Léon Tolstoï

CONTES ET NOUVELLES

Tome IV

LA SONATE À KREUTZER

suivie de

POURQUOI ?

(1889)

Traduction d’ E. Halpérine-Kaminsky

 

 

 

Table des matières

 

AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR.. 4

LA SONATE À KREUTZER.. 8

I. 9

II. 17

III. 24

IV.. 26

V.. 29

VI. 33

VII. 35

VIII. 37

IX.. 40

X.. 43

XI. 45

XII. 50

XIII. 54

XIV.. 58

XV.. 62

XVI. 66

XVII. 71

XVIII. 75

XIX.. 78

XX.. 82

XXI. 87

XXII. 94

XXIII. 99

XXIV.. 103

XXV.. 106

XXVI. 111

XXVII. 116

XXVIII. 124

POURQUOI ?. 129

I. 130

II. 134

III. 136

IV.. 138

V.. 140

VI. 143

VII. 147

VIII. 150

IX.. 153

X.. 156

XI. 158

XII. 161

À propos de cette édition électronique. 166

 

AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR

 

La nouvelle traduction que nous donnons de l’un des chefs-d’œuvre de Léon Tolstoï, la Sonate à Kreutzer, a été faite d’après la troisième, et dernière version du texte russe, ignorée jusqu’ici du public français et demeurée assez peu connue des Russes eux-mêmes.

La raison en est simple : cette dernière version se trouvait bien dans l’édition des œuvres complètes du grand écrivain, édition posthume, publiée par sa veuve, la comtesse Sophie Tolstoï ; mais la censure veillait. Se rappelant qu’une grande partie des œuvres primitives avaient été interdites en Russie, elle fit saisir l’édition nouvelle, et très peu, parmi les vingt volumes, parvinrent au public.

Je dois à l’amabilité de la comtesse Sophie de posséder l’un des rarissimes exemplaires des vingt volumes qui aient échappé à la vigilance de la censure. Cela m’a permis, toutes les fois que j’en ai eu besoin, de recourir au texte ne varietur. Il est à noter, d’autre part, que, durant un demi-siècle, la comtesse Sophie a été la principale secrétaire de son mari ; il lui arrivait de déchiffrer plus facilement les manuscrits du grand homme que lui-même ne le pouvait. Elle a corrigé enfin toutes les épreuves de l’édition définitive d’après les indications mêmes de l’auteur, cela confère au texte que nous avons adopté un cachet d’authenticité absolument indiscutable.

Fait curieux à signaler, l’attention des lecteurs russes ne s’arrêta point sur les différences importantes qui existent entre la première version de la Sonate à Kreutzer et la dernière. Peut-être ce phénomène est-il dû à l’épuisement rapide de l’édition définitive, ou encore à la notoriété de l’ouvrage, qui s’est vendu à plusieurs millions d’exemplaires, ce qui dispensait la critique de l’examiner à la loupe ? Et cependant, parmi ces différences, (une d’elles apparaît comme capitale, puisqu’elle répond à l’argument le plus fort, soulevé par les critiques du génial écrivain, au sujet de ce roman. Nous voulons parler de l’idée de chasteté, dont la réalisation apparaissait comme devant mettre un terme non seulement aux débordements de l’humanité, mais à son existence même.

Dès l’apparition du premier texte russe, en 1889, et peu après, de ma traduction française du manuscrit original (Flammarion, éd.), l’on estima unanimement que la Sonate à Kreutzer était l’une des œuvres les plus équilibrées de Léon Tolstoï ; mais on fit des réserves quant à la thèse. Cet état d’esprit se retrouva chez quelques personnes même de l’entourage de l’auteur. Il nous souvient, à ce propos, d’avoir assisté alors à un entretien animé sur ce sujet, et qui mit aux prises la comtesse Sophie et son mari.

Tolstoï, qui apporta des modifications importantes de forme à la deuxième version de son texte, s’y tint, quant au fond, à son idée première. Mais il fit suivre cette version d’une note explicative dont il n’est pas inutile de rappeler certains passages, puisqu’ils éclairent et expliquent quelques-uns des mobiles auxquels il avait obéi.

Après avoir résumé l’idée centrale du roman, Tolstoï, dans cette note, fournit cette précision :« Il m’a semblé impossible de ne pas donner mon adhésion à cette idée, parce que, d’une part, elle est conforme à la marche évolutive de l’humanité, s’élevant progressivement de la licence à la décence, et, d’autre part, parce qu’elle découle logiquement de la doctrine évangélique acceptée par nous, ou, du moins, adoptée comme base de nos notions élémentaires de morale…

« Nul, certainement, ne contesta l’immoralité de la débauche, que l’on s’y livre avant ou après le mariage, l’immoralité de la suppression de l’enfantement et de la mise au premier plan du plaisir sensuel ; nul ne contredit, non plus, au fait que la chasteté est préférable à la débauche. Cependant, on soulève cette objection : « Si l’état de célibat est supérieur à l’état de mariage, nous devons évidemment préférer le célibat. Or, si tous les hommes l’adoptaient, l’humanité cesserait d’exister ; par voie de conséquence, on ne peut admettre pour idéal ce quelque chose qui entraînerait la fin de l’humanité. »

Plus loin, Tolstoï fait cette remarque : « … Le vœu de chasteté ne comporte pas une règle de conduite, mais désigne un idéal, ou, plus exactement, les conditions dans lesquelles on peut atteindre cet idéal. De même, l’idéal acquiert sa qualité d’idéal, alors, mais alors seulement que sa réalisation est regardée comme possible dans la voie de l’infini et que, par suite, la marche vers lui se prolonge également dans l’infini. Si l’idéal pouvait être réalisé, si même nous pouvions envisager son application pratique, ce ne serait plus un idéal. Il en est ainsi pour l’idéal du Christ : établissement du règne de Dieu sur la terre, idéal enseigné et prévu avant lui par les prophètes, lorsqu’ils annonçaient le temps où les hommes transformeraient l’acier des épées en instruments de labour, où le lion reposerait auprès de la brebis, où toutes les créatures seraient enfin unies par un vrai sentiment d’amour…

« L’idéal de perfection qui nous a été proposé par le Christ n’est pas un simple rêve, une figure de rhétorique à l’usage des prédicateurs ; c’est une règle de vie morale, un conseil nécessaire et qui peut être suivi par tous ; ainsi la boussole est devenue l’instrument d’orientation le plus sûr et le plus indispensable pour les navigateurs… »

En somme, une chasteté absolue, observée par l’ensemble de l’espèce, apparaît, selon les termes mêmes de Léon Tolstoï, comme un idéal fort lointain, inaccessible dans son essence, mais auquel chacun de nous peut prétendre et dont on doit s’approcher par degrés. La dernière version de la Sonate à Kreutzer, que nous donnons ici, contient, entre autres précisions à ce sujet, une phrase qui ne laisse subsister aucun doute :

« Prêcher la stérilité dans le mariage en vue d’augmenter le plaisir sensuel, c’est permis. Mais suggérer qu’il faille s’abstenir de l’enfantement au nom de la morale, bon Dieu, quelle clameur !… Parce qu’une dizaine d’êtres humains, ou deux d’entre eux seulement, voudraient cesser de se conduire en porcs, notre espèce courrait le risque de s’éteindre ! »

La phrase que nous soulignons ne se trouve dans aucune des versions du roman publiées avant l’édition des œuvres complètes. On avouera qu’elle apporte un amendement fondamental à l’idée première du roman.

E. HALPÉRINE-KAMINSKY.

LA SONATE À KREUTZER

 

 

Mais moi, je vous dis que quiconque regarde une femme pour la convoiter, a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur.

(Saint Matthieu, V, 28)

 

Ses disciples lui dirent : Si telle est la condition de l’homme avec la femme, il ne convient pas de se marier. Mais il leur dit : Tous ne sont pas capables de cela, mais ceux-là  seulement à qui il a été donné.

(Saint Matthieu, XIX, 10, 11.)

I

 

C’était au commencement du printemps. Nous avons passé deux jours et une nuit en chemin de fer.

Aux arrêts du train, des voyageurs montaient ou descendaient. Trois personnes, cependant, étaient restées, comme moi, dans notre wagon depuis le départ du train : une femme entre deux âges, assez laide, la cigarette aux lèvres, les traits tirés, coiffée d’une toque, revêtue d’un manteau d’allure masculine ; à côté, son compagnon fort loquace, d’environ quarante ans, entouré d’objets de voyage tout neufs ; puis, se tenant à l’écart, à l’aspect nerveux, de petite taille, un homme jeune encore, mais aux cheveux précocement grisonnants, aux yeux brillants et sans cesse attirés par un nouvel objet. Il portait un pardessus usagé à col d’astrakan, de bonne coupe et un bonnet de la même fourrure ; sous son pardessus, on apercevait un justaucorps de moujik et une chemise à broderies russes. Autre singularité de ce monsieur : il faisait entendre par moment des sons étranges, ressemblant à un toussotement ou à un rire bref.

Durant le trajet ce monsieur n’avait lié conversation avec personne, paraissant éviter avec soin de se créer des relations. Tantôt il lisait et fumait, tantôt il se faisait une tasse de thé, ou mangeait des tartines qu’il tirait d’un vieux sac. Si on lui parlait, ses réponses étaient brèves et sèches et son regard allait se perdre sur le paysage qui défilait.

Je m’aperçus, néanmoins, que la solitude lui pesait, et, quand nos regards se croisaient, – fréquemment, puisque nous nous trouvions placés presque vis-à-vis l’un de l’autre, – il se détournait comme pour se soustraire à toute conversation.

À la fin du deuxième jour, lorsque le train s’arrêta à une grande gare, le monsieur nerveux descendit pour chercher de l’eau bouillante pour son thé tandis que le monsieur aux objets neufs, – j’appris plus tard que c’était un avocat – allait prendre du thé au buffet avec la dame qui l’accompagnait.

Durant leur absence, de nouveaux voyageurs montèrent dans le wagon et, parmi eux, un vieillard de haute stature, le visage fraîchement rasé, le front sillonné de rides, un marchand évidemment, drapé dans une vaste pelisse en putois américain et coiffé d’une casquette à grande visière. Il s’assit en face de la banquette que venaient de quitter l’avocat et sa compagne et lia conversation avec un jeune homme qui venait également de monter et qui paraissait être un employé de commerce.

Je me trouvais tout près d’eux et, dans l’immobilité du train, je pus, pendant le silence des autres voyageurs, percevoir quelques bribes de leur entretien. Ils parlèrent d’abord du prix des marchandises, de commerce, puis de la foire de Nijni-Novgorod. Le commis conta les orgies faites à la foire par un riche marchand que tous deux connaissaient. Mais le vieillard l’interrompit pour entreprendre le récit de celles auxquelles il avait, autrefois, à Kounavino, pris lui-même une part active. Ce n’était pas sans une certaine fierté qu’il évoquait ses souvenirs, et il raconta avec orgueil qu’un jour, à Kounavino, étant saoul, il s’était livré à une débauche telle qu’il ne pouvait la conter qu’à l’oreille.

Le commis, à cette histoire, fut secoué d’un fou rire, tandis que le vieillard, qui riait aussi, montrait deux dents jaunes.

Cette causerie était sans intérêt pour moi, et j’allais descendre à mon tour pour me promener un peu en attendant le départ. À la portière, je rencontrai l’avocat et la dame qui parlaient tous deux avec animation.

– Pressez-vous, me dit l’avocat, on va sonner le second coup.

En effet, à peine étais-je arrivé à la queue du train, que la cloche retentit. Quand je remontai, l’avocat continuait à parler avec la même animation à sa compagne. En face d’eux, le marchand gardait maintenant le silence et remuait les lèvres d’un air désapprobateur.

– Elle déclara donc nettement à son mari qu’elle ne pouvait ni ne voulait continuer à vivre avec lui, parce que…, disait en souriant l’avocat pendant que je passais devant eux.

Je ne pus entendre, la suite : le conducteur passait, de nouveaux voyageurs entraient, un facteur les suivait.

Quand le silence fut rétabli, j’entendis de nouveau la voix de l’avocat, et il me parut que la conversation avait passé d’un cas particulier à des considérations générales.

L’avocat fit observer que la question du divorce intéressait aujourd’hui l’opinion publique de l’Europe entière, et, qu’en Russie, les cas de divorce devenaient de plus en plus fréquents.

– Il n’en était point de même dans le bon vieux temps, n’est-il pas vrai ? dit-il au vieillard avec un sourire, en s’apercevant qu’il était le seul à parler.

Le train se mettait en branle : le vieillard se découvrit d’abord, se signa trois fois, murmurant une prière.

L’avocat détourna les yeux et attendit poliment.

Quand le vieillard eut fini, il enfonça à fond la tête dans sa casquette, prit contenance et dit :

– Cela arrivait bien autrefois aussi, dit-il, mais plus rarement. Aujourd’hui, ses choses-là sont forcées : on est trop féru d’instruction.

Le train augmentant sans cesse de vitesse, le bruit de ferraille m’empêcha d’entendre. Intrigué, je me rapprochai. La conversation semblait également intéresser mon voisin, le monsieur nerveux, car, sans se déranger, il tendit l’oreille.

– En quoi est-ce la faute à l’instruction ? demanda la dame en esquissant un sourire. Vaudrait-il mieux se marier comme jadis, quand les fiancés ne s’étaient même pas vus avant le mariage ? ajouta-t-elle, répondant, comme le font très souvent les dames, non aux arguments invoqués, mais à ceux qu’elle escomptait. – S’aimaient-ils ? pourraient-ils s’aimer ? ils ne le savaient pas : les femmes épousaient le premier venu et se créaient ainsi un tourment pour toute leur existence. À votre avis, était-ce préférable ? poursuivit-elle, s’adressant plus à l’avocat et à moi qu’au vieux marchand.

– On est trop savant de nos jours, répéta le vieillard, ne répondant pas à la question de la dame et en jetant sur elle un regard dédaigneux.

– Il serait intéressant que vous nous disiez quel rapport vous voyez entre l’instruction et la désunion du ménage, dit l’avocat en réprimant un sourire.

Le marchand allait répondre, mais la dame l’interrompit :

– Non, ces temps sont passés !

– Laissez donc monsieur développer sa pensée, je vous en prie, dit l’avocat.

– Parce que toutes les sottises viennent de l’instruction, dit le vieillard d’un ton résolu.

– On marie des personnes qui ne s’aiment pas, et l’on s’étonne de les voir vivre en désaccord. Il n’y a que les animaux qui s’accouplent au gré du propriétaire. Les hommes, au contraire, sont poussés par leur sympathie, leurs inclinations, acheva la dame en lançant un regard sur l’avocat, sur moi et même sur le commis qui, debout, appuyé sur le dossier de la banquette, suivait en souriant la conversation.

– Erreur, madame, dit le vieillard, l’animal est un animal, tandis que l’homme vit d’après les lois.

– Cependant, comment vivre avec un homme lorsque l’amour est absent ? répliqua la dame, croyant émettre des idées très neuves.

– Il n’était point question de tout cela autrefois, dit le vieillard d’un ton pénétré ; c’est aujourd’hui seulement que c’est entré dans nos mœurs. À la plus légère bagatelle, la femme se hérisse et dit à son mari qu’elle va le quitter. Il n’est pas rare aujourd’hui de voir les paysannes, elles-mêmes, jeter aux pieds de leurs maris les chemises et les caleçons pour voler à celui qui a des cheveux plus bouclés. Alors, de quoi parler ? La femme doit d’abord éprouver de la crainte pour l’homme.

Le commis regarda l’avocat, la dame et moi, réprimant un sourire et tout prêt à donner son approbation ou à ridiculiser les paroles du marchand, selon notre attitude.

– Quelle crainte ? demanda la dame.

– Celle-ci : la femme doit craindre son mari. Voilà la crainte !

– Ah ! mon cher monsieur, ces temps sont passés ! dit la dame avec quelque humeur.

– Point si passés que vous pourriez le croire, madame. Ève, la première femme, est née d’une côte de l’homme, et cela restera vrai jusqu’à la fin des temps.

Le vieillard secoua la tête d’un tel air de triomphe et de gravité que le commis, lui décernant décidément la palme de la victoire, éclata d’un rire sonore.

– C’est bien là votre façon de juger, vous, hommes, dit la dame sans céder et en se tournant vers nous. Vous vous donnez toute licence et vous voudriez cloîtrer la femme. Vous-mêmes, n’est-ce pas, vous pouvez tout vous permettre ?

– Personne ne saurait le soutenir ; seulement la mauvaise conduite de l’homme au dehors n’augmente pas sa famille, tandis que la femme, l’épouse, c’est un vase bien fragile, dit sévèrement le vieillard.

Son ton sentencieux paraissait entraîner la conviction des auditeurs ; mais la dame, bien que fortement embarrassée, ne voulut point encore se rendre.

– Cependant la femme est aussi une créature humaine, elle a des sentiments comme l’homme. Que pourra-t-elle faire si elle n’aime pas son mari ?

– Ne pas aimer son mari ! fit le marchand d’une voix forte. Eh bien, on le lui apprendra !

Le commis fut particulièrement charmé de cette réponse inattendue et il fit entendre un murmure approbateur.

– Mais non, on ne pourra pas le lui apprendre, dit la dame, l’amour ne vient pas de force.

– Et si la femme trompe son mari, que se passera-t-il ? interrogea l’avocat.

– Elle ne doit pas le tromper, dit le marchand. On y veille.

– Et s’il en est ainsi cependant ? Car enfin cela arrive.

– Dans un certain monde, c’est possible, mais pas chez nous, dit le vieillard.

On se tut. Le commis fit un mouvement et, ne voulant pas être en reste avec les autres, commença, toujours souriant :

– Un de mes bons amis a été mêlé à un scandale assez compliqué. Sa femme, licencieuse à l’excès, ne tarda pas à se lancer. Lui, était un homme intelligent et sérieux. D’abord, ce fut avec le comptable. Le mari chercha à la ramener à la raison par la persuasion, elle n’en continua pas moins. Elle vola de l’argent à son mari : il se mit à la battre ; elle n’en devint que pire. Elle se donna à un mécréant, à un Juif (sauf votre respect). Que faire ? Il la laissa partir, et depuis il vit en célibataire, tandis qu’elle continue à traîner.

– C’est un imbécile ! dit le vieillard. S’il avait su la brider dès le début, elle serait encore avec lui. Il faut toujours tenir les rênes en main, dès le départ, et ne pas les abandonner à sa femme dans la maison plus qu’à son cheval sur une grande route.

À ce moment le conducteur entra, demandant les billets des voyageurs pour la prochaine station. Le marchand remit le sien.

– Ah ! oui, il faut savoir mater les femmes à temps, autrement tout est perdu.

– N’avez-vous pas raconté cependant tout à l’heure comment les hommes mariés se divertissent avec les jolies filles de Kounavino ? ne pus-je me retenir de lui demander.

– C’est tout différent, répliqua froidement le vieillard sans rien ajouter.

Bientôt un sifflement retentit et le train s’arrêta. Le marchand se leva, retira de dessous la banquette son sac, s’enveloppa dans sa fourrure, souleva sa casquette et descendit.

II

 

Le vieillard était à peine sorti qu’une vive conversation s’engagea.

– Un homme du Vieux Testament ! fit le commis.

– Un Domostroï incarné[1], dit la dame. Quelles idées barbares sur la femme et le mariage !

– Nous sommes loin encore des idées sur le mariage ayant cours dans le reste de l’Europe, dit l’avocat.

– Ce que l’on ne peut faire comprendre à ces gens-là, ajouta-la dame, c’est que le mariage n’a sa vraie consécration que dans l’amour et que seule cette consécration de l’amour rend le mariage vraiment légitime.

Le commis, souriant, était tout oreilles pour retenir le plus possible des propos « éclairés » qu’il entendait et en faire son profit.

À ce moment, on entendit une sorte de rire bref ou de sanglot ; en nous retournant, nous aperçûmes mon voisin ; le monsieur aux cheveux gris et aux yeux brillants, qui, sans qu’on y eût pris garde, s’était rapproché. Il se tenait debout, sa main sur le dossier de la banquette, l’air très ému, le visage rouge, tandis que les muscles de l’une de ses joues se contractaient.

– Quel est donc cet amour… amour…, consacrant le mariage ? dit-il d’une voix hésitante.

S’apercevant de l’émotion de son nouvel interlocuteur, la dame voulut se montrer tolérante et explicite.

– Il s’agit de l’amour vrai… S’il existe entre l’homme et la femme, le mariage est tout naturel, répondit-elle.

– Oui, mais qu’entendez-vous par l’amour vrai ? fit le monsieur aux yeux brillants, en souriant timidement.

– Personne n’ignore ce qu’est l’amour, répliqua la dame, visiblement désireuse de mettre fin à la conversation.

– Moi je ne le connais pas et je serais curieux d’entendre la définition que vous pourriez donner.

– Elle est bien simple, fit la dame.

Elle réfléchit cependant, puis :

– L’amour… L’amour, c’est la préférence exclusive d’un homme ou d’une femme pour un individu de l’autre sexe.

– Une préférence… pour combien de temps ? Un mois, deux jours, une demi-heure ? demanda-t-il en riant.

– Permettez, mais vous parlez évidemment d’autre chose.

– Du tout, je parle de la même chose.

– Madame veut dire, intervint l’avocat, que le mariage doit puiser sa force dans l’attachement, dans l’amour, et qu’en ce cas seulement il revêt le caractère d’une chose sacrée, pour ainsi dire. Puis, tout mariage qui n’est pas fondé sur une sympathie vraie, sur l’amour, si vous le préférez, n’entraîne aucune obligation morale… Ai-je, bien compris votre pensée ? conclut-il en s’adressant à la dame.

D’un signe de tête, elle approuva.

– Puis…

L’avocat allait continuer, mais son interlocuteur, qui semblait se contenir avec peine, ne lui laissa pas le temps d’achever.

– Point du tout, je parle absolument de la même chose, c’est-à-dire de la préférence d’un individu quelconque pour un autre individu de sexe différent, et je demande : pour combien de temps cette préférence ?

– Combien de temps ? Mais très longtemps, toute la vie souvent ; fit la dame en haussant les épaules.

– Dans les romans, oui ; dans la vie, jamais. Il est bien rare que cette préférence exclusive dure des années. Elle s’en tient le plus souvent à des mois, à des semaines, à des jours, à des heures même, reprit-il, heureux d’étonner ses auditeurs.

– Ah ! par exemple ! Mais non ! Permettez ! protestèrent-ils tous à la fois.

Le commis lui-même fit un signe de désapprobation.

– Oui, je sais, cria plus fort que nous le monsieur grisonnant, vous parlez de ce que vous croyez voir, moi je vous parle de ce qui est. Tout homme éprouve ce que vous appelez de l’amour pour toute jolie femme.

– Mais vous dites là des choses terribles ! Le sentiment que l’on appelle amour et qui dure non pas des mois et des années, mais toute la vie, ce sentiment peut bien exister ?

– Non, non. En admettant même qu’un homme puisse préférer telle femme durant sa vie, la femme, elle, en préférera certainement un autre. Cela fut toujours, et cela restera toujours ainsi.

Il prit une cigarette dans un étui et l’alluma.

– Mais une sympathie réciproque peut bien exister, fit l’avocat.

– Non, c’est impossible, aussi impossible que de voir, dans un chargement de pois, deux pois marqués à l’avance venir se mettre à côté l’un de l’autre. Ce n’est pas une simple probabilité, c’est une certitude que la lassitude surviendra. Aimer un homme ou une femme toute la vie, c’est vouloir qu’une seule et même bougie brûle éternellement, dit-il en aspirant goulûment la fumée de tabac.

– Mais c’est de l’amour sensuel que vous parlez. N’admettez-vous pas un amour reposant sur la conformité d’idéal, sur l’union des âmes ?

– Je veux bien, mais alors pourquoi coucher ensemble ? (Excusez ma façon de parler brutale.) Ce n’est pas une raison de coucher ensemble parce qu’on a un seul et même idéal.

Et le monsieur grisonnant rit nerveusement.

– Mais les faits vous donnent tort, objecta l’avocat. Le mariage existe, nous le constatons ; c’est la règle, sinon de toute l’humanité, du moins de la plus grande partie et beaucoup de ménages vivent longtemps honnêtement et unis.

Le monsieur nerveux ricana de nouveau.

– Pardon. Vous dites que la base du mariage est l’amour. J’émets un doute sur l’existence d’un amour autre que l’amour sensuel et, comme preuve de l’existence de cet amour, vous me donnez le mariage. Mais aujourd’hui le mariage n’est fait que de mensonge !

– Permettez, dit l’avocat, je constate simplement l’existence passée et actuelle du mariage.

– Mais quelle est la raison de cette existence ? C’est qu’on a vu et qu’on voit dans le mariage une chose sacrée, un lien devant Dieu. Pour ceux, qui pensent ainsi, certes il existe. Pour nous, non. Pour nous qui voyons dans le mariage le seul fait de l’accouplement, il n’est qu’hypocrisie ou violence. La tromperie, passe encore ! L’homme et la femme prétendent en public vivre dans le mariage, tandis qu’en fait, ils sont polyandres ou polygames. C’est mal, on peut néanmoins l’accepter. Mais lorsque l’homme et la femme ont pris l’engagement officiel de passer en commun toute leur vie, que, se haïssant dès le second mois, ils veulent se séparer et continuent quand même à vivre ensemble, les voilà plongés dans cet enfer qui suscite l’ivrognerie, le meurtre, le suicide, fit-il en précipitant de plus en plus son débit, en s’animant à mesure et ne laissant à personne placer un mot.

Tous se taisaient, comme gênés.

– Oui, il est dans le mariage de mauvaises périodes, dit l’avocat, voulant mettre fin à la conversation qui prenait une allure trop vive et inconvenante.

– Vous m’avez sans doute reconnu ? dit soudain le monsieur nerveux, d’une voix posée pourtant.

– Je n’ai pas eu ce plaisir.

– Le plaisir n’est pas bien grand. Je suis Pozdnychev, celui qui eut à vivre l’une de ses mauvaises périodes auxquelles vous venez de faire allusion, l’épisode au cours duquel j’ai tué ma femme, fit-il en jetant un regard rapide sur chacun de nous.

Personne ne sut que dire, et nous nous taisions.

– Peu importe, du reste, pardonnez-moi ; je ne veux pas vous déranger, ajouta-t-il, en faisant entendre son hoquet particulier.

– Mais du tout, je vous en prie… fit l’avocat, sans bien savoir de quoi il le priait.

Sans l’écouter. Pozdnychev tourna le dos et alla reprendre sa place.

L’avocat et la dame se mirent à causer à voix basse.

J’étais en face de Pozdnychev et ne savais que dire. Il faisait trop sombre pour pouvoir lire ; je fermai les yeux et fis semblant de sommeiller. Nous arrivâmes ainsi à la station suivante.

L’avocat et la dame changèrent de wagon, et le commis s’endormit bientôt.

Pozdnychev ne cessait de fumer et de boire le thé qu’il avait fait précédemment infuser.

Lorsque j’ouvris les yeux et le regardai, il m’apostropha soudainement d’un ton irrité :

– Il vous est désagréable, sans doute, sachant qui je suis, de voyager en ma compagnie ? Je puis changer de place…

– Mais, aucunement…

– Alors, voulez-vous bien accepter… Il est un peu fort seulement…

Il me versa de son thé.

– Et ils prétendent… et ne font que mentir… dit-il.

– De quoi parlez-vous ?

– Toujours de la même chose… De leur amour… Vous n’avez pas sommeil ?

– Pas du tout.

– Voulez-vous alors que je vous conte comment je fus conduit par ce même amour à ce qui m’est arrivé ?

– Certes, oui, si cela ne vous est pas pénible.

– Ce qui m’est pénible, c’est de garder le silence… Mais prenez donc le thé… Il n’est pas trop fort ?…

Le thé était, en effet, comme de la bière, mais j’en bus quand même un verre.

Un contrôleur passa à ce moment. Pozdnychev l’accompagna d’un regard irrité et commença dès qu’il eut disparu.

III

 

– Je vais vous raconter… Mais cela vous intéresse-t-il vraiment ?

Je lui réitérai mon vif intérêt.

Il se tut, passa sa main sur le front et commença :

– S’il faut raconter, il faut tout dire : pourquoi et comment je me suis marié, quelle a été ma vie jusqu’à mon mariage.

Je suis propriétaire foncier, j’ai terminé mes études à l’Université et j’ai été maréchal de la noblesse. J’ai mené jusqu’à cette époque la vie de tous les gens de mon monde, une vie déréglée, et, à l’exemple de ceux que je voyais autour de moi, je croyais me conduire en honnête homme, être un brave garçon et mener une vie morale.

Je n’étais pas un don Juan ; sans goûts contre nature, je ne faisais pas de la débauche le but principal de ma vie, à l’exemple des jeunes gens de mon monde. Je prenais mes plaisirs en temps voulu, décemment, pour ma santé. J’évitais ces femmes qui, par la naissance d’un enfant ou par simple affection, pouvaient lier mon avenir ; d’ailleurs, y eût-il des enfants ou des attachements, je faisais semblant de ne pas m’en apercevoir. C’est pour cela que je croyais à ma moralité, que j’en tirais même orgueil.

Il s’arrêta et fit entendre le hoquet qui lui était particulier et qu’il émettait visiblement quand une idée nouvelle lui venait.

– C’est là précisément la vilenie foncière ! s’écria-t-il. Je ne comprenais pas que la débauche ne consiste pas simplement en des actes physiques, qu’une abjection physique n’est pas forcément la débauche et qu’à proprement parler, la débauche est cet affranchissement de rapports moraux vis-à-vis de la femme avec laquelle on a des rapports sexuels. Et c’est de cette liberté que j’étais fier !

Je me rappelle ce que j’ai souffert un jour de ne pouvoir payer une femme qui s’était donnée à moi par amour, probablement. Je ne fus tranquille que lorsque, par un envoi d’argent, j’eus coupé tout lien moral avec elle…

Inutile de m’approuver par des signes de tête ! s’écria-t-il subitement. Tous, vous aussi, monsieur, à moins que vous ne soyez un oiseau rare, vous avez les mêmes idées que j’avais. Du reste, qu’importe ? Excusez-moi, continua-t-il ; mais croyez-m’en, c’est effroyable, effroyable !

– Qu’est-ce qui est effroyable ?

– Cet abîme d’erreurs où nous vivons quant à nos relations avec la femme. Je ne puis en parler avec calme… Et non pas parce qu’il m’était arrivé cet épisode, comme dit l’autre, mais parce que, depuis, mes yeux se sont ouverts et j’ai vu tout sous un autre jour. À l’envers ! Entièrement à l’envers !

Je ne distinguais point, dans l’obscurité, son visage ; à travers le bruit du train, – me parvenait sa voix seule, au timbre agréable et au ton grave.

IV

 

Il alluma une cigarette et, posant ses coudes sur ses genoux, il reprit :

– Oui, ce n’est qu’après mes épreuves et mes souffrances que j’ai compris où était la cause, de tout, comment les choses doivent être, et j’ai aperçu l’horreur de ce qui est.

Voici comment et quand a commencé ce qui m’a conduit à mon épisode.

Le début en remonte à mes seize ans ; j’étais au collège, mon frère étudiait à l’Université. Je ne connaissais pas encore la femme, mais, comme tous mes malheureux camarades, je n’étais plus innocent. Depuis plus d’un an, j’étais perverti par mes camarades ; ce n’était pas la pensée d’une femme qui me poursuivait, c’était la femme en général, les femmes, un être doux : l’idée de la femme nue m’obsédait. Je me mettais au supplice, comme le font les quatre-vingt-dix-neuf-centièmes de nos garçons. Vivant constamment en une sorte d’effroi, je priais, mais je retombais toujours. Bien que perverti en imagination et en réalité, je n’avais pas fait le dernier pas. J’allais seul à ma ruine, sans avoir jusque-là touché à un autre être humain. Mais arriva un ami de mon frère, un étudiant joyeux, un bon garçon, comme on dit, le pire des vauriens par conséquent. Il nous apprit à boire et à jouer aux cartes ; puis profita de ce que nous avions bu pour nous entraîner dans une maison publique. Nous partîmes. Mon frère, innocent comme moi, tomba dans cette même nuit, et moi, enfant de seize ans, je me souillai, souillant en même temps l’objet de mes rêves, la femme, sans comprendre la portée de mon action, personne parmi les aînés ne m’ayant dit que cela était mal. Certes, j’aurais pu l’apprendre par les Commandements, mais on ne nous les enseignait que pour que nous puissions répondre au prêtre, aux examens, et ils tenaient une place bien moindre dans nos études que la règle de l’emploi de ut dans les propositions conditionnelles. Jamais aucun de mes aînés, aucun de ceux dont je respectais l’opinion, ne m’avait dit que ce fût mal. Au contraire, des personnes que j’estimais disaient que c’était bien.

On m’avait présenté cet acte comme devant mettre un terme à mes tourments. Cette opinion, je l’avais entendue et lue. J’avais même ouï dire de mes aînés que c’était bon pour la santé ; mes camarades y voyaient comme un mérite, une preuve de virilité, et non quelque chose de répréhensible. Quant aux risques d’une maladie, c’est prévu. Le gouvernement en prend soin. Il veille au fonctionnement régulier des maisons closes et assure les risques de la débauche pour les collégiens. Des médecins sont rétribués à cette fin. C’est tout naturel, puisqu’ils attestent que la débauche est utile à la santé. Je connais des mères qui prennent soin à ce point de vue de la santé de leurs fils. Et la science leur montre le chemin des maisons de tolérance.

– La science ? Comment cela ?

– Les médecins ne sont-ils pas les pontifes de la science ? Ils pervertissent les jeunes gens en leur donnant de semblables règles d’hygiène, puis, avec une gravité impressionnante, soignent la syphilis.

– Et pourquoi ne pas la soigner ?

– Si l’on avait apporté à la guérison de la débauche la centième partie des efforts employés pour guérir la syphilis, ce mal aurait depuis longtemps disparu. Or, tous ces efforts concourent, au contraire, à l’extension de la débauche et uniquement à en rendre les conséquences inoffensives.

Mais c’est d’autre chose que je voulais parler. Je suis tombé ; ce malheur m’est arrivé comme il arrive aux neuf dixièmes des hommes, non seulement dans notre société, mais même chez les paysans. Je suis tombé, non séduit par les charmes d’une femme, mais parce qu’on se plaît à voir dans cette chose, qui pour moi n’avait été qu’un hasard, les uns un soulagement légitime et utile pour la santé, les autres un passe-temps naturel, excusable, innocent même pour un jeune homme. Qu’on pût appeler chute cette action faite de besoin et de plaisir, je ne le comprenais pas. Ma jeunesse s’y laissa aller comme elle s’était laissé aller à boire et à fumer.

Et cependant, il y avait dans cette première chute quelque chose de particulièrement touchant. Je me rappelle que, dans la chambre même, tout de suite après, une tristesse profonde m’envahit et que les larmes vinrent presque à mes yeux en songeant à la perte de mon innocence, à la perte éternelle de mes relations normales avec la femme. Oui, mes relations avec la femme étaient à jamais perdues. Impossible dès ce moment d’avoir des rapports purs avec une femme. J’étais devenu ce qu’on appelle un sensuel. Or, être un sensuel, c’est être tombé dans un état physique semblable à celui d’un fumeur d’opium ou d’un ivrogne. De même qu’un fumeur d’opium ou un ivrogne ne vivent plus de la vie normale, un homme qui a goûté le plaisir avec plusieurs femmes n’est plus un être normal, il est perverti. Comme on reconnaît, à leur manière d’être, le fumeur d’opium et l’ivrogne, on reconnaît à la sienne un sensuel. Cet homme peut se contraindre, lutter contre ses passions ; les rapports simples, purs et fraternels avec une femme lui sont à tout jamais interdits. Dès qu’il jette son regard sur une jeune fille, on le reconnaît. J’étais devenu un sensuel et je le suis resté. C’est ce qui m’a perdu.

V

 

– Oui, c’est ainsi ; puis cela alla de plus en plus loin. Dieu ! Quand le souvenir de toutes mes vilenies de cette sorte me revient, je frissonne d’épouvante, en songeant surtout aux railleries que mon innocence m’attirait de la part de mes camarades. Et quand je pense à ce qu’on raconte de la jeunesse dorée, des officiers, des Parisiens ! Quand je pense à l’air d’innocence que nous avons tous, viveurs de trente ans, la conscience pleine de mille crimes envers la femme, lorsque nous pénétrons dans une salle de bal, dans un salon, rasés de frais, dans la blancheur éclatante de notre linge, en habit ou en uniforme ! Quel emblème de pureté ! Quel rêve !…

Réfléchissons un instant sur ce qui est et sur ce qui devrait être. Lorsqu’un de ces débauchés s’approche de ma sœur ou de ma fille, moi, qui connais son genre de vie, je devrais le tirer à l’écart et lui dire : « Ami, je connais ta vie de débauche, je sais en quelle compagnie tu passes tes nuits ; ta place n’est donc pas ici, ce sont d’innocentes jeunes filles qui se trouvent ici. » Voilà ce qu’on devrait dire ! Qu’arrive-t-il, au contraire ? Lorsqu’un de ces messieurs se présente et danse avec ma sœur ou ma fille en enlaçant sa taille de ses bras, nous sourions de plaisir, si le jeune homme est riche et bien apparenté. Peut-être daignera-t-il honorer, après Rigolboche, ma fille aussi. Même s’il garde quelques traces du mauvais mal, ce n’est rien : on peut aujourd’hui en guérir ! J’en connais plusieurs exemples de ces mariages entre avariés et des jeunes filles du grand monde. Oh, quel dégoût ! Mais le jour viendra bien où toutes ces lâchetés et tous ces mensonges seront enfin démasqués !

De nouveau et à plusieurs reprises, il fit entendre son bruit étrange, puis reprit de son thé, horriblement fort, l’eau bouillante lui manquant pour l’affaiblir. Agité moi-même par les deux verres que j’en avais bu, je me rendais compte combien le thé devait agir sur Pozdnychev, car il paraissait de plus en plus excité. Sa voix s’accentuait et prenait un singulier relief. Il changeait de position à tout instant, ôtait et remettait son bonnet et, dans la demi-obscurité qui nous entourait, son visage changeait étrangement d’expression.

Il reprit :

– Je vécus de la sorte jusqu’à trente ans, poursuivi sans cesse par l’idée du mariage et de la famille. J’observai alors les jeunes filles qui auraient pu me convenir. Vicieux et débauché, j’osais chercher celle dont la pureté serait à la hauteur de la mienne. J’en ai rejeté plusieurs, précisément parce que je ne les ai pas trouvées assez pures pour moi.

Je jetai enfin mon dévolu sur une des deux filles d’un propriétaire terrien de Penza, riche autrefois, mais ruiné par la suite.

Une nuit, au retour d’une promenade en bateau, par un beau clair de lune, comme nous étions près d’arriver, j’étais assis près d’elle et je ne pouvais distraire mon regard de sa taille svelte, de ses formes moulées par un jersey collant, des boucles blondes de ses cheveux ; je le compris subitement : c’était elle.

Il me semblait que mes pensées et mes sentiments élevés trouvaient en elle un écho. En réalité, j’étais séduit par sa taille et par ses cheveux, et l’intimité de toute la journée avait fait germer en moi le désir d’une intimité plus grande encore.

Fait étrange ! On s’imagine souvent que la beauté est synonyme de bien ! Une jolie femme dit des bêtises, et on croit entendre des choses intelligentes. Elle se conduit mal, et l’on n’aperçoit que son aspect charmant. Et lorsqu’elle ne dit point de bêtises ni ne se conduit mal, elle apparaît comme une merveille de moralité et d’intelligence.

Je rentrai chez moi, l’âme débordant d’exquises impressions, et, convaincu qu’elle était la perfection même, je la jugeai immédiatement digne d’être ma femme. Je fis ma demande le lendemain.

Comme les choses sont embrouillées ! Sur mille fiancés, dans le peuple comme chez nous, on aurait peine à en trouver un seul qui n’ait été marié une dizaine, une centaine, voire un millier de fois avant son mariage officiel.

Il existe, paraît-il, aujourd’hui des jeunes gens chastes qui comprennent et savent que ce n’est pas là une plaisanterie, mais une chose éminemment sérieuse. Que Dieu les protège ! À mon époque, il n’y en avait pas un sur dix mille.

Tous le savent et ils agissent comme s’ils l’ignoraient. Dans les romans, on dépeint jusqu’au plus léger détail les sentiments des héros, les ruisseaux, les buissons, les fleurs qui leur servent de cadre. Lorsqu’on décrit leur grand amour pour une jeune fille, pas un mot n’est dit sur leur vie antérieure ; rien sur leurs visites dans les maisons publiques, sur les soubrettes, les cuisinières, les femmes des autres. S’il en est de ces romans inconvenants, on ne les laisse pas entre les mains de celles qui auraient le plus de profit à les lire : les jeunes filles.

Tous les hommes cachent leur pensée à eux-mêmes comme aux jeunes filles. On croirait, à les entendre, à la non-existence de cette vie corrompue des grandes villes et des villages mêmes, de cette débauche dans laquelle tous se roulent avec volupté. Ils le disent avec une apparence de conviction telle qu’ils finissent par s’en persuader eux-mêmes. Et les pauvres jeunes filles, elles, y croient sérieusement. C’était le cas de ma malheureuse femme.

Je me souviens que, étant fiancé, je lui montrai un jour mon journal intime, la mettant ainsi au courant de mon passé, particulièrement de la dernière liaison que j’avais eue et que je croyais de mon devoir de lui faire savoir ; elle aurait pu, en effet, l’apprendre par d’autres.

Quand elle eut compris ma révélation, sa frayeur et son désespoir furent si grands que je vis le moment où elle renonçait à moi. Quel bonheur c’eut été pour tous deux !

Pozdnychev se tut, et avala une gorgée de thé.

VI

 

– Non, cependant ! s’écriait-il, il vaut mieux que la chose se soit passée ainsi. J’ai eu ce que j’ai mérité. Mais il ne s’agit pas de cela. Je voulais dire que ce sont les pauvres filles qui sont trompées dans ces cas-là.

Les mères le savent, édifiées en cette matière par les maris. Elles simulent une croyance en la pureté des hommes et agissent cependant comme si elles n’y croyaient pas. Elles connaissent les amorces susceptibles d’attirer les hommes pour elles et pour leurs filles.

Nous, les hommes, par la mauvaise volonté d’apprendre, nous l’ignorons ; mais les femmes savent fort bien que l’amour le plus pur, le plus poétique, comme on dit, ne dépend pas des qualités morales de la femme, mais de rapprochements physiques, de la manière de se coiffer, de la couleur ou de la coupe des costumes. Demandez à une coquette expérimentée si elle préfère, en présence d’un homme dont elle a entrepris la conquête, être convaincue de mensonge, de cruauté, voire de libertinage, ou bien être présentée à lui dans une robe de mauvais goût et mal taillée. Toutes préféreront la première alternative.

Elles savent que nous mentons en parlant de sentiments purs, que leurs corps seuls peuvent nous tenter et que nous pardonnerons plutôt un vice qu’une robe sans goût et de mauvaise coupe.

La coquette le fait sans y songer, d’instinct, la jeune fille innocente agit ainsi inconsciemment, comme un animal. C’est pour cela qu’on porte ces odieux jerseys, ces tournures et qu’on étale ses épaules, ses bras et ses seins nus.

Les femmes, celles surtout qui ont été instruites par les hommes, savent fort bien que les conversations sur des sujets, élevés ne sont que des conversations et que l’homme n’a en vue que le corps et tout ce qui lui donne du relief. Aussi agissent-elles en conséquence. Ne cherchons pas, par quelle suite de circonstances est entrée dans nos cœurs, cette habitude devenue une seconde nature. Envisageons la vie des diverses classes de la société dans toute son impudeur. N’est-ce pas la vie d’une maison publique ?… Vous pensez autrement ?… Je vais vous le prouver, fit-il, prévenant mon objection.

D’après vous, les femmes de notre société ont d’autres intérêts que les femmes des maisons publiques ? Je prétends que non, et en voici la preuve. Quand des personnes poursuivent un autre but, vivent d’une autre vie, ces dissemblances doivent paraître à l’extérieur, il doit être tout différent. Comparez les malheureuses déchues avec les femmes de la plus haute société : mêmes toilettes, mêmes manières, mêmes parfums, même étalage de bras, d’épaules et de seins, même moulage du derrière, mêmes passions pour les diamants et les bijoux, mêmes plaisirs, danses, musique et chants. Autant aux unes qu’aux autres, tous les moyens sont bons pour attirer. Pour parler franchement, la prostituée à terme a le mépris de tous, la prostituée à vie, l’estime générale.

VII

 

– C’est bien par des jerseys, des cheveux bouclés, des tournures que, moi aussi, j’ai été séduit.

Je n’étais pas, il est vrai, difficile à prendre au piège ; car j’ai été élevé dans des conditions où, tels les concombres en serre, poussent des jeunes gens facilement amoureux. La nourriture abondante n’est-elle pas un excitant pour les oisifs ? Les hommes de notre société sont nourris comme des étalons : Cela vous étonne ? C’est pourtant ainsi. Je ne l’avais pas vu moi-même jusqu’à ces derniers temps ; maintenant, je vois. Et ce qui me tourmente, c’est précisément que personne ne s’en aperçoit et que tous en émettent des idées aussi stupides que celles exprimées par la dame de tout à l’heure.

Dans ma contrée, ce printemps, les paysans travaillaient à la construction d’un chemin de fer. Vous savez de quoi se nourrissent habituellement nos paysans : de pain, de kvass[2] et d’oignons. Cela suffit à un moujik pour travailler convenablement aux champs. Au chemin de fer, on lui donne de la kacha[3] et une livre de viande. Mais cette viande, il en donne l’équivalent pendant seize heures de travail en poussant une brouette de trente pouds. La nourriture et le travail se compensent. Nous qui avalons deux livres de viande, du gibier, du poisson, toutes sortes de boissons et de mets échauffants, où le dépensons-nous ? En des excès sensuels. Si alors on ouvre la soupape de sûreté, tout va bien. Si on la ferme, comme je l’ai fermée plus d’une fois, il en résulte une excitation qui, dévoyée par les romans, les vers, la musique, la bonne chère, devient l’amour le plus caractérisé, parfois l’amour « platonique » même.

C’est ainsi que je suis devenu amoureux, comme tout le monde. Rien n’y manquait, délices, attendrissements, poésie. Au fond, cet amour était l’œuvre de la mère et du couturier d’une part, et des bons dîners et de l’oisiveté de l’autre. Sans promenades en bateau, sans taille svelte, sans robes bien ajustées, sans sorties en commun, la jeune fille restant chez elle, en peignoir informe, moi-même étant dans des conditions normales d’un homme se nourrissant à la mesure du travail fourni, je ne serais pas tombé amoureux et aucun malheur n’en serait résulté.

VIII

 

– Or, comme par un fait exprès, tout coïncida : ma disposition favorable, la robe taillée à merveille, la poétique promenade en bateau. Vingt fois l’entreprise avait raté, ici elle réussit. Un vrai piège, vous dis-je. Je ne plaisante pas.

Remarquez la manière dont se font les mariages. Qu’est-ce qui devrait être plus naturel ? La jeune fille est nubile, il faut la marier ; rien de plus simple. À moins d’être un laideron, elle trouvera des soupirants. Dans l’ancien temps, quand la jeune fille atteignait l’âge voulu, les parents la mariaient. Cela se passait ainsi et se passe encore ainsi dans le monde entier, chez les Chinois, les Hindous, les musulmans, chez nos paysans et en somme dans les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de l’humanité. Un centième à peine, nous, gens corrompus, avons trouvé mauvaise cette façon de procéder et nous avons cherché autre chose. Nous avons trouvé quoi ? Les jeunes filles sont exposées comme en foire où les hommes ont entrée libre pour faire leur choix. Les jeunes filles sont là et pensent, sans oser le dire : « Prends-moi, chéri ! Moi, non pas elle ! Vois mes épaules et le reste. » Nous, hommes, nous passons et repassons, nous les examinons, et sommes tout satisfaits de penser : « Je sais, je sais, je ne me laisserai pas prendre. » Qu’on ne se gare pas assez, pan ! on est pris !

– Mais, lui dis-je, comment en pourrait-il être autrement ? Voulez-vous que ce soient les jeunes filles qui fassent la demande en mariage ?

– Est-ce que je sais ? Mais s’il est question d’égalité : que l’égalité soit réelle. On a trouvé honteux les marieuses et les médiateurs : notre système est mille fois pire. Là, les droits et les espérances sont égaux ; ici, la femme est une esclave qu’on offre ou un appât dans un piège ; ce qu’on appelle « faire son entrée dans le monde », n’est simplement qu’une chasse au mari. Dites toute la vérité à une mère ou à sa fille, c’est-à-dire que leur unique préoccupation est la chasse au mari : vous les offenserez gravement. Cependant, c’est leur seul but, elles ne peuvent en avoir d’autre. Et ce qu’il y a de plus terrible, c’est qu’on voit de toutes jeunes filles, naïves et innocentes, qui font ces choses en ignorant ce qu’elles font.

Si au moins cela se faisait franchement ! mais non ! ce n’est que mensonge :

« – Ah ! l’origine des espèces, que c’est intéressant !

« – Ah ! que la littérature est attrayante !

« – La peinture est d’un grand intérêt pour Lili.

« – Et vous, irez-vous à l’Exposition ?

« – Faites-vous des promenades en voiture ?

« – Allez-vous au théâtre ?… au concert ?

« – L’enthousiasme de ma Lili pour la musique est vraiment étonnant.

« – Pourquoi n’êtes-vous point dans ces idées ?

« – Ah ! les parties de bateau !… »

Et toutes n’ont qu’une même pensée :

« Prends-moi, prends ma Lili. Non, moi. Essaie au moins ! »

Ô hypocrisie ! Ô mensonge !

Et Pozdnychev, après avoir fini de boire son thé, rangea ses tasses.

IX

 

– Vous connaissez la domination des femmes, reprit-il en serrant dans son sac le thé et le sucre ; c’est elle qui cause des souffrances à tous.

– Comment, la domination des femmes ? répliquai-je. Mais les droits sont plutôt l’apanage des hommes.

– Précisément, fit-il avec vivacité, c’est l’idée que je voulais exprimer. C’est justement ce qui explique ce phénomène extraordinaire : d’une part, leur extrême humiliation, de l’autre, leur souverain pouvoir. C’est comme pour les Juifs. Ils se vengent par la puissance de leur argent de l’assujettissement dans lequel on les tient. « Vous nous permettez seulement de nous livrer au commerce ? Entendu. Mais par le commerce, nous deviendrons vos maîtres », disent les juifs. « Vous ne voulez voir en nous qu’un objet à satisfaire vos sens ? soit. Par les sens, nous vous asservirons », disent les femmes.

Ce n’est point la privation du droit de voter, ou d’exercer une magistrature qui constitue l’absence des droits de la femme ; ces occupations ne constituent point des droits. L’inégalité de la femme est dans l’interdiction d’aller vers un homme ou de s’en éloigner, d’en choisir un à son gré, au lieu d’être choisie. Cela vous choque, n’est-ce pas ? Bon ! Alors, privez l’homme des mêmes droits, puisqu’il en jouit et que vous les refusez à la femme. Pour égaliser les chances, elle table sur la sensualité de l’homme, elle s’en rend maîtresse absolue par les sens, de telle sorte que c’est lui qui paraît choisir et qu’en réalité, c’est elle qui choisit. Et, quand elle possède à fond l’art de séduire, elle abuse et prend un empire terrible sur l’homme.

– Où voyez-vous donc cette puissance si extraordinaire ?

– Où ? Mais partout, dans tout. Visitez les magasins, dans les villes importantes. Il y a là des millions entassés, un travail gigantesque, presque incalculable. Y a-t-il, je vous le demande, dans les neuf dixièmes de ces magasins, la moindre chose pour l’usage des hommes ?

Tout le luxe de la vie est pour les femmes, qui le recherchent, qui le favorisent. Voyez les ateliers. La plupart fabriquent de vaines parures de femmes. Des millions d’hommes, des générations entières d’ouvriers succombent dans ces travaux de forçats pour des fantaisies de femmes : Comme des reines puissantes, les femmes tiennent dans l’esclavage et le travail les neuf dixièmes de l’humanité. Et tout cela parce qu’on leur refuse des droits égaux à ceux de l’homme. Elles se vengent sur nos sens, en essayant de nous prendre à leurs pièges. Elles sont arrivées à exercer sur nous une action telle que nous perdons tout calme en leur présence. Dès qu’un homme s’approche d’une femme, le voilà pris, par ses charmes et adieu le raisonnement !

J’ai toujours éprouvé un sentiment de gêne en voyant une dame ou une jeune fille du monde en toilette de bal. Aujourd’hui, j’en ressens une véritable horreur. J’y vois un danger pour les hommes, quelque chose de contraire à la nature. J’ai toujours envie d’appeler la police, de demander du secours pour faire enlever l’objet dangereux !

Vous riez ! s’emporta-t-il. Je suis loin de plaisanter ! Je suis persuadé qu’un jour viendra, pas si éloigné peut-être, où l’on se demandera avec stupéfaction comment il s’est trouvé une époque où l’on permettait des actions susceptibles de jeter autant de trouble dans le repos de la société que le font les femmes en excitant les sens par la parure de leur corps. Autant dresser sur les promenades publiques des embûches sous les pieds des promeneurs. Encore serait-ce moins dangereux.

Pourquoi, vous demanderai-je, prohibez-vous les jeux de hasard et laissez-vous les femmes paraître à demi nues en public, bien que ce soit mille fois plus périlleux que le jeu ?

X

 

C’est ainsi que je fus pris. J’étais ce qu’on appelle amoureux. Ce n’était pas elle seulement que je considérais comme la perfection incarnée ; moi-même, durant le temps des fiançailles, je me croyais le meilleur des hommes. Il n’est pas un gredin ici-bas qui, en cherchant bien, ne trouve pire que lui, et c’est là une source de plaisir et d’orgueil. C’était aussi mon cas. Je ne l’épousais pas pour l’argent, je n’y tenais pas, à l’encontre de beaucoup de mes connaissances qui se mariaient pour accaparer une dot ou se créer des relations. J’étais riche, elle pauvre. Une autre chose dont je tirais orgueil, c’était que, contrairement à ceux qui, en se mariant, n’abandonnent pas leurs habitudes de polygamie, je m’étais juré de vivre toujours en monogame, dès mon mariage. Oui, j’étais un horrible porc et je me croyais un ange.

Nous ne restâmes pas longtemps fiancés. Je ne puis évoquer sans rougir les souvenirs de cette époque. Quel dégoût ! Si nous avions éprouvé une affinité d’âmes, puisque c’est d’elle qu’il est question, et non d’amour sensuel, elle aurait dû se traduire en paroles, en entretiens. Rien de semblable. Dans nos tête-à-tête la conversation était pénible, un vrai travail de Sisyphe ! À peine avais-je trouvé ce qu’il fallait dire, à peine l’avais-je dit que j’étais obligé de me taire et de chercher du nouveau. Les sujets de causerie nous manquaient. Nous avions épuisé tout ce qu’on pouvait dire sur notre avenir, notre installation… Que restait-il ? Si nous avions été des animaux, nous n’eussions point ignoré que nous n’avions pas à parler ; cependant, il fallait causer, et rien à se dire ; la chose qui nous préoccupait n’est pas de celles qui trouvent leur solution dans une conversation. Ajoutez à cela cette déplorable habitude de manger des friandises et des sucreries, puis, les préparatifs du mariage : la chambre à coucher, les lits, les vêtements de jour et de nuit, le linge, les objets de toilette ! Vous voyez que si l’on se marie d’après les préceptes du Domostroï, comme disait le vieux monsieur, les édredons, les lits, la dot sont des détails qui concourent à faire du mariage une chose sacrée ; mais pour nous qui, dans la proportion de un sur dix, ne croyons pas, non à cette chose sacrée – qu’on y croie ou non, peu importe ! – mais aux promesses que nous avons faites, pour nous dont à peine un sur cinquante n’est pas disposé à être immédiatement infidèle à sa femme, pour nous qui n’allons à l’église que pour remplir une condition exigée avant de posséder une certaine femme, tous ces détails n’ont qu’une signification monstrueuse. C’est là un horrible marché. On vend une vierge à un débauché et l’on entoure cette vente de certaines formalités.

XI

 

– Je me suis marié ainsi, comme nous nous marions tous. La fameuse lune de miel commença. Quel terme vil ! fit-il avec colère. Je me promenais un jour dans une foire de Paris et j’entrai dans une baraque où on exhibait une femme à barbe et un « chien d’eau ». La femme était un homme en robe décolletée, le chien était recouvert de la peau d’un phoque et nageait dans une baignoire. Fort peu d’attrait à ce spectacle. Quand je sortis, le patron de la baraque, me désignant, dit au public : « Demandez à monsieur s’il vaut la peine d’entrer. Allons, mesdames et messieurs, entrez, entrez, ça ne coûte qu’un franc par personne ! » J’étais gêné de contredire cet homme, et lui avait bien compté sur ce sentiment. Il en est de même sans doute pour ceux qui connaissent par expérience le dégoût de la lune de miel et qui ne tentent pas de désillusionner les autres.

Je n’ai, non plus, détruit les illusions de personne, mais je ne vois pas pour quel motif je me tairais aujourd’hui. Mon devoir, au contraire, est de tout dire. Rien d’agréable dans la lune de miel. C’est une gêne continuelle, une honte, une humeur noire, et par-dessus tout, un ennui épouvantable. Je ne puis comparer cet état qu’à celle d’un jeune homme qui veut s’habituer à fumer : il a des envies de vomir, avale sa salive et feint quand même d’éprouver un grand plaisir. Si le tabac doit lui donner des jouissances, c’est plus tard, comme pour le mariage. Avant d’en jouir, les époux doivent d’abord s’habituer à ce vice.

– Comment, vice ? dis-je. Mais vous parlez de la chose la plus naturelle chez l’homme.

– Chose naturelle ? Pas le moins du monde. Je suis arrivé à la conviction contraire et j’estime que c’est contre nature. C’est un acte absolument contre nature pour toute jeune fille pure, tout autant que pour un enfant. Ma sœur épousa, toute jeune, un homme deux fois plus âgé qu’elle, et qui avait jusque-là mené une vie déréglée. Je me souviens quel fut notre étonnement quand, dans la nuit de noce, elle le quitta en fuyant, pâle, tremblante, et qu’elle nous dit que pour rien au monde elle ne pourrait raconter ce qu’il exigeait d’elle.

Et vous appelez ça naturel ? Manger est naturel, manger est un plaisir, une fonction agréable qu’on accomplit dès le début sans honte. Quant à l’autre acte, il n’y a que répugnance, honte et douleur. Non, ce n’est pas naturel. Et une jeune fille pure en a horreur toujours, j’en ai acquis la conviction.

– Mais, demandai-je, comment perpétuer l’espèce humaine ?

– C’est ça ! Le malheur de voir s’éteindre l’espèce humaine ! dit-il avec une ironie fielleuse, comme s’attendant à cette objection, aussi banale qu’insidieuse.

Il poursuivit :

– Prêcher le malthusianisme, pour que les lords anglais puissent mieux s’emplir le ventre, c’est permis. Prêcher la stérilité du mariage pour accroître le plaisir sensuel, c’est permis. Mais avancer à peine qu’il faut s’abstenir de l’enfantement au nom de la morale… bon Dieu, quelle clameur !… Parce qu’une dizaine d’êtres humains ou deux voudraient cesser de se conduire en porcs, notre espèce court le risque de s’éteindre !… Pardon, cette lumière me gêne ; peut-on fermer ? fit-il soudain en désignant la lanterne.

Je répondis que cela ne m’importait guère et, aussitôt, vivement, suivant son habitude, il monta sur la banquette et voilà la lumière.

– Quand même, fis-je, si tout le monde adoptait votre idée comme loi, l’espèce humaine cesserait d’exister.

Il ne répondit pas tout de suite.

– Vous demandez comment l’humanité pourrait se perpétuer ? finit-il par dire en se plaçant en face de moi et en posant ses coudes sur ses jambes largement écartées. Est-il bien nécessaire qu’elle se perpétue, l’humanité ?

– Mais autrement nous n’existerions pas.

– Et pourquoi faut-il que nous existions ?

– Pourquoi ? Pour vivre !

– Pour vivre ? Mais s’il n’y a pas d’autre but, si « pour vivre, la vie nous est donnée[4] », la vie ne présente aucune utilité. Et s’il en est ainsi, les Schopenhauer, les Hartmann, tous les bouddhistes ont parfaitement raison. Mais si la vie a un but, la vie doit cesser dès que le but est atteint… Et il en est réellement ainsi, dit-il avec une émotion qui exprimait le prix qu’il attachait à son idée.

Il reprit :

– Jugez-en : si le but de l’humanité est de réaliser le bonheur, la bonté, l’amour, – à votre choix, – si le but de l’humanité est, comme il est dit dans les Prophètes, l’union de tous les hommes dans l’amour, la transformation des lances en faucilles, etc.…, quel est l’obstacle à cette union ? Il est dans les passions. Et parmi les passions, la plus forte, la pire, la plus tenace, est la passion charnelle. Quand on aura réprimé les passions et, avec toutes, la plus violente : l’amour charnel, la prophétie se réalisera, l’union entre les hommes s’établira, et l’humanité, ayant atteint son but, n’aura plus de raison d’exister. Mais tant que l’humanité subsiste, un idéal la dirige ; non, certes, l’idéal des lapins ou des porcs : se multiplier et croître ; ni celui des singes et des Parisiens : la jouissance raffinée des plaisirs charnels, mais l’idéal de bonté qui ne saurait être réalisé que par l’abstinence et la pureté. C’est l’idéal que les hommes ont toujours visé et visent encore…

Il en résulte que l’amour sexuel n’est qu’une soupape de sûreté. Si l’humanité n’a pas atteint le but posé, elle le doit aux passions et à la plus forte de toutes, la passion sexuelle. Grâce à elle, les générations se succèdent, et si telle génération ne parvient pas à réaliser l’idéal, ce sera la suivante qui le réalisera, ou bien une autre, et elles se succéderont jusqu’au jour où la prophétie s’accomplira enfin : l’union des êtres qui composent l’humanité. Et c’est fort bien qu’il en soit ainsi.

En admettant, en effet, que Dieu ait créé l’homme afin que celui-ci réalise un certain but, il l’aurait fait ou bien mortel, mais sans passion sexuelle, ou bien immortel. Que serait-il arrivé dans le premier cas ? Après avoir vécu, tous les hommes seraient morts sans avoir atteint leur but, et Dieu aurait été dans l’obligation de créer d’autres hommes. S’ils avaient été immortels, sans doute auraient-ils réussi, après des milliers d’années, à réaliser leur but. Mais dans ce cas, qu’est-ce qu’on en ferait ? À quoi bon les avoir créés ? Non, vraiment, le mieux est ce qui existe.

Mais peut-être êtes-vous évolutionniste et cette présentation de mes idées vous déplaît-elle ? Alors, en envisageant les choses à votre point de vue, on aboutit encore à la même conclusion. Afin de lutter avec succès contre les autres animaux, les hommes – espèce animale supérieure – doivent se grouper en essaims d’abeilles, et non se multiplier à l’infini ; ils doivent, comme les abeilles précisément, élever des êtres asexués, c’est-à-dire se rapprocher de l’abstinence, au lieu d’exciter la luxure, sur laquelle repose toute notre organisation sociale…

Il se tut un instant.

– L’espèce humaine cessera d’exister ? continua-t-il. Mais qui peut en douter ? C’est aussi certain que la mort même. Toutes les religions prévoient la fin de l’humanité et, d’après les données de la science, elle n’est pas moins inévitable. Quoi d’étonnant dès lors de voir la doctrine morale aboutir aux mêmes conclusions ?

Il se tut encore et prolongea cette fois le silence, tout en fumant sa cigarette, en tirant d’autres de son sac et les plaçant dans son porte-cigarettes fort usé.

– Je comprends votre idée, dis-je, les Quakers professent quelque chose de semblable.

– En effet, et ils ont bien raison. La passion sexuelle, si masquée qu’elle soit par la civilité, est un mal terrible contre lequel il faut lutter, et non l’encourager comme nous le faisons. Les paroles de l’Évangile : « Celui qui regarde une femme avec convoitise a déjà commis l’adultère », s’appliquent non seulement aux femmes des autres, mais encore et surtout à notre propre femme.

XII

 

– Dans notre monde, c’est tout le contraire : si, même étant célibataire, un homme croit devoir faire effort d’abstinence, il est convaincu que celle-ci n’est plus nécessaire quand il est marié.

Le voyage de noce, la solitude dans laquelle on laisse des nouveaux mariés, avec la permission des parents, est-ce autre chose qu’une excitation à la débauche ? Mais la loi morale porte en elle-même la vengeance lorsqu’elle est violée.

Ma lune de miel me semblait promettre le bonheur. Mais cet espoir fut bientôt déçu. J’y fis pourtant tous mes efforts pour en avoir une. Je fus en proie durant tout ce temps au malaise, à la honte, à l’ennui. Bientôt vinrent la tristesse et les souffrances.

C’est je crois le troisième ou le quatrième jour que je trouvai ma femme triste ; je lui en demandai la raison en l’embrassant. Pour moi, elle ne pouvait vouloir autre chose. Elle m’écarta d’un geste et fondit en larmes. La raison ? Elle ne la connaissait pas, elle était mal disposée, énervée. La lassitude de ses nerfs lui avait révélé, sans doute, la vérité sur la basse animalité de nos relations, mais elle ne sut pas exprimer ses sentiments. Je la pressai de questions, elle me répondit qu’elle était inquiète au sujet de sa mère. Je n’y crus pas. Je me mis à la consoler, sans lui parler de sa mère. Je ne comprenais pas que la mère n’était qu’un prétexte et qu’elle avait le cœur gros. Elle se montra froissée de ce que je ne lui parlais pas de sa mère, comme si je ne croyais pas au motif de son chagrin. Elle me dit qu’elle voyait bien que je ne l’aimais pas. Je lui reprochai ses caprices. Elle cessa de pleurer, m’adressant de durs reproches, me traitant d’égoïste et de cruel. Je la regardai. Tout dans ses traits marquait la fureur, une fureur tournée contre moi, de la haine presque.

Pourquoi cette attitude inexplicable ? Était-ce possible ? Ce n’était plus la même femme !

J’avais cherché à la calmer, mais je me butai contre une froideur et une amertume telles qu’en un instant je perdis tout mon sang-froid et que notre conversation devint une dispute.

L’impression de ce premier dissentiment fut terrible. C’était la révélation de l’abîme qui nous séparait. La satisfaction des désirs des sens avait tué nos illusions, nous nous retrouvions l’un en face de l’autre, dans notre expression, vraie, en égoïstes essayant d’obtenir le plus de plaisir possible l’un de l’autre, comme deux personnes qui ne voyaient réciproquement dans l’autre qu’une source de jouissances. Ce dissentiment était notre situation constante qui s’était fait jour dès l’apaisement de nos sens. Je ne compris pas tout de suite que cette froideur, cette hostilité étaient notre état normal, car elles ne tardèrent pas à s’endormir au réveil de notre volupté.

Je crus à une dispute qui, une fois apaisée, ne recommencerait plus. Mais, durant cette lune de miel, arriva une nouvelle période de satiété et, avec elle, comme nous n’étions plus nécessaires l’un à l’autre, une seconde dispute. Je fus encore plus stupéfait de cette seconde dispute, que de la première. La première n’était donc pas un hasard, un malentendu ? Était-ce forcé, fatal ?

Je fus d’autant plus étonné que la cause était futile. Ce fut, je crois, une question d’argent ; certes, je n’étais pas avare, encore moins l’aurai-je été pour ma femme. Je me souviens seulement qu’elle prit si mal une de mes observations qu’elle voulut y voir mon intention bien avouée, de la dominer par l’argent, le seul côté d’où je pouvais tenir des droits. C’était stupide, vil et ridicule, si contraire à son caractère et au mien ! Je me fâchai, l’accusant d’un manque de tact ; elle me fit des reproches… et la dispute recommença. Sur son visage, dans son regard, dans son langage, je revis cette même animosité, cette dureté qui m’avait tant surpris. Je m’étais autrefois disputé avec mon frère, mes amis, mon père même : jamais je n’avais remarqué entre nous une aussi fielleuse méchanceté. Bientôt cette haine réciproque se dissimula de nouveau dans les caprices de notre volupté, et je me consolai en me disant que ces querelles étaient des malentendus réparables.

Une troisième, une quatrième survinrent ; je dus bien reconnaître que ce n’était pas un simple malentendu, mais une situation fatale, permanente, et j’en fus horrifié. Je me demandai pourquoi j’avais, moi, et non pas tout autre, une existence à ce point déplorable avec ma femme. J’ignorais, à ce moment, qu’il en était de même dans tous les ménages, que tous pensaient comme moi, que ce malheur n’arrivait qu’à eux et que tous le cachaient aux autres comme ils se le dissimulaient à eux-mêmes.

Après avoir ainsi commencé, cette situation empira, de jour en jour plus accentuée.

Dans le courant des premières semaines déjà, je sentais en mon for intérieur dans quel malheur j’étais tombé. Ce n’était point là ce que j’attendais. Je compris que le mariage, loin d’être un bonheur, est un lourd fardeau ; mais, comme tout le monde, je me le cachais à moi-même et aux autres, et, sans ce dénouement, je ne me l’avouerais pas encore aujourd’hui. Maintenant, je m’étonne que la vérité de cette situation m’ait échappé si longtemps. J’aurais pu cependant le comprendre à la futilité des motifs qui faisaient naître nos disputes, futilité telle qu’une fois la querelle apaisée, nous ne pouvions en retrouver la cause.

Il nous était impossible de recouvrir d’une apparence de raison cette hostilité latente qui existait entre nous. Mais ce qu’il y avait de plus extraordinaire encore, c’est que nous manquions de motifs pour nous réconcilier. Quelquefois, c’étaient des paroles, des explications, des larmes ; d’autres fois, j’y songe avec dégoût, après les propos les plus amers, c’étaient des regards, des sourires et des baisers, des enlacements… Horreur ! comment ai-je pu ne pas m’apercevoir de ces hontes ?…

XIII

 

Deux voyageurs montèrent et allèrent s’installer à l’extrémité opposée du wagon. Pozdnychev garda le silence tant que les nouveaux venus s’installèrent et, dès que le calme se rétablit, il reprit son récit, sans perdre le fil de ses pensées.

– Ce qui est particulièrement odieux, dit-il, c’est notre croyance théorique en l’amour idéal, élevé, tandis qu’en réalité l’amour est une chose vile et malpropre dont on ne peut parler sans dégoût et sans honte. Et ce n’est pas sans raison que la nature l’a fait ainsi. Quels que soient la honte et le dégoût qu’il fasse naître en nous, il faut le prendre tel qu’il est ; or, nous cherchons à nous mettre en tête que cette malpropreté et cette horreur sont une beauté sublime.

Quels furent les premiers signes de mon amour ? Mon abandon complet à mes instincts bestiaux, sans honte, avec fierté même, sans songer à ce qui pouvait se passer dans l’esprit de ma femme…

À sa vie physique, à sa vie morale, je n’y pensais pas. Je ne comprenais pas d’où venaient nos froideurs, et pourtant il eût été facile de le voir. C’étaient là des protestations de la nature humaine contre la bête qui menaçait de s’en rendre maîtresse absolue, pas autre chose. Cette haine, c’était la haine qu’ont l’un pour l’autre deux complices d’un crime prémédité et accompli en commun. N’est-ce donc pas un crime que la continuation de nos relations malpropres quand elle fut enceinte, dès le premier mois ?

Vous croyez que je fais là une digression ? Du tout. Cela est nécessaire pour expliquer comment je suis arrivé au meurtre de ma femme.

Les imbéciles ! Ils croient que je l’ai tuée le 5 octobre, avec mon couteau ! C’est bien plus tôt que je l’ai tuée, comme tous, oui, tous, tuent aujourd’hui leurs femmes !

– Comment cela ? demandai-je.

– Ce qui m’étonne le plus, c’est que précisément personne ne veuille voir cette chose qui crève les yeux, que les médecins savent tous et qu’ils taisent au lieu de le dire bien haut. Pourtant la chose est horriblement simple. L’homme et la femme sont créés comme l’animal : après la conception, la femme devient enceinte ; ensuite, elle allaite. Durant ces périodes, le rapprochement sexuel est nuisible aussi bien à la femme qu’à l’enfant. D’autre part, le nombre d’hommes égale celui des femmes. Qu’en résulte-t-il ? Un fait bien net, semble-t-il, et point n’est besoin d’être un esprit fort pour en déduire, à l’exemple des animaux, la nécessité de l’abstinence.

Eh bien, non ! La science, heureuse d’avoir découvert dans le sang je ne sais quels leucocytes, en est toute préoccupée, autant que d’autres sornettes, tandis qu’elle néglige un fait aussi grave. Du moins, je ne l’ai pas entendue en parler.

La femme n’a donc que deux issues : ou bien devenir un monstre, détruire en elle sa nature de femme, c’est-à-dire de mère, afin que l’homme puisse en jouir tranquillement ; ou bien – ce qui n’est même pas une issue, mais une violation flagrante et grossière des lois de la nature qu’on commet dans toutes les familles dites « honnêtes », – la femme est en même temps enceinte, nourrice et maîtresse, c’est-à-dire descend au niveau auquel ne s’abaisse nul animal ; ses forces n’y suffisent pas.

Aussi, avons-nous, dans notre monde, les hystériques, les névrosées, ou ce qu’on appelle les possédées dans le peuple. Et notez que ce n’est pas le cas pour les jeunes filles de la campagne, mais seulement pour les femmes mariées, celles qui vivent avec leurs maris.

Cela se passe ainsi chez nous comme dans le reste de l’Europe. Tous les hospices pour hystériques sont remplis de femmes transgressant les lois de la nature. Seulement, les « possédées » de nos campagnes et les clientes de Charcot sont folles complètement, tandis que le monde regorge de demi-folles.

Si l’on pensait à l’œuvre immense de la femme pendant qu’elle est enceinte ou qu’elle nourrit ! En elle se développe l’être qui doit un jour continuer notre existence et prendre notre place. Et par quoi la sainteté de notre œuvre est-elle troublée ? Par quoi ? C’est une horreur que d’y penser ! Et l’on parle de la liberté de la femme et de ses droits !

C’est comme si les anthropophages prétendaient qu’en engraissant leurs prisonniers ils prennent soin exclusivement de leur liberté et de leurs droits !

Ces pensées, nouvelles pour moi, me frappèrent.

– Comment entendre tout ce que vous venez de dire ? L’homme, dans ces conditions, ne pourrait être réellement le mari de sa femme qu’une fois en deux ans, et l’homme…

– Ne peut pas se soustraire à ce besoin, n’est-ce pas ? Les prêtres de la science l’ont dit, et vous le croyez. Je voudrais bien que ces estimés magiciens tinssent le rôle de ces femmes qu’ils jugent si nécessaires à l’homme. Qu’est-ce qu’ils chanteraient ?

Répétez sans cesse à un homme que l’eau-de-vie, le tabac ou l’opium lui sont indispensables, il finira par le croire. Il en résulte que Dieu n’a pas compris ce qu’il fallait, puisque, pour n’avoir pas pris conseil auprès de nos magiciens, il a mal établi le monde. Avouez qu’il a eu tort.

L’homme a besoin de satisfaire ses sens, ont-ils décidé ; et voici que la procréation les gêne.

Comment sortir de là ? Adressons-nous aux magiciens, ils trouveront bien quelque chose ; ils l’ont déjà trouvé. Quand donc leur jettera-t-on à la face leurs infamies et leurs mensonges ? Il n’est que temps ! Les hommes en viennent à la folie, au suicide… toujours pour cette même raison ! Comment en serait-il autrement ?

Les animaux qui paraissent se rendre compte que la descendance assure l’espèce, suivent en cela une loi fixe. L’homme seul ne reconnaît pas, ne veut pas reconnaître cette loi. Une idée unique le poursuit toujours, lui, l’homme, le roi de la nature : Jouir !

Pour lui, l’amour est le chef-d’œuvre de la création, et, au nom de cet amour, c’est-à-dire de cette occupation de singe, il tue l’autre moitié du genre humain. De la femme, qui devrait l’aider à conduire l’humanité à la justice et au bonheur, il fait, au nom de sa volupté, son ennemi.

Et l’obstacle que partout, sur son chemin, trouve l’humanité, c’est la femme. Pourquoi ? Toujours pour cette seule et même raison.

Oui, oui, répéta-t-il à plusieurs reprises, en tirant de nouvelles cigarettes et en se mettant à fumer, sans doute pour se calmer un peu.

XIV

 

– C’est ainsi que j’ai vécu comme un porc, moi aussi, continua-t-il d’une voix plus posée. Ce qu’il y avait de plus fort, c’est que je croyais mener une vie de famille exemplaire parce que je ne cédais pas aux séductions des autres femmes ; je me croyais moral, et les scènes qui se passaient entre ma femme et moi, je les attribuais exclusivement à son caractère.

Naturellement, je me trompais, elle était comme toutes, comme la majorité. Son éducation avait été conforme aux exigences de notre monde, semblable à celle de toutes les jeunes filles de classe aisée, telle qu’elle doit leur être donnée à toutes.

On parle d’une nouvelle éducation féminine. Vaines paroles. L’éducation de la femme est ce qu’elle doit être suivant la conception, que l’homme se fait de la destination de la femme.

Nous savons quelle est cette conception : « La Femme, le Vin, la Chanson », comme chantent les poètes. Considérez toute la poésie, toute la peinture, toute la sculpture, les poèmes d’amour, les Vénus et les Phryné toutes nues, partout la femme apparaît comme instrument de plaisir. Elle l’est dans les bas-fonds comme dans le grand monde.

Et notez cette ruse diabolique : si encore on disait que la femme est un plaisir, un morceau de choix et que, du moins, on l’entendait ainsi. Eh bien, non ! Primitivement, messieurs les chevaliers assuraient qu’ils adoraient la femme ; aujourd’hui, ils affirment qu’ils respectent la femme. Les uns lui cèdent leur place, ramassent son mouchoir ; d’autres lui reconnaissent le droit d’occuper toutes les fonctions administratives, de participer au gouvernement, etc. Mais l’idée qu’on se fait de la femme demeure la même : instrument de plaisir. Et elle le sait.

C’est de l’esclavage, car l’esclavage n’est rien d’autre que l’utilisation du travail du grand nombre par quelques-uns. Aussi, pour faire disparaître l’esclavage, il faut que les hommes considèrent l’utilisation du travail forcé des autres comme un péché ou comme une honte. En réalité, on a aboli la forme extérieure de l’esclavage, on a supprimé la vente et l’achat flagrants des esclaves, et l’on s’imagine que l’esclavage n’existe plus, alors qu’il est plus que jamais en vigueur, puisque les hommes continuent à jouir du travail des autres et estiment cela parfaitement juste ; et l’institution étant considérée comme juste, il se trouve toujours des hommes qui, plus forts ou plus rusés, savent en tirer profit.

Il en est de même de l’émancipation de la femme. L’esclavage de la femme est uniquement dans le désir des hommes d’en faire un instrument de jouissance, désir qu’ils estiment parfaitement justifié. On émancipe la femme, on lui octroie des droits égaux à ceux de l’homme, mais on l’envisage toujours comme un moyen de plaisir. Elle est élevée dans cette idée depuis l’enfance, et l’opinion générale l’y confirme. C’est ainsi qu’elle continue à demeurer une esclave soumise et dépravée, tandis que l’homme reste l’éternel maître débauché.

On émancipe la femme en lui facilitant l’accès à l’Université, au Parlement, mais on continue à la traiter en objet de volupté. Apprenez-lui, comme on le fait, à croire qu’elle l’est, et elle demeurera toujours un être inférieur. Ou bien, par les soins de misérables médecins, elle empêchera la conception, sera une prostituée, descendue non pas au degré de l’animal, mais à l’état d’objet ; ou bien elle sera ce qu’elle est dans la plupart des cas : une hystérique, une malheureuse, inapte à tout progrès moral.

Toutes les hautes études des femmes ne sauraient modifier cette situation. Seule la modification de l’idée que l’homme se fait de la femme et de celle-ci sur elle-même pourrait y apporter un changement. La situation changera quand la femme verra dans son état de virginité un état supérieur. Tant que cela n’est pas, l’idéal de toute jeune fille, quelle que soit son instruction, sera de charmer le plus grand nombre possible de mâles, afin de pouvoir mieux choisir parmi eux.

Le fait que l’une est plus forte en mathématique et que l’autre sait mieux jouer de la harpe ne change rien à la situation. La femme trouve son plus grand bonheur quand elle réussit à séduire un homme. C’est là son but suprême. Ce fut et ce sera toujours ainsi.

Il en est ainsi pour les jeunes filles et pour les femmes mariées. Chez les premières, c’est nécessaire pour pouvoir choisir ; chez les secondes, c’est un moyen de dominer le mari.

Une seule chose vient interrompre cette façon de vivre, ce sont les enfants, à la condition que la femme soit bien portante et les nourrisse elle-même. Mais ici encore reparaissent les médecins.

Ma femme, qui voulait nourrir elle-même ses enfants, tomba malade à la naissance du premier ; mais elle a pu nourrir les cinq autres. Les médecins la déshabillèrent cyniquement, la tâtèrent partout – ce pourquoi je dus leur adresser de grands remerciements et les payer grassement, – et déclarèrent qu’elle ne pouvait nourrir. Elle se trouva ainsi privée, dès le début, de la seule diversion possible à sa coquetterie.

Nous prîmes une nourrice, c’est-à-dire que nous exploitâmes la pauvreté, le besoin, l’ignorance d’une femme, nous la volâmes à son propre enfant au profit du nôtre et nous la parâmes d’un kokoschnik[5] à galons d’argent… Mais il ne s’agit pas de cela. Ce que je voulais dire, c’est que cette liberté momentanée réveilla chez ma femme, en lui donnant une force nouvelle, la coquetterie féminine un peu endormie pendant la période qui avait précédé. Alors naquit en moi une jalousie telle que jamais auparavant je n’en avais soupçonné l’existence. Dieu ! que de souffrances ! D’ailleurs ce sentiment est général à tous les maris qui vivent comme je vivais avec ma femme, c’est-à-dire immoralement.

XV

 

– Durant tout le temps de ma vie conjugale, je ne cessai d’être en proie à la jalousie et j’en souffris cruellement.

Il y eut des périodes où mes souffrances furent plus intenses. La première remonte à la naissance de notre premier enfant. Quand nous eûmes pris une nourrice, les médecins ayant défendu à ma femme de le nourrir elle-même, je fus particulièrement jaloux, d’abord en raison de l’inquiétude de mère éprouvée par ma femme, à la suite du dérangement apporté à la régularité de sa vie ; puis ma jalousie provint surtout de ce que je vis avec quelle facilité ma femme renonçait à ses devoirs de mère, ce qui me faisait conclure, d’instinct et de raison aussi, à la facilité qu’elle aurait à abandonner ses devoirs d’épouse, d’autant plus que sa santé était excellente et que, malgré la défense de messieurs les docteurs, elle allaita, avec le plus grand succès, les enfants puînés.

– Vous ne me paraissez pas beaucoup aimer les médecins, lui dis-je, ayant remarqué l’expression irritée de sa physionomie et l’altération de sa voix toutes les fois qu’il en parlait.

– Il n’est pas question ici d’aimer ou de ne pas aimer ! Ils ont brisé mon existence, comme ils en ont brisé des milliers d’autres. Je ne puis pas ne pas chercher un lieu commun entre la cause et l’effet. J’admets qu’ils veuillent, comme les avocats, comme d’autres gagner de l’argent ; je leur abandonnerais de grand cœur la moitié de ma fortune – et je suis certain que tout homme qui se rendrait compte de leur action agirait de même – s’ils consentaient seulement à se désintéresser de notre vie de famille et ne pas toujours se mêler des choses où ils n’ont que faire.

Je n’ai pas consulté la statistique, mais je connais personnellement des dizaines de cas – et il y en a d’innombrables – où tantôt ils ont tué l’enfant dans le sein de la mère en prétendant qu’elle ne pouvait accoucher, tantôt la mère, sous le vain prétexte d’une opération.

On ne tient pas compte de ces meurtres, de même qu’on n’a pas dénombré ceux de l’Inquisition, dans la croyance qu’ils étaient utiles à l’humanité. Les crimes des médecins sont incalculables, encore ne sont-ils rien auprès de la corruption morale qu’engendre le matérialisme qu’ils propagent dans le monde, particulièrement à l’aide de la femme.

Je ne m’arrêterai même pas à ce fait que, en suivant leurs conseils, nous en arriverions inévitablement, de par la force de la contagion, non à l’union, mais à la désunion complète. D’après leurs principes, nous devrions passer notre temps, dans le repos et l’isolement, à nous servir d’acide phénique – il est vrai qu’aujourd’hui ils trouvent qu’il ne vaut plus rien ! – Là n’est pas le pis. Leur poison le plus violent est la corruption dans laquelle ils plongent l’humanité, les femmes tout particulièrement.

On ne peut plus dire, ni à soi-même ni aux autres, de nos jours : « Tu mènes une vie déplorable, corrige-toi. » Non ! Quand on mène une mauvaise vie, c’est la faute d’une maladie nerveuse ou de quelque chose d’analogue. Alors on va consulter les docteurs ; ils vous prescrivent des remèdes que le pharmacien fournit. On devient plus malade ; vite au docteur, au pharmacien ! Charmante invention en vérité !

Pour revenir au sujet qui nous occupait, je vous dirai que ma femme a fort bien nourri nos enfants, que ceux-ci ont beaucoup servi à apaiser les souffrances que m’occasionnait ma jalousie. Sans eux, la catastrophe serait survenue plus tôt. Les enfants nous ont sauvés pour quelque temps. Pendant huit ans, ma femme a mis au monde cinq enfants qu’elle allaita elle-même.

– Et où sont actuellement vos enfants ? demandai-je.

– Les enfants ? fit-il d’un air effrayé.

– Pardon, peut-être vous est-il pénible d’en parler ?

– Non, pas précisément… Ma belle-sœur et son frère se sont chargés des enfants. Je leur ai abandonné ma fortune, et cependant, ils ne m’ont pas rendu mes enfants, comme je passe pour être fou, on m’en a refusé la garde. Je viens de les voir ; mais on ne me les rendra pas. C’est malheureux, car je les aurais élevés de manière à ne pas ressembler à leurs parents… Or, il paraît qu’ils doivent leur ressembler. Enfin, rien à faire. On ne me les confiera pas. Au reste, je ne suis pas certain d’être capable de les élever. Je suis une loque je ne suis plus bon à rien. Mais je sais quelque chose que d’autres, que tous ne sauront pas de si tôt.

Oui, mes enfants vivent, grandissent et deviendront aussi sauvages que ceux qui les entourent. Je les ai visités à trois reprises. Mais que puis-je pour eux ? Rien. Je m’en vais maintenant chez moi dans le Midi. J’y possède une maisonnette et un jardinet.

Oui, du temps se passera avant que les hommes sachent ce que je sais. On apprend vite quelle quantité de fer et quels autres métaux contiennent le soleil et les étoiles ; mais apprendre ce qui dénonce notre vilenie, c’est bien autrement difficile.

Vous, au moins, vous écoutez ; et je vous en suis reconnaissant.

XVI

 

– Vous m’avez rappelé mes enfants. Oui, les enfants, bénédiction divine !… agrément de la vie ! Quel mensonge ! Autrefois, c’était vrai ; aujourd’hui, pour la plupart des femmes de notre monde, les enfants ne sont pas une joie, mais une inquiétude, une terreur. La plupart des mères l’éprouvent ; il en est qui se laissent aller à le dire.

– Les enfants sont pour elles un tourment parce qu’ils peuvent tomber malades et mourir. Si elles craignent l’enfantement, ce n’est pas qu’elles refusent leur amour aux enfants, c’est qu’elles ont peur pour la santé et la vie de l’enfant bien-aimé. C’est pour cette raison qu’elles ne veulent pas nourrir, afin de ne pas s’y attacher et de ne pas en souffrir après, trembler de peur pour leur existence.

Ayant pesé les avantages et les désavantages, elles s’aperçoivent que les désavantages l’emportent et que, par suite, il est préférable de ne pas avoir d’enfants. Elles le disent ouvertement, croyant exprimer de l’amour maternel et elles en tirent fierté. Elles ne voient pas que ce n’est point là de l’amour, mais de l’égoïsme. Pour elles, les joies que leur apporte l’enfant ne valent pas leurs inquiétudes pour sa vie ; elles préfèrent donc ne pas avoir d’enfant à aimer. Elles ne se sacrifient point à un être aimé, mais bien sacrifient à elles celui qu’elles auraient eu à aimer.

Je le dis bien, ce n’est pas de l’amour, mais de l’égoïsme. Cependant, nul n’oserait condamner les mères de notre monde pour leur égoïsme, en pensant aux souffrances que leur apportent des enfants, toujours par la faute des médecins. Quand je me souviens, à cette heure encore, de l’état d’esprit où se trouvait ma femme dans les premiers temps, alors que nous avions trois ou quatre enfants et qui l’absorbaient entièrement, l’horreur me saisit ! Ce n’était pas une vie, mais un perpétuel danger, coupé d’espoirs de salut, d’efforts de salut, comme si nous nous trouvions constamment sur un navire en détresse.

Il me semblait parfois qu’elle feignait de s’inquiéter des enfants pour me dominer : c’était si tentant de résoudre ainsi toutes les difficultés en sa faveur ! Je croyais souvent que tout ce qu’elle disait ou faisait en pareille occurrence c’était pour me mater. Mais non, elle souffrait réellement d’anxiété pour la santé de ses enfants. Ce fut une vraie torture, pour elle et pour moi aussi. Et elle ne pouvait ne pas souffrir le martyre.

Sa tendresse pour les enfants, le besoin animal de nourrir, de les choyer, de les défendre étaient innés chez elle comme chez la majorité des femmes ; mais, contrairement à l’animal, elle n’était pas dépourvue d’imagination et de raisonnement. Une poule ne craint pas les accidents pouvant survenir à son poussin ; elle ne connaît pas les maladies qui guettent son enfant, ni les remèdes que les humains croient efficaces contre le mal et la mort. Aussi, les enfants ne sont-ils pas un motif de souffrance pour la poule. Elle agit envers ses enfants suivant sa nature, et c’est pourquoi ils sont pour elle une joie. Lorsqu’un poussin tombe malade, les soins de la mère sont parfaitement déterminés : elle le réchauffe, le nourrit, et, en s’y employant, elle sait qu’elle fait tout ce qui convient de faire. Si le poussin meurt, elle ne se demande pas pourquoi il est mort, où il est parti ; elle glousse pendant quelque temps, puis reprend son existence.

Les choses se passent bien autrement chez nos malheureuses femmes. Outre leurs préoccupations en cas de maladie des enfants, elles sont tenues aux soucis de l’éducation ; elles entendent formuler et apprennent dans les livres des recettes variées et successives de pédagogie et d’alimentation : il faut nourrir avec ceci ; non, avec autre chose ; savoir comment habiller, baigner, faire dormir, promener, et chaque semaine les méthodes changent. C’est à croire que les enfants viennent au monde depuis hier seulement.

Il en est ainsi tant que l’enfant est bien portant. Quand l’enfant tombe malade, c’est l’enfer. Il est admis que toute maladie trouve son remède et qu’il existe une science et des hommes – les médecins – qui peuvent tout. La généralité des médecins n’est peut-être pas avertie à fond ; il est admis que du moins les plus en vogue le sont. Il importe donc, pour sauver l’enfant, de savoir choisir le docteur le plus savant ; si on le manque, ou s’il habite une localité lointaine, l’enfant est perdu. Ce n’est pas telle ou telle femme qui pense ainsi, mais toutes les femmes de notre monde. Elles ne cessent d’entendre autour d’elles : Catherine Semionovna a perdu deux enfants, parce qu’elle n’avait pas fait venir à temps Ivan Zakhariévitch, le même qui a sauvé la fillette de Maria Ivanovna. Les Petrov, par contre, ont suivi à temps les conseils du docteur de s’installer dans des hôtels, et tous les enfants sont restés vivants ; si on les avait laissés à la maison, les enfants seraient perdus. Une autre avait un enfant de santé fragile ; sur le conseil du docteur, on l’a transporté dans le Midi et on l’a sauvé.

Comment ne pas souffrir l’existence durant quand la vie des enfants, auxquels la mère est attachée par un instinct animal, dépend de l’avis, pris à temps, d’Ivan Zakhariévitch ! Or, nul ne sait, lui moins que les autres, ce qu’il dira, car il sait fort bien qu’il ne sait rien, ne peut aider en rien et prescrit n’importe quoi pour qu’on continue à croire qu’il sait quelque chose. Si la femme ressemblait à l’animal, elle ne se tourmenterait pas ainsi ; si elle était complètement un être humain, elle aurait foi en Dieu, elle parlerait et penserait comme disent les croyants et les femmes du peuple : « Dieu nous a donné, Dieu nous a repris ; nous sommes entre les mains de Dieu. » Elle penserait que la vie et la mort de tous les hommes ne sont pas de notre pouvoir, mais dépendent de Dieu seul, elle ne serait pas tourmentée par l’idée d’avoir pu prévenir la maladie et la mort de ses enfants et de ne l’avoir pas fait. En réalité, elle se sent sous le poids d’une tâche dépassant ses forces : elle doit prendre soin des êtres les plus fragiles, les plus exposés aux maux, et les moyens de les en préserver lui sont cachés, alors qu’ils sont connus d’autres dont les services et les conseils ne peuvent être obtenus que contre une forte somme d’argent, et pas à coup sûr.

Comment ne pas se tourmenter ? Et ma femme souffrait continuellement. Il nous arrivait de nous calmer après une scène de jalousie ou une simple querelle, et nous nous disposions à passer des moments de paix, à réfléchir, à lire. À peine nous mettions-nous à une occupation intéressante, qu’on venait nous annoncer que Vassïa a vomi, ou Macha a eu une selle sanguinolente, ou Andrioucha est atteint d’urticaire, et l’enfer recommençait. Où courir ? Quels médecins appeler ? Où conduire les enfants pour les séparer les uns des autres ? Et recommencent lavements, prises de température et injection de mixtures. L’alerte passée, une autre survenait. Bref, nous n’avions jamais eu une vie de famille calme, régulière ; nous étions, comme je vous l’ai dit, en attente perpétuelle de dangers imaginaires ou en lutte contre des dangers réels. Et il en est ainsi dans la plupart des familles : dans la mienne, ce fut avec plus d’acuité, car ma femme était particulièrement attachée à ses enfants et croyait à tout ce qu’on lui racontait.

Aussi, nos enfants n’ont-ils pas contribué à adoucir nos relations, à nous unir plus intimement ; au contraire, ils accentuèrent notre désunion, étant une cause de plus de querelle. Dès leur naissance, ils furent pour nous une arme de combat, un prétexte à disputes. Chacun de nous avait son favori qui devenait pour lui une arme dans la lutte. Moi, je m’en prenais à Vassïa, l’aîné ; elle, à Lisa.

Quand ils eurent grandi, que leur caractère fut dessiné, nous les considérions comme des alliés que chacun de nous voulait attirer de son côté.

Leur éducation souffrait énormément de cette situation ; mais, dans nos querelles perpétuelles, nous ne pouvions guère songer à ces pauvres enfants.

La fillette était mon alliée ; quant au garçon, le favori de ma femme, et qui lui ressemblait, je me prenais souvent à le haïr.

XVII

 

– C’est ainsi que nous avons vécu. Nos rapports devenaient de plus en plus hostiles, pour en arriver au point que ce n’étaient plus nos divergences d’opinion qui provoquaient l’hostilité, mais bien la permanence de notre hostilité qui suscitait la divergence. Quel que fût son dire, a priori j’opinais autrement ; elle de même.

À la quatrième année de notre mariage, il fut tacitement décidé que nous étions incapables de nous comprendre. Nous nous entêtions obstinément dans notre opinion tous deux, quel que fût le sujet, surtout sur la question des enfants, sans essayer de nous convaincre. Elle trouvait sans doute qu’elle avait entièrement raison contre moi : moi, je me prenais pour un vrai saint auprès d’elle. En tête à tête, nous étions réduits au silence, ou à des propos que certainement les animaux peuvent tenir entre eux :

« Quelle heure est-il ? – Il est temps d’aller se coucher. – Quel est le menu du dîner ? – Où irons-nous aujourd’hui ? – Quoi de nouveau dans le journal ? – Il faut envoyer chercher le docteur, Micha a mal à la gorge. »

Dès que nous sortions, pour si peu que ce fût, de ce cercle étroit à l’extrême de nos entretiens habituels, l’orage éclatait.

Les querelles, la haine naissaient à propos du café, de la nappe, d’une voiture, d’une faute au jeu, d’un tas de vétilles sans importance ni pour l’un ni pour l’autre. Pour ma part, je la haïssais parfois de toute mon âme. Je la regardais se verser le thé, remuer le pied, porter la cuillère à sa bouche, souffler pour refroidir le liquide, et enfin l’avaler, et pour cela, comme pour de mauvaises actions, je la haïssais.

Je n’avais pas remarqué la corrélation qui existait entre les périodes de haine et les périodes de ce que nous appelions amour. Toujours l’une suivait l’autre. Une période d’amour plus intense entraînait une plus longue période de haine ; après un amour de courte durée, la colère s’apaisait vite. Nous ne comprenions pas alors que cet amour et cette haine étaient engendrés par le même sentiment, mais qu’ils en étaient les deux pôles. Si nous avions bien vu le fond de notre situation, notre vie eût été terrible ; mais nous étions complètement aveuglés, nous ne comprîmes pas.

C’est en cela précisément qu’est la punition et le bonheur de l’homme, en ce qu’il peut, par sa façon irrégulière de vivre, s’illusionner sur la tristesse de sa situation.

C’est ce qui nous arriva. Elle cherchait à s’oublier en de nombreuses occupations, les soins du ménage, sa propre toilette, la toilette, l’instruction et surtout la santé des enfants. Ces diverses occupations ne répondaient pas à un besoin direct, et cependant sa vie entière et celle de ses enfants semblaient dépendre du degré de cuisson des petits pâtés, des rideaux changés, des robes finies, des devoirs faits, des leçons sues et des remèdes pris à l’heure. Mais il ne m’échappait pas que tout cela n’était que moyen d’oublier, une sorte d’ivresse dans le genre de celle que je trouvais de mon côté dans mes fonctions au Zemstvo, dans la chasse, le jeu. Tous les deux nous sentions que plus nous étions occupés, chacun de son côté, plus nous avions le droit d’en vouloir l’un à l’autre, nos scènes de ménage troublant nos occupations.

Les théories nouvelles sur l’hypnotisme, les maladies mentales, l’hystérie, ne sont point des conceptions inoffensives ; elles sont au contraire pernicieuses et dangereuses. Le docteur Charcot, j’en suis sûr, aurait trouvé ma femme hystérique, moi-même anormal, et aurait voulu nous donner des soins. Et cependant il n’y avait rien à soigner en nous : notre maladie mentale découlait de l’immoralité de notre existence.

Cette brume dans laquelle nous vivions nous mettait dans l’empêchement absolu de voir notre situation sous son vrai jour. Et sans la catastrophe qui se produisit par la suite, j’aurais ainsi atteint ma vieillesse et, à mon lit de mort, j’aurais cru avoir mené une existence morale, pas plus mauvaise, tout au moins, que celle de mes semblables. Je n’aurais pas l’intuition de l’abîme de souffrance et de mensonge vil dans lequel je me débattais.

Nous étions comme deux galériens rivés à la même chaîne, qui se haïssent, empoisonnent mutuellement leur vie et font tous les efforts pour ne point s’en apercevoir. Je ne savais pas alors qu’il en était de même dans les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des ménages et que cette situation est fatale ; je ne le savais ni par les autres, ni par moi-même.

 

Elles sont surprenantes, les coïncidences qui se rencontrent dans la vie régulière et même irrégulière !

Quand la vie est ainsi devenue impossible entre les parents, il se trouve que le moment est venu d’aller dans une ville pour l’éducation des enfants. C’est ce que nous fîmes : nous allâmes habiter la ville.

Pozdnychev se tut ; il fit entendre deux ou trois fois le bruit singulier qui, cette fois, me parut comme un sanglot comprimé.

Nous approchions d’une station.

– Quelle heure est-il ? demanda mon compagnon.

Je consultai ma montre : il était deux heures.

– Vous n’êtes pas fatigué ? fit-il.

– Non, mais c’est vous qui êtes fatigué.

– Je suis oppressé. Excusez, j’irai faire un tour et boire un verre d’eau.

Il traversa le wagon en chancelant. Je demeurai seul et fus tellement absorbé par mes réflexions sur ce qu’il m’avait dit que je ne l’ai pas vu rentrer par la porte opposée.

XVIII

 

Il reprit, aussitôt réinstallé :

– Oui, je m’écarte à chaque instant de mon récit. C’est que j’ai beaucoup réfléchi ; j’envisage bien des choses sous un autre angle et je tiens à tout dire.

Nous nous fixâmes donc en ville. Là, l’existence est plus supportable pour les malheureux. On peut y atteindre l’âge de cent ans, sans s’apercevoir qu’on est pourri et mort depuis longtemps. On n’a pas le temps de songer à soi, on est toujours absorbé : les affaires, les relations, les maladies ; les plaisirs de l’art, la santé des enfants, leur éducation. On reçoit des visites, on en fait à droite et à gauche ; on va voir tel acteur, entendre telle chanteuse. Dans toute ville, il y a deux ou trois célébrités qu’il faut forcément connaître.

On est pris tantôt par sa propre santé, tantôt par celle de tel ou tel enfant, par les instituteurs, les professeurs, les gouvernantes, et néanmoins la vie reste vide et sans intérêt.

Nous vivions ainsi et nous souffrions moins de notre vie commune. Au début, d’ailleurs, nous étions absorbés par l’arrangement de notre nouvelle existence ; c’était pour nous une excellente occupation. Puis, nous avions les voyages de la ville à la campagne et de la campagne à la ville.

Un hiver s’écoula ainsi. Dans le second hiver, arriva un incident qui passa inaperçu, qui semblait de minime importance, mais qui, au fond, fut le point de départ de l’événement final. Ma femme tomba malade : les médecins lui prescrivirent et lui enseignèrent les moyens d’éviter toute conception nouvelle. J’en conçus un dégoût profond. Je voulus m’y opposer, mais, avec une légèreté opiniâtre, elle insista, et je dus me rendre. La dernière justification de notre existence immorale, les enfants, nous était défendue. Notre vie n’en devint que plus ignoble.

Le paysan, l’ouvrier, ont besoin d’enfants, bien qu’ils aient de la peine à les élever ; c’est là la justification de leurs relations conjugales. Nous, dès que nous en avons quelques-uns, nous n’en désirons plus : ce ne sont que soucis, dépenses, cohéritiers, une vraie charge. Dès lors, plus d’excuse pour l’impureté de notre existence, pour les moyens artificiels que nous employons. Mais nous sommes tellement dégradés que nous ne jugeons pas cette excuse nécessaire.

La plupart des gens cultivés s’adonnent aujourd’hui à cette débauche sans le moindre remords. Comment pourrait-il y avoir remords puisque nous n’avons plus de conscience, à part la conscience de l’opinion publique, si l’on peut lui donner ce nom, et celle du Code pénal ?

Ici, ni l’une ni l’autre ne sont touchées. L’opinion publique ne saurait nous gêner, puisque tous, Mme X… comme M. Y…, font de même. Et comment feraient-ils autrement, à moins d’augmenter le nombre des mendiants ou de se priver des plaisirs de la vie mondaine. Le Code pénal ne nous gêne pas davantage et nous n’avons pas à le craindre. Ce sont les filles perdues et les femmes à soldats qui jettent leurs enfants dans un puits ou dans une mare ; celles-là, on les met en prison ; chez nous, tout se fait en temps opportun et proprement.

Nous vécûmes ainsi deux ans encore. Le moyen conseillé par les canailles de la Faculté avait donné d’excellents résultats. Ma femme se développa et embellit comme une fleur d’automne. Elle le sentait et s’occupait beaucoup de sa personne. Elle en était arrivée à cette beauté provocante qui excite les hommes. Elle était dans tout l’éclat d’une femme de trente ans, débarrassée de tous devoirs maternels, bien nourrie et excitée. Sa vue faisait peur, comme celle d’un cheval oisif et fougueux auquel on vient d’enlever les rênes. Comme pour quatre-vingt-dix-neuf sur cent de nos femmes, il n’y avait plus de frein à sa conduite. Je m’en aperçus et j’en fus épouvanté.

XIX

 

Pozdnychev se leva soudain et s’assit près de la fenêtre.

– Excusez-moi, fit-il, puis demeura trois minutes, le regard fixé dehors.

Ses traits s’altérèrent ; son regard terne prit une expression piteuse, et un étrange sourire plissa ses lèvres. Il soupira profondément, puis se rassit en face de moi.

– Oui, reprit-il, après avoir allumé une cigarette, dès qu’elle cessa de concevoir, elle commença à prendre de l’embonpoint et sa maladie – ses inquiétudes constantes pour ses enfants – passa. Le fait important ne consista pas dans la disparition de cette maladie, mais, en ce qu’elle se réveilla comme d’une torpeur, qu’elle vit un monde rempli de joies sans nombre, un monde qui lui était resté caché jusque-là, dans lequel elle n’avait pas appris à vivre, qu’elle ne comprenait pas.

« Il faut jouir du moment, le temps passe et ne revient plus. »

Voilà, je crois, quelles étaient ses pensées ou plutôt ses sentiments. D’ailleurs, elle ne pouvait ni sentir ni penser autrement. Son éducation lui avait implanté l’idée qu’une seule chose est ici-bas digne d’attention : l’amour. Elle s’était mariée, avait un peu goûté de cet amour, mais moins bien qu’elle ne l’avait espéré ; et que de déceptions, que de souffrances ! Et ce martyre inattendu, les enfants !

Ce martyre l’avait exténuée. Par l’obligeance de messieurs les docteurs, elle apprend un beau jour que l’on peut parfaitement se passer d’enfants. Cela lui avait causé une vive joie que l’expérience ne fit qu’accroître et elle continua à vivre pour la seule chose qu’elle connût, pour l’amour. Mais l’amour pour un mari souillé de jalousie et de haine n’était plus son idéal. Elle rêvait d’une autre tendresse, nouvelle, plus pure, c’était du moins l’idée que je me faisais d’elle.

Elle épiait de tous côtés, comme si elle attendait quelque chose. Je le remarquai et une anxiété profonde m’envahit.

Partout et toujours, quand elle causait avec moi par l’intermédiaire de tiers, c’est-à-dire quand elle parlait avec des étrangers, mais avec l’intention de me le faire entendre, elle répétait bravement, oubliant qu’une heure avant elle avait dit le contraire, elle répétait, moitié en plaisantant, moitié sérieusement, que les soucis maternels étaient une erreur et qu’il ne valait pas la peine de donner la vie à des enfants tant qu’on est jeune et qu’on peut jouir de la vie.

Dès lors, elle s’occupa moins des enfants, ne faisant pas preuve à leur égard du même dévouement qu’autrefois, mais, par contre, plus préoccupée d’elle-même, de son extérieur, bien qu’elle cherchât à le dissimuler, de ses plaisirs et même de son perfectionnement en certaines choses. Elle se remit avec enthousiasme au piano qu’elle avait complètement négligé. Ce fut là l’origine de la catastrophe.

Pozdnychev tourna de nouveau son regard fatidique vers la vitre, puis, ayant fait un effort sur lui, reprit :

– À ce moment parut l’homme…

Pozdnychev s’arrêta et fit entendre deux ou trois de ses singuliers reniflements. Je pensai qu’il lui était pénible de nommer cet homme et de se ressouvenir. Mais il fit un geste énergique comme pour écarter l’obstacle qui obstruait sa route et continua d’un ton décidé :

– C’était un vilain monsieur, à mon sens ; non par le rôle qu’il a joué dans ma vie, mais parce qu’il était réellement tel. Ce fait, d’ailleurs, que c’était un vaurien m’amène à conclure à l’irresponsabilité de ma femme en cette action. Si ce n’avait pas été lui, c’eût été un autre.

Il se tut un moment, puis :

– C’était un musicien, un violoniste. Non un musicien de profession, mais mi-homme du monde, mi-artiste. Son père, propriétaire d’importants domaines et voisin du mien, s’était ruiné. Les enfants, trois garçons, s’étaient débrouillés tout seuls. Notre homme, le cadet, fut envoyé chez sa marraine, à Paris. Il entra au Conservatoire ; il faisait preuve d’un certain talent musical, en sortit violoniste et joua dans des concerts. C’était un homme…

Sur le point de dire du mal de cet homme, Pozdnychev se retint, puis, après une légère pause, continua brusquement :

– En vérité, j’ignore quelle était sa vie. Je sais seulement qu’en cette année-là, il revint en Russie et fut introduit chez moi. Il avait des yeux humides, fendus en amande, les lèvres rouges et souriantes, de petites moustaches retroussées, une coiffure à la dernière mode. Il était joli, mais d’un visage commun ; en un mot, ce que les femmes appellent un beau garçon, une taille fine, presque une taille féminine bien proportionnée cependant ; son bassin était très développé, comme chez une femme, comme chez les Hottentots, dit-on. Ils sont aussi très musiciens, prétend-on.

Assez promptement familier, mais sachant se retirer à la moindre froideur et conserver sa dignité, il avait un je ne sais quoi de parisien, avec ses bottines à boutons, ses cravates aux couleurs claires, et faisait une excellente impression sur les femmes, par ce quelque chose de particulier et de nouveau qu’il portait sur toute sa personne. Ses manières étaient d’une gaieté factice. Il parlait par allusions, par phrases inachevées, comme si son interlocuteur eût été au courant de tout et qu’il eût voulu plutôt l’aider lui-même à se ressouvenir que lui faire un récit.

C’est cet homme, avec sa musique, qui fut cause de tout. Aux assises, on a tout mis sur le compte de ma jalousie. Cela n’était pas exact, du moins complètement. Au jugement, on décida que j’avais été trompé, que je l’avais tuée pour venger mon honneur outragé – c’est bien là leur langage, n’est-ce pas ? – et je fus acquitté. Je voulais leur expliquer le vrai motif, ils crurent que j’avais l’intention de réhabiliter l’honneur de ma femme. Du reste, ses rapports avec le musicien, quels qu’ils aient été, furent sans importance, pour moi comme pour elle. La seule chose importante est ce que je vous ai raconté, savoir ma turpitude.

Tout le drame vient de l’arrivée de cet homme chez nous où nous étions plongés dans la plus déplorable confusion, dans cette haine mutuelle dont je vous ai parlé, au moment où la moindre goutte d’eau devait suffire à faire déborder le vase. Nos disputes, terribles vraiment dans les derniers temps, avaient cette conséquence étonnante qu’elles provoquaient en nous des excès de passion bestiale.

Si cet homme n’était venu, c’eût été un autre. Si je n’avais pas eu la jalousie comme prétexte, j’en aurais trouvé un autre. Je suis profondément convaincu que tous les hommes qui vivent de la vie conjugale dont je vivais, doivent se livrer à la débauche, ou divorcer, ou se tuer, ou tuer leur femme comme j’ai fait moi-même. Celui auquel cela n’arrive pas est un oiseau rare. Avant le dénouement, j’ai été plus d’une fois sur le point de me suicider, plus d’une fois ma femme a tenté de s’empoisonner.

XX

 

– Oui, ce fut là notre existence peu de temps avant que l’autre parût. Ce furent comme des moments de trêve. Mais voici que nous nous entretenons d’un chien qui avait reçu une médaille à l’exposition canine. Elle me reprend : pas de médaille, une mention.

La dispute commence. On passe d’un sujet à l’autre, les reproches succèdent aux reproches. Oui, c’est toujours ainsi, constamment la même histoire ; « tu as dit que… non, je n’ai pas dit ça… alors, j’ai menti ?… » etc.

La crise épouvantable approche et grandit, me poussant au meurtre ou au suicide. La crise est là, je la redoute comme le feu, je voudrais me retenir, la colère m’emporte. Ma femme est dans le même état, dans un état pire sans doute : elle dénature tous mes mots et y glisse comme du venin. Tout ce qui m’est cher, elle le ravale et le traîne dans la boue. La crise augmente d’intensité. Je crie : « Tais-toi », ou quelque chose de semblable. Elle se précipite hors de la chambre et court à la chambre des enfants. Pour finir ce que j’ai à dire, je veux la retenir, et la prends par le bras. Elle fait semblant d’avoir mal.

– Mes enfants ! s’écrie-t-elle, votre père me bat !

– Ne mens pas ! dis-je.

Elle continue, pour augmenter mon irritation :

– Et ce n’est pas la première fois !

Les enfants s’élancent vers elle et elle cherche à les tranquilliser.

– Ne fais pas l’hypocrite, lui dis-je.

– Tout est hypocrisie pour toi ! Tu es capable de tuer quelqu’un et de prétendre qu’il fait semblant d’être mort. J’ai compris maintenant, je vois ce que tu veux.

– Oh ! je voudrais te voir crever comme un chien ! m’écriai-je.

Je me rappelle quelle horreur monta en moi à la suite de cette parole. Je n’aurais jamais cru pouvoir prononcer des mots aussi effroyables ; j’en suis encore stupéfait aujourd’hui.

J’allai m’asseoir dans mon cabinet et je me mis à fumer. Je l’entendis dans l’antichambre se préparer à sortir :

– Où vas-tu ? lui demandai-je.

Elle ne me répondit pas.

Eh bien ! Que le diable t’emporte, pensai-je, et je retournai m’allonger sur le sofa de mon cabinet et me remettre à fumer.

Ma tête est toute bouleversée des milliers de plans que je forme. Comment me venger d’elle ? Comment m’en défaire ? Comment arranger les choses, faire comme si rien ne s’était passé ? Je remue toutes ces idées et je fume toujours, je fume, je fume. Je songe à la quitter, à me cacher, à fuir en Amérique. J’allai jusqu’à penser comme il serait beau d’être débarrassé d’elle, de posséder une autre femme, belle, jeune, nouvelle ! Mais, pour être libre, il faut sa mort ou le divorce ; comment atteindre ce but ? Mes idées se troublaient, je le sentais, et, pour ne point m’apercevoir que mes pensées s’engageaient dans une mauvaise voie, je me mis à fumer de plus belle.

Le traintrain de la maison continue. La gouvernante vient demander où est madame, quand elle rentrera ; le domestique, s’il doit servir le thé. J’entre dans la salle à manger ; les enfants y sont déjà : Lisa darde ses regards sur moi, regards interrogateurs et hostiles.

Elle ne vient pas. La soirée se passe ; elle ne rentre toujours pas. Deux sentiments luttent en moi : la colère contre elle pour ce tourment qu’elle nous cause, à mes enfants et à moi, par cette absence sans but, puisqu’il lui faudra bien rentrer, puis la peur qu’elle n’ait attenté à ses jours.

Mais où la chercher ? Chez sa sœur ? Ça a l’air bête d’aller s’enquérir de sa femme. À la garde Dieu ! Et si elle a décidément besoin de tourmenter quelqu’un, qu’elle se tourmente elle-même. Mais, si elle n’est pas chez sa sœur ? Si elle se faisait, si elle s’est déjà fait quelque mal ?

Onze heures sonnent, puis minuit, une heure… Je ne dors pas. Je ne vais pas dans la chambre à coucher. Ça paraît bête d’attendre seul. Je veux m’occuper, lire, écrire. Rien. Je suis là, seul dans mon cabinet de travail, tourmenté, en rage, et j’écoute. Elle ne vient toujours pas. Vers le matin, je m’endors. Je me réveille : elle n’est pas rentrée.

Dans la maison le train a repris. Tous me regardent d’un air étonné et interrogateur ; les enfants, d’un air de reproche. Je suis toujours partagé entre la colère pour les souffrances qu’elle me cause et l’inquiétude pour elle.

Vers onze heures du matin, arrive sa sœur en ambassadrice. Alors commence le défilé des clichés :

« Elle est dans un état terrible ! Que signifie cela ? Mais il n’est rien arrivé ? » etc.

Je lui dépeins le caractère insupportable de ma femme et lui dis que je ne suis coupable de rien.

– Mais cela ne peut durer ainsi ! s’écrie la sœur.

– C’est son affaire et non la mienne. Je ne ferai certainement aucun pas. Si elle veut divorcer, qu’elle divorce !

Ma belle-sœur s’en va sans avoir rien obtenu.

J’avais déclaré sèchement que je ne ferais pas le premier pas. À peine ma belle-sœur partie, j’entre dans la chambre des enfants, je les vois complètement abattus… Ah ! je l’aurais fait ce premier pas ! Mais je ne sais comment m’y prendre. Je vais, je viens, je fume. Au déjeuner, je bois de l’eau-de-vie et du vin, et j’arrive à l’état que je désirais inconsciemment : ne plus me rendre compte de la sottise et de l’ignominie de ma situation.

Vers trois heures, elle rentre et passe devant moi sans me parler. Je la crois apaisée et je commence à lui dire que ses reproches excessifs m’avaient fait sortir de mes gonds. Elle me répond froidement, le visage sévère mais très las, qu’elle ne vient pas pour entendre mes explications, mais pour prendre les enfants, que nous ne pouvons désormais vivre ensemble. Je lui réponds que ce n’est pas ma faute, qu’elle m’a mis hors de moi. Elle me dit alors d’un air sérieux et solennel :

– Plus un mot, tu t’en repentirais !

Je réplique que la comédie doit avoir un terme. Elle me crie quelques mots que je ne comprends pas et se précipite vers sa chambre. J’entends la clef grincer : elle s’est enfermée. Je frappe, pas de réponse. Je m’en vais, furieux.

Une demi-heure après, Lisa se précipite dans ma chambre, les yeux inondés de larmes…

– Qu’y a-t-il ? Est-il arrivé quelque chose ?

– Tout est tranquille dans la chambre de petite mère, on n’entend pas le moindre bruit.

Nous y allons ensemble ; je secoue fortement la porte. Le verrou résiste à peine, les battants s’ouvrent. Je m’approche. Elle est étendue sur le lit dans une position incommode, en jupon, avec ses souliers lacés, sans connaissance. Sur la table, un verre vide avec quelques gouttes d’opium. Nous la rappelons à la vie. Un flot de larmes, puis la réconciliation.

Point de réconciliation franche : chacun gardait en son cœur sa haine envers l’autre, mais il fallait en finir, et notre vie reprit comme auparavant.

Des scènes pareilles, pires encore, se répétaient tous les mois, toutes les semaines, parfois même, tous les jours. Et les motifs en variaient à peine. Une fois, j’avais résolu de m’enfuir, de tout abandonner : j’avais déjà pris mon passeport pour l’étranger, la dispute ayant duré deux jours.

Puis, de nouveau, mi-explication, mi-réconciliation, et je restai.

XXI

 

– Telle fut la nature de nos rapports quand cet homme survint.

Dès son arrivée à Moscou, cet homme – il s’appelait Troukhatchevsky – nous rendit visite. C’était un matin, je le reçus. Dans le temps, nous nous étions tutoyés. Il variait du vous au tu, revenant le plus souvent au tu, mais je n’employais que le vous et il en fit autant sans difficulté. Il me déplut fort dès la première vue. Mais, chose étrange ! une force fatale, invincible me porta à ne point le congédier et à l’admettre au contraire chez moi. Il m’eût été aisé de n’échanger avec lui que quelques mots, de l’éloigner par ma froideur et ne point le présenter à ma femme. Mais non ! Comme à dessein, je me mis à lui parler de son jeu de violoniste. Il répliqua en disant qu’on avait tort d’affirmer qu’il avait abandonné le violon, qu’il en jouait avec plus d’ardeur qu’auparavant. Il me rappela qu’autrefois je jouais aussi du violon ; je lui dis que j’y avais renoncé, mais que ma femme était, une bonne musicienne.

Mes relations avec Troukhatchevsky furent telles, dès le premier moment, qu’elles pouvaient être seulement après tout ce qui s’était passé entre ma femme et moi. J’attribuais à chaque mot, à chaque expression de lui ou de moi une importance particulière.

Je le présentai à ma femme. La conversation roula aussitôt sur la musique et il proposa ses services. Ma femme était, comme tous ces derniers temps, très élégante et d’une beauté troublante. Troukhatchevsky lui plut visiblement du premier regard. Elle se montra, en outre, enchantée d’avoir un accompagnateur pour son piano. Elle en avait tellement plaisir qu’elle avait loué un violoniste de l’orchestre d’un théâtre, et son visage exprima ce plaisir. Quand elle eut jeté un regard sur moi, elle comprit ma pensée et changea d’expression. Alors reprirent nos mensonges mutuels. J’eus un sourire aimable et feignis de goûter fort cette nouveauté.

Il regarda ma femme comme tous les viveurs regardent une jolie femme ; il feignit de s’intéresser uniquement à notre conversation, précisément à ce qui avait le moins d’intérêt pour lui. Elle fit tout pour paraître indifférente, tandis qu’elle était excitée par la malignité du regard du violoniste et par l’expression de jalousie que je m’efforçais de cacher dans un sourire, mais qu’elle voyait sur mon visage.

Je remarquai, dès le premier moment, que les yeux de ma femme brillaient d’un éclat particulier et que ma jalousie provoquait en eux je ne sais quel courant électrique qui donnait même expression à leur regard et à leur sourire.

Il fut question, à cette première entrevue, de musique, de Paris, de mille futilités. Il se leva pour prendre congé, nous regardant tous deux, se dandinant, le chapeau sur la hanche et comme attendant quelque chose. Je me rappelle cette minute justement parce que je pouvais fort bien ne pas le prier de revenir. Je n’avais qu’à ne pas l’inviter et rien ne serait arrivé. Je regardais ma femme, puis Troukhatchevsky. » Ne te figure pas que je puisse être jaloux de toi », dis-je mentalement à ma femme, ou « que j’aie peur de toi », en m’adressant de même à lui, et je l’invitai à revenir un prochain soir avec son violon pour faire de la musique avec ma femme.

Elle me regarda avec surprise et devint subitement rouge comme en une sorte de frayeur. Elle chercha à se récuser, disant qu’elle ne jouait pas assez bien. Ce prétexte m’excita plus encore. Je me rappelle le sentiment étrange qui m’envahit lorsque je contemplai, tandis qu’il quittait le salon de son pas léger et sautillant, son cou blanc, encadré par ses cheveux noirs retombant, des deux côtés. La présence de cet homme, je ne pouvais me le dissimuler, m’était une torture. « Il ne dépend que de moi, me disais-je, de m’arranger pour ne plus jamais le revoir. Mais aurais-je peur de lui, moi. Ah ! certes, non ! Ce serait trop humiliant ! » Dans le vestibule, sachant que ma femme pouvait parfaitement entendre, de nouveau, je le priai instamment de venir, et le soir même avec son violon. Il me le promit et partit.

Le soir, il vint, en effet, avec son violon et ils jouèrent. Mais d’abord l’ensemble ne marcha pas bien ; ils n’étaient pas dans le même ton, et ma femme n’était pas assez musicienne pour transposer à première vue. J’aime passionnément la musique, je pris intérêt à leur jeu, je les aidai dans leurs recherches et ils purent jouer quelques morceaux : des chansons sans musique et une petite sonate de Mozart. Il jouait à la perfection ; il possédait au suprême degré ce qu’on appelle le ton, un goût sûr et fin, ce qui ne cadrait nullement avec son caractère.

Il était évidemment bien plus fort que ma femme ; il lui donna quelques conseils, d’un ton simple et naturel, louant en même temps son jeu avec courtoisie. Ma femme semblait se donner tout entière à la musique : elle était naturelle et charmante.

– Moi-même, durant toute la soirée, je feignis, et je fus pris à ma propre feinte, de m’intéresser uniquement à la musique. En réalité, la jalousie me torturait. Dès la première minute où je vis leurs regards se croiser, je compris que la bête qui était en eux, bravant les apparences mondaines, interrogeait : « Peut-on ? » et aussitôt la réplique : « Oh, oui ! » Je remarquai qu’il ne s’était pas attendu à trouver en ma femme, dame de Moscou, une femme si attirante, et qu’il en était fort heureux ; car il n’avait aucun doute qu’elle consente. Il importait seulement que l’insupportable mari ne vînt pas tout compromettre.

Si j’avais été pur, je n’aurais pas scruté ses pensées, mais j’agissais de même à l’égard des femmes ; je le compris et j’en souffris beaucoup. Ce qui me faisait surtout souffrir, c’est que j’avais l’assurance qu’elle n’avait pour moi qu’un sentiment d’irritation, interrompu de temps en temps par la sensualité habituelle, et, d’autre part, je voyais que cet homme devait lui être agréable par ses façons élégantes, par sa nouveauté, par son incontestable talent musical, par le rapprochement qu’exigeaient ces duos, par l’excitation que produit la musique, le violon particulièrement, chez les natures impressionnables. Non seulement, il devait lui être agréable, mais il devait la subjuguer sans peine et faire d’elle ce qu’il voudrait. Il m’était impossible de ne pas le comprendre et de ne pas en souffrir horriblement.

Malgré cela, à cause de cela peut-être, une force invincible me poussait à être poli, aimable même à son égard. Je ne sais si j’agissais pour faire voir à ma femme que je ne le redoutais pas ou pour me tromper moi-même. Pour étouffer l’envie que j’avais de le tuer, j’étais contraint d’user de courtoisie envers lui.

À table, je lui versai à boire, je me montrai ravi de son jeu, je lui parlai de la façon la plus aimable du monde. Puis je l’invitai pour le dimanche suivant. On ferait de la musique et j’inviterais quelques amis amateurs pour l’entendre. Sur cela il prit congé de nous.

Pris d’émotion, Pozdnychev changea de position, fit entendre son hoquet particulier, puis reprit, après un effort pour se maîtriser :

– La présence de cet homme agissait sur moi d’une façon étrange. Deux ou trois jours plus tard, je rentrai à la maison, quand, tout à coup, dans le vestibule, je sentis, sans me rendre compte au juste de ce qui en était, comme un lourd fardeau s’appesantir sur mon cœur. Quelque chose dans l’antichambre m’avait rappelé Troukhatchevsky. Ce ne fut que dans mon cabinet que je compris ce qui en était ; je revins au vestibule pour vérifier le bien-fondé de ma supposition. C’était bien son manteau, je ne m’étais pas trompé. J’étais, inconsciemment, un observateur très fin pour tout ce qui se rapportait à lui. Je m’enquis : il était là, en effet.

Au lieu de passer par le petit salon pour me rendre dans le grand, je traversai la chambre des enfants. Lisa parcourait un livre ; la nourrice amusait avec un couvercle quelconque le dernier-né qu’elle tenait dans ses bras. J’entends, venant du salon, dont la porte était fermée, des arpèges lents et leurs voix, à elle et à lui. Les sons du piano assourdissaient, sans doute exprès, les paroles – des baisers peut-être… Grand Dieu ! Quels sentiments, quelles pensées s’emparèrent de moi ! Je ne puis songer sans effroi à la bête déchaînée en moi à ce moment. Mon cœur se serra, s’arrêta, puis se remit à battre comme un marteau.

Le sentiment dominant, comme à toutes mes heures d’irritation, était une grande pitié pour moi-même. En présence de mes enfants, pensai-je, en présence de la nourrice, elle me déshonore ! J’avais sans doute un air terrible, car Lisa me regardait avec des yeux étranges. Que faire ? me demandai-je. Entrer ? Impossible : je me livrerai à quelque esclandre. Mais je ne puis non plus m’éloigner. La nourrice me regardait comme si elle comprenait mon état. Il fallait entrer cependant. J’ouvris brusquement la porte. Il était assis au piano et faisait des arpèges avec ses longs doigts recourbés. Elle était debout au coin du piano, devant les cahiers ouverts. Elle m’avait vu ou entendu la première et jeta un regard sur moi. Fut-elle ou non saisie, ou fit-elle semblant de ne pas l’être ?… Ce qui est certain, c’est qu’elle ne tressaillit pas, elle ne bougea pas ; elle rougit un peu seulement, mais plus tard.

– Que je suis heureuse que tu sois venu ! Nous ne savons encore ce que nous jouerons dimanche, dit-elle sur un ton qui ne lui était pas habituel dans nos tête-à-tête.

Ce ton, ce « nous », m’indignèrent. Je le saluai froidement. Il me serra la main avec un sourire qui me parut railleur. Il m’expliqua ensuite qu’il avait apporté des partitions afin de se préparer pour le dimanche, mais qu’ils n’étaient point d’accord sur ce qu’ils joueraient. Serait-ce une sonate de Beethoven, des morceaux classiques et quelque peu difficiles, ou bien quelque chose d’une exécution plus facile ? Tout cela était si simple, si naturel que je ne pouvais vraiment me fâcher. Cependant, je voyais, je sentais que cela n’était qu’hypocrisie et qu’ils étaient d’accord sur la manière de me tromper.

 

Le plus grand tourment pour un jaloux – et qui n’est jaloux dans notre monde ? – vient de ces conventions mondaines qui, sous des prétextes divers, précipitent l’un vers l’autre en une intimité dangereuse un homme et une femme. On deviendrait la risée de tous si on voulait s’opposer à ces rapprochements au bal, aux relations des médecins avec leurs malades, des artistes entre eux, des peintres et surtout des musiciens.

Deux personnes s’occupent de musique, le plus noble des arts, et cette occupation exige un rapprochement qui d’ailleurs ne peut paraître blâmable qu’aux yeux d’un sot jaloux. Un mari de bonne éducation ne doit pas avoir de ces pensées et surtout ne doit pas s’immiscer à ces affaires. Et tout le monde sait cependant que ce sont des occupations de cette nature, de la musique particulièrement, qui font naître dans notre société la plupart des adultères.

Le silence que je gardai pendant quelques instants les avait visiblement gênés. J’étais comme une bouteille renversée dont l’eau ne coule plus parce qu’elle est trop pleine. Je voulais lui jeter une insulte à la face, le chasser, mais je n’en fis rien. Au contraire, je m’estimais coupable de les avoir dérangés. J’eus l’air de tout approuver, et ce sentiment qui me dominait me porta à être aimable au possible avec lui, malgré le martyre que me causait sa présence. Je répondis que je m’en rapportais à son goût et que ma femme si elle voulait suivre mon conseil, agirait de même.

Il resta juste autant qu’il était nécessaire pour effacer la mauvaise impression produite par ma brusque entrée et ma figure épouvantée. Puis il s’en alla, paraissant satisfait des décisions prises pour le lendemain. J’avais la conviction, quant à moi, que cette question de musique était de beaucoup subordonnée à leur autre préoccupation.

Je l’accompagnai jusqu’au vestibule avec la plus grande courtoisie, – comment ne pas accompagner un homme qui vient chez vous pour troubler la paix et anéantir le bonheur de toute une famille ! – et je serrai avec une vive affabilité sa main blanche et douce.

XXII

 

De toute la journée je n’adressai pas la parole à ma femme, je ne le pouvais pas. Sa proximité provoquait en moi une haine telle que j’avais peur de moi-même. Elle me demanda, à table, en présence des enfants, quand je partirais pour mon voyage. Je devais aller la semaine suivante à une assemblée du Zemstvo. Je lui répondis. Elle s’enquit sur mes besoins de la route. Je ne répondis plus un mot et regagnai silencieux, mon cabinet de travail.

Les derniers temps, elle n’entrait jamais dans mon cabinet, surtout à cette heure. Tout à coup je reconnus ses pas qui approchaient. Une pensée terrible, ignoble, envahit mon âme : « Venait-elle chez moi à cette heure indue, comme la femme d’Urie, pour cacher une faute déjà commise ? Venait-elle réellement chez moi ? » Et ses pas se rapprochaient. » Mais si elle venait, j’avais donc raison. »

Une haine terrible s’empare de moi. Les pas se rapprochent, se rapprochent encore. Passerait-elle par là pour aller au salon ? Non. La porte grince et sur le seuil elle apparaît en sa taille haute et souple, douce et gracieuse. Dans ses traits, dans ses regards, une timidité, une expression insinuante qu’elle veut dissimuler, mais qui me saute aux yeux et dont je saisis toute la portée. Je faillis étouffer, tellement je retenais ma respiration, et, sans cesser de la regarder, je pris une cigarette et l’allumai.

– Que signifie ceci ? Je viens chez toi pour causer et tu allumes une cigarette ? dit-elle en s’asseyant près de moi et en appuyant sa tête sur mon épaule.

Je me retirai pour ne pas la toucher.

– Tu préférerais que je ne joue pas dimanche, je le vois, dit-elle.

– Du tout, répondis-je.

– Est-ce que je ne le vois pas ?

– Eh bien, si tu le vois, je t’en félicite ! Ce que je vois, moi, c’est que tu te conduis comme une cocotte.

– Si tu dois jurer comme un charretier, je m’en vais.

– Eh bien, va-t-en ! Seulement, fais bien attention que si l’honneur de la famille n’est rien pour toi, il m’est sacré, à moi ; fais-y bien attention, et que le diable t’emporte !

– Mais quoi ? qu’y a-t-il ?

– Va-t-en ! pour l’amour de Dieu, va-t-en !

Elle ne s’en alla point. Feignit-elle de ne pas comprendre ou ne comprit-elle pas vraiment, il est certain en tout cas qu’elle était offensée, et elle se fâcha. Elle se leva et s’arrêta au milieu de la chambre.

– Tu es devenu insupportable ! fit-elle, un ange même ne saurait vivre avec toi.

Et, désirant me blesser aussi profondément qu’elle pouvait, elle ajouta :

– Après ta conduite envers ta sœur, rien ne m’étonnera plus dans ta conduite envers moi.

Elle faisait allusion à un incident avec ma sœur, pendant lequel, hors de moi, je lui avais dit des grossièretés ; elle savait que ce souvenir m’était cuisant et elle cherchait à raviver la plaie.

« Bien, me disais-je ; offensé, humilié, injurié et me rendre ensuite responsable ! »

Soudain, une fureur indicible, une rage que je ne m’étais jamais connue s’empara de tout mon être. Pour la première fois, j’éprouvai le besoin de traduire cette rage en mouvements. Je sursautai, et, sur l’instant même, je me demandai s’il était bon de me laisser emporter par mon accès. Oui, me répondis-je, ça l’intimidera. Et au lieu de combattre cette rage, je l’attisai, heureux de la sentir bouillonner en moi.

– Va-t-en ou je t’assomme ! m’écriai-je d’une voix épouvantable en la saisissant par le bras.

J’accentuais intentionnellement ma colère, et sans doute avais-je un aspect effrayant, car elle fut si intimidée qu’elle n’eut pas la force de s’éloigner et ne fit que répéter :

– Qu’as-tu donc, Vassïa ?

– T’en iras-tu enfin, hurlai-je en roulant des yeux terribles. Tu me rendras fou ! Je ne réponds pas de moi, sors donc !

En m’y abandonnant, je m’enivrai de cette fureur, et je voulais, pour en montrer le degré, me laisser aller à quelque acte de brutalité. J’éprouvais comme un besoin de la battre, de l’assommer, mais je savais que cela ne se pouvait pas et je me contins. Je m’élançai vers mon bureau, je pris un presse-papiers et je le jetai sur le plancher, à ses côtés. J’avais visé de façon à ne pas l’atteindre. Alors elle se leva pour sortir, mais s’arrêta à la porte. Je continuai à lancer des objets, de manière à ce qu’elle le vît. Je pris un chandelier et l’envoyai rejoindre le presse-papiers ; j’arrachai le thermomètre du mur, toujours hurlant :

– Va-t-en ! Va-t-en ! Je ne réponds pas de moi !

Elle partit, je me calmai aussitôt.

Une heure après, la nourrice vint me dire que sa maîtresse avait une crise de nerfs. J’allai la voir. Elle sanglotait, riait, incapable d’articuler un mot et tremblant de tout son corps. Ce n’était pas une feinte, elle était réellement malade.

Au jour, elle se calma, et nous nous réconciliâmes sous l’influence de ce sentiment que nous nommions amour.

Le lendemain, je lui avouai que j’étais jaloux de Troukhatchevsky ; elle ne fut en rien embarrassée, se mit à rire de l’air le plus naturel, tant lui parut étrange la possibilité de céder à un pareil homme.

– Est-ce qu’une honnête femme peut éprouver pour un tel homme un sentiment autre que le plaisir de faire de la musique avec lui ? demanda-t-elle. Si tu y tiens, je suis disposée à ne plus le revoir de ma vie, même dimanche, bien que nos invitations soient lancées. Écris-lui que je suis souffrante et tout sera dit. Une seule chose m’ennuie, c’est que quelqu’un puisse croire, surtout lui, qu’il soit dangereux. Ma fierté est blessée d’une telle idée.

Et elle ne mentait pas, elle croyait réellement à ce qu’elle disait. Elle espérait par ses paroles faire naître en son cœur du dédain pour lui, mais elle n’y réussit pas. Tout se tournait contre elle, surtout cette diable de musique.

La querelle prit ainsi fin. Le dimanche nos invités arrivèrent. Troukhatchevsky et ma femme firent encore une fois de la musique ensemble.

XXIII

 

– Il est inutile de dire, je pense, que j’étais très vaniteux. Quel serait le but de la vie, aujourd’hui, si l’on n’avait pas de vanité ! J’arrangeai donc avec autant de goût que je pus le dîner et la soirée musicale du dimanche. J’achetai moi-même les provisions et fis les invitations.

Vers six heures, nos invités arrivèrent. Troukhatchevsky vint en habit, portant à sa chemise des boutons en diamant de mauvais goût. D’une familiarité excessive, il répondait toujours avec un sourire d’approbation et d’intelligence, comme s’il eût précisément attendu ce qu’on venait de dire ou de faire.

Tout ce qu’il y avait de fâcheux chez lui, je le remarquais avec joie ; cela me tranquillisait, me faisait voir combien il était indigne de l’attention de ma femme et que, comme elle l’avait dit, elle ne pourrait jamais s’abaisser jusqu’à lui.

Je réprimai ma jalousie ; d’abord, mes souffrances avaient déterminé une lassitude et j’avais besoin de repos ; ensuite, je voulais croire aux assurances de ma femme et j’y croyais. Malgré tout, pendant le dîner, pendant la première partie de la soirée, tant que la musique n’eut pas commencé, mon attitude ne fut pas naturelle à leur égard. Involontairement j’épiais tous leurs gestes, tous leurs regards.

Le dîner, comme tous les dîners, fut ennuyeux. Bientôt la musique commença. Il alla prendre son violon. Ma femme s’approcha du piano et chercha les partitions. Les moindres détails de cette soirée me reviennent ! Il arriva avec sa boîte, l’ouvrit, retira la housse brodée par une main de femme, et accorda son instrument. Je revois ma femme, s’efforçant de paraître indifférente, mais saisie, je le remarquai bien, par la grande appréhension de ne pas jouer assez bien. Elle s’assit et donna le la. J’entends encore les pizzicati du violon, je les vois disposer les morceaux, jeter un regard sur les assistants, se dire quelques mots et commencer. Les traits du violoniste prirent une expression grave, inspirant la sympathie. Il passa son archet sur les cordes d’un geste brusque, et le piano lui répondit…

Pozdnychev s’arrêta et fit entendre à plusieurs reprises son bruit étrange. Il tenta de poursuivre le récit, mais s’arrêta encore. Il reprit enfin :

– Ils jouèrent la Sonate à Kreutzer de Beethoven. Connaissez-vous le premier presto ? Le connaissez-vous ? oh ! oh !…

Elle est épouvantable, cette sonate ! et ce presto en est la partie la plus terrible. Toute la musique d’ailleurs est épouvantable Qu’est-ce donc que la musique ? Pourquoi produit-elle ces effets ?

On prétend qu’elle élève l’âme en l’émouvant. Stupidité ! Mensonge ! Son effet est puissant, certes, mais – je parle pour moi – il n’élève nullement l’âme : il ne l’élève ni l’avilit, il l’excite. Comment vous l’expliquer ? La musique me porte à oublier tout, moi-même, ma véritable situation ; elle me fait croire à ce que je ne crois pas, comprendre ce que je ne comprends pas ; elle me donne un pouvoir que je n’ai pas. Elle me fait l’effet du bâillement ou du rire. Je bâille quand je vois quelqu’un bâiller, je ris en entendant quelqu’un rire.

La musique me transporte dans l’état d’esprit dans lequel se trouvait celui qui l’a écrite. Je mêle mon âme à la sienne et je le suis d’un sentiment à un autre. Pourquoi en est-il ainsi ? Je l’ignore. Mais lui, le compositeur Beethoven, par exemple, pour la Sonate à Kreutzer, savait bien d’où venait cet état qui l’avait poussé à certaines actions et qui, pour lui, avait un sens, une raison d’être, tandis que pour moi il n’en a pas. Voilà pourquoi la musique provoque une excitation sans résultat. Une marche fait marcher, une danse fait danser, la musique sacrée nous conduit à l’autel, tout cela a un résultat… Ici, l’excitation, excitation pure, sans but. C’est de là que viennent les dangers de la musique et ses conséquences parfois épouvantables.

En Chine, la musique est un monopole du gouvernement, et c’est ainsi qu’il devrait en être partout. Est-ce qu’il devrait être permis qu’une personne pût en hypnotiser tant d’autres et en obtenir ensuite tout ce qu’elle voudra ? Et surtout que ce charmeur soit le premier venu, un être immoral quelconque ? Aujourd’hui c’est une puissance terrible entre les mains de chacun…

Cette Sonate à Kreutzer, par exemple le premier presto (et il en est beaucoup de semblables), devrait-on le jouer en société, quand on a autour de soi des dames décolletées, l’applaudir, et passer ensuite à autre chose ? Il ne faudrait jouer ces morceaux-là qu’en des occasions importantes, quand on veut provoquer des actions répondant au caractère de cette musique. Mais il est pernicieux au suprême chef de provoquer des sentiments qui ne peuvent et ne doivent se traduire en rien.

Sur moi, du moins, cette musique a agi, d’une façon singulière : il me semblait être en proie à des sentiments nouveaux, posséder une puissance que je m’ignorais. » Oui, c’est ainsi, et non comme j’ai vu et senti jusqu’à maintenant ; il en est bien ainsi », me disait une voix inconnue dans mon âme.

Qu’était-ce le nouveau que j’appris, je ne pouvais m’en rendre compte ; mais la conscience de cet état nouveau m’emplissait de joie. Les mêmes personnes, et parmi elles ma femme et lui, m’apparaissaient sous un tout autre jour.

Après le presto, ils passèrent à l’andante qui est bien, mais de vieux style, avec des variations banales, et au finale qui est faible. Puis, sur la demande des invités, ils jouèrent encore une élégie d’Ernst et divers autres morceaux. Ils étaient charmants, mais ne produisaient pas un centième de l’émotion produite par le premier.

Je me sentis léger et joyeux dans la soirée.

Quant à ma femme, je ne l’ai jamais vue telle. Ces yeux brillants, ce sérieux, cette expression de dignité pendant qu’elle jouait ; puis ce sourire doux, touchant et plein de bonheur. Je vis tout cela, mais sans y attacher une grande importance, persuadé qu’elle avait senti, comme moi, germer en son âme des sentiments jusque-là inconnus. La soirée se passa dans les meilleures dispositions et nos hôtes se retirèrent.

Sachant que je devais partir deux jours après pour l’assemblée du Zemstvo, Troukhatchevsky, prenant ses partitions au moment de s’en aller, m’exprima l’espoir de répéter le plaisir de cette soirée à son prochain passage à Moscou. J’en conclus qu’il comprenait l’impossibilité de venir chez moi pendant mon absence et j’en fus content.

Son départ de Moscou devant précéder mon retour, il était évident que nous ne nous reverrions plus, et nous prîmes définitivement congé l’un de l’autre. Pour la première fois je lui serrai la main avec un réel plaisir et je le remerciai de l’agrément qu’il m’avait procuré. Il prit également congé de ma femme, dont les manières me semblèrent simples et naturelles.

Tout était donc pour le mieux. Ma femme et moi, nous étions tous deux ravis de notre soirée.

XXIV

 

– Deux jours plus tard, je quittai ma femme et je partis pour l’assemblée dans le meilleur état d’esprit.

Au chef-lieu du district, j’avais toujours nombre d’affaires à expédier. Deux jours de suite, j’eus des séances de dix heures. Le second jour, on m’apporta à la chancellerie du Zemstvo une lettre de ma femme. Je la lus aussitôt.

Elle me parlait des enfants, de l’oncle, de la nourrice, d’achats, et entre autres choses, le plus naturellement du monde, d’une visite de Troukhatchevsky qui lui avait apporté les partitions promises. Il lui avait proposé de jouer encore, mais elle avait refusé.

Je ne pouvais me rappeler qu’il eût promis des partitions ; il m’avait semblé, au contraire, qu’il avait pris définitivement congé ; aussi fus-je surpris désagréablement. Mais j’étais si absorbé par mes affaires que je n’eus pas le temps d’y songer.

Le soir, en rentrant à l’hôtel, je relus la lettre. Outre que Troukhatchevsky était revenu en mon absence, le ton de la lettre semblait avoir quelque chose de forcé. La jalousie se mit à rugir en moi comme un fauve en son repaire, prête à bondir au dehors. Mais j’en eus peur et je la contins.

« Quel abominable sentiment que la jalousie ! Qu’y avait-il de plus naturel que ce qu’elle écrivait ? » pensais-je.

Je me couchai et me mis à songer aux affaires du lendemain.

D’ordinaire j’avais le sommeil difficile pendant ces assemblées du Zemstvo ; ce soir-là, je m’endormis immédiatement. Mais, comme cela arrive parfois, une brusque commotion me réveilla. Ma pensée se porta aussitôt vers elle, vers mon amour sensuel pour elle, vers Troukhatchevsky ; je pensai qu’ils s’entendaient. La rage et l’épouvante m’envahirent de nouveau. Je tentai néanmoins de me calmer.

C’est fou, me disais-je, il n’y a pas le moindre motif de jalousie ; il n’y a rien, rien, entre eux. Pourquoi nous avilir ainsi, moi surtout, en de telles suppositions ? Quelque chose comme un « violoneux » payé, ayant la réputation d’un vaurien, et d’autre part, une femme honnête, respectable, ma femme à moi. Mais c’est absurde ! Et cependant je me répétais : Pourquoi cette chose serait-elle impossible ? Pourquoi ? N’est-ce pas là le même sentiment qui m’a poussé au mariage avec elle, la même seule chose que je voulais d’elle, que d’autres désirent, que ce musicien aussi ?… Il est célibataire, robuste – j’avais vu comme il brisait avec ses dents les cartilages d’une côtelette et comme il trempait avidement dans le vin ses lèvres rouges, – bien nourri, et s’il a un principe, c’est évidemment celui de ne manquer aucune jouissance. – La musique, cet excitant raffiné de la volupté, est un lien entre eux.

 

Qu’est-ce qui le retiendrait ? Rien. Tout l’attire au contraire. Et elle ? Elle est comme elle a toujours été, une énigme restée indéchiffrable pour moi. Je ne connais d’elle que sa nature animale, et un animal ne peut ni ne doit se retenir et être retenu par rien.

 

Je me rappelai alors l’expression de leur physionomie quand, après la Sonate à Kreutzer, ils avaient joué un morceau passionné de je ne sais plus qui, un morceau sensuel jusqu’à la lubricité.

« Comment ai-je pu partir ? me disais-je en songeant à cette expression. N’était-il pas clair, que l’accord avait été conclu entre eux ce soir-là ? N’apparaissait-il pas nettement que plus rien ne les séparait et que ce qui s’était passé les avait mis tous deux, elle surtout, dans un certain embarras ?

Je la revoyais, avec son sourire doux et heureux, essuyant son visage coloré et baigné de sueur : Leurs regards se fuyaient et ce ne fut qu’au souper, quand il lui versa un peu d’eau, qu’ils échangèrent, dans un regard, un sourire imperceptible. Je me les rappelais avec terreur, ce regard et ce sourire à peine perceptibles : « C’en est fait », me disait une voix, tandis qu’une autre criait : » C’est une idée fixe, cette chose est impossible. »

L’obscurité me pesait ; j’allumai une bougie. Une grande inquiétude m’envahit à la vue de cette petite chambre à tapisserie jaunâtre. J’allumai une cigarette, et, comme on fait toujours quand on est enlisé dans un bourbier de contradictions, je fumai une cigarette après l’autre pour m’étourdir et me cacher ces contradictions.

Je ne pus me rendormir de la nuit, et, vers cinq heures, alors qu’il ne faisait pas jour encore, je résolus, pour ne point rester plus longtemps dans ce pénible état d’esprit, de partir sur-le-champ.

Je réveillai le portier et le priai d’aller me chercher une voiture. J’envoyai à l’assemblée du Zemstvo une lettre disant que j’étais rappelé à Moscou pour une affaire urgente, qu’on voulût bien me faire remplacer par un autre membre. À huit heures, je montai en tarantass[6] et je partis.

XXV

 

Le conducteur entra, et, s’apercevant que la bougie de la lanterne était au bout de sa mèche, l’éteignit sans en mettre une nouvelle. Le jour commençait à poindre. Pozdnychev se tut, soupirant péniblement durant la présence du conducteur, et ne reprit son récit que lorsque le conducteur fut sorti. L’on n’entendit plus que la trépidation des vitres du wagon en marche et le ronflement rythmique du commis.

Dans la pénombre de l’aube, je ne distinguais plus du tout les traits de Pozdnychev je n’entendais que sa voix de plus en plus émue et douloureuse.

– J’avais trente-cinq verstes à faire en voiture et huit heures de chemin de fer. Le voyage en voiture fut charmant. On était en automne. Il faisait froid, mais le soleil brillait ; les roues traçaient une ornière sur la route bien unie. Le soleil était clair, la brise fraîche. Le tarantass était confortable, et dans ma contemplation des chevaux, des champs et des passants j’oubliai complètement où j’allais.

À moitié route, je fus distrait par un incident. Une pièce du tarantass se brisa ; il fallut la remplacer. Cet incident eut pour suite le fait que je suis arrivé à Moscou, non à cinq heures du soir, comme j’avais compté, mais à minuit et je n’arrivai chez moi que vers une heure du matin. La recherche d’un abri, les réparations, le paiement, le thé à l’auberge, la causette avec le portier, tout cela fut pour moi une diversion agréable. Le soir, une fois tout terminé, je repris mon voyage plein de nouveaux attraits.

La lune était à son premier quartier, il gelait un peu, les chemins étaient bons, les chevaux vifs, le postillon bavard. J’allais ainsi, le cœur content, peu préoccupé de ce que j’allais trouver. Peut-être aussi en avais-je l’intuition et ma gaieté venait-elle de ce que j’allais dire adieu aux plaisirs de la vie. Mais ce calme, cette absence de préoccupations, cessèrent dès que je descendis de voiture.

À peine monté en wagon, ce fut tout autre chose. Ces huit heures de chemin de fer furent pour moi vraiment terribles : je ne les oublierai pas de ma vie. Cela venait-il de la pensée qu’en montant en wagon je me figurais d’être déjà rentré chez moi, ou de la trépidation excitante du train ? Toujours est-il que, dès que je fus en wagon, il me devint impossible de maîtriser mon imagination. Elle m’emporta à travers des images plus cyniques les unes que les autres, toutes distinctes quoique de même nature, faisant défiler devant ma jalousie portée au comble toutes les scènes qui se passaient là-bas en mon absence. Je brûlais d’indignation à la vue de ces images. La rage et je ne sais quelle ivresse de ma propre humiliation m’étreignaient fortement, et toujours ces images que je ne pouvais chasser, toujours là, devant moi, me hantant. Plus je les voyais, plus je croyais à leur réalité, oubliant qu’elles étaient sans consistance aucune.

Je ne voulais pour preuve de leur existence que la précision que j’y voyais. On eût dit que, malgré ma volonté, un démon inventait et me soufflait les fictions les plus effrayantes.

Il me revint en mémoire une conversation, depuis longtemps oubliée, que j’avais eue un jour avec un frère de Troukhatchevsky. Je me torturai le cœur avec enivrement en rapportant cette conversation au cas du violoniste et de ma femme. Oui, elle datait de longtemps mais je m’en souvenais bien. Le frère de Troukhatchevsky, auquel j’avais demandé s’il fréquentait les maisons publiques, me répondit qu’un homme qui se respecte ne va pas dans les endroits sales et vils où on risque d’attraper des maladies, alors qu’il peut trouver une femme honnête.

Et son frère, le musicien, l’avait trouvée la femme honnête : plus de la première jeunesse, il est vrai, avec une dent de moins sur le côté, devenue un peu épaisse, mais, bah ! on prend ce qu’on trouve ! Il lui fait une faveur en la prenant pour maîtresse ; et, du reste, elle ne menace pas sa chère santé…

Non, c’est impossible ! reprenais-je avec effroi, rien de tel ne s’est passé. Je n’ai aucun motif pour le supposer. Ne m’a-t-elle pas dit que la seule pensée que je pouvais être jaloux était une honte pour elle ? Elle l’a dit, mais elle mentait, criait une voix intérieure ; et la lutte recommençait…

Il n’y avait que deux voyageurs dans le wagon où je me trouvais : une vieille dame et son mari, tous deux peu causeurs. Ils descendirent bientôt, d’ailleurs, et me laissèrent seul. J’étais comme une bête fauve en cage. Tantôt je me levais brusquement, je m’approchais de la fenêtre, tantôt je marchais d’un pas incertain, comme si j’avais espéré augmenter par mes efforts la vitesse du train. Ce wagon, avec ses banquettes et ses vitres, tremblait sans cesse, tout comme celui-ci…

À ces mots, Pozdnychev se dressa, parcourut fiévreusement le wagon et, de nouveau, se rassit.

– Ah ! comme je redoute les wagons de chemins de fer ! L’épouvante me saisit… Je voulais songer à autre chose, au maître de l’auberge où j’avais pris le thé, par exemple. À mes yeux apparaissait le portier, avec sa grande barbe et son petit-fils qui était de l’âge de mon petit Vassïa. Mon petit Vassïa ! mon petit Vassïa ! Il verra le violoniste embrasser sa mère ! Que se passera-t-il dans sa pauvre petite âme ? Mais que lui importe à elle ! Elle aime !…

Et de nouveau les images défilaient.

Non, non !… Je vais penser à ma visite à l’hôpital. Oui, hier, un malade s’est plaint du médecin, de celui qui a des moustaches comme celles de Troukhatchevsky… Et avec effronterie, il… tous deux me trompaient quand il disait qu’il partait !… Et cela recommençait… Je souffrais horriblement.

Mes tortures venaient surtout de mon ignorance, de mes doutes ; je ne savais s’il fallait la haïr ou l’aimer.

Je souffrais, à ce point que, finalement, je ne savais plus que faire. Une idée me vint qui me plut : me jeter sous les roues du train et en finir une bonne fois. Une seule chose arrêta l’exécution de mon plan, ce fut la pitié que j’éprouvai pour moi-même, pitié qui fit naître une haine acharnée contre elle. Je n’avais envers lui qu’un sentiment étrange de mon humiliation et de sa victoire ; mais, elle, je la haïssais.

« Non ; je ne la laisserai pas, par ma disparition, libre d’elle-même. Il faut qu’elle souffre aussi, qu’elle se rende compte des souffrances que j’ai endurées… »

Je sortais à tous les arrêts pour me distraire de mes pensées.

À une gare, comme je vis qu’on buvait au buffet ; j’allais absorber un verre de vodka. À côté de moi, un juif buvait. Il se mit à me parler, et, pour ne pas remonter seul dans mon wagon, je le suivis dans sa troisième classe, pleine de fumée, sale, le plancher jonché de pelures de graines de tournesol.

Je pris place à ses côtés et il me raconta des anecdotes. J’écoutai, mais sans suivre son récit, absorbé que j’étais par mes pensées. Il s’en aperçut et voulut de nouveau attirer mon attention. Je me levai alors et remontai à mon wagon.

Je voulais réfléchir et voir si vraiment j’avais raison de me tourmenter. Je m’assis, pour être plus calme, mais immédiatement mon raisonnement s’envola et les mêmes images se succédèrent devant mes yeux. Combien de fois je m’étais déjà mis à la torture dans mes accès antérieurs de jalousie, et toujours sans le moindre motif, pour rien ! Sans doute, il en est de même aujourd’hui, sûrement, pensais-je ; je vais la trouver endormie, elle se réveillera et sera heureuse, et par ses paroles, par ses regards, je me convaincrai qu’il n’est rien arrivé, que mes inquiétudes étaient vaines. Oh ! que ce serait beau ! – » Non, il en a été trop souvent ainsi, insinue une voix, aujourd’hui c’en est fait… » et mon supplice recommençait.

Quel martyre ! Ce n’est pas dans un hôpital de syphilitiques que je conduirais un jeune homme pour le dégoûter des femmes, mais dans une âme troublée comme la mienne pour qu’il voie quels démons la déchirent. La chose horrible, c’était que je me reconnaissais sur son corps un droit indiscutable, comme si elle eût été ma propre chair, et cependant, je sentais que je ne tenais pas ce corps en mon pouvoir, qu’il ne m’appartenait point, qu’elle en pouvait disposer à sa volonté et que sa volonté n’était pas conforme à mes désirs.

J’étais désarmé envers lui et plus encore envers elle.

Si elle n’a pas failli, mais si elle en a le désir, et je sais qu’elle en a, c’est bien pire !… Mieux vaudrait que la faute fût commise et que je sorte enfin de ce doute affreux.

Je ne pouvais pas formuler ce que je souhaitais ; j’aurais désiré qu’elle ne voulût point ce qu’elle devait forcément vouloir. C’était pure folie.

XXVI

 

– À l’avant-dernière station, quand le contrôleur prit les billets, je rassemblai mes bagages et passai sur la petite plate-forme du wagon : l’approche du dénouement augmentait ma fièvre. J’avais froid, je frissonnais de tout mon corps, mes dents claquaient. Machinalement, je sortis de la gare avec la foule et pris une voiture pour me rendre chez moi.

Durant le trajet, j’observai les rares passants, les portiers, je lus les enseignes, sans penser à rien. Quand j’eus fait une demi-verste j’éprouvai un froid aux pieds très vif. Je me souvins que j’avais retiré mes chaussettes de laine dans le wagon et que je les avais mises dans la valise. Était-elle là ? Oui. Et la malle ? J’avais totalement oublié mes bagages. Je sortis mon bulletin, mais j’estimai qu’il ne valait pas la peine de rebrousser chemin.

Je ne sais plus vraiment à l’heure actuelle ce que je pensais ni voulais. Je sais seulement que je sentais se préparer pour moi quelque chose de terrible, un événement d’une importance capitale, mais je ne me rappelle plus si j’étais le jouet de mon imagination et si je m’exagérais la gravité de ce qui allait arriver. Peut-être aussi ce tragique événement a-t-il jeté sur les heures qui l’ont précédé un voile lugubre.

La voiture s’arrêta devant le perron qui menait à l’escalier de mon appartement. Il était entre minuit et une heure. Devant la porte, quelques fiacres stationnaient dont les cochers avaient été attirés par les fenêtres éclairées – les fenêtres de notre salon et de notre salle à manger. – Sans essayer de comprendre pourquoi nos fenêtres étaient éclairées si tard, étreint toujours par la même angoisse, je montai l’escalier et je sonnai.

Yegor, un domestique brave et zélé, mais fort bête, vint ouvrir. La première chose qui frappa mes regards fut le manteau, suspendu dans le vestibule avec d’autres vêtements. Cela aurait dû m’étonner ; mais non, je m’y attendais. C’était donc vrai !

– Qui est-ce qui est là, Yegor ?

– M. Troukhatchevsky.

– Et personne autre ?

– Personne, monsieur.

Il me fit cette réponse d’un ton joyeux, je m’en souviens, comme s’il eût voulu me faire plaisir et me persuader qu’il n’y avait pas d’autre personne. C’est bien cela ! pensai-je.

– Et les enfants ?

– Dieu merci ! Ils sont en parfaite santé et dorment depuis longtemps.

J’avais peine à respirer, mes dents claquaient.

Autrefois, il m’était arrivé de revenir chez moi, croyant à un malheur, et de retrouver tout dans son train normal. Il n’en était pas cette fois de même : toutes les images que j’avais crues trompeuses et qui avaient hanté mon imagination, étaient bien réelles.

J’étais sur le point de sangloter, mais mon démon me souffla à l’oreille : « C’est cela, laisse-toi aller aux pleurs, à la sensibilité, et pendant ce temps, ils se sépareront paisiblement, tu resteras sans preuves et te voilà condamné au doute, à la souffrance éternelle. » Immédiatement, ma pitié pour moi-même disparut et un sentiment de joie de voir la fin de mes tortures, de pouvoir la châtier, me débarrasser d’elle, de donner libre cours à ma colère ; et ma colère s’exaspéra. Je fus pris du besoin irrésistible de commettre un acte de fauve, méchant et rusé.

– Non, c’est inutile, dis-je à Yegor qui voulait m’annoncer. Prends plutôt ce bulletin et va à la gare retirer mes bagages. Dépêche-toi.

Il alla dans le corridor chercher son paletot. De peur qu’il ne leur donnât l’éveil, je l’accompagnai dans sa chambre et j’attendis qu’il fût habillé.

À côté, dans la salle à manger, on entendait le bruit des voix qui se mêlait au cliquetis des fourchettes et des couteaux. Ils soupaient et n’avaient pas entendu mon coup de sonnette. Pourvu qu’ils ne sortent pas maintenant, pensai-je.

Yegor mit son pardessus et sortit. Je fermai la porte derrière lui.

Dès que je fus seul, une anxiété profonde m’envahit à l’idée qu’il me fallait agir à l’instant même.

Agir ! Mais comment ? Je ne savais pas encore.

Je savais seulement que tout était fini, qu’il n’était plus possible de douter de son crime, et que toutes mes relations avec elle allaient cesser. Jusqu’alors j’avais douté, je m’étais dit que cela n’était pas vrai, que je me trompais. Cette fois, plus de doute. Le sort en est jeté… « Comment ! en secret, seule avec lui, la nuit ! Un complet oubli de tout… Pis encore ! C’est une audace, une impudence voulues pour que cet excès démontre son innocence… C’est clair, le doute est impossible. »

J’avais une crainte, c’était de les voir se séparer et trouver une autre duperie qui m’eût privé de la preuve palpable et m’eût enlevé le douloureux plaisir de les condamner et de les punir.

Je marchais, pour les surprendre, sur la pointe des pieds, non par le salon mais par le corridor et les chambres des enfants. Dans la première, dormaient les garçons, dans la seconde la nourrice qui fit un mouvement et parut vouloir se réveiller ; je me demandai quelle serait sa pensée quand elle saurait tout et je fus pris d’une telle pitié pour moi-même que des larmes jaillirent de mes yeux. Pour ne point éveiller les enfants, je repassai dans le corridor sur la pointe des pieds et j’allai m’affaisser sur le sofa de mon cabinet.

Moi, élevé en honnête homme par mes parents, moi, qui avais rêvé toute ma vie de bonheur conjugal et de fidélité… moi avoir une telle destinée ! Cinq enfants ! et elle embrasse ce musicien parce qu’il a les lèvres roses !

« Non, ce n’est pas une femme, c’est une chienne, une ignoble chienne ! Et c’est là près de la chambre des enfants qu’elle a toujours fait semblant d’aimer !… Et cette lettre qu’elle m’a écrite !… Et, que sais-je ! Peut-être en a-t-il été toujours ainsi ! Peut-être que ces enfants que je crois miens sont les enfants d’un domestique ! Si j’étais revenu demain, elle se serait portée à ma rencontre, dans un costume et une coiffure pleins de coquetterie, avec ses mouvements indolents et gracieux. »

Et je voyais nettement sa figure si charmante et si méprisable. Et la jalousie, ce cancer dévorant, déchiquetait mon cœur.

« Que penseront la nourrice et Yegor ? et cette pauvre petite Lisa ? Elle comprend déjà. Et cette impudence, ces mensonges, cette sensualité bestiale que je connais si bien ! »

Je voulus me lever, je ne pus. Les battements de mon cœur étaient si violents que je ne pouvais tenir sur mes jambes. Oui, je mourrai d’une congestion et c’est elle qui m’aura tué ; c’est ce qu’elle veut. Mais je ne me laisserai point tuer ainsi ; elle en serait trop aise et je ne lui accorderai pas ce plaisir. Me voilà ici, moi, et eux, là-bas, ils rient… Oui, il ne l’a point dédaignée, malgré son âge mûr, il la trouve encore bien, et certes, elle n’aura aucune influente pernicieuse sur sa chère santé… Oh ! pourquoi ne pas l’avoir étranglée, le jour de la semaine dernière où je la jetai à la porte de mon cabinet ?

Je me souvins des sentiments qui m’avaient agité alors ; bien plus, je retombai dans cette même fureur. J’éprouvai un besoin irrésistible d’agir ; tous mes raisonnements disparurent, à l’exception de ceux qui concouraient à mon action. J’étais comme un fauve aux abois, comme un homme exposé à un grave danger, qui va droit devant lui, agissant sans hésitation et sans trouble, sans quitter des yeux le but à atteindre.

XXVII

 

J’ôtai d’abord mes bottes et j’allai, en chaussettes, vers la panoplie qui surmontait le canapé. Je pris un poignard de Damas, à lame aiguisée, vierge de sang. Je le tirai de son fourreau, et celui-ci – je m’en souviens comme si ça datait d’hier – tomba derrière le canapé. Je me dis que je le ramasserais plus tard Puis je quittai mon pardessus, que j’avais encore, et je sortis doucement en chaussettes. Arrivé jusqu’à la porte, je l’ouvris brusquement.

Je me rappelle l’expression de leur physionomie ; et je me la rappelle, car elle fut pour moi une joie cuisante. Une expression de terreur, naturellement, comme je le désirais. Jamais je n’oublierai cet effroi désespéré qui se peignit sur leurs traits à ma soudaine apparition.

Lui, était assis à table, je crois, et quand il me vit ou m’entendit entrer, il ne fit qu’un bond jusqu’au buffet. La peur était le seul sentiment que trahît sa physionomie. Sur le visage de ma femme, outre de la peur, se lisaient d’autres impressions dont l’absence eût peut-être écarté l’événement fatal, car ces impressions me parurent être le mécontentement et la colère d’être dérangée dans son bonheur et dans son ivresse amoureuse. On eût dit qu’elle ne désirait qu’une chose : ne pas être troublée au moment où elle allait goûter le bonheur. Ces expressions ne furent que fugitives. Sur le visage du violoniste, la terreur fit place à l’interrogation.

Si on pouvait encore mentir, il fallait le faire tout de suite, ou bien s’y prendre autrement ; mais comment ? Il l’interrogea du regard. Elle le regarda aussi, et immédiatement son expression de colère et de dépit se transforma en une inquiétude pour lui.

Je restai un instant contre la porte, debout, le poignard caché derrière le dos. Tout à coup, il sourit et d’un ton d’indifférence, vraiment ridicule en cet instant, il dit :

– Nous venons de faire un peu de musique.

– Quelle surprise ! ajouta-t-elle sur le même ton.

Ils n’osèrent continuer. Je fus saisi de la même fureur qui m’avait dominé huit jours plus tôt ; j’éprouvai de nouveau le besoin de destruction, de laisser libre cours à ma violence, je sentis les délices de cette fureur et je m’y laissai aller complètement.

Tous deux s’arrêtèrent court, car ce dont ils avaient peur allait commencer et ruiner tout ce qu’ils pouvaient dire. Je me précipitai sur elle cachant toujours mon poignard, pour qu’il ne m’empêchât pas de la frapper à l’endroit choisi sous le sein. Il remarqua mon mouvement et, ce à quoi je ne m’attendais pas de sa part, il se jeta vers moi, me saisit par le bras et s’écria :

– Revenez à vous, de grâce !… Au secours !

Je m’arrachai de ses mains, et je fondis sur lui. Je devais paraître terrible, car il devint pâle comme la mort ; ses yeux eurent un reflet singulier, et, ce à quoi je ne me serais non plus jamais attendu, il gagna lestement la porte en filant par-dessous le piano. Je voulus le poursuivre, mais un poids s’abattit sur mon bras gauche. C’était elle. Je fis un effort pour me dégager : elle se suspendit plus lourdement et ne me lâcha pas.

Cet obstacle inattendu, ce poids, ce contact abhorré augmentèrent ma rage. Je sentis que je devenais fou, que je devais paraître effroyable et cela m’exalta davantage. Je pris mon élan, et, avec le coude de mon bras gauche, je lui donnai un coup violent en pleine figure. Elle poussa un cri et me lâcha.

Je voulais, j’allais le poursuivre, lui, mais j’étais en chaussettes et il eût été grotesque de poursuivre en chaussettes l’amant de ma femme. Je voulais être terrible, mais non ridicule. Malgré ma fureur extrême, je me préoccupais constamment de l’impression que je produisais sur les autres, et, de même, cette impression influait, dans une certaine mesure, sur ma conduite.

Je me retournai vers elle. Elle était tombée sur le sopha et, la main sur la partie contusionnée de son visage, elle me regarda. Son regard exprima la peur et la haine, le regard d’un rat à la personne qui va soulever le piège dans lequel il est pris. Du moins ne pus-je voir chez elle que cette peur et cette haine qui avaient provoqué son amour pour un autre. Peut-être rien ne se fût-il passé si elle s’était tue. Mais, subitement, elle parla, cherchant à s’emparer de la main dans laquelle je tenais le poignard :

– Mais, reprends tes sens ! Que fais-tu ? Qu’as-tu ? Il n’y a rien eu, rien, je te le jure !

J’aurais encore hésité, mais ces paroles où je sentais le mensonge et qui me prouvaient le contraire de ce qu’elle disait, ces paroles méritaient une réponse. Cette réponse devait être sur le ton de ma fureur, toujours croissante. La fureur aussi a ses lois.

– Ne mens pas, misérable ! ne mens pas ! m’écriai-je en la saisissant par la main.

Elle se dégagea. Alors, sans quitter mon poignard, je la saisis à la gorge et la terrassai pour l’étrangler. Ses deux mains se cramponnèrent aux miennes pour dégager sa gorge, râlant.

C’est alors, comme escomptant ce geste, que je lui plongeai mon poignard dans le côté gauche, au-dessous des côtes :

Ceux qui prétendent qu’on ne peut se souvenir de ce qu’on a fait dans un accès de fureur, avancent une stupidité et un mensonge. Je n’ai pas perdu un seul instant la conscience de ce que je faisais. Plus j’attisais ma rage, plus je voyais nettement ce que je faisais : je ne me suis pas oublié une seconde. Je ne dis pas que j’aie prévu ce que j’allais faire, mais à la seconde même où je l’exécutais, j’en ai eu conscience, peut-être même un peu avant ; je savais ce que je faisais, prévoyant la possibilité du repentir et comme pour me dire par la suite que je pouvais m’arrêter à volonté ; je savais que je portais le coup au-dessous des côtes et que le poignard pénétrerait.

Sur l’instant même, je savais que je commettais un acte horrible, tel que je n’en avais jamais commis et gros d’épouvantables conséquences. Mais cette conscience fut rapide comme l’éclair et l’acte suivit immédiatement. Je me rendis compte de cette action avec une clarté extraordinaire. Je revois toute la scène : la résistance du corset, d’un autre objet encore, puis le poignard s’enfonçant dans la chair molle.

Elle avait voulu saisir le poignard dans ses mains, s’était blessée, mais n’avait pu l’arrêter.

Plus tard, en prison, quand une révolution morale se fut faite en moi, je revis cette minute et je me demandai quelle aurait dû, quelle aurait pu être ma conduite. J’ai encore en mémoire l’instant qui précéda cette action terrible, la notion exacte que j’avais, que j’allais tuer une femme, une femme sans défense, ma femme !

Le souvenir de ce sentiment m’obsède encore et je crois me rappeler que je retirai tout de suite le poignard comme pour réparer ce que je venais de faire.

Durant une seconde, je demeurai immobile, dans l’attente de ce qui va se passer, de la possibilité de réparer mon acte.

Elle se dressa et s’écria :

– Nourrice ! Il m’a assassinée !

La nourrice, qui avait entendu le bruit, était entrée. J’étais debout, espérant, ne voulant pas croire à ce qui était arrivé. À ce moment, un flot de sang jaillit sous son corset, je compris que l’événement était irréparable, et je décidai aussitôt qu’il valait mieux ainsi que j’aie commis l’acte qui s’imposait.

Je restai immobile jusqu’à ce qu’elle tombât. La nourrice courut vers elle en s’écriant :

– Grand Dieu !

Alors seulement je jetai le poignard et je quittai la chambre.

« Pas de trouble, m’étais-je dit, conservons la notion de ce que nous faisons » Sans la regarder, sans regarder la nourrice, je sortis. Celle-ci poussa des cris, appelant la femme de chambre. Je traversai le corridor, j’envoyai la femme de chambre près de sa maîtresse et je rentrai dans mon cabinet.

Que faire ? me demandai-je alors, et je le vis immédiatement. J’allai directement à la panoplie, je pris un revolver, je l’examinai, il était chargé ; je le posai sur la table. Puis je ramassai le fourreau du poignard et je m’assis sur le canapé.

Je restai longtemps ainsi, sans pensée aucune. J’entendis un bruit de pas, d’objets remués, et, au dehors, l’arrivée d’une voiture, puis d’une seconde voiture. Puis Yegor apporta ma malle ; comme si j’en avais besoin !

– As-tu appris ce qui est arrivé ? lui demandai-je. – Dis au concierge d’aller prévenir la police.

Il ne répondit rien et sortit. Je me levai, je fermai la porte, je pris les allumettes et les cigarettes et je me mis à fumer. Je n’avais pas fini la première cigarette que le sommeil me gagna. Je dormis bien deux heures. Je rêvai, je m’en souviens, que j’étais en bonne harmonie avec elle, qu’après une querelle nous allions faire la paix lorsqu’un obstacle venait nous en empêcher ; mais nous étions amis.

Un coup frappé à la porte me réveilla.

« C’est la police », pensai-je en secouant ma torpeur, car j’ai assassiné, je crois. Peut-être aussi est-ce elle, et n’est-il rien arrivé.

On frappa de nouveau, je ne répondis pas. Je me demandais toujours si c’était réellement arrivé ou non.

Oui, c’était bien vrai ; la résistance du corset, puis… Oui, c’était vrai. C’était à mon tour de me tuer, pensai-je.

Je le pensai et je savais bien que je ne le ferais pas. Pourtant, je me levai et pris le revolver. Chose étrange ! J’avais souvent été bien près du suicide, cette nuit même, en chemin de fer, parce que je croyais que ce serait un rude coup pour elle. Et maintenant, je n’étais pas capable de me tuer, j’en repoussais même l’idée.

« Pourquoi donc le ferais-je ? » me demandai-je, et je ne trouvai pas de réponse.

On frappa de nouveau.

« Voyons qui frappe d’abord, me dis-je, j’ai le temps. » Je remis le revolver sur la table, je le cachai sous un journal, j’allai à la porte et je tirai le verrou. C’était la sœur de ma femme, une veuve bonne et simple.

– Vassïa ! Qu’est-ce ? dit-elle, et ses larmes toujours faciles, coulèrent abondamment.

– Qu’est-ce que vous voulez ? demandai-je rudement.

Je sentais bien que je n’avais aucune raison d’être grossier, mais je ne pus prendre un autre ton.

– Vassïa, elle se meurt ! Ivan Zakhariévitch l’a dit.

Ivan Zakhariévitch était son médecin et son conseiller.

– Il est donc ici ? m’informai-je, et toute ma haine contre elle se réveilla. Hé bien, quoi ?

– Vassïa, va la trouver ! Oh ! quelle chose horrible !

« Aller la trouver ? » me demandai-je.

Et je pensai tout de suite qu’il fallait y aller, qu’il devait en être ainsi toutes les fois qu’un mari, comme moi, tuait sa femme. Puis je me dis en songeant à mon intention de me suicider.

« S’il le faut, j’aurai toujours le temps ». Et je suivis ma belle-sœur, en me disant : « Les effusions, les grimaces vont commencer, mais je ne me laisserai pas affecter. »

– Attends donc, dis-je à ma belle-sœur. Laisse-moi au moins mettre mes pantoufles ; j’ai l’air trop bête en chaussettes.

XXVIII

 

Chose étrange ! En quittant mon cabinet, en traversant ces pièces que je connaissais si bien, j’eus de nouveau l’espoir que j’avais fait un mauvais rêve. Mais l’odeur de toutes ces drogues : iodoforme, acide phénique, me ramena à la réalité.

Non, ce n’était pas un cauchemar.

En traversant le corridor, près de la chambre des enfants, j’aperçus Lisa. Elle me regarda avec de grands yeux épouvantés. Il me sembla voir les cinq enfants m’adresser ce même regard.

J’arrivai à la porte, la femme de chambre ouvrit et sortit.

La première chose que j’aperçus fut sa robe gris clair, sur une chaise, toute tachée de sang. Elle était sur notre lit, les genoux pliés, presque droite, soutenue par des coussins, la camisole ouverte. La blessure était pansée, l’odeur de l’iodoforme emplissait la chambre. Ce qui me frappa le plus, c’est le bleu qu’elle avait sur une partie du nez et sur l’œil. C’était la trace du coup que je lui portai, lorsque je cherchais à me dégager de son étreinte.

Sa beauté avait disparu et je remarquai en elle quelque chose de repoussant. Je m’arrêtai sur le seuil.

– Viens, approche donc, me dit ma belle-sœur.

J’approchai.

« Elle veut se repentir, sans doute. Faut-il pardonner ? Oui, car elle se meurt », pensai-je, voulant être généreux.

J’allai auprès d’elle.

Elle leva péniblement sur moi ses yeux dont un était tuméfié, et me dit avec difficulté :

– Tu as atteint ton but, tu m’as tuée…

À travers la douleur physique qui se peignait sur ses traits, perçait cette vieille haine bestiale que je connaissais tant.

– Les enfants… tu ne les auras pas… quand même… ma sœur… les gardera…

Pas un mot sur le point capital, sa faute, sa trahison, son crime ; on eût dit qu’elle n’y attachait pas d’importance.

– Oui, réjouis-toi, contemple ton œuvre…

Elle porta son regard vers la porte où se tenaient ma belle-sœur et les enfants.

À mon tour je regardai les enfants, puis son visage battu et tuméfié, et, pour la première fois, oubliant mes droits et mon orgueil, je vis en elle une créature humaine.

Tout ce qui m’avait offensé me parut si peu de chose et, au contraire, mon acte me sembla si terrible, que j’avais envie de tomber à ses pieds, de lui prendre la main et lui dire :

– Pardonne-moi !

Je n’osai pas.

Elle se taisait, les yeux clos, n’ayant plus la force de parler. Puis son visage défiguré se contracta et elle me repoussa faiblement.

– Pourquoi tout cela est-il arrivé ?

– Pardonne-moi fis-je.

– Pardonner ? Quelle sottise ! Que je vive seulement ! s’écria-t-elle en se soulevant, et ses yeux brillèrent fiévreusement. Mais tu as atteint ton but, et je te hais !

Puis le délire commença :

– Tire seulement, je n’ai pas peur !… Tue-nous tous, tue-le aussi… Il est parti… Il est parti… Va, tue, je n’ai pas peur !…

Son délire continua ; elle ne reconnut plus personne.

Elle mourut le jour même, vers midi.

J’avais été arrêté avant, à huit heures du matin, et conduit en prison. Là, j’ai attendu onze mois le jugement. J’ai beaucoup réfléchi et j’ai appris à me connaître.

Trois jours après mon arrestation, on me conduisit chez moi…

Il voulait continuer : des sanglots étouffèrent sa voix.

Ayant repris son sang-froid, il continua :

– Je commençai à reconnaître mon erreur en la voyant dans le cercueil.

Il poussa un sanglot, mais poursuivit hâtivement :

– Ce ne fut qu’en voyant son visage de morte que je compris bien la portée de mon acte. Je compris que c’était moi qui l’avais tuée, que c’était moi qui avais fait d’elle vivante, agissante, chaude, une chose gisante, froide, immobile et que rien ne saurait réparer mon acte.

Celui qui n’a pas subi de telles épreuves, ne peut pas les comprendre… Oh ! oh, oh ! fit-il à plusieurs reprises, et il se tut.

Nous restâmes longtemps silencieux. Pozdnychev frissonnait et sanglotait. Son visage s’amincit, s’allongea et sa bouche s’élargit.

– Oui, s’écria-t-il, si j’avais su alors ce que je sais aujourd’hui, il ne serait rien arrivé. Je ne l’aurais pas épousée, pour rien au monde ! Je ne me serais pas marié du tout ! jamais !

De nouveau, un silence prolongé.

– Allons, pardonner… fit-il enfin.

Il se détourna et s’allongea sur la banquette en se couvrant de son plaid.

À la station où je devais descendre – il était huit heures du matin – je m’approchai de lui pour prendre congé. Dormait-il ou faisait-il semblant de dormir ? Mais il ne bougea pas. Je lui touchai le bras. Il se découvrit, et j’aperçus qu’il n’avait pas dormi.

– Adieu, dis-je en lui tendant la main.

Il avança la sienne et me sourit, mais d’un sourire si navré que j’eus envie de pleurer.

– Oui, pardonner, répéta-t-il, le mot par lequel il avait clos son récit.

POURQUOI ?

I

 

Au printemps de l’année 1830, Yan Yatchevski reçut dans sa propriété de Rojanka la visite de Joseph Migourski, le fils de son ami défunt.

Yatchevski était un vieillard de soixante-cinq ans, large de front, large d’épaules, large de poitrine, portant une longue moustache blanche sur un visage couleur de brique.

C’était un patriote du temps du second partage de la Pologne. Tout jeune, il avait servi avec Migourski père, sous le drapeau de Kosciuszko, et il haïssait de toute son âme de patriote « l’apocalyptique » – suivant son expression – et dévergondée Catherine II, ainsi que son amant Poniatowski, « le misérable traître ». Il était aussi certain de la restauration de la République polonaise, qu’il était certain, la nuit, de voir le soleil luire le lendemain.

En 1812, il commandait un régiment dans l’armée de ce Napoléon qu’il adorait. Il pleura la chute du grand empereur, mais il ne désespérait pas de voir sa Pologne reconstituée, ne fût-ce qu’en partie.

L’ouverture de la diète de Varsovie par Alexandre 1er raviva son espoir ; mais la Sainte-Alliance, la réaction qui s’étendit sur toute l’Europe, retardèrent la réalisation de ses désirs les plus sacrés.

Vers 1825, Yatchevski s’installa définitivement dans sa propriété de Rojanka et y vécut, occupé à gérer ses biens, à chasser, à lire journaux et lettres qui lui permettaient de suivre avec une attention soutenue les événements politiques de son pays.

Il avait épousé, en secondes noces, une belle et pauvre jeune fille ; ce mariage ne fut pas heureux. Il n’aimait ni n’estimait sa seconde femme, la traitait cavalièrement, comme s’il avait voulu se venger sur elle de la faute qu’il avait commise. Il n’avait pas d’enfant d’elle, alors qu’il avait deux filles de sa première femme. L’aînée Wanda, majestueuse beauté qui ne s’ignorait pas, s’ennuyait fort à la campagne ; la cadette, Albine, favorite du père, était une fillette vive, maigriotte, à la blonde chevelure bouclée et aux grands yeux gris et brillants, très écartés l’un de l’autre, comme ceux de son père.

Albine avait quinze ans lors de l’arrivée de Joseph Migoursky. Ce dernier, au temps où il étudiait à Vilna, avait déjà été en relation avec Yatchevski qui, à cette époque, y séjournait pendant l’hiver. Il faisait alors la cour à Wanda ; mais c’était pour la première fois qu’il venait en homme fait et libre de sa destinée.

L’arrivée de Joseph Migoursky fit plaisir à tous les habitants de Rojanka : au père, parce que José lui rappelait son ami quand ils étaient jeunes tous deux et que le jeune homme contait avec chaleur et enthousiasme l’effervescence révolutionnaire qui agitait non seulement la Pologne, mais encore l’étranger d’où il arrivait ; à Mme Yatchevski, parce que son mari était plus réservé devant les étrangers et ne la brusquait pas à tout propos ainsi qu’il en avait l’habitude ; à Mlle Wanda, parce qu’elle était certaine que Migourski venait pour elle, dans l’intention de demander sa main ; elle était, d’ailleurs, prête à la lui accorder, mais avec l’intention, ainsi qu’elle le disait, de lui tenir la dragée haute ; enfin, Albine était heureuse parce que tout le monde était content.

Il n’y avait pas que Wanda qui était convaincue que Migourski venait pour demander sa main ; dans la maison tout le monde le pensait, depuis le père jusqu’à la vieille bonne Ludovique, bien que personne n’en soufflât mot.

C’était exact en effet. Migourski était venu dans cette intention. Mais après une semaine de séjour, il partit, troublé et confus, sans s’être ouvert.

Chacun fut surpris de ce départ précipité et personne n’en put démêler le motif. Seule, Albine l’avait deviné.

Durant tout le séjour du jeune homme à Rojanka, elle avait remarqué qu’il n’était gai et animé qu’en sa présence. Il la traitait en enfant, plaisantait avec elle, la taquinait ; mais avec son intuition de femme, elle sentit que ce n’était pas la conduite d’un adulte envers une fillette : c’était celle de l’homme envers la femme. Elle s’en était aperçue au regard tendre qu’il posait sur elle au moment où elle entrait ou sortait. Elle ne se rendait pas bien compte du sens de cette attitude, mais cela l’amusait et, malgré elle, elle cherchait à lui plaire. Or tout ce qu’elle faisait lui plaisait et il était toujours animé en sa présence. Il aimait à la voir courir avec son beau lévrier qui sautait sur elle et léchait son visage rayonnant ; il aimait à entendre son rire sonore qui éclatait au plus futile prétexte ; il aimait à la regarder lorsqu’elle se contenait pour ne pas rire, en écoutant l’ennuyeux sermon du curé ; il aimait à suivre l’expression de son visage quand elle mimait avec une frappante ressemblance soit sa vieille bonne, soit le voisin aviné, soit Migourski lui-même en passant instantanément d’une imitation à une autre. Mais ce qu’il admirait par-dessus tout en elle, c’était sa joie de vivre. On eût dit qu’elle venait seulement d’apprendre tout le charme de la vie et qu’elle se hâtait d’en jouir ; et, s’apercevant que cette exubérance l’enthousiasmait, elle s’animait elle-même davantage et son bonheur de vivre devenait plus éclatant.

Voici pourquoi seule Albine savait le motif pour lequel Migourski, bien que venu dans cette intention, n’avait pas fait sa déclaration à Wanda. Quoiqu’elle n’eût osé le dire à personne, ni même se l’avouer, elle sentait au fond de son cœur qu’il s’était efforcé d’aimer sa sœur, mais s’était épris d’elle. Elle s’en étonnait fort, se trouvant bien inférieure à la belle, instruite et intelligente Wanda ; mais elle ne pouvait pas ne pas savoir qu’il en était ainsi et ne pas en être heureuse, car elle-même s’était éprise de Migourski avec toutes les fibres de son jeune cœur. Elle aimait comme on aime la première et unique fois dans la vie.

II

 

Vers la fin de l’été, les journaux annoncèrent que la Révolution venait d’éclater à Paris. Aussitôt après, parvint la nouvelle de l’effervescence qui régnait à Varsovie. Yatchevski attendait avec inquiétude et espoir, à l’arrivée de chaque courrier, l’annonce de l’assassinat de Constantin et du commencement de la Révolution polonaise. Enfin, en novembre, on apprit à Rojanka, coup sur coup, l’attaque du palais du vice-roi, la fuite du grand-duc Constantin, la déclaration par la Diète de la déchéance du trône de Pologne de la dynastie des Romanov, la dictature Khlopicki et la nouvelle libération du peuple polonais.

L’insurrection ne s’était pas encore étendue jusqu’à Rojanka, mais tous ses habitants en suivaient attentivement les progrès et s’y préparaient.

Le vieux Yatchevski entretenait une correspondance suivie avec l’un des chefs de la révolte qui était de ses vieux amis, recevait des juifs mystérieux, commissionnaires en révolution, et n’attendait que l’instant propice pour se joindre aux insurgés.

Mme Yatchevska prenait souci plus que jamais d’entourer son mari de tout le confort possible et, comme toujours, ne faisait, par cela même, que l’irriter davantage. Wanda avait expédié ses diamants à une amie de Varsovie pour que leur produit en fût remis au Comité révolutionnaire. Albine ne s’intéressait qu’aux faits et gestes de Migourski. Elle savait par son père que le jeune homme s’était enrôlé dans la colonne de Dwernicki, et concentrait toute son attention sur elle. Migourski avait écrit à deux reprises : la première fois, il avait fait part de son entrée dans l’armée, puis, vers le milieu de février, il décrivit en termes enthousiastes la victoire des Polonais sous Stohek, où ils avaient pris aux Russes six canons et fait de nombreux prisonniers. « Victoire des Polonais, défaite des Moscovites ! Vivat ! » s’écriait-il en terminant.

Albine était enchantée. Elle examinait la carte, calculait où et quand les Moscovites devaient être définitivement vaincus et elle tremblait et pâlissait chaque fois que son père dépouillait lentement son courrier.

Un jour, sa belle-mère, entrant dans sa chambre, la surprit devant une glace en pantalon et en dolman. La fillette se préparait évidemment à s’enfuir de la maison sous cet uniforme pour se joindre à l’armée polonaise. Mme Yatchevski conta la chose au père. Celui-ci fit venir la jeune fille et, dissimulant la joie qu’il avait éprouvée en apprenant le dévouement de sa fille à la grande cause de la Pologne, la gronda sévèrement ; il lui dit qu’elle devait chasser de son cerveau une idée aussi stupide : « La femme a autre chose à faire : aimer et encourager ceux qui se sacrifient pour la patrie », ajouta-t-il. Enfin, il lui fit ressortir combien elle lui était nécessaire : elle était sa joie et sa consolation et bientôt le temps allait venir où elle serait nécessaire à son mari ; et, voulant toucher plus intimement son cœur, sachant que cela porterait, il lui fit comprendre qu’il était seul et malheureux. Elle colla son visage contre le sien et, tout en voulant retenir ses larmes qui, pourtant, mouillèrent la robe de chambre du père, elle lui promit de ne rien faire sans son avis.

III

 

Il fallait être dans la situation des Polonais pour comprendre ce qu’ils devaient éprouver après le partage de leur patrie, la soumission d’un de ses lambeaux aux Allemands abhorrés, d’un autre aux Moscovites plus détestés encore, et se faire une idée de l’enthousiasme qui les envahit en 1830 et 1831 lorsque, après les malheureuses tentatives précédentes, ils se reprirent à espérer leur affranchissement. Cet espoir ne dura pas. Les forces en présence étaient trop disproportionnées. Aussi, la révolte fut-elle de nouveau écrasée. Des milliers de Russes, bêtement soumis, furent jetés en Pologne et, sans savoir pourquoi, inondèrent la terre de leur sang et celui de leurs frères polonais ; ceux-ci furent écrasés par les Russes, tantôt sous le commandement de Dibitch, tantôt sous celui de Nicolas Ier. Ils furent replacés sous le joug d’hommes de rien, qui n’avaient en vue ni la liberté ni l’oppression des Polonais, mais seulement leur propre cupidité et leur mesquine vanité.

Varsovie fut prise et les colonnes polonaises, qui étaient disséminées un peu partout, défaites séparément ; des centaines, des milliers d’hommes furent fusillés, bâtonnés à mort ou déportés. Parmi ces derniers se trouvait le jeune Migourski. Ses terres furent confisquées et lui-même incorporé comme soldat dans un régiment de ligne à Ouralsk.

Les Yatchevski passèrent l’hiver de 1832 à Vilna, car le vieux patriote souffrait d’une maladie de cœur due aux événements de 1831. C’est là qu’ils reçurent la lettre que Migourski leur adressait de sa forteresse. Il écrivait que, si pénible que fût pour lui tout ce qu’il avait éprouvé et ce qui l’attendait encore, il était heureux d’avoir souffert pour sa patrie, il ne désespérait d’ailleurs pas de la sainte cause à laquelle il avait sacrifié une partie de sa vie, prêt à donner ce qui lui restait ; il disait enfin, que, si demain il trouvait une nouvelle occasion d’agir, il ferait de même. Yatchevski, qui lisait la lettre tout haut, s’arrêta à cet endroit, empêché par les sanglots. Ce fut Wanda qui dut continuer la lecture. Migourski écrivait encore que quels que fussent ses plans et ses rêves au moment de sa dernière visite, qui resterait toujours parmi les plus radieux instants de sa vie, il ne saurait en parler dans les circonstances actuelles.

Wanda et Albine comprirent chacune à sa manière le sens de ces mots et ne firent part à personne de leur intime pensée. Vers la fin de la lettre, Migourski saluait tout le monde en adoptant le même ton badin qu’il prenait lorsqu’il parlait à Albine au moment de sa dernière visite ; il lui demandait si elle continuait à courir aussi vite, plus vite que son chien et à mimer tout le monde avec autant de perfection. Il souhaitait bonne santé au vieillard, prospérité à la maîtresse de maison dans toutes les affaires de ménage, un digne mari à Wanda, et à Albine la continuation de la même joie de vivre.

IV

 

La santé de M. Yatchevski empirant de plus en plus, toute la famille partit pour l’étranger en 1833. Wanda rencontra à Baden-Baden un riche émigré polonais qu’elle épousa. Le vieil Yatchevski ne se remit pas de son mal et bientôt mourut dans les bras d’Albine. Jusqu’au dernier moment, il refusa les soins de sa femme et ne put lui pardonner la faute qu’il avait commise en l’épousant.

Mme Yatchevski rentra avec Albine dans leur propriété.

Le principal intérêt de la vie d’Albine continuait à être Migourski ; à ses yeux c’était un héros et un martyr, à qui elle avait décidé de consacrer sa vie. Elle avait commencé à correspondre avec lui avant son départ à l’étranger. Elle avait écrit, au début, de la part de son père et, par la suite, personnellement.

Rentrée en Russie après la mort de son père, elle continua à correspondre avec le jeune homme. Enfin, quand elle eut dix-huit ans, elle déclara à sa belle-mère qu’elle avait pris la décision de partir pour Ouralsk afin de retrouver et d’épouser Migourski. Mme Yatchevski accusa devant elle le banni de vouloir par égoïsme améliorer sa situation en épousant une jeune file riche et en l’obligeant à partager son infortune. Albine en fut indignée ; elle déclara à sa belle-mère qu’il n’y avait qu’elle pour attribuer d’aussi vils projets à un homme qui avait tout sacrifié à son pays. Il avait, au contraire, à plusieurs reprises, refusé l’aide qu’elle lui avait offerte ; aussi, était-elle décidée sans rémission à aller le retrouver et l’épouser au cas où il consentirait à lui faire ce bonheur. Elle était majeure, avait sa fortune personnelle, sa part des trois cent mille ducats qu’un oncle défunt avait laissés à sa sœur et à elle ; aussi, rien ne pouvait la retenir.

Au mois de novembre de la même année, Albine prit congé de tous ses proches, qui se séparèrent d’elle comme de quelqu’un qui court à la mort, dans un pays moscovite, barbare et lointain. Elle monta avec sa vieille et fidèle Ludovique dans la petite voiture de son père, refaite à neuf pour ce long voyage, et partit.

V

 

Migourski était autorisé à vivre en dehors de la caserne. L’empereur Nicolas exigeait que les Polonais dégradés non seulement supportassent tout le poids de la rude vie de soldat, mais encore toutes les humiliations auxquelles, à cette époque, étaient en butte les simples troupiers. Heureusement, la majeure partie de ses sous-ordres comprenaient la malheureuse situation du dégradé et, en dépit des dangers auxquels ils s’exposaient, ne se conformaient pas, lorsqu’ils le pouvaient, à la volonté suprême. Le commandant du bataillon où était incorporé Migourski, soldat demi-lettré, sorti du rang, se rendait parfaitement compte de la situation faite à ce jeune homme instruit, riche, qui avait tout perdu ; aussi en avait-il pitié et était-il très tolérant à son égard. Migourski, de son côté, appréciait la bonhomie du commandant aux favoris blancs coupant son visage de soldat bouffi, et, pour s’acquitter de ses bons procédés à son égard, donnait des leçons de mathématiques et de français à ses fils qui se préparaient à l’École militaire.

La vie de Migourski à Ouralsk, qui durait déjà depuis six mois, n’était pas seulement monotone et triste, mais fort pénible. En dehors du commandant de bataillon, envers lequel il observait une attitude réservée, il n’avait de relations qu’avec un Polonais déporté, peu instruit, désagréable et trop dégourdi, qui faisait le commerce de poissons. Ce qui lui pesait le plus, c’était son manque d’endurance devant les privations. La confiscation de ses biens lui avait enlevé toutes ses ressources et il ne pouvait joindre les deux bouts qu’en vendant les quelques bijoux qui lui restaient.

L’unique, la grande joie de sa vie était sa correspondance avec Albine, dont l’image poétique et charmante, restée vivace dans son cœur depuis sa dernière visite à Rojanka, devenait de plus en plus radieuse dans son exil. Dans une de ses lettres, la jeune fille lui avait demandé, entre autres choses, ce que signifiaient ces paroles d’une de ses anciennes missives : Quels que fussent mes plans et mes rêves. Il lui avait répondu que rien maintenant ne l’empêchait plus d’avouer que son rêve le plus cher était de faire d’elle sa femme. Elle lui répondit qu’elle l’aimait. Il lui écrivit alors qu’elle aurait mieux fait de ne pas le lui dire, tellement il lui était pénible de penser ce qu’aurait pu être sa vie, alors qu’elle était maintenant devenue impossible. Elle répondit que non seulement c’était chose possible, mais chose certaine. Il refusa un sacrifice qu’il ne saurait accepter dans la situation où il se trouvait.

Peu après cette correspondance, il reçut un mandat de deux mille ducats. Par le timbre de la poste et par l’adresse, il comprit que c’était un envoi d’Albine ; il se souvint que dans l’une de ses premières lettres, il lui décrivait d’un ton badin combien il était heureux de pouvoir gagner par ses leçons l’argent qui lui était nécessaire pour s’acheter du thé, du tabac et même des livres. Replaçant le mandat dans une autre enveloppe, il le lui renvoya et, en quelques mots, la pria de ne pas troubler leurs pures relations par un envoi d’argent ; il l’assurait, du reste, qu’il avait tout ce qu’il lui fallait et qu’il était des plus heureux de se savoir une amie comme elle.

Sur ce, leur correspondance cessa.

Un jour de novembre, Migourski était occupé chez le lieutenant-colonel, commandant le bataillon, à donner la leçon à ses deux enfants, quand le tintement d’une clochette de poste se fit entendre et un traîneau s’arrêta devant le perron de la maison. Les enfants se précipitèrent pour voir qui arrivait. Migourski, seul dans la chambre, regardait la porte en attendant les enfants ; ce fut Mme la colonelle elle-même qui entra.

– Il y a une dame qui vous demande, fit-elle. Elle doit être de votre pays, car elle a tout à fait la tournure d’une Polonaise.

Si l’on avait demandé à Migourski : « Considérez-vous comme possible l’arrivée l’Albine ici ? », il eût répondu que c’était une chimère, et pourtant, au fond de son âme, il l’attendait.

Le sang lui afflua au cœur et, haletant, il courut jusqu’à l’entrée. Il y avait là une grosse femme grêlée qui dénouait un fichu de sa tête : derrière venait une autre femme. Entendant des pas derrière elle, elle se retourna vivement ; sous un capuchon, les yeux d’Albine, aux cils engivrés, brillaient pleins de bonheur. Le jeune homme était comme pétrifié, il ne savait que faire et que dire.

– José ! s’écria-t-elle, l’appelant du nom que lui donnait son père et qu’elle lança involontairement, puis elle l’entoura de ses bras, appuya son visage froid et empourpré contre celui de Migourski et se mit à rire et à pleurer.

Ayant appris qui était Albine et pourquoi elle était venue, la bonne colonelle l’accueillit chez elle et exprima l’intention de la garder jusqu’au jour de son mariage.

VI

 

Le brave colonel obtint l’autorisation de l’autorité supérieure. On fit venir d’Orenbourg un curé qui maria les deux fiancés. La colonelle servit de mère à la jeune fille, l’une des élèves de Migourski porta la sainte image et Brjozovski, le Polonais déporté fut garçon d’honneur.

Si étrange que cela paraisse, Albine, qui aimait passionnément son mari, ne le connaissait pas du tout ; ce ne fut qu’après le mariage qu’elle commença à faire sa connaissance. Il est certain qu’elle trouva dans cet homme en chair et en os pas mal de choses ordinaires et nullement poétiques, absentes de l’image qu’elle portait et choyait dans son imagination. Mais, en revanche, et précisément parce qu’elle avait affaire à un être vivant, elle y trouva des qualités simples et bonnes qui n’existaient pas dans l’être imaginaire. Elle avait entendu ses amis parler de la bravoure de Migourski à la guerre, savait le courage qu’il avait montré au moment de la perte de sa fortune et de sa liberté ; aussi se l’était-elle représenté comme un héros, vivant constamment d’une existence surnaturelle. Or dans la réalité, si robuste qu’il fût au point de vue physique et si brave au moral, il se trouvait être le plus doux des agneaux, le plus simple des hommes ; il avait toujours le même sourire d’enfant, perdu au milieu de ses lèvres voluptueuses, de sa barbiche et de ses moustaches blondes, qui l’avaient charmée à Rojanka, et cette pipe inextinguible qui devait lui être si particulièrement pénible pendant sa grossesse.

Migourski, à son tour, ne connut véritablement Albine qu’après son mariage et, pour la première fois, eut par elle l’idée de la femme. Celles qu’il avait connues avant le mariage ne pouvaient pas lui apprendre ce qu’était la femme ; et ce qu’il trouva en Albine, en tant que femme en général le surprit et l’aurait peut-être désillusionné de la femme en général, s’il n’avait éprouvé pour Albine, en tant qu’Albine, un sentiment particulièrement tendre et noble.

Il ressentait pour Albine, en tant que femme en général, une sorte de condescendance affable et un peu ironique, tandis que pour Albine, en tant qu’Albine, il éprouvait non seulement un amour tendre, mais aussi de l’adoration ; il avait conscience d’être son débiteur et le bonheur était immérité qu’elle lui avait donné.

Les Migourski étaient heureux par leur seul amour ; en concentrant leur affection l’un sur l’autre, ils éprouvaient au milieu des étrangers la sensation de deux êtres égarés et engourdis par le froid qui s’étaient réchauffés l’un par l’autre. La part que prenait à leur vie la bonne Ludovique dévouée jusqu’à la servilité, bougonnante, comique et amoureuse de tous les hommes, aidait à leur bonheur. Ils étaient également heureux par leurs enfants. Un an après leur mariage, ils eurent un fils, dix-huit mois plus tard, une fille. Le petit garçon était l’image de la mère ; mêmes yeux, même vivacité, même grâce. La fillette était un petit animal beau et bien portant.

Leur malheur venait de l’éloignement de leur pays et, surtout, de leur situation de constante humiliation. Albine en souffrait particulièrement. Lui, son José, son héros, son idéal, était obligé de se raidir devant chaque officier, de prendre la faction, en un mot, de se soumettre servilement. Enfin, les nouvelles de Pologne étaient des plus pénibles. Presque tous leurs parents et amis étaient déportés ou exilés. Pour eux-mêmes, la situation ne pouvait comporter aucune amélioration. Toutes les tentatives faites pour obtenir leur pardon, ou du moins l’élévation de Migourski au grade d’officier, étaient restées vaines. Nicolas Ier faisait passer des revues, des parades, fréquentait les bals masqués, y cherchait des intrigues, parcourait la Russie à bride abattue sans aucune nécessité, apeurant les gens et crevant les chevaux ; mais lorsque quelque téméraire osait, dans un rapport, lui demander un peu d’allégement au sort des décembristes[7] ou des Polonais, de ces déportés qui souffraient à cause de leur amour pour la patrie que lui-même glorifiait, la poitrine bombée, le regard fixe, il répondait : « Qu’ils servent encore… c’est trop tôt… » Comme s’il savait vraiment le moment où le temps serait venu d’être clément. Et tous ses courtisans, généraux, chambellans, ainsi que leurs femmes, gavés par lui, s’attendrissaient devant l’extraordinaire prévoyance et la sagesse de ce « grand homme ».

En somme, il y avait pourtant dans la vie des Migourski plus de joie que de peine.

Cinq ans se passèrent ainsi. Soudain, un terrible malheur les frappa : leur fillette tomba malade, puis, peu après, ce fut le tour du garçonnet. En l’absence des médecins, le petit, après avoir été durant trois jours en proie à une fièvre intense, mourut le quatrième ; deux jours après, la fillette mourut également.

Si Albine ne s’était pas jetée dans l’Oural, c’est qu’elle ne pouvait pas penser sans terreur à ce que deviendrait son mari en apprenant son suicide. Mais elle n’en supportait pas moins difficilement la vie. Si active autrefois, elle abandonnait maintenant tous les soins du ménage à Ludovique. Elle demeurait de longues heures les yeux fixes, ou bien, se levant en sursaut, courait dans sa chambrette, et là, sans répondre un mot aux paroles de consolation de son mari et de la bonne, pleurait en silence en les suppliant de ! a laisser seule.

En été, elle allait sur la tombe de ses enfants et meurtrissait son cœur à la pensée de ce qu’ils avaient été et de ce qu’ils auraient pu être. Elle était surtout torturée par cette idée que ses enfants auraient vécu s’ils avaient habité la ville où le secours du médecin était possible.

« Pourquoi cela ? songeait-elle : José et moi ne demandions rien à personne ; notre seul désir était de vivre comme ont vécu nos aïeux ; pour moi, je n’aspirais qu’à vivre avec lui, à l’aimer, à chérir mes enfants, mes petits, et à les élever… et voilà qu’on le torture, qu’on le déporte, et qu’on m’enlève, à moi, ce qui m’est plus cher que la lumière. Pourquoi ? Pourquoi ? » demandait-elle aux hommes et à Dieu.

Elle ne pouvait même se représenter la possibilité d’une réponse quelconque, et, en dehors de cette réponse, la vie n’avait pour elle aucun sens, elle s’était arrêtée. La misérable vie d’exil qu’elle savait naguère embellir par sa grâce et son goût était devenue insupportable non seulement à elle, mais aussi à Migourski, qui souffrait pour elle et ne savait comment la consoler.

VII

 

Ce fut dans ces pénibles moments qu’arriva à Ouralsk un Polonais du nom de Rosolovski, qui avait participé à l’élaboration du projet hardi poussant à la révolte et à l’évasion des déportés sibériens, organisées à cette époque par un prêtre exilé du nom de Sirotsinski. Comme l’avait été Migourski et les milliers d’autres déportés, dont le seul crime était de vouloir rester ce qu’ils étaient, c’est-à-dire Polonais. Rosolovski fut fustigé et incorporé dans le bataillon où était Migourski.

Le nouvel arrivé, ancien professeur de mathématiques, était un homme long, légèrement voûté, maigre. Il avait les joues caves et le front rembruni. Dès le premier soir de son arrivée, assis devant une tasse de thé, chez les Migourski, il se mit naturellement à conter de sa voix basse, lente, l’affaire pour laquelle il avait si cruellement souffert. L’abbé Sirotsinski avait formé une société secrète dont les ramifications tenaient toute la Sibérie et dont le but était de soulever les soldats, les forçats et les déportés à l’aide des Polonais incorporés dans les régiments de cosaques et de fantassins, de s’emparer, à Omsk, de l’artillerie et de libérer tout le monde.

– Était-ce donc possible ? demanda Migourski.

– Très possible. Tout était prêt, fit Rosolovski, fronçant les sourcils.

Il développa tranquillement tout le plan et toutes les mesures qui avaient été prises pour le saut des conspirateurs au cas où la tentative échouerait. Le succès eût été certain si deux scélérats ne les avaient trahis. À en croire Rosolovski, l’abbé était un homme de génie et d’une grande force d’âme ; aussi était-il mort en héros et en martyr.

Rosolovski continua le récit, de sa voix impassible, en donnant tous les détails du supplice auquel il dut assister, sur l’ordre des autorités, avec tous ceux qui participèrent au complot.

– Deux bataillons placés sur deux rangs formaient un long couloir. Chaque soldat était muni d’un bâton flexible, de la grosseur d’un tiers de canon de fusil, dont le modèle avait été approuvé par le tsar. Le premier amené fut le docteur Chakalski. Deux soldats le tenaient, tandis que les autres frappaient de leurs bâtons son dos nu au moment où il passait à leur niveau. Je n’eus conscience de ce châtiment qu’au moment où l’infortuné s’approcha de l’endroit où je me tenais ; jusqu’alors je n’entendais qu’un roulement de tambour et ne compris la torture qu’au moment où j’entendis le sifflement des bâtons et le bruit qu’ils faisaient en frappant la chair. Je vis les soldats le traîner à l’aide de leur fusil, tandis qu’il marchait en tressaillant et en tournant la tête tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Lorsqu’il arriva devant nous, j’entendis un médecin russe dire au soldat : » Ne le frappez pas trop fort, ayez pitié. » Mais il frappait toujours ; lorsqu’il revint devant moi il ne marchait plus, on le traînait. Son dos était horrible à voir, je fermais les yeux ; il tomba, on l’emporta. Puis ce fut le tour du deuxième, du troisième, du quatrième. Tous tombaient et étaient emportés, les uns morts, d’autres à peine vivants, nous étions obligés de rester là et de regarder. L’exécution dura pendant six heures, de huit heures du matin jusqu’à deux heures. Le dernier était Sirotsinski lui-même. Il y avait longtemps que je ne l’avais vu ; je ne l’aurais pas reconnu tellement il avait vieilli. Sa face glabre était toute ridée et d’une couleur verdâtre, son corps mis à nu était maigre, jaune, ses côtes faisaient saillie. Comme les autres, il tressaillait à chaque coup et relevait la tête ; il ne poussait aucun gémissement, mais priait à haute voix : Miserere mei, Deus, secundum magnam misericordiam tuam.

– Je l’ai entendu de mes propres oreilles, fit vivement Rosolovski.

Et, les lèvres closes, il se mit à souffler du nez.

Ludovique, assise près de la fenêtre, sanglotait.

– Quelle nécessité de conter tous ces détails !

– Des bêtes fauves ! s’écria Migourski en jetant sa pipe.

Il se leva brusquement et, d’un pas rapide, passa dans la chambre à coucher noyée dans l’obscurité. Albine restait les yeux fixés, comme pétrifiée.

VIII

 

Le lendemain, en rentrant de l’exercice, Migourski fut étonné et joyeux en voyant sa femme qui, comme jadis, venait à sa rencontre d’un pas léger, le visage rayonnant. Elle le conduisit dans la chambre à coucher.

– Maintenant, écoute, José.

– J’écoute, qu’y a-t-il ?

– Je n’ai pas dormi de la nuit en songeant au récit de Rosolovski. Je suis décidée. Je ne puis continuer à vivre ainsi, je ne peux plus rester ici. Plutôt mourir que rester.

– Mais que faire ?

– Fuir !

– Fuir ? Comment ?

– J’ai tout pesé, écoute.

Elle lui fit part du plan qu’elle avait imaginé pendant la nuit. Son mari quitterait la maison à la tombée de la nuit et laisserait sur les bords de l’Oural son manteau et, sur le manteau, une lettre annonçant son suicide. Tout le monde penserait qu’il s’était noyé. On le chercherait, il y aurait échange de paperasses dans les bureaux, alors qu’il demeurerait caché. Elle le cacherait si bien que personne ne le découvrirait. Tout un mois pourrait se passer ainsi, et, lorsque tout se serait bien calmé, ils en profiteraient pour s’enfuir.

Le plan parut tout d’abord irréalisable à Migourski. Mais vers la fin de la journée, il était ébranlé par la conviction de sa femme. Du reste, il avait encore pour céder un autre motif : en cas d’échec, un châtiment du genre de celui dont avait parlé Rosolovski ne menaçait que lui seul, alors que le succès pouvait libérer sa femme. Il voyait combien la vie lui était pénible ici depuis la mort de leurs enfants.

Rosolovski et Ludovique furent initiés à leur projet, après de longs conciliabules, de nombreux changements, le plan de l’évasion fut établi. Tout d’abord, il fut décidé que Migourski, après son simulacre de suicide, fuirait seul et à pied. Albine devait partir en voiture et le rejoindre à un endroit convenu. Tel fut le premier plan. Mais lorsque Rosolovski eut conté toutes les malheureuses tentatives d’évasion qui avaient échoué en Sibérie pendant les cinq dernières années (un seul réussit à s’enfuir), Albine proposa un autre plan.

José, caché dans la voiture, voyagerait avec elle et Ludovique jusqu’à Saratov. Là, changeant de vêtement, il suivrait à pied les bords de la Volga et, à un point désigné, s’embarquerait dans une yole qu’elle louerait à Saratov, tous trois ensemble descendraient la Volga jusqu’à Astrakan, et se rendraient en Perse par la Caspienne. Ce plan fut approuvé par tout le monde, Rosolovski en tête. Une difficulté toutefois se présentait, c’était de ménager dans la voiture une cachette qui n’attirerait pas l’attention des autorités et pourrait dissimuler un homme.

Entre temps, Albine, qui était allée sur la tombe de ses enfants, exprimait à Rosolovski sa douleur d’être obligée d’abandonner en pays étranger les restes de ses petits. Celui-ci, après un instant de réflexion, dit :

– Demandez l’autorisation d’emporter avec vous les cercueils des enfants ; on vous l’accordera.

– Non, je ne le veux ni le peux ! fit Albine.

– Demandez-le, tout est là. Nous ne prendrons pas les cercueils et la grande caisse que nous construirons à cette intention servira à Joseph.

Tout d’abord, Albine écarta cette proposition, car il lui était pénible de mêler ses enfants à une supercherie. Mais lorsque Migourski eût approuvé gaiement ce projet, elle consentit à son tour.

Le plan fut donc définitivement arrêté ainsi : Migourski devait faire ce qu’il fallait pour convaincre les autorités qu’il s’était noyé. Lorsque sa mort serait reconnue, Albine adresserait une requête demandant l’autorisation de retourner dans son pays en emportant avec elle les cendres de ses enfants. Munie de cette autorisation, elle simulerait l’enlèvement des cercueils, et Migourski s’installerait dans la caisse ménagée à cet effet.

Le voyage se poursuivrait ainsi jusqu’à Saratov où devait se faire l’embarquement. Dans le bateau José sortirait de la caisse et on irait vers la mer Caspienne et, de là, soit en Perse, soit en Turquie : ce serait la liberté.

IX

 

Les Migourski achetèrent une grande voiture sous prétexte de renvoyer leur bonne au pays, puis se mirent à construire une caisse aménagée de façon à pouvoir entrer et sortir sans attirer l’attention et demeurer couché sans manquer d’air. L’aide de Rosolovski pour cet agencement fut particulièrement précieuse, car il était excellent menuisier. Enfin, on fixa la caisse en arrière de la voiture de façon que la paroi touchant le caisson pût s’ouvrir et celui qui s’y trouvait s’allonger ayant une partie de son corps dans la caisse, l’autre, au fond de la voiture. Des trous furent aménagés et des nattes fixées par des cordes l’entourèrent de tous les côtés. La caisse s’ouvrait à l’intérieur de la voiture.

Quand tout fut prêt, Albine, pour dépister les autorités, se rendit chez le colonel et lui dit que son mari, tombé dans la mélancolie, avait essayé de se suicider. Elle craignait pour sa vie et sollicitait pour lui quelques jours de congé. Ses dons de comédienne la servirent cette fois à merveille.

La poignante anxiété qui se lisait sur son visage paraissait si naturelle que le colonel, ému, promit de faire tout ce qu’il pouvait. Puis, Migourski rédigea la lettre qui devait être retrouvée dans la manche de son manteau, et le soir fixé, s’en fut vers l’Oural, attendit la nuit, posa sur la rive son manteau avec la lettre et rentra chez lui à pas de loup. Une place lui avait été préparée au grenier. Au milieu de la nuit, Albine envoya Ludovique chez le colonel pour l’avertir que son mari, sorti depuis vingt heures, n’était pas encore rentré. Le matin, après qu’on lui eût apporté la lettre de son mari, elle courut chez le colonel, en proie au plus violent désespoir.

Une semaine plus tard, Albine envoya une requête pour demander l’autorisation de rentrer dans son pays ; le chagrin qu’elle montrait émouvait tous ceux qui la voyaient. On s’apitoyait sur le sort de cette malheureuse épouse et mère. Quand lui parvint l’autorisation de partir, elle adressa une deuxième supplique relativement à ses enfants. Les autorités, quoique étonnées de cette sentimentalité, lui accordèrent néanmoins cette nouvelle autorisation.

Le lendemain de la réception de ce deuxième avis, Rosolovski, Albine et Ludovique se rendirent au cimetière à la tombée de la nuit dans une voiture de louage avec la caisse qui devait contenir les cercueils. Après avoir prié devant les tombes, Albine se leva vivement, essuya ses larmes et dit à Rosolovski :

– Faites, moi, je n’en puis plus.

Et elle s’éloigna.

Rosolovski, aidé de Ludovique, déplaça la pierre tombale et remua la terre au-dessus des cercueils. Enfin, quand tout fut terminé, ils appelèrent Albine et s’en retournèrent avec la caisse remplie de terre.

Le jour du départ arriva. Rosolovski se réjouissait de la marche heureuse de l’entreprise. Ludovique avait fait cuire pour le voyage quantité de gâteaux et de pâtés ; elle disait que son cœur était déchiré à la fois par la joie et par la crainte. Migourski était heureux de la fin de sa captivité au grenier où il était enfermé depuis un mois et, par-dessus tout, de l’animation et de la joie que montrait Albine. Elle semblait oublier ses malheurs passés et tous les dangers futurs et, comme au temps de sa jeunesse, son visage rayonnait d’enthousiasme chaque fois qu’elle montait le voir.

À trois heures du matin, arriva le cosaque qui devait accompagner les deux femmes, puis le postillon et ses trois chevaux. Albine et Ludovique, un petit chien sur les bras, s’installèrent sur des coussins dans l’intérieur de la voiture. Le cosaque monta à côté du cocher. Migourski, habillé en paysan, était étendu dans la caisse.

On dépassa les dernières maisons de la ville et la bonne troïka partit à fond de train sur la route unie et solidement empierrée qui s’enfonçait au milieu de la steppe en friche et s’étendant à l’infini.

X

 

Le cœur d’Albine palpitait d’espoir et d’enthousiasme. Ne pouvant se contenir, elle montrait de la tête, avec un imperceptible sourire à Ludovique tantôt le large dos du cosaque, tantôt le fond de la voiture. Ludovique d’un air entendu, regardait devant elle sans sourciller, en plissant légèrement les lèvres.

La journée était claire ; de tous côtés s’étendait à l’infini le désert reluisant des steppes, argentées sous les rayons obliques du soleil matinal. Des deux côtés de la route, où résonnait comme sur l’asphalte le galop rapide des chevaux bashkirs apparaissaient les tertres des marmottes ; derrière chaque groupe se tenait un petit animal de garde qui après avoir signalé le danger par un sifflement strident, s’élançait dans sa tanière. On ne rencontrait que de rares voyageurs : une colonne de charrettes chargées de blé ou un Bashkir à cheval avec lequel notre cosaque échangeait rapidement quelques mots tartares.

À chaque relais les nouveaux chevaux que l’on prenait étaient frais, bien nourris et le bon pourboire que distribuait Albine aux cochers faisait, suivant leur expression, filer la poste.

Dès la première halte saisissant l’instant où le cocher emmenait les chevaux et où le cosaque entrait dans la cour du relais, Albine se pencha vers son mari, lui demanda comment il se trouvait et s’il avait besoin de quelque chose.

– Je suis très bien et je n’ai besoin de rien, je resterai facilement quarante-huit heures ainsi.

Vers le soir, on arriva dans le grand bourg de Dergatchi. Pour permettre à son mari de prendre un peu d’air et de détendre ses membres, Albine donna l’ordre de s’arrêter, non pas au relais, mais à l’auberge ; puis elle envoya aussitôt le cosaque acheter du lait et des œufs. La voiture fut mise sous l’auvent, et comme il faisait déjà sombre, Ludovique fut détachée pour guetter le retour du cosaque. Albine fit sortir son mari, lui donna à manger, et celui-ci put réintégrer à temps sa cachette.

On envoya chercher les chevaux et on repartit. Albine se sentait de plus en plus joyeuse et ne réussissait pas à contenir son enthousiasme ; elle ne pouvait parler qu’à Ludovique au cosaque ou au petit chien, mais elle ne se privait pas de s’amuser de tous les trois. Ludovique, malgré sa laideur, soupçonnant à chaque homme des visées amoureuses sur elle, elle se croyait aimée du robuste et bon cosaque dont le regard clair et la grande bonhomie plaisaient aux deux femmes. Albine s’amusait du petit Trésor qu’elle menaçait du doigt chaque fois qu’il flairait la caisse de Ludovique et de sa coquetterie comique avec le cosaque, tout innocent d’entreprise amoureuse. Incitée par le danger, par le commencement de la réalisation de son plan, par l’air vif de la steppe, la jeune femme ressentait une allégresse et une gaieté enfantine qu’elle n’avait pas éprouvées depuis longtemps. Migourski entendant le joyeux bavardage de sa femme, oubliait la grande gêne qu’il éprouvait, la chaleur et la soif qui le faisaient souffrir et se réjouissait de sa joie.

Vers la fin de la deuxième journée, on commençait à distinguer dans la brume de vagues formes : c’était la ville de Saratov et la Volga. Le cosaque, dont les yeux étaient faits à la steppe, apercevait nettement le fleuve et les mâts qu’il montrait à Ludovique. Celle-ci naturellement, prétendait les voir. Albine ne distinguait rien, mais cria exprès à haute voix, en parlant à Trésor :

– Saratov, voici Saratov, voici la Volga, avec le dessein de l’annoncer à son mari.

XI

 

Sans entrer à Saratov, Albine donna l’ordre de s’arrêter sur la rive gauche de la Volga, dans le bourg de Pokrovskaïa juste en face de la ville. Elle espérait avoir le temps, durant la nuit, de converser avec son mari et même de le faire sortir de la caisse. Malheureusement, pour passer cette courte nuit de printemps, le cosaque s’était installé tout près dans un chariot vide placé sous un abri. Ludovique, qui, sur l’ordre d’Albine, était restée dans leur voiture, certaine que le cosaque ne s’éloignait pas à cause d’elle, clignait des yeux, riait et couvrait de son fichu son visage grêlé. Mais Albine ne riait plus et devenait de plus en plus inquiète de l’étrange attitude du cosaque.

À plusieurs reprises, durant cette nuit claire, Albine sortit de la chambre d’auberge par la porte de derrière. Mais le cosaque ne dormait toujours pas et demeurait assis dans le chariot vide. Ce ne fut que vers l’aube, alors que les coqs commençaient à se répondre, qu’Albine put échanger quelques paroles avec son mari. Étendu dans le chariot, le cosaque ronflait. Elle s’approcha doucement de la voiture, heurta la caisse.

– José ! fit-elle.

Pas de réponse.

– José ! José ! reprit-elle plus haut inquiète.

– Quoi ? qu’y a-t-il ? fit la voix endormie de Migourski.

– Pourquoi ne réponds-tu pas ?

– Je dormais, fit-il.

Au tremblement de sa voix, Albine comprit qu’il riait.

– Eh bien, faut-il sortir ?

– Impossible, le cosaque est là.

En prononçant ces paroles, elle regarda le cosaque.

Chose singulière, le cosaque ronflait mais ses bons yeux bleus étaient grands ouverts : il la regardait et ce ne fut qu’au choc de ce regard qu’il abaissa les paupières. « Est-ce une illusion, ou ne dort-il pas réellement ? » se demanda Albine, et aussitôt : « Non, c’est une idée », se dit-elle, et, se retournant vers la caisse :

– Prends patience encore un peu, fit-elle. As-tu faim ?

– Non, mais je voudrais bien fumer.

Albine jeta de nouveau un regard au cosaque.

Il dormait.

« Certainement, c’était une idée », songea-t-elle.

– Je vais aller immédiatement chez le gouverneur.

– Allons, va ; bonne chance !

Albine prit dans sa valise une de ses robes et rentra à l’auberge pour se changer.

Ayant revêtu sa plus belle robe, elle traversa la Volga. Sur le quai, elle prit une voiture et se fit conduire chez le gouverneur. La jeune et jolie veuve polonaise, toute souriante, parlant admirablement le français, plut beaucoup au vieux beau qu’était le gouverneur.

Il lui accorda toutes les autorisations qu’elle voulut et la pria de revenir le lendemain pour recevoir l’ordre écrit à l’adresse du chef de la ville de Tsaritsyn.

Heureuse du succès de sa requête et de l’impression qu’elle avait produite sur le gouverneur, Albine, pleine d’espoir, descendit la côte qui conduisait au port. Le soleil surplombait déjà les arbres de la forêt voisine et ses rayons jouaient sur la large nappe d’eau. À droite et à gauche, sur les collines, on voyait les pommiers tout en fleurs, tels de petits nuages blancs. Une forêt de mâts hérissait le fleuve et les voiles battaient au vent.

Arrivée dans le port, la jeune femme fit causer son cocher pour savoir si on pouvait louer un bateau pour aller à Astrakan. À ces mots, une dizaine de bateliers lui offrirent gaiement leurs services. Elle retint un de ceux qui lui inspirèrent le plus de confiance et se fit montrer le bateau. Celui-ci était pourvu d’un petit mât à voile qui permettait d’utiliser le vent. Pour le cas où il n’y aurait pas de brise, deux solides rameurs devaient y suppléer. Le brave pilote donna le conseil de conserver la voiture et de la placer sur le bateau après avoir ôté les roues.

– Elle tiendra juste et vous y serez plus à l’aise. Si grâce à Dieu, le temps est propice, nous serons dans cinq jours à Astrakan.

Albine convint du prix et dit au batelier de venir à l’auberge du bourg de Pokrovskaïa pour voir la voiture et recevoir les arrhes. Tout s’arrangeait mieux qu’elle ne l’avait espéré. Toute à son bonheur, elle traversa la Volga et revint à l’auberge.

XII

 

Le cosaque Danilo Lifanov était originaire de Strieletsk. Il avait trente-quatre ans, et allait terminer son service dans un mois. Sa famille se composait d’un grand-père de quatre-vingt-dix ans qui se souvenait encore de Pougatchev, de deux frères, de la femme de son frère aîné, qui avait été déportée en Sibérie à cause de sa croyance à la vieille foi de ses pères, de sa femme, à lui, de ses deux filles et de ses deux fils. Son père avait été tué à la guerre contre les Français : aussi était-il devenu le chef de la famille. Il y avait à la maison seize chevaux, deux douzaines de bœufs ; la famille possédait enfin une assez grande étendue de terres ensemencées de blé. Danilo avait d’abord servi à Orenbourg, puis à Kazan. Il restait fermement attaché à sa vieille croyance, ne fumait pas, ne se servait pas pour manger et boire des ustensiles de ceux qui n’avaient pas la même foi que lui, et observait rigoureusement le serment de fidélité juré au tsar. Dans tout ce qu’il faisait, il était ferme, lent et circonspect ; il exécutait les ordres de ses supérieurs avec toute l’attention dont il était capable, sans s’écarter un instant de ce qu’il croyait être son devoir.

Cette fois, il avait reçu l’ordre d’accompagner jusqu’à Saratov deux Polonaises et deux cercueils, afin que rien ne leur arrivât de fâcheux en route et pour qu’elles-mêmes se conduisissent bien. Il devait les remettre à Saratov aux autorités « en tout bien, tout honneur ».

C’est ainsi qu’il les avait conduites jusqu’à Saratov, elles, leur petit chien et leurs cercueils. Les deux femmes étaient douces aimables et, quoique Polonaises, n’avaient rien fait de mal. Or, le soir, à Pokrovskaïa, il avait vu le petit chien sauter à l’intérieur de la voiture, aboyer, agiter sa queue et entendu une voix sortir de dessous les sièges. L’une des Polonaises la plus âgée, apercevant le chien dans la voiture, se montra inquiète, saisit la bête et l’emporta.

« Ce n’est pas naturel », songea le cosaque, et il se mit aux aguets.

Lorsque la jeune Polonaise s’approcha de la voiture, il fit semblant de dormir et entendit nettement une voix d’homme sortir de la caisse. De bon matin il se rendit au poste et déclara que les femmes qu’on lui avait confiées ne se conduisaient pas comme elles le devaient et qu’elles emportaient un être vivant dans la caisse aux cadavres.

Lorsque Albine arriva devant l’auberge, certaine de la fin de leurs misères et de leur prochaine délivrance, elle fut surprise de voir près de la porte stationner une élégante voiture accompagnée de deux cosaques. Une foule se pressait devant la porte cochère, cherchant à voir ce qui se passait dans la cour.

Elle était si pleine d’espoir et d’énergie que la pensée ne lui vint même pas du rapport qu’il pouvait y avoir entre cette foule, cette voiture et elle. Elle entra dans la cour, aperçut des gens pressés autour de sa voiture et entendit l’aboiement violent de Trésor. Il était arrivé justement ce dont elle avait surtout eu peur. Devant la voiture se tenait un homme, au port majestueux, aux favoris noirs, sanglé dans un uniforme dont les boutons dorés éclataient au soleil, chaussé de bottes vernies. Il lançait des ordres brefs, de sa voix enrouée et impérieuse. Devant lui, entre deux soldats, vêtu en paysan, des brins de foin dans les cheveux, était son José qui haussait ses puissantes épaules comme pour se demander ce qui se passait autour de lui. Trésor, ne se doutant pas qu’il était la cause de tout ce malheur, aboyait furieusement contre le chef de la police.

Apercevant Albine, Migourski tressaillit, fit un mouvement pour s’élancer vers elle. Les soldats l’en empêchèrent.

– Ce n’est rien, Albine, ce n’est rien, fit Migourski avec son doux sourire.

– Ah ! voilà la petite dame elle-même, fit le chef de la police. Approchez donc ! Sont-ce là les cercueils de vos enfants, hein ? fit-il en désignant Migourski.

Albine ne répondit rien, mais, les deux mains crispées sur sa poitrine, la bouche ouverte, elle regardait avec terreur son mari.

Comme cela arrive toujours dans les moments décisifs de la vie, elle revécut dans ses souvenirs, en une seconde, un abîme de sentiments et de pensées, tout en n’arrivant pas encore à comprendre l’étendue de son malheur.

Le premier sentiment fut celui qu’elle connaissait depuis longtemps déjà : sa fierté offensée, à la vue de son mari, de son héros humilié devant ces hommes grossiers et barbares qui le tenaient en leur pouvoir.

« Comment osent-ils mettre la main sur lui, qui est le premier de tous les hommes ? » songea-t-elle d’abord.

La deuxième sensation fut la conscience du malheur accompli. Elle raviva le souvenir du plus grand malheur de sa vie : la mort de ses enfants.

Pourquoi ? Pourquoi ses enfants lui furent-ils ravis ? Pourquoi le malheur accable-t-il maintenant son mari, le plus aimé et le meilleur des hommes ? Alors elle se rappela le châtiment avilissant qui l’attendait et dont elle était seule la cause.

– Qu’est-il pour vous ? votre mari ? demanda le chef de la police.

– Pourquoi ? pourquoi ? cria-t-elle.

Et prise d’un rire hystérique, elle tomba sur la caisse jetée à côté de la voiture.

Toute secouée de sanglots, le visage inondé de larmes, Ludovique accourut :

– Ma petite maîtresse, ma chère petite maîtresse ! Par Dieu, il n’y aura rien ! répétait-elle, les yeux hagards, en la caressant.

On enchaîna Migourski et on l’emmena. En le voyant partir ainsi, Albine se précipita vers lui.

– Pardonne ! Pardonne-moi ! C’est moi seule qui suis coupable.

– On verra bien où est le coupable ! fit le chef de la police en l’écartant de la main.

Migourski fut conduit vers le fleuve, tandis qu’Albine, sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, le suivait, malgré les prières de Ludovique.

Pendant ce temps, le cosaque Danilo Lifanov se tenait auprès de la voiture et jetait de sombres regards, tantôt sur le chef de la police, tantôt sur Albine, tantôt sur ses pieds.

Quand Migourski fut parti, Trésor resté seul se mit à se frotter contre le cosaque en agitant sa queue ; il s’était habitué à lui durant le voyage. Soudain, le cosaque s’éloigna de la voiture, arracha son bonnet, le jeta avec violence sur le sol, écarta Trésor du pied et s’enfuit au cabaret. Là, il demanda de l’eau-de-vie, but toute la journée et toute la nuit ; il y laissa tout ce qu’il avait sur lui. La deuxième nuit seulement, recueilli dans un fossé, il avait cessé de penser à la question qui le torturait : Avait-il bien fait de dénoncer aux autorités le mari de la Polonaise ?

Migourski fut jugé et condamné pour son évasion à mille coups de bâton comme l’avaient été les Sibériens. Ses parents à lui, ainsi que Wanda, qui avaient de grandes relations à Pétersbourg, réussirent à obtenir une commutation de la peine. Il fut déporté à perpétuité en Sibérie, Albine le suivit.

Quant à Nicolas 1er, il était heureux d’avoir écrasé l’hydre de la révolution non seulement en Pologne, mais encore dans toute l’Europe : il était fier de n’avoir pas transgressé les traditions de l’autocratie russe et d’avoir soumis la Pologne pour le plus grand bien de sa patrie. Et des hommes, chargés de constellations, chamarrés de broderies, le couvraient de tant de louanges qu’il croyait sincèrement qu’il était un grand homme, que sa vie avait donné le bonheur à l’humanité en général et aux Russes en particulier, alors qu’il avait employé toutes ses forces à leur corruption et à leur abrutissement.

FIN

 

À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

Novembre 2009

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Dominique, Jean-Marc, PatriceC, Coolmicro et Fred.

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

Votre aide est la bienvenue !

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.



[1] Le Dosmostroï est un code matrimonial du temps d’Ivan le Terrible et dans lequel la femme n’occupe, par rapport à l’homme, qu’une place tout à fait subalterne.

[2] Boisson fermentée faite avec de l'orge.

[3] Bouillie de gruau mêlé de graisse.

[4] Vers fameux de Pouchkine.

[5] Couronne de nourrice.

[6] Grande voiture de voyage.

[7] Les conjurés qui ont fomenté la révolte militaire du 14 décembre 1825, à l'avènement de Nicolas Ier. (Note du traducteur.)