Romain Rolland

 

 

 

JEAN-CHRISTOPHE

TOME V

LA FOIRE SUR LA PLACE

 

 

 

(1908)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I. 3

II. 60

À propos de cette édition électronique. 128

 

I.

 

Le désordre dans l’ordre. Des employés de chemin de fer débraillés et familiers. Des voyageurs qui protestaient contre le règlement, tout en s’y soumettant. – Christophe était en France.

 

Après avoir satisfait aux curiosités de la douane, il reprit le train pour Paris. La nuit couvrait les champs, trempés de pluie. Les lumières brutales des gares faisaient ressortir plus durement la tristesse de l’interminable plaine ensevelie dans l’ombre. Les trains que l’on croisait, de plus en plus nombreux, déchiraient l’air de leurs sifflets, qui secouaient la torpeur des voyageurs assoupis. On approchait de Paris.

 

Une heure avant l’arrivée, Christophe était prêt à descendre : il avait enfoncé son chapeau sur sa tête ; il s’était boutonné jusqu’au cou, par crainte des voleurs, dont on lui avait dit que Paris était plein ; il s’était levé et rassis vingt fois ; il avait vingt fois déplacé sa valise, du filet à la banquette, et de la banquette au filet, pour l’agacement de ses voisins, qu’avec sa maladresse il heurtait, à chaque fois.

 

Au moment d’entrer en gare, le train s’arrêta en pleine nuit. Christophe s’écrasait la figure contre les vitres, et tâchait vainement de voir. Il se retournait vers ses compagnons de voyage, quêtant un regard qui lui permît d’engager la conversation, de demander où l’on était. Mais ils sommeillaient, ou ils faisaient semblant, l’air renfrognés et ennuyés ; aucun ne faisait un mouvement pour s’expliquer l’arrêt. Christophe était surpris de cette inertie : ces êtres rogues et engourdis ressemblaient si peu aux Français qu’il imaginait ! Il finit par s’asseoir, découragé, sur sa valise, culbutant à chaque cahot du train, et il s’assoupissait à son tour, quand il fut réveillé par le bruit des portières qu’on ouvrait… Paris !… Ses voisins descendaient.

 

Bousculant et bousculé, il se dirigea vers la sortie, repoussant les facteurs qui s’offraient à porter son bagage. Soupçonneux comme un paysan, il pensait que chacun voulait le voler. Il avait chargé sur son épaule sa précieuse valise, et il allait son chemin, sans se soucier des apostrophes des gens, au milieu desquels il se frayait un passage. Enfin il se trouva sur le pavé gluant de Paris.

 

Il était trop préoccupé de sa charge, du gîte qu’il allait choisir, et de l’embarras de voitures où il se trouvait pris, pour penser à rien regarder. La première chose était de se mettre en quête d’une chambre. Ce n’étaient pas les hôtels qui manquaient : ils bloquaient la gare, de tous côtés ; leurs noms flamboyaient en lettres de gaz. Christophe chercha le moins brillant : aucun ne lui semblait assez humble pour sa bourse. Enfin dans une rue latérale, il vit une sale auberge, avec une gargote au rez-de-chaussée. Elle s’intitulait Hôtel de la Civilisation. Un gros homme, en bras de chemise, fumait la pipe, à une table ; il accourut, en voyant entrer Christophe. Il ne comprit rien à son jargon ; mais il jugea du premier coup d’œil l’Allemand gauche et enfantin, qui refusait de laisser prendre son paquet et s’évertuait à lui faire un discours, en une langue invraisemblable. Il le conduisit par un escalier mal odorant à une pièce sans air, qui donnait sur une cour intérieure. Il ne manqua pas de vanter la tranquillité d’un lieu, où ne parvenait aucun des bruits du dehors ; et il lui en demanda un bon prix. Christophe, comprenant mal, ignorant les conditions de la vie de Paris, l’épaule cassée par sa charge, accepta tout : il avait hâte d’être seul. Mais à peine fut-il seul que la saleté des choses le saisit ; et pour ne pas s’abandonner à la tristesse qui montait en lui, il se hâta de ressortir, après s’être trempé la tête dans l’eau poussiéreuse, qui était grasse au toucher. Il s’efforçait de ne pas voir et de ne pas sentir, pour échapper au dégoût.

 

Il descendit dans la rue. Le brouillard d’octobre était épais et piquant : il avait cette odeur fade de Paris, où se mêlent les exhalaisons des usines de la banlieue et la lourde haleine de la ville. On ne voyait point à dix pas. La lueur des becs de gaz tremblait comme une bougie qui va s’éteindre. Dans les demi-ténèbres, une cohue de gens roulait en flots contraires. Les voitures se croisaient, se heurtaient, obstruant le passage, refoulant la circulation comme une digue. Les chevaux glissaient sur la boue glacée. Les injures des cochers, les trompes et les cloches des tramways faisaient un vacarme assourdissant. Ce bruit, ce grouillement, cette odeur saisirent Christophe. Il s’arrêta un instant, fut aussitôt poussé par ceux qui marchaient derrière lui, emporté par le courant. Il descendit le boulevard de Strasbourg, ne voyant rien, se jetant gauchement contre les passants. Il n’avait pas mangé depuis le matin. Les cafés qu’il rencontrait à chaque pas l’intimidaient et le dégoûtaient à cause de la foule qui y était entassée. Il s’adressa à un sergent de ville. Mais il était si lent à trouver ses mots que l’autre ne se donna même pas la peine de l’écouter jusqu’au bout, et lui tourna le dos, au milieu de la phrase, en haussant les épaules. Il continua machinalement à marcher. Des gens étaient arrêtés devant une boutique. Il s’arrêta machinalement comme eux. C’était un magasin de photographies et de cartes postales : elles représentaient des filles en chemise, ou sans chemise ; des journaux illustrés étalaient des plaisanteries obscènes. Des enfants, des jeunes femmes regardaient tranquillement. Une fille maigre, aux cheveux rouges, voyant Christophe absorbé dans sa contemplation, lui fit des offres. Il la regarda sans comprendre. Elle lui prit le bras, avec un sourire stupide. Il secoua son étreinte, et s’éloigna rougissant de colère. Les cafés-concerts se succédaient ; à la porte, des affiches de cabotins grotesques paradaient. La foule était toujours plus dense ; Christophe était frappé du nombre de figures vicieuses, de louches rôdeurs, de gueux avilis, de filles plâtrées aux odeurs écœurantes. Il se sentait glacé. La fatigue, la faiblesse, et l’horrible dégoût qui l’étreignait de plus en plus lui donnaient le vertige. Il serra les dents et marcha plus vite. Le brouillard augmentait, à mesure qu’on approchait de la Seine. La cohue des voitures devint inextricable. Un cheval glissa et tomba sur le flanc ; le cocher le roua de coups pour le faire relever ; la malheureuse bête, étranglée par ses sangles, s’agitait et retombait lamentablement, immobile, comme morte. Ce spectacle banal fut pour Christophe la goutte d’eau qui fait déborder l’âme. Les convulsions de cet être misérable sous les regards indifférents lui firent sentir avec une telle angoisse son propre néant parmi ces milliers d’êtres, – la répulsion que depuis une heure il s’efforçait d’étouffer pour ce bétail humain, pour cette atmosphère souillée, pour ce monde moral ennemi, fit irruption avec une telle violence qu’il suffoqua. Il eut une crise de sanglots. Les passants regardaient, étonnés, ce grand garçon au visage convulsé de douleur. Il marchait, les larmes ruisselant le long de ses joues, sans chercher à les essuyer. On s’arrêtait pour le suivre des yeux, un instant ; et, s’il eût été capable de lire dans l’âme de cette foule qui lui semblait hostile, peut-être aurait-il pu voir chez quelques-uns, – mêlée sans doute à un peu d’ironie parisienne – une compassion fraternelle. Mais il ne voyait plus rien : ses pleurs l’aveuglaient.

 

Il se trouva sur une place, près d’une grande fontaine. Il y baigna ses mains, il y plongea sa figure. Un petit marchand de journaux le regardait faire curieusement, avec des réflexions gouailleuses, mais sans méchanceté ; et il lui ramassa son chapeau, que Christophe avait laissé tomber. Le froid glacial de l’eau ranima Christophe. Il se ressaisit. Il revint sur ses pas, évitant de regarder ; il ne pensait même plus à manger : il lui eût été impossible de parler à qui que ce fût ; un rien eût suffit pour rouvrir la source des larmes. Il était épuisé. Il se trompa de chemin, erra au hasard, se retrouva devant sa maison, au moment où il se croyait définitivement perdu : – il avait oublié jusqu’au nom de la rue où il habitait.

 

Il rentra dans son infâme logis. À jeun, les yeux brûlants, le cœur et le corps courbaturés, il s’affaissa sur une chaise, dans un coin de sa chambre ; il y resta deux heures, incapable de bouger. Enfin il s’arracha à cette apathie, et il se coucha. Il tomba dans une torpeur fiévreuse, d’où il s’éveillait à chaque minute, avec l’illusion d’avoir dormi des heures. La chambre était étouffante ; il brûlait des pieds à la tête ; il avait une soif horrible ; il était en proie à des cauchemars stupides, qui continuaient de s’accrocher à lui, même quand il avait les yeux ouverts ; des angoisses aiguës le pénétraient comme des coups de couteau. Au milieu de la nuit, il s’éveilla, pris d’un désespoir si atroce qu’il en aurait hurlé ; il s’enfonça les draps dans la bouche, pour qu’on ne l’entendît pas : il se sentait devenir fou. Il s’assit sur son lit, et il alluma. Il était trempé de sueur. Il se leva, il ouvrit sa valise, pour y chercher un mouchoir. Il mit la main sur une vieille Bible, que sa mère avait cachée au milieu de son linge. Christophe n’avait jamais beaucoup lu ce livre ; mais ce lui fut un bien inexprimable de le trouver, en cet instant. Cette bible avait appartenu au grand-père, et au père du grand-père. Les chefs de la famille y avaient inscrit, sur une feuille blanche à la fin, leurs noms et les dates importantes de leur vie : naissances, mariages, morts. Le grand-père avait marqué au crayon, de sa grosse écriture, les dates des jours où il avait lu et relu chaque chapitre ; le livre était rempli de bouts de papier jauni, où le vieux avait noté ses naïves réflexions. Cette Bible était placée sur une planche, au-dessus de son lit ; il la prenait pendant ses longues insomnies, conversant avec elle, plutôt qu’il ne la lisait. Elle lui avait tenu compagnie jusqu’à l’heure de la mort, comme elle avait tenu déjà compagnie à son père. Un siècle des deuils et des joies de la famille se dégageait de ce livre. Christophe se sentit moins seul, avec lui.

 

Il l’ouvrit aux plus sombres passages :

 

La vie de l’homme sur la terre est une guerre continuelle, et ses jours sont comme les jours d’un mercenaire…

 

Si je me couche, je dis : Quand me lèverai-je ? Et, étant levé, j’attends le soir avec impatience, et je suis rempli de douleur jusqu’à la nuit…

 

Quand je dis : mon lit me consolera, le repos assoupira ma plainte, alors tu m’épouvantes par des songes, et tu me troubles par des visions…

 

Jusqu’à quand ne m’épargneras-tu point ? Ne me donneras-tu point quelque relâche, pour que je puisse respirer ? Ai-je péché ? Que t’ai-je fait, ô gardien des hommes ?…

 

Tout revient au même : Dieu afflige le juste aussi bien que le méchant…

 

Qu’il me tue ! Je ne laisserai pas d’espérer en Lui…

 

Les cœurs vulgaires ne peuvent comprendre le bienfait, pour un malheureux, de cette tristesse sans bornes. Toute grandeur est bonne, et le comble de la douleur atteint à la délivrance. Ce qui abat, ce qui accable, ce qui détruit irrémédiablement l’âme, c’est la médiocrité de la douleur et de la joie, la souffrance égoïste et mesquine, sans force pour se détacher du plaisir perdu, et prête secrètement à tous les avilissements pour un plaisir nouveau. Christophe était ranimé par l’âpre souffle qui montait du vieux livre : le vent du Sinaï, des vastes solitudes et de la mer puissante, balayait les miasmes. La fièvre de Christophe tomba. Il se recoucha, plus calme, et il dormit d’un trait jusqu’au lendemain. Quand il rouvrit les yeux, le jour était venu. Il vit plus nettement encore l’ignominie de sa chambre ; il sentit sa misère et son isolement ; mais il les regarda en face. Le découragement était parti ; il ne lui restait plus qu’une virile mélancolie. Il redit la parole de Job :

 

Quand Dieu me tuerait, je ne laisserais pas d’espérer en Lui…

 

Il se leva et commença le combat, avec tranquillité.

 

*

 

Il décida le matin même, de faire les premières démarches. Il connaissait deux seules personnes à Paris, deux jeunes gens de son pays : son ancien ami, Otto Diener, qui était associé à un oncle, marchand de draps, dans le quartier du Mail ; et un petit juif de Mayence, Sylvain Kohn, qui devait être employé dans une grande maison de librairie, dont il n’avait pas l’adresse.

 

Il avait été très intime avec Diener, vers quatorze ou quinze ans[1]. Il avait eu pour lui une de ces amitiés d’enfance, qui devancent l’amour, et qui sont déjà de l’amour. Diener aussi l’avait aimé. Ce gros garçon timide et compassé avait été séduit par la fougueuse indépendance de Christophe ; il s’était évertué à l’imiter d’une façon ridicule : ce qui irritait Christophe et le flattait. Alors ils faisaient des projets qui bouleversaient le monde. Puis Diener avait voyagé, pour son éducation commerciale, et ils ne s’étaient plus revus ; mais Christophe avait de ses nouvelles par les gens du pays, avec qui Diener était resté en relations régulières.

 

Quant à Sylvain Kohn, ses rapports avec Christophe avaient eu un autre caractère. Ils s’étaient connus, tout gamins, à l’école, où le petit singe avait joué des tours à Christophe, qui l’étrillait en échange, quand il voyait le piège où il était tombé. Kohn ne se défendait pas ; il se laissait rouler, et frotter la figure dans la poussière, en pleurnichant ; mais il recommençait aussitôt après, avec une malice inlassable, – jusqu’au jour où il prit peur, Christophe l’ayant menacé sérieusement de le tuer.

 

Christophe sortit de bonne heure. Il s’arrêta en route, pour déjeuner à un café. Il s’obligeait, malgré son amour propre, à ne perdre aucune occasion de parler en français. Puisqu’il devait vivre à Paris, peut-être des années, il lui fallait s’adapter le plus vite possible aux conditions de la vie, et vaincre ses répugnances. Il s’imposa donc de ne pas prendre garde, bien qu’il en souffrît cruellement, à l’air goguenard du garçon qui écoutait son charabia ; et sans se décourager, il bâtissait pesamment des phrases informes, qu’il répétait avec ténacité, jusqu’à ce qu’il fût compris.

 

Il se mit à la recherche de Diener. Suivant son habitude, quand il avait une idée en tête, il ne voyait rien autour de lui. Paris lui faisait, dans cette première promenade, l’impression d’une vieille ville et mal tenue. Christophe était habitué à ses villes du nouvel Empire allemand, à la fois très vieilles et très jeunes, où l’on sent monter l’orgueil d’une force nouvelle : et il était désagréablement surpris par les rues éventrées, les chaussées boueuses, la bousculade des gens, le désordre des voitures, – des véhicules de toute sorte, de toute forme : des vénérables omnibus à chevaux, des tramways à vapeur, à électricité, et de tous les systèmes, – des baraques sur les trottoirs, des manèges de chevaux de bois (ou plutôt de monstres, de gargouilles), sur les places encombrées de statues en redingote ; je ne sais quelle pouillasserie de ville du moyen âge, initiée aux bienfaits du suffrage universel, mais qui ne peut se défaire de son vieux fond truand. Le brouillard de la veille s’était changé en une petite pluie pénétrante. Dans beaucoup de boutiques, le gaz était allumé, bien qu’il fût plus de dix heures.

 

Christophe arriva, non sans avoir erré dans le dédale de rues qui avoisinent la place des Victoires, au magasin qu’il cherchait, rue de la Banque. En entrant, il crut voir, au fond de la boutique longue et obscure, Diener occupé à ranger des ballots, au milieu d’employés. Mais il était un peu myope et se défiait de ses yeux, bien que leur intuition le trompât rarement. Il y eut un remue-ménage parmi les gens du fond, quand Christophe eut dit son nom au commis qui le recevait ; et, après un conciliabule, un jeune homme se détacha du groupe, et dit en allemand :

 

– Monsieur Diener est sorti.

 

– Sorti ? Pour longtemps ?

 

– Je crois. Il vient de sortir.

 

Christophe réfléchit un instant ; puis il dit :

 

– Très bien. J’attendrai.

 

L’employé, surpris, se hâta d’ajouter :

 

– C’est qu’il ne rentrera peut-être pas avant deux ou trois heures.

 

– Oh ! cela ne fait rien, répondit Christophe avec placidité. Je n’ai rien à faire à Paris. Je puis attendre, tout le jour, s’il le faut.

 

Le jeune homme le regarda avec stupéfaction, croyant qu’il plaisantait. Mais Christophe ne songeait déjà plus à lui. Il s’était assis tranquillement dans un coin, le dos tourné à la rue, et il semblait prêt à y camper.

 

Le commis retourna au fond du magasin, et chuchota avec ses collègues ; ils cherchaient, avec une consternation comique, un moyen de se débarrasser de l’importun.

 

Après quelques minutes d’incertitude, la porte du bureau s’ouvrit. Monsieur Diener parut. Il avait une large figure rouge, balafrée sur la joue et le menton d’une cicatrice violette, la moustache blonde, les cheveux aplatis, avec une raie sur le côté, un lorgnon d’or, des boutons d’or à son plastron de chemise, et des bagues à ses gros doigts. Il tenait son chapeau et son parapluie. Il vint à Christophe, d’un air dégagé. Christophe, qui rêvassait sur sa chaise, eut un sursaut d’étonnement. Il saisit les mains de Diener, et s’exclama avec une cordialité bruyante, qui fit rire sous cape les employés et rougir Diener. Le majestueux personnage avait ses raisons pour ne pas vouloir reprendre avec Christophe ses relations d’autrefois ; et il s’était promis de le tenir à distance, dès le premier abord, par ses manières imposantes. Mais à peine retrouvait-il le regard de Christophe, qu’il se sentait de nouveau un petit garçon en sa présence ; il en était furieux et honteux. Il bredouilla précipitamment :

 

– Dans mon cabinet… Nous serons mieux pour causer.

 

Christophe reconnut sa prudence habituelle.

 

Mais, dans le cabinet, dont la porte fut soigneusement refermée, Diener ne s’empressait pas de lui offrir une chaise. Il restait debout, expliquant, avec une lourde maladresse :

 

– Bien content… J’allais sortir… On croyait que j’étais sorti… Mais il faut que je sorte… Je n’ai qu’une minute… Un rendez-vous urgent…

 

Christophe comprit que l’employé lui avait menti tout à l’heure, et que le mensonge était convenu avec Diener, pour le mettre à la porte. Le sang lui monta à la tête ; mais il se contint, et dit sèchement :

 

– Rien ne presse.

 

Diener en eut un haut-le-corps. Il était révolté d’un tel sans-gêne.

 

– Comment ! rien ne presse ! dit-il. Une affaire…

 

Christophe le regarda en face :

 

– Non.

 

Le gros garçon baissa les yeux. Il haïssait Christophe, de se sentir si lâche devant lui. Il balbutia avec dépit. Christophe l’interrompit :

 

– Voici, dit-il. Tu sais…

 

(Ce tutoiement blessait Diener, qui s’était vainement efforcé, dès les premiers mots, d’établir entre Christophe et lui, la barrière du : vous.)

 

–… Tu sais pourquoi je suis ici ?

 

– Oui, je sais, dit Diener.

 

(Il avait été informé par ses correspondants de l’algarade de Christophe, et des poursuites dirigées contre lui.)

 

– Alors, reprit Christophe, tu sais que je ne suis pas ici pour mon plaisir. J’ai dû fuir. Je n’ai rien. Il faut que je vive.

 

Diener attendait la demande. Il la reçut avec un mélange de satisfaction – (car elle lui permettait de reprendre sa supériorité sur Christophe) – et de gêne – (car il n’osait pas lui faire sentir cette supériorité, comme il l’eût voulu.)

 

– Ah ! fit-il avec importance, c’est bien fâcheux, bien fâcheux. La vie est difficile ici. Tout est cher. Nous avons des frais énormes. Et tous ces employés…

 

Christophe l’interrompit avec mépris :

 

– Je ne te demande pas d’argent.

 

Diener fut décontenancé. Christophe continua :

 

– Tes affaires vont bien ? Tu as une belle clientèle ?

 

– Oui, oui, pas mal, Dieu merci… dit prudemment Diener. (Il se méfiait.)

 

Christophe lui lança un regard furieux, et reprit :

 

– Tu connais beaucoup de monde dans la colonie allemande ?

 

– Oui.

 

– Eh bien, parle de moi. Ils doivent être musiciens. Ils ont des enfants. Je donnerai des leçons.

 

Diener prit un air embarrassé.

 

– Qu’est-ce encore ? fit Christophe. Est-ce que tu doutes par hasard que j’en sache assez pour un pareil métier ?

 

Il demandait un service, comme si c’était lui qui le rendait. Diener qui n’eût jamais rien fait pour Christophe que pour avoir le plaisir de le sentir son obligé, était bien résolu à ne pas remuer un doigt pour lui.

 

– Tu en sais mille fois plus qu’il n’en faut… Seulement…

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, c’est difficile, très difficile, vois-tu, à cause de ta situation.

 

– Ma situation ?

 

– Oui… Enfin, cette affaire, ce procès… Si cela venait à se savoir. C’est difficile pour moi. Cela peut me faire beaucoup de tort.

 

Il s’arrêta, voyant le visage de Christophe se décomposer de colère ; et il se hâta d’ajouter :

 

– Ce n’est pas pour moi… Je n’ai pas peur… Ah si j’étais seul !… C’est mon oncle… Tu sais la maison est à lui, je ne peux rien sans lui…

 

De plus en plus effrayé par la figure de Christophe et par l’explosion qui se préparait, il dit précipitamment – (il n’était pas mauvais au fond ; l’avarice et la vanité luttaient en lui : il eût voulu obliger Christophe mais à bon compte) :

 

– Veux-tu cinquante francs ?

 

Christophe devint cramoisi. Il marcha vers Diener, d’une telle façon que celui-ci recula en toute hâte jusqu’à la porte, qu’il ouvrit, prêt à appeler. Mais Christophe se contenta d’approcher de lui sa tête congestionnée :

 

– Cochon ! dit-il, d’une voix retentissante.

 

Il le repoussa du chemin, et sortit, au milieu des employés. Sur le seuil, il cracha de dégoût.

 

*

 

Il marchait à grands pas dans la rue. Il était ivre de colère. La pluie le dégrisa. Où allait-il ? Il ne savait. Il ne connaissait personne. Il s’arrêta, pour réfléchir, devant une librairie, et il regardait, sans voir, les livres à l’étalage. Sur une couverture, un nom d’éditeur le frappa. Il se demanda pourquoi. Il se rappela, après un instant, que c’était le nom de la maison où était employé Sylvain Kohn. Il prit note de l’adresse… Que lui importait ? Il n’irait certainement pas… Pourquoi n’irait-il pas ? Si ce gueux de Diener, qui avait été son ami, le recevait ainsi, qu’avait-il à attendre d’un drôle qu’il avait traité sans ménagement et qui devait le haïr ? D’inutiles humiliations ? Son sang se révoltait. – Mais un fond de pessimisme natif, qui lui venait peut-être de son éducation chrétienne, le poussait à éprouver jusqu’au bout la vilenie des gens.

 

– Je n’ai pas le droit de faire des façons. Il faut avoir tout tenté, avant de crever.

 

Une voix ajoutait en lui :

 

– Et je ne crèverai pas.

 

Il s’assura de nouveau de l’adresse, et il alla chez Kohn. Il était décidé à lui casser la figure, à la première impertinence.

 

La maison d’édition se trouvait dans le quartier de la Madeleine. Christophe monta à un salon du premier étage, et demanda Sylvain Kohn. Un employé à livrée lui répondit « qu’il ne connaissait pas ». Christophe, étonné, crut qu’il prononçait mal, et il répéta la question ; mais l’employé, après avoir écouté attentivement, affirma qu’il n’y avait personne de ce nom dans la maison. Tout décontenancé, Christophe s’excusait, et il allait sortir, quand au fond d’un corridor une porte s’ouvrit ; et il vit Kohn lui-même, qui reconduisait une dame. Sous le coup de l’affront qu’il venait de subir de Diener, il était disposé à croire en ce moment que tout le monde se moquait de lui. Sa première pensée fut donc que Kohn l’avait vu venir, et qu’il avait donné l’ordre au garçon de dire qu’il n’était pas là. Une telle impudence le suffoqua. Il partait, indigné, lorsqu’il s’entendit appeler. Kohn de ses yeux perçants, l’avait reconnu de loin ; et il courait à lui, le sourire aux lèvres, les mains tendues, avec toutes les marques d’une joie exagérée.

 

Sylvain Kohn était petit, trapu, la face entièrement rasée, à l’américaine, le teint trop rouge, les cheveux trop noirs, une figure large et massive, aux traits gras, les yeux petits, plissés, fureteurs, la bouche un peu de travers, un sourire lourd et malin. Il était mis avec une élégance, qui cherchait à dissimuler les défectuosités de sa taille, ses épaules hautes et la largeur de ses hanches. C’était là l’unique chose qui chagrinât son amour propre ; il eût accepté de bon cœur quelques coups de pied au derrière pour avoir deux ou trois pouces de plus et la taille mieux prise. Pour le reste, il était fort satisfait de lui ; il se croyait irrésistible. Le plus fort est qu’il l’était. Ce petit juif allemand, ce lourdaud, s’était fait le chroniqueur et l’arbitre des élégances parisiennes. Il écrivait de fades courriers mondains, d’un raffinement compliqué. Il était le champion du beau style français, de l’élégance française, de la galanterie française, de l’esprit français, – Régence, talon rouge, Lauzun. On se moquait de lui ; mais cela ne l’empêchait point de réussir. Ceux qui disent que le ridicule tue à Paris ne connaissent point Paris : bien loin d’en mourir, il y a des gens qui en vivent ; à Paris, le ridicule mène à tout, même à la gloire, même aux bonnes fortunes. Sylvain Kohn n’en était plus à compter les déclarations que lui valaient, chaque jour, ses marivaudages francfortois.

 

Il parlait avec un accent lourd et une voix de tête.

 

– Ah ! voilà une surprise ! criait-il gaiement, en secouant la main de Christophe dans ses mains boudinées aux doigts courts, qui semblaient tassés dans une peau trop étroite. Il ne pouvait se décider à lâcher Christophe. On eût dit qu’il retrouvait son meilleur ami. Christophe interloqué, se demandait si Kohn se moquait de lui. Mais Kohn ne se moquait pas. Ou bien, s’il se moquait, ce n’était pas plus qu’à l’ordinaire. Kohn n’avait pas de rancune : il était trop intelligent pour cela. Il y avait beau temps qu’il avait oublié les mauvais traitements de Christophe ; et, s’il s’en était souvenu, il ne s’en fût guère soucié. Il était ravi de cette occasion de se faire voir à un ancien camarade, dans l’importance de ses fonctions nouvelles et l’élégance de ses manières parisiennes. Il ne mentait pas, en disant sa surprise : la dernière chose du monde à laquelle il se fût attendu était bien une visite de Christophe ; et s’il était trop avisé pour ne pas savoir d’avance qu’elle avait un but intéressé, il était des mieux disposés à l’accueillir, par ce seul fait qu’elle était un hommage rendu à son pouvoir.

 

– Et vous venez du pays ? Comment va la maman ? demandait-il avec une familiarité qui, en un autre jour, eût choqué Christophe, mais qui lui faisait du bien, maintenant, dans cette ville étrangère.

 

– Mais comment se fait-il, demanda Christophe, encore un peu soupçonneux, qu’on m’ait répondu tout à l’heure que Monsieur Kohn n’était pas là ?

 

– Monsieur Kohn n’est pas là, dit Sylvain Kohn, en riant. Je ne me nomme plus Kohn. Je m’appelle Hamilton.

 

Il s’interrompit.

 

– Pardon ! fit-il.

 

Il alla serrer la main à une dame qui passait, et grimaça des sourires. Puis il revint. Il expliqua que c’était une femme de lettres, célèbre par des romans d’une volupté brûlante. La moderne Sapho avait une décoration violette à son corsage, des formes plantureuses, et des cheveux blond ardent sur une figure réjouie et plâtrée ; elle disait des choses prétentieuses d’une voix mâle, qui avait un accent franc-comtois.

 

Kohn se remit à questionner Christophe. Il s’informait de tous les gens du pays, demandait ce qu’était devenu celui-ci celui-là, mettant une coquetterie à montrer qu’il se souvenait de tous. Christophe avait oublié son antipathie ; il répondait, avec une cordialité reconnaissante, donnant une foule de détails, qui étaient absolument indifférents à Kohn, et qu’il interrompit de nouveau.

 

– Pardon, fit-il encore.

 

Et il alla saluer une autre visiteuse.

 

– Ah ! ça, demanda Christophe, il n’y a donc que les femmes qui écrivent en France ?

 

Kohn se mit à rire, et dit avec fatuité :

 

– La France est femme, mon cher. Si vous voulez arriver, faites-en votre profit.

 

Christophe n’écouta point l’explication, et continua les siennes. Kohn, pour y mettre fin, demanda :

 

– Mais comment diable, êtes-vous ici ?

 

Voilà ! pensa Christophe. Il ne savait rien. C’est pourquoi il était si aimable. Tout va changer, quand il saura.

 

Il mit un point d’honneur à conter tout ce qui pouvait le compromettre : la rixe avec les soldats, les poursuites contre lui, sa fuite du pays.

 

Kohn se tordit de rire :

 

– Bravo ! criait-il, bravo ! Ah ! la bonne histoire !

 

Il lui serra la main chaleureusement. Il était enchanté de tout pied de nez à l’autorité ; et celui-ci l’amusait d’autant plus qu’il connaissait les héros de l’histoire : le côté comique lui en apparaissait.

 

– Écoutez, continua-t-il. Il est midi passé. Faites-moi le plaisir… Déjeunez avec moi.

 

Christophe accepta avec reconnaissance. Il pensait :

 

– C’est un brave homme, décidément. Je me suis trompé.

 

Ils sortirent ensemble. Chemin faisant, Christophe hasarda sa requête :

 

– Vous voyez maintenant quelle est ma situation. Je suis venu ici chercher du travail, des leçons de musique, en attendant que je me sois fait connaître. Pourriez-vous me recommander ?

 

– Comment donc ! fit Kohn. À qui vous voudrez. Je connais tout le monde ici. Tout à votre service.

 

Il était heureux de faire montre de son crédit.

 

Christophe se confondait en remerciements. Il se sentait le cœur déchargé d’un grand poids.

 

À table, il dévora, de l’appétit d’un homme qui ne s’était pas repu depuis deux jours. Il s’était noué sa serviette autour du cou, et mangeait avec son couteau. Kohn-Hamilton était horriblement choqué par sa voracité et ses manières paysannes. Il ne fut pas moins blessé du peu d’attention que son convive prêtait à ses vantardises. Il voulait l’éblouir par le récit de ses belles relations et de ses bonnes fortunes ; mais c’était peine perdue ; Christophe n’écoutait pas, il interrompait sans façons. Sa langue se déliait ; il devenait familier. Il avait le cœur gonflé de gratitude et il assommait Kohn, en lui confiant naïvement ses projets d’avenir. Surtout, il l’exaspérait par son insistance à lui prendre la main par-dessus la table et à la presser avec effusion. Et il mit le comble à son irritation, en voulant à la fin trinquer, à la mode allemande, et boire, avec des paroles sentimentales, à ceux qui étaient là-bas et au Vater Rhein. Kohn vit, avec épouvante, le moment où il allait chanter. Les voisins de table les regardaient ironiquement. Kohn prétexta des occupations urgentes, et se leva. Christophe s’accrochait à lui ; il voulait savoir quand il pourrait avoir une recommandation, se présenter chez quelqu’un, commencer ses leçons.

 

– Je vais m’en occuper. Aujourd’hui. Ce soir même, promettait Kohn. J’en parlerai tout à l’heure. Vous pouvez être tranquille.

 

Christophe insistait.

 

– Quand saurai-je ?

 

– Demain… Demain… ou après-demain.

 

– Très bien. Je reviendrai demain.

 

– Non, non, se hâta de dire Kohn, je vous le ferai savoir. Ne vous dérangez pas.

 

– Oh ! cela ne me dérange pas. Au contraire ! N’est-ce pas ? Je n’ai rien d’autre à faire à Paris, en attendant.

 

– Diable, pensa Kohn… Non, reprit-il tout haut j’aime mieux vous écrire. Vous ne me trouveriez pas, ces jours-ci. Donnez-moi votre adresse.

 

Christophe la lui dicta.

 

– Parfait. Je vous écrirai demain.

 

– Demain ?

 

– Demain. Vous pouvez y compter.

 

Il se dégagea des poignées de main de Christophe, et il se sauva.

 

Ouf ! pensait-il. Voilà un raseur !

 

Il avertit, en rentrant, le garçon de bureau qu’il ne serait pas là, quand « l’Allemand » viendrait le voir. – Dix minutes après, il l’avait oublié.

 

Christophe revint à son taudis. Il était attendri.

 

– Le bon garçon ! pensait-il. Comme j’ai été injuste envers lui ! Et il ne m’en veut pas !

 

Ce remords lui pesait ; il fut sur le point d’écrire à Kohn combien il était peiné de l’avoir mal jugé autrefois, et qu’il lui demandait pardon du tort qu’il lui avait fait. Il avait les larmes aux yeux en y pensant. Mais il lui était moins aisé d’écrire une lettre qu’une partition ; et après avoir pesté dix fois contre l’encre et la plume de l’hôtel, qui en effet étaient ignobles, après avoir barbouillé, raturé, déchiré quatre ou cinq feuilles de papier, il s’impatienta et envoya tout promener.

 

Le reste de la journée fut long à passer ; mais Christophe était si fatigué par sa mauvaise nuit et par les courses du matin qu’il finit par s’assoupir sur sa chaise. Il ne sortit de sa torpeur, vers le soir, que pour se coucher ; et il dormit douze heures de suite, sans s’arrêter.

 

*

 

Le lendemain, dès huit heures, il commença d’attendre la réponse promise. Il ne doutait pas de l’exactitude de Kohn. Il ne bougea point de chez lui, se disant que Kohn passerait peut-être à l’hôtel, avant de se rendre au bureau. Pour ne pas s’éloigner, vers midi, il se fit monter son déjeuner de la gargote d’en bas. Puis, il attendit de nouveau, sûr que Kohn viendrait au sortir du restaurant. Il marchait dans sa chambre, s’asseyait, se remettait à marcher, ouvrant sa porte, quand il entendait monter des pas dans l’escalier. Il n’avait aucun désir de se promener dans Paris, pour tromper son attente. Il se mit sur son lit. Sa pensée revenait constamment vers la vieille maman, qui pensait aussi à lui, en ce moment, – qui seule pensait à lui. Il se sentait pour elle une tendresse infinie et un remords de l’avoir quittée. Mais il ne lui écrivit pas. Il attendit de pouvoir lui apprendre quelle situation il avait trouvée. Malgré leur profond amour, il ne leur serait pas venu à l’idée, ni à l’un ni à l’autre, de s’écrire pour se dire simplement qu’ils s’aimaient : une lettre était faite pour dire des choses précises. – Couché sur le lit, les mains jointes sous sa tête, il rêvassait. Bien que sa chambre fût éloignée de la rue, le grondement de Paris remplissait le silence ; la maison trépidait. – La nuit vint de nouveau, sans avoir apporté de lettre.

 

Une journée recommença, semblable à la précédente.

 

Le troisième jour, Christophe, que cette réclusion volontaire commençait à rendre enragé, se décida à sortir. Mais Paris lui causait, depuis le premier soir, une répulsion instinctive. Il n’avait envie de rien voir : nulle curiosité ; il était trop préoccupé de sa vie pour prendre plaisir à regarder celle des autres ; et les souvenirs du passé, les monuments d’une ville, le laissaient indifférent. À peine dehors, il s’ennuya tellement que, quoiqu’il eût décidé de ne pas retourner chez Kohn avant huit jours, il y alla, tout d’une traite.

 

Le garçon, qui avait le mot d’ordre, dit que M. Hamilton était parti de Paris pour affaires. Ce fut un coup pour Christophe. Il lui demanda en bégayant quand M. Hamilton devait revenir. L’employé répondit, au hasard :

 

– Dans une dizaine de jours.

 

Christophe s’en retourna, consterné, et se terra chez lui, pendant les jours suivants. Il lui était impossible de se remettre au travail. Il s’aperçut avec terreur que ses petites économies, – le peu d’argent que sa mère lui avait envoyé, soigneusement serré dans un mouchoir, au fond de sa valise, – diminuait rapidement. Il se soumit à un régime sévère. Il descendait seulement, vers le soir pour dîner, dans le cabaret d’en bas, où il avait été rapidement connu des clients, sous le nom du « Prussien », ou de « Choucroute ». – Il écrivit, au prix de pénibles efforts, deux ou trois lettres à des musiciens français, dont le nom lui était vaguement connu. Un d’eux était mort depuis dix ans. Il leur demandait de vouloir bien lui donner audience. L’orthographe était extravagante, et le style agrémenté de ces longues inversions et de ces formules cérémonieuses, qui sont habituelles en allemand. Il adressait l’épître : « Au Palais de l’Académie de France ». – Le seul qui la lut en fit des gorges chaudes avec ses amis.

 

Après une semaine, Christophe retourna à la librairie. Le hasard le servit, cette fois. Sur le seuil, il croisa Sylvain Kohn, qui sortait. Kohn fit la grimace, en se voyant pincé ; mais Christophe était si heureux qu’il ne s’en aperçut pas. Il lui avait ressaisi les mains, suivant son habitude agaçante, et il demandait, joyeux :

 

– Vous étiez en voyage ? Vous avez fait bon voyage.

 

Kohn acquiesçait, mais ne se déridait pas. Christophe continua :

 

– Je suis venu, vous savez… On vous a dit, n’est-ce pas ?… Eh bien, quoi de nouveau ? Vous avez parlé de moi ? Qu’est-ce qu’on a répondu ?

 

Kohn se renfrognait de plus en plus. Christophe était surpris de ses manières guindées : ce n’était plus le même homme.

 

– J’ai parlé de vous, dit Kohn ; mais je ne sais rien encore, je n’ai pas eu le temps. J’ai été très pris depuis que je vous ai vu. Des affaires par-dessus la tête. Je ne sais comment j’en viendrai à bout. C’est écrasant. Je finirai par tomber malade.

 

– Est-ce que vous ne vous sentez pas bien ? demanda Christophe, d’un ton de sollicitude inquiète.

 

Kohn lui jeta un coup d’œil narquois, et répondit :

 

– Pas bien du tout. Je ne sais ce que j’ai, depuis quelques jours. Je me sens très souffrant.

 

– Ah ! mon Dieu ! fit Christophe, en lui prenant le bras. Soignez-vous bien ! Il faut vous reposer. Comme je suis fâché de vous avoir donné encore cette peine de plus ! Il fallait me le dire. Qu’est-ce que vous sentez, au juste ?

 

Il prenait tellement au sérieux les mauvaises raisons de l’autre que Kohn, gagné par une douce hilarité qu’il cachait de son mieux, fut désarmé par cette candeur comique. L’ironie est un plaisir si cher aux Juifs – (et nombre de chrétiens à Paris sont Juifs sur ce point) – qu’ils ont des indulgences spéciales pour les fâcheux et pour les ennemis mêmes, qui leur offrent une occasion de l’exercer à leurs dépens. D’ailleurs, Kohn ne laissait pas d’être touché par l’intérêt que Christophe prenait à sa personne. Il se sentit disposé à lui rendre service.

 

– Il me vient une idée, dit-il. En attendant les leçons, feriez-vous des travaux d’édition musicale ?

 

Christophe accepta avec empressement.

 

– J’ai votre affaire, dit Kohn. Je connais intimement un des chefs d’une grande maison d’éditions musicales, Daniel Hecht. Je vais vous présenter ; vous verrez ce qu’il y aura à faire. Moi, vous savez, je n’y connais rien. Mais lui est un vrai musicien. Vous n’aurez pas de peine à vous entendre.

 

Ils prirent rendez-vous pour le jour suivant. Kohn n’était pas fâché de se débarrasser de Christophe, tout en l’obligeant.

 

*

 

Le lendemain, Christophe vint prendre Kohn à son bureau. Il avait, sur son conseil, emporté quelques compositions pour les montrer à Hecht. Ils trouvèrent celui-ci à son magasin de musique, près de l’Opéra. Hecht ne se dérangea pas à leur entrée ; il tendit froidement deux doigts à la poignée de main de Kohn, ne répondit pas au salut cérémonieux de Christophe, et, sur la demande de Kohn, il passa avec eux dans une pièce voisine. Il ne leur offrit pas de s’asseoir. Il resta adossé à la cheminée sans feu, les yeux fixés au mur.

 

Daniel Hecht était un homme d’une quarantaine d’années, grand, froid, correctement mis, un type phénicien très marqué, l’air intelligent et désagréable, figure renfrognée, poil noir, barbe de roi assyrien, longue et carrée. Il ne regardait presque jamais en face, et il avait une façon de parler glaciale et brutale, qui frappait comme une insulte, même quand il disait bonjour. Cette insolence était plus apparente que réelle. Sans doute, elle répondait à une disposition méprisante de son caractère ; mais elle tenait encore plus à ce qu’il y avait en lui d’automatique et de guindé.

 

Les juifs de cette espèce ne sont point rares ; et l’opinion n’est pas tendre pour eux : elle taxe d’arrogance cette raideur cassante, qui est souvent le fait d’une gaucherie incurable de corps et d’âme.

 

Sylvain Kohn présentait son protégé, sur un ton de prétentieux badinage, avec des éloges exagérés. Christophe, décontenancé par l’accueil, se balançait, son chapeau et ses manuscrits à la main. Lorsque Kohn eut fini, Hecht, qui jusque-là ne semblait pas s’être douté que Christophe fût là, tourna dédaigneusement la tête vers lui, et, sans le regarder, dit :

 

– Krafft… Christophe Krafft… Je n’ai jamais entendu ce nom.

 

Christophe reçut cette parole, comme un coup de poing en pleine poitrine. Le rouge lui monta au visage. Il répondit avec colère :

 

– Vous l’entendrez plus tard.

 

Hecht ne sourcilla point, et continua imperturbablement, comme si Christophe n’existait pas :

 

– Krafft… non je ne connais pas.

 

Il était de ces gens, pour qui c’est déjà une mauvaise note que de n’être pas connu d’eux.

 

Il continua, en allemand :

 

– Et vous êtes du Rhein-Land ?… C’est étonnant combien il y a de gens là-bas qui se mêlent de musique ! Je crois qu’il n’y en a pas un qui ne prétende être musicien.

 

Il voulait dire une plaisanterie et non une insolence ; mais Christophe le prit autrement. Il eût répliqué, si Kohn ne l’avait devancé.

 

– Ah ! pardon, pardon, disait-il à Hecht, vous me rendrez cette justice que moi, je n’y entends rien.

 

– Cela fait votre éloge, répondit Hecht.

 

– S’il faut ne pas être musicien pour vous plaire, dit sèchement Christophe, je suis fâché, je ne fais pas l’affaire.

 

Hecht, la tête toujours tournée de côté, reprit, avec la même indifférence :

 

– Vous avez déjà écrit de la musique ? Qu’est-ce que vous avez écrit ? Des lieder, naturellement ?

 

– Des lieder, deux symphonies, des poèmes symphoniques, des quatuors, des suites pour piano, de la musique de scène, dit Christophe bouillonnant.

 

– On écrit beaucoup en Allemagne, fit Hecht, avec une politesse dédaigneuse.

 

Il était d’autant plus méfiant, à l’égard du nouveau venu, que celui-ci avait écrit tant d’œuvres, et que lui, Daniel Hecht, ne les connaissait pas.

 

– Eh bien, dit-il, je pourrais peut-être vous occuper, puisque vous m’êtes recommandé par mon ami Hamilton. Nous faisons en ce moment une collection, une Bibliothèque de la jeunesse, où nous publions des morceaux de piano faciles. Sauriez-vous nous « simplifier » le Carnaval de Schumann, et l’arranger à quatre, six et huit mains ?

 

Christophe tressauta :

 

– Et voilà ce que vous m’offrez, à moi, à moi !…

 

Ce « moi » naïf fit la joie de Kohn ; mais Hecht prit un air offensé :

 

– Je ne vois pas ce qui peut vous étonner, dit il. Ce n’est point là un travail si facile ! S’il vous paraît trop aisé, tant mieux ! Nous verrons ensuite. Vous me dites que vous êtes bon musicien. Je dois vous croire. Mais enfin, je ne vous connais pas.

 

Il pensait, à part lui :

 

– Si on croyait tous ces gaillards-là, ils feraient la barbe à Johannes Brahms lui-même.

 

Christophe, sans répondre, – (car il s’était promis de réprimer ses emportements) – enfonça son chapeau sur sa tête, et se dirigea vers la porte. Kohn l’arrêta, en riant :

 

– Attendez, attendez donc ! dit-il.

 

Et, se tournant vers Hecht :

 

– Il a justement apporté quelques-uns de ses morceaux, pour que vous puissiez vous faire une idée.

 

– Ah ! dit Hecht ennuyé. Eh bien, voyons cela.

 

Christophe, sans un mot, tendit les manuscrits. Hecht y jeta les yeux négligemment.

 

– Qu’est-ce que c’est ? Une suite pour piano… (Lisant :) Une journée… Ah ! toujours de la musique à programme…

 

Malgré son indifférence apparente, il lisait avec grande attention. Il était excellent musicien, possédait son métier, d’ailleurs ne voyait rien au delà ; dès les premières mesures, il sentit parfaitement à qui il avait affaire. Il se tut, feuilletant l’œuvre, d’un air dédaigneux ; il était très frappé du talent qu’elle révélait ; mais sa morgue naturelle et son amour-propre froissé par les façons de Christophe lui défendaient d’en rien montrer. Il alla jusqu’au bout, en silence, ne perdant pas une note :

 

– Oui, dit-il enfin, d’un ton protecteur, c’est assez bien écrit.

 

Une critique violente eût moins blessé Christophe.

 

– Je n’ai pas besoin qu’on me le dise, fit-il, exaspéré.

 

– J’imagine, pourtant, dit Hecht, que si vous me montrez ce morceau, c’est pour que je vous dise ce que j’en pense.

 

– En aucune façon.

 

– Alors, fit Hecht, piqué, je ne vois pas ce que vous venez me demander.

 

– Je vous demande du travail, pas autre chose.

 

– Je n’ai rien autre à vous offrir, pour le moment, que ce que je vous ai dit. Encore n’en suis-je pas sûr. J’ai dit que cela se pourrait.

 

– Et vous n’avez pas d’autre moyen d’occuper un musicien comme moi ?

 

– Un musicien comme vous ? dit Hecht, d’un ton d’ironie blessante. D’aussi bons musiciens que vous, pour le moins, n’ont pas cru cette occupation au-dessous de leur dignité. Certains, que je pourrais nommer, et qui sont maintenant bien connus à Paris, m’en ont été reconnaissants.

 

– C’est qu’ils sont des jean-foutre, éclata Christophe. (Il connaissait déjà des finesses de la langue française.) – Vous vous trompez, si vous croyez que vous avez affaire à quelqu’un de leur espèce. Croyez-vous m’en imposer avec vos façons de ne pas me regarder en face et de me parler du bout des dents ? Vous n’avez même pas daigné répondre à mon salut, quand je suis entré. Mais qu’est-ce que vous êtes donc, pour en user ainsi avec moi ? Êtes-vous seulement musicien ? Avez-vous jamais rien écrit ? Et vous prétendez m’apprendre comment on écrit, à moi, dont c’est la vie d’écrire !… Et vous ne trouvez rien de mieux à m’offrir, après avoir lu ma musique, que de châtrer de grands musiciens et de faire des saloperies sur leurs œuvres, pour faire danser les petites filles !… Adressez-vous à vos Parisiens, s’ils sont assez lâches pour se laisser faire la leçon par vous ! Pour moi, j’aime mieux crever !

 

Impossible d’arrêter le torrent.

 

Hecht dit, glacial :

 

– Vous êtes libre.

 

Christophe sortit, en faisant claquer les portes. Hecht haussa les épaules, et dit à Sylvain Kohn, qui riait :

 

– Il y viendra, comme les autres.

 

Au fond, il l’estimait. Il était assez intelligent pour sentir la valeur non seulement des œuvres, mais des hommes. Sous l’emportement injurieux de Christophe il avait discerné une force, dont il savait la rareté, – dans le monde artistique plus qu’ailleurs. Mais son amour-propre s’était buté : à aucun prix il n’eût consenti à reconnaître ses torts. Il avait le besoin loyal de rendre justice à Christophe, et il était incapable de le faire, à moins que Christophe ne s’humiliât devant lui. Il attendit que Christophe lui revînt : son triste scepticisme et son expérience de la vie lui avaient fait connaître l’avilissement inévitable des volontés par la misère.

 

*

 

Christophe rentra chez lui. La colère avait fait place à l’abattement. Il se sentait perdu. Le faible appui sur lequel il comptait s’était écroulé. Il ne doutait pas qu’il ne se fût fait un ennemi mortel, non seulement de Hecht, mais de Kohn qui l’avait présenté. C’était la solitude absolue dans une ville ennemie. En dehors de Diener et de Kohn, il ne connaissait personne. Son amie Corinne, la belle actrice, avec qui il s’était lié en Allemagne, n’était pas à Paris ; elle faisait encore une tournée à l’étranger, en Amérique, et cette fois pour son compte : car elle était devenue célèbre ; les journaux publiaient de bruyants échos de son voyage. Quant à la petite institutrice française, qu’il avait, sans le vouloir, fait renvoyer de sa place, et dont la pensée avait été longtemps pour lui un remords, combien de fois s’était-il promis de la retrouver, quand il serait à Paris ! Mais maintenant qu’il était à Paris, il s’apercevait qu’il n’avait oublié qu’une chose : son nom. Impossible de se le rappeler. Il ne se souvenait que du prénom : Antoinette. Au reste quand la mémoire lui serait revenue, le moyen de retrouver une pauvre petite institutrice, dans cette fourmilière humaine !

 

Il fallait s’assurer au plus tôt de quoi vivre. Il restait à Christophe cinq francs. Il prit sur lui, malgré sa répugnance, de demander à son hôte, le gros cabaretier, s’il ne connaîtrait pas dans le quartier des gens à qui il pourrait donner des leçons de piano. L’homme tenait déjà en médiocre estime un locataire qui ne mangeait qu’une fois par jour, et qui parlait allemand ; il perdit tout respect, quand il sut que ce n’était qu’un musicien. Il était un Français de la vieille race pour qui la musique est un métier de feignant. Il se gaussa :

 

– Du piano !… Vous tapez de ça ? Compliments !… C’est-y curieux tout de même de faire ce métier-là par goût ! Moi, toute musique me fait l’effet, comme s’il pleuvait… Après ça, vous pourriez peut-être m’apprendre. Qu’est-ce que vous en diriez, vous autres ? cria-t-il en se tournant vers des ouvriers qui buvaient. Ils rirent bruyamment.

 

– C’est un joli métier, fit l’un. Pas salissant. Et puis, ça plaît aux dames.

 

Christophe comprenait mal le français, et plus mal la moquerie : il cherchait ses mots ; il ne savait pas s’il devait se fâcher. La femme du patron eut pitié de lui :

 

– Allons, allons, Philippe, tu n’es pas sérieux, dit-elle à son mari. – Tout de même, continua-t-elle, en s’adressant à Christophe, il y aurait peut-être bien quelqu’un qui ferait votre affaire.

 

– Qui donc ? demanda le mari.

 

– La petite Grasset. Tu sais, on lui a acheté un piano.

 

– Ah ! ces poseurs ! C’est vrai.

 

On apprit à Christophe qu’il s’agissait de la fille du boucher : ses parents voulaient en faire une demoiselle ; ils consentiraient à ce qu’elle prît des leçons, quand ce ne serait que pour faire jaser. La femme de l’hôtelier promit de s’en occuper.

 

Le lendemain, elle dit à Christophe que la bouchère voulait le voir. Il alla chez elle. Il la trouva à son comptoir, au milieu des cadavres de bêtes. Cette belle femme au teint fleuri, au sourire doucereux, prit un air digne, quand elle sut pourquoi il venait. Tout de suite elle aborda la question de prix, se hâtant d’ajouter qu’elle ne voulait pas y mettre beaucoup, parce que le piano est une chose agréable mais pas nécessaire ; elle lui offrit un franc l’heure. Après quoi, elle demanda à Christophe, d’un air méfiant, si au moins il savait bien la musique. Elle parut se rassurer et devint plus aimable, quand il dit que non seulement il la savait, mais qu’il en écrivait : son amour-propre en fut flatté ; elle se promit de répandre dans le quartier la nouvelle que sa fille prenait des leçons avec un compositeur.

 

Quand Christophe se vit, le lendemain, assis près du piano, – un horrible instrument, acheté d’occasion, et qui sonnait comme une guitare, – avec la petite bouchère, dont les doigts courts et gros trébuchaient sur les touches, – qui était incapable de distinguer un son d’un autre, – qui se tortillait d’ennui, – qui lui bâillait au nez, dès les premières minutes, – quand il eut à subir la surveillance de la mère et sa conversation, ses idées sur la musique et sur l’éducation musicale, – il se sentit si misérable, si misérablement humilié qu’il n’avait même plus la force de s’indigner. Il rentrait dans un état d’accablement ; certains soirs, il ne pouvait dîner. S’il en était tombé là au bout de quelques semaines, où ne descendrait-il pas, par la suite ? À quoi lui avait-il servi de se révolter contre l’offre de Hecht ? Ce qu’il avait accepté était plus dégradant encore.

 

Un soir, dans sa chambre, les larmes le prirent ; il se jeta désespérément à genoux devant son lit, il pria… Qui priait-il ? Qui pouvait-il prier ? Il ne croyait pas en Dieu, il croyait qu’il n’y avait point de Dieu… Mais il fallait prier, il fallait se prier. Il n’y a que les médiocres qui ne prient jamais. Ils ne savent pas la nécessité où sont les âmes fortes de faire retraite dans leur sanctuaire. Au sortir des humiliations de la journée, Christophe sentit, dans le silence bourdonnant de son cœur, la présence de son Être éternel. Les flots de la misérable vie s’agitaient au-dessus de Lui : qu’y avait-il de commun entre elle et Lui ? Toutes les douleurs du monde, acharnées à détruire, venaient se briser contre son roc. Christophe entendait battre ses artères, comme une mer intérieure ; et une voix répétait :

 

– Éternel… Je suis… je suis…

 

Il la connaissait bien : si loin qu’il se souvînt, il avait toujours entendu cette voix. Il lui arrivait de l’oublier ; pendant des mois, il cessait d’avoir conscience de son rythme puissant et monotone ; mais il savait qu’elle était là, qu’elle ne cessait jamais, pareille à l’Océan qui gronde dans la nuit. Il retrouva dans cette musique le calme et l’énergie qu’il y puisait chaque fois qu’il s’y retrempait. Il se releva, apaisé. Non, la dure vie qu’il menait n’avait rien du moins dont il dût avoir honte ; il pouvait manger son pain sans rougir ; ceux qui le lui faisaient acheter à ce prix, c’était à eux de rougir. Patience ! Le temps viendrait…

 

Mais le lendemain, la patience recommençait à lui manquer ; et malgré ses efforts, il finit par éclater de rage, un jour pendant la leçon, contre la stupide pécore, impertinente par surcroît, qui se moquait de son accent, et mettait une malice de singe à faire le contraire de ce qu’il disait. Aux cris de colère de Christophe répondirent les hurlements de la donzelle, effrayée et indignée qu’un homme qu’elle payait osât lui manquer de respect. Elle cria qu’il l’avait battue : – (Christophe lui avait secoué le bras assez rudement). La mère se précipita comme une furie, couvrit sa fille de baisers et Christophe d’invectives. Le boucher parut à son tour, et déclara qu’il n’admettait pas qu’un gueux de Prussien, se permît de toucher à sa fille. Christophe, blême de colère, honteux, incertain s’il n’étranglerait pas l’homme, la femme, et la fille, se sauva sous l’averse. Ses hôtes, qui le virent rentrer, bouleversé, n’eurent pas de peine à se faire raconter l’histoire ; et leur malveillance pour les voisins en fut réjouie. Mais le soir, tout le quartier répétait que l’Allemand était une brute, qui battait les enfants.

 

*

 

Christophe fit de nouvelles démarches chez des marchands de musique : elles ne servirent à rien. Il trouvait les Français peu accueillants ; et leur agitation désordonnée l’ahurissait. Il avait l’impression d’une société anarchique, dirigée par une bureaucratie rogue et despotique.

 

Un soir qu’il errait sur les boulevards, découragé de l’inutilité de ses efforts, il vit Sylvain Kohn qui venait en sens inverse. Convaincu qu’ils étaient brouillés, il détourna les yeux, et tâcha de passer inaperçu. Mais Kohn l’appela :

 

– Et qu’étiez-vous devenu depuis ce fameux jour ? demanda-t-il en riant. Je voulais aller chez vous ; mais je n’ai plus votre adresse… Tudieu, mon cher, je ne vous connaissais pas. Vous avez été épique.

 

Christophe le regarda surpris, et un peu honteux :

 

– Vous ne m’en voulez pas ?

 

– Vous en vouloir ? Quelle idée ?

 

Bien loin de lui en vouloir, il avait été réjoui de la façon dont Christophe avait étrillé Hecht : il avait passé un bon moment. Il lui était fort indifférent que Hecht ou que Christophe eût raison ; il n’envisageait les gens que d’après le degré d’amusement qu’ils pouvaient avoir pour lui ; et il avait entrevu en Christophe une source de haut comique, dont il se promettait bien de profiter.

 

– Il fallait venir me voir, continua-t-il. Je vous attendais. Qu’est-ce que vous faites ce soir ? Vous allez venir dîner. Je ne vous lâche plus. Nous serons entre nous : quelques artistes, qui nous réunissons, une fois par quinzaine. Il faut que vous connaissiez ce monde-là. Venez. Je vous présenterai.

 

Christophe s’excusait en vain sur sa tenue. Sylvain Kohl l’emmena.

 

Ils entrèrent dans un restaurant des boulevards, et montèrent au premier. Christophe se trouva au milieu d’une trentaine de jeunes gens, de vingt à trente-cinq ans, qui discutaient avec animation. Kohn le présenta, comme venant de s’échapper des prisons d’Allemagne. Ils ne firent aucune attention à lui, et n’interrompirent même pas leur discussion passionnée où Kohn, à peine arrivé, se jeta à la nage.

 

Christophe, intimidé par cette société d’élite, se taisait, et il était tout oreilles. Il ne réussissait pas à comprendre – ayant peine à suivre la volubilité de parole française – quels grands intérêts artistiques étaient débattus. Il avait beau écouter, il ne distinguait que des mots comme « trust », « accaparement », « baisse des prix », « chiffres des recettes », mêlés à ceux de « dignité de l’art » et de « droits de l’écrivain ». Il finit par s’apercevoir qu’il s’agissait d’affaires commerciales. Un certain nombre d’auteurs, appartenant, semblait-il, à une société financière, s’indignaient contre les tentatives qui étaient faites pour constituer une société rivale, disputant à la leur son monopole d’exploitation. La défection de quelques-uns de leurs associés, qui avaient trouvé avantageux de passer, armes et bagages, dans la maison rivale, les jetait dans des transports de fureur. Ils ne parlaient de guère moins que de couper des têtes « … Déchéance… Trahison… Flétrissure… Vendus… »

 

D’autres ne s’en prenaient pas aux vivants : ils en avaient aux morts, dont la copie gratuite obstruait le marché. L’œuvre de Musset venait de tomber dans le domaine public, et, à ce qu’il paraissait, on l’achetait beaucoup trop. Aussi réclamaient-ils de l’État une protection énergique, frappant de lourdes taxes les chefs-d’œuvre du passé, afin de s’opposer à leur diffusion à prix réduits, qu’ils taxaient aigrement de concurrence déloyale pour la marchandise des artistes d’à présent.

 

Ils s’interrompirent les uns et les autres pour écouter les chiffres des recettes qu’avaient faites telle et telle pièce dans la soirée d’hier. Tous s’extasièrent sur la chance d’un vétéran de l’art dramatique, célèbre dans les deux mondes, – qu’ils méprisaient, mais qu’ils enviaient encore plus. – Des rentes des auteurs ils passèrent à celles des critiques. Ils s’entretinrent de celles que touchait – (pure calomnie sans doute ?) – un de leurs confrères connu, pour chaque première représentation d’un théâtre des boulevards, afin d’en dire du bien. C’était un honnête homme : une fois le marché conclu, il le tenait loyalement ; mais son grand art était – (à ce qu’ils prétendaient) – de faire de la pièce des éloges qui la fissent tomber le plus promptement possible, afin qu’il y eût des premières souvent. Le conte – (le compte) – fit rire, mais n’étonna point.

 

Au travers de tout cela, ils disaient de grands mots ; ils parlaient de « poésie », d’« art pour l’art ». Dans ce bruit de gros sous, cela sonnait : « l’art pour l’argent » ; et ces mœurs de maquignons, nouvellement introduites dans la littérature française, scandalisaient Christophe. Comme il ne comprenait rien aux questions d’argent, il avait renoncé à suivre la discussion, quand ils finirent par parler de littérature, – ou, plutôt de littérateurs, – Christophe dressa l’oreille, en entendant le nom de Victor Hugo.

 

Il s’agissait de savoir s’il avait été cocu. Ils discutèrent longuement sur les amours de Sainte-Beuve et de madame Hugo. Après quoi, ils parlèrent des amants de George Sand et de leurs mérites respectifs. C’était après avoir tout exploré dans la maison des grands hommes, visité les placards, retourné les tiroirs, et vidé les armoires, elle fouillait l’alcôve. La pose de monsieur de Lauzun, à plat ventre sous le lit du roi et de la Montespan, était de celles qu’elle affectionnait, dans son culte pour l’histoire et pour la vérité : – (ils avaient tous, en ce temps, le culte de la vérité). Les convives de Christophe montrèrent qu’ils en étaient possédés : rien ne les lassait dans cette recherche du vrai. Ils l’étendaient à l’art d’aujourd’hui, comme à l’art du passé ; et ils analysèrent la vie privée de certains des plus notoires contemporains, avec la même passion d’exactitude. C’était une chose curieuse qu’ils connussent les moindres détails de scènes, qui d’habitude se passent de tout témoin. C’était à croire que les intéressés avaient été les premiers à fournir le public des renseignements exacts, par dévouement pour la vérité.

 

Christophe, de plus en plus gêné, essayait de causer d’autre chose avec ses voisins. Mais aucun ne s’occupait de lui. Ils avaient bien commencé par lui poser quelques vagues questions sur l’Allemagne, – questions qui lui avaient révélé, à son grand étonnement, l’ignorance absolue, où étaient ces gens distingués et qui semblaient instruits, des choses les plus élémentaires de leur métier – littérature et art – en dehors de Paris ; tout au plus s’ils avaient entendu parler de quelques grands noms : Hauptmann, Sudermann, Liebermann, Strauss (David, Johann, ou Richard ?) parmi lesquels ils s’aventuraient prudemment, de peur de faire quelque fâcheuse confusion. Au reste, s’ils avaient questionné Christophe, c’était par politesse, non par curiosité : ils n’en avaient aucune ; à peine s’ils prirent garde à ce qu’il répondait ; ils se hâtèrent de revenir aux questions parisiennes qui délectaient le reste de la table.

 

Christophe timidement tenta de parler de musique. Aucun de ces littérateurs n’était musicien. Au fond ils regardaient la musique comme un art inférieur. Mais son succès croissant, depuis quelques années, leur causait un secret dépit ; et, puisqu’elle était à la mode, ils feignaient de s’y intéresser. Ils faisaient grand bruit surtout d’un récent opéra, dont ils n’étaient pas loin de faire dater la musique, ou tout au moins l’ère nouvelle de la musique. Leur ignorance et leur snobisme s’accommodaient de cette idée, qui les dispensait de connaître le reste. L’auteur de cet opéra, un Parisien, dont Christophe entendait le nom pour la première fois, avait, disaient certains, fait table rase de tout ce qui était avant lui, renouvelé de toutes pièces, re-créé la musique. Christophe sursauta. Il ne demandait pas mieux que de croire au génie. Mais un génie de cette trempe, qui d’un coup anéantissait le passé !… Nom de nom ! C’était un gaillard ; comment diable avait-il pu faire ? – Il demanda des explications. Les autres, qui eussent été bien embarrassés pour lui en donner, et que Christophe assommait, l’adressèrent au musicien de la bande, le grand critique musical Théophile Goujart, qui lui parla aussitôt de septièmes et de neuvièmes. Christophe le suivit sur ce terrain. Goujart savait la musique à peu près comme Sganarelle savait le latin…

 

Vous n’entendez point le latin ?

 

– Non.

 

– (Avec enthousiasme) Cabricias, arci thuram, catalamus, singulariter… bonus, bona, bonum

 

Se trouvant en présence d’un homme qui « entendait le latin », il se replia prudemment dans le maquis de l’esthétique. De ce refuge inexpugnable, il se mit à fusiller Beethoven, Wagner, et l’art classique, qui n’étaient pas en cause : (mais, en France, on ne peut louer un artiste, sans lui offrir en holocauste tous ceux qui ne sont pas comme lui). Il proclamait l’avènement d’un art nouveau, foulant aux pieds les conventions du passé. Il parlait d’une langue musicale, qui venait d’être découverte par le Christophe Colomb de la musique parisienne, et qui supprimait totalement la langue des classiques, en faisant une langue morte.

 

Christophe, tout en réservant son opinion sur le génie novateur, dont il attendait d’avoir vu les œuvres, se sentait en défiance contre ce Baal musical, à qui l’on sacrifiait la musique tout entière. Il était scandalisé d’entendre parler ainsi des maîtres ; et il ne se rappelait pas que naguère, en Allemagne, il en avait dit bien d’autres. Lui qui se croyait là-bas un révolutionnaire en art, lui qui scandalisait par sa hardiesse de jugement et sa verte franchise, – dès les premiers mots en France, il se sentait devenu conservateur. Il voulut discuter, et il eut le mauvais goût de le faire, non pas en homme bien élevé, qui avance des arguments et ne les démontre pas, mais en homme du métier, qui va chercher des faits précis, et qui vous en assomme. Il ne craignit pas d’entrer dans des explications techniques ; et sa voix, en discutant, montait à des intonations, bien faites pour blesser les oreilles d’une société d’élite, où ses arguments et la chaleur qu’il mettait à les soutenir paraissaient également ridicules. Le critique se hâta de mettre fin par un mot dit d’esprit à une discussion fastidieuse, où Christophe venait de s’apercevoir avec stupéfaction que son interlocuteur ne savait rien de ce dont il parlait. L’opinion était faite désormais sur l’Allemand pédantesque et suranné ; et, sans qu’on la connût, sa musique fut jugée détestable. Mais l’attention de cette trentaine de jeunes gens, aux yeux railleurs, prompts à saisir les ridicules, avait été ramenée vers ce personnage bizarre, qui agitait avec des mouvements gauches et violents des bras maigres aux mains énormes, et qui dardait des regards furibonds, en criant d’une voix suraiguë. Sylvain Kohn entreprit d’en donner la comédie à ses amis.

 

La conversation s’était définitivement écartée de la littérature pour s’attacher aux femmes. À vrai dire, c’étaient les deux faces d’un même sujet : car dans leur littérature il n’était guère question que de femmes, et dans leurs femmes que de littérature, tant elles étaient frottées de choses ou de gens de lettres.

 

On parlait d’une honneste dame, connue dans le monde parisien, qui venait de faire épouser son amant à sa fille, pour mieux se le réserver. Christophe s’agitait sur sa chaise et faisait une grimace de dégoût. Kohn s’en aperçut ; et, poussant du coude son voisin, il fit remarquer que le sujet semblait passionner l’Allemand, qui sans doute brûlait d’envie de connaître la dame. Christophe rougit, balbutia, puis finit par dire avec colère que de telles femmes il fallait les fouetter. Un éclat de rire homérique accueillit sa proposition ; et Sylvain Kohn, d’un ton flûté, protesta qu’on ne devait pas toucher une femme, même avec une fleur… etc… etc… (Il était à Paris, le chevalier de l’Amour) – Christophe répondit qu’une femme de cette espèce n’était ni plus ni moins qu’une chienne, et qu’avec les chiens vicieux il n’y avait qu’un remède : le fouet. On se récria bruyamment. Christophe dit que leur galanterie était de l’hypocrisie, que c’étaient toujours ceux qui respectaient le moins les femmes, qui parlaient le plus de les respecter ; et il s’indigna contre leurs récits scandaleux. On lui opposa qu’il n’y avait là aucun scandale, rien que de naturel ; et tous furent d’accord pour reconnaître en l’héroïne de l’histoire non seulement une femme charmante, mais la Femme, par excellence. L’Allemand s’exclama. Sylvain Kohn lui demanda sournoisement comment était donc la Femme, telle qu’il l’imaginait. Christophe sentit qu’on lui tendait un panneau ; mais il y donna en plein, emporté par sa violence et par sa conviction. Il se mit à expliquer à ces Parisiens gouailleurs ses idées sur l’amour. Il ne trouvait pas ses mots, il les cherchait pesamment, finissant par pêcher dans sa mémoire des expressions invraisemblables, disant des énormités qui faisaient la joie de l’auditoire, et ne se troublant pas, avec un sérieux admirable, une insouciance touchante du ridicule : car il ne pouvait pas ne pas voir qu’ils se moquaient de lui effrontément. À la fin, il s’empêtra dans une phrase, n’en put sortir, donna un coup de poing sur la table, et se tut.

 

On essaya de le relancer dans la discussion ; mais il fronça les sourcils, et il ne broncha plus, les coudes sur la table, honteux et irrité. Il ne desserra plus les dents jusqu’à la fin du dîner ; si ce n’est pour manger et pour boire. Il buvait énormément, au contraire de ces Français, qui touchaient à peine à leurs vins. Son voisin l’y encourageait malignement, et remplissait son verre, qu’il vidait sans y penser. Mais, quoiqu’il ne fût pas habitué à ces excès de table, surtout après les semaines de privations qu’il venait de passer, il tint bon et ne donna pas le spectacle ridicule que les autres espéraient. Il restait absorbé ; on ne faisait plus attention à lui : on pensait qu’il était assoupi par le vin. En outre de la fatigue qu’il avait à suivre une conversation française, il était las de n’entendre parler que de littérature, – acteurs, auteurs, éditeurs, bavardages de coulisses ou d’alcôves littéraires : à cela se réduisait le monde ! Au milieu de ces figures nouvelles et de ce bruit de paroles, il ne parvenait à fixer en lui ni une physionomie, ni une pensée. Ses yeux de myope, vagues et absorbés, faisaient le tour de la table lentement, se posant sur les gens et ne semblant pas les voir. Il les voyait pourtant mieux que quiconque ; mais il n’en avait pas conscience. Son regard n’était point comme celui de ces Parisiens et de ces Juifs, qui happe à coups de bec des lambeaux d’objets, menus, menus, menus, et les dépèce en un instant. Il s’imprégnait longuement, en silence, des êtres, comme une éponge ; et il les emportait. Il lui semblait n’avoir rien vu, et ne se souvenir de rien. Longtemps après, – des heures, souvent des jours, – lorsqu’il était seul et regardait en lui, il s’apercevait qu’il avait tout raflé.

 

Pour l’instant, il n’avait l’air que d’un lourdaud d’Allemand, qui s’empiffrait de mangeaille, attentif seulement à ne pas perdre une goulée. Et il ne distinguait rien, sinon qu’en écoutant les convives s’interpeller par leurs noms, il se demandait, avec une insistance d’ivrogne, pourquoi tant de ces Français avaient des noms étrangers : flamands, allemands, juifs, levantins, anglo ou hispano-américains…

 

Il ne s’aperçut pas que l’on se levait de table. Il restait seul assis ; et il rêvait des collines rhénanes, des grands bois, des champs labourés, des prairies au bord de l’eau, de la vieille maman. Quelques convives causaient encore, debout, à l’autre bout de la salle. La plupart étaient déjà partis. Enfin il se décida, se leva, à son tour, et, ne regardant personne, il alla chercher son manteau et son chapeau accrochés à l’entrée. Après les avoir mis, il partait sans dire bonsoir, quand, par l’entrebâillement d’une porte, il aperçut dans un cabinet voisin un objet qui le fascina : un piano. Il y avait plusieurs semaines qu’il n’avait touché à un instrument de musique. Il entra, caressa amoureusement les touches, s’assit, et, son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, il commença de jouer. Il avait parfaitement oublié où il était. Il ne remarqua point que deux personnes se glissaient dans la pièce pour l’entendre. L’une était Sylvain Kohn, passionné de musique, – Dieu sait pourquoi ! car il n’y comprenait rien, et il aimait autant la mauvaise que la bonne. L’autre était le critique musical, Théophile Goujart. Celui-là – (c’était plus simple,) – ne comprenait ni n’aimait la musique ; mais cela ne le gênait point pour en parler. Au contraire : il n’y a pas d’esprits plus libres que ceux qui ne savent point ce dont ils parlent : car il leur est indifférent d’en dire une chose plutôt qu’une autre.

 

Théophile Goujart était un gros homme, râblé et musclé, la barbe noire, de lourds accroche-cœur sur le front, un front qui se fronçait de grosses rides inexpressives, une figure mal équarrie, comme grossièrement sculptée dans du bois, les bras courts, les jambes courtes, une grasse poitrine : une sorte de marchand de bois, ou de portefaix auvergnat. Il avait des manières vulgaires et le verbe arrogant. Il était entré dans la musique par la politique, qui, dans ce temps-là, en France, était le seul moyen d’arriver. Il s’était attaché à la fortune d’un ministre de sa province, dont il s’était découvert vaguement parent ou allié, – quelque fils « du bâtard de son apothicaire ». – Les ministres ne sont pas éternels. Quand le sien avait paru près de sombrer, Théophile Goujart avait abandonné le bateau, après en avoir emporté tout ce qu’il pouvait prendre, notamment des décorations : car il aimait la gloire. Las de la politique, où depuis quelque temps il commençait à recevoir, pour le compte de son patron, et même pour le sien, quelques coups assez rudes, il avait cherché, à l’abri des orages, une situation de tout repos, où il pourrait ennuyer les autres, sans être ennuyé lui-même. La critique était tout indiquée. Justement, une place de critique musical était vacante dans un des grands journaux parisiens. Le titulaire, un jeune compositeur de talent, avait été congédié, parce qu’il s’obstinait à dire ce qu’il pensait des œuvres et des auteurs. Goujart ne s’était jamais occupé de musique, et il ne savait rien : on le choisit sans hésiter. On en avait assez des gens compétents ; au moins, avec Goujart, on n’avait rien à craindre ; il n’attachait pas une importance ridicule à ses opinions ; toujours aux ordres de la direction, et prêt à en faire passer les éreintements et les réclames. Qu’il ne fût pas musicien, c’était une considération secondaire. La musique, chacun en sait assez en France. Goujart avait vite acquis la science indispensable. Le moyen était simple : il s’agissait, aux concerts, de prendre pour voisin quelque bon musicien, si possible un compositeur, et de lui faire dire ce qu’il pensait des œuvres qu’on jouait. Au bout de quelques mois de cet apprentissage, on connaissait le métier : l’oison pouvait voler. À la vérité, ce n’était pas comme un aigle ; et Dieu sait les sottises que Goujart déposait dans sa feuille, avec autorité ! Il écoutait et lisait à tort et à travers, embrouillait tout dans sa lourde cervelle, et faisait arrogamment la leçon aux autres ; il écrivait dans un style prétentieux, bariolé de calembours, et lardé de pédantismes agressifs ; il avait une mentalité de pion de collège. Parfois, de loin en loin, il s’était attiré de cruelles ripostes : dans ces cas-là, il faisait le mort, et se gardait bien de répondre. Il était à la fois un gros finaud et un grossier personnage, insolent ou plat, selon les circonstances. Il faisait des courbettes aux chers maîtres, pourvus d’une situation ou d’une gloire officielle : (c’était le seul moyen qu’il eût d’évaluer sûrement le mérite musical.) Il traitait dédaigneusement les autres, et exploitait les faméliques. – Ce n’était pas une bête.

 

Malgré l’autorité acquise et sa réputation, dans son for intérieur il savait qu’il ne savait rien en musique et il avait conscience que Christophe s’y connaissait très bien. Il se serait gardé de le dire ; mais cela lui en imposait. – Et maintenant, il écoutait Christophe, qui jouait ; et il s’évertuait à comprendre, l’air absorbé, profond, ne pensant à rien ; il ne voyait goutte dans ce brouillard de notes, et il hochait la tête en connaisseur, mesurant ses signes d’approbation sur les clignements d’yeux de Sylvain Kohn, qui avait grand peine à rester tranquille.

 

Enfin, Christophe dont la conscience émergeait peu à peu des fumées du vin et de la musique, se rendit compte vaguement de la pantomime qui avait lieu derrière son dos ; et, se tournant, il vit les deux amateurs. Ils se jetèrent aussitôt sur lui, et lui secouèrent les mains avec énergie, – Sylvain Kohn glapissant qu’il avait joué comme un dieu, Goujart affirmant d’un air doctoral qu’il avait la main gauche de Rubinstein et la main droite de Paderewski – (à moins que ce ne fût le contraire). – Ils s’accordaient tous deux à déclarer qu’un tel talent ne devrait pas rester sous le boisseau, et ils s’engagèrent à le mettre en valeur. Pour commencer, tous deux comptaient bien en tirer pour eux-mêmes tout l’honneur et le profit possibles.

 

*

 

Dès le lendemain, Sylvain Kohn invita Christophe à venir chez lui, mettant aimablement à sa disposition l’excellent piano qu’il avait, et dont il ne faisait rien. Christophe, qui mourait de musique rentrée, accepta, sans se faire prier, et il usa de l’invitation.

 

Les premiers soirs, tout alla bien. Christophe était tout au bonheur de jouer ; et Sylvain Kohn mettait une certaine discrétion à l’en laisser jouir en paix. Lui-même en jouissait sincèrement. Par un de ces phénomènes bizarres, que chacun peut observer, cet homme qui n’était pas musicien, qui n’était pas artiste, qui avait le cœur le plus sec, le plus dénué de toute poésie, de toute bonté profonde, était pris sensuellement par ces musiques, qu’il ne comprenait pas, mais d’où se dégageait pour lui une force de volupté. Malheureusement, il ne pouvait pas se taire. Il fallait qu’il parlât, tout haut, pendant que Christophe jouait. Il soulignait la musique d’exclamations emphatiques, comme un snob au concert, ou bien il faisait des réflexions saugrenues. Alors, Christophe tapait le piano, et déclarait qu’il ne pouvait pas continuer ainsi. Kohn s’évertuait à se taire ; mais c’était plus fort que lui : il se remettait aussitôt à ricaner, gémir, siffloter, tapoter, fredonner, imiter les instruments. Et quand le morceau était fini, il eût crevé s’il n’avait fait part à Christophe de ses ineptes réflexions.

 

Il était un curieux mélange de sentimentalité germanique, de blague parisienne, et de fatuité qui lui appartenait en propre. Tantôt c’étaient des jugements apprêtés et précieux, tantôt des comparaisons extravagantes, tantôt des indécences, des obscénités, insanités, des coquecigrues[2]. Pour louer Beethoven il y voyait des polissonneries, une sensualité lubrique. Il trouvait un élégant badinage dans de sombres pensées. Le quatuor en ut dièze mineur lui semblait aimablement crâne. Le sublime adagio de la Neuvième Symphonie lui rappelait Chérubin. Après les trois coups qui ouvrent la Symphonie en ut mineur, il criait : « N’entrez pas ! Il y a quelqu’un ! » Il admirait la bataille de Heldenlelben, parce qu’il prétendait y reconnaître le ronflement d’une automobile. Et partout, des images pour expliquer les morceaux, et des images puériles, incongrues. On se demandait comment il pouvait aimer la musique. Cependant, il l’aimait ; à certaines de ces pages, qu’il comprenait de la façon la plus cocasse, les larmes lui venaient aux yeux. Mais, après avoir été ému par une scène de Wagner, il tapotait sur le piano un galop d’Offenbach, ou chantonnait une scie de café-concert, après l’Ode à la joie. Alors Christophe bondissait et il hurlait de colère. – Mais le pire n’était pas quand Sylvain Kohn était absurde ; c’était quand il voulait dire des choses profondes et délicates, quand il voulait poser aux yeux de Christophe, quand c’était Hamilton, et non Sylvain Kohn, qui parlait. Dans ces moments-là, Christophe dardait sur lui un regard chargé de haine, et il l’écrasait sous des paroles froidement injurieuses qui blessaient l’amour-propre de Hamilton : les séances de piano se terminaient fréquemment par des brouilles. Mais le lendemain, Kohn avait oublié ; et Christophe qui avait remord de sa violence, s’obligeait à revenir.

 

Tout cela n’eût été rien, si Kohn avait pu se retenir d’inviter des amis à entendre Christophe. Mais il avait besoin de faire montre de son musicien. – La première fois que Christophe trouva chez Kohn trois ou quatre petits Juifs et la maîtresse de Kohn, une grande fille enfarinée, bête comme un panier, qui répétait des calembours ineptes et parlait de ce qu’elle avait mangé, mais qui se croyait musicienne, parce qu’elle étalait ses cuisses, chaque soir, dans une Revue des Variétés, – Christophe fit grise mine. La deuxième fois il déclara tout net à Sylvain Kohn qu’il ne jouerait plus chez lui. Sylvain Kohn jura ses grands dieux qu’il n’inviterait plus personne. Mais il continua en cachette, installant ses invités dans une pièce voisine. Naturellement, Christophe finit par s’en apercevoir ; il s’en alla, furieux, et cette fois, ne revint plus.

 

Toutefois, il devait ménager Kohn, qui le présentait dans des familles cosmopolites et lui trouvait des leçons.

 

*

 

De son côté, Théophile Goujart vint, quelques jours après, chercher Christophe dans son taudis. Il ne se montra pas offusqué de le trouver si mal logé. Au contraire : il fut charmant. Il lui dit :

 

– J’ai pensé que cela vous ferait plaisir d’entendre un peu de musique ; et comme j’ai mes entrées partout, je suis venu vous prendre.

 

Christophe fut ravi. Il trouva l’attention délicate et remercia avec effusion. Goujart était tout différent de ce qu’il l’avait vu le premier soir. Seul à seul avec lui, il était sans morgue, bon enfant, timide, cherchant à s’instruire. Ce n’était que lorsqu’il se trouvait avec d’autres qu’il reprenait instantanément son air supérieur et son ton cassant. D’ailleurs, son désir de s’instruire avait toujours un caractère pratique. Il n’était pas curieux de ce qui n’était pas d’actualité. Pour le moment, il voulait savoir ce que Christophe pensait d’une partition qu’il avait reçue, et dont il eût été bien embarrassé pour rendre compte : car il lisait à peine ses notes.

 

Ils allèrent ensemble à un concert symphonique. L’entrée en était commune avec un music-hall. Par un boyau sinueux, on accédait à une salle sans dégagements : l’atmosphère était étouffante ; les sièges, trop étroits, entassés ; une partie du public se tenait debout, bloquant toutes les issues : – l’inconfortable français. Un homme, qui semblait rongé d’un incurable ennui, dirigeait au galop une symphonie de Beethoven, comme s’il avait hâte que ce fût fini. Les flons-flons d’une danse du ventre venaient, du café-concert voisin, se mêler à la marche funèbre de l’Héroïque. Le public arrivait toujours, s’installait, se lorgnait. Quand il eut fini d’arriver, il commença de partir. Christophe tendait les forces de son cerveau pour suivre le fil de l’œuvre, à travers cette foire ; et, au prix d’efforts énergiques, il parvenait à y avoir du plaisir, – (car l’orchestre était habile, et Christophe était sevré depuis longtemps de musique symphonique), – quand Goujart le prit par le bras, et lui dit, au milieu du concert :

 

– Maintenant, nous partons. Nous allons à un autre concert.

 

Christophe fronça le sourcil ; mais il ne répliqua point, et il suivit son guide. Ils traversèrent la moitié de Paris. Ils arrivèrent dans une autre salle, qui sentait l’écurie, et où, à d’autres heures, on jouait des féeries et des pièces populaires : – (la musique, à Paris, est comme ces ouvriers pauvres qui se mettent à deux pour louer un logement : lorsque l’un sort du lit, l’autre entre dans les draps chauds.) – Point d’air, naturellement : depuis le roi Louis XIV, les Français le jugent malsain ; et l’hygiène des théâtres, comme autrefois celle de Versailles, est qu’on n’y respire point. Un noble vieillard, avec des gestes de dompteur, déchaînait un acte de Wagner : la malheureuse bête – l’acte – ressemblait à ces lions de ménagerie, ahuris d’affronter les feux de la rampe, et qu’il faut cravacher pour les faire ressouvenir qu’ils sont pourtant des lions. De grosses pharisiennes et de petites bécasses assistaient à cette exhibition, le sourire sur les lèvres. Après que le lion eut fait le beau, que le dompteur eut salué, et qu’ils eurent été récompensés tous deux par le tapage du public, Goujart eut la prétention d’emmener encore Christophe à un troisième concert. Mais, cette fois, Christophe fixa ses mains aux bras de son fauteuil, et il déclara qu’il ne bougerait plus : il en avait assez de courir d’un concert à l’autre, attrapant au passage, ici des miettes de symphonie, là des bribes de concerto. En vain, Goujart essayait de lui expliquer que la critique musicale à Paris était un métier, où il était plus essentiel de voir que d’écouter. Christophe protesta que la musique n’était pas faite pour être entendue en fiacre, et qu’elle voulait du recueillement. Ce mélange de concerts lui tournait le cœur : un seul lui suffisait, à la fois.

 

Il était bien surpris de cette incontinence musicale. Il croyait, comme la plupart des Allemands, que la musique tenait en France peu de place ; et il s’attendait à ce qu’on la lui servît par petites rations, mais très soignées. On lui offrit, pour commencer, quinze concerts en sept jours. Il y en avait pour tous les soirs de la semaine, et souvent deux ou trois par soir, à la même heure, dans des quartiers différents. Pour le dimanche, il y en avait quatre, à la même heure, toujours. Christophe admirait cet appétit de musique. Il n’était pas moins frappé de l’abondance des programmes. Il pensait jusque-là que ses compatriotes avaient la spécialité de ces goinfreries de sons, qui lui avaient plus d’une fois répugné en Allemagne. Il constata que les Parisiens leur eussent rendu des points à table. On leur faisait bonne mesure : deux symphonies, un concerto, une ou deux ouvertures, un acte de drame lyrique. Et de toute provenance : allemand, russe, scandinave, français, – bière, champagne, orgeat et vin, – ils avalaient tout, sans broncher. Christophe s’émerveillait que les oiselles de Paris eussent un aussi vaste estomac. Cela ne les gênait guère ! Le tonneau des Danaïdes… Il ne restait rien au fond.

 

Christophe ne tarda pas à remarquer que cette quantité de musique se réduisait en somme à fort peu de chose. Il trouvait à tous les concerts les mêmes figures et les mêmes morceaux. Ces programmes copieux ne sortaient jamais du même cercle. Presque rien avant Beethoven. Presque rien après Wagner. Et dans l’intervalle, que de lacunes ! Il semblait que la musique se réduisît à cinq ou six noms célèbres en Allemagne, à trois ou quatre en France, et, depuis l’alliance franco-russe, à une demi-douzaine de morceaux moscovites. – Rien des anciens Français. Rien des grands Italiens. Rien des colosses Allemands du XVIIe et du XVIIIe siècles. Rien de la musique allemande contemporaine, à l’exception du seul Richard Strauss, qui, plus avisé que les autres, venait lui-même chaque année imposer ses œuvres nouvelles au public parisien. Rien de la musique belge. Rien de la musique tchèque. Mais le plus étonnant : presque rien de la musique française contemporaine. – Cependant tout le monde en parlait, en termes mystérieux, comme d’une chose qui révolutionnait le monde. Christophe était à l’affût des occasions d’en entendre ; il avait une large curiosité, sans parti pris : il brûlait du désir de connaître du nouveau, d’admirer des œuvres de génie. Mais malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à en entendre : car il ne comptait pas trois ou quatre petits morceaux, assez finement écrits, mais froids et sagement compliqués, auxquels, il n’avait pas prêté grande attention.

 

*

 

En attendant de se faire une opinion par lui-même, Christophe chercha à se renseigner auprès de la critique musicale.

 

Ce n’était pas aisé. Elle ressemblait à la cour du roi Pétaud[3]. Non seulement les différents feuilles musicales se contredisaient l’une l’autre à cœur-joie ; mais chacune d’elles se contredisait elle-même, d’un article à l’autre. Il y aurait eu de quoi en perdre la tête, si l’on avait tout lu. Heureusement, chaque rédacteur ne lisait que ses propres articles, et le public n’en lisait aucun. Mais Christophe, qui voulait se faire une idée exacte des musiciens français, s’acharnait à ne rien passer ; et il admirait le calme guilleret de ce peuple, qui se mouvait dans la contradiction, comme un poisson dans l’eau.

 

Au milieu de ces divergences d’opinions, une chose le frappa : l’air doctoral des critiques. Qui donc avait prétendu que les Français étaient d’aimables fantaisistes, qui ne croyaient à rien ? Ceux que voyait Christophe était enharnachés de plus de science musicale, – même quand ils ne savaient rien, – que toute la critique d’outre-Rhin.

 

En ce temps-là, les critiques musicaux français s’étaient décidés à apprendre la musique. Il y en avait même quelques-uns qui la savaient : c’étaient des originaux ; ils s’étaient donné la peine de réfléchir sur leur art et de penser par eux-mêmes. Ceux-là, naturellement, n’étaient pas très connus : ils restaient cantonnés dans leurs petites revues ; à une ou deux exceptions près, les journaux n’étaient pas pour eux. Braves gens, intelligents, intéressants, que leur isolement inclinait parfois au paradoxe, et l’habitude de causer tout seuls, à l’intolérance de jugement et au bavardage. – Les autres avaient appris hâtivement les rudiments de l’harmonie ; et ils restaient ébahis devant leur science récente. Ainsi que monsieur Jourdain, lorsqu’il vient d’apprendre les règles de la grammaire, ils étaient dans l’émerveillement :

 

D, a, Da, F, a, Fa, R, a, Ra… Ah ! que cela est beau !… Ah ! la belle chose que de savoir quelque chose…

 

Ils ne parlaient plus que de sujet et de contre-sujet, d’harmoniques et de sons résultants, d’enchaînement de neuvièmes et de successions de tierces majeures. Quand ils avaient nommé les suites d’harmonie qui se déroulaient dans une page, ils s’épongeaient le front avec fierté : ils croyaient avoir expliqué le morceau ; ils croyaient presque l’avoir écrit. À vrai dire, ils n’avaient fait que le répéter, en termes d’école, comme un collégien, qui fait l’analyse grammaticale d’une page de Cicéron. Mais il était si difficile aux meilleurs de concevoir la musique comme une langue naturelle de l’âme que, lorsqu’ils n’en faisaient pas une succursale de la peinture, ils la logeaient dans les faubourgs de la science, et ils la réduisaient à des problèmes de construction harmonique. Des gens aussi savants devaient naturellement en remontrer aux musiciens passés. Ils trouvaient des fautes dans Beethoven, donnaient de la férule à Wagner. Pour Berlioz et pour Gluck, ils en faisaient des gorges chaudes. Rien n’existait pour eux, à cette heure de la mode, que Jean-Sébastien Bach, et Claude Debussy. Encore le premier, dont on avait beaucoup abusé dans ces dernières années, commençait-il à paraître pédant, perruque, et, pour tout dire, un peu coco. Les gens très distingués prônaient mystérieusement Rameau, et Couperin dit le Grand.

 

Entre ces savants hommes, des luttes épiques s’élevaient. Ils étaient tous musiciens ; mais comme ils ne l’étaient pas tous de la même manière, ils prétendaient, chacun, que sa manière seule était la bonne, et ils criaient : raca ! sur celles de leurs confrères. Ils se traitaient mutuellement de faux littérateurs et de faux savants ; ils se lançaient à la tête les mots d’idéalisme et de matérialisme, de symbolisme et de vérisme, de subjectivisme et d’objectivisme. Christophe se disait que ce n’était pas la peine d’être venu d’Allemagne, pour trouver à Paris des querelles d’Allemands. Au lieu de savoir gré à la bonne musique de leur offrir à tous tant de façons diverses d’en jouir, ils ne toléraient pas d’autre façon que la leur ; et un nouveau Lutrin, une guerre acharnée, divisait en ce moment les musiciens en deux armées : celle du contrepoint et celle de l’harmonie. Comme les Gros-boutiens et les Petits-boutiens[4], les uns soutenaient âprement que la musique devait se lire horizontalement, et les autres qu’elle devait se lire verticalement. Ceux-ci ne voulaient entendre parler que d’accords savoureux, d’enchaînements fondants, d’harmonies succulentes : ils parlaient de musique, comme d’une boutique de pâtisserie. Ceux-là n’admettaient point qu’on s’occupât de l’oreille, cette guenille : la musique était pour eux un discours, une Assemblée parlementaire, où les orateurs parlaient tous à la fois, sans s’occuper de leurs voisins, jusqu’à ce qu’ils eussent fini ; tant pis si on ne les entendait pas ! On pourrait lire leurs discours, le lendemain, au Journal officiel : la musique était faite pour être lue, et non pour être entendue. Quand Christophe ouït parler, pour la première fois, de cette querelle entre les Horizontalistes et les Verticalistes, il pensa qu’ils étaient tous fous. Sommé de prendre parti entre l’armée de la Succession et l’armée de la Superposition, il leur répondit par sa devise habituelle, qui n’était pas tout à fait celle de Sosie[5] :

 

– Messieurs, ennemi de tout le monde !

 

Et comme ils insistaient, demandant :

 

– De l’harmonie et du contrepoint, qu’est-ce qui importe le plus en musique ?

 

Il répondit :

 

– La musique. Montrez-moi donc la vôtre !

 

Sur leur musique, ils étaient tous d’accord. Ces batailleurs intrépides, qui se gourmaient à qui mieux mieux, quand ils ne gourmaient point quelque vieux mort illustre, dont la célébrité avait trop duré, se trouvaient réconciliés en une passion commune : l’ardeur de leur patriotisme musical. La France était pour eux le grand peuple musical. Ils proclamaient sur tous les tons la déchéance de l’Allemagne. Christophe n’en était pas blessé. Il l’avait tellement décrétée lui-même qu’il ne pouvait de bonne foi contredire à ce jugement. Mais la suprématie de la musique française l’étonnait un peu : à vrai dire, il en voyait peu de traces dans le passé. Les musiciens français affirmaient cependant que leur art avait été admirable, en des temps très anciens. Pour mieux glorifier la musique française, ils commençaient par ridiculiser toutes les gloires françaises du siècle dernier, à part celle d’un seul maître très bon, très pur, qui était Belge. Cette exécution faite, on en était plus à l’aise pour admirer des maîtres archaïques, qui tous étaient oubliés, et dont certains étaient restés jusqu’à ce jour totalement inconnus. Au rebours des écoles laïques de France, qui font dater le monde de la Révolution française, les musiciens regardaient celle-ci comme une chaîne de montagnes, qu’il fallait gravir pour contempler, derrière, l’âge d’or de la musique, l’Eldorado de l’art. Après une longue éclipse, l’âge d’or allait renaître : la dure muraille s’effondrait ; un magicien des sons faisait refleurir un printemps merveilleux ; le vieux arbre de musique revêtait un jeune plumage tendre ; dans le parterre d’harmonies, mille fleurs ouvraient leurs yeux riants à l’aurore nouvelle ; on entendait bruire les sources argentines, le chant frais des ruisseaux… C’était une idylle.

 

Christophe était ravi. Mais quand il regardait les affiches des théâtres parisiens, il y voyait toujours les noms de Meyerbeer, de Gounod, de Massenet, voire de Mascagni et de Leoncavallo, qu’il ne connaissait que trop ; et il demandait à ses amis si cette musique impudente, ces pâmoisons de filles, ces fleurs artificielles, cette boutique de parfumeur, étaient les jardins d’Armide, qu’ils lui avaient promis. Ils se récriaient, d’un air offensé : c’étaient à les en croire, les derniers vestiges d’un âge moribond ; personne n’y songeait plus. – À la vérité, Cavaleria Rusticana trônait à l’Opéra-Comique, et Pagliacci à l’Opéra ; Massenet et Gounod faisaient le maximum ; et la trinité musicale : Mignon, Les Huguenots et Faust, avaient gaillardement passé le cap de la millième représentation. – Mais c’étaient là des accidents sans importance ; il n’y avait qu’à ne pas les voir. Quand un fait impertinent dérange une théorie, rien n’est plus simple que de le nier. Les critiques français niaient ces œuvres effrontées, ils niaient le public qui les applaudissait ; et il n’aurait pas fallu les pousser beaucoup pour leur faire nier le théâtre musical tout entier. Le théâtre musical était pour eux un genre littéraire, donc impur. (Comme ils étaient tous littérateurs, ils se défendaient tous de l’être.) Toute musique expressive, descriptive, suggestive, en un mot toute musique qui voulait dire quelque chose, était taxée d’impure. – Dans chaque Français, il y a un Robespierre. Il faut toujours qu’il décapite quelqu’un ou quelque chose, afin de le rendre pur. – Les grands critiques français n’admettaient que la musique pure, et laissaient l’autre à la canaille.

 

Christophe se sentait mortifié, en songeant combien son goût était canaille. Ce qui le consolait un peu, c’était de voir que tous ces musiciens qui méprisaient le théâtre écrivaient pour le théâtre : il n’en était pas un qui ne composât des opéras. – Mais c’était là sans doute encore un accident sans importance. Il fallait les juger, comme ils le voulaient être, d’après leur musique pure. Christophe chercha leur musique pure.

 

*

 

Théophile Goujart le conduisit aux concerts d’une Société qui se consacrait à l’art national. Là, les gloires nouvelles étaient élaborées et couvées longuement. C’était un grand cénacle, une petite église, à plusieurs chapelles. Chaque chapelle avait son saint, chaque saint avait ses clients, qui médisaient volontiers du saint de la chapelle voisine. Entre tous ces saints, Christophe ne fit d’abord pas grande différence. Comme c’était naturel, avec ses habitudes d’un art tout autre, il ne comprenait rien à cette musique nouvelle, et comprenait d’autant moins qu’il croyait la comprendre.

 

Tout lui semblait baigné dans un demi-jour perpétuel. On eût dit une grisaille, où les lignes s’estompaient, s’enfonçaient, émergeaient par moments, s’effaçaient de nouveau. Parmi ces lignes, il y avait des dessins raides, rêches et secs, tracés comme à l’équerre, qui se repliaient avec des angles pointus, comme le coude d’une femme maigre. Il y en avait d’onduleux, qui se tortillaient comme des fumées de cigares. Mais tous étaient dans le gris. N’y avait-il donc plus de soleil en France ? Christophe, qui, depuis son arrivée à Paris, n’avait eu que la pluie et le brouillard, était porté à le croire ; mais c’est le rôle de l’artiste de créer le soleil, lorsqu’il n’y en a pas. Ceux-ci allumaient bien leur petite lanterne ; seulement, elle était comme celle des vers luisants : elle ne réchauffait rien et éclairait à peine. Les titres des œuvres changeaient : il était parfois question de printemps, de midi, d’amour, de joie de vivre, de course à travers les champs ; la musique, elle, ne changeait point ; elle était uniformément douce, pâle, engourdie, anémique, étiolée. – C’était alors la mode en France, parmi les délicats, de parler bas en musique. Et l’on avait raison : car dès qu’on parlait haut, c’était pour crier : pas de milieu. On n’avait le choix qu’entre un assoupissement distingué et des déclamations de mélo.

 

Christophe, secouant la torpeur qui commençait à le gagner, regarda son programme ; et il fut surpris de voir que ces petits brouillards qui passaient dans le ciel gris avaient la prétention de représenter des sujets précis. Car, en dépit des théories, cette musique pure était presque toujours de la musique à programme, ou tout au moins à sujets. Ils avaient beau médire de la littérature : il leur fallait une béquille littéraire sur laquelle s’appuyer. Étranges béquilles ! Christophe remarqua la puérilité bizarre des sujets qu’ils s’astreignaient à peindre. C’étaient des vergers, des potagers, des poulaillers, des ménageries musicales, de vrais Jardins des Plantes. Certains transposaient pour orchestre ou pour piano les tableaux du Louvre, ou les fresques de l’Opéra ; ils mettaient en musique Guyp, Baudry et Paul Potter ; des notes explicatives aidaient à reconnaître, ici la pomme de Pâris, là l’auberge hollandaise, ou la croupe d’un cheval blanc. Cela semblait à Christophe des jeux de vieux enfants, qui ne s’intéressaient qu’à des images et qui, ne sachant pas dessiner, barbouillaient leurs cahiers de tout ce qui leur passait par la tête, inscrivant naïvement au-dessous, en grosses lettres, que c’était le portrait d’une maison ou d’un arbre.

 

À côté de ces imagiers aveugles, qui voyaient avec leurs oreilles, il y avait aussi des philosophes : ils traitaient en musique des problèmes métaphysiques ; leurs symphonies étaient la lutte de principes abstraits, l’exposé d’un symbole ou d’une religion. Les mêmes, dans leurs opéras, abordaient l’étude des questions juridiques et sociales de leur temps : la Déclaration des Droits de la Femme et du Citoyen. On ne désespérait pas de mettre sur le chantier la question du divorce, la recherche de la paternité, et la séparation de l’Église et de l’État. Ils se divisaient en deux camps : les symbolistes laïques et les symbolistes cléricaux. Ils faisaient chanter des chiffonniers philosophes, des grisettes sociologues, des boulangers prophétiques, des pêcheurs apostoliques. Gœthe parlait déjà des artistes de son époque, « qui reproduisaient les idées de Kant dans les tableaux allégoriques ». Ceux du temps de Christophe mettaient la sociologie en doubles croches. Zola, Nietzsche, Mæterlink, Barrès, Jaurès, Mendès, l’Évangile et le Moulin Rouge, alimentaient la citerne, où les auteurs d’opéras et de symphonies venaient puiser leurs pensées. Nombre d’entre eux, grisés par l’exemple de Wagner, s’étaient écriés : « Et moi aussi, je suis poète ! » – et ils alignaient avec confiance sous leurs lignes de musique des bouts-rimés, ou non rimés, en style d’école primaire ou de feuilleton décadent.

 

Tous ces penseurs et ces poètes étaient des partisans de la musique pure. Mais ils aimaient mieux en parler qu’en écrire. – Il leur arrivait pourtant quelquefois d’en écrire. C’était alors de la musique qui ne voulait rien dire. Le malheur était qu’elle y réussissait souvent : elle ne disait rien du tout – du moins à Christophe. – Il est vrai qu’il n’en avait pas la clef.

 

Pour comprendre une musique étrangère, on doit se donner la peine d’en apprendre la langue, et ne pas croire qu’on la sait d’avance. Christophe le croyait comme tout bon Allemand. Il était excusable. Beaucoup de Français eux-mêmes ne la comprenaient pas mieux que lui. Comme ces Allemands du temps du roi Louis XIV, qui s’évertuaient à parler français et qui avaient fini par oublier leur langue, les musiciens français du XIXe siècle avaient si longtemps désappris la leur que leur musique était devenue un idiome étranger. Ce n’était que depuis peu qu’un mouvement avait commencé pour parler français en France. Ils n’y réussissaient pas tous : l’habitude était bien forte ; et à part quelques-uns, leur français était belge, ou gardait un fumet germanique. Il était donc naturel qu’un Allemand s’y trompât et déclarât, avec son assurance ordinaire, que c’était là du mauvais allemand, qui ne signifiait rien, puisque lui, n’y comprenait rien.

 

Christophe ne s’en faisait pas faute. Les symphonies françaises lui semblaient une dialectique abstraite, où les thèmes musicaux s’opposaient ou se superposaient, à la façon d’opérations arithmétiques : pour exprimer leurs combinaisons, on aurait pu aussi bien les remplacer par des chiffres, ou par des lettres de l’alphabet. L’un bâtissait une œuvre sur l’épanouissement progressif d’une formule sonore, qui, n’apparaissant complète que dans la dernière page de la dernière partie, restait à l’état de larve pendant les neuf dixièmes de l’œuvre. L’autre échafaudait des variations sur un thème, qui ne se montrait qu’à la fin, descendant peu à peu du compliqué au simple. C’étaient des joujoux très savants. Il fallait être à la fois très vieux et très enfant pour pouvoir s’en amuser. Cela avait coûté aux inventeurs des efforts inouïs. Ils mettaient des années à écrire une fantaisie. Ils se faisaient des cheveux blancs à chercher de nouvelles combinaisons d’accords, – pour exprimer… ? Peu importe ! Des expressions nouvelles. Comme l’organe crée le besoin, dit-on, l’expression finit toujours par créer la pensée : l’essentiel est qu’elle soit nouvelle. Du nouveau, à tout prix ! Ils avaient la frayeur maladive du « déjà dit ». Les meilleurs en étaient paralysés. On sentait qu’ils étaient toujours occupés à se surveiller peureusement, à effacer ce qu’ils avaient écrit, à se demander : « Ah ! mon Dieu ! où est-ce que j’ai déjà lu cela ? »… Il y a des musiciens, – surtout en Allemagne, – qui passent leur temps à coller bout à bout les phrases des autres. Ceux de France contrôlaient pour chacune de leurs phrases, si elle ne se trouvait pas dans leurs listes de mélodies déjà employées par d’autres, et à gratter, gratter, pour changer la forme de son nez, jusqu’à ce qu’il ne ressemblât plus à aucun nez connu, ni même à aucun nez.

 

Avec tout cela, ils ne trompaient pas Christophe : ils avaient beau s’affubler d’un langage compliqué et mimer des emportements surhumains, des convulsions d’orchestre, ou cultiver des harmonies inorganiques, des monotonies obsédantes, des déclamations à la Sarah Bernhardt, qui partaient à côté du ton, et continuaient, pendant des heures, à marcher, comme des mulets, à demi-assoupis, sur le bord de la pente glissante, – Christophe retrouvait, sous le masque, de petites âmes froides et fades, outrageusement parfumées, à la façon de Gounod et de Massenet, mais avec moins de naturel. Et il se redisait le mot injuste de Gluck, à propos des Français :

 

– Laissez-les faire : ils retourneront toujours à leurs ponts-neufs.

 

Seulement ils s’appliquaient à les rendre très savants. Ils prenaient des chansons populaires pour thèmes de symphonies doctorales, comme des thèses de Sorbonne. C’était le grand jeu du jour. Tous les chants populaires et de tous les pays y passaient à tour de rôle. – Ils faisaient avec cela des Neuvième Symphonie et des Quatuor de Franck, mais beaucoup plus difficiles. L’un d’eux pensait-il une petite phrase bien claire ? Vite, il se hâtait d’en introduire une seconde au milieu, qui ne signifiait rien, mais qui râpait cruellement contre la première. – Et l’on sentait que ces pauvres gens étaient si calmes, si pondérés !…

 

Pour conduire ces œuvres, un jeune chef d’orchestre correct et hagard, se démenait, foudroyait, faisait des gestes à la Michel-Ange, comme s’il s’agissait de soulever des armées de Beethoven ou de Wagner. Le public, composé de mondains qui mourraient d’ennui, mais qui pour rien au monde n’eussent renoncé à l’honneur de payer chèrement un ennui glorieux, et de petits apprentis, heureux de se prouver leur science d’école, en démêlant au passage les ficelles du métier, dépensait un enthousiasme frénétique, comme les gestes du chef d’orchestre et les clameurs de la musique…

 

– Tu parles !… disait Christophe.

 

(Car il était devenu un Parisien accompli.)

 

Mais il est plus facile de pénétrer l’argot de Paris que sa musique. Christophe jugeait, avec la passion qu’il mettait à tout, et avec l’incapacité native des Allemands à comprendre l’art français. Du moins, il était de bonne foi et ne demandait qu’à reconnaître ses erreurs, si on lui prouvait qu’il s’était trompé. Aussi, ne se regardait-il point comme lié par son jugement, et il laissait la porte grande ouverte aux impressions nouvelles, qui pourraient le changer.

 

Dès à présent, il ne laissait pas de reconnaître dans cette musique beaucoup de talent, un matériel intéressant, de curieuses trouvailles de rythmes et d’harmonies, un assortiment d’étoffes fines, moelleuses et brillantes, un papillotage de couleurs, une dépense continuelle d’invention et d’esprit. Christophe s’en amusait, et il en faisait son profit. Tous ces petits maîtres avaient infiniment plus de liberté d’esprit que les musiciens d’Allemagne ; ils quittaient bravement la grande route, et se lançaient à travers bois. Ils cherchaient à se perdre. Mais c’étaient de si sages petits enfants qu’ils n’y parvenaient point. Les uns, au bout de vingt pas, retombaient sur le grand chemin. Les autres se lassaient tout de suite, s’arrêtaient n’importe où. Il y en avait qui étaient presque arrivés à des sentiers nouveaux ; mais, au lieu de poursuivre, ils s’asseyaient à la lisière, et musaient sous un arbre. Ce qui leur manquait le plus, c’était la volonté, la force ; ils avaient tous les dons, – moins un : la vie puissante. Surtout, il semblait que cette quantité d’efforts fussent utilisés d’une façon confuse et se perdissent en route. Il était rare que ces artistes sussent prendre nettement conscience de leur nature et coordonner leurs forces avec constance en vue d’un but donné. Effet ordinaire de l’anarchie française : elle dépense des ressources énormes de talent et de bonne volonté à s’annihiler par ses incertitudes et ses contradictions. Il était presque sans exemple qu’un de leurs grands musiciens, un Berlioz, un Saint-Saëns, – pour ne pas nommer les plus récents, – ne se fût pas embourbé en soi-même, acharné à se détruire, renié, faute d’énergie, faute de foi, faute surtout de boussole intérieure.

 

Christophe, avec le dédain insolent des Allemands d’alors, pensait :

 

– Les Français ne savent que se gaspiller en inventions dont il ne font rien. Il leur faut toujours un maître d’une autre race, un Gluck ou un Napoléon, qui vienne tirer parti de leur Révolution.

 

Et il souriait à l’idée d’un Dix-huit Brumaire.

 

*

 

Cependant, au milieu de l’anarchie, un groupe s’efforçait de restaurer l’ordre et la discipline dans l’esprit des artistes. Pour commencer, il avait pris un nom latin, évoquant le souvenir d’une institution cléricale, qui avait fleuri, il y avait quelque quatorze cents ans, au temps de la grande Invasion des Goths et des Vandales. Christophe était un peu surpris que l’on remontât si loin. Certes, il est bon de dominer son temps. Mais on pouvait craindre qu’une tour de quatorze siècles de haut ne fût un observatoire incommode, d’où il fût plus aisé de suivre les mouvements des étoiles que ceux des hommes d’aujourd’hui. Christophe se rassura vite, en voyant que les fils de saint Grégoire ne restaient que rarement sur leur tour ; ils y montaient seulement, afin de sonner les cloches. Tout le reste du temps, ils le passaient à l’église d’en bas. Christophe, qui assista à quelques-uns des offices, fut un peu de temps avant de s’apercevoir qu’ils étaient du culte catholique ; il était convaincu d’abord qu’ils appartenaient au rite de quelque petite secte protestante. Un public prosterné ; des disciples pieux, intolérants, volontiers agressifs ; à leur tête, un homme très pur, très froid, volontaire et un peu enfantin, maintenant l’intégrité de la doctrine religieuse, morale et artistique, expliquant en termes abstraits l’Évangile de la musique au petit peuple des élus, et damnant avec tranquillité l’Orgueil et l’Hérésie. Il leur attribuait toutes les fautes de l’art et les vices de l’humanité : la Renaissance, la Réforme, et le judaïsme actuel, qu’il mettait dans le même sac. Les Juifs de la musique étaient brûlés en effigie, après avoir été affublés de costumes infamants. Le colossal Hændel recevait les étrivières. Seul, Jean-Sébastien Bach obtenait d’être sauvé, par la grâce du Seigneur, qui reconnaissait en lui « un protestant par erreur ».

 

Le temple de la rue Saint-Jacques exerçait un apostolat : on y sauvait les âmes et la musique. On enseignait méthodiquement les règles du génie. De laborieux élèves appliquaient ces recettes, avec beaucoup de peine et une certitude absolue. On eût dit qu’ils voulaient racheter par leurs pieuses fatigues la légèreté coupable de leurs grands-pères : les Auber, les Adam, et cet archidamné, cet âne diablotique, Berlioz, le diable en personne, diabolus in musica. Avec une louable ardeur et une piété sincère, on répandait le culte des maîtres reconnus. En une dizaine d’années, l’œuvre accomplie était considérable ; la musique française en était transformée. Ce n’étaient pas seulement les critiques français, c’étaient les musiciens eux-mêmes qui avaient appris la musique. On voyait maintenant des compositeurs et jusqu’à des virtuoses, qui connaissaient l’œuvre de Bach ! – Surtout, on avait fait un grand effort pour combattre l’esprit casanier des Français. Ces gens-là se calfeutrent chez eux ; ils ont peine à sortir. Aussi, leur musique manque d’air : musique de chambre close, de chaise longue, musique qui ne marche pas. Tout le contraire d’un Beethoven, composant à travers les champs, dégringolant les pentes, marchant à grandes enjambées, sous le soleil et la pluie, et effrayant les troupeaux par ses gestes et par ses cris ! Il n’y avait pas de danger que les musiciens de Paris dérangeassent leurs voisins par le fracas de leur inspiration, comme l’ours de Bonn. Ils mettaient, quand ils composaient, une sourdine à leur pensée ; et des tentures empêchaient les bruits du dehors d’arriver jusqu’à eux.

 

La Schola avait tâché de renouveler l’air ; elle avait ouvert les fenêtres sur le passé. Sur le passé seulement. C’était les ouvrir sur la cour, et non pas sur la rue. Cela ne servait pas à grand’chose. À peine la fenêtre ouverte, ils repoussaient le battant, comme de vieilles dames qui ont peur de s’enrhumer. Il entrait par là quelques bouffées du moyen age, de Bach, de Palestrina, de chansons populaires. Mais qu’était-ce que cela ? La chambre n’en continuait pas moins de sentir le renfermé. Au fond, ils s’y trouvaient bien ; ils se méfiaient des grands courants modernes. Et s’ils connaissaient plus de choses que les autres, ils niaient aussi plus de choses. La musique prenait dans ce milieu un caractère doctrinal ; ce n’était pas un délassement : les concerts devenaient des leçons d’histoire, ou des exemples, d’édification. On académisait les pensées avancées. Le grand Bach, torrentueux, était reçu, assagi, dans le giron de l’Église. Sa musique subissait dans le cerveau scholastique une transformation analogue à celle de la Bible furibonde et sensuelle dans des cerveaux d’Anglais. La doctrine qu’on prônait était un éclectisme aristocratique, qui s’efforçait d’unir les caractères distinctifs de trois ou quatre grandes époques musicales, du VIe au XXe siècle. S’il avait été possible de la réaliser, on eût obtenu en musique l’équivalent de ces constructions hybrides, élevées par un vice-roi des Indes, au retour de ses voyages, avec des matériaux précieux, ramassés à tous les coins du globe. Mais le bon sens français les sauvait des excès de cette barbarie érudite ; ils se gardaient bien d’appliquer leurs théories ; ils agissaient avec elles, comme Molière, avec ses médecins : ils prenaient l’ordonnance, et ils ne la suivaient pas. Les plus forts allaient leur chemin. Le reste du troupeau s’en tenait dans la pratique à des exercices savants de contre-point fort durs : on les nommait sonates, quatuors et symphonies… – « Sonate, que me veux-tu ? » – Elle ne voulait rien du tout, qu’être une sonate. La pensée en était abstraite et anonyme, appliquée et sans joie. C’était un art de parfait notaire. Christophe, qui avait d’abord su gré aux Français de ne pas aimer Brahms, se disait à présent qu’il y avait beaucoup de petits Brahms en France. Tous ces bons ouvriers, laborieux, consciencieux, étaient pleins de vertus. Christophe sortit de leur compagnie, extrêmement édifié, mais pénétré d’ennui. C’était très bien, très bien…

 

Qu’il faisait beau, dehors !

 

*

 

Il y avait pourtant à Paris, parmi les musiciens quelques indépendants, dégagés de toute école. C’étaient les seuls qui intéressassent Christophe. Seuls, ils peuvent donner la mesure de la vitalité d’un art. Écoles et cénacles n’en expriment qu’une mode superficielle ou des théories fabriquées. Mais les indépendants, qui se retirent en eux-mêmes, ont plus de chance d’y trouver la pensée véritable de leur temps et de leur race. Il est vrai que, par là, ils sont pour un étranger plus difficiles encore à comprendre que les autres. Ce fut ce qui advint, quand Christophe entendit pour la première fois cette œuvre fameuse, dont les Français disaient mille extravagances, et que certains proclamaient la plus grande révolution musicale accomplie depuis dix siècles. – (Les siècles ne leur coûtent guère ! ils sortent peu du leur)…

 

Théophile Goujart et Sylvain Kohn menèrent Christophe à l’Opéra-Comique, pour entendre Pelléas et Mélisande. Ils étaient tout glorieux de lui montrer cette œuvre : on eût dit qu’ils l’avaient faite. Ils laissaient entendre à Christophe qu’il allait trouver là son chemin de Damas. Le spectacle était commencé qu’ils continuaient encore leurs commentaires. Christophe les fit taire, et écouta de toutes ses oreilles. Après le premier acte, il se pencha vers Sylvain Kohn, qui lui demandait, les yeux brillants :

 

– Eh bien, mon vieux lapin, qu’est-ce que vous en dites ?

 

Et il dit :

 

– Est-ce que c’est tout le temps, comme cela ?

 

– Oui.

 

– Mais il n’y a rien.

 

Kohn se récria, et le traita de philistin.

 

– Rien du tout, continuait Christophe. Pas de musique. Pas de développement. Cela ne se suit pas. Cela ne se tient pas. Des harmonies très fines. De petits effets d’orchestre très bons, de très bon goût. Mais ce n’est rien, rien du tout…

 

Il se remit à écouter. Peu à peu, la lanterne s’éclairait ; il commençait à apercevoir quelque chose dans le demi-jour. Oui, il comprenait bien qu’il y avait là un parti pris de sobriété contre l’idéal wagnérien, qui engloutissait le drame sous les flots de la musique ; mais il se demandait, avec quelque ironie, si cet idéal de sacrifice ne venait pas de ce que l’on sacrifiait ce que l’on ne possédait pas. Il sentait dans l’œuvre la peur de la peine, la recherche de l’effet produit avec le minimum de fatigue, le renoncement par indolence au rude effort que réclament les puissantes constructions wagnériennes. Il n’était pas sans être frappé par la déclamation unie, simple, modeste, atténuée, bien qu’elle lui parût monotone et qu’en sa qualité d’Allemand il ne la trouvât pas vraie : – (il trouvait que plus elle cherchait à être vraie, plus elle faisait sentir combien la langue française convenait mal à la musique, trop logique, trop dessinée, de contours trop définis, un monde parfait en soi, mais hermétiquement clos.) – Néanmoins l’essai était curieux, et Christophe en approuvait l’esprit de réaction révolutionnaire contre les violences emphatiques de l’art wagnérien. Le musicien français semblait s’être appliqué, avec une discrétion ironique, à ce que tous les sentiments passionnés se murmurassent à mi-voix. L’amour, la mort sans cris. Ce n’était que par un tressaillement imperceptible de la ligne mélodique, un frisson de l’orchestre comme un pli au coin des lèvres, que l’on avait conscience du drame qui se jouait dans les âmes. On eût dit que l’artiste tremblait de se livrer. Il avait le génie du goût, – sauf à certains instants, où le Massenet qui sommeille dans tous les cœurs français se réveillait pour faire du lyrisme. Alors on retrouvait les cheveux trop blonds, les lèvres trop rouges, – la bourgeoise de la Troisième République qui joue la grande amoureuse. Mais ces instants étaient exceptionnels : c’était une détente à la contrainte que l’auteur s’imposait ; dans le reste de l’œuvre régnait une simplicité raffinée, une simplicité qui n’était pas simple, qui était le produit de la volonté, la fleur subtile d’une vieille société. Le jeune Barbare qu’était Christophe ne la goûtait qu’à demi. Surtout, l’ensemble du drame, le poème l’agaçait. Il croyait voir une Parisienne sur le retour, qui jouait l’enfant et se faisait raconter des contes de fées. Ce n’était plus le gnangnan wagnérien, sentimental et lourdaud, comme une grosse fille du Rhin. Mais le gnangnan franco-belge ne valait pas mieux, avec ses minauderies et ses bêtasseries de salon : – « les cheveux », « le petit père », « les colombes », – et tout ce mystérieux à l’usage des femmes du monde. Les âmes parisiennes se miraient dans cette pièce, qui leur renvoyait, comme un tableau flatteur, l’image de leur fatalisme alangui, de leur nirvâna de boudoir, de leur moelleuse mélancolie. De volonté, aucune trace. Nul ne savait ce qu’il voulait. Nul ne savait ce qu’il faisait.

 

– « Ce n’est pas ma faute ! Ce n’est pas ma faute !… » gémissaient ces grands enfants. Tout le long des cinq actes, qui se déroulaient dans un crépuscule perpétuel – forêts, cavernes, souterrains, chambre mortuaire, – de petits oiseaux des îles se débattaient à peine. Pauvres petits oiseaux ! jolis, tièdes et fins… Quelle peur ils avaient de la lumière trop vive, de la brutalité des gestes, des mots, des passions, de la vie !… La vie n’est pas raffinée. La vie ne se prend pas avec des gants…

 

Christophe entendait venir le roulement des canons qui allaient broyer cette civilisation épuisée, cette petite Grèce expirante.

 

*

 

Était-ce ce sentiment de pitié orgueilleuse qui lui inspirait malgré tout une sympathie pour cette œuvre ? Toujours est-il qu’elle l’intéressait, plus qu’il n’en voulait convenir. Quoiqu’il persistât à répondre à Sylvain Kohn, au sortir du théâtre, que « c’était très fin, très fin, mais que cela manquait de Schwung (d’élan), et qu’il n’y avait pas là assez de musique pour lui », il se gardait bien de confondre Pelléas avec les autres œuvres musicales françaises. Il était attiré par cette lampe qui brûlait au milieu du brouillard. Il apercevait encore d’autres lueurs, vives, fantasques, qui tremblotaient autour. Ces feux-follets l’intriguaient : il eût voulu s’en approcher pour savoir comment ils brillaient ; mais ils n’étaient pas faciles à saisir. Ces libres musiciens que Christophe ne comprenait pas, et qu’il était d’autant plus curieux d’observer, étaient peu abordables. Ils semblaient manquer du grand besoin de sympathie qui possédait Christophe. À part un ou deux, ils lisaient peu, connaissaient peu, désiraient peu connaître. Presque tous vivaient à l’écart, isolés, de fait et de volonté, enfermés dans un cercle étroit, – par orgueil, par sauvagerie, par dégoût, par apathie. Si peu nombreux qu’ils fussent, ils étaient divisés en petits groupes rivaux, qui ne pouvaient vivre ensemble. Ils étaient d’une susceptibilité extrême, et ne supportaient ni leurs ennemis, ni leurs rivaux, ni même leurs amis, quand ceux-ci osaient admirer un autre musicien, ou quand ils se permettaient de les admirer d’une façon ou trop froide, ou trop exaltée, ou trop banale, ou trop excentrique. Il devenait excessivement difficile de les satisfaire. Chacun d’eux avait fini par accréditer un critique, muni de sa patente, qui veillait jalousement au pied de la statue. Il n’y fallait point toucher. – Pour n’être compris que d’eux-mêmes, ils n’en étaient pas mieux compris. Adulés, déformés par l’opinion que leurs partisans avaient d’eux et qu’ils s’en faisaient eux-mêmes, ils perdaient pied dans la conscience qu’ils avaient de leur art et de leur génie. D’aimables fantaisistes se croyaient réformateurs. Des artistes Alexandrins se posaient en rivaux de Wagner. Presque tous étaient victimes de la surenchère. Il fallait qu’ils sautassent, chaque jour, plus haut qu’ils n’avaient sauté, la veille, et que leurs rivaux n’avaient sauté. Ces exercices de haute voltige ne leur réussissaient pas toujours ; et cela n’avait d’attrait que pour quelques professionnels. Ils ne se souciaient pas du public ; le public ne se souciait pas d’eux. Leur art était un art sans peuple, une musique qui ne s’alimentait que dans la musique, dans le métier. Or Christophe avait l’impression, vraie ou fausse, qu’aucune musique, plus que celle de France, n’aurait eu besoin de chercher un appui en dehors d’elle. Cette plante souple et grimpante ne pouvait se passer d’étai : elle ne pouvait se passer de littérature. Elle ne trouvait pas en elle assez de raisons de vivre. Elle avait le souffle court, peu de sang, pas de volonté. Elle était comme une femme alanguie, qui attend un mâle qui la prenne. Mais cette impératrice de Byzance, au corps fluet, exsangue, et chargé de pierreries, était entourée d’eunuques : snobs, esthètes, et critiques. La nation n’était pas musicienne ; et tout cet engouement, bruyamment proclamé depuis vingt ans, pour Wagner, Beethoven, ou Bach, ou Debussy, ne dépassait guère une caste. Cette multiplication de concerts, cette marée envahissante de musique à tout prix, ne répondaient pas à un développement réel du goût public. C’était un surmenage de la mode, qui ne touchait que l’élite et qui la détraquait. La musique n’était vraiment aimée que d’une poignée de gens ; et ce n’étaient pas toujours ceux qui s’en occupaient le plus : compositeurs et critiques. Il y a si peu de musiciens en France, qui aiment vraiment la musique !

 

Ainsi pensait Christophe ; et il ne se disait pas que c’est partout ainsi, que même en Allemagne il n’y a pas beaucoup plus de vrais musiciens, et que ce qui compte en art, ce ne sont pas les milliers qui n’y comprennent rien, mais la poignée de gens qui l’aiment et qui le servent avec une fière humilité. Les avait-il vus, en France ? Créateurs et critiques, – les meilleurs travaillaient en silence, loin du bruit, comme Franck avait fait, comme faisaient les mieux doués des compositeurs d’à présent, tant d’artistes qui vivraient toute leur vie dans l’ombre, pour fournir plus tard à quelque journaliste la gloire de les découvrir et de se dire leur ami, – et cette petite armée de savants laborieux, qui, sans ambition, insoucieux d’eux-mêmes, relevaient pierre à pierre la grandeur de la France passée, ou qui, s’étant voués à l’éducation musicale du pays, préparaient la grandeur de la France à venir. Combien il y avait là d’esprits, dont la richesse, la liberté, la curiosité universelle eût attiré Christophe, s’il avait pu les connaître ! Mais à peine avait-il entrevu, en passant, deux ou trois d’entre eux ; il ne les connaissait qu’à travers des caricatures de leur pensée. Il ne voyait que leurs défauts, copiés, exagérés par les singes de l’art et les commis voyageurs de la presse.

 

Cette plèbe musicale l’écœurait surtout par son formalisme. Jamais il n’était question entre eux d’autre chose que de la forme. Du sentiment, du caractère, de la vie, pas un mot ! Pas un ne se doutait que tout vrai musicien vit dans un univers sonore, et que ses journées se déroulent en lui, comme un flot de musique. La musique est l’air qu’il respire, le ciel qui l’enveloppe. Même son âme est musique ; musique, tout ce qu’elle aime, hait, souffre, craint, espère. Une âme musicale, quand elle aime un beau corps, le voit comme une musique. Les chers yeux qui la charment ne sont ni bleus, ni gris, ni bruns : ils sont musique ; elle éprouve, à les voir, l’impression d’un accord délicieux. Cette musique intérieure est mille fois plus riche que celle qui l’exprime, et le clavier est inférieur à celui qui en joue. Le génie se mesure à la puissance de la vie, que tâche d’évoquer l’art, cet instrument imparfait. – Mais combien de gens s’en doutent en France ? Pour ce peuple de chimistes, la musique semble n’être que l’art de combiner des sons. Ils prennent l’alphabet pour le livre. Christophe haussait les épaules, quand il les entendait dire que, pour comprendre l’art, il faut faire abstraction de l’homme. Ils apportaient à ce paradoxe une grande satisfaction : car ils croyaient ainsi se prouver leur musicalité. Jusqu’à Goujart, ce niais qui n’avait jamais pu comprendre comment on pouvait faire pour se rappeler par cœur une page de musique ! – (il avait tâché de se faire expliquer ce mystère par Christophe). – Ne prétendait-il pas maintenant lui enseigner que la grandeur d’âme de Beethoven et la sensualité de Wagner n’avaient pas plus de part à leur musique que le modèle d’un peintre n’en a à ses portraits !

 

– Cela prouve, finit par lui répondre Christophe, impatienté, que pour vous un beau corps n’a pas de prix artistique ! Pas plus qu’une grande passion ! Pauvre homme !… Vous ne vous doutez pas de tout ce que la beauté d’une figure parfaite ajoute à la beauté de la peinture qui la retrace, comme la beauté d’une grande âme à la beauté de la musique qui la reflète ?… Pauvre homme !… Le métier seul vous intéresse ? Pourvu que ça soit de l’ouvrage bien fait, cela vous est égal ce que l’ouvrage veut dire ?… Pauvre homme !… Vous êtes comme ces gens qui n’écoutent pas ce que dit l’orateur, mais le son de sa voix, qui regardent sans comprendre ses gesticulations, et qui trouvent qu’il parle diablement bien ?… Pauvre homme ! Pauvre homme !… Bougre de crétin.

 

Mais ce n’était pas seulement telle ou telle théorie qui irritait Christophe, c’étaient toutes les théories. Il était excédé de ces disputes byzantines, de ces conversations de musiciens éternellement sur la musique, uniquement sur la musique. Il y avait de quoi en dégoûter à jamais le meilleur musicien. Christophe pensait, comme Moussorgski, que les musiciens ne feraient pas mal de laisser de temps en temps leur contrepoint et leurs harmonies, pour la lecture des beaux livres et l’expérience de la vie. La musique ne suffit pas à un musicien : ce n’est pas ainsi qu’il arrivera à dominer le siècle et à s’élever au-dessus du néant… La vie ! Toute la vie ! Tout voir et tout connaître. Aimer, chercher, étreindre la vérité, – la belle Penthésilée, reine des Amazones, qui mord celui qui la baise !

 

Assez de parlottes musicales, assez de boutiques à fabriquer des accords ! Tons ces ragots de cuisine harmonique étaient bien incapables de lui apprendre à trouver une harmonie nouvelle qui ne fût pas un monstre, mais un être vivant !

 

Il tourna le dos à ces docteurs Wagner, couvant leurs alambics pour faire éclore quelque Homunculus[6] en bouteille ; et, s’évadant de la musique française, il tâcha de connaître le milieu littéraire et la société parisienne.

 

*

 

Ce fut par les journaux quotidiens que Christophe fit d’abord connaissance – comme des millions de gens en France, – avec la littérature française de son temps. Comme il était désireux de se mettre le plus vite possible au diapason de la pensée parisienne, en même temps que de se perfectionner dans la langue, il s’imposa de lire avec beaucoup de conscience les feuilles qu’on lui disait les plus parisiennes. Le premier jour, il lut parmi des faits divers horrifiants, dont la narration et les instantanés remplissaient plusieurs colonnes, une nouvelle sur un père qui couchait avec sa fille, âgée de quinze ans : la chose était présentée comme toute naturelle, et même assez touchante. Le second jour, il lut dans le même journal une nouvelle sur un père et son fils, âgé de douze ans, qui couchaient avec la même fille. Le troisième jour, il lut une nouvelle sur un frère qui couchait avec sa sœur. Le quatrième, sur deux sœurs qui couchaient ensemble. Le cinquième… Le cinquième, il jeta le journal, avec un haut-le-cœur et dit à Sylvain Kohn :

 

– Ah ! ça, qu’est-ce que vous avez ? Vous êtes malades ?

 

Sylvain Kohn se mit à rire, et dit :

 

– C’est de l’art.

 

Christophe haussa les épaules :

 

– Vous vous moquez de moi.

 

Kohn rit de plus belle.

 

– En aucune façon. Voyez plutôt.

 

Il montra à Christophe une enquête récente sur l’Art et la Morale, d’où il résultait que « l’Amour sanctifiait tout », que « la Sensualité était le ferment de l’Art », que « l’Art ne pouvait être immoral », que « la morale était une convention inculquée par une éducation jésuitique », et que seule comptait « l’énormité du Désir ». – Une suite de certificats littéraires attestaient dans les journaux la pureté d’un roman qui peignait les mœurs des souteneurs. Certains des répondants étaient les plus grands noms de la littérature, ou d’austères critiques. Un poète des familles, bourgeois et catholique, donnait sa bénédiction d’artiste à une peinture très soignée des mauvaises mœurs grecques. Des réclames lyriques exaltaient des romans, où laborieusement s’étalait la Débauche à travers les âges : Rome, Alexandrie, Byzance, la Renaissance italienne et française, le Grand Siècle… c’était un cours complet. Un autre cycle d’études embrassait les divers pays du globe : des écrivains consciencieux s’étaient consacrés, avec une patience de bénédictins, à l’étude des mauvais lieux des cinq parties du monde. On trouvait, parmi ces géographes et ces historiens du rut, des poètes distingués et de parfaits écrivains. On ne les distinguait des autres qu’à leur érudition. Ils disaient en termes impeccables des polissonneries archaïques.

 

L’affligeant était de voir de braves gens et de vrais artistes, des hommes qui jouissaient dans les lettres françaises d’une juste notoriété, s’évertuer à ce métier pour lequel ils n’étaient point doués. Certains s’épuisaient à écrire, comme les autres, des ordures que les journaux du matin débitaient par tranches. Ils pondaient cela régulièrement, à dates fixes, une ou deux fois par semaine ; et cela durait depuis des années. Ils pondaient, pondaient, pondaient, n’ayant plus rien à dire, se torturant le cerveau pour en faire sortir quelque chose de nouveau, saugrenu, incongru : car le public, gorgé, se lassait de tous les plats et trouvait bientôt fades les imaginations de plaisirs les plus dévergondées : il fallait faire l’éternelle surenchère, – surenchère sur les autres, surenchère sur soi-même ; – et ils pondaient leur sang, ils pondaient leurs entrailles : c’était un spectacle lamentable et grotesque.

 

Christophe ne connaissait pas tous les dessous de ce triste métier ; et s’il les eût connus, il n’en eût pas été plus indulgent : car rien au monde n’excusait à ses yeux un artiste de vendre l’art pour trente deniers…

 

– (Même pas d’assurer le bien-être de ceux qu’il aime.

 

– Même pas.

 

– Ce n’est pas humain.

 

– Il ne s’agit pas d’être humain, il s’agit d’être un homme… Humain !… Dieu bénisse votre humanitarisme au foie blanc !… On n’aime pas vingt choses à la fois, on ne sert pas plusieurs dieux !…)

 

Dans sa vie de travail, Christophe n’était guère sorti de l’horizon de sa petite ville allemande, il ne pouvait se douter que cette dépravation artistique, qui s’étalait à Paris, était commune à presque toutes les grandes villes ; et les préjugés héréditaires de la « chaste Allemagne » contre « l’immoralité latine » se réveillaient en lui. Sylvain Kohn aurait eu beau jeu à lui opposer ce qui se passait sur les bords de la Sprée, et l’effroyable pourriture d’une élite de l’Allemagne impériale, dont la brutalité rendait l’ignominie plus repoussante encore. Mais Sylvain Kohn ne pensait pas à en tirer avantage ; il n’en était pas plus choqué que des mœurs parisiennes. Il pensait ironiquement : « Chaque peuple a ses usages » ; et il trouvait naturel ceux du monde où il vivait : Christophe pouvait donc croire qu’ils étaient la nature même de la race. Aussi ne se faisait-il pas faute, comme ses compatriotes, de voir dans l’ulcère qui dévore les aristocraties intellectuelles de tous les pays le vice propre de l’art français, la tare des races latines.

 

Ce premier contact avec la littérature parisienne lui fut pénible, et il lui fallut du temps pour l’oublier, par la suite. Les œuvres ne manquaient pourtant pas qui n’étaient point uniquement occupées de ce que l’un de ces écrivains appelait noblement « le goût des divertissements fondamentaux ». Mais des plus belles et des meilleures, rien ne lui arrivait. Elles n’étaient pas de celles qui cherchent les suffrages des Sylvain Kohn ; elles ne s’inquiétaient pas d’eux, et ils ne s’inquiétaient pas d’elles : ils s’ignoraient mutuellement. Jamais Sylvain Kohn n’en eût parlé à Christophe. De bonne foi, il était convaincu que ses amis et lui incarnaient l’art français, et qu’en dehors de ceux que leur opinion avait sacrés grands hommes, il n’y avait point de talent, il n’y avait point d’art, il n’y avait point de France. Des poètes qui étaient l’honneur des lettres, la couronne de la France, Christophe ne connut rien. Des romanciers, seuls lui parvinrent, émergeant au-dessus de la marée des médiocres, quelques livres de Barrès et d’Anatole France. Mais il était trop peu familiarisé avec la langue pour pouvoir bien goûter l’ironie érudite de l’un, le sensualisme cérébral de l’autre. Il resta quelque temps à regarder curieusement les orangers en caisse, qui poussaient dans la serre d’Anatole France, et les narcisses grêles, qui émaillaient le cimetière d’âme de Barrès. Il s’arrêta quelques instants devant le génie, un peu sublime, un peu niais, de Mæterlinck : un mysticisme monotone, mondain, s’en exhalait. Il se secoua, tomba dans le torrent épais, le romantisme boueux de Zola, qu’il connaissait déjà, et n’en sortit que pour se noyer tout à fait dans une inondation de littérature.

 

De ces plaines submergées s’exhalait un odor di femina. La littérature d’alors pullulait de femmes et d’hommes femelles. – Il est bien que les femmes écrivent, si elles ont la sincérité de peindre ce qu’aucun homme n’a su voir tout à fait : le fond de l’âme féminine. Mais bien peu l’osaient faire ; la plupart n’écrivaient que pour attirer l’homme : elles étaient aussi menteuses dans leurs livres que dans leurs salons ; elles s’embellissaient fadement, et flirtaient avec le lecteur. Depuis qu’elles n’avaient plus de confesseur à qui raconter leurs petites malpropretés, elles les racontaient en public. C’était une pluie de romans, presque toujours scabreux, toujours maniérés, écrits dans une langue qui avait l’air de zézayer, une langue qui sentait la boutique à parfums et l’obsédante odeur fade, chaude, et sucrée. Elle était partout dans cette littérature. Christophe pensait, comme Gœthe : « Que les femmes fassent autant qu’elles veulent des poésies et des écrits ! Mais que les hommes n’écrivent pas comme des femmes ! Voilà ce qui ne me plaît point ». Il ne pouvait voir sans dégoût cette coquetterie louche, ces minauderies, cette sensiblerie qui se dépensait de préférence au profit des êtres les moins dignes d’intérêt, ce style pétri de mignardise et de brutalité, ces charretiers psychologues.

 

Mais Christophe se rendait compte qu’il ne pouvait juger. Il était assourdi par le bruit de la foire aux paroles. Impossible d’entendre les jolis airs de flûte, qui se perdaient au milieu. Parmi ces œuvres de volupté, il en était au fond desquelles souriait sur le ciel limpide la ligne harmonieuse des collines de l’Attique, – tant de talent et de grâce, une douceur de vivre, une finesse de style, une pensée pareille aux langoureux adolescents de Pérugin et du jeune Raphaël, qui, les yeux à demi-clos, sourient à leur rêve amoureux. Christophe n’en voyait rien. Rien ne pouvait lui révéler les courants de l’esprit. Un français aurait eu lui-même grand’peine à s’y reconnaître. Et la seule constatation qu’il lui était permis de faire, c’était de ce débordement d’écriture, qui avait l’air d’une calamité publique. Il semblait que tout le monde écrivît : hommes, femmes et enfants, officiers, comédiens, gens du monde et forbans. Une vraie épidémie.

 

Christophe renonça, pour l’instant à se faire une opinion. Il sentait qu’un guide, comme Sylvain Kohn, ne pourrait que l’égarer tout à fait. L’expérience qu’il avait eue en Allemagne d’un cénacle littéraire le mettait justement en défiance ; il était sceptique à l’égard des livres et des revues : savait-on s’ils ne représentaient pas simplement l’opinion d’une centaine de désœuvrés, ou même si l’auteur n’était pas tout le public à lui tout seul ? Le théâtre donnait une idée plus exacte de la société. Il tenait à Paris, dans la vie quotidienne, une place exorbitante. C’était un restaurant pantagruélique, qui ne suffisait pas à assouvir l’appétit de ces deux millions d’hommes. Une trentaine de grands théâtres, sans parler des scènes de quartier, des cafés-concerts, des spectacles divers, – une centaine de salles, chaque soir, presque toutes pleines. Un peuple d’acteurs et d’employés. Les quatre théâtres subventionnés occupant à eux seuls près de trois mille personnes, et dépensant dix millions. Paris entier rempli de gloire des cabots. À chaque pas, d’innombrables photos, dessins, caricatures, répétaient leurs grimaces, les gramophones leur nasillement, les journaux leurs jugements sur l’art et sur la politique. Ils avaient leur presse spéciale. Ils publiaient leurs mémoires héroïques et familiers. Parmi les autres Parisiens, ces grands enfants flâneurs qui passaient leur temps à se singer, ces singes complets tenaient le sceptre ; et les auteurs dramatiques étaient leurs chambellans. Christophe pria Sylvain Kohn de l’introduire dans le royaume des reflets et des ombres.

 

*

 

Mais Sylvain Kohn n’était pas un guide plus sûr dans ce pays que dans celui des livres, et la première impression que Christophe eut, grâce à lui, des théâtres parisiens, ne fut pas moins repoussante que celle de ses premières lectures. Il semblait que partout régnât le même esprit de prostitution cérébrale.

 

Il y avait deux écoles parmi les marchands de plaisir. L’une était à la bonne vieille mode, la façon nationale, le gros plaisir bien salé, à la bonne franquette, la joie de la laideur, des digestions copieuses, des difformités physiques, les gens en caleçon, les plaisanteries de corps de garde, la bisque, le poivre rouge, les viandes faisandées, les cabinets particuliers, – « cette mâle franchise » comme disent ces gens-là, qui prétend concilier la gaillardise et la morale, parce qu’après quatre actes de chienneries, elle ramène le triomphe du Code en jetant, au hasard de quelque imbroglio, la femme légitime dans le lit du mari qu’elle voulait cocufier : – (pourvu que la loi soit sauve, la vertu l’est aussi) – cette honnêteté grivoise, qui défend le mariage, en lui donnant les allures de la débauche : – le genre gaulois.

 

L’autre école était modern-style. Elle était beaucoup plus raffinée, plus écœurante aussi. Les Juifs parisianisés (et les chrétiens judaïsés), qui foisonnaient au théâtre, y avaient introduits le mic-mac de sentiments, qui est le trait distinctif d’un cosmopolitisme dégénéré. Ces fils qui rougissaient de leur père s’appliquent à renier la conscience de leur race ; ils n’y réussissaient que trop. Après avoir dépouillé leur âme séculaire, il ne leur restait plus de personnalité que pour mêler les valeurs intellectuelles et morales des autres peuples : ils en faisaient une macédoine, une olla podrida[7] : c’était leur façon d’en jouir. Ceux qui étaient les maîtres du théâtre à Paris excellaient à battre ensemble l’ordure et le sentiment, à donner à la vertu un parfum de vice, au vice un parfum de vertu, à intervertir toutes les relations d’âge, de sexe, de famille, d’affections. Leur art avait ainsi une odeur sui generis[8], qui sentait bon et mauvais à la fois, c’est-à-dire très mauvais : ils nommaient cela « amoralisme ».

 

Un de leurs héros de prédilection était alors le vieillard amoureux. Leur théâtre en offrait une riche galerie de portraits. Ils trouvaient dans la peinture de ce type l’occasion d’étaler mille délicatesses. Tantôt le héros sexagénaire avait sa fille pour confidente ; il lui parlait de sa maîtresse ; elle lui parlait de ses amants ; ils se conseillaient fraternellement ; le bon père aidait sa fille dans ses adultères ; la bonne fille s’entremettait auprès de la maîtresse infidèle, la suppliait de revenir, la ramenait au bercail. Tantôt le digne vieillard se faisait le confident de sa maîtresse ; il causait avec elle des amants qu’elle avait, sollicitait le récit de ses libertinages, et même il finissait par y trouver plaisir. On voyait des amants, gentlemen accomplis, qui étaient les intendants gagés de leurs anciennes maîtresses, veillaient sur leur commerce et leurs accouplements. Les femmes du monde volaient. Les hommes étaient maquereaux, les filles lesbiennes. Tout cela, dans le meilleur monde : le monde riche, – le seul qui comptât. Car il permettait d’offrir aux clients sous le couvert des séductions du luxe, une marchandise avariée. Ainsi maquillée, elle s’enlevait sur la place ; les jeunes femmes et les vieux messieurs en faisaient leurs délices. Il se dégageait de là un fumet de cadavre et de pastilles du sérail.

 

Leur style n’était pas moins mêlé que leurs sentiments. Ils s’étaient fait un argot composite, d’expressions de toutes classes et de tous pays, pédantesque, chatnoiresque, classique, lyrique, précieux, poisseux, poissard, mixture de coq-à-l’âne, d’afféteries, de grossièretés et de mots d’esprit, qui semblaient avoir un accent étranger. Ironiques, et doués d’un humour bouffon, ils n’avaient pas beaucoup d’esprit naturel ; mais, adroits comme ils étaient, ils en fabriquaient assez habilement, à l’instar de Paris. Si la pierre n’était pas toujours de la plus belle eau, et si presque toujours la monture était d’un goût baroque et surchargé, du moins cela brillait aux lumières : c’était tout ce qu’il fallait. Intelligents d’ailleurs, bons observateurs, mais observateurs myopes, les yeux déformés depuis des siècles par la vie de comptoir, examinant les sentiments à la loupe, grossissant les choses menues et ne voyant pas les grandes, avec une prédilection marquée pour les oripeaux, ils étaient incapables de peindre autre chose que ce qui semblait à leur snobisme de parvenus l’idéal de l’élégance : une poignée de viveurs fatigués et d’aventuriers, qui se disputaient la jouissance de quelque argent volé et de femelles sans vertu.

 

Parfois la vraie nature de ces écrivains juifs se réveillait, montait des lointains de leur être, à propos d’on ne savait quels échos mystérieux provoqués par le choc d’un mot. Alors, c’était un amalgame étrange de siècles et de races, un souffle du Désert, qui par delà les mers, apportait dans ces alcôves parisiennes des relents de bazar turc, l’éblouissement des sables, des hallucinations, une sensualité ivre, une puissance d’invectives, une névrose enragée, à deux doigts des convulsions, une frénésie de détruire, – Samson, qui brusquement assis depuis des siècles dans l’ombre se lève comme un lion, et secoue avec rage les colonnes du temple qui s’écroulent sur lui et sur la race ennemie.

 

Christophe se boucha le nez, et dit à Sylvain Kohn :

 

– Il y a de la force là-dedans ; mais elle pue. Assez ! Allons voir autre chose.

 

– Quoi ? demanda Sylvain Kohn.

 

– La France.

 

– La voilà ! dit Kohn.

 

– Ce n’est pas possible, fit Christophe. La France n’est pas ainsi.

 

– La France, comme l’Allemagne.

 

– Je n’en crois rien. Un peuple qui serait ainsi n’en aurait pas pour vingt ans : il sent déjà le pourri. Il y a autre chose.

 

– Il n’y a rien de mieux.

 

– Il y a autre chose, s’entêta Christophe.

 

– Oh ! nous avons aussi de belles âmes, dit Sylvain Kohn, et des théâtres, à leur mesure. Est-ce là ce qu’il vous faut ? On peut vous en offrir.

 

Il conduisit Christophe au Théâtre Français.

 

*

 

On jouait, ce soir-là, une comédie moderne, en prose, qui traitait d’une question juridique.

 

Dès les premiers mots, Christophe ne sut plus dans quel monde cela se passait. Les voix des acteurs étaient démesurément amples, lentes, graves, compassées ; elles articulaient toutes les syllabes, comme si elles voulaient donner des leçons de diction ; elles paraissaient scander perpétuellement des alexandrins, avec des hoquets tragiques. Les gestes étaient solennels et presque hiératiques. L’héroïne, drapée de son peignoir comme d’un peplum grec, le bras levé, la tête baissée, jouait l’Antigone toujours, et souriait d’un sourire d’éternel sacrifice, en modulant les notes les plus profondes de son beau contralto. Le père noble marchait d’un pas de maître d’armes, avec une dignité funèbre, un romantisme en habit noir. Le jeune premier se contractait froidement la gorge pour en tirer des pleurs. La pièce était écrite en style de tragédie-feuilleton : c’étaient des mots abstraits, des épithètes bureaucratiques, des périphrases académiques. Pas un mouvement, pas un cri imprévu. Du commencement à la fin, un mécanisme d’horloge, un problème posé, un schéma dramatique, un squelette de pièce, et dessus, point de chair, des phrases de livre. Au fond de ces discussions qui voulaient paraître hardies, des idées timorées, une âme de petit bourgeois gourmé.

 

L’héroïne avait divorcé d’avec un mari indigne, dont elle avait un enfant, et elle s’était remariée avec un honnête homme qu’elle aimait. Il s’agissait de prouver que, même en ce cas, le divorce était condamné par la nature, comme par le préjugé. Pour cela, rien de plus facile : l’auteur s’arrangeait de façon à ce que le premier mari reprit la femme, une fois par surprise. Et après, au lieu de la nature toute simple, qui eût voulu des remords, une honte peut-être, mais le désir d’aimer d’autant plus le second, l’honnête homme, on présentait un cas de conscience héroïque, hors nature. Il en coûte si peu d’être vertueux, hors nature ! Les écrivains français n’ont pas l’air familiers, avec la vertu : ils forcent la note, quand ils en parlent ; il n’y a plus moyen d’y croire. On dirait qu’on a toujours affaire à des héros de Corneille, à des rois de tragédie. – Et ne sont-ils pas des rois, ces héros millionnaires, ces héroïnes qui, toutes, ont, pour le moins, un hôtel à Paris, et deux ou trois châteaux ? La richesse, pour cette sorte d’écrivains, est une beauté, presque une vertu.

 

Le public paraissait à Christophe encore plus étonnant que la pièce. Aucune invraisemblance ne le troublait. Il riait aux bons endroits, quand l’acteur disait la phrase qui devait faire rire, en l’annonçant à l’avance, afin qu’on eût le temps de se préparer à rire. Il se mouchait, toussait, ému jusques aux larmes, quand les mannequins tragiques hoquetaient, rugissaient ou s’évanouissaient, selon les rites consacrés.

 

– Et on dit que les Français sont légers ! s’exclama Christophe, au sortir de la représentation.

 

– Il y a temps pour tout, dit Sylvain Kohn, gouaillant. Vous vouliez la vertu ? Vous voyez qu’il y en a encore en France.

 

– Mais ce n’est pas de la vertu, se récria Christophe, c’est de l’éloquence !

 

– Chez nous, dit Sylvain Kohn, la vertu au théâtre est toujours éloquente.

 

– Vertu de prétoire, dit Christophe, la palme est au plus bavard. Je hais les avocats. N’avez-vous pas des poètes, en France ?

 

Sylvain Kohn le mena à des théâtres poétiques.

 

*

 

Il y avait des poètes en France. Il y avait même de grands poètes. Mais le théâtre n’était pas pour eux. Il était pour les rimeurs. Le théâtre est à la poésie ce qu’est l’opéra à la musique. Comme disait Berlioz : Sicut amori lupanar.

 

Christophe vit des princesses courtisanes par sainteté, qui mettaient leur honneur à se prostituer, et que l’on comparait au Christ, gravissant le calvaire ; – des amis qui trompaient leur ami, par dévouement pour lui ; – de vertueux ménages à trois ; des cocus héroïques : (le type était devenu, comme la chaste prostituée, un article européen ; l’exemple du roi Marke leur avait tourné la tête : tel le cerf de saint Hubert, ils ne se présentaient plus qu’avec une auréole. Christophe vit aussi des filles galantes, qui étaient partagées, comme Chimène, entre la passion et le devoir : la passion était de suivre un nouvel amant ; le devoir était de rester avec l’ancien, un vieux qui leur donnait de l’argent, et que d’ailleurs elles trompaient. À la fin, noblement, elles choisissaient le devoir. – Christophe trouvait que ce devoir différait peu du sordide intérêt ; mais le public était content. Le mot de Devoir lui suffisait ; il ne tenait pas à la chose : le pavillon couvrait la marchandise.

 

Le comble de l’art était quand pouvaient s’accorder, de la façon la plus paradoxale, l’immoralité sexuelle avec l’héroïsme cornélien. Ainsi, tout était satisfait chez ce public parisien : son libertinage d’esprit, et sa vertu oratoire. – Il faut lui rendre justice : il était encore plus bavard que paillard. L’éloquence faisait ses délices. Il se fût fait fouetter pour un beau discours. Vice ou vertu, héroïsme abracadabrant ou bassesse crapuleuse, il n’était pas de pilule qu’on ne lui fît avaler, dorée de rimes sonores et de mots ronflants. Tout était matière à couplets. Tout était phrases. Tout était jeu. Quand Hugo faisait entendre son tonnerre, vite (comme disait son apôtre, Mendès), il y mettait une sourdine, pour ne pas effrayer même un petit enfant… (L’apôtre était persuadé qu’il faisait un compliment.) – Jamais on ne sentait dans leur art une force de la nature. Ils mondanisaient tout : l’amour, la souffrance, la mort. Comme en musique, – bien plus encore qu’en musique, qui était un art plus jeune en France et relativement plus naïf, ­ ils avaient la terreur du « déjà dit ». Les mieux doués s’appliquaient froidement à en prendre le contre-pied. La recette était simple : on faisait choix d’une légende, ou d’un conte d’enfant, et on leur faisait dire juste le contraire de ce qu’ils voulaient dire. On obtenait ainsi Barbe-Bleue battu par ses femmes, ou Polyphème qui se crève l’œil, par bonté, afin de se sacrifier au bonheur d’Acis et de Galatée. En tout cela, rien de sérieux, que la forme. Encore semblait-il à Christophe (mais il était mauvais juge) que ces maîtres de la forme étaient de petits-maîtres et des maîtres pasticheurs, plutôt que de grands écrivains, créateurs de leur style, et peignant largement.

 

Nulle part, le mensonge poétique ne s’étalait avec plus d’insolence que dans le drame héroïque. Ils se faisaient du héros une conception burlesque :

 

« L’important, c’est d’avoir une âme magnifique,

Un œil d’aigle, un front large et haut comme un portique,

Un air puissant et grave, émouvant, radieux,

Un cœur plein de frissons, du rêve plein les yeux. »

 

De tels vers étaient pris au sérieux. Sous l’affublement des grands mots, des panaches, des parades de théâtre avec des épées de fer-blanc et des casques en carton, on retrouvait toujours l’incurable futilité d’un Sardou, l’intrépide vaudevilliste, qui jouait Guignol avec l’histoire. À quoi pouvait répondre, dans la réalité, l’absurde héroïsme d’un Cyrano ? Ces gens-là remuaient le ciel et la terre, ils faisaient sortir de leurs tombeaux l’Empereur et ses légions, les bandes de la Ligue, les condottieri[9] de la Renaissance, tous les cyclones humains qui dévastèrent l’univers : – et c’était pour montrer quelque fantoche, impassible dans les massacres, entouré d’armées de reîtres et de sérails de captives, qui se consumait d’un amour de petit bêta romanesque pour une femme qu’il avait vue, dix ou quinze ans avant, – ou le roi Henri IV, qui allait se faire assassiner, parce que sa maîtresse ne l’aimait pas !

 

C’est ainsi que ces bonnes gens jouaient les rois et les héros de chambre. Dignes rejetons des illustres benêts du temps du Grand Cyrus, ces Gascons de l’idéal, – Scudéry, La Calprenède, – chantres du faux héroïsme, de l’héroïsme impossible, qui est l’ennemi du vrai… Christophe remarquait avec étonnement que les Français, qui se disent si fins, n’avaient pas le sens du ridicule.

 

Mais ce qui passait tout, c’était quand la religion était à la mode ! Alors, pendant le carême, des comédiens lisaient au théâtre de la Gaîté les sermons de Bossuet, avec accompagnement d’orgue. Des auteurs israélites écrivaient pour des actrices israélites des tragédies sur sainte Thérèse. On jouait Chemin de Croix à la Bodinière, L’Enfant Jésus à l’Ambigu, la Passion à la Porte-Saint-Martin, Jésus à l’Odéon, des Suites d’orchestre sur le Christ, au Jardin d’Acclimatation. Quelque brillant causeur, un poète de l’amour voluptueux, faisait au Châtelet une conférence sur la Rédemption. Naturellement, de tout l’Évangile, ce que ces snobs avaient le mieux retenu, c’était Pilate et la Madeleine : – « Qu’est-ce que la Vérité ? » et la vierge folle. – Et leurs Christs boulevardiers étaient d’affreux bavards, au courant des dernières ficelles de la casuistique[10] mondaine.

 

Christophe dit :

 

– Cela, c’est le pire de tout. C’est le mensonge incarné. J’étouffe. Sortons d’ici !

 

*

 

Un grand art classique se maintenait pourtant au milieu de ces industries modernes, comme les ruines des temples antiques parmi les constructions prétentieuses de la Rome d’aujourd’hui. Mais, à l’exception de Molière, Christophe n’était pas encore en état de l’apprécier. Il lui manquait le sens intime de la langue, donc, du génie de la race. Rien ne lui était plus incompréhensible que la tragédie du XVIIe siècle, – la province de l’art français la moins accessible aux étrangers, justement parce qu’elle est située au cœur même de la France. Il la trouvait assommante, froide, sèche, écœurante de pédantisme et de minauderies. Une action indigente ou forcée, des personnages abstraits comme des arguments de rhétorique, ou insipides comme une conversation de femme du monde. Une caricature des sujets et des héros antiques. Un étalage de raison, de raisons, d’arguties de psychologie, d’archéologie démodée. Des discours, des discours, des discours : l’éternel bavardage français. Que cela fût beau ou non, Christophe se refusait ironiquement à en décider : il ne s’intéressait à rien là-dedans ; quelles que fussent les thèses soutenues tour à tour par les orateurs de Cinna, il lui était parfaitement indifférent que l’une ou l’autre de ces machines à harangues l’emportât à la fin.

 

Il constatait d’ailleurs que le public français n’était pas de son avis et qu’il applaudissait fort. Cela ne contribuait pas à dissiper le malentendu : il voyait ce théâtre au travers du public ; et il reconnaissait dans les Français modernes certains traits, déformés, des classiques. Tel un regard trop lucide qui retrouverait dans le visage flétri d’une vieille coquette les traits purs de sa fille : le spectacle est peu propre à faire naître l’illusion amoureuse !… Comme les gens d’une même famille, qui sont habitués à se voir, les Français ne s’apercevaient pas de la ressemblance. Mais Christophe en était frappé, et il l’exagérait : il ne voyait plus qu’elle. L’art d’aujourd’hui lui semblait offrir les caricatures des grands ancêtres ; et les grands ancêtres, à leur tour, lui apparaissaient en caricatures. Il ne distinguait plus Corneille de sa lignée de rhéteurs poétiques, enragés à placer partout des cas de conscience sublimes et absurdes. Et Racine se confondait avec sa postérité de petits psychologues parisiens, penchés prétentieusement sur leurs cœurs.

 

Tous ces vieux écoliers ne sortaient pas de leurs classiques. Les critiques continuaient indéfiniment à discuter sur Tartuffe et sur Phèdre. Ils ne s’en lassaient point. Ils se délectaient, vieillards, des mêmes plaisanteries qui avaient fait leurs délices, quand ils étaient enfants. Il en serait ainsi jusqu’à la fin de la race. Aucun pays, au monde, ne conservait aussi enraciné le culte de ses arrière-grands-pères. Le reste de l’univers ne l’intéressait point. Combien n’avaient rien lu et ne voulaient rien lire, en dehors de ce qui avait été écrit en France, sous le Grand Roi ! Leurs théâtres ne jouaient ni Gœthe, ni Schiller, ni Kleist, ni Grillparzer, ni Hebbel, ni Strindberg, ni Lope, ni Calderon, ni aucun des grands hommes d’aucune des autres nations, à part la Grèce antique, dont ils se disaient les héritiers, – (comme tous les peuples d’Europe). De loin en loin, ils éprouvaient le besoin d’enrôler Shakespeare. C’était la pierre de touche. Il y avait parmi eux deux écoles d’interprètes : les uns jouaient le Roi Lear, avec un réalisme bourgeois, comme une comédie d’Émile Augier ; les autres faisaient d’Hamlet un opéra, avec des airs de bravoure et des vocalises à la Victor Hugo. Il ne leur venait point à l’idée que la réalité pût être poétique, ni la poésie une langue spontanée, pour des cœurs débordants de vie. Shakespeare paraissait faux. On en revenait vite à Rostand.

 

Cependant, depuis vingt ans, un effort était fait pour renouveler le théâtre ; le cercle étroit de la littérature parisienne s’était élargi ; elle touchait à tout, avec un semblant d’audace. Même, deux ou trois fois, la mêlée du dehors, la vie publique avait crevé, d’une poussée, le rideau des conventions. Mais ils se dépêchaient de recoudre les déchirures. C’étaient des pères douillets, qui avaient peur de voir les choses comme elles sont. Un esprit de société, une tradition classique, une routine de l’esprit et de la forme, un manque de sérieux profond ; les empêchaient d’aller jusqu’au bout de leurs audaces. Les problèmes les plus poignants devenaient des jeux ingénieux ; et tout se ramenait finalement à des questions de femmes, – de petites femmes. Ô la triste figure que faisaient sur leurs tréteaux les fantômes des grands hommes : l’Anarchie héroïque d’Ibsen, l’Évangile de Tolstoy, le Surhomme de Nietzsche !…

 

Les écrivains de Paris se donnaient bien du mal pour avoir l’air de penser des choses nouvelles. Au fond, ils étaient tous conservateurs. Il n’était pas en Europe de littérature où régnât plus généralement le passé, « l’éternel hier » : dans les grandes Revues, dans les grands journaux, dans les théâtres subventionnés, dans les Académies. Paris était en littérature ce que Londres était en politique : le frein modérateur de l’esprit européen. L’Académie française était une Chambre des Lords. Des institutions de l’Ancien Régime persistaient à imposer leur norme d’autrefois à la société nouvelle. Les éléments révolutionnaires étaient rejetés ou assimilés promptement. Ils ne se demandaient qu’à l’être. Même quand le gouvernement affectait en politique des allures socialistes, en art il se mettait à la remorque des Écoles Académiques. Contre les Académies, on ne luttait qu’à coups de cénacles ; et on luttait fort mal. Car aussitôt qu’un du cénacle le pouvait, il enjambait dans une Académie et devenait plus académique que les autres. Au reste, que l’écrivain fût à l’avant-garde, ou dans les fourgons de l’armée, il était prisonnier de son groupe et des idées de son groupe. Les uns s’enfermaient dans leur Credo académique, les autres dans leur Credo révolutionnaire ; et, au bout du compte, c’étaient toujours les mêmes œillères.

 

*

 

Pour réveiller Christophe, Sylvain Kohn lui proposa encore de le mener à des théâtres d’un genre spécial, – le dernier mot du raffinement. On y voyait des meurtres, des viols, des folies, les tortures, yeux arrachés, ventres étripés, tout ce qui pouvait secouer les nerfs et satisfaire la barbarie cachée d’une élite trop civilisée. Cela exerçait un attrait sur un public de jolies femmes et de mondains, – les mêmes qui allaient bravement s’enfermer pendant des après-midi dans les salles étouffantes du Palais du Justice, pour suivre des procès scandaleux, en bavardant, riant, et croquant des bonbons. Mais Christophe refusa avec indignation. Plus il avançait dans cet art, plus il sentait se préciser l’odeur, qui, dès les premiers pas, l’avait saisi, sournoise, puis tenace, suffocante : l’odeur de mort.

 

La mort : elle était partout, sous ce luxe, sous ce bruit. Christophe s’expliquait la répulsion qu’il avait tout d’abord éprouvée pour certaines de ces œuvres. Ce n’était pas leur immoralité qui le choquait. Moralité, immoralité, amoralité, – ces mots ne veulent rien dire. Christophe ne s’était jamais fait de théories morales ; il aimait dans le passé de très grands poètes et de très grands musiciens, qui n’étaient pas de petits saints ; quand il avait la chance de rencontrer un grand artiste, il ne lui demandait pas son billet de confession ; il lui demandait plutôt.

 

– Es-tu sain ?

 

Être sain, tout est là. « Si le poète est malade, qu’il commence par se guérir, dit Gœthe. Quand il sera guéri, il écrira. »

 

Les écrivains parisiens étaient malades ; ou, quand l’un était sain, il en avait honte ; il s’en cachait, il tâchait de se donner une bonne maladie. Leur mal ne se révélait pas à tel trait de leur art : – à l’amour du plaisir, à la licence extrême de la pensée, à l’esprit de critique destructeur. Tous ces traits pouvaient être – étaient suivant les cas, – sains ou malsains ; il n’y avait en eux aucun germe de mort. Si la mort était là, elle ne venait pas de ces forces, elle venait de leur emploi par ces gens, elle était dans ces gens. – Et lui aussi, Christophe, aimait le plaisir. Lui aussi, aimait la liberté. Il avait soulevé contre lui l’opinion de sa petite ville allemande, par sa franchise à soutenir des idées, qu’il retrouvait maintenant, prônées par ces Parisiens, et qui, prônées par eux, maintenant le dégoûtaient. Les mêmes idées, pourtant. Mais elles ne sonnaient plus de même. Quand Christophe, impatient, secouait le joug des maîtres du passé, quand il partait en guerre contre l’esthétique et la morale pharisiennes, ce n’était pas un jeu pour lui, comme pour ces beaux esprits ; il était sérieux, terriblement sérieux ; et sa révolte avait pour but la vie, la vie féconde, grosse des siècles à venir. Chez ces gens, tout allait à la jouissance stérile. Stérile. Stérile. C’était le mot de l’énigme. Une débauche inféconde de la pensée et des sens. Un art brillant, plein d’esprit, d’habileté, – une belle forme, certes, une tradition de la beauté, qui se maintenait indestructible, en dépit des alluvions étrangères – un théâtre qui était du théâtre, un style qui était un style, des auteurs qui savaient leur métier, des écrivains qui savaient écrire, le squelette assez beau d’un art, d’une pensée, qui avaient été puissants. Mais un squelette. Des mots qui tintent, des phrases qui sonnent, des froissements métalliques d’idées qui se heurtent dans le vide, des jeux d’esprit, des cerveaux sensuels, et des sens raisonneurs. Tout cela ne servait à rien, qu’à jouir égoïstement. Cela allait à la mort. Phénomène analogue à celui de l’effrayante dépopulation de la France, que l’Europe observait – escomptait – en silence. Tant d’esprit et d’intelligence, des sens si affinés, se dépensaient en une sorte d’onanisme honteux ! Ils ne s’en doutaient point. Ils riaient. C’était même la seule chose qui rassurât Christophe : ces gens-là savaient encore bien rire ; tout n’était pas perdu. Il les aimait beaucoup moins, quand ils voulaient se prendre au sérieux ; et rien ne le blessait autant que de voir des écrivains, qui ne cherchaient dans l’art qu’un instrument de plaisir, se donner comme les prêtres d’une religion désintéressée :

 

– Nous sommes des artistes, répétait avec complaisance Sylvain Kohn. Nous faisons de l’art pour l’art. L’art est toujours pur ; il n’a rien que de chaste. Nous explorons la vie, en touriste que tout amuse. Nous sommes les curieux de rares voluptés, les éternels Don Juan amoureux de la beauté.

 

– Vous êtes des hypocrites, finit par riposter Christophe. Pardonnez-moi de vous le dire. Je croyais jusqu’ici qu’il n’y avait que mon pays qui l’était. En Allemagne nous avons l’hypocrisie de parler toujours d’idéalisme, en poursuivant toujours notre intérêt ; et nous nous persuadons que nous sommes idéalistes, en ne pensant qu’à notre égoïsme. Mais vous êtes bien pires : vous couvrez du nom d’Art et de Beauté (avec une majuscule) votre luxure nationale, – quand vous n’abritez point votre Pilatisme moral sous le nom de Vérité, de Science, de Devoir intellectuel, qui se lave les mains des conséquences possibles de ses recherches hautaines. L’art pour l’art !… Une foi magnifique ! Mais la foi seulement des forts. L’art ! Étreindre la vie, comme l’aigle sa proie, et l’emporter dans l’air, s’élever avec elle dans l’espace serein !… Pour cela, il faut des serres, de vastes ailes, et un cœur puissant. Mais vous n’êtes que des moineaux, qui, quand ils ont trouvé quelque morceau de charogne, le dépècent sur place et se le disputent en piaillant… L’art pour l’art !… Malheureux ! L’art n’est pas une vile pâture, livrée aux vils passants. Une jouissance, certes, et de toutes la plus enivrante. Mais elle n’est le prix que d’une lutte acharnée, et son laurier couronne la victoire de la force. L’art est la vie domptée. L’empereur de la vie. Quand on veut être César, il faut en avoir l’âme. Vous n’êtes que des rois de théâtre : c’est un rôle que vous jouez, vous n’y croyez même pas. Et, comme ces acteurs, qui se font gloire de leurs difformités, vous faites de la littérature avec les vôtres. Vous cultivez amoureusement les maladies de votre peuple, sa peur de l’effort, son amour du plaisir, des idéologies sensuelles, de l’humanitarisme chimérique, de tout ce qui engourdit voluptueusement la volonté et peut lui enlever toutes ses raisons d’agir. Vous le menez droit aux fumeries d’opium. Et vous le savez bien ; mais vous ne le dites point : la mort est au bout. – Eh bien, moi, je dis : Où est la mort, l’art n’est point. L’art, c’est ce qui fait vivre. Mais les plus honnêtes d’entre vos écrivains sont si lâches que, même quand le bandeau leur est tombé des yeux, ils affectent de ne pas voir ; ils ont le front de dire :

 

– C’est dangereux, je l’avoue ; il y a du poison là-dedans ; mais c’est plein de talent !

 

Comme si, en correctionnelle, le juge disait d’un apache.

 

– Il est un gredin, c’est vrai ; mais il a tant de talent !

 

*

 

Christophe se demandait à quoi servait la critique française. Ce n’étaient pourtant pas les critiques qui manquaient ; ils pullulaient sur l’art. On n’arrivait plus à voir les œuvres : elles disparaissaient sous eux.

 

Christophe n’était pas tendre pour la critique, en général. Il avait déjà peine à admettre l’utilité de cette multitude d’artistes, qui formaient comme un quatrième, ou un cinquième État, dans la société moderne : il y voyait le signe d’une époque fatiguée, qui s’en remet à d’autres du soin de regarder la vie, – qui sent, par procuration. À plus forte raison, trouvait-il un peu honteux qu’elle ne fût même plus capable de voir avec ses yeux ces reflets de la vie, qu’il lui fallût encore d’autres intermédiaires, des reflets de reflets, en un mot, des critiques. Au moins eût-il fallu que ces reflets fussent fidèles. Mais ils ne reflétaient rien que l’incertitude de la foule, qui faisait cercle autour. Telles, ces glaces de musée, où se réfléchissent, avec le plafond peint, les visages des curieux qui tâchent de l’y voir.

 

Il avait été un temps où ces critiques avaient joui en France d’une immense autorité. Le public s’inclinait devant leurs arrêts ; et il n’était pas loin de les regarder comme supérieurs aux artistes, comme des artistes intelligents : – (les deux mots ne semblaient pas faits pour aller ensemble). – Puis, ils s’étaient multipliés à l’excès ; ils étaient trop d’augures : cela gâte le métier. Quand il y a tant de gens qui affirment, chacun, qu’il est le seul détenteur de l’unique vérité, on ne peut plus les croire ; et ils finissent par ne plus se croire eux-mêmes. Le découragement était venu : du jour au lendemain, suivant l’habitude française, ils avaient passé d’un extrême à l’autre. Après avoir professé qu’ils savaient tout, ils professaient maintenant qu’ils ne savaient rien. Ils y mettaient leur point d’honneur et leur fatuité même. Renan avait enseigné à ces générations amollies qu’il est élégant de ne rien affirmer sans le nier aussitôt, ou du moins sans le mettre en doute. Il était de ceux dont parle saint Paul ; « en qui il y a toujours oui, oui, et puis non, non ». Toute l’élite française s’était enthousiasmée pour ce Credo amphibie. La paresse de l’esprit et la faiblesse du caractère y avaient trouvé leur compte. On ne disait plus d’une œuvre qu’elle était bonne ou mauvaise, vraie ou fausse, intelligente ou sotte. On disait :

 

– Il se peut faire… Il n’y a pas d’impossibilité… Je n’en sais rien… je m’en lave les mains.

 

Si l’on jouait une ordure, ils ne disaient pas :

 

– Voilà une ordure.

 

Ils disaient :

 

– Seigneur Sganarelle, changez, s’il vous plaît, cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de parler de tout avec incertitude ; et, par cette raison, vous ne devez pas dire : « Voilà une ordure », mais : « Il me semble… Il m’apparaît que voilà une ordure… Mais il n’est pas assuré que cela soit. Il se pourrait que ce fût un chef-d’œuvre. Et qui sait si ce n’en est pas un ? »

 

Il n’y avait plus de danger qu’on les accusât de tyranniser les arts. Jadis, Schiller leur avait fait la leçon, et il avait rappelé aux tyranneaux de la presse ce qu’il appelait crûment :

 

Le devoir des domestiques.

 

« Avant tout, que la maison soit nette, où la Reine va paraître. Alerte donc ! Balayez les chambres. Voilà pourquoi, Messieurs, vous êtes là.

 

« Mais dès qu’Elle parait, vite à la porte, valets ! Que la servante ne se carre point dans le fauteuil de la dame ! »

 

Il fallait rendre justice à ceux d’aujourd’hui. Ils ne s’asseyaient plus dans le fauteuil de la dame. On voulait qu’ils fussent domestiques, ils l’étaient. – Mais de mauvais domestiques : ils ne balayaient rien ; la chambre était un taudis. Plutôt que d’y remettre l’ordre, et la propreté, ils se croisaient les bras, et laissaient la tâche au maître, à la divinité du jour : – le Suffrage Universel.

 

À la vérité, il se dessinait depuis quelque temps un mouvement de réaction contre la veulerie anarchique du jour. Quelques esprits plus fermes avaient entrepris une campagne – bien faible encore – de salubrité publique ; mais Christophe n’en voyait rien, dans le milieu où ils se trouvaient. D’ailleurs, on ne les écoutait pas, ou l’on se moquait d’eux. Quand il arrivait, de loin en loin, qu’un vigoureux artiste eût un mouvement de révolte contre la niaiserie malsaine de l’art à la mode, les auteurs répliquaient avec superbe qu’ils avaient raison, puisque le public était content. Cela suffisait à fermer la bouche aux objections. Le public avait parlé : suprême loi de l’art ! Il ne venait à l’idée de personne que l’on pût récuser le témoignage d’un public dépravé, en faveur de ceux qui le dépravaient, ni que l’artiste fût fait pour commander au public, et non le public à l’artiste. La religion du Nombre – du nombre des spectateurs et du chiffre des recettes – dominait la pensée artistique de cette démocratie mercantilisée. À la suite des auteurs, les critiques docilement décrétaient que l’office essentiel de l’œuvre d’art est de plaire. Le succès est la loi ; et quand le succès dure, il n’y a qu’à s’incliner. Ils s’appliquaient donc à pressentir les fluctuations de la Bourse du plaisir, à lire dans les yeux de la critique ce qu’il fallait penser des œuvres. Ainsi tous deux se regardaient ; et ils ne voyaient dans les yeux l’un de l’autre que leur propre indécision.

 

Jamais pourtant une critique intrépide n’eût été aussi nécessaire. Dans une République anarchique, la mode, toute-puissante, a rarement des retours en arrière, comme dans un pays conservateur ; elle va de l’avant, toujours ; et c’est une surenchère perpétuelle de fausse liberté d’esprit, à laquelle presque personne n’ose résister. La foule est incapable de se prononcer ; elle est choquée, au fond ; mais aucun n’ose dire ce que chacun sent en secret. Si les critiques étaient forts, s’ils osaient être forts, quel serait leur pouvoir ! Un robuste critique, (pensait Christophe, ce jeune despote), pourrait en quelques années, se faire le Napoléon du goût public, et balayer à Bicêtre les malades de l’art. Mais vous n’avez plus de Napoléon… D’abord, tous vos critiques vivent dans cette atmosphère viciée : ils ne s’en aperçoivent plus. Puis, ils n’osent parler. Ils se connaissent tous, ils forment une compagnie, et doivent se ménager : il n’est point d’indépendant. Pour l’être, il faudrait renoncer à la vie de société, et aux amitiés mêmes. Qui en aurait le courage, dans une époque affaiblie où les meilleurs doutent que la justesse d’une franche critique vaille les désagréments qu’elle peut causer à son auteur ? Qui se condamnerait, par devoir, à faire de sa vie un enfer : oser tenir tête à l’opinion, lutter contre l’imbécillité publique, mettre à nu la médiocrité des triomphateurs du jour, défendre l’artiste inconnu, seul, et livré aux bêtes, imposer les esprits-rois aux esprits faits pour obéir ? – Il arrivait à Christophe d’entendre des critiques se dire, à une première, le soir, dans les couloirs du théâtre :

 

– Hein ! Est-ce assez mauvais ! Quel four !

 

Et, le lendemain, dans leurs chroniques, ils parlaient de chef-d’œuvre, de Shakespeare nouveau, et de l’aile du génie, dont le vent avait passé sur les têtes.

 

– Ce n’est pas le talent qui manque à votre art, disait Christophe à Sylvain Kohn ; c’est le caractère. Vous auriez plus besoin d’un grand critique, d’un Lessing, d’un…

 

– D’un Boileau ? dit Sylvain Kohn, goguenardant.

 

– D’un Boileau, peut-être bien, que de dix artistes de génie.

 

– Si nous avions un Boileau, dit Sylvain Kohn, on ne l’écouterait pas.

 

– Si on ne l’écoutait pas, c’est qu’il ne serait pas un Boileau, répliqua Christophe. Je vous réponds que, du jour où je voudrais vous dire vos vérités toutes crues, si maladroit que je sois, vous les entendriez ; et il faudrait bien que vous les avaliez.

 

– Mon pauvre vieux ! ricana Sylvain Kohn.

 

Il avait l’air si sûr et si satisfait de la veulerie générale que Christophe, le regardant, eut soudain l’impression que cet homme était cent fois plus un étranger en France que lui-même.

 

– Ce n’est pas possible, dit-il de nouveau, comme le soir où il était sorti écœuré d’un théâtre des boulevards. Il y a autre chose.

 

– Qu’est-ce que vous voulez de plus ? demanda Kohn.

 

Christophe répétait avec opiniâtreté :

 

– La France.

 

– La France, c’est nous, fit Sylvain Kohn, en s’esclaffant.

 

Christophe le regarda fixement, un instant, puis secoua la tête, et reprit son refrain :

 

– Il y a autre chose.

 

– Eh bien, mon vieux, cherchez, dit Sylvain Kohn, en riant de plus belle.

 

Christophe pouvait chercher. Ils l’avaient bien cachée.

 

II.

 

Une impression plus forte s’imposait à Christophe, à mesure qu’il voyait plus clair dans la cuve aux idées, où fermentait l’art parisien : la suprématie de la femme sur cette société cosmopolite. Elle y tenait une place absurde, démesurée. Il ne lui suffisait plus d’être la compagne de l’homme. Il ne lui suffisait même pas de devenir son égale. Il fallait que son plaisir fût la première loi pour l’homme. Et l’homme s’y prêtait. Quand un peuple vieillit, il abdique sa volonté, sa foi, toutes ses raisons de vivre, dans les mains de la dispensatrice de plaisir. Les hommes font les œuvres ; mais les femmes font les hommes, – (quand elles ne se mêlent pas de faire aussi les œuvres, comme c’était le cas dans la France d’alors) ; – et ce qu’elles font, il serait plus juste de dire qu’elles le défont. L’éternel féminin a toujours exercé sans doute une force exaltante sur les meilleurs ; mais pour le commun des hommes et pour les époques fatiguées, il y a, comme l’a dit quelqu’un, un autre féminin tout aussi éternel, qui les attire en bas. Cet autre, était le maître de la pensée, le roi de la République.

 

*

 

Christophe observait curieusement les Parisiennes, dans les salons où la présentation de Sylvain Kohn et son talent de virtuose l’avaient fait accueillir. Comme la plupart des étrangers, il généralisait à toutes les Françaises ses remarques sans indulgence d’après deux ou trois types qu’il avait rencontrés : de jeunes femmes, pas très grandes, sans beaucoup de fraîcheur, la taille souple, les cheveux teints, un grand chapeau sur leur aimable tête, un peu grosse pour le corps ; les traits nets, la chair un peu soufflée ; un nez assez bien fait, souvent vulgaire, sans caractère, toujours ; des yeux en éveil, mais sans vie profonde, qui tâchaient de se rendre le plus brillants et le plus grands possible ; la bouche bien dessinée, bien maîtresse d’elle-même ; menton gras ; tout le bas de la figure dénotant le caractère matériel de ces élégantes personnes, qui, si occupées qu’elles fussent d’intrigues amoureuses, ne perdaient jamais de vue le souci du monde et de leur ménage. Jolies, mais point de race. Chez presque toutes ces mondaines, on sentait la bourgeoise pervertie, ou qui eût voulu l’être, avec les traditions de sa classe : prudence, économie, froideur, sens pratique, égoïsme. Une vie pauvre. Un désir du plaisir, procédant beaucoup plus d’une curiosité cérébrale que d’un besoin des sens. Une volonté de qualité médiocre, mais décidée. Elles étaient supérieurement habillées, et avaient de menus gestes automatiques. Tapotant leurs cheveux et leurs peignes, du revers ou du creux de leurs mains, par petits coups délicats, elles s’asseyaient toujours de façon à pouvoir se mirer – et surveiller les autres – dans une glace, voisine ou lointaine, sans compter, au dîner ou au thé, les cuillers, les couteaux, les cafetières d’argent, polis et reluisants, où elles attrapaient au passage le reflet de leur visage, qui les intéressait plus que le reste du monde. Elles observaient à table une hygiène sévère : buvant de l’eau, et se privant de tous les mets, qui eussent pu porter atteinte à leur idéal de blancheur enfarinée.

 

La proportion des Juives était assez forte dans les milieux que fréquentait Christophe ; et il était attiré par elles, bien que, depuis sa rencontre avec Judith Mannheim, il n’eût guère d’illusion sur leur compte. Sylvain Kohn l’avait introduit dans quelques salons israélites, où il avait été reçu avec l’intelligence habituelle de cette race, qui aime l’intelligence. Christophe se rencontrait à dîner avec des financiers, des ingénieurs, des brasseurs de journaux, des courtiers internationaux, des espèces de négriers, – les hommes d’affaires de la République. Ils étaient lucides et énergiques, indifférents aux autres, souriants, expansifs, et fermés. Christophe avait le sentiment qu’il y avait des crimes sous ces fronts durs, dans le passé et dans l’avenir de ces hommes assemblés autour de la table somptueuse, chargée de chairs et de fleurs. Presque tous étaient laids. Mais le troupeau des femmes, dans l’ensemble, était assez brillant. Il ne fallait pas les regarder de trop près : la plupart manquaient de finesse dans la ligne ou la couleur. Mais de l’éclat, une apparence de vie matérielle assez forte, de belles épaules qui s’épanouissaient orgueilleusement sous les regards, et un génie pour faire de leur beauté, et même de leur laideur, un piège à prendre l’homme. Un artiste eût retrouvé en certaines d’entre elles l’ancien type romain, les femmes du temps de Néron, ou de celui de Hadrien. On voyait aussi des figures à la Palma, expression charnelle, lourd menton, fortement attaché dans le cou, non sans beauté bestiale. D’autres avaient les cheveux abondants et frisés, des yeux brûlants, hardis : on les devinait fines, incisives, prêtes à tout, plus viriles que les autres femmes, et cependant plus femmes. Au milieu du troupeau, se détachait çà et là un profil plus spiritualisé. Ses traits purs, par delà Rome, remontaient jusqu’au pays de Laban : on y croyait goûter une poésie de silence, l’harmonie du Désert. Mais quand Christophe s’approchait et écoutait les propos qu’échangeaient Rebecca avec Faustine la Romaine, ou Sainte-Barbe la Vénitienne, il trouvait une juive parisienne, comme les autres, plus Parisienne qu’une Parisienne, plus factice et plus frelatée, qui disait des méchancetés tranquilles, en déshabillant l’âme et le corps des gens avec ses yeux de Madone.

 

Christophe errait, de groupe en groupe, sans pouvoir se mêler à aucun. Les hommes parlaient de chasse avec férocité, d’amour avec brutalité, d’argent seulement avec une sûre justesse, froide et goguenarde. On prenait des notes d’affaires au fumoir. Christophe entendait dire d’un bellâtre qui se promenait entre les fauteuils des dames, une rosette à la boutonnière, grasseyant de lourdes gracieusetés :

 

– Comment ! Il est donc en liberté ?

 

Dans un coin du salon, deux dames s’entretenaient des amours d’une jeune actrice et d’une femme du monde. Parfois il y avait concert. On demandait à Christophe de jouer. Des poétesses, essoufflées, ruisselantes de sueur, proféraient sur un ton apocalyptique des vers de Sully-Prudhomme et de Auguste Dorchain. Un illustre cabotin venait solennellement déclamer une Ballade mystique, avec accompagnement d’orgue céleste. Musique et vers étaient si bêtes que Christophe en était malade. Mais les Romaines étaient charmées et riaient de bon cœur, en montrant leurs dents magnifiques. On jouait aussi de l’Ibsen. Épilogue de la lutte d’un grand homme contre les Soutiens de la Société, aboutissant à les divertir !

 

Ensuite, ils se croyaient tenus, naturellement, à deviser sur l’art. C’était une chose écœurante. Les femmes surtout se mettaient à parler d’Ibsen, de Wagner, de Tolstoy, par flirt, par politesse, par ennui, par sottise. Une fois que la conversation était sur ce terrain, plus moyen de l’arrêter. Le mal était contagieux. Il fallait écouter les pensées des banquiers, des courtiers et des négriers sur l’art. Christophe avait beau éviter de répondre, détourner l’entretien : on s’acharnait à lui parler musique, haute poésie. Comme disait Berlioz, « ces gens-là emploient ces termes avec le plus grand sang-froid ; on dirait qu’ils parlent vin, femmes, ou autres cochonneries ». Un médecin aliéniste reconnaissait dans l’héroïne d’Ibsen une de ces clientes, mais beaucoup plus bête. Un ingénieur assurait, convaincu, que, dans Maison de poupée, le personnage sympathique était le mari. L’illustre cabotin, – un comique fameux, – ânonnait en vibrant de profondes pensées sur Nietzsche et sur Carlyle ; il contait à Christophe qu’il ne pouvait pas voir un tableau de Vélasquez, – (c’était le dieu du jour) – « sans que de grosses larmes lui coulassent sur les joues ». Toutefois, il confiait à Christophe, toujours, – que, si haut qu’il mît l’art, il plaçait encore plus haut l’art dans la vie, l’action et que s’il avait eu le choix du rôle à jouer, il eût choisi Bismarck. Parfois, il se trouvait là un de ces hommes dits d’esprit. La conversation n’en était pas sensiblement relevée. Christophe faisait le compte de ce qu’ils passaient pour dire, et de ce qu’ils disaient en effet. Le plus souvent, ils ne disaient rien ; ils s’en tenaient à des sourires énigmatiques ; ils vivaient sur leur réputation, et ne la risquaient point. À part quelques discoureurs, en général, du Midi. Ceux-là parlaient de tout. Nul sentiment des valeurs ; tout était sur le même plan. Tel était un Shakespeare. Tel était un Molière. Où tel, un Jésus-Christ. Ils comparaient Ibsen à Dumas fils, Tolstoy à George Sand ; et naturellement, c’était pour montrer que la France avait tout inventé. D’ordinaire, ils ne savaient aucune langue étrangère. Mais cela ne les gênait pas. Il importait si peu à leur public, qu’ils disent la vérité ! Ce qui importait, c’était qu’ils disent des choses amusantes, et autant que possible flatteuses pour l’amour-propre national. Les étrangers avaient bon dos, – à part l’idole du jour : car il en allait une pour la mode : que ce fût Grieg, ou Wagner, ou Nietzsche, ou Gorki, ou d’Annunzio. Cela ne durait pas longtemps, et l’idole était sûre de passer un matin, à la boîte aux ordures.

 

Pour le moment, l’idole était Beethoven. Beethoven – qui l’eût dit ? – était un homme à la mode. Du moins, parmi les gens du monde et les littérateurs : car les musiciens s’étaient sur-le-champ détachés de lui, suivant le système de bascule qui est une des lois du goût artistique en France. Pour savoir ce qu’il pense, un Français a besoin de savoir ce que pense son voisin, afin de penser de même, ou de penser le contraire. Voyant Beethoven devenir populaire, les plus distingués d’entre les musiciens avaient commencé de ne plus le trouver assez distingué pour eux ; ils prétendaient devancer l’opinion, et ne jamais la suivre ; plutôt que d’être d’accord avec elle, ils lui tournaient le dos. Ils s’étaient donc mis à traiter Beethoven de vieux sourd, qui criait d’une voix âpre ; et certains affirmaient qu’il était peut-être un moraliste estimable, mais un musicien surfait. – Ces mauvaises plaisanteries n’étaient pas du goût de Christophe. L’enthousiasme des gens du monde ne le satisfaisait pas davantage. Si Beethoven était venu à Paris, en ce moment, il eût été le lion du jour : c’était fâcheux pour lui qu’il fût mort depuis un siècle. Sa musique comptait pour moins dans cette vogue que les circonstances plus ou moins romanesques de sa vie, popularisée par des biographies sentimentales. Son masque violent, au mufle de lion, était devenu une figure de romance. Les dames s’apitoyaient sur lui ; elles laissaient entendre que, si elles l’avaient connu, il n’eût pas été si malheureux ; et leur grand cœur était d’autant plus disposé à s’offrir qu’il n’y avait aucun risque que Beethoven les prît au mot : le vieux bonhomme n’avait plus besoin de rien. – C’est pourquoi les virtuoses, les chefs d’orchestre, les impresarii se découvraient des trésors de piété pour lui ; et, en leur qualité de représentants de Beethoven, ils recueillaient les hommages qui lui étaient destinés. De somptueux festivals, à des prix fort élevés, donnaient aux gens du monde l’occasion de montrer leur générosité, – et parfois aussi de découvrir les symphonies de Beethoven. Des comités de comédiens, de mondains, de demi-mondains, et de politiciens chargés par la République de présider aux destinées de l’art, faisaient savoir au monde qu’ils allaient élever un monument à Beethoven : on volait sur la liste, avec quelques braves gens qui servaient de passeport aux autres, toute cette racaille qui eût foulé aux pieds Beethoven, vivant.

 

Christophe regardait, écoutait. Il serrait les dents, pour ne pas dire une énormité. Toute la soirée, il restait tendu et crispé. Il ne pouvait ni parler, ni se taire. Parler, non par plaisir ou par nécessité, mais par politesse, parce qu’il faut parler, lui semblait humiliant. Dire le fond de sa pensée, cela ne lui était pas permis. Dire des banalités, cela ne lui était pas possible. Et il n’avait même pas le talent d’être poli, quand il ne disait rien. S’il regardait son voisin, c’était d’une façon trop fixe et trop intense : malgré lui, il l’étudiait, et l’autre en était blessé. S’il parlait, il croyait trop à ce qu’il disait : cela choquait tout le monde, et même lui. Il se rendait compte qu’il n’était pas à sa place ; et, comme il était assez intelligent pour avoir le sens de l’harmonie du milieu, où sa présence détonnait, il était aussi choqué de ses façons d’être que ses hôtes eux-mêmes. Il s’en voulait, et il leur en voulait.

 

Quand il se retrouvait seul enfin dans la rue, au milieu de la nuit, il était si écrasé d’ennui qu’il n’avait pas la force de rentrer à pied chez lui ; il avait envie de se coucher par terre, en pleine rue, comme il avait été, vingt fois, sur le point de le faire, lorsque, petit virtuose, il revenait de jouer au château du grand-duc. Parfois n’ayant plus que cinq à six francs pour la fin de sa semaine, il en dépensait deux à une voiture. Il s’y jetait précipitamment, afin de fuir plus vite ; et tandis qu’elle l’emportait, il gémissait d’énervement. Chez lui, il gémissait encore, dans son lit, en dormant… Et puis, brusquement, il éclatait de rire, en se rappelant une parole burlesque. Il se surprenait à la redire, en mimant les gestes. Le lendemain, et plusieurs jours après, il lui arrivait encore, se promenant seul, de gronder tout à coup comme une bête… Pourquoi allait-il voir ces gens ? Pourquoi retournait-il les voir ? Pourquoi s’obliger à faire des gestes et des grimaces, comme les autres, à feindre de s’intéresser à ce qui ne l’intéressait pas ? – Est-ce qu’il était bien vrai que cela ne l’intéressât pas ? – Il y a un an, il n’eût jamais pu supporter cette société. Maintenant, elle l’amusait tout en l’irritant. Était-ce un peu de l’indifférence parisienne qui s’insinuait en lui ? Il se demandait avec inquiétude s’il était donc devenu moins fort. Mais c’était au contraire qu’il l’était davantage. Il était plus libre d’esprit dans un milieu étranger. Ses yeux s’ouvraient malgré lui à la grande Comédie du monde.

 

D’ailleurs, que cela lui plût ou non, il fallait bien continuer cette vie, s’il voulait que son art fût connu de la société parisienne, qui ne s’intéresse aux œuvres que dans la mesure où elle connaît les artistes. Et il fallait bien qu’il cherchât à être connu, s’il voulait trouver des leçons à donner parmi ces Philistins, dont il avait besoin pour vivre.

 

Et puis, l’on a un cœur ; et, malgré soi, le cœur s’attache, il trouve à s’attacher, dans quelque milieu que ce soit ; s’il ne s’attachait, il ne pourrait vivre.

 

*

 

Parmi les jeunes filles que Christophe avait pour élèves, était la fille d’un riche fabricant d’automobiles, Colette Stevens. Son père était belge, naturalisé Français, fils d’un Anglo-Américain établi à Anvers et d’une Hollandaise. Sa mère était Italienne. C’était une famille bien parisienne. Pour Christophe, – pour beaucoup d’autres, – Colette Stevens était le type de la jeune fille française.

 

Elle avait dix-huit ans, des yeux noirs veloutés, qu’elle faisait doux aux jeunes gens, des prunelles d’Espagnole, qui remplissaient tout l’orbite de leur humide éclat, un petit nez un peu long et fantasque, qu’elle fronçait et remuait légèrement en parlant, avec des moues mutines, les cheveux désordonnés, un minois chiffonné, la peau médiocre, frottée de poudre, les traits gros, un peu gonflés, l’air d’un petit chat bouffi.

 

De proportions toutes menues, très bien habillée, séduisante, agacinante, elle avait des manières mignardes, précieuses, niaisottes ; elle jouait la fillette, se balançant deux heures dans son fauteuil à bascule poussant des petits cris, des :

 

– Non, ce n’est pas possible ?…

 

à table battant des mains, quand il y avait un plat qu’elle aimait ; au salon, grillant des cigarettes, affectant, devant les hommes, une affection exubérante pour ses amies, se jetant à leur cou, leur caressant la main, leur chuchotant à l’oreille, disant des ingénuités, disant aussi des méchancetés, admirablement, d’une voix douce et frêle, qui savait même, à l’occasion, dire des choses très lestes, sans avoir l’air d’y toucher, qui savait encore mieux en faire dire, – l’air candide d’une petite fille bien sage, les yeux brillants, aux paupières lourdes, voluptueux et sournois, qui regardaient de côté, malignement, guettant tous les potins, happant toutes les polissonneries de la conversation, et tâchant de pêcher çà et là quelque cœur à la ligne.

 

Ces singeries, ces parades de petit chien, cette ingénuité frelatée, ne plaisaient à Christophe en aucune façon. Il avait autre chose à faire qu’à se prêter aux manèges d’une petite fille rouée, ou même qu’à les considérer, d’un œil amusé. Il avait à gagner son pain, à sauver de la mort sa vie et ses pensées. Le seul intérêt pour lui de ces perruches de salon était de lui en fournir les moyens. En échange de leur argent, il leur donnait ses leçons, en conscience, le front plissé, l’esprit tendu vers la tâche, afin de ne se laisser distraire ni par l’ennui qu’elle lui causait, ni par les agaceries de ses élèves, quand elles étaient aussi coquettes que Colette Stevens. Il ne faisait guère plus attention à elle qu’à la petite cousine de Colette, une enfant de douze ans, silencieuse et timide, que les Stevens avait prise chez eux, et à qui il enseignait aussi le piano.

 

Mais Colette était trop fine pour ne pas sentir qu’avec lui toutes ses grâces étaient perdues, et trop souple, pour ne pas s’adapter instantanément aux façons de Christophe. Elle n’avait même pas besoin de s’appliquer pour cela. C’était un instinct de sa nature. Elle était femme. Elle était une onde sans forme. Toutes les âmes qu’elle rencontrait lui étaient comme des vases, dont, par curiosité, par besoin, sur-le-champ, elle épousait les formes. Pour être, il fallait toujours qu’elle fût un autre. Toute sa personnalité, c’était qu’elle ne le restait pas. Elle changeait de vases, souvent.

 

Christophe l’attirait, pour beaucoup de raisons, dont la première était qu’il n’était pas attiré par elle. Il l’attirait encore, parce qu’il était différent de tous les jeunes gens qu’elle connaissait ; elle n’avait jamais essayé encore d’une potiche de cette forme et de ces aspérités. Il l’attirait enfin, parce qu’experte, de race, à évaluer du premier coup d’œil le prix exact des potiches et des gens, elle se rendait parfaitement compte qu’à défaut d’élégance, Christophe avait une solidité, qu’aucun de ses bibelots parisiens ne pouvait lui offrir.

 

Elle faisait de la musique, comme la plupart des jeunes filles oisives. Elle en faisait beaucoup et peu. C’est-à-dire qu’elle en était toujours occupée, et qu’elle n’en connaissait presque rien. Elle tripotait son piano, toute la journée, par désœuvrement, par pose, par volupté. Tantôt elle en faisait comme du vélocipède. Tantôt elle pouvait jouer bien, très bien, avec goût, avec âme, – (on eût presque dit qu’elle en avait une : il suffisait qu’elle se mît à la place de quelqu’un qui en avait une). – Elle était capable d’aimer Massenet, Grieg, Thomé, avant de connaître Christophe. Mais elle était aussi capable de ne plus les aimer, depuis qu’elle connaissait Christophe. Et maintenant elle jouait Bach et Beethoven très proprement, – (ce qui, à la vérité n’est pas beaucoup dire) ; – mais le plus fort, c’est qu’elle les aimait. Au fond, ce n’était ni Beethoven, ni Thomé, ni Bach, ni Grieg, qu’elle aimait : c’étaient les notes, les sons, ses doigts qui couraient sur les touches, les vibrations des cordes qui lui grattaient les nerfs comme autant d’autres cordes, leurs chatouilleries voluptueuses.

 

Dans le salon de l’hôtel aristocratique, décoré de tapisseries un peu pâles, avec, sur un chevalet, au milieu de la pièce, le portrait de la robuste madame Stevens par un peintre à la mode qui l’avait représentée languissante comme une fleur sans eau, les yeux mourants, le corps tordu en spirale, pour exprimer la rareté de son âme millionnaire, – dans le grand salon aux baies vitrées, donnant sur de vieux arbres, que la neige poudrait, Christophe trouvait Colette toujours assise devant son piano, ressassant indéfiniment les mêmes phrases, se caressant les oreilles de dissonances moelleuses.

 

– Ah ! faisait Christophe, en entrant. Voilà la chatte, qui fait encore ronron !

 

– Malhonnête ! disait-elle en riant…

 

(Et elle lui tendait sa main un peu moite).

 

–… Écoutez cela. Est-ce que ce n’est pas joli ?

 

– Très joli, disait-il, d’un ton indifférent.

 

– Vous n’écoutez pas !… Voulez-vous bien écouter !

 

– J’entends… C’est toujours la même chose.

 

– Ah ! vous n’êtes pas musicien, faisait-elle, avec dépit.

 

– Comme si c’était de musique qu’il s’agissait !

 

– Comment ! ce n’est pas de musique ?… Et de quoi, s’il vous plaît ?

 

– Vous le savez très bien ; et je ne vous le dirai pas, parce que ce ne serait pas convenable.

 

– Raison de plus pour le dire.

 

– Vous le voulez ?… Tant pis pour vous !… Eh bien, savez-vous ce que vous faites avec votre piano ?… Vous flirtez.

 

– Par exemple !

 

– Parfaitement. Vous lui dites : « Cher piano, cher piano, dis-moi des gentils mots, encore, caresse-moi, donne-moi un petit baiser ! »

 

– Mais voulez-vous vous taire ! dit Colette, moitié riante, moitié fâchée. Vous n’avez pas la moindre idée du respect.

 

– Pas la moindre.

 

– Vous êtes un impertinent… Et puis d’abord, quand cela serait, est-ce que ce n’est pas la vraie façon d’aimer la musique ?

 

– Oh ! je vous en prie, ne mêlons pas la musique à cela.

 

– Mais c’est la musique même ! Un bel accord, c’est un baiser.

 

– Je ne vous l’ai pas fait dire.

 

– Est-ce que ce n’est pas vrai ?… Pourquoi haussez­vous les épaules ? Pourquoi faites-vous la grimace ?

 

– Parce que cela me dégoûte.

 

– De mieux en mieux !

 

– Cela me dégoûte d’entendre parler de la musique comme d’un libertinage… Oh ! ce n’est pas votre faute. C’est la faute de votre monde. Toute cette fade société qui vous entoure regarde l’art comme une sorte de débauche permise… Allons, assez là-dessus ! Jouez-moi votre sonate.

 

– Mais non, causons encore un peu.

 

– Je ne suis pas ici pour causer, je suis ici pour vous donner des leçons de piano… En avant, marche !

 

– Vous êtes poli ! disait Colette, vexée, – ravie au fond d’être un peu rudoyée.

 

Elle jouait son morceau, s’appliquant de son mieux ; et, comme elle était habile, elle y réussissait très passablement, parfois même assez bien. Christophe, qui n’était pas dupe, riait en lui-même de l’adresse « de cette sacrée mâtine, qui jouait, comme si elle sentait ce qu’elle jouait, quoiqu’elle n’en sentît rien ». Il ne laissait pas d’en éprouver pour elle une sympathie amusée. Colette, de son côté, saisissait tous les prétextes pour reprendre la conversation, qui l’intéressait beaucoup plus que la leçon de piano. Christophe avait beau s’en défendre, prétextant qu’il ne pouvait dire ce qu’il pensait, sans risquer de la blesser : elle arrivait toujours à le lui faire dire ; et plus c’était blessant, moins elle était blessée : c’était un amusement. Mais comme la fine mouche sentait que Christophe n’aimait rien tant que la sincérité, elle lui tenait tête hardiment, et discutait mordicus. Ils se quittaient très bons amis.

 

*

 

Pourtant, jamais Christophe n’eût la moindre illusion sur cette amitié de salon, jamais la moindre intimité ne se fût établie entre eux, sans les confidences que Colette lui fit, un jour, autant par surprise que par instinct de séduction.

 

La veille, il y avait eu réception chez ses parents. Elle avait ri, bavardé, flirté comme une enragée ; mais, le matin suivant, quand Christophe vint lui donner sa leçon, elle était lasse, les traits tirés, le teint gris, la tête grosse comme le poing. Elle dit à peine quelques mots ; elle avait l’air éteinte. Elle se mit au piano, joua mollement, rata ses traits, essaya de les refaire, les rata encore, s’interrompit brusquement, et dit :

 

– Je ne peux pas… Je vous demande pardon… Voulez-vous, attendons un peu…

 

Il lui demanda si elle était souffrante. Elle répondit que non :

 

« Elle n’était pas bien disposée… Elle avait des moments comme cela… C’était ridicule, il ne fallait pas lui en vouloir. »

 

Il lui proposa de revenir, un autre jour ; mais elle insista pour qu’il restât :

 

– Un instant seulement… Tout à l’heure, ce sera mieux… Comme je suis bête, n’est-ce pas ?

 

Il sentait qu’elle n’était pas dans son état normal ; mais il ne voulut pas la questionner ; et, pour parler d’autre chose, il dit :

 

– Voilà ce que c’est d’avoir été si brillante, hier soir ! Vous vous êtes trop dépensée.

 

Elle eut un petit sourire ironique :

 

– On ne peut pas vous en dire autant, répondit-elle.

 

Il rit franchement.

 

– Je crois que vous n’avez pas dit un mot, reprit-elle.

 

– Pas un.

 

– Il y avait pourtant des gens intéressants.

 

– Oui, de fameux bavards, des gens d’esprit. Je suis perdu au milieu de vos Français désossés, qui comprennent tout, qui excusent tout, – qui ne sentent rien. Des gens qui parlent, pendant des heures d’amour et d’art. N’est-ce pas écœurant ?

 

– Cela devrait pourtant vous intéresser : l’art, sinon l’amour.

 

– On ne parle pas de ces choses : on les fait.

 

– Mais quand on ne peut pas les faire ? dit Colette, avec une petite moue.

 

Christophe répondit, en riant :

 

– Alors, laissez cela à d’autres. Tout le monde n’est pas fait pour l’art.

 

– Ni pour l’amour ?

 

– Ni pour l’amour.

 

– Miséricorde ! Et qu’est-ce qui nous reste ?

 

– Votre ménage.

 

– Merci ! dit Colette, piquée.

 

Elle remit ses mains sur le piano, essaya de nouveau, manqua de nouveau ses traits, tapa sur les touches, et gémit :

 

– Je ne peux pas !… Je ne suis bonne à rien, décidément. Je crois que vous avez raison. Les femmes ne sont bonnes à rien.

 

– C’est déjà quelque chose de le dire, fit Christophe, avec bonhomie.

 

Elle le regarda, de l’air penaud d’une petite fille qu’on gronde, et dit :

 

– Ne soyez pas si dur !

 

– Je ne dis pas de mal des bonnes femmes, répliqua gaiement Christophe. Une bonne femme, c’est le paradis sur terre. Seulement, le paradis sur terre…

 

– Oui, personne ne l’a jamais vu.

 

– Je ne suis pas si pessimiste. Je dis : Moi, je ne l’ai jamais vu ; mais il se peut bien qu’il existe. Je suis même décidé à le trouver, s’il existe. Seulement ce n’est pas facile. Une bonne femme et un homme de génie, c’est aussi rare l’un que l’autre.

 

– Et en dehors d’eux, le reste des hommes et des femmes ne compte pas ?

 

– Au contraire ! Il n’y a que le reste qui compte… pour le monde.

 

– Mais pour vous ?

 

– Pour moi, cela n’existe pas.

 

– Comme vous êtes dur ! répéta Colette.

 

– Un peu. Il faut bien que quelques-uns le soient. Quand ce ne serait que dans l’intérêt des autres !… S’il n’y avait pas un peu de caillou, par ci par-là, dans le monde, il s’en irait en bouillie.

 

– Oui, vous avez raison, vous êtes heureux d’être fort, dit Colette tristement. Mais ne soyez pas trop sévère pour ceux, – surtout pour celles qui ne le sont pas… Vous ne savez pas combien notre faiblesse nous pèse. Parce que vous nous voyez rire, flirter, faire des singeries, vous croyez que nous n’avons rien de plus en tête, et vous nous méprisez. Ah ! si vous lisiez tout ce qui se passe dans la tête des petites femmes de quinze à dix-huit ans, qui vont dans le monde et qui ont le genre de succès que comporte leur vie débordante, – lorsqu’elles ont bien dansé, dit des niaiseries, des paradoxes, des choses amères, dont on rit parce qu’elles rient, lorsqu’elles ont livré un peu d’elles-mêmes à des imbéciles, et cherché au fond des yeux de chacune cette lumière qu’on n’y trouve jamais, – si vous les voyiez, quand elles rentrent chez elles, dans la nuit et s’enferment dans leur chambre, silencieuse, et se jettent à genoux dans des agonies de solitude !…

 

– Est-ce possible ? dit Christophe stupéfait. Quoi ! vous souffrez, vous souffrez ainsi ?

 

Colette ne répondit pas ; mais des larmes lui vinrent aux yeux. Elle essaya de sourire, et tendit la main à Christophe ; il la saisit ému.

 

– Pauvre petite ! disait-il. Si vous souffrez, pourquoi ne faites-vous rien pour sortir de cette vie ?

 

– Que voulez-vous que nous fassions ? Il n’y a rien à faire. Vous, hommes, vous pouvez vous libérer, faire ce que vous voulez. Mais nous, nous sommes enfermées pour toujours dans le cercle des devoirs et des plaisirs mondains : nous ne pouvons en sortir.

 

– Qui vous empêche de vous affranchir comme nous, de prendre une tâche qui vous plaise et vous assure, comme à nous, l’indépendance ?

 

– Comme à vous ? Pauvre monsieur Krafft ! Elle ne vous l’assure pas trop !… Enfin ! Elle vous plaît du moins. Mais nous, pour quelle tâche sommes-nous faites ? Il n’y en a pas une qui nous intéresse. – Oui, je sais bien, nous nous mêlons de tout maintenant, nous feignons de nous intéresser à des tas de choses qui ne nous regardent pas ; nous voudrions tant nous intéresser à quelque chose ! Je fais comme les autres. Je m’occupe de patronages, de comités de bienfaisance. Je suis des cours de la Sorbonne, des conférences de Bergson et de Jules Lemaître, des concerts historiques, des matinées classiques, et je prends des notes, des notes… Je ne sais pas ce que j’écris !… et je tâche de me persuader que cela me passionne, ou du moins que c’est utile. Ah ! comme je sais bien le contraire, comme tout cela m’est égal, et comme je m’ennuie !… Ne recommencez pas à me mépriser, parce que je vous dis franchement ce que tout le monde pense. Je ne suis pas plus bécasse qu’une autre. Mais qu’est-ce que la philosophie, et l’histoire, et la science peuvent bien me faire ? Quant à l’art, – vous voyez – je tapote, je barbouille, je fais de petites saletés d’aquarelles ; – mais est-ce que cela remplit une vie ? Il n’y a qu’un but à la nôtre : c’est le mariage. Mais croyez-vous que c’est gai de se marier avec l’un ou l’autre de ces individus, que je connais aussi bien que vous ? Je les vois comme ils sont. Je n’ai pas la chance d’être comme vos Gretchen allemandes, qui savent toujours se faire illusion… Est-ce que ce n’est pas terrible ? Regarder autour de soi, voir celles qui se sont mariées, ceux avec qui elles se sont mariées, et penser qu’il faudra faire comme elles, se déformer de corps et d’esprit, devenir banales comme elles !… Il faut du stoïcisme, je vous assure, pour accepter une telle vie et ses devoirs. Toutes les femmes n’en sont pas capables… Et le temps passe, les années coulent, la jeunesse s’en va ; et pourtant, il y avait de jolies choses, de bonnes choses en nous, – qui ne serviront à rien, qui meurent tous les jours, qu’il faudra se résigner à donner à des sots, à des êtres qu’on méprise, et qui vous mépriseront !… Et personne ne vous comprend ! On dirait que nous sommes une énigme pour les gens. Passe encore pour les hommes, qui nous trouvent insipides et baroques ! Mais les femmes devraient nous comprendre ! Elles ont été comme nous ; elles n’ont qu’à se souvenir… Point. Aucun secours de leur part. Même nos mères nous ignorent, et ne cherchent pas vraiment à nous connaître. Elles ne cherchent qu’à nous marier. Pour le reste, vis, meurs, arrange-toi comme tu voudras ! La société nous laisse dans un abandon absolu.

 

– Ne vous découragez pas, dit Christophe. Il faut que chacun à son tour, refasse l’expérience de la vie. Si vous êtes brave, tout ira bien. Cherchez en dehors de votre monde. Il doit pourtant y avoir encore quelques honnêtes hommes en France.

 

– Il y en a. J’en connais. Mais ils sont si ennuyeux !… Et puis, je vous dirai : le monde où je vis me déplaît ; mais je ne crois pas que je pourrais vivre en dehors, maintenant. J’en ai pris l’habitude. J’ai besoin d’un certain bien-être, de certains raffinements de luxe et de société, que l’argent ne suffit pas sans doute à donner, mais pour lesquels il est indispensable. Ce n’est pas brillant, je le sais. Mais je me connais, je suis faible… Je vous en prie, ne vous éloignez pas de moi, parce que je vous dis mes petites lâchetés. Écoutez-moi avec bonté. Cela me fait tant de bien de causer avec vous ! Je sens que vous êtes fort, que vous êtes sain : j’ai toute confiance en vous. Soyez un peu mon ami, voulez-vous ?

 

– Je veux bien, dit Christophe. Mais qu’est-ce que je pourrais faire ?

 

– M’écouter, me conseiller, me donner du courage. Je suis dans un tel désarroi, souvent ! Alors, je ne sais plus que faire. Je me dis : « À quoi bon lutter ? À quoi bon me tourmenter ? Ceci ou cela, qu’importe ? N’importe qui ! N’importe quoi ! » C’est un état affreux. Je ne voudrais pas y tomber. Aidez-moi ! Aidez-moi !…

 

Elle avait l’air accablée, vieillie de dix ans ; elle regardait Christophe avec de bons yeux soumis et suppliants. Il promit tout ce qu’elle voulut. Alors elle se ranima, sourit, redevint gaie.

 

Et, le soir, elle riait, et flirtait, comme à l’ordinaire.

 

*

 

À partir de ce jour, ils eurent régulièrement des entretiens intimes. Ils étaient seuls ensemble : elle lui confiait ce qu’elle voulait ; il se donnait beaucoup de mal pour la comprendre et pour la conseiller ; elle écoutait les conseils, au besoin les remontrances, gravement, attentivement, comme une fillette bien sage : cela la distrayait, l’intéressait, la soutenait même, elle le remerciait d’une œillade émue et coquette. – Mais à sa vie, rien n’était changé : il n’y avait qu’une distraction de plus.

 

Sa journée était une suite de métamorphoses. Elle se levait excessivement tard, vers midi. Elle avait eu des insomnies ; elle ne s’endormait guère qu’à l’aube. De tout le jour, elle ne faisait rien. Elle ressassait indéfiniment un vers, une idée, un lambeau d’idée, un souvenir de conversation, une phrase musicale, l’image d’une figure qui lui avait plu. Elle n’était tout à fait éveillée qu’à partir de quatre ou cinq heures du soir. Jusque-là, elle avait les paupières lourdes, le visage gonflé, l’air boudeur, endormi. Elle se ranimait, quand venaient quelques bonnes amies, bavardes comme elle, et comme elle curieuses des potins de Paris. Elles discutaient ensemble à perte de vue sur l’amour. La psychologie amoureuse : c’était l’éternel sujet, avec la toilette, les indiscrétions, les médisances. Elle avait aussi son cercle de petits jeunes gens oisifs, qui avaient besoin de passer deux ou trois heures par jour au milieu des jupes, et qui eussent pu en porter : car ils avaient des âmes et des conversations de filles. Christophe avait son heure : l’heure du confesseur. Colette, instantanément se faisait grave et recueillie. Elle était comme la jeune Française, dont parle Bodley, qui, au confessionnal, « développait un thème tranquillement préparé, modèle d’ordonnance lumineuse et de clarté, où tout ce qui devait être dit était rangé en bon ordre, et classé en catégories distinctes ». – Après quoi, elle s’amusait de plus belle. À mesure que la journée s’avançait, elle redevenait plus jeune. Le soir, on allait au théâtre ; et c’était l’éternel plaisir de reconnaître dans la salle les mêmes éternelles figures ; – le plaisir, non de la pièce qu’on jouait, mais des acteurs qu’on connaissait, et dont on relevait, une fois de plus, les travers bien connus. On échangeait avec ceux qui venaient vous voir dans votre loge des méchancetés sur ceux qui étaient dans les autres loges, ou bien sur les actrices. On trouvait que l’ingénue avait un filet de voix « comme une mayonnaise tournée », ou que la grande comédienne était habillée « comme un abat-jour ». – Ou bien, on allait en soirée ; et là, le plaisir était de se montrer, si l’on était jolie : – (cela dépendait des jours : rien de plus capricieux qu’une joliesse de Paris) ; – on renouvelait la provision de critiques sur les gens, leurs toilettes, et leurs défauts physiques. De conversation, il n’y en avait point. – On rentrait tard. On avait peine à se coucher : (c’était l’heure où l’on était le plus éveillée). On trôlait[11] autour de la table. On feuilletait un livre. On riait toute seule, au souvenir d’une parole ou d’un geste. On s’ennuyait. On était très malheureuse. On ne pouvait s’endormir. Et la nuit, brusquement, on avait des crises de désespoir.

 

Christophe, qui ne voyait Colette que quelques heures, de temps en temps, et ne pouvait assister qu’à quelques-unes de ses transformations, avait déjà bien de la peine à s’y reconnaître. Il se demandait à quel moment elle était sincère, – ou si elle était sincère toujours, – ou si elle n’était sincère jamais. Colette elle-même, n’aurait pu le lui dire. Elle était comme la plupart des jeunes filles, qui ne sont que désir oisif et contraint, dans la nuit. Elle ne savait pas ce qu’elle était, parce qu’elle ne savait pas ce qu’elle voulait, et parce qu’elle ne pouvait pas le savoir, avant de l’avoir essayé. Alors elle l’essayait, à sa façon, avec le plus de liberté et le moins de risques possibles, en tâchant de se calquer sur ceux qui l’entouraient, de prendre leur mesure morale. Elle ne se pressait pas de choisir. Elle eût voulu tout ménager, afin de profiter de tout.

 

Mais avec un ami comme Christophe, ce n’était pas commode. Il admettait qu’on lui préférât des êtres qu’il n’estimait pas, ou même qu’il méprisait ; mais il n’admettait pas qu’on l’égalât à eux. Chacun son goût ; mais au moins, fallait-il en avoir un.

 

Il était d’autant moins disposé à la patience que Colette semblait prendre plaisir à collectionner autour d’elle tous les petits jeunes gens, qui pouvaient le plus exaspérer Christophe : d’écœurants petits snobs, riches pour la plupart, en tous cas oisifs, ou lotis de quelque sinécure dans quelque ministère, – ce qui est tout comme. Tous écrivaient – prétendaient écrire. C’était une névrose, sous la Troisième République. C’était surtout une forme de paresse vaniteuse, – le travail intellectuel étant de tous le plus difficile à contrôler, et celui qui prête le plus au bluff. Ils ne disaient de leurs grands labeurs que quelques mots discrets, mais respectueux. Ils semblaient pénétrés de l’importance de leur tâche, accablés sous le fardeau. Dans les premiers temps, Christophe éprouvait une gêne à ignorer absolument leurs œuvres et leurs noms. Avec timidité, il tâcha de s’informer ; il désirait surtout savoir ce qu’avait écrit l’un deux, dont leurs discours faisaient un maître du théâtre. Il fut surpris d’apprendre que ce grand dramaturge avait produit un seul acte, lequel était extrait d’un roman, qui lui-même était fait d’une suite de nouvelles, ou plutôt de notations qu’il avait publiées dans une de leurs Revues, au cours des dix dernières années. Les autres n’avaient pas un bagage plus lourd : quelques actes, quelques nouvelles, quelques vers. Certains étaient célèbres pour un article. D’autres pour un livre, « qu’ils devaient faire ». Ils professaient du dédain pour les œuvres de longue haleine. Ils semblaient attacher une importance extrême à l’agencement des mots dans la phrase. Cependant le mot de « pensée » revenait fréquemment dans leurs propos ; mais il ne paraissait pas avoir le même sens que dans le langage courant : ils l’appliquaient à des détails de style. Toutefois, il y avait aussi parmi eux de grands penseurs et de grands ironistes, qui, lorsqu’ils écrivaient, mettaient leurs mots profonds et fins en italiques, pour qu’on ne s’y trompât point.

 

Tous avaient le culte du moi : le seul culte qu’ils eussent. Ils cherchaient à le faire partager aux autres. Le malheur était que les autres étaient déjà pourvus. Ils avaient la préoccupation constante d’un public dans leur façon de parler, marcher, fumer, lire un journal, porter la tête et les yeux, se saluer entre eux. Le cabotinage est naturel aux jeunes gens, et d’autant plus qu’ils sont plus insignifiants, c’est-à-dire moins occupés. C’est surtout pour la femme qu’ils se mettent en frais : car ils la convoitent, et désirent – encore plus – être convoités par elle. Mais même pour le premier venu, ils font la roue : pour un passant qu’ils croisent, et dont ils ne peuvent attendre qu’un regard ébahi. Christophe rencontrait souvent de ces petits paonneaux : rapins, virtuoses, jeunes cabots, qui se font la tête d’un portrait connu : Van Dyck, Rembrandt, Vélasquez, Beethoven, ou d’un rôle à jouer : le bon peintre, le bon musicien, le bon ouvrier, le profond penseur, le joyeux drille, le paysan du Danube, l’homme de la nature… Ils jetaient un regard de côté, en passant, pour voir si on les remarquait. Christophe les voyait venir, et, quand ils étaient près de lui, malicieusement, il tournait, avec indifférence, les yeux d’un autre côté. Mais leur déconvenue ne durait guère : deux pas plus loin, ils piaffaient pour le prochain passant. – Ceux du salon de Colette étaient plus raffinés : c’était surtout leur esprit qu’ils grimaient : ils copiaient deux ou trois modèles, qui eux-mêmes n’étaient pas des originaux. Ou bien, ils mimaient une idée : la Force, la Joie, la Pitié, la Solidarité, le Socialisme, l’Anarchisme, la Foi, la Liberté ; c’étaient des rôles pour eux. Ils avaient le talent de faire des plus chères pensées une affaire de littérature, et de ramener les plus héroïques élans de l’âme humaine au rôle de cravates à la mode.

 

Où ils étaient tout à fait dans leur élément, c’était dans l’amour : il leur appartenait. La casuistique du plaisir n’avait point de secrets pour eux ; dans leur virtuosité, ils inventaient des cas nouveaux, afin d’avoir l’honneur de les résoudre. Ç’a toujours été l’occupation de ceux qui n’en ont point d’autre : faute d’aimer, ils « font l’amour » ; et surtout, ils l’expliquent. Les commentaires étaient plus abondants que le texte, qui, chez eux, était fort mince. La sociologie donnait du ragoût aux pensées les plus scabreuses : tout se couvrait alors du pavillon de la sociologie ; quelque plaisir qu’on eût à satisfaire ses vices, il eût manqué quelque chose, si l’on ne s’était persuadé qu’en les satisfaisant, on travaillait pour les temps nouveaux. Un genre de socialisme éminemment parisien : le socialisme érotique.

 

Parmi les problèmes qui passionnaient alors cette petite cour d’amour, était l’égalité des femmes et des hommes dans le mariage et de leurs droits à l’amour. Il y avait eu de braves jeunes gens, honnêtes, protestants, un peu ridicules – Scandinaves ou Suisses, – qui avaient réclamé l’égalité dans la vertu : les hommes arrivant au mariage, vierges comme les femmes. Les casuistes parisiens demandaient une égalité d’une autre sorte, l’égalité dans la malpropreté : les femmes arrivant au mariage, souillées comme les hommes, – le droit aux amants. Paris avait fait une telle consommation de l’adultère, en imagination et en pratique, qu’il commençait à sembler insipide : on cherchait à lui substituer, dans le monde des lettres, une invention plus originale : la prostitution des jeunes filles, – j’entends la prostitution régulière, universelle, vertueuse, décente, familiale, et par-dessus le marché sociale. – Un livre, plein de talent, qui venait de paraître, faisait foi sur la question : il étudiait en quatre cents pages d’un pédantisme badin, « selon toutes les règles de la méthode Baconienne », le « meilleur aménagement du plaisir ». Cours complet d’amour libre, où l’on parlait sans cesse d’élégance, de bienséance, de bon goût de noblesse, de beauté, de vérité, de pudeur, de morale, – un Berquin pour les jeunes filles du monde qui voulaient mal tourner. – C’était, pour le moment, l’Évangile, dont la petite cour de Colette, faisait ses délices, et qu’elle paraphrasait. Il va de soi qu’à la façon des disciples, ils laissaient de côté ce qu’il pouvait y avoir, sous ces paradoxes, de juste, de bien observé et même d’assez humain, pour n’en retenir que le pire. Dans ce parterre de petites fleurs sucrées, ils ne manquaient jamais de cueillir les plus vénéneuses, – des aphorismes de ce genre : « que le goût de la volupté ne peut qu’aiguiser le goût du travail » ; – « qu’il est monstrueux qu’une vierge devienne mère, avant d’avoir joui » ; – « que la possession d’un homme vierge était pour une femme la préparation naturelle à la maternité réfléchie » ; – que c’était le rôle des mères « d’organiser la liberté des filles avec cet esprit de délicatesse et de décence qu’elles appliquent à protéger la liberté de leurs fils » ; – et que le temps viendrait « où les jeunes filles rentreraient de chez leur amant avec autant de naturel qu’elles reviennent à présent du cours ou de prendre le thé chez une amie ».

 

Colette déclarait, en riant, que de tels préceptes étaient fort raisonnables.

 

Christophe avait l’horreur de ces propos. Il s’exagérait leur importance et le mal qu’ils pouvaient faire. Les Français ont trop d’esprit pour appliquer leur littérature. Ces Diderots, au petit pied, cette menue monnaie du grand Denis, sont dans la vie ordinaire, comme le génial Panurge de l’Encyclopédie, des bourgeois aussi honnêtes, voire aussi timorés que les autres. C’est justement parce qu’ils sont si timides dans l’action qu’ils s’amusent à pousser l’action (en pensée), jusqu’aux limites du possible. C’est un jeu où l’on ne risque rien.

 

Mais Christophe n’était pas un dilettante français.

 

*

 

Entre tous les jeunes gens qui entouraient Colette, il y en avait un qu’elle semblait préférer. Naturellement, de tous il était celui qui était le plus insupportable à Christophe.

 

Un de ces fils de bourgeois enrichis, qui font de la littérature aristocratique, et jouent les patriciens de la Troisième République. Il se nommait Lucien Lévy-Cœur. Il avait les yeux écartés, au regard vif, le nez busqué, les lèvres fortes, la barbe blonde taillée en pointe, à la Van Dyck, un commencement de calvitie précoce, qui ne lui allait point mal, la parole câline, les manières élégantes, des mains fines et molles, qui fondaient dans la main. Il affectait toujours une très grande politesse, une courtoisie raffinée, même avec ceux qu’il n’aimait point, et qu’il cherchait à jeter par-dessus bord.

 

Christophe l’avait rencontré déjà, au premier dîner d’hommes de lettres, où Sylvain Kohn l’avait introduit ; et bien qu’ils ne se fussent point parlé, il lui avait suffi d’entendre le son de sa voix pour éprouver à son égard une aversion, qu’il ne s’expliquait pas, et dont il ne devait comprendre que plus tard les profondes raisons. Il y a des coups de foudre de l’amour. Il y en a aussi de la haine, – où, – (pour ne point choquer les âmes douces, qui ont peur de ce mot, comme de toutes les passions), – c’est l’instinct de l’être sain, qui sent l’ennemi et se défend.

 

En face de Christophe, il représentait l’esprit d’ironie et de décomposition, qui s’attaquait, doucement, poliment, sourdement, à tout ce qu’il y avait de grand dans l’ancienne société qui mourait : à la famille, au mariage, à la religion, à la patrie ; en art, à tout ce qu’il y avait de viril, de pur, de sain, de populaire ; à toute foi dans les idées, dans les sentiments, dans les grands hommes, dans l’homme. Au fond de toute cette pensée, il n’y avait qu’un plaisir mécanique d’analyse, d’analyse à outrance, un besoin animal de ronger la pensée, un instinct de ver. Et à côté de cet idéal de rongeur intellectuel, une sensualité de fille, mais de fille bas-bleu : car chez lui, tout était ou devenait littéraire. Tout lui était matière à littérature : ses bonnes fortunes, ses vices et ceux de ses amis. Il avait écrit des romans et des pièces où il narrait avec beaucoup de talent la vie privée de ses parents, leurs aventures intimes, celles de ses amis, les siennes, ses liaisons entre autres qu’il avait eue avec la femme de son meilleur ami : les portraits étaient faits avec un grand art ; chacun en louait l’exactitude : le public, la femme, et l’ami. Il ne pouvait obtenir les confidences ou les faveurs d’une femme, sans le dire dans un livre. – Il eût semblé naturel que ses indiscrétions le missent en froid avec ses « associées ». Mais il n’en était rien : elles en étaient à peine un peu gênées ; elles protestaient pour la forme : au fond elles étaient ravies qu’on les montrât aux passants, toutes nues ; pourvu qu’on leur laissât un masque sur la figure, leur pudeur était en repos. De son côté il n’apportait à ces commérages aucun esprit de vengeance, ni peut-être même de scandale. Il n’était pas plus mauvais fils, ni plus mauvais amant, que la moyenne des gens. Dans les mêmes chapitres où il dévoilait effrontément son père, sa mère et sa maîtresse, il avait des pages où il parlait d’eux avec une tendresse et un charme poétiques. En réalité, il était extrêmement familial ; mais de ces gens qui n’ont pas besoin de respecter ce qu’ils aimaient ; bien au contraire ; ils aiment mieux ce qu’ils peuvent un peu mépriser ; l’objet de leur affection leur en paraît plus près d’eux, plus humain. Ils sont les gens du monde les moins capables de comprendre l’héroïsme et surtout la pureté. Ils ne sont pas loin de les considérer comme un mensonge ou une faiblesse d’esprit. Il va de soi d’ailleurs qu’ils ont la conviction de comprendre mieux que quiconque les héros de l’art, et qu’il les jugent avec une familiarité protectrice.

 

Il s’entendait admirablement avec les ingénues perverties de la société bourgeoise, riche et fainéante. Il était une compagne pour elles, une sorte de servante dépravée, plus libre et plus avertie, qui les instruisait, et qu’elles enviaient. Elles ne se gênaient pas avec lui ; et, la lampe de Psyché à la main, elles étudiaient curieusement l’androgyne nu, qui les laissait faire.

 

Christophe ne pouvait comprendre comment une jeune fille, comme Colette, qui semblait avoir une nature délicate et le désir touchant d’échapper à l’usure dégradante de la vie, pouvait se complaire dans cette société… Christophe n’était point psychologue. Lucien Lévy-Cœur l’était cent fois plus que lui. Christophe était le confident de Colette ; mais Colette était la confidente de Lucien Lévy-Cœur. Grande supériorité pour celui-ci. Il est doux à une femme de croire qu’elle à affaire à un homme plus faible qu’elle. Elle trouve à satisfaire, en même temps qu’à ce qu’il y a de moins bon en elle, à ce qu’il y a de meilleur : son instinct maternel. Lucien Lévy-Cœur le savait bien : un des moyens les plus sûrs pour toucher le cœur des femmes est d’éveiller cette corde mystérieuse. Puis, Colette se sentait faible, passablement lâche, avec des instincts dont elle n’était pas très fière, mais qu’elle se fût bien gardée de repousser. Il lui plaisait de se laisser persuader, par les confessions audacieusement calculées de son ami, que les autres étaient de même, et qu’il fallait prendre la nature humaine comme elle était. Elle se donnait alors la satisfaction de ne pas combattre des penchants qui lui étaient agréables, et le luxe de se dire qu’elle avait raison ainsi, que la sagesse était de ne pas se révolter et d’être indulgent pour ce qu’on ne pouvait – « hélas ! » – empêcher. C’était là une sagesse dont la pratique n’avait rien de pénible.

 

Pour qui sait regarder la vie avec sérénité, il y a une forte saveur dans le contraste perpétuel qui existe, au sein de la société, entre l’extrême raffinement de la civilisation apparente et l’animalité profonde. Tout salon, qui n’est point rempli de fossiles et d’âmes pétrifiées, présente, comme deux couches de terrains, deux couches de conversations superposées : l’une, – que tout le monde entend, – entre les intelligences ; l’autre, – dont peu de gens ont conscience, et qui est pourtant la plus forte, – entre les instincts, entre les bêtes. Ces deux conversations sont souvent contradictoires. Tandis que les esprits échangent des monnaies de convention, les corps disent : Désir, Aversion, ou, plus souvent : Curiosité, Ennui, Dégoût. La bête, encore que domptée par des siècles de civilisation, et aussi abrutie que les misérables lions dans la cage, rêve toujours à sa pâture.

 

Mais Christophe n’était pas encore arrivé à ce désintéressement de l’esprit, que seul apporte l’âge et la mort des passions. Il avait pris très au sérieux son rôle de conseiller de Colette. Elle lui avait demandé son aide ; et il la voyait s’exposer de gaieté de cœur au danger. Aussi ne cachait-il plus son hostilité à Lucien Lévy-Cœur. Celui-ci s’était tenu d’abord, vis-à-vis de Christophe, dans l’attitude d’une politesse irréprochable et ironique. Lui aussi flairait l’ennemi ; mais il ne le jugeait pas redoutable : il le ridiculisait, sans en avoir l’air. Il n’eût demandé qu’à être admiré de Christophe pour rester en bons termes avec lui : mais c’était ce qu’il ne pourrait obtenir jamais ; et il le sentait bien, car Christophe n’avait pas l’art de feindre. Alors, Lucien Lévy-Cœur était passé insensiblement d’une opposition tout abstraite de pensées à une petite guerre personnelle, soigneusement voilée, dont Colette devait être le prix.

 

Entre ses deux amis elle tenait la balance égale. Elle goûtait la supériorité morale et le talent de Christophe, mais elle goûtait aussi l’immoralité amusante et l’esprit de Lucien Lévy-Cœur ; et, au fond, elle y trouvait plus de plaisir. Christophe ne lui ménageait pas les remontrances : elle les écoutait avec une humilité touchante, qui le désarmait. Elle était assez bonne, mais sans franchise, par faiblesse, par bonté même. Elle jouait à demi la comédie ; elle feignait de penser comme Christophe. Elle savait bien le prix d’un ami comme lui ; mais elle ne voulait faire aucun sacrifice à une amitié ; elle ne voulait faire aucun sacrifice à rien, ni à personne ; elle voulait ce qui lui était le plus commode et le plus agréable. Elle cachait donc à Christophe qu’elle recevait toujours Lucien Lévy-Cœur ; elle mentait, avec le naturel charmant des jeunes femmes du monde, expertes dès l’enfance en cet exercice nécessaire, à qui doit posséder l’art de garder tous ses amis et de les contenter tous. Elle se donnait comme excuse que c’était pour ne pas faire de peine à Christophe ; mais en réalité, c’était parce qu’elle savait qu’il avait raison ; et elle n’en voulait pas moins faire ce qui lui plaisait à elle, sans pourtant se brouiller avec lui. Christophe avait parfois le soupçon de ces ruses ; il grondait alors, il faisait la grosse voix. Elle continuait de jouer la petite fille contrite, affectueuse, un peu triste ; elle lui faisait les yeux doux, – feminæ ultima ratio. – Cela l’attristait vraiment de sentir qu’elle pouvait perdre l’amitié de Christophe ; elle se faisait séduisante et sérieuse ; et elle réussissait à désarmer pour quelque temps Christophe. Mais tôt ou tard, il fallait bien en finir par un éclat. Dans l’irritation de Christophe, il entrait, à son insu, un petit peu de jalousie. Et dans les ruses enjôleuses de Colette, il entrait aussi un peu, un petit peu d’amour. La rupture n’en devait être que plus vive.

 

Un jour que Christophe avait pris Colette en flagrant délit de mensonge, il lui mit marché en mains : choisir entre Lucien Lévy-Cœur et lui. Elle essaya d’éluder la question ; et, finalement, elle revendiqua son droit d’avoir tous les amis qu’il lui plaisait. Elle avait parfaitement raison ; et Christophe se rendit compte qu’il était ridicule ; mais il savait aussi que ce n’était pas par égoïsme qu’il se montrait exigeant : il s’était pris pour Colette d’une sincère affection ; il voulait la sauver, fût-ce en violentant sa volonté. Il insista donc, maladroitement. Elle refusa de répondre. Il lui dit :

 

– Colette, vous voulez donc que nous ne soyons plus amis ?

 

Elle dit :

 

– Non, je vous en prie. Cela me ferait beaucoup de peine, si vous ne l’étiez plus.

 

– Mais vous ne feriez pas à notre amitié le moindre sacrifice.

 

– Sacrifice ! Quel mot absurde ! dit-elle. Pourquoi faudrait-il toujours sacrifier une chose à une autre ? Ce sont des bêtes d’idées chrétiennes. Au fond, vous êtes un vieux clérical sans le savoir.

 

– Cela se peut bien, dit-il. Pour moi, c’est tout un ou tout autre. Entre le bien et le mal, je ne trouve pas de milieu, même pour l’épaisseur d’un cheveu.

 

– Oui, je sais, dit-elle. C’est pour cela que je vous aime. Je vous aime bien, je vous assure ; mais…

 

– Mais vous aimez bien aussi l’autre ?

 

Elle rit, et dit, en lui faisant ses yeux les plus câlins et sa voix la plus douce :

 

– Restez !

 

Il était sur le point de céder encore. Mais Lucien Lévy-Cœur entra ; et les mêmes yeux câlins et la même voix douce servirent à le recevoir. Christophe regarda, en silence, Colette faire ses petites comédies ; puis il s’en alla, décidé à rompre. Il avait le cœur chagrin. C’était si bête de s’attacher toujours, de se laisser prendre au piège !

 

En rentrant chez lui, et rangeant machinalement ses livres, il ouvrit par désœuvrement sa Bible, et lut :

 

Le Seigneur a dit : Parce que les filles de Sion vont en raidissant le cou, en remuant les yeux, en marchant à petits pas affectés, en faisant résonner les anneaux de leurs pieds.

 

Le Seigneur rendra chauve le sommet de la tête des filles de Sion, le Seigneur en découvrira la nudité

 

Il éclata de rire, en songeant au manège de Colette ; et il se coucha de bonne humeur. Puis il pensa qu’il fallait qu’il fût bien atteint, lui aussi, par la corruption de Paris, pour que la Bible fût devenue pour lui d’une lecture comique. Mais il n’en continua pas moins, dans son lit, à se répéter la sentence du grand justicier farceur ; et il cherchait à en imaginer l’effet sur la tête de sa jeune amie. Il s’endormit, en riant comme un enfant. Il ne songeait déjà plus à son nouveau chagrin. Un de plus, un de moins… Il en prenait l’habitude.

 

*

 

Il ne cessa point de donner des leçons de piano à Colette ; mais il évita désormais les occasions qu’elle lui offrait de continuer leurs entretiens amicaux. Elle eut beau s’attrister, se piquer, jouer de ses petites roueries : il s’obstina ; ils se boudèrent ; d’elle-même, elle finit par trouver des prétextes pour espacer les leçons ; et il en trouva pour esquiver les invitations aux soirées des Stevens.

 

Il en avait assez de la société parisienne ; il ne pouvait plus souffrir ce vide, cette oisiveté, cette impuissance morale, cette neurasthénie, cette hypercritique, sans raison et sans but, qui se dévore elle-même. Il se demandait comment un peuple peut vivre dans cette atmosphère stagnante, d’art pour l’art et de plaisir pour le plaisir. Cependant, ce peuple vivait, il avait été grand, il faisait encore assez bonne figure dans le monde ; pour qui le voyait de loin, il faisait illusion. Où pouvait-il puiser ses raisons de vivre ? Il ne croyait à rien, à rien qu’au plaisir…

 

Comme Christophe en était là de ses réflexions, il se heurta dans la rue à une foule hurlante de jeunes gens et de femmes, qui traînaient une voiture, où un vieux prêtre était assis, bénissant à droite et à gauche. Un peu plus loin, il vit des soldats français, qui enfonçaient à coups de hache les portes d’une église, et que des messieurs décorés accueillaient à coups de chaises. Il s’aperçut que les Français croyaient pourtant à quelque chose, – encore qu’il ne comprît pas à quoi. On lui expliqua que c’était l’État qui se séparait de l’Église, après un siècle de vie commune, et que, comme elle ne voulait pas partir à bon gré, fort de son droit et de sa force, il la mettait à la porte. Christophe ne trouva point le procédé galant ; mais il était si excédé du dilettantisme anarchique des artistes parisiens qu’il eut plaisir à rencontrer des gens qui étaient prêts à se faire casser la tête pour une cause, si inepte qu’elle fût.

 

Il ne tarda pas à reconnaître qu’il y avait beaucoup de ces gens en France. Les journaux politiques se livraient des combats, comme les héros d’Homère ; ils publiaient journellement des appels à la guerre civile. Il est vrai que cela se passait en paroles, et que l’on en venait rarement aux coups. Cependant, il ne manquait pas de naïfs pour mettre en action la morale que les autres écrivaient. On assistait alors à de curieux spectacles : des départements qui prétendaient se séparer de la France, des régiments qui désertaient, des préfectures brûlées, des percepteurs à cheval, à la tête de compagnies de gendarmes, des paysans armés de faux, faisant bouillir des chaudières pour défendre les églises, que des libres penseurs défonçaient, au nom de la liberté, des Rédempteurs populaires, qui montaient dans les arbres pour parler aux provinces du Vin, soulevées contre les provinces de l’Alcool. Par-ci, par-là, ces millions d’hommes qui se montraient le poing, tout rouges d’avoir prié, finissaient tout de bon par se cogner. La République flattait le peuple ; et puis, elle le faisait sabrer. Le peuple, de son côté, cassait la tête à quelques enfants du peuple, – officiers et soldats. – Ainsi, chacun prouvait aux autres l’excellence de sa cause et de ses poings. Quand on regardait cela de loin, au travers les journaux, on se croyait revenu de plusieurs siècles en arrière. Christophe découvrait que la France, – cette France sceptique – était un peuple fanatique. Mais il lui était impossible de savoir en quel sens. Pour ou contre la religion ? Pour ou contre la raison ? Pour ou contre la patrie ? – Ils l’étaient dans tous les sens. Ils avaient l’air de l’être, pour le plaisir de l’être.

 

*

 

Il fut amené à en causer, un soir, avec un député socialiste, qu’il rencontrait parfois dans le salon des Stevens. Bien qu’il lui eût déjà parlé, il ne se doutait point de la qualité de son interlocuteur : jusque-là, ils ne s’étaient entretenus que de musique. Il fut très étonné d’apprendre que cet homme du monde était un chef de parti violent.

 

Achille Roussin était un bel homme, à la barbe blonde, au parler grasseyant, le teint fleuri, les manières cordiales, une certaine élégance avec un fond de vulgarité, des gestes de rustre, qui lui échappaient de temps en temps : – une façon de se faire les ongles en société, une habitude toute populaire, de ne pouvoir parler à quelqu’un sans happer son habit, l’empoigner, lui palper les bras ; – il était gros mangeur, gros buveur, viveur, rieur, les appétits d’un homme du peuple, qui se rue à la conquête du pouvoir ; souple, habile à changer de façons, suivant le milieu et l’interlocuteur, exubérant d’une façon raisonnée, sachant écouter, s’assimilant sur-le-champ tout ce qu’il entendait ; sympathique d’ailleurs, intelligent, s’intéressant à tout, par goût naturel, par goût acquis, et par vanité : honnête, dans la mesure où son intérêt ne lui commandait pas le contraire, et où il eût été dangereux de ne pas l’être.

 

Il avait un assez jolie femme, grande, bien faite, solidement charpentée, la taille élégante, un peu étriquée dans de luxueuses toilettes, qui accusaient avec exagération les robustes rondeurs de son anatomie ; le visage encadré de cheveux noirs frisottants, les yeux grands, noirs et épais ; le menton un peu en galoche ; la figure grosse, d’aspect assez mignon toutefois, mais gâté par les petites grimaces des yeux myopes, clignotants, et de la bouche en cul-de-poule. Elle avait une démarche factice, saccadée, comme certains oiseaux ; et une façon de parler minaudière, mais beaucoup de bonne grâce et d’amabilité. Elle était de riche famille bourgeoise et commerçante, d’esprit libre et d’espèce vertueuse, attachée aux devoirs innombrables du monde, comme à une religion, sans parler de ceux qu’elle s’imposait, de ses devoirs artistiques et sociaux : avoir un salon, répandre l’art dans les Universités Populaires, s’occuper d’œuvres philanthropiques ou de psychologie de l’enfance, – sans chaleur de cœur, sans intérêt profond, – par bonté naturelle, snobisme, et pédantisme innocent de jeune femme instruite, qui semble réciter perpétuellement une leçon, et qui met son amour-propre à ce qu’elle soit bien sue. Elle avait besoin de s’occuper, mais elle n’avait pas besoin de s’intéresser à ce dont elle s’occupait. Telle, l’activité fébrile de ces femmes, qui ont toujours un tricot entre les doigts, et qui remuent sans trêve les aiguilles, comme si le salut du monde était attaché à ce travail, dont elles n’ont même pas l’emploi. Et puis, il y avait chez elle, – comme chez les « tricoteuses », – la petite vanité de l’honnête femme, qui fait, par son exemple, la leçon aux autres femmes.

 

Le député avait pour elle un mépris affectueux. Il l’avait fort bien choisie, pour son plaisir et pour sa tranquillité. Elle était belle, il en jouissait, il ne lui demandait rien de plus ; et elle ne lui demandait rien de plus. Il l’aimait, et la trompait. Elle s’en accommodait pourvu qu’elle eût sa part. Peut-être même y trouvait-elle un certain plaisir. Elle était calme et sensuelle. Une mentalité de femme de harem.

 

Ils avaient deux jolis enfants de quatre à cinq ans, dont elle s’occupait, en bonne mère de famille, avec la même application aimable et froide qu’elle apportait à suivre la politique de son mari et les dernières manifestations de la mode et de l’art. Et cela faisait, dans ce milieu, le plus singulier mélange de théories avancées, d’art ultra-décadent, d’agitation mondaine, et de sentiment bourgeois.

 

Ils invitèrent Christophe à venir les voir. Madame Roussin était bonne musicienne, jouait du piano d’une façon charmante ; elle avait un toucher délicat et ferme ; avec sa petite tête, qui regardait fixement les touches, et ses mains perchées dessus, qui sautillaient, elle avait l’air d’une poule qui donne des coups de bec. Bien douée, et plus instruite en musique que la plupart des Françaises, elle était d’ailleurs indifférente comme une carpe au sens profond de la musique : c’était pour elle une suite de notes, de rythmes et de nuances, qu’elle écoutait ou récitait avec exactitude ; elle n’y cherchait point d’âme, n’en ayant pas besoin pour elle-même. Cette aimable femme, intelligente, simple, toujours disposée à rendre service, dispensa à Christophe la bonne grâce accueillante qu’elle avait pour tous. Christophe lui en savait peu de gré ; il n’avait pas beaucoup de sympathie pour elle : il la trouvait inexistante. Peut-être ne lui pardonnait-il pas non plus, sans s’en rendre compte, la complaisance qu’elle mettait à accepter le partage avec les maîtresses de son mari, dont elle n’ignorait pas les aventures. La passivité était, de tous les vices, celui qu’il excusait le moins.

 

Il se lia plus intimement avec Achille Roussin. Roussin aimait la musique, comme les autres arts, d’une façon grossière, mais sincère. Quand il aimait une symphonie, il avait l’air de coucher avec. Il avait une culture superficielle, et il en tirait bon parti ; sa femme ne lui avait pas été inutile en cela. Il s’intéressa à Christophe, parce qu’il voyait en lui un plébéien vigoureux, comme il était lui-même. Il était d’ailleurs curieux d’observer de près un original de ce genre – (il était d’une curiosité inlassable pour observer les hommes) – et de connaître ses impressions sur Paris. La franchise et la rudesse des remarques de Christophe l’amusa. Il était assez sceptique pour en admettre l’exactitude. Que Christophe fût Allemand n’était pas pour le gêner : au contraire ! Il se vantait d’être au-dessus des préjugés de patrie. Et, en somme, il était sincèrement « humain » – (sa principale qualité) ; – il sympathisait avec tout ce qui était homme. Mais cela ne l’empêchait point d’avoir la conviction bien assurée de la supériorité du Français – vieille race, vieille civilisation – sur l’Allemand, et de se gausser de l’Allemand.

 

*

 

Christophe voyait chez Achille Roussin d’autres hommes politiques, ministres de la veille ou du lendemain. Avec chacun d’eux individuellement il aurait eu assez de plaisir à causer, si ces illustres personnages l’en avaient jugé digne. Au contraire de l’opinion généralement répandue, il trouvait leur société plus intéressante que celle des littérateurs qu’il connaissait. Ils avaient une intelligence plus vivante, plus ouverte aux passions et aux grands intérêts de l’humanité. Causeurs brillants, méridionaux pour la plupart, ils étaient étonnamment dilettantes ; pris à part, ils l’étaient presque autant que les hommes de lettres. Bien entendu, ils étaient assez ignorants de l’art, surtout de l’art étranger ; mais ils prétendaient tous plus ou moins s’y connaître ; et souvent, ils l’aimaient vraiment. Il y avait des Conseils des ministres, qui ressemblaient à des cénacles de petites Revues. L’un faisait des pièces de théâtre. L’autre raclait du violon et était wagnérien enragé. L’autre gâchait de la peinture. Et tous collectionnaient les tableaux impressionnistes, lisaient les livres décadents, mettaient une coquetterie à goûter un art ultra-aristocratique, qui était l’ennemi mortel de leurs idées. Christophe était gêné de voir ces ministres socialistes, ou radicaux-socialistes, ces apôtres des classes affamées, faire les connaisseurs en jouissances raffinées. Sans doute, c’était leur droit ; mais cela ne lui semblait pas très loyal.

 

Mais le plus curieux, c’était quand ces hommes, qui, pris en particulier, étaient sceptiques, sensualistes, nihilistes, anarchistes, touchaient à l’action : aussitôt, ils devenaient fanatiques. Les plus dilettantes, à peine arrivés au pouvoir, se muaient en petits despotes orientaux ; ils étaient pris de la manie de tout diriger, de ne rien laisser libre : ils avaient l’esprit sceptique et le tempérament tyrannique. La tentation était trop forte de pouvoir user du formidable mécanisme de centralisation administrative, qu’avait jadis construit le plus grand des despotes, et de n’en pas abuser. Il s’en suivait une sorte d’impérialisme républicain, sur lequel était venu se greffer, dans les dernières années, un catholicisme athée.

 

Pendant un certain temps, les politiciens n’avaient prétendu qu’à la domination des corps, – je veux dire des fortunes ; – ils laissaient les âmes à peu près tranquilles, les âmes n’étant pas monnayables. De leur côté, les âmes ne s’occupaient pas de politique ; elle passait au-dessus ou au-dessous d’elles ; la politique, en France, était considérée comme une branche, lucrative, mais suspecte, du commerce et de l’industrie ; les intellectuels méprisaient les politiciens, les politiciens méprisaient les intellectuels. – Or, depuis peu un rapprochement s’était fait, puis bientôt une alliance, entre les politiciens et la classe pire des intellectuels. Un nouveau pouvoir était entré en scène, qui s’était arrogé le gouvernement absolu des pensées : c’étaient les Libres Penseurs. Ils avaient lié partie avec l’autre pouvoir, qui avait vu en eux un rouage perfectionné de despotisme politique. Ils tendaient beaucoup moins à détruire l’Église qu’à la remplacer ; et, de fait, ils formaient une église de la Libre Pensée, qui avait ses catéchismes et ses cérémonies, ses baptêmes, premières communions, ses mariages, ses conciles régionaux, nationaux, voire même œcuméniques à Rome. Inénarrable bouffonnerie que ces milliers de pauvres bêtes, qui avaient besoin de se réunir en troupeaux, pour « penser librement » ! Il est vrai que leur liberté de pensée consistait à interdire celle des autres, au nom de la Raison : car ils croyaient à la Raison, comme les catholiques à la Sainte-Vierge, sans se douter, les uns et les autres, que la Raison, pas plus que la Vierge, n’est rien par elle-même, et que la source est ailleurs. Et, de même que l’Église catholique avait ses armées de moines et ses congrégations, qui sourdement cheminaient dans les veines de la nation, propageaient son virus, et anéantissaient toute vitalité rivale, l’église anti-catholique avait ses francs-maçons, dont la maison mère, le Grand-Orient, tenait registre fidèle de tous les rapports secrets que lui adressaient, chaque jour, de tous les points de France, ses pieux délateurs. L’État républicain encourageait sous main les espionnages sacrés de ces moines mendiants et de ces jésuites de la Raison, qui terrorisaient l’armée, l’Université, tous les corps de l’État ; et il ne s’apercevait point qu’en semblant le servir, ils visaient peu à peu à se substituer à lui, et qu’il s’acheminait tout doucement à une théocratie athée, qui n’aurait rien à envier à celle des Jésuites du Paraguay.

 

Christophe vit chez Roussin quelques-uns de ces calotins. Ils étaient plus fétichistes les uns que les autres. Pour le moment, ils exultaient d’avoir fait enlever le Christ des tribunaux. Ils croyaient avoir détruit la religion, parce qu’ils détruisaient quelques morceaux de bois. D’autres accaparaient Jeanne d’Arc et sa bannière de la Vierge, qu’ils venaient d’arracher aux catholiques. Un des pères de l’Église nouvelle, un général qui faisait la Guerre aux Français de l’autre église, venait de prononcer un discours anticlérical en l’honneur de Vercingétorix : il célébrait dans le Brenn gaulois, à qui la Libre Pensée avait élevé une statue, un enfant du peuple et le premier champion de la France contre Rome (l’église de). Un ministre de la marine, pour purifier la flotte et faire enrager les catholiques, donnait à un cuirassé le nom d’Ernest Renan. D’autres libres esprits s’attachaient à purifier l’art. Ils expurgeaient les classiques du XVIIe siècle, et ne permettaient pas que le nom de Dieu souillât les Fables de La Fontaine. Ils ne l’admettaient pas plus dans la musique ancienne ; et Christophe entendit un vieux radical, – (« Être radical, dans sa vieillesse, dit Gœthe, c’est le comble de toute folie ») – qui s’indignait qu’on osât donner dans un concert populaire les lieder religieux de Beethoven. Il exigeait qu’on changeât les paroles.

 

D’autres, plus radicaux encore, voulaient qu’on supprimât purement et simplement toute musique religieuse, et les écoles où on l’apprenait. Vainement, un directeur des Beaux-Arts, qui dans cette Béotie passait pour un Athénien, expliquait qu’il fallait pourtant apprendre la musique aux musiciens : car, disait-il : « quand vous envoyez un soldat à la caserne, vous lui apprenez progressivement à se servir de son fusil et à tirer. Il en est de même du jeune compositeur : la tête fourmille d’idées ; mais leur classement n’est pas encore opéré. » Effrayé de son courage, protestant à chaque phrase : « Je suis un vieux libre penseur… je suis un vieux républicain… », il proclamait audacieusement que « peu lui importait de savoir si les compositions de Pergolèse étaient des opéras ou des messes ; il s’agissait de savoir si c’étaient des œuvres de l’art humain ». – Mais l’implacable logique de son interlocuteur répliquait au « vieux libre penseur », au « vieux républicain », qu’« il y avait deux musiques : celle qu’on chantait dans les églises, et celle qu’on chantait ailleurs ». La première était ennemie de la Raison et de l’État ; et la Raison d’État devait le supprimer.

 

Ces imbéciles eussent été plus ridicules que dangereux, s’ils n’avaient eu derrière eux des hommes d’une réelle valeur, sur qui ils s’appuyaient, et qui étaient comme eux, – davantage peut-être, – fanatiques de la Raison. Tolstoy parle quelque part de ces « influences épidémiques, » qui règnent en religion, en philosophie, en politique, en art et en science, de ces « influences insensées, dont les hommes ne voient la folie que lorsqu’ils s’en sont débarrassés, mais qui, tant qu’ils y sont soumis, leur paraissent si vraies qu’ils ne croient même pas nécessaire de les discuter ». Ainsi, la passion des tulipes, la croyance aux sorciers, les aberrations des modes littéraires. – La religion de la Raison était une de ces folies. Elle était commune aux plus sots et aux plus cultivés, aux « sous-vétérinaires » de la Chambre et à certains des esprits les plus intelligents de l’Université. Elle était plus dangereuse encore chez ceux-ci que chez ceux-là car, chez ceux-là, elle s’accommodait d’un optimisme béat et stupide, qui en détendait l’énergie ; au lieu que chez les autres, les ressorts en étaient bandés et le tranchant aiguisé par un pessimisme fanatique, qui ne se faisait point illusion sur l’antagonisme foncier de la Nature et de la Raison, et qui n’en était que plus acharné à soutenir le combat de la Liberté abstraite, de la Justice abstraite, de la Vérité abstraite, contre la Nature mauvaise. Il y avait là un fond d’idéalisme calviniste, janséniste, jacobin, une vieille croyance en l’irrémédiable perversité de l’homme que seul peut et doit briser l’orgueil implacable des Élus chez qui souffle la Raison, – l’Esprit de Dieu. C’était un type bien français, le Français intelligent, qui n’est pas « humain ». Un caillou dur comme fer : rien n’y peut pénétrer ; et il casse tout ce qu’il touche.

 

Christophe fut atterré par les conversations qu’il eut chez Achille Roussin avec quelques-uns de ces fous raisonneurs. Ses idées sur la France en étaient bouleversées. Il croyait, d’après l’opinion courante, que les Français étaient un peuple pondéré, sociable, tolérant, aimant la liberté. Et il trouvait des maniaques d’idées abstraites, malades de logique, toujours prêts à sacrifier les autres à un de leurs syllogismes. Ils parlaient constamment de liberté, et personne n’était moins fait pour la comprendre et pour la supporter. Nulle part, des caractères plus froidement, plus atrocement despotiques, par passion intellectuelle, ou parce qu’ils voulaient toujours avoir raison.

 

Ce n’était pas le fait d’un parti. Tous les partis étaient le même. Ils ne voulaient rien voir en deçà, au delà de leur formulaire politique ou religieux, de leur patrie, de leur province, de leur groupe, de leur étroit cerveau. Il y avait des antisémites, qui dépensaient toutes les forces de leur être en une haine enragée contre tous les privilégiés de la fortune : car ils haïssaient tous les Juifs, et ils appelaient Juifs tous ceux qu’ils haïssaient. Il y avait des nationalistes, qui haïssaient – (quand ils étaient très bons, ils se contentaient de mépriser) – toutes les autres nations, et, dans leur nation même, appelaient étrangers, ou renégats, ou traîtres, ceux qui ne pensaient pas comme eux. Il y avait des antiprotestants, qui se persuadaient que tous les protestants étaient Anglais ou Allemands, et qui eussent voulu les bannir tous de France. Il y avait les gens de l’Occident, qui ne voulaient rien admettre à l’Est de la ligne du Rhin ; et les gens du Nord, qui ne voulaient rien admettre au Sud de la ligne de la Loire ; et ceux qui se faisaient gloire d’être de race Germanique ; et ceux qui se faisaient gloire d’être de race Gauloise ; et, les plus fous de tous, les « Romains », qui s’enorgueillissaient de la défaite de leurs pères ; et les Bretons, et les Lorrains, et les Félibres, et les Albigeois ; et ceux de Carpentras, de Pontoise, et de Quimper-Corentin : chacun n’admettant que soi, se faisant de son soi un titre de noblesse, et ne tolérant pas qu’on pût être autrement. Rien à faire contre cette engeance : ils n’écoutent aucun raisonnement ; ils sont faits pour brûler le reste du monde, ou pour être brûlés.

 

Christophe pensait qu’il était heureux qu’un tel peuple fût en République : car tous ces petits despotes s’annihilaient mutuellement. Mais si l’un d’eux avait été roi, il ne fût plus resté assez d’air pour aucun autre.

 

*

 

Il ne savait pas que les peuples raisonneurs ont une vertu, qui les sauve : – l’inconséquence.

 

Les politiciens français ne s’en faisaient pas faute. Leur despotisme se tempérait d’anarchisme ; ils oscillaient sans cesse de l’un à l’autre pôle. S’ils s’appuyaient à gauche sur les fanatiques de la pensée, à droite ils s’appuyaient sur les anarchistes de la pensée. On voyait avec eux toute une tourbe de socialistes dilettantes, de petits arrivistes, qui s’étaient bien gardés de prendre part au combat, avant qu’il fût gagné, mais qui suivaient à la trace l’armée de la Libre Pensée, et, après chacune de ses victoires, s’abattaient sur les dépouilles des vaincus. Ce n’était pas pour la raison que travaillaient les champions de la raison… sic vos non vobis[12]… C’était pour ces profiteurs cosmopolites, qui piétinaient joyeusement les traditions du pays, et qui n’entendaient pas détruire une foi pour en installer une autre à la place, mais pour s’installer eux-mêmes.

 

Christophe retrouva là Lucien Lévy-Cœur. Il ne fut pas trop étonné d’apprendre que Lucien Lévy-Cœur était socialiste. Il pensa simplement qu’il fallait que le socialisme fût bien sûr du succès pour que Lucien Lévy-Cœur vînt à lui. Mais il ne savait pas que Lucien Lévy-Cœur avait trouvé moyen d’être tout aussi bien vu dans le camp opposé, où il avait réussi à devenir l’ami des personnalités de la politique et de l’art les plus antilibérales, voire même antisémites. Il demanda à Achille Roussin :

 

– Comment pouvez-vous garder de tels hommes avec vous ?

 

Roussin répondit :

 

– Il a tant de talent ! Et puis, il travaille pour nous, il détruit le vieux monde.

 

– Je vois bien qu’il détruit, dit Christophe. Il détruit si bien que je ne sais pas avec quoi vous reconstituerez. Êtes-vous sûr qu’il vous restera assez de charpente pour votre maison nouvelle ? Les vers se sont déjà mis dans votre chantier de construction.

 

Lucien Lévy-Cœur n’était pas le seul à ronger le socialisme. Les feuilles socialistes étaient pleines de ces petits hommes de lettres, art pour l’art, anarchistes de luxe, qui s’étaient emparés de toutes les avenues qui pouvaient conduire au succès. Ils barraient la route aux autres, et remplissaient de leur dilettantisme décadent et struggle for life[13] les journaux, qui se disaient organes du peuple. Ils ne se contentaient pas des places : il leur fallait la gloire. Dans aucun temps, on n’avait vu tant de statues hâtivement élevées, tant de discours devant des génies de plâtre. Périodiquement, des banquets étaient offerts aux grands hommes de la confrérie par les habituels pique-assiette de la gloire, non pas à l’occasion de leurs travaux, mais de leurs décorations : car c’était là ce qui les touchait le plus. Esthètes, surhommes, métèques, ministres socialistes, se trouvaient tous d’accord pour fêter une promotion dans la Légion d’Honneur, instituée par cet officier corse.

 

Roussin s’égayait des étonnements de Christophe. Il ne trouvait point que l’Allemand jugeât si mal ses partenaires. Lui-même, quand ils étaient seul à seul, les traitait sans ménagements. Il connaissait mieux que personne leur sottise ou leurs roueries ; mais cela ne l’empêchait pas de les soutenir, afin d’être soutenu par eux. Et si, dans l’intimité, il ne se gênait pas pour parler du peuple en termes méprisants, à la tribune il était un autre homme. Il prenait une voix de tête, des tons aigus, nasillards, martelés, solennels, des trémolos, des bêlements, de grands gestes vastes et tremblotants, comme des battements d’ailes : il jouait Mounet-Sully.

 

Christophe s’évertuait à démêler dans quelle mesure Roussin croyait à son socialisme. L’évidence était qu’il n’y croyait pas, au fond : il était trop sceptique. Il y croyait pourtant, avec une part de sa pensée ; et quoiqu’il sût fort bien que ce n’en était qu’une part – (et pas la plus importante), – il avait organisé d’après cela sa vie et sa conduite, parce que cela lui était plus commode, ainsi. Son intérêt pratique n’était pas seul en cause, mais aussi son intérêt vital, sa raison d’être et d’agir. Sa foi socialiste lui était par lui-même une sorte de religion d’État. – La majorité des hommes ne vit pas autrement. Leur vie repose sur des croyances religieuses, ou morales, ou sociales, ou purement pratiques, – (croyance à leur métier, à leur travail, à l’utilité de leur rôle dans la vie), – auxquelles ils ne croient pas, au fond. Mais ils ne veulent pas le savoir : car ils ont besoin, pour vivre, de ce semblant de foi, de ce culte officiel, dont chacun est le prêtre.

 

*

 

Roussin n’était pas un des pires. Combien d’autres dans le parti « faisaient » du socialisme ou du radicalisme, – on ne pouvait même pas dire, par ambition, tant cette ambition était à courte vue, n’allait pas plus loin que le pillage immédiat et leur réélection ! Ces gens avaient l’air de croire en une société nouvelle. Peut-être y avaient-ils cru jadis ; mais, en fait ils ne pensaient plus qu’à vivre sur les dépouilles de la société qui mourait. Un opportunisme myope était au service d’un nihilisme jouisseur. Les grands intérêts de l’avenir étaient sacrifiés à l’égoïsme de l’heure présente. On démembrait l’armée, on eût démembré la patrie pour plaire aux électeurs. Ce n’était point l’intelligence qui manquait : on se rendait compte de ce qu’il eût fallu faire, mais on ne le faisait point, parce qu’il en eût coûté trop d’efforts. On voulait arranger sa vie et celle de la nation avec le minimum de peine. Du haut en bas de l’échelle, c’était la même morale du plus de plaisir possible avec le moins d’efforts possible. Cette morale immorale était le seul fil conducteur au milieu du gâchis politique, où les chefs donnaient l’exemple de l’anarchie, où l’on voyait une politique incohérente poursuivant dix lièvres à la fois, et les lâchant tous l’un après l’autre, une diplomatie belliqueuse côte à côte avec un ministère de la guerre pacifiste, des ministres de la guerre, qui détruisaient l’armée afin de l’épurer, des ministres de la marine qui soulevaient les ouvriers des arsenaux, des instructeurs de la guerre qui prêchaient l’horreur de la guerre, des officiers dilettantes, des juges dilettantes, des révolutionnaires dilettantes, des patriotes dilettantes. Une démoralisation politique universelle. Chacun attendait de l’État qu’il le pourvût de fonctions, de pensions, de décorations ; et l’État, en effet, ne manquait pas d’en arroser sa clientèle : la curée des honneurs et des charges était offerte aux fils, aux neveux, aux petits-neveux, aux valets du pouvoir ; les députés se votaient des augmentations de traitement : un gaspillage effréné des finances, des places, des titres, de toutes les ressources de l’État. – Et, comme un sinistre écho de l’exemple d’en haut, le sabotage d’en bas : les instituteurs enseignant la révolte contre la patrie, les employés des postes brûlant les lettres et les dépêches, les ouvriers des usines, jetant du sable et de l’émeri dans les engrenages des machines, les ouvriers des arsenaux détruisant des arsenaux, des navires incendiés, le gâchage monstrueux du travail par les travailleurs, – la destruction non pas des riches, mais de la richesse du monde.

 

Pour couronner l’œuvre, une élite intellectuelle s’amusait à fonder en raison et en droit ce suicide d’un peuple, au nom des droits sacrés au bonheur. Un humanitarisme morbide rongeait la distinction du bien et du mal, s’apitoyait devant la personne « irresponsable et sacrée » des criminels, capitulait devant le crime et lui livrait la société.

 

Christophe pensait.

 

– La France est soûle de liberté. Après avoir déliré, elle tombera ivre-morte. Et quand elle se réveillera, elle sera au violon.

 

Ce qui blessait le plus Christophe dans cette démagogie, c’était de voir les pires violences politiques froidement accomplies par des hommes, dont il connaissait le fond incertain. La disproportion était trop scandaleuse entre ces êtres ondoyants et l’action âpre qu’ils déchaînaient, ou qu’ils autorisaient. Il semblait qu’il y eût en eux deux éléments contradictoires : un caractère inconsistant, qui ne croyait à rien, et une raison raisonnante, qui saccageait la vie, sans vouloir rien écouter. Christophe se demandait comment la bourgeoisie paisible, les catholiques, les officiers qu’on harcelait de toutes les façons, ne les jetaient pas par la fenêtre. Comme il ne savait rien cacher, Roussin n’eut pas de peine à deviner sa pensée. Il se mit à rire, et dit :

 

– Sans doute, c’est ce que vous ou moi, nous ferions, n’est-ce pas ? Mais il n’y a point de risques avec eux. Ce sont de pauvres bougres, qui ne sont pas capables de prendre le moindre parti énergique, ; ils ne sont bons qu’à récriminer. Une aristocratie gâteuse, abrutie par les clubs, prostituée aux Américains et aux Juifs, qui, pour prouver son modernisme, s’amuse du rôle insultant qu’on lui prête dans les romans et les pièces à la mode, et fait fête aux insulteurs. Une bourgeoisie grincheuse, qui ne lit rien, qui ne comprend rien, qui ne veut rien comprendre, qui ne sait que dénigrer, dénigrer à vide, aigrement, sans résultat pratique, – qui n’a qu’une passion : dormir sur son sac aux gros sous, avec la haine de ceux qui la dérangent, ou même de ceux qui travaillent : car cela la dérange que les autres se remuent, tandis qu’elle pionce !… Si vous connaissiez ces gens-là vous finiriez par nous trouver sympathiques…

 

Mais Christophe n’éprouvait qu’un grand dégoût pour les uns et pour les autres : car il ne pensait point que la bassesse des persécutés fût une excuse pour celle des persécuteurs. Il avait souvent rencontré chez les Stevens des types de cette bourgeoisie riche et maussade, que lui dépeignait Roussin,

 

… l’anime triste di coloro,

Che visser senza infamia e senza lodo…

 

Il ne voyait que trop les raisons que Roussin et ses amis avaient d’être sûrs non seulement de leur force sur ces gens, mais de leur droit d’en abuser. Les outils de domination ne leur manquaient point. Des milliers des fonctionnaires sans volonté, obéissant aveuglément. Des mœurs courtisanesques, une République sans républicains ; une presse socialiste, en extase devant les rois en visite ; des âmes de domestiques, aplaties devant les titres, les galons, les décorations : pour les tenir, il n’y avait qu’à leur jeter en pâture un os à ronger, ou la Légion d’Honneur. Si un roi eût promis d’anoblir tous les citoyens de France, tous les citoyens de France eussent été royalistes.

 

Les politiciens avaient beau jeu. Des trois États de 89, le premier était anéanti ; le second était banni ou suspect ; le troisième, repu de sa victoire, dormait. Et quant au quatrième État, qui maintenant se levait, menaçant et jaloux, il n’était pas difficile encore d’en avoir raison. La République décadente le traitait, comme Rome décadente traitait les hordes barbares, qu’elle n’avait plus la force d’expulser de ses frontières : elle les enrôlait ; ils devenaient bientôt ses meilleurs chiens de garde. Les ministres bourgeois, qui se disaient socialistes, attiraient sournoisement, annexaient les plus intelligents de l’élite ouvrière ; ils décapitaient de leurs chefs le parti des prolétaires, s’infusaient leur sang nouveau, et, en retour, les gorgeaient d’idéologie bourgeoise.

 

*

 

Un spécimen curieux de ces tentatives d’annexion du peuple par la bourgeoisie était, en ce temps-là, les Universités Populaires. C’étaient de petits bazars de connaissances confuses de omni re scibili[14]. On prétendait y enseigner, comme disait un programme, « toutes les branches du savoir, physique, biologique, sociologique : astronomie, cosmologie, anthropologie, ethnologie, physiologie, psychologie, psychiatrie, géographie, linguistique, esthétique, logique, etc. » De quoi faire craquer le cerveau de Pic de la Mirandole.

 

Certes, il y avait eu à l’origine, il y avait encore dans certaines d’entre elles un idéalisme sincère, un besoin de dispenser à tous la vérité, la beauté, la vie morale, qui avait de la grandeur. Ces ouvriers, qui, après une journée de dur travail, venaient s’entasser dans les salles de conférences étouffantes, et dont la soif de savoir était plus forte que la fatigue, offraient un spectacle touchant. Mais, comme on avait abusé des pauvres gens ! Pour quelques vrais apôtres, intelligents et humains, pour quelques bons cœurs, mieux intentionnés qu’adroits, combien de sots, de bavards, d’intrigants, écrivains sans lecteurs, orateurs sans public, professeurs, pasteurs, parleurs, pianistes et critiques, qui inondaient le peuple de leurs produits ! Chacun cherchait à placer sa marchandise. Les plus achalandés étaient naturellement les vendeurs d’orviétan[15], les discoureurs philosophiques, qui remuaient à la pelle des idées générales, avec le paradis social au bout.

 

Les Universités Populaires servaient aussi de débouché pour un esthétisme ultra-aristocratique : gravures, poésies, musique décadentes. On voulait l’avènement du peuple pour rajeunir la pensée et pour régénérer la race. Et l’on commençait par lui inoculer tous les raffinements de la bourgeoisie ! Il les prenait avec avidité, non parce qu’ils lui plaisaient, mais parce qu’ils étaient bourgeois. Christophe, qui avait été amené à une de ces Universités Populaires par Mme Roussin, lui entendit jouer du Debussy au peuple, entre la Bonne Chanson de Gabriel Fauré et l’un des derniers quatuors de Beethoven. Lui qui n’était arrivé à l’intelligence des dernières œuvres de Beethoven qu’après bien des années, par un lent acheminement de son goût et de sa pensée, demanda, plein de pitié, à l’un de ses voisins :

 

– Mais est-ce que vous comprenez cela ?

 

L’autre se dressa sur ses ergots, comme un coq en colère et dit :

 

– Bien sûr ! Pourquoi est-ce que je ne comprendrais pas aussi bien que vous ?

 

Et, pour prouver qu’il avait compris, il bissa une fugue, en regardant Christophe, d’un air provoquant.

 

Christophe se sauva consterné ; il se disait que ces animaux-là avaient réussi à empoisonner jusqu’aux sources vives de la nation : il n’y avait plus de peuple.

 

– Peuple vous-même ! comme disait un ouvrier à l’un de ces braves gens qui tentaient de fonder des Théâtres du Peuple. Je suis autant bourgeois que vous !

 

*

 

Un beau soir, que le ciel moelleux, comme un tapis d’Orient, aux teintes chaudes, un peu passées, s’étendait au-dessus de la ville assombrie, Christophe suivait les quais de Notre-Dame aux Invalides. Dans la nuit qui tombait, les tours de la cathédrale montaient comme les bras de Moïse, dressés pendant la bataille. La lance d’or ciselée de la Sainte-Chapelle, l’épine sainte fleurissante, jaillissait du fourré des maisons. De l’autre côté de l’eau, le Louvre déroulait sa façade royale, dans les yeux ennuyés de laquelle les reflets du soleil couchant mettaient une dernière lueur de vie. Au fond de la plaine des Invalides, derrière ses fossés et ses murailles hautaines, dans son désert majestueux, la coupole d’or sombre planait, comme une symphonie de victoires lointaines. Et l’Arc de Triomphe ouvrait sur la colline, telle une marche héroïque, l’enjambée surhumaine des légions impériales.

 

Et Christophe eut soudain l’impression d’un géant mort, dont les membres immenses couvraient la plaine. Le cœur serré d’effroi, il s’arrêta, contemplant les fossiles gigantesque d’une espèce fabuleuse, disparue de la terre et dont toute la terre avait entendu sonner les pas, – la race, casquée du dôme des Invalides, et ceinturée du Louvre, qui étreignait le ciel avec les mille bras de ses cathédrales, et qui arc-boutait sur le monde les deux pieds triomphants de l’Arche Napoléonienne, sous le talon de laquelle grouillait aujourd’hui Lilliput.

 

*

 

Sans qu’il l’eût cherché, Christophe avait acquis une petite notoriété dans les milieux parisiens où Sylvain Kohn et Goujart l’avaient introduit. L’originalité de sa figure, qu’on apercevait toujours, avec l’un ou l’autre de ses deux amis, aux premières des théâtres et aux concerts, sa laideur puissante, les ridicules même de sa personne, de sa tenue, de ses manières brusques et gauches, les boutades paradoxales qui parfois lui échappaient, son intelligence mal dégrossie, mais large et robuste, et les récits romanesques que Sylvain Kohn avait colportés sur ses escapades en Allemagne, sur ses démêlés avec la police et sur sa fuite en France, l’avaient désigné à la curiosité oisive et affairée de ce grand salon d’hôtel cosmopolite, qu’est devenu le Tout-Paris. Tant qu’il se tint sur la réserve, observant, écoutant, tâchant de comprendre, avant de prononcer, tant qu’on ignora ses œuvres et le fond de sa pensée, il fut assez bien vu. Les Français lui savaient gré de n’avoir pu rester en Allemagne. Surtout, les musiciens français étaient touchés comme d’un hommage qui leur était rendu, de l’injustice des jugements de Christophe sur la musique allemande : – (il s’agissait, à la vérité, de jugements déjà anciens, à la plupart desquels il n’eût plus souscrit aujourd’hui : quelques articles publiés naguère dans une Revue allemande, et dont les paradoxes avaient été répandus et amplifiés par Sylvain Kohn). – Christophe intéressait et il ne gênait point ; il ne prenait la place de personne. Il n’eût tenu qu’à lui d’être un grand homme de cénacle. Il n’avait qu’à ne rien écrire, ou le moins possible, surtout à ne rien faire entendre de lui, et à alimenter d’idées Goujart et ses pareils, tous ceux qui ont pris pour devise un mot fameux – en l’arrangeant un peu :

 

« Mon verre n’est pas grand ; mais je bois… dans celui des autres. »

 

Une forte personnalité exerce son rayonnement surtout sur les jeunes gens, plus occupés de sentir que d’agir. Il n’en manquait pas autour de Christophe. C’étaient en général de ces êtres oisifs, sans volonté, sans but, sans raison d’être, qui ont peur de la table de travail, peur de se trouver seuls avec eux-mêmes, qui s’éternisent dans un fauteuil, qui errent d’un café à une salle de théâtre, cherchant tous les prétextes pour ne pas rentrer chez eux, pour ne pas se voir face à face. Ils venaient, s’installaient, traînaient pendant des heures, dans ces conversations insipides, d’où l’on sort avec une dilatation d’estomac, écœurés, saturés, et pourtant affamés, avec le besoin et le dégoût à la fois de continuer. Ils entouraient Christophe, comme le barbet de Gœthe, les « larves à l’affût » qui guettent une âme à happer, pour se raccrocher à la vie.

 

Un sot vaniteux eût trouvé plaisir à cette cour de parasites. Mais Christophe n’aimait pas jouer à l’idole. Il était horripilé d’ailleurs par la prétentieuse bêtise de ses admirateurs, qui trouvaient dans ce qu’il faisait des intentions saugrenues, Renaniennes, Nietzschéennes, Rose-Croix, hermaphrodites. Il les mit à la porte. Il n’était pas fait pour un rôle passif. Tout chez lui avait l’action pour but. Il observait, pour comprendre ; et il voulait comprendre, pour agir. Libre de préjugés, il s’informait de tout, étudiait dans la musique toutes les formes de pensée et les ressources d’expression des autres pays et des autres temps. Chacune de celles qui lui paraissaient vraies, il en faisait sa proie. À la différence de ces artistes français qu’il étudiait, ingénieux inventeurs de formes nouvelles, qui s’épuisent à inventer sans cesse et laissent leurs inventions en chemin, il cherchait beaucoup moins à innover dans la langue musicale qu’à la parler avec plus d’énergie ; il n’avait point le souci d’être rare, mais celui d’être fort. Cette énergie passionnée s’opposait au génie français de finesse et de mesure. Elle avait le dédain du style pour le style. Les meilleurs artistes français lui faisaient l’effet d’ouvriers de luxe. Un des plus parfaits poètes parisiens s’était amusé lui-même à dresser « la liste ouvrière de la poésie française contemporaine, chacun avec sa denrée, son produit ou ses soldes » ; et il énumérait « les lustres de cristal, les étoffes d’Orient, les médailles d’or et de bronze, les guipures douairières, les sculptures polychromes, les faïences à fleurs », qui sortaient de la fabrique de tel ou tel de ses confrères. Lui-même se représentait, « dans un coin du vaste atelier des lettres, reprisant de vieilles tapisseries, ou dérouillant des pertuisanes[16] hors d’usage ». – Cette conception de l’artiste, comme d’un bon ouvrier, attentif uniquement à la perfection du métier, n’était pas sans beauté. Mais elle ne satisfaisait pas Christophe ; tout en reconnaissant sa dignité professionnelle, il avait du mépris pour la pauvreté de vie qu’elle recouvrait. Il ne concevait pas qu’on écrivît pour écrire. Il ne disait pas des mots, il disait – il voulait dire – des choses.

 

Ei dice cose, e voi dite parole…

 

Après une période de repos où il n’avait été occupé qu’à absorber un monde nouveau, l’esprit de Christophe fut pris brusquement du besoin de créer. L’antagonisme qui s’accusait entre Paris et lui, centuplait sa force, en stimulant sa personnalité. C’était un débordement de passions, qui demandaient impérieusement à s’exprimer. Elles étaient de toute sorte ; par toutes, il était sollicité avec la même ardeur. Il lui fallait forger des œuvres, où se décharger de l’amour qui lui gonflait le cœur, et aussi de la haine ; et de la volonté, et aussi du renoncement, et de tous les démons qui s’entrechoquaient en lui, et qui avaient un droit égal à vivre. À peine s’était-il soulagé d’une passion dans une œuvre, – (quelquefois, il n’avait même pas la patience d’aller jusqu’à la fin de l’œuvre) – qu’il se jetait dans une passion contraire. Mais la contradiction n’était qu’apparente : s’il changeait toujours, toujours il restait le même. Toutes ses œuvres étaient des chemins différents qui menaient au même but ; son âme était une montagne : il en prenait toutes les routes ; les unes s’attardaient à l’ombre, en leurs détours moelleux ; les autres montaient arides, âprement au soleil, toutes conduisaient au Dieu, qui siégeait sur la cime. Amour, haine, volonté, renoncement, toutes les forces humaines, portées au paroxysme, touchent à l’éternité, déjà y participent. Chacun la porte en soi : le religieux et l’athée, celui qui voit partout la vie, et celui qui la nie partout, et celui qui doute de tout et de la vie et de la négation, – et Christophe, dont l’âme embrassait tous ces contraires à la fois. Tous les contraires se fondent en l’éternelle Force. L’important pour Christophe était de réveiller cette force en lui et dans les autres, de jeter des brassées de bois sur le brasier, de faire flamber l’Éternité. Une grande flamme s’était levée dans son cœur, au milieu de la nuit voluptueuse de Paris. Il se croyait libre de toute foi, et il n’était tout entier qu’une torche de foi.

 

Rien ne pouvait davantage prêter le flanc à l’ironie française. La foi est un des sentiments que pardonne le moins une société raffinée : car elle l’a perdu. Dans l’hostilité sourde ou railleuse de la plupart des hommes pour les rêves des jeunes gens, il entre pour beaucoup l’amère pensée qu’eux-mêmes furent ainsi, qu’ils eurent ces ambitions et ne les réalisèrent point. Ceux qui ont renié leur âme, ceux qui avaient en eux une œuvre, et ne l’ont pas accomplie, pensent :

 

– Puisque je n’ai pu faire ce que j’avais rêvé, pourquoi le feraient-ils, eux ? Je ne veux point qu’ils le fassent.

 

Combien d’Heddas Gabler parmi les hommes ! Quelle sourde malveillance qui cherche à annihiler les forces neuves et libres, quelle science pour les tuer par le silence, par l’ironie, par l’usure, par le découragement, – et par quelque séduction perfide, au bon moment !…

 

Le type est de tous les pays. Christophe le connaissait, pour l’avoir rencontré en Allemagne. Contre cette espèce de gens il était cuirassé. Son système de défense était simple : il attaquait, le premier ; dès leurs premières avances, il leur déclarait la guerre ; il contraignait ces dangereux amis à se faire ses ennemis. Mais si cette franche politique était la plus efficace à sauvegarder sa personnalité, elle l’était beaucoup moins à lui faciliter sa carrière d’artiste. Christophe recommença ses errements d’Allemagne. C’était plus fort que lui. Une seule chose avait changé : son humeur, qui était fort gaie.

 

Il exprimait gaillardement à qui voulait l’entendre ses critiques peu mesurées sur les artistes français : il s’attira ainsi beaucoup d’inimitiés. Il ne prenait même pas la précaution de se ménager, comme font les gens avisés, l’appui d’une petite coterie. Il n’eût pas eu peine à trouver des artistes tout prêts à l’admirer, pourvu qu’il les admirât. Il y en avait même qui l’admiraient d’avance, à charge de revanche. Ils considéraient celui qu’ils louaient, comme un débiteur, auquel ils pouvaient, le moment venu, réclamer le remboursement de leur créance. C’était de l’argent bien placé. – C’était de l’argent mal placé, avec Christophe. Il ne remboursait rien. Bien pis, il avait l’effronterie de trouver médiocres les œuvres de ceux qui trouvaient bonnes les siennes. Ils en gardaient, sans le dire, une rancune profonde, et se promettaient, à la prochaine occasion, de lui rendre la même monnaie.

 

Entre toutes les maladresses commises, Christophe eut celle de partir en guerre contre Lucien Lévy-Cœur : Il le trouvait partout sur sa route, et il ne pouvait cacher une antipathie exagérée pour cet être doux, poli, qui ne faisait aucun mal apparent, qui semblait même avoir plus de bonté que lui, et qui en tout cas avait bien plus de mesure. Il le provoquait à des discussions ; et si insignifiant qu’en fût l’objet, elles prenaient toujours, par le fait de Christophe, une âpreté subite, qui étonnait l’auditoire. Il semblait que Christophe cherchât tous les prétextes pour fondre, tête baissée, sur Lucien Lévy-Cœur ; mais jamais il ne pouvait l’atteindre. Son ennemi avait la suprême habileté, même quand son tort était le plus certain, de se donner le beau rôle ; il se défendait avec une courtoisie, qui faisait ressortir le manque d’usage de Christophe. Celui-ci, qui d’ailleurs parlait mal le français, avec des mots d’argot, voire d’assez gros mots, qu’il avait sus tout de suite, et qu’il employait mal à propos, comme beaucoup d’étrangers, était incapable de déjouer la tactique de Lévy-Cœur ; et il se débattait furieusement contre cette douceur ironique. Tout le monde lui donnait tort : car on ne croyait pas ce que Christophe sentait obscurément : l’hypocrisie de cette douceur, qui, se heurtant à une force qu’elle ne parvenait pas à entamer, travaillait à l’étouffer, sans éclat, en silence. Il n’était pas pressé, étant, comme Christophe, de ceux qui comptaient sur le temps : mais c’était pour détruire ; Christophe, pour édifier. Lévy-Cœur n’eut pas de peine à détacher de Christophe Sylvain Kohn et Goujart, comme il l’avait peu à peu évincé du salon des Stevens. Il fit le vide autour de lui.

 

Christophe s’en chargeait, de lui-même. Il ne contentait personne, n’étant d’aucun parti, ou mieux, étant contre tous. Il n’aimait pas les Juifs ; mais il aimait encore moins les antisémites. Cette lâcheté des masses soulevées contre une minorité puissante, non parce qu’elle est mauvaise, mais parce qu’elle est puissante, cet appel aux bas instincts de jalousie et de haine, lui répugnait. Les Juifs le regardaient comme un antisémite, les antisémites comme un Juif. Quant aux artistes ils sentaient en lui l’ennemi. Instinctivement, Christophe se faisait, en art, plus Allemand qu’il n’était. Par opposition avec la voluptueuse ataraxie[17] de certaine musique parisienne, il célébrait la volonté violente, un pessimisme viril et sain. Quand la joie paraissait, c’était avec un manque de goût, une fougue plébéienne, bien faits pour révolter jusqu’aux aristocratiques patrons de l’art populaire. Sa forme était savante et rude. Même, il n’était pas loin d’affecter, par réaction, une négligence apparente dans le style et une insouciance de l’originalité extérieure qui devaient être très sensibles aux musiciens français. Aussi, ceux d’entre eux, à qui il communiqua ses œuvres, l’englobèrent-ils, sans y regarder de plus près, dans le mépris qu’ils avaient pour le wagnérisme attardé de l’école allemande. Christophe ne s’en souciait guère ; il riait intérieurement, se répétant ces vers d’un charmant musicien de la Renaissance française, – adaptés à son usage :

 

Va, va, ne t’esbahy de ceux la qui diront :

Ce Christophe n’a pas d’un tel le contrepoint,

Il n’a pas de cestay la pareille harmonie.

J’ai quelque chose aussi que les autres n’ont point.

 

Mais quand il voulut essayer de faire jouer ses œuvres dans les concerts, il trouva porte close. On avait déjà bien assez à faire de jouer – ou de ne pas jouer – les œuvres des jeunes musiciens français. On n’avait pas de place pour un allemand inconnu.

 

Christophe ne s’entêta point à faire des démarches. Il s’enferma chez lui, et se remit à écrire. Peu lui importait que les gens de Paris l’entendissent ou non. Il écrivait pour son plaisir, et non pour réussir. Le vrai artiste ne s’occupe pas de l’avenir de son œuvre. Il est comme ces peintres de la Renaissance, qui peignaient joyeusement des façades de maisons, sachant que dans dix ans il n’en resterait rien. Christophe travaillait donc en paix, attendant des temps meilleurs, quand lui vint un secours inattendu.

 

*

 

Christophe était alors attiré par la forme dramatique. Il n’osait pas s’abandonner librement au flot de son lyrisme intérieur. Il avait besoin de le canaliser en des sujets précis. Et, sans doute, est-il bon pour un jeune génie qui n’est pas encore maître de soi, qui ne sait même pas encore ce qu’il est exactement, de se fixer des limites volontaires où enfermer son âme qui se dérobe à lui. Ce sont les écluses nécessaires qui permettent de diriger le cours de la pensée. – Malheureusement, il manquait à Christophe un poète ; il était obligé de se tailler lui-même ses sujets dans la légende ou dans l’histoire.

 

Parmi les visions qui flottaient en lui depuis quelques mois, étaient des images de la Bible. – La Bible, que sa mère lui avait donnée comme compagne d’exil, avait été pour lui une source de rêves. Bien qu’il ne la lût point dans un esprit religieux, l’énergie morale, ou, pour mieux dire, vitale, de cette Iliade hébraïque lui était une fontaine, où, le soir, il lavait son âme nue, salie par les fumées et les boues de Paris. Il ne s’inquiétait pas du sens sacré du livre ; mais ce n’en était pas moins pour lui un livre sacré, par le souffle de nature sauvage et d’individualités primitives, qu’il y respirait. Il buvait ces hymnes de la terre dévorée de foi, des montagnes palpitantes, des cieux exultants, et des lions humains.

 

Une des figures du livre, pour qui il avait une tendresse, était David adolescent. Il ne lui prêtait pas l’ironique sourire de gamin de Florence, ni la tension tragique, que Verrocchio et Michel-Ange avaient donné à leurs œuvres sublimes : il ne les connaissait pas. Il voyait son David comme un pâtre poétique, au cœur vierge, où dormait l’héroïsme, un Siegfried du Midi, de race plus affinée, plus harmonieux de corps et de pensée. – Car il avait beau se révolter contre l’esprit latin : cet esprit s’infiltrait en lui. Ce n’est pas seulement l’art qui influe sur l’art, ce n’est pas seulement la pensée, c’est tout ce qui nous entoure : – les êtres et les choses, les gestes et les mouvements, les lignes et la lumière. L’atmosphère de Paris est bien forte : elle modèle les âmes les plus rebelles. Moins que tout autre, une âme germanique est capable de résister : elle se drape en vain dans son orgueil national, elle est, de toutes les âmes d’Europe, la plus prompte à se dénationaliser. Celle de Christophe avait déjà commencé, à son insu, de prendre à l’art latin une sobriété, une clarté du cœur, et même, dans une certaine mesure, une beauté plastique, qu’elle n’aurait pas eues sans cela. Son David l’attestait.

 

Il avait voulu retracer la rencontre avec Saül, et il l’avait conçue comme un tableau symphonique, à deux personnages.

 

Sur un plateau désert, dans une lande de bruyères en fleurs, le petit pâtre était couché, et rêvait au soleil. La sereine lumière, le bourdonnement des êtres, le doux frémissement des herbes, les grelots argentins des troupeaux qui paissaient, la force de la terre, berçaient la rêverie de l’enfant inconscient de ses divines destinées. Indolemment, il mêlait sa voix et les sons d’une flûte au silence harmonieux ; ce chant était d’une joie si calme, si limpide que l’on ne songeait même plus, en l’entendant, à la joie ou à la douleur, mais qu’il semblait que c’était ainsi, que ce ne pouvait être autrement… Soudain, de grandes ombres s’étendaient sur la lande ; l’air se taisait ; la vie semblait se retirer dans les veines de la terre. Le chant de flûte, seul, tranquille, continuait. Saül, halluciné, passait. Le roi dément, rongé par le néant, s’agitait comme une flamme qui se dévore, et que tord l’ouragan. Il suppliait, injuriait, défiait le vide qui l’entourait, et qu’il portait en lui. Et lorsque à bout de souffle, il tombait sur la lande, reparaissait dans le silence le sourire du chant du pâtre, qui ne s’était pas interrompu. Alors Saül, écrasant les battements de son cœur tumultueux, venait, en silence, près de l’enfant touché ; en silence il le contemplait ; il s’asseyait près de lui et posait sa main fiévreuse sur la tête du berger. David, sans se troubler, se retournait et regardait le roi. Il appuyait sa tête sur les genoux de Saül, et reprenait sa musique. L’ombre du soir tombait ; David s’endormait en chantant ; et Saül pleurait. Et, dans la nuit étoilée, s’élevait de nouveau l’hymne de la nature ressuscitée, et le chant de grâces de l’âme convalescente.

 

Christophe, en écrivant cette scène, ne s’était occupé que de sa propre joie ; il n’avait pas songé aux moyens d’exécution et surtout, il ne lui serait pas venu à l’idée qu’elle pût être représentée. Il la destinait aux concerts, pour le jour où les concerts daigneraient l’accueillir.

 

Un soir qu’il en parlait à Achille Roussin, et que, sur sa demande, il avait essayé de lui en donner une idée, au piano, il fut bien étonné de voir Roussin prendre feu et flamme pour l’œuvre, déclarant qu’il fallait qu’elle fût jouée sur une scène parisienne, et qu’il en faisait son affaire. Il fut bien plus étonné encore, quand il vit, quelques jours après, que Roussin prenait la chose au sérieux ; et son étonnement toucha à la stupeur, lorsqu’il apprit que Sylvain Kohn, Goujart et Lucien Lévy-Cœur lui-même s’y intéressaient. Il lui fallait admettre que les rancunes personnelles de ces gens cédaient à l’amour de l’art : cela le surprenait bien. Le moins empressé à faire jouer son œuvre ; c’était lui. Elle n’était pas faite pour le théâtre : c’était un non-sens de l’y donner. Mais Roussin fut si insistant, Sylvain Kohn si persuasif, et Goujart si affirmatif, que Christophe se laissa tenter. Il fut lâche. Il avait tellement envie d’entendre sa musique !

 

Tout fut facile à Roussin. Directeurs et artistes s’empressèrent à lui plaire. Justement, un journal organisait une matinée de gala au profit d’une œuvre de bienfaisance. Il fut convenu qu’on y jouerait le David. On réunit un bon orchestre. Quant aux chanteurs Roussin prétendait avoir trouvé pour le rôle de David l’interprète idéal.

 

Les répétitions commencèrent. L’orchestre se tira assez bien de la première lecture, quoiqu’il fût peu discipliné, à la façon française. Le Saül avait une voix un peu fatiguée, mais honorable ; et il savait son métier. Pour le David, c’était une belle personne, grande, grasse, bien faite, mais une voix sentimentale et vulgaire, qui s’étalait lourdement avec des trémolos de mélodrame et des grâces de café-concert. Christophe fit la grimace. Dès les premières mesures qu’elle chanta, il fut évident pour lui qu’elle ne pourrait conserver le rôle. À la première pause de l’orchestre, il alla trouver l’impresario, qui s’était chargé de l’organisation matérielle du concert, et qui, avec Sylvain Kohn, assistait à la répétition. Ce personnage, le voyant venir, lui dit, le visage rayonnant :

 

– Eh bien, vous êtes content ?

 

– Oui, dit Christophe, je crois que cela s’arrangera. Il n’y a qu’une chose qui ne va pas : c’est la chanteuse. Il faudra changer cela. Dites-le-lui gentiment ; vous avez l’habitude… Il vous sera bien facile de m’en trouver une autre.

 

L’impresario eut l’air stupéfait ; il regarda Christophe, comme s’il ne savait pas si Christophe parlait sérieusement ; et il dit :

 

– Mais ce n’est pas possible !

 

– Pourquoi ne serait-ce pas possible ? demanda Christophe.

 

L’impresario échangea un coup d’œil avec Sylvain Kohn, narquois, et il reprit :

 

– Mais elle a tant de talent !

 

– Elle n’en a aucun, dit Christophe.

 

– Comment !… Une si belle voix !

 

– Elle n’en a aucune.

 

– Et puis, une si belle personne !

 

– Je m’en fous.

 

– Cela ne nuit pourtant pas, fit Sylvain Kohn, en riant.

 

– J’ai besoin d’un David, et d’un David qui sache chanter ; je n’ai pas besoin de la belle Hélène, dit Christophe.

 

L’impresario se frottait le nez avec embarras :

 

– C’est bien ennuyeux, bien ennuyeux…, dit-il. C’est pourtant une excellente artiste… Je vous assure ! Elle n’a peut-être pas tous ses moyens aujourd’hui. Vous devriez encore essayer.

 

– Je veux bien, dit Christophe ; mais c’est du temps perdu.

 

Il reprit la répétition. Ce fut encore pis. Il eut peine à aller jusqu’au bout : il devenait nerveux ; ses observations à la chanteuse, d’abord froides mais polies, se faisaient sèches et coupantes, en dépit de la peine évidente qu’elle se donnait afin de le satisfaire, et des œillades qu’elle lui décochait pour conquérir ses bonnes grâces. L’impresario, prudemment, interrompit la répétition, au moment où les affaires menaçaient de se gâter. Pour effacer le mauvais effet des observations de Christophe, il s’empressait auprès de la chanteuse, et lui prodiguait de pesantes galanteries, lorsque Christophe, qui assistait à ce manège, avec une impatience non dissimulée lui fit signe impérieusement de venir, et dit :

 

– Il n’y a pas à discuter. Je ne veux pas de cette personne. C’est désagréable, je le sais ; mais ce n’est pas moi qui l’ai choisie. Arrangez-vous comme vous voudrez.

 

L’impresario s’inclina, d’un air ennuyé, et dit, avec indifférence :

 

– Je n’y puis rien. Adressez-vous à M. Roussin.

 

– En quoi cela regarde-t-il M. Roussin ? demanda Christophe. Je ne veux pas l’ennuyer de ces affaires.

 

– Cela ne l’ennuiera pas, dit Sylvain Kohn, ironique.

 

Et il lui montra Roussin, qui, justement, entrait.

 

Christophe alla au-devant de lui. Roussin, d’excellente humeur, s’exclamait :

 

– Eh quoi ! déjà fini ? J’espérais entendre encore une partie. Eh bien, mon cher maître, qu’est-ce que vous en dites ? Êtes-vous satisfait ?

 

– Tout va très bien, dit Christophe. Je ne puis assez vous remercier…

 

– Du tout ! Du tout !

 

– Il n’y a qu’une seule chose qui ne peut pas marcher.

 

– Dites, dites. Nous arrangerons cela. Je tiens à ce que vous soyez content.

 

– Eh bien, c’est la chanteuse. Entre nous, elle est exécrable.

 

Le visage épanoui de Roussin se glaça subitement. Il dit, d’un air sévère :

 

– Vous m’étonnez, mon cher.

 

– Elle ne vaut rien, rien du tout, continua Christophe. Elle n’a ni voix, ni goût, ni métier, pas l’ombre de talent. Vous avez de la chance de ne pas l’avoir entendue tout à l’heure !…

 

Roussin, de plus en plus pincé, coupa la parole à Christophe, et dit, d’un ton cassant :

 

– Je connais Mlle de Sainte-Ygraine. C’est une artiste de grand talent. J’ai la plus vive admiration pour elle. Tous les gens de goût à Paris, pensent comme moi.

 

Et il tourna le dos à Christophe. Christophe le vit offrir son bras à l’actrice et sortir avec elle. Comme il restait stupéfait, Sylvain Kohn, qui avait suivi la scène, avec délices, lui prit le bras, et lui dit, en riant, tandis qu’ils descendaient l’escalier du théâtre :

 

– Mais vous ne savez donc pas qu’elle est sa maîtresse ?

 

Christophe comprit. Ainsi, c’était pour elle, ce n’était pas pour lui que l’on montait la pièce ! Il s’expliqua l’enthousiasme de Roussin, ses dépenses, l’empressement de ses acolytes. Il écoutait Sylvain Kohn qui lui contait l’histoire de la Sainte-Ygraine : une divette de music-hall, qui, après s’être exhibée avec succès dans des petits théâtres de genre, avait été prise de l’ambition, commune à beaucoup de ses pareilles, de se faire entendre sur une scène plus digne de son talent. Elle comptait sur Roussin pour la faire engager à l’Opéra, ou à l’Opéra-Comique ; et Roussin qui ne demandait pas mieux, avait trouvé dans la représentation du David une occasion de révéler sans risques au public parisien les dons lyriques de la nouvelle tragédienne, dans un rôle qui n’exigeait presque aucune action dramatique, et qui mettait en pleine valeur l’élégance de ses formes.

 

Christophe écouta l’histoire jusqu’au bout ; puis il se dégagea du bras de Sylvain Kohn, et il éclata de rire. Il rit, il rit longuement. Quand il eut fini de rire, il dit :

 

– Vous me dégoûtez. Vous me dégoûtez tous. L’art ne compte pas pour vous. Ce sont toujours des questions de femmes. On monte un opéra pour une danseuse, pour une chanteuse, pour la maîtresse de Monsieur un tel, ou de Madame une telle. Vous ne pensez qu’à vos cochonneries. Voyez-vous, je ne vous en veux pas : Vous êtes ainsi, restez ainsi, si cela vous plaît, et barbotez dans votre auge. Mais séparons-nous : nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble. Bonsoir.

 

Il le quitta ; et, rentré chez lui, il écrivit à Roussin qu’il retirait sa pièce, sans lui cacher les raisons qui la lui faisaient reprendre.

 

Ce fut une rupture avec Roussin et avec tout son clan. Les conséquences s’en firent immédiatement sentir. Les journaux avaient mené un certain bruit autour de la représentation projetée, et l’histoire de la brouille du compositeur avec son interprète ne manqua pas de faire jaser. Un directeur de concerts eut la curiosité de donner l’œuvre dans une de ses matinées du dimanche. Cette bonne fortune fut un désastre pour Christophe. L’œuvre fut jouée – et sifflée. Tous les amis de la chanteuse s’étaient donné le mot pour administrer une leçon à l’insolent musicien ; et le reste du public que le poème symphonique avait ennuyé, s’associa complaisamment au verdict des gens compétents. Pour comble de malchance, Christophe avait eu l’imprudence, afin de faire valoir son talent de virtuose, d’accepter de se faire entendre, au même concert, dans une Fantaisie pour piano et orchestre. Les dispositions malveillantes du public, retenues dans une certaine mesure, pendant l’exécution du David, par le désir de ménager les interprètes, se donnèrent libre champ, quand il se trouva en présence de l’auteur en personne, – dont le jeu n’était pas d’ailleurs trop correct. Christophe, énervé par le bruit de la salle, s’interrompit brusquement au milieu du morceau ; et, regardant, d’un air goguenard, le public qui s’était tu soudain, il joua : « Malbrough s’en va-t-en guerre ! » – et dit insolemment :

 

– Voilà ce qu’il vous faut.

 

Là-dessus, il se leva et partit.

 

Ce fut un beau tumulte. On criait qu’il avait insulté le public, et qu’il devait venir faire des excuses à la salle. Les journaux, le lendemain, exécutèrent avec ensemble l’Allemand grotesque, dont le bon goût parisien avait fait justice.

 

Et puis, ce fut le vide, de nouveau, complet, absolu. Christophe se retrouvait seul, une fois de plus, plus seul que jamais, dans la grande ville étrangère et hostile. Il ne s’en affectait pas. Il commençait à croire que c’était sa destinée, et qu’il resterait, toute sa vie, ainsi.

 

Il ne savait pas qu’une grande âme n’est jamais seule, que si dénuée qu’elle soit d’amis par la fortune, elle finit toujours par les créer, qu’elle rayonne autour d’elle l’amour dont elle est pleine, et qu’à cette heure même, où il se croyait isolé pour toujours, il était plus riche d’amour que les plus heureux du monde.

 

*

 

Il y avait chez les Stevens une petite fille de treize à quatorze ans, à qui Christophe avait donné des leçons, en même temps qu’à Colette. Elle était cousine germaine de Colette, et se nommait Grazia Buontempi. C’était une fillette au teint doré, rosissant délicatement aux pommettes, les joues pleines d’une santé campagnarde, un petit nez un peu relevé, la bouche grande, bien fendue, à demi entr’ouverte, le menton rond, très blanc, les yeux tranquilles, doucement souriants, le front rond, encadré d’une profusion de cheveux longs et soyeux, qui descendaient, sans boucles, le long des joues, avec de légères et calmes ondulations. Une petite Vierge d’Andrea del Sarto, figure large, beau regard silencieux.

 

Elle était Italienne. Ses parents habitaient, presque toute l’année, à la campagne, dans une grande propriété du Nord de l’Italie : plaines, prairies, petits canaux. De la terrasse sur le toit, on avait à ses pieds des flots de vignes d’or, d’où émergeaient de place en place les fuseaux noirs des cyprès. Au delà, c’étaient les champs, les champs. Le silence. On entendait meugler les bœufs qui retournaient le sol, et les cris aigus des paysans à la charrue :

 

Ihi !… Fat innanz’!…

 

Les cigales chantaient dans les arbres, et les grenouilles le long de l’eau. Et, la nuit, c’était l’infini du silence, sous la lune aux flots d’argent. Au loin, de temps en temps, les gardiens des récoltes, qui sommeillaient dans des huttes de branchages, tiraient des coups de fusil, pour avertir les voleurs qu’ils étaient réveillés. Pour ceux qui les entendaient, à demi-assoupis, ce bruit n’avait plus d’autre sens que le tintement d’une horloge pacifique, marquant au loin les heures de la nuit. Et le silence se refermait, comme un manteau moelleux aux vastes plis, sur l’âme.

 

Autour de la petite Grazia, la vie semblait endormie. On ne s’occupait pas beaucoup d’elle. Elle poussait tranquillement dans le beau calme qui la baignait. Nulle fièvre, nulle hâte. Elle était paresseuse, elle aimait à flâner et dormir longuement. Elle restait étendue, des heures, dans le jardin. Elle se laissait flotter sur le silence, comme une mouche sur un ruisseau d’été. Et parfois, brusquement, sans raison, elle se mettait à courir. Elle courait, comme un petit animal, la tête et le buste légèrement inclinés vers la droite, souplement, sans raideur. Un vrai cabri, qui grimpait, glissait, parmi les pierres, pour la joie de bondir. Elle causait avec les chiens, avec les grenouilles, avec les herbes, avec les arbres, avec les paysans, avec les bêtes de la basse-cour. Elle adorait tous les petits êtres qui l’entouraient, et aussi les grands : mais avec ceux-ci elle se livrait moins. Elle voyait très peu de monde. La propriété était loin de la ville, isolée. Bien rarement passait sur la route poudreuse le pas traînant d’un grave paysan, ou d’une belle campagnarde, aux yeux lumineux dans la figure hâlée, marchant d’un rythme balancé, la tête haute, la poitrine en avant. Grazia vivait des journées seule, dans le parc silencieux ; elle ne voyait personne ; elle ne s’ennuyait jamais ; elle n’avait peur de rien.

 

Une fois, un vagabond entra, pour voler une poule dans la ferme déserte. Il s’arrêta, interdit, devant la petite fille couchée dans l’herbe, qui mangeait une longue tartine, en chantonnant une chanson. Elle le regarda tranquillement, et lui demanda ce qu’il voulait. Il dit :

 

– Donnez-moi quelque chose, ou je deviens méchant. Elle lui tendit sa tartine, et dit, avec ses yeux souriants :

 

– Il ne faut pas devenir méchant.

 

Alors il s’en alla.

 

Sa mère mourut. Son père, très bon, très faible, était un vieil Italien de bonne race, robuste, jovial, affectueux, mais un peu enfantin, et tout à fait incapable de diriger l’éducation de la petite. La sœur du vieux Buontempi, Mme Stevens, venue pour l’enterrement, fut frappée de l’isolement de l’enfant ; pour la distraire de son deuil, elle décida de l’emmener pour quelque temps à Paris. Grazia pleura, et le vieux papa aussi ; mais quand Mme Stevens avait décidé quelque chose, il n’y avait plus qu’à se résigner : nul ne pouvait lui résister. Elle était la forte tête de la famille ; et, dans sa maison de Paris, elle dirigeait tout : son mari, sa fille, et ses amants ; – car elle menait de front ses devoirs et ses plaisirs : c’était une femme pratique et passionnée, – au reste, très mondaine et très agitée.

 

Transplantée à Paris, la calme Grazia se prit d’adoration pour sa belle cousine Colette, qui s’en amusa. On conduisit dans le monde, on mena au théâtre la douce petite sauvageonne. On continuait de la traiter en enfant, et elle-même se regardait comme une enfant, quand déjà elle ne l’était plus. Elle avait des sentiments qu’elle cachait, et dont elle avait peur : d’immenses élans de tendresse pour un objet, ou pour un être. Elle était amoureuse en secret de Colette : elle lui volait un ruban, un mouchoir ; souvent, en sa présence, elle ne pouvait dire un seul mot ; et quand elle l’attendait, quand elle savait qu’elle allait la voir, elle tremblait d’impatience et de bonheur. Au théâtre, lorsqu’elle voyait sa jolie cousine, décolletée, entrer dans la loge, où elle était et attirer tous les regards, elle avait un bon sourire, humble, affectueux, débordant d’amour ; et son cœur se fondait, lorsque Colette lui adressait la parole. En robe blanche, ses beaux cheveux noirs défaits et bouffants sur ses épaules brunes, mordillant le bout de ses longs gants, dans l’ouverture desquels elle fourrait le doigt par désœuvrement, – à tout instant, pendant le spectacle, elle se retournait vers Colette, pour quêter un regard amical, pour partager le plaisir qu’elle ressentait, pour dire de ses yeux bruns et limpides :

 

– Je vous aime bien.

 

En promenade, dans les bois, aux environs de Paris, elle marchait dans l’ombre de Colette, s’asseyait à ses pieds, courait devant ses pas, arrachait les branches qui auraient pu la gêner, posait des pierres au milieu de la boue. Et, un soir que Colette, frileuse, au jardin, lui demanda son fichu, elle poussa un rugissement de plaisir, – (elle en fut honteuse après), – du bonheur que la bien-aimée s’enveloppât d’un peu d’elle, et le lui rendît ensuite, imprégné du parfum de son corps.

 

Il y avait aussi des livres, certaines pages des poètes, lues en cachette, – (car on continuait de lui donner des livres d’enfant), – qui lui causaient des troubles délicieux. Et, plus encore, certaines musiques, bien qu’on lui dît qu’elle n’y pouvait rien comprendre ; et elle se persuadait qu’elle n’y comprenait rien ; – mais elle était toute pâle et moite d’émotion. Personne ne savait ce qui se passait en elle, à ces moments.

 

En dehors de cela, elle était une fillette docile, étourdie, paresseuse, assez gourmande, rougissant pour un rien, tantôt se taisant pendant des heures, tantôt parlant avec volubilité, riant et pleurant facilement, ayant de brusques sanglots et un rire d’enfant. Elle aimait rire et s’amusait de petits riens. Jamais elle ne cherchait à jouer la dame. Elle restait enfant. Surtout, elle était bonne, elle ne pouvait souffrir de faire de la peine, et elle avait de la peine du moindre mot un peu fâché contre elle. Très modeste, s’effaçant toujours, toute prête à aimer et à admirer tout ce qu’elle croyait voir de beau et de bon, elle prêtait aux autres des qualités qu’ils n’avaient pas.

 

On s’occupa de son éducation, qui était très en retard. Ce fut ainsi qu’elle prit des leçons de piano avec Christophe.

 

Elle le vit, pour la première fois, à une soirée de sa tante, où il y avait une société nombreuse. Christophe incapable de s’adapter à aucun public, joua un interminable adagio, qui faisait bâiller tout le monde : quand cela semblait fini, cela recommençait ; on se demandait si cela finirait jamais. Mme Stevens bouillait d’impatience. Colette s’amusait follement : elle dégustait le ridicule de la chose, et elle ne savait pas mauvais gré à Christophe d’y être, à ce point, insensible ; elle sentait qu’il était une force, et cela lui était sympathique ; mais c’était comique aussi ; et elle se fût bien gardée de prendre sa défense. Seule la petite Grazia était pénétrée jusqu’aux larmes par cette musique. Elle se dissimulait dans un coin du salon. À la fin, elle se sauva pour qu’on ne remarquât point son trouble, et aussi parce qu’elle souffrait de voir qu’on se moquait de Christophe.

 

Quelques jours après, à dîner, Mme Stevens parla, devant elle, de lui faire donner des leçons de piano par Christophe. Grazia fut si troublée qu’elle laissa retomber sa cuiller dans son assiette à soupe, et qu’elle s’éclaboussa ainsi que sa cousine. Colette dit qu’elle aurait bien besoin d’abord de leçons pour se tenir convenablement à table. Mme Stevens ajouta qu’en ce cas, ce n’était pas à Christophe qu’il faudrait s’adresser. Grazia fut heureuse d’être grondée avec Christophe.

 

Christophe commença ses leçons. Elle était toute guindée et glacée, elle avait les bras collés au corps, elle ne pouvait remuer ; et quand Christophe posait la main sur sa menotte, pour rectifier la position des doigts et les étendre sur les touches, elle se sentait défaillir. Elle tremblait de jouer mal devant lui ; mais elle avait beau étudier jusqu’à se rendre malade et jusqu’à faire pousser des cris d’impatience à sa cousine, toujours elle jouait mal, quand Christophe était là ; le souffle lui manquait, ses doigts étaient raides comme du bois, ou mous comme du coton ; elle accrochait les notes et accentuait à contresens ; Christophe la grondait et s’en allait fâché : alors elle avait envie de mourir.

 

Il ne faisait aucune attention à elle ; il n’était occupé que de Colette. Grazia enviait l’intimité de sa cousine avec Christophe ; mais quoiqu’elle en souffrît, son bon petit cœur s’en réjouissait pour Colette et pour Christophe. Elle trouvait Colette si supérieure à elle qu’il lui semblait naturel qu’elle absorbât tous les hommages. – Ce ne fut que lorsqu’il fallut choisir entre sa cousine et Christophe qu’elle sentit son cœur prendre parti contre elle. Son intuition de petite femme lui fit voir que Christophe souffrait des coquetteries de Colette et de la cour assidue de Lévy-Cœur. D’instinct, elle n’aimait pas Lévy-Cœur ; et elle le détesta, dès le moment qu’elle sut que Christophe le détestait. Elle ne pouvait comprendre comment Colette s’amusait à le mettre en rivalité avec Christophe. Elle commença de la juger sévèrement en secret ; elle surprit certains de ses petits mensonges, et elle changea soudain de manières avec elle. Colette s’en aperçut sans en deviner la cause ; elle affectait de l’attribuer à ses caprices de petite fille. Mais le certain, c’est qu’elle avait perdu son pouvoir sur Grazia : un fait insignifiant le lui montra. Un soir que, se promenant toutes deux au jardin, Colette voulait, avec une tendresse coquette, abriter Grazia sous les plis de son manteau contre une petite ondée qui s’était mise à tomber, Grazia, pour qui c’eût été, quelques semaines avant, un bonheur ineffable de se blottir contre le sein de sa chère cousine, s’écarta froidement. Et quand Colette disait qu’elle trouvait laid un morceau de musique que jouait Grazia, cela n’empêchait pas Grazia de le jouer, et de l’aimer.

 

Elle n’était plus attentive qu’à Christophe. Elle avait la divination de la tendresse, et percevait ce qu’il souffrait. Elle se l’exagérait beaucoup, dans son attention inquiète et enfantine. Elle croyait que Christophe était amoureux de Colette, quand il n’avait pour elle qu’une amitié exigeante. Elle pensait qu’il était malheureux, et elle était malheureuse pour lui. La pauvrette n’était guère récompensée de sa sollicitude : elle payait pour Colette quand Colette avait fait enrager Christophe ; il était de mauvaise humeur, et se vengeait sur sa petite élève, en relevant impatiemment les fautes de son jeu. Un matin que Colette l’avait exaspéré encore plus qu’à l’ordinaire, il s’assit au piano avec tant de brusquerie que Grazia acheva de perdre le peu de moyens qu’elle avait : elle pataugea ; il lui reprocha ses fausses notes avec colère ; alors, elle se noya tout à fait ; il se fâcha, il lui secoua les mains, il cria qu’elle ne ferait jamais rien de propre, qu’elle s’occupât de cuisine, de couture, de tout ce qu’elle voudrait, mais au nom du ciel ! qu’elle ne fît plus de musique ! Ce n’était pas la peine de martyriser les gens à entendre ses fausses notes. Sur quoi il la planta là, au milieu de sa leçon. Et la pauvre Grazia pleura toutes les larmes de son corps, moins encore du chagrin que lui faisaient ces humiliantes paroles, que du chagrin de ne pouvoir faire plaisir à Christophe, malgré tout son désir, et même d’ajouter encore par sa sottise à la peine de celui qu’elle aimait.

 

Elle souffrit bien plus, quand Christophe cessa de venir chez les Stevens. Elle voulut retourner au pays. Cette enfant, si saine jusque dans ses rêveries, et qui gardait en elle un fond de sérénité rustique, se sentait mal à l’aise dans cette ville, au milieu des Parisiennes neurasthéniques et agitées. Sans oser le dire, elle avait fini par juger assez exactement les gens qui l’entouraient. Mais elle était timide, faible, comme son père, par bonté, par modestie, par défiance de soi. Elle se laissait dominer par sa tante autoritaire et par sa cousine habituée à tout tyranniser. Elle n’osait pas écrire à son vieux papa, à qui elle envoyait régulièrement de longues lettres affectueuses :

 

– Je t’en prie, reprends-moi !

 

Et le vieux papa n’osait pas la reprendre, malgré tout son désir ; car Mme Stevens avait répondu à ses timides avances que Grazia était bien où elle était, beaucoup mieux qu’elle ne serait avec lui, et que, pour son éducation, il fallait qu’elle restât.

 

Mais un moment arriva où l’exil devint trop douloureux à la petite âme du Midi, et où il fallut qu’elle reprît son vol vers la lumière. – Ce fut après le concert de Christophe. Elle y était venue avec les Stevens ; et ce fut un déchirement pour elle d’assister au spectacle hideux d’une foule s’amusant à outrager un artiste… Un artiste ? Celui qui, aux yeux de Grazia, était l’image même de l’art, la personnification de tout ce qu’il y avait de divin dans la vie. Elle avait envie de pleurer, de se sauver. Il lui fallut entendre jusqu’au bout le tapage, les sifflets, les huées, et, au retour chez sa tante, les réflexions désobligeantes, le joli rire de Colette, qui échangeait avec Lucien Lévy-Cœur des propos apitoyés. Réfugiée dans sa chambre, dans son lit, elle sanglota, une partie de la nuit : elle parlait à Christophe, elle le consolait, elle eût voulu donner sa vie pour lui, elle se désespérait de ne pouvoir rien pour le rendre heureux. Il lui fut désormais impossible de rester à Paris. Elle supplia son père de la faire revenir. Elle disait : – Je ne peux plus vivre ici, je ne peux plus, je mourrai si tu me laisses plus longtemps.

 

Son père vint aussitôt ; et si pénible qu’il leur fût à tous deux de tenir tête à la terrible tante, ils en puisèrent l’énergie dans un effort de volonté désespérée.

 

Grazia revint dans le grand parc endormi. Elle retrouva avec joie la chère nature et les êtres qu’elle aimait. Elle avait emporté et garda quelque temps encore dans son cœur endolori, qui se rassérénait, un peu de la mélancolie du Nord, comme un voile de brouillards que le soleil peu à peu faisait fondre. Elle pensait par moments à Christophe malheureux. Couchée sur la pelouse, écoutant les grenouilles et les cigales familières, ou assise au piano, avec qui elle s’entretenait plus souvent qu’autrefois, elle rêvait de l’ami qu’elle s’était choisi ; elle causait avec lui, tout bas, pendant des heures, et il ne lui eût pas semblé impossible qu’il ouvrît la porte, un jour, et qu’il entrât. Elle lui écrivit, et, après avoir hésité longtemps, elle lui envoya une lettre non signée, qu’elle alla, un matin, en cachette, cœur battant, jeter dans la boîte du village, à trois kilomètres de là, de l’autre côté des grands champs labourés, – une bonne lettre, touchante, qui lui disait qu’il n’était pas seul, qu’il ne devait pas se décourager, qu’on pensait à lui, qu’on l’aimait, qu’on priait Dieu pour lui, – une pauvre lettre, qui s’égara sottement en route, et qu’il ne reçut jamais.

 

Puis, les jours uniformes et sereins se déroulèrent dans la vie de la lointaine amie. Et la paix italienne, le génie du calme, du bonheur tranquille, de la contemplation muette, rentrèrent dans ce cœur chaste et silencieux, au fond duquel continuait de brûler, comme une flamme immobile, le souvenir de Christophe.

 

*

 

Mais Christophe ignorait la naïve affection, qui de loin veillait sur lui, et qui devait plus tard tenir tant de place dans sa vie. Et il ignorait aussi qu’à ce même concert, où il avait été insulté, assistait celui qui allait être l’ami, le cher compagnon, qui devait marcher auprès de lui, côte à côte, et la main dans la main.

 

Il était seul. Il se croyait seul. D’ailleurs, il n’en était aucunement accablé. Il ne ressentait plus cette amère tristesse qui l’angoissait naguère en Allemagne. Il était plus fort, plus mûr : il savait que ce devait être ainsi. Ses illusions sur Paris étaient tombées : tous les hommes étaient partout les mêmes ; il fallait en prendre son parti, et ne pas s’obstiner dans une lutte enfantine contre le monde ; il fallait être, soi-même, avec tranquillité. Comme disait Beethoven, « si nous livrons à la vie les forces de notre vie, que nous restera-t-il pour le plus noble, pour la meilleur ? » Il avait pris vigoureusement conscience de sa nature et de sa race, qu’il avait jugée si sévèrement jadis. À mesure qu’il était plus oppressé par l’atmosphère parisienne, il éprouvait le besoin de se réfugier auprès de sa patrie, dans les bras des poètes et des musiciens, où le meilleur d’elle-même s’est recueilli. Dès qu’il ouvrait leurs livres, sa chambre se remplissait du bruissement du Rhin ensoleillé et de l’affectueux sourire des vieux amis délaissés.

 

Comme il avait été ingrat envers eux ! Comment n’avait-il pas senti plus tôt le trésor de leur candide bonté ? Il se rappelait avec honte tout ce qu’il avait dit d’injuste et d’outrageant pour eux, quand il était en Allemagne. Alors, il ne voyait que leurs défauts, leurs manières gauches et cérémonieuses, leur idéalisme larmoyant, leurs petits mensonges de pensée, leurs petites lâchetés. Ah ! c’était si peu de chose auprès de leurs grandes vertus ! Comment avait-il pu être aussi cruel pour des faiblesses, qui les rendaient en ce moment presque plus touchants à ses yeux : car ils en étaient plus humains ! Par réaction, il était attiré davantage par ceux d’entre eux pour qui il avait été le plus injuste. Que n’avait-il point dit contre Schubert et contre Bach ! Et voici qu’il se sentait tout près d’eux, à présent. Voici que ces grandes âmes, dont il avait relevé avec impatience les ridicules, se penchaient vers lui, exilé loin des siens, et lui disaient avec un bon sourire :

 

– Frère, nous sommes là. Courage ! Nous avons eu, nous aussi, plus que notre lot de misères… Bah ! on en vient à bout…

 

Il entendait gronder l’Océan de l’âme de Jean-Sébastien Bach : les ouragans, les vents qui soufflent, les nuages de la vie qui s’enfuient, – les peuples ivres de joie, de douleur, de fureur, et le Christ, plein de mansuétude, le Prince de la Paix, qui plane au-dessus d’eux, – les villes éveillées par les cris des veilleurs, se ruant, avec des clameurs d’allégresse, au-devant du Fiancé divin, dont les pas ébranlent le monde, – le prodigieux réservoir de pensées, de passions, de formes musicales, de vie héroïque, d’hallucinations shakespeariennes, de prophéties à la Savonarole, de visions pastorales, épiques, apocalyptiques, enfermées dans le corps étriqué du petit cantor thuringien, au double menton, aux petits yeux brillants sous les paupières plissées et les sourcils relevés… – il le voyait si bien ! sombre, jovial, un peu ridicule, le cerveau bourré d’allégories et de symboles, gothique et rococo, colère, têtu, serein, ayant la passion de la vie et la nostalgie de la mort… – il le voyait dans son école, pédant génial, au milieu de ses élèves, sales, grossiers, mendiants, galeux, aux voix éraillées, ces vauriens avec qui il se chamaillait, avec qui il se battait parfois comme un portefaix, et dont l’un le roua de coups… – il le voyait dans sa famille, au milieu de ses vingt et un enfants, dont treize moururent avant lui, dont un fut idiot ; les autres, bons musiciens, lui faisaient de petits concerts… Des maladies, des enterrements, d’aigres disputes, la gêne, son génie méconnu ; – et, par là-dessus, sa musique, sa foi, la délivrance et la lumière, la Joie entrevue, pressentie, voulue, saisie, – Dieu, le souffle de Dieu brûlant ses os, hérissant son poil, foudroyant par sa bouche… Ô Force ! Force ! Tonnerre bienheureux de Force !…

 

Christophe buvait à longs traits cette force. Il sentait le bienfait de cette puissance de musique qui ruisselle des âmes allemandes. Médiocre souvent, grossière même, qu’importe ? L’essentiel, c’est qu’elle soit, qu’elle coule à pleins bords. En France, la musique est recueillie, goutte à goutte, par des filtres Pasteur dans des carafes soigneusement bouchées. Et ces buveurs d’eau fade font les dégoûtés devant les fleuves de la musique allemande ! Ils épluchent les fautes des génies allemands !

 

– Pauvres petits ! – pensait Christophe, sans se souvenir que lui-même naguère avait été aussi ridicule, – ils trouvent des défauts dans Wagner et dans Beethoven ! Il leur faudrait des génies qui n’eussent pas de défauts ! Comme si, quand souffle la tempête, elle allait s’occuper de ne rien déranger au bel ordre des choses !…

 

Il marchait dans Paris, tout joyeux de sa force. Tant mieux s’il était incompris ! Il en serait plus libre. Pour créer, comme c’est le rôle du génie, un monde de toutes pièces, organiquement constitué suivant ses lois intérieures, il faut y vivre tout entier. Un artiste n’est jamais trop seul. Ce qui est redoutable, c’est de voir sa pensée se refléter dans un miroir qui la déforme et l’amoindrit. Il ne faut rien dire aux autres de ce qu’on fait, avant de l’avoir fait : sans cela, on n’aurait plus le courage d’aller jusqu’au bout ; car ce ne serait plus son idée, mais la misérable idée des autres, qu’on verrait en soi.

 

Maintenant que rien ne venait plus le distraire de ses rêves, ils jaillissaient comme des fontaines de tous les coins de son âme et de toutes les pierres de sa route. Il vivait dans un état de visionnaire. Tout ce qu’il voyait et entendait évoquait en lui des êtres et des choses différents de ce qu’il voyait et entendait. Il n’avait qu’à se laisser vivre pour retrouver, autour de lui, la vie de ses héros. Leurs sensations venaient le chercher, d’elles-mêmes. Les yeux de ceux qui passaient, le son d’une voix que le vent apportait, la lumière sur une pelouse de gazon, les oiseaux qui chantaient dans les arbres du Luxembourg, une cloche de couvent qui sonnait au loin, le ciel pâle, le petit coin du ciel, vu du fond de sa chambre, les bruits et les nuances des diverses heures du jour, il ne les percevait pas en lui mais dans les êtres qu’il rêvait. – Christophe était heureux.

 

Cependant, sa situation était plus difficile que jamais. Il avait perdu les quelques leçons de piano, qui étaient son unique ressource. On était en septembre, la société parisienne était en vacances ; et il était malaisé de trouver d’autres élèves. Le seul qu’il eût était un ingénieur, intelligent et braque, qui s’était mis en tête, à quarante ans, de devenir un grand violoniste. Christophe ne jouait pas très bien du violon ; mais il en savait toujours plus que son élève ; et, pendant quelque temps, il lui donna trois heures de leçons par semaine, à deux francs l’heure. Mais au bout d’un mois et demi, l’ingénieur se lassa, découvrant tout à coup que sa vocation principale était pour la peinture. – Le jour qu’il fit part de cette découverte à Christophe, Christophe rit beaucoup : mais, quand il a bien ri, il fit le compte de ses finances, et constata qu’il avait juste en poche les douze francs, que son élève venait de lui payer, pour ses dernières leçons. Cela ne l’émut point ; il se dit seulement qu’il allait falloir décidément se mettre en quête d’autres moyens d’existence : recommencer les courses auprès des éditeurs. Ce n’était point réjouissant… Pff !… Inutile de s’en tourmenter à l’avance ! Aujourd’hui, il faisait beau. Il s’en alla à Meudon.

 

Il avait une fringale de marche. La marche faisait lever des moissons de musique. Il en était plein, comme une ruche de miel ; et il riait au bourdonnement doré de ses abeilles. C’était, à l’ordinaire, une musique qui modulait beaucoup. Et des rythmes bondissants, insistants, hallucinants… Allez donc créer des rythmes, quand vous êtes engourdi dans votre chambre ! Bon pour amalgamer alors des harmonies subtiles et immobiles, comme ces Parisiens !

 

Quand il fut las de marcher, il se coucha dans les bois. Les arbres étaient à demi défeuillés, le ciel bleu de pervenche. Christophe s’engourdit dans une rêverie, qui prit bientôt la teinte de la douce lumière qui tombe des nuages d’octobre. Son sang battait. Il écoutait passer les flots pressés de ses pensées. Il en venait de tous les points de l’horizon : mondes jeunes et vieux, qui se livraient bataille, lambeaux d’âmes passées, hôtes anciens, parasites, qui vivaient en lui, comme le peuple d’une ville. L’ancienne parole de Gottfried devant la tombe de Melchior lui revenait à l’esprit : il était un tombeau vivant, plein de morts qui s’agitaient, – toute sa race inconnue. Il écoutait cette multitude de vies, il se plaisait à faire bruire l’orgue de cette forêt séculaire, pleine de monstres, comme la forêt de Dante. Il ne les craignait plus maintenant, comme au temps de son adolescence. Car le maître était là : sa volonté. Il avait une forte joie à faire claquer son fouet, pour que les bêtes hurlassent, et qu’il sentît mieux la richesse de sa ménagerie intérieure. Il n’était pas seul. Il n’y pas de risques qu’il le fût jamais. Il était toute une armée, des siècles de Krafft joyeux et sains. Contre Paris hostile, contre un peuple, tout un peuple : la lutte était égale.

 

*

 

Il avait abandonné sa modeste chambre, – trop chère, – pour prendre dans le quartier de Montrouge une mansarde, qui, à défaut d’autres avantages, était très aérée. Un courant d’air perpétuel. Mais il lui fallait respirer. De sa fenêtre, il avait une vue étendue sur les cheminées de Paris. Le déménagement n’avait pas été long : une charrette à bras suffit ; Christophe la poussa lui-même. De tout son mobilier, l’objet le plus précieux pour lui était, avec sa vieille malle, un de ces moulages, si vulgarisés depuis, du masque de Beethoven. Il l’avait empaqueté avec autant de soin que s’il s’était agi d’une œuvre d’art du plus haut prix. Il ne s’en séparait pas. C’était son île, au milieu de Paris. Ce lui était aussi un baromètre moral. Le masque lui marquait, plus clairement que sa propre conscience, la température de son âme, ses plus secrètes pensées : tantôt le ciel chargé de nuées, tantôt le coup de vent des passions, tantôt le calme puissant.

 

Il dut rogner beaucoup sur sa nourriture. Il mangeait une fois par jour, à une heure de l’après-midi. Il avait acheté un gros saucisson, qu’il avait pendu à sa fenêtre ; avec une bonne tranche, un solide quignon de pain, et une tasse de café qu’il fabriquait, il faisait un repas des dieux. Mais il en eût bien fait deux. Il était fâché d’avoir si bon appétit. Il s’apostrophait sévèrement ; il se traitait de goinfre, qui ne pense qu’à son ventre. De ventre, il n’en avait guère ; il était plus efflanqué qu’un chien maigre. Au reste, solide, une charpente de fer, et la tête toujours libre.

 

Il ne s’inquiétait pas trop du lendemain. Tant qu’il avait devant lui l’argent de la journée, il ne se mettait pas en peine. Le jour où il n’eut plus rien, il se décida enfin à commencer les tournées chez les éditeurs. Il ne trouva de travail nulle part. Il revenait chez lui, bredouille, quand, passant près du magasin de musique où il avait été présenté naguère par Sylvain Kohn à Daniel Hecht, il entra, sans se rappeler qu’il y était déjà venu dans des circonstances peu agréables. La première personne qu’il vit fut Hecht. Il fut sur le point de rebrousser chemin ; mais il était trop tard : Hecht l’avait vu. Christophe ne voulut pas avoir l’air de reculer ; il s’avança vers Hecht, ne sachant pas ce qu’il allait lui dire, et prêt à lui tenir tête avec autant d’arrogance qu’il le faudrait : car il était convaincu que Hecht ne lui ménagerait pas les insolences. Il n’en fut rien. Hecht, froidement, lui tendit la main : avec une formule de politesse banale, il s’informa de sa santé, et, sans même attendre que Christophe lui en fît la demande il lui désigna la porte de son cabinet, et s’effaça pour le laisser passer. Il était heureux, secrètement, de cette visite, que son orgueil avait prévue, mais qu’il n’attendait plus. Sans en avoir l’air, il avait suivi très attentivement Christophe ; il n’avait manqué aucune occasion de connaître sa musique ; il était au fameux concert du David ; et l’accueil hostile du public l’avait d’autant moins étonné, dans son mépris du public, qu’il avait parfaitement senti toute la beauté de l’œuvre. Il n’y avait peut-être pas deux personnes à Paris qui fussent plus capables que Hecht d’apprécier l’originalité artistique de Christophe. Mais il se fût bien gardé de lui en rien dire, non seulement parce qu’il était piqué de l’attitude de Christophe à son égard, mais parce qu’il lui était impossible d’être aimable : c’était une disgrâce spéciale de sa nature. Il était sincèrement disposé à aider Christophe ; mais il n’eût point fait un pas pour cela : il attendait que Christophe vînt le lui demander. Et maintenant Christophe était venu, – au lieu de saisir généreusement l’occasion d’effacer le souvenir de leur malentendu, en épargnant à son visiteur une démarche humiliante, il se donna la satisfaction de le laisser exposer tout au long sa requête ; et il tint à lui imposer, au moins pour une fois, les travaux que Christophe avait refusés jadis. Il lui donna, pour le lendemain, cinquante pages de musique à transposer pour mandoline et guitare. Après quoi, satisfait de l’avoir fait plier, il lui trouva des occupations moins rebutantes, mais toujours avec une telle absence de bonne grâce qu’il était impossible de lui en savoir gré ; il fallait que Christophe fût talonné par la gêne pour recourir de nouveau à lui. En tout cas, il aimait encore mieux gagner son argent par ces travaux, si irritants qu’ils fussent, que le recevoir en don de Hecht, comme Hecht le lui offrit, une fois : – et certes, c’était de bon cœur, mais Christophe avait senti l’intention que Hecht avait eue de l’humilier d’abord ; contraint d’accepter ses conditions, il se refusa du moins à accepter ses bienfaits ; il voulait bien travailler pour lui : – donnant, donnant, il était quitte ; – mais il ne voulut rien lui devoir. Il n’était pas comme Wagner, ce mendiant impudent pour son art, il ne mettait pas son art au-dessus de son âme ; le pain qu’il n’eût pas gagné lui-même l’eût étouffé. – Un jour qu’il venait de rapporter la tâche qu’il avait passé la nuit à faire, il trouva Hecht à table. Hecht, remarquant sa pâleur et les regards qu’il jeta involontairement sur les plats, eut la certitude qu’il n’avait pas mangé et l’invita à déjeuner. L’intention était bonne ; mais Hecht laissa si lourdement sentir qu’il avait vu le dénuement de Christophe, que son invitation ressemblait à une aumône : Christophe fût mort de faim, plutôt que d’accepter. Il ne put refuser de s’asseoir à table – (Hecht avait à lui parler) ; – mais il ne toucha à rien ; il prétendit qu’il venait de déjeuner. Son estomac se crispait de besoin.

 

Christophe eût voulu se passer de Hecht ; mais les autres éditeurs étaient encore pires. – Il y avait aussi les riches dilettantes, qui accouchaient d’un lambeau de phrase musicale, et qui n’étaient même pas capable de l’écrire. Ils faisaient venir Christophe, et lui chantaient leur élucubration :

 

– Hein ! est-ce beau !

 

Ils la lui donnaient à « développer », – (à écrire en entier) ; – et cela paraissait sous leur nom chez un grand éditeur. Après, ils étaient persuadés que le morceau était d’eux. Christophe en connut un, gentilhomme de bonne marque, un grand corps agité, qui lui donna du : « cher ami », l’empoigna par le bras, lui prodiguant les démonstrations d’enthousiasme tempétueux, ricanant à son oreille, bafouillant des coq-à-l’âne et des incongruités mêlées de cris d’extase : Beethoven, Verlaine, Offenbach, Yvette Guilbert… Il le faisait travailler, et négligeait de le payer. Il soldait en invitations à déjeuner et en poignées de main. À la fin des fins, il envoya à Christophe vingt francs, que Christophe se donna le luxe stupide de lui renvoyer. Ce jour-là, il n’avait pas vingt sous en poche ; et il lui avait fallu acheter un timbre de vingt-cinq centimes pour écrire à sa mère. C’était le jour de la fête de la vieille Louisa ; et, pour rien au monde, Christophe n’eût voulu y manquer : la bonne femme comptait trop sur la lettre de son garçon, elle n’aurait pu s’en passer. Elle lui écrivait un peu plus souvent, depuis quelques semaines, malgré la peine que cela lui coûtait d’écrire. Elle souffrait de sa solitude. Mais elle n’aurait pu se décider à venir rejoindre Christophe à Paris : elle était trop timorée, attachée à sa petite ville, à son église, à sa maison, elle avait peur des voyages. Et d’ailleurs, quand elle eût voulu venir, Christophe n’avait pas d’argent pour elle ; il n’en avait pas tous les jours, pour lui-même.

 

Un envoi qui lui fit bien plaisir, une fois, ce fut de Lorchen, la jeune paysanne pour laquelle il avait eu une rixe avec des soldats prussiens : elle lui écrivait qu’elle se mariait ; elle donnait des nouvelles de la maman, et elle lui expédiait un panier de pommes et une part de galette, pour manger en son honneur. Cela tomba joliment à propos. Ce soir-là chez Christophe, c’était jeûne, quatre-temps et carême : du saucisson pendu au clou, près de la fenêtre, il ne restait plus que la ficelle. Christophe se compara aux saints anachorètes, qu’un corbeau vient nourrir sur leur rocher. Mais le corbeau avait beaucoup à faire sans doute de nourrir tous les anachorètes, car il ne revint plus.

 

Malgré tous ces ennuis, Christophe gardait son entrain. Il faisait dans sa cuvette la lessive de son linge, et il cirait ses chaussures, en sifflant comme un merle. Il se consolait avec les mots de Berlioz : « Élevons-nous au-dessus des misères de la vie, et chantons d’une voix légère le gai refrain si connu : Dies iræ… » – Il le chantait parfois au scandale des voisins, stupéfiés de l’entendre s’interrompre au milieu par des éclats de rire.

 

Il menait une vie rigoureusement chaste. Comme dit cet autre, « la carrière d’amant est une carrière d’oisif et de riche ». La misère de Christophe, la chasse au pain quotidien, sa sobriété excessive, et sa fièvre de création ne lui laissaient ni le temps, ni le goût de songer au plaisir. Il n’y était pas seulement indifférent ; par réaction contre Paris, il s’était jeté dans une sorte d’ascétisme moral. Il avait un besoin passionné de pureté, l’horreur de toute souillure. Ce n’était pas qu’il fût à l’abri des passions. À d’autres moments, il y avait été livré. Mais ces passions restaient chastes, même quand il y cédait : car il n’y cherchait pas le plaisir, mais le don absolu de soi et la plénitude de l’être. Et quand il voyait qu’il s’était trompé, il les rejetait avec fureur. La luxure n’était pas pour lui un péché comme les autres. C’était bien le grand Péché, celui qui souille les sources de la vie. Tous ceux chez qui le vieux fond chrétien n’a pas été totalement enseveli sous les alluvions étrangères, tous ceux qui se sentent encore aujourd’hui les fils des races vigoureuses, qui, au prix d’une discipline héroïque, édifièrent la civilisation de l’Occident, n’ont pas de peine à le comprendre. Christophe méprisait la société cosmopolite, dont le plaisir était l’unique but, le credo. – Certes, on fait bien de chercher le bonheur, de le vouloir pour les hommes, de combattre les déprimantes croyances pessimistes, amassées sur l’humanité par vingt siècles de christianisme gothique. Mais c’est à condition que ce soit une généreuse foi, qui veuille le bien des autres. Au lieu de cela, de quoi s’agit-il ? De l’égoïsme le plus piteux. Une poignée de jouisseurs cherchent à « faire rendre » à leurs sens le maximum de plaisirs avec le minimum de risques, en s’accommodant fort bien que les autres en pâtissent. – Oui, sans doute, on connaît leur socialisme de salon !… Mais est-ce qu’ils ne sont pas les premiers à savoir que leurs doctrines voluptueuses ne valent que pour le peuple des « gras », pour une « élite » à l’engrais, et que pour les pauvres, c’est un poison ?…

 

« La carrière du plaisir est une carrière de riches. »

 

*

 

Christophe n’était point riche, ni fait pour le devenir. Quand il venait de gagner quelque argent, il se hâtait de le dépenser aussitôt en musique ; il se privait de nourriture pour aller au concert. Il prenait des dernières places, tout en haut du théâtre du Châtelet ; et il se remplissait de musique : elle lui tenait lieu de souper et de maîtresse. Il avait une telle faim de bonheur et tant d’aptitude à en jouir que les imperfections de l’orchestre ne parvenaient pas à le troubler ; il restait, deux ou trois heures, engourdi dans un état de béatitude, sans que les fautes de goût et les fausses notes provoquassent en lui autre chose qu’un sourire indulgent : il avait laissé sa critique à la porte ; il venait pour aimer et non pas pour juger. Autour de lui, le public s’abandonnait, comme lui, immobile, les yeux à demi-clos au grand torrent de rêves. Christophe avait la vision d’un peuple tapi dans l’ombre, ramassé sur lui-même, comme un énorme chat, couvant des hallucinations de volupté et de carnage. Dans les demi-ténèbres épaisses et dorées, se modelaient mystérieusement certaines figures, dont le charme inconnu et l’extase muette attiraient les regards et le cœur de Christophe ; il s’attachait à elles ; il écoutait en elles ; il finissait par s’assimiler corps et âme avec elles. Il arrivait qu’une d’elles s’en aperçût, et qu’il se tissât entre eux deux, pendant la durée du concert, une de ces sympathies obscures, qui vont jusqu’au plus profond de l’être, sans qu’il en reste rien, une fois le concert fini et le courant rompu qui unissait les âmes. C’est un état que connaissaient bien ceux qui aiment la musique, surtout quand ils sont jeunes et se donnent le plus : l’essence de la musique est tellement l’amour qu’on ne la goûte complètement que si on la goûte en un autre ; et au concert on cherche instinctivement des yeux, au milieu de la foule, un ami avec qui partager une joie trop grande pour soi seul.

 

Parmi ces amis d’une heure, dont Christophe faisait choix, afin de savourer mieux la douceur de la musique, une figure l’attirait, qu’il revoyait à chaque concert. C’était une petite grisette, qui devait adorer la musique, sans rien y comprendre. Elle avait un profil de petite bête, un petit nez droit, dépassant à peine la ligne de la bouche légèrement avancée et du menton délicat, des sourcils fins et levés, des yeux clairs : un de ces minois insouciants, sous le voile desquels on sent de la joie, du rire, enveloppés d’une paix indifférente. Ces fillettes vicieuses, ces gamines ouvrières, reflètent peut-être le plus de la sérénité disparue, celle des statues antiques et des figures de Raphaël. Ce n’est là qu’un instant dans leur vie, le premier éveil du plaisir ; la flétrissure est proche. Mais elles ont vécu du moins une jolie heure.

 

Christophe se délectait à la regarder : une gentille figure lui faisait du bien au cœur ; il savait en jouir sans la désirer ; il y puisait de la joie, de la force, de l’apaisement, – oui, presque de la vertu. Elle, – cela va sans dire, – avait vite remarqué qu’il la regardait ; et il s’était établi entre eux, sans y penser, un courant magnétique. Et comme ils se retrouvaient, à peu près aux mêmes places, à presque tous les concerts, ils n’avaient pas tardé à connaître leurs goûts. À certains passages, ils échangeaient un regard d’intelligence ; lorsqu’elle aimait particulièrement une phrase, elle, tirait légèrement la langue, comme pour se lécher les lèvres ; ou, pour montrer qu’elle ne trouvait pas cela bon, elle avançait dédaigneusement son gentil museau. Il se mêlait à ces petites mines un peu de cabotinage innocent, dont presque aucun être ne peut se dégager quand il se sait observé. Elle voulait se donner parfois, pendant les morceaux sérieux, une expression grave ; et, tournée de profil, l’air absorbé, et la joue souriante, du coin de l’œil elle regardait s’il la regardait. Ils étaient devenus très bons amis, sans s’être jamais dit un mot, et sans avoir même essayé – (Christophe tout au moins) – de se rencontrer à la sortie.

 

Le hasard fit enfin qu’à un concert du soir, ils se trouvèrent placés l’un à côté de l’autre. Après un instant d’hésitation souriante, ils se mirent à causer amicalement. Elle avait une voix charmante, et disait beaucoup de bêtises sur la musique : car elle n’y connaissait rien, et voulait avoir l’air de s’y connaître ; mais elle l’aimait passionnément. Elle aimait la pire et la meilleure, Massenet et Wagner ; il n’y avait que la médiocre qui l’ennuyât. La musique était une volupté pour elle ; elle la buvait par tous les pores de son corps, comme Danaé la pluie d’or. Le prélude de Tristan lui donnait la petite mort ; et elle jouissait de se sentir emportée, comme une proie dans la bataille par la Symphonie Héroïque. Elle apprit à Christophe que Beethoven était sourd-muet, et que, malgré cela, si elle l’avait connu, elle l’aurait bien aimé, quoiqu’il fût joliment laid. Christophe protesta que Beethoven n’était pas si laid ; alors, ils discutèrent sur la beauté, et sur la laideur, et elle convint que tout dépendait des goûts ; ce qui était beau pour l’un ne l’était pas pour l’autre : « on n’était pas le louis d’or, on ne pouvait pas plaire à tout le monde ». – Il aimait mieux qu’elle ne parlât point : il l’entendait bien mieux. Pendant la Mort d’Ysolde, elle lui tendit sa main ; sa main était toute moite ; il la garda dans la sienne jusqu’à la fin du morceau ; ils sentaient, à travers leurs doigts entrelacés, couler le flot de la symphonie.

 

Ils sortirent ensemble ; il était près de minuit. Ils remontèrent en causant, vers le quartier Latin ; elle lui avait pris le bras, et il la reconduisit chez elle ; mais arrivés à la porte, comme elle se disposait à lui montrer le chemin, il la quitta, sans prendre garde à ses yeux engageants. Sur le moment, elle fut stupéfaite, puis furieuse ; puis elle se tordit de rire, en pensant à sa sottise ; puis, rentrée dans sa chambre et se déshabillant, elle fut de nouveau agacée, et finalement pleura en silence. Quand elle le revit au concert, elle voulut se montrer piquée, indifférente, un peu cassante. Mais il était si bon enfant que sa résolution ne tint pas. Ils se remirent à causer ; seulement elle gardait avec lui maintenant une réserve. Il lui parlait cordialement, mais avec une grande politesse, et de choses sérieuses, de belles choses, de la musique qu’ils entendaient et de ce que cela signifiait pour lui. Elle l’écoutait attentivement, et tâchait de penser comme lui. Le sens de ses paroles lui échappait souvent ; mais elle y croyait quand même. Elle avait pour Christophe un respect reconnaissant, qu’elle lui montrait à peine. D’un accord tacite, ils ne se parlaient qu’au concert. Il la rencontra une fois au milieu d’étudiants. Ils se saluèrent gravement. À personne elle ne parlait de lui. Il y avait dans le fond de son âme une petite province sacrée, quelque chose de beau, de pur, de consolant.

 

Ainsi, Christophe commençait à exercer par sa seule présence, par le seul fait qu’il existait, une influence apaisante. Partout où il passait, il laissait inconsciemment une trace de lumière intérieure. Il était le dernier à s’en douter. Il y avait près de lui, dans sa maison, des gens qu’il n’avait jamais vus, et qui, sans s’en douter eux-mêmes, subissaient peu à peu son rayonnement bienfaisant.

 

*

 

Depuis plusieurs semaines, Christophe n’avait plus d’argent pour aller au concert, même en faisant carême ; et, dans sa chambre sous les toits, maintenant que l’hiver venait, il se sentait transi ; il ne pouvait rester immobile à sa table. Alors il descendait, et marchait dans Paris, afin de se réchauffer. Il avait la faculté d’oublier par instants la ville grouillante qui l’entourait, et de se sauver dans l’infini du temps. Il lui suffisait de voir au-dessus de la rue tumultueuse la lune morte et glacée, suspendue dans le gouffre du ciel, ou le disque du soleil, roulant dans le brouillard blanc, pour que le bruit de la rue s’effaçât, pour que Paris s’enfonçât dans le vide sans bornes, pour que toute cette vie ne lui apparût plus que comme le fantôme d’une vie qui avait été, il y avait longtemps, longtemps… il y avait des siècles… Le moindre petit signe, imperceptible au commun des hommes, de la grande vie sauvage de la nature, que recouvre tant bien que mal la livrée de la civilisation, suffisait à la faire surgir tout entière à ses yeux. L’herbe qui poussait entre les pavés, le renouveau d’un arbre étranglé dans son carcan de fonte, sans air et sans terre, sur un boulevard aride ; un chien, un oiseau qui passaient, derniers vestiges de la faune qui remplissait l’univers primitif, et que l’homme a détruite ; une nuée de moucherons ; l’épidémie invisible qui dévorait un quartier : – c’était assez pour que, dans l’asphyxie de cette serre-chaude humaine, le souffle de l’Esprit de la Terre vînt le frapper au visage et fouetter son énergie.

 

Dans ces longues promenades, à jeun souvent, et n’ayant pas causé, de plusieurs jours, avec qui que ce fût, il rêvait intarissablement. Les privations et le silence surexcitaient cette disposition morbide. La nuit, il avait des sommeils pénibles, des rêves fatigants : sans cesse, il revoyait la vieille maison, la chambre où il avait vécu, enfant ; il était poursuivi par des obsessions musicales. Le jour, il conversait avec ses êtres intérieurs et avec ceux qu’il aimait, les absents et les morts.

 

Une après-midi de décembre humide, que le givre couvrait les pelouses raidies, que les toits des maisons et les dômes gris se diluaient dans le brouillard, et que les arbres, aux branches nues, grêles et tourmentées, dans la vapeur qui les noyait, semblaient des végétations marines au fond de l’Océan, – Christophe, qui, depuis la veille, se sentait frissonnant et ne parvenait point à se réchauffer, entra au Louvre, qu’il connaissait à peine.

 

Il n’était pas, jusque-là, très touché par la peinture. Il était trop absorbé par l’univers intérieur pour bien saisir le monde des couleurs et des formes. Elles n’agissaient sur lui que par leurs résonances musicales, qui ne lui en apportaient qu’un écho déformé. Sans doute, son instinct percevait obscurément les lois identiques, qui président à l’harmonie des formes visuelles comme des formes sonores, et les nappes profondes de l’âme, d’où sourdent les deux fleuves de couleurs et de sons, qui baignent les deux versants opposés de la vie. Mais il ne connaissait que l’un des deux versants, et il était perdu dans le royaume de l’œil. Ainsi, lui échappait le secret de charme le plus exquis, le plus naturel peut-être, de la France au clair regard, reine dans le monde de la lumière.

 

Eût-il été plus curieux de peinture, Christophe était trop Allemand pour s’adapter aisément à une vision des choses aussi différente. Il n’était pas de ces Allemands dernier-cri, qui renient la façon de sentir germanique ; et qui se persuadent qu’ils raffolent de l’impressionnisme ou du dix-huitième siècle français, – quand d’aventure, ils n’ont pas la ferme assurance qu’ils les comprennent mieux que les Français. Christophe était un barbare, peut-être ; mais il l’était franchement. Les petits culs roses de Boucher, les mentons gras de Watteau, les bergers ennuyés et les bergères dodues, sanglées dans leur corset, les âmes de crème fouettée, les vertueuses œillades de Greuze, les chemises troussées de Fragonard, tout ce poétique déculottage ne lui inspirait pas beaucoup plus d’intérêt qu’un journal élégant et polisson. Il n’en entendait point la riche et brillante harmonie ; les rêves voluptueux, parfois mélancoliques, de cette vieille civilisation, la plus raffinée de l’Europe, lui étaient étrangers. Quant au dix-septième siècle français, il ne goûtait pas plus sa dévotion cérémonieuse et ses portraits d’apparat ; la réserve un peu froide des plus graves entre ces maîtres, un certain gris de l’âme répandu sur l’œuvre hautaine de Nicolas Poussin et sur les figures pâles de Philippe de Champaigne, éloignaient Christophe de l’ancien art français. Et de nouveau, il ne connaissait rien. S’il l’eût connu, il l’eût méconnu. Le seul peintre moderne, dont il eût, en Allemagne, subi la fascination, Bœcklin le Bâlois, ne l’avait point préparé à voir l’art latin. Christophe gardait en lui le choc de ce brutal génie, qui sentait la terre et les fauves relents du bestiaire héroïque qu’il en avait fait sortir. Ses yeux, brûlés par la lumière crue, habitués au bariolage frénétique de ce sauvage ivre, avaient de la peine à se faire aux demi-teintes, aux harmonies morcelées et moelleuses de l’art français.

 

Mais ce n’est pas impunément qu’on vit dans un monde étranger. On en subit l’empreinte. On a beau se murer en soi : on s’aperçoit un jour qu’il y a quelque chose de changé.

 

Il y avait quelque chose de changé dans Christophe, ce soir-là où il errait par les salles du Louvre. Il était las, il avait froid, il avait faim, il était seul. Autour de lui, l’ombre descendait dans les galeries désertes, les formes endormies s’animaient. Christophe passait, silencieux et glacé, au milieu des sphinx d’Égypte, des monstres assyriens, des taureaux de Persépolis, des serpents gluants de Palissy. Il se sentait dans une atmosphère de contes de fées ; et dans son cœur montait un émoi mystérieux. Le rêve de l’humanité l’enveloppait, – les fleurs étranges de l’âme…

 

Dans le poudroiement doré des galeries de peinture, les jardins de couleurs éclatantes et mûres, les prairies de tableaux, où l’air manque, Christophe, fiévreux, au seuil de la maladie, eut un coup de foudre. – Il allait, presque sans voir, étourdi par le besoin, par la tiédeur des salles, et par cette orgie d’images : la tête lui tournait. Arrivé au bout de la galerie du bord de l’eau, devant le Bon Samaritain de Rembrandt, il s’appuya des deux mains, pour ne pas tomber, sur la rampe de fer qui entoure les tableaux, il ferma les yeux, un instant. Quand il les rouvrit sur l’œuvre qui était en face de lui, tout près de son visage, il fut fasciné…

 

Le jour s’éteignait. Le jour était lointain déjà, déjà mort. Le soleil invisible s’effondrait dans la nuit. C’était l’heure magique où les hallucinations sont sur le point de sortir de l’âme endolorie par les travaux du jour, immobile, engourdie. Tout se tait, on n’entend que le bruit des artères. On n’a plus la force de remuer, à peine de respirer, on est triste et livré… Un immense besoin de s’abandonner dans les bras d’un ami… On implore un miracle, on sent qu’il va venir… Il vient ! Dans le crépuscule un flot d’or flamboie, rejaillit sur le mur, sur l’épaule de l’homme qui porte le mourant, baigne ces humbles objets et ces êtres médiocres, et tout prend une douceur, une gloire divine. C’est Dieu même, qui étreint dans ses bras terribles et tendres ces misérables, faibles, laids, pauvres, sales, ce valet pouilleux, aux bas sur les talons, ces visages difformes, qui se pressent lourdement à la fenêtre, ces êtres apathiques, qui se taisent, épeurés, – toute cette humanité pitoyable de Rembrandt, ce troupeau des âmes obscures et ligotées, qui ne savent rien, qui ne peuvent rien, qu’attendre, trembler, pleurer, prier. – Mais le Maître est là. On ne Le voit pas Lui-même, on voit son auréole et l’ombre de lumière qu’Il projette sur les hommes.

 

Christophe sortit du Louvre, d’un pas mal assuré. La tête lui faisait mal. Il ne voyait plus rien. Dans la rue, sous la pluie, il remarquait à peine les flaques entre les pavés et l’eau ruisselant de ses souliers. Le ciel jaunâtre, sur la Seine, s’allumait, à la tombée du jour, d’une flamme intérieure, – une lumière de lampe. Christophe emportait dans ses yeux la fascination d’un regard. Il lui semblait que rien n’existait : non, les voitures n’ébranlaient pas les pavés, avec un bruit impitoyable ; les passants ne le heurtaient point avec leurs parapluies mouillés ; il ne marchait point dans la rue ; peut-être qu’il était assis chez lui et qu’il rêvait ; peut-être qu’il n’existait plus… Et brusquement, – (il était si faible) ! – un étourdissement le prit, il se sentit tomber comme une masse, la tête en avant… Ce ne fut qu’un éclair : il serra les poings, et s’arc-boutant sur ses jambes, il reprit son aplomb.

 

À ce moment précis, dans la seconde où sa conscience émergeait du gouffre, son regard se heurta, de l’autre côté de la rue, à un regard qu’il connaissait bien, et qui semblait l’appeler. Il s’arrêta, interdit, cherchant où il l’avait déjà vu. Ce ne fut qu’au bout d’un moment qu’il reconnut ces yeux tristes et doux : la petite institutrice française, qu’il avait sans le vouloir fait chasser de sa place, en Allemagne, et qu’il avait tant cherchée depuis, pour lui demander pardon. Elle s’était arrêtée aussi, au milieu de la cohue des passants, et elle le regardait. Soudain, il la vit essayer de remonter le courant de la foule, et descendre sur la chaussée, pour venir à lui. Il se jeta à sa rencontre ; mais un encombrement inextricable de voitures les sépara ; il l’aperçut encore un instant, se débattant de l’autre côté de cette muraille vivante ; il voulut traverser quand même, fut bousculé par un cheval, glissa, tomba sur l’asphalte gluant, faillit être écrasé. Quand il se releva, couvert de boue, et réussit à passer de l’autre côté, elle avait disparu.

 

Il voulut se mettre à sa poursuite. Mais son vertige redoublait : il dut y renoncer. La maladie venait : il le sentait, mais il ne voulait pas en convenir. Il s’obstina à ne pas rentrer tout de suite, à prendre le plus long chemin. Torture inutile : il lui fallut se reconnaître vaincu ; il avait les jambes cassées, il se traînait, il eut peine à revenir chez lui. Dans l’escalier, il étouffa, il dut s’asseoir sur les marches. Rentré dans sa chambre glacée, il s’entêta à ne pas se coucher ; il restait sur sa chaise, trempé de pluie, la tête lourde et la poitrine haletante, s’engourdissant dans des musiques courbaturées, comme lui. Il entendait passer des phrases de la Symphonie inachevée de Schubert. Pauvre petit Schubert ! Quand il écrivait cela, il était seul, fiévreux et somnolent, lui aussi, dans l’état de demi-torpeur qui précède le grand sommeil, il rêvait au coin du feu ; des musiques engourdies flottaient autour de lui, comme des eaux un peu stagnantes ; il s’y attardait, tel un enfant à demi endormi qui se complaît à l’histoire qu’il se raconte, en répète un passage vingt fois ; le sommeil vient… la mort vient… – Et Christophe entendit passer aussi cette musique aux mains brûlantes, aux yeux fermés, souriant d’un sourire las, le cœur gonflé de soupirs, rêvant de la mort qui délivre : – le premier chœur de la Cantate de J. S. Bach : « Cher Dieu, quand mourrai-je ? »… Il faisait bon s’enfoncer dans les moelleuses phrases qui se déroulent avec de lentes ondulations, le bourdonnement des cloches lointaines et voilées… Mourir, se fondre dans la paix de la terre !… « Und dann selber Erde werden »… « Et puis soi-même devenir terre… »

 

Christophe secoua ces pensées maladives, le sourire meurtrier de la sirène qui guette les âmes affaiblies. Il se leva et essaya de marcher dans sa chambre ; mais il ne put tenir debout. Il grelottait de fièvre. Il dut se mettre au lit. Il sentait que cette fois, c’était sérieux ; mais il ne désarmait pas ; il n’était pas de ceux qui, quand ils sont malades, s’abandonnent à la maladie ; il luttait, il ne voulait pas être malade, et surtout, il était parfaitement décidé à ne pas mourir. Il avait sa pauvre maman qui l’attendait là-bas. Et il avait son œuvre à faire : il ne se laisserait pas tuer. Il serrait ses dents qui claquaient, il tendait sa volonté, qui échappait ; ainsi, un bon nageur qui continue de lutter sous les vagues qui le recouvrent. À tout instant, il plongeait : c’étaient des divagations, des images sans suite, des souvenirs du pays ou des salons parisiens ; aussi des obsessions de rythmes et de phrases, qui tournaient, tournaient indéfiniment, comme des chevaux de cirque, le choc soudain de la lumière d’or du Bon Samaritain ; les figures d’épouvante dans l’ombre ; et puis, des abîmes, des nuits. Puis, il surnageait de nouveau, il déchirait les nuées grimaçantes, il crispait les poings et la mâchoire. Il s’accrochait à tous ceux qu’il aimait dans le présent et le passé, à la figure amie qu’il avait entrevue tout à l’heure, à la chère maman, et aussi à son être indestructible, qu’il sentait comme un roc : « la mort n’y mord »… – Mais le roc était de nouveau recouvert par la mer ; un choc des vagues faisait lâcher prise à l’âme ; elle était balayée par l’écume. Et Christophe se débattait dans le délire, disant des paroles insensées, dirigeant et jouant un orchestre imaginaire : trombones, trompettes, cymbales, timbales, bassons et contrebasses… il raclait, soufflait, tapait, avec frénésie. Le malheureux bouillait de musique rentrée. Depuis des semaines qu’il ne pouvait plus en entendre, ni en jouer, il était comme une chaudière sous pression, près d’éclater. Certaines phrases obstinées s’enfonçaient dans son cerveau comme des vrilles, lui perforaient le tympan, le faisaient souffrir à hurler. Au sortir de ces crises, il retombait sur son oreiller, mort de fatigue, trempé, moulu, haletant, étouffant. Il avait installé près de son lit son pot à eau, dont il buvait des gorgées. Les bruits des chambres voisines, les portes des mansardes qu’on refermait, le faisaient tressauter. Il avait le dégoût halluciné de ces êtres entassés autour de lui. Mais sa volonté luttait toujours, elle soufflait des fanfares belliqueuses, le combat contre les diables… « Und wenn die Welt voll Teufel wär, und wollten uns verschlingen, so fürchten wir uns nicht so sehr… » (« Et quand bien même le monde serait plein de diables, et qu’ils voudraient nous avaler, cela ne nous ferait pas peur… »)

 

Et sur l’océan de ténèbres brûlantes où son être roulait, s’ouvrait soudain une accalmie, des éclaircies de lumière, un murmure apaisé des violons et des violes, de calmes sonneries de gloire des trompettes et des cors, tandis que, presque immobile, tel un grand mur, s’élevait de l’âme malade un chant inébranlable, comme un choral de J.-S. Bach.

 

*

 

Tandis qu’il se débattait contre les fantômes de la fièvre et contre l’étouffement qui gagnait sa poitrine, il eut vaguement conscience qu’on ouvrait la porte de sa chambre, et qu’une femme entrait, une bougie à la main. Il crut que c’était encore une hallucination. Il voulut parler. Mais il ne put, et retomba. Quand, de loin en loin, une vague de conscience le ramenait à la surface, il sentait qu’on avait soulevé son oreiller, qu’on lui avait mis une couverture sur les pieds, qu’il avait sur le dos quelque chose qui le brûlait ; ou il voyait, assise au pied du lit, cette femme, dont la figure ne lui était pas tout à fait inconnue. Puis il vint une autre figure, un médecin qui l’ausculta. Christophe n’entendait pas ce qu’on disait ; mais il devina qu’on parlait de le porter à l’hôpital. Il essaya de protester, de crier qu’il ne voulait pas, qu’il voulait mourir ici, seul ; mais il ne sortait de sa bouche que des sons incompréhensibles. La femme le comprit pourtant : car elle prit sa défense, et elle le calma. Il s’épuisait à savoir qui elle était. Aussitôt qu’il put formuler une phrase suivie, au prix d’efforts inouïs, il le lui demanda. Elle lui répondit qu’elle était sa voisine de mansarde, qu’elle l’avait entendu gémir de l’autre côté du mur, et qu’elle s’était permis d’entrer, pensant qu’il avait besoin d’aide. Elle le pria respectueusement de ne pas se fatiguer à parler. Il lui obéit. Au reste, il était brisé par l’effort qu’il avait fait ; il se tint donc immobile, et se tut, mais son cerveau continuait de travailler, rassemblant péniblement ses souvenirs épars. Où donc l’avait-il vue ? Il finit par se rappeler : oui, il l’avait rencontrée dans le couloir des mansardes ; elle était domestique, elle se nommait Sidonie.

 

Les yeux à demi clos, il la regardait, sans qu’elle le vît. Elle était petite, la figure sérieuse, le front bombé, les cheveux relevés, le haut des joues et les tempes découverts, pâles et de forte ossature, le nez court, les yeux bleu-clair, au regard doux et obstiné, les lèvres grosses et serrées, le teint anémié, l’air humble, concentré, un peu raidi. Elle s’occupait de Christophe, avec un dévouement actif et silencieux, sans familiarité, sans se départir jamais de la réserve d’une domestique qui n’oublie pas la différence de classes.

 

Peu à peu cependant, lorsqu’il alla mieux et qu’il put causer avec elle, la bonhomie affectueuse de Christophe amena Sidonie à lui parler un peu plus librement ; mais elle se surveillait toujours ; il y avait certaines choses (on le voyait), qu’elle ne disait pas. Elle avait un mélange d’humilité et de fierté. Christophe apprit qu’elle était bretonne. Elle avait laissé au pays son père, dont elle parlait avec beaucoup de discrétion ; mais Christophe n’eut pas de peine à deviner qu’il ne faisait rien que boire, se donner du bon temps, et exploiter sa fille ; elle se laissait exploiter, sans rien dire, par orgueil ; et elle ne manquait jamais de lui envoyer une partie de l’argent de son mois ; mais elle n’était pas dupe. Elle avait aussi une sœur plus jeune, qui se préparait à un examen d’institutrice, et dont elle était très fière. Elle payait presque tous les frais de son éducation. Elle s’acharnait au travail, d’une façon entêtée.

 

– « Est-ce qu’elle avait une bonne place ? » lui demandait Christophe.

 

– « Oui, mais elle pensait à la quitter. »

 

– « Pourquoi ? Est-ce qu’elle avait à se plaindre de ses maîtres ! »

 

– « Oh ! non. Ils étaient très bons pour elle.

 

– « Est-ce qu’elle ne gagnait pas assez ? »

 

– « Si… »

 

Il ne comprenait pas bien ; il essayait de comprendre, il l’encourageait à parler. Mais elle n’avait rien à lui raconter que sa vie monotone, la peine qu’on avait à gagner sa vie, elle n’y insistait point : le travail ne l’effrayait pas, il lui était un besoin, presque un plaisir. Elle ne parlait pas de ce qui lui était le plus pesant : l’ennui. Il le devinait. Peu à peu, il lisait en elle, avec l’intuition d’une grande sympathie, que la maladie avait aiguisée, et que rendait plus pénétrante le souvenir des épreuves supportées dans une vie analogue par la chère maman. Il voyait, comme s’il l’avait vécue, cette existence morne, malsaine, contre nature, – l’existence ordinaire, que la société bourgeoise impose aux domestiques : – des maîtres pas méchants, mais indifférents, qui la laissaient parfois plusieurs jours, sans lui dire un mot, sauf pour le service. Des heures, des heures, dans l’étouffante cuisine, dont la lucarne, encombrée par un garde-manger, donnait sur un mur blanc sale. Toutes ses joies, quand on lui disait négligemment que la sauce était bonne, ou le rôti bien cuit. Une vie murée, sans air, sans avenir, sans une lueur de désir et d’espoir, sans intérêt à rien. – Le plus mauvais moment pour elle était quand ses maîtres s’en allaient à la campagne. Ils ne l’emmenaient pas avec eux, par économie ; ils lui payaient son mois, mais ne lui payaient pas son voyage pour retourner au pays ; ils la laissaient libre d’y aller à ses frais. Elle ne voulait pas, elle ne pouvait pas le faire. Alors, elle restait seule dans la maison à peu près abandonnée. Elle n’avait pas envie de sortir, elle ne causait même pas avec les autres domestiques, qu’elle méprisait un peu à cause de leur grossièreté et de leur immoralité. Elle n’allait pas s’amuser : elle était sérieuse de nature, économe, et elle avait la crainte des mauvaises rencontres. Elle restait assise, dans sa cuisine, ou dans sa chambre, d’où par-dessus les cheminées elle apercevait le sommet d’un arbre, dans un jardin d’hôpital. Elle ne lisait pas, elle essayait de travailler, elle s’engourdissait, elle s’ennuyait, elle pleurait d’ennui ; elle avait un pouvoir singulier de pleurer indéfiniment : c’était son plaisir. Mais quand elle s’ennuyait trop, elle ne pouvait même plus pleurer, elle était comme gelée, le cœur mort. Puis, elle se secouait ; ou la vie revenait d’elle-même. Elle pensait à sa sœur, elle écoutait un orgue de barbarie dans le lointain, elle rêvassait, elle comptait longuement combien il lui faudrait de jours pour avoir fini tel travail, pour avoir gagné telle somme ; elle se trompait dans ses comptes ; elle recommençait à compter ; elle dormait. Les jours passaient…

 

Avec ces accès de dépression altéraient des réveils de gaieté enfantine et gouailleuse. Elle se gaussait des autres et d’elle-même. Elle n’était pas sans voir et sans juger ses maîtres, les soucis que se créait leur désœuvrement, les vapeurs de Madame et ses mélancolies, les soi-disant occupations de cette soi-disant élite, l’intérêt qu’ils prenaient à un tableau, à un morceau de musique, à un livre de vers. Avec son bon sens un peu gros, également éloigné du snobisme des domestiques très parisiens et de la bêtise épaisse des domestiques provinciaux, qui n’admirent que ce qu’il ne comprennent pas, elle avait un mépris respectueux pour ces pianotages, ces bavardages, toutes ces choses intellectuelles, parfaitement inutiles, et ennuyeuses par surcroît, qui prennent une si grande place dans ces existences mensongères. Elle ne pouvait s’empêcher de comparer silencieusement la vie réelle, avec laquelle elle était aux prises, aux plaisirs et aux peines imaginaires de cette vie de luxe, où tout semble fabriqué par l’ennui. Au reste, elle n’en était pas révoltée. C’était ainsi : c’était ainsi. Elle admettait tout, les méchantes gens et les sots. Elle disait :

 

– Faut de tout, pour faire un monde.

 

Christophe s’imaginait qu’elle était soutenue par sa foi religieuse ; mais un jour, elle dit, à propos des autres, plus riches et plus heureux.

 

– Au bout du compte, on sera tous pareils, plus tard.

 

– Quand donc ? demanda-t-il. Après la révolution sociale ?

 

– La révolution ? dit-elle. Oh ! bien, il passera de l’eau sous le pont, avant. Je ne crois pas à ces bêtises. Tout sera toujours de même.

 

– Alors, quand est-ce qu’on sera pareils ?

 

– Après la mort, bien sûr ! Il ne reste rien de personne.

 

Il fut bien étonné de ce matérialisme tranquille. Il n’osa pas lui dire :

 

– Est-ce que ce n’est pas affreux, en ce cas, si l’on n’a qu’une vie, qu’elle soit comme la vôtre, tandis qu’il y a d’autres gens qui sont heureux ?

 

Mais elle sembla avoir deviné ce qu’il pensait : elle continua, avec un flegme résigné et un peu ironique :

 

– Il faut bien se faire une raison. Tout le monde ne peut pas tirer le gros lot. On est mal tombé : tant pis !

 

Elle ne songeait même pas chercher hors de France (comme on le lui avait offert en Amérique) une place qui lui rapportât davantage. L’idée de quitter le pays ne pouvait entrer dans sa tête. Elle disait :

 

– C’est partout que les pierres sont dures.

 

Il y avait en elle un fond de fatalisme sceptique et railleur. Elle était bien de cette race, qui a peu ou point de foi, peu de raisons intellectuelles de vivre, et pourtant une tenace vitalité, – de ce peuple des campagnes françaises, laborieux et apathique, frondeur et soumis, qui n’aime pas beaucoup la vie, mais qui y tient, et qui n’a pas besoin d’encouragements factices pour garder son courage.

 

Christophe, qui ne le connaissait pas encore, s’étonnait de trouver chez cette simple fille un désintéressement de toute foi ; il admirait son attachement à la vie, sans plaisir et sans but, et, plus que tout, son robuste sens moral, qui ne s’appuyait sur rien. Il n’avait vu jusque-là les gens du peuple français qu’à travers les romans naturalistes et les théories des petits hommes de lettres contemporains, qui, au rebours de ceux du siècle des bergeries et de la Révolution, aimaient à se représenter l’homme de la nature comme un animal vicieux, afin de légitimer leurs propres vices… Il découvrait avec surprise l’intransigeante honnêteté de Sidonie. Ce n’était pas une affaire de morale ; c’était une affaire d’instinct et de fierté. Elle avait son orgueil aristocratique. Car c’est une sottise de croire que qui dit : peuple, dit : populaire. Le peuple a ses aristocrates, de même que la bourgeoisie a ses âmes de la plèbe. Des aristocrates, c’est-à-dire, des êtres qui ont des instincts, un sang peut-être, plus purs que les autres, et qui le savent, qui ont la conscience de ce qu’ils sont, et la fierté de ne pas déchoir. Ils sont minorité ; mais, même tenus à l’écart, on sait bien qu’ils sont les premiers ; et leur seule présence est un frein pour les autres. Les autres sont contraints de se modeler sur eux, ou de faire semblant. Chaque province, chaque village, chaque groupement d’hommes est, dans une certaine mesure, ce que sont ses aristocrates ; et, suivant ce qu’ils sont, l’opinion est, ici, extrêmement sévère ; et là, elle est relâchée. Le débordement anarchique des majorités, à l’heure actuelle, ne changera rien à cette autorité immanente des minorités muettes. Plus dangereux pour elles est leur déracinement du sol natal, et leur éparpillement au loin, dans les grandes villes. Mais même ainsi, perdues dans des milieux étrangers, isolées les unes des autres, les individualités de bonne race persistent, sans se mêler à ce qui les entoure. – De tout ce que Christophe avait vu à Paris, Sidonie ne connaissait quasi rien, et ne cherchait à rien connaître. La littérature sentimentale et malpropre des journaux ne l’atteignait pas plus que les nouvelles politiques. Elle ne savait même pas qu’il y eût des Universités Populaires ; et, si elle l’avait su, il est probable qu’elle ne s’en serait pas plus souciée que d’aller au sermon. Elle faisait son métier, et pensait ses pensées ; elle ne s’inquiétait pas de penser celles des autres. Christophe lui en fit ses compliments.

 

– Qu’est-ce qu’il y a d’étonnant ? dit-elle. Je suis comme tout le monde. Vous n’avez donc pas vu de Français ?

 

– Voilà un an que j’habite au milieu d’eux, dit Christophe ; et je n’en ai pas rencontré un seul qui parût penser à autre chose qu’à s’amuser, ou à singer ceux qui s’amusent.

 

– Bien oui, dit Sidonie. Vous n’avez, vu que des riches. Les riches, c’est partout les mêmes. Vous n’avez encore rien vu.

 

– Si fait, dit Christophe. Je commence.

 

Il entrevoyait, pour la première fois, ce peuple de France, qui donne l’impression d’une durée éternelle qui fait corps avec sa terre, qui a vu passer, comme elle, tant de races conquérantes, tant de maîtres d’un jour, et qui ne passe pas.

 

*

 

Il allait mieux maintenant et commençait à se lever.

 

La première chose dont il s’inquiéta fut de rembourser à Sidonie les dépenses qu’elle avait faites pour lui, pendant qu’il était malade. Dans l’impossibilité où il se trouvait de courir dans Paris pour chercher de l’ouvrage, il dut se résoudre à écrire à Hecht : il demandait qu’on voulût bien lui faire une avance d’argent sur son prochain travail. Avec son mélange étonnant d’indifférence et de bienfaisance, Hecht lui fit attendre, plus de quinze jours, la réponse, – quinze jours, durant lesquels Christophe se tortura, se refusant presque à toucher à la nourriture que lui apportait Sidonie, n’acceptant qu’un peu de lait et de pain qu’elle le forçait à prendre, et qu’il se reprochait ensuite, parce qu’il ne l’avait pas gagné : après quoi il reçut de Hecht, sans un mot, la somme demandée ; et pas une fois, pendant les mois que dura la maladie de Christophe, Hecht ne chercha à savoir comment il allait. Il avait le génie de ne pas se faire aimer, même en faisant du bien. C’était, du reste, qu’en faisant du bien, il n’aimait pas.

 

Sidonie venait, chaque jour, un moment dans l’après-midi, et le soir. Elle préparait le dîner de Christophe. Elle ne faisait aucun bruit ; elle s’occupait discrètement de ses affaires ; et, ayant vu le délabrement de son linge, sans le dire, elle l’emportait chez elle, pour le raccommoder. Insensiblement, s’était glissé dans leurs relations quelque chose de plus affectueux. Christophe parlait longuement de sa vieille maman. Sidonie était émue ; elle se mettait à la place de Louisa, seule, là-bas ; et elle avait pour Christophe un sentiment maternel. Lui-même, en causant avec elle, s’efforçait de tromper son besoin d’affection familiale, dont on souffre bien plus, quand on est faible et malade. Il se sentait plus près de Louisa avec Sidonie qu’avec toute autre. Il lui confiait parfois quelques-uns de ses chagrins d’artiste. Elle le plaignait doucement, avec un peu d’ironie pour ces tristesses intellectuelles. Cela aussi lui rappelait sa mère, et lui faisait du bien.

 

Il cherchait à provoquer ses confidences ; mais elle se livrait beaucoup moins que lui. Il lui demandait, en plaisantant, si elle ne se marierait pas. Elle répondait, sur son ton habituel de résignation railleuse, que « ce n’était pas permis, quand on est domestique cela complique trop les choses. Et puis, il faut bien tomber dans son choix, et ce n’est pas commode. Les hommes sont de fameuses canailles. Ils viennent vous faire la cour, quand vous avez de l’argent ; ils mangent votre argent, et puis après, ils vous plantent là. Elle en avait vu trop d’exemples autour d’elle : elle n’était pas tentée de faire de même. » – Elle ne disait pas qu’elle avait eu un mariage manqué : son « futur » l’avait laissée, quand il avait vu qu’elle donnait tout ce qu’elle gagnait aux siens. – Christophe la voyait jouer maternellement dans la cour avec les enfants d’une famille qui habitait la maison. Quand elle les rencontrait seuls dans l’escalier, il lui arrivait de les embrasser avec passion. Christophe l’imaginait à la place d’une des dames qu’il connaissait : elle n’était point sotte, elle n’était pas plus laide qu’une autre ; il se disait qu’à leur place elle eût été mieux qu’elles. Tant de puissances de vie enterrées, sans que personne s’en souciât ! Et, en revanche, tous ces morts vivants, qui encombrent la terre, et qui prennent, au soleil, la place et le bonheur des autres !…

 

Christophe ne se méfiait pas. Il était très affectueux, trop affectueux pour elle ; il se faisait câliner, comme un grand enfant.

 

Sidonie, certains jours, avait l’air abattue ; mais il l’attribuait à sa tâche. Une fois, au milieu d’un entretien, elle se leva brusquement, et quitta Christophe, prétextant un ouvrage. Enfin, après un jour où Christophe lui avait témoigné plus de confiance encore qu’à l’ordinaire, elle interrompit ses visites pour quelque temps ; et quand elle revint, elle ne lui parla plus qu’avec contrainte. Il se demandait en quoi il avait pu l’offenser. Il le lui demanda. Elle répondit avec vivacité qu’il ne l’avait offensé en rien ; mais elle continua de s’éloigner de lui. Quelques jours après, elle lui annonça, qu’elle partait : elle avait laissé sa place, et quittait la maison. En termes froids et guindés, elle le remercia des bontés qu’il lui avait témoignées, lui exprima les souhaits qu’elle formait pour sa santé et pour celle de sa mère, et elle lui fit ses adieux. Il fut si étonné de ce brusque départ qu’il ne sut que dire ; il essaya de connaître les motifs qui l’y déterminaient : elle répliqua, d’une manière évasive. Il lui demanda où elle allait se placer : elle évita de répondre ; et, pour couper court à ses questions, elle partit. Sur le seuil de la porte, il lui tendit la main ; elle la serra un peu vivement ; mais sa figure ne se démentit pas ; et, jusqu’au bout, elle garda son air raide et glacé. Elle s’en alla.

 

Il ne comprit jamais pourquoi.

 

*

 

L’hiver s’éternisait. Un hiver humide, brumeux et boueux. Des semaines sans soleil. Bien que Christophe allât mieux, il n’était pas guéri. Il avait toujours un point douloureux au poumon droit, une lésion qui se cicatrisait lentement, et des accès de toux nerveuse, qui l’empêchaient de dormir, la nuit. Le médecin lui avait défendu de sortir. Il aurait pu tout autant lui ordonner de s’en aller sur la Côte d’Azur, ou dans les Canaries. Il fallait bien qu’il sortît ! S’il n’était pas allé chercher son dîner, ce n’était pas son dîner qui serait venu le chercher. – On lui ordonnait aussi des drogues qu’il n’avait pas les moyens de payer. Aussi avait-il renoncé à demander conseil aux médecins : c’était de l’argent perdu ; et puis, il se sentait toujours mal à l’aise avec eux ; eux et lui ne pouvaient se comprendre : deux mondes opposés. Ils avaient une compassion ironique et un peu méprisante pour ce pauvre diable d’artiste, qui prétendait être un monde à lui tout seul, et qui était balayé comme une paille par le fleuve de la vie. Il était humilié d’être regardé, palpé, tripoté par ces hommes. Il avait honte de son corps malade. Il pensait :

 

– Comme je serai content, lorsqu’il mourra !

 

Malgré la solitude, la maladie, la misère, tant de raisons de souffrir, Christophe supportait son sort patiemment. Jamais il n’avait été si patient. Il s’en étonnait lui-même. La maladie est bienfaisante, souvent. En brisant le corps, elle affranchit l’âme ; elle la purifie : dans les nuits et les jours d’inaction forcée, se lèvent des pensées, qui ont peur de la lumière trop crue, et que brûle le soleil de la santé. Qui n’a jamais été malade ne s’est connu jamais tout entier.

 

La maladie avait mis en Christophe un apaisement singulier. Elle l’avait dépouillé de ce qu’il y avait de plus grossier dans son être. Il sentait, avec des organes plus subtils, le monde des forces mystérieuses qui sont en chacun de nous, et que le tumulte de la vie nous empêche d’entendre. Depuis la visite au Louvre, dans ces heures de fièvre, dont les moindres souvenirs s’étaient gravés en lui, il vivait dans une atmosphère analogue à celle du tableau de Rembrandt, chaude, douce et profonde. Il sentait, lui aussi, dans son cœur, les magiques reflets d’un soleil invisible. Et bien qu’il ne crût point, il savait qu’il n’était point seul : un Dieu le tenait par la main, le menait où il fallait qu’il vînt. Il se confiait à lui comme un petit enfant.

 

Pour la première fois depuis des années, il était contraint de se reposer. La lassitude même de la convalescence lui était un repos, après l’extraordinaire tension intellectuelle, qui avait précédé la maladie, et qui le courbaturait encore. Christophe qui, depuis plusieurs mois, se raidissait dans un état de qui-vive perpétuel, sentait se détendre peu à peu la fixité de son regard. Il n’en était pas moins fort ; il en était plus humain. La vie puissante, mais un peu monstrueuse, du génie, était passée à l’arrière-plan ; il se retrouvait un homme comme les autres, dépouillé de ses fanatismes d’esprit, et de tout ce que l’action a de dur et d’impitoyable. Il ne haïssait plus rien ; il ne pensait plus aux choses irritantes, ou seulement avec un haussement d’épaules ; il songeait moins à ses peines, et plus à celles des autres. Depuis que Sidonie lui avait rappelé les souffrances silencieuses des humbles âmes, qui luttaient sans se plaindre, sur tous les points de la terre, il s’oubliait en elles. Lui qui n’était pas sentimental à l’ordinaire, il avait maintenant des accès de cette tendresse mystique, qui est la fleur de la faiblesse. Le soir, accoudé à sa fenêtre, au-dessus de la cour, écoutant les bruits mystérieux de la nuit,… une voix qui chantait dans une maison voisine, et que l’éloignement faisait paraître émouvante, une petite fille qui pianotait naïvement du Mozart,… il pensait :

 

– Vous tous que j’aime, et que je ne connais pas ! Vous que la vie n’a point flétris, qui rêvez à de grandes choses que vous savez impossibles, et qui vous débattez contre le monde ennemi, – je veux que vous ayez le bonheur – il est si bon d’être heureux !… Ô mes amis, je sais que vous êtes là, et je vous tends les bras… Il y a un mur entre nous. Pierre à pierre, je l’use ; mais je m’use, en même temps. Nous rejoindrons-nous jamais ? Arriverai-je à vous, avant que se soit dressé l’autre mur : la mort ?… – N’importe ! Que je sois seul, toute ma vie, pourvu que je travaille pour vous, que je vous fasse du bien, et que vous m’aimiez un peu, plus tard, après ma mort !…

 

Ainsi, Christophe convalescent, buvait le lait des deux bonnes nourrices : « Liebe und Not » (Amour et Misère).

 

*

 

Dans cette détente de sa volonté, il sentait le besoin de se rapprocher des autres. Et, bien qu’il fût très faible encore, et que ce ne fût guère prudent, il sortait de bon matin à l’heure où le flot du peuple dévalait des rues populeuses vers le travail lointain, ou le soir, quand il revenait. Il voulait se plonger dans le bain rafraîchissant de la sympathie humaine. Non qu’il parla à personne. Il ne le cherchait même pas. Il lui suffisait de regarder passer les gens, de les deviner, et de les aimer. Il observait, avec une affectueuse pitié, ces travailleurs qui se hâtaient, ayant tous, par avance, la lassitude de la journée, – ces figures de jeunes hommes, de jeunes filles, au teint étiolé, aux expressions aiguës, aux sourires étranges, – ces visages transparents et mobiles, sous lesquels on voyait passer des flots de désirs, de soucis, d’ironies changeantes, – ce peuple si intelligent, trop intelligent, un peu morbide des grandes villes. Ils marchaient vite, tous, les hommes lisant les journaux, les femmes grignotant un croissant. Christophe eût bien donné un mois de sa vie pour que la blondine ébouriffée, aux traits bouffis de sommeil, qui venait de passer près de lui, d’un petit pas de chèvre, nerveux et sec, pût dormir encore une heure ou deux de plus. Oh ! qu’elle n’eût pas dit non, si on le lui avait offert ! Il eût voulu enlever de leurs appartements, hermétiquement clos à cette heure, toutes les riches oisives, qui jouissaient ennuyeusement de leur bien-être, et mettre à leur place, dans leurs lits, dans leur vie reposante, ces petits corps ardents et las, ces âmes non blasées, pas abondantes, mais vives et gourmandes de vivre. Il se sentait plein d’indulgence pour elles, à présent ; et il souriait de ces minois éveillés et vannés où il y a de la rouerie et de l’ingénuité, un désir effronté et naïf du plaisir, et, au fond, une brave petite âme, honnête et travailleuse. Et il ne se fâchait pas, quand quelques-unes lui riaient au nez, ou se poussaient du coude, en se montrant ce grand garçon, aux yeux ardents.

 

Il s’attardait sur les quais, à rêver. C’était sa promenade de prédilection. Elle calmait un peu sa nostalgie du grand fleuve, qui avait bercé son enfance. Ah ! ce n’était plus sans doute le Vater Rhein ! Rien de sa force toute-puissante. Rien des larges horizons, des vastes plaines, où l’esprit plane et se perd. Une rivière aux yeux gris, à la robe vert-pâle, aux traits fins et précis, une rivière de grâce, aux souples mouvements, s’étirant avec une spirituelle nonchalance dans la parure somptueuse et sobre de sa ville, les bracelets de ses ponts, les colliers de ses monuments, et souriant à sa joliesse, comme une belle flâneuse… La délicieuse lumière de Paris ! C’était la première chose que Christophe avait aimée dans cette ville ; elle le pénétrait, doucement, doucement ; peu à peu, elle transformait son cœur, sans qu’il s’en aperçût. Elle était pour lui la plus belle des musiques, la seule musique parisienne. Il passait des heures, le soir, le long des quais, ou dans les jardins de l’ancienne France, à savourer les harmonies du jour sur les grands arbres baignés de brume violette, sur les statues et les vases gris, sur la pierre patinée des monuments royaux, qui avait bu la lumière des siècles, cette atmosphère subtile, faite de soleil fin et de vapeur laiteuse, où flotte, dans une poussière d’argent, l’esprit riant de la race.

 

Un soir, il était accoudé près du pont Saint-Michel, et, tout en regardant l’eau, il feuilletait distraitement les livres d’un bouquiniste, étalés sur le parapet. Il ouvrit au hasard un volume dépareillé de Michelet. Il avait déjà lu quelques pages de cet historien, qui ne lui avait pas trop plu par sa hâblerie française, son pouvoir de se griser de mots, et son débit trépidant. Mais, ce soir-là, dès les premières lignes, il fut saisi : c’était la fin du procès de Jeanne d’Arc. Il connaissait par Schiller la Pucelle d’Orléans ; mais jusqu’ici, elle n’était pour lui qu’une héroïne romanesque, à laquelle un grand poète avait prêté une vie imaginaire. Brusquement, la réalité lui apparut, et elle l’étreignit. Il lisait, il lisait, le cœur broyé par l’horreur tragique du sublime récit ; et lorsqu’il arriva au moment où Jeanne apprend qu’elle va mourir le soir et où elle défaille d’effroi, ses mains se mirent à trembler, les larmes le prirent, et il dut s’interrompre. La maladie l’avait affaibli : il était devenu d’une sensibilité ridicule, qui l’exaspérait. – Quand il voulut achever sa lecture, il était tard, et le bouquiniste fermait ses caisses. Il résolut d’acheter le livre ; il chercha dans ses poches : il lui restait six sous. Il n’était pas rare qu’il fût aussi dénué : il ne s’en inquiétait pas ; il venait d’acheter son dîner, et il comptait, le lendemain, toucher un peu d’argent chez Hecht, pour une copie de musique. Mais attendre jusqu’au lendemain, c’était dur ! Pourquoi venait-il justement de dépenser à son dîner le peu qui lui restait ? Ah ! s’il avait pu offrir en paiement au bouquiniste le pain et le saucisson, qu’il avait dans sa poche !

 

Le lendemain matin, très tôt, il alla chez Hecht, pour chercher l’argent ; mais en passant près du pont, qui porte le nom de l’archange des batailles, – « le frère du paradis » de Jeanne, – il n’eut pas le courage de ne pas s’arrêter. Il retrouva le précieux volume dans les caisses du bouquiniste ; il le lut en entier, il passa près de deux heures à le lire ; il manqua le rendez-vous chez Hecht ; et, pour le rencontrer ensuite, il dut perdre presque toute sa journée. Enfin, il réussit à avoir sa nouvelle commande et à se faire payer. Aussitôt il courut acheter le livre. Il avait peur qu’un autre acheteur ne l’eût pris. Sans doute, le mal n’eût pas été grand : il était facile de se procurer d’autres exemplaires ; mais Christophe ne savait pas si le livre était rare ou non ; et d’ailleurs, c’était ce volume-là qu’il voulait, et non un autre. Ceux qui aiment les livres sont volontiers fétichistes. Les feuillets, même salis et tachés, d’où la source des rêves a jailli, sont pour eux sacrés.

 

Christophe relut chez lui, dans le silence de la nuit, l’Évangile de la Passion de Jeanne ; et aucun respect humain ne l’obligea plus à contenir son émotion. Une tendresse, une pitié, une douleur infinie, le remplissaient pour la pauvre petite bergeronnette, dans ses gros habits rouges de paysanne, grande, timide, la voix douce, rêvant au haut des cloches, – (elle les aimait comme lui) – avec son beau sourire, plein de finesse et de bonté, ses larmes toujours prêtes à couler, – larmes d’amour, larmes de pitié, larmes de faiblesse : car elle était à la fois si virile et si femme, la pure et vaillante fille, qui domptait les volontés sauvages d’une armée de bandits, et, tranquillement, avec son bon sens intrépide, sa subtilité de femme, et son doux entêtement, déjouait pendant des mois, seule et trahie par tous, les menaces et les ruses hypocrites d’une meute de gens d’église et de loi, – loups et renards, aux yeux sanglants, – faisant cercle autour d’elle.

 

Ce qui pénétrait le plus Christophe, c’était sa bonté, sa tendresse de cœur, – pleurant après les victoires, pleurant sur les ennemis morts, sur ceux qui l’avaient insultée, les consolant quand ils étaient blessés, les aidant à mourir, sans amertume contre ceux qui la livrèrent, et, sur le bûcher même, quand les flammes s’élevaient, ne pensant pas à elle, s’inquiétant du moine qui l’exhortait, et le forçant à partir. Elle était « douce dans la plus âpre lutte, bonne parmi les mauvais, pacifique dans la guerre même. La guerre, ce triomphe du diable, elle y porta l’esprit de Dieu ».

 

Et Christophe, faisant un retour sur lui-même, pensait :

 

– Je n’y ai pas assez porté l’esprit de Dieu.

 

Il relisait les belles paroles de l’évangéliste de Jeanne :

 

« Être bon, rester bon, entre les injustices des hommes et les sévérités du sort… Garder la douceur et la bienveillance parmi tant d’aigres disputes, traverser l’expérience sans lui permettre de toucher à ce trésor intérieur… »

 

Et il se répétait :

 

– J’ai péché. Je n’ai pas été bon. J’ai manqué de bienveillance. J’ai été trop sévère. – Pardon. Ne croyez pas que je sois votre ennemi, vous que je combats ! Je voudrais vous faire du bien, à vous aussi… Mais il faut pourtant vous empêcher de faire le mal…

 

Et comme il n’était pas un saint, il lui suffisait de penser que sa haine se réveillât. Ce qu’il leur pardonnait le moins, c’était qu’à les voir, à voir la France à travers eux, il était impossible d’imaginer qu’une telle fleur de pureté et de poésie héroïque eût pu jamais pousser de ce sol. Et pourtant, cela était. Qui pouvait dire qu’elle n’en sortirait pas encore une seconde fois ?

 

La France d’aujourd’hui ne pouvait être pire que celle de Charles VII, la nation prostituée d’où sortit la Pucelle. Le temple était vide à présent, souillé, à demi ruiné. N’importe ! Dieu y avait parlé.

 

Christophe cherchait un Français à aimer, pour l’amour de la France.

 

*

 

C’était vers la fin de mars. Depuis des mois, Christophe n’avait causé avec personne, ni reçu aucune lettre, sauf de loin en loin quelques mots de la vieille maman, qui ne savait point qu’il était malade, qui ne lui disait point qu’elle était malade. Toutes ses relations avec le monde se réduisaient à ses courses au magasin de musique, pour prendre ou rapporter du travail. Il y allait à des heures où il savait que Hecht n’y était pas, – afin d’éviter de causer avec lui. Précaution superflue ; car la seule fois qu’il avait rencontré Hecht, celui-ci lui avait à peine adressé quelques mots indifférents au sujet de sa santé.

 

Il était donc bloqué dans une prison de silence, quand, un matin, lui arriva une invitation de Mme Roussin à une soirée musicale : un quatuor fameux devait s’y faire entendre. La lettre était fort aimable, et Roussin y avait ajouté quelques lignes cordiales. Il n’était pas très fier de sa brouille avec Christophe. Il l’était d’autant moins que, depuis, il s’était brouillé avec sa chanteuse et la jugeait sans ménagements. C’était un bon garçon ; il n’en voulait jamais à ceux à qui il avait fait tort. Il lui eût paru ridicule que ses victimes eussent plus de susceptibilité que lui. Aussi, quand il avait plaisir à les revoir, n’hésitait-il pas à leur tendre la main.

 

Le premier mouvement de Christophe fut de hausser les épaules et de jurer qu’il n’irait pas. – Mais à mesure que le jour du concert approchait, il était moins décidé. Il étouffait de ne plus entendre une parole humaine, ni surtout une note de musique. Il se répétait pourtant que jamais il ne remettrait les pieds chez ces gens-là, Mais, le soir venu, il y alla, tout honteux de sa lâcheté.

 

Il en fut mal récompensé. À peine se retrouva-t-il dans ce milieu de politiciens et de snobs qu’il fut ressaisi d’une aversion pour eux plus violente encore que naguère : car dans ses mois de solitude, il s’était déshabitué de cette ménagerie. Impossible d’entendre de la musique ici : c’était une profanation. Christophe décida de partir, aussitôt après le premier morceau.

 

Il parcourait des yeux tout ce cercle de figures et de corps antipathiques. Il rencontra, à l’autre extrémité du salon, des yeux qui le regardaient et se détournèrent aussitôt. Il y avait en eux je ne sais quelle candeur qui le frappa, parmi ces regards blasés. C’étaient des yeux timides, mais clairs, précis, des yeux à la française, qui, une fois qu’ils se fixaient sur vous, vous regardaient avec une vérité absolue, qui ne cachaient rien de soi, et à qui rien de vous n’était peut-être caché. Il connaissait ces yeux. Pourtant, il ne connaissait pas la figure qu’ils éclairaient. C’était celle d’un jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, de petite taille, un peu penché, l’air débile, le visage imberbe et souffreteux, avec des cheveux châtains, des traits irréguliers et fins, une certaine asymétrie, donnant à l’expression quelque chose, non de trouble, mais d’un peu troublé, qui n’était pas sans charme, et semblait contredire la tranquillité des yeux. Il était debout dans l’embrasure d’une porte ; et personne ne faisait attention à lui. De nouveau, Christophe le regardait ; et, à chaque fois, il les « reconnaissait » : il avait l’impression de les avoir vus déjà dans un autre visage.

 

Incapable de cacher ce qu’il sentait, suivant son habitude, Christophe se dirigea vers le jeune homme ; mais, tout en approchant, il se demandait ce qu’il pourrait lui dire ; et il s’attardait, indécis, regardant à droite, et à gauche, comme s’il allait au hasard. L’autre n’en était pas dupe, et comprenait que Christophe venait à lui ; il était si intimidé, à la pensée de lui parler, qu’il songeait à passer dans la pièce voisine ; mais il était cloué sur place par sa gaucherie même. Ils se trouvèrent l’un en face de l’autre. Il se passa quelques moments avant qu’ils réussissent à trouver une entrée en matière. À mesure que la situation se prolongeait, chacun d’eux se croyait ridicule aux yeux de l’autre. Enfin, Christophe regarda en face le jeune homme, et, sans autre préambule, lui dit en souriant, sur un ton bourru :

 

– Vous n’êtes pas Parisien ?

 

À cette question inattendue, le jeune homme sourit malgré sa gêne, et répondit que non. Sa voix faible et d’une sonorité voilée était comme un instrument fragile.

 

– Je m’en doutais, fit Christophe.

 

Et, comme il le vit un peu confus de cette singulière remarque, il ajouta :

 

– Ce n’est pas un reproche.

 

Mais la gêne de l’autre ne fit qu’en augmenter.

 

Il y eut un nouveau silence. Le jeune homme faisait des efforts pour parler ; ses lèvres tremblaient ; on sentait qu’il avait une phrase toute prête à dire, mais qu’il ne pouvait se décider à la prononcer. Christophe étudiait avec curiosité ce visage mobile, où l’on voyait passer de petits frémissements sous la peau transparente ; il ne semblait pas de la même essence que ceux qui l’entouraient dans ce salon, des faces massives, de lourde matière, qui n’étaient qu’un prolongement du cou, un morceau du corps. Ici, l’âme affleurait à la surface ; il y avait une vie morale dans chaque parcelle de chair.

 

Il ne réussissait pas à parler. Christophe, bonhomme, continua :

 

– Que faites-vous ici, au milieu de ces êtres ?

 

Il parlait tout haut, avec cette étrange liberté, qui le faisait haïr. Le jeune homme, gêné, ne put s’empêcher de regarder autour d’eux si on ne les entendait pas ; et ce mouvement déplut à Christophe. Puis, au lieu de répondre, il demanda, avec un sourire gauche et gentil :

 

– Et vous ?

 

Christophe se mit à rire, de son rire un peu lourd.

 

– Oui. Et moi ? fit-il, de bonne humeur.

 

Le jeune homme se décida brusquement :

 

– Comme j’aime votre musique ! dit-il, d’une voix étranglée.

 

Puis, il s’arrêta, faisant de nouveaux et inutiles efforts pour vaincre sa timidité. Il rougissait ; il le sentait ; et sa rougeur en augmentait, gagnait les tempes et les oreilles. Christophe le regardait en souriant, et il avait envie de l’embrasser. Le jeune homme leva des yeux découragés vers lui.

 

– Non, décidément, dit-il ; je ne puis pas, je ne puis pas parler de cela… pas ici…

 

Christophe lui prit la main, avec un rire muet de sa large bouche fermée. Il sentit les doigts maigres de l’inconnu trembler légèrement contre sa paume, et l’étreindre avec une tendresse involontaire ; et le jeune homme sentit la robuste main de Christophe qui lui écrasait affectueusement la main. Le bruit du salon disparut autour d’eux. Ils étaient seuls ensemble, et ils comprirent qu’ils étaient amis.

 

Ce ne fut qu’une seconde, après laquelle Mme Roussin, touchant légèrement le bras de Christophe avec son éventail, lui dit :

 

– Je vois que vous avez fait connaissance, et qu’il est inutile de vous présenter. Ce grand garçon est venu pour vous, ce soir.

 

Alors, ils s’écartèrent l’un de l’autre, avec un peu de gêne.

 

Christophe demanda à Mme Roussin :

 

– Qui est-ce ?

 

– Comment ! fit-elle, vous ne le connaissez pas ? C’est un petit poète, qui écrit gentiment ! Un de vos admirateurs. Il est bon musicien, et joue bien du piano. Il ne fait pas bon vous discuter devant lui : il est amoureux de vous. L’autre jour, il a failli avoir une altercation, à votre sujet, avec Lucien Lévy-Cœur.

 

– Ah ! le brave garçon ! dit Christophe.

 

– Oui, je sais, vous êtes injuste pour ce pauvre Lucien. Cependant, il vous aime aussi.

 

– Ah ! ne me dites pas cela ! Je me haïrais.

 

– Je vous assure.

 

– Jamais ! Jamais ! Je le lui défends.

 

– Juste ce qu’a fait votre amoureux. Vous êtes aussi fous l’un que l’autre. Lucien était en train de nous expliquer une de vos œuvres. Ce petit timide que vous venez de voir s’est levé, tremblant de colère, et lui a défendu de parler de vous. Voyez-vous cette prétention !… Heureusement que j’étais là. J’ai pris le parti de rien, et il a fini par faire des excuses.

 

– Pauvre petit ! dit Christophe.

 

Il était ému.

 

– Où est-il passé ? continua-t-il, sans écouter Mme Roussin, qui lui parlait d’autre chose.

 

Il se mit à sa recherche. Mais l’ami inconnu avait disparu. Christophe revint vers Mme Roussin :

 

– Dites-moi comment il se nomme.

 

– Qui ? demanda-t-elle.

 

– Celui dont vous m’avez parlé.

 

– Votre petit poète ? dit-elle. Il se nomme Olivier Jeannin.

 

L’écho de ce nom tinta aux oreilles de Christophe comme une musique connue. Une silhouette de jeune fille flotta, une seconde, au fond de ses yeux. Mais la nouvelle image, l’image de l’ami l’effaça aussitôt.

 

*

 

Christophe rentrait chez lui. Il marchait dans les rues de Paris, au milieu de la foule. Il ne voyait, il n’entendait rien, il avait les sens fermés à tout ce qui l’entourait. Il était comme un lac, séparé du reste du monde par un cirque de montagnes. Nul souffle, nul bruit, nul trouble. La paix. Il se répétait :

 

– J’ai un ami.

 

 

 

 


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Octobre 2006

 

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[1] Voir Le Matin

[2] Oiseau imaginaire, fabuleux. Conte en l'air, baliverne, sornette, sottise. (Note du correcteur – ELG.)

[3] Lieu de désordre et de confusion. Anarchie.

Le roi Pétaud était le chef de la corporation des mendiants, au Moyen-Âge. Par dérision, car Pétaud vient du latin peto demander l'aumône ou bient pêter. Molière cite dans Tartuffe la cour du roi Pétaud : « On n’y respecte rien ; chacun y parle haut. » (Note du correcteur – ELG.)

[4] Référence aux Voyages de Gulliver, découvrant un monde où deux peuples s’affrontent à mort pour savoir par quel bout on doit ouvrir un oeuf dur. (Note du correcteur – ELG.)

[5] Dans la pièce Amphitryon de Molière, Sosie dit : « Messieurs, ami de tout le monde. » (Note du correcteur – ELG.)

[6] Etre vivant qui par sa forme ressemble à un homme et en possède les qualités qui le distinguent des animaux (intellect, parole, …), mais qui n’est pas habité par une âme humaine. (Note du correcteur – ELG.)

[7] Mot espagnol qui signifie « pot-pourri » et qui était souvent employé pour rendre compte de la diversité nationale de la Macédoine. (Note du correcteur – ELG.)

[8] De son espèce. (Note du correcteur – ELG.)

[9] Chef de mercenaires ou de partisans dans l'Italie du Moyen Âge et de la Renaissance. (Note du correcteur – ELG.)

[10] Péjoratif. Tendance à subtiliser, souvent de manière complaisante. (Note du correcteur – ELG.)

[11] Pop., vieilli. Se déplacer sans but précis, flâner, traîner. (Note du correcteur – ELG.)

[12] Ainsi, vous travaillez, mais ce n’est pas pour vous. (Note du correcteur – ELG.)

[13] Lutte pour la vie. (Note du correcteur – ELG.)

[14] De toutes les choses qu’on peut savoir. – De omni re scibili était la devise du fameux Pic de la Mirandole, qui se faisait fort de tenir tête, à tout venant, sur tout ce que l'homme peut savoir ; La devise avec son supplément et quibusdam aliis (signifie et de quelques autres - sans doute une addition de quelque plaisant) est passée en proverbe et désigne ironiquement un homme qui croit tout savoir. (Note du correcteur – ELG.)

[15] Drogue très en vogue au XVIIe siècle. – Au figuré : toute proposition, toute solution qui tend à exploiter la crédulité publique. (Note du correcteur – ELG.)

[16] Arme d'infanterie proche de la hallebarde, en usage du XVe au XVIIes.  (Note du correcteur – ELG.)

[17] Tranquillité, impassibilité d'une âme devenue maîtresse d'elle-même au prix de la sagesse acquise soit par la modération dans la recherche des plaisirs (Épicurisme), soit par l'appréciation exacte de la valeur des choses (Stoïcisme), soit par la suspension du jugement (Pyrrhonisme et Scepticisme). (Note du correcteur – ELG.)