Ivan Sergueïevitch Tourgueniev

 

 

 

LE CHANT DE L'AMOUR TRIOMPHANT

 

 

 

(1881)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » - http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

 

 

Dédié à la mémoire de

GUSTAVE FLAUBERT

 

 

LE CHANT DE L'AMOUR TRIOMPHANT

 

1542

 

 

Wage Du zu irren und zu träumen !

Schiller.

 

Voici, ce que j'ai lu dans un vieux manuscrit italien :

 

I

 

Vers le milieu du XVIe siècle, à l'époque où Ferrare s'épanouissait sous le sceptre de ses ducs, protecteurs magnifiques des arts et des poètes, il y avait dans cette cité deux jeunes gens : Fabius et Mucius. Unis par des liens étroits de parenté, de même âge, les deux jeunes hommes ne s'étaient presque jamais séparés : une amitié de cœur les avait attachés l'un à l'autre dès la première enfance, et la communauté de leur destin n'avait fait que resserrer ces nœuds.

 

Fabius et Mucius appartenaient à des familles de vieille souche ; ils étaient riches, libres et n'avaient point de femmes ; leurs goûts et leurs inclinations étaient sensiblement les mêmes. L'un était peintre et l'autre musicien. La vieille cité était fière d'avoir donné le jour à ces deux artistes qui passaient pour être la parure la plus précieuse de la cour et de la société.

 

Physiquement, ils ne se ressemblaient guère, mais étaient égaux par la beauté : Fabius était un peu plus grand que son ami, avait un teint de lait, des cheveux blond doré et des yeux bleus ; le teint de Mucius, au contraire, était basané et sa chevelure noire. Jamais il n'arrivait qu'une étincelle de joie illuminât le fond de ses yeux marron foncé, ou qu'un sourire errât sur ses lèvres, comme sur celles de Fabius. Ses sourcils épais descendaient bas sur ses paupières étroites, tandis que ceux de son ami, finement tissés d'or, s'arquaient délicatement sur son front, haut et pur. Mucius avait moins d'esprit dans la conversation, pourtant, les deux jeunes hommes plaisaient également aux gentes dames, qui croyaient voir en eux l'incarnation de la courtoisie et de la noblesse, vertus chevaleresques.

 

À la même époque, il y avait à Ferrare une jeune damoiselle du nom de Valéria. Elle passait pour être l'une des plus grandes beautés de la ville, encore qu'on ne la vît guère, car elle menait un genre de vie fort retiré et ne sortait de chez elle que pour se rendre à l'église, ou à la promenade, les jours de fête. Elle habitait avec sa mère, une veuve noble, mais peu fortunée, dont elle était l'unique enfant. Quiconque la croisait dans la rue, éprouvait aussitôt un sentiment d'involontaire surprise, due à sa beauté, et de tendre respect, inspiré par sa modestie : la jeune fille semblait ne pas se rendre compte du charme qui émanait de toute sa personne. Il y en avait, il est vrai, qui la trouvaient un peu pâle ; le regard de ses yeux, presque toujours baissé, avait quelque chose de timide, voire d'effarouché ; ses lèvres souriaient peu et à peine, rares enfin étaient ceux qui pouvaient se vanter d'avoir entendu le son de sa voix. Pourtant, le bruit courait qu'elle était remarquable et que le matin de bonne heure, quand toute la cité sommeillait encore, la jeune fille chantait volontiers, enfermée dans sa chambre, quelque vieille chanson et s'accompagnait elle-même sur un luth. Malgré la pâleur de son teint, Valéria avait une santé florissante, et les vieilles gens ne pouvaient s'empêcher de se dire, en la regardant :

 

« Bienheureux le jeune homme qui fera éclore cette fleur ravissante et vierge, encore enveloppée dans ses sépales ! »

 

II

 

Le duc de Ferrare, Ercola, fils de l'illustre Lucrèce Borgia, avait organisé une grande fête populaire en l'honneur des gentilshommes arrivés de Paris pour répondre à l'invitation de la duchesse, qui était une fille du roi Louis XII. C'est à cette occasion que les deux jeunes gens aperçurent pour la première fois Valéria. La jeune fille était assise à côté de sa mère, dans une tribune décorée par Palladius et dressée sur la grand-place pour les dames les plus nobles de la cité. Les deux amis tombèrent éperdument amoureux de la belle, dès le premier regard, et, comme ils ne se cachaient rien, chacun fut rapidement au courant de ce qui se passait dans le cœur de l'autre. Ils décidèrent alors de conjuguer leurs efforts pour approcher de la jeune fille ; et si jamais son choix s'arrêtait sur l'un d'eux, l'autre promettait de s'effacer de bonne grâce. Au bout de quelques semaines, et à la faveur de la réputation dont ils jouissaient à bon droit, ils réussirent à se faire admettre dans la demeure, pourtant peu accueillante, de la veuve. Dès lors, il leur devint loisible de voir la jeune fille presque quotidiennement et de s'entretenir avec elle. Et chaque jour, la flamme allumée dans leur cœur jaillissait plus forte. Cependant, Valéria ne témoignait aucune préférence. Elle faisait de la musique avec Mucius, mais bavardait plus volontiers avec Fabius, qui l'intimidait moins. Finalement, les deux amis décidèrent d'être fixés sur leur sort et écrivirent une lettre à Valéria, où ils lui demandaient de se déclarer et de dire si elle daignait accorder sa main à l'un ou à l'autre. La jeune fille s'en ouvrit à sa mère, lui montra le billet et annonça qu'elle ne voyait pas d'inconvénient à rester fille ; néanmoins, si sa mère jugeait qu'il était temps, pour elle, de se marier, elle était prête à épouser l'élu de son choix. La gente veuve commença par verser quelques larmes à l'idée de se séparer de l'enfant qu'elle chérissait ; mais il n'y avait manifestement pas de raison valable d'opposer un refus aux deux rivaux. Par ailleurs, elle les estimait également dignes d'obtenir la main de sa fille ; toutefois, comme elle avait une préférence secrète pour Fabius et soupçonnait Valéria de le trouver plus à son goût, son choix se porta sur le peintre. Ce dernier apprit dès le jour suivant le bonheur qui lui était échu ; quant à Mucius, il ne lui resta plus qu'à tenir parole et faire contre mauvaise fortune bon cœur.

 

Il s'exécuta loyalement, mais n'eut pas le courage d'être le témoin de la félicité de son ami, devenu son rival, vendit la presque totalité de ses biens, réunit quelques milliers de ducats et partit pour un long voyage en Orient. Au moment de faire ses adieux à Fabius, il lui révéla son intention de ne pas retourner à Ferrare avant que les derniers vestiges de sa passion fussent éteints. Fabius fut fort affecté de quitter son ami d'enfance et de jeunesse, mais l'attente joyeuse du bonheur eut tôt fait de dissiper tous autres sentiments et il s'abandonna sans réserves à l'exaltation de l'amour couronné.

 

Devenu bientôt l'époux de Valéria, il put enfin apprécier tout le prix du trésor qu'il avait acquis.

 

Fabius possédait une belle villa entourée d'un parc plein d'ombres mystérieuses, à proche distance de Ferrare. Il alla s'y installer avec sa femme et sa belle-mère, et leur existence ne fut plus qu'un long ravissement. La vie conjugale éclairait d'un jour neuf et captivant toutes les perfections de Valéria ; Fabius devint un peintre remarquable — non plus un amateur, mais un vrai maître. La bonne veuve s'attendrissait et louait le Seigneur d'avoir comblé de ses bienfaits l'heureux couple. Quatre années passèrent comme un songe. Il ne manquait qu'une chose à la félicité des époux : un enfant… mais ils ne perdaient pas espoir. Vers la fin de la quatrième année de leur union, un grand malheur s'en vint frapper à leur porte, un vrai malheur : la mère de Valéria mourut après quelques jours de maladie.

 

La jeune femme versa beaucoup de larmes et refusa longtemps de s'habituer à cette perte, mais au bout d'un an, la vie reprit ses droits, et l'existence du jeune couple retrouva son cours normal.

 

Or, voilà que par un beau soir d'été Mucius revint à Ferrare sans crier gare, sans avoir averti personne de son arrivée.

 

III

 

On n'avait plus jamais entendu parler de lui depuis qu'il était parti ; il s'était évanoui, comme un fantôme. Quand Fabius rencontra son ami dans une rue de Ferrare, il faillit pousser un cri, de surprise d'abord, puis de joie, et l'invita chez lui incontinent. Il y avait, en effet, à l'extrémité du parc qui entourait sa villa, un pavillon spacieux où Mucius pouvait s'installer tout à son aise. Mucius accepta avec empressement et emménagea le jour même en compagnie d'un domestique muet, mais nullement sourd, un garçon fort avisé à en juger par la vivacité de son regard : un Malais qui avait eu la langue tranchée.

 

Le visiteur avait rapporté de ses voyages des dizaines de coffres remplis de joyaux de toutes sortes. Valéria se réjouit du retour de Mucius ; le jeune homme, de son côté, la salua avec une amicale cordialité et sans la moindre arrière-pensée : manifestement, il avait tenu parole.

 

Avant le soir, il réussit à s'installer dans le pavillon mis à sa disposition et sortit de ses coffres, secondé par le Malais, tous les objets précieux qu'ils renfermaient : des tapis, des draperies de soie, des habits de velours et de brocart, des armes, des coupes, des plats et des hanaps décorés d'émaux rares, des objets d'or et d'argent incrustés de perles et d'onyx, des coffrets d'ambre et d'ivoire, des fioles ciselées, des épices, des encens, des peaux de bêtes, des plumes d'oiseaux inconnus et maints autres ustensiles dont la destination semblait couverte de mystère. Parmi les joyaux, il y avait un riche collier de diamants que Mucius avait reçu du schah de Perse en récompense d'un service considérable et secret ; le jeune homme sollicita de son hôtesse l'autorisation de lui passer lui-même ce bijou. Fait étrange, le collier lui parut pesant et doué d'une singulière chaleur… il colla littéralement à sa gorge.

 

Le soir, assis sur la terrasse de la villa, dans l'ombre des lauriers et des oléandres, Mucius entreprit de faire le récit de ses voyages. Il parla des contrées lointaines qu'il avait visitées, de montagnes qui grimpent par-dessus les nuages, de déserts infertiles, de rivières aussi profondes que la mer, de temples grandioses, d'arbres millénaires, de fleurs et d'oiseaux paradisiaques, irisés des sept couleurs de l'arc-en-ciel. Il cita des noms de villes et de peuples… des noms qui répandaient une senteur de conte de fées.

 

Mucius avait parcouru tout l'Orient : la Perse, l'Arabie, où les coursiers sont plus beaux et plus nobles que l'homme lui-même ; les profondeurs de l'Inde, où la race des hommes évoque des plantes luxuriantes. Il avait atteint les confins de la Chine et du Tibet, où le dieu vivant, nommé dalaï-lama, habite la terre sous l'aspect d'un muet aux yeux obliques. Ses récits étaient merveilleux ; Fabius et Valéria l'écoutaient, enchantés.

 

Physiquement, Mucius n'avait pas beaucoup changé : sans doute, le soleil des pays chauds l'avait-il bronzé davantage et ses yeux s'étaient-ils foncés plus profondément dans leurs orbites, mais à part cela, il était resté le même qu'avant. En revanche, l'expression de ses traits était devenue différente, plus grave, plus concentrée ; ils ne s'animaient même pas quand il parlait des périls auxquels il s'était exposé, la nuit, dans les forêts antiques peuplées de fauves, ou le jour, sur les routes désertes, où des fanatiques barbares guettent le voyageur pour l'étrangler en holocauste à leur déesse de fer. La voix du jeune homme semblait plus sourde et plus égale ; ses mains et tout son corps avaient perdu la volubilité de mouvements propre aux Italiens. Secondé par son domestique, obséquieux et adroit, il fit voir à ses commensaux quelques tours de magie que lui avaient appris les brahmanes de l'Inde. C'est ainsi qu'après s'être caché derrière un rideau, il leur apparut subitement assis en l'air, les jambes repliées et s'appuyant légèrement du bout des doigts sur une perche de bambou posée en équilibre sur le sol. Fabius ne dissimula point sa surprise, et Valéria son appréhension : « Ne serait-il pas un nécromancien ? » se demanda-t-elle, apeurée.

 

Et quand il commença à siffler dans une petite flûte pour faire sortir des serpents cachés dans des corbeilles d'osier et que leurs têtes plates, armées de dards, se montrèrent sous l'étoffe bariolée, Valéria en conçut une telle frayeur qu'elle supplia son hôte de faire disparaître les affreux reptiles.

 

Pendant le souper, Mucius offrit à ses amis un vin de Chiraz, contenu dans une bouteille ronde à long col ; versée dans de minuscules coupes de jaspe, lourde et aromatique, la liqueur s'irisait d'éclats mystérieux, dorés, avec des chatoiements verdâtres. Sa saveur différait de celle des vins d'Europe : elle était douce et épicée, et quand on buvait le vin à petites gorgées, une torpeur subite engourdissait délicieusement les membres. Mucius offrit une coupe à Fabius et à Valéria et en prit une lui-même. Mais, avant de présenter la liqueur à la jeune femme, il marmotta quelques paroles confuses et fit des signes étranges avec ses doigts ; Valéria surprit le manège et, comme toutes les manières de Mucius avaient quelque chose de singulier et d'énigmatique, elle se dit seulement : « N'a-t-il point adopté, aux Indes, quelque religion nouvelle ? Ou bien se conforme-t-il tout simplement aux usages de là-bas ? »

 

Passé une minute, elle lui demanda s'il n'avait pas interrompu ses études musicales au cours de son voyage. En guise de réponse, Mucius se fit apporter son violon hindou. L'instrument ressemblait aux nôtres, mais il y avait trois cordes au lieu de quatre, la partie supérieure du manche était recouverte d'une peau de serpent aux éclats céruléens, l'archet était fait d'un roseau recourbé en arc et portait à son extrémité un diamant pointu.

 

Mucius joua, pour commencer, quelques chants populaires — du moins l'assura-t-il —, des mélopées étranges et même barbares pour l'oreille italienne ; le son des cordes métalliques était faible et plaintif. Mais quand il attaqua son dernier chant, le violon parut vivre et frémir sous ses doigts agiles. C'était une mélodie passionnée, large comme l'espace, aussi coulante et sinueuse que le serpent qui avait enveloppé de sa peau le haut du manche. Et elle resplendissait d'une telle flamme, vibrait d'une telle joie triomphante que Fabius et Valéria sentirent leur cœur se serrer et que des larmes jaillirent de leurs yeux… Mucius, penché sur son violon magique, les joues blêmes, les sourcils réunis en un trait noir, avait l'air encore plus grave et concentré. Le diamant, au bout de l'archet, jetait au passage des signes fulgurants, comme s'il avait été embrasé par la flamme du chant ensorcelé.

 

Mucius s'arrêta, laissant retomber son bras, le menton toujours appuyé sur la base de l'instrument.

 

« Qu'est-ce donc ? Que nous as-tu joué ? » s'exclama Fabius.

 

Valéria ne souffla mot, mais tout son être sembla répéter la question de son époux. Mucius reposa le violon sur la table, secoua ses boucles et dit avec un sourire aimable :

 

« Cette mélodie… ce chant, je l'ai entendu un jour à Ceylan. Et l'on prétend, là-bas, que c'est le chant de l'amour heureux et triomphant.

 

— Rejoue-le, murmura Fabius.

 

— Non, il ne se répète pas, répondit Mucius… De plus, il se fait tard, la signora a besoin de repos, et moi aussi… je suis las. »

 

Durant toute la journée, Mucius s'était comporté avec la jeune femme comme un vieil ami, simple et respectueux, mais en prenant congé il lui serra la main avec une force extrême, en appuyant les doigts sur sa paume et en la fixant avec une telle insistance que, sans relever les yeux, elle sentit son regard lui brûler les joues. Valéria ne dit rien, mais retira vivement sa main et contempla un long moment la porte par où il était sorti. Perplexe, elle se souvint de la crainte qu'il lui avait toujours inspirée… Les deux époux retournèrent dans leur chambre.

 

IV

 

Valéria resta longtemps sans trouver le sommeil ; une volupté sourde et languide circulait dans ses veines, sa tête bourdonnait légèrement… Était-ce le vin qu'elle avait bu ou les récits de Mucius et sa musique ?… Au petit jour, elle réussit enfin à s'endormir et fit un rêve singulier.

 

Elle pénétrait dans une pièce spacieuse, mais basse et voûtée, comme elle n'en avait encore jamais vu… Tous les murs étaient finement carrelés de bleu, avec des filets dorés ; des piliers d'albâtre, délicatement sculptés, soutenaient la voûte de marbre diaphane… Un jour rose et pâle filtrait de tous les côtés, éclairant les objets d'une lumière unie et mystérieuse ; des coussins de brocart étaient jetés sur une étroite tapisserie étendue au milieu du plancher, poli comme un miroir. De hauts encensoirs à têtes de monstres fumaient doucement dans les coins de la pièce ; point de fenêtre, seule une porte tendue de velours s'encastrait dans une anfractuosité du mur… Le rideau glissait sans bruit et découvrait… Mucius. Il la saluait, ouvrait ses bras, riait… Ses mains noueuses encerclaient la taille de la jeune femme, ses lèvres sèches brûlaient tout son corps… Elle tombait à la renverse sur les coussins de brocart…

 

* * *

 

Valéria s'éveilla en gémissant de terreur.

 

Ne comprenant pas encore où elle était, ni ce qui lui arrivait, la jeune femme se mit sur son séant, regarda autour d'elle… De longs frissons la parcouraient toute… Fabius était étendu à son côté. Il dormait, mais son visage, à la lumière de la pleine lune qui se montrait à la fenêtre, était blême et douloureux comme celui de la mort. Valéria réveilla son époux.

 

« Qu'as-tu donc ? s'écria-t-il en la voyant.

 

— Je viens de faire un rêve… un rêve affreux », murmura-t-elle, encore toute tremblante…

 

Au même instant, des sons vibrants jaillirent de la croisée du pavillon, et les deux jeunes gens reconnurent la mélodie que leur avait jouée Mucius : le chant de l'amour triomphant.

 

Fabius regarda Valéria d'un air perplexe… elle ferma les yeux, se détourna, et ils écoutèrent tous deux, retenant leur souffle, la mélopée qui s'élevait encore. Lorsque le dernier son expira doucement, la lune se cacha tout à coup derrière un nuage et l'obscurité envahit la pièce… Les deux époux reposèrent leur tête sur l'oreiller, sans échanger une parole, et le sommeil surprit chacun d'eux, sans que l'autre s'en fût aperçu.

 

V

 

Le lendemain matin, Mucius se présenta au déjeuner ; il avait l'air satisfait et salua joyeusement son hôtesse. Valéria lui répondit d'un air embarrassé, jeta un coup d'œil sur son visage et fut effrayée de sa joie et de son regard perçant et inquisiteur. Mucius fit mine de reprendre son récit… mais Fabius l'arrêta dès le premier mot :

 

« Tu as dû te sentir dépaysé et n'as pu dormir. Nous t'avons entendu jouer la mélodie d'hier.

 

— Ah ! oui, vous m'avez entendu, fit Mucius !… Je l'ai jouée, effectivement, mais avant cela j'ai dormi et j'ai même fait un rêve étrange. »

 

Valéria dressa l'oreille.

 

« Quelle sorte de rêve ? interrogea Fabius.

 

— J'ai rêvé que je pénétrais dans une pièce spacieuse meublée à l'orientale, répondit Mucius, sans quitter des yeux la jeune femme. De fins piliers soutenaient la voûté de marbre, les murs étaient carrelés de bleu et, bien qu'il n'y eût point de fenêtre ni de bougies, une lumière rosée baignait la chambre, comme si ses murs avaient été de pierre diaphane. Des encensoirs chinois fumaient dans les coins, des coussins de brocart jonchaient le sol, jetés sur un tapis étroit. J'entrai par une porte que masquait un rideau de velours, et de l'autre côté, en face de moi, je vis apparaître une jeune femme que j'ai aimée autrefois. Et elle était tellement belle que je sentis renaître la passion de jadis… »

 

Mucius se tut d'un air significatif. Valéria restait sans faire un mouvement, pâlissait à vue d'œil, haletante.

 

« Alors je me suis réveillé et j'ai joué ce chant.

 

— Qui était-ce, cette femme ? demanda Fabius.

 

— L'épouse d'un Hindou. Je l'ai connue à Delhi… Elle n'est plus de ce monde…

 

— Et le mari ? » fit Fabius, qui ne savait pas au juste pourquoi il posait cette question.

 

« Le mari l'a suivie de près dans la tombe, à ce qu'on m'a dit… Je les ai rapidement perdus de vue.

 

— C'est singulier, observa Fabius, Valéria a fait, comme toi, un rêve étrange… qu'elle n'a pas voulu me révéler », ajouta-t-il.

 

Mucius jeta sur la jeune femme un regard pénétrant.

 

Valéria se leva incontinent et quitta la pièce. Mucius se retira également, aussitôt après le repas, en annonçant son intention de se rendre à Ferrare, pour affaires, et de ne pas rentrer avant la nuit.

 

VI

 

Peu de semaines avant le retour de Mucius, Fabius avait entrepris de peindre le portrait de sa femme en sainte Cécile.

 

Il avait fait de très grands progrès dans son art : l'illustre Luini, un élève de Léonard de Vinci, était venu lui rendre visite à Ferrare, afin de l'aider de ses conseils et de lui enseigner les préceptes de son vénéré maître.

 

Le portrait était presque terminé, il ne restait plus qu'à faire quelques légères retouches au visage, et Fabius pouvait être justement fier de son œuvre.

 

Après avoir fait ses adieux à Mucius, il se rendit dans son studio, où sa femme avait coutume de l'attendre. Point de Valéria. Il l'appela : pas de réponse. Saisi d'une sourde inquiétude, il partit à sa recherche, ne la trouva nulle part dans la maison et la découvrit enfin dans le parc, dans une des allées les plus éloignées. Valéria était assise sur un banc, la tête baissée sur la poitrine, les mains croisées sur les genoux, et derrière elle, tranchant sur l'ombre verte des cyprès, un satyre de marbre portait un pipeau à ses lèvres pointues et souriait avec une joie mauvaise, sarcastique.

 

La jeune femme se montra fort heureuse de l'arrivée de son époux ; à ses questions inquiètes, elle répondit qu'elle avait une légère migraine, mais que cela ne voulait rien dire et qu'elle était prête à poser pour lui. Fabius la conduisit au studio, la fit asseoir, prit ses pinceaux, mais, à son vif dépit, ne réussit pas à terminer le visage, comme il en avait eu l'intention. Non pas que celui de Valéria fût un peu pâle et las, mais pour une tout autre raison : il n'y retrouvait plus cette expression de pureté divine qui lui plaisait tant et l'avait incité à peindre sa jeune femme en sainte Cécile. En fin de compte, il se décida à repousser la palette, en se prétextant mal disposé, et recommanda à Valéria de s'étendre un instant, car elle n'avait pas l'air bien portante. Puis il tourna son chevalet face au mur.

 

Resté seul, Fabius éprouva une bizarre sensation de trouble. La présence de Mucius sous son toit le gênait, bien qu'il l'eût souhaitée lui-même. Certes il n'était pas jaloux — la conduite de Valéria était à l'abri de tout soupçon — mais il ne reconnaissait plus son compagnon d'antan. Toutes les manières étranges que Mucius avait rapportées de son séjour dans les contrées lointaines, et dont il ne pouvait apparemment plus se défaire, ses pratiques sibyllines, ses chants, ses philtres mystérieux, son domestique muet et jusqu'à l'odeur d'épice qui émanait de ses habits, de ses cheveux, du son de sa voix, tout cela inspirait à Fabius une vague méfiance, voire de l'appréhension.

 

Et pourquoi donc le Malais, en les servant à table, s'obstinait-il à le dévisager avec tant de méchanceté ?

 

L'on aurait pu croire, par moments, qu'il comprenait l'italien.

 

Mucius avait prétendu que son domestique était en possession d'un immense pouvoir occulte, acquis au prix de sa langue.

 

« Quel pouvoir, et où l'avait-il acquis ? »

 

Tout cela était terriblement étrange, énigmatique.

 

Fabius se rendit auprès de son épouse. Valéria était étendue sur le lit, toute habillée, et ne dormait pas. En l'entendant venir, elle tressaillit violemment, puis ses traits se détendirent et exprimèrent un vif soulagement, comme tout à l'heure, dans le parc.

 

Le jeune homme s'assit à son chevet, prit sa main dans les siennes, observa quelques minutes de silence et lui demanda ensuite quel était ce rêve qui l'avait tellement effrayée et s'il ne ressemblait point à celui de Mucius.

 

Valéria rougit de confusion et balbutia :

 

« Oh ! non, non ! J'ai vu… une espèce de monstre qui voulait me déchiqueter…

 

— Un monstre ? À tête humaine ? insista Fabius.

 

— Non !… De bête… de bête ! »

 

La jeune femme se détourna et cacha ses joues en feu dans l'oreiller. Fabius retint sa main quelque temps encore, la porta à ses lèvres, en silence, et se retira.

 

La journée sembla triste aux deux époux, comme si un nuage sombre avait été suspendu au-dessus de leurs têtes, sans qu'ils sussent au juste de quoi il s'agissait. Ils voulaient rester ensemble, se sentant menacé d'un grave danger, mais ne trouvaient rien à se dire. Fabius essaya de se remettre à son chevalet, de lire des vers de l'Arioste, dont le poème venait seulement de paraître à Ferrare et était déjà célèbre dans toute l'Italie, mais tout lui tombait des mains… Mucius revint à une heure tardive, comme ils se mettaient à table pour le repas du soir.

 

VII

 

Il avait l'air serein et satisfait, mais se montrait peu loquace et préférait interroger son hôte sur leurs amis communs, sur la campagne d'Allemagne, sur l'empereur Charles ; à la fin du repas, il exprima le désir de se rendre à Rome afin de voir le nouveau Souverain Pontife.

 

De nouveau, il offrit du vin de Chiraz à Valéria ; la jeune femme refusa et l'entendit murmurer à part lui : « Oui, maintenant, cela n'est plus utile. »

 

De retour dans la chambre à coucher, Fabius s'endormit presque immédiatement à côté de son épouse. En se réveillant une heure plus tard, il s'aperçut qu'elle n'était plus là. Il se leva promptement, mais à ce moment précis, Valéria rentra dans la pièce, venant du jardin, en chemise de nuit.

 

La lune brillait, claire et haute, allumant les fines gouttelettes d'eau qu'une bruine récente avait semées, à son passage, sur les branches des arbres et dans l'herbe de la pelouse.

 

Valéria s'approcha du lit, les yeux fermés, avec une expression de frayeur secrète sur ses traits immobiles, tâta le drap de ses mains tendues en avant et se recoucha rapidement, sans mot dire. Fabius lui posa une question, mais elle ne répondit pas, ayant l'air de dormir. Il passa la main dans ses cheveux et sur ses vêtements : ils étaient couverts de gouttelettes de pluie ; quelques grains de sable avaient adhéré à ses pieds nus. Alors, il bondit et se précipita dans le parc, par la porte entrouverte.

 

Un clair de lune aveuglant, intense et cruel, baignait tous les objets. Le jeune homme, se penchant, discerna sur le sable de l'allée les traces des pieds d'un couple qui avait passé par là ; l'une des deux personnes était nu-pieds. La piste conduisait à un kiosque de jasmins, situé de l'autre côté, entre la villa et le pavillon. Il s'arrêta, perplexe, et tout à coup la mélodie de la veille résonna dans l'air nocturne !

 

Fabius tressaillit et ne fit qu'un pas jusqu'au pavillon… Mucius jouait de son violon, debout au milieu de la pièce.

 

« Tu es allé au jardin ! Tes vêtements sont mouillés de pluie !

 

— Non… je ne sais pas… je ne crois pas être sorti… », répondit posément le musicien, comme s'il avait été surpris de la visite intempestive de son ami et de son émotion.

 

Fabius le saisit par le bras :

 

« Pourquoi joues-tu cet air ? As-tu encore fait le même rêve ? »

 

Mucius n'en parut que plus surpris et ne répondit rien.

 

« Réponds-moi donc ! »

 

La lune luit au ciel comme un bouclier blanc…

Le fleuve sinueux brille comme un serpent…

L'ennemi dort, mais l'ami veille…

Et le vautour va lacérer la tourterelle…

Sauve-la !

 

psalmodiait Mucius, comme dans un rêve.

 

Fabius recula de deux pas, regarda son ami, réfléchit un moment… et se retira.

 

La tête penchée sur l'épaule et les bras étendus en croix dans un geste d'impuissance, Valéria dormait d'un profond sommeil. Il eut du mal à la réveiller, mais aussitôt qu'elle le vit, elle l'enlaça convulsivement, en tremblant de tout son corps.

 

« Qu'as-tu donc, mon amie, qu'as-tu donc ? » demanda Fabius, s'efforçant de la calmer.

 

Mais elle frissonnait toujours sur sa poitrine.

 

« Oh ! quels rêves affreux je fais depuis deux nuits », chuchota-t-elle en cachant son visage.

 

Le jeune homme voulut l'interroger, mais ne put rien tirer d'elle…

 

L'aube naissante colorait de pourpre les vitres de la croisée quand elle s'endormit enfin dans les bras de son époux.

 

VIII

 

Le jour suivant, Mucius disparut dès le matin, et Valéria fit part à son mari de son intention de se rendre au monastère voisin, où vivait son confesseur, un vieux moine, en qui elle avait une confiance illimitée. Comme Fabius manifestait quelque surprise, elle lui expliqua qu'elle voulait soulager son âme douloureusement troublée par les événements des derniers jours. Effectivement, ses traits étaient las et tirés, sa voix faible et sourde ; le jeune homme la soutint chaleureusement dans son intention, estimant que le pieux Lorenzo pouvait lui donner de sages conseils et dissiper ses doutes…

 

Escortée de quatre servantes, Valéria se rendit au monastère. Durant son absence, Fabius erra dans les allées du parc, essayant de comprendre ce qui affectait son épouse, en proie à la crainte et à la colère, dévoré par des soupçons qui n'arrivaient pas à prendre corps…

 

Plus d'une fois il entra dans le pavillon ; Mucius n'était pas encore de retour, et le Malais le regardait avec des yeux de statue, la tête obséquieusement inclinée, avec un léger, très léger sourire ironique sur son visage de bronze — c'est du moins ce qu'il sembla à Fabius.

 

Cependant, Valéria avouait tout à son confesseur, moins honteuse qu'effrayée. Le bon père l'écouta avec sollicitude, la bénit, lui remit son péché involontaire et décida de l'accompagner à la villa, s'étant dit en son for intérieur : « Pratiques de sorcier… Sortilèges de démon… Il faut y remédier… »

 

Fabius ne manqua pas d'être légèrement inquiet en voyant venir le moine, mais le sage vieillard avait soigneusement arrêté son plan. Bien sûr, il se garda de trahir le secret de la confession quand il resta en tête à tête avec le jeune homme ; néanmoins, il lui recommanda chaleureusement d'éloigner autant que possible cet hôte maléfique qui, par ses récits, ses chants et toute sa conduite, échauffait inutilement l'imagination de Valéria. En outre, Mucius, qui n'avait jamais été très ferme dans sa foi, avait pu rapporter de ses voyages la contagion de croyances fausses, et même communier aux mystères de la magie noire. C'est pourquoi, en dépit d'une amitié scellée par de longues années, il était fort prudent d'envisager une nouvelle séparation. Fabius ne put que reconnaître le bien-fondé des avis du saint homme ; Valéria rayonna de joie en apprenant sa décision, et le bon P. Lorenzo s'en revint au monastère, chargé de riches cadeaux pour sa confrérie et pour les pauvres.

 

Fabius comptait avoir une explication avec son compagnon aussitôt après le repas du soir, mais Mucius ne rentrait toujours pas. Alors il résolut de remettre l'entretien au jour suivant, et les deux époux se retirèrent dans leur chambre.

 

IX

 

Valéria s'endormit presque aussitôt. Fabius n'arrivait pas à trouver le sommeil. Dans le calme de la nuit, il revoyait plus vivement toutes ses impressions des derniers jours et se posait des questions encore plus instantes, sans pouvoir leur donner la moindre réponse. Était-il vrai que Mucius fût devenu un magicien, et n'avait-il pas empoisonné Valéria ? La jeune femme était malade… de quoi ?

 

Tandis qu'il se laissait aller à ces pensées, un bras replié sous la nuque et en retenant son souffle fiévreux, la lune se glissa de nouveau sur le ciel sans nuages. Et avec ses rayons — du moins Fabius le crut-il — il pénétra dans la pièce, à travers les vitraux translucides, venant du côté du pavillon, un souffle évanescent, semblable à une brise légère et odorante… Il entendit un murmure obsédant et passionné… Valéria remua faiblement sur sa couche. Fabius tressaillit et observa : la jeune femme se souleva, sortit un pied, puis l'autre, les posa sur le sol et se dirigea vers la porte qui s'ouvrait sur le parc, comme une somnambule, les yeux morts, les bras tendus en avant !

 

Fabius ne fit qu'un bond jusqu'à l'autre issue, contourna la villa et ferma la porte du jardin… À peine avait-il saisi le cadenas qu'il sentit qu'une main essayait d'ouvrir de l'autre côté… forçait… forçait encore… Une voix gémit, impatientée…

 

« Pourtant, Mucius est encore en ville », songea Fabius en se précipitant au pavillon…

 

Que vit-il ?

 

Mucius s'avançait à sa rencontre, le long de l'allée baignée de l'éclat magique du clair de lune ; il marchait comme un somnambule, les mains tendues en avant, les yeux largement ouverts et aveugles…

 

Fabius s'approche de lui. L'autre ne s'en aperçoit même pas et avance toujours, d'un pas mesuré ; son visage immobile ricane doucement, comme celui du Malais… Fabius veut l'interpeller… Mais à ce moment précis il entend derrière lui le bruit d'une fenêtre qui s'ouvre… Il se retourne vivement…

 

La croisée de la chambre à coucher s'est ouverte sur la nuit et Valéria va enjamber l'appui… ses mains semblent chercher Mucius… tout son être se tend vers lui…

 

Une fureur sauvage s'empara du jeune peintre.

 

« Maudit sorcier ! » hurla-t-il comme un possédé.

 

L'une de ses mains étreignit le cou du magicien, l'autre chercha la dague qu'il portait à la ceinture et la lui enfonça dans le flanc, jusqu'à la garde.

 

Mucius poussa un cri strident et rebroussa chemin en titubant, les deux mains appuyées sur l'endroit où il avait reçu le fer… Au moment où Fabius avait frappé son rival, Valéria s'était effondrée sur le sol avec un long gémissement.

 

Fabius l'emporta dans ses bras, l'étendit sur sa couche, essaya de lui parler…

 

La jeune femme resta longtemps immobile. Enfin, elle souleva les paupières, poussa un grand soupir profond et convulsif, reconnut son époux et se blottit sur sa poitrine, avec toute la joie d'un être qui vient d'échapper à une mort certaine.

 

« C'est toi… c'est bien toi… », murmurait-elle.

 

Petit à petit, ses bras desserrèrent leur étreinte, sa tête se rejeta en arrière et elle chuchota avec un sourire heureux :

 

« Dieu soit loué, tout est fini… Mais je suis si lasse ! »

 

Et elle s'endormit d'un sommeil profond mais doux.

 

X

 

Fabius s'agenouilla devant sa couche et, sans quitter des yeux le visage blême, maigri, mais désormais rasséréné, se prit à réfléchir à tout ce qui était arrivé et à la conduite qu'il lui fallait tenir. Qu'allait-il faire ?

 

S'il avait tué Mucius — et il n'en doutait pas, étant donné la vigueur avec laquelle il l'avait frappé —, il n'était pas possible de le taire ! Il fallait en aviser le duc, les juges… mais comment leur expliquer une affaire aussi ténébreuse ? N'était-il pas le meurtrier de son hôte, son parent, son meilleur ami ? On l'interrogerait sur les mobiles de son acte, et alors…

 

Et si Mucius vivait encore ?

 

Incapable de rester plus longtemps dans le doute, Fabius s'assura que Valéria était endormie, sortit à pas de loup et se dirigea vers le pavillon.

 

Tout était silencieux et noir ; seule, une faible lueur brillait à une fenêtre… Une main sanglante s'était imprimée sur la porte, légèrement au-dessus de la poignée… Le cœur serré, Fabius poussa le battant, traversa le vestibule, plongé dans l'obscurité, et s'arrêta, interdit, sur le seuil de l'atrium.

 

Mucius était étendu tout de son long au milieu de la pièce, sur un tapis de Perse, la tête reposant sur un coussin de brocart, le corps recouvert d'un châle pourpre à ramages noirs. Son visage était jaune comme cire, les yeux clos, les paupières bleuies, la face tournée vers le ciel. Pas un souffle ne soulevait sa poitrine ; il semblait mort. Le Malais s'était agenouillé près de ses pieds, enveloppé également dans un châle pourpre. Sa main gauche tenait une plante inconnue, comme un brin de fougère ; légèrement penché en avant, il fixait obstinément son maître. Une petite torche enfoncée dans le sol répandait une lumière verdâtre ; la flamme ne vacillait pas et ne dégageait point de fumée. Le domestique ne fit pas un mouvement à l'entrée de Fabius, se contenta de lui jeter un bref regard et reporta ses yeux sur Mucius.

 

De temps en temps, il soulevait sa fougère et la reposait, puis la secouait en l'air ; et ses lèvres silencieuses remuaient doucement, comme pour prononcer quelque incantation muette. La dague fatale gisait entre Mucius et le Malais ; le domestique fustigea la lame ensanglantée avec sa fougère. Une minute passa… puis une autre… Penché sur le Malais, Fabius lui demanda à mi-voix si son maître était mort. L'autre hocha la tête de haut en bas, sortit sa main droite de dessous le châle et fit un geste impérieux dans la direction de la porte. Fabius voulut répéter sa question, mais la dextre autoritaire renouvela son ordre, et le jeune homme se retira, indigné et interdit.

 

Il retrouva Valéria, toujours endormie, avec un visage encore plus serein. Sans se dévêtir, il s'assit à la croisée, le menton appuyé sur la paume de la main, et se plongea de nouveau dans ses réflexions. Le soleil levant le trouva dans la même posture. Valéria dormait paisiblement.

 

XI

 

Fabius décida d'attendre son réveil et de se rendre à Ferrare, quand on frappa doucement à la porte. Le jeune homme sortit aussitôt et reconnut son vieux majordome Antonio.

 

« Signor, le domestique malais vient de nous faire savoir que son maître, le signor Mucius, est indisposé et veut se transporter en ville. En conséquence, il vous demande de bien vouloir lui dépêcher quelques hommes pour l'aider à plier les bagages de son maître. En outre, il réclame, à l'heure du repas, des chevaux de bât et de selle et une petite escorte. L'autorisez-vous, signor ?

 

— C'est le Malais qui te l'a dit ? De quelle manière ? N'est-il pas muet ?

 

— Si, signor. Mais il me l'a écrit en notre langue, et fort correctement. Voici le billet.

 

— Et Mucius, m'as-tu dit, est malade ?

 

— Oui, signor, très malade, et il est interdit de le voir.

 

— Avez-vous envoyé chercher un médecin ?

 

— Non, signor, le domestique s'y est opposé.

 

— Et c'est lui qui t'a écrit cela ?

 

— Oui, signor. »

 

Fabius réfléchit un moment.

 

« Eh bien, soit, fait comme il te le demande », murmura-t-il enfin.

 

Antonio se retira.

 

Fabius le suivit d'un regard perplexe.

 

« Il n'est donc pas mort », songe a-t-il, sans savoir s'il devait s'en réjouir ou le regretter.

 

« Malade ? » Pourtant n'avait-il pas vu lui-même un cadavre ?

 

Le jeune homme retourna dans la chambre à coucher. Valéria s'éveilla et souleva la tête. Les deux époux échangèrent un long regard éloquent.

 

« Il n'est plus ? » chuchota soudain la jeune femme.

 

Fabius tressaillit violemment.

 

« Que veux-tu dire ?… As-tu donc ?…

 

— Il est parti ? » poursuivit-elle.

 

Le peintre soupira d'aise.

 

« Non, pas encore, mais il doit partir aujourd'hui.

 

— Et je ne le reverrai plus jamais… jamais ?

 

— Non… plus jamais. »

 

Un sourire heureux réapparut sur ses lèvres, et elle tendit ses deux mains à son époux.

 

« Nous ne parlerons plus jamais de lui… jamais… tu me le promets ?… Et je ne sortirai pas de notre chambre tant qu'il ne sera point parti… Voudrais-tu appeler mes servantes ?… Et puis attends, prends cet objet. »

 

Elle désigna le collier de perles, posé sur sa table de chevet.

 

« Jette-le vite dans notre puits le plus profond… Étreins-moi… Je suis ta Valéria… à toi seulement… Ne reviens pas avant le départ de… l'autre. »

 

Fabius prit le collier — les perles lui semblèrent plus ternes —et se conforma aux désirs de Valéria.

 

Ensuite il se promena dans le parc, en jetant, de temps en temps, un regard du côté du pavillon, où les domestiques s'affairaient déjà aux préparatifs du départ, sortaient les caisses, chargeaient les chevaux. Le Malais ne se trouvait point parmi eux.

 

Fabius éprouva un besoin invincible de voir ce qui se passait à l’intérieur du pavillon ; se rappelant qu'il y avait une entrée secrète, il se faufila jusque-là, souleva le rideau et jeta un coup d'œil irrésolu à l'intérieur de la pièce.

 

XII

 

Mucius n'était plus étendu sur le tapis. Revêtu de ses habits de voyage, il était assis dans un fauteuil, mais ressemblait à un cadavre, de même que lors de la première visite de Fabius. Sa tête se rejetait, inerte, sur le dossier, et ses mains immobiles jaunissaient sur ses genoux, posées à plat. Aucun souffle ne soulevait sa poitrine. Tout autour du fauteuil, sur le sol jonché d’herbes sèches, le Malais avait disposé de petites coupes plates remplies d'une liqueur brune qui dégageait une violente odeur de musc. Un petit serpent aux reflets cuivrés s'était enroulé autour de chacune des coupes, et ses yeux obliques jetaient par intervalles des étincelles dorées et métalliques. Face à Mucius se dressait la longue silhouette du Malais, vêtu d'une chlamide[1] de brocart, ceint d'une queue de tigre, une tiare cornue sur la tête.

 

Le domestique n'était pas immobile — loin de là ! Tour à tour, il s'agenouillait et avait l'air de s'absorber dans une longue prière, se redressait de toute sa taille et se levait même sur la pointe des pieds, ouvrait les bras, d'un geste large et majestueux, les portait dans la direction de son maître, impérieux et menaçant, fronçait les sourcils et tapait du pied. Toutes ces pratiques lui coûtaient des efforts pénibles et douloureux : il respirait avec peine et la sueur ruisselait sur son visage.

 

Tout à coup, il s'immobilisa, aspira l'air à pleins poumons, plissa le front, tendit les bras en avant, crispés, et les retira avec effort, comme s'il avait tenu des rênes… Et Fabius, en proie à une frayeur indicible, vit la tête de Mucius se détacher lentement du dossier où elle reposait et suivre le mouvement des bras du Malais… L'autre se détendit, et la tête retomba… Le domestique répéta son geste à plusieurs reprises, et chaque fois la tête s'exécuta docilement… La liqueur brune contenue dans les coupes commença à bouillonner ; les coupes elles-mêmes tintèrent d'un son doux et argentin ; les serpents de cuivre se tordirent en volutes. Alors le Malais fit un pas en avant, arqua les sourcils, ouvrit démesurément les yeux, remua la tête de haut en bas, et… les paupières du mort frémirent imperceptiblement, se décollèrent et découvrirent un regard terne comme le plomb. Le visage du Malais s'illumina d'orgueil et de joie, d'une joie sauvage et presque méchante ; il ouvrit la bouche et poussa un long hurlement qui semblait venir du tréfonds de son gosier… Les lèvres de Mucius s'entrouvrirent également et répondirent par une faible plainte au cri inhumain du sorcier…

 

Fabius n'en voulut pas voir davantage : il avait l'impression d'assister à une incantation diabolique ! Poussant un cri strident, il s'enfuit à toutes jambes en se signant fiévreusement et en chuchotant des exorcismes.

 

XIII

 

Quelque trois heures plus tard, Antonio vint l'avertir que les bagages du signor Mucius étaient prêts et que ce dernier allait partir. Sans rien répondre, Fabius sortit sur la terrasse d'où l'on découvrait le pavillon.

 

Plusieurs chevaux, lourdement chargés de caisses, se tenaient immobiles devant le bâtiment, encadrant un vigoureux poulain noir qui portait une large selle à deux places. Il y avait des domestiques nu-tête et une petite escorte armée.

 

La porte du pavillon s'ouvrit, et Mucius apparut sur le seuil, soutenu par le Malais qui avait remis ses habits de domestique. Le visage de Mucius était cireux et ses bras battaient comme ceux d'un mort, mais il marchait… oui, il marchait ; et même, hissé à dos de cheval, il réussit à se tenir droit et à trouver la bride, à tâtons. Le Malais lui chaussa les étriers, enfourcha le poulain, s'installa derrière son maître, l'enlaça par la taille, et le convoi s'ébranla.

 

Les chevaux allaient au pas. Au moment où ils contournèrent la villa, Fabius crut voir deux taches blanches sur le visage de son ami de naguère… Se pouvait-il qu'il eût tourné les yeux dans sa direction ?… Le Malais seul le salua… ironique, comme toujours.

 

Valéria avait-elle assisté au départ de Mucius ? Les jalousies de sa croisée étaient baissées… mais peut-être avait-elle guetté à travers les fentes ?

 

XIV

 

À l'heure du souper, la jeune femme vint à table, douce et affectueuse, mais encore lasse. Il ne restait plus trace de l'angoisse des derniers jours, passés dans l'appréhension d'un péril inconnu. Le lendemain, Fabius se remit à son chevalet et retrouva dans l'expression des traits de son modèle cette chaste candeur dont l'éclipse fugitive l'avait tellement ému. Son pinceau courut sur la toile, alerte et précis.

 

De nouveau, les deux jeunes gens goûtèrent l'existence d'antan. Mucius s'était évanoui comme un fantôme. D'un accord tacite, l'on se gardait soigneusement d'évoquer son souvenir où de s'informer de son destin, voilé de mystère : l'on aurait pu croire que le magicien avait disparu sous terre.

 

Une fois, il sembla à Fabius qu'il avait le devoir de relater à son épouse tous les événements de la nuit fatale… mais Valéria, devinant probablement son intention, avait retenu son souffle et cligné les yeux, comme si elle s'était attendue à recevoir un coup… Fabius comprit et se tut.

 

Par un bel après-midi d'automne, le peintre terminait le portrait de sainte Cécile ; Valéria était assise à l'orgue et ses doigts erraient sur le clavier… Soudain, le chant de Mucius, le chant de l'amour triomphant, s'éleva sous ses doigts, sans même qu'elle s'en rendît compte. Et au même instant elle sentit dans ses entrailles les premiers mouvements d'une vie naissante… La jeune femme tressaillit, s'arrêta… Que lui arrivait-il ?… Était-il possible que.

 

* * *

 

Le manuscrit n'en disait pas plus long.

 

1881.



[1] Sic – L’orthographe habituelle est chlamyde : Manteau retenu au cou par une agrafe, en usage chez les Grecs puis chez les Romains.