Pierre Alexis Ponson du Terrail

LE CHAMBRION

(1865)

AVANT-PROPOS

I

Qu’est-ce qu’un Chambrion ?

Dans ces villages perdus en fond de forêt, comme disent les chasseurs, le Chambrion est un paysan qui a fait implicitement vœu de solitude et de célibat.

S’il a un peu de bien, il le cultive ; s’il n’en a pas, il va en journée, soit comme laboureur, vigneron ou batteur en grange, soit comme bûcheron.

Le Chambrion vit seul dans une petite maison presque toujours éloignée de toute autre habitation, et la plupart du temps placée sous bois.

Il fait son ménage, sa cuisine, rapetasse ses vêtements, et l’hiver, quand la neige lui défend toute autre besogne, il ne dédaigne pas de se filer un brin de laine pour se faire des bas.

Presque toujours, le Chambrion est un être sur lequel plane quelque mystérieuse histoire ou pèse quelque souvenir pénible.

L’un est enfant de l’hospice, l’autre a eu des parents qui avaient une mauvaise réputation.

Il en est qu’on accuse d’un brin de sorcellerie.

D’autres passent pour avoir des remèdes contre le charbon, la rage et la picote.

Si, le dimanche, ils se risquent dans le cabaret du village, on les accueille avec un étonnement mêlé de crainte.

Au bal, le Chambrion ne trouve pas souvent une fille qui consente à danser avec lui.

Il n’y a que peu d’exemples qu’un Chambrion ait fini par se marier.

Du reste, il est généralement bon ouvrier, honnête, serviable et hospitalier.

Le chasseur pris par la pluie trouve chez le Chambrion un abri, un feu de ramée et un pichet de boisson.

D’aucuns l’accusent d’être braconnier ; et, par le fait, qui donc serait mieux placé que lui pour exercer cette coupable industrie ?

Sa maison touche à la forêt ; mieux que personne, il doit connaître les passées, entendre rappeler les perdreaux, voir sauter les lièvres et les lapins à la sortie, c’est-à-dire au crépuscule.

Il juge, par le vol-ce-l’est d’un chevreuil légèrement marqué sur la boue d’une allée forestière, si c’est une chevrette ou un brocard.

Les fusées, la trace et les pigaches des sangliers lui sont familières.

Cependant, le Chambrion n’a jamais eu un procès.

Les gardes sourient quand on leur dit qu’il est braconnier ; par pure condescendance pour un propriétaire voisin jaloux de sa chasse, les gendarmes ont bien voulu rechercher chez lui des filets, des appeaux, le collet classique et la non moins classique chanterelle, mais ils n’ont rien trouvé. On avait calomnié le Chambrion.

Un dernier trait caractéristique.

Le Chambrion a généralement l’esprit plus cultivé que les autres paysans.

Il sait lire et écrire ; il emprunte des livres au curé et au maître d’école.

Quelquefois même, il compose des chansons naïves, paroles et musique, qu’il chante, le soir, en traversant les grands bois qui entourent sa demeure.

II

Le voyageur qui part de Paris en automne par un train du matin, voit fuir rapidement, à droite et à gauche du convoi, cette belle nature des bords de la Seine qu’a chantée en vers de six pieds la sensible Mme Deshoulières. Bientôt les collines vertes, les prés bordés de peupliers, les villas coquettes bâties à mi-côte, et les villages blancs, sentinelles avancées qui semblent dire : « La grande ville est là, derrière l’horizon », tout cela s’évanouit.

Quand les clochers gris et la tour ruinée de la jolie ville d’Étampes ont disparu derrière lui, le voyageur sent son cœur se serrer.

Le désert est là !

Un désert de champs cultivés, un horizon désolé de terres fertiles, où tout a été sacrifié à la spéculation et au rapport.

C’est la Beauce !

La Beauce, sans un arbre, sans un pli de terrain, sans un ruisseau, sans une mare ; la Beauce, brûlante en été, glacée en hiver.

Pendant plus d’une heure, vous traversez cet océan de mottes de terre et de guérets dépouillés ; puis enfin une ligne noire borde l’horizon.

C’est la forêt d’Orléans.

Mais vous n’avez pas le temps de respirer et de prendre courage, car, après la forêt, c’est la ville.

Une ville triste, déserte, abandonnée, peuplée de vieux hôtels où l’herbe pave les cours. Une Thébaïde de toits et de rues comme la Beauce est une solitude de champs et de fermes.

Heureusement, bientôt votre cœur se dilatera.

Le convoi a passé, rapide, sur la Loire ; il sort du val, il arrive en Sologne.

Alors, point n’est besoin d’être artiste ou poète pour admirer ce mélancolique pays. La Sologne est un vaste territoire d’une adorable et charmante tristesse.

Il est couvert de grands bois, coupé de petits cours d’eau, constellé d’étangs, et çà et là, au travers de futaies de sapins, le soleil couchant arrache des myriades d’étincelles aux vitres flamboyantes d’un vieux château bâti en briques rouges.

C’est dans ce pays que va se dérouler notre histoire.

CHAPITRE PREMIER

– File par-là, Gendarme, et va-t’en droit à la maison.

Ainsi parlait un jeune garçon de quinze à seize ans, un soir du mois d’octobre de l’année 186., à la lisière d’un bois, non loin de Salbris, un chef-lieu de canton de Sologne.

Il s’adressait à un chien qui comprit merveilleusement sans doute, car il tourna les talons, mit la queue entre les jambes, et, au lieu de s’en aller à travers champs, se glissa dans un fossé qu’il suivit à la façon des renards.

Quant au jeune garçon, il cacha son fusil dans une broussaille et s’enfonça dans le bois, courant à perdre haleine et se disant :

« – Si je puis arriver chez le Chambrion avant que ce damné Maupert, le garde aux Clappier, m’ait rejoint, je suis sauvé. »

Et tout en courant, il entortillait dans sa blouse un lièvre encore chaud qu’il venait de tuer et qu’il ne voulait pas abandonner. Le bois était serré, mais le jeune garçon rampait, courait, se glissait, sautait et passait au travers des jeunes taillis et des buissons comme un lapin chassé par des briquets de bon pied.

Et en moins d’un quart d’heure, il arriva au bord d’une clairière au milieu de laquelle se dressait une maisonnette dont le toit laissait échapper un filet de fumée.

Il était jour encore, mais la nuit n’était pas loin – une nuit humide et froide comme octobre en amène dans ce fiévreux et mélancolique pays de Sologne.

Le petit braconnier franchit la clairière en trois bonds, arriva à la porte de la maisonnette, mit la main sur le loquet et se précipita à l’intérieur en criant :

– Sauve-moi, Chambrion !

Un homme était assis devant un feu de souches de chêne et de branches de sapin qui flambaient assez pour éclairer, de concert avec les rayons du jour mourant, l’intérieur de la maisonnette et les pages d’un livre que cet homme tournait lentement, lorsque le jeune garçon était si subitement entré chez lui.

Il posa son livre sur un billot placé à côté de lui et se leva.

– Ah ! c’est toi, Brocard, lui dit-il. Un garde est à ta poursuite, tu crains un procès-verbal, peut-être même la prison… et tu crois qu’en te réfugiant ici, tu seras hors de danger.

– Tu peux me sauver si tu le veux, Chambrion, dit l’enfant.

– Cela dépend. Si c’est un garde du gouvernement…

– Non, dit celui à qui il avait donné le singulier nom de Brocard, c’est Maupert, le garde à cette canaille de père Clappier.

À ce nom, le propriétaire de la maisonnette tressaillit, un nuage passa sur son front, et un éclair de sombre haine brilla dans ses yeux.

– Assieds-toi là, dit-il, et chauffe-toi.

– Mais si Maupert vient…

– Maupert n’entre jamais ici.

– Mais mon lièvre…

Et l’enfant laissa tomber le lièvre sur le sol battu de la cabane.

Le Chambrion ramassa le lièvre, tira un couteau de sa poche, fit une incision à la patte gauche entre le tibia et le tendon, passa la patte droite dans cette ouverture et suspendit ensuite le lièvre sous le manteau de la cheminée.

– Eh bien, dit-il, est-ce que je n’ai pas le droit d’avoir un lièvre chez moi, puisque les gens du château m’ont pris un permis de chasse et que nous sommes ici sous les bois qui descendent des Sapinières ?

Comme le Chambrion parlait ainsi, on entendit au-dehors un bruit de voix confuses et de pas précipités.

– C’est Maupert, dit l’enfant qui tremblait encore un peu.

– Si c’est lui, il n’est pas seul, toujours…

En effet, les pas et les voix se rapprochèrent, et le Chambrion, collant son visage au châssis garni de papier huilé qui servait de fenêtre à sa maison, regarda au-dehors.

Deux hommes armés de fusils entraient alors dans la clairière. L’un avait la barbe déjà grisonnante ; il était vêtu d’une blouse bleue sur laquelle s’étalait la large bretelle ornée d’une plaque d’un carnier de garde.

L’autre, qui était un jeune homme de vingt-sept ou vingt-huit ans, portait une veste de chasse en velours vert bouteille, formant carnassière, de grandes guêtres de cuir montant au genou, et une de ces casquettes, pareillement en velours, qu’en terme de métier on appelle un melon.

Arrivés à cent pas de la maisonnette, ces deux hommes parurent se consulter, et le Chambrion, qui avait l’ouïe aussi fine que la vue perçante, entendit le colloque suivant :

– Monsieur Hector, je mettrais ma main au feu que ce petit brigand de Brocard est chez le Chambrion.

– Eh bien, il faut aller l’y chercher, répondit l’homme au melon.

– Alors, allez-y, vous, monsieur Hector ; vous savez que je n’entre jamais chez François Véru.

– Pourquoi donc, ça ?

– Nous avons eu des raisons dans le temps.

– C’est-à-dire, fit M. Hector, qu’un jour, tu lui as cherché querelle, et qu’il t’a rossé d’importance.

– C’est encore possible, fit le garde d’un ton maussade.

– Eh bien, moi, j’y vais, et si le Brocard y est, je te l’amènerai par l’oreille.

– Cette fois, grommela le garde, je ferai mon procès-verbal de façon qu’il ira en prison. Il y a récidive.

Le jeune homme à la veste de chasse fit quelques pas vers la maisonnette.

Alors, le Chambrion se retourna et montra silencieusement au petit braconnier une échelle appliquée contre le mur, et qui mettait le rez-de-chaussée de sa maison en communication avec le fenil.

L’enfant grimpa, leste comme un chat, et disparut dans le grenier, dont il laissa retomber la trappe.

Quand la trappe du grenier fut retombée, le Chambrion enleva l’échelle, la coucha horizontalement derrière la porte, puis vint se rasseoir tranquillement auprès du feu et reprit le livre qu’il avait tout à l’heure à la main.

Ce Chambrion, qui répondait au nom de François Véru, était un garçon de vingt-huit ou trente ans, de taille moyenne, aux épaules carrées, au front large, à l’œil calme et bleu, à la physionomie énergique et pleine de mélancolique douceur en même temps.

C’était un paysan, mais un paysan moins grossier que les autres, si on en jugeait par la finesse de ses mains et le soin qu’il apportait à sa grande barbe d’un châtain clair.

Sa maisonnette, composée d’une pièce unique, était un modèle de propreté et de soin.

Le lit, dressé dans un coin, était enveloppé de rideaux en toile de Rouen à ramages ; un bahut en vieux poirier renfermait une vaisselle commune étincelante de blancheur ; aux murs pendaient quelques pièces de cuivre étamé, et au-dessus de la cheminée, un fusil et un couteau de chasse.

Enfin, chose assez caractéristique, dans un coin se trouvait une petite étagère qui supportait une douzaine de volumes de différentes grandeurs, les uns reliés, les autres brochés.

Le Chambrion était lettré. Il s’occupait d’apprendre une foule de choses dans les livres, par les longues soirées d’hiver, à l’époque du chômage.

Le jeune homme qui répondait au nom d’Hector frappa sur le côté extérieur de la porte deux petits coups assez discrets, et qui semblaient trahir une certaine hésitation.

François Véru, dit le Chambrion, se leva et vint ouvrir.

– Ah ! c’est vous, monsieur Hector, dit-il d’un ton de parfaite indifférence ; est-ce que vous avez soif ? ou bien auriez-vous blessé quelque ragot qui court sus à vos chiens et leur fait tête ?

– Ce n’est pas pour ça que je viens, répondit M. Hector avec embarras.

– Après ça, continua le Chambrion, impassible, peut-être avez-vous froid ! Le temps est assez dur, ce soir… Asseyez-vous… je vas vous aller chercher un pichet de boisson…

Et le Chambrion jeta une nouvelle brassée de branches de sapin dans l’âtre.

– Est-ce que vous cherchez quelque chose ? demanda le Chambrion.

– Non… mais… c’est drôle tout de même.

– Quoi donc ?

– Je ne te croyais pas seul.

– Dame ! vous voyez…

M. Hector jeta un dernier regard sous le lit et ne pensa point au grenier.

– C’est cet animal de Maupert, dit-il, qui prétendait que le Brocard était ici.

– Quel broquard ? fit François Véru, jouant sur le mot.

– Le fils à la vieille Malbèque, répondit M. Hector, cet endiablé braconnier qui nous détruit nos lapins.

– Ah ! mais, faites excuse, monsieur Hector, interrompit naïvement le Chambrion, vous ne connaissez pas bien vos limites, car alentour de ma maison, c’est les bois à la demoiselle, et si le Brocard y chassait, c’est moi que ça regarderait.

– Aussi, reprit le jeune homme, ce n’est pas pour avoir chassé par ici que j’ai affaire à lui.

– Et pourquoi donc, alors ?

– C’est pour avoir tiré un lièvre sous les croisées de la Meunerie… Il s’est sauvé… mais Maupert l’a vu… il est entré dans le bois… et je croyais…

– Monsieur Hector, dit le Chambrion, Maupert est un méchant homme, et vous avez tort de vous fier à lui.

– Mais puisque je te dis qu’il l’a vu ! fit M. Hector d’un ton impérieux.

– Eh bien, qu’il coure après, alors.

– Mais Maupert prétend, poursuivit Hector, que le Brocard est entré chez toi.

Le Chambrion eut un rire silencieux qui mit à nu ses dents blanches.

– Alors, dit-il, appelez Maupert, et dites-lui qu’il le vienne chercher.

M. Hector appela Maupert, mais le garde ne bougea pas. On eût dit qu’il n’osait approcher de la maison du Chambrion.

– Eh bien ! lui cria ce dernier d’un ton ironique, tu ne viens pas ?

Pour toute réponse, le garde tourna le dos et s’en alla. Hector le vit disparaître sous les sapins. Mais au lieu de le suivre, il revint vers le Chambrion.

– J’ai à te parler, lui dit-il.

– Ah ! c’est différent. Eh bien, allez-y, monsieur Hector, je vous écoute.

M. Hector s’assit de nouveau au coin du feu, hésita un moment, puis, paraissant faire un effort :

– Dis donc, le Chambrion, fit-il, tu connais la demoiselle, toi ?

– Pardi ! si je la connais ! répondit François Véru, qui fronça imperceptiblement les sourcils.

– Tu l’as vue souvent ?

– Oh ! presque tous les jours… Est-ce que je ne suis pas né au château, moi ?

– C’est juste. Alors, tu lui as parlé ?

– Comme je vous parle.

– Eh bien, qu’est-ce que tu en penses ?

– Ah ! dame, fit le Chambrion, vous m’en demandez long, peut-être.

– Pourquoi ça ? je tiens à savoir si elle est jolie…

– Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

– Réponds ; est-elle jolie ?

– À se mettre à genoux devant.

– Ouais ! fit M. Hector, émerveillé.

– Ah, dit le Chambrion avec un sourire narquois, ça vous allume l’imagination, ça ?

– Peut-être bien.

– Mais qu’est-ce que cela peut vous faire qu’elle soit laide ou jolie, la demoiselle ?

– C’est que j’ai un projet en tête…

– Bellement ! fit le Chambrion, toujours ironique.

– Elle a du bien, n’est-ce pas, la demoiselle ?

– Peut-être bien trois mille arpents, et des bois et des maisons à Paris… et de l’argent chez les banquiers. Mais où voulez-vous en venir, monsieur Hector ?

– À ceci. Le père Clappier est avare… il ne veut pas me donner ma dot… Si j’épousais la demoiselle, je n’aurais plus besoin de lui, j’attendrais patiemment sa mort.

Le Chambrion souriait toujours.

– Voyons ! qu’en penses-tu, François ? poursuivit M. Hector.

– Hé ! dame, faut voir…

– Tu sais bien que je n’ai pas de préjugés.

– Oh ! pour ça non, ricana le Chambrion.

– On a beau dire sur elle tout ce qu’on voudra… ça ne m’effarouche point…

– Mais, dit sèchement le Chambrion, on n’a jamais dit qu’une chose, le malheur de ses parents. Voilà tout. Ce n’est pas sa faute à elle.

– C’est égal, ricana M. Hector, les amoureux ne sont pas épais alentour.

– Peuh ! qui sait ?

– Et les épouseurs manquent à l’appel, continua le jeune homme d’un ton goguenard.

– C’est ce qui fait que vous voulez vous mettre sur les rangs.

– Dame ! tu penses que ça me conviendrait assez d’avoir les Sapinières et le reste de la dot. Faut que je voie la demoiselle.

– C’est facile, dit le Chambrion.

– Tu crois ?

– Dame, faut lui faire une visite ; elle vous recevra bien, allez ! ricana le Chambrion.

Mais le jeune homme ne s’aperçut point de la sourde ironie du paysan.

– Vas-tu souvent au château ? reprit-il.

– Cela dépend. J’y vais ce soir… la demoiselle m’a fait demander.

– Eh bien ! dit M. Hector, parle-lui de moi. Tu verras ce qu’elle pense…

– Je n’y manquerai pas, répondit le Chambrion.

– Et je reviendrai demain, ajouta le fils Clappier. Tu me diras ce qu’elle aura dit.

– Oui, monsieur Hector.

– Adieu… à demain…, ajouta le jeune homme en s’en allant. Tu me jures bien, n’est-ce pas, que Brocard n’est pas chez toi ?

– Bon ! répliqua François Véru en riant, pour un chasseur, monsieur Hector, vous manquez joliment au proverbe que « quiconque chasse deux lièvres en même temps fait buisson creux » ! Puisque vous vous occupez de la demoiselle, laissez donc le Brocard tranquille.

– Tu as raison, après tout, dit M. Hector, qui se reprit à songer à cette mystérieuse héritière dont personne, à son dire, ne voulait, et qui avait cependant une belle dot.

Et il s’en alla en répétant le mot :

– À demain.

François Véru, dit le Chambrion, demeura au seuil de sa porte jusqu’à ce qu’il l’eût vu disparaître de l’autre côté de la clairière, puis il rentra chez lui, referma sa porte, et, ne songeant plus à l’enfant qu’il avait caché dans le grenier, il s’assit au coin du feu et tomba en une rêverie profonde.

– Fatalité inouïe ! murmura-t-il enfin. Faut-il donc qu’une pareille idée ait germé dans l’esprit de cet imbécile ! Il est capable de se présenter au château… de faire sa demande à Mme Gertrude ! Et, dussé-je parler… jamais le fils de ce brigand de Clappier…

Le Chambrion s’arrêta, essuya quelques gouttes de sueur qui avaient subitement perlé à son front, puis, se souvenant du Brocard, il plaça de nouveau l’échelle sous la trappe du grenier.

Le Brocard, qui était aux aguets, souleva la trappe et montra sa mine futée.

– Sont-ils partis ? demanda-t-il.

– Oui, descends.

Le Brocard dégringola lestement, moitié hardi, moitié tremblant encore.

– Ils ne reviendront pas, au moins ?

– Non, ne crains rien. Viens te chauffer ; quand il sera nuit, tu t’en iras.

– Pourvu que Maupert ne me guette pas dans les environs…

– Je t’accompagnerai jusqu’à la lisière du parc des Sapinières, et je te donnerai une commission pour M. Horace.

– Ça me va, dit l’enfant.

Le Chambrion passa son bourgeron sur sa veste, prit son carnier, ce meuble indispensable au Solognot, et son fusil, qu’il posa sur son épaule à la façon d’un soldat en marche.

– Viens, dit-il au Brocard.

– Et mon lièvre ? fit le gamin, est-ce que vous le gardez ?

– Tu l’aurais vendu, n’est-ce pas ?

– Oui, à Chambolle le poulailler, qui s’en va tous les samedis à Romorantin, et qui s’approvisionne chez nous.

– Combien te paye-t-il un lièvre ?

– Quarante sous.

– Je t’en donne trois francs. Tiens, les voilà.

Et le Chambrion tira trois pièces de vingt sous de sa poche.

– C’est de trop… dit l’enfant, qui était consciencieux.

– Non, répliqua François Véru, si tu me promets une chose.

– Laquelle ?

– Je te dirai ça en route, partons !

Mais le Brocard posa sa main sur l’épaule de François :

– Non, dit-il, je veux savoir tout de suite. Que dois-je te promettre ?

– De ne pas chasser demain.

– Et pourquoi donc, ça ?

Le Chambrion regarda l’enfant avec tristesse.

– Je voudrais te trouver un travail honnête, qui vous donnât du pain, à toi et à ta mère.

– C’est pas possible, dit hardiment le Brocard, je suis braconnier dans l’âme ; le gibier est mon ennemi. On me donnerait du pain blanc à manger tous les jours que, si c’était au prix de ne plus toucher un fusil, je ne voudrais pas.

– Et si je te plaçais comme valet de chiens quelque part ?

– Oh ! ça m’irait, ça… pourvu qu’on pût aller à l’affût quelquefois.

– On verra ça. Viens.

Le Chambrion mit le lièvre dans son carnier, et, laissant sortir le Brocard, il tira la porte, donna un tour de clef et cacha la clef sous le volet de la fenêtre.

Puis, comme ils s’en allaient et s’engageaient dans un de ces petits sentiers de forêt qu’on appelle faux chemins, le Chambrion reprit :

– Tu détestes donc bien Maupert ?

– Ah ! le brigand, dit l’enfant, c’est lui qui est cause que mon père est mort en prison.

Un nuage passa sur le front du Chambrion à ce mot de prison, mais il continua :

– Et le père Clappier ?

– Celui-là, dit l’enfant, je voudrais le voir écorcher vif, car il nous a fait vendre, à ma pauvre mère et à moi, pour cent francs qu’on lui devait, notre dernière chaise. Nous avons été à la charité pendant un an. Aussi, quand je tue un lièvre sur les terres de la Meunerie, il me semble qu’il y en a deux.

Le Chambrion semblait se repaître de cette haine que l’enfant formulait avec une naïve crudité.

– C’est fâcheux, dit-il enfin.

– Pourquoi donc, ça ?

– Mais, parce que je t’aurais peut-être placé chez lui.

– Chez le père Clappier ? Merci ! On y crève de faim d’abord… et puis, il n’a pas de chiens…

– M. Hector en aura.

– Ah ! bien, fit l’enfant, si j’étais chez lui… je crois que je mettrais le feu au chenil !

– C’est égal, dit brusquement le Chambrion, viens me voir demain, nous verrons.

Ils arrivaient à une ligne de forêt assez large, et à l’extrémité de laquelle on apercevait les champs, sur lesquels glissait encore un rayon de jour.

– Te voilà dans un chemin, dit François Véru ; tu n’as pas de fusil, et le chemin est à tout le monde. Sauve-toi.

– Est-ce que vous ne m’envoyez pas chez M. Horace ?

– Écoute… Tu vas voir que c’est inutile…

Et le Chambrion étendit la main vers les profondeurs de la forêt. On entendait le son aigre et criard d’une corne, puis ensuite une voix jeune et sonore qui appelait :

– Holà, Ramoneau ! holà, Ravaude ! par ici, mes petits chiens !

– M. Horace, dit le Chambrion, a chassé par là-bas, du côté de la mare aux Chevrettes ; l’entends-tu rappeler ses chiens ?

– Oui, c’est son cornet et sa voix, répondit l’enfant.

– Eh bien, je vais faire la commission moi-même en le ralliant, ajouta le Chambrion.

– Mais, dis donc, François, insista l’enfant, puisque tu me veux faire valet de chiens, pourquoi ne me placerais-tu pas chez M. Horace ?

– Nous verrons ça… J’ai mon idée, viens demain.

L’enfant secoua la main du Chambrion, à qui il devait son salut, et il s’en alla en tirant sur les champs par la ligne forestière, qui était en même temps un chemin vicinal.

Le Chambrion, au contraire, s’enfonça de nouveau dans le bois, et, à travers les taillis de chênes qui remplaçaient maintenant les sapins, il se dirigea sur le chasseur dont la corne continuait à retentir.

Au bout de dix minutes, il arriva au bord d’un étang.

C’était la mare aux Chevrettes.

Le chasseur était assis au pied d’un arbre et avait placé son fusil auprès de lui.

Un de ses chiens accourait par le bord de l’étang, l’autre aboyait au perdu sous bois, à une faible distance.

Il était à peu près nuit ; cependant, une clarté crépusculaire ricochait sur l’eau dormante de l’étang, et le chasseur aperçut François Véru sortant du fourré.

– Bonjour, Chambrion, lui cria-t-il.

– Bonsoir, monsieur Horace. J’ai entendu votre corne et je suis venu… Est-ce que vous ne retrouvez pas vos chiens ?

– Si, Ravaude est là… et Ramoneau m’a entendu… et puisque te voilà, François, tu vas me donner un coup de main pour emporter ce gaillard-là…

Le Chambrion aperçut alors un magnifique brocard étendu aux pieds du jeune chasseur.

Car le chasseur était un tout jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, d’une tournure élégante et d’une physionomie ouverte et franche qui n’était point sans beauté.

– Ah ! ah ! dit le Chambrion, ça fait bien le trentième cette année, n’est-ce pas ?

– À peu près. Où allais-tu quand tu m’as entendu ?

– Aux Sapinières, dit le Chambrion.

M. Horace tressaillit.

– Tu es bien heureux, toi, dit-il, de pouvoir entrer au château quand bon te semble.

– Vous croyez ? fit mélancoliquement le Chambrion.

– Hélas ! soupira le chasseur. Tandis que moi…

– Vous, monsieur Horace, vous n’y allez que trop souvent…

– Que veux-tu ? Si tu savais comme j’aime Denise…

Le Chambrion s’assit familièrement auprès du chasseur et lui dit avec un accent de tristesse :

– Avez-vous jamais songé à ce qui arriverait si la demoiselle savait la vérité ?

– Tais-toi, Chambrion, tais-toi !

– Et elle saura tout un jour ou l’autre… On a beau ne laisser personne arriver jusqu’à elle… Les gens de ce pays sont méchants…

– J’ai bien souvent pensé à l’enlever, à l’emmener loin d’ici…

– Mme Gertrude ne veut pas, dit le Chambrion. Elle est comme moi et comme vous, monsieur Horace, elle sait bien que votre père…

– Oh ! je le jurerais, dit le jeune homme avec véhémence, mon père était innocent de l’action infâme qu’on lui reproche !

– Certes, oui, je le crois comme vous, murmura le Chambrion d’une voix émue, mais tout le pays croit le contraire… et il y a comme un abîme entre la demoiselle et vous.

– Et cependant, tu sais si je l’aime…

– Oh ! oui, balbutia le Chambrion.

Puis il se leva et prit le chevreuil, qu’il chargea sur ses épaules.

– Allons, venez, monsieur Horace, dit-il, et préparez-vous à une mauvaise nouvelle que je vais vous donner…

– Que dis-tu ? fit le jeune homme avec angoisse.

– Il se présente un épouseur pour la demoiselle.

– Hé ! que m’importe ! Denise le refusera.

– Oui, dit le Chambrion, mais cet épouseur lui dira qui vous êtes… et alors…

– Tais-toi ! tais-toi, François ! s’écria M. Horace d’une voix étranglée.

Le Chambrion s’était mis en route d’un pas inégal et brusque.

– Je vous conterai ça plus tard, dit-il ; venez, car il y a un bout de chemin d’ici chez vous.

– Oui, mais nous sommes tout près des Sapinières, et tu vas y porter le chevreuil.

– Soit, dit le Chambrion, et en sortant, j’irai chez vous, car je veux vous causer…

Le chasseur tendit la main au Chambrion, siffla son second chien qui, sortant des broussailles, contournait l’étang, et tous deux se séparèrent à une bifurcation de sentiers.

Alors le Chambrion, qui portait le chevreuil sur ses épaules comme il eût porté un lièvre, doubla le pas, se coula au travers d’un grand taillis, et arriva à la brèche d’une haie.

Cette haie clôturait le parc du château des Sapinières…

Le Chambrion entra par la brèche et, s’adressant à lui-même, il murmura :

– Mais, misérable, n’auras-tu donc pas le courage de parler ?

CHAPITRE II

Qu’était-ce que le château des Sapinières, la demoiselle, le père Clappier et M. Horace ? C’est ce que nous allons vous dire en vous racontant un drame terrible et mystérieux qui s’était déroulé dans le pays quatorze ans auparavant.

Au mois de mai de l’année 1840, la diligence qui faisait le service d’Orléans à Vierzon déposa un voyageur à Salbris.

C’était un homme d’environ trente ans, d’une mise distinguée, d’une politesse parfaite et qui sentait son gentilhomme d’une lieue.

Comme il était arrivé à huit heures du soir, il coucha dans la modeste auberge où relayait la diligence et attendit au lendemain pour se faire conduire chez maître X…, notaire à Salbris.

– Monsieur, lui dit-il, la commune de *** dépend de votre notariat, et vous êtes chargés de vendre le château des Sapinières. Je désire visiter cette propriété, et l’acheter, si elle me convient.

Le notaire fit visiter la propriété ; son prix était de quatre cent mille francs.

Le voyageur ne marchanda pas. Il versa deux cent mille francs dans les mains du notaire qui lui remit une quittance au nom du baron de Méreuil, officier démissionnaire, et convint que les deux cent mille francs qui devaient parfaire le prix de la propriété seraient comptés à un an de là, c’est-à-dire au mois de décembre 1841.

Or, le château des Sapinières, que M. le baron de Méreuil venait d’acquérir, avait pour vendeur un certain M. Clappier, homme du pays, qui avait amassé sa fortune dans le commerce des biens.

Maître Clappier – on l’appelait encore ainsi – était le fils d’un marchand de bois qui lui avait laissé une assez jolie fortune.

C’était un homme grand, sec, maigre, plus près de quarante ans que de trente, âpre au gain, dur au paysan, paysan lui-même, vivant l’hiver à Romorantin, petite sous-préfecture ennuyeuse comme un jour de pluie, et l’été dans sa propriété de la Meunerie.

La Meunerie était une bicoque bâtie au milieu de trois fermes achetées successivement, et qui constituaient le domaine du sieur Clappier.

Une vieille maison, de vieilles charpentes, un maigre jardin potager, un verger planté de pommiers, une pépinière d’acacias, qu’on décorait pompeusement du nom de parc, telle était cette propriété que Mme Clappier, née Jousserand, appelait dans ses jours de vanité le château de la Meunerie.

Aux environs d’Orléans, le nom de château est appliqué au moindre colombier.

C’est le seul luxe de cette population cupide qui se refuse tout confortable, par l’excellente raison que les mots seuls ne coûtent rien. On paye des gages aux domestiques, et les chevaux ont besoin d’avoine ; mais on peut, sans bourse délier, se faire adresser des lettres dans une masure qui prend tout de suite la dénomination de château.

Donc, on disait le château de la Meunerie, comme on disait le château des Sapinières.

Mais les Sapinières étaient un vrai château construit à la fin du règne de Henri IV, avec fossés, tourelles, parc d’une lieue carrée et le reste à l’avenant.

Le bonhomme Clappier l’avait acheté pour le morceler, et la chose eût été faite, si M. le baron de Méreuil n’était arrivé à propos pour sauver ce joli domaine.

L’acte d’acquisition passé, M. de Méreuil repartit le soir même, annonçant son prochain retour.

En effet, dans les premiers jours de janvier, on le vit revenir, non plus en diligence, mais en chaise de poste, accompagnant une jeune et jolie femme, un enfant de deux ans, et escorté par deux domestiques et une nourrice.

M. de Méreuil s’installa au château des Sapinières. Il adorait sa femme, il fuyait le monde et avait des goûts de solitude.

Il se composa un petit équipage de chasse, monta son écurie et, dès la première année, se fit une vie de gentilhomme campagnard.

Mais à quinze lieues à la ronde, alentour d’Orléans, soit au nord, soit au midi, on n’est pas impunément étranger.

M. de Méreuil était un homme bien né, bien élevé, riche, affable ; sa femme était belle et charmante.

Cela suffisait.

Le cancan de province commença à aller son train.

D’où venaient ces gens-là ?

N’étaient-ce pas des aventuriers ? Et des gens qui n’avaient rien à se reprocher, rien à cacher, viendraient-ils ainsi dans un pays qui n’était pas le leur ?

La ville de Romorantin fut en émoi.

Le président du tribunal en parla à l’audience, le maire en causa avec son conseil municipal.

On questionna le bonhomme Clappier.

Le bonhomme Clappier répondit que l’argent de M. de Méreuil lui avait semblé de bon aloi.

Mais madame Clappier avoua que M. de Méreuil était un homme mal élevé, et que sa femme avait l’air d’une comédienne, ce qui est la suprême injure dans la bouche d’une femme de province sotte et méchante.

D’ailleurs, Mme Clappier était payée pour ne point aimer les châtelains des Sapinières ; et pour faire comprendre ses raisons, qu’on nous permette une esquisse rapide de cette individualité, qui ne sera pas une des moins saillantes de cette histoire.

Mlle Lucinde-Fortunée Jousserand, fille d’un quincaillier d’Orléans, avait passé sa jeunesse à lire des romans de chevalerie et à se persuader qu’elle épouserait tôt ou tard quelque preux de la Table Ronde.

Mais le père Jousserand, quincaillier dans la rue du Bourdon-Blanc, à l’enseigne de La Clef d’Or, l’avait mariée au fils Clappier, et dès lors la poétique Lucinde avait dû renoncer à entrer dans la noblesse.

Cependant, lorsque maître Clappier acheta pour le dépecer et le revendre morceau par morceau le château des Sapinières, sa femme fit un rêve : le rêve de quitter la Meunerie pour aller habiter cette belle résidence, se réservant d’appeler plus tard son fils M. Clappier des Sapinières.

Homme positif, mais un peu Normand, le bonhomme Clappier n’avait jamais dit ni oui ni non, pour éviter des querelles de ménage ; mais il avait, un beau matin, vendu les Sapinières au baron de Méreuil, et Mme Clappier, désappointée, avait juré une haine violente à l’étranger qui brisait ainsi son rêve de grandeur.

M. et Mme de Méreuil s’occupèrent peu des cancans de la province et, tout entiers aux soins de leur installation, ils se bornèrent avec leurs voisins à de froides visites de politesse.

Cependant, il y avait à une lieue des Sapinières une petite propriété habitée par un chasseur déterminé qui se lia tout de suite avec le baron de Méreuil.

La propriété se nommait Le Sausseux ; son possesseur, Armand de Verne.

M. de Verne était veuf, bien qu’il eût trente-cinq ans à peine, il avait eu de son mariage un fils que les parents de sa femme élevaient dans l’Artois, le pays qu’ils habitaient eux-mêmes.

M. de Verne, qui vivait à Paris l’hiver, passait l’été et l’automne au Sausseux.

Il ne tarda pas à devenir le commensal du château des Sapinières, et la province, qui n’avait rien à faire, aiguisa ses langues charitables, et un beau jour le bruit courut que Mme de Méreuil avait accepté de lui une cour qui n’était pas très respectueuse.

Ces calomnies, sourdes et vagues d’abord, prirent une certaine consistance vers la fin du mois de novembre 1841, grâce à un voyage que M. de Méreuil fit à Paris.

Le baron était allé réaliser une somme importante avec laquelle il comptait parfaire le prix des Sapinières. Quand il revint, sa première visite fut pour la famille Clappier.

Il passa une partie de la soirée à la Meunerie et ne revint chez lui que fort tard.

Les domestiques qui le virent rentrer lui trouvèrent une mine sombre et soucieuse ; puis, peu après, ils l’entendirent entrer chez la baronne, qui était au lit, et ils rapportèrent depuis qu’il avait eu avec elle une altercation violente.

Après quoi, tout rentra dans le silence et le sommeil.

Mais le lendemain de ce jour, un bruit sinistre, épouvantable, se répandit avec la rapidité de l’éclair dans tout le pays environnant.

Mme de Méreuil avait été trouvée morte dans son lit, et son cou portait des traces de strangulation.

Quant au baron, on le trouva dans son cabinet, la gorge coupée avec un rasoir et ne donnant plus signe de vie.

La fenêtre était ouverte. Au bas de la fenêtre, on trouva une trace de pas qui se dirigeait à travers le potager vers les fourrés du parc.

La justice, qui se transporta sur les lieux, n’interpréta point cet indice dans le sens d’un crime.

Elle accueillit les rumeurs de la province, qui éclatèrent alors comme un coup de tonnerre.

Le cabinet de M. de Méreuil communiquait avec la chambre de sa femme.

On crut avoir découvert la vérité tout entière.

M. de Verne, à l’arrivée du mari, s’était sauvé par la fenêtre.

M. de Méreuil avait étranglé sa femme, puis il s’était coupé la gorge.

Par une fatalité inouïe, M. de Verne avait quitté le Sausseux pendant la nuit, et il était allé à Paris.

Ce fut là qu’il apprit le drame terrible des Sapinières et ce dont on l’accusait. Il fut pris d’un accès de fièvre chaude, s’empara d’un pistolet et se brûla la cervelle.

Dès lors, les faits accomplis ne furent même pas discutés, et d’Orléans à Romorantin, de Vierzon à Blois, il fut avéré que M. de Méreuil avait tué sa femme, qu’il s’était tué ensuite, et que M. de Verne, accablé de remords, n’avait pas eu le courage de leur survivre.

M. et Mme de Méreuil laissaient un enfant de trois ans, une petite fille blonde et charmante à qui il ne restait plus qu’une seule parente, une vieille tante de sa mère, qui accourut pour en prendre soin.

Cette tante se faisait appeler Mme Gertrude, et elle était veuve. Femme de tête et d’énergie, elle voulut braver l’opinion ; au lieu de quitter les Sapinières, elle y resta et y éleva sa nièce.

Denise grandit sous ce toit funèbre. Elle passa son enfance dans cette solitude désormais un désert sans limites pour elle, car la fin tragique de ses parents avait tracé alentour du château un cercle de fer que nul ne voulait franchir.

Un seul homme considérable du pays avait une seule fois, depuis le terrible événement, passé le seuil des Sapinières.

C’était maître Clappier, qui était venu réclamer ses deux cent mille francs, à la grande stupéfaction du vieux valet de chambre du baron qui avait juré ses grands dieux que, la veille de sa mort, M. de Méreuil était parti pour la Meunerie avec les deux cent mille francs en billets de banque dans son portefeuille.

Mais comme il fut impossible de représenter le reçu que le bonhomme Clappier avait dû en donner, il fallut payer.

Cette circonstance ne s’ébruita pas, du reste.

Le château des Sapinières était devenu une tombe d’où rien ne sortait, et dans laquelle grandit et se développa, ignorante du malheur paternel, Mlle Denise de Méreuil.

En effet, chose étrange, Mme Gertrude avait si bien trié ses domestiques, éloigné tous ceux dont elle n’était pas sûre, et accepté avec une sorte de joie sauvage l’ostracisme dont elle et sa nièce étaient frappées, que Denise arriva à l’âge de dix-huit ans sans rien savoir de positif sur la catastrophe qui avait ensanglanté le château quatorze années auparavant.

On s’était borné à lui dire : « Ton père et ta mère sont morts subitement. »

Un jour, cependant, elle s’était étonnée qu’on ne reçût jamais personne aux Sapinières.

Mais Mme Gertrude lui avait expliqué que les habitants du pays étaient des gens insociables, mal élevés, et qu’il n’y avait personne à voir dans tous les environs.

Denise s’était contentée de l’explication ; mais le hasard devait se charger de l’éclairer.

Un matin, trois mois environ avant le jour où nous avons vu le petit braconnier surnommé le Brocard chercher un refuge chez le Chambrion, les gens du château se livraient aux travaux des champs, Mme Gertrude était allée à Romorantin chez un homme d’affaires chargé des intérêts de sa nièce, et Denise se promenait dans le parc.

Elle montait un joli poney gris de fer, de race morvandelle, et qui sautait les haies et les fossés comme un vrai hunter d’Écosse.

Denise était une écuyère intrépide, et tous les sentiers, tous les faux chemins, tant de ses propres bois que de ceux de l’État qui avoisinaient le château, lui étaient familiers.

Arrivée à la clôture du parc, elle rendit la main au poney, qui sauta la haie et prit un sentier que sans doute il suivait fort souvent, car il se mit à trotter plus vite, puis à hennir de contentement, lorsque, au bout d’un quart d’heure, il aperçut au milieu d’une clairière la maisonnette du Chambrion.

Le Chambrion était l’ami de Denise. Bien qu’il eût sept ou huit ans de plus qu’elle, ils avaient joué ensemble au château des Sapinières.

Ce n’était que lorsque le Chambrion avait eu quinze ans qu’il avait quitté le château, où son père avait été longtemps jardinier, pour venir habiter sa maisonnette perdue dans les bois.

Au bruit des pas du cheval, le Chambrion, qui était chez lui, sortit précipitamment et accourut.

– Bonjour, François, lui dit Mlle de Méreuil ; il faut donc toujours venir te voir ? Pourquoi es-tu si rare aux Sapinières maintenant ?

Elle lui disait cela avec enjouement et d’une voix caressante.

Le Chambrion balbutia quelques mots d’excuse.

– C’est que je travaille, dit-il.

– Pas aujourd’hui, toujours.

– Vous m’excuserez, mademoiselle, j’étais en train de radouber une futaie.

– Ma tante a pourtant besoin de toi.

– Pourquoi donc ça, mademoiselle ?

– Pour venir nous greffer des arbres dans le potager.

– Eh bien, j’irai demain.

Denise s’était laissée glisser à terre, et le Chambrion avait noué les rênes de la bride sur le cou du cheval.

Derrière la maisonnette, il y avait un quart d’arpent de terre converti en jardin. De belles roses mousseuses s’y balançaient au vent du matin.

La jeune fille se mit à en faire un bouquet, caquetant et riant avec son ami d’enfance. Mais tout à coup, elle prêta l’oreille.

– Entends-tu ? dit-elle, étendant la main vers les profondeurs de la forêt, c’est une chasse qui passe.

– Il n’y a que deux chiens, dit le Chambrion, mais ils chassent chaudement… Oh ! oh !… Ils tiennent au ferme, c’est un sanglier qui leur fait tête…

À peine le Chambrion achevait-il, qu’un coup de feu se fit entendre.

– On a tué la vilaine bête, dit la jeune fille.

– Non, mademoiselle, les chiens donnent toujours.

Un nouveau coup de fusil retentit ; puis, aussitôt après, un cri de détresse, un cri de douleur poussé par une voix humaine…

– Ah ! mon Dieu ! s’écria le Chambrion, le sanglier a décousu le chasseur.

Et il s’élança dans sa maison, y décrocha son fusil et sortit en disant :

– Pourvu que j’arrive à temps !

Denise s’était élancée, légère, sur son poney, et elle se mit à suivre le Chambrion à travers bois.

Mais le Chambrion semblait avoir des ailes ; il sautait les fossés, bondissait de broussailles en broussailles, et le poney avait peine à le suivre.

Le chasseur blessé criait toujours, les chiens hurlaient… Tout à coup, le Chambrion atteignit un fourré d’épines, s’arrêta, épaula et fit feu.

Soudain, les chiens se turent, et lorsque Denise arriva sur le théâtre de cette lutte sauvage, elle vit un beau jeune homme ensanglanté, couvert de boue et évanoui… Auprès de lui gisait le sanglier mort. Le Chambrion l’avait tué roide.

Quant aux deux chiens, ils étaient labourés de coups de boutoir, et l’un d’eux laissait échapper ses entrailles par son flanc entrouvert.

Le Chambrion s’était agenouillé devant le chasseur et il l’avait dépouillé de sa veste de chasse.

Denise s’approcha toute tremblante.

– Heureusement, lui dit le Chambrion, ça ne pénètre pas beaucoup, un coup de boutoir. La culotte de ce jeune homme était épaisse… mais trois pouces plus bas, il était mort.

Le Chambrion et la jeune fille n’échangèrent point alors d’inutiles paroles.

Ils placèrent le jeune homme évanoui en travers de la selle, et François Véru l’y maintint, tandis que Denise, prenant le poney par la bride, disait :

– Allons aux Sapinières… c’est le plus court.

Quand le jeune chasseur, dont les blessures étaient du reste sans gravité, revint à lui, il était couché dans un lit, en une chambre inconnue.

Un homme et deux femmes étaient à son chevet : François, Denise et Mme Gertrude.

Il passa un mois aux Sapinières, il en sortit guéri de corps et mortellement blessé au cœur.

Il aimait Denise.

Or, ce jeune homme, qui leur était inconnu, s’avisa un jour de dire son nom en présence de Mme Gertrude et de François Véru.

Et tous deux pâlirent.

Il se nommait Horace de Verne, et était le fils de ce malheureux Armand de Verne qui s’était brûlé la cervelle en apprenant qu’on lui attribuait la mort du baron et de la baronne de Méreuil.

Et le jeune homme se prit à trembler, lui aussi, quand il sut qu’il se trouvait au château des Sapinières.

– Monsieur, lui dit Mme Gertrude, j’ai la ferme conviction que M. votre père était un galant homme et que ma pauvre nièce a été calomniée ; mais, au nom du ciel, tâchez que Denise ignore toujours ce que vous savez, hélas ! aussi bien que nous.

M. de Verne fit le serment qu’on lui demandait ; mais, poussé par son cœur, il revint au château, de loin en loin d’abord, puis plus souvent…

Alors, Mme Gertrude, qui voyait en frémissant l’amour naissant de ces deux enfants entre qui les calomnies du monde et la fatalité semblaient avoir mis une barrière infranchissable, songea à quitter le pays, à les emmener bien loin tous les deux.

Mme Gertrude avait en Suisse des parents éloignés avec lesquels elle avait conservé des relations.

Ils habitaient Lausanne.

Elle leur écrivit et les pria d’acheter pour elle, sur les bords du lac, une petite propriété dans laquelle, leur disait-elle dans sa lettre, elle comptait aller passer le printemps prochain en compagnie de sa nièce nouvellement mariée et de son mari.

Malheureusement, comme on va le voir, les événements allaient marcher à pas de géant et rendre ce projet impossible à réaliser.

CHAPITRE III

François Véru, dit le Chambrion, que nous avons laissé, dans le premier chapitre de cette histoire, enjambant la palissade du parc des Sapinières et se dirigeant vers le château, bien qu’il eût une bonne charge, car le chevreuil tué par M. Horace pesait lourd et appartenait à la grande espèce, François Véru, disons-nous, se mit à courir.

Cependant, il ne prit point par la grande allée, qui était la route la plus courte, mais par une allée tortueuse qui suivait assez longtemps la haie de clôture et arrivait jusqu’à un petit chalet rustique couvert de chaume et dont les fenêtres étaient garnies de verres de couleur.

Un filet de lumière multicolore passait au travers, et les spirales grises d’un feu de cheminée s’échappaient du faîte pour monter dans le ciel d’un bleu cendré, déjà tout constellé.

Quand il fut à dix pas du chalet, François cessa de courir, s’arrêta une minute pour reprendre haleine, puis s’avança doucement sur la pointe du pied, et colla son visage à l’un des carreaux de la fenêtre.

À l’intérieur, le chalet était de forme ronde.

C’était un joli salon de lecture et de travail, meublé en bambou, tendu de coutil, et au milieu duquel on voyait une table ronde chargée de livres, de journaux de monde, de revues élégantes et d’une boîte à ouvrage.

Un métier à tapisserie était auprès.

Devant la table, Mlle Denise de Méreuil était assise et lisait.

Le Chambrion se prit à la contempler, sous le charme d’une muette extase.

C’était une grande jeune fille, à la taille souple et nerveuse, aux épaules larges, au front développé que couronnait une abondante chevelure blonde, non point de ce blond cendré chanté par les poètes, mais de ce blond à reflets fauves, qui rappelle le bronze et le cuivre, et que l’Antiquité prêtait aux cheveux de Junon.

De grands yeux bleus, un nez aquilin, des lèvres plus rouges que roses, une bouche garnie de dents éblouissantes, un cou long et flexible d’une irréprochable blancheur, tels étaient les principaux traits caractéristiques de la beauté de Mlle de Méreuil.

Elle avait une voix harmonieusement timbrée, et un adorable sourire ingénu et mutin.

« Qu’elle est belle ! », pensa le Chambrion, dont le front s’assombrit.

Puis il frappa doucement aux carreaux de la fenêtre.

Denise leva la tête, se fit un abat-jour de sa main, reconnut le Chambrion et lui sourit.

Le Chambrion entra, son chevreuil sur les épaules.

– Ah ! dit la jeune fille joyeuse, tu as fait un beau coup là, François.

– Ce n’est pas moi, mamzelle. C’est M. Horace.

Denise rougit un peu.

– Pourquoi donc n’est-il pas venu lui-même me l’apporter ? dit-elle.

– Je ne sais pas, répliqua le Chambrion.

– L’oreille a pourtant dû lui tinter aujourd’hui, continua la jeune fille, car, ma tante et moi, nous avons parlé de lui. Mais assieds-toi donc, François.

– Ce n’est pas la peine, mamzelle. Alors, vous avez parlé de M. Horace avec Mme Gertrude ?

– Oui, certes. Et tu ne sais pas ce qui a été convenu…

– Non, fit le Chambrion avec curiosité.

– Eh bien, il paraît que nous allons voyager, ma tante et moi.

– Quand cela ? demanda vivement François Véru, dont la voix s’altéra.

– Au printemps, dans quatre mois. Nous irons en Suisse. M. Horace viendra nous y rejoindre. Et alors, vois-tu, nous nous marierons, car il m’aime bien… et moi aussi…

– Ah ! fit le Chambrion, vous vous marierez !

– Il paraît que dans le pays où nous sommes, continua naïvement la jeune fille, il a couru de vilaines histoires sur le père d’Horace, mais que ce sont des calomnies. Seulement, pour ne pas faire jaser, nous nous marierons bien loin… et si nous trouvons une jolie habitation soit au bord du lac de Genève, soit dans la Suisse allemande…

– Vous vous y fixerez, n’est-ce pas ? dit François Véru avec tristesse.

– Oui, mais nous t’emmènerons avec nous, mon bon Chambrion, reprit la jeune fille, qui prit la main du paysan et la serra doucement. Tu voudras bien venir avec nous, n’est-ce pas ?

François Véru ne répondit pas ; il baissa les yeux et essuya furtivement une larme du revers de sa manche. Puis, tout à coup :

– Excusez-moi, mademoiselle ; mais je suis un peu pressé ce soir… M. Horace m’attend. Je vais porter le chevreuil à la cuisine et je m’en vas.

Et sans donner à la jeune fille le temps de le retenir, François Véru s’en alla brusquement et reprit sa course vers le château.

– Singulier garçon ! murmura Denise ; toujours triste, toujours préoccupé, et ne répondant jamais que d’un air distrait !

Puis elle reprit son livre, et ne songea point à refermer la porte que le Chambrion, en sortant, avait laissée ouverte.

Quelques minutes s’écoulèrent ; puis soudain, des pas firent crier le sable des allées auprès du chalet.

D’abord, Denise crut que c’était le Chambrion qui revenait ; puis elle leva la tête et jeta un cri d’effroi.

Un homme qui lui était inconnu venait de s’arrêter au seuil du pavillon.

Il était armé d’un fusil qu’il portait en bandoulière, mais sa veste de chasseur et sa casquette de velours rassurèrent tout aussitôt Mlle de Méreuil, d’autant plus qu’il se découvrit et salua avec respect.

– Mille pardons, mademoiselle, dit-il, si j’ose me présenter ainsi sans avoir l’avantage d’être connu de vous.

Denise s’était levée, un peu interdite. Cependant, elle répondit sans trop d’embarras :

– Vous vous êtes sans doute égaré en chassant, monsieur, et comme la haie du parc est en mauvais état…

– Non, mademoiselle, interrompit l’inconnu, je sais parfaitement où je suis et à qui j’ai l’honneur de parler.

Denise s’inclina et attendit que cet étrange visiteur voulût bien s’expliquer.

– Mademoiselle, continua-t-il en entrant dans le pavillon, je me nomme Hector Clappier et je suis votre voisin de campagne.

– Monsieur, répliqua Denise, votre nom ne m’est point inconnu, et je crois même que c’est vous qui nous avez vendu les Sapinières.

– C’est mon père, mademoiselle.

– Alors, reprit la jeune fille, veuillez m’excuser si je vous renvoie à ma tante, Mme Gertrude, qui s’occupe de nos affaires, car moi, je n’y entends absolument rien.

– Pardonnez-moi, mademoiselle, c’est à vous que je désire parler.

– Il ne s’agit donc pas d’une affaire !…

– D’une affaire assez grave, dit le gros garçon joufflu qui prit un air sémillant, mais d’une affaire qui ne regarde que vous.

– Mais, monsieur… en vérité !

M. Hector Clappier avait l’aplomb du bourgeois riche en coupes de bois et en labourages. Il déposa son fusil dans un coin et s’assit avant que Denise eût songé, tant elle était émue, à lui offrir un siège.

Puis il continua, tandis que, toute bouleversée, elle demeurait debout devant lui :

– Je ne voudrais pas, mademoiselle, vous rappeler des souvenirs pénibles. Cependant, vous devez savoir à quoi vous en tenir sur l’opinion du pays où nous sommes, touchant votre malheur.

Ces mots stupéfièrent Denise mais, en même temps, ils lui mirent au cœur une âpre curiosité.

– À part le malheur que j’ai eu, dit-elle, de perdre mes parents quand j’étais encore au berceau, je ne vois pas, monsieur, en quoi je puis si fort intéresser le pays où nous sommes.

– C’est un pays rempli de préjugés, mademoiselle, préjugés que je ne partage pas, moi, mais enfin, dans la contrée, on fait assez volontiers peser sur les enfants la faute des parents.

– Je ne vous comprends pas, monsieur, dit la jeune fille avec une froide dignité, et l’on m’a toujours élevée dans le respect de mes parents.

– Cependant, il n’est pas possible que vous ignoriez leur fin tragique, dit Hector Clappier, qui se montra fort étonné.

– On m’a dit qu’ils étaient morts subitement.

Devant cette naïve croyance, un autre homme fût rentré sous terre, mais le fils Clappier était un butor sauvage et cruel, et il répliqua :

– On vous a trompée, mademoiselle. Votre père s’est suicidé…

Denise jeta un cri.

– Après avoir tué votre mère, acheva le bourreau avec un sang-froid qui méritait le dernier supplice.

Denise s’appuya au mur pour ne point tomber ; mais Dieu sans doute, en ce moment, lui donna du courage, car elle ne s’évanouit point et regarda M. Hector Clappier en face.

– Monsieur, lui dit-elle, jamais on ne m’a dit cela, et je suis tentée de croire que vous mentez.

– Je dis la vérité, mademoiselle.

– Et dans quel but atroce venez-vous me faire une semblable révélation ? s’écria la jeune fille, indignée.

– Je vous dis cela, mademoiselle, parce que je blâme l’opinion qu’on a de vous et que je lui veux donner un éclatant démenti.

Denise, frappée de stupeur, regardait cet homme avec égarement.

Il poursuivit :

– Mon père est riche. J’aurai un jour plus d’un million. J’ai songé à faire taire tous les cancans de la province et à devenir votre protecteur.

– Mon protecteur ? fit-elle avec un accent voisin de la folie.

– Oui, j’ai l’honneur de vous demander votre main…

Ce fut le dernier coup.

Denise, épouvantée, se laissa tomber sur son siège, et cacha dans ses mains son front que la honte et l’indignation rougissaient.

M. Hector Clappier demeura calme et souriant, et s’imagina pendant dix secondes que la pauvre enfant allait s’agenouiller devant lui pour le remercier de sa générosité.

Mais cette illusion dura peu.

Denise se redressa, sublime de colère et de douleur :

– Monsieur, s’écria-t-elle, si vous ne sortez pas à l’instant, mon fiancé ira demain vous souffleter sur les deux joues.

– Votre fiancé ! balbutia Hector, abasourdi.

– Oui, M. Horace de Verne, que j’aime et qui doit être mon mari.

Mais Hector, un moment courbé sous l’éclatante indignation de la jeune fille, se redressa à ce nom ; un éclat de rire bruyant sortit de sa gorge :

– Ah ! par exemple ! s’écria-t-il, voilà un mariage qui sera superbe ! Mais vous ne savez donc pas non plus que M. Horace de Verne est le fils de l’amant de votre mère !…

Denise jeta un cri et tomba à la renverse sur le parquet.

En ce moment aussi, un homme entra comme la foudre dans le pavillon, et cet homme, d’un revers de main, abattit Hector et le foula aux pieds avec fureur.

C’était le Chambrion.

CHAPITRE IV

Deux heures plus tard, Mlle Denise de Méreuil, en proie à une fièvre délirante, se trouvait en danger de mort.

Mme Gertrude et Horace, prévenus en toute hâte, pleuraient agenouillés à son chevet.

Un homme, debout dans un coin, pâle comme un spectre, l’œil rouge et sec, semblait personnifier le désespoir.

Le médecin, qu’on était allé chercher en toute hâte à la ville voisine, arriva, examina la malade, qui riait et pleurait tour à tour et qui était en proie à une fièvre ardente.

– Avant demain, dit-il, je ne réponds de rien. Seule, une grande joie peut la sauver.

Le Chambrion entendit ces mots. Alors, il quitta son immobilité de statue et vint droit à Horace auquel il prit brusquement la main.

– Venez avec moi, dit-il.

Son accent était dur, impérieux, et il avait quelque chose de dominateur qui impressionna vivement M. de Verne.

Horace le suivit.

Le Chambrion l’entraîna dans le parc et s’appuya à un arbre.

– Monsieur Horace, lui dit-il, Mlle Denise mourra si elle n’est pas votre femme.

– C’est désormais impossible, répondit Horace avec l’accent du désespoir.

– Cela se peut si je parviens à faire triompher la vérité.

– Ah ! fit le jeune homme avec explosion, tu crois comme moi que mon père était innocent, mais comment le prouver ?

– Je le prouverai. Et au bout de quatorze ans, acheva le Chambrion dont un sanglot couvrit la voix, il faudra bien que la lumière se fasse !

– La lumière ?

– Oui, la lumière, monsieur Horace, et j’ai été lâche et cruel de ne point parler plus tôt… Hélas ! si vous saviez…

– Que veux-tu dire ?

– Tout un pays a été trompé. Votre père est innocent, et M. de Méreuil n’a point étranglé sa femme.

– Oh ! par exemple !… murmura Horace en courbant la tête.

– M. et Mme de Méreuil ont été assassinés ! s’écria le Chambrion.

Horace, à son tour, étouffa un cri.

– C’est la vérité, dit le Chambrion. Je n’étais qu’un enfant alors, mais les terribles événements de cette nuit sont demeurés gravés dans ma mémoire…

La sueur perlait au front du jeune homme ; il regardait le Chambrion avec une sorte de stupeur.

Celui-ci continua :

– Voyez-vous, monsieur Horace, la demoiselle, vous et moi, nous sommes tous les trois de pauvres êtres qu’on a mis en quarantaine. Il faut en sortir. On m’appelle le Chambrion, moi, parce que, depuis l’âge de quatorze ans, je vis seul ici, au milieu des bois, et que jamais je n’ai demandé une fille en mariage…

Le Chambrion soupira.

– Ah ! reprit-il, ne croyez-vous pas que, moi aussi, j’aurais aimé une maisonnette dans le village, avec une femme assise à mon foyer et des enfants qui auraient joué sur la porte !

– Eh bien, dit Horace, pourquoi ne te maries-tu pas ? Tu es bon ouvrier, François, tu as un peu de bien ; tout le monde sait que tu es un honnête homme… avec ça, on trouve toujours une fille sage et travailleuse qui consente à devenir la mère de vos enfants.

Mais le Chambrion, courbant la tête, répondit d’une voix sourde :

– Quand vous saurez l’histoire que je vais vous dire, monsieur Horace, vous comprendrez pourquoi je ne me suis point marié.

– Elle est donc bien terrible, cette histoire ?

– Je n’avais que huit ans alors, mais je sens, en y songeant, mes cheveux se hérisser.

» Mon père travaillait à la journée au château des Sapinières, en qualité de jardinier.

» Il y travaillait déjà du temps des anciens propriétaires ; le père Clappier l’avait gardé ; puis, après, M. de Méreuil.

» Il était veuf, et ne voulait pas se remarier ; nous faisions notre soupe nous-mêmes ; j’allais à l’école du village, et j’avais déjà ces goûts d’indépendance qui ont fait de moi un Chambrion.

» Mon père, qui se nommait Jérôme, était sombre, taciturne, d’humeur farouche, depuis la mort de ma mère qu’il avait beaucoup aimée.

» Il était âpre à l’argent, comme un Marchois qu’il était ; car il était venu de ce pays-là vingt ans auparavant, à la suite d’une bande de maçons.

» Il avait quitté son premier état pour se faire jardinier, mais le regrettait souvent en disant que les maçons gagnent de meilleures journées.

» Il avait de mauvais instincts à l’égard des bourgeois, surtout quand il avait bu, et il buvait souvent.

» – Pourquoi donc, disait-il souvent, en frappant du poing sur la table d’un cabaret, les bourgeois ne travaillent-ils pas comme nous, et ont-ils leur vie toute gagnée ? Dieu n’est pas juste !

» Il se faisait toujours lire les livres mauvais où il était question des droits de l’homme et jamais de ses devoirs, car il ne connaissait, lui, ni a ni b, mais il fréquentait le cabaret de la vieille Malbèque.

– Est-ce que ce n’est pas cette mendiante qui vient quelquefois au Sausseux ?

– Justement. C’est les Clappier qui l’ont ruinée, quand son homme, qui était braconnier, est mort en prison. En ce temps-là, elle tenait un cabaret où quelques mauvais gars se réunissaient le soir, parlaient politique et lisaient un tas de livres dans lesquels on promettait au pauvre monde que le jour était proche où chacun aurait dix arpents de terre et de la vigne et un pré, et qu’il mangerait du pain blanc tous les jours.

» Mon père écoutait tout cela, et, tout en écoutant, il buvait, et quand il était ivre, il cassait tout, ou bien se prenait de querelle et se battait.

» Il était dur et farouche, et un seul homme parvenait à le maîtriser quand il voulait : c’était M. Clappier, qu’on n’appelait encore alors que maître Clappier.

» Celui-là aurait fait passer mon père dans le feu, et la raison de cette influence était bien misérable, allez !

» Mon père avait acheté un petit bien en forêt. Pour cela, il avait eu besoin d’argent, et maître Clappier lui avait prêté cinquante pistoles à un taux énorme pour de pauvres gens comme nous.

» Les intérêts étaient durs à payer. Mon père avait beau travailler, il n’y arrivait pas.

» Le père Clappier avait une première inscription au bureau des hypothèques, et il s’était si bien mis en règle qu’il pouvait déposséder mon père dans les vingt-quatre heures.

» Cette pensée le rendait fou.

» Quelquefois, quand il était pris de boisson, il entrait en fureur et s’écriait :

» – Je crois que je ferais un crime pour ne rien devoir au père Clappier !

» Dans notre pays, tout le monde braconne ; mon père, comme les autres, s’en allait le soir à l’affût. Il fut pris, une nuit, dans les bois de l’État, et on lui dressa procès-verbal.

» M. le baron de Méreuil n’avait point encore acheté les Sapinières.

» Le tribunal de Romorantin se montra sévère. Il s’appuya sur une condamnation précédente pour le même délit, et après avoir ordonné la confiscation de l’arme, il condamna mon père à deux mois de prison et cent francs d’amende.

» Quand il sortit de prison, le père Jérôme – c’était ainsi qu’on l’appelait – trouva un huissier qui instrumentait dans notre maison et venait saisir notre pauvre ménage.

» Moi, j’étais là tout seul et je pleurais…

» Heureusement que mon père n’avait plus de fusil, car il eût tué l’huissier qui venait réclamer l’amende et les frais du procès.

» Mais le malheur voulut qu’un homme, un chasseur, passât par-là.

» C’était maître Clappier.

» Il emmena mon père et lui dit :

» – Je ne veux pas laisser vendre ta maison, et je vais payer.

» Et il paya, en effet, mais il fit signer à mon père un papier dans lequel celui-ci se reconnaissait débiteur de quarante-cinq louis exigibles à première réquisition.

» L’huissier s’en alla, mais à partir de ce moment, l’humeur de mon père devint plus farouche encore et, souvent, je l’entendis tenir des propos sinistres.

» Quand il rencontrait maître Clappier, celui-ci lui disait :

» – Je te laisse bien tranquille, mon père Jérôme, mais il faudra voir pourtant à me payer.

» Alors le désespoir s’emparait du malheureux ; il abandonnait son travail, s’en allait au cabaret et se prenait de vin.

» Cependant, quand il me regardait, son visage s’adoucissait, et les larmes lui venaient aux yeux.

» Ah ! je vous jure qu’il m’aimait bien, moi, monsieur Horace ; il était méchant à tous, mais il devenait caressant et bon pour moi.

» Et peut-être que s’il ne m’avait pas tant aimé…

Le Chambrion s’arrêta un moment, et le jeune homme vit une grosse larme silencieuse rouler sur sa joue.

– Mais, reprit-il, il faut pourtant que je vous raconte cette terrible nuit du 29 décembre 1844.

– Ah ! dit Horace, n’est-ce pas la nuit fatale ?

– Oui, écoutez…

Et le Chambrion raffermit sa voix émue et continua :

– Mon père travaillait dans le parc du château ; il éclaircissait une jeune sapinière, le jour où M. le baron de Méreuil revint de Paris.

» Le baron était préoccupé, un peu pâle, et un valet de chambre raconta à mon père qu’il s’était querellé avec Mme la baronne.

» Cependant, il vint trouver mon père dans le parc et lui dit :

» – Tu vas aller à la Meunerie et tu diras à M. Clappier que ce soir, après mon dîner, je monterai à cheval et lui irai porter son argent.

» Mon père quitta son ouvrage, passa son bourgeron sur sa veste, me prit par la main et m’emmena à la Meunerie.

» Je vous l’ai dit, j’avais alors huit ans.

» Des Sapinières à la Meunerie, comme vous savez, il n’y a guère plus d’un quart de lieue à travers champs.

» Comme nous arrivions dans la basse-cour du père Clappier, nous le trouvâmes qui nettoyait son fusil sur la dernière marche de l’escalier.

» – Ah ! te voilà ! dit-il. Est-ce que tu m’apportes de l’argent ?

» – Moi, non, dit mon père qui devint tout tremblant, tant son créancier lui inspirait d’effroi, mais je viens vous dire que M. le baron vous en apportera.

» – Quand ?

» – Ce soir.

» – L’argent est toujours le bienvenu ! grommela maître Clappier dont le visage s’éclaira et rayonna subitement de bonne humeur.

» En même temps, il me frappa sur la joue amicalement.

» – Il grandit joliment, ce petiot-là ! dit-il.

» Mon père, sa commission terminée, fit mine de tourner les talons, mais Clappier le retint :

» – Va-t’en boire un coup à la cuisine, dit-il, faut que je te parle.

» Jamais le père Clappier n’offrait un verre de vin : mon père en fut comme étonné, et il crut n’avoir pas bien entendu.

» Mais le marchand de biens entra dans la cuisine le premier et dit :

» – Hé ! la Jeannette, donne-nous une bouteille de blanc de Saint-Jean de B…

» La servante, non moins étonnée, descendit à la cave.

» Alors, Clappier dit à mon père :

» – J’ai une soif de tous les diables, et nous allons trinquer ensemble.

» La Jeannette revint avec deux bouteilles de vin au lieu d’une.

» Donne trois verres, dit le maître.

» – Oh ! excusez, mon bourgeois, fit mon père, faut pas faire boire cette jeunesse… Ça vient toujours trop vite…

» – Bah ! dit le père Clappier, ce petit blanc-là se boit comme de l’eau sucrée.

» Et il me tendit lui-même un verre.

» Nous buvions de l’eau à la maison ; quand mon père voulait du vin, il allait au cabaret ; mais moi, je n’avais jamais goûté à ça, rouge ou blanc.

» Je vidai pourtant le verre d’un trait.

» Le père Clappier s’était assis au coin du feu et il jasait avec mon père, lui parlant de la récolte dernière, des coupes de bois, de ses foins, lui faisant, en un mot, un étalage naïf et brutal de ses richesses.

» Les deux bouteilles y passèrent.

» – C’est drôle, dit le père Clappier, j’ai encore soif… Va tirer du vin, la Jeannette.

» Quand mon père buvait, il ne songeait plus à s’en aller.

» Tandis qu’il devisait avec maître Clappier, les gens de la basse-cour, car on faisait valoir à la Meunerie – arrivèrent un à un.

» La Jeannette dressa la table et tailla la soupe dans les assiettes.

» – Tu vas souper ici, Jérôme, puisque te voilà, dit maître Clappier.

» Et il me fit asseoir lui-même sur un escabeau.

» Le vin m’avait monté à la tête ; tout tournait autour de moi.

» Comme les domestiques achevaient de souper, on entendit le pas d’un cheval dans la cour.

» C’était M. de Méreuil qui arrivait.

» – Allons, petiot, me dit mon père, il faut nous en aller.

» Il trébuchait en se levant, mais il avait hâte de partir. La générosité de maître Clappier l’effrayait.

» Comme nous allions sortir, une porte s’ouvrit dans le fond de la cuisine, et maître Clappier passa sa tête au travers.

» – Jérôme, dit-il, ne t’en vas pas. J’ai à te parler. Jeannette, donne donc une autre bouteille à Jérôme.

» Soit inadvertance, soit calcul, le père Clappier ne referma point cette porte qui donnait dans la salle à manger. Or, la salle à manger de la Meunerie était en même temps le cabinet d’affaires du marchand de biens, et il y avait dans un coin un vieux bureau dans lequel il serrait son argent et ses papiers.

» Ce fut dans la salle à manger qu’on introduisit M. de Méreuil.

» Et par la porte entrouverte, mon père, qui s’était remis à boire, le vit poser devant lui, sur le bureau, une lourde sacoche et un portefeuille.

» Il n’y avait plus personne dans la cuisine ; la Jeannette elle-même, après avoir lavé sa vaisselle, était allée se coucher.

» M. de Méreuil ouvrit la sacoche, et mon père, à qui l’ivresse donnait le vertige, le vit étaler sur la table des rouleaux d’or.

» Le verre de vin que j’avais bu m’avait, je vous l’ai dit, si fort étourdi, que je ne voyais plus les objets qu’à travers une sorte de nuage, et que tout semblait tourner autour de moi.

» Cependant, je me souviens fort bien qu’après avoir étalé de l’or, M. de Méreuil compta l’une après l’autre de grosses liasses formées par de petits carrés de papier qui ressemblaient à des images et que j’ai su plus tard être des billets de banque.

» Puis le père Clappier serra tout cela dans son tiroir, qu’il ferma à double tour, et alors seulement, Mme Clappier entra. Elle fit la révérence au baron et se mit à causer avec lui, ce qui permit à maître Clappier de revenir dans la cuisine un moment et de parler bas à mon père.

» Mon père était ivre, et ses yeux brillaient d’un sombre éclat.

» Quand maître Clappier eut fini de lui parler, il se leva brusquement en me dit :

» – Viens-nous-en, petiot.

» Et il m’entraîna hors de la cuisine ; nous traversâmes la cour, le jardin, et nous nous trouvâmes bientôt au fond du bois.

» Mon père marchait comme s’il avait eu les gendarmes à ses trousses ; il me prenait dans ses bras pour sauter les fossés ; nous passions comme des fantômes à travers les halliers et les broussailles.

» Enfin, nous arrivâmes à la maisonnette.

» Mon père alluma du feu, s’assit devant, prenant sa tête dans ses mains.

» Il avait l’air si farouche que je me tenais derrière lui et n’osais lui parler.

» – Couche-toi ! me dit-il brutalement.

» J’obéis, et j’étais tellement étourdi que je ne tardai pas à m’endormir.

» Une vive lueur m’éveilla, en même temps qu’un bruit de voix, mais je n’osai pas écarter les rideaux du lit.

» Mon père avait allumé une chandelle de résine, et il causait avec un homme dont je reconnus aussitôt la voix.

» C’était maître Clappier.

» – Oui, disait celui-ci, je te rendrai ton billet et tu ne me devras plus rien. En outre, je te donnerai deux de ces rouleaux d’or que tu as vus briller sur ma table.

» Mon père répondit d’une voix sourde que l’ivresse enrouait :

» – Vous êtes donc le démon lui-même !

» Maître Clappier se mit à rire ; puis, après un silence, il ajouta :

» – Autrement, mon garçon, il faut t’attendre à te voir déposséder sous huit jours. Je suis en règle, et je te mettrai après le jeune Maupert, qui est le meilleur huissier de Romorantin.

» Ce nom de Maupert exaspéra mon père.

» Ce Maupert avait alors trente-cinq ans ; il en a cinquante aujourd’hui. Il a été huissier quinze ans ; et il a jeté l’épouvante et le deuil dans plus d’une famille de pauvres gens. Il ne faisait pas son métier, il le savourait. Là où un des confrères perdait six semaines, il arrivait à vous mettre sur la paille en quinze jours.

» Malheureusement pour lui, il était ivrogne et débauché ; ce qu’il gagnait, il le mangeait. Il a fini par être révoqué, puis il a vendu son étude, puis il est tombé dans la misère. Aujourd’hui, il est bien heureux de manger le pain des Clappier dont il est devenu le garde particulier.

» Ce nom de Maupert causa donc une telle terreur à mon père qu’il se leva et sortit.

» Maître Clappier le suivit.

» Que se passa-t-il encore entre eux ? Dieu et maître Clappier seuls le savent.

» L’ivresse m’étreignait et ne tarda point à me clore de nouveau les yeux.

» Mais, une seconde fois, je fus éveillé en sursaut.

» C’était mon père qui rentrait.

» Cette fois, il était seul et, à sa pâleur, je compris qu’il n’était plus ivre.

» Il avait sa blouse déchirée et portait en bandoulière la sacoche que j’avais vue, deux ou trois heures auparavant, placée par M. de Méreuil sur le bureau de maître Clappier.

» J’écartai brusquement les rideaux du lit, et, comme je le regardais avec terreur, il attacha sur moi un œil égaré par la folie.

» – Regarde-moi bien, me dit-il, regarde-moi ! car tu ne me reverras plus.

» Puis il souleva la pierre qui se trouvait devant la cheminée dont le feu s’était éteint, et il se mit à creuser un trou avec ses mains et ses ongles.

» Quand ce trou fut assez grand, il y plaça la sacoche et laissa retomber la pierre par-dessus.

» Après quoi, il se releva, accourut vers le lit, me prit dans ses bras, et je sentis couler des larmes de feu sur mon front.

» – Tiens, petit, me dit-il, quand tu seras un homme, tu soulèveras cette pierre et tu prendras ce qu’il y a dessous. C’est le sang de ton père !

» Il m’étreignit une dernière fois, étouffa un rauque sanglot et s’enfuit.

» Depuis, je ne l’ai jamais revu ; mais on ne m’ôtera pas de l’idée, voyez-vous, monsieur Horace, qu’il est allé se noyer dans la Saule, qui coule à une lieue d’ici ; le remords s’était emparé de lui, le crime à peine accompli !…

M. Horace de Verne avait écouté cet étrange récit sans interrompre le Chambrion.

Quand ce dernier eut fini, Horace demeura pensif un moment, puis il dit :

– Ainsi, tu es convaincu que M. de Méreuil et sa femme ont été assassinés par ton père ?

– Mon père ne fut que l’instrument, monsieur, répondit le Chambrion, d’une voix sourde ; le véritable assassin est maître Clappier.

– Mais, malheureux, si ton père n’était pas mort…

– Ah ! murmura le Chambrion, c’est cette crainte-là, monsieur Horace, qui m’a jusqu’ici condamné au silence… Et puis, il y a six mois encore, quel intérêt impérieux avais-je à dénoncer le coupable ? Vous n’étiez pas dans le pays, la demoiselle était heureuse comme ça… Et cependant, parfois, le remords entrait dans mon cœur et me prenait à la gorge… Étais-je bien le maître de garder un pareil secret ?

» Mais chaque fois qu’un aveu montait de mon cœur, il expirait sur mes lèvres. En livrant maître Clappier à la justice, ne livrais-je pas mon père ? n’était-ce pas ma propre honte ?

– Hélas ! tout cela est juste, murmura Horace.

– Mais, reprit le Chambrion, s’animant par degrés, l’heure des hésitations est passée, il faut agir… je ne veux pas que la demoiselle meure, moi !…

Et il ajouta d’une voix plus émue :

– Puisqu’elle vous aime…

Horace lui prit les mains :

– Écoute-moi, François, lui dit-il, point n’est besoin de livrer cet homme à la justice. Denise te croira… et dès lors, que nous importe ? Ne devions-nous pas quitter ce pays maudit… aller vivre au loin… à l’étranger ?… Je changerai de nom… elle aussi… Nous serons heureux, et tu ne seras pas déshonoré.

– Mais, monsieur Horace, dit le Chambrion avec fermeté, la chose est impossible, à présent.

– Pourquoi ?

– Ah ! vous ne connaissez pas les Clappier !… Cette brute qui a nom Hector s’est mis un projet en tête : il veut épouser la demoiselle.

– Le misérable !

– Si nous nous taisons, nous, il parlera, lui. Il fera du bruit, un tel scandale que la province entière en retentira.

– Et tu crois que son père le secondera ?…

– N’a-t-il pas intérêt à ce qu’on ne découvre jamais la vérité ?

– Mais, malheureux, dit Horace, tu n’as aucune preuve sérieuse à donner à la justice…

– Oh ! vous vous trompez, répondit le Chambrion, et si vous me laissez le maître, vous, Mme Gertrude et la demoiselle, j’amènerai le père Clappier à se livrer lui-même…

En ce moment, on entendit sur le perron du château la voix de la vieille tante qui appelait M. de Verne.

Le jeune homme s’élança vers le château, et le Chambrion demeura immobile, appuyé contre un arbre, étreignant son front pâle de ses deux mains.

– À présent, misérable, murmura-t-il, se parlant à lui-même, à présent que tu as livré ton secret, ose donc t’avouer à toi-même que tu aimes la demoiselle !

La Meunerie, cette propriété qu’habitait la famille Clappier, et qui était située à une demi-lieue à peine du château des Sapinières, n’avait pas changé d’aspect depuis le jour où le baron de Méreuil en avait franchi le seuil pour la dernière fois, à cela près que tout y était vieilli, depuis les arbres du jardin jusqu’aux portes de la basse-cour, et au mobilier dont aucune pièce n’avait été renouvelée. Quand une chaise se cassait, maître Clappier se bornait à dire :

– Montez-la au grenier !

La mère Clappier avait fait faire des housses au meuble de damas jaune du salon, qui était éraillé et crasseux. Ces gens-là, dont nul ne connaissait au juste la fortune, mais qui passaient pour excessivement riches, avaient fini, en vieillissant, par ériger une statue colossale à l’avarice.

Leur fils avait grandi au milieu de cette gêne. On lui refusait le moindre argent, et il avait eu toutes les peines du monde à obtenir un cheval, deux bassets et un permis de chasse.

Maupert, l’ex-huissier, le garde-chasse, était mis à toutes les sauces ; il ratissait les allées du jardin, soignait le cheval, taillait les arbres, donnait un coup de main pour engranger les récoltes, raccommodait les planches du poulailler et, les jours de cérémonie, servait à table.

Cet homme, tombé peu à peu dans l’abjection la plus complète, n’avait plus qu’une satisfaction : être le ministre des terribles et âpres volontés de son maître.

Avec quel zèle il dressait un procès-verbal ! Et comme il savait rançonner les fermiers et les locataires !

Quelquefois, il servait de prête-nom dans les trafics usuraires du père Clappier, qui prêtait de l’argent à onze pour cent et neuf de commission.

Or donc, le jour où son fils et Maupert s’étaient lancés à la poursuite du Brocard, maître Clappier devisait tranquillement avec sa femme, au coin d’un maigre feu, dans cette petite salle à manger qui servait à la fois de salon et de cabinet d’affaires.

– Il faut pourtant songer à établir notre garçon, disait la mère Clappier.

C’était une grosse femme commune et rougeaude, curieuse et cancanière, qui riait d’un mauvais rire et se promenait par la maison avec un trousseau de clefs à faire frémir un criminel.

– Plaît-il ? dit sèchement maître Clappier. Je suis un peu dur d’oreille.

La mère Clappier qui, malgré son avarice, n’avait pas oublié ses idées de grandeur et sa vocation pour la noblesse, reprit :

– Hector a vingt-six ans, nous lui laisserons une belle fortune, et il y a plus d’une héritière dans le département qui ne demanderait pas mieux que.

Maître Clappier haussa les épaules.

– D’abord, dit-il, on ne se marie pas à vingt-six ans ; ensuite, je me porte bien, et je n’ai pas envie de mourir pour laisser à notre fils une belle fortune.

– Il faudra pourtant bien lui donner une dot.

– Jamais ! dit le marchand de biens ; on ne m’en a pas donné, à moi… j’ai travaillé… et ce que j’ai amassé, je compte le garder.

Comme il exprimait cette volonté qui, chez lui, était absolue, maître Clappier entendit marcher derrière lui ; il se retourna et vit son fils qui franchissait le seuil de la salle à manger.

Hector avait le teint animé, l’œil brillant et un joli sourire bête sur les lèvres.

– Eh ! dites donc, le père, fit-il d’un ton goguenard, il paraît que vous ne voulez pas lâcher les écus ?

– Je garde ce qui est à moi, répondit brutalement Clappier. C’est bien assez que je t’entretienne… Tu me coûtes les yeux de la tête.

– C’est ce que je me suis dit, répliqua Hector avec insolence ; aussi, je songe à m’entretenir moi-même.

– Soit, fit le marchand de biens qui se mit à toiser son fils avec le dédain que les gens d’affaires ont pour les oisifs ; à quoi es-tu bon ?

– À me marier ! dit Hector qui, en ce moment, se redressa et posa pour le torse.

– Un fils à qui son père ne donne rien trouve une fille qui n’a rien, répondit le père Clappier, et comme on n’a jamais tiré du beurre de deux cailloux, je t’engage à te tenir tranquille.

Sur ces mots, il se leva et prit son chapeau – un chapeau de paille brune qu’il portait en toute saison –, faisant mine de s’en aller.

Mais Hector le retint.

– Écoutez donc, le père, dit-il. Je ne vous demande pas un sou, et j’épouserai, si bon me semble, une fille riche.

Ce mot fit tressaillir le père Clappier.

– Allons donc ! dit-il, les filles riches ne sont pas pour les gens qui n’ont rien.

– C’est comme ça, pourtant.

– Et qui donc veux-tu épouser ?

– La demoiselle des Sapinières.

Mme Clappier jeta un cri d’horreur. Quant à son mari, il devint pâle comme un mort et s’élança vers la porte sans prononcer un mot.

Puis, du corridor, il passa dans la cour, la traversa à grands pas et ne s’arrêta qu’au bout du jardin.

Pour la première fois, peut-être, depuis quatorze années, cet homme avait éprouvé une émotion épouvantable.

Au bout du jardin, il trouva un banc, et s’assit, comme épuisé.

C’était pourtant un homme encore robuste que le père Clappier, en dépit de ses cheveux blancs et rares, et malgré ses soixante années.

Grand, sec, les mains noueuses et larges, de petits yeux gris d’une mobilité extrême, une bouche mince, ironique et qu’on eût dite fendue au couteau, de vieilles dents jaunes et déchaussées, tel était l’homme au physique.

Toujours mal vêtu, il gardait avec obstination une redingote noire aussi longue qu’une soutane et un pantalon de même couleur qui laissait voir des bas d’un blanc sale et d’ignobles souliers lacés qu’on ne cirait que le dimanche.

Le nom de la demoiselle des Sapinières avait été pour cet homme comme un coup de massue, et sans doute, au bruit de ce nom, deux spectres sanglants s’étaient-ils dressés devant lui.

Pendant quelques minutes, il demeura sous le poids d’une prostration profonde ; puis, tout à coup, comme un sanglier momentanément étourdi par la balle du chasseur et qui ne se sent que blessé, il se releva, secoua la tête, haussa les épaules et laissa échapper à mi-voix cette phrase brutale :

– Tout ça, c’est des bêtises !

Et il se remit à arpenter le jardin à grands pas, non plus régulièrement, comme un homme que la passion ou la terreur domine, mais avec la précision d’un homme qui pense.

– Après tout, dit-il, pourquoi pas ? Elle est riche, cette fille… et qui sait la vérité aujourd’hui ? personne !…

Alors, il revint vers la maison. Comme il y entrait, il rencontra son fils.

Hector avait repris son fusil et sa carnassière, et coiffé sa casquette de chasse d’un air fort délibéré.

– Où vas-tu ? lui dit son père qui l’arrêta au passage.

– Chercher fortune, répondit le fils Clappier avec insolence.

Son père arrêta sur lui un regard froid et calme qui le réduisit à l’obéissance.

– Pas avant d’avoir causé avec moi, dit-il.

Et il l’emmena de nouveau dans le jardin, jusqu’à ce banc où il s’était assis tout à l’heure.

– Ah ! reprit-il, tu veux épouser la demoiselle des Sapinières ?

– Oui.

– Veut-elle de toi, elle ?

– Je m’arrangerai pour cela.

– Ouais ! fit le marchand de biens ; et que comptes-tu faire ?

– Mais, dame ! j’irai tout bonnement chez elle, et je lui dirai : « Personne ne veut de vous… mais moi, qui suis plus courageux, j’en veux bien. »

Le père Clappier haussa les épaules.

– Tu es un butor, dit-il. Ce n’est pas comme ça qu’il faut t’y prendre.

– Et comment feriez-vous, ricana Hector, vous qui parlez si bien ?

– Moi, dit le père Clappier, c’est différent, mais ça ne te regarde pas… Ainsi, tu as ça dans la tête ?

– Oui.

– Et si je te refuse mon consentement ?

– Je vous enverrai des actes de respect.

– Ah ! ah ! ricana le marchand de terres, tu vas bien, toi, quand tu t’y mets ! Et si je te déshérite ?

Ces derniers mots produisirent sur Hector l’effet d’une douche.

– Oh ! fit-il, à qui donc laisseriez-vous votre bien ?

– À personne.

– Vous ne l’emporterez pas, cependant ?

– Peut-être… et d’ailleurs, je suis solide, va !

– Oui, mais vous ne serez pas éternel.

– Je tâcherai. D’ailleurs, dit le père Clappier, je mangerai mon bien au besoin.

Hector partit d’un éclat de rire peu respectueux pour son père.

– Allons ! dit-il, je vois que vous voulez plaisanter… Vous, manger votre bien, papa ! autant vous proposer de mourir de faim…

Le père Clappier était un de ces hommes qui ne vont jamais droit au but.

– Mais enfin, dit-il, si la demoiselle veut de toi, où trouveras-tu de l’argent pour les frais du mariage ?

– J’en emprunterai.

– Sur quoi ?

– Sur la dot de ma femme, donc.

– C’est bien, ça, fit le père Clappier, qui se radoucissait par degrés ; mais ce n’est pas assez encore…

– Ah ! ah ! que faut-il donc faire ?

– Si tu te maries sans que je te dote, on jasera dans le pays.

– Ça, c’est vrai, mais qu’est-ce que ça vous fait ?

– Oh ! dit naïvement le marchand de biens, j’aime encore mieux qu’on jase, après tout, que de donner mon argent. Mais peut-être pourrions-nous arranger tout ça…

– Voyons ! je ne demande pas mieux.

– Nous disions donc que tu avais besoin de mon consentement.

– Oui.

– Eh bien, si, en échange, tu me donnais un reçu de cent mille francs que tu déclarerais avoir reçus de moi ?

– Vous êtes un fier homme, papa, murmura Hector, mais ça m’est encore égal… si vous ne m’entravez pas dans mon idée…

– Attends encore, petit, continua le vorace marchand de biens, la demoiselle a une centaine d’arpents de bois qui sont enclavés dans les nôtres.

– Eh bien ? fit Hector en fronçant le sourcil.

– C’est un mauvais bois, continua Clappier d’un ton dédaigneux, ça ne vaut pas cent francs l’arpent…

– Mais c’est tout essence de chêne et de hêtre, se récria Hector, qui déjà défendait comme siennes les propriétés de Mlle de Méreuil.

– Peuh ! ça ne vaut pas cher !

– Eh bien ! qu’est-ce que ça vous fait ?

– Oh ! c’est uniquement pour te faire observer que tu ne fais pas un grand sacrifice.

– Hein ? dit Hector, est-ce que vous voudriez m’acheter ces bois ?

– Pour m’arrondir.

– Eh bien ! dit Hector, nous verrons ça ; on les fera estimer, et si nous sommes d’accord…

Le père Clappier jeta à son fils un regard d’une intraduisible ironie.

– Je croyais que tu étais moins bête, lui dit-il.

– Comment donc ça, le père ?

– Ces bois que je te demande, c’est ma commission, car j’en veux une, moi.

– Une commission, pourquoi ?

– Dame ! si tu te maries, c’est que je le voudrai bien…

– D’accord.

– Et si je le veux bien, c’est comme qui dirait que je te donne un coup d’épaule ; donc, il me faut une commission.

Hector eut un gros rire qui eût blessé, de la part d’un fils, tout autre père que le père Clappier.

– Faut convenir, papa, dit-il, que vous êtes pire qu’un Orléanais, en fait d’argent. Non seulement vous ne me donnez rien, mais il faut que je vous donne, moi…

– C’est toujours comme ça, mon garçon, dans notre pays, ricana Clappier. Tiens, vois donc notre cousin, le père Janisset, de Lamotte-Beuvron : eh bien, il n’a pas donné un sou de dot à sa fille, mais il se fait nourrir par son gendre, qui est un malheureux bureaucrate.

– Eh bien, papa, dit Hector, si vous voulez une commission, il faut la gagner.

– Comment cela, mon garçon ?

– Faut aller pour moi demander la demoiselle.

– À qui ?

– Eh bien, à sa tante !

– Et où donc, ça ?

– Aux Sapinières.

Le père Clappier pâlit.

– Jamais ! dit-il.

Et il se leva brusquement.

– Je vas me coucher, ajouta-t-il en s’en allant.

– Quelle drôle de chose ! murmura Hector quand il fut seul dans le jardin ; je ne répondrais pas que mon père n’eût fait dans le temps quelque canaillerie à ceux des Sapinières. J’ai même toujours eu dans l’idée qu’il avait reçu deux fois son argent, et je crois que le Chambrion en sait plus qu’il ne veut dire…

Sur cette réflexion, Hector Clappier quitta le jardin à son tour ; mais au lieu de rentrer à la Meunerie, il s’en alla du côté des bois.

Une heure après, comme nous l’avons vu, il faisait à Denise sa sotte déclaration, lui apprenait brutalement l’histoire de ses parents, et tombait sous le rude poignet du Chambrion, au moment où la jeune fille s’évanouissait.

 

Cette nuit-là, le père Clappier dormit mal auprès de sa corpulente épouse que les paysans du voisinage désignaient simplement et irrévérencieusement sous le nom de la grosse. Il dormit sur le côté gauche et eut le cauchemar – le cauchemar que voici :

Il se trouvait assis dans le grand salon des Sapinières, illuminé comme pour un bal, et il y avait devant lui une table chargée de papiers.

Assis à cette table, était un homme vêtu de noir et cravaté de blanc qui paraissait être un notaire.

Autour du notaire étaient plusieurs personnes, et parmi elles Hector en habit de gala. Le notaire rédigeait le contrat de mariage, et on n’attendait plus que la fiancée. Elle parut bientôt, souriante et vêtue de blanc.

Mais comme elle prenait la plume pour signer le contrat, une porte s’ouvrit, et un homme ensanglanté parut, étendant la main vers Clappier.

Le marchand de biens jeta un cri et se réveilla ; l’homme ensanglanté qu’il avait vu en rêve n’était autre que le malheureux baron de Méreuil.

– Qu’as-tu donc ? lui dit sa femme qui s’éveilla en entendant le cri.

– Dieu… je dormais…, répliqua le marchand de biens qui essuya la sueur qui perlait sur son front jaune.

– Sais-tu si le petiot est rentré ? demanda Mme Clappier ; d’ordinaire, quand il rentre, comme il couche au-dessus de nous, je me réveille.

– Je ne sais pas, répondit Clappier.

Et il se rendormit peu après. Mais le cauchemar continua ; seulement, le décor avait changé. Le père Clappier se trouvait en manches de chemise, tête nue et les mains liées derrière le dos, dans une charrette qui s’en allait par la rue des Cures, à Orléans, et se dirigeait vers la place du Martroi. Auprès de lui était un prêtre, et derrière le prêtre deux gendarmes. Comme la charrette débouchait sur la place, il s’éleva un murmure immense comme le bruit de la mer en courroux, et le père Clappier vit un océan de têtes humaines qui se mouvait en tous les sens.

Puis, levant la tête, il aperçut les deux poteaux rouges qui forment les bras de la guillotine.

Cette fois, il n’eut pas la force de crier…

Heureusement pour lui, un bruit se fit au-dessus de sa tête, et le pas pesant d’Hector qui s’en revenait, tout meurtri et les vêtements en lambeaux, du chalet des Sapinières, éveilla le dormeur.

 

« Faut-il que je sois bête ! se disait le matin, au petit jour, maître Clappier qui se faisait la barbe devant un morceau de glace cassée. D’abord, les morts ne reviennent pas, et puis la justice y regarde à deux fois avant de couper le cou à un homme qui a, comme moi, plus de deux millions de fortune ; et puis, enfin, il n’y a pas de preuve… »

– Où diable Hector est-il donc allé hier au soir ? demandait la grosse mère Clappier qui se retournait paresseusement dans ses draps de toile écrue. Il était au moins trois heures du matin quand il est rentré.

– Il sera allé à l’affût, répondit Clappier. Est-ce qu’il n’est pas levé ?

– Je n’ai rien entendu là-haut encore.

– Eh bien, il faut le laisser dormir… Tiens ! qui est-ce qui entre donc là ?

Le père Clappier se mit à la fenêtre et vit un paysan qui poussait la claire-voie de la basse-cour.

Le paysan n’était autre que le Brocard.

Le petit braconnier entra d’un pas délibéré et se dirigea vers la porte principale de la Meunerie.

– Ah ! drôle, lui cria Clappier, tu viens demander grâce, n’est-ce pas ?

– Nenni da ! répondit l’enfant.

– Maupert a fait son procès-verbal… et tu iras en prison, je te le jure bien, continua Clappier.

– Je ne sais pas de quoi vous voulez parler, répondit le Brocard. On m’a donné une lettre pour M. Hector, et je la lui apporte.

Il se fit alors un bruit au-dessus de la tête de Clappier.

C’était Hector qui sautait à bas de son lit et ouvrait la fenêtre.

– Et qui t’a donné une lettre pour moi ? demanda Hector.

– C’est la vieille dame des Sapinières.

La mère Clappier entendit ces paroles.

– Ah ! je ne veux pas qu’il épouse la demoiselle, s’écria-t-elle ; ce serait un beau scandale dans le pays !…

– Tais-toi donc, femme ! dit Clappier d’un ton dur. Quand on aura crié, on se taira. Elle a gros d’écus, la petite !… Et les écus, vois-tu, ça sent toujours bon, quelle qu’en soit la provenance.

CHAPITRE V

Le père Clappier était évidemment le propriétaire terrien le plus riche de tous les environs. Il avait bien une douzaine de fermes espacées sur quatre communes, autour de la Meunerie, cette bicoque à laquelle il tenait énormément, on n’avait jamais trop su pourquoi.

Auprès d’une de ces fermes qui s’appelait les Saulaies et qui dépendait territorialement de la commune de Salbris, était une pauvre masure dont le chaume noirci, les murs enfumés, l’unique fenêtre garnie de papier huilé et le jardinet d’un quart d’arpent attestaient la pauvreté de ses habitants.

Cette chaumière, qui touchait au chemin vicinal qui conduisait des Saulaies à Salbris, était celle de la mère Malbèque, une pauvre vieille femme dont le mari était mort en prison et que maître Clappier avait ruinée.

Autrefois, il y avait bien sept ou huit ans, le père Malbèque, tonnelier de son état, avait un peu de bien, une prairie, un champ, deux arpents de vigne, et chez lui, suivant l’expression de sa femme quand elle parlait depuis de leur ancienne aisance, on goûtait le vin nouveau dans une tasse d’argent.

Le malheur voulut que maître Clappier achetât les Saulaies, une bonne grosse ferme qu’il se promit de garder pour lui. Le bout du pré du tonnelier touchait aux prairies de la ferme ; son champ et sa vigne étaient à demi enclavés dans les terres de la ferme. C’en fut assez pour que maître Clappier songeât à s’emparer du tout.

Il voulut acheter, mais le tonnelier refusa de vendre. C’était l’héritage de son père ; il y tenait.

Dès lors, le père Clappier toucha deux mots à l’oreille de Maupert qui était encore huissier, et Maupert lui dit :

– Je m’en charge… Dans cinq ans, vous aurez tout.

Ce Maupert tint parole.

Le tonnelier était un peu chasseur, comme tout bon Solognot, partant braconnier, car il ne prenait jamais de port d’armes.

Un soir qu’il s’était mis à l’affût dans un champ d’avoine, auprès d’une meule, un garde le surprit et lui fit un procès. Le champ d’avoine était à maître Clappier. Dans la nuit, la meule brûla.

Maupert mena les choses bon train.

Tandis que le tribunal de Romorantin condamnait au maximum de la peine et de l’amende le braconnier pour délit de chasse en temps prohibé, sans permis de port d’arme et la nuit, total un mois de prison et environ deux cents francs d’amende ou de frais, Maupert prouvait que le tonnelier avait, sans le vouloir, mis le feu à la meule en allumant sa pipe.

Le père Malbèque fut condamné à payer le prix de la meule, et il se trouva dans la nécessité de vendre son champ ou d’emprunter. Le paysan a tant de peine à se quitter avec la terre, comme il dit, qu’il emprunte plutôt à dix ou onze pour cent.

Clappier trouva un prête-nom qui avança mille francs au père Malbèque, au taux modeste de 7 pour 100.

Au bout de l’année, et malgré un travail opiniâtre, le tonnelier fut gêné pour les intérêts. On lui trouva de l’argent à 12 pour 100.

L’année suivante, il fallut rembourser. Le prêteur ne voulut rien entendre, il fit exproprier Malbèque ; la vigne et le pré y passèrent.

Alors, le chagrin et la rage s’emparèrent du tonnelier ; il négligea sa profession, s’adonna de nouveau à la chasse et y dressa son fils qui avait alors dix ou douze ans.

Les procès se succédèrent, puis enfin une condamnation à six mois de prison.

Le père Clappier, appelé comme témoin dans cette dernière affaire, avait si bien chargé le malheureux tonnelier, qu’il eut le maximum.

Cette fois, la vigne y passa, comme la prairie et le champ. Mais Maupert avait mal pris ses dimensions ; maître Clappier se trouva couvert par la vente du vignoble et celle du mobilier.

La maisonnette et le jardin demeurèrent intacts.

Or, à l’époque où se déroulèrent les événements de cette histoire, le tonnelier était mort en prison, la Malbèque vivait en partie d’aumônes, en partie du produit de la chasse de son garçon. Le Brocard avait juré une haine féroce aux Clappier et à Maupert.

Ce dernier, devenu garde, passait sa vie à guetter le Brocard, à le harceler, à le poursuivre ; mais il n’était pas heureux, il ne parvenait point à le prendre en flagrant délit.

La mère Malbèque était rentrée de bonne heure ce soir-là – le soir où le Chambrion porta le chevreuil aux Sapinières – et elle avait fait cuire sa soupe en attendant avec anxiété son fils, car elle avait rencontré Maupert le matin, et Maupert lui avait dit :

– Vous devriez bien vendre votre maison, la mère ; M. Clappier en a envie.

Et, tout en faisant cuire sa soupe, la pauvre vieille femme pleurait, songeant à son aisance d’autrefois.

Tout à coup, on frappa rudement à la porte ; et comme la porte ne fermait que par une cheville et une ficelle, on l’ouvrit.

La Malbèque frissonna en voyant Maupert sur le seuil.

– Ma bonne femme, dit le garde avec un sourire à faire trembler, je vous ai pourtant bien prévenue, et ce n’est pas ma faute.

– Quoi donc ? qu’y a-t-il ? fit-elle en se redressant, et supportant le venimeux regard de l’ancien huissier.

– J’ai pincé le Brocard.

– Ce n’est pas vrai, dit la vieille, qui eut un instinct de prudence, mon fils n’est pas à la chasse.

– Il a tué un lièvre sous les fenêtres de la Meunerie.

– Ce n’est pas vrai ! répéta la Malbèque. L’avez-vous pris ?

– Non, mais je l’ai vu.

– Vous vous êtes trompé, ce n’est pas lui !…

– Oh ! j’ai reconnu son chien.

– Son chien ? fit la Malbèque avec un accent de triomphe, vous m’avez menti, monsieur Maupert… regardez plutôt.

Maupert jeta les yeux dans un coin de la cabane et vit les yeux de Gendarme qui étincelaient comme des tisons.

En même temps, le chien gronda sourdement.

– Vous feriez bien de vous en aller, monsieur Maupert, dit la vieille, il a la dent mauvaise.

Maupert mit la main à son fusil qu’il portait en bretelle.

– S’il bouge, dit-il, je lui campe cinq chevrotines dans la tête.

– Et de quel droit, s’écria la vieille, viendriez-vous chez moi pour tuer mon chien ?… D’abord, ce n’est pas un chien de chasse… c’est un chien de vache…

– Je ne le tuerai que s’il me mord.

Le chien grondait toujours.

– Paix, Gendarme, tais-toi ! dit la Malbèque. Sortez, monsieur Maupert, vous voyez bien que mon fils n’est pas ici.

– Aussi n’est-ce pas lui que je viens chercher. Je viens saisir…

– Ah ! interrompit la Malbèque qui se prit à lui rire au nez, vous perdez la tête, monsieur Maupert, vous n’êtes plus huissier !

– Aussi ne viens-je pas saisir des meubles, mais des engins de chasse… des collets et une chanterelle.

– Il n’y a rien de tout ça ici… Cherchez ; si vous trouvez, vous serez bien fin… car il n’y a rien.

Maupert se mit en devoir d’inspecter la maison. Il fouilla un peu partout et ne trouva rien. Le chien grondait toujours.

– Paix donc ! lui disait la Malbèque, paix donc, Gendarme !

Maupert cherchait toujours, et pour être plus à son aise, il avait déposé son fusil dans un coin de la cheminée.

Il alla jusqu’au lit et chercha dans la paillasse.

– Savez-vous bien, monsieur Maupert, dit la vieille avec calme, qu’il n’y a que les gendarmes qui ont le droit de faire ce que vous faites ?… Un garde particulier n’a pas le pouvoir d’entrer ainsi chez les gens…

– Je m’en moque pas mal, répondit l’ex-huissier avec cynisme, j’arrangerai ça dans mon procès-verbal.

– Tu n’arrangeras rien du tout, canaille ! dit une voix sur le seuil de la porte qui était restée entrebâillée.

C’était le Brocard.

Le Brocard était toujours nu-pieds, même dans les épines et dans les fourrés à sanglier du bois.

Il avait donc pu s’approcher sans faire le moindre bruit. D’un coup d’œil, il avait vu le fusil, et comme Maupert se retournait à son exclamation, il sauta sur l’arme et fit un bond en arrière.

Puis il cria :

– Pille ! pille ! Gendarme !

Le chien sauta à la gorge de Maupert, qu’il mordit cruellement.

Le Brocard, armé du fusil, avait gagné le dehors.

Maupert essaya de se débattre et d’étrangler le chien ; mais le chien, ivre de fureur, lui déchira sa blouse et le mordit aux mains, aux bras et aux jambes.

La Malbèque riait de ce rire nerveux des pauvres gens à qui le ciel accorde enfin une revanche.

Maupert, fou de colère et de douleur, s’élança hors de la chaumière ; le chien le poursuivit, continuant à le mordre.

Quant au Brocard, il courait, le fusil sur son épaule, avec une légèreté qui semblait justifier son surnom, et il gagna ainsi la ferme des Saulaies.

La ferme des Saulaies, nous l’avons dit, appartenait au père Clappier. Mais le fermier qui la tenait à bail était un honnête homme doué d’un grand sentiment de justice.

C’était, du reste, un vigoureux gaillard de quarante à cinquante ans qui, d’un seul coup de poing, eût anéanti Maupert.

Le Brocard le trouva qui labourait auprès de la ferme.

– À moi, Jean ! à moi ! lui cria-t-il.

Et il lui raconta que Maupert avait voulu violenter sa mère et tuer son chien.

Jean prit le fusil et lui dit :

– Sois tranquille, je ne rendrai le fusil qu’au père Clappier.

C’était tout ce que voulait le Brocard. Maupert, que le chien avait fini par abandonner, arriva et voulut se jeter sur le Brocard. Mais Jean le retint.

– Tu es un méchant homme, Maupert, dit-il, et je ne souffrirai pas que tu battes un enfant.

– Rends-moi mon fusil !

– Non, dit le fermier. Je le porterai demain à la Meunerie.

– Je ferai rompre ton bail !

– C’est difficile ; et, comme je paye bien et régulièrement…

– Je chercherai des chicanes.

– C’est ton métier, dit le fermier avec calme. Mais le Bon Dieu ne fait pas la main aux honnêtes gens.

Et Jean, le fermier des Saulaies, s’obstina à ne point rendre le fusil.

Maupert s’en alla désarmé vers la Meunerie, jurant de faire mourir en prison la Malbèque et son fils, d’empoisonner leur maudit chien et de ruiner le fermier.

Le Brocard remercia Jean de son intervention et rentra chez lui.

Sa mère et lui se barricadèrent pour souper. Alors, l’enfant raconta que le Chambrion lui avait promis sa protection et le ferait entrer chez M. de Verne.

La Malbèque lui dit :

– C’est un brave garçon, le Chambrion François Véru, et c’est le seul du pays qui n’ait pas peur des Clappier. Mais sera-t-il assez fort pour conjurer le nouvel orage qui nous menace ? Car enfin, mon garçon, le chien a mordu ce méchant Maupert ; il fera tout au monde pour nous périr.

– Le Chambrion nous défendra, répondit Brocard avec confiance.

La mère et le fils se couchèrent quand ils eurent soupé ; mais auparavant, le petit braconnier entrouvrit la porte et dit au chien :

– Va chercher mon fusil !

On s’en souvient, lorsque le Brocard s’était vu serré de près par Maupert et M. Hector Clappier, il avait jeté son fusil dans une broussaille et renvoyé son chien.

Le chien était dressé à ce manège ; il se glissait sous les ronces, au long des fossés, comme une bête puante qui se fait chasser, et s’en allait sans s’inquiéter de son maître.

Puis le soir, si ce dernier le lui commandait, il retournait à l’endroit où ils s’étaient séparés et cherchait le fusil qu’il prenait ensuite aux dents par le milieu du canon et rapportait comme il aurait fait d’un perdreau ou d’une pièce de gibier quelconque.

Gendarme alla donc chercher le fusil. Une heure après, il était de retour.

– Maintenant, dit le Brocard, vienne le Maupert, nous sommes parés.

Et il se coucha auprès de sa mère et ne tarda pas à s’endormir.

Mais la Malbèque, elle, ne ferma pas l’œil.

La pauvre femme voyait déjà les gendarmes venir arrêter son fils pour le conduire en prison. Elle avait de si bonnes raisons pour craindre la colère de Maupert…

Vers deux heures du matin, des pas d’homme se firent entendre dans le chemin creux qui passait devant la chaumière.

La Malbèque se prit à trembler.

Les pas s’arrêtèrent à la porte.

Alors, frissonnante, la vieille éveilla son fils.

On frappa.

– Qui est là ? s’écria le Brocard, qui sauta sur son fusil.

Gendarme se prit à gronder. Mais une voix répondit du dehors :

– Ne craignez rien, c’est moi.

Le Brocard reconnut cette voix.

– C’est le Chambrion, dit-il.

– Es-tu seul ? demanda la Malbèque.

– Oui, tout seul ; ouvrez.

Le Brocard tira le verrou de la porte ; puis, tandis que le Chambrion entrait, il alla remuer les cendres du foyer dans lesquelles il trouva un tison qu’il prit à la main, et, soufflant dessus, il alluma un cœur de sapin en guise de chandelle.

– Ah ! mon pauvre François, dit la vieille, nous avons eu bien peur, va !

– Et quand donc cela, mère ?

– Ce soir.

– Bah ! dit le Chambrion, pour faire un procès de chasse, il faut avoir pris le délinquant… et Maupert n’a pas pris le Brocard.

– Ah ! ce n’est pas ça, François ; c’est bien pis, va, reprit la Malbèque.

– Qu’est-ce donc ?

– Notre chien a mordu Maupert.

Et la Malbèque raconta ce qui s’était passé dans la soirée.

Le Chambrion l’écouta tranquillement.

– Rassure-toi, la mère, dit-il quand elle eut fini.

– Tu n’as donc pas peur du Clappier, toi ?

– C’est lui qui bientôt aura peur de moi, dit mystérieusement le Chambrion.

La Malbèque le regarda, étonnée, mais le Chambrion poursuivit :

– Vous n’avez rien à craindre de Maupert cette nuit, car je vais rester ici.

– Ici ! dit la Malbèque ; mais où vas-tu coucher, mon garçon ?

– Dans la grange où vous serriez jadis le fourrage à la vache.

– Hélas ! dit la vieille, émue, nous n’avons plus de vache au jour d’aujourd’hui.

– Ce temps reviendra, la mère.

– Jamais, soupira la pauvre femme. Le Clappier est notre ennemi.

Le Chambrion s’approcha du lit où la mère Malbèque s’enveloppait dans un lambeau de couverture :

– Mère, dit-il, un jour viendra, et ce jour n’est pas loin, où la main de Dieu pèsera si fort sur lui, que cet homme qui vous a réduits, vous et bien d’autres, à la misère, sera plus misérable que vous.

– Que veux-tu dire ? fit la vieille, dont l’œil eut un éclair de sombre haine.

– Si misérable, poursuivit le Chambrion, qu’il donnerait peut-être alors tout ce qu’il a pour vivre de longs jours dans votre chaumière, car ses jours seront marqués.

Et le Chambrion, baissant tout à coup la voix, prit la main de la pauvre femme et ajouta :

– Ce jour-là, peut-être aussi, un homme courbera la tête et aura besoin de la pitié des autres… Eh bien, mère Malbèque, si ce jour vient, et il viendra, car il faut que la justice de Dieu ait son cours, faites-moi une promesse…

– Parle, mon garçon, dit la vieille, étonnée.

– Vous ne lui fermerez pas la porte, vous ne le repousserez pas… vous ne vous détournerez pas de lui, n’est-ce pas ?

– Mais… cet homme… quel est-il ?… demanda le Brocard à son tour, car il avait écouté avec curiosité ce que disait le Chambrion.

– Vous le saurez demain, dit brusquement François Véru.

Puis il ajouta après un silence :

– J’ai besoin de toi, Brocard.

– Que faut-il faire ? s’écria le petit braconnier avec l’accent du dévouement.

– Il faut aller à la Meunerie.

– Ah ! mon Dieu ! mais Maupert me battra…

– Non, dit le Chambrion, Maupert ne touchera pas à un cheveu de ta tête. S’il te menace, tu lui diras simplement : « Le Chambrion m’a dit qu’il vous casserait les reins si vous me donniez une seule poussée. »

– Et tu crois, François…

– Je crois, acheva le Chambrion, que tu vas porter à la Meunerie un fier passeport.

– Qu’est-ce que c’est que ça, un passeport ?

– Je vais te l’expliquer, répondit le Chambrion. Suppose que tu es en forêt.

– Bon !

– Que tu viens de tuer un lièvre.

– Ça m’arrive, ça.

– Et que Beauvais ou Tremplin, les gardes du gouvernement, te mettent la main dessus.

– Aïe ! dit l’enfant avec une crainte naïve.

– Eh bien ! suppose encore que tu as un permis de chasse… et que tu es actionnaire des bois du gouvernement.

– Oh ! là là ! murmura le Brocard, ébahi.

– Tu tires tes papiers, et les gardes te saluent, n’est-ce pas ?

– Et un peu bien, encore ! dit le Brocard.

– Eh bien, le passeport, vois-tu, c’est le permis de chasse des voyageurs…

– Mais je ne voyage pas, moi.

– Si, puisque tu vas à la Meunerie. Qu’on fasse deux kilomètres ou bien le tour du monde, c’est toujours voyager.

– C’est juste, dit l’enfant. Eh bien, où est-il donc, le permis de… pardon, le passeport ?

– C’est cette lettre. Et quand tu diras d’où elle vient…

– On ne me fera pas de mal.

– Au contraire, on te fera boire un verre de vin.

– Tu jases bien, toi, Chambrion, dit le gamin d’un air de doute. Le père Clappier n’a jamais fait boire un coup à personne.

– Si… une fois…, murmura le Chambrion d’un air sombre. Mais crois-moi… un verre de vin du père Clappier, ça coûte trop cher.

– Ah ! s’il le vend, c’est différent, dit le Brocard, qui ne comprit pas la terrible allusion du Chambrion.

– Ça coûte l’honneur, acheva François Véru.

Et il s’alla coucher.

CHAPITRE VI

La lettre que le Chambrion avait remise au Brocard, et que celui-ci porta à la Meunerie en annonçant qu’elle venait du château des Sapinières, était signée de Mme Gertrude, adressée à M. Hector Clappier et ainsi conçue :

Monsieur,

La démarche que vous avez faite hier auprès de Mlle de Méreuil, ma nièce, est au moins étrange ; jamais un homme ne s’est conduit ainsi. Avant de vous répondre un oui ou un non, il me serait agréable que vous me fussiez présenté par M. Clappier, votre père, avec lequel j’ai eu autrefois des relations d’intérêt.

J’ai l’honneur d’être, Monsieur,

Votre très humble servante,

Gertrude de R…

Le père Clappier était monté dans la chambre d’Hector en même temps que le Brocard.

Mais Hector était si ému en prenant des mains du Brocard cette fameuse lettre, qu’il ne fit aucune attention à son père.

Celui-ci lut par-dessus l’épaule de son fils, qui s’était recouché.

– Ah çà ! lui dit-il, que t’est-il donc arrivé hier ? Tu as un coup de poing sur l’œil et la main écrasée comme si on t’avait marché dessus.

– J’ai fait une chute en sautant le fossé du parc, répondit Hector avec embarras.

Le père Clappier regarda son fils du coin de l’œil :

– Tu as donc été aux Sapinières, hier soir ?

– Pardieu !

– Et tu auras fait des bêtises, dit le père Clappier avec ironie.

– Pas tant que ça, puisque vous voyez qu’on me rappelle. Elle en tient, la petite.

Clappier haussa les épaules.

– Eh bien ! papa, reprit Hector, vous voyez que la chose dépend de vous, maintenant.

– Tu crois ?

– Ah ! uniquement. Et si vous allez aux Sapinières…

– Jamais ! répondit le père Clappier d’un ton brusque.

Et il quitta la chambre d’Hector. Alors, le Brocard se pencha à l’oreille du fils Clappier.

– Je connais quelqu’un, moi, qui ferait bien aller le père Clappier chez la demoiselle, dit-il.

– Toi ?

– Oui, moi, dit le Brocard. Mais je garde ce que je sais… vous êtes trop méchant au monde, monsieur Hector.

– Et si je prenais cette cravache qui est là ? dit Hector.

– Pour quoi donc faire ?

– Pour te battre. Peut-être parlerais-tu ?

– Vous auriez là une mauvaise idée, monsieur Hector.

– Vraiment !

Et Hector se leva pour attraper sa cravache.

Mais le Brocard ne sourcilla pas.

– Monsieur Hector, dit-il, si vous, ou votre père, ou Maupert, avez le malheur de me toucher, je sais quelqu’un qui me vengera.

– Et qui donc ? fit Hector en fronçant le sourcil.

– Le Chambrion.

Ce nom produisit sur Hector un effet de terreur.

– Ah ! le Chambrion te protège ! fit-il avec colère.

– Et vous savez qu’il a le poignet solide, ajouta l’enfant avec calme.

Hector ne prit pas sa cravache.

– Et vous auriez tort de vous mettre mal avec lui, acheva le Brocard, car, s’il le veut, vous épouserez la demoiselle.

– Et qui donc t’a dit cela ?

– Lui.

Hector parut réfléchir.

– Et tu dis, toi, reprit-il, que tu as un moyen de faire aller mon père aux Sapinières ?

– Pas moi, mais le Chambrion. Si vous voulez le voir, il vous attend.

– Où cela ?

– À cinq cents mètres d’ici, au bord du fossé qui fait la limite de la ferme des Saulaies avec les terres de la Meunerie.

– Eh bien ! j’y vais, dit Hector, qui fut pris d’une subite inspiration.

Et il s’habilla. Comme il allait sortir de sa chambre, le Brocard lui dit :

– Monsieur Hector, j’ai eu des raisons hier soir avec Maupert.

– Et il t’a battu ?

– Non, parce que Jean, le fermier des Saulaies, m’a défendu.

– Et tu as peur qu’il ne te batte ce matin !

– Ça dépend de vous, dit le Brocard avec assurance, et vous avez plus besoin de moi que de Maupert.

– Eh bien ! je te prends sous ma protection, dit le fils Clappier.

Et il sortit suivi du Brocard.

Dans la cour, ils rencontrèrent Maupert.

Maupert s’avança menaçant vers le Brocard.

– Ah ! gredin ! ah ! misérable ! lui dit-il, nous allons donc enfin régler nos comptes, tous les deux !

– Tu ne régleras rien du tout, ce matin du moins, répondit Hector qui se plaça devant le Brocard pour le protéger.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que je ne veux pas, dit froidement le jeune homme.

Une fenêtre s’ouvrit au premier étage de la Meunerie, et le père Clappier s’y montra.

– Hé ! Maupert, cria-t-il, rosse-moi ce garçon-là d’importance et n’écoute pas ce que dit mon fils !

Maupert voulut se jeter sur l’enfant, mais Hector lui donna un croc-en-jambe et l’envoya rouler dans la mare aux canards qui se trouvait au milieu de la cour.

Puis il prit le Brocard par la main et l’entraîna.

Le père Clappier les vit s’éloigner, lâcha un juron, puis un éclat de rire en voyant le Maupert se relever couvert de boue et de fumier détrempé.

– Si c’est comme ça que vous me faites respecter par votre fils, dit le garde, ça m’encouragera à me dévouer à vos intérêts !

– Pourquoi te laisses-tu faire ? dit Clappier.

Et il referma la fenêtre.

– Sidore, lui dit la grosse mère Clappier qui avait passé un peignoir, démêlait sa tignasse grisonnante et ajustait ses fausses dents qu’elle serrait proprement chaque soir dans un morceau du journal le Loiret ; Sidore, je ne te comprends pas depuis hier soir.

– C’est que tu n’es pas intelligente, grommela le marchand de biens.

– Comment ! reprit la mère Clappier, tu consentirais à ce mariage ?

– Ça dépend.

– Mais songe donc au scandale que ça fera dans le pays !

– Je m’en moque comme d’une guigne.

– Nos cousins d’Orléans, les Jousserand, les Providence et les Boumichel ne voudront plus nous voir.

– Ce sera de l’économie ; car ils viennent toujours ici au moins une fois l’an.

– Nous ne pouvons cependant nous brouiller avec toute la famille.

– La famille ! fit le marchand de biens avec ironie, qu’est-ce que ça ? à quoi ça sert-y, la famille ?… Allons donc !… Ça vous emprunte de l’argent à cinq et ça vient chez vous en voiture comme si l’avoine poussait toute seule au fond des fossés, sur la terre du gouvernement !

La mère Clappier soupira et se tut.

Son mari se prit à se promener à grands pas, grommelant des mots sans suite et en proie à une certaine agitation.

– Où donc Hector est-il allé ? demanda enfin la mère Clappier.

– Aux Sapinières, sans doute.

– Moi, dit la grosse femme, si ce mariage se fait, je quitte le pays… d’abord.

– Cela dépendra, répliqua le marchand de biens.

– Comment cela ?

– Tu le quitteras si je le quitte. Le Code est formel à cet égard, et la femme doit résider avec son mari.

Mme Clappier, née Jousserand, leva les yeux au ciel et se souvint des romans de chevalerie qui avaient nourri sa vaporeuse enfance et dans lesquels il n’y avait que de preux et galants damoiseaux qui se faisaient honneur et gloire d’obéir.

Quelques larmes humectèrent même ses paupières rouges, et l’esprit de révolte contre la tyrannie conjugale allait pénétrer dans son cœur, lorsque la Jeannette entra.

La Jeannette était l’unique servante de la maison ; elle faisait la cuisine, les lits, raccommodait le linge et cuisait le pain.

– Madame, dit-elle, combien faut-il vendre les peaux de lièvre ?

Cette question fit redescendre Lucinde du ciel ; elle se retrouva femme de ménage, avare et Orléanaise.

– Quatre sous, dit-elle.

– Le peaussier n’en donne que trois.

– Qu’il aille au diable ! Le poulailler de Lamotte qui passe ici tous les huit jours en donnera quatre.

La Jeannette sortit, et Mme Clappier acheva sa toilette.

Pendant ce colloque entre sa femme et la servante, le marchand de biens était sorti de sa chambre et descendu dans la cour.

Maupert, qui avait étendu sa blouse au soleil pour la faire sécher, vint à lui.

– Dites donc, patron, fit-il, est-ce que vous n’avez plus envie de la maison à la Malbèque ?

– Non, dit Clappier. J’en aurais fait une bergerie autrefois ; mais à présent que j’ai construit aux Saulaies, elle peut bien garder sa maison.

– Ah ! fit Maupert, désappointé. Cependant, hier encore, est-ce que vous ne me disiez pas…

– C’est possible, répondit distraitement le marchand de biens, que d’autres pensées absorbaient.

– Ah ! fit encore Maupert, qui se mit à dessiner des arabesques du bout de son pied sur le sol gras de la basse-cour, ça n’empêche pas que cette maison, au beau milieu des fermes, est comme un œil d’espion toujours ouvert.

– Eh bien ! que veux-tu que j’y fasse, puisque cette vieille sorcière ne me doit plus rien, et qu’elle ne veut pas vendre ?

– Elle ne voulait pas hier… mais aujourd’hui…

– Aujourd’hui, ce sera comme hier.

– Oh ! non pas, dit Maupert, j’ai une bonne idée, allez, patron !

– Voyons ça.

– Hier, le chien du Brocard m’a mordu.

– Il fallait lui flanquer un coup de fusil.

– Je n’ai pas pu, puisque mon fusil était dans les mains du Brocard.

– Eh bien ! que comptes-tu faire ?

– Porter une plainte au procureur impérial, une plainte que vous apostillerez. Je suis garde assermenté, il y a eu rébellion et guet-apens. Avec un peu d’adresse, on peut mener le Brocard en police correctionnelle… Les frais achèvent de ruiner la Malbèque.

– Bon ! après ?

– On vend par autorité de justice, et nous achetons.

– Eh bien, dit le père Clappier, rédige ta plainte.

– Oh ! ce sera bientôt fait, dit l’ex-huissier, je n’en ai pas pour dix minutes.

Et il entra dans la cuisine, où il avait, sur la cheminée, une sorte de carton graisseux, dernier vestige de son ancienne profession, et dans lequel se trouvait tout ce qu’il faut pour écrire.

Il s’attabla devant la mée, c’est-à-dire le coffre à pétrir le pain.

Pendant ce temps, le père Clappier continuait sa promenade et son monologue :

– Il faudra pourtant bien, se dit-il, que je me décide à aller aux Sapinières… Je ne suis pas un homme à émotions, moi ; mais la seule fois où j’y suis allé après… l’accident, – il me semblait que la terre que je foulais me brûlait les pieds.

Maupert revint avec sa plainte bien et dûment minutée.

L’ex-huissier disait que, s’étant transporté dans la maison d’un braconnier surnommé le Brocard, mais dont le vrai nom était Joseph Malbèque, afin d’y saisir des engins de braconnage, ledit Brocard s’était emparé de son fusil, l’avait couché en joue et l’avait fait mordre par son chien ; que lui, Maupert, garde assermenté, n’avait dû son salut qu’au passage fortuit d’une charrette sur la route, ce qui avait intimidé le Brocard.

– Est-ce vrai, cela ? demanda le père Clappier, qui prit connaissance de la plainte.

– À peu près, dit le Maupert.

– Bah ! fit Clappier, avec ces gens-là, c’est toujours vrai !…

Et il entra dans la cuisine et mit aux bas de l’acte rédigé par Maupert ces mots qu’il signa : Je certifie que la déclaration de mon garde particulier, le sieur Jean Maupert, est en tout conforme à la vérité.

– Maintenant, dit-il, est-ce que tu mettras ça à la poste ?

– Oh ! non pas, dit Maupert. Je vais moi-même à Romorantin. Il faut aller vite en besogne.

Et il prit sa carnassière et son fusil, et se mit en route.

Pour aller de la Meunerie à Romorantin, qui n’était pas à plus de deux lieues, il fallait passer devant la maison de la mère Malbèque.

La vieille femme et son fils étaient assis au seuil de la porte ; à l’intérieur de la chaumière, le Chambrion fumait sa pipe assis devant le feu.

Quant à Hector, il venait de quitter le Chambrion ; mais au lieu de suivre la route, il avait pris par le milieu d’un champ d’avoine dans lequel chantaient les perdreaux.

Maupert et lui s’étaient croisés sans se voir, séparés qu’ils étaient par une haute haie vive.

Maupert salua la Malbèque d’un air ironique :

– Hé ! la mère, dit-il, vous ne voulez toujours pas vendre votre maison au père Clappier ?

– Va-t’en au diable, misérable ! lui cria la vieille femme avec colère.

– Je ne vais pas si loin que ça, la mère.

– Et où vas-tu ? lui demanda d’un ton railleur le Brocard, qui se sentait mis à l’abri par la présence du Chambrion.

– Je vais à Romorantin te recommander.

– À qui donc ça ?

– Au procureur impérial, répondit Maupert, qui ne voyait point le Chambrion.

Le Brocard eut peur. Maupert s’en aperçut et continua :

– Le père Clappier a rédigé la plainte !… Oh ! tu seras soigné, mon garçon… Tu iras peut-être voyager… On t’emmènerait à Toulon que ça ne m’étonnerait pas…

Et Maupert continua son chemin en sifflotant, sans avoir aperçu le Chambrion.

– Oh ! s’écria la mère Malbèque avec désespoir, il n’y a donc pas de justice pour les pauvres gens ?

Mais le Chambrion sortit alors de la chaumière et, posant sa main sur l’épaule de la pauvre femme :

– Vous vous trompez, mère… il y en a une… et elle est terrible… surtout quand elle est lente…

– Mais on va me mettre mon pauvre enfant en prison ! s’écria-t-elle.

– Non, mère, car on ne le trouvera pas… je le cacherai…

– Oh ! les gendarmes finissent toujours par trouver.

Le Chambrion secoua la tête :

– Écoutez-moi bien tous deux, dit-il, et regardez cet homme…

Il leur montrait Maupert qui disparaissait alors au tournant du chemin.

– Il porte en ce moment non ta condamnation, à toi, Brocard, mais celle de son maître…

La Malbèque et son fils regardaient le Chambrion. Celui-ci ajouta :

– J’avais besoin que la justice vînt dans le pays… et je suis tranquille maintenant, elle y viendra.

Et comme ici, la mère ni le fils ne comprenaient ces paroles mystérieuses :

– Mère, dit-il encore, vous savez ce que vous m’avez promis hier.

– Quoi donc, mon garçon ?

– De ne point fermer votre porte un jour à un pauvre homme courbé sous la honte… car cet homme, ce sera moi…

– Toi ! toi ! exclamèrent à la fois la mère et le fils ; ah ! tu es fou, Chambrion… n’es-tu pas honnête ?

– Oui.

– Brave ouvrier et brave cœur ?

– Oui, je le crois.

– De quoi donc aurais-tu à rougir ?

– Je suis né sous une étoile funeste, murmura-t-il.

Et, sans vouloir s’expliquer davantage, il dit brusquement au Brocard :

– Il ne faut pas rester ici maintenant. On pourrait venir t’arrêter.

– Ô mon Dieu ! fit la Malbèque, frissonnante.

– Ne craignez rien, mère, on ne le découvrira pas où je le cacherai.

– Mais on le condamnera tout de même ?

– Non, dit le Chambrion, car il ne peut être poursuivi et jugé que sur la plainte de Maupert et de M. Clappier, et avant huit jours, ils auront retiré leur plainte.

– Dieu t’entende, mon garçon !…

Le Chambrion reprit son fusil, qu’il portait toujours avec lui, depuis que les gens du château lui avaient donné un permis de chasse, et il dit au Brocard :

– Suis-moi.

– Où m’emmènes-tu ? demanda le Brocard.

– Au château, d’abord.

– Et puis ?

– Nous verrons après ; viens toujours. Quant à vous, mère, je vais vous donner un bon conseil. Si vous restez ici, les Clappier, ou tout au moins Maupert, peuvent vous jouer quelque mauvais tour. Venez avec nous. La demoiselle a toujours été très bonne…

– Oh ! ça, c’est vrai ; mais on ne peut pas en approcher, dit naïvement la Malbèque. Tu sais bien toi-même, François, que sa tante, Mme Gertrude, ne veut pas qu’on lui parle.

– Tout est changé, maintenant.

– Ah ! vraiment ? pourquoi ça, mon garçon ?

– Parce que, maintenant, la demoiselle sait tout.

– Même le malheur de ses parents ?

– Oui, dit le Chambrion d’un air sombre.

La mère Malbèque prit sa besace et son bâton, ainsi que ses sabots, qu’elle mettait le dimanche, car, dans la semaine, elle allait nu-pieds.

Le Brocard, tandis qu’elle faisait ses menus préparatifs, démontait en trois morceaux son fusil, véritable arme de braconnier qu’il entortilla ensuite dans sa blouse.

– Un jour viendra, lui dit le Chambrion en souriant, où tu auras une commission de garde, un permis de chasse, et où tu pourras porter un fusil double en bretelle.

Et tous trois prirent le chemin des Sapinières.

Cependant, Hector s’en revenait à la Meunerie…

Que lui avait dit le Chambrion ?

C’est ce qu’il eût été difficile peut-être de deviner ; mais à la suite de leur conversation, mystérieuse sans doute, il s’était opéré chez le jeune homme comme une métamorphose.

Le père Clappier, lorsqu’il arriva sous les fenêtres de la Meunerie, était dans un champ voisin où ses hommes de journée étaient occupés à poser des tuyaux de drainage.

Hector alla vers lui et lui dit d’un ton dégagé et quelque peu impertinent :

– Faut pourtant que nous causions un brin, père.

Clappier examina son fils et lui trouva un air singulier.

Cependant, il avait tellement l’habitude de la domination sur tout ce qui l’entourait, depuis ses domestiques et ses fermiers jusqu’à sa femme et son fils, qu’il répondit sèchement :

– Tu prends mal ton temps, je n’ai pas le loisir de causer.

– Ah ! dit Hector. Eh bien ! ça sera pour plus tard…

Et il tourna les talons.

Mais dans son accent, dans son attitude, dans son geste sec et cassant, il y avait quelque chose de si étrange que le père Clappier en fut frappé.

Il rappela son fils :

– Eh bien ! lui dit-il, que veux-tu me dire ?

Hector revint :

– Je voulais vous parler de nos affaires ; mais puisque vous n’avez pas le temps…

– De quelles affaires ? demanda Clappier avec hauteur. Je n’ai pas d’affaires avec toi.

– Nous en aurons bientôt… j’imagine…

– Et comment cela ? fit le marchand de biens, que l’attitude calme et dédaigneuse de son fils fit tressaillir.

– Si j’épouse la demoiselle.

– Je n’ai pas d’affaires avec la demoiselle.

– Ah !

Et ce mot fut comme un coup de poignard qui pénétra au cœur de Clappier.

Son visage s’empourpra, et il eut des titillements dans les yeux, car il lui sembla en ce moment que ce n’était pas un fils, mais un juge d’instruction qui se dressait devant lui.

– Non, répéta-t-il avec un accent qu’il voulut rendre brutal et qui ne fut que troublé, je n’ai pas d’affaires avec la demoiselle.

– Oh !… pardon… je croyais…

– J’ai vendu les Sapinières, poursuivit Clappier sur qui son fils avait arrêté un regard calme et froid. Je les ai vendues… On me les a payées…

– Oh ! dit Hector, ça, je le crois… et deux fois plutôt qu’une…

Sur ces mots, qui tombèrent sur la tête de Clappier comme un coup de massue, Hector tourna le dos et s’en alla.

Pendant deux minutes, le marchand de biens crut que la terre allait s’entrouvrir sous ses pieds. Il eut des tintements étranges dans les oreilles, et ses yeux virent devant eux comme un nuage de sang.

Mais cet homme était doué d’une âpre et sauvage énergie ; le premier choc passé, il se redressa farouche, terrible, armé pour quelque lutte épouvantable qu’il entrevoyait dans l’avenir.

Il courut après son fils, le prit par le bras, le lui serra à le broyer, et l’arrêta net :

– Tu t’expliqueras, dit-il.

Clappier, en ce moment, était effrayant à voir.

– Je n’ai pas à m’expliquer, répondit Hector. Je vous ai demandé si vous aviez quelque affaire avec la demoiselle, vous m’avez dit non. Voilà tout. C’est tout expliqué.

– Tu as voulu dire quelque chose…

– Mais non.

– Malheureux ! oserais-tu soupçonner ton père ? s’écria Clappier, qui perdait toute mesure.

– Moi ?… Je ne soupçonne rien… Je ne sais rien…

– Qui donc t’a dit… qu’on m’avait payé les Sapinières deux fois plutôt qu’une ?

– Ah ! vous ne saurez pas ça, dit Hector. Chacun a ses petits secrets.

– Et si je veux le savoir, moi ?

– Tenez papa, dit le jeune homme avec un calme qui acheva d’épouvanter Clappier, voulez-vous que je vous donne un bon conseil ?

– Je ne veux de conseils de personne !

– Vous avez tort…

– Eh bien ! quoi ? qu’y a-t-il ? demanda le marchand de biens, qui se sentit terrassé par le calme et le sang-froid de son fils.

– Vous dites que vous n’avez pas d’affaires avec la demoiselle des Sapinières ?

– Non.

– Alors, vous n’avez pas de bonnes raisons pour n’y point aller. Vous m’y présenterez… et le mariage ira tout seul…

– Eh bien ! soit, mais tu me diras…

– Attendez encore, continua Hector. Je ne vous demande pas de dot, parce que l’argent vous tient tant au cœur… mais…

– Mais ? fit Clappier, qui palpitait sous le regard de son fils.

– Je ne veux pas vous donner les cent arpents de bois que vous savez.

– Et si je te refuse mon consentement !… Et si je ne veux pas aller au château !…

– Vous aurez tort, dit froidement le fils de Clappier.

Ce calme acheva d’exaspérer le marchand de biens et lui fit perdre la tête.

– Mais au moins, dit-il, tu me nommeras le misérable qui a osé accuser ton père ?

– Quand vous aurez fait la demande, pas avant…

Cette fois, Hector s’en alla pour tout de bon, laissant son père atterré.

Pendant une heure, le père Clappier erra dans ses champs, autour de la Meunerie, comme un corps sans âme, en proie à une sorte de terreur vertigineuse, et il se souvint du rêve épouvantable qu’il avait fait la nuit précédente.

CHAPITRE VII

Pendant ce temps, Hector s’en allait sous bois, son chien d’arrêt devant lui, et tout en broussaillant, il se disait :

« J’ai répété mot pour mot ce que le Chambrion m’a dit, mais je veux être pendu si j’y comprends quelque chose. »

Cette réflexion que le fils de Clappier venait de faire en entrant sous bois était juste.

Hector avait été un instrument inintelligent des projets secrets du Chambrion ; il avait dit, sans comprendre, ce que le Chambrion l’avait engagé à dire, et l’effet avait été prodigieux.

Du moins, tel était l’avis d’Hector, et il le répéta tout le long du chemin qui séparait la Meunerie de la maisonnette de François Véru.

« J’ai toujours eu dans l’idée, pensait-il, tandis que maître Flambant, son chien d’arrêt, fouillait les broussailles, en quête d’une bécasse, j’ai toujours eu dans l’idée que mon père n’avait pas la conscience bien nette, et je ne me trompais pas, puisque déjà il renonce à sa commission et consent à aller demander pour moi la demoiselle. Faudra voir s’il n’y a pas mieux à faire encore… S’il y avait moyen de faire chanter le papa, ça serait superbe ! »

Comme il pensait ainsi, Flambant tomba en arrêt devant une cépée ; Hector fit trois pas, un lièvre partit et fut salué de deux coups de feu précipités.

– Apporte ! apporte ! cherche, Flambant ! cria Hector.

– Ce n’est pas la peine, monsieur Hector, dit le Chambrion qui sortit des broussailles, votre lièvre est sain comme l’œil, vous l’avez manqué.

– Ah ! tu crois ? fit le jeune homme, désappointé.

– Dame ! murmura le Chambrion d’un ton moqueur, on ne peut pas réussir en tout, chasser les héritières et tuer les lièvres.

– C’est vrai, dit Hector.

– Eh bien ! avez-vous vu votre père ?

– Oui, et je l’ai un peu bouleversé, je t’assure.

– Vous lui avez dit…

– Mot pour mot ce que tu m’as dit.

– Et il s’est troublé ?

– J’ai cru qu’il allait s’évanouir.

– Alors, il consentira à aller aux Sapinières ?

– Parbleu ! et il renonce aux cent arpents de bois qu’il voulait me carotter… Mais dis donc, François, faut nous expliquer, pourtant.

– Comment cela ?

– Qu’est-ce que tu as voulu dire par ces mots ? « Il a touché le prix des Sapinières deux fois plutôt qu’une ? »

– Monsieur Hector, dit le Chambrion, je vous préviens d’une chose : c’est que, si vous n’êtes pas malin, votre père vous roulera. Si vous voulez savoir, il faut que vous restiez avec moi et que vous ne revoyiez pas votre père ce soir. C’est pour cela que je vous ai proposé un coup d’affût.

– Et, dit Hector, si je ne rentrais pas à la Meunerie, si je m’en allais coucher à notre ferme des Bauges qui est de l’autre côté de la forêt ?

– Cela vaudrait mieux encore ; et je vous promets que demain, quand vous seriez de retour, votre père serait allé aux Sapinières faire la demande.

– Eh bien ! ça me va, dit Hector. Mais tu vas me dire…

– Écoutez. Votre père a touché deux fois le solde des Sapinières.

– Comment cela ?

– Lorsque M. de Méreuil revint de Paris, il alla payer votre père qui lui donna un reçu pour solde.

– Eh bien ?

– Quand M. de Méreuil se fut suicidé, on chercha partout le reçu et on ne le trouva pas. M. de Méreuil avait eu la tête montée par la mère Clappier, à l’endroit de sa femme. Il galopa à travers bois, passa dans les broussailles et ne s’aperçut pas qu’une branche d’arbre lui enlevait la sacoche qu’il portait en bandoulière… Dans cette sacoche était le reçu. Le père Clappier le trouva.

– Oh ! je comprends, dit Hector, qui crut le Chambrion sur parole, et il réclama une seconde fois le solde.

– Qui lui fut payé, monsieur Hector.

– Mais, dit le fils Clappier, de combien était ce solde, François ?

– De deux cent mille francs.

– Peste ! dit Hector avec un gros rire, il n’y va pas de main morte, le père, quand il s’agit de voler !

Et il devint tout pensif.

La maisonnette du Chambrion apparaissait au travers des arbres au faîte desquels glissait un dernier rayon crépusculaire.

– Nous allons donc à l’affût ? demanda Hector, sortant de sa rêverie.

– C’est-à-dire, répondit le Chambrion, que je veux vous faire tuer un chevreuil, ce qui ne vous est peut-être jamais arrivé. Mais ce n’est point l’heure encore, et nous allons manger un morceau.

Le Chambrion et Hector entrèrent dans la cabane.

Alors, le premier alluma du feu, dressa la table et posa dessus un pichet de vin et un morceau de lard fumé.

Puis il mit un morceau de graisse dans la poêle et dit :

– Je vais vous faire cuire des œufs.

Le Chambrion et son hôte s’attablèrent ; Hector soupa d’un excellent appétit, tout en songeant aux écus et à la beauté de la demoiselle.

À huit heures, la lune se leva.

– C’est le moment de partir, dit François Véru.

Et il couvrit son feu, prit son fusil et passa une corde au cou de Flambant.

– Ce chien va nous gêner, dit Hector.

– Nous le laisserons chez Jacomy, le charbonnier.

Ce charbonnier dont parlait François Véru avait une hutte sous bois, dans une vente du gouvernement, dont il avait affermé l’exploitation.

Hector et le Chambrion le trouvèrent assis sur le bord de son four à charbon et fumant sa pipe.

– Tiens, lui dit Hector, veux-tu gagner une pièce de dix sous ? Ramène mon chien à la Meunerie.

Le charbonnier prit le chien en laisse et se mit en route, tandis que le Chambrion et Hector se dirigeaient vers cet endroit de la forêt qu’on appelait la mare aux Chevrettes et où, la veille, nous avons vu François Véru rejoindre M. Horace de Verne.

Le Chambrion plaça Hector à vingt mètres de l’étang, dans une broussaille, et lui recommanda de ne pas fumer.

– Ne vous pressez pas, dit-il, ils viennent ordinairement par deux et par trois. Le brocard d’abord, puis la chevrette, et enfin le chevreau. Ajustez le brocard, et si vous le tuez roide, tirez sur la chevrette, mais respectez le chevreau, s’il y en a un.

– Est-ce que tu ne vas pas rester avec moi, toi ?

– Non, je vais me porter un peu plus loin…

– Ah ! et tu penses que les chevreuils viendront ?

– Peut-être tout de suite, peut-être dans une heure… peut-être plus tard… mais, pour sûr, ils viennent toutes les nuits… Ah ! fit le Chambrion en souriant, c’est une affaire de patience, l’affût… mais ça réussit mieux que les chiens courants.

Hector se posta et arma son fusil.

– Si vous tirez et que vous manquiez votre coup, dit encore le Chambrion, ne bougez pas et rechargez votre fusil… il en viendra d’autres. Vous savez que la nuit, il faut toujours tirer un peu plus haut.

– Oui.

– Eh bien, bonne chance !… Je reviendrai vous reprendre ici.

Le Chambrion contourna l’étang ; puis, au lieu d’aller se poster, comme il l’avait dit à Hector, il se mit à courir sous bois dans la direction des Sapinières, où, comme on va le voir, il était attendu avec une vive impatience.

 

Que s’était-il passé au château des Sapinières depuis la nuit précédente ?

On l’eût deviné facilement en voyant Mlle Denise de Méreuil levée.

Elle était pâle et languissante encore, mais elle souriait en regardant Horace agenouillé devant sa chaise longue et qui tenait une de ses mains dans les siennes.

Mme Gertrude était auprès d’eux.

Denise avait failli mourir ; mais, comme l’avait dit le médecin, une grande joie l’avait sauvée.

– Mon enfant, était venue lui dire Mme Gertrude, M. le vicomte Horace de Verne nous fait l’honneur de me demander ta main, et je la lui ai accordée.

Ces simples paroles avaient produit une réaction violente chez Denise ; la mort déjà prête à la prendre avait reculé.

On avait attendu au matin pour donner une explication à la jeune fille.

Alors, quand la crise nerveuse avait été passée, on lui avait tout avoué.

Ses parents ne s’étaient point suicidés. On les avait assassinés, et la mémoire de M. de Verne le père était pure de toute tache.

Denise, malgré sa jeunesse, était une fille d’un grand sens et d’un grand cœur.

– Où est le Chambrion ? demanda-t-elle.

– Il n’est pas au château, répondit Horace.

– Eh bien, répondit-elle, courez après lui, mon ami. Je ne veux pas qu’il dénonce l’assassin avant que je l’aie vu.

– Peut-être est-il déjà trop tard ! fit Mme Gertrude.

– Non, dit Horace. Mais est-ce possible, à présent ? Ne faut-il pas que la vérité se fasse jour ?

– Ah ! murmura Denise, vous ne songez donc pas à lui, vous autres ? À lui si bon, si noble, si dévoué… et que, désormais, on montrera du doigt en disant : « C’est le fils de l’assassin ! »

Ces mots touchèrent Horace. Il se mit à la recherche du Chambrion.

Mais le Chambrion était parti sans rien dire de ses projets.

Il s’était borné à faire écrire à Mme Gertrude cette lettre que nous avons vue adressée au fils Clappier.

Horace était allé chez le Chambrion. La chaumière était fermée.

Il avait couru les bois, il était même descendu jusqu’à Salbris, sans plus de succès.

Comme il revenait, il entendit siffler dans le taillis voisin et reconnut la voix du Brocard.

Le Brocard s’en allait aux Sapinières, en compagnie de sa mère, mais le Chambrion était avec eux.

Obéissant à ses mœurs, le petit braconnier, au lieu de suivre la ligne forestière qui allait droit au château, avait fait prendre à sa mère un faux chemin sous bois.

La perpétuelle préoccupation du Brocard était de ne point rencontrer, en forêt, un agent de l’autorité ; et la Malbèque qui, si elle ne braconnait pas du gibier, allait par-ci par-là voler un peu de bois mort pour son hiver, était non moins timorée à l’endroit des gardes. Horace appela le Brocard, qui vint à lui aussitôt.

– Hé ! petit, lui dit-il, n’as-tu pas vu le Chambrion ?

– Faites excuse, monsieur Horace, nous venons de le quitter.

– Et où est-il allé ?

Au moment où Horace avait rencontré le Brocard, il était presque nuit.

– Il nous a quittés, dit le Brocard, pour aller faire un coup d’affût.

– Sais-tu où ?

– Près de la mare aux Chevrettes.

– Eh bien, j’y vais, car il faut que je lui parle…

– Monsieur, dit l’enfant, sauf vot’ respect, n’y allez pas, si ça vous gêne moindrement de rencontrer le fils Clappier.

– Ah ! dit M. de Verne qui tressaillit à ce nom, il est avec lui !

– Oui, et même, comme les gendarmes vont venir m’arrêter d’un moment à l’autre…

– Comment ! interrompit Horace, tu dis que les gendarmes vont venir t’arrêter !

– Peut-être pas ce soir, mais demain, pour sûr… Oh ! ne me regardez pas de travers, monsieur Horace, je n’ai pas fait de mal… c’est un faux témoin du Maupert, le garde aux Clappier. Mais le Chambrion m’a dit que ça s’arrangerait… D’ailleurs, il me cachera… et même qu’il m’a dit d’aller au château avec ma mère, et qu’il viendrait m’y prendre…

« Que signifie tout cela ? pensait Horace qui s’en allait aux Sapinières en compagnie de la Malbèque et de son fils. Et pourquoi le Chambrion veut-il amener le père Clappier au château ? »

En arrivant aux Sapinières, Horace envoya la Malbèque et son fils à l’office ; puis il rejoignit Denise et sa tante ; et tous trois attendirent avec anxiété le retour du Chambrion.

Enfin, vers dix heures, celui-ci parut.

Il était triste et grave, comme un homme qui a pris une résolution douloureuse, mais inébranlable.

– Tu ne l’as pas dénoncé encore, au moins ? s’écria Denise en le voyant paraître.

– Non, mademoiselle ; d’ailleurs, dit le Chambrion, mon témoignage ne prouverait rien… il faut qu’il se trahisse lui-même.

– Mais nous te croyons, nous, dit la jeune fille.

– Oh, je le sais.

– Alors, pourquoi livrer ce malheureux à la justice ?…

– Pourquoi ? fit le Chambrion ; mais, pour qu’on sache bien que vous pouvez épouser M. de Verne.

– Eh bien, dit Horace, Denise a raison, et sa tante est de notre avis ; nous quitterons ce pays, mon pauvre François, nous irons loin… et tu ne verras pas le nom de ton père flétri…

– Oui, dit la jeune fille à son tour en pressant la main du Chambrion, nous nous en irons… et tu viendras avec nous, mon bon François… n’es-tu pas notre ami ?

Le Chambrion secoua la tête.

– Il faut que justice se fasse, dit-il.

– Mais tu seras déshonoré ?…

– J’aurai Dieu pour moi, mademoiselle. J’aurai la conscience d’avoir fait mon devoir.

– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la jeune fille. Mais as-tu pensé à une chose, François : c’est que peut-être ton père n’est pas mort ?…

Le Chambrion secoua la tête.

– Je l’ai redouté souvent, dit-il ; mais à présent, je ne puis croire le contraire. Il fût revenu un jour ou l’autre… Non, mademoiselle, mon père est mort… comme le vôtre… comme votre mère… comme le père de M. Horace, et c’est cet homme qui les a tous tués.

– Mais enfin, dit encore la jeune fille, n’avons-nous pas le droit de pardonner ?

Un nuage passa sur le front du Chambrion :

– Non, dit-il enfin, vous n’avez pas ce droit-là ; car cet homme a bien d’autres crimes sur la conscience. Ah ! dit-il avec véhémence, vous ne savez donc pas le nombre des malheureux qu’il a ruinés ?

» Parcourez les campagnes de notre pauvre Sologne, à dix lieues à la ronde, et prononcez le nom de cet homme, vous entendrez des gémissements et des imprécations. Il a fait mourir des pères de famille en prison. Il a fait vendre le lit de la pauvre veuve et le berceau de l’orphelin !…

– Eh bien ! s’écria la jeune fille, si cet homme, en présence du châtiment qu’il a mérité, venait à se repentir…

– Jamais !… Cet homme a un cœur de bronze…

– S’il restituait ce qu’il a volé… Ah ! François, François, dit la jeune fille avec une vivacité émue, il me vient une idée… une inspiration du ciel…

– Parlez, mademoiselle, dit François Véru.

– Si cet homme me rendait les deux cent mille francs qu’il nous a volés, je les distribuerais dans le pays, avant notre départ, à tous ceux qu’il a ruinés, et je réparerais ainsi le mal qu’il a fait.

– Au pied de l’échafaud, mademoiselle, cet homme refuserait de restituer.

– François, dit tristement Mlle de Méreuil, pourquoi ne veux-tu point me laisser cet espoir d’arracher une âme à l’enfer et un homme à la mort ?

– Eh bien soit ! s’écria le Chambrion qui regarda Mlle de Méreuil avec un saint enthousiasme. Si vous amenez cet homme au repentir, mademoiselle, je lui ferai grâce… Mais, ajouta le Chambrion en secouant la tête, vos efforts seront vains.

– Dieu est bon, murmura la jeune fille.

 

Le Chambrion quitta brusquement la salle où Denise, Horace et Mme Gertrude se trouvaient.

Il avait la tête en feu, ses tempes battaient avec force, et ses jambes fléchissaient sous lui.

Il s’en alla dans le parc et s’assit au pied d’un arbre, le front dans ses mains.

Tout à coup une voix se fit entendre derrière lui, une voix d’enfant caressante et douce.

C’était le Brocard qui l’avait suivi.

Le petit braconnier vint à lui.

– Tu pleures ? dit-il en voyant au clair de lune le visage de François baigné de larmes.

– Non, ce n’est rien…

– Oh ! tu ne diras pas que tu aimes la demoiselle, mon pauvre François, continua l’enfant.

– Tais-toi ! tais-toi !… dit le Chambrion. Ne répète jamais cela !

– Eh bien ! quoi ! poursuivit le Brocard, est-ce qu’on est maître de son cœur, après tout ? et n’es-tu pas un honnête homme ? C’est-y ta faute, si tu n’es qu’un pauvre paysan ?… Je pense bien que tu ne peux pas être son mari… mais tu as bien le droit de l’aimer… sans qu’elle le sache.

Le Chambrion passa la main sur ses yeux.

– Demain, je n’aurai plus ce droit-là, car je viens de creuser entre elle et moi le plus infranchissable des abîmes !…

Et, prenant l’enfant dans ses bras, il lui dit encore :

– Ta mère aura du pain pour ses vieux jours ; tu auras, toi, un travail honnête, et tu ne seras plus un braconnier, mais un garde-chasse. Vous me devrez cela, et si tu n’es pas un ingrat, tu me feras un serment.

– Oh ! parle, dit l’enfant, parle, mon bon Chambrion.

– Jamais tu ne diras à âme qui vive que tu m’as vu pleurer et que tu as surpris le secret de mon cœur.

– Je te le jure, par mon père mort, répondit simplement le petit braconnier.

Le Chambrion se leva.

– Maintenant, dit-il, songeons à toi. Les gendarmes viendront te chercher.

– Tu m’as promis de me cacher ?

– Oui.

– Où donc ?

– Chez moi.

– Oh ! dit le Brocard, Maupert devinera bien tout de suite…

– Maupert ne devinera rien. Laisse-moi faire ! J’ai mon plan. Où est ton chien ?

– Il est là, répondit le Brocard en montrant Gendarme qui se tenait immobile et la queue basse derrière lui.

– Eh bien, va l’enfermer… dans le chenil du château… Il n’y a plus de chiens… et tu lui diras de se tenir tranquille.

Brocard obéit et revint trouver le Chambrion. Alors, celui-ci le prit dans ses bras et le chargea sur son épaule.

– Que fais-tu ? demanda l’enfant, étonné.

– Je te porte pour que Gendarme, quand on lui ouvrira, ne puisse pas te suivre à la trace.

– Pourquoi ?

– Mais, enfant que tu es ! parce que la pauvre bête, en voulant te rejoindre, ne manquerait pas de te trahir.

Et le Chambrion se mit en route, emportant le Brocard sur ses épaules.

Ce ne fut qu’à un quart de lieue du parc, et tout près de la mare aux Chevrettes, que François Véru mit l’enfant à terre.

– Maintenant, lui dit-il, tu peux marcher.

– Où allons-nous ?

– Tu vas aller chez moi. Tu trouveras la clef de la maison sous une pierre, auprès du puits.

– Oui, je sais où. Mais tu ne viens donc pas avec moi ?

– Pas encore. Je vais rejoindre M. Hector.

Comme il parlait ainsi, un coup de fusil se fit entendre.

– Un de mort ! dit le Chambrion.

– Bah ! fit le Brocard, dont tous les instincts s’éveillaient ; c’est pas du gibier à bourgeois, ça, les chevreuils… Faut croire qu’il l’a manqué.

– Va-t’en à la maison, n’allume pas de feu et couche-toi, dit le Chambrion. Je t’aurai bientôt rejoint.

Et il quitta le Brocard et descendit vers la mare aux Chevrettes.

M. Hector jurait et pestait. Il avait tiré un brocard à quinze pas et l’avait manqué.

– Je crois bien qu’il est touché, disait-il.

– Où l’avez-vous tiré ? demanda le Chambrion.

– Là… comme il se baissait pour boire.

– À cette distance, le coup fait presque balle. Si vous l’aviez touché, il serait resté sur place. C’est à recommencer, monsieur Hector.

– C’est qu’il fait un froid de loup !

– C’est vrai ; et maintenant que vous avez tiré, avant deux heures du matin, nous ne verrons rien. Je vous conseille d’aller vous coucher, monsieur Hector.

– À la Meunerie ?

– Oh ! non, à la ferme des Bauges, comme c’est convenu. Je vais vous conduire… Nous dirons au fermier que nous avons un rendez-vous demain avec des chasseurs de Lamotte Beuvron au Chêne pointu.

Hector et le Chambrion se mirent en route.

– Ah ! çà ! dit le fils Clappier, sais-tu que ces deux cent mille francs me trottent par la tête ?

– Vraiment ?

– Car enfin, si mon père les a volés à la demoiselle…

– Eh bien ?

– Et que j’épouse la demoiselle… c’est comme s’il me les avait volés à moi.

– C’est juste.

– Et je te prie de croire que je les lui réclamerai.

– Il vous enverra promener.

– Eh bien ! je porterai une plainte.

– À qui donc ?

– Au procureur impérial.

– Mais on mettra votre père en prison !

– Ah ! dame, fit Hector avec indifférence, c’est son affaire, ça, et non la mienne.

Le Chambrion regarda Hector du coin de l’œil et lui dit :

– Mais si votre père va en prison, on le condamnera.

Le fils Clappier répondit avec calme :

– Ce ne serait pas ce qui pourrait m’arriver de plus malheureux, vois-tu, François.

– Comment l’entendez-vous, monsieur Hector ?

– Suis bien mon raisonnement.

– J’écoute.

– On condamne mon père comme voleur.

– Bon !

– Il est mort civilement, il perd la gestion de ses biens et on lui donne un tuteur.

– C’est juste.

– Eh bien, ce tuteur, c’est moi ; et voilà que moi, qui n’ai jamais la disposition d’un sou, je me trouve à manipuler tous les fonds du père Clappier.

– Mais, dit le Chambrion, votre mère est capable d’en mourir.

– Bah ! bah ! elle est solide, la mère… et puis l’argent, vois-tu, ça console de tout.

– Mais vous ne reculerez donc pas devant la nécessité de traîner votre père devant les tribunaux ? C’est un fier déshonneur, ça, dit le Chambrion.

– Bah ! les fautes sont personnelles. Et puis, si on crie trop, eh bien, je vendrai tout par ici et je m’en irai à Paris. Là-bas, vois-tu, pourvu que vous soyez riche, ça suffit, on ne vous en demande pas davantage…

« Cet homme est comme son père, pensa le Chambrion, dont le cœur s’était soulevé à ces ignobles paroles, et ce n’est pas la pitié qu’il m’inspire qui, désormais, m’empêchera de frapper ! »

Hector Clappier venait peut-être, sans s’en douter, de prononcer l’arrêt de mort de son père.

CHAPITRE VIII

Le père Clappier était dans la vie domestique ce qu’il était en affaires, un homme dur et sauvage.

Son fils l’avait effrayé d’abord, et, pendant plus d’une heure, il fut comme sous le coup d’une prostration morale qui lui ôta la possibilité de réfléchir.

Mais cet état fut de courte durée. Le courage lui revint et, avec le courage, cette énergie du mal qui, chez lui, était poussée aux dernières limites.

– Je lui ferai rentrer dans la gorge ce qu’il s’est permis de me dire, murmura-t-il en s’acheminant vers la Meunerie, et je le laisserai pourrir dans ses haillons, car il n’aura plus un sou de moi.

Il s’attendait presque à retrouver Hector à la Meunerie, car le jeune homme avait contourné la maison en s’en allant, et son père ne l’avait pas vu gagner la lisière du bois.

Mais Hector n’y était pas ; il s’en allait, à cette heure, rejoindre le Chambrion.

Ce fut la mère Clappier qui reçut l’orage.

Elle était occupée en ce moment, en bonne ménagère qu’elle était, à fondre du beurre dans une grande jarre de grès brun, et ne se doutait nullement de ce qui était arrivé.

– Où est donc Hector ? demanda le marchand de biens.

– Je le croyais avec toi, dit la grosse Lucinde, née Jousserand.

– Il n’est donc pas ici ?

– Non, notre maître, dit la Jeannette qui rentrait, apportant un seau d’eau ; il vient d’aller à la chasse.

– Ah ! le gredin ! ah ! le misérable ! dit Clappier.

– Qu’a-t-il donc fait ? exclama la mère Clappier, toute tremblante de la subite colère de son homme.

– Il a manqué de respect à son père ! et c’est ta faute à toi, femme, car tu l’as mal élevé, ce feignant, ce vaurien ! Il n’aura pas un sou de mon héritage !… Et je saurai bien l’empêcher de se marier !

La mère Clappier voulut parler, mais le marchand de biens continua :

– Je ne veux plus qu’il mette les pieds ici !

– Et où veux-tu donc qu’il aille ?

– Au diable, si ça lui plaît !

– Mais c’est notre fils… et nous ne lui avons pas donné d’état… Que veux-tu qu’il devienne ?

– Il se fera valet de charrue, berger ou soldat, comme il voudra !…

La mère Clappier n’avait jamais vu son mari dans une semblable irritation ; mais elle pensa que le meilleur moyen de le calmer était de se montrer de son avis.

– Si Hector t’a manqué de respect, dit-elle, il te demandera pardon…

– Je ne veux plus le voir !… Et si tu oses le défendre, ajouta le marchand de biens, je te chasserai comme lui !

Sur ces mots, le père Clappier quitta la cuisine, monta l’escalier de bois de la Meunerie, et bientôt la mère Clappier et Jeannette la servante entendirent un vacarme épouvantable.

C’était le marchand de biens qui, étant entré dans la chambre de son fils, jetait ses hardes par la fenêtre avec une malle, un fusil, un cor de chasse, une selle anglaise et un harnais de cabriolet.

Tout cela tombait pêle-mêle sur le pavé de la cour, et l’on entendait le vieillard qui criait :

– Je ne veux rien de lui ici, rien de rien ! il emportera ses frusques où il voudra !…

La mère Clappier et la Jeannette se regardaient avec une sorte de terreur.

Heureusement, il survint un événement qui força le père Clappier à se calmer momentanément.

Il vit déboucher, par le chemin creux qui venait de Salbris, un homme monté sur une jument blanche qui trottait l’amble, et il reconnut un de ses fermiers, qu’on appelait le grand Jacques, et dont la ferme se trouvait sur la route de Vierzon.

Comme on était aux approches de Toussaint, le père Clappier, en dépit de sa colère, se fit le raisonnement suivant :

« Le grand Jacques est un fermier exact, il vient me payer sa rente. »

Or, rien ne calmait le père Clappier comme les écus.

Il redescendit donc et dit à la Jeannette :

– Mets dans un coin tout ce que j’ai jeté par la fenêtre. Il faut laver son linge en famille, et voici le grand Jacques qui apporte de l’argent.

Cinq minutes après, la mère Clappier et la servante avaient fait disparaître les traces de la colère du maître, que le grand Jacques, en entrant dans la cour, trouva souriant et de belle humeur.

Le fermier descendit de cheval, attacha sa bête à un anneau fiché dans le mur, et ôta sa casquette de peau de loutre avec l’obséquiosité que les pauvres gens contractent, dans les campagnes, vis-à-vis de ceux qui possèdent le sol.

– Tu es exact, mon garçon, dit le père Clappier. Viens par ici, je vais te faire ta quittance.

– Faites escuse, not’ maître, dit le grand Jacques, je vous payerai la semaine qui vient, c’est-à-dire le lundi de Toussaint, en revenant d’Orléans.

– Eh ! dit le marchand de biens, je croyais que tu m’apportais de l’argent.

– Nenni da ! not’ maître. Je venais vous causer d’un malheur qui m’est arrivé.

– Ah ! fit le Clappier avec indifférence, tu as enterré quelqu’un, peut-être…

– Non pas, not’ maître.

– Ou la picote est sur tes bêtes…

– C’est pire, nous avons brûlé !

– Brûlé ? exclama Clappier que le sentiment de propriété domina. Tu as brûlé ?… La ferme des Regrattières !…

– Pas la ferme, mais la bergerie… il ne reste que les quatre murs.

– Eh bien ! dit le marchand de biens d’un air tranquille, tant pis pour la compagnie !… La bergerie et les bâtiments qui en dépendent étaient assurés pour dix-sept mille francs.

– Juste le double de ce que ça valait, dit le grand Jacques, et pour neuf ou dix mille francs, je me chargerais bien…

– Alors, fit le père Clappier, il y a tout profit à brûler. Je mettrai huit mille francs dans ma poche.

– C’est que, reprit le fermier d’un ton timide, j’ai été moins prudent que vous, not’ maître.

– Tu n’avais pas assuré tes bestiaux ?

– Hélas ! non… Et j’ai perdu cinq vaches, une paire de bœufs et trente-quatre moutons. C’est un coup qui me ruine, not’ maître, si vous ne me venez pas en aide… sur l’argent que vous toucherez de l’assurance.

– Mon garçon, dit le père Clappier sentencieusement, quand on est puni par où l’on a péché, faut pas se plaindre. Si tu avais assuré tes bestiaux, la compagnie te payerait ; moi, ça ne me regarde pas !…

– Alors, dit le pauvre homme, faudra que vous me donniez du temps…

– Du temps, pourquoi ?

– Mais dame, pour mon fermage.

– Comment ! exclama le marchand de biens, tu n’es pas en mesure ?

– Hélas ! non, je comptais vendre mes vaches et mes moutons.

– Tu t’arrangeras avec Maupert, dit Clappier.

Et il tourna le dos au fermier.

Quand Clappier disait à un de ses fermiers ou à un de ses locataires : « Tu t’arrangeras avec Maupert », le malheureux savait d’avance que huit jours après, il aurait la visite d’un huissier, et qu’on lui ferait vendre son outillage, ses récoltes et ses charrues, jusqu’à concurrence de parfait payement. Il s’en alla la mort dans l’âme, ne se doutant pas qu’il venait d’apporter une déviation à la colère du marchand de biens.

– Ces brigands, ces misérables, disait Clappier en se mettant à table, ne pas assurer leurs récoltes et leurs bestiaux, c’est-à-dire ma garantie !… Oh ! je lui ferai vendre jusqu’à son dernier poulain pour qu’il s’en aille… je ne veux pas d’un homme comme ça chez moi…

Mais la colère du père Clappier ne l’empêchait pas d’être inquiet et de songer de temps à autre aux mystérieuses paroles de son fils ; et à mesure que la soirée s’avançait, si ses nerfs se distendaient et se calmaient peu à peu, son esprit travaillait, comme on dit, et il se rappelait à merveille l’accent moqueur d’Hector.

Hector n’était pas revenu souper. À dix heures du soir, la mère Clappier, ne le voyant pas revenir, commença à s’inquiéter sérieusement.

– Tu l’auras peut-être battu ? dit-elle.

– Non, dit Clappier. Je ne lui ai seulement rien dit. Mais sois tranquille, il ne perdra rien pour attendre !

Maupert revint. Il était de retour de Romorantin. Son arrivée apporta quelque distraction à l’esprit inquiet du marchand de biens.

– Qu’as-tu fait ? demanda-t-il.

– J’ai vu le procureur impérial.

– Et il n’a attaché aucune importance à la plainte, n’est-ce pas ?

– Au contraire, il a fait appeler le brigadier de gendarmerie.

– Ah ! ah ! fit Clappier en souriant.

– Et il lui a donné un mandat d’arrestation. Ah ! dame, faut vous dire, ajouta Maupert, que j’ai fièrement appuyé sur la chanterelle. Vous savez, on a commis un vol à Salbris le mois dernier.

– Oui, et on n’a pas su qui était le voleur.

– J’ai laissé entendre que ce pourrait être le Brocard…

Clappier regarda son garde et se prit à rire.

– J’aurais plutôt dans l’idée que c’est toi, dit-il.

Maupert supporta cette plaisanterie assez bien et fit chorus avec son maître : comme lui, il se mit à rire.

La Jeannette, en ce moment, ouvrit la porte qui allait de la salle à manger à la cuisine.

– Tiens ! dit-elle, voilà Jacomy qui ramène Flambant, le chien à M. Hector.

Clappier se leva et vit le chien qu’on débarrassait de sa corde.

– Est-ce qu’il s’était perdu ? est-ce que tu l’as trouvé dans le bois ? demanda-t-il au bûcheron.

– Non point, not’ maître. C’est M. Hector qui m’a dit de le ramener, répondit Jacomy.

– Pourquoi donc qu’il ne l’a pas gardé avec lui ? fit Mme Clappier, étonnée.

– Parce qu’il a dit qu’un chien d’arrêt, ça gênerait à l’affût.

– Il allait donc à l’affût ?

– Oui, avec le Chambrion, François Véru.

Certes, en ce moment, si le Mane, thecel, pharès biblique s’était tout à coup montré en lettres de feu sur l’un des murs de la salle à manger, le père Clappier n’eût pas éprouvé une sensation plus terrible.

Le Chambrion !

Ce nom devenait pour lui toute une révélation.

C’était le Chambrion qui avait dit à Hector qu’il avait touché deux fois son argent…

Et la mémoire du père Clappier fit soudain un brusque et lointain retour vers le passé…

Il se souvint que, pendant la nuit du crime, il avait vu cet enfant que son malheureux père tenait par la main, et qu’il ne s’en était point défié… Le Chambrion savait tout !

 

Ce fut une nuit terrible que celle que passa le père Clappier, attendant avec anxiété que son fils revînt.

Il l’eût pris à la gorge, il l’eût questionné… il eût voulu savoir jusqu’à quel point le Chambrion l’avait mis dans la confidence.

Mais Hector ne revint point.

Alors, mille circonstances oubliées se présentèrent à son esprit.

Il se souvint que jamais le Chambrion ne venait à la Meunerie ; qu’il évitait de se trouver sur son chemin ; qu’il le saluait à peine, lui, Clappier, devant qui tout s’inclinait, sinon par respect, du moins par terreur.

« Ah ! se dit-il enfin, cet homme a mon secret, cet homme sait que je suis un assassin… cependant, il s’est tu pendant quinze ans. Pourquoi parle-t-il aujourd’hui ? »

Certes, Clappier ne dormit pas comme la nuit précédente ; mais il rêva tout éveillé, et ce rêve qu’il fit les yeux ouverts eut la cour d’assises pour théâtre et l’échafaud pour dénouement. D’abord, il s’était mis au lit ; mais il ne put dormir et se leva. Enfin, au petit jour, après avoir erré dans le jardin, dans la cour, dans la pépinière d’acacias, fiévreux, tourmenté, il prit une grande résolution.

La résolution d’aller au danger, tête haute, c’est-à-dire de se rendre chez le Chambrion.

« J’achèterai cet homme, se dit-il, il ne s’agit pas d’être ladre aujourd’hui ! »

Et il partit, espérant toujours rencontrer son fils en chemin.

Mais il arriva jusqu’à la clairière où s’élevait la maison de François Véru sans avoir vu Hector.

En revanche, le Chambrion, les bras nus, cerclait fort tranquillement une futaille en chantant, devant sa porte.

Il était fort tranquille et avait l’apparence d’un bon ouvrier qui commence sa journée à la première heure sous le regard de Dieu.

À la vue du père Clappier, il ôta sa casquette et lui dit :

– Je sais pourquoi vous venez, notre maître.

– Oh ! fit le père Clappier, qui s’arrêta et sentit son cœur tressauter dans sa poitrine, tu sais… pourquoi…

– M. Hector n’est pas rentré à la Meunerie cette nuit.

– C’est vrai, dit encore le père Clappier, qui fixait sur le visage placide et souriant du Chambrion un regard étrange.

– C’est peut-être un peu ma faute, reprit François Véru, mais vous savez, les jeunes gens, quand cela a quelque chose en tête…

– Ah ! fit Clappier, à qui le calme du Chambrion rendait quelque assurance ; et qu’avait-il dans la tête ?

– Il est venu hier matin, il voulait tuer un chevreuil et m’a supplié de le mener à l’affût.

Le père Clappier fit un pas encore, et, voyant l’attitude insouciante de François Véru, il se rassura plus encore.

– Ah ! il voulait tuer un chevreuil ?

– Oui, pour l’offrir à la demoiselle des Sapinières.

Clappier reçut ce nom en pleine poitrine et ne sourcilla pas.

– Car, poursuivit le Chambrion, il en est toqué, de la demoiselle des Sapinières, et, à toute force, il veut l’épouser.

L’accent du Chambrion était si tranquille que le père Clappier se dit : « Ou cet homme est plus fort que moi, ou il ne sait rien du tout. »

– Eh bien, qu’est-ce que tu penses de ça, toi, Chambrion ?

– Moi, répondit François, je pense que ce n’est pas une raison parce que la mère de la demoiselle s’est mal conduite et que son père s’est tué, pour qu’elle ne trouve pas un mari ; et, ma foi ! si M. Hector en veut bien, vous avez assez d’écus pour arranger ça.

Le Chambrion s’exprimait avec une certaine indifférence.

Clappier en fut comme dérouté.

– Mais, dit-il, où est Hector maintenant ?

– Ah ! j’ai oublié de vous dire qu’il avait manqué un brocard superbe.

– Et puis ?

– Et il est allé coucher à votre ferme, dont le fermier a deux bons bassets. Il va se rattraper ce matin, pour sûr. Et puis, ajouta François Véru, paraît que vous avez eu des mots hier soir ; il m’a conté ça.

– Que t’a-t-il dit ? demanda vivement Clappier, que toutes ses angoisses reprirent.

– C’est encore un peu ma faute, peut-être, répondit le Chambrion, qui avait un naïf sourire aux lèvres. Figurez-vous qu’hier au matin, quand il est venu me demander de le conduire au chevreuil, il m’a dit : « Croirais-tu que mon père ne veut pas aller aux Sapinières ? Il ne doit pourtant pas d’argent à la demoiselle, ni elle non plus. On lui a payé le château. »

– Ah ! fit Clappier, dont le sang se figeait, il t’a dit cela !

– Oui, dit le Chambrion, et moi qui avait toujours entendu dire que M. de Méreuil avait payé les Sapinières trop cher, je lui ai dit sans penser à mal : « Oh ! sans doute que votre père a été payé… et deux fois plutôt qu’une. »

Tandis que le Chambrion parlait, le père Clappier cherchait à le fouiller du regard jusqu’au fond de l’âme. Mais François Véru demeurait impassible.

– Alors, acheva-t-il, il paraît que M. Hector a pris ces paroles en mauvaise part, qu’il vous les a répétées et que vous vous êtes fâché.

– Dame ! dit le père Clappier, on se fâcherait à moins.

– Faut pas lui en vouloir, dit encore le Chambrion. C’est ma faute pure à moi, monsieur Clappier.

– Et tu dis qu’il est à la ferme ?

– Oui.

– Eh bien, j’y vais, dit Clappier, qui reprit son ton dur et arrogant.

Et il s’éloigna, satisfait de l’explication du Chambrion.

« Ah ! se dit-il, j’ai eu une fière peur… Ce garçon ne sait absolument rien… C’est égal, il me le payera… Je lui lâcherai Maupert un jour ou l’autre. »

 

Le Chambrion regarda le père Clappier s’éloigner ; alors, un sourire silencieux lui vint aux lèvres.

– Il a eu peur, dit-il. L’heure n’est pas loin où il se trahira.

Tandis que le marchand de biens causait avec lui, le Chambrion était demeuré devant sa maison dont la porte était fermée. Et l’idée d’y entrer n’était point venue au père Clappier.

Quand ce dernier fut loin, le Chambrion poussa la porte et entra dans sa cabane ; Hector était fort tranquillement assis au coin du feu, et il avait écouté la conversation de son père avec le Chambrion sans y rien comprendre.

– Ah çà ! lui dit-il, qu’est-ce que tout cela signifie ?

– Monsieur Hector, dit le Chambrion, est-ce que vous avez toujours les deux cent mille francs à cœur ?

– Toujours, dit le fils Clappier, et si j’épouse la demoiselle, il les rendra.

– Eh bien, je sais un moyen, moi, pour qu’il les rende.

– Quel est ce moyen ?

– Avez-vous de quoi écrire sur vous ?

– Oui, j’ai mon portefeuille et un crayon.

– Écrivez alors ce que je vais vous dicter.

Et le Chambrion dicta à Hector, qui écrivit :

Mon cher père,

» Avec toute votre finesse, vous êtes plus simple qu’un enfant. Allez donc voir le Chambrion tout de suite ; il sait tout, et en y mettant le prix, en ne liardant pas, vous vous tirerez peut-être d’affaire.

– Bien, dit le Chambrion lorsque Hector eut écrit et signé ; vous pouvez vous tenir tranquille, maintenant.

– C’est-à-dire rester ici ?

– Oh ! non pas, répliqua le Chambrion. Reprenez votre fusil et allez chercher les bassets du fermier ; on fera votre affaire bien mieux que si vous étiez là.

– Tu crois ? fit Hector, qui avait une grande confiance dans le Chambrion depuis le résultat obtenu la veille.

– J’en suis sûr, dit François Véru. Vous voyez bien que ce que je vous ai dit s’est réalisé. Et, tenez, savez-vous où il est allé, votre père ?

– À la ferme, où il me croit.

– Non, il a pris le chemin des Sapinières. Il est allé faire la demande.

– Vraiment ! tu es sûr !

– Vous verrez…

– Mais que vas-tu faire de cette lettre que je viens d’écrire ? demanda Hector.

– Ne vous inquiétez pas, c’est mon affaire.

Hector Clappier, comme on a pu le voir, s’il était doué de mauvais instincts, ne jouissait pas d’une grande intelligence. Il avait fini par considérer le Chambrion comme un être qui lui était supérieur, et il le croyait sur parole.

Il lui laissa donc la lettre qu’il venait d’écrire, reprit son fusil, et, quittant la maison, il gagna le chemin qui descendait à l’étang, afin d’y reprendre l’allée forestière qui menait à cette ferme où il avait passé la nuit.

Alors, le Chambrion leva la tête et siffla.

Aussitôt, la trappe du grenier se souleva, et le Brocard, qui s’y tenait tapi et dont M. Hector n’avait pas soupçonné la présence, montra sa mine éveillée.

– Mon garçon, lui dit le Chambrion, écoute-moi bien.

– Parle, Chambrion.

– Tu vas rester où tu es… Tu as à boire et à manger, n’est-ce pas ?

– Sans doute.

– Je reviendrai ici. Quand ? je n’en sais rien… peut-être ce soir… peut-être dans une heure… peut-être demain seulement… Si tu entends venir, tu ne bougeras pas.

– C’est bon, dit l’enfant, tu sais bien que je fais tout ce que tu veux.

Le Chambrion s’en alla.

Quelques minutes après, il était sur le chemin des Sapinières et passait comme une ombre auprès de maître Clappier, qui ne l’aperçut point, séparé de lui qu’il était par d’épaisses broussailles.

CHAPITRE IX

Le père Clappier s’était arrêté à cent cinquante mètres de la maison du Chambrion.

Un grand capitaine, au moment d’une bataille, faisant halte sur une éminence, pour y mûrir son plan d’attaque, n’est pas plus grave ni plus calme que ne le fut en ce moment solennel le marchand de biens.

Il avait deux chemins devant lui, deux de ces sentiers de forêt qui serpentent à travers les halliers et courent sous les futaies.

L’un conduisait à la ferme où Hector avait passé la nuit ; l’autre descendait à la mare aux Chevrettes, longeait l’étang et remontait vers le parc du château des Sapinières.

Le père Clappier s’arrêta donc en cet endroit et parut réfléchir.

Puis, tout à coup, et se parlant à lui-même :

– Allons ! se dit-il, l’heure est venue d’en finir avec toutes ces superstitions, qui sont tout au plus bonnes pour des enfants. Je ne crois pas en Dieu, et le seul homme qui pourrait m’accuser est mort… Pourquoi donc hésiter à aller au château ?

Et dès lors, il se remit en route, lentement d’abord et examinant l’essence des arbres, leur pousse et leur venue, et remarquant que les bois de la demoiselle étaient aménagés avec soin.

« La tante Gertrude est une maîtresse femme, se dit-il ; elle a quasiment doublé la valeur des Sapinières ; je serais bien bête, après tout, de ne pas mettre la main sur tout ça ; Hector est un imbécile et ne fera que ce que je voudrai… »

Et, tout en cheminant, le marchand de biens se prit à calculer la fortune de Mlle de Méreuil.

Il y avait trois cents arpents de terre arable, huit cents arpents de bois, cent cinquante de prairies, et une réserve autour du château qui pouvait bien valoir une centaine de mille francs.

En outre, le bonhomme se souvint que jadis, lorsque M. de Méreuil était devenu son acquéreur, il avait pris des renseignements sur sa personne, et qu’un notaire de Paris lui avait écrit que le baron possédait à Paris deux maisons du produit de vingt-sept mille livres de rente.

« On ne dépense rien aux Sapinières, se dit-il encore, et depuis quinze ans, la fortune a dû s’augmenter d’un tiers. La petite ne doit pas avoir beaucoup moins de quatre-vingt mille francs de rente. C’est un bon parti ! »

Et tout en se livrant à ces suppositions et à ces calculs approximatifs, Clappier allongeait le pas et s’en allait droit aux Sapinières, comme un sanglier qui, après avoir fait sa nuitée dans les avoines, regagne sa bauge au matin.

Il arriva à la grille du parc et sonna ; un jardinier qui travaillait dans une allée voisine s’empressa de venir ouvrir.

– Mon garçon, lui dit le marchand de biens, je suis M. Clappier.

Le jardinier salua avec ce respect craintif que le marchand de biens inspirait à tous dans le pays.

Puis il ouvrit la grille et ne demanda pas d’explication.

Clappier s’en alla droit au perron comme un général entrant dans une ville conquise.

En haut du perron, il y avait un domestique en petite livrée.

Le domestique salua avec non moins de respect que le jardinier.

– Mme Gertrude est-elle visible ? demanda Clappier.

– Monsieur, répondit le domestique, Mme Gertrude est fort souffrante et ne peut quitter son lit, mais mademoiselle, qui s’attendait sans doute à votre visite…

– Ah ! ah ! fit Clappier d’un air satisfait.

– Mademoiselle, continua le valet, a bien recommandé qu’on vous introduisît au salon.

« Tout cela tombe à merveille, pensa Clappier. J’aurai bien meilleur marché de la nièce que de la tante. »

Et il suivit le valet, qui ouvrait devant lui les portes à deux vantaux.

Le salon des Sapinières avait conservé son ameublement de quinze années. Au-dessus du canapé, en face de la cheminée, et parfaitement éclairé, se trouvait le portrait du baron de Méreuil, et ce portrait était d’une vérité saisissante. À sa vue, Clappier eut un léger frisson et un peu d’oppression au cœur, car il lui sembla que le défunt le regardait. Mais il se remit bien vite, détourna les yeux du portrait de sa victime et regarda d’un autre côté.

En face de celui du baron, il y avait un autre portrait, celui d’une femme. C’était Mme de Méreuil.

Ce fut encore pour Clappier une mauvaise seconde à passer ; mais il était bien trempé, le bonhomme, et pour se roidir contre l’émotion, il s’approcha du cadre et se mit à l’examiner en connaisseur.

Le portrait portait la date de 1840, et bien qu’il n’eût jamais vu Mme de Méreuil de son vivant, Clappier ne pouvait s’y tromper.

C’était bien là cette malheureuse femme qu’on avait trouvée étranglée dans son lit.

Clappier traduisit cette nouvelle émotion par cette réflexion atroce :

– C’est embêtant tout de même de mourir si jeune !…

Mais comme si le hasard eût voulu lui donner une sorte de démenti, un bruit se fit derrière le marchand de biens qui se retourna et jeta un cri…

La porte du salon venait de s’ouvrir, et une femme qui était la vivante image de ce portrait, une femme vêtue de noir, ses longs cheveux blonds rejetés en arrière, entra en saluant le père Clappier, qui sentit quelques gouttes de sueur perler à son front et mouiller ses tempes.

– Excusez-moi, monsieur, lui dit Denise, car c’était elle, de vous avoir fait attendre. Il est de bien bonne heure, et je n’étais pas habillée, car j’ai passé une partie de la nuit auprès de ma tante qui est malade.

« Ouf ! se dit Clappier en respirant, c’est la fille… mais elle ressemble si parfaitement à sa mère, que j’ai cru un moment que les morts revenaient. »

Et il ajouta mentalement pour se donner du courage : « Les morts sont bien morts… pas de bêtises ! »

Et il rendit à la jeune fille son salut.

Celle-ci lui indiqua un siège, et parut attendre qu’il lui annonçât l’objet de sa visite.

Clappier n’avait pas l’usage du monde ; dans un salon, les mots lui manquaient.

Ne sachant comment entamer la conversation, il dit à Denise, avec la brutalité d’un paysan :

– Vous êtes donc en deuil, mademoiselle ?

Denise répondit avec une gravité triste :

– Je porte le deuil de mon père et de ma mère, monsieur.

– Comment ! exclama Clappier, après quinze ans !

– Je l’avais quitté, monsieur, mais mon père m’est apparu cette nuit et m’a ordonné de le reprendre.

Cette réponse étourdit le père Clappier, qui se sentit froid dans le dos.

– Que me chantez-vous donc là ? fit-il avec une brusquerie qui dissimulait mal son émotion.

– La vérité, monsieur. Cette nuit, en rêve, j’ai revu mon père…

– Ah ! en rêve ?… C’est différent… on appelle ça un cauchemar… vous aurez dormi sur le côté gauche.

– Cependant, monsieur, dit la jeune fille, mon père m’a annoncé votre visite, et je l’attendais…

– C’est bien malin ! murmura Clappier qui ricanait pour dominer l’étrange émotion qui lui serrait la gorge. Votre tante m’a écrit hier.

– Vraiment ! fit la jeune fille avec une ingénuité qui acheva de bouleverser Clappier. Je ne sais pas ce que ma tante peut avoir à vous dire, monsieur ; mais je sais bien, moi, ce que mon père m’a confié…

– Votre père… vous a… confié… quelque chose… et cela… me… concernait ?… balbutia le marchand de biens, qu’une vague terreur envahissait.

– Un secret affreux, monsieur ! dit tristement Denise.

– Ma petite demoiselle, répliqua le marchand de biens qui se leva, je crois que vous n’êtes pas tout à fait dans votre bon sens.

Mais Denise, d’un geste qui avait une singulière autorité, le cloua devant elle.

– Oui, monsieur, reprit la jeune fille, mon père, cette nuit, est sorti de sa tombe pour me révéler une chose épouvantable : mon père ne s’est point suicidé… comme on le dit partout.

Clappier eut le vertige.

– Il a été assassiné, acheva Denise.

Clappier jeta un cri rauque.

Ce cri qu’on aurait pu mettre sur le compte de l’étonnement était un cri d’angoisse et de terreur.

La jeune fille reprit :

– Et il m’a nommé son assassin.

Le père Clappier faillit tomber à la renverse d’abord, mais l’excès de son émotion le sauva ; il se roidit, sa gorge crispée retrouva sa voix ordinaire, cette voix acerbe et durement moqueuse :

– Mademoiselle, dit-il, je ne crois pas aux rêves, aux morts qui reviennent et à toutes ces billevesées… mais si j’y croyais…

Clappier s’arrêta et soutint avec effronterie le regard de Mlle de Méreuil.

– Que feriez-vous, monsieur ? lui demanda-t-elle avec douceur.

– Je vous répondrais une chose bien simple : si votre père a été assassiné, il faut vous adresser à la justice et non à moi qui ne suis pas le procureur impérial.

– Monsieur, reprit Denise, toujours calme et triste, si cependant votre nom avait été mêlé à d’autres noms dans le récit de mon père ?

Clappier haussa les épaules.

– Je ne crois pas aux rêves ! répéta-t-il avec la brutalité entêtée du paysan.

– Soit, fit Denise, mais vous ne refuserez pas de m’écouter jusqu’au bout.

Clappier eut un geste qui voulait dire : « Si je savais comment m’en aller, je ne vous écouterais pas. »

Denise continua :

– Mon père a été assassiné, une nuit, à son retour de chez vous.

– Tiens ! c’est vrai, dit Clappier en reprenant audace et courage. Je me rappelle que, ne se trouvant pas en mesure pour le payement qu’il avait à me faire, il était venu me demander un sursis.

Denise attacha sur le marchand de biens un calme regard.

– Monsieur Clappier, dit-elle, vous ne croyez ni aux revenants, ni aux rêves…

– Ma foi, non !

– Mais vous croyez peut-être à la Providence.

– Peuh ! fit le marchand de biens. C’est selon…

– À la Providence qui pardonne au repentir… et qui est inflexible pour ceux qui la méconnaissent.

– Ma bonne demoiselle, ricana Clappier, je ne suis pas venu ici pour entendre un sermon. Je vais le dimanche au prône du curé de Salbris. C’est bien assez !…

Et, une seconde fois, il voulut s’en aller.

Mais Denise ne le quittait pas des yeux, et le regard de la jeune fille pesait sur lui d’un tel poids qu’il n’eut pas la force de battre en retraite.

– Je croyais, au contraire, reprit-elle, que mon père vous avait, ce soir-là, compté deux cent mille francs.

– Jamais ! dit le marchand de biens d’une voix étranglée.

– En êtes-vous bien sûr ?

– Où est le reçu, si votre père m’a payé ? s’écria Clappier qui se décida à faire tête.

– Monsieur, dit encore la jeune fille, il paraît que ce reçu fut volé par l’homme qui assassina mon père.

– Ah ! tonnerre ! exclama Clappier, que la terreur rendit furieux, vous me la flanquez belle ! il ne vous reste plus qu’à venir me chanter que c’est moi qui ai assassiné votre père !…

– Je ne dis point cela, répondit Denise ; mais au nom de la Providence que vous avez peut-être méconnue, monsieur, je viens vous prier…

– Me prier de quoi ? fit-il en se redressant, l’œil en feu.

– De me restituer ces deux cent mille francs avec lesquels je ferais un peu de bien… pour réparer le mal que vous avez causé, et à ce prix, monsieur, achevât-elle avec l’accent de la prière, il est des secrets que je garderai au plus profond de mon cœur… et qui mourront avec moi…

Le coup était porté, Denise attendit.

Mais la noble enfant ne connaissait point cet homme, elle ne savait pas qu’on aurait eu meilleur marché de sa tête que de son argent.

Il vomit un affreux blasphème et s’écria :

– Mais vous voulez me voler deux cent mille francs avec vos sornettes !… Arrière !… Vagabonde… fille d’aventure… Arrière !… Je ne suis pas dans une maison, je suis dans un coupe-gorge !

Et il repoussa Denise, qui joignait les mains et le suppliait encore, et il sortit comme un ouragan.

Alors, une porte s’ouvrit et un homme entra, pâle, triste, solennel.

C’était le Chambrion.

– Mademoiselle, dit-il, vous le voyez, cet homme a été sourd au repentir… cet homme est condamné !…

Et il voulut sortir.

– Où vas-tu ? demanda Denise, frissonnante.

– Je vais avancer la justice de Dieu, répondit-il.

Au seuil du salon, il se retourna, jeta sur la jeune fille un long et douloureux regard, et étouffa un sanglot.

Le Chambrion venait de faire un vœu – celui de ne jamais la revoir !…

Mais Dieu devait en décider autrement.

 

Le père Clappier s’en était allé tout droit par l’avenue, comme un vieux sanglier blessé, renversant sur son passage deux ou trois domestiques et proférant d’horribles blasphèmes.

Le Chambrion le vit disparaître derrière la grille.

Alors, il descendit dans la cour du château et alla ouvrir la porte du chenil dans lequel, la veille au soir, le Brocard avait enfermé son chien Gendarme.

Gendarme ne suivait personne, hormis le Brocard. Il sortit du chenil en hurlant, mais il regarda le Chambrion et fit mine de s’en aller.

Alors, celui-ci s’approcha, le caressa et lui fit sentir sa blouse.

Cette blouse était celle du Brocard.

Le chien sentit l’odeur de son maître, et, comme le Chambrion s’en allait, il le suivit.

Le Chambrion traversa le parc, tira au plus court, se jeta sous bois et courut à perdre haleine jusqu’à la maisonnette du bûcheron Jacomy.

Il savait où était la clef, dans un coin du jardin, sous une planche.

Il prit cette clef et ouvrit. Le chien, qui était en peine de son maître, entra et fureta partout.

Alors, François Véru referma vivement la porte, mit la clef dans sa poche et s’en alla.

Comme il remontait dans la direction de la Meunerie, il rencontra le charbonnier Jacomy, le même qui, la veille, avait ramené le chien du fils Clappier.

Jacomy accourut vers lui tout effrayé.

– Que t’arrive-t-il ? lui demanda le Chambrion.

– Ah ! dit le charbonnier, c’est pour sûr encore un coup du père Clappier, ce brigand qui nous mettra tous sur la paille !

– Qu’est-ce qu’il a donc fait ? interrogea le Chambrion avec calme.

– Je viens de passer devant la Meunerie.

– Eh bien ?

– J’ai vu deux gendarmes qui causaient avec Maupert.

– Une fière canaille, celui-là, dit François Véru. Et que disaient-ils ?

– Ils parlaient de venir arrêter ce pauvre petit Brocard.

– Ah ! fit le Chambrion.

– Alors, j’ai pris mes jambes à mon cou, et j’ai pris l’avance pour prévenir le Brocard.

– Tu es un brave homme, Jacomy, dit le Chambrion ; mais, rassure-toi, ni le Brocard ni sa mère ne sont chez eux.

– Et où sont-ils ?

– Je les ai cachés.

– Ah ! tu es un brave garçon, toi aussi, François, dit le charbonnier.

– C’est ton avis ?

– Oh ! c’est l’avis de tout le monde dans le pays.

– Alors, si je te dis quelque chose, tu me croiras ?

– Si je te croirai ! Est-ce qu’on ne sait pas que tu n’as jamais menti !…

– Eh bien, écoute-moi, dit le Chambrion ; avant peu, le père Clappier ne fera plus de mal à personne.

– Que veux-tu dire ?

– Tu le sauras plus tard ; mais aujourd’hui, il faut que tu m’obéisses.

– Je ferai ce que tu voudras, Chambrion.

François Véru tira de sa poche cette lettre qu’il avait fait écrire le matin au fils Clappier.

– Tu vas aller à la Meunerie, tu demanderas à parler au père Clappier et tu lui donneras cette lettre en lui disant que c’est M. Hector qui te l’a remise.

– Du diable si j’y comprends quelque chose ! fit le charbonnier.

– Tu comprendras bientôt, dit tristement le Chambrion.

Et il regagna la forêt.

CHAPITRE X

La nuit approchait, une nuit brumeuse comme on en voit beaucoup en Sologne où, le soir, les vapeurs des étangs montent dans l’atmosphère et l’obscurcissent.

François Véru marchait pensif.

« Ce matin, se disait-il, j’ai condamné Hector Clappier en condamnant son père. Mais en avais-je le droit ? La demoiselle ne le disait-elle pas ? Les enfants ne sont pas responsables des crimes paternels, et si la foudre doit les atteindre, c’est que Dieu l’aura voulu. C’est pour cela que je veux attendre encore. J’ai fait, moi, le sacrifice de mon honneur ; mais parce qu’il me plaît d’accepter la honte, ai-je bien le droit de l’infliger à un autre sans avoir tenté une dernière épreuve ? »

Ce fut en songeant ainsi qu’il arriva chez lui.

Le Brocard n’avait point quitté sa cachette.

Il était toujours enseveli dans le grenier, sous une épaisse couche de fagots et de ramée.

Au bruit de la porte qui s’ouvrait, l’enfant regarda au travers d’une fente du plafond.

– Est-ce qu’on peut descendre ? fit-il.

– Oui.

– Sans danger ?

– Aucun.

Le Brocard dégringola lestement. Mais il fut frappé de l’air terrible et solennel du Chambrion.

– Mon Dieu ! dit-il, qu’as-tu donc ?

– L’heure approche…, répondit François, qui alluma une lampe.

Alors, il s’assit devant la table qui se trouvait dans un coin de la maisonnette.

Sur cette table, il y avait du papier, de l’encre et des plumes.

Le Chambrion écrivit rapidement, ferma sa lettre et la tendit au Brocard.

– Voilà, dit-il, le passeport que je t’ai promis.

– Hein ? fit l’enfant, qui saisit la lettre en tremblant.

– Tu vas aller à Romorantin.

– Moi ? exclama le Brocard. Mais c’est là que sont les gendarmes !

– D’abord, dit froidement le Chambrion, les gendarmes sont ici, et non à Romorantin.

– Ici ? fit le Brocard avec terreur.

– Au bourg, du moins, et ils te cherchent. Mais comme la route qui mène à Romorantin est à l’opposé, ils ne te rencontreront pas. D’ailleurs, s’ils te rencontrent…

– Eh bien ? demanda le Brocard, frémissant.

– Tu leur montreras la suscription de cette lettre.

L’enfant jeta les yeux sur la lettre, et un cri lui échappa.

– Au procureur… impérial !… dit-il. Tu écris au procureur impérial !…

– Oui.

– Mais… pourquoi ?… dit le Brocard d’une voix altérée.

– Pour lui dénoncer un crime.

– Un crime, dis-tu ? Ah ! murmura l’enfant, je crois que je devine…

Le Brocard regardait François Véru avec une sorte d’épouvante.

– C’est le père Clappier que tu vas dénoncer, dit-il enfin.

– Peut-être…

– Mais alors… M. Hector…

Le Chambrion l’interrompit d’un geste.

– Écoute-moi bien, dit-il.

– Parle.

– Tu vas suivre la ligne forestière qui est en face de cette fenêtre.

– Bon !

– Et tu t’arrêteras au poteau des huit routes.

– Et puis ?

– Là, tu attendras un signal que je te ferai.

– Quel sera ce signal ?

– Tu vois cette lampe ?

– Oui.

– Elle est là, sur la table ; eh bien, lorsque je la poserai au bord de la fenêtre, tu partiras.

– Pour Romorantin ?

– Oui.

– Et si tu ne fais pas le signal…

– Alors, c’est que j’aurai obtenu ce que je veux… et tu reviendras ici, au petit jour. Va.

Le Brocard était avec le Chambrion d’une obéissance passive.

Il partit, et François Véru demeura seul.

Inquiet, anxieux, il allait et venait par sa maison, entrouvrant parfois la porte et prêtant l’oreille :

– Oh ! il viendra, disait-il, il viendra !…

Un bruit se fit au-dehors. Le Chambrion tressaillit ; mais ce ne fut point le père Clappier qui entra. Ce fut la Malbèque. La Malbèque était inquiète de son fils.

– Mère, lui dit le Chambrion, laissez-moi, et ne craignez rien pour votre enfant.

– Où est-il ? demanda la vieille.

– Un secret, vous dis-je.

– Mais c’est que les gendarmes le cherchent…

– Les gendarmes auront peut-être bientôt autre chose à faire ; laissez-moi.

Et le Chambrion renvoya la Malbèque sans vouloir s’expliquer davantage. Puis il attendit encore. Enfin, des pas précipités retentirent dans le lointain.

– Ah ! c’est lui, cette fois, s’écria le Chambrion.

Et il s’élança vers la porte, plongeant un œil ardent au travers des ténèbres.

 

Cependant, en quittant le château des Sapinières, Clappier, hors de lui, tantôt furieux, tantôt épouvanté, était rentré à la Meunerie.

La mère Clappier pleurait. Elle n’avait aucune nouvelle de son cher Hector.

Clappier la repoussa quand elle vint à lui, parlant de son fils. Sombre, farouche, ses rares cheveux hérissés, il alla s’enfermer dans sa chambre. Il y passa le reste de la journée, sans vouloir voir personne, et là seulement, il commença à rassembler ses idées confuses.

– Non, répéta-t-il, les morts ne reviennent pas… et je ne crois pas aux rêves… et cependant, cette fille a dit la vérité, et elle la sait… qui donc la lui a apprise ?…

Et cette interrogation qu’il se posait à lui-même était pleine d’épouvante.

Qui donc savait que le père Clappier était un assassin et un voleur ? Qui donc pouvait l’envoyer à l’échafaud ?

Et son front était baigné de sueur, ses tempes battaient, il avait un nuage de sang sur les yeux.

Tout à coup, il entendit dans la cour une voix qui disait :

– C’est M. Hector qui m’envoie.

Il se mit à la fenêtre et vit Jacomy, le charbonnier, qui apportait la lettre que lui avait remise le Chambrion.

Clappier descendit précipitamment et s’empara de la lettre qu’il ouvrit avec un horrible serrement de cœur.

Soudain, le nom du Chambrion flamboya devant ses yeux, et un affreux blasphème s’échappa de sa gorge crispée.

– Hector a raison, s’écria-t-il, je suis un imbécile !

Et le père Clappier bouscula Jacomy, qui se trouvait devant lui, et s’élança hors de la cour.

Il était nu-tête et n’y pensait pas ; il courait devant lui tout droit, sautant les fossés et galopant à travers champs comme s’il eût retrouvé ses jambes de vingt ans.

Il s’en alla droit chez le Chambrion, laissant aux broussailles de la forêt des lambeaux de cette éternelle redingote noire qu’il portait en toute saison, déchirant ses mains aux épines, tombant parfois, se relevant et se remettant à courir.

Quand il arriva devant la maison du Chambrion, la clairière était déserte, et la porte entrouverte était refermée.

Clappier frappa.

– Entrez ! fit une voix au-dedans.

CHAPITRE XI

Clappier entra avec la brutalité d’une bête fauve blessée à mort.

Le Chambrion était seul devant le feu et fumait tranquillement sa pipe.

Clappier referma vivement la porte sur lui.

– Bonsoir, dit-il.

– Bonsoir, monsieur Clappier, répondit François avec flegme.

– Es-tu seul ? demanda le marchand de biens, promenant un regard louche autour de lui.

– Comme vous voyez.

Clappier s’enhardit :

– Tu ne t’attendais pas à ma visite aussi tard, n’est-ce pas ? dit-il.

– Il est de fait, répondit le Chambrion, que vous ne venez pas me voir souvent.

– Je viens quand j’ai affaire.

– Ah ! dit le Chambrion avec calme, vous avez affaire à moi ?

– Peut-être bien… oui et non…

– Ce n’est pas répondre, ça, monsieur Clappier.

Clappier haussa les épaules.

– Je vois bien que tu m’attendais, dit-il.

– C’est encore possible.

Dès lors, pour Clappier, une chose fut avérée, c’est que, pour nous servir d’une expression du peuple parisien, le Chambrion voulait le faire chanter.

Et il se tint sur la défensive.

Mais le Chambrion ne paraissait nullement pressé de commencer l’entretien.

– Ainsi, tu m’attendais ? reprit Clappier.

– N’avons-nous pas un vieux compte à régler ?

– Ah ! tu crois ?

– Vous avez, continua le Chambrion, une hypothèque de quarante-cinq louis d’or, c’est-à-dire neuf cents francs, sur cette maison.

– Mais non, dit Clappier, ton père m’a payé.

– Cependant, observa François Véru, l’hypothèque existe toujours…

– C’est un oubli de ma part, je la ferai rayer.

Le Chambrion se prit à ricaner.

– Vous aurez tort, dit-il.

– Et pourquoi ? fit le marchand de biens.

– Parce que mon père n’a pu vous payer.

– Mais… je l’affirme…

– Avec quoi donc vous aurait-il payé ?

– Avec quoi… avec quoi ?… balbutia Clappier. Eh bien ! avec ses économies.

Le Chambrion riait toujours.

– Vous êtes bien bon de vous servir de ce mot-là, dit-il. Savez-vous bien, monsieur Clappier, que j’avais dix ans quand mon père est mort ?

– Eh bien ?

– À cet âge, reprit le Chambrion, on commence à raisonner… on se rend compte… on se souvient…

– Et de quoi te rends-tu compte ? demanda Clappier.

– De la gêne où était mon père quand il est mort.

– Et… de quoi… te souviens-tu ?

– Que vous êtes venu ici… une nuit…

Clappier fit un brusque mouvement.

– La nuit où M. et Mme de Méreuil sont morts… si mystérieusement, continua le Chambrion.

– Je ne me rappelle pas si c’est cette nuit-là, dit brusquement Clappier.

– Alors, c’est que vous manquez de mémoire.

– C’est permis à mon âge, dit Clappier. Mais enfin, quel rapport y a-t-il entre ma visite ici…

– Vous le savez aussi bien que moi, interrompit le Chambrion.

– Moi ! Oh ! par exemple !

François Véru regarda froidement le père Clappier.

– Alors, dit-il, pourquoi êtes-vous venu ici ?

Clappier essuya quelques gouttes de sueur qui perlaient à son front.

– Jouons cartes sur table, dit-il.

– Je le veux bien, répondit François Véru.

Clappier reprit :

– Tu as parlé à la demoiselle ?

– Oui, répondit le Chambrion.

– Que lui as-tu dit ?

– Que mon père avait assassiné le sien.

Clappier recula à ce mot ; mais François Véru lui dit avec ironie :

– Ce n’est pas la peine de vous étonner pour cela, puisque vous lui aviez donné quittance à la seule fin qu’il commît le crime.

– Et, reprit Clappier, tu as osé dire à la demoiselle…

– J’ai dit, fit le Chambrion, que je connaissais l’homme qui avait conseillé l’assassinat.

– Mais tu ne l’as pas nommé, au moins ! s’écria le marchand de biens.

– Ah ! voilà ce que vous voudriez bien savoir, n’est-ce pas ? ricana le Chambrion. Mais, il faut nous entendre avant…

– C’est-à-dire que tu veux de l’argent !

– Dame ! n’avez-vous pas dit vous-même : « Jouons cartes sur table ? »

– C’est vrai, soupira Clappier. Combien veux-tu ?

– Oh ! ça vaut cher, continua François Véru, car, si je ne dis rien, vous serez M. Clappier comme devant.

– Et si tu parlais, qu’arriverait-il ?

– La justice mettrait le nez dans vos affaires.

– Peuh ! fit Clappier, essayant de reprendre quelque assurance, il faut des preuves pour ça.

– J’ai vu… J’ai entendu…

– Ce n’est pas assez !

– Bah ! fit le Chambrion.

– Tu n’avais que dix ans, reprit Clappier. Tu as rêvé… on ne te croira pas.

– Alors, répliqua tranquillement le Chambrion, s’il en est ainsi, pourquoi êtes-vous venu ?

– Pourquoi ? balbutia Clappier, mais parce que j’aime mieux un mauvais arrangement qu’un bon procès.

– Soit, dit le Chambrion, arrangeons-nous.

Clappier reprit :

– Je te mettrai à l’abri du besoin. Tu t’en iras à Paris… et on n’entendra plus parler de toi ici…

Le Chambrion répondit :

– Ah ! vous voulez que je quitte le pays ?

– Oui, j’aime mieux ça.

– Eh bien, que me donnerez-vous ?

Clappier enfla ses joues, et ses yeux s’arrondirent.

– Veux-tu dix mille francs ? dit-il. C’est un joli denier, hein, pour un homme comme toi ? Avec ça, tu pourras entreprendre un petit commerce.

Le Chambrion regarda le vieillard d’un air narquois.

– Je crois que vous voulez rire, dit-il ; mon silence ne serait pas payé cher, convenez-en.

– Allons ! allons ! dit Clappier, qui prit un air de rondeur ; je suis un bon homme au fond, et je sais faire un sacrifice. J’en mets quinze et nous n’en parlerons plus… Tiens ! j’ai justement sur moi un carnet de la banque d’Orléans… Je te donne un bon… tu t’en vas à Salbris, tu prends le convoi qui passe à une heure du matin, et tu files…

Et comme le Chambrion ne bougeait pas :

– Voyons, ça y est-il ? fit Clappier, anxieux.

Mais alors, le Chambrion reprit son attitude indifférente et narquoise :

– Dites donc, monsieur Clappier, fit-il, est-ce que la demoiselle, elle aussi, ne vous a pas demandé de l’argent ?

Clappier tressaillit.

– Ah ! tu sais cela ?

– Oui, fit le Chambrion d’un signe de tête.

– Et comment le sais-tu ?

– J’étais aux Sapinières, ce matin, quand vous y êtes venu ; et, caché dans une pièce voisine…

– Tu as tout entendu, n’est-ce pas ?

– Tout.

« Ah ! pensa Clappier avec rage, il me tient ! »

Le Chambrion continua :

– La demoiselle vous a demandé deux cent mille francs.

– Elle est folle ! dit dédaigneusement Clappier.

– Les deux cent mille francs volés…, continua le Chambrion.

– Tu mens ! ce n’est pas vrai !…

– Alors, dit tranquillement François Véru, pourquoi m’offrez-vous de l’argent, à moi ?

Clappier n’eut pas le temps de répondre, car on frappa rudement à la porte.

– Qui est là ? demanda le Chambrion.

– Eh ! c’est moi, répondit une voix au-dehors ; moi, Hector, qui ai fait buisson creux tout le jour, et qui ne veux pas m’en revenir bredouille.

– N’ouvrez pas ! dit Clappier tout bas.

– Mais, au contraire, répondit le Chambrion. Soyez tranquille, votre fils ne saura que ce que nous voudrons qu’il sache.

Et François Véru ouvrit. Hector entra et aperçut son père.

– Tiens ! dit-il, papa est ici !

– Oui, dit Clappier d’un ton maussade, et je suis en affaire… laisse-nous.

– Ah ! mais non, dit Hector, l’occasion est trop belle pour avoir une explication… et je veux en profiter…

– Une explication… sur quoi ? fit le marchand de biens avec hauteur.

– Sur la demoiselle… sur les deux cent mille francs… et sur tous vos tripotages.

– Plus tard… plus tard !

– Non, tout de suite, insista Hector.

– Je n’ai pas de comptes à te rendre ! exclama Clappier avec colère.

– C’est ce qui vous trompe, répliqua Hector. Je suis votre fils, et je porte votre nom…

Le vieux Clappier eut un rugissement de fureur.

– Je crois que tu me menaces ! dit-il.

Le Chambrion vint à son aide ; il dit à Hector :

– J’ai à causer avec votre père… mais puisque vous êtes ici, je vais vous dire un mot.

– À moi ? fit Hector.

– Oui.

– Mais, s’écria Clappier, tu n’as rien à démêler avec mon fils.

– Si fait bien, répondit tranquillement le Chambrion, je le veux faire millionnaire…

À ces mots, Hector Clappier eut comme un éblouissement, et le père Clappier se demanda si le Chambrion n’était pas subitement devenu fou.

Mais ni l’attitude ébouriffée d’Hector à l’oreille de qui le mot de millionnaire venait de retentir comme un coup de trompette auprès d’un vieux cheval de régiment depuis longtemps condamné à la charrue, ni la stupéfaction du père Clappier n’émurent le Chambrion, et continuant à s’adresser à Hector :

– Est-ce que vous connaissez un proverbe qui dit « qu’à cheval donné, on n’examine pas la bride » ?

– Certainement, je le connais, répondit Hector, et c’est un vrai proverbe, celui-là.

– Eh bien, reprit le Chambrion, est-ce que pas plus tard qu’hier, pour vous marier avec la demoiselle, votre père ne vous demandait pas une commission ?

Hector eut un rire insolent :

– Tu sais bien que mon père demande toujours.

– Soit, dit François Véru, mais enfin, vous l’eussiez donnée, vous.

– Pardieu !

« Ah çà ! pensait le père Clappier qui s’était mis à marcher à grands pas, et donnait les signes de la plus vive inquiétude, que va-t-il donc lui dire ? »

Le Chambrion reprit :

– Alors, si je donnais une fortune, moi…

– Comment ! exclama Hector, tu me marierais avec la demoiselle !

– Non, monsieur Hector, non, dit le Chambrion, la demoiselle n’est pas pour vous… mais je vous offre une fortune.

– Mais où la prendras-tu ?

– C’est mon affaire.

– Tu m’offres une fortune, toi ?

– Oui, moi.

– Mais où la prendras-tu ?

– Il est fou ! grommela le père Clappier qui se reprit à arpenter le sol de la maison.

Le Chambrion continua :

– Je vous donne une fortune, mais je veux dix du cent.

Cette fois, l’incrédulité s’empara d’Hector.

– Pourquoi donc te gausses-tu de moi, François ? dit-il. Je ne suis pourtant pas d’humeur à rire aujourd’hui.

– Bah ! répondit le Chambrion, vous n’êtes pas bien triste non plus, puisque vous veniez pour tuer un chevreuil. Mais, croyez-le bien, monsieur Hector, je ne ris pas. Voyons, donnez-vous dix du cent ? Je veux cent mille francs si c’est un million, deux cent mille francs si c’est deux millions.

– Mais enfin, dit Hector, que l’air sérieux du Chambrion stupéfiait, où prendras-tu cet argent ?

– Oui, dit aussi le père Clappier qui s’arrêta de nouveau, où le prendras-tu ?

– Que vous importe ! Répondez oui ou non.

– Oui, parbleu, dit Hector. Je ne risque pas grand-chose.

– Alors, reprit le Chambrion, il faut me le signer.

– Comment donc ça ?

François Véru prit le jeune homme par le bras, et, à la stupéfaction croissante du père Clappier, il l’amena devant la table où, tout à l’heure, il avait écrit la lettre que le Brocard avait emportée.

– Tenez, dit-il, voilà une plume et du papier ; écrivez-moi ceci : « Le jour où je serai mis en possession d’une fortune d’au moins deux millions, je payerai à François Véru, dit Chambrion… »

Hector hésitait encore à prendre la plume ; quant au père Clappier, il s’était laissé tomber abasourdi sur un escabeau.

– Mais écrivez donc, monsieur Hector, insista le Chambrion d’une voix qui domina tout à coup le jeune homme.

Et Hector écrivit.

– Ils sont fous tous deux, murmurait Clappier qui croyait rêver.

Le Chambrion prit la reconnaissance d’Hector, la plia et la mit dans sa poche.

– Et maintenant, dit-il, puisque vous avez tant envie de tuer un chevreuil à l’affût, descendez à la mare aux Chevrettes… Postez-vous derrière le gros hêtre, près du buisson… et attendez !

– Ma foi ! dit Hector, que les promesses du Chambrion avaient grisé, ce n’est plus guère le moment d’aller à l’affût.

– Au contraire, répondit François, c’est le moment où les chevreuils viennent boire.

– Eh bien, laissons-les tranquilles… Tu me parles de millions, et tu veux…

– Je veux, dit froidement le Chambrion, rester seul avec votre père et m’occuper de vous avec lui.

Le père Clappier fit un soubresaut et dit brusquement et presque avec effroi :

– Ses affaires ne me regardent pas !

– On ne sait pas, murmura François Véru. Allez-vous-en, monsieur Hector ; je vous appellerai quand j’en aurai fini avec M. Clappier.

Hector, un peu ahuri, reprit son fusil qu’il avait tout à l’heure déposé au coin de la cheminée.

– C’est bon, dit-il, je m’en vais ; mais tu m’appelleras.

– Oui, je vous le promets.

Hector se dirigea vers la porte, puis, comme il en franchissait le seuil, il murmura :

– Jusqu’à présent, on avait dit que le bien venait en dormant… faut croire qu’il vient aussi en chassant.

Et il prit le chemin de la mare aux Chevrettes.

La lune venait de se lever, resplendissait sur la vapeur blanche de l’étang, passait au travers des arbres de la forêt et projetait sur tous les objets sa lumière un peu fantastique. Hector Clappier n’était ni poète, ni rêveur ; il ne croyait pas aux revenants et n’avait jamais interrogé les tables tournantes. Néanmoins, ce que venait de lui dire le Chambrion était si extraordinaire, qu’il se demanda s’il n’était pas le jouet de quelque rêve et ne se trouvait point dans son lit, à la Meunerie, en proie à un cauchemar.

Le clair de lune qui, de loin, faisait ressembler les bouleaux à de blancs fantômes, acheva de compléter son illusion. Les feuilles d’automne craquaient lugubrement sous les pieds. Il lui sembla qu’il y avait dans l’air de vagues murmures.

Cependant, s’étant arrêté brusquement à mi-chemin de la pente qui descendait à la mare aux Chevrettes, il se retourna et vit au-dessus de lui briller la lumière de la maison du Chambrion.

– Suis-je bête ! dit-il ; je ne dors pas, je suis bien éveillé… Mais c’est singulier comme la perspective d’être millionnaire me fait de l’effet.

Il continua sa route et retomba dans sa rêverie.

« Mais où diable prendrait-il de l’argent pour m’en donner ? », se demanda-t-il comme il arrivait près du buisson que le Chambrion lui avait indiqué comme poste d’affût.

Il se blottit dans le buisson, assis sur un tronc d’arbre coupé, posa son fusil tout armé entre ses jambes, après avoir collé un morceau de papier blanc au bout du canon, et les yeux fixés sur le bord opposé de l’étang qu’il avait contourné à demi, du reste, il attendit…

La nuit était calme, la lune brillait toujours sur l’eau dormante de la mare aux Chevrettes, et après avoir regardé au bord, c’est-à-dire sur la bande d’herbe qui l’entourait, Hector se laissa fasciner par ce rayonnement de l’eau et retomba de nouveau dans sa rêverie.

À demi endormi, à demi éveillé, plongé en une torpeur singulière, le chasseur crut entendre un cliquetis de pièces d’or.

C’était le rêve de fortune qui commençait.

Ce rêve prit des proportions étranges.

Hector se vit au milieu de terres immenses bordées de grands bois.

Il était à cheval, il galopait, galopait, et à mesure les bois s’éloignaient et les champs s’agrandissaient devant lui.

En même temps, un nain difforme, perché sur l’arçon de sa selle, lui disait :

– Tout cela est à toi !

Et les champs succédaient aux champs, et au milieu se dressaient des fermes et des maisons. Et le nain difforme répétait toujours :

– Tout cela est à toi !

Enfin, le cheval s’arrêta à la lisière des grands bois. Alors, le nain poussa le cavalier, qui tomba rudement à terre.

Hector rouvrit les yeux.

– Bon ! dit-il, voilà que je me suis endormi.

Et il revint au sentiment de la réalité, oublia un peu les millions promis et songea aux chevreuils qui ne pouvaient tarder à venir boire.

Mais le reflet de la lune exerça de nouveau son rayonnement, et la fraîcheur de la nuit engourdit peu à peu le chasseur. L’hallucination le reprit ; et, chose bizarre, il se retrouva au point où il l’avait laissée, ni plus ni moins qu’on retrouve le lendemain la page cornée d’un roman interrompu.

Il était à terre à la lisière du bois. Le cheval qui galopait si rapidement tout à l’heure avait disparu…

Mais le nain difforme était toujours auprès d’Hector.

– Viens ! lui disait-il en le prenant par la main.

– Où me conduis-tu ?

– À ta demeure.

– Et où est-elle, ma demeure ?

– Tu verras… tu verras.

Et le nain se prit à ricaner, et Hector se sentit entraîné par lui, et il se mit à courir avec une fantastique vitesse.

Le bois devenait plus épais et plus sombre à mesure qu’il avançait.

Enfin une maison carrée, aux fenêtres étroites et grillées, aux murs noircis, à l’aspect d’une désolante tristesse, lui apparut au milieu d’une clairière.

– C’est là ! ricana le nain.

Une porte s’ouvrit, et Hector entra.

À son tour, le nain disparut.

Alors, Hector Clappier se trouva dans un large préau, au milieu duquel défilait une procession.

C’était une procession de moines, en habit blanc, qui psalmodiaient des chants d’église.

La procession passa auprès de lui, et chaque moine regarda Hector avec compassion.

Enfin, quand le dernier lui eut fait de la main un petit signe amical et triste, le fils Clappier se sentit entraîné par une force irrésistible, et il suivit la procession.

Les moines firent le tour du préau, puis ils entrèrent dans la chapelle du couvent, et chacun d’eux gagna une stalle qui paraissait lui être réservée.

Hector fut tout étonné de voir une de ces stalles qui portait son nom.

Il y entra et s’agenouilla.

Les moines célébrèrent l’office ; puis ils quittèrent la chapelle et gagnèrent leurs cellules.

Hector les suivait toujours.

Les cellules donnaient sur un étroit et long corridor ; chaque porte était surmontée d’un écriteau. Cet écriteau portait un nom.

Le fils Clappier lut :

Père Hector

Et, la force mystérieuse et irrésistible le poussant toujours, il entra dans la cellule.

Là, il vit du pain noir, une cruche pleine d’eau et une discipline qui pendait au mur.

Alors, le nain reparut, et son rire moqueur retentit.

– Voilà ta demeure, dit l’être difforme, la voilà !…

Hector jeta un cri et s’éveilla de nouveau.

La lune brillait toujours ; la nuit était froide et silencieuse.

– Que c’est bête de dormir ainsi ! murmura-t-il. Je gage que les chevreuils sont venus boire.

Comme il prononçait ces mots à mi-voix, un bruit se fit de l’autre côté de l’étang.

Un bruit de course rapide et de feuilles froissées, puis une forme noire apparut, bondissant par soubresauts à travers les broussailles…

« Voilà le chevreuil ! », pensa Hector, qui s’éveilla tout à fait.

Et il mit à l’épaule la crosse de son fusil et ajusta…

CHAPITRE XII

Après le départ d’Hector, le Chambrion avait refermé la porte et il était revenu vers Clappier.

Clappier, toujours assis, avait reconquis tout son sang-froid. Il avait même aux lèvres un sourire rempli d’une âpre ironie.

– À nous deux, maintenant ! lui dit le Chambrion. Nous sommes seuls, monsieur Clappier.

Mais Clappier le regarda froidement.

– François, lui dit-il, je crois que j’ai eu tort tout à l’heure.

– Tort de quoi, monsieur Clappier ?

– De t’offrir de l’argent.

– Et pourquoi donc ça, monsieur Clappier ?

– Mais, répondit Clappier avec flegme, parce que tu es fou à lier, et que la déposition d’un fou n’est jamais à craindre.

– Ah ! vraiment ? fit le Chambrion.

– Oh ! mon Dieu ! oui, dit Clappier ; et, tiens, mettons que je n’aie rien dit.

– Comme vous voudrez.

– Et bonsoir… je m’en vas !

Clappier se leva sur ces mots.

Mais le Chambrion l’arrêta.

– Soit, dit-il, vous ne m’avez rien offert, mais écoutez-moi…

– Pour quoi donc faire ?

– J’ai mes projets.

– Ah !…

– Et je veux vous les dire.

– Soit, fit Clappier, mais dépêchons-nous… et, tiens, vois comme je suis bon homme, je veux bien croire que tu n’es pas fou… et je reviens à mes offres…

– Allons donc !

– Seulement, se hâta de dire Clappier, terminons-en tout de suite…

– Vous êtes pressé ? dit François Véru.

– Oui ! car je ne veux pas que le jour me retrouve ici.

– Alors, fit le Chambrion avec calme, nous partirons ensemble.

– Hein ? dit Clappier, qui fit un pas en arrière.

– Oui, reprit le Chambrion. En me parlant de Paris, vous m’avez donné une idée.

– Laquelle ?

– Celle de vous emmener. Vous m’accompagnerez.

– Moi ?

– Quand nous aurons terminé, par exemple. Paris, comme vous le disiez tout à l’heure, est un bon pays, monsieur Clappier.

– Je n’ai rien à faire à Paris, moi !

– Eh bien, vous y vivrez en bourgeois… d’une bonne pension que vous fera M. Hector.

Cette fois, ce ne fut plus un mouvement, ce fut un pas en arrière que fit le père Clappier.

– Hein ? plaît-il ? que veux-tu dire ? fit-il d’une voix étranglée.

Mais le Chambrion continua :

– Oui, dit-il, Hector vous fera une pension. Vous l’avez mal élevé, ce garçon, monsieur Clappier. Mais il n’est pas méchant au fond, il n’est que mauvais… Et quand il aura votre bien, il en fera un meilleur usage que vous…

– Mon bien ! s’écria Clappier, il aura mon bien !

– Oui.

– Ah ! ah ! ah ! ricana le père Clappier, mais je ne suis pas encore mort !

– Il l’aura de votre vivant, dit froidement le Chambrion.

Cette fois, Clappier recula encore, attacha un œil hébété sur le Chambrion, et s’écria :

– Oh ! mais j’avais raison… Ce garçon est fou !

– Bah ! vous croyez ?

– Il faut l’enfermer, hurla Clappier, il est fou furieux !

Et il recula encore.

Le Chambrion avait l’attitude tranquille d’un homme qui a toute sa raison.

– Vous vous trompez, monsieur Clappier, dit-il, je suis très bien portant.

Clappier eut un accès de fureur subite.

– Mon bien ! s’écria-t-il, et qui donc le lui donnera, ce bien ?

– Moi, dit le Chambrion.

La peur s’empara de Clappier, qui alla s’adosser au mur et se mit en état de défense.

– Ah ! dit-il avec un claquement de dents, je crois qu’il veut m’assassiner !…

Le Chambrion ne fit pas un pas vers lui. Seulement, il continua :

– Est-ce que la demoiselle ne vous a pas, ce matin, demandé deux cent mille francs ?

À l’épouvante succéda chez Clappier une sorte de délire.

– La demoiselle est folle ! dit-il, folle comme tu es fou !…

Mais le Chambrion ajouta :

– Vous avez eu tort de refuser, monsieur Clappier.

Clappier, hors de lui, continuait à rire.

Le Chambrion reprit :

– Vous avez eu tort, car je serai plus exigeant, moi.

Et il fit un pas vers Clappier, et, lui secouant le bras :

– La demoiselle avait eu pitié de vos cheveux blancs… Je n’aurai pas pitié, – moi… et si je vous fais grâce de la cour d’assises, c’est que vous m’obéirez en faisant passer tout votre bien sur la tête de votre fils.

– Jamais ! hurla Clappier.

– C’est que, poursuivit le Chambrion, vous quitterez ce pays, où vous avez fait tant de mal, et que jamais on ne vous y reverra.

Clappier avait toujours l’œil en délire.

– Il est fou ! il est fou !… murmura-t-il en regardant le Chambrion.

– Prenez garde ! continua celui-ci, l’heure est solennelle, monsieur Clappier… Il faut faire ce que je veux… ou bien…

– Je ne ferai rien ! s’écria Clappier. Tu peux me dénoncer, on ne te croira pas !

– Ah ! fit le Chambrion, et si j’avais des preuves ?

– Tu n’en as pas !… Tu ne peux pas en avoir !…

– Monsieur Clappier, dit encore le Chambrion, prenez garde !

Clappier eut un nouvel accès de fureur et serra les poings.

– Mais dénonce-moi donc, imbécile ! s’écria-t-il, dénonce-moi !… Est-ce qu’on traîne en cour d’assises un homme comme moi ?… Et ne suis-je pas grand propriétaire ?…

Le Chambrion haussa les épaules.

– Une dernière fois, dit Clappier, veux-tu quinze mille francs ?

– Une dernière fois, répondit le Chambrion, voulez-vous accepter mes conditions ?

– Ah ! dit Clappier en haussant les épaules, je suis trop simple, en vérité, de m’inquiéter d’un pareil fou…

Et il fit un pas vers la porte.

Alors, solennel et triste comme un juge qui prononce une sentence, le Chambrion prit la lampe qui se trouvait sur la table et alla la poser au bord de la fenêtre.

Clappier le vit et dit vivement :

– Que fais-tu ?

– Je viens de faire un signal, répondit François Véru.

– À qui ?

– À un homme qui l’attendait, caché dans le bois.

– Et… cet homme…, demanda Clappier avec une émotion subite.

– Cet homme, répondit le Chambrion, est maintenant sur la route de Romorantin, et dans deux heures, la justice sera chez vous.

– Mais je te dis que tu n’as pas de preuves ! vociféra Clappier.

– Et si j’en avais ?

– C’est impossible… je n’ai rien dit à ton père… on ne peut rien prouver !…

– On peut retrouver la sacoche de M. de Méreuil, dit le Chambrion.

– La sacoche, dis-tu ?

– Une sacoche tachée de sang qui contient un rouleau d’or.

– Mais tout ça ne prouve rien, hurla le père Clappier.

– Et avec ce rouleau d’or, la quittance des quarante-cinq louis, acheva le Chambrion.

Le père Clappier jeta un cri.

– Et cette sacoche que vous croyez perdue, dit encore le Chambrion, je vais vous la montrer.

François Véru s’approcha alors de la cheminée, et, comme l’avait fait son malheureux père quatorze années auparavant, il se mit à desceller une dalle du foyer avec son couteau.

Clappier, les yeux hébétés, le regardait.

La dalle soulevée, il vit un trou et, dans ce trou, un objet que le Chambrion en retira. C’était la sacoche.

– Oh ! misérable ! s’écria Clappier.

Et il s’élança pour la saisir.

Mais François Véru le repoussa.

– Vous n’êtes pas de force avec moi, monsieur Clappier, dit-il, je vous tuerais d’un coup de poing.

– Rends-moi cette sacoche ! hurla Clappier.

– À quoi bon ? ricana le Chambrion.

– Je te donnerai ce que tu voudras…

– Il est trop tard !

Ce mot arracha un nouveau cri au père Clappier.

– Trop tard ! dis-tu ; il est trop tard !

– Oui.

– Pourquoi est-il trop tard ? Réponds ! réponds ! dit le vieillard à demi fou.

– Parce que mon homme va partir pour Romorantin.

– Eh bien ! je vais courir après lui… je le rattraperai… Je lui reprendrai ta dénonciation… Je le tuerai, s’il me résiste !

Le Chambrion haussa les épaules.

– Il a de meilleures jambes que vous, dit-il. C’est un jeune homme.

Ces mots illuminèrent l’esprit de Clappier :

– Ah ! dit-il, moi aussi, j’aurai un jeune homme pour courir… mon fils !

– C’est juste, dit le Chambrion avec ironie.

– Mon fils courra après lui… Il est armé !…

– Votre fils est à l’affût, dit François Véru, et il ne s’occupe point de vous.

Clappier, ivre de rage et de folie, se jeta de nouveau sur le Chambrion :

– Rends-moi cette sacoche, hurla-t-il, rends-la-moi !

De nouveau, le Chambrion le repoussa.

– Il est trop tard, répéta-t-il. Vous avez prononcé votre condamnation !…

– Ô mon fils ! mon fils ! vociféra Clappier. Mon fils !… Il ne peut pourtant pas laisser déshonorer son père !…

Et il se précipita au-dehors, et le Chambrion, qui l’avait suivi jusqu’au seuil, le vit descendre en courant vers la mare aux Chevrettes.

– Fou ! dit-il, le Brocard a de bonnes jambes, il a pris la traverse… et il est déjà à moitié route…

Et comme il allait rentrer dans sa maison et en fermer la porte, le Chambrion entendit un bruit lointain de grelots.

La route impériale passait à cent mètres, sous bois, derrière sa maison.

– On dirait une chaise de poste ! murmura-t-il. C’est rare pourtant, aujourd’hui qu’il y a le chemin de fer.

Et il prêta l’oreille.

En même temps, dans le lointain, brilla une lueur rougeâtre…

Et le Chambrion regarda avec curiosité.

Le bruit de grelots devint plus distinct ; puis il s’y mêla des claquements de fouet ; puis la lumière rouge grandit et s’approcha avec rapidité.

C’était le fanal d’une chaise de poste.

Et comme la chaise de poste traversait la ligne forestière perpendiculaire à la maison du Chambrion, elle s’arrêta.

En même temps, on appela dans le lointain :

– François ! François !

Le Chambrion reconnut la voix de M. Horace de Verne, et, tout étonné, il se dirigea vers la chaise de poste.

La chaise était attelée de trois vigoureux chevaux percherons.

À la lueur de la lanterne, François aperçut Horace, Denise et Mme Gertrude à l’intérieur.

– Nous partons, dit Horace.

– Vous partez !… balbutia le Chambrion.

Denise lui montra sa tête charmante et mélancolique.

– Oui, dit-elle, nous allons à Paris… avec ma tante… et nous t’emmenons…

– Moi ! exclama le Chambrion, qui fit un pas en arrière.

– Toi, mon bon François, reprit Denise, et tu ne nous quitteras plus… nous sommes riches. Horace vient de faire un héritage… Nous donnerons deux cent mille francs de notre argent pour réparer le mal qu’a fait cet homme…

– Et tu le laisseras tranquille, dit Horace.

Le Chambrion secoua la tête.

– Car je ne veux pas que tu sois déshonoré, mon bon François, s’écria Denise en lui serrant les mains.

– Allons ! reprit Horace, va serrer tes hardes… et reviens vite.

Mais le Chambrion secoua la tête.

– Il est trop tard, monsieur Horace, dit-il ; il est trop tard, mademoiselle.

– Et pourquoi donc ? fit la jeune fille.

– Parce que ma plainte est lancée… Le Brocard est parti pour Romorantin.

Mais Horace se mit à rire.

– Tu te trompes, dit-il.

En même temps, quelque chose s’agita sur le siège de la berline de voyage, et une mine éveillée et rieuse entra dans le disque de lumière que projetait le fanal.

– Le Brocard ! exclama François Véru.

– Oui, dit Horace, le Brocard, que nous avons rencontré et à qui j’ai défendu d’aller plus loin.

– Oh ! monsieur Horace, dit le Chambrion avec tristesse, c’est mal, ce que vous avez fait là.

– Mal, dis-tu ? et pourquoi ?

– C’est mal, répondit le Chambrion, parce que vous n’avez pas le droit de faire grâce au père Clappier.

– Et depuis quand, s’écria Denise, les victimes n’ont-elles pas le droit de pardonner à leurs bourreaux ?

– Ah ! vous n’avez donc jamais vu cet homme parcourir nos campagnes et soulever sur son passage des murmures de haine, des imprécations de rage, des gémissements de douleur ?

– Puisque nous réparerons le mal qu’il a fait…

– Et celui qu’il peut faire encore, le réparerez-vous ? s’écria le Chambrion, pour qui l’heure de la pitié était passée.

Denise et Horace tressaillirent.

– Mais ne savez-vous pas, continua François Véru, que cet homme est depuis trente années le fléau, la mine et la désolation de toute la contrée ?

» Cet enfant qui va demi-nu par les chemins, c’est lui qui l’a fait orphelin ; cette pauvre vieille qui mendie le pain de ses derniers jours, c’est lui qui l’a faite veuve et vagabonde, et cette jeune fille qui amassait péniblement le prix de l’exonération de son fiancé, ne l’a-t-il point spoliée ?

» Ah ! dit encore le Chambrion, dont la parole avait une âpre et robuste éloquence, frappez du pied aux quatre coins de cette terre de Sologne, et il en sortira des voix plaintives et des ombres vengeresses qui vous demanderont le châtiment de cet homme !

Et comme le Chambrion parlait, deux coups de feu retentirent sous bois, dans la direction de la mare aux Chevrettes…

En même temps, une voix mourante cria :

– Au secours ! au secours !…

Puis une autre voix jeta des cris perçants…, des cris de terreur et de désespoir…

Et, troublés par ces cris, agités d’un sombre pressentiment, Horace, le Brocard et le Chambrion s’élancèrent dans la direction de l’étang, guidés par ces cris d’angoisse.

 

Au clair de lune, ils virent un groupe étrange.

Hector Clappier, fou de douleur, se tordant les mains, appelait son père à grands cris.

Son père gisait sanglant sur le sol, et ne lui répondait pas.

Hector avait pris son père, qui accourait vers lui, pour un chevreuil, et il l’avait frappé de deux balles en pleine poitrine. Le père Clappier n’appelait plus au secours. Le père Clappier ne criait plus !… Le père Clappier était mort.

Le Chambrion se découvrit devant ce cadavre, et dit à Horace, de sa voix triste et solennelle :

– Vous le voyez, les hommes voulaient pardonner… mais Dieu a été inexorable !…

ÉPILOGUE

Le voyageur qui part de Lamotte-Beuvron, où se trouve la ferme impériale, pour se rendre à Salbris, s’il dédaigne le chemin de fer et prend tranquillement par les bois, aperçoit aujourd’hui une large échancrure dans la forêt, et au milieu de cette échancrure, de vastes bâtiments tout neufs.

C’est une ferme modèle de la plus grande dimension où vivent et travaillent de nombreuses familles depuis quatre années environ. Les étangs fiévreux ont été desséchés aux environs, les bois de mauvaise venue défrichés et convertis en terres arables.

Les hameaux voisins n’ont plus de pauvres, et chacun a du travail.

Et si, frappé de l’air heureux et de la physionomie prospère de ce pays, le voyageur demande à qui cette métamorphose est due, le premier pâtre assis au bord d’un fossé, le premier bûcheron, le premier laboureur à qui il s’adressera lui répondra :

– Nous avions bien de la misère, jadis, en cette Sologne fiévreuse et malsaine, et il y avait un homme riche qui se faisait une joie de nous pressurer. Aujourd’hui, il y a un homme aussi riche que l’autre, aussi bon que l’autre était méchant, et cet homme est devenu notre bienfaiteur à tous.

Et si le voyageur demande le nom de cet homme, on lui répondra par un sobriquet : le Chambrion !

Oui, le Chambrion est devenu riche, et a voué sa vie à réparer le mal fait par le père Clappier, dont il possède maintenant toute la fortune.

Le parricide involontaire, Hector, après avoir été fou, est revenu peu à peu à la raison.

Mais l’ombre sanglante de son père le poursuit sans cesse, et il est entré dans un couvent qui s’élève au milieu des bois du Morvan, en basse Bourgogne.

Hector est aujourd’hui un frère de la Pierre qui vire – c’est le nom de cette communauté.

Ainsi se trouve réalisé ce rêve bizarre et terrible qu’il fit au bord de la mare aux Chevrettes, quelques minutes avant de faire feu sur son père.

En entrant en religion, frère Hector a légué toute sa fortune au Chambrion.

Quant à la mère Clappier, elle est morte d’une apoplexie foudroyante, le jour de l’enterrement de son mari.

 

Parfois, le dimanche, au printemps, à la sortie de la messe, les paysans, groupés sous un orne planté devant l’église, se lèvent respectueusement et saluent un couple charmant qui passe le sourire aux lèvres et le bonheur dans les yeux.

C’est Horace et Denise qui n’ont point quitté le pays et conduisent par la main un enfant rose et blond qui, apercevant le Chambrion au milieu de ses protégés, court à lui et lui tend les bras.

Le Chambrion presse l’enfant sur son cœur, et essuie parfois une larme en contemplant la jeune mère.

La vieille Malbèque est morte ; mais le Chambrion, qui ne veut point se marier, a adopté le Brocard : il l’a envoyé à Grignon compléter ses études agricoles, et il lui laissera la moitié de son bien.

L’autre est pour l’enfant d’Horace et de Denise.

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Septembre 2013

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