Ivan Sergueïevitch Tourgueniev
POÈMES EN PROSE
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(1879 - 1882)
Table des matières
« Ô FRAÎCHEUR, Ô BEAUTÉ DES ROSES D'AUTREFOIS… »
À propos de cette édition électronique
J'ai lu une poésie, il y a longtemps, oh ! bien longtemps. Je l'oubliai très vite…, mais le premier vers m'est resté en mémoire :
Ô fraîcheur, ô beauté des roses d'autrefois…
Aujourd'hui, c'est l'hiver ; le gel a saupoudré de frimas les vitres de ma croisée ; une bougie solitaire brûle dans ma chambre obscure. Je me suis blotti dans un coin de la pièce, et le souvenir scande inlassablement :
Ô fraîcheur, ô beauté des roses d'autrefois…
Je me vois assis à la croisée basse d'une maison de banlieue russe. Le soir d'été s'évanouit doucement, se fond avec la nuit, dans une odeur de réséda et de tilleul. Une jeune fille se tient sur le rebord de la fenêtre, appuyée sur son bras tendu en avant. Sa tête est penchée sur son épaule, elle interroge le ciel, en silence, comme si elle guettait l'apparition de la première étoile. Que de simplicité et d'inspiration profonde dans son regard rêveur ! Que de douceur et d'innocence sur ses lèvres entrouvertes pour une question inexprimée ! Son sein à peine éclos et vierge d'émotion se soulève si tendrement, et son jeune profil est si pur et touchant. Je n'ose point lui adresser la parole, mais elle m'est si chère… Dieu, que mon cœur bat vite !
Ô fraîcheur, ô beauté des roses d'autrefois…
Il fait toujours plus sombre… La bougie crépite, des ombres fugaces hésitent sur le plafond bas, le gel grince et s'irrite derrière le mur. Je crois percevoir un ronchonnement sénile et monotone :
Ô fraîcheur, ô beauté des roses d'autrefois…
Voilà que d'autres visions paraissent et s'évanouissent… La joyeuse rumeur d'une vie de famille, au village. Deux petites têtes blondes, appuyées l'une contre l'autre, me regardent, espiègles, avec leurs yeux clairs ; un rire, vivement maîtrisé, secoue leurs joues roses ; leurs mains sont liées dans une caresse ; leurs voix jeunes et bonnes se couvrent et se répondent. Un peu plus loin, dans la pénombre hospitalière de la pièce, d'autres mains, jeunes aussi, entremêlent leurs doigts sur les touches d'un piano vieillot. Et la valse de Lanner n'arrive pas à dominer le murmure patriarcal de la bouilloire…
Ô fraîcheur, ô beauté des roses d'autrefois…
La bougie vacille et s'éteint… Qui est-ce qui tousse là-bas d'une voix sourde et rauque ? Recroquevillé sur lui-même, mon vieux chien se blottit et frissonne à mes pieds — mon seul compagnon… J'ai froid… Je gèle…, et ils sont tous morts… tous…
Ô fraîcheur, ô beauté des roses d'autrefois…
Septembre 1879.
Arrête-toi ! Je veux te conserver à tout jamais telle que tu m'apparais à l'heure présente !
Le dernier son de l'inspiration s'est tu sur tes lèvres entrouvertes. Tes yeux ne brillent plus, ne lancent plus d'éclairs. Ils se ternissent, alourdis de bonheur, conscients d'avoir exprimé la beauté, cette beauté que poursuivent tes bras tendus, triomphants et las !
Quelle est cette lumière — plus pure que l'éclat du soleil — qui se répand sur tout ton corps et sur les moindres plis de tes draperies ?
Quel est ce Dieu de qui le souffle amoureux rejette en arrière ton opulente chevelure ?
Son baiser brûle sur ton front, pur et blanc comme le marbre !
L'énigme est dévoilée !… Mystère de la poésie, de la vie, de l'amour !… C'est cela l'immortalité !… Il n'y en a point, il n'en faut point d'autre !… Tu es immortelle en cet instant.
Mais il passe, et tu redeviens une pincée de cendre, une femme, une enfant… Que t'importe ! — Tout à l'heure, tu étais plus grande que tout ce qui passe. — Et ton heure ne finira jamais.
Arrête-toi ! Et permets-moi de communier à ton immortalité, laisse choir dans mon âme un reflet de ta vie éternelle !
Novembre 1879.
Je me tenais immobile, face à une chaîne de montagnes splendides, disposées en demi-cercle ; une forêt jeune et verte les couvrait de haut en bas.
Au-dessus de ma tête, le ciel bleu du midi ; les rayons du soleil se jouaient au zénith ; en bas, les ruisselets s'interpellaient allègrement, à moitié cachés sous l'herbe.
Et je me souvins de la légende d'un vaisseau grec qui voguait sur la mer Égée, au premier siècle après la Nativité.
Il était midi… Un temps calme. Et soudain, une voix proféra nettement juste au-dessus de la tête du pilote : — Quand tu passeras devant les îles, tu t'écrieras, bien haut : « Il est mort, le grand Pan ! »
Le pilote fut surpris…, et effrayé, mais lorsque le navire vogua au large des îles, il obéit et s'exclama :
« Il est mort, le grand Pan ! »
Et aussitôt, des gémissements, des cris, de longues plaintes s'élevèrent du rivage, pourtant inhabité :
« Il est mort ! Il est mort, le grand Pan ! »
Je me souviens de cette légende…, et une idée singulière me traversa l'esprit : « Si je lançais l'appel ? »
Mais il régnait autour de moi une telle allégresse qu'il était interdit d'invoquer la mort, aussi criai-je de toute la force de mes poumons :
« Le grand Pan est ressuscité ! »
Aussitôt — ô prodige ! — des rires juvéniles, des éclats de voix joyeux, toute une rumeur vibrante houla dans l'amphithéâtre des montagnes couronnées de verdure :
« Il est ressuscité ! Pan est ressuscité ! »
La nature entière parut s'animer, s'esclaffer, plus haut que le soleil, plus allègrement que les ruisseaux qui s'interpellaient sous l'herbe… Le bruit d'une course légère… La blancheur marmoréenne des tuniques secouées par la brise, le vif incarnat des corps dénudés, scintillant à travers la verdure… Des nymphes, des dryades et des bacchantes dévalaient les flancs des montagnes…
Elles apparurent, d'un seul coup, à toutes les lisières. Leurs cheveux flottaient sur leurs têtes divines ; leurs bras harmonieux levaient des couronnes de fleurs et des timbales, et le rire, le rire chatoyant de l'Olympe courait et roulait derrière elles…
Une déesse les précède. Elle est plus haute et plus belle que ses compagnes ; elle porte un carquois derrière l'épaule, un arc dans ses deux mains, un croissant d'argent sur les cheveux.
Diane, est-ce toi ?
Tout soudain, la déesse s'arrête, et les nymphes l'imitent. Les rires se taisent. Une pâleur mortelle envahit les joues de la divinité ; ses jambes se pétrifient ; une terreur sans nom entrouvre ses lèvres et élargit ses yeux, dirigés dans le lointain… Qu'a-t-elle vu ? Que regarde-t-elle ?
Je me retournai et prolongeai la ligne de son regard…
Tout au bord du ciel, au-delà de la lisière basse des terres, une croix d'or rougeoyait sur le clocher blanc d'une église chrétienne… Et la déesse l'avait aperçue.
J'entendis, derrière mon dos, un soupir inégal et prolongé, comme la vibration d'une corde qui se rompt… Quand je me retournai, il n'y avait plus trace de nymphes… Les arbres étaient aussi verts qu'avant et, seulement par endroits, des volutes blanches s'évanouissaient, à peine visibles à travers le réseau étroit des branches. Étaient-ce les tuniques des nymphes ou la buée qui s'élevait du fond de la vallée ?… Je l'ignore.
Mais j'ai tant regretté les déesses disparues !
Décembre 1878.
Nous sommes deux dans cette chambre : mon chien et moi… Dehors, la tempête hurle et sanglote.
La bête me fait face et me regarde droit dans les yeux.
Et moi je la fixe de même.
Elle a l'air de vouloir me dire quelque chose. Elle est muette. Elle ne parle point et ne se comprend pas elle-même. Mais moi je la comprends.
Je sais que la même émotion nous habite et qu'il n'y a point de différence entre nous. Nous sommes faits de la même matière, et la petite flamme qui palpite en moi vacille également en elle.
La mort va venir et secouer son aile énorme et glacée.
« C'est fini. ».
Et plus jamais personne ne saura quelle était la petite flamme qui brûlait en nous.
Ce ne sont pas un homme et une bête qui s'entre-regardent.
Mais deux paires d'yeux tout pareils qui s'interrogent.
Et dans chacune d'elles la même vie se blottit frileusement contre l'autre.
Février 1878.
Oh ! comme chaque jour qui passe est vide, morne et fastidieux ! Comme il laisse peu de traces ! Et que la course des heures est stupide !
Pourtant, l'homme est avide de vivre ; il y tient ; il a foi en lui-même, dans son existence, dans son avenir… Ô, combien d'espoirs il fonde sur demain !
Mais pourquoi s'imagine-t-il donc que le jour qui s'annonce ne ressemblera point à celui qu'il vient de vivre ?
Il n'y songe même pas. D'ailleurs, il n'aime pas réfléchir — et il fait bien.
« Demain, demain ! » se console-t-il jusqu'à ce que ce demain le jette dans la tombe.
Et, une fois qu'on y est, l'on ne réfléchit plus — qu'on le veuille ou non.
Mai 1879
À l'heure du doute, lorsque, sombre, j'interroge le destin de ma patrie, tu es ma seule consolation, mon unique soutien, ô langue russe, grande, forte, libre et franche ! Sans toi, comment ne pas désespérer de ce qui se passe chez nous ? Mais il n'est pas possible de croire qu'une telle langue n'ait pas été donnée à un grand peuple !
Juin 1882.
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Avril 2005
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