Boris Vian
L’ARRACHE-CŒUR
(1953)
Table des matières
À propos de cette édition électronique
28 août.
Le sentier longeait la falaise. Il était bordé de calamines en fleur et de brouillouses un peu passées dont les pétales noircis jonchaient le sol. Des insectes pointus avaient creusé le sol de mille petits trous ; sous les pieds, c’était comme de l’éponge morte de froid.
Jacquemort avançait sans se presser et regardait les calamines dont le cœur rouge sombre battait au soleil. À chaque pulsation, un nuage de pollen s’élevait, puis retombait sur les feuilles agitées d’un lent tremblement. Distraites, des abeilles vaquaient.
Du pied de la falaise s’élevait le bruit doux et rauque des vagues. S’arrêtant, Jacquemort se pencha sur l’étroit rebord qui le séparait du vide. En bas, tout était très loin, à pic, et de l’écume tremblait dans le creux des roches comme une gelée de juillet. Cela sentait l’algue braisée. Pris de vertige, Jacquemort s’agenouilla sur l’herbe terreuse de l’été, toucha le sol de ses deux mains étendues ; rencontrant dans ce geste des crottes de bique aux contours bizarrement irréguliers, il conclut à la présence, parmi ces animaux, d’un bouc de Sodome dont il croyait pourtant l’espèce disparue.
Maintenant, il avait moins peur et il osa de nouveau s’incliner sur la falaise. Les grands pans de roc rouge tombaient à la verticale dans l’eau peu profonde, d’où ils ressortaient presque aussitôt pour donner lieu à une falaise rouge sur la crête de laquelle Jacquemort, à genoux, se penchait.
Des récifs noirs émergeaient de place en place, huilés par le ressac et couronnés d’un anneau de vapeur. Le soleil corrodait la surface de la mer et la salissait de graffiti obscènes.
Jacquemort se releva, reprit sa marche. Le chemin tournait. À gauche il vit des fougères déjà marquées de roux et des bruyères en fleur. Sur les rocs dénudés brillaient des cristaux de sel apportés par le chasse-marée. Le sol, vers l’intérieur du pays, s’élevait en pente escarpée. Le sentier contournait des masses brutales de granit noir, jalonné, par places, de nouvelles crottes de bique. De biques, point. Les douaniers les tuaient, à cause des crottes.
Il accéléra l’allure, et se trouva brusquement dans l’ombre, car les rayons du soleil ne parvenaient plus à le suivre. Soulagé par la fraîcheur, il allait encore plus vite. Et les fleurs de calamines passaient en ruban de feu continu devant ses yeux.
À de certains signes, il reconnut qu’il approchait et prit le soin de mettre en ordre sa barbe rousse et effilée. Puis, il repartit allègrement. Un instant, la Maison lui apparut tout entière entre deux pitons de granit, taillés par l’érosion en forme de sucette et qui encadraient le sentier comme les piliers d’une poterne géante. Le chemin tournait à nouveau, il la perdit de vue. Elle était assez loin de la falaise, tout en haut. Lorsqu’il passa entre les deux blocs sombres, elle se démasqua entièrement, très blanche, entourée d’arbres insolites. Une ligne claire se détachait du portail, serpentait paresseusement sur le coteau et rejoignait, à bout de course, le sentier. Jacquemort s’y engagea. Arrivé presque en haut de la côte, il se mit à courir car il entendait les cris.
Du portail grand ouvert au perron de la maison une main prévoyante avait tendu un ruban de soie rouge. Le ruban montait l’escalier, aboutissait à la chambre. Jacquemort le suivit. Sur le lit, la mère reposait, en proie aux cent treize douleurs de l’enfantement. Jacquemort laissa tomber sa trousse de cuir, releva ses manches et se savonna les mains dans une auge de lave brute.
Seul dans sa chambre, Angel s’étonnait de ne pas souffrir. Il entendait sa femme gémir à côté, mais ne pouvait aller lui tenir les mains parce qu’elle le menaçait de son revolver. Elle préférait crier sans personne, car elle haïssait son gros ventre et ne voulait pas qu’on la vît dans cet état. Depuis deux mois, Angel restait seul en attendant que tout fût terminé ; il méditait sur des sujets infimes. Il tournait aussi en rond assez souvent, ayant appris par des reportages que les prisonniers tournent comme des bêtes, mais quelles ? Il dormait et tâchait de dormir en pensant aux fesses de sa femme, car, vu le ventre, il préférait penser à elle de dos. Une nuit sur deux, il se réveillait en sursaut. Le mal, en général, était fait et cela n’avait rien de satisfaisant.
Les pas de Jacquemort résonnèrent dans l’escalier. En même temps, les cris de la femme cessèrent et Angel resta frappé de stupeur. S’approchant doucement de la porte, il essaya de voir, mais le pied du lit lui masquait tout le reste et il se tordit douloureusement l’œil droit sans résultat appréciable. Il se redressa et tendit l’oreille, à personne en particulier.
Jacquemort reposa le savon sur le bord de l’auge et saisit la serviette-éponge. Il s’essuya les mains, ouvrit sa trousse. De l’eau grouillait non loin de là, dans un vase électrique. Jacquemort y stérilisa son doigtier, le doigta habilement et découvrit la femme pour voir de quoi il retournait.
Ayant vu, il se redressa et dit d’un ton dégoûté :
– Il y en a trois.
– Trois…, murmura la mère, étonnée.
Puis elle se remit à hurler car son ventre lui rappelait soudain qu’elle y avait très mal.
Jacquemort prit dans sa trousse quelques pilules de fortifiant et les avala, il en aurait besoin. Puis, décrochant une bassinoire, il en donna un grand coup par terre pour faire monter la valetaille. Il entendit courir en bas, puis attaquer l’escalier. La nurse apparut, vêtue de blanc comme pour un enterrement chinois.
– Préparez les appareils, dit Jacquemort. Comment vous appelez-vous ?
– J’m’appelle Culblanc, M’sieur, répondit-elle avec un fort accent campagnard.
– J’aime mieux ne pas vous appeler, dans ce cas, grogna Jacquemort.
La fille ne dit rien et se mit à astiquer des machins nickelés. Il s’approcha du lit. Soudain la femme se tut. La douleur la violait.
Jacquemort saisit un outil dans sa trousse et, d’une main experte, rasa le pubis. Puis, d’un trait de peinture blanche, il circonscrivit le champ opératoire. La nurse le regardait faire, un peu stupéfaite car ses connaissances en obstétrique n’allaient guère au-delà du vêlage.
– Avez-vous un Larousse médical ! demanda Jacquemort en rangeant son pinceau.
Ceci dit et fait, il se pencha sur son œuvre et souffla sur la peinture pour qu’elle sèche plus vite.
– J’ai que le Catalogue général de la Manufacture française d’armes et cycles de Saint-Étienne, répondit la nurse.
– C’est embêtant, dit Jacquemort. Ça nous renseignerait peut-être.
Sans écouter la réponse, il laissa errer ses yeux au hasard de la pièce et son regard tomba sur la porte derrière laquelle Angel s’ennuyait.
– Qui s’ennuie derrière cette porte ? demanda-t-il.
– C’est Monsieur…, répondit la nurse. Il est enfermé. À ce moment, la mère sortit de sa torpeur et poussa une série de cris suraigus. Ses poings se crispaient et se décontractaient. Jacquemort se tourna vers la nurse :
– Vous avez un bassin ? demanda-t-il.
– J’m’en vais en chercher un, répondit la nurse.
– Remuez-vous, créature stupide, dit Jacquemort. Vous voulez donc qu’elle nous gâte une paire de draps ?
Elle sortit en trombe et Jacquemort l’entendit avec satisfaction se casser la figure dans l’escalier.
Il s’approcha de la femme. Tendrement, il caressa le visage épouvanté. Elle lui saisit le poignet de ses deux mains crispées.
– Vous voulez voir votre mari ? demanda-t-il.
– Oh ! oui, répondit-elle. Mais donnez-moi d’abord le revolver, dans l’armoire…
Jacquemort hocha la tête. La nurse revint, munie d’un baquet ovale à éplucher les chiens.
– C’est tout ce que j’ai, dit-elle. Faut vous en accommoder.
– Aidez-moi à le lui glisser sous les reins, dit Jacquemort.
– Le bord est coupant, remarqua la nurse.
– Apparemment, opina l’autre, on les punit de cette façon-là.
– Ça n’a pas de sens, marmonna la nurse. Elle n’a rien fait de mal.
– Et qu’est-ce qu’elle a fait de bien ?
Le dos épaissi de la mère reposait sur le bord du baquet plat.
– Maintenant, soupira Jacquemort, comment procède-t-on ? Ce n’est pas du tout un travail de psychiatre, cette affaire-là…
Il s’interrogeait, incertain. La femme se taisait et la domestique, immobile, le regardait, le visage dénué d’expression.
– Il faut qu’elle perde les eaux, dit-elle.
Jacquemort, sans réagir, approuva. Puis, frappé, il releva la tête. La lumière baissait.
– C’est le soleil qui se cache ? demanda-t-il.
La bonne alla regarder. Le jour s’envolait derrière la falaise et un vent silencieux venait de se lever. Elle revint, inquiète.
– Je ne sais pas ce qui arrive…, murmura-t-elle.
Dans la chambre, on ne distinguait rien qu’une phosphorescence autour du miroir de la cheminée.
– On va s’asseoir et attendre, suggéra Jacquemort à voix douce.
Il montait de la fenêtre une odeur d’herbes amères et de poussière. Le jour avait totalement disparu. Dans le creux d’ombre de la chambre, la mère se mit à parler.
– Je n’en aurai plus, dit-elle. Jamais plus je n’en voudrai.
Jacquemort se boucha les oreilles. Elle avait une voix d’ongles sur du cuivre. La nurse sanglota, terrorisée. La voix envahissait la tête de Jacquemort et lui lardait le cerveau.
– Ils vont sortir, dit la mère avec un rire dur. Ils vont sortir et me faire mal et ce sera seulement le commencement.
Le lit commençait à geindre. La mère haletait dans le silence, et la voix reprit :
– Il y aura des années, des années, et chaque heure, chaque seconde sera peut-être le but, et toute cette douleur n’aura servi qu’à cela et à me faire mal pour tout le temps.
– Assez, murmura Jacquemort avec netteté.
La mère, maintenant, hurlait à se lacérer la gorge. Les yeux du psychiatre s’accoutumaient à la lueur émanée du miroir. Il vit la femme gisante, le corps arqué, s’efforcer de tous ses membres. Elle poussa de longs cris successifs, et la voix retentissait aux oreilles de Jacquemort comme un voile de brume aigre et collante. Et subitement, entre le dièdre des jambes levées, parurent, l’une après l’autre, deux taches plus claires. Il devina les gestes de la nurse, qui s’arrachait à sa terreur pour saisir les deux enfants, qu’elle roula dans du linge.
– Encore un, dit-il pour lui.
La mère, torturée, semblait près d’abandonner. Jacquemort se mit debout. Comme le troisième bébé arrivait, il le saisit adroitement, aida la femme. Brisée, elle retomba. La nuit se déchirait sans bruit, la lumière entrait dans la chambre, et la femme reposait, sa tête tournée sur le côté. De grands cernes marquaient son visage abîmé par le travail. Jacquemort s’épongea le front et le cou, s’étonna d’entendre les bruits du jardin, dehors. La nurse achevait d’envelopper le dernier bébé, qu’elle coucha près des deux autres, sur le lit. Elle alla jusqu’à l’armoire, à qui elle prit un drap qu’elle déploya dans la longueur.
– Je vais lui bander le ventre, dit-elle. Et il faut qu’elle dorme. Vous, allez-vous-en.
– Vous avez coupé les cordons ? s’enquit Jacquemort. Ligaturez-les bien serré.
– J’ai fait des rosettes, dit la nurse. Ça tient aussi bien et c’est plus élégant.
Il acquiesça, abruti.
– Allez retrouver Monsieur, suggéra la nurse.
Jacquemort s’approcha de la porte derrière laquelle Angel attendait. Il tourna la clé et entra.
Angel était assis sur une chaise, le dos cassé à angle rond, le corps encore sonore des cris de Clémentine. Au bruit de la serrure, il leva la tête. La barbe rousse du psychiatre le surprit.
– Je m’appelle Jacquemort, expliqua celui-ci. Je passais sur le chemin et j’ai entendu des cris.
– C’était Clémentine, dit Angel. Tout s’est bien passé ? C’est fini ? Dites ?
– Vous êtes trois fois père, dit Jacquemort.
Angel s’étonna :
– Des trumeaux ?
– Des jumeaux et un isolé, précisa Jacquemort. Il est sorti nettement après. C’est le signe d’une forte personnalité.
– Comment va-t-elle ? demanda Angel.
– Elle va bien, dit Jacquemort. Vous la verrez un peu plus tard.
– Elle est très montée contre moi, dit Angel. Elle m’a enfermé.
Emporté par les conventions, il ajouta :
– Vous voulez prendre quelque chose ?
Il se leva péniblement.
– Merci, dit Jacquemort. Pas maintenant.
– Qu’est-ce que vous faites ici ? demanda Angel. Vous venez passer les vacances ?
– Oui, dit Jacquemort. Je pense que je ne serai pas mal chez vous, puisque vous me le proposez.
– C’est une chance que vous vous soyez trouvé là, dit Angel.
– Il n’y a pas de docteur ? demanda Jacquemort.
– J’étais enfermé, dit Angel. Je n’ai pas pu m’en occuper. C’est la fille de ferme qui devait tout faire. Elle est dévouée.
– Ah !… dit Jacquemort.
Ils se turent. Jacquemort peignait sa barbe rousse de ses cinq doigts écartés. Ses yeux bleus brillaient dans le soleil de la chambre. Angel le regarda attentivement. Le psychiatre portait un complet de tissu noir très souple, des pantalons collants à sous-pieds et un veston long et boutonné haut, qui réduisait sa carrure. Il avait aux pieds des sandales découpées de cuir verni noir et une chemise de satin lilas bouillonnait dans l’échancrure de son col. Il était follement simple.
– Je suis content que vous restiez là, dit Angel.
– Venez voir votre femme, maintenant, proposa l’autre.
Clémentine ne bougeait pas. Elle reposait toute plate, les yeux au plafond. Deux des bougres étaient à sa droite, le troisième à sa gauche. La nurse avait rangé la pièce. Du soleil coulait sans bruit sur le rebord de la fenêtre ouverte.
– Il faudra les sevrer demain, dit Jacquemort. Elle ne peut pas en nourrir deux plus un, ensuite ça ira plus vite et tertio elle gardera une jolie poitrine.
Clémentine s’agita, tourna la tête de leur côté. Elle ouvrit deux yeux durs et parla :
– Je les nourrirai moi-même, dit-elle. Tous les trois. Et ça ne m’abîmera pas la poitrine. Et tant mieux si ça l’abîme. De toute façon, je n’ai plus le désir de plaire à personne.
Angel s’approcha et voulut lui caresser la main. Elle se dégagea.
– Ça suffit, dit-elle. Je n’ai pas envie de recommencer maintenant.
– Écoute, murmura Angel.
– Va-t’en, dit-elle, d’un ton fatigué. Je ne veux pas te voir en ce moment. Ça m’a fait trop mal.
– Tu ne te sens pas mieux ? demanda Angel. Regarde… Ton ventre qui t’ennuyait tant. Tu n’en as plus.
– Et avec le drap que vous portez, dit Jacquemort, quand vous vous relèverez, vous n’aurez pas une trace.
Clémentine fit un gros effort et se redressa à demi. Elle parla d’une voix basse et sifflante :
– Je devrais me sentir mieux, hein ?… comme ça… juste après…, avec mon ventre déchiré… et mon dos qui me fait mal… et les os de mon bassin tordus et douloureux, et mes yeux pleins de veinules rouges…, je devrais me récupérer, être bien sage, me refaire une jolie silhouette bien plate, une jolie poitrine bien ferme…, pour que toi ou un autre vous veniez m’écraser et me jeter votre ordure, et que ça recommence, que j’aie mal, que je sois lourde, que je saigne…
D’un geste violent, elle glissa son bras sous les couvertures et arracha le drap qui lui bandait le corps. Angel esquissa un geste.
– N’avance pas ! dit-elle d’une voix si haineuse que son mari s’immobilisa, muet. Allez-vous-en ! dit-elle. Tous les deux ! Toi parce que tu m’as fait ça et vous parce que vous m’avez vue comme ça. Allez !… Filez !
Jacquemort se dirigea vers la porte, suivi d’Angel. Comme celui-ci venait de s’engager dans le passage, il reçut sur la nuque le drap roulé en boule que sa femme venait de lancer. Il trébucha et son front heurta le chambranle. La porte se referma sur lui.
Maintenant, ils descendaient l’escalier de carreaux rouges qui tremblait sous leurs pas. La maison était bâtie en force de grosses poutres noires et de murs chaulés. Jacquemort cherchait quelque chose à dire.
– Ça ira mieux tout à l’heure…, proposa-t-il.
– Mmm…, répondit Angel.
– Vous en avez gros sur la patate ? suggéra le psychiatre.
– Non, dit Angel. J’ai été enfermé deux mois. C’est ça.
Il s’efforça de rire.
– Ça me fait drôle de me retrouver libre.
– Qu’est-ce que vous avez fait pendant ces deux mois ? demanda Jacquemort.
– Rien, dit Angel.
Ils traversaient un grand hall carrelé, comme l’escalier, de grès rouge. Il y avait peu de meubles ; une table massive de bois clair, un buffet bas du même arbre et, aux murs, deux ou trois peintures blanches, très belles. Des chaises assorties. Angel s’arrêta près du buffet.
– Vous boirez bien quelque chose ? dit-il.
– Volontiers, dit Jacquemort.
Angel servit deux verres de ploustochnik fait à la maison.
– Fameux ! apprécia Jacquemort.
Comme l’autre ne répondait pas, il ajouta :
– Dans l’ensemble, ça vous fait quel effet d’être père ?
– C’est pas marrant, dit Angel.
29 août.
Clémentine était seule. Pas un bruit dans la chambre. Sauf, par moments, le clapotis du soleil au bas des rideaux.
Soulagée, parfaitement abrutie, elle passa ses deux mains sur son ventre plat et mou. Ses seins gonflés pesaient. Elle eut pour son corps un regret, un remords, une honte, et oublia le drap rejeté la veille. Ses doigts parcoururent le contour de son cou, de ses épaules, l’enflure anormale de sa poitrine. Elle avait un peu trop chaud, la fièvre, sans doute.
Vague, venait de la fenêtre la rumeur lointaine du village. C’était l’heure du travail aux champs. On entendait monter des étables obscures quelques glapissements de bestiaux mis en pénitence, mais moins fâchés qu’ils ne voulaient le paraître.
Près d’elle, les salopiots dormaient. Elle en saisit un, réticente d’un léger dégoût et le tint à bout de bras au-dessus d’elle. Il était rose, avec une petite bouche humide de pieuvre et des yeux de viande plissée. Elle détourna la tête, découvrit un de ses seins et en approcha le salopiot. Il fallut lui mettre le bout du sein dans la bouche, alors il crispa ses poings et ses joues se creusèrent. Il avalait la gorgée aussitôt tirée avec un vilain bruit de gosier. Ce n’était pas très agréable. Cela soulageait un peu, cela mutilait un peu aussi. Le sein vidé aux deux tiers, le salopiot se rendit à merci, les deux mains écartées, ronflant salement. Clémentine le reposa à côté d’elle, et sans cesser de ronfler, il fit un bizarre remue-ménage avec sa bouche, suçant encore dans son sommeil. Il avait un duvet miteux sur le crâne, sa fontanelle battait de façon inquiétante, on pensait appuyer au milieu pour l’arrêter.
La maison résonna d’un choc sourd. La lourde porte d’en bas venait de se refermer, Jacquemort et Angel étaient sortis. Clémentine avait droit de vie et de mort sur les trois choses qui dormaient près d’elle. C’était à elle. Elle caressa son sein lourd et douloureux. Elle aurait de quoi nourrir les trois.
Le second se jeta avidement sur le mamelon brun que son frère venait d’abandonner. Il tétait tout seul, elle s’étira. Les pas de Jacquemort et d’Angel crissaient sur le gravier de la cour. Le bébé buvait. Le troisième remua dans son sommeil. Elle le souleva et lui donna l’autre sein.
Le jardin s’accrochait partiellement à la falaise et des essences variées croissaient sur ses parties abruptes, accessibles à la rigueur, mais laissées le plus souvent à l’état de nature. Il y avait des calaïos, dont le feuillage bleu-violet par-dessous, est vert tendre et nervuré de blanc à l’extérieur ; des ormades sauvages, aux tiges filiformes, bossuées de nodosités monstrueuses, qui s’épanouissaient en fleurs sèches comme des meringues de sang, des touffes de rêviole lustrée gris perle, de longues grappes de garillias crémeux accrochés aux basses branches des araucarias, des sirtes, des mayanges bleues, diverses espèces de béca-bunga, dont l’épais tapis vert abritait de petites grenouilles vives, des haies de cormarin, de cannaïs, de sensiaires, mille fleurs pétulantes ou modestes terrées dans des angles de roc, épandues en rideaux le long des murs du jardin, rampant au sol comme autant d’algues, jaillissant de partout, ou se glissant discrètes autour des barres métalliques de la grille. Plus haut, le jardin horizontal était divisé en pelouses nourries et fraîches, coupées de sentiers gravelés. Des arbres multiples crevaient le sol de leurs troncs rugueux.
C’est là qu’Angel et Jacquemort étaient venus se promener, las d’une nuit mal dormie. L’air frais de la mer nappait de cristal la falaise entière. En haut, à la place du soleil, il y avait une flamme creuse à contour carré.
– Vous avez un joli jardin, dit Jacquemort, sans chercher mieux. Vous vivez ici depuis longtemps ?
– Oui, dit Angel. Deux ans. J’avais des désordres de conscience. J’ai raté pas mal de choses.
– Il restait de la marge, dit Jacquemort. Ce n’est pas fini avec ça.
– C’est vrai, dit Angel. Mais j’ai mis plus longtemps que vous à le découvrir.
Jacquemort hocha la tête.
– On me dit tout, remarqua-t-il. Je finis par savoir ce qu’il y a dans les gens. À propos, pourrez-vous m’indiquer des sujets à psychanalyser ?
– Il y en a plein, dit Angel. Vous aurez la nurse quand vous voudrez. Et les gens du village ne refuseront pas. Ce sont des gens un peu grossiers, mais intéressants et riches.
Jacquemort se frotta les mains.
– Il va m’en falloir des tas, dit-il. Je fais une forte consommation de mentalités.
– Comment ça ?
– Je dois vous expliquer pourquoi je suis venu ici, dit Jacquemort. Je cherchais un coin tranquille pour une expérience. Voilà : représentez-vous le petit Jacquemort comme une capacité vide.
– Un tonneau ? proposa Angel. Vous avez bu ?
– Non, dit Jacquemort. Je suis vide. Je n’ai que gestes, réflexes, habitudes. Je veux me remplir. C’est pourquoi je psychanalyse les gens. Mais mon tonneau est un tonneau des Danaïdes. Je n’assimile pas. Je leur prends leurs pensées, leurs complexes, leurs hésitations, et rien ne m’en reste. Je n’assimile pas ; ou j’assimile trop bien…, c’est la même chose. Bien sûr, je conserve des mots, des contenants, des étiquettes ; je connais les termes sous lesquels on range les passions, les émotions, mais je ne les éprouve pas.
– Alors, cette expérience, dit Angel. Vous avez tout de même le désir de cette expérience ?
– Certes, dit Jacquemort. J’ai le désir de cette expérience. De quelle expérience au fait ? Voilà. Je veux faire une psychanalyse intégrale. Je suis un illuminé.
Angel haussa les épaules.
– Ça s’est déjà fait ? dit-il.
– Non, dit Jacquemort. Celui que je psychanalyserai comme ça, il faudra qu’il me dise tout. Tout. Ses pensées les plus intimes. Ses secrets les plus poignants, ses idées cachées, ce qu’il n’ose pas s’avouer à lui-même, tout, tout et le reste, et encore ce qu’il y a par-derrière. Aucun analyste ne l’a fait. Je veux voir jusqu’où on peut aller. Je veux des envies et des désirs et je prendrai ceux des autres. Je suppose que s’il ne m’en est rien resté jusqu’ici, c’est que je n’ai pas été assez loin. Je veux réaliser une espèce d’identification. Savoir qu’il existe des passions et ne pas les ressentir, c’est affreux.
– Je vous assure, dit Angel, que vous avez au moins ce désir-là et que cela suffit à faire que vous ne soyez pas si vide.
– Je n’ai aucune raison de faire une chose plutôt qu’une autre, dit Jacquemort. Et je veux prendre aux autres les raisons qu’ils ont.
Ils approchaient du mur de derrière. Symétrique par rapport à la maison du portail par lequel Jacquemort avait pénétré la veille dans le jardin, une haute grille dorée s’élevait, rompant la monotonie des pierres.
– Mon cher ami, dit Angel, permettez-moi de vous répéter qu’avoir envie d’avoir des envies c’est déjà une passion suffisante. La preuve, c’est que cela vous fait agir.
Le psychiatre caressa sa barbe rousse et se mit à rire.
– Cela prouve cependant en même temps le manque d’envies, dit-il.
– Mais non, dit Angel. Pour ne pas avoir de désirs ni d’orientations, il faudrait que vous eussiez subi un conditionnement social parfaitement neutre. Que vous soyez indemne de toute influence, et sans passé intérieur.
– C’est le cas, dit Jacquemort. Je suis né l’année dernière, tel que vous me voyez devant vous. Regardez ma carte d’identité.
Il la tendit à Angel qui la prit et l’examina.
– C’est exact, dit Angel en la lui rendant. C’est une erreur.
– Écoutez-vous parler !… protesta Jacquemort outré.
– Ça se complète très bien, dit Angel. Il est exact que ce soit écrit, mais ce qui est écrit est une erreur.
– J’avais pourtant une notice à côté de moi, dit Jacquemort. « Psychiatre. Vide. À remplir. » Une notice ! C’est indiscutable. C’est imprimé.
– Alors ? dit Angel.
– Alors, vous voyez bien que ça ne vient pas de moi, ce désir de me remplir, dit Jacquemort. Que c’était joué d’avance. Que je n’étais pas libre.
– Mais si, répondit Angel. Puisque vous avez un désir, vous êtes libre.
– Et si je n’en avais pas du tout ? Pas même celui-là ?
– Vous seriez un mort.
– Ah ! zut ! s’écria Jacquemort. Je ne discuterai plus avec vous. Vous me faites peur.
Ils avaient franchi la grille et foulaient le chemin qui mène au village. Le sol était blanc et poussiéreux. Des deux côtés croissait une herbe cylindrique, vert foncé, spongieuse, comme des crayons de gélatine.
– Enfin, protesta Jacquemort, c’est le contraire. On n’est libre que lorsqu’on n’a envie de rien, et un être parfaitement libre n’aurait envie de rien. C’est parce que je n’ai envie de rien que je me conclus libre.
– Mais non, dit Angel. Puisque vous avez envie d’avoir des envies, vous avez envie de quelque chose et tout ça est faux !
– Oh ! Oh ! Oh ! s’exclama Jacquemort de plus en plus outré. Enfin, vouloir quelque chose, c’est être enchaîné à son désir.
– Mais non, dit Angel. La liberté, c’est le désir qui vient de vous. D’ailleurs…
Il s’arrêta.
– D’ailleurs, dit Jacquemort, vous vous payez ma tête, et c’est tout. Je psychanalyserai des gens et je leur prendrai des vrais désirs, des vouloirs, du choix et tout, et vous me faites suer.
– Tenez, dit Angel, qui réfléchissait, faisons une expérience : essayez un instant avec sincérité de cesser complètement de désirer les envies des autres en l’occurrence. Essayez. Soyez honnête.
– J’accepte, dit Jacquemort.
Ils s’arrêtèrent au bord de la route. Le psychiatre ferma les yeux, sembla se détendre. Angel le surveillait avec attention.
Il se fit comme une brisure de couleur dans la tonalité de la figure de Jacquemort. Subtilement, une certaine transparence envahit ce qu’on voyait de son corps, ses mains, son cou, sa figure.
– Regardez vos doigts…, murmura Angel.
Jacquemort ouvrit des yeux presque incolores. Il vit, à travers sa main droite, un silex noir sur le sol. Puis, comme il se ressaisissait, la transparence disparut et il se solidifia de nouveau.
– Vous voyez bien, dit Angel. En pleine relaxation, vous n’existez plus.
– Ah ! dit Jacquemort. Vraiment vous vous leurrez. Si vous croyez qu’un tour de passe-passe va avoir raison de ma conviction… Expliquez-moi votre truc…
– Bien, dit Angel. Je suis heureux de voir que vous êtes de mauvaise foi et insensible à l’évidence. C’est dans l’ordre des choses. Un psychiatre doit avoir mauvaise conscience.
Ils étaient parvenus à l’orée du village et, d’un commun accord, rebroussèrent chemin.
– Votre femme a envie de vous voir, dit Jacquemort.
– Vous n’en savez rien, dit Angel.
– Je le pressens, dit Jacquemort. Je suis un idéaliste.
Arrivés à la maison, ils montèrent l’escalier. La rampe de chêne sculpté s’aplatit servilement sous la poigne robuste de Jacquemort. Angel entra le premier dans la chambre de Clémentine.
Il s’arrêta sur le seuil. Jacquemort, derrière lui, attendait.
– Tu veux bien que je vienne ? demanda Angel.
– Entre, dit Clémentine.
Elle le regarda, ni amie, ni ennemie. Il restait debout, sans oser s’asseoir sur le lit, de peur de la déranger.
– Je ne peux plus guère me fier à toi, dit-elle. Une femme ne peut plus se fier aux hommes à partir du moment où un homme lui a fait des enfants. Et particulièrement pas à celui-là.
– Ma Clémentine, dit Angel, tu as eu bien mal.
Elle secoua la tête. Elle ne voulait pas se laisser plaindre.
– Je me lèverai demain, dit-elle. Dans six mois, il faut qu’ils sachent marcher. Dans un an, ils liront.
– Tu vas mieux, dit Angel. Je te retrouve.
– Ce n’était pas une maladie, dit-elle. C’est fini maintenant. Et ça ne recommencera plus. Dimanche, il faut qu’ils soient baptisés. Ils s’appelleront Joël, Noël et Citroën. C’est décidé.
– Joël et Noël, dit Angel, ce n’est pas bien joli. Tu avais encore Azraël, Nathanaël et même Ariel. Ou Prünel.
– Tu n’y changeras rien, dit Clémentine, la voix précise. Joël et Noël pour les jumeaux. Citroën pour le troisième.
Elle dit à mi-voix, pour elle :
« Celui-là, il faudra le mater au départ. J’aurai du mal avec lui, mais il est gentil. » Demain, continua-t-elle à voix haute, il faut qu’ils aient des lits.
– Si vous avez des courses à faire, proposa Jacquemort, je suis là. Ne vous gênez pas.
– C’est une idée, dit Clémentine. Comme ça, vous ne resterez pas à ne rien faire.
– Ce n’est guère mon habitude, dit Jacquemort.
– Mais vous risquez de la prendre ici, répondit-elle. Allez, maintenant. Allez-vous-en tous les deux. Commandez trois lits chez le menuisier. Deux petits et un plus grand. Et dites-lui de soigner le travail. Et envoyez-moi Blanche en passant.
– Oui, ma douce, dit Angel.
Il se pencha pour l’embrasser et se releva. Jacquemort s’effaça devant Angel qui sortit. Le psychiatre referma la porte et le suivit.
– Où est Blanche ? demanda-t-il.
– En bas…, dit Angel. Dans la lavanderie. En train de nettoyer. Allons déjeuner. On s’occupera des courses ensuite.
– J’irai, dit Jacquemort. Vous resterez ici. Je n’ai pas envie de recommencer à discuter comme tout à l’heure. C’est épuisant. Et ce n’est pas mon métier. Après tout, le rôle d’un psychiatre, c’est clair. C’est de psychiatrer.
Jacquemort franchit la grille pour la seconde fois dans ce sens et reprit le chemin du village. À sa droite, le mur du jardin, puis le flanc de la falaise et la mer, très loin. À gauche, des champs cultivés, des arbres çà et là, des haies. Un puits qu’il n’avait pas remarqué le matin le surprit par son couronnement de pierre patinée et ses deux hautes colonnes de pierre entre lesquelles un boisseau de frêne supportait une chaîne rugueuse rouillée. L’eau du puits bouillottait dans le fond, couronnant la margelle d’un nuage vite effiloché par la carde bleue du ciel.
Les premières maisons lui apparurent, de loin, elles frappaient par leur rudesse. C’étaient des fermes en forme d’U, les branches de l’U dirigées vers la route. D’abord, il n’y en avait qu’une ou deux, à droite. Leur cour présentait l’habituelle disposition : carrée, un grand bassin au milieu, plein d’une eau noire peuplée d’écrevisses et de vibrouzes ; à main gauche, l’aile où logeaient le fermier et sa famille ; à droite et au fond, les étables et les écuries, réparties au premier étage, auxquelles le bétail accédait par une rampe assez raide. Leur soubassement de forts piliers encadrait des cuves où venaient s’accumuler, par gravité, le fumier et les merdes. Celles des étables qui n’étaient pas occupées abritaient la paille, le grain et les réserves de fourrage. Dans un réduit spécial, bien aménagé, on culbutait les filles de ferme. La cour elle-même était pavée de granit gris coupé de bandes bien entretenues de cette herbe cylindrique et spongieuse qui bordait aussi la route.
Jacquemort continuait d’avancer sans voir personne. Les fermes se firent plus nombreuses. Maintenant, il y en avait aussi à gauche et le chemin plus large obliquait de ce côté. Il se doubla soudain d’un ruisseau rouge dont la surface arrivait presque au ras du sol, sans une ride, sans un pli, et sur lequel flottaient des débris non identifiables, comme après la digestion. Il courait maintenant, çà et là, la rumeur peu explétive des maisons vides. Jacquemort tentait de scinder en parfums individualisés les bouffées complexes qui le frappaient au droit de chaque bâtiment.
Le ruisseau l’intriguait. D’abord, il n’y avait rien eu, puis, tout à coup, il coulait large, plein jusqu’au bord, comme sous une membrane tendue. De la couleur de la bave du crache-sang, rouge clair et opaque. Une gouache d’eau. Jacquemort ramassa un caillou et le jeta dedans. Il s’enfonça discrètement, sans éclabousser, comme dans un fleuve de duvet.
Le chemin s’épanouit en une place oblongue, rehaussée d’un terre-plein où des arbres alignés maintenaient une ombre tranquille. Bifide, la chaussée contournait le terre-plein. À droite, il y avait une certaine animation et Jacquemort se dirigea de ce côté-là.
Il vit en arrivant que c’était seulement la foire aux vieux. Il y avait un banc de bois, exposé au soleil, et des grosses pierres sur lesquelles s’asseyaient les derniers arrivés. Des vieux s’alignaient sur le banc et trois des pierres étaient déjà occupées. On pouvait compter sept hommes et cinq femmes. Le maquignon municipal était debout devant le banc, son registre de moleskine sous le bras. Il portait un vieux costume de velours marron et des chaussures à clous, et, malgré la chaleur, il était coiffé d’une ignoble casquette en peau de taupe. Il sentait mauvais et les vieux encore plus. Plusieurs restaient immobiles, les mains croisées sur leur bâton poli par l’usage, tout couverts d’étoffes sales et informes, pas rasés, pleins de rides pleines de crasse, les yeux plissés d’avoir trop travaillé au soleil. Ils mâchonnaient de leurs bouches édentées aux chicots puants.
– Allons, dit le maquignon, celui-ci n’est pas cher et il fera encore bon usage. Voyons, Lalouët, tu ne le veux pas pour tes gosses ? Il peut encore en voir, tu sais.
– Et il pourra leur en montrer ! dit un homme.
– Ah çà ! oui ! approuva le maquignon municipal. Tiens, viens là, vieux machin.
Il le fit lever. L’autre, tout courbé, avança d’un pas.
– Montre-leur-z-y voir ce que t’as dans ta culotte ! dit le maquignon.
De ses doigts tremblants, le vieux commença de défaire sa braguette. Les bords en étaient luisants d’usure et de graisse. Les gens s’esclaffèrent.
– Regardez ça ! dit Lalouët. Mais c’est vrai qu’il a encore quelque chose !
Il se pencha sur le vieux et soupesa la misérable chiffe en se tordant de rire.
– Ah ! Tiens ! Je le prends, dit-il au maquignon. Je t’en donne cent francs.
– Adjugé ! dit le maquignon.
Jacquemort savait qu’à la campagne c’est courant, mais il assistait pour la première fois à une foire aux vieux et le spectacle le surprenait.
Le vieux se reboutonna et attendit.
– File, viû chûin ! dit Lalouët en lui donnant un coup de pied qui le fit trébucher. Allez, les gosses, amusez-vous.
Le vieux se mit en route à petits pas. Deux enfants se détachèrent du groupe. L’un d’eux se mit à lui cingler le dos avec une badine et l’autre s’accrocha à son cou pour le faire tomber. Le vieux s’étala, le nez dans la poussière. Les hommes ne regardaient pas. Seul Jacquemort, fasciné, observait les enfants. Le vieux se mit à genoux, son nez écorché saignait et il cracha quelque chose. Jacquemort se détourna et regagna le groupe principal. Le maquignon faisait l’article pour une femme de soixante-dix ans à peu près, grosse et courte, dont les cheveux rares et graisseux dépassaient un vieux fichu noir.
– Allez, celle-là est en bon état, dit-il. Qui en veut ? Elle a point de dents. Ça peut être commode.
Jacquemort se sentait un peu écœuré. Il regarda avec plus d’attention les figures qui l’entouraient. C’étaient des hommes de trente-cinq à quarante ans, solides, durs, coiffés de casquettes posées bien d’aplomb sur leur tête. La race paraissait trapue et résistante. Quelques-uns portaient la moustache. C’est une preuve.
– Soixante francs l’Adèle ! continua le maquignon. Et pas de dents pour ce prix-là. Une affaire. Toi Chrëtien ? Et toi, Nüfère ?
Il assena une grande claque sur le dos de la vieille.
– Lève-toi, vieille bourrique, qu’on te voie ! Allons, c’est une affaire.
La vieille se leva.
– Tourne-toi, dit le maquignon. Montre tes fesses à la compagnie. Regardez ça, vous autres !
Jacquemort s’efforçait de ne pas regarder. La vieille sentait si mauvais qu’il pensa tourner de l’œil. Il entrevit l’horrible masse graisseuse et boursouflé de varices.
– Cinquante…, dit une voix aigre.
– Prends-la, elle est à toi ! s’exclama le maquignon.
Avant même que la vieille ait eu le temps de rabattre sa jupe de cotonnade, il la poussa d’une énorme claque. Jacquemort était près d’un énorme colosse brun, qui riait de bon cœur. Il lui posa la main sur le bras.
– Pourquoi riez-vous ? demanda-t-il. Ça ne vous fait pas honte ?
L’autre s’interrompit subitement.
– Ça me fait quoi, vous dites ?
– Vous n’avez pas honte ? répéta doucement Jacquemort. Ils sont vieux.
Il reçut le coup de poing avant de s’en apercevoir. Sa lèvre se fendit sur une canine. Du sang lui salait la bouche. Il chancela et tomba du trottoir sur la chaussée. On ne le regardait pas. Les enchères continuaient.
Il se releva et, du plat de la main, brossa son pantalon poussiéreux. Il était derrière un demi-cercle de dos sombres et hostiles.
– Celui-là ! dit la voix de l’aboyeur. Il a une jambe de bois. Ça, ça plaît. Cent dix francs pour le début ! Cent dix !
Jacquemort s’éloigna. Au bout de la place, une rue transversale semblait comporter plusieurs échoppes. Il se dirigea vers elles. Quelques minutes plus tard, il entrait chez le menuisier. Il se sentait troublé, mal à l’aise. La porte se referma sur lui et il attendit.
Le patron n’était pas dans cette pièce-là, une espèce de petit bureau crasseux. Un plancher de sapin, usé, noirci, une table de bois noir, un vieux calendrier au mur ; dans un coin, la trace sale d’un poêle, deux chaises dont la paille s’en allait, tel était l’ameublement. Des cloisons de planches. Au fond s’ouvrait une porte d’où venaient les rumeurs de l’atelier, des coups irréguliers dont deux séries se superposaient sans se mélanger.
Jacquemort avança vers l’atelier.
– Y a quelqu’un ? demanda-t-il à mi-voix.
Les coups ne s’arrêtaient pas et il passa dans l’atelier. Celui-ci prenait le jour d’en haut. C’était une longue remise assez vaste, encombrée de planches, de madriers, d’assemblages ébauchés. Il y avait trois ou quatre établis, une petite scie à ruban, une perceuse, une toupie dont le socle de fonte paraissait brisé. Aux murs, des outils divers, pas en très grand nombre. À droite, près de la porte par où Jacquemort venait d’entrer, un énorme tas de sciure et de copeaux. L’atmosphère sentait la colle forte. Le seau gluant qui devait la contenir tiédissait sur un petit réchaud à charbon de bois, à l’extrémité de la remise, devant une autre porte qui s’ouvrait sur un jardin. À la charpente affaissée pendaient des objets divers, des vieilles lames de scie, une souris verte, des instruments en mauvais état, des serre-joints, tout un bric-à-brac.
Immédiatement à gauche, un énorme tronc de chêne s’allongeait, séparé du sol par deux fortes cales de bois. À cheval dessus, un petit apprenti s’escrimait à grands coups de hachette pour en tirer une poutre carrée. Il était vêtu de loques et ses bras maigres avaient peine à manier la hachette. Plus loin, le patron clouait une garniture de cuir sur le rebord d’une bizarre construction de chêne blanc, une sorte d’alvéole dans laquelle il se tenait debout. Cette loge était munie d’un système d’épais volets, ouverts pour le moment et dont les charnières grinçaient doucement à chaque coup de marteau.
L’homme clouait, l’enfant travaillait. Aucun des deux ne regardait Jacquemort, qui restait sur le seuil, sans trop savoir. Enfin, il se décida.
– Bonjour ! dit-il assez fort.
Le patron s’arrêta de clouer et leva le nez. Il était laid. Il avait une grande bouche pendante et un nez en pied de marmite, mais ses mains étaient noueuses et robustes, frangées d’épais poils roux.
– Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il.
– Je veux des lits pour des enfants, dit Jacquemort. Ils sont nés dans la maison sur la falaise, là-bas. Il faut deux lits. Un à deux places et un plus grand à une seule place.
– J’en ferai qu’un, dit le menuisier. Trois places, dont deux face à la marche.
– Et une plus grande…, dit Jacquemort.
– Une plus grande… On verra, dit le menuisier. À la main ou à la machine ?
Jacquemort regarda le petit apprenti qui tapait comme dans un rêve ; un misérable automate, rivé à son labeur sans fin.
– C’est moins coûteux à la main, dit le menuisier. Parce que les machines, ça revient cher, tandis que des ordures comme celui-ci on en a treize à la douzaine.
– On les élève durement par ici, remarqua Jacquemort.
– À la main ou à la machine ? répéta le menuisier.
– À la machine, dit Jacquemort…
– Naturellement…, grommela l’autre. Pour m’user mes appareils…
– Pour demain, dit Jacquemort.
Puis, voulant amadouer l’homme, il fit mine de s’intéresser à son travail.
– Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-il.
– C’est pour l’église, dit l’homme. Une chaire.
Il avait l’air fier et gêné en même temps. Sa grande bouche, quand il parlait, laissait échapper un flot de bruine.
– Une chaire ? dit Jacquemort.
Il s’approcha pour mieux voir. C’était une chaire en effet. Une chaire à couvercle. Un modèle étrange dont Jacquemort n’avait jamais rencontré l’équivalent.
– Je n’ai jamais été à la campagne, dit-il. Vous savez, à la ville, on ne les fait pas tellement comme ça, alors ça m’intéresse de voir.
– À la ville, dit le menuisier, on ne croit plus en Dieu.
Il regarda Jacquemort méchamment. À ce moment, le petit apprenti laissa tomber sa hachette et s’affala, le nez en avant, sur le tronc de chêne qu’il équarrissait. Le silence subit saisit Jacquemort. Il se retourna et s’approcha de l’enfant. Le menuisier, pendant ce temps, s’était éloigné de quelques pas et revenait en portant une vieille boîte de conserve pleine d’eau, dont il jeta brutalement le contenu dans le cou du gosse. Puis, voyant que l’enfant ne se relevait pas, il fit suivre le même chemin à la boîte. L’apprenti soupira et Jacquemort s’approcha, révolté, pour l’aider ; mais déjà le petit poignet sale recommençait à s’élever puis à s’abattre, faible et monotone.
– Vous êtes trop brutal, dit Jacquemort au menuisier. Un gosse de cet âge ! Vous devriez avoir honte !
Le coup qu’il reçut au menton faillit le faire choir, et il recula de deux pas pour récupérer son équilibre. Avec précaution, il palpa sa mâchoire. Sa barbe avait amorti le choc.
Le menuisier s’était remis à son travail, comme si rien ne se passait d’anormal. Entre deux coups de marteau, il s’arrêta.
– Viens la voir dimanche, dit-il. Elle sera montée. C’est une belle chaire.
Il la caressa avec orgueil. Le chêne blanc et poli semblait frémir sous ses mains.
– Tes lits seront prêts demain, dit-il encore. Tu viendras les chercher. Vers cinq heures.
– Entendu…, répondit Jacquemort.
Les coups reprirent. L’odeur de colle forte s’épaississait. Jacquemort regarda une dernière fois l’apprenti, haussa les épaules et sortit.
La rue était calme. Il reprit le chemin de la maison. Lorsqu’il passait devant les fenêtres, des rideaux frémissaient. Une petite fille sortit en chantant. Elle portait un broc émaillé aussi grand qu’elle. Au retour, elle ne chanterait plus.
30 août.
Angel et Jacquemort étaient assis dans le grand hall frais de la maison. La bonne allait et venait, préparait des boissons. Elle disposa les verres et le broc sur un plateau devant Angel. Les fenêtres et la porte étaient ouvertes sur le jardin. Parfois il entrait un insecte et ses ailes résonnaient dans la pièce haute. Tout reposait.
Jacquemort ouvrit la bouche :
– Les lits devaient être prêts aujourd’hui à cinq heures, dit-il.
– Alors ils sont prêts, dit Angel. C’était certainement cinq heures du matin.
– Vous croyez ? demanda Jacquemort. En ce cas, effectivement, ils le sont.
Ils se turent et burent en silence. Jacquemort hésita et le rompit de nouveau.
– Je ne veux pas vous parler de choses qui n’ont rien de nouveau pour vous, et qui vous embêtent sans aucun doute, dit-il, mais ce que j’ai vu hier au village m’a frappé. Les gens sont bizarres par ici.
– Vous les trouvez bizarres ? demanda Angel.
Il était poli, mais son ton témoignait d’un intérêt mitigé. Jacquemort le sentit et tourna court.
– Oui, dit-il. Je les trouve bizarres. Mais je suppose que leur mentalité s’éclairera pour moi quand je les connaîtrai mieux. Après tout, je serais aussi surpris ailleurs. Je suis neuf.
– Sans doute, assura Angel distrait.
Un oiseau passa en flèche devant le cadre de la fenêtre. Jacquemort le suivit du regard.
– Naturellement, dit-il, changeant brusquement de sujet, vous n’aimeriez pas vous laisser psychanalyser ?
– Non, dit Angel. Je n’aimerais certainement pas ça. Je ne suis pas intéressant, d’ailleurs. Je suis intéressé. C’est différent.
– Par quoi ? demanda Jacquemort, qui faisait des efforts terribles pour entretenir la conversation.
– Par tout et rien, dit Angel. Par la vie. J’aime à vivre.
– C’est une chance, murmura Jacquemort.
Il but d’un trait ce qui restait dans son verre.
– C’est bon, ça, remarqua-t-il. Je peux en reprendre ?
– Faites comme chez vous, dit Angel. Ne vous gênez pas.
– Je vais voir votre femme, dit Jacquemort, en se levant. Elle doit s’ennuyer toute seule.
– Mais oui, dit Angel. Certainement. Repassez me prendre, je sortirai la voiture et nous irons chercher les lits.
– À tout à l’heure, dit Jacquemort, qui sortit de la pièce et se dirigea vers l’escalier.
Il toqua discrètement à la porte de Clémentine et elle répondit qu’on entrât. Ce qu’il fit.
Dans le lit de Clémentine, il y avait Clémentine et les trois bébés. Deux à droite, et un à gauche.
– C’est moi, dit Jacquemort. Je venais voir si vous n’avez besoin de rien.
– De rien, dit-elle. Les lits seront bientôt prêts ?
– Ils doivent déjà l’être, dit Jacquemort.
– Comment sont-ils ? demanda-t-elle.
– Heu…, répondit le psychiatre. Je crois qu’il les a faits plus ou moins à son idée. Deux places face à la route et l’autre en travers.
– Plus grande, interrogea Clémentine.
– Je le lui ai dit, se contenta de préciser Jacquemort prudent.
– Vous êtes installé comme il faut ? demanda Clémentine après un temps de réflexion.
– Je suis très bien, assura Jacquemort.
– Vous n’avez besoin de rien ?
– De rien…
Un des salopiots commençait à remuer et à prendre l’air gêné. Il y eut dans son ventre comme un brusque bruit de dégringolade, et sa petite figure de singe se décontracta. Clémentine souriait. Elle lui tapota le ventre.
– Là… Là…, dit-elle. C’est une petite colique, mon bonhomme.
Le second commençait à geindre. Clémentine leva les yeux vers la pendule puis regarda Jacquemort.
– C’est l’heure de la tétée, dit-elle.
– Je vous laisse, murmura Jacquemort.
Il sortit sans bruit.
Clémentine saisit le nourrisson et le regarda. C’était Noël. Sa bouche se tirait vers les coins et il en sortait un grincement grelottant. Vite elle le reposa et dégagea un sein. Puis, reprenant l’enfant, elle l’en approcha. Il se mit à aspirer à perdre haleine. Alors, d’un geste vif, elle l’éloigna du mamelon. Un petit filet de lait s’éleva en parabole et retomba sur le globe ferme. Rendu furieux par le geste de Clémentine, Noël hurla. Elle le rapprocha et il se remit à boire, geignant encore, avec une avidité affolée. De nouveau elle le souleva.
Il cria de plus belle. Clémentine était intéressée. Elle recommença. Quatre fois. Fou de rage, Noël prenait une teinte violette. Et soudain, il parut étouffer. Il avait la bouche horriblement distendue sur un cri silencieux et des larmes roulaient le long de ses joues noires de colère. Clémentine eut une peur terrible, subite, et le secoua.
– Noël… Noël…, allons…
Elle s’affolait de plus en plus. Elle allait appeler. Et puis, brusquement, Noël retrouva son souffle pour un nouveau hurlement. Très vite, les mains tremblantes, elle lui rendit le sein.
Aussitôt calmé, il se remit à boire, goulûment.
Elle passa la main sur son front moite. Elle ne recommencerait plus.
Enfin repu, Noël s’arrêta quelques minutes après. Il déglutit à vide, rota un petit coup et sombra presque immédiatement dans un sommeil encore coupé de gros soupirs.
Lorsqu’elle prit le dernier, elle s’aperçut qu’il la regardait. Avec ses cheveux frisés et ses yeux bien ouverts, il était inquiétant, profond comme un petit dieu étranger. Il souriait d’un drôle de sourire de connivence.
Il but sa tournée. De temps en temps, il s’arrêtait, la regardait et, continuant à la fixer, gardait, sans avaler, le bout du sein dans sa bouche.
Quand il eut fini, elle le reposa à sa gauche et lui tourna le dos. Les respirations frêles bruissaient dans la chambre.
Encore perturbée, elle s’étira et se remit au vague. Des trois maillots montait l’odeur aigre de la sueur. Elle fit un mauvais rêve.
Angel venait de sortir la voiture du garage et il attendait que Jacquemort le rejoigne. Le psychiatre s’attardait à contempler le merveilleux panorama, la mer violette et le ciel de fumée brillante, les arbres et les fleurs du jardin, et la maison, blanche et stable au milieu de l’orgie de couleurs.
Jacquemort cueillit une petite fleur jaune et monta près d’Angel. C’était une vieille voiture solide, carrossée en canadienne, peu confortable mais sûre. L’arrière était ouvert, retenu par deux chaînes et l’air frais circulait abondamment.
– Quel pays ! dit Jacquemort. Quelles fleurs ! Quelle beauté ! Quels !…
– Oui, dit Angel.
Il accéléra sur le chemin poudreux. Un nuage s’élevait derrière la voiture et retombait sur l’herbe spongieuse à laquelle Jacquemort s’était accoutumé.
Une chèvre, sur le bord de la route, fit un signe avec ses cornes et Angel s’arrêta.
– Monte, dit-il à l’animal.
La chèvre sauta dans la voiture et s’assit sur le plateau, derrière eux.
– Elles font toutes de l’auto-stop, expliqua Angel. Comme je n’ai aucune raison de me mettre en mauvais termes avec les paysans…
Il n’acheva pas sa phrase.
– Je vois, dit Jacquemort.
Un peu plus loin, ils chargèrent un cochon. Les deux animaux descendirent à l’entrée du village et se dirigèrent chacun vers sa ferme.
– Quand ils se tiennent tranquilles, dit encore Angel, ils ont le droit d’aller se promener. Sinon, on les punit et on les bat. Et on les enferme. Et on les mange sans autre forme de procès.
– Oui…, dit Jacquemort abruti.
La voiture d’Angel s’arrêta devant la menuiserie. Les deux hommes descendirent. Il y avait maintenant dans le petit bureau une oblongue caisse. Le corps de l’apprenti, occupé la veille à tailler la poutre de chêne, y reposait, mince et blême, mal recouvert d’un vieux sac.
– Il y a quelqu’un ? cria Angel en cognant sur la table.
Le menuisier parut. Dans l’atelier, on entendait des coups comme hier. Un autre apprenti sans doute. L’homme s’essuya le nez d’un revers de manche.
– Tu viens chercher tes lits ? demanda-t-il à Angel.
– Oui, dit Angel.
– Ben, prends-les, dit l’homme. Ils sont là.
Il désigna l’atelier.
– Viens m’aider, dit Angel.
Ils disparurent tous les deux. Jacquemort écarta une grosse mouche qui bourdonnait en cercle autour de la tête pâle de l’enfant mort.
Le menuisier et Angel mirent les lits dans la voiture. Ils étaient démontés en panneaux.
– Tu me prends ça, dit le menuisier, en montrant la caisse où gisait l’apprenti.
– Bon, dit Angel. Charge-la.
Le menuisier souleva la caisse et la mit dans la voiture. Ils repartirent et, peu après, longèrent le ruisseau rouge. Angel s’arrêta, descendit et prit la caisse. Elle était légère et pas très grande. Sans effort il la souleva et la porta jusqu’au ruisseau. Puis il la bascula dans l’eau. Le bois coula aussitôt à pic. Le corps de l’enfant surnageait, immobile, emporté par le cours lent du ruisseau, comme par une nappe de cire figée.
Les planches s’entrechoquaient dans la voiture, au gré des cahots de la route.
31 août.
La chambre de Jacquemort était au premier étage, tout au bout du long couloir carrelé, vers la mer. Les cheveux raides d’un dracoena s’inscrivaient dans le cadre de la vitre inférieure. Au-dessus de leurs lames vertes, il y avait la mer. La pièce carrée, pas bien haute, entièrement recouverte de voliges jointives de pin verni, sentait la résine. Au plafond, de longs madriers de pin, vernis eux aussi, dessinaient le squelette du toit, un peu en pente, étayé, aux angles, de contre-fiches obliques grossièrement taillées. Le mobilier comprenait un lit bas de bois de citronnier, un bureau assez important, à dessus de maroquin rouge, un fauteuil assorti et une armoire combinée, dont la glace reflétait la fenêtre. Le sol était carrelé, comme le reste de la maison, mais de petits losanges poreux jaune clair, à moitié dissimulés par un épais tapis de laine noire. Il n’y avait rien aux murs, ni images, ni photos. Une porte basse menait à la salle de bains.
Jacquemort termina sa toilette et s’habilla pour sortir. Il avait abandonné son costume professionnel de psychiatre et revêtait maintenant un pantalon de peau souple assez ajusté, une chemise de soie pourpre et une ample veste de velours marron, assortie à la couleur du pantalon. Il noua les lanières de ses sandales pourpres et sortit de sa chambre. Il lui fallait se rendre au village pour s’entendre avec le curé sur la cérémonie de dimanche et, en conséquence, il se vêtait simplement.
Dans le couloir, il entrevit Clémentine qui regagnait sa chambre. Elle se levait pour la première fois et venait de faire un tour au jardin. Elle lui fit un signe de la main avant de refermer sa porte.
Il descendit. Angel dormait encore. Sans attendre le petit déjeuner, Jacquemort passa dans le jardin. Les feuilles des arioles fauves crissaient au vent frais du matin.
Le sol était sec comme de l’amiante. Comme la veille, l’eau du puits bouillait, et le ciel, transparent jusqu’à l’os, ne recelait aucune promesse de pluie. Jacquemort prit le chemin du village, que l’habitude déjà rendait moins long.
Il n’avait pas encore vu l’église, dont le clocher s’élevait assez peu au-dessus des maisons et des fermes voisines. Pour y parvenir, il dut suivre le ruisseau rouge pendant longtemps. Il regardait l’eau massive, un peu hérissé à la pensée de tout ce qui se cachait sous cette surface tendue.
Le chemin tournait, le ruisseau aussi. Les bâtisses grises qui le bordaient sur la gauche masquaient à Jacquemort le delà du coude.
Encore cinquante mètres et, assez loin devant lui, surgit l’église. Et, sur le ruisseau rouge, une barque immobile. Les avirons pendaient de part et d’autre. Derrière la proue qui se présentait à lui de trois quarts, il aperçut une forme sombre, animée de mouvements imprécis, et se rapprocha pour comprendre.
Lorsqu’il fut au niveau de la barque, il vit l’homme s’accrocher au bord et s’efforcer d’y remonter. L’eau du ruisseau rouge passait sur ses vêtements, en perles vives, sans les mouiller. Sa tête apparut au-dessus du plat-bord. La barque s’agitait, roulait au gré de ses efforts. Jacquemort distingua enfin la figure de l’homme, qui, dans une dernière tentative, réussit à passer un bras et une jambe et s’affala au fond de la barque. C’était un homme assez âgé. Il avait un visage creusé, des yeux bleus lointains. Il était entièrement rasé et ses cheveux blancs et longs lui donnaient une expression à la fois digne et débonnaire, mais sa bouche, au repos, se marquait d’amertume. Présentement, il tenait entre ses dents un objet que Jacquemort ne put identifier.
Jacquemort le héla :
– Vous êtes en difficulté ? demanda-t-il.
L’homme se redressa et réussit à s’asseoir. Il lâcha ce qu’il venait de ramener avec ses mâchoires.
– Que dites-vous ? demanda-t-il.
Il se courba sur ses avirons et rapprocha sa barque de la rive. En quelques coups de rames il accosta. De la sorte, Jacquemort constata que la rive plongeait verticalement sous l’eau comme une faille.
– Vous avez besoin d’aide ? demanda Jacquemort.
L’homme le regarda. Il était vêtu d’un sac et de loques informes.
– Vous êtes étranger ? dit-il.
– Oui, répondit Jacquemort.
– Sans ça, vous ne me parleriez pas comme ça, remarqua l’homme presque pour lui.
– Vous auriez pu vous noyer, dit Jacquemort.
– Pas dans cette eau, dit l’homme. Elle est variable ; certaines fois, elle ne porte pas le bois, d’autres fois, des pierres peuvent rester à sa surface ; mais les corps y flottent toujours sans s’enfoncer.
– Qu’est-ce qui est arrivé ? demanda Jacquemort. Vous êtes tombé de la barque ?
– Je faisais mon travail, dit l’homme. On jette les choses mortes dans cette eau pour que je les repêche. Avec mes dents. Je suis payé pour ça.
– Mais un filet ferait aussi bien l’affaire, dit Jacquemort.
Il ressentait une sorte d’inquiétude, l’impression de parler à quelqu’un d’une autre planète. Sensation bien connue, certes, certes.
– Il faut que je les repêche avec mes dents, dit l’homme. Les choses mortes ou les choses pourries. On les jette pour cela. Souvent on les laisse pourrir exprès pour pouvoir les jeter. Et je dois les prendre avec mes dents. Pour qu’elles crèvent entre mes dents. Qu’elles me souillent le visage.
– On vous paie cher pour cela ? demanda Jacquemort.
– On me fournit la barque, dit l’homme, et on me paie de honte et d’or.
Au mot « honte », Jacquemort fit un geste de recul et s’en voulut.
– J’ai une maison, dit l’homme, qui avait remarqué le mouvement de Jacquemort et souriait. On me donne à manger. On me donne de l’or. Beaucoup d’or. Mais je n’ai pas le droit de le dépenser. Personne ne veut rien me vendre. J’ai une maison et beaucoup d’or, mais je dois digérer la honte de tout le village. Ils me paient pour que j’aie des remords à leur place. De tout ce qu’ils font de mal ou d’impie. De tous leurs vices. De leurs crimes. De la foire aux vieux. Des bêtes torturées. Des apprentis. Et des ordures.
Il s’arrêta un instant.
– Mais tout ça ne peut pas vous intéresser, reprit-il. Vous n’avez pas l’intention de rester ici ?
Il y eut un long silence.
– Si, dit enfin Jacquemort. Je vais rester ici.
– Alors, vous serez comme les autres, dit l’homme. Vous aussi vous vivrez la conscience libre, et vous vous déchargerez sur moi du poids de votre honte. Et vous me donnerez de l’or. Mais vous ne me vendrez rien contre mon or.
– Comment vous appelez-vous ? demanda Jacquemort.
– La Gloïre, dit l’homme. Ils m’appellent La Gloïre. C’est le nom de la barque. Moi je n’en ai plus.
– Je vous reverrai…, dit Jacquemort.
– Vous serez comme eux, dit l’homme. Vous ne me parlerez plus. Vous me paierez. Et vous me jetterez vos charognes. Et votre honte.
– Mais pourquoi le faites-vous ? demanda Jacquemort.
L’homme haussa les épaules.
– Avant moi, il y en avait un autre, dit-il.
– Mais comment l’avez-vous remplacé ? insista Jacquemort.
– Le premier qui a plus honte que moi prend la place, dit l’homme. Ils se sont toujours conduits comme ça dans ce village. Ils sont très croyants. Ils ont leur conscience pour eux. Jamais de remords. Mais celui qui faiblit… Celui qui se révolte…
– On l’embarque sur La Gloïre…, acheva Jacquemort. Et vous vous êtes révolté.
– Oh ! ça n’arrive plus très souvent…, dit l’homme. Peut-être que je serai le dernier. Ma mère n’était pas d’ici.
Il se remit en position et se courba sur ses avirons.
– Je dois travailler, dit-il. Au revoir.
– Au revoir, dit Jacquemort.
Il le regarda s’éloigner lentement sur la moire rouge de l’eau et reprit sa marche. L’église, un œuf de poule sur un nid, n’était plus très loin. Quand il y arriva, il monta rapidement les sept marches et entra. Avant de parler au curé, il voulait jeter un coup d’œil à l’intérieur.
Un lacis complexe de poutres et de longrines supportait la couverture de schiste noir de la nef ovoïde. Devant Jacquemort se dressait l’autel, de granit sombre, avec les accessoires verts du culte. Entre deux poutres, à droite, la chaire toute neuve estompait sa haute silhouette blanche avec ses volets ouverts.
C’était la première fois que Jacquemort voyait une église construite de cette façon artificieuse, en forme d’œuf, sans colonnes de pierre, sans arcs, sans doubleaux, sans croisées d’ogives, sans tambour ni trompette et sans souci du lendemain. Les pièces de bois curieusement ajustées serpentaient le long des murs puissants, dont elles constituaient l’armature géodésique. Les principales étaient fouillées de sculptures profondes, qu’il devina polychromes et les yeux des saints, des serpents et des démons brillaient dans l’ombre. L’espace intérieur de la nef était entièrement dégagé. Un vitrail ovale, au-dessus de l’autel, baignait celui-ci d’une dominante bleu outremer. Sans ce vitrail, il aurait fait nuit dans l’église. Des deux côtés de l’autel, deux flambeaux multiples jetaient des feux tremblotants et trouaient les ténèbres de leur halo dégradé.
Une épaisse jonchée de paille recouvrait le sol, de l’entrée à l’autel. Jacquemort s’y engagea. Comme ses yeux s’habituaient à l’obscurité, il nota le rectangle gris d’une porte ouverte, derrière l’autel et à droite, et il s’y rendit, pensant gagner la sacristie et le presbytère.
Il passa la porte et pénétra dans une petite pièce oblongue, pleine d’armoires et d’objets de toute sorte. Au fond, une autre porte. Il venait par celle-ci un murmure de voix. Jacquemort cogna trois fois ses phalanges sur le bois du mur.
– On peut entrer ? demanda-t-il à mi-voix.
Le bruit de conversation s’arrêta.
– Entrez ! entendit Jacquemort.
Il obéit à l’invitation et franchit la seconde porte.
Le curé était là, en conversation avec le sacristain. Ils se levèrent en voyant Jacquemort.
– Bonjour, dit ce dernier. Monsieur le curé, sans doute ?
– Bonjour, Monsieur, dit le curé.
C’était un homme noueux avec un visage creusé de deux yeux noirs surmontés d’épais sourcils noirs. Il avait de longues mains sèches, qu’il tenait croisées en parlant. Lorsqu’il se déplaça, Jacquemort constata qu’il souffrait d’une légère claudication.
– Je voudrais vous parler, dit Jacquemort.
– Parlez…, répondit le curé.
– C’est pour un baptême, expliqua Jacquemort. Dimanche, pourrez-vous ?
– C’est mon métier, dit le curé. Chacun le sien.
– Trois jumeaux sont nés dans la maison de la falaise, dit Jacquemort. Joël, Noël et Citroën. Il faut que tout soit fini dimanche soir.
– Venez à la messe dimanche, dit le curé. Je vous dirai l’heure.
– Mais je ne vais jamais à la messe…, protesta Jacquemort.
– Raison de plus, dit le curé. Ça vous distraira. Au moins il y aura quelqu’un à qui ce que je dis paraîtra nouveau.
– Je suis contre la religion, dit Jacquemort. Sans perdre de vue qu’elle peut être utile dans les campagnes.
Le curé ricana.
– Utile !… La religion est un luxe, dit-il. Ce sont ces brutes qui veulent en faire quelque chose d’utile.
Il se redressa fièrement et se mit à arpenter la pièce d’un pas agité et claudicant.
– Mais je refuse, dit-il d’un ton tranchant. Ma religion restera un luxe !
– Ce que je voulais souligner, expliqua Jacquemort, c’est qu’à la campagne un curé peut avoir son mot à dire. Diriger les grossiers esprits des paysans, leur faire mettre le doigt sur les erreurs qu’ils commettent, leur ouvrir les yeux sur le danger d’une vie trop terrestre, jouer un rôle de frein vis-à-vis des mauvais instincts… Je ne sais si vous êtes au courant d’une chose qui se passe dans ce village… Je… hum… je viens d’arriver et je ne voudrais ni me poser en juge ni vous choquer par ma réaction vis-à-vis d’une chose qui vous semble sans doute naturelle depuis le temps qu’elle existe… heu… un curé, par exemple, flétrit le vol du haut de sa chaire et condamne les rapports sexuels trop hâtifs des jeunes gens afin d’éviter que le désordre et la luxure ne dominent son district.
– Sa cure…, rectifia le sacristain.
– Sa cure…, dit Jacquemort. Où en étais-je ?
– Je l’ignore, trancha le curé.
– Enfin quoi, dit Jacquemort, se décidant, cette foire aux vieux. C’est insensé !
– Vous vivez dans le siècle ! s’exclama le curé. Cette foire aux vieux ? Peu m’importe la foire aux vieux, Monsieur ! Ces hommes souffrent… et ceux qui souffrent sur terre gagnent leur part de paradis. Les souffrances elles-mêmes ne sont pas inutiles, d’ailleurs, mais en réalité seuls les ressorts de cette souffrance m’importunent. Ma gêne vient de ce qu’ils ne souffrent pas en Dieu, Monsieur. Ce sont des brutes. Je vous le disais tout à l’heure. La religion est un moyen pour eux. Des brutes matérielles…
Il s’animait en parlant et ses yeux lançaient des éclairs de chaleur.
– Ils viennent à l’église en dominateurs. En chair et en os. Et savez-vous ce qu’ils me demandent ? De faire pousser le sainfoin. La paix de l’âme, Monsieur, ils s’en foutent ! Ils l’ont ! Ils ont La Gloïre ! Je lutterai jusqu’au bout, mais je ne plierai pas. Je ne ferai pas pousser le sainfoin. Grâce à Dieu… j’ai des amis fidèles. Rares mais qui me soutiennent.
Il ricana.
– Venez dimanche et vous verrez… Vous verrez comment on vient à bout de la matière par la matière. Je mettrai ces brutes en face d’elles-mêmes… Leur inertie se heurtera à une inertie plus grande… Et de ce choc naîtra l’inquiétude qui les ramènera à la religion… au luxe !… À ce luxe auquel Dieu dans sa mansuétude a bien voulu leur donner droit.
– Alors, dit Jacquemort, ce baptême ? Ce sera pour dimanche après-midi ?
– Je vous préciserai l’heure à la sortie de la messe, répéta le curé.
– Bon, dit Jacquemort. Au revoir, monsieur le curé. J’ai admiré votre église, tout à l’heure. C’est une curieuse construction.
– Curieuse, acquiesça le prêtre, l’air absent.
Il se rassit, tandis que Jacquemort sortait par où il était entré. Il éprouvait une légère lassitude.
– Clémentine m’ennuie avec ses corvées, pensa-t-il tout haut. Je serai content quand ces trois-là seront élevés. Et puis le coup de la messe forcée…
Le soir venait.
– Le coup de la messe forcée, je trouve ça révoltant !
– Révoltant, approuva un gros chat noir assis sur un mur.
Jacquemort le regarda. Le chat se mit à ronronner et fendit ses yeux jaunes de traits verticaux.
– Révoltant ! conclut Jacquemort en cueillant une herbe ronde, cylindrique et molle.
Un peu plus loin il se retourna. Il regarda le chat, hésita, puis reprit sa route.
Dimanche 2 septembre.
Prêt à partir, Jacquemort flânait dans le couloir. Il avait revêtu ses habits sérieux et se sentait gêné comme un acteur en costume sur une scène vide. La nurse arriva enfin.
– Vous en mettez un temps, dit Jacquemort.
– C’est que je me faisais belle, expliqua-t-elle.
Elle avait une génuine robe du dimanche en piqué blanc, avec des souliers noirs et un chapeau noir et des gants blancs de filoselle. Elle portait un missel de cuir usé. Sa figure était luisante et ses lèvres mal fardées. Ses gros seins tendaient son corsage et les courbes robustes de ses hanches emplissaient consciencieusement le reste de sa robe.
– Allons-y, dit Jacquemort.
Ils sortirent. Elle semblait intimidée, et, par déférence, tâchait de ne pas faire de bruit en respirant.
– Alors, demanda Jacquemort cent mètres plus loin, quand est-ce que je vous psychanalyse ?
Elle rougit et le regarda en dessous. Ils passaient près d’une haie épaisse.
– On peut pas faire ça maintenant, avant d’aller à la messe…, dit-elle pleine d’espoir.
Le psychiatre sentit frémir sa barbe rousse en comprenant ce qu’elle comprenait et la guida d’une main ferme vers le bord du chemin. Ils disparurent derrière la haie par un étroit passage garni de ronces auxquelles Jacquemort érailla son joli complet.
Maintenant, ils étaient dans un champ bien abrité. Avec précaution la bonne retira son chapeau noir.
– Faut pas que je l’abîme, dit-elle. Et puis, dites donc, je vais avoir du vert, si on se met là-dessus…
– Mettez-vous à quatre pattes, dit Jacquemort.
– Bien sûr, dit-elle, comme si elle estimait que c’était la seule façon possible.
Tandis que le psychiatre la besognait, il voyait la nuque courte de la fille se redresser puis se relâcher. Comme elle était mal coiffée, quelques mèches blondes s’agitaient au vent. Elle sentait fort, mais Jacquemort n’avait pas opéré depuis son arrivée à la maison et cette odeur un peu bestiale ne lui déplut point. Par un souci d’humanité bien compréhensible, il évita de lui faire un enfant.
Ils arrivèrent devant l’église à peine dix minutes après le début de la messe. La nef ovoïde devait, à en juger par le nombre des voitures et des carrioles, être pleine de monde.
Jacquemort, avant de monter les marches, regarda la fille encore rouge et un peu honteuse.
– Je viens ce soir ? murmura-t-elle.
– Oui, dit-il. Tu me raconteras ta vie.
Étonnée, elle le dévisagea, constata qu’il ne plaisantait pas et acquiesça sans comprendre. Ils entrèrent et se mêlèrent à la foule bien récurée qui se pressait. Jacquemort était serré contre elle et le parfum animal lui emplissait les narines. Sous les bras, elle transpirait en rond.
Le curé terminait son préambule et s’apprêtait à monter en chaire. La chaleur, étouffante, prenait les gens à la gorge, et des femmes dégrafaient leur corsage. Cependant, les hommes gardaient fermés jusqu’en haut leurs vestes noires et leurs cols cassés. Jacquemort regardait les visages autour de lui ; ils avaient tous l’air bien vivants, solides, tannés par l’air et le soleil, et sûrs de quelque chose. Le curé monta l’escalier de la chaire blanche dont les volets étaient ouverts. Un curieux modèle de chaire. Jacquemort se rappela le menuisier, le petit apprenti, et frissonna. Quand il pensait à l’apprenti, l’odeur de la boniche le dégoûtait.
Au moment où le curé parut entre les deux montants de chêne clair, un homme monta sur un banc et demanda le silence d’une voix puissante. Les rumeurs s’apaisèrent. Dans la nef, il régnait maintenant un calme attentif. Les yeux de Jacquemort remarquaient les lumières innombrables pendues à la voûte, qui révélaient maintenant le fouillis de corps enchevêtrés, sculptés à même la charpente énorme, et le vitrail bleu de l’autel.
– De la pluie, curé ! dit l’homme.
La foule reprit d’une seule voix :
– De la pluie !…
– Le sainfoin est sec ! continua l’homme.
– De la pluie ! beugla la foule.
Jacquemort, complètement assourdi, vit le prêtre étendre le bras pour réclamer la parole. Les murmures se calmèrent. Le soleil du matin flambait derrière le vitrail bleu. On avait peine à respirer.
– Gens du village ! dit le curé.
Sa voix, immense, paraissait venir de partout, et Jacquemort devina qu’un système amplificateur lui permettait d’atteindre ce volume. Les têtes se tournèrent vers la voûte, vers les murs. Pas un appareil n’était visible.
– Gens du village ! dit le curé. Vous me demandez de la pluie, vous n’en aurez point. Vous êtes venus aujourd’hui arrogants et fiers comme des leghorns, confiants dans votre vie charnelle. Vous êtes venus en quémandeurs insolents exiger ce que vous ne méritez point. Il ne pleuvra pas. Le sainfoin, Dieu s’en moque ! Courbez vos corps, courbez vos têtes, humiliez vos âmes et je vous donnerai la parole de Dieu. Mais ne comptez pas sur une goutte d’eau. C’est une église, ici, et pas un arrosoir !
Il y eut un murmure de protestation dans la foule. Jacquemort trouvait que le curé parlait bien.
– De la pluie ! répéta l’homme monté sur un banc.
Après la tempête sonore de la voix du curé, son cri parut dérisoire, et les assistants, conscients d’une infériorité temporaire, se turent.
– Vous prétendez croire en Dieu ! tonitrua le curé, parce que vous venez à l’église le dimanche, parce que vous traitez durement vos pareils, parce que vous ignorez la honte et parce que votre conscience ne vous tourmente pas…
Lorsque le curé prononça le mot honte, des protestations jaillirent çà et là, se nourrirent d’échos, s’enflèrent en un long hurlement. Les hommes trépignaient sur place, les poings crispés. Les femmes, muettes, pinçaient la bouche et regardaient le curé d’un œil mauvais. Jacquemort commençait à perdre pied. Le tumulte s’apaisant, le curé reprit la parole.
– Que m’importent vos champs ! Que m’importent vos bêtes et vos enfants ! hurla-t-il. Vous vivez une vie matérielle et sordide. Vous ignorez le luxe !… Ce luxe, je vous l’offre : je vous offre Dieu… Mais Dieu n’aime pas la pluie… Dieu n’aime pas le sainfoin. Dieu se soucie peu de vos plates-bandes et de vos plates aventures. Dieu, c’est un coussin de brocart d’or, c’est un diamant serti dans le soleil, c’est un précieux décor ciselé dans l’amour, c’est Auteuil, Passy, les soutanes de soie, les chaussettes brodées, les colliers et les bagues, l’inutile, le merveilleux, les ostensoirs électriques… Il ne pleuvra pas !
– Qu’il pleuve ! hurla l’orateur, soutenu cette fois par la foule qui se mit à tonner comme un ciel d’orage.
– Retournez à vos fermes ! mugit la voix multiple du curé. Retournez à vos fermes ! Dieu, c’est la volupté du superflu. Vous ne songez qu’au nécessaire. Vous êtes des hommes perdus pour lui.
Le voisin de Jacquemort l’écarta brusquement et, prenant son élan, projeta une lourde pierre dans la direction de la chaire. Mais déjà les volets de chêne se refermaient en claquant et la voix du prêtre continua, tandis que le pavé venait percuter avec un bruit sourd les panneaux massifs.
– Il ne pleuvra pas ! Dieu n’est pas utilitaire. Dieu est un cadeau de fête, un don gratuit, un lingot de platine, une image artistique, une friandise légère. Dieu est en plus. Il n’est ni pour ni contre. C’est du rabiot !
Une grêle de cailloux s’abattit sur le couvercle de la chaire.
– La pluie ! La pluie ! La pluie ! scandait maintenant la foule sur un rythme uniforme.
Et Jacquemort, emporté par la passion qui émanait de ces hommes, se surprit à chanter avec eux.
Sous ses yeux, à sa droite, à sa gauche, les paysans marchaient sur place et ce grand bruit de souliers emplissait l’église comme le pas des soldats sur un pont de fer. Une poussée porta en avant les quelques hommes les plus rapprochés de la chaire et ils se mirent à secouer les quatre poteaux massifs qui l’écartaient du sol.
– Il ne pleuvra pas ! répétait le curé que l’on devinait derrière ses volets en proie à une transe totale. Il pleuvra des ailes d’ange ! Il pleuvra des duvets d’émeraude, des vases d’albâtre, des peintures admirables… mais pas d’eau ! Dieu se moque du sainfoin, de l’avoine, du blé, du seigle, de l’orge, du houblon, du sarrasin, du trèfle, de la luzerne, de l’orpin blanc et de la sauge…
Jacquemort admira au passage l’érudition du curé, mais les quatre pieds de chêne cassèrent à la fois et l’on entendit, répercuté par les hauts-parleurs, un gros juron poussé par le curé qui venait de se cogner la tête en tombant.
– Ça va ! Ça va ! cria-t-il. Il pleuvra ! Il pleut, il pleut ! En un moment, la foule reflua vers la porte de l’église qui s’ouvrit à deux battants. Le ciel s’était brusquement assombri et les premières gouttes claquaient contre les marches comme des grenouilles molles. Puis ce fut un véritable déluge qui tambourina sur les dalles de schiste de la toiture. On avait redressé la chaire tant bien que mal et le curé rouvrit ses volets.
– La messe est finie, dit-il simplement.
Les gens se signèrent, puis les hommes remirent leurs casquettes, les femmes se levèrent et tout le monde sortit.
Jacquemort voulut se diriger vers la sacristie, mais il dut se retenir à un banc de bois pour ne pas être entraîné par la foule.
Au passage, il fut heurté par le menuisier dont il reconnut la grande bouche et le nez à boule. L’homme lui sourit méchamment.
– Tu as vu ? dit-il. Ici, on croit en Dieu. Et c’est pas le curé qui nous en empêchera. Il sait seulement pas à quoi ça sert, Dieu.
Il haussa les épaules.
– Bah ! conclut-il. On le laisse faire. Ça fait pas de mal. Ça distrait. Ici, on aime bien la messe. Avec ou sans curé. Et en tout cas, mes volets ont tenu.
Il passa, Jacquemort ne savait pas où était la nurse et il décida de ne plus s’en occuper. Le courant diminuait de force et il put progresser vers la porte de la sacristie. Il entra et, sans frapper, s’introduisit dans la seconde pièce.
Le curé marchait de long en large en boitant, épanoui sous les compliments que lui prodiguait le sacristain, petit homme rougeaud et si insignifiant que Jacquemort dut faire un effort pour se rappeler qu’il l’avait vu à sa dernière visite.
– Vous fûtes énorme ! disait le sacristain. Vous fûtes parfait ! Quelle création ! C’est votre plus beau rôle !
– Ah ! dit le curé. Je crois que je les ai eus.
Il avait une énorme bosse sur le front.
– Vous fûtes sensationnel ! dit le sacristain. Quel souffle ! Quelle inspiration ! Et quelle science de la période ! Foi de moi-même, je m’inclinai et je m’incline !
– Tout de même, dit le curé. Tu exagères… J’étais bien. Mais vraiment ?… À ce point-là ?
– Permettez-moi, dit Jacquemort, de joindre mes compliments à ceux de Monsieur.
– Ah !… soupira le sacristain. Quel talent !… Vous fûtes… sublime !
– Écoutez, dit le curé. Vraiment, vous me flattez.
Il se rengorgea et sourit aimablement à Jacquemort.
– Asseyez-vous donc, Monsieur.
Jacquemort prit une chaise.
– Ah !… pantela le sacristain. Quand vous leur dîtes : « C’est une église et pas un arrosoir !… », je défaillis. Positif. Quel talent, mon curé, quel talent ! Et « Dieu n’aime pas le sainfoin ». Quel art !
– Et c’est si vrai ! approuva le curé. Mais ne retardons pas Monsieur.
– Je venais pour le baptême, expliqua le psychiatre.
– Je me rappelle, je me rappelle, dit le curé volubile. Allons… on va vous faire ça tantôt. Soyez tous là à quatre heures. Je sonnerai les cloches à quatre heures moins vingt. Tantôt. Sans faute.
– Je vous remercie, monsieur le curé, dit Jacquemort qui se releva. Et encore tous mes compliments. Vous fûtes… épique.
– Ah ! dit le sacristain. Épique, voilà le mot. Épique. Ah, mon curé !
Le curé, ravi, tendit la main à Jacquemort et agita vigoureusement celle qu’il reçut en échange.
– Je suis désolé que vous partiez si vite, dit-il. Je vous aurais volontiers gardé à déjeuner… Mais je crains d’abuser de vos instants…
– Je suis assez pressé, dit Jacquemort. Une autre fois. Merci. Et bravo !
Il repartit à grands pas. La nef était obscure et silencieuse. La pluie avait presque cessé. Dehors, le soleil revenait. Une brume chaude s’élevait du sol.
– Ça me fera ma dose, pensa Jacquemort. Deux fois à l’église dans la même journée, et pendant dix ans je ne vais peut-être pas y remettre les pieds. Ou peut-être neuf ans et demi.
Il était assis dans le hall et attendait. Les pas nombreux de la nurse, d’Angel et de Clémentine retentissaient au premier étage, assourdis par l’épaisseur du plafond et des carreaux de grès. De temps en temps, le cri aigu d’un des deux salopiots perçait le tout sans effort et venait s’enrouler autour des tympans de Jacquemort. Noël ou Joël. Citroën ne criait jamais.
Culblanc portait une robe de baptême en taffetas rose à grands rubans lilas, avec des souliers noirs et un chapeau noir. Elle osait à peine remuer. Elle prenait tout du bout des doigts. Et elle avait déjà cassé trois vases.
Angel s’était mis comme tous les jours. Clémentine en pantalon noir et tailleur assorti. Les trois salopiots resplendissaient dans des étuis de cellophane brodée.
Angel descendit sortir la voiture.
Clémentine portait Noël et Joël, confiant Citroën à la nurse. De temps en temps, il regardait sa mère et sa bouche fine frémissait. Il ne pleurait pas. Citroën ne pleurait jamais. Clémentine, parfois, lui lançait un regard ironique et affectait d’embrasser Noël et Joël.
La voiture arriva devant le perron et tout le monde sortit. Jacquemort le dernier. Il portait les sacs de dragées, d’argent et de cretons que l’on distribuerait aux enfants et aux bêtes du village après la cérémonie.
Le ciel, comme à l’accoutumée, était d’un bleu immuable et le jardin brillait de ses pourpres et des ses ors.
La voiture démarra. Angel conduisait doucement à cause des enfants.
Chaque fois que la nurse remuait, on entendait un grand bruit de taffetas. C’était une très belle robe. Jacquemort, cependant, préférait l’autre, en piqué, qui la moulait plus. Dans celle-ci, elle avait tout juste l’air péquenaud.
2 septembre.
L’ombre s’épaississait autour de Jacquemort. Assis à son bureau, il méditait. Une certaine lassitude le retenait de faire la lumière. Ç’avait été une journée fatigante, la dernière d’une semaine fatigante et il tentait de retrouver le calme de son âme. Pendant tous ces jours de fièvre et d’agitation, il avait à peine éprouvé le besoin de psychanalyser, mais maintenant qu’il était seul, détendu, dans sa chambre, il sentait revenir, précis et angoissants, le vide et l’absence de passion masqués un temps par une surabondance d’images. Incertain, nu de désirs, il attendait que la bonne frappât à sa porte.
Il faisait chaud dans sa chambre vernie, et cela sentait bon le bois ; la mer voisine adoucissait l’haleine brûlante de l’air et le rendait calmant et délicieux. Dehors, on entendait quelques cris d’oiseaux et des frottis aigus d’insectes.
Et puis, on gratta à la porte. Jacquemort se leva, alla ouvrir. La jeune paysanne entra et resta sur place, paralysée par la timidité. Jacquemort souriait ; il manœuvra l’interrupteur et referma soigneusement le panneau.
– Alors ? dit-il. On a peur ?
Il se reprocha aussitôt sa vulgarité, mais se la pardonna quelques instants plus tard en réfléchissant qu’elle n’avait pu choquer une personne vulgaire.
– Assieds-toi…, proposa-t-il. Là… Sur le lit.
– J’ose pas…, dit-elle.
– Allons, allons, dit Jacquemort. Ne sois pas timide avec moi. Étends-toi et détends-toi.
– Est-ce que je me déshabille ? demanda-t-elle.
– Tu fais ce que tu veux, dit Jacquemort. Déshabille-toi si ça te tente, et sinon, non. Mets-toi à ton aise… C’est tout ce que je te demande.
– Vous allez vous déshabiller aussi ? demanda-t-elle un peu enhardie.
– Mais écoute, protesta Jacquemort, tu es venue ici pour une psychanalyse ou une fornication ?
Elle baissa la tête, honteuse, et Jacquemort se sentit légèrement excité par tant d’ignorance.
– Je comprends pas vos grands mots, dit-elle. Moi je veux bien faire ce que vous me direz.
– Mais je te dis de faire ce que tu veux, insista Jacquemort.
– J’aime bien qu’on me dise tout ce que je dois faire… Ce n’est pas moi qui commande, après tout…
– Alors, étends-toi comme tu es, dit Jacquemort.
Il retourna s’asseoir à son bureau. Elle le regardait par en dessous, et, se décidant, enleva sa robe d’un geste adroit. C’était une de ses robes de tous les jours qu’elle avait remise en revenant du baptême, une cotonnade à fleurs sans intérêt.
Jacquemort la détailla, un peu lourde, bien plantée, la poitrine ronde et grasse, le ventre pas encore déformé par le travail. Elle alla s’allonger sur le lit et il pensa que lorsqu’elle serait partie, il allait se trouver, au moment de se coucher, troublé par l’odeur de cette femme.
Elle marchait un peu bêtement, mais c’était encore là sans doute, un reste de pudeur.
– Quel âge as-tu ? demanda Jacquemort.
– J’ai vingt ans, dit-elle.
– Tu es d’où ?
– Du village.
– Comment as-tu été élevée ? Quel est ton plus vieux souvenir ?
Il bavardait d’un ton léger pour la mettre en confiance.
– Tu te rappelles tes grands-parents ?
Elle réfléchit une minute.
– C’est pour quoi que vous m’avez fait venir ? demanda-t-elle. Pour me demander ces choses-là ?
– C’est aussi pour ça, dit Jacquemort prudent.
– C’est des choses qui ne vous regardent pas, dit-elle.
Elle se leva et s’assit, les jambes hors du lit.
– Vous me montez ou non ? demanda-t-elle. Je suis venue pour ça. Vous le savez bien. Je ne sais pas parler, mais je ne suis pas assez bête pour vous laisser vous moquer de moi.
– Oh ! va-t’en, dit Jacquemort. Tu as trop mauvais caractère. Tu reviendras demain.
Cependant, elle se levait. Elle passait devant le psychiatre et le profil de sa gorge le remua.
– Allez, dit-il. Reste sur le lit. Je viens.
Elle regagna rapidement sa place, un peu haletante. Lorsque Jacquemort s’approcha d’elle, elle se détourna, lui présenta ses reins. Il la prit dans cette position, comme le matin derrière la haie.
Angel était étendu auprès de Clémentine. Dans le lit triple, les trois enfants dormaient sans rêves avec de petits reniflements inquiets. Elle ne dormait pas. Il le savait. Depuis une heure, ils étaient là, l’un près de l’autre, dans l’obscurité.
Il changea de place, cherchant un coin frais. Dans ce geste, sa jambe vint au contact de celle de Clémentine. Elle eut un sursaut et alluma brusquement la lumière. Angel, un peu somnolent, s’accouda sur l’oreiller pour la regarder.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il. Tu n’es pas bien ?
Elle s’assit et secoua la tête.
– Je ne peux plus, dit-elle.
– Tu ne peux plus quoi ?
– Je ne peux plus te supporter. Je ne peux plus dormir près de toi. Jamais je ne pourrai plus dormir si j’ai l’idée qu’à chaque instant tu vas me toucher. M’approcher. Quand je sens les poils de tes jambes effleurer seulement les miennes, je deviens folle. Je hurlerais.
Elle avait une voix tendue, frémissante, pleine de cris rentrés.
– Va dormir ailleurs, dit-elle. Aie pitié de moi. Laisse-moi.
– Tu ne m’aimes plus ? demanda Angel bêtement.
Elle le regarda.
– Je ne peux plus te toucher, dit-elle, et encore. Je pourrais. Mais je ne peux pas imaginer que tu me touches, fût-ce un instant. C’est horrible.
– Tu es folle ? proposa Angel.
– Je ne suis pas folle. Tout contact physique avec toi me fait horreur. Je t’aime bien… C’est-à-dire, je voudrais que tu sois heureux… mais pas comme ça… Ça me coûte trop. Pas à ce prix-là.
– Mais, dit Angel, je ne voulais rien te faire. Je changeais de position et je t’ai effleurée. Ne te mets pas dans cet état-là.
– Je ne suis dans aucun état, dit-elle. C’est mon état normal, maintenant. Couche dans ta chambre !… Je t’en prie Angel. Aie pitié de moi.
– Tu n’es pas bien, murmura-t-il en hochant la tête.
Il lui passa la main sur l’épaule. Elle frémit mais le laissa faire. Il l’embrassa doucement sur la tempe et se leva.
– Je vais chez moi, mon chou, dit-il. Ne t’inquiète pas…
– Écoute, dit-elle encore, je… je ne veux pas… je ne sais pas comment te le dire… je ne veux plus… et ne crois pas que je voudrai jamais de nouveau… Tâche de te trouver une autre femme. Je ne suis pas jalouse.
– Tu ne m’aimes plus…, dit tristement Angel.
– Plus comme ça, dit-elle.
Il sortit. Elle restait assise à sa place et regardait à côté d’elle le creux qu’avait fait Angel en bas de son oreiller. Il dormait toujours tout en bas de l’oreiller.
Un des enfants s’agita dans son sommeil. Attentive elle écouta. Le bébé se rendormit. Levant la main, elle éteignit la lumière. Maintenant, elle avait tout le lit pour elle et jamais plus un homme ne la toucherait.
Dans sa chambre, Jacquemort venait d’éteindre à son tour. Lointains s’apaisèrent les petits grincements du sommier de la nurse qui se couchait, pleine. Quelques instants, il demeura sur le dos immobile. Les choses de ces derniers jours dansaient jusqu’au vertige et son cœur battait violemment. Peu à peu, il se détendit et glissa dans l’inconscience, fermant ses paupières lasses sur des rétines lacérées par les lanières rêches de visions insolites.
Mardi 7 mai.
Il y avait, sur la falaise, loin au-delà du jardin, bien après le cap déchiré dont la mer, nuit et jour, faisait la barbe, une haute masse de pierre, un champignon irrégulier qui se dressait, solide et rebutant, limé par le vent, fréquenté seulement des biques et des fougères. Il était invisible de la maison. On l’appelait l’Hömme de Terre pour faire pièce à l’Hömme de Mer, son frère, qui jaillissait de l’eau un peu sur la gauche, juste en face. L’Hömme de Terre était facilement accessible de trois côtés. Cependant la face nord tendait au visiteur éventuel un ensemble de pièges et de chicanes presque infranchissables et que l’on eût dit combinés par un corbusier malicieux, rendant, de ce côté, son escalade aléatoire.
Parfois les douaniers venaient s’y entraîner, et tout le jour, sanglés dans leurs maillots de coton rayé vert et blanc, ils s’efforçaient d’inculquer à leurs apprentis les notions de grimpette sans lesquelles la contrebande deviendrait un fléau.
Mais ce jour-là, l’Hömme était désert. Pour Clémentine qui, collée au roc, s’élevait lentement, assurant ses prises.
Les jours précédents, ç’avait été un jeu d’enfant que de gagner le sommet par les flancs est, ouest et sud. Aujourd’hui, elle devait se donner à fond. Pas une prise, rien sous la main que le flanc de l’Hömme, le granit lisse et compact.
Elle se trouvait à plat ventre contre un glacis pratiquement vertical. Trois mètres au-dessus d’elle, une saillie lui permettrait de s’accrocher. C’est seulement là que le vrai travail commencerait : car toute la partie supérieure de l’Hömme était en surplomb. Mais d’ores et déjà, il fallait faire les trois mètres.
Les extrémités de ses espadrilles la retenaient au-dessus du vide, engagées dans une longue fente qui courait en biais le long du glacis. De la terre accumulée dans cette fente y nourrissait de petites plantes. Cela faisait une ligne verte contre le gris du granit, comme le mérite agricole sur un revers d’instituteur.
Clémentine respirait lentement, profondément. S’élever, telle une mouche le long du mur. Trois mètres. Trois mètres seulement. Moins de deux fois sa hauteur.
À regarder de plus près, il y avait bien quelques aspérités. Le tout, c’était d’y regarder d’assez près pour voir ; mais pas plus, pour éviter de se rendre compte que ça ne suffisait absolument pas à vous empêcher de tomber.
Elle posa ses mains sur deux de ces fausses saillies et se débrouilla.
À travers l’étoffe sèche du pantalon qu’elle portait, le roc lui caressait les genoux. Ses pieds s’enlevèrent trente centimètres au-dessus de la ligne verte.
Elle respira, regarda et recommença. Dix minutes plus tard elle se rétablissait sur la corniche qui précédait la dernière étape. Son front était moite et les cheveux fins de ses tempes leur collaient. Elle sentait monter d’elle-même l’odeur végétale de sa transpiration.
Elle ne pouvait guère remuer car l’espace lui était mesuré. En tournant la tête, elle voyait sous un angle inhabituel, l’Hömme de Mer et sa ceinture de mousse. Le soleil, déjà haut dans le ciel, levait des nuages de paillettes autour des récifs noueux de la côte.
L’Hömme de Terre, au-dessus d’elle, s’achevait comme la gouttière d’un livre debout, aux trois quarts fermé, légèrement incliné, de surcroît, à la rencontre du vide. Un angle aigu et fuyant dans lequel il fallait avancer.
Clémentine rejeta sa tête en arrière, regarda l’angle et ronronna doucement de plaisir. Elle était mouillée entre les jambes.
Les trois salopiots galopaient à quatre pattes dans la salle où on les enfermait avant leur tétée de troizocloques. Ils commençaient à perdre l’habitude de dormir vingt-quatre heures sur vingt-quatre et prenaient plaisir à se délasser un peu les membres de derrière. Noël et Joël glapissaient. Citroën, plus digne, tournait avec lenteur autour d’un petit guéridon bas.
Jacquemort les regardait. Il les rejoignait souvent, maintenant qu’ils ressemblaient plus à des êtres vivants qu’à des larves. Grâce au climat et aux soins reçus, ils étaient étonnamment avancés pour leur âge. Les deux premiers avaient des cheveux lisses et blond pâle. Le troisième, brun et frisé comme au jour de sa naissance, paraissait d’un an plus vieux que ses deux frères.
Ils bavaient, naturellement. Chacun de leurs arrêts sur le tapis était marqué d’une petite tache humide, reliée un moment à la bouche de son auteur par un long fil momentané, souple et fragile, et cristallin.
Jacquemort surveillait Citroën. Celui-ci, le nez vers le sol, tournait maintenant avec la dernière énergie. Puis ses mouvements se ralentirent et il s’assit. Son regard s’éleva sur le guéridon.
– Qu’est-ce que tu penses ? demanda Jacquemort.
– Baeuh !… dit Citroën.
Il tendit sa main vers l’objet. Trop loin. Il se rapprocha sans quitter la position assise, et, saisissant délibérément le bord entre ses doigts, il se mit debout.
– T’as gagné, dit Jacquemort. C’est bien comme ça qu’on fait.
– Oh ! baeuh, répondit Citroën, qui lâcha, retomba d’un coup sur les fesses et parut étonné.
– Voilà, dit Jacquemort, il ne fallait pas lâcher. C’est simple. Dans sept ans tu feras ta première communion, dans vingt ans tu auras fini tes études et cinq ans plus tard tu te marieras.
Citroën hocha la tête d’un air peu convaincu et se remit debout en un rien de temps.
– Bien, conclut Jacquemort. Ben, il va falloir prévenir le cordonnier ou le maréchal-ferrant. On les élève très durement par ici, tu sais. Et puis on ferre les chevaux et ils ne s’en portent pas plus mal. C’est comme ta mère voudra.
Il s’étira. Quelle vie. Et personne à psychanalyser. La boniche se montrait toujours intraitable. Aucun progrès.
– C’est moi qui vous emmènerai, mes cocos, dit-il. Ça fait des semaines que je n’ai pas mis les pieds au village.
Citroën, maintenant, tournait autour du guéridon, mais debout.
– Dis donc, observa Jacquemort. Tu apprends vite. Après tout, tu seras peut-être en avance sur mon programme. Enfin, ça va me faire quelqu’un avec qui me balader.
Joël et Noël donnaient des signes d’agitation et Jacquemort regarda sa montre.
– Eh oui, c’est l’heure. Elle est même passée. Mais que veux-tu, un retard, ça arrive à tout le monde.
Joël se mit à pleurer. Noël lui fit écho. Leur frère, immobile, les observa d’un œil froid.
Il était près de trois heures et demie lorsque Clémentine arriva. Elle trouva Jacquemort assis au même endroit. Il était impassible et ne paraissait pas entendre les volées de braillements que lançaient les jumeaux. Sur ses genoux, Citroën, aussi impassible que lui-même, jouait à lui tirer la barbe.
– Enfin ! dit Jacquemort.
La jambe gauche du pantalon de Clémentine était complètement déchirée. Elle-même portait une large ecchymose à la pommette.
– Vous avez bien rigolé, à ce que je vois, dit-il.
– Pas mal, répondit-elle, froide. Et vous ?
Son ton posé contrastait avec l’excitation physique qui imprégnait encore visiblement ses membres.
– Quel chahut ! constata-t-elle objectivement une minute après.
– Ben, dit Jacquemort, ils ont soif. Ils ont besoin de vous, vous savez, autant que vos cailloux.
– Je n’ai pas pu venir plus vite, dit-elle. Je prends le plus sage d’abord.
Elle enleva Citroën des genoux du psychiatre et s’installa dans le second fauteuil. Jacquemort se détourna discrètement, ça le gênait de la voir donner le sein, à cause des veines bleues qui faisaient un réseau sur la peau très blanche. La tétée lui paraissait en outre détourner le sein de sa destination vraie.
– Vous savez qu’il marche…, continua le psychiatre.
Elle sursauta et, dans son geste, retira le mamelon de la bouche du bébé… Silencieux, l’enfant attendit.
– Il marche ?
Elle le reposa par terre.
– Marche !…
Citroën s’accrocha au pantalon et se mit debout. Elle le reprit, un peu démontée.
Joël et Noël, toujours hurlants, se rapprochaient à quatre pattes.
– Et eux ? demanda-t-elle.
– Eux, non, dit le psychiatre.
– Bon, approuva-t-elle.
– On dirait que ça vous ennuie qu’il marche ? suggéra Jacquemort.
– Oh ! murmura Clémentine, ils n’iront pas encore bien loin, les pauvres poulets.
Citroën avait fini. Elle attrapa Joël et Noël par leurs brassières et les cala. Jacquemort se leva.
– Alors, en somme, demanda-t-il, vous les aimez toujours ?
– Ça a l’air de si braves gens, répondit Clémentine. Et puis ils ont besoin de moi. Vous sortez ?
– J’ai besoin de détente, observa Jacquemort.
– Vous passerez chez le maréchal-ferrant, dit Clémentine. Pour Citroën.
– Pourquoi tenez-vous à ce qu’ils soient élevés comme les gosses des paysans ?
– Pourquoi pas ? dit Clémentine sèchement. Ça vous gêne ?
– Ça me gêne, répondit Jacquemort.
– Snob ! dit Clémentine. Mes enfants seront simples.
Il quitta la pièce. Citroën le regardait et sa figure était morose comme celle d’un saint de pierre après un bombardement.
La bonne parut.
– Vous m’avez demandée ? dit-elle.
– Prends ces trois-là, change-les et couche-les, dit Clémentine.
Elle la regarda attentivement et remarqua :
– Tu as une fichue mine.
– Ah ! dit l’autre. Madame trouve ?
– Est-ce que tu continues à coucher avec Jacquemort ? demanda Clémentine.
– Oui, dit la bonne.
– Qu’est-ce qu’il te fait donc ?
– Oh, dit la bonne, il me monte.
– Et il te questionne ?
– Même, dit la bonne. Même que j’ai pas le temps de rien sentir, il est là à me questionner.
– Ne réponds jamais, dit Clémentine, et ne couche plus avec lui.
– Ça me travaille, dit la fille.
– Tu me dégoûtes. Tu seras bien avancée s’il te fait un petit…
– C’est pas encore arrivé.
– Ça arrive, murmura Clémentine en frissonnant. Enfin, tu ferais mieux de ne plus coucher avec lui. C’est dégoûtant, tout ça.
– Ben moi, dit la fille, j’en vois rien de la manière qu’on se met.
– Fiche-moi le camp, dit Clémentine.
Culblanc ramassa les trois enfants et sortit.
Clémentine regagna sa chambre. Elle se déshabilla, se frictionna à l’eau de Cologne, lava la plaie contuse qu’elle avait à la figure et s’étendit sur le dos, par terre, pour faire sa gymnastique.
Elle la fit, et passa du sol à son lit. Cette fois, elle serait à l’heure pour la tétée. Ça ne vaut rien, pour les bébés, d’attendre comme ça. Les bébés, ça doit manger juste quand il faut, le reste ne compte pas.
Angel, vautré sur son lit, dans l’attitude de la désolation la plus achevée, leva les yeux en entendant les trois coups frappés à la porte.
– Oui ! dit-il.
Jacquemort entra et commenta :
– Naturellement, toujours à ne rien faire…
– Toujours, répondit Angel.
– Ça va ? demanda le psychiatre.
– Ça va, dit Angel. J’ai la fièvre.
– Voyons ça.
Il s’approcha de lui et lui prit le pouls.
– Effectivement, acquiesça-t-il.
Il s’assit sur le lit.
– Poussez vos pieds.
Angel se déporta de l’autre côté et Jacquemort, assis, se mit à se caresser la barbe.
– Qu’avez-vous encore fait ? demanda-t-il.
– Vous le savez très bien, dit Angel.
– Cherché une fille ?
– Trouvé une fille.
– Et couché avec ?
– Peux pas…, dit Angel. Sitôt qu’on est tous les deux dans le lit, la fièvre me reprend.
– Clémentine ne veut plus rien ? dit Jacquemort.
– Plus rien, dit Angel. Et les autres me fichent la fièvre.
– Vous avez mauvaise conscience, remarqua Jacquemort.
Angel sourit à la malice.
– Ça vous a déplu, le jour où je vous ai dit ça, remarqua-t-il.
– Eh ben, dit Jacquemort, ce n’est pas agréable à entendre…, surtout quand on n’a pas de conscience du tout.
Angel ne répondit pas. Visiblement, il était assez mal à l’aise. Il avait déboutonné son col et respirait avec avidité l’air de mai.
– Je viens de voir votre femme, dit Jacquemort, qui voulait le distraire un peu de lui-même. Les gosses poussent diablement. Citroën se tient debout.
– Pauvre chou, dit Angel. À son âge…, ça va lui mettre les jambes de travers.
– Mais non, dit Jacquemort. S’il se tient debout, c’est que ses jambes suffisent à le porter.
– Laissons faire la nature…, murmura Angel.
– Votre femme m’envoie chercher le maréchal-ferrant, dit Jacquemort. Vous ne craignez pas qu’elle les élève un peu brutalement.
– Je ne peux rien dire, dit Angel. Elle a souffert et pas moi. Ça lui donne des droits.
– Je conteste, dit Jacquemort, qu’une chose aussi inutile que la souffrance puisse donner des droits quels qu’ils soient, à qui que ce soit, sur quoi que ce soit.
– Elle les traite vraiment mal ? demanda Angel, sans relever le propos.
– Non, dit Jacquemort. Elle est plus dure pour elle-même. Mais ce n’est pas non plus une raison. Tout ça, c’est mauvaise foi et compagnie.
– Je crois qu’elle les aime, dit Angel.
– Heu… oui…, répondit Jacquemort.
Angel se tut. Il n’était pas bien, cela se voyait.
– Vous devriez chercher un dérivatif, dit Jacquemort. Faites du bateau.
– Je n’ai pas de bateau…, répondit Angel.
– Faites un bateau.
– C’est une idée, grogna l’autre.
Jacquemort se tut et se leva.
– Je vais chercher le maréchal-ferrant, dit-il. Puisqu’elle y tient.
– Allez-y demain, suggéra Angel. Laissez encore un jour à ce pauvre chou.
Jacquemort hocha la tête.
– Je ne sais pas, dit-il. Si vous êtes contre, dites-le donc ?
– Je suis en état d’infériorité, dit Angel. Et puis, je crois qu’elle a raison. C’est elle la mère.
Jacquemort haussa les épaules et sortit. Le large escalier de carreaux tremblait sous ses pas rapides. Il traversa le hall et sortit. Le printemps bourrait la terre de mille merveilles qui explosaient deçà, delà, en feux diaprés, comme des accrocs somptueux dans le billard de l’herbe.
8 mai.
Le lendemain étant un mercredi, Jacquemort, en se rendant au village, évita de passer par la rue principale et par la place où se tenait la foire aux vieux. Il obliqua avant de traverser l’agglomération, sur un sentier qui longeait le derrière des maisons, où poussaient des sauvages plantes vertes, urticantes et filassouzes, appelées malorties par les paysans.
Des chats, allongés sur des crêtes de murs ou des rebords de fenêtres, se solaçaient indolemment. Tout était tranquille et mort. Le psychiatre, malgré l’ennui qui le taquinait en permanence, se détendait et se sentait, cellulairement parlant, fonctionner.
Il savait que, par-delà les maisons à droite, le ruisseau rouge coulait à pleins bords, et il savait qu’un peu plus loin le ruisseau tournait vers la gauche. Aussi ne fut-il pas surpris de voir le petit chemin en faire autant sous le même angle et, du coup, il se crut fondé à conclure que l’ensemble des fermes présentait une profondeur sensiblement constante.
Un groupe de gens semblaient quelques décamètres plus loin, occupés d’une besogne complexe. Comme il progressait rapidement vers le lieu de l’action, un cri frappa ses tympans sensibles. Un cri de douleur relevé d’étonnement, dont la résultante est assez voisine de la colère, avec une nuance passive qui ne lui échappa point.
Il pressa le pas et le pouls. Des paysans, devant une haute porte de chêne fruste, crucifiaient un cheval. Jacquemort s’approcha. Six hommes soutenaient la bête contre le panneau de bois. Un septième et un huitième s’employaient à clouer la jambe gauche de devant. Le clou traversait déjà le paturon, un énorme clou de charpentier à la tête luisante, et un filet de sang coulait sur le poil brun de l’animal. C’était l’explication du cri de douleur perçu par Jaquemort.
Les paysans continuaient sans plus se soucier du psychiatre que si celui-ci se fût trouvé fort loin de là, aux Isles, par exemple. Seul le cheval fixa sur lui ses grands yeux bruns ruisselants de pleurs et découvrit ses longues dents pour esquisser un pauvre sourire d’excuse.
– Qu’a-t-il fait ? demanda doucement le psychiatre.
Un des cinq ou six hommes qui regardaient lui répondit sans se troubler :
– C’est un étalon. Il a fauté.
– Ce n’est pas bien grave, dit Jacquemort.
Son interlocuteur cracha par terre sans répondre. Maintenant, on clouait la jambe droite de l’étalon, et Jacquemort eut un frisson en voyant la pointe, enfoncée d’un coup de masse, crever le pelage terni par l’angoisse. Comme tout à l’heure, le cheval laissa échapper un cri bref, horrible. Ses épaules craquaient sous la tension anormale que leur avaient donnée les bourreaux dans leur effort pour appliquer le membre sur la lourde porte. La bête avait les coudes un peu repliés. Les pattes formaient entre elles un angle aigu, encadrant sa tête expressive. Déjà des mouches excitées par le sang venaient s’engluer les pattes autour des clous.
Ceux qui tenaient l’arrière-train se séparèrent et appliquèrent la face interne des sabots sur la traverse carrée qui barrait le bas de la porte. Jacquemort, figé, ne perdait pas un détail de l’opération. Il sentait une lame de rasoir se former dans sa gorge et l’avala à grand-peine. Le ventre de l’étalon frissonnait et son sexe, volumineux, semblait rétrécir et se tasser dans sa peau.
De l’autre côté du chemin, vint un murmure de voix. Deux hommes s’approchaient, que Jacquemort n’avait pas vus venir, un adulte et un jeune. Le plus vieux marchait les mains dans les poches. Il était énorme et velu, les bras dégagés par un maillot de jersey, et un tablier de cuir roussi lui battait les jambes. Le jeune, un apprenti minable et souffreteux, traînait une lourde marmite de fer pleine de charbons incandescents, d’où jaillissait le manche d’un crochet mis à rougir.
– Vlà l’maréchal…, dit quelqu’un.
– Vraiment, ne put s’empêcher de remarquer Jacquemort à mi-voix, vous êtes sévères pour cette bête.
– C’est pas une bête, dit le paysan, c’est un étalon.
– Il n’a rien fait de grave.
– Il était libre, dit l’homme. L’avait qu’à ne pas fauter.
– Mais c’est son devoir, dit Jacquemort.
L’apprenti déposa la marmite sur le sol et activa le feu au moyen d’un soufflet. Son maître fourragea un instant parmi les charbons au moyen du crochet ; puis, le jugeant à point, il le saisit et se tourna vers l’étalon.
Jacquemort se détourna et s’enfuit. Les poings serrés sur les oreilles, il courait, maladroit d’avoir les avant-bras collés au cou, criant lui-même, pour ne pas percevoir les clameurs désespérées du cheval. Il s’arrêta après avoir atteint la petite place qu’il savait toute proche de l’église. Ses mains retombèrent le long de son corps. Le ruisseau rouge qu’il venait de traverser sur un léger pont de bois filait, sans rides, immobile et net. Un peu plus loin, La Gloïre nageait, haletant, pour ramener à sa barque un lambeau de chair pâle qui s’effilochait sous ses dents.
Hésitant, Jacquemort regarda autour de lui. Personne n’avait remarqué sa fuite éperdue. L’église était là, un œuf, avec le vitrail bleu comme un trou par où le gober. Dedans, il y avait un murmure de chants. Jacquemort fit le tour et, sans se presser, gravit les marches. Il entra.
Le curé, debout devant l’autel, battait la mesure. Une vingtaine d’enfants chantaient en chœur un cantique de première communion, dont les paroles astucieuses frappèrent vivement le psychiatre qui, pour mieux saisir se rapprocha de l’autel.
L’aubépine, c’est une fleur
La graisse, c’est du gras
La m…, c’est du bonheur
Jésus, c’est mieux que tout ça.
L’herbe, c’est pour les bêtes
La viande, c’est pour papa
Les cheveux, c’est pour la tête
Jésus, c’est mieux que tout ça.
Jésus, c’est du rabiuxe
Jésus, c’est en pluxe
Jésus, c’est du luxe…
Le psychiatre reconnut, à ce moment, que l’auteur du cantique devait être le curé et cessa de faire attention au poème, comptant qu’il lui serait facile d’en demander une copie. La musique avait ramené un peu de calme dans son esprit troublé. Ne voulant pas déranger le curé dans ses exercices répétitoires, il s’assit sans bruit. Il faisait frais dans l’église ; les voix des enfants résonnaient dans le vaste édifice, accrochant des échos aux dentelures des parois. Laissant errer ses yeux çà et là, Jacquemort s’aperçut qu’on avait remis en place la chaire à couvercle et que deux charnières volumineuses lui permettaient maintenant de se renverser sans rien casser. Il se rendit compte qu’il n’était pas revenu dans ce lieu depuis le baptême des trois salopiots, et pensa comme le temps passe, et le temps passait en vérité, car, déjà, l’ombre calmait la dureté du vitrail bleu, et les voix des enfants se faisaient plus douces ; ainsi va-t-il de la musique et de l’obscurité dont l’association est onctueuse et vous met un pansement sur l’âme.
Il sortit apaisé et pensa qu’il fallait voir le maréchal-ferrant pour éviter de se faire bousculer par Clémentine au retour.
Le soir allait venir. Jacquemort s’en fut vers la place du village, suivant du nez l’odeur de corne brûlée, qui flottait, imprécise. Il ferma les yeux pour ne pas se perdre et ses narines le guidèrent jusqu’à l’échoppe sombre où l’apprenti poussait un feu de forge à grand renfort de coups de soufflet. Devant la porte un cheval attendait son dernier fer. On venait de le passer à la tondeuse, sauf la partie inférieure des quatre membres, et Jacquemort admira ses belles fesses rondes, son dos un peu en creux, son poitrail puissant et sa crinière en brosse dure comme une bordure de buis.
Le maréchal-ferrant sortit du trou noir. C’était bien lui que Jacquemort, une heure plus tôt, avait vu arriver par le chemin pour torturer l’étalon.
– Bonjour, dit Jacquemort.
– Bonjour, répondit le maréchal.
Il tenait à la main droite, au bout d’une tenaille longue, un morceau de fer rouge. Au bout de son bras gauche, pendait un lourd marteau.
– Lève la jambe, dit-il au cheval.
Ce dernier obéit et fut ferré en un clin d’œil. Une vive fumée bleue de corne carbonisée se dégageait et obscurcit l’air. Jacquemort toussa. Le cheval reposa son pied sur le sol et essaya son fer.
– Ça va ? demanda le maréchal. Pas trop petit ?
Le cheval fit signe que non, posa sa tête sur l’épaule du maréchal-ferrant, qui lui flatta les naseaux. Puis l’animal s’en alla d’un pas tranquille. Il y avait par terre des tas de petits paquets de poil, comme dans la boutique d’un coiffeur.
– Ohé ! cria le maréchal à son apprenti. Tu vas venir balayer ça !…
– Oui, dit la voix de l’apprenti.
Le maréchal s’apprêtait à rentrer et Jacquemort lui posa la main sur le bras.
– Dites…
– Quoi ? demanda le maréchal.
– Pourriez-vous passer à la maison de la falaise ? Un des enfants marche.
– C’est pressé ? demanda l’homme.
– Oui, dit Jacquemort.
– Il peut pas venir ?
– Non.
– Je vais voir, dit le maréchal.
Il entra dans sa forge, croisant l’apprenti armé d’un vieux balai, qui commença à rassembler le poil épars en un tas à l’aspect dégoûtant. Jacquemort s’avança jusque sur le seuil. Il faisait très sombre et on était aveuglé par le feu dont la tache orange éclaboussait les choses d’ombres disparates. Près de la tache, Jacquemort distingua l’enclume et, allongée à côté, sur un établi de fer, une forme vague, d’allure humaine, à laquelle la lumière venue de la porte accrochait un reflet gris métallique.
Mais déjà le maréchal se retournait, ayant consulté son carnet et revenait vers lui. Il fronça le sourcil en voyant que Jacquemort s’était approché.
– Restez dehors, dit-il. C’est pas un moulin, ici.
– Je m’excuse, murmura Jacquemort, vivement intrigué.
– Je passerai demain, dit le maréchal. Demain matin dix heures. Que tout soit prêt. J’ai guère de temps à perdre.
– Entendu, dit Jacquemort. Et merci.
L’homme rentra dans sa forge. L’apprenti avait fini de récolter le poil et y mit le feu. Jacquemort, prêt à tomber devant la puanteur, s’éloigna rapidement.
Sur le chemin du retour, il remarqua une boutique de mercerie-couture. Il y avait, derrière la vitre, une vieille dame qu’on voyait distinctement dans la pièce éclairée. Elle était en train de finir une robe verte et blanche, garnie de broderie anglaise. Jacquemort s’arrêta, réfléchit et repartit. Un peu avant d’arriver à la maison, il se souvint que Clémentine portait exactement la même quelques jours plus tôt. Une robe rayée, vert et blanc, avec un col et des manchettes de broderie anglaise. Pourtant, Clémentine ne s’habillait pas au village ? Si ou non ?
9 mars.
Jacquemort se levait. Toute la nuit passée à essayer de faire parler la bonne sans résultat. Et, comme d’habitude, ils avaient fini par s’accoupler, toujours dans cette étrange position quadrupède, la seule qu’elle tolérât. Jacquemort se fatiguait de ce mutisme épuisant, et il fallait l’odeur de ses mains, l’odeur du sexe de cette fille, pour le consoler de n’avoir pu tirer d’elle que des réponses vagues à des questions précises. En son absence, il s’indignait contre elle, il préparait une argumentation puérile, désarmé, sitôt qu’il la retrouvait, par un silence, par une inertie trop naturels pour qu’il puisse les combattre, trop simples pour qu’ils engendrassent en lui autre chose qu’un total découragement. Il flaira sa paume, il se revit en pensée guidant sa possession et l’affermissant – à ce souvenir, sa chair s’émouvait presque malgré sa lassitude.
Terminant sa toilette, évitant de se laver les mains, il décida d’aller voir Angel. Il avait besoin d’un interlocuteur.
Angel n’était pas dans sa chambre, fait absolument démontré par l’absence de réponse à trois séries de trois successifs toquements, il vérifia par la même méthode diverses autres pièces, et conclut à la sortie de l’intéressé.
Du jardin venaient des bruits de scie. Il y fut.
Furtivement, tournant dans une allée, il respira ses doigts. L’odeur tenait.
Le chuintement de la scie se faisait plus net. Vers le garage, il vit Angel, en pantalon de toile bleue, sans veste, en train de scier un lourd madrier posé sur deux tréteaux.
Jacquemort s’approcha. L’extrémité du madrier, irrégulière et fendue, tomba sur le sol avec un choc mat. Un tas de sciure jaune, toute fraîche, résineuse, s’élevait déjà sous les tréteaux.
Angel se redressa et posa sa scie. Il tendit la main au psychiatre.
– Vous voyez, dit-il. Je suis vos conseils.
– Un bateau ? demanda Jacquemort.
– Un bateau.
– Vous savez faire un bateau ?
– Je ne lui demanderai pas de grosses performances, dit Angel. Pourvu qu’il flotte.
– Alors, faites un radeau, dit Jacquemort. C’est carré. C’est plus facile à faire.
– Oui, dit Angel. Mais c’est moins beau.
– Comme la peinture à l’eau, dit Jacquemort.
– Comme la peinture à l’eau.
Angel posa sa scie et souleva le madrier qu’il venait de trancher.
– Celui-là va servir à quoi ? demanda Jacquemort.
– Je ne sais pas, dit Angel. Pour l’instant je coupe les mauvais bouts. Je veux travailler sur du propre.
– Vous doublez votre travail…
– Ça n’a pas d’importance. Je n’ai rien d’autre à faire.
– C’est curieux, murmura le psychiatre. Vous ne pourriez pas travailler si vous ne commenciez pas par régulariser vos matériaux ?
– Je pourrais, mais je n’aimerais pas.
– Et il y a longtemps que vous êtes comme ça ?
Angel le regarda, une lueur de malice à l’œil.
– Dites donc, c’est une interrogation en règle ?
– Du tout !… protesta Jacquemort en passant ses doigts sous son nez sous le prétexte de renifler d’un seul naseau pour le déboucher.
– Le métier qui vous reprend ?
– Non, dit Jacquemort. Si je ne m’intéresse pas aux autres, à qui voulez-vous que je m’intéresse ?
– Mais à vous, dit Angel.
– Vous savez bien que je suis le vide.
– Si vous vous demandiez pourquoi ? Ça suffirait déjà à en remplir un petit peu.
– Bagatelles, dit Jacquemort.
– Toujours personne à psychanalyser ?
– Personne…
– Essayez sur les animaux. Ça se fait maintenant.
– Comment savez-vous ça ? dit Jacquemort.
– Je l’ai lu.
– Faut pas croire tout ce qu’on lit, répliqua sentencieusement le psychiatre.
La face interne de son pouce droit avait vraiment gardé un parfum caractéristique.
– Essayez quand même, dit Angel.
– Je vais vous dire…, commença le psychiatre, et il s’arrêta subitement.
– Me dire quoi ?
– Non, conclut Jacquemort. Je ne vais pas vous le dire. Je verrai bien moi-même si c’est vrai.
– C’était une supposition ?
– Une hypothèse.
– Bon, dit Angel. Après tout, ça vous regarde.
Il se retourna vers le garage. Par la porte ouverte, on apercevait l’arrière de la voiture et, à droite, appuyées contre le mur, des piles de planches liées qui s’infléchissaient en souplesse.
– Vous ne manquez pas de bois, apprécia Jacquemort.
– Ce sera, malgré tout, un assez gros bateau, dit Angel. Il entra et choisit une planche. Jacquemort regarda le ciel. Il n’y avait pas un nuage.
– Je vous laisse, dit-il. Je vais au village.
– Bonne chance !
Le bruit de la scie reprit peu après et décrut à mesure que Jacquemort s’éloignait du garage. Arrivé à la grille du jardin, il ne l’entendait plus. Il s’engagea sur le sentier poudreux. Là-bas, en parlant avec Angel, il s’était soudain rappelé le gros chat noir, installé sur le mur, à la sortie du village. Une des seules personnes qui l’eussent approuvé.
Ce mur était sans doute la place favorite du chat. Il pressa le pas pour s’en assurer. En même temps, il passa son pouce sous son nez et fit une profonde inhalation. L’odeur matérialisait des formes, le dos robuste de la bonne et lui-même attaché aux reins arrondis qui s’arquaient sous ses coups de boutoir. Des formes qui aidaient à marcher.
24 mars.
Le vent traînait des pailles sur le chemin, pailles arrachées aux litières par les minces brèches des portes, pailles volantes des abords de grange, pailles anciennes des meules oubliées au soleil. Le vent s’était levé matin. Il avait raclé la surface de la mer pour lui prendre le sucre blanc des embruns, il avait grimpé la falaise, faisant sonnailler les bruyères stridentes, il tournait autour de la maison, se taillant un sifflet du moindre recoin, soulevant, çà et là, une tuile plus agile, roulant des feuilles de l’automne passé, filigrane bruni ayant échappé à la succion du compost, tirant des ornières une draperie de poudre grise, écorchant de sa râpe la croûte sèche d’anciennes flaques.
Un tourbillon se formait à l’orée du village. Des brindilles, des herbes folles se mirent à girer, sommet d’un cône incertain. La pointe se déplaçait capricieusement, comme la mine d’un crayon suit la courbe de niveau ; il y avait près du haut mur gris une chose noire, spongieuse et plastique ; la pointe s’en approcha dans un zigzag imprévu. C’était l’enveloppe vide et légère d’un chat noir, d’un chat sans substance, impalpable et sec. Le tourbillon le roula sur le chemin, efflanqué, disloqué, comme un journal roule sur une plage, avec de grands gestes gauches ; le vent tendait des fils aigus de bruit aux pointes des herbes hautes – le fantôme de chat quitta le sol dans un bond grotesque et retomba de guingois. Une saute de vent le plaqua contre une haie, puis le reprit, pantin désossé, pour la valse suivante. Le chat bondit soudain au-dessus du talus, car le chemin tournait ; il coupa à travers champs ; il courait parmi les pointes vertes des épis naissants, s’électrisant à leur contact, voltigeant de place en place, tel un corbeau ivre, et vide du vide parfait du végétal sec, comme la paille ancienne des meules oubliées au soleil.
30 mars.
Jacquemort, d’un bond, atteignit la route et huma l’air frais. Il percevait des odeurs multiples et neuves, qui éveillaient en lui des souvenirs mal débrouillés. Depuis une semaine qu’il avait absorbé l’intégralité de la substance mentale du chat noir, il passait de surprise en surprise et apprenait à grand-peine à se débrouiller dans ce monde complexe et violemment affectif. Il était faux qu’il en eût hérité un comportement vraiment nouveau ; ses habitudes physiques et ses gestes réflexes fondamentaux se trouvaient déjà trop profondément acquis pour se transformer beaucoup au contact de ceux du chat noir, dont l’intensité proportionnellement faible expliquait le peu d’effet ; il riait maintenant de ses tentatives pour laisser croire – et se persuader lui-même – qu’il éprouvait le besoin de se gratter l’oreille avec son pied ou se coucher à croupetons, les poings sous le menton. Mais il lui restait un ensemble de désirs et de sensations, de pensées même, dont il pressentait le peu de profondeur et le grand attrait ; la valériane par exemple : il sentit qu’à quelques mètres poussait un buisson de valériane. Cependant, il lui tourna délibérément le dos et s’avança dans la direction opposée à celle du village, le sentier de la falaise. Une idée qu’il trouvait fort bonne le guidait.
Il parvint au bord escarpé et découvrit sans peine un petit sentier à peine esquissé, tracé probablement par des chutes de pierres. Sans hésiter il s’y engagea, tournant le dos au vide, s’aidant de ses mains pour descendre. Il eut quelques émotions lorsque des cailloux se détachèrent sous ses pas, mais, indubitablement, sa progression présentait une sûreté souple encore jamais remarquée. En quelques instants, il fut en bas de la falaise. La mer, basse, découvrait un étroit ruban de cailloux roulés, encadré par des rochers découpés et taraudé de mares profondes. Jacquemort, d’un pas vif, se dirigea vers l’une d’elles. Il arriva près du bord, choisit un coin commode et s’accroupit, la manche relevée. Ses doigts crispés effleuraient l’eau.
Une dizaine de secondes s’écoulèrent. Et puis un petit poisson jaune montra sa tête derrière une herbe verte. On le distinguait à peine sur le fond végétal de la mare, mais Jacquemort voyait palpiter ses ouïes délicates et son cœur se réjouissait.
D’un coup, son bras se détendit ; il saisit la bestiole et la porta à ses narines. Cela sentait vraiment bon.
Se léchant les lèvres, il ouvrit la bouche et croqua sans hésiter la tête du poisson frétillant.
C’était exquis. Et il y en avait plein la mare.
16 avril.
Angel reposa sur l’établi son rivoir et son tas, et s’essuya le front d’un revers de manche. Il venait d’achever le bordé tribord. Les clous de cuivre rouge faisaient une jolie ligne de taches sur le clair du bois incurvé. Le bateau prenait forme. Il reposait sur un berceau de chêne orienté vers la mer et d’où partait l’amorce de deux rails de chêne qui descendraient la falaise.
Les trois enfants, près de là, jouaient avec le tas de sciure et de copeaux qui encombrait un coin de l’atelier. Leur développement avait été étrangement rapide ; ils marchaient maintenant tous les trois, avec leurs petits sabots de fer ; seuls les pieds de Citroën saignaient encore un peu le soir, mais Joël et Noël, plus rustiques, résistaient et leur peau se cornait.
Angel s’étonnait ; il était l’heure et la bonne n’arrivait pas. Il fallait pourtant que les enfants goûtent. Il se rappela soudain que la bonne était de sortie. Avec un soupir, il regarda sa montre. En vérité, Clémentine oubliait de plus en plus rarement de leur donner à manger, et lorsqu’il lui faisait le moindre reproche, elle répondait, insolente, avec une espèce de sûreté haïssable et presque justifiée. Angel se trouvait gêné de voir que les enfants le regardaient alors presque ironiquement et se rangeaient aux côtés de leur mère.
Il les observa et rencontra l’œil noir de Citroën qui le troubla. Avec un peu de colère, il se dit qu’ils n’avaient que ce qu’ils méritaient. Lui-même ne demandait pas mieux que de les flatter, de les embrasser, mais ne se trouvait jamais sollicité.
Ils aiment qu’on les brime, pensa-t-il plein de rancune.
Cependant il se dirigea vers eux.
– Venez goûter, mes cocos, dit-il.
Joël et Noël levèrent le nez et grognèrent.
– Aveu Antine, dit Joël.
– Antine, répéta Noël.
– Clémentine n’est pas là, dit Angel. Venez, on va la chercher.
Citroën passait devant lui à pas dignes. Angel tendit la main aux deux jumeaux. Sans la prendre, ils se mirent sur pieds dans un nuage de sciure et de copeaux et rejoignirent leur frère en courant maladroitement. Angel se sentit moite et nerveux. Il les suivit pourtant, de loin, car le jardin escarpé présentait mainte embûche et malgré son irritation, il aurait détesté qu’il leur arrivât un accident.
Il atteignit l’entrée de la maison une seconde après eux et les rattrapa dedans. Noël appelait sa mère d’une voix aiguë et Joël lui faisait écho.
– Assez, dit Angel avec une certaine énergie.
Ils s’arrêtèrent étonnés.
– Venez à la cuisine, continua Angel.
Il était un peu surpris de ne rien trouver prêt. Elle aurait tout de même pu préparer ce goûter. Il les installa maladroitement devant des bols de lait et des tartines et se dirigea vers la porte tandis qu’ils s’empiffraient avec bruit. Il faillit se heurter à Jacquemort.
– Vous n’avez pas vu Clémentine ? demanda-t-il.
Le psychiatre se passa la main sur l’oreille d’un geste félin.
– Heu…, répondit-il sans se compromettre.
– Cessez vos manières de chat, dit Angel. Vous n’en avez pas plus envie que moi. Et dites-moi où est ma femme.
– Je regrette, dit Jacquemort, mais je suis entré par mégarde dans la salle à manger, elle y est.
– Alors quoi ? grogna Angel.
Il écarta Jacquemort et passa furieux. L’autre le suivait. Angel voulait traduire en colère le dégoût de sa propre incompétence vis-à-vis de ses gosses, c’était visible, mais Jacquemort évita de le souligner.
Angel préparait une phrase blessante. Il s’emportait rarement, et toujours à cause des enfants. Il aurait dû s’en occuper plus. Il était énervé. Son cœur battait. Elle se moquait du monde.
Il poussa vivement la porte et resta sur place. Étendue sur la table de la salle à manger, Clémentine, le pantalon baissé jusqu’aux genoux, haletait et s’agitait, possédée. Ses mains, à ses côtés, se contractaient convulsivement. Sur le vernis de la table, ses reins ondulaient, se trémoussaient et ses jambes s’entrouvraient tandis qu’une légère plainte s’échappait de ses lèvres. Angel resta là un instant, stupide, et se mit à reculer. Son visage s’empourpra peu à peu. Il referma la porte et d’un pas rapide regagna le jardin. Jacquemort s’arrêta sur le perron et le vit disparaître au tournant de l’allée. Il revint lui-même sur ses pas et regagna la cuisine.
– Je me demande…, murmura-t-il.
En quelques gestes précis, il répara les dégâts commis par les salopiots. Ceux-ci, repus, babillaient joyeusement. Il leur essuya la figure et les poussa dehors.
– Allez jouer avec papa…, dit-il.
– Aveu… Antine…, dit Joël.
– Antine…, dit Noël.
Citroën ne dit rien et partit en direction de la remise, suivi de ses frères. Jacquemort attendit un instant en fronçant le sourcil. Il hésita, puis revint à la salle à manger. À plat ventre sur la table, cette fois, Clémentine continuait sa gesticulation obscène. Le psychiatre huma l’air de la pièce. Puis, à regret, il s’éloigna et regagna sa chambre. Il s’étendit sur le lit et s’essaya sans conviction au ronronnement. Malgré tout, il devait s’avouer incapable d’y parvenir de façon satisfaisante. Au fait, le chat noir qu’il avait psychanalysé quelques semaines plus tôt, avait-il su ronronner ? Et puis il se remit à penser au sujet intéressant, Clémentine. Peut-être aurait-il dû toucher. Il flaira ses doigts. Il y avait encore un peu de parfum de la bonne, mais cela datait d’hier et c’était vague. Il était bien sur son lit, certes. Mais la femme, en bas, qui continuait sans doute à remuer. Il s’assit sur son lit, se leva, redescendit, et s’arrêta devant la porte de la salle à manger. Il prêta l’oreille. Plus rien. Il entra.
Clémentine, à demi-nue, dormait maintenant ; du moins elle avait cessé de remuer et reposait, la joue sur la table, la croupe offerte. Jacquemort se sentit chose. Il s’approcha. Elle s’agita en l’entendant et se souleva sur un coude. Jacquemort s’était immobilisé.
– Excusez-moi, dit-il. J’ai cru que vous appeliez.
Elle avait les yeux battus et troubles.
– Qu’est-ce que je fais sur cette table ? dit-elle.
– Euh…, murmura Jacquemort. Je ne sais pas. Vous avez dû avoir trop chaud.
Elle s’aperçut alors du désordre de sa toilette.
– J’ai fait un rêve, commença-t-elle.
Et puis, comme Angel, un moment plus tôt, elle rougit jusqu’à la racine des cheveux.
– Est-ce que…, reprit-elle.
Elle s’assit sans tenter de dissimuler ses cuisses nues.
– Après tout, murmura-t-elle, vous savez comment je suis faite.
Démonté, Jacquemort ne souffla mot.
– Je suppose que je me suis agitée, dit-elle en commençant à se rhabiller.
– Je le crains…
– Eh bien, dit Clémentine, je ne sais pas. J’allais préparer le goûter des enfants et je… quoi, je suis là.
Elle palpa son crâne.
– J’ai le souvenir d’avoir été renversée sur cette table ? J’ai une bosse.
– Quelque succube…, dit Jacquemort.
Elle avait rattaché son pantalon et lissait ses cheveux.
– Bon, eh bien ! ça arrive, conclut-elle. Je croyais bien pouvoir m’en passer. Je vais aller préparer leur goûter.
– Ils ont goûté, précisa Jacquemort.
La figure de Clémentine se rembrunit.
– Qui les a fait goûter ?
– Votre mari, dit Jacquemort. Et c’est moi qui leur ai torché la physionomie.
– Angel est venu ici ?
– Oui, dit platement Jacquemort.
Elle passa devant lui et gagna le jardin à pas pressés. Au tournant de l’allée, elle courait presque. Jacquemort remonta, cogitant. Donc il était. Mais que lui.
Angel avait repris le rivoir et s’occupait de l’autre bord. Il appliquait le tas du côté interne lorsque Clémentine parut, rouge d’avoir été si vite. En la voyant, les jumeaux poussèrent un glapissement joyeux et Citroën s’approcha d’elle et lui prit la main. Angel leva les yeux, enregistra le tout et se contracta.
– Qui leur a donné à goûter ? dit-elle.
– Moi, répondit sèchement Angel.
Quelque chose dans son ton la surprit.
– Et de quel droit ?
– Assez ! dit Angel brutal.
– Je te demande de quel droit tu as fait goûter ces enfants, dont il est entendu que tu n’as pas à t’occuper ?
Avant qu’elle ait eu le temps de refermer la bouche, les gifles arrivèrent à toute volée. Elle chancela sous le choc. Angel, blanc comme un drap, tremblait de rage.
– Assez ! gronda-t-il.
Il parut se calmer, tandis qu’elle portait une main hésitante à sa joue.
– Je regrette, dit-il enfin. Mais tu vas trop loin.
Les enfants se mirent à crier et Citroën se baissa et ramassa un clou. S’approchant d’Angel, il le lui planta dans la jambe, de toutes ses petites forces. Angel ne bougeait pas. Clémentine se mit à rire, d’un rire sanglotant.
– Assez, répéta Angel, tendu.
Elle s’arrêta.
– En fait, continua-t-il, je ne regrette pas. Je regrette de ne pas avoir tapé plus fort.
Clémentine hocha la tête et partit. Les trois enfants la suivirent. De temps en temps, Citroën se retournait et lançait à son père un regard noir. Angel restait songeur. Il projeta la scène qui venait de se dérouler et remua, gêné ; puis il revit en esprit sa femme étendue sur la table de la salle à manger et la rougeur mobile gagna ses tempes et son front. Il savait qu’il ne rentrerait plus chez lui. Il y avait assez de sciure et de copeaux dans le hangar pour qu’on puisse y dormir à l’aise et les nuits étaient tièdes. Il sentait une légère démangeaison à la jambe gauche. Il se pencha et en retira le clou, une fine pointe dorée ; sur son pantalon de treillis verdâtre, il y avait une tache brune, de la grandeur d’une punaise. Ça faisait rire. Pauvres larves.
20 mai.
Jacquemort désertait la maison depuis qu’Angel avait décidé de vivre sur son chantier. Il ne se sentait guère à l’aise en présence de Clémentine. Elle était trop mère, sur un plan trop différent. Non qu’il y vît aucun mal, car il ne mentait pas en s’affirmant vide et en impliquant, de ce fait, qu’il n’avait guère la notion des valeurs éthiques. Mais ça le gênait physiquement.
Étendu dans un coin du jardin, où poussait en abondance le fouille-pétrin, qui donne à son usager discret le courage et la décision, il en mâchonnait distraitement quelques tiges anguleuses. Il attendait Culblanc, qui devait venir le rejoindre et passer avec lui la fin de ce jour sans relief. Cette idée de relief lui fit vérifier de la main la correction de son pantalon. Comme de coutume, cela se terminerait sans doute en queue de psychiatre.
Il entendit le gravier crisser et s’assit. Pataude et plantureuse, les pieds plats, le caraco pesant, la bonne parut et s’assit à côté de lui.
– Fini ton travail ? demanda-t-il.
– Fini, soupira-t-elle. Les gosses sont couchés.
Elle déboutonnait déjà sa robe, mais Jacquemort l’arrêta.
– Si on parlait un peu ? proposa-t-il.
– Je suis pas venue pour ça, observa-t-elle. Je veux bien le truc, mais pas causer.
– Je veux te demander une seule chose, dit-il.
Elle retira son vêtement et s’assit sur l’herbe. Dans ce coin écarté du jardin, ils se trouvaient comme dans une petite boîte. Au reste, il n’y avait pas le moindre risque de surprise ; ni Angel, ni Clémentine ne viendraient. Jacquemort, pour la faire patienter, se déshabilla à son tour. Elle évitait de le regarder. Nus sur l’herbe, ils étaient un peu ridicules tous les deux. Elle se mit à plat ventre, puis à quatre pattes.
– Je vous attends, dit-elle.
– Zut, protesta Jacquemort. Et puis, d’abord, j’en ai marre de cette position idiote.
– Allons, dit-elle.
– C’est insupportable, dit Jacquemort.
D’une poussée brusque il la déséquilibra. Avant qu’elle ait eu le temps de se rétablir, il la clouait au sol sur le dos et s’allongeait sur elle. Elle se débattit furieusement.
– Non, dit-elle, pas ça ! Pas comme ça ! Satyre.
Jacquemort la maintenait solidement.
– Je yeux bien te lâcher, dit-il. Mais alors dis-moi pourquoi tu ne veux pas le faire autrement.
– Je ne veux pas, grogna-t-elle.
Il accentua son avantage. Il pouvait la prendre quand il voudrait.
– Si tu ne me le dis pas, je le fais comme ça.
Cette fois, elle se mit à pleurer de rage en balbutiant.
– Non… Allez-vous-en. Je ne veux pas. Vous êtes trop dégoûtant.
– Mais enfin ! protesta Jacquemort, tu es complètement cinglée !
– Je ne veux pas parler, dit-elle.
– Tu parleras, dit Jacquemort.
Il pencha la tête et saisit un bout de sein entre ses dents.
– Si tu ne me le dis pas, je mange le morceau, assura-t-il la bouche pleine, avec quelques difficultés.
Il avait très envie de rire et ses possibilités s’en ressentaient. Cependant, il dut la mordiller un peu fort car elle cria et fondit en larmes pour de bon. Impitoyable, il en profita pour la forcer.
– Je vous le dirai, gémit-elle. Mais retirez-vous de moi. Tout de suite. Tout de suite.
– Tu me diras tout ? dit Jacquemort.
– Je promets, dit-elle. Allez-vous-en… Allez… Oh !…
Jacquemort la lâcha et s’écarta haletant. Elle était dure à tenir. Elle se rassit.
– Parle, maintenant, dit-il. Ou je recommence. Pourquoi fais-tu comme ça ? À quoi ça rime ?
– Je l’ai toujours fait, dit-elle.
– Quand ça ?
– Depuis le début.
– Avec qui l’as-tu fait la première fois ?
– Avec mon père.
– Et pourquoi comme ça ?
– Il disait qu’i voulait pas me regarder. Qu’il osait pas.
– Il avait honte ?
– On connaît pas ça, chez nous, dit-elle, dure.
Elle tenait ses seins dans ses mains mais gardait ses cuisses relevées et écartées. C’est la pudeur, pensa Jacquemort.
– Quel âge avais-tu ?
– Douze ans.
– Je comprends pourquoi il n’osait pas te regarder.
– Non, vous ne comprenez pas, dit-elle. I voulait pas parce qu’i disait que j’étais trop moche. Et puisque c’est mon père qui le disait, il avait raison ; et maintenant, voilà que vous m’avez fait désobéir à mon père et que je suis une mauvaise fille.
– Est-ce que tu aimes ça ? demanda Jacquemort.
– Quoi ?
– Comme tu le fais ?
– Ben, c’est pas des questions, dit-elle. Vous voulez le faire ou non ?
– Pas tout le temps comme ça, dit Jacquemort. Les meilleures choses lassent.
– Alors, vous êtes comme les bêtes, dit-elle.
Elle se releva et chercha sa robe.
– Qu’est-ce que tu fais ? dit Jacquemort.
– J’m’en vais. J’ai honte de moi.
– Tu n’y es pour rien, observa Jacquemort.
– Si, dit-elle. J’aurais pas dû, dès le début.
– Si tu me racontais un peu plus de choses, dit Jacquemort, je pourrais essayer de ménager ta sensibilité. Mais tu n’es guère bavarde.
– Madame m’avait bien dit, grogna la nurse. Je ne veux plus vous voir.
– Tant pis, dit sèchement le psychiatre. Je me ferai une raison.
– Et je ne vous dirai rien. Je ne suis pas là pour satisfaire toutes vos sales manies.
Jacquemort ricana et commença à se rhabiller. Jamais il n’avait espérer psychanalyser sérieusement cette malheureuse. Il en trouverait de mieux. Il enfila ses souliers, se leva. Elle pleurnichait encore.
– Fiche-moi le camp, dit-il posément.
Elle obéit en reniflant. Elle devait le détester. Il sourit en pensant que, de ce point de vue, c’était une analyse réussie.
Et puis, d’un bond léger, il attrapa un papillon attardé qui passait et le goba, satisfait.
13 juillet.
Il y avait, devant le perron de la maison, un espace plat et gravelé où jouaient volontiers les trois enfants leur repas terminé, en attendant que la nurse, qui servait à ce moment le leur aux grandes personnes, les mît au lit pour la sieste. Des fenêtres de la salle à manger, on pouvait ainsi les surveiller. C’est à Jacquemort, assis en ce sens, qu’en incombait le souci. En face de lui, Clémentine roulait distraitement entre ses doigts des boulettes de mie de biscotte, tâche ingrate s’il en fut (et il en fut). Ils ne se voyaient guère qu’aux repas. Elle paraissait souhaiter qu’il continuât de vivre chez elle, mais se bornait, en général, à l’entretenir de propos insignifiants ; de son côté, il n’osait guère aborder les sujets personnels.
Culblanc, renfrognée et muette, apporta un plat qu’elle posa devant Jacquemort. Il le découvrit et dit poliment :
– Servez-vous, Clémentine, je vous prie.
– C’est pour vous, dit-elle. Pour vous seul. Une chatterie.
Elle souriait avec un peu de malice. Il regarda mieux.
– Mais… c’est du mou ! s’écria-t-il joyeusement.
– Tout juste, dit Clémentine.
– Je l’aurais préféré cru, commenta Jacquemort, mais l’attention est si délicate… Clémentine, vous êtes un ange.
– Je vous aime bien, dit-elle, mais, malgré tout, je n’aurais guère supporté de vous le voir manger cru.
– Certes, dit Jacquemort en se servant une large portion. Parlez-moi du mou ! Ça enfonce toutes les souris et tous les oiseaux de la terre.
– Je suis ravie que vous l’appréciiez, dit-elle.
– Un oiseau, observa Jacquemort, ce n’est pas mal, bien sûr ; mais ces horribles plumes !…
– C’est vrai, dit Clémentine. C’est le revers de la médaille. Mais les souris ?
– Purement distrayant, dit Jacquemort. Mais pas bon.
– Enfin, dit-elle. Cela étend le champ de vos goûts. C’est très souhaitable. Et sur qui travaillez-vous, en ce moment ?
– Vous, dit Jacquemort, vous êtes aimable parce que vous savez que votre boniche m’a laissé choir.
– Oui, dit-elle. J’avoue que ça me fait plaisir. Qu’avez-vous trouvé au village ? Vous y allez bien souvent, il me semble ?
– Oh ! dit Jacquemort. Il n’y a pas grand-chose, vous savez. Je vois assez fréquemment La Gloïre.
– Je vous parle de femmes, dit Clémentine.
– Je ne cherche guère, dit Jacquemort. Vous savez que ce chat était coupé ? Je n’y crois pas, mais ça m’influence un peu tout de même.
Il mentait.
– Je sais que vous cherchez, dit Clémentine.
Jacquemort regardait les trois enfants qui tournaient l’un derrière l’autre jusqu’à s’étourdir.
– Parlons d’autre chose, dit-il.
– Est-ce vous qui fouillez dans mes penderies ? demanda-t-elle brusquement.
Jacquemort, l’air étonné, hésita.
– Pardon ?
– Vous avez entendu.
– Non, répondit-il. Ce n’est pas moi. Qu’est-ce que vous voulez que je cherche dans vos penderies ? J’ai tous les vêtements qu’il me faut.
– Oh !… Ça n’a pas d’importance, assura-t-elle. Je me trompe peut-être. J’avais l’impression qu’on touchait à tout, périodiquement. Aucune raison que ce soit vous, évidemment.
Il eut un geste du menton vers la bonne qui leur tournait le dos.
– Oh ! non, dit Clémentine. Sûrement pas. D’ailleurs, à quoi lui servirait de s’en cacher ? Ça m’est égal. Je ne les mets jamais. Presque jamais.
24 juillet.
– Ça y est, dit Angel en se relevant.
Il venait de scier à moitié la cale qui retenait le bateau sur ses rails. Tout était terminé. Une barque de dix mètres de long, de bois clair, relevée à l’avant comme un braquemart phénicien, munie d’un balancier léger, dont, présentement, seuls étaient fixés à la coque les supports de bronze luisant. Le pont, fortement bombé, ne comportait pour le moment que la saillie d’un rouf bas sur l’arrière. Jacquemort se pencha et regarda la coque. Onze paires de pieds articulés en sortaient sur toute la longueur.
– Ça ira vite, remarqua-t-il.
– Pas mal, dit Angel.
– Pour un amateur, continua Jacquemort, vous vous en êtes tiré singulièrement bien.
– Je ne suis pas un amateur, répondit Angel.
– Eh bien, reprit Jacquemort, pour un professionnel vous vous en êtes singulièrement bien tiré.
– Je ne suis pas un professionnel, dit Angel.
– Qu’est-ce que vous êtes, alors ? demanda Jacquemort un peu furieux.
– Ne commencez pas à poser des questions, c’est une déplorable manie.
Jacquemort aurait pu se fâcher, certes, mais son tempérament ne l’y poussa point. Il cherchait quelque chose à dire à un homme qui va s’en aller. Pour longtemps. Dans un bateau pas très sûr. En fin de compte. Et malgré les onze paires de pieds.
– Vous êtes toujours dans les mêmes termes avec votre femme ?
– Oui, dit Angel. C’est une…
Il s’interrompit.
– Ce n’est rien. Je n’ai rien à en dire. Les femmes et les hommes ne vivent pas sur le même plan. Mais je ne regrette rien.
– Ni vos enfants ?
– Heureusement, dit Angel, je ne les connais pas encore. Je n’aurai pas de peine.
– Vous leur manquerez, assura le psychiatre.
– Je sais, dit Angel. Mais on a toujours quelque chose qui vous manque. Autant que ce soit quelque chose d’important.
– Les enfants élevés sans père…, commença Jacquemort.
– Écoutez, dit Angel. Il n’y a pas à revenir là-dessus. Je m’en vais, je m’en vais. C’est tout.
– Vous vous noierez, dit Jacquemort.
– Je n’aurai pas cette veine-là.
– Ce que vous êtes banal, remarqua Jacquemort avec mépris.
– Voluptueusement banal, dit Angel.
– Je ne sais que vous dire.
– Ça s’entend, commenta Angel, sarcastique. À mon tour de poser des questions. Où en êtes-vous de vos grands projets ?
– Rien, dit Jacquemort. Jusqu’ici, j’ai eu un chat et c’est tout. J’ai essayé un chien, mais le chat préalable provoque un fort désagréable conflit, et j’ai dû m’arrêter. Et puis, c’est un homme que je voudrais. Ou une femme ; mais un humain.
– Qui fréquentez-vous en ce moment ?
– Je vais connaître la bonne du maréchal-ferrant. Par la mercière.
– Vous allez chez la mercière, maintenant ?
– Non, je ne sais pas, la couturière, enfin quoi. Au fait, c’est drôle. Elle fait toutes les robes de votre femme, n’est-ce pas ?
– Jamais de la vie, dit Angel. Clémentine a tout amené. Elle ne va jamais au village.
– Elle a tort, dit Jacquemort. C’est plein d’intérêt.
– Allons donc, railla Angel. Ils vous rendent malade, tous.
– C’est vrai, mais c’est plein d’intérêt. En tout cas… oui… eh bien !… c’est curieux : la couturière a tous les modèles de robes de votre femme. Toutes celles que je lui ai vues ici.
– Ah ? dit Angel, peu frappé.
Il regarda le bateau.
– Il va falloir que je parte, dit-il. Vous voulez l’essayer avec moi ?
– Vous ne partez pas comme ça, enfin…, dit Jacquemort, désespéré.
– Si. Pas aujourd’hui, mais je partirai comme ça.
Il s’approcha de l’étai qu’il avait scié à moitié et leva le bras. D’un coup de poing bien appliqué, il acheva de rompre la pièce de bois. Il y eut un violent craquement. Le bateau frémit et s’ébranla. Les rails de chêne, suiffés, descendaient au travers du jardin, et, à pic, coupaient directement vers la mer. Le bateau filait comme une flèche et plongea, hors de vue, dans un nuage de fumée puante de suif brûlé.
– Ça doit y être, dit Angel au bout de vingt secondes. Venez faire un tour. On va voir si ça marche.
– Vous êtes gonflé, dit Jacquemort. Lancer un truc d’aussi haut !
– Ça va très bien, assura Angel… Plus c’est haut, plus c’est beau.
Ils descendirent, moins vite que le bateau, la pente escarpée. Il faisait très beau et la falaise fourmillait d’odeurs de plantes et de bruissements d’insectes. Angel avait pris affectueusement Jacquemort par les épaules. Le psychiatre se sentait instable. Il aimait bien Angel et il avait peur.
– Vous serez prudent ? dit-il.
– Naturellement.
– Vous avez des provisions ?
– J’ai de l’eau et des lignes.
– Rien d’autre ?
– Je prendrai du poisson. La mer suffit à tout.
– Ah ! vous l’avez, vous, votre complexe, fulmina Jacquemort.
– Soyez pas vulgaire, dit Angel. Je sais, le retour à la mère, la mer, le même tabac. Allez donc psychanalyser vos abrutis. Les mères, j’en ai ma claque.
– Parce que celle-là est votre femme, dit Jacquemort. Mais la vôtre, vous la regrettez.
– Non. D’ailleurs, je n’ai pas de mère.
Ils se tenaient au bord du vide et Angel s’engagea le premier sur une petite corniche descendante. Le bateau était maintenant en vue, à leurs pieds. Jacquemort vit que les rails se redressaient presque horizontalement en arrivant à l’eau, après une chute à pic. Étant donné sa vitesse d’arrivée, la barque aurait dû se trouver au moins à trois cents mètres du bord. Il en fit la remarque.
– Il y avait un câble de rappel, dit Angel.
– Bon, approuva Jacquemort sans comprendre.
La plage de galets se peupla d’échos sous leurs pieds. Souple, Angel saisit l’extrémité d’un filin léger et élastique. Lentement, la barque se rapprocha du bord.
– Embarquez, dit Angel.
Jacquemort obéit. Le bateau oscilla. Quand on se trouvait dessus, il paraissait plus grand. Angel sauta à son tour et disparut sous le rouf.
– Je monte le balancier, dit-il, et on part.
– Pas pour de bon, hein ? protesta Jacquemort.
La tête d’Angel réapparut.
– N’ayez pas peur, dit-il en souriant. Je ne suis pas encore tout à fait prêt. Pas avant huit jours. Aujourd’hui on essaie.
27 juinet.
Tant avait de fois Jacquemort pris le chemin du village qu’il lui était devenu aussi plat qu’un couloir d’asile et aussi nu qu’un barbu rasé. Un simple chemin, une voie comme une ligne est une ligne, sans épaisseur et n’existe pas. Et raccourci se trouvait ce chemin ; pieds connus, pas déjà faits (pas de marche et non de négation). Embrouiller, devait-il, inverser mais c’est insuffisant, les mêler, mieux, de parasites lettriques et logiques pour la parcourir, la route, sans ennui, ses pensées simples. Et tout de même, il arrivait au bout chaque fois. Il chantait aussi.
Le chant du canon,
Le chant du départ,
La chandelle nazale,
Le chancre moule,
Le chantre mouille,
La chambre mousse.
Et tous les chants connus, à naître, à venir, pauvre Jacquemort qu’il était bête, mais quoi, lui ne se voit pas. Alors il arriva au village, puisque c’est dit plus haut, et cette chape de ce village pesant lui tomba, et le couvrit, et le voilà devant chez la mercière (qu’il pensait) en fait couturière, et méritante, et il fit :
– Toc ! deux fois.
– Entrez !
Jacquemort entra. Il faisait sombre comme dans toutes les maisons du village. Des objets fourbis luisaient profond. Le sol de carreaux usés, d’un rouge terne, jonché de petits morceaux de fil, de tissu, et de grains de mil pour les poules, de grains de sang pour les coqs et de grains de dix pour les amateurs.
La vieille couturière était vieille et cousait une robe.
– Tiens, se dit Jacquemort.
– Vous travaillez pour Clémentine ? demanda-t-il pour en avoir le cœur net ; car il suffit de questions pour la propreté du cœur, c’est un organe bien protégé et facile à entretenir.
– Non, dit-elle.
Jacquemort vit alors le maréchal-ferrant.
– Bonjour ! dit-il aimable.
Le maréchal sortit de son coin. Il était toujours impressionnant, mais encore plus dans l’ombre, car cette impression restait imprécise et grandissait de ce fait.
– Que venez-vous faire ? demanda-t-il.
– Je viens voir Madame.
– Vous n’avez rien à faire ici, estima le maréchal.
– Je voudrais savoir à quoi ça rime, demanda Jacquemort. Ces robes sont les mêmes que celles de Clémentine et ça m’intrigue.
– Vous vous fatiguez bien pour rien, dit le maréchal. C’est pas des robes brevetées, tout le monde peut les faire.
– On ne copie pas toutes les robes comme ça, dit Jacquemort sévère. C’est indécent.
– Pas de vilains mots, dit le maréchal.
Il avait vraiment de très gros bras. Jacquemort se gratta le menton, regarda le plafond ventru et décoré de mouches mortes sur des rouleaux gluants.
– Alors bref, dit-il, elle persiste.
– C’est moi qui les commande, dit le maréchal-ferrant d’une voix plate et dangereuse. Et que je les paye.
– Tiens ? dit Jacquemort mondain. Pour votre charmante jeune femme, peut-être ?
– N’ai pas.
– Heu, heu…, commença Jacquemort. Mais au fait, dit-il, changeant d’idée, sur quels modèles les copie-t-elle ?
– Elle les copie pas, dit le maréchal, elle les voit. Et elle les fait d’après sa vue.
– Oh ! Oh ! persifla Jacquemort. Vous me la baillez belle !
– Je ne baille personne, maréchala le ferrant.
À ce moment, Jacquemort constata que la vieille couturière avait effectivement de faux yeux peints sur ses paupières fermées. Le maréchal suivait son regard.
– Les yeux peints, c’est pour qu’on ne remarque rien de la rue, dit-il. Si vous n’étiez pas entré, vous n’auriez rien remarqué.
– Mais j’ai frappé, dit Jacquemort.
– Oui, objecta le maréchal, mais comme elle n’y voit pas, elle a dit : « Entrez ! » sans se rendre compte que c’était vous.
– Mais elle a dit : « Entrez ! » quand même.
– Quoi, dit le maréchal-ferrant, elle est bien élevée, cette vieille pute.
La couturière faisait à ce moment un petit nid de smocks à la ceinture de la robe, une jolie simple de piqué blanc que Clémentine portait la veille.
– Mais elle travaille vraiment les yeux fermés ? insista Jacquemort, étonné et affirmatif comme pour se convaincre.
– On a tort de dire les yeux fermés, ferranta le maréchal. On n’a pas les yeux fermés parce qu’on met des paupières devant. Ils sont ouverts dessous. Si vous roulez un rocher dans une porte ouverte, elle n’est pas fermée pour cela ; et la fenêtre non plus d’ailleurs, parce que pour voir de loin c’est pas des yeux qu’on se sert, et, donc vous ne comprenez guère les choses.
– Eh bien ! dit Jacquemort soufflé, si vous croyez que c’est votre charabia qui va m’éclairer, vous avez un culot peu commun.
– Je n’ai rien de commun, dit le maréchal. Surtout avec vous. Laissez travailler cette vieille morue et foutez-nous la paix.
– Bon, dit Jacquemort. Bon. Oh ! Bon !… Je m’en vais.
– Bon vent, approuva le maréchal.
– Au revoir, Monsieur Jacquemort, dit la couturière.
Elle coupa le fil avec ses dents, comme une Parque dont les ciseaux sont chez le repasseur. Jacquemort vexé sortit avec dignité. Il lança une flèche ultime.
– Je vais troncher votre bonne.
– Grand bien vous fasse, dit le maréchal. Je l’ai tronchée avant vous et c’est pas fameux. Elle remue pas les fesses.
– Je remuerai pour deux, assura Jacquemort, et je la psychanalyserai.
Il se retrouva fièrement dans la rue. Trois cochons passaient, marquant le pas en grognant. Il allongea un bon coup de pied dans le derrière du troisième qui lui paraissait vicieux, et reprit sa route, Jacquemort.
27 juinet (plus tard).
La bonne du maréchal-ferrant, qu’on nommait Nëzrouge, couchait dans sa soupente au-dessus de la forge, avec l’apprenti du moment. L’apprenti crevait souvent, mais la bonne, dure au travail, tenait bon, surtout depuis que le maréchal s’abstenait de s’infiltrer dans son lit à l’instar d’une rivière résurgente. L’apprenti, pas question. Vanné comme il était, rien à faire. Une pauvre chiffe molle, un pas couchable. Il dormait juste. En ce moment, il ne dormait pas, non. Il était à la forge et il entretenait le feu. Jacquemort le vit en arrivant et pénétra dans l’atelier, crasseux de suie malgré le travail de Nëzrouge.
– Bonjour, apprenti, dit Jacquemort.
L’apprenti murmura bonjour en se gardant la gueule du coin du bras, car c’était la joviale coutume des visiteurs que de lui en assener un au passage : cet apprenti tapait sur la ferraille et il était juste qu’il encaissât en retour.
– Ton patron n’est pas là, dit positivement Jacquemort.
– Pas là, contrôla le jeune.
– Eh bien ! alors je m’en vais, dit Jacquemort.
Il sortit et prit à gauche, tourna la maison, entra dans la cour, monta l’escalier de bois contre la maison, et se trouva dans un vague couloir de planches brutes. À droite, sous la pente du toit, c’était la chambre de Nëzrouge. Devant, il y avait une haute porte, et c’est là que logeait le patron. À gauche, le mur marquait un retour de la chambre du patron qui tenait les trois quarts de l’étage et se trouvait, par la cloison de droite, contiguë à la chambre de Nëzrouge, disposition simple mais pratique.
Jacquemort entra sans frapper. La fille, assise sur son lit, lisait un journal de sept ans plus tôt. Les nouvelles mettaient longtemps à parvenir au village.
– Alors, dit le psychiatre, on se cultive ?
Il affectait un air bon enfant aussi naturel que des guêtres sur une pompe à purin.
– J’ai bien l’droit d’lire, dit Nëzrouge agressive.
Que ces paysans sont difficiles à manier, pensa Jacquemort.
La chambre de Nëzrouge présentait peu de confort. Il y avait le plancher lessivé, les murs nus chaulés et les poutres du toit, elles-mêmes croisillonnées de chevrons, lesquels, entrecoupés de voliges, soutenaient des petits schistes. Le tout, efficacement poussiéreux. Meubles : lit, et table sur laquelle un seau d’eau servait à tout. Un coffre dans un coin pour les affaires, en nombre restreint, de la fille.
Cette simplicité monacale titillait en Jacquemort l’athée lubrique épris de chair brute qu’il aurait pu être en y réfléchissant bien.
Il alla s’asseoir près d’elle sur le lit de fer qui grinça… Pas d’autre endroit.
– Qu’est-ce que tu as fait de beau depuis la dernière fois ? demanda-t-il.
– Ben rien, dit-elle.
Elle continuait à lire, termina sa page, et replia son journal qu’elle mit sous l’oreiller.
– Déshabille-toi et étends-toi sur ce lit, dit Jacquemort.
– Ah ! zut, dit la fille, et si mon patron rentre, il faudra que je me rhabille pour faire la soupe.
– Pas à cette heure-ci, dit Jacquemort. Et puis ton patron n’est pas là, il est chez la couturière.
– Alors, il va sûrement rentrer après, dit-elle.
Réfléchissant, elle ajouta :
– Mais on sera tranquilles.
– Pourquoi ? interrogea Jacquemort.
– Toujours, quand il revient de là, dit la fille. Mais pourquoi voulez-vous donc que je me déshabille ?
– C’est la base indispensable d’une bonne psychanalyse…, dit Jacquemort pédant.
Elle rougit. Sa main se serra sur son petit col en pointe.
– Oh !… dit-elle en baissant les yeux. Même mon patron n’a jamais osé le faire avec moi.
Jacquemort fronça le sourcil. Qu’est-ce qu’elle comprenait ? Mais comment le lui demander ?
– Euh…, murmura-t-elle. Je ne sais pas si je suis tellement propre pour ça… vous n’allez pas aimer ça…
Jacquemort entrevit… Du langage chiffré.
– La psychanalyse…, commença-t-il.
– Attendez…, murmura-t-elle. Pas maintenant.
La chambre était éclairée par une lucarne en pente. Elle se leva et, en quelques secondes, tira du coffre un vieux rideau qu’elle assujettit devant la petite vitre rectangulaire. Le jour traversait un peu le tissu bleuâtre et donnait un aspect de caverne à la soupente.
– Le lit va grincer, dit Jacquemort décidant de remettre sa psychanalyse à un peu plus tard. On peut mettre ta paillasse par terre, plutôt.
– Oui…, dit-elle excitée.
Il sentait sa sueur parfumer la pièce. Elle devait être toute moite. Ça ne serait pas désagréable.
27 juinet (encore après).
Le pas pesant sur l’escalier de bois les tira de leur torpeur. Jacquemort se ressaisit rapidement et se désenchevêtra de la fille mi-partie sur la paillasse, mi-partie sur le sol.
– C’est lui…, souffla-t-il.
– Il ne viendra pas ici, murmura-t-elle seulement. Il va dans sa chambre.
Elle remua un peu.
– Lâche ça ! protesta Jacquemort. Je n’en peux plus. Elle obéit.
– Vous reviendrez encore me psy… choser, dit-elle la voix rauque. J’aime ça. Ça fait du bien.
– Oui, oui, dit Jacquemort, plus excité du tout.
Il fallait quand même dix minutes pour que l’envie revienne. Les femmes n’ont aucune délicatesse.
Les pas du patron, tout proches, ébranlèrent le couloir. La porte de sa chambre s’ouvrit en grinçant et claqua. Jacquemort à genoux, prêta l’oreille. À quatre pattes, il se rapprocha doucement du mur. Soudain, un petit rayon de lumière lui perça l’œil. Un nœud du bois devait manquer dans la cloison. Progressant vers la source du rayon qu’il suivit avec la main, il trouva aussitôt le trou dans la planche et y colla son œil, non sans une légère hésitation ; il recula aussitôt. Il avait l’impression d’être vu aussi bien qu’il voyait. Mais il se rassura par la raison et se remit à son poste d’observation.
Le lit du maréchal-ferrant se trouvait juste en dessous. Un lit bas, chose étrange, et démuni de couvertures. Un matelas et un drap bien tendu, à l’exclusion de l’immuable édredon mamelu à peau rouge que l’on trouvait sur tous les lits du pays, en constituaient l’essentiel.
Accommodant sur le reste de la chambre, il vit d’abord le maréchal torse nu et de dos. Il paraissait affairé à quelque tâche délicate. On ne distinguait pas ses mains. Puis elles s’élevèrent et firent le geste de tapoter quelque chose sur quelqu’un. Elles revinrent à sa propre ceinture et il défit la boucle, qui céda ; son pantalon tomba, découvrant ses jambes énormes et noueuses, velues comme des jambes de palmier. Il avait un caleçon de coton sale qui chut à son tour. Jacquemort entendait un murmure. Mais il ne pouvait à la fois voir et prêter l’oreille.
Le forgeron dégagea ses pieds nus du caleçon et du pantalon, et, les bras ballants, se détourna et marcha vers le lit. Il s’assit. Encore une fois, Jacquemort avait eu un mouvement de recul en le voyant approcher. Mais n’y tenant plus, il recolla immédiatement son œil à l’ouverture. Il ne bougea même pas en sentant Nëzrouge s’approcher de lui et se dit qu’elle allait prendre un bon coup de pied dans la poire si elle le faisait suer. Et puis il ne se dit plus rien car son cœur s’arrêtait. Devant lui, il voyait maintenant ce que le dos du forgeron lui avait caché jusqu’ici. C’était, vêtu d’une robe de piqué blanc, un merveilleux androïde de bronze et d’acier, ciselé à l’image de Clémentine, et qui marchait vers le lit d’un pas irréel. La lueur de la lampe, invisible pour Jacquemort, tirait des reflets de ses traits délicats, et le métal luisant des mains, poli jusqu’à la douceur du satin, scintillait comme un bijou sans prix.
L’automate s’arrêta. Jacquemort voyait le maréchal haleter d’impatience. D’un geste aisé, les mains de métal se portèrent au col de la robe qu’elles arrachèrent sans effort.
L’étoffe blanche en lambeaux tomba sur le sol. Jacquemort, fasciné, détaillait les seins de peau souple, les hanches flexibles et les articulations miraculeuses des genoux et des épaules. Doucement, l’androïde s’étendit sur le lit. Jacquemort se rejeta en arrière. À tâtons, il écarta brutalement la bonne qui s’efforçait de le remettre en train et il chercha fiévreusement son pantalon. Il avait laissé son bracelet-montre dans sa poche. À la lueur vague de la lucarne, il regarda : cinq heures moins le quart.
Depuis le jour où il l’avait surprise dans la salle à manger, tous les jours, à quatre heures et demie, Clémentine se retirait dans sa chambre pour faire, disait-elle, un petit somme. En ce moment où les reins d’acier de la statue plongeaient le maréchal dans l’extase, Clémentine, dans la maison de la falaise, crispait ses doigts fins sur ses draps et haletait aussi, satisfaite.
Jacquemort était de plus en plus excité quand il se rapprocha de la petite ouverture de la cloison. Sans hésiter, il regarda. Sa main cherchait en même temps le corps de Nëzrouge qui, ravie, n’y comprenait rien. Décidément, les paysans, c’est drôlement civilisé, se disait Jacquemort en regardant le maréchal.
39 juinet.
Les pieds dans l’eau, le pantalon relevé et ses chaussures à la main, Jacquemort contemplait bêtement le bateau. Il attendait Angel, le bateau l’attendait aussi. Angel redescendait la falaise, muni de couvertures et d’un dernier bidon d’eau. Il avait mis des vêtements de mer, en toile translujaüne et cirée. Il traversa rapidement la petite crique de galets et rejoignit Jacquemort. Celui-ci se sentait serré.
– Restez pas comme ça, avec vos souliers à la main, dit Angel. Vous avez l’air d’un bouseux du dimanche.
– Je m’en fiche de quoi j’ai l’air, répondit le psychiatre.
– Et laissez votre barbe tranquille.
Jacquemort regagna le sol sec et posa ses godasses sur un gros rocher. Quand il levait la tête, il voyait la traînée rapide des rails du bateau disparaître au-delà des rocs de la falaise.
– Ça va me flanquer le cafard quand je verrai ce truc-là, dit-il.
– Mais non, dit Angel. Ne craignez rien.
Il franchit lestement la passerelle souple qui menait à bord. Jacquemort ne bougeait pas.
– À quoi ça sert, ces pots de fleurs ? demanda-t-il lorsque Angel réapparut.
– J’ai pas le droit d’emporter des fleurs ? demanda l’autre agressif.
– Mais si, mais si, dit Jacquemort. Il ajouta : Avec quoi les arroserez-vous ?
– Avec de l’eau, dit Angel. Et puis, vous savez, il pleut aussi, en mer.
– Certes, confirma l’autre.
– Ne faites pas cette gueule-là, dit Angel. Vous me rendez malade. Dirait-on pas que vous perdez un ami !
– C’est le cas, dit Jacquemort. Je vous aime bien.
– Ben, moi aussi, dit Angel. Mais vous voyez, je m’en vais quand même. On ne reste pas parce qu’on aime certaines personnes ; on s’en va parce qu’on en déteste d’autres. Il n’y a que le moche qui vous fasse agir. On est lâches.
– Je ne sais pas si c’est de la lâcheté, dit Jacquemort, mais ça me fait de la peine.
– Pour que ça n’en soit pas trop, dit Angel, j’ai mis des détails complémentaires un peu dangereux : pas de provisions, un petit trou dans la coque et assez peu d’eau. Ça va ? Ça compense ?
– Quel con, grogna Jacquemort furieux.
– Comme ça, continua Angel, ça reste une lâcheté du point de vue moral, mais physiquement, c’est hardi.
– C’est pas hardi, c’est idiot, dit Jacquemort. Pas confondre. Et puis, qu’est-ce que ça a de lâche, sur le plan moral ? On n’est pas lâche parce qu’on n’aime pas quelqu’un, ou parce qu’on ne l’aime plus. C’est comme ça, quoi.
– On va encore se perdre, dit Angel. Toutes les fois qu’on commence à parler ensemble, on s’écarte dans le fortement pensé. Ça me fait une autre raison de partir ; j’éviterai aussi de vous donner de mauvaises idées.
– Si vous croyez que les autres m’en donnent de meilleures, marmonna Jacquemort.
– C’est vrai, excusez-moi. J’oubliais votre fameux vide.
Angel rit et replongea dans le ventre du bateau. Il en rejaillit presque aussitôt tandis qu’un léger ronflement s’élevait.
– Tout va bien, dit-il. Je peux partir. D’ailleurs, je préfère qu’elle les élève toute seule. Je ne serais sûrement pas d’accord et je déteste les discussions.
Jacquemort regardait l’eau claire qui grossissait les galets et les algues. La mer très belle bougeait à peine, un petit clapotis, mince comme des lèvres mouillées qui s’entrouvrent. Il baissa la tête.
– Ah ! zut…, dit-il. Ne faites pas de blagues.
– J’ai jamais pu en faire de vraies, dit Angel. Au moins, avec ça, je suis forcé. Je ne peux plus reculer.
Il redescendit vivement la passerelle et tira de sa poche une boîte d’allumettes. Il se baissa, en gratta une et enflamma le bout d’une mèche suiffée qui dépassait l’extrémité du chemin de lancement.
– Comme ça, dit-il, vous n’y penserez plus.
La flamme bleuâtre rampa tandis qu’ils la guettaient tous deux. Elle jaunit, s’enfla, courut et le bois commençait à noircir en craquant. Angel remonta et rejeta la passerelle sur la grève.
– Vous ne la prenez pas ? dit Jacquemort détournant ses yeux de la flamme.
– Pas besoin, dit Angel. Je vais vous avouer une chose : j’ai horreur des enfants. Au revoir, mon vieux.
– Au revoir, sale con, dit Jacquemort.
Angel sourit, mais il avait les yeux brillants. Derrière Jacquemort, le feu soufflait et chuintait. Angel descendit sous le rouf. On entendit un violent bouillonnement et les pieds articulés se mirent à battre l’eau. Il remonta et prit la barre. Déjà le bateau avait de la vitesse et s’éloignait rapidement du rivage, se déjaugeant à mesure qu’il accélérait. Lorsqu’il fut à son plein régime, il parut, léger et grêle, marcher sur l’eau calme au milieu d’une gerbe d’écume. Angel leva un bras de poupée dans la distance. Jacquemort fit un signe. Il était six heures du soir. Le feu grondait maintenant et le psychiatre dut s’en écarter en s’essuyant le visage. Bon prétexte. Une épaisse fumée s’élevait dans un roulis majestueux, lacérée d’orange. En volutes puissantes, elle dépassa la falaise et monta presque droite dans le ciel.
Jacquemort frissonna. Il s’aperçut qu’il était en train de miauler depuis plusieurs minutes. Un miaulement de regret mêlé de douleur, comme celui d’un chat qu’on vient de couper. Il referma la bouche et, maladroit, remit ses chaussures. Il revint vers la falaise. Avant de grimper, il jeta un dernier regard vers la mer. Les rayons du soleil encore vifs faisaient scintiller, là-bas, un objet maigre qui marchait sur l’eau comme une notonecte. Ou une nèpe. Ou une araignée. Ou comme quelque chose qui marchait tout seul sur l’eau, avec Angel, tout seul, à bord.
39 juinout.
Assise à sa fenêtre, elle se regardait dans le vide. Le jardin, devant elle, se tassait sur la falaise et laissait le soleil lui lécher tous ses poils obliquement, une dernière caresse avant le crépuscule. Clémentine se sentait lasse et se surveillait son intérieur.
Perdue dans elle-même, elle sursauta lorsque le quart de six heures sonna au lointain clocher.
D’un pas vif, elle quitta la pièce. Ils n’étaient pas au jardin. Elle descendit l’escalier, soupçonneuse, et se rendit délibérément dans la cuisine. De la buanderie, lui parvinrent les échos de la lessive de Culblanc tandis qu’elle ouvrait la porte.
Les enfants avaient tiré une chaise devant le buffet. Noël la tenait à deux mains. Debout sur une chaise, Citroën tendait à Joël, l’un après l’autre, les morceaux de pain de la corbeille ; le pot de confiture reposait encore sur le siège de la chaise, entre les pieds de Citroën. Les joues barbouillées des jumeaux trahissaient l’usage déjà fait du produit de leur expédition.
En entendant arriver leur mère, ils se retournèrent et Joël fondit en larmes, suivi de près par Noël. Seul Citroën ne broncha pas. Il prit un dernier morceau de pain et y mordit, tandis qu’il faisait face et s’asseyait près du pot de confiture. Il mâchait posément sans se presser.
En pensant qu’elle venait, une fois encore, de laisser passer l’heure, Clémentine fut saisie d’un remords honteux, plus vif encore que le déplaisir éprouvé lorsqu’il lui arrivait de rentrer en retard. L’attitude même de Citroën, cet air de provocation et de défi, complétait celle de ses frères ; s’ils faisaient face pour sa part, il avait, comme eux, le sentiment d’accomplir quelque chose de défendu ; il s’imaginait donc évidemment que sa mère les brimait tous trois volontairement, qu’elle s’opposait à ce qu’il goûte ; et cette réflexion fit tant de peine à Clémentine qu’elle faillit elle-même se mettre à pleurer. Cependant, afin d’éviter que sa cuisine ne prît des allures de vallée de larmes, elle parvint à réduire à merci ses glandes lacrymales titillées.
Elle s’avança vers eux et prit Citroën dans ses bras. Il se raidit, têtu. Très douce, elle l’embrassa sur sa joue brune.
– Mon pauvre chou, dit-elle avec tendresse. Cette vilaine maman qui oublie votre goûter. Venez, pour la peine on va boire une bonne tasse de chocolat au lait.
Elle le reposa par terre. Les larmes des jumeaux s’étaient arrêtées net et ils piaillèrent de joie en se précipitant vers elle. Ils frottaient leurs figures sales contre ses jambes gainées de noir, tandis qu’elle s’approchait du fourneau pour décrocher une casserole qu’elle remplit de lait. Médusé, Citroën, son morceau de pain à la main, la regardait. Son front plissé se détendit. Ses yeux brillaient de larmes, mais il restait encore indécis. Elle lui sourit, enjôleuse. Il sourit à son tour, d’un sourire timide comme un écureuil bleu.
– Tu vas voir comme tu m’aimeras, maintenant, murmura-t-elle presque pour elle-même. Tu n’auras plus jamais rien à me reprocher.
Et voilà, ils se nourrissent seuls, ils n’ont plus besoin de moi, se disait-elle cependant avec amertume. Peut-être qu’ils tournaient déjà les robinets.
N’importe. Cela pouvait se regagner. Elle leur donnerait tant d’amour. Elle allait leur donner tant d’amour que leur vie entière, tissée de soins et de bons offices, perdrait son sens hors de sa présence.
Comme ses yeux erraient à ce moment par la fenêtre, elle vit une épaisse fumée s’élever là-bas, vers le hangar. C’était le chemin de lancement du bateau qui brûlait.
Elle sortit pour aller voir ; derrière elle, les trois petits babillaient. Elle sentait déjà ce que signifiait l’incendie sans avoir besoin de vérifier. Son dernier obstacle s’envolait.
Le hangar craquait et ronflait. Des morceaux de bois carbonisé s’abattaient du toit. Devant la porte, Jacquemort, immobile, contemplait le brasier. Clémentine lui posa la main sur l’épaule. Il sursauta, mais il ne dit rien.
– Angel est parti ? demanda Clémentine.
Il acquiesça de la tête.
– Quand tout ça sera brûlé, dit Clémentine, vous déblaierez avec la bonne. Ça fera un merveilleux terrain de jeux pour les petits. On leur construira un portique. Vous leur construirez un portique, c’est-à-dire. Ils s’amuseront comme des rois.
Il parut étonné et vit en la regardant que ça ne se discutait pas.
– Vous pouvez faire ça, assura-t-elle. Mon mari l’aurait très bien fait. Il était adroit. J’espère que les petits tiendront de lui.
55 janvril.
Déjà quatre ans et des jours que je suis là, se dit Jacquemort.
Sa barbe avait allongé.
59 janvril.
Il tombait une pluie fine et pernicieuse, et on toussait. Le jardin coulait, gluant. On voyait à peine la mer, du même gris que le ciel, et dans la baie, la pluie s’inclinait au gré du vent, hachait l’air de biais.
Il n’y a rien à faire quand il pleut. On joue dans sa chambre. Noël, Joël et Citroën jouaient dans leur chambre. Ils jouaient à baver. Citroën, à quatre pattes, cheminait le long de la bordure du tapis et s’arrêtait à toutes les taches rouges. Il penchait la tête et se laissait baver. Noël et Joël suivaient et tâchaient de baver aux mêmes endroits. Délicat.
Il pleuvait quand même. Clémentine, dans la cuisine, préparait des purées au lait. Elle avait engraissé. Elle ne se maquillait plus. Elle s’occupait de ses enfants. Son travail fini, elle monta pour reprendre sa surveillance. Quand elle entra, Culblanc leur faisait des reproches.
– Vous êtes des dégoûtants. Vous êtes des petits sales.
– Il pleut dehors, observa Citroën qui venait d’en réussir un beau bien filant.
– Il pleut dehors, répéta Joël.
– Il pleut, dit Noël plus concis.
Il est vrai qu’il s’évertuait au même instant.
– Et qui va nettoyer vos cochonneries ?
– C’est toi, dit Citroën.
Clémentine entra. Elle avait écouté la fin.
– Naturellement, c’est vous, dit-elle. Vous êtes là pour ça. Ils ont bien le droit de s’amuser, ces pauvres chéris. Vous trouvez qu’il fait si beau ?
– Ça n’a pas le sens commun, dit Culblanc.
– Ça suffit, dit Clémentine. Vous pouvez retourner à votre repassage. Je m’occuperai d’eux.
La bonne sortit.
– Bavez, mes minets, dit Clémentine. Si ça vous amuse, bavez.
– On n’a plus envie, dit Citroën.
Il se leva.
– Venez, dit-il à ses frères. On va jouer au train.
– Venez me faire une bisette, dit Clémentine.
– Non, dit Citroën.
– Non, dit Joël.
Noël ne dit rien. C’était la seule possibilité résiduelle d’abréviation.
– On n’aime plus sa mamie ? demanda Clémentine en s’agenouillant.
– Mais si, dit Citroën. Mais on joue au train. Il faut que tu montes dans le train.
– Eh bien ! je monte, dit Clémentine. Houp ! En voiture !
– Crie, dit Citroën. Tu feras le sifflet. Moi je suis le conducteur.
– Moi aussi, dit Joël qui se mit à faire tchou tchou.
– Moi…, commença Noël.
Il se tut.
– Oh ! mes cocos chéris, dit Clémentine.
Elle se mit à les embrasser.
– Crie, dit Citroën. On arrive.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Joël ralentit.
– Eh bien ! dit Clémentine, la voix cassée d’avoir trop crié, il marche rudement bien, ce train. Venez manger votre purée.
– Non, dit Citroën.
– Non, dit Joël.
– Pour me faire plaisir, dit Clémentine.
– Non, dit Citroën.
– Non, dit Joël.
– Alors je vais pleurer, dit Clémentine.
– Tu ne sais pas, observa Noël méprisant, arraché à son laconisme habituel par la remarque vraiment outrecuidante de sa mère.
– Ah ! je ne sais pas pleurer ? dit Clémentine.
Elle fondit en larmes, mais Citroën l’arrêta aussitôt.
– Non, dit-il. Tu ne sais pas. Toi, tu fais hû, hû, hû. Nous on fait ah.
– Alors ah, ah, aah ! dit Clémentine.
– Ce n’est pas ça, dit Joël. Écoute.
Puis gagné par l’ambiance, Noël réussit une larme. Piqué au jeu, Joël continua. Citroën ne pleurait jamais. Mais il était très triste. Peut-être même désespéré.
Clémentine s’inquiéta :
– Mais vous pleurez pour de vrai ! Citroën ! Noël ! Joël ! Cessez cette comédie, mes minets ! Mes petits ! Mes chéris ! Voyons ! Ne pleurez pas ! Qu’est-ce qu’il y a ?
– Vilaine ! beugla Joël, lamentable.
– Méchante ! glapit Citroën, furieux.
– Ouin ! hurla Noël de plus belle.
– Mes chéris ! Mais non ! Ce n’est rien, voyons, c’était pour rire ! Enfin, vous me rendez folle !
– Je ne veux pas de purée, dit Citroën et il se remit à brailler.
– Veux pas la purée ! dit Joël.
– A veux pas ! dit Noël.
Quand ils étaient émus, Joël et Noël se remettaient à parler bébé.
Clémentine les caressait et les embrassait, complètement démontée.
– Mes petits choux, dit-elle. Eh bien ! on la mangera tout à l’heure. Pas maintenant.
Tout s’arrêta comme par magie.
– Viens jouer au bateau, dit Citroën à Joël.
– Oh ! oui, au bateau, dit Joël.
– Au bateau, conclut Noël.
Ils s’écartèrent de Clémentine.
– Laisse-nous, dit Citroën. On joue.
– Je vous laisse, dit Clémentine. Vous voulez bien que je reste à tricoter ?
– À côté, dit Citroën.
– Va à côté, dit Joël. Hue, bateau !
Clémentine soupira et sortit à regret. Elle aurait voulu les avoir encore tout petits et tout mignons. Comme le premier jour où ils avaient tété. Elle baissa la tête et se rappela.
73 févruin.
Mélancolique, Jacquemort,
Se dirigeait vers le village.
Il pensait qu’il prenait de l’âge,
Il s’enfoirait de ses remords.
Il était vide, c’est un fët
Il n’y avait point de progrët
Le temps était gris et mouillé
La boue comme des œufs brouillés
Sur ses croquenots tout souillés…
Un oiseau hurla. – Ah ! Zut ! Zut ! dit Jacquemort. Tu m’as troublé. Ça commençait pourtant bien. Dorénavant, je ne parlerai plus de moi qu’à la troisième personne. Ça m’inspire. – Il marchait, il marchait toujours. Les haies de part et d’autre du chemin s’étaient garnies, pendant l’hiver, d’eiders d’eiders (qui sont les enfants des eiders comme des gentlemen’s gentlemen sont les enfants des gentlemen) et tous ces petits eiders entassés dans les aubépines faisaient de la neige artificielle en se grattant le ventre à grands coups de bec. Les bas-côtés du chemin, frais et verts, gorgés d’eau, pleins de grenouilles, prenaient du bon temps en attendant la sécheresse de juillembre.
– J’ai été eu, continua Jacquemort. Ce pays m’a eu. Quand je suis arrivé, j’étais un jeune psychiatre plein d’allant, et maintenant, je suis un jeune psychiatre sans allant du tout. Ça fait une grosse différence, assurément. Et c’est à ce village pourri que je dois ça. Ce sacré village dégueulasse. Ma première foire aux vieux. Maintenant, je me moque apparemment de la foire aux vieux, je cogne à regret sur les apprentis et j’ai déjà maltraité La Gloïre parce qu’autrement ça me faisait du tort. Eh ben ! c’est fini, tout ça. Je vais me mettre au travail énergiquement. C’est ça qu’il se disait, Jacquemort. Ce qu’il peut s’en passer des choses, dans la cervelle d’un homme, c’est pas croyable, ça fait penser.
Le chemin gémissait sous les pieds de Jacquemort. Chuintait. Gouillait. Résouillait. Gluissait. Au ciel, des corbeaux très pittoresques croassaient, mais sans bruit, car le vent portait dans l’autre sens.
Comment se fait-il, pensa soudain Jacquemort, qu’il n’y ait pas de pêcheurs ici ? La mer est pourtant très proche, et pleine de crabes, d’arapèdes et de comestibles écailleux. Alors ? Alors ? Alors ? Alors ? Alors ?
Alors, c’est qu’il n’y a pas de port. Il était si ravi d’avoir trouvé ça qu’il se sourit avec complaisance.
La tête d’une grosse vache brune dépassait une haie. Il s’approcha pour lui dire bonjour ; elle était tournée dans le mauvais sens et il la héla. En arrivant tout près, il vit que c’était une tête coupée sur un épieu pointu ; une vache punie, sans doute. L’écriteau était bien là, mais tombé dans le fossé. Jacquemort le ramassa et lut un mélange de boue et de lettres. – La prochaine – Tache – fois – Tache –tu donne – Tache – ras – Tache – plus de lait. – Tache. Tache. Tache.
Il hocha la tête, ennuyé. Il n’avait pas pu s’y faire. Encore, les apprentis… Mais pas les bestiaux. Il laissa retomber la pancarte. Les bêtes volantes avaient mangé les yeux et le nez de la vache et elle ressemblait à une cancéreuse que ça fait rire.
Encore une pour La Gloïre, dit-il. Ça va encore retomber sur lui. Et il aura de l’or. L’or est inutile puisqu’il ne peut rien acheter avec. Donc, c’est la seule chose valable. Ça n’a pas de prix.
Ainsi trouvait Jacquemort
Tout en marchant à pas vifs
Des arguments positifs
Sur la vraie valeur de l’or.
Tiens, tiens, se dit Jacquemort. Je retrouve ma verve initiale. Bien que la matière de cette évidence n’ait pas d’intérêt, car c’est par construction que La Gloïre se trouve placé dans une situation telle que son or ne rime à rien. Et puis l’or, je m’en moque, mais ça m’a fait passer cent mètres.
Le village apparut. Sur le ruisseau rouge, la barque de La Gloïre rôdait, à l’affût des détritus. Jacquemort l’appela. Quand le bateau fut tout près, il sauta dedans.
– Alors ? dit-il jovial. Quoi de neuf ?
– Rien, répondit La Gloïre.
Jacquemort sentit se formuler l’arrière-pensée qu’il traînait depuis le matin.
– Dites donc, proposa-t-il, si on allait chez vous ? J’aimerais vous poser quelques questions.
– Eh bien, dit La Gloïre, pourquoi pas ? Allons-y. Vous permettez ?
Comme projeté par un ressort, il bondit dans la rivière. Il grelottait, cependant. Ahanant, il se propulsa vers un débris qui flottait et le saisit adroitement dans sa bouche. C’était une main assez petite. Tachée d’encre. Il remonta.
– Tiens, dit-il en l’examinant, le gosse de Charles a encore refusé de faire ses pages d’écriture.
98 avroût.
J’ai vraiment de plus en plus horreur de ce village, se dit Jacquemort en se regardant dans la glace.
Il venait de tailler sa barbe.
99 avroût.
Clémentine avait faim. Elle ne mangeait plus guère au repas de midi pendant lequel elle s’occupait de gaver ses trois. Elle alla vérifier la porte de sa chambre et tourna la clé dans la serrure. Tranquille. Personne n’entrerait. Elle revint au milieu de la chambre, desserra légèrement la ceinture de sa robe de toile. Elle se regardait discrètement dans la glace de l’armoire. Elle s’en fut à la fenêtre et la ferma également. Puis elle s’approcha de l’armoire. Elle prenait son temps, savourait les minutes à passer. Elle portait la clé de l’armoire accrochée à sa ceinture par une légère tresse de cuir. Elle la regarda et la glissa dans la serrure. Dans l’armoire, ça sentait mauvais. Ça sentait la charogne, très exactement. Il y avait une boîte à chaussures en carton d’où venait l’odeur. Clémentine la saisit et flaira. Dans la boîte, sur une soucoupe, un reste de bifteck achevait de se putréfier. Une pourriture propre, sans mouches et sans asticots. Simplement, il devenait vert et il puait. Affreusement. Elle passa son doigt sur le bifteck, tâta. Cela cédait facilement. Elle sentit son doigt. Assez pourri. Délicatement, elle saisit le bifteck entre le pouce et l’index et elle mordit avec soin, faisant attention d’en détacher une bouchée bien nette. C’était facile, c’était tendre. Elle mâchait avec lenteur, percevant autant la consistance un peu savonneuse de la chair faisandée, qui lui faisait une sensation acide derrière les joues, que le parfum puissant s’exhalant de la boîte. Elle en mangea la moitié et le remit dans la boîte qu’elle repoussa à son emplacement primitif. Il y avait à côté un triangle de fromage à peu près dans le même état, totalement abandonné à son assiette. Elle y trempa son doigt, le lécha, ceci à plusieurs reprises. À regret, elle referma l’armoire et passa dans le cabinet de toilette où elle se lava les mains. Puis elle s’étendit sur son lit. Cette fois, elle ne vomirait pas. Elle le savait. Maintenant elle conserverait tout. Il suffisait d’avoir assez faim. Elle y prendrait garde. De toute façon, le principe devait triompher : les meilleurs morceaux pour les enfants ; elle rit en pensant au début, elle se contentait de manger les rogatons, de finir les gras des côtelettes et du jambon dans leur assiette et de venir à bout des tartines détrempées de lait qui traînaient autour des bols du petit déjeuner. Mais ça, n’importe qui peut le faire. Toutes les mères. C’est courant. Les épluchures de pêches, ça avait été plus difficile déjà. À cause de la sensation de velours sur la langue. Cependant, les épluchures de pêches, c’est également peu de chose ; d’ailleurs bien des gens les mangent avec leur chair. Mais elle seule laissait pourrir tous ces rebuts. Les enfants méritaient bien ce sacrifice – et plus c’était affreux, plus cela sentait mauvais, plus elle avait l’impression de consolider son amour pour eux, de le confirmer, comme si des tourments qu’elle s’infligeait de la sorte pouvait naître quelque chose de plus pur et de plus vrai – il fallait racheter tous ces retards, il fallait racheter chaque minute pensée sans eux.
Mais elle restait vaguement insatisfaite, car elle n’avait pu se résoudre encore à absorber les asticots. Et elle se rendait compte qu’elle trichait en protégeant des mouches les débris soustraits au garde-manger. Peut-être, en fin de compte, cela retomberait-il sur leur tête…
Demain, elle essaierait.
107 avroût.
Comme je suis inquiète, se dit Clémentine, accoudée à sa fenêtre.
Le jardin se dorait au soleil.
Je ne sais pas où sont Noël, Joël ni Citroën. En ce moment ils peuvent être tombés dans le puits, avoir mangé des fruits empoisonnés, avoir reçu une flèche dans l’œil si un enfant joue sur le chemin avec une arbalète, attraper la tuberculose si un bacille de Koch se met en travers, perdre connaissance en respirant des fleurs trop parfumées, se faire piquer par un scorpion ramené par le grand-père d’un enfant du village, explorateur célèbre revenu récemment du pays des scorpions, tomber d’un arbre, courir trop vite et se casser une jambe, jouer avec l’eau et se noyer, descendre la falaise et trébucher et se rompre le cou, s’écorcher à un vieux fil de fer et contracter le tétanos ; ils vont aller au fond du jardin et retourner une pierre, sous la pierre, il y aura une petite larve jaune qui va éclore instantanément, qui va s’envoler vers le village, s’introduire dans l’étable d’un méchant taureau, le piquer près du nase ; le taureau sort de son étable, il démolit tout ; le voilà qui part sur le chemin, dans la direction de la maison, il est comme fou et il laisse des touffes de poils noirs dans les virages en s’accrochant aux haies d’épine-vinette ; juste devant la maison, il se rue tête baissée contre une charrette lourde tirée par un vieux cheval à moitié aveugle. Sous le choc, la charrette se disloque et un fragment de métal est projeté en l’air à une hauteur prodigieuse ; c’est peut-être une vis, un boulon, un écrou, un clou, une ferrure du brancard, un crochet de l’attelage, un rivet des roues, charronnées, puis brisées, réparées au moyen d’éclisses de frêne taillées à la main, et le morceau de fer monte en sifflant vers le ciel bleu. Il passe par-dessus la grille du jardin, mon Dieu, il retombe, il retombe et en tombant effleure l’aile d’une fourmi volante et l’arrache, et la fourmi, mal dirigée, perdant sa stabilité, vague au-dessus des arbres comme une fourmi abîmée, s’abat soudain dans la direction de la pelouse, mon Dieu, il y a là Joël, Noël et Citroën, la fourmi tombe sur la joue de Citroën et, rencontrant peut-être des traces de confiture, le pique…
– Citroën ! où es-tu ?
Clémentine s’était précipitée hors de sa chambre, et criait, hors d’elle, tout en descendant l’escalier au grand galop. Dans le vestibule, elle se heurta à la bonne.
– Où sont-ils ? Où sont mes enfants ?
– Mais ils dorment, répondit l’autre l’air étonné. C’est l’heure de leur sieste.
Eh bien ! oui, ce n’est pas arrivé cette fois ; mais c’était parfaitement plausible. Elle remonta dans sa chambre. Son cœur battait. Décidément, c’est dangereux de les laisser aller seuls au jardin. En tout cas, il faudra leur interdire de retourner des pierres. On ne sait pas ce qu’on peut trouver sous une pierre. Des cloportes venimeux, des araignées dont la piqûre est mortelle, des cancrelats qui peuvent véhiculer des maladies coloniales contre lesquelles il n’y a pas de remèdes connus, des aiguilles empoisonnées cachées là par un médecin assassin lors de sa fuite vers le village après le meurtre des onze personnes en traitement qu’il avait amenées à modifier leur testament en sa faveur, fraude infâme découverte par un jeune interne du service, un type bizarre avec une barbe rousse.
Que devient donc Jacquemort ? pensa-t-elle à ce propos ou vice versa. Je ne le vois plus guère. Ça vaut autant. Sous prétexte qu’il est à la fois psychiatre et psychanalyste, il se mêlerait peut-être de l’éducation de Joël, Noël et de Citroën. Et de quel droit, on se le demande. Les enfants appartiennent à leur mère. Puisqu’elles ont eu mal en les faisant, ils appartiennent à leur mère. Et pas à leur père. Et leurs mères les aiment, par conséquent, il faut qu’ils fassent ce qu’elles disent. Elles savent mieux qu’eux ce qu’il leur faut, ce qui est bon pour eux, ce qui fera qu’ils resteront des enfants le plus longtemps possible. Les pieds des Chinoises. Les Chinoises, on leur met les pieds dans des chaussures spéciales. Peut-être des bandelettes. Ou des petits étaux. Ou des moules d’acier. Mais en tout cas, on s’arrange pour que leurs pieds restent tout petits. On devrait faire la même chose avec les enfants entiers. Les empêcher de grandir. Ils sont bien mieux à cet âge-là. Ils n’ont pas de soucis. Ils n’ont pas de besoins. Ils n’ont pas de mauvais désirs. Plus tard, ils vont pousser. Ils vont étendre leur domaine. Ils vont vouloir aller plus loin. Et que de risques nouveaux. S’ils sortent du jardin, il y a mille dangers supplémentaires. Que dis-je mille ? Dix mille. Et je ne suis pas généreuse. Il faut éviter à tout prix qu’ils sortent du jardin. Déjà, dans le jardin, ils courent un nombre incalculable de risques. Il peut y avoir un coup de vent imprévu qui casse une branche et les assomme. Que la pluie survienne, et, s’ils sont en sueur après avoir joué au cheval, ou au train, ou au gendarme et au voleur, ou à un autre jeu courant, que la pluie survienne et ils vont attraper une congestion pulmonaire, ou une pleurésie, ou un froid, ou une crise de rhumatismes, ou la poliomyélite, ou la typhoïde, ou la scarlatine, ou la rougeole, ou la varicelle, ou cette nouvelle maladie dont personne ne sait encore le nom. Et si un orage se lève. La foudre. Les éclairs. Je ne sais pas, il peut même y avoir ce qu’ils disent, ces phénomènes d’ionisation, ça a un assez sale nom pour que ça soit terrible, ça rappelle inanition. Et il peut arriver tant d’autres choses. S’ils sortaient du jardin, cela serait évidemment bien pire. Mais n’y pensons pas pour l’instant. Il y a assez à faire pour épuiser toutes les possibilités propres du jardin. Et quand ils seront plus grands, ah ! la ! la ! Oui, voilà les deux choses terrifiantes, évidemment : qu’ils grandissent et qu’ils sortent du jardin. Que de dangers à prévoir. C’est vrai, une mère doit tout prévoir. Mais laissons ça de côté. Je réfléchirai à tout ça un peu plus tard ; je ne l’oublie pas : grandir et sortir. Mais je veux me contenter du jardin pour le moment. Rien que dans le jardin, le nombre d’accidents est énorme. Ah ! Justement ! le gravier des allées. Combien de fois n’ai-je pas dit qu’il était ridicule de laisser les enfants jouer avec le gravier. S’ils en avalent ? On ne peut pas s’en apercevoir tout de suite. Et trois jours après, c’est l’appendicite. Obligé d’opérer d’urgence. Et qui le ferait ? Jacquemort ? Ce n’est pas un docteur. Le médecin du village ? Il n’y a qu’un vétérinaire. Alors, ils mourraient, tout simplement. Et après avoir souffert. La fièvre. Leurs cris. Non, pas de cris, ils gémiraient, ce serait encore plus horrible. Et pas de glace. Impossible de trouver de la glace pour leur mettre sur le ventre. La température monte, monte. Le mercure dépasse la limite. Le thermomètre éclate. Et un éclat de verre vient crever l’œil de Joël qui regarde Citroën souffrir. Il saigne. Il va perdre l’œil. Personne pour le soigner. Tout le monde est occupé de Citroën, qui geint de plus en plus doucement. Profitant du désordre, Noël se faufile dans la cuisine. Une bassine d’eau bouillante sur le fourneau. Il a faim. On ne lui a pas donné son goûter, naturellement, ses frères malades, on l’oublie. Il monte sur une chaise devant le fourneau. Pour prendre le pot de confiture. Mais la bonne l’a remis un peu plus loin que d’habitude, parce qu’elle a été gênée par une poussière volante. Cela n’arriverait pas si elle balayait un peu plus soigneusement. Il se penche. Il glisse. Il tombe dans la bassine. Il a le temps de pousser un cri, un seul, et il est mort, mais il se débat encore mécaniquement, comme les crabes qu’on jette vivants dans l’eau bouillante. Il rougit comme les crabes. Il est mort. Noël !
Clémentine se précipita vers la porte. Elle appela la bonne.
– Oui Madame.
– Je vous interdis de servir des crabes à déjeuner.
– Mais il n’y en a pas, Madame. C’est du rosbif et des pommes de sable.
– Je vous l’interdis tout de même.
– Bien Madame.
– Et ne faites plus jamais de crabes. Ni de homard. Ni d’écrevisses. Ni de langoustes.
– Bien Madame.
Elle rentra dans sa chambre. Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux tout faire cuire lorsqu’ils dorment, et tout manger froid. Qu’il n’y ait jamais de feu lorsqu’ils sont éveillés et debout ? Bien entendu, tenir soigneusement les allumettes sous clé. On le fait déjà. L’eau bouillie qu’ils boivent, on la ferait bouillir le soir, une fois qu’ils seront couchés. C’est une chance d’avoir pensé à l’eau bouillie. Les microbes perdent leur virulence quand ils ont bien bouilli. Oui, mais avec tout ce qu’ils fourrent dans leur bouche quand ils sont au jardin. Ce jardin. On devrait presque éviter de les envoyer au jardin. Ce n’est pas plus sain qu’une pièce propre. Une pièce bien propre, lessivée tous les jours, certes, cela vaut mieux qu’un jardin. Évidemment, sur le carrelage ils peuvent prendre froid. Mais au jardin aussi. Il y a autant de courants d’air. Et l’herbe mouillée. Une pièce bien propre. Ah ! c’est vrai. Il reste le danger des carreaux. Ils se couperont. Ils se coupent les artères du poignet, et comme ils ont fait une bêtise, ils n’osent pas le dire ; le sang coule, coule et Citroën devient tout pâle. Joël et Noël pleurent et Citroën saigne. La porte est fermée à clé parce qu’on est allé faire une course, et Noël prend peur devant le sang, et il essaie de passer par la fenêtre pour appeler, et voilà qu’il monte sur les épaules de Joël, il s’accroche maladroitement, tombe et se blesse à son tour, au cou, la carotide ; en quelques minutes il est mort, sa petite figure est toute blanche. Ce n’est pas possible, non, pas une pièce fermée…
Elle se rua hors de sa chambre et, comme une folle, fit irruption dans celle où dormaient les trois petits. Le soleil éclairait les murs roses par les fentes des persiennes ; on n’entendait que le souffle léger des trois respirations régulières. Noël bougea et grogna. Citroën et Joël souriaient dans leur sommeil, les poings à demi ouverts, détendus, inoffensifs. Le cœur de Clémentine battait trop fort. Elle quitta la chambre et revint dans la sienne. Cette fois, elle laissa les portes ouvertes.
Je suis une bonne mère. Je pense à tout ce qui peut leur arriver. Tous les accidents qu’ils risquent, j’y pense d’avance. Et je ne parle pas des dangers qu’ils courront lorsqu’ils seront plus grands. Ou lorsqu’ils sortiront du jardin. Non. Ceux-là, je les garde en réserve. J’ai dit que j’y penserais par la suite. J’ai le temps. J’ai le temps. Il y a déjà tant de catastrophes à imaginer. Tant de catastrophes. Je les aime puisque je pense à ce qui peut leur arriver de pire. Pour le prévoir. Pour le prévenir. Je ne me complais pas dans ces évocations sanglantes. Elles s’imposent à moi. Ceci prouve que je tiens à eux. J’en suis responsable. Ils dépendent de moi. Ce sont mes enfants. Je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir pour leur éviter les calamités innombrables qui les guettent. Ces anges. Incapables de se défendre, de savoir ce qui est bon pour eux. Je les aime. C’est pour leur bien que je pense à tout cela. Cela ne me fait aucun plaisir. Je frémis à l’idée qu’ils peuvent manger des baies empoisonnées, s’asseoir dans l’herbe humide, recevoir une branche sur la tête, tomber dans le puits, rouler du haut de la falaise, avaler des cailloux, se faire piquer par les fourmis, par les abeilles, par les scarabées, les ronces, les oiseaux, ils peuvent respirer des fleurs, les respirer trop fort, un pétale leur entre par la narine, ils ont le nez obstrué, cela remonte au cerveau, ils meurent, ils sont si petits, ils tombent dans le puits, ils se noient, la branche s’écroule sur leur tête, le carreau casse, le sang, le sang…
Elle n’en pouvait plus. Sans faire de bruit, elle se leva, et regagna à pas feutrés la chambre des enfants. Elle s’assit sur une chaise. De sa place elle les voyait tous les trois. Ils dormaient d’un sommeil sans rêves. Peu à peu, elle s’assoupit à son tour, crispée, inquiète. Elle tressaillait parfois dans son sommeil, comme un chien qui songe à la harde.
135 avroût.
Ouf, se dit Jacquemort en arrivant au village, ça fait bien la millième fois que je viens dans ce satané patelin et cette route n’a plus rien à m’apprendre. Il est vrai qu’elle ne m’empêche pas non plus d’apprendre autre chose. Enfin, pour une fois qu’on va pouvoir profiter d’une distraction.
Il y avait des affiches partout. Des affiches blanches tirées en violet, sans doute à l’aide d’une machine à polycopier. CET APRÈS-MIDI, SPECTACLE DE LUXE… etcétéra, etcétéra. Le spectacle aurait lieu dans la remise derrière le presbytère. Il était, de toute évidence, organisé par le curé.
Sur le ruisseau rouge, pas trace de La Gloïre. Il devait se trouver plus loin, après le coude. Des maisons grises sortaient les gens endimanchés, c’est-à-dire vêtus comme pour un deuil. Les apprentis restaient à la maison. Pour ne pas qu’ils regrettent, on les bourrait de coups de pied les jours de spectacle et ils se sentaient très heureux de rester seuls tout l’après-midi.
Jacquemort connaissait maintenant tous les coins, détours et raccourcis. Il traversa la grande place où se tenait toujours régulièrement la foire aux vieux, longea l’école ; quelques minutes plus tard, il contournait l’église, pour prendre un billet au guichet tenu par un des enfants de chœur du curé. Il prit une place chère pour bien voir. Et puis il entra dans la remise. D’autres personnes le précédaient et quelques-unes le suivaient. À la porte de la remise, le second enfant de chœur déchira la moitié de son billet ou, plus exactement déchira la totalité de son billet en deux moitiés dont il lui rendit une. Le troisième enfant de chœur plaçait une famille et Jacquemort attendit qu’il vînt s’occuper de lui, ce qui ne tarda pas. Les trois enfants de chœur étaient revêtus de leur tenue de gala, jupe rouge, petite calotte et chiffons de dentelle. Le dernier saisit le ticket de Jacquemort et guida le psychiatre jusqu’aux fauteuils d’orchestre. Le curé avait entassé dans la remise tout ce que l’église contenait comme chaises ; tant de chaises qu’à certains endroits il n’y avait que des chaises, les unes sur les autres, et que l’on ne pouvait pas s’asseoir ; mais ça permettait de vendre plus de billets.
Jacquemort occupa sa place et donna à contrecœur une gifle à l’enfant de chœur qui paraissait attendre un pourboire et s’en fut sans demander son reste. Ce reste aurait sans doute consisté en quelques horions assortis ; il était naturel que Jacquemort ne se dressât point en public contre les coutumes du pays, malgré le dégoût qu’il avait toujours de ces pratiques. Il se mit à considérer les aménagements du spectacle, gêné et mal à l’aise.
Au milieu de la remise, encadré des quatre côtés par les chaises de l’église, se dressait un ring parfaitement établi formé de quatre poteaux sculptés retenus par de forts tirants métalliques, et entre lesquels on avait tendu des cordes de velours pourpre. Deux des poteaux diagonaux ne représentaient guère que des scènes familières de la vie de Jésus : Jésus se grattant les pieds sur le bord du chemin, Jésus se tapant un litre de rouge, Jésus à la pêche à la ligne, bref un résumé de l’imagerie sulpicienne classique. Les deux autres, par contre, possédaient des caractéristiques plus originales. Celui de gauche, le plus voisin de Jacquemort, affectait l’allure générale d’un gros trident, dressé pointes en l’air et tout décoré de sculptures infernales dont certaines semblaient propres (ou sales) à faire rougir un dominicain. Ou plusieurs dominicains. Ou même le colonel des Jésuites. Le dernier poteau, en forme de croix, portait de façon plus banale, l’effigie du curé, nu, de dos, et en train de chercher un bouton de col sous son lit.
Les gens entraient sans cesse et le brouhaha des chaises remuées, les jurons de ceux qui ne pouvaient pas s’asseoir parce qu’ils s’étaient montrés trop économes, les cris aigres des enfants de chœur, l’odeur puissante des pieds de l’assistance et les gémissements de quelques vieux achetés à la foire et que l’on avait menés là pour pouvoir les pincer pendant les entractes, composaient une atmosphère banale de spectacle du dimanche. On entendit soudain un bruit de raclement puissant, comme le bruit d’un disque usé à son démarrage, et une voix tonitruante jaillit d’un haut-parleur que Jacquemort, levant les yeux, aperçut accroché à une poutre juste au-dessus du ring. Au bout de quelques secondes, il reconnut la voix du curé ; malgré la mauvaise qualité du son, on pouvait suivre le fil de son discours.
– Ça ne va pas ! brailla-t-il en manière d’exorde.
– Ah ! Ah ! Ah ! fit la foule ravie de cette distraction.
– Certains d’entre vous, par sordide esprit d’avarice et de mesquinerie indigne, ont voulu bafouer les enseignements des Livres. Ils ont pris de mauvais billets. Ils ne s’assoiront pas ! Ceci est un spectacle de Luxe placé sous le signe de Dieu, créature de luxe, et quiconque en cette circonstance refusera d’agir luxueusement recevra le châtiment des méchants, qui rôtiront éternellement en enfer sur de misérables feux de charbon de bois, de tourbe et même d’argol, si ce n’est pas d’herbe sèche.
– Remboursez ! Remboursez ! crièrent ceux qui ne pouvaient pas s’asseoir.
– Vous ne serez pas remboursés. Asseyez-vous comme vous pourrez, ne vous asseyez pas, Dieu s’en moque. Nous avons disposé sur vos chaises d’autres chaises, les pieds en l’air, pour vous faire comprendre qu’au prix de ces places elles sont à peine bonnes pour des chaises. Criez, protestez, Dieu est luxe et beauté, vous n’aviez qu’à prendre des tickets plus chers. Ceux qui le désirent peuvent acquitter un supplément, mais ils garderont leurs mauvaises places. Réparation ne se résout pas en pardon.
On commençait à trouver le curé un peu abusif. Jacquemort se retourna, entendant un grand bruit de craquements. Il vit le maréchal-ferrant, debout aux places bon marché. Il tenait une chaise dans chaque main et les cognait l’une sur l’autre. Au deuxième choc, les chaises se fragmentèrent en bois d’allumettes. Il lança les morceaux à la volée dans la direction des coulisses, indiquées par un rideau tendu. Ce fut le signal. Tous ceux qui avaient de mauvais tickets saisirent les chaises qui les gênaient et se mirent à les briser. Ceux qui n’en avaient pas la force les passaient au maréchal.
Les morceaux filaient au milieu du vacarme et se frayaient violemment un chemin par l’intervalle qui marquait les deux moitiés du rideau. Un coup plus heureux que les autres ébranla la tringle qui le supportait. Dans le haut-parleur, on entendait le curé vociférer.
– Vous n’avez pas le droit ! Le Dieu de luxe méprise vos façons misérables, vos chaussettes sales, vos caleçons tachés de jaune, vos cols noirs et le tartre de vos dents. Dieu refuse le paradis aux sauces maigres, aux coqs mal garnis, aux haridelles efflanquées, Dieu est un grand cygne d’argent, Dieu est un œil de saphir dans un triangle étincelant, un œil de diamant au fond d’un pot de chambre d’or, Dieu c’est la volupté des carats, les grands mystères platinés, les cent mille bagues des courtisanes de Malampia, Dieu, c’est un cierge éternel, porté par un évêque de velours, Dieu vit dans le métal précieux, les perles liquides, le mercure bouillant, le cristal et l’éther. Dieu vous regarde, bouseux, et il a honte de vous…
Au mot interdit, la foule, et même ceux qui étaient assis se mirent à gronder.
– Assez, curé ! Ton spectacle !
Les chaises volaient de plus belle.
– Il a honte de vous ! Grossiers, sales, ternes, vous êtes la serpillière du monde, la pomme de terre des potagers du ciel, l’ortie du jardin divin, vous êtes… ouille ! ouilleouille !
Une chaise mieux dirigée que les autres venait de décrocher complètement le rideau et l’on aperçut le curé en caleçon qui dansait devant son micro en se tenant le dessus du crâne.
– Le spectacle, curé ! hurla la foule d’une seule voix.
– Bon ! Ouille ! Bon ! dit le curé. Voilà ! Voilà !
Le bruit s’apaisa aussitôt. Les chaises étaient presque toutes garnies maintenant et les enfants de chœur s’empressèrent autour du curé. L’un d’eux lui tendit un objet brun et rond dans lequel il fourra une main. Même jeu pour l’autre main. Puis le curé revêtit une superbe robe de chambre jaune vif et bondit en boitant sur le ring. Il avait emmené son micro qu’il accrocha au-dessus de sa tête à un fil prévu.
– Aujourd’hui, annonça-t-il sans préambule, je combattrai devant vous en dix reprises de trois minutes, avec vigueur et fermeté, contre le diable !
Il y eut un murmure d’incrédulité dans la foule.
– Ne riez pas ! hurla le curé. Que ceux qui ne me croient pas regardent !
Il fit un signe et le sacristain sortit de la coulisse en un éclair. Une violente odeur de soufre se répandit.
– Il y a huit jours, annonça le curé, j’ai découvert ceci : mon sacristain, c’était le diable.
Le sacristain cracha négligemment un assez beau jet de flamme. Malgré sa longue robe de chambre, on voyait très bien les grands poils de ses jambes et ses sabots fourchus.
– Un bravo pour lui ! proposa le curé.
Les applaudissements crépitèrent, plutôt mous. Le sacristain parut vexé.
– Quoi pouvait plaire à Dieu, mugit le curé, plus qu’un de ces combats somptueux, qu’excellaient à organiser les empereurs romains, amateurs de luxe par excellence ?
– Assez ! dit quelqu’un. Du sang !
– Bon ! dit le curé. Bon ! Oh ! Bon ! Je n’ajoute qu’une chose. Vous êtes de misérables béotiens.
Il laissa tomber sa robe de chambre ; deux enfants de chœur lui servaient de soigneurs ; le sacristain n’avait personne. Les enfants de chœur rangèrent la cuvette, le tabouret et la serviette, et le curé mit son protège-dents. Le sacristain dit seulement une parole cabalistique et sa robe de chambre noire prit feu sur lui et disparut dans un nuage de vapeur rouge. Il ricana et se mit à faire un peu de shadow-boxing pour se dégourdir. Le curé était pâle et il amorça un signe de croix. Le sacristain protesta :
– Pas de coups bas avant de commencer, hein, mon curé.
Le troisième enfant de chœur donna un grand coup de marteau sur une bassine de cuivre. Le sacristain qui se tenait dans son coin, près du trident sculpté, s’avança vers le centre du ring. Il y avait eu un ah ! de satisfaction au son du gong à confitures.
D’emblée, le diable attaqua, en courts crochets du droit qui perçaient, une fois sur trois, la garde du curé. Ce dernier se montrait cependant possesseur d’un joli jeu de jambes ; deux jambes exactement, bien dodues et bien grasses et fort agiles, malgré leur inégalité. Le curé contrait en directs du droit, tentant de tenir son adversaire à distance. Profitant de ce que le diable relevait sa garde pour mieux juger une série au flanc, il doubla un gauche près du cœur et le sacristain jura grossièrement. La foule applaudit. Le curé se rengorgeait déjà, quand il lui arriva un uppercut imprévu en plein dans les mandibules et il encaissa durement. Puis, d’une rapide série de gauches, le diable le marqua à l’œil droit. Il paraissait désireux de donner un échantillon de la variété de ses coups. Des rougeurs commençaient à apparaître sur le corps des deux hommes et le curé soufflait un peu. Comme le sacristain s’accrochait, il lui dit :
– Vade rétro…
Cela fit rire le sacristain qui se tint les côtes, et le curé en profita pour lui en fourrer deux bons en plein museau. Le sang pissa. Presque aussitôt, le coup de gong retentit et les deux adversaires revinrent chacun dans leur coin. Le curé fut aussitôt entouré de ses trois enfants de chœur. La foule applaudissait parce que ça saignait bien. Le diable empoigna un bidon d’essence, but un bon coup et recracha en l’air une belle gerbe fuligineuse qui grilla un peu le fil du micro. La foule applaudit de plus belle. Jacquemort trouvait que le curé se défendait bien, et comme organisateur et comme combattant. Cette idée de faire venir le diable lui paraissait excellente.
Cependant, les petits enfants de chœur bouchonnaient soigneusement le curé. Il ne paraissait pas tellement bien en point et de grosses marques étaient maintenant visibles en divers endroits de son anatomie.
– Deuxième reprise ! annonça l’enfant au gong, et ça fit bang !
Cette fois, le diable paraissait décidé à terminer avant la limite. Il attaqua comme un fou sans laisser au curé le temps de souffler. C’était une grêle de coups qui pleuvait, si l’on peut dire qu’une pluie peut grêler. Le curé rompait sans trêve et s’accrocha même une ou deux fois, au grand mécontentement de l’assistance. Et puis, profitant d’une petite interruption, il empoigna à deux mains la tête du sacristain et lui donna un bon coup de genou dans le nez. Le diable rompit à son tour avec un violent glapissement de douleur.
Et d’une seule voix, tous les enfants s’exclamèrent, très contents :
– Il triche ! Vive le curé !
– C’est honteux ! assurait le diable en se frottant le nez et en donnant tous les signes de la souffrance la plus vive.
Le curé, ravi, se tordait ; mais c’était une feinte du diable qui, brusquement, se jeta sur lui et lui assena deux terribles crochets au foie suivis d’un uppercut à la mâchoire, bloqué involontairement par le curé à l’aide de son œil gauche. Lequel se ferma.
Le gong retentit, heureusement pour le curé. Il se rinça plusieurs fois la bouche et se fit assujettir sur l’œil un gros bifteck cru percé d’un trou qui lui aurait permis de voir si son œil en avait encore été capable. Le diable, pendant ce temps, se livrait à diverses facéties qui plaisaient fort : en particulier quand il baissa brusquement son caleçon et montra son derrière à la vieille épicière, il obtint un grand succès.
Au milieu de la troisième reprise, qui s’annonçait encore plus mal pour lui, le curé, traîtreusement, tandis qu’il se garait d’une main, tira le fil du micro qu’il avait truqué. Aussitôt le haut-parleur se décrocha et tomba sur la tête du sacristain qui s’effondra, assommé. Le curé, très fier, fit le tour du ring les poings croisés au-dessus de sa tête.
– Je suis vainqueur par K. O. technique, proclama-t-il. C’est Dieu qui a vaincu en moi, ce Dieu de luxe et de richesse ! C’est Dieu ! En trois reprises !
– Oh ! Ah ! Oh ! dit-on dans la foule.
Les habitants du village restèrent muets un instant, car tout s’était passé très vite. Et puis ils protestèrent, parce que ça faisait cher la minute. Jacquemort, un peu inquiet, sentit que ça allait se gâter.
– Rends l’argent, curé ! cria la foule.
– Non ! dit le curé.
– Rends l’argent, curé !
Une chaise vola, puis une seconde. Le curé bondit hors du ring. Une pluie de chaises s’abattit sur lui.
Jacquemort se faufilait vers la sortie quand il reçut un coup derrière l’oreille. Instinctivement il fit front et riposta. Il reconnut son adversaire au moment même de lui briser les dents avec son poing. C’était le menuisier qui s’effondra en crachant sa bouche. Jacquemort regarda ses doigts ; il avait deux jointures fendues. Il lécha. Une gêne le prenait. Il la rejeta d’un haussement d’épaules.
– Qu’importe…, pensa-t-il. La Gloïre est là pour la prendre. Il fallait déjà que j’aille le voir pour cette gifle que j’ai donnée à l’enfant de chœur.
Il avait encore envie de se battre. Il cogna dans ce qu’il vit. Il cogna et ça le soulageait énormément de cogner sur des adultes.
135 avroût.
Lorsque Jacquemort poussa la porte de La Gloïre, ce dernier commençait à s’habiller. Il s’était déjà baigné dans sa baignoire d’or massif et, ayant accroché ses vieux habits de travail, il enfilait une somptueuse robe d’intérieur en brocart d’or. Il y avait de l’or partout, l’intérieur de la vieille maison paraissait coulé d’une pièce en métal précieux. L’or débordait des coffres, la vaisselle, les sièges, les tables, tout était jaune et brillant. Ce spectacle avait frappé Jacquemort la première fois, mais il le contemplait maintenant avec la même indifférence qu’il témoignait envers toutes choses non directement reliées à sa manie ; c’est-à-dire qu’il ne le voyait même plus.
La Gloïre lui dit bonjour, et s’étonna de le voir en cet état.
– Je me suis battu, dit Jacquemort. Au spectacle du curé. Tout le monde s’est battu. Lui aussi, mais déloyalement. C’est pour ça que les autres se sont mis de la partie.
– Ravis de ce prétexte, dit La Gloïre.
Il haussa les épaules.
– Je…, dit Jacquemort. Euh… J’ai un peu honte ; car je me suis battu aussi ; alors, j’ai profité de ce que je venais vous voir, j’ai apporté du liquide…
Il lui tendit une pile de pièces d’or.
– Naturellement…, murmura La Gloïre, amer. Vous avez vite pris le pli. Mais arrangez un peu vos vêtements. Ne vous en faites pas. Je prends votre honte.
– Merci, dit Jacquemort. Et maintenant, si nous continuions notre séance ?
La Gloïre laissa tomber la pile de pièces d’or dans un saladier de vermeil et s’étendit, sans dire un mot, sur le lit bas, disposé au fond de la salle. Jacquemort vint s’asseoir près de lui.
– Racontez, dit-il. Détendez-vous et parlez. Nous étions arrivés à votre histoire à l’école, quand vous avez volé ce ballon.
La Gloïre passa sa main devant ses yeux et se mit à parler. Mais Jacquemort ne l’écouta pas tout de suite. Il était intrigué. Au moment où la main du vieillard se posait sur son front, il avait cru, mais peut-être était-ce une illusion, voir, à travers la paume, le regard fiévreux et mobile de son patient.
136 avroût.
Les jours où Jacquemort se sentait intellectuel, il se retirait dans la bibliothèque d’Angel et lisait. Il n’y avait qu’un livre, amplement suffisant, un excellent dictionnaire en cyclopédique où Jacquemort retrouvait, classés et ordonnés alphabétiquement sinon logiquement, les éléments essentiels de tout ce dont se composent les bibliothèques ordinaires sous un volume hélas ! si encombrant.
Il s’arrêtait d’habitude à la page des drapeaux, où il y a de la couleur et où le texte, nettement moins dense qu’aux autres pages, repose et délasse l’esprit. Le onzième à partir de la gauche, une dent sanglante sur fond noir, le fit penser ce jour-là aux petites jacinthes sauvages que l’on trouve dans les bois.
1er juillembre.
Les trois enfants jouaient au jardin, pas trop en vue de la maison. Ils avaient choisi leur endroit : on y trouvait en proportions adéquates les cailloux, la terre, l’herbe et le sable. Il y avait de l’ombre et du soleil, du sec et du mouillé, du dur et du tendre, du minéral et du végétal, du vif et du mort.
Ils parlaient peu. Munis de pelles de fer, ils creusaient, chacun pour soi, un fossé rectangulaire. De temps en temps, la pelle rencontrait un objet intéressant, que son possesseur prélevait aussitôt pour le poser sur la pile des découvertes précédentes.
Au bout de cent coups de pelle, Citroën s’arrêta.
– Stop ! dit-il.
Joël et Noël obéirent.
– J’ai une verte, dit Citroën.
Il leur montra un petit objet luisant à l’éclat d’émeraude.
– Voilà la noire, dit Joël.
– Voilà la dorée, dit Noël.
Ils disposèrent les trois objets en triangle. Prudemment, Citroën les réunit au moyen de brindilles sèches. Et puis ils s’assirent chacun à un sommet du triangle et ils attendirent.
Entre les trois objets, le sol creva soudain. Une main blanche, minuscule, apparut, puis une autre. Les mains s’agrippèrent aux bords de l’ouverture et une silhouette claire de dix centimètres de haut prit pied dans le triangle. C’était une petite fille avec de longs cheveux blonds. Elle envoya des baisers aux trois enfants et se mit à danser. Elle dansa quelques minutes, sans jamais sortir du triangle. Et puis, brusquement, elle s’arrêta, regarda le ciel et s’enfonça dans le sol aussi rapidement qu’elle était sortie. À la place des pierres de couleur, il ne restait que trois petits cailloux ordinaires.
Citroën se leva et dispersa les brindilles.
– J’en ai assez, dit-il. Un autre jeu.
Déjà Joël et Noël s’étaient remis à creuser.
– Je suis sûr qu’on va trouver d’autres choses, dit Noël.
Sa pelle, à cet instant, heurta quelque chose de dur.
– Voilà un caillou énorme, dit-il.
– Fais voir ! dit Citroën.
Un beau caillou jaune avec des cassures luisantes, qu’il lécha pour voir si c’était bon comme ça en avait l’air. Presque. De la terre crissait sous la dent. Mais dans un creux du caillou, une petite limace, jaune aussi, était collée. Il regarda.
– Ça, dit Citroën, ce n’est pas une bonne. Tu peux la manger quand même, mais ce n’est pas une bonne. C’est les bleues qui vous font voler.
– Il y en a des bleues ? demanda Noël.
– Oui, dit Citroën.
Noël goûta la jaune. Très sain. Bien meilleur que la terre, en tout cas. Mou. Et gluant. Bon, en somme.
Cependant, Joël, à son tour, venait d’insérer le tranchant de sa pelle sous une pierre lourde. Et il pesa. Deux limaces noires.
Il en tendit une à Citroën qui la regarda avec intérêt mais la repassa à Noël. Cependant Joël dégustait la sienne.
– Pas fameux, dit-il. On dirait du tapioca.
– Oui, dit Citroën, mais les bleues, c’est bon. C’est comme de l’ananas.
– C’est vrai ? demanda Joël.
– Et après, on vole, dit Noël.
– On ne vole pas tout de suite, dit Citroën. Il faut travailler avant.
– On pourrait peut-être travailler d’abord, dit Noël. Après, si on en trouve des bleues, on volera tout de suite quand même.
– Oh ! dit Joël qui creusait pendant ce temps-là, j’ai une belle graine toute neuve.
– Montre, dit Citroën.
C’était une graine presque aussi grosse qu’une noix.
– Il faut cracher dessus cinq fois, dit Citroën et elle va pousser.
– Tu es sûr, demanda Joël.
– Sûr, dit Citroën. Mais il faut la poser sur une feuille fraîche. Va en chercher une, Joël.
De la graine, il sortit un arbre minuscule aux feuilles roses. Dans ses branches de fil d’argent grêle voltigeaient des oiseaux chanteurs. Le plus gros était juste aussi gros que l’ongle du petit doigt de Joël.
347 juillembre.
Déjà six ans, trois jours et deux heures que je suis venu m’enterrer dans ce sacré pays, se dit Jacquemort en contemplant son reflet dans la glace.
Sa barbe se maintenait d’une longueur moyenne.
348 juillembre.
Jacquemort allait sortir, lorsqu’il croisa Clémentine dans le couloir. Il ne la voyait plus guère. Depuis des mois. Les jours s’écoulaient de façon si continue et si furtive qu’il perdait la notion de leur nombre. Elle le retint.
– Où allez-vous comme ça ?
– Comme d’habitude, répondit Jacquemort. Je vais voir mon vieil ami La Gloïre.
– Vous continuez à le psychanalyser ? demanda Clémentine.
– Hum… oui, dit Jacquemort.
– C’est long.
– Ça doit être total.
– Votre tête grossit, remarqua Clémentine.
Il s’écarta un peu parce qu’elle lui parlait de très près et qu’il repérait dans son haleine un relent indiscutable de charogne.
– C’est possible, dit Jacquemort. Lui, en tout cas, devient vraiment très transparent et je commence à être inquiet.
– Ça n’a pas l’air de vous rendre heureux, dit Clémentine. Vous aviez cherché un sujet assez longtemps !
– Tous mes sujets se sont dérobés, l’un après l’autre, dit Jacquemort. J’ai dû me rabattre sur La Gloïre, parce qu’il ne restait que lui. Mais je vous avoue que son contenu mental n’est pas spécialement propre à réjouir son récipiendaire.
– Vous en êtes loin ? demanda Clémentine.
– Comment ?
– Votre psychanalyse est-elle très avancée ?
– Mon Dieu, pas mal, dit Jacquemort. En fait, je vois arriver avec inquiétude le moment où j’aborderai le sondage des plus infimes détails. Mais tout ceci est sans intérêt. Et vous, qu’est-ce que vous devenez. On ne vous voit plus aux repas. Ni à midi, ni le soir.
– Je mange dans ma chambre, dit Clémentine avec un contentement dans la voix.
– Ah ! bon, dit Jacquemort.
Il examina la silhouette de la jeune femme.
– Ça n’a pas l’air de mal vous réussir, dit-il simplement.
– Je ne mange plus que ce que je dois, dit Clémentine.
Jacquemort cherchait désespérément à entretenir la conversation.
– Et le moral est bon ? demanda-t-il platement.
– Je ne peux pas dire. Oui et non.
– Qu’est-ce qui ne va pas ?
– À la vérité, expliqua-t-elle, j’ai peur.
– Peur de quoi ?
– J’ai peur pour mes enfants. En permanence. Il peut leur arriver n’importe quoi. Et je me le représente. Oh ! les choses les plus simples ; je ne me mets pas martel en tête pour des impossibilités ou des idées folles ; non, mais la liste stricte de ce qui pourrait survenir suffit à m’affoler. Et je ne peux pas m’empêcher d’y penser. Naturellement, je ne compte même pas ce qu’ils risquent en dehors du jardin ; par bonheur, ils n’ont pas, jusqu’ici, eu l’idée d’en sortir. Mais j’évite pour l’instant d’aller jusque-là parce que ça me donne le vertige.
– Mais ils ne risquent rien, dit Jacquemort. Les enfants savent plus ou moins consciemment ce qui est bon pour eux et ils ne se mettent guère souvent en mauvaise posture.
– Croyez-vous ?
– J’en suis sûr, dit Jacquemort. Sans quoi nous ne serions pas là, ni vous ni moi.
– C’est un peu vrai, dit Clémentine. Mais ce sont des enfants si différents des autres.
– Oui, oui, dit Jacquemort.
– Et je les aime tant. Je crois que je les aime tellement que j’ai pensé à tout ce qui pouvait leur arriver dans cette maison et ce jardin et je n’en dors plus. Vous ne pouvez pas imaginer quelle quantité d’accidents ça fait. Comprenez quelle épreuve c’est pour une mère qui aime ses enfants comme je les aime. Mais il y a tant de choses à faire dans une maison et je ne peux pas être tout le temps sur leur dos à les surveiller.
– Et la bonne ?
– Elle est stupide, dit Clémentine. Avec elle ils sont plus en danger que tout seuls. Elle n’a aucune sensibilité et j’aime autant les éloigner d’elle le plus possible. Et elle est incapable de la moindre initiative. Que les enfants creusent un peu profondément dans le jardin avec leurs pelles, qu’ils rencontrent un puits de pétrole, que le pétrole jaillisse et les noie tous, et elle ne saura que faire. Les frayeurs que je peux avoir ! Ah ! c’est que je les aime !
– Effectivement, dit Jacquemort. Je constate que vous ne négligez rien dans vos prévisions.
– Et il y a autre chose qui me tourmente, dit Clémentine. Leur éducation. Je tremble à la pensée de les envoyer à l’école du village. Bien entendu, il ne serait pas question qu’ils y aillent tout seuls. Mais je ne peux pas les faire accompagner par cette fille. Il leur arrivera un accident. J’irai moi-même ; vous me remplacerez de temps en temps, si vous me promettez de faire très attention. Mais non, je crois qu’il faudra que j’y aille moi-même. Remarquez, il ne faut pas trop se préoccuper de leurs études pour l’instant, après tout, ils sont encore très jeunes ; l’idée de les voir sortir du jardin m’affole tant que je n’ai pas encore pu réaliser tout ce que cela comporte comme risques.
– Faites venir un précepteur à domicile, dit Jacquemort.
– J’y ai bien pensé aussi, répondit Clémentine, mais je vous avoue que je suis jalouse. C’est tout bête et tout simple, mais je ne pourrais supporter de les voir s’attacher à quelqu’un d’autre que moi. Or, si c’est un bon précepteur, ils s’attacheront forcément à lui ; si c’est un mauvais, je ne tiens pas à ce que mes enfants tombent entre ses mains. De toute façon, je n’ai pas déjà très confiance en l’école, mais au moins y a-t-il un instituteur ; tandis que le problème du précepteur paraît pratiquement insoluble.
– Le curé ferait un précepteur assez traditionnel…, dit Jacquemort.
– Je ne suis pas très religieuse et je ne vois pas pourquoi je désirerais que mes enfants le devinssent.
– Je ne crois pas qu’ils courent de gros risques avec ce curé-là, dit Jacquemort. Il a de la religion une conception plutôt saine et doit susciter le minimum de vocations.
– Le curé ne se dérangera pas, trancha Clémentine et le problème reste le même. Il faudra qu’ils aillent au village.
– Mais enfin, dit Jacquemort, à bien y réfléchir, il ne passe jamais une voiture sur cette route. Ou si peu.
– Justement, dit Clémentine. Il en passe si peu qu’on ne se méfie plus et quand par hasard en arrive une, c’est d’autant plus dangereux. J’en frémis rien que d’y penser.
– Vous parlez comme saint Delly, dit Jacquemort.
– Cessez donc de vous moquer, dit Clémentine. Non, réellement, je ne vois pas d’autre solution que de les accompagner moi-même à l’aller et au retour. Que voulez-vous, quand on aime ses enfants, il y a des sacrifices que l’on peut faire.
– Ils vous embarrassaient moins quand vous les abandonniez sans tétée pour aller escalader des rochers, observa Jacquemort.
– Je ne me rappelle pas avoir jamais fait ça, dit Clémentine. Et si je l’ai fait, c’est que je devais être malade. De toute façon, ce n’est pas bien à vous de me le dire. Vous savez qu’il s’agit d’une époque où Angel était encore là, et où sa présence suffisait à me mettre hors de moi. Mais maintenant, les choses ont changé et c’est à moi que revient l’entière responsabilité de leur éducation.
– Ne craignez-vous pas de les rendre trop dépendants de vous-même ? observa le psychiatre, un peu honteux.
– Quoi de plus naturel ? Ces enfants me tiennent lieu de tout, ils sont mon unique raison d’exister ; il est juste que, réciproquement, ils s’habituent à se reposer sur moi en chaque circonstance.
– Mais malgré tout, dit Jacquemort, je crois que vous vous exagérez le danger… parce qu’à ce moment vous pouvez le voir partout ; tenez, par exemple… je m’étonne que vous les laissiez se servir de papier ; avec le papier, ils peuvent s’érafler, et qui sait, à supposer que la femme qui a emballé la ramette ait simplement empoisonné sa famille à l’arsenic en pesant la dose exacte sur la première feuille, cette feuille peut être contaminée et dangereuse… au premier contact, un de vos gosses peut s’effondrer… vous devriez leur lécher le derrière.
Elle réfléchit un moment.
– Vous savez, dit-elle… les animaux le font bien pour leurs petits… peut-être qu’une bonne mère doit le faire…
Jacquemort la regarda.
– Je crois que vous les aimez vraiment, dit-il, très sérieux. Et, au fond, cette histoire d’arsenic, ça n’a rien d’impossible, quand on y réfléchit.
– C’est affolant, dit Clémentine, effondrée.
Elle se mit à pleurer.
– Je ne sais pas quoi faire… je ne sais pas quoi faire…
– Calmez-vous, dit Jacquemort, je vous aiderai. Je viens de me rendre compte que c’est un problème très complexe. Cela peut s’arranger, sûrement. Remontez vous étendre.
Elle passa.
« Ça, c’est une passion », se dit Jacquemort en reprenant sa route.
Il aurait voulu l’éprouver. Mais, à défaut, il pouvait toujours l’observer.
Une vague pensée qu’il ne réussissait pas à formuler le taquinait cependant. Une vague pensée. Une pensée vague. De toute façon, ce serait intéressant de recueillir le point de vue des enfants.
Mais le temps ne pressait pas.
7 octembre.
Ils jouaient sur la pelouse devant les fenêtres de leur mère. De moins en moins elle tolérait qu’ils s’écartent.
Pour l’instant, elle les regardait, suivant leurs gestes et tentant de deviner leurs yeux. Joël paraissait moins vif que d’habitude et restait à la traîne, suivant le mouvement tout juste. Un moment il se leva, tâta sa petite culotte et regarda ses frères. Ils se mirent à danser autour de lui comme s’il leur avait dit quelque chose de très drôle. Joël frotta ses poings sur ses yeux et il pleurait, c’était visible.
Clémentine sortit de sa chambre, descendit l’escalier et gagna la pelouse en quelques instants.
– Qu’est-ce qu’il y a, mon petit chou ?
– Mal au ventre ! sanglota Joël.
– Qu’est-ce que tu as mangé ? C’est cette idiote qui t’a encore donné quelque chose de pas bon, mon pauvre ange.
Joël, debout, les jambes écartées, rentrait le ventre et sortait le derrière.
– J’ai fait dans ma culotte ! hurla-t-il effondré.
Citroën et Noël prirent un air méprisant.
– C’est un bébé ! dit Citroën. Il fait encore dans sa culotte !
– Quel bébé ! dit Noël.
– Allons ! dit Clémentine. Voulez-vous être gentils avec lui ! Ce n’est pas sa faute. Viens, mon chéri, viens, je vais te mettre une belle culotte propre et tu auras une bonne cuillerée d’élixir parégorique.
Citroën et Noël restèrent frappés d’envie et d’étonnement.
Joël suivit Clémentine en trottant, tout consolé.
– C’est dégoûtant, dit Citroën, il fait dans sa culotte et on lui donne des lixirs paracoliques.
– Oui, dit Noël. J’en veux aussi.
– Je vais essayer de pousser, dit Citroën.
– Moi aussi, dit Noël.
Ils poussèrent de toutes leurs forces, les joues violacées, mais rien ne venait.
– Je ne peux pas, dit Citroën. J’ai juste fait un tout petit peu pipi.
– Tant pis, dit Noël, on n’aura pas des lixirs. Mais on va cacher l’ours de Joël.
– Tiens ? dit Citroën, surpris d’entendre Noël faire une si longue phrase.
– C’est une bonne idée, mais il ne faut pas qu’il puisse le trouver.
Le front de Noël se plissa douloureusement. Il cherchait. Il tourna la tête de droite et de gauche, en quête d’inspiration. Citroën n’était pas en reste et faisait fébrilement travailler ses neurones.
– Regarde ! dit-il. Là-bas !
Là-bas, c’était l’espace libre où la bonne accrochait son linge à de hauts fils de fer. Au pied de l’un des poteaux blancs qui supportaient les fils se dessinait la silhouette de l’escabeau.
– On va le cacher dans un arbre, dit Citroën. On va prendre l’escabeau de Blanche. Vite avant qu’il ne revienne !
Ils coururent de toute la force de leurs jambes.
– Mais, haleta Noël tout en courant, il pourra le reprendre…
– Non, dit Citroën. Tu comprends, à nous deux, on peut soulever l’escabeau, mais lui tout seul ne pourra pas.
– Tu crois ? demanda Noël.
– Tu vas voir, dit Citroën.
Ils arrivèrent à l’escabeau. Beaucoup plus grand qu’il n’en avait l’air de loin.
– Il faut faire attention de ne pas le faire tomber, dit Citroën, sans ça on ne pourrait plus le remettre debout.
Cahin-caha, ils s’éloignèrent, traînant l’objet.
– Ouille, c’est lourd ! dit Noël au bout de dix mètres.
– Dépêche-toi, dit Citroën. Elle va revenir.
– Là ! dit Clémentine. Comme ça, tu seras tout propre. Elle jeta le morceau de coton dans le pot. Joël était debout devant elle, de dos. Elle, agenouillée, venait de le nettoyer. Elle hésita et lui dit :
– Penche-toi, mon petit chou.
Joël se pencha, les coudes aux cuisses. Elle lui saisit délicatement les fesses, les écarta un peu et se mit à lécher. Soigneusement. Consciencieusement.
– Qu’est-ce que tu fais, maman ? demanda Joël, étonné.
– Je te nettoie, mon chéri, dit Clémentine en interrompant sa besogne. Je veux que tu soies aussi propre qu’un bébé chat ou qu’un bébé chien.
Ce n’était même pas humiliant. Et, au fond, très naturel. Quel crétin, ce Jacquemort ! Incapable de comprendre ça. C’est la moindre des choses, pourtant. Et au moins, comme ça, elle serait sûre qu’ils n’attrapent plus rien. Puisqu’elle les aimait, rien de ce qu’elle faisait ne pouvait leur nuire. Rien. Au fond elle aurait même dû les débarbouiller entièrement de cette façon-là.
Elle se releva, reculotta Joël, pensive. Voilà de nouveaux horizons.
– Va rejoindre tes frères, mon chéri, dit-elle.
Joël s’en fut en courant. Au bas de l’escalier, il passa son doigt sur sa culotte entre les fesses, parce qu’il était un peu mouillé. Il haussa les épaules.
Clémentine regagna lentement sa chambre. Ça n’avait pas très bon goût en fin de compte. Un rien de bifteck allait lui faire du bien.
Les débarbouiller entièrement de cette façon-là. Oui.
Car, elle se l’était dit souvent, il est extrêmement dangereux de leur faire prendre des bains. Un instant d’inattention. On tourne la tête, par exemple, on se baisse pour ramasser le savon qui a glissé et qui s’est faufilé derrière le pied du lavabo, hors de portée. Et, à ce moment, il y a une formidable surpression dans les conduites, parce que, subitement, une météorite incandescente est tombée au milieu du réservoir et a réussi à pénétrer dans le canal principal sans exploser en raison de la vitesse affolante ; mais, une fois coincée, elle se met à vaporiser l’eau des canalisations et une onde de choc (c’est joli ce mot-là, une onde de choc) se propage à grande vitesse, et, naturellement, il coule bien plus d’eau qu’avant, de sorte que, le temps de se baisser pour ramasser ce savon – d’ailleurs, c’est un crime de vendre des savons de cette forme ; ovoïdes et glissants, qui peuvent vous échapper pour un oui, pour un non, et s’envoler n’importe où, et même en tombant dans l’eau, envoyer un microbe dans le nez de l’enfant. Mais voilà que l’eau arrive en masse, et le niveau monte, l’enfant s’affole, il avale, s’étrangle – on peut en mourir – sa pauvre figure violette – asphyxié…
Elle essuya son front moite et referma la porte de l’armoire sans rien prendre. Son lit. Son lit, tout de suite.
Un peu vexé, Joël rejoignit ses frères. Pelle en main, ils creusaient et ne firent aucune remarque.
– Tu crois qu’on va en retrouver une bleue ? demanda Noël à Citroën.
Joël leva le nez, intéressé.
– Non, dit Citroën. Je t’ai dit que c’était très rare.
On en trouve une sur cinq cents millions.
– C’est une blague, décida Joël, qui se remit au travail avec rage.
– Dommage qu’il l’ait mangée, dit Citroën. Sans ça, on serait peut-être en train de voler aussi.
– Heureusement que c’est le sien, dit Noël. Moi, ça m’ennuierait que le mien soit parti.
Il enlaça ostensiblement son ours en peluche.
– Mon Dumuzo ! dit-il avec tendresse.
Joël, l’œil obstinément baissé, attaquait avec vigueur un petit filon de gravier.
L’allusion à l’ours lui fit sauter le cœur. Où était le sien ? Il ne voulait pas lever la tête, mais ses yeux commençaient à le picoter un peu.
– Il n’a pas l’air content, railla Noël.
– Ils n’étaient pas bons, les lixirs, demanda ironiquement Citroën.
Joël ne répondit pas.
– Il sent encore mauvais, dit Noël. C’est pas étonnant que Poirogale soit parti.
Joël savait que s’il répondait, il aurait la voix tremblante, et il ne voulait pas. Il avait du mal à voir ce qu’il faisait, ses yeux se brouillaient de plus en plus, mais il se concentra sur ses cailloux. Et, subitement, il oublia l’ours, ses frères, et tout ce qui l’environnait.
Une ravissante limace d’un bleu de cobalt des plus purs rampait doucement sur un des cailloux qui tapissaient le fond de son chantier. Le souffle coupé, il la regarda. De ses doigts tremblants, il la saisit avec délicatesse et la porta à sa bouche d’un geste discret. Les railleries de ses frères ne lui parvenaient plus qu’à travers une brume joyeuse.
Il goba la limace bleue et se leva.
– Je sais bien que c’est vous qui l’avez caché, dit-il d’un ton assuré.
– Jamais de la vie, dit Citroën. Il est monté là-haut tout seul parce qu’il ne voulait pas rester avec un papa qui sent si mauvais.
– Ça m’est égal, dit Joël. Je vais aller le chercher.
Il eut tôt fait de découvrir l’escabeau à quelques mètres de l’arbre, et l’arbre lui-même où Poirogale, niché confortablement entre deux branches, conversait, très calme, avec un pivert.
Maintenant, il fallait voler. Il étendit les bras, décidé, et remua les mains. Citroën l’avait dit.
Lorsque ses talons passèrent au ras du nez de Noël, celui-ci saisit le bras de Citroën.
– Il en a trouvé une…, murmura-t-il.
– Bon, dit Citroën. Ça prouve que j’avais raison, tu vois.
Le pivert ne bougea pas en voyant arriver Joël qui s’installa confortablement à côté de l’ours et appela ses frères.
– Alors, vous venez ? proposa-t-il, moqueur.
– Non, dit Citroën. C’est pas amusant.
– Si, c’est amusant, dit Joël. Hein ? demanda-t-il au pivert.
– C’est très amusant, confirma le pivert. Mais vous savez, des limaces bleues, il y en a plein le massif d’iris.
– Oh, dit Citroën, j’en aurais trouvé de toute façon. Et on peut toujours les peindre en bleu avec de la couleur…
Il se dirigea vers le massif d’iris, suivi de Noël. Joël les rattrapa en route. Il avait laissé Poirogale sur la fourche.
– On va en manger beaucoup, dit-il. Comme ça, on pourra voler très haut.
– Une suffit, dit Citroën.
Lorsque Clémentine sortit, elle aperçut l’escabeau sur la pelouse. Elle courut et regarda de plus près. Elle vit l’arbre. Et, sur l’arbre, Poirogale, confortablement étendu.
Portant une main à son cœur, elle se précipita dans le jardin, appelant à grands cris ses enfants.
8 octembre.
– J’ose à peine vous donner tort, dit Jacquemort. Mais ne précipitons rien.
– C’est la seule solution, dit Clémentine. On peut retourner le problème du côté que l’on veut. Cela ne serait pas arrivé s’il n’y avait pas eu cet arbre.
– Ça ne serait pas plutôt la faute de l’escabeau ? suggéra Jacquemort.
– Naturellement, jamais elle n’aurait dû laisser traîner cet escabeau, c’est une autre histoire. Et elle sera punie comme elle le mérite. Mais vous comprenez bien que sans l’arbre, jamais Citroën et Noël n’auraient eu l’idée de mettre l’ours hors de portée de Joël ? C’est cet arbre qui est la cause de tout. D’ailleurs, songez qu’il aurait même pu essayer d’y grimper directement pour aller rechercher son ours, le pauvre chou.
– Cependant, dit Jacquemort, certains considèrent que cela fait du bien aux enfants de grimper aux arbres.
– Pas à mes enfants à moi ! dit Clémentine. Et il peut se produire tant de choses avec les arbres. On ne sait pas. Des termites rongent les racines, et soudain ils s’abattent sur vous, ou une branche morte se casse et vous assomme, ou le foudre le frappe, il s’enflamme, le vent active le feu, porte des flammèches jusqu’à la chambre des enfants et ils meurent brûlés !… Non, il y a trop de danger à garder des arbres dans un jardin. Aussi, je vous demande si vous voulez vous charger d’aller au village et de prier les hommes de venir les abattre tous. Ils pourront en emmener la moitié ; je garderai le reste pour le chauffage.
– Quels hommes ? demanda Jacquemort.
– Oh, je ne sais pas, moi, les élagueurs, les bûcherons… les bûcherons, voilà. Je vous demande de prier que l’on m’envoie quelques bûcherons. C’est très difficile ?
– Oh non, dit Jacquemort. J’y vais. Il ne faut rien négliger.
Il se leva. Il y allait.
L’après-midi, les hommes arrivèrent. Ils portaient de nombreux instruments de fer, des aiguilles, des crochets et des réchauds. Jacquemort les vit entrer : il revenait d’une promenade, et il s’arrêta et il se rangea pour les laisser passer. Ils étaient cinq ; en outre, ils avaient amené deux apprentis, l’un d’une dizaine d’années, malingre et rachitique, l’autre un peu plus âgé, avec un bandeau noir sur l’œil gauche et une jambe comiquement tordue.
L’un des hommes fit un signe à Jacquemort ; c’est avec lui que Jacquemort avait discuté le prix de l’opération ; ils s’étaient finalement mis d’accord pour adopter la combinaison proposée par Clémentine : la moitié des arbres pour les bûcherons, l’autre moitié pour la maison. Les frais de débitage seraient comptés en plus si elle désirait qu’on les coupe et qu’on les rentre.
Jacquemort avait le cœur serré. Sans leur attacher de valeur sentimentale, ainsi qu’il convenait à un individu né sans souvenirs à l’âge adulte, il estimait les arbres pour leur beauté probablement fonctionnelle et leur anarchique uniformité. Il se sentait assez intime avec eux pour ne pas éprouver le besoin de leur parler, ni de leur écrire des odes ; mais il aimait les reflets troubles du soleil sur les feuilles vernies, les puzzles d’ombre découpés par le jour et les feuilles, le léger bruit vivant des branches et l’odeur de leur évaporation, le soir après les journées chaudes. Il aimait les langues pointues des dracoenas, les stipes empilés des gros palmiers trapus, les membres lisses et frais des eucalyptus comme des grandes filles gauches poussées trop vite, et qui se parent maladroitement de bijoux de cuivre verdi sans valeur après avoir vidé sur leur tête le flacon de parfum de leur mère. Il admirait les pins, austères en apparence, mais prêts à libérer, à la moindre chatouille, une semence de résine odorante, et il aimait aussi les chênes mal foutus comme des gros chiens costauds et ébouriffés. Tous les arbres. Tous avaient leur personnalité, leurs mœurs et leurs manies propres, mais tous étaient sympathiques. Cependant le surprenant amour maternel de Clémentine justifiait leur sacrifice.
Les hommes s’arrêtèrent au milieu de la pelouse et déposèrent leurs instruments. Puis deux d’entre eux saisirent des pioches et commencèrent à creuser tandis que les apprentis, empoignant de grandes pelles de terrassier plus longues qu’eux déblayaient la terre émiettée. La tranchée s’étendit rapidement. Jacquemort était revenu sur ses pas et considérait cette activité avec circonspection. Les apprentis entassaient la terre sur le bord de la tranchée et la piétinaient vigoureusement pour la durcir en un mur épais et bas.
Lorsque les ouvriers jugèrent le fossé suffisamment profond, ils cessèrent de piocher et sortirent. Ils avaient des gestes lents et leurs vêtements bruns et terreux les faisaient ressembler à de gros coléoptères en train d’enterrer leur progéniture. Les apprentis, eux, continuaient à retirer la terre. Et à la tasser, frénétiques et suants. Chacun recevait une périodique taloche à titre d’encouragement. Pendant ce temps, les trois autres terrassiers partis vers la grille, revenaient, tirant un charreton à bras sur le plateau duquel s’empilaient des rondins en longueur d’un mètre. Ils arrêtèrent le grossier véhicule tout près de la tranchée. Puis ils se mirent à disposer les rondins en travers sur les semelles de terre battue que venaient de préparer les apprentis. Ils les juxtaposèrent soigneusement, jointifs, assenant sur chaque extrémité un vigoureux coup de masse pour tasser l’ensemble. Lorsque l’abri fut terminé, ils empoignèrent à leur tour des pelles, et commencèrent à recouvrir de terre les rondins. Il fit signe à l’un des apprentis et celui-ci s’approcha.
– Qu’est-ce qu’ils font ? demanda Jacquemort en lui donnant, malgré sa répugnance, un coup de pied dans les tibias.
– C’est l’abri, dit l’apprenti qui gara sa figure et s’en fut en courant rejoindre ses compagnons. Lesquels ne l’oublièrent pas dans la distribution.
Il n’y avait pas de soleil, ce jour-là, et le ciel plombé luisait d’un éclat livide et désagréable. Jacquemort se sentait un peu frileux mais il voulait voir.
L’abri paraissait terminé. Un par un, les cinq hommes s’engagèrent sur la rampe douce pratiquée à l’une extrémités de la tranchée. Ils tenaient tous les cinq. Les apprentis n’essayèrent même pas de les suivre, connaissant d’avance le résultat d’une tentative de cette sorte.
Les hommes ressortirent. Ils prélevèrent sur le tas d’outils des crocs et des pointes. Les deux apprentis s’activaient autour des réchauds, soufflant la braise de toutes leurs forces. Au commandement du chef d’équipe, ils se hâtèrent de soulever les lourds récipients de tôle brûlante et suivirent les hommes vers le premier arbre. De plus en plus, Jacquemort se sentait inquiet. Ça lui rappelait le jour où on crucifiait sur une porte l’étalon dévergondé.
Au pied d’un haut dattier d’une dizaine de mètres, on déposa le premier réchaud et chacun y fourra un de ses outils. Le second fut installé de la même façon près de l’eucalyptus voisin. Les apprentis se mirent à souffler sur les braises, cette fois avec de gros soufflets de peau sur lesquels ils sautaient à pieds joints. Pendant ce temps, le chef d’équipe collait son oreille, prudemment, au tronc du dattier, de-ci, de-là. Il s’arrêta soudain et fit une marque rouge sur l’écorce. Le plus trapu des quatre bûcherons retira du feu son crochet ; un fer de flèche plutôt qu’un vrai crochet, une pointe acérée dont les barbes rouge clair fumaient dans l’air pesant. D’un geste décidé, il s’affermit, prit son élan et harponna le tronc lisse, juste au milieu de la marque rouge. Déjà les apprentis avaient emporté en courant le réchaud, et déjà un de ses camarades répétait le même geste pour l’eucalyptus. Et puis, les deux harponneurs de toute la vitesse de leurs jambes, regagnèrent l’abri et disparurent. Les apprentis se tassèrent à l’entrée, près des réchauds.
La touffe de feuilles du dattier se mit à frémir, imperceptiblement d’abord, puis plus vive, et Jacquemort serra les dents. Une plainte s’élevait, si aiguë et si intense, qu’il faillit se boucher les oreilles. Le tronc du dattier oscillait et, à chaque oscillation, le rythme des cris s’accélérait. La terre, au pied du dattier, se fendit et s’ouvrit. La note impossible vrillait l’air, déchirait les tympans, résonnait dans tout le jardin et semblait se réverbérer sur le plafond bas des nuages. D’un coup, la souche s’arracha du sol et le long fût courbe s’abattit dans la direction de l’abri. Maintenant, il sautait et dansait sur le sol, se rapprochait peu à peu de la tranchée, poussant toujours ce hurlement insupportable. Quelques secondes après, Jacquemort sentit pour la seconde fois, le sol trembler. L’eucalyptus à son tour, s’écroulait. Lui ne criait pas ; il haletait comme un soufflet de forge fou et ses branches argentées se tordaient autour de lui, labouraient profondément le sol pour tenter d’atteindre la tranchée.
Le dattier, à ce moment, atteignit l’extrémité du plafond de rondins, et il commença à le marteler avec de grandes contractions tremblantes ; mais déjà la clameur diminuait de puissance, et le rythme ralentissait, ralentissait. L’eucalyptus, plus fragile, s’arrêta le premier, seules ses feuilles en lame de poignard grouillaient encore un peu. Les hommes sortirent de la tranchée. Le dattier eut un dernier sursaut. Mais l’homme qu’il visait sauta lestement de côté et lui porta un violent coup de hache. Tout se tut. Seuls de longs frissons parcouraient encore la colonne grise. Avant même que ce soit fini, les bûcherons étaient repartis vers les arbres voisins.
Jacquemort, les pieds rivés à la terre, la tête éperdue et sonnante, les regardait, l’œil fixe. Lorsqu’il vit le harpon pénétrer pour la troisième fois dans le bois tendre, il ne put y tenir, se retourna et s’enfuit vers la falaise. Il courait, courait et l’air vibrait, autour de lui, des rugissements de colère et de douleur du massacre.
11 octembre.
Maintenant, il n’y avait plus que le silence. Tous les arbres reposaient sur le sol, racines en l’air, et d’énormes trous criblaient la terre, comme après un bombardement de l’intérieur. De grands abcès vidés, secs, tristes. Les cinq hommes étaient rentrés au village et les deux apprentis devaient débiter les cadavres en bûches et ranger le résultat.
Jacquemort regardait le désastre. Seuls subsistaient quelques taillis d’arbustes et des massifs bas. Il n’y avait plus rien entre ses yeux et le ciel, étrangement nu soudain et sans ombres. Sur la droite, on entendit le claquement d’une serpe. Le plus jeune des deux apprentis passa, traînant une longue scie molle à deux poignées.
Jacquemort soupira et regagna la maison. Il remonta l’escalier. Au premier étage, il tourna vers la chambre des petits. Clémentine, assise, tricotait en leur tenant compagnie. Au fond de la pièce, Noël, Joël et Citroën regardaient des livres d’images en suçant des bonbons. Le sac de bonbons était au milieu d’eux.
Jacquemort entra.
– C’est fini, dit-il. Ils sont abattus.
– Ah ! tant mieux, dit Clémentine. Je serai tellement plus tranquille.
– C’est tout ce que vous avez fait ? dit Jacquemort. Malgré ce bruit ?
– Je n’ai guère fait attention. Je suppose qu’il est normal que les arbres fassent du bruit en tombant.
– Bien sûr…, dit Jacquemort.
Il regarda les enfants.
– Vous les gardez ? Ça fait trois jours qu’ils ne sortent pas. Ils ne risquent plus rien, vous savez !
– Est-ce que les hommes ne travaillent plus ? demanda Clémentine.
– Il reste à débiter le bois, dit Jacquemort. Mais si vous avez peur pour eux, je vais les surveiller. Je crois qu’il faut leur faire prendre un peu l’air.
– Oh oui ! dit Citroën. On va se promener avec toi !
– Allons-y ! dit Noël.
– Faites très attention ! recommanda Clémentine. Ne les perdez pas de vue une seule seconde. Je serais morte d’inquiétude si je pensais que vous ne les surveillez pas.
Jacquemort quitta la pièce ; les gosses gambadaient devant lui. Ils descendirent tous quatre l’escalier en courant.
– Attention qu’ils ne tombent pas dans les trous ! cria encore Clémentine. Et qu’ils ne jouent pas avec les outils.
– Oui ! Oui ! dit Jacquemort entre haut et bas.
Dès qu’ils furent dehors, Noël et Joël galopèrent vers l’endroit d’où venait le bruit de serpe. Jacquemort les suivit sans se presser, en compagnie de Citroën.
Le plus jeune des apprentis, celui qui avait à peu près dix ans, ébranchait un pin. L’acier de la serpe s’élevait et s’abattait, de fins copeaux jaillissaient à chaque coup et la résine parfumait l’air de son odeur crissante. Joël choisit un poste d’observation commode et s’arrêta, fasciné. Noël resta à côté de lui, un peu en retrait.
– Comment tu t’appelles ? demanda Noël au bout d’un instant.
L’apprenti leva son visage misérable.
– J’sais pas, dit-il. Peut-être Jean.
– Jean ! répéta Noël.
– Moi, je m’appelle Joël, dit Joël et mon frère s’appelle Noël.
Jean ne répondit pas. La serpe s’abattait toujours avec une triste régularité.
– Qu’est-ce que tu fais, Jean ? demanda Citroën qui arrivait.
– Ça, dit Jean.
Noël ramassa un des copeaux et le sentit.
– Ça doit être amusant, dit-il. Tu fais toujours ça ?
– Non, dit Jean.
– Regarde, dit Citroën. Est-ce que tu sais cracher aussi loin que ça ?
Jean regarda sans passion. Un mètre cinquante. Il s’essaya à son tour et fit plus que doubler la distance.
– Oh ! dit Noël.
Citroën admirait sincèrement.
– Tu craches drôlement loin, dit-il, plein d’égards.
– Mon frère crache quatre fois plus loin, dit Jean qui n’avait guère l’habitude d’être apprécié chez lui et s’efforçait de détourner ces louanges gênantes sur quelqu’un de plus digne.
– Eh bien, dit Citroën, il doit cracher drôlement loin aussi !
La branche ne tenait plus que par quelques fibres. Elle se détacha au coup suivant et l’élasticité des ramilles la fit se dresser brusquement et s’abattre sur le côté. Jean l’écarta de la main.
– Attention ! dit Jean.
– Tu es fort ! dit Noël.
– Oh, dit Jean, c’est rien ça. Mon frère est bien plus fort que moi.
Tout de même, il attaqua la branche suivante avec une certaine emphase, et il fit jaillir de très gros éclats.
– Regarde ça, dit Citroën à Joël.
– Il la couperait presque d’un seul coup, dit Noël.
– Oui, dit Citroën.
– Presque, précisa Noël. Pas tout à fait d’un seul coup quand même.
– Je la couperais d’un seul coup si je voulais, dit Jean.
– Je crois bien, dit Citroën. Est-ce que tu as déjà coupé un arbre d’un seul coup ?
– Mon frère l’a fait, dit Jean. Un vrai arbre.
Il s’animait visiblement.
– Est-ce que tu habites au village ? demanda Citroën.
– Oui, dit Jean.
– Nous, on a un jardin, dit Citroën. C’est amusant. Il y a d’autres garçons aussi forts que toi, au village ?
Jean hésita, mais l’honnêteté l’emporta.
– Oh oui, dit-il. Des tas !
– Mais toi, dit Noël. Tu as au moins neuf ans ?
– Dix ans, précisa Jean.
– Tu crois que je pourrais aussi couper des arbres, si j’avais dix ans ? demanda Citroën.
– Je ne sais pas, dit Jean. C’est assez difficile quand on ne connaît pas.
– Est-ce que tu me prêterais ça ? dit Citroën.
– Quoi ? dit Jean. Ma serpe ?
– Oui, ta serpe, dit Citroën en se délectant du mot.
– Essaye, dit généreusement Jean. Mais c’est lourd, tu sais.
Citroën la souleva respectueusement. Jean en profita pour se cracher dans les mains avec abondance. Ce que voyant Citroën, il la lui rendit avec une certaine gêne.
– Pourquoi tu craches dans tes mains ? demanda Noël.
– Tous les hommes le font, dit Jean. Ça durcit les mains.
– Tu crois que mes mains durciraient aussi ? demanda Citroën. Peut-être qu’elles deviendraient dures comme du bois !…
– Je ne sais pas, dit Jean.
Il se remit au travail.
– Est-ce que tu as déjà creusé dans ton jardin pour y trouver des limaces ? demanda Citroën.
Jean renifla, tout en étudiant la question, et expectora une remarquable masse verte à une distance proprement stupéfiante.
– Oh ! dit Noël, tu as vu ?
– Oui, dit Citroën.
Intéressés, ils s’assirent par terre.
– Mon frère a déjà trouvé un os de mort, dit Jean. En creusant.
Ils l’écoutaient mais sans passion. Jacquemort, debout, regardait le bizarre quatuor. Il était un peu perplexe.
27 octembre.
Il s’éveilla en sursaut. On frappait à sa porte. Avant qu’il ait eu le temps de répondre, Clémentine entra.
– Bonjour, dit-elle, l’air absent.
Elle paraissait complètement affolée.
– Que se passe-t-il ? demanda Jacquemort, intrigué.
– Rien ! dit Clémentine. C’est stupide. C’est un cauchemar que j’ai fait.
– Encore un accident ?
– Non. Ils sortaient du jardin. Ça me hante.
– Retournez vous coucher, dit Jacquemort en s’asseyant sur son lit. Je vais m’occuper de ça.
– De quoi ?
– Ne vous inquiétez pas.
Elle parut un peu calmée.
– Vous voulez dire que vous pouvez faire quelque chose pour leur sécurité ?
– Oui, dit Jacquemort.
Toujours la même pensée vague. Mais cette fois, elle lui suggérait une action précise.
– Retournez vous coucher, répéta-t-il. Je m’habille. Je viendrai vous voir sitôt la chose réglée. Ils sont déjà levés, je pense ?
– Ils sont au jardin, dit Clémentine.
Elle sortit et referma la porte.
– Pas comme ça, dit Citroën. Comme ça.
Il s’étendit à plat ventre sur l’herbe et, par un mouvement imperceptible des mains et des pieds, s’éleva à trente centimètres du sol. Puis d’un coup, il fila en avant et dix centimètres plus loin réalisa un magistral looping.
– Pas trop haut, prévint Noël. Ne dépasse pas le massif. On nous verrait.
Joël fit à son tour un essai, mais s’arrêta au sommet de sa boucle et revint en arrière.
– On vient ! souffla-t-il à voix basse dès qu’il eut regagné le sol.
– Qui ça ? demanda Citroën.
– C’est l’oncle Jacquemort.
– On joue aux cailloux, ordonna son frère.
Ils s’assirent tous trois, pelle en main. Jacquemort apparut comme prévu quelques minutes plus tard.
– Bonjour, oncle Jacquemort, dit Citroën.
– Bonjour, oncle, dit Joël.
– Bonjour, dit Noël. Assieds-toi avec nous.
– Je viens bavarder, dit Jacquemort en prenant place.
– Qu’est-ce que tu veux qu’on te raconte ? dit Citroën.
– Mon Dieu, dit Jacquemort, des choses et d’autres. Qu’est-ce que vous faisiez ?
– On cherche des cailloux, dit Citroën.
– C’est très amusant, ça, dit Jacquemort.
– Très amusant, dit Noël. On y joue tous les jours.
– J’en ai vu de très beaux sur la route hier en allant au village, dit Jacquemort, mais évidemment, je ne pouvais pas vous les rapporter.
– Oh, ça ne fait rien, dit Joël, il y en a plein ici.
– C’est vrai, reconnut Jacquemort.
Il y eut un silence.
– Il y a plein d’autres choses sur la route, remarqua Jacquemort, anodin.
– Oui, dit Citroën. Il y a plein de choses partout, c’est vrai. On les voit à travers la grille. On voit tout le chemin jusqu’au tournant.
– Ah, oui, dit Jacquemort, mais après le tournant ?
– Oh, dit Citroën, après le tournant, ça doit être la même chose.
– Il y a le village, un peu plus loin, dit Jacquemort.
– Avec des garçons comme Jean, dit Citroën.
– Oui.
Citroën parut assez dégoûté.
– Il se crache dans les mains, observa-t-il.
– Il travaille, dit Jacquemort.
– Tous ceux qui travaillent se crachent dans les mains ?
– Naturellement, répondit Jacquemort. C’est pour faire mourir le poil.
– Et ils s’amusent ? demanda Joël, les garçons du village.
– Ils jouent ensemble quand c’est l’heure de jouer. Mais ils travaillent surtout, sans ça on les battrait.
– Nous, dit Citroën, on joue tout le temps ensemble.
– Et puis il y a la messe, dit Jacquemort.
– Qu’est-ce que c’est, la messe ? demanda Noël.
– Eh bien, c’est des tas de gens dans une salle, une grande salle, et puis il y a un monsieur le curé qui porte de beaux habits brodés, et il parle aux gens et ils lui flanquent des cailloux sur la gueule.
– Tu dis des vilains mots, observa Joël.
– C’est tout ? demanda Citroën.
– Ça dépend, dit Jacquemort. Hier après-midi, par exemple, le curé avait organisé un très joli spectacle. Il s’est battu avec le sacristain, sur une scène, avec des gants de boxe, et ils se donnaient des coups de poing et à la fin, tout le monde s’est battu dans la salle.
– Toi aussi ?
– Bien sûr.
– Qu’est-ce que c’est, une scène ? interrogea Joël.
– C’est une sorte de plancher qui est levé en l’air pour que tout le monde puisse voir. Les gens sont assis sur des chaises tout autour.
Citroën réfléchissait.
– Est-ce qu’on fait autre chose que de se battre, au village ? demanda-t-il assez intrigué.
Jacquemort parut incertain.
– Ma foi, dit-il, non, en somme.
– Eh ben, dit Citroën, je trouve qu’on est bien mieux dans le jardin.
Jacquemort n’hésita plus.
– En somme, dit-il, vous n’avez plus envie de sortir ?
– Pas du tout, dit Citroën. On est déjà dehors. Et puis on ne se bat pas. On a autre chose à faire.
– Quoi donc ? demanda Jacquemort.
– Eh ben…
Citroën regarda ses frères.
– Chercher des cailloux, conclut-il.
Ils se remirent à creuser, signifiant clairement à Jacquemort que sa présence les importunait plutôt. Jacquemort se leva.
– Ça ne vous embête pas, qu’il n’y ait plus d’arbres ? demanda-t-il avant de les quitter.
– Oh, dit Citroën, c’était joli, mais ça repoussera.
– Mais pour grimper ?
Citroën ne dit rien. Noël répondit pour lui.
– Grimper aux arbres, dit-il, ce n’est plus de notre âge.
Jacquemort, confondu, s’éloigna sans se retourner. S’il s’était retourné il aurait vu trois petites silhouettes s’élever d’un jet vers le ciel et se cacher derrière un nuage pour pouvoir rire à leur aise. Les questions des grandes personnes, c’est tellement insensé.
28 octembre.
Jacquemort revenait à grands pas, le dos courbé, la barbe étroite, l’œil fixe et bas. Il présentait maintenant une notable qualité d’opacité et ne se sentait, corrélativement, que très matériel. Les séances avaient progressé, s’étaient multipliées ; sans doute n’y en aurait-il plus guère. Inquiet, Jacquemort se demandait. Comment cela finirait-il ? Il avait beau faire et beau dire, il avait beau tout tirer de La Gloïre, il n’en acquérait, mentalement, rien de plus. Il ne possédait de vivant que ses souvenirs et ses expériences propres. Il ne parvenait pas à intégrer ceux de La Gloïre. Pas tous.
Baste, baste, se dit-il. La nature est fraîche et belle, quoique l’an soit sur son déclin. Mois d’octembre que je préfère aux climats baignés par la mer, mois d’octembre odorant et mûr, avec les feuilles noires et dures et les ronces en barbelé rouge, et tous les nuages qui bougent et s’étirent au bord du ciel, et les chaumes couleur vieux miel, et tout ça, mais c’est très joli, la terre est molle et brune et chaude, et s’inquiéter, quelle folie, tout ça va se tasser très vite. Ah ! quelle est longue, cette route !
Un vol de maliettes qui partaient sans doute vers le sud lui fit lever les yeux, à cause de ses oreilles. Curieuse, cette habitude de chanter en accords : les oiseaux de pointe donnaient la basse, ceux du milieu, la tonique, les autres se répartissaient également la dominante et la sensible, et quelques-uns se risquaient à des enrichissements plus subtils, voire diminués. Tous attaquaient et s’arrêtaient à la même seconde à intervalles pourtant irréguliers.
Mœurs des maliettes, pensa Jacquemort. Qui les étudiera ? Qui saura les décrire ? Il faudrait un gros livre, sur papier couché illustré d’eaux-fortes en couleurs, dues au burin fertile de nos meilleurs animaliers. Maliettes, maliettes, que n’approfondit-on pas vos mœurs ! Mais, las, qui jamais en prit une, maliettes couleur de suie, au poitrail rouge, à l’œil de lune, aux cris légers de petites souris. Maliettes qui mourez dès qu’on pose sur vos plumes impalpables le doigt le plus léger, qui mourez pour la moindre cause, lorsqu’on vous regarde trop longtemps, lorsqu’on rit en vous regardant, lorsqu’on vous tourne le dos, lorsqu’on enlève son chapeau, lorsque la nuit se fait attendre, lorsque le soir tombe trop tôt. Maliettes subtiles et tendres dont le cœur occupe, à l’intérieur, toute la place où les autres bêtes logent des organes banals.
Peut-être que les autres ne voient pas les maliettes comme je les vois, se dit Jacquemort, et peut-être que je ne les vois pas tout à fait comme je dis, mais en tout cas, une chose est sûre, c’est que même si on ne voit pas les maliettes, il faut faire semblant. Du reste, elles sont si visibles que l’on serait ridicule de les manquer.
Je distingue de moins en moins la route, voilà ce qui est sûr. Car je la connais trop. Et pourtant, nous trouvons beau surtout ce qui nous est familier, dit-on. Pas moi, probablement. Ou peut-être parce que cette familiarité me laisse libre de voir autre chose à la place. De voir les maliettes. Ainsi, rectifions : nous trouvons beau ce qui nous est assez indifférent pour nous permettre de voir ce que nous voulons à la place. Peut-être ai-je tort de mettre ceci à la première personne du pluriel : je trouve… (voir ci-dessus).
Hé, hé, se dit Jacquemort, me voilà étrangement profond et raffiné, soudain. Qui croirait, hein, qui croirait. Au reste, cette ultime définition témoigne d’un anormal bon sens. Et il n’y a rien de plus poétique que le bon sens.
Les maliettes passaient et repassaient, tournant aux moments les plus inattendus, dessinant dans le ciel des figures gracieuses parmi lesquelles une persistance prolongée de l’impression des images rétiniennes eût permis de distinguer le trifolium de Descartes et bien d’autres amusettes curvilignes y compris la courbe affectueuse que l’on nomme cardioïde.
Jacquemort les regardait toujours. Elles volaient de plus en plus haut, montaient en spirales amples, jusqu’à ne plus présenter de contour distinct. C’était maintenant de simples points noirs, rangés en ordre capricieux, animés d’une vie collective. Quand elles passaient devant le soleil, il clignait des yeux, ébloui.
Tout à coup, il aperçut dans la direction de la mer trois oiseaux un peu plus grands, qui volaient si vite qu’il ne put distinguer leur espèce. Se faisant un abat-jour de la main, il tenta de préciser son impression. Mais les trois bêtes volantes étaient déjà passées. Il les vit réapparaître derrière un bloc de rocher lointain, décrivant une courbe implacable et fonçant vers le ciel, l’un derrière l’autre, toujours à la même allure terrifiante. Leurs ailes devaient battre si rapidement qu’il ne pouvait les définir – c’était trois silhouettes allongées, fuselées, presque identiques.
Les trois oiseaux piquaient vers les maliettes en formation. Jacquemort s’arrêta et regarda. Il avait le cœur un peu rapide – une émotion qu’il ne pouvait expliquer. Peut-être l’aisance et la grâce des nouveaux arrivants – peut-être la crainte de les voir assaillir les maliettes – peut-être cette impression de concerté qui naissait de leurs mouvements parfaitement synchrones.
Ils montaient à un angle abrupt, le long d’une pente d’air imaginaire et leur rapidité coupait le souffle. Des hirondelles ne pourraient pas les suivre, pensa Jacquemort. Et ce devaient être d’assez gros oiseaux. L’incertitude de la distance à laquelle il les avait aperçus d’abord ne lui permettait pas de faire une estimation même approchée de leur taille, mais ils se détachaient sur le ciel d’une façon infiniment plus nette que les maliettes, perdues maintenant presque à la limite de visibilité, comme des têtes d’épingles sur le velours gris du ciel.
28 octembre.
Les journées raccourcissent, se disait Clémentine. Les journées raccourcissent et ça commence à parler de l’hiver et du printemps. Il y a une infinité de dangers en cette saison, une infinité de dangers nouveaux que l’on entrevoit déjà avec terreur en été, mais dont le détail ne se précise et ne se distingue que sur le moment, quand les journées raccourcissent, quand les feuilles s’envolent, quand la terre se met à sentir le chien mouillé chaud. Novrier, le mois froid du crachin. La pluie qui tombe peut causer bien des dégâts en bien des endroits, elle peut raviner les champs, combler les ravins, ravir les corbeaux. Elle peut geler subitement et Citroën attrape une bronchopneumonie double, et le voilà qui tousse et crache le sang, et sa mère inquiète, à son chevet, se penche sur le pauvre visage fluet qui fait mal à voir, et les autres, sans surveillance, en profitent pour sortir sans leurs souliers montants, et ils prennent froid à leur tour, chacun attrape une maladie d’une espèce différente, impossible de les soigner tous trois en même temps, et on s’use les pieds à courir d’une pièce à une autre, mais même sur les moignons, moignons qui saignent à bouillons rouges sur le carreau froid, on se rue d’un lit à l’autre avec le plateau et les médicaments ; et les microbes des trois chambres distinctes, soudain, flottent dans l’air et s’unissent, et, de leur combinaison ternaire, voici que résulte un hybride immonde, un crobe monstrueux, visible à l’œil nu, qui a la propriété singulière de provoquer la croissance de ganglions doux et terribles, en chapelets mollasses sur les articulations des enfants étendus, et voici que crèvent les ganglions distendus, et les microbes ruissellent hors des blessures, oui, voilà, voilà tout ce que peut apporter la pluie, la pluie grisâtre d’octembre et le vent de novrier l’accompagne ; ah ! le vent, maintenant, ne peut plus arracher aux arbres les branches pesantes qu’il projette sur les têtes des innocents. Mais si le vent se venge aussi, gifle la mer de son souffle brutal, et montent, montent les embruns sur la falaise détrempée ; à l’un d’eux s’accroche une bête, un coquillage minuscule. Joël regardait les vagues, et (oh rien ! un effleurement à peine) la coquille vient à lui tomber dans l’œil. Sitôt tombée sitôt sortie, il frotte sa manche sur son œil, il n’a rien, rien qu’une imperceptible égratignure ; et de jour en jour cette fêlure s’étend, et l’œil de Joël, mon Dieu, cet œil, voilà qu’il ressemble aux prunelles de blanc d’œuf coagulé des vieux qui ont trop regardé le feu – et l’autre œil, gagné par le mal sournois, tourne vers le ciel son regard terne ; Joël, mon Dieu, aveugle… et les embruns, sur la falaise, montent, montent, et la terre, comme du sucre, s’amollit sous leur manteau d’écume, et comme du sucre, elle fond, elle fond et s’effondre et coule, et Citroën et Noël, mon Dieu, comme une lave froide, la terre fondante les entraîne et leurs corps légers d’enfants flottent un instant à la surface du flot noirâtre et s’enfoncent, et la terre, ah ! la terre leur emplit la bouche ; criez, criez donc, que l’on sache, que l’on vienne !…
La maison tout entière retentit du hurlement de Clémentine. Mais il restait sans écho, tandis qu’elle se ruait en bas des marches et jusqu’au jardin, appelant ses enfants, sanglotante, éperdue. Il n’y avait que le temps gris pâle et le bruit éloigné des vagues. Affolée, elle alla jusqu’à la falaise. Puis elle pensa qu’ils dormaient peut-être et se précipita vers la maison, mais à mi-chemin, une idée la retint et elle obliqua vers le puits dont elle vérifia le lourd couvercle de chêne. Titubante, hors d’haleine, elle reprit sa course, remonta l’escalier, visita les chambres de la cave au grenier, ressortit. Elle appelait toujours d’une voix que l’émotion commençait à enrouer. Puis, saisie d’une intuition finale, elle courut à la grille. Elle était ouverte. Elle s’élança sur le chemin. Cinquante mètres plus loin, elle rencontra Jacquemort qui revenait du village. Il marchait lentement, le nez en l’air, perdu dans la contemplation des oiseaux.
Elle le saisit aux revers.
– Où sont-ils ? Où sont-ils ?
Jacquemort sursauta, il s’y attendait si peu.
– Qui ? demanda-t-il, faisant un effort de mise au point sur Clémentine.
Ses yeux, cuits par la lumière de l’air, dansaient devant lui.
– Les enfants ! La grille est ouverte ! Qui l’a ouverte ? Et ils sont partis !
– Mais non, ils ne sont pas partis, dit Jacquemort. La grille, c’est moi qui l’ai ouverte, quand je suis sorti. Et s’ils étaient partis, je les aurais vus.
– C’est vous ! haleta Clémentine. Malheureux ! Ainsi, grâce à vous, les voilà perdus !
– Mais ils s’en foutent ! dit Jacquemort. Vous n’avez qu’à leur demander vous-même, ils n’ont absolument pas la moindre envie de sortir du jardin.
– C’est ce qu’ils vous ont dit ! Mais si vous croyez que mes enfants ne sont pas assez intelligents pour vous rouler !… Venez ! courons !…
– Avez-vous regardé partout ? demanda Jacquemort, en la saisissant par la manche.
Elle commençait à l’impressionner.
– Partout ! dit Clémentine avec un sanglot. Même dans le puits.
– C’est embêtant, ça, dit Jacquemort.
Machinalement, il leva les yeux une dernière fois. Les trois oiseaux noirs avaient cessé de jouer avec les maliettes, et piquaient vers le sol. Un instant fugitif, il entrevit la vérité. Et il la rejeta la seconde d’après – pur fantasme, idée folle – où peuvent-ils être ? Il suivait cependant leur vol ; ils disparurent derrière la courbe de la falaise.
Il courut le premier. Clémentine haletait en sanglotant derrière lui. Cependant, elle prit le temps de tirer la grille après l’avoir franchie. Lorsqu’ils arrivèrent à la maison, Citroën descendait l’escalier. Clémentine se jeta sur lui comme une bête fauve. Jacquemort, un peu remué, la regardait avec discrétion. Clémentine bégayait des paroles sans suite, l’embrassant, le questionnant.
– J’étais au grenier avec Joël et Noël, expliqua l’enfant lorsqu’elle le laissa parler. On regardait les vieux livres.
Noël et Joël descendirent l’escalier à leur tour. Ils avaient le teint vif, le sang fouetté – il traînait autour d’eux comme une odeur de liberté. Lorsque Noël rentra prestement dans sa poche l’effilochure de nuage qui en dépassait encore, Joël sourit de l’étourderie de son frère.
Elle ne les quitta pas jusqu’au soir, multipliant les gâteries, les larmes et les caresses, comme s’ils venaient d’échapper à quelque moloch. Elle les borda dans leurs lits bleus et ne s’éloigna que lorsqu’ils furent allongés et endormis. À ce moment-là, elle monta au second étage et frappa chez Jacquemort. Elle parla pendant un quart d’heure. Lui acquiesçait, compréhensif. Lorsqu’elle retourna chez elle, il prépara son réveil pour le lever du jour. Le lendemain, il irait au village convoquer les ouvriers.
67 novrier.
– Viens regarder, dit Citroën à Joël.
Il avait le premier réagi aux bruits qui s’élevaient en provenance de la grille.
– Ça m’ennuie de venir, dit Joël. Maman ne sera pas contente, et elle pleurera encore.
Citroën essaya de l’ébranler.
– Tu ne risques rien, dit-il.
– Si. Quand elle pleure, dit Joël, elle vous embrasse avec la figure mouillée. C’est dégoûtant. C’est chaud.
– Moi, ça m’est égal, dit Noël.
– De toute façon, qu’est-ce qu’elle fera ? dit Citroën :
– Je ne veux pas lui faire de peine, dit Joël.
– Ça ne lui fait pas de peine, dit Citroën, ça l’amuse de pleurer et de nous prendre dans ses bras, et de nous embrasser.
Ils s’éloignèrent, Noël et Citroën se tenant par le cou. Joël les regardait. Clémentine interdisait que l’on approche des ouvriers pendant la durée de leur travail. Certes.
Mais d’habitude, à cette heure-là, elle s’affaire dans la cuisine et le bruit des fritures et celui des casseroles l’empêchent d’avoir l’oreille tendue ailleurs ; et, au fond, ce n’est pas très mal d’aller voir les ouvriers si on ne leur parle pas, après tout. Qu’est-ce qu’ils sont en train de fabriquer, Noël et Citroën ?
Joël, pour changer du vol, se mit à courir afin de rattraper les deux autres, si vite qu’au tournant de l’allée il dérapa sur le gravier et faillit choir. Il reprit son équilibre et repartit. Il riait tout seul. Voilà qu’il ne savait plus marcher.
Citroën et Noël, les bras ballants, étaient debout côte à côte, et là où aurait dû, à un mètre près, se dresser le mur du jardin et la grande grille d’or, Citroën et Noël, un peu étonnés, faisaient face au vide.
– Où est-il ? demanda Noël. Où est le mur ?
– Je ne sais pas, murmura Citroën.
Rien. Un vide clair. Une absence totale, subite et nette comme tranchée au rasoir, se dressait devant eux. Le ciel était plus haut. Joël, intrigué, s’approcha de Noël.
– Qu’est-ce qui est arrivé ? demanda-t-il. Les ouvriers ont emmené le vieux mur ?
– Sûrement, dit Noël.
– Il n’y a plus rien, dit Joël.
– Qu’est-ce que c’est ? dit Citroën. Qu’est-ce qu’ils ont donc fait ? Ça n’a pas de couleur. C’est pas blanc. C’est pas noir, c’est en quoi ?
Il s’avança.
– Touche pas, dit Noël. Touche pas, Citroën.
Citroën hésitait et tendit la main, mais il s’arrêta avant d’atteindre le vide.
– J’ose pas, dit-il.
– On ne voit plus rien là où il y avait la grille, dit Joël. Avant, on voyait le chemin et un coin des champs, tu te rappelles. Maintenant, c’est tout vide.
– C’est comme quand on a les yeux fermés, dit Citroën. Et pourtant on a les yeux ouverts, il n’y a plus que le jardin qu’on voit.
– C’est comme si le jardin était notre œil, dit Noël, et si ça, c’étaient les paupières. C’est pas noir et c’est pas blanc et il n’y a pas de couleurs, juste rien. C’est un mur de rien.
– Oui, dit Citroën, c’est sûrement ça. Elle a fait construire un mur de rien pour qu’on ne puisse pas avoir envie de sortir du jardin. Comme ça, tout ce qui n’est pas le jardin c’est rien et on ne peut pas y aller.
– Mais, dit Noël, il n’y a plus rien d’autre ? Il n’y a plus que le ciel ?
– Ça nous suffit, dit Citroën.
– Je ne croyais pas qu’ils avaient déjà fini, dit Joël. On les entendait donner les coups de marteau et parler. Je croyais qu’on allait les voir travailler. Moi ça ne m’amuse pas. Je vais voir maman.
– Peut-être qu’ils n’ont pas fini tout le mur ? dit Noël.
– Allons voir, dit Citroën.
Noël et Citroën, plantant là leur frère, partirent le long du sentier qui longeait le mur, du temps que le mur existait, et qui maintenant, formait le chemin de ronde de leur nouvel univers fermé. Ils volaient très vite, au ras du sol, filant sous les branches basses.
Lorsqu’ils arrivèrent près du côté de la falaise, Citroën s’arrêta net. Il y avait devant eux un long pan de mur primitif, avec ses pierres et ses plantes grimpantes qui garnissaient le chaperon d’un couronnement vert bruissant d’insectes.
– Le mur ! dit Citroën.
– Oh ! dit Noël. Regarde ! On ne voit plus le haut. Lentement, la surface disparut, comme escamotée.
– Ils le descendent devant, dit Citroën. Ils sont en train de descendre le dernier morceau devant. On ne le verra plus du tout.
– On ira de l’autre côté, dit Noël, si on veut.
– Oh ! dit Citroën, on n’a pas besoin de le voir. De toute façon, on s’amuse mieux avec les oiseaux, maintenant.
Noël se tut. Il était d’accord et ceci se passait de commentaires. À son tour, le bas du mur céda la place à l’invisible. Ils entendirent les commandements du chef d’équipe et des coups de marteau et puis le silence ouaté.
Des pas pressés résonnèrent sur le chantier. Citroën se retourna. Clémentine, suivie de Joël, arrivait.
– Citroën, Noël, venez, mes petits. Maman a fait un bon gâteau pour le goûter. Allez, allez ! Celui qui vient m’embrasser le premier aura le plus gros morceau.
Citroën resta sur le sentier. Noël lui fit un clin d’œil et se précipita dans les bras de Clémentine en feignant la terreur. Elle le serra contre elle.
– Qu’est-ce qu’il y a, mon bébé ? Il a l’air tout triste. Qu’est-ce qui le taquine ?
– J’ai peur, murmura Noël. Y a plus de mur.
Citroën avait envie de rire. Quel comédien, son frère !
Joël, un bonbon dans la bouche, rassura Noël.
– C’est rien du tout, dit-il. Moi j’ai pas peur. C’est juste un mur plus joli que l’autre, pour qu’on soit mieux dans le jardin.
– Mon chéri ! dit Clémentine, embrassant Noël avec passion. Tu crois donc que maman pourrait faire quelque chose qui te fasse peur ? Allez ! venez goûter bien gentiment.
Elle fit un sourire à Citroën. Il vit que sa bouche tremblait et il fit non, de la tête. Quand elle commença à pleurer, il la regarda avec curiosité. Et puis, haussant les épaules, il s’approcha enfin. Elle l’étreignit convulsivement.
– Méchant ! dit Joël. Tu as encore fait pleurer maman.
Il lui donna un bon coup de coude.
– Mais non, dit Clémentine.
Elle avait la voix mouillée de larmes.
– Il n’est pas méchant. Vous êtes tous gentils et vous êtes tous les trois mes poulets. Allez, allez, venez voir le beau gâteau. Allons !
Joël se mit à courir, suivi de Noël. Clémentine prit Citroën par la main et l’entraîna. Il suivit le mouvement, le regard un peu dur ; il n’aimait pas la main crispée sur son poignet ; ça le mettait mal à l’aise. Il n’aimait pas les larmes non plus. Une sorte de pitié le forçait à rester contre elle, mais cette pitié lui faisait honte, le gênait, comme le jour où en entrant sans frapper dans la chambre de la bonne il l’avait trouvée nue devant une cuvette avec plein de poils sur le ventre et une serviette rouge à la main.
79 décars.
Plus d’arbres, pensait Clémentine. Plus d’arbres, une grille de qualité. Ce sont deux choses. Deux choses infimes, certes, mais riches de conséquences possibles. Un nombre considérable d’accidents de toute sorte se trouvent d’ores et déjà relégués au domaine de l’éventuel mort. Ils sont beaux, ils grandissent, ils ont bonne mine. C’est l’eau bouillie, et les mille précautions prises. Et comment se porteraient-ils mal, puisque je me réserve le mal ? Mais il ne faut jamais relâcher sa vigilance, il faut continuer. Continuer. Il reste tant de dangers ! Ceux de l’altitude et de l’espace supprimés, il subsiste ceux du sol. Le sol. Pourriture, microbes, souillures, tout vient du sol. Isoler le sol. Relier entre eux les côtés du mur par un plancher aussi étanche aux risques. Ces murs merveilleux, ces murs d’absence, ces murs auxquels on ne peut se heurter, mais qui limitent de façon idéale. Qui limitent à l’état pur. Un sol analogue, un sol annihilant le sol. Il leur resterait le ciel à regarder… et le ciel a si peu d’importance. Certes, bien des malheurs peuvent fondre sur eux, venus d’en haut. Mais sans vouloir minimiser les risques immenses du ciel, on peut admettre – et je ne crois pas être une mauvaise mère en me laissant aller – oh ! tout théoriquement – à l’admettre, que par ordre de danger croissant, le ciel vient en dernier. Mais le sol.
Carreler le jardin ? Des carreaux de céramique. Blancs, peut-être ? Mais la réverbération du soleil sur leurs pauvres yeux ; un soleil de plomb, tout d’un coup ; et un nuage transparent passe devant lui ; par malheur le nuage a la forme d’une lentille – d’une espèce de loupe – et le faisceau se concentre juste sur le jardin ; les carreaux blancs reflètent la lumière avec une puissance insoupçonnable, et elle jaillit autour des enfants – leurs pauvres menottes se lèvent, ils tâchent de se protéger les yeux – mais déjà les voilà qui chancellent, aveuglés par l’implacable énergie – ils tombent, ils ne voient plus… Seigneur, faites qu’il pleuve… Je mettrai des carreaux noirs, Seigneur, des carreaux noirs – et cependant les carreaux sont si durs, s’ils perdaient l’équilibre – une glissade après la pluie, un faux mouvement – et une chute, voilà Noël par terre. Malheureusement personne ne l’a vu tomber ; une fracture invisible se cache maintenant sous les jolis cheveux fins – ses frères ne le ménagent pourtant pas plus qu’à l’ordinaire – un jour le voilà qui délire – on cherche – on a oublié, le docteur ne sait pas, et soudain, son crâne se fend, la fracture s’est agrandie et, comme un couvercle, le dessus de la tête se détache – et un monstre velu en sort. Non ! non ! ce n’est pas vrai, ne tombe pas, Noël… attention !… Où est-il ?… Ils dorment – là, à côté de moi, ils dorment. Je les entends dormir – dans leurs petits lits… je vais les réveiller, attention, pas de bruit – attention !… mais cela n’arriverait pas si le sol était doux et tendre comme un tapis de caoutchouc – c’est cela qu’il leur faut sans doute, du caoutchouc, voilà, c’est bien, le jardin entier tendu de caoutchouc comme un tapis – pourtant le feu – le caoutchouc qui brûle – collant, leurs pieds s’y engluent – et la fumée les asphyxie – assez, je ne veux pas, c’est faux, c’est impossible – j’ai eu tort de chercher mieux – comme le mur ; comme le mur, rien, annuler le sol – il faut qu’ils viennent, il faut qu’ils reviennent, que l’on rejoigne les murs par un tapis d’absence invisible – ils resteront dans la maison pendant le temps qu’on me l’installe et quand cela sera fini, il n’y aura plus de danger, – si, le ciel, j’y ai bien pensé – mais j’avais conclu tout à l’heure qu’il fallait d’abord s’assurer que le sol ne pouvait plus rien…
Elle se leva – Jacquemort ne refuserait pas de convoquer les hommes pour le sol – C’est bête de ne pas avoir tout fait faire en même temps – Mais on ne peut pas penser à tout à la fois – il faut chercher – chercher toujours – se punir de ne pas avoir su d’emblée, et tâcher de persévérer, d’améliorer sans cesse – il faut leur construire un monde parfait, un monde propre, agréable, inoffensif, comme l’intérieur d’un œuf blanc posé sur un coussin de plume.
80 décars.
En revenant de commander les travaux, Jacquemort passa devant l’église, et comme l’heure matinale lui laissait des loisirs, il décida de bavarder un peu avec le curé dont les conceptions lui plaisaient assez. Il entra dans le vaste ellipsoïde où régnait un clair-obscur de bon goût, huma l’atmosphère religieuse avec une volupté de vieux viveur et parvint à la porte de la sacristie, entrouverte et qu’il poussa. Trois petits coups préalables avaient signalé sa venue.
– Entrez, dit le curé.
Il sautait à la corde, en caleçon, au milieu de la petite pièce encombrée. Dans son fauteuil, le sacristain appréciait, un verre de gnôle au poing. La claudication du curé nuisait à l’élégance de son action, mais il s’en tirait néanmoins à son avantage.
– Bonjour, dit le sacristain.
– Mes respects, monsieur le curé, dit Jacquemort. Comme je passais, j’ai voulu en profiter pour vous saluer.
– C’est chose faite, observa le sacristain. Un petit coup de bistouille ?
– N’affectez donc pas de parler campagnard, dit le curé sévèrement. Un langage de luxe convient à la maison du Seigneur.
– Mais la sacristie, mon curé, observa le sacristain, c’est comme qui dirait les cabinets de la maison du Seigneur. On s’y relâche un peu.
– Créature diabolique, dit le curé, le foudroyant du regard. Je me demande pourquoi je vous garde auprès de moi.
– Avouez que ça vous fait une bonne propagande, mon curé, dit le sacristain. Et pour vos spectacles, je vous suis tout de même utile.
– À propos, dit Jacquemort, que pensez-vous faire pour le prochain ?
Le curé s’arrêta de sauter, replia soigneusement sa corde et la fourra en vrac dans un tiroir. Tandis qu’il parlait, il essuyait son thorax mollasson au moyen d’une serviette-éponge légèrement grisâtre.
– Ce sera grandiose, dit-il.
Il se gratta l’aisselle, puis aussitôt le nombril, hocha la tête et reprit :
– Une exhibition dont le luxe fera pâlir celui des spectacles laïques où des créatures dévêtues servent de prétexte à l’élaboration d’un cadre majestueux. Qui plus est, songez que l’attraction principale constituera un ingénieux moyen de se rapprocher du Seigneur. Voilà ce que je compte faire. Au milieu d’un déploiement inimaginable d’ornements et de costumes, un chœur d’enfants de Marie remorquera jusqu’au champ de Bastiën une montgolfière d’or attachée au sol par mille fils d’argent. Dans la nacelle, je prendrai place, aux accents de l’orgue à vapeur, et sitôt parvenu à l’altitude convenable, je défenestrerai ce sacripant de sacristain. Et Dieu sourira devant l’éclat inoubliable de cette fête et le triomphe de sa Parole de luxe.
– Hé, là, dit le sacristain, vous ne m’aviez pas prévenu, mon curé ; je vais me casser la gueule, moi !
– Créature diabolique ! gronda le curé, et tes ailes de chauve-souris !
– J’ai pas volé depuis des mois, dit le sacristain, toutes les fois que j’essaie, le menuisier me flanque une charge de gros sel dans les fesses et me traite de volaille.
– Tant pis pour toi, dit le curé, tu te casseras la gueule.
– Eh bien, c’est vous qui serez le plus embêté, marmonna le sacristain.
– Sans toi ? Ce sera enfin la délivrance.
– Hum, observa Jacquemort, me permettez-vous une remarque ? Il me semble que vous constituez les deux termes d’un équilibre ; l’un rend l’autre valable. Sans diable, votre religion prendrait un aspect un peu gratuit.
– Voilà, dit le sacristain, je ne suis pas fâché de vous l’entendre dire. Écoutez, mon curé, avouez que je vous justifie.
– Va-t’en, vermine, dit le curé, tu es sale et tu sens mauvais.
Le sacristain en avait entendu d’autres.
– Et ce qui est dégoûtant de votre part, ajouta-t-il, c’est que j’ai toujours le vilain rôle, que je ne proteste jamais, et que vous persistez à m’engueuler. Si seulement on intervertissait de temps en temps.
– Et quand je prends les pierres sur la figure ? dit le curé. C’est pas toi qui leur souffles de me les lancer ?
– Si j’y pouvais quelque chose, vous en recevriez plus souvent, grommela l’autre.
– Va, je ne t’en veux point ! conclut le curé. Mais ne recommence pas à oublier tes devoirs. Dieu a besoin de fleurs, Dieu a besoin d’encens, il lui faut les hommages et les présents somptueux, l’or et la myrrhe et les visions miraculeuses, et des adolescents beaux comme des centaures, et des diamants brillants, des soleils, des aurores, et tu es là, laid et miteux, comme un âne pelé qui pète dans un salon… mais parlons d’autre chose, tu me mettrais en colère. Je te flanquerai en bas, ça ne souffre pas de discussion.
– Eh ben, je ne tomberai pas, dit le sacristain très sec. Il cracha une langue de feu qui grilla les poils des jambes du curé. Ce dernier blasphéma.
– Messieurs, dit Jacquemort, je vous en prie.
– Au fait, reprit le curé très mondain, qu’est-ce qui vaut le plaisir de votre visite ?
– Je passais, expliqua Jacquemort, et j’ai voulu en profiter pour vous saluer.
Le sacristain se leva.
– Je vous laisse, mon curé, dit-il. Je vous laisse causer avec monsieur untel.
– Au revoir, dit Jacquemort.
Le curé se raclait les jambes pour détacher le poil grillé.
– Que devenez-vous ? demanda-t-il.
– Ça va bien, dit Jacquemort. J’étais venu au village chercher les ouvriers. Il y a encore quelques travaux à faire à la maison.
– Toujours pour la raison ? demanda le curé.
– Toujours, dit Jacquemort. L’idée qu’il pourrait leur arriver quelque chose la rend folle.
– Mais elle serait également folle d’avoir l’idée qu’il ne peut rien leur arriver, observa le curé.
– Fort juste, dit Jacquemort. C’est pourquoi j’ai jugé au début qu’elle s’exagérait le danger. Mais j’avoue que cette frénésie de protection m’inspire maintenant un certain respect.
– Quel amour admirable ! dit le curé. Ce luxe de précautions ! Se rendent-ils compte au moins de ce qu’elle fait pour eux ?
Jacquemort ne répondit pas tout de suite. Cet aspect du problème lui avait échappé. Il hésita :
– Ça, je ne sais pas…
– Cette femme est une sainte, dit le curé. Et cependant, elle ne vient jamais à la messe. Allez donc expliquer ça.
– C’est inexplicable, dit Jacquemort. De fait, ça n’a aucun rapport, convenez-en. C’est là l’explication.
– J’en conviens, dit le curé, j’en conviens.
Ils se turent.
– Eh bien, dit Jacquemort, je vais m’en aller.
– Eh oui, dit le curé, vous allez vous en aller.
– Alors je m’en vais, dit Jacquemort.
Il lui dit au revoir, et il s’en alla.
12 marillet.
Le ciel se carrelait de nuages jaunâtres et de mauvais aspect. Il faisait froid. Au loin, la mer commençait à chanter dans une tonalité désagréable. Le jardin s’étendait dans la lumière sourde d’avant l’orage. Depuis la dernière transformation, il n’y avait plus de sol ; seuls dépassaient, jaillis du vide, les rares massifs et les buissons échappés au massacre des arbres. Et l’allée de gravier subsistait, intacte, coupant en deux l’invisibilité de la terre.
Les nuages se rapprochaient furtivement les uns des autres ; à chaque jonction on entendait un bourdonnement sourd, en même temps que jaillissait une lueur rousse. Le ciel semblait se concentrer au-dessus de la falaise. Lorsqu’il ne fut plus qu’un tapis sale et pesant, un grand silence s’abattit. Et derrière ce silence, on entendit venir le vent, discret d’abord, sautelant par-dessus les corniches et les cheminées, et bientôt plus tendu, plus dur, arrachant un zonzon aigu à chaque angle de la pierre, courbant la tête inquiète des plantes, chassant devant lui les premières lames d’eau. Alors le ciel se craquela d’un coup, comme une faïence morte, et la grêle commença, des grêlons amers qui explosaient contre les ardoises du toit, faisant jaillir un pulvérin de cristal dur ; la maison disparut peu à peu sous la vapeur foncée – les grêlons s’abattaient sauvagement dans l’allée et des étincelles crevaient en chaque point d’impact. Sous les chocs répétés, la mer commençait à bouillir et montait comme un lait noirâtre.
La première stupeur passée, Clémentine avait cherché ses enfants. Ils étaient par bonheur dans leur chambre et elle les rassembla bien vite autour d’elle, dans le grand living-room du rez-de-chaussée. Dehors, il faisait tout à fait nuit et le brouillard sombre qui baignait les fenêtres prenait à la lueur des lampes des phosphorescences inégales.
Et il aurait suffi qu’ils soient dehors, pensait-elle, pour que je les retrouve hachés par la grêle, écrasés sous ces œufs de diamant noir, étouffés par la poudre irrespirable et sèche qui leur emplit, insidieuse, les poumons. Quelle protection serait suffisante ? Un toit ? bâtir un toit sur le jardin ? Ce n’est pas la peine, autant vaut la maison, plus solide que n’importe quel toit surajouté – mais la maison elle-même, au fait, ne pourrait-elle s’effondrer – et si cette grêle durait des heures – des jours et des semaines – le poids de la poussière morte accumulée sur le toit ne suffirait-il point à effondrer la charpente ? Il faudrait une pièce bâtie d’acier, une pièce invulnérable, un abri parfait – il faudrait les garder dans un coffre puissant, comme on garde toujours les bijoux de grand prix, il leur faut des écrins de force illimitée, indestructibles et durs comme les os du temps, il faut qu’on leur construise ici même, demain – dès demain.
Elle regarda les trois enfants. Insoucieux de l’orage, ils jouaient, pacifiques et détendus.
Jacquemort, où est-il ? Je veux discuter avec lui la solution la meilleure.
Elle appela la bonne.
– Où est Jacquemort ?
– Dans sa chambre, je pense, répondit Culblanc.
– Cherchez-le, voulez-vous ?
La haute rumeur de la mer mousseuse engourdissait l’oreille. La grêle ne cédait pas.
Jacquemort apparut quelques instants après la sortie de la bonne.
– Voilà, dit Clémentine. Je crois que j’ai trouvé la solution définitive.
Elle lui exposa le résultat de sa réflexion.
– Comme ça, dit-elle, ils ne risqueront plus rien. Mais je vais être obligée de vous demander encore une fois votre aide.
– Je vais au village demain, dit-il. Je préviendrai le forgeron en passant.
– J’ai hâte que ce soit fait, dit-elle. Je serai tellement plus tranquille pour eux. J’ai toujours senti que je trouverai un jour le moyen de les protéger totalement du mal.
– Il est possible que vous ayez raison, dit Jacquemort. Je ne sais pas. Cela vous demandera un dévouement de tous les instants.
– Se dévouer pour quelqu’un que l’on est sûr de garder, ce n’est rien, répondit-elle.
– Ils ne prendront pas beaucoup d’exercice, dit Jacquemort.
– Je ne suis pas sûre que ce soit tellement sain, observa Clémentine. Ce sont des enfants assez fragiles.
Elle soupira.
– J’ai l’impression d’être tout près du but, dit-elle. C’est extraordinaire. Ça me soûle un peu.
– Vous pourrez vous reposer, remarqua-t-il, dans une certaine mesure.
– Je ne sais pas. Je les aime tant que je ne crois plus au repos pour moi.
– Si vous avez la patience de supporter cette sujétion…
– Ça ne sera plus rien, conclut-elle. À côté de ce que j’ai enduré !…
14 marillet.
Par les trous des haies, on voyait des bêtes lentes et paisibles qui broutaient l’herbe rase des champs. Sur le chemin, sec et désert, il ne restait plus trace de la grêle de la veille. Le vent agitait les buissons dont le soleil faisait danser l’ombre pointillée.
Jacquemort posait sur tout cela des regards attentifs ; sur tous ces paysages qu’il ne reverrait plus – le jour venait de prendre la place que lui destinait le sort.
Si je ne m’étais pas trouvé sur le chemin de la falaise, pensait-il. Le 28 août. Et maintenant, les mois sont devenus si drôles – à la campagne, le temps, plus ample, passe plus vite et sans repères.
Et qu’ai-je donc assimilé. Qu’ont-ils bien voulu me laisser. Que pouvaient-ils communiquer ?
La Gloïre est mort hier, et je vais prendre sa place. Vide au départ, j’avais un handicap trop lourd. La honte, c’est tout de même ce qu’il y a de plus répandu.
Mais qu’avais-je à vouloir sonder, qu’avais-je à vouloir savoir – pourquoi tenter d’être comme eux – sans préjugés, doit-on nécessairement aboutir à cela, cela seul ?
Il revoyait un autre jour où dansaient en l’air des maliettes – et tous les pas qu’il avait faits sur ce chemin trop bien connu, tous ces pas pesaient à ses jambes, et il se sentait soudain si lourd, trajet parcouru tant de fois, pourquoi donc met-on tout ce temps à se dégager du départ, pourquoi donc suis-je resté dans la maison de la falaise – il fallait la quitter demain pour vivre dans l’or de La Gloïre.
La maison. Le jardin. Derrière, la falaise et la mer. Où est donc Angel, se demanda-t-il, où est-il parti sur cet instrument incertain qui dansait au milieu de l’eau ?
Laissant derrière lui la grille d’or, il descendit le chemin de la falaise et gagna la grève, et les cailloux humides à l’odeur fraîche avec leur frange d’écume fine.
Il ne restait plus guère de trace du départ d’Angel. Quelques pierres encore noircies par le feu du chemin de lancement, c’est tout. Machinalement il leva les yeux. Et resta sur place, figé.
Les trois enfants couraient au bord de la falaise, de toute leur vitesse, silhouettes rapetissées par la distance et l’angle d’observation. Ils couraient comme en terrain plat, sans souci des pierres qui roulaient sous leur pieds, insensibles à la proximité du vide, apparemment frappés de folie. Un geste maladroit et ils tombent. Un faux pas, et je les ramasse à mes pieds, brisés, saignants.
Le sentier de douaniers qu’ils suivaient présentait une coupure abrupte un peu plus loin ; aucun des trois ne manifestait par un signe quelconque qu’il dût s’y arrêter. Oubliée, sans doute.
Jacquemort crispa ses poings. Crier – et risquer de les faire tomber ? Ils ne pouvaient voir la coupure qu’il distinguait, lui, de sa place.
Trop tard. Citroën, le premier, l’aborda. Les poings de Jacquemort étaient tout blancs et il gémit. Les enfants tournèrent la tête vers lui, le virent. Et puis, lancés dans le vide, ils décrivirent une courbe aiguë et vinrent se poser à côté de lui, babillant et riant comme des hirondelles d’un mois.
– Tu nous as vus, oncle Jacquemort ? dit Citroën. Mais tu ne le diras pas.
– On jouait à faire semblant de ne pas savoir voler, dit Noël.
– C’est amusant, hein, dit Joël. Si tu jouais avec nous.
Maintenant, il comprenait.
– C’était vous, l’autre jour, avec les oiseaux ? demanda-t-il.
– Oui, dit Citroën. On t’avait vu, tu sais. Mais on essayait d’aller très vite, alors on ne s’est pas arrêtés. Et puis, tu sais, on ne le dit à personne, qu’on vole. On attend de voler très bien pour faire la surprise à maman.
Pour faire la surprise à maman. Et quelle surprise elle vous prépare. Ça change tout.
Si c’est ça, elle ne peut pas. Il faut qu’elle sache. Les enfermer dans ces conditions-là… Je dois faire quelque chose. Je dois… je ne veux pas accepter… il me reste un jour… je ne suis pas encore dans la barque du ruisseau rouge…
– Retournez jouer, mes petits, dit-il. Il faut que je remonte voir votre mère.
Ils filèrent au ras des vagues, se poursuivirent, revinrent près de lui, l’escortèrent un moment et l’aidèrent à franchir les rochers les plus hauts. En quelques instants, il avait regagné la crête. D’un pas décidé, il se dirigea vers la maison.
– Mais écoutez, dit Clémentine surprise, je ne comprends pas. Hier, vous avez trouvé que c’était une bonne idée et voilà que vous arrivez en me disant que c’est absurde.
– Je suis toujours d’accord, dit Jacquemort. Votre solution leur assure une protection efficace. Mais un problème subsiste, et vous avez oublié de vous le poser.
– Lequel ? demanda-t-elle.
– En fait, ont-ils besoin de cette protection ?
Elle haussa les épaules.
– C’est évident. Je meurs d’inquiétude toute la journée en pensant à ce qui pourrait leur arriver.
– L’emploi du conditionnel, observa Jacquemort, est fréquemment un aveu d’impuissance – ou de vanité.
– Ne vous perdez pas en digressions oiseuses. Soyez un peu normal, pour une fois.
– Écoutez, insista Jacquemort, je vous demande sérieusement de ne pas le faire.
– Mais pour quelle raison, demanda-t-elle. Expliquez-vous !
– Vous ne comprendriez pas…, murmura Jacquemort.
Il n’avait pas osé trahir leur secret. Au moins, leur laisser ça.
– Je crois que je suis mieux placée que quiconque pour juger ce qui leur convient.
– Non, dit Jacquemort. Eux sont encore mieux placés que vous.
– C’est absurde, dit Clémentine sèchement. Ces enfants courent des risques permanents, comme tous les enfants d’ailleurs.
– Ils ont des défenses que vous n’avez pas, dit Jacquemort.
– Et puis enfin, dit-elle, vous ne les aimez pas comme je les aime et vous ne pouvez pas ressentir ce que je ressens.
Jacquemort resta silencieux un moment.
– Naturellement, dit-il enfin. Comment voulez-vous que je les aime comme ça ?
– Seule une mère pourrait me comprendre, dit Clémentine.
– Mais ça meurt, en cage, les oiseaux, dit Jacquemort.
– Ça vit très bien, dit Clémentine. C’est même le seul endroit où on puisse les soigner convenablement.
– Bon, dit Jacquemort. Je vois qu’il n’y a rien à faire.
Il se leva.
– Je vais vous dire au revoir. Pourtant je ne vous reverrai probablement pas.
– Quand ils seront habitués, dit-elle, je pourrai peut-être passer de temps en temps au village. D’ailleurs je comprends d’autant moins votre objection que vous allez, au fond, vous enfermer de la même façon.
– Je n’enferme pas les autres, dit Jacquemort.
– Mes enfants et moi, c’est la même chose, dit Clémentine. Je les aime tant.
– Vous avez une drôle de conception du monde, dit-il.
– C’est ce que je pensais de vous. La mienne n’a rien de drôle. Le monde, c’est eux.
– Non, vous confondez, dit Jacquemort. Vous souhaitez d’être le leur. Dans ce sens-là, c’est destructif.
Il se leva, quitta la pièce. Clémentine le regarda s’éloigner. Il n’a pas l’air heureux, pensait-elle. Sans doute, sa mère lui a manqué.
75 marillet.
Les trois lunes jaunes, une pour chacun, venaient de se poser devant la fenêtre et jouaient à faire des grimaces aux frères. Ils s’étaient fourrés tous les trois, en chemise de nuit, dans le lit de Citroën, d’où on les voyait mieux. Leurs trois ours apprivoisés, au pied du lit, dansaient la ronde en chantant, mais très doucement pour ne pas réveiller Clémentine, la berceuse des homards. Citroën, entre Noël et Joël, paraissait réfléchir. Il cachait quelque chose entre ses mains.
– Je cherche les mots, dit-il à ses frères. Celui qui commence…
Il s’interrompit.
– Ça y est. Je l’ai.
Il porta ses mains à sa bouche, sans les écarter l’une de l’autre, et dit quelques paroles à voix basse. Puis il posa sur le couvre-pieds ce qu’il tenait. Une petite sauterelle blanche.
Immédiatement, les ours accoururent et s’assirent autour d’elle.
– Poussez-vous, dit Joël, on voit rien.
Les ours se déplacèrent de façon à tourner le dos au pied du lit. Et puis la sauterelle salua et commença à faire des tours d’acrobatie. Les enfants l’admiraient sans réserves.
Mais très vite, elle se lassa ; leur envoyant un baiser, elle sauta très haut et ne retomba pas.
D’ailleurs, personne ne s’en souciait. Citroën levait le doigt.
– Je sais autre chose ! dit-il, sentencieux. Quand on trouvera des puces à fourrure, il faut se faire piquer trois fois.
– Et alors ? demanda Noël.
– Alors, dit Citroën, on pourra devenir aussi petits qu’on voudra.
– Et passer sous les portes ?
– Sous les portes, naturellement, dit Citroën. On pourra devenir aussi petits que les puces.
Les ours, intéressés, s’approchèrent.
– Est-ce qu’en disant les mots dans l’autre sens on pourra devenir plus grands ? demandèrent-ils d’une seule voix.
– Non, dit Citroën. D’ailleurs, vous êtes très bien comme ça. Si vous voulez, je peux vous faire pousser des queues de singe.
– Sans façon ! dit l’ours de Joël. Merci !
Celui de Noël battit en retraite. Le troisième réfléchit.
– J’y penserai, promit-il.
Noël bâilla.
– J’ai sommeil. Je retourne dans mon lit, dit-il.
– Moi aussi, dit Joël.
Quelques minutes après, ils dormaient. Seul éveillé, Citroën regardait ses mains en clignant de l’œil. Quand il clignait d’une certaine façon, il lui poussait deux doigts de plus. Demain, il apprendrait ça à ses frères.
16 marillet.
L’apprenti du forgeron avait onze ans. Il s’appelait André. Le cou et une épaule passés dans la bricole de cuir, il tirait de toutes ses forces. À côté de lui, le chien tirait aussi. Derrière, le forgeron et son compagnon marchaient tranquillement, poussant un peu quand ça montait trop, non sans une bordée d’injures à l’adresse d’André.
André avait mal à l’épaule, mais il frémissait d’excitation à l’idée d’entrer dans le jardin de la grande maison sur la falaise. Il tirait tant qu’il pouvait. Les dernières maisons du village apparaissaient déjà devant lui.
Sur le ruisseau rouge glissait la vieille barque de La Gloïre. André regarda. Ce n’était plus le vieux. C’était un drôle de type, vêtu de loques comme l’autre, mais avec une barbe rousse. Il était voûté et il regardait l’eau lisse et opaque, sans bouger, se laissant entraîner par le courant. Le forgeron et son compagnon lui crièrent des injures joviales.
Le charreton était très dur à traîner, car les panneaux de fer pesaient lourd. Des panneaux épais, à barreaux carrés, massifs, entrecroisés, bleuis par la flamme de la forge. C’était le cinquième voyage, le dernier ; chacune des quatre autres fois, on avait déchargé la voiture devant la grille et d’autres aides étaient entrés porter le matériel dans le jardin. Cette fois, André y entrerait aussi, pour faire la navette entre la maison et le village, au cas où le forgeron aurait besoin de quelque chose.
Le ruban gris du chemin s’allongeait, foulé par les pieds impatients de l’enfant. Les roues grinçaient et le charreton hoquetait au passage des flaches et des ornières. Il faisait un temps triste et insaisissable, sans soleil mais sans risque de pluie.
Le forgeron se mit à siffler joyeusement. Il avançait les deux mains dans ses poches, sans se presser.
André tremblait entre ses brancards. Il aurait voulu être un cheval pour aller plus vite.
Il allait plus vite. Son cœur battait presque trop fort.
Enfin, ce fut le tournant du chemin. Le haut mur de la maison. Et la grille.
Le charreton s’arrêta. André s’apprêtait à le faire tourner pour entrer, mais le forgeron lui dit :
– Reste là et attends.
Et il avait une malice méchante dans l’œil.
– On va traîner ça nous deux, dit-il. Toi, tu dois être fatigué.
Il lui décocha un grand coup de pied parce qu’André ne se pressait pas assez de se dégager de la bricole. André poussa un cri de douleur et alla se cacher contre le mur, la tête dans ses bras croisés. Le forgeron riait d’un gros rire velu. Traînant le charreton avec aisance, il passa la grille et la referma bruyamment. André entendit le bruit des roues écrasant le gravier, de plus en plus loin, et puis rien que le vent qui agitait le lierre en haut du mur. Il renifla, frotta ses yeux et s’assit. Il attendait.
Un coup violent dans les côtes le tira de son sommeil et en un instant il fut debout. Le soir était tombé peu à peu. Son patron, devant lui, le regardait, l’air moqueur.
– Tu voudrais bien y entrer, hein ? dit-il.
André ne répondit pas, encore mal éveillé.
– Entre et va me chercher mon gros marteau que j’ai laissé dans la pièce.
– Où ? demanda André.
– Veux-tu te grouiller ? aboya le forgeron tandis que sa main s’élevait.
André s’élança à toutes jambes. Malgré son désir de voir le grand jardin, il ne put empêcher ses pieds de l’entraîner en ligne directe vers la maison. Il eut au passage la vision du vaste espace vide, inquiétant sans le soleil ; et il arrivait au perron. Il s’arrêta effrayé. Puis, le souvenir de son patron le poussa en avant ; il fallait ramener le marteau. Il monta.
La lumière allumée dans le living-room ruisselait sur les marches par les vitres aux volets ouverts. La porte n’était pas fermée. André, timidement, toqua.
– Entrez ! dit une voix douce.
Il entra. Il y avait devant lui une dame assez grande dans une très belle robe. Elle le regarda sans sourire. Elle vous regardait d’une façon qui serrait un peu la gorge.
– Mon patron a oublié son marteau, dit-il. Je viens le chercher.
– Bon, dit la dame. Dépêche-toi, alors, mon petit.
Se retournant, il aperçut les trois cages. Elles s’élevaient au fond de la pièce vidée de ses meubles. Elles étaient juste assez hautes pour un homme pas très grand. Leurs épais barreaux carrés dissimulaient en partie l’intérieur, mais on y remuait. Dans chacune, on avait mis un petit lit douillet, un fauteuil et une table basse. Une lampe électrique les éclairait de l’extérieur. Tandis qu’il s’approchait pour chercher le marteau, il aperçut des cheveux blonds. Il regarda mieux, gêné parce qu’il sentait que la dame l’observait. En même temps, il avait repéré le gros marteau. Il écarquilla les yeux tout en se baissant pour le ramasser. Lorsqu’il rencontra leur regard, il sut qu’il y avait d’autres petits garçons dans les cages. L’un deux demanda quelque chose et la dame ouvrit la porte et entra près de lui disant des mots qu’André ne comprenait pas, mais si doux. Et puis, de nouveau, ses yeux se heurtèrent à ceux de la dame qui ressortait et il dit au revoir madame, et se mit en marche, courbé sous le lourd marteau. Comme il arrivait à la porte, une voix le retint.
– Comment tu t’appelles ?
– Moi, je m’appelle…, reprit une autre voix.
C’est tout ce qu’il entendit, parce qu’on le poussait dehors sans brutalité, mais fermement. Il descendit les marches de pierre. Il y avait un tourbillon dans sa tête. Et comme il arrivait à la grande grille d’or, il se retourna une dernière fois. Ça devait être merveilleux de rester tous ensemble comme ça, avec quelqu’un pour vous dorloter, dans une petite cage bien chaude et pleine d’amour. Il repartit vers le village. Les autres ne l’avaient pas attendu. Derrière lui, la grille, peut-être poussée par un courant d’air, se referma avec un claquement profond. Le vent passait entre les barreaux.
Texte libre de droits.
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Novembre 2010
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