sentaient tous.
Margaret Drake fut la première à s’abandonner. Non par manque d’énergie, mais simplement par épuisement de ses forces physiques.
Une lame, assaillant l’embarcation, s’abattit sur la jeune fille. Elle poussa un léger cri et tomba en avant, sur les bancs, tandis que l’écope s’échappait de ses mains amollies.
– Ma fille ! gronda Francis Drake, en se précipitant sur Margaret, qu’il souleva et serra dans ses bras. Une secousse de l’embarcation le fit trébucher ; il s’affaissa entre deux bancs, dans le fond du canot, sans cesser de presser sa fille contre lui.
– Done ! (Faits !) grommela Charles Elwell, découragé. Inutile de se fatiguer davantage, hé ?
– Je ne pense pas ! fit simplement Fernault.
Lui aussi croyait que tout était fini. Il voyait la mer grossir encore, et savait que le youyou, aux trois quarts plein, était à la merci de la première lame un peu forte. Il lâcha le seau avec lequel il écopait et s’assit au côté du chimiste.
Les deux hommes, silencieux, regardèrent en silence la masse blanche de l’Adler qui se balançait violemment à 200 mètres d’eux ; un mince voile de fumée rousse, aussitôt rabattu par le vent, jaillissait de son tuyau jaune. Par instants, le yacht disparaissait entre deux montagnes d’eau jaunâtre, la pointe de ses mâts se distinguant seule…
Et rien d’autre en vue. Un voile gris cachait complètement l’horizon. Aucun espoir possible.
Pierre Fernault eut un geste d’impuissance. C’était bien fini. Il abandonnait la lutte.
– Nous avons fait ce que nous avons pu ! murmura-t-il entre ses dents, comme pour se justifier lui-même.
– Ah ! regardez ! haleta Charles Elwell, en se dressant, comme si un ressort l’eût soulevé.
Le long des flancs de l’Adler, un bizarre assemblage de planches et de barils descendait lentement, suspendu aux porte-manteaux de la grande chaloupe. Des cordes étaient fixées à chacune des extrémités de l’extraordinaire engin, et servaient aux marins, disséminés sur le pont du yacht, à en atténuer le balancement.
En quelques instants, le radeau – car c’était le radeau construit sur les ordres de Kressler – eut touché l’eau.
Une demi-douzaine de matelots, à qui Kressler avait promis deux mille dollars si la tentative réussissait, se laissèrent glisser le long des flancs du yacht, pour s’embarquer sur le rudimentaire engin. Deux d’entre eux, soulevés par une vague, furent projetés contre la coque de l’Adler, et écrasés comme des punaises. Un troisième tomba entre le yacht et le radeau ; il revint à la surface, si malencontreusement que le radeau le broya contre les flancs du yacht.
Mais déjà Kressler doublait la récompense promise. Quatre mille dollars ! De quoi vivre sans rien faire !
D’autres bandits réussirent à rejoindre les trois qui avaient pu prendre pied sur le radeau.
Fernault et Charles Elwell, immobiles, virent Kressler lui-même – ils le reconnurent malgré la distance – descendre à son tour, à l’aide d’une corde, et sauter la plate-forme de bois ; ils virent que les marins restés à bord du yacht faisaient passer des fusils, des gaffes et des avirons à l’équipage du radeau.
Puis, brusquement, le barbare engin s’éloigna du yacht et, sous l’action de six robustes rameurs, se dirigea vers le youyou…
Kressler avait compris que le petit canot n’en avait plus pour longtemps. Maintenant, après avoir tout risqué, il risquait sa peau, même pour reprendre ses victimes !
Le radeau, manié par six vigoureux bandits et guidé par Kressler lui-même, qui, debout à l’arrière, le dirigeait à l’aide d’un aviron, se rapprocha lentement des fugitifs. Plusieurs fois, il faillit chavirer ou être roulé par les lames, mais l’habileté de Kressler et sa vigueur le maintinrent.
Le youyou, maintenant, était plein.
Cramponnés aux bancs, Francis Drake, qui continuait d’étreindre sa fille, toujours évanouie, Pierre Fernault et Charles Elwell avaient de l’eau jusqu’à la ceinture.
Seul, Drake n’avait pas encore vu le radeau. Il n’avait d’yeux que pour Margaret, affaissée, inerte, contre sa poitrine.
– Monsieur Drake ! clama soudain le Canadien. Voilà Kressler qui arrive !
– Kressler ! s’écria le financier, hagard.
– Oui ; il est sur un radeau ! À 100 mètres de nous ! Regardez !
Francis Drake tourna la tête et distingua la silhouette anguleuse du bandit qui, son aviron bien en main, droit, les traits encore durcis par l’effort, se dressait, comme le génie du mal, à l’arrière du radeau.
Ses yeux s’injectèrent de sang. Un tremblement le saisit. Mais il ne prononça pas une parole ; il sentait trop son impuissance.
La voix dure de Kressler retentit, décuplée par un mégaphone de cuivre :
– Ne bougez pas : je viens vous sauver !
– Moi, je préfère la noyade ! gronda Fernault entre ses dents.
– Moi aussi ! fit Elwell.
Francis Drake ne répondit pas un mot : il regarda sa fille…
Comme si Kressler l’eût deviné, il cria :
– Laissez-moi au moins sauver miss Drake !
Ces paroles, hypocrites à la fois et sincères, de Kressler, se perdirent dans le tumulte du vent et de la mer. Une lame avait soulevé le radeau et l’avait presque retourné, malgré les efforts de ses rameurs.
Dans le youyou, personne ne bougeait.
Les fugitifs, atones, virent Kressler, ses jambes écartées, comme scellées sur les planches du radeau, redresser d’un vigoureux coup d’aviron le fragile assemblage de planches et de barils.
– C’est un homme ! grommela Charles Elwell.
– Une brute solide, voilà tout ! rectifia Fernault, en haussant ses larges épaules.
Le radeau, habilement manœuvré, recommença à se rapprocher du youyou, plein maintenant jusqu’aux lisses.
Kressler, que son bras gauche brisé, étroitement sanglé contre son torse, faisait apparaître plus grand, clama :
– Ne bougez pas ! Vous serez tous sauvés ! C’est Drake et miss Drake que je veux, d’abord ; je rends les autres responsables de leur sauvetage ! Vous entendez, Elwell ? Je vous fais hacher en morceaux si vous bougez !… Du jus, vous autres, rascals !
Les six bandits composant l’équipage du radeau tirèrent plus vigoureusement sur leurs avirons. Ils étaient épuisés, mais la perspective d’en finir, de revenir à bord se reposer, leur redonnait de la vigueur.
Francis Drake serra sa fille évanouie contre sa poitrine. Il regarda ses compagnons, et ceux-ci comprirent. Le père était vaincu, il était prêt à tout accepter pour que sa fille vécût.
Charles Elwell et Pierre Fernault, silencieux, détournèrent la tête.
Le radeau n’était plus qu’à trente mètres.
– On va vous jeter une corde ! hurla Kressler. Vous y attacherez miss Drake. Ensuite, ce sera le tour de son père, puis de Charles Elwell et d’Edward Jellys et du gentleman dont je ne sais pas le nom… mais dont je serai heureux de faire la connaissance ! Attention !
Un instant, le radeau fut en équilibre sur la crête d’une lame. Un effort de ses rameurs le fit glisser dans la vallée d’eau qu’il surplombait. Il se trouva presqu’à toucher l’épave, submergée aux trois quarts, du youyou.
Un des marins de l’Adler, adroitement, lança sur le canot une mince drisse à pavillons.
Elle retomba sur Fernault qui s’en saisit :
– Que dois-je faire, monsieur Drake ? demanda le Canadien en se penchant vers le malheureux père.
Francis Drake eut un nouveau regard, un regard d’inexprimable détresse et de désespoir sans nom. Fernault regretta sa question.
Vivement, il ceintura Margaret de la mince cordelette, puis, se tournant vers Drake, expliqua :
– Vous allez m’aider à la soulever ! Il faut la faire passer par-dessus le bordage du youyou…
Avant de procéder à cette opération, Fernault, très pâle, se redressa :
– Vous y êtes ? clama-t-il à l’adresse des bandits. Attention ! Halez lorsque je vous le dirai ! Et tenez-vous prêts à saisir miss Drake, de façon qu’elle ne heurte pas votre damné radeau !
– Pas besoin de conseils, l’homme ! cria Kressler. Miss Drake est attachée ? Bon. Nous sommes prêts !… Halez, vous autres !
Fernault et Francis Drake, ayant soulevé par-dessus le bordage du youyou le corps inerte de la jeune fille, le laissèrent doucement glisser à l’eau.
Une justice à rendre à Kressler : avant de quitter l’Adler, il avait donné de sévères instructions à ses bandits pour qu’ils eussent à traiter miss Drake avec toutes les précautions possibles et tout le respect qui lui était dû.
La jeune fille, malgré la formidable agitation de la mer, fut doucement tirée jusqu’au radeau.
Un des marins la saisit par le bras et par ses longs cheveux blonds qui flottaient autour de sa tête comme une auréole, et, l’ayant soulevée, la déposa doucement sur les planches, sans le moindre heurt :
– Attachez-la, qu’elle ne roule pas à la mer ! commanda Kressler, qui avait l’œil à tout. Et envoyez vite le bout !
– À vous, Drake ! hurla-t-il.
Francis Drake avait assisté, hagard, au sauvetage de son enfant. La drisse ayant été de nouveau lancée dans le youyou, le financier se laissa passer le filin sous les bras, par Fernault, sans prononcer un mot.
Ce ne fut que lorsque le Canadien acheva de serrer le nœud, qu’il parut revenir au sentiment de la situation. Il frissonna et, toujours silencieux, saisit la main de Fernault et la serra brusquement dans les siennes.
– Dépêchons ! glapit Kressler. Mes hommes s’épuisent ! Vous y êtes, Drake ?
– Ready[12], répondit Fernault, en aidant le financier à enjamber le bordage de l’embarcation.
– Ce sera ensuite à votre tour, fit le Canadien en se penchant vers Charles Elwell qui, cramponné à un banc du youyou, n’avait pas bougé. Moi, je préfère vingt fois boire la mer et ses poissons, plutôt que de retomber entre les griffes de ce négrier ! Bonne chance !
– Que voulez-vous… ? commença le chimiste, ébahi.
N’en croyant pas ses yeux, il vit Fernault attacher une gourde remplie d’eau douce et un sac caoutchouté plein de biscuits à une des ceintures de liège garnissant le canot, et, muni de ce bagage, se laisser glisser à la mer, du côté opposé à celui où se trouvait le radeau.
Kressler, pour l’instant, n’avait d’yeux que pour Francis Drake ; il ne s’aperçut de rien.
Fernault, qui avait passé la ceinture sous ses bras, nageait vigoureusement. Il s’était déjà éloigné d’une quarantaine de mètres, lorsqu’une lame le souleva. Il apparut distinctement sur le ciel gris :
– Damn’d ! gronda Kressler, soudainement pâli. Le rascal qui s’échappe ! Hellmark ! Luppschütz ! Vos revolvers ! Fusillez-moi ce voyou ! Je veux le voir couler !
Les deux bandits à qui s’adressait cette injonction cessèrent un instant d’actionner leurs avirons et, tirant les revolvers accrochés à leurs ceintures, firent feu dans la direction du nageur.
De la poudre et des balles bien inutilement gaspillées !
Fernault n’était déjà plus visible, ou plutôt n’était visible que par brèves intermittences, chaque fois qu’une vague le soulevait. Mais il apparaissait régulièrement là où nul ne l’attendait, et ce, pour disparaître aussitôt.
– Assez, imbéciles ! commanda Kressler, se rendant compte de l’inanité de cette fusillade. Le rascal crèvera de faim et de soif ! Inutile de s’en inquiéter !
« À vos avirons, idiots !
Le radeau, en effet, n’étant plus maintenu que par deux avirons, dérivait peu à peu sous l’effort du vent et, malgré l’habileté de Kressler, menaçait à chaque seconde d’être chaviré par une lame. Les deux bandits, rengainant leurs revolvers, reprirent leurs rames.
Francis Drake, halé par quatre poignes vigoureuses, n’était plus qu’à quelques mètres du radeau. Il fut hissé à bord.
Il était si épuisé, si vidé, qu’il put tout juste ramper jusqu’auprès de Margaret, toujours inerte. Il s’abattit à ses côtés, lui saisit la main et ne bougea plus.
– À vous, Elwell ! cria Kressler. Où est Jellys ? Je ne le vois pas, cette vieille moule !
– Cette vieille moule est morte, assassinée par vous ! articula le chimiste en se dressant. Prenez-moi si vous voulez, mais je vous avertis que mes inventions, vous ne les aurez pas !
– Attrapez la corde et attachez-vous ! répondit simplement Kressler, de sa voix brève.
Elwell, ayant saisi au vol la drisse qui lui était lancée, obéit, et fut à son tour tiré sur le radeau.
– À bord ! ordonna Kressler à ses hommes, tandis que le chimiste, guère mieux en point que ses compagnons d’infortune, se couchait, non loin de Francis Drake.
Le radeau, violemment secoué par les lames, vogua vers l’Adler.
Stein avait eu la bonne idée d’amener le yacht sous le vent de la grossière embarcation, laquelle n’eut pour ainsi dire qu’à se laisser dériver vers lui.
La mer, bien qu’encore très grosse, s’était considérablement calmée. L’embarquement de Margaret et de Francis Drake, aussi bien que celui de Charles Elwell et des gens du radeau, n’offrit pas de grandes difficultés.
Kressler, tremblant d’épuisement, mais se maintenant à force de volonté, fit transporter Margaret et son père dans une des plus confortables cabines du yacht :
– Lorsque vous vous sentirez mieux, vous vous occuperez de votre fille, dit-il à Francis Drake. Voici du linge, de l’eau de Cologne et un gant de crin. Lorsqu’elle ou vous désirerez quoi que ce soit, vous n’avez qu’à sonner.
Et le bandit se retira, sans attendre de réponse.
Charles Elwell fut moins bien traité. Kressler le fit étriller – il n’y a pas d’autre mot ! – par deux vigoureux matelots, puis le chimiste, pourvu de vêtements et de linges secs, fut porté, les fers aux pieds et aux mains, dans la chambre de veille, sur la passerelle. Un marin lui fit avaler un grog chaud et une grosse tablette de chocolat.
– Maintenant, reposez-vous, maître Elwell ! déclara Kressler. Je vais en faire autant. Ensuite, nous tenterons de régler nos comptes !
Il sortit.
Cet homme était de fer. Ayant fait remettre le yacht en marche, il s’entretint pendant quelques instants avec Stein et le chef mécanicien, puis, seulement, gagna sa cabine, s’étendit, toujours enveloppé dans ses vêtements trempés, sur sa couchette, et s’endormit presque aussitôt.
À une heure de l’après-midi, après six heures de sommeil, il fut debout.
Le vent était complètement tombé. Une longue houle trahissait seule, encore, le passage du cyclone.
Kressler sonna le bandit qui lui servait de maître d’hôtel. C’était un ancien étudiant qui avait renoncé à la médecine, le diable seul aurait pu dire pourquoi. Avec son aide, Kressler changea d’habits et refit le pansement de son bras cassé.
Il alla ensuite s’enquérir de ce que devenaient ses prisonniers : Elwell dormait toujours, Francis Drake et sa fille aussi.
Kressler s’en fut rendre visite à Marburg, l’homme chargé des appareils frigorifiques. Marburg était plutôt mal en point. Sa blessure à l’épaule allait bien, mais le misérable délirait, sous l’empire d’un accès de fièvre chaude.
Kressler, impassible, lui tâta le pouls et l’examina longuement :
– Il n’en reviendra pas ! articula-t-il. S’il en réchappe, il sera fou, ce qui ne le changera guère. Inutilisable. Heureusement qu’il reste Elwell !
Il regagna la passerelle.
Suivant ses ordres, l’Adler continuait toujours à courir vers le nord. Il ordonna à Uhrbach, qui était de quart, de prendre la hauteur du soleil, afin de déterminer la position du yacht.
Quelques minutes plus tard, Uhrbach lui apporta le résultat de ses calculs : l’Adler se trouvait par 176° 3o’ de longitude Est et 48° 16’ de latitude Nord, soit dans les parages des îles Aléoutiennes, loin des routes fréquentées par les navires.
Kressler, satisfait ou non, ne le montra pas. Il fit appeler le chef-mécanicien Furkheim, et lui demanda quelle était exactement la quantité de charbon restant dans les soutes :
– Pour huit jours au plus, répondit sans hésiter le maigre Poméranien. Nous avons dû brûler beaucoup pendant le cyclone, pour maintenir la vitesse…
Sans répondre, Kressler se pencha sur la carte du Pacifique-Nord étalée sur le bureau d’acajou de la chambre de veille.
Huit jours de navigation, c’était beaucoup plus qu’il n’en fallait pour atteindre un port du Japon et y charbonner. Mais… il se pouvait que le Mermaid, le croiseur américain si dextrement lâché par l’Adler, eût déjà signalé par TSF dans tous les ports du monde la description du yacht. Dans ce cas, Kressler et son navire seraient pris comme dans une trappe, sans espoir de fuite. L’équipage de l’Adler, habilement interrogé, raconterait ce qui s’était passé… l’assassinat des marins américains. Ensuite : la potence. La succession logique des événements l’indiquait.
Kressler eut un frisson intérieur. Non, pas le Japon. Les ports où l’on peut charbonner dans l’empire du Soleil-Levant sont trop peu nombreux. Mais alors ? Revenir aux États-Unis ? Trop loin, et encore plus périlleux que le Japon. Mexique ? Également trop loin.
Une seconde, Kressler caressa l’idée d’aller se placer sur le passage des navires reliant le Japon à l’Amérique, d’en arrêter un et de s’emparer du contenu de ses soutes, avant de le couler et d’en massacrer l’équipage. Mais l’affaire lui apparut comme trop risquée. Il n’était pas assez sûr de ses hommes, lesquels, par surcroît, étaient en trop petit nombre.
Kressler regarda encore la carte. Un seul pays se trouvait dans l’actuel rayon d’action de l’Adler : la Sibérie, le Kamtchatka, l’île de Sakhaline. À Alexandrowsk ou à Nikholaiewsk, il était certain de trouver du charbon, et certain aussi de n’avoir rien à redouter.
Les Russes n’utilisent guère le progrès. Pas de TSF chez eux, surtout dans ces ports reculés, qui servent juste à l’embarquement et au débarquement des forçats.
S’il ne trouvait pas de charbon, sa conduite était toute tracée : empoisonner l’équipage de l’Adler, afin de s’assurer de sa discrétion, et couler le navire. Quant aux prisonniers, il allait y réfléchir. Avant d’atteindre l’Asie, il réussirait peut-être à en tirer ce qu’il voulait. Sinon… il s’inspirerait des événements. Un sourire imperceptible, mais sinistre, accompagna cette dernière pensée.
– La route sur le détroit de La Pérouse ! dit-il à Uhrbach. Je vous remercie, herr Furkheim ! Tournez à 55 tours, cela suffit !… Maintenant, causons, Elwell ! conclut-il en se tournant vers le chimiste qui gisait, fers aux mains et aux pieds, sur le divan faisant face à la table des cartes.
Charles Elwell ne répondit pas. Depuis qu’il s’était laissé ramener à bord de l’Adler, son humeur taciturne s’était encore assombrie. Tandis qu’on le changeait de vêtement, qu’on le garrottait, qu’on l’alimentait, il n’avait pas prononcé un mot.
Kressler le regarda longuement.
– Pas bavard, hé ? dit-il sans s’émouvoir. Nous verrons cela !
Il sortit tranquillement de la chambre de veille et se dirigea vers la cabine où il avait fait enfermer Francis Drake et sa fille.
Il frappa. À travers la porte, il entendit Drake crier d’entrer.
Ayant attiré le battant à lui, il vit le financier, très pâle, les traits tirés, assis au chevet de Margaret qui reposait tout habillée sur une des couchettes.
– Mes respects, miss ! fit le bandit en se découvrant. Drake, bonjour ! Je suppose que rien ne vous a manqué : j’avais donné des ordres en conséquence.
« Drake ! C’est notre dernier entretien. J’ai risqué ma vie, cette nuit, pour vous sauver. Ce n’est pas un reproche : je recommencerais, s’il le fallait, et vous ne me devez aucune reconnaissance. Mais je ne veux pas recommencer. Je vous tiens et je vous garde. Vous ne m’échapperez pas, ni votre fille.
« Vous êtes ruiné, vous le savez. Le papier que je veux de vous n’a d’autre but que de préciser nos situations respectives vis-à-vis de la loi. Les lois sont stupides, mais elles existent. Je dois en tenir compte. Si miss Drake daigne m’accorder sa main, mieux encore. Je lui laisserai la plus complète liberté ; je lui ferai une rente de trente mille dollars par an, et à vous autant, Drake. Mari et gendre modèle, hein ? Je suis ainsi.
« Réfléchissez ! Ce soir, à sept heures, je reviendrai. Ce sera oui ou non. Si c’est non, je vous ferai redescendre dans la chambre de froid, vous et votre fille. S’il est de mon intérêt de le faire, je vous ranimerai… dans des mois ou dans des années. Je tenterai de nouveau de m’entendre avec vous. Je suis patient. Mais les événements nous dirigent. Il se peut que je n’aie plus besoin de cette formalité. Dans ce cas, vous ne vous réveillerez pas, ni miss Drake. Dans les affaires, il n’y a pas de place pour le sentiment. Et vous serez ainsi la cause du trépas prématuré de votre jeune fille, Drake ! Vous… »
Un faible, un léger rire crépita. Margaret Drake riait.
Kressler, interloqué, déconcerté, interrompit sa phrase et, se dominant à grand’peine, se tourna vers la jeune fille :
– Je ne vois pas là de quoi rire miss ! commença-t-il sèchement. Il…
– Je ris de vous, monsieur Kressler. De votre naïveté ! Vous perdez votre temps et votre patience. Vous êtes grotesque ! Votre intelligence, dont vous êtes si fier, ne vous a pas permis de sentir tout le mépris que j’ai pour vous ! Mais si mon père cédait à vos basses menaces, je me briserais plutôt la tête contre les murailles, sous ses yeux !
« Moi, Margaret Drake ! Porter le nom d’un individu taré, d’un voleur, d’un assassin, d’un homme destiné à finir sous un gibet ! Vous êtes vraiment naïf, monsieur Kressler ! »
La jeune fille eut un nouvel accès de gaieté sarcastique. Elle se dressa légèrement sur son séant et reprit :
– Assassinez-nous donc de suite, vous éviterez de perdre du temps et vous vous entretiendrez la main ! Songez qu’il y a déjà plus de douze heures que M. Jellys, votre dernière victime, est mort… Vous avez déjà eu le temps de vous laver les mains de son sang !… Votre femme ! Moi ! C’est la première fois que je vous entends plaisanter, monsieur ! »
Une fugitive lueur dans ses yeux, un imperceptible tremblement de ses lèvres rasées trahirent seuls l’effrayante fureur du bandit, en s’entendant ainsi flageller. Il se domina, et, s’étant légèrement incliné, sortit.
Rien à faire. Rien à faire. Il le comprenait. La fille était encore plus enragée que le père. Drake ? Une gélatine. Il ferait comme le voulait sa fille, jusqu’au bout.
Kressler se sentit une envie furieuse d’en finir de suite, sans attendre. Mais la cautèle l’emporta sur la colère. Qui pouvait prévoir l’avenir ? Un jour viendrait peut-être où lui, Kressler, serait bien heureux de tenir Drake et sa fille comme otages.
– Je vais toujours faire préparer la machine à froid ! pensa-t-il. Ce soir, je verrai !… Il y a aussi Elwell à confesser… Il m’a l’air aussi buté que les autres. L’imbécile ! J’aurais fait sa fortune… au besoin ! Mais il ne me croit pas ! Nous verrons bien : quelque torture bien raffinée l’amollira. Et cet imbécile de Marburg qui est blessé !… Il n’y a guère que lui qui connaît la machine à réfrigération !
Pensif, Kressler descendit dans le compartiment renfermant les appareils à congélation. Il les examina minutieusement.
Marburg, en lui en apportant les plans, – volés à Elwell, – lui en avait expliqué le fonctionnement. Mais Kressler, pris par d’autres soucis, n’avait pris ni le temps ni la peine d’étudier les délicats organes.
Il les examina d’un air préoccupé. Condenseurs, radiateurs, pompes à faire le vide, réservoirs d’acide sulfurique étaient intacts. Un moteur à mettre en marche, quelques manettes à tourner et tout le merveilleux organisme inventé par Elwell fonctionnerait. Il n’y aurait qu’à placer les patients dans la chambre de congélation… Seulement, Kressler savait que la moindre erreur pouvait être fatale aux êtres soumis à l’action du froid. Il était essentiel que les patients perdissent progressivement leur chaleur naturelle et fussent pénétrés par le froid devant engourdir leurs organes.
Sur Marburg, il ne fallait plus compter. Dans l’esprit de Kressler, l’ancien préparateur était déjà mort.
– Peut-être que Furkheim ?… pensa le misérable. Oui, Furkheim pourra se débrouiller. Cette brute de Marburg, avant de claquer, lui donnera bien quelques explications !
Kressler gagna la chambre des machines. Furkheim, le chef mécanicien, une courte veste de toile bleue assombrie de taches de graisse moulant son torse osseux, était debout devant les appareils de manœuvre. Kressler, en quelques mots, lui expliqua ce qu’il attendait de lui. Le petit Poméranien, effaré, commença par arguer de son ignorance. Mais l’on ne discutait pas avec Kressler !
Furkheim, tout de suite, fut convaincu. Ayant appelé le second mécanicien à qui il laissa le quart, il suivit Kressler dans la cabine où Marburg agonisait.
Agonisait, c’est le mot. Le misérable, déjà, n’avait plus sa connaissance. La bouche écumante, les yeux révulsés, il se tordait sur sa couchette en hurlant des mots sans suite.
Kressler y reconnut des malédictions à son adresse. Il ne s’en émut pas :
– Qu’on le bâillonne ! ordonna-t-il calmement au matelot qui veillait le blessé. Il est fini. Lorsqu’il ne bougera plus, qu’on le jette par le hublot. Vous pouvez reprendre votre quart, Furkheim !
Rien à tirer, en effet, de Marburg. Quant à Furkheim, privé des explications de l’ancien préparateur, il était bien incapable de comprendre quoi que ce soit au délicat maniement des appareils à froid.
Pensif et furieux à la fois, Kressler remonta sur le pont.
Le ciel, maintenant, était complètement débarrassé des nuages. Une brise glaciale soufflait et ridait légèrement les longues ondulations de la houle. Le tour de l’horizon était vide.
Kressler prit un cigare dans sa poche, et, bien qu’il n’eût qu’un bras à sa disposition, parvint à allumer son havane. Il en tira quelques courtes bouffées, cracha loin de lui un brin de tabac qui s’était introduit dans sa bouche et, sa main droite enfouie dans la poche de son veston, marcha de long en large, pour réfléchir.
De Drake et de sa fille, rien à tirer. La machine à réfrigération inutilisable. Et l’Adler signalé dans tous les grands ports du globe comme pirate et coupeur de câbles. L’affaire allait mal !
Restait Elwell ! Lui non plus ne paraissait pas d’humeur accommodante.
Charbonner en Sibérie, ou à Sakhaline, était assez facile. Mais après ? Kressler ne pouvait passer sa vie sur ce yacht. Ses affaires ne le lui permettaient pas. Et puis, sa disparition, si elle se prolongeait, finirait par faire jaser. Si encore il avait pu replacer ses victimes en état d’anabiose, tout eût été facilité. Drake, sa fille, Elwell, une fois sans connaissance et emballés chacun dans un appareil ad-hoc, étaient faciles à garer. Il les aurait laissés dans quelque crique des îles Aléoutiennes, enterrés dans le sol gelé, et serait venu les reprendre en cas de besoin.
Misérable Marburg qui se laissait ainsi mourir alors qu’il était indispensable !
Kressler secoua la tête.
– Je vais toujours voir Elwell ! conclut-il. Avec un peu de torture, j’aurai sûrement ses formules de teinture, ce sera toujours…
Le misérable tressaillit.
Elwell ! Mais c’était lui l’inventeur de la machine à réfrigération. Un jeu, pour lui, que de replacer Drake et sa fille en état d’anabiose !
Un imperceptible sourire détendit les lèvres du bandit. Il jeta son cigare presque entièrement consumé et remonta sur la passerelle.
Charles Elwell se trouvait toujours dans la chambre de veille. Sa physionomie était aussi dure, aussi fermée.
Kressler attira un pliant à lui et s’assit devant le divan où était étendu le chimiste.
– Je viens pour fixer votre sort, Elwell ! dit-il sans préambule. Écoutez-moi avec calme et attention. Pesez mes paroles. Elles en valent la peine. Songez que la vengeance est une passion bien décevante et qui ne « paie » pas. Si vous vous arrangez avec moi, d’ailleurs, rien ne vous empêchera de vous venger un jour, si vous le pouvez. Tandis qu’autrement, ce sera la torture et la mort.
« Cartes sur table et finissons-en. Je vous demande vos secrets de fabrication pour les teintures dérivées du chlorure de sodium. Je vous garantirai 20 p. 100 sur les bénéfices, et vous devez savoir que je suis un bon homme d’affaires. Je ne renierai pas ma parole. Nous ferons un traité valable pour dix ans, période pendant laquelle vous me réserverez l’option sur toutes vos découvertes. Je sais que vous êtes un des meilleurs chimistes du monde. Mon intérêt sera donc de rester en bons termes avec vous, ce qui signifie de vous laisser vivre. Vous ne pouvez donc mettre en doute ma loyauté. Il ne tient qu’à vous que je vous remette de suite en liberté. Vous n’avez qu’à me livrer les formules…
– 71 et 19, acheva Elwell. Je le sais. Vous me l’avez déjà dit. Vous ne les aurez pas. Je me couperais plutôt la langue avec les dents que de contribuer à accroître la fortune d’un écœurant rascal comme vous !
– Prenez garde, Elwell ! Il se pourrait que ce soit moi qui vous la fasse couper !
– Ne vous gênez pas ! Mais les formules, jamais ! Jellys, que vous avez assassiné, ne parlera pas. Moi non plus !
– Je vous ferai parler quand je voudrai ! affirma Kressler. Une mèche soufrée entre les doigts et la privation de sommeil pendant trois ou quatre jours, cela rend loquace. Et j’ai d’autres procédés !
« Pour l’instant, parlons d’autre chose. Votre ancien assistant, Marburg, est mort ou n’en vaut guère mieux. Or, lui seul pouvait faire fonctionner proprement la machine à réfrigération que vous avez inventée. Furkheim, mon chef mécanicien, pourrait, au besoin, suffire, car Marburg l’a renseigné. Mais je redoute qu’il se trompe, d’autant plus qu’il s’agit de Francis Drake et de sa fille. Je ne voudrais pas qu’il leur arrivât malheur et, ainsi que vous le savez mieux que moi, la plus petite étourderie, la moindre inattention peut transformer en cadavres les patients soumis à l’action de votre ingénieux appareil.
« J’ai donc pensé que vous voudriez bien m’épargner de pareilles inquiétudes et vous charger de plonger Drake et sa fille en état d’anabiose. Vous rendrez ainsi service à vos amis et accomplirez une œuvre humanitaire. C’est toujours flatteur d’accomplir une œuvre humanitaire ! Si vous refusez, eh bien, je courrai le risque de voir périr mes prisonniers. Je le regretterai, mais à l’impossible nul n’est tenu.
« Acceptez-vous ma proposition ? Si vous refusez, je n’insisterai pas : j’ai assez de choses à exiger de vous ».
Kressler se tut. Il regarda son prisonnier. Charles Elwell était de marbre.
Quelques secondes passèrent.
– Je ferai fonctionner « ma » machine ! dit enfin le chimiste. Mais, auparavant, j’exige que vous me fassiez servir à manger, un repas propre. Et que vous me garantissiez ensuite – si tant est que vous soyez capable de tenir votre parole ! – que j’aurai douze heures de tranquillité pour digérer !
– Entendu. Un bon repas, et douze heures de répit. Quand commencerez-vous l’« opération ? »
Deux heures après que j’aurai mangé !
– Très bien. Mais inutile, n’est-ce pas ? de vous avertir que je vous rends responsable de la réussite de l’opération ! Et vous comprenez ce que parler veut dire !
– Je comprends parfaitement ! affirma le chimiste. Faites-moi délier les mains et apporter à manger.
– Tout de suite !
Kressler sortit de la chambre de veille et rejoignit Stein qui se promenait sur la passerelle.
Après lui avoir donné les ordres nécessaires pour que fût contenté le prisonnier, le misérable alla s’enfermer dans sa cabine.
Pendant de longues minutes, il réfléchit. Oui, tout bien considéré, le plus simple était d’insensibiliser Drake et sa fille sans faire d’autres tentatives. Une fois à Nikholaïewsk ou à Alexandrowsk, il se réglerait suivant les circonstances.
Lorsque Kressler revint dans la chambre de veille, Charles Elwell était assis devant la table d’acajou débarrassée de ses cartes, et faisait honneur au repas copieux qui venait de lui être servi. Il mangeait lentement, savourant chaque bouchée, en pensant peut-être que ce repas était le dernier.
Kressler s’assit derrière lui, sur un pliant, et alluma un cigare. Le chimiste, d’ailleurs, ne s’était même pas retourné. Il ratissa tous les plats rangés devant lui, vida les deux bouteilles de vin, et, daignant enfin s’apercevoir de la présence de Kressler, murmura :
– Je désirerais, maintenant, digérer en paix ! Il est deux heures de l’après-midi. À trois heures, je serai à votre disposition !
Kressler, sans mot dire, se leva et referma sur lui la porte de la chambre de veille. À travers les hublots ouverts, il put voir Elwell se recoucher sur son divan et s’assoupir.
À trois heures, le chimiste fut debout. Accompagné de Kressler et du chef mécanicien Furkheim, il descendit dans la chambre de froid.
– Inutile, n’est-ce pas ? avertit-il ses compagnons d’un ton décidé, de m’adresser des observations. Je crois connaître ce que j’ai à faire. Lorsque les appareils seront prêts, je vous en aviserai, afin que vous puissiez y enfermer miss Drake et son père, puisque telle est votre intention !
– Vous en avez pour longtemps ? questionna seulement Kressler.
– Une demi-heure au plus, si cette canaille de Marburg n’a rien dérangé !
Plus un mot ne fut échangé.
Elwell, tranquillement, examina manomètres et thermomètres, tourna des manettes, mit en marche la machine à faire le vide. Derrière lui, attaché à ses pas, Furkheim, le front plissé, la bouche entr’ouverte, tout son être tendu en un immense effort d’attention, essayait en vain de comprendre.
À un certain moment, il hasarda une observation :
– Mais, l’acide, si vous le transvasez avant que…
– Mister Kressler, veuillez faire taire cet âne, ou bien confiez-lui l’ouvrage ! grommela le chimiste sans daigner seulement regarder le mécanicien.
Des yeux, Kressler fit signe à Furkheim de s’écarter.
Toujours en silence, Elwell continua à manœuvrer les délicats organes composant l’appareil. Il arrêta enfin le moteur commandant la pompe à faire le vide et, se tournant vers Kressler qui commençait à s’impatienter en dedans, déclara en se croisant les bras :
– Ça y est. C’est terminé. Mon appareil est complètement inutilisable et irréparable, Karl Kressler ! Faites ce que vous voudrez, maintenant !
Kressler blêmit. Malgré son extraordinaire empire sur lui-même, un frémissement convulsif agita ses mâchoires. Son unique main valide se crispa si fort que les ongles crevèrent la paume. Mais cette vague de fureur ne dura qu’une brève seconde :
– Bien joué, Elwell ! dit-il de sa voix âpre. Maintenant, vous allez payer !
Il siffla. Quatre bandits en armes, qui attendaient devant la porte ouverte du compartiment, se précipitèrent sur le chimiste.
Elwell n’opposa aucune résistance et se laissa ligoter sans prononcer un mot.
– Portez-le dans la chambre de veille ! ordonna Kressler. Et vous, Furkheim, je vous croyais imbécile, mais pas à ce point ! Pensez qu’il a tout détraqué sous vos yeux !
– Mais, herr Kressler, bafouilla le Poméranien, j’ai voulu vous faire observer qu’il vidait l’acide sulfurique sur les…
– Il fallait vous expliquer. Allez-vous-en !
Le chef mécanicien, tête basse, obéit.
Sur ses pas, Kressler quitta le compartiment. C’était surtout contre lui-même qu’il était en fureur. Il aurait dû penser qu’Elwell saisirait cette occasion de se venger ! Le chimiste n’y avait pas manqué !
Maintenant, la machine était hors de service. Pour la réparer, Marburg mort, il faudrait des mois, et encore si l’on y parvenait.
Au reste, peu importait. C’était présentement que Kressler avait besoin d’annihiler ses victimes. Et la chose n’était plus possible.
Une seule alternative restait : faire escale à Sakhaline et envoyer Stein acheter un navire aux États-Unis. Car l’Adler ne pouvait plus naviguer sans conduire ses occupants vers la potence.
– Je transborderai Drake et sa fille sur le nouveau navire. Je tenterai une dernière fois de les convaincre. S’ils n’ont pas changé d’avis, tant pis. Ils mourront. Quant à Elwell ! Il paiera cher son coup d’audace !
Une lueur de sang passa dans les yeux de Kressler. Ah ! celui-là, il périrait dans les tortures ! Il appellerait la mort à grands cris avant d’être délivré par elle !
Le bandit se hâta vers la chambre de veille, si vite qu’il heurta son bras cassé contre la rampe de l’échelle de la passerelle. La douleur fut si violente qu’il faillit crier. Très pâle, il domina sa souffrance et rejoignit Elwell qui, ligoté, avait été replacé sur le divan qu’il occupait avant de déjeuner.
Kressler, s’étant assis sur un pliant, resta muet pendant quelques minutes, ses yeux durs fixés sur le prisonnier. Il parla enfin :
– C’est une comédie qui a assez duré, Elwell. J’ai agi comme un sot : je le reconnais. Mais c’est fini. Je ne vous demande plus rien. Lorsque vous aurez une communication à me faire, je l’écouterai. Je ne suis pas pressé !
Ce fut dit lentement, avec une sorte de calme sinistre. Le chimiste ne put s’empêcher de frissonner.
Kressler, se levant, sortit de la chambre de veille et, pendant le restant de la journée, ne s’occupa plus de son prisonnier. Il ne s’occupa point non plus de Francis Drake et de sa fille, se bornant à les faire surveiller étroitement.
La température, qui s’était considérablement refroidie, baissait encore, et avec rapidité, à mesure que l’Adler se rapprochait du courant glacial qui, provenant des banquises du pôle, débouche à travers le détroit de Behring avant de se perdre dans les eaux plus chaudes du Kuro-Siwo.
Çà et là, vers le Nord, des icebergs, de plus en plus grands, apparaissaient. Et leur approche rafraîchissait encore l’atmosphère.
L’eau gela dans les conduites des cabines.
Kressler, qui surveillait le thermomètre avec attention, jugea le moment venu d’accomplir les desseins qu’il méditait.
Un matin, vers quatre heures, alors que le mercure marquait vingt degrés au-dessous de zéro, quatre robustes marins réveillèrent brusquement Elwell qui sommeillait, engourdi par la douce chaleur régnant dans la chambre de veille. Ils l’enveloppèrent d’une épaisse pelisse de fourrure et le portèrent à l’arrière.
Deux autres marins apportèrent alors une cuve d’eau tiède, prise à la cuisine, et qu’ils déposèrent au pied du grand mât.
Elwell, impassible en apparence, mais se demandant ce que signifiaient ces préparatifs, fut déchaussé. Ses pantalons furent relevés jusqu’à mi-cuisses ; les deux bandits le soulevèrent et le placèrent contre le mât, le long duquel ils l’attachèrent étroitement, debout dans le cuveau rempli d’eau tiède.
Kressler, un cigare en bouche, avait surveillé l’opération. Il saisit un des fanaux suspendus à la filière de la tente, et l’approcha du chimiste. Sans hâte, il vérifia la solidité des cordes maintenant le prisonnier, le serrage des nœuds.
Satisfait, il déposa le fanal sur le pont et s’expliqua :
– Je suppose que vous êtes confortable, Elwell ? dit-il. Seulement, cela ne durera pas. L’eau va se refroidir. Elle va geler autour de vos jambes. Et vous resterez là jusqu’à ce que vous m’ayez livré les formules 71 et 19, ou que vous mouriez. Cette dernière alternative demandera au moins quatre jours et quatre nuits. Quatre jours et quatre nuits, c’est très long, beaucoup plus long que vous ne le supposez, Elwell ! Vous vous en apercevrez !
Le chimiste ne répondit pas. Sous l’influence de la basse température ambiante, l’eau dans laquelle baignaient ses jambes était déjà tombée à zéro. Il commençait à sentir le froid mordre sa chair.
– Mes mesures sont prises, conclut Kressler. Vivez, mourez ; c’est à vous de choisir. Je saurai me passer de vous !
Il replaça son cigare entre ses dents et s’éloigna à pas tranquilles.
Et pendant des heures et des heures, Elwell, les dents serrées, la sueur de l’angoisse coulant à ses tempes, souffrit les tortures de l’enfer. Le contenu entier de la cuve s’était solidifié et broyait ses muscles et ses rotules. Il ne savait plus si ses jambes brûlaient ou gelaient.
Impossible de les bouger, Kressler, avec une diabolique astuce, ayant fait lier ses chevilles l’une à l’autre. Son sang, son sang vivant, qui voulait vivre, refluait vers la partie supérieure de son corps, vers sa tête, pour trouver un peu de chaleur. Des bourdonnements furieux retentissaient dans ses oreilles. Des éblouissements passaient devant ses yeux.
Oubliant toute dignité, Elwell se tordit dans ses liens, en vain. Alors, pris de délire, il commença à hurler, d’une voix aiguë, monotone. Il s’arrêtait de temps en temps, lorsqu’il était trop épuisé, pour recommencer peu après.
Ses hurlements avaient quelque chose de si horrible que les bandits chargés de le surveiller avaient pâli, mal à leur aise.
Pendant toute la journée, Elwell continua ses clameurs. Elles résonnèrent d’un bout à l’autre du navire, dans le calme du vent et de la mer. Margaret Drake et son père devaient les entendre. Et cela, Kressler l’avait prévu.
Vers six heures du soir, il alla rendre visite au financier et à sa fille. Il ne s’était pas trompé : les hurlements du misérable arrivaient, très distincts, dans la cabine servant de prison à Margaret et à son père :
– C’est Elwell qui braille ! expliqua négligemment le bandit après avoir salué ses victimes avec politesse. Je lui fais prendre un bain de pied un peu prolongé, et l’eau a gelé autour de ses jambes. C’est très douloureux, paraît-il. Mais il n’y a rien comme les bains de pieds pour dégager la tête et donner des idées lucides. Si, comme je l’espère, le procédé réussit, il se peut que je vous en fasse bénéficier, Drake !… Car je suppose que vous êtes toujours aussi entêté, ainsi que miss Drake ? C’est extrêmement regrettable !
Aucune réponse n’honora ces odieuses paroles. Père et fille se contentèrent d’envelopper le misérable d’un regard méprisant.
– Je me permettrai de revenir demain matin ! conclut Kressler.
Il se retira sur ces mots.
Pendant toute la nuit, Elwell continua ses affreuses clameurs.
Vers trois heures du matin, succombant à l’épuisement et à l’ébranlement nerveux causé par la douleur, il s’assoupit un peu. Mais ceux qui le surveillaient avaient des ordres. Ils brisèrent la glace autour des jambes du supplicié et remplirent de nouveau la cuve d’eau tiède. Après un soulagement momentané, les souffrances du chimiste reprirent, plus atroces que jamais. Ses hurlements n’eurent plus rien d’humain, – et, soudain, il éclata de rire, d’un rire monotone, sans timbre, ininterrompu, – il était fou.
Kressler, prévenu, ne put que le constater. Il eut un de ses coutumiers haussements d’épaules – comme pour narguer la destinée contraire – et ordonna de descendre le chimiste dans une cabine et de lui faire absorber du vin chaud. Il espérait que l’accès serait de courte durée et que le malheureux, revenu à la raison, consentirait à tout plutôt que d’être de nouveau soumis à l’effroyable torture.
Kressler avait vu juste. Au jour, la folie de Charles Elwell cessa ; elle cessa avec sa vie. Une attaque d’apoplexie l’avait tué.
Kressler, s’étant assuré du décès, fit immédiatement jeter le corps par-dessus bord.
Un instant, il ressentit l’envie de faire subir le même supplice à Francis Drake, mais un vague pressentiment l’avertit que ce serait en vain. Mieux valait garder le financier et sa fille comme otages. Il se désintéressa d’eux, pour le moment.
L’Adler, cependant, continuait sa route vers l’ouest.
Deux jours plus tard, comme il n’était plus qu’à une centaine de milles du détroit de La Pérouse, Furkheim arriva sur la passerelle, pâle et défait.
Il annonça d’une voix tremblante qu’il s’était trompé… qu’il n’y avait plus que pour quelques heures de charbon dans les soutes. Ce charbon était de plus mauvaise qualité qu’il ne l’avait cru ; les chauffeurs avaient été obligés d’en consommer exagérément pour maintenir la pression.
Kressler ne sourcilla pas. La mauvaise fortune, décidément, s’acharnait sur lui :
– Brûlez tout ce qui reste ; ensuite, vous brûlerez les espars, les portes des cabines, les planches du pont, tout ce qui est en bois. Nous sommes à 400 milles d’Alexandrowsk, quarante heures à dix nœuds. Il faut y arriver ! Brûlez aussi la provision de peinture, d’huile et de pétrole. Avec tout cela, nous arriverons !
Furkheim s’était attendu à un pire accueil. Il se retira, tout heureux et surpris, en promettant de tout faire pour que l’Adler atteigne Alexandrowsk.
Et, de fait, quarante-trois heures plus tard, à la fin d’un calme après-midi, le yacht, ses rouffles sans portes, ses écoutilles absentes, son pont déchiqueté, véritable squelette de navire, laissa tomber ses ancres devant la vaste rade d’Alexandrowsk.
Au pilote russe aussitôt venu, Kressler expliqua que son navire était un petit yacht anglais, en croisière d’hydrographie dans la mer d’Okhotsk, et qu’il s’était trouvé à court de charbon par la faute d’un marchand japonais voleur, lequel l’avait indignement trompé sur la quantité du combustible fourni.
Il avait donc tiré sur Alexandrowsk, le port civilisé le plus proche, car des Japonais, il ne voulait plus entendre parler.
Le Russe approuva cette opinion.
Une heure plus tard, l’Adler – dont Kressler avait eu soin de mettre les papiers en règle – accostait le wharf de bois d’Alexandrowsk.
Kressler, après s’être assuré que Francis Drake et sa fille, qu’il avait fait enfermer sous une des cuves servant à contenir les câbles, ne pouvaient être découverts par les douaniers russes, s’en fut à terre, rendre visite aux autorités du pays.
Il comptait, en effet, mener rondement les choses, maintenant. Les dégradations qu’il avait fait subir à l’Adler pour se procurer du combustible lui avaient suggéré un nouveau plan. Il ferait faire les réparations à Alexandrowsk en s’arrangeant à ce qu’elles durassent suffisamment. Pendant ce temps, il regagnerait les États-Unis et achèterait un nouveau navire avec lequel il retournerait à Alexandrowsk pour y reprendre Francis et Margaret Drake. Il les ramènerait en Amérique, les séquestrerait dans quelque cottage isolé, et se servirait de leur vie ou de leur mort, suivant les circonstances.
Malgré son énergie sauvage, il commençait à douter du succès.
Aucune de ses espérances ne s’était réalisée. Edward Jellys et Charles Elwell étaient morts sans avoir parlé. Drake et sa fille n’avaient rien dit. Tout était en question, aussi bien les formules et secrets de fabrication inventés par le chimiste que la propriété de la fortune de Francis Drake !
Les officiers de la Mermaid devaient avoir fait connaître leur rencontre avec le mystérieux navire coupeur de câbles ; or, comme Margaret elle-même s’était rendue aux îles Hawaï pour enquêter sur les câblogrammes envoyés à l’agent de change Gilson, il serait bien difficile de les attribuer à Drake, d’autant plus que, non seulement le financier avait disparu, mais sa fille aussi. Si Kressler insistait pour obtenir le règlement des opérations financières qu’il avait fait exécuter, il risquait de provoquer des suspicions…
Il lui faudrait agir avec circonspection, sans hâte. La Mermaid, heureusement, devait croire l’Adler englouti par le cyclone. Quelques milligrammes d’aconitine, en empoisonnant l’équipage entier du yacht, permettait à Kressler de faire de cette supposition une réalité. Mais, d’ici là, il fallait être prudent. Il le serait.
Enveloppé d’une somptueuse pelisse de zibeline, le bandit, devenu le Dr Jack Mackenzie, de l’Université de Cambridge, se dirigea vers le vaste bâtiment de pierre abritant les autorités de Sa Majesté le Tzar de toutes les Russies.
Oh ! une simple visite de courtoisie, pas plus. Juste pour se présenter et obtenir l’autorisation de charbonner et de se réparer.
Charbonner ? Le pilote ne lui avait pas caché que ce serait difficile, les stocks de houille existant à Alexandrowsk étant plutôt maigres et réservés aux navires du tzar. Car les bateaux faisant le cabotage se servaient de bois.
Mais qu’importait ? Kressler n’avait pas besoin de charbon, attendu que l’Adler ne quitterait Alexandrowsk que pour aller au fond de l’Océan. Le charbon servait juste de prétexte à sa relâche.
Son bras gauche soutenu contre sa poitrine à l’aide d’un large foulard de soie noire, en dedans de sa pelisse, Kressler marchait à pas rapides ; il éprouvait la joie, bien connue des marins, de sentir enfin un sol stable sous ses pieds et se plaisait à faire résonner la terre durcie par les premiers froids sous le talon de ses bottes :
– Mister Kressler ! Mister Kressler !
Le bandit, en s’entendant ainsi interpeller, eut un sursaut de bête fauve. Qui pouvait le connaître dans ce pays perdu ?
Il se ressaisit d’un formidable effort de volonté et se retourna.
À moins de vingt mètres de lui, un officier russe arrivait à grands pas. Un fort gaillard botté, sanglé dans un uniforme de drap olive, orné de larges plaques d’épaulettes d’or, sa face camuse et barbue surmontée d’un bonnet d’astrakan.
Immobilisé. Kressler attendit, l’air interrogatif :
– Je ne me trompe pas, fit en anglais l’officier, arrivé devant Kressler. Vous êtes bien M. Karl Kressler, de San Francisco ?
Kressler eut une brève hésitation. Devait-il avouer sa véritable identité ou jouer son rôle de docteur anglais ? Il opina pour la première de ces alternatives, mais sans se compromettre encore :
– Je ne vous remets pas, gentleman… répondit-il, également en anglais.
Le Russe fit entendre un bruyant éclat de rire :
– Il n’y a rien comme la barbe pour vous changer un homme ! remarqua-t-il. Wladimir Gregorieff, voyons ! Wladimir Gregorieff, ancien attaché militaire à l’ambassade russe à Washington ! Sacré Kressler ! Nous avons assez fait d’affaires ensemble, pourtant !
Le bandit se sentit immensément soulagé. Gregorieff ! Il ne connaissait que lui ! Un jouisseur sans scrupule, prêt à se vendre à n’importe qui, pourvu qu’on y mît le prix. Oui, ils avaient fait des affaires ensemble, beaucoup !
Gregorieff, grâce à sa situation diplomatique, avait fait profiter Kressler de nombreux tuyaux pour jouer à la Bourse. Il lui avait fait obtenir la concession du ravitaillement en pétrole de la flotte russe du Pacifique… Puis, un beau jour, Gregorieff avait disparu, et Kressler n’en avait plus entendu parler, à son grand regret, car ses relations avec lui étaient profitables.
Et il le retrouvait à Alexandrowsk ! Cela pouvait être intéressant !
– J’étais loin de penser à vous, mon cher ! avoua-t-il. Je vous croyais mort !
Gregorieff eut un nouveau rire :
– Merci. Je suis solide. Non. J’ai été rappelé en Russie à cause d’une méchante histoire de faux, où j’étais innocent, je n’ai pas besoin de vous le dire ! Mais le monde est si méchant ! Je réussis tant bien que mal à me disculper. Ce qui n’empêche qu’on m’envoya en disgrâce dans ce pays maudit !
– Vous êtes à Alexandrowsk ?
– Pis encore, mon cher ! Je suis commandant militaire du bagne d’Anioutchkin, à cinquante verstes dans le Nord. Une vie d’ennui et de misère ! Heureusement que les bénéfices y sont bons. J’espère pouvoir quitter le service dans trois ou quatre ans… Mais vous ? Qu’êtes-vous venu faire ici ? C’est à vous, ce petit yacht qui est arrivé cette nuit ?
Tandis que Gregorieff parlait, la diabolique astuce de Kressler avait travaillé. Déjà, il entrevoyait toute une nouvelle combinaison pour rétablir ses affaires compromises par la mort de Charles Elwell, l’obstination de Drake et la mise hors de service de la machine à froid :
– Oui, ce yacht est à moi. Mais je voyage incognito, sous le nom du Dr Mackenzie, Anglais. Inutile de vous dire combien je suis heureux de vous retrouver !… Je crois avoir quelque chose de bon à vous proposer !… Mais, pour l’instant, il me faut aller faire ma visite au chef de district…
Encore un accès de rire de Gregorieff :
– Vous avez le temps, mon cher ! Le colonel Birbatcheff ne vous recevrait pas aujourd’hui ! Le courrier de Vladivostok est arrivé hier, vous comprenez ?
– Je comprends ! Le colonel est très occupé…
– Eh non ! Il a reçu, ainsi que chaque mois, sa provision de champagne, et il est en train de cuver ce qu’il a bu… à moins qu’il ne soit occupé à boire encore !
Vous irez le voir demain, ce sera bien assez tôt ! Venez avec moi ! Nous déjeunons ensemble !
Kressler ne demandait pas mieux. Il emboîta le pas à Gregorieff qui le conduisit dans une assez vaste maison, située non loin du quai :
– Une baraque que j’ai achetée cinq mille roubles, expliqua le Russe. C’est là où je loge à chacun de mes séjours ici, c’est-à-dire tous les trois mois. L’on n’y est pas mal !
Il ouvrit la porte et cria :
– Serge ! Fils de truie ! Un ami à moi déjeune ! Fais-nous quelque chose de soigné ou gare à tes côtes !
Les deux hommes passèrent dans le salon où ronflait un énorme poêle de terre. S’étant installé sur un large canapé, devant une bouteille de cognac authentique, ils causèrent affaires.
Kressler fut précis. Il n’avait pas besoin de se gêner avec Gregorieff. Il avait conservé certains documents qui, envoyés à Pétersbourg, auraient eu pour résultat de changer immédiatement la situation du commandant du bagne d’Anioutchkine, en le transformant en simple pensionnaire de cet établissement.
– Le temps passe ! commença Kressler. Nous vieillissons ! Dire que voilà déjà cinq ans écoulés depuis cette affaire de pétrole ! (L’affaire de pétrole en question était justement celle qui permettait à Kressler de tenir le Russe à sa merci : Gregorieff, moyennant une cinquantaine de mille dollars, ayant fait plusieurs faux.)
À cette délicate allusion, le chef militaire du bagne d’Anioutchkin pâlit un peu, cependant que ses yeux bleus avaient une lueur inquiétante.
Kressler s’aperçut de l’effet produit. Il rassura immédiatement son ami :
– C’est loin, tout ça ! continua-t-il, bonasse. Mais, hélas ! le temps passe, et nos ennuis se renouvellent. La vie devient bien dure à vivre, et moi-même je me trouve en ce moment mêlé à une affaire très délicate dans laquelle vous pourrez peut-être m’être d’un grand secours… Une affaire grandiose et qui, si elle réussit, nous permettrait à tous deux de nous retirer, et vite ! Malheureusement, cela n’a pas marché comme je l’espérais, par suite de circonstances imprévues !
Kressler soupira. Il avala un verre de cognac et s’absorba dans la contemplation des dessins du tapis recouvrant le plancher. Il voulait laisser à ses paroles le temps d’être bien comprises :
– Une affaire dure, hein ? fit Gregorieff en désignant des yeux le bras gauche de Kressler.
– Oui. Mais je pense qu’avec votre… collaboration, on pourrait aboutir vite. Vous êtes le maître absolu dans votre pénitencier ?
– Absolu. Droit de vie et de mort, mon cher ! Heureusement ! Ce sont mes seules distractions ! Les grimaces des pauvres diables qui reçoivent deux ou trois mille coups de chpitsrouti[13] sont assez divertissantes… Vous voulez faire knouter quelqu’un ?
– C’est selon ! murmura Kressler. Il faudrait surtout me garder deux individus, le père et la fille. Les empêcher de communiquer avec qui que ce soit, les terroriser, mais sans les faire mourir… Je veux leur fortune, vous comprenez ?
Un large sourire dilata la face de Gregorieff : s’il comprenait ! Mais il comprenait très bien, parfaitement bien !
– Ce doit être un beau morceau, sûrement ! dit-il en regardant Kressler.
– C’est selon. C’est un financier : Francis Drake… mon ancien associé…
– Je connais ! Mais il est très riche ! Au moins cent millions de dollars !
– Oh ! Beaucoup moins ! Il a beaucoup perdu dans plusieurs affaires, depuis que vous avez quitté les États. Mais deux ou trois des sociétés qu’il contrôle m’intéressent, et je voudrais mettre la main sur son stock. Lui ne veut pas, naturellement ! Je l’avais enlevé à sa fille dans le but de le rendre raisonnable, mais…
– Ah oui ! C’est vrai ! Il a une fille ! Mais épousez-la, mon cher !
– Elle se tuerait plutôt ! Soyez sérieux, Gregorieff ! J’ai pensé à cette combinaison ; je ne l’ai abandonnée que parce qu’elle ne pouvait me mener à rien. Non. Il faut briser la résistance du père, et par tous les moyens !
– Je m’en charge ! affirma le chef du bagne d’Anioutchkine, d’un ton sûr de lui.
– Je l’espère. Mais ce sera rude. J’étais venu ici pour charbonner ; je comptais ensuite séquestrer Drake et sa fille dans quelque rocher des îles Aléoutiennes, sous la surveillance de quatre hommes sûrs…
– Qui se seraient ennuyés à mort et auraient fini par s’entendre avec leurs prisonniers ! objecta Gregorieff, non sans bon sens. Vous m’étonnez, Kressler !
Un petit silence suivit.
Puis Kressler, se décidant, se mit en devoir de raconter toute la vérité à son complice. Cela valait mieux ainsi, d’autant plus que, fatalement, Gregorieff – qui n’était pas un imbécile – finirait par s’expliquer avec Drake.
Le chef du bagne d’Anioutchkine écouta avec attention, sans interrompre une seule fois. Il jubilait, non seulement à la pensée des bénéfices qu’allait immanquablement lui apporter cette affaire, mais parce que, maintenant, Kressler ne pouvait plus rien contre lui.
Il le lui fit sentir aussitôt :
– Décidément, vous voyez grand en tout, vous autres Américains ! Savez-vous, Kressler, que tout ce dont on m’accuse n’est que peccadille auprès de vos… combinaisons ? Quelle audace ! Je m’incline devant vous ! Mais, dites donc, une fois que Drake vous aura signé tout ce que vous voudrez, ne pensez-vous pas qu’il sera bon de s’assurer de sa discrétion absolue et de celle de sa fille, hé ?
– Oui. Absolue, cela va de soi ! fit simplement Kressler.
Plus un mot ne fut échangé sur ce sujet. Les deux hommes n’avaient pas besoin de préciser.
– Il faudrait agir le plus tôt possible ! reprit Kressler. J’ai hâte d’être débarrassé du père et de la fille pour pouvoir en terminer avec mon équipage. Les bavards sont toujours à craindre, et il y en a partout !
– En vingt-quatre heures tout sera terminé. Des nihilistes ? Comprenez-vous ? Il y a toujours des nihilistes ! Je me charge de monter l’affaire ! Le colonel Birbatcheff est toujours ivre ; il a une peur horrible des nihilistes ! Je lui raconterai ce que je voudrai, et il le croira. Nous ferons interner Drake et sa fille à Anioutchkine après un jugement sommaire, et le reste ira de soi… Seulement, il me faut des fonds, Kressler ! Une cinquantaine de mille roubles !
– Je vous les apporterai ce soir !
– Parfait ! Et si nous déjeunions, maintenant ! conclut Gregorieff en se frottant les mains, comme s’il eût terminé à sa satisfaction une affaire quelconque.
Francis Drake et Margaret avaient été descendus dans un réduit situé sous une des cuves servant à renfermer les câbles, et dont il formait en quelque sorte le double fond.
C’était un compartiment de tôle circulaire, haut d’un peu moins de deux mètres et dont le diamètre, correspondant à celui de la cuve qui le dominait, atteignait neuf mètres. En temps ordinaire, ce compartiment servait de magasin à cordages et à voiles. De son ancienne destination, il avait conservé de grossiers rayons de bois, sur lesquels de vieilles haussières achevaient de pourrir.
Une odeur de moisi emplissait cette boîte de fer. Le long des tôles écaillées de rouille, de minces filets d’eau suintaient.
Kressler, cependant, avait fait ménager assez confortablement la prison de ses victimes. Un prélart avait été étendu sur une partie du parquet de tôle. Contre la paroi, deux couchettes, bien garnies de couvertures, étaient accotées. Non loin d’elles, une armoire d’acajou remplie de linge et de provisions était à la disposition des prisonniers. Comme éclairage, une toute petite ampoule électrique qui répandait autour d’elle une faible clarté orange, de beaucoup insuffisante pour lire.
D’ailleurs, les prisonniers n’avaient été munis ni de livres, ni de journaux.
Descendus dans ce réduit comme des paquets, ils avaient été déposés chacun sur une des couchettes. Ils avaient entendu se refermer avec un claquement sourd la trappe de tôle encastrée dans la paroi, et bien que, depuis, de longues heures eussent passé, nul ne s’était plus occupé d’eux.
Francis Drake, après avoir installé sa fille dans sa couchette, s’était lui-même jeté sur son lit. Il n’avait plus d’espoir. Son seul étonnement était de ne pas être mort.
Lorsque les matelots de l’Adler étaient venus le prendre dans la cabine qu’il partageait avec Margaret, il avait cru que c’était pour le porter dans l’entrepont où se trouvaient les machines frigorifiques. Son étonnement avait été grand lorsqu’on l’avait descendu dans sa nouvelle prison. Tout d’abord, il avait cru que c’était pour l’y tuer sans témoins. Puis, la vue des couchettes, de toute l’installation préparée par Kressler, l’avait rassuré. Il n’avait posé aucune question aux marins qui le portaient : il comprenait trop qu’ils ne lui auraient pas répondu.
Depuis, des heures et des heures s’étaient écoulées.
Dans le compartiment, aucun bruit. Le silence de la tombe. Par suite de la proximité des chaudières, la température était assez douce, mais une humidité lourde saturait l’air et rendait la respiration difficile.
Margaret, encore très faible, avait fini par s’endormir. Drake entendait le faible et monotone bruit de sa respiration.
Il se laissa glisser de sa couchette et alla contempler sa fille. Une vague de rage et de désespérance monta à son cerveau, en contemplant les traits tirés et amaigris, l’expression de tristesse de la malheureuse jeune fille :
– Mieux vaudrait peut-être qu’elle ne se réveillât point ! se surprit-il à penser.
Il tressaillit et serra les mâchoires. Lui, Francis Drake, dont toute l’Amérique avait admiré l’énergie, il en était réduit là, impuissant, aveuli, à la merci d’un rascal tel que Kressler, ce Kressler dont il avait aidé les débuts avant d’en faire son associé ! Et il ne pouvait rien, ni pour lui-même, ni pour sa malheureuse fille. Il en était arrivé à souhaiter sa mort !
Deux larmes de honte, brûlantes, montèrent à ses yeux.
S’évader ! Par n’importe quel moyen ! Mais s’évader et punir l’infâme bandit de ses crimes !
Francis Drake, machinalement, marcha vers la trappe de tôle par laquelle lui et sa fille avaient été introduits dans leur nouveau cachot.
C’était un panneau de fer, carré, d’environ un mètre de côté, et dont les bords étaient munis de plaques de caoutchouc pour assurer l’étanchéité de la fermeture au cas où le compartiment eût été envahi par l’eau.
Drake tâta le caoutchouc de ses doigts amaigris :
– Je comprends ! murmura-t-il. Kressler nous a cachés… Nous sommes dans un double fond, dans une caisse à eau vide. L’Adler doit être dans un port… Mais dans lequel ?… Et dire que je suis là, impuissant, comme un rat dans une souricière !
Il eut un haut-le-corps. Sur tout le bord inférieur du panneau, le caoutchouc manquait, arraché ou pourri. Et la lisière même de la plaque de tôle était rongée par la rouille, laissant un intervalle large de plusieurs centimètres entre elle et le bord de la cloison.
Francis Drake, enfiévré d’un vague espoir, introduisit sa main dans l’ouverture, et ne rencontra que le vide. Ayant poussé son bras jusqu’au coude, il tourna sa main en tous sens et heurta ses doigts à un corps dur, qu’il tâta.
C’était un des écrous qui maintenaient extérieurement le panneau de fer dans son alvéole. Drake, les tempes battantes, s’immobilisa, pour reprendre son sang-froid que sa découverte inespérée lui avait fait perdre. En quelques secondes, il se fut ressaisi et entreprit de dévisser l’écrou.
Ce fut difficile, car le prisonnier, par suite de sa position, était obligé de tordre son bras. Pourtant, en moins de dix minutes l’écrou fut entièrement dévissé.
Drake, à tâtons, essaya d’évaluer le nombre des écrous retenant le panneau. Il y en avait douze, trois sur chaque face du carré. Malheureusement, les trois se trouvant sur le côté opposé à la brèche par laquelle Drake avait passé le bras étaient trop loin pour que sa main pût y arriver. S’il ne parvenait point à les atteindre et à les dévisser, tous ses efforts seraient vains, le panneau demeurerait maintenu à l’ouverture.
Tous les espoirs conçus par le financier s’évanouirent d’un coup.
Il jeta un regard vers son lit ; mieux valait s’y coucher et attendre la fin… Mais ses yeux rencontrèrent ceux de sa fille.
Margaret venait de se réveiller et le regardait curieusement. Il eut honte de sa faiblesse et, s’étant approché de la couchette de la jeune fille, il lui expliqua la découverte qu’il venait de faire, mais sans lui donner grand espoir.
Il n’avait pas fini de parler que Margaret, rejetant les couvertures, sautait à bas de son lit :
– Recouche-toi ! lui ordonna-t-il. Tu ne peux rien pour m’aider. Reprends des forces le plus possible. Si je réussis, tu auras besoin de toute ta vigueur !
– Je ne suis plus du tout fatiguée ! affirma la jeune fille, d’un ton ferme.
Drake ne perdit point son temps à insister.
S’étant rapproché de la trappe, il commença patiemment à dévisser le second écrou, puis le troisième. En quelques minutes, huit écrous furent enlevés.
Drake s’attaqua au neuvième. Ensuite, il devrait chercher un expédient pour atteindre les trois autres, ceux de la face supérieure du panneau.
Mais, comme il attirait à lui le neuvième écrou, il sentit que le panneau glissait de haut en bas et n’eut que le temps de retirer vivement sa main pour n’avoir pas le poignet coupé net ! Les écrous du côté opposé à la brèche n’étaient pas en place ! Et le panneau, n’étant plus maintenu, venait de glisser dans ses rainures.
Devant lui, Drake, effaré, vit l’ouverture béante !
Il regarda, et ne vit rien, rien que les ténèbres.
Un ronflement sourd parvint jusqu’à lui. Non pas le ronflement d’une machine, mais un ronflement humain. Un homme devait être là, tout proche, et dormait. Un des bandits de l’Adler, placé en faction par Kressler.
D’une seconde à l’autre, il pouvait se réveiller, apercevoir la lueur s’échappant par l’ouverture béante et donner l’alarme. Cet homme devait mourir.
– Ne bouge pas ! chuchota Drake à l’oreille de sa fille. Il y a quelqu’un au dehors. Il dort. Je vais aller le tuer. Il pourrait nous trahir !
– Oh ! père ! Tuer un homme endormi !
– Préfères-tu qu’il nous perde ? C’est trop une chance inespérée que j’aie pu ouvrir cette trappe. Si nous sommes surpris, jamais plus nous ne retrouverons une pareille occasion ! Ne bouge pas !
– Père ! On pourrait le bâillonner seulement !… insista la jeune fille en saisissant le bras du financier.
Jamais Francis Drake n’avait résisté à une demande de sa fille. Sa volonté s’amollit :
– Laisse-moi ! souffla-t-il. Je ne le tuerai pas !
Il courut vers sa couchette et en arracha une des couvertures qu’il jeta sur son épaule ; puis, serrant dans sa main droite un des écrous de la trappe, – la seule arme en son pouvoir, – il passa sa tête et ses épaules dans l’ouverture béante, en enjamba le rebord et se trouva dans un étroit couloir aux parois de tôle.
Le ronfleur était accroupi, appuyé contre la cloison, à moins de trois pas de là. Grâce à la lueur de la lampe éclairant le réduit, et dont les reflets arrivaient par l’ouverture de la trappe, Drake put distinguer l’inconnu. C’était bien un des marins de l’Adler, une brute rousse à face sinistre. Il dormait profondément, sa tête retombant sur son épaule. Un large couteau de matelot était suspendu à sa ceinture dans une gaine de bois. Drake eut un mouvement instinctif pour s’emparer de cette arme et la planter dans la gorge du misérable. Mais il avait promis à sa fille…
Il s’approcha du bandit, leva sa main, et, de toutes ses forces, abattit l’écrou sur la tempe du dormeur. L’homme, assommé du coup, poussa un mugissement rauque, étendit les bras en avant, et retomba, flasque, inanimé.
Drake, immobile, écouta. Il craignait que le grognement du bandit eût été entendu. Mais le silence persistait.
Rassuré, le financier rejoignit sa fille :
– Je l’ai assommé ! expliqua-t-il. Reste ici. Je vais le ligoter et le bâillonner, au cas où il reviendrait à lui. Ensuite, je prendrai ses vêtements et irai à la découverte !
– Je vous accompagnerai, mon père ! Je ne veux pas vous quitter !
Francis Drake ne répondit pas. Ayant repassé la trappe, il déshabilla rapidement le pirate inerte et passa les vêtements du bandit par-dessus les siens. L’homme ne donna pas le moindre signe de vie. Au fait, peut-être était-il mort ?
Francis Drake ne s’en inquiéta pas. De la couverture lacérée qu’il avait apportée, il attacha pieds et poings à sa victime, lui enveloppa la tête dans trois épaisseurs de laine et, se tournant vers Margaret qui attendait, immobile, à trois pas derrière lui, murmura :
– Viens, ma fille ! Et pas de bruit !
Le couloir sur lequel s’ouvrait le réduit ayant servi de prison aux victimes de Kressler était plongé dans les plus épaisses ténèbres.
Francis Drake, précédant sa fille, avança à tâtons, et, après quelques mètres, se heurta à une cloison de fer. Il sentit sous ses doigts une manette de métal. Il la poussa et fit tourner sur ses gonds un étroit panneau encastré dans la paroi.
L’odeur caractéristique du charbon parvint à ses narines. Il devina que l’ouverture donnait dans une soute :
– Attention ! chuchota-t-il le plus doucement qu’il put à l’oreille de Margaret. Je passe le premier. Ne bouge pas. Une fois que je serai de l’autre côté de la porte, je gratterai légèrement la cloison, cela voudra dire que tout est bien. Tu pourras passer à ton tour ! Prends ce couteau : c’est celui du bandit que j’ai assommé. Il te servira à te défendre, si tu étais attaquée…
– Mais vous, mon père ?…
– J’en ai un autre ! Le misérable en avait deux !
Francis Drake mentait. Ayant passé le couteau à sa fille, il ne fut plus armé que de l’écrou qu’il avait noué dans le coin de son mouchoir.
Doucement, mesurant chacun de ses mouvements, il s’engagea dans l’ouverture et faillit trébucher : de l’autre côté, le plancher de fer était plus haut de quelques centimètres que celui de la coursive.
Il reprit son aplomb et écouta. Toujours le silence. Il gratta la cloison avec précaution.
Margaret le rejoignit.
C’était bien une soute à charbon. Une soute vide, raclée jusqu’à son dernier morceau de houille. Les ténèbres y étaient absolues.
Francis Drake et Margaret, l’un derrière l’autre, longèrent la paroi et, à tâtons, atteignirent une porte basse percée dans une cloison étanche. Elle était ouverte. L’ayant passée, les fugitifs pénétrèrent dans la chaufferie déserte et abandonnée. De vagues reflets, passant à travers les étages de grilles, faisaient luire dans l’ombre les tubes de verre des niveaux d’eau et les cuivres des manomètres. Les chaudières, éteintes, étaient encore tièdes :
– C’est la nuit ! Nous avons de la chance ! souffla Francis Drake à l’oreille de sa fille.
À l’extrémité du couloir formé par les deux énormes chaudières se faisant face, une mince échelle de fer se silhouettait dans la pénombre. Le financier et sa fille la gravirent et aboutirent à une porte entre-baillée qui donnait sur le pont, dans une coursive.
Entre le bastingage et le plafond du couloir, les fugitifs virent de gros flocons blancs qui tombaient lentement, la neige, et, à quatre cents mètres environ du petit navire, des toits blancs, des clartés rougeâtres – des fenêtres – et les taches lumineuses et mouvantes des lanternes des véhicules.
Oui, à quatre cents mètres, c’était la terre et la liberté !
Francis Drake frissonna de froid autant que d’anxiété. Une bise glaciale soufflait. Il se recula vivement et chuchota à l’oreille de Margaret collée à son côté :
– Il faut nous emparer d’un canot ; l’eau est trop froide pour que nous puissions nous jeter à la nage : nous péririons inévitablement avant d’atteindre le quai !
– Je préfère mille fois mourir de froid plutôt que de rester entre les mains de Kressler ! répondit résolument la jeune fille.
Dans la longue coursive, personne. Pas un bruit. Le yacht semblait abandonné. Francis Drake jeta un long regard autour de lui, étonné malgré tout de ce silence. Vers l’avant, il distingua des ronds de lumière : les hublots du poste d’équipage. Les bandits devaient dormir, bien au chaud. Très certainement, Kressler, se fiant sur la porte de fer du cachot où il avait enfermé ses victimes et sur la vigilance du factionnaire, n’avait pas jugé utile de pousser plus loin les précautions. Il n’avait pas pensé que la porte avait une fissure et que le matelot de garde s’endormirait.
Francis Drake, restant prudemment en dedans de la porte entre-baillée, considéra longuement la terre. Les maisons dominant le quai étaient massives et énormes, à plusieurs étages. Dans le lointain, de petites coupoles se distinguaient. Quelle pouvait être cette ville ? Canadienne ? Américaine ? À en juger d’après la basse température, ce pays devait se trouver sous une latitude septentrionale. Oui, ce devait être une ville canadienne. À moins qu’elle ne fût située sur la côte de l’Alaska. Au surplus, qu’importait ? Une fois à terre, les fugitifs se feraient indiquer le plus proche poste de police, raconteraient leur histoire et porteraient plainte. Le reste irait de soi. Francis Drake ni sa fille ne possédaient de papiers d’identité, il est vrai. Mais le télégraphe leur permettrait de se faire vite connaître.
Oui, mais, avant d’en arriver là, il fallait quitter le sinistre yacht.
– Reste-là, ordonna le financier à sa fille. Je vais faire un petit tour. Il fait nuit. J’ai sur moi l’uniforme du matelot que j’ai assommé en bas : je ne risque pas d’être reconnu. Toi, tiens-toi dans un coin et ne bouge pas. Je serai vite de retour !
– Comme vous voudrez, mon père ! accepta la jeune fille.
Son angoisse était extrême. Elle eût voulu suivre son père, mais elle comprenait trop combien c’eût été imprudent. Pourtant, si Drake était reconnu, si elle était surprise, ce serait peut-être la séparation éternelle ! Mais Margaret était trop courageuse pour inquiéter son père en lui faisant part de ses appréhensions.
… Ayant déposé un bref baiser sur le front de sa fille, Francis Drake enjamba le rebord de la porte et, délibérément, se dirigea vers l’arrière du yacht. Çà et là, quelques hublots étaient faiblement éclairés. Mais des rideaux de reps les masquaient ; impossible de voir ce qui se passait à l’intérieur des rouffles.
Drake déboucha de la coursive.
Sur le pont, abrité par des tentes, personne. Tout le monde dormait à bord. Le financier continua à avancer et atteignit l’échelle de coupée. Il s’en approcha et vit qu’elle était abaissée, sa plate-forme inférieure au ras de l’eau… et, contre cette plate-forme, un canot se balançait doucement. Une bâche, qui disparaissait sous une blanche couche de neige, le recouvrait. Peut-être abritait-elle un matelot ? Mais qu’importait ? Quel qu’il fût, son sort était réglé.
Drake, serrant le mouchoir dans le coin duquel il avait attaché l’écrou, descendit doucement les marches de l’échelle. Arrivé en bas, il attira à lui la corde retenant le canot et, lorsque celui-ci fut suffisamment près, sauta dedans. D’un geste brusque, il souleva la bâche. Sous elle, rien qu’une paire d’avirons et un seau. Le canot était vide !
Une sorte d’anxiété s’empara de Francis Drake. Tout allait trop bien, décidément ! Il avait peur de sa chance. Il se demandait si elle allait continuer jusqu’au bout. À la Bourse, il avait eu comme cela des coups de veine, mais, inévitablement, ils s’étaient terminés par un krach.
Le plus vite qu’il put, il replaça la bâche dans son ancienne position, et, sous la neige toujours aussi épaisse, rejoignit Margaret :
– Tout va bien ! souffla-t-il, haletant. Il y a un canot au bas de l’échelle et personne dedans. Tout le monde dort ! Viens !
La jeune fille était trop émue pour répondre. Elle suivit son père sans mot dire.
Les fugitifs, filant le long des rouffles, atteignirent l’échelle dont ils descendirent les échelons quatre à quatre. Sauter dans le canot, couper la corde qui le retenait à l’échelle, ne demanda que quelques secondes. Les deux avirons furent mis en place. Francis Drake et sa fille en saisirent chacun un et ramèrent vigoureusement vers le quai. Ils n’avaient pas franchi cinquante mètres que, du pont de l’Adler, la voix de Stein retentit :
– Ho ! du canot ! Où allez-vous ? Ralliez le bord tout de suite ! Vous entendez ?
En guise de réponse, le père et la fille tirèrent frénétiquement sur leurs rames.
– Ho ! du canot ! répéta Stein. Revenez ! ! Revenez ou je fais feu !
Évidemment, pensèrent Francis Drake et Margaret, le bandit ne se doutait aucunement de l’identité des occupants de l’embarcation ; autrement, il se serait bien gardé d’oser attirer sur eux – et sur l’Adler – l’attention des autorités. Aussi les fugitifs, se voyant presque sauvés, n’en ramèrent-ils que plus fort.
Une détonation claqua sourdement, étouffée par la neige. Une balle fit gicler l’eau noire à quelques mètres du canot.
– Alerte ! À moi ! Au voleur ! clama Stein.
D’autres hurlements s’ajoutèrent aux siens. Mais il était bien impuissant, le cyclone, on le sait, ayant détruit toutes les chaloupes de l’Adler. Il ne pouvait donc poursuivre les fugitifs…
– Nous sommes sauvés, Margaret ! souffla Francis Drake qui, s’étant retourné, vit qu’aucune embarcation ne se détachait du yacht, et pour cause.
– Sauvés ! haleta la jeune fille dont les faibles forces commençaient déjà à s’épuiser.
Le canot n’était plus qu’à deux cents mètres du quai.
À bord de l’Adler, les clameurs continuaient, toujours aussi violentes. Deux nouvelles détonations retentirent, sans qu’aucun des projectiles atteignît l’embarcation.
– Passe-moi ta rame, Margaret ! fit Francis Drake, devinant que sa fille était à bout de souffle.
– Mon père… voulut protester la jeune fille, courageusement.
Le financier lui prit l’aviron des mains et rama seul.
Mais, presque aussitôt, il s’immobilisa : d’un coin sombre du quai, une grande chaloupe, montée par une douzaine de rameurs, surgissait et se dirigeait à toute vitesse à la rencontre des fugitifs.
Un coup de sifflet déchira l’air. Une voix forte fit entendre une phrase brève en une langue que ni Francis Drake ni sa fille ne comprirent.
Avant qu’ils aient eu le temps d’échanger un mot, l’embarcation fut sur eux. Ils distinguèrent des boutons de métal, des dorures qui brillaient dans l’ombre, la silhouette d’un grand individu, enveloppé d’une ample capote de drap de coupe militaire, qui, debout à l’arrière, semblait être le commandant de la chaloupe :
– Ce doit être la police ? supposa Francis Drake. Tant mieux…
Il achevait à peine de parler que l’embarcation, lancée à toute allure, aborda rudement le canot, si rudement que le plat-bord du youyou éclata sous le choc.
Francis Drake et sa fille furent projetés entre les bancs par la secousse. Tandis que, maladroitement, ils essayaient de se relever, quatre des occupants de la chaloupe sautèrent dans le canot et se précipitèrent sur eux, les poings en avant.
Sans savoir comment, le père et la fille reçurent une grêle de coups. Étourdis, contus, assommés plus qu’aux trois quarts, leurs faces ensanglantées, Francis Drake et Margaret sentirent qu’on les ligotait, qu’ils passaient de mains en mains pour être finalement jetés au fond de la chaloupe, dans une couche d’eau glacée et nauséabonde.
Ils entendirent le grand gaillard jeter des ordres, puis, chacun ayant repris son poste, l’embarcation se remit en route, remorquant le canot des fugitifs.
Quelques instants plus tard, elle accostait le quai.
Francis Drake et sa fille, à demi morts, furent soulevés et déposés sur le sol, dans la neige. Une demi-douzaine de grands gaillards, enveloppés de capotes, de drap sombre, coiffés de bonnets d’astrakan, les entourèrent, menaçants. L’individu qui commandait la chaloupe engagea une conversation animée avec eux ; tout aussitôt, deux hommes se baissèrent sur les prisonniers et coupèrent les cordelettes qui les entravaient.
L’un d’eux, saisissant Francis Drake par le col de son veston, le souleva en grognant une phrase que l’Américain devina contenir l’ordre de se lever. Drake, étourdi, les tempes battantes, essaya d’obéir. Mais sa longue immobilité dans l’eau glacée de la chaloupe, le froid intense régnant et aussi les coups qu’il avait reçus l’avaient trop affaibli. Il parvint à se dresser, mais ses jambes se dérobèrent sous lui et il retomba, inerte, auprès de Margaret.
L’homme poussa une imprécation de fureur et, arrachant de sa ceinture une sorte de martinet à lanières de cuir terminées par des petites boules de plomb, l’abattit à toute volée sur la face de l’Américain…
Un cri aigu, poussé par Margaret, retentit. La jeune fille, indignée, se redressa d’un seul mouvement, pour courir au secours de son père.
Que pouvait-elle faire ? Ses mains étaient liées derrière son dos ! Une des brutes à toque d’astrakan se précipita sur elle et, la saisissant par les épaules, l’abattit dans la neige d’où elle ne se releva plus.
En tombant, elle eut le temps de voir son père, qui s’était relevé en se sentant flageller, s’abattre sous les coups, jusqu’à ses pieds.
Pendant quelques secondes, le malheureux Américain fut pilé par les talons des bottes de ses bourreaux. Il s’évanouit.
L’individu qui commandait la chaloupe, et qui était un officier de la police russe, mit fin à cette scène sauvage. Il grogna des ordres.
Francis Drake et sa fille, inertes, furent chacun jetés sur l’épaule d’un des individus à bonnet d’astrakan, et la petite troupe, en bon ordre, se dirigea vers une gigantesque construction de brique et de pierre, qui dominait le quai de sa lourde masse.
C’était le palais de Son Excellence le gouverneur de l’île de Sakhaline.
Devant la grande porte, un cosaque, emmitouflé dans son ample capote, était en faction. La clarté falote et jaune d’un fanal encastré dans la muraille faisait luire l’acier de sa large baïonnette nue.
Il se mit instantanément au port d’armes en voyant s’avancer vers lui l’officier. Un court colloque s’engagea. Le cosaque s’écarta, tandis que l’officier poussait une étroite porte, percée dans un des battants de la grande, et disparaissait.
Son absence fut courte. Il revint presque aussitôt, accompagné de deux autres officiers. Les trois hommes s’approchèrent de Francis Drake et de Margaret ; ils échangèrent quelques mots ; le chef de la petite troupe grogna un nouvel ordre et, derrière les trois hommes, le détachement franchit la porte, traversa une haute voûte et pénétra dans une vaste pièce où un poêle de terre maintenait une température de four.
Quelques soldats gigantesques, à faces aplaties des cosaques sibériens, ronflaient sur un bat-flanc. Un des officiers, à coups de botte, les réveilla. Les yeux gonflés, ils se dressèrent, saluèrent et attendirent.
L’un d’eux, sur un ordre de l’officier qui venait de le réveiller, courut vers une armoire fixée à la muraille, l’ouvrit et en retira un trousseau de grosses clés de cuivre.
Et, de nouveau, la troupe s’ébranla. Elle traversa de longs couloirs dallés et aboutit enfin devant une rangée de portes de chêne bardées de fer et portant, peints en gros caractères, des numéros d’ordre.
Deux de ces portes furent ouvertes. Elles donnaient chacune dans une étroite cellule rectangulaire – 2 mètres sur 3 – et absolument nue.
Francis Drake et sa fille furent jetés brutalement dans ces cachots. Un soldat leur fixa à la ceinture, au moyen d’un gros cadenas de fer, l’extrémité d’une chaîne rivée dans la muraille. Et les portes furent refermées.
Francis Drake n’avait pas repris connaissance.
Le froid intense régnant dans sa cellule le fit revenir à lui. Il ouvrit les yeux et vit – si l’on peut dire ! – qu’il était dans les ténèbres complètes.
Tout son corps lui faisait mal. Pas un pouce de sa chair qui ne fût meurtri. Il frissonna et, péniblement, tenta de récapituler les événements survenus depuis l’apparition de la chaloupe inconnue.
Mais Margaret ? Margaret, qu’était-elle devenue ?
Il essaya de ramper sur les mains et sur les genoux, car il était trop faible pour se lever. Mais la chaîne, longue d’un mètre à peine, le retint. Alors, il appela :
– Margaret ! Margaret ! !
Pas de réponse.
Il appela encore sans plus de succès.
Alors, un désespoir sans nom s’empara du malheureux homme. Il se souvint soudain qu’il avait vu sa fille se redresser lorsqu’il avait été frappé, sur le quai ; il se souvint qu’il l’avait vue retomber presque en même temps qu’il tombait lui-même. L’image de la jeune fille, toute droite, ses mains garrottées, ses beaux cheveux pendant sur ses épaules, un filet de sang coulant sur son visage pâli, se précisa nettement devant sa rétine.
– Margaret est morte ! Morte ! pensa-t-il. Ils l’ont tuée !
Cette pensée, au lieu de l’abattre, lui rendit toute son énergie.
Quoi qu’il dût advenir, il vivrait, il vivrait pour venger son enfant ! Ayant oublié sa douleur à force de volonté, il essaya de comprendre ce qui lui était arrivé.
Ainsi que bien d’autres choses, les événements changent de signification, d’apparence, suivant la façon dont nous les examinons, suivant aussi notre état d’esprit.
Francis Drake, dans la joie que lui causait la facilité inespérée de son évasion, n’avait vu là qu’un concours de circonstances heureuses. Il avait interprété l’aisance avec laquelle il avait quitté sa prison de tôle comme une preuve de la sécurité dans laquelle croyait se trouver Kressler.
Maintenant, les choses lui apparaissaient tout autres.
« Vous le croyez votre dupe : s’il ne l’est pas, lequel est dupe, de lui ou de vous ? » a dit La Bruyère. Drake, amèrement, se remémora la pensée du moraliste français. Oui, il avait cru surprendre Kressler ; il avait cru se jouer des précautions du bandit, et c’était lui qui avait été joué. Il ne le comprenait que trop, à présent !
L’interstice existant entre la trappe et le bord de la cloison de tôle, Kressler l’avait vu ; et c’était également Kressler qui avait fait dévisser les écrous de la face supérieure du panneau, parce qu’il savait que Drake ne pourrait les dévisser.
Et Drake, dans la joie de la réussite, avait cru à une négligence ! Avait-il été assez naïf ! Et ce factionnaire qui dormait profondément, si profondément qu’il n’avait pas entendu le grincement des écrous ni le glissement du panneau !
Il dormait ! Ivre, sûrement, ou drogué. C’était Kressler qui l’avait enivré, qui avait fait mêler quelque soporifique à sa boisson ! Comme tout s’expliquait !
Francis Drake, tout à ses réflexions, en avait oublié sa douleur.
Évidemment, il se trouvait dans un port sibérien ; la basse température, les uniformes russes et jusqu’à ces coupoles qu’il avait aperçues de l’Adler, tout le lui indiquait. Mais pourquoi l’avait-on poursuivi et arrêté ? Kressler y était pour quelque chose ! Ç’avait été sûrement sur son ordre que Stein avait crié et fait feu de son revolver.
Kressler devait avoir raconté quelque histoire aux autorités russes si soupçonneuses. Mais laquelle ? Quelle pouvait être la nouvelle machination ourdie par le misérable ?
Peu importait. Drake serait interrogé. Il parlerait ; il s’expliquerait, et, malgré tout, réussirait à rétablir la vérité !
Toutes ces réflexions, toutes ces déductions, le financier les retourna de tous côtés, les examina sur toutes leurs faces et réussit ainsi à entrevoir la vérité.
Mais il ne pouvait la soupçonner tout entière…
Il était encore plongé dans ses sombres méditations lorsque la porte de son cachot s’ouvrit. Deux cosaques apparurent et lui crièrent un ordre. Il devina qu’on lui commandait de sortir de sa prison.
Péniblement il se dressa et voulut marcher vers la porte, mais la chaîne qui le ceinturait le retint. Il trébucha et faillit tomber. Un des cosaques ricana bruyamment et, s’étant approché du prisonnier, ouvrit le cadenas et débarrassa Drake de son entrave.
Le financier, ses jambes molles fléchissant sous lui, franchit le seuil et s’immobilisa.
La porte de son cachot ayant été refermée, les deux cosaques le poussèrent brutalement devant eux.
Il marcha longtemps, à travers d’interminables couloirs, traversa une vaste antichambre où se tenaient plusieurs soldats et arriva enfin dans une pièce où trois scribes en uniforme vert-olive étaient penchés sur d’énormes in-folios. Dans un angle, un officier russe chauffait ses jambes à un poêle de porcelaine.
Drake fut poussé devant lui.
L’officier l’examina longuement, avec un mépris et un dégoût non dissimulés. Puis, le fixant, il lui adressa une question en russe.
– Je ne comprends pas ! répondit le financier, en anglais. Je suis citoyen américain, et…
– Ah ? Américain ? interrompit l’officier, en français. Vous parlez français, peut-être ?
– Oui. Passablement ! Je suis…
– Vous répondrez quand je vous interrogerai ! D’où venez-vous ? Ne mentez pas, si vous ne voulez pas être knouté !
– Je n’ai pas l’habitude de mentir, monsieur ! Je suis le banquier américain Francis Drake, je…
– Je vous demande d’où vous venez ! Répondez !
– Je viens de San-Francisco ! J’ai été enlevé par Karl Kressler, un misérable, qui m’a endormi et embarqué sur son yacht Adler ! Ma fille…
L’officier se dressa, les sourcils froncés. Il s’approcha de Francis Drake jusqu’à le toucher, et, le regardant bien dans les yeux, coupa :
– Assez de balivernes, hein, voyou ! Je n’ai pas l’habitude qu’on me prenne pour un imbécile ! Je te demande d’où tu viens et qui t’a payé pour accomplir ton forfait ? Il ne dépend que de toi de ne pas crever sous le knout ! Toi et ta complice ! D’où viens-tu ? Qui t’a payé ?
Francis Drake faillit tomber. Margaret, qu’il croyait morte, les paroles de son interlocuteur lui annonçaient qu’elle vivait ! Un flot de sang monta à son visage.
Le Russe crut que c’était l’émotion d’être deviné. Il reprit :
– Dans une minute, tu seras knouté, mon gaillard ! Je t’écoute !
Francis Drake appela toute son énergie à lui pour garder son calme :
– Je vous prie de bien vouloir m’écouter un instant sans m’interrompre, monsieur ! dit-il d’une voix qu’il s’efforça de rendre paisible. Je suis victime d’une affreuse machination. Ainsi que je vous l’ai dit, j’ai été enlevé par Karl Kressler avec ma fille. Il vous est facile de le contrôler ! Cette nuit, nous avons réussi à nous évader, et c’est alors que nous avons été poursuivis par un canot et faits prisonniers…
– Ah ? c’est comme cela ? Pas possible ! ricana le Russe. Une drôle d’histoire, en vérité ! Seulement, tu oublies de mentionner les bombes que nous avons trouvées dans ton embarcation ! C’étaient des provisions de voyage, sans doute ?
– Les bombes ? sursauta l’Américain.
– Les bombes, oui. Et aussi le plan du palais de Son Excellence ! Nous avons tout trouvé, mon petit pigeon ! Tu comprends ? Inutile, donc, de nous raconter des histoires. Dis-moi le nom de tes complices et comment tu t’es introduit à Sakhaline. Peut-être t’en tireras-tu avec vingt ans de bagne. Sinon, toi et ta complice, vous crèverez sous le knout ! Ton vrai nom ?
– Je vous ai dit la vérité ! Je suis Francis Drake ! Le canot dans lequel j’ai été pris avec ma fille est celui de l’Adler. Les bombes ont dû y être placées d’avance…
– N’est-ce pas ? Et cet uniforme de matelot de l’Alice, on te l’a fait revêtir de force, sans doute ? Tu nous prends pour des imbéciles, mon petit ! Tu es arrivé avec ta complice sur une des jonques qui sont dans le port. Tu t’es introduit à bord de l’Alice après avoir tué un des marins, celui qui était de faction pour garder le canot que tu as volé. Tu comptais te servir de ce canot pour débarquer plus facilement à la barbe des douaniers. Mais on t’a vu de l’Alice et l’on a crié. Alors, toi et ta complice, vous avez essayé de fuir en voyant arriver la police.
Et maintenant, tu veux continuer ta comédie. Inutile. Tu es un de ces misérables nihilistes que Dieu damne ! Mais nous ouvrons les yeux, ici ! Nous vous connaissons ! Tes bombes ne serviront pas encore cette fois-ci ! D’où venais-tu ?
Francis Drake ne trouva rien à répondre.
Rien ne distingue la vérité du mensonge lorsqu’il n’y a pas de preuves. Et, non seulement Drake ne pouvait fournir aucune preuve de ses affirmations, mais encore toutes les apparences étaient contre lui. Kressler lui avait tendu un piège dans lequel il était venu se jeter les yeux fermés !
– J’ai dit la vérité ! affirma-t-il d’une voix ferme. Je comprends que vous ne me croyiez pas, mais si vous vouliez seulement télégraphier aux États-Unis, vous auriez facilement la preuve de mes affirmations. Le yacht qui est dans le port, et dont je me suis évadé, s’appelle l’Adler et appartient à Karl Kressler. En interrogeant l’équipage séparément, vous apprendriez bien des choses…
– Et, en attendant, je te ferais mettre en liberté, hé, mon gaillard ?
« Tu n’es pas le premier à qui j’ai affaire !
« Oh ! Vous avez de l’imagination ! Tous ! Quand vous êtes pris, vous trouvez toujours quelque histoire à raconter ! Je la connais !
« Avant, on vous croyait ! On télégraphiait ! On perdait son temps à éclaircir vos inventions ! Pendant ce temps, les jours passaient et vous ne partiez pas au bagne ou à la potence ! Toujours autant de gagné, hé ? D’autant plus que plusieurs d’entre vous en ont profité pour s’évader !
« Grâce à Dieu, ce temps-là est fini ! Maintenant, nous y voyons clair !
« Pris en flagrant délit avec des bombes et un plan du palais de Son Excellence ! Cela ne te suffit pas ? Tu aurais peut-être voulu qu’on te laisse accomplir ton forfait ?
« Assassin et menteur ! Comme les autres ! Mais je vous connais ! Puisque tu ne veux rien avouer, que tu ne manifestes pas même le repentir de ton forfait, ton affaire est claire ! Tu seras jugé par la cour martiale avec ta complice…
« Rends grâces à Dieu que je sois invité à une partie de chasse aujourd’hui, autrement j’aurais voulu te voir sur la jument ! Mais ce n’est que partie remise, mon petit ! »
Sur l’ordre de l’officier, Drake dut apposer sa signature au bas d’une feuille couverte d’une écriture qu’il ne put déchiffrer, ne sachant pas le russe. C’était son interrogatoire.
Les deux cosaques qui l’avaient amené le reconduisirent dans son cachot. Décrire ses angoisses est impossible.
Le malheureux se sentait impuissant. La pensée, surtout, que Margaret allait partager son atroce destin l’accablait. Que deviendrait-elle ?
À cette pensée, de grosses gouttes d’une sueur d’angoisse coulèrent le long des tempes du malheureux père…
… Vivre ! Sortir de cet enfer et se venger ! Tenir Kressler sous lui, le tuer vingt fois, cent fois !… Hélas ! il ne pouvait rien.
Le lendemain matin, les deux cosaques de la veille vinrent le chercher et l’amenèrent dans un salon où un petit vieillard à lunettes, en uniforme d’officier supérieur, tout chamarré de décorations, était assis derrière un immense bureau d’acajou incrusté de cuivre : le colonel Birbatcheff, chef du district d’Alexandrowsk et lieutenant-gouverneur de l’île de Sakhaline pour Sa Majesté le tsar de toutes les Russies.
– Heu… Nihiliste ? Dangereux ! Avez voulu faire sauter le palais de Son Excellence ? bafouilla-t-il en mauvais anglais, Vous prétendez Américain ? Nihiliste américain ? Russe immigré, hein ? ou fils de Russe ? Répondez ? Je suis le colonel Birbatcheff !
Francis Drake était infiniment las.
Il savait d’avance que ses protestations seraient inutiles. Pourtant, il voulut lutter jusqu’au bout.
Il faut dire que Birbatcheff l’écouta sans l’interrompre. Il l’écouta aussi sans l’entendre. Il avait appuyé son coude sur son bureau et posé son menton dans sa main ouverte. Ainsi calé, il somnolait vaguement, bercé par la voix de l’Américain.
– Des mensonges… des histoires d’enfant ! murmura-t-il avec dédain. – Voyons, dites la vérité ! Qui vous a envoyé ? Je vous promets un fort adoucissement de peine si vous me donnez le nom de vos complices ! Je ne suis pas méchant, moi ! Je ne leur ai rien fait, aux nihilistes ! Que me veulent-ils ? Ne pourrai-je donc jamais être tranquille dans ce pays maudit !
Au son de ces paroles, l’étincelle d’espoir qui avait un instant brillé devant les yeux de Francis Drake s’évanouit.
– Faites de moi ce que vous voudrez ! Je désirerais seulement savoir où est ma fille !
Le colonel Birbatcheff regarda l’inculpé comme s’il ne comprenait pas.
Puis, se dressant soudain, il glapit un ordre aux cosaques.
L’Américain fut ramené dans son cachot.
Ce ne fut que dix-huit jours après son arrestation que Francis Drake, un matin, fut extrait de sa cellule et amené devant la cour martiale devant le juge.
Le terrible tribunal siégeait dans une petite salle dont les murs badigeonnés de jaune étaient ornés d’un mauvais tableau représentant le tsar. Au fond, derrière une longue table recouverte d’un tapis élimé et poussiéreux, se tenaient les juges militaires, trois en tout, et que présidait le colonel Birbatcheff.
Mais Drake ne vit rien de tout cela, car son premier regard, en entrant dans la salle, tomba sur Margaret.
Margaret, vêtue d’une grossière robe de bure marron, les mains réunies devant elle par des menottes de fil de fer !
Qui eût reconnu la belle jeune fille que les journaux américains se plaisaient à proclamer la plus belle de l’Union ! Margaret n’était plus que l’ombre de ce qu’elle avait été. Ses yeux bleus, enfoncés maintenant au fond des orbites, avaient perdu leur brillant. La peau s’était jaunie et tirée. Une expression de morne désespoir se lisait sur son visage. Et ses cheveux blonds, tirés et ramenés sous un mauvais bonnet de toile grise, ajoutaient encore à la tristesse de sa physionomie.
Francis Drake, hagard, s’était arrêté de marcher. Il contemplait sa fille… Un coup de crosse, qu’il reçut dans les reins, le ramena au sentiment de sa propre situation et du respect qu’il devait à la justice de Sa Très Gracieuse Majesté le Tsar de toutes les Russies.
Comme un automate, il se remit en marche et alla s’asseoir sur le banc de bois où était déjà installée Margaret :
– Ma pauvre enfant ! murmura-t-il en se penchant vers elle.
– Ne vous affligez pas, mon père ! J’ai du courage ! Nous surmonterons…
– Silence ! souffla un des cosaques flanquant les prisonniers.
Et ce fut dit avec un accent si sauvage que le père et la fille se turent.
Les débats furent brefs.
L’acte d’accusation fut lu en russe et ensuite traduit en anglais par un officier interprète.
Le colonel Birbatcheff, qui parlait anglais, procéda lui-même à l’interrogatoire des accusés.
Francis Drake et sa fille essayèrent encore une fois de rétablir la vérité. Ils purent constater, en voyant le visage des officiers russes, tandis que l’interprète traduisait leurs réponses, que leurs efforts étaient vains. Les Russes étaient convaincus de leur culpabilité.
L’on passa à l’audition des témoins.
Stein et deux marins de l’Adler se présentèrent d’abord.
Stein, qui déclara se nommer John Stevenson, capitaine du yacht anglais Alice, en mission d’hydrographie, raconta qu’ayant entendu un cri sur le pont, il était sorti de sa cabine et avait vu le canot, qui aurait dû être attaché à l’échelle, s’éloigner du yacht.
Comme, assura-t-il, il avait donné des ordres pour que personne ne descendît à terre cette nuit-là, il cria au canot de revenir. Ne recevant pas de réponse, il tira en l’air de son revolver, pour appeler les marins.
Et, ayant couru vers la coupée, il avait trouvé en haut de l’échelle, la tête cassée, le matelot de faction…
C’était lui, sans doute, qui avait crié avant de mourir.
Comme l’Alice ne possédait pas d’autre embarcation que le canot, lui, John Stevenson, n’avait pu poursuivre les fugitifs ; mais il avait été bienheureux d’apprendre qu’ils avaient été capturés par la vaillante police russe.
Des murmures d’approbation saluèrent ces paroles.
Ce fut ensuite au tour des deux marins de l’Adler qui, leur leçon bien apprise, corroborèrent les paroles de leur chef. Ils avaient transporté dans l’infirmerie le corps inerte de leur infortuné camarade.
L’un d’eux ajouta – ce qui fit une grande impression sur les officiers russes – que plusieurs fois, pendant la journée, et au tomber de la nuit, il avait vu une sorte de sampan tourner autour du yacht. Il avait d’autant plus remarqué l’embarcation qu’un homme se trouvait dedans et qu’il ne cessait d’observer l’Alice avec des jumelles. Or, il est rare de voir de misérables Kalmouks ou Chinois posséder des jumelles… Sans doute, c’était ce sampan qui avait conduit les inculpés à bord du yacht et leur avait permis de voler le canot.
Vint ensuite le docteur James Mackenzie, de l’Université de Cambridge, propriétaire de l’Alice.
Kressler s’exprima d’une manière très mesurée.
Il regarda à peine ses victimes et ce fut d’un air de profonde commisération. Il déclara qu’il avait été réveillé par les coups de feu ; mais que, quand il était arrivé sur le pont, tout était fini.
Cependant, il avait pu assister aux magnifiques efforts du canot de la police pour rattraper les fugitifs et il était heureux de témoigner ici son admiration pour la vaillance des nobles soldats russes.
– S’il m’est permis de le faire, conclut-il, je vous demande l’indulgence, messieurs, pour ces malheureux fous ! Pour ma part, je leur pardonne de grand cœur le mal qu’ils m’ont pu faire… Je déplore seulement qu’ils aient tué un de mes braves matelots, rendant ainsi orphelins les trois petits enfants de ce pauvre homme !
– Je mentionnerai le nom de ce brave dans mon rapport à Sa Majesté l’Empereur, monsieur le docteur ! affirma le colonel Birbatcheff. Soyez sans crainte, le gouverneur russe n’oubliera pas les orphelins !
Le « docteur James Mackenzie » s’inclina et sortit, sans même avoir regardé ses victimes.
Avec une suprême habileté, il avait dédaigné de faire allusion aux accusations pesant sur les inculpés. Il savait trop bien que c’était inutile.
La dernière déposition – la plus accablante – fut celle du lieutenant en second Karmouloff, un vieux sous-officier parvenu à l’épaulette après trente ans de services. C’était un petit homme chafouin, le menton recouvert d’une courte barbe grise bouclée. Sa face tannée, couperosée, portait, visibles, les stigmates de l’ivrognerie la plus complète et la plus invétérée.
C’était lui qui commandait le canot qui avait poursuivi et capturé les fugitifs.
Il raconta comment il avait rejoint les « nihilistes » et avait dû engager avec eux une lutte formidable ! Il avait eu juste le temps d’arracher des mains de l’homme une grosse bombe que celui-ci s’apprêtait à lancer sur son bateau. Quant à la femme, une vraie diablesse, elle s’était défendue avec sauvagerie et avait essayé de tuer un de ses subordonnés à l’aide d’un poignard. On l’avait désarmée avec peine…
Le colonel Birbatcheff, comme il se devait, félicita Karmouloff de sa vaillance et de son sang-froid et lui annonça qu’il l’avait proposé pour la croix de Saint-Georges…
C’en était fait.
Drake et sa fille, invités une dernière fois à avouer leur crime, se turent. Qu’auraient-ils pu dire…
Quelques minutes plus tard, la cour, après une brève délibération, rendit sa sentence.
Le sans-nom[14] prétendant se nommer Francis Drake était condamné au bagne jusqu’au restant de ses jours. La sans-nom se disant Margaret Drake, sa complice, irait au pénitencier pendant vingt ans…
Le père et la fille ne furent pas étonnés lorsqu’on leur annonça leur sentence. Ils s’attendaient à tout.
Ils se regardèrent, chacun retenant ses larmes pour ne pas augmenter la peine de l’autre.
Les liens les entravant les empêchaient même de s’embrasser…
– Aie du courage, Margaret ! Il ne se peut pas que notre innocence ne soit pas reconnue un jour ! Notre tour viendra… murmura le financier d’une voix qui, malgré tout, tremblait un peu.
La jeune fille ne put répondre, déjà les cosaques l’entraînaient. Francis Drake et Margaret furent séparés.
Ils ne devaient plus se retrouver que dans le lugubre cortège du bagne.
L’Américain, ramené dans sa cellule, y eut la tête rasée par un prisonnier kalmouk. Il dut s’asseoir sur la dalle, placer sa tête entre les genoux de la brute qui la lui gratta à l’aide d’un mauvais couteau… On lui fit ensuite revêtir l’uniforme des condamnés, en bure grossière, pelée et rapiécée.
Un gardien, qui savait quelques mots d’anglais, lui fit comprendre qu’il partirait prochainement pour le bagne, avec le convoi de déportés qui allait arriver de Sibérie.
Le deuxième jour qui suivit sa condamnation, Drake vit la porte de son cachot s’ouvrir sur une figure de connaissance : Kressler.
Il s’attendait presque à cette visite.
Le bandit, douillettement emmitouflé dans une pelisse de zibeline, avait toujours son bras en bandoulière.
Il entra sans hâte et le geôlier, respectueusement, referma la porte sur lui.
– Oui, c’est moi, Drake ! commença Kressler à mi-voix. J’ai l’autorisation du colonel !… Je lui ai dit, qu’à mon opinion, vous étiez vraiment un Anglais ou un Américain, acheté sans doute par les nihilistes. Je lui ai dit aussi que je m’intéressais à votre sort, ce qui est la vérité, n’est-ce pas ? Je lui ai fait espérer que, peut-être, je parviendrais à vous faire avouer le nom de vos complices en vous promettant de vous faire obtenir une réduction de peine ! Eh ! eh !
« Drake ! Toute cette comédie me répugne autant qu’à vous ! Croyez-le ou non. Je ne suis pas un méchant homme, moi : j’emploie les moyens que les circonstances placent à ma disposition.
« Vous voyez où vous en êtes ? Vous allez partir pour le bagne. Et les bagnes de Sakhaline sont plus terribles que ceux de Sibérie. Il n’existe pas d’exemple qu’un forçat y dure plus de cinq ans, et il s’agit des plus solides. Or, vous êtes sur les limites de la vieillesse. Et il y a miss Drake ! Elle va être placée parmi le rebut de l’humanité, parmi les empoisonneuses, les femmes assassins, les voleuses ; parmi tout ce qu’il y a de plus ignoble sur cette terre… Y avez-vous songé, Drake ? Son âme, tout ce qu’il y a de bon et de beau en elle périra lentement… En quelques mois, ce sera une infâme femelle comme ses compagnes… Et, peut-être qu’avant de perdre la dernière étincelle de raison, pensera-t-elle que vous avez eu tort de l’écouter, que vous avez eu tort de ne pas vous arranger avec moi…
« Dans cinq jours arrive le convoi de déportés qui vient de Nikholaïewsk. Vous serez joints à eux, vous et votre fille. Vous partirez pour l’intérieur de Sakhaline, vers le bagne d’où l’on ne revient jamais.
« Or, l’Adler est réparé. Il est prêt à reprendre la mer. Et il n’y a aucun navire dans le port pouvant lui donner la chasse. Si vous me signez le papier que j’ai apporté, dans quarante-huit heures vous serez de nouveau à bord de mon navire, libre… »
Kressler s’arrêta. Francis Drake le regardait avec une telle expression de mépris sauvage qu’il comprit soudain que ses efforts étaient vains. Son ennemi, non seulement ne le croyait pas, mais encore en était arrivé à cet excès de haine qui submerge tout autre sentiment.
– Vous m’écoutez, Drake ? demanda-t-il d’une voix moins sûre d’elle-même.
– Oui. Je préfère le bagne, je préfère ma mort et celle de ma fille à votre aide. Notre consolation sera de savoir que votre infamie ne vous aura rien rapporté. Ne perdez pas votre temps davantage !
Ce disant, Francis Drake, s’étant étendu sur la dalle, se retourna contre la muraille.
Kressler le regarda longuement, la bouche sèche.
C’était sa dernière carte qu’il venait de jouer. Et la partie était perdue. Oui, dans six mois, dans un an, il reviendrait. Mais il n’avait plus d’espoir. Si Drake avait refusé maintenant de souscrire à ses exigences, malgré sa condamnation, malgré l’horrible sort attendant sa fille, il refuserait aussi plus tard. Et lui, Kressler, serait à peu près ruiné. Car l’aventure lui coûtait cher, et depuis des mois il négligeait ses affaires.
Il appela tout son calme à lui :
– Croyez-moi, Drake, vous vous repentirez de ne pas m’avoir écouté ! reprit-il. Vous ne vous doutez pas des souffrances qui vous attendent ! Il y a le knout… et on knoute aussi les femmes, Drake !
Nulle réponse n’honora cette dernière infamie.
Kressler, après avoir attendu en vain une longue minute, n’insista plus :
– Je m’en vais vous recommander à la police russe, Drake ! jeta-t-il, les dents serrées. Et votre fille aussi ! Elle sera soignée, je vous en réponds !
Il marcha vers la porte contre laquelle il cogna trois fois. Le battant s’ouvrit aussitôt. Il sortit.
Francis Drake n’avait pas bougé. Malgré l’excès du malheur, son énergie, cette énergie qui avait fait de lui un des plus riches hommes d’affaires de l’Amérique, ne l’avait pas abandonné. Il se relèverait ; il s’évaderait du bagne. D’autres l’avaient fait avant lui. Et il délivrerait Margaret, si elle vivait encore.
La pensée de sa fille était sa seule faiblesse. L’idée que son enfant souffrait, des tortures qui l’attendaient, lui était insupportable.
Il réagit, domina sa faiblesse ; plus que jamais, il devait être fort, s’il voulait sauver sa fille, et se venger.
Car sa haine de Kressler était aussi forte que son affection pour Margaret, sans borne.
Mais que faire, pour l’instant, sinon attendre ? Tant qu’il serait dans cette prison, il ne pourrait rien.
Il n’eut pas longtemps, heureusement, à s’impatienter.
Quatre jours après son jugement, deux cosaques vinrent le prendre dans sa cellule et le poussèrent dans la cour de la prison où, déjà, était rassemblée une foule de misérables, le convoi de déportés arrivé par le bateau de Nikholaïewsk, et qui attendait là son départ pour l’enfer du bagne.
Une neige épaisse tombait. Les condamnés, grelottant sous leurs uniformes de bure en haillons, durent se placer en rang le long des murailles. Comme ils ne se hâtaient pas assez au gré des cosaques, les coups de fouet plurent.
Là, pendant des heures et des heures, les malheureux, immobiles et silencieux, durent attendre le bon plaisir des gardes-chiourmes. Ce ne fut que vers midi que l’appel commença. Il fut fait par un sous-officier presque illettré, et qui épelait les noms avec difficulté. Plusieurs fois, des condamnés, ne reconnaissant pas leur patronyme, ne répondirent pas tout de suite. Des coups de crosse assénés avec vigueur et générosité leur apprirent immédiatement à apporter plus d’attention aux paroles de leur supérieur. C’était d’ailleurs la dernière fois que les condamnés devaient entendre prononcer leur nom. Désormais, ils n’étaient plus que des numéros. Francis Drake devint le n° 77.
– Et tâchez d’avoir de la mémoire, mes colombes ! conclut la brute qui venait de faire l’appel. Le premier qui, à l’avenir, ne répondra pas immédiatement, je dis im-mé-dia-te-ment, à son numéro d’appel, sera gratifié de cent coups de pléti pour commencer !
« Vous voilà avertis !…
« Jablef ! Ferre-moi ces gentilshommes et n’aie pas peur de bien fermer les boucles : ce sont des élégants, ils aiment les complets sur mesure ! »
Sous la neige qui continuait à s’abattre du ciel gris, les condamnés, un à un, furent munis de leurs fers. Chacun à son tour, ils gagnèrent un angle de la cour où deux forçats-forgerons attendaient auprès d’une enclume.
Ainsi que ses compagnons de malheur, Francis Drake dut appuyer ses pieds l’un après l’autre sur l’enclume. On lui passa un carcan de fer à chaque cheville, lequel fut rivé à froid à une chaîne. Les deux chaînes furent ensuite réunies à une troisième cadenassée à la ceinture du condamné.
C’était là le complet sur mesure dont avait parlé le sous-officier.
Bien que les boucles fussent si étroites que le fer lui écorchait la chair, Francis Drake ne s’aperçut pour ainsi dire pas de ce qui lui advenait. Il cherchait Margaret.
Depuis qu’il était dans cette cour glaciale, il n’avait cessé de fouiller des yeux la foule des condamnés. Mais en vain. Margaret n’était pas parmi eux. Ni Margaret ni aucune autre femme. Où était-elle ? Morte, ou pis ? Après les menaces de Kressler, le malheureux homme appréhendait tout.
À six heures du soir, alors que la nuit était venue depuis longtemps et que les forgerons travaillaient à la clarté de lanternes, au grand dommage des condamnés que les coups de marteau atteignaient fréquemment, le « ferrement » des forçats fut enfin achevé.
Les misérables, qui n’avaient pas mangé de la journée, furent poussés dans une grande salle nue et reçurent l’ordre de s’étendre sur la couche de paille pourrie et pulvérisée jonchant les dalles.
Francis Drake comprit, cette nuit-là, ce que c’est que de souffrir – du froid, de la faim, de la fatigue – et surtout de l’angoisse.
Lorsque les premières clartés de l’aube pénétrèrent enfin dans cette géhenne, il sembla au financier qu’il était enfermé là depuis une éternité. Des soldats entrèrent et, à grand renfort de grognements et de coups de crosse, firent comprendre aux malheureux, réduits à l’état de bêtes, qu’il fallait se lever.
Peu après, d’autres forçats, appartenant à la section d’Alexandrowsk, arrivèrent, portant des baquets remplis d’une eau chaude à l’odeur nauséabonde et sur laquelle nageaient quelques croûtons de pain bis. C’était la soupe des condamnés, la balanda. Une soupe qui n’est mangeable que par des hommes réduits au dernier degré de l’inanition.
Francis Drake avait bien faim. Mais, ayant porté à sa bouche la cuiller de bois qui venait de lui être jetée, il eut un haut-le-cœur si violent au contact de l’immonde mixture, qu’il faillit vomir dans le baquet devant lequel, à l’exemple de ses compagnons, il s’était accroupi.
Ses voisins ricanèrent ignoblement en voyant son dégoût et l’un d’eux lui adressa une phrase qu’il ne comprit pas, mais dont il devina le sens insultant.
Il s’écarta et alla s’asseoir dans un angle de la salle. Il resta là jusqu’à midi, heure à laquelle les cosaques reparurent.
Le moment du départ était arrivé. Comme la veille, les forçats allèrent se placer dans la cour, les pieds dans une couche de boue glacée épaisse de 20 centimètres. L’appel recommença. Francis Drake répondit en entendant le n° 77. L’énoncé de ce nombre et le mot présent étaient tout ce qu’il savait de russe.
L’appel terminé, les forçats furent rangés quatre par quatre, et, encadrés par les cosaques, franchirent le seuil de la sinistre prison, traversèrent la ville et avancèrent vers le Nord.
Francis Drake regretta presque de quitter la prison. Tant qu’il y était resté, il avait conservé l’espoir de revoir sa fille, ou, au moins, d’en avoir des nouvelles. Maintenant qu’il partait, tout était fini. Sans doute ne saurait-il plus jamais ce qu’était devenue son enfant !
Mais, si grand que fût son désespoir, il parvint à le dominer. Dans l’excès de sa douleur, il retrouva, entière, l’énergie qui avait fait de lui un des magnats du Nouveau Monde. Que Margaret fût vivante ou non, il fallait vivre, vivre pour punir Kressler. Drake résolut de vivre.
Il était le seul forçat qui n’eût pas de bagages. Tous ses compagnons, sans exception, transportaient sur leur dos, qui un sac, un ballot ou une petite caisse contenant leurs effets personnels et quelques souvenirs. L’administration russe est tolérante sous certains rapports. Elle laisse quelques menus objets aux forçats.
Drake, lui, n’avait rien. Rien que son uniforme de bure déchiqueté et rapiécé et une couverture de coton qui lui avait été remise dans sa prison.
Tout d’abord, il se trouva heureux de ne pas porter de fardeau : le poids de ses chaînes – plusieurs kilos – lui suffisait.
Mais, le soir, à l’étape, il eut conscience de son infériorité vis-à-vis de ses compagnons. Sous peine de mourir de faim, il dut, cette fois, avaler sa portion de balanda, sous l’œil narquois de ses compagnons. Force lui fut, ensuite, de se coucher dans la boue glacée formant le sol d’une isba en ruines qui, depuis des années, servait de gîte aux troupes de forçats remontant vers le Nord.
Mais à quoi bon relater le voyage des misérables ? Il fut semblable aux autres : de la misère, de la souffrance, du désespoir.
Après trois jours de marche à travers la taïga, la forêt marécageuse qui recouvre les neuf dixièmes de l’île de Sakhaline, le lugubre convoi, ayant atteint le sommet d’une chaîne de collines, arriva devant un vaste enclos délimité par des pieux pointus taillés dans des troncs d’arbres et hauts de 4 mètres. Ces pieux se touchaient. Des liens de gros fil de fer les maintenaient l’un contre l’autre, quoiqu’ils fussent déjà profondément enfoncés en terre.
Cet enclos, c’était le bagne d’Anioutchkine, la prison des Éprouvés, celle où l’on envoyait les forçats dangereux, les pires, ceux qui étaient condamnés sans condition, autrement dit à vie.
Dès que les premiers cosaques de l’escorte se furent arrêtés devant l’étroite porte percée dans la palissade, le son lugubre d’une cloche s’entendit. La porte s’ouvrit. La sentinelle en faction devant s’écarta.
Un par un, les forçats franchirent le seuil de ce que l’écrivain Dostoïevski a appelé avec raison la « Maison des Morts », et encore désignait-il par là un bagne sibérien, alors que ceux de Sakhaline sont – ou plutôt étaient – encore plus atroces.
Francis Drake, réduit au dernier degré de l’affaiblissement, ne se soutenait plus que par un miracle d’énergie. Son corps émacié flottait dans son uniforme de bure. Il marchait d’un pas saccadé, appliquant ce qui lui restait de forces à ne pas tomber… Pendant tout le trajet, il n’avait pas échangé un mot avec ses compagnons, tous, ou presque, d’immondes assassins, rebut des bagnes de la Sibérie et envoyés à Sakhaline pour y mourir. De véritables brutes. Ils mangeaient, marchaient, chantaient, accomplissaient tous les actes de la vie avec une indifférence d’automates. Tout sentiment humain était mort en eux.
Le misérable troupeau dut rester, une heure durant, aligné contre la palissade, en attendant que le commandant du bagne voulût bien prendre livraison de ses nouveaux pensionnaires. Dans la vaste cour, que balayait un vent glacial, Drake put voir des forçats qui vaquaient ; ils disparaissaient par instants dans un bâtiment, tout en longueur, et dont les fenêtres, placées à 3 mètres du sol, comme des soupiraux d’écurie, étaient munies d’épaisses grilles de fer. Le dortoir du bagne.
Ce jour-là était fête. M. le commandant avait pour habitude d’accorder un jour de repos à ses forçats chaque fois que lui arrivaient de nouvelles recrues.
… Vers onze heures du matin, il apparut dans la cour, suivi de son état-major, un groupe d’argousins aux mines sinistres. Derrière, venaient deux hommes vêtus de casaques rouges, le bourreau du bagne et son aide.
Le commandant du pénitencier – Wladimir Gregorieff – ordonna aussitôt de faire l’appel. Lorsque fut terminée cette formalité, il adressa à ses ouailles un petit discours auquel Drake ne comprit rien – mais où il était question de knout, de pléti, de pendaison et autres gentillesses.
Après quoi les forçats furent menés dans leur demeure – une salle longue de 60 mètres et large de 6 – un immense couloir plutôt, flanqué, de chaque côté, le long des murailles, d’une soupente de bois, légèrement inclinée vers le centre et munie d’un épais rebord de chêne pour que les condamnés, lorsqu’ils s’y étendaient pour dormir, n’en glissassent point. C’était là tout l’ameublement.
Des forçats y étaient couchés et fumaient nonchalamment de courtes pipes de bois. D’autres, accroupis autour d’une couverture, jouaient aux cartes – et avec quelles cartes ! Des morceaux de carton mangés aux coins racornis, recouverts d’une si épaisse couche de crasse que les figures ne se distinguaient qu’à peine.
Mais le plus grand nombre des habitants de l’infâme écurie se porta au-devant des nouveaux venus. Des groupes se formèrent. Des interrogations s’échangèrent, cependant que les arrivants se choisissaient des places sur les soupentes. Les anciens se mirent en devoir de renseigner les nouveaux qui, de leur côté, leur donnèrent des nouvelles sur ce qui se passait en Sibérie et aussi sur les exploits qui motivaient leur présence à Sakhaline.
Drake, après avoir été plusieurs fois vainement interpellé, fut laissé de côté : il ne parlait pas un mot de russe et ses manières ne plaisaient qu’à demi à ce ramassis d’assassins et de bandits.
Le malheureux homme alla s’asseoir à l’extrémité d’une des soupentes, à un endroit dédaigné de tous parce que le bois en était complètement pourri. Jusqu’au dîner il resta là, à songer.
Il mangea sans mot dire sa ration de balanda, et, s’étant enroulé dans sa couverture, s’étendit sur le bois moisi et essaya de dormir.
Il ne le put. Dans l’immonde dortoir, c’était un sabbat infernal : malgré le règlement, les forçats s’étaient procuré du vodka et festoyaient bruyamment. Les factionnaires placés devant l’unique porte faisaient semblant de ne pas entendre. Ils savaient trop bien qu’un coup de poignard est vite donné. Ils avaient l’habitude du bagne.
Drake resta donc éveillé. À l’aube, il avala un bol de thé fade et sans sucre et sortit avec ses compagnons. Seulement, comme il prenait place dans le rang, pour l’appel, un surveillant arriva en courant :
– Numéro 77 ! dit-il.
Une courte phrase accompagna cet appel. Drake comprit que l’homme lui ordonnait de le suivre.
Il obéit, sous les regards curieux des forçats.
Au côté de son guide, il traversa la cour du bagne et pénétra dans une élégante maison de pierre et brique qui se dressait à l’extrémité de la palissade. Et, après avoir passé devant un factionnaire, il traversa une antichambre où ronflait un poêle de terre, et, enfin, entra dans un bureau confortablement meublé. Le plancher était recouvert de fourrures, ainsi que les murailles à doubles fenêtres. Dans la cheminée, des troncs d’arbres se consumaient avec une flamme joyeuse.
Derrière un bureau, un homme en uniforme de chef de bataillon était assis, un cigare entre les dents : Wladimir Gregorieff, commandant militaire du bagne d’Anioutchkine.
Il leva les yeux à l’entrée de Francis Drake et considéra l’Américain de la tête aux pieds, sans dire un mot.
Drake resta impassible. Au point où il en était, rien ne pouvait plus l’émouvoir. Arrêté à trois mètres du bureau de l’officier, il attendit :
– Vous vous prétendez Américain et affirmez être le financier Francis Drake ? fit enfin Gregorieff, en excellent anglais. Ce qui n’empêche pas que vous avez été pris en flagrant délit au moment où vous vous disposiez à faire sauter le palais de Son Excellence le lieutenant-gouverneur de Sakhaline pour Sa Majesté le tsar.
« Oui. Vous avez nié. J’ai sous les yeux les pièces de votre procès. J’ai pour habitude de me renseigner sur mes pensionnaires et votre cas m’a paru étrange. J’aime la justice, moi ! Sans la justice, impossible de faire quoi que ce soit dans ce monde !
« Dans ma modeste sphère, je m’efforce donc d’être juste.
Voyons ! Vous avez tout nié, au procès. Dites-moi la vérité et soyez certain que je m’efforcerai d’adoucir votre châtiment ! Si vous le méritez, bien entendu ! »
Drake resta stupéfait. Il s’attendait à tout, sauf à cela !
– Et ma fille aussi est ici ? demanda-t-il, tremblant à la fois d’angoisse et d’espoir. Ma fille, Margaret Drake !
La nommée Margaret Drake ou se disant telle ? fit Gregorieff en abaissant ses yeux vers les paperasses éparses sur son bureau. Ah oui ! Votre complice… que vous affirmez être votre fille. Eh bien, elle est également à Anioutchkine, à la prison des femmes. Je me réserve, d’ailleurs, conformément au règlement, à la marier à un libéré de bonne conduite, et ce dans son propre intérêt…
Gregorieff, négligemment, releva la tête et regarda Drake, pour voir l’effet de ses paroles. Le visage de l’infortuné, pâli et jauni par les souffrances, était devenu livide. Ses dents grincèrent dans l’effort qu’il fit en les serrant pour empêcher ses mâchoires de s’entrechoquer :
– Vous… vous ne feriez pas cela ! gronda-t-il enfin. Vous…
– Je le ferai certainement, et ce, conformément au règlement ! fit Gregorieff. Maîtrisez-vous, l’ami, et rappelez-vous que vous ne devez parler que lorsque je vous interroge.
« Nous manquons de femmes, à Sakhaline. Le pays n’est pas folâtre. Alors, le règlement prévoit que les forçats libérés, ceux dont nous avons jugé la conduite bonne, peuvent se choisir une compagne parmi les criminelles que l’on nous envoie de Russie. Oh ! les femmes ont toujours droit de refuser les prétendants que nous leur offrons. La prétendue Margaret Drake pourra, s’il lui plaît, user de ce droit, mais pas plus de trois fois.
Au surplus, c’est son propre intérêt : il vaut mieux pour elle être unie à un ancien forçat que de rester en prison… Le climat est rude, ici, et le confort inconnu. Les entêtées qui persistent à rester célibataires ne font pas un long séjour… on les enterre vite. Mais elles sont rares, celles-là.
« Du calme, l’ami. Je suis ici pour appliquer les lois et règlements de l’Empire ; je veux croire que vous comprendrez ma mansuétude : je suis, sans doute, le seul à Sakhaline qui prend la peine de connaître les malheureux qui me sont confiés… Je comprends que la prétendue Margaret Drake qui, comme vous, sans doute, a été élevée dans un milieu raffiné, n’éprouvera pas un grand enthousiasme à devenir la femme d’un assassin ou empoisonneur ; mais, que diable, pourquoi s’est-elle faite nihiliste ? Si vous êtes son père, comme vous l’affirmez, la faute retombe complètement sur vous.
« Je vous écoute. Soyez bref, je n’ai pas que vous à entendre !
Francis Drake, malgré son atroce angoisse, avait réussi à garder une apparence de calme, à se contrôler, comme disent les Anglais.
Il croyait à la sincérité de Gregorieff ; il se disait que c’était peut-être une chance qui s’offrait d’intéresser cet officier à son sort et de tenter, par son intermédiaire, d’obtenir la révision de son procès.
D’une voix qu’il s’efforça de maintenir égale, il fit le récit de ses démêlés avec Kressler. Il ne se doutait pas que Gregorieff, qui se savait à la merci de Kressler, voulait simplement connaître la vérité et ainsi tenir son complice.
Ce fut ce qui arriva. Bien des points que Kressler avait volontairement laissés dans l’ombre furent éclaircis. Gregorieff n’ignora plus rien des infamies de son associé.
Il n’en demandait pas plus :
C’est à peu près ce que vous avez dit devant la cour martiale, murmura-t-il après que Francis Drake eut achevé son récit. Un tissu d’invraisemblances ! Le séjour du bagne ne vous a pas encore amendé. Je le regrette pour vous et pour votre prétendue fille ! Allez et conduisez-vous bien, c’est un conseil que je vous donne… Je n’aime pas les meneurs !
– Si c’est pour cela que vous… commença l’Américain.
Gregorieff fronça les sourcils :
– Des insolences, maintenant ? Tel est le prix de ma mansuétude ?… Mais je sais comment mater les nihilistes ! dit-il.
Et, cessant d’employer l’anglais, il lança en russe une brève phrase à l’adresse du surveillant qui était resté à deux mètres en arrière de Francis Drake.
L’homme répondit affirmativement et fit comprendre à l’Américain de le suivre.
La phrase dite par Gregorieff – qui n’avait même pas daigné la traduire en anglais – était un ordre d’enchaîner le condamné à une brouette, et ce pendant la durée de deux ans.
Francis Drake, au côté du surveillant, regagna la cour du bagne.
Un forçat forgeron riva aux carcans de ses jambes deux grosses chaînes de fer fixées à une lourde brouette de bois. Désormais, le malheureux serait partout suivi de sa brouette ; il vivrait avec et dormirait sans la quitter.
Il fallait donc que Francis Drake s’évadât au plus tôt et qu’il fît évader sa fille.
Il n’eut pas le loisir d’y songer tout de suite. Dès qu’il eut été rivé à sa brouette, il dut suivre le surveillant et rejoindre les forçats occupés, à deux lieues de là, en pleine taïga, à extraire d’une carrière bourbeuse la terre glaise destinée à faire des briques devant servir à l’érection d’une nouvelle prison.
Pendant toute la journée, Drake dut transporter dans sa brouette des mottes de glaise, et cela sans arrêt.
À deux reprises, il s’abattit dans la neige, pris de faiblesse. Les surveillants, à coups de talons de botte, le firent se relever parmi les rires cruels des autres forçats.
Jusqu’à la nuit, ce supplice dura.
La neige, qui était tombée les jours précédents, avait un peu adouci la température, ce qui n’empêchait pas les forçats de grelotter sous leurs haillons. À cinq heures du soir, les misérables furent reconduits dans leur sinistre demeure.
Drake, après avoir avalé sa portion de balanda, s’étendit sur la soupente et, s’étant enroulé dans sa couverture, essaya de dormir. Impossible, malgré sa fatigue. Bien qu’il eût appuyé sa brouette contre le rebord de la soupente, le poids des chaînes tirait sur ses chevilles et le contact du métal lui causait une sensation de froid très douloureuse à la longue.
Alors, puisqu’il ne pouvait dormir, il passa la nuit à réfléchir. Il raisonna son cas et il comprit que tout était perdu, aussi bien pour lui que pour Margaret.
Mais Francis Drake, s’il ne possédait plus aucune vigueur physique, avait conservé toute son énergie.
Il envisagea son sort avec un calme effrayant. Malgré son âge, il était solide. Il s’habituerait au terrible régime du bagne. Il reprendrait des forces. Il se lierait avec les forçats. Il apprendrait la langue russe, et un jour viendrait où, grâce à une occasion propice, il s’évaderait. Il regagnerait les États-Unis, et alors, tout se paierait.
À son grand étonnement, sa condamnation à la brouette – une des plus terribles qui soient – lui avait valu une sorte de considération. Ces bandits pensaient que, pour mériter une pareille peine, l’« Anglais » devait avoir commis d’effroyables forfaits. Francis Drake jouit donc de l’estime de ses compagnons de misère, aussi bien de celle des Ivanns – forçats endurcis – que de celle des Djiganns, les bouffons et les mouchards de la prison.
Comme il était obéissant et calme, il évita d’être knouté. Gregorieff, d’ailleurs, ne tenait pas à exaspérer ses victimes.
Il jouait son rôle, prudemment. Si, lorsque Kressler reviendrait, Francis Drake était plus docile et consentait à accéder aux exigences du bandit, lui, Gregorieff, voulait que Drake ne se doutât de rien.
Aussi, après avoir aggravé le sort du malheureux d’une manière atroce, affectait-il de ne plus s’occuper de lui, tout en le faisant spécialement surveiller comme un individu dangereux.
Quinze jours après son arrivée à Anioutchkine, Drake parvint à avoir des nouvelles de Margaret. Elle était toujours à la prison des femmes, en compagnie d’une douzaine de voleuses, empoisonneuses et autres aimables représentantes du sexe faible, la plupart de si horribles mégères qu’elles n’avaient point encore trouvé d’épouseurs. Drake sut aussi où se trouvait la prison des femmes – dans une seconde enceinte située à moins d’une demi-verste de la prison des Observés.
Six semaines passèrent ainsi.
Le quarante-quatrième jour qui suivit l’arrivée de Francis Drake à Anioutchkine, les forçats apprirent que le lendemain serait férié à l’occasion de l’arrivée d’un convoi de condamnés, le dernier de l’année.
Les nouveaux venus franchirent la porte du bagne dans l’après-midi. Ils étaient une trentaine en tout, un tout petit arrivage.
Drake qui, voulant profiter du pâle soleil qui brillait exceptionnellement ce jour-là dans le ciel jaune, était allé s’asseoir dans la cour du bagne, assista à l’arrivée des malheureux – lesquels formaient une troupe semblable à celle dont il avait fait lui-même partie, mais moins nombreuse – de misérables êtres retournés à la barbarie primitive et couverts de haillons sans nom.
Drake, que ce spectacle écœurait, se disposait à regagner sa soupente, lorsqu’une voix qu’il reconnut instantanément le fit sursauter comme s’il eût mis le pied dans un fil électrique à haute tension :
– Mister Drake ! ! ! C’est vous ?
Drake se retourna juste pour voir l’homme qui avait prononcé ces quatre mots recevoir en plein visage les lanières du knout d’un des cosaques de l’escorte. Car il était défendu aux forçats de faire entendre une parole tant qu’ils étaient en rangs.
L’homme, la face en sang, ne fit pas entendre une plainte.
– Pierre Fernault ! fit Drake.
Et c’était bien le lieutenant du Grampus. Comment se trouvait-il au bagne d’Anioutchkine, lui que Drake croyait noyé. Par quelle effarante suite de circonstances le Canadien, que Drake avait vu pour la dernière fois nageant parmi les hautes lames du Pacifique, à plusieurs milliers de kilomètres de toute terre, avait-il été envoyé dans l’enfer de Sakhaline ?
… Drake dut maîtriser son impatience. Il assista de loin, comme l’avaient fait tant d’autres misérables avant lui, au rassemblement des nouveaux venus, à leur attente, à la revue passée par Gregorieff.
Enfin, à la nuit, les arrivants furent conduits dans le dortoir du bagne où les anciens durent se serrer pour leur faire place.
Drake avait couru à la rencontre de Fernault, aussi vite que le lui permettait sa brouette.
Il mena le Canadien à sa soupente et, l’ayant fait asseoir, prit place à ses côtés.
Les deux hommes ouvrirent ensemble la bouche pour se demander comment ils se retrouvaient là.
Fernault, qui ne paraissait pas avoir beaucoup souffert, à voir sa mine, parla le premier. Son histoire était beaucoup plus simple que ne l’avait supposé Drake.
Après avoir laissé s’éloigner l’Adler, Fernault était resté pendant tout le jour et toute la nuit qui avaient suivi, ballotté par les vagues. Énergique comme il l’était, il avait voulu lutter jusqu’au bout, au cas où sa chance viendrait. Et sa chance était venue : une goélette était apparue le lendemain, à l’aube.
Fernault avait été vu et recueilli.
Cette goélette, c’était la Mary Irving, un pêcheur de phoques américain. Fernault, en sa qualité d’officier baleinier, avait été fort bien accueilli à bord. Le capitaine lui avait offert une place d’officier, pour remplacer le mate enlevé par une lame au cours du cyclone qui avait permis à l’Adler d’échapper à la Mermaid. Fernault avait accepté, non sans avoir raconté son histoire au capitaine de la Mary Irving et lui avoir demandé de le débarquer au plus tôt. Mais l’Américain n’avait rien voulu entendre. Il ne voulait pas manquer sa campagne de pêche, bien que Fernault lui eût promis que Drake le dédommagerait.
La Marie Irving avait donc gagné les îles Probylow, comme les autres années. Or, la pêche dans les eaux des îles Probylow était réservée aux bâtiments russes (ce qui n’empêchait pas de nombreux navires américains de s’y rendre).
Mais la chance devait être contraire à la Mary Irving, qui, après seulement une semaine de pêche, était sortie d’un banc de brume juste pour se trouver, si l’on peut dire, nez à nez avec le garde-côte russe Iaroslaw.
La mer était calme. Le vent nul. Impossible de fuir. Les Américains avaient dû laisser fouiller leur navire. Leur culpabilité établie, le Iaroslaw avait remorqué la Mary Irving à Nikholaïewsk. Marins et officiers, emprisonnés, avaient été jugés. Les matelots avaient été condamnés à trois ans de prison ; les trois officiers, dont Fernault, à cinq.
Fernault et les deux autres officiers avaient tenté de s’évader de la prison de Nikholaïewsk. Au cours de cette évasion, les compagnons du Canadien avaient été tués, et lui-même repris après une lutte sauvage avec les surveillants cosaques, dont un avait succombé à ses blessures.
Ce fait avait valu au pauvre Fernault d’être condamné aux travaux forcés « sans conditions » – à vie – heureux encore d’échapper à la potence.
Et il avait été envoyé à Sakhaline – à Alexandrowsk, d’abord, et à Anioutchkine ensuite, – sans se douter qu’il allait y retrouver Francis Drake qu’il pensait toujours au pouvoir de Kressler.
Francis Drake, à son tour, fit connaître son histoire à Pierre Fernault. Il raconta son évasion, son arrestation, son procès et son envoi à Anioutchkine.
– Ma décision est prise, termina-t-il. J’ai de la patience. Mes forces commencent à revenir. J’attendrai une occasion. Et je m’évaderai pour retrouver Kressler et venger ma fille. Et je sens que ce jour-là viendra !
– Et pas dans longtemps ! affirma Fernault en baissant la voix. Nous nous évaderons ensemble. J’ai une lime et une centaine de roubles en petites coupures, le tout est dissimulé dans l’épaisseur du couvercle d’une petite boîte de bois que je me suis procurée à la prison d’Alexandrowsk. Laissez-moi le temps de me repérer et nous filerons. Quinze ou vingt jours suffiront.
« Ensuite, nous nous emparerons de quelque sampan sur lequel nous gagnerons l’île d’Hokkaido (Yezo), au Japon. À moins que nous soyons noyés en route. Mais cela vaut mieux que de rester ici et il faut toujours finir par là, noyé ou autrement.
« Et maintenant, plus un mot entre nous. Il ne faut pas que l’on sache que nous nous connaissons. Je parle le russe, que j’ai appris au cours de mes campagnes de pêche dans la mer de Behring. Je m’en vais me faire des amis, histoire de leur expliquer que je suis Anglais et que j’ai été content de causer avec vous, mais que vous êtes une « vieille ganache ». Passez-moi l’expression, mais je sais que le mot sera répété aux surveillants et c’est ce que je veux. Je n’ai pas besoin de vous dire que nous ne quitterons pas le bagne sans emmener miss Drake. Je préférerais plutôt n’en pas… »
Fernault s’interrompit. La demi-obscurité régnant dans l’immonde dortoir empêcha Francis Drake de s’apercevoir que le Canadien avait subitement rougi.
– Du courage, et tout ira bien ! reprit Pierre Fernault, presque précipitamment. Je vous parlerai lorsque j’aurai quelque chose à vous communiquer ! Bonne nuit : je vais avec les autres ! Ce disant, le Canadien se dressa et, les mains dans ses poches, le pas traînant, rejoignit le plus proche groupe de forçats.
Déjà il s’était rendu populaire parmi la chiourme. Sa bonne humeur, et surtout sa vigueur, l’avaient rendu sympathique aux bandits ayant composé avec lui le convoi arrivant d’Alexandrowsk.
Ses compagnons le présentèrent aux anciens d’Anioutchkine. Les Ivanns – les rois, du bagne – après avoir examiné ses muscles d’un air connaisseur, l’admirent parmi eux. Fernault augmenta sa popularité en offrant une bouteille de vodka qui fut sur-le-champ achetée au maidann (cantinier du bagne), et bue séance tenante.
Et les jours passèrent.
Drake, malgré son calme apparent, était sur des charbons ardents. Maintenant qu’une possibilité d’évasion était apparue à lui, l’impatience le gagnait. Il pensait que chaque jour nouveau était peut-être celui où Margaret, plutôt que de devenir l’épouse d’un assassin, se tuerait.
Grâce à l’entremise de Fernault et des Ivanns, le malheureux homme avait presque chaque soir des nouvelles de sa fille. Il apprit ainsi que trois des compagnes de prison de la jeune fille, dont deux empoisonneuses et une incendiaire, avaient quitté le pénitencier pour convoler avec des forçats.
Mais, jusqu’alors, Margaret Drake n’avait pas été offerte en mariage par l’administration. Sans doute, Gregorieff avait-il ses raisons pour cela ? Quoi qu’il en fût, l’effroyable éventualité pouvait se réaliser d’un jour à l’autre.
Ce ne fut que vingt-deux jours après son arrivée à Anioutchkine que Fernault revint sur ses projets d’évasion. Drake, depuis leur première causerie sur ce sujet, ne l’avait plus jamais interrogé. Il savait que c’eût été inutile.
Alors que la chiourme dormait, que les ronflements des forçats s’entendaient seuls dans l’immense hangar, Fernault éveilla l’Américain.
Drake eut à peine ouvert les yeux qu’il entendit ces mots susurrés contre son oreille :
– On appareille cette nuit. Il est onze heures du soir. La neige tombe et les surveillants sont en train de fêter l’anniversaire de la naissance du tsar. Ils doivent tous être ivres.
« J’ai déjà limé mes chaînes. Limer les vôtres prendrait trop de temps. Je vais vous les faire glisser des chevilles, ce sera plus vite fait. Nous passerons ensuite par une galerie que j’ai creusée sous la soupente et qui aboutit de l’autre côté de la muraille du dortoir. Ensuite, nous escaladerons la palissade. J’ai repéré l’endroit… Chut ! Je sais. Vous ne pourrez l’escalader, mais moi, une fois en haut, je vous hisserai avec une corde que je me suis procurée. J’ai également une carte de l’île. Elle est un peu usée, mais bonne. Nous gagnerons la prison des femmes. Ce sera là le plus difficile, car je crains que toutes ces dames ne veuillent filer. Mais je m’arrangerai. Ensuite, nous nous cacherons pendant quelques jours dans un marécage, en pleine taïga. Nous y resterons le temps de laisser s’apaiser l’ardeur des recherches. Nous tirerons ensuite vers la côte pour y acquérir une koungass, petite jonque. Et en route vers le Japon où nous n’aurons qu’à nous présenter au consulat des États-Unis. Ne bougez pas et ne criez pas. Ça va être dur de vous retirer vos carcans, mais il le faut !
– S’il fallait me couper les pieds pour enlever Margaret d’ici, je ne crierais pas ! Tirez fort et ne craignez rien ! fit simplement Francis Drake.
Il s’étendit de tout son long sur la soupente et, ayant arc-bouté son talon droit contre l’épais rebord, pour ne pas glisser, tendit son pied gauche au Canadien.
Pierre Fernault commença par déchausser le banquier de sa botte. Puis, saisissant l’anneau de fer entourant la cheville de Francis Drake, il entreprit de le faire glisser. À première vue, l’opération lui apparut impossible. Francis Drake avait un peu engraissé et, surtout, ses jambes avaient légèrement enflé autour du cercle de fer. Pourtant, il fallait agir.
Fernault fit tourner l’anneau en le tirant à lui, comme s’il le dévissait. La peau rougit, bleuit, se crevassa. Le sang coula. Le Canadien regarda Francis Drake. Il était impassible. La faible clarté des lanternes éclairant le dortoir se jouait sur son visage pâle mais calme.
Il fallait en finir. Fernault fit tourner l’anneau en tous sens, tira et, d’un dernier effort, parvint à faire passer la cheville et le talon à travers le cercle de fer. Mais le cou-de-pied de Francis Drake n’était plus qu’une plaie.
– À l’autre ! fit simplement le banquier en tendant sa jambe droite, tandis qu’il arc-boutait son talon gauche contre le rebord.
Soit que le carcan de droite fût plus étroit que l’autre, soit que Francis Drake eût la cheville droite plus forte que la gauche, le second carcan fut beaucoup plus difficile à retirer que le premier. Fernault dut travailler pendant près de trois quarts d’heure avant d’en venir à bout. Il y parvint enfin, non sans avoir arraché de véritables lambeaux de peau.
Francis Drake n’avait pas laissé échapper un soupir.
Aidé de Fernault, il remit ses bottes sur la chair à vif et se dressa, si vivement que ses chaînes cliquetèrent contre la brouette. Fernault, d’une rude poussée, le fit se rasseoir, et, du geste, lui fit comprendre de ne pas bouger.
Mais nul n’avait entendu les chaînes résonner. Les forçats, harassés par une journée de labeur dans la taïga, dormaient comme des animaux fourbus.
Rassuré, Fernault, qui s’était instantanément étendu sur la soupente, au côté de Francis Drake, se releva.
– Attendez ! souffla-t-il à l’oreille du banquier.
Il se laissa glisser à terre et se dirigea vers la soupente opposée.
À cet endroit, le bois, par suite de sa proximité avec la muraille humide et décrépite, était si moisi, si pourri, qu’il était impossible de s’y coucher. Aussi l’endroit était-il dédaigné par les forçats qui préféraient se serrer davantage les uns contre les autres plutôt que de s’y étendre.
C’était là que Fernault avait établi son gîte, sans en donner la raison. Et nul, pas même Francis Drake, ne s’était douté de son dessein.
Chaque nuit, six heures durant, il avait employé son temps à creuser une galerie sous la soupente, après avoir placé un ballot d’effets sous sa couverture afin que l’on crût de loin qu’il dormait.
À l’aide d’un misérable couteau ébréché, il avait réussi à forer un boyau de près de cinq mètres de long dans un sol durci par le froid à l’égal du roc, et cela après des travaux exténuants dans la taïga !
… Francis Drake vit Fernault disparaître sous la soupente.
Vingt minutes s’écoulèrent avant qu’il revît le Canadien, vingt interminables minutes pendant lesquelles, à chaque seconde, il craignit de voir s’ouvrir la porte du dortoir ou s’éveiller un des forçats…
Le Canadien montra enfin sa tête sous les planches pourries, et, de la main, fit signe à son compagnon de le rejoindre. Drake obéit.
Ses chevilles et le dessus de ses pieds, à vif, le faisaient horriblement souffrir.
Arrivé contre la soupente, il se baissa et, s’étant placé à plat ventre dans la boue glacée constituant le sol du dortoir, distingua une ouverture ronde dans laquelle Fernault était enfoncé jusqu’à la ceinture :
– Introduisez-vous là dedans quand j’aurai disparu, expliqua le Canadien. Les mains les premières, puis la tête. Allez doucement, autrement vous vous cognerez !
Et, sans attendre de réponse, il s’enfonça dans l’étroit souterrain.
Drake ne le vit plus, et, sans hésiter, pénétra dans l’ouverture.
Malgré les avertissements de Fernault, il ne put se retenir de glisser en avant. Sa tête heurta durement la paroi de terre gelée, si durement qu’il faillit perdre les sens. Il faillit laisser échapper un cri de souffrance.
S’étant remis, il dut se contorsionner pour avancer. Le boyau, après avoir atteint une profondeur d’un peu plus de deux mètres, se redressait, formant un angle obtus.
Francis Drake fut obligé de s’aider des pieds des genoux, des reins et des coudes pour progresser tant la montée était abrupte.
Enfin, il atteignit l’ouverture opposée. Il se sentit saisir sous les aisselles et soulever. C’était Fernault qui, agenouillé au bord du trou, l’avait empoigné.
Trois secondes plus tard, le banquier était dehors.
Il vit devant lui la cour du bagne ; à travers les flocons de neige qui tombaient, serrés, il distingua la haute clôture de pieux, toute noire dans l’ombre de la nuit.
Pas un bruit. Aucune lumière. Le pénitencier semblait mort.
Le souterrain creusé par Fernault débouchait au ras de la muraille du dortoir, entre deux tas d’immondices que l’insouciance des surveillants et la paresse des forçats avaient laissé s’accumuler là depuis des mois, ce qui n’avait pas échappé au Canadien.
– Nous allons filer le long du mur, expliqua Fernault à voix basse. Nous traverserons ensuite la cour et gagnerons un point de la palissade que j’ai repéré. Il est facile à escalader… Vous pouvez marcher ?
– Oui. Allons ! répondit Drake.
Les deux hommes, l’un derrière l’autre, avancèrent en rasant le mur du dortoir.
Dans l’immense cour, c’était toujours le silence et l’immobilité de toutes choses. Les fugitifs, leurs pas étouffés par l’épaisse couche blanche recouvrant le sol, eurent rapidement atteint l’extrémité du bâtiment.
Arrivé là, Fernault, qui marchait devant Drake, s’arrêta. La partie dangereuse du trajet commençait. Les deux hommes allaient être obligés de traverser la cour, plus de cent mètres à parcourir à découvert, sans aucun endroit où se cacher en cas d’alerte.
Fernault regarda encore une fois autour de lui.
– Nous allons devoir courir, chuchota Fernault en se tournant vers son compagnon. Le pouvez-vous ?
– Je le pense. Je sens à peine les plaies de mes chevilles. Allons ! assura l’Américain.
Un dernier regard, et Fernault s’élança vers la palissade.
Les fugitifs, d’une ruée, traversèrent l’immense cour, puis longèrent la palissade :
– Ça doit être ici ! expliqua Fernault en s’arrêtant. Ne bougez pas. Je vais grimper. Une fois là-haut, je vous enverrai une corde que j’ai à la ceinture. Voilà mon poignard au cas où un surveillant arriverait !
Drake, de ses doigts raidis par le froid, saisit l’arme que lui tendait le Canadien.
Fernault, aussitôt, entreprit de grimper le long de la palissade. Une escalade ardue : les pieux étaient si serrés qu’il était impossible de trouver un point d’appui entre eux, et les traînées de glace collées au bois augmentaient encore les difficultés de l’ascension.
Lentement, mais sûrement, il s’éleva, s’aidant des moindres aspérités du bois, s’accrochant aux crampons qui maintenaient les fils de fer assemblant les pieux et qui saillaient de quelques millimètres à peine.
Drake, immobile, grelottant de froid, suivait son compagnon des yeux, tressaillant à chacun de ses mouvements.
Pierre Fernault sembla hésiter, puis, se penchant vers Drake, laissa tomber sur lui une des extrémités du mince câble. Francis Drake s’en saisit aussitôt et se l’attacha sous les aisselles.
Dès que celui-ci eut achevé de serrer le nœud, il tira doucement la corde à lui.
Drake entreprit de son côté d’aider les efforts de Fernault en s’accrochant aux aspérités de la palissade.
Fernault, cependant, halait avec vigueur. Le banquier se sentit soulevé du sol.
Ses pieds étaient déjà à plus d’un mètre de terre, lorsque, brusquement, Drake vit la porte du pavillon de Gregorieff s’ouvrir.
Dans le rectangle de lumière, plusieurs silhouettes apparurent…
Fernault, lui aussi, avait vu la porte s’ouvrir. Francis Drake le comprit en sentant que sa montée s’arrêtait. Le Canadien devait observer ce qui se passait, c’était pour cela qu’il cessait de haler la corde.
Drake, suspendu par les aisselles le long de la palissade, comme un paquet, regarda la porte de l’habitation de Gregorieff. Trois hommes, en groupe, sortaient. Ils étaient enveloppés d’amples capotes de drap gris à épaulettes d’or, des capotes d’officiers russes. Sans doute était-ce Gregorieff et deux de ses subordonnés ? Mais ils étaient trop loin et la neige trop épaisse pour que Drake pût distinguer leurs visages.
Presque aussitôt, d’ailleurs, le banquier se sentit de nouveau hissé. Quelques secondes plus tard, il arrivait au niveau de la cime de la palissade et s’y agrippait.
– Dépêchons ! lui souffla Fernault. Faites comme moi : laissez-vous tomber sur vos pieds de l’autre côté !
Le moment n’était pas aux explications. Drake, à l’exemple du Canadien, se laissa pendre par les mains le long de la palissade et lâcha prise.
Il retomba sur ses pieds, à quatre mètres plus bas. Malgré l’épaisse couche de neige tapissant le sol, le choc fut rude et douloureux.
Les jarrets du banquier se ployèrent violemment, ce qui accentua les plis des tiges de ses bottes qui frottèrent et labourèrent la chair à vif de ses chevilles. La douleur fut si forte que Drake laissa échapper un gémissement.
– Blessé ? demanda brièvement Fernault qui s’était déjà relevé.
– Non… ce… n’est… rien ! haleta Drake que la violence de son contact avec le sol avait un peu étourdi. Je… vous suis ! acheva-t-il. Go on !
– Les femmes sont dans cette baraque que vous voyez là-bas, entourée d’une palissade en ruines ! expliqua Fernault d’une voix basse et rapide. Il nous faudra du temps pour y arriver, car nous devons éviter d’être vus par le factionnaire qui veille devant la clôture. Je me charge de lui. Suivez-moi !
Dans la neige, les deux hommes se hâtèrent. La maison – la masure plutôt – indiquée par Fernault s’apercevait à travers les flocons blancs, à moins de 800 mètres de là. Aucune lumière n’en sortait. Elle apparaissait comme une ombre, bosselait à peine le paysage livide.
– Ne bougez pas d’ici ! souffla soudain Fernault à son compagnon, en lui désignant un maigre bouleau tout tordu. Vous m’embarrasseriez plutôt qu’autre chose !
« Ce sera vite fait, mais ne vous impatientez pas. En cas d’alerte, courez vers la maison ! Vous m’y trouverez et nous périrons ensemble s’il n’est pas possible de faire autrement ! Bon courage ! »
De sa vie entière, Francis Drake n’eut jamais plus besoin de faire appel à son énergie et à son calme. Il comprenait que, pouvant à peine marcher et faible comme il l’était, il ne pouvait être d’aucun secours au Canadien. Et pourtant, il se sentait une envie irraisonnée de suivre Fernault pour revoir sa fille. Il savait que le Canadien pouvait échouer dans son entreprise, qu’il pouvait être surpris ; que Margaret pouvait être tuée au cours d’un combat possible entre Fernault et les surveillants. Tuée ! Et lui, son père, ne serait pas là pour la revoir au moins une fois en ce monde !
Toutes ces pensées tourbillonnèrent en moins d’une seconde dans le cerveau du malheureux homme.
Pourtant, il se raidit ; il s’arrêta et laissa Pierre Fernault s’éloigner. Tout – tout, sans aucune exception ! – devait être subordonné à la réussite de la tentative du Canadien.
Drake, tremblant de froid autant que d’angoisse, vit Fernault s’éloigner. Bientôt, il distingua à peine son ombre à travers les flocons de neige. Et l’attente commença…
Fernault, cependant, avançait avec rapidité vers la palissade.
Comme arme unique, il possédait un poignard et aussi ses poings.
Par ses conversations avec les vieux Ivanns, il s’était renseigné sur la prison des femmes. Il savait de quel côté se trouvait l’entrée de la palissade et l’emplacement de la guérite du factionnaire. Il allongea donc son chemin pour contourner le sinistre enclos et réussit à atteindre la palissade sans que la sentinelle l’ait vu. Il longea les pieux et ne fut bientôt plus qu’à quelques mètres de la guérite.
Le factionnaire, un cosaque, ne dormait pas comme l’avait espéré le Canadien. Il se tenait dans sa guérite, emmitouflé dans sa large capote brune, dont le capuchon était relevé, et appuyé à son fusil dont la courte baïonnette luisait dans l’ombre.
Fernault s’arrêta pour combiner son attaque.
Pendant dix longues secondes, il supputa ses chances, puis, se décidant brusquement, s’élança vers la guérite. La couche de neige étouffa le bruit de ses pas ; le cosaque, la tête enfouie dans son capuchon, ne le vit pas venir.
Fernault arriva comme un fou sur le cosaque, qui, surpris, voulut lever son fusil pour transpercer son agresseur ; mais Fernault, qui avait calculé jusqu’à ses moindres gestes, lui arracha l’arme des mains et, d’un furieux coup de crosse en pleine face, l’étendit sans connaissance au fond de la guérite qui chancela sous le choc de cet énorme corps s’écroulant.
Fernault, vivement, se pencha sur l’homme et lui retira sa capote qu’il revêtit. Il lui enleva également ses bottes qu’il changea contre les siennes. C’étaient des bottes neuves, confortables à souhait. Fernault, s’étant coiffé de la toque d’astrakan de sa victime, compléta son accoutrement en ramassant le fusil.
Maintenant, il était armé – et bien. Un fusil, muni de sa baïonnette et cent cartouches soigneusement rangées dans les cartouchières cousues à la capote.
Avec cela, il avait de quoi se défendre et, au pis aller, partir dans l’autre monde bien accompagné.
Sans hésiter, il se dirigea vers la porte percée dans la palissade, et qu’il savait donner dans la cabane contenant le corps de garde.
Il fallait qu’il passât par là. C’était inéluctable. Il n’existait pas d’autre entrée. Et impossible de songer à faire escalader la clôture à Margaret Drake, surtout avec la crainte d’être poursuivis et rejoints.
Non ! Avant de pénétrer dans la prison des femmes, Fernault devait se débarrasser du corps de garde. Quatre hommes en tout, cinq au plus, qu’il s’agissait de réduire à l’impuissance. Le Canadien se sentit de taille à les affronter.
Arrivé devant la porte, il la frappa doucement de la crosse de son fusil. Une longue minute s’écoula, puis le panneau tourna sur ses gonds et un cosaque, sans armes celui-là, apparut :
– Viens vite ! J’ai du vodka ! l’informa Fernault dans l’oreille. Et fais attention que les autres entendent !
Du vodka ! Mot magique ! L’homme fut si enthousiasmé par la perspective de s’entonner le bienheureux alcool, qu’il ne songea pas à se méfier :
– Les autres ? Ils dorment ! Tu peux entrer ! dit-il candidement.
Fernault n’aurait pu espérer une meilleure réponse. Mais il continua la conversation à sa manière : en attirant à lui le cosaque et en lui assénant en plein front un splendide coup de crosse qui l’envoya rouler dans la neige, l’esprit au pays des songes.
Fernault, le plus vite qu’il put, traîna l’homme évanoui contre la palissade, à quelques pas de la porte, puis le recouvrit de neige. Cette précaution prise, il courut vers la porte qui était restée ouverte, et franchit le seuil.
La petite pièce dans laquelle il pénétra était éclairée par une lampe au pétrole, en cuivre, toute vert-de-grisée. Un énorme poêle de terre sibérien occupait entièrement une des murailles. Quatre cosaques, têtes nues, leurs capotes jetées çà et là sur le sol, ronflaient, étendus sur l’appareil de chauffage.
Fernault hésita. Les cosaques paraissaient dormir solidement. Fallait-il les assommer ou bien se fier à leur sommeil ? La première alternative semblait s’imposer au nom de la simple prudence, mais Fernault se sentit pris de répugnance à l’idée de frapper ces hommes sans défense, fussent-ils même de vils argousins.
Ayant refermé la porte, il prit une lanterne posée sur le sol, l’alluma à la lampe et sortit par une seconde porte faisant face à celle par laquelle il était entré. Elle donnait sur une petite cour rectangulaire, dont une masure occupait le fond, la prison.
Fernault, son fanal au poing, son fusil en bandoulière, traversa la cour et ouvrit sans hésiter la porte du petit bâtiment.
Il eut un serrement de cœur : à la clarté d’une lampe suspendue au plafond par un long fil de fer rouillé, il distinguait sept femmes vêtues de haillons, qui dormaient étendues sur une couche de paille pourrie jonchant le sol. Elles étaient enroulées dans des couvertures rapiécées et effilochées dont un chiffonnier n’aurait pas voulu.
Et en l’une des malheureuses créatures, Fernault reconnut Margaret Drake, la belle miss Drake, celle dont les journaux américains citaient l’élégance et le charme.
L’infortunée dormait, elle aussi. Sans doute était-elle le jouet de quelque songe affreux, car, par moments, de violents soubresauts la secouaient et son visage émacié, resté beau, malgré la souffrance et le chagrin, prenait une expression de terreur intense.
Fernault, comme cloué au seuil, contemplait la jeune fille et des larmes montaient à ses yeux.
Ce fut Margaret Drake elle-même qui mit fin à la sombre méditation du Canadien.
L’air froid entrant par la porte ouverte la fit tousser et l’éveilla. Elle eut un grand frisson, ouvrit les yeux, se dressa et vit le pseudo cosaque.
Sans doute était-elle habituée à voir des rondes nocturnes, car elle eut une moue de dédain et fit un mouvement pour reprendre sa place sur la paille.
Mais Fernault marchait vers elle.
La jeune fille, ne comprenant pas, eut un mouvement de recul. Et, comme le Canadien continuait à s’approcher, elle ouvrit la bouche pour demander ce que tout cela voulait dire :
– Chut ! miss Drake, pas un mot ! Je suis Pierre Fernault ! souffla le Canadien en élevant sa lanterne, de façon que la lueur éclairât son visage.
Margaret Drake resta sans voix, hagarde.
Comme son père, comme tout le monde à bord de l’Adler, elle avait cru Fernault noyé. Et voici qu’il lui apparaissait, revêtu d’un uniforme de cosaque, au milieu de la nuit !
Elle dut se croire le jouet d’un rêve, car elle leva une de ses mains amaigries et en effleura son front :
– Je suis bien Pierre Fernault, miss Drake ! se hâta d’expliquer le Canadien, comprenant ce qui se passait dans l’esprit de la prisonnière. Je viens de la part de votre père. Nous fuyons cette nuit ! Levez-vous et venez ! Qu’« elles » ne s’éveillent pas, ou tout serait compromis !
Cette fois, Margaret Drake se rendit à la réalité. Tout comme elle avait reconnu sa physionomie, elle reconnaissait la voix du Canadien.
L’émotion rougit son visage d’ivoire ; ses yeux eurent une lueur de joie ; pour la première fois depuis bien des mois, ses lèvres pâlies se détendirent en un sourire.
Elle était déjà debout, au côté de Pierre Fernault, que celui-ci, comme médusé, ne bougeait pas, devenu pâle à son tour :
– Eh bien, allons, monsieur Fernault ! dit-elle à mi-voix en touchant le bras du Canadien.
Ce fut comme si un choc électrique l’eût traversé. Il eut un haut-le-corps et, d’une voix qui tremblait un peu, répondit :
– Oui… allons !
Dans la geôle, les prisonnières continuaient à dormir.
Fernault fit passer la jeune fille devant lui, et, étant sorti à son tour, referma la porte.
– Faisons vite ! conseilla-t-il. Les cosaques dorment, mais ils peuvent s’éveiller d’un moment à l’autre, et ce serait un contretemps fâcheux…
– C’est que… je peux à peine marcher… Je suis faible avoua Margaret Drake.
Fernault eut une courte hésitation, puis, doucement, saisit le bras de la jeune fille et l’entraîna.
Dans le corps de garde, les cosaques ronflaient en cadence. Les fugitifs, sur la pointe des pieds, traversèrent la petite pièce et furent dehors.
– Votre père est là-bas ! Derrière cet arbre, miss ! fit Fernault. Il nous attend ! Dépêchons !
… Fernault n’avait pas tort de conseiller à Margaret de se hâter ! Francis Drake, à demi gelé, souffrait une infernale torture.
Bien que le Canadien eût agi aussi vite que les circonstances le permettaient, Drake commençait à perdre toute espérance de le revoir – et de revoir Margaret – lorsque leurs ombres lui apparurent.
Pendant quelques interminables secondes, il crut que c’étaient deux cosaques. Mais la voix de Fernault, assourdie par la neige, arriva jusqu’à lui :
– Nous voici, mister Drake !
Francis Drake, oubliant tout, s’élança vers les deux ombres :
– Attention ! avertit soudain Fernault. Je crois que notre évasion est déjà découverte !
Francis Drake et sa fille se séparèrent, comme pétrifiés. S’étant retournés, ils virent, se détachant sur le paysage blanc de neige, trois hommes qui avançaient dans leur direction, trois hommes dont deux portaient des lanternes. Et la lueur des fanaux faisait briller l’or de leurs pattes d’épaulettes et les boutons de métal de leurs capotes. Trois officiers russes, les trois que les fugitifs avaient vu sortir de la maison de Gregorieff.
Ils se trouvaient encore à 300 mètres environ de Fernault et de ses compagnons, qui pouvaient constater, aux oscillations des fanaux, que ceux qui les tenaient éprouvaient une certaine difficulté à conserver leur équilibre.
– Mister Drake ! Miss ! Couchez-vous à terre ! Couchez-vous ! Et laissez-moi faire ! ordonna Fernault de sa voix brève.
Le père et la fille, instinctivement, obéirent et s’étendirent dans la neige.
– Ne bougez plus et attendez-moi ! Ce sera vite fait ! ajouta le Canadien qui, immédiatement, marcha vers les trois officiers.
Il en fut bientôt assez près pour les reconnaître, Wladimir Gregorieff et deux de ses subordonnés. Que venaient-ils faire ? où allaient-ils ? c’est ce que nul ne devait jamais savoir.
Les trois Russes étaient abominablement ivres. Ils chantaient avec d’affreuses discordances une chanson ignoble qu’ils entrecoupaient de hoquets joyeux.
Gregorieff devait avoir sans doute moins bu que ses compagnons, car ses pas étaient à peu près réguliers. À ses côtés, ses deux acolytes tanguaient et roulaient comme des barques en pleine tempête, et c’était miracle que les deux lanternes ne se fussent pas encore éteintes dans cette sarabande.
Tout ivre qu’il fût, Gregorieff conservait la notion de son rang et de son autorité. La vue de ce cosaque qui avançait à sa rencontre ne lui sembla pas naturelle. Saisissant son revolver – qu’il ne quittait jamais – il grogna :
– Que fais-tu ici, chien ? Avance, et vite, si tu ne veux pas périr sous le knout !
Fernault avait presque prévu cette interpellation. Il avait justement songé à se servir de son uniforme de cosaque pour approcher plus facilement les trois officiers.
– Oui, Votre Honneur ! dit-il en russe.
Il marcha droit vers Gregorieff, et, arrivé à quatre pas, s’immobilisa en présentant les armes, comme un authentique cosaque.
– Re… Regardez-moi ce drôle ! grommela Gregorieff en se tournant vers ses subordonnés.
« Gourbow ! Votre lanterne ! Que je le reconnaisse ! Il a dû encore aller rançonner quelque colon ou lui prendre sa… »
Gregorieff s’interrompit pour saisir le fanal que lui tendait Gourbow. Il marcha droit sur Fernault et éleva son luminaire à la hauteur de la face du Canadien enfouie dans le capuchon relevé de sa capote.
À ce moment précis, Fernault leva brusquement son fusil et, de toutes ses forces, de haut en bas, en abattit la crosse sur le crâne du commandant du bagne d’Anioutchkine. Gregorieff, le front enfoncé, émit un râle sourd et s’affaissa dans la neige, lâchant à la fois son fanal et son revolver.
Fernault, sans laisser aux deux autres officiers le temps de revenir de leur stupeur, saisit son fusil par le canon et, d’une volée, fracassa la tête du plus proche. L’autre put juste tirer son revolver de sa gaine, mais, avant qu’il eût pressé la détente, Fernault lui porta un furieux coup de crosse en plein visage. L’homme, la mâchoire en bouillie, lèvres et dents ne formant plus qu’une pulpe, tomba les bras étendus, à plat ventre dans la neige et, comme les deux autres, ne se releva pas.
Pierre Fernault laissa échapper un profond soupir. L’affaire s’était mieux passée qu’il ne l’aurait espéré.
Il se baissa et s’empara des revolvers des trois hommes. Ce qui lui permit de constater que les deux officiers étaient toujours évanouis, et bien, mais que Gregorieff était déjà revenu à lui.
Il râlait faiblement. Comme Fernault se penchait pour ramasser son revolver, il réussit à tourner la tête vers lui et laissa échapper un gémissement de terreur. Il venait de reconnaître Francis Drake et sa fille qui avaient tout vu et accouraient :
– Mist… mister Drake ! souffla-t-il d’une voix presque inintelligible.
Mais le silence régnant était si absolu que le murmure de l’agonisant fut entendu par tous les fugitifs :
– Qu’y a-t-il ? demanda le banquier.
Il regarda Fernault et comprit au coup d’œil du Canadien que le commandant du bagne d’Anioutchkine était arrivé à ses derniers moments :
– Mis… ter Drake ! répéta le complice de Kressler. Approchez… vous ! Je… vais mourir… à qua… rante… trois… ans ! À cause… de Kr… Kressler ! Je… m’en dou… tais… que ce… la tourner… nerait mal !… Écoutez !… Kressler… doit re… venir… dans… quelques… jours… sur… à… il… Je… Je…
– Où ? interrompit Drake, haletant.
Mais les yeux de Gregorieff avaient déjà pris la teinte de la mort. Aucune étincelle de connaissance n’y brillait plus. L’agonisant continuait pourtant à mouvoir ses lèvres. Mais les sons qu’il émettait n’étaient plus formés.
Drake entendit un sifflement entrecoupé et la bouche du complice de Kressler, soudain, s’ouvrit toute grande et ne se referma point. Il était mort.
– Il a voulu perdre son ami avant de mourir ! fit Fernault. Puisqu’il ne pouvait plus profiter du crime, il n’a pas voulu que l’autre en profite ! Une belle âme !
– Un ami de Kressler ! murmura Francis Drake, encore sous l’empire de la stupeur que lui avaient causée les révélations du mort. Un ami de Kressler ! Et moi qui avais cru… Je comprends ! Il avait voulu me faire parler !… Et c’est d’accord avec Kressler qu’il m’a ensuite condamné à la brouette !…
Il frissonna, de froid, et serra sa fille dans ses bras.
– Il faut nous hâter de nous éloigner ! intervint Fernault, sans demander d’explications. Maintenant, si nous étions repris, nous serions pendus dans les trois jours, sans que rien ne puisse nous sauver ; je vais prendre le portefeuille de Gregorieff… Le bandit doit avoir de l’argent ! Cela nous servira.
« Prenez sa capote, monsieur Drake, j’entends vos dents claquer ! Et vous, miss, je vais vous donner la capote d’un de ceux-là !
– Non… jamais ! Je ne veux pas ! s’écria la jeune fille avec un recul d’horreur.
Fernault n’insista pas. Il comprit que tout serait vain. Francis Drake, en effet, essaya inutilement de faire comprendre à sa fille qu’elle risquait la mort avec ce froid, misérablement vêtue comme elle l’était. Margaret Drake déclara qu’elle préférait mourir plutôt que d’endosser le vêtement souillé de sang qui lui était offert. Force fut donc aux deux hommes d’accéder à son désir.
Les lanternes furent éteintes.
Dans les poches de Gregorieff, un portefeuille gonflé de billets de banque fut trouvé. Fernault ne prit pas le temps d’examiner les papiers qui se trouvaient avec. Il s’empara également d’une boîte d’allumettes et d’un étui de cuir rempli de cigares.
Le Canadien garda pour lui le revolver de l’ami de Kressler ; les armes des deux officiers furent partagées entre Francis Drake et Margaret.
Les deux Russes vivaient encore, quoique en piteux état. Qu’ils vécussent ou non, cela n’avait qu’une minime importance pour les fugitifs. Car les autorités n’auraient aucune peine à établir sans eux la corrélation entre la disparition de Fernault, de Drake et de sa fille, et l’agression dont avaient été victimes Gregorieff et ses sicaires. L’important, pour les fugitifs, c’était de disparaître.
Têtes baissées sous la neige qui tombait plus épaisse que jamais, ils se dirigèrent vers l’est, vers la forêt marécageuse, où Fernault espérait trouver un abri.
La neige, heureusement, s’abattait sur la terre avec une telle violence qu’elle recouvrait presque aussitôt les empreintes des fugitifs.
Ils avancèrent, sans échanger un mot, tournant fréquemment la tête pour s’assurer qu’ils n’étaient pas poursuivis.
Après une heure de marche, ils furent enfin sous les arbres rabougris, en plein marécage. Mais le froid avait durci le sol, annihilant tout danger d’enlisement.
Fernault, au risque d’être vu, craqua une allumette pour consulter sa carte.
Grâce à sa science de marin, il s’orienta facilement malgré l’absence d’étoiles. Et les fugitifs continuèrent à s’enfoncer dans la sinistre taïga…
Ils marchèrent toute la nuit, sans arrêt.
Un peu avant l’aube, Margaret Drake, qui avançait appuyée sur le bras de son père, trébucha et s’affaissa, à bout de force et d’énergie. Ce fut en vain qu’elle essaya de se relever et de reprendre sa marche, ses jambes se dérobèrent sous elle. Il fallut camper.
Les fugitifs s’enfoncèrent dans un large fourré recouvert de neige et s’installèrent au centre. Ils restèrent là, toute la journée, serrés les uns contre les autres, à grelotter.
Margaret Drake, devenue presque insensible à force de souffrance et de faiblesse, consentit enfin à se laisser envelopper dans la capote que Fernault lui offrit, la sienne propre. Le Canadien affirma très sérieusement à Francis Drake qui voulait lui passer la sienne, qu’il était habitué au froid et, qu’au fond, la température n’était pas si basse que cela !
Le banquier regarda Fernault qui détourna les yeux et n’insista pas.
La neige, heureusement, ne cessa point de tomber, rendant difficiles les recherches de la part des autorités russes.
Vers quatre heures de l’après-midi – alors que l’obscurité était déjà revenue – Fernault proposa à ses compagnons de se remettre en route.
Et l’on repartit.
Cette fois, ce fut le Canadien qui dut soutenir miss Drake. Son père n’en avait plus la force et se traînait lui-même avec peine. Les fugitifs avancèrent tant bien que mal. Vers le milieu de la nuit, ils durent s’arrêter de nouveau, Margaret Drake aussi bien que son père étant incapables de mettre un pied devant l’autre. Pierre Fernault, bien que fort éprouvé lui aussi, conservait encore quelque force. Il installa ses compagnons au creux d’un buisson et déclara qu’il allait essayer de trouver quelque nourriture.
– Vous allez vous faire reconnaître et signaler… ou même prendre ! s’écria Drake.
– Et comment ferez-vous pour nous retrouver ? ajouta Margaret, qui tremblait autant d’angoisse que de froid. Restez !
– Vous me permettrez de ne pas vous obéir, miss ! fit le Canadien, fermement. Je serai peut-être pris ou tué, c’est vrai ; mais, si je reste ici, nous mourrons sûrement de faim ! Il faut me laisser aller.
« Quant à vous retrouver, je vous retrouverai ! Je serai ici avant le jour. Si, lorsque la clarté du soleil reviendra, vous ne me voyez pas, c’est que je serai mort… Mais je suis sûr de revenir ! Je pars ! »
Ni le père ni la fille ne répondirent à ces paroles. Tous deux sentaient que Fernault avait raison, qu’il devait chercher de la nourriture ; sinon, tous trois périraient.
– À bientôt, et ne vous inquiétez pas ! conclut le Canadien, plus ému qu’il aurait voulu le montrer.
Il serra la main de Francis Drake, puis celle de Margaret. Et, dans l’ombre, il crut voir deux lueurs sur les joues de la jeune fille, deux larmes. Il se raidit et, avec un mouvement brusque, sortit du fourré et s’éloigna sous la neige.
– Un vaillant garçon, que ce Fernault ! fit simplement Francis Drake.
Margaret ne répondit que par un faible soupir. Le financier n’insista pas.
Le Canadien revint, et plus tôt que ne l’auraient cru le père et la fille. Il était chargé : un jambon, une bouteille de vodka et un pain de maïs.
– Tout a bien marché ! déclara-t-il après s’être installé au côté de ses compagnons. Nous sommes à quelques verstes du village d’Ourchask, habité par quelques Ghiliakes nomades. Je suis allé rendre visite à un colon… un ancien forçat que m’avait signalé un Ivann. Une sorte de brute, mais loyale. Tous les évadés qui passent dans la région ont recours à lui. Il ne m’a demandé ni mon nom, ni aucun détail. Je n’ai eu qu’à lui montrer la livrée du bagne et la trace des fers sur mes poignets et mes chevilles.
« Il m’a donné tout ce que j’apporte et a failli se mettre en fureur lorsque je lui ai montré un billet de dix roubles… Enfin, le principal, c’est que nous mangions !
« Nous sommes à vingt-cinq verstes du cap Ratmanow. Vingt-cinq verstes, cela peut se faire en deux petites étapes ! Une fois à Ratmanow, nous achèterons une koungass aux pêcheurs, et le plus difficile sera fait ! Mangeons ! »
Le vodka – une eau-de-vie de la qualité la plus basse – rendit pourtant quelque chaleur aux fugitifs. Ils avalèrent quelques tranches de jambon, un jambon cru, mal salé et corrompu par places. Mais le régime du bagne avait appris au banquier et à sa fille à n’être pas difficiles…
Fernault, devant la faiblesse de la jeune fille qui ne parvenait pas à se réchauffer, osa allumer du feu.
La neige avait cessé pendant son absence et une brume épaisse couvrait le sol à plusieurs mètres de hauteur. Non sans peine, le Canadien réussit à amasser quelques branches et à les allumer. La chaleur du feu ranima tant soit peu les forces des malheureux.
Au jour, séchés et réconfortés, ils se remirent en route.
Les vingt-cinq verstes qui les séparaient du cap Ratmanow furent franchies, non pas en une étape, ni en deux, mais en quatre, et ce à grand’peine.
Enfin, les fugitifs débouchèrent de la taïga et distinguèrent les flots gris de la mer d’Okhotsk.
Ils campèrent dans une carrière de terre glaise abandonnée. Leurs uniformes de forçats, non moins que les capotes militaires dont ils étaient revêtus, auraient suffi à les faire prendre. Mais Fernault savait où gîtait un ancien forçat qui – il l’espérait – leur fournirait des vêtements « civils ».
Vers huit heures du soir, le Canadien partit.
Il revint au milieu de la nuit, désespéré. L’homme qu’il avait espéré voir était mort depuis trois semaines !
La fâcheuse nouvelle laissa Francis Drake et sa fille sans voix. Ils se demandaient si, après tant de souffrances et de tribulations, ils allaient échouer au port.
Cependant, il fallait agir et vite. Car Francis Drake aussi bien que Margaret étaient arrivés à la limite de leur endurance.
– Nous voilà dans une impasse ! murmura enfin le banquier. Vous avez une idée, monsieur Fernault ?
– Oui ! répondit le Canadien. Et je pense réussir. Autant vous en faire part. Il est à peu près minuit. Nous avons plusieurs heures devant nous. Nous allons profiter de l’obscurité pour gagner la petite crique qui est au nord du cap Ratmanow… C’est à moins de trois verstes d’ici. Il y a là plusieurs koungass échouées ; elles appartiennent à des pêcheurs ghiliaks. Nous nous emparerons de l’une d’elles et voguerons vers le large. Si, pour prendre cette embarcation, il faut combattre, eh bien, nous combattrons. C’est notre vie qui est en jeu ! Avez-vous quelque objection à faire à mon projet, miss, et vous, mister Drake ?
Le père et la fille, ensemble, répondirent que non.
– Alors, partons de suite ! conclut Fernault. Voulez-vous me permettre de vous offrir mon bras, miss ?
Les trois verstes furent longues à franchir par les infortunés. Plusieurs fois, Francis Drake s’affaissa et ne se releva qu’avec peine. Quant à sa fille, elle fut tombée pour toujours sans le soutien du Canadien.
Les fugitifs atteignirent enfin le fond de la crique dont avait parlé Fernault. Dans un creux du terrain, entre deux hautes falaises toutes noires et coiffées d’une couche de neige, une trentaine de misérables cases, posées de guingois, étaient disséminées. Aucune lueur n’en sortait. Sur l’étroite plage s’étendant autour de la crique, des taches noires se distinguaient. Mais il fallait l’œil perçant du Canadien pour deviner que c’étaient des embarcations échouées.
Fernault et ses compagnons contournèrent les cases, avançant avec circonspection, pour éviter de heurter les pierres cachées sous la neige. Ils furent enfin sur la plage. Fernault, sans hésiter, avisa la plus petite des koungass : une embarcation plate et ronde et surmontée, à l’arrière, d’une sorte de dôme fait de lattes de roseaux. Au centre, un mât tout nu se dressait.
Ainsi que les autres, l’embarcation se trouvait à une dizaine de mètres de l’eau. Pour la mettre à flot, de grands efforts seraient nécessaires malgré sa petitesse.
– Celle-là ! fit Fernault en désignant la koungass de sa main libre. Vous et votre père, miss, vous allez m’aider à la pousser à l’eau.
Et Fernault, ayant lâché le bras de la jeune fille, s’élança vers l’embarcation dans laquelle il sauta.
Un cri rauque, le bruit d’une lutte violente ; la koungass oscilla comme si elle eût été ballottée par la tempête…
Margaret Drake courut vers l’embarcation. Mais, comme elle s’apprêtait courageusement à escalader le bordage de la koungass, Fernault jaillit du dôme occupant l’arrière de l’embarcation.
– Ce n’est rien ! assura-t-il. Il y avait deux Ghiliaks dans la koungass… Je n’ai pas eu trop de peine à m’en débarrasser ! Ils sont « un peu » assommés, ma foi, mais je ne les crois pas gravement atteints… J’y suis allé seulement avec mes poings !… Il y a deux paires d’avirons dans la koungass et une voile de paille, toute enverguée. C’est tout ce qu’il faut.
Fernault, ce disant, remonta dans la barque, souleva les corps inanimés des Ghiliaks et les fit glisser sur le sable, par-dessus le bordage ; il sauta aussitôt à terre, et, ayant pris deux billets de 100 roubles dans le portefeuille enlevé à Gregorieff, les introduisit sous les chemises des pauvres hères.
La mise à l’eau de la koungass fut plus facile que ne l’avait cru le Canadien. La basse température avait durci le sable que recouvrait une mince couche de glace. La koungass glissa sans peine. D’un dernier effort, Fernault la poussa à l’eau.
L’un après l’autre, les fugitifs, non sans s’enfoncer jusqu’aux genoux dans l’eau glacée, prirent place dans l’embarcation. L’air était calme malheureusement. Pas le plus petit souffle de vent.
– Installez-vous dans la cabane ! fit Fernault en désignant le grossier dôme occupant l’arrière. Je me charge du reste !
Fernault arma les avirons, deux rames longues de près de 4 mètres chacune, et lourdes en proportion. Malgré son épuisement, il saisit vaillamment les avirons et rama. La koungass, grâce à son faible tirant d’eau, glissa assez rapidement sur l’eau calme de la crique.
Mais elle n’avait pas franchi 300 mètres que, du rivage, des hurlements furieux s’élevèrent. Les deux Ghiliaks, qui étaient revenus à eux, manifestaient leur fureur en voyant leur koungass qui s’éloignait.
Fernault n’en rama que plus vigoureusement. L’excès même du péril ranima ses forces défaillantes.
Cependant, les clameurs, loin de décroître à mesure que la barque s’éloignait du rivage, augmentaient d’intensité ; tout le village, maintenant, devait être réveillé. Sur la plage, de nombreuses ombres couraient de tous côtés autour des koungass échouées. Les fugitifs allaient être poursuivis. Fernault le comprit, mais se garda bien de dire un mot.
Il put bientôt voir que plusieurs koungass étaient poussées à l’eau, et ce fut tout ce qu’il vit, car il avait atteint l’extrémité de la haute falaise qui, vers le sud, fermait la crique. D’un coup d’aviron, il fit pivoter la koungass vers le large et les rocs lui cachèrent le fond de la crique.
De l’autre côté de la falaise, un vent très vif soufflait. La mer était démontée. Mais Fernault, loin de s’en affliger, s’en réjouit : ou il périrait, ou il distancerait les koungass lancées à sa poursuite.
– Mister Drake ! cria-t-il. À vous ! Venez prendre le timon ! Je vais hisser la voile ! Et vous, miss, si vous avez assez de force, prenez ce seau qui est là et tenez-vous prête à vider l’eau qui ne va pas tarder d’embarquer ! Le vent est bon ! Si nous ne nous noyons pas, dans trois jours nous serons en sûreté dans un port du Japon !
Cette dernière phrase fit plus que le meilleur cordial pour ranimer les forces défaillantes du banquier et de sa fille. Tous deux s’élancèrent hors de la cabane.
Le père prit aussitôt le timon, une épaisse carre de bois horizontale plantée dans la « mèche » du gouvernail. Fernault coupa de son poignard les liens d’écorce, maintenant la voile enroulée autour de la vergue, et, ayant saisi l’extrémité de la corde du palan servant à hisser la vergue, hala de toutes ses forces. La vergue fut à la cime du mât, cependant que l’épaisse voile de paille claquetait violemment à la brise.
Fernault, ayant attaché la drisse à un des bancs de la koungass, saisit l’écoute au vol et l’attira à lui. Instantanément, la voile se gonfla, faisant dangereusement pencher l’embarcation. Francis Drake, heureusement, possédait quelques notions de navigation apprises à bord de son yacht. Il mit la barre dessous, ce qui soulagea un peu la koungass qui se redressa au moment où Fernault allait lâcher l’écoute pour éviter de chavirer :
– Bien, ça, mister Drake ! s’écria le Canadien qui pria le banquier de prendre sa place à l’écoute et de lui passer la barre.
L’échange se fit non sans difficulté. Car la koungass, poussée par la brise, bondissait maintenant d’une lame à l’autre, piquant du nez, plongeant, roulant avec une violence sans cesse accrue. Mais elle filait bon train et c’était le principal.
Mais le péril était loin d’être passé ! Trois grosses koungass venaient de sortir de la crique et, leurs voiles hissées, bondissaient à la poursuite des fugitifs. Elles gagnaient peu à peu sur eux, grâce à leur fort tonnage qui leur permettait de porter davantage de toile. Mais Fernault était un excellent manœuvrier. Il réussit à serrer le vent, de telle sorte qu’en moins d’une heure les koungass furent hors de vue.
Mais c’était maintenant un véritable ouragan. La mer ne formait plus qu’une suite de tourbillons d’écume que le vent tordait, creusait, avec une irrésistible puissance. Dans le ciel débarrassé de nuages, les étoiles scintillaient. C’était une belle tempête de nord-est, et d’autant plus dangereuse pour la koungass que le vent tendait à la faire dériver vers la côte sakhalinienne.
Fernault rageait. Son impuissance contre le vent de la mer l’emplissait de fureur. À contrecœur, il passa la barre à Drake afin d’abaisser un peu la voile et de diminuer ainsi la surface offerte au vent. Mais il s’était décidé trop tard ! Comme il entreprenait de détacher la drisse, une rafale arriva sur la koungass et la fit presque chavirer du coup. Un craquement retentit, et la voile, arrachée de sa vergue, s’envola comme un immense oiseau noir. La koungass se redressa, tandis que Fernault retenait une imprécation.
Le malheur, décidément, s’acharnait sur les fugitifs ! Privée de sa voile, la koungass n’était plus qu’une épave impossible à manœuvrer que le vent et la mer repoussaient impitoyablement vers la côte de Sakhaline.
Au jour, la tempête redoubla de furie. La koungass dérivait rapidement vers la côte de Sakhaline.
Francis Drake et Margaret, sur les instances du Canadien, s’étaient réfugiés à l’arrière de la koungass ; étendus sur les fourrures que recouvraient deux pieds d’eau, ils ne bougeaient pas, recevant stoïquement les embruns et les paquets de mer. Car le toit de lattes de la cabane avait été emporté comme un fétu et plus rien n’abritait le banquier et sa fille. Fernault restait debout, cramponné au pieu servant de mât. Il ne se faisait pas d’illusions : dans une heure, dans deux au plus, la koungass serait jetée sur les rocs ceinturant les falaises, et cela, aucune puissance au monde ne pouvait l’empêcher.
Au cours de la matinée, pourtant, le vent tourna un peu vers le sud ; la mer cessa de grossir. Mais la koungass continua sa dérive vers la terre. Un peu après midi, les rocs défendant les falaises ne furent plus qu’à quelques centaines de mètres de l’embarcation. Fernault s’approcha de Francis Drake et de sa fille. Les malheureux étaient presque sans connaissance. Ce fut difficilement que le Canadien parvint à leur faire comprendre ce qu’il voulait tenter pour essayer de les sauver.
– Je vais déboîter le mât de son emplanture, expliqua-t-il en hurlant de toutes ses forces pour se faire entendre. Je vous attacherai tous deux au mât et vous pousserai à l’eau. Je vous rejoindrai ensuite et ferai tous mes efforts pour passer avec vous à travers la ligne de récifs.
– Et nous serons de nouveau à Sakhaline ! murmura Margaret Drake. J’aime autant me noyer !
– Oh ! miss ! Et moi qui…
Fernault se mordit les lèvres et brisa là l’entretien.
Démâter la koungass eût été déjà une rude opération pour un seul homme.
Fernault comprit la difficulté, la presque impossibilité de la tâche qu’il avait assumée. Mais il vit aussi Margaret Drake pâle, presque exsangue, étendue sous les coups de mer, sans défense, son pauvre corps frissonnant à chaque paquet d’eau. Sans lui, sa mort était certaine. Il se raidit et, s’étant placé à plat ventre sur un des bancs, desserra les étais maintenant le mât. Le pieu, libre dans son emplanture, craqua lugubrement sous les secousses du roulis.
Fernault se mit debout sur le banc dans lequel était planté le mât. Il s’arc-bouta sur ses jambes écartées et, ayant ramassé tout ce qui lui restait de forces, embrassa le pieu ruisselant, le serra désespérément contre lui et, d’une formidable secousse, l’arracha de son emplanture… Mais un sursaut de la koungass lui fit perdre l’équilibre, il trébucha, entraîné par l’énorme poids du mât, ouvrit les bras et tomba dans le fond de l’embarcation.
Un cri perçant retentit, poussé par Margaret Drake. Fernault, contus, mais sans blessure, se releva ; il vit à ses côtés la jeune fille qui avait bondi vers lui. Il n’eut que le temps de la saisir par le bras pour l’empêcher d’être précipitée à la mer par le roulis :
– Ce… ce n’est rien, miss ! balbutia-t-il en cherchant ses mots. Ce n’est rien… Cramponnez-vous au banc !… Je vais détacher les étais du mât ; je vous attacherai ensuite avec votre père ! Tenez-vous bien !
Margaret Drake ne répondit pas et, sans cesser de regarder le Canadien, crispa ses mains au bordage de la koungass.
Fernault eut vite fait. Malgré l’effrayant roulis, il parvint à coucher le mât longitudinalement dans un sens parallèle à la quille de l’embarcation. Il le plaça le long du bordage, de façon qu’il pût facilement le pousser à la mer, puis y fixa, à un mètre de distance les uns des autres, trois forts câbles qui devaient servir aux naufragés à se cramponner.
Margaret Drake et son père furent attachés chacun à un de ces câbles. Et Fernault, profitant d’une courte accalmie, fit basculer le mât dans les flots, cependant que Margaret et son père y sautaient en même temps.
Fernault vit le mât plonger et disparaître entre deux vagues, entraînant les deux créatures humaines qui y étaient accrochées. Il reparut à la crête d’une lame, plusieurs mètres plus loin.
Le Canadien se lança à la mer. En quelques brasses, il eut rejoint Drake et sa fille et saisit l’extrémité de la corde qu’il avait nouée à son intention autour du mât.
Il put voir alors que Francis Drake avait perdu connaissance et que Margaret ne valait guère mieux. Il s’approcha successivement du banquier et de sa fille et les attacha de telle façon que leurs têtes fussent autant que possible hors de l’eau. C’était tout ce qu’il pouvait faire pour le moment.
La koungass, cependant, qui offrait plus de prise au vent que le mât, n’était plus déjà qu’à quelques mètres des rocs. Les naufragés la virent s’élever sur la croupe écumante d’une lame, puis retomber sur une tête de rocher et s’y écraser. Ce spectacle n’était guère encourageant pour les infortunés ; il leur donnait une idée de ce qu’allait être leur propre sort.
Fernault, poussant devant lui le mât, s’efforçât de le diriger vers l’espace libre s’étendant entre deux rocs dont les pointes se distinguaient entourées d’un halo d’écume. Il y avait là une sorte de brèche dans la ligne des récifs, large d’une trentaine de mètres, moins que rien.
Mais la mer elle-même se fit l’auxiliaire du vaillant Canadien. Une série de trois lames énormes souleva le mât et le lança comme un projectile entre les écueils. Les naufragés, croyant leur dernière seconde venue, furent projetés en avant comme par une catapulte et, sans savoir comment, se trouvèrent soudain en eau calme, à quelques mètres à peine d’une étroite bande de sable jaune.
Fernault, d’un dernier effort, parvint à pousser le mât jusqu’à ce qu’il s’échouât.
Ayant pris pied lui-même, il constata que Margaret Drake et son père étaient inanimés.
Il coupa les cordes qui les attachaient au mât et les traîna hors de l’eau.
Il souleva Margaret et la porta au pied de la falaise contre laquelle il l’assit. Puis, ayant rendu le même service à Francis Drake il se laissa lui-même tomber sur le sable s’affaissa et s’endormit d’un sommeil de brute. Lui aussi avait atteint la limite de son endurance.
Lorsqu’il se réveilla, c’était la nuit. Une nuit glaciale, claire et étoilée. Le vent et la mer continuaient à mugir sur les rocs. Fernault se dressa. Il se sentit la bouche amère, la fièvre aux tempes, les membres rompus et une soif ardente.
Il regarda machinalement autour de lui. Francis Drake et Margaret étaient toujours assoupis. Il devait se procurer de quoi les réchauffer et les réconforter, sinon ils allaient mourir.
Cette pensée l’empêcha de réfléchir davantage. Il enveloppa d’un long regard l’Américain et sa fille, puis, résolument, se dirigea vers une sorte de sentier qui serpentait le long de la falaise. Il ne lui fallut que quelques minutes pour escalader le massif de basalte. Comme il en atteignait la cime, il s’arrêta net : à moins de 300 mètres de lui, dans un creux de terrain, cinq hommes étaient accroupis autour d’un grand feu.
Des pêcheurs ? des colons ? des Russes ?
Ils étaient cinq, et paraissaient de haute stature, à en juger par leurs silhouettes. Fernault, en cas de combat, savait qu’il n’aurait aucune chance de vaincre.
Impossible de songer à dissimuler son identité ou, du moins, sa provenance. Mais que faire ? Ces hommes, ils avaient du feu et, sans doute, de quoi manger… et, en bas de la falaise, Margaret Drake allait mourir si elle n’était pas secourue…
Cette pensée décida le Canadien. Il bondit vers les inconnus, et, étant arrivé à quelques mètres d’eux, faillit trébucher de stupeur en entendant parler anglais. Il put alors distinguer que les cinq hommes étaient engoncés dans des vêtements de toile goudronnée, qu’il avait pris de loin pour des fourrures.
C’étaient des marins, des naufragés, sans doute.
Mais une grosse voix arriva jusqu’à lui malgré le ululement du vent :
– Halloa ! Come here, boy ! Russian ? (Venez ici ! Vous êtes Russe ?)
– Non ! Canadien ! hurla Fernault, de toutes ses forces. Et, d’un dernier élan, il atteignit le cercle formé par les mystérieux personnages autour du bûcher.
Il vit cinq hommes, cinq blancs, cinq marins pour tout dire. L’un d’eux, dont le visage s’ornait d’un collier de barbe blonde, l’interpella :
– Cosaque, hé ?
– Non, pas cosaque ! rétorqua Fernault, presque indigné. Officier de la marine marchande canadienne, à bord d’un baleinier ! J’avais été pris par les Russes pour contrebande, aux Probylow… Et je me suis évadé ! Mais je ne suis pas seul… J’ai des amis, en bas de la falaise… Il y a une jeune fille et elle est près de mourir… évanouie… N’avez-vous rien à manger ? Et y a-t-il deux hommes qui veulent venir avec moi pour la monter ici avec son père ?
– Why, nous sommes prêts à y aller tous ! fit l’homme à la barbe blonde. Mais de quoi manger, nous n’avons pas grand’chose… Je crois que Jim a quelques morceaux de biscuit et c’est tout…
« Je suis le capitaine Watson, du schooner californien Ghost, de Frisco, et voilà tout ce qui reste de mon équipage ! Nous avons fait côte cette nuit, en essayant d’entrer dans la baie de Sourbinsk, qui est là, à trois milles dans l’ouest… La drosse a cassé au bon moment… et plus de trente des nôtres sont chez les requins !… Quant au Ghost… plus la peine d’en parler !… Un autre schooner, qui naviguait devant nous, a réussi à passer, lui. Il avait un moteur auxiliaire. Il doit être dans la baie… Dès le jour, nous irons lui demander secours. En attendant, on va ramener vos amis. Combien sont-ils ?
– Deux, le père et la fille. Des Américains. Francis Drake et miss Margaret Drake…
– Des parents du millionnaire ? interrompit Watson.
– Non. Lui-même et sa fille !
– Mais Francis Drake a disparu depuis des mois, et sa fille a péri dans le naufrage du Kalakaua, je crois…
– Il paraît que non, puisqu’ils sont là en bas ! expliqua Fernault. D’ailleurs, vous allez les voir. Ils se sont, comme moi, évadés du bagne d’Anioutchkine où les avait fait aller un misérable bandit nommé Kressler… Moi, je suis Pierre Fernault, ancien lieutenant du schooner baleinier Grampus que j’ai abandonné aux îles Bonin…
– Le Grampus, de Tacoma ? précisa Watson.
– Oui.
– Well ! Il s’est perdu corps et biens, il y a quatre mois, dans un typhon. Vous avez de la veine ! Well !… Hobbes ! Cald ! Jim ! Venez avec moi ! Nous allons remonter ces pauvres gens ! S’ils ne mangent pas, ils se réchaufferont, au moins ! Et toi, Sam, veille à entretenir le feu, hé !
Le capitaine Watson et trois de ses hommes se levèrent, et, derrière Fernault, descendirent sur la grève s’étendant sous la falaise.
Francis Drake et Margaret étaient toujours sans connaissance.
Ils furent remontés et étendus devant le feu sans s’être ranimés.
Mais la chaleur fit bientôt sentir ses bienfaisants effets. Francis Drake, le premier, donna signe de vie. Il ouvrit les yeux, considéra avec effarement ces hommes qui le regardaient, et murmura :
– Margaret !
– Mon père ! répondit faiblement la jeune fille en esquissant un mouvement pour se redresser, mais sans y parvenir.
Le capitaine Watson possédait encore quelques centilitres de brandy dans une gourde. Il les partagea entre Francis Drake et sa fille. Ce peu d’alcool aida à la résurrection des naufragés.
Margaret grignota quelques brins de biscuit, donnés par un des marins du Ghost. Francis Drake, lui, ne trouva même pas l’énergie de manger. Ayant terminé son récit au capitaine Watson, il retomba dans sa torpeur, imité presque aussitôt par sa fille.
Fernault n’était guère en meilleur état. Le sommeil s’empara de lui immédiatement.
Une brusque secousse le fit se redresser. Ses yeux ouverts virent le jour, et il reconnut, penché sur lui, le capitaine Watson.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il, encore mal réveillé.
Le capitaine du Ghost hocha la tête et, se baissant un peu plus vers le Canadien, grommela :
– Ce schooner… eh bien, je crois qu’il appartient à Karl Kressler !
Fernault fut sur pieds d’un bond :
– Le schooner ? Il est à Kressler ? s’écria-t-il. Mais… comment le savez-vous ?
– Je vais vous le dire ! Pas difficile. Je suis parti vers huit heures avec Hobbes et Jim, pour rendre visite au capitaine du schooner en question et lui demander de nous prendre à bord.
« Well !… Une fois arrivé en haut de la falaise que l’on voit d’ici et qui domine la baie de Sourbinsk, je pousse un soupir de soulagement : le schooner était toujours à l’ancre… Rien ne bougeait à bord : signe qu’il n’était pas près d’appareiller et que nous avions le temps. Mais voilà que je vois une baleinière se détacher du schooner et voguer vers le fond de la baie. Une baleinière diablement garnie ! Quatre rameurs seulement, et, à l’arrière, sept hommes harnachés de fourrures et armés comme pour partir en guerre : carabines, ceintures de cuir avec revolvers et poignards – enfin tout ce qu’il faut pour s’amuser en société.
« J’ordonnai à mes hommes de se coucher dans la neige et, à travers les branches d’un petit sapin qui poussait non loin de là et m’empêchait d’être vu, j’observai la baleinière. D’abord, j’avais pensé que le schooner appartenait à des contrebandiers. Cela m’expliquait leur armement : au cas où ils auraient rencontré des douaniers ou autres Russes, ils se seraient défendus. C’est le métier de contrebandier qui veut ça ! Moi, cela ne me regardait pas.
« Mais, que vois-je ? La baleinière s’échoue au fond de la baie, les seps hommes armés en descendent, s’éloignent et disparaissent entre les rocs, et sans rien emporter ! Ils ne faisaient donc pas de contrebande !
« Well !… Ce n’est pas mes affaires, pensai-je. Et je commandai aux hommes de se relever et de me suivre. Nous fûmes bientôt au bord de l’eau.
« Mais, pendant que nous descendions vers la mer, la baleinière avait regagné le schooner. Ce qui fait que, lorsque nous arrivâmes sur la plage, il n’y avait plus personne pour nous prendre. Je criai, mes hommes crièrent, surtout Jim, il a une voix de cheval sauvage ! On nous vit ou on nous entendit : quatre hommes descendirent dans la baleinière qui se dirigea vers nous. Nous prîmes place à bord et arrivâmes à l’échelle du schooner. C’est le Lynx, de Mazatlan, Mexique. Mexique du diable, oui ! Ils parlent tous anglais ou allemand, à bord !
« Well ! L’on me mena devant un grand gibier, haut de plus de six pieds, et qui avait la plus belle tête de Prussien que j’aie vue dans ma damnée existence. Il me toisa de la tête aux pieds, comme s’il eût été un éléphant et moi une fourmi et, avec un accent aussi prussien que sa physionomie, me demanda ce que je voulais !
« Ce que je voulais ! Il aurait pu s’en douter ! Mais, quoi, je n’étais pas venu pour me disputer – et, puisque, très probablement, nous allions être compagnons de voyage avec mon grand escogriffe, mieux valait s’entendre. Well ! Je lui raconte donc que je suis le capitaine du baleinier Ghost, que nous avons manqué l’entrée de la baie de Sourbinsk, que le Ghost est au fond, et que je venais lui demander de me prendre avec le restant de mon équipage, afin de nous emmener soit au Japon, soit ailleurs. Et voilà mon gaillard qui commence à me toiser… Je l’aurais giflé.
« – D’abord, qu’alliez-vous faire à Sourbinsk ? grommela-t-il.
« Je sentais déjà le vinaigre me monter au nez, lorsqu’il poursuivit :
« – Au fait, cela ne me regarde pas. Mais je regrette de ne pouvoir vous prendre. Je ne suis que le capitaine de ce navire ; le propriétaire est à terre, parti pour acheter des peaux de zibelines…
« – Sans traîneau ? que je réponds.
« – Oui, sans traîneau ! reprend le grand gibier en fronçant ses sourcils. Vous n’êtes pas marchand de traîneaux, je suppose ? Eh bien, voilà. L’on va vous ramener à terre. Arrangez-vous avec les indigènes ou avec les colons… D’ailleurs, j’appareille demain pour Nikholaïewsk afin de me ravitailler en gazoline. Je regrette…
« – Emmenez-nous à Nikholaïewsk ! que je réponds, affaire de voir ce qu’il dirait.
« – Je vous ai dit que le propriétaire du navire n’était pas là. Je ne peux agir sans ses ordres…
« – Mais je suis prêt à vous payer mon passage et celui de mes hommes. Votre armateur n’aura rien à dire. Nous n’avons rien à manger et sommes épuisés ! Vous n’allez pas nous laisser ici ! Vous m’avez demandé ce que je venais faire à Sourbinsk, je vous réponds : Je voulais me réfugier dans la baie pour y attendre la fin de l’ouragan. La drosse de mon gouvernail s’est brisée au moment où nous étions dans la passe… Voilà !… Entre marins, l’on ne se laisse pas ainsi !
« – Chacun fait ce qu’il veut ! conclut mon Prussien ou tel. Je vous ai dit que je ne pouvais pas vous prendre. C’est tout. La baleinière va vous ramener à terre, et bonne chance. Vous…
« À ce moment, un homme accourut, venant de la cuisine. Il cria en allemand :
« – Le déjeuner est servi, herr Stein !
« Moi, je comprends l’allemand. Et je me rappelai que vous m’aviez dit que le capitaine de l’Adler se nommait Stein. Tout devint clair ! Le Lynx était là pour venir reprendre M. Drake et sa fille au bagne. Et les sept hommes que j’avais vus, c’étaient Kressler et ses pirates !
« Mais je n’eus pas le temps de réfléchir à tout cela, car Stein, furieux de cette interpellation, s’élança vers l’homme qui venait de l’appeler et lui déchargea au bas des reins le plus splendide coup de botte que j’aie jamais vu appliquer ! Jérusalem ! Le pauvre hère en fut soulevé de dessus le pont et alla s’abattre contre le bastingage.
« Moi, je n’avais pas bougé.
« – Vous les menez « un peu » dur, vos hommes ! fis-je observer doucement.
« – Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! maugréa brutalement l’individu. Et débarrassez le plancher de votre sale présence ! Je vous ai assez vu !
« – Moi aussi ! ne pus-je m’empêcher de répondre. Good bye !
« Je rejoignis mes hommes qui étaient restés à la coupée et, avec eux, je redescendis dans la baleinière qui nous ramena de suite à terre.
« Je viens d’arriver et je vous ai aussitôt réveillé pour vous raconter l’histoire. Qu’en pensez-vous ? »
« – Je pense que c’est bien Stein. Pas d’erreur possible ! s’écria Fernault. Et c’est bien Kressler et ses hommes que vous avez rencontrés !
« Je me rappelle maintenant que Gregorieff, le commandant du bagne d’Anioutchkine, nous avait prévenus avant d’expirer que Kressler allait revenir, mais la mort ne lui avait pas laissé le temps de préciser quand et où…
– Drôle d’affaire ! En tout cas, nous voici ici bloqués ! grommela Watson, et sans pouvoir même demander aide aux autorités russes, puisque ce serait vous faire reprendre avec vos compagnons ! Peut-être qu’en…
– Capitaine Watson ! interrompit Fernault, brusquement. Êtes-vous sûr de vos hommes ?
– Oui. Je les connais tous les quatre depuis des années ! Rien à craindre de leur part ! Mais pourquoi ?…
– Moi, vous et vos quatre matelots, nous sommes six…
– Je le pense, si je sais toujours compter ! observa Watson.
– Je dis six hommes solides et déterminés. Donc, cette nuit, nous pouvons profiter de l’obscurité et atteindre le Lynx à la nage. Il ne doit pas y avoir à bord plus d’une douzaine d’hommes, maintenant que Kressler et ses six pirates sont à terre.
« Six hommes comme nous valent douze rascals, et plus. Sans compter que nous agirons par surprise et que la moitié d’entre eux au moins seront couchés et endormis.
« L’affaire est faisable et a de grandes chances de réussir. Et je ne vous parle pas de la reconnaissance des Drake, vous ne m’avez pas l’air d’un homme sensible à ces arguments, tout comme moi. Mais vous pouvez toujours dire à vos hommes qu’il y a dix mille dollars pour chacun à l’arrivée dans le plus prochain port civilisé, et M. Drake ne me démentira pas. Qu’en pensez-vous ?
– Je pense que j’avais déjà pensé à cela en revenant. J’ai regardé le Lynx en marin. Il n’y a sûrement pas plus d’une douzaine d’hommes actuellement à bord, j’en suis persuadé. Quant à mes matelots, inutile de leur demander s’ils viennent : c’est oui ! Seulement, il serait bon de prévenir aussi M. Drake ! Mais il est bien entendu que, moi, je ne veux rien ! Vous me comprenez, Fernault !
– Oui ! fit simplement le Canadien en serrant la main du capitaine du Ghost.
Francis Drake et Margaret furent réveillés. Watson leur raconta sa visite à bord du Lynx et leur soumit la proposition de Fernault.
Francis Drake ne put que l’approuver, tout en comprenant qu’il ne pouvait prendre part à l’expédition, tant sa faiblesse était extrême.
Margaret, les yeux brillants, une tache rouge à chacune de ses pommettes, réussit à se mettre debout à force de volonté :
– Mais moi, je vous accompagnerai, monsieur Fernault ! dit-elle. Je me sens beaucoup plus forte, et…
Elle n’en put dire plus. Une faiblesse la prit et elle se serait affaissée si le Canadien ne l’eût soutenue.
– Ce… ce n’est rien… souffla-t-elle, tandis que Fernault, doucement, l’aidait à s’étendre de nouveau auprès de son père.
Hélas ! la matière avait dominé l’esprit !
Les quatre marins du Ghost avaient tout entendu. L’idée d’échanger des horions et de s’emparer du schooner les avait remplis d’enthousiasme – d’autant plus que leur rage était grande contre Stein, coupable à leurs yeux du plus grand crime dont peut se charger un marin : refuser de secourir des camarades dans le malheur.
Quoique cela, Fernault, loyalement, les prévint de la gravité de l’entreprise :
– Moi et M. Drake et miss Margaret, nous sommes des forçats évadés du bagne d’Anioutchkine, expliqua-t-il. Et nous avons dû tuer le commandant du bagne, un complice de Kressler. Si nous sommes pris, c’est la potence pour nous… et pour vous aussi, sans doute, car vous serez considérés comme nos complices.
« Il faudra donc nous battre en désespérés et en nous disant que, si nous ne parvenons pas à nous emparer du schooner, nous sommes tous perdus. »
Tandis que vous pouvez encore, avec votre capitaine, nous abandonner et gagner le village le plus proche afin de demander aux autorités russes de vous aider à gagner un port de Sakhaline où se trouve un consul américain. Réfléchissez donc ! Vous…
– Nous ne sommes pas des putois, capitaine ! interrompit le gros Jim.
– On est prêts ! répétèrent les trois autres. Au diable, les Russes ! On prendra le schooner comme on voudra !
Il n’y avait pas à insister. Fernault s’en garda bien :
– Je connaissais d’avance votre réponse, mes amis ! dit-il. Mais, si j’ai ainsi parlé, c’est parce que j’estimais que je devais le faire. Avec des hommes comme vous, on est sûr de réussir !
… Les quelques bribes de biscuit trempé d’eau salée restant encore furent partagées. Et l’on attendit.
Dès la nuit venue, les derniers préparatifs furent terminés.
Watson et ses marins étaient armés de leurs couteaux ; Fernault possédait un poignard – et c’était tout. Car les naufragés avaient perdu leurs revolvers dont les cartouches, d’ailleurs, eussent été inutilisables par suite de leur immersion prolongée dans l’eau de mer.
À neuf heures du soir, Fernault, qui, par un accord tacite, avait pris le commandement de l’expédition, jugea que le moment du départ était arrivé. Sans mot dire, il serra la main à Francis Drake, puis à sa fille :
– Monsieur Fernault, souffla Margaret, d’une voix à peine intelligible, pensez-vous que…, je vais être bien inquiète !… N’est-ce pas ?
Le Canadien sentit sa gorge se serrer. Peut-être, à ce moment, voulut-il répondre, avouer ce qu’il pensait depuis des semaines, mais il eut peur de n’être pas maître de son émotion :
– Merci, miss ! dit-il simplement. Mais ne craignez rien ! Nous réussirons ! À bientôt !
Sa main serra un peu plus fort celle de la jeune fille – et ce fut tout :
– Go on ! ordonna Fernault en rejoignant ses compagnons.
Les six hommes, en silence, se dirigèrent vers le sentier qui reliait le sommet de la falaise à la plage occupant le fond de la baie de Sourbinsk. Ils l’atteignirent bientôt et purent voir que le Lynx n’avait pas bougé. Son ombre noire se dessinait sur le fond sombre de la baie. Pas une lumière ne s’y voyait, Stein devant avoir de bonnes raisons pour ne pas signaler sa présence.
En file indienne, Fernault et ses compagnons descendirent vers la grève. Ils y arrivèrent peu après, et, dissimulés derrière un bloc de basalte éboulé de la falaise, se concertèrent une dernière fois. Il fut convenu que Fernault, avec deux hommes, grimperait à bord du schooner en utilisant la chaîne de l’ancre ; pendant ce temps, le capitaine Watson et les deux autres marins se hisseraient à l’arrière du Lynx en escaladant le gouvernail et en s’aidant des chaînes de sûreté qui le maintenaient.
Fernault et ses deux hommes devaient aussitôt envahir le poste d’équipage situé sous le gaillard, et mettre hors de combat les bandits qu’ils y trouveraient, cependant que Watson et ses marins pénétreraient dans les cabines des officiers et en finiraient avec Stein et consorts. Pas de quartier. Pas de tractations. Il fallait aboutir, et le plus vite possible. Par tous les moyens, les plus rapides étant les meilleurs.
Fernault donna l’exemple. En quelques pas rapides, il perdit pied et, tirant sa coupe, fendit l’eau calme dans la direction du schooner.
Peu à peu, ils se rapprochèrent du schooner. La marée descendante les portait et les faisait dériver vers le petit navire. Bientôt, ils n’en furent plus qu’à une cinquantaine de mètres.
Conformément aux instructions de Fernault, les nageurs ralentirent leurs mouvements pour ne pas attirer l’attention. Ils se divisèrent en deux groupes de chacun trois hommes, dont l’un, celui de Fernault, se dirigea vers l’avant du schooner, tandis que celui de Watson voguait vers l’arrière.
Fernault et ses deux hommes atteignirent la chaîne de l’ancre sans avoir été vus. Ils s’y cramponnèrent, pour reprendre haleine. Mais Fernault, craignant que ses compagnons, dont il entendait claquer les mâchoires, fussent saisis par le froid, leur ordonna à voix basse de le suivre.
Le Canadien, malgré sa force et son agilité, se hissa difficilement le long de la chaîne de fer. Le froid avait engourdi et raidi ses membres. Ses mains pouvaient à peine se fermer pour saisir les maillons que recouvrait par endroits une mince couche de glace.
Après dix minutes d’efforts épuisants, il atteignit l’écubier – le tube de fonte dans lequel passe la chaîne. Il était trop étroit, et de beaucoup, pour que le Canadien pût y passer. Fernault vit, à environ 1m,50 au-dessus de lui, le rebord du pont du gaillard. Il s’agrippa au grillage de fer défendant un hublot et, de l’autre main, empoigna un des montants de la rambarde du gaillard. D’un élan, il fut sur le gaillard et courut se dissimuler devant le guindeau. De là, son regard embrassa tout le petit navire. Il vit que le pont était désert. Mais, ayant prêté l’oreille, il perçut un faible murmure qu’il identifia aussitôt : des ronflements.
Il dut attendre plusieurs minutes que ses hommes le rejoignissent. À leur tête, il se dirigea vers l’écoutille de chêne qui s’ouvrait derrière le guindeau. Elle était fermée, à cause de la température. De chaque côté de la porte, des barres de bois, carrées, longues de 2 mètres et grosses comme le bras, étaient placées, debout, dans des râteliers, contre la paroi. C’étaient les barres servant à faire tourner le cabestan.
Fernault en prit une, et fit comprendre à ses hommes de l’imiter. Puis, avançant la main, il tourna le bouton de cuivre de la porte de l’écoutille.
Mais il arrêta son geste ; vers l’arrière, plusieurs détonations retentissaient. Watson et ses deux hommes venaient d’engager la bataille.
– Vous, restez là ! Et ne laissez monter personne sans lui casser la tête ! dit-il à un de ses deux compagnons. Avant tout, il faut voir ce qui se passe derrière ! Venez, Jim !
– Compris ! fit le marin, à qui le Canadien venait de confier la surveillance de l’écoutille. Le premier qui montre sa damnée tête, je la lui fends comme un citron !
Fernault, sans répondre, s’élança vers l’arrière, suivi de Jim.
Entre le grand mât et le couronnement, se trouvait un petit rouffle d’acajou. Fernault et son compagnon l’ayant dépassé, purent voir Watson et un de ses hommes acculés au bastingage et qui se défendaient désespérément contre une demi-douzaine de robustes gaillards armés de revolvers et de gaffes. Parmi eux, Fernault, malgré l’obscurité, reconnut le gigantesque Stein. Il en ressentit un immense soulagement.
La vue de Stein produisit sur lui l’effet de la loque rouge que présente le matador au taureau. Il se souvint soudain de toutes ses souffrances ; il revit en pensée Margaret Drake dans l’ignoble prison des femmes d’Anioutchkine et, maintenant, étendue mourante dans la neige… Ce Stein avait aidé à perpétrer toutes ces infamies ! Et il était là, son revolver au poing, qui glapissait en un anglais mâtiné d’accent allemand :
– Rendez-vous, rascals, ou vous êtes morts !
– C’est toi qui es mort, canaille ! gronda Fernault en se ruant vers Stein et ses bandits.
Il leva sa barre de cabestan et, de toutes ses forces, l’abattit sur l’ancien second de l’Adler. Stein, qui s’était retourné, esquiva le coup en se jetant de côté. Ce fut un de ses acolytes qui reçut le choc de la lourde barre de bois. Il tomba la tête en bouillie, sans même pousser un cri.
Fernault, déjà, relevait sa barre et frappait à tour de bras. Deux des pirates s’affaissèrent, touchés à mort. Un quatrième, la colonne vertébrale brisée par la barre de Jim, s’écroula sur le corps de ses camarades. Le cinquième et dernier s’enfuit en hurlant.
– Ne le laissez pas échapper, Jim ! hurla Watson, frémissant.
Mais des clameurs couvrirent sa voix : Stein, pris entre le bastingage et Fernault, et voyant la mort devant lui – car il venait de tirer la dernière balle de son revolver – venait de se jeter à genoux et, les mains levées, aboyait :
– Grâce ! Grâce ! Je vous livre Kressler si vous m’épargnez !
Le bras de Fernault retomba sans frapper.
– Liez-lui les mains, monsieur Watson ! dit-il au capitaine du Ghost. Et solide, hé ?
– Ne craignez rien ! Deux tours-morts et trois demi-clés. Il sera mieux amarré qu’un transatlantique ! affirma Watson qui, étant allé couper un bout de corde logé le long du grand mât, ligota étroitement le misérable.
– Laissez un homme pour le garder, et finissons-en, monsieur Watson ! fit Fernault. Il m’a reconnu, à ce que je vois. Nous verrons tout à l’heure à nous arranger avec lui !… Et celui-là est mort ? acheva le Canadien en désignant un des marins du Ghost qui gisait inanimé sur le pont.
– Oui. Il y avait un factionnaire derrière, et que nous n’avions pu voir. Il était caché par le rouffle. Il nous vit arriver et prévint Stein. Aussi, à peine eûmes-nous escaladé le bastingage que Stein et ses coquins, réveillés, se jetèrent sur nous. Heureusement que l’obscurité était complète. Ils ne visèrent pas bien. À leur première décharge, pourtant, ce pauvre Cald fut tué du coup. Une balle dans la tête. On meurt partout. Poor old chap ! Allons !
Les quatre hommes – car Jim, ayant rejoint et tué son pirate, était revenu – s’élancèrent vers l’avant du schooner.
Ils retrouvèrent le marin que Fernault avait laissé devant l’écoutille et qui déclara que rien n’avait bougé. Évidemment, les marins du Lynx dormaient profondément – peut-être même étaient-ils ivres…
– Il faut nous procurer un fanal et descendre voir ce qui se passe en bas ! déclara Fernault. Il doit y en avoir dans la cuisine…
– Hobbes ! Va en chercher un ! ordonna Watson.
Le matelot ainsi désigné s’élança vers la petite cabane fixée sur le pont, entre le grand mât et le mât de misaine. Il en revint presque aussitôt avec une lanterne dont les verres, noirs de suie, laissaient à peine distinguer la flamme de la lampe à huile qu’ils abritaient.
Fernault la prit et, ayant en main le propre revolver de Stein – qu’il avait rechargé – fit ouvrir la porte de l’écoutille par un des marins du Ghost.
Il vit devant lui une étroite échelle de bois aux marches recouvertes de plaques de caoutchouc, pour éviter les glissades, et dont l’obscurité ambiante empêchait de voir l’extrémité inférieure :
– Suivez-moi ! souffla Fernault à ses compagnons.
Il descendit les degrés et arriva devant une porte fermée qu’il ouvrit. Il n’eut plus besoin de sa lanterne, car il distingua un réduit étroit, de forme triangulaire, éclairé par une grosse lampe à pétrole suspendue au plafond, et dont les parois supportaient des couchettes superposées par deux. Il y avait huit couchettes en tout, dont quatre étaient occupées :
– Hand’s up[15], ordonna Fernault d’une voix forte.
Les dormeurs, réveillés en sursaut, virent le Canadien debout, revolver au poing, et, derrière lui, Watson et les deux marins du Ghost également bien armés. D’un seul mouvement, ils jaillirent de leurs couchettes et levèrent les bras. Watson tint à les ligoter lui-même, l’un après l’autre, poignets et chevilles, pour plus de sûreté. Les prisonniers furent laissés à la garde de Hobbes. Watson, Fernault et Jim remontèrent sur le pont et fouillèrent ensuite, le navire. Le chef mécanicien Furkheim fut découvert caché dans l’armoire de sa cabine. Le maigre Poméranien avait entendu les détonations et, comme le courage n’était pas sa qualité dominante, il était allé se dissimuler dans une armoire. Il y fut cueilli sans peine – et faillit s’évanouir en reconnaissant Fernault qu’il croyait noyé.
En moins d’une heure, tout fut fini. Les deux autres mécaniciens furent également faits prisonniers.
Fernault fit monter tous les captifs sur le pont. Ils étaient huit en tout : Stein, Furkheim, le second et le troisième mécanicien et quatre matelots, et appartenaient tous à l’ancien équipage de l’Adler.
Fernault se chargea de les surveiller pendant que Watson et ses hommes allaient changer leurs vêtements trempés et glacés contre d’autres, secs, qu’ils prirent au hasard dans les cabines.
Le Canadien, lui, dédaigna ce réconfort ; il n’avait qu’une hâte : aller chercher Margaret Drake et son père.
Il laissa Watson et Hobbes à la garde des prisonniers et, en compagnie de Jim et de Turtle, les deux autres marins du Ghost, descendit dans la baleinière du Lynx qui s’éloigna aussitôt vers la terre.
Les deux marins du Ghost, enthousiasmés par la vaillance qu’avait montrée Fernault, ne demandaient qu’à lui faire plaisir. Tout comme Watson, ils comprenaient le vrai motif de la hâte du Canadien. Aussi ramèrent-ils comme des enragés.
En quelques instants, la baleinière eut atteint le fond de la baie et fut échouée sur le sable. Fernault et ses compagnons, au pas de course, escaladèrent la falaise et s’élancèrent vers le feu dont ils apercevaient les lueurs.
Un cri de femme les accueillit : Margaret Drake, dressée, avait reconnu Fernault. Elle le regarda s’approcher, immobile, ses deux yeux bleus largement ouverts, sa face extrêmement pâle…
– All is well ! cria le Canadien. Le navire est à nous. Stein est prisonnier ! Il n’y a plus qu’à aller à bord ! Nous avons apporté des haches !
– Des haches ? balbutia Margaret Drake, ne comprenant pas.
– Oui, expliqua Fernault. Pour couper des sapins et faire une civière !
La précaution était opportune. Car ni Margaret Drake ni son père, si grande que fût leur joie, ne pouvaient marcher.
Malgré leurs protestations, Fernault et les marins du Ghost confectionnèrent une large civière dans laquelle le père et la fille, enveloppés dans de chaudes couvertures apportées par le prévoyant Canadien, prirent place.
Fernault, par prudence, fit éteindre le feu en le recouvrant avec de la neige. Puis, le petit cortège, lentement, se dirigea vers la baie de Sourbinsk.
… Le jour était proche lorsque Francis Drake et sa fille arrivèrent sur le pont du Lynx.
Watson attendait à la coupée. Il semblait agité :
– Je veux vous parler, monsieur Fernault, dit-il en attirant le Canadien à lui.
Le petit rouffle, renfermant la chambre des cartes du Lynx, était en fer ; la porte, faite d’une épaisse tôle, avait été établie pour résister aux plus forts coups de mer. Aussi fut-elle à peine ébranlée par les coups furieux qui lui étaient assénés par Stein et ses bandits.
Fernault avait repris tout son sang-froid.
La chambre des cartes était large de 3 mètres et longue de 4. Elle était occupée en son milieu par un escalier de bois à rampe d’acajou, qui conduisait dans la coursive des cabines.
Fernault, d’un coup d’œil, embrassa tous les objets qui l’entouraient. Sur le tapis de jute, il distingua quelques morceaux de cordelette, les débris, sans doute, des liens qui avaient servi à ligoter Stein et ses pirates.
S’étant penché sur le cadavre de Watson, il vit que l’infortuné avait la gorge coupée, comme avec un rasoir. La tête ne tenait plus au corps que par les vertèbres.
La porte, cependant, résonnait lugubrement.
Déjà les gonds commençaient à se disjoindre. Fernault, malgré le bruit, crut entendre la voix de Kressler…
Il bondit vers une table d’acajou, placée dans un angle de la cabine et qui supportait tout un attirail d’appareils de cuivre et de bobines ; il s’assit devant, et, tranquillement, examina, avec attention, les mécanismes compliqués placés devant lui… La porte de la chambre des cartes, enfoncée, disloquée, était arrachée de ses gonds. Stein et une demi-douzaine d’assassins se ruèrent dans la pièce, et ne trouvèrent personne.
– Il est en bas ! gronda Stein qui, revolver levé, s’élança dans la descente. À la tête de ses bandits, il traversa la coursive à laquelle aboutissait l’escalier, fouilla toutes les cabines, sans succès. Mais des hurlements le firent s’arrêter. Ils étaient poussés par le chef mécanicien Furkheim. Le maigre Poméranien, hagard, sanglant, jaillit d’un trou de soute qui béait dans le plancher de la coursive, et vint s’abattre aux pieds de Stein :
– Je suis mort ! Mein Gott ! Mein lieber Gott !… L’homme… Dermann… Il m’a tué !… Il a démoli le moteur ! Mein Gott ! Mein Gott !
– Infâme crétin ! répondit-il à Furkheim.
Et comme le misérable – qui avait, en effet, une plaie béante à la poitrine – tentait de s’accrocher à lui, il s’en débarrassa à l’aide d’un brutal coup de talon en pleine face :
– Venez, vous autres hurla-t-il en se retournant vers ses bandits qui s’étaient arrêtés et considéraient cette scène avec une certaine inquiétude.
Mais la coursive aboutissait à une cloison étanche. Sa seule issue – en plus de celle par laquelle Stein et sa troupe étaient venus, – consistait en ce trou de soute, – une ouverture ronde d’un diamètre juste assez grand pour donner passage à un homme.
Stein eut une courte hésitation. La bravoure n’était pas sa principale vertu. Mais il pensa à Kressler – et cela suffit à le décider. Il arracha un des fanaux accrochés à la paroi de la coursive et, le tenant contre lui, s’engouffra dans le trou de la soute et commença de descendre en utilisant la petite échelle de fer aboutissant au rebord de l’ouverture. Au troisième échelon, il se sentit soudain saisir par le pied. Il poussa un hurlement d’épouvante, et, lâchant son fanal, tenta de se retenir à l’échelle. En vain. Une formidable secousse lui fit lâcher prise. Il disparut en clamant un dernier appel.
Ses hommes – bravement – firent demi-tour et s’enfuirent. Mais à l’autre extrémité de la coursive, ils se heurtèrent à Kressler qui, de son revolver, abattit le premier des fuyards. Puis, ayant ainsi calmé les autres, il se fit expliquer ce qui se passait. Sans hésiter, il marcha vers le trou béant et, ayant soulevé le disque de fonte servant à le fermer et qui était posé à quelques centimètres de l’ouverture, il le replaça tranquillement dans son alvéole.
– Un homme ici ! dit-il de sa voix tranchante. Debout sur ce couvercle. Comme cela, « il » ne pourra pas le soulever et fuir. Les autres, suivez-moi. Nous allons le prendre comme un rat !
En silence, mais sans enthousiasme, les bandits emboîtèrent le pas à leur terrible chef. Kressler remonta sur le pont et se dirigea vers la claire-voie surmontant le moteur. Il se pencha dans l’ouverture et fut accueilli par une double détonation, cependant que deux balles allaient fracasser les vitres de la claire-voie à quelques centimètres de son crâne.
Kressler n’eut que le temps de se rejeter en arrière. Il fit entendre un petit rire bref, et, se tournant vers ses hommes, ordonna à deux d’entre eux d’aller lui chercher un baril de soufre dans le magasin à peinture.
Ce qui s’ensuivit, on le devine.
Kressler fit jeter, dans la chambre du moteur, des parcelles de soufre enflammé. En quelques minutes, le compartiment fut intenable. Fernault, qui se trouvait au fond, dut grimper pour respirer. Il apparut soudain dans l’ouverture de la claire-voie, un revolver dans chaque main, et bondit au dehors, dans l’espoir, sans doute, d’atteindre le bastingage et de se jeter à la mer. Mais Kressler, avec sa diabolique astuce, avait prévu, deviné le projet du Canadien. Il avait fait tendre une cordelette à quelques centimètres de l’écoutille.
Fernault, aveuglé, étourdi par les vapeurs soufrées, ne la vit pas. Son pied la heurta. Il étendit les bras pour retrouver son équilibre, mais vainement. Il s’abattit sur le pont et fut immédiatement saisi par dix mains crochues, tandis que Kressler, triomphant, glapissait en allemand :
– Ne me le tuez pas ! Ne me le tuez pas !
Fernault, ligoté au point qu’il pouvait à peine respirer, fut porté dans la chambre des cartes où il resta pendant quelques minutes sous la garde de quatre bandits.
Kressler, qui était descendu dans le compartiment du moteur, au risque d’être asphyxié par les vapeurs de soufre, revint bientôt :
– Mes compliments, mon maître ! dit-il au Canadien avec une ironie tranchante. Mais rassurez-vous : nous pouvons naviguer à la voile : je ne suis pas pressé.
« Tous mes compliments d’avoir placé miss Drake dans ma cabine : j’en suis honoré. Mais, quoiqu’elle m’ait ainsi pris ma place, je ne prendrai pas la sienne lorsque, dans quelques heures, elle se balancera le long du mât, pendue par le cou !
Fernault ne répondit pas.
Il se tourna vers la paroi pour ne pas voir Kressler et se tint coi.
Kressler, après l’avoir considéré en silence pendant quelques instants, sortit de la chambre des cartes, laissant son prisonnier sous la surveillance de deux hommes.
Le reste de la nuit s’écoula dans le calme. Fernault, désespéré, put entendre Kressler et ses bandits qui traînaient des voiles sur le pont et les hissaient.
Le jour parut. Un jour jaune et triste ; le ciel était chargé de nuages lourds de neige.
Fernault vit arriver, dans la chambre des cartes, Margaret Drake et son père, portés sur des sommiers en guise de civières. Ils furent déposés à côté du Canadien.
Francis Drake était à peine conscient et semblait engourdi par une torpeur voisine de la mort. Margaret, bien que très faible, avait toute sa connaissance :
– Bonjour, monsieur Fernault ! dit-elle d’une voix à peine perceptible. Ce… ce n’est pas ainsi que… j’espérais… vous revoir !
– Adieux touchants, vraiment ! ricana Kressler. Mais prématurés. Vous ne serez pas pendue tout de suite, miss ! Il faut, auparavant, que je ranime votre père, afin qu’il puisse vous contempler dans la situation élevée que vous me devrez !
Kressler cracha un blasphème immonde et sortit de la chambre.
La matinée passa.
Sur le pont, les survivants de l’équipage s’acharnaient à enverguer les voiles. Mais, malgré les vociférations et les menaces de Kressler, le travail n’avançait guère. Les agrès étaient en mauvais état.
La nuit vint que le schooner n’avait pas encore la moitié de ses voiles en place.
Kressler fit avaler un verre de vin chaud à chacun de ses prisonniers et tint à leur annoncer que leur exécution aurait lieu le lendemain matin…
Et, pendant toute la nuit, le travail de mise en place des voiles se poursuivit avec ardeur, mais sans aller bien vite. L’obscurité et le froid augmentaient encore la difficulté de la tâche des bandits.
La neige tomba par flocons épais. Mais Kressler, implacable, exigea que le travail continuât.
Dans la chambre des cartes faiblement éclairée par un fanal à bougie accroché à la paroi, une température glaciale régnait, Kressler, par économie ou par cruauté, ayant défendu d’allumer le petit poêle à gazoline fixé dans un angle de la pièce.
Francis Drake était toujours dans sa demi-inconscience.
Margaret était résignée.
La neige tombait toujours. Il faisait encore nuit lorsque Kressler, enveloppé dans une capote de toile cirée saupoudrée de flocons blancs, fit irruption dans la cabine. Il jeta un regard aigu sur ses victimes, se secoua avec violence et, tirant sa montre, murmura :
– Cinq heures ! Vous avez encore deux heures à vivre, miss ! Et vous, deux heures et deux minutes, Francis Drake !
« Tu peux t’en aller ! dit-il au Brêmois qui gardait les prisonniers. Plus besoin de toi ici. »
Le jour vint, – si l’on peut appeler ainsi une clarté grise et triste, plus triste que la nuit.
Kressler se leva, ouvrit la porte et siffla.
Uhrbach et quatre marins accoururent. Ils savaient ce qu’ils avaient à faire. Ils soulevèrent successivement Margaret Drake, son père, puis Fernault, et les transportèrent sur le pont, au pied du grand mât, sous la neige.
La poulie inférieure d’un palan pendait le long du mât ; un nœud coulant était attaché à son croc.
– L’anneau nuptial, miss ! ricana Kressler, nerveux.
Il s’approcha de Francis Drake et, se baissant sur lui, le secoua brutalement :
– Ho ! Drake ! Vieille canaille ! Ouvre les yeux ! Regarde ! Ouvre les yeux, rascal, ou je te coupe les paupières avec des ciseaux !
« Regarde ta fille ! Je la pends ! Pendue ! Regarde ! Tiens ! Tu m’offrirais maintenant toute ta fortune que je la refuserais ! Je la refuserais ! Regarde !
« Passez-lui la corde au cou, vous autres, et serrez bien le nœud !
« Je te l’avais dit, Drake, que je me vengerais ! Et je me venge ! »
Que de paroles inutiles ! Francis Drake avait ouvert les yeux. Comme Fernault, il regardait, fasciné.
Il vit deux des bandits – qui étaient pâles, malgré tout – saisir son enfant et la soulever. Un troisième s’approcha, tenant le nœud coulant dans ses mains qui tremblaient (de froid, peut-être) ; il le passa autour du cou de la malheureuse.
Margaret Drake sentit le contact rude et glacé de la corde sur sa peau délicate. Elle eut un frisson violent et cria, éperdue :
– Pierre !
Ce fut comme si une secousse électrique eût parcouru le corps du Canadien. Il poussa une sorte de rugissement inintelligible et, d’une détente de ses muscles dont la fureur et le désespoir décuplaient la puissance, fit éclater les cordelettes qui ligotaient ses poignets. Il se dressa et abattit son poing sur l’homme qui tenait la corde. Le misérable, la tempe éclatée, tomba comme un arbre scié à la base.
– Ah ! le… voulut dire Kressler, mais la voix d’Uhrbach couvrit la sienne :
– Un navire !
Un navire ! Instinctivement, Kressler se retourna et, à travers les flocons de neige, distingua la silhouette d’un bâtiment de guerre, coque mince et longue dominée par trois cheminées d’où s’échappaient des nuages de fumée rousse.
– Mais c’est la… c’est la Mermaid ! gronda le bandit d’une voix changée, comme si le tonnerre eût tombé à ses pieds.
Ce moment de faiblesse fut bref.
– Tu crèveras quand même, la belle ! glapit-il, et, tirant son revolver, il fit feu dans la direction de Margaret Drake.
La balle passa au-dessus de la tête de Fernault et alla s’enfoncer dans le mât qui vibra sourdement.
Kressler laissa échapper une exclamation de rage et se rua vers le Canadien, lequel était déjà aux prises avec ses malandrins.
– Laissez-moi passer, que je les tue ! Laissez-moi passer, porcs ! aboya Kressler, écumant.
D’un coup de la crosse de son revolver, il fracassa la tête d’un des bandits qui assaillaient le Canadien. Les autres s’écartèrent précipitamment.
– Meurs ! cracha Kressler, en même temps qu’il abaissait son revolver et pressait la détente.
Margaret Drake, une balle dans la poitrine, tomba la face en avant, sans un cri.
Fernault avait vu. D’un formidable bond, il fut sur Kressler et ses deux mains musclées se refermèrent autour du cou du misérable. Kressler, le larynx broyé, lâcha son revolver et tomba, entraînant le Canadien dans sa chute. Pendant quelques instants, les deux hommes, haletants, cherchèrent mutuellement à en finir. Ils étaient robustes tous deux et enragés par une même haine. Le Canadien eut le dessus.
Il sentit que Kressler s’abandonnait, mais continua à lui serrer le cou jusqu’à ce qu’il ne bougeât plus…
Sur le pont du schooner, des pas précipités retentissaient. Une douzaine de marins américains apparurent, les baïonnettes de leurs fusils luisant faiblement sous la neige.
– À moi ! Ici ! cria Fernault, à bout de forces.
… Kressler avait bien deviné.
Ce navire qui venait, malgré la neige, malgré l’obscurité, de pénétrer dans la baie de Sourbinsk, alors que la plus élémentaire prudence conseillait à son commandant d’attendre une éclaircie pour risquer ainsi son bâtiment, ce navire, c’était la Mermaid, le petit croiseur américain qui, quelques mois auparavant, avait arraisonné l’Adler et que Kressler, à la faveur du cyclone, avait si dextrement semé après avoir assassiné les marins placés à bord du yacht par son capitaine.
Et ce n’était pas par pur hasard que la Mermaid arrivait.
La Mermaid avait été désignée par le gouvernement américain pour surveiller les pêcheurs yankees du détroit de Behring et leur porter assistance, tout comme le font les navires de guerre français sur le banc de Terre-Neuve.
Et la Mermaid se dirigeait vers le Japon, pour y charbonner, lorsque son capitaine avait reçu par sans fil cette laconique dépêche :
« Prière à tout navire de guerre de venir d’urgence baie de Sourbinsk, côte Est de Sakhaline. Kressler, ancien capitaine du yacht Adler, alias Eagle, de Southport, qui a échappé au croiseur américain Mermaid après avoir coupé le câble Yokohama-Vancouver, se trouve dans la baie avec le schooner Lynx et tient en son pouvoir le banquier Francis Drake et sa fille qu’il se propose d’assassiner. »
Ce radiogramme, c’était Fernault qui l’avait envoyé !
Dans la chambre des cartes du Lynx se trouvait un appareil de TSF. Le Canadien, tandis que Stein et ses hommes frappaient à tour de bras pour enfoncer la porte, en avait profité pour envoyer son message, sans savoir qui le recevrait, ni s’il serait reçu. Et c’était le capitaine de la Mermaid qui l’avait reçu !
En quelques brèves minutes, tout fut réglé.
Lorsque Kressler revint à lui, il vit qu’il se trouvait dans une cabine aux parois de tôle, pieds et mains enferrés, et, à son côté, un marin américain, baïonnette au canon. Sur le bonnet de son gardien, il lut le nom Mermaid et comprit quel allait être son destin.
Margaret Drake avait le poumon perforé.
En la voyant, le médecin de la Mermaid désespéra de la sauver. Elle vécut, pourtant ; trois jours après la tragédie de Sourbinsk, elle fut débarquée à Yokohama avec son père, guère en meilleur état qu’elle.
Mais les soins, la joie de la délivrance, et aussi la jeunesse, vainquirent la mort. En moins de six semaines, Margaret Drake fut sur pied. Son père fut plus long à se remettre, si tant est qu’il se remit. Francis Drake, vieilli prématurément, ne devait jamais retrouver sa santé d’antan.
Le mariage de Pierre Fernault et de Margaret Drake fut célébré à Yokohama.
Contrairement à tous les usages, ç’avait été Francis Drake qui avait « interviewé » son futur gendre. Il savait le Canadien trop timide pour jamais se déclarer.
Karl Kressler fut traduit devant le jury après que la Mermaid l’eut ramené à San Francisco. Tout d’abord, il voulut nier ses crimes. Mais Uhrbach et les survivants de son équipage de scélérats, dans le but de sauver leurs cous de la potence, avouèrent tout et avec autant de détails que l’on voulut.
Kressler fut, à l’unanimité, reconnu coupable d’assassinat, de piraterie, de faux et usage de faux, et condamné à mort. Uhrbach et les autres marins de l’Adler ne furent pas plus heureux, malgré leurs aveux tardifs.
Et Francis Drake, ayant mis au clair les machinations du bandit, rentra en possession de ses biens qui faisaient de lui un des plus puissants financiers de l’« Union ».
Pierre Fernault a renoncé à naviguer. Il dirige maintenant une des principales compagnies de navigation américaines, et est heureux. Il l’a bien gagné…
FIN
Texte libre de droits.
Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :
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Septembre 2015
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[1] Phoque noir.
[2] Corde.
[3] Nœuds marins.
[4] Sud-sud-ouest.
[5] Aspirant.
[6] Rôle d’équipage.
[7] Oui, oui.
[8] Capables de supporter une pression de 8 kilogrammes par centimètre carré.
[9] Boussole.
[10] Corde fixée à l’avant d’une embarcation et lui servant à s’amarrer ou à se faire remorquer.
[11] Bailler : vider l’eau d’une embarcation.
[12] Prêt.
[13] Baguettes.
[14] Certains vagabonds ou criminels russes, pour des raisons que l’on devine, cachent leur état civil ; on les appelle des« sans-nom ».
[15] Les mains en l’air.