Eugène-Melchior de Vogüé
CŒURS RUSSES
1893
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
À propos de cette édition électronique
Ces notes anciennes – les plus récentes furent écrites et publiées il y a dix ans, – servirent à des éditions d’art, pour les curieux qui cherchaient alors dans l’étude de la Russie un nouvel intérêt de l’esprit. Cet intérêt est devenu général, populaire et passionné. On n’a rien changé dans cette réimpression. Les génies russes nous ont enseigné à rechercher par-dessus toutes choses la vérité. Nos amis ne reconnaîtraient plus celui qui fut leur hôte, s’il modifiait ses jugements d’autrefois au gré des circonstances, s’il retouchait les esquisses où il essaya de peindre les cœurs russes, avec ce qu’ils ont de bon, d’imparfait et d’inexpliqué.
Novembre 1893.
« En hiver, une histoire triste est plus de saison… »
(SHAKESPEARE, Conte d’hiver.)
C’était à la Noël d’une des dernières années. J’avais été prié à une battue de loups dans un district de l’intérieur de la Russie. La matinée fut superbe : dix degrés de froid, un clair soleil au ciel bleu, pas un souffle d’air ; de vastes horizons de plaines, tout d’un blanc cru, avec des reflets roses et des traits d’or ; un monde mort et brillant comme une vieille porcelaine de Chine. Sur cette étendue plate, des parties repoussées en saillie ou découpées en creux, qui avaient dû être, durant la saison vivante, des bois, des collines, des rivières, des étangs. Maintenant, ces accidents de la terre n’avaient ni formes ni couleurs ; on les devinait, vagues, perdus, sous le linceul uniforme. Ce monde glacé me rappelait le désert d’Égypte, il en avait ! le silence, la solitude, l’éclat et l’immobilité : de la neige au lieu de sable, c’était la seule différence. Le désert d’Afrique, vieilli, refroidi et blanchi, aura peut-être cet aspect au déclin des siècles.
Nous entrâmes dans la forêt. La neige avait percé et comblé ses plus profondes retraites, les parties basses étaient sourdes et pâles ; sur nos têtes, la lumière se jouait dans une voûte de cristal. Chaque sapin, chaque bouleau semblait taillé dans un diamant géant et s’achevait là-haut en une flamme rose. On eût dit d’une salle de marbre aux colonnes innombrables, supportant des milliers de lustres étincelants de feux. Les rayons couraient, ivres de plaisir, entre les fines broderies et les fleurs de verres qui se découpaient sur l’azur du ciel ; c’était comme un rire fou du soleil dans ce rêve luxueux du vieil hiver. Nous en jouissions d’autant plus que les effets de givre sont fort rares en Russie, vu la constance et la sécheresse du froid.
Les paysans battaient le bois ; quelques loups vinrent montrer à la lisière leurs têtes inquiètes ; ils glissaient hors du fourré sans qu’une branche eût remué ni crié, légers et silencieux comme des souffles d’enfants ; ceux qui échappaient à nos coups de feu forçaient dans la plaine ; on les voyait fuir et se perdre au loin, de petits points gris.
Vers deux heures, les sommets illuminés s’éteignirent brusquement, le ciel s’abaissa. Une ouate épaisse emplit l’espace, voila les objets les plus proches. D’énormes flocons, rares et lents d’abord, puis pressés et tumultueux, nous frappèrent au visage. Ils venaient de tous côtés et remontaient de terre plutôt qu’ils ne tombaient d’en haut. Un vent s’était élevé qui semblait faible et ne faisait pas de bruit ; pourtant il charriait les masses de neige à d’immenses portées. Le froid, insensible auparavant dans l’immobilité de l’air, nous prenait aux yeux et aux lèvres avec d’aigres morsures. Nous remontâmes précipitamment dans nos traîneaux de paysans ; les petits chevaux du village flairaient avec anxiété dans la direction de la route disparue et s’orientaient des naseaux vers la maison. Tout indice s’était évanoui ; pas de lignes à l’horizon ; des ténèbres creuses qui reculaient devant nous. Dans cette nuit prématurée et déloyale, avec de fausses lueurs de jour, dans cette tourmente muette qui dissimulait sa force, on sentait une fureur contenue, le désir et la puissance de nuire à l’homme par surprise, par un guet-apens sournois. Heureusement nous rencontrâmes le lit de la rivière ; il nous fournit une route certaine jusqu’à la maison. Avant la nuit close, nous étions réunis devant le poêle de faïence, autour du samovar qui chantait la chanson monotone des veillées russes.
Ce fut une longue soirée, dure à tuer. Mais pour combattre les ennuis de leur hiver, la Providence a donné aux fils de Rurik deux armes fidèles, les cartes et le thé ; entre le samovar et la table de jeu, les heures russes coulent inoffensives et inutiles, comme une monnaie dépréciée, si abondante que nul n’a jamais songé à l’économiser. Mes compagnons de chasse, des fonctionnaires du district, ne se firent pas prier ; cinq minutes après avoir déposé leurs fusils, ils étaient assis devant le tapis vert, marbré de taches, où chacun disposait méthodiquement un verre d’eau bouillante, un bâton de craie pour marquer ses gains, un briquet, une boîte à tabac en cuivre jaune, avec une vue du couvent de Saint-Serge niellée sur le couvercle. À trois heures du matin, chacun ayant bu huit verres de thé et fait quinze rubbers de whist, il fallut user de persuasion pour les décider à s’aller coucher ; ils s’y résolurent après force promesses de recommencer le lendemain, et s’éloignèrent avec des félicitations mutuelles, de gros rires, en répétant jusque dans leur lit : « Slavnyi déniok ! La bonne petite journée ! »
Simple spectateur, je trouvais ce divertissement moins délicieux, et, vers le soir, la tourmente s’étant calmée, je sortis pour faire un tour dans le village. Je m’arrêtai devant les vitres opaques du cabaret ; les paysans qui nous avaient servi de rabatteurs le matin étaient réunis là ; ils buvaient leurs gains de la journée, qui en eau-de-vie, qui en thé. On organisait un bal ; les filles et les garçons dansaient, c’est-à-dire tournaient en rythmant le pas et en se tenant par la main. Le ménétrier était un petit homme à figure insignifiante, d’âge incertain, d’air souffreteux, cassé et ployé sur lui-même, comme les hommes de peine qui ont porté de bonne heure des poids trop lourds ; on devinait un ancien soldat à la coupe de sa barbe et de ses cheveux, à la souquenille de drap gris qui l’enveloppait et avait dû être jadis une capote d’ordonnance. L’homme grattait trois cordes assez gauchement disposées sur un violon de bois blanc, dégrossi à la hache ; cet instrument primitif était évidemment de la manufacture personnelle du musicien. Quand les danseuses, lasses de tourner, regagnèrent leurs bancs en esquivant les baisers sonores des cavaliers, le ménétrier continua de tourmenter son violon ; assis dans le coin, sous les saintes images, le dos tourné au public, il semblait maintenant jouer pour lui-même : cependant tous l’écoutèrent religieusement, quand, après quelques arpèges irrésolus, il entonna d’une voix chevrotante, en s’accompagnant sur la troisième corde, une chanson populaire du Volga : je la reconnus, l’ayant entendu chanter l’autre été par les bateliers du fleuve.
« Ô ma barbe, ma petite barbe, – ma barbe de castor ! – tu as blanchi, ma petite barbe, – avant l’heure, avant le temps.
« – Autrefois, si je retroussais fièrement – ma jeune moustache noire, – les belles filles prenaient feu, – les filles des boïars se consumaient d’ardeur.
« – Si je mordais mon poil, – le païen scélérat se jetait à bas de son cheval, – l’Allemand effaré se cachait dans son trou.
– Où sont tes boucles frisées ?
« – Ce n’est pas la neige, ce n’est pas le givre, – qui t’ont flétrie, ma bonne, – qui t’ont faite grise et désolée ; – ce n’est pas le vent, ce n’est pas le méchant ennemi.
« – Celui qui t’a flétrie, c’est l’hôte qu’on n’invite pas, – et cet hôte qu’on n’invite pas c’est le chagrin, ce serpent ! – Ô ma barbe, ma petite barbe, – ma barbe de castor ! »
Je revins à la maison, où l’on m’attendait pour souper. Après souper, mon amphitryon abandonna les joueurs à leurs joies silencieuses et nous commençâmes à causer de choses et d’autres. Michaïl Dmitritch P… était un homme d’un commerce agréable, supérieur au milieu où le sort l’avait jeté. Sa famille faisait bonne figure à Pétersbourg ; il avait grandi dans la capitale, voyagé au dehors et acquis une instruction solide dans les universités d’Allemagne. Après quelques années de service dans l’armée, il s’était poussé à la cour, vivant du meilleur air et contractant des amitiés brillantes. Mais, au décours de la seconde jeunesse, au moment de capitaliser ses chances de parvenir, il avait été pris de cet engourdissement qui saisit très souvent l’homme russe vers le milieu de la vie. C’est une torpeur critique, faite pour moitié de paresse et pour moitié de nihilisme philosophique ; les plus intelligents sont les plus sujets à cette rupture de la volonté, qui laisse la pensée intacte ; celle-ci se dépense dans le vide, le cerveau devient une machine qui chauffe sur place et produit de la force perdue, l’appareil de transmission s’étant brisé.
Michaïl Dmitritch avait alors hérité de ce domaine éloigné et s’y était retiré. Il y faisait un peu d’agronomie, sans grandes illusions sur les résultats de ce passe-temps. Il s’adonnait à l’étude des questions économiques, c’est-à-dire qu’il les mûrissait en fumant sa pipe et en discutant des soirées entières avec le maréchal de noblesse ou avec le juge de paix. Le premier étant un réactionnaire féroce et le second un rouge avéré, Michaïl Dmitritch possédait sur chaque question une solution autoritaire et une solution libérale qui prévalaient à tour de rôle dans son esprit, suivant l’interlocuteur rencontré la veille. Quand il était trop tourmenté par les antinomies des problèmes sociaux, M. P… relisait un chapitre de Kant, ou l’Introduction à la synthèse négative, du professeur Verblioudovitch ; son esprit trouvait dans ces lectures un secours digestif, si je puis dire ; le mélange d’apaisement et d’excitation légère que procure le cigare après dîner. Son intelligence se plaisait dans cette vapeur de pensée, comme son corps dans la vapeur du bain russe, dans l’atmosphère tiède qui n’est ni de l’eau ni de l’air, mais un brouillard doux.
Pour garder plus de liberté et d’ampleur à ces études abstraites, mon ami les séparait sagement des réalités mesquines de l’existence. Ainsi, Michaïl Dmitritch travaillait plus spécialement la réforme de l’administration provinciale, l’amélioration du sort des paysans, l’extinction de l’ivrognerie et l’assimilation, des Israélites ; cela ne l’empêchait pas de vivre en excellents termes avec les vieux abus, d’héberger volontiers les officiers de police du district, concussionnaires notoires mais bons diables, et d’affermer très cher le cabaret communal à un juif qu’il maltraitait.
Si l’on croit après cela que M. P… était une nature médiocre, je me suis mal fait comprendre. Il était incapable d’agir et de se décider, il en était incapable avec volupté, voilà tout ; mais son esprit avait de l’étendue, plutôt trop de richesses, trop de vues, et de trop longue portée. Ces vues n’étaient ni moins ingénieuses, ni moins plausibles, ni moins contradictoires que celles de votre journal favori, où écrivent des gens de si grande valeur. Excellent voisin et bon maître, au demeurant, serviable, sensible, vibrant pour les intérêts et la grandeur de sa patrie, toujours prêt à en parler éloquemment ; la parole ayant été donnée à l’homme russe pour servir de dérivatif à des rêves puissants, qui feraient éclater sa tête et son pays, si par malheur il était né muet.
– Eh bien ! dit mon hôte, vous avez été voir danser nos paysans. Étaient-ils très en train ?
– Comment vous dire ? Votre peuple est incompréhensible. Dans toutes les manifestations de son génie, je remarque, d’une part, un grand fonds d’insouciance et de bonne humeur ; d’autre part, un accent de tristesse navrante ; et je peux d’autant moins concilier ces deux traits de caractère, qu’ils se produisent au rebours de ce qu’attend la logique : ce peuple s’acquitte avec enjouement des devoirs pénibles, sa mélancolie se trahit dans ses plaisirs et ses chansons.
– Ah ! vous vouliez concilier !… Votre logique s’étonne !… Que vous êtes bien un fils de Descartes et de Rousseau, tout cuirassé de petits systèmes infaillibles, tout ébahi quand la vie les crève, quand l’univers les déborde !… Vous arrivez avec votre mètre de Lilliput, qui doit tout mesurer ; vous entrez dans un océan inconnu, des vagues déchaînées par tous les hasards d’orage roulent sur vous des fonds du ciel, et vous voulez auner l’océan qui fuit, et vous êtes surpris qu’il emporte, comme des fétus, votre règle et votre raison ! – Tenez, mon cher monsieur, la différence entre vous et moi, c’est que vous vous étonnez quand vous ne comprenez pas quelque chose dans l’univers : moi, je m’étonne et je me défie quand je crois y comprendre quelque chose ; je tiens avec Shakespeare qu’il y a, entre la terre et le ciel, beaucoup plus de noir que la philosophie n’en peut éclaircir.
Vous voulez expliquer le génie de notre peuple. Vous êtes-vous demandé d’où il procède ? Vos savants décident communément que le caractère d’un peuple est déterminé par les origines de la race, par la nature du pays habité, par les vicissitudes historiques subies. M’est avis que ces messieurs négligent quelques milliers d’autres causes. Mais peu importe : je veux bien coucher mon géant sur ce lit de Procuste et je l’examine avec votre lanterne.
La race ? Les sources mystérieuses de l’Inde et de la haute Asie, coulant durant des siècles dans les ténèbres, ont formé ce fleuve trouble ; un beau jour, qui est d’hier, il a surgi à la lumière ; nul ne sait d’où viennent ces eaux muettes. Tout ce que Dieu a remué d’inquiets depuis le temps de Babel, entre la Mer de glace et le Pacifique, entre le Caucase et l’Altaï, tout cela est venu se heurter, se fondre et se taire dans nos déserts ignorés. Regardez-moi ces deux partenaires assis devant vous ; à en juger par les traits de leur visage, l’un descend tout droit du plateau de Pamir, l’autre du plateau de Mongolie. La race ! qui a jamais parlé de la nôtre ? La Bible dit : Gog et Magog. Hérodote connaît les Scythes, « la plus récente de toutes les nations ; plus loin, les Hyperboréens : personne n’en peut rien dire avec certitude : des lieux au nord des régions habitées, invisibles et inabordables… » Voilà tout ce que l’ancien monde sait de nous. Le nouveau nous ignore pendant près de mille ans ; le jour où il s’avise de rechercher Gog et Magog, le Scythe et l’Hyperboréen, quatre-vingts millions d’inconnus se lèvent et répondent : « Je m’appelle Ivan Ivanovitch, je n’en sais pas plus long. » Vous voilà bien avancé, n’est-ce pas ?
Le pays ? – Allez à ma fenêtre : regardez ces mornes étendues ; puis parcourez les vingt degrés de latitude que nous détenons sur le globe, visitez cent autres maisons, regardez à toutes leurs fenêtres : toujours les mêmes tableaux, sans un trait particulier qui les différencie. Ce n’est que solitude, silence, accablement. Du pays bas, plat et blanc. Six mois de mort. Des températures qui devraient tuer jusqu’aux germes de la vie. Soudain, un matin d’été, car nous n’avons pas de printemps, la vie éclate sans transition : et quelle vie ! Hier il n’y avait pas de bourgeons, aujourd’hui il y a des feuilles ; la fleur se hâte, le fruit la suit, un soleil des tropiques brûle cette terre figée, les eaux débordées se précipitent au travers des forêts, c’est joyeux et magnifique, mais toujours immodéré, écrasant. Surtout n’essayez pas d’assujettir notre nature à votre petit compas, bon pour vos terres soumises d’Occident. La terre russe a des rébellions et des ardeurs de vierge, elle se rit de vos efforts. Chez vous, l’homme commande ; ici, il obéit à la nature. L’an dernier, un de vos ingénieurs est venu pour endiguer le fleuve, il a travaillé toute une saison ; cet été, le fleuve russe ennuyé a porté son lit à un kilomètre plus loin, et, de la vallée voisine, il nargue le pauvre homme. Il fallait voir l’embarras de votre savant avec le baromètre, l’anémomètre, qui ne donnaient plus ici que des indications menteuses ; je crois bien ! ses instruments de précision étaient affolés par nos vents, qui tournent d’une mer à l’autre sans rencontrer un mont. On a pu dire de la Russie du Nord, de ce sol mal séparé des eaux, que c’était un reste du chaos oublié par Dieu. – Et maintenant, devinez l’action d’un pays pareil sur l’homme jeté en proie à ses caprices !
Vous parlerai-je de l’histoire ? Je ne veux pas professer un cours : vous savez comme moi que nul peuple n’a été secoué par plus de mains et par des mains plus dures, que nul n’a subi autant de servitudes domestiques et étrangères, autant d’invasions qui ont déteint sur lui ; vous savez qu’il erre depuis longtemps, comme une grande épave, entre l’Europe et l’Asie. – Tenez, j’aime mieux vous dire ma théorie scientifique ; elle en vaut bien une autre. À mon sens, le Russe est le produit de la soupe qu’il mange. Vous la connaissez, la soupe nationale, vous vous la rappelez avec horreur ; on y trouve de tout, du poisson, des légumes, des herbes, de la bière, de la crème aigre, de la glace, de la moutarde, que sais-je encore ? des choses excellentes et des choses exécrables ; on ne devine jamais ce qu’un coup de sonde va ramener de là. Ainsi de l’âme russe ; c’est une chaudière où fermentent des ingrédients confus : tristesse, folie, héroïsme, faiblesse, mysticisme et sens pratique ; vous en retirerez de tout au petit bonheur, et vous en retirerez toujours ce que vous attendiez le moins. Si vous saviez jusqu’où cette âme peut descendre ! Si vous saviez jusqu’où elle peut monter ! et de quels bonds désordonnés !
Vous venez de voir les paysans de mon village, une centaine de familles engourdies depuis des siècles sur ce lit de neige, sous ce rideau de sapins. Vous vous êtes dit avec pitié que ce pauvre tas d’hommes n’est guère qu’un prolongement vivant de la forêt, comme elle obscur, impénétrable, sourd aux grands bruits de pensée qui réjouissent et transforment le monde. Cela vous a paru sans intérêt, ces êtres primitifs réduits au minimum d’idées, de besoins et d’activité dont puissent se contenter des créatures humaines. Eh bien ! essayez de remuer ces âmes endormies ; qu’un sentiment, une colère, un coup imprévu les réveille, vous verrez surgir de ce néant des martyrs, des héros, des fous, de quoi remplir une épopée.
Vous me reprochez souvent de rester dans les généralités ; voulez-vous des exemples ? Je pourrais vous conter une histoire qui s’est passée ici, dans les premières années après l’émancipation. Mais vous préférez peut-être remplacer un de ces messieurs à la table de whist, ou lire le Journal de Moscou, qu’on vient de me remettre ?
– Je protestai qu’aucune de ces deux offres ne me séduisait et je priai mon ami, de contenter ma curiosité. Il me fit alors le récit que je vais rapporter.
Au temps de ma première jeunesse, il y avait dans le pays un vieux colporteur qu’on appelait l’oncle Fédia. Nul ne lui connaissait d’autre nom. D’où venait l’oncle Fédia ? Avait-il jamais eu une famille, un seigneur, un métier plus chrétien ? C’est ce que personne n’aurait pu dire. Il y en a tant, chez nous, de ces petites vies foraines isolées, errantes, qui ne tiennent à rien, ne servent à rien ; il semble que Dieu les ait semées sans y penser, puis perdues, comme les mouettes sur la mer, les oiseaux inutiles, seuls, qui ne se posent jamais. L’oncle Fédia tournait dans les villages ; quatre ou cinq fois par an, on le voyait reparaître avec sa télègue, son petit cheval maigre et sa balle rebondie.
On ne l’aimait pas. D’abord il faisait un métier que les chrétiens abandonnent d’ordinaire aux bohémiens et aux juifs ; avec sa casquette plate, sa longue pelisse de renard en lambeaux, sa mine craintive de chien battu, il ressemblait à un vaurien de grande route bien plus qu’à un honnête paysan russe, qui se présente convenablement, en bonnet, en touloupe de mouton, l’œil franc et le rire aux lèvres. En outre, les villageois soupçonnaient le vieux colporteur de jeter des sorts ; on dit que tous ces gens ambulants sont coutumiers de la chose. Ce n’est pas pour rien qu’ils ont au fond de leur sac toute sorte de livres, de l’encre, des plumes, des lunettes avec lesquelles on voit un homme à trois verstes ; cela va partout, inspectant chaque maison, cela vient coucher à la nuit et repart avant l’aube ; quoi d’étonnant s’ils regardent de travers les enfants et le bétail ?
Dans les habitations seigneuriales, on reprochait à l’oncle Fédia des méfaits plus sérieux : souvent, quand on avait eu l’imprudence de lui donner l’hospitalité, des objets ne se retrouvaient plus après le départ du vagabond ; il manquait un couvert d’argent, une hache, une pièce d’étoffe. Les gens de l’office et de la cour étaient d’accord pour accuser le porte-balle. Enfin il passait pour un ivrogne fieffé ; plus d’une fois, on l’avait ramassé sur la route, étendu entre les roues de sa charrette. Il arrive, c’est vrai, qu’un homme s’abat de fatigue et de froid par les nuits d’hiver : mais le plus souvent, on ne risque rien à supposer que cet homme est ivre d’eau-de-vie. Pas une rixe de cabaret où l’oncle Fédia ne fût compromis ; après force explications entre la police municipale et les habitués du lieu, force coups et force cris, il se trouvait toujours que l’auteur du désordre était cet étranger, silencieux et sournois dans son coin, accusé par son méchant passeport mal en règle. À la suite de ces vilaines histoires, les enfants poursuivaient le colporteur dans la rue avec des huées et des pierres ; il pressait le pas de son petit roussin et s’esquivait tête basse, comme un homme qui n’a pas la conscience en repos. Bref, les braves gens ne pouvaient estimer ni aimer ce personnage équivoque.
Moi, pourtant, j’aimais l’oncle Fédia. Il faisait partie de toute mon enfance, il figurait dans ma mémoire à la place d’honneur où sont les impressions des joies vives. Du plus loin que je me souvinsse, le colporteur était inséparable des veilles de grandes fêtes. Quelle émotion, quand on entendait la clochette de son cheval au portail ! Il entrait dans le vestibule bien chaud, avec sa pelisse de renard, son odeur de froid, de neige et de misère ; il ouvrait sa balle d’osier à double compartiment : que de trésors logeaient là-dedans ! Toute la maisonnée s’assemblait ; les filles de la cour, les yeux luisants de convoitise, s’étouffaient pour mieux voir, elles fourrageaient à pleines mains les rubans, les broderies, les mouchoirs d’indienne. Moi, je guettais avec impatience le casier du fond, que je connaissais bien, et où les jouets étaient empaquetés. Quand ma poche était vide de monnaie, l’oncle Fédia semblait comprendre ma mine désespérée ; il me glissait en dessous des regards très bons, vraiment ; il me donnait à crédit des couteaux de Toula et de belles images peintes de Souzdal. Plus tard, c’était lui qui m’apportait des livres, de la poudre de chasse, des amorces.
Cependant mon père fronçait le sourcil et faisait des signes d’intelligence à notre vieux majordome, qui prenait son air de bouledogue en défiance. Aussitôt les emplettes terminées, le colporteur ne flânait pas ; il ficelait sa marchandise, on lui ouvrait la porte sans le perdre de vue dans la cour, et personne ne l’aidait à soulever sur sa charrette son pesant ballot. Souvent, il me prenait envie de défendre mon vieil ami ; mais la hardiesse me manquait, et puis je savais déjà qu’on perd son temps à défendre ceux que tout le monde attaque.
La dernière fois que l’oncle Fédia vint chez nous, c’était un dimanche du grand carême, sur le tard, par une bien mauvaise journée de bourrasques. Avant de repartir, il regarda le ciel et me demanda timidement si on ne le laisserait pas coucher à l’écurie avec son cheval. À cette idée, ma mère s’effraya et mon père refusa d’un ton péremptoire. Le vieux marchand s’éloigna sans insister. Je courus après lui, je lui dis à voix basse :
« – Oncle Fédia, il y a la grange du moulin qui est ouverte, tu sais, au bas de l’écluse ; tu pourrais t’abriter là.
« – Merci, bârine, me répondit-il, mais j’arriverai bien tout de même à la ville.
« – Et si l’ouragan de neige te prend en chemin, qu’est-ce que tu deviendras ? »
L’homme fit son humble grimace de lièvre effrayé :
« – Ce n’est rien, bârine. Qui a souci de l’oncle Fédia ? Il ne tient pas grand’place dans le monde de Dieu ; s’il lui arrive malheur, cela ne gênera personne. »
Jamais le colporteur n’en avait dit si long d’une haleine ; je m’en revins tout étonné, et je ne pouvais pas me persuader que ce fût un mauvais homme.
Le lendemain, j’eus un peu honte de ma naïveté quand mon père, entrant dans ma chambre, tout ému, m’apprit la nouvelle du jour :
« – Dieu merci ! s’écriait-il, je ne t’ai pas écouté. Je te félicite sur le compte de ton protégé ! »
Et il me raconta comment on avait mis le feu, dans la nuit, à la maison d’un de nos voisins de campagne, un seigneur qui menait durement les paysans et vivait mal avec eux. Mon père ne doutait pas que ce ne fût là un tour du mécréant qu’il avait failli héberger. En effet, on l’arrêta le jour même, vaguant dans un bois de pins près de la maison incendiée. Une enquête fut ouverte ; mais, malgré tous les efforts du procureur, on ne put relever aucune charge décisive contre lui ; l’instruction démontrait la culpabilité d’une femme de notre village, une certaine Akoulina, employée dans la maison de notre malheureux voisin. Cette femme, congédiée la veille même du crime, après une scène violente de menaces et de coups, n’avait reparu dans sa chaumière que le matin et ne pouvait justifier de l’emploi de sa nuit. La justice relâcha l’oncle Fédia, non sans lui signifier quelques avertissements salutaires et l’ordre de quitter le pays.
Trois mois après, le procès criminel se jugeait au milieu d’une grande affluence de monde. Mon père fut cité comme témoin, Akoulina étant originaire de ses propriétés. Il partit pour la ville de district et consentit à me prendre dans sa voiture ; il me laissa, avec les chevaux, à l’auberge, en me recommandant de l’attendre patiemment. Cela ne faisait pas le compte de ma curiosité ; je me glissai sur ses pas, je me faufilai dans la salle d’audience ; et là, blotti dans l’angle du poêle, près de la porte d’entrée, je suivis les débats avec une émotion bien naturelle à mon âge. Chaque détail de cette matinée est présent à mon souvenir.
Vous connaissez nos prétoires de province : une salle nue, une double rangée de bancs à droite et à gauche ; au fond, sur une estrade, une table pour les juges ; au-dessus d’eux, contre le mur blanchi à la chaux, une grosse horloge ronde et un Christ. Ce jour-là, la salle était comble ; sur les bancs de droite, tous les seigneurs, les propriétaires de la contrée, les fonctionnaires de la ville ; sur les bancs de gauche, les paysans d’lvanofka, le hameau incendié, et ceux de notre village, presque au complet. Au banc des accusés, la prévenue. Un peu derrière elle, une de ses parentes amusait deux petites fillettes et portait un nouveau-né ; c’étaient les enfants d’Akoulina.
Toute mon attention se fixa sur cette femme. Elle était jeune encore, droite et forte, ni laide ni jolie ; une vraie figure de fille russe, ronde, plate, haute en couleur, avec une expression bornée et obstinée. Elle paraissait écouter à peine ce que le greffier marmottait de sa voix endormie ; elle ne regardait ni le public, ni les juges ; ses yeux demeuraient attachés sur le gros verre bombé de l’horloge, sur les aiguilles qui marchaient là-dessous ; par instants, ils se détournaient brusquement vers la porte d’entrée, puis revenaient à la pendule, déçus et anxieux ; elle semblait attendre quelqu’un ou quelque chose que les heures devaient amener.
Le procureur lut son réquisitoire ; les imputations et leurs preuves étaient écrasantes pour Akoulina. Son mari, un mauvais drôle, était mort dernièrement d’excès de boisson et d’inconduite ; elle-même, restée veuve avec trois enfants, avait toujours montré un caractère grossier, intraitable. Congédiée et frappée pour son insolence par la dame d’Ivanofka, elle avait quitté la cour en proférant des menaces, devant tous les gens assemblés, quelques heures avant l’incendie ; elle répétait la phrase de nos paysans en pareil cas : « Je lancerai le coq rouge. » Dans la soirée, la prévenue aurait dit la même chose chez le meunier, en lui achetant une charretée de paille ; puis elle avait disparu. Elle était revenue dans notre village le lendemain matin, toute lasse et souillée de boue, avec sa charrette vide, faisant semblant d’ignorer qu’Ivanofka avait brûlé dans la nuit.
Akoulina alléguait qu’elle avait été conduire cette paille et coucher dans une grange isolée, appartenant à un sien cousin, Anton Pétrovitch. Cet Anton ayant quitté le pays peu après pour aller chercher fortune à Odessa, où il s’était enrôlé dans l’équipage d’un bateau étranger, l’instruction n’avait pu le retrouver ; mais l’absence de cet unique témoin à décharge n’offrait qu’une médiocre importance ; l’alibi invoqué par l’accusée était évidemment une mauvaise défaite, alors que tout concordait à établir sa culpabilité. Le procureur conclut en réclamant la peine édictée par la loi contre le crime d’incendie : la déportation en Sibérie.
On interrogea un grand nombre de témoins. Le seigneur d’Ivanofka déclara qu’aucun doute ne subsistait dans son esprit : seule Akoulina avait pu mettre le feu à la maison. D’autres personnes respectables fournirent des renseignements fâcheux sur l’accusée, nature brutale, aigrie par la misère. Les dépositions des villageois furent sans intérêt. Aucun ne se départit de l’attitude invariable des paysans devant la justice : une circonspection craintive, des phrases vagues éludant les questions directement posées, un grand soin à ne charger personne, un plus grand encore à ne pas se compromettre. Ils ne savaient pas comment le malheur était arrivé : quelques-uns avaient entendu dire qu’on avait tenu des propos, mais qui et quels propos, impossible de le savoir au juste ; d’autres avaient vu rentrer Akoulina, le matin, mais d’où et par quelle route, ils ne se souvenaient pas. Deux ou trois commères ne purent se tenir de raconter que l’accusée les avait battues ; l’une d’elles ajoutait, il est vrai, que cette femme se tuait de travail, que les trois petits enfants étaient des anges du bon Dieu, et que ce serait bien malheureux pour eux, ce qui allait arriver.
L’avocat, un petit blond imberbe, intimidé par les gros bonnets de l’auditoire, enfila quelques phrases pour appeler la pitié du tribunal sur cette veuve ; il plaça une harangue sur l’émancipation des serfs, qui devait ramener la concorde entre les classes.
Akoulina n’avait prêté aucune attention à l’interrogatoire des témoins ni aux paroles de son défenseur. Son regard errait toujours de l’horloge à la porte. Par ses brèves réponses, on pouvait deviner ce qui se passait dans sa tête. De tous les éléments du procès, de toutes les explications de l’avocat, un seul fait était compréhensible pour ce cerveau obtus et le possédait tout entier, avec la ténacité de l’idée fixe : un mot de son cousin Anton Pétrovitch pouvait la sauver, et elle ne pouvait être sauvée que si Anton entrait par cette porte, dans ce moment, et disait ce mot. Ils affirmaient tous qu’Anton était perdu sur des mers lointaines ; n’importe, puisque lui seul était le salut, il fallait qu’il comparût, la justice de Dieu devait faire cela pour elle. Quelques jours auparavant, l’avocat avait encore écrit à Odessa, on avait répondu que des bateaux étaient signalés ; peut-être le sien, peut-être qu’il était en route pour venir, qu’il allait entrer. On sentait la pauvre femme toute cramponnée à cette espérance insensée ; elle l’attendait, comme le naufragé attend sur l’océan la voile improbable, comme elle eût attendu un miracle dans l’église si le prêtre l’avait annoncé.
À mesure que l’aiguille tournait, dépêchant les heures, cette attente se trahissait plus fébrile dans les yeux de l’accusée. Le président du tribunal l’interrogea une dernière fois. À toutes les questions elle ne répondait que ces quelques mots répétés à satiété :
« Je suis innocente. Je ne sais rien du feu. Qu’on demande à Anton Pétrovitch, qu’il vienne ; il dira ce qu’il faut. Je ne sais rien de ce qui est arrivé. Je suis innocente. »
Elle le disait avec un tel accent de sincérité que la conviction de beaucoup était visiblement ébranlée, malgré les présomptions accumulées. Par ce qui se passait dans mon esprit, je saisissais très bien le revirement opéré depuis quelques instants dans l’esprit des juges et d’une grande partie de l’auditoire ; ce revirement se laissait voir dans le ton et les gestes attristés du président. Nous sentions tous qu’on ne pouvait faire autrement que de condamner cette femme, et nous sentions aussi qu’on la condamnerait avec doute, avec angoisse ; nous aurions voulu qu’il survînt quelque chose d’imprévu, quelque chose qui eût enlevé ce fardeau de nos poitrines ; pour un peu, nous eussions attendu l’entrée d’Anton Pétrovitch, si l’on avait pu croire à cette péripétie impossible comme y croyait la désespérée. Et puis c’était si navrant, ces enfants qui allaient être dans une heure des orphelins ! La mère ne reviendrait pas de Sibérie ou en reviendrait trop tard ; qui nourrirait ces pauvres êtres, seuls dans le monde, dans la misère ? Ils jouaient si tranquillement avec leur gardienne, sans bruit, sérieux, intimidés par la foule et la nouveauté du spectacle ! Involontairement, les juges avaient regardé plus d’une fois de leur côté.
En quelques mots le président résuma les débats. Il laissait tomber lentement, comme à regret, ces paroles qui, malgré lui, amoncelaient les preuves du crime et rendaient le châtiment inévitable. Les juges se retirèrent et revinrent au bout d’un instant. Le président se leva, un papier à la main.
Alors, comprenant que c’était fini, Akoulina se raidit sur elle-même, secouée par un frisson de terreur ; elle étendit les mains derrière elle, palpa convulsivement les têtes de ses enfants, et soudain, tout d’une pièce, elle s’abattit sous le banc. Là, abîmée à terre, étranglée par les sanglots, les mains et les yeux levés vers le Christ, elle éclata d’une voix déchirante :
« – Christ sauveur, sauve-moi ! Seigneur, aie pitié de ta servante et de ses enfants ! aie pitié ! »
Entraînés par l’exemple et par les paroles consacrées, tous les paysans se levèrent d’un même mouvement, se prosternèrent sur le plancher et se signèrent pieusement.
Je ne vous décrirai pas le moment de stupeur qui suivit cette scène. Les juges et les seigneurs demeurèrent immobiles, interdits ; nul ne fit un geste, ne dit un mot ; le silence fut tel que j’entendais de ma place, je m’en souviens très bien, le balancier de la grosse horloge, battant sous le crucifix, comme la mesure de la justice éternelle. Ce fut cette horloge qui rompit le silence ; elle frappa les douze coups de midi. On écouta jusqu’au bout le timbre rauque et grave ; tous ces hommes, saisis de la même pensée, attendirent pour agir qu’elle se fût tue, cette voix terrible de l’horloge qui avait sonné tant d’heures de peine, marqué des douleurs et des fins de vies.
Ce bruit rappela Akoulina à elle-même, à son idée fixe. Elle se releva et jeta vers la porte un dernier regard chargé de détresse. Plus d’un suivit la direction de ce regard, même parmi les membres du tribunal ; à ce moment-là, nul ne se fût étonné, je crois, si Anton Pétrovitch eût paru sur le seuil. Obéissant à la pensée de tous, je me retournai, je l’avoue.
La porte ne bougea pas ; mais, à ma grande surprise, j’aperçus au fond de la salle une pelisse de renard que je connaissais bien, avec ses maigres plis, son odeur de froid et de neige. L’oncle Fédia était entré depuis un instant et se dissimulait dans l’encoignure. Ses petits yeux clignotants erraient avec crainte sur l’assistance, les juges, l’accusée ; surtout ils s’arrêtaient longuement sur les enfants, et il me sembla qu’ils avaient alors cette bonne lueur douce que je leur connaissais d’autrefois, quand j’avais de la peine et que le vieux me donnait de belles images de Souzdal.
Tandis que le président, ayant fait rétablir l’ordre, commençait la lecture du jugement, l’oncle Fédia se grattait la tête et toussait d’un air préoccupé ; il regarda encore les enfants là-bas, puis le Christ, et, tout à coup, avec de grandes précautions pour ne déranger personne, il avança de son pas timide et pressé dans l’allée vide, entre les deux rangées de bancs. Arrivé dans le prétoire, il s’agenouilla, fit le signe de la croix, et vint se planter devant la table des juges en tortillant sa casquette.
« – Que voulez-vous ? » lui dit le président, interrompant sa lecture.
L’oncle Fédia répondit de sa voix humble, à peine perceptible :
« – Pardon ! messieurs les juges, mais cette femme n’est pas coupable. C’est moi, pécheur, qui ai mis le feu. »
Les magistrats examinèrent le nouveau venu avec étonnement et incrédulité. Ils pensèrent d’abord avoir affaire à un fou. On lui fit répéter sa déclaration, on lui demanda son nom. Ce nom excita un murmure dans l’assistance et réveilla des souvenirs dans la mémoire des juges. Ils causèrent entre eux à voix basse, se rassirent et posèrent diverses questions au colporteur. Il y répondit avec soumission, gauchement, mais de manière à écarter tous les doutes. Pendant la nuit du sinistre, il était allé coucher à la grange du moulin ; il avait rencontré Akoulina se dirigeant avec sa charrette de paille vers la maison d’Anton Pétrovitch ; après minuit, il avait quitté furtivement le moulin, gagné Ivanofka, pénétré dans l’enclos et mis le feu aux écuries ; depuis longtemps, il méditait de se venger du seigneur qui l’avait fait battre cruellement l’année d’auparavant. – Ces mots « se venger » prenaient un accent singulier dans la bouche de cet être chétif. – Comme on lui opposait ses dénégations, lors de la première enquête, le colporteur demanda aux juges si l’on n’aurait pas trouvé à Ivanofka un pot de goudron portant une certaine marque de fabrique ; ce pot faisait partie de son assortiment de marchandises, il l’avait acheté à la ville l’avant-veille de l’événement, comme on pouvait s’en assurer. Le détail était exact ; le pot qui avait dû servir à allumer l’incendie figurait parmi les pièces à conviction.
L’étonnement du premier instant faisait place à une persuasion nouvelle dans l’esprit des juges et des auditeurs. Peut-être cette persuasion était-elle aidée par le désir secret que nous avions tous de voir le châtiment détourné de la tête d’Akoulina. Tout nous préparait à trouver le coupable dans ce vagabond, sur qui les soupçons de la première heure s’étaient si naturellement portés : l’instruction ne l’avait abandonné qu’à regret, faute de preuves suffisantes, et sans renoncer à l’espoir de faire la lumière sur ses mensonges. N’était-ce pas la justice divine qui éclatait, en le forçant à se déclarer au moment où il allait perdre une innocente ? Depuis qu’il parlait, il y avait une détente dans la salle, au lieu de l’angoisse qui nous oppressait auparavant, un sentiment confus que toutes choses étaient remises en leur place, pour le mieux.
L’interrogatoire, poursuivi sommairement, fut bientôt terminé. Le président invita une dernière fois le déposant à affirmer sous serment ses révélations. L’oncle Fédia sembla hésiter une seconde ; il leva timidement les yeux sur le Christ, puis étendit la main vers lui. Le tribunal se retira pour rédiger une nouvelle sentence. Seul au milieu de l’enceinte, sous le poids de tous ces regards lourds de haine, le colporteur baissait honteusement la tête, écrasé par la réprobation publique. Tout en m’avouant que mon vieil ami était criminel, je souffrais pour lui de cette horrible minute, de ce châtiment par le mépris ; ce fut presque un soulagement quand les magistrats reparurent avec la sentence. L’oncle Fédia était condamné aux mines de Sibérie : la peine était réduite à dix ans, en considération de l’aveu volontaire. Les gendarmes l’entraînèrent ; comme il passait près de moi, retardé par la foule qui se pressait à la porte, je fouillai dans ma poche et glissai les quelques roubles que j’y trouvai dans la main du condamné.
« – Adieu, pauvre oncle Fédia ! »
Il murmura :
« – Merci, bârine ! ce n’est rien, mon malheur ne gênera personne. »
Je me souvins alors qu’il m’avait déjà dit cette phrase, du même ton singulier, la nuit où il partit de chez nous. On l’emmena, je le perdis de vue.
Au dehors, les paysans entouraient Akoulina et l’accablaient de félicitations. Elle ne savait que pleurer en répétant :
« – Loué soit Dieu !… Ah ! le maudit bohémien, qui voulait faire périr une innocente ! »
On la ramena en triomphe au village ; le soir, on fit venir les musiciens pour la fêter et il y eut grande réjouissance au cabaret.
On continua à parler quelque temps de cette affaire, tandis qu’on rebâtissait la maison d’Ivanofka. Bientôt, le souvenir disparut avec les ruines qui l’entretenaient ; il en resta seulement l’habitude de faire bonne garde dans les habitations isolées, quand passaient des colporteurs. Des mois s’écoulèrent, et des années. Attendez : quatre ans jusqu’à mon entrée à l’école militaire… ensuite mes deux ans d’école… c’est cela, il y avait six ans, quand je revins chez nous aux vacances d’été. Un matin, comme nous prenions le thé dans le jardin, nous vîmes accourir le prêtre tout troublé.
« – Justice divine ! si vous saviez ce qui vient d’arriver ! s’écria-t-il du plus loin qu’il nous découvrit.
« – Je sais, dit mon père, le meunier s’est tué en tombant de son échelle. Eh bien ? quoi ? la perte n’est pas grande ; c’était une espèce de sauvage, mauvais coucheur et redouté des paysans.
« – Oui, reprit le prêtre, mais vous ne savez pas le plus terrible ; cet homme m’a fait chercher au moment de mourir et m’a confié son secret : – Père, m’a-t-il dit, je suis un grand pécheur ; c’est moi qui ai brûlé Ivanofka dans le temps, pour me venger du seigneur de là-bas, qui avait jadis fait partir mon fils comme recrue. – Que dis-tu ? C’est le colporteur Fédia qui a commis et expié ce crime. – Non, père, c’est moi. L’oncle Fédia avait couché dans ma grange, même qu’il m’a vendu le pot de goudron avec lequel j’ai mis le feu. Je crois bien qu’il s’est aperçu de quelque chose et qu’il me soupçonnait. Le matin du jugement, il passa au moulin et me dit d’un air entendu : « Il y aura aujourd’hui un grand malheur, on va condamner Akoulina, qui est peut-être bien innocente… » Je menaçai le colporteur, et, comme il avait grand’peur de moi, il s’éloigna en tremblant. C’était une âme du bon Dieu : il aura pris pitié de la veuve et de ses enfants ; il se sera livré pour les sauver… Et moi, misérable pécheur, je me suis tu… Père, dites qu’on répare l’injustice, pour qu’elle ne pèse pas sur mon âme ! Y a-t-il un pardon pour moi ? – Je n’ai eu que le temps de l’absoudre : ce malheureux est mort dans l’épouvante de son péché. »
Immédiatement nous emmenâmes le prêtre chez le gouverneur de la province. On fit écrire en Sibérie, de tous côtés. Des mois se passèrent en correspondances inutiles. Faute d’indications suffisantes, on ne savait là-bas quel déporté nos magistrats réclamaient. Enfin le gouverneur général de la Sibérie a clos la correspondance par une lettre assez sèchement tournée : « On se moquait de lui, vraiment ; croyait-on qu’il fût facile de trouver un Fédia dans nos possessions d’Asie et qu’il n’y eût qu’un seul vagabond de ce nom ? Depuis un an, il était mort deux Fédia à l’hôpital de Tomsk et trois à l’hôpital de Tobolsk, sans parler des autres. Si les fonctionnaires de l’intérieur n’avaient pas des dossiers mieux en règle, il ne leur restait qu’à venir vérifier eux-mêmes les registres d’écrou de toute la Sibérie, pour retrouver leur Fédia dans le tas des déportés, vivants ou morts. »
Quand on apprit dans le village l’insuccès de nos démarches, Akoulina apporta un panier d’œufs au prêtre, en le priant de célébrer un service pour le repos de l’âme du pauvre oncle Fédia. Nous allâmes tous à l’église. Jamais je n’ai prié d’aussi bon cœur ; pour la première fois, je compris bien le sens de ce verset, que l’officiant lisait dans l’évangile du jour : « Père, comme tu m’as envoyé dans ce monde, moi j’y ai envoyé les miens. » Je compris, en voyant repasser devant mes yeux l’humble figure de l’oncle Fédia, tremblant dans sa pelisse de renard, au milieu du prétoire, sous les mépris de la foule. De ceux qui l’injuriaient alors, beaucoup étaient là qui pleuraient maintenant, en pensant à ce frère méconnu, mort dans l’hôpital des mines, à Tomsk ou à Tobolsk, on ne saura jamais…
Comme M. P… achevait son récit, un domestique entra, apportant le troisième samovar de la soirée. Je reconnus le ménétrier qui faisait danser au cabaret tout à l’heure ; je distinguai sur sa capote la petite croix de fer de Saint-George, celle qu’on donne aux soldats.
– Tiens ! dis-je à mon hôte, le musicien du village est à votre service ?
– Oui, répondit M. P… Vous savez qu’en vertu d’une loi vieille comme les patriarches, on a d’autant plus de serviteurs qu’on a moins de services à leur demander, moins de besoins à satisfaire. Dans toute vraie maison russe, ils se mettent dix pour faire très mal la besogne qu’un seul fait très bien chez vous. C’est le principe de la division du travail, appliqué à un travail absent. Ce bonhomme, qui répond au nom de Pétrouchka, est spécialement chargé de l’entretien et de l’alimentation des samovars. C’est la seule fonction que son intelligence lui permette. Encore m’apporte-t-il souvent de l’eau tiède, quand il ne disparaît pas tout à fait pour racler son violon dans quelque coin. Vingt fois j’ai voulu casser aux gages ce vieil imbécile, qui n’aurait plus qu’à crever de faim dans sa hutte, paresseux comme il est ; seulement…
– Seulement, vous êtes trop bon !
– Mais non ! c’est lui qui est bon ! c’est lui qui est un héros ! Quand j’ai envie de le battre, je me rappelle le siège de Bayazed, et alors je suis tenté de l’embrasser. Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler du siège de Bayazed. Eh bien ! si ce glorieux fait d’armes illustre notre histoire, c’est peut-être à Pétrouchka que nous le devons.
Je regardai avec étonnement l’ancien soldat. Je connaissais cet épisode légendaire de la guerre de Turquie, la défense de Bayazed. Au mois de juin 1877, l’armée russe du Caucase, forcée de battre en retraite, avait jeté dans cette petite place quelques compagnies de réguliers et quelques pelotons de Cosaques, environ 1,500 hommes, commandés par un major. Coupée du gros des forces russes, qui rétrogradaient sur Érivan, entourée par 20,000 Turcs, cette garnison avait tenu bon pendant vingt-trois jours, sans pain, presque sans eau, continuellement sur la brèche ; quand les troupes du général Tergoukassof, reprenant leur mouvement offensif, parvinrent à dégager Bayazed le 28 juin, ce qui restait de la garnison était tellement affaibli que les hommes pouvaient à peine porter leurs fusils.
– Oui, reprit mon hôte, Pétrouchka, fifre au régiment d’Érivan, fut un des héros obscurs qui nous aidèrent à défendre cette bicoque contre toute une armée ; non seulement il y a versé de son sang et ramassé des blessures dont il souffre encore : cela, beaucoup d’autres l’ont fait ; mais il y eut une minute où ce bonhomme, bien à son insu peut-être, décida du sort de la place. La chose vaut la peine d’être contée.
Ah ! imprudent, vous ne saviez pas à quoi vous vous exposiez en venant relancer dans ses bois un ermite bavard, qui vit tourné vers le passé ! Vous êtes mon prisonnier, ma victime ; puisque j’ai trouvé une paire d’oreilles complaisantes, j’y vide sans pitié mon sac à souvenirs.
En 1877, quand la guerre d’Orient, qu’on supposait devoir être une marche triomphale, se dessina comme une partie sérieuse, avec ses alternatives de succès et de revers, on appela les réserves, et beaucoup d’anciens officiers reprirent du service. Je fus de ceux-là. J’obtins d’être replacé à l’armée du Caucase, dans ce régiment d’Érivan où j’avais passé quelques années de ma jeunesse ; j’emmenai mon Pétrouchka, qui appartenait à une des classes rappelées. Je dois dire qu’il marquait peu d’empressement à aller délivrer ses frères slaves et que je me défiais de ses qualités guerrières ; en revanche, je connaissais ses aptitudes musicales et je lui fis donner un emploi de fifre, vacant dans mon bataillon. Je vous fais grâce du récit de notre campagne jusqu’à Bayazed ; il vous suffira de savoir que nous comptions dans une des compagnies abandonnées là par l’armée en retraite.
Représentez-vous une petite citadelle à demi ruinée, posée sur une étroite corniche, au flanc d’une paroi de rocher, en face du mont Ararat ; les crêtes des montagnes dominent la place de tous les côtés. Le 6 juin au matin, nous vîmes ces crêtes se couronner de tirailleurs, puis de cavaliers et de canons ; c’était l’armée turque qui prenait position sur ces hauteurs, d’où son feu plongeait dans nos retranchements. Le gros village de Kurdes et d’Arméniens, d’où nous tirions nos subsistances, était tassé dans la vallée, sur les pentes du mamelon de Bayazed. À la nuit, une nappe de flammes couvrit ce village ; les Kurdes, excités par l’approche de leurs coreligionnaires, s’étaient jetés sur les chrétiens, égorgeant les hommes et incendiant les maisons ; nous voyions distinctement le massacre des malheureux Arméniens, les femmes et les enfants précipités dans les brasiers. Les cavaliers turcs se joignirent aux Kurdes pour piller le quartier chrétien et emmener le bétail ; il ne resta qu’un monceau de ruines et de cendres.
Nous nous étions barricadés à la hâte, en bouchant avec des pierres les portes et les brèches du mur ; notre approvisionnement consistait en une petite réserve d’orge et quelques caisses de biscuit. Ce qui nous inquiétait le plus, c’était le manque d’eau : dès le premier jour, l’ennemi détourna la source qui alimentait la citadelle. Un autre ruisseau coulait dans la vallée, à trois cents pas du rempart ; mais l’approche nous en était interdite par le feu des positions turques. Quand il se vit investi, le commandant ordonna de remplir tous les tonneaux, vases et marmites que nous possédions : pour 1,500 hommes, c’était de quoi vivre quatre à cinq jours.
Le 8, nous repoussâmes un premier assaut qui nous coûta pas mal de monde. Les alertes se succédèrent sans interruption les jours suivants ; notre faible effectif, obligé de fournir des postes nuit et jour, fut bientôt sur les dents ; mais nos pertes les plus sensibles étaient celles qu’on faisait chaque nuit, en allant à la maraude pour découvrir des vivres dans les décombres du village et puiser de l’eau au ruisseau de la vallée. Tous les soirs, une colonne de volontaires partait pour ces périlleuses expéditions ; les Turcs, avertis de nos habitudes, balayaient les abords de la place ; la colonne laissait en chemin dix, quinze, parfois jusqu’à vingt hommes, et, pour ce prix sanglant, elle rapportait quelques sceaux d’eau empoisonnée ; car l’ennemi avait eu soin d’entasser dans le ruisseau des cadavres d’hommes et de chevaux, qui communiquaient à cette eau une odeur fétide.
On rationna les soldats à une livre de biscuit et un bidon par jour ; encore était-ce là un idéal d’abondance dont il fallut bien rabattre par la suite. Dès la première semaine du siège, on avait dû renoncer à laver les plaies des blessés et à faire de la soupe pour eux. Ce tourment de la soif nous était infligé pendant les ardeurs d’un été d’Asie, après des nuits de guet et de combat ; le matin, nos premiers regards se levaient anxieux vers le ciel, brûlant comme une voûte de four, où pas un nuage ne venait promettre un soulagement à notre supplice. Mais il reste de ces journées un monument plus éloquent dans sa simplicité que tous les récits : ce sont les ordres quotidiens adressés à la garnison par son brave commandant. Tenez, feuilletez ceci.
– M. P… me montra, sur un rayon de bibliothèque, une plaquette de quelques pages qui portait ce titre : Les vingt-trois jours du siège de Bayazed, Pétersbourg, 1878. Je parcourus cette brochure ; je regrette de ne pouvoir tout reproduire d’un document si curieux et si honorable :
Ordre n° 6. – 9 juin. – J’adresse mes remerciements sincères aux officiers et aux soldats pour la vaillance avec laquelle ils ont repoussé l’assaut d’hier.
Attendu que la provision d’eau s’épuise rapidement et que le siège peut durer longtemps, la ration est réduite à un demi-bidon.
Aujourd’hui, on creusera une fosse dans le sous-sol des casemates et on rendra à la terre le corps du lieutenant-colonel Kovalevsky, tué dans l’affaire du 6 : on damera la terre sur le corps.
Ce soir, on désignera une équipe de travailleurs et une escorte de Cosaques pour percer une tranchée dans la direction du ruisseau ; les hommes qui s’engageront dans cette tranchée doivent porter avec eux de la vaisselle de bois et laisser les bidons, afin d’éviter le bruit.
Ordre n° 7. – 10 juin. – Les hommes de corvée ont fait trop de bruit hier soir, l’ennemi averti a arrêté la sortie par son feu.
Attendu que la réserve d’eau de l’hôpital est épuisée, les blessés et les malades participeront à la distribution de la garnison ; ils recevront un bidon le matin et un le soir.
À partir de demain, la ration de biscuit sera réduite à une demi-livre par homme.
Ordre n° 10. – 14 juin. – À partir de demain, la ration de biscuit sera réduite à un quart de livre par homme.
La sortie d’hier ayant réussi, on donnera de l’eau aux blessés et aux malades de l’hôpital pour faire cuire la soupe.
Ordre n° 12. – 17 juin. – Afin de ménager nos réserves de biscuit, on portera de 25 à 80 le nombre des hommes commandés cette nuit pour la sortie à l’eau ; une partie d’entre eux se répandra dans le village pour chercher dans les décombres des maisons les objets comestibles qui pourraient s’y trouver encore.
Ordre n° 13. – 18 juin. – Aujourd’hui, on ensevelira dans la fosse du sous-sol des casemates le corps du lieutenant-colonel Patzévitch, mort de ses blessures le 16. On damera la terre sur le corps.
La sortie d’hier ayant réussi, la distribution de biscuit est supprimée aujourd’hui. Les hommes se nourriront des aliments recueillis dans le village. On renouvellera la sortie, la nuit prochaine, pour le même service.
Ordre n° 16. – 21 juin. – La sortie d’hier ayant été arrêtée par l’ennemi dès le début, on délivrera aujourd’hui du biscuit à la garnison, à raison d’un huitième de livre par homme. On fera cuire les aliments qui restent pour les malades.
Ordre n° 18. – 23 juin. – La sortie à l’eau n’ayant pas réussi hier, on donnera aux malades un bidon et aux combattants un quart de bidon.
Ordre n° 19. – 24 juin. – La sortie d’hier ayant encore échoué, on donnera aux malades un bidon et aux combattants une cuillerée d’eau.
Comme il n’y a plus de pain à l’hôpital, faute d’eau pour le cuire, on réservera aux malades le peu de biscuit qui reste, à raison d’un quart de livre par tête ; pour nourrir la garnison, on abattra mon cheval et celui de l’adjudant de place.
Héros de Bayazed ! vous êtes dignes de ce nom, parce que, jusqu’à ce jour, vous avez supporté avec fermeté et sans murmures toutes les privations dont vous souffrez, enfermés dans cette forteresse. Courage ! mes amis, courage pour les épreuves futures ! de très grandes nous sont encore réservées ; mais ne perdez pas l’espoir d’être délivrés ; soyez certains qu’on se hâte à notre secours et que des obstacles imprévus retardent seuls nos libérateurs. Quoi qu’il arrive, souvenez-vous que le serment, la loi, le devoir, l’honneur de notre patrie exigent que nous mourions à ce poste ; nous le ferons, malgré toutes les ruses de notre adversaire, qui nous propose chaque jour de nous rendre à des conditions avantageuses. Souvenez-vous, mes amis, que Dieu nous voit, que nous faisons cette guerre pour la défense de ceux qui croient en lui, et qu’il ne nous abandonnera pas.
– Songez, reprit M. P…, comme je lui rendais sa brochure, qu’après cette journée où nous fûmes rationnés à une cuillerée d’eau, il y en eut encore quatre avant la délivrance. – Mais ces souvenirs m’emportent, et je ne voulais vous parler que de Pétrouchka. Vous vous demandez ce qu’il devenait dans tout cela. Ses talents n’avaient plus d’emploi à Bayazed ; l’heure n’était pas à la musique, sauf à celle du canon. On métamorphosa le fifre en canonnier. Il ne marqua pas dans cette nouvelle partie, ce ne fut pas là qu’il trouva la gloire ; mais, durant ce siège mémorable, Pétrouchka eut trois idées, les seules probablement qu’il ait eues dans toute sa vie ; les deux premières étaient des idées tactiques, elles furent médiocres et tournèrent à mal ; la troisième était une idée musicale ; celle-ci fut excellente, comme vous le verrez.
Il y avait, dans la citadelle, une ancienne chapelle abandonnée, adossée au mur du nord et prenant jour sur la campagne par deux meurtrières pratiquées dans ce mur. Cette chapelle était bâtie sur un vaste caveau, qui avait dû servir de prison ou de dépôt de vivres au temps des Turcs ; une large ouverture, fermée par une dalle mobile, donnait accès dans ce caveau. C’était là qu’on ensevelissait les soldats tués ; et, malheureusement, il n’y avait pas de jour où il ne fallût déplacer la dalle pour descendre de nouvelles victimes dans le souterrain.
Une après-midi, comme nous étions à jeun depuis l’aube, Pétrouchka, me voyant d’assez méchante humeur, vint à moi d’un air de mystère et me confia qu’il croyait tenir notre souper. Il avait observé qu’un couple de pigeons sauvages revenait chaque soir se poser dans les embrasures du mur et en ressortait le matin. Apparemment ces oiseaux passaient la nuit dans l’intérieur de la chapelle, il serait facile de les y capturer. Après m’avoir révélé son projet, mon homme partit en grand secret pour cette expédition ; il se glissa dans le bâtiment désert et se mit en embuscade sous les meurtrières.
Les pigeons entrèrent ; Pétrouchka se jeta à leur poursuite, armé d’une grande gaule. Mais la nuit était venue dans la chapelle, et il n’avait pas osé prendre de lumière de peur d’éveiller l’attention, d’attirer des copartageants. Le malheur voulut que, ce jour-là, on eût déposé à l’orifice du caveau deux soldats tués la veille, en négligeant de replacer la dalle : Pétrouchka buta contre ces corps, s’embarrassa dans les cordes destinées à les descendre et tomba, la tête la première, dans le trou béant. Le lendemain matin, comme je le cherchais partout, on entendit des cris pitoyables qui sortaient de chez les morts, sous la chapelle ; on retira le chasseur de pigeons tout contus, à demi asphyxié et fou d’épouvante, après cette nuit passée dans le sépulcre. L’aventure à eu les honneurs de l’histoire : vous la trouverez à l’appendice de la relation du siège, égayant ces pages tragiques.
La seconde idée de Pétrouchka fut encore moins heureuse, bien qu’inspirée par un brave sentiment. Le jour où le commandant prescrivit d’abattre les derniers chevaux d’officiers, j’ordonnai à mon serviteur de mener ma pauvre monture au sacrifice. Pétrouchka lut dans mes yeux le regret que j’éprouvais à me séparer ainsi de mon cheval de bataille ; il me communiqua un plan dont la réussite devait nous procurer des vivres et retarder l’emploi des ressources suprêmes. Il croyait savoir qu’une bonne provision de blé existait encore dans une maison d’Arménien ; seulement cette habitation, séparée du village, s’élevait au milieu d’un champ découvert, il était impossible de l’atteindre sans être mitraillé par l’ennemi. Il fallait trouver un stratagème : Pétrouchka et quelques-uns de ses camarades l’avaient trouvé.
À la nuit, on les vit se partager une pile de madriers abandonnés dans les chantiers de la citadelle ; chacun des volontaires chargea une de ces planches sur ses épaules et s’engagea dans la tranchée, à l’heure de la sortie aux vivres. De la tranchée, ils gagnèrent le champ découvert en rampant sous leurs carapaces. Pétrouchka ne se doutait guère qu’il plagiait la tactique d’assaut des Romains. Il allait, s’applaudissant du succès de son invention, riant aux balles turques qui mouraient sur sa cuirasse. Mais comme il touchait au port, un obus s’abattit précisément sur les planches mouvantes, culbuta avec fracas trois ou quatre d’entre elles, rompit l’ordonnance de la petite troupe : le bruit et la lumière trahirent les mouvements. Aussitôt, les avant-postes ennemis foudroyèrent ces malheureux de décharges répétées ; les volontaires se replièrent précipitamment. Continuant, hélas ! leur plagiat inconscient, ils rapportaient sur leurs boucliers improvisés, transformés en civières, une douzaine de morts et de blessés.
Parmi ces derniers se trouvait Pétrouchka, percé de deux balles. Ses blessures, dont la malignité se révéla par la suite, parurent alors assez bénignes ; il en fut quitte pour une semaine de lit, et, durant les deux dernières journées du siège, il revint flâner avec les convalescents dans l’enceinte de la citadelle.
Ces dernières journées avaient consterné les plus fortes âmes. Le 21, comme vous pouvez le voir à cette date dans les ordres du jour, le commandant avait communiqué à la garnison une bienheureuse nouvelle ; soit qu’il eût en réalité quelque avis, soit qu’il voulût relever le moral du soldat, notre chef annonçait l’arrivée d’une armée de secours pour le lendemain. Le 22, dès l’aube et jusqu’au soir, tous les yeux fouillaient impatiemment l’horizon. Rien que l’éclair accoutumé des canons turcs. Le 23, le 24, on attendit encore d’heure en heure la réalisation de cette promesse.
Rien, toujours rien !
Alors les espérances, un moment exaltées, retombèrent de toute leur hauteur dans un abattement pire que les incertitudes passées. Plus de pain, une cuillerée d’eau nauséabonde, une chaleur accablante, et cette odeur insupportable des cadavres, qui pourrissaient aux abords de la citadelle, empestant l’air que nous respirions. Les hommes encore valides, brisés de fatigue, ne suffisaient plus aux services multipliés qu’on exigeait d’eux. Beaucoup s’asseyaient à terre, l’œil éteint, les lèvres serrées, sans murmure, mais avec le désir visible de la mort.
Le 27, on mangea le dernier cheval ; c’était l’agonie pour le lendemain, si le ciel ou les hommes n’avaient pas pitié.
Le soir de ce jour, aux premières ombres, on signala un parlementaire ennemi sous le rempart. Le commandant et les officiers du conseil se portèrent à sa rencontre ; cet homme fut introduit et nous remit une missive du général turc. C’était la huitième depuis le début du siège ; on avait dédaigneusement renvoyé les précédentes. Le commandant prit le papier, l’éleva à niveau de la lanterne qui éclairait le cercle d’officiers et nous en fit la lecture à haute voix. Schamyl-Pacha informait les assiégés que le général Loris-Mélikof, ayant tenté d’opérer sa jonction avec l’aile gauche de l’armée russe, avait été battu et contraint d’évacuer Kars ; Tergoukassof, qui commandait cette aile gauche, avait perdu, de son côté, plus de sept mille hommes en diverses rencontres et repassait la frontière : nous restions seuls, abandonnés sur le territoire ottoman. Le pacha, mû par un sentiment d’humanité, nous engageait à cesser une lutte sans espoir et nous offrait les conditions honorables que méritait notre bravoure.
Tandis que le major lisait, des groupes nombreux de soldats étaient venus se masser derrière nous ; j’épiais sur leurs visages découragés l’impression produite par ces tristes nouvelles. Elles ne trouvaient que trop de créance : puisque nos frères n’accouraient pas à notre aide, c’est qu’ils étaient malheureux partout, comme l’affirmait le général ennemi. Le commandant laissa tomber la lettre à ses pieds et garda le silence.
Je vivrais cent ans que je n’oublierais pas l’angoisse de cette minute. Sous la clarté hésitante du fanal, autour du parlementaire turc, l’état-major était rangé, débordé par le flot des soldats ; les figures inquiètes de ceux-ci interrogeaient les chefs, et les chefs se taisaient, la tête basse. Chacun examinait son cœur, craignant de le deviner et de deviner du même coup celui de son voisin ; chacun luttait à part soi, mollement, contre les sophismes du désespoir, les lâchetés qui commençaient à ramper dans les âmes. La limite des forces humaines n’était-elle pas atteinte ? Faire plus, n’était-ce pas folie ? Moment terrible, où nul ne parlait, parce que tous attendaient la voix d’un plus faible qui vînt entraîner et excuser la faiblesse grandissante de tous. Nous sentions que chaque seconde triomphait d’une volonté et mûrissait la défaillance commune, qui allait trouver un interprète ; les regards se fuyaient pour ne pas se trahir en se rencontrant. Je détournai les miens ; ils se portèrent machinalement sur un homme qui approchait, le bras en écharpe et le front bandé. C’était mon vieux serviteur, accouru pour s’enquérir de la cause du rassemblement ; il n’avait rien entendu, ignorait ce qui se passait et considérait curieusement le gros Turc, immobile dans sa dignité d’Oriental.
Alors Pétrouchka eut son idée, la bonne : une idée facétieuse, une joyeuseté de paysan russe, qui traversa je ne sais comment sa cervelle. Il vint se planter tout droit devant le parlementaire, tira de sa poche son fifre, muet depuis si longtemps, le porta à ses lèvres, et, à la barbe du Turc étonné, il souffla dans l’instrument.
Ce que Pétrouchka jouait, c’était la première phrase de notre hymne national et militaire : Dieu sauve le tsar !
Vous savez si elle est puissante et superbe, cette phrase ! Aux grands jours des fêtes d’armée, vous l’avez entendue passer comme une tempête sur le front des bataillons, faisant battre les cœurs, sonner les sabres et claquer les drapeaux. Dès qu’elle éclate, un froid serre à la gorge le plus tranquille de nous, et le sang se jette aux yeux, comme demandant à se répandre. – Ce jour-là, dans le fifre de Pétrouchka, elle n’avait pas son grondement de tonnerre ; prisonnière dans ce petit roseau, elle en sortait toute sourde, malheureuse et suppliante. Pourtant chacun la reconnut et tressaillit ; quelque chose d’oublié venait de se lever au milieu de nous ; ce n’était pas ce paysan qui soufflait dans son méchant tuyau de bois, c’était la voix de la grande Russie qui nous promettait secours, la voix de la patrie gémissante qui conjurait de garder son honneur et commandait de mourir.
Ah ! la curieuse machine que nous sommes, mon cher ami ! Une vibration d’air nous avait changés en une seconde. À la dépression morale sous laquelle nous succombions, un sursaut de tous les cœurs succéda en un clin d’œil ; chacun se secoua comme tiré d’un mauvais rêve, chassant un souvenir de honte ; les têtes se relevèrent, les regards qui se fuyaient se rencontrèrent avec de nobles flammes. – Le commandant ramassa brusquement le papier, le jeta à l’émissaire et dit :
– Va te faire pendre !
Prit-on cette réponse pour un ordre mal donné ? Était-il vrai, comme on me l’affirma depuis, que cet envoyé fût un transfuge de notre camp, passible des lois militaires ? Peut-être. Dame ! vous ne trouverez pas la fin de mon histoire très correcte ; mais ne demandez pas trop de sang-froid à des désespérés qui meurent de faim. Bref, je ne sais comment, je ne sais par qui, en moins de trois minutes, le parlementaire était branché à la lanterne, et, sous le pauvre diable qui gigotait, Pétrouchka, goguenard, continuait de souffler dans son fifre.
Chacun alla reprendre son poste de nuit. Il n’eût pas fait bon pour les Turcs nous attaquer à ce moment-là. Un pressentiment confus nous disait que nous touchions à la fin de nos peines.
À l’aurore, le 28, des mouvements inusités se produisirent sur les montagnes ; des feux d’artillerie se croisaient qui n’étaient pas dirigés sur nous. Bientôt nous vîmes les lignes ennemies reculer en combattant ; une colonne débouchait sur les hauteurs ; du rempart, la vigie nous jeta un cri de joie : elle avait reconnu les uniformes et les enseignes russes. En un instant, tout ce qui pouvait encore courir dans la garnison fut sur le mur ; nous suivions les péripéties de la lutte, nous distinguions les régiments qui avançaient. Vers midi, les Turcs évacuèrent en désordre la vallée ; un gros de cavaliers s’élança sur les pentes de la citadelle. Je vous laisse à penser les cris, les gestes fous, les appels des gens qui m’entouraient. Cependant on affichait au quartier un ordre du commandant, le dernier.
Ordre n° 23. – 28 juin. – À l’approche de nos libérateurs, on hissera, près du drapeau, les enseignes du bataillon de Stavropol et les guidons des sotnias cosaques. Toutes les troupes se rangeront en ordre de parade sur le rempart ; autour du drapeau, on chantera l’hymne : Dieu sauve le tsar ! et on criera : Hourrah !
« Toutes les troupes », c’est-à-dire les quelques centaines de spectres qui se traînaient encore dans les cours, se serrèrent autour de leur étendard. Ces voix faibles, étranglées par la soif, entonnèrent le chant avec un tremblement enfantin. Un peu en avant, Pétrouchka donnait le ton, jouant sur son fifre, comme la veille.
Il faut croire que nous offrions un singulier tableau, lamentable et touchant ; nos yeux habitués ne s’en rendaient pas compte, mais nos camarades de l’armée de secours m’ont dit depuis qu’ils n’avaient jamais rêvé un aussi effroyable spectacle. « Vos hommes étaient verts, je ne peux pas trouver d’autre mot », me disait l’un d’eux.
Oui, nous ne devions pas avoir la mine de tout le monde. Le général Tergoukassof, arrivant au galop en tête de son escorte, s’arrêta à notre vue ; des larmes montèrent aux yeux de ce vieux soldat. Il se précipita sous la poterne, serra contre son cœur notre commandant, puis il alla droit au fifre et lui cria :
– Continue, mon brave, je te donne la croix de Saint-George !
Pétrouchka, toujours facétieux, répondit :
– Merci, Votre Excellence ; mais qu’il vous plaise d’abord de me faire donner un verre d’eau : il y a vingt-quatre heures que je n’ai bu.
– Vous voyez bien, grommela M. P… en se levant, que je ne peux pas congédier cet animal-là !
Comme nous continuions à deviser sur la condition des paysans, je parlai à mon hôte de certains individus de cette classe que j’avais vus figurer dans les procès politiques : je lui dis combien ceux-là ressemblaient peu au type idéal qu’il venait d’évoquer.
– Au point de vue du moraliste, vous avez mille fois raison, me répliqua Michaïl Dmitritch ; mais, au point de vue du psychologue, la différence n’est qu’apparente ; ce sont les mêmes moteurs qui, bien ou mal dirigés, produisent des actions si diverses. J’ai essayé de vous faire entrevoir une face de l’âme russe, celle qu’on pourrait appeler l’ancienne. C’est la mieux explicable, en somme, et nous n’avons pas le privilège de l’héroïsme inconscient : votre moyen âge a connu des races pareilles à ce qu’est aujourd’hui la nôtre ; vous y retrouveriez mille traits semblables à ceux que je viens de rappeler. Tel croisé français ou allemand du XIIIe siècle ne devait guère différer de mon Fédia et de mon Pétrouchka.
Ce qui vous déconcerte, c’est la face nouvelle, l’aspect inattendu sous lequel se présente cette âme, quand un accident la précipite de son XIIIe siècle dans le XIXe. – Vous avez vu ce matin, mon cher monsieur, et vous avez bien voulu admirer, pour flatter ma vanité de propriétaire, l’unique arbre fruitier de ma serre, le merisier des steppes sur lequel j’ai greffé des prunes ; vous m’avez cru sur parole quand je vous ai dit que ce sauvageon, couvert d’épines et de baies amères, avait poussé l’an dernier une branche miraculeuse, chargée de reines-claudes grosses comme des œufs. Cet arbre est l’image de mon pays ; je n’en connais pas de plus exacte. Sur le jeune tronc sauvage, nous avons greffé çà et là vos idées d’Occident ; longtemps encore l’arbre continue à porter ses fruits naturels ; mais quelques rameaux, contraints de se soumettre à l’expérience, donnent le fruit nouveau ; nourri d’une sève trop violente, ce fruit apparaît transformé, monstrueux parfois. La plupart des gens qui le contemplent ne comprennent rien à cette végétation hybride ; beaucoup, trop pressés pour faire le tour du phénomène, n’en voient qu’un côté, et ceux-là de disputer : « C’est un merisier, crient les uns. – C’est un prunier », répliquent les autres. Nous voici ramenés à cette fameuse question du nihilisme, sur laquelle on a tant déraisonné.
Le nihilisme, c’est cela et ce n’est que cela : le produit des idées modernes greffées à la hâte sur le tronc russe. Un hasard d’éducation, de fortune, tire brusquement Fédia ou Pétrouchka de son milieu naturel, de son indolence de pensée, lui infusant tout d’un trait la science nouvelle, l’orgueil de la raison avec son besoin de liberté ou de révolte : prenez le mot que vous voudrez, je ne préjuge pas. L’esprit de mon paysan est changé, mais non pas son âme et ses instincts, qui résistent plus longtemps. Dans ce cerveau où vous avez logé vos spéculations hardies, le sang vigoureux du primitif continue de battre à flots pressés. Chez vous, l’évolution s’est opérée lentement sur tout l’être ; ces hardiesses de pensées ne sont plus servies, sauf rares exceptions, par un tempérament redoutable, par une âme encore brûlante de foi ; chez mon homme, le tempérament est entier, la foi instinctive, si bien que, faute de mieux, il en arrivera à ce compromis risible, la foi au néant, et qu’il s’y précipitera tête baissée. Dans ce malheureux, il y a un conflit de natures et, si je puis dire, un conflit de siècles ; plus que personne, il a droit de s’appliquer la parole de Job : Pœnæ militant in me. Des peines luttent en moi.
Ce qui sortira de ce conflit, le diable seul le sait ; mille folies, mille formes du désespoir. – Mais ne nous égarons pas dans la métaphysique. Voulez-vous voir une de ces greffes hâtives et le fruit qu’elles donnent ? Il s’agit d’une femme : dans notre peuple, la femme est plus apte que l’homme à ces transformations subites, et c’est chez elle que le phénomène est le plus curieux.
Ma mère avait recueilli dans ce village une petite fille dont la vive intelligence promettait beaucoup. Cette enfant partagea les premières leçons qu’on donnait à ma jeune sœur, lut à tort et à travers tout notre vieux fonds de bibliothèque. Plus tard, ma sœur fut envoyée dans un institut de Moscou : sa compagne déclara qu’elle voulait parfaire ses études et se préparer à une profession libérale. Grand embarras, comme toujours, en pareille occurrence. Quand le Créateur donna des ailes aux oiseaux, il eut soin de faire l’espace pour qu’ils pussent voler ; nous, dans notre sollicitude imprudente, nous leur donnons des ailes et point d’espace. Ma mère consentit à emmener sa protégée à Moscou.
Varvara Afanasiévna – c’est ainsi qu’elle s’appelait – se mit en tête d’étudier la médecine. C’était le courant du moment ; des centaines de jeunes filles, en Russie, voyant là une carrière possible pour elles, assiégeaient les facultés de médecine, réclamant avec instance leur admission aux leçons d’abord, puis aux diplômes et au libre exercice de cet art. Rien n’était organisé pour satisfaire leurs vœux ; on en admit quelques-unes par grâce à des cours spéciaux, ouverts dans un hôpital de Moscou. Varvara passait là ses journées depuis l’aube jusqu’à la nuit, penchée sur les tables d’anatomie, ne sentant ni le froid ni la faim, étudiant avec une passion toute féminine.
Au bout d’une année, l’état de nos affaires obligea ma mère à revenir à la campagne avec ses enfants ; elle voulut ramener au bercail sa petite villageoise, étant fort peu édifiée d’ailleurs par une occupation qu’elle ne comprenait guère et qui ne promettait aucun avenir à une paysanne sans un sou vaillant. Cette fois, Varvara s’insurgea tout net et refusa de suivre sa protectrice. C’était en 1872 ; le ministre de la guerre inaugurait à Pétersbourg, à titre d’essai, les fameux cours de médecine pour femmes à l’Académie chirurgico-médicale ; tous ces mots-là s’étonnent un peu de se rencontrer, mais vous n’en êtes pas à vos débuts en Russie, et vous ne vous étonnez plus de rien, j’espère. Varvara, qui n’avait pas ses vingt ans, mit dans un mouchoir quelques hardes et quelques roubles, elle prit le train pour Pétersbourg et tomba dans la capitale, plus seule que Robinson dans son île.
Maintenant que vous voilà au fait, j’arrête mon récit et je laisse parler l’héroïne, ce sera tout profit pour vous. Ma mère ayant continué à lui faire passer quelques secours, Varvara se fit un devoir d’écrire de loin en loin à sa bienfaitrice. Voici ses lettres : je les garde comme un document curieux pour l’histoire morale de notre temps.
– M. P… alla prendre dans une armoire de son cabinet une liasse de papiers et m’en fit la lecture. Je lui demandai la permission de transcrire quelques extraits de cette correspondance ; ils n’apprendront rien à personne en Russie, où pas un mois ne se passe sans que les journaux enregistrent des histoires semblables à celles-ci.
Varvara Afanasiévna à Mme P…
Pétersbourg, 1er novembre 1872.
Ma très honorée bienfaitrice,
Enfin ! l’Académie nous a ouvert aujourd’hui ses portes, les cours ont été inaugurés, et j’ai le bonheur d’être au nombre des élues. Ce n’a pas été sans peine et sans inquiétudes. Par quelles transes moi et bien d’autres avons passé depuis trois mois ! Toute sorte de bruits contradictoires couraient dans notre petit monde. Tantôt on parlait du refus de l’autorisation suprême, tantôt on nous menaçait de l’opposition de tel ou tel professeur. Personne ne savait au juste quel était le programme de l’examen d’entrée, mais on s’accordait à prédire que cet examen serait d’une sévérité extrême, pour décourager nos aspirations prématurées. Il y avait, assurait-on, plus de quatre cents demandes, et les admissions étaient limitées au chiffre de soixante-dix. Cependant nous nous préparions de notre mieux sur toutes les matières.
Vers le milieu du mois dernier, les examens ont commencé : quelle déception pour nous ! On nous a posé quelques questions sommaires sur la physique, la chimie, les mathématiques, les langues latine et française ; des questions d’enfant, des plaisanteries ! L’examinateur m’a demandé les propriétés communes des corps ! il n’a pas daigné m’interroger sur la géométrie, que j’avais tant travaillée. Nous avons parfaitement compris la raison secrète de cette indulgence : elle était pour nous humilier. On nous donnait à entendre qu’on s’enquérait de notre développement plutôt que de nos connaissances acquises. Nos ennemis espéraient ainsi déconsidérer l’œuvre que nous fondons, en refusant de la prendre au sérieux. Mais nous la ferons vivre en dépit de tout, cette œuvre sacrée !
Malgré la facilité ridicule de l’examen, quelques candidates ont été évincées. Les malheureuses pleuraient à chaudes larmes et suppliaient les professeurs, en parlant de leur vie perdue. Devant ces désespoirs tragiques, on a consenti à dépasser le chiffre fixé de soixante-dix étudiantes ; on en a admis quatre-vingt-six, qui se sont présentées ce matin à la leçon d’ouverture.
Vous n’imaginez pas quel public varié c’était, de toute classe, de tout âge, de toute provenance. Il y a des veuves, des femmes mariées, des jeunes filles ; l’une n’a que dix-sept ans. Quelques-unes de mes compagnes sont venues des parties les plus lointaines de l’empire, du Caucase, de la Sibérie. Toutes les classes sont représentées, mais inégalement : les filles de petits employés de l’État ont donné le plus fort contingent ; puis les filles de petits marchands ; il y a seulement quatre filles nobles, une fille de paysan comme moi, et une fille de soldat. Quand la porte d’honneur de l’Académie de médecine – cette porte à laquelle nos sœurs frappaient vainement depuis dix ans – s’est ouverte pour la première fois devant nous, nous l’avons franchie avec un sentiment d’orgueil triomphant. Nous nous sentions l’avant-garde de toutes les femmes russes, appelées enfin au libre emploi de leurs talents et de leur activité sociale. Pour ne pas compromettre l’institution, encore si précaire, dont nous attendons tout, nous nous soumettons aux sacrifices et aux humiliations qu’on ne nous épargne pas. Ainsi, à notre entrée dans l’amphithéâtre, une inspectrice déléguée à notre surveillance nous a fait mettre en rangs comme des pensionnaires, comme si nous n’étions pas des femmes émancipées par le savoir.
J’écris avec émotion la date de ce jour, qui marquera plus tard une ère dans l’histoire nationale, comme le jour de l’émancipation des serfs. Il a fait tomber les barrières dressées devant la femme. Le champ de l’avenir nous est ouvert. Nous y venons chercher d’abord un moyen pratique de vivre indépendantes et utiles aux autres ; ensuite et surtout le secret de la science, de la science que nous aimons d’une passion religieuse, qui peut seule fournir un remède à tous les maux présents, une solution à tous les doutes, un idéal de vie…
Pétersbourg, février 1873.
Nous sommes sorties des hésitations et des incertitudes du début. Grâce à la protection du ministre de la guerre, grâce au legs généreux d’une donatrice et aux souscriptions du public, le cours de médecine pour femmes, qui n’avait pas de budget, est assuré de vivre. Sa durée sera de quatre ans. Après ?…
Après, l’avenir est encore obscur : on ne sait toujours pas si nos diplômes nous conféreront des droits égaux à ceux des médecins hommes, et, sans ces droits, comment lutter, comment trouver une situation qui nous fasse vivre ? Mais à chaque jour suffit son mal. Maintenant il ne faut penser qu’à s’armer pour la lutte, à prouver notre aptitude aux droits que nous réclamons, à imposer notre supériorité. D’ailleurs nous sommes tout au bonheur de pouvoir enfin travailler librement. Il faut entendre raconter à nos aînées leurs longs désespoirs, quand jadis on les admettait dans l’amphithéâtre à la dérobée, par des portes bâtardes et pour quelques minutes, comme des voleuses. Aujourd’hui, nous avons un amphithéâtre à nous et la faculté d’y travailler du matin au soir ; nous avons nos heures réservées dans le cabinet anatomique ; enfin, nous pouvons apprendre l’anatomie sur de vrais cadavres ! Vous devinez si nous en profitons. Beaucoup de mes compagnes étudient avec une telle fièvre qu’elles en tombent malades.
Au commencement, les leçons des professeurs étaient un peu superficielles ; ils s’obstinaient à nous traiter en enfants, à ne pas nous prendre au sérieux. Maintenant, la plupart nous rendent justice ; ils nous font les mêmes leçons qu’aux étudiants, ils nous disent le dernier mot de la science. C’est le professeur d’histologie qui a su le mieux nous comprendre et conquérir nos sympathies ; il doit m’examiner dans quelques jours ; j’attends cet examen avec angoisse, car je voudrais sur toute chose faire sentir à notre maître combien le sujet qu’il traite me passionne, quel amour il a su m’inspirer pour l’histologie.
Nous vivons en assez bons termes avec l’inspectrice, malgré l’irritation que nous cause toujours cette prétention de nous conduire comme des pensionnaires. À quel propos a-t-on grevé de cette sinécure le pauvre budget des cours ? Si l’on s’est imaginé qu’il s’établirait entre elle et nous des rapports maternels, on se trompe. Le règlement nous oblige à l’informer de tout ce qui pourrait nous arriver d’extraordinaire. Qu’entend-on par là ? Que nous lui racontions nos rêves quand nous avons la fièvre ? Du reste, voici ce règlement, tel qu’il est imprimé sur nos permis de séjour.
« Les assistantes aux cours, – on ne veut pas nous appeler étudiantes, seule qualification que nous prenions en réalité, – sont strictement obligées d’informer l’inspectrice de tout ce qui leur arrivera d’extraordinaire. Elles doivent remplir leurs devoirs religieux et présenter en conséquence des attestats de personnes ecclésiastiques. Elles doivent observer un ordre rigoureux durant les leçons et ne les troubler par des manifestations d’aucune nature. Elles ne pourront s’éloigner de la ville sans l’autorisation de l’inspectrice. Elles doivent porter l’uniforme et, en général, se conformer, dans leur toilette, aux règles de la plus sévère décence. »
Inutile d’ajouter que chacun de ces points reste à l’état de lettre morte.
Pour ce qui est de la toilette, c’est un sujet de querelles perpétuelles avec l’inspectrice. L’uniforme en question est une robe marron, avec une bavette et un tablier noir. Personne ne veut de ce costume, nous nous mettons à notre guise, sans aucune recherche d’ailleurs ; une robe noire, un paletot, un bonnet d’astrakan et les cheveux courts. C’est plus viril. Un compromis est intervenu entre l’inspectrice et nous ; dans les cérémonies solennelles, quand un haut personnage honore l’Académie de sa visite, nous nous présentons en uniforme et avec une résille, celles qui en possèdent : pour les autres, l’inspectrice a soin de tenir en réserve une provision de résilles, qui servent à dissimuler nos cheveux courts dans ces cas exceptionnels. Le haut personnage parti, l’inspectrice renferme les résilles dans son coffre pour la prochaine occasion. Nous prenons en riant notre parti de cette mascarade. Notre duègne veut bien fermer les yeux sur une autre infraction aux règlements et ne pas s’apercevoir que nous fumons des cigarettes dans les corridors pendant l’intervalle des leçons.
Je crois bien que cette brave dame a été surtout inventée pour surveiller nos rapports accidentels avec les étudiants, quand ils se mêlent à nous à la sortie des cours. À quoi bon ? les étudiants sont très polis ; nous ne les recherchons ni ne les fuyons, nous n’avons à nous plaindre d’aucune incivilité de leur part.
Pétersbourg, décembre 1873.
Vous voulez bien vous informer de mes moyens d’existence. Je ne vous avais pas entretenue de mes difficultés, qui ont été grandes, pour ne pas vous être à charge ; maintenant ces difficultés sont moindres et je les trouve supportables, quand je pense aux embarras de mes compagnes encore moins favorisées.
Je ne sais vraiment comment nous avons fait pour vivre durant les premières semaines, avant que rien fût organisé pour nous entr’aider les unes les autres. Un petit nombre d’étudiantes avaient quelques ressources personnelles, vingt-cinq ou trente roubles[1] par mois ; la majorité était bien loin de cette fortune idéale, beaucoup n’avaient au monde que la tête, les pieds et les mains. Retenues du matin au soir à l’Académie, sans relations dans cette ville, nous ne pouvions chercher le seul travail qui nous convienne, des leçons particulières. C’est à grand’peine et à des prix dérisoires que nous en avons trouvé quelques-unes. Partout la place est prise par les étudiants ; ils sont des centaines, aussi pauvres que nous, à l’affût de chaque demande de leçons ; ils ont partout, se remuent, et nous n’avons pas les mêmes facilités. Souvent nous ne possédions pas les petites avances nécessaires pour faire insérer nos offres de service dans les journaux. Enfin notre qualité d’étudiantes en médecine épouvantait les familles ; le préjugé est si fort contre nous que plusieurs de mes camarades se sont vu retirer les leçons qu’elles donnaient en ville, avant leur entrée à l’Académie.
Cette crainte que nous inspirons nous rend tout difficile. Dans beaucoup de maisons, on répugne à nous loger, quand nous exhibons le terrible permis de séjour, avec la mention : « Assistante aux cours de médecine », qui semble un avertissement officiel d’avoir à se méfier de nous. Nous sommes groupées dans quelques misérables chambres du faubourg, autour de l’Académie. Au début, j’occupais une de ces chambres de moitié avec une camarade ; pour huit roubles par mois, nous avions six mètres carrés, un lit, une table, une chaise. Il y avait dans la cour une cuisine commune, qui nous fournissait des dîners à vingt-cinq kopeks[2] ; tous les deux jours, nous prenions un de ces dîners pour nous deux ; les restes nous suffisaient le lendemain.
Comme c’était encore trop luxueux pour nos moyens, nous nous sommes adressées par la suite au fourneau de charité, installé près de l’école pour les étudiants ; là, la soupe était tellement écœurante que nous n’avons pu la supporter, ma compagne est tombée malade. Nous avons fini par faire comme la plupart des autres, par nous contenter d’un verre de thé et d’un morceau de fromage le soir ; on a bien quelques révoltes d’estomac quand il faut travailler à jeun dans l’amphithéâtre tout le jour ; mais bah ! la jeunesse aidant, on s’en tire. Et quand la nature crie trop fort, on s’absorbe dans l’étude avec encore plus d’ardeur. Je vous assure que le cerveau arrive à supprimer l’estomac ; il supprime tant d’autres choses chez nous ! Nous penserons un jour avec plaisir à ces misères, quand nous aurons conquis la clef d’or de la science, qui donne la possession du monde.
Notre condition s’est un peu améliorée depuis que nous nous sommes réunies par groupes de cinq ou six, pour diminuer nos dépenses de logement et de nourriture. Des souscriptions publiques, des concerts donnés au profit des étudiantes, ont fourni quelques ressources. Pourtant, la vie de plusieurs d’entre nous est encore un miracle. De temps en temps, quand une étudiante ne paraît pas de quelques jours à l’école, on va à sa recherche ; on la trouve sur son lit, à bout de forces, à jeun depuis l’avant-veille ; les plus riches se cotisent pour lui venir en aide, et la voilà repartie pour vivre !
Pétersbourg, mai 1874.
Notre œuvre progresse et s’affermit ; nous, les aînées, nous approchons du but, et voici déjà derrière nous des recrues plus nombreuses dans le cours de première année. Elles sont arrivées avec la même foi, la même abnégation ; il faut continuer à leur donner l’exemple du travail, sans défaillance…
Ce qu’il y a de plus dur dans notre existence, c’est sa monotonie et son isolement… Rien en dehors de nos études ; toute la journée se passe aux cours ; on rentre, on cause de la leçon du professeur, on s’enfonce dans ses livres jusqu’à minuit ou une heure. Toujours des fibres et des cellules, ne connaître que cela dans le monde, en avoir le cerveau hanté, c’est peut-être trop ; par moments, à force de tension d’esprit sur le même sujet, il me prend des peurs, il me semble que je vais devenir folle ! Nous n’avons pas les moyens de nous procurer un journal, pas le temps d’aller aux bibliothèques publiques ; parfois nous descendons dans la rue pour surprendre les conversations des promeneurs, pour savoir ainsi ce qui se passe dans cette brave Russie, dont nous ignorons tout.
Notre rêve, difficile à réaliser, c’est une soirée au théâtre de loin en loin ; il faut pour cela que des étudiants veuillent bien nous accompagner et se charger d’aller prendre nos places. Nous en connaissons quelques-uns, ceux qui demeurent dans les mêmes maisons que nous ; ils viennent parfois à nos réunions, ils apportent un journal que nous dévorons comme des naufragées, ils nous racontent les nouvelles. Ce sont de bons enfants, mais nous sommes tenues à une grande réserve dans nos rapports avec eux, car le monde, qui nous calomnie de confiance, se méprend sur la nature de ces intimités toutes fraternelles ; impossible de lui faire admettre que les préoccupations habituelles de notre sexe disparaissent ou changent de caractère chez des femmes éclairées par la science. En dépit des opinions invétérées dans la triste société qui nous poursuit de sa haine, je n’ai vu nulle part autour de moi, je vous l’affirme, ce que le monde appelle désordre. Certaines de mes compagnes, il est vrai, ont cru devoir associer leur vie à d’honnêtes travailleurs comme elles ; la plupart l’ont fait avec le cérémonial communément usité, quelques-unes se sont dispensées de ce cérémonial, sans doute pour des raisons sérieuses que je ne juge pas. Toutes ont agi en pareil cas avec une détermination calme et inébranlable, avec loyauté et dignité : ne donnant pas plus d’importance qu’il ne convient à ces arrangements personnels, dans une existence vouée à l’intérêt général…
Mais il est trop tôt pour entreprendre la réforme du jugement vulgaire dans ces questions, pour le dissuader d’attacher une signification morale aux phénomènes les plus simples de la vie organique… il est trop tôt !
Pétersbourg, janvier 1876.
Pardonnez-moi si je vous écris rarement : la suite uniforme de nos journées ne peut vous offrir rien d’intéressant. Depuis trois ans, chacune de ces journées commence et finit, semblable à celles qui l’ont précédée. C’est hier, me paraît-il, que je suis entrée pour la première fois dans cette école. Et pourtant, durant ces trois années, que de connaissances acquises, que de points de vue nouveaux dans mon esprit, quelle transformation morale ! D’une part, je vois reculer devant moi l’horizon indéfini de la science, je désespère d’en atteindre jamais les limites. Nos professeurs nous exposent des théories contradictoires ; les résultats de leurs recherches sont pleins d’obscurité : où est la vérité ? L’univers m’apparaît comme une énigme impénétrable : représente-t-il quelque chose de réel ? Peut-être n’est-il, pour chacun de nous, que le rêve d’un fou.
D’autre part, j’apprends à mieux connaître la société et son injustice. Oh ! Que cette société est mal faite ! Tout y est à changer ; mais combien peu nous sommes pour accomplir cette tâche gigantesque ! et avec quelles forces dérisoires ! Il ne vient jusqu’à nous que des nouvelles affligeantes : notre pays rétrograde au lieu d’avancer ; les hommes de bonne volonté se découragent ou, s’ils agissent, leurs efforts tournent contre eux, leurs contemporains aveugles les méconnaissent ; on n’entend parler que de choses sombres, de répressions, de prisons, de Sibérie… Notre génération est sacrifiée ; peut-être n’est-elle destinée à rien édifier, et son triste idéal doit-il se borner à détruire ce qui est…
Ce pauvre peuple, dont je suis et pour lequel je travaille, est assoupi dans son abrutissement ; il fait chorus avec nos persécuteurs et traduit grossièrement à sa manière la réprobation qui nous poursuit. L’autre jour, je passais avec plusieurs de mes compagnes sur la Perspective, dans le traîneau public ; des ouvriers nous ont reconnues, entourées et accompagnées de leurs huées : « Eh ! les impératrices du faubourg de Viborg ! place aux impératrices ! Ha ! ha !… »
N’importe. Pas de découragement, surtout pas de pleurnicheries sentimentales, indignes d’une fille qui connaît chacun de ses nerfs par leur nom, indignes d’une volonté russe. Il faut marcher en avant, contre ce monde stupide, comme marchaient les apôtres de l’ancienne foi.
Pétersbourg, mars 1877.
Le voilà venu, ce moment que nous avons appelé de tous nos vœux ! La dernière année des cours est terminée, nous avons subi les examens de sortie, nous possédons nos diplômes. J’hésite à me réjouir de ce que j’ai tant désiré. Que ferons-nous de ces diplômes ? Ils ne nous confèrent pas les droits juridiques des véritables médecins ; nous ne sommes qu’une sorte de pis-aller médical, mis d’avance en suspicion. Dans ces conditions, comment obtiendrons-nous des places de l’État et une clientèle, choses déjà si difficiles à trouver sans cela ?
Cependant nous avons payé assez cher les droits qu’on nous marchande. Entrées quatre-vingt-six à l’Académie, nous en sortons soixante-quatorze. Durant ces quatre années, douze d’entre nous ont succombé, dont sept à des maladies de poitrine. C’est une jolie proportion, n’est-ce pas ? elle témoigne assez haut de nos souffrances, de nos privations, de nos excès de travail. Malgré les ressources de notre jeunesse, il y a eu douze malheureuses qui n’ont pas su résister aux chambres sans feu, à la nourriture abjecte des cuisines de charité, aux veilles laborieuses qui leur brûlaient le sang. Et les autres, celles qui touchent au port, envient peut-être tout bas leurs compagnes tombées en chemin, mais délivrées et sûres du repos.
Que nous offre la société pour tant de labeur et de constance ? Rien. Un vain titre, et pas d’espoir de gagner le pain quotidien avec ce titre déprécié. Notre seule chance est dans un appel des zemstvos, des administrations provinciales, qui manquent partout de médecins. Nous nous adressons de tous côtés pour solliciter les places vacantes, fût-ce dans les districts les plus reculés de l’empire, en Asie, chez les peuplades des frontières ! On ne nous répond pas, on nous préfère des officiers de santé, des vétérinaires. Une de nos camarades, luthérienne, a été engagée par les colonies allemandes des steppes. Nous nous extasions sur sa bonne fortune, c’est-à-dire sur le droit qu’elle acquiert d’aller ensevelir à jamais dans un désert sa jeunesse, son activité et ses talents. C’est la loi farouche de la lutte pour l’existence qui s’appesantit sur nous. On m’a enseigné que cette loi gouverne l’univers : je m’en aperçois bien.
P. -S. – J’apprends une triste nouvelle. Vous savez qu’il y avait dans notre cours une fille de soldat, Sophie Moltakova ; c’était la plus méritante d’entre nous : partie de rien, elle avait vaincu tous les obstacles à force de courage. Après les examens de sortie, on lui laissa entrevoir l’espérance d’un service d’hôpital en Finlande. Nous fîmes une collecte pour lui faciliter le voyage et nous la mîmes en chemin de fer. À l’arrivée à Helsingfors, on l’a trouvée étendue dans son wagon, empoisonnée avec de l’acide prussique. La pauvre fille a-t-elle été prise de découragement, ou bien s’est-elle dit que le but à atteindre ne valait pas ce qu’il coûtait ? Le courage ne lui avait jamais failli ; il est probable qu’elle a raisonné froidement la sottise de vivre. Mais sait-on jamais pourquoi une fille russe se tue ? – Et de treize.
Pétersbourg, avril 1877.
La guerre libératrice est déclarée ! Enfin, voilà une solution à nos incertitudes, un champ d’activité digne de nous. On fait appel à tous les secours médicaux ; on veut bien nous connaître, maintenant : nous parlons en masse pour le Danube. Sophie s’est tuée trop tôt. Quel plus bel emploi de notre science ? Nous allons concourir à la délivrance de nos frères slaves, prendre notre large part de ce grand mouvement qui emporte la Russie vers des destinées nouvelles, qui doit la purifier et la régénérer par contre-coup. Les haines et les déchirements du passé sombrent dans l’oubli ; tous les cœurs, toutes les intelligences s’unissent dans un même élan fraternel. Debout, tous les accablés et les opprimés ! c’est l’aube qui se lève devant nous ! C’est la justice ! c’est l’amour !
J’écris en hâte, je pars.
Sistovo, juillet 1877.
J’appartiens à la grande ambulance de Sistovo, en qualité d’aide-médecin. J’exerce mon art dans des conditions désespérantes ; nous manquons de bien des choses, et nos ressources réelles demeurent le plus souvent inutiles, par suite du désordre qui règne ici. Je renonce à vous dépeindre la tristesse et l’abattement qui ont remplacé, dans mon esprit, la confiance des premières heures.
Oh ! l’horrible et stupide chose que la guerre ! De loin, elle m’apparaissait comme un holocauste magnifique ; de près, je la vois ce qu’elle est en réalité, une boucherie inepte. La guerre déchaîne la bête sauvage qui est en nous ; l’égoïsme et la férocité se donnent joyeusement carrière. Je m’étais figuré qu’ici, du moins, l’injustice sociale était atténuée par l’abnégation commune ; nulle part elle ne blesse davantage les yeux ; les petits sont sacrifiés cyniquement à l’ambition des grands, à des rivalités vaniteuses, à des intrigues inavouées. Ces Bulgares que nous venons délivrer paraissent beaucoup plus heureux que notre peuple ; ils nous reçoivent froidement, nous regardent mourir avec indifférence. Nous sommes bien revenus sur leur compte. Nos soldats sont admirables d’héroïsme, mais rien n’est plus révoltant pour la raison que cet héroïsme inutile.
J’éprouve la sensation d’horreur morale et physique qu’on ressentirait en voyant un fou égorger sans motifs, à l’aveugle, les gens bien portants qui l’entourent. Personne n’arrive à comprendre la marche et le but des opérations ; leur seul résultat évident, c’est cette longue file de charrettes qui déverse chaque soir des blessés à l’ambulance. Je vis au milieu des gémissements, des tortures et de la mort. Je ne vois que plaies brûlantes, visages convulsés par la fièvre, monceaux de corps mutilés et cœurs en détresse… Et pourquoi, tout cela ? Pourquoi ?…
Plevna, décembre 1877.
Voilà des mois et des mois que ce cauchemar dure : rien n’annonce qu’il soit près de finir. Nos progrès sont insensibles : on avance, on recule, on change les chefs… l’œuvre entreprise est manquée. Cet effort prodigieux a avorté, inutile pour notre patrie ; elle aura perdu le plus pur de son sang, les courages qui devaient travailler à sa rénovation, sans avoir réalisé ses rêves au dehors. Folle j’étais de croire que la raison et la science peuvent quelque bien pour le monde ! Plus que jamais, le monde va être livré aux jeux brutaux de la force : les hasards tyranniques qui le gouvernent semblent n’avoir qu’un but, l’écrasement des plus humbles, des meilleurs. Il m’arrive parfois de comparer mon esprit à ces champs de bataille, couverts de cadavres, que j’ai sous les yeux : ainsi gisent en lui toutes mes espérances, mortes.
Nous attendons les événements dans ce charnier de Plevna. Tout est désolation autour de nous. L’hiver est venu ajouter ses cruautés à celles des hommes. Je n’aurais jamais imaginé que la nature pût être si ingénieuse à varier les souffrances. Elles m’enveloppent comme un élément sensible, un air empoisonné. Les premiers temps, mes nerfs effroyablement tendus me soutenaient ; maintenant, ils sont las et blasés, je remplis ma tâche machinale avec des intervalles d’accablement, des nausées de dégoût moral. Les combattants, du moins, sont stimulés par le sentiment du danger, par les nécessités de la lutte ; et puis on électrise ces pauvres gens avec un signe de croix, avec quelques paroles sonores. Le spectateur n’a pas le secours de l’action ; et celui qui pense ne peut mettre en balance des phrases creuses avec la poignante réalité des douleurs physiques. Chaque matin, quand le cri d’un blessé me réveille en sursaut, je sens la vie remonter sur moi comme une roue de fer, je fais dans mon lit un geste instinctif pour l’écarter.
Si cela devait finir par la folie, mieux vaudrait prévenir ce moment. D’ailleurs le spectacle auquel j’assiste depuis des mois m’a enseigné le peu de prix de l’existence. Dans le cours ordinaire des choses, quand on rencontre de loin en loin la mort, elle paraît un phénomène extraordinaire, repoussant ; mais quand on voit tout le jour la vie des hommes s’écouler comme une eau vaine, on a parfois la tentation de se joindre au torrent, pauvre petite goutte insignifiante qu’on est !
Dernièrement, je causais avec un jeune médecin sur ce sujet. Nous étions d’accord pour reconnaître que, passé un certain degré de désespérance et de révolte, l’homme sent naturellement le besoin de détruire, d’exterminer une part, si minime soit-elle, de cet univers qui accable son cœur et outrage sa raison. C’est le suprême recours de son impuissance, anéantir quelque chose. Seulement, nous différions sur un point : je soutenais que le premier mouvement est de se détruire soi-même, que tout individu a été prêt à le faire dans un moment donné de sa vie. Lui prétendait que l’instinct de la conservation rend cet acte extrêmement difficile et qu’il est beaucoup plus facile de tuer un autre ; il en donnait pour preuve le nombre des meurtres, bien supérieur à celui des suicides, et l’exemple de ces soldats qui tuent gaiement. – C’est possible ; il y a là, en tout cas, une différence de tempérament. Moi, je crois bien que si j’étais soldat et placé dans cette alternative monstrueuse, je tournerais mon arme contre moi-même…
Depuis, ce jeune médecin a été emporté par le typhus ; c’était un cœur vaillant et résolu, le seul qui fût en communion d’idées avec moi, le seul ami que j’eusse trouvé dans cette mêlée d’égoïsmes barbares. Je le regrette… Niaiserie sentimentale, car il a tiré le bon lot, comme Sophie Moltakova…
« Décidément, Sophie avait raison, quand j’y pense, et j’y pense beaucoup… Encore un blessé qui m’appelle ! la roue de fer qui remonte… Ne plus voir souffrir, ne plus penser… le bon néant…
La supérieure des Sœurs de la Miséricorde
à madame P…
Plevna, décembre 1877.
Madame,
Sachant que vous portiez de l’intérêt à une des assistantes de mon ambulance, Varvara Afanasiévna, je viens vous instruire de la triste fin de cette malheureuse. Depuis quelque temps, nous avions remarqué chez elle des symptômes de mélancolie, quelque chose de sombre et d’absorbé. J’ai fait de vains efforts pour pénétrer cette nature sauvage, qui devait cacher une sensibilité irritable sous ses dehors de dureté : mes tentatives amicales se sont brisées à son orgueil, à son indifférence silencieuse. Par suite des dernières affaires, nous avons eu ces jours-ci une recrudescence de blessés et de travail à l’ambulance. Varvara Afanasiévna s’est acquittée de son service comme d’habitude, avec un zèle ponctuel ; mais, dans la matinée d’avant-hier, comme on la cherchait pour aider le chirurgien dans une opération, une de nos sœurs est venue tout en larmes m’appeler ; elle m’a conduite, sans pouvoir parler, à la chambre de l’assistante : je n’y ai trouvé qu’un corps inanimé. Varvara venait de se pendre, avec le drap de sa couchette, à une poutre du toit.
Nous nous perdons en conjectures sur les mobiles de l’infortunée. Je pense qu’il faut les chercher dans les doctrines désolantes dont se nourrissent ces pauvres femmes. Celle-ci passait ses rares heures de loisir sur un livre du philosophe Schopenhauer. J’ose croire que nos sœurs sont mieux inspirées quand, dans l’intervalle de leurs pénibles devoirs, elles se contentent de relire l’Évangile.
Comment cette âme troublée n’a-t-elle pas été réconfortée et soutenue par les admirables exemples d’héroïsme, de dévouement et de résignation au milieu desquels nous vivons ? Ces hautes manifestations de la nature humaine auraient dû la réconcilier avec la vie, si elle avait à s’en plaindre. Une femme qu’on disait si instruite et d’un esprit si viril ! Je juge par mon pieux troupeau, qui nous donne tant d’édification dans ces jours d’épreuves, et je conclus que, pour savoir souffrir, il y a plus à compter sur les humbles que sur les sages.
J’unis, madame, mes prières aux vôtres, afin que le Seigneur accueille cette égarée et lui fasse place dans son repos.
Votre servante, N…
– Pauvre fille ! m’écriai-je en rendant les lettres à M. P…, quelque blessure secrète l’avait achevée, sans doute une première déception du cœur !
– Ah ! fit mon hôte, je vous attendais là ! Que vous êtes donc bien Français ! Il vous faut tout de suite un petit roman, n’est-ce pas ? un amour malheureux avec son cortège de tragédie. Mon Dieu ! cela se trouve chez nous comme partout ; mais, dix-neuf fois sur vingt, c’est inutile pour expliquer l’épidémie de suicide qui sévit sur notre jeunesse. Allez faire intervenir l’amour quand ce sont des enfants de quinze ans, de douze ans, qui se tuent dans nos écoles ! On y est si habitué que l’annonce de ces deux suicides, à la fin du premier cours de médecine, passa inaperçue comme un fait normal, quand elle parut dans les journaux du moment.
Non, mon cher monsieur ; nos jeunes filles, en se heurtant à la vie, se suicident comme un obus éclate, tout simplement parce qu’il y a de la poudre dedans. La raison – la fameuse raison moderne – est venue gonfler d’orgueil ces âmes sauvages ; jetées par la science dans un monde nouveau, elles s’y font un idéal farouche de la vie, en dehors de toutes les anciennes formes de l’idéal. Mais l’idéal, quel qu’il soit, c’est comme l’anguille, cela vous glisse toujours entre les mains à un moment donné ; alors nos héroïnes, aimant mieux s’avouer vaincues que trompées, trop fières pour revenir essayer du vieil idéal des bonnes, gens, sautent dans le néant. Et de même, bien que plus rarement, pour les hommes à organisation féminine, comme il s’en trouve tant chez nous. Quelques-uns, ainsi que l’écrivait Varvara, conçoivent autrement, leur revanche : ceux-là tuent autour d’eux. Heureusement, c’est le plus petit nombre ; la plupart ne font justice de leur déception que sur eux-mêmes.
Appelez cela nihilisme, si vous voulez, mais à condition de voir dans ce curieux phénomène moral plus qu’une conjuration politique. C’est un état d’âme ; dès que nous ne sommes plus des brutes ignorantes, nous en souffrons tous peu où prou, avec des nuances à l’infini, depuis les frénétiques qui tuent ou se tuent, jusqu’aux rêveurs assoupis qui philosophent dans leur fauteuil, comme moi.
Et le remède ? me direz-vous. Je n’en connais pas. Fermer nos écoles, supprimer nos contacts avec la civilisation, maintenir violemment dans les bas-fonds populaires chaque individu qui cherche à s’en échapper ? – Vous savez bien que c’est impossible. Ah ! il y a encore vos braves amis d’Occident, qui sont bien amusants. Ils arrivent ; examinent le malade et décrètent d’un ton doctoral que, pour le guérir, il faut lui appliquer une bonne constitution selon la formule. Cela me rappelle toujours les gens qui vendent des onguents sur les places, pour mettre fin à tous nos maux en vingt-quatre heures ; vous savez comment on les appelle.
Et tenez, c’est une chose curieuse que l’homme, qui parvient à percevoir certaines vérités touchant le régime de son corps, se refuse à admettre ces mêmes vérités dans leur application à son âme. Tout individu sensé et instruit, à qui un médecin promettra de le guérir en vingt-quatre heures d’un vice du sang, par la seule vertu d’une ordonnance, traitera ce médecin de charlatan ; il sait que la faculté ne donne pas brevet pour faire des miracles, il n’accorde sa confiance qu’au praticien assez sérieux pour lui dire : « Avec un long, très long traitement, j’espère apporter quelque amélioration dans votre état. » Mais quand il s’agit de l’âme, et de l’âme d’un peuple, pour qui les années comptent par siècles, les plus sages croient à la vertu du morceau de papier et ne veulent pas se rendre à cette dure vérité, que le temps est le seul guérisseur. C’est très dur, je le sais, d’attendre son soulagement du temps, la seule chose sur laquelle l’homme n’ait aucun pouvoir ; mais tout autre espoir est un leurre, surtout quand il s’agit, comme dans notre cas, de remédier précisément à une croissance trop rapide. Le mieux que nous eussions à faire serait peut-être de dormir pendant cent ans, comme la Belle du conte de fées ; mais d’aucuns prétendent que la Russie s’acquitte déjà trop bien de ce précepte.
En attendant, faisons comme elle, mon cher hôte ; nos joueurs doivent être rassasiés de thé et de whist, et nous avons à prendre demain notre revanche contre les loups. Bonne nuit !
Cette dernière journée de chasse réussit à souhait, et je quittai Michaïl Dmitritch avec force promesses de venir la recommencer. Diverses causes retardèrent l’exécution de cet engagement : quand je me rendis à l’appel de mon ami, l’automne suivant, une année s’était écoulée.
En approchant du village, en traversant à la nuit la rue aux fenêtres aveuglées, je fus frappé par un air de solitude et d’abandon. Personne sur les portes, pas même un chien qui aboyât aux roues de ma voiture. Je trouvai mon hôte soucieux et mécontent ; il rappela à grand’peine sa bonne humeur pour me faire accueil. Je lui demandai ce qui le chagrinait.
– Eh quoi ! me dit-il, n’avez-vous pas vu le village ? Vide comme la bourse du seigneur, mort comme Pompéi ou Herculanum !
– Et vos paysans, où sont-ils donc ?
– Envolés ! mon ami, c’est le mot propre. Vous êtes chasseur, vous connaissez les mœurs des oiseaux ; vous savez qu’à certains jours, sans cause apparente, on les voit s’assembler, l’aile inquiète, et partir Dieu sait pour où. C’est l’instinct migrateur qui les travaille, nulle puissance ne les retiendrait alors dans le canton. Ainsi de nos paysans. Petits-fils de nomades, ils ont par instants des retours d’atavisme, des besoins subits de migration ; le village fermente comme une ruche qui essaime, et, un beau matin, le propriétaire se retrouve seul au milieu de ses champs en friche, sans bras pour les cultiver.
C’est ce qui m’est arrivé à la fin de l’été ; la chose s’est passée ici comme elle se passe partout, à peu de variantes près.
L’an dernier, trois familles, mécontentes de leurs lots de terre, étaient parties pour aller chercher fortune dans les districts du Sud. Le bruit se répandit qu’elles avaient trouvé des établissements magnifiques ; les mieux informés donnaient le chiffre des arpents de terrain concédés gratuitement aux émigrants, le total fabuleux de leurs gains ; on variait seulement sur le site de cet eldorado : les uns tenaient pour la Sibérie méridionale, les autres pour la côte de la mer Noire. La vérité est qu’il n’y avait aucune nouvelle des familles disparues. La légende couva et grandit dans l’esprit de mes paysans ; au printemps, ils choisirent un délégué, un soldat retraité du nom de Balmakof, coquin inventif et hâbleur. C’est toujours un soldat retraité, ayant vu du pays et délié sa langue, qui est le promoteur des migrations. La commune se cotisa, munit Balmakof d’une somme ronde, et l’envoya en ambassade à trois cents lieues d’ici, dans le gouvernement d’Ékatérinoslaf, sur la mer d’Azof, avec cette mission vague et textuelle : « Chercher un endroit où l’on fût mieux. »
Le soldat partit, comme la colombe de l’arche. Il revint après la moisson et raconta aux paysans que les autorités du gouvernement d’Ékatérinoslaf lui avaient promis de concéder de la terre, à raison de neuf arpents par âme, pour une redevance insignifiante. Balmakof montrait, à l’appui de ses dires, des papiers officiels couverts de cachets mystérieux et de signatures illisibles. J’essayai vainement de faire entendre la voix de la raison à mes pauvres villageois : je leur dis ce que valaient les papiers officiels de Balmakof, je leur développai, en le mettant à leur portée, l’apologue du chien qui lâche la proie pour l’ombre. On ne réfuta pas mes arguments, on se contenta de hocher la tête en clignant des yeux d’une façon qui voulait dire : Le seigneur entend nous garder pour son profit, pas si bêtes !
Mon adversaire avait conquis les imaginations, mes raisonnements étaient battus d’avance. On vendit en hâte le grain déjà semé et le pauvre mobilier, on entassa les hardes, les ustensiles de ménage sur les petites charrettes ; à courts intervalles, par groupes de dix à quinze familles, je vis en un mois mon village s’évanouir sur la route du Sud.
– Depuis lors, plus de nouvelles : les premières semaines, quelques récits contradictoires d’allants et venants ; qui avaient rencontré le lamentable convoi campé dans les champs, arrêté par les rivières débordées et les routes défoncées ; ensuite, plus rien. Fondue, cette poignée d’hommes, perdue dans la vaste Russie, dans ces espaces redoutables que le chemin de fer met trois jours à franchir. Leur voyage a dû être quelque chose comme l’exode des Hébreux dans le désert, avec la manne et les cailles en moins. Et dire que cette immense patrie des inquiets, cette terre d’errants, est sillonnée en tous sens par des bandes semblables, des vols de pauvres âmes en quête de l’endroit « où l’on est mieux » ! C’est la contre-partie matérielle de l’autre recherche, celle des esprits échappés du village, eux aussi, pour découvrir, dans le monde des idées, une contrée nouvelle, un établissement meilleur que l’ancien.
Enfin, ces jours derniers, j’ai retrouvé la trace de mes fugitifs dans un journal de Pétersbourg. Une correspondance de Mariopol, sur la mer d’Azof, relatait l’arrivée des émigrants ; le correspondant racontait les circonstances de leur départ avec les ornements de rigueur. Naturellement, je suis un propriétaire tyrannique et vindicatif, les paysans ont dû fuir mon voisinage, cela va de soi. Puis venaient les détails de leur longue odyssée, et la conclusion inévitable. La voici.
M. P… me tendit le journal. La correspondance se terminait ainsi :
« Séparées par les accidents de la route ; toutes ces familles se cherchèrent mutuellement sans se retrouver, durant des mois, dans les gouvernements d’Ékatérinoslaf, de Cherson et de Tauride. De l’explorateur Balmakof, plus de traces ; il avait disparu. Partout où les paysans s’adressaient pour se renseigner, on leur répondait qu’on ne savait rien des terres de colonisation. L’argent retiré de la vente de leur petit avoir était dissipé depuis longtemps ; c’est en demandant l’aumône que la plupart purent arriver jusqu’à Mariopol. Les misérables charrettes toutes rompues, les haridelles fourbues, les haillons, les figures amaigries des enfants à la mamelle et de leurs aînés, les gémissements des mères et des vieilles femmes, arrachées à leur foyer, – tout cela serrait le cœur. Le lendemain de l’arrivée de ces émigrants, on vola à l’un d’eux son dernier cheval ; en me racontant son malheur, la victime du vol pleurait comme un enfant et essuyait ses larmes avec son sarrau en loques. On attend les autres familles ; l’administration locale fait des démarches pour éclaircir les causes qui ont poussé ces gens à s’expatrier ; on s’efforce d’assurer leur sort, jusqu’au moment où la loi sur l’émigration sera élaborée par la commission spéciale. »
– « La loi… élaborée par la commission… » vous êtes fixé, reprit M. P…, c’est une variante de l’ancienne formule sur les calendes grecques : la mendicité à vie pour mes paysans, s’ils ne trouvent pas de quoi revenir au bercail. En attendant, je loue à grand’peine quelques ouvriers dans les villages voisins, et je me passerai de récolte l’an prochain. Qu’y faire ? « Nomades », disait Hérodote ; « vagabonds moraux », dit notre dernier romancier ; le grand médecin qui nous garde sans doute comme un remède pour rajeunir le vieux monde, applique à ce remède la prescription sacramentelle : agiter avant de s’en servir.
La journée s’était achevée sans que j’eusse vu circuler le vieux Pétrouchka ; je demandai à mon ami des nouvelles de son serviteur.
– Celui-là aussi se prépare à me quitter, répondit M. P… avec chagrin ; seulement, lui, c’est pour la migration définitive, la vraie. Ses blessures se sont encore une fois rouvertes, ses forces l’abandonnent, je crois bien que son compte est réglé.
Nous allâmes voir l’ancien soldat dans sa chambrette des communs : il était couché, très affaibli ; le violon de bois blanc pendait à la muraille au-dessus de son lit. Un jeune gars s’était constitué le garde-malade de Pétrouchka et semblait s’acquitter de ce devoir avec beaucoup de zèle ; c’était un petit paysan boiteux, affecté à la surveillance des abeilles dans le rucher, élève et adjoint du ménétrier. Tout en soignant son malade, le boiteux jetait de temps à autre des regards brillants de désir sur l’instrument accroché au mur. Quand nous sortîmes de la chambre, ce bout de dialogue parvint jusqu’à nous :
– Petit père, donne-moi le violon, que j’essaye de leur jouer, ce soir, dans la cour.
– Mais non, laisse donc. Attends que je sois mort, ce ne sera pas long ; alors je te ferai cadeau de mon violon, et tu joueras tant que tu voudras.
– Bien vrai ?
– Je te le promets.
– Merci, petit père ! je serai bien content.
Le gardien des abeilles n’attendit pas longtemps. Avant la fin de mon séjour, Pétrouchka était sur la table, sa toilette achevée pour la terre. L’église était abandonnée comme le reste du village, on alla quérir le clergé d’une paroisse voisine. Le prêtre vint : son sacristain menait un traîneau bas et long, sur patins de bois, de ceux qui portent les marchandises dans les villes. Un poulain roux, le poil frisé comme un épagneul, trottait au brancard. Quand l’équipage s’arrêta devant le perron, les gens de la cour plaisantèrent ce cheval et l’estimèrent dix roubles. Le sacristain se fâcha, défendit sa bête ; la discussion dura tout le temps que le prêtre donnait l’absoute. On chargea la boîte de sapin sur le traîneau ; le sacristain, blessé au vif, fouetta son poulain, et le pauvre Pétrouchka sortit de la cour, glissant sur la neige, rapide, sans bruit, sans secousse, comme doit partir une âme.
Tandis que nous l’accompagnions jusqu’au portail, j’entendis derrière nous le gardien des abeilles qui s’était déjà emparé du violon et caressait les trois cordes d’une main inexpérimentée.
– Beau thème à philosophie ! murmura M. P…, qui essayait de déguiser son émotion. Cet enfant a ramassé la gauche machine ; il la tourmente à son tour pour traduire l’air russe, qui ne sort pas. Combien de générations se fatigueront encore à le trouver, l’air que cherche notre peuple.
– La musique de l’avenir, fis-je en souriant.
– Ne plaisantez pas, repartit mon hôte. Le jour où quelqu’un dans ce peuple l’aura trouvé, je vous engage à vous bien tenir, mes bons amis d’Occident ! Ce jour-là, cette voix formidable couvrira les vôtres et l’on n’entendra plus qu’elle dans le monde.
– Heureusement pour nous, répliquai-je, il y a bien des chances pour qu’en cherchant leur air et avant de l’avoir trouvé, les musiciens cassent leur violon.
– Bah ! conclut Michaïl Dmitritch, les morceaux en seront bons.
Déjà loin, sur la route où la nuit tombait, le traîneau du mort fuyait avec les répons du psaume assourdis par la neige. Sur la blancheur confuse, on ne distinguait plus que la chape noire du prêtre et la haute croix d’or : elles s’évanouirent à l’horizon, les voix graves expirèrent. La solitude russe retrouva son silence et son immobilité.
Alors le petit boiteux, enhardi, préluda sur son violon et reprit à mi-voix la chanson de Pétrouchka.
« Ô ma barbe, ma petite barbe !… – Celui qui t’a flétrie, c’est l’hôte qu’on n’invite pas, – et cet hôte qu’on n’invite pas, c’est le chagrin, ce serpent ! »
L’automne dernier, nous chassions dans le gouvernement de Riazan. Toute la matinée, nous avions poursuivi les canards sauvages sur un grand étang ; c’était visiblement un ancien lac artificiel, creusé là pour embellir quelque parc seigneurial ; mais l’effort de la main de l’homme avait disparu depuis longtemps, sous le travail facile de la nature. Restée maîtresse de ce lieu, elle en avait changé le dessin primitif à sa fantaisie, effaçant les lignes droites sous un fouillis de roseaux, de saules et de trembles. À la queue du marais, une éclaircie entre ces arbres permettait d’apercevoir à quelque distance, dans un pli de terrain, un vaste corps d’habitation ; il était en partie masqué par les restes d’une enceinte crénelée. Cette apparition féodale m’intrigua vivement ; je n’avais jamais vu rien de semblable dans les campagnes russes. Les constructions en pierre y sont presque inconnues, les maisons seigneuriales se contentent, pour toute clôture, d’une simple palissade, tout au plus d’un mur de brique à hauteur d’homme. Les hautes murailles, armées de meurtrières et de créneaux, ne se retrouvent qu’autour de quelques vieux monastères, qui servirent jadis de forteresses avancées contre les invasions tartares. Quand le déjeuner rassembla les chasseurs, je demandai à mon voisin, un propriétaire du district si c’était là un ancien couvent.
– Mais non, me dit-il, nous sommes sur la propriété des B…[3]. Ignorez-vous l’histoire de ce château et de celui qui l’a bâti, le trop fameux Vassili Ivanovitch B… ? C’est un des plus sombres souvenirs du temps du servage.
Je connaissais vaguement les légendes attachées au nom de ce Vassili B…, qui fut l’un des plus riches et des plus cruels seigneurs de la Russie, sous le règne de l’empereur Alexandre Ier. Je me défiais de ces légendes, sachant combien les dramaturges ont noirci à plaisir le temps du servage. Le pouvoir arbitraire était presque toujours tempéré par les mœurs patriarcales de la noblesse russe. J’exposai mes doutes à mon compagnon.
– Vous avez raison, reprit-il, nous étions moins noirs qu’on ne nous a peints. Le principe était détestable l’application en fut plus douce que celle du code féodal dans maintes parties de l’Europe. Notre grand tort, à nous les civilisés d’hier, ce fut de montrer de pareilles mœurs à l’Occident alors qu’il s’en était déshabitué, qu’il était devenu prude et prompt à se scandaliser. Sa conscience lui reprochait de vieux péchés : elle s’est soulagée sur notre dos. Mais ceci dit à notre décharge, il faut bien confesser quelques exceptions douloureuses, et Vassili B… fut la plus criante de ces exceptions. Durant les premières années du siècle, il traita ce district en pays conquis. J’en aurais long à vous conter sur le terrible seigneur, si je vous redisais tous les récits qui ont épouvanté mon enfance ; je les tiens de mon père, son contemporain et son voisin.
Vassili B… vivait derrière ce rempart de pierre, entouré d’une garde de lanciers, gens de sac et de corde qui exécutaient les hautes œuvres commandées par le maître. Un trait vous donnera la mesure de ses justices sommaires. Les paysans d’un petit village qui touchait à ses domaines s’étaient révoltés contre leur propriétaire. Celui-ci se plaignait devant B… de ne pouvoir réduire la révolte. « Vends-moi ce village, je me charge de les mettre à la raison », dit Vassili Ivanovitch à son ami. Le marché fut conclu séance tenante. Le lendemain, B… se transporta avec sa garde chez les mutins ; les lanciers cernèrent le village, ils avaient la consigne de ne laisser passer ni un homme, ni une femme, ni une tête de bétail. « Que pas une poule ne sorte », avait ordonné Vassili. On apporta aux quatre coins de la paille et des fagots, on mit le feu. Tout flamba, jusqu’à la dernière hutte, et pas une poule ne sortit. B… avait tenu parole, la révolte était comprimée pour jamais.
Cet homme aimait les fleurs. Chez les pauvres diables que nous sommes devenus, rien ne peut vous donner une idée du luxe royal des grands seigneurs d’autrefois, au moins de ceux qui, comme Vassili B…, ne savaient pas le compte de leur fortune. Tout l’emplacement sur lequel nous chassons était alors un parc soigneusement entretenu. Vous voyez là-bas ces grands peupliers blancs qui avancent dans le marais ; c’est le reste d’une presqu’île artificielle, aujourd’hui enlisée dans les boues et les ajoncs. Le peuple avait donné à ce coin du parc un surnom significatif : Le Jardin terrible. C’était le lieu de justice du farouche seigneur ; un pilori, une potence, une roue y demeuraient en permanence ; ceux qu’on amenait là n’en revenaient plus guère, et les serfs y étaient conduits pour la moindre faute.
À maintes reprises, les autorités administratives tentèrent de mettre le holà à cette tyrannie, et toujours en vain. Vassili B… avait la main longue, la bourse bien garnie, des avocats puissants à Pétersbourg. Un conflit de juridictions le servait à souhait, en lui permettant toujours de gagner du temps. La maison que vous apercevez est bâtie sur la limite des gouvernements de Riazan et de Vladimir ; la ligne de démarcation qui sépare les deux provinces passe exactement dans l’axe du grand salon, où elle est figurée par une rainure du parquet. Quand le gouverneur de Riazan venait faire une enquête, B… le recevait poliment, passait de l’autre côté de la rainure, et déclinait la compétence de ce fonctionnaire qui n’avait plus le droit de l’appréhender. Le gouverneur de Vladimir s’avisait-il à son tour de l’importuner, Vassili Ivanovitch rétrogradait dans le salon de Riazan et renvoyait le délégué du Tsar aux affaires de son ressort. Une fois, après le scandale du village brûlé, les deux gouverneurs, résolus d’en finir, se donnèrent rendez-vous au château. À la dernière station de poste, celui de Riazan trouva un exprès, porteur d’un gros pli ; il tourna bride brusquement, sous prétexte d’affaires urgentes qui le rappelaient. Les méchantes langues racontèrent plus tard que ce pli renfermait cent mille roubles.
De tous les récits que faisait mon père sur Vassili B…, une scène est demeurée particulièrement gravée dans mon imagination enfantine. Il me semble y avoir assisté, tant je l’ai souvent entendu conter par l’homme véridique qui en fut le témoin oculaire. Vassili Ivanovitch était déjà vieux, quand une maladie le surprit et le terrassa en quelques jours ; un matin, le glas de l’église seigneuriale apprit aux serfs que leur maître était mort. Vous pouvez croire que ce glas sonna pour eux comme le plus joyeux Te Deum. De tous les villages voisins, les paysans se précipitèrent sur les pas du prêtre, pour aller vérifier de leurs yeux l’heureuse nouvelle. Ils envahirent le château ; l’effrayant seigneur était couché dans la grande salle, plus effrayant que jamais, avec le pouvoir de la mort sur le visage ; il gisait sur la table, tout seul entre les cierges. Ses proches, mandés de Pétersbourg, n’avaient pu encore arriver ; ses lanciers s’étaient dérobés dans quelque retraite, craignant les représailles populaires. Le prêtre lui ferma les yeux, récita l’office et partit, laissant selon l’usage son bedeau, pour psalmodier jusqu’au lendemain des prières sur le corps.
Mais les paysans ne sortirent pas avec leur pasteur ; ils ne pouvaient se lasser de regarder leur ennemi mort. Restés maîtres du château, ils écoutèrent d’abord en silence les litanies du bedeau, qui murmurait, dans un angle de la salle, les paroles des vengeances divines ; bientôt, ils s’enhardirent dans leur joie, les propos bruyants couvrirent la voix du psalmiste. Un jeune vaurien s’offrit pour aller chercher de l’eau-de-vie ; on apporta les brocs, on commença de boire et de s’enivrer. Mon père et quelques autres voisins tentèrent vainement d’arrêter cette orgie sacrilège ; les paysans ne se possédaient plus ; ils dansaient en rond autour du cadavre, se tenant par la main, chantant, hurlant, accablant le défunt d’injures et de défis. Les plus furieux le tiraient par les moustaches et lui arrachaient des poignées de cheveux. Le jeune gars qui avait été chercher la vodka vida le verre d’eau bénite, le remplit de liqueur et l’introduisit de force entre les dents du mort, criant : « Bois à la santé de tes pauvres petits esclaves, fils de chienne ! » Soudain, le verre tomba de ses mains et se brisa sur le sol ; l’homme bondit en arrière, pâle de terreur.
Les yeux que le prêtre venait de fermer s’étaient rouverts. Ils promenaient sur l’assistance un regard diabolique, plein des choses vues dans l’enfer. En une seconde, le silence et l’immobilité se firent dans la foule ; chacun demeura pétrifié à la place où le regard l’avait atteint ; la plupart tombèrent à genoux. On n’entendit plus que le nasillement du bedeau qui continuait son office, penché sur le psautier. Il lisait : « Je me lèverai, j’atteindrai ceux qui m’insultent, je les réduirai en poussière… » Comme il achevait ce verset, le seigneur se redressa lentement sur son séant. Après les yeux, les lèvres se rouvrirent ; il sembla aux paysans anéantis qu’elle venait aussi de l’enfer, la voix qui remontait sur ces lèvres. C’était pourtant la voix habituelle du maître. Elle commanda : « Eustap, toi qui m’as outragé, avance ici ; et toi, Pacôme, qui as touché ma tête ; et toi, Micha, qui as tiré mes moustaches… » – il nomma chacun de ceux qui avaient porté la main sur lui, rappelant exactement le méfait, – « demain, vous serez pendus. Les autres seront passés par les verges. Eh ! mes gens, des cordes, qu’on les lie ! »
Le vieux majordome alla rechercher les lanciers. Jusqu’à leur arrivée, personne n’eut la pensée de bouger, de résister ou de fuir. Quand ils entrèrent, le maître était debout, dominant la foule agenouillée. Il indiqua ceux qu’on devait lier. Puis, prenant un rouble dans la poche du valet de chambre, il le jeta au bedeau, avec cet avertissement : « Toi, va-t’en plus vite, imbécile ; et si tu reviens jamais faire ici ton métier avant que je ne te l’ordonne moi-même, tu seras fouetté comme les autres. » Le lendemain, les coupables se balançaient aux potences, dans le Jardin terrible.
B… raconta ensuite à mon père qu’il n’avait pas eu, durant cet accès de catalepsie, un seul instant de défaillance mentale ; il avait reconnu chaque voix, noté chaque incident, jusqu’au moment où la paralysie céda, soit par l’effet d’un violent mouvement de colère, soit sous l’action de la liqueur brûlante qu’on lui versait dans la gorge. Mais quand le médecin du district voulut expliquer à quelques paysans comment leur seigneur était revenu de léthargie, il perdit sa peine, vous l’imaginez bien. Pour tout le peuple de Riazan, Vassili Ivanovitch était ressorti de l’enfer, afin de faire pendre encore quelques serfs. De ce jour-là, les pauvres gens perdirent tout espoir de délivrance ; il leur fut prouvé que leur maître se jouait de la puissance de Dieu, comme il s’était joué de celle du Tsar. Beaucoup demeurèrent persuadés que ce maître n’était autre que Satan l’immortel.
B… vécut et sévit pendant de longues années encore ; on n’osa même plus murmurer dans ses villages. Quand il mourut pour tout de bon, personne n’y voulut croire, et ses héritiers s’étonnèrent longtemps de la docilité exemplaire de leurs serfs. Ces âmes simples attendaient toujours le retour de Vassili le réprouvé. Aujourd’hui encore, les vieux paysans se signent quand ils longent ce marais. Les jeunes ; les esprits forts, admettent bien que Vassili Ivanovitch a fini par mourir ; mais ils ajoutent que son corps n’a pourri dans sa tombe que depuis le 19 février, le jour de l’émancipation. Au fond, ils ont raison à leur manière ; c’est depuis ce jour que la race des Vassili B… est à jamais morte en Russie.
– Et maintenant, le soleil baisse ; allons relever ce vol de halbrans, qui vient de s’abattre derrière le Jardin terrible…
M. Joseph Olénine jouissait d’une réputation méritée dans le monde savant de la Russie. Sa mort fut une vraie perte pour l’archéologie orientale. Autorisé à rechercher dans ses manuscrits les notes qui pouvaient m’être utiles, j’ai été fort étonné d’y rencontrer les quelques pages qu’on va lire. L’aventure racontée dans ces pages repose-t-elle sur un fait réel ? J’hésiterais à le croire, si le caractère bien connu de M. Olénine n’éloignait jusqu’au soupçon d’une fiction romanesque. Il aimait en tout la vérité. D’ailleurs on me l’a dépeint un peu bizarre ; et puis, il arrive dans son pays bien des choses qui ne seraient pas naturelles dans un autre… Enfin, voici son récit.
Malgré les critiques allemands, je tiens pour fort estimable le commentaire de Salvolini sur le papyrus de Turin et les campagnes de Rhamsès le Grand. J’avais le dessein de m’en servir pour mon grand ouvrage sur le séjour des Hébreux en Égypte, quand des affaires urgentes m’appelèrent, au commencement de l’automne dernier, dans ma terre de Bukova, en Petite Russie. Je partis, emportant mon précieux Salvolini ; je me flattais de trouver, dans la solitude de mes bois, les longues heures d’étude qui me permettraient d’achever mon travail.
Tous les propriétaires du district de Péréïaslaf savent qu’il y a trois relais de Kief à Bukova ; ils savent également que cette route est cotée au plan du zemstvo, – depuis dix ans il est vrai, – comme l’une des pires de notre chère Ukraine, et qu’à l’automne dernier en particulier, la plus vulgaire prudence commandait au voyageur d’éviter les ponts fictifs dont elle est embellie. En dépit d’un mouvement combiné de roulis et de tangage qui faisait danser devant mes yeux les signes hiéroglyphiques, je m’acharnais à la lecture du commentaire, sans donner un regard au triste paysage de chaumes et de labours qui fuyait derrière moi. Au relais de Tachagne, – un de ces pauvres hameaux, perdus dans les ajoncs d’un étang, qu’on appelle Khoutres en Petite Russie, – je fus tiré de ma lecture par la voix de mon ami Stépane Ivanovitch, le maître de poste, qui m’engageait à prendre un verre de thé dans sa maison. Deux heures après, ma britchka entrait dans l’allée de tilleuls de Bukova, et les ombres de la nuit qui tombaient de mes vieux arbres m’arrêtaient au début de l’expédition de Rhamsès en Nubie. Quelques instants plus tard, je la continuais dans un rêve tourmenté par les cahots fantastiques d’un char de guerre, roulant sur les sables libyques.
Le lendemain, dès l’aube, je fus rappelé aux réalités de cette terre par l’intendant, qui venait me prendre dans son drochki pour visiter une ferme éloignée. Nos automnes d’Ukraine ont de bonne heure des matinées plus froides que des midis d’hiver : sur les champs transis rampait lourdement une brume grise, la vapeur de ces marais qui forment, comme on sait, la majeure partie et le plus pittoresque ornement de notre belle patrie. J’ordonnai à mon domestique d’apporter ma pelisse, un ample et chaud manteau de voyage fourré de renard, qui eût fait piteuse figure au vestiaire d’un bal élégant à Pétersbourg ; c’était le rude compagnon de mes chasses et de mes courses en forêt, un de ces amis de campagne solides et modestes, qu’on étreint sur son cœur en revenant au logis provincial, et qu’on ne salue plus quand on les rencontré d’aventure au quai de la Cour. – Ivan parut les mains vides et se gratta le crâne d’un air embarrassé.
– Pardon, bârine : c’est que… le manteau ne se trouve pas ; il aura bien sûr glissé de la britchka, Dieu sait… sur la route, pas loin…
– Comment, glissé sur la route ! tu as laissé perdre mon manteau ?
– Vous avez bien voulu le jeter sur vos pieds hier soir, puis vous avez bien voulu lire dans le gros livre ; vous n’aurez pas remarqué, nous étions si secoués ! Le malheur est arrivé peut-être à la rivière de Tachagne, quand nous passions sous le pont…, Dieu mon Seigneur, j’ai cru que nous roulions dans un précipice ! Ah ! les routes sont bien négligées, bârine ; heureusement le cocher du maréchal de noblesse m’a dit hier que cette année le zemstvo…
J’arrêtai court la digression que mon fidèle serviteur se préparait à poursuivre, en lui ordonnant de faire monter à cheval un postillon qui ne devait pas se représenter à la maison avant d’avoir retrouvé le manteau. Ce gamin revint à la nuit close ; il rapportait de Tachagne un gros paquet enveloppé dans des numéros graisseux du Journal de Kief. Je rentrais des champs gelé, maugréant contre les cahots, le zemstvo et la bêtise d’Ivan, quand le postillon me remit triomphalement le manteau retrouvé, en baisant ma main qui lui coulait un rouble. Je déchirai le papier, mes doigts gourds de froid enfoncèrent doucement sous la caresse d’une chose moelleuse, délicate et tiède comme un souffle d’enfant. Je déroulai l’objet : jugez de ma surprise et de mon humeur en voyant se déployer, au lieu de mon vieux manteau, une de ces courtes pelisses que les dames appellent, je crois, des polonaises, en velours gros bleu fourré de zibelines qui me parurent d’un haut prix. Le vêtement était de forme ancienne, comme on les portait jadis en Pologne.
– Ah ! çà, quelle diable de plaisanterie est-ce donc là ? m’écriai-je en retenant le postillon.
– Je ne puis savoir, Osip Evguénitch ; c’est le maître de poste qui m’a remis lui-même le paquet à Tachagne, en me disant que c’était la pelisse perdue par notre père, et en recommandant de porter à notre père ses souhaits de bonne santé.
– Mais, imbécile, ce n’est pas la mienne !
– Je ne puis savoir, Osip Evguénitch.
Je renvoyai le rustre, sachant qu’après ces mots sacramentels il n’y a plus rien à tirer d’un paysan russe ; et jetant avec dépit le vêtement étranger sur le divan, au coin de mon bureau, je m’allai coucher en rêvant aux bizarres transmutations que subissaient les manteaux en Ukraine : il fallait croire que toutes les fourrures du district s’étaient donné rendez-vous la nuit passée sous le pont de Tachagne.
Le lendemain, je m’éveillai fort tard ; un radieux soleil de septembre emplissait de son sourire d’or mon vieux cabinet au meuble de perse fanée. Le premier objet qui frappa mes regards fut la polonaise, étalée sur le divan. De légères bouffées de brise, soufflant de la fenêtre ouverte, faisaient courir des frissons sur la mignonne fourrure. Dans l’éclatante lumière, les zibelines tremblaient avec des reflets châtain doré, comme ceux qui se jouent sur quelques têtes du Titien ; sur le velours bleu, le caprice des rayons promenait des moires changeantes, tantôt ravivées d’azur, tantôt mourant dans l’ombre ; les deux tons se mariaient avec une harmonie à défier la palette du plus riche coloriste. Machinalement, je promenai la main sur ce duvet soyeux, tout brûlant aux feux de midi ; de petites étincelles frémirent le long de mes doigts, comme lorsqu’on caresse le dos d’un jeune chat, endormi dans les cendres du foyer. De l’étoffe chiffonnée montait un parfum discret et capiteux ; j’ai très vive la mémoire des parfums ; pourtant je ne me rappelais aucune sensation analogue, si ce n’est peut-être l’odeur faible et énervante qui tombe de nos tilleuls d’Ukraine, quand ils fleurissent en juin tout autour de la maison. Enfin cette jolie petite machine respirait une grâce secrète, une malice provocante ; je m’attardais à jouer avec elle, à la draper dans la clarté pour lui donner tout son relief, quand j’aperçus le Salvolini grand ouvert sur mon bureau, m’attendant. J’eus honte de mon enfantillage, et je me plongeai dans ma chère lecture. Je dois dire qu’elle m’absorba moins que d’habitude. Le jardin qui s’étendait sous ma fenêtre, paré des dernières coquetteries de l’automne, attirait souvent mes regards ; ils retombaient invariablement sur les zibelines qui souriaient près de moi.
Ivan entra, apportant mon déjeuner, et fit le geste de prendre l’inconnue pour l’aller ranger. Les mains de mon valet de chambre portaient la trace d’une lutte consciencieuse contre la poussière accumulée par les mois d’été sur le mobilier de Bukova. En voyant cette grosse main noire prendre brutalement au collet le délicat velours bleu, j’éprouvai je ne sais quelle sensation d’agacement.
– Finis donc ton ouvrage, Ivan, et ne va pas salir cette chose qui ne nous appartient pas ; c’est bon, tu la rangeras plus tard.
Le soir, Ivan revint à la rescousse. J’avais tracé le plan du premier chapitre de mon mémoire, et j’arpentais mon cabinet de ce pas irrégulier et distrait, si favorable au travail du cerveau. Chaque fois que je me rapprochais du bureau, mes yeux rencontraient la polonaise ; elle était couchée sur le divan dans la pénombre de la lampe, avec ces attitudes fantastiques et vivantes qu’ont le soir les vêtements longtemps portés. Parfois il me semblait qu’elle remuait, se redressait ; elle avait des poses caressantes et le passage d’une lumière allumait les reflets châtain doré avec plus de mouvement et de vie que le matin, comme si les boucles folles d’une tête vénitienne eussent apparu dans les fonds obscurs de ma grande glace. – De nouveau, je renvoyai Ivan à tous les diables. Le pauvre homme me regarda d’un air étonné et s’éloigna avec une soumission respectueuse, dernier legs du servage chez nos braves serviteurs.
Le jour suivant, j’inventai quelques-uns de ces sophismes ingénieux que nos moindres caprices savent si vite trouver, pour persuader à Ivan qu’il fallait laisser l’étrangère à sa place, jusqu’au moment prochain où on viendrait nous la réclamer. En réalité, je n’aimais pas à me figurer ce moment. Il me semblait que la polonaise avait toujours été là ; elle était entrée de plain-pied dans mon atmosphère intime, dans ce milieu de choses familières et indispensables auxquelles le vieux garçon – même s’il n’est pas très vieux – ne souffre aucun changement. Parmi mes meubles passés, dans ma sévère chambre de travail, c’était la seule note jeune et gaie, la seule touche lumineuse. Avec ses aspects semi-vivants du soir, elle m’était un peu moins qu’un chien et un peu plus qu’une fleur. L’obsession de cette bête de petite chose grandissait d’heure en heure.
Ceux-là seuls pourront me comprendre, qui ont connu la prodigieuse monotonie et le formidable ennui d’un séjour solitaire dans nos campagnes russes. Abandonnée dans ce silence écrasant des hommes et des choses, l’imagination s’accroche aux plus futiles objets et leur prête des proportions démesurées. Après les intéressants pensionnaires de nos maisons de correction, c’est aux marins et aux propriétaires russes qu’il eût fallu dédier l’araignée de Silvio Pellico. La polonaise – qu’elle me pardonne la comparaison – devint mon araignée. Bientôt son influence balança sérieusement celle de Rhamsès. Je la regardais vivre, de sa vie muette et cachée. C’était un corps sans âme, il est vrai, mais comme ces corps que l’âme vient de quitter et qui gardent après l’abandon une expression si intense. Je cherchais l’âme, naturellement, et mon imagination oisive, lâchée en liberté, passait ses meilleures heures à se perdre en hypothèses sur l’aventure qui avait amené chez moi l’égarée, sur l’éternel féminin qui s’était naguère incarné dans cette enveloppe. Je reconstruisis tous les types de femme que ma riche mémoire pouvait me fournir, pour les adapter à ma pelisse. Enfin, fatigué d’errer en aveugle, je résolus de procéder avec la rigueur scientifique qui convenait, à un lauréat de nos Académies. Si Cuvier, me disais-je, a pu ressusciter les monstres antédiluviens avec un petit os, fragment insignifiant de leur vaste organisme, comment n’arriverais-je pas à reconstituer une femme avec un vêtement, qui est la moitié de la femme, quand il n’est pas le tout ? – Je suspendis l’étoffe en l’abandonnant à ses plis naturels ; ils trahirent aussitôt leur grâce légère et vaporeuse ; mais cela ne me suffisait pas.
Un jour, je trouvai les ouvriers de la ferme en train de rouir le chanvre de la dernière récolte. J’en emportai furtivement quelques brassées ; non sans rougir un peu de mon amusement puéril, je me mis à empailler ma polonaise, boutonnant le vêtement sur ce mannequin improvisé et respectant toutes les cassures marquées par l’usage sur le velours. Le résultat fut pleinement concluant : je vis se dessiner un col flexible et long, des formes riches et fières, une taille mince, souple comme un tronc de jeune bouleau. De l’étroitesse des manches, je pouvais déduire la finesse des attaches et des extrémités. Quelques rapports familiers à tous ceux qui ont étudié le dessin me permirent de rétablir, avec la moitié ainsi conquise, l’autre moitié absente, la hauteur de la statue, la forme de la tête. Ses cheveux, cela n’avait jamais fait doute pour moi, étaient de la nuance châtain doré des zibelines ; c’étaient également un axiome acquis depuis longtemps que ses yeux avaient les reflets sombres du velours bleu. Un seul point me gênait, le nez manquait et je n’avais aucunes données pour le reconstituer ; jusqu’à plus ample informé, ma statue n’avait pas de nez. Mais quoi ! N’ai-je pas follement aimé, jadis, cette tête antique d’Éphèse que la barbarie turque a privée du même ornement ? Enfin n’ai-je pas aimé beaucoup de mes belles compatriotes dans le même cas ?
Ainsi, l’âme de ma polonaise était ressaisie, sa forme désormais invariablement fixée dans mon imagination. Ce fut un grand repos. De ce jour, ma chimérique compagne était créée, elle vivait. Je m’attachai d’autant plus à ce morceau d’étoffe, son signe visible. Je n’admettais même plus la pensée qu’on pût venir m’en dépouiller. Je n’avais pas la moindre curiosité de voir la légitime propriétaire de la pelisse ; ce ne pouvait être qu’une désillusion, celle que j’avais inventée me suffisait. Une fois, j’eus cette idée bien simple, et qui eût dû me venir plus tôt, qu’il pouvait rester dans les poches du vêtement quelque indice de son origine. L’idée fut très mal accueillie : je remis à plusieurs reprises l’ennui d’y donner suite. Enfin je plongeai dans les petites poches mes mains qui tremblaient un peu : ce fut avec un inexprimable soulagement que je les retirai vides. Mon intendant voulait me faire aller à Tachagne pour conclure une affaire d’importance ; je trouvai des prétextes pour l’y envoyer à ma place, craignant sur toutes choses une explication avec le maître de poste qui pouvait m’obliger à une restitution. Chaque fois qu’on sonnait au portail, le cœur me battait, il me semblait qu’on venait me la reprendre. Quand l’attelage d’un voisin ou le cheval d’un messager entraient dans la cour, je me surprenais à jeter vivement une draperie sur la pelisse ; je ne me dissimulais pas ensuite l’odieux de cette action, qui eût pu conduire un pauvre diable en police correctionnelle ; mais quel collectionneur n’a pas sur la conscience de pareilles faiblesses, sans parler des amoureux ?
Étais-je donc déjà dans la triste catégorie de ces derniers ? Je n’eusse pas voulu m’avouer cette énormité, et pourtant je me disais que s’il est ridicule d’être amoureux d’un chiffon, la moitié des hommes en sont là, et qu’on a brouillé parfois les affaires du monde pour des chiffons qui cachaient moins d’âme que le mien. Sans creuser la nature de mon sentiment, je jouissais de cette délicieuse communauté de vie : ma solitude était remplie désormais. Nous avions de longues causeries, avec la polonaise, le soir, quand elle existait si étrangement : je savais déjà beaucoup de son caractère, de ses secrets et de son passé. Comme toutes ses pareilles, elle avait ses jours et ses caprices : tantôt tendre et gaie, abandonnée avec des caresses d’attitude charmantes ; tantôt gisante sur le divan, flasque, éteinte, morte, l’âme envolée. Suivant son humeur, je me couchais triste ou joyeux ; et bien souvent, la nuit, dans mes rêves, je revoyais la bizarre créature errant à mon chevet, m’effleurant de son duvet d’or bruni, me disant jusqu’à l’aube des chansons et des folies.
Le 15 octobre, nous eûmes à Bukova la première gelée d’hiver. Je vis en m’éveillant le mélancolique horizon de nos champs tout blême sous son premier drap blanc. Je devais aller ce matin-là régler une coupe de bois à une assez grande distance. Ivan m’apporta triomphalement un grossier manteau de paysan, en jurant qu’il faisait grand froid. Je m’en aperçus bien en ouvrant ma fenêtre à la bise glacée. Ma main se posa sur les douces zibelines ; elles gardaient toujours je ne sais quelle tiédeur intrinsèque et mystérieuse. Brrr…, pensais-je, comme il ferait bon se pelotonner dans cette chaude fourrure avant d’affronter un pareil temps ! Je repoussai avec honte cette sotte idée. Mais on sait que les sottes idées ont des façons particulières de faire leur chemin et des arguments particuliers à leur service. « À quoi bon, disait la tentatrice, prendre une fluxion de poitrine quand on peut s’en garer ? Crois-tu qu’aucun affublement puisse étonner tes braves paysans ? Ces gens simples ne remarquent rien, et quand bien même les filles du village souriraient un peu, le grand mal ! ».
– Je luttais : les amoureux savent comment finissent les luttes avec les sottes idées. Après quelques minutes d’hésitation, je jetai brusquement la fine polonaise sur mes épaules et je sortis. Ce fut une sensation sans précédent, qui tenait du bain parfumé, de la tiédeur du lit, du souffle des brises d’avril, de la commotion d’une pile électrique. Une félicité toute nouvelle me pénétrait jusqu’au fond de mon être. L’intendant grelottait et je ne sentais pas le froid. Je m’attardai longtemps au bois ; il me semblait que j’allais quitter le meilleur de moi-même en rentrant. Le pli était pris : les jours suivants, même quand le temps se remit au beau, je ne quittais plus la bienheureuse pelisse. Mes courses, auparavant hâtives et maussades, m’étaient devenues délicieuses. Dès que je revêtais le manteau enchanté, ma triste personnalité m’abandonnait, je sentais qu’une personnalité étrangère se substituait insensiblement à elle. C’était l’atmosphère d’un autre être, faite d’une perpétuelle caresse, dans laquelle je m’habituais doucement à vivre. Je me rappelais alors avoir été très frappé jadis par un article de la Revue archéologique sur la tunique de Déjanire. Ah ! comme je comprenais le pauvre Alcide, brûlant dans les étreintes de son ardente toison ! J’eus un moment l’idée d’écrire un Mémoire sur ce point intéressant de la mythologie grecque, pour reprendre mes études abandonnées.
Car on devine bien que le malheureux Rhamsès était oublié : l’ébauche inachevée du premier chapitre gisait sur ma table, avec cet air morne qu’ont les livres et les écrits désertés. Je passais maintenant toutes mes journées dehors, courant la forêt dans mon vêtement magique : la volupté première ne s’usait pas, au contraire ; il me semblait chaque jour que j’étais un peu moins moi, que la métamorphose s’achevait ; un monde de choses délicates, de jouissances nerveuses et fines m’était révélé ; j’avais changé d’âme, comme de manteau, et dépouillé le vieil homme ; il me semblait devenir la… Ah ! non, pourtant ! – À parler franc, il me semblait que je devenais fou.
À ce moment critique de mon existence morale, un soir, à la nuit tombante, – le 24 octobre, – on me remit un télégramme de mon ami X… Il m’informait de son passage à Kief le lendemain matin et me suppliait de l’y venir voir un instant, pour conférer d’une affaire où je pouvais grandement l’aider. Je n’aimais rien tant désormais que ma solitude peuplée de ma passion, et je maudis cette amitié importune ; mais il n’y avait pas à reculer, j’ordonnai de mettre les chevaux à la britchka. Ivan s’approcha avec l’air goguenard qu’il affectait volontiers depuis quelque temps vis-à-vis de moi.
– La nuit sera pluvieuse, qu’est-ce que Monsieur prendra pour se couvrir en route ?
Je dus vaincre une de ces petites hontes qui me revenaient de loin en loin, mais j’en avais déjà tant vaincues !
– La pelisse, – répondis-je en tournant la tête, et, quelques minutes après, la troïka m’emportait, tout tremblant de plaisir dans mes chères zibelines, qui continuaient partout, sur mon être indifférent à toutes choses, leur atmosphère d’amour.
La nuit était fort avancée quand ma britchka entra dans la cour de poste de Tachagne. Une calèche de voyage dételée y attendait les chevaux de rechange.
– Je vais réveiller Stépane Ivanovitch, me dit Ivan.
– Occupe-toi de faire atteler plus vite et laisse dormir ceux qui dorment, – lui répondis-je avec humeur.
On le pense bien, je n’avais qu’une idée : éviter le maître de poste. De peur de le joindre, je n’entrai même pas dans la salle de thé ; je roulai une cigarette, et me mis à arpenter la galerie de bois à auvent qui régnait tout autour de la cour. La nuit était sombre et pluvieuse, comme l’avait prédit Ivan. Une mauvaise lampe à pétrole, sur le chambranle d’une porte, éclairait faiblement un des coudes de la galerie. Je marchais depuis quelques instants, quand cette porte s’ouvrit et livra passage à un voyageur qui commença une promenade en sens, inverse de la mienne. Sa silhouette me frappa tout d’abord ; elle avait ceci, de particulier qu’il était impossible de décider à quel sexe appartenait l’inconnu. Vous me direz que le cas n’est pas fort rare en Russie, où notre gracieux hiver, avec son accoutrement obligé, transforme la rue en un bal travesti de passants qui n’ont ni forme, ni âge, ni sexe. Ce qui m’intrigua davantage, c’est qu’il me sembla bientôt retrouver dans la taille, la démarche et les façons de mon compagnon de promenade des souvenirs très familiers ; mais ces souvenirs étaient d’autant moins faciles à préciser qu’ils se rapportaient dans ma mémoire à deux personnes évidemment fort différentes ; sans pouvoir mettre des noms sur ces vagues analogies, j’étais sûr d’avoir connu à quelqu’un de mes intimes cette silhouette, à quelque autre ce port de taille et cette démarche. Très perplexe, je m’arrêtai sous la lampe pour y attendre le passage du promeneur. Dans l’espace éclairé, deux petits pieds de femme entrèrent, sortant d’un long manteau d’homme ; mes yeux s’arrêtèrent sur ce manteau : c’était le mien, ma vieille pelisse de renard !
On devine le monde de pensées désordonnées qui éclatèrent dans mon cerveau. Je me remis en marche comme un homme ivre. Le hasard fit qu’aux tours suivants, nous nous rencontrions précisément sous la lampe. Mes premières impressions s’expliquaient, sans diminuer mon trouble. Quand je regardais le manteau, je croyais me voir dans une glace, et, sous cette personnalité d’emprunt, j’en devinais une autre que je connaissais comme si je l’avais quittée l’instant d’avant. Le visage de cette femme – c’était décidément une femme – était emmitouflé dans une écharpe noire ; mais à la fixité du regard, je me sentais l’objet d’une attention égale à la mienne. La promenade continuait ; un sentiment aigu de gêne m’envahissait. Vous est-il jamais arrivé de croiser dans un salon une figure à vous bien connue ? Vous comprenez qu’il faudrait lui parler, fraterniser avec elle, et faute de pouvoir placer son nom sur cette figure, vous ne trouvez pas un mot sur vos lèvres ; vous devinez qu’elle vous reconnaît, elle aussi ; et chaque minute de retard augmente votre malaise.
C’était une gêne de cette sorte que j’éprouvais, mais cent fois plus pénible, et compliquée d’idées extravagantes. Tantôt il me semblait que je me promenais moi-même à mes côtés, je veux dire l’ancien moi, celui d’autrefois ; tantôt que ma polonaise courait devant moi, emportant mon moi nouveau. Ainsi dédoublé, et chacune de mes moitiés évitant l’autre, je me sentais plus ridicule à chaque nouvelle rencontre ; le regard voilé s’attachait sur moi, toujours plus inquiétant ; des gouttes de sueur me perlaient aux tempes.
Soudain, après un dernier tour, la promeneuse s’arrêta net sous la lampe, écarta brusquement son voile, et un éclat de rire longtemps contenu partit comme une fusée ; la voix jeune et fraîche qu’annonçait ce rire s’éleva et me dit en français :
– Monsieur, si vous me rendiez mon manteau ?…
Je demeurai immobile, abasourdi, cherchant quelques paroles à balbutier :
– Mon Dieu…, Madame…, j’allais vous faire la même demande…, mais daignerez-vous m’expliquer comment ?…
– Ah ! pour cela, j’en suis bien incapable. Je sais seulement que vous avez là ma pelisse, et il me semble même que vous l’avez adoptée sans trop de façons.
– Il est vrai, Madame ; mais, vous-même, ne me donnez-vous pas l’exemple ?
– Ce manteau est à vous ? Et c’est moi qui vous dois des explications ? Allons, je veux bien, c’est fort simple, d’ailleurs. Il y a un mois, en passant ici pour me rendre dans une terre voisine, j’ai égaré ma fourrure. Quand je l’ai envoyé chercher, on m’a rapporté ceci à la place. Mon absence s’est prolongée plus que je ne pensais, les froids m’ont prise au dépourvu loin de toute ressource, et, ma foi, j’ai utilisé ce que la Providence avait daigné me laisser en échange de mes zibelines. Cette nécessité vous semblera assez justifiée, j’espère. Ce qui l’est moins, c’est le besoin pour un homme de s’affubler d’une mante de femme en guise de petit collet ; sans compter qu’elle me semble s’être passablement déformée sur vos épaules, ma pauvre mante !
– Oh ! pour cela non, Madame, je vous jure. C’est au contraire moi qui me suis…
Je m’arrêtai à temps pour ne pas laisser échapper une sottise intelligible à moi seul.
– Enfin, Monsieur, puisqu’il vous plait que nos torts soient réciproques, passons l’éponge. Le hasard a bien réparé les siens. Nous allons rentrer tous les deux dans notre bien et dans les attributs de notre sexe. Mais comme deux personnes qui ont porté pendant un mois leurs manteaux respectifs me paraissent suffisamment présentées l’une à l’autre, je vous engage à prendre une tasse de thé avec moi, tandis que nous opérerons l’échange.
Et l’étrangère ouvrit la porte de la salle en me montrant le chemin.
Je la suivis à contre-cœur. La réflexion m’était revenue. Je ne voyais qu’une chose, la séparation prochaine et inévitable d’avec ma bien-aimée compagne. Je ne savais aucun gré à sa maîtresse de s’être révélée. Je me souciais fort peu de celle-ci, c’est à sa pelisse que je tenais. Cependant, tandis que mon héroïne se dépouillait de mon manteau, je me livrai à cet examen sommaire qui est la première politesse due par un homme à une femme avec laquelle il entre en relations. Il n’y avait pas à dire, c’était bien ma statue qui m’apparaissait, une statue telle que je l’avais devinée à son enveloppe, avec un nez en plus, seulement. Était-ce ce nez qui me dérangeait ? Je ne sais, toujours est-il que l’apparition ne me fit aucun plaisir et resta fort distincte pour moi de la vraie, celle qui habitait la pelisse. Les cheveux châtain doré y étaient pourtant, et les yeux gros-bleu. Elle demanda du thé à la servante ; à l’accent des premiers mots russes qu’elle prononça, je reconnus une polonaise. Tout, d’ailleurs, trahissait chez elle cette famille particulièrement redoutable dans l’espèce féminine : le regard électrique, le parfum vénéneux, la souplesse de serpent, la provocation inconsciente de chaque brimborion, depuis le talon jusqu’à la dernière boucle de cheveux.
Tandis qu’elle versait le thé, Stépane Ivanovitch entra, nous salua et sourit.
– Je suppose, dit-il, que l’erreur est maintenant expliquée à madame la comtesse. Le jour même où elle passa chez moi et y oublia sa pelisse, M. Joseph Olénine perdit son manteau près d’ici. Le lendemain, quand le messager de Bukova vint réclamer ce dernier, mon garçon d’écurie remit le vêtement qu’il avait ramassé. Quelques heures après, un passant apportait le manteau de M. Olénine et trouvait sur la porte le courrier qui demandait la pelisse de la comtesse ***ska ; le courrier n’a pas vérifié l’objet, et je n’ai plus entendu parler de rien.
Le maître de poste avait fait la lumière dans mon roman. Le nom de la comtesse ***ska m’était bien connu. Elle venait de quitter Varsovie à l’époque où mon régiment y prit garnison. On ne parlait alors que de sa beauté, de sa vertu farouche, de son second mariage avec le vieux comte ***sky, un des plus riches seigneurs de Pologne, jadis fort en faveur à la Cour, et qui avait même été un moment général-gouverneur sous le précédent règne. Depuis quelque temps, le comte et sa femme vivaient retirés dans leur belle terre de Rogonostzova, sur les confins de la Podolie, à cent verstes de chez moi. Je savais qu’ils passaient de rare en rare dans notre district, en allant visiter un autre bien situé plus près de Kief.
La comtesse congédia Stépane Ivanovitch en le priant de presser son attelage, et la conversation s’établit entre nous, avec l’aisance que donne aux relations nouvelles la certitude d’appartenir au même monde, alors même qu’on n’a pas échangé ses manteaux.
– Eh bien ! monsieur Olénine, voici la présentation achevée, et toujours de façon aussi romanesque. Mes amis de Varsovie m’avaient beaucoup parlé de vos exploits de tout genre, quand vous étiez aux hussards, mais je ne savais pas que vous poussiez le dédain de la morale vulgaire jusqu’à vous approprier les zibelines égarées sur la grande route.
– Vous pouvez même ajouter, comtesse, jusqu’à ne pas les rendre !…
– Comment cela ?
– Je déclare qu’on ne m’arrachera cette pelisse qu’avec la vie.
– Par exemple ! et pourquoi ?
– Parce que… parce que je l’aime.
– C’est ce que pourraient dire tous les héros de la police correctionnelle...
– Non, vous ne me comprenez pas, vous ne pouvez pas me comprendre. C’est trop subtil à expliquer, ce qui existe entre ce vêtement et moi. Pourtant, vous êtes slave, vous aussi, partant plus ou moins spirite, croyante à la métempsycose et à un tas de choses semblables. Tenez, depuis un mois que ce morceau d’étoffe est entré dans ma vie, il m’a peu à peu chassé de ma propre personne pour y introduire une autre âme, un être chimérique émané de lui ; ou peut-être est-ce moi qui suis passé en lui, qui ai pris la forme et l’être qu’il renfermait en puissance, comme disent les philosophes. Je ne sais. Toujours est-il que lui et tout ce que mon imagination a mis en lui, je l’aime, entendez-vous, je l’aime d’amour.
La comtesse prit le petit air sévère de rigueur en pareil cas. On a remarqué, d’ailleurs, que cet air sévère ne réussissait jamais à être un air étonné, ce qui ferait croire que les femmes attendent toujours l’arrivée de ce mot comme une suite naturelle de la conversation avec elles.
– Oh ! ne vous méprenez pas sur ma pensée, repris-je. Loin de moi l’intention de vous offenser. Votre personne n’est pour rien dans tout ceci, elle est absente, il n’existe, il ne peut exister sous cette pelisse que la forme idéale née de ses plis à mon évocation.
– Ceci n’est pas flatteur pour la forme matérielle qui a bien contribué quelque peu à ces plis. Enfin, je veux bien m’amuser de votre originalité, mais je ne suis pas moins obligée de vous redemander formellement ma palatine.
– Jamais, plutôt ma vie ! Pourquoi vous ai-je rencontrée ? Allez, partez, m’écriai-je avec désespoir, mais ne me demandez pas mon âme !
– Je ne vous demande que ma fourrure. Ah ! çà, mais vous êtes le Tartufe des pelisses, mon cher monsieur.
C’est à vous d’en sortir, vous qui parlez en maître…
Avec tout mon désir de vous obliger, je vous répète que je vais reparaître dans quelques heures devant mon légitime seigneur, qui marquerait un juste étonnement s’il me voyait surgir en manteau d’homme. J’entends rentrer chez moi sous ma forme et mes espèces naturelles. D’autant plus que ces fourrures sont un héritage de famille auquel nous avons mille raisons de tenir.
– Mais c’est moi-même que vous demandez ! Comment voulez-vous que je me rende à vous ?
– Voyons, j’entre dans vos folles idées. Ne vous laissé-je pas une consolation ? Ce manteau, le vôtre, que je porte depuis un mois, – et auquel ma femme de chambre a dû donner quelques directions nouvelles pour qu’il me fût supportable, – ce manteau se sera un peu métamorphosé, à votre compte. Vous allez vous y retrouver, d’après vos théories sur l’adaptation des manteaux, un peu vous-même, un peu… une autre !
– Hum ! le manteau du Musée de Naples ! Belle consolation, fis-je piteusement.
– Ces archéologues se croient toujours le droit d’être légers à leur manière. Mais l’heure me presse, j’entends mes chevaux à la porte, cessons ce marivaudage. Monsieur Olénine, veuillez me donner ma palatine !
Je me levai avec un mouvement désespéré qui fit glisser de mes épaules l’objet du litige. D’un geste mutin, la comtesse avança la main sur la fourrure qui tombait. Machinalement, je la retirai à moi.
– Ah çà ! fit-elle en repartant de son franc rire, savez-vous bien que si quelqu’un entrait, on croirait que nous rejouons la scène de Madame Putiphar avec votre homonyme !
– Madame, il y avait des sentiments moins cruels chez la femme du général de Pharaon.
– Pas d’analogie, monsieur, mon mari n’est plus en fonctions, répliqua la comtesse en riant de plus belle.
Et d’un air d’autorité superbe, qui, je dois le dire, lui seyait à merveille, elle prit de mes mains ma chère pelisse, la jeta sur son bras, gagna la porte. Là, elle se retourna, sans doute pour rire un peu de ma mine. Mais j’avais, il faut croire, l’air si vraiment navré, qu’elle me cria, avec une nuance de sympathie dans la voix :
– Là, je compatis à votre folie. Vous aimez cette polonaise ! Eh bien, venez la revoir à Rogonostzova. Je vous promets qu’elle sera toujours pendue au premier portemanteau de mon vestibule. Venez donc, et considérez-vous comme toujours invité sous notre toit, monsieur Olénine. Vous pourrez dire en modifiant le proverbe : « Pour une polonaise de perdue, deux de retrouvées. »
Elle disparut, emportant mon palladium. Il me sembla que la nuit s’était faite dans la salle. Je revêtis avec colère mon pauvre vieux manteau, je me précipitai sur la route de Kief, dévorant mon chagrin, grelottant de corps et de cœur.
Quand je revins à Bukova, la terre russe avait pris sa figure d’hiver, sa figure livide. La première neige était tombée sur les interminables plateaux des Terres noires ; fondue sur les crêtes des labours, préservée dans les creux des sillons, elle marbrait de flaques blanches ces grands champs couleur de suie qui font notre richesse ; on eût dit que toutes les pompes funèbres des deux mondes avaient cousu bout à bout toutes les serges de leur matériel, pour tendre ainsi, durant des centaines de verstes, un drap de deuil aux larmes d’argent. Des nuages bas rampaient sur les hêtres chauves, et des fumées de pauvres sur les toits de chaume d’où suintaient les eaux glacées. Ma maison, perdue dans les bois, n’est jamais gaie en cette saison ; je la retrouvai cette fois plus désolée et plus maussade que de coutume. Elle me semblait vide comme la chambre d’un avare à qui on aurait volé son trésor ; mon cabinet était si assombri qu’aucune lampe ne suffisait à l’éclairer. Ivan avait beau emplir la cheminée de souches de pin, je ne parvenais pas à réchauffer mes membres transis. Avez-vous jamais rêvé que vous étiez amputé ? J’éprouvais, tout éveillé, la sensation de ce cauchemar ; si mon corps était au complet, mon âme tout au moins avait quitté le logis ; quoique un peu porté vers les doctrines matérialistes, j’ai fini par croire à l’existence de l’âme, en constatant le vide qu’elle laisse dans les moments où elle nous fausse compagnie. Je me raisonnais sans relâche, pour chasser ma folie de mon cerveau ; l’expérience m’a démontré que cette méthode est détestable ; se raisonner sur une passion, c’est vouloir arracher un clou en frappant dessus à petits coups de marteau : le marteau enfonce le clou dans le bois et le raisonnement la passion dans le cœur.
J’abrège les péripéties d’une lutte intestine dont on a déjà deviné l’issue. Le premier bruit qui mit de la joie dans la maison fut celui des grelots de mes trotteurs, le jour qu’ils amenèrent au perron le traîneau attelé pour me conduire à Rogonostzova. La route me parut longue et les abords du lieu rébarbatifs ; de grands étangs gelés, des forêts de sapins, un vieux château du temps d’Élisabeth, aux profils de prison ; une de ces geôles d’ennui où le plus médiocre compagnon doit être accueilli par les captifs comme un prince Charmant dans le château de la Belle au Bois dormant.
Aujourd’hui, revenu à un état d’esprit plus sain, j’ose à peine me rappeler la ridicule émotion avec laquelle je mis le pied dans le vestibule du manoir des ***sky. Ma polonaise – celle de fourrures bien entendu – brillait au premier portemanteau, rayonnante comme la Toison d’Or, plus caressante et plus vivante que jamais. Je courus au cher objet et le couvris de baisers furtifs. La comtesse, qui m’épiait, apparut sur le pas d’une porte en riant à plein cœur.
– Allons, dit-elle, je vois que le cas est invétéré et qu’il faudra le traiter énergiquement, au besoin par les douches froides.
Elle me fit gracieusement les honneurs de la maison et me présenta à son mari, un glorieux invalide des guerres du Caucase, cloué par la sciatique dans une bergère, devant une table où sa jeune femme et son intendant battaient les cartes à tour de rôle pour son éternelle partie de préférence ; un beau portrait d’ancêtre, au demeurant, où, sur les tempes blanchies, les rides entrecroisaient leurs balafres avec celles des yatagans turcs ; le nez émerillonné et la belle humeur témoignaient des consolations qu’apporte à la vieillesse d’un soldat une cave bien fournie de vin de Hongrie. Mes hôtes me firent grand accueil ; mais, durant tout ce séjour, je ne leur donnai que ce que la stricte politesse ne me permettait pas de leur refuser. Dès que j’en trouvais l’occasion, je m’échappais pour rejoindre ma bien-aimée et me perdre dans sa contemplation. Il me parut bientôt que Mme ***ska suivait avec quelque impatience ce manège qui l’avait d’abord égayée. Sa bonne grâce à mon égard se refroidit visiblement. Les dernières fois qu’elle me surprit en colloque intime avec sa palatine, elle passa en haussant les épaules et je l’entendis murmurer entre ses dents :
– C’est un fou !
Rappelé à Bukova pour une semaine, je ne fis pas attendre ma seconde visite. Mon désappointement fut grand en ne trouvant plus la pelisse à sa place habituelle. Je me précipitai au salon et reprochai amèrement à la comtesse cette infraction à la parole donnée. Elle me répondit, avec un pli d’humeur sur la lèvre, que mes divagations n’avaient plus le mérite de la nouveauté ; puis, sonnant d’un geste nerveux, elle ordonna à sa camériste de rapporter « sa vieille loque ».
Durant ce second séjour, les manières de Mme ***ska témoignèrent d’une véritable hostilité vis-à-vis de moi. Elle ne m’adressait presque plus la parole, et il fallait tout mon aveuglement pour ne pas souffrir d’une attitude que je devais attribuer au dédain inspiré par mon dérangement d’esprit. Seul, le vieux comte, étranger à mes folies, m’accueillait avec la cordialité traditionnelle dans nos provinces, et me pressait de revenir abréger dans sa société les longs loisirs de l’hiver.
Je revins, en effet, bien que sentant ma présence odieuse, je revins pour les fêtes de Noël, bourrelé par ma passion. Cette fois encore, la polonaise était absente ; mais je ne fus pas peu surpris de trouver la comtesse frileusement pelotonnée dans notre pelisse. Toute sa bonne humeur semblait revenue, et elle me reçut le sourire aux lèvres.
– Ma foi, mon cher voisin, j’en suis bien fâchée pour vos habitudes ; mais mon médecin ne me trouve pas bien, et, par le froid qu’il fait, il m’ordonne de porter quelques fourrures dans les salles glacées de notre vieille masure. Vous ne voulez pas ma mort, sans doute ; car, je vous en préviens, je ne vous léguerai pas mon manteau. Résignez-vous donc à le contempler sur moi. Je regrette que ma grossière personne dérange les plis drapés sur mon sosie idéal. Tâchez de vous y accoutumer.
– Hélas ! Madame, vous me privez de bien douces et bien innocentes caresses.
– Oh ! je sais que sur moi le manteau magique perd toute sa vertu ! Tant mieux, vous guérirez ; sinon… sinon, à vous de trouver un compromis.
Manteau magique, en effet. Depuis que mon hôtesse l’avait revêtu, il me semblait qu’elle me devenait chaque jour un peu moins étrangère, qu’elle était un peu moins elle, un peu plus lui. Avec l’étrange puissance d’absorption que j’avais si souvent constatée, la pelisse métamorphosait sa maîtresse et la ramenait aux proportions de ma chimère. La comtesse ***ska avait disparu ; il ne restait que ma polonaise, avec le monde unique de séductions qu’elle m’offrait depuis trois mois. Insensiblement, naturellement, j’arrivai à ne plus les séparer l’une de l’autre. Ce m’était d’autant plus facile que la frileuse jeune femme ne quittait plus ce qu’elle avait un jour si dédaigneusement appelé « sa vieille loque » : et moi, qui ne pouvais me détacher de ce cher objet, J’étais rivé aux pas de celle qui le portait ; je la suivais partout comme une ombre animée. La comtesse n’aurait pu inventer un meilleur stratagème, si elle eût voulu m’enchaîner à sa personne ; loin de moi l’idée qu’il y eût là un calcul ; cette âme régulière en était bien incapable. J’étais désormais de toutes les promenades de la châtelaine ; je l’accompagnais dans son parc, recueillant d’une main empressée les perles de givre qui se prenaient aux zibelines, lorsqu’elles frôlaient les basses branches des bouleaux ; je la suivais sur les étangs où elle se divertissait à patiner ; quand elle trébuchait dans sa course rapide, j’étais derrière elle, tremblant de peur que mon trésor ne fût déchiré dans quelque chute, prêt à le recevoir dans mes bras pour le préserver. Si elle montait en traîneau pour une excursion plus longue, je m’asseyais à ses côtés ; je bénissais les cahots de la piste, quand, en secouant l’étroit véhicule, ils ramenaient contre mon épaule et sur ma main le doux velours bleu, sa chaleur et son parfum.
Durant ces journées de vie commune, nous causions ; je prenais un vif intérêt à cette nature singulière qui se dévoilait devant moi. Nature double, et comme faite de deux moitiés d’âmes mal rejointes ; je m’expliquais sans trop de peine cette dualité ; je savais par expérience que la merveilleuse pelisse possédait une influence si pénétrante, si irrésistible, qu’elle modifiait jusqu’à la personne morale de ceux qu’elle enveloppait.
Dans une âme tranquille, un peu lasse, engourdie par la solitude, la fée allumait des étincelles de malice et des éclairs de poésie. Par moments, les paroles de ma nouvelle amie semblaient lui être soufflées par un esprit de passage, un de ces vagabonds du monde occulte qui viennent parfois prendre gîte dans les plus honnêtes demeures et bouleverser toute la maison. Je la voyais alors inquiète, capricieuse, fantasque à froid, tantôt retirée dans les replis d’une pensée secrète, tantôt livrée par de brusques saillies ; le rire menaçant qui sonnait sur ses petites dents ne venait pas d’elle ; il me faisait l’effet d’une chanson à boire jouée par un impie sur l’orgue d’une église.
Les longues et vides soirées de décembre nous réunissaient tous trois dans la salle basse, devant l’âtre flambant. La comtesse gardait alors un silence obstiné : pelotonnée dans sa palatine, malgré la chaleur du brasier, accoudée et le regard perdu entre les grands landiers de fer, elle semblait attentive aux folies des petits démons jaunes et rouges qui logent sous les grosses bûches, jasent dans la flamme et content des histoires aux châtelaines ennuyées dans les vieux châteaux. Je ne parlais pas davantage ; absorbé dans la contemplation des zibelines, je prenais un plaisir toujours nouveau à suivre le jeu des lumières sur leurs plis ; au moindre mouvement de celle qui les portait, elles se dérobaient dans l’ombre épaisse tombant des solives, ou s’illuminaient, allongées et continuées par des boucles de cheveux aux mêmes teintes dorées. Le comte animait seul nos veillées par son intarissable bonne humeur, enchanté de trouver un auditeur complaisant à ses souvenirs de guerre et à ses légendes ukrainiennes.
Un soir, le vent des steppes, qui va se briser aux Carpathes, hurlait en passant dans les cours ; les gémissements des moulins du village venaient mourir aux vitres noires. Ces bruits d’éléments mettent un effroi vague dans nos campagnes, si muettes d’habitude. Nous nous taisions ; le vieux majordome entra, apportant le thé ; un volet battit, un aboi de chien, ou de loup, expira sur la route. En se retirant, le majordome dit sentencieusement :
– Madame la comtesse fera bien de fermer ses pierreries, ce soir ; c’est par des nuits pareilles que la Dame revient.
– Quelle Dame ? demandai-je à mon hôte.
– Comment, vous ne savez pas quelle visite vous menace ? N’allez pas sourire, monsieur le sceptique, et écoutez une histoire à laquelle tous mes serviteurs croient aussi fermement qu’aux miracles de Notre-Dame de Gzentoschau. Il y a bien longtemps, sous le roi Stanislas, cette maison fut le théâtre d’une tragédie domestique ; un de mes ancêtres, trahi par sa jeune femme, se fit justice lui-même, à la rude manière des aïeux, et précipita la coupable dans le grand étang. Depuis lors, l’âme damnée erre avec les roussalki, les fées des eaux, sous les nénuphars et les joncs ; de loin en loin, elle revient dans sa demeure et visite précisément la tour d’angle que vous habitez ; on entend ses légers soupirs, on la suit dans les corridors à la trace des gouttelettes d’eau, des brins de mousse et d’iris ; d’aucuns l’ont vue marcher : un grand roseau, vêtu de gaze verte, coiffé d’algues. Elle est apparue deux fois du vivant de mon grand-père, une fois du vivant de mon père : après chacune de ses visites, un objet de haut prix manque dans le château ; elle emporte toujours ce que le maître de céans possède de plus précieux. Ce fut elle, la coquine, qui emmena mon vieux cheval de bataille, le soir où il s’échappa en remontant du pâturage. Maintenant, je ne vois pas trop ce qu’elle pourrait encore me dérober…
La recommandation du comte était superflue ; élevé par ma nourrice petite-russienne dans la foi aux traditions populaires, je n’avais nulle envie de railler sur ces matières. Je fus même scandalisé par l’éclat de rire qui partit du fauteuil de la comtesse aux dernières paroles de son mari ; c’était ce rire indéfinissable, inquiétant, ce rire d’inconnu qui semblait entrer en elle plutôt que sortir.
Je pris congé et remontai dans mon logement de la tour, un peu nerveux, la pensée arrêtée sur l’histoire que je venais d’entendre. Je me couchai, les yeux fixés, comme toujours, sur la pelisse accrochée à l’espagnolette de la fenêtre. Car il faut que je confesse un dernier enfantillage, après tant d’autres. Je me sentais si navré, chaque soir, au moment de quitter ma polonaise, que je m’étais enhardi une fois à dire à la comtesse :
– Madame, vous m’avez permis de chercher un compromis ; puisque vous accaparez durant tout le jour ma bien-aimée, souffrez du moins que je la reprenne la nuit pour l’avoir plus près de moi et la contempler à mon réveil.
Sans attendre l’assentiment de Mme ***ska, je m’étais emparé de sa mante, comme elle la jetait sur un meuble en se retirant. Depuis lors, je l’emportais amoureusement dans ma retraite ; par les nuits de lune, le pâle velours et les zibelines se détachaient sur ma vitre, dans un nimbe de rayons ; je ne sais pas de mots assez doux pour dire leur grâce, la symphonie divine qui retardait mon sommeil.
Ce soir-là, la pleine lune de décembre s’éteignait à chaque instant sous les nuages noirs affolés par le vent ; l’ouragan faisait rage et pénétrait dans ma chambre par les vieilles croisées mal jointées. Une idée me vint, qui me fit froid : si la Dame, la roussalka, allait me visiter et me ravir mon trésor, l’objet le plus précieux à coup sûr qui fût dans le château ? Ne serait-ce pas son bien d’ailleurs ? Ces fourrures qu’on m’a dit être un héritage de famille, ce manteau de forme ancienne, n’appartenaient-ils pas à la malheureuse aïeule ? Et cette âme mystérieuse, qui réside évidemment dans la pelisse hantée, n’est-ce pas son âme ?
Vous qui avez jamais tremblé pour un être aimé, devinez quelle terreur envahit mon cerveau, grandissante, poignant mon cœur et battant mes tempes. Les yeux démesurément ouverts sur la polonaise, je la voyais remuer, avec des mouvements humains, au souffle du vent sans doute, se cacher et reparaître, avec les caprices de la lune et des nuages assurément. Il se fit une éclipse plus longue ; la clarté remplit de nouveau le champ de la fenêtre ; la polonaise n’y était plus. J’entendis de légers soupirs et un frôlement soyeux sur les tentures, comme des roseaux que fend une barque. Éperdu, je m’élançai vers la porte, je tombai à genoux, j’étendis les bras, m’écriant : – Laisse, laisse-moi mon âme, ne t’enfuis pas… – Quand mes bras se refermèrent, ils étreignaient les zibelines ; elles se mouvaient, une forme indécise palpitait sous leurs plis, une haleine humide effleura mon front. Un coup de folie m’enleva la conscience des réalités ; je poussai un grand cri, je perdis le sentiment… et le souvenir aussi, car je ne saurais dire ce qui s’est passé ensuite ; il ne m’en est resté que la sensation confuse et troublante du lendemain des fortes ivresses.
En retrouvant mes hôtes, au matin, je voulais d’abord leur annoncer que l’aïeule m’était apparue ; une fausse honte me retint, et je ne sais quelle crainte de déplaire à l’être mystérieux que j’aurais voulu revoir encore. La Dame reviendrait-elle ?
Elle est revenue. C’est elle qui me ramène et m’enchaîne à, Rogonostzova. Ma vie et celle de mes amis s’y écoule, toujours aussi égale, aussi paisible. Le comte, ***sky, fort incommodé par sa sciatique durant tout cet hiver, ne souffre plus que son unique partenaire aux cartes et aux échecs s’éloigne. Chacun sait que le gouvernement russe, dans sa sollicitude paternelle, prévient les moindres désirs de ses sujets, et que le vœu le plus secret formulé par un administré est aussitôt réalisé par l’administration. J’en ai eu récemment une nouvelle preuve. La ligne de Podolie, qui dessert nos deux résidences, a été ouverte en janvier ; je ne suis plus qu’à deux heures de mes voisins. En vain mes connaissances de Pétersbourg et mes confrères de l’Académie m’écrivent lettres sur lettres, remplies de points d’interrogation. Impatienté ; je leur ai répondu une fois pour toutes que je m’occupe de fourrures. Je n’ai pu encore trouver le temps d’aller les revoir, et j’ai même manqué le dernier congrès des Orientalistes. Comment m’y présenterais-je, d’ailleurs ? Mon grand travail n’a pas avancé d’une ligne. L’excellent comte me plaisante parfois à ce sujet, me demandant pourquoi mes études sur les Hébreux se sont arrêtées au chapitre de Joseph. Pour sauver mon amour-propre, j’ai dû dire que je déchiffrais dans un papyrus des textes fort difficiles, mais destinés à révolutionner l’histoire, et d’où il me semble ressortir que l’Israélite aurait retrouvé son manteau.
– Ah bah ! m’a répondu le comte, avec ce large rire dont les gens du vieux temps ont gardé le secret, – j’espère, cher égyptologue, qu’il n’en est rien advenu de fâcheux pour mon antique et illustre collègue, le gouverneur général de Pharaon ?
– Mon ami, interrompit la comtesse, avec son rire à elle, le rire de l’autre, – mon ami, il ne faut jamais se moquer de ses collègues, – ni de ses confrères.
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Novembre 2008
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