Romain Rolland

 

 

 

JEAN-CHRISTOPHE

TOME II

LE MATIN

 

 

 

(1904-1912)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I.  La Mort de Jean-Michel. 3

II.  Otto. 44

III.  Minna. 73

À propos de cette édition électronique. 127

 

I.

La Mort de Jean-Miche
l.

 

Trois années ont passé. Christophe va avoir onze ans. Il continue son éducation musicale. Il apprend l’harmonie avec Florian Holzer, l’organiste de Saint-Martin, un ami de grand-père, un homme très savant. Le maître lui enseigne que les accords qu’il aime le mieux, des harmonies qui lui caressent si doucement l’oreille et le cœur qu’il ne peut les entendre sans un petit frisson tout le long de l’échine, sont mauvais et défendus. Quand l’enfant demande pourquoi, il n’est pas d’autre réponse, sinon que c’est ainsi : la règle les défend. Comme il est naturellement indiscipliné, il ne les en aime que mieux. Sa joie est d’en trouver des exemples chez les grands musiciens qu’on admire, et de les apporter à grand-père, ou à son maître. À cela, grand-père répond que, chez les grands musiciens, c’est admirable, et que Beethoven ou Bach pouvaient tout se permettre. Le maître, moins conciliant, se fâche, et dit aigrement que ce n’est pas ce qu’ils ont fait de mieux.

 

Christophe a ses entrées aux concerts et au théâtre ; il apprend à toucher de tous les instruments. Il est même d’une jolie force déjà sur le violon ; et son père a imaginé de lui faire donner un pupitre à l’orchestre. Il y tient si bien sa partie qu’après quelques mois de stage, il a été nommé officiellement second violon du Hofmusikverein. Ainsi, il commence à gagner sa vie ; et ce n’est pas trop tôt : car les affaires se gâtent de plus en plus à la maison. L’intempérance de Melchior a empiré, et le grand-père vieillit.

 

Christophe se rend compte des tristesses de la situation ; il a l’air sérieux et soucieux d’un petit homme. Il s’acquitte vaillamment de sa tâche, bien qu’elle ne l’intéresse guère, et qu’il tombe de sommeil, le soir, à l’orchestre. Le théâtre ne lui cause plus l’émotion de jadis, quand il était petit. Quand il était petit, – il y a quatre ans de cela, – sa suprême ambition eût été d’occuper cette place, où il est aujourd’hui. Aujourd’hui, il n’aime pas la plupart des musiques qu’on lui fait jouer ; il n’ose pas encore formuler son jugement sur elles : au fond, il les trouve sottes ; et quand, par hasard, on joue de belles choses, il est mécontent de la bonhomie avec laquelle on les joue ; les œuvres qu’il aime le mieux finissent par ressembler à ses collègues de l’orchestre, qui, le rideau tombé, lorsqu’ils ont fini de souffler ou de gratter, s’épongent en souriant, et racontent tranquillement leurs petites histoires, comme s’ils venaient de faire une heure de gymnastique. Il a revu de près son ancienne passion, la chanteuse blonde aux pieds nus ; il la rencontre souvent, pendant l’entr’acte, à la restauration. Elle sait qu’il a été amoureux d’elle, et elle l’embrasse volontiers ; il n’en éprouve aucun plaisir : il est dégoûté par son fard, son odeur, ses gros bras et sa voracité ; il la hait maintenant.

 

Le grand-duc n’oubliait pas son pianiste ordinaire : non que la modique pension attribuée pour ce titre fût exactement payée, – il fallait toujours la réclamer ; – mais, de temps en temps, Christophe recevait l’ordre de se rendre au château, quand il y avait des invités de marque, ou bien quand il prenait fantaisie à Leurs Altesses de l’entendre. C’était presque toujours le soir, à des heures où Christophe eût voulu rester seul. Il fallait tout laisser et venir en toute hâte. Parfois, on le faisait attendre dans une antichambre, parce que le dîner n’était pas fini. Les domestiques, habitués à le voir, lui parlaient familièrement. Puis, on l’introduisait dans un salon, plein de glaces et de lumières, où des personnes gourmées le dévisageaient avec une curiosité blessante. Il devait traverser la pièce trop cirée, pour aller baiser la main de Leurs Altesses ; et plus il grandissait, plus il devenait gauche : car il se trouvait ridicule, et son orgueil souffrait.

 

Ensuite, il se mettait au piano, et il devait jouer pour ces imbéciles : – il les jugeait tels. – À des moments, l’indifférence environnante l’oppressait tellement qu’il était sur le point de s’arrêter au milieu du morceau. L’air manquait autour de lui, il était comme asphyxié. Quand il avait fini, on l’assommait de compliments, on le présentait de l’un à l’autre. Il pensait qu’on le regardait comme un animal curieux, qui faisait partie de la ménagerie du prince, et que les éloges s’adressaient plus à son maître qu’à lui. Il se croyait avili, et il devenait d’une susceptibilité maladive, dont il souffrait d’autant plus qu’il n’osait la montrer. Il voyait une offense dans les façons d’agir les plus simples : si l’on riait dans un coin du salon, il se disait que c’était de lui ; et il ne savait pas si c’était de ses manières, ou de son costume, ou de sa figure, de ses pieds, de ses mains. Tout l’humiliait : il était humilié si on ne lui parlait pas, humilié si on lui parlait, humilié si on lui donnait des bonbons, comme à un enfant, humilié surtout si le grand-duc, avec un sans-façon princier, le renvoyait en lui mettant une pièce d’or dans la main. Il était malheureux d’être pauvre, d’être traité en pauvre. Un soir, rentrant chez lui, l’argent qu’il avait reçu lui pesait si fort qu’il le jeta en passant par le soupirail d’une cave. Et puis, immédiatement après, il eût fait des bassesses pour le ravoir : car à la maison, on devait plusieurs mois au boucher.

 

Ses parents ne se doutaient guère de ces souffrances d’orgueil. Ils étaient ravis de sa faveur auprès du prince. La bonne Louisa ne pouvait rien imaginer de plus beau pour son garçon que les soirées au château, dans une société magnifique. Pour Melchior, c’était un sujet de vanteries continuelles avec ses amis. Mais le plus heureux était grand-père. Il affectait bien l’indépendance, l’humeur frondeuse, le mépris des grandeurs ; mais il avait une admiration naïve pour l’argent, le pouvoir, les honneurs, les distinctions sociales ; sa fierté était sans pareille de voir son petit-fils approcher ceux qui y participaient : Il en jouissait, comme si cette gloire rejaillissait sur lui ; et malgré tous ses efforts pour rester impassible, son visage rayonnait. Les soirs où Christophe allait au château, le vieux Jean-Michel s’arrangeait toujours pour rester chez Louisa, sous un prétexte ou sous un autre. Il attendait le retour de son petit-fils, avec une impatience d’enfant ; et, quand Christophe rentrait, il commençait par lui adresser, d’un air détaché, quelques questions indifférentes, comme :

 

– Eh bien ? cela a marché, ce soir ?

 

Ou des insinuations affectueuses, comme :

 

– Voici notre petit Christophe, qui va nous raconter quelque chose de nouveau.

 

Ou bien quelque compliment ingénieux, afin de l’amadouer :

 

– Salut à notre jeune gentilhomme !

 

Mais Christophe, maussade et irrité, répondait par un « Bonsoir ! » très sec, et allait bouder dans un coin. Le vieux insistait, posait des questions plus précises, auxquelles l’enfant ne répliquait que par oui ou par non. Les autres se mettaient de la partie, demandaient des détails : Christophe se renfrognait de plus en plus ; il fallait lui arracher les mots de la bouche, jusqu’à ce que Jean-Michel, furieux, s’emportât et lui dît des paroles blessantes. Christophe ripostait très peu respectueusement ; et cela finissait par une grosse fâcherie. Le vieux s’en allait, en faisant battre la porte. Ainsi Christophe gâtait toute la joie de ces pauvres gens, qui ne comprenaient rien à sa mauvaise humeur. Ce n’était pas leur faute s’ils étaient domestiques dans l’âme ! Ils ne se doutaient pas qu’on pût être autrement.

 

Christophe se repliait donc en lui ; et, sans juger les siens, il sentait un fossé qui le séparait d’eux. Il se l’exagérait sans doute ; et, malgré leurs différences de pensées, il est probable qu’il se fût fait comprendre, s’il avait réussi à leur parler intimement. Mais rien n’est plus difficile qu’une intimité absolue entre enfants et parents, même quand ils ont les uns pour les autres la plus tendre affection : car, d’une part, le respect décourage les confidences ; de l’autre, l’idée souvent erronée de la supériorité de l’âge et de l’expérience empêche d’attacher assez de sérieux aux sentiments de l’enfant, aussi intéressants parfois que ceux des grandes personnes, et presque toujours plus sincères.

 

La société que Christophe voyait chez lui, les conversations qu’il entendait, l’éloignaient encore davantage des siens.

 

À la maison venaient les amis de Melchior, pour la plupart musiciens de l’orchestre, buveurs et célibataires ; ils n’étaient pas de mauvaises gens, mais vulgaires ; ils faisaient trembler la chambre de leurs rires et de leurs pas. Ils aimaient la musique, mais en parlaient avec une bêtise révoltante. La grossièreté indiscrète de leur enthousiasme blessait à vif la pudeur de sentiment de l’enfant. Quand ils louaient ainsi une œuvre qu’il aimait, il lui semblait qu’on l’outrageait lui-même. Il se raidissait, blêmissait, prenait un air glacial, affectait de ne pas s’intéresser à la musique ; il l’eût haïe, si c’eût été possible. Melchior disait de lui :

 

– Cet individu n’a pas de cœur. Il ne sent rien. Je ne sais pas de qui il tient.

 

Parfois ils chantaient ensemble de ces chants germaniques à quatre voix, – à quatre pieds, – qui, toujours semblables à eux-mêmes, s’avancent lourdement, avec une niaiserie solennelle et de plates harmonies. Christophe se réfugiait alors dans la chambre la plus éloignée et injuriait les murs.

 

Grand-père avait aussi ses amis : l’organiste, le tapissier, l’horloger, la contrebasse, de vieilles gens bavardes, qui ressassaient toujours les mêmes plaisanteries et se lançaient dans d’interminables discussions sur l’art, sur la politique, ou sur les généalogies des familles du pays, – bien moins intéressés par les sujets dont ils parlaient, qu’heureux de parler et de trouver à qui parler.

 

Quant à Louisa, elle voyait seulement quelques voisins, qui lui rapportaient les commérages du quartier, et de loin en loin, quelque « bonne dame » qui, sous prétexte de s’intéresser à elle, venait retenir ses services pour un dîner prochain, et s’arrogeait une surveillance sur l’éducation religieuse des enfants.

 

De tous les visiteurs, nul n’était plus antipathique à Christophe que son oncle Théodore. C’était le beau-fils de grand-père, le fils d’un premier mariage de grand’mère Clara, la première femme de Jean-Michel. Il faisait partie d’une maison de commerce, qui avait des affaires avec l’Afrique et l’Extrême-Orient. Il réalisait le type d’un de ces Allemands nouveau style qui affectent de répudier avec des railleries le vieil idéalisme de la race, et, grisés par la victoire, ont pour la force et le succès un culte qui montre qu’ils ne sont pas habitués à les voir de leur côté. Mais, comme il est difficile de transformer d’un coup la nature séculaire d’un peuple, l’idéalisme refoulé ressortait à tout moment dans le langage, les façons, les habitudes morales, les citations de Gœthe à propos des moindres actes de la vie domestique ; et c’était un singulier mélange de conscience et d’intérêt, un effort bizarre pour accorder l’honnêteté de principes de l’ancienne bourgeoisie allemande avec le cynisme des nouveaux condottieri de magasin : mélange qui ne laissait pas d’avoir une odeur d’hypocrisie assez répugnante, – car il aboutissait à faire de la force, de la cupidité et de l’intérêt allemands le symbole de tout droit, de toute justice, et de toute vérité.

 

La loyauté de Christophe en était profondément blessée. Il ne pouvait juger si son oncle avait raison ; mais il le détestait, il sentait en lui l’ennemi. Le grand-père n’aimait pas cela non plus, et il se révoltait contre ces théories ; mais il était vite écrasé dans la discussion par la parole facile de Théodore, qui n’avait point de peine à tourner en ridicule la généreuse naïveté du vieux. Jean-Michel finissait par avoir honte de son bon cœur ; et, pour montrer qu’il n’était pas aussi arriéré qu’on croyait, il s’essayait à parler comme Théodore : cela détonnait dans sa bouche, et il en était lui-même gêné. Quoi qu’il pensât d’ailleurs, Théodore lui en imposait ; le vieillard éprouvait du respect pour une habileté pratique, qu’il enviait d’autant plus qu’il s’en savait absolument incapable. Il rêvait pour un de ses petits-fils une situation semblable. C’était l’intention de Melchior, qui destinait Rodolphe à suivre les traces de son oncle. Aussi, tout le monde dans la maison s’ingéniait à flatter le parent riche, dont on attendait des services. Celui-ci, se voyant nécessaire, en profitait pour trancher en maître ; il se mêlait de tout, donnait son avis sur tout, et ne cachait pas son parfait mépris pour l’art et les artistes ; il l’affichait plutôt, pour le plaisir d’humilier ses parents musiciens ; il se livrait, sur leur compte, à de mauvaises plaisanteries, dont on riait lâchement.

 

Christophe surtout était pris pour cible des railleries de son oncle ; et il n’était pas patient. Il se taisait, serrait les dents, l’air mauvais. L’autre s’amusait de sa rage muette. Mais, un jour qu’à table Théodore le tourmentait plus que de raison, Christophe, hors de lui, lui cracha au visage. Ce fut une affaire épouvantable. L’outrage était inouï ; l’oncle en resta d’abord muet de saisissement ; puis la parole lui revint, avec un torrent d’injures. Christophe, pétrifié sur sa chaise par l’horreur de son action, recevait sans les sentir les coups qui pleuvaient sur lui ; mais quand on voulut le traîner à genoux devant l’oncle, il se débattit, bouscula sa mère, et se sauva hors de la maison. Il ne s’arrêta dans la campagne, que lorsqu’il ne put plus respirer. Il entendait des voix qui l’appelaient au loin ; et il se demandait s’il ne conviendrait pas qu’il se jetât dans le fleuve, faute de pouvoir y jeter son ennemi. Il passa la nuit dans les champs. Vers l’aube, il alla frapper à la porte de son grand-père. Le vieux était si inquiet de la disparition de Christophe, – il n’en avait pas dormi, – qu’il n’eut pas la force de le gronder. Il le ramena à la maison, où on évita de lui rien dire, parce qu’on vit qu’il était dans un état de surexcitation ; et il fallait le ménager : car il jouait le soir au château. Mais Melchior l’assomma, pendant plusieurs semaines, par ses doléances, – en affectant de ne s’adresser à personne, en particulier, – sur la peine qu’on prenait pour donner des exemples de vie irréprochable et de belles manières à des êtres indignes, qui vous déshonoraient. Et quand l’oncle Théodore le rencontrait dans la rue, il détournait la tête et se bouchait le nez, avec toutes les marques du plus profond dégoût.

 

Le peu de sympathie qu’il trouvait à la maison faisait qu’il y restait le moins possible. Il souffrait de la contrainte perpétuelle qu’on cherchait à lui imposer : il y avait trop de choses, trop de gens, qu’il fallait respecter, sans qu’il fût permis de discuter pourquoi ; et Christophe n’avait pas la bosse du respect. Plus on tâchait de le discipliner et de faire de lui un brave petit bourgeois allemand, plus il éprouvait le besoin de s’affranchir. Son plaisir eût été, après les mortelles séances, ennuyeuses et guindées, qu’il passait à l’orchestre ou au château, de se rouler dans l’herbe comme un poulain, de glisser du haut en bas de la pente gazonnée avec sa culotte neuve, ou de se battre à coup de pierres avec les polissons du quartier. S’il ne le faisait pas plus souvent, ce n’était pas qu’il fût arrêté par la peur des reproches et des claques ; mais il n’avait pas de camarades : il ne réussissait pas à s’entendre avec les autres enfants. Même les gamins des rues n’aimaient pas à jouer avec lui, parce qu’il prenait le jeu trop au sérieux, et qu’il donnait des coups trop fort. De son côté, il avait pris l’habitude de rester enfermé, à l’écart des enfants de son âge : il avait honte de n’être pas adroit au jeu et n’osait se mêler à leurs parties. Alors, il affectait de ne pas s’y intéresser, bien qu’il brûlât d’envie qu’on l’invitât à jouer. Mais on ne lui disait rien ; et il s’éloignait, navré, d’un air indifférent.

 

Sa consolation était de vagabonder avec l’oncle Gottfried, quand celui-ci était au pays. Il se rapprochait de lui de plus en plus, il sympathisait avec son humeur indépendante. Il comprenait si bien, maintenant, le plaisir que Gottfried trouvait à courir sur les chemins, sans être lié nulle part ! Souvent, ils allaient ensemble, le soir, dans la campagne, sans but, droit devant eux ; et comme Gottfried oubliait toujours l’heure, on revenait très tard, et on était grondé. La joie était de s’esquiver, la nuit, pendant que les autres dormaient. Gottfried savait que c’était mal ; mais Christophe le suppliait ; et lui-même ne pouvait résister au plaisir. Vers minuit, il venait devant la maison, et sifflait d’une façon convenue. Christophe s’était couché tout habillé. Il se glissait hors du lit, ses souliers à la main ; et, retenant son souffle, il rampait avec des ruses de sauvage jusqu’à la fenêtre de la cuisine, qui donnait sur la route. Il montait sur la table ; Gottfried le recevait de l’autre côté, sur ses épaules. Ils partaient, heureux comme des écoliers.

 

Quelquefois, ils allaient retrouver Jérémie, le pêcheur, un ami de Gottfried ; on filait dans sa barque, au clair de lune. L’eau s’égouttant des rames faisait de petits arpèges, des notes chromatiques. Une vapeur de lait tremblait à la surface du fleuve. Les étoiles frissonnaient. Les coqs se répondaient de l’une à l’autre rive ; et parfois on entendait, dans les profondeurs du ciel, les trilles des alouettes, qui montaient de la terre, trompées par la clarté de la lune. On se taisait. Gottfried chantait tout bas un air. Jérémie racontait des histoires étranges de la vie des animaux ; elles paraissaient d’autant plus mystérieuses qu’il s’exprimait d’une façon brève et énigmatique. La lune se cachait derrière les forêts. On longeait la sombre masse des collines. Les ténèbres du ciel et de l’eau se fondaient. Le fleuve était sans un pli. Tous les bruits s’éteignaient. La barque glissait dans la nuit. Glissait-elle ? Flottait-elle ? Restait-elle immobile ?… Les roseaux s’écartaient avec un froissement de soie. On abordait sans bruit. On descendait sur la rive, et on revenait à pied. Il arrivait qu’on ne rentrât qu’à l’aube. On suivait le bord du fleuve. Des nuées d’ablettes d’argent, vertes comme des épis, ou bleues comme des pierreries, fourmillaient, aux premières lueurs du jour ; elles grouillaient, pareilles aux reptiles de la tête de Méduse, se jetant voracement sur le pain qu’on jetait ; elles descendaient autour, à mesure qu’il s’enfonçait, et tournaient en spirales, puis s’effaçaient d’un trait, comme un rayon de lumière. Le fleuve se teintait de reflets roses et mauves. Les oiseaux s’éveillaient, les uns après les autres. On rentrait en hâte ; on regagnait, avec les mêmes précautions qu’au départ, la chambre à l’air épais, et le lit, où Christophe, qui tombait de sommeil, s’endormait aussitôt, le corps tout frais de l’odeur des champs.

 

Tout allait bien ainsi, et on ne se serait aperçu de rien, si Ernst, le frère cadet, n’avait un jour dénoncé les sorties de Christophe : dès lors, elles lui furent interdites, et on le surveilla. Il ne s’en échappa pas moins ; il préférait à toute autre société celle du petit colporteur et de ses amis. Les siens étaient scandalisés. Melchior disait qu’il avait des goûts de manant. Le vieux Jean-Michel était jaloux de l’affection de Christophe pour Gottfried ; et il le sermonnait de s’abaisser à plaisir en une compagnie aussi vulgaire, quand il avait l’honneur d’approcher l’élite et de servir les princes. On trouvait que Christophe manquait de dignité.

 

*

 

Malgré les embarras d’argent croissant avec l’intempérance et la fainéantise de Melchior, la vie fut supportable, tant que Jean-Michel fut là. Il était le seul qui eût quelque influence sur Melchior et qui, dans une certaine mesure, le retînt sur la pente de son vice. Puis, l’estime universelle dont il jouissait n’était pas inutile pour faire oublier les frasques de l’ivrogne. Enfin il venait en aide au ménage à court d’argent. En outre de la modique pension qu’il touchait, comme ancien maître de chapelle, il continuait de récolter quelques petites sommes, en donnant des leçons et accordant des pianos. Il en remettait la plus grande partie à sa bru, dont il voyait la gêne, en dépit des efforts qu’elle faisait pour la lui cacher. Louisa se désolait à la pensée qu’il se privait pour eux. Le vieux y avait d’autant plus de mérite qu’il était habitué à vivre largement et qu’il avait de forts besoins. Quelquefois ces sacrifices n’étaient même pas suffisants ; et Jean-Michel devait, pour couvrir une dette pressante, vendre en secret un meuble, des livres, des souvenirs, auxquels il était attaché. Melchior s’apercevait des cadeaux que son père faisait à Louisa, en se cachant de lui ; et souvent, il mettait la main dessus, malgré les résistances. Mais quand le vieux venait à l’apprendre, – non de Louisa, qui lui taisait ses peines, mais d’un de ses petits-fils, – il entrait dans une colère terrible ; et il y avait entre les deux hommes des scènes à faire trembler. Ils étaient tous deux extraordinairement violents, ils en arrivaient aussitôt aux gros mots et aux menaces ; ils semblaient près d’en venir aux mains. Mais dans ses pires emportements, un respect invincible retenait toujours Melchior ; et, si ivre qu’il fût, il finissait par baisser la tête sous l’averse d’injures et de reproches humiliants que son père déchargeait sur lui. Il n’en guettait pas moins la prochaine occasion de recommencer ; et Jean-Michel avait de tristes appréhensions, en pensant à l’avenir.

 

– Mes pauvres enfants, disait-il à Louisa, qu’est-ce que vous deviendriez, si je n’étais plus là !… Heureusement, ajoutait-il en caressant Christophe, que je puis encore aller, jusqu’à ce que celui-ci vous tire d’affaire !

 

Mais il se trompait dans ses calculs : il était au bout de sa route. Nul ne s’en fût douté. À quatre-vingts ans passés, il avait tous ses cheveux, une crinière blanche, avec des touffes grises encore, et dans sa barbe drue des fils tout à fait noirs. Il ne lui restait qu’une dizaine de dents ; mais, avec, il s’escrimait solidement. Il faisait plaisir à voir à table. Il avait un robuste appétit ; et s’il reprochait à Melchior de boire, lui-même buvait sec. Il avait une prédilection pour les vins blancs de la Moselle. Au reste, vins, bières, ou cidres, il savait rendre justice à tout ce que le Seigneur a créé d’excellent. Il n’était pas assez malavisé pour laisser sa raison dans son verre, et il gardait la mesure. Il est vrai que cette mesure était copieuse, et que dans son verre une raison plus débile se fût noyée. Il avait bon pied, bon œil, et une activité infatigable. À six heures, il était levé, et faisait méticuleusement sa toilette : car il avait le souci du décorum et le respect de sa personne. Il vivait seul dans sa maison, s’occupant de tout lui-même et ne souffrant pas que sa bru mît le nez dans ses affaires ; il faisait sa chambre, préparait son café, recousait ses boutons, clouait, collait, raccommodait ; et, tout en allant et venant, en bras de chemise, du haut en bas de la maison, il chantait sans s’arrêter, d’une voix de basse retentissante, qu’il se plaisait à faire sonner, accompagnant ses airs de gestes d’opéra. – Ensuite, il sortait, et par tous les temps. Il allait à ses affaires, sans en oublier aucune ; mais il était rarement exact : on le rencontrait à quelque coin de rue, discutant avec une connaissance, ou plaisantant avec une voisine, dont la figure lui revenait : car il aimait les jeunes minois et les vieux amis. Il s’attardait ainsi, et ne savait jamais l’heure. Il ne laissait pas cependant passer celle du dîner : il dînait où il se trouvait, s’invitant chez les gens. Il ne rentrait qu’au soir, la nuit tombée, après avoir vu longuement ses petits-enfants. Il se couchait, lisait dans son lit, avant de fermer l’œil, une page de sa vieille Bible ; et la nuit, – car il ne dormait pas plus d’une ou deux heures de suite, – il se levait pour prendre un de ses vieux bouquins, achetés d’occasion : histoire, théologie, littérature, ou sciences ; il lisait au hasard quelques pages qui l’intéressaient et qui l’ennuyaient, qu’il ne comprenait pas bien, mais dont il ne passait pas un mot… jusqu’à ce que le sommeil le reprît. Le dimanche, il allait à l’office, se promenait avec les enfants, et jouait aux boules. – Jamais il n’avait été malade, que d’un peu de goutte aux doigts de pied, qui le faisait jurer la nuit, au milieu de ses lectures bibliques. Il semblait qu’il pût durer ainsi jusqu’au bout de son siècle, et il ne voyait aucune raison pour qu’il ne le dépassât point ; quand on lui prédisait qu’il mourrait centenaire, il pensait, comme un autre vieillard illustre, qu’il ne faut point assigner de limites aux bienfaits de la Providence. On ne s’apercevait qu’il vieillissait qu’à ce qu’il avait facilement la larme à l’œil et qu’il devenait plus irritable chaque jour. La moindre impatience le jetait dans des accès de colère folle. Sa figure rouge et son cou court devenaient cramoisis. Il bégayait furieusement, et il était forcé de s’arrêter, suffoquant. Le médecin de famille, un vieil ami, l’avait averti de se surveiller, de modérer à la fois sa colère et son appétit. Mais têtu comme un vieillard, il n’en faisait que plus d’imprudences, par bravade ; et il raillait la médecine et les médecins. Il affectait un grand mépris pour la mort, ne ménageant pas les discours, pour affirmer qu’il ne la craignait point.

 

Un jour d’été qu’il faisait très chaud, après avoir bu copieusement et s’être disputé par-dessus le marché, il rentra chez lui et se mit à travailler dans son jardin. Il aimait remuer la terre. Nu-tête, en plein soleil, tout irrité encore par sa discussion, il bêchait avec colère. Christophe était assis sous la tonnelle, un livre à la main ; mais il ne lisait guère : il rêvassait, en écoutant la crécelle endormante des grillons ; et, machinalement, il suivait les mouvements de grand-père. Le vieux lui tournait le dos ; il était courbé et arrachait les mauvaises herbes. Soudain, Christophe le vit se relever, battre l’air de ses bras et tomber comme une masse, la face contre terre. Une seconde, il eut envie de rire. Puis, il vit que le vieux ne bougeait pas. Il l’appela, il courut à lui, il le secoua de toutes ses forces. La peur le gagnait. Il s’agenouilla et essaya à deux mains de soulever la grosse tête, appliquée contre le sol. Elle était si lourde, et il tremblait tellement qu’il eut peine à la remuer. Mais quand il aperçut les yeux renversés, blancs et sanglants, il fut glacé d’horreur ; il la laissa retomber en poussant un cri aigu. Il se releva épouvanté, il se sauva. Il courut au dehors. Il criait et pleurait. Un homme, qui passait sur la route, arrêta l’enfant. Christophe était hors d’état de parler ; il montra la maison ; l’homme y entra, et Christophe le suivit. D’autres avaient entendu ses cris et arrivaient des maisons voisines. Bientôt le jardin fut plein de monde. On marchait sur les fleurs, on se penchait autour du vieux, on parlait tous à la fois. Deux ou trois hommes le soulevèrent de terre. Christophe, resté à l’entrée, tourné contre le mur, se cachait la figure dans ses mains, il avait peur de voir ; mais il ne pouvait pas s’en empêcher ; et, quand le cortège passa près de lui, il vit, à travers ses doigts, le grand corps du vieux qui s’abandonnait : un bras traînait à terre ; la tête, appuyée contre le genou d’un porteur, cahotait à chaque pas ; la face était tuméfiée, couverte de boue, saignante, avec la bouche ouverte, et ses terribles yeux. Il hurla de nouveau et prit la fuite. Il courut sans s’arrêter jusqu’à la maison de sa mère, comme s’il était poursuivi. Il fit irruption dans la cuisine, avec des cris affreux. Louisa épluchait des légumes. Il se jeta sur elle et l’étreignit avec désespoir, pour qu’elle vînt à son secours. La figure convulsée par ses sanglots, il pouvait à peine parler. Mais dès le premier mot, elle comprit. Elle devint toute blanche, laissa tomber ce qu’elle tenait, et, sans une parole, se précipita hors de la maison.

 

Christophe resta seul, blotti contre l’armoire ; il continuait de pleurer. Ses frères jouaient. Il ne se rendait pas compte exactement de ce qui s’était passé, il ne pensait pas à grand-père, il pensait aux images effrayantes qu’il avait vues tout à l’heure ; et sa terreur était qu’on ne l’obligeât à les revoir, à revenir là-bas.

 

Et en effet, vers le soir, comme les autres petits, las d’avoir fait dans la maison toutes les sottises possibles, commençaient à geindre qu’ils s’ennuyaient et qu’ils avaient faim, Louisa rentra précipitamment, les prit par la main et les emmena chez grand-père. Elle allait très vite ; et Ernst et Rodolphe essayèrent de grogner, suivant leur habitude ; mais Louisa leur imposa silence d’un tel ton qu’ils se turent. Une peur instinctive les gagnait : au moment d’entrer, ils se mirent à pleurer. Il ne faisait pas encore tout à fait nuit ; les dernières lueurs du couchant allumaient d’étranges reflets à l’intérieur de la maison, sur le bouton de la porte, sur le miroir, sur le violon accroché au mur dans la première pièce à demi obscure. Mais, chez le vieux, une bougie était allumée ; et la flamme vacillante, se heurtant au jour livide qui s’éteignait, rendait plus oppressante l’ombre lourde de la chambre. Assis près de la fenêtre, Melchior pleurait avec bruit. Le médecin, penché sur le lit, empêchait de voir celui qui y était couché. Le cœur de Christophe battait à se rompre. Louisa fit agenouiller les enfants au pied du lit. Christophe se risqua à regarder. Il s’attendait à quelque chose de si terrifiant, après le spectacle de l’après-midi, qu’au premier coup d’œil, il fut presque soulagé. Grand-père était immobile et semblait dormir. L’enfant eut, un instant, l’illusion que grand-père était guéri. Mais quand il entendit son souffle oppressé, quand, en regardant mieux, il vit cette figure bouffie, où la meurtrissure de la chute faisait une large tache violacée, quand il comprit que celui qui était là allait mourir, il se mit à trembler ; et, tout en répétant la prière de Louisa pour que grand-père guérît, il priait au fond de lui pour que, si grand-père ne devait pas guérir, grand-père fût déjà mort. Il avait l’épouvante de ce qui allait se passer.

 

Le vieux n’avait plus sa connaissance, depuis l’instant où il était tombé. Il ne la retrouva qu’un moment, juste assez pour prendre connaissance de son état : – et ce fut lugubre. Le prêtre était là et récitait sur lui les dernières prières. On souleva le vieillard sur son oreiller ; il rouvrit lourdement ses yeux, qui ne semblaient plus obéir à sa volonté ; il respira bruyamment, regarda, sans comprendre, les figures, les lumières ; et soudain, il ouvrit la bouche ; un effroi indicible se peignait sur ses traits.

 

– Mais alors… – il bégayait, – mais alors, je vais mourir !… L’accent terrible de cette voix perça le cœur de Christophe ; jamais elle ne devait plus sortir de sa mémoire. Le vieux ne parlait plus, il gémissait comme un petit enfant. Puis l’engourdissement le reprit ; mais sa respiration devenait encore plus pénible ; il se plaignait, il remuait les mains, il semblait lutter contre le sommeil mortel. Dans sa demi-conscience, une fois il appela :

 

– Maman !

 

Ô l’impression poignante ! ce balbutiement du vieux homme, appelant sa mère avec angoisse, comme Christophe aurait fait, – sa mère dont jamais il ne parlait dans la vie ordinaire, suprême et inutile recours dans la terreur suprême !… Il parut s’apaiser un instant ; il eut une lueur de conscience. Ses lourds yeux, dont l’iris semblait flotter à la dérive, rencontrèrent le petit, glacé de peur. Ils s’éclairèrent. Le vieux fit un effort pour sourire et parler. Louisa prit Christophe et l’approcha du lit. Jean-Michel remua les lèvres et chercha à lui caresser la tête avec sa main. Mais aussitôt il retomba dans sa torpeur. Ce fut la fin.

 

On avait renvoyé les enfants dans la chambre à côté ; mais on avait trop à faire pour s’occuper d’eux. Christophe, attiré par l’horreur, épiait, du seuil de la porte entrouverte, le tragique visage, renversé sur l’oreiller, étranglé par l’étreinte féroce qui se resserrait autour du cou… cette figure qui se creusait de seconde en seconde… cet enfoncement de l’être dans le vide, qui semblait l’aspirer comme une pompe… l’abominable râle, cette respiration mécanique, semblable à une bulle d’air qui crève à la surface de l’eau, derniers souffles du corps, qui s’obstine à vivre, quand l’âme n’est déjà plus. – Puis, la tête glissa à côté de l’oreiller. Et tout se tut.

 

Ce ne fut que quelques minutes après, au milieu des sanglots, des prières, de la confusion causée par la mort, que Louisa aperçut l’enfant, blême, la bouche crispée, les yeux dilatés, qui serrait convulsivement la poignée de la porte. Elle courut à lui. Il fut pris, dans ses bras, d’une crise. Elle l’emporta. Il perdit connaissance. Il se retrouva dans son lit, hurla d’effroi, parce qu’on l’avait laissé seul un instant, eut une nouvelle crise, et s’évanouit encore. Il passa le reste de la nuit et la journée du lendemain dans la fièvre. Enfin il s’apaisa et tomba, la seconde nuit, dans un sommeil profond, qui se prolongea jusqu’au milieu du jour suivant. Il avait l’impression qu’on marchait dans la chambre, que sa mère était penchée sur son lit et l’embrassait : il crut entendre le chant doux et lointain des cloches. Mais il ne voulait pas remuer ; il était comme dans un rêve.

 

Quand il rouvrit les yeux, l’oncle Gottfried était assis au pied de son lit. Christophe était brisé, et ne se souvenait de rien. Puis la mémoire lui revint, il se mit à pleurer. Gottfried se leva et l’embrassa.

 

– Eh bien, mon petit, eh bien ? disait-il doucement.

 

– Ah ! oncle, oncle ! gémissait l’enfant se serrant contre lui.

 

– Pleure, disait Gottfried, pleure !

 

Il pleurait aussi.

 

Lorsqu’il fut un peu soulagé, Christophe essuya ses yeux et regarda Gottfried. Gottfried comprit qu’il voulait lui demander quelque chose.

 

– Non, fit-il, en mettant un doigt sur sa bouche. Il ne faut pas parler. Pleurer est bon. Parler est mauvais.

 

L’enfant insistait.

 

– Cela ne sert à rien.

 

– Seulement une chose, une seule !…

 

– Quoi ?

 

Christophe hésita :

 

– Ah ! oncle, demanda-t-il, où est-il maintenant ?

 

Gottfried répondit :

 

– Il est avec le Seigneur, mon enfant.

 

Mais ce n’était pas ce que demandait Christophe.

 

– Non, tu ne comprends pas : Où est-il, lui ?

 

(Il voulait dire : le corps.)

 

Il continua, d’une voix tremblante :

 

– Est-ce qu’il est toujours dans la maison ?

 

– On a enterré le cher homme, ce matin, dit Gottfried. N’as-tu pas entendu les cloches ?

 

Christophe fut soulagé. Puis, à la pensée qu’il ne reverrait plus le cher grand-père, il pleura de nouveau, amèrement.

 

– Pauvre petit chat ! répétait Gottfried, regardant l’enfant avec commisération.

 

Christophe attendait que Gottfried le consolât ; mais Gottfried n’essayait pas, sachant que c’est inutile.

 

– Oncle Gottfried, demanda l’enfant, est-ce que tu n’as donc pas peur aussi de cela, toi ?

 

(Combien il eût voulu que Gottfried n’eût pas peur et qu’il lui enseignât son secret !)

 

Mais Gottfried devint soucieux.

 

– Chut ! fit-il, d’une voix altérée…

 

– Et comment n’avoir pas peur ? dit-il après un instant. Mais qu’y faire ? C’est ainsi. Il faut se soumettre.

 

Christophe secoua la tête avec révolte.

 

– Il faut se soumettre, mon enfant, répéta Gottfried. Il l’a voulu. Il faut aimer ce qu’Il veut.

 

– Je le déteste ! cria Christophe haineusement, montrant le poing au ciel.

 

Gottfried, consterné, le fit taire. Christophe lui-même eut peur de ce qu’il venait de dire, et il se mit à prier avec Gottfried. Mais son cœur bouillonnait ; et tandis qu’il répétait les mots d’humilité servile et de résignation, il n’y avait au fond de lui qu’un sentiment de révolte passionnée et d’horreur contre l’abominable chose, et l’Être monstrueux qui l’avait pu créer.

 

*

 

Les jours s’écoulent, et les nuits pluvieuses, sur la terre fraîchement remuée, au fond de laquelle le pauvre vieux Jean-Michel gît abandonné. Sur le moment, Melchior a beaucoup pleuré, crié, sangloté. Mais la semaine n’est pas finie, que Christophe l’entend rire de bon cœur. Quand on prononce devant lui le nom du défunt, sa figure s’allonge et prend un air lugubre ; mais, l’instant d’après, il recommence à parler et à gesticuler avec animation. Il est sincèrement affligé ; mais il lui est impossible de rester sous une impression triste.

 

Louisa, passive, résignée, a accepté ce malheur, comme elle accepte tout. Elle a ajouté une prière à ses prières de chaque jour ; elle va régulièrement au cimetière, et prend soin de la tombe, comme si la tombe faisait partie du ménage.

 

Gottfried a des attentions touchantes pour le petit carré de terre, où dort le vieux. Quand il vient dans le pays, il y porte un souvenir, une croix qu’il a fabriquée, quelques fleurs que Jean-Michel aimait. Il n’y manque jamais ; et il se cache pour le faire.

 

Louisa emmène quelquefois Christophe, dans ses visites au cimetière. Christophe a un dégoût affreux pour cette terre grasse, revêtue d’une sinistre parure de fleurs et d’arbres, et pour l’odeur lourde qui flotte au soleil, mêlée à l’haleine des cyprès sonores. Mais il n’ose avouer sa répugnance, parce qu’il se la reproche comme une lâcheté et comme une impiété. Il est très malheureux. La mort de grand-père ne cesse de le hanter. Pourtant, il y a longtemps déjà qu’il sait ce que c’est que la mort, qu’il y pense et qu’il en a peur. Mais jamais il ne l’avait encore vue ; et qui la voit pour la première fois s’aperçoit qu’il ne connaissait rien, ni de la mort, ni de la vie. Tout est ébranlé d’un coup ; la raison ne sert de rien. On croyait vivre, on croyait avoir quelque expérience de la vie : on voit qu’on ne savait rien, on voit qu’on ne voyait rien, on vivait enveloppé d’un voile d’illusions que l’esprit avait tissé et qui cachait aux yeux le visage de la réalité. Il n’y a aucun rapport entre l’idée de la souffrance et l’être qui saigne et qui souffre. Il n’y a aucun rapport entre la pensée de la mort et les convulsions de la chair et de l’âme qui se débat et meurt. Tout le langage humain, toute la sagesse humaine, n’est qu’un guignol de raides automates, auprès de l’éblouissement funèbre de la réalité, – ces misérables êtres de boue et de sang, dont tout le vain effort est de fixer une vie, qui pourrit, d’heure en heure.

 

Christophe y pensait, jour et nuit. Les souvenirs de l’agonie le poursuivaient ; il entendait l’horrible respiration. La nature entière avait changé ; il semblait que se fût étendue sur elle une brume de glace. Autour de lui, partout, de quelque côté qu’il se tournât, il sentait sur sa face le souffle meurtrier de la Bête aveugle ; il savait qu’il était sous le poing de cette Force de destruction, et qu’il n’y avait rien à faire. Mais loin de l’accabler, cette pensée le brûlait d’indignation contre l’impossible ; il avait beau se briser le front, et reconnaître qu’il n’était pas le plus fort : il ne cessait point de se révolter contre la souffrance. Dès lors, sa vie fut une lutte de tous les instants contre la férocité d’un Destin, qu’il ne voulait pas admettre.

 

*

 

À l’obsession de ses pensées la dureté même de la vie vint faire diversion. La ruine de la famille, que Jean-Michel retardait, se précipita, dès qu’il ne fut plus là. Avec lui les Krafft avaient perdu leurs meilleures ressources ; et la misère entra dans la maison.

 

Melchior y ajouta encore. Loin de travailler davantage, il s’abandonna tout à fait à son vice, quand il fut délivré du seul contrôle qui le retînt. Presque chaque nuit, il rentrait ivre, et il ne rapportait jamais rien de ce qu’il avait gagné. Du reste, il avait perdu à peu près toutes ses leçons. Une fois, il s’était présenté chez une élève dans un état d’ébriété complète : à la suite de ce scandale, toutes les maisons lui furent fermées. À l’orchestre, on ne le tolérait que par égard pour le souvenir de son père ; mais Louisa tremblait qu’il ne fût congédié d’un jour à l’autre, après un esclandre. Déjà on l’en avait menacé, certains soirs où il était arrivé à son pupitre vers la fin de la représentation. Deux ou trois fois, il avait même totalement oublié de venir. Et de quoi n’était-il pas capable dans ces moments d’excitation stupide, où il était pris d’une démangeaison de dire et de faire des sottises ! Ne s’avisa-t-il pas, un soir, de vouloir exécuter son grand concerto de violon, au milieu d’un acte de la Walküre ! On eut toutes les peines du monde à l’en empêcher. Il éclatait de rire, pendant la représentation, sous l’empire des images plaisantes qui se déroulaient sur la scène ou dans son cerveau. Il faisait la joie de ses voisins ; on lui passait beaucoup de choses, en faveur de son ridicule. Mais cette indulgence était pire que la sévérité ; et Christophe en mourait de honte.

 

L’enfant était maintenant premier violon à l’orchestre. Il s’arrangeait de façon à veiller sur son père, à le suppléer au besoin, à lui imposer silence, quand Melchior était dans ses jours d’expansion. Ce n’était pas aisé, et le mieux était de ne pas faire attention à lui ; sans quoi l’ivrogne, dès qu’il se sentait regardé, faisait des grimaces, ou commençait un discours. Christophe détournait donc les yeux, tremblant de lui voir faire quelque excentricité ; il essayait de s’absorber dans sa tâche, mais il ne pouvait s’empêcher d’entendre les réflexions de Melchior et les rires des voisins. Les larmes lui en venaient aux yeux. Les musiciens, braves gens, s’en étaient aperçus, et ils avaient pitié de lui ; ils mettaient une sourdine à leurs éclats, ils se cachaient de Christophe pour parler de son père. Mais Christophe sentait leur commisération. Il savait que, dès qu’il était sorti, les moqueries reprenaient leur train et que Melchior était la risée de la ville. Il ne pouvait rien pour l’empêcher ; c’était un supplice pour lui. Il ramenait son père à la maison après la fin du spectacle ; il lui donnait le bras, subissait ses bavardages, s’évertuait à cacher l’incertitude de sa marche. Mais à qui faisait-il illusion ? Et malgré ses efforts, il était rare qu’il réussît à conduire Melchior jusqu’au bout. Arrivé au tournant de la rue, Melchior déclarait qu’il avait un rendez-vous urgent avec des amis, et aucun argument ne pouvait lui persuader de manquer à cet engagement. Il était même prudent de ne pas trop insister, si on ne voulait s’exposer à une scène d’imprécations paternelles, qui attirait les voisins aux fenêtres.

 

Tout l’argent du ménage y passait. Melchior ne se contentait pas de boire ce qu’il gagnait. Il buvait ce que sa femme et son fils avaient tant de peine à gagner. Louisa pleurait ; mais elle n’osait pas résister, depuis que son mari lui avait durement rappelé que rien dans la maison n’était à elle et qu’il l’avait épousée sans un sou. Christophe voulut regimber : Melchior le calotta, le traita de polisson, et lui prit l’argent des mains. L’enfant avait douze à treize ans, il était robuste, et commençait à gronder contre les corrections ; pourtant il avait encore peur de se révolter, et il se laissait dépouiller. La seule ressource qu’ils eussent, Louisa et lui, était de cacher leur argent. Mais Melchior avait une ingéniosité singulière à découvrir leurs cachettes, quand ils n’étaient pas là.

 

Bientôt, cela ne lui suffit plus. Il vendit les objets hérités de son père. Christophe voyait partir avec douleur les livres, le lit, les meubles, les portraits des musiciens. Il ne pouvait rien dire. Mais un jour que Melchior, s’étant rudement heurté au vieux piano de grand-père, jura de colère, en se frottant le genou, et dit qu’on n’avait plus la place de remuer chez soi, et qu’il allait débarrasser la maison de toutes ces vieilleries, Christophe poussa les hauts cris. C’était vrai que les chambres étaient encombrées, depuis qu’on y avait entassé les meubles de grand-père pour vendre sa maison, la chère maison où Christophe avait passé les plus belles heures de son enfance. C’était vrai aussi que le vieux piano ne valait plus cher, qu’il avait une voix chevrotante, et que depuis longtemps Christophe l’avait abandonné, pour jouer sur le beau piano neuf, dû aux munificences du prince ; mais si vieux et si impotent qu’il fût, il était le meilleur ami de Christophe : il avait révélé à l’enfant le monde sans bornes de la musique ; sur ses touches jaunes et polies il avait découvert le royaume des sons ; c’était l’œuvre de grand-père, qui avait passé trois mois à le réparer pour son petit-fils : il était un objet sacré. Aussi Christophe protesta qu’on n’avait pas le droit de le vendre. Melchior lui intima l’ordre de se taire. Christophe cria plus fort que le piano était à lui et qu’il défendait qu’on y touchât. Il s’attendait à recevoir une solide correction. Mais Melchior le regarda avec un mauvais sourire, et se tut.

 

Le lendemain, Christophe avait oublié. Il rentrait à la maison, fatigué, mais d’assez bonne humeur. Il fut frappé des regards sournois de ses frères. Ils feignaient d’être absorbés dans une lecture ; mais ils le suivaient des yeux et guettaient ses mouvements, se replongeant dans leur livre, dès qu’il les regardait. Il ne douta point qu’ils ne lui eussent fait quelque mauvaise farce, mais il y était habitué, et ne s’en émut pas, résolu, quand il la découvrirait, à les rosser, comme il avait coutume. Il dédaigna donc d’approfondir la chose, et il se mit à causer avec son père, qui, assis au coin du feu, l’interrogeait sur sa journée avec une affectation d’intérêt, auquel il n’était point fait. Tandis qu’il lui parlait, il s’aperçut que Melchior échangeait en cachette des clignements d’yeux avec les deux petits. Il eut un serrement de cœur. Il courut dans sa chambre… La place du piano était vide ! Il poussa un cri de douleur. Il entendit dans l’autre pièce les rires étouffés de ses frères. Tout son sang lui monta au visage. Il bondit vers eux. Il cria :

 

– Mon piano !

 

Melchior leva la tête, d’un air paisible et ahuri, qui fit éclater de rire les enfants. Lui-même ne put y tenir, en voyant la mine piteuse de Christophe ; et il se détourna pour pouffer. Christophe perdit conscience de ses actes. Il se jeta comme un fou sur son père. Melchior, renversé dans son fauteuil, n’eut pas le temps de se garer. L’enfant l’avait saisi à la gorge, et lui criait :

 

– Voleur !

 

Ce ne fut qu’un éclair. Melchior se secoua et envoya rouler contre le carreau Christophe, qui se cramponnait avec fureur. La tête de l’enfant heurta contre les chenets. Christophe se releva sur les genoux, le front ouvert ; et il continuait de répéter, d’une voix suffoquée :

 

– Voleur !… Voleur qui nous voles, maman, moi !… Voleur qui vends grand-père !

 

Melchior, debout, leva le poing sur la tête de Christophe. L’enfant le bravait avec des yeux haineux, et il tremblait de rage. Melchior se mit à trembler aussi. Il s’assit et se cacha la figure dans ses mains. Les deux petits s’étaient sauvés, en poussant des cris aigus. Au vacarme succéda le silence. Melchior gémissait des paroles vagues. Christophe, collé au mur, ne cessait pas de le fixer, les dents serrées. Melchior commença à s’accuser lui-même :

 

– Je suis un voleur ! Je dépouille ma famille. Mes enfants me méprisent. Je ferais mieux d’être mort !

 

Quand il eut fini de geindre, Christophe, sans bouger, demanda d’une voix dure :

 

– Où est le piano ?

 

– Chez Wormser, dit Melchior, n’osant pas le regarder. Christophe fit un pas, et dit :

 

– L’argent !

 

Melchior, annihilé, tira l’argent de sa poche, et le remit à son fils. Christophe se dirigea vers la porte. Melchior l’appela :

 

– Christophe !

 

Christophe s’arrêta. Melchior reprit, d’une voix tremblante :

 

– Mon petit Christophe !… Ne me méprise pas !

 

Christophe se jeta à son cou, et sanglota :

 

– Papa, mon cher papa ! Je ne te méprise pas ! Je suis si malheureux !

 

Ils pleuraient bruyamment. Melchior se lamentait :

 

– Ce n’est pas ma faute. Je ne suis pourtant pas méchant.

 

Il promettait de ne plus boire. Christophe hochait la tête, d’un air de doute ; et Melchior convenait qu’il ne pouvait pas résister, quand il avait de l’argent dans les mains. Christophe réfléchit, et dit :

 

– Sais-tu, papa, il faudrait…

 

Il s’arrêta.

 

– Quoi donc ?

 

– J’ai honte…

 

– Pour qui ? demanda naïvement Melchior.

 

– Pour toi.

 

Melchior fit la grimace, et dit :

 

– Cela ne fait rien.

 

Christophe expliqua qu’il faudrait que tout l’argent de la famille, même le traitement de Melchior, fût confié à un autre, qui remettrait à Melchior, jour par jour, ou semaine par semaine, ce dont il aurait besoin. Melchior, qui était en veine d’humilité, – il n’était pas tout à fait à jeun, – renchérit sur la proposition et déclara qu’il voulait écrire séance tenante une lettre au grand-duc, pour que la pension qui lui revenait fût régulièrement payée en son nom à Christophe. Christophe refusait, rougissant de l’humiliation de son père. Mais Melchior, dévoré d’une soif de sacrifice, s’obstina à écrire. Il était ému de la magnanimité de son acte. Christophe refusa de prendre la lettre ; et Louisa qui venait de rentrer, mise au courant de l’affaire, déclara qu’elle aimerait mieux mendier que d’obliger son mari à cet affront. Elle ajouta qu’elle avait confiance en lui, et qu’elle était sûre qu’il s’amenderait pour l’amour d’eux. Cela finit par une scène d’attendrissement général ; et la lettre de Melchior, oubliée sur la table, alla tomber sous l’armoire, où elle resta cachée.

 

Mais, quelques jours après, Louisa l’y retrouva, en faisant le ménage ; et comme elle était très malheureuse alors des nouveaux désordres de Melchior, qui avait recommencé, au lieu de déchirer le papier, elle le mit de côté. Elle le garda plusieurs mois, repoussant toujours l’idée de s’en servir, malgré les souffrances qu’elle endurait. Mais un jour qu’elle vit, une fois de plus, Melchior battre Christophe et le dépouiller de son argent, elle n’y tint plus ; et, seule avec l’enfant qui pleurait, elle alla prendre la lettre, la lui donna, et dit :

 

– Va !

 

Christophe hésitait encore, mais il comprit qu’il n’y avait plus d’autre moyen, si on voulait sauver de la ruine totale le peu qui leur restait. Il alla au palais. Il mit près d’une heure à faire le trajet de vingt minutes. La honte de sa démarche l’accablait. Son orgueil, qui s’était exalté dans ces dernières années d’isolement, saignait à la pensée d’avouer publiquement le vice de son père. Par une étrange et naturelle inconséquence, il savait que ce vice était connu de tous ; et il s’obstinait à vouloir donner le change, il feignait de ne s’apercevoir de rien : il se fût laissé hacher en morceaux, plutôt que d’en convenir. Et maintenant, de lui-même, il allait !… Vingt fois, il fut sur le point de revenir ; il fit deux ou trois fois le tour de la ville, retournant sur ses pas, au moment d’arriver. Mais il n’était pas seul en cause. Il s’agissait de sa mère, de ses frères. Puisque son père les abandonnait, c’était à lui, fils aîné, de venir à leur aide. Il n’y avait plus à hésiter, à faire l’orgueilleux : il fallait boire la honte. Il entra au palais. Dans l’escalier, il faillit encore s’enfuir. Il s’agenouilla sur une marche. Il resta plusieurs minutes, sur le palier, la main sur le bouton de la porte, jusqu’à ce que l’arrivée de quelqu’un le forçât à entrer.

 

Tout le monde le connaissait aux bureaux. Il demanda à parler à Son Excellence l’intendant des théâtres, baron de Hammer Langbach. Un employé, jeune, gras, chauve, le teint fleuri, avec un gilet blanc et une cravate rose, lui serra familièrement la main, et se mit à parler de l’opéra de la veille. Christophe répéta sa question. L’employé répondit que Son Excellence était occupée en ce moment, mais que, si Christophe avait une requête à lui présenter, on la lui ferait passer avec d’autres pièces, qu’on allait lui porter à signer. Christophe tendit la lettre. L’employé y jeta les yeux, et poussa une exclamation de surprise :

 

– Ah ! par exemple ! fit-il gaiement. Voilà une bonne idée ! Il y a longtemps qu’il aurait dû s’aviser de cela ! De toute sa vie, il n’a rien fait de mieux. Ah ! le vieux pochard ! Comment diable a-t-il pu s’y résoudre ?

 

Il s’arrêta net. Christophe lui avait arraché le papier des mains, et criait, blême de colère :

 

– Je vous défends !… Je vous défends de m’insulter !

 

Le fonctionnaire fut stupéfait :

 

– Mais, cher Christophe, essaya-t-il de dire, qui songe à t’insulter ? Je n’ai dit que ce que tout le monde pense. Toi-même, tu le penses.

 

– Non ! cria rageusement Christophe.

 

– Quoi ! tu ne le penses pas ? Tu ne penses pas qu’il boit ?

 

– Ce n’est pas vrai ! dit Christophe.

 

Il trépignait.

 

L’employé haussa les épaules.

 

– En ce cas, pourquoi a-t-il écrit cette lettre ?

 

– Parce que… dit Christophe, – (il ne sut plus que dire), – parce que, comme je viens toucher mon traitement, chaque mois, je puis prendre en même temps celui de mon père. Il est inutile que nous nous dérangions tous deux… Mon père est très occupé.

 

Il rougissait de l’absurdité de son explication. L’employé le regardait avec un mélange d’ironie et de pitié. Christophe, froissant le papier dans sa main, fit mine de sortir. L’autre se leva et lui prit le bras.

 

– Attends un moment, dit-il, je vais arranger les choses.

 

Il passa dans le cabinet du directeur. Christophe attendit, sous les regards des autres employés. Il ne savait pas ce qu’il devait faire. Il songea à se sauver, avant qu’on lui rapportât la réponse ; et il s’y disposait, quand la porte se rouvrit :

 

– Son Excellence veut bien te recevoir, lui dit le trop serviable employé.

 

Christophe dut entrer.

 

Son Excellence le baron Hammer Langbach, un petit vieux, propret, avec des favoris, des moustaches, et le menton rasé, regarda Christophe par-dessus ses lunettes d’or, sans s’interrompre d’écrire, ni répondre d’un signe de tête à ses saluts embarrassés.

 

– Ainsi, dit-il après un moment, vous demandez, monsieur Krafft ?…

 

– Votre Excellence, dit précipitamment Christophe, je vous prie de me pardonner. J’ai réfléchi. Je ne demande plus rien.

 

Le vieillard ne chercha pas à avoir une explication de ce revirement subit. Il regarda plus attentivement Christophe, toussota, et dit :

 

– Voudriez-vous me donner, monsieur Krafft, la lettre que vous tenez à la main ?

 

Christophe s’aperçut que le regard de l’intendant était fixé sur le papier qu’il continuait, sans y penser, à froisser dans son poing.

 

– C’est inutile, Votre Excellence, balbutia-t-il. Ce n’est plus la peine maintenant.

 

– Donnez, je vous prie, reprit tranquillement le vieillard, comme s’il n’avait pas entendu.

 

Christophe, machinalement, donna le chiffon de lettre ; mais il se lança dans un flot de paroles embrouillées, tendant toujours la main pour ravoir la lettre. L’Excellence déplia soigneusement le papier, le lut, regarda Christophe, le laissa patauger dans ses explications, puis l’interrompit, et dit, avec un éclair malicieux dans les yeux :

 

– C’est bien, monsieur Krafft. La demande est accordée.

 

De la main, il lui donna congé et se replongea dans ses écritures.

 

Christophe sortit, consterné.

 

– Sans rancune, Christophe ! lui dit cordialement l’employé, quand l’enfant repassa par le bureau. Christophe se laissa prendre et secouer la main, sans oser lever les yeux.

 

Il se retrouva hors du château. Il était glacé de honte. Tout ce qu’on lui avait dit lui revenait à l’esprit ; et il s’imaginait sentir une ironie injurieuse dans la pitié des gens qui l’estimaient et le plaignaient. Il rentra à la maison, il répondit à peine par quelques mots irrités aux questions de Louisa, comme s’il lui gardait rancune de ce qu’il venait de faire. Il était déchiré de remords, à la pensée de son père. Il voulait lui avouer tout, lui demander pardon. Melchior n’était pas là. Christophe l’attendit sans dormir, jusqu’au milieu de la nuit. Plus il pensait à lui, plus ses remords augmentaient : il l’idéalisait ; il se le représentait faible, bon, malheureux, trahi par les siens. Dès qu’il entendit son pas dans l’escalier, il sauta du lit pour courir à sa rencontre et se jeter dans ses bras. Mais Melchior rentrait dans un état d’ivresse si dégoûtant que Christophe n’eut même pas le courage de l’approcher ; et il alla se recoucher, en raillant amèrement ses illusions.

 

Quand Melchior, quelques jours plus tard, apprit ce qui s’était passé, il eut un accès de colère épouvantable ; et malgré les supplications de Christophe, il alla faire une scène au palais. Mais il en revint tout penaud, et il ne souffla mot de ce qui avait eu lieu. On l’avait reçu fort mal. On lui avait dit qu’il eût à le prendre sur un autre ton, – qu’on ne lui avait conservé sa pension qu’en considération du mérite de son fils, et que si l’on apprenait de lui le moindre scandale à l’avenir, elle lui serait totalement supprimée. Aussi Christophe fut-il soulagé de voir son père accepter sa situation, du jour au lendemain, et se vanter même d’avoir eu l’initiative de ce sacrifice.

 

Cela n’empêcha point Melchior d’aller larmoyer au dehors qu’il était dépouillé par sa femme et par ses enfants, qu’il s’était exténué pour eux, toute sa vie, et que maintenant on le laissait manquer de tout. Il tâchait aussi de soutirer de l’argent à Christophe, par toutes sortes de câlineries et de ruses ingénieuses, qui donnaient envie de rire à Christophe, bien qu’il n’en eût guère sujet. Mais comme Christophe tenait bon, Melchior n’insistait pas. Il se sentait étrangement intimidé devant les yeux sévères de cet enfant de quatorze ans, qui le jugeait. Il se vengeait en cachette par quelque mauvais tour. Il allait au cabaret, buvait et régalait ; et il ne payait rien, prétendant que c’était à son fils d’acquitter ses dettes. Christophe ne protestait pas, de peur d’augmenter le scandale ; et, d’accord avec Louisa, ils s’épuisaient à payer les dettes de Melchior. – Enfin, Melchior se désintéressa de plus en plus de sa charge de violoniste, depuis qu’il n’en touchait plus le traitement ; et ses absences devinrent si fréquentes au théâtre que, malgré les prières de Christophe, on finit par le mettre à la porte. L’enfant resta donc seul chargé de soutenir son père, ses frères, et toute la maison.

 

Ainsi, Christophe devint chef de famille, à quatorze ans.

 

*

 

Il accepta résolument cette tâche écrasante. Son orgueil lui défendait de recourir à la charité des autres. Il se jura de se tirer d’affaire seul. Il avait trop souffert, depuis l’enfance, de voir sa mère accepter, quêter d’humiliantes aumônes ; c’était un sujet de discussions avec elle, quand la bonne femme revenait au logis, triomphante d’un cadeau qu’elle avait obtenu d’une de ses protectrices. Elle n’y voyait pas malice et se réjouissait de pouvoir, grâce à cet argent, épargner un peu de peine à son Christophe et ajouter un plat au maigre souper. Mais Christophe devenait sombre ; il ne parlait plus, de la soirée ; il refusait, sans dire pourquoi, de toucher à la nourriture qui avait été ainsi obtenue. Louisa était chagrinée ; elle harcelait maladroitement son fils pour qu’il mangeât ; il s’obstinait ; elle finissait par s’impatienter et lui disait des choses désagréables, auxquelles il répondait ; alors il jetait sa serviette sur la table, et sortait. Son père haussait les épaules et l’appelait poseur. Ses frères se moquaient de lui et mangeaient sa part.

 

Il fallait pourtant trouver les moyens de vivre. Son traitement à l’orchestre n’y suffisait plus. Il donna des leçons. Son talent de virtuose, sa bonne réputation, et surtout la protection du prince lui attirèrent une nombreuse clientèle dans la haute bourgeoisie. Tous les matins, depuis neuf heures, il enseignait le piano à des fillettes, souvent plus âgées que lui, qui l’intimidaient par leur coquetterie et qui l’exaspéraient par la niaiserie de leur jeu. Elles étaient, en musique, d’une stupidité parfaite ; en revanche, elles possédaient toutes, plus ou moins, un sens aigu du ridicule ; et leur regard moqueur ne faisait grâce à Christophe d’aucune de ses maladresses. C’était une torture pour lui. Assis à côté d’elles, sur le bord de sa chaise, rouge et guindé, crevant de colère et n’osant pas bouger, se tenant à quatre pour ne pas dire de sottises et ayant peur du son de sa voix, s’efforçant de prendre un air sévère et se sentant observé du coin de l’œil, il perdait contenance, se troublait au milieu d’une observation, craignait d’être ridicule, l’était, et s’emportait jusqu’aux reproches blessants. Il était bien facile à ses élèves de se venger ; et elles n’y manquaient point, en l’embarrassant par une certaine façon de le regarder, de lui poser les questions les plus simples, qui le faisait rougir jusqu’aux yeux ; ou bien, elles lui demandaient un petit service, – comme d’aller prendre sur un meuble un objet oublié : – ce qui était pour lui la plus pénible épreuve : car il fallait traverser la chambre sous le feu des regards malicieux, qui guettaient impitoyablement les gaucheries de ses mouvements, ses jambes maladroites, ses bras raides, son corps ankylosé par l’embarras.

 

De ces leçons il devait courir à la répétition du théâtre. Souvent il n’avait pas le temps de déjeuner ; il emportait dans sa poche un morceau de pain et de charcuterie qu’il mangeait pendant l’entr’acte. Il suppléait parfois Tobias Pfeiffer, le Musikdirektor, qui s’intéressait à lui et l’exerçait à diriger de temps en temps à sa place les répétitions d’orchestre. Il lui fallait aussi continuer sa propre éducation musicale. D’autres leçons de piano remplissaient sa journée, jusqu’à l’heure de la représentation. Et bien souvent, le soir, après la fin du spectacle, on le demandait au château. Là, il devait jouer pendant une heure ou deux. La princesse prétendait se connaître en musique ; elle l’aimait fort, sans faire de différence entre la bonne et la mauvaise. Elle imposait à Christophe des programmes baroques, où de plates rapsodies coudoyaient les chefs-d’œuvre. Mais son plus grand plaisir était de le faire improviser ; et elle lui fournissait les thèmes, d’une sentimentalité écœurante.

 

Christophe sortait de là, vers minuit, harassé, les mains brûlantes, la tête fiévreuse, l’estomac vide. Il était en sueur ; et, dehors, la neige tombait, ou un brouillard glacé. Il avait plus de la moitié de la ville à traverser, pour regagner sa maison ; il rentrait à pied, claquant des dents, mourant d’envie de dormir, et il devait prendre garde à ne pas salir dans les flaques son unique habit de soirée.

 

Il retrouvait sa chambre, qu’il partageait toujours avec ses frères ; et jamais le dégoût et le désespoir de sa vie, jamais le sentiment de sa solitude ne l’accablait autant qu’à ce moment où, dans ce galetas à l’odeur étouffante, il lui était enfin permis de déposer son collier de misère. À peine avait-il le courage de se déshabiller. Heureusement, dès qu’il posait la tête sur l’oreiller, il était terrassé par le sommeil, qui lui enlevait la conscience de ses peines.

 

Mais, dès l’aube en été, bien avant l’aube en hiver, il fallait qu’il se levât. Il voulait travailler pour lui : le seul moment de liberté qu’il eût était entre cinq et huit heures. Encore en devait-il perdre une partie à des travaux de commande : car son titre de Hofmusicus et sa faveur auprès du grand-duc l’obligeaient à des compositions officielles pour les fêtes de la cour.

 

Ainsi, jusqu’à la source de sa vie était empoisonnée. Ses rêves mêmes n’étaient point libres. Mais, comme c’est l’habitude, la contrainte les rendait plus forts. Quand rien n’entrave l’action, l’âme a bien moins de raisons pour agir. Plus étroite se resserrait autour de Christophe la prison des soucis et des tâches médiocres, plus son cœur révolté sentait son indépendance. Dans une vie sans entraves, il se fût abandonné sans doute au hasard des heures. Ne pouvant être libre qu’une heure ou deux par jour, sa force s’y ruait, comme un torrent entre les rochers. C’est une bonne discipline pour l’art, que de resserrer ses efforts dans d’implacables limites. En ce sens, on peut dire que la misère est un maître, non seulement de pensée, mais de style ; elle apprend la sobriété à l’esprit, comme au corps. Quand le temps est compté et les paroles mesurées, on ne dit rien de trop et on prend l’habitude de ne penser que l’essentiel. Ainsi on vit double, ayant moins de temps pour vivre.

 

Il en fut ainsi. Christophe prit sous le joug pleine conscience de la valeur de la liberté ; et il ne gaspillait pas les minutes précieuses à des actes, ou des mots inutiles. Sa tendance naturelle à écrire avec une abondance diffuse, livrée à tous les caprices d’une pensée sincère, mais sans choix, trouva son correctif dans l’obligation de se réaliser le plus possible en le moins de temps possible. Rien n’eut tant d’influence sur son développement artistique et moral : – ni les leçons de ses maîtres, ni l’exemple des chefs-d’œuvre. Il acquit, dans ces années où le caractère se forme, l’habitude de considérer la musique comme une langue précise, dont chaque note a un sens ; et il prit en haine les musiciens qui parlent pour ne rien dire.

 

Cependant, les compositions qu’il écrivait alors étaient bien loin de l’exprimer complètement, parce qu’il était lui-même bien loin de s’être découvert. Il se cherchait à travers l’amas de sentiments acquis que l’éducation impose à l’enfant, comme une seconde nature. Il n’avait que des intuitions de son être véritable, faute d’avoir encore ressenti les passions de l’adolescence, qui dégagent la personnalité de ses vêtements d’emprunt, comme un coup de tonnerre purge le ciel des vapeurs qui l’enveloppent. D’obscurs et puissants pressentiments se mêlaient en lui aux réminiscences étrangères, dont il ne pouvait se défaire. Il s’irritait de ces mensonges. Il se désolait de voir combien ce qu’il écrivait était inférieur à ce qu’il pensait. Il doutait amèrement de lui. Mais il ne pouvait se résigner à cette stupide défaite ; il s’enrageait à faire mieux, à écrire de grandes choses. Et toujours il échouait. Après un instant d’illusion, pendant qu’il écrivait, il s’apercevait que ce qu’il avait écrit ne valait rien ; il le déchirait, il le brûlait. Et, pour achever sa honte, il fallait qu’il vît conservées, sans pouvoir les anéantir, ses œuvres officielles, les plus médiocres de toutes, – le concerto : l’Aigle royal, pour l’anniversaire du prince, et la cantate : l’Hymen de Pallas, écrite à l’occasion du mariage de la princesse Adélaïde, – publiées à grands frais, en éditions de luxe, qui perpétuaient son imbécillité pour les siècles à venir : – car il croyait aux siècles à venir… Il en pleurait d’humiliation.

 

Fiévreuses années ! Nul répit, nulle relâche. Rien qui fasse diversion à ce labeur affolant. Point de jeux, point d’amis. Comment en aurait-il ? L’après-midi, à l’heure où les autres enfants s’amusent, le petit Christophe, le front plissé par l’attention, est assis à son pupitre d’orchestre, dans la salle de théâtre poussiéreuse et mal éclairée. Et le soir, quand les autres enfants sont couchés, il est encore là, affaissé sur sa chaise et crispé de fatigue.

 

Aucune intimité avec ses frères. Le cadet, Ernst, avait douze ans : c’était un petit vaurien, vicieux et effronté, qui passait ses journées avec quelques chenapans de sa sorte, et qui, dans leur société, avait pris non seulement des façons déplorables, mais des honteuses habitudes, dont l’honnête Christophe, qui n’aurait même pu en concevoir l’idée, s’était aperçu un jour avec horreur. L’autre, Rodolphe, le favori de l’oncle Théodore, se destinait au commerce. Il était rangé, tranquille, mais sournois ; il se croyait très supérieur à Christophe, et n’admettait pas son autorité sur la maison, bien qu’il trouvât naturel de manger son pain. Il avait épousé les rancunes de Théodore et de Melchior contre lui, et il répétait leurs racontars ridicules. Aucun des deux frères n’aimait la musique ; et Rodolphe affectait de la mépriser, comme son oncle, par esprit d’imitation. Gênés par la surveillance et les semonces de Christophe, qui prenait au sérieux son rôle de chef de famille, les deux petits avaient tenté de se révolter ; mais Christophe avait de bons poings et la conscience de son droit : il faisait marcher rondement ses cadets. Ils n’en faisaient pas moins de lui ce qu’ils voulaient ; ils abusaient de sa crédulité, ils lui tendaient des panneaux, où il ne manquait jamais de tomber ; ils lui extorquaient de l’argent, mentaient impudemment, et se moquaient de lui derrière son dos. Le bon Christophe se laissait toujours prendre ; il avait un tel besoin d’être aimé qu’un mot affectueux suffisait pour désarmer sa rancune. Il leur eût tout pardonné, pour un peu d’amour. Mais sa confiance était cruellement ébranlée, depuis qu’il les avait entendus rire de sa bêtise, après une scène d’embrassements hypocrites qui l’avait ému jusqu’aux larmes : ce dont ils avaient profité pour le dépouiller d’une montre en or, cadeau du prince, qu’ils convoitaient. Il les méprisait, et pourtant continuait à se laisser duper, par un penchant incorrigible à croire et à aimer. Il le savait, il se mettait en rage contre lui-même, et il rouait de coups ses frères, quand il découvrait, une fois de plus, qu’ils s’étaient joués de lui. Après quoi, il avalait de nouveau le premier hameçon qu’il leur plaisait de lui jeter.

 

Une plus amère souffrance lui était réservée. Il apprit par d’officieux voisins que son père disait du mal de lui. Après avoir été glorieux des succès de son fils, Melchior avait la honteuse faiblesse d’en devenir jaloux. Il cherchait à les rabaisser. C’était bête à pleurer. On ne pouvait que hausser les épaules ; il n’y avait même pas à se fâcher : car il était inconscient de ce qu’il faisait, et aigri par sa déchéance. Christophe se taisait ; il eût craint, s’il parlait, de dire des choses trop dures ; mais il avait le cœur ulcéré.

 

Tristes réunions, que ces soupers de famille, le soir, autour de la lampe, sur la nappe tachée, au milieu des propos insipides et du bruit des mâchoires de ces êtres qu’il méprise, qu’il plaint, et qu’il aime malgré tout ! Avec la brave maman, seule, Christophe sentait un lien de commune affection. Mais Louisa, ainsi que lui, s’exténuait tout le jour ; et, le soir, elle était éteinte, elle ne disait presque rien et s’endormait sur sa chaise, après dîner, en reprisant des chaussettes. D’ailleurs, elle était si bonne qu’elle ne semblait pas faire de différence dans son affection entre son mari et ses trois fils ; elle les aimait tous également. Christophe ne trouvait pas en elle la confidente dont il avait tant besoin.

 

Il s’enfermait en lui. Il se taisait pendant des jours entiers, accomplissant sa tâche monotone et harassante, avec une sorte de rage silencieuse. Un tel régime était dangereux, pour un enfant, à un âge de crise où l’organisme, plus sensible, est livré à toutes les causes de destruction et risque de se déformer pour le reste de la vie. La santé de Christophe en souffrit gravement. Il avait reçu des siens une solide charpente, une chair saine et sans tares. Mais ce corps vigoureux ne fit qu’offrir plus d’aliment à la douleur, quand l’excès des fatigues et des soucis précoces y eut ouvert une brèche par où elle put entrer. De très bonne heure, s’étaient annoncés chez lui des désordres nerveux. Il avait, tout petit, des évanouissements, des convulsions, des vomissements, quand il éprouvait une contrariété. Vers sept ou huit ans, à l’époque de ses débuts au concert, son sommeil était inquiet : il parlait, criait, riait, pleurait, en dormant ; et cette disposition maladive se renouvelait, chaque fois qu’il avait des préoccupations vives. Puis ce furent de cruelles douleurs à la tête, tantôt des élancements dans la nuque et les côtés du crâne, tantôt un casque de plomb. Les yeux lui faisaient mal : c’étaient, par instants, des pointes d’aiguille qui s’enfonçaient dans l’orbite ; il avait des éblouissements et ne pouvait plus lire, il devait s’arrêter pendant quelques minutes. La nourriture insuffisante ou malsaine et l’irrégularité des repas ruinaient son robuste estomac. Il était rongé par des douleurs d’entrailles, ou une diarrhée qui l’épuisait. Mais rien ne le faisait plus souffrir que son cœur : il était d’une irrégularité folle ; tantôt il bondissait tumultueusement dans la poitrine, à croire qu’il allait se briser ; tantôt il battait à peine et semblait près de s’arrêter. La nuit, la température de l’enfant avait des sautes effrayantes ; elle passait sans transition de la grosse fièvre à l’anémie. Il brûlait, il tremblait de froid, il avait des angoisses, sa gorge se contractait, une boule dans le cou l’empêchait de respirer. – Naturellement, son imagination se frappa : il n’osait parler aux siens de ce qu’il ressentait ; mais il l’analysait sans cesse, avec une attention qui grossissait ses souffrances ou en créait de nouvelles. Il se prêta, l’une après l’autre, toutes les maladies connues ; il crut qu’il allait devenir aveugle ; et comme il avait quelquefois des vertiges, en marchant, il craignait de tomber mort. – Toujours cette horrible peur d’être arrêté en chemin, de mourir avant l’âge, l’obsédait, l’accablait, le talonnait à la fois. Ah ! s’il fallait mourir, au moins pas maintenant, pas avant d’être vainqueur !…

 

La victoire… l’idée fixe qui ne cesse de le brûler, sans qu’il s’en rende compte, qui le soutient à travers les dégoûts, les fatigues, le marais croupissant de cette vie ! Conscience sourde et puissante de ce qu’il sera plus tard, de ce qu’il est déjà !… Ce qu’il est ? Un enfant maladif et nerveux qui joue du violon à l’orchestre et écrit de médiocres concertos ? – Non. Bien au delà de cet enfant. Ceci n’est que l’enveloppe, la figure d’un jour. Ceci n’est pas son Être. Il n’y a aucun rapport entre son Être profond et la forme présente de son visage et de sa pensée. Lui-même le sait bien. S’il se voit dans son miroir, il ne se reconnaît pas. Cette face large et rouge, ces sourcils proéminents, ces petits yeux enfoncés, ce nez court, gros du bout, aux narines dilatées, cette lourde mâchoire, cette bouche boudeuse, tout ce masque, laid et vulgaire, lui est étranger. Il ne se reconnaît pas davantage dans ses œuvres. Il se juge, il sait la nullité de ce qu’il fait, de ce qu’il est. Et pourtant il est sûr de ce qu’il sera et de ce qu’il fera. Il se reproche parfois cette certitude, comme un mensonge d’orgueil ; et il prend plaisir à s’humilier, à se mortifier amèrement, afin de se punir. Mais la certitude persiste, et rien ne peut l’altérer. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il pense, aucune de ses pensées, de ses actions, de ses œuvres, ne l’enferme, ni ne l’exprime : il le sait, il a ce sentiment étrange, que ce qu’il est le plus, ce n’est pas ce qu’il est à présent, c’est ce qu’il sera demainIl sera !… Il brûle de cette foi, il s’enivre de cette lumière ! Ah ! pourvu qu’aujourd’hui ne l’arrête pas au passage ! Pourvu qu’il ne trébuche pas dans un des pièges sournois, qu’aujourd’hui ne se lasse pas de tendre sous ses pas !…

 

Ainsi, il lance sa barque à travers le flot des jours, sans détourner les yeux ni à droite, ni à gauche, immobile à la barre, le regard fixe et tendu vers le but. À l’orchestre, parmi les musiciens bavards, à table, au milieu des siens, au palais, tandis qu’il joue, sans penser à ce qu’il joue, pour le divertissement des fantoches princiers, c’est dans ce problématique avenir, cet avenir qu’un atome peut ruiner à jamais, – n’importe ! – c’est là qu’il vit.

 

*

 

Il est à son vieux piano, dans sa mansarde, seul. La nuit tombe. La lueur mourante du jour glisse sur le cahier de musique. Il se brise les yeux à lire, jusqu’à la dernière goutte de lumière. La tendresse des grands cœurs éteints, qui s’exhale de ces pages muettes, le pénètre amoureusement. Ses yeux se remplissent de larmes. Il lui semble qu’un être cher se tient derrière lui, qu’une haleine caresse sa joue, que deux bras vont enlacer son cou. Il se retourne, frissonnant. Il sent, il sait qu’il n’est pas seul. Une âme aimante, aimée, est là, auprès de lui. Il gémit de ne pouvoir la prendre. Et pourtant, cette ombre d’amertume, mêlée à son extase, a encore une douceur secrète. La tristesse même est lumineuse. Il pense à ses maîtres chéris, les génies disparus, dont l’âme revit dans ces musiques. Le cœur gonflé d’amour, il songe au bonheur surhumain, qui dut être la part de ces glorieux amis, puisqu’un reflet de leur bonheur est encore si brûlant. Il rêve d’être comme eux, de rayonner cet amour, dont quelques rayons perdus illuminent sa misère d’un sourire divin. Être dieu à son tour, être un foyer de joie, être un soleil de vie !…

 

Hélas ! S’il devient un jour l’égal de ceux qu’il aime, s’il atteint à ce bonheur lumineux qu’il envie, il verra son illusion…

 

II.

Otto.

 

Un dimanche que Christophe avait été invité par son Musikdirektor à venir dîner dans la petite maison de campagne, que Tobias Pfeiffer possédait à une heure de la ville, il prit le bateau du Rhin. Sur le pont, il s’assit auprès d’un jeune garçon de son âge, qui lui fit place avec empressement. Christophe n’y prêta aucune attention. Mais au bout d’un moment, sentant que son voisin ne cessait de l’observer, il le dévisagea. C’était un blondin aux joues roses et rebondies, avec une raie bien sage sur le côté de la tête et une ombre de duvet à la lèvre ; il avait la mine candide d’un grand poupon, malgré les efforts qu’il faisait pour paraître un gentleman ; il était mis avec un soin prétentieux : costume de flanelle, gants clairs, escarpins blancs, nœud de cravate bleu pâle ; et il tenait à la main une petite badine. Il regardait Christophe du coin de l’œil, sans tourner la tête, le cou raide, comme une poule ; et quand Christophe le regarda à son tour, il rougit jusqu’aux oreilles, tira un journal de sa poche, et feignit de s’y absorber, d’un air important. Mais quelques minutes après, il se précipita pour ramasser le chapeau de Christophe, qui était tombé. Christophe, surpris par tant de politesse, regarda de nouveau le jeune garçon, qui de nouveau rougit ; il remercia sèchement : car il n’aimait pas cet empressement obséquieux, et il détestait qu’on s’occupât de lui. Toutefois, il ne laissait pas d’en être flatté.

 

Bientôt, il n’y pensa plus ; son attention fut prise par le paysage.

 

Depuis longtemps, il n’avait pu s’échapper de la ville ; aussi jouissait-il avidement de l’air qui fouettait sa figure, du bruit des flots contre le bateau, de la grande plaine d’eau et du spectacle changeant des rives : berges grises et plates, buissons de saules baignant jusqu’à mi-corps, villes couronnées de tours gothiques et de cheminées d’usines aux fumées noires, vignes blondes et rochers légendaires. Et comme il s’extasiait tout haut, son voisin timidement, d’une voix étranglée, hasarda quelques détails historiques sur les ruines qu’on voyait, savamment restaurées et revêtues de lierre : il avait l’air de se faire un cours à lui-même. Christophe, intéressé, le questionna. L’autre se hâtait de répondre, heureux de montrer sa science ; et, à chaque phrase, il s’adressait à Christophe, en l’appelant : « Monsieur le Hofviolinist. »

 

– Vous me connaissez donc ? demanda Christophe.

 

– Oh ! oui ! dit le jouvenceau, d’un ton de naïve admiration, qui chatouilla la vanité de Christophe.

 

Ils causèrent. Le jeune garçon voyait Christophe aux concerts ; et son imagination avait été frappée par ce qu’il avait entendu raconter de lui. Il ne le disait pas à Christophe ; mais Christophe le sentait, et il en était agréablement surpris. Il n’avait pas l’habitude qu’on lui parlât sur ce ton de respect ému. Il continua d’interroger son voisin sur l’histoire des pays qu’on traversait ; l’autre faisait étalage de ses connaissances toutes fraîches ; et Christophe admirait sa science. Mais ce n’était là que le prétexte de leur entretien : ce qui les intéressait l’un et l’autre, c’était de se connaître eux-mêmes. Ils n’osaient aborder franchement ce sujet. Ils y revenaient de loin en loin par de gauches questions. Enfin ils se décidèrent ; et Christophe apprit que son nouvel ami se nommait « monsieur Otto Diener », et était le fils d’un riche commerçant de la ville. Il se trouva naturellement qu’ils avaient des connaissances communes, et peu à peu, leur langue se délia. Ils causaient avec animation, quand le bateau arriva à la ville, où Christophe devait descendre. Otto y descendait aussi. Ce hasard leur parut surprenant ; et Christophe proposa, en attendant l’heure du dîner, de faire quelques pas ensemble. Ils se lancèrent à travers champs. Christophe avait pris familièrement le bras d’Otto, et lui contait ses projets, comme s’il le connaissait depuis sa naissance. Il avait été tellement privé de la société des enfants de son âge qu’il sentait une joie inexprimable à se trouver avec ce jeune garçon, instruit et bien élevé, qui avait de la sympathie pour lui.

 

Le temps passait, et Christophe ne s’en apercevait pas. Diener, tout fier de la confiance que lui témoignait le jeune musicien, n’osait lui faire remarquer que l’heure de son dîner était déjà sonnée. Enfin il se crut obligé de le lui rappeler ; mais Christophe, qui s’était engagé dans une montée au milieu des bois, répondit qu’il fallait d’abord arriver au sommet ; et quand ils furent en haut, il s’allongea sur l’herbe, comme s’il avait l’intention d’y passer la journée. Après un quart d’heure, Diener, voyant qu’il ne semblait pas disposé à bouger, glissa de nouveau, timidement :

 

– Et votre dîner ?

 

Christophe, étendu tout de son long, les mains derrière la tête, fit tranquillement :

 

– Zut !

 

Puis il regarda Otto, vit sa mine effarée, et se mit à rire :

 

– Il fait trop bon ici, expliqua-t-il. Je n’irai pas. Qu’ils m’attendent !

 

Il se souleva à moitié :

 

– Êtes-vous pressé ? Non, n’est-ce pas ? Savez-vous ce qu’il faut faire ? Nous allons dîner ensemble. Je connais une auberge.

 

Diener aurait bien eu des objections à faire, non que personne l’attendît, mais parce qu’il lui était pénible de prendre une décision à l’improviste : il était méthodique et avait besoin de s’y préparer à l’avance. Mais la question de Christophe était posée d’un ton qui n’admettait guère la possibilité d’un refus. Il se laissa donc entraîner, et ils se remirent à causer.

 

À l’auberge, leur feu tomba. Ils étaient préoccupés tous deux de la grave question de savoir qui offrait le dîner à l’autre ; et chacun, en secret, mettait son point d’honneur à ce que ce fût lui : Diener, parce qu’il était le plus riche, Christophe, parce qu’il était le plus pauvre. Ils n’y faisaient aucune allusion directe ; mais Diener s’évertuait à affirmer son droit, par le ton d’autorité qu’il essayait de prendre, en commandant le menu. Christophe comprenait son intention ; et il renchérissait sur lui en commandant d’autres plats recherchés ; il voulait lui montrer qu’il était à son aise, autant que qui que ce fût. Et Diener ayant fait une nouvelle tentative, en tâchant de s’attribuer le choix des vins, Christophe le foudroya du regard, et fit venir une bouteille d’un des crus les plus chers que l’on eût à l’auberge.

 

Attablés devant un repas considérable, ils en furent intimidés. Ils ne trouvaient plus rien à se dire ; et ils mangeaient du bout des dents, gênés dans leurs mouvements. Ils s’apercevaient brusquement qu’ils étaient des étrangers l’un pour l’autre, et ils se surveillaient. Ils firent de vains efforts pour ranimer la conversation : elle retombait aussitôt. La première demi-heure fut d’un ennui mortel. Heureusement, le repas fit bientôt son effet ; et les deux convives se regardèrent avec plus de confiance. Christophe surtout, qui n’était pas accoutumé à de pareilles bombances, devint singulièrement loquace. Il raconta les difficultés de sa vie ; et Otto, sortant de sa réserve, avoua qu’il n’était pas heureux non plus. Il était faible et timide, et ses camarades en abusaient. Ils se moquaient de lui, ils ne lui pardonnaient pas de désapprouver leurs manières communes, ils lui jouaient de méchants tours. – Christophe serra les poings, et dit qu’il ne ferait pas bon pour eux recommencer en sa présence. – Otto était également incompris des siens. Christophe connaissait ce malheur ; et ils s’apitoyèrent sur leurs communes infortunes. Les parents de Diener voulaient faire de lui un commerçant, le successeur de son père. Mais lui voulait être poète. Il serait poète, quand bien même il devrait s’enfuir de sa ville, comme Schiller, et affronter la misère ! (D’ailleurs, la fortune de son père lui reviendrait tout entière, et elle n’était pas médiocre). Il avoua, en rougissant, qu’il avait déjà écrit des vers sur la tristesse de vivre ; mais il ne put se décider à les dire malgré les prières de Christophe. À la fin, cependant, il en cita deux ou trois, en bredouillant d’émotion. Christophe les trouva sublimes. Ils s’admiraient mutuellement. Outre sa réputation musicale, la force de Christophe, sa hardiesse de façons en imposaient à Otto. Et Christophe était sensible à l’élégance d’Otto, à la distinction de ses manières, – tout est relatif en ce monde – et à son grand savoir, ce savoir qui lui manquait totalement et dont il avait soif.

 

Engourdis par le repas, les coudes sur la table, ils partaient et s’écoutaient parler l’un l’autre, avec des yeux attendris. L’après-midi s’avançait. Il fallait partir. Otto fit un dernier effort pour s’emparer de la note ; mais Christophe le cloua sur place d’un regard mauvais, qui lui enleva tout désir d’insister. Christophe n’avait qu’une inquiétude : c’était qu’on ne lui demandât plus que ce qu’il possédait ; il eût donné sa montre, plutôt que d’en rien avouer à Otto. Mais il n’eut pas besoin d’en venir là ; il lui suffit de dépenser pour ce dîner à peu près tout son argent du mois.

 

Ils redescendirent la colline. L’ombre du soir commençait à se répandre à travers le bois de sapins ; les cimes flottaient encore dans la lumière rosée ; elles ondulaient gravement, avec un bruit de houle ; le tapis d’aiguilles violettes amortissait le son des pas. Ils se taisaient. Christophe voulait parler, une angoisse l’oppressait. Il s’arrêta un moment, et Otto fit comme lui. Tout était silencieux. Des mouches bourdonnaient très haut, dans un rayon de soleil. Une branche sèche tomba. Christophe saisit la main d’Otto, et demanda, d’une voix qui tremblait :

 

– Est-ce que vous voulez être mon ami ?

 

Otto murmura :

 

– Oui.

 

Ils se serrèrent la main ; leur cœur palpitait. Ils osaient à peine se regarder.

 

Après un moment, ils se remirent en marche. Ils étaient à quelques pas l’un de l’autre, et ils ne se dirent plus rien jusqu’à la lisière du bois : ils avaient peur d’eux-mêmes et de leur mystérieux émoi ; ils allaient très vite et ne s’arrêtèrent plus, qu’ils ne fussent sortis de l’ombre des arbres. Là, ils se rassurèrent et se reprirent la main. Ils admiraient le soir limpide qui tombait, et ils parlaient par mots entrecoupés.

 

Sur le bateau, assis à l’avant, dans l’ombre lumineuse, ils essayèrent de causer de choses indifférentes ; mais ils n’écoutaient pas ce qu’ils disaient ; ils étaient baignés d’une lassitude heureuse. Ils n’éprouvaient le besoin, ni de parler, ni de se donner la main, ni même de se regarder : ils étaient l’un près de l’autre…

 

Près d’arriver, ils convinrent de se retrouver le dimanche suivant. Christophe reconduisit Otto jusqu’à sa porte. À la lueur du bec de gaz, ils se sourirent timidement, et se balbutièrent un au revoir ému. Ils furent soulagés de se quitter, tant ils étaient harassés de la tension où ils vivaient depuis quelques heures, et de la peine que leur coûtait le moindre mot qui rompît le silence.

 

Christophe revint seul dans la nuit. Son cœur chantait : « J’ai un ami, j’ai un ami ! » Il ne voyait rien. Il n’entendait rien. Il ne pensait à rien autre.

 

Il tombait de sommeil et s’endormit à peine rentré. Mais il fut réveillé deux ou trois fois dans la nuit, comme par une idée fixe. Il se répétait : « J’ai un ami » ; et il se rendormait.

 

*

 

Le matin venu, il lui sembla qu’il avait rêvé tout cela. Pour s’en prouver la réalité, il entreprit de se rappeler les moindres détails de la journée précédente. Il s’absorbait encore dans cette occupation, pendant qu’il donnait ses leçons ; l’après-midi, il était si distrait à la répétition d’orchestre que c’est à peine, si, en sortant, il se souvenait de ce qu’il avait joué.

 

De retour à la maison, il vit une lettre qui l’attendait. Il n’eut pas besoin de se demander d’où elle venait. Il courut s’enfermer dans sa chambre pour la lire. Elle était écrite sur du papier bleu pâle, d’une écriture appliquée, longue, indécise, avec des paraphes très corrects :

 

« Cher monsieur Christophe,

– oserai-je dire très honoré ami ?

 

« Je pense beaucoup à notre partie d’hier, et je vous remercie immensément de vos bontés pour moi. Je vous suis tellement reconnaissant de tout ce que vous avez fait, et de vos bonnes paroles, et de la ravissante promenade, et du dîner excellent ! Je suis fâché seulement que vous ayez dépensé tant d’argent pour ce dîner. Quelle superbe journée ! N’est-ce pas qu’il y a quelque chose de providentiel dans cette étonnante rencontre ? Il me semble que c’est le Destin lui-même qui a voulu nous réunir. Comme je me réjouis de vous revoir dimanche ! J’espère que vous n’aurez pas eu trop de désagréments, pour avoir manqué le dîner de monsieur le Hofmusikdirektor. Je serais si fâché que vous eussiez des contrariétés à cause de moi !

 

« Je suis pour toujours, très cher monsieur Christophe, votre très dévoué serviteur et ami.

 

« Otto Diener.

 

« P.-S. – Ne venez pas, s’il vous plaît, dimanche, me prendre à la maison. Il vaut mieux, si vous le permettez, que nous nous rencontrions au Schlossgarten. »

 

Christophe lut cette lettre, les larmes aux yeux ; il la baisa ; il éclata de rire ; il fit une cabriole sur son lit. Puis il courut à sa table et prit la plume pour répondre sur-le-champ. Il n’aurait pu attendre une minute. Mais il n’avait pas l’habitude d’écrire ; il ne savait comment exprimer ce qui lui gonflait le cœur ; il crevait le papier avec sa plume et noircissait d’encre ses doigts ; il trépignait d’impatience. Enfin, après avoir tiré la langue et usé cinq ou six brouillons, il réussit à écrire, en lettres difformes qui s’en allaient dans tous les sens, et avec d’énormes fautes d’orthographe :

 

« Mon âme ! Comment oses-tu parler de reconnaissance, parce que je t’aime ? Ne t’ai-je pas dit combien j’étais triste et seul avant de te connaître ? Ton amitié m’est le plus grand des biens. Hier j’ai été heureux, heureux ! C’est la première fois de ma vie. Je pleure de joie en lisant ta lettre. Oui, n’en doute pas, mon aimé, c’est le Destin qui nous rapproche ; il veut que nous soyons unis pour accomplir de grandes choses. Amis ! Quel mot délicieux ! Se peut-il que j’aie enfin un ami ? Oh ! tu ne me quitteras plus, n’est-ce pas ? Tu me resteras fidèle ? Toujours ! Toujours !… Comme il sera beau de grandir ensemble, de travailler ensemble, de mettre en commun, moi mes lubies musicales, toutes ces bizarres choses qui me trottent par la tête, et toi ton intelligence et ta science étonnante ! Combien tu sais de choses ! Je n’ai jamais vu un homme aussi intelligent que toi ! Il y a des moments où je suis inquiet : il me semble que je ne suis pas digne de ton amitié. Tu es si noble et si accompli, et je te suis si reconnaissant d’aimer un être grossier comme moi !… Mais non ! je viens de le dire, il ne faut point parler de reconnaissance. En amitié, il n’y a ni obligés, ni bienfaiteurs. De bienfaits je n’en accepterais pas ! Nous sommes égaux, puisque nous nous aimons. Qu’il me tarde de te voir ! Je n’irai pas te prendre à ta maison, puisque tu ne le veux pas, – quoique, à vrai dire, je ne comprenne pas toutes ces précautions ; – mais tu es le plus sage, tu as certainement raison…

 

« Un mot seulement ! Ne parle plus jamais d’argent. Je hais l’argent : le mot, et la chose. Si je ne suis pas riche, je le suis toujours assez pour fêter mon ami ; et c’est ma joie de donner tout ce que j’ai pour lui. Ne ferais-tu pas de même ? Et, si j’en avais besoin, ne me donnerais-tu pas ta fortune entière ? – Mais cela ne sera jamais ! J’ai de bons poings et une bonne tête, et je saurai toujours gagner le pain que je mange. – À dimanche ! – Mon Dieu ! Toute une semaine sans te voir ! Et, il y a deux jours, je ne te connaissais point ! Comment ai-je pu vivre si longtemps sans toi ?

 

« Le batteur de mesure a essayé de grogner. Mais ne t’en soucie pas plus que moi ! Que me font les autres ? Je méprise ce qu’ils pensent et ce qu’ils penseront jamais de moi. Il n’y a que toi qui m’importes. Aime-moi bien, mon âme, aime-moi comme je t’aime !… Je ne puis te dire combien je t’aime. Je suis tien, tien, de l’ongle à la prunelle. À toi pour jamais.

 

« Christophe ».

 

Christophe se rongea d’attente pendant le reste de la semaine. Il se détournait de son chemin et faisait de longs crochets, pour rôder du côté de la maison d’Otto, – non qu’il pensât le voir ; mais la vue de sa maison suffisait à le faire pâlir et rougir d’émotion. Le jeudi, il n’y tint plus et envoya une seconde lettre, encore plus exaltée que la première. Otto y répondit, avec sentimentalité.

 

Le dimanche vint enfin, et Otto fut exact au rendez-vous. Mais il y avait près d’une heure que Christophe se dévorait d’impatience, en l’attendant sur la promenade. Il commençait à se tourmenter de ne pas le voir. Il tremblait qu’Otto fût malade ; car il ne supposait pas un instant qu’Otto pût lui manquer de parole. Il répétait tout bas : « Mon Dieu ! faites qu’il vienne ! » Et il frappait les petits cailloux de l’allée avec une baguette ; il se disait que, s’il manquait trois fois son coup, Otto ne viendrait pas, mais que, s’il touchait juste, Otto paraîtrait aussitôt. Et, malgré son attention et la facilité de l’épreuve, il venait de manquer son but trois fois, lorsqu’il aperçut Otto qui arrivait de son pas tranquille et posé : car Otto restait toujours correct, même quand il était le plus ému. Christophe courut à lui, et, la gorge sèche, lui dit bonjour. Otto répondit : bonjour ; et ils ne trouvèrent plus rien à se dire, sinon que le temps était fort beau, et qu’il était dix heures cinq, ou six, à moins que ce ne fût dix heures dix, parce que l’horloge du château était toujours en retard.

 

Ils allèrent à la gare, et prirent le chemin de fer pour une station voisine, qui était un but d’excursion. En route, ils ne parvinrent pas à échanger dix mots. Ils essayèrent d’y suppléer par des regards éloquents : cela ne réussit pas mieux. Ils avaient beau vouloir se dire ainsi quels amis ils étaient : leurs yeux ne disaient rien du tout, ils jouaient la comédie. Christophe s’en aperçut avec humiliation. Il ne comprenait pas pourquoi il ne parvenait point à exprimer, ni même à sentir tout ce qui lui remplissait le cœur, une heure auparavant. Otto ne se rendait peut-être pas compte aussi clairement de cette malchance, parce qu’il était moins sincère et regardait en lui avec plus d’égards pour lui-même ; mais il éprouvait un pareil désappointement. La vérité était que les deux enfants avaient, depuis huit jours, en l’absence l’un de l’autre, monté leurs sentiments à un diapason tel qu’il leur était impossible de les y maintenir dans la réalité, et qu’en se retrouvant, leur première impression devait être une déception : il en fallait rabattre. Mais ils ne pouvaient se résoudre à en convenir.

 

Ils errèrent tout le jour dans la campagne, sans réussir à secouer la contrainte maussade qui pesait sur eux. C’était jour de fête : les auberges et les bois étaient remplis d’une foule de promeneurs, – des familles de petits bourgeois, qui faisaient du bruit et mangeaient dans tous les coins. Cela ajoutait à leur mauvaise humeur ; ils attribuaient à ces importuns l’impossibilité où ils étaient de retrouver l’abandon de la dernière promenade. Ils parlaient cependant, ils se donnaient grand mal pour trouver des sujets de conversation ; ils avaient peur de s’apercevoir qu’ils n’avaient rien à se dire. Otto étalait sa science d’école. Christophe entrait dans des explications techniques sur les œuvres musicales et le jeu du violon. Ils s’assommaient l’un l’autre. Ils s’assommaient eux-mêmes en s’entendant parler. Et ils parlaient toujours, tremblant de s’arrêter : car il s’ouvrait alors des abîmes de silence qui les glaçaient. Otto avait envie de pleurer ; et Christophe fut sur le point de le planter là et de se sauver, tant il avait de honte et d’ennui.

 

Une heure seulement avant de reprendre le train, ils se dégelèrent. Au fond du bois, un chien donnait de la voix, il chassait pour son compte. Christophe proposa de se cacher sur le parcours, pour tâcher de voir la bête poursuivie. Ils coururent au milieu des fourrés. Le chien s’éloignait et se rapprochait. Ils allaient à droite, à gauche, avançaient, revenaient sur leurs pas. Les aboiements devenaient plus forts ; le chien s’étranglait d’impatience dans son cri de carnage ; il arrivait vers eux. Christophe et Otto, couchés sur les feuilles mortes, dans l’ornière d’un sentier, attendaient, ne respirant plus. Les aboiements se turent ; le chien avait perdu la piste ; on l’entendit japper encore une fois, au loin ; puis, le silence descendit sur les bois. Plus un bruit : seul, le grouillement mystérieux des millions d’êtres, des insectes et des vers, qui rongent sans répit et détruisent la forêt, – souffle régulier de la mort, qui ne s’arrête jamais. Les enfants écoutaient, et ils ne bougeaient pas. Juste au moment où, découragés, ils se relevaient pour dire : « C’est fini. Il ne viendra pas », – un petit lièvre pointa hors des fourrés ; il venait droit sur eux : ils le virent en même temps et poussèrent un hurlement de joie. Le lièvre bondit sur place et sauta de côté : ils le virent plonger dans les taillis, cul par-dessus tête ; le frôlement des feuilles froissées s’effaça comme un sillage sur la surface de l’eau. Bien qu’ils eussent regret d’avoir crié, cette aventure les mit en joie. Ils se tordaient de rire, en pensant au bond effarouché du lièvre, et Christophe l’imita d’une façon grotesque. Otto fit de même. Puis ils se poursuivirent. Otto faisait le lièvre, et Christophe le chien ; ils dévalèrent bois et prés, passant à travers les haies et sautant par-dessus les fossés. Un paysan vociféra contre eux, parce qu’ils s’étaient lancés au milieu d’un champ de seigle ; ils ne s’arrêtèrent pas. Christophe imitait les aboiements enroués du chien avec une telle perfection que Otto pleurait de rire. Enfin, ils se laissèrent rouler le long d’une pente, en criant comme des fous. Quand ils ne purent plus articuler un son, ils s’assirent et se regardèrent avec des yeux rieurs. Ils étaient tout à fait heureux maintenant et satisfaits d’eux-mêmes. C’est qu’ils n’essayaient plus de jouer aux amis héroïques ; ils étaient franchement ce qu’ils étaient : deux enfants.

 

Ils revinrent bras dessus, bras dessous, en chantant des chansons dénuées de sens. Toutefois, au moment de rentrer en ville, ils jugèrent bon de reprendre leurs rôles ; et, sur le dernier arbre du bois, ils gravèrent leurs initiales enlacées. Mais leur bonne humeur eut raison de la sentimentalité ; et dans le train de retour, ils éclataient de rire, chaque fois qu’ils se regardaient. Ils se quittèrent, en se persuadant qu’ils avaient passé une journée « colossalement ravissante » (kolossal entzückend) ; et cette conviction s’affirma dès qu’ils se retrouvèrent seuls.

 

*

 

Ils reprirent leur œuvre de construction patiente et ingénieuse, plus que celle des abeilles : car ils parvenaient à façonner avec quelques bribes de souvenirs médiocres une image merveilleuse d’eux-mêmes et de leur amitié. Après s’être idéalisés toute la semaine, ils se revoyaient le dimanche ; et, malgré la disproportion qu’il y avait entre la vérité et leur illusion, ils s’habituaient à ne la point remarquer.

 

Ils s’enorgueillissaient d’être amis. Le contraste de leurs natures les rapprochait. Christophe ne connaissait rien d’aussi beau que Otto, Ses mains fines, ses jolis cheveux, son teint frais, sa parole timide, la politesse de ses manières et le soin méticuleux de sa mise le ravissaient. Otto était subjugué par la force débordante et l’indépendance de Christophe. Habitué par une hérédité séculaire au respect religieux de toute autorité, il éprouvait une jouissance mêlée de peur à s’associer à un camarade aussi irrévérencieux de nature pour toute règle établie. Il avait un petit frisson de terreur voluptueuse, en l’entendant fronder les réputations de la ville et contrefaire impertinemment le grand-duc. Christophe s’apercevait de la fascination qu’il exerçait ainsi sur son ami ; et il outrait son humeur agressive ; il sapait, comme un vieux révolutionnaire, les conventions sociales et les lois de l’État. Otto écoutait, scandalisé et ravi ; il s’essayait timidement à se mettre à l’unisson ; mais il avait soin de regarder autour de lui si personne ne pouvait entendre.

 

Christophe ne manquait pas, dans leurs courses, de sauter les barrières d’un champ, aussitôt qu’il voyait un écriteau qui le défendait, ou bien il cueillait les fruits par-dessus les murs des propriétés. Otto était dans les transes qu’on ne les surprît ; mais ces émotions avaient pour lui une saveur exquise ; et le soir, quand il était rentré, il se croyait un héros. Il admirait craintivement Christophe. Son instinct d’obéissance trouvait à se satisfaire dans une amitié où il n’avait qu’à acquiescer aux volontés de l’autre, Jamais Christophe ne lui donnait la peine de prendre une décision : il décidait de tout, décrétait l’emploi des journées, décrétait même déjà l’emploi de la vie, faisant pour l’avenir de Otto, comme pour le sien, des plans qui ne souffraient point de discussion. Otto approuvait, un peu révolté d’entendre Christophe disposer de sa fortune, pour construire plus tard un théâtre de son invention. Mais il ne protestait pas, intimidé par l’accent dominateur de son ami et convaincu par sa conviction, que l’argent amassé par M. le Kommerzienrath Oscar Diener ne pouvait trouver un plus noble emploi. Christophe n’avait pas l’idée qu’il fît violence à la volonté de Otto. Il était despote d’instinct et n’imaginait pas que son ami pût vouloir autrement que lui. Si Otto avait exprimé un désir différent du sien, il n’eût hésité à lui sacrifier ses préférences personnelles. Il lui eût sacrifié bien davantage. Il était dévoré du désir de s’exposer pour lui. Il souhaitait passionnément qu’une occasion se présentât de mettre son amitié à l’épreuve. Il espérait, dans ses promenades, rencontrer quelque danger et se jeter au-devant. Il fût mort avec délices pour Otto. En attendant, il veillait sur lui avec une sollicitude inquiète, il lui donnait la main dans les mauvais pas comme à une petite fille, il avait peur qu’il ne fût las, il avait peur qu’il n’eût chaud, il avait peur qu’il n’eût froid ; il enlevait son veston pour le lui jeter sur les épaules, quand ils s’asseyaient sous un arbre ; il lui portait son manteau, quand ils marchaient ; il l’eût porté lui-même. Il le couvait des yeux, comme un amoureux. Et à vrai dire, il était amoureux.

 

Il ne le savait pas, ne sachant pas encore ce que c’était que l’amour. Mais par instants, quand ils étaient ensemble, il était pris d’un trouble étrange, – le même qui l’avait étreint, le premier jour de leur amitié, dans le bois de sapins ; – des bouffées lui montaient à la face, lui mettaient le sang aux joues. Il avait peur. D’un accord instinctif, les deux enfants s’écartaient craintivement l’un de l’autre, se fuyaient, restaient en arrière, en avant, sur la route ; ils feignaient d’être occupés à chercher des mûres dans les buissons ; et ils ne savaient pas ce qui les inquiétait.

 

C’était surtout dans leurs lettres que ces sentiments s’exaltaient. Ils ne risquaient pas d’être contredits par les faits ; rien ne venait gêner leurs illusions, ni les intimider. Ils s’écrivaient maintenant, deux ou trois fois par semaine, dans un style d’un lyrisme passionné. À peine s’ils parlaient des événements réels. Ils agitaient de graves problèmes sur un ton apocalyptique, qui passait sans transition de l’enthousiasme au désespoir. Ils s’appelaient : « mon bien, mon espoir, mon aimé, mon moi– même. » Ils faisaient une consommation effroyable du mot : « âme ». Ils peignaient avec des couleurs tragiques la tristesse de leur sort, et s’affligeaient de jeter dans l’existence de leur ami le trouble de leur destinée.

 

– Je t’en veux, mon amour, écrivait Christophe, de la peine que je te cause. Je ne puis supporter que tu souffres : il ne le faut pas, je ne le veux pas. (Il soulignait les mots, d’un trait qui crevait le papier.) Si tu souffres, où trouverai-je la force de vivre ? Je n’ai de bonheur qu’en toi. Oh ! sois heureux ! Tout le mal, je le prends joyeusement sur moi ! Pense à moi ! Aime-moi ! J’ai besoin qu’on m’aime. Il me vient de ton amour une chaleur qui me rend la vie. Si tu savais comme je grelotte ! Il fait hiver et vent cuisant dans mon cœur. J’embrasse ton âme.

 

– Ma pensée baise la tienne, répliquait Otto.

 

– Je te prends la tête entre mes mains, ripostait Christophe ; et ce que je n’ai point fait et ne ferai point des lèvres, je le fais de tout mon être : je t’embrasse comme je t’aime. Mesure !

 

 Otto feignait de douter :

 

– M’aimes-tu autant que je t’aime ?

 

– Oh ! Dieu ! s’écriait Christophe, non pas autant, mais dix, mais cent, mais mille fois davantage ! Quoi ! Est-ce que tu ne le sens pas ? Que veux-tu que je fasse, qui te remue le cœur ?

 

– Quelle belle amitié que la nôtre ! soupirait Otto. En fut-il jamais une semblable dans l’histoire ? C’est doux et frais comme un rêve. Pourvu qu’il ne passe point ! Si tu allais ne plus m’aimer !

 

– Comme tu es stupide, mon aimé, répliquait Christophe. Pardonne, mais ta crainte pusillanime m’indigne. Comment peux-tu me demander si je puis cesser de t’aimer ! Vivre, pour moi, c’est t’aimer. La mort ne peut rien contre mon amour. Toi-même, tu ne pourrais rien, si tu voulais le détruire. Quand tu me trahirais, quand tu me déchirerais le cœur, je mourrais en te bénissant de l’amour que tu m’inspires. Cesse donc, une fois pour toutes, de te troubler et de me chagriner par ces lâches inquiétudes !

 

Mais une semaine après, c’était lui qui écrivait :

 

– Voici trois jours entiers que je n’entends plus aucune parole sortir de ta bouche. Je tremble. M’oublierais-tu ? Mon sang se glace à cette pensée… Oui ! Sans doute… L’autre jour, j’avais déjà remarqué ta froideur envers moi. Tu ne m’aimes plus ! Tu penses à me quitter !… Écoute ! Si tu m’oublies, si tu me trahis jamais, je te tue comme un chien !

 

– Tu m’outrages, mon cher cœur, répondait Otto. Tu m’arraches des larmes. Je ne le mérite point. Mais tu peux tout te permettre. Tu as pris sur moi des droits tels que, me briserais-tu l’âme, un éclat en vivrait toujours pour t’aimer !

 

– Puissance céleste ! s’écriait Christophe. J’ai fait pleurer mon ami !… Injurie-moi ! Bats-moi ! Foule-moi aux pieds ! Je suis un misérable ! Je ne mérite pas ton amour !

 

Ils avaient des façons spéciales d’écrire leur adresse sur la lettre, de poser le timbre-poste, renversé, obliquement, dans un coin de l’enveloppe en bas, et à droite, pour distinguer leurs lettres de celles qu’ils écrivaient aux indifférents. Ces secrets puérils avaient pour eux le charme de doux mystères d’amour.

 

*

 

Un jour, en revenant d’une leçon, Christophe aperçut dans une rue voisine Otto en compagnie d’un garçon de son âge. Ils riaient et causaient familièrement ensemble. Christophe pâlit et les suivit des yeux, jusqu’à ce qu’ils eussent disparu, au détour de la rue. Ils ne l’avaient point vu. Il rentra. C’était comme si un nuage avait passé sur le soleil. Tout était assombri.

 

Quand ils se retrouvèrent, le dimanche suivant, Christophe ne parla de rien d’abord. Mais après une demi-heure de promenade, il dit d’une voix étranglée :

 

– Je t’ai vu, mercredi, dans la Kreuzgasse.

 

– Ah ! dit Otto.

 

Et il rougit.

 

Christophe continua :

 

– Tu n’étais pas seul.

 

– Non, dit Otto, j’étais avec quelqu’un.

 

Christophe avala sa salive, et demanda d’un ton qui voulait être indifférent :

 

– Qui était-ce ?

 

– Mon cousin Franz.

 

– Ah ! dit Christophe.

 

Et, après un moment :

 

– Tu ne m’en avais pas parlé.

 

– Il habite à Rheinbach.

 

– Est-ce que tu le vois souvent ?

 

– Il vient quelquefois ici.

 

– Et toi, est-ce que tu vas aussi chez lui ?

 

– Des fois.

 

– Ah ! répéta Christophe.

 

Otto, qui n’était pas fâché de détourner la conversation, fit remarquer un oiseau qui donnait des coups de bec dans un arbre. Ils parlèrent d’autre chose. Dix minutes après, Christophe reprit brusquement :

 

– Est-ce que vous vous entendez ensemble ?

 

– Avec qui ? demanda Otto.

 

(Il savait parfaitement avec qui.)

 

– Avec ton cousin ?

 

– Oui, pourquoi ?

 

– Pour rien.

 

Otto n’aimait pas beaucoup son cousin, qui le harcelait de mauvaises plaisanteries. Mais un instinct de malignité bizarre le poussa à ajouter, après quelques instants :

 

– Il est très aimable.

 

– Qui ? demanda Christophe.

 

(Il savait très bien qui.)

 

– Franz.

 

Otto attendit une réflexion de Christophe ; mais celui-ci semblait n’avoir pas entendu : il taillait une baguette dans un noisetier. Otto reprit :

 

– Il est amusant. Il sait toujours des histoires.

 

Christophe siffla négligemment.

 

Otto surenchérit :

 

– Et il est si intelligent… et distingué !…

 

Christophe haussa les épaules, avec l’air de dire :

 

– Quel intérêt cet individu peut-il bien avoir pour moi ?

 

Et comme Otto, piqué, se disposait à continuer, il lui coupa brutalement la parole et lui assigna un but pour y courir.

 

Ils ne touchèrent plus à ce sujet, de toute l’après-midi ; mais ils se battaient froid, en affectant une politesse exagérée, inaccoutumée entre eux, surtout de la part de Christophe. Les mots lui restaient dans la gorge. Enfin il n’y tint plus, et, au milieu du chemin, se retournant vers Otto qui suivait à cinq pas, il lui saisit les mains avec impétuosité et se débonda, d’un coup :

 

– Écoute, Otto ! Je ne veux pas que tu sois intime avec Franz, parce que… parce que tu es mon ami ; et je ne veux pas que tu aimes quelqu’un mieux que moi ! Je ne veux pas ! Vois-tu, tu es tout pour moi. Tu ne peux pas… tu ne dois pas… Si je ne t’avais plus, je n’aurais plus qu’à mourir. Je ne sais pas ce que je ferais. Je me tuerais. Je te tuerais. Non, pardon !…

 

Les larmes lui jaillissaient des yeux.

 

Otto, ému et effrayé par la sincérité d’une douleur, qui grondait de menaces, se hâta de jurer qu’il n’aimait et n’aimerait jamais personne autant que Christophe, que Franz lui était indifférent, et qu’il ne le verrait plus, si Christophe le voulait. Christophe buvait ses paroles, son cœur renaissait. Il riait et respirait très fort. Il remerciait Otto avec effusion. Il avait honte de la scène qu’il avait faite ; mais il était soulagé d’un grand poids. Ils se regardaient tous deux, plantés l’un en face de l’autre, immobiles et se tenant la main ; ils étaient très heureux et embarrassés de leur personne. Ils revinrent silencieusement ; puis ils se remirent à parler, et ils retrouvèrent leur gaieté : ils se sentaient plus unis que jamais.

 

Mais ce ne fut pas la dernière scène de ce genre. Maintenant que Otto sentait son pouvoir sur Christophe, il était tenté d’en abuser ; il savait quel était le point sensible, et il avait une envie irrésistible d’y mettre le doigt. Non pas qu’il eût plaisir aux colères de Christophe : au contraire, elles lui faisaient peur. Mais il se prouvait sa force, en faisant souffrir Christophe. Il n’était pas méchant : il avait l’âme d’une fille.

 

Il continua donc, malgré ses promesses, à se montrer bras dessus, bras dessous, avec Franz, ou avec quelque autre camarade ; ils faisaient grand bruit ensemble, et il riait de façon affectée. Quand Christophe lui faisait des réflexions, il ricanait et n’avait pas l’air de les prendre au sérieux, jusqu’à ce que, voyant les yeux de Christophe changer et ses lèvres trembler de colère, il changeât de ton aussi, inquiet, et promît de ne plus recommencer. Il recommençait le lendemain. Christophe lui écrivait des lettres furibondes, où il l’appelait :

 

– Gredin ! Que je n’entende plus parler de toi ! Je ne te connais plus. Que le diable t’emporte, toi, et tous les chiens de ton espèce !

 

Mais il suffisait d’un mot larmoyant de Otto, ou, comme il fit une fois, de l’envoi d’une fleur symbolisant sa constance éternelle, pour que Christophe se fondît en remords et écrivît :

 

Mon ange ! Je suis un fou. Oublie mon imbécillité. Tu es le meilleur des hommes. Ton petit doigt vaut mieux à lui seul que le stupide Christophe tout entier. Tu as des trésors d’ingénieuse et délicate tendresse. Je baise ta fleur avec des larmes. Elle est là, sur mon cœur. Je l’enfonce dans ma peau, à coups de poing. Je voudrais qu’elle me fît saigner, pour que je sente plus fort ta bonté exquise et mon infâme idiotie !…

 

Cependant, ils commençaient à se lasser l’un de l’autre. Il est faux de prétendre que les petites brouilles entretiennent l’amitié. Christophe en voulait à Otto des injustices que Otto lui faisait commettre. Il essayait bien de se raisonner, il se reprochait son despotisme. Sa nature loyale et emportée, qui, pour la première fois, faisait l’épreuve de l’amour, s’y donnait tout entière et voulait qu’on se donnât tout entier. Il n’admettait pas le partage en amitié. Étant prêt à tout sacrifier à l’ami, il trouvait légitime, et même nécessaire, que l’ami lui sacrifiât tout. Mais il commençait à sentir que le monde n’était pas bâti sur le modèle de son caractère inflexible, et qu’il demandait aux choses ce qu’elles ne pouvaient pas donner. Alors il cherchait à se vaincre. Il s’accusait durement, il se traitait d’égoïste, qui n’avait pas le droit d’accaparer l’affection de son ami. Il faisait des efforts sincères, pour le laisser tout à fait libre, quoi qu’il lui en coûtât. Il s’imposait même, par esprit d’humiliation, d’engager Otto à ne pas négliger Franz ; il affectait de se persuader qu’il était bien aise de lui voir trouver plaisir dans d’autres sociétés que la sienne. Mais quand Otto, qui n’était point dupe, lui obéissait malicieusement, il ne pouvait s’empêcher de lui faire grise mine ; et brusquement, il éclatait de nouveau.

 

À la rigueur, il eût pardonné à Otto de lui préférer d’autres amis ; mais ce qu’il ne pouvait lui passer, c’était le mensonge. Otto n’était pas faux, ni hypocrite : il avait une difficulté naturelle à dire la vérité, comme un bègue à articuler ; ce qu’il disait n’était jamais ni tout à fait vrai, ni tout à fait faux ; soit timidité, soit incertitude sur ses propres sentiments, il parlait rarement d’une façon tout à fait nette, ses réponses étaient équivoques ; il faisait, à propos de tout, des cachotteries et des mystères, qui mettaient Christophe hors de lui. Quand on le prenait en faute, au lieu de le reconnaître, il s’obstinait à nier, et racontait des histoires absurdes. Un jour, Christophe, exaspéré, le gifla. Il crut que c’était fini de leur amitié et que jamais Otto ne lui pardonnerait. Mais après avoir boudé quelques heures, Otto revint à lui, comme si rien ne s’était passé. Il n’avait nulle rancune des violences de Christophe ; peut-être même y trouvait-il un charme. Tandis qu’il savait mauvais gré à Christophe de se laisser duper et d’avaler, bouche bée, toutes ses inventions ; il l’en méprisait un peu et se croyait son supérieur. Christophe, de son côté, en voulait à Otto d’accepter ses rebuffades sans révolte.

 

Ils ne se voyaient plus avec les yeux des premiers jours. Leurs défauts à tous deux apparaissaient en pleine lumière. Otto trouvait moins de charme à l’indépendance de Christophe. Christophe était, en promenade, un compagnon gênant. Il n’avait aucun souci du savoir-vivre. Il se mettait à l’aise, enlevait sa veste, ouvrait son gilet, entre-bâillait son col, relevait ses poignets de chemise, plantait son chapeau sur le bout de son bâton, et se dilatait à l’air. Il remuait les bras en marchant, il sifflait, il chantait à tue-tête ; il était rouge, suant et poudreux ; il avait l’air d’un paysan, qui revient de la foire. L’aristocratique Otto était mortifié d’être rencontré en sa compagnie. Quand il apercevait une voiture sur la route, il s’arrangeait de façon à rester de dix pas en arrière, et il feignait de se promener seul.

 

Christophe n’était pas moins embarrassant, lorsque, à l’auberge, ou dans le wagon, au retour, il se mettait à parler. Il causait bruyamment, disait tout ce qui lui passait par la tête, traitait Otto avec une familiarité révoltante ; il exprimait les opinions les plus dénuées de bienveillance sur le compte de personnages connus de tous, ou même sur le physique de gens assis à quelque distance ; ou bien, il entrait dans des détails intimes sur sa santé et sa vie domestique. Otto avait beau rouler les yeux et faire des signes effarés : Christophe n’avait pas l’air de s’en apercevoir et ne se gênait pas plus que s’il avait été seul. Otto surprenait des sourires sur les visages de ses voisins : il eût voulu rentrer sous terre. Il trouvait Christophe grossier : il ne comprenait pas comment il avait pu être séduit par lui.

 

Le plus grave était que Christophe continuait d’en user avec la même désinvolture à l’égard de toutes les haies, barrières, clôtures, murailles, défenses de passer, menaces d’amende, Verbote de toute sorte, – de tout ce qui prétendait limiter sa liberté et garantir contre elle la sainte propriété. Otto vivait dans une peur de tous les instants, et ses observations ne servaient à rien : Christophe faisait pis, par bravade.

 

Un jour que Christophe, avec Otto sur les talons, se promenait comme chez lui au travers d’un bois particulier, en dépit, ou à cause des murs crénelés de tessons de bouteilles, qu’il leur avait fallu franchir, ils se trouvèrent nez à nez avec un garde, qui les accabla d’injures, et après les avoir tenus quelque temps sous la menace d’un procès-verbal, les mit dehors de la façon la plus ignominieuse. Otto ne brilla point dans cette épreuve : il se croyait déjà en prison, il larmoyait, protestant niaisement qu’il était entré par mégarde et qu’il avait suivi Christophe sans savoir où il allait. Quand il se vit sauvé, au lieu de se réjouir, il fit d’aigres reproches à son compagnon ; il se plaignit que Christophe le compromît. L’autre l’écrasa du regard, et l’appela : « Capon ! » Ils échangèrent des paroles vives. Otto se fût séparé de Christophe, s’il avait su comment revenir seul : il fut forcé de le suivre ; mais ils affectaient d’ignorer qu’ils étaient ensemble.

 

Un orage s’amassait. Dans leur colère, ils ne le virent pas venir. La campagne brûlante bruissait de cris d’insectes. Tout à coup, tout se tut. Ils ne s’aperçurent du silence qu’après quelques minutes : leurs oreilles bourdonnaient. Ils levèrent les yeux ; le ciel était sinistre ; d’énormes nuages lourds et livides l’avaient rempli ; ils arrivaient de tous côtés, comme un galop de cavalerie. Ils semblaient tous courir vers un point invisible, aspirés par un gouffre. Otto, angoissé, n’osait dire ses craintes à Christophe ; et celui-ci prenait un malin plaisir à ne vouloir rien remarquer. Ils se rapprochèrent pourtant sans se parler. Ils étaient seuls dans la plaine. Pas un souffle d’air. À peine un frisson de fièvre, qui faisait frémir par moments les petites feuilles des arbres. Soudain, un tourbillon de vent souleva la poussière, tordit les arbres, les fouetta furieusement. Et le silence retomba, plus sinistre qu’avant. Otto, d’une voix tremblante, se décida à parler :

 

– C’est l’orage. Il faut rentrer.

 

Christophe dit :

 

– Rentrons.

 

Mais il était trop tard. Une lumière aveuglante et brutale jaillit, le ciel mugit, la voûte des nuages gronda. En un instant, ils furent enveloppés par l’ouragan, affolés par les éclairs, assourdis par le tonnerre, trempés des pieds à la tête. Ils se trouvaient en rase campagne, à plus d’une demi-heure de toute habitation. Dans le tourbillon d’eau, dans la lumière morte, rougeoyaient les lueurs énormes de la foudre. Ils avaient envie de courir ; mais leurs vêtements collés par la pluie les empêchaient de marcher, leurs souliers clapotaient, l’eau ruisselait sur tour leur corps. Ils respiraient avec peine. Otto claquait des dents, et il était fou de colère ; il disait des choses blessantes à Christophe ; il voulait s’arrêter, il prétendait qu’il était dangereux de marcher, il menaçait de s’asseoir dans le chemin, de se coucher par terre, au milieu des champs labourés. Christophe ne répondait pas ; il continuait sa marche, aveuglé par le vent, la pluie et les éclairs, ahuri par le bruit, un peu inquiet aussi, mais se gardant de l’avouer.

 

Et soudain, ce fut fini. L’orage était passé, comme il était venu. Mais ils étaient tous deux en un piteux état. À la vérité, Christophe était si débraillé, à l’ordinaire, qu’un peu plus de désordre ne le changeait guère. Mais Otto, si soigné, si soigneux de sa mise, faisait triste figure ; il semblait sortir tout habillé du bain ; et quand Christophe se retourna vers lui, il ne put, en le voyant, réprimer un éclat de rire. Otto était dans un tel affaissement qu’il n’eut même pas la force de se fâcher. Christophe en eut pitié, il lui parla gaiement. Otto lui répondit d’un coup d’œil furieux. Christophe le fit entrer dans une ferme. Ils se séchèrent devant un grand feu et burent du vin chaud. Christophe trouvait l’aventure plaisante. Mais elle n’était pas du goût de Otto, qui garda un morne silence pendant le reste de la promenade. Ils revinrent en boudant et ne se tendirent pas la main, au moment de se quitter.

 

À la suite de cette équipée, ils ne se virent plus, d’une semaine. Ils se jugeaient sévèrement l’un l’autre. Mais après s’être punis eux-mêmes, en se privant d’un de leurs dimanches de promenade, ils s’ennuyèrent tellement que leur rancune tomba. Christophe fit les premières avances, selon son habitude. Otto daigna les accepter ; et ils firent la paix.

 

Malgré leurs désaccords, il leur était impossible de se passer l’un de l’autre. Ils avaient bien des défauts, ils étaient égoïstes tous les deux. Mais cet égoïsme était naïf, il ne connaissait pas les calculs de l’âge mûr, qui le rendent repoussant, il ne se connaissait pas lui-même : il était presque aimable, et il ne les empêchait pas de s’aimer sincèrement. Ils avaient un tel besoin d’amour et de sacrifice ! Le petit Otto pleurait sur son oreiller, en se racontant des histoires de dévouement romanesque, dont il était le héros ; il inventait des aventures pathétiques, où il était fort, vaillant, intrépide, et protégeait Christophe, qu’il s’imaginait adorer. Christophe ne voyait, n’entendait rien de beau ou de curieux, sans qu’il pensât : « Si Otto était là ! » Il mêlait l’image de son ami à sa vie tout entière ; et cette image se transfigurait, prenait une telle douceur qu’en dépit de ce qu’il savait de lui, il en était comme enivré. Certains mots de Otto, qu’il se rappelait longtemps après et qu’il embellissait, le faisaient tressaillir d’émotion. Ils s’imitaient mutuellement. Otto singeait les manières, les gestes, l’écriture de Christophe. Christophe était irrité de cette ombre qui répétait chaque mot qu’il avait dit et lui resservait ses propres pensées, comme des pensées neuves. Mais il ne s’apercevait pas qu’il contrefaisait lui-même Otto, il copiait sa façon de s’habiller, de marcher, de prononcer certains mots. C’était une fascination. Ils étaient pénétrés l’un de l’autre, ils avaient le cœur inondé de tendresse. Elle débordait de toutes parts comme une source. Chacun s’imaginait que son ami en était la cause. Ils ne savaient pas que c’était l’éveil de leur adolescence.

 

*

 

Christophe, qui ne se défiait de personne, laissait traîner ses papiers. Cependant une pudeur instinctive lui faisait serrer les brouillons de lettres qu’il griffonnait à Otto, et les réponses de celui-ci. Il ne les enfermait pas sous clef ; il les mettait entre les feuilles d’un de ses cahiers de musique, où il se croyait sûr qu’on n’irait pas les chercher. Il comptait sans la malice de ses frères.

 

Il les voyait depuis quelque temps rire et chuchoter en le regardant : ils se récitaient à l’oreille des fragments de discours, qui les jetaient dans des convulsions de gaieté. Christophe ne parvenait pas à entendre leurs paroles ; et d’ailleurs, suivant la tactique dont il usait à leur égard, il feignait une parfaite indifférence pour tout ce qu’ils pouvaient dire ou faire. Quelques mots éveillèrent son attention : il crut les reconnaître. Bientôt il n’eut plus de doute que ses frères n’eussent lu ses lettres. Mais quand il apostropha Ernst et Rodolphe, qui s’appelaient : « ma chère âme », avec un sérieux bouffon, il ne put rien en tirer. Les gamins firent semblant de ne pas comprendre, et dirent qu’ils avaient bien le droit de s’appeler comme ils voulaient. Christophe, qui avait retrouvé toutes ses lettres à leur place, n’insista pas davantage.

 

Peu après, il prit Ernst en flagrant délit de vol : le petit drôle fouillait dans le tiroir de la commode où Louisa renfermait l’argent. Christophe le secoua rudement, et il profita de l’occasion pour lui dire tout ce qu’il avait sur le cœur ; il énumérait, en termes qui manquaient de courtoisie, les méfaits de Ernst, dont la liste n’était pas courte. Ernst prit mal la semonce ; il répliqua avec arrogance que Christophe n’avait rien à lui reprocher ; et il laissa entendre sur l’amitié de son frère avec Otto des choses équivoques. Christophe ne comprit pas ; mais quand il entendit qu’on mêlait Otto à leur querelle, il somma Ernst de s’expliquer. Le petit ricanait ; puis, lorsqu’il vit Christophe blêmir de colère, il eut peur et ne voulut plus parler. Christophe comprit qu’il n’en tirerait rien ainsi ; il s’assit, en haussant les épaules, et affecta un mépris profond. Ernst, piqué, reprit son effronterie ; il s’appliqua à blesser son frère, il lui dit une kyrielle de choses plus viles les unes que les autres. Christophe se tenait à quatre pour ne pas éclater. Quand il finit par comprendre, il vit rouge : il bondit de sa chaise. Ernst n’eut pas le temps de crier. Christophe s’était jeté sur lui, avait roulé avec lui au milieu de la chambre, et lui frappait la tête contre les carreaux. Aux cris effrayants de la victime, Louisa, Melchior, toute la maison accourut. On dégagea Ernst en fort mauvais état. Christophe ne voulait pas lâcher prise : il fallut le rouer de coups. On l’appela brute ; et il en avait bien l’air. Les yeux lui sortaient de la tête, il grinçait des dents, il ne pensait qu’à se jeter de nouveau sur Ernst ; quand on lui demandait ce qui s’était passé, sa fureur redoublait, et il criait qu’il le tuerait. Ernst se refusait aussi à parler.

 

Christophe ne put ni manger, ni dormir. Il tremblait et pleurait dans son lit. Ce n’était pas seulement pour Otto qu’il souffrait. Une révolution se faisait en lui. Ernst ne se doutait guère du mal qu’il avait pu causer à son frère. Christophe était d’une intransigeance de cœur toute puritaine, qui ne pouvait admettre les souillures de la vie, et les découvrait peu à peu avec horreur. À quinze ans, avec une vie libre et de forts instincts, il était resté étrangement naïf. Sa pureté naturelle et son travail sans trêve l’avaient tenu à l’abri. Les paroles de son frère lui ouvrirent des abîmes. Jamais il n’eût imaginé de lui-même ces infamies ; et maintenant que l’idée en était entrée en lui, toute sa joie d’aimer et d’être aimé était gâtée. Non seulement son amitié pour Otto, mais toute amitié était empoisonnée.

 

Ce fut bien pis, quand quelques allusions sarcastiques lui firent croire, à tort peut-être, qu’il était en butte à la curiosité malsaine de la petite ville, et surtout quand Melchior, à quelque temps de là, lui fit des observations au sujet de ses promenades avec Otto. Melchior, probablement, n’y voyait pas malice ; mais Christophe, averti, lisait le soupçon dans toutes les paroles ; et il se croyait presque coupable. Otto, au même moment, passait par une crise analogue.

 

Ils essayèrent encore de se voir en cachette. Mais il fut impossible de retrouver l’abandon des entretiens passés. La franchise de leurs relations était altérée. Ces deux enfants, qui s’aimaient d’une tendresse si craintive qu’ils n’avaient jamais osé se donner un baiser fraternel, et qui n’imaginaient pas de plus grand bonheur que de se voir et de partager leurs rêves, se sentaient salis par le soupçon des cœurs malhonnêtes. Ils en arrivaient à voir le mal dans leurs actes les plus innocents : un regard, un serrement de main ; ils rougissaient, ils avaient de mauvaises pensées. Leurs rapports devenaient intolérables.

 

Sans se donner le mot, ils se virent moins souvent. Ils essayèrent de s’écrire ; mais ils surveillaient toutes leurs expressions. Leurs lettres devinrent froides et insipides. Ils se découragèrent. Christophe prétexta son travail, Otto ses occupations, pour cesser leur correspondance. Bientôt après, Otto partit pour l’Université ; et l’amitié qui avait illuminé quelques mois de leur vie, s’obscurcit tout à fait.

 

Aussi bien, un nouvel amour, dont celui-ci n’était qu’un avant-coureur, s’emparait du cœur de Christophe, et y faisait pâlir toute autre lumière.

 

III.

Minna
.

 

Quatre ou cinq mois avant ces événements, madame Josepha von Kerich, veuve depuis peu du conseiller d’État, Stephan von Kerich, avait quitté Berlin, où les fonctions de son mari les retenaient jusqu’alors, pour venir s’installer avec sa fillette dans la petite ville rhénane, son pays d’origine. Elle avait là une vieille maison de famille, avec un grand jardin, presque un parc, qui descendait le long de la colline, jusqu’au fleuve, non loin de la maison de Christophe. De sa mansarde, Christophe voyait les branches lourdes des arbres qui pendaient hors des murs, et le haut faîte du toit rouge aux tuiles moussues. Une petite ruelle en pente, où l’on ne passait guère, longeait le parc, à droite ; on pouvait de là, en grimpant sur une borne, regarder par-dessus le mur : Christophe ne s’en faisait pas faute. Il voyait alors les allées envahies par l’herbe, les pelouses semblables à des prairies sauvages, les arbres se mêlant et luttant en désordre, et la façade blanche, aux volets obstinément clos. Une ou deux fois par an, un jardinier venait faire une ronde et aérer la maison. La nature reprenait ensuite possession du jardin, et tout rentrait dans le silence.

 

Ce silence impressionnait Christophe. Il se hissait en cachette à son observatoire ; à mesure qu’il devenait plus grand, ses yeux, puis son nez, puis sa bouche, arrivaient au niveau de la crête du mur ; maintenant, il pouvait passer les bras par-dessus, en se haussant sur la pointe des pieds ; et, malgré l’incommodité de cette position, il restait, le menton appuyé sur le mur, regardant, écoutant, tandis que le soir épanchait sur les pelouses ses douces ondes dorées, qui s’allumaient de reflets bleuâtres, à l’ombre des sapins. Il s’oubliait là, jusqu’à ce qu’il entendît dans la rue des pas qui venaient. La nuit, flottaient autour du jardin des parfums : de lilas au printemps, d’acacias en été, de feuilles mortes en automne. Quand Christophe revenait, le soir, du château, si fatigué qu’il fût, il s’arrêtait près de sa porte, à boire leur souffle délicieux ; et il avait peine à rentrer dans sa chambre puante. Il avait aussi joué, – du temps où il jouait, – sur la petite place aux pavés garnis d’herbe, devant la grille d’entrée de la maison Kerich. À droite et à gauche de la porte, s’élevaient deux marronniers centenaires ; grand-père venait s’asseoir à leur pied, en fumant sa pipe, et les fruits servaient aux enfants de projectiles et de jouets.

 

Un matin, en passant dans la ruelle, il grimpa sur la borne, par habitude. Il regardait distraitement. Il allait redescendre, quand il eut la sensation de quelque chose d’anormal. Il tourna les yeux vers la maison ; les fenêtres étaient ouvertes ; le soleil se ruait à l’intérieur ; bien qu’on ne vît personne, la vieille demeure semblait réveillée de son sommeil de quinze ans et riait. Christophe revint, troublé.

 

À table, son père parla de ce qui alimentait les entretiens du quartier : l’arrivée de madame de Kerich et de sa fille, avec une quantité incroyable de bagages. La place aux marronniers était remplie de badauds qui venaient assister au déballage des voitures. Christophe, très intrigué par cette nouvelle, qui, dans l’horizon borné de sa vie, était un événement important, retourna au travail, cherchant d’après les récits de son père, hyperboliques comme à l’ordinaire, à imaginer les hôtes de la maison enchantée. Puis sa tâche le reprit, et il avait oublié, quand, près de rentrer chez lui, le soir, tout lui revint à l’esprit ; et une curiosité le poussa à monter à son poste d’observation, pour épier ce qui se passait à l’intérieur des murs. Il ne vit rien que les calmes allées, où les arbres immobiles semblaient dormir dans les derniers rayons de soleil. Au bout de quelques minutes, il avait perdu le souvenir de l’objet de sa curiosité, et il s’abandonnait à la douceur du silence. Cette place baroque, – debout en équilibre instable sur le faîte de la borne, – était un lieu d’élection pour ses rêves. Au sortir de la ruelle laide, étouffée dans l’ombre, les jardins ensoleillés avaient un rayonnement magique. Son esprit s’en allait à la dérive dans ces espaces harmonieux, et des musiques chantaient ; il s’endormait en elles…

 

Il rêvait ainsi, les yeux, la bouche ouverts, et il n’aurait pu dire depuis quand il rêvait : car il ne voyait rien. Soudain, il eut un saisissement. Devant lui, au détour d’une allée, debout, le regardaient deux figures féminines. L’une, – une jeune dame en noir, aux traits fins, incorrects, aux cheveux blond cendré, grande, élégante, un laisser-aller nonchalant dans la pose de la tête, l’observait avec des yeux bienveillants et railleurs. L’autre, – une fillette de quinze ans, également en grand deuil, faisait la mine d’une enfant prise d’un accès de fou rire ; un peu en arrière de sa mère, qui, sans la regarder, lui faisait signe de se taire, elle se cachait la bouche dans ses mains, comme si elle avait toutes les peines du monde à s’empêcher d’éclater. C’était une fraîche figure, blanche, rose et blonde ; elle avait un petit nez un peu gros, une petite bouche un peu grosse, un petit menton grassouillet, de fins sourcils, des yeux clairs, et une profusion de cheveux blonds qui, tressés en nattes, s’enroulaient en couronne autour de sa tête, découvrant la nuque ronde et le front lisse et blanc : – une petite figure de Cranach.

 

Christophe fut pétrifié par cette apparition. Au lieu de se sauver, il resta cloué sur place. Ce ne fut que quand il vit la jeune dame faire quelques pas vers lui, avec son aimable sourire moqueur, qu’il s’arracha à son immobilité, et sauta – dégringola – de la borne, entraînant avec lui des plâtras du mur. Il entendait une voix bienveillante, qui l’appelait familièrement : « Petit ! » et un éclat de rire enfantin, clair, liquide comme une voix d’oiseau. Il se retrouva dans la ruelle, sur les genoux et les mains ; et, après une seconde d’ahurissement, il détala à toutes jambes, comme s’il avait peur qu’on le poursuivît. Il était honteux ; cette honte le reprenait par accès, dans sa chambre, tout seul. Depuis, il n’osa plus passer par la ruelle, dans la crainte baroque qu’on ne fût embusqué pour l’attendre. Quand il était forcé de s’aventurer près de la maison, il rasait les murs, baissait la tête, et courait presque, sans se retourner. En même temps, il ne cessait de penser aux deux aimables figures ; il montait au grenier, enlevant ses chaussures pour qu’on ne l’entendît pas ; et il s’ingéniait à regarder par la lucarne, du côté de la maison et du parc des Kerich, bien qu’il sût parfaitement qu’il était impossible de voir autre chose que le dôme des arbres et les cheminées du faîte.

 

Un mois après, il jouait dans un des concerts hebdomadaires du Hofmusikverein un concerto de sa composition pour piano et orchestre. Il était arrivé au milieu de la dernière partie du morceau, quand il vit par hasard, dans la loge en face de lui, madame de Kerich et sa fille qui le regardaient. Il s’y attendait si peu qu’il en fut étourdi et qu’il faillit manquer sa réponse à l’orchestre. Il continua de jouer d’une façon mécanique, jusqu’à la fin du concerto. Lorsque ce fut fini, il vit, bien qu’il évitât de regarder de leur côté, que madame et mademoiselle de Kerich applaudissaient avec une légère exagération, comme si elles avaient voulu qu’il les vît applaudir. Il se hâta de quitter la scène. Au moment de sortir du théâtre, il aperçut madame de Kerich qui semblait le guetter au passage. Il était impossible qu’il ne la vît pas : il feignit pourtant de ne pas la voir ; et, rebroussant chemin, il sortit précipitamment par la porte de service du théâtre. Ensuite, il se le reprocha ; car il se rendait bien compte que madame de Kerich ne lui voulait aucun mal. Mais il savait que, si c’était à recommencer, il recommencerait. Il avait la frayeur de la rencontrer dans la rue. Quand il apercevait au loin une forme qui lui ressemblait, il prenait un autre chemin.

 

*

 

Ce fut elle qui vint à lui.

 

Un matin qu’il rentrait pour dîner, Louisa, toute fière, lui raconta qu’un laquais en livrée était venu déposer une lettre à son adresse ; et elle lui remit une grande enveloppe bordée de noir, dont l’envers portait gravées les armes des Kerich. Christophe l’ouvrit, tremblant de lire – précisément ce qu’il lut :

 

« Madame Josepha von Kerich invitait monsieur le Hofmusicus Christophe Krafft à venir prendre le thé chez elle, aujourd’hui à cinq heures et demie. »

 

– Je n’irai pas, déclara Christophe.

 

– Comment ! s’exclama Louisa. J’ai dit que tu irais.

 

Christophe fit une scène à sa mère, il lui reprocha de se mêler de ce qui ne la regardait pas.

 

– Le domestique attendait la réponse. J’ai dit que tu étais justement libre aujourd’hui. Tu n’as rien, à cette heure.

 

Christophe eut beau s’irriter, jurer qu’il n’irait pas, il ne pouvait plus se dérober. Quand vint l’heure de l’invitation, il se prépara en rechignant ; secrètement, il n’était pas fâché que le hasard fît violence à sa mauvaise volonté.

 

Madame de Kerich n’avait pas eu de peine à reconnaître dans le pianiste du concert le petit sauvage, dont la tête ébouriffée lui était apparue au-dessus du mur de son jardin. Elle avait pris des informations sur lui dans le voisinage ; et ce qu’elle avait appris de la vie difficile et courageuse de l’enfant lui avait inspiré de l’intérêt pour lui et la curiosité de lui parler.

 

Christophe, guindé dans une absurde redingote, qui lui donnait l’air d’un pasteur de campagne, arriva à la maison, malade de timidité. Il cherchait à se persuader que mesdames de Kerich n’avaient pas eu le temps de remarquer ses traits, le premier jour qu’elles l’avaient vu. Par un long corridor, dont le tapis étouffait le bruit des pas, un domestique l’introduisit dans une chambre, dont une porte vitrée donnait sur le jardin. Il faisait, ce jour-là, une petite pluie froide ; un bon feu brûlait dans la cheminée. Près de la fenêtre, à travers laquelle on entrevoyait les silhouettes mouillées des arbres dans la brume, les deux femmes étaient assises, tenant sur leurs genoux, madame de Kerich un ouvrage, et sa fille un livre, dont elle faisait la lecture, lorsque Christophe entra. Elles échangèrent, en le voyant, un coup d’œil malicieux.

 

– Elles me reconnaissent, pensa Christophe, tout penaud.

 

Il s’épuisait à faire de gauches révérences.

 

Madame de Kerich sourit gaiement, et lui tendit la main :

 

– Bonjour, mon cher voisin, dit-elle. Je suis contente de vous voir. Depuis que je vous ai entendu au concert, je voulais vous dire le plaisir que vous nous aviez fait. Et comme le seul moyen de vous le dire était de vous faire venir, j’espère que vous me pardonnerez de l’avoir employé.

 

Il y avait dans ces paroles aimables et banales tant de cordialité, malgré une pointe cachée d’ironie, que Christophe se sentit rassuré.

 

– Elles ne me reconnaissent pas, pensa-t-il, soulagé.

 

Madame de Kerich désigna sa fille, qui avait fermé son livre et observait curieusement Christophe.

 

– Ma fille Minna, dit-elle, qui désirait beaucoup vous voir.

 

– Mais, maman, dit Minna, ce n’est pas la première fois que nous nous voyons.

 

Et elle éclata de rire.

 

– Elles m’ont reconnu, pensa Christophe, atterré.

 

– C’est vrai, dit madame de Kerich en riant aussi, vous nous avez fait visite, le jour de notre arrivée.

 

À ces mots, la fillette rit de plus belle, et Christophe prit un air si piteux que, quand Minna jetait les yeux sur lui, son rire redoublait. C’était un rire fou : elle en pleurait. Madame de Kerich, qui voulait l’arrêter, ne pouvait s’empêcher de rire aussi ; et Christophe, malgré sa gêne, fut gagné par la contagion. Leur bonne humeur était irrésistible : impossible de s’en formaliser. Mais Christophe perdit tout à fait contenance, lorsque Minna, reprenant haleine, lui demanda ce qu’il pouvait bien faire sur leur mur. Elle s’amusait de son trouble, et il balbutiait, éperdu. Madame de Kerich vint à son secours et détourna l’entretien, en faisant servir le thé.

 

Elle le questionna amicalement sur sa vie. Mais il ne se rassurait pas. Il ne savait comment s’asseoir, il ne savait comment tenir sa tasse, qui menaçait de chavirer ; il se croyait obligé, à chaque fois qu’on lui offrait de l’eau, du lait, du sucre, ou des gâteaux, de se lever précipitamment et de remercier avec des révérences, raide, serré dans sa redingote, son col et sa cravate, comme dans une carapace, n’osant pas, ne pouvant pas tourner la tête, ni à droite, ni à gauche, ahuri par la multiplicité des questions de madame de Kerich et par l’exubérance de ses façons, glacé par les regards de Minna qu’il sentait attachés à ses traits, à ses mains, à ses mouvements, à son habillement. Elles le troublaient encore plus, en voulant le mettre à l’aise, – madame de Kerich, par son flot de paroles, – Minna, par les œillades coquettes qu’elle lui faisait, pour s’amuser.

 

Enfin, elles renoncèrent à tirer de lui autre chose que des salutations et des monosyllabes ; et madame de Kerich, qui faisait à elle seule tous les frais de la conversation, lui demanda, lassée, de se mettre au piano. Bien plus intimidé que par un public de concert, il joua un adagio de Mozart. Mais sa timidité même, le trouble que son cœur commençait d’éprouver auprès de ces deux femmes, l’émotion ingénue qui gonflait sa poitrine, et le rendait heureux et malheureux ensemble, s’accordaient avec la tendresse et la pudeur juvénile de ces pages, et leur prêtaient un charme de printemps. Madame de Kerich en fut touchée ; elle le dit avec l’exagération louangeuse, habituelle aux gens du monde ; elle n’en était pas moins sincère, et l’excès même de l’éloge était doux, venant d’une aimable bouche. La maligne Minna se taisait, elle regardait avec étonnement ce garçon si stupide quand il parlait, et dont les doigts étaient si éloquents. Christophe sentait leur sympathie, et il s’enhardissait. Il continua de jouer ; puis, se retournant à demi vers Minna, avec un sourire gêné, et sans lever les yeux :

 

– Voilà ce que je faisais sur le mur, dit-il timidement.

 

Il joua une petite œuvre, où il avait en effet développé les idées musicales qui lui étaient venues à sa place favorite, en regardant le jardin, non pas, à vrai dire, le soir où il avait vu Minna et madame de Kerich, – (il cherchait à se le persuader, pour quelles obscures raisons ?) – mais bien des soirs avant ; et l’on pouvait retrouver dans le balancement tranquille de cet andante con moto les impressions sereines des chants d’oiseaux et de l’endormement majestueux des grands arbres dans la paix du soleil couchant.

 

Ses deux auditrices l’écoutaient avec ravissement. Quand il eut fini, madame de Kerich se leva, lui prit les mains avec sa vivacité habituelle, et le remercia avec effusion. Minna battit des mains, cria que c’était « admirable », et que, pour qu’il composât encore d’autres œuvres aussi « sublimes » que celle-là, elle lui ferait mettre une échelle contre le mur, afin qu’il pût travailler tout à son aise. Madame de Kerich dit à Christophe de ne pas écouter cette folle de Minna ; elle le pria, puisqu’il aimait son jardin, d’y venir aussi souvent qu’il voudrait ; et elle ajouta qu’il n’aurait même pas besoin de venir les saluer, si cela l’ennuyait.

 

– Vous n’avez pas besoin de venir nous saluer, trouva bon de répéter Minna. Seulement, si vous ne venez pas, gare à vous !

 

Elle agitait le doigt, d’un petit air menaçant.

 

Minna n’avait nullement un désir impérieux que Christophe lui fît visite, ni même qu’il s’astreignît envers elle aux règles de la politesse ; mais il lui plaisait de produire un petit effet, que son instinct lui faisait juger charmant.

 

Christophe rougit de plaisir. Madame de Kerich acheva de le gagner par le tact avec lequel elle lui parla de sa mère et de son grand-père, qu’elle avait autrefois connu. L’affectueuse cordialité des deux femmes le pénétrait ; il s’exagérait cette bonté facile, cette bonne grâce mondaine, par le désir qu’il avait de la croire profonde. Il se mit à raconter ses projets, ses misères, avec une naïve confiance. Il ne s’apercevait plus de l’heure qui passait, et il eut un sursaut d’étonnement, lorsqu’un domestique vint annoncer le dîner. Mais sa confusion se changea en bonheur, quand madame de Kerich lui dit de rester dîner avec elles, comme de bons amis qu’on allait être, qu’on était déjà. On lui mit son couvert entre la mère et la fille ; et il donna une idée moins avantageuse de ses talents à table qu’au piano. Cette partie de son éducation avait été fort négligée ; il était disposé à croire qu’à table, manger et boire étaient l’essentiel, que la façon n’importait guère. Aussi, la proprette Minna le regardait avec une moue scandalisée.

 

On comptait qu’aussitôt après le souper, il s’en irait. Mais il les suivit dans le petit salon, il s’assit avec elles, il ne songeait pas à partir. Minna étouffait des bâillements et faisait des signes à sa mère. Il ne s’en apercevait pas, parce qu’il était grisé de son bonheur et qu’il pensait que les autres étaient comme lui, – parce que Minna, en le regardant, continuait de jouer des prunelles, par habitude, – et enfin, parce qu’une fois assis, il ne savait plus comment se lever et prendre congé. Il serait resté toute la nuit, si madame de Kerich ne l’eût congédié, avec un aimable sans-façon.

 

Il partit, emportant en lui la lumière caressante des yeux bruns de madame de Kerich, des yeux bleus de Minna ; il sentait sur sa main le fin contact des doigts délicats et doux comme des fleurs ; et une subtile odeur, qu’il n’avait jamais encore respirée, l’enveloppait, l’étourdissait, le faisait défaillir.

 

*

 

Il revint deux jours après, comme ils en étaient convenus, pour donner une leçon de piano à Minna. À partir de ce moment, il venait régulièrement sous ce prétexte, deux fois par semaine, le matin ; et, bien souvent, il retournait le soir, pour faire de la musique et pour causer.

 

Madame de Kerich le voyait volontiers. C’était une femme intelligente et bonne. Elle avait trente-cinq ans, lorsqu’elle avait perdu son mari ; et bien que jeune de corps et de cœur, elle s’était retirée sans regret du monde, où elle était fort lancée. Peut-être s’en séparait-elle d’autant plus facilement qu’elle s’y était beaucoup amusée et jugeait sainement qu’on ne peut à la fois avoir eu et avoir. Elle s’était attachée à la mémoire de monsieur de Kerich, non qu’elle eût eu pour lui, à aucun moment de son union, rien qui ressemblât à de l’amour : il lui suffisait d’une bonne amitié ; elle avait des sens tranquilles et un esprit affectueux.

 

Elle s’était consacrée à l’éducation de sa fille ; mais la même modération, qu’elle portait dans l’amour, atténuait ce que la maternité a souvent d’exalté et de maladif, quand l’enfant est le seul être sur qui la femme puisse reporter ses jalouses exigences d’aimer et d’être aimée. Elle chérissait Minna, mais la jugeait avec clarté, et ne se dissimulait aucune de ses imperfections, pas plus qu’elle ne cherchait à se faire illusion sur elle-même. Spirituelle, sensée, elle avait un regard infaillible pour découvrir du premier coup d’œil le faible et le ridicule de chacun ; elle y trouvait plaisir, sans l’ombre de méchanceté ; car elle était aussi indulgente que railleuse, et, tout en s’amusant des gens, elle aimait à leur rendre service.

 

Le petit Christophe fournit à sa bonté et à son esprit critique une occasion de s’exercer. Durant les premiers temps de son séjour dans la ville, où son grand deuil la tenait à l’écart de la société, Christophe lui fut une distraction. Par son talent d’abord. Elle aimait la musique, quoique n’étant pas musicienne ; elle y trouvait un bien-être physique et moral, où sa pensée s’engourdissait paresseusement dans une agréable mélancolie. Assise auprès du feu, – tandis que Christophe jouait, – un ouvrage dans les mains, et souriant vaguement, elle goûtait une jouissance muette au va-et-vient machinal de ses doigts, et aux mouvements incertains de sa rêverie, flottant parmi les images tristes ou douces du passé.

 

Mais plus encore qu’à la musique, elle s’intéressait au musicien. Elle était assez intelligente pour sentir les rares dons de Christophe, bien qu’elle ne fût pas capable de discerner son originalité véritable. Elle se plaisait curieusement à surveiller l’éveil de cette flamme mystérieuse, qu’elle voyait poindre en lui. Elle avait vite apprécié ses qualités morales, sa droiture, son courage, cette sorte de stoïcisme, si touchant chez un enfant. Elle ne l’en regardait pas moins avec la perspicacité ordinaire de ses yeux fins et moqueurs. Elle s’amusait de sa gaucherie, de sa laideur, de ses petits ridicules ; elle ne le prenait pas tout à fait au sérieux (elle ne prenait pas grand’chose au sérieux). Les saillies bouffonnes, les violences, l’humeur fantasque de Christophe, lui faisaient croire d’ailleurs qu’il n’était pas très bien équilibré ; elle voyait en lui un de ces Krafft, qui étaient de braves gens et de bons musiciens, mais tous un peu toqués.

 

Cette légère ironie échappait à Christophe ; il ne sentait que la bonté de madame de Kerich. Il était si peu habitué à ce qu’on fût bon pour lui ! Bien que ses fonctions au palais le missent en contact journalier avec le monde, le pauvre Christophe était resté un petit sauvage, sans instruction et sans éducation. L’égoïsme de la cour ne s’occupait de lui que pour tirer profit de son talent, sans chercher à lui servir en rien. Il venait au palais, se mettait au piano, jouait, et s’en allait, sans que jamais personne se donnât la peine de causer avec lui, si ce n’était pour lui faire quelque compliment distrait. Personne, depuis la mort du grand-père, ni à la maison, ni au dehors, n’avait eu la pensée de l’aider à s’instruire, à se conduire dans la vie, à devenir un homme. Il souffrait de son ignorance et de sa grossièreté de manières. Il suait sang et eau pour se former tout seul ; mais il n’y arrivait pas. Les livres, les entretiens, les exemples, tout lui manquait. Il eût fallu avouer sa détresse à un ami et il ne pouvait s’y décider. Même avec Otto, il n’avait pas osé, parce qu’aux premiers mots qu’il avait hasardés, Otto avait pris un ton de supériorité dédaigneuse, qui lui avait été comme une brûlure de fer rouge.

 

Et voici qu’avec madame de Kerich tout devenait aisé. D’elle-même, sans qu’il fût besoin de lui demander rien – (il en coûtait tellement à l’orgueil de Christophe !) – elle lui remontrait doucement ce qu’il ne fallait pas faire, l’avertissait de ce qu’il fallait faire, lui donnait des conseils sur la façon de s’habiller, de manger, de marcher, de parler, ne lui laissait passer aucune faute d’usage, de goût ou de langage ; et il était impossible d’en être blessé, tant sa main était légère et attentive à ménager cet amour-propre ombrageux d’enfant. Elle fit son éducation littéraire, sans avoir l’air d’y toucher : elle ne semblait pas s’étonner de ses étranges ignorances ; mais elle ne négligeait aucune occasion de relever ses erreurs, simplement, tranquillement, comme s’il était tout naturel que Christophe se fût trompé ; au lieu de l’effaroucher par des leçons pédantes, elle avait imaginé d’occuper leurs réunions du soir, en faisant lire à Minna ou à lui de belles pages d’histoire, ou des poètes allemands et étrangers. Elle le traitait en enfant de la maison, avec quelques petites nuances de familiarité protectrice, qu’il n’apercevait pas. Elle s’occupait même de ses vêtements, elle les lui renouvelait, elle lui tricotait un cache-nez de laine, elle lui faisait présent de menus objets de toilette, et avec tant de gentillesse qu’il ne se sentait pas gêné de ces soins et de ces cadeaux.

 

Bref, elle avait pour lui ces petites attentions et cette sollicitude quasi maternelle, que toute bonne femme a d’instinct pour tout enfant qui lui est confié, sans qu’il soit nécessaire qu’elle éprouve pour lui un sentiment profond. Mais Christophe croyait que cette tendresse s’adressait à lui personnellement, et il se fondait en reconnaissance ; il avait des effusions brusques et passionnées, qui semblaient un peu ridicules à madame de Kerich, mais qui ne laissaient point de lui faire plaisir.

 

Avec Minna, les rapports étaient autres. Quand Christophe l’avait revue pour sa première leçon, tout enivré encore des souvenirs de la veille et des regards caressants de la fillette, il avait été surpris de trouver une petite personne entièrement différente de celle qu’il avait vue, quelques heures auparavant. Elle le regardait à peine, n’écoutait pas ce qu’il disait ; et, lorsqu’elle levait les yeux vers lui, il y lisait une froideur si glaciale qu’il en était saisi. Il se tourmenta longtemps pour savoir en quoi il avait pu l’offenser. Il ne l’avait offensée en rien ; et les sentiments de Minna ne lui étaient ni moins, ni plus favorables, aujourd’hui qu’hier : aujourd’hui comme hier, Minna avait pour lui une parfaite indifférence. Si, la première fois, elle s’était mise en frais de sourires pour le recevoir, c’était par une coquetterie instinctive de petite fille, qui s’amuse à essayer le pouvoir de ses yeux sur le premier venu, fût-il un chien coiffé, qui s’offre à son désœuvrement. Mais, dès le lendemain, cette conquête trop facile n’avait plus aucun intérêt pour elle. Elle avait sévèrement observé Christophe ; et elle l’avait jugé un garçon laid, pauvre, mal élevé, qui jouait bien du piano, mais qui avait de vilaines mains, qui tenait sa fourchette à table d’une façon abominable, et qui coupait le poisson avec son couteau. Il lui paraissait donc fort peu intéressant. Elle voulait bien prendre des leçons de piano avec lui ; elle consentait même à s’amuser avec lui, parce qu’elle n’avait pas d’autre compagnon pour le moment, et que, malgré ses prétentions à n’être plus une enfant, il lui venait par bouffées un besoin fou de dépenser son trop-plein de gaieté, que surexcitait, comme chez sa mère, la contrainte imposée par le deuil récent. Mais elle ne se souciait pas plus de Christophe que d’un animal domestique ; s’il lui arrivait encore, dans ses jours de pire froideur, de lui faire les doux yeux, c’était par pur oubli, et parce qu’elle pensait à autre chose, – ou bien, tout simplement, pour n’en pas perdre l’habitude. Le cœur de Christophe bondissait, quand elle le regardait ainsi. Et c’est à peine si elle le voyait : elle se racontait des histoires. Cette jeune personne était à l’âge où l’on se caresse les sens avec des rêves agréables et flatteurs. Elle pensait constamment à l’amour, avec un grand intérêt et une curiosité, qui n’était innocente que par son ignorance. D’ailleurs, elle n’imaginait l’amour, en demoiselle bien élevée, que sous l’espèce du mariage. La forme de son idéal était loin d’être fixée. Tantôt elle rêvait d’épouser un lieutenant, tantôt un poète dans le genre sublime et correct, à la Schiller. Un projet démolissait l’autre ; et le dernier venu était toujours accueilli avec le même sérieux et une égale conviction. Les uns et les autres étaient tout prêts à céder le pas à une réalité avantageuse. Car il est remarquable de voir avec quelle aisance les jeunes filles romanesques oublient leurs rêves, quand une apparence moins idéale, mais plus sûre, vient se présenter à elles.

 

Au demeurant, la sentimentale Minna était tranquille et froide. En dépit de son nom aristocratique et de la fierté que lui donnait sa particule nobiliaire, elle avait une âme de petite ménagère allemande, à l’âge exquis de l’adolescence.

 

*

 

Christophe ne comprenait naturellement rien au mécanisme compliqué, – plus compliqué en apparence qu’en réalité, – du cœur féminin. Il était souvent dérouté par les façons de ses belles amies ; mais il était si heureux de les aimer qu’il leur faisait crédit de tout ce qui chez elles l’inquiétait et l’attristait un peu, afin de se persuader qu’il en était aimé autant qu’il les aimait. Un mot ou un regard affectueux le plongeait dans le ravissement. Il en était si bouleversé parfois qu’il avait des crises de larmes.

 

Assis devant la table, dans le tranquille petit salon, à quelques pas de madame de Kerich, qui cousait à la lueur de la lampe – (Minna lisait de l’autre côté de la table ; ils ne se parlaient pas : par la porte entr’ouverte du jardin, on voyait le sable de l’allée briller au clair de lune ; un murmure léger venait des cimes des arbres…) – il se sentait le cœur gonflé de bonheur. Brusquement, sans raison, il sautait de sa chaise, se jetait aux genoux de madame de Kerich, lui saisissait la main, armée ou non de l’aiguille, et la couvrait de baisers, y appuyait sa bouche, ses joues, ses yeux, en sanglotant. Minna levait les yeux de son livre, et haussait légèrement les épaules, en faisant sa petite moue. Madame de Kerich regardait en souriant le grand garçon qui se roulait à ses pieds, et elle lui caressait la tête de sa main restée libre, en disant de sa jolie voix, affectueuse et ironique :

 

– Eh bien, mon grand bêta, eh bien ! qu’est-ce qu’il y a donc ?

 

Ô la douceur de cette voix, de cette paix, de ce silence, de cette atmosphère délicate, sans cris, sans heurts, sans rudesse, de cette oasis au milieu de la rude vie, et, – lumière héroïque, dorant de ses reflets les objets et les êtres, – de ce monde enchanté qu’évoquait la lecture des divins poètes, Gœthe, Schiller, Shakespeare, torrents de force, de douleur et d’amour !…

 

Minna lisait, la tête penchée sur le livre, la figure légèrement colorée par l’animation du débit, avec sa voix fraîche, qui zézayait un peu et tâchait de prendre un ton important, quand elle parlait au nom des guerriers et des rois. Parfois, madame de Kerich prenait elle-même le livre ; elle prêtait alors aux actions tragiques la grâce spirituelle et tendre de son être ; mais, le plus souvent, elle écoutait, renversée dans son fauteuil, son éternel ouvrage sur ses genoux ; elle souriait à sa propre pensée : car c’était toujours elle qu’elle retrouvait au fond de toutes les œuvres.

 

Christophe aussi avait essayé de lire ; mais il avait dû y renoncer : il ânonnait, s’embrouillait dans les mots, sautait les ponctuations, semblait ne rien comprendre, et était si ému qu’il devait s’arrêter aux passages pathétiques, sentant venir les larmes. Alors, dépité, il jetait le livre sur la table ; et ses deux amies riaient aux éclats… Combien il les aimait ! Il emportait partout leur image avec lui, et cette image se mêlait à celles des figures de Shakespeare et de Gœthe. Il ne les distinguait presque plus les unes des autres. Telle suave parole du poète, qui éveillait jusqu’au fond de son être des frémissements passionnés, ne se séparait plus pour lui de la chère bouche qui la lui avait fait entendre pour la première fois. Vingt ans plus tard, il ne pourra relire ou voir jouer Egmont ou Roméo, sans que surgisse à certains vers le souvenir de ces calmes soirées, de ces rêves de bonheur, et les visages aimés de madame de Kerich et de Minna.

 

Il passait des heures à les regarder, le soir, quand elles lisaient, – la nuit, quand il rêvait, dans son lit, éveillé, les yeux ouverts, – le jour, quand il rêvait, au pupitre d’orchestre, ou jouant machinalement, les paupières à demi closes. Il avait pour toutes deux la plus innocente tendresse ; et, ne connaissant pas l’amour, il se croyait amoureux. Mais il ne savait pas au juste s’il l’était de la mère ou de la fille. Il s’interrogeait gravement, et ne savait laquelle choisir. Cependant, comme il lui semblait qu’il fallait se décider à tout prix, il penchait pour madame de Kerich. Et en effet il découvrit, aussitôt après avoir pris ce parti, que c’était elle qu’il aimait. Il aimait ses yeux intelligents, le sourire distrait de sa bouche entr’ouverte, son joli front d’un caractère si jeune, avec la raie de côté dans les cheveux fins et lisses, sa voix un peu voilée, avec sa petite toux, ses mains maternelles, l’élégance de ses mouvements, et son âme inconnue. Il frissonnait de bonheur quand, assise auprès de lui, elle lui expliquait avec bonté un passage d’un livre qu’il ne comprenait pas : elle appuyait sa main sur l’épaule de Christophe ; il sentait la tiédeur de ses doigts, son haleine sur sa joue, et le doux parfum de son corps ; il écoutait dans l’extase, ne pensait plus au livre, et ne comprenait rien. Elle s’en apercevait, elle lui demandait de répéter ce qu’elle avait dit : il restait muet ; elle se fâchait en riant, et lui poussait le nez dans son livre, en lui disant qu’il ne serait jamais qu’un petit âne. À quoi il répliquait que cela lui était égal, pourvu qu’il fût son petit âne, et qu’elle ne le chassât pas de chez elle. Elle feignait de faire des difficultés ; puis elle disait que, bien qu’il fût un vilain petit âne, fort stupide, elle consentait à le garder, – et peut-être même à l’aimer, – quoiqu’il ne fût bon à rien, si au moins il était bon tout court. Alors ils riaient tous deux, et il nageait dans la joie.

 

*

 

Depuis qu’il avait découvert qu’il aimait madame de Kerich, Christophe se détachait de Minna. Il commençait à être irrité de sa froideur dédaigneuse ; et comme, à force de la voir, il s’était enhardi peu à peu à reprendre avec elle sa liberté de manières, il ne lui cachait pas sa mauvaise humeur. Elle aimait à le piquer, et il répliquait vertement. Ils se disaient des choses désagréables, dont madame de Kerich ne faisait que rire. Christophe, qui n’avait pas le dessus dans cette joute de paroles, sortait parfois si exaspéré qu’il croyait détester Minna. Il se persuadait qu’il ne revenait chez elle qu’à cause de madame de Kerich.

 

Il continuait à lui enseigner le piano. Deux fois par semaine, le matin de neuf heures à dix heures, il surveillait les gammes et les exercices de la fillette. La chambre où ils se tenaient était le studio de Minna. Curieuse salle de travail, qui reflétait avec une fidélité amusante le fouillis baroque de ce petit cerveau féminin.

 

Sur la table, de minuscules statuettes de chats musiciens, – tout un orchestre, – l’un jouant du violon, l’autre du violoncelle, une petite glace de poche, des objets de toilette, et des objets pour écrire, parfaitement rangés. Sur l’étagère, des bustes microscopiques de musiciens : Beethoven renfrogné, Wagner avec son béret, et l’Apollon du Belvédère. Sur la cheminée, à côté d’une grenouille fumant une pipe de roseau, un éventail en papier, sur lequel était peint le théâtre de Bayreuth. Dans la bibliothèque à deux rayons, quelques livres : Lübke, Mommsen, Schiller, Sans famille, Jules Verne, Montaigne. Aux murs, de grandes photographies de la Vierge Sixtine et des tableaux de Herkomer : elles étaient bordées de rubans bleus et verts. Il y avait aussi une vue d’hôtel suisse, dans un cadre de chardons argentés ; et surtout, une profusion, partout, dans tous les coins de la chambre, de photographies d’officiers, de ténors, de chefs d’orchestre, d’amies, – toutes avec des dédicaces, presque toutes avec des vers, ou du moins, avec ce qu’on est convenu, en Allemagne, d’appeler des vers. Au milieu de cette pièce, sur un socle de marbre, trônait le buste de Brahms barbu ; et, au-dessus du piano, se balançaient au bout d’un fil de petits singes en peluche et des souvenirs de cotillon.

 

Minna arrivait en retard, les yeux encore gonflés de sommeil, l’air boudeur ; elle tendait à peine la main à Christophe, disait un froid bonjour, et, muette, grave et digne, allait s’asseoir au piano. Quand elle était seule, elle se plaisait à faire d’interminables gammes : car cela lui permettait de prolonger agréablement son état de demi-sommeil et les rêves qu’elle se contait. Mais Christophe l’obligeait à fixer son attention sur des exercices difficiles : aussi, pour se venger, elle s’ingéniait quelquefois à jouer le plus mal qu’elle pouvait. Elle était assez musicienne mais n’aimait pas la musique, – comme beaucoup d’Allemandes. Mais, comme beaucoup d’Allemandes, elle croyait devoir l’aimer ; et elle prenait ses leçons assez consciencieusement, à part quelques moments de malice diabolique, pour faire enrager son maître. Elle le faisait enrager bien davantage par l’indifférence glaciale avec laquelle elle s’appliquait. Le pire était quand elle imaginait qu’il était de son devoir de mettre de l’âme dans un passage d’expression : elle devenait sentimentale, et elle ne sentait rien.

 

Le petit Christophe, assis auprès d’elle, n’était pas très poli. Il ne lui faisait jamais de compliments : loin de là. Elle lui en gardait rancune, et ne laissait passer aucune de ses observations, sans réplique. Elle discutait tout ce qu’il disait ; quand elle se trompait, elle s’obstinait à soutenir qu’elle jouait ce qui était marqué. Il s’irritait, et ils continuaient à échanger des impertinences. Les yeux baissés sur les touches, elle observait Christophe et jouissait de sa fureur. Pour se désennuyer, elle inventait de petites ruses stupides, qui n’avaient d’autre objet que d’interrompre la leçon et d’agacer Christophe. Elle feignait de s’étrangler, pour se rendre intéressante ; elle avait une quinte de toux, ou bien elle avait quelque chose de très important à dire à la femme de chambre. Christophe savait que c’était de la comédie ; et Minna savait que Christophe savait que c’était de la comédie ; et elle s’en amusait : car Christophe ne pouvait lui dire ce qu’il pensait.

 

Un jour qu’elle se livrait à ce divertissement, et qu’elle toussotait languissamment, le museau caché dans son mouchoir, comme si elle était près de suffoquer, guettant du coin de l’œil Christophe exaspéré, elle eut l’idée ingénieuse de laisser tomber le mouchoir, pour forcer Christophe à le ramasser : ce qu’il fit de la plus mauvaise grâce du monde. Elle l’en récompensa d’un «Merci ! » de grande dame, qui faillit le faire éclater.

 

Elle jugea ce jeu trop bon pour ne pas le redoubler. Le lendemain, elle recommença. Christophe ne broncha pas : il bouillait de colère. Elle attendit un moment, puis dit d’un ton dépité :

 

– Voudriez-vous, je vous prie, ramasser mon mouchoir ?

 

Christophe n’y tint plus.

 

– Je ne suis pas votre domestique ! cria-t-il grossièrement. Ramassez-le vous-même !

 

Minna fut suffoquée. Elle se leva brusquement de son tabouret, qui tomba :

 

– Oh ! c’est trop fort, dit-elle, tapant rageusement sur le clavier. Elle sortit furieuse.

 

Christophe l’attendit. Elle ne revint pas. Il avait honte de son action : il sentait qu’il s’était conduit comme un petit goujat. Aussi, il était à bout, elle se moquait de lui avec trop d’effronterie ! Il craignit que Minna ne se plaignît et qu’il ne se fût aliéné pour toujours l’esprit de madame de Kerich. Il ne savait que faire ; car, s’il regrettait sa brutalité, pour rien au monde il n’eût demandé pardon.

 

Il revint à tout hasard le lendemain, quoiqu’il pensât que Minna refuserait de prendre sa leçon. Mais Minna, qui était trop fière pour se plaindre, Minna, dont la conscience n’était pas d’ailleurs à l’abri de tout reproche, reparut, après s’être fait attendre cinq minutes de plus qu’à l’ordinaire ; et elle alla s’asseoir devant le piano, droite, raide, sans tourner la tête, ni prononcer un mot, comme si Christophe n’existait pas. Elle n’en prit pas moins sa leçon et toutes les leçons suivantes, parce qu’elle savait fort bien que Christophe se connaissait en musique et qu’elle devait apprendre à jouer proprement du piano, si elle voulait être – ce qu’elle prétendait être : une demoiselle bien née, d’une éducation accomplie.

 

Mais qu’elle s’ennuyait ! Qu’ils s’ennuyaient tous deux !

 

*

 

Un matin de mars brumeux, que de petits flocons de neige voltigeaient, comme des plumes, dans l’air gris, ils étaient dans le studio. Il faisait à peine jour. Minna discutait, selon son habitude, une fausse note qu’elle avait faite, et prétendait que « c’était écrit ». Bien qu’il sût parfaitement qu’elle mentait, Christophe se pencha sur le cahier, pour voir de près le passage en question. Elle avait sa main posée sur le pupitre, elle ne la dérangea même pas. Il avait la bouche tout près de cette main. Il essayait de lire et n’y parvenait pas : il regardait autre chose, – cette chose délicate, transparente, comme des pétales de fleur. Brusquement – (il ne sut ce qui lui passait par la tête) – il appuya de toutes ses forces ses lèvres sur cette menotte.

 

Ils en furent aussi saisis l’un que l’autre. Il se rejeta en arrière, elle retira sa main, – rougissants tous les deux. Ils ne se dirent pas un mot, ils ne se regardaient pas. Après un moment de silence confus, elle se remit à jouer ; sa poitrine se soulevait légèrement, comme si elle était oppressée ; et elle faisait fausse note sur fausse note. Il ne s’en apercevait pas : il était bien plus troublé qu’elle ; ses tempes battaient, il n’entendait rien, et, pour rompre le silence, faisait d’une voix étranglée quelques observations à tort et à travers. Il pensait qu’il était définitivement perdu dans l’opinion de Minna. Il était confondu de son action, il la jugeait stupide et grossière. L’heure de la leçon écoulée, il quitta Minna sans la regarder, et il oublia même de la saluer. Elle ne lui en voulut pas. Elle ne pensait plus à trouver Christophe mal élevé ; si elle avait fait tant de fautes en jouant, c’est qu’elle ne cessait de l’observer du coin de l’œil avec une curiosité étonnée, et – pour la première fois – sympathique.

 

Quand elle fut seule, au lieu d’aller retrouver sa mère, comme les autres jours, elle s’enferma dans sa chambre et s’interrogea sur cet événement extraordinaire. Elle mordait légèrement sa lèvre dans l’effort de la réflexion. Et tout en regardant avec complaisance son gentil visage, elle revoyait la scène, rougissait et souriait. À table, elle fut animée et joyeuse. Elle refusa de sortir ensuite et resta au salon, une partie de l’après-midi ; elle avait un ouvrage à la main et n’y fit pas dix points qui ne fussent de travers ; mais que lui importait ! Dans un coin de la chambre, le dos tourné à sa mère, elle souriait ; ou, prise d’un soudain besoin de se détendre, elle bondissait dans la pièce, en chantant à tue-tête. Madame de Kerich tressautait, et l’appelait folle. Minna se jetait à son cou, en se tordant de rire, et l’embrassait à l’étrangler.

 

Le soir, rentrée dans sa chambre, elle fut longtemps avant de se coucher. Elle se regardait toujours dans sa glace, cherchait à se souvenir, et ne pensait à rien, à force d’avoir pensé tout le jour à la même chose. Elle se déshabilla lentement ; elle s’arrêtait à chaque instant, assise sur son lit, cherchant à retrouver l’image de Christophe : c’était un Christophe de fantaisie qui lui apparaissait ; et maintenant, il ne lui semblait plus si mal. Elle se coucha et éteignit la lumière. Dix minutes après, la scène du matin lui revint brusquement à l’esprit, et elle éclata de rire. Sa mère se leva doucement et ouvrit la porte, croyant que malgré sa défense elle lisait dans son lit. Elle trouva Minna tranquillement couchée, les yeux grands ouverts dans la demi-lueur de la veilleuse.

 

– Qu’y a-t-il donc, demanda-t-elle, qui te met en gaieté ?

 

– Rien du tout, répondit gravement Minna. Je pense.

 

– Tu es bien heureuse de t’amuser ainsi dans ta compagnie Mais maintenant, il faut dormir.

 

– Oui, maman, répondit la docile Minna.

 

En elle-même, elle grondait :

 

– Mais va-t’en donc ! Va-t’en donc !

 

jusqu’à ce que la porte se refermât, et qu’elle pût continuer à savourer ses rêves. Elle tomba dans un mol engourdissement. Tout près de s’endormir, elle sursauta de joie :

 

– Il m’aime… Quel bonheur ! Qu’il est gentil de m’aimer !… Comme je l’aime !

 

Elle embrassa son oreiller, et s’endormit tout à fait.

 

*

 

La première fois que les deux enfants se retrouvèrent ensemble Christophe fut surpris de l’amabilité de Minna. Elle lui dit bonjour, et lui demanda comment il allait, avec une voix très douce ; elle s’assit au piano, d’un air sage et modeste ; et elle fut un ange de docilité. Elle n’eut plus aucune de ses fantaisies de malicieuse écolière ; mais elle écoutait religieusement les observations de Christophe, reconnaissait leur justesse, poussait elle-même de petits cris effarouchés quand elle avait fait une faute, et s’appliquait à se corriger. Christophe n’y comprenait rien. En très peu de temps, elle fit des progrès étonnants. Non seulement elle jouait mieux, mais elle aimait la musique. Si peu flatteur qu’il fût, il dut lui en faire compliment. Elle rougit de contentement et l’en remercia, d’un regard humide de reconnaissance. Elle se mettait en frais de toilette pour lui ; elle avait des rubans d’une nuance exquise ; elle faisait à Christophe des sourires et des yeux langoureux, qui lui déplaisaient, qui l’irritaient, qui le remuaient jusqu’au fond de l’âme. À présent, c’était elle qui cherchait à causer ; mais ses conversations n’avaient rien d’enfantin : elle parlait gravement, et citait les poètes, d’un petit ton pédant et prétentieux. Lui, ne répondait guère ; il était mal à l’aise : cette nouvelle Minna, qu’il ne connaissait pas, l’étonnait et l’inquiétait.

 

Elle l’observait toujours. Elle attendait… Quoi ? Le savait-elle exactement ?… Elle attendait qu’il recommençât. – Il s’en fût bien gardé, convaincu qu’il avait agi comme un rustre ; il semblait même n’y plus penser du tout. Elle s’énervait ; et, un jour qu’il était tranquillement assis, à distance respectable des dangereuses petites pattes, une impatience la prit : d’un mouvement si prompt qu’elle n’eut pas le temps d’y réfléchir, elle lui colla sa menotte sur les lèvres. Il en fut ahuri, puis furieux et honteux. Il ne la baisa pas moins, et passionnément. Cette effronterie naïve l’indignait ; il était sur le point de planter là Minna.

 

Mais il ne pouvait plus. Il était pris. Un tumulte de pensées s’agitait en lui : il n’y reconnaissait rien. Comme des vapeurs qui montent d’une vallée, elles s’élevaient du fond de son cœur. Il allait en tout sens, au hasard, dans cette brume d’amour ; et quoi qu’il fît, il ne faisait que tourner en rond autour d’une obscure idée fixe, un Désir inconnu, redoutable et fascinant, comme la flamme pour l’insecte. Soudain bouillonnement des forces aveugles de la Nature…

 

*

 

Ils passèrent par une période d’attente. Ils s’observaient, se désiraient, et se craignaient tous deux. Ils étaient inquiets. Ils n’en continuaient pas moins leurs petites hostilités et leurs bouderies ; mais il n’y avait plus de familiarités entre eux : ils se taisaient. Chacun était, en silence, occupé à construire son amour.

 

L’amour a de curieux effets rétroactifs. Dès l’instant que Christophe découvrit qu’il aimait Minna, il découvrit du même coup qu’il l’avait toujours aimée. Depuis trois mois, ils se voyaient presque chaque jour, sans qu’il se fût douté de cet amour. Mais du moment qu’il l’aimait aujourd’hui, il fallait absolument qu’il l’eût aimée de toute éternité.

 

Ce fut un bien-être pour lui de découvrir enfin qui il aimait, Il y avait si longtemps qu’il aimait, sans savoir qui ! Il fut soulagé, à la façon d’un malade, qui, souffrant d’un malaise général, vague et énervant, le voit se préciser en une douleur aiguë, localisée sur un point. Rien ne brise autant que l’amour sans objet précis : il ronge et dissout les forces. Une passion qu’on connaît tend l’esprit à l’excès ; on est harassé : du moins, on sait pourquoi. Tout plutôt que le vide !

 

Bien que Minna eût donné à Christophe de bonnes raisons de croire qu’il ne lui était pas indifférent, il ne manquait pas de se tourmenter, et pensait qu’elle le dédaignait. Ils n’avaient jamais eu une idée nette l’un de l’autre ; mais jamais cette idée n’avait été plus confuse qu’aujourd’hui : c’était une suite incohérente d’imaginations baroques, qui ne parvenaient pas à s’accorder ensemble : car ils passaient d’un extrême à l’autre se prêtant tour à tour des défauts et des charmes qu’ils n’avaient pas : ceux-ci, quand ils étaient éloignés l’un de l’autre, ceux-là quand ils étaient réunis. Dans les deux cas, ils se trompaient juste autant.

 

Ils ne savaient pas ce qu’ils désiraient eux-mêmes. Pour Christophe, son amour prenait la forme de cette soif de tendresse, impérieuse, absolue, qui le brûlait depuis l’enfance, qu’il réclamait des autres, qu’il eût voulu leur imposer, de gré ou de force. Par moments, se mêlaient à ce désir despotique d’un sacrifice entier de soi et des autres, – surtout des autres, peut-être, – des bouffées de désir brutal et obscur, qui lui donnaient le vertige et qu’il ne comprenait pas. Minna, surtout curieuse, et ravie d’avoir un roman, cherchait à en tirer tout le plaisir possible d’amour-propre et de sentimentalité ; elle se dupait de tout cœur sur ce qu’elle éprouvait. Une bonne partie de leur amour était purement livresque. Ils se ressouvenaient des romans qu’ils avaient lus, et se prêtaient des sentiments qu’ils n’avaient point.

 

Mais le moment venait où ces petits mensonges, ces petits égoïsmes allaient s’évanouir devant le divin rayonnement de l’amour. Un jour, une heure, quelques secondes éternelles… Et ce fut si inattendu !…

 

*

 

Ils causaient seuls, un soir. L’ombre tombait dans le salon. Leur entretien avait pris une teinte grave. Ils parlaient de l’infini, de la vie, et de la mort. C’était un cadre plus grandiose pour leur passionnette. Minna se plaignait de sa solitude : ce qui amena naturellement la réponse de Christophe, qu’elle n’était pas si seule qu’elle disait.

 

– Non, fit-elle en secouant sa petite tête, tout cela, ce sont des mots. Chacun vit pour soi ; personne ne s’intéresse à vous, personne ne vous aime.

 

Un silence.

 

– Et moi ? dit brusquement Christophe, pâle d’émotion.

 

La porte s’ouvrit. Ils se rejetèrent en arrière. Madame de Kerich entra. Christophe se plongea dans un livre, qu’il lisait à l’envers. Minna, pliée sur son ouvrage, s’enfonçait son aiguille dans le doigt.

 

Ils ne se trouvèrent plus seuls, de toute la soirée, et ils avaient peur de l’être. Madame de Kerich s’étant levée pour chercher un objet dans la chambre voisine, Minna, peu complaisante d’ordinaire, courut le prendre à sa place ; et Christophe profita de son absence pour partir, sans lui dire bonsoir.

 

Le lendemain, ils se retrouvèrent, impatients de reprendre l’entretien interrompu. Ils n’y réussirent point. Les circonstances leur furent cependant favorables. Ils allèrent en promenade avec madame de Kerich, et ils eurent dix occasions de causer à leur aise. Mais Christophe ne pouvait parler ; et il en était si malheureux qu’il se tenait sur la route le plus loin possible de Minna. Celle-ci faisait semblant de ne pas remarquer son impolitesse ; mais elle en fut piquée, et elle le montra bien. Quand Christophe se força enfin à articuler quelques mots, elle l’écouta d’un air glacé : ce fut à peine s’il eut le courage d’aller jusqu’au bout de sa phrase. La promenade s’achevait. Le temps passait. Et il se désolait de n’avoir pas su l’employer.

 

Une semaine s’écoula. Ils crurent s’être trompés sur leurs sentiments réciproques. Ils n’étaient pas sûrs de n’avoir pas rêvé la scène de l’autre soir. Minna gardait rancune à Christophe. Christophe redoutait de la rencontrer seule. Ils étaient plus en froid que jamais.

 

Un jour vint. – Il avait plu toute la matinée et une partie de l’après-midi. Ils étaient restés enfermés dans la maison, sans se parler, à lire, bâiller, regarder par la fenêtre ; ils étaient ennuyés et maussades. Vers quatre heures, le ciel s’éclaircit. Ils coururent au jardin. Ils s’accoudèrent sur la terrasse, contemplant au-dessous d’eux les pentes de gazon qui descendaient vers le fleuve. La terre fumait, une tiède vapeur montait au soleil ; des gouttelettes de pluie étincelaient sur l’herbe ; l’odeur de la terre mouillée et le parfum des fleurs se mêlaient ; autour d’eux bruissait le vol doré des abeilles. Ils étaient côte à côte, et ne se regardaient pas ; ils ne pouvaient se décider à rompre le silence. Une abeille vint gauchement s’accrocher à une grappe de glycine, lourde de pluie, et fit basculer sur elle une cataracte d’eau. Ils rirent en même temps ; et aussitôt, ils sentirent qu’ils ne se boudaient plus, qu’ils étaient bons amis. Pourtant ils continuaient à ne pas se regarder.

 

Brusquement, sans tourner la tête, elle lui prit la main, et elle lui dit :

 

– Venez !

 

Elle l’entraîna en courant vers le petit labyrinthe boisé, aux sentiers bordés de buis, qui s’élevait au centre du bosquet. Ils escaladèrent la pente, ils glissaient sur le sol détrempé ; et les arbres mouillés secouaient sur eux leurs branches. Près d’arriver au faîte, elle s’arrêta, pour respirer.

 

– Attendez… attendez… dit-elle tout bas, tâchant de reprendre haleine.

 

Il la regarda. Elle regardait d’un autre côté : elle souriait, haletante, la bouche entr’ouverte ; sa main était crispée dans la main de Christophe. Ils sentaient leur sang battre dans leurs paumes pressées et leurs doigts qui tremblaient. Autour d’eux, le silence. Les pousses blondes des arbres frissonnaient au soleil ; une petite pluie s’égouttait des feuilles, avec un bruit argentin ; et dans le ciel passaient les cris aigus des hirondelles.

 

Elle retourna la tête vers lui : ce fut un éclair. Elle se jeta à son cou, il se jeta dans ses bras.

 

– Minna ! Minna ! chérie !…

 

– Je t’aime, Christophe ! je t’aime !

 

Ils s’assirent sur un banc de bois mouillé. Ils étaient pénétrés d’amour, un amour doux, profond, absurde. Tout le reste avait disparu. Plus d’égoïsme, plus de vanité, plus d’arrière-pensées. Toutes les ombres de l’âme étaient balayées par ce souffle d’amour. « Aimer, aimer », – disaient leurs yeux riants et humides de larmes. Cette froide et coquette petite fille, ce garçon orgueilleux, étaient dévorés du besoin de se donner, de souffrir, de mourir l’un pour l’autre. Ils ne se reconnaissaient plus, ils n’étaient plus eux-mêmes ; tout était transformé : leur cœur, leurs traits, leurs yeux rayonnaient d’une bonté et d’une tendresse touchantes. Minutes de pureté, d’abnégation, de don absolu de soi, qui ne reviendront plus dans la vie !

 

Après un balbutiement éperdu, après des promesses passionnées d’être l’un à l’autre toujours, après des baisers et des mots incohérents et ravis, ils s’aperçurent qu’il était tard, et ils revinrent en courant, se tenant par la main, au risque de tomber dans les allées étroites, se heurtant aux arbres, ne sentant rien, aveugles et ivres de joie.

 

Lorsqu’il l’eut quittée, il ne rentra pas chez lui : il n’aurait pu dormir. Il sortit de la ville et marcha à travers champs ; il se promena au hasard dans la nuit. L’air était frais, la campagne obscure et déserte. Une chouette hululait frileusement. Il allait comme un somnambule. Il monta la colline au milieu des vignes. Les petites lumières de la ville tremblaient dans la plaine, et les étoiles dans le ciel sombre. Il s’assit sur un mur du chemin, et fut pris brusquement d’une crise de larmes. Il ne savait pourquoi. Il était trop heureux ; et l’excès de sa joie était fait de tristesse et de joie ; il s’y mêlait de la reconnaissance pour son bonheur, de la pitié pour ceux qui n’étaient pas heureux, un sentiment mélancolique et doux de la fragilité des choses, l’enivrement de vivre. Il pleura avec délices, il s’endormit au milieu de ses pleurs. Quand il se réveilla, c’était l’aube incertaine. Les brouillards blancs traînaient sur le fleuve et enveloppaient la ville, où Minna dormait, écrasée de fatigue, le cœur illuminé par un rire de bonheur.

 

*

 

Dès le matin, ils réussirent à se revoir au jardin, et ils se dirent de nouveau qu’ils s’aimaient ; mais, déjà, ce n’était plus la divine inconscience de la veille. Elle jouait un peu l’amoureuse ; et lui, quoique plus sincère, tenait aussi un rôle. Ils parlèrent de ce que serait leur vie. Il regretta sa pauvreté, son humble condition. Elle affecta la générosité, et elle jouit de sa générosité. Elle se disait indifférente à l’argent. Il est vrai qu’elle l’était : car elle ne le connaissait pas, ne connaissant pas son manque. Il lui promit de devenir un grand artiste ; elle trouvait cela amusant et beau, comme un roman. Elle crut de son devoir de se conduire en véritable amoureuse. Elle lut des poésies elle fut sentimentale. Il était gagné par la contagion. Il soignait sa toilette : il était ridicule ; il surveillait sa façon de parler : il était prétentieux. Madame de Kerich le regardait en riant, et se demandait ce qui avait pu le rendre aussi stupide.

 

Mais ils avaient des minutes d’ineffable poésie. Elles éclataient subitement au milieu des journées un peu pâles, tel un rayon de soleil au travers du brouillard. C’était un regard, un geste, un mot qui ne signifiait rien, et les inondait de bonheur ; c’étaient les : « Au revoir ! », le soir, dans l’escalier mal éclairé, les yeux qui se cherchaient, se devinaient dans la demi-obscurité, le frisson des mains qui se touchaient, le tremblement de la voix, tous ces petits riens, dont leur souvenir se repaissait, la nuit, quand ils dormaient d’un sommeil si léger que le son de chaque heure les réveillait, et quand leur cœur chantait : « Il m’aime », comme le murmure d’un ruisseau.

 

Ils découvrirent le charme des choses. Le printemps souriait avec une merveilleuse douceur. Le ciel avait un éclat, l’air avait une tendresse, qu’ils ne connaissaient pas. La ville tout entière, les toits rouges, les vieux murs, les pavés bosselés, se paraient d’un charme familier, qui attendrissait Christophe. La nuit, quand tout le monde dormait, Minna se levait du lit et restait à la fenêtre, assoupie et fiévreuse. Et les après-midi, quand il n’était pas là, elle rêvait, assise dans la balançoire, un livre sur les genoux, les yeux à demi fermés, somnolente de lassitude heureuse, le corps et l’esprit flottant dans l’air printanier. Elle passait des heures maintenant au piano, répétant, avec une patience exaspérante pour les autres, des accords, des passages, qui la faisaient devenir toute blanche et glacée d’émotion. Elle pleurait en entendant de la musique de Schumann. Elle se sentait pleine de pitié et de bonté pour tous ; et il l’était, comme elle. Ils donnaient de furtives aumônes aux pauvres qu’ils rencontraient, et ils échangeaient des regards compatissants : ils étaient heureux d’être si bons.

 

À vrai dire, ils ne l’étaient que par intermittences. Minna découvrait tout à coup combien était triste l’humble vie de dévouement de la vieille Frida, qui servait dans la maison, depuis l’enfance de sa mère ; et elle courait se jeter à son cou, au grand étonnement de la bonne vieille, occupée à repriser du linge dans la cuisine. Mais cela ne l’empêchait pas, deux heures après, de lui parler durement, parce que Frida n’était pas venue au premier coup de sonnette. Et Christophe, qui était dévoré d’amour pour tout le genre humain, et se détournait de sa route, pour ne pas écraser un insecte, était plein d’indifférence pour sa propre famille. Par une réaction bizarre, il était même d’autant plus froid et plus sec avec les siens qu’il avait plus d’affection pour le reste des êtres : à peine s’il pensait a eux ; il leur parlait avec brusquerie et les voyait avec ennui. Leur bonté à tous deux n’était qu’un trop-plein de tendresse, qui débordait par crises, et dont bénéficiait, au hasard, le premier qui passait. En dehors de ces crises, ils étaient plus égoïstes qu’à l’ordinaire ; car leur esprit était rempli par une pensée unique, et tout y était ramené.

 

Quelle place avait prise dans la vie de Christophe la figure de la fillette ! Quelle émotion, quand, la cherchant dans le jardin, il apercevait de loin la petite robe blanche ; – quand, au théâtre, assis à quelques pas de leurs places encore vides, il entendait la porte de la baignoire s’ouvrir, et la rieuse voix qu’il connaissait si bien ; – quand, dans une conversation étrangère, le cher nom de Kerich était prononcé ! Il pâlissait, rougissait ; pendant quelques minutes, il ne voyait ni n’entendait plus rien. Et aussitôt après, un torrent de sang lui remontait dans le corps, un assaut de forces inconnues.

 

Cette petite Allemande naïve et sensuelle avait des jeux bizarres. Elle posait sa bague sur une couche de farine ; et il fallait la prendre, l’un après l’autre, avec les dents, sans se blanchir le nez. Ou bien elle passait au travers d’un biscuit une ficelle, dont chacun mettait un des bouts dans sa bouche ; et il s’agissait d’arriver le plus vite possible, en mangeant la ficelle, à mordre le biscuit. Leurs visages se rapprochaient, leurs souffles se mêlaient, leurs lèvres se touchaient, ils riaient d’un rire factice, et leurs mains étaient glacées. Christophe se sentait envie de mordre, de faire du mal ; il se rejetait brusquement en arrière ; et elle continuait à rire, d’une façon forcée. Ils se détournaient l’un de l’autre, feignaient l’indifférence, et se regardaient à la dérobée.

 

Ces jeux troubles avaient pour eux un attrait inquiétant. Christophe en avait peur et leur préférait la gêne même des réunions, où madame de Kerich ou quelque autre assistait. Nulle présence importune ne pouvait interrompre l’entretien de leurs cœurs amoureux ; la contrainte ne faisait que le rendre plus intense et plus doux. Tout alors prenait entre eux un prix infini : un mot, un plissement de lèvres, un coup d’œil, suffisaient à faire transparaître sous le voile banal de la vie ordinaire le riche et frais trésor de leur vie intérieure. Eux seuls le pouvaient voir : ils le croyaient du moins et se souriaient, heureux de leurs petits mystères. À écouter leurs paroles, on n’eût rien remarqué qu’une conversation de salon sur des sujets indifférents : pour eux, c’était un chant perpétuel d’amour. Ils lisaient les nuances les plus fugitives de leurs traits et de leur voix, comme en un livre ouvert ; aussi bien auraient-ils pu lire, les yeux fermés : car ils n’avaient qu’à écouter leur propre cœur, pour y entendre l’écho du cœur de l’ami. Ils débordaient de confiance dans la vie, dans le bonheur, en eux-mêmes. Leurs espoirs étaient sans limites. Ils aimaient, ils étaient aimés, heureux, sans une ombre, sans un doute, sans une crainte pour l’avenir. Sérénité unique de ces jours de printemps ! Pas un nuage au ciel. Une foi si fraîche que rien ne semble pouvoir la faner jamais. Une joie si abondante que rien ne pourra l’épuiser. Vivent-ils ? Rêvent-ils ? Ils rêvent sans doute. Il n’y a rien de commun entre la vie et leur rêve. Rien, sinon qu’à cette heure magique, eux-mêmes ne sont qu’un rêve : leur être s’est fondu, au souffle de l’amour.

 

*

 

Madame de Kerich ne fut pas longue à s’apercevoir de leur petit manège, qui se croyait très fin, et qui était très gauche. Minna en avait quelque soupçon, depuis que sa mère était entrée à l’improviste, un jour qu’elle parlait à Christophe de plus près qu’il ne convenait, et qu’au bruit de la porte ils s’étaient éloignés précipitamment, avec une maladroite confusion. Madame de Kerich avait feint de ne rien remarquer. Minna le regrettait presque. Elle eût voulu avoir à lutter contre sa mère : c’eût été plus romanesque.

 

Sa mère se garda bien de lui en fournir l’occasion ; elle était trop intelligente pour s’inquiéter. Mais devant Minna, elle parlait de Christophe avec ironie, et raillait impitoyablement ses ridicules : elle le démolit en quelques mots. Elle n’y mettait aucun calcul, elle agissait d’instinct, avec la perfidie d’une bonne femme, qui défend son bien. Minna eut beau se rebiffer, bouder, dire des impertinences, et s’obstiner à nier la vérité des observations : elles n’étaient que trop justifiées, et madame de Kerich avait une habileté cruelle à blesser au bon endroit. La largeur des souliers de Christophe, la laideur de ses habits, son chapeau mal brossé, sa prononciation provinciale, sa façon ridicule de saluer, la vulgarité de ses éclats de voix, rien n’était oublié de ce qui pouvait atteindre l’amour-propre de Minna : c’était une simple remarque, décochée en passant ; jamais cela ne prenait la forme d’un réquisitoire ; et quand Minna, irritée, se dressait sur ses ergots pour répliquer, madame de Kerich, innocemment, était déjà occupée d’un autre sujet. Mais le trait restait et Minna était touchée.

 

Elle commença à voir Christophe d’un œil moins indulgent. Il le sentait vaguement et lui demandait, inquiet :

 

– Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

 

Elle répondait :

 

– Pour rien.

 

Mais, l’instant d’après, quand il était joyeux, elle lui reprochait avec âpreté de rire trop bruyamment. Il était consterné, il n’eût jamais pensé qu’il fallût se surveiller avec elle, pour rire : toute sa joie était gâtée. – Ou bien, quand il causait, dans un entier abandon, elle l’interrompait d’un air distrait, pour faire une remarque désobligeante sur sa toilette, ou elle relevait ses expressions communes avec un pédantisme agressif. Il n’avait plus envie de parler, et parfois se fâchait. Puis il se persuadait que ces façons qui l’irritaient étaient une preuve de l’intérêt que lui portait Minna ; et elle se le persuadait elle-même. Il tâchait humblement d’en faire son profit. Elle lui en savait peu de gré : car il n’y réussissait guère.

 

Mais il n’eut pas le temps de s’apercevoir du changement qui s’opérait en elle. Pâques était venu, et Minna devait faire, avec sa mère, un petit voyage chez des parents, du côté de Weimar.

 

La dernière semaine avant la séparation, ils retrouvèrent leur intimité des premiers jours. Sauf quelques impatiences, Minna fut plus affectueuse que jamais. La veille du départ, ils se promenèrent longuement dans le parc ; elle attira Christophe au fond de la charmille, et lui passa au cou un sachet parfumé, où elle avait enfermé une boucle de ses cheveux ; ils se renouvelèrent des serments éternels, ils jurèrent de s’écrire chaque jour ; et, dans le ciel, ils firent choix d’une étoile, afin de la regarder, chaque soir, au même moment, tous deux.

 

Le jour fatal arriva. Dix fois, dans la nuit, il s’était demandé : « Où sera-t-elle demain ? » ; et maintenant, il pensait : « C’est aujourd’hui. Ce matin, elle est encore ici. Ce soir… » Il alla chez elle, avant qu’il fût huit heures. Elle n’était pas levée. Il essaya de se promener dans le jardin : il ne put, il revint. Les corridors étaient pleins de malles et de paquets ; il s’assit dans le coin de la chambre, épiant les bruits de porte, les craquements du plancher, reconnaissant les pas qui trottaient à l’étage au-dessus. Madame de Kerich passa, eut un léger sourire, et lui jeta, sans s’arrêter, un bonjour railleur. Minna parut enfin ; elle était pâle, elle avait les yeux gonflés ; elle n’avait pas plus dormi que lui, cette nuit. Elle donnait des ordres aux domestiques, d’un air affairé ; elle tendit la main à Christophe, en continuant de parler à la vieille Frida. Elle était déjà prête à partir. Madame de Kerich revint. Elles discutèrent ensemble, au sujet d’un carton à chapeau. Minna ne semblait faire aucune attention à Christophe, qui se tenait, oublié, malheureux, à côté du piano. Elle sortit avec sa mère, puis rentra ; du seuil, elle cria encore quelque chose à madame de Kerich. Elle ferma la porte. Ils étaient seuls. Elle courut à lui, lui saisit la main, et l’entraîna dans le petit salon voisin, dont les volets étaient clos. Alors elle approcha brusquement sa figure de celle de Christophe, et elle l’embrassa violemment, de toutes ses forces. Elle demandait, en pleurant :

 

– Tu promets, tu promets, tu m’aimeras toujours ?

 

Ils sanglotaient tout bas, et faisaient des efforts convulsifs, pour qu’on ne les entendît pas. Ils se séparèrent, au bruit de pas qui venaient. Minna, s’essuyant les yeux, reprit avec les domestiques son petit air important ; mais sa voix tremblait.

 

Il réussit à lui voler son mouchoir, qu’elle avait laissé tomber, son petit mouchoir sale, fripé, humide de ses pleurs.

 

Il accompagna ses amies dans leur voiture jusqu’à la gare. Assis en face l’un de l’autre, les deux enfants osaient à peine se regarder, de peur de fondre en larmes. Leurs mains se cherchaient furtivement et se serraient, à se faire mal. Madame de Kerich les observait avec une bonhomie narquoise et semblait ne rien voir.

 

Enfin, l’heure sonna. Debout près de la portière, quand le train s’ébranla, Christophe se mit à courir à côté de la voiture, sans regarder devant lui, bousculant les employés, les yeux attachés aux yeux de Minna, jusqu’à ce que le train le dépassât. Il continua de courir, jusqu’à ce qu’il ne vît plus rien. Alors il s’arrêta, hors d’haleine ; et il se retrouva sur le quai de la gare, au milieu d’indifférents. Il rentra à sa maison, d’où par bonheur les siens étaient sortis ; et, tout le matin, il pleura.

 

*

 

Il connut pour la première fois l’affreux chagrin de l’absence, Tourment intolérable pour tous les cœurs aimants. Le monde est vide, la vie est vide, tout est vide. On ne peut plus respirer : c’est une angoisse mortelle. Surtout quand persistent autour de nous les traces matérielles du passage de l’amie, quand les objets qui nous entourent l’évoquent constamment, quand on reste dans le décor familier où l’on vécut ensemble, quand on s’acharne à revivre aux mêmes lieux le bonheur disparu. Alors, c’est comme un gouffre qui s’ouvre sous les pas : on se penche, on a le vertige, on va tomber, on tombe. On croit voir la mort en face. Et c’est bien elle qu’on voit : l’absence n’est qu’un de ses masques. On assiste tout vif à la disparition du plus cher de son cœur : la vie s’efface, c’est le trou noir, le néant.

 

Christophe alla revoir tous les endroits aimés, pour souffrir davantage. Madame de Kerich lui avait laissé la clef du jardin, pour qu’il pût s’y promener en leur absence. Il y retourna, le jour même, et faillit suffoquer de douleur. Il lui semblait, en venant, qu’il y retrouverait un peu de celle qui était partie : il ne la retrouva que trop, son image flottait sur toutes les pelouses ; il s’attendait à la voir paraître à tous les détours des allées : il savait bien qu’elle ne paraîtrait pas ; mais il se torturait à se persuader le contraire, à rechercher les traces de ses souvenirs amoureux, le chemin du labyrinthe, la terrasse tapissée de glycine, le banc dans la charmille ; et il mettait une insistance de bourreau à se répéter : « Il y a huit jours… il y a trois jours… hier, c’était ainsi, hier, elle était ici… ce matin même… » Il se labourait le cœur avec ces pensées, jusqu’à ce qu’il dût s’arrêter, étouffant, près de mourir. – À son deuil se mêlait une colère contre lui de tout ce beau temps perdu, sans qu’il en eût profité. Tant de minutes, tant d’heures, où il jouissait du bonheur infini de la voir, de la respirer, de se nourrir d’elle ! Et il ne l’avait pas apprécié ! Il avait laissé fuir le temps, sans avoir savouré chacun des plus petits moments ! Et maintenant !… Maintenant, il était trop tard… Irréparable ! Irréparable !

 

Il revint chez lui. Les siens lui furent odieux. Il ne put supporter leurs visages, leurs gestes, leurs entretiens insipides, les mêmes que la veille, les mêmes que les jours d’avant, les mêmes que lorsqu’elle était là. Ils continuaient de mener leur vie accoutumée, comme si un tel malheur ne venait pas de s’accomplir auprès d’eux. La ville non plus ne se doutait du rien. Les gens allaient à leurs occupations, riants, bruyants, affairés ; les grillons chantaient, le ciel rayonnait. Il les haïssait tous, il se sentait écrasé par l’égoïsme universel. Mais il était plus égoïste, à lui seul, que l’univers entier. Rien n’avait plus de prix pour lui. Il n’avait plus de bonté. Il n’aimait plus personne.

 

Il passa de lamentables journées. Ses occupations le reprirent d’une façon automatique ; mais il n’avait plus de courage pour vivre.

 

Un soir qu’il était à table avec les siens, muet et accablé, le facteur heurta à la porte et lui remit une lettre. Son cœur la reconnut, avant d’avoir vu l’écriture. Quatre paires d’yeux, braqués sur lui, avec une curiosité indiscrète, attendaient qu’il la lût, s’accrochant à l’espoir de cette distraction, qui les sortît de leur ennui accoutumé. Il posa la lettre à côté de son assiette et se força à ne pas l’ouvrir, prétendant avec indifférence qu’il savait de quoi il s’agissait. Mais ses frères, vexés, n’en crurent rien, et continuèrent de l’épier : en sorte qu’il fut à la torture, jusqu’à la fin du repas. Alors seulement il fut libre de s’enfermer dans sa chambre. Son cœur battait si fort qu’il faillit déchirer la lettre en l’ouvrant. Il tremblait de ce qu’il allait lire ; mais, dès qu’il eut parcouru les premiers mots, une joie l’envahit.

 

C’étaient quelques lignes très affectueuses. Minna lui écrivait en cachette. Elle l’appelait : « Cher Christlein », elle lui disait qu’elle avait bien pleuré, qu’elle avait regardé l’étoile, chaque soir, qu’elle avait été à Francfort, qui était une ville grandiose, où il y avait des magasins admirables, mais qu’elle ne faisait attention à rien, parce qu’elle ne pensait qu’à lui. Elle lui rappelait qu’il avait juré de lui rester fidèle, et de ne voir personne en son absence, afin de penser uniquement à elle. Elle voulait qu’il travaillât pendant tout le temps qu’elle ne serait pas là, afin qu’il devînt célèbre, et qu’elle le fût aussi. Elle finissait en lui demandant s’il se souvenait du petit salon, où ils s’étaient dit adieu, le matin du départ ; et elle le priait d’y retourner un matin ; elle assurait qu’elle y serait encore, en pensée, et qu’elle lui dirait encore adieu, de la même façon. Elle signait : « Éternellement à toi ! Éternellement !… » et elle avait ajouté un post-scriptum, pour lui recommander d’acheter un chapeau canotier au lieu de son vilain feutre ; – « tous les messieurs distingués en portent ici : un canotier de grosse paille, avec un large ruban bleu ».

 

Christophe lut quatre fois la lettre, avant d’arriver à la comprendre tout à fait. Il était étourdi, il n’avait même plus la force d’être heureux ; il se sentit brusquement si las qu’il se coucha, relisant et baisant la lettre à tout instant. Il la mit sous son oreiller, et sa main s’assurait sans cesse qu’elle était là. Un bien-être ineffable se répandait en lui. Il dormit d’un trait jusqu’au lendemain.

 

Sa vie devint plus supportable. La pensée fidèle de Minna flottait autour de lui. Il entreprit de lui répondre ; mais il n’avait pas le droit de lui écrire librement, il devait cacher ce qu’il sentait ; c’était pénible et difficile. Il s’évertua à voiler maladroitement son amour sous des formules de politesse cérémonieuse, dont il se servait toujours d’une façon ridicule.

 

Sa lettre partie, il attendit la réponse de Minna, il ne vécut plus que dans cette attente. Pour prendre patience, il essaya de se promener, de lire. Mais il ne pensait qu’à Minna, il se répétait son nom avec une obstination de maniaque ; il avait pour ce nom un amour si idolâtre qu’il gardait dans sa poche un volume de Lessing, parce que le nom de Minna s’y trouvait ; et, chaque jour, il faisait un long détour, au sortir du théâtre, pour passer devant une boutique de mercière, dont l’enseigne portait les cinq lettres adorées.

 

Il se reprocha de se distraire, quand elle lui avait recommandé avec insistance de travailler, pour la rendre illustre. La naïve vanité de cette demande le touchait, comme une marque de confiance. Il résolut, pour y répondre, d’écrire une œuvre qui lui serait non seulement dédiée, mais vraiment consacrée. Aussi bien n’aurait-il pu rien faire d’autre, en ce moment. À peine en eut-il conçu le dessein que les idées musicales affluèrent. Telle une masse d’eau, accumulée dans un réservoir depuis des mois, et qui s’écroulerait d’un coup, brisant ses digues. Il ne sortit plus de sa chambre, pendant huit jours, Louisa déposait son dîner à la porte : car il ne la laissait même pas entrer.

 

Il écrivit un quintette pour clarinette et instruments à cordes. La première partie était un poème d’espoir et de désir juvéniles ; la dernière, un badinage d’amour, où faisait irruption l’humour un peu sauvage de Christophe. Mais l’œuvre entière avait été écrite pour le second morceau : le larghetto, où Christophe avait peint une petite âme ardente et ingénue, qui était, ou devait être le portrait de Minna. Nul ne l’y eût reconnue, et elle moins que personne ; mais l’important était qu’il l’y reconnût parfaitement ; il éprouvait un frémissement de plaisir à l’illusion de sentir qu’il s’était emparé de l’être de la bien-aimée. Nul travail ne lui fut plus facile et heureux : c’était une détente à l’excès d’amour, que l’absence amassait en lui ; et en même temps, le souci de l’œuvre d’art, l’effort nécessaire pour dominer et concentrer la passion dans une forme belle et claire, lui donnait une santé d’esprit, un équilibre de toutes ses facultés, qui lui causait une volupté physique. Souveraine jouissance connue de tout artiste : pendant le temps qu’il crée, il échappe à l’esclavage du désir et de la douleur ; il en devient le maître ; et tout ce qui le faisait jouir, et tout ce qui le faisait souffrir, lui semble le libre jeu de sa volonté. Instants trop courts : car il retrouve ensuite, plus lourdes, les chaînes de la réalité.

 

Tant que Christophe fut occupé de ce travail, il eut à peine le temps de songer à l’absence de Minna : il vivait avec elle. Minna n’était plus en Minna, elle était toute en lui. Mais quand il eut fini, il se retrouva seul, plus seul qu’avant, plus las ; il se rappela qu’il y avait deux semaines qu’il avait écrit à Minna, et qu’elle ne lui avait pas répondu.

 

Il lui écrivit de nouveau ; et, cette fois, il ne put se résoudre à observer tout à fait la contrainte qu’il s’était imposée dans la première lettre. Il reprochait à Minna, sur un ton de plaisanterie, – car il n’y croyait pas, – de l’avoir oublié. Il la taquinait sur sa paresse et lui faisait d’affectueuses agaceries. Il parlait de son travail avec beaucoup de mystère, pour piquer sa curiosité, et parce qu’il voulait lui en faire une surprise au retour. Il décrivait minutieusement le chapeau qu’il avait acheté ; et il racontait que, pour obéir aux ordres de la petite despote, – car il avait pris à la lettre toutes ses prétentions, – Il ne sortait plus de chez lui, et se disait malade, afin de refuser toutes les invitations. Il n’ajoutait pas qu’il était même en froid avec le grand-duc, parce que, dans l’excès de son zèle, il s’était dispensé de se rendre à une soirée du château, où il était convié. Toute la lettre était d’un joyeux abandon, et pleine de ces petits secrets, chers aux amoureux : il s’imagina que Minna seule en avait la clef, et il se croyait fort habile, parce qu’il avait eu soin de remplacer partout le mot d’amour par celui d’amitié.

 

Après avoir écrit, il éprouva un soulagement momentané : d’abord, parce que la lettre lui avait donné l’illusion d’un entretien avec l’absente ; et parce qu’il ne doutait pas que Minna n’y répondît aussitôt. Il fut donc très patient pendant les trois jours qu’il avait accordés à la poste pour porter sa lettre à Minna et lui rapporter sa réponse. Mais quand le quatrième jour fut passé, il recommença à ne plus pouvoir vivre. Il n’avait plus d’énergie, ni d’intérêt aux choses, que pendant l’heure qui précédait l’arrivée de chaque poste. Alors il trépignait d’impatience. Il devenait superstitieux et cherchait dans les moindres signes – le pétillement du foyer, un mot dit au hasard – l’assurance que la lettre arrivait. Une fois l’heure passée, il retombait dans sa prostration. Plus de travail, plus de promenades : le but seul de l’existence était d’attendre le prochain courrier ; et toute son énergie était dépensée à trouver la force d’attendre jusque-là. Mais quand le soir venait et qu’il n’y avait plus d’espérance pour la journée, alors c’était l’accablement : Il lui semblait qu’il ne réussirait jamais à vivre jusqu’au lendemain ; et il restait des heures, assis devant sa table, sans parler, sans penser, n’ayant même pas la force de se coucher, jusqu’à ce qu’un reste de volonté lut fît gagner son lit ; et il dormait d’un lourd sommeil, plein de rêves stupides, qui lui faisaient croire que la nuit ne finirait jamais.

 

Cette attente continuelle devenait à la longue une véritable maladie. Christophe en arrivait à soupçonner son père, ses frères, le facteur même, d’avoir reçu la lettre et de la lui cacher. Il était rongé d’inquiétudes. De la fidélité de Minna, il ne doutait pas un instant. Si donc elle ne lui écrivait pas, c’est qu’elle était malade, mourante, morte peut-être. Il sauta sur sa plume, et écrivit une troisième lettre, quelques lignes déchirantes, où il ne pensait pas plus, cette fois, à surveiller ses sentiments que son orthographe. L’heure de la poste pressait ; il avait fait des ratures, brouillé la page en la tournant, sali l’enveloppe en la fermant : n’importe ! Il n’aurait pu attendre au courrier suivant. Il courut jeter la lettre à la poste, il attendit dans une angoisse mortelle. La seconde nuit, il eut la vision de Minna, malade, qui l’appelait ; il se leva, fut sur le point de partir à pied, d’aller la rejoindre. Mais où ? Où la retrouver ?

 

Le quatrième matin arriva la lettre de Minna, – une demipage, – froide et pincée. Minna disait qu’elle ne comprenait pas ce qui avait pu lui inspirer ces stupides appréhensions, qu’elle allait bien, qu’elle n’avait pas le temps d’écrire, qu’elle le priait de s’exalter moins à l’avenir et d’interrompre sa correspondance.

 

Christophe fut atterré. Il ne mit pas en doute la sincérité de Minna. Il s’accusa lui-même, il pensa que Minna était justement irritée des lettres imprudentes et absurdes qu’il avait écrites. Il se traita d’imbécile, et se frappa la tête avec ses poings. Mais il avait beau faire : il était bien forcé de sentir que Minna ne l’aimait pas autant qu’il l’aimait.

 

Les jours qui suivirent furent si mornes qu’ils ne peuvent se raconter. Le néant ne se décrit point. Privé du seul bien qui le rattachât à l’existence : ses lettres à Minna, Christophe ne vécut plus que d’une façon machinale ; et le seul acte de sa vie auquel il s’intéressât, était lorsque, le soir, au moment de se coucher, il rayait, comme un écolier, sur son calendrier, une des interminables journées qui le séparaient du retour de Minna.

 

*

 

La date du retour était passée. Depuis une semaine déjà, elle aurait dû être là. À la prostration de Christophe avait succédé une agitation fébrile. Minna lui avait promis, en partant, de l’avertir du jour et de l’heure de l’arrivée. Il attendait, de moment en moment, pour aller au-devant d’elle ; et il se perdait en conjectures pour expliquer ce retard.

 

Un soir, un voisin de la maison, un ami de grand-père, le tapissier Fischer, était venu fumer sa pipe et bavarder avec Melchior, comme il faisait souvent, après dîner. Christophe, qui se rongeait, allait remonter dans sa chambre, après avoir en vain guetté le passage du facteur, quand un mot le fit tressaillir. Fischer disait que le lendemain matin, de bonne heure, il irait chez les de Kerich, pour poser des rideaux. Christophe, saisi, demanda :

 

– Elles sont donc revenues ?

 

– Farceur ! tu le sais aussi bien que moi, dit le vieux Fischer goguenard. Il y a beau temps ! Elles sont rentrées avant-hier.

 

Christophe n’entendit rien de plus ; il quitta la chambre et se prépara à sortir. Sa mère, qui depuis quelque temps le surveillait à la dérobée, le suivit dans le couloir et lui demanda timidement où il allait. Il ne répondit pas et sortit. Il souffrait.

 

Il courut chez mesdames de Kerich. Il était neuf heures du soir. Elles étaient au salon toutes deux, et ne parurent pas surprises de le voir. Elles lui dirent bonsoir avec tranquillité. Minna, occupée à écrire, lui tendit la main par dessus la table, et continua sa lettre, en lui demandant de ses nouvelles, d’un air distrait. Elle s’excusait d’ailleurs de son impolitesse et feignait d’écouter ce qu’il disait ; mais elle l’interrompit pour demander un renseignement à sa mère. Il avait préparé des paroles touchantes sur ce qu’il avait souffert pendant leur absence : il put à peine en balbutier quelques mots ; personne ne les releva, et il n’eut pas le courage de continuer : cela sonnait faux.

 

Quand Minna eut terminé la lettre, elle prit un ouvrage, et, s’asseyant à quelques pas de lui, se mit à lui raconter le voyage qu’elle avait fait. Elle parlait des semaines agréables qu’elle avait passées, des promenades à cheval, de la vie de château, de la société intéressante ; elle s’animait peu à peu et faisait des allusions à des événements ou à des gens que Christophe ne connaissait pas, et dont le souvenir les faisait rire, sa mère et elle. Christophe se sentait un étranger au milieu de ce récit ; il ne savait quelle contenance faire, et riait d’un air gêné. Il ne quittait pas des yeux le visage de Minna, implorant l’aumône d’un regard. Mais quand elle le regardait, – ce qu’elle faisait rarement, s’adressant plus souvent à sa mère qu’à lui, – ses yeux, comme sa voix, étaient aimables et indifférents. Se surveillait-elle à cause de sa mère ? Il eût voulu lui parler, seul à seule ; mais madame de Kerich ne les quitta pas un moment. Il essaya de mettre la conversation sur un sujet qui lui fût personnel ; il parla de ses travaux, de ses projets ; il avait conscience que Minna lui échappait ; et il tâchait de l’intéresser à lui. En effet, elle sembla l’écouter avec beaucoup d’attention ; elle coupait son récit par des interjections variées, qui ne tombaient pas toujours très à propos, mais dont le ton semblait plein d’intérêt. Mais au moment où il se remettait à espérer, grisé par un de ses charmants sourires, il vit Minna mettre sa petite main devant sa bouche, et bâiller. Il s’interrompit net. Elle s’en aperçut, et s’excusa aimablement, prétextant sa fatigue. Il se leva, pensant qu’on le retiendrait encore ; mais on ne lui dit rien. Il prolongeait ses saluts, il attendait une invitation à revenir le lendemain : il n’en fut pas question. Il fallut partir. Minna ne le reconduisit pas. Elle lui tendit la main, – une main indifférente, qui s’abandonnait froidement dans sa main ; et il prit congé d’elle au milieu du salon.

 

Il rentra chez lui, l’effroi au cœur. De la Minna d’il y avait deux mois, de sa chère Minna, il ne restait plus rien. Que s’était-il passé ? Qu’était-elle devenue ? Pour un pauvre garçon, qui n’avait jamais encore éprouvé les changements incessants, la disparition totale, et le renouvellement absolu des âmes vivantes, dont la plupart ne sont pas des âmes, mais des collections d’âmes, qui se succèdent, et s’éteignent constamment, la simple vérité était trop cruelle pour qu’il pût se résoudre à y croire. Il en repoussait l’idée avec épouvante, et tâchait de se persuader qu’il avait mal su voir, que Minna était toujours la même. Il décida de retourner chez elle, le lendemain matin, de lui parler à tout prix.

 

Il ne dormit pas. Il compta, dans la nuit, toutes les sonneries de l’horloge. Dès la première heure, il alla rôder autour de la maison des de Kerich ; il entra aussitôt qu’il put. Ce ne fut pas Minna qu’il vit, ce fut madame de Kerich. Active et matinale, elle s’occupait à arroser avec une carafe les pots de fleurs sous la véranda. Elle eut une exclamation moqueuse, en apercevant Christophe :

 

– Ah ! fit-elle, c’est vous !… Vous venez à propos, j’ai justement à vous parler. Attendez, attendez…

 

Elle rentra un moment, pour déposer la carafe et s’essuyer les mains, et revint, avec un petit sourire, en voyant la mine déconfite de Christophe, qui sentait l’approche du malheur.

 

– Allons au jardin, reprit-elle, nous serons plus tranquilles.

 

Dans le jardin, tout rempli de son amour, il suivit madame de Kerich. Elle ne se pressait pas de parler, s’amusant du trouble de l’enfant.

 

– Asseyons-nous là, dit-elle enfin.

 

Ils étaient sur le banc, où Minna lui avait tendu ses lèvres, la veille du départ.

 

– Je pense que vous savez de quoi il s’agit, dit madame de Kerich, qui prit un air grave, pour achever de le confondre. Je n’aurais jamais cru cela, Christophe. Je vous estimais un garçon sérieux. J’avais confiance en vous. Je n’aurais jamais pensé que vous en abuseriez, pour essayer de tourner la tête à ma fille. Elle était sous votre garde. Vous deviez la respecter, me respecter, vous respecter vous-même.

 

Il y avait une légère ironie dans le ton : – madame de Kerich n’attachait pas la moindre importance à cet amour d’enfants ; – mais Christophe ne le sentit pas ; et ces reproches, qu’il prit au tragique, comme il prenait toute chose, lui allèrent au cœur.

 

– Mais, madame… mais, madame…, balbutia-t-il, les larmes aux yeux, je n’ai jamais abusé de votre confiance… Ne le croyez pas, le vous en prie… Je ne suis pas un malhonnête homme, je vous jure !… J’aime mademoiselle Minna, je l’aime de toute mon âme, mais je veux l’épouser.

 

Madame de Kerich sourit.

 

– Non, mon pauvre garçon, dit-elle, avec cette bienveillance, si dédaigneuse au fond, qu’il allait enfin comprendre, – non, ce n’est pas possible, c’est un enfantillage.

 

– Pourquoi ? Pourquoi ? demandait-il.

 

Il lui saisissait les mains, ne croyant pas qu’elle parlât sérieusement, rassuré presque par sa voix plus douce. Elle continuait de sourire, et disait :

 

– Parce que.

 

Il insistait. Avec des ménagements ironiques, – (elle ne le prenait pas tout à fait au sérieux) – elle lui dit qu’il n’avait pas de fortune, que Minna avait d’autres goûts. Il protestait que cela ne faisait rien, qu’il serait riche, célèbre, qu’il aurait les honneurs, l’argent, tout ce que voudrait Minna. Madame de Kerich se montrait sceptique ; elle était amusée de cette confiance en soi, et se contentait de secouer la tête pour dire non. Il s’obstinait toujours.

 

– Non, Christophe, dit-elle d’un ton décidé, non, ce n’est pas la peine de discuter, c’est impossible. Il ne s’agit pas seulement d’argent. Tant de choses !… La situation…

 

Elle n’eut pas besoin d’achever. Ce fut une aiguille qui le perça jusqu’aux moelles. Ses yeux s’ouvrirent. Il vit l’ironie du sourire amical, il vit la froideur du regard bienveillant, il comprit brusquement tout ce qui le séparait de cette femme, qu’il aimait d’un amour filial, qui semblait le traiter d’une façon maternelle ; il sentait ce qu’il y avait de protecteur et de dédaigneux dans son affection. Il se leva, tout pâle. Madame de Kerich continuait à lui parler de sa voix caressante ; mais c’était fini : il n’entendait plus la musique des paroles, il percevait sous chaque mot la sécheresse de cette âme élégante. Il ne put répondre un mot. Il partit. Tout tournait autour de lui.

 

Rentré dans sa chambre, il se jeta sur son lit, et il eut une convulsion de colère et d’orgueil révolté, comme quand il était petit. Il mordait son oreiller, il enfonçait son mouchoir dans sa bouche, pour qu’on ne l’entendît pas crier. Il haïssait madame de Kerich. Il haïssait Minna. Il les méprisait avec fureur. Il lui semblait qu’il avait été souffleté, il tremblait de honte et de rage. Il lui fallait répondre, agir sur-le-champ. Il mourrait, s’il ne se vengeait.

 

Il se releva, et écrivit une lettre d’une violence imbécile :

 

« Madame,

 

« Je ne sais pas si, comme vous le dites, vous vous êtes trompée sur moi. Mais ce que je sais, c’est que je me suis trompé cruellement sur vous. J’avais cru que vous étiez mes amies. Vous le disiez, vous faisiez semblant de l’être, et je vous aimais plus que ma vie. Je vois maintenant que tout cela est un mensonge, et que votre affection pour moi n’était qu’une duperie : vous vous serviez de moi, je vous amusais, je vous distrayais, je vous faisais de la musique, – j’étais votre domestique. Votre domestique, je ne le suis pas ! Je ne suis celui de personne !

 

« Vous m’avez fait durement sentir que je n’avais pas le droit d’aimer votre fille. Rien au monde ne peut empêcher mon cœur d’aimer ce qu’il aime ; et si je ne suis pas de votre rang, je suis aussi noble que vous. C’est le cœur qui ennoblit l’homme : si je ne suis pas comte, j’ai peut-être plus d’honneur en moi que bien des comtes. Valet ou comte, du moment qu’il m’insulte, je le méprise. Je méprise comme la boue tout ce qui se prétend noble, s’il n’a pas la noblesse de l’âme.

 

« Adieu ! Vous m’avez méconnu. Vous m’avez trompé. Je vous déteste.

 

« Celui qui aime, en dépit de vous, et qui aimera jusqu’à sa mort mademoiselle Minna, parce qu’elle est à lui, et que rien ne peut la lui reprendre. »

 

À peine eut-il jeté sa lettre à la boîte qu’il eut la terreur de ce qu’il avait fait. Il essaya de n’y plus penser ; mais certaines phrases lui revenaient à la mémoire ; et il avait une sueur froide, en songeant que madame de Kerich lisait ces énormités. Au premier moment, il était soutenu par son désespoir même ; mais, dès le lendemain, il comprit que sa lettre n’aurait d’autre résultat que de le séparer tout à fait de Minna : et cela lui parut le pire des malheurs. Il espérait encore que Madame de Kerich, qui connaissait ses emportements, ne prendrait pas celui-ci au sérieux, qu’elle se contenterait d’une sévère remontrance, et, – qui sait ? – qu’elle serait peut-être touchée par la sincérité de sa passion. Il n’attendait qu’un mot pour se jeter à ses pieds. Il l’attendit cinq jours. Puis vint une lettre. Elle disait :

 

« Cher Monsieur,

 

« Puisque, à votre avis, il y a eu un malentendu entre nous, le plus sage est sans doute de ne point le prolonger. Je me reprocherais de vous imposer davantage des relations devenues pénibles pour vous. Vous trouverez donc naturel que nous les interrompions. J’espère que vous ne manquerez pas, dans la suite, d’autres amis, qui sauront vous apprécier, comme vous désirez l’être. Je ne doute point de votre avenir, et suivrai de loin, avec sympathie, vos progrès dans la carrière musicale. Salutations.

 

« Josepha von Kerich. »

 

Les plus amers reproches eussent été moins cruels. Christophe se vit perdu. On peut répondre à qui vous accuse injustement. Mais que faire contre le néant de cette indifférence polie ? Il s’affola. Il pensa qu’il ne verrait plus Minna, qu’il ne la reverrait plus jamais ; et il ne put le supporter. Il sentit le peu que pèse tout l’orgueil du monde, au prix d’un peu d’amour. Il oublia toute dignité, il devint lâche, il écrivit de nouvelles lettres, où il suppliait qu’on lui pardonnât. Elles n’étaient pas moins stupides que celle où il s’emportait. On ne lui répondit rien.

 

Et tout fut dit.

 

*

 

Il faillit mourir. Il pensa à se tuer. Il pensa à tuer. Il se figura du moins qu’il le pensait. Il eut des désirs incendiaires. On ne se doute pas du paroxysme d’amour et de haine qui dévorent certains cœurs d’enfants. Ce fut la crise la plus terrible de son enfance. Elle mit fin à son enfance. Elle trempa sa volonté. Mais elle fut bien près de la briser pour toujours.

 

Il ne pouvait plus vivre. Accoudé sur sa fenêtre, pendant des heures, et regardant le pavé de la cour, il songeait, comme quand il était petit, qu’il y avait un moyen d’échapper à la torture de la vie. Le remède était là, sous ses yeux, immédiat… Immédiat – Qui le savait ?… Peut-être après des heures – des siècles – de souffrances atroces !… Mais si profond était son désespoir d’enfant qu’il se laissait glisser au vertige de ces pensées.

 

Louisa voyait qu’il souffrait. Elle ne pouvait se douter exactement de ce qui se passait en lui ; mais son instinct l’avertissait du danger. Elle tâchait de se rapprocher de son fils, de connaître ses peines, afin de le consoler. Mais la pauvre femme avait perdu l’habitude de causer intimement avec Christophe ; depuis bien des années, il renfermait ses pensées en lui ; et elle était trop absorbée par les soucis matériels de la vie, pour avoir le temps de chercher à le deviner. Maintenant qu’elle eût voulu lui venir en aide, elle ne savait que faire. Elle rôdait autour de lui, comme une âme en peine ; elle eût souhaité de trouver les mots qui lui eussent fait du bien ; et elle n’osait parler, de crainte de l’irriter. Et malgré ses précautions, elle l’irritait par tous ses gestes, par sa présence même ; car elle n’était pas très adroite, et il n’était pas très indulgent. Cependant il l’aimait, ils s’aimaient. Mais il suffit de si peu pour séparer des êtres qui se chérissent ! Un parler trop fort, des gestes maladroits, un tic inoffensif dans les yeux ou le nez, une façon de manger, de marcher et de rire, une gêne physique qu’on ne peut analyser… On se dit que ce n’est rien ; et pourtant, c’est un monde. C’est assez, bien souvent, pour qu’une mère et un fils, deux frères, deux amis, qui sont tout près l’un de l’autre, restent éternellement étrangers l’un à l’autre.

 

Christophe ne trouvait donc pas auprès de sa mère un appui dans la crise qu’il traversait. Et d’ailleurs, de quel prix est l’affection des autres pour l’égoïsme de la passion, préoccupée d’elle seule ?

 

Une nuit que les siens dormaient, et qu’assis dans sa chambre, sans penser, sans bouger, il s’enlisait dans ses dangereuses idées, un bruit de pas fit résonner la petite rue silencieuse, et un coup frappé à la porte l’arracha à son engourdissement. On entendait un murmure de voix indistinctes. Il se rappela que son père n’était pas rentré le soir, et il pensa avec colère qu’on le ramenait encore ivre, comme l’autre semaine, où on l’avait trouvé couché en travers de la rue. Car Melchior n’observait plus aucune retenue ; il se livrait à son vice, sans que sa santé athlétique parût souffrir d’excès et d’imprudences, qui eussent tué un autre homme. Il mangeait comme quatre, buvait à tomber ivre mort, passait des nuits dehors sous la pluie glacée, se faisait assommer dans des rixes, et se retrouvait sur ses pieds, le lendemain, avec sa bruyante gaieté, voulant que tout le monde fût gai autour de lui.

 

Louisa, déjà levée, allait précipitamment ouvrir. Christophe, qui n’avait pas bougé, se boucha les oreilles, pour ne pas entendre la voix avinée de Melchior et les réflexions goguenardes des voisins…

 

Soudain, une angoisse inexplicable le saisit : il eut peur de ce qui allait venir… Et aussitôt, un cri déchirant lui fit relever la tête. Il bondit à la porte…

 

Au milieu d’un groupe d’hommes, qui parlaient à voix basse, dans le corridor obscur, éclairé par la lueur tremblante d’une lanterne, sur une civière était couché, comme autrefois grand-père, un corps ruisselant d’eau, immobile. Louisa sanglotait à son cou. On avait trouvé Melchior noyé dans le ru du moulin.

 

Christophe poussa un cri. Tout le reste du monde disparut, ses autres peines furent balayées. Il se jeta sur le corps de son père, à côté de Louisa, et ils pleurèrent ensemble.

 

*

 

Assis auprès du lit, veillant le dernier sommeil de Melchior, dont le visage avait pris maintenant une expression sévère et solennelle, il sentait la sombre tranquillité du mort entrer en lui. Sa passion enfantine s’était dissipée, comme un accès de fièvre ; le souffle glacial de la tombe avait tout emporté. Minna, son orgueil, son amour, hélas ! quelle misère ! Que tout était peu de chose auprès de cette réalité, la seule réalité : la mort ! Était-ce la peine de tant souffrir, désirer, s’agiter, pour en arriver là !…

 

Il regardait son père endormi, et il était pénétré d’une pitié infinie. Il se rappelait ses moindres actes de bonté et de tendresse. Car, avec toutes ses tares, Melchior n’était pas méchant, il y avait beaucoup de bon en lui. Il aimait les siens. Il était honnête. Il avait un peu de la probité intransigeante des Krafft, qui, dans les questions de moralité et d’honneur, ne souffrait pas de discussion et n’eût jamais admis ces petites saletés morales, que tant de gens de la société ne regardent pas tout à fait comme des fautes. Il était brave et, en toute occasion dangereuse, s’exposait avec une sorte de jouissance. S’il était dépensier pour lui-même. il l’était aussi pour les autres : il ne pouvait supporter qu’on fût triste ; et il faisait volontiers largesse de ce qui lui appartenait – et de ce qui ne lui appartenait pas, – aux pauvres diables qu’il rencontrait sur son chemin. Toutes ses qualités apparaissaient maintenant à Christophe : il les exagérait. Il lui semblait qu’il avait méconnu son père. Il se reprochait de ne pas l’avoir assez aimé. Il le voyait vaincu par la vie : il croyait entendre cette malheureuse âme, entraînée à la dérive, trop faible pour lutter, et gémissant de sa vie inutilement perdue. Il entendait cette lamentable prière, dont l’accent l’avait déchiré naguère :

 

– Christophe ! ne me méprise pas !

 

Et il était bouleversé de remords. Il se jetait sur le lit et baisait le visage du mort, en pleurant. Il répétait, comme autrefois :

 

– Mon cher papa ! ne te méprise pas, je t’aime ! Pardonne-moi !

 

Mais la plainte ne s’apaisait pas, et reprenait, angoissée :

 

– Ne me méprisez pas ! Ne me méprisez pas !…

 

Et brusquement, Christophe se vit couché lui-même à la place du mort ; il entendait les terribles paroles sortir de sa propre bouche, il sentait sur son cœur peser le désespoir d’une inutile vie, irrémédiablement perdue. Et il pensait avec épouvante : « Toutes les souffrances, toutes les misères du monde, plutôt que d’en arriver là !… » Combien il en avait été près ! N’avait-il pas failli céder à la tentation de briser sa vie, pour échapper lâchement à sa peine ? Comme si les peines, toutes les trahisons n’étaient pas des chagrins d’enfant auprès de la torture et du crime suprêmes de se trahir soi-même, de renier sa foi, de se mépriser dans la mort !

 

Il vit que la vie était une bataille sans trêve et sans merci, où qui veut être un homme digne du nom d’homme doit lutter constamment contre des armées d’ennemis invisibles : les forces meurtrières de la nature, les désirs troubles, les obscures pensées, qui poussent traîtreusement à s’avilir et à s’anéantir. Il vit qu’il avait été sur le point de tomber dans le piège. Il vit que le bonheur et l’amour étaient une duperie d’un moment, pour amener le cœur à désarmer et à abdiquer. Et le petit puritain de quinze ans entendit la voix de son Dieu :

 

– Va, va, sans jamais te reposer.

 

– Mais où irai-je, Seigneur ? Quoi que je fasse, où que j’aille, la fin n’est-elle pas toujours la même, le terme n’est-il point là ?

 

– Allez mourir, vous qui devez mourir ! Allez souffrir, vous qui devez souffrir ! On ne vit pas pour être heureux. On vit pour accomplir ma Loi. Souffre. Meurs. Mais sois ce que tu dois être : – un Homme.

 

 

 

 


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Juillet 2006

 

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