O. Henry (William Sydney Porter)

 

 

 

LA CHASSE AU TRÉSOR

 

 

 

Version française par F. R.

 

 

 

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

La Chasse au Trésor. 4

Le Jugement de l’Oncle Jake-Paris. 19

Black Bill et les Moutons. 36

Le Chasseur de Têtes. 55

Charybde et Scylla. 73

Un Cas de Conscience. 91

À propos de cette édition électronique. 103

 

La Chasse au Trésor

Il y a de nombreuses espèces d’imbéciles. S’il vous plaît, que tout le monde reste assis, jusqu’à ce que chacun soit appelé individuellement.

 

J’avais été toutes les espèces d’imbéciles, excepté une. J’avais dépensé mon patrimoine, compensé mon mariage, joué au poker, au tennis, à la Bourse, je m’étais séparé de mon argent par des moyens variés et rapides. Mais il y avait un rôle de fou (ou de bouffon) que je n’avais pas encore joué : c’était celui du Chercheur de Trésors Enfouis. Rares sont les gens dont s’empare cette délectable fureur. Mais parmi tous les émules du Roi Midas, aucun ne s’est livré à une poursuite aussi riche en exquises promesses. Ici, je dois délaisser mon thème pour quelques minutes. J’étais un imbécile de l’espèce sentimentale. Je vis May-Martha Mangum et devins son esclave. Elle avait dix-huit ans et la couleur des touches blanches d’un piano neuf. Elle était belle et douée de l’exquise solennité et du pathétique ensorcellement d’un ange immaculé condamné à vivre dans une petite et morne ville de prairies du Texas. Elle avait un esprit et un charme qui auraient pu lui permettre de cueillir comme des framboises les rubis de la couronne de Belgique ou de n’importe quel autre royaume sportif, mais elle ne le savait pas et ce n’est pas moi qui allais le lui apprendre.

 

Ainsi, voyez-vous, je voulais May-Martha Mangum absolument et exclusivement. Je la voulais pour moi, pour vivre sous mon toit et ranger mes pantoufles et ma pipe tous les jours à des endroits où on ne les retrouve jamais le soir.

 

Le père de May-Martha était un homme caché derrière des favoris et des lunettes. Il avait consacré sa vie aux punaises, aux papillons et à tous les insectes qui volent, qui rampent ou qui bourdonnent et qui se glissent dans votre dos ou dans le beurre. C’était ce qu’on appelle un étymologiste ou quelque chose comme ça. Il passait sa vie à tamiser l’atmosphère pour attraper des petites bêtes et ensuite il leur passait une épingle à travers le corps et leur donnait des noms injurieux. Toute sa famille se composait uniquement de lui et de May-Martha. Il la louait hautement comme un remarquable spécimen de la racibus humanus, parce qu’elle veillait à sa nourriture, rangeait ses vêtements, et remplissait d’alcool les petits flacons où il conservait ses victimes. Les savants, dit-on, sont sujets à des distractions.

 

Il y avait quelqu’un d’autre qui trouvait May-Martha Mangum hautement désirable. C’était Goodloe Banks, un jeune homme qui venait tout juste de finir ses études. Il possédait tous les perfectionnements que l’on peut acquérir par les livres : le latin, le grec, la philosophie et spécialement les branches supérieures de la mathématique et de la logique.

 

S’il n’avait pas eu l’insupportable habitude de déverser tout ce savoir ou tout cet enseignement sur chaque personne à laquelle il s’adressait, je l’aurais assez apprécié, mais, même comme cela, lui et moi étions – ou tout au moins paraissions – les plus grands copains du monde.

 

Nous nous réunissions le plus souvent possible parce que chacun de nous désirait extraire de l’autre le moindre signe qui lui permit de déceler dans quelle direction soufflait le vent qui provenait du cœur de May-Martha Mangum – une métaphore un peu risquée ; Goodloe Banks n’en aurait jamais perpétré une pareille. Telles sont les mœurs des rivaux.

 

Donc, Goodloe s’adonnait aux livres, aux manières, à la culture (l’autre, pas la vraie) au canotage, à l’intellect et aux vêtements. Quant à moi, je me préoccupais plutôt de base-ball, de débats oratoires (réunions contradictoires du vendredi soir) et d’équitation.

 

Mais dans toutes nos conversations particulières et au cours de nos visites chez May-Martha, ni Goodloe, ni moi, ne pouvions arriver à découvrir lequel de nous deux elle préférait. May-Martha était une petite cachottière de naissance et depuis son berceau elle savait mettre les gens à la devinette.

 

Comme je l’ai dit plus haut, le vieux Mangum était distrait. Il finit cependant par s’apercevoir un jour (ce doit être un petit papillon qui le lui apprit) que deux jeunes gens essayaient de jeter un filet sur la tête de la jeune personne de sa famille qui s’occupait de son intérieur. Je n’aurais jamais cru que des savants pussent grimper aussi haut à la poursuite des circonstances. Le vieux Mangum étiqueta et classifia oralement et facilement Goodloe et moi-même parmi les ordres les plus bas des vertébrés, et en anglais par-dessus le marché, sans prendre la peine d’envelopper ses allusions dans du latin de cuisine. Il termina cette énumération en nous informant que si jamais il nous attrapait à rôder autour de sa maison, il nous ajouterait à sa collection.

 

Goodloe et moi ne nous montrâmes pas pendant cinq jours, pour donner le temps à l’orage, de se calmer. Lorsque nous osâmes enfin revenir à la maison, May-Martha Mangum et son père étaient partis. Partis ! Leur maison était fermée. Leur mobilier, leurs provisions et la collection du vieux, tout était parti !

 

Et May-Martha n’avait laissé aucun mot d’adieu, ni à Goodloe ni à moi, pas même un bout de papier blanc épinglé à un buisson et flottant au vent, pas même une inscription à la craie sur le poteau de la grille, pas même une carte postale qui pût nous fournir le moindre indice.

 

Pendant deux mois, Goodloe Banks et moi, chacun de notre côté, essayâmes tous les procédés possibles et imaginables pour dépister les fugitifs. Nous usâmes de nos relations amicales avec le guichetier de la gare, avec les entrepreneurs de transports, avec les conducteurs de trains et avec notre seul et unique policeman, mais sans résultat.

 

Alors nous devînmes meilleurs amis et pires ennemis que jamais. Nous nous réunissions dans la salle du fond, chez Snyder, tous les soirs après le travail, et jouions aux dominos en buvant des demis et nous nous tendions mutuellement des pièges, au cours de notre conversation, pour tâcher de découvrir si l’un de nous avait découvert quelque chose. Telles sont les mœurs des rivaux.

 

Goodloe Banks avait une façon sarcastique d’étaler son instruction et de me reléguer dans la classe qui en était encore au premier livre de lecture. J’aimais bien Goodloe, bien que j’eusse du mépris pour son instruction supérieure et j’ai toujours été considéré comme ayant un bon caractère, c’est pourquoi je sus me contenir. Et comme j’essayais de savoir s’il savait quelque chose au sujet de May-Martha, je supportais sa compagnie.

 

Un après-midi, tandis que nous parlions de l’éternelle question, il me dit :

 

– Supposes que tu la trouves, Ed, à quoi cela te servira-t-il ? Miss Mangum a un cerveau. Peut-être est-il encore partiellement en friche, mais elle est destinée à des choses plus hautes que tout ce que tu pourrais jamais lui offrir. Je n’ai jamais causé avec quelqu’un qui me parut apprécier davantage l’enchantement des poètes et des écrivains anciens et des cultes modernes qui se sont fabriqué une philosophie de la vie, et nous la cèdent à bon compte. Ne crois-tu pas que tu perds ton temps à la rechercher ?

 

– Mes idées d’un foyer heureux, répondis-je, se résument en une maison de huit pièces au milieu d’un bosquet de chênes verts, sur les bords d’un charco dans une prairie du Texas. Un piano, continuai-je, automatique de préférence, dans le salon, 3.000 têtes de bétail sans clôture pour commencer, un phaéton à deux chevaux attaché à un poteau pour la patronne, et May-Martha Mangum qui dépense les bénéfices du ranch comme ça lui plaît et qui vit sous mon toit, et qui range mes pantoufles et ma pipe tous les matins dans des endroits où on ne peut pas les retrouver le soir. Voilà, dis-je, ce qui doit être. Et zut ! un triple zut puissance trois pour tes curriculums, tes cultes et ta philosophie.

 

– Elle est destinée à de plus grandes choses, répéta Goodloe Banks.

 

– Quelle que soit la chose à laquelle elle est destinée, répondis-je, pour le moment, elle n’est pas dans les rayons. Et je la trouverai aussitôt que je pourrai, sans l’aide des collèges.

 

Goodloe poussa un domino et gagna la partie.

 

Quelques jours plus tard, un jeune fermier de ma connaissance vint en ville et m’apporta un papier bleu plié. Il me dit que son grand-père venait de mourir. Je dissimulai une larme et il poursuivit en m’informant que le vieillard avait jalousement conservé ce papier pendant vingt ans. Il l’avait laissé à sa famille comme une part de ses biens, le reste se composant de deux mules et d’une hypoténuse de terres non cultivables.

 

Le papier de cette feuille paraissait être le même que celui qui était utilisé durant la guerre de sécession. La note était datée du 14 juin 1863 et décrivait l’endroit où se trouvaient cachées dix ânées de pièces d’or et d’argent évaluées à 300.000 dollars. Le vieux Rundle, grand-père de son petit-fils Sam, avait eu les renseignements d’un prêtre espagnol qui avait participé à l’enfouissement du trésor et qui mourut de nombreuses années avant – non : après – dans la maison du vieux Rundle. Le vieux Rundle avait écrit la note sous sa dictée.

 

– Pourquoi votre père ne s’est-il pas mis à la recherche de ce trésor ? demandai-je au jeune Rundle.

 

– Il devint aveugle avant de pouvoir le faire, répliqua-t-il.

 

– Pourquoi ne l’avez-vous pas fait vous-même ? demandai-je encore.

 

– Parce que, répondit-il, je n’ai connu ce papier qu’il y a dix ans. Ensuite, il y a eu le labourage de printemps à faire, et puis le hersage, et puis le rentrage des foins, et puis après l’hiver est venu, et puis l’année d’après ça a recommencé, et puis ça a été comme ça tout le temps depuis.

 

Tout cela me parut parfaitement raisonnable, c’est pourquoi je conclus un accord aussitôt avec le jeune Lee Rundle.

 

Les instructions données par le papier étaient simples. Toute la caravane de bourricots chargés du trésor était partie d’une vieille mission espagnole dans le comté de Dolorès. Elle se dirigea plein Sud au moyen de la boussole et atteignit la rivière Alamito, qu’elle traversa ; puis les caravaniers enfouirent le trésor au sommet d’une petite colline ayant l’aspect d’un bât, et qui se trouvait elle-même entre deux collines un peu plus hautes. Un tas de pierres marquait l’endroit où le trésor se trouvait enfoui. Tous les gens de la caravane, sauf le prêtre espagnol, furent tués par les Indiens quelques jours plus tard. Le secret était un monopole. Il me parut bon.

 

Lee Rundle proposa son plan de campagne : il consistait à se procurer du matériel de campement, un géomètre pour nous mettre sur la voie à partir de la mission espagnole, et ensuite à dépenser les 300.000 dollars à faire la bombe à Fort-Worth. Bien que je n’eusse pas reçu une haute éducation, je connaissais un moyen de gagner du temps et de l’argent.

 

Nous nous rendîmes au bureau du Cadastre de l’État et nous procurâmes une esquisse suffisante de toutes les étendues de terrain allant de la vieille mission à la rivière Alamito. Sur cette carte je traçai une ligne plein Sud qui se dirigeait vers la rivière. Les dimensions de chaque section cadastrale du terrain étaient soigneusement indiquées sur l’esquisse. Grâce à celle-ci nous trouvâmes le point où la caravane avait traversé la rivière, et nous reliâmes ce point avec un point important et parfaitement connu de la section de Los-Animos, longue de cinq lieues, un ancien cadeau du Roi Philippe V d’Espagne.

 

En opérant ainsi, il n’était plus nécessaire de faire tracer la ligne par un géomètre. C’était une grande épargne de temps et de dépenses.

 

Alors Lee Rundle et moi équipâmes une carriole à deux chevaux avec tous les accessoires nécessaires et parcourûmes les 149 milles qui nous séparaient de Chico, la ville la plus proche du point que nous désirions atteindre. Là, nous dégotâmes un petit géomètre adjoint local. Il nous dessina le coin de la section de Los-Animos, traça sur notre plan les 5.720 varas situés à l’Ouest, conformément aux instructions du papier, mit un caillou sur le point ainsi repéré, prit un café, des œufs au bacon, et monta dans la diligence qui devait le ramener à Chico.

 

J’étais à peu près sûr que nous trouverions ces 300.000 dollars. La part de Lee Rundle ne devait être que d’un tiers parce que c’est moi qui payais tous les frais. Avec ces 200.000 dollars, je savais que je trouverais May-Martha Mangum si elle était encore sur la terre. Et avec les mêmes, je pouvais payer au vieux Mangum le premier élevage de papillons du monde dans son pigeonnier. Si je pouvais trouver ce trésor !

 

Lee et moi installâmes notre campement. De l’autre côté de la rivière, nous apercevions une douzaine de petites collines entièrement couvertes de cèdres, mais aucune n’avait la forme d’un bât. Cela ne nous découragea pas. Les apparences sont trompeuses. Un bât, tout comme la beauté, peut n’exister que dans l’œil du contemplateur. Le petit-fils du trésor et moi-même examinâmes ces collines couvertes de cèdres avec l’attention d’une femme qui court après une puce. Nous explorâmes tous les flancs, sommets, circonférences, élévations, angles, pentes et concavités de chacune de ces collines sur une longueur de 2 milles en aval et en amont de la rivière. Nous y consacrâmes quatre jours. Puis, nous attelâmes les deux chevaux et reparcourûmes les 149 milles qui nous séparaient de Concho City.

 

Pendant le voyage de retour, Lee Rundle mastiqua une grande quantité de tabac. C’est moi qui conduisais, et vivement car j’étais pressé de rentrer.

 

Peu de temps après notre infructueuse expédition, je rencontrai Goodloe Banks dans la salle du fond de Snyder et nous nous mîmes à jouer aux dominos et à tâcher de nous extirper mutuellement comme auparavant toutes informations utiles sur le sujet qui nous tenait le plus à cœur. Je racontai à Goodloe ma chasse au trésor enfoui.

 

– Si j’avais trouvé ces 300.000 dollars, lui dis-je, ça m’aurait permis de passer au crible toute la surface de la terre pour trouver May-Martha Mangum.

 

– Elle est destinée à de plus grandes choses, répéta Goodloe. Je la trouverai moi-même. Mais dis-moi comment tu fis pour découvrir l’endroit où cette fortune introuvable fut imprudemment enfouie ?

 

Je lui racontai l’affaire dans tous les détails. Je lui montrai l’esquisse du dessinateur avec toutes les distances distinctement marquées.

 

Après avoir jeté sur le papier un coup d’œil supérieur, Goodloe se renversa sur sa chaise et me foudroya d’une explosion de rire sardonique, hautaine et collégiale.

 

– Mais… mon pauvre Jim ! dit-il, quand il put enfin parler, tu es un imbécile !

 

– C’est à toi de jouer, dis-je patiemment, en tripotant mon double six.

 

– Vingt, dit Goodloe, en faisant deux croix sur la table avec la craie.

 

– Pourquoi suis-je un imbécile ? demandai-je. On a trouvé déjà bien des fois des trésors enfouis.

 

– Parce que, dit-il, en calculant le point d’intersection de votre ligne avec la rivière, vous avez négligé d’introduire la variation. La variation, à cet endroit, doit être d’environ neuf degrés Ouest. Prête-moi ton crayon.

 

Goodloe Banks fit rapidement un petit dessin sur le dos d’une enveloppe.

 

– La distance, dit-il, de la mission espagnole à la rivière, selon une direction Nord-Sud, est exactement de 22 milles. Cette distance fut parcourue au moyen d’une boussole d’après ton histoire. En tenant compte de la variation, le point de la rivière Alamito où vous auriez dû rechercher votre trésor est exactement à 6 milles et 945 varas à l’ouest de l’endroit où vous avez abouti. Quel idiot tu es mon pauvre Jim !

 

– Qu’est-ce que c’est que cette variation dont tu parles ? demandai-je. Je croyais que les chiffres ne mentaient jamais.

 

– C’est, répondit Goodloe, la variation du compas magnétique par rapport au méridien réel.

 

Il sourit de son air supérieur ; et soudain, je vis apparaître sur son visage, l’étrange, avide et dévorante expression de cupidité qui caractérise le chercheur de trésors enfouis.

 

– Parfois, dit-il avec une attitude d’oracle, ces vieilles histoires d’argent caché ne sont pas complètement négligeables. Laisse-moi jeter un coup d’œil sur le papier qui décrit l’emplacement. Peut-être que tous les deux ensemble nous pourrions…

 

Et voilà comment Goodloe Banks et moi-même, rivaux en amour, devînmes compagnons d’aventures. Nous prîmes le train jusqu’à Huntersburg et de là nous rendîmes à Chico par la diligence. À Chico nous louâmes une carriole à deux chevaux et un attirail de campement. Nous fîmes calculer nos distances par le même petit géomètre que la première fois, mais en tenant compte de la variation indiquée par Goodloe, puis nous le renvoyâmes dans ses foyers.

 

Il faisait nuit lorsque nous arrivâmes à l’endroit. Je donnai à manger aux chevaux, fis du feu sur le bord de la rivière et préparai le souper. Goodloe m’aurait volontiers donné un coup de main mais son éducation ne l’avait pas préparé aux choses pratiques.

 

Cependant, tandis que je travaillais, il m’encourageait et me réjouissait avec l’expression des grandes pensées qui nous ont été transmises par les plus anciens des anciens. Il citait à profusion des traductions du grec.

 

– C’est de l’Anacreon, m’expliqua-t-il.

 

C’était un des passages favoris de Miss Mangum et l’un de ceux que je lui récitais le plus souvent.

 

– Elle est destinée à de plus grandes choses, dis-je, répétant sa propre phrase.

 

– Peut-il y avoir quelque chose de plus grand, demanda Goodloe, que de résider dans la société des classiques et de vivre dans l’atmosphère de l’instruction et de la culture ? Tu as souvent dénigré l’éducation. Eh bien, considère un peu tout le temps, l’argent, le travail que tu as perdus par ton ignorance des plus simples mathématiques. Et quand Monsieur aurait-il trouvé son trésor si mon instruction ne lui avait pas montré son erreur ?

 

– Nous jetterons d’abord un coup d’œil sur ces collines de l’autre côté de la rivière, dis-je, et nous verrons ce que nous allons trouver. J’ai encore des doutes au sujet de tes variations. On m’a toujours appris à croire que l’aiguille de la boussole se tournait fidèlement vers le Nord.

 

Le lendemain matin nous nous levâmes de bonne heure et mangeâmes notre breakfast. Nous étions au mois de juin et le temps était superbe. Goodloe paraissait ravi ; il récitait du Keats, je crois, ou du Kelly, ou du Shelley, tandis que je faisais cuire le bacon. Puis nous nous préparâmes à franchir la rivière qui, à cet endroit, n’était guère qu’un petit ruisseau et à explorer les nombreuses collines pointues et couvertes de cèdres, qui se trouvaient sur l’autre rive.

 

– Mon cher Ulysse, me dit Goodloe, en me frappant sur l’épaule pendant que je lavais les assiettes en fer blanc, laisse-moi jeter un nouveau coup d’œil sur ce document enchanté. Je crois qu’il indique de gravir une colline ayant la forme d’un bât. Je n’ai jamais vu un bât. Comment est-ce fait Jim ?

 

– Je marque un point sur l’éducation, dis-je ; je te le montrerai quand je le verrai.

 

Goodloe était en train de regarder le document du vieux Rundle, lorsqu’il lâcha tout à coup un juron qui n’avait rien d’éducatif.

 

– Viens ici ! s’écria-t-il en brandissant le papier à la lumière. Regarde ça ! ajouta-t-il en mettant son doigt sur un coin du papier.

 

À l’endroit désigné, je vis, ce que je n’avais encore jamais remarqué, se détacher en lettres blanches l’inscription suivante : Malvern 1898.

 

– Eh bien, demandai-je, et après ?

 

– C’est la marque du papier ! s’écria Goodloe très excité. Le papier a été fabriqué en 1898 et la note aurait été écrite en 1863 ? C’est une imposture manifeste !

 

– Oh ! je ne sais pas, répondis-je. Les Rundles sont de braves campagnards, simples, inéduqués et pas bluffeurs. C’est peut-être les fabricants du papier qui ont essayé de perpétrer une escroquerie.

 

Et alors Goodloe Banks devint aussi furieux que son éducation le permettait. Il arracha les lunettes de son nez et me foudroya du regard.

 

– Je t’ai souvent dit que tu étais un idiot ! s’écria-t-il. Tu t’en es laissé imposer par un pedzouille et tu m’en as imposé à moi-même !

 

– Comment, demandai-je, t’en ai-je imposé à toi-même ?

 

– Par ton ignorance, répondit-il. Par deux fois j’ai découvert dans tes plans des fissures sérieuses qu’une simple instruction primaire t’aurait permis de découvrir. Et, continua-t-il, cela m’a entraîné dans des frais que je peux difficilement supporter, tout cela pour se mettre à la recherche d’un trésor frauduleux. J’en ai assez, je quitte.

 

Je me levai et pointai vers lui une large cuiller à pot que je venais de laver.

 

– Goodloe Banks, dis-je, je me fiche comme d’une guigne de ton éducation. Je l’ai toujours tolérée avec peine chez tout le monde, mais en toi je la méprise. À quoi t’a servi ton instruction ? À t’empoisonner toi-même et à embêter tes amis. Va-t-en ! dis-je en agitant la cuiller. Va-t-en avec tes marques de fabrique et tes variations ! Tout ça n’existe pas pour moi. Il en faudrait plus que ça pour me détourner de la chasse au trésor.

 

Je dirigeai ma cuiller vers une petite colline en forme de bât qui était située de l’autre côté de la rivière.

 

– Je vais explorer cette colline, continuai-je, et maintenant, oui ou non, viens-tu avec moi ? Si une marque de fabrique ou une variation suffit à ébranler tes convictions, tu n’es pas un vrai aventurier. Décide-toi.

 

Un nuage blanc de poussière apparut au loin sur la route qui longe la rivière. C’était la voiture postale qui fait le service d’Hesperus à Chico. Goodloe agita son mouchoir.

 

– J’en ai assez de cette escroquerie, dit-il amèrement. Il n’y a qu’un imbécile qui puisse prendre ce papier au sérieux maintenant. Tu as toujours été un imbécile, Jim, je t’abandonne à ton destin.

 

Il ramassa ses effets personnels, grimpa dans la voiture, ajusta nerveusement ses lunettes et s’envola dans un nuage de poussière.

 

Lorsque j’eus fini de laver les plats, je mis les chevaux à la longe sur une nouvelle section d’herbe fraîche, traversai la rivière, et commençai lentement mon ascension à travers la forêt de cèdres jusqu’au sommet de la colline en forme de bât.

 

C’était une merveilleuse journée de juin. Jamais encore je n’avais vu autant d’oiseaux, autant de papillons, autant de libellules, autant de sauterelles, autant de petits animaux vifs, bourdonnants et multicolores de l’air et des champs. Je scrutai à fond cette colline en forme de bât depuis la base jusqu’au sommet. Je trouvai une absence totale de signes relatifs à un trésor enfoui. Il n’y avait pas de tas de pierres, pas de marques anciennes sur les arbres, en un mot, absolument rien qui rappelât les preuves de l’existence de ces 300.000 dollars telles qu’elles étaient décrites dans le document du vieux Rundle.

 

Je redescendis la colline vers le soir sur la pente opposée. Soudain, en sortant de la forêt de cèdres, je débouchai tout à coup dans une magnifique vallée verdoyante où coulait un petit ruisseau qui se jetait non loin de là dans la rivière Alamito.

 

Et alors, je tressaillis violemment en apercevant à une certaine distance quelque chose qui ressemblait à un sauvage, avec une barbe et des cheveux en broussaille, et qui poursuivait un énorme papillon.

 

– Ça doit être un fou qui s’est échappé, me dis-je. Et je me demandai comment il avait réussi à s’enfuir aussi loin des contrées de l’éducation et de l’instruction.

 

Je continuai d’avancer, et vis sur les bords du ruisseau une petite maison couverte de vigne-vierge. Et non loin de là, dans une petite prairie, j’aperçus May-Martha Mangum qui cueillait des fleurs sauvages.

 

Elle se redressa et me regarda. Pour la première fois depuis que je la connaissais, je vis son visage, qui était de la couleur des touches d’ivoire d’un piano neuf, devenir tout rose. Je m’avance vers elle sans dire un mot. Elle laisse les fleurs qu’elle avait cueillies couler doucement de sa main sur l’herbe.

 

– Je savais que vous viendriez, Jim, dit-elle distinctement. Papa ne voulait pas me laisser écrire, mais je savais que vous viendriez.

 

Je pense que vous devinez la suite ; il n’y avait que la rivière à traverser pour monter dans ma carriole.

 

Je me suis souvent demandé quel bien peut faire à un homme un excès d’éducation s’il n’est pas capable de s’en servir pour lui-même. Si tous les bénéfices qu’il en retire doivent aller aux autres, à quoi cela lui sert-il ?

 

Car May-Martha Mangum réside maintenant sous mon toit. Nous avons une maison de huit pièces dans un bosquet de chênes verts, un piano automatique dans le salon, et une suffisante approximation des 3.000 têtes de bétail sous clôture ; et le soir, lorsque je rentre à la maison, ma pipe et mes pantoufles sont toujours rangées dans des endroits où on ne peut pas les retrouver, Mais qu’est-ce que ça peut faire ? Qu’est-ce que ça peut bien faire ?

 

Le Jugement de l’Oncle Jake-Paris

Voici comment il faut faire pour trouver les bureaux de la maison Carteret et Carteret, fabricants de courroies en cuir et de fournitures pour usines : vous suivez la piste de Broadway jusqu’à ce que vous ayez traversé la ligne de chemin de fer, la ligne d’horizon et la ligne de tir, et vous arrivez au grand Cañon de la tribu des Piocheurs d’argent. Là, vous tournez à gauche, puis à droite, esquivez deux ou trois camions de deux à cinq tonnes, sautez, enjambez vingt-cinq ou trente obstacles, et finalement, atterrissez sur un récif de granit qui donne accès à une montagne synthétique de pierre et de fer haute de vingt-et-un étages.

 

Le bureau de Carteret et Carteret se trouve au douzième étage. L’usine où ils fabriquent les courroies et les fournitures est à Brooklyn. Tous ces articles, sans parler de Brooklyn, n’ayant aucun intérêt pour nous, nous limiterons cette narration à une petite pièce en un acte et en une scène, diminuant ainsi la peine du lecteur et les dépenses de l’éditeur. C’est pourquoi, si vous avez le courage d’affronter une vingtaine de pages de typographie, vous vous asseoirez sur une chaise en cuir verni dans un coin du bureau principal de Carteret et Carteret, et vous jetterez un coup d’œil sur la petite comédie du Vieux Nègre, de la Montre Familiale et de l’Énigme imprévue.

 

D’abord, un peu de biographie. Les Carteret sont originaires d’une vieille famille virginienne. Autrefois, les gentilshommes de cette famille avaient porté des manchettes de dentelles et des fleurets sans boutons ; ils possédaient des plantations et des esclaves qu’ils avaient le droit de faire brûler. Mais la guerre civile avait grandement réduit leurs possessions.

 

Mes investigations dans l’histoire des Carteret ne vous entraîneront pas plus loin que l’année 1620. Les deux premiers Carteret arrivèrent en Amérique cette année-là, tous les deux, mais pas ensemble. L’un des frères, nommé John, débarqua du May Flower avec les premiers pionniers. Vous avez sûrement vu son portrait sur les couvertures des magazines historiques où il est représenté chassant des dindes au moyen d’une arquebuse, avec de la neige jusqu’aux genoux. Blandford Carteret, l’autre frère, traversa l’Océan sur sa propre brigantine et débarqua sur la côte de Virginie. John se distingua surtout par sa piété et son habileté dans les affaires ; Blandford, par son orgueil, ses vastes plantations cultivées par des esclaves et son habileté au pistolet.

 

Puis vint la guerre civile. Jackson fut fusillé ; le général Lee capitula ; le général Grant fit le tour du monde ; le coton descendit à neuf cents la livre ; le 79e Régiment de volontaires du Massachusetts rendit au 97e Régiment de zouaves de l’Alabama l’étendard de bataille de Lundy’s Lane qu’il avait acheté chez un brocanteur de Chelsea, nommé Skzchnzski ; la Georgie envoya au Président des États-Unis un melon d’eau de soixante livres ; et cela nous amène à peu près à l’époque où commence l’histoire. C’est un peu laborieux comme préambule, mais que voulez-vous, il y a longtemps que je n’ai pas relu mon Aristote.

 

Les Carteret yankees étaient entrés dans les affaires longtemps avant la guerre. Leur maison, tout au moins en ce qui concerne les courroies de cuir et les fournitures pour usines, était aussi solide, arrogante et vétuste que l’une de ces vieilles maisons d’importation de thé et d’épices orientales qui vous ont été rendues familières par les romans de Dickens. Lorsque la guerre éclata, on en parla un peu derrière les comptoirs, mais cela n’entrava pas les affaires.

 

Pendant et après la guerre, Blandford, le Sudiste, perdit ses plantations, son orgueil, son habileté au pistolet et sa vie. Ce qui restait, de sa famille hérita en tout et pour tout de l’orgueil paternel ; et c’est pourquoi, Blandford Carteret, le cinquième, âgé de quinze ans, fut invité par la branche nordiste (courroies et fournitures pour usines) à venir à New-York et à se mettre au courant des affaires, au lieu de chasser le renard et de se gargariser de la gloire ancestrale sur la propriété tout à fait restreinte de la famille appauvrie. Le jeune homme fut heureux de saisir l’occasion par les cheveux, et c’est ainsi qu’à l’âge de vingt-cinq ans, il était assis dans le bureau principal de la firme, en face de son cousin John-le-Cinquième, (le descendant du chasseur de dindes) dont il était devenu l’associé. Et ici l’histoire commence.

 

Les jeunes gens étaient à peu près du même âge et possédaient le même visage agréable, la même aisance et la même vivacité de manières, le même air intelligent et alerte. Ils étaient bien rasés, vêtus de serge bleue, et portaient une perle piquée dans leur cravate comme beaucoup d’autres jeunes new-yorkais, qui pouvaient être aussi bien des millionnaires que des employés de banques.

 

Un après-midi, à quatre heures, dans le bureau privé de la firme, Blandford Carteret ouvrit une lettre qu’un employé venait d’apporter sur son bureau. Après l’avoir lue, il se mit à rire aux éclats pendant près d’une minute. John leva les yeux sur lui d’un air interrogateur.

 

– C’est de ma mère, dit Blandford, je vais te lire la partie comique de sa lettre. Elle commence par me raconter toutes les nouvelles du voisinage, bien entendu, et ensuite me recommande de ne pas prendre froid aux pieds et de me méfier des comédies musicales. Puis viennent des statistiques vitales concernant les veaux, les cochons, et les probabilités de la récolte de blé. Et maintenant, voici quelques citations :

 

« Mon cher enfant, voici encore une grande nouvelle : le vieil oncle Jake, qui a eu soixante-six ans mercredi dernier, s’est mis dans l’idée de voyager ! Il veut aller à New-York pour voir son « jeune maître Blandford, » et il n’y a rien à faire pour l’en empêcher. Si vieux qu’il soit, je sais qu’il est plein de bon sens, c’est pourquoi je l’ai laissé partir. Je ne pouvais lui refuser cela, tellement il semblait avoir concentré tous ses espoirs et tous ses désirs dans cette unique aventure au milieu du vaste monde. Tu sais qu’il est né sur la plantation et qu’il ne s’en est jamais écarté de plus de dix milles durant toute sa vie. Et tu n’as pas oublié qu’il fut le dévoué compagnon de ton père durant la guerre, et qu’il a toujours été un fidèle vassal et un loyal serviteur de la famille. Il lui est arrivé plusieurs fois d’apercevoir la montre en or qui appartenait à ton père et que celui-ci tenait de son père et de son grand-père. Un jour, j’eus l’occasion de lui dire qu’elle t’appartenait. Et c’est alors qu’il me pria de l’autoriser à te l’apporter et à la remettre lui-même en tes propres mains. C’est pourquoi il l’a prise, l’a enveloppée soigneusement dans un petit écrin en peau d’antilope et est parti pour te l’apporter, avec tout l’orgueil et toute l’importance d’un messager royal. Je lui ai remis de l’argent pour son voyage aller et retour et pour un séjour de deux semaines dans la Cité. Je te demande de veiller à ce qu’il obtienne un logement confortable. Il est parfaitement capable de se débrouiller tout seul pour le reste et il n’a pas besoin qu’on s’occupe de lui. Mais j’ai lu dans les journaux que les hommes de couleur ont généralement beaucoup de peine à se loger et même à se nourrir dans la métropole yankee. C’est peut-être très bien, je n’en sais rien, mais après tout je ne vois pas pourquoi l’oncle Jake ne pourrait pas descendre dans le meilleur hôtel. Enfin, je suppose que c’est un règlement et qu’il faut s’y résigner.

 

« Je lui ai fourni toutes les indications nécessaires pour qu’il puisse te retrouver et je lui ai fait sa valise moi-même. Tu n’auras pas à t’occuper de lui, mais j’espère que tu veilleras à ce qu’il se sente confortable. Prends la montre qu’il t’apporte, c’est presque une décoration. Elle a été portée par tous les vrais Carteret et elle n’a jamais été souillée par aucune tache ; le mouvement en est encore parfait. Cette mission constitue pour le vieux Jake le couronnement de sa vie. J’ai consenti volontiers à ce qu’il fît ce petit voyage et jouît de ce bonheur avant qu’il fût trop tard. Tu te souviens sans doute de nous avoir entendu raconter comment le vieux Jake, bien qu’il fut dangereusement blessé lui-même, rampa sur l’herbe sanglante à Chancellors-ville jusqu’à l’endroit où ton père gisait avec une balle dans son cher cœur, et prit la montre dans sa poche pour empêcher les Yanks de se l’approprier. C’est pourquoi, mon fils, lorsque le vieux bonhomme arrivera, considère-le comme un frêle mais digne messager de notre famille, et de notre passé. Il y a si longtemps que tu es parti de la maison et que tu vis au milieu de gens que nous avons toujours considérés comme des étrangers, que le vieux Jake pourrait bien ne pas te reconnaître quand il te verra ; pourtant, il est assez avisé, et j’espère qu’il saura distinguer un Carteret de Virginie au premier coup d’œil. Je ne saurais concevoir que même dix ans de séjour dans le pays des Yankees pussent changer un de mes enfants. Et en tous cas, je suis sûre que toi, tu reconnaîtras le vieux Jake. J’ai mis dix-huit faux-cols dans sa valise. S’il avait besoin d’en acheter d’autres, rappelle-toi qu’il porte du 41. Et veille bien à ce qu’on lui donne la bonne dimension. Il ne dérangera personne d’entre vous. Si tu n’es pas trop occupé, tâche de lui trouver une pension où l’on donne des petits pains blancs au déjeuner du matin, et tâche de l’empêcher de quitter ses souliers dans ton bureau ou dans la rue. Son pied droit gonfle un peu quand il marche et c’est pourquoi il lui arrive de se déchausser ainsi. Si tu en as le temps, compte ses mouchoirs quand ils reviendront de chez le blanchisseur. Je lui en ai acheté une douzaine de neufs avant son départ. Il devrait arriver chez toi à peu près en même temps que cette lettre. Je lui ai dit de se rendre directement à ton bureau. »

 

Aussitôt que Blandford eût fini de lire cette lettre, il se passa quelque chose, (il y a toujours un moment où il se passe quelque chose dans les histoires de ce genre). Percival, le jeune huissier, qui avait toujours l’air de mépriser profondément la Production Mondiale de courroies en cuir et de fournitures pour usines, entra pour annoncer qu’un gentilhomme de couleur était arrivé et demandait à voir M. Blandford Carteret.

 

– Fais-le entrer, dit Blandford en se levant.

 

John Carteret se tourna vers Percival et lui dit :

 

– Une minute : dis-lui d’attendre quelques instants dehors. Nous te rappellerons quand nous voudrons le faire entrer.

 

Puis il s’adressa à son cousin avec l’un de ces larges et affables sourires qui étaient le propre de tous les Carteret, et lui dit :

 

– Blandford, j’ai toujours été extrêmement curieux de comprendre les différences qui existent, paraît-il, entre vous autres, hautains Sudistes, et les gens du Nord. Bien entendu, je sais que vous vous considérez comme étant d’une essence supérieure et que vous regardez Adam comme une simple branche collatérale de vos ancêtres ; mais je ne sais pas pourquoi. Je n’ai jamais pu réussir à distinguer les différences qu’il y a entre nous.

 

– Eh bien, John, dit Blandford en riant, ce qui constitue la différence, c’est justement ce que tu ne comprends pas. Je suppose que c’est la vie féodale que nous avons menée qui nous a donné nos airs seigneuriaux et notre sentiment de supériorité.

 

– Mais tu n’es plus féodal maintenant, continua John. Depuis que nous vous avons flanqué une pile et que nous avons volé votre coton et vos mules, il vous a fallu vous mettre au travail tout comme nous « sacrés Yankees » comme vous nous appelez. Et pourtant, vous autres Sudistes, êtes encore aussi fiers, exclusifs, et orgueilleux que vous l’étiez avant la guerre. Donc, ce n’est pas votre argent qui en était la cause.

 

– Peut-être était-ce le climat, dit Blandford, ou bien peut-être étions-nous trop gâtés par nos nègres. Et maintenant je vais faire entrer le vieux Jake. Ça me fera plaisir de revoir cet antique coquin.

 

– Attends une minute, dit John. J’ai une petite idée que je voudrais essayer de vérifier. Nous nous ressemblons beaucoup tous les deux ; le vieux Jake ne t’a pas vu depuis que tu avais quinze ans. Faisons-le entrer, laissons-lui jouer sa chance et voyons auquel de nous deux il remettra la montre. Sûrement le vieux nègre devrait être capable de reconnaître son jeune maître sans difficulté. La soi-disant supériorité aristocratique du Sudiste devrait lui apparaître immédiatement ! Il ne saurait commettre l’erreur de remettre la montre un à Yankee ! Alors, parions, veux-tu ? Le perdant paiera le dîner ce soir plus deux douzaines de cols pour l’oncle Jake. Ça va ?

 

Blandford consentit volontiers. Percival fut appelé et reçut l’ordre d’introduire le gentilhomme de couleur.

 

L’oncle Jake entra dans le bureau avec circonspection. C’était un vieux petit bonhomme noir comme suie, tout ridé, et presque complètement chauve, avec une petite couronne de laine blanche qui faisait le tour de sa tête au-dessus des oreilles. Il n’avait rien du vieux nègre que l’on voit généralement sur la scène : son complet noir lui allait parfaitement, ses souliers étaient bien cirés, et son chapeau de paille était orné d’un ruban propre et avenant. Dans sa main droite, hermétiquement fermée, il portait quelque chose qui était soigneusement dissimulé à la vue des deux jeunes gens.

 

L’oncle Jake s’arrêta à quelques pas de la porte. Deux jeunes gens, assis dans leur chaise à tourniquet à quelque distance l’un de l’autre, le considéraient tous deux d’un air amical et en silence. Son regard se porta successivement de l’un à l’autre plusieurs fois. Il était sûr qu’il était en présence de l’un au moins des membres de cette famille révérée, au milieu de laquelle sa vie avait commencé et allait sans doute bientôt finir. L’un d’eux avait l’air hautain mais agréable des Carteret ; l’autre possédait indubitablement le nez long et droit de la famille. Tous les deux avaient les yeux noirs perçants, les sourcils horizontaux, les lèvres minces et souriantes qui avaient distingué les deux Carteret d’autrefois, celui du Mayflower et celui de la brigantine. Le vieux Jake avait toujours cru qu’il aurait pu reconnaître immédiatement son jeune maître au milieu d’un millier de Nordistes, mais il se trouva soudain en difficultés. Le mieux était de recourir à la stratégie.

 

– Comment ça va, Missie Blandford, comment ça va ? dit-il en dirigeant son regard d’un air absent entre les deux jeunes gens.

 

– Comment ça va, oncle Jake ? répondirent-ils tous les deux en même temps. Asseyez-vous. Avez-vous apporté la montre ?

 

L’oncle Jake choisit une chaise à une distance respectueuse du bureau, s’assit sur le bord, et posa soigneusement son chapeau sur le parquet. Il serrait fortement dans sa main l’écrin contenant la montre. Il n’avait pas, au risque de sa vie sur le champ de bataille, sauvé cette montre des griffes des ennemis, pour la remettre maintenant à l’un de leurs descendants ! Non, tout au moins pas sans livrer combat !

 

– Oui, Missie, je l’ai dans ma main, Missie, j’vas vous la donner tout d’suite. La vieille Madame y m’a dit de la mettre dans la main du jeune Missie Blandford et de lui dire d’la porter pour l’honneur, et l’orgueil de la famille. Ah ! y en a un grand fatiguant voyage pour vieux nègre, y en a au moins dix mille milles pour retourner à la vieille Virginie, Missie. Vous y en a beaucoup grandi, jeune maître, et moi y en aurait pas r’connu vous si vous pas ressemblé tant au vieux maître.

 

Avec une admirable diplomatie, le vieillard laissait errer ses regards dans l’espace neutre qui séparait les deux hommes. Ses paroles pouvaient s’adresser aussi bien à l’un qu’à l’autre. Et pendant tout ce temps-là, il cherchait à découvrir un signe particulier quelconque qui lui permit de reconnaître le vrai Carteret.

 

Blandford et John échangèrent un coup d’œil.

 

– J’pense que vous y en a reçu la lettre de votre maman, continua l’oncle Jake. Elle dit comme ça qu’elle allait vous écrire pour dire que je viens.

 

– Oui, oui, oncle Jake, fit John joyeusement. Mon cousin et moi avons été prévenus de votre arrivée. Nous sommes tous les deux des Carteret, vous savez !

 

– Bien que, dit Blandford, l’un de nous soit né et ait été élevé dans le Nord.

 

– Alors, si vous voulez remettre la montre…, dit John…

 

– Mon cousin et moi…, dit Blandford…

 

– Veillerons alors…, dit John…

 

– À ce que l’on vous procure un logement confortable… dit Blandford.

 

Avec une candide ingénuité, le vieux Jake éclata de rire bruyamment. Il se frappa sur la cuisse, ramassa son chapeau et se mit à en tripoter les bords en continuant à exhiber les signes ostensibles d’une joie sans bornes. Cette attitude lui permettait d’adopter un masque derrière lequel il pouvait impartialement diriger son regard alternativement sur ses deux tortionnaires.

 

– Je vois ce qu’il y a ! s’écria-t-il. Vous êtes en train de vous moquer du pauvre nègre ! Mais y a pas moyen d’tromper le vieux Jake. J’vous ai reconnu, Missie Blandford, la minute que moi y en a jeté l’œil sur vous. Vous étiez un pauvre petit garçon de quatorze à quinze ans quand vous y en a quitté la maison pour venir dans l’Nord. Mais y en a r’connu vous tout suite que j’ai jeté l’œil sur vous. Vous êtes tout l’portrait du vieux maître. L’autre gentilhomme y vous ressemble beaucoup, pour sûr, mais y a pas moyen d’empêcher le vieux Jake de reconnaître un membre de la vieille famille de Virginie. Non, Missie !

 

À ces mots, les deux Carteret se mirent à sourire exactement en même temps et tendirent la main pour recevoir la montre.

 

Alors le vieux visage noir et ridé de l’oncle Jake perdit soudain son expression joyeuse et amusée. Il se rendait compte qu’on voulait simplement le taquiner et qu’après tout il importait peu qu’il remît le trésor familial dans l’une ou dans l’autre de ces deux mains tendues. Mais il était pénétré de cette idée qu’il s’agissait là, non seulement de son propre honneur et de son propre orgueil, mais aussi de ceux des Carteret de Virginie. Là-bas, dans le Sud, pendant la guerre, il avait entendu parler de cette autre branche de la famille qui vivait dans le Nord et qui combattait de l’autre côté, et cela l’avait toujours affecté. Il avait suivi la fortune de son vieux maître à travers la guerre et avait passé avec lui du luxe le plus princier à la plus brutale pauvreté. Et maintenant, avec ce dernier souvenir, cette dernière relique bénie par la vieille maîtresse, et confiée à ses soins, il avait parcouru au moins dix mille milles, lui semblait-il, pour la remettre entre les mains de celui qui devait la porter, et la remonter, et la chérir, et la regarder marquer les heures immaculées au cours desquelles se déroulait la vie des Carteret de Virginie.

 

Ce qu’il savait des Yankees, les lui faisait considérer comme des tyrans, d’affreux coquins en uniformes bleus, dévastant tout par le fer et par le feu. Il avait vu monter, dans les cieux obscurcis du Sud, la fumée de nombreux incendies qui dévoraient des palais presque aussi grands que celui des Carteret. Et maintenant, il se trouvait face à face avec l’un de ces barbares et il était incapable de le distinguer du jeune maître auquel il venait remettre l’emblème de sa royauté, tout comme autrefois l’on remettait, au chevalier sans peur et sans reproche, son épée seigneuriale. Il avait devant lui deux jeunes gens, aimables, courtois, gracieux, accueillants, représentant également à ses yeux le type parfait de celui qu’il cherchait. Troublé, ahuri, gravement affecté par la faiblesse de son jugement, le vieux Jake renonça à ses loyaux subterfuges. La main qui serrait étroitement la montre commençait à devenir fiévreuse et humide. Il se sentait profondément humilié et châtié. D’un air sérieux cette fois, ses gros yeux proéminents se mirent à dévisager avec attention les deux jeunes gens. À la fin de cet examen, il n’avait réussi à remarquer qu’une seule différence entre eux : l’un portait une cravate noire piquée d’une perle blanche ; l’autre, une cravate bleue, piquée d’une perle noire.

 

Et alors, au grand soulagement, de l’oncle Jake, un incident soudain et imprévu vint mettre fin momentanément à ses souffrances. Le drame frappa à la porte d’un doigt impérieux et, après avoir mis en fuite la comédie, s’établit sur la scène avec un visage souriant, mais résolu. Percival, le jeune huissier dédaigneux, apporta une carte qu’il tendit à Cravate Bleue d’un geste brusque comme s’il voulait le provoquer en duel.

 

– Olivia d’Ormond, dit Cravate Bleue, après avoir lu la carte.

 

Il jeta un regard interrogateur sur son cousin.

 

– Pourquoi ne pas la faire entrer, dit Cravate Noire, et en terminer avec cette affaire ?

 

– Oncle Jake, dit l’un des jeunes gens, asseyez-vous là-bas dans le fond pendant un instant. Nous sommes obligés de recevoir une dame qui vient pour… pour affaires. Nous reprendrons ensuite notre conversation avec vous.

 

La jeune femme que Percival fit entrer était jeune, pétulante, et décidément, franchement, consciemment et intentionnellement jolie. Elle était vêtue avec une simplicité si dispendieuse qu’elle vous eut amené à considérer la dentelle et les fanfreluches comme des haillons sans valeurs. Mais la grande plume d’autruche qu’elle arborait glorieusement aurait fait reconnaître n’importe où dans l’armée de la beauté le joyeux casque de Navarre qu’elle portait sur le chef. »

 

Miss d’Ormond s’assit gracieusement sur la chaise que Cravate Bleue lui avait offerte près de son bureau. Puis les deux jeunes gens vinrent s’asseoir auprès d’elle dans deux fauteuils en cuir, et se mirent à parler du temps.

 

– Oui, dit-elle, j’ai remarqué qu’il faisait un peu plus chaud. Mais je ne dois pas vous retenir trop longtemps pendant les heures de travail. À moins, dit-elle, que nous ne causions affaires. Elle s’adressait à Cravate Bleue avec un charmant sourire.

 

– Très bien, dit celui-ci. Vous ne voyez pas d’inconvénient à parler de tout cela devant mon cousin ? Nous n’avons généralement pas de secrets l’un pour l’autre, particulièrement en ce qui concerne les affaires.

 

– Oh ! non, s’écria Miss d’Ormond. Au contraire, je suis heureuse qu’il assiste à notre entretien. Du reste, il connaît toute l’affaire. Et, en fait, il peut être considéré comme un témoin oculaire puisqu’il était présent lorsque vous… lorsque la chose arriva. J’ai pensé que vous seriez peut-être désireux de discuter la question avec moi avant… avant qu’aucune action fût engagée, comme disent, je crois, les hommes de loi.

 

– Avez-vous une proposition quelconque à faire ? demanda Cravate Bleue.

 

Miss d’Ormond baissa les yeux et considéra pendant quelques instants en silence l’une de ses jolies chaussures en daim bleu.

 

– En fait de proposition, dit-elle, c’est à moi qu’il en a été fait une. Si elle m’est confirmée aujourd’hui, je n’en aurai pas d’autre à faire moi-même. Alors, réglons d’abord cette question.

 

– Eh bien, fit Cravate Bleue, en ce qui me…

 

– Excusez-moi, mon cousin, dit Cravate Noire, si je me permets de vous interrompre.

 

Et alors, il se tourna vers la jeune femme avec aisance et bonne humeur.

 

– Voyons, si nous récapitulions un peu, dit-il joyeusement. Vous, Mademoiselle, mon cousin et moi, sans parler d’autres connaissances mutuelles, avons fait ensemble quelques bonnes petites parties de plaisir.

 

– Si le plaisir fut pour moi, dit Miss d’Ormond en le regardant dans les yeux, il fut aussi partagé.

 

– Je n’en doute pas, répondit Cravate Noire avec un sourire. Bref, il y a environ deux mois une demi-douzaine d’entre nous partirent en automobile pour une promenade à la campagne. Nous nous arrêtâmes à une auberge pour dîner. C’est alors qu’après le repas, mon cousin vous offrit son cœur, – et sa main, – et sans doute fut-il entraîné à le faire par la beauté et le charme que chacun s’accorde à vous reconnaître.

 

– Je serais ravie, Monsieur Carteret, dit la beauté avec un sourire enchanteur, de vous avoir pour agent de publicité !

 

– Vous êtes sur la scène, Miss d’Ormond, continua Cravate Noire. Vous avez eu certainement de nombreux admirateurs et vous avez reçu sans aucun doute d’autres propositions. Vous ne devez pas oublier non plus que ce jour-là nous nous étions livrés à des libations assez copieuses. Nous ne cherchons pas à nier qu’une proposition de mariage ne vous ait été faite par mon cousin. Mais n’avez-vous pas appris par expérience que, d’un commun accord, de telles choses perdent de leur importance lorsqu’elles sont considérées à la lumière du jour suivant ? Est-ce qu’il n’existe pas quelque chose comme un code parmi les vrais sportifs (je me sers du mot dans son meilleur sens), un code qui efface tous les jours les folies de la nuit précédente ?

 

– Oh ! oui, répliqua Miss d’Ormond, je sais cela parfaitement. Et je m’y suis toujours conformée. Mais comme c’est vous qui semblez conduire les débats avec le consentement tacite de l’accusé, je vais vous dire quelque chose de plus : j’ai reçu de lui des lettres qui confirment la proposition et elles sont signées.

 

– Je comprends, dit Cravate Noire gravement. Et quel est votre prix pour les lettres ?

 

– Je ne suis pas une femme bon marché, dit Miss d’Ormond, mais en fait j’avais décidé de vous accorder des conditions avantageuses. Vous appartenez tous les deux à une famille connue. Eh bien, je suis sur la scène, en effet, comme vous dites, mais personne ne peut dire un mot de critique contre ma conduite. Et d’ailleurs l’argent n’est qu’une considération secondaire. Ce n’est pas de l’argent que je veux. Je… Je l’ai cru et… j’avais du penchant pour lui.

 

Sous ses longs cils, elle jeta un doux regard enchanteur sur Cravate Bleue.

 

– Et le prix ? continua Cravate Noire inexorable.

 

– 10.000 dollars, dit la jeune femme doucement, après un soupir.

 

– Ou bien ?…

 

– Ou bien… la cérémonie nuptiale.

 

– Je pense, dit tout à coup Cravate Bleue, qu’il est temps pour moi de placer un ou deux mots. Toi et moi, mon cousin, appartenons à une famille qui a toujours tenu la tête haute. Tu as été élevé dans une partie du pays très différente de celle où vivait notre branche de la famille. Pourtant nous sommes tous les deux des Carteret, même si nous différons quelque peu dans nos manières et nos théories. Tu te rappelles que c’est une tradition de la famille qu’aucun Carteret n’a jamais manqué à son devoir chevaleresque envers une dame, ni refusé de tenir ses promesses une fois qu’elles ont été faites.

 

Alors, Cravate Bleue se leva et avec un air de franchise et de résolution souriante, se tourna vers Miss d’Ormond.

 

– Olivia, dit-il, quel jour voulez-vous m’épouser ?

 

Avant qu’elle pût répondre, Cravate Noire s’interposa de nouveau.

 

– Bien des choses se sont passées depuis les temps de la Chevalerie. Aujourd’hui nous ne brûlons plus les sorcières et nous ne torturons plus les esclaves ; et nous avons aussi renoncé à étendre nos manteaux dans la boue sous les pas des dames, de même que nous avons renoncé à les exposer au pilori. Notre âge, hélas ! est celui du sens commun, de la proportion, et du juste milieu. Tous tant que nous sommes, femmes, hommes, dames, gentilshommes, Nordistes, Sudistes, seigneurs, miséreux, acteurs, commis-voyageurs, sénateurs, ouvriers et politiciens, nous avons appris à nous mieux connaître. La Chevalerie est un mot dont la signification change maintenant tous les jours. L’orgueil familial est aussi une chose aux multiples apparences. Il peut se manifester en affichant une arrogance désuète dans un palais colonial poussiéreux et couvert de toiles d’araignées, ou bien en payant tout simplement ses dettes.

 

« Et maintenant, je suppose que vous en avez assez de mon monologue. J’ai sans doute peu d’expérience de la vie, mais j’en ai une assez grande des affaires ; et j’ai l’impression, mon cousin, que nos arrière-grands-parents, les premiers Carteret, tous les deux, seront d’accord avec moi sur l’opinion que j’ai de cette affaire.

 

Cravate Noire se tourna rapidement vers son bureau, attrapa un chéquier, remplit un chèque et le déchira au milieu d’un profond silence. Puis il posa le chèque à portée de la main de Miss d’Ormond.

 

– Les affaires sont les affaires, dit-il, nous vivons en un siècle commercial. Voici un chèque de 10.000 dollars. Que dites-vous, Miss d’Ormond ? Sera-ce la fleur d’oranger, ou l’argent ?

 

Miss d’Ormond prit le chèque négligemment, le plia d’un air indifférent et le mit dans son sac.

 

– Oh ! cela ira, dit-elle avec calme. J’ai préféré venir et vous donner le choix. Je crois que vous êtes des gens corrects, mais une jeune fille a des sentiments, vous savez. J’ai entendu dire que l’un d’entre vous était du Sud. Je me demande lequel ?

 

Elle se leva, leur fit un gracieux sourire et se dirigea vers la porte. Là, elle se retourna et après leur avoir adressé à tous les deux un éblouissant adieu, elle disparut.

 

Pendant tout ce temps-là, les deux cousins avaient oublié l’oncle Jake. Mais soudain, il se dirigea vers eux en traînant ses pieds fatigués sur le tapis.

 

– Jeune maître, dit-il, voilà votr’bien ! Et sans hésitation il plaça la pomme – pardon : la montre – dans la main de Cravate Bleue.

 

Black Bill et les Moutons

Assis sur le quai d’embarquement, dans la petite gare de Los Pinos, l’homme balançait flegmatiquement ses longues jambes. Il était grand, élancé, robuste, avec un visage rubicond, au bec de vautour, qu’éclairaient des yeux de feu, bordés de cils roux. Près de lui siégeait un second bipède, gras, mélancolique et miteux, qui semblait être son ami. Tous deux avaient l’aspect caractéristique d’hommes qui ont essayé de saisir la vie, comme une génisse du Far-West, par les cornes d’abord, puis par la queue, sans parvenir à l’attraper.

 

– Ça fait quatre ans que j’t’ai pas vu, Ham, dit le miteux. Où qu’t’as été ?

 

– Texas, fit l’autre laconiquement. Trop froid pour moi, l’Alaska. N’empêche qu’à un moment le Texas était devenu un peu trop brûlant à mon goût. Faut que j’te raconte ça.

 

« Un matin, je saute du Grand Sud Express à une station d’eau, et adieu le wagon. C’était dans une région de ranches ; et les indigènes y sont aussi phageanthropes, ou anthropophiles comme on dit, qu’à New-York : leur seule idée semble être de construire des maisons qui bouchent la vue aux copains pour les embêter. Seulement là-bas, au lieu de les greffer à cinquante centimètres des fenêtres du voisin, ils les plantent à trente kilomètres les unes des autres, sans doute pour qu’on ne puisse pas renifler le menu de leur déjeuner.

 

« Pas de routes à l’horizon. Alors je fonce à travers champs. De l’herbe jusqu’aux genoux, et des bosquets de caroubiers plein le décor, qu’on aurait dit un jardin avec des pêches tout autour. Ça ressemblait tellement au parc d’un riche propriétaire qu’à chaque instant on s’attendait à voir débouler une nichée de bouledogues tout prêts à vous boulotter. J’ai bien marché au moins vingt-cinq kilomètres avant d’apercevoir le premier ranch. C’était un vaste immeuble du style condensé, à peu près aussi spacieux qu’une villa de lotissement à cent dollars, genre « tout confort dans la même pièce ».

 

« Sous un arbre, devant la porte, un petit bonhomme en chemise blanche et pantalon kaki était en train de rouler une cigarette ; il avait un foulard rose autour du cou.

 

« – Salut, dis-je, noble étranger. Qu’est-ce que vous offrez ? À boire, l’hospitalité, des émoluments, ou même à la rigueur du travail ?

 

« – Oh ! Entrez, fait-il d’une voix distinguée. Asseyez-vous sur ce tabouret, je vous en prie. Je n’ai pas entendu votre cheval arriver.

 

« – Il n’est pas encore en vue, dis-je. Je suis venu à pied. Excusez-moi si je vous dérange, mais n’auriez-vous pas 25 ou 60 litres d’eau par là sous la main ?

 

« – Vous avez l’air bien poussiéreux en effet, qu’il dit. Mais je dois vous avouer que comme salle de bain…

 

« – C’est pour boire, que j’réponds. Vous en faites pas pour la poussière qui est à l’extérieur.

 

« Il va tirer un demi-seau d’eau à une grande jarre rouge qui est accrochée au plafond ; puis il continue :

 

« – Vous cherchez du travail ?

 

« – Provisoirement, dis-je. C’est plutôt tranquille par ici, pas vrai ?

 

« – Très ! qu’il dit. Parfois – du moins c’est ce que l’on m’a dit – on ne voit passer aucun être humain pendant des semaines. Il n’y a qu’un mois que je suis ici. J’ai acheté le ranch à un vieux pionnier qui avait envie de s’établir plus loin dans l’Ouest.

 

« – Ça va ! fis-je. Rien de bon, de temps en temps, pour un homme, comme la paix et la solitude. Et justement je cherche un emploi. Je sais tenir un bar, saler les mines[1], parler en public, fourguer des titres, boxer et jouer du piano.

 

« – Savez-vous tondre les moutons ? qu’il demande.

 

« – Ma spécialité ! m’écriai-je. Trois douzaines à la min…

 

« – Bon ! Ça va. Savez-vous les garder ?

 

« – Jamais essayé, dis-je. Préfère généralement les laisser partir…

 

« – Seriez-vous capable de vous charger d’un troupeau ? qu’il demande sérieusement.

 

« – Oh ! dis-je. Maintenant je comprends. Vous voulez dire courir après les moutons en aboyant comme les toutous ? Possible, que j’dis. Je n’ai jamais encore conservé de moutons, mais souvent par les fenêtres du train je les ai vus mastiquer des pâquerettes et ils ne m’ont pas paru dangereux.

 

« – Il me manque un berger, dit le ranchman. On ne peut jamais compter sur ces Mexicains. Je n’ai que deux troupeaux. Vous pouvez en prendre un demain matin si vous voulez. Huit cents bêtes seulement. C’est douze dollars par mois et nourri. Vous logez sous la tente dans la prairie avec vos brebis. C’est vous qui faites votre cuisine, mais on vous porte l’eau et le bois au campement. Pas dur comme travail.

 

« – Je signe ! dis-je. J’accepte le rôle. Même si je dois m’enguirlander le chignon, et porter des robes soufflées, et jouer de la houlette, et m’appuyer sur une flûte comme les bergers qui sont sur les images.

 

« Alors le lendemain matin, le petit ranchman me donne un coup de main pour sortir le troupeau du corral et l’emmener à environ deux milles de là, sur un petit côteau qui se trouve dans le milieu de la pampa. Et il me fait un tas de recommandations, – qu’il ne faut pas laisser les moutons s’écarter du troupeau, qu’il faut les emmener boire au trou d’eau à midi, et leur dire la prière du soir avant de les mettre au lit, etc., etc.…

 

« – Je vous apporterai votre tente, vos ustensiles de campement et votre nourriture dans la charrette avant la nuit, fait-il.

 

« – Chic ! dis-je. Et surtout n’oubliez pas la croûte. Ni les ustensiles. Oh ! et principalement la tente. À propos, c’est bien Zollicoffer votre nom ?

 

« – Je m’appelle Henry Ogden, qu’il dit.

 

« – Parfait, Monsieur Ogden. Mon nom à moi est Percival de Saint-Clair…

 

« Je gardai les moutons pendant cinq jours au rancho Chiquito. Et alors mon âme devint laineuse. J’attrapai une indigestion de nature, et je me sentis plus isolé que la chèvre de Robinson Crusoé. Ne me parle pas d’un troupeau de moutons pour vous tenir compagnie. Chaque soir, après les avoir enfermés dans le corral, je faisais cuire ma côtelette, buvais mon café, puis m’allongeais sous une tente de la dimension d’une serviette de table, en écoutant le concert offert par l’orchestre local de l’association interprofessionnelle des coyotes et des chats-huants.

 

« Le cinquième jour, après avoir mis mes précieux huit cents lanigères à l’écurie, je me dirigeai vers la ferme.

 

« – Monsieur Ogden, dis-je en entrant, vous et moi devons inaugurer des relations sociales. Il n’y a rien qui vaille les moutons, lorsqu’il s’agit d’orner un paysage, ou de fournir des complets veston en coton à huit dollars. Mais pour la conversation et la rigolade, ils rivalisent facilement avec les dames patronnesses de Grassdale (Kentucky) quand le Comité se réunit pour distribuer des prix de vertu. Si vous avez des cartes, ou un jacquet, exhibez-les en vitesse. J’accepterai même un nain jaune ou un bilboquet, mais dépêchons-nous d’ouvrir la saison des réjouissances intellectuelles.

 

J’ai besoin d’activité cérébrale, – quand ce ne serait que de faire sauter la cervelle à quelqu’un.

 

« Cet Henry Ogden était un drôle de ranchman. Il portait des bagues, une grosse montre en or, des cravates soignées, un air résolu, et il astiquait ses lunettes. Je me rappelle avoir vu pendre un jour à Muscogee un bandit qui avait tué six hommes : c’était mon Ogden tout craché. À côté de ça, j’ai connu dans l’Arkansas un pasteur qui lui ressemblait comme un frère. Mais ce n’était pas ça qui me plaisait en lui, – ni l’un ni l’autre. Ce que je voulais, c’était de la compagnie, une sorte de communion avec les saints, ou avec les pécheurs, peu m’importait, pourvu qu’il n’y eût pas de moutons dans l’affaire.

 

« – Alors, Saint-Clair, dit-il en posant le livre qu’il était en train de lire, ça vous paraît un peu solitaire, hein ? J’avoue que même pour moi c’est monotone. Êtes-vous sûr d’avoir bien garé vos brebis et qu’elles ne s’échapperont pas du corral ?

 

« – Elles sont claustrées aussi soigneusement que des prisonniers politiques, dis-je. Et je serai de retour auprès d’elles longtemps avant qu’elles réclament leur prédicateur favori.

 

« Là-dessus Ogden extirpe un paquet de cartes et nous nous mettons à jouer. Après cinq jours et cinq nuits passés dans mon parc à moutons, c’était la nouba pour moi. Quand j’eus gagné le premier coup, je me sentis aussi excité que si j’avais trouvé un million dans une mine d’or. Et quand Ogden se dérida un peu et raconta l’histoire de Salomon qui avait acheté une pince à sucre pour douze personnes, je rigolai aussi fort que si je ne l’avais pas déjà entendue quatre cent soixante-dix-neuf fois.

 

« Ça te montre que tout est relatif dans la vie. Un type peut être tellement blasé qu’il ne voudra même pas tourner la tête pour voir un incendie de cent millions de dégâts ou Henry Ford ou la mer Adriatique. Mais fais-lui garder les moutons pendant une semaine, et tu le verras se tenir les côtes au spectacle du dernier vaudeville parisien, et même trouver du plaisir à jouer aux cartes avec les dames.

 

« À la fin Ogden exhibe un flacon de Bordeaux, à la suite de quoi il y a une éclipse totale de moutons.

 

« – Vous rappelez-vous, dit-il, avoir lu dans les journaux, il y a environ un mois, l’histoire de l’attaque du Transcontinental express ? Le chef de train reçut une balle dans l’épaule, et une somme de quinze mille dollars descendit du rapide avant la station où l’attendaient ses parents. On dit que le coup fut exécuté par un homme seul.

 

« – Il me semble avoir vu ça, dis-je. Mais ces choses-là arrivent si souvent par ici qu’elles ne frappent pas particulièrement l’esprit d’un habitant du Texas. Est-ce qu’on a rattrapé, repêché ou en quelque sorte cueilli le détrousseur ?

 

« – Non, dit Ogden. Il a réussi à s’échapper. Mais je viens de lire dans un journal que la police a retrouvé ses traces dans les environs. Il paraît que les billets emportés par le voleur représentaient la totalité de la première émission de la Second National Bank d’Espinosa City. Alors on a découvert qu’il en avait circulé quelques-uns par ici…

 

« Ogden va chercher une autre bouteille et remplit les verres.

 

« – À mon avis, dis-je, après avoir ingurgité une rasade du royal pinard, ce ne serait pas du tout une mauvaise combine pour un pilleur de trains que de venir se planquer pendant quelque temps dans les entours et alentours. Au fait, dis-je, l’endroit idéal pour ça serait, par exemple, un ranch à moutons. Qui pourrait s’attendre à trouver un individu aussi dangereux parmi les chants d’oiseaux, les gigots et les fleurs des champs ? Et à propos, dis-je en jetant un coup d’œil sur Ogden, est-ce qu’on a donné le signalement de cette terreur solitaire ? Est-ce que le journal distille son portrait et indique le style de son complet et le nombre de ses dents plombées ?

 

« – N-non ! fait Ogden. Il paraît qu’il portait un masque et personne n’a vu son visage. Mais on sait que l’écumeur de rapides est un certain Black Bill, parce que celui-ci travaille toujours seul, et en outre on a ramassé dans le wagon un foulard qui porte ce nom…

 

« – Parfait ! dis-je. Bravo pour Black Bill. Pas bête d’avoir choisi comme retraite ces contrées moutonneuses. Je parie qu’ils ne le retrouveront pas !

 

« – Il y a, dit Ogden, une prime de mille dollars pour celui qui le fera prendre…

 

« – Pas de cet argent-là pour moi ! dis-je en regardant l’homme aux brebis droit dans les yeux. Les douze dollars par mois que vous me donnez me suffisent. J’ai besoin de repos et aussi de faire des économies, afin de pouvoir me payer le voyage jusqu’à Texarkana, où vit ma vieille mère, qui est veuve. Si Black Bill, dis-je en jetant un regard significatif, si Black Bill s’était avisé de venir par ici, – mettons il y a un mois – et d’acheter un petit ranch à moutons, et…

 

« – Stop ! rugit Ogden d’un air assez méchant. Est-ce que par hasard vous voudriez insinuer…

 

« – Non ! dis-je. Pas d’insinuations. Je suppose simplement un cas hypo – hypodermique. – Je dis que si Black Bill était venu par ici et avait acheté un ranch à moutons, et m’avait embauché pour faire la bergère, et m’avait traité cordialement et franchement comme vous l’avez fait, il n’aurait absolument rien à craindre de moi. Un homme est un homme, quelles que soient les complications que puissent entraîner ses relations avec les brebis ou les chemins de fer. À présent nous savons tous deux à quoi nous en tenir.

 

« Pendant neuf secondes, Ogden a l’air aussi sombre qu’un passager clandestin dissimulé dans la soute à charbon. Puis il éclate de rire.

 

« – Ça va, Saint-Clair ! fait-il d’un ton amusé. Si j’étais Black Bill, je ne craindrais pas de me fier à vous. Et maintenant si on faisait une partie de piquet ? C’est-à-dire, à moins que vous ne voyiez un inconvénient quelconque à jouer avec un pilleur de trains.

 

« – Je vous ai dit, fis-je, quels étaient mes sentiments oraux. Et mes ficelles vocales, ajoutai-je, ne sont pas en caoutchouc : elles ne retirent pas ce qu’elles ont projeté dans l’atmosphère.

 

« Pendant que je suis en train de battre les cartes, je demande négligemment à Ogden, d’un air naturel, d’où il est.

 

« – Oh ! qu’il fait, de la vallée du Mississipi.

 

« – Belle petite contrée, dis-je. Je suis souvent passé par là. Dommage que les draps y soient humides et la table un peu précaire. Quant à moi, je sors de la Côte du Pacifique. Vous connaissez ce coin-là ?

 

« – Trop de courants d’air, dit Ogden, Mais si jamais vous traversez le Middle West, vous n’avez qu’à mentionner mon nom : on vous apportera immédiatement une chaufferette et un café filtre.

 

« – Ne croyez pas, dis-je, que je cherche à découvrir votre numéro de téléphone secret, ni le petit nom de votre tante, – celle qui enleva le pasteur presbytérien de Cumberland. Je n’en ai cure. Je tiens seulement à vous confirmer que vous êtes en sécurité entre les mains de votre pastourelle… Hé là ! Ne vous énervez pas, et ne mettez pas un cœur sur mon pique.

 

« – Vous y tenez ! dit Ogden en riant. Ne croyez-vous pas que si j’étais réellement Black Bill, et soupçonnais que vous m’avez découvert, je vous enverrais une balle de Winchester dans l’anatomie pour apaiser ma possible nervosité ?

 

« – Non pas ! dis-je. Un homme qui possède assez de cran pour piller un train tout seul ne ferait pas une chose pareille. J’ai assez roulé ma bosse pour savoir que ce sont des hommes comme ceux-là qui sont capables d’apprécier la valeur d’un ami. Non pas, dis-je, que je puisse me targuer d’être un de vos amis, monsieur Ogden, car je ne suis que votre berger. Mais ça pourrait arriver dans des circonstances plus pressantes.

 

« – Oublions les moutons temporairement, je vous en prie, dit Ogden. Et coupez que je donne.

 

« Environ quatre jours plus tard, comme les moutons faisaient la sieste auprès de l’abreuvoir, pendant que j’étais plongé dans la fabrication d’un pot de café, voilà que je vois galoper silencieusement vers moi un mystérieux individu, vêtu d’une manière significative. Son costume rappelait à la fois celui d’un détective (provincial), celui de Buffalo Bill et celui du préposé à la fourrière de Bâton Rouge. Mais comme son menton et son œil n’avaient pas la coupe du type combatif, je devinai qu’il n’était qu’un éclaireur.

 

« – Alors, on garde les moutons ? qu’il me demande.

 

« – Hum ! dis-je, je n’oserais pas répondre à une personne aussi douée que vous d’une évidente sagacité que je suis occupé à décorer de vieux bronzes ou à huiler des pédaliers de bicyclettes.

 

« – Vous ne parlez pas comme un gardien de moutons, qu’il dit ; et vous n’en avez pas l’air.

 

« – Mais vous, dis-je, vous parlez bien comme ce dont vous avez l’air.

 

« Alors il me demande pour qui je travaille, et je lui montre le rancho Chiquito, à environ deux milles de là, au pied d’un petit côteau ; et il m’informe qu’il est le secrétaire du sheriff.

 

« – Il y a, dit-il, un pilleur de trains nommé Black Bill que l’on suppose réfugié par ici. On a suivi ses traces jusqu’à San Antonio, et peut-être même plus loin. Avez-vous ouï dire que des étrangers aient émergé dans ces parages depuis un mois ?

 

« – Non, dis-je. À moins que… Oui j’ai entendu parler d’un nouveau venu chez les Mexicains du Loomis Ranch, sur le Frio.

 

« – Ah ! Que savez-vous de lui ? demande le secrétaire.

 

« – Il est âgé de trois jours, dis-je. En outre, c’est…

 

« – Quel est l’aspect de l’homme pour qui vous travaillez ? demande le presque-sheriff brusquement. Est-ce toujours le vieux George Ramey qui est là ? Il fait du mouton ici depuis dix ans, mais ça n’a jamais marché bien fort.

 

« – Le vieux George a vendu, dis-je ; et il est parti dans l’Ouest. C’est un autre amateur de gigots qui lui a acheté ça il y a un mois.

 

« – Ah ! Ah ! fait le shériffculus, d’un ton excité. Quelle espèce d’homme est-ce ?

 

« – Oh ! dis-je, c’est une sorte de grand Germano-Italien, gros et gras, avec de longs favoris et des lunettes bleues. Je ne pense pas qu’il soit capable de distinguer une brebis d’une belette. À mon avis, le vieux George l’a bel et bien fichu dedans, dis-je.

 

« Après s’être assimilé à la fois un tas de renseignements du même genre et les deux tiers de mon repas, le secrétaire se trotte et disparaît.

 

« Le soir même, je mentionne l’incident à Ogden.

 

« – Ils sont en train d’étendre les tentacules de la pieuvre autour de Black Bill, dis-je, en racontant la visite du shérifficule.

 

« Et je ne manquai pas d’attirer son attention sur le signalement fantaisiste que j’avais donné de lui, Ogden, et sur toutes les questions que le flic m’avait posées.

 

« – Bah ! dit Ogden, oublions Black Bill et ses histoires. Chacun a les siennes, nous aussi… Délivrez le Bordeaux qui est enfermé dans le placard et nous allons boire à sa santé. À moins, ajoute-t-il avec son petit gloussement habituel, à moins que vous n’ayez des préjugés contre les pilleurs de…

 

« – Assez ! m’écriai-je. Je ne refuserai jamais de boire à la santé d’un homme qui peut se dire l’ami de mon ami. Et je crois, ajoutai-je, que c’est le cas de Black Bill. Alors, à la santé de Black Bill, et que ça lui porte chance !

 

« Environ deux semaines plus tard arriva l’époque de la tonte. Il fallait ramener les moutons au ranch, où un tas de Mexicains crépus devaient leur rogner la fourrure avec des tondeuses. La veille du jour où les barbiers devaient se présenter, je poussai donc mon troupeau de gigots à travers la plaine, le long du petit ruisseau qui serpente au pied du coteau, et les enfermai dans le corral du ranch en leur souhaitant bonne sieste.

 

« J’entrai dans la maison, et trouvai le sieur Henry Ogden profondément endormi sur son petit lit de camp. Il avait dû finir par succomber à l’espèce de léthargie inhérente aux occupations moutonnières. Son veston et sa bouche étaient largement ouverts, et il respirait comme une vieille pompe à vélo. Je le contemplai, en donnant libre cours à mes spéculations désenchantées.

 

« – Dire, pensai-je philosophiquement, qu’il y a sans doute eu, et qu’il y a peut-être encore des empereurs, princes, barons et autres sénateurs qui roupillent comme ça, le portail béant, comme s’ils jouaient un solo de contre-basse dans l’orchestre municipal de Kitchi-Washee (Missouri) !

 

« Un homme endormi est certainement un spectacle digne de faire pleurer les anges. À quoi lui servent son cerveau, ses muscles, son courage, son pouvoir, son influence et ses relations de famille ? Il est à la merci de ses ennemis, et, qui plus est, de ses amis. Et il est à peu près aussi agréable à contempler qu’un cheval de fiacre somnolant, à minuit et demie, contre le mur du Grand Théâtre de Gopher-Prairie, et rêvant des plaines d’Arabie.

 

« Maintenant, si c’est une femme qui est endormie, alors c’est tout à fait différent. Peu importe ce dont elle a l’air : on sait qu’il vaut mieux pour tout le monde qu’elle soit comme ça qu’autrement.

 

« Bref je bus un coup de Bordeaux à la santé d’Ogden, et m’installai confortablement pour passer le temps pendant qu’il faisait sa sieste. Il y avait sur la table quelques livres traitant de sujets indigènes, tels que le Japon, l’irrigation et la culture physique. Il y avait aussi du tabac, ce qui me sembla plus conforme à la question.

 

« Après avoir fumé un peu, en écoutant la respiration de la locomotive Henry Ogden, je jette un coup d’œil par la fenêtre sur les parcs de tonte, et tout à coup j’aperçois cinq hommes qui chevauchent vers la maison d’une manière caractéristique. Tous portent des carabines en travers de leurs selles ; et parmi eux je reconnais le demi-sheriff qui m’avait interviewé au campement quelques jours plus tôt.

 

« Ils s’avancent prudemment, en formation dispersée, le doigt sur la gâchette. Je ne tarde pas à discerner quel est le chef de rayon de cette cavalerie policière.

 

« – Salut, Messieurs ! dis-je. Ne voulez-vous pas mettre pied à terre et attacher vos montures ?

 

« Le chef s’approche de moi, en balançant son fusil de telle manière que celui-ci semble me tenir en joue depuis la tête jusqu’aux pieds.

 

« – Ne bougez pas les mains, dit-il, avant que moi et vous ayons eu ensemble une petite conversation indéquate et superflue[2].

 

« – Entendu ! dis-je. Je ne suis pas sourd-muet, et conséquemment je suis prêt à vous obéir en répondant à vos injections.

 

« – Nous recherchons, dit-il, un certain Black Bill qui suborna le Transcontinental de 15.000 dollars au mois de mai. C’est pourquoi nous perquisitons les ranches et leurs habitants. Comment vous appelez-vous et que faites-vous ici ?

 

« – Capitaine, dis-je, Percival de Saint-Clair est mon occupation et mon nom est gardien de moutons. J’ai garé ici ce soir mon troupeau d’escalopes – pardon – de gigots. Les coiffeurs viennent demain matin pour leur couper les cheveux, – peut-être avec une friction au…

 

« – Où est le patron de ce ranch ? demande d’un ton rogue le général de la troupe.

 

« – Petite minute, amiral, dis-je. Est-ce qu’on n’a pas offert une sorte de prime pour la capture du dangereux individu auquel vous avez fait allusion dans votre préambule ?

 

« – On a offert une prime de mille dollars, fait le directeur du scénario, mais seulement en cas d’arrestation préremptoire[3]. Il ne semble pas avoir été institué de récompense pour un simple informateur.

 

« – On dirait qu’il va pleuvoir d’ici un jour ou deux, dis-je d’un ton dégoûté, en levant les yeux sur un firmament de pervenche.

 

« – Si vous savez quelque chose au sujet de la dispersion, de la simulation et de la secrétion[4] de ce Black Bill, dit le colonel sévèrement, apprenez que vous vous exposez aux vigueurs de la loi en ne le frelatant pas.

 

« – J’ai entendu raconter par un clochard, dis-je d’un air détaché, qu’un Mexicain avait raconté à un cow-boy nommé Jake, dans la boutique de Pidgin aux Nueces, qu’il avait entendu dire que Black Bill avait été aperçu dans les Matamoras il y a deux semaines par le cousin d’un berger.

 

« – Écoute ! fait le chef de ballet, après m’avoir regardé du haut en bas pour apprécier ma valeur marchande, voilà ce que je vais faire, Monsieur Lèvres-cousues : si tu nous mets en demeure de coffrer Black Bill, je te donnerai cent dollars de ma… de notre propre poche. C’est libéral, hein ? qu’il dit. Tu n’as droit à rien. Alors, qu’en dis-tu ?

 

« Là-dessus, l’adjudant engage une sorte de colloquius avec ses acolytes et tout le congrès vide ses poches en vue d’une expertise financière. Le bilan final se traduit par un actif de 102 dollars 30, et la valeur de 31 dollars en tabac à chiquer.

 

« – Approchez, capitan mio, dis-je, et écoutez. Je ne suis, fais-je quand il a obtempéré, qu’un pauvre déshérité en ce monde. Je m’efforce ici, moyennant douze dollars par mois, de maintenir ensemble un tas d’animaux dont la seule pensée semble être de se disperser. Bien que, dis-je, je ne me considère pas comme l’égal de Mahomet, c’est tout de même une dégradation pour un homme qui n’avait, jusqu’alors, considéré les moutons que sous l’aspect de côtelettes. Si j’en suis réduit à cette pénible situation, c’est grâce à des ambitions déçues, au rhum et à une espèce de cocktail qu’ils fabriquent tout le long du P. P. R., depuis Scranton jusqu’à Cincinnati : gin, vermouth, quelques gouttes de citron, et une bonne jutée de bitter curaçao. Si jamais vous passez par là, laissez-en un vous essayer. Et en outre, dis-je, je n’ai jamais encore trahi mes amis. Je suis toujours resté près d’eux quand ils étaient dans l’opulence, et lorsque l’adversité m’accapara, je ne les ai jamais laissés tomber.

 

« Mais, dis-je, dans le cas présent, il ne saurait être question d’amitié. Douze dollars par mois, c’est presque ce que l’on donne à un tapeur ou à un mendiant. Et je ne considère pas le pain noir et les haricots rouges comme la nourriture de l’amitié. Je suis un pauvre homme, dis-je, et ma mère est veuve et vit seule à Texarkana. Vous trouverez Black Bill, dis-je, à l’intérieur de cette maison, profondément endormi sur un lit de camp dans la chambre de droite. C’est bien l’homme que vous cherchez, si j’en juge d’après ses paroles et sa conversation. En un certain sens il était tout de même un peu mon ami ; et si j’étais encore l’homme que j’ai été autrefois, la production semestrielle des mines de Golconde n’eut pas suffi à m’enduire en trahison. Mais, dis-je, chaque semaine cinquante pour cent des haricots pouvaient s’écrire asticots, et il n’y avait jamais assez de bois au campement.

 

« Allez-y prudemment, Messieurs, ajoutai-je. Il a des moments d’impatience, et si l’on se rappelle ses récentes occupations, il faut s’attendre à une réaction assez abrupte de sa part en cas d’attaque brusquée.

 

« Alors toute l’escadre descend à terre, attache ses chevaux, met ses pièces en batterie et pénètre à pas de loup dans la maison. Et moi je file le train par derrière, comme Dalila le jour où elle livra Samson aux Flibustins.

 

« Le chef d’équipe secoue mon Ogden, qui s’éveille en deux sursauts, – et trois rounds. Je ne l’aurais pas cru si coriace, le petit bonhomme. Il était battu d’avance, mais ça ne l’empêcha pas de faire une exhibition remarquable de boxe américaine, sans gants, à un contre dix.

 

« – Qu’est-ce que ça signifie ? demande-t-il après avoir jeté l’éponge.

 

« – Vous êtes fait, Monsieur Black Bill, voilà tout ! dit le chef.

 

« – Oh ! fait Ogden avec explosion. Et c’est pour cette idiotie que j’ai dû subir vos honteux sévices ?

 

« – C’est toi le vicieux, dit l’homme d’ordre. Il y a une loi qui interdit de s’accaparer les paquets poste dans les trains express.

 

« Là-dessus il s’asseoit sur l’estomac d’Henry Ogden dont il se met aussitôt à fouiller les poches avec système et urbanisme.

 

– M’payerez ça ! fait Ogden péniblement à cause de son soufflet comprimé. Savez pas qui j’suis…

 

« –Non ? réplique le capitaine avec un sourire d’alligator, en extirpant de la garde-robe d’Ogden une poignée de billets neufs émis par la Second National Bank d’Espinosa City. Est-ce que ça ne suffit pas comme cartes de visite pour vous identiquer, Monsieur Black Bill, hé ? Tu peux te lever maintenant, et te préparer à nous suivre et à subir l’expiration de tes péchés.

 

« H. Ogden se redresse, et arrange sa cravate. Il ne dit plus rien depuis qu’on a trouvé l’argent sur lui.

 

« – Pas bête, la combine ! dit le sheriff plein d’admiration vocale. Chic pays pour se faufiler dans les moutons en achetant un petit ranch. C’est la plus belle planque que j’aie jamais vue, qu’il fait.

 

« Alors un des hommes se rend au corral et instigue l’autre berger, un Mexicain qui s’intitule John Sallies, à seller le mustang d’Ogden ; et les chevaliers du Code, carabine en main, entourent le prisonnier pour l’escorter jusqu’à la ville.

 

« Avant de partir, Ogden confie le gouvernement du ranch à John Sallies, et lui infuse les décrets relatifs à la tonte et à la pâture des ovinés, tout comme s’il pensait revenir dans quelques jours. Et une paire d’heures plus tard, on pouvait voir un certain Percival de Saint-Clair, ex-berger du rancho Chiquito, galoper vers le Sud, sur un autre cheval du ranch, avec 109 dollars – dont 9 dollars d’appointements – dans sa poche. »

 

L’homme au visage rutilant se tut et tendit l’oreille. Le sifflet d’un train de marchandises retentit au loin, parmi les collines.

 

Le bipède gras et miteux, qui représentait l’auditoire, renifla fortement, en secouant sa tête ébouriffée d’un air digne et dégoûté.

 

– C’qu’y a, Snipy ? demanda l’autre. Encore le cafard ?

 

– Non, fit le miteux en reniflant de plus belle. Mais j’aime pas ton histoire. Toi et moi, on est des copains depuis quinze ans, Ham ; et c’est la première fois qu’j’apprends qu’t’as donné un type aux poulets. Comment ! V’là un homme dont t’avais bouffé l’couscous et avec qui t’avais joué aux cartes, si on peut dire. Et p’is tu l’donnes au sheriff pour de l’argent ? J’aurais pas cru ça d’toi.

 

– Cet Henry Ogden, reprit l’homme rouge, dégota rapidement un avocat, des alibis, un non-lieu et un député qui réussirent à le faire mettre en liberté provisionnelle et définitive, comme je l’appris un peu plus tard. Il m’avait bien traité, et j’avoue que j’eus des remords de l’avoir dénoncé à tort.

 

– Mais alors, fit le clochard, s’il était pas bon, comment expliques-tu les billets qu’ils ont trouvés dans sa poche ?

 

– Je les y avais mis, dit le rouge, pendant qu’il dormait, quand je vis rappliquer l’escadron de police. Black Bill, c’était moi. Attention Snipy ! V’là l’dur ! On grimpera par les butoirs pendant qu’il s’arrêtera pour prendre de l’eau.

 

Le Chasseur de Têtes

Lorsque fut terminée la guerre entre l’Espagne et le sous-secrétaire d’État aux Affaires Étrangères des États-Unis, je m’en allai aux Îles Philippines. Là je restai comme correspondant de guerre de mon journal jusqu’à ce que le rédacteur en chef m’eût fait savoir qu’un câblogramme de 800 mots décrivant le chagrin d’un cacatoès à la suite de la mort d’un enfant indigène n’était pas considéré par la Direction comme des nouvelles de guerre. Alors je donnai ma démission et rentrai à la maison.

 

À bord du cargo qui me ramenait, je fis de profondes réflexions sur les sensations étranges et fantastiques que j’avais éprouvées dans l’archipel de ces petits hommes bruns. Les manœuvres et les escarmouches de cette petite guerre ne m’avaient pas intéressé mais, par contre, j’avais été littéralement sidéré par l’attitude énigmatique et presque irréelle de cette race qui semblait avoir jeté sur nous ses regards sans expression du fond d’un insondable passé.

 

Durant mon séjour à Mindanao, j’avais été particulièrement fasciné et attiré par cette délicieuse tribu originale de païens connus sous le nom de chasseurs de têtes. Ces petits hommes farouches, cruels, implacables, dont la présence invisible vous faisait frissonner d’une subtile terreur au milieu du jour le plus chaud, suivant la piste de leur proie à travers des forêts inconnues, sur les pentes abruptes de montagnes dangereuses, au fond d’abîmes insondables, au cœur de jungles inhabitables toujours à proximité de leur victime, que menace à chaque instant l’invisible main de la mort, ne trahissant jamais leur poursuite que par les bruits habituels de la forêt, le vol d’un oiseau, la fuite d’une bête, le glissement d’un serpent, le craquement d’une branche dans la terrible obscurité de la jungle humide, une pluie de rosée tombant du feuillage d’un arbre géant, un murmure à la surface de l’eau, un danger de mort à chaque pas et à chaque instant, ils m’amusaient grandement ces petits hommes d’une seule idée.

 

Lorsqu’on y pense, leur méthode est magnifique et presque comique de simplicité.

 

Vous possédez une hutte dans laquelle vous habitez et menez la vie qui vous a été assignée par le destin. Un panier d’osier vert tressé est suspendu par un clou au montant de votre porte de bambou. De temps en temps, poussé par l’ennui, ou la vanité, ou l’amour, ou la jalousie ou l’ambition, vous vous glissez dans la forêt avec votre couteau et vous suivez la piste silencieuse. Et bientôt vous en revenez triomphant portant la tête sanglante de votre victime que vous déposez avec une fierté excusable dans le panier. Cela peut être la tête de votre ennemi, de votre ami ou d’un étranger, selon que vous avez été convié au travail par la compétition, la jalousie ou tout simplement la sportivité.

 

Dans tous les cas votre récompense est certaine. Les gens du village en passant s’arrêtent pour vous féliciter, tout comme votre voisin, dans des régions plus terre à terre, s’arrête pour admirer et louer les bégonias de votre jardin. Votre jeune et brune bonne amie s’attarde, le sein palpitant, à jeter de doux regards de tigre sur la preuve de votre amour pour elle. Vous mâchez du bétel et vous écoutez avec satisfaction tomber une à une les gouttes de sang provenant de votre trophée. Et vous montrez vos dents et grognez comme un buffle (ce qui est votre façon de rire) à la pensée que le corps froid et sans tête formant le complément de votre contribution personnelle à l’architecture ornementale est actuellement repéré par les vautours qui volent en cercle au-dessus des solitudes du Mindanao.

 

Vraiment la vie du joyeux chasseur de têtes me captiva. Il avait réduit l’art et la philosophie à un simple code : couper la tête de son adversaire, la mettre dans un panier au portail de son château, contempler cette chose morte dont la ruse, le pouvoir et les stratagèmes n’existent plus, y a-t-il un meilleur moyen de déjouer ses complots, de réfuter ses arguments, et d’établir votre supériorité sur son adresse et ses capacités ?

 

Le vaisseau qui me ramenait à la maison était commandé par un Suédois vagabond, qui, cédant à un caprice soudain, changea sa direction et me déposa avec une authentique compassion sur la côte du Pacifique, dans une petite ville de l’une des Républiques d’Amérique Centrale, à quelques centaines de milles au Sud du port où il s’était engagé à me transporter. Mais j’en avais assez du mouvement et des fantaisies exotiques, c’est pourquoi je sautai avec satisfaction sur les sables fermes du village de Mojada, persuadé que je trouverais là le repos auquel j’aspirais. Après tout, ne valait-il pas mieux demeurer là, pensai-je, bercé par le murmure apaisant des vagues et le froufrou des palmiers que de rester assis sur le sopha en crin de cheval de la maison familiale, dans l’Est, et là, gonflé de gâteaux et de sirop de cassis et tarabusté par des parents imbéciles, balbutier devant des voisins ébahis de mornes histoires relatives à la mort de gouverneurs coloniaux ?

 

Lorsque je vis pour la première fois Chloé Greene, elle était debout, tout en blanc, sur le seuil de la maison paternelle construite en pisé, et coiffée de tuiles rouges. Elle était en train de nettoyer une coupe d’argent avec un chiffon et elle avait l’air d’une perle couchée sur un fond de velours noir. Elle jeta sur moi un regard flatteusement prolongé mais empreint d’une certaine langueur désapprobatrice, puis elle disparut à l’intérieur en chantonnant un petit air pour indiquer le cas qu’elle faisait de mon existence.

 

Rien d’étonnant à cela : car le docteur Stamford (le plus méprisable praticien qui existât entre Juneau et Valparaiso) et moi-même, approchions en zigzaguant dans les rues herbeuses et en chantant d’une voix fausse les paroles de « Grand’maman m’a dit un soir » sur l’air de « Muzzer est un p’tit négro noir comme charbon. » Nous sortions de la fabrique de glace, qui était le lieu de perdition de Mojada, où nous avions joué au billard et ouvert des bouteilles noires, blanches de givre, que nous tirions avec des ficelles des glacières du vieux Sandoval.

 

Redevenu d’un seul coup aussi sobre que le bedeau d’une cathédrale, je me tournai d’un air furieux vers le docteur Stamford ; je venais de me rendre compte brusquement que nous n’étions tous les deux que des porcs vautrés devant une perle.

 

– Espèce de brute, dis-je, c’est vous qui êtes en partie la cause de cela ! Et pour le reste, c’est la faute de ce damné pays. J’aurais préféré retourner dans mon village de l’Est, en Amérique, et mourir d’une indigestion de gâteaux et de sirop de cassis, plutôt que d’avoir participé à cette scène honteuse.

 

Stamford emplit la rue déserte de son rire tonitruant :

 

– Vous aussi ! s’écria-t-il. Et aussi vite qu’un bouchon qui saute par-dessus le marché ! Eh bien, en effet, elle paraît produire une impression agréable sur la rétine ! Mais ne vous brûlez pas les doigts. Tout le monde à Mojada vous dira que Louis Devoe est son homme.

 

– Nous verrons ça, répondis-je. Nous verrons s’il est un homme aussi bien que son homme.

 

Je me mis aussitôt à la recherche de Louis Devoe. Je n’eus pas de peine à le trouver, car la colonie étrangère à Mojada se composait à peine d’une douzaine de personnes ; et ils se réunissaient quotidiennement dans un hôtel à moitié convenable tenu par un Turc, où ils s’efforçaient de recoudre ensemble ce qui leur restait des haillons flottants de la patrie et de la civilisation. Je recherchai Devoe, avant de revoir ma petite Perle Blanche, parce que j’avais appris un peu le jeu de la guerre et n’étais plus assez naïf pour courir après le butin avant d’avoir tâté la force de l’ennemi.

 

Une sorte de consternation glaciale, quelque chose qui ressemblait à de la peur, s’empara de moi lorsque j’eus apprécié l’homme. Je trouvai quelqu’un de si parfaitement posé, si charmant, si profondément versé dans les usages du monde, si plein de tact, de courtoisie et d’hospitalité, si parfaitement doué de grâce, d’aisance et d’une sorte de puissance insouciante et hautaine, que je fus sur le point de dépasser les limites en le mettant à l’épreuve, en le retournant sur la broche pour trouver le point faible que je désirais tant découvrir en lui. Mais mon enquête le laissa absolument intact. Et je dus m’avouer avec amertume que Louis Devoe était un gentleman digne de mes coups les plus rudes, et je me jurai de les lui asséner. C’était un grand commerçant du pays, un importateur et exportateur florissant. Il passait de longues et monotones journées dans son bureau qu’il avait orné d’œuvres d’art et de témoignages de sa haute culture, dirigeant ses affaires aussi bien par la fenêtre qu’à l’intérieur de sa maison.

 

Physiquement, il était mince et de taille moyenne. Sa tête petite et bien formée était couverte d’une chevelure brune, épaisse, coupée court et il portait une petite barbe brune et drue, également coupée court et parfaitement taillée. Ses manières étaient impeccables.

 

Je ne tardai pas à visiter régulièrement la maison des Greene où j’étais reçu cordialement. Je me débarrassai de mes mœurs désordonnées comme d’un vieux manteau. Je m’entraînai pour le conflit avec le soin d’un boxeur et le désintéressement d’un Brahmine.

 

Quant à Chloé Greene, je ne vous ennuierai pas avec des sonnets perpétrés en l’honneur de son visage. C’était une jeune fille splendidement féminine, aussi saine qu’une pomme reinette et pas plus mystérieuse qu’un carreau de fenêtre. Elle avait des petites théories fantaisistes qu’elle avait déduites de l’expérience, et qui s’adaptaient aux maximes d’Épictète comme des robes de princesse. Je me demande après tout si ce vieux barbon n’était pas dans le vrai !

 

Chloé avait un père, le révérend Homer Greene et une mère intermittente qui présidait parfois avec pâleur à un thé crépusculaire. Le Révérend Homer était un homme bourru, affligé d’un labeur éternel. Il s’était mis à composer un Index des Écritures Saintes et il était arrivé ainsi jusqu’aux Rois. Considéré par lui comme un prétendant à la main de sa fille, il m’avait pris pour cible de ses dévergondages littéraires. Il m’enfonça dans la tête l’arbre généalogique d’Israël si profondément que je m’écriais parfois tout haut dans mon sommeil : « Et Aminadab engendra. Je… Je… Je… richo ! » et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il eût entrepris un nouveau livre. Je calculai un jour que l’Index du Révérend Homer parviendrait aux Sept Flacons mentionnés dans les Révélations, à peu près le troisième jour après leur ouverture.

 

Louis Devoe, aussi bien que moi, était un ami intime des Greene, qu’il venait voir presque tous les jours. C’était là que je le rencontrais le plus souvent et je n’ai jamais de ma vie détesté un homme plus agréable et plus accompli.

 

Heureusement, ou malheureusement, j’en vins à être considéré comme un adolescent. J’avais certainement l’air très jeune, et je suppose que je possédais également cet air d’orphelin implorant qui attire toujours l’instinct maternel des femmes ainsi que les maudites théories et les « dadas » du père de famille.

 

Chloé m’appelait Tommy et prenait des attitudes de sœur pour se moquer de mes airs de soupirant. Avec Devoe, elle était beaucoup plus réservée. Il représentait pour elle l’homme romanesque, l’homme capable de susciter ses plus profonds sentiments et d’exciter son imagination si elle se sentait le moins du monde attirée par lui. J’étais en quelque sorte plus près d’elle, mais je n’avais point d’éclat ; il me fallait la conquérir « à l’américaine », avec loyauté, avec courage, avec des efforts quotidiens pour briser les barrières de l’amitié qui nous séparaient ; et la ravir en plein jour, si j’en étais capable, en renonçant aux moyens de séduction habituels, tels que le clair de lune, la musique et les stratagèmes étrangers.

 

La joyeuse Chloé n’accordait apparemment sa préférence à aucun de nous deux. Mais un jour elle me laissa entrevoir les qualités qu’elle préférait dans un homme. C’était terriblement intéressant pour moi, mais cela ne me donnait aucun éclaircissement sur la façon pratique d’utiliser ces renseignements.

 

C’était au moins la douzième fois que je la torturais en lui récitant le catalogue des sentiments que j’éprouvais pour elle.

 

– Tommy, dit-elle, je ne voudrais pas d’un homme dont l’amour se manifesterait en conduisant une armée contre un autre pays et en faisant sauter les gens avec des canons.

 

– Si vous faites comme toutes les femmes, répondis-je, et si vous dites le contraire de ce que vous pensez, je vais voir ce que je peux faire. Les journaux sont remplis de cette bagarre diplomatique russo-je-ne-sais-pas-quoi. Mes parents connaissent quelques pontifes à Washington, qui sont très liés avec les chefs de l’armée et je pourrais par exemple m’engager dans l’artillerie et…

 

– Non ! fit Chloé, je ne suis pas comme ça. Je dis toujours ce que je pense. Ce qui compte avec les femmes, Tommy, ce ne sont pas les grandes choses qui sont accomplies sur la terre. Au temps où les chevaliers couverts de leurs armures chevauchaient à travers le monde pour tuer des dragons, il arriva souvent à un petit page qui était resté à la maison de conquérir la main d’une dame solitaire, tout simplement parce qu’il était là pour ramasser son gant et l’envelopper promptement de son manteau lorsque le vent soufflait. L’homme que j’aimerai le mieux, quel qu’il soit, devra me prouver son amour par de petits détails et il ne devra jamais oublier, une fois qu’il l’aura appris, que je n’aime pas, par exemple, avoir quelqu’un à ma gauche pour me promener ; que je déteste les cravates aux couleurs voyantes ; que je préfère tourner le dos à la lumière ; que j’aime les violettes confites dans le sucre ; qu’il ne faut pas me parler lorsque je regarde le clair de lune sur l’eau et que j’adore littéralement les dattes fourrées à la pistache.

 

– Frivolités ! dis-je en fronçant les sourcils. N’importe quel serviteur bien dressé pourrait se plier à de tels petits détails.

 

– Et il ne devra pas manquer, continua Chloé, de me rappeler ce que je désire lorsque je l’aurai oublié moi-même.

 

– Ah ! cette fois, dis-je, vous avez monté d’un échelon ! Ce qu’il vous faut, apparemment, c’est un devin de première classe.

 

– Et si je dis que je meurs d’envie d’entendre une sonate de Beethoven, et si je trépigne en le disant, il devra reconnaître immédiatement qu’à ce moment-là, mon âme est altérée d’amandes salées et il faudra qu’il en ait dans sa poche.

 

– Cette fois, dis-je, je suis dérouté. Je ne sais vraiment plus si votre âme-sœur doit être un impresario ou un commis épicier.

 

Chloé m’adressa l’un de ses sourires les plus perlés.

 

– Considérez comme une plaisanterie la moitié de ce que je viens de vous dire. Et ne prenez pas trop à la légère les petites choses, jeune homme ; soyez un paladin si c’est votre vocation mais prenez garde que ça ne se voie pas trop. La plupart des femmes ne sont que de très grands enfants et la plupart des hommes n’en sont que de tout petits. Plaisez-nous, n’essayez pas de nous subjuguer. Si nous avons besoin d’un héros, nous pouvons en faire un, même d’un simple commis épicier, la troisième fois qu’il attrape au vol notre mouchoir avant qu’il soit tombé par terre.

 

Le soir même, je fus terrassé par un accès de fièvre pernicieuse. C’est une espèce de fièvre paludéenne avec des perfectionnements et des accessoires de haut style. Votre température monte au-dessus de 40° et reste là, ricanant dédaigneusement et fiévreusement à la vue des cachets de quinine et des dérivés médicamenteux du goudron de houille. La fièvre pernicieuse concerne plutôt un simple mathématicien qu’un docteur. Elle se réduit à la formule suivante : Vitalité – plus le désir de vivre, – moins la durée de la fièvre, – égale le résultat.

 

Je me mis au lit dans la paillote à deux pièces où j’avais été confortablement installé et j’envoyai chercher un gallon de rhum. Ça n’était pas pour moi. Mais Stamford, une fois saoul, était le meilleur docteur qui existât entre les Andes et le Pacifique. Il arriva, s’assit à côté de mon lit et commença immédiatement à se mettre en condition.

 

– Mon garçon, dit-il, après avoir bu environ un demi-litre de rhum, mon jeune, lilial et vertueux Roméo, la médecine ne peut rien faire pour vous. Mais je vais vous donner de la quinine, qui par son amertume fera naître en vous la haine et la colère, deux stimulants qui ajouteront environ 10% à vos chances. Vous êtes aussi fort qu’un veau de Caribou et vous vous en tirerez si toutefois la fièvre ne vous terrasse pas par un uppercut inattendu lorsque vous ne serez pas sur vos gardes.

 

Pendant quinze jours, je restai couché sur le dos, à peu près aussi confortable qu’une veuve hindoue sur son bûcher. La vieille Atasca, une infirmière indienne, sans diplôme, restait assise près de la porte comme une statue pétrifiée représentant très exactement l’expression : « À quoi ça sert ? » Mais elle faisait quand même ponctuellement son service qui consistait principalement à veiller au déroulement du cours du temps sans qu’il sautât une seconde. Parfois je m’imaginais que j’étais encore dans les Philippines, ou bien, quand ça allait tout à fait mal, que je tombais du sopha en crin de la maison familiale.

 

Un après-midi j’ordonnai à Atasca de ficher le camp, puis je me levai et m’habillai soigneusement. Je pris ma température et fus tout heureux de voir qu’elle n’était plus que de 39°9. Je pris un soin tout particulier de mes vêtements et choisis avec sollicitude une cravate d’une teinte sombre et terne. Mon miroir me montra que la maladie n’avait pas beaucoup altéré mes traits. La fièvre, au contraire, donnait du brillant à mes yeux et de la couleur à mon visage. Et tandis que je regardais mon image, mes couleurs disparaissaient puis revenaient tandis que je pensais à Chloé Greene et au million de siècles qui s’était écoulé depuis la dernière fois où je l’avais vue, et aussi à Louis Devoe et aux jours où il m’avait distancé.

 

Je me rendis directement chez Chloé. J’avais l’impression de flotter plutôt que de marcher ; c’est à peine si je sentais le sol sous mes pieds et je me disais que la fièvre pernicieuse ne pouvait être qu’une fée bienfaisante puisqu’elle vous donnait une telle impression de force, et de légèreté.

 

Je trouvai Chloé et Louis Devoe assis sous l’auvent devant la maison. Elle se leva d’un bond, s’avança vers moi et me serra les deux mains.

 

– Je suis si heureuse, si heureuse de vous revoir ! s’exclama-t-elle et ses paroles me faisaient l’effet d’un collier de perles. Vous êtes rétabli Tommy, ou, en tout cas, vous vous sentez mieux, bien entendu. Je voulais aller vous voir, mais on ne me l’a pas permis.

 

– Oh ! oui, dis-je négligemment, ce n’était rien. Simplement un peu de fièvre. Me voici de nouveau debout, comme vous voyez.

 

Nous nous assîmes tous les trois et causâmes pendant environ une demi-heure. Puis, Chloé jeta un coup d’œil languissant et presque pitoyable sur l’Océan. Je distinguai dans ses yeux bleu-de-mer une sorte de désir profond et intense. Et Devoe, que le diable l’emporte, le distingua aussi.

 

– Qu’est-ce que c’est ? demandâmes-nous ensemble.

 

– Pudding à la noix de coco ! fit Chloé d’une voix pathétique. Il y a deux jours que j’en ai une envie folle. C’est plus qu’un désir, c’est une obsession !

 

– La saison des noix de coco est passée, dit Devoe de cette voix chaude qui savait communiquer un intérêt pénétrant à ses plus simples paroles. Je ne pense pas que l’on puisse en trouver une seule à Mojada. Les indigènes ne les utilisent que lorsqu’elles sont vertes et que le lait est frais. Ils vendent toutes celles qui sont mûres aux fruitiers.

 

– Est-ce qu’un homard mayonnaise ou un toast au fromage ne ferait pas aussi bien l’affaire ? demandai-je avec l’imbécillité souriante d’un convalescent de la fièvre pernicieuse.

 

Chloé fut sur le point de perturber sa gracieuse humeur et son pur profil par une moue capricieuse.

 

Le Révérend Homer passa son visage bordé d’hermine à travers la porte entrebâillée et ajouta un « index » à la conversation.

 

– Parfois, dit-il, le vieux Campos conserve quelques noix sèches dans sa petite boutique sur le côteau. Mais il vaudrait beaucoup mieux, ma fille, réprimer tes désirs anormaux et te contenter avec gratitude des plats quotidiens que le Seigneur a placés devant nous.

 

– Bafouillage ! dis-je.

 

– Quoi ? demanda le Révérend Homer brusquement.

 

– Je dis que c’est dommage que Miss Greene puisse être privée d’un plat qu’elle désire. Une simple petite chose comme un pudding au stuc ! Peut-être, continuai-je avec sollicitude, pourrait-on remplacer cela par des noix confites ou une fricassée d’olives fourrées aux amandes ?

 

Tout le monde me regarda avec un certain air de curiosité.

 

Louis Devoe se leva, fit ses adieux et s’éloigna, de sa démarche lente et imposante. Je le suivis des yeux jusqu’à ce qu’il eut tourné le coin de la rue pour s’engager dans la voie perpendiculaire qui conduisait à son magasin et à son grand entrepôt. Chloé s’excusa et entra dans la maison pour terminer quelques préparatifs concernant le dîner de 7 heures. C’était une maîtresse de maison consommée. J’avais goûté avec béatitude ses puddings et ses gâteaux.

 

Lorsque tout le monde fut parti, je me tournai vers l’extérieur et aperçus un panier d’osier vert tressé suspendu par un clou au montant de la porte de bambou. D’un seul coup, avec une violence qui fit battre précipitamment les artères de mes tempes brûlantes, surgit dans mon esprit le souvenir des chasseurs de têtes, ces petits hommes farouches, cruels, implacables, dont la présence invisible vous faisait frissonner d’une subtile terreur au milieu du jour le plus chaud… De temps en temps poussé par l’ennui, ou la vanité, ou l’amour, ou la jalousie, ou l’ambition, vous vous glissez dans la forêt avec votre couteau et vous suivez la piste silencieuse… Et bientôt vous revenez triomphant, portant la tête sanglante de votre victime… Votre jeune et brune bonne amie s’attarde, le sein palpitant, à jeter de doux regards de tigre sur la preuve de votre amour pour elle…

 

Je m’éloignai furtivement de la maison et retournai dans ma hutte. Accroché au mur se trouvait un machete aussi lourd qu’un couperet de boucher et aussi tranchant qu’un rasoir de sûreté. Je me mis à ricaner silencieusement et me dirigeai vers les bureaux privés, importants et monotones de M. Louis Devoe, prétendant usurpatoire à la main de la Perle du Pacifique.

 

Devoe avait toujours eu des réflexes rapides. Il jeta un coup d’œil sur mon visage et un autre sur l’arme que j’avais à la main en entrant chez lui et puis il me sembla qu’il s’était évanoui dans l’atmosphère. Je courus à la porte de derrière, l’ouvris d’un coup de pied et l’aperçus qui bondissait comme un chevreuil sur la route conduisant à la forêt que l’on apercevait à environ 200 mètres de là. Je poussai un cri et me mis à sa poursuite. J’entendis les enfants et les femmes hurler et je les vis s’écarter de la route à toute vitesse.

 

Devoe était agile, mais je courais plus fort que lui. Au bout d’un mille je l’avais presque rattrapé. Tout à coup, il fit un brusque écart et se jeta dans un fourré qui se perdait dans un petit cañon. Je me précipitai derrière lui et cinq minutes plus tard, je l’avais coincé dans l’angle de deux falaises infranchissables. Là, l’instinct de la conservation lui rendit quelque fermeté, comme il arrive souvent chez les animaux aux abois. Il se tourna vers moi très calme, avec un sourire livide :

 

– Oh ! Rayburn ! dit-il en faisant un tel et terrible effort pour paraître à l’aise que je fus assez impoli pour lui rire grossièrement au nez. Oh ! Rayburn, dit-il, allons ! Terminons-en avec cette absurdité ! Bien entendu je sais que c’est la fièvre qui est cause de tout cela et que vous n’êtes pas vous-même ; mais reprenez-vous mon ami ; donnez-moi cette arme ridicule et revenez à la maison pour parler de tout cela.

 

– Je reviendrai à la maison, dis-je entre mes dents, en emportant votre tête. Nous verrons avec quel charme elle pourra parler de tout cela quand elle sera suspendue dans le panier à la porte de Chloé.

 

– Allons, allons ! dit-il d’un ton persuasif. J’ai trop bonne opinion de vous pour supposer que vous faites tout ça pour vous amuser de moi. Mais même les errements d’un lunatique enfiévré doivent avoir des limites. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de tête et de panier ? Voyons ! reprenez-vous et jetez-moi cet absurde coupe-coupe. Qu’est-ce que Miss Greene penserait de vous si elle vous voyait ? ajouta-t-il avec le ton doux et caressant que l’on emploie envers les enfants capricieux.

 

– Écoutez, dis-je, vous avez enfin mis le doigt sur la bonne touche. Qu’est-ce qu’elle penserait de moi ? Écoutez, je vais vous le dire.

 

« Il y a des femmes, dis-je, qui regardent avec écœurement les sophas rembourrés en crin de cheval, le sirop de cassis et les gâteaux. Pour celles-là, même les modulations calculées de votre élégante conversation n’ont pas plus de charme que le bruit des prunes pourries qui tombent d’un arbre pendant la nuit. Ce sont les jeunes filles qui se promènent dans les villages et regardent avec mépris les paniers vides qui sont suspendus à la porte des jeunes gens qui les courtisent. L’une de celles-là, dis-je, attend. Il n’y a qu’un imbécile qui pourrait essayer de conquérir une femme en radotant d’un air pompeux sur le seuil de sa porte ou en satisfaisant ses caprices comme un valet. Elles sont toutes des filles d’Hérodias, et pour gagner leur cœur il faut poser devant elles, de ses propres mains, les têtes de leurs ennemis. Et maintenant, baissez la tête, Louis Devoe. Vous qui savez si bien bavarder auprès d’une tasse de thé, c’est le moment de ne pas vous montrer un lâche.

 

– Allons, allons ! dit Devoe d’une voix mourante, vous me connaissez pourtant, Rayburn ?

 

– Oh ! oui, dis-je, je vous connais, je vous connais, je vous connais ! Mais le panier est vide ; les vieillards et les jeunes gens du village et les jeunes filles brunes et celles aussi qui sont blanches comme des perles, se promènent et constatent qu’il est vide. Voulez-vous vous agenouiller maintenant, ou bien faudra-t-il nous battre ? Ça ne conviendrait pas à votre genre de beauté d’en venir à une bagarre. Mais le panier attend votre tête.

 

À ces mots, il perdit tout à fait contenance. Je l’attrapai au moment où il essayait de se sauver à quatre pattes comme un lapin effrayé. Je l’étendis par terre, lui mis un pied sur la poitrine, mais il se tortillait comme un ver malgré mes appels répétés à son sentiment du décorum qui lui faisait un devoir d’accepter la chose comme un gentleman et sans tapage.

 

Mais à la fin il me donna une chance et je brandis le machete.

 

Ce fut un travail assez facile. Il gigota comme un poulet, tandis que je lui assénais six ou sept coups pour lui couper la tête ; mais finalement il resta immobile et j’attachai sa tête dans mon mouchoir. Ses yeux s’ouvrirent et se fermèrent trois fois pendant les premiers cent mètres. J’étais rouge de sang depuis la tête jusqu’aux pieds, mais qu’est-ce que ça pouvait bien faire ? Je sentais avec délices sous mes mains le contact de ses cheveux drus et courts et de sa barbe bien taillée.

 

J’atteignis la maison des Greene et jetai la tête de Louis Devoe dans le panier qui était toujours suspendu par un clou au montant de la porte. Je m’assis sur une chaise sous l’auvent et attendis. Le soleil en avait encore pour deux bonnes heures avant de se coucher. Chloé sortit de la maison et parut surprise.

 

– Où êtes-vous allé, Tommy ? demanda-t-elle. Vous étiez parti tout à l’heure lorsque je suis ressortie.

 

– Regardez le panier, dis-je en me levant.

 

Elle regarda et poussa un petit cri – un cri de ravissement, remarquai-je avec plaisir.

 

– Oh ! Tommy, dit-elle, c’est exactement ce que j’attendais de vous. Elle fuit un peu, mais ça n’a pas d’importance. Est-ce que je ne vous l’avais pas dit ? Ce sont les petits détails qui comptent. Et vous n’avez pas oublié !

 

Les petits détails ! Elle tenait dans son tablier blanc la tête ensanglantée de Louis Devoe. De petits filets rouges traversaient le tablier et tombaient sur le sol. Son visage était tendre et souriant.

 

– Les petits détails en vérité ! pensai-je de nouveau. Les coupeurs de têtes ont raison. Voilà les choses que les femmes aiment que l’on fasse pour elles.

 

Chloé s’approcha de moi. Il n’y avait personne autour de nous. Elle leva sur moi ses yeux couleur bleu-de-mer qui disaient des choses qu’ils n’avaient jamais dites encore.

 

– Vous pensez à moi, dit-elle ; vous êtes l’homme que je vous ai décrit. Vous pensez aux petits détails et ce sont eux qui nous rendent le monde habitable. L’homme qui voudra me conquérir devra satisfaire mes plus petits désirs et me rendre heureuse de mille petites manières. Il devra m’apporter des petites pêches rouges en décembre si j’en ai envie, et alors je l’aimerai jusqu’en juin. Je ne veux pas de chevalier armé de pied en cap qui tue ses rivaux ou massacre des dragons à cause de moi. Vous me plaisez beaucoup, Tommy.

 

Je me baissai et lui donnai un baiser. Puis mon front se mit à suinter abondamment et je sentis que j’allais perdre connaissance. Je vis disparaître les taches rouges qui ensanglantaient le tablier de Chloé et la tête de Louis Devoe se transformer en une noix de coco sèche et brune.

 

– Il y aura du pudding à la noix de coco pour le dîner, Tommy, mon garçon, dit Chloé gaîment. Ne manquez pas de venir. Il faut que je rentre pendant quelques instants.

 

Elle disparut au milieu d’un froufrou délicieux.

 

Le docteur Stamford s’avança rapidement. Il attrapa mon pouls comme si c’était sa propriété personnelle et que je me fusse enfui après le lui avoir dérobé.

 

– Vous êtes le plus grand imbécile qui se soit jamais échappé d’un asile ! dit-il d’une voix irritée. Pourquoi vous êtes-vous levé ? Et toutes les choses idiotes que vous avez faites ! Ce qui d’ailleurs n’est pas étonnant avec un pouls qui bat comme un marteau pilon !

 

– Quelles choses ? demandai-je. Citez m’en quelques-unes.

 

– C’est Devoe qui m’a fait prévenir, répondit Stamford. Il vous a vu de sa fenêtre courir à la boutique du vieux Campos et lui donner la chasse jusqu’en haut du coteau avec son propre bâton, puis revenir et vous en aller après vous être emparé de sa plus grosse noix de coco.

 

– Ce sont les petits détails qui comptent après tout, dis-je.

 

– Pour le moment, dit le docteur, c’est surtout votre petit lit qui compte pour vous. Venez avec moi tout de suite ou je renonce à vous soigner. Vous êtes plus dingo que le dernier des dingos !

 

Ainsi je ne mangeai pas de pudding à la noix de coco ce soir-là, mais je conçus une certaine méfiance à l’égard de la valeur de la méthode des chasseurs de têtes. Peut-être après tout les jeunes filles des villages qui, depuis des siècles, contemplaient d’un air rêveur les têtes suspendues dans les paniers accrochés aux portes de bambou, peut-être désiraient-elles secrètement autre chose ?…

 

Charybde et Scylla

J’ai souvent prétendu, et j’ai même parfois affirmé, que la femme n’est pas un mystère, que l’homme est parfaitement capable de la comprendre, de la deviner, de la subjuguer et de l’interpréter. C’est elle-même qui s’efforce de se faire passer pour un mystère aux yeux du naïf et crédule sexe masculin. Nous allons voir si j’ai tort ou raison. Comme l’annonçait autrefois le Harper’s Drawer, « l’excellente histoire suivante est de Miss A…, M. B…, M. C… ; et M. D… Nous passerons sous silence l’Évêque X… et le Révérend Z…, car ils ne sont pas dans le ton. »

 

À cette époque Paloma n’était qu’une ville naissante sur la ligne du Southern Pacific. Un reporter l’aurait appelée « ville champignon, » – à tort d’ailleurs, à moins qu’il n’eût ajouté « vénéneux ».

 

Le train s’y arrêtait vers midi pour faire boire la locomotive et restaurer les passagers. On y voyait un hôtel en pitchpin, un entrepôt de laine et environ trois douzaines de résidences xylologiques. Le reste de la « ville » se composait de tentes, de mustangs, de boue noire et visqueuse, et de fromagers, le tout bordé d’horizons. Paloma était une ville « en gestation. » Les maisons représentaient la foi, les tentes l’espoir, et le train bi-diurnal, grâce auquel vous aviez toujours la ressource de vous évader, jouait d’une façon assez satisfaisante le rôle de la charité.

 

Le Restaurant Parisien occupait l’endroit à la fois le plus boueux et le plus torride de la cité, selon la condition des intempéries. Il était exploité, possédé et perpétré par un citoyen connu sous le nom du « vieux Hinkle, » qui était arrivé de l’Indiana pour faire fortune en ce pays de lait condensé et de sorgho. Sa famille habitait dans une maison en bois à quatre pièces, aux murs bruts sans peinture. La cuisine se prolongeait par une sorte de hangar couvert en chaume, sous lequel s’étendait une longue table de vingt pieds, flanquée de deux bancs, produits de l’industrie locale des bois et charpentes. C’est là que l’on servait le rôti de mouton, les haricots, les compotes, puddings, fromages ou desserts de menu parisien.

 

La mère Hinkle officiait au laboratoire culinaire en compagnie d’une nommée Betty, que personne n’avait jamais vue. Le père Hinkle servait lui-même, de ses mains incombustibles, les viandes fumantes. Aux moments de « presse », il se faisait aider par un jeune Mexicain, dont la principale occupation entre temps, était de rouler et de fumer des cigarettes.

 

Selon l’usage traditionnel des banquets parisiens, j’ai gardé pour la fin le doux entremets de ma dissertation gastrologique : Hélène Hinkle.

 

Hélène !… Non, la mère Hinkle ne s’appelait pas Léda ; et on ne connaissait pas de Castor ni de Pollux dans la famille, exception faite pour les deux vieux serviteurs noirs de la tante Adèle en Virginie. Mais c’était le véritable article Ménélaïque tout de même.

 

Hélène était la fille de la maison, en même temps que la première caissière qui eut envahi le territoire situé au sud d’une ligne passant par Galveston et Del Rio. Elle trônait sur une estrade – ou bien était-ce un autel ? – en pin brut, à la porte même de la cuisine. Devant elle se dressait un grillage en fil barbelé, muni d’une petite ouverture pour passer la monnaie. En fil barbelé ! Dieu sait pourquoi ! Car il n’y avait pas un des clients du Restaurant Parisien qui n’eut donné sa vie pour elle. Ses fonctions n’étaient pas compliquées : chaque repas coûtait un dollar ; vous le glissiez par l’ouverture et elle le prenait.

 

Tout d’abord j’avais l’intention de vous combler d’une description ad hoc d’Hélène Hinkle. Mais réflexion faite, je préfère vous renvoyer à l’ouvrage d’Edmund Burke intitulé « Une Enquête Philosophique sur les Origines de nos Idées du Beau et du Sublime. » C’est un traité capital, qui épuise le sujet. Il débute par l’exposé des conceptions primitives de la beauté, lesquelles, d’après Burke, seraient la rondeur et la douceur. Voilà qui est bien dit. La rondeur est un charme palpable. Quant à la douceur d’une femme, elle augmente en même temps que le nombre de ses rides. Mais Burke ne nous dit pas si c’est à l’âge ou aux crèmes de beauté qu’elle la doit.

 

Hélène était un produit intégralement végétarien, garanti par la Loi de l’Année de la Chute d’Adam sur la protection de l’Ambroisie et du Baume de la Mecque : une blonde toute en fruits, fraises, pêches, cerises, etc. Ses yeux étaient à une distance suffisante l’un de l’autre et elle possédait le calme précurseur d’une tempête qui jamais ne se déchaînait. Mais à quoi bon gaspiller ses paroles en de vains efforts pour décrire la beauté ? Celle-ci, comme l’Amour, « éclot dans les yeux de l’homme. »

 

Il y a trois sortes de beautés : la première… (non, ne craignez rien : je n’ai pas copié ça dans Burke et ça va être fini tout de suite), la première est cette jeune fille aux taches de rousseur et au nez en trompette que vous aimez. La seconde est la Venus de Milo. Et la troisième est celle qui apparaît dans les magazines avec cette allusion : « Voilà ce que vous deviendrez après avoir fait usage de la crème Cololine. »

 

Hélène Hinkle était la quatrième. C’était un agglomérat parfait des trois types « aux bras blancs, » « aux yeux pers » et « sortant de l’onde. » Une combinaison supérieure de la Reine des Halles avec Miss Guerre de Troie et le Prix Aphrodite.

 

Le Restaurant Parisien était le centre d’un cercle vers lequel convergeaient une foule de Pâris brûlant de soutirer un sourire à la Reine de Paloma. Ils le soutiraient au tarif. Un repas – un sourire – un dollar. Impartialement. Cependant je dois reconnaître qu’Hélène semblait montrer une certaine préférence pour trois de ses admirateurs. Selon les règles de la civilité puérile, et honnête, je me présenterai le dernier.

 

La « tête de liste » était un produit artificiel connu sous le nom de Bryan Jacks ; un patronyme annonciateur de divers envers et revers. Jacks émergeait des rues pavées de cent cités. C’était un petit homme composé d’une sorte de matière qui ressemblerait à du granit flexible. Des cheveux de la couleur d’une langouste à l’américaine, des yeux noirs comme des grains de cassis, et une bouche exactement conforme à l’entrée d’une boîte aux lettres.

 

Cet homme connaissait toutes les villes d’Amérique, depuis Bangor jusqu’à San Francisco, Portland et 83° de longitude ouest en Floride. Il était passé maître dans tous les arts et métiers, sports, professions et réjouissances du monde. Depuis l’âge de cinq ans, il n’avait pas raté un seul des événements sensationnels qui s’étaient déroulés entre les deux océans, sauf les rares fois où il était arrivé en retard. Vous n’aviez qu’à ouvrir un atlas, poser votre doigt au hasard sur la carte, et Jacks vous avait mitraillé avec les noms des principaux notables du pays avant que vous ayez eu le temps de chercher un hôtel. Il parlait sur un ton protecteur, et parfois irrespectueux, de Broadway, de Beacon Hill, de Michigan, d’Euclide et des Cinquièmes Avenues, et même de l’Opéra de Hannetonville. En matière de cosmopolitisme, le Juif Errant lui-même, à côté de Jacks, eût fait l’effet d’un ermite. Il avait appris tout ce que l’Univers avait à lui enseigner, et il ne se gênait pas pour vous le transfuser.

 

Je déteste – et vous aussi sans doute – que l’on me rappelle l’ouvrage de Pollock intitulé « Le Cours du Temps. » Mais chaque fois que j’apercevais Jacks, je ne pouvais m’empêcher de penser à la description que donne Pollock d’un autre poète nommé G. G. Byron, qui, dit-il, « buvait toujours, buvait profondément, buvait des gorgées qui auraient étanché des millions de soifs vulgaires ; – et qui mourut de soif parce qu’il n’y avait plus rien à boire ! »

 

C’était tout à fait Jacks ; – sauf que, n’étant pas poète, il vint à Paloma au lieu de mourir. Et après tout la différence n’était pas grande. Il exerçait la profession de chef – de – gare – homme – d’équipe – télégraphiste, à 75 dollars par mois. Je n’ai jamais pu comprendre qu’un jeune homme imprégné de si multiples connaissances et capacités pût se contenter d’une occupation aussi obscure et courante ; – bien qu’il m’eût laissé entendre un jour qu’il l’avait acceptée uniquement pour rendre un service personnel au président et aux actionnaires du S. P. Railway.

 

Encore une petite retouche au portrait, et je vous remets l’épreuve définitive. Jacks portait un costume d’un bleu éclatant, des souliers jaunes et une cravate taillée dans le même tissu que sa chemise.

 

Mon rival N° 2 était Bud Cunningham, dont les fonctions, rétribuées par un ranch voisin de Paloma, consistaient à maintenir dans les limites de l’ordre et du décorum un tas de bétail indiscipliné. Bud est, à ma connaissance, le seul vrai cow-boy qui ait jamais ressemblé à ceux que l’on voit au cinéma : il portait le sombrero, les culottes en peau de mouton et le foulard noué derrière le cou.

 

Deux fois par semaine Bud venait du Val Verde ranch pour dîner au Restaurant Parisien. Il arrivait au sextuple galop sur un fringant cheval du Kentucky, qu’il arrêtait brusquement juste à l’entrée du hangar, forçant la noble bête à freiner des quatre sabots à la fois, en traçant de profonds sillons dans la boue.

 

Quant à Jacks et à moi-même, nous étions naturellement des clients assidus de l’officine parisienne.

 

Le « salon » des Hinkle était bien la plus charmante bonbonnière que l’on pût trouver à cinq cents kilomètres à la ronde. Rien n’y manquait, ni les fauteuils en rotin, ni les chemins de table tricotés à la maison, ni les albums photographiques, ni les coquillages roses bien alignés par ordre de grandeur. Il y avait même un petit piano droit dans un coin.

 

C’est là que Jacks, Bud et moi-même, parfois seulement deux d’entre nous, ou même un seul – selon notre chance – venions « rendre visite » le soir à Miss Hinkle, quand le flux des affaires s’était apaisé.

 

Hélène appartenait à l’espèce de femme « qui a des idées. » Elle était certainement destinée à quelque chose de plus capital que la simple perception de pièces d’un dollar à travers un grillage en fil de fer barbelé, si toutefois il existe quelque chose de plus capital que cela. Elle avait lu, écouté et médité. Sa beauté seule eût suffi à faire la fortune d’une femme ambitieuse ; mais elle avait des visées plus hautes et c’est pourquoi elle s’efforçait de maintenir une sorte de salon « à la Rambouillet, » le seul qui existât à Paloma.

 

– N’est pas que Shakespeare est un grand écrivain ? demandait-elle avec un de ces adorables froncements de sourcils qui eussent convaincu Voltaire lui-même.

 

Elle estimait aussi que « Boston était plus cultivé que Chicago ; » que « le cinéma était un art neuf et plein de promesses esthétiques ; » que « la civilisation des Nordistes était supérieure à celle des Sudistes ; » que « Londres était une ville pleine de brouillards ; » et que « la Californie devait être superbe au printemps. » Ainsi chérissait-elle une foule de jugements disséminés, qui révélaient le contact étroit qu’elle gardait avec l’opinion universelle.

 

En dehors de ces fruits de l’étude et de l’expérience, Hélène possédait en propre quelques théories bien personnelles. L’une de celles-ci, qu’elle ne cessait de nous asséner inlassablement, était son horreur de la flatterie. Franchise et sincérité, en paroles comme en actions, tels étaient, déclarait-elle, les principaux ornements intellectuels de l’homme et de la femme. Aussi ne pourrait-elle jamais aimer quelqu’un qui ne possédât point à fond ces deux qualités essentielles.

 

– Vraiment, nous dit-elle un soir, à l’une de ses réceptions Rambolitaines, je suis excédée des compliments que l’on me fait sur ma beauté. Je sais que je ne suis pas belle.

 

(Bud Cunningham m’avoua plus tard qu’il eut toutes les peines du monde à se retenir de la traiter de menteuse en entendant ce blasphème).

 

– Je ne suis qu’une petite fille du Middle West, continue Hélène, qui ne demande qu’à paraître simple et nette, et qui essaye d’aider son vieux papa à gagner sa petite vie.

 

(Le vieux Hinkle envoyait tous les mois à une banque de San-Antonio mille pièces d’un dollar, représentant le bénéfice périodique du Hangar Parisien.)

 

Bud se tortille sur sa chaise, et abaisse le bord du sombrero que personne n’a jamais pu réussir à lui faire enlever, même en présence d’une dame. Il ne sait pas si Hélène est sincère en demandant qu’on ne lui dise pas franchement la vérité, ou si elle n’est pas franche en affirmant qu’il faut lui infliger sincèrement des mensonges. Bien des hommes plus expérimentés que Bud eussent hésité à sa place. Bud se décide néanmoins.

 

– Heu ! miss Hélène, fait-il, la beauté, comme vous dites, n’est pas tout. Bien sûr que vous n’avez pas été oubliée à la distribution, mais, comme vous dites, ce que j’admire le plus en vous, c’est la façon si aimable et si gentille dont vous traitez votre maman et votre papa. Une fille qui est bonne pour ses parents et qui est, comme vous dites, une femme d’intérieur, n’a pas besoin d’être jolie.

 

Hélène lui décoche un de ses plus doux sourires.

 

– Merci monsieur Cunningham, dit-elle. Voilà l’un des plus beaux compliments que l’on m’ait faits depuis longtemps. Combien je préfère cela à toutes les fadaises que l’on débite sur mes yeux et mes cheveux ! Je suis heureuse de voir que vous me croyez quand je dis que je n’aime pas la flatterie.

 

Bud semble avoir trouvé le joint, et nous ne sommes pas longs à saisir la balle au bond. Jacks est le premier à s’en emparer et à développer le thème.

 

– Pas d’erreur, Miss Hélène, dit-il, c’est pas toujours les plus belles qui gagnent le coqu’tier. C’est pas qu’vous soyez moche, bien sûr que non ! Mais comme on dit, c’est pas la peau qui fait l’orange. J’ai connu autrefois à Debuque une fille avec une face de noix de coco qui faisait deux fois de suite le grand élan à la barre fixe sans toucher par terre. Y a des prix de beauté qui seraient pas capables d’en faire autant. J’en ai vu – heu – des plus tartes que vous, Miss Hélène, sûr ! Mais c’que j’aime en vous, c’est cette manière « business » que vous avez de faire les choses. Froide et sage. Voilà c’qui m’plaît dans une femme. M. Hinkle me disait l’autre jour qu’on n’avait encore jamais réussi à vous refiler un faux dollar depuis que vous êtes à la caisse. Voilà ce qui fait les filles de première qualité, voilà c’qui m’séduit en elles !

 

Jacks a droit au sourire, lui aussi.

 

– Merci M. Jacks, dit Hélène. Si vous saviez combien je suis heureuse de rencontrer des gens qui ne sont pas flatteurs ! Je suis si lasse de m’entendre dire que je suis jolie ! Quel bonheur d’avoir des amis qui vous disent la vérité !

 

Alors il me semble discerner, dans les regards qu’Hélène dirige sur moi, une certaine lueur expectante. Je me sens sur le point de défier le destin, de lui crier que, de tous les magnifiques produits du Grand Fournisseur d’Èves en tous genres, elle est le plus adorable, qu’elle est une perle immaculée, pure et sereine, étincelant sur un écrin de mottes de gazon, – qu’elle est la Reine des Hangars, Miss Univers et Mademoiselle Firmament, – que, pour moi, ça m’est égal qu’elle se conduise comme une teigne avec ses parents, ou qu’elle ne soit pas capable de distinguer un faux dollar d’une médaille de vertu, pourvu que je puisse chanter, louer, glorifier, vénérer et adorer son incomparable et miraculeuse beauté !

 

Mais je me contiens. Je crains de passer pour un flatteur. J’ai été témoin du ravissement qu’ont fait naître en elle les paroles subtiles et discrètes de Bud et de Jacks. Non ! Miss Hinkle n’est pas de celles que peut duper la langue perfide et mielleuse d’un flagorneur ! C’est pourquoi je m’empresse de m’enrôler sous la bannière de la sincérité pure et simple ; aussitôt je me sens devenir fourbe et didactique.

 

– À toutes les époques, Misse Hinkle, dis-je, si poétiques et romantiques fussent-elles, l’on a plus admiré chez la femme l’intelligence que la beauté. Cléopâtre elle-même charmait beaucoup plus les hommes par son divin esprit que par ses attraits physiques…

 

– Ça ne m’étonne pas ! dit Hélène. J’ai vu des portraits d’elle, ça n’a rien de renversant. Elle avait un horrible grand nez…

 

– Si j’ose ainsi m’exprimer, Miss Hélène, dis-je poursuivant mon idée, vous me rappelez Cléopâtre…

 

– Mais je n’ai pas un grand nez ! s’écrie-t-elle en ouvrant les yeux à deux battants et en promenant sa main potelée sur le délicat appendice dont il est question.

 

– Heu !… dis-je. Je veux – je parle – je fais allusion uniquement à ses séductions intellectuelles !

 

– Oh ! dit-elle. Et je récolte mon sourire, tout comme Bud et Jacks.

 

– Je vous remercie tous les trois, fait-elle d’une voix d’hydromel, de vous être montrés aussi francs et sincères avec moi. Voilà comme je voudrais vous voir toujours. Dites-moi simplement et honnêtement ce que vous pensez et nous serons les meilleurs amis du monde. Et maintenant puisque vous avez été si bons pour moi, et comprenez si bien à quel point je déteste les gens qui m’accablent de compliments exagérés, je vais vous jouer et vous chanter quelque chose.

 

Naturellement nous poussons des cris de joie et de reconnaissance, bien qu’au fond nous eussions préféré de beaucoup qu’Hélène restât tranquillement assise dans son rocking-chair en osier et se contentât de se laisser contempler par nous. Car j’aime autant vous dire tout de suite que son système musico-vibratoire tout entier ne valait pas la millième partie d’une seule corde vocale d’Adelina Patti. Elle avait une petite voix ronronnante et roucoulante de tourterelle qui fait la coquette au printemps, et c’est tout juste si on l’entendait à l’autre bout du salon, à la condition que toutes les ouvertures fussent fermées et que Betty ne fut pas en train de fourgonner dans la cuisinière. Quant à son registre, je l’évalue à environ la largeur d’une main d’élève de septième sur le piano. Et ses trilles faisaient irrésistiblement songer à la chanson d’une lessiveuse lorsque l’eau passe par-dessus le couvercle. Croyez-moi : il fallait qu’elle fût rudement belle pour que nous pussions prendre ça pour de la musique ! Hélène avait des goûts parfaitement réguliers en ce qui concerne l’art d’Euterpe. Elle épuisait, une par une, la pile de chansons qui se trouvaient sur le côté gauche du piano, et, après les avoir assassinées, les déposait pieusement sur le côté droit. Le lendemain elle chantait de droite à gauche. Ses favoris étaient Mendelssohn et les duettistes « Bloch et Miloche. » Sur demande elle terminait invariablement par « Douces violettes » et « Quand les Feuilles commencent à tourner. »

 

Quand nous partions le soir, à dix heures, nous nous rendions tous les trois à la petite gare en bois de Jacks, et nous asseyions sur le quai en balançant nos jambes et en nous efforçant de deviner lequel des Trois Mousquetaires semblait l’emporter dans le cœur de notre Malibran. Telles sont les mœurs des rivaux ; ils ne se fuient ni ne s’entre-dévorent, mais se recherchent, s’apostrophent et se prospectent, et tâchent ainsi, par des moyens diplomatiques et gouvernementaux, d’estimer la force de l’ennemi.

 

Un jour, Paloma voit débarquer un outsider, un jeune avocat qui effectue aussitôt sur les eaux locales le lancement spectaculaire de sa personnalité. Il s’appelle C. Vincent Vesey. Un simple coup d’œil suffit pour vous apprendre qu’il est tout frais émoulu d’une École de droit du Sud-Ouest : sa redingote noire, son pantalon à rayures, son chapeau de feutre à larges bords, sa petite cravate blanche proclament son origine mieux qu’aucun diplôme ne pourrait le faire. Vesey est un amalgame du Beau Brummell, de Lord Chesterfield, du juge de Las Solitas (Californie) et du préposé à l’étalage du premier tailleur de l’Arizona. Son arrivée provoque un « boom » à Paloma : dès le lendemain la ville met en vente un nouveau lotissement.

 

Naturellement Vesey, pour étayer ses débuts professionnels, est obligé de prendre contact avec les habitants et banlieusards de Paloma ; en particulier avec la jeunesse dorée de l’endroit. C’est ainsi que Jacks, Bud et moi avons l’honneur de faire sa connaissance.

 

La doctrine de la prédestination eût été discréditée si Vesey, après avoir jeté les yeux sur Hélène Hinkle, ne fût pas entré en lice à son tour. En homme somptueux il prenait pension à l’hôtel du Pitchpin ; mais cela ne l’empêcha pas de devenir, avec une promptitude foudroyante, le plus formidable envahisseur, pilier, conquérant, et haut-parleur du premier et unique salon de Paloma. Sa compétition se révéla si dangereuse que Bud fut littéralement à court d’imprécations, pour la première fois de son existence, et que Jacks, ditto, ditto, ne fut pas fichu de se rappeler ce qu’il avait fait dans une circonstance analogue à Little Rockett (Oklahoma). Quant à moi, j’étais englué de la plus sombre mélancolie.

 

Car Vesey possédait la rhétorique. Les mots coulaient de ses lèvres comme l’eau d’une gargouille. L’hyperbole, le compliment, la louange, l’appréciation, le miel de la galanterie, l’or du langage, la quintessence du panégyrique et de la chrysostomie en général se disputaient la préséance dans la conversation de C. Vincent Vesey. Nous avions peu d’espoir en vérité qu’Hélène pût résister à tant d’éloquence et de redingote.

 

Mais un jour quelque chose nous rendit le courage. Ce soir-là j’étais assis sous la véranda, devant le salon, en attendant Hélène, quand j’entendis des voix à l’intérieur. Le vieux Hinkle s’adressait à sa fille. J’avais déjà remarqué qu’il ne manquait ni de finesse ni d’une certaine philosophie.

 

– Hélène, dit-il, je vois qu’il y a trois ou quatre jeunes gens qui viennent te rendre visite régulièrement depuis quelque temps. Est-ce qu’il n’y en a pas un que tu préfères aux autres ?

 

– Oh ! p’pa, répond-elle, je les aime bien tous. Je pense que M. Cunningham et M. Jacks et M. Harris sont très gentils. Ils sont si francs et si sincères avec moi ! Je ne connais pas M. Vesey depuis longtemps mais je crois qu’il est aussi très gentil. Et il y a tant de franchise et de sincérité dans tout ce qu’il me dit !

 

– Ah ! justement, dit le vieux Hinkle, c’est là où je voulais en venir. Tu répètes tout le temps que tu aimes les gens qui disent la vérité, et qui ne cherchent pas à t’en mettre plein la vue avec des louanges et des boniments. Eh bien, si tu les mettais à l’épreuve une bonne fois, pour voir celui qui sera le plus sincère ?

 

– Mais comment ça, papa ?

 

– Attends, j’allais te le dire. Tu sais que tu chantes un petit brin, Hélène. Tu as pris des leçons de musique pendant deux ans à Logansport. Ce n’était pas grand’chose, mais on ne pouvait pas faire mieux à l’époque. Et ton professeur disait que tu n’avais pas de voix, et que ce serait gâcher de l’argent que de continuer les leçons. Eh bien, si tu demandais aux jeunes gens ce qu’ils pensent de ta voix, hein ? Celui qui osera te dire la vérité, il faudra qu’il ait un sacré cran, et il aura bien mérité le numéro gagnant à la loterie conjugale. Qu’est-ce que tu penses de mon plan ?

 

– Épatant, papa, dit Hélène. Bonne idée. Je vais le faire.

 

Là-dessus tous deux se retirent par la porte intérieure. Je décampe aussitôt sans me faire voir et galope vers la gare. Jacks est assis devant le télégraphe, attendant qu’il soit huit heures. Bud ne tarde pas à arriver et dès qu’il est entré je leur répète à tous les deux la conversation que j’ai surprise. Je suis loyal envers mes rivaux, comme le sont tous les fidèles admirateurs de toutes les Hélènes de Troie et du Texas.

 

Subitement nous sommes frappés tous les trois de la même enivrante idée. Sans aucun doute cette épreuve va éliminer Vesey de la compétition. Lui et son onctueuse flagornerie vont être rayés de la liste ! Car nous n’avons pas oublié l’amour d’Hélène pour la vérité toute nue, sa prédilection pour la franchise et la sincérité, son horreur du courtisan et du thuriféraire.

 

Faunesquement enlacés, nous donnons sur le quai une grotesque exhibition de la « Danse du Plaisir » exécutée le jour du 45e hymen du Sultan de Ouatoumoutou, en chantant à tue-tête : « Toutes les femmes en veu-eulent, De ma p’tite gueu-gueule ! »

 

Quelques instants plus tard, après dîner, Miss Hinkle et ses Quatre Voltigeurs se balancent dans les rocking-chairs en rotin du salon. Trois d’entre nous attendent avec une excitation contenue l’exécution de l’épreuve. C’est par Bud que ça commence.

 

– Monsieur Cunningham, dit Hélène ; avec un sourire ensorceleur, après avoir chanté : « Quand les Feuilles commencent à tourner, » franchement et honnêtement (comme toujours n’est-ce pas ?) qu’est-ce que vous pensez de ma voix ?

 

Bud se redresse sur sa chaise pour mieux étaler la sincérité intégrale qu’il sait que l’on attend de lui.

 

– Pour dire vrai, Miss Hinkle, fait-il sérieusement, vous n’avez pas beaucoup plus de voix qu’une belette – un tout petit filet comme ça, vous savez – pfuittt !… Bien entendu nous aimons tous vous entendre chanter, car après tout ça ne fait pas de mal, et c’est reposant. Et puis, vous faites aussi bien, vue de dos, sur le tabouret du piano, que de l’autre côté dans le « rocker ». Mais pour ce qui est de savoir chanter, on ne peut pas dire que vous soyez le véritable article.

 

Je scrute attentivement le visage d’Hélène pendant le discours de Bud, pour tâcher de deviner si la dose de franchise n’a pas été trop forte. Mais son sourire satisfait et ses remerciements émis d’une voix fluide me confirment dans la conviction que nous sommes sur la bonne piste.

 

– Et qu’en pense M. Jacks ? demande maintenant Hélène.

 

– Oh ! moi, fait Jacks, v’là mon boniment : n’ayez pas peur que l’impresario vous engage comme prima donna, Miss Hélène ! Je les ai entendues gazouiller dans toutes les villes des États-Unis et j’peux vous l’dire, pour c’qu’est d’la vocalise, vous n’êtes pas sur l’programme. Bien sûr, pour ce qu’est du physique, vous tapez toute la troupe du Grand Opéra de dix longueurs ; ces grandes goualeuses ont généralement une touche de boniche. Mais pour c’qu’est du gosier, vous n’pouvez pas y faire. C’est la faute à vos amygdales, qui valent que dale !

 

Hélène salue d’un rire joyeux l’amusante critique de Jacks et me lance un coup d’œil inquisiteur.

 

J’avoue que j’hésitai un peu. Est-ce que trop de franchise ne nuirait pas ? Peut-être fus-je enclin à compromettre partiellement, dans mon verdict, avec une certaine faiblesse, mais je restai néanmoins dans le camp des critiques.

 

– Je ne suis pas un as en technique musicale, Miss Hinkle, dis-je ; mais franchement je n’apprécie pas outre mesure la voix que la nature vous a donnée. On a souvent dit qu’une grande cantatrice chante comme un oiseau, Eh bien – heu – il y a oiseau et oiseau. Votre voix – comment dirai-je – me rappelle – heu – celle de… de l’alouette, gutturale et pas très puissante, mais – heu – beaucoup de douceur – heu – manque un peu – heu – de volume… variété – heu – – heu – cependant – heu…

 

– Merci, Monsieur Harris ! fait Miss Hinkle, abrégeant mon supplice. Je savais que je pouvais compter sur votre franchise et votre sincérité.

 

Et alors C. Vincent Vesey, d’un geste olympien de son bras droit, fait jaillir de sa manche une manchette aussi blanche et glacée qu’un iceberg, et lâche les écluses.

 

Ma mémoire est incapable de rendre justice à ce chef-d’œuvre du panégyrique, à cet hosanna triomphal que profère C. V. V. à la gloire de ce précieux, de cet inestimable et divin trésor : la voix d’Hélène Hinkle. Il la décrit en des termes tels que, s’ils s’étaient adressés au chœur des étoiles lorsqu’elles chantent le matin dans le firmament, ils eussent fait éclater ces dernières en une voie lactée de ravissement météorique !…

 

Il passe en revue toutes les plus grandes cantatrices du monde, depuis Ève jusqu’à Jenny Lind, pour le seul plaisir de dénigrer leurs dons. Il parle du larynx, de contre-uts, de diction, de trilles, d’arpèges et autres étranges accessoires de l’art glottique. Il reconnaît, du bout des lèvres, que Jenny Lind a peut-être une ou deux notes de plus dans le haut registre, mais il ajoute qu’avec un peu de pratique et quelques leçons, Miss Hinkle ne saurait tarder à la dépasser ! ! !

 

Et en guise de péroraison, il prédit – solennellement – à la « future étoile du Sud-Ouest, dont notre grand vieux Texas peut à bon droit se montrer fier, » une brillante carrière artistique et vocale, telle qu’on n’en connaît pas d’exemple dans les annales de la musique !

 

À dix heures nous partons, après avoir reçu d’Hélène tous les quatre, comme chaque soir, une chaude et cordiale poignée de main, un sourire enchanteur et une invitation pour un de ces jours. Impossible de discerner la moindre marque de faveur pour l’un quelconque de nous quatre, mais nous sommes trois à savoir. Ha ha !

 

Nous savons que la franchise et la sincérité ont remporté la victoire et qu’il y a un rival d’évincé.

 

À la gare, Jacks extirpe une bouteille ad hoc, et nous célébrons la déconfiture de l’Intrus à la Grande Gueule.

 

Puis quatre jours se passent, mais rien d’important ne se passe dans les quatre jours. Le soir du cinquième, Jacks et moi, en pénétrant dans le Hangar Parisien, jetons comme à chaque fois des regards avides sur la caisse, où trône habituellement la déesse aux cheveux pers et aux yeux sortant de l’onde, et nous recevons un uppercut au cœur : là, sous nos yeux, derrière le grillage, siège aujourd’hui… le jeune Mexicain !

 

Nous nous ruons vers la cuisine, et télescopons sur le seuil même Papa Hinkle, qui transporte deux tasses de café bouillant.

 

– Où est Hélène ? nous écrions-nous ensemble.

 

Papa Hinkle est un brave type. Il a un sourire compatissant.

 

– Ah ! Messieurs, dit-il gentiment, ça l’a prise tout d’un coup. P’t être bien que ça va coûter un peu cher, mais à présent je n’pouvais pas lui refuser ça. Elle est partie pour quatre ans, oui, pour faire ses études de chant dans un obser… un conservatoire, je crois, qu’elle a dit. Maintenant, laissez-moi passer, car ce café me brûle les doigts.

 

Ce soir-là, nous sommes quatre, au lieu de trois, assis sur le quai de la gare et balançant nos jambes. C. Vincent Vesey est avec nous. Et nous discutons le coup ; tandis que les chiens hurlent à la lune, qui dresse, au-dessus des champs de cactus, sa grosse face paisible et, semble-t-il, légèrement ironique.

 

Et le thème de notre logomachie est le suivant : entre mentir à une femme et lui dire la vérité, quelle alternative est la pire ?

 

Comme nous étions tous jeunes à l’époque, la question ne fut pas résolue.

 

Un Cas de Conscience

Un gardien entra dans l’atelier de chaussures où Jimmy Valentine était en train de coudre laborieusement des empeignes et l’accompagna jusqu’au bureau principal. Là, le Directeur de la prison informa Jimmy que sa grâce avait été signée le matin même par le gouverneur. Jimmy prit le papier qu’on lui tendait avec un air de lassitude. Il n’avait accompli que dix mois d’une condamnation à quatre ans de prison. Il avait calculé à son entrée qu’il ne resterait qu’environ trois mois au plus. Quand un homme qui a autant d’amis à l’extérieur que Jimmy Valentine pénètre en « tôle », c’est tout juste s’il est nécessaire de lui couper les cheveux.

 

– Alors, Valentine, dit le Directeur, vous partirez demain matin. Reprenez-vous et tâchez de devenir un homme. Vous n’êtes pas un mauvais type dans le fond. Cessez de fracturer des coffres-forts et vivez honnêtement.

 

– Moi ? fit Jimmy d’un ton surpris, mais je n’ai jamais fracturé un coffre-fort de ma vie !

 

– Oh ! non, s’écria le Directeur en riant sûrement pas ! Voyons voir : comment se fait-il que l’on vous ait incarcéré pour cette affaire de Spring Field ? Est-ce parce que vous ne pouviez pas produire un alibi par crainte de compromettre quelqu’un de très haut placé ? Ou est-ce simplement parce que vous êtes tombé sur un vilain vieux jury à qui votre tête ne revenait pas ? C’est toujours l’un des deux, avec vous autres, innocentes victimes !

 

– Moi ? fit Jimmy, avec une vertueuse indignation, mais, Monsieur le Directeur, je n’ai jamais mis les pieds à Spring Field de ma vie !

 

– Remmenez-le, Cronin, fit le Directeur en souriant, et procurez-lui un complet pour sa sortie. Lâchez-le demain matin à 7 heures et amenez-le à la levée d’écrou. Et maintenant vous feriez bien de suivre mon conseil, Valentine.

 

À 7 heures ¼ le lendemain matin, Jimmy se tenait dans le bureau du Directeur. Il était vêtu d’un de ces vilains complets tout faits et chaussé d’une paire de ces chaussures raides et grinçantes que l’État fournit gratuitement à ses pensionnaires lorsqu’il les relâche.

 

Un gardien lui tendit un ticket de chemin de fer et le billet de 5 dollars grâce auquel il devait pouvoir, selon les convictions et prescriptions du Gouvernement, se réhabiliter et redevenir un bon, honnête et prospère citoyen. Le Directeur lui donna un cigare et lui serra la main. Valentine, N° 9.762, fut inscrit dans les livres comme « gracié par le Gouvernement » et M. James Valentine sortit dans la rue ensoleillée.

 

Indifférent au chant des oiseaux, au balancement des arbres verts et au parfum des fleurs, Jimmy se dirigea tout droit vers un restaurant. Là il goûta les premières et douces joies de la liberté sous la forme d’un poulet rôti et d’une bouteille de vin blanc, suivis d’un cigare un peu meilleur que celui qui lui avait été offert par le Directeur ; puis il se mit en route sans se presser vers la gare. En passant, il laissa tomber une petite pièce de monnaie dans le chapeau d’un aveugle qui était assis près d’une porte, puis il monta dans le train. Trois heures plus tard, il atterrissait dans une petite ville auprès de la frontière de l’État. Il se rendit immédiatement dans le café d’un certain Mike Dolan, et serra la main de Mike qui était seul derrière le comptoir.

 

– Je regrette qu’on n’ait pas pu y arriver plus tôt, Jimmy, mon garçon, dit Mike, mais il a fallu se défendre contre ces types de Spring Field qui gueulaient comme des putois, et le gouverneur a été sur le point de flancher. Comment te sens-tu ?

 

– Magnifique ! dit Jimmy ; tu as ma clé ?

 

Il prit sa clé, monta l’escalier et ouvrit la porte d’une chambre située dans la partie reculée de l’étage. À l’intérieur, tout était comme il l’avait laissé. Là, sur le plancher, se trouvait encore le bouton de col de Ben Price qui avait été arraché au plastron de cet éminent détective lorsque Jimmy avait été maîtrisé et arrêté.

 

Jimmy rabattit le lit pliant qui était encastré dans le mur, puis fit glisser un petit panneau secret et en tira une sacoche couverte de poussière. Il l’ouvrit et contempla avec amour le plus bel outillage de cambrioleur qui existât dans l’Est. C’était une trousse complète, entièrement fabriquée d’acier spécial extra dur et composée de toutes les dernières nouveautés les plus perfectionnées en matière de poinçons, forets, vilebrequins, chignoles, crampons et pinces monseigneur, sans compter deux ou trois engins inventés par Jimmy lui-même et dont il était très fier. Ça lui avait coûté plus de 900 dollars chez X…, le fournisseur habituel des gentlemen de la profession.

 

Une demi-heure plus tard, Jimmy redescendit et traversa la salle du café. Il était maintenant vêtu d’un complet de bon goût, bien ajusté et portait sa précieuse sacoche soigneusement essuyée.

 

– Quelque chose en vue ? demanda Mike Dolan d’un ton cordial.

 

– Moi ? fit Jimmy avec une affectation de surprise. Je suis représentant de la Compagnie Anonyme des Biscuits en sciure de bois et balle de blé agglomérés, siège social à New-York !

 

Cette déclaration réjouit Mike à un tel point que Jimmy dût accepter de prendre immédiatement un lait au soda. Il ne touchait jamais aux boissons fortes.

 

Une semaine après l’élargissement de Valentine, N° 9.762, il se commit à Richmond, dans l’Indiana, un beau petit cambriolage avec fracture de coffre-fort, sans aucun indice qui pût faire retrouver l’auteur de ce méfait. Ce n’était là qu’une petite affaire de 800 dollars tout au plus. Quinze jours plus tard, un coffre-fort breveté incrochetable et inviolable, dans la ville de Logansport, fut éventré aussi facilement qu’un fromage et vidé de 1.500 dollars ; les pièces d’argent et les valeurs mobilières n’avaient pas été touchées. Cela commença à intéresser la police. Alors, un vieux coffre-fort à la mode ancienne, de Jefferson City, se mit en éruption et cracha par son cratère une lave de billets de banque d’une valeur de 5.000 dollars. Les pertes atteignaient maintenant une valeur suffisante pour décider Ben Price à entrer en lice. En comparant les rapports, on découvrit une remarquable similitude dans les méthodes de ces différents cambriolages. Ben Price inspecta les divers lieux où ces crimes avaient été commis et on l’entendit murmurer :

 

– Ça, c’est signé Jimmy Valentine. Il a rouvert sa boutique. Regardez-moi un peu ce bouton de combinaison qui s’est arraché aussi facilement qu’un radis dans de la terre molle. Il est le seul qui possède des crampons capables de faire ça. Et regardez comme ces gorges et ces mentonnets ont été proprement expulsés ! Jimmy n’a jamais besoin de percer deux trous. Oui, je crois bien que je vais arrêter M. Valentine. Et cette fois il fera son temps jusqu’au bout ; j’espère qu’on ne sera pas assez bête pour le gracier encore une fois.

 

Ben Price connaissait les habitudes de Jimmy. Il les avait étudiées au moment de l’affaire de Spring Field : fuite rapide, longs parcours, pas de complices et un goût prononcé pour la bonne société, telles étaient les mœurs qui avaient aidé M. Valentine à s’acquérir une certaine renommée dans sa façon heureuse d’échapper au châtiment. Le bruit se répandit que Ben Price s’était mis sur la piste du cambrioleur vagabond et les possesseurs de coffres-forts incrochetables commencèrent à respirer.

 

Un après-midi, Jimmy Valentine et sa sacoche descendirent tous les deux de la voiture postale à Elmore, une petite ville située à cinq milles de la gare la plus proche, dans la région des mines de zinc de l’Arkansas. Jimmy, qui avait l’air d’un jeune étudiant sportif, fraîchement émoulu du collège, s’engagea sur le trottoir en planches qui le conduisait à l’hôtel.

 

Comme il arrivait à l’angle de la rue, une jeune femme traversa la chaussée, passa devant lui et pénétra dans un immeuble sur lequel Jimmy lut l’enseigne suivante : BANQUE D’ELMORE. Jimmy Valentine rencontra le regard de la jeune femme, oublia qui il était, et devint immédiatement un autre homme. Elle baissa les yeux et rougit légèrement. Les beaux garçons à l’air distingué étaient rares à Elmore.

 

Jimmy empoigna par le bras un gamin qui flânait aux environ de la banque comme s’il eût été l’un des actionnaires et se mit à lui poser un tas de questions au sujet de la ville en provoquant ses réponses par des pourboires répétés. Bientôt la jeune femme sortit de l’établissement, paraissant royalement inconsciente de l’existence du jeune homme à la sacoche, et suivit son chemin.

 

– Est-ce que cette jeune femme n’est pas Miss Polly Simpson ? demanda Jimmy insidieusement.

 

– Non, dit le gamin, c’est Miss Annabel Adams. C’est son p’pa qui est propriétaire de la banque. Qu’est-ce que vous êtes venu faire à Elmore ? Qu’est-ce que c’est qu’ça ? Une chaîne de montre en or ? J’vais avoir un bulldog. Vous n’avez plus de pièces pour moi ?

 

Jimmy se rendit à l’hôtel Planters, se fit inscrire sous le nom de Ralph D. Spencer, et loua une chambre. Il s’appuya sur le comptoir et exposa son programme à l’employé. Il lui dit qu’il était venu à Elmore pour chercher une situation dans les affaires. Comment marchait la chaussure en ce moment dans la ville ? Il avait pensé à s’établir dans la chaussure. Quelles étaient les perspectives ? L’employé fut impressionné par les vêtements et les manières de Jimmy. Il s’était cru lui-même jusqu’à maintenant une espèce de champion de la mode parmi la jeunesse maigrement dorée d’Elmore, mais il venait de découvrir soudain son infériorité. Tout en essayant de deviner comment Jimmy faisait son nœud de cravate, il lui donna cordialement tous les renseignements désirés.

 

Oui, il y avait certainement de bonnes perspectives dans la chaussure. Il n’y avait pas à proprement parler de boutiques de chaussures en ville. Les souliers étaient vendus par les bazars et les épiciers. D’ailleurs les affaires étaient prospères dans toutes les branches. Il espérait que M. Spencer se déciderait à s’établir à Elmore, et qu’il s’y plairait et trouverait les habitants très agréables.

 

M. Spencer répliqua qu’il s’arrêterait certainement quelques jours dans la ville pour étudier la situation. Non, inutile d’appeler le groom : il porterait sa sacoche lui-même, elle était assez lourde.

 

M. Ralph Spencer, le phénix qui renaissait des cendres de Jimmy Valentine (des cendres produites par les flammes d’un accès sentimental soudain et altératif), s’établit à Elmore et se mit à prospérer. Il ouvrit une boutique de chaussures et s’assura bientôt une confortable clientèle.

 

Il réussit également bien dans la société mondaine de la ville et se fit de nombreux amis. Et enfin, il accomplit le secret désir de son cœur. Il fit la connaissance de Miss Annabel Adams et fut de plus en plus séduit par ses charmes.

 

Au bout d’un an, M. Ralph Spencer se trouvait dans la situation suivante : il avait acquis le respect de la communauté, son magasin de chaussures était florissant, et il devait épouser Miss Annabel Adams dans quinze jours.

 

M. Adams, un typique banquier provincial, lourd et laborieux, estimait beaucoup Spencer. Annabel était aussi fière de lui qu’elle en était éprise. Il se sentait autant chez lui dans la famille de M. Adams et dans celle de la sœur d’Annabel, qui était mariée, que s’il en eût déjà fait partie.

 

Un jour, Jimmy s’assit dans sa chambre et écrivit la lettre suivante, qu’il expédia par un moyen sûr et détourné à l’un de ses vieux amis de Saint-Louis :

 

« Cher vieux Copain,

 

« J’ai besoin de te voir chez Sullivan, à Little Rock, mercredi prochain à 9 heures du soir. J’aurai recours à toi pour liquider quelques petites affaires. Et en même temps je désire te faire cadeau de ma trousse d’outillage. Je sais que tu seras heureux de l’avoir, car tu ne pourrais pas te procurer la même, pour un millier de dollars. Tu sais, Billy, j’ai abandonné le vieux truc il y a un an. J’ai acheté un beau magasin. Je gagne maintenant ma vie honnêtement et je vais épouser dans quinze jours la plus belle fille de la terre. C’est la vraie vie, Billy, la vie honnête et droite. Je ne voudrais pas maintenant pour un million toucher à l’argent d’un autre homme. Lorsque je serai marié, je vendrai mon magasin, j’irai m’établir dans l’Ouest où je courrai moins de risques de voir de vieilles histoires se retourner contre moi. Je te le dis, Billy, c’est un ange. Elle croit en moi ; et pour rien au monde je ne voudrais recommencer maintenant à faire la moindre malhonnêteté. Tâche d’être exact au rendez-vous chez Sullivan car il faut que je te voie. J’emporterai les outils avec moi. Ton vieil ami.

 

JIMMY.

 

Le lundi suivant l’expédition de cette lettre, Ben Price arriva discrètement à Elmore dans une voiture de livraison. Il se mit à flâner tranquillement dans la ville, selon son habitude, jusqu’à ce qu’il eût trouvé ce qu’il désirait savoir. De la pharmacie située en face du magasin de chaussures de Spencer, il put contempler tout à son aise, à travers la rue, son propriétaire.

 

– Alors, on va épouser la fille du banquier, hein ! murmura Ben entre ses dents. Hem ! ce n’est pas encore fait !

 

Le lendemain matin, Jimmy prit son petit déjeuner chez les Adams. Il devait partir ce jour-là pour Little Rock afin de commander son costume de mariage et d’acheter un joli présent pour Annabel. Ce serait la première fois qu’il quitterait la ville depuis son arrivée à Elmore. Il y avait maintenant plus d’un an qu’il avait renoncé à son ancienne profession et il pensait pouvoir s’aventurer au dehors sans danger.

 

Après le breakfast, une grande partie de la famille sortit avec Jimmy : M. Adams, Annabel et la sœur d’Annabel avec ses deux petites filles âgées respectivement de cinq et neuf ans. Ils accompagnèrent Jimmy jusqu’à l’hôtel où il logeait encore ; puis lorsque celui-ci redescendit avec sa valise qu’il était allé chercher dans sa chambre, ils se dirigèrent tous ensemble vers la banque. Là, devant la porte, se tenait la voiture de Jimmy, avec Dolph Gibson, qui devait le conduire à la gare.

 

Tout le monde pénétra dans le grand hall de la banque et passa de l’autre côté des comptoirs aux barreaux de vieux chêne luisant et ouvragé Jimmy les suivit, car le futur gendre de M. Adams était le bienvenu partout. Les employés étaient heureux d’être salués par ce beau et agréable jeune homme qui allait épouser Miss Annabel. Jimmy posa sa valise par terre. Annabel, dont le cœur bouillonnait de bonheur et de pétulante jeunesse, mit le chapeau de Jimmy sur sa tête et empoigna la valise.

 

– Est-ce que je ne ferais pas un chic commis voyageur ? demanda Annabel. Mon Dieu ! Ralph, comme c’est lourd ! On dirait que c’est plein de lingots d’or !

 

– Oui, répondit Jimmy froidement, je l’ai remplie avec des chausse-pieds en acier nickelé que je renvoie au fournisseur. Je fais cela pour éviter les frais de transport. Je deviens terriblement économe !

 

La banque d’Elmore avait fait installer récemment un nouveau coffre et une nouvelle voûte blindée. M. Adams en était très fier et il était heureux de le montrer à tout le monde. La voûte était petite, mais elle était munie d’une porte blindée d’un nouveau modèle, qui se fermait au moyen de trois solides pênes d’acier manœuvrés simultanément par une seule poignée et qui était munie d’une combinaison brevetée. M. Adams, d’un air rayonnant, en expliqua le fonctionnement à M. Spencer, qui se montra poliment intéressé bien que parfaitement profane en la matière. Les deux enfants, May et Agatha, étaient fascinées par le métal luisant et le mécanisme complexe de la serrure.

 

Tandis qu’ils étaient ainsi occupés, Ben Price entra dans le hall et s’accouda sur le comptoir, jetant de temps en temps un coup d’œil entre les barreaux. Il dit à l’employé qui l’interrogea qu’il n’avait besoin de rien ; il attendait seulement une personne qu’il connaissait.

 

Tout à coup on entendit plusieurs cris perçants poussés par les femmes en même temps qu’une violente commotion. Sans être aperçue de ses parents, May, la petite fille de neuf ans, pour s’amuser, venait d’enfermer Agatha dans la voûte. Elle avait baissé la poignée de la serrure et tourné le bouton de la combinaison, comme elle l’avait vu faire à M. Adams. Le vieux banquier sauta sur la poignée et la secoua violemment pendant quelques instants.

 

– Impossible… d’ouvrir… la porte ! fit-il en gémissant, combinaison… pas encore… oh ! Dieu !

 

La mère d’Agatha se mit à pousser de nouveaux cris hystériques.

 

– Silence ! dit M. Adams en levant sa main tremblante. Taisez-vous tous pendant un moment !

 

Puis il se mit à crier aussi fort qu’il pouvait :

 

– Agatha, écoute-moi !

 

Pendant le silence qui suivit ces mots, ils ne purent que percevoir faiblement les hurlements de l’enfant frappée de terreur dans la sombre voûte.

 

– Ma petite chérie ! s’écria la mère, elle va mourir de frayeur ! Ouvrez la porte. Oh ! je vous en prie, ouvrez-la, fracturez-la ! Faites quelque chose !…

 

– Le seul homme qui puisse ouvrir cette porte, dit M. Adams, d’une voix tremblante, habite, à Little Rock. Mon Dieu, Spencer, qu’allons-nous faire ? Cette enfant… elle ne peut pas rester longtemps là-dedans. Il n’y aura bientôt plus assez d’air et en outre la frayeur va la faire tomber en convulsions.

 

La mère d’Agatha se mit à frapper frénétiquement la porte de la voûte avec ses mains. Quelqu’un parla de dynamite. Annabel tourna vers Jimmy ses grands yeux pleins d’angoisse, mais pas encore de désespoir. Pour une femme, rien ne semble tout à fait impossible à l’homme qu’elle vénère.

 

– Ne pouvez-vous rien faire, Ralph ? Ne voulez-vous pas essayer ?

 

Il la contempla un instant d’un long et profond regard, avec un étrange et doux sourire sur les lèvres.

 

– Annabel, dit-il, donnez-moi cette rose que vous portez, voulez-vous ?

 

Bien qu’elle crut l’avoir sans doute mal compris, elle prit le bouton de rose qui était épinglé sur son sein et le lui tendit. Jimmy le mit dans la poche de son gilet, enleva son veston et retroussa ses manches. Dès ce moment-là, Ralph D. Spencer disparut et fit place à Jimmy Valentine.

 

– Ôtez-vous tous de devant la porte, ordonna-t-il brièvement.

 

Il posa sa sacoche sur la table et l’ouvrit. À partir de cette minute il parut être devenu inconscient de la présence des spectateurs. Il étala rapidement et avec ordre les instruments étranges et luisants, tout en sifflotant doucement comme il avait l’habitude de le faire lorsqu’il était au travail. Immobiles et silencieux, comme s’ils avaient été soudain ensorcelés, les autres le regardaient faire. Au bout d’une minute, le foret d’acier de Jimmy attaqua doucement la porte d’acier. En dix minutes, battant son propre record professionnel, Jimmy repoussa les pênes et ouvrit la porte. Agatha, presque évanouie mais saine et sauve, se trouva immédiatement dans les bras de sa mère.

 

Jimmy Valentine remit son veston, traversa les comptoirs et se dirigea vers la porte d’entrée. Tout en marchant, il lui sembla entendre une voix lointaine et bien connue appeler : « Ralph !… » mais il n’eût même pas une seconde d’hésitation.

 

À la porte il rencontra un homme de haute taille qui se trouvait sur son chemin.

 

– Allo, Ben, dit Jimmy toujours avec son étrange sourire, vous voilà enfin ? Eh bien ! allez-y ! Après tout, cela m’est égal maintenant.

 

Et alors, Ben Price agit d’une manière assez étrange.

 

– Je crois que vous vous trompez, M. Spencer, dit-il. Je ne me rappelle pas vous avoir jamais rencontré… Est-ce que ce n’est pas votre voiture qui vous attend là dehors ?

 

Et Ben Price fit demi-tour, sortit et s’éloigna sans se retourner.

 

FIN

 

 

 

 

 

 


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Septembre 2008

 

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Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : JacquesC, Jean-Marc, PatrickB, PatriceC, Coolmicro, Fred et Jean-YvesL.

 

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[1] Tirer dans le sol d’une mine que l’on veut vendre des coups de fusil chargés de poudre d’or afin de duper l’acheteur N. D. T.

[2] Dans la version originale : « in a adequate amount of necessary conversation ». (Note du correcteur – ELG.)

[3] Dans la version originale : « for his capture and conviction ». (Note du correcteur – ELG.)

[4] Dans la version originale : « the locality, disposition, or secretiveness » ; secretiveness signifie dissimulation, goût du secret. (Note du correcteur – ELG.)