Joseph Henri Boex dit
Rosny Aîné
LES AUTRES MONDES
Table des matières
À propos de cette édition électronique
(1895)
Je suis natif de la Gueldre. Notre patrimoine se réduit à quelques acres de bruyère et d’eau jaune. Des pins croissent sur la bordure, qui frémissent avec un bruit de métal. La ferme n’a plus que de rares chambres habitables et meurt pierre à pierre dans la solitude. Nous sommes d’une vieille famille de pasteurs, jadis nombreuse, maintenant réduite à mes parents, ma sueur et moi-même.
Ma destinée, assez lugubre au début, est devenue la plus belle que je connaisse : j’ai rencontré Celui qui m’a compris ; il enseignera ce que je suis seul à savoir parmi les hommes. Mais longtemps j’ai souffert, j’ai désespéré, en proie au doute, à la solitude d’âme, qui finit par ronger jusqu’aux certitudes absolues.
Je vins au monde avec une organisation unique. Dès l’abord, je fus un objet d’étonnement. Non que je parusse mal conformé : j’étais, m’a-t-on dit, plus gracieux de corps et de visage qu’on ne l’est d’habitude en naissant. Mais j’avais le teint le plus extraordinaire, une espèce de violet pâle – très pâle, mais très net. À la lueur des lampes, surtout des lampes à huile, cette nuance pâlissait encore, devenait d’un blanc étrange, comme d’un lis immergé sous l’eau. C’est, du moins, la vision des autres hommes : car moi-même je me vois différemment, comme je vois différemment tous les objets de ce monde. À cette première particularité s’en joignaient d’autres qui se révélèrent plus tard.
Quoique né avec les apparences de la santé, je grandis péniblement. J’étais maigre, je me plaignais sans cesse ; à l’âge de huit mois, on ne m’avait pas encore vu sourire. On désespéra bientôt de m’élever. Le médecin de Zwartendam me déclara atteint de misère physiologique : il n’y vit d’autre remède qu’une hygiène rigoureuse. Je n’en dépérissais pas moins ; on s’attendait, de jour en jour, à me voir disparaître. Mon père, je crois, s’y était résigné, peu flatté dans son amour-propre – son amour-propre hollandais d’ordre et de régularité – par l’aspect bizarre de son enfant. Ma mère, au rebours, m’aimait en proportion même de ma bizarrerie, ayant fini par trouver aimable la teinte de ma peau.
Les choses en étaient là, lorsqu’un événement bien simple me vint secourir : comme tout devait être anormal pour moi, cet événement fut une cause de scandale et d’appréhensions.
Au départ d’une servante, on prit pour la remplacer une vigoureuse fille de la Frise, pleine d’ardeur au travail et d’honnêteté, mais encline à la boisson. Je fus confié à la nouvelle venue. Me voyant si débile, elle imagina de me donner, en cachette, un peu de bière et d’eau mêlée de schiedam, remèdes, selon elle, souverains contre tous les maux.
Le plus curieux, c’est que je ne tardai pas à reprendre des forces, et que je montrai dès lors une prédilection extraordinaire pour les alcools. La bonne fille s’en réjouit secrètement, non sans goûter quelque plaisir à intriguer mes parents et le docteur. Mise au pied du mur ; elle finit par dévoiler le mystère. Mon père entra dans une violente colère, le docteur cria à la superstition et à l’ignorance. Des ordres sévères furent donnés aux servantes ; on retira ma garde à la Frisonne.
Je recommençai à maigrir, à dépérir, jusqu’à ce que, n’écoutant que sa tendresse, ma mère m’eût remis au régime de la bière et du schiedam. Incontinent, je repris vigueur et vivacité. L’expérience était concluante l’alcool se dévoilait indispensable à ma santé. Mon père en éprouva de l’humiliation ; le docteur se tira d’affaire en ordonnant des vins médicinaux, et depuis ma santé fut excellente : on ne se fit pas faute de me prédire une carrière d’ivrognerie et de débauche.
Peu après cet incident, une nouvelle anomalie frappa mon entourage. Mes yeux, qui tout d’abord avaient paru normaux, devinrent étrangement opaques, prirent une apparence cornée, comme les élytres de certains coléoptères. Le docteur en augura que je perdais la vue ; il avoua toutefois que le mal lui semblait absolument bizarre et tel qu’il ne lui avait jamais été donné d’en étudier de semblable. Bientôt la pupille se confondit tellement avec l’iris, qu’il était impossible de les discerner l’un de l’autre. On remarqua, en outre, que je pouvais regarder le soleil sans en paraître incommodé. À la vérité, je n’étais nullement aveugle, et même il fallut finir par avouer que j’y voyais fort convenablement.
J’arrivai ainsi à l’âge de trois ans. J’étais alors, selon l’opinion de notre voisinage, un petit monstre. La couleur violette de mon teint avait peu varié ; mes yeux étaient complètement opaques. Je parlais mal et avec une rapidité incroyable. J’étais adroit de mes mains et bien conformé pour tous les mouvements qui demandent plus de prestesse que de force. On ne niait pas que j’eusse été gracieux et joli, si j’avais eu le teint naturel et les prunelles transparentes. Je montrais de l’intelligence, mais avec des lacunes que mon entourage n’approfondit pas ; d’autant que, sauf ma mère et la Frisonne, on ne m’aimait guère. J’étais pour les étrangers un objet de curiosité, et pour mon père une mortification continuelle.
Si, d’ailleurs, celui-ci avait conservé quelque espoir de me voir redevenir pareil aux autres hommes, le temps se chargea de le dissuader. Je devins de plus en plus étrange, par mes goûts, par mes habitudes, par mes qualités. À six ans, je me nourrissais presque uniquement d’alcool. À peine si je prenais quelques bouchées de légumes et de fruits. Je grandissais prodigieusement vite, j’étais incroyablement maigre et léger. J’entends léger même au point de vue spécifique – ce qui est justement le contraire des maigres : ainsi, je nageais sans la moindre peine, je flottais comme une planche de peuplier. Ma tête n’enfonçait guère plus que le reste de mon corps.
J’étais leste en proportion de cette légèreté. Je courais avec la rapidité d’un chevreuil, je franchissais facilement des fossés et des obstacles que nul homme n’eût seulement essayé de franchir. En un clin d’œil, j’atteignais la cime d’un hêtre ; ou, ce qui surprenait encore plus, je sautais sur le toit de notre ferme. En revanche, le moindre fardeau m’excédait.
* * *
Tout cela, en somme, n’était que des phénomènes indicatifs d’une nature spéciale, qui n’eussent, par eux-mêmes, contribué qu’à me singulariser et à me faire mal venir : aucun ne me classait en dehors de l’Humanité. Sans doute, j’étais un monstre, mais certes pas autant que ceux qui naissent avec des cornes ou des oreilles de bête, une tête de veau ou de cheval, des nageoires, point d’yeux ou un œil supplémentaire, quatre bras, quatre jambes, ou sans bras ni jambes. Ma peau, malgré sa nuance surprenante était bien près de n’être qu’une peau hâlée ; mes yeux n’avaient rien de répugnant, malgré leur opacité. Mon agilité extrême était une qualité ; mon besoin d’alcool pouvait passer pour un simple vice, une hérédité d’ivrogne : les rustres, d’ailleurs, comme notre servante Frisonne, n’y voyaient qu’une confirmation de leurs idées sur la « force » du schiedam, une démonstration un peu vive de l’excellence de leurs goûts. Quant à la vitesse de ma parole, à sa volubilité, qu’il était impossible de suivre, cela semblait se confondre avec les défauts de prononciation – bredouillement, zézaiement, bégaiement – communs à tant de petits enfants. Je n’avais donc, à proprement dire, pas de caractères marqués de monstruosité, quoique l’ensemble fût extraordinaire : c’est que le plus curieux de ma nature échappait à mon entourage, car nul ne se rendait compte que ma vision différait étrangement de la vision normale.
Si je voyais moins bien certaines choses que les autres, j’en voyais un grand nombre que personne ne voit. Cette différence se manifestait spécialement devant les couleurs. Tout ce qu’on dénomme rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo, m’apparaissait d’un gris plus ou moins noirâtre, tandis que je percevais le violet, et une série de couleurs au-delà, des couleurs qui ne sont que nuit pour les hommes normaux. J’ai reconnu plus tard que je distingue ainsi une quinzaine de couleurs aussi dissemblables que, par exemple, le jaune et le vert – avec, bien entendu, l’infini des dégradations.
En second lieu, la transparence ne se manifeste pas à mon œil dans les conditions ordinaires. Je vois médiocrement à travers une vitre et à travers l’eau : le verre est très coloré pour moi ; l’eau l’est sensiblement même sous une faible épaisseur. Beaucoup de cristaux dits diaphanes sont plus ou moins opaques, au rebours, un très grand nombre de corps dits opaques n’arrêtent pas ma vision. En général, je vois au travers des corps beaucoup plus fréquemment que vous ; et la translucidité, la transparence trouble, se présente si souvent que je puis dire qu’elle est, pour mon œil, la règle de la nature, tandis que l’opacité complète est l’exception. C’est ainsi que je discerne les objets à travers le bois, les feuilles, les pétales des fleurs, le fer magnétique, la houille, etc. Cependant, sous une épaisseur variable, ces corps deviennent un obstacle : tel un gros arbre, un mètre d’eau en profondeur, un épais bloc de houille ou de quartz.
L’or, le platine, le mercure sont noirs et opaques, la glace est noirâtre. L’air et la vapeur d’eau sont transparents, et pourtant colorés, ainsi que certains échantillons d’acier, certaines argiles très pures. Les nuages ne m’empêchent pas d’apercevoir le soleil ni les étoiles. D’ailleurs, je distingue nettement les mêmes nuages suspendus dans l’atmosphère.
Cette différence de ma vision avec celle des autres hommes était, comme je l’ai dit, très peu remarquée par mes proches : on croyait que je distinguais mal les couleurs, voilà tout ; c’est une infirmité trop commune pour attirer beaucoup l’attention. Elle était sans conséquence pour les menus actes de ma vie, car je voyais les formes des objets de la même manière – et peut-être plus subtilement – que la majorité des hommes. La désignation d’un objet par sa couleur, lorsqu’il fallait le différencier d’un autre objet de même forme, ne m’embarrassait que s’ils étaient nouveaux. Si quelqu’un appelait bleu la couleur d’un gilet et rouge celle d’un autre, peu importaient les couleurs réelles sous lesquelles ces gilets m’apparaissaient : bleu et rouge devenaient des termes purement mnémoniques.
D’après cela, vous pourriez croire qu’il y avait une manière d’accord entre mes couleurs et celles des autres, et qu’alors cela revenait au même que si j’avais vu leurs couleurs. Mais, comme je l’ai écrit déjà, le rouge, le vert, le jaune, le bleu, etc., quand ils sont purs, comme le sont les couleurs du prisme, je les perçois d’un gris plus ou moins noirâtre ; ce ne sont pas des couleurs pour moi. Dans la nature, où aucune couleur n’est simple, il n’en est pas de même : telle substance dite verte, par exemple, est pour moi d’une certaine couleur composée[1] ; mais une autre substance dite verte, et qui est pour vous identiquement de la même nuance que la première, n’est plus du tout de la même couleur pour moi. Vous voyez donc que mon clavier de teintes n’a pas de correspondances avec le vôtre : quand j’accepte d’appeler jaune à la fois du laiton et de l’or, c’est un peu comme si vous acceptiez de nommer rouge un bleuet aussi bien qu’un coquelicot.
Si là s’était bornée la différence entre ma vision et la vision habituelle, ç’aurait déjà paru, certes, assez extraordinaire. C’est peu, toutefois, en comparaison de ce qui me reste à vous dire. Le monde autrement coloré, autrement transparent et opaque – la faculté de voir à travers les nuages, d’apercevoir les étoiles par les nuits les plus couvertes, de discerner à travers une cloison de bois ce qui se passe dans une chambre voisine ou à l’extérieur d’une habitation –, qu’est tout cela, auprès de la perception d’un MONDE VIVANT, d’un monde d’Êtres animés se mouvant à côté et autour de l’homme, sans que l’homme en ait conscience, sans qu’il en soit averti par aucune espèce de contact immédiat ? Qu’est tout cela, auprès de la révélation qu’il existe sur cette terre une autre faune que notre faune, et une faune sans ressemblance ni de forme, ni d’organisation, ni de mœurs, ni de mode de croissance, de naissance et de mort, avec la nôtre ? Une faune qui vit à côté de la nôtre et à travers la nôtre, influence les éléments qui nous entourent et est influencée, vivifiée par ces éléments, sans que nous soupçonnions sa présence. Une faune qui – je l’ai démontré – nous ignore comme nous l’ignorons, et à l’insu de laquelle nous évoluons comme elle évolue à l’insu de nous. Un monde vivant, aussi varié que le nôtre, aussi puissant que le nôtre – et peut-être davantage – en ses effets sur la face de la planète ! Un règne, enfin, se mouvant sur les eaux, dans l’atmosphère, sur le sol, modifiant ces eaux, cette atmosphère et ce sol, tout autrement que nous, mais avec une énergie assurément formidable, et par là agissant indirectement sur nous et nos destinées, comme nous agissons indirectement sur lui et ses destinées !… Voilà pourtant ce que j’ai vu, ce que je vois, seul parmi les hommes et les bêtes, voilà ce que j’étudie ardemment depuis cinq ans, après avoir passé mon enfance et mon adolescence à le constater seulement.
À le constater ! Du plus loin que je me souvienne, j’ai d’instinct subi la séduction de cette création étrangère à la nôtre. D’abord, je la confondis avec les autres choses vivantes. M’apercevant que personne ne se troublait de sa présence, que tous, au contraire, y paraissaient indifférents, je n’éprouvais guère le besoin de signaler ses particularités. À six ans, je connaissais parfaitement sa différence avec les plantes des champs, les bêtes de la basse-cour et de l’étable, mais je la confondais un peu avec des phénomènes inertes comme les feux de la lumière, la course des eaux et des nuages. C’est que ces êtres étaient intangibles : quand ils m’atteignaient je ne ressentais aucun effet de leur contact. Leur forme, d’ailleurs très variée, avait cependant cette singularité d’être si mince, dans une de leurs trois dimensions, qu’on pourrait les comparer à des figures dessinées, à des surfaces, des lignes géométriques qui se déplaceraient. Ils traversaient tous les corps organiques ; en revanche, ils semblaient arrêtés parfois, enchevêtrés dans des obstacles invisibles… Mais je les décrirai plus tard. Actuellement, je ne veux que les signaler, affirmer leur variété de contours et de lignes, leur quasi-absence d’épaisseur, leur impalpabilité, combinées avec l’autonomie de leurs mouvements.
* * *
Vers ma huitième année, je me rendis parfaitement compte qu’ils étaient distincts des phénomènes atmosphériques autant que des animaux de notre règne. Dans le ravissement que me causa cette découverte, j’essayai de l’exprimer. Jamais je ne pus y parvenir. Outre que ma parole était presque tout à fait incompréhensible, comme je l’ai dit, l’extraordinaire de ma vision la rendait suspecte. Personne ne s’arrêta à démêler mes gestes et mes phrases, pas plus qu’on ne s’était avisé d’admettre que je visse à travers les cloisons de bois, quoique j’en eusse donné maintes fois des preuves. Il y avait, entre moi et les autres, une barrière presque insurmontable.
Je tombai dans le découragement et la rêverie ; je devins une façon de petit solitaire ; je provoquais du malaise, et j’en ressentais, dans la compagnie des enfants de mon âge. Je n’étais pas exactement une victime, car ma vitesse me mettait hors de la portée des malices enfantines et me donnait le moyen de me venger avec facilité. À la moindre menace, j’étais à distance, je narguais la poursuite. En quelque nombre qu’ils se missent, jamais gamins ne parvinrent à me cerner, encore moins à me forcer. Il ne fallait même pas essayer de me saisir par ruse. Si faible que je fusse à porter des fardeaux, mon élan était irrésistible, me dégageait aussitôt. Je pouvais revenir à l’improviste, accabler l’adversaire, voire les adversaires, par des coups prompts et sûrs. On me laissa donc tranquille. On me tint à la fois pour innocent et un peu sorcier, mais d’une sorcellerie peu redoutable, qu’on méprisait. Je me fis par degrés une vie en dehors, farouche, méditative, non tout à fait dénuée de douceur. La seule tendresse de ma mère m’humanisait, bien que, trop occupée tout le jour, elle ne trouvât guère de temps pour les caresses.
Je vais essayer de décrire sommairement quelques scènes de ma dixième année, afin de concrétiser les explications qui précèdent.
C’est au matin. Une grande lueur éclaire la cuisine, lueur jaune pâle pour mes parents et les serviteurs, très diverse pour moi. On sert le premier déjeuner, du pain avec du thé. Mais je ne prends pas de thé. On m’a donne un verre de schiedam avec un œuf cru. Ma mère s’occupe tendrement de moi ; mon père me questionne. J’essaye de lui répondre, je ralentis ma parole ; il ne comprend qu’une syllabe de-ci de-là, il hausse les épaules.
Il ne parlera jamais !…
Ma mère me regarde avec compassion, persuadée que je suis un peu simple. Les domestiques et les servantes n’ont même plus de curiosité pour le petit monstre violet ; la Frisonne est depuis longtemps retournée dans son pays. Quant à ma sœur – elle a deux ans – elle joue auprès de moi, et j’ai pour elle une tendresse profonde.
Le déjeuner fini, mon père s’en va aux champs avec les serviteurs, ma mère commence à vaquer aux besognes quotidiennes. Je la suis dans la cour. Les bêtes arrivent vers elle. Je les regarde avec intérêt, je les aime. Mais, autour, l’autre Règne s’agite et me capte davantage : c’est le domaine mystérieux que je suis seul à connaître.
Sur la terre brune, voici quelques formes épandues ; elles se meuvent, elles s’arrêtent, elles palpitent au ras du sol. Elles sont de plusieurs espèces, différentes par le contour, par le mouvement, surtout par la disposition, le dessin et les nuances des traits qui les traversent. Ces traits constituent, en somme, le principal de leur être, et, tout enfant, je m’en aperçois très bien. Tandis que la masse de leur forme est terne, grisâtre, les lignes sont presque toujours étincelantes. Elles constituent des réseaux très compliqués, elles émanent de centres, elles en irradient, jusqu’à ce qu’elles se perdent, s’imprécisent. Leurs nuances sont innombrables, leurs courbes infinies. Ces nuances varient pour une même ligne, comme aussi, mais moins, la forme.
Dans l’ensemble, l’être est figuré par un contour assez irrégulier, mais très distinct, par des centres d’irradiation, par des lignes multicolores qui s’entrecroisent abondamment. Quand il se meut, les lignes trépident, oscillent, les centres se contractent et se dilatent, tandis que le contour varie peu.
Tout cela, je le vois très bien, dès lors, quoique je sois incapable de le définir ; un charme adorable me pénètre à contempler les Moedigen[2]. L’un d’eux, colosse long de dix mètres et presque aussi large, passe lentement à travers la cour, et disparaît. Celui-ci, avec quelques bandes larges comme des câbles, des centres grands comme des ailes d’aigles, m’intéresse à l’extrême et m’effraye presque. J’hésite un instant à le suivre, mais d’autres attirent mon attention. Ils sont de toutes tailles : quelques-uns ne dépassent pas la longueur de nos plus menus insectes, tandis que j’en ai vu atteindre plus de trente mètres de longueur. Ils avancent sur le sol même, comme attachés aux surfaces solides. Lorsqu’un obstacle matériel – un mur, une maison – se présente, ils le franchissent en se moulant sur sa surface, toujours sans modification, importante de leur contour. Mais lorsque l’obstacle est de matière vivante ou ayant vécu, ils passent directement : c’est ainsi que je les ai vus mille fois surgir d’un arbre et sous les pieds d’un animal ou d’un homme. Ils passent aussi à travers l’eau, mais demeurent préférablement à la surface.
Ces Moedigen terrestres ne sont pas les seuls êtres intangibles. Il est une population aérienne, d’une merveilleuse splendeur, d’une subtilité, d’une variété, d’un éclat incomparables, à côté de laquelle les plus beaux oiseaux sont ternes, lents et lourds. Ici encore, un contour et des lignes. Mais le fond n’est plus grisâtre ; il est étrangement lumineux ; il étincelle comme le soleil, et les lignes s’y détachent en nervures vibrantes, les centres palpitent violemment. Les Vuren, ainsi que je les nomme, sont d’une forme plus irrégulière que les Moedigen terrestres, et généralement ils se dirigent à l’aide de dispositions rythmiques, d’entrecroisements et décroisements que, dans mon ignorance, je ne puis déterminer et qui confondent mon imagination.
Cependant j’ai pris ma route à travers une prairie récemment fauchée : le combat d’un Moedig avec un autre attire mon attention. Ces combats sont fréquents ; ils me passionnent violemment. Quelquefois, c’est un combat d’égaux ; le plus souvent l’attaque d’un fort contre un faible (le faible n’est pas nécessairement le plus petit). Dans le cas présent, le faible, après une courte défense, se met en fuite, vivement poursuivi par son agresseur. Malgré la rapidité de leur course, je les suis, je réussis à ne pas les perdre de vue, jusqu’au moment où la lutte reprend. Ils se précipitent l’un vers l’autre, durement, rigidement même, solides l’un pour l’autre. Au choc, leurs lignes phosphorent, se dirigent vers le point de contact, leurs centres pâlissent et se rapetissent. D’abord, la lutte se maintient assez égale, le plus faible déploie la plus intense énergie, et réussit même à obtenir une trêve de l’adversaire. Il en profite pour fuir de nouveau, mais il est rapidement atteint, attaqué avec force et enfin saisi, c’est-à-dire maintenu dans une échancrure du contour de l’autre. C’est précisément ce qu’il avait cherché à éviter, en répondant aux chocs du plus fort par des chocs moins énergiques, mais plus précipités. Maintenant, je vois toutes ses lignes trépider, ses centres battre désespérément ; et, à mesure, les lignes pâlissent, s’affinent, les centres s’imprécisent. Après quelques minutes, la liberté lui est rendue : il s’éloigne avec lenteur, terne, débilité. L’antagoniste, au contraire, étincelle davantage, ses lignes sont plus colorées, ses centres plus nets et plus rapides.
Cette lutte m’a profondément remué ; j’y rêve, je la compare aux luttes que je vois parfois entre nos bêtes et nos bestioles ; je saisis confusément que les Moedigen, en somme, ne se tuent pas, ou rarement, que le vainqueur se contente de prendre de la force aux dépens du vaincu.
Le matin avance, il est près de huit heures ; l’école de Zwartendam va s’ouvrir : je fais un bond jusqu’à la ferme, je prends mes livres, et me voici parmi mes semblables, où nul ne devine les profonds mystères qui palpitent autour de lui, où nul n’a la plus confuse idée de vivants à travers lesquels passe l’humanité entière et qui traversent l’humanité, sans aucun indice de cette mutuelle pénétration.
Je suis un bien pauvre écolier. Mon écriture n’est qu’un tracé hâtif, informe, illisible ; ma parole demeure incomprise ; ma distraction est manifeste. Continuellement, le maître s’écrie :
– Karel Ondereet, avez-vous bientôt fini de regarder voler les mouches ?…
Hélas ! mon cher maître, il est vrai que je regarde voler les mouches, mais combien plus encore mon âme accompagne-t-elle les Vuren mystérieux qui vont par la salle ! Et quels étranges sentiments obsèdent mon âme enfantine, à constater l’aveuglement de tous et surtout le vôtre, grave pasteur d’intelligences !
La période la plus pénible de ma vie, ce fut de douze à dix-huit ans.
D’abord, mes parents essayèrent de m’envoyer au collège ; je n’y connus que misères et déboires. Au prix de difficultés épuisantes, j’arrivais à exprimer d’une manière quasi compréhensible les choses les plus usuelles : ralentissant à grand effort mes syllabes, je les jetais avec maladresse, et avec des accents de sourd. Mais, dès qu’il s’agissait de quelque chose de compliqué, ma parole reprenait sa fatale vitesse ; plus personne n’arrivait à me suivre. Je ne pus donc pas faire constater mes progrès oralement. D’autre part, mon écriture était atroce, mes lettres enjambaient l’une sur l’autre, et, dans mon impatience, j’oubliais des syllabes, des mots : c’était un galimatias monstrueux. D’ailleurs, l’écriture m’était un supplice peut-être plus intolérable encore que la parole, d’une lourdeur, d’une lenteur asphyxiantes ! – Si, parfois, à force de peine et suant à grosses gouttes, j’arrivais à commencer un devoir, bientôt j’étais à bout d’énergie et de patience, je me sentais évanouir. Je préférais alors les remontrances des maîtres, les fureurs de mon père, les punitions, les privations, les mépris, à ce travail horrible.
Ainsi, j’étais privé presque totalement de moyens d’expression : objet de ridicule, déjà, par ma maigreur et ma teinte bizarre, par mes yeux étranges, je passais encore pour une manière d’idiot. Il fallut me retirer de l’école, se résigner à faire de moi un rustre. Le jour où mon père décida de renoncer à toute espérance, il me dit avec une douceur inaccoutumée :
– Mon pauvre garçon, tu vois, j’ai fait mon devoir…, tout mon devoir ! Ne me reproche jamais ton sort !
J’étais violemment ému ; je pleurais à chaudes larmes : jamais je ne ressentis avec plus d’amertume mon isolement au milieu des hommes. J’osai embrasser tendrement mon père ; je murmurais :
– Ce n’est pourtant pas vrai que je suis un imbécile !
Et, de fait, je me sentais supérieur à ceux qui avaient été mes condisciples. Depuis quelque temps, mon intelligence avait pris un remarquable développement. Je lisais, je comprenais, je devinais, et j’avais d’immenses éléments de méditation, en plus que les autres hommes, dans cet univers visible pour moi seul.
Mon père ne démêla pas mes paroles, mais il s’attendrit à ma caresse.
– Pauvre garçon ! dit-il.
Je le regardais ; j’étais dans une détresse affreuse, sachant trop que jamais le vide ne serait comblé entre nous. Ma mère, par intuition d’amour, voyait en ce moment que je n’étais pas inférieur aux autres garçons de mon âge : elle me contemplait avec tendresse, elle me disait de naïves douceurs venues du tréfonds de l’être. Je n’en étais pas moins condamné à cesser mes études.
À cause de ma faible force musculaire, on me confia le soin des ouailles et du bétail. Je m’en acquittais à merveille ; je n’avais pas besoin de chien pour garder des troupeaux où nul poulain, nul étalon n’était aussi agile que moi.
Je vécus donc, de quatorze à dix-sept ans, la vie solitaire des bergers. Elle me convenait mieux que toute autre. Livré à l’observation et à la contemplation, et aussi à quelques lectures, mon cerveau ne cessa de s’accroître. Je comparais sans cesse la double création que j’avais devant les yeux, j’en tirais des idées sur la constitution de l’univers, j’esquissais vaguement des hypothèses et des systèmes. S’il est vrai que mes pensées n’eurent pas à cette époque une parfaite corrélation, ne formèrent pas une synthèse lucide, – car c’était des pensées d’adolescent, incoordonnées, impatientes, enthousiastes, – elles furent cependant originales et fécondes. Que leur valeur dépendît surtout de ma complexion unique, je me garderai bien de le nier. Mais elles n’en recevaient pas toute leur force. Sans le moindre orgueil, je crois pouvoir dire qu’elles dépassaient notablement, en subtilité comme en logique, celles des jeunes gens ordinaires.
Seules elles apportèrent une consolation à ma triste vie de demi-paria, sans compagnons, sans communications réelles avec tous ceux de mon entourage, pas même avec mon adorable mère.
* * *
À dix-sept ans, la vie me devint décidément insupportable. Je fus las de rêver, las de végéter dans une île déserte de pensée. Je tombais de langueur et d’ennui. Je demeurais de longues heures immobile, désintéressé du monde entier, inattentif à tout ce qui se passait dans ma famille. Que m’importait de connaître des choses plus merveilleuses que les autres hommes, puisque aussi bien ces connaissances devaient mourir avec moi Que me faisait le mystère des vivants, et même la dualité de deux systèmes vitaux se traversant l’un l’autre sans se connaître ? Ces choses auraient pu me griser, me remplir d’enthousiasme et d’ardeur, si j’avais, sous quelque forme, pu les enseigner ou les partager. Mais quoi ! vaines et stériles, absurdes et misérables, elles contribuaient plutôt à ma perpétuelle quarantaine psychique.
Plusieurs fois, je rêvai d’écrire, de fixer, tout de même, au prix d’efforts continus, quelques-unes de mes observations. Mais, depuis que j’étais sorti de l’école, j’avais abandonné complètement la plume, et, déjà si mauvais écrivailleur, c’est à peine si je savais tracer, en m’appliquant, les vingt-six lettres de l’alphabet. Si encore j’avais conçu quelque espérance, peut-être eussé je persisté ! Mais qui prendrait au sérieux mes misérables élucubrations ? Où le lecteur qui ne me croirait fou ? Où le sage qui ne m’éconduirait pas avec dédain ou ironie ? À quoi bon, dès lors m’adonner à cette tâche vaine, à cet irritant supplice, presque semblable à ce que serait, pour un homme ordinaire, l’obligation de graver sa pensée sur des tables de marbre, avec un gros ciseau et un marteau de cyclope ! Mon écriture, à moi, aurait dû être sténographique – et encore, d’une sténographie plus rapide que l’usuelle.
Je n’avais donc point le courage d’écrire, et cependant j’espérais fervemment je ne sais quel inconnu, quelle destinée heureuse et singulière. Il me semblait qu’il devait exister, en tel coin de la terre, des cerveaux impartiaux, lucides, scrutateurs, aptes à m’étudier, à me comprendre, à faire jaillir de moi et à communiquer aux autres mon grand secret. Mais où ces hommes ? Quel espoir de les jamais rencontrer ?
Et je retombais dans une vaste mélancolie, dans les désirs d’immobilité et d’anéantissement. Durant tout un automne, je désespérai de l’Univers. Je languissais dans un état végétatif, d’où je ne sortais que pour me laisser aller à de longs gémissements, suivis de douloureuses révoltes.
Je maigris davantage, au point d’en devenir fantastique. Les gens du village m’appelaient, ironiquement, Den Heyligen Gheest, le Saint-Esprit. Ma silhouette était tremblante comme celle des jeunes peupliers, légère comme un reflet, et j’atteignais, avec cela, la stature des géants.
Lentement, un projet se mit à naître. Puisque ma vie était sacrifiée, puisque nul de mes jours n’avait de charme et que tout m’était ténèbres et amertume, pourquoi croupir dans l’inaction ? À supposer qu’aucune âme n’existât qui pût répondre à la mienne, du moins valait-il de faire l’effort pour s’en convaincre. Du moins valait-il de quitter ce morose pays, d’aller trouver dans les grandes villes les savants et les philosophes. N’étais-je pas en moi-même un objet de curiosité ? Avant d’appeler l’attention sur mes connaissances extra-humaines, ne pouvais-je exciter le désir de faire étudier ma personne ? Les seuls aspects physiques de mon être n’étaient-ils pas dignes d’analyse, et ma vue, et l’extrême vitesse de mes mouvements et la particularité de ma nutrition ?
Plus j’y rêvais, plus il me paraissait raisonnable d’espérer, et plus ma résolution croissait. Arriva le jour où elle fut inébranlable, où je m’en ouvris à mes parents. Ni l’un ni l’autre n’y comprit grand-chose, mais tous deux finirent par céder à des instances réitérées : j’obtins de pouvoir me rendre à Amsterdam, quitte à revenir si le sort m’était défavorable.
Je partis un matin.
De Zwartendam à Amsterdam, il y a une centaine de kilomètres environ. Je franchis facilement cette distance en deux heures, sans autre aventure que l’extrême surprise des allants et venants à me voir courir d’une telle vitesse, et quelques rassemblements aux abords des petites villes et des gros bourgs que je contournais. Pour rectifier ma route, je m’adressai deux ou trois fois à de vieilles gens solitaires. Mon instinct d’orientation, qui est excellent, fit le reste.
Il était environ neuf heures quand j’atteignis Amsterdam. J’entrai résolument dans la grande ville, je longeai ses beaux canaux rêveurs où vivent de douces flottilles marchandes. Je n’attirai pas autant l’attention que je l’avais craint. Je marchais vite, au milieu de gens occupés, endurant par-ci par-là les quolibets de quelques jeunes vagabonds. Je ne me décidais cependant pas à faire halte. Je parcourus un peu en tous sens la ville, lorsque enfin je pris la résolution d’entrer dans un cabaret, sur un des quais du Heeren Gracht. L’endroit était paisible ; le magnifique canal s’allongeait, plein de vie, entre de fraîches files d’arbres ; et parmi les Moedigen que je vis circuler sur ses rives, il me sembla en apercevoir d’espèce nouvelle. Après quelque indécision, je franchis le seuil du cabaret, et, m’adressant au patron, aussi lentement qu’il me fut possible, je le priai de vouloir bien m’indiquer un hôpital.
L’hôte me regarda avec stupeur, défiance et curiosité, ôta sa grosse pipe de sa bouche et la remit, à plusieurs reprises, puis finit par dire :
– Vous êtes, sans doute, des colonies ?
Comme il était parfaitement inutile de le contrarier, je lui répondis :
– En effet !…
Il parut enchanté de sa perspicacité ; il me fit une nouvelle question :
– Peut-être que vous venez de cette partie de Bornéo où l’on n’a jamais pu entrer ?
– C’est cela même !…
J’avais parlé trop vite : il écarquilla les yeux.
– C’est cela même ! répétai-je plus lentement.
L’hôte sourit avec satisfaction.
– Vous avez de la peine à parler néerlandais, dites ?… Alors, c’est un hôpital que vous voulez… Sans doute que vous êtes malade ?
– Oui…
Des consommateurs s’étaient rapprochés. Le bruit courait déjà que j’étais un anthropophage de Bornéo ; néanmoins, on me regardait avec beaucoup plus de curiosité que d’antipathie. Des gens accouraient de la rue. Je devins nerveux, inquiet. Je fis néanmoins bonne contenance, et je repris en toussant :
– Je suis très malade !
– C’est comme les singes de ce pays-là, fit alors un très gros homme avec bienveillance…, la Néerlande les tue !
– Quelle drôle de peau ! ajouta un autre.
– Et comment voit-il ? demanda un troisième, en montrant mes yeux.
Le cercle se rapprocha, m’enveloppa de cent regards curieux, et toujours des nouveaux venus pénétraient dans la salle.
– Comme il est long !
Il est vrai que je dépassais les plus grands de toute la tête.
– Et maigre !…
– Ça n’a pas l’air de beaucoup les nourrir, l’anthropophagie !
Toutes les voix n’étaient pas malveillantes. Quelques individus sympathiques me protégeaient :
– Ne le pressez pas comme ça, puisqu’il est malade !
– Allons, ami, du courage ! dit le gros homme en remarquant ma nervosité. Je vais vous conduire moi-même à un hôpital.
Il me prit par le bras ; il se mit en devoir de fendre la foule et jeta ces mots :
– Place pour un malade !
Les foules hollandaises ne sont pas très farouches : on nous laissa passer, mais on nous accompagna. Nous longeâmes le canal, suivis d’une multitude compacte ; et des gens criaient :
– C’est un cannibale de Bornéo !
* * *
Enfin, nous atteignîmes un hôpital. C’était l’heure de la visite. On me mena devant un interne, jeune homme à lunettes bleues, qui m’accueillit avec maussaderie. Mon compagnon lui dit :
– C’est un sauvage des colonies.
– Comment, un sauvage ! s’écria l’autre.
Il ôta ses lunettes pour me regarder. La surprise le tint un moment immobile. Il me demanda brusquement :
– Est-ce que vous voyez ?
– Je vois très bien…
J’avais parlé trop vite.
– C’est son accent ! dit le gros homme avec fierté. Répétez, ami !
Je répétai, je me fis comprendre.
– Ce ne sont pas là des yeux humains…, murmura l’étudiant. Et le teint !… Est-ce le teint de votre race ?
Alors, je dis, avec un terrible effort de ralentissement :
– Je suis venu pour me faire voir par un savant !
– Vous n’êtes donc pas malade ?
– Non !
– Et vous êtes de Bornéo ?
– Non !
– D’où êtes-vous alors ?
– De Zwartendam, près de Duisbourg !
– Alors, pourquoi votre compagnon prétend-il que vous êtes de Bornéo ?
– Je n’ai pas voulu le contredire…
– Et vous voulez voir un savant ?
– Oui.
– Pourquoi ?
– Pour être étudié.
– Pour gagner de l’argent ?
– Non, pour rien.
– Vous n’êtes pas un pauvre ? un mendiant ?
– Non !
– Qu’est-ce qui vous pousse à vouloir être étudié ?
– Mon organisation…
Mais j’avais encore, malgré mes efforts, parlé trop vite. Il fallut me répéter.
– Êtes-vous sûr que vous me voyez ? demanda-t-il en me regardant fixement. Vos yeux sont comme de la corne…
– Je vois très bien…
Et, allant de droite et de gauche, je pris vivement des objets, je les déposai, je les jetai en l’air pour les rattraper.
– C’est extraordinaire ! reprit le jeune homme.
Sa voix radoucie, presque amicale, me pénétra d’espérance.
– Écoutez, dit-il enfin, je crois bien que le docteur Van den Heuvel pourra s’intéresser à votre cas… Je vais le faire prévenir. Vous attendrez dans la chambre voisine… Et, à propos… j’oubliais…, vous n’êtes pas malade, en somme ?
– Pas du tout.
– Bon. Tenez… entrez là… Le docteur ne tardera guère…
Je me trouvai assis parmi des monstres conservés dans l’alcool : fœtus, enfants à forme bestiale, batraciens colosses, sauriens vaguement anthropomorphes.
C’est bien là, pensai-je, ma salle d’attente… Ne suis je pas candidat à l’un de ces sépulcres à l’eau-de-vie ?
Lorsque parut le docteur Van den Heuvel, l’émotion m’accabla : j’eus le frisson de la Terre promise, la joie d’y toucher, l’effroi d’en être banni. Le docteur, grand front chauve, regard puisant d’analyste, bouche douce et pourtant opiniâtre, m’examinait en silence, et, comme à tous, ma maigreur excessive, ma haute taille, mes yeux cernés, mon teint violet, lui furent des causes d’étonnement.
– Vous dites que vous voulez être étudié ? demanda-t-il enfin.
Je répondis avec force, violence presque :
– Oui !
Il sourit d’un air approbatif, et me posa la question coutumière :
– Est-ce que vous voyez bien avec ces yeux-là ?
– Très bien… je vois même à travers le bois, les nuages…
Mais j’avais parlé trop vite. Il me jeta un regard inquiet. Je repris, suant à grosses gouttes :
– Je vois même à travers le bois, les nuages…
– En vérité ! Ce serait extraordinaire… Eh bien ! que voyez-vous à travers la porte… là ?
Il me désignait une porte condamnée.
– Une grande bibliothèque vitrée…, une table sculptée…
– En vérité ! répéta-t-il, stupéfait.
Ma poitrine se dilata, une douceur profonde descendit sur mon âme.
Le savant demeura quelques secondes en silence, puis :
– Vous parlez bien péniblement.
– Autrement je parle trop vite !… Je ne puis parler lentement.
– Eh bien, parlez un peu selon votre nature.
Je racontai alors l’épisode de mon entrée à Amsterdam. Il m’écoutait avec une attention extrême, un air d’intelligence et d’observation que je n’avais encore jamais rencontré parmi mes semblables. Il ne comprit rien de ce que je disais, mais il montra la sagacité de son analyse.
– Je ne me trompe pas… vous prononcez de quinze à vingt syllabes par seconde, c’est-à-dire trois à quatre fois plus que l’oreille humaine n’en peut percevoir. Votre voix, d’ailleurs, est beaucoup plus aiguë que tout ce que j’ai entendu comme voix humaine. Vos gestes, excessifs de rapidité, correspondent bien à cette parole… Votre organisation est probablement tout entière plus rapide que la nôtre.
– Je cours, dis-je, plus vite que le lévrier… J’écris…
– Ah ! interrompit-il. Voyons l’écriture…
Je griffonnai quelques mots sur un buvard qu’il me tendait, les premiers assez lisibles, les autres de plus en plus brouillés, abréviatifs.
– Parfait ! dit-il, et un certain plaisir se mêlait à l’étonnement. Je crois bien que j’aurai à me féliciter de notre rencontre. Assurément il serait tout à fait intéressant de vous étudier…
– C’est mon plus vif, mon seul désir !
– Et le mien, évidemment… La science…
Il parut préoccupé, rêveur ; il finit par dire :
– Si seulement nous pouvions trouver un procédé facile de communication…
Il se promena de long en large, les sourcils contractés. Tout à coup :
– Suis-je borné ! vous apprendrez la sténographie, parbleu !… Eh ! eh !
Une expression riante parut sur sa face.
– Et le phonographe que j’oubliais…, le bon confident ! Il suffira de le dérouler plus lentement pour l’audition que pour l’inscription… C’est dit : vous demeurerez avec moi pendant votre séjour à Amsterdam !
Joie de la vocation satisfaite, douceur de ne point passer des jours vains et stériles ! Devant la personnalité intelligente du docteur, dans ce milieu de science, je ressentis un bien-être délicieux ; la mélancolie de ma solitude d’âme, le regret de mes facultés perdues, la longue misère de paria qui m’écrasait depuis tant d’années, tout s’évanouit, s’évapora dans le sentiment d’une vie neuve, d’une vie véritable, d’une destinée sauvée !
Le docteur prit dès le lendemain toutes les dispositions nécessaires. Il écrivit à mes parents ; il me donna un professeur de sténographie et se procura des phonographes. Comme il était fort riche, et tout à la science, il n’est expérience qu’il ne se proposât de faire, et ma vision, mon ouïe, ma musculature, la couleur de ma peau furent soumises à des investigations scrupuleuses, dont il s’enthousiasmait de plus en plus, s’écriant :
– Cela tient du prodige !
Je compris à merveille, après les premiers jours, combien il était important que les choses se fissent méthodiquement, du simple au composé, de l’anormal facile à l’anormal merveilleux. Aussi j’eus recours à une petite habileté, dont je ne fis pas un secret au docteur : c’était de ne lui révéler mes facultés qu’à mesure.
La rapidité de mes perceptions et de mes mouvements l’occupa tout d’abord. Il put se convaincre que la subtilité de mon ouïe répondait à la vitesse de ma parole. Des expériences graduées sur les bruits les plus fugitifs, que j’imitais avec aisance, les paroles de dix ou quinze êtres parlant à la fois et que je discernais parfaitement, démontrèrent ce point jusqu’à l’évidence. La vélocité de ma vision ne se prouva pas moindre ; et des essais comparatifs entre mon pouvoir de décomposer le galop d’un cheval, le vol d’un insecte, et le même pouvoir en des appareils de photographie instantanée, furent tout à l’avantage de mon œil. Quant aux perceptions des choses ordinaires, mouvements simultanés d’un groupe d’hommes, d’enfants en récréation, évolution d’instruments, pierrailles jetées en l’air ou petites boules lancées dans une allée pour être comptées au vol, – elles stupéfiaient la famille et les amis du docteur.
Ma course dans le grand jardin, mes bonds de vingt mètres, mon instantanéité à saisir les objets, ou à les rejoindre étaient plus admirés encore, non par le docteur, mais par son entourage. Et c’était un plaisir toujours nouveau, pour les enfants et la femme de mon hôte, lors d’une promenade à la campagne, de me voir devancer un cavalier lancé au galop ou suivre la course de quelque hirondelle : il n’est effectivement pur-sang à qui je ne puisse donner deux tiers d’avance, quel que soit le parcours, ni oiseau que je ne puisse aisément dépasser.
Pour le docteur, de plus en plus satisfait du résultat de ses expériences, il me définissait ainsi : « un être humain doué, en tous ses mouvements, d’une vitesse incomparablement supérieure, non seulement à celle des autres hommes, mais encore à celle de tous les animaux connus. Cette vitesse, retrouvée aussi bien dans les éléments les plus ténus de son organisme que dans l’ensemble, en fait un être si distinct du reste de la création qu’il mérite à lui seul de prendre un nom spécial dans la hiérarchie animale. Pour la conformation si curieuse de son œil, de même que pour la teinte violette de sa peau, il faut les considérer comme de simples indices de cet état spécial. »
Vérification faite de mon système musculaire, il ne s’y trouva rien de remarquable, sinon une excessive maigreur. Mon oreille, non plus, ne fournit pas de données particulières ; ni, d’ailleurs, sauf toujours la nuance, mon épiderme. Quant au cheveu, de couleur foncée, d’un noir violâtre, il était fin comme le fil de l’araignée, et le docteur en faisait une étude minutieuse.
– Il faudrait pouvoir vous disséquer ! me disait-il quelquefois en riant.
Le temps passait ainsi doucement. J’avais très vite appris à sténographier, grâce à l’ardeur de mon désir et à l’aptitude naturelle que je montrais pour ce mode de transcription rapide, où j’introduisis, du reste, quelques abréviations nouvelles. Je commençai de prendre des notes, que mon sténographe traduisait ; et pour le surplus, nous avions des phonographes, fabriqués sur un modèle spécialement imaginé par le docteur, et qui se trouvaient parfaitement adaptés à rendre ma parole, ralentie.
La confiance de mon hôte, à la longue, devint parfaite. Dans les premières semaines, il n’avait pu se défendre du soupçon – et c’était bien naturel – que la particularité de mes facultés n’allât pas sans quelque folie, quelque dérangement cérébral. Cette crainte écartée, nos relations furent tout à fait cordiales et, je crois, aussi captivantes pour l’un que pour l’autre. Nous faisions l’examen analytique de ma perception à travers un grand nombre de substances dites opaques, et à la coloration foncée que prenaient pour moi l’eau, le verre, le quartz, à une certaine épaisseur. On se souvient que je vois bien à travers le bois, les feuilles d’arbres, les nuages et beaucoup d’autres substances, que je distingue mal le fond d’une pièce d’eau à un demi-mètre de profondeur, et qu’une vitre, quoiqu’elle me soit transparente, l’est moins pour moi que pour le commun des hommes, et d’une couleur assez foncée. Un gros morceau de verre m’apparaît noirâtre. Le docteur se convainquit à loisir de toutes ces singularités, – frappé surtout de me voir distinguer les étoiles par les nuits nuageuses.
C’est à cette époque seulement que je commençai de lui dire que la couleur aussi m’arrive différente. Des expériences mirent hors de doute que le rouge, l’orange, le jaune, le vert, le bleu et l’indigo me sont parfaitement invisibles comme l’infra-rouge ou l’ultra-violet pour un œil normal. En revanche, je pus mettre en évidence que j’aperçois le violet et, au-delà du violet, une gamme de nuances, un spectre coloré au moins double du spectre qui s’étend du rouge au violet[3].
Ceci étonna le docteur plus que tout le reste. L’étude en fut longue minutieuse, et, d’ailleurs, conduite avec un art infini. Elle devint, entre les mains de l’habile expérimentateur, l’origine de subtiles découvertes dans l’ordre des sciences classées par l’humanité, lui donna la clef de phénomènes lointains de magnétisme, d’affinité, de pouvoir inducteur, le guida vers de nouvelles notions physiologiques. Savoir que tel métal comporte une série de nuances inconnues, variables avec la pression, la température, l’état électrique, que les gaz les plus diaphanes ont des couleurs distinctes, même sur une petite épaisseur ; se renseigner sur l’infinie richesse de tons d’objets qui paraissent plus ou moins noirs, alors qu’ils donnent une gamme plus magnifique dans l’ultra-violet que toutes les couleurs connues ; savoir enfin combien varient en nuances inconnues un circuit électrique, l’écorce d’un arbre, la peau d’un homme, en un jour, une heure, une minute, – on imagine aisément tout le parti que peut tirer un savant ingénieux de pareilles notions.
Quoi qu’il en soit, cette étude plongea le docteur dans les délices de la nouveauté scientifique, au prix desquelles les produits de l’imagination sont froids comme la cendre devant le feu. Il ne cessait de me dire :
– C’est clair ! Votre extra-perception lumineuse n’est, en somme que l’effet de votre organisme développé en vitesse !
Nous travaillâmes patiemment toute une année sans que je fisse mention des Moedigen – je voulais absolument convaincre mon hôte, lui donner des preuves innombrables de mes facultés visuelles avant de m’aventurer à la suprême confidence. Enfin, le moment arriva où je crus pouvoir tout dévoiler.
C’était un matin, dans un doux automne plein de nuages, qui se roulaient depuis une semaine sur la coupe du ciel, sans que la pluie en descendît. Van den Heuvel et moi parcourions le jardin. Le docteur était silencieux, tout absorbé par des spéculations dont j’étais l’objet principal. À la fin, il se mit à dire :
– C’est pourtant un joli rêve de voir à travers ces nuages… de percer jusqu’à l’éther, alors que nous…, aveugles que nous sommes…
– Si je ne voyais que le ciel !… répliquai-je.
– Ah ! oui, le monde tout entier si différent…
– Bien plus différent même que je ne vous l’ai dit !
– Comment ? s’écria-t-il avec une avide curiosité, m’auriez-vous dissimulé quelque chose ?
– Le principal !
Il se planta devant moi, me regarda fixement, avec une véritable angoisse, où se mêlait je ne sais quoi de mystique.
– Oui, le principal !
Nous étions arrivés auprès de la maison ; je m’élançai pour demander un phonographe. L’instrument qu’on apporta était d’envergure, fort perfectionné par mon ami, et pouvait enregistrer un long discours ; le domestique le déposa sur la table de pierre où le docteur et les siens prenaient le café par les beaux soirs d’été. Le bon appareil, horloge à miracle, se prêtait admirablement aux causeries. Notre conversation se poursuivit donc à peu près comme une conversation usuelle :
– Oui, je vous ai caché le principal, voulant d’abord votre entière confiance. Et maintenant même, après toutes les découvertes que mon organisme vous a permis de faire, je crains bien que vous ne me croyiez pas sans peine, du moins au début.
Je m’arrêtai pour faire répéter la phrase par l’instrument : je vis le docteur devenir pâle de la pâleur des grands savants devant une nouvelle attitude de la matière. Ses mains tremblaient.
– Je vous croirai ! dit-il avec une certaine solennité.
– Même si je prétends que notre création, je veux dire notre monde animal et végétal, n’est pas l’unique vie de la terre… qu’il en est une autre, aussi vaste, aussi multiple, aussi variée…, invisible pour vos yeux ?
Il soupçonna de l’occultisme et ne put s’empêcher de dire :
– Le monde du quatrième état… les âmes, les fantômes des spirites.
– Non, non, rien de semblable. Un monde de vivants condamnés comme nous à une vie brève, à des besoins organiques, à la naissance, à la croissance, à la lutte… un monde faible et éphémère autant que le nôtre, un monde soumis à des lois aussi fixes, sinon identiques, un monde aussi prisonnier de la terre, aussi désarmé devant les contingences… mais d’ailleurs complètement différent du nôtre, sans influence sur nous, comme nous sommes sans influence sur lui, – sauf par les modifications qu’il apporte à notre fonds commun, la terre, ou par les modifications parallèles que nous faisons subir à cette même terre.
J’ignore si Van den Heuvel me crut, mais à coup sûr il était sous le coup d’une vive émotion.
– Ils sont fluides, en somme ? demanda-t-il.
– C’est ce que je ne saurais dire, car leurs propriétés sont trop contradictoires, pour l’idée que nous nous faisons de la matière. La terre leur est aussi résistante qu’à nous, et de même la plupart des minéraux, quoiqu’ils puissent entrer un peu dans un humus. Ils sont encore totalement imperméables, solides, par rapport l’un à l’autre. Mais ils traversent, quoique parfois avec une certaine difficulté, les plantes, les animaux, les tissus organiques ; et nous, nous les traversons de même. Si l’un d’entre eux pouvait nous apercevoir, nous lui apparaîtrions peut-être fluides par rapport à eux, comme ils me paraissent fluides par rapport à nous ; mais il ne pourrait vraisemblablement pas plus conclure que je ne le puis, il serait frappé de contradictions parallèles… Leur forme a ceci d’étrange qu’ils n’ont point beaucoup d’épaisseur. Leur taille varie à l’infini. J’en ai connu qui atteignent cent mètres de longueur, d’autres menus comme nos plus petits insectes. La nutrition se fait, chez les uns, aux dépens de la terre et des météores ; chez les autres, aux dépens des météores et d’individus de leur règne, sans que, toutefois, elle soit une cause de meurtre comme chez nous, puisqu’il suffit au plus fort de prendre de la force et que cette force peut être soutirée sans exténuer les sources de la vie.
Le docteur me dit brusquement :
– Les voyez-vous depuis votre enfance ?
Je devinai qu’il supposait, au fond, quelque désordre survenu plus ou moins récemment dans mon organisme.
– Depuis mon enfance ! répliquai-je avec énergie… Je vous fournirai toutes les preuves désirables.
– Les voyez-vous maintenant ?
– Je les vois… le jardin en contient un grand nombre…
– Où ?
– Sur le chemin, sur les pelouses, sur les murailles, dans l’atmosphère… car vous saurez qu’il en est de terrestres et d’aériens… et aussi d’aquatiques, mais ceux-ci ne quittent guère la surface de l’eau.
– Sont-ils nombreux partout ?
– Oui, et à peine moins nombreux en ville qu’aux champs, dans les habitations que dans la rue. Ceux qui se plaisent à l’intérieur sont pourtant plus petits, sans doute à cause de la difficulté de passer, encore que les portes de bois ne leur soient pas un obstacle.
– Et le fer… la vitre… la brique…
– Leur sont imperméables.
– Voulez-vous m’en décrire un… plutôt de grande taille ?
– J’en vois un près de cet arbre. Sa forme est fortement allongée, assez irrégulière. Elle est convexe vers la droite, concave vers la gauche, avec des renflements et des échancrures : on pourrait imaginer ainsi la projection d’une gigantesque larve trapue. Mais sa structure n’est pas caractéristique du Règne, car la structure varie extrêmement d’une espèce (si l’on peut employer ici ce mot) à une autre. Son infime épaisseur est, en revanche, une qualité générale à tous : elle ne doit guère dépasser un dixième de millimètre, alors que sa longueur atteint cinq pieds et sa plus grande largeur quarante centimètres. Ce qui le définit au suprême, et tout son Règne, ce sont les lignes qui le traversent, un peu en tous sens, terminées par des réseaux qui s’affinent entre deux systèmes de lignes. Chaque système de lignes est pourvu d’un centre, espèce de tache légèrement renflée au-dessus de la masse du corps, et quelquefois, au contraire, creusée. Ces centres n’ont aucune forme fixe, tantôt presque circulaires ou elliptiques, tantôt contournés ou spiraloïdes, parfois divisés par plusieurs étranglements. Ils sont étonnamment mobiles, et leur grandeur varie d’heure en heure. Leur bordure palpite très fort, par une sorte d’ondulation transversale. Généralement, les lignes qui s’en détachent sont larges, bien qu’il en soit aussi de très fines ; elles divergent, elles finissent en une infinité de traces délicates qui s’évanouissent graduellement. Quelques lignes, cependant, beaucoup plus pâles que les autres, ne sont pas engendrées par des centres ; elles demeurent isolées dans le système et se croisent sans changer de nuance : ces lignes ont la faculté de se déplacer dans le corps, et de varier leurs courbes, tandis que les centres et les lignes de raccord demeurent stables dans leurs situations respectives… Quant aux couleurs de mon Moedig, je dois renoncer à vous les décrire : aucune n’entre dans le registre perceptible pour votre œil, aucune n’a de nom pour vous. Elles sont extrêmement brillantes dans les réseaux, moins fortes dans les centres, très effacées dans les lignes indépendantes qui, en revanche, possèdent un poli extrême, un métallique d’ultraviolet, si je puis ainsi dire… J’ai rassemblé quelques observations sur le mode de vie, de nutrition, d’autonomie des Moedigen, mais que je ne désire pas, actuellement, vous soumettre.
Je me tus ; le docteur se fit répéter deux fois les paroles inscrites par notre impeccable truchement, puis il demeura longtemps en silence. Jamais je ne le vis dans un pareil état : sa face était rigide, minéralisée, ses yeux vitreux, cataleptiques ; une sueur abondante coulait de ses tempes et mouillait ses cheveux. Il essaya de parler et ne le put. Il fit, tremblant, le tour du jardin, et, lorsqu’il reparut, son regard et sa bouche exprimaient une passion violente, fervente, religieuse : on eût dit un disciple d’une foi nouvelle plutôt qu’un paisible chasseur de phénomènes.
Il murmura enfin :
– Vous m’avez accablé ! Tout ce que vous venez de dire paraît désespérément lucide, et ai-je bien le droit de douter après ce que déjà vous m’avez appris de merveilles ?
– Doutez, lui dis-je avec chaleur, doutez hardiment… Vos expériences n’en seront que plus fécondes !
– Ah ! reprit-il d’une voix de rêve, c’est le prodige même, et si magnifiquement supérieur aux vains prodiges de la Fable !… Ma pauvre intelligence d’homme est si petite au prix de telles connaissances !… Mon enthousiasme est infini. Cependant, quelque chose en moi doute…
– Travaillons à dissiper vos incertitudes : nos efforts nous seront payés au centuple !
Nous travaillâmes. Quelques semaines suffirent au docteur pour dissiper tous ses doutes. Des expériences ingénieuses, des concordances indéniables entre chacune de mes affirmations, deux ou trois découvertes heureuses à propos de l’influence des Moedigen sur les phénomènes atmosphériques ne laissèrent aucune place à l’équivoque. L’adjonction du fils aîné de Van den Heuvel, jeune homme plein des plus hautes aptitudes scientifiques, accrut encore la fécondité de nos travaux et la certitude de nos trouvailles.
Grâce à l’esprit méthodique de mes compagnons, à leur puissance d’investigation et de classement – facultés que je m’assimilais de mieux en mieux – ce que ma connaissance des Moedigen présentait d’incoordonné et de confus ne tarda pas à se transformer. Les découvertes se multiplièrent, la rigoureuse expérience donna de fermes résultats, dans des circonstances qui, aux temps anciens et même encore au dernier siècle, eussent suggéré tout au plus quelques divagations séduisantes.
Il y a maintenant cinq années que nous poursuivons nos recherches elles sont loin, bien loin d’être arrivées à leur terme. Un premier exposé de nos travaux ne pourra guère paraître avant assez longtemps. Nous nous sommes, d’ailleurs, fixé comme règle de ne rien faire à la hâte : nos découvertes sont d’un ordre trop immanent pour ne pas être exposées avec le plus grand détail, la plus souveraine patience et la plus minutieuse précision. Nous n’avons à devancer aucun autre chercheur, ni brevet à prendre ni ambition à satisfaire. Nous sommes à une hauteur où la vanité et l’orgueil s’effacent. Comment concilier les joies délicieuses de nos travaux avec le misérable appât de la renommée humaine ? D’ailleurs, le hasard seul de mon organisation n’est-il pas la source de ces choses ? Et dès lors, quelle petitesse de nous en glorifier !
Nous vivons passionnément, toujours au bord de choses merveilleuses, et cependant nous vivons dans une sérénité immuable.
* * *
Il m’est arrivé une aventure qui ajoute à l’intérêt de ma vie et qui, durant les repos, me comble de joie infinie. Vous savez combien je suis laid, plus étrange encore, et propre à épouvanter les jeunes femmes. J’ai pourtant trouvé une compagne qui s’accommode de ma tendresse au point d’en être heureuse.
C’est une pauvre fille hystérique, nerveuse, dont nous fîmes rencontre, un jour, dans un hospice d’Amsterdam. On la dit d’aspect misérable, d’une pâleur de plâtre, les joues creuses, les yeux égarés. Pour moi, sa vue m’est agréable et sa compagnie charmante. Ma présence, loin de l’étonner, comme tous les autres, parut dès l’abord lui plaire et la réconforter. J’en fus touché, je voulus la revoir.
On ne tarda pas à s’apercevoir que j’avais sur sa santé et sur son bien-être une action bienfaisante. À l’examen, il parut que je l’influençais magnétiquement : mon approche, et surtout l’imposition de mes mains, lui communiquaient une gaieté, une sérénité, une égalité d’esprit véritablement curatives. En retour, je trouvais de la douceur auprès d’elle. Son visage me paraissait joli ; sa pâleur et sa maigreur n’étaient que de la délicatesse ; ses yeux, capables de voir la lueur des aimants, comme ceux de beaucoup d’hyperesthésiques, n’avaient point pour moi ce caractère d’égarement qu’on leur reprochait.
En un mot, j’éprouvai de l’inclination pour elle, et qu’elle me rendit avec passion. Dès lors, je pris la résolution de l’épouser, et je parvins aisément à mon but, grâce au bon vouloir de mes amis.
Cette union fut heureuse. La santé de ma femme se rétablit, quoiqu’elle demeurât extrêmement sensitive et frêle ; je goûtai la joie d’être, pour le principal de la vie, pareil aux autres hommes. Mais surtout ma destinée est enviable depuis six mois : un enfant nous est né, et cet enfant réunit toutes les caractéristiques de ma constitution. Couleur, vision, ouïe, rapidité extrême de mouvement, nutrition, il promet d’être l’exacte réédition de mon organisme.
Le docteur le voit grandir avec ravissement : une espérance délicieuse nous est venue, – que l’étude de la vie Moedig, du Règne parallèle au nôtre, cette étude qui exige tant de temps et de patience, ne s’arrêtera pas lorsque je ne serai plus. Mon fils la poursuivra, sans doute, à son tour. Pourquoi ne trouverait-il pas des collaborateurs de génie, capables de la pousser à une puissance nouvelle ? Pourquoi ne naîtrait-il pas, de lui aussi, des voyants du monde invisible ?
Moi-même, ne puis-je attendre d’autres enfants, ne puis-je espérer que ma chère femme donnera le jour à d’autres fils de ma chair, semblables à leur père ?… En y songeant, mon cœur tressaille, une béatitude infinie me pénètre, et je me sens béni parmi les hommes.
(1925)
Tout est prêt. Les cloisons du Stellarium, en argine sublimé, d’une transparence parfaite, ont une résistance et une élasticité qui, naguère, eussent paru irréalisables et qui le rendent pratiquement indestructible.
Un champ pseudo-gravitif, à l’intérieur de l’appareil, assurera un équilibre stable aux êtres et aux objets.
Nous disposons d’abris dont la contenance totale atteint trois cents mètres cubes ; notre chargement d’hydralium doit suffire à nous approvisionner d’oxygène pendant trois cents jours ; nos armures hermétiques d’argine nous permettront de circuler dans Mars à la pression terrestre, notre respiration étant assurée par des transformateurs directs ou pneumatiques. D’ailleurs, les appareils Siverol nous dispenseraient de respirer pendant plusieurs heures, par leur action globulaire et par l’anesthésie des poumons.
Enfin, notre provision de vivres comprimés, auxquels nous pouvons rendre à volonté leur volume primitif, est assurée pour neuf mois.
Le laboratoire prévoit toutes les analyses physiques, chimiques et biologiques ; nous sommes puissamment pourvus d’appareils destructeurs. En somme, la propulsion, l’équilibre pseudo-gravitif, la respiration normale, la combustion artificielle et la nutrition nous sont assurés pendant plus de trois saisons. En comptant trois mois pour atteindre Mars, trois mois pour en revenir, il nous restera trois mois pleins pour explorer la planète, dans le cas – le moins favorable – où nous ne trouverions là-bas aucune ressource d’alimentation et de respiration.
8 avril. – Notre vaisseau vogue dans la nuit éternelle ; les rayons du Soleil nous frapperaient durement, à travers l’argine, si nous ne disposions pas d’appareils qui atténuent, diffusent ou suppriment la lumière, à notre gré.
Notre vie est aussi aride que la vie des captifs ; dans l’étendue morte, les astres ne sont que de monotones points de feu ; notre tâche se borne à de menus soins d’entretien et de surveillance ; tout ce que les appareils doivent faire jusqu’à l’heure de l’atterrissage est rigoureusement déterminé. Aucun obstacle ; rien qui exige un changement d’orientation ; une vie intérieure subordonnée à la machinerie. Nous avons des livres, des instruments de musique, des jeux. L’esprit d’aventure nous soutient, une espérance démesurée quoique amortie par l’attente…
La prodigieuse vitesse qui nous entraîne équivaut à une suprême immobilité. Profond silence : nos appareils – générateurs et transformateurs – ne font pas de bruit ; les vibrations sont d’ordre éthérique… Ainsi, rien ne décèle le bolide lancé dans les solitudes interstellaires…
21 avril. – Jours indiciblement uniformes. Causeries languissantes. Peu de goût pour la lecture ou le travail.
27 avril. – Mon chronomètre marque 7 h 33. Nous venons de déjeuner : extrait de café, pain et sucre « reconstitués ». Un léger supplément d’oxygène nous a mis en appétit et presque en gaieté. J’observe mes deux compagnons avec je ne sais quel sentiment de renouveau : perdu dans les déserts de l’infini, je me sens plus proche d’eux que de mes frères de sang. Antoine Lougre dut être grave dès l’enfance : sa gravité n’est pas triste : elle comporte des éclairs de gaieté, des joies de jeune cheval qui s’ébroue. Une tête à pans, la tête longue des Scandinaves, mais non leur poil : cheveux goudron, yeux couleur myrtille, teint d’une pipe d’écume, légèrement culottée. La stature est haute, l’allure molle ; la parole, précise comme un théorème, correspond à la nature mathématique de l’homme.
Jean Gavial porte une chevelure aussi rouge que le pelage du renard ; des étoiles de cuivre constellent les yeux vert-de-gris ; le teint est blanc comme le fromage à la pie, semé de roussettes pâles ; la bouche sensuelle et joyeuse fait rire le visage. C’est un animal concret, vaguement artiste, qui hait la métaphysique et les mathématiques transcendantes, mais un magicien de l’expérimentation, un voyant de l’infinitésimal. Cet ennemi du calcul différentiel et intégral exécute, en un éclair, des calculs mentaux extraordinaires : les chiffres lui apparaissent en traits phosphorescents.
Moi, Jacques Laverande, humain plutôt museur, cavalier de la licorne, je dissimule un tempérament brumeux sous un simulacre tropical : cheveux, yeux et barbe qui semblent avoir crû, noirs comme lignite, dans quelque Mauritanie, peau cannelle pâle, nez d’écumeur targui…
Les affinités électives qui nous ont agglomérés, dès le collège, maintiennent une amitié nonchalante, mais irréductible.
Pour la centième fois, Antoine marmonne :
– Qui sait si la Terre seule n’a point produit la vie… et alors…
– Alors le Soleil, la Lune et les Étoiles furent vraiment créés pour elle, ricane Jean. C’est faux ! Il y a de la vie, là-bas !
– Il y en a même ici ! dis-je en étendant la main.
Antoine lance son rire brumeux :
– Oui… je sais… l’innombrable coexistence ! Mais est-ce encore la vie ?
– J’y crois comme à ma vie propre.
– Mais consciente ?
– Inconsciente et consciente… Toutes les inconsciences et toutes les consciences… et parmi celles-ci des consciences au prix desquelles la nôtre ne vaut peut-être pas mieux que la conscience d’un crabe.
– Merci pour le crabe ! fit Jean. Je l’admirais dans mon enfance, et je l’ai toujours estimé…
– Cinquante explorations lunaires n’ont rien donné ! reprit Antoine.
– On a mal cherché, peut-être, et peut-être aussi la vie y est-elle incomparable à la nôtre.
– Elle ne devrait pas être incomparable ! grogna Antoine, avec quelque trace d’humeur. La Lune réunit les mêmes éléments primitifs que la Terre… son évolution fut plus rapide, mais analogue : une souris croît, persiste et disparaît plus vite qu’un rhinocéros… Il fut un temps où la Lune avait des mers, des lacs, des rivières, où elle était emmitouflée d’azote et d’oxygène… Ne le sait-on pas avec certitude ?…
– Et cela remonte à des milliards de millénaires ! En ce temps, un monde fossile de la nature du nôtre doit avoir été complètement anéanti.
– Des squelettes, oui… mais non des traces.
– Vaine dispute ! Au reste, l’évolution de Mars doit mieux ressembler à la nôtre.
– Qui le conteste ? dit Antoine. C’est bien pourquoi j’y vais.
– Vous vous calomniez ! rétorqua Jean. Vous y allez parce que votre abstraction est sportive… Il vous plaît d’être, avec nous, le premier homme qui y ait « atterri ». Et c’est très bien… nous nous félicitons d’être menés par l’esprit d’aventure…, comme jadis ces pauvres gens sur leurs caravelles !…
Encore des jours, plus lents, plus monotones, dans les abîmes noirs, dans le mystère éternel. L’Espace ! Nous ne savons pas plus quelle réalité il dissimule que ne le savaient ceux qui crurent au vide ni ceux qui inventèrent des mondes à quatre, à cinq, six… à n dimensions, pas plus que l’Éléate, que Descartes, que Leibniz ou notre Arénaut, conquérant de l’Interstellaire.
Un matin, Antoine, qui est un peu hypermétrope, murmure :
– Mars cesse d’être une étoile !…
Dans la monotonie plénière de notre vie, c’est l’esquisse d’un Événement… Désormais, chaque matin, nous cherchons avidement à nous rendre compte de la grandeur de Mars. Bientôt, la figure de la planète se précise. C’est, à l’œil nu, une lune minuscule, une lunule qui serait encore presque un point à côté de notre satellite, et tout de même nettement circulaire. Tous les trois ou quatre jours, nous avons l’impression d’un accroissement, et voici que le diamètre de Mars atteint le cinquième du diamètre de Séléné.
C’est maintenant une jolie petite lune rougeâtre.
– Je songe, fait Jean, à une petite montre de dame comparée à un gros chronomètre.
La petite montre de dame devient une sœur jumelle de la Lune, teintée d’écarlate pâle. Sans cesse croissante, elle ne tarde pas à paraître beaucoup plus grosse que le Soleil ou la Lune ; au télescope, nous distinguons des linéaments précis de la superficie : chaînes de montagnes, vastes plaines, surfaces polies qui pourraient être de l’eau ou de la glace, régions blanches, vraisemblablement couvertes de neige…
À la vue simple, c’est un orbe colossal, une lune vingt fois, puis cinquante fois, puis cent fois plus étendue que l’astre sélénétique. À mesure, cet astre semble moins lumineux. D’abord pareil à un disque de cuivre poli, il pâlit, il prend un aspect presque mat ; bientôt sa substance figure un mélange de métal et de terre cuite, où le rouge domine, mais où apparaissent des taches multicolores… Les deux Lunes de Mars galopent indéfiniment.
1er juin. – Il n’y a plus d’astre. Mars est devenu un monde, lointain encore, où l’œil distingue la figure confuse des monts, des plaines, des grandes vallées, que la rapidité vertigineuse de notre course transforme, agrandit sans cesse. L’heure formidable est proche. Nous sommes prêts : depuis longtemps nous avons opéré le retournement du Stellarium. Jean surveille la puissance décroissante du moteur, nous dosons notre chute, à l’aide d’un champ gravitique antagoniste, et nos horloges temps-espace nous renseignent avec une exactitude minutieuse sur les durées comme sur les distances. Il s’agit d’atteindre Mars avec une vitesse nulle. À moins d’une panne, ce n’est qu’un jeu, tout au plus pourrait-on craindre un léger à-coup lorsque nous serons à courte distance du sol, mais bientôt il est clair qu’il n’en sera rien ; le réglage est parfait, la vitesse est insignifiante, et lorsque nous sommes tout près du sol elle devient insensible : nous abordons mollement, notre appareil cesse d’opposer toute résistance à la pesanteur martienne.
C’est, près de l’équateur, une vallée spacieuse entre de hautes collines, presque des montagnes : nous n’espérons pas trouver d’eau ; nos lunettes ne nous ont révélé ni rivière ni lac – pas même une mare ou un ruisseau ; tout au plus quelques miroitements, vers les pôles, mais, certains qu’un froid vif, un froid « congelant » devait y régner, nous avons préféré atterrir ici, remettant à plus tard une vérification facile : en somme, il ne faudrait pas même une heure à notre machine pour faire le tour de la planète.
– Je me sens trop léger ! grommela Jean, après un silence.
– Comme moi ! fit Antoine.
– Comme moi ! ajoutai-je. Je crois que je franchirais des murs de dix mètres…
– Tels les lions et les tigres, mais la sensation n’est pas agréable ; nous nous adapterons plus tard : augmentons un peu notre champ de gravitation.
À travers nos cloisons diaphanes, nous examinons le site à l’œil nu ou avec les lunettes. Le sol aride, dur comme le roc, d’un rouge sale, apparaît sinistre.
– Nous avons vu, dit Antoine, que cette vallée fait suite à la moyenne et à la haute montagne, et qu’elle est disposée pour recevoir de l’eau par un réseau de ravins… De plus, la température devrait être beaucoup plus favorable à l’existence du liquide que vers les latitudes élevées.
– Elle le devrait, oui. Mais avons-nous vraiment cru trouver de l’eau limpide ? Tout au plus de la vapeur ! En tout cas, si nous ne rencontrons pas de végétaux dans cette zone et dans d’autres régions favorablement placées, nous pourrons conclure que Mars est désormais plus stérile que nos déserts !
– Ainsi aurait raisonné le guerrier légendaire qui périt au siège de Milan.
– Eh ! c’est le fin fond des raisonnements scientifiques ! reprit Antoine… mais voyez donc !
Nous suivîmes la direction de son bras et nous aperçûmes des structures singulières. Par la couleur, elles se distinguaient à peine du sol, lequel était rouge, ou plutôt rougeâtre ; c’est la forme qui les rendait discernables. Après quelques moments, nous en comptâmes quatre sortes.
La première comportait des lanières en zigzag : à chaque angle, il y avait une manière de nœud. Le tout était aplati contre la terre ; la largeur des lanières atteignait le double ou le triple de leur épaisseur, et celle-ci ne semblait nulle part dépasser deux ou trois centimètres…
Les figures de la seconde sorte formaient des spirales aux lignes irrégulièrement ondulées, avec un gros nœud au centre. Elles étaient aplaties contre le sol, à peine plus épaisses que les figures en éclair.
La troisième sorte semblait une variété complexe de la première ; d’un nœud assez vaste jaillissait une série de lignes en zigzag, mais il n’y avait pas de nœuds secondaires.
– On dirait une pieuvre très plate avec des tentacules en éclair ! remarqua Jean.
– Et sans yeux ! ajoutai-je.
– Mais qu’est-ce que cela signifie ?… marmonna Antoine. Est-ce une bizarrerie minérale…, est-ce de la végétation…, est-ce une sorte d’animalité immobile… car, enfin, nous ne constatons aucune agitation ?
– Aucune ! confirma Jean, les objectifs de ses lunettes fixés sur les étranges figures. Rapprochons-nous !
Nous nous rapprochâmes, nous pûmes nous assurer que la surface des structures était recouverte en partie d’un mélange de bulles semi-transparentes et d’une espèce de moisissure polychrome, où dominait le carmin.
– Tout de même, c’est encore à des végétations que ça ressemble le plus, conclut Antoine.
Cette conclusion fut bientôt confirmée par l’apparition d’autres formes en éclair, en tentacules rayonnants et en spiraloïdes, dont quelques-unes atteignaient des longueurs assez considérables : cinq, dix, vingt mètres.
– Faisons une courte randonnée à la recherche chimérique de l’eau, proposa Jean.
Nous mîmes la machine en marche, très lentement, à peine quinze kilomètres à l’heure, avec de fréquents arrêts, mais sans découvrir d’eau. Une excursion plus rapide vers l’amont ne fut pas plus productive. Rien que la pierre, la désolation des sites lunaires, entrecoupée de pseudo-végétations, de plus en plus rares.
En redescendant, nous fîmes une découverte intéressante : dans un site où les pseudo-végétations étaient abondantes, Jean nous montra des corps en mouvement. Ces corps aussi étaient plats, de couleur orange, avec des taches bleues ou violettes : nous discernâmes vite qu’ils avaient des prolongements en lanières, pattes ou pseudo-pattes, sur lesquelles ils semblaient glisser plutôt que marcher.
Ce qui tenait lieu de corps avait des contours si irréguliers que ces êtres nous parurent informes. En fait, ils affectaient une surface moussue, avec une multitude de pores, de replis, de sinus, de bosselures. En nous enfonçant un peu plus dans la vallée, nous ne tardâmes pas à en percevoir d’autres, de formes un peu différentes et de nuances diverses, tous remarquables par leurs structures confuses et aplaties, par des surfaces moussues, parfois spongieuses. Nous en comptions maintenant au moins douze sortes différentes. Deux de ces êtres atteignaient une longueur de cent pieds. Impossible de dire s’ils avaient des organes ou une tête, mais tous montraient les prolongements en lanières qui servaient de pattes…
– Les pattes-lanières s’opposent fort imparfaitement, dit Jean ; la tête doit être ce qui précède le reste quand ces êtres se meuvent.
– Ce qui précède ressemble pas mal à une grappe d’on ne sait quels fruits moussus ou spongieux… Si c’est la tête, elle est composée de compartiments distincts quoique soudés… Je ne vois rien qui évoque l’idée de sens, rien qui ressemble lointainement à des yeux, des oreilles, des narines…, pas de bouche non plus… à moins qu’il n’y en ait une parmi les cavités qui s’entrouvrent dans la mousse ou l’éponge. Ceux qui s’arrêtent près des pseudo-plantes n’ont pas l’air de les consommer…
– Toujours pas d’eau !
– Elle est peut-être souterraine…, à moins que ces vies ne s’en servent point…
– Il est temps que nous nous occupions de la composition, de la pression et de l’état hygrométrique de l’atmosphère…
Chargé de l’opération, je me rendis dans la chambre étroite destinée aux communications avec le monde externe. On y pénétrait par une poterne qui, une fois refermée, abolissait strictement toute communication avec l’atmosphère des autres chambres. Alors, à volonté, on mettait les appareils vérificateurs en contact avec l’ambiance. Cette opération suffisant pour l’heure, je fis jouer un commutateur, et bientôt je constatais que la pression atteignait près de neuf centimètres, la température cinq et demi au-dessus de zéro ; l’état hygrométrique se décelait faible, mais enfin il indiquait nettement la présence de la vapeur d’eau.
Quand je communiquai ces résultats à mes compagnons, Antoine exclama :
– Vous avez bien dit cinq degrés et demi au-dessus de zéro ?
– Deux cent soixante-dix-huit degrés et demi absolus !
– C’est impossible… Je n’attendais pas plus de cinq degrés au-dessous… La pression même m’étonne. Quant à la vapeur d’eau… c’est conforme.
– Conforme ou non… Possible ou impossible… tout est comme je vous l’ai dit.
– Alors, il y a un mystère… deux mystères…
– Dix mystères ! gouailla Jean. Et ces mystères gisent vraisemblablement dans l’atmosphère martienne, proportionnellement plus propre que la nôtre à empêcher la déperdition de la chaleur. Donc, analysons cette atmosphère…
Une demi-heure plus tard, l’analyse, sommaire, était terminée : la proportion d’oxygène était surprenante – à peu près les deux septièmes du fluide soutiré ; il y avait un tiers d’azote, une quantité minime d’un gaz inconnu, un dix millième de gaz carbonique, des substances diverses en quantité fort minime, parfois à l’état de traces.
– Nous sommes un peu chez nous tout de même ! fit Antoine rasséréné.
– Et sur la voie du mystère… Je parie que c’est ce gaz inconnu qui limite le rayonnement martien.
– On verra bien… En attendant, il y a assez d’oxygène pour que nous puissions circuler à l’air libre, avec l’aide de nos condensateurs, et renouveler indéfiniment la provision du Stellarium.
– Si nous faisions une première sortie ?
– Le soir est assez proche, objecta Antoine. Évidemment, il nous est facile de gagner des zones lumineuses…, mais je suis curieux de voir la nuit martienne…
Dans l’air raréfié, le crépuscule devait être plus bref encore que dans les régions tropicales de notre Terre. Au fond de l’Occident, la fournaise solaire croulait ; elle demeura un moment suspendue entre deux montagnes et à peine eut-elle disparu que les étoiles scintillèrent dans un ciel incomparablement pur. Ce spectacle était semblable, en somme, à celui que nous avions vu pendant tous les jours de notre voyage, mais, sur cette terre lointaine, il détermina une petite crise de poésie chez Jean, un flux d’épithètes et, je crois, la récitation de quelques vers.
Nous allions faire de la lumière lorsque nous fûmes frappés par un phénomène extraordinaire. De quelque côté qu’on se tournât, on apercevait des réseaux de phosphorescences – phosphorescences si pâles qu’elles ne cachaient pas les astres – et merveilleusement nuancées.
Ces réseaux formaient des colonnes lumineuses – horizontales, verticales, obliques – souvent entrecroisées et dont les teintes n’allaient pas en deçà du jaune et montaient jusqu’à l’extrême violet. Des formations lumineuses y circulaient, de nuances variables, faites de filaments singulièrement entrelacés. Ces formations, légèrement plus brillantes que les colonnes, n’empêchaient pas non plus d’apercevoir les étoiles, même de faible grandeur.
– À peu près l’intensité de la Voie lactée, remarqua Antoine.
Toutefois, la Voie lactée s’apercevait moins bien à travers les colonnes que dans les nombreux interstices des réseaux.
Après quelque temps, nous nous convainquîmes que les formations circulaient avec une grande liberté d’allure, accélérant, ralentissant leur marche, s’arrêtant ou revenant en arrière. Elles semblaient vriller les colonnes et pouvaient atteindre de grandes vitesses : certaines parcouraient douze kilomètres par minute. Les formations violettes étaient les plus rapides.
– Est-ce que cela vit ? grommela Jean.
– Doutons-en ! répondit Antoine… mais c’est probable !
Rarement, des formations quittaient les colonnes et s’engageaient dans l’étendue noire, où leur marche se ralentissait, où leurs allures devenaient plus capricieuses.
– Oui, ça ressemble farouchement à de la vie, reprit Jean. Pourtant, je n’ose croire…
– Inutile de croire. Bornons-nous à faire la part du réel et du possible… Ça peut être de la vie. Alors, quelle énigme !…
– Vie éthérique, vie nébulaire ?
– Fonction de la planète en tout cas ; puisque nous n’avons rien vu de comparable dans les espaces interplanétaires – et participant sans doute autant de l’Éther que de la Nébula.
Nous observions maintenant le phénomène avec les lunettes, et si la phosphorescence des colonnes semblait à peu près invariable, celle des formations mouvantes variait si harmonieusement qu’on eût dit d’une symphonie lumineuse.
Bientôt, une nouvelle particularité nous frappa : plusieurs colonnes s’étant heurtées au Stellarium, la phosphorescence s’arrêtait à partir de la paroi rencontrée pour reprendre à la surface de la paroi opposée ; au reste, les segments communiquaient par des colonnes amincies qui contournaient notre abri. Comme, normalement, les colonnes étaient droites, ou si faiblement courbes qu’on ne s’en avisait point, il nous fallait admettre que la jonction s’était faite après notre arrivée. Pour nous en convaincre, nous déplaçâmes le Stellarium, nous rompîmes plusieurs colonnes. Celles que nous laissions à l’arrière se refaisaient très rapidement, celles qui demeuraient en contact avec notre abri mettaient quelque temps à établir le raccord.
Quant aux formations vivantes (?), partout où se produisait une rupture, elles étaient projetées dans l’étendue noire.
Quelques-unes s’attardaient, d’autres rejoignaient une colonne ou les segments des colonnes atteintes.
– Fantasmagorique ! grogna Antoine. Si ce ne sont pas des organismes, ce ne sont pas non plus des existences analogues à nos météores… et moins encore aux minéraux solides ou liquides !
– J’opte délibérément pour la vie ! déclara Jean. Les habitants de Mars, avec lesquels nous espérions échanger des vérités premières, font partie de plans qui, vraisemblablement, ne permettent aucune communication intellectuelle.
– Voire ! intervins-je. D’abord, il y a peut-être d’autres formes ; ensuite, que savons-nous des « possibles » de celles-ci ? Pourquoi n’y aurait-il pas entre elles et nous des analogies au moins abstraites ? Déjà, si elles vivent…
Antoine me coupa la parole :
– Nous rêverons plus tard… Je voudrais, s’il se peut, établir des tranches d’observation…
– L’un n’empêche pas l’autre ! fis-je. Je continue à regarder… et tout en regardant je me demande si Mars n’est pas plus complexe que la Terre – en un sens plus évolué – et s’il n’y a pas un troisième plan de vie quelque part.
– Je veux bien ! Mais voici que déjà un classement s’esquisse… oh ! le plus rudimentaire possible. Vous avez remarqué que les formations comportent des parties plus pâles, qui forment des espèces de vacuoles dans la masse… Or, j’observe que les mouvements semblent d’autant plus rapides et plus précis, les changements de direction d’autant mieux exécutés, que les vacuoles sont plus nombreuses… Comparez celles qui ont cinq ou six vacuoles à celles qui n’en ont qu’une ou deux : le contraste est frappant.
C’était exact. Les « formations » à vacuoles multiples atteignaient des vitesses de trois cents à sept cents kilomètres à l’heure, les formations à vacuoles uniques ou doubles atteignaient à peine le dixième de ces vitesses…
Un peu partout, certaines formations s’arrêtaient : nous observâmes que, pendant l’arrêt, des rais très fins reliaient telles formations qui possédaient le même nombre de vacuoles. L’intensité des rais n’était pas stable : on la voyait croître et décroître, sans que nous pussions discerner aucun rythme. Dès que les formations se remettaient en marche, les rais ne manquaient pas de se rompre.
– Savez-vous quoi ? s’exclama Antoine. Les variations des rais expriment des échanges spontanés… elles dénoncent vraisemblablement un langage où des vibrations infinitésimales remplacent analogiquement nos ondulations sonores !…
– Donc, fit Jean, vous ne doutez plus de la vie de ces formations… si dissemblables de tout ce qui avait été imaginé par les plus imaginatifs de nos savants et de nos artistes !
Nous considérâmes encore quelque temps l’étrange spectacle, sans découvrir rien qui augmentât sensiblement ce que nous avions déjà constaté, puis nous fîmes de la lumière, ce qui rendit les formations invisibles, et nous prîmes le repas du soir.
Si tout se passe comme aujourd’hui, nous ne verrons les manifestations de ces existences que pendant la nuit…
– Qu’allons-nous faire maintenant ? demanda Jean, quand nous eûmes consommé le repas.
– Si c’est mon avis que vous voulez, dis-je, j’aimerais à rejoindre des zones diurnes…
– Dans l’espoir de rencontrer des organismes plus proches des nôtres ?
– Oui… D’ailleurs, ceux que nous avons vus pendant le jour étaient bien moins loin de nous que les formations lumineuses.
– Si nous analysions d’abord plus minutieusement l’atmosphère ? fit Antoine.
Nous retrouvâmes naturellement les corps révélés par l’analyse sommaire, mais le fluide inconnu ne put être classé : il semblait extrêmement complexe.
Le carbone et l’azote comportaient des isotopes, tellement que le poids atomique du carbone atteignait 12,4, tandis que le poids atomique de l’azote descendait à 13,7. Il y avait, en quantité infinitésimale, de l’argon, du néon, etc.
Comme on l’a déjà dit, la proportion d’oxygène était surprenante.
– La présence de l’azote et du gaz carbonique rend possible l’existence d’organismes composés à peu près comme les organismes terrestres, remarqua Antoine.
– Oui, mais les isotopes ? s’exclama Jean. Passe pour l’azote, et encore ? Mais le carbone me choque et même me scandalise ; lui si fidèle à l’hélium, sur notre Terre, s’adjoindre ici d’autres atomes ! C’est inconcevable !
– Le fait est là !… J’entrevois qu’un carbone composé ainsi peut agir autrement que le nôtre dans un monde animé ! Nous ne nous étonnerons donc pas de trouver des différences vives entre notre faune-flore et la faune-flore martienne.
– Ajoutez à cela les influences physiques : densité de Mars, intensité de la pesanteur, température, durée des saisons…
– Êtes-vous fatigués ? demanda Jean… Sinon nous pourrions rejoindre les régions éclairées…
– Mon chrono marque l’heure du repos, répondit Antoine. Puisque rien ne presse, jetons encore un coup de sonde du côté des formations aériennes, et faisons une sortie après le sommeil… Mieux vaut procéder par série.
Jean, n’ayant aucune raison sérieuse pour insister, accepta la discipline du repos. Pendant une demi-heure encore, nous observâmes les formations aériennes, ce qui nous permit de les mieux classer et nous confirma dans la croyance qu’il s’agissait bien de manifestations vitales d’une nature bien plus subtile que les plus subtiles manifestations terrestres.
Après quoi nous entrâmes dans l’inconscience, jusqu’à l’aube martienne… qui vint après le même nombre d’heures qu’elle fût venue là-bas, à une latitude comparable.
À mon réveil, Jean préparait le café matinal, dont l’arôme concentrait, deux fois par jour, les rêves de mon pèlerinage. Le pain déjà chaud, redilaté, était aussi frais que s’il sortait du four : joint aux vitamines, au sucre condensé, au beurre, il devenait un aliment parfait.
Cuisinier par vocation, Jean nous offrit du café sans reproche et des tartines savoureuses.
– Corps Dieu ! fit Antoine, qui était le plus gourmand des trois. Cueillons ce petit déjeuner…
– Dire que nous sommes encore mortels, nous qui prenons notre café sur une autre planète !
– J’estime plus étonnant encore que nous l’ayons bu dans les espaces interplanétaires ! fis-je. Ici, du moins, nous nous trouvons dans un monde homologue au nôtre.
– Nous envahissons la demeure du voisin… Jusqu’à présent, elle ne paraît pas très confortable. Préparons notre sortie.
– Mais d’abord consultons les oiseaux.
Nous en avions emporté six, deux moineaux, un pinson et trois serins, qui, comme nous, avaient mené une vie saine pendant le voyage.
Antoine, saisissant la cage du pinson, l’introduisit dans la cellule qui, à volonté, communiquait avec l’extérieur. Une petite pompe aspirante et foulante devait condenser l’air martien. Quand nous eûmes achevé le déjeuner et notre toilette, nous constatâmes que le pinson n’avait aucunement souffert.
– Il fallait s’y attendre ! dit Jean.
– À peu près… Mais l’action du gaz inconnu pouvait être nocive. Il paraît qu’il n’en est rien… Nous prendrons toutefois quelques précautions.
Dix minutes plus tard, munis du respirateur ordinaire, du condensateur, d’armes et d’outils, nous prenions pied sur le sol de la planète, où nous marchions aussi légèrement que si nos forces avaient triplé. Grâce au condensateur, nous respirions sans peine.
– Permettez une petite crise d’enthousiasme ! s’exclama Jean, en brandissant son piolet.
Son exclamation nous causa une impression singulièrement agréable : nous nous attendions, dans ce milieu raréfié, à ne pouvoir parler ou entendre qu’avec une difficulté extrême – et pour quelque cause énigmatique, l’atmosphère conduisait assez bien le son.
L’air était d’une limpidité parfaite. Les organismes foisonnaient, les uns immobiles, comme nos plantes, les autres mobiles, comme nos animaux, les plus véloces comme des pythons, les plus lents guère plus rapides que les limaces.
Aucun ne semblait strictement symétrique, et pourtant ils ne rappelaient point nos rayonnés.
– D’abord, combien ont-ils définitivement de pattes, si ces lanières sans cesse déformées sont des pattes ?
– Il semble en tout cas qu’elles en tiennent lieu.
– Ces… « Zoomorphes » s’en servent pour se mouvoir, et toutefois leur glissement prend aussi des allures de reptation…
– Un, deux… trois, quatre… huit ! Ils auraient huit pattes ?
– Oui… mais… ah ! en voici une neuvième… qui ne paraît que par intervalles…
Les mouvements des appendices étaient bizarres : tantôt repliés, tantôt en zigzag, tantôt plus ou moins hélicoïdes, ces pseudo-membres se révélaient fort transformables.
– Il faut en retourner quelques-unes, si c’est possible ! dis-je.
– Allons-y ! riposta Jean en approchant d’un organisme à peu près long comme un rat et qui circulait en tardigrade.
D’un mouvement précis du piolet, il réussit à retourner la créature, tandis qu’elle s’enveloppait d’un halo fluorescent, lequel s’éteignit au bout de quelques secondes. Elle agitait hâtivement ses appendices en tentant de reprendre sa position naturelle.
– Cette fluorescence est intéressante ! grommela Antoine.
– Neuf pattes ! annonça Jean.
– Exact.
– Voyons donc ! Les appendices sont fixés par trois… chaque « terne » formant une faible courbe…
– C’est vrai…, et peut-être tout à fait caractéristique.
– Extrêmement caractéristique, car…
Antoine s’arrêta, hésitant. Avant qu’il eût repris la parole, nous avions fait la même observation que lui : les trois séries étaient séparées par deux sillons très nets, ce qui délimitait trois zones.
– J’ose à peine croire, fit Antoine, qu’au lieu d’être rayonnés ou bilatéraux, ces êtres sont ternaires.
– Vérifions…
Jean retourna successivement deux autres organismes de taille et de forme différentes. Comme le premier, ils s’enveloppèrent du halo fluorescent et décelèrent deux sillons et neuf appendices disposés par trois.
– Tous ternaires… Comme si la dualité que manifestent la plupart des espèces terrestres était représentée ici par une trinité.
– Mais si ceux-ci étaient les êtres inférieurs ?
Nous épiâmes les organismes agiles. Visiblement conscients de notre présence, lorsque nous cherchions à approcher d’eux, ils se dérobaient.
À la fin, nous parvînmes à acculer un Zoomorphe de taille assez forte dans une anfractuosité, et Jean prit ses mesures pour le retourner : un large halo violet rayonna ; poussant un cri de surprise, Jean lâcha son piolet…
– Ah ! diable ! fit-il, en se tâtant.
Et comme nous le considérions, inquiets :
– Pas de casse, mais l’étrange sensation !… Un froid intense, une sorte de grouillement qui s’étend jusqu’aux os… Ça ne ressemble à rien de ce que je connais !… En tout cas, ces bêtes – si l’on peut appeler ça des bêtes – savent se défendre… Déjà, avec les tardigrades, j’avais senti quelque chose… mais si légèrement !
– Je pensais bien que cette fluorescence n’était pas négligeable, grommela Antoine.
En nous portant vers notre ami, nous avions ouvert une issue, par où la bête martienne s’évada.
– L’aventure aurait pu tourner plus mal ! fis-je. Le halo des colosses doit être mortel.
– Pour le moins fort dangereux !… En somme, cette planète ne manque pas de caractère…
– Nous n’avons rien vu encore !… Comment ces machines sont-elles construites ? Et en quoi ? Si c’est de l’oxygène, de l’hydrogène, du carbone, de l’azote… leur vie pourrait être homologue à la vie terrestre… mais si elles sont faites d’autre chose, l’hiatus s’élargit…
– L’analyse chimique sera relativement facile, mais pour les organes elle peut être terriblement complexe.
– Commençons par le commencement, conclut Jean, qui captura une créature de petite taille…
Nous nous dirigeâmes vers le Stellarium, dont nous ne nous trouvions guère éloignés de plus de cinq cents mètres.
Antoine demeurait pensif :
– Existerait-il ici, des vivants capables de s’attaquer à cela ? murmura-t-il, lorsque nous fûmes devant l’appareil.
– Aucun de ceux que nous avons vus ! affirma Jean.
– Imaginez des colosses comparables pour la taille à ce que furent les diplodocus, à ce que sont nos baleines ? Leur halo, immense, n’agirait-il pas sur nos parois… ou, simplement, ne rayonnerait-il pas au travers une énergie homicide ?
– Nous avons de quoi leur répondre… en rayons et en explosifs !
– Oui, mais… les surprises ?
Comme il parlait, Jean sursauta, son bras se tendit vers l’orient martien.
L’hypothèse d’Antoine se révéla une réalité formidable.
À trois cents mètres, une affreuse et colossale créature venait d’apparaître, comparable pour la taille à l’iguanodon, au léviathan biblique, aux cachalots. Aplatie, comme toutes les structures de son règne, elle s’élevait pourtant, en raison de sa taille, à trois pieds du sol…
– Environ quarante mètres de long…, quinze de large ! murmurai-je.
– Rentrons ! fit Antoine, évidemment préoccupé.
À l’abri dans le Stellarium, nous examinâmes le monstre avec nos longues-vues…
– Il serait peut-être prudent de nous élever un peu ? insinuai-je.
– Attendons ! reprit Antoine.
Comme le colosse demeurait immobile, nous eûmes le loisir d’analyser les détails de sa forme, « sa forme informe », comme disait Jean ; elle nous parut, hors quelques détails, pareille à celle des autres organismes ; mais l’énormité du Zoomorphe le faisait paraître plus hideux.
– C’est que nous ne savons pas encore différencier ces structures !
La « bête » (?) se mit en marche assez lentement. Elle s’arrêta près du Stellarium ; nous eûmes le sentiment, peut-être illusoire, d’une hésitation. Quoi qu’il en soit, elle s’éloigna bientôt, et sa vitesse devint extraordinaire.
– Du cent à l’heure ! dit Jean.
– Malgré les trépidations de ses appendices, elle ne semble ni courir ni ramper… Si elle ne touchait pas le sol, je dirais qu’elle vole.
– Qui sait si elle n’use pas d’un mouvement entre le vol et le glissement… On verra bien. En attendant, au travail ! fit Antoine.
Nous nous partageâmes la tâche ; je fus désigné pour la dissection ; Antoine et Jean prélevèrent difficilement un peu de substance pour l’analyse chimique, spectroscopique, radiographique…
L’organisme était « sec ». Point de liquides ; des gaz et des solides d’une nature incomparablement élastique : soumis à des pressions et à des tractions très fortes, les solides s’aplatissaient ou s’étiraient considérablement ; mais dès qu’on cessait l’expérience ils reprenaient leur forme intégrale.
Nous avions grand-peine à les déchirer ou à les couper ; leur porosité se révéla remarquable ; l’intérieur du corps, toujours rapproché de la surface où l’aplatissement de la créature comportait de nombreuses vacuoles, mais rien qui ressemblât à des organes…
Je continuais à tâtonner, plutôt vainement, et déjà mes compagnons avaient fait des découvertes impressionnantes. L’analyse révélait des quantités très faibles d’azote, de carbone ou d’hydrogène ; l’essentiel des tissus était formé de combinaisons d’oxygène, de carbonitre et d’oxyde de borène, avec une faible proportion de cobalt, de magnésium, d’arsenic, de silice, de calcium, de phosphore, outre des traces encore mal définies de diverses substances, connues ou inconnues.
– Ces bougres forment un règne complètement différent de notre règne ! déclara Jean.
Antoine acquiesça d’un signe de tête et je dis à mon tour :
– La différence, selon moi, est rendue plus frappante par l’absence du liquide… Je conjecture que la circulation est essentiellement gazeuse.
– On peut aussi imaginer des circulations solides…, à la manière des particules mobiles dans les espaces interatomiques…
– En tout cas, la première analyse anatomique reste infructueuse.
– Parce que vous êtes un prince de l’histologie, dit aimablement Antoine, je conclus que l’énigme est profonde !
– Qu’allons-nous faire, maintenant ?
– Au début, il importe surtout de pousser l’exploration en surface… Visitons de nouveaux districts…
– Un autre ! cria Jean.
– Un autre quoi ?
– Un autre géant… même plus vaste que le premier.
Nous nous tournâmes, nous discernâmes un monstre qui devait avoir au moins cinquante mètres de longueur. Il s’avançait tout droit vers le Stellarium.
– Montons ! dis-je.
Saisi d’une curiosité ardente, Antoine me posa une main sur l’épaule et Jean, médusé, semblait n’avoir pas entendu. L’énorme créature se rapprochait rapidement de notre abri diaphane, dont elle percevait sans doute la présence, car elle s’arrêta au moment de le toucher.
Un halo immense, et je me sentis glacé jusqu’aux os ; Antoine, livide, grelottait ; Jean se tenait à la paroi, les yeux hagards…
Un second halo, plus faible, qui nous glaça davantage, en même temps que s’étendait une sensation indicible, souverainement angoissante, qui ne rappelait aucune sensation connue ; elle contractait ma poitrine et semblait arrêter les battements du cœur…
Combien de temps dura notre supplice, car c’était un supplice, je l’ignore. Peut-être trente secondes, peut-être plusieurs minutes.
Quand nous reprîmes complètement nos sens, l’énorme organisme avait disparu.
Antoine, selon la norme, reprit le premier possession de son énergie et de sa conscience :
– Nous venons d’échapper à la mort ! remarqua-t-il d’une voix qui ne trahissait guère son émotion. Hors du Stellarium, nous eussions sombré dans la nuit éternelle.
Je ne pus m’empêcher de dire, avec une nuance de reproche :
– Pourquoi ne pas m’avoir écouté !
– Nous avons eu tort, grand tort… moi surtout, qui ai cédé à une curiosité malfaisante. Mea culpa ! Et, tout de même, il n’est pas mauvais de savoir… Nous ne courrons pas la nuit prochaine l’immense danger que nous avons inconsciemment couru la nuit dernière… Il aurait suffi que deux ou trois de ces monstres se trouvassent réunis pour nous anéantir, pendant notre sommeil, malgré les parois !
– Si toutefois ils agissent la nuit ! remarqua Jean.
– Le deuxième halo était bien moins puissant que le premier, reprit Antoine. Preuve, ce semble, que ces émissions exigent une grande dépense d’énergie.
– Cette brute était-elle consciente de son acte ? marmonna Jean… Ou a-t-elle agi sous l’empire d’une excitation physique, provoquée par le voisinage de substances insolites…
– Ou d’êtres insolites ! ajoutai-je.
– À travers la paroi… cette paroi complètement imperméable ?…
– Mais puisque des yeux peuvent nous voir aussi nettement qu’à travers une atmosphère, pourquoi ne pas faire intervenir un sens analogue à notre vision ?
– C’est juste ! fit Antoine. Il n’y a pas lieu de leur refuser des sens sensibles aux vibrations infinitésimales.
Tout en parlant, nous avions fait monter le Stellarium, que le compensateur gravitique maintint à une cinquantaine de mètres du sol martien.
– Je suppose que le halo ne peut nous faire grand mal ici… son rayonnement doit obéir à la loi du carré des distances, fit Jean d’un air agacé.
Antoine, lui, montrait un visage sombre :
– Je suppose aussi, quoique, après tout, ces brutes soient peut-être capables de canaliser leur émission… et alors, adieu la loi des carrés… Peu probable, pourtant. Celui-ci, comme les autres, plus petits, s’est bien enveloppé d’une carapace lumineuse. Tout de même, il se peut que nous soyons handicapés dans nos excursions.
– Malgré nos radiogènes et nos torpillettes ? D’ailleurs, un simple faisceau de rayons, convenablement choisis, suffirait sans doute à tenir les agresseurs à distance.
– Douteux ! mais il n’en coûte rien d’essayer ! dit Antoine.
Nous choisîmes comme « sujet » un Zoomorphe de taille médiocre, à qui nous déversâmes obliquement des radiations de diverses fréquences, en accroissant progressivement le dosage. Le Zoomorphe se montra parfaitement indifférent aux longues ondes, aux ondes du spectre visible et aux moins courtes ondes ultraviolettes. Mais, à partir des ondes de Ramières, il donna des signes d’agitation, et lorsque nous en vînmes aux ondes de Bussault, il s’éloigna avec une vitesse accélérée à contre jet… Nous prolongeâmes un instant l’arrosage, puis nous attaquâmes un second, un troisième, un quatrième Zoomorphe, avec le même succès.
– En principe, nous avons réussi !… dis-je. Je ne serai rassuré que lorsqu’un géant confirmera nos résultats. Si je ne me trompe, en voici un…
Un colosse venait de surgir au détour d’une roche. Comme il était un peu loin, nous nous rapprochâmes avant de lui envoyer une douche de rayons Bussault. Il manifesta, ce semble, une certaine hésitation, mais il continua à avancer à peu près dans la ligne même des rayons…
– Augmentons la dose !
L’effet ne tarda point : le Zoomorphe s’arrêta, puis rétrograda… Par un arrosage convenable et en orientant le Stellarium selon divers azimuts, nous pûmes nous assurer contre toute chance d’erreur…
– Eh bien, mais, cria allégrement Antoine, nous sommes maîtres de la situation à peu de frais… car, enfin, l’énergie mise en œuvre est faible ! J’avoue que j’étais très ennuyé, consterné même ! Non que je doutasse de nos moyens, mais je craignais une dépense trop forte… et, dame !
– Il y aura d’autres dangers !
– Silence, Jérémiah ! Nous les surmonterons… Et maintenant, en route pour d’autres zones.
Il convenait de nous déplacer assez lentement, afin de ne pas dépasser des régions intéressantes et de zigzaguer quelque peu pour élargir le champ d’observation.
Après une heure et demie, nous n’avions guère mangé plus de cent kilomètres, parallèlement à l’équateur, et en traçant des lignes obliques de quatre ou cinq lieues. À des régions désertiques succédaient des régions fréquentées par les Zoomorphes. Jean, impatient de découvertes nouvelles, proposa un raid à grande allure :
– Nous pourrons reprendre ensuite notre train de limace.
– Un raid en ligne droite ?
– Oh ! non, beaucoup d’incursions à droite et à gauche de la piste…
Le Stellarium fila à une vitesse de mille kilomètres à l’heure, avec des arrêts pendant lesquels nous scrutions les sites…
L’heure s’écoula sans résultat notable, et déjà nous nous proposions de reprendre l’excursion ralentie, lorsque Jean s’exclama :
– Quelque chose qui ressemble singulièrement à de l’eau.
– Oui, singulièrement, ajoutai-je.
Une grande nappe brun clair miroitait très faiblement au soleil, comme si elle eût été couverte d’une glace un peu dépolie ; des rides mobiles ne laissaient pas de doute sur sa fluidité. La nappe avait approximativement l’étendue du lac d’Annecy.
– De l’eau ? Est-ce de l’eau ?… marmotta Antoine. Elle a une couleur singulière.
– J’ai connu des eaux fangeuses qui avaient cette couleur-là !
– Presque, oui, mais rarement… Enfin ! c’est toujours un liquide… et sur cette déconcertante planète, en voici le premier échantillon. Allons voir de près !
– Prudemment !
– Cette fois, nous ne quitterons pas tous trois le home !
Dès que nous fûmes près du lac, nous nous assurâmes que la couleur brune était la couleur normale du liquide. Une émotion profonde et délicieuse nous étreignait. Ce monde n’était plus (et combien mélancoliquement !) incompatible avec le nôtre. Les formes flexibles qui ondulaient sur le rivage et dans la plaine semblaient d’incontestables homologues de nos végétaux. Pendant quelques minutes, nous vécûmes dans une sorte d’extase, tellement que les yeux de Jean étaient pleins de larmes.
Si aucune plante ne répétait nettement une forme terrestre, toutes étaient à la ressemblance qui de nos herbes, qui de nos fougères, qui de nos arbustes, de nos arbres, de nos champignons, de nos mousses, voire de nos lichens et de nos algues. Mais les pseudo-mousses atteignaient la taille de nos saules, les pseudo-champignons s’élevaient à des hauteurs de sept à dix mètres, les pseudo-lichens développaient des chevelures aussi longues que nos algues, tandis que les arbres les plus hauts ne dépassaient pas la taille d’un noisetier et se révélaient beaucoup plus trapus que les nôtres, tellement que, malgré leur stature basse, ils atteignaient parfois la circonférence des baobabs : on eût dit des restes d’énormes troncs, sciés à quelques pieds du sol et sur lesquels se seraient développées une multitude de menues branches.
Cette végétation avait des couleurs variées, dont l’ensemble rappelait assez les nuances de nos forêts pendant la période éclatante de l’automne, quand les frondaisons semblent d’immenses gerbes de fleurs…
Lorsque nous eûmes goûté le ravissement de vivre dans un site presque terrestre, d’autres découvertes nous passionnèrent : les bêtes à leur tour étaient apparues… Pour le coup, aucun doute : c’étaient incontestablement des créatures analogues à nos animaux, encore qu’il y eût un mélange de structures bien étonnantes pour des yeux sublunaires.
De quadrupèdes, aucun : ces bêtes, petites ou grandes, avaient cinq pattes ; la cinquième était différente des autres et semblait remplir un rôle plus compliqué. Comme sur Terre, telles bêtes évoluaient sur le sol, d’autres nageaient dans les eaux ou volaient dans les airs. Pas de plumes, mais des poils, des écailles, des peaux nues. Jamais de queue. Des yeux multiples, dont le nombre différait selon les espèces, sans qu’il y en eût jamais moins de six, yeux généralement plus petits que les yeux de nos quadrupèdes, mais de même nature, doués d’un éclat supérieur. Pas d’oreilles ni de narines visibles ; des bouches où la denture formait un bloc…
Toutes les tailles : cependant, nous ne vîmes aucun animal qui atteignît la taille d’un zèbre. Grosso modo, les corps rappelaient les corps terrestres ; à côté de crânes qui se pouvaient comparer grossièrement à des crânes de loups, de chats, d’ours, de tortues, d’oiseaux, d’autres parfaitement quadrangulaires ou exactement taillés en pyramides.
Il y a tant d’espèces de pattes sur notre planète qu’on rencontrait leurs équivalents chez les bêtes martiennes apparues sur la rive ou sur la plaine, mais les « Aériens » avaient tous cinq ailes, capables, comme nous le vîmes bientôt, de faire office de pattes ; et les aquatiques cinq nageoires, dont quatre latérales et une ventrale.
J’accumule nos constatations comme si elles eussent été instantanées – en réalité, il nous fallut des heures pour les faire…
D’abord, nous planâmes très lentement au-dessus du site, ce qui effraya les Aériens, mais parut laisser indifférents les hôtes de l’eau ou du sol. Puis, ne percevant aucun des Zoomorphes de la première région, nous nous décidâmes à occuper des zones successives, au bord du lac et sur la plaine.
Dès le début, nous avions observé que la plupart des animaux martiens étaient plantivores : ils paissaient, rongeaient, déchiquetaient des végétaux. Bientôt nous assistâmes à des scènes de carnivorisme, particulièrement chez des animaux de petite taille.
Il fallut attendre deux heures avant de discerner une lutte entre deux Aériens : le vainqueur emporta sa victime dans l’anfractuosité d’un roc. Ensuite nous vîmes un animal, de la grosseur d’un loup, terrasser et déchirer une bête à peine plus petite.
– L’enfer terrestre ! grogna Jean.
Ces scènes étaient rares, le nombre des plantivores dépassant de beaucoup le nombre des carnassiers.
– Faisons-nous une sortie ? demandai-je.
– J’allais le proposer, répondit Jean.
Le sort désigna Antoine pour garder le Stellarium, qui devait nous suivre à quelque distance : trop près, il aurait gêné nos observations en faisant fuir les bêtes.
Munis de respirateurs autonomes, de respirateurs condensateurs, de radiants et de torpillettes, enveloppés de nos manteaux à pression, Jean et moi sortîmes au bord du lac. Tout d’abord, nous puisâmes un peu d’eau dans le lac : elle était sensiblement plus lourde que l’eau terrestre et répandait une odeur indéfinissable, vaguement aromatique, qui ne nous déplut point.
– Sa densité équivaut à une fois et demie celle de notre vieux liquide océanique… remarqua Jean, et son évaporation doit être faible. Est-ce seulement de l’eau ? Je suis presque sûr que ce n’en est point. Nous pouvons nous en assurer.
Nous disposions chacun d’un petit outillage d’analyse qui permettait quelques expériences sommaires. Chauffé dans une éprouvette minuscule, le liquide martien exigea, pour entrer en ébullition, une température sensiblement supérieure à celle qu’eût exigé l’eau ; sa densité atteignit environ 1,3.
Ayant rangé notre minuscule outillage, nous commençâmes notre excursion par la rive du lac.
Les bêtes nous évitaient, hors les très petites, qui ignoraient vraisemblablement notre présence. Au reste, aucune apparence de panique ni de curiosité.
– Nous devons surtout être des inconnus pour elles… dit Jean, d’où la méfiance spontanée… mais instinctive seulement.
Parfois, un animal moins prudent que les autres s’arrêtait à quelque distance pour nous observer de ses yeux multiples ; si nous marchions vers lui, il ne tardait pas à détaler.
– Ceux-là sont peut-être les plus intelligents… Ils cherchent vaguement à se rendre compte… Quelle chance, Jean, si nous rencontrions des êtres quasi humains !
– Ou quelle malchance ! S’ils allaient être aussi intelligents et aussi féroces que les hommes ?…
– Le Stellarium est proche…
– Le piège peut être plus proche encore ! Une embuscade bien dressée et nous sommes frits !…
– Alerte !
Un animal pareil au carnassier que nous avions vu à l’œuvre, avant notre sortie, venait d’apparaître. Celui-ci, fort trapu, atteignait la taille des plus grands terre-neuve et montrait une gueule pareille à un prisme à cinq faces ; ses six yeux luisaient comme des lucioles. Son pelage était violescent et pareil à du lichen barbu.
– Il a peut-être bien envie de goûter à de la chair inédite ! gouailla mon compagnon.
Une bête d’autre sorte se montra soudain, qui rappelait confusément notre belette, mais une belette à la gueule en hélice et d’une stature égale à la stature d’un sanglier : elle était poursuivie par un animal de la même sorte que celui qui était apparu d’abord. Prise entre deux feux, elle voulut obliquer, mais un troisième ennemi se montrant, elle se trouva enfermée dans un triangle.
– Voilà qui ressemble trait pour trait à une scène terrestre, dit Jean : un cerf ou un chevreuil cerné par des loups.
La bête traquée essaya de passer entre deux agresseurs. Elle échoua. Un des carnivores la saisit à la nuque, en un éclair, les deux autres s’abattirent sur ses flancs. Jean avait fait mine d’intervenir, mais déjà il était trop tard… Les agresseurs avaient ouvert la gorge de la victime, d’où s’écoulait un liquide jaune soufre, sans doute le sang martien, et les autres dépeçaient le ventre…
– J’allais gaspiller des radiations ! dit Jean. Et, quoique la planète me paraisse devoir nous permettre maints réapprovisionnements énergétiques, mieux vaut économiser les ressources.
– D’autant plus que nous ne sommes pas ici pour rien changer au cours des choses millénaires !
Pensifs, nous continuâmes notre route. Parce que l’homme est peut-être le plus adaptable des animaux, nous nous sentions déjà familiarisés avec le site, avec les plantes, avec les bêtes – et même avec cette pesanteur déficitaire qui nous causait naguère un grand malaise. Au rebours, il nous plaisait de nous mouvoir vite et sans effort ; quant à la respiration, grâce aux condensateurs qui nous servaient l’air de Mars concentré, elle était parfaite.
– S’il y a des plantes ou des animaux comestibles – comestibles pour des humains – rien ne nous empêcherait de vivre sur Mars pendant un temps illimité, remarqua Jean. J’entrevois la possibilité de tout y trouver pour la vie quotidienne et pour recréer les réserves d’énergie nécessaire au retour… Eh ! qu’est-ce qui nous arrive là ?
Ce qui nous arrivait n’était pas très rassurant : une créature apocalyptique, longue d’une douzaine de mètres, qui rappelait à la fois les alligators, les pythons et les rhinocéros. Basse sur pattes, le torse rond, un épais museau en pyramide au bout duquel se projetait une manière de longue corne, une peau nue sur les flancs, écailleuse sur le dos, poilue sur le mufle, cette bête avançait avec un frétillement qui lui donnait l’air de ramper ; des pattes épaisses s’agitaient sous elle.
– Rampe-t-elle ? Marche-t-elle ? m’écriai-je.
– Les deux ! répondit mon compagnon. Le mouvement des pattes est, si j’ose dire, en synchronisme avec le tortillement du corps… Nous n’avons rien de si laid sur la Terre !
À notre vue, la bête s’était arrêtée, et ses yeux – il y en avait une douzaine – dardaient sur nous des regards qui tantôt s’éteignaient, tantôt se rallumaient, comme s’ils étaient commandés par des interrupteurs.
À tout hasard, nous préparâmes nos radiants et nos torpillettes.
– Ça doit bien avoir la masse de plusieurs éléphants ? fit Jean.
– Cinq ou six.
Nous remarquâmes que toutes les bêtes visibles avaient fui avec une vélocité de panique : preuve que le monstre était redoutable.
Après une courte halte, il se remit en marche et, d’évidence, il fonçait sur nous…
– Alors, mon vieux ! s’exclama Jean.
Et il envoya une gerbe de rayons Bussault.
Le tortillement de la bête devint convulsif, mais elle ne s’arrêta point ; plutôt accéléra-t-elle sa course. À mon tour, je lançai un faisceau, et cette fois l’effet parut décisif : la masse énorme s’arrêta net, les yeux s’éteignirent…
Bientôt, elle se tourna, elle s’éloigna, lourdement, péniblement.
– Elle en tient ! fis-je. Faut-il l’achever ?
– Inutile… et ça coûterait peut-être beaucoup d’énergie. J’estime qu’elle est hors de combat pour un bon temps ! Mais voici Antoine !
Le Stellarium était là en effet. Nous échangeâmes quelques signaux avec notre ami, qui, complètement rassuré, reprit de la distance.
– Toujours aucun équivalent de la bête qui alluma le feu, vers la fin du Tertiaire ! marmonna Jean. Il semble pourtant que, s’il y a quelque chance de la rencontrer, nul lieu n’est plus favorable que les rives de ce lac ?
– Eh !… dis-je, elle connaît peut-être déjà notre présence !… Elle se cache… ses yeux quasi humains sont fixés sur nous… elle nous tend quelque embûche… Qui sait ?
Jean haussa les épaules et se mit à rire.
Après que nous eûmes gravi une colline, une forêt se montra, forêt de pseudo-champignons, à la fois impressionnante et baroque.
– On dirait vraiment, fis-je, de gigantesques girolles et de colossales coulemelles, à part quelques festonnages inédits et quelques appendices en vrille… Un tissu unique… un thalle… rien qui rappelle des feuilles.
Des bêtes sournoises apparaissent et disparaissent, des Aériens s’élèvent sur leurs cinq ailes ; il en est de minuscules, à peine plus gros que des hannetons, d’autres de la taille des mésanges des prés, des ramiers, des corbeaux, même des faucons… Pas de plumes, pas de bec, pas de queue, des museaux le plus souvent en ogive, aplatis latéralement.
Jean murmura :
– C’est encore ceux-là qui rappellent le moins la faune terrestre !… Leurs cinq ailes surtout semblent insolites. Remarquons que, pendant le vol, elles sont disposées grosso modo en hélices… De même que l’animal apocalyptique semblait à la fois courir et ramper, de même ces Aériens semblent à la fois voler et nager…
– Ils ont du mérite…, dans une atmosphère si légère ! Aussi bien leurs ailes semblent extraordinairement vigoureuses.
Nous parvînmes dans une clairière où ne poussaient que des espèces de lianes chétives ou des pseudo-lichens. Des rocs la parsemaient, pareils à des pierres erratiques, et, tandis que je m’arrêtais pour en examiner quelques-uns, Jean s’éloigna d’une centaine de mètres. Quelque chose dut l’intéresser qui le fit s’engager dans un étroit défilé, entre deux rocs bleus, plus épais que les autres.
Je le perdis de vue…
Quelques minutes se passèrent, puis, ne voyant pas revenir mon compagnon, je le cherchai du regard. Personne. À mon tour, je me dirigeai vers les rocs bleus…
Deux créatures surgirent, qui différaient de toutes celles que nous avions aperçues… Dressées sur trois pattes, le torse vertical, elles avaient positivement quelque chose d’humain. Leurs visages mêmes, malgré leurs six yeux et l’absence de nez, leurs visages, dont la peau était nue, suggéraient je ne sais quoi d’homologue à notre espèce…
Mais comment décrire ces visages ? Comment faire concevoir leur forme rythmique, comparable à celle des plus beaux vases hellènes, les nuances ravissantes de leur peau, qui évoquaient ensemble les fleurs, les nuages crépusculaires, les émaux égyptiens ? Aucun de ces grossiers appendices de chair que sont nos nez, nos oreilles, nos lèvres, mais six yeux merveilleux, devant lesquels nos plus beaux yeux terrestres ne sont plus que des élytres de hannetons ou de carabes, des yeux où passaient toutes les lueurs des aurores, des prairies matinales, des fleuves au soleil couchant, des lacs orientaux, des océans, des orages, des nuées…
Ces êtres marchaient étrangement, chacune des trois pattes se dressant à son tour. Quand ils s’arrêtaient, les pieds formaient un triangle étroit, le pied du milieu un peu à gauche du pied d’arrière et du pied d’avant. Quant à leur taille, elle était sensiblement égale à la taille des Espagnols ou des Italiens du Sud.
Tandis que je les contemplais, dans un saisissement de surprise et d’admiration, ils s’éloignèrent, ils disparurent derrière les arbres, mais d’autres parurent, à distance. L’un d’eux leva quelque chose qui ressemblait à un fragment de liane enroulé sur soi-même : je sentis mes jambes s’engourdir.
Projetant avec peine mon radiant, je lançai un faisceau d’ondes… Deux créatures chancelèrent ; toutes grelottèrent et disparurent derrière un bloc. Mon engourdissement ne dura qu’une demi-minute, mais une inquiétude profonde m’avait saisi.
Je criai aussi haut que je pus :
– Jean !… Jean !…
Une douzaine de créatures verticales surgirent, beaucoup plus loin toutefois que les premières. Elles ne demeurèrent qu’un instant : le Stellarium descendait sur la clairière.
Quand il fut à quelques décamètres du sol, la clairière était déserte.
Déjà Antoine surgissait à la poterne de sortie.
– Avez-vous vu Jean ? m’écriai-je.
– Jean ?… Non, je ne l’ai pas vu, répondit Antoine de cette voix tranquille qu’il gardait à travers les pires inquiétudes, mais ses yeux étaient troubles. J’arrivais au-dessus de la clairière quand vous vous êtes dirigé vers les rocs bleus… j’ai vu paraître les êtres verticaux…, j’ai compris qu’il y avait du péril…, et me voilà…
– Jean a disparu… et ces créatures sont évidemment redoutables… Comme nous, elles frappent à travers l’étendue… et l’énergie dont elles se servent paralyse les muscles…, j’ai le sentiment que la distance seule m’a sauvé !
Tandis que je parlais, nous ne cessions de scruter l’étendue avec nos lunettes… Deux ou trois fois, un visage lumineux apparut au loin et s’évanouit.
– Nous ne pouvons pourtant pas abandonner Jean… fit Antoine, mais comment faire ? Nous risquer là-dedans, c’est vraisemblablement la mort… Des êtres qui savent projeter des énergies à distance sont assez intelligents pour nous prendre au piège – chose facile, puisqu’ils sont nombreux.
Nous nous regardâmes avec une insondable tristesse.
– Il va nous arriver malheur, si nous demeurons ici… reprit Antoine, et il est surprenant que nous soyons encore saufs. Rentrons dans le Stellarium… Aussi bien, c’est encore lui qui nous offre les meilleures chances de découvrir quelque chose… Allons !
Il m’attirait, il m’entraînait ; la mort de Jean semblait fatale ; n’était-il pas déjà un cadavre ?
Nous planâmes au-dessus de la forêt, si cela pouvait se nommer une forêt. Rien que des Aériens et des « Pentapodes » furtifs, aucune trace de Verticaux.
– Il est probable que le Stellarium les effraie, fit Antoine. Montons !
Nous montâmes au-dessus de la clairière, sans rien découvrir, mais en nous éloignant de quelques kilomètres nous ne tardâmes pas à voir les Verticaux. Ils erraient, paisibles, ou s’occupaient de travaux étranges. Deux ou trois fois, nous vîmes l’un d’eux tourner vers quelque Pentapode le bizarre engin qui avait failli m’engourdir : l’animal ne tardait pas à trébucher et à tomber…
– Ce sont bien, sur cette planète, les équivalents de l’homme, fit Antoine.
Je le pensais comme lui ; au reste, les mouvements de ces êtres ressortissaient à une activité totalement différente de celle des autres vivants, ne fût-ce que par la diversité.
– S’ils pouvaient épargner Jean ! soupirai-je.
– L’ont-ils seulement pris vivant ?
Sans cesse nous revenions vers la clairière ; nous exécutions des évolutions en tous sens. Rien ! D’heure en heure, notre faible espérance décroissait ! Ah ! que l’expédition me semblait maintenant vaine et ridicule.
– Comment avons-nous osé venir ici en si petit nombre ! fis-je, cinq ou six heures après la disparition de notre ami. Nous ne sommes pourtant pas fous.
– Il ne faut regretter que les actes stupides, répondit Antoine avec sévérité. Tous les explorateurs risquent leur vie. C’est la loi. Combien périrent qui étaient partis sur les caravelles de Colomb ou de Magellan, sur les bateaux de Cook, qui s’enfoncèrent dans les sylves, dans les brousses, dans les déserts !… Combien d’autres moururent qui sillaient vers la Lune ou qui y abordèrent ! Leur œuvre était inférieure à la nôtre… Je mourrai peut-être ici, mais je ne croirai pas devoir me repentir, ajouta-t-il fièrement.
– Nous eussions dû partir en plus grand nombre !
– Il aurait fallu construire plusieurs Stellariums, donc attendre, attendre longtemps, trouver l’argent et les hommes, au risque d’être devancés. Rien ne prouve d’ailleurs que, en nombre, nous eussions mieux réussi… Si Mars contient beaucoup de Tripèdes armés comme ceux qui ont enlevé Jean, il pouvait être plus dangereux d’arriver vingt, trente, cinquante, que deux, trois ou quatre ! Soumettons-nous au destin ! N’avions-nous pas fait le sacrifice de nos vies ?
Le jour passa ; la fatalité nous condamnait à passer la nuit au-dessus de la forêt. Nous vîmes reparaître les Vies Impondérables, mais nos cœurs étaient trop lourds pour que nous nous livrions à des observations ou à des expériences minutieuses. Pourtant, nous nous rendîmes mieux compte de l’individualité, de la spontanéité et aussi de la « spécification » des Éthéraux.
Leurs évolutions étaient aussi discontinues que les évolutions d’une foule dans les rues de nos villes, plus discontinues même, plus variées et plus variables, encore que des associations de mouvements se formassent pour des fins inconcevables…
Souvent, des échanges de phosphorescences, aux rythmes changeants, avec des reprises et des arrêts, suggéraient l’idée d’un langage. Il pouvait y avoir ou ne pas y avoir d’ordonnance dans les groupes ; le nombre de ceux qui les composaient allait de deux à plusieurs centaines ; une fois même, nous vîmes des milliers de filaments complexes, dont la longueur (la taille ?) atteignait sept ou huit mètres, en route dans une colonne de réseaux presque verticale. Cette multitude montait à grande vitesse dans la colonne, comme si elle voulait atteindre les étoiles.
Malgré notre angoisse, nous nous élevâmes en même temps que cette singulière multitude… Elle monta à plusieurs centaines de kilomètres. Depuis longtemps, la colonne s’était éteinte ; les Éthéraux se créaient une route moins nette, qui s’effaçait derrière eux. À la fin, ils s’arrêtèrent, mais leur agitation sur place créait une palpitation d’ensemble d’où s’échappaient les fluorescences.
Après une demi-heure environ, la foule redescendait vers la planète :
– Nous avons assisté à un grand événement éthérosocial, si j’ose dire, murmura Antoine, tandis que nous avions repris nos évolutions au-dessus de la forêt… Je crois que ces vies sont très supérieures à la nôtre !
– Elles semblent pourtant nous ignorer, tandis que nous les voyons ! N’est-ce pas une supériorité à notre actif ?
– N’avons-nous pas ignoré, pendant presque toute l’évolution ancestrale, les microbes qui, pourtant, décimaient l’humanité ? Direz-vous que les microbes tueurs de Nègres, de Peaux-Rouges, d’Égyptiens, de Grecs, étaient supérieurs aux hommes qu’ils détruisaient et qui ne connaissaient pas leur existence ?
– Qui sait…
Un silence. Nous dardâmes vers la forêt agamique des faisceaux de lumière, espérant contre toute espérance voir notre pauvre compagnon. Nous envoyâmes en vain des signaux rayonnants.
Antoine prit la première garde et je dormis quelques heures du sommeil fiévreux des condamnés, avec ses cauchemars et ses réveils éperdus.
La nuit durait encore lorsque vint mon tour de veille. Jusqu’à l’aube, je ne cessai de décrire des cercles au-dessus de la morne sylve. Mon âme fut réellement triste jusqu’à la mort ; dans ce monde étranger, même si Jean n’eût pas été un ami très cher, j’eusse ressenti sa perte comme une intolérable diminution de ma personne. La traversée de l’abîme interstellaire, l’isolement dans un astre perdu au fond de l’étendue faisaient de nous trois un seul être.
L’aube vint enfin, tout de suite muée en plein jour… J’épiais sans espérance les grands thalles et les plantes rampantes… Soudain, mon cœur se prit à bondir : l’émotion passa comme un cyclone traversé de longs éclairs…
Jean était là !
Il était là, précisément dans la clairière où il avait disparu, auprès des roches bleues…
Je dardai un rai « d’appel », auquel il répondit par des signes rythmiques – des signes de notre vocabulaire radiosténographique. Il disait :
– Sain et sauf. Je suis chez des homologues de notre humanité. Nous nous comprenons déjà, très vaguement. Ils sont doux ; plus doux, je crois bien, que les hommes : c’est en m’engourdissant qu’ils m’ont capturé ; je n’ai pas subi la moindre violence. Leur étonnement et leur curiosité sont intenses ; ils désirent ardemment savoir d’où nous venons ; j’arriverai à le leur faire comprendre…
– Mais pouvez-vous vous nourrir… et respirer ?
– Pour la respiration, rien à craindre… ils m’ont laissé mes deux respirateurs. Mais j’ai faim… surtout soif. Leur eau n’est pas buvable pour des hommes… je n’ose manger leurs aliments… ils ont deviné cela…
– Pas libre ?
– Non… et je doute qu’ils me lâchent… jusqu’à ce qu’on puisse s’expliquer. Envoyez-moi de l’eau… de l’eau avant tout.
– Bientôt, cher Jean… je réveille Antoine.
Antoine, qui dormait aussi mal que j’avais dormi, se leva au premier appel, et demeura stupéfait en voyant notre compagnon seul dans la clairière…
Je lui expliquai rapidement la situation, cependant que Jean sténotélégraphiait :
– J’ai pu m’assurer que leur « bombardement fluidique » ne traverse que des obstacles peu épais, au plus cinq ou six centimètres ; encore, en les traversant, devient-il inoffensif. Il ne menace pas la vie, il engourdit. À cent mètres, son efficacité est déjà fort réduite. Prenez vos dispositions en conséquence.
– Bon ! fit Antoine, nous allons descendre les provisions.
Nous fîmes rapidement un colis, et à deux cents mètres du sol nous le laissâmes descendre, sa chute étant ralentie par un petit champ gravitif opposé au champ martien.
Pendant cette chute, nous vîmes jaillir de terre une vingtaine de Tripèdes, qui observaient l’opération avec une curiosité évidente.
– Merci, télégraphia Jean quand il eut saisi les provisions. J’espère vous donner prochainement des nouvelles précises.
Nous le vîmes manger et boire, sans que personne intervînt pour le gêner, mais lorsqu’il referma le paquet quatre Tripèdes sortirent de terre pour l’emmener.
– Qu’est-ce que cela signifie ? grommela Antoine. L’épargnent-ils définitivement ? ou n’est-ce qu’un répit ?
– J’ai idée qu’ils ne lui feront aucun mal… tant qu’ils ne se croiront pas eux-mêmes menacés. Ils veulent savoir ce que nous sommes et d’où nous venons… Songez à notre état d’esprit dans une circonstance analogue !
– État d’esprit de civilisés – mais s’ils sont, eux, des sauvages ?
– J’imagine qu’ils sont plutôt des « rétrogradés »… L’habitation sous terre implique l’appauvrissement de la planète.
– Possible ! Leurs armes, d’ailleurs… ce bombardement fluidique dont parle Jean… paraissent l’indice d’une civilisation actuelle ou passée…
– Et comme c’est captivant !
– Anthropocentriste ! s’écria Antoine. Les Éthéraux, voire les Zoomorphes, devraient vous paraître bien plus passionnants ! Ceux-ci ne sont qu’une manière d’équivalent des Terriens…
– C’est vrai…, mais vous, au fond, qu’est-ce qui vous intéresse le plus ?
– Parbleu ! J’ai la même faiblesse que vous ! Puis, il y a Jean, sain et sauf, mais captif… Tant qu’il ne sera pas délivré, c’est là que sera l’épisode poignant, la péripétie tragique…
– Il faut le délivrer !
Antoine haussa tristement les épaules :
– Comment ? Lors même que les Tripèdes seraient impuissants contre le Stellarium, lors même que nos rayons suffiraient à les vaincre, ils tiennent Jean… ils disposent de sa vie. Nous ne pouvons compter que sur le hasard ou sur la bonne volonté des ravisseurs.
– Je ne désespère point de cette bonne volonté.
– Ni moi… Mais c’est une impression sans base…
– Si, leur douceur envers Jean…
– Ruse, peut-être ! Je pense au massacre de Cook.
Nous passâmes de longues heures, plus mornes encore que les heures de la nuit, à planer sur la sylve.
Vers le milieu du jour, Jean reparut dans la clairière, et tout de suite il sténotélégraphia :
– Je crois positivement que leurs mœurs sont très douces, plus douces que les nôtres… et qu’ils ne me veulent aucun mal. Un langage de signes s’établit lentement entre nous… J’ai pu leur faire entendre que nous venons d’un autre monde. Aucun doute sur leur intelligence, elle doit équivaloir l’intelligence humaine – avec des particularités qui tiennent à leur structure… Depuis hier, nous recevons beaucoup de visiteurs, qui viennent d’autres régions…
– Pensez-vous que ce soit une société croissante ou décroissante ?
– Oh ! décroissante, cela ne fait pas de doute pour moi ! Comme les hommes, ils appartiennent à une animalité dont la vie dépend d’un liquide… Or, leur liquide, leur eau, est devenue rare… et peut-être n’est-ce plus la même eau que jadis ?
– Pouvons-nous espérer votre libération ?
– J’oserais parier que oui…
Un à un, des Tripèdes jaillissaient du sol.
Ils observaient avec attention l’échange des signaux entre leur prisonnier et les navigateurs du Stellarium.
– Ils sont décidément très beaux ! fit Antoine.
– Combien plus beaux que nous ! soupirai-je.
Nous pûmes à loisir observer leur allure et leurs gestes. Comme je l’ai déjà dit, ils ne mouvaient qu’une jambe à la fois, en sorte que la marche se faisait en trois temps : leurs gestes offraient tantôt des similitudes, tantôt de grandes différences avec les nôtres ; l’extrémité de chacun de leurs membres supérieurs était « digitée » mais ne formait pas positivement une main ; les extrémités qui remplaçaient nos doigts sortaient d’une sorte de conque ; il y en avait neuf pour chaque « bras », et nous remarquâmes bientôt qu’ils pouvaient se recourber en tous sens sans que le mouvement d’aucun d’entre eux commandât le mouvement des autres.
Ils obtenaient ainsi, à la volonté, les dispositions les plus variées, et pouvaient saisir plusieurs objets à la fois dans des directions diverses.
Leurs vêtements étaient formés d’une sorte de végétation moussue qui s’adaptait exactement au corps.
L’un d’eux, qui se tenait près de Jean, observait avec une attention particulièrement intense les gestes de notre ami et les nôtres.
– C’est un personnage important !… nous dit Jean. Il a une influence certaine sur les autres ; c’est d’ailleurs avec lui que j’esquisse un système de signaux… Mais il faudra quelques jours de plus pour échanger des choses élémentaires.
– Avez-vous encore des vivres et de l’eau ?
– Jusqu’à demain matin !
En ce moment, l’individu influent traça divers signes.
– Je crois comprendre, dit Jean, qu’il cherche à nous rassurer sur l’avenir… Au fond, je ressens plus de mélancolie que d’inquiétude.
Une semaine sombra dans l’impondérable. Nous communiquions chaque jour avec Jean ; plus d’une fois, nous pensâmes débarquer dans la clairière, mais le captif nous demandait d’attendre encore. Parce que notre présence continuelle était inutile, nous fîmes de longues randonnées. Elles nous montrèrent trois zones habitées par les Tripèdes, trois zones de lacs et de canaux qui, dans leur ensemble, atteignaient à peine l’étendue de la Méditerranée.
Les lacs ne s’étendaient guère au-delà des régions tropicales ; pourtant, nous en trouvâmes quelques-uns dans des latitudes qui, sur Terre, eussent joui d’un climat tempéré. Ailleurs, rien que des vapeurs plus ou moins diluées qui ressemblaient parfois à des brumes légères, ou, surtout dans les cercles polaires, à des couches de neige.
Il ne devait guère y avoir plus de sept ou huit millions de Tripèdes sur toute la planète. La plupart avaient des habitations souterraines. Les autres, en bien plus petit nombre, vivaient dans des demeures de pierre dont le style rappelait confusément le style romain.
Ces demeures, vestiges évidents du passé, faisaient toujours partie d’une agglomération importante. On eût dit des villes uniquement composées de petites et grandes églises romanes, dont la plupart tombaient en ruine, ce qui laissait peu de doute sur la décadence des Tripèdes. Il y a bien des siècles, peut-être des millénaires, sept ou huit cités devaient être aussi peuplées que Paris et Londres sous Louis XIV et sous Cromwell : au total, elles contenaient encore quelques centaines de mille habitants.
On pouvait pressentir que l’industrie des Tripèdes était en pleine décadence. Ils construisaient des outils, dont certains rappelaient les outils terrestres, des machines destinées à la culture et au transport : celles-ci, rares, ne circulaient pas sur des roues, elles semblaient ramper assez rapidement sur le sol ; jadis, sans doute, les Tripèdes avaient eu des appareils volants ; ils communiquaient à distance, à l’aide d’appareils dont le mécanisme nous échappait, mais qui, d’évidence, utilisait des ondes…
Notre présence ne tarda pas à être connue ; on nous observait à l’aide d’instruments assez semblables à nos lunettes, et vraisemblablement construits d’après les mêmes principes… À notre passage, des foules se rassemblaient dans les villes ; ailleurs, des groupes surgissaient de terre ; l’agitation et la curiosité semblaient vives…
En somme, les Tripèdes décelaient les vestiges d’une civilisation jadis comparable à la civilisation terrestre du XIXe siècle ; nous conjecturâmes que, après l’abandon successif de maintes industries, leur science avait décru de cycle en cycle.
Quant à leurs animaux, très peu atteignaient la taille de nos éléphants, de nos girafes, de nos grands buffles.
Le domaine des Tripèdes et de leur règne ne comportait qu’une partie assez restreinte de la planète, un dixième tout au plus : il s’arrêtait à mi-route de l’équateur et des pôles. La surface occupée par les Zoomorphes était plus étendue et remontait bien plus loin vers le nord ou vers le sud : l’avenir leur appartenait.
Mais le retrait des Tripèdes était-il dû à une lutte entre les règnes, à l’impossibilité de vivre dans certaines régions ou à une décadence spontanée ? Nous n’essayâmes guère de répondre à ces questions ; toutefois, la présence des Zoomorphes excluait celle des Tripèdes.
Ce qui nous semblait évident, c’est que le règne des Zoomorphes était bien moins ancien que l’autre règne.
– À eux l’avenir !… disait Antoine, un jour que nous avions parcouru diverses zones. Ils posséderont la planète !
– Ils en possèdent déjà les trois quarts !… Et les Éthéraux ?
– Ceux-là, cher ami, nous dépassent tellement que je renonce à me faire une idée de leur avenir !
– Nous dépassent-ils réellement ? Plus subtils, sans doute ! Moins exposés aux contingences brutales… mais peut-être moins intelligents, après tout…
– Possible. L’essence même de leur organisation ne m’apparaît pas moins d’une nature plus haute !
– Croyez-vous ?… On peut en douter. Des électrons libres ont les mouvements plus amples et plus rapides qu’une cellule vivante… Cependant, je les crois inférieurs à une cellule !
– Mauvaise comparaison. Il s’agit ici d’une organisation complexe de radiations… des cellules radiantes, si j’ose dire. En somme, discussion vaine ! Nous ne pouvons nous en rapporter qu’à nos intuitions – si insuffisantes, hélas !
Le onzième jour, nous vîmes apparaître Jean, tout seul, au centre de la clairière. Aucun Tripède visible… Notre ami levait vers le Stellarium un visage souriant ; il affirma :
– Je suis libre !
Le cœur me battit furieusement. Jean poursuivait :
– Comme vous le voyez, ils se tiennent à distance… J’ai pu du reste me convaincre que, décidément, s’ils avaient de mauvais desseins, ils seraient impuissants contre notre abri. Leurs armes sont insuffisantes, leurs instruments ne sont pas capables d’entamer les parois d’argine et ils ne disposent d’aucun explosif puissant. D’ailleurs, ils ne nous veulent aucun mal ! Ils me l’ont répété avec insistance… je n’ai pu m’y méprendre.
Tandis qu’il radiotélégraphiait, le Stellarium descendait vers la clairière. Nous abordâmes enfin, et Jean se trouva auprès de nous.
L’immense tristesse cessa de s’appesantir. L’espérance sonna ses fanfares. Pendant de longues minutes, nous n’échangeâmes que les propos incohérents de la joie.
Puis, Antoine demanda :
– Alors, vous les croyez réellement inoffensifs ?
– Ils sont déjà, par nature, enclins à une douceur plus grande que les humains…, une douceur où il entre beaucoup de résignation.
– Pourquoi de la résignation ?
– Ils savent qu’eux-mêmes et tout leur règne sont en décadence ! Ils le savent en quelque sorte d’une manière innée, en même temps que par tradition… Notre présence leur inspire naturellement une intense curiosité, et leur donne, si j’ai bien compris, de confuses espérances.
Le Stellarium demeurait immobile, au ras de la clairière.
Peu à peu, les Tripèdes étaient venus, qui se tenaient à distance ; l’un d’eux se rapprocha et agita son bras, d’une manière rythmique :
– Il vous souhaite la bienvenue, dit Jean, qui répondit aux gestes du Tripède.
– Qu’allons-nous faire ? demanda Antoine.
– Me donner une tasse de café ! fit notre ami en riant. L’absence de café fut une privation poignante.
Je fis rapidement bouillir de l’eau, tandis que Jean reprenait :
– Si vous le voulez bien, je retournerai chaque jour parmi eux, pendant deux ou trois heures… afin de perfectionner nos signaux. Pendant ce temps, vous continuerez vos explorations… Vous avez dû faire des découvertes passionnantes…
– Nous avons découvert des villes de Tripèdes. Mais pourquoi les uns logent-ils à la surface et les autres sous terre ?
– Il y eut, je crois, deux évolutions différentes. Sans les combattre ni les haïr, les Souterrains ne fréquentent guère les autres. Ils ont du reste de véritables cités ou bourgades… eux aussi.
– Les cités de la surface sont surtout composées de ruines. Dans les villes qui pourraient loger trois ou quatre cent mille Tripèdes, il y en a tout au plus dix mille – parfois moins.
– Alors, les cités souterraines, intégralement habitées, sont plus récentes. Celle de mes amis ne doit pas contenir deux mille habitants. J’ai pu la parcourir en tous sens… Ah ! le café !
Jean humait avidement l’âme odorante.
– Nous avons dépassé bien des choses ancestrales… nous n’avons rien ajouté à ceci ! s’exclama-t-il en achevant son café. De tout ce que nous avons emporté, rien ne me rappelle aussi tendrement la Terre.
– Croyez-vous que nous puissions, à la rigueur, prolonger notre séjour ? demandai-je.
– Au point de vue énergétique, nous trouverons tout ce qu’il nous faut… de même, vous le savez, il sera facile de nous réapprovisionner en oxygène… Reste la nourriture. Celle des Tripèdes ne nous convient pas…
– Que nous ayons seulement des aliments azotés… Car pour les hydrocarbures…
– Nous nous en chargerons…
– Il y a des aliments azotés, reprit Jean, mais ils contiennent des substances dont l’élimination nous donnerait peut-être un succédané acceptable. Tels quels, ce ne sont pas des poisons… mais ils ne nourrissent pas !
– Une adaptation qui demanderait peut-être des années !
Le retour de Jean apportait la joie des reverdis. Les rêves d’antan remontaient de l’abîme, du fond des espaces incommensurables où flottait la planète natale.
– Tout de même, grommela Jean, je serai heureux de la revoir !
Chaque soir, nous nous tournions vers Elle ; bientôt, elle deviendrait une resplendissante étoile. La reverrions-nous, pauvres atomes vainqueurs de l’éther, humbles navigateurs de l’océan impondérable…
N’importe, nous ne regrettions rien ; la nostalgie n’éteignait pas la passion de connaître.
– Un temps viendra où des escadres de Stellariums iront de planète en planète !… Les hommes ne sont que des bestioles… mais quelles bestioles !
Chaque jour, Jean se rendait pendant trois ou quatre heures parmi les Tripèdes, puis il participait avec nous aux explorations. Nous étions, Antoine et moi, impatients de faire comme lui, mais il convenait d’attendre que le code des signes fût moins embryonnaire.
Nous nous exercions avec Jean, qui chaque jour rapportait quelque « mot » nouveau. Dans ce travail d’ajustement cérébral, les Tripèdes se montraient supérieurs aux hommes, doués d’une plus grande agilité abstraite ; est-ce que, chez nous, les vieux peuples sur le retour ne furent pas toujours plus abstraits que les peuples jeunes encore ?
Au retour d’une de ses absences, Jean remarqua :
– Nous possédons déjà deux cents termes d’échange… Avec six ou sept cents termes, on peut exprimer bien des choses… Car, enfin, tels auteurs classiques et subtils n’utilisaient pas plus de douze à quinze cents mots !
À mesure que Jean et ses amis Tripèdes perfectionnaient leur « dictionnaire », nous recevions des enseignements plus précis sur le présent et le passé de Mars. Ils confirmaient nos conclusions.
Le souvenir d’une puissance et d’un savoir supérieurs persistait dans les Souterrains ; jadis, les Tripèdes avaient pratiqué une industrie ingénieuse et diverse, qui comportait des usines puissantes, d’innombrables appareils de transport terrestres et aériens : ils savaient utiliser des énergies subtiles, puisque, même actuellement, ils communiquaient à distance et se servaient d’armes radiantes pour l’attaque et pour la défense.
Nous apprîmes aussi que, depuis des millénaires, aucune guerre n’avait éclaté entre Tripèdes. L’incompatibilité des races ne se traduisait par aucun acte brutal, et moins encore par des rencontres homicides.
– Cependant, fit Jean, ils détruisent certains animaux… J’ai cru comprendre qu’ils étaient souvent en guerre avec l’autre règne… Jusqu’à présent, l’explication reste un peu confuse.
– Je ne pense pas qu’il s’agisse des Éthéraux.
– Sûrement non ! Il ne peut être question que des Zoomorphes, lesquels, si j’ai compris, ne cessent de gagner du terrain.
– Les deux règnes ne peuvent donc pas coexister ?
– Je le suppose…
Cette question nous passionnait. Jean promit de tout faire pour obtenir des détails.
Il en apporta trois jours plus tard.
– J’ai compris, cette fois. Les règnes ne peuvent pas vivre sur le même terroir, du moins après quelque temps. Outre des conflits avec les Zoomorphes supérieurs, conflits meurtriers pour les deux règnes, peu à peu le sol devient incapable de produire des végétaux…, il est intoxiqué. Les animaux périssent ; la vie devient intenable pour les Tripèdes… Il est, par suite, essentiel de repousser les moindres incursions… Réfugiés dans leurs galeries souterraines, nos amis sont à l’abri de leurs adversaires. Même s’il y a des fissures, les émanations des Zoomorphes sont neutralisées, absorbées. Les Tripèdes peuvent combiner des attaques, mais qui ne tuent pas, qui rendent seulement les séjours des Zoomorphes difficiles. Par malheur, la faiblesse numérique des Tripèdes, qui s’accroît de période en période, restreint leur champ d’action : il y a fatalement des territoires abandonnés ou mal défendus.
» En ce moment, la lutte est vive dans une région méridionale, à je ne sais exactement quelle distance d’ici. Les Zoomorphes, très nombreux, gagnent peu à peu du terrain… Je sens que les Tripèdes espèrent notre intervention…
– Nous ne pouvons presque rien ! fit Antoine.
– Mais si Mars nous fournit l’énergie brute nécessaire… et je crois qu’il nous la fournirait sans grande peine ?
– On peut voir, et en tout cas étudier les moyens.
La première entrevue fut saisissante.
C’était à quelques toises du Stellarium, sous le parasol d’un énorme végétal… Il y avait cinq Tripèdes dont les yeux multiples nous observaient étrangement, Antoine et moi…
Tout en eux était inouï, aucune image de la Terre ne s’adaptait exactement à leur structure, et pourtant mille analogies subtiles s’élevaient à leur vue, et dès l’abord naquit une indescriptible sympathie. Les regards dominaient de loin toute autre expression des visages rythmiques.
Aucun des six yeux n’avait la même nuance, et chaque nuance variait indéfinissablement. Cette diversité et ces variations suggéraient une vie agile qui dépassait en charme tous les charmes humains : ah ! combien ternes eussent paru les plus beaux yeux de femme ou d’enfant terrestres !
L’impression, si vive d’abord, grandit de seconde en seconde ; bientôt même, le regard vif de Jean me parut d’une insignifiance navrante.
Dans notre indicible solitude, les signes que Jean nous avait enseignés s’étaient gravés avec force dans notre mémoire cérébrale, nerveuse et musculaire. Nous nous en servions presque familièrement… D’ailleurs, la compréhension de nos interlocuteurs était rapide et précise ; leur intuition comblait facilement les lacunes.
– Je sais déjà, dit celui qui paraissait et qui était le personnage dominant, que vous venez de l’astre voisin… Vous nous êtes supérieurs… et supérieurs à nos ancêtres.
Je crus discerner une mélancolie dans les lueurs versicolores des prunelles.
– Pourquoi supérieurs ? fit Antoine. Nous ne sommes que différents !
– Non… non… supérieurs. Notre monde est plus petit… nous n’avons pas assez duré : il y a si longtemps maintenant que notre force est partie ! Et nous sommes aussi des vaincus… Nous savons déjà que vous êtes, vous, des vainqueurs…, vous devez être les maîtres de votre astre.
– Oui, nous dominons les autres vivants…
– Nous reculons toujours ! Nous n’occupons plus le dixième de la planète ! Ceux qui nous chassent ne nous valent pas… mais ils peuvent vivre sans liquides…
J’hésitai avant de dire :
– Aimez-vous la vie ?
Il me fallut répéter la question sous trois formes.
– Nous l’aimons beaucoup… Nous ne serions pas malheureux, sans les autres… Depuis longtemps nos pères savaient que notre race doit disparaître… Cela ne nous attriste plus ; nous voudrions seulement disparaître sans violence.
Il réussit à se faire comprendre après plusieurs tentatives.
– Tous les vivants ont leur fin du monde !… Elle ne vient pas plus vite pour chacun de nous que pour ceux qui nous précédèrent : nous vivons même plus longtemps… Et, puisque notre nombre diminue de siècle en siècle, tout ce que nous souhaitons c’est que les autres nous laissent le temps. Peut-être nous aiderez-vous ?
Bizarrerie de l’adaptation ! Je m’habituais à ces visages plans où manquait ce fragment de chair, au fond si laid, par quoi nous respirons et flairons ; je m’habituais à cette peau si peu comparable à la nôtre, à ces étranges rameaux qui remplaçaient nos mains. Déjà je sentais que, par degrés, tout paraîtrait normal.
Plus que de leur structure, j’étais impressionné par l’idée de leur éternel silence. Non seulement leur langage était visuel, mais ils s’avéraient incapables d’émettre aucun son comparable aux sons articulés ou même au cri de la plus obscure des bêtes terrestres.
– Est-ce qu’ils n’entendent rien ? demanda Antoine.
– J’ai posé la question sans résultat, répondit Jean.
Antoine essaya de la leur poser à son tour ; il ne sut pas se faire comprendre. La notion de la parole articulée et sans doute toute notion auditive leur étaient absolument étrangères.
– En revanche, fit Jean, ils perçoivent par le tact des vibrations du sol que nous ne percevons point… De sorte que l’approche d’un être leur est signalée dans les ténèbres avec une précision que l’homme n’atteint point.
– Le tact pourrait-il, jusqu’à un certain point, leur signaler les ondes aériennes ?
– Oui et non… Si ces ondes sont très fortes, ils les perçoivent par l’ébranlement du sol ou des objets.
Tandis que nous échangions ces propos, de nouveaux Tripèdes étaient survenus.
– Il y a cette fois deux « femmes »… remarqua Jean, je ne puis me résoudre à les appeler des femelles !…
Il n’eut pas besoin de les désigner : de stature un peu plus haute que les mâles, elles en étaient plus différentes que nos compagnes ne le sont de nous. Il ne faut pas tenter de dépeindre leur grâce et leur séduction ; quand j’épuiserais toutes les métaphores des poètes, quand je ferais appel aux fleurs, aux étoiles, aux forêts, aux soirs d’été, aux matins de printemps, aux métamorphoses de l’eau, je n’aurais rien dit !
Aucun rappel de la beauté humaine ni de la beauté animale. En vain mon imagination cherchait les repères de l’évocation et les prestiges du souvenir. Pourtant, comme le charme était sûr ! Chaque minute le confirmait. Faut-il donc admettre que la beauté n’est pas une simple adaptation d’un fragment de la réalité universelle à notre réalité humaine ?
J’avais toujours imaginé que le visage humain, avec la bosse molle du nez, producteur de mucus, avec les appendices ridicules des oreilles, avec cette bouche en forme de four, en somme répugnante par sa fonction brutale, n’était pas en soi préférable à la hure du sanglier, à la tête du boa ou à la gueule du brochet, qu’elle tirait toute sa séduction d’un instinct semblable à celui qui guide les hippopotames, les vautours ou les crapauds… La part de réalité esthétique me semblait ainsi subordonnée à nos structures ; elle serait tout autre si nous étions autrement conformés.
Les jeunes Martiennes démentaient cette théorie : la plus gracieuse surtout me montrait, avec une évidence énergique, la possibilité de beautés perceptibles pour nous et pourtant complètement étrangères à nos milieux et à notre évolution.
La conversation continuait et prenait une tournure positive. Les Tripèdes demandaient si nous ne pouvions pas les aider à combattre l’invasion d’une partie de leur territoire ; ils ne luttaient facilement que contre les Zoomorphes de petite et de moyenne taille ; pour les colosses, il leur fallait converger les ondes d’un grand nombre de radiants ; encore devaient-ils se tenir à distance, à moins de sacrifier un nombre considérable de combattants. Au total, les Tripèdes disposaient de trop faibles énergies.
– Vos ancêtres étaient mieux armés ? demandai-je.
– Nos lointains ancêtres, oui. Mais en ce temps les ennemis de notre règne étaient de petite taille et n’occupaient que des recoins stériles. Personne ne devina le rôle futur de ces êtres… Quand le péril devint évident, il était trop tard. Nous ne possédions plus des moyens assez puissants pour détruire les grands ennemis… Tout notre effort se borne à contrarier leur avance.
Je résume la réponse des Tripèdes, qui ne fut obtenue qu’après des questions nombreuses, et péniblement élucidées.
– Vos ennemis sont-ils organisés ? fit Antoine.
– Pas exactement. Il n’y a aucune entente directe, rien qui ressemble à un langage, et nous ne savons pas s’il convient de parler d’intelligence. Ils agissent par un instinct incompréhensible pour nous. Quand l’invasion d’un territoire a commencé, les ennemis s’accumulent, puis les organismes inférieurs se mettent à croître… et quand ils ont séjourné un peu partout, le sol est empoisonné, nos plantes ne peuvent plus y vivre.
– Les invasions sont-elles rapides ?
– Assez rapides dès qu’elles ont commencé… plus fréquentes de période en période. Jadis, il y a des centaines de siècles, l’envahissement était si lent qu’il en était presque imperceptible ; il se limitait à des régions désertées : déjà notre décroissance commençait ! Maintenant nous perdons souvent des terres fertiles, et l’invasion qui commence au sud est très menaçante et nous coûtera cher, si elle réussit.
– Nous allons nous consulter !
Nous demeurâmes un bon moment, mes amis et moi, à nous regarder.
– Nous savons déjà que nous pourrions intervenir, fit Antoine, mais au prix d’une dépense considérable d’énergie… Nos moyens tels quels ne nous le permettent pas. Il faut savoir si Mars est en état de nous fournir des ressources nouvelles… Le rayonnement solaire est trop faible ici pour que nos transformateurs puissent directement amorcer un déferlement radio-actif. Un supplément d’amorçage devra être demandé à la matière martienne.
– Je crois que la planète pourra y pourvoir, affirma Jean. Travaillons !
Les Tripèdes épiaient avidement notre mystérieuse conversation. Ils savaient déjà que des signaux émanaient de notre bouche ; ils essayaient de se rendre compte du mouvement des lèvres…
Jean se tourna vers eux et « signala » :
– Nous attaquerons vos ennemis si nous trouvons les énergies nécessaires…
Il réussit, après quelques répétitions, à se faire comprendre. Parce que les Tripèdes employaient au chargement de leurs armes une forme d’énergie (encore inconnue pour nous), ils finirent par concevoir ce que Jean voulait dire.
– Nous vous aiderons ! fit le Tripède influent. Mais comment savez-vous que votre intervention sera utile ?
– Parce que nous avons déjà rencontré vos ennemis et que nous avons su les mettre en fuite.
À ces mots, il y eut une agitation vive parmi les Tripèdes ; leurs yeux multiples illuminaient littéralement leurs visages.
Plus impatiente que les mâles, une des « femmes », la plus gracieuse, demanda :
– Avez-vous vu les plus grands d’entre eux ?
– Oui, plusieurs, longs comme la distance qui me sépare de ce roc.
Comment nous pûmes démêler la joie des Tripèdes, si différente, en ses manifestations, de nos joies humaines, c’est ce qui reste inexplicable. Les yeux surtout nous la révélèrent avec leurs variations continues, et l’émotion de la jeune curieuse était singulièrement séduisante.
L’habitude, forme préliminaire de l’adaptation chez les hommes et les animaux, resserra nos relations avec les Tripèdes. Nous nous familiarisions tellement avec leur présence, leurs formes, leurs allures et leurs coutumes que bientôt il sembla que nous fussions parmi eux depuis très longtemps.
Comme je l’ai dit, leurs habitations étaient souterraines, encore qu’ils passassent une grande partie du jour en plein air. J’en connaissais maintenant la raison, qui n’était autre que le besoin de fuir l’excessif refroidissement nocturne. Raison d’autant plus péremptoire qu’à une certaine profondeur régnait une température douce, accompagnée d’une lumière émanée du sous-sol planétaire.
Il n’avait pas été nécessaire de creuser les refuges : la planète comportait un grand nombre de cavernes, reliées par des couloirs : on y accédait le plus souvent par des pentes plus ou moins raides, jusqu’à deux ou trois mille mètres sous terre. De-ci, de-là, l’industrie tripède avait amélioré ces habitats naturels.
Parfois, une suite de cavernes s’étendait à des distances considérables, et comportait des nappes d’eau, voire de petits lacs. L’éclairage était d’autant plus vif qu’on descendait plus bas. Nous nous convainquîmes qu’il était dû à des phénomènes radio-actifs, encore que nous ne trouvions aucun corps pareil à notre violium, à l’antique radium ni même au planium.
– Sans doute, remarquait un matin Antoine, le déchaînement radioactif est-il épuisé dans les couches superficielles, tandis qu’il était vraisemblablement fort actif plus bas…
– Si c’est une action radio-active ! ripostait Jean.
– Dommage, en tout cas, fis-je, que nous ne disposions pas de ces énergies pour refaire les nôtres !…
À défaut d’éléments radio-actifs, nous avions découvert des éléments dont la combinaison développait des températures extrêmement élevées et produisait des radiations de haute fréquence : il n’en fallait pas plus pour amorcer les dislocations atomiques nécessaires à nos travaux… Nous réussîmes à nous approvisionner d’énergies considérables et faciles à renouveler…
En outre, des expériences heureuses nous permirent, après des éliminations successives, de transformer l’eau martienne en eau terrestre et de rendre digestibles trois des aliments consommés par les Tripèdes : nous pouvions donc indéfiniment prolonger notre séjour.
Par ailleurs, nous resserrions notre intimité avec quelques-uns de nos hôtes. Les conversations devenaient de plus en plus faciles, voire automatiques, lorsqu’il s’agissait de choses familières.
L’industrie des Tripèdes garde des vestiges d’une industrie analogue à l’industrie humaine du XIXe siècle. Ils utilisent ingénieusement les radiations solaires et leur font produire des températures élevées ; ils pratiquent une métallurgie un peu différente de la nôtre, mais ils ne tissent aucune étoffe : leurs vêtements, leurs couvertures, se font à l’aide d’une manière de mousse minérale obtenue par sublimation, et à laquelle ils savent donner une résistance et une souplesse surprenantes. Leurs lits sont faits de larges lames élastiques qu’ils suspendent à des panneaux ou à des poutres par quatre, six ou huit crochets ; leur mobilier comporte trop de variations pour que je m’arrête à le décrire ; il offre du reste des analogies avec des mobiliers humains de diverses époques et de diverses races.
Pour leur agriculture, elle est « rayonnante », en quelque sorte : ils remuent peu le sol ; ils le soumettent à l’influence d’ondes et de courants avant les semailles : les racines des plantes dissolvent facilement l’humus ainsi préparé. Depuis les temps les plus lointains, les repas des Tripèdes ne se composent que d’aliments liquéfiés qu’ils absorbent à l’aide de tuyaux comparables à des roseaux.
Leur vie personnelle et sociale est très libre. On peut dire que l’ère du crime est close pour eux ; l’ère de la vertu aussi. Comme ils n’ont besoin d’aucun effort pour respecter la liberté d’autrui, ils ne connaissent pas la pauvreté ni la richesse ; chacun fait sa part de travail avec autant de naturel qu’une fourmi, mais en gardant son individualité.
Les Tripèdes capables de violence sont devenus extraordinairement rares ; on les considère comme des déments.
Est-ce à dire qu’ils n’ont pas de passions ? Oui, et fort vives, qui toutefois ne gênent pas le prochain. La pire aurait pu être l’amour. Ils le subissent aussi impérieusement que nous, mais, à travers les temps, la jalousie a disparu.
Le mâle ou la femme qui ne plaisent point ou ne plaisent plus peuvent souffrir violemment : il ou elle ne conçoivent même plus qu’on veuille empiéter sur la liberté des choix.
L’amour multiple est fréquent et ne cause pas plus de drames que l’amour d’une mère ou d’un père pour plusieurs enfants. Cette tolérance s’explique peut-être par l’inutilité sentie et reconnue pour la sélection. Les Tripèdes, depuis de longues suites de millénaires, n’ont aucune illusion sur leur décadence ; ils l’acceptent sans amertume et goûtent tout aussi pleinement que nous la joie de vivre.
Un jour que je m’entretenais avec celui de nos amis qui nous comprend le mieux, il me dit :
– Pourquoi la mort de l’espèce attristerait-elle l’individu ? Tout ne s’est-il pas toujours passé, pour chaque vivant, comme si le monde entier disparaissait avec lui ?
Évidemment ! Mais il aurait pu se faire que le déclin jetât une ombre mélancolique sur les âmes. Au rebours, son attente paraît dispenser aux Tripèdes une sorte de sérénité collective…
Comment aiment-ils ? Il me fallut de longs mois pour en avoir une notion, certes imparfaite, mais aussi étendue que le comporte l’organisation humaine. Telles nuances sans doute me sont restées étrangères, comme l’est la perception des sons pour les Tripèdes.
Leur amour physique demeure une énigme plus mystérieuse que l’amour des fleurs. Leur étreinte, car leur acte nuptial est une étreinte, semble extraordinairement pure. C’est tout le corps qui aime, en quelque sorte immatériellement. Du moins, si la matière intervient, ce doit être sous la forme d’atomes dispersés, de fluides impondérables.
La naissance de l’enfant est un poème. La mère est d’abord enveloppée tout entière d’un halo, qui, en se condensant sur sa poitrine, devient une vapeur lumineuse. Elle suspend alors à ses épaules une conque ravissante, une sorte de grande fleur pâle où l’enfant se condense, prend la forme de son espèce, puis se met à grandir. Sa nourriture est d’abord invisible, émanée de la mère.
Pour mon imagination, la naissance et la croissance primitives de ces êtres ont quelque chose de divin ; toute l’infirmité, toute la laideur terrestre en sont bannies, comme elles sont bannies de la caresse nuptiale.
Pendant que nous faisions nos préparatifs – ce qui demanda plus de trois mois – nous pûmes étudier de près la structure de nos amis.
Leur vision est bien plus complexe que la nôtre ; elle s’étend dans l’infrarouge et l’ultraviolet : leurs trois paires d’yeux comportent des registres différents. L’une, située le plus haut, ne perçoit distinctement que la partie du spectre qui va de l’orangé à l’indigo extrême. Les yeux de la région moyenne discernent le rouge et l’infrarouge ; enfin, la troisième paire explore particulièrement les rayons violets et ultraviolets jusqu’aux plus grandes fréquences…
Leur tact est extrêmement varié : ils perçoivent de faibles vibrations du sol ; l’approche d’un autre Tripède ou d’un Pentapode leur est signalée par une induction magnétique, de même que les variations des météores : ainsi l’absence d’ouïe est largement compensée…
Tous leurs arts sont visuels, mais ces arts ne sont point statiques, comme notre peinture, notre dessin, notre sculpture ; ce sont des arts dynamiques, où la lumière, leur lumière, beaucoup plus étendue et variée que la nôtre, remplace le son. J’ai eu parfois le pressentiment de ce que de tels arts avaient d’exquis et d’infiniment nuancé, mais hélas ! le pressentiment seulement. Mes efforts pour comprendre – je ne dis pas une symphonie, mais une simple mélodie lumineuse – demeurèrent infructueux.
J’eus une aventure, la plus étrange et la plus captivante de ma vie. Le hasard, qui mène les destins dans Mars comme sur la Terre, me remit plusieurs fois en présence de cette créature pleine de grâce dont j’ai parlé plus haut. Parce qu’elle était avide de connaître le mystère de notre monde, parce que sans doute une sympathie confuse nous attirait l’un vers l’autre, nous aidâmes le hasard, nous nous revîmes.
Elle avait rapidement appris à se servir de notre alphabet optique, elle manifestait une curiosité ardente pour l’astre d’où nous avions surgi et faisait des efforts passionnés pour en concevoir le mystère.
Je m’efforçais de lui dépeindre notre humanité, qu’elle jugeait très supérieure aux Tripèdes, puisque nous avions pu franchir l’effroyable abîme interstellaire. Elle ne se lassait jamais d’interroger ni d’apprendre ; un perpétuel enchantement éclatait dans ses yeux, les plus merveilleux parmi les yeux merveilleux de ses semblables.
Les sentiments qui m’attiraient auprès d’elle sont décidément indéfinissables. Ils comportaient une admiration plénière, le plaisir de découvrir chaque jour quelque beauté plus subtile, un ravissement qui tenait de la magie et qui m’exaltait comme jadis les déesses purent exalter un Hellène mystique, une tendresse sans analogie avec aucune tendresse connue ; ni l’amour, qui semblait impossible par destination, ni l’amitié, qui comporte une plus grande familiarité d’âme, ni la douceur, qui naît à la vue d’un enfant. Non, c’était en vérité un sentiment incomparable, et que d’ailleurs je ne comparais à aucun autre.
Je me souviens de promenades dans la sylve, au bord du lac ou sur les plaines rousses : je vivais dans le domaine des fées, soulevé par une ferveur qui abolissait la durée et dispensait la « brillante » imprévoyance des enfants et des jeunes animaux.
Un jour, nous nous attardâmes près du lac. Le soir tomba, le soir pur de Mars, aux astres plus étincelants que même sur nos hautes montagnes.
« Grâce » manifestait pour les prodiges terrestres une admiration qui devenait un culte… Mais dans l’air indiciblement pur apparut la splendeur suprême des Éthéraux.
Saisi, je contemplai quelque temps ce divin spectacle, puis je « signalai » (car nous demeurions visibles l’un à l’autre) :
– Par eux, Grâce, Mars est supérieur à la Terre !
Elle répondit, et sa réponse me surprit profondément :
– Je ne le crois pas !
– Et pourquoi ne le croyez-vous pas ?
– Je ne suis pas sûre que ces vies brillantes soient supérieures à votre vie, ni même à la mienne. Rien ne le prouve… rien ! Et je pense aussi qu’il doit exister quelque chose de semblable sur la Terre… que vous n’avez pas aperçu encore… comme nos très lointains ancêtres n’apercevaient pas encore ceux-ci…
– Ou bien ils n’existaient pas !
– Alors leur évolution aurait été très rapide… trop rapide pour qu’ils soient supérieurs…
Nous nous regardions dans la nuit ; les yeux de Grâce luisaient comme la constellation d’Orion ; sa vie semblait se répandre subtilement sur mon visage.
– Si même la Terre ne les produit pas encore, elle les produira – en plus grande abondance et avec plus d’éclat que Mars. En toute chose votre planète doit dominer la nôtre !
Nous retournâmes, pensifs, à travers la forêt, et de ce soir je l’aimai mieux encore…
Je l’aimais mieux, avec des nuances nouvelles. Une intimité inouïe se mit à croître, exaltation de l’âme, volupté du cœur étrangère aux brutales voluptés de la bête terrestre.
Elle-même semblait toujours plus avide de ma présence. Je lui dis un jour :
– N’est-ce pas, Grâce, les hommes vous paraissent bien laids ?
– Je le croyais, d’abord, répondit-elle, quoique cette laideur ne m’ait jamais semblé désagréable. Je conçois maintenant que vos corps et vos visages peuvent avoir leur beauté… Vous, je ne sais plus. J’attends votre arrivée avec impatience… je trouve à nos rencontres un charme inconnu et dont je m’étonne.
– C’est très doux, ce que vous dites là, chère Grâce, j’ai tout de suite été ébloui !
Dans les limbes de l’inconscient, il semblait qu’un monde fût en train de se construire, des êtres surnaturels montaient des profondeurs, une lumière mystérieuse éclairait les légendes, les possibles jaillissaient de l’éternité créatrice, et je sentais le monde de Grâce rejoindre le monde obscur de mes ancêtres…
Comment dépeindre cette émotion qui mêlait les astres aux battements d’une chétive poitrine humaine, qui m’envahissait comme les vagues de l’équinoxe envahissent l’estuaire.
Nos préparatifs durèrent plus longtemps que nous ne l’avions prévu, mais enfin, ils arrivaient à leur terme. Assurés de notre approvisionnement d’énergie et d’aliments, nous nous déclarâmes prêts à combattre les Zoomorphes.
Vers les deux tiers de l’été[4], le Stellarium atterrit à trois kilomètres de la région envahie. Elle comportait une plaine suivie de collines médiocres ; deux lacs et quelques canaux en rendaient la possession particulièrement précieuse aux Tripèdes.
Nous avions construit à l’usage de nos amis une douzaine de radiateurs puissants. Le Stellarium en emportait cinq autres… Plus d’une fois nous avions survolé le territoire, qui n’était pas encore régulièrement occupé ; mais plusieurs centaines de Zoomorphes géants avaient tué ou fait fuir les animaux.
L’invasion s’arrêtait net devant une large coupure du sol qui, jadis, avait été le lit d’une rivière : le territoire envahi comptait environ trois cent mille hectares. Les Zoomorphes de toutes tailles n’y séjournaient jamais plus de quelques jours. Ceux qui repartaient étaient approximativement remplacés par de nouveaux arrivants.
Aucun ordre ne présidait aux arrivées ni aux exodes, pas plus qu’aux mouvements sur place des Zoomorphes. En vain cherchâmes-nous des traces d’organisation, nous ne discernions que des évolutions chaotiques.
– J’espérais découvrir une manière d’entente, dit Antoine, sinon comme dans une ruche ou une fourmilière, du moins comme dans les migrations d’oiseaux… Je ne distingue rien de semblable. Toutefois, l’instinct d’invasion semblait très net, même défini, et borné par le lit desséché de la rivière… Ce lit n’est aucunement un obstacle…, nous leur avons vu franchir des passages plus difficiles.
Nous savions du reste par les Tripèdes qu’il en était toujours ainsi. Chaque irruption des Zoomorphes comportait des limites, et jamais une nouvelle poussée ne se produisait tant que le terrain envahi n’était pas entièrement adapté à la vie de ses conquérants. Il y avait là un mystère « d’unanimité incohérente » comme il s’en est produit parfois dans le développement des espèces, des familles et des genres de la faune terrestre…
– Renonçons à comprendre, fit Jean.
– Et préparons-nous à agir ! Ça ne va pas être commode. Quand nous aurons chassé une centaine de colosses, nous aurons à peine commencé ! Ils seront vraisemblablement remplacés…
– Qui sait ? L’instinct qui les guide pour l’invasion peut aussi leur signaler un péril inévitable… Agissons avec méthode… Balayons d’abord, le plus économiquement possible, une première zone…
Nous avertîmes nos alliés, et nous disposâmes des appareils dont ils avaient appris le maniement, puis Jean dit à celui qui, du consentement tacite des Tripèdes, devenait le chef de l’expédition et que nous nommions le Chef implicite :
– Ne faites rien jusqu’à ce que nous vous ayons donné le signal… Nous allons nettoyer la boucle de la « rivière ».
Le Stellarium s’éleva à une faible hauteur. Nous vîmes les colosses parcourir en tous sens le territoire envahi, au sein d’une légion de petits et moyens Zoomorphes qui, à distance, évoquaient un grouillement de formidables punaises.
La boucle, située au nord-est, s’étendait sur une longueur d’un mille et une largeur de onze à douze cents mètres… Une dizaine de colosses y évoluaient…
Connaissant par expérience quelles radiations étaient efficaces, nous envoyâmes un faisceau qui immobilisa, puis mit en fuite un énorme Zoomorphe. Il suffit de quelques rais pour le maintenir dans la bonne direction ; dès qu’il fut hors de la boucle, nous en attaquâmes un second, puis un troisième…
Cinq furent ainsi successivement chassés, mais, tandis que nous visions un sixième, nous en vîmes deux nouveaux qui arrivaient à grande allure :
– Précisément ce que nous pouvions craindre ! dit Antoine. Et combien plus sur une grande étendue. Comment maintenir une barrière de radiations ? Quelle dépense d’énergie !
– S’il faut un rayonnement assez énergique pour les faire fuir, peut-être une faible émission suffirait-elle à les tenir à distance, suggéra Jean.
– Eh ! mais c’est tout un plan de guerre que vous esquissez là… Prenons d’abord l’avis de l’expérience.
Justement, un puissant Zoomorphe approchait de l’entrée de la boucle. Nous lui décochâmes un mince filet de radiations. Il parut d’abord insensible à l’attaque et continua d’avancer… Bientôt, pourtant, son allure se ralentit.
– Il s’arrête !
Il s’arrêtait effectivement, et il resta longtemps immobile. À la fin, il se mit à reculer.
– Nous allons pouvoir faire de sérieuses économies ! s’exclama joyeusement Antoine.
Toutefois, pour encourager les alliés, nous consentîmes à une dépense d’énergie assez considérable pour terminer le déblaiement de la boucle. Chaque fois qu’un monstre extérieur tentait de franchir la passe, nous l’arrêtions à peu de frais.
Au bout de trois quarts d’heure, notre tâche prit fin : la boucle ne contenait plus que des Zoomorphes négligeables. Les Tripèdes pouvaient les chasser par leurs propres moyens.
Notre succès enthousiasma les alliés, qui dès lors suivirent nos conseils comme des ordres sacrés.
– L’expérience, nous dit alors Jean, est décisive. Elle comporte un enseignement capital. En y mettant le temps, nous ménagerons l’énergie… Mais j’entrevois quelque chose de plus important que cette économie : c’est qu’il suffira d’accumulateurs à faible rendement pour maintenir partout les Zoomorphes à distance… Les Tripèdes apprendront facilement à construire de tels appareils, qui une fois amorcés puiseront leur énergie actuelle et leur énergie de réserve dans les radiations solaires. Ainsi les frontières actuelles deviendraient inexpugnables.
Tandis qu’Antoine gardait la boucle, nous allâmes, Jean et moi, retrouver les Tripèdes : ils nous accueillirent avec une frénésie d’enthousiasme. Des milliers d’yeux scintillants donnaient aux visages un éclat et un coloris fantastique. Les « femmes » surtout étaient transportées, fleurs mouvantes, vases palpitants où les prunelles luisaient comme de prodigieuses lucioles.
Grâce, dans un ravissement de gratitude, me répétait :
– Que sommes-nous devant vous ? De pauvres créatures impuissantes ! Comme la vie doit être belle sur la Terre et quel bonheur d’être votre humble petite amie !…
– Grâce, chère Grâce, il n’y a point de créatures aussi séduisantes que vous sur notre planète… et il n’y a point de spectacle comparable à votre visage ! Ah ! sans doute, vous ignorez le charme de nos fleuves, la douceur de nos prairies, nos collines vêtues de forêts, la fièvre exaltante de nos océans, les crépuscules qui meurent si doucement au fond du ciel, et le monde enchanté des fleurs, mais cette beauté éparse n’atteint pas à votre lumineuse perfection…
– Des fleuves… des eaux qui courent… des vagues qui s’élèvent et retombent comme vous les avez dépeintes, cela doit être divin. Je sens en moi renaître des souvenirs qui ne sont pas de moi-même, qui viennent du fond de nos âges, au temps où Mars aussi connaissait les eaux vivantes !
Elle répéta : « Les eaux vivantes… » tout le corps tressaillant d’enthousiasme.
Nous réussîmes à nous entendre avec les Tripèdes pour l’attaque générale. Elle devait s’élargir graduellement en partant d’un angle du territoire envahi, angle dans lequel la boucle reconquise se trouvait enclavée.
Cette disposition nous avait paru préférable à une action trop étendue dès le début : elle permettait de nous familiariser et de familiariser les Tripèdes avec le maniement économique des appareils, elle ne laissait pas d’hiatus par où des Zoomorphes géants eussent pu s’insinuer à l’improviste, ce qui eût fait courir de grands périls à nos alliés, peut-être à nous-mêmes…
L’attaque débuta vers les deux tiers du jour, avec une dépense modérée d’énergie. Au bout de quelques heures, nous avions refoulé les envahisseurs à une distance de trois kilomètres (sur une surface d’environ cinq cents hectares).
Il restait un nombre considérable de petits Zoomorphes dont le pourchas eût exigé un tel gaspillage de temps qu’il fallait y renoncer provisoirement. La nuit vint. Nous établîmes un barrage de rais en éventail ; faible à la vérité, mais suffisant pour tenir les envahisseurs à distance.
– Il sera impossible, remarqua Jean, de maintenir un barrage quand nous aurons déblayé un territoire cinq ou six fois plus étendu… le nombre de nos appareils est insuffisant.
– Donc, songeons à fabriquer des accumulateurs réduits.
C’était relativement facile, maintenant que nous avions développé notre outillage, d’autant plus que les appareils de barrage, outre leurs faibles dimensions, n’exigeaient pas la même précision que les autres…
Nous communiquâmes notre projet au Chef implicite, qui en comprit l’importance…
Une multitude lumineuse se pressait autour de grands feux dispersés sur la plaine : le camp tripède nous rappelait les siècles où les combattants bivouaquaient la veille des batailles (avant l’époque des guerres radiantes), depuis les corps à corps de l’homme primitif armé de l’épieu, de la massue, de la sagaie jusqu’aux batailles des canons géants et des aéroplanes.
Une espérance mystique rendait à la foule un peu de cette ardeur de race disparue depuis si longtemps.
– Il semble que notre monde ait rajeuni ! me disait Grâce. Le rêve de l’avenir est revenu. Beaucoup des nôtres espèrent que la Terre ranimera Mars…
– Et vous, Grâce ?
– Je ne sais pas. Je suis heureuse… je me sens agrandie.
Un poète de jadis écrivait :
Tu me regardais dans ma nuit
Avec ton beau regard d’étoiles
Qui m’éblouit !
Image hyperbolique sur la Terre, mais ici combien inférieure à la réalité ! Les yeux de Grâce, plus variés, plus variables aussi que nos ternes yeux terrestres, étaient vraiment comparables à une constellation de grandes étoiles versicolores.
Nous étions sortis du camp, et dans les ténèbres froides les Éthéraux multipliaient leurs évolutions mystérieuses. Avec une exaltation mystique, rendue plus mystique encore par la présence de Grâce, mon imagination s’élançait vers eux…
– Nous ne les comprendrons jamais ! fis-je avec mélancolie.
– C’est mieux ainsi, répondit-elle. Il est préférable de ne pas comprendre trop de choses.
Quelle tendresse émanait d’elle ! Je tressaillis jusqu’au fond de mon être :
– Oh ! Grâce, c’est vous que je voudrais comprendre !
– Je suis simple… combien plus simple que vous ! Mes penchants me mènent et je ne cherche pas ce qu’ils cachent…
– Pourquoi venez-vous à moi ?
– Mais parce que je suis heureuse auprès de vous !
Elle me frôlait ; je sentis passer je ne sais quel fluide, plus ineffable qu’un parfum, plus évocateur qu’une mélodie. Je naissais à une vie singulière et charmante qui prolongeait l’image de Grâce dans le passé et dans l’avenir.
Le froid croissait ; je la ramenai vers les feux. Nous nous arrêtâmes près du Chef implicite, dont elle était issue. Il nous observait avec une curiosité sereine, étonné, je pense, de l’intimité qui s’était faite entre sa fille et moi, et qui, en somme, lui plaisait.
Il eût paru absurde de soupçonner un attrait sexuel : l’incompatibilité des Tripèdes et des Hommes était trop grande ! Lors même qu’un tel attrait se fût révélé possible, le père n’en aurait conçu aucune inquiétude. La « fluidité » extraordinaire de l’amour martien, dépouillé de tout appareil grossier, de tout geste brutal ou baroque, exclut, comme je l’ai dit, les répugnances, les haines et les jalousies.
Aucun père, aucune mère n’interviennent dans les prédilections de leur descendance. Deux amants peuvent être fidèles en vertu d’une tendresse exclusive, sans se lier par des rites sociaux ni par des promesses individuelles. Quant aux enfants, depuis trop de millénaires ils sont à la charge de la communauté pour qu’il soit utile de penser à leur sort. La famille, en somme, n’existe pas au sens terrestre, encore que les petits soient aussi aimés que les nôtres. Aucun des doutes pénibles qui troublent encore tant d’humains sur l’authenticité de la filiation : les Tripèdes ont reçu le privilège d’un instinct infaillible qui leur fait connaître d’emblée si le nouveau-né leur appartient ou non.
Si ma préférence pour Grâce plaisait au Chef implicite, c’est qu’il ressentait lui-même une vive inclination pour les Terrestres. Son imagination, plus que celle des autres Tripèdes, était comparable à l’imagination des ancêtres. Notre venue (il me l’a dit plus tard) avait éveillé en lui des rêves ataviques et rendu à l’avenir, aux possibles, une séduction naguère éteinte.
Ce soir-là, il me demanda :
– Notre ciel est-il aussi beau que le vôtre ?
– Il est incomparablement plus beau la nuit, répondis-je ; nous n’avons rien de pareil à ces vies lumineuses qui s’agitent sous des étoiles plus brillantes que les nôtres… Vos nuits l’emporteraient en tout si elles étaient plus tièdes, comme le sont les nôtres, en été, jusque dans les pays où les hivers sont rudes.
– Ces nuits tièdes doivent être bien douces !
– Elles ont beaucoup de charme.
– Et vos jours ?
– Je les trouve préférables aux vôtres, mais peut-être ne les aimeriez-vous point. Nos plantes sont plus colorées et plus nombreuses… elles produisent des fleurs d’où naîtront d’autres plantes, et qui sont presque aussi éclatantes que vos compagnes… Les trois quarts de la Terre sont couverts d’eaux qui coulent ou qui palpitent ; l’heure qui précède le jour et celle qui le suit ont bien plus d’éclat que sur Mars.
– Nous ne sommes rien, fit-il, (et une mélancolie passait sur ses yeux magiques.) Combien la vie de notre planète sera plus courte que celle de la vôtre ! Déjà l’âge rayonnant est passé… et il ne fut jamais permis à nos ancêtres de franchir les abîmes de l’Étendue… Trop petit et trop éloigné du Soleil, notre astre ne pouvait avoir une évolution comparable à celle du vôtre !
– Je le juge plus étonnant… Nous n’avons qu’une sorte de vie… vous en avez trois !…
– Il n’y en avait qu’une, au temps de la Grande Puissance ! Comme malgré tout la vie a commencé chez vous à peu près de la même manière que chez nous, je pense qu’elle s’y multipliera à son tour, quand le déclin des hommes aura commencé… Il est logique de penser que cette multiplication sera beaucoup plus surprenante qu’ici !
Deux flammes nous enveloppaient de leurs ondes bienfaisantes, et je constatais une fois encore que les facultés abstraites des Tripèdes dépassaient les nôtres…
– Je ne comprends pas, dis-je, qu’avec vos intelligences subtiles vous ayez renoncé à la création.
– Nous n’y avons pas renoncé spontanément. Il a fallu des temps immenses, des épreuves sans nombre, pour abolir les facultés créatrices.
– Mais puisque vous comprenez si facilement les choses étrangères à votre civilisation ?
– Oui, nous comprenons… je crois même que nous pourrions apprendre tout ce qui se fait sur la Terre. Mais nous ne savons plus tirer des notions nouvelles de nos notions anciennes… nous ne le savons pas et nous en avons perdu le goût. Cela nous semble si inutile ! Peut-être ne serait-ce qu’une cause de malheur… par le retour de cette prévoyance aiguë, inestimable pour les races jeunes, désespérante pour les races vieilles. Mieux vaut mille fois ne pas songer à l’avenir, nous engourdir dans le présent, dont nous ne souffrons que lorsque les vies inférieures nous menacent. Et cependant, depuis votre arrivée, quelque chose palpite en moi, un étrange désir de renouveau…, l’aspiration vers une vie plus intense et plus vaste !
Il jeta dans le feu quelques blocs de combustible et demeura rêveur.
Dans les quatre jours qui suivirent, nous élargîmes lentement la zone déblayée et nous occupâmes, en y joignant le terrain conquis d’abord, environ dix-huit cents hectares, puis il devint nécessaire de nous reposer, non que notre réserve énergétique eût sensiblement diminué, nous la renouvelions sans grande peine, mais il devenait difficile de maintenir un barrage efficace.
Nous portâmes alors tous nos efforts sur la fabrication des accumulateurs défensifs. Quatre de ces petits appareils, mis au point, envoyaient des radiations en éventail sur une ligne d’un kilomètre, mais il restait cinq kilomètres à couvrir, ce qui nous gênait beaucoup pendant l’attaque.
Il fut donc décidé que nous travaillerions à compléter nos moyens de guerre, et pendant dix jours tout le camp se mit à la construction : il aurait été difficile de recruter, sur la Terre, des novices capables de comprendre aussi rapidement que les Tripèdes une tâche compliquée et de la remplir aussi habilement. En revanche, on eût trouvé bien plus d’initiative parmi les Terrestres. Nos amis, même ceux de l’élite, dépassaient à peine le stade de l’assimilation ; ils accomplissaient à merveille la besogne, ils se montraient étrangement dépourvus d’initiative.
Chaque geste, vite appris, devenait automatique, mais devant l’imprévu il nous fallait intervenir. N’importe, la fabrication avançait bien plus rapidement que, dans les mêmes conditions, elle eût avancé sur Terre et les Tripèdes nous livraient des appareils en série, tous exactement pareils aux modèles.
Près de deux semaines passèrent, et déjà presque toute la ligne de couverture était défendue : grâce à leur faible débit, les accumulateurs se rechargeaient facilement aux rayons solaires.
Lorsque le travail fut organisé, l’automatisme même des Tripèdes nous donna le loisir d’examiner de plus près le règne zoomorphe. Dans la zone envahie comme dans les zones occupées depuis longtemps par ces organismes, nous ne tardâmes pas à voir qu’il n’y avait rien de comparable à la scission végétale-animale caractéristique de la vie terrestre et aussi de la vie martienne dans le règne auquel appartiennent les Tripèdes.
Tous les Zoomorphes empruntent des aliments au sol, mais les Zoomorphes supérieurs sont aussi « carnivores ». L’absorption des aliments s’opère par la surface du corps : les Zoomorphes ne possèdent aucun orifice propre à avaler des substances. Tout se fait par une manière d’osmose. Que la nourriture soit empruntée au minéral ou aux êtres vivants, c’est par corpuscules infinitésimaux qu’elle entre dans les organismes. La proie ne périt qu’exceptionnellement : après une période de torpeur qui suspend toute action vitale, elle finit par se ranimer.
Il nous fut facile de capturer des Zoomorphes de stature petite ou médiocre et d’étudier leur anatomie : il nous est jusqu’à présent impossible de concevoir exactement le jeu de leurs organes ni même de déterminer ceux-ci.
Comme je l’ai déjà écrit, la constitution des Zoomorphes supérieurs est trilatérale : les espèces inférieures ont une structure aussi confuse que le thalle d’un champignon ou d’une algue. Inférieurs ou supérieurs, tous décèlent de nombreuses vacuoles, souvent disposées en chaînes ou en triangles. Nous supposons que ces vacuoles servent particulièrement à la circulation et à la nutrition.
Faute de liquides, la circulation se fait sans doute par projections de particules microscopiques : nous avons pu, à l’ultraloupe, suivre sur quelques Zoomorphes « vivisectionnés » des courants et des tourbillons d’éléments qui semblent homologues à la circulation du sang et de la sève.
Primitivement, nous crûmes que certains Zoomorphes demeuraient attachés au sol : nous nous trompions ; tous les Zoomorphes se meuvent, mais les individus des espèces rudimentaires ne le peuvent qu’après de longs intervalles d’immobilité, probablement lorsqu’ils ont appauvri l’endroit où ils s’étaient fixés.
La forme aplatie des Zoomorphes indique, je pense, qu’il leur faut une grande surface pour attaquer convenablement les solides inertes ou vivants dont ils tirent leur subsistance. C’est d’autant plus probable qu’ils semblent emprunter peu de choses à l’atmosphère : le sol rigide a dû, dès le principe, jouer un grand rôle dans leur formation ; et, parce qu’ils n’y enfonçaient pas de racines, il n’est pas étonnant qu’ils se soient accolés et étendus à la superficie.
Il est d’ailleurs remarquable que l’aplatissement de la structure est un peu moindre chez les Zoomorphes de proie – mais comme ils continuent à demander le principal de leur alimentation à la planète, cette évolution n’a guère d’importance.
Il n’y a chez les Zoomorphes aucun indice de l’instinct d’association, et je ne parle pas d’un instinct affiné comme celui des fourmis, des termites, des abeilles, ni même des guêpes ou des castors, mais d’un instinct rudimentaire comme celui qui rassemble les oiseaux migrateurs, les troupeaux de bisons, les hordes de loups. Les actions des Zoomorphes sont strictement individuelles. Il n’y a pas même trace de famille.
La fécondation est externe ; les nouveau-nés semblent jaillir de terre, tellement le germe est minuscule, et encore presque invisibles ils semblent déjà posséder les facultés intégrales de leur espèce.
Peut-on parler de l’intelligence des Zoomorphes ? On dirait plutôt qu’ils sont entièrement à la merci des « tropismes », d’autant plus divers que l’être est plus évolué. Nous avons cherché des traces d’organes directeurs ou transmetteurs ; nous supposons que ces organes ressortissent à la disposition des vacuoles : là où l’on s’attendrait à trouver une tête, comme chez l’animal terrestre ou martien, on ne trouve aucune structure matérielle particulière, mais plusieurs systèmes de vacuoles à l’intérieur desquelles se meuvent, avec une remarquable régularité, des multiples de corpuscules.
Quant aux vacuoles disposées en chaînes et reliées par de fins canalicules, tout fait supposer qu’elles remplacent nos appareils nerveux et musculaires.
Rien n’est plus bizarre que les évolutions de ces êtres plats et informes, qui semblent aller au hasard, en traçant des zigzags innombrables, jusqu’à ce qu’ils soient sollicités par quelque appât ou quelque danger.
Lorsqu’un Zoomorphe-proie discerne l’approche d’un Zoomorphe carnivore, il fuit instantanément : et il a maintes chances de se sauver, car, à une distance variable selon les espèces, mais jamais très grande, il cessera d’être perceptible. D’ailleurs, la chasse n’est pas continue, comme dans nos sylves et nos savanes : même, les Zoomorphes carnivores vivant surtout du sol et de l’atmosphère, c’est par intervalles seulement qu’ils recherchent leur proie.
Par contraste avec la vie des Zoomorphes, la vie des animaux et des végétaux martiens cessait presque de nous paraître étrange. Les plantes rappellent plus ou moins confusément, mais enfin rappellent nos plantes. Les animaux supérieurs sont des homologues de nos vertébrés : la course des uns, le vol des autres – les cinq pattes ou les cinq ailes – ont fini par nous sembler naturels. Et quant aux aquatiques, leurs cinq membres nageurs les rapprochent de nos batraciens plus que de nos poissons.
Chez tous, la circulation est liquide ; c’est une manière de sang qui nourrit leur corps, bien que ce sang puisse être violet, bleu ou vert : les appareils qui le contiennent rappellent nos veines et nos artères, encore que le cœur unique soit remplacé par deux, trois, quatre, cinq poches pulsatives, selon les espèces.
Ils ont des gueules ; leurs yeux multiples sont de vrais yeux ; les organes digestifs ne diffèrent pas tellement des appareils de maints animaux terrestres. Si nous n’avions jamais vu soit des oiseaux, soit des poissons, soit des insectes, ils nous paraîtraient sans doute aussi singuliers que les bêtes martiennes. Mais nous reconnaîtrions, après un certain temps, une parenté entre les mammifères et les oiseaux, ou les insectes, ou les poissons. Ainsi faisons-nous avec les organismes martiens homologues de nos organismes, tandis qu’il faut bien reconnaître une différence fondamentale avec les Zoomorphes, et combien plus encore avec les Éthéraux !
Quant aux Tripèdes, nous finissons positivement par les considérer comme des hommes, encore que leur évolution les eût, sur quelques points, plus nettement séparés de notre animalité supérieure que la plupart des bêtes martiennes les plus parfaites.
Mais leur station verticale, leur mentalité surtout, étonnamment proche de la nôtre, leur émotivité, leur charme et surtout le charme de leurs compagnes accroissaient chaque jour une familiarité, une intimité qui font d’eux notre famille d’outre-Terre.
Pendant la nuit, nous gardions l’habitude de nous réfugier dans le Stellarium, établi à l’arrière du camp. Les premiers jours, l’un de nous prenait la veille, puis le sentiment d’une sécurité profonde nous fit abandonner cette précaution : nous dormions tous trois aussi tranquillement que si nous avions vécu dans une maison terrestre.
Généralement, les Tripèdes s’éveillaient avant nous. Quelques centaines d’entre eux, tentés par des cavernes, s’étaient établis sous le terrain reconquis ; d’autres y circulaient à leur guise.
Un matin, nous fûmes réveillés par des coups frappés à la paroi du Stellarium, et nous aperçûmes de nombreux Tripèdes, évidemment bouleversés, ce que, faute de pouvoir exprimer leur émotion à l’aide de la voix, ils manifestaient par des gestes violents…
Dès qu’ils nous virent debout, ils multiplièrent les signaux ; nous sûmes instantanément que les Zoomorphes avaient franchi les barrières.
– Toutes les barrières ? demanda Antoine, fort surpris.
– Non ! répondirent plusieurs Tripèdes à la fois (les signes ne se confondaient pas, comme l’eussent fait des paroles), seulement à droite… une nuée d’ennemis. Un grand nombre des nôtres ont péri.
– Nous arrivons !
Déjà le Stellarium s’élevait de terre, et bientôt nous planâmes au-dessus de la multitude. Sept Zoomorphes énormes – le plus grand avait presque cent mètres de longueur – évoluaient parmi les cadavres des Tripèdes foudroyés. D’autres Tripèdes gisaient dans le lit sec de la rivière ancestrale, et au-delà une myriade de nos amis gesticulaient désespérément.
Sur l’extrême droite du territoire naguère reconquis, il n’y avait plus un seul Tripède vivant, ce qui nous permit de procéder rapidement à l’attaque… Puisqu’il était impossible d’attaquer tous les monstres de front, nous adoptâmes une tactique « fractionnée ». Chaque Zoomorphe fut manœuvré à son tour, et comme nous procédions plus intensivement qu’à l’ordinaire nous obtînmes des retraits rapides. À raison de cinq secondes d’arrosage par unité, nous pouvions reprendre chaque Zoomorphe deux fois par minute. Et les faisceaux tombant toujours dans la même direction, la fuite fut orientée à notre vouloir. D’ailleurs, par inertie, les Zoomorphes ne revenaient pas sur leurs pas ; ils suivaient presque, même pendant les intervalles de répit, la ligne que nous voulions leur faire suivre.
Il ne fallut pas un quart d’heure pour nettoyer la place ; après quoi, Jean sortit pour examiner le radiateur d’extrême droite.
– L’axe de l’appareil s’était relevé de quelques degrés, déclara-t-il au retour : par suite, les rayons ne rasaient plus le sol… Les Zoomorphes ont tout simplement passé sous les faisceaux.
– C’est réparé ? demandai-je.
– Naturellement.
– Cela doit nous inciter à stabiliser plus solidement l’inclinaison ! dit Antoine. Peu de chose ! Maintenant, faisons l’enquête auprès de nos amis…
Pendant que nous échangions ces propos sommaires, le Chef implicite était accouru. Il nous parut profondément ému. Son corps tremblait comme un bouleau dans le vent, et il nous remercia avec véhémence.
– Nous n’avons osé retourner aucun appareil contre les envahisseurs, dit-il, car c’était ouvrir une nouvelle issue à ceux du dehors…
– Irréfutable pour eux ! grommelai-je en songeant à leur « déficit » d’initiative.
Antoine demandait au Chef implicite, en montrant un groupe de Tripèdes foudroyés :
– Croyez-vous qu’ils soient morts ?
Une tristesse morne éclatait dans les regards de notre allié.
– Je le crois… dit-il, mais, parmi ceux qui ont pu fuir dans la fissure, beaucoup seront sauvés.
– Avez-vous des remèdes ?
– Contre ce mal-là, aucun. Lorsqu’on n’en meurt pas, on sort plus ou moins vite de l’engourdissement… et la guérison est complète après des heures ou des jours…
Il baissa la tête et ajouta, grelottant :
– Ma fille !
Bouleversé, je demandai à sortir du Stellarium.
– Je vous accompagne, fit Antoine. Il faut tâcher d’aider ces pauvres diables !
Je n’osais pas interroger le chef ; j’examinais avec terreur les cadavres :
– Elle n’est pas parmi eux… dit-il, elle a pu franchir la limite.
À mon émotion – ah ! très profonde ! – se mêlait l’effarement même de cette émotion. Cette petite existence, perdue naguère au fond des cieux, dans la goutte de feu rouge qui tremble le soir parmi les minuscules veilleuses solaires, cette créature si dissemblable des hommes et de toutes les vies qui entourent les hommes, voilà qu’elle me fait connaître les angoisses, les détresses et l’impatience accablante et l’espérance violente combinée à la terreur – tout le drame de l’amour et de la mort.
Cependant, je suivais le Chef implicite, et nous arrivâmes au bord du long ravin qui fut une rivière, quand il y avait encore des rivières dans ce monde condamné…
Des corps étendus pêle-mêle, une foule éperdue comme un peuple de fourmis chassé par l’inondation, quelques Tripèdes qui s’efforcent de donner des soins aux foudroyés…
Déjà j’étais auprès de Grâce, immobile et qui semblait sans souffle, le corps rigide. Je me souvins de ce matin où mourut ma sœur Clotilde, où les abîmes du néant engloutissaient l’univers.
Le Chef implicite devina ma pensée :
– Elle n’est pas morte ! fit-il.
Penché, il considérait attentivement sa fille ; ses yeux, d’abord assombris de tristesse, dardèrent des lueurs plus vives. Rassuré, et parce qu’il était l’animateur, il s’en fut examiner d’autres corps.
Combien de temps suis-je resté seul auprès de Grâce ? Pas même un quart d’heure, je pense, mais la durée, pleine du flux tumultueux des sensations, se dilatait indéfiniment. Puis des Tripèdes vinrent, qui la transportèrent dans un abri chauffé par un radiateur assez semblable aux armes de nos alliés…
Le temps reprit un rythme normal ; les émotions cessèrent leur tumulte : je croyais à la résurrection de Grâce, et le Chef implicite accroissait mon espoir à chacune de ses visites.
Toutefois, lorsqu’elle ouvrit les paupières, ce fut un tel saisissement que j’en demeurais paralysé. Les beaux yeux évoquèrent d’abord une constellation voilée par les vapeurs qui s’élèvent au bord des étangs d’automne ; puis la lumière en jaillit comme à l’aurore naissante. Elle me regardait avec une douceur étonnée qui devenait toujours plus tendre.
À la fin, elle me dit :
– Les monstres sont vaincus, puisque vous êtes près de moi.
– Oui, ils sont refoulés.
La joie rayonna comme les parfums émanent de la côte odoriférante, et les sentiments de Grâce se formaient, se métamorphosaient, exprimés par des gestes si légers que nous communiquions presque directement de conscience à conscience.
Il y eut une pause, qui eût été le silence entre êtres usant de la parole ; des choses indicibles passèrent, mystérieux oiseaux migrateurs de l’âme.
Puis elle reprit :
– Je suis très heureuse de vous voir maintenant auprès de moi ! C’est comme si votre présence m’avait fait renaître ! Si heureuse que vous ne pouvez pas me comprendre.
À ces mots, une exaltation inconnue me souleva :
– Et moi aussi, dis-je, je suis singulièrement heureux… d’un bonheur aussi neuf que le matin de ma vie.
Je m’étais incliné, nos épaules se touchèrent, le bras de Grâce se posa doucement sur mon cou. J’eus alors la prescience d’une sensation qui dépassait toutes les sensations humaines…
Mais le Chef implicite entra, accompagné d’Antoine.
– Il n’y a plus aucun danger, fit-il. Avant ce soir, elle aura repris ses forces.
Comme Antoine et moi le regardions, interrogateurs :
– C’est toujours ainsi, reprit-il. Jamais la guérison n’est incomplète.
Il ne se trompait pas. Dès le lendemain, Grâce ne ressentait plus aucun malaise. Je la revis chaque jour, tandis que les hostilités reprenaient. Elles furent bientôt menées à leur terme. Dans l’intervalle, on avait pu construire les appareils de barrage. Pour obvier au défaut d’initiative des Tripèdes, nous prévîmes avec minutie tout ce qui pouvait arriver et nous énumérâmes les mesures qu’il conviendrait de prendre dans chaque cas.
Ils connaissaient maintenant à fond la fabrication des radiateurs, et comme je l’ai dit, leur habileté, leur promptitude, leur exactitude dépassaient de loin les nôtres : ils se proposaient de construire assez d’appareils pour défendre toutes leurs frontières.
– Nous apprendrons à nos voisins ce que vous nous avez appris, dit le Chef implicite le jour où il se disposait à ramener le gros de l’armée vers les cavernes natales. Ils l’apprendront à d’autres. De proche en proche, votre science mettra notre espèce à l’abri des invasions… Les envoyés de la Terre auront sauvé leurs humbles frères de Mars.
Et les jours coulèrent. Nous connûmes d’autres groupes de Tripèdes, nous établîmes, dans une vaste plaine, un organisme lumineux si ample et si intense qu’il devait être aperçu sur la Terre. Par une nuit claire, nous lançâmes les premiers signaux d’appel, selon le système des longues et brèves que nous ont transmis les hommes du dernier siècle, système si parfait et si simple qu’il peut traduire le langage humain d’autant de manières différentes qu’il y a de sens et presque de formes d’énergies[5].
Nous fûmes tout de suite compris, car nous répétions les signaux déjà employés par les explorateurs de la Terre. Dix postes radiogènes nous répondirent ; nous eûmes, en bref, des nouvelles aussi précises de la Terre que celles qui s’échangent, par ondes, de ville en ville, de continent à continent. Antoine et Jean reçurent des « radios stellaires » de leur famille, et moi, qui ai perdu les miens, quelques messages amicaux.
Notre voyage excitait un enthousiasme frénétique sur toute la planète ; les journaux célébraient le plus grand événement du siècle, quelques-uns le plus grand événement de l’histoire humaine…
Ma prédilection pour Grâce s’accrut encore. Je la voyais longuement chaque jour, et mes sentiments devinrent si étranges que je redoutais de les analyser. Ces beaux frissons, ces ondes prodigieuses, comment les définir ? Rien n’y ressemble dans mon humble pèlerinage. L’idée que ce pût être de l’amour, au sens humain, me semblait absurde et même répugnante. Le pauvre sens de notre volupté était complètement engourdi : son éveil auprès de Grâce m’eût rempli, je crois, de dégoût et de honte.
Pourtant, c’est bien du désir que je ressentais auprès d’elle : à chaque frôlement de son corps, je sentais passer cette douceur merveilleusement pure que j’avais ressentie le jour de la résurrection. Serait-ce un amour tout de même ? Alors, il est aussi étranger à notre pitoyable amour que Grâce est étrangère à la féminité humaine…
Parce qu’aucune parole n’aurait pu l’exprimer, parce que Grâce sans doute ne le comprendrait point, je me contentais de le vivre, et nous errions comme des ombres heureuses dans la sylve, au bord de lacs silencieux, aux profondeurs souterraines.
Nous vînmes un jour dans une caverne spacieuse, où des lueurs d’aigue-marine montaient du sol et coulaient des murailles. La légende de Mars était inscrite dans la pierre, au temps où la jeune planète créait les premiers êtres.
Nous nous assîmes sur une pierre antique, dont la substance, jadis dispersée en bestioles innombrables, ne forme plus qu’un bloc lourd et mélancolique où des énergies obscures vacillent et tourbillonnent interminablement.
C’est là que je sentis, avec une certitude éblouissante, que Grâce m’était devenue plus chère que toutes les créatures, et je ne pus m’empêcher de le lui dire.
Elle frissonna tout entière comme un feuillage ; ses beaux yeux s’emplirent de lueurs enchantées et sa tête se posa doucement sur mon épaule… Alors…, ah ! qui pourrait le dire !… Une étreinte, rien qu’une étreinte, aussi chaste que l’étreinte d’une mère qui saisit son enfant, et tous les bonheurs d’antan parurent de pauvres choses flétries – les joies subites venues avec le vent, les parfums sur la colline, la résurrection du matin, les mensonges divins des crépuscules, et toute la fable de la femme, si patiemment construite à travers les millénaires, et la femme même, à l’heure que je croyais la plus grande ivresse de l’univers… Rien n’était plus. Tout disparaissait dans ce miracle qui semblait le miracle même de la Création…
(1895)
Quand Mary approcha de la mort, elle entra dans un délire lucide où elle redevenait enfant, avec toute espèce de vieilles croyances hier évanouies. Elle dit alors à celui qui l’aimait :
– Allons voir le jardin que j’habiterai !
Celui qui l’aimait savait bien qu’elle voulait parler du firmament et il se mit à pleurer. Mais Mary insista si fort que le médecin jugea mieux ; qu’elle allât voir le ciel que de s’attrister ainsi. On fit chauffer le petit observatoire du toit, où Mary avait étudié les étoiles, puis on y transporta la mourante. Les murailles de vitre y étaient si diaphanes qu’on se serait cru en plein air, et Mary se mit sur son séant pour contempler son jardin. L’air était merveilleux ; le délicieux infini y pointait ses petites lumières. La Voie lactée étalait sa gaze fine semée de constellations. Les quartaires de la Flèche se penchaient au bas de l’ouest, prêtes à crouler. Sur le fond laiteux, le Cygne traçait sa croix ; Cassiopée, son Y ; Persée accumulait ses étoiles ; Erichton, son pentagone, où le diamant superbe de la Chèvre jetait ses feux, et très bas, au sud-est-est, s’étendait la Licorne, blême astérisme, entre Procyon, les Gémeaux et l’éblouissant Orion.
Rien ne mouvait. La terre rayonnait sa chaleur, et une gelée intense faisait reluire la neige du toit. Les yeux de Mary brillaient très fort ; une petite écharpe bleue rendait plus blanche sa face angélique. Elle sourit à son beau jardin et joignit les mains, puis elle continua son voyage.
Elle était sortie de la Voie lactée : elle errait aux surfaces bleues. Elle parcourut les étoiles des régions hyperboréennes. Les Ourses y traînent leurs queues, le Dragon s’enroule entre elles et dresse sa tête vers Hercule ; la ravissante Wéga, pupille bleue du nord, palpitait sur la Lyre.
– Chère, chère Wéga ! soupira Mary.
Et elle demeura quelques instants magnétisée par l’astre, s’élevant dans les redoutables espaces, le long du fil délié des rayons.
Et, dans la nuit pleine de paix, sa rêverie douce, son mourant enthousiasme semblait dominer les toits blancs, le square, les arbres comme une bénédiction.
Elle flâna lentement en descendant vers l’ouest. Des étoiles semées du Dauphin, elle passa à la pâle constellation du Petit-Cheval. Du Verseau, elle remonta vers le zénith en passant par Pégase le Superbe, dont le carré immense dominait l’angle des Poissons.
Puis elle fit une courte halte. Dans le bleu pur, Mira Ceti, – la Merveilleuse, – rayonnait, à l’apogée de sa magnificence. Mary chanta le Twinkle, twinkle little star, d’une voix si faible que celui qui l’aimait dut se cacher le visage ; puis elle remonta au zénith et, par le Bélier, le Triangle, elle atteignit Andromède et Persée, dans un fourmillement d’astres, puis enfin la grande région du feu. Les primaires accumulées croisaient leurs lumières rouges et blanches. L’œil pourpre du Taureau, Aldébaran, tremblait doucement sur le fond d’or de cinq tertiaires. Les Trois-Rois, splendides, se détachaient au centre d’Orion, dont le rectangle géant s’étendait, éclairé par Betelgeuse et par le soleil double Rigel. Puis, à profusion, Procyon, Pollux, Castor, Capella ouvraient leurs corolles de rayons sur la plage sombre, parmi le ruissellement éclatant de leurs astérismes.
Alors, plus pâle, Mary sentit monter son enthousiasme, un enthousiasme de lumière, la divine palpitation de l’infini. Elle demeurait comme ployée sous l’incommensurable pesée des astres, tandis que son sein faisait trembler doucement la dentelle blonde de son corsage.
– Regardez, murmura-t-elle : ma plus brillante fleur va se lever !
Elle montrait le sud-est. Le Lièvre avait bondi. Une lueur frangeait le bas de l’horizon. Deux quaternaires se tenaient au bord de la Voie lactée, et Sirius émergea. Frémissante, Mary demeura longtemps à le voir gravir la pente bleue. Sirius ! la plus fine gemme de l’espace, blanche avec un reflet bleuâtre, et qui met quatorze ans pour nous jeter un petit tremblement de saphir !…
– Qu’il est beau ! dit Mary, en me prenant la main. Je voudrais partir en le regardant, avec ta tête contre la mienne.
Je mis ma tête auprès de la sienne et j’entendis venir quelque chose d’épouvantable et qui ne cesse de venir sur la terre. Mais elle murmurait :
– Vois-tu, tout cela est loin et tout cela est cependant si proche que nous le voyons avec nos faibles yeux. C’est pourquoi, mon cher ami, mon cher amant, il ne faut pas croire que rien nous soit étranger. Il n’y a pas d’autres mondes. Tout cela se touche. Si l’on a si peur de partir, c’est que tout départ est triste, et c’est que c’est le plus grand de tous les départs. Mais tu viendras ; rien n’est plus sûr.
Elle continua de divaguer avec une douceur profonde, et je me sentais redevenir un enfant, malgré que le quelque chose approchât toujours.
– Donne-moi un baiser, dit-elle.
Je lui donnai un baiser tout plein de mon âme, et alors elle murmura dans un souffle :
– Au revoir !
Elle était partie, et moi, je rêvais à travers mes sanglots qu’effectivement tout cela se touche et que j’étais bien plus près de Sirius, bien plus près de la plus lointaine nébuleuse, que de l’enfant que j’aimais !
(1939)
Dès sa naissance, Abel parut d’une autre race que ses frères ; plus tard une atmosphère étrange l’isola parmi les enfants et les adultes. On ne découvrit pas la raison de cette anomalie. Elle ne tenait pas à sa structure ou du moins, il ne le semblait point : il avait les cheveux fauves et le visage blanc des hommes venus du Nord, sur leurs barques non pontées pour conquérir des terres, voler les richesses et violer les femmes. Dans sa province les descendants de ces hommes abondent.
Il inspirait une manière d’inquiétude et le sentiment de choses très lointaines, perdues dans l’Espace et dans le Temps.
Sa parole aussi semblait insolite – encore que, jusqu’à douze ans, il n’eût rien dit d’extraordinaire mais parfois, on ne sait quel mystère esquissait, vite perdu dans des propos familiers. Ses gestes créaient du malaise, même lorsqu’il faisait exactement la même chose que les autres enfants, il semblait que ce fût selon une autre orientation, comme s’il avait accompli des mouvements de gaucher avec sa main droite.
De bonne heure, il étonna quelques personnes de nature subtile : il évoquait, pour elles, des existences cachées dans les îles ou dans les solitudes de la mer, des songes enveloppés de brouillard, des profondeurs où luttaient les végétaux obscurs et les bêtes abyssales.
Il appartenait à une famille médiocre et pacifique, que ne tourmentait aucun rêve dévastateur. Quelques arpents d’humus environnaient une maison basse, où la lumière pénétrait par des baies petites et nombreuses, percées sur quatre façades. Le verger donnait les fruits du terroir, les légumes abondaient dans le potager, deux vaches et quatre chèvres vivaient d’un herbage très vert.
Parce que cette famille avait presque horreur de la viande, elle menait une vie facile où les joies n’étaient point cruelles.
Le père, Hugues Faverol, géomètre arpenteur, assurait le présent et consolidait l’avenir ; la mère, incohérente et douce, aurait mal conduit son ménage, mais une servante, un vieux jardinier réglaient les choses de la maison, de l’étable et de la terre.
La turbulence et la méchanceté des frères d’Abel étaient supportables parce qu’il était l’aîné, et le plus fort, il n’avait aucune peine à se défendre.
S’il y eut de bonne heure des obstacles entre lui et ceux-là mêmes qu’il aimait, il ne perçut guère, avant sa douzième année, la singulière dissemblance de son univers, et de l’univers des autres hommes. Il voyait entendait, il sentait tout ce qu’ils voient, sentent et entendent, mais autour et dans chaque apparence surgissait une apparence inconnue.
Ainsi concevait-il deux mondes distincts, quoique occupant la même étendue, deux mondes terrestres qui coexistaient avec tous leurs êtres.
Abel finit par savoir qu’il était lié aux deux mondes. Cette découverte, qui devint chaque jour plus précise, il redouta de la révéler, fût-ce à sa mère, et c’est indirectement, par des questions qui effaraient ses proches, qu’il s’assura de son entière originalité. Sûr enfin que le double monde existait pour lui seul, il pressentit que la révélation de sa réalité était inutile et pouvait être dangereuse.
Pendant plusieurs années, le monde qui pénétrait chaque partie du monde des hommes, demeura toutefois indistinct. On eût dit qu’Abel percevait avec des sens rudimentaires, comme peut-être un oursin perçoit l’océan et le roc où il s’accroche. À la longue, le monde se diversifia. Il commença d’y établir l’ordre que l’enfant établit parmi les métamorphoses incessantes de son ambiance et il n’ignora pas longtemps que, dans cet autre univers, il était plus jeune que dans celui des hommes.
Aucun terme humain ne saurait exprimer les existences et les phénomènes qu’il discerna : appréhendés par des sens dont le développement fut de plus en plus rapide, ils ne révélèrent rien de ce que ne révèle l’ouïe, la vue, le toucher, le goût ou l’odorat, rien de ce que nous pouvons percevoir ni imaginer.
Les vivants lui apparurent les derniers. Il lui fallut plusieurs mois avant de s’assimiler leur apparence totale : ils n’avaient point, comme nos animaux et nos végétaux, des structures fixes : une série de formes, sans cesse changeantes se déroulaient dans un ordre presque constant, revenant sur elles-mêmes et formaient ainsi des individualités cycliques.
Ainsi qu’Abel l’apprit plus tard, ils vivaient plus longtemps que les vivants de notre Règne. Dès qu’il eut bien saisi leur mode d’existence, il les reconnut selon leur esprit d’abord, puis selon leurs individualités, aussi aisément que nous reconnaissons un chant ou une symphonie :
Leur diversité était aussi grande, et plus grande peut-être, que la diversité de notre faune et de notre flore. Les espèces inférieures avaient des cycles lents et monotones. À mesure qu’on montait dans la hiérarchie, les variations devenaient plus rapides et plus complexes, aux degrés les plus hauts, plusieurs cycles se déroulaient ensemble, à la fois confondus et distincts.
Abel percevait tout cela, avec une netteté croissante, à la manière des enfants qui, pour n’être pas embarrassée de méthodes est d’autant plus vive et pénétrante. Il sut de bonne heure que les Variants, comme il les nommait, se développaient autrement que les animaux ou les plantes. Leur étendue ne s’accroissait pas ; à leur naissance ils n’étaient pas moins grands que plus tard, mais plus vagues, avec des cycles incohérents ; à mesure, les mouvements prenant de la cohérence, ils atteignaient leur pleine harmonie après des évolutions d’autant plus nombreuses que l’être était place plus haut dans la hiérarchie.
Ce fut un soir de juin qu’Abel connut que lui-même était ensemble un Humain et un « Variant », un soir que les nuées prolongeaient leurs métamorphoses. Lasses de pâturer l’air chaud, les hirondelles se poursuivaient avec des cris éperdus, ivres d’un plaisir qui remplissait le jeune homme de compassion et d’attendrissement. Elles lui semblaient aussi éphémères que ces pays fragiles creusés dans les vapeurs crépusculaires et, saisi d’une angoisse obscure, il avait pris la main de sa mère qu’il aimait mieux que toutes les créatures…
Ils étaient seuls. Ils semblaient voir les mêmes apparences de l’Univers, mais sentant d’instinct qu’il allait plus loin qu’elle dans le mystère des choses, la mère dit, avec un peu d’effarement :
– À quoi penses-tu ?
C’était une minute où le monde des Variants se superposait plus étroitement au monde des Hommes et Abel eut sa Révélation.
Jusqu’alors sa vie humaine avait tellement prédominé que la Vie Variante semblait toute extérieure. Ce soir il sut qu’il participait aux deux Vies : bouleversé il cessa de percevoir la présence de sa mère. Épouvantée de lui voir un visage immobile comme les minéraux et des yeux fixes dont la pupille s’accroissait dans la pénombre, elle lui pressait la main avec angoisse :
– Abel… mon petit !… Qu’y a-t-il ?
Il la regarda sans la voir, puis il fut comme un homme qu’on réveille d’une transe et il murmura, n’ayant pas mesuré ses paroles :
– Je vivais dans l’autre Terre.
Elle ne comprit pas ; elle crut qu’il songeait à la mort et à l’âme éternelle.
– Il ne faut pas y penser… mon chéri… Il faut vivre avec nous !
Si loin de la réalité d’Abel, elle eût été vainement et tristement accablée par une confidence. L’embrassant avec une douceur où se mêlait une grande angoisse, il acquiesça de manière ambiguë.
– Il n’est pas nécessaire, dit-il, que j’y pense.
Le soir des hommes revint avec ses étoiles, son infini perdu dans d’autres infinis ; Abel veillait encore, le cœur en tumulte, quand les siens se furent endormis.
Malgré sa révélation, Abel n’eut qu’une conscience confuse de ses propres cycles, pareille à celle que nous avons de notre corps dont les fonctions innombrables ne nous sont connues, très imparfaitement, que par l’expérience de milliers d’ancêtres.
Mais comme nous savons que nous sommes des hommes, ainsi savait-il désormais, qu’il était un « Variant ». Rien ne lui indiquait encore à quelle espèce – si l’on peut ici parler d’espèce – il appartenait. Était-il de ceux dont l’intelligence ne se transmettait pas aux autres – ou s’y transmet à la façon élémentaire dont elle se transmet entre nos bêtes supérieures ? Ou bien avait-il reçu le don de transmettre sa pensée à d’autres Variants, don qui ne semblait pas, comme sur terre, le privilège d’une seule espèce ?
Tandis qu’il cherchait à le deviner, sa Vie terrestre passa par la crise essentielle ; pendant plusieurs saisons elle domina tellement sa Vie Variante que celle-ci, sans cesser jamais d’être perceptible, sombra dans une sorte d’engourdissement.
Enfant encore parmi les Variants, il devenait adulte parmi les hommes, il subissait la folie étincelante de la puberté.
La femme, devenue le principe redoutable de ses deux existences, le satura de visions tragiques, à force d’être aiguës, centralisées autour de ce réceptacle sauvage de la génération, dont l’image est, pour tels jeunes humains, un Eden qu’ils désespèrent de jamais atteindre.
Parce qu’il était timide jusqu’à la démence, il vécut un ouragan de désirs exaspérés par les fictions que nos ancêtres ont accumulées autour de l’Acte, déjà fabuleux dans les ténèbres des premiers instincts. Il fut l’insecte prêt à mourir pour la fécondation, le fauve affolé par la poursuite éperdue dans le désert, le sauvage rôdant autour de la femelle avec la masse ou l’épieu, le guerrier barbare violant les épouses et les filles des vaincus, le poète assemblant les reflets du ciel et de la terre, la lumière du matin, les grâces du végétal, d’innombrables sensations élémentaires sublimées par cent siècles de rêves.
Du désir brut, déjà magnifié par une extraordinaire légende primitive, de l’instinct qui s’abat et se concentre sur le sexe, s’élevait la grâce mystique où l’adolescent, prosterné devant une créature sacrée, redoute l’Acte comme un sacrilège…
La femme de l’instinct surgit d’abord avec sa face brutale, ses mâchoires épaisses, une crinière aussi rude que celle des cavales. Rien qu’à la voir marcher, découvrant ses fortes chevilles, écartant les cuisses, il connut le vertige des sylves, il entrevit l’antre prêt à le happer…
Il songeait frénétiquement à Elle, dans les nuits d’Août, il étendait les bras, il suppliait, gémissait, pleurait. Chaque jour, et partout, il la rencontra… Qu’elle était proche ! Et si lointaine, à l’autre bout de la vie, imprenable, inaccessible. Foudroyé par sa timidité, malgré tant de contacts, malgré la solitude, jamais il n’eût fait le geste… Un jour, assis près d’elle, les autres partis un à un, son audace alla jusqu’à demeurer, tremblant et grelottant, tellement que le soir vint…
Elle ne fit pas de lumière. Ils se taisaient. La fièvre intolérable les torturait… Enfin, désespérant de le voir agir, elle se rapprocha avec la lenteur de la grande aiguille des horloges. Elle s’empara de ce jeune corps ivre, lui donna le rêve muet, la joie sans bornes, la gloire et le triomphe. Elle le gorgea d’un bonheur fauve, dont il garda une gratitude éternelle et qui n’empêcha pas l’autre rêve d’éclore.
Il y eut presque autant de différence entre les deux aventures qu’entre la femelle du gorille et la plus blanche, la plus fine des filles de l’homme… Quand il retrouvait la femme aux cheveux drus, les arbres, les herbes et la terre répandaient une senteur phosphorescente, il s’immergeait dans la caresse comme dans un fleuve de chair… Mais quand il arrivait auprès de l’Autre, qu’il ne possédait jamais, il connaissait le miracle de chaque forme, de chaque son, de chaque odeur, de la nuée sillant sur la colline et de cette autre nuée, faite d’astres sans nombre, qui jette un voile de lait dans la nuit estivale.
Ainsi passèrent six saisons pendant lesquelles, adulte sur la terre, il demeurait enfant dans le monde jumeau.
Puis la femme aux cheveux drus le quitta pour suivre d’autres aventures : rassasié, c’est à peine s’il la regretta.
L’autre, emmenée par les siens lui fut à jamais reprise, perdue dans une de ces terres que les Assassins de l’Humanité volèrent aux peuples rouges…
Dans l’époque suivante, le monde des Variants commença de dominer en lui le monde humain et il reconnut enfin son Espèce – une de celles qui savent transmettre la pensée.
Après six autres saisons, il approcha enfin chez eux, de l’âge adulte, il commença à s’émouvoir pour la légende de leur génération. Elle différait étrangement de notre légende animale. Les sexes n’avaient point d’existence définie. Un Variant pouvait être mâle pour tels de ses semblables, femelle pour d’autres. Pourtant, aux limites, existaient de rares êtres purement mâles, d’autres purement femelles.
Abel n’avait encore de cette union qu’un pressentiment annoncé par le trouble causé par telles Présences, surtout de « celles » qui appartenaient au Groupe nettement féminin. Tandis qu’il achevait sa croissance radiante, il se lia avec des « Variants », vers qui l’attirait une prédilection qu’ils lui rendaient. Incapables de percevoir sa nature double, ils étaient surpris par ses allures : lié à son corps humain, son corps variant évoluait dans une sphère limitée où il se déplaçait avec rapidité. Il n’osa donner aucune explication et les « Variants » ne lui en demandèrent pas. Peu à peu, il les connut presque aussi bien qu’il connaissait les hommes.
Ils échappent à la pire des nécessités animales, la nécessité de se nourrir aux dépens des autres vies, et ne possèdent aucun moyen de s’entre-détruire ; la maladie ou l’accident mortel n’existent point chez eux. Aucun des cataclysmes terrestres ne détruit les rythmes dont ils vivent ; la mort ne survient que par un épuisement dont ils ignorent la cause : c’est une chute lente et douce dans l’inconscience…
Pourtant cette existence comporte des souffrances, mais tolérables, elle ne va pas sans chagrins ni aventures, ni enfin sans amour : la mystérieuse répartition universelle leur a épargné la tragédie féroce, immolation du faible par le fort, les supplices épouvantables et les morts monstrueuses.
Leur nutrition est avant tout énergétique ; leur structure s’use peu et se refait aux dépens de substances inanimées ; au rebours, leurs actes demandent un concours perpétuel de l’ambiance : ils l’obtiennent par une absorption et une transformation incessante des radiations de toute vitesses.
Il semble que leur sens de la Beauté soit plus nombreux, plus intense plus constant que chez les hommes, et mêlé à tous leurs gestes. L’espèce d’art rudimentaire que comporte le goût des aliments, les parfums végétaux, la forme de telles plantes, de telles fleurs ou de tel animal, sont remplacés chez eux par un nombre indéfini de sensations esthétiques beaucoup plus intenses que tout ce que connaissent les hommes.
Pour « intégrer » les phénomènes, ils ont une légion de sens, qui forment des séries harmoniques d’où « une prise » à la fois très puissante et très subtile de l’ambiance. L’amour atteint une splendeur incomparable Toutes les puissances, toutes les sensibilités des êtres y participent. Il échappe aux servitudes répugnantes de l’amour terrestre, à l’odieux mélange des fonctions vitales et des mouvements grotesques. Le contact n’est pas plus nécessaire que ne l’est, pour nous, le contact d’une mélodie, d’un tableau, d’une statue, d’une fleur, d’un paysage et pourtant aucun contact ne saurait éveiller des sensations plus aiguës, et plus subtiles.
C’est en somme un échange de rythmes et de fluides impondérables… Il peut durer longtemps, sans fatigue, il ne cesse que par l’extinction d’une surabondance d’énergie et ne tarde pas à reprendre… Il y faut l’acquiescement absolu de deux êtres. La possession par la violence étant irréalisable chez les Variants, le désir ne peut se développer que s’il suscite un désir ; l’idée d’une jouissance égoïste ne peut guère se concevoir.
Hors quelques instincts obscurs auxquels rien ne répondit, Abel vécut longtemps dans l’ignorance de l’amour Variant.
Il ne commença à comprendre que lorsqu’il rencontra celle que, en langage terrestre, il nomma Liliale.
Entièrement féminine, elle fut plus accessible que tous ses semblables à l’étrangeté latente d’Abel. Malgré sa grande jeunesse, elle avait de son univers une perception supérieure : chez les Variants, l’expérience dépend bien plus de la perfection des cycles personnels que de la durée des circonstances. Un être comme Liliale absorbait les variations de la vie ambiante avec une intensité, une vitesse et une sûreté extrêmes.
Surprise par la limitation des démarches d’Abel, elle n’y vit toutefois pas une infirmité, elle pressentit une nature ensemble étrangement différente et étrangement comparable à l’existence Variante. Percevant aussi qu’il révélait incomplètement son être, non par duplicité, mais par crainte, mystérieuse, elle se garda de l’interroger : c’est lui qui comprit enfin que la confession était inévitable.
Ce fut par un matin de la terre mortelle, mais chez les Variants où le temps n’est pas compté d’après le cours d’un astre central, il n’y a ni matin, ni soir, ni saison, rien que des variations dues aux interactions des mondes.
Abel goûtait ensemble ce matin de la terre qui était un matin de printemps, et la phase complexe de son autre vie. Sa double nature subissait une exaltation pleine de charme :
– Qu’avez-vous, avait demandé son amie, vous semblez emporté en delà de vous-même ?
Il répondit :
– Il y a seulement en moi une harmonie plus vive de mes deux vies.
– Vos deux vies ? reprit-elle, moins surprise que lui ou elle n’eussent pu s’y attendre.
– Il est temps que vous le sachiez, Liliale… Je suis un être différent des êtres du monde où nous sommes ensemble… et de ceux d’un autre monde, où je me trouve aussi attaché. Ou plutôt, je me rattache à la fois aux uns et aux autres.
– C’est un mystère effrayant, dit Liliale, et si douloureux ! Je sens que c’est vrai… Tout en vous m’avertit d’existences au-delà de mon existence, de mondes non comparables au nôtre… Et je vous en aime davantage, malgré la peur, qui ne cessera jamais, de vous perdre !
– Ah ! fit-il, malgré leur mélancolie ces paroles sont plus douces que toutes les joies de l’autre monde… où j’ai connu pourtant de merveilleux bonheurs…
Un trouble profond commençait à les saisir, qui déjà changeait la nature de leur tendresse et ne pouvait se dissimuler. Car si les Variants ont leur vie secrète, où nul ne pénètre sans consentement, il leur est impossible de cacher leur amour à l’être aimé dès que celui-ci aime à son tour : l’amour réciproque est une pénétration mutuelle de deux consciences, encore qu’il y ait une période de croissance, pendant laquelle chacun peut encore garder son secret, mais toujours de plus en plus difficilement. Puis la communication devient parfaite et lorsque les amants sont en présence, rien de ce qui se passe dans la pensée de l’un ne peut se dérober à l’autre. Ce moment était arrivé pour Liliale et pour Abel : presque soudain, ils furent comme s’ils étaient une seule vie. Toute parole devint inutile. Liliale comprit aussi directement Abel qu’il se comprenait lui-même. L’amour terrestre ne fut plus pour Abel qu’un sentiment très pauvre dont il avait pitié…
Cela dura jusqu’à l’époque où Liliale commença de porter l’être qu’elle avait conçu d’Abel. Pas plus que l’acte même qui crée, la maternité ne révélait les aspects rebutants qu’elle revêt chez les hommes. L’enfant fait de rythmes subtils s’ajoutait aux rythmes de Liliale, et rendait la mère plus harmonieuse et plus belle, Alors Abel eut des heures étranges où le monde des Variants s’effaçait presque complètement devant le monde des Hommes, d’autres heures, où les hommes n’étaient plus que l’ombre d’un rêve. Il fut alors extraordinairement heureux dans les deux existences.
L’enfant naquit, dont les cycles furent longtemps vagues et désordonnés. C’était un jeune chaos : lentement il devint une harmonie qui ressemblait à Liliale. Abel l’aimait profondément et en était aimé. Il avait un sens du monde humain qui manquait à sa mère mais il ne vivait pas doublement comme Abel. Les hommes, les animaux, les plantes étaient pour lui un monde fantastique et réel, intangible, impénétrable dont il percevait la vie et les mouvements sans en comprendre le sens. Comme il ne possédait aucun organe comparable à des yeux ni à des oreilles, sa perception était extrêmement différente de celle de son père – aussi aiguë, aussi subtile mais sans embrasser des formes relativement immobiles. Au rebours, l’homme ou l’animal étaient pour lui des séries très nombreuses de tourbillons, avec des nœuds, des centres, moins mobiles et qui correspondent aux organes spécialisés comme le cœur, le foie, l’estomac, le cerveau.
Ce fut une époque heureuse – parmi les hommes comme parmi les Variants – une époque de plénitude où Abel vécut pleinement sa double existence…
Cependant, son âge terrestre approchait de la vieillesse alors qu’il était tout jeune encore dans l’autre vie. Un temps de douleur succéda à la période de félicité : la mère d’Abel mourut et, peu après, son père – et pour ses frères dispersés, il n’était qu’une existence négligeable. Des années terrestres passèrent et le jour vint où Abel accepta de quitter le monde humain. Sa Mort fut presque volontaire, un renoncement sans souffrance et il appartint uniquement à la Vie Variante, sans cesser de percevoir le milieu où il avait vécu mais non plus avec les mêmes sens. Ses souvenirs étaient fragmentaires, les êtres qui avaient été ses semblables se fondant dans des ensembles où il les individualisait à peine…
Et les temps étaient devant lui, les siècles que vivent les Variants, tandis que sa descendance croissait et se multipliait indéfiniment…
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Janvier 2006
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[1] Et cette couleur composée, bien entendu, ne renferme pas de vert, puisque le vert est pour moi de la ténèbre.
[2] C’est le nom que je leur donnai spontanément pendant mon enfance, et que je leur ai gardé, quoiqu’il ne corresponde à aucune qualité ni forme de ces êtres.
[3] Le quartz me donne un spectre de huit couleurs environ : le violet extrême et les sept couleurs suivantes dans l’ultra-violet. Mais il demeure alors huit couleurs environ que le quartz ne sépare plus et que d’autres substances séparent plus ou moins.
[4] On sait que les années de Mars (et par suite les saisons) ont une longueur double des nôtres.
[5] Le système Morse, qui peut s’adresser à la vue, à l’ouïe, au tact, même l’odorat et au goût, qui peut utiliser tous nos mouvements, employer presque toutes les énergies perceptibles.