Ivan Sergueïevitch Tourgueniev

 

 

 

ASSEZ !

EXTRAIT DU JOURNAL
D'UN PEINTRE DÉFUNT

 

 

 

(1864)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » - http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

À propos de cette édition électronique

 

I

 

……………………………

 

II

 

……………………………

 

III

 

« Assez ! » me disais-je à moi-même, en gravissant péniblement le flanc d'une montagne escarpée qui s'élevait depuis les rives d'un fleuve paisible. « Assez ! » me répétai-je, en humant l'haleine résineuse d'un bosquet de sapins, particulièrement odorante dans la fraîcheur du crépuscule… « Assez ! » me dis-je de nouveau en m'asseyant sur un tertre moussu qui surplombait le fleuve, les yeux fixés sur les vagues sombres et paresseuses que dominaient les tiges vert clair des joncs… Assez, assez remué, assez erré : il est temps de rentrer en soi-même, de se prendre la tête à deux mains, et d'ordonner à son cœur de ne plus battre.

 

Suffit de se laisser griser par la caresse des sensations troubles et captivantes, de poursuivre chaque forme nouvelle du Beau, d'essayer de saisir le frisson par ses ailes puissantes et ténues… J'ai tout goûté…, vécu toutes les sensations… Je suis las…

 

Que me fait, à moi, le soleil levant, qui, à chaque instant, conquiert de nouveaux espaces du ciel et s'embrase comme une passion triomphante ? Que me fait le rossignol, qui se cache dans un buisson tout couvert de rosée, à deux pas de moi, dans le silence, dans la paix et dans l'éclat du soir, et me révèle sa présence par un chant magique ? On pourrait croire, à l'entendre, qu'il n'y a encore jamais eu de rossignol et qu'il est le premier qui chante le premier chant du premier amour… Toutes ces choses ont existé, pourtant, et se sont répétées des milliers de fois… Quand je songe qu'il en sera de même jusqu'à la fin des siècles, qu'il y a une règle immuable, une loi, eh bien, le dépit me gagne. Mais oui, le dépit !

IV

 

Ah ! j'ai bien vieilli ! Autrefois, rien de tel ne me serait venu à l'esprit… Je dis : autrefois, entendez aux jours heureux où je m'embrasais comme le soleil et chantais comme le rossignol.

 

Allons, il faut l'avouer : tout est devenu bien terne autour de moi et la vie n'a plus de couleur. Et d'ailleurs, la lumière qui éclaire tout et lui donne force et signification, la lumière qui rayonne du cœur de l'homme, cette lumière-là s'est éteinte en moi-même… Pas encore tout à fait, à vrai dire : elle est en veilleuse, elle sommeille à peine, sans éclat, sans chaleur.

 

Une fois, à Moscou, je me suis approché de la fenêtre grillagée d'une petite église vétuste et me suis appuyé contre elle : Il faisait nuit sous les voûtes basses ; une veilleuse oubliée clignotait faiblement de sa petite lumière rougeâtre devant une vieille icône. À peine distinguait-on les lèvres du saint visage, des lèvres sévères, douloureuses : une morne obscurité régnait tout autour, prête à étouffer sous sa pénombre le faible rayonnement de l'inutile lumière… À présent, mon cœur est comme cette lumière, comme ces ténèbres…

 

V

 

J'écris cela pour toi, mon unique, mon inoubliable amie, pour toi que j'ai quittée et que j'aimerai jusqu'à la fin de mes jours… Tu sais, hélas ! ce qui nous a séparés… N'en parlons pas aujourd'hui, veux-tu ?… Je t'ai quittée, mais ici, exilé dans ce désert, si loin de tout, je suis plein de toi, toujours sous ton charme, et je sens comme autrefois la douce pesanteur de ta main qui se pose sur ma tête penchée !

 

Pour la dernière fois, je me soulève hors du tombeau muet où je suis étendu et jette un regard attendri sur tout mon passé, tout notre passé… Plus d'espoir, point de retour, point d'amertume non plus. Point de regrets, et le souvenir, telle une divinité morte, monte, plus radieux que l'azur du ciel, plus pur que la première neige des sommets…

 

Mes souvenirs ne se bousculent pas en désordre, mais passent lentement, les uns après les autres, comme les silhouettes drapées des jeunes Athéniennes que nous avons tant admirées — t'en souvient-il ? — sur les bas-reliefs du Vatican.

 

VI

 

Je t'ai parlé de la lumière qui rayonne autour du cœur humain et éclaire tout. Et j'aimerais te rappeler le temps béni où cette lumière brûlait dans mon cœur. Écoute… et je te croirai assise devant moi, et que tu me regardes de tes tendres yeux, si attentifs qu'ils semblent presque farouches. Ô regard inoubliable ! Sur qui, sur quoi te poses-tu à présent ? Qui donc te reçoit dans son âme, toi qui sembles sortir de profondeurs ignorées, pareil à ces sources, mystérieuses comme toi, à la fois noires et claires, qui prennent naissance au fond de gorges étroites, sous la voûte des rocs… Écoute, bien-aimée…

 

VII

 

Cela se passait à la fin de mars, quelques jours avant l'Annonciation, peu après notre première rencontre. Sans soupçonner encore ce que tu allais être pour moi, je te portais déjà dans mon cœur, en secret… Il se trouva que je dus traverser l'un des plus grands fleuves de Russie. La glace ne remuait pas encore, mais était comme gonflée et noircie ; il dégelait depuis trois jours. La neige fondait partout, uniformément et sans bruit ; l'eau suintait de toutes parts ; un vent silencieux errait dans le ciel moite. La même lumière laiteuse éclairait la terre et le ciel ; point de brouillard et point de clarté : pas un contour ne se détachait sur la blancheur égale du fond ; tous les objets semblaient proches, mais confus. J'avais laissé ma voiture loin en arrière et marchais à pas rapides sur la glace, sans rien entendre, hors le bruit sourd de mes pas ; j'avançais, pénétré par les premières caresses, les effluves précoces du printemps… Un tourment joyeux et inexplicable soulevait tout mon être, se développait, grandissait à chaque pas, à chaque mouvement… Il m'entraînait, me pressait, et son élan était si puissant qu'en fin de compte je m'arrêtai, surpris, et jetai un regard curieux autour de moi, comme pour chercher un mobile extérieur à mon exaltation… Tout était silence, blancheur, engourdissement… Levant les yeux au ciel, j'aperçus une troupe d'oiseaux de passage… « Printemps ! Salut à toi ! m'écriai-je tout haut… Salut, vie, amour, bonheur ! » Et, au même instant, ton image s'illumina avec la violence et la grâce d'un cactus qui s'épanouit… Ton image surgit et resta là, belle et d'une netteté captivante… Alors, j'ai compris que je t'aimais… Rien que toi… Plein de toi…

 

VIII

 

Je pense à toi…, bien d'autres souvenirs, d'autres tableaux surgissent devant moi, et partout c'est toi, sur tous les chemins de ma vie, c'est toi que je rencontre. Parfois, je vois un vieux jardin russe couché sur la pente d'une colline, éclairé des derniers rayons du soleil couchant de l'été. Derrière les peupliers argentés paraît le toit de bois d'une gentilhommière avec raccroche-cœur fluet de la fumée vermeille qui monte d'une blanche cheminée. La porte de la palissade est entrebâillée, comme poussée par une main hésitante, et moi je reste là, j'attends, je regarde cette palissade, le sable de l'allée dans le jardin ; j'admire, je m'attendris, toutes mes sensations me paraissent extraordinaires, neuves, tout semble baigné d'une sorte de mystère tendre et lumineux ; je crois déjà entendre le bruissement d'un pas rapide ; je resté là, tendu, léger comme un oiseau qui vient de replier ses ailes, mais qui est prêt à s'élancer de nouveau ; mon cœur brûle, mon cœur frissonne de crainte et de joie devant le bonheur tout proche, devant le bonheur qui vole vers moi.

 

IX

 

Parfois aussi, je vois une vieille cathédrale, dans un pays lointain et beau. Des fidèles alignés se pressent à genoux. Les voûtes, hautes et nues, et les colonnes immenses qui montent en s'évasant soufflent un froid austère, propice à la prière, répandent une impression de pompe et de tristesse. Tu es là, à côté de moi, silencieuse, passive, comme si tu m'étais étrangère ; chaque pli de ta tunique reste immobile, sculpté ; les reflets bigarrés des vitraux multicolores reposent immobiles devant tes pieds sur les dalles usées. Et voilà que, secouant avec force l'air obscurci par l'encens, et nous secouant nous-mêmes, telle une lourde vague, roule le chant de l'orgue. Tu pâlis, tu te redresses ; ton regard m'effleure, glisse sur moi pour s'élever plus haut, vers le ciel, et seule, me semble-t-il, l'âme immortelle peut regarder ainsi et avec de tels yeux…

 

X

 

Parfois encore, je vois un autre tableau. Ce n'est plus un temple ancien qui nous écrase de son austère magnificence, ce sont les murs bas d'une petite chambre confortable où nous sommes isolés du monde entier. Que dis-je ! nous sommes seuls, seuls dans l'univers : plus rien de vivant hors nous deux ; derrière ces murs bienveillants, ce sont les ténèbres de la mort, le néant. Ce n'est pas le vent qui hurle, ni les torrents de pluie qui frappent à la fenêtre : c'est le Chaos qui se plaint et gémit ; ce sont ses yeux aveugles qui versent des larmes. Mais chez nous tout est calme, lumineux, chaud, accueillant : quelque chose d'amusant, de naïf comme un enfant, voltige autour de nous, tel un papillon, n'est-ce pas là ton impression ? Nous sommes l'un contre l'autre, nos têtes se touchent, nous lisons tous deux un bon livre : je sens une petite veine battre sur tes tempes, je t'entends vivre, tu m'entends vivre, ton sourire naît sur ma bouche avant de naître sur la tienne, tu réponds sans paroles à ma question silencieuse, tes pensées sont les miennes comme les deux ailes d'un même oiseau noyé dans l'azur du ciel… Les dernières cloisons sont abolies et notre amour est si calme, si profond, que rien ne nous sépare, que nous n'éprouvons même pas le besoin d'échanger une parole, un regard… Nous ne désirons que respirer ensemble, vivre ensemble, être ensemble…, sans même nous rendre compte que nous sommes ensemble…

 

XI

 

Ou bien j'imagine cette claire matinée de septembre où nous nous sommes promenés au jardin désert, mais encore fleuri, d'un château délaissé, sur les bords d'un grand fleuve étranger, à la lumière tendre d'un ciel sans nuages.

 

Comment exprimer tout ce que je sentais alors ?… Ce fleuve qui coulait comme un infini, cette solitude, ce calme, cette joie, cette sorte de tristesse enivrante, cette atmosphère de bonheur, cette ville inconnue et uniforme, les cris des corbeaux d'automne dans les arbres hauts, ces tendres paroles et ces tendres sourires, ces regards échangés, longs, doux et pénétrants, cette beauté en nous, autour de nous, de toutes parts, tout cela est plus grand que la parole humaine… Et ce banc où nous nous sommes assis en silence, la tête penchée par l'émotion, je me souviendrai de lui jusqu'à l'heure dernière. Autour de nous, tout était plein d'enchantement : les rares passants, avec leur bref salut et leur visage amène, les grandes barques qui glissaient doucement au fil de l'eau (il y avait un cheval dans l'une d'elles — t'en souvient-il ? — et il regardait, songeur, l'eau qui miroitait sous ses naseaux), le babillage puéril des petites vagues courtes, les chiens qui aboyaient au loin, et jusqu'à l'adjudant obèse et vociférant qui s'en prenait à des conscrits aux joues roses ; les malheureux garçons faisaient l'exercice tout à côté de nous, les coudes écartés et les jambes tendues, comme des échassiers. Nous sentions tous les deux qu'il n'y avait rien eu et qu'il n'y aurait jamais rien de plus sublime que ces instants… Mais foin de comparaisons ! Assez ! Assez !… Hélas ! oui, assez !…

 

XII

 

C'est la dernière fois que je me laisse aller à ces souvenirs. Je vais leur dire adieu, et pour toujours. C'est ainsi que l'avare admire pour la dernière fois sa fortune, son or, son trésor chéri, puis le recouvre de terre grise et humide. C'est ainsi que la mèche d'une veilleuse, prête à s'éteindre, luit soudain d'un éclat plus vif et retombe en cendre froide. De son trou, pour la dernière fois, la petite bête contemple le velours de l'herbe, le joli soleil, le tendre azur des eaux, puis rentre tout au fond, se roule en pelote et s'endort. Reverra-t-elle au moins en rêve le soleil, et l'herbe, et le tendre azur des eaux ?…

 

……………………………

 

XIII

 

Qui que nous soyons, le destin nous dirige avec une sévérité impassible. Au début, nous ne sentons pas sa poigne, absorbés que nous sommes par toutes sortes d'accidents, de sottises, par nous-mêmes enfin… Tant que l'on peut se créer des illusions, tant qu'on n'a pas honte de mentir, on peut vivre, on ose espérer. L'incomplète vérité (la question ne se pose même pas à l'égard de l'absolu), la parcelle de vérité qui nous est accessible nous clôt les lèvres incontinent, nous enchaîne les bras et nous réduit au néant. Alors, pour ne point tomber en cendres et sombrer dans l'inconscient — dans le mépris de soi-même —, l'homme n'a plus qu'un parti à prendre : se détourner de tout avec sérénité et dire : « Assez ! » Croiser ses faibles bras sur sa poitrine stérile et conserver l'ultime dignité qui lui demeure encore : la conscience de son néant. Pascal y fait allusion en qualifiant l'homme de « roseau pensant » et en déclarant que quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui. L'univers n'en sait rien. Fragile dignité ! Piètre consolation ! Quel que tu sois, mon malheureux compagnon d'infortune, tu auras beau te pénétrer de Pascal et le croire, jamais tu ne sauras réfuter les paroles terribles du poète : « La vie n'est qu'un fantôme errant ; l'homme n'est qu'un misérable comédien qui se pavane et s'agite durant son heure sur la scène et que l'on n'entend plus ensuite ; la vie n'est qu'une histoire racontée par un sot, plein de bruit et de fureur, mais ne signifiant rien. » Je viens de citer Macbeth ; j'évoque ses sorcières, ses spectres, ses visions… Hélas ! ce n'est point tout cela qui m'effraie, ni les fantasmagories d’Hoffmann, quelque aspect qu'elles puissent prendre… Ce qui me fait peur, c'est que précisément il n'y ait rien d'effarant, que l'essence de la vie soit mesquine, dépourvue de tout intérêt, plate comme une chaussée. Quiconque s'est imbu de cette idée-là, quiconque a bu de cette absinthe ne pourra plus jamais savourer le miel le plus doux, ni le bonheur le plus parfait ; le bonheur de l'amour, de l'union absolue, du don de soi le plus complet n'aura plus d'attrait pour lui. La petitesse de l’homme, sa vie éphémère anéantissent en lui toute dignité.

 

Il a aimé, s'est embrasé, a balbutié quelques pauvres paroles sur le bonheur qui ne finit jamais, sur les joies immortelles, et voilà déjà qu'il n'y a plus trace du ver qui a rongé sa langue desséchée ! C'est ainsi qu'au tard de l'automne, quand l'herbe couverte de givre paraît inanimée aux abords de la forêt dénudée, il suffit que le soleil perce un instant le brouillard et regarde fixement la terre refroidie pour que, de toutes parts, les moucherons volètent aussitôt. Ils jouent dans le rayon de soleil, s'agitent, s'élancent, redescendent et voltigent les uns au-dessus des autres… Le soleil se cache, et les moucherons tombent comme une pluie fine : c'est la fin de leur vie fugace !

 

XIV

 

Mais, dira-t-on, n'y a-t-il donc point de notions sublimes, de grands mots consolateurs : « Démocratie, Droit, Liberté, Humanité, Art ? » Ils existent, certes, et beaucoup d'hommes ne vivent que par eux et pour eux. Je crois tout de même que si Shakespeare revenait, il ne renierait pas son Hamlet, ni son Roi Lear… Son esprit perspicace ne découvrirait aucun changement dans les mœurs des hommes : le même tableau bariolé, avec une toile de fond peu complexe, se déroulerait devant ses yeux avec une monotonie inquiétante. La même légèreté, la même cruauté, la même soif de sang, d'or et de boue, les mêmes plaisirs mesquins, les mêmes souffrances stupides endurées au nom de… eh bien ! au nom de ces fadaises qu'Aristophane raillait il y a de cela deux mille ans. Des subterfuges grossiers attirent cette hydre à mille têtes qu'est la foule avec la même facilité qu'autrefois ; les manœuvres des gouvernements n'ont pas changé, pas plus que les habitudes d'esclavage et le naturel dans le mensonge… Bref, c'est toujours le même écureuil qui saute dans une roue que l'on ne s'est seulement pas donné la peine de repeindre.

 

De nouveau, Shakespeare ferait dire au roi Lear ces dures paroles : « Il n'y a point de coupables », ce qui signifie qu'il n'y a point de justes non plus ! Il déclarerait : « Assez ! » comme moi, et se détournerait des hommes. Si, une petite retouche peut-être : à la place de Richard, tyran tragique et taciturne, le génie satirique du poète éprouverait peut-être l'envie de peindre un autre despote, considérablement modernisé. De notre temps, le despote est capable de prendre au sérieux sa propre vertu, de dormir tranquille la nuit et de se plaindre d'un repas trop copieux, tandis que ses victimes, à moitié écrasées, essaient de se consoler en se l'imaginant sous les traits de Richard III poursuivi par les fantômes de ceux qu'il a fait périr…

 

Mais à quoi bon tout cela ?

 

À quoi bon vouloir prouver aux moucherons — en choisissant ses termes et en polissant son style — qu'ils ne sont que des insectes ?

 

XV

 

Mais l'art, me direz-vous… La beauté… Bien sûr, ces mots ont plus de force que tous ceux que je viens de citer, et il y a peut-être plus de réalité dans la Vénus de Milo que dans le droit romain ou les principes de 1789. On pourra m'objecter — et on l'a fait déjà tant de fois ! — que la beauté même est une convention, puisque le Chinois ne la conçoit pas de la même manière qu'un Européen. Ce n'est point la relativité de l'art qui m'inquiète, mais sa fragilité, sa corruptibilité, son néant. De nos jours, l'art est peut-être plus grand que la nature, car la nature n'a point de symphonie de Beethoven, de tableau de Ruysdaël, de poème de Gœthe, et, seuls, des pédants têtus et bavards de mauvaise foi peuvent prétendre encore que l'art imite la nature… Toutefois, à la longue, la nature prend sa revanche ; elle peut ne pas se presser, car elle aura sa part. Inconsciente et soumise à des lois implacables, elle ignore l'art, tout comme le bien ou la liberté ; éternellement mouvante, elle ne souffre rien de permanent, d'immortel… L'homme est le fils de la nature, mais son art est hostile à sa grand-mère, précisément parce qu'il s'efforce d'être permanent et immortel…

 

L'homme est le fils de la nature, mais la nature est mère de tout ce qui existe et n'a point de préférence : tout ce qui germe dans son sein n'existe que par rapport à un autre, à qui il doit céder sa place au bout d'un certain temps ! Peu importe à la nature ce qu'elle crée et détruit, pourvu que la vie continue et que la mort ne perde pas ses droits… Indifférente à tout ce qui se passe, elle étend la même patine sur les contours divins du Zeus de Phidias et le simple galet, tout comme elle permet aux mites de dévorer les strophes précieuses de Sophocle.

 

Il est vrai que l'homme la seconde dans son œuvre de destruction. Mais n'est-ce point encore la même force aveugle de la nature qui brandit le gourdin insensé du barbare contre la face radieuse d'Apollon, qui lui inspire ses cris sauvages quand il mutile un tableau du divin Apelle ? Comment pourrions-nous donc, faibles humains que nous sommes, maîtriser cette force naturellement muette, sourde et aveugle, cette force qui ne se donne même pas la peine de célébrer ses triomphes et va simplement de l'avant, dévorant tout sur son passage ? Comment saurions-nous résister à l'assaut éternel de ces vagues pesantes, grossières et jamais lasses ? Comment croire, enfin, à l'importance et à la dignité de ces images fragiles que nous modelons au bord du précipice dans une matière essentiellement corruptible ?

 

XVI

 

Ainsi va le monde… Mais Schiller a dit : « Seul l'éphémère est beau », et la nature elle-même, dans ses métamorphoses successives, n'est pas étrangère à la beauté. N'est-ce pas elle qui décore avec tant de minutie les plus fugaces de ses créatures ? Ne donne-t-elle pas aux pétales des fleurs et à l'aile du papillon leurs couleurs éclatantes, leurs contours graciles ? La beauté n'a pas besoin d'exister immuablement pour être éternelle — un instant lui suffit.

 

Fort bien. Il se peut que tout cela soit exact, mais dès que l'homme est exclu, dès qu'il n'y a plus de personnalité il n'y a point de liberté : l'aile flétrie du papillon renaît au bout de mille ans, mais c'est toujours la même aile, et détachée du même papillon. C'est une répétition implacable et régulière, impersonnelle et absolue… L'homme ne se reproduit pas comme le papillon, et l'œuvre de ses mains, son art, sa libre création, disparaît une fois pour toutes quand on la détruit…

 

« Créer est le propre de l'homme… » Mais n'est-il pas étrange et effrayant de dire « nous créons »… pour une heure ; comme ce calife qui, dit-on, régna soixante minutes ?

 

C'est cela notre privilège et notre malédiction : chacun de ces créateurs, pris à part, est précisément lui-même et pas un autre : il est ce « je » que l'on dirait conçu avec préméditation, selon un plan prévu d'avance ; chacun se doute plus ou moins de son importance, se sent apparenté à quelque chose de grand et d'éternel, mais n'existe qu'un instant et pour un instant[1]. Enlisé que tu es dans la vase, essaie de te dépêtrer et d'atteindre le ciel.

 

Les plus grands sont précisément ceux qui sont conscients de cette essentielle contradiction ; mais, s'il en est ainsi, permettez-moi de vous demander si les termes de « plus grand » et de « grand » sont bien appropriés…

 

XVII

 

Que dire alors de ceux à qui ces mots ne peuvent s'appliquer, même dans la signification restreinte que leur donne le faible langage des hommes ? — Que dire des travailleurs de second et de troisième ordre, des hommes d'État, des savants, des artistes — des artistes surtout ? Que faire pour les obliger à secouer leur lourde paresse, leur morne indécision ? Pour les attirer de nouveau sur le champ de bataille, quand ils sont obsédés de l'idée que toute activité qui se propose un but plus élevé que le pain quotidien est vaine et fastidieuse ? Quelles couronnes pourraient encore les tenter lorsqu'ils se sont rendu compte de l'insignifiance de tous les lauriers et de toutes les épines ? Comment les forcer à braver de nouveau les lazzi de la « foule glacée » ou le « jugement du sot » : le vieux sot qui ne leur pardonne pas de s'être détournés des idoles d'hier, et le jeune qui voudrait qu'ils fassent comme lui et se jettent à plat ventre devant les idoles d'aujourd'hui ? Pourquoi donc iraient-ils dans ce marché de fantômes, à cette foire où le marchand et l'acquéreur se volent mutuellement, où l'on parle si haut, où il règne un tel bruit, mais où tout est si pauvre et mesquin ? Pourquoi donc, « las jusqu'à la moelle des os », iraient-ils encore se traîner dans cet univers où les peuples se conduisent comme ces fils de paysans, qui, les jours de fête, se vautrent dans la boue pour récolter une poignée de noix vides ou béent d'admiration devant une image d'Épinal grossièrement barbouillée ; dans cet univers où seul existe ce qui ne devrait pas exister, où chacun, assourdi par ses propres cris, court vers un but qu'il ignore et ne peut comprendre ?

 

Non… non… Assez !… assez !… assez !…

 

XVIII

 

… The rest is silence ……………………

 

1864









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Avril 2005

 

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[1] Comment ne pas citer ici les paroles de Méphistophélès :

Er (Gott) findet sich in einem ewgen Glanze,

Uns hat er in die Finsterniss gebracht.

Und auch taugt einzig Tag und Nacht