Herbert George Wells

 

 

 

MISS WATERS

 

 

 

(1902)

Traduction : Henry D. Davray et B. Kozakiewicz

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » - http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER  ELLE ARRIVE.. 4

I. 4

II. 12

CHAPITRE II  PREMIÈRES IMPRESSIONS. 15

I. 15

II. 19

III. 20

IV.. 23

V.. 26

CHAPITRE III  L’ÉPISODE DES JOURNALISTES. 31

I. 31

II. 34

III. 37

CHAPITRE IV  L’INFLEXIBLE GARDE-MALADE.. 40

I. 40

II. 41

III. 43

CHAPITRE V  L’ABSENCE ET LE RETOUR DE M. CHATTERIS. 45

I. 45

II. 49

III. 51

CHAPITRE VI  SYMPTÔMES ALARMANTS. 57

I. 57

II. 62

III. 70

IV.. 75

V.. 78

VI. 86

CHAPITRE VII  LA CRISE.. 88

I. 88

II. 94

III. 97

IV.. 108

V.. 115

VI. 123

CHAPITRE VIII  LE CLAIR DE LUNE TRIOMPHE.. 125

I. 125

II. 128

III. 129

À propos de cette édition électronique. 132

 

CHAPITRE PREMIER

ELLE ARRIVE

 

I

 

Les atterrissages de sirènes qu’ont jusqu’ici mentionnés les chroniques sont entachés d’invraisemblance. Et même les détails circonstanciés qui nous sont donnés à propos de la sirène de Bruges, si habile aux travaux de dames, laissent des doutes aux sceptiques. Je dois avouer que, l’année dernière encore, je professais une incrédulité absolue sur ce genre d’aventures. Mais maintenant, en face des faits indiscutables qui se sont produits dans mon voisinage immédiat, et dont Melville, de Seaton Carew, mon cousin au second degré, fut le principal témoin, j’entrevois ces vieilles légendes sous un jour tout différent. Cependant, tant de gens se sont efforcés d’étouffer cette affaire que, n’étaient mes enquêtes personnelles très complètes, on se serait, dans une dizaine d’années, heurté aux mêmes obscurités qui rendent si malaisément croyables toutes les légendes similaires. À l’heure actuelle même, beaucoup d’esprits restent perplexes.

 

Les difficultés qui s’opposèrent à l’étouffement complet de cette affaire étaient exceptionnelles, et la façon dont elles furent en grande partie surmontées prouve combien impérieux sont les motifs qui poussent à garder secrètes des histoires de cette sorte. Dans le cas actuel, la scène où se déroulèrent ces événements n’a rien d’obscur ni d’inaccessible. Le drame prend naissance sur la plage, à l’est de Sandgate Castle, dans la direction de Folkestone, et il se dénoue également sur la plage, non loin de la jetée, c’est-à-dire à moins de deux milles de distance. L’aventure a commencé en plein jour, par une après-midi d’août, claire et bleue, en face des fenêtres ouvertes d’une demi-douzaine de maisons. Cela seul suffit à rendre stupéfiant le manque de détails préliminaires ; mais à ce sujet vous aurez peut-être une opinion différente plus tard.

 

Les deux charmantes filles de Mme Randolph Bunting étaient au bain à ce moment, en compagnie d’une de leurs invitées, miss Mabel Glendower. C’est de cette dernière surtout, et de Mme Bunting, que j’ai obtenu, par bribes, les détails précis de l’arrivée de la Sirène. De miss Glendower l’aînée, bien qu’elle soit le principal témoin de tout ce qui suit, je n’ai tiré et n’ai cherché à tirer aucun renseignement quel qu’il soit ; cela par égard pour les sentiments de cette personne, – sentiments qui, j’imagine, sont d’une nature particulièrement complexe : il est, du reste, tout naturel qu’ils le soient. Je n’ai pas tenu à les analyser : là l’impitoyable curiosité de l’homme de lettres m’a fait défaut.

 

Il faut que vous sachiez que les villas situées à l’est de Sandgate Castle ont l’insigne faveur de posséder des jardins qui s’étendent jusqu’à la plage. Il n’y a, pour les en séparer, ni esplanade, ni route, ni sentier, comme il s’en trouve quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent devant les maisons qui font face à la mer. Lorsque vous les regardez de la station du funiculaire, à l’extrémité occidentale des Leas, vous les voyez qui se pressent les unes contre les autres jusqu’à l’extrême limite des terres. Comme un grand nombre de hauts brise-lames partent du rivage pour s’enfoncer dans les flots, la plage est pratiquement divisée en parcelles réservées, pour ainsi dire, excepté à marée basse, lorsque les promeneurs peuvent enjamber les parties les moins élevées des brise-lames. Les maisons qui bordent ce côté de la plage sont, pour cette raison, très recherchées pendant la saison des bains, et plusieurs propriétaires ont coutume de les louer meublées, chaque été, à des familles élégantes et riches.

 

Les Randolph Bunting étaient indiscutablement une famille élégante et riche. Il est vrai qu’ils n’appartenaient pas à l’aristocratie, ni même à la catégorie d’humains que les coûteuses notes mondaines des journaux chics qualifient de « grand monde ». Ils n’avaient droit à aucune sorte de blason ; mais, d’autre part, ainsi que Mme Bunting le faisait remarquer parfois, ils n’avaient aucune prétention de ce genre ; ils étaient, en réalité, comme tout le monde l’est de nos jours, complètement exempts de snobisme. Ils se contentaient d’être les Bunting, les simples et familiers Randolph Bunting, de « bonnes et braves gens », comme on dit, originaires du Hampshire et formant à présent une famille largement répandue, dont presque tous les membres étaient brasseurs. Or, qu’ils fussent ou non, dans les notes mondaines grassement rétribuées, classés parmi les « gens du grand monde », Mme Bunting n’en était pas moins parfaitement en droit de se compter parmi les abonnées de la Femme du monde, tandis que, de leur côté, M. Bunting et Fred passaient assurément pour des gentlemen irréprochables, de qui les manières et les pensées étaient en toute occasion délicates et convenables.

 

Cette saison-là, ils avaient chez eux comme invitées les deux demoiselles Glendower, à qui Mme Bunting avait en quelque sorte servi de mère depuis la mort de Mme Glendower. Les deux demoiselles Glendower étaient demi-sœurs, et de bonne souche, sans contestation possible. Leur famille, de vieille noblesse provinciale, ne s’était que depuis une génération encanaillée dans le commerce, mais elle s’en était relevée du coup, pareille à Antée, avec des richesses et une vigueur nouvelles. L’aînée, Adeline, était la plus riche, l’héritière dans les veines de qui coulait le sang commercial ; elle était réellement très riche, avait des idées sérieuses, des cheveux noirs et des yeux gris. Lorsque M. Glendower mourut, ce qu’il fit peu de temps avant sa seconde femme, Adeline n’avait plus devant elle que la seconde partie de sa seconde jeunesse. Elle approchait de sa vingt-septième année, après avoir sacrifié sa première jeunesse au caractère difficile de son père, ce qui lui avait toujours rappelé l’enfance d’Elisabeth Barrett Browning. M. Glendower une fois parti pour une région où son caractère peut sans nul doute se développer sur un plus vaste plan – car à quoi sert ce monde s’il n’est pas destiné à nous former le caractère, – Adeline avait révélé tout à coup sa vigoureuse personnalité. Il devint évident qu’elle avait toujours eu une âme, une âme très active et très capable, un fonds accumulé d’énergie et beaucoup d’ambition. Tout cela s’était épanoui en un socialisme clair et avisé, s’était manifesté dans des réunions publiques ; et à présent elle était fiancée à un personnage très brillant et plein d’avenir, le très extravagant et romanesque Harry Chatteris, neveu d’un comte, héros d’un scandale mondain, futur candidat libéral dans la circonscription de Hythe, comté de Kent. Ce dernier point était encore en discussion. Harry examinait sur place ses chances de succès, et miss Glendower aimait à se dire qu’elle serait pour lui un puissant auxiliaire ; c’est principalement pour cette raison que les Bunting avaient loué une villa à Sandgate pour l’été. De temps à autre, Chatteris venait passer une soirée ou deux à la villa, quand ses occupations le lui permettaient, car on le savait très compétent en une quantité de choses : bref c’était un jeune homme politique de premier ordre et, tout bien considéré, la circonscription de Hythe devait se sentir flattée de se voir choisie par un tel candidat. Fred Bunting était fiancé à Mabel Glendower, la demi-sœur d’Adeline, moins distinguée, beaucoup moins riche, mais âgée de dix-sept ans et douée de facultés un peu plus ordinaires : en effet, Mabel avait reconnu depuis longtemps, dès l’époque où elles allaient ensemble en pension, qu’il était parfaitement inutile d’essayer de paraître supérieure en présence d’Adeline.

 

Les Bunting ne se baignaient pas avec tout le monde, hommes et femmes mêlés, car cela paraissait encore d’une décence douteuse en 1900, mais M. Randolph Bunting et son fils Fred, bien que miss Mabel Glendower, la fiancée de Fred, fût du nombre des baigneuses, se dirigeaient franchement vers la plage avec ces dames, au lieu de se cacher ou d’aller faire une promenade, comme c’était l’usage autrefois. Ils s’avançaient en cortège sous les chênes verts du jardin, descendaient l’escalier et parvenaient ainsi jusqu’au bord de la mer.

 

En tête marchait Mme Bunting, le lorgnon sur le nez, comme pour découvrir aux environs le faune capable de reluquer indiscrètement les charmes de ses nymphes. Miss Adeline, qui ne se baignait jamais en public, car elle jugeait sa dignité diminuée en un appareil aussi sommaire, l’accompagnait, vêtue d’une de ces toilettes d’une simplicité artistique et coûteuse, telle qu’en arborent les opulentes socialistes. Derrière cette avant-garde protectrice, suivaient, une par une, les trois jeunes filles dans leurs élégants costumes de bain à la mode parisienne, avec des coiffures que l’on devinait seulement sous les vastes peignoirs mousse qui les encapuchonnaient. Naturellement elles portaient aussi des bas et des sandales. Ensuite venaient la première et la seconde femmes de chambre de Mme Bunting, ainsi que la femme de chambre des demoiselles Glendower, toutes chargées de serviettes. Enfin, à distance respectueuse, marchaient les deux hommes à qui l’on confiait divers objets de toilette et… des cordes : Mme Bunting attachait toujours chacune de ses filles par la taille avant de les laisser aventurer un pied dans l’eau, et tenait les cordes jusqu’à ce qu’elles en fussent sorties saines et sauves. Seule Mabel Glendower dédaignait cette sauvegarde.

 

À l’extrémité du jardin et en vue de la plage, miss Glendower aînée quittait le cortège et allait s’asseoir à l’ombre des chênes, sur un banc peint en vert ; puis, ayant retrouvé le passage où elle s’était arrêtée dans Sir George Tressady – roman dont elle raffolait immodérément, – elle regardait ses compagnes qui descendaient vers la mer et constituaient, sur les sables ensoleillés, un groupe fort agréable de gens animés et prospères. Plus loin, dans des remous de vert et de pourpre, s’étendait la plaine liquide, l’antique mère des surprises, parfaitement calme, sauf un petit clapotis de vagues minuscules.

 

Dès que la procession parvient à la ligne de démarcation de la marée haute, là où il n’y a rien d’inconvenant à n’être plus vêtu que d’un costume de bain, chacune des jeunes filles tend son peignoir à sa suivante ; puis, après quelques ébats et quelques petits rires, Mme Bunting inspecte avec soin la mer pour voir s’il ne s’y cache point de méduses ; après quoi les nymphes se confient aux flots.

 

Au bout de quelques minutes, ce jour-là, Betty, l’aînée des demoiselles Bunting, s’arrêta soudain de barboter et resta les yeux tournés vers le large. Tout le monde regarda dans la même direction : là, en face, à environ trente mètres, émergeait la tête d’une femme nageant vers le rivage.

 

Naturellement, ils conclurent que la baigneuse devait être une voisine habitant l’une des maisons adjacentes ; sans doute il était surprenant qu’on ne l’eût pas vue se mettre à l’eau ; pourtant l’apparition ne causa aucun étonnement ; elle donna simplement lieu aux observations furtives et pénétrantes de mise en pareil cas. Il était visible que la personne nageait admirablement, qu’elle avait un visage d’une grande beauté et des bras superbes, mais on n’apercevait pas sa chevelure, que dissimulait un élégant bonnet phrygien, trouvé sur une plage normande quelques jours avant, ainsi qu’elle l’avoua par la suite à mon cousin issu de germain. On ne pouvait voir non plus ses épaules, cachées sous un costume rouge.

 

Le moment vint bientôt où les spectateurs sentirent que leur inspection avait atteint les limites du vrai bon ton, et Mabel affecta de barboter à nouveau, en disant à Betty :

 

– Elle porte un costume rouge ; je voudrais bien voir si…

 

Mais alors quelque chose de vraiment terrible se produisit.

 

La nageuse battit l’eau d’une manière imprévue, leva les bras et… coula.

 

Ce genre d’exercice glace généralement d’effroi tous ceux qui en sont les témoins ; car, bien que tout le monde ait lu la description d’une noyade ou se la soit imaginée, peu de gens ont réellement vu ce spectacle de leurs propres yeux.

 

D’abord personne ne bougea ; une, deux, trois secondes s’écoulèrent, puis un bras apparut au-dessus de l’eau, s’agita dans l’air, et disparut. Mabel m’a raconté qu’elle s’était trouvée complètement paralysée par la terreur, qu’elle resta pétrifiée pendant tout ce temps, mais que les demoiselles Bunting, reprenant quelque peu leur sang-froid, piaillèrent :

 

– Oh ! elle se noie !

 

Aussitôt elles se hâtèrent de sortir de l’eau, manœuvre accélérée par Mme Bunting qui, avec une grande présence d’esprit, tira sur les cordes de toutes ses forces, continuant à tirer longtemps après que ses filles furent hors de l’eau, et même alors qu’elles s’étaient affalées en un tas au pied du mur de soutènement. Miss Glendower se rendit enfin compte qu’il se passait quelque chose de grave : elle descendit les marches, tenant d’une main Sir George Tressady et de l’autre s’abritant les yeux. Soudain, elle prononça d’une voix claire et résolue :

 

– Il faut la sauver !

 

Les femmes de chambre poussaient des cris perçants, comme il convient à des femmes de chambre, mais les deux hommes paraissent avoir agi avec un flegme digne de tous éloges.

 

– Fred, l’échelle du voisin ! – cria M. Randolph Bunting, car le voisin, au lieu de marches en pierre, avait contre son mur une longue échelle en bois, et M. Bunting avait fait plusieurs fois remarquer que si jamais un accident arrivait il y aurait toujours cela.

 

En un clin d’œil les deux hommes eurent enlevé leur jaquette, leur gilet, leur faux col, leur cravate et leurs bottines, et ils traînaient l’échelle du voisin dans l’eau.

 

– À quel endroit a-t-elle disparu, p’pa ? – demanda Fred.

 

– Là, exactement, – répondit M. Bunting, et, pour confirmer son dire, là exactement s’agita en l’air un bras et aussi quelque chose de noir, quelque chose qui, comme me porte à le supposer ce qui arriva subséquemment, devait être une exposition non préméditée de la queue de la Sirène.

 

Les deux gentlemen n’étaient ni l’un ni l’autre d’habiles nageurs. Autant que je le sache, M. Bunting, dans l’ardeur du moment, oublia à peu près tout ce qu’il avait appris en fait de natation. Mais, vaillamment, ils s’avancèrent dans l’eau, chacun d’un côté de l’échelle, qu’ils lancèrent devant eux, et ils se confièrent à l’abîme avec une crânerie tout à l’honneur de leur nation et de leur race.

 

Cependant je crois, en somme, qu’il est bon de se féliciter de ce qu’il ne s’agissait pas, en l’occurrence, du sauvetage d’une personne en danger réel de se noyer. À l’époque où je fis mon enquête, il ne restait plus trace des controverses quelque peu amères qui divisèrent un moment les deux courageux sauveteurs. Il est toutefois suffisamment clair qu’alors que Fred Bunting nageait de toutes ses forces au long de l’échelle, la faisant ainsi tourner lentement sur son axe, M. Bunting avait déjà avalé une quantité fort considérable d’eau de mer et donnait à Fred des coups de pied dans l’estomac avec une vigueur dépourvue de but précis. Il se livrait à cette gymnastique, expliqua-t-il ensuite, « pour ramener mes jambes en bas, comprenez-vous ? L’échelle allait tout de travers, et mes jambes s’obstinaient à remonter ».

 

Alors, d’une manière tout à fait inattendue, la Sirène était apparue à leurs côtés, un de ses bras passé autour de la taille de M. Bunting pour le soutenir, tandis que de l’autre elle maintenait l’échelle.

 

« La naufragée ne paraissait ni pâle, ni effrayée, ni hors d’haleine », me dit Fred lorsque je l’interrogeai, bien qu’à ce moment il dût être trop violemment impressionné pour avoir noté un pareil détail. Elle souriait et parlait d’une voix calme et agréable.

 

– La crampe, – fit-elle, – j’ai eu la crampe !

 

Les deux hommes assurent que ce furent là exactement ses paroles.

 

M. Bunting était sur le point de dire à la naufragée de se cramponner ferme à l’échelle et qu’elle n’avait rien à craindre. Mais juste à ce moment une petite vague s’engouffra presque tout entière dans sa bouche et ne lui permit qu’un bredouillement éperdu au milieu d’éclaboussures multiples.

 

– Nous vous tirerons de là, – dit Fred.

 

Et tous trois restaient ainsi, accrochés à l’échelle, ballottés sur les vagues, au rythme des crachotements de M. Bunting.

 

Ils se balancèrent de la sorte pendant quelques instants. Fred prétend que la dame paraissait sûre d’elle-même, mais un peu étonnée, et qu’elle sembla mesurer de l’œil la distance qui les séparait de la terre.

 

– Vous allez me sauver ? – questionna-t-elle.

 

Fred se demandait pendant ce temps ce qu’il lui serait possible de faire pour empêcher son père de se noyer.

 

– Nous sommes en train de vous sauver, en ce moment, – répondit-il.

 

– Vous allez m’amener sur le rivage ?

 

Comme elle ne semblait pas effrayée, il pensa pouvoir exposer le plan des opérations qu’il méditait :

 

– Essayons d’empoigner… le bout de l’échelle… je nagerai avec les jambes… pour nous pousser à quelques mètres plus loin… où nous aurons pied… Si seulement nous réussissions à…

 

– Minute… que je reprenne respiration… bouche pleine d’eau… – bafouilla M. Bunting. – Flac ! ouf…

 

Alors Fred crut qu’un miracle avait lieu. Il se fit un grand tourbillon dans l’eau, un tourbillon comme il s’en produit autour d’une hélice, et il s’agrippa à la jeune femme et à l’échelle juste à temps pour ne pas être (il en fut convaincu) projeté très loin dans la Manche. M. Bunting, avec une expression d’étonnement qui eut à peine le temps de se formuler sur son visage, disparut et reparut – du moins on revit son dos et ses jambes, – empoignant toujours l’échelle avec le désespoir du moribond. Alors, miracle ! ils se trouvèrent rapprochés d’une douzaine de mètres du rivage. Il n’y avait plus sous eux que cinq pieds d’eau, et bientôt Fred reprit son aplomb sur la terre ferme.

 

Cette sensation de surprise et ce désarroi firent place au plus pur héroïsme. Il poussa devant lui l’échelle et la naufragée, abandonna son père maintenant complètement anéanti, saisit la dame dans ses bras et l’emporta hors de l’eau.

 

– Sauvée ! – criaient les jeunes filles.

 

– Sauvée ! – piaillaient les femmes de chambre.

 

– Sauvée ! Hourra ! – répétaient en écho des voix éloignées.

 

Tout le monde, en fait, criait : « Sauvée ! » excepté Mme Bunting, qui, a-t-elle dit, soupçonnait que son époux perdait connaissance, et M. Bunting lui-même qui soupçonnait pour sa part que toutes les lois de la nature, par lesquelles la Providence nous permet de flotter et de nager, étaient momentanément suspendues, et que la meilleure chose à faire était de donner dans tous les sens de grands coups de pied jusqu’à ce que mort s’ensuivît. Mais une douzaine de secondes lui suffirent pour avoir la tête hors de l’eau et sentir ses pieds reprendre contact avec le fond. Il soufflait tour à tour comme une baleine et comme un phoque, hennissait et s’ébrouait comme un cheval, crachait et miaulait comme un chat en colère, grinçait des dents comme une scie, et s’essuyait énergiquement les yeux. Aussi Mme Bunting, sauf que de temps en temps elle se retournait pour lancer un « Randolph ! » réprobateur, put contempler à loisir le fardeau superbe suspendu au cou de son fils.

 

Chose curieuse, la naufragée resta au moins une minute hors de l’eau avant que quiconque s’aperçût qu’elle n’était pas en tout semblable aux… autres femmes. Les spectateurs, je suppose, se pressaient coude à coude autour d’elle pour contempler son beau visage, ou peut-être se figuraient-ils qu’elle portait quelque habit de cheval d’une coupe inédite autant qu’indiscrète, ou autre chose de ce genre. Quoi qu’il en soit, personne ne remarqua cette anomalie, bien qu’elle s’exposât d’une façon aussi visible que la lumière du jour. À coup sûr, elle se confondait avec le costume. Et tous restaient là, s’imaginant que Fred avait sauvé une jeune femme ravissante et d’une élégance rare, habitante de quelque maison voisine, et qui s’était aventurée seule au bain. Mais on s’étonnait qu’il n’y eût personne sur la plage pour la réclamer. Elle enlaçait Fred très étroitement et, comme miss Mabel Glendower le fit remarquer plus tard dans ses conversations avec lui, Fred lui aussi l’enlaçait très étroitement.

 

– J’ai eu une crampe – dit la naufragée, ses lèvres tout près des joues de Fred et lorgnant d’un œil Mme Bunting. – Je suis sûre que c’était une crampe… Je l’ai encore.

 

– Où faut-il vous recond… ? – risqua Mme Bunting de son ton le plus affable.

 

– Je vous en prie, emportez-moi – interrompit la dame, fermant les yeux comme si elle se trouvait mal, et bien que ses joues fussent rouges et brûlantes. – Emportez-moi !

 

– Où ? – demanda Fred.

 

– Dans la maison, – lui murmura-t-elle.

 

– Quelle maison ?

 

Mme Bunting s’approcha.

 

– La vôtre, – dit la dame.

 

Après quoi elle ferma les yeux pour de bon et parut perdre la notion de ce qui se passait autour d’elle.

 

– Chez nous !… Mais je ne comprends pas ! – se récria Mme Bunting s’adressant à tous.

 

Ce fut à cette minute seulement que leurs regards s’arrêtèrent sur l’étrange anomalie, et c’est Betty, la plus jeune des demoiselles Bunting, qui la remarqua la première. Elle l’indiqua du doigt, avant de trouver des mots pour le dire, et alors tous la remarquèrent. Miss Glendower, je pense, fut la dernière à s’en apercevoir. En tous cas, elle n’eût pas manqué à ses habitudes en arrivant la dernière.

 

– Mère ! – bégaya Betty, retrouvant enfin la parole pour traduire l’horrification générale, – mère, elle a une queue !

 

À ces mots, les trois femmes de chambre et Mabel Glendower se reprirent à pousser des piaillements aigus.

 

– Regardez ! – criaient-elles. – Une queue !

 

– C’est exact, – articula Mme Bunting, et la voix lui manqua.

 

– Oh ! – soupira miss Glendower en portant la main à son cœur.

 

Enfin l’une des femmes de chambre donna un nom au phénomène :

 

– C’est une Sirène !

 

Tout le monde répéta : « C’est une Sirène ! » excepté la Sirène elle-même, qui resta absolument passive, feignant d’avoir perdu connaissance, penchée sur l’épaule de Fred et complètement abandonnée dans ses bras.

 

II

 

Telle dut être la scène de l’atterrissage, autant qu’il m’a été possible de la reconstituer. Vous pouvez imaginer le petit groupe de gens sur la plage pendant que M. Bunting, je pense, un peu à l’écart, sort de l’eau, trempé, ruisselant, ahuri, à demi noyé, et que l’échelle du voisin dérive tranquillement vers le large.

 

C’est là, certes, une de ces situations qui ne peuvent manquer d’attirer l’attention. Et elle n’y manqua pas.

 

Le groupe était très en évidence sur la bande de sable que laisse à découvert la marée basse, à une trentaine de mètres des jardins. Personne, ainsi que l’a dit Mme Bunting à mon cousin Melville, n’avait la moindre idée de ce qu’il fallait faire, et tous possédaient une part copieuse de cette terreur nationale qu’a tout bon Anglais d’être surpris dans l’embarras. La Sirène semblait se contenter de rester un beau problème, suspendue aux épaules de Fred, et, au dire de tout le monde, elle constituait un fardeau appréciable pour un homme. La famille très nombreuse qui occupait une maison voisine, dénommée « Villa Koot Hoomi », apparut en force, contemplant le spectacle et gesticulant. Ils appartenaient précisément à cette sorte de gens que les Bunting désiraient ignorer, – des commerçants, selon toute probabilité. Bientôt l’un des hommes, de cette espèce particulièrement vulgaire qui abat les mouettes et les goélands à coups de fusil, se mit à descendre de la villa par l’échelle, comme s’il avait l’intention d’offrir ses services, et Mme Bunting observa aussi que, de l’autre côté, un personnage plus détestable encore avait braqué sa lorgnette dans leur direction.

 

De plus, le romancier populaire qui habitait la maison contiguë, un petit homme brun, irascible, avec des lunettes ornant sa tête carrée, fit soudain irruption et, du haut de son mur inaccessible maintenant, commença à brailler des inepties à propos de son échelle. Nul ne pensait à cette absurde échelle, ni ne s’en inquiétait, naturellement. La violente colère du romancier était tout à fait stupide. À en juger par son ton et ses gestes, il devait vociférer des invectives épouvantables, et il paraissait à tout moment sur le point de sauter en bas pour venir à eux. Alors, pour comble de malheur, par-dessus le brise-lames de l’ouest apparurent les excursionnistes à prix réduit du train de plaisir hebdomadaire. D’abord on distingua leurs têtes ; puis on entendit leurs remarques ; enfin ils commencèrent à se jucher sur l’estacade en poussant de joyeuses exclamations.

 

– « Pip ! pip ! » s’interpellaient les excursionnistes en escaladant, car c’était la scie en vogue à l’époque. Et des voix d’autres excursionnistes, encore invisibles, répondaient : « Pip ! pip ! »

 

La bande était évidemment innombrable.

 

– Y a-t-il quelque chose qui ne va pas ? – cria à tout hasard l’un des excursionnistes, intrigué.

 

– Ah ! ma chère, – fit Mme Bunting tournée vers Mabel, – qu’allons-nous devenir ?

 

Dans le récit qu’elle fit à mon cousin Melville de ces moments palpitants, elle répétait incessamment, comme étant pour elle le « clou » de l’histoire : « Ma chère ! qu’allons-nous devenir ? »

 

Je crois que, dans son affolement, elle jeta même un coup d’œil désespéré vers la mer. Mais, naturellement, en replongeant la Sirène dans les eaux on s’exposait aux interrogatoires les plus redoutables… De toute évidence il n’y avait qu’un parti à prendre, et c’est ce que fit observer Mme Bunting.

 

– Il n’y a pas à hésiter, – déclara-t-elle, – il faut la transporter dans la maison.

 

Et ils la transportèrent dans la maison… On se représente aisément la petite procession. En tête, Fred enlaçant et enlacé, trempé, et si ému qu’il ne pouvait articuler une parole. Dans ses bras reposait la belle Dame de la Mer, de qui le buste, m’assure-t-on, jusqu’à l’endroit où commençait l’horrible queue, était superbe. Cette queue, selon la confidence qu’en fit tout bas Mme Bunting à mon cousin, s’agitait de haut en bas et se terminait exactement à la façon d’une queue de maquereau. Elle pendait en ruisselant au long de l’allée, j’imagine. La naufragée portait un très joli vêtement, avec une longue jupe d’étoffe rouge garnie de grosse dentelle blanche ; elle avait en outre, me dit Mabel, un gilet, bien qu’il n’ait guère été facile de le voir pendant que le cortège remontait le jardin. Son bonnet phrygien cachait ses cheveux d’or, mais découvrait le front blanc, bas, uni, au-dessus de ses yeux bleu de mer. D’après tout ce qui s’ensuivit, j’ai lieu de croire qu’elle examinait à cet instant la véranda et les fenêtres de la maison avec une extrême curiosité. Derrière ce groupe trébuchant venait Mme Bunting, puis M. Bunting. M. Bunting devait être, à ce moment, terriblement mouillé et abattu, et d’après un ou deux détails que je sus plus tard, je ne puis m’empêcher de me l’imaginer poursuivant sa femme d’explications confuses :

 

– Naturellement… ma chère… je ne pouvais réellement pas le deviner, moi…

 

Ensuite avançaient de conserve, anxieuses et intriguées, les jeunes filles enveloppées à nouveau dans leurs peignoirs de bain, et, sur un second rang, les femmes de chambre chargées de tout l’attirail des cordes et d’autres objets, et rapportant aussi, comme par inadvertance, selon qu’il convient à leur sexe, les effets dont s’étaient dépouillés les sauveteurs.

 

Enfin, miss Glendower – renonçant pour une fois à toute pose et serrant convulsivement l’exemplaire de Sir George Tressady – fermait la marche, perplexe et agitée au-delà de toute mesure. Soudain, comme lancé à leur poursuite, arriva un Pip ! pip ! énergique, tandis que le chapeau et les yeux écarquillés d’un excursionniste inquisiteur apparaissaient au-dessus du mur de clôture.

 

Dans le jardin voisin retentissaient les plus furieuses divagations au sujet d’une échelle, d’une « bonne vieille échelle anglaise » que des « snobs ridiculement affublés avaient eu le toupet de jeter à la mer ».

 

C’est ainsi, ou à peu près, que la Dame de la Mer, en apparence sereinement indifférente à tout, fut transportée dans la maison, montée au premier étage et déposée sur le sofa, dans le petit salon de Mme Bunting.

 

Au moment précis où miss Glendower suggérait que l’unique chose à faire pour l’instant était d’envoyer quérir un médecin, la belle naufragée, d’une façon admirablement naturelle, poussa un soupir et revint à elle.

 

CHAPITRE II

PREMIÈRES IMPRESSIONS

 

I

 

Voilà, avec autant de vraisemblance que j’en puis mettre, dans quelles circonstances la Sirène aborda à Folkestone. Indubitablement, toute l’affaire fut le résultat d’un plan d’invasion mûrement arrêté par la prétendue naufragée. Elle n’avait pas eu la moindre crampe, elle n’en pouvait avoir, et, en ce qui concerne la noyade, personne ne fut un instant en danger, si ce n’est M. Bunting, dont la précieuse existence faillit être sacrifiée au début de l’aventure. La première manœuvre de la dame fut, aussitôt installée, de demander un entretien à Mme Bunting et de compter sur l’éclat séducteur de sa juvénile beauté pour s’assurer, dans cette extraordinaire équipée, l’appui, la sympathie et le patronage de cette bonne dame qui, en réalité, était une enfant naïve, un véritable nouveau-né, en comparaison des immémoriales années vécues par la Sirène. La façon dont elle se conduisit vis-à-vis de Mme Bunting serait incroyable si nous ne savions que, en dépit de maints désavantages, la Dame de la Mer était une personne qui avait énormément profité de ses lectures. Elle en convint elle-même plus tard dans diverses conversations qu’elle eut avec mon cousin Melville. Car, pendant quelque temps, une amicale intimité – c’est ainsi que Melville préfère toujours présenter la chose – rapprocha ces deux personnes, et mon cousin, qui est doué d’une curiosité assez considérable, recueillit un grand nombre de détails fort intéressants sur la vie de là-bas ou d’en-bas, car la Sirène se servit de l’une et de l’autre expression. D’abord la Dame de la Mer se tint sur une excessive réserve, malgré l’insistance aimable de l’interrogateur, mais je devine qu’elle se laissa aller parfois à des accès d’expansion et de joyeuse confiance.

 

« Il est clair, écrit mon cousin dans ses memoranda, que les antiques notions que nous avons sur la vie sous-marine représentée comme un perpétuel jeu de cache-cache à travers des forêts de corail, interrompu par des séances de coiffure au clair de lune sur des plages rocheuses, méritent d’être considérablement revues et corrigées.

 

« Au point de vue littéraire, par exemple, les peuples sous-marins sont aussi bien pourvus que nous, et ils ont, par-dessus le marché, des loisirs illimités qu’ils peuvent, à leur gré, consacrer à la lecture. »

 

Melville insista beaucoup, et avec une envie manifeste, sur ces loisirs illimités. L’image d’une sirène se balançant dans un hamac fait de plantes marines tressées, tenant d’une main le dernier succès du romancier en vogue et de l’autre un poisson phosphorescent d’une force de seize bougies, peut choquer nos idées préconçues, mais un pareil tableau est assurément beaucoup plus conforme à la vie ordinaire de l’abîme telle que la Sirène la lui dépeignit.

 

Partout le changement impose son vouloir aux choses ; partout et jusque chez les créatures immortelles, règne la Modernité. Sur l’Olympe même, je suppose qu’il y a un parti progressiste et qu’un nouveau Phaéton s’y agite pour remplacer les chevaux du char de son père par quelque moteur solaire de son invention. C’est ce que j’insinuai à Melville qui s’écria : « Horrible ! horrible ! » et contempla comme fasciné le feu qui flambait dans la cheminée de mon cabinet de travail. Pauvre vieux Melville ! Elle lui donna une infinité de détails sur les ressources des bibliothèques océaniques. Naturellement, on n’imprime pas de livres là-bas, car l’encre d’imprimerie, sous l’eau, risquerait de faire de fâcheuses bavures : elle l’expliqua très clairement ; mais, d’une manière ou d’une autre, toute la littérature terrestre, assure Melville, est parvenue jusqu’aux habitants des abîmes.

 

– Nous sommes au courant, – dit la Sirène.

 

Ils constituent en fait un public distinct de lecteurs, et des recherches systématiques sont organisées pour trouver le complément de cette immense bibliothèque submergée qui circule avec les marées. Les sources d’approvisionnement sont variées et, dans certains cas, assez bizarres. Beaucoup de livres sont trouvés dans des navires coulés.

 

– Vraiment ? – s’écria Melville.

 

– Environ un livre par navire, – spécifia la Dame de la Mer.

 

Continuellement, sur les paquebots qui transportent des voyageurs, beaucoup de romans et de magazines tombent à la mer par inadvertance, ou bien le vent les envoie par-dessus bord. Parfois un volume est lancé volontairement dans les flots, mais ce ne sont généralement pas là des additions importantes. D’autres fois encore, certains lecteurs se débarrassent de cette façon, quand ils les ont achevés, de livres d’un caractère particulier. Melville, qui est un lecteur assez irritable, aura sans difficulté compris cela. Il arrive aussi que, sur les plages estivales, le vent, à certains jours, emporte au large des spécimens de littérature légère. Enfin, quand les succès colossaux de nos grands romanciers populaires commencent à se ralentir (du moins Melville me l’assura), les éditeurs jugent commode de jeter à la mer tout le surplus de leur stock que refusent les hôpitaux et les prisons.

 

– Cela n’est pas généralement connu, – fis-je.

 

– Mais eux, dans l’abîme, ils le savent, – répliqua Melville.

 

Il est d’autres moyens par lesquels les plages fournissent leur part de littérature. Les jeunes couples qui vont s’asseoir à l’écart de la foule indiscrète, raconta la Dame de la Mer, à mon cousin, oublient derrière eux, lorsque, après de suffisantes méditations, ils retournent vers des lieux moins solitaires, d’excellents romans modernes. Il y a, paraît-il, un fort bel assortiment de livres anglais dans le fond du Pas-de-Calais ; en réalité, toute la Collection Tauchnitz s’y trouve, jetée par-dessus bord, au dernier moment, par des voyageurs consciencieux ou pusillanimes qui reviennent du continent. Pendant un certain temps, le lit de la Mersey fut, de la même façon, alimenté de réimpressions américaines ; mais, de ce côté, depuis quelques années, le rendement a beaucoup diminué. L’œuvre des « Bonnes lectures pour les pêcheurs » commence aussi à prodiguer à foison ses traités pieux et à rehausser particulièrement le niveau de la pensée sur les vastes bas-fonds de la mer du Nord. Sur ces points, la Dame de la Mer fut très précise.

 

Lorsque l’on considère les conditions dans lesquelles elle s’enrichit, il n’y a pas à s’étonner que l’élément fiction soit aussi amplement représenté dans la Bibliothèque océanique qu’il l’est sur les comptoirs de MM. Mudie. Mon cousin apprit encore que les divers magazines illustrés, et particulièrement les publications mondaines et les journaux de modes, sont infiniment plus appréciés que les romans, qu’ils sont recherchés avec plus d’ardeur et feuilletés avec une impatience jalouse. Par là, mon cousin put discerner l’un des motifs qui avaient incité la Dame à risquer cette incursion dans la vie terrestre. Il insinua, au sujet de la toilette, diverses réflexions :

 

– Il y a longtemps que nous nous serions décidées à nous vêtir coquettement, – répondit la Sirène, et elle ajouta sur un ton légèrement persifleur : – Ce n’est pas que nous n’ayons rien de féminin, monsieur Melville, seulement, comme je l’expliquais à Mme Bunting, il est indispensable de tenir compte des circonstances… Comment garder quelque chose de propre, sous l’eau ! Songez aux dentelles, par exemple.

 

– Mouillées ! – agréa le cousin Melville.

 

– Trempées ! – renchérit la Dame de la Mer.

 

– Perdues ! – rectifia mon cousin.

 

– Et en outre, les cheveux ! – fit la Dame de la Mer avec gravité.

 

– C’est vrai ! – avoua Melville. – On ne peut jamais les faire sécher complètement.

 

– Précisément.

 

Mon cousin Melville entrevit sous un nouveau jour une vieille histoire.

 

– Et c’est pour cela… qu’autrefois… ?

 

– Tout juste ! – s’écria-t-elle – tout juste ! Avant qu’il y eût tant d’excursionnistes et de marins et de gens mal élevés partout, on pouvait s’installer au soleil et les peigner. Il était possible en ce temps-là de se coiffer, mais maintenant…

 

Avec un geste pétulant et mordillant ses lèvres, elle contempla gravement Melville. Mon cousin émit un grognement approbateur.

 

– L’esprit moderne, dans toute son horreur ! – proféra-t-il, presque automatiquement.

 

Bien que les romans et la mode paraissent contribuer regrettablement pour une si grande part à la nourriture spirituelle des sirènes, il ne faut pas croire que l’élément sérieux de nos lectures n’arrive jamais au fond de la mer. Tout récemment encore, raconta la Sirène, le cas s’est présenté d’un capitaine de voilier qui, complètement détraqué par les réclames étourdissantes du Times et du Daily Mail, avait non seulement acheté d’occasion la réédition faite par le Times de l’Encyclopédie Britannique, mais aussi cette compacte collection d’échantillons de belles-lettres, cette charcuterie littéraire, ce hachis mêlé, dosé et tassé (à deux pieds) par les soins lourdement érudits du Dr Richard Garnett. Il est depuis longtemps notoire que les plus grands esprits du passé furent beaucoup plus prolixes et confus dans (c’est ainsi qu’on s’exprime) leurs élucubrations. Le Dr Garnett, affirme-t-on, en a extrait le suc, et l’offre, condensé sous un volume si réduit que l’homme le plus affairé peut désormais prétendre à des connaissances littéraires approfondies, sans que ses occupations en soient en rien gênées. Ainsi abusé, l’infortuné capitaine prit à bord tout ce chargement, dans l’intention assez évidente de débarquer à Sydney, ayant acquis en cours de route un savoir comparable à celui du plus sage des êtres vivants, entreprise digne d’un Hindou. On devine le résultat. Cette massive cargaison se déplaça une nuit ; tout le poids de la science du dix-neuvième siècle et de la littérature de tous les temps fut projeté en bloc sur un des côtés du petit navire, qui chavira instantanément… Le voilier, assura la Dame de la Mer, coula à pic comme s’il eût été chargé de plomb, tandis que son équipage ainsi que les autres objets mobiliers ne le rejoignirent qu’à la fin de la journée. Le capitaine parvint au fond aussitôt après son navire, et, fait curieux, dû probablement à ce qu’il avait absorbé déjà quelques tranches de son bagage de science, il descendit la tête en avant au lieu d’arriver, comme c’est la coutume, les pieds les premiers et les bras étendus…

 

Cependant, ces bonnes fortunes exceptionnelles ne peuvent se comparer aux averses incessantes de littérature légère. Le roman, la revue et le journal restent, même au fond de la mer, la principale lecture. Ainsi que les événements postérieurs tendent à le démontrer, ce doit être d’après les périodiques de toute espèce que la Dame de la Mer se fit une opinion de la vie des humains et de leurs sentiments, et c’est de là que lui vint son envie de nous faire une visite. Si parfois elle parut n’estimer que médiocrement les tendances de l’esprit humain, si, par moments, elle sembla disposée à traiter Adeline Glendower et bon nombre des choses les plus importantes de la vie avec une certaine légèreté sceptique, si enfin elle a incontestablement subordonné la raison et les convenances à sa véhémente passion, il faut, pour être juste envers elle et pour bien juger les conséquences profondes de son acte, il faut attribuer ses aberrations à leur cause véritable.

 

II

 

Mon cousin Melville, vous disais-je donc, eut à diverses reprises une notion vague, très rapide, de ce que peuvent être les modes au fond de la mer. Mais je n’oserais affirmer que cette notion renferme une quantité quelconque de vérité. Ses descriptions donnent l’impression d’un monde très étrange, d’une fluidité diaphane et verte dans laquelle flottent des êtres vivants, un monde éclairé par de grands monstres miroitants et par des forêts mouvantes de luminosité nébuleuse, parmi lesquelles les petits poissons vont et viennent, comme des étoiles prises au filet. Là, on n’est jamais ni assis ni debout, – les habitants flottent et glissent comme on flotte et comme on glisse dans les rêves. Et de quelle étrange façon ils vivent là-dessous !

 

– Mon cher, – me disait Melville, – cela doit être absolument comme un plafond peint !

 

Je ne suis aucunement certain qu’on rencontre au fond de la mer un monde pareil à celui que dépeignit la Sirène. Mais, cependant, ces détails concernant les livres détrempés et les fragments de journaux noyés ?… Les choses souvent sont différentes de ce qu’elles paraissent, et nous ne devons pas oublier qu’elle lui fit ces confidences par un certain après-midi folâtre…

 

– Parfois, – dit-il, – elle avait l’air d’être aussi réelle que vous ou moi, puis, soudain, le mystère l’enveloppait à nouveau. À certains moments, il semblait qu’on aurait pu, comme toute autre personne, la blesser ou la tuer, avec un canif par exemple ; à d’autres, on avait la certitude qu’on aurait pu détruire l’univers tout entier sans qu’elle cessât de vivre ou de sourire.

 

Mais nous aurons l’occasion de revenir plus tard sur ce caractère ambigu de la Dame. Il y a des mers plus vastes que celles que sillonnent les quilles des navires, et des profondeurs qui n’atteignent pas les sondes des hommes. Quand, de tout cela, je cherche à tirer des conclusions, je suis contraint d’admettre que je ne sais rien, que je ne puis rien affirmer. Je me rejette sur les renseignements fournis par Melville et sur les maigres faits que j’ai pu grouper.

 

Au début, aucun de ceux qui approchaient la Sirène ne remarquait rien d’étrange dans sa personne. Elle était visible et palpable, pensante et agissante, – créature superbe surgie des flots.

 

Dans notre monde moderne, l’étrange est devenu tout à fait ordinaire, habitués que nous sommes à considérer tranquillement les phénomènes les plus surprenants. Pourquoi nous étonnerions-nous de voir des sirènes en chair et en os, alors que des Dewar solidifient toutes sortes de gaz impalpables et que les ondes de Marconi rayonnent en tous sens dans l’atmosphère ?

 

Pour la famille Bunting, la Sirène était un fait aussi banal, une créature authentique douée d’une volonté aussi raisonnable et d’une sensibilité aussi réelle et saine que tout ce qui existait dans le monde connu des Bunting. Telle elle fut à leurs yeux au début, et tel, jusqu’à ce jour, son souvenir leur demeure.

 

III

 

En cette matinée mémorable, la Dame de la Mer, reposant trempée encore sur le sofa où son extrémité caudale restait visible, tint à son hôtesse un discours qu’il m’est possible de donner presque en entier. Car, dans les bonnes et longues causeries auxquelles, en ces heureux jours, mon cousin et Mme Bunting surtout prenaient tant de plaisir, l’excellente personne répéta plusieurs fois ce discours en mimant les passages les plus dramatiques. Dès ses premières phrases, semble-t-il, la Dame de la Mer sut trouver le chemin du cœur généreux et tyrannique de la maîtresse de la maison. Elle se mit sur son séant, attira pudiquement le couvre-pieds sur sa difformité, puis, tantôt baissant les yeux avec modestie, tantôt les levant franchement et avec confiance sur son interlocutrice, « elle se déchargea le cœur » (selon les termes de Mme Bunting), s’exprimant d’une voix douce, en phrases claires et correctes qui prouvèrent tout de suite qu’elle n’était pas une sirène ordinaire, mais une Dame de la Mer véritablement distinguée. Bref, elle se remit « pleinement et loyalement » entre les mains de Mme Bunting.

 

– Permettez-moi, je vous en prie, Madame, – répétait Mme Bunting à mon cousin Melville en imitant d’une façon saisissante la voix et l’attitude de la Dame de la Mer, – permettez-moi de vous demander pardon d’avoir ainsi envahi votre maison, car je suis pertinemment une intruse. Mais, en vérité, je n’ai pas pu faire autrement, et si vous voulez bien, Madame, prendre la peine d’écouter mon histoire, je crois que vous pourrez sinon m’excuser complètement, car je me rends très bien compte que vous auriez le droit d’être sévère, du moins me pardonner en partie ce que j’ai fait, ce qu’il me faut appeler, Madame, ma conduite trompeuse à votre égard. Trompeuse, oui, Madame, car je n’ai pas eu un seul instant la moindre crampe. Mais songez, Madame – et ici Mme Bunting intercalait dans sa tirade une longue pause, – songez que je n’ai jamais eu de mère !

 

– Et à ces mots, – reprenait Mme Bunting après un nouvel arrêt, – la pauvre enfant fondit en larmes et confessa qu’elle était venue au monde il y a des siècles et des siècles, d’une façon horriblement fabuleuse, en un lieu redoutable, non loin de Chypre, et qu’elle n’avait pas plus de droit à un nom patronymique qu’une… Heu ! oui, voilà… – déclara Mme Bunting, racontant l’histoire à mon cousin Melville et s’accompagnant du geste caractéristique qu’elle avait l’habitude de faire pour repousser toute pensée indélicate que pouvaient suggérer ses phrases. – Et pendant tout ce temps elle parlait d’une voix si jolie et si captivante, avec des gestes et des mouvements de véritable femme du monde.

 

– Naturellement, – déclara le cousin Melville, – il y a des catégories de gens chez lesquels on excuse les… il faut peser leur…

 

– Précisément, – approuva Mme Bunting. – Et vous voyez, il semble qu’elle m’ait choisie, de propos délibéré, comme la seule personne à laquelle elle voulût de tout temps faire appel. Ce n’est pas comme si elle était venue à nous par hasard… non, elle nous avait élus entre tous. Depuis longtemps elle nageait le long de la côte, observant les gens, jour après jour, pendant des semaines innombrables, dit-elle, et c’est quand elle me vit surveillant le bain de mes filles… Vous savez quelles drôles d’idées ont les jeunes filles… – dit Mme Bunting avec un petit rire gêné et ses bons yeux humides de larmes. – Elle se prit pour moi, dès ce moment-là, d’une affection irrésistible.

 

– Je le comprends parfaitement, – articula avec onction mon cousin Melville.

 

Je sais quel ton il y mit, bien qu’il omette de mentionner la phrase chaque fois qu’il me parle de ces choses. Mais il oublie alors que j’ai eu le privilège de me trouver en tiers parfois dans ces longues conversations.

 

– Vous savez que cela ressemble d’une façon extraordinaire à cette histoire allemande… Hum !… Quel est donc le titre ? – demanda Mme Bunting.

 

Ondine.

 

– Parfaitement… oui. Il paraît que ces pauvres créatures sont réellement immortelles, monsieur Melville, du moins dans de certaines limites… des créatures nées des éléments et qui se résolvent dans les éléments… et tout à fait comme dans l’histoire… il y a toujours une anicroche… elles n’ont pas d’âme. Pas d’âme du tout ! Et la pauvre enfant en souffre ; elle en souffre terriblement ! Or, monsieur Melville, pour se procurer une âme, il leur faut venir dans le monde des hommes. Du moins, c’est ce qu’elles croient dans leurs abîmes. Et c’est pour cela qu’elle est venue à Folkestone… pour tâcher de trouver une âme. Naturellement, c’est là son but principal, monsieur Melville, mais elle ne se montre, à ce propos, ni fanatique, ni stupide… pas plus que nous ne le sommes. Certes, quand je dis nous, je parle des gens qui éprouvent des sentiments profonds…

 

– À coup sûr ! – approuva mon cousin Melville, avec, je le sais, une expression d’extrême gravité, la voix assourdie et les yeux mi-clos ; car mon cousin fait beaucoup de choses de son âme, dans un sens comme dans l’autre.

 

– Elle a parfaitement senti, – reprit Mme Bunting – que, tant qu’à venir sur terre, il lui fallait venir chez des gens comme il faut, et d’une manière convenable. C’est là un sentiment qu’il est facile de comprendre. Mais rendez-vous compte des difficultés qu’elle affrontait… Être en butte à la curiosité publique, le sujet d’articles idiots dans la saison idiote où nous sommes, alors que les journaux ne savent que dire, être transformée en une sorte de monstre de foire… Non ! voilà ce qu’elle ne veut pas ! – s’écria Mme Bunting en levant les mains dans un geste emphatique.

 

– Que veut-elle alors ? – s’enquit mon cousin Melville.

 

– Elle désire qu’on la traite exactement comme une créature humaine, elle veut être une créature humaine comme vous et moi. Elle m’a suppliée de permettre qu’elle habite avec nous, qu’elle fasse partie de la famille, elle m’a suppliée de lui apprendre comment nous vivons, de lui enseigner à vivre. Elle m’a demandé de lui indiquer quels livres vraiment convenables elle peut lire, de lui donner l’adresse d’une couturière, de la mettre en rapport avec un ecclésiastique à qui elle pourrait confier son cas et qui le comprendrait, et d’autres choses encore. Elle ne veut écouter que mes conseils sur ces sujets, elle veut s’en remettre entièrement à moi… Et elle m’a demandé tout cela si gentiment, si gracieusement…

 

– Hum ! – fit mon cousin Melville.

 

– Ah ! si vous l’aviez entendue ! – s’écria Mme Bunting.

 

– C’est une véritable fille adoptive pour vous, – remarqua le cousin.

 

– Mais oui, – avoua Mme Bunting, – cette perspective ne m’a pas effrayée. Elle a reconnu le fait !

 

– Cependant… (il hésita, mais prit son parti de l’indiscrétion). A-t-elle de la fortune ? – questionna-t-il brusquement.

 

– Beaucoup ! Elle me parla tout de suite d’une cassette qui, dit-elle, était calée au bout du brise-lames, et ce cher Randolph resta à surveiller l’endroit pendant tout le temps du déjeuner ; après, quand ils purent s’avancer dans l’eau pour atteindre le bout de la corde qui attachait la caisse, Fred et lui l’ont retirée de la mer et ont aidé Fitch et le cocher à la porter à la maison. C’est une curieuse petite cassette pour une dame… bien conditionnée naturellement, mais en bois, avec un navire peint sur le couvercle et un nom : « Tom Wilders », gravé grossièrement avec un couteau ; mais comme elle me l’a expliqué, le cuir ne durerait pas longtemps dans l’eau, et il faut s’accommoder de ce que le hasard vous procure… L’important, c’est que cette cassette est pleine, entièrement pleine de pièces d’or et d’autres richesses… Oui, de l’or et des diamants, monsieur Melville ! Vous savez que Randolph s’y connaît… Oui ! Eh bien ! il dit que le contenu de la cassette vaut… Oh ! je ne saurais vous dire quelle somme fabuleuse il vaut. Et toutes les choses en or ont une vague teinte rougeâtre… Mais, quoi qu’il en soit, elle est aussi riche que charmante et belle… Réellement, vous savez, monsieur Melville, tout à fait charmante et belle… Eh bien ! je suis décidée à l’aider autant que je le pourrai. Nous allons la garder comme pensionnaire, au même titre qu’Adeline… Vous le savez, ce n’est pas un secret entre nous… Oui… Ce sera la même chose. Et je la mènerai dans le monde et je la présenterai à diverses personnes, et ainsi de suite. Cela l’aidera beaucoup, lui sera très utile. Pour tous, excepté pour quelques intimes, elle sera une de nos amies affligée d’une infirmité… d’une infirmité temporaire… et nous allons engager une femme de confiance, une de ces femmes qui ne s’étonnent de rien, vous comprenez… Il faut les payer très cher, mais on parvient à s’en procurer, même de nos jours. Nous l’attacherons spécialement au service de notre pensionnaire ; elle lui fera ses robes, ses jupes, tout au moins, car nous la vêtirons de longues jupes, de façon à bien la dissimuler.

 

– Dissimuler quoi ?

 

– La queue, comprenez-vous ?

 

– Parfaitement, – approuva de la tête et des yeux le cousin.

 

C’était là le point qu’il n’avait pas, jusqu’ici, envisagé très nettement, et il resta tout interdit. Une queue, une vraie queue ! Toutes sortes de pensées indiscrètes affluèrent à son esprit. Mais il se rendit compte qu’il ne fallait pas trop insister sur ce sujet pour le moment. Pourtant, puisque Mme Bunting et lui étaient de vieux amis…

 

– Alors, elle a réellement… une queue ? – s’informa-t-il.

 

– Comme la queue d’un gros maquereau, – expliqua Mme Bunting, et Melville s’en tint à ce détail.

 

– C’est une situation des plus extraordinaires, à coup sûr, – dit-il.

 

– Mais qu’auriez-vous fait à ma place ? – demanda Mme Bunting.

 

– Certes, c’est une conjoncture redoutable, – déclara mon cousin Melville, et il répéta sans y prendre garde : – Une queue !

 

Clairement et nettement, obstruant tout passage à sa pensée, se dessinaient dans son esprit les nuances brillantes, les tons huileux, noirs, verts pourprés et argentés, d’une queue de maquereau aux contours élégants et hardis.

 

– Vraiment, c’est inimaginable ! – répéta encore mon cousin Melville, protestant au nom de la raison et du vingtième siècle. – Une queue !

 

– Oui, et je l’ai touchée de mes mains, – ajouta Mme Bunting.

 

IV

 

J’ai obtenu plus tard, de Mme Bunting elle-même, quelques renseignements complémentaires sur sa première conversation avec la Dame de la Mer. Celle-ci avait commis une bévue singulière :

 

– J’ai vu vos quatre charmantes filles et vos deux fils, – avait-elle dit.

 

– Mais, ma chère ! – se récria Mme Bunting (car elles n’en étaient plus aux politesses préliminaires), – je n’ai que deux filles et un fils.

 

– Le jeune homme qui m’a portée… qui m’a sauvée ?

 

– Oui. Et les deux autres jeunes filles sont des amies, comprenez-vous ? Des invitées qui font un séjour chez nous. Sur la terre, nous avons comme cela des invitées…

 

– Je sais. Alors je me suis trompée ?

 

– Oh ! oui.

 

– Et l’autre jeune homme ?

 

– Vous ne parlez pas de M. Bunting ?

 

– Qui est-ce M. Bunting ?

 

– L’autre gentleman qui…

 

– Oh ! non.

 

– Il n’y avait personne d’autre…

 

– Mais si, un matin, il y a quelques jours…

 

– Est-ce que ce serait M. Melville ?… Ah ! j’y suis : vous voulez parler de M. Chatteris. Je me souviens, il est venu à la plage un matin avec nous : un grand jeune homme avec des cheveux blonds, un peu bouclés, n’est-ce pas ? Et une figure assez pensive ? Il était habillé d’un complet de coutil blanc et il s’est assis sur le sable.

 

– Je crois que oui, – dit la Dame de la Mer.

 

– Il n’est pas mon fils. Il est… c’est un ami… le fiancé d’Adeline, l’aînée des demoiselles Glendower. Il a passé deux ou trois jours avec nous… Je pense qu’il s’arrêtera ici à son retour de Paris. Mon Dieu ! me voyez-vous avec un fils comme cela !

 

La Dame de la Mer prit son temps pour répondre.

 

– Quelle stupide erreur j’ai commise – fit-elle lentement : puis, reprenant un peu d’animation : – Naturellement, maintenant que j’y réfléchis, il est beaucoup trop vieux pour être votre fils.

 

– Eh ! eh ! il a trente-deux ans, – spécifia Mme Bunting en souriant.

 

– En effet, cela n’a pas de bon sens.

 

– Je ne dis pas cela.

 

– Mais je ne l’ai vu qu’à distance, vous comprenez, – expliqua la Dame de la Mer, et elle ajouta : – Ainsi il est fiancé à miss Glendower ? Et cette miss Glendower ?…

 

– C’est la jeune personne en robe rouge qui…

 

– … qui portait un livre ?

 

– Oui, – confirma Mme Bunting, – c’est bien celle-là. Ils sont fiancés depuis trois mois.

 

– Vraiment ! – s’étonna la Dame de la Mer. – Elle avait l’air… Et il l’aime beaucoup ?

 

– Naturellement, – attesta Mme Bunting.

 

– Beaucoup, beaucoup ?

 

– Oh ! certainement. S’il ne l’aimait pas, il ne serait pas…

 

– Naturellement, – attesta à son tour la Dame de la Mer, pensive.

 

– Cela fera un mariage si bien assorti, sous tous les rapports ! Adeline est une compagne qui pourra lui être d’un grand secours.

 

Mme Bunting, paraît-il, fournit à son interlocutrice quelques indications brèves mais précises sur la position de M. Chatteris (sans omettre, certes, qu’il était le neveu d’un comte… et pourquoi l’aurait-elle omis ?) et sur les perspectives magnifiques de son alliance avec la fortune plébéienne, mais considérable, de miss Glendower. La Dame de la Mer écoutait gravement.

 

– Il est jeune, il est très bien doué, il peut arriver aux plus hautes situations, à toutes. Et elle est si sérieuse, si intelligente, toujours plongée dans la lecture ! Elle lit même les Livres bleus… les Livres bleus officiels, j’entends, terriblement bourrés de statistiques, de chiffres et de tables. Elle en sait, sur le paupérisme et sur les conditions d’existence des classes déshéritées, bien plus que quiconque que j’aie jamais connu ; elle peut vous dire ce qu’ils gagnent et ce qu’ils mangent, et à combien ils vivent par chambre… car ils s’entassent d’une telle façon, vous savez, que c’en est révoltant !… Adeline est tout à fait la collaboratrice qu’il faut à M. Chatteris… Elle a si grand air, elle est si capable de donner des dîners et des réceptions politiques et d’influencer les gens. Et savez-vous qu’elle harangue les ouvriers, qu’elle s’intéresse aux Trade Unions et à d’autres questions absolument extraordinaires.

 

Et là-dessus la bonne dame se mit à narrer une anecdote typique, mais fort embrouillée, comme preuve des merveilleuses connaissances politiques et sociologiques de miss Glendower.

 

– Reviendra-t-il bientôt ? – demanda la Dame de la Mer, négligemment, au milieu de la narration.

 

La question fut emportée et noyée dans l’anecdote, mais la Dame de la Mer la posa à nouveau, plus négligemment encore, un instant après.

 

Mme Bunting ne put dire si sa réponse fit soupirer ou non la Dame de la Mer, mais elle pencha pour la négative. Elle était si occupée à la mettre au courant de tout qu’elle ne s’inquiétait guère, j’imagine, de savoir de quelle façon étaient accueillies ses histoires.

 

Tout ce qui lui restait de facultés mentales, en dehors de son bavardage, était fort probablement accaparé par l’idée de la queue, de l’appendice biscornu de la Dame.

 

V

 

Mme Bunting est une de ces personnes qui acceptent toutes choses avec un calme parfait – sauf bien entendu l’impertinence, et cependant il dut lui paraître assez singulier de se trouver dans son boudoir prenant le thé avec une créature fabuleuse réellement vivante. Le thé avait été servi dans le boudoir pour éviter les visites importunes, et d’une façon tout à fait simple, parce que, malgré les protestations souriantes qu’on lui opposa, Mme Bunting déclara que « sa » convive devait être exténuée et incapable de supporter les fatigues d’une réception.

 

– Pensez donc, après un pareil voyage ! – conclut Mme Bunting.

 

Par faveur spéciale, Adeline Glendower avait été admise dans le sanctuaire, tandis que Fred et les trois autres jeunes filles, m’a-t-on dit, restaient en permanence dans l’escalier, montant et descendant, au grand ennui des domestiques privés ainsi de tout moyen de se renseigner. Le jeune homme et les jeunes filles échangeaient leurs opinions sur la queue de la Dame, discutant sur les sirènes en général, explorant encore le jardin et la plage, et s’ingéniant à inventer tous les prétextes pour jeter un coup d’œil sur la malade, dont on leur avait défendu la porte. En outre, Mme Bunting avait exigé d’eux le secret. Ils devaient donc être aussi tourmentés et impatients que des jeunes gens peuvent l’être. Ils entamèrent une partie de croquet, mais sans y prendre plaisir et en portant continuellement leurs regards vers la fenêtre du boudoir.

 

Quant à M. Bunting, il avait été sagement se mettre au lit.

 

Les trois dames, je suppose, bavardèrent, en prenant le thé, comme le feraient n’importe quelles dames résolues à se montrer gracieuses. Mme Bunting et miss Glendower étaient trop au courant des usages de la bonne société (qui, chacun le sait, est à l’heure actuelle, extrêmement mêlée, même la meilleure) pour poser à la Dame de la Mer des questions directes sur sa situation sociale et son genre d’existence, sur l’endroit exact qu’elle habitait ordinairement, sur le monde qu’elle fréquentait ou ne fréquentait pas. Cependant, chacune à sa manière, brûlait du désir de se renseigner sur tous ces points et sur d’autres encore. La Dame de la Mer s’abstenait, c’était visible, de fournir spontanément aucune indication précise ; elle se contentait d’une superficialité charmante et toute mondaine. Elle se dit absolument enchantée de se sentir « dans l’air » et extérieurement sèche, et tout à fait charmée de boire du thé.

 

– Vous ne buvez donc jamais de thé ? – s’écria miss Glendower.

 

– Comment le pourrions-nous ?

 

– Alors, vraiment, vous n’avez jamais… ?

 

– Nous n’avons jamais goûté de thé jusqu’à ce jour. Comment pensez-vous que nous puissions faire bouillir de l’eau ?

 

– Quel monde étrange, merveilleux, cela doit être ! – s’écria Adeline.

 

– Je ne puis m’imaginer un monde sans thé, – assura Mme Bunting. – C’est pire… je veux dire que cela me fait songer aux pays du continent.

 

Sur ces mots, Mme Bunting se mit à en verser une nouvelle tasse à la Dame de la Mer.

 

– J’espère, – réfléchit-elle soudain, – quoique vous n’y soyez pas accoutumée, qu’il ne troublera pas votre digest…

 

Elle lança vers Adeline un coup d’œil hésitant.

 

– C’est du thé de Chine, – ajouta-t-elle.

 

Et elle acheva de remplir la tasse.

 

– C’est un monde totalement inconcevable pour moi, – déclara Adeline.

 

Ses yeux noirs contemplèrent un moment la Dame de la Mer.

 

– Inconcevable ! – répéta Miss Glendower, car, ainsi qu’un simple murmure attire souvent l’attention plus qu’un grand vacarme, le thé avait ouvert les yeux d’Adeline plus que ne l’avait fait la queue.

 

La Dame de la Mer répondit à cet examen en fixant son regard sur la jeune fille avec une expression de soudaine franchise.

 

– Et pensez donc combien tout ce que je vois ici doit être étrange pour moi !

 

Mais l’imagination d’Adeline était entièrement éveillée pour le moment et peu disposée à se laisser supplanter par les impressions terrestres de la Dame de la Mer. Adeline vit clair tout à coup à travers cette sérénité aristocratique, à travers ce vernis mondain de créature terrestre qui en avaient si bien imposé à Mme Bunting.

 

– Ces abîmes, – dit-elle, – sont le plus étrange des séjours, n’est-ce pas ?…

 

Elle s’arrêta sur cette invite, ne pouvant décemment se risquer plus loin ; mais la Dame de la Mer ne vint pas à son aide.

 

Un silence suivit, pendant lequel chacun parut chercher, par tous les moyens, un sujet de conversation. À propos des roses qui ornaient la table, on parla de fleurs, et miss Glendower s’aventura à dire :

 

– Vous avez des anémones ? Comme elles doivent être belles au milieu des rochers !

 

La Dame de la Mer répondit qu’elles étaient très jolies, surtout les variétés cultivées.

 

– Et les poissons ? – fit Mme Bunting. – Comme cela doit être curieux de voir les poissons !…

 

– Quelques-uns, – voulut bien divulguer la Dame de la Mer, – viennent nous manger dans la main.

 

Mme Bunting modula un roucoulement approbateur. Elle se rappelait les expositions de chrysanthèmes, et la cour de l’Académie royale avec ses pigeons familiers, car elle était de ces personnes que seules les choses habituelles satisfont pleinement. Elle entrevit momentanément l’abîme océanique comme une sorte de contre-allée dans une avenue spacieuse, un endroit exceptionnellement rationnel et confortable. La question de la lumière amena une diversion, mais l’incident ne revint que plus tard à la mémoire de Mme Bunting. La Dame de la Mer, feignant d’ignorer l’expression interrogative et grave du visage de miss Glendower, se mit à parler de la clarté du jour.

 

– Le soleil ici ressemble à une pluie d’or, – fit-elle. – Est-il toujours aussi doré ?

 

– Vous avez chez vous, n’est-ce pas, ce beau demi-jour vert-bleu que l’on admire parfois dans les aquariums ? – rétorqua miss Glendower.

 

– Nous vivons à de plus grandes profondeurs, – expliqua la Dame de la Mer. – Tout est phosphorescent à mille ou deux mille mètres, et c’est comme… je ne saurais dire… comme des villes la nuit, mais plus brillant… comme des jetées avec des casinos…

 

– Réellement ! – s’exclama Mme Bunting, se figurant le Strand à la sortie des théâtres. – C’est éblouissant, alors ?

 

– Oh ! tout à fait, – assura la Dame de la Mer.

 

– C’est bien pour cela que ce mystère est si intéressant, – opina Adeline.

 

– Il n’y a ni jours, ni nuits, ni semaines, ni mois, ni années, ni rien de semblable ; le temps n’existe pas.

 

– C’est prodigieux ! – s’écria Mme Bunting, tenant la tasse de miss Glendower, car elles absorbaient distraitement toutes deux une énorme quantité de thé.

 

– Mais alors comment pouvez-vous reconnaître les dimanches et les observer ?

 

– Nous ne les… – commença la Dame de la Mer. – Du moins, à vrai dire… – Puis elle ajouta : – Nous écoutons les beaux cantiques que l’on chante à bord des paquebots.

 

– Ah ! bien, – approuva Mme Bunting, se souvenant d’en avoir chanté dans sa jeunesse et oubliant le ton embarrassé qui avait un instant soulevé ses soupçons.

 

Ensuite la conversation passa à un sujet qui permit d’entrevoir, mais d’entrevoir à peine, des divergences plus sérieuses. Miss Glendower émit la supposition que les habitants de la mer devaient avoir eux aussi leurs questions sociales ; alors, semble-t-il, l’ardeur naturelle de son tempérament l’emporta sur l’attitude réservée et superficielle de la femme du monde, et elle commença à poser des questions. Il n’est pas douteux que la Dame de la Mer se montra évasive, et miss Glendower, s’apercevant qu’elle avait été un peu pressante, essaya de pallier son erreur en exprimant une idée générale.

 

– Je ne saisis pas bien, – dit-elle avec un geste qui quémandait la sympathie. – Il faudrait voir cela soi-même, en être soi-même ; il faudrait être né dans ce milieu, avoir été un bébé sirène.

 

– Un bébé sirène ? – questionna la Dame de la Mer.

 

– Oui… n’est-ce pas ainsi que vous appelez vos enfants ?

 

– Quels enfants ? – demanda la Dame de la Mer.

 

Elle les regarda un instant avec une surprise non dissimulée, l’éternelle surprise des créatures immortelles au spectacle de la décrépitude, de la mort et du recommencement, qui sont l’essence de la vie humaine. Alors, devant l’expression de leurs visages, elle parut se rappeler :

 

– Ah ! oui, je comprends, – dit-elle ; puis, avec une soudaineté qui rendit la transition difficile à suivre, elle acquiesça à ce que disait Adeline : – C’est différent chez nous, – convint-elle. – Il y a de quoi s’étonner, en effet. Nous nous sentons si semblables, voyez-vous, et si différents ! Est-ce que j’ai l’air si… ? Et cependant jamais jusqu’à ce jour je n’avais coiffé mes cheveux ni porté de robe de chambre.

 

– Que portez-vous en fait de vêtement ? – s’enquit miss Glendower. – Des choses charmantes, je suppose.

 

– Nos costumes sont tout autres, – répondit la Dame de la Mer en brossant les miettes restées sur sa jupe.

 

Pendant quelques secondes, Mme Bunting regarda fixement la visiteuse. Elle eut, j’imagine, à ce moment, une vision indistincte et imparfaite de possibilités païennes. Mais là, devant elle, la Dame de la Mer était étendue, enveloppée dans sa robe de chambre, si ostensiblement « dame comme il faut », avec ses cheveux coiffés à la mode et une si franche innocence dans le regard, que les soupçons de Mme Bunting s’évanouirent aussi vite qu’ils étaient venus.

 

Mais je n’oserais pas être aussi affirmatif au sujet d’Adeline.

 

CHAPITRE III

L’ÉPISODE DES JOURNALISTES

 

I

 

Les Bunting accomplirent le remarquable exploit d’exécuter le programme que Mme Bunting avait tracé. Pendant quelque temps du moins, ils réussirent réellement à faire passer la Dame de la Mer pour une personne infirme tout à fait acceptable, malgré le nombre des témoins qui avaient assisté à son débarquement et malgré les très sérieuses dissensions intestines qui éclatèrent bientôt au sein de la famille. Plus gênante fut l’indiscrétion commise par l’une des femmes de chambre qui – ils ne surent que longtemps après laquelle était la coupable – raconta sous le sceau du secret toute l’histoire à son bon ami ; celui-ci, à son tour, la raconta le dimanche suivant à un jeune et entreprenant journaliste qui, assis à un endroit d’où il commandait toute la perspective des Leas, préparait, d’après nature, un article descriptif. Le journaliste d’avenir demeura incrédule, mais il fit une enquête et jugea que la nouvelle valait la peine qu’on la développât. Il recueillit de divers côtés une rumeur vague, mais suffisante pour prouver qu’il y avait quelque chose… Car le bon ami de la femme de chambre savait se montrer habile causeur quand il avait un sujet facile de conversation.

 

Finalement, le journaliste d’avenir s’en alla sonder les rédacteurs des deux principales feuilles de Folkestone, et découvrit que l’histoire venait de parvenir à leurs oreilles. Tout d’abord, selon l’usage des journaux locaux lorsqu’ils se trouvent en présence de quelque chose d’anormal, ils parurent disposés à faire les ignorants ; mais l’esprit d’audace qui animait leur collègue londonien secoua leur apathie. Le journaliste d’avenir s’en aperçut et se rendit compte aussi qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Pendant que ses confrères locaux créaient de toutes pièces des reporters qui poursuivraient l’enquête, il courut téléphoner à La Trompette du Matin et au Nouveau Journal. Quand il eut la communication, il fut affirmatif et pressant. Il engagea sa réputation, – la réputation d’un journaliste d’avenir !

 

– Je jure qu’il y a quelque chose là-dessous ! – insista-t-il. – Annoncez l’événement… après nous verrons !

 

Il s’était acquis, ai-je dit, une petite réputation et il n’hésita pas à la risquer dans l’affaire. La Trompette du Matin publia la nouvelle avec scepticisme et précision, et le Nouveau Journal risqua une tête de colonne en majuscules énormes : « Une Sirène, enfin ! »

 

Vous pensez que la chose fut, après cela, irrémédiablement divulguée ? Pas le moins du monde ! Il est des choses qu’on ne croit pas, même lorsqu’elles sont imprimées dans les journaux à un sou.

 

Lorsque les journalistes vinrent sans interruption secouer le marteau de la porte, pour s’éloigner momentanément sur la promesse qu’on les recevrait un peu plus tard ; lorsque le secret de la famille s’étala, imprimé, dans les journaux de la capitale, les Bunting et la Dame de la Mer crurent un moment que tout était perdu. Ils voyaient déjà l’histoire se répandre ; ils s’imaginaient l’avalanche imminente des amis et connaissances en quête de détails, ils entendaient le déclic d’une multitude d’objectifs photographiques, la rumeur de la foule sous les fenêtres ; ils tremblaient devant l’horreur d’une notoriété publique.

 

Toute la maisonnée, y compris Mabel, fut plongée dans la consternation. Adeline, moins consternée, éprouvait une excessive contrariété à l’idée de cette célébrité prochaine, mais absolument déplacée, en ce qui la concernait.

 

– Oh ! on n’oserait pas… – protestait-elle. – Songez quel tort cela ferait à Harry !

 

À la première alerte, elle se retira dans sa chambre. Les autres, indifférents pour une fois à son déplaisir, restèrent auprès de la Dame de la Mer, qui avait à peine touché à son déjeuner, et l’on envisagea sous tous ses aspects le danger auquel ils n’espéraient pas échapper.

 

– On mettra nos portraits dans les journaux ! – dit miss Bunting aînée.

 

– Ah non ! on n’y mettra pas le mien ; il est trop affreux ! – se récria sa sœur. – Je vais aller aujourd’hui même me faire photographier à nouveau.

 

– Les reporters viendront interviewer papa.

 

– Ah ! non, non ! – bredouilla M. Bunting terrifié. – C’est ta mère qui…

 

– Non, cher ami, c’est à vous de répondre, – décida Mme Bunting.

 

– Mais papa ne pourra… – objecta Fred.

 

– Assurément non, je ne pourrai pas, – certifia M. Bunting.

 

– Allons, il faudra bien que quelqu’un les mette au courant, n’est-ce pas ? – déclara Mme Bunting.

 

– Vous savez pertinemment qu’ils s’obstineront…

 

– Mais ce n’est pas du tout ce que je voulais, – se lamenta la Dame de la Mer, qui tenait en main La Trompette du Matin. – Ne pourrait-on pas étouffer ces racontars ?

 

– Ah ! vous ne connaissez pas Messieurs les journalistes ! – dit Fred.

 

Le tact de mon cousin Melville sauva la situation. Il avait été vaguement mêlé au monde des journaux et il avait fréquenté des gens de lettres dans mon genre, et les gens de lettres se laissent aller parfois à déblatérer contre la presse, – plus ou moins justement. À peine, ce jour-là, fut-il entré chez les Bunting qu’il se rendit compte de la terreur qui les affolait à l’idée de cette publicité, une terreur panique, vraiment, qui les aurait fait fuir n’importe où. Ses regards rencontrèrent ceux de la Dame, et il arrêta sur-le-champ sa ligne de conduite.

 

– Ce n’est pas le moment de nous immobiliser sur des futilités, – dit-il, s’adressant à Mme Bunting. – Mais la situation, je pense, n’est pas absolument désespérée. Vous avez perdu trop facilement la tête. Il faut en finir sans tarder. C’est moi qui vais recevoir ces reporters et écrire aux journaux de Londres. Je crois que j’ai trouvé le moyen de les calmer.

 

– Quoi ? – questionna Fred.

 

– J’ai trouvé le moyen d’enrayer ces rumeurs, fiez-vous-en à moi.

 

– Les enrayer complètement ?

 

– Complètement.

 

– De quelle façon ? – demandèrent en même temps Fred et Mme Bunting. – Vous n’allez pas les soudoyer ?

 

– Les soudoyer ! – se récria M. Bunting. – Cela se fait, peut-être, à l’étranger, mais on ne soudoie pas un journaliste anglais !

 

Un murmure approbatif salua ces patriotiques paroles.

 

– Fiez-vous à moi, – dit Melville, qui, en effet, était à son affaire.

 

Ils y consentirent, non sans exprimer, pour son succès, des vœux chaleureux, mais sans grande conviction.

 

Melville s’y prit d’une façon admirablement adroite.

 

– Qu’est-ce que cette histoire de « Sirène » ? – demanda-t-il aux journalistes du cru lorsqu’ils se représentèrent, car ils revinrent en compagnie, en journalistes d’occasion (typographes habituellement) et peu accoutumés à ces aspects supérieurs de la profession. – Qu’est-ce que cette calembredaine ? – répéta mon cousin Melville. – Non, vraiment ! vous n’y pensez pas… Une sirène !

 

– C’est bien ce que nous nous disions, – déclara le plus jeune des deux journalistes d’occasion. – Nous nous doutions bien qu’il y avait là-dessous quelque farce, vous comprenez… Seulement, comme Le Nouveau Journal en a fait une manchette…

 

– Je suis surpris que M. Banghurst, qui passe pour un si habile directeur…

 

La Trompette du Matin raconte aussi la même histoire, – fit remarquer le plus vieux des deux reporters occasionnels.

 

– Et quand même on la trouverait dans cinquante de ces feuilles à un sou ! – s’écria mon cousin avec un mépris fort bien joué. – Est-ce que vous allez maintenant emprunter les nouvelles de Folkestone à de simples journaux de Londres ?

 

– Mais où ce bruit a-t-il pris naissance ? – commença le plus ancien des typographes.

 

– Ça n’est pas mon affaire ! – répliqua Melville en haussant les épaules.

 

Le plus jeune des journalistes eut une inspiration. Il tira de sa poche un carnet.

 

– Peut-être voudrez-vous bien, Monsieur, nous indiquer à peu près ce que nous pourrions dire…

 

Mon cousin Melville voulut bien.

 

II

 

Le jeune journaliste d’avenir, qui le premier avait eu vent de l’affaire – et qu’il ne faut pas un seul instant confondre avec les deux reporters d’occasion dont il vient d’être parlé – alla le lendemain soir trouver Banghurst, dans un état d’exaltation extrême.

 

– J’ai poussé la chose jusqu’au bout et je suis parvenu à la voir, – bégaya-t-il, haletant. – J’ai attendu au dehors, devant la maison, et je l’ai vu porter en voiture… J’ai pu causer à l’une des servantes, car je me suis introduit dans la maison en prétendant que j’étais chargé de réparer leur téléphone… j’ai déplacé et replacé les fils… Et voilà, le fait existe, positivement, c’est bien une sirène avec une queue… une véritable queue de sirène !

 

Il exhiba des papiers.

 

– Qu’est-ce que vous me jabotez là ? – lança Banghurst de derrière son bureau encombré, lorgnant les papiers avec hostilité.

 

– Je parle de la Sirène… il y a réellement une sirène… à Folkestone.

 

Banghurst se détourna et fouilla dans son plumier.

 

– Et après ? – fit-il.

 

– Mais c’est prouvé. Cette note que vous avez insérée…

 

– Cette note que j’ai insérée est une gaffe, s’il y a quelque chose de vrai dans l’affaire, jeune homme !

 

Banghurst continua à présenter la vaste étendue de son dos.

 

– Comment cela ?

 

– Nous ne tenons pas l’article « sirène », ici.

 

– Mais vous n’allez pas laisser cette histoire en plan ?

 

– Si, Monsieur.

 

– Mais je vous dis que la Sirène existe, qu’elle est là-bas !

 

– Qu’elle y reste.

 

Il se retourna vers le jeune journaliste d’avenir, et sa face massive était plus massive encore qu’à l’ordinaire, sa voix plus chaude, plus pleine, plus vibrante.

 

– Pensez-vous que nous allons faire avaler une nouvelle à notre public, simplement parce qu’elle est vraie ? Le public sait parfaitement bien ce qu’il veut croire et ce qu’il ne veut pas croire, et il ne croira certainement rien de ce que vous lui raconterez sur des sirènes… Vous pouvez parier votre chapeau là-dessus. Voyez-vous, quand même tout le rivage, oui, votre rivage de tous les mille diables, serait peuplé de sirènes, je m’en moque, ça m’est égal ! Nous avons notre réputation à sauvegarder, comprenez-vous ?… Et puis, écoutez bien : vous ne mordez pas au journalisme comme je l’avais espéré. C’est vous déjà qui nous avez apporté toutes ces balivernes à propos d’une découverte chimique, n’est-ce pas ?

 

– C’était vrai.

 

– Peuh !

 

– Je le tenais d’un membre de la Société Royale.

 

– Je me moque bien de qui vous la teniez, quand ce serait du Grand Turc en personne ! Mettez-vous bien dans la tête que les choses que le public ne veut pas croire ne sont pas des faits. Si ces choses sont vraies, c’est bien pis encore. Les gens qui achètent notre journal, c’est pour l’avaler, et il faut que ça passe sans les écorcher. En publiant cette note avec la manchette, je pensais qu’il s’agissait d’une bonne affaire, que vous aviez mis la main sur un scandale de plage entre baigneurs et baigneuses, quelque chose de savoureux… quelque chose enfin que tout le monde comprend. Vous savez bien que vous êtes allé à Folkestone pour décrire les costumes que le premier ministre et les lords et les autres portent à la promenade, pour entamer une polémique sur l’acclimatation des cafés en Angleterre, et d’autres sujets de ce genre. Et voilà que vous m’arrivez avec une idiotie pareille !

 

– Mais le premier ministre ne met jamais les pieds à Folkestone !

 

Banghurst haussa les épaules comme si le cas était désespéré.

 

– Que diable cela peut-il nous faire ? – dit-il en s’adressant d’un ton plaintif à l’encrier.

 

Le jeune homme réfléchit. Au bout de quelques secondes, il exposa au dos de Banghurst une idée nouvelle, mais sa voix était moins assurée :

 

– Je pourrais arranger l’article et tourner la chose en plaisanterie, peut-être ; en faire un dialogue comique avec un individu qui y croyait réellement… ou quelque chose de ce genre… Je ne voudrais pas avoir écrit toute cette copie-là pour rien.

 

– Je n’en veux sous aucune forme ! – cria Banghurst. – Ah mais non ! Il ne manquait plus que cela ! Le public soupçonnerait que c’est très fort et que vous vous payez sa tête. Il déteste tout ce qui a l’air d’être très fort.

 

Le jeune homme fit mine de répliquer, mais le dos de Banghurst exprima très clairement que l’entretien était fini.

 

– Sous aucune forme ! – répéta Banghurst quand on eût pu croire que tout était terminé.

 

– Je peux porter l’article à La Trompette du Matin ?

 

Banghurst manifesta son indifférence.

 

– Très bien ! – fit le jeune homme échauffé, – je vais à La Trompette du Matin.

 

Mais il comptait sans le directeur de ladite gazette.

 

III

 

C’est vers ce moment-là que j’entendis pour la première fois parler de la Sirène, ne me doutant guère que plus tard m’incomberait le soin d’écrire son histoire. À l’occasion d’une de mes rares apparitions à Londres, Micklethwaite m’offrait à déjeuner à l’Essuie-Plume Club, l’un des douze meilleurs clubs littéraires de Londres. Je remarquai un jeune journaliste qui déjeunait seul, non loin de l’entrée. Tout autour de lui les tables restaient vides, bien que les autres parties de la salle fussent bondées. Il était tourné vers la porte, guettant tous ceux qui entraient, comme s’il attendait quelqu’un qui n’arrivait jamais. Une fois, je le vis distinctement faire signe à un collègue, mais l’homme ne répondit pas.

 

– Dites-moi donc, Micklethwaite, pourquoi l’on évite si obstinément ce pauvre diable, là-bas ? Tout à l’heure déjà, au fumoir, j’ai remarqué qu’il essayait de lier conversation avec quelqu’un, mais qu’une sorte de tabou…

 

– Ah ! pour sûr ! – interrompit Micklethwaite en regardant par-dessus sa fourchette.

 

– Qu’a-t-il fait ?

 

– C’est un imbécile ! – proclama Micklethwaite, la bouche pleine et évidemment ennuyé. – Ouf ! – souffla-t-il dès qu’il eut avalé.

 

J’attendis un moment.

 

– Qu’a-t-il fait ?

 

Micklethwaite ne répondit pas tout de suite et enfourna rageusement dans sa bouche du pain et des aliments de toute sorte.

 

Puis, se penchant vers moi d’une façon confidentielle, il émit une série de bruits indignés dans lesquels il me fut impossible de reconnaître des mots.

 

– Ah ! ah ! – m’écriai-je quand il se tut.

 

– Oui, – confirma Micklethwaite.

 

Il avala tout ce qu’il venait de mâchonner, puis se versa du vin en éclaboussant la nappe.

 

– Il m’a tenu pendant près d’une heure, l’autre jour.

 

– Bah ! – fis-je.

 

– Stupide imbécile ! – dit Micklethwaite.

 

Je craignais d’être obligé d’en rester là sur ce sujet, mais par bonheur mon interlocuteur y revint de lui-même.

 

– Il vous amène habilement à contester…

 

– Contester quoi ?

 

– Qu’il puisse le prouver.

 

– Ah ?

 

– Et alors il vous démontre qu’il le peut, tout simplement pour faire étalage de son ingéniosité.

 

J’étais toujours aussi embarrassé.

 

– Mais que prouve-t-il ? – demandai-je.

 

– Est-ce que je ne vous l’ai pas dit ? – rétorqua Micklethwaite devenant très rouge. – Il s’agit de cette satanée sirène de Folkestone.

 

– Il prétend qu’il y en a une à Folkestone ?

 

– Mais oui, il l’affirme, – répondit Micklethwaite dont le teint s’empourpra pendant qu’il me regardait, les yeux écarquillés. Il semblait se demander si je me proposais, moi entre tous, de lui tourner les talons et prendre le parti de cette infâme canaille. Je redoutai un instant qu’il fût frappé d’une attaque d’apoplexie ; heureusement il se souvint à temps qu’il était mon hôte et qu’il avait à mon égard des devoirs. Aussi il se pencha brusquement vers un garçon qui, rêveur, oubliait d’enlever nos assiettes.

 

– Vous avez joué au golf, ces temps derniers ? – dis-je à Micklethwaite, quand le garçon eut emporté couverts et plats.

 

Le golf a toujours fait du bien à Micklethwaite, excepté quand il y joue. Alors, m’a-t-on raconté… Si j’étais Mme Bunting, je m’interromprais à ces mots et, levant à la fois les mains et les sourcils, j’indiquerais l’effet que produit le golf sur Micklethwaite quand il y joue.

 

Je feignis de m’intéresser au golf, – jeu qu’en réalité je méprise et déteste comme je ne méprise et ne déteste rien d’autre au monde. Imaginez-vous un grand corps gras, comme Micklethwaite, une créature qui devrait se vêtir d’un turban et d’une longue robe noire pour dissimuler sa corpulence, et qui, avec toute une trousse d’instruments divers, tape sur une petite balle blanche qu’il poursuit pendant des milles et des milles, tape dessus avec une solennité enfantine ou une rage puérile, selon que le sort en a décidé, tape dessus pendant que sa patrie s’en va à tous les diables, et qui, par la même occasion, enseigne un répertoire de jurons et le métier de chasseur de pourboires à un jeune garçon aux yeux innocents : voilà le golf ! Toutefois, je rengainai mes trop faciles sarcasmes et me mis à parler de ce sport et des mérites relatifs de certains terrains de golf, tout comme j’aurais parlé de pâtisserie à un enfant, ou excité un jeune chien en lui disant : « Des rats ! des rats ! »

 

Notre déjeuner avait pris fin, quand je pus revoir le journaliste d’avenir.

 

Il mettait son pardessus en parlant au domestique avec une familiarité qu’on ne montre pas d’ordinaire aux laquais de club. L’homme, d’ailleurs, l’écoutait d’un air incrédule mais respectueux et lui répondait brièvement, mais avec politesse.

 

Quand nous sortîmes, la petite conversation continuait : le garçon tendait un chapeau de feutre mou au jeune journaliste qui fouillait dans sa poche bourrée d’une liasse épaisse de papiers.

 

– C’est formidable ! J’ai presque tout ici, – disait-il comme nous passions. – Si ça vous amusait d’y jeter un coup d’œil…

 

– Je n’ai guère le temps de lire, Monsieur, – répliquait le garçon.

CHAPITRE IV

L’INFLEXIBLE GARDE-MALADE

 

I

 

Jusqu’ici, je le sais, je me suis étendu assez longuement sur ce début et je me suis préoccupé surtout de la vraisemblance plutôt que d’une rédaction en style de compte rendu. Mais si j’ai clairement expliqué au lecteur comment la Dame de la Mer atterrit à Folkestone, comment il lui fut possible de devenir membre de la société humaine sans provoquer de scandale, je n’aurai pas pris en vain tant de peine pour nuancer, gazer et embellir les faits dont j’ai pu disposer.

 

La Dame de la Mer se fixa définitivement, tranquillement, chez les Bunting. En moins d’une quinzaine, elle y fut si complètement installée que, sauf sa beauté et son charme exceptionnels, et parfois quelque chose de vague et d’indéfinissable dans son sourire, elle pouvait passer pour une créature humaine tout à fait acceptable. Elle restait estropiée, certes, et la partie inférieure de sa personne était fort pathétiquement enveloppée dans une sorte de gouttière. Mais, sur l’initiative de Mme Bunting, il me faut le reconnaître, il fut de convention générale qu’elles seraient bientôt tout aussi solides qu’auparavant ; Mme Bunting disait : elles, ce qui était, à coup sûr, aller aussi loin qu’une légitime équivoque le permet, peut-être même un peu plus loin.

 

– Sans doute – ajoutait Mme Bunting, – il est probable qu’elle devra s’abstenir de monter à bicyclette…

 

Telle était la nature des bruits qu’elle répandait sur sa commensale.

 

II

 

Incontestablement, la Dame de la Mer trouva – ou plutôt Mme Bunting trouva pour elle – en Parker, la garde-malade, un trésor de l’espèce la plus précieuse. Cette digne personne annonçait un âge inadmissiblement jeune, mais elle avait été déjà au service d’une dame impotente « qui venait des Indes », et elle résista victorieusement aux interrogatoires par lesquels on mit sa discrétion à l’épreuve. Elle avait connu les désillusions : un jeune homme qu’elle aimait la trompa ; elle le surprit un jour en promenade avec « une autre », déloyauté qu’elle ne pouvait tolérer, car elle possédait de la correction un sens inflexible, en présence duquel toute autre chose était vaine. La vie, avait-elle décidé, ne lui infligerait plus aucune surprise. Elle assistait maintenant à la parade, la plupart du temps inconvenante, de l’existence, avec, dans le regard de ses yeux bruns, une expression d’impartialité avertie ; elle remplissait avec calme les devoirs de sa profession, en s’abstenant de participer autrement à l’activité humaine. Les coudes serrés à la taille et les mains l’une sur l’autre, telle on la voyait toujours, et il était impossible à l’imagination la plus puissante de se la présenter, en aucune circonstance, sous un aspect qui ne fût pas absolument droit, net, irréprochable. Sa voix, quelle que fût l’occasion, était toujours basse et merveilleusement distincte, – peut-être quelque peu minaudière, mais à un degré infinitésimal.

 

Au moment d’entamer la question délicate, Mme Bunting avait cédé à une certaine nervosité, car ce fut Mme Bunting qui prit sur elle d’arrêter Parker, la Dame de la Mer n’ayant pas la moindre expérience de ces affaires. Mais c’est en pure perte que Mme Bunting se montra nerveuse.

 

– Vous saisissez bien, n’est-ce pas ? – précisa la bonne dame, se lançant tête baissée dans la difficulté. – Elle est… elle est estropiée.

 

– Je n’ai rien à saisir, Madame, – répondit la garde respectueusement, et évidemment prête à accepter comme un devoir n’importe quelle besogne relative à sa profession.

 

– De fait, – insista Mme Bunting, essuyant légèrement de sa main gantée le tapis de table et observant cette opération avec intérêt – en réalité, elle a une queue de sirène.

 

– Une queue de sirène ! Vraiment, Madame ? Et… est-ce douloureux ?

 

– Oh ! ma fois non, ce n’est aucunement gênant… aucunement. Sinon, vous comprenez, qu’il faut de la… de la discrétion.

 

– À coup sûr, Madame, – dit la garde, du ton qu’elle eût dit : il en faut toujours.

 

– Nous désirons tout particulièrement que les domestiques…

 

– Les domestiques inférieurs, certainement, Madame.

 

– Vous comprenez, n’est-ce pas ? – résuma Mme Bunting, qui leva sur Parker des yeux rassurés.

 

– Parfaitement, Madame, – certifia la garde avec un visage impassible, et elles abordèrent la question des appointements.

 

« Cela se passa d’une façon tout à fait satisfaisante », raconta par la suite Mme Bunting, respirant bruyamment au seul souvenir de ces instants. Il est clair que Parker était du même avis.

 

La garde se montra non seulement discrète, mais fort experte et débrouillarde. Dès le premier moment, elle mit, sans ostentation mais avec fermeté, la haute main sur la situation. C’est Parker qui imagina la sorte de boîte à violon dans laquelle on enferma les fallacieuses jambes estropiées ; c’est elle aussi qui indiqua le fauteuil roulant pour le jardin et le rez-de-chaussée et le fauteuil à brancards pour l’escalier. Jusqu’alors, Fred Bunting s’était chargé de ce double emploi – en dernier lieu, même, avec un empressement excessif, – chaque fois qu’on avait eu besoin de bras masculins pour transporter la Dame de la Mer. Pais Parker fit immédiatement entendre qu’une pareille façon d’agir ne pouvait s’accorder avec ses idées et elle s’assura par là, jusqu’à la fin de ses jours, la gratitude de Mabel Glendower. Parker énonça aussi la nécessité des promenades en voiture et suggéra, avec un air d’avoir raison qui ne laissait place à aucune alternative, l’idée de louer une voiture de grande remise pour la saison – cela pour la plus parfaite joie des Bunting et de leur pensionnaire.

 

Parker organisa encore le trajet quotidien en voiture jusqu’à l’extrémité est de la terrasse des Leas, et tout le détail du transport de la voiture au fauteuil dans lequel on roulait l’invalide tout au long des pelouses. Aucun des endroits où il était agréable et convenable de conduire la Dame de la Mer ne fut oublié ; Parker ne manqua pas de les indiquer tour à tour, avec la meilleure façon de s’y rendre. Par contre, toute occupation qui n’eût pas convenu à la Dame de la Mer, toute sortie qu’il eût été déplacé de faire, rencontrèrent l’opposition invisible et effective de Parker. Grâce à la garde, la Dame de la Mer cessa d’être une sorte d’objet privé réservé à l’usage particulier de la maison Bunting ; Parker l’arracha à sa claustration et lui assura dans le monde la situation à laquelle elle pouvait légitimement prétendre… jusqu’au jour où la crise éclata. Dans les grandes comme dans les petites choses, Parker ne fut jamais prise au dépourvu. Un oubli manifeste fut réparé par ses soins. Elle fit graver pour sa malade des cartes au nom de « miss Doris Thalassia Waters », nom ravissant et des mieux appropriés, dont se trouva dorénavant pourvue la Dame de la Mer. La prévoyante Parker eut encore la précaution de remplacer la cassette de l’infortuné Tom Wilders par une boîte à bijoux, un sac de voyage et une malle, la première que posséda la Dame de la Mer.

 

Dans mille menues occasions, la subtile Parker fit preuve d’un sentiment des bienséances à la fois pénétrant et sublime. Un jour, par exemple, qu’on faisait emplette d’objets d’usage intime, elle intervint tout à coup.

 

– Il faut aussi des bas, Madame, – dit-elle d’un ton discret, en mettant adroitement et sans vulgarité sa main devant sa bouche.

 

– Des bas ! – se récria Mme Bunting, – Mais, voyons…

 

– Je suis sûre, Madame, qu’il lui faut des bas, – affirma Parker sans s’émouvoir.

 

En y réfléchissant, est-ce une excuse, parce qu’une personne manque d’une chose sans qu’elle y puisse rien, pour qu’on la laisse manquer aussi d’une chose qu’elle peut facilement avoir ? C’est ici que nous abordons la quintessence même et le principe fondamental de la bienséance.

 

Mais Mme Bunting, vous vous en doutez bien, n’aurait jamais vu la question sous ce jour-là.

 

III

 

Qu’il me soit permis d’ajouter ici, avec regret mais avec un respect infini, un dernier détail au sujet de Parker ; après quoi elle reprendra son rang et son importance.

 

Je dois avouer, avec une nuance d’humiliation, que je poursuivis cette digne jeune femme jusque dans sa place actuelle, à Highton Towers, où elle occupe le poste de femme de chambre auprès de lady Jane Glanville, l’éminente propagandiste religieuse et sociale. J’avais un urgent besoin de certains détails, de certaines scènes et conversations que mon souci d’exactitude m’imposait de reconstituer. Or ce que, du commencement à la fin, la garde dut voir, apprendre et deviner équivaut pratiquement à la totalité de l’histoire.

 

Je lui exposai franchement la chose. Elle ne feignit nullement de ne pas me comprendre ni d’ignorer certaines circonstances secrètes. Quand j’eus fini, elle leva sur moi son regard candide.

 

– Il m’est impossible de vous satisfaire, Monsieur, – articula-t-elle. – Cela ne serait pas du tout conforme à mes idées.

 

– Mais vous n’avez, à l’heure actuelle, rien à redouter en me disant…

 

– J’ai bien peur de ne pouvoir rien vous dire, Monsieur.

 

– Cela ne ferait de mal à personne.

 

– Ce n’est pas cela, Monsieur.

 

– Je m’arrangerai, au contraire, pour que vous n’y perdiez rien.

 

Elle me regarda poliment, ayant achevé d’exprimer tout ce qu’elle voulait dire.

 

Bien que j’eusse recours, pour la décider, à des promesses alléchantes, l’inflexible Parker ne me répondit que par ce silence. Et même quand, renonçant à toute réserve, j’essayai de la soudoyer de la plus grossière façon, elle se contenta de marquer un respect seyant pour mon inaccessible supériorité sociale :

 

– Il m’est impossible de vous rien dire, monsieur ; ce serait tout à fait contraire à mes idées, – répéta-t-elle.

 

Si donc vous trouvez cette histoire tant soit peu vague et incomplète, vous voudrez bien vous rappeler que les inflexibles principes de Parker ont, dans une large mesure, contrecarré mes plans.

 

CHAPITRE V

L’ABSENCE ET LE RETOUR DE M. CHATTERIS

 

I

 

Ces digressions à propos des journalistes et de la garde-malade m’ont certainement éloigné du sujet principal de mon histoire. Cependant, tandis que le jeune journaliste d’avenir espérait tout savoir et convaincre Banghurst, que Parker entr’ouvrait à peine la fleur de sa perfection, et qu’il n’avait pas encore été question du landau, la situation commençait déjà à se compliquer pour la joyeuse société qu’abritaient les chênes de la plage. Dès que l’attention des Bunting ne fut plus entièrement accaparée par leur commensale inattendue, ils constatèrent un changement dans l’atmosphère générale de la maisonnée. Il devint, d’abord vaguement, ensuite plus clairement évident que le simple et sincère plaisir qu’ils éprouvaient à posséder une pensionnaire aussi belle, aussi puissamment riche et, en un certain sens, aussi distinguée que miss Waters, n’était pas partagé par les deux jeunes personnes qui devaient passer avec eux la belle saison.

 

Cette fêlure, pour ainsi dire, fut perceptible la première fois que Mme Bunting eut l’occasion de s’entretenir de ses nouveaux arrangements avec miss Glendower.

 

– Vous avez réellement l’intention de la garder tout l’été ? – demanda Adeline.

 

– J’espère, ma chère, que vous n’y voyez aucun inconvénient ?

 

– Non, mais vous me prenez au dépourvu.

 

– Vous savez, ma chère, qu’elle m’a priée de…

 

– Je songe uniquement à Harry. Si les élections générales ont lieu en septembre, comme on le prédit… vous m’avez promis que nous ferions tous la campagne.

 

– Croyez-vous donc qu’elle… ?

 

– Elle nous gênera terriblement !

 

Et Adeline ajouta, après un instant de réflexion :

 

– Elle est un obstacle à mes travaux.

 

– Mais, ma chère…

 

– Elle n’est pas en harmonie, – déclara obscurément Adeline.

 

Mme Bunting, tournée vers la fenêtre, promena ses regards sur les tamaris et sur la mer.

 

– Je ne voudrais, certes, compromettre en rien le succès d’Harry. Vous savez combien enthousiastes nous sommes tous, ici. Randolph fera n’importe quoi. Mais pourquoi pensez-vous qu’elle sera une gêne ?

 

– Que peut-elle être, sinon une gêne ?

 

– Elle pourrait aider, au contraire.

 

– Oh ! aider !

 

– Elle peut nous accompagner dans les visites aux électeurs. Elle est extrêmement séduisante, n’est-ce pas, ma chère ?

 

– Pas pour moi, – dit miss Glendower. – Je n’ai aucune confiance en elle.

 

– Mais elle séduit beaucoup de gens. De plus, comme Harry le dit, on doit, en temps d’élections, laisser travailler tous ceux qui peuvent faire quelque chose. Après, on ne les connaît plus, on les ignore ; mais au moment critique… Vous vous rappelez qu’il en a parlé avec M. Fison, la dernière fois qu’ils étaient ici tous les deux. Si on ne permettait qu’aux gens absolument irréprochables de mener la campagne…

 

– C’est M. Fison qui a dit cela, et non pas Harry. D’ailleurs elle ne voudrait pas nous aider.

 

– Je crois, ma chère, que vous vous trompez sur son compte. Elle m’a demandé…

 

– À nous aider ?

 

– Oui, et toute sorte d’explications, – répliqua Mme Bunting dont le teint s’anima. – Elle ne cesse de me poser des questions à ce sujet : comment et pourquoi nous avons des élections, pour quelle raison Harry est candidat, que sais-je ?… Elle veut s’y intéresser tout à fait. Je ne puis répondre à la moitié de ses questions.

 

– C’est pour cela, je suppose, qu’elle a ces longues conversations avec M. Melville et que Fred en arrive à négliger Mabel.

 

– Oh ! ma chère ! – se récria Mme Bunting.

 

– Je ne voudrais pour rien au monde qu’elle nous accompagne chez les électeurs, – déclara miss Glendower. – Elle gâterait tout. Elle est frivole et satirique. Elle vous regarde avec des yeux incrédules et paralyse tout zèle, toute ardeur. Je crains que vous ne compreniez pas très bien, chère madame Bunting, toute l’importance qu’ont pour moi et pour Harry mes études et cette élection. Elle s’interpose dans tout cela… comme une entrave, comme une contradiction.

 

– Je vous assure, ma chère, que je ne l’ai jamais entendue contredire…

 

– Oh ! elle ne contredit pas. Mais elle… Il y a quelque chose en elle… On a le sentiment que tout ce qui est sérieux et capital pour nous n’est rien pour elle. Ne le sentez-vous pas ? Elle nous arrive d’un autre monde.

 

Mme Bunting restait sur la défensive. Adeline redescendit à un ton moins altier.

 

– Quoi qu’il en soit, je suis d’avis que nous l’acceptons bien aisément. Savons-nous qui elle est et ce qu’elle est ? Là-bas, en bas, elle peut être on ne sait quoi. Il est possible qu’elle ait eu d’excellentes raisons pour se réfugier sur la terre ferme.

 

– Voyons ! ma chère, est-ce là de la charité ?

 

– Quel genre de vie mènent ses pareilles ?

 

– Si elle n’était pas habituée à un genre de vie convenable, je suis sûre qu’elle ne pourrait se conduire aussi bien qu’elle le fait.

 

– D’ailleurs, elle débarque ici… sans aucune invitation.

 

– Mais je l’ai invitée, à présent, – rétorqua placidement Mme Bunting.

 

– Vous ne pouviez guère faire autrement. Je souhaite seulement que votre bonté…

 

– Ce n’est pas de la bonté, – interrompit Mme Bunting, – c’est un devoir. Même si elle était moins gracieuse… Vous semblez oublier (et la voix de l’excellente dame se fit plus grave) pour quelle raison elle est venue.

 

– C’est ce que je voudrais bien savoir.

 

– Ma chère, – répartit Mme Bunting, – à notre époque où le matérialisme se rencontre à chaque pas et où la méchanceté court les rues, quand ceux qui ont une âme font tout pour la perdre, on est heureux de trouver quelqu’un qui s’efforce d’en acquérir une…

 

– Mais s’efforce-t-elle d’en acquérir une ?

 

– M. Flange, le vicaire, vient ici deux fois par semaine. Et il viendrait plus souvent, comme vous le savez, s’il n’y avait pas autant de premières communions en ce moment.

 

– Oui, quand il vient il s’assoit près d’elle, lui prend la main et lui parle de sa voix la plus basse… et elle l’écoute et sourit… parfois éclate de rire à ce qu’il lui raconte.

 

– Il faut bien qu’il gagne sa confiance. Assurément M. Flange a raison de faire tout son possible pour rendre la religion attrayante.

 

– Je ne puis croire qu’elle soit sincère en cherchant une âme. Je ne puis croire qu’elle tienne particulièrement à en avoir une.

 

Miss Glendower se dirigea vers la porte, comme si l’entretien avait pris fin.

 

L’animation de Mme Bunting s’accentuait. Elle avait élevé un fils et deux filles, et dirigé un mari ; quand il était nécessaire d’être ferme, même avec Adeline Glendower, elle savait, tout comme une autre, faire preuve de fermeté.

 

– Ma chère, – commença-t-elle de son ton le plus péremptoire et le plus tranquille, – je suis convaincue que vous vous trompez au sujet de miss Waters. Il se peut qu’elle soit frivole, en apparence au moins, qu’elle rie et plaisante un peu. Il y a des façons différentes de voir les choses. Mais je suis sûre qu’au fond elle est tout aussi sérieuse, tout aussi grave que… que n’importe qui. Vous la jugez trop hâtivement, trop superficiellement. Je suis persuadée que si vous la connaissiez mieux… autant que moi…

 

Mme Bunting intercala ici un silence éloquent.

 

Miss Glendower avait sur les joues deux petites taches roses.

 

– En tout cas, – dit-elle, – je suis certaine qu’elle ne peut être d’aucun secours pour notre cause. Nous avons à faire notre œuvre, qui ne consiste pas seulement en une simple campagne électorale. Nous avons des idées à exposer et à répandre. Harry a des vues, des vues nouvelles et d’une vaste portée. Nous voulons nous atteler à cette œuvre de toutes nos forces… dès maintenant surtout, et la présence de cette… (elle n’acheva pas)… c’est une digression. Elle a une façon de concentrer toute l’attention sur elle-même. Elle dérange tout. Elle détourne le cours des choses. Elle modifie leur valeur. Elle m’empêche d’être tout entière à mon œuvre ; elle empêchera Harry de s’y consacrer tout entier…

 

– Je pense, ma chère, que vous pourriez avoir un peu confiance en mon jugement, – prononça Mme Bunting.

 

Miss Glendower fut sur le point de répliquer encore, mais elle jugea plus simple de se taire. De toute évidence, l’épilogue était formulé ; il ne restait plus qu’à s’obstiner jusqu’aux paroles regrettables…

 

La porte s’ouvrit et se referma d’un coup sec. Mme Bunting était seule.

 

Une heure après, tout le monde se retrouvait à la table du déjeuner. L’attitude d’Adeline vis-à-vis de miss Waters et de Mme Bunting fut aussi aimable et empressée qu’il était juste de s’y attendre de la part d’une personne aussi hautement intelligente et affable. Au cours du repas, tout ce que fit et dit Mme Bunting tendit à révéler et à faire ressortir les côtés sérieux du caractère de sa protégée. Elle déploya dans cette tâche ce qu’on appelle communément un tact infini, ce qui, en réalité, signifie beaucoup plus de tact qu’il n’est facile et agréable d’en montrer.

 

M. Bunting fut particulièrement expansif et exposa tout un superbe projet dont il venait d’entendre parler : on proposait de tailler dans le front de la falaise, qu’on débarrasserait de ses arbustes et de sa végétation, une sorte de jardin d’hiver, quelque chose tenant à la fois de la grotte et du « palais de cristal ». Et M. Bunting trouvait que l’idée était vraiment excellente !

 

II

 

Il est temps à présent, au moment où il va entrer en scène, de donner un aperçu préalable de Chatteris, qui, bien que tard venu, est cependant le principal personnage dans l’histoire que me conta le cousin Melville. Il se trouve que Chatteris et moi nous avions suivi les mêmes cours à l’Université, où nous nous fréquentâmes quelque peu, et par la suite je le rencontrai à diverses reprises. C’était plutôt un brillant sujet, élégant sans recherche vulgaire, et intelligent malgré cela. Beau garçon et de belle prestance, il sut dépenser son argent avec munificence, sans être toutefois un prodigue poseur. Pendant sa dernière année d’études, une histoire fâcheuse survint ; on lui connut une liaison avec une jeune fille ou une jeune femme de Londres ; mais sa famille intervint et arrangea l’affaire. Son oncle, le comte de Beechcroft, régla quelques-unes de ses dettes, non pas toutes, – car la famille est fort heureusement affranchie d’une excessive sentimentalité, – mais un nombre suffisant pour le remettre à flot sans trop de gêne. La famille n’est pas exagérément riche, et elle abonde en outre en une quantité extraordinaire de tantes acariâtres, bavardes et besogneuses, – jamais je n’ai vu de famille aussi riche en tantes superflues. Mais Chatteris avait si belle mine, des manières si dégagées, et paraissait si supérieurement doué, que tous s’entendirent, sans discussion presque, pour le pousser. Chacun se mit en chasse pour lui trouver une occupation qui, sans être trop absorbante et trop commerciale, fût réellement rémunératrice. En attendant, – et quand les efforts réunis de la section la plus religieuse de ses tantes eurent eu raison de l’extraordinaire marotte de la tante lady Poynting Mallow, qui voulait le voir acteur, – Chatteris s’adonna sérieusement au journalisme supérieur, c’est-à-dire au journalisme qui dîne partout, qui obtient après dîner des « tuyaux » politiques, et qu’on accepte toujours dans les graves revues, ne serait-ce que pour éviter d’avoir treize articles au sommaire. En outre, il publia quelques vers passables, annota et commenta l’œuvre de Jane Austen pour le seul éditeur qui n’eût pas encore réimprimé les romans de cette classique personne.

 

Ses vers sont, comme lui-même, accomplis et distingués, et, comme son visage, ils suggèrent à l’esprit pénétrant l’idée de certaines restrictions et indécisions. On y surprend un raffinement exagéré qui eût constitué une faiblesse chez un homme public. Mais il n’était pas encore un homme public ; on le savait énergique, et ses travaux attiraient l’attention par leurs qualités toujours remarquables et, à l’occasion, brillantes. Ses tantes déclarèrent qu’il « se mûrissait » et que le manque de vigueur qu’il manifestait parfois provenait uniquement d’une maturité incomplète ; aussi décida-t-on de l’expédier en Amérique où la vigueur et les péripéties vigoureuses abondent. Mais là, ai-je appris, il se heurta à quelque chose comme un échec. Une vicissitude surgit… En fait, toutes sortes de vicissitudes surgirent, et il revint, via Océanie, Australie et Indes, célibataire comme il était parti. Au retour, il se fit dire publiquement par lady Poynting Mallow qu’il était un imbécile.

 

Il reste encore bien difficile, même si l’on ne consulte pas les journaux américains de l’époque, de déterminer exactement quelle tribulation dérangea Chatteris aux États-Unis. Il est question, dans cette histoire, de la fille d’un millionnaire et d’une promesse de mariage. Selon le New York Vacarme, le plus fulgurant et le plus représentatif des journaux d’outre-Atlantique, il y avait aussi la fille de quelqu’un d’autre, que le Vacarme interviewa ou prétendit avoir interviewée, sous une manchette de tête de colonne rédigée en ces termes :

 

UN ARISTOCRATE ANGLAIS

SE MOQUE D’UNE

PURE JEUNE FILLE AMÉRICAINE ;

 

INTERVIEW DE LA VICTIME

DE CET

IMPUDENT SANS-CŒUR

 

Mais cette tierce personne n’était, j’incline à le croire, malgré l’excellent portrait qu’on en donnait, qu’un produit de la pétillante imagination d’un journaliste subtil, car le New York Vacarme, ayant eu vent de la retraite soudaine de Chatteris, jugea plus commode d’inventer une raison que de découvrir la véritable. Or, Wensleydale m’affirme que la fuite de Chatteris est due tout simplement à une futilité. La fille du millionnaire, jeune personne d’esprit indépendant et supérieur, se prêta à une interview sur son imminent mariage, sur le mariage en général, sur les relations des peuples américain et britannique. Chatteris trouva l’article, paraît-il, dans un journal qu’il lisait en avalant son petit déjeuner. Ainsi pris à l’improviste, il perdit la tête. Il s’enfuit immédiatement, sans avoir ensuite la force de caractère suffisante pour faire demi-tour et revenir. Ce fut une piteuse affaire. La famille désintéressa quelques nouveaux créanciers, en évinça quelques autres, et Chatteris, au bout d’un certain temps, reparut à Londres avec un prestige légèrement entamé et une série de « Lettres sur la politique impérialiste » portant chacune cette épigraphe : « Que savent-ils de l’Angleterre, ceux qui ne connaissent que l’Angleterre ? »

 

On ne sut naturellement rien des détails précis de l’aventure, mais le fait restait qu’il était allé en Amérique et qu’il en revenait les mains vides.

 

C’est par suite de ces circonstances que, quelques années après, il s’accommoda d’Adeline Glendower, dont Mme Bunting nous a déjà énuméré les vertus spéciales d’Aide et d’Inspiratrice. Les fiançailles officielles soulagèrent prodigieusement la famille, qui ne demandait qu’à pardonner au jeune homme, – lady Poynting Mallow lui avait en réalité pardonné depuis longtemps. Après une gestation longue et obscure, il se déclara « libéral philanthrope », en laissant place dans sa profession de foi à de subséquentes additions. Ainsi équipé, il se jugea prêt à affronter, comme début, le Midi conservateur.

 

À l’époque où la Dame de la Mer s’échoua chez les Bunting, Chatteris venait de partir pour des voyages politiques à Paris et ailleurs. Avant de s’arrêter à une décision irrévocable, il était indispensable qu’il consultât certain grand personnage en ce moment à l’étranger. Après quoi il reviendrait mettre Adeline au courant. Tout le monde l’attendait de jour en jour, y compris – c’est à présent incontestable – miss Waters.

 

III

 

La rencontre de miss Glendower et de son fiancé à son retour de Paris est une des scènes de cette histoire, au sujet desquelles je manque presque totalement de données exactes. En débarquant à Folkestone, Chatteris, la maison Bunting étant pleine, descendit à l’hôtel Métropole qui est le plus proche de Sandgate. Dans l’après-midi, il arriva à pied chez ses amis et s’enquit premièrement d’Adeline, ce qui était charmant plutôt que correct. Je crois qu’elle se trouvait dans le salon et que, la porte refermée, il y eut un rapprochement accompagné de bien des tendresses.

 

J’envie, je le confesse, la liberté du romancier qui pénètre derrière les portes closes et vous raconte ce que dirent et firent ses héros. Mais, avec toute la bonne volonté que je mets à relier entre elles les bribes d’événements que j’ai pu recueillir, les forces ici me font défaut. D’ailleurs, je n’ai fait la connaissance d’Adeline que longtemps après ce jour, et que reste-t-il à présent de l’Adeline d’autrefois ? Une femme plutôt grande, remuante et active, fort renseignée sur la politique et les affaires publiques, – mais avec quelque chose de moins en elle.

 

Melville eut occasion de s’en apercevoir une fois, bien qu’il n’ait jamais éprouvé pour elle de sympathie. Elle avait des choses une perception plus générale que lui et elle lui inspirait une certaine terreur. En outre elle n’était ni une jolie fille, ni une mondaine, ni une grande dame, ni non plus une personne tout à fait insignifiante, et elle restait par conséquent en dehors du plan général des êtres et des choses, tel que le concevait Melville. Aussi ne peut-il me fournir que des renseignements peu certains concernant cette Adeline première manière.

 

– Elle posait tout le temps, – me dit-il, pour résumer ses impressions. – Une intellectuelle, avec des idées politiques, et qui lisait perpétuellement la prose de Mrs. Humphry Ward.

 

Ce dernier trait passait, au jugement de Melville, pour un intolérable défaut. La moindre des faiblesses de mon cousin n’est pas celle qui lui fait proclamer que cet écrivain si goûté exerce sur les jeunes filles intelligentes une influence corruptrice à l’excès. Mrs. Humphry Ward rend ses lectrices bonnes et sérieuses dans le mauvais sens, affirme-t-il ; il soutient qu’Adeline a été absolument façonnée par cet auteur et qu’elle s’efforce à toutes les minutes de sa vie d’incarner Marcella. Et c’est lui qui a fini par imposer cette façon de voir à Mme Bunting.

 

Mais je n’accorde pas un seul instant de crédit à cette idée que des jeunes filles se façonnent d’après des héroïnes de roman. C’est là matière d’affinités électives, et, à moins qu’un prédicateur ou qu’un critique grincheux ne nous en détourne, nous nous attachons chacun au romancier de notre choix, comme, dans le système swedenborgien, les âmes s’abandonnent chacune à leur enfer approprié. Adeline s’attacha à son imaginaire Marcella. La mentalité des deux personnes présente, selon Melville, des ressemblances frappantes. Toutes deux ont les mêmes défauts, le même penchant à la supériorité – pour employer sa formule expressive, – la même disposition à la bienveillance arrogante, et cette même imperméabilité aux nuances les plus fines du sentiment, qui les font parler sans cesse des « classes inférieures » et des « basses classes » et penser à l’avenant. Elles possèdent certainement les mêmes vertus, une intégrité consciente et consciencieuse, une dignité stricte sans ombre de charme, des convictions laborieuses et outrées. Plus qu’en toute autre chose, Adeline raffolait des idées de Mrs. Ward, de son affranchissement de tout impressionnisme, de la patiente obstination avec laquelle elle fouillait dans tous les recoins et balayait sous les tapis le moindre incident. Il serait facile, d’après cela, de prouver qu’Adeline, dans la circonstance analogue du retour de l’aimé, se conduisit comme l’aurait fait l’héroïne typique de Mrs. Ward.

 

Marcella, nous a-t-on dit, – du moins après que ses sentiments eurent changé, – « l’aurait accueilli par une étreinte ». Il y aurait eu « un moment d’intense émotion, pendant lequel ses pensées (de la catégorie la plus élevée) se confondaient avec l’ambition naturelle de deux jeunes gens à la fleur de l’âge et de la force ». Puis elle aurait « reculé d’un mouvement brusque », et écouté, « avec sa belle main pensive contre sa joue », pendant que Chatteris « se mettait à énumérer les forces qui lui faisaient obstacle, à spéculer sur l’action de tel ou tel groupe ». « Quelque chose d’infiniment tendre et maternel aurait parlé en elle et l’aurait irrésistiblement poussée à lui donner toute l’aide et tout l’appui que l’amour et une femme peuvent donner. » Elle aurait produit sur Chatteris « cette exquise impression de grâce, de passion, d’abandon qui, dans ses répétitions et ses variations infinies, constituait pour lui le poème impérissable de sa beauté ».

 

Mais c’est là le rêve, et non la réalité. Adeline pouvait rêver de se comporter ainsi, mais… elle n’était pas Marcella et désirait seulement l’être, et Chatteris non seulement n’était pas Maxwell, mais il n’avait non plus aucune intention de l’être. Si même l’occasion s’était offerte de devenir Maxwell, il l’aurait repoussée avec une incivilité extrême.

 

Ils durent donc se retrouver face à face comme deux êtres humains n’ayant rien d’héroïque, avec des mouvements timides et gauches et, je le suppose, des regards passablement honnêtes. Il y eut quelque chose, je crois, qui pouvait ressembler à une caresse, et j’imagine qu’elle dut dire :

 

– Eh bien ?

 

Et il dut répondre :

 

– Tout est arrangé.

 

Ensuite, en phrases confuses, et parfois un geste de la tête en arrière pour indiquer le grand personnage, Chatteris dut mettre sa fiancée au courant de ses négociations. Il lui confirma qu’il posait sa candidature et que la menace d’un concurrent radical était conjurée, sans préjudice pour le parti. Assurément ils parlèrent politique, parce que, bientôt après, quand ils apparurent côte à côte sur le perron et s’acheminèrent vers Mme Bunting et la belle miss Waters, qui regardaient les jeunes filles jouer au croquet, Adeline était en possession de tous ces faits. À mon avis, pour des fiancés de leur caractère, ces prévisions de succès, ces graves et vastes questions remplacèrent, jusqu’à un certain point au moins, la vaine répétition des tendresses vulgaires.

 

C’est la Dame de la Mer, semble-t-il, qui les aperçut la première.

 

– Le voilà ! – dit-elle soudain.

 

– Qui donc ? – fit Mme Bunting, et, levant la tête, elle suivit la direction des regards de sa pensionnaire, tout à coup pétillants et fixés sur Chatteris.

 

– Votre autre fils, – plaisanta, en pure perte d’ailleurs, miss Waters.

 

– C’est Harry et Adeline, – s’écria Mme Bunting. – Ne font-ils pas un couple superbe ?

 

Mais la Dame de la Mer ne répondit rien à cette exclamation, et se rejeta contre le dossier de son fauteuil, pour les mieux observer à mesure qu’ils avançaient. Ils formaient à coup sûr un beau couple. Sortant de la véranda et débouchant dans la pleine clarté du soleil, sur la pelouse tondue, pour gagner l’ombre des yeuses, on eût dit qu’ils étaient brusquement exposés aux feux éblouissants de la rampe, comme des acteurs sur une scène plus spacieuse qu’en aucun théâtre. Chatteris se détachait grand, solide et large, le teint bruni, et, ai-je cru comprendre, l’air un peu préoccupé même alors, comme à vrai dire il ne cessait de l’être depuis quelque temps. Auprès de lui marchait Adeline, portant ses regards tantôt sur son beau partenaire, tantôt sur le public réuni sous les arbres, brune, le teint légèrement animé, mince et grande, – bien que pas tout à fait aussi grande que Marcella paraît l’avoir été, – et heureuse enfin, sans qu’elle eût besoin pour cela de singer aucun roman du monde.

 

C’est en arrivant à deux pas d’eux que Chatteris remarqua que les Bunting n’étaient pas seuls. La brusque découverte d’une personne étrangère semble avoir fait échec à la tirade que le jeune homme avait préparée pour son début, et c’est Adeline qui assuma le rôle important. Mme Bunting s’était levée, et tous les joueurs de croquet – excepté Mabel, qui gagnait – se précipitèrent vers Chatteris avec des exclamations de bienvenue. Mabel s’entêtait à vouloir terminer la partie, réclamant à grands cris qu’on la regardât jouer son dernier coup. Certainement, sans cette interruption, elle aurait pu magistralement démontrer quels exploits on peut parfois accomplir au jeu de croquet.

 

D’un mouvement balancé, Adeline s’élança vers Mme Bunting et s’écria, avec un accent de triomphe dans la voix :

 

– Tout est arrangé, tout est réglé ! Il les a tous gagnés à sa cause et il se présente à Hythe.

 

Involontairement, ses regards croisèrent ceux de miss Waters.

 

Il m’est certes absolument impossible de dire ce qu’elle vit dans ces regards ou même ce qu’elle pouvait y voir. Leur expression, d’abord, dut être énigmatique ; puis la Dame de la Mer dévisagea longuement le nouveau venu qu’elle voyait de près probablement pour la première fois. On se demande si, somme toute, dans cette rencontre de regards, il y eut autre chose qu’un simple éclair de surprise et de curiosité. Pendant une seconde à peine, Adeline soutint le choc, puis lança un coup d’œil interrogateur vers Mme Bunting, qui intervint alors avec effusion.

 

– Oh ! j’oubliais, – dit-elle, et elle fit les présentations.

 

La formalité s’accomplit, je crois, sans nouveau duel de regards.

 

– Revenu ! – s’exclama Fred en prenant le bras de Chatteris, qui confirma l’évidente réalité de son retour.

 

Les demoiselles Bunting parurent faire fête à la situation enviable d’Adeline plutôt qu’à Chatteris en tant qu’individu. On entendit la voix de Mabel qui s’était décidée à se rapprocher.

 

– Ils devraient me regarder jouer mon dernier coup, n’est-ce pas, monsieur Chatteris ?

 

– Tiens, Harry ! mon garçon ! Comment va Paris ? – s’écriait M. Bunting, qui affectait une cordiale jovialité.

 

– Comment va la pêche ? – s’enquit Harry.

 

Tous finirent ainsi par former le cercle autour de l’aimable personnage qui avait « gagné tout le monde à sa cause », – tous, excepté Parker, qui avait le sentiment des distances et qui, certes, ne se laisserait jamais gagner par personne.

 

Avec un excessif remue-ménage, on installa les chaises et les fauteuils de jardin.

 

Nul, semble-t-il, ne se souvenait de la sensationnelle annonce qu’avait faite Adeline. Les Bunting n’étaient pas gens à avoir le sens de ce qu’il importait de dire. Adeline demeurait debout au milieu d’eux, comme une protagoniste entourée d’acteurs qui auraient oublié leur rôle. Tout à coup chacun parut s’éveiller à la réalité, et ce fut une volée de paroles.

 

– Alors, tout est vraiment arrangé ? – demanda Mme Bunting.

 

– Alors, il va y avoir une élection ? – voulut savoir Betty Bunting.

 

– Que ce sera amusant ! – se réjouit Nettie Bunting.

 

– Alors, vous avez pu le voir ? – questionna Mme Bunting d’un air entendu.

 

– Hourra ! – lança Fred dans le brouhaha des voix.

 

La Dame de la Mer, naturellement, ne disait rien.

 

– Ah ! ah ! nous allons livrer bataille, et nous leurs taillerons des croupières ! – déclara M. Bunting.

 

– Je l’espère, – répondit Chatteris.

 

– Nous ferons mieux que cela, – promit Adeline.

 

– Oh ! oui, pour sûr ! – rectifia Betty Bunting.

 

– Je savais bien qu’ils le laisseraient engager la lutte, – murmura Adeline.

 

– Cela prouve qu’ils ont du bon sens, – répliqua M. Bunting.

 

Devant le silence qui suivit ses paroles, M. Bunting s’enhardit à élever de nouveau la voix et à discourir sur la politique.

 

– On a maintenant un peu plus de bon sens, – commença-t-il. – On se rend compte qu’un parti doit s’adresser à des hommes, des hommes de naissance et de culture… L’argent et la populace, peuh ! On a essayé de marcher en s’appuyant dessus, en agitant des épouvantails et en excitant des jalousies de classes… et, avec cela, les Irlandais !… La leçon leur a profité… Comment ? Eh bien ! nous nous sommes tenus à l’écart, nous les avons abandonnés à leurs toquades, aux prises avec les agitateurs… et avec les Irlandais. Voilà à quoi ils ont abouti. C’est une révolution dans le parti ! Nous l’avons laissé se morceler, nous allons maintenant le régénérer et le consolider.

 

Il conclut sur un geste de sa petite main grasse, une de ces petites mains grasses et roses qui ne semblent avoir à l’intérieur ni chair ni os, mais seulement de la sciure ou du crin. Mme Bunting se renversa dans son fauteuil et lui sourit avec indulgence.

 

– Ce ne seront pas des élections ordinaires, – déclara M. Bunting. – C’est une grosse partie qui se joue !

 

Miss Waters considérait pensivement l’éloquent orateur.

 

– Qu’est-ce qu’une grosse partie ? – demanda-t-elle. – Je ne comprends pas bien.

 

M. Bunting plastronna, fit la roue et entama une explication. Adeline écoutait avec un mélange d’intérêt et d’impatience, essayant de temps à autre d’enrayer la faconde du brave homme et de lui substituer Chatteris par une adroite interruption. Mais Chatteris paraissait fort peu enclin à favoriser cette substitution ; il semblait au contraire s’intéresser beaucoup à l’exposé de M. Bunting.

 

Bientôt les quatre joueurs de croquet, sur l’invitation de Mabel, reprirent la partie, et les autres continuèrent leur papotage politique, qui devint plus personnel. On disserta de ce qu’avait fait Chatteris, et plus particulièrement de ce qu’il ferait. Mme Bunting imposa brusquement silence à M. Bunting, qui se permettait de donner des conseils, et Adeline assuma de nouveau le fardeau de la conversation. Elle esquissa de vastes desseins.

 

– Cette élection ne fera qu’entr’ouvrir la porte, – annonça-t-elle.

 

Quand Chatteris opposait à son enthousiasme de modestes dénégations, elle souriait avec une confiance heureuse et fière, sachant bien ce qu’elle se proposait de faire de lui.

 

Mme Bunting fournissait des notes et des commentaires, pour permettre à miss Waters de mieux comprendre.

 

– Il est si modeste ! – dit-elle à un certain moment, mais Chatteris, tout en feignant de n’avoir pas entendu, piqua son fard.

 

De temps à autre, il essayait de détourner cette embarrassante conversation et de l’amener sur le sujet de l’étrangère, mais l’ignorance dans laquelle il était de la situation de cette belle personne le gênait considérablement.

 

La Dame de la Mer desserrait à peine les dents, observait Chatteris et Adeline, et plus particulièrement Chatteris par rapport à Adeline.

 

CHAPITRE VI

SYMPTÔMES ALARMANTS

 

I

 

Melville n’est jamais très précis en matière de dates. Cette incertitude est fort regrettable, car il eût été intéressant de savoir combien de jours s’écoulèrent entre le retour de Chatteris et le moment où mon cousin le surprit en conciliabule avec la belle miss Waters. Melville venait de Folkestone par la terrasse des Leas, rapportant de la bibliothèque publique plusieurs livres que miss Glendower avait eu tout à coup besoin de consulter. Elle l’avait prié de les lui procurer, sans se douter des sentiments peu admiratifs qu’elle inspirait à Melville. Il suivait, au-dessous de la terrasse supérieure, l’un de ces sentiers abrités qui donnent un charme particulier à Folkestone, quand il tomba à l’improviste sur le petit groupe formé par la Dame de la Mer et Chatteris. Celui-ci était assis sur un des bancs de bois installés contre le talus. Penché en avant, il contemplait le visage de la belle invalide qui, allongée dans son fauteuil roulant, lui parlait en souriant. Ce sourire parut à Melville être déjà d’une nature assez spéciale – entre les divers sourires charmeurs dont la Dame était capable.

 

Un peu à l’écart, sur une sorte de promontoire d’où la vue s’étend vers la jetée et le port, et jusqu’à la côte de France, la garde-malade Parker regardait avec une hostilité mitigée la mer miroitante. Accroupi et adossé contre le talus, l’homme qui poussait le fauteuil roulant semblait perdu dans ces méditations mélancoliques que doit nécessairement engendrer le spectacle constant de l’humanité souffrante.

 

Mon cousin, avant de les rejoindre, ralentit le pas. À son approche, la conversation s’interrompit. Chatteris se renversa en arrière, mais sans marquer aucune contrariété, et les livres que portait Melville lui fournirent un sujet de conversation générale.

 

– Des livres ? – fit-il.

 

– Pour miss Glendower, – dit Melville.

 

– Ah ! – prononça flegmatiquement Chatteris.

 

– De quoi traitent-ils ? – s’enquit miss Waters, curieuse.

 

– De la question agraire, – répondit Melville.

 

– Voilà une question qui ne me concerne guère, – répliqua la Dame de la Mer, et Chatteris sourit avec elle, comme s’il eût compris le sous-entendu.

 

Tous trois restèrent un instant silencieux.

 

– Vous posez décidément votre candidature à Hythe ? – demanda Melville.

 

– Ainsi en a décidé le destin, – débita Chatteris.

 

– On parle d’une dissolution du Parlement pour septembre ?

 

– Elle sera faite dans un mois, – déclara Chatteris du ton inimitable de quelqu’un qui est dans le secret des dieux.

 

– En ce cas, nous aurons bientôt de l’occupation.

 

– Et on me permettra de faire aussi la campagne, – ajouta la Dame de la Mer. – Je n’ai jamais…

 

– Miss Waters m’a dit qu’elle avait la ferme intention de nous aider, – expliqua Chatteris en soutenant sans embarras le regard de Melville.

 

– C’est une rude besogne, miss Waters, – dit Melville.

 

– Cela m’est égal, du moment que c’est amusant. Et je veux réellement aider… M. Chatteris.

 

– Voilà qui est encourageant.

 

– Je vous accompagnerai dans mon fauteuil roulant.

 

– Une vraie partie de campagne, quoi ! – plaisanta Chatteris.

 

– Peut-être, mais je veux sincèrement vous aider.

 

– Vous connaissez le dossier du demandeur ?

 

Elle leva sur Melville, qui lui posait cette embarrassante question, un regard candide.

 

– Possédez-vous les arguments du débat ? – continua Melville.

 

– Je demanderai aux électeurs leurs voix pour M. Chatteris, et ensuite, quand je les reverrai, je me rappellerai leurs figures, je leur ferai un joli sourire accompagné d’un signe de la main. Ça n’est pas plus difficile que cela.

 

– Ma foi non, – acquiesça Chatteris, s’empressant de répondre pour couper la parole à Melville. – Je voudrais bien avoir d’aussi bons arguments.

 

– À quelle sorte d’électeurs avez-vous affaire ? – interrogea Melville. – N’aurez-vous pas à tenir compte des contrebandiers et de leurs intérêts ?

 

– Je ne me suis pas informé de cela, – répondit Chatteris. – La contrebande, voyez-vous, « est finie depuis quarante ans au moins », et il y a longtemps que ces quarante ans durent. Le dernier des contrebandiers, un intéressant vieillard plein de souvenirs, fut exhibé à une époque où il existait encore un « comte du rivage saxon ». Le brave homme se rappelait la contrebande… d’il y avait quarante ans. Le corps des gardes-côtes actuels est un sacrifice à une vraie superstition.

 

– Quoi ! – s’écria la Dame de la Mer. – Il n’y a pas cinq semaines que j’ai vu, tout près d’ici…

 

Elle se tut brusquement, et son regard croisa celui de Melville qui comprit le danger de la situation.

 

– Dans un journal ? – insinua-t-il.

 

– Oui, dans un journal, – répliqua-t-elle, saisissant la perche qu’il lui tendait.

 

– Vous avez vu que… ?

 

– Que la contrebande existe toujours, – conclut miss Waters, avec l’accent de quelqu’un qui se résout à ne pas raconter une anecdote dont les détails échappent soudain.

 

– Il est bien certain qu’on en fait à l’occasion, – reprit Chatteris, ne soupçonnant rien de la difficulté esquivée ; – mais on évite d’en parler dans les campagnes électorales. Je ne m’amuserai certes pas à réclamer pour le fisc un cotre à grande vitesse. Quel que soit l’état de choses à cet égard, j’adopte l’opinion qu’il est excellent tel que nous le voyons. Ce sera là mon attitude, à coup sûr.

 

Il porta ses regards vers la mer. Melville et miss Waters échangèrent rapidement un coup d’œil entendu.

 

– Voilà, – dit Chatteris– le genre de besogne auquel nous nous livrerons. Êtes-vous prête à être aussi compliquée que cela ?

 

– Tout à fait, – répondit miss Waters.

 

Mon cousin, là-dessus, se souvint d’une anecdote. La causerie ne fut bientôt plus qu’une énumération d’anecdotes sur les campagnes électorales, et puis elle dégénéra en futilités. Mon cousin apprit que Mme Bunting et ses filles avaient quitté leur pensionnaire pour aller en ville faire des emplettes, et presque au même instant elles reparaissaient. Chatteris se leva pour les saluer, expliquant, ce dont on ne se serait aucunement douté quelques minutes auparavant, qu’il était en route pour retrouver Adeline, et, après quelques babillages insignifiants, Melville et lui s’éloignèrent.

 

– Qui est donc cette miss Waters ? – demanda Chatteris pour rompre le silence.

 

– Une amie de Mme Bunting, – équivoqua Melville.

 

– C’est ce que je pensais… Elle a l’air d’une personne charmante.

 

– Elle l’est.

 

– Elle est intéressante… Sa maladie semble la paralyser beaucoup cependant, et faire d’elle une créature passive, comme un beau portrait ou quelque chose… d’imaginaire… ou d’imaginé tout au moins. Elle est là qui sourit, comprend, répond… ses yeux ont quelque chose de pénétrant, d’intime. Et pourtant…

 

Mon cousin ne lui prêta aucune assistance.

 

– Où Mme Bunting l’a-t-elle découverte ?

 

Mon cousin dut se recueillir un instant.

 

– Il y a quelque chose, – dit-il délibérément, quelque chose que Mme Bunting ne paraît guère disposée à…

 

– Qu’est-ce que cela peut-être ?

 

– Nécessairement quelque chose d’irrépréhensible, – répondit assez gauchement mon cousin.

 

– C’est étrange, en tous cas ! Mme Bunting est ordinairement si disposée…

 

Melville ne s’offrit pas à compléter la phrase.

 

– C’est une impression qu’on a, – reprit Chatteris.

 

– Quelle impression ?

 

– De mystère.

 

Mon cousin partage avec moi une aversion profonde pour cette méthode mystique de traiter les femmes ; il aime, lui, que les femmes soient réelles, positives, concrètes et charmantes. En fait, il aime que tout soit réel, tangible et charmant. Aussi se contenta-t-il de grommeler une réponse indistincte.

 

Mais Chatteris n’était pas homme à se laisser arrêter pour si peu, et il adopta une attitude critique :

 

– Sans doute tout cela n’est qu’illusion. Toutes les femmes sont impressionnistes… un reflet, une lumière. Vous obtenez un effet, et c’est tout ce qu’on vous permet d’obtenir, je suppose. Elle produit son effet, elle aussi, mais comment ? C’est là qu’est le mystère. Ce n’est pas simplement une affaire de beauté… Il y a une profusion de beauté dans le monde, mais pas avec ces effets-là. Ce sont les yeux, j’imagine…

 

Il développa ce sujet avec insistance pendant un moment.

 

– Voyons ! vous savez bien, Chatteris, qu’il n’y a rien de particulier dans des yeux, – interrompit mon cousin Melville, empruntant mon argument favori et mon ton de scepticisme analytique. – Avez-vous jamais regardé des yeux à travers un trou pratiqué dans une feuille de papier ?

 

– Oh ! je ne sais pas, – répondit Chatteris. – Je ne parle pas seulement de l’œil au point de vue physique… Mais peut-être que dans le cas présent c’est cet aspect de santé… et ce fauteuil de malade… Un contraste criant ! Vous ne savez pas ce qu’elle a, Melville ?

 

– Comment ?

 

– J’ai cru comprendre, d’après ce que dit Bunting, que c’est une infirmité passagère et non une difformité congénitale.

 

– Il doit être au courant, lui.

 

– Je n’en suis pas si sûr que cela. Est-ce que vous connaîtriez, par hasard, la nature de son infirmité ?

 

– Ma foi, je ne saurais le dire, – répliqua Melville sur un ton dubitatif, en constatant qu’il commençait à mieux manier l’équivoque.

 

Le sujet paraissait épuisé. Ils parlèrent d’un ami commun auquel les fit penser la vue de l’hôtel Métropole. Puis, pendant qu’ils passaient à proximité du kiosque où la musique jouait, ils se turent. Après quoi Chatteris émit une idée :

 

– Affaire complexe… les motifs féminins…

 

– Comment cela ?

 

– Cette campagne électorale… comment s’intéresserait-elle vraiment au libéralisme philanthropique ? Je vois bien qu’elle est d’un type différent, et qu’elle s’intéresse à la campagne à un point de vue purement personnel.

 

– Pas nécessairement, n’est-ce pas ? Et à coup sûr il n’y a pas un tel abîme intellectuel entre les sexes. Si vous arrivez, vous, à vous intéresser…

 

– Oh ! oui, je sais, – accorda placidement Chatteris.

 

– En outre, ce n’est pas une question de principe. C’est l’amusement qu’on trouve dans une campagne électorale.

 

– L’amusement !

 

– Allez donc savoir ce qui n’intéressera pas les femmes, – dit Melville, et il ajouta après un silence : – ou ce qui les intéressera !

 

Chatteris ne répondit pas.

 

– Le même instinct anime les dames de charité qui visitent les pauvres, – reprit Melville, – elles l’ont toutes : ce sont les visites à domicile. Toutes les femmes adorent pénétrer dans des maisons, dans des logis qui ne sont pas les leurs.

 

– Peut-être bien, – répondit brièvement Chatteris, et, n’obtenant pas d’autre réplique de Melville, il se plongea dans de secrètes méditations qui, quoi qu’on en pense, paraissaient être d’un genre assez agréable.

 

Le coup de canon de midi tonna au camp de Shorncliffe.

 

– Sapristi ! – s’écria Chatteris, en hâtant le pas.

 

Ils trouvèrent Adeline fort affairée au milieu de ses papiers. Au moment où ils entrèrent, elle indiqua la pendule avec un geste de reproche, en faisant remarquer l’heure tardive d’un ton de douceur résignée, à la Marcella. Les excuses de Chatteris furent persuasives et pleines d’effusion, mais ne comportèrent aucune mention de la rencontre de miss Waters.

 

Melville procéda à la remise des livres et se retira, laissant les deux jeunes gens submergés déjà dans les détails d’organisation du district, d’après le plan soumis par le Comité local.

 

II

 

Un moment après avoir quitté Chatteris, mon cousin Melville retrouvait la Dame de la Mer sous les yeuses, à l’extrémité du jardin. Sans compter Parker (et on ne comptait jamais la garde-malade qui, ce jour-là, assise à distance respectueuse dans un fauteuil d’osier, travaillait à quelque ouvrage de dame), il n’y avait personne avec eux.

 

Les jeunes filles excursionnaient à bicyclette, et Fred s’était joint à elles, à la requête spéciale de la Dame de la Mer. Miss Glendower et Mme Bunting parcouraient Hythe, rendant des visites diplomatiques à d’horribles notables de l’endroit qui pouvaient être utiles pour l’élection d’Harry.

 

M. Bunting voguait au large, à la pêche. Il ne raffolait pas autrement de la pêche, mais, sous bien des rapports, ce petit homme était exceptionnellement résolu : il s’obstinait à aller pêcher tous les jours après déjeuner, afin de se débarrasser de ce que Mme Bunting appelait la « ridicule habitude » d’avoir le mal de mer chaque fois qu’ils se promenaient en barque.

 

– Si, – disait-il, – à pêcher en barque, avec des moules pour amorce, je n’ai pas raison de cette habitude, c’est que rien n’y fera et je n’arriverai pas à la rompre.

 

En attendant, il croyait parfois qu’à cet exercice tout allait se rompre en lui, mais l’habitude résistait.

 

Melville et l’invalide étaient donc installés sous l’ombre généreuse d’un chêne vert, et mon cousin, j’imagine, était revêtu d’un de ces complets de flanelle fine, flottants et amples, dans lesquels se combinaient, en l’an 1900, la correction et la commodité. Sans doute contemplait-il le visage ombragé de la Dame de la Mer, encadré par le gazon jaune-vert ensoleillé et les feuilles de chêne vert-noir. C’est du moins dans cette attitude que je me les représente pour rester dans la vraisemblance. Elle fut d’abord pensive, la tête un peu baissée, puis son intérêt s’éveilla, et elle le regarda dans les yeux. Elle dut lui suggérer l’idée de fumer, ou bien ce fut lui qui en demanda la permission. En tout cas il exhiba des cigarettes. Elle suivait ses mouvements, et il put croire qu’elle allait tendre la main, mais elle n’acheva pas son geste. Il hésita, lui aussi, incertain de ce qu’elle voulait.

 

– Je suppose que vous… – commença-t-il.

 

– Je n’ai jamais essayé, – fit-elle.

 

Il lança un coup d’œil investigateur du côté de Parker, puis ses regards rencontrèrent ceux de miss Waters.

 

– C’est une des choses pour lesquelles je désirais venir, – ajouta-t-elle.

 

Il n’y avait qu’un seul parti à prendre.

 

Elle accepta une cigarette et l’examina rêveusement.

 

– En bas, – dit-elle, – il n’est pas possible de… Le seul tabac qui nous arrive est détrempé. Certains tritons ont… ils ont découvert chez les marins un usage du tabac… La chique, je crois, est le nom dont ils l’appellent. Mais c’est trop infect pour qu’on en parle.

 

D’un brusque sursaut, elle écarta ce sujet nauséabond et se prit à réfléchir.

 

Mon cousin souleva avec un déclic le couvercle de sa boîte d’allumettes.

 

Elle eut une hésitation momentanée et tourna la tête du côté de la maison.

 

– Mme Bunting ? – dit-elle, et elle répéta plusieurs fois, paraît-il, cette interrogation.

 

– Elle ne dira rien, – assura Melville, un peu précipitamment, et il se tut. – Oh ! – reprit-il, – elle ne s’en offusquera pas s’il n’y a ici personne d’autre pour s’en offusquer.

 

– Eh ! bien, il n’y a personne, – constata miss Waters, non sans un regard vers Parker.

 

Melville gratta son allumette.

 

Mon cousin a une tournure d’esprit indirecte, une disposition, qui va jusqu’à la passion, à aborder obliquement toutes choses, personnelles ou générales. Il ne pourrait pas plus aller droit à une explication capitale qu’un chat ne va de lui-même à un étranger. C’est par la tangente qu’il revint au sujet qui l’intéressait.

 

– Je me demande, – dit-il, – quels motifs vous ont décidée à atterrir, – et il se pencha en avant, absorbé en apparence par les efforts qu’elle faisait pour tirer convenablement des bouffées de sa cigarette.

 

Elle lui sourit, en envoyant en l’air un petit panache de fumée.

 

– Mais, pour ceci, – fit-elle.

 

– Et pour vous coiffer ?

 

– Et pour m’habiller.

 

Elle sourit de nouveau après une courte hésitation.

 

– Et pour tout ceci aussi, – ajouta-t-elle, comme si elle eût pensé qu’elle ne lui répondait pas d’une façon aussi complète qu’il le méritait.

 

De la main elle indiquait la maison, la pelouse et… Mon cousin Melville ne comprit pas très bien ce qu’elle indiquait en outre.

 

– Est-ce que je m’en tire passablement ? – interrogea miss Waters.

 

– Superbement ! – affirma mon cousin avec un vague soupir dans la voix. – Et qu’en dites-vous ?

 

– Ça valait la peine de venir, – répondit-elle avec un sourire et un coup d’œil caressants.

 

– Alors, vous êtes vraiment venue pour… ?

 

Elle acheva la phrase incomplète :

 

– … pour voir ce qu’était la vie sur terre ? N’est-ce pas assez ?

 

La cigarette de Melville ne s’était pas allumée. Il en contempla pensivement l’extrémité noircie.

 

– La vie, – dit-il, – ne se borne pas seulement à… tout ceci.

 

– À tout ceci ?

 

– Oui, à se reposer au soleil, à fumer des cigarettes, à bavarder, à faire toilette…

 

– Mais elle consiste en tout cela.

 

– Pas entièrement.

 

– Par exemple ?

 

– Oh ! vous savez bien.

 

– Quoi ?

 

– Vous savez bien, – répéta Melville sans vouloir la regarder.

 

– Je prétends ne pas savoir, – répliqua-t-elle après un silence.

 

– Du reste… – reprit Melville.

 

– Eh bien ?

 

– … Vous avez dit à Mme Bunting…

 

Il s’aperçut qu’il commettait une indiscrétion, mais le scrupule intervenait trop tard.

 

– Eh bien ?

 

– Vous avez parlé d’une âme.

 

Elle resta bouche close un moment. Il leva la tête et s’aperçut que les yeux de son interlocutrice brillaient de plaisir.

 

– Monsieur Melville, – questionna-t-elle innocemment, – qu’est-ce qu’une âme ?

 

– Une âme… – répondit prestement mon cousin, mais il s’arrêta aussitôt. – Une âme… – répéta-t-il en secouant la cendre imaginaire de sa cigarette éteinte. – Une âme… – dit-il encore en lançant un coup d’œil vers Parker. – Une âme, voyez-vous… – et il regarda miss Waters de l’air perplexe d’un homme aux prises avec un sujet difficile qu’il faut manier avec une adresse prudente. Tout bien réfléchi, c’est une chose trop compliquée pour qu’on l’explique…

 

– … à quelqu’un qui n’en a pas ?

 

– … à n’importe qui, – conclut mon cousin, avouant soudain son embarras.

 

Il médita un instant, sans cesser de la fixer dans les yeux.

 

– D’ailleurs, – fit-il, – vous savez parfaitement bien ce que c’est qu’une âme.

 

– Non, – répliqua-t-elle, – je ne le sais pas.

 

– Vous le savez aussi bien que moi.

 

– Ah ! cela peut-être différent.

 

– Vous êtes venue pour chercher une âme.

 

– Il se peut que je n’y tienne pas. Quand on n’en a pas, pourquoi… ?

 

– Ah ! voilà, – et mon cousin haussa les épaules. – C’est justement, comprenez-vous, la généralité de la chose qui la rend difficile à définir.

 

– Tout le monde a une âme ?

 

– Tout le monde.

 

– Excepté moi ?

 

– Je n’en suis pas certain.

 

– Mme Bunting en a une ?

 

– Certainement.

 

– Et M. Bunting ?

 

– Tout le monde.

 

– Miss Glendower en a-t-elle une aussi ?

 

– Oh ! combien !

 

La Dame de la Mer resta rêveuse. Brusquement elle partit sur un autre sujet :

 

– Monsieur Melville, qu’est-ce qu’une union d’âmes ?

 

Melville tordit soudain sa cigarette et la jeta. La question dut évoquer chez lui quelque réminiscence.

 

– C’est un extra, une sorte de fioriture, – dit-il. – Et quelquefois, comme quand on fait déposer sa carte par un laquais, c’est une substitution à la présence réelle.

 

Il se tut et resta les yeux vers le sol, à chercher un moyen d’exprimer ce qu’il avait dans l’esprit, quoi que ce fût ; il ne voyait même pas très bien ce que ce pouvait être et en attendait la révélation. La Dame de la Mer, renonçant à comprendre les phrases obscures qu’il lui avait débitées, passa à une question plus urgente :

 

– Pensez-vous que miss Glendower et… et M. Chatteris… ?

 

Melville leva la tête, remarquant qu’elle s’attardait à prononcer ce nom.

 

– Assurément, – dit-il, – c’est tout justement ce qu’ils voudraient faire.

 

Puis, interrogeant à son tour :

 

– Chatteris vous intéresse ?

 

– Oui, – avoua-t-elle.

 

– Je le pensais.

 

La Dame de la Mer le regarda gravement. Ils s’étudiaient l’un l’autre avec une attention sans précédent. Melville devint subitement précis. Il lui sembla qu’il aurait depuis longtemps dû faire cette découverte. Il éprouva une amertume inexplicable, et reprit la parole avec un tiraillement du coin de la bouche et un accent accusateur dans la voix :

 

– Vous voulez que nous causions de lui ?

 

Toujours grave, elle hocha la tête.

 

Il continua :

 

– Pour moi, je n’y tiens guère.

 

Et il ajouta en changeant de ton :

 

– Mais je le ferai si vous le souhaitez.

 

– Je savais bien que vous consentiriez.

 

– Oh ! vous saviez ? – ricana Melville, constatant que sa cigarette éteinte était à portée d’un talon vengeur.

 

Elle ne desserra pas les dents.

 

– Eh bien ? – fit Melville.

 

– Je l’ai aperçu pour la première fois il y a plusieurs années, – s’excusa-t-elle.

 

– Où ?

 

– En Océanie, près de Tonga.

 

– Et voilà la véritable raison qui vous a fait venir ?

 

– Oui, – avoua-t-elle.

 

Cette fois, son ton était convaincant. Melville fut scrupuleusement impartial.

 

– Il est bien bâti et il a de la prestance, – accorda-t-il. – C’est un excellent garçon. Mais je ne discerne pas ce qui vous… (À ce point, il fila par la tangente.) Est-ce qu’il vous vit, alors ?

 

– Oh ! non !

 

L’attitude et le ton que prit Melville démontrèrent son extrême générosité d’esprit.

 

– Je ne comprends pas pour quel motif vous êtes venue, et je ne saisis pas bien quelles sont vos intentions. Vous savez, n’est-ce pas, – ajouta-t-il avec l’air de signaler un obstacle de peu d’importance, mais solide, – que miss Glendower est là ?

 

– Elle est là ? – fit-elle.

 

– Eh bien ! oui. N’est-elle pas là ?

 

– C’est juste.

 

– Et d’ailleurs, après tout, pourquoi feriez-vous… ?

 

– Je reconnais que c’est déraisonnable, – interrompit-elle. – Mais à quoi bon raisonner, alors ? C’est une affaire d’imagination…

 

– De sa part, à lui ?

 

– De quelle façon puis-je savoir jusqu’à quel point cela le tient ? C’est là ce que je veux savoir.

 

Melville leva encore une fois ses regards sur elle.

 

– Ce n’est peut-être pas de très bon jeu, ce que vous vous proposez là, – dit-il, – ni de très bonne foi…

 

– Envers elle ?

 

– Envers tout le monde.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que vous êtes immortelle, et que rien ne vous gêne : parce que vous pouvez tenter tout ce qu’il vous plaît et que nous ne le pouvons pas. Mais le fait est là. Et nous voici, avec nos vies si courtes et nos petites âmes à sauver ou à perdre, nous démenant pour faire aboutir nos mesquines ambitions… et vous, vous sortez des éléments et vous faites un signe…

 

– Les éléments ont leurs droits, – riposta-t-elle. Les éléments sont les éléments, savez-vous ! C’est ce que vous oubliez.

 

– L’imagination aussi ?

 

– Certainement. Voilà le véritable élément ; tous ceux de vos chimistes…

 

– Eh bien ?

 

– … ne sont qu’imagination. Il n’y en a pas d’autres. Et tous les éléments de votre vie – continua-t-elle, – de cette vie que vous vous figurez vivre, les petites choses qu’il vous faut faire, les petits soucis, les extraordinaires petits devoirs, l’au jour le jour continuel, les limitations hypnotiques, tout cela c’est autant de fantaisies, d’imaginations qui se sont emparées de vous trop fortement pour que vous vous en débarrassiez… Vous ne l’osez pas, vous ne le devez pas, vous ne le pouvez pas. Pour nous, qui vous observons…

 

– Vous nous observez ?

 

– Oh oui ! Nous vous observons et parfois nous vous envions ; non seulement pour votre atmosphère sèche, pour la chaleur et la clarté du soleil, l’ombre des arbres, l’agrément des matins, le charme de tant de choses, mais parce que votre vie commence et finit, parce que vous allez vers une fin !

 

Elle revint à son premier sujet :

 

– Mais vous êtes si limités, si ligotés ! Le peu de temps qui vous est accordé, vous l’employez si piètrement ! Vous commencez et vous finissez, et, pendant tout l’intervalle, c’est comme si vous étiez la proie d’un enchantement : vous avez peur de faire ceci qui vous donnerait de la joie ; il vous faut faire cela que vous savez pertinemment stupide et désagréable. Pensez donc aux choses, même les infimes, qui vous sont interdites ! Là-haut, sur la promenade des Leas, par cette chaleur torride, les gens sont chargés de vêtements laids et étouffants, tellement trop lourds ! Ils mettent des chaussures serrées, trop chaudes, quand ils ont de jolis pieds roses… quelques-uns au moins en ont… nous le voyons parfois. Ils s’assoient là sans sujets de conversation, sans spectacle à contempler, pour ainsi dire, et contraints d’accomplir un tas de simagrées absurdes… Pourquoi sont-ils contraints ? Pourquoi laissent-ils la vie leur échapper ? Comme si bientôt ils ne devaient pas tous être morts ?… Supposons que vous alliez là-haut en costume de bain, avec un chapeau de toile blanche…

 

– Ce ne serait pas convenable ! – s’écria Melville.

 

– Pourquoi ?

 

– Ce serait scandaleux !

 

– Mais tout le monde peut vous voir dans ce costume sur la plage.

 

– C’est différent.

 

– Ce n’est pas différent. Il vous semble que telles choses sont convenables ou scandaleuses, bonnes ou mauvaises… parce que vous êtes dans un rêve, dans un petit rêve fantastique et malsain, si étriqué, si minuscule ! Je vous ai vu l’autre jour terriblement contrarié, pendant tout un après-midi, à cause d’une tache d’encre sur votre manche…

 

Mon cousin prit un air froissé, et elle renonça à la tache d’encre.

 

– Votre vie, vous dis-je, est un rêve, un rêve dont vous n’êtes pas capables de vous éveiller.

 

– Alors, pourquoi me le dites-vous ?

 

Elle s’abstint de répondre.

 

– Pourquoi me le dites-vous ? – insista-t-il, les regards fixés sur le sol.

 

Il entendit le frou-frou des étoffes dans le mouvement qu’elle fit pour se pencher vers lui. Elle l’effleura de sa fraîche haleine et lui parla, en un doux murmure confidentiel, comme quelqu’un qui révèle un secret dont on ne saurait se départir trop prudemment.

 

– Parce que, – dit-elle, – parce qu’il y a des rêves meilleurs !

 

III

 

Un moment Melville eut l’impression que ce qu’il venait d’entendre lui avait été dit par une personne tout autre que la ravissante dame assise devant lui, dans le fauteuil roulant.

 

– Mais comment ? – risqua-t-il, et il s’arrêta, silencieux et perplexe.

 

Elle se renversa sur le dossier de son siège et tourna la tête dans une direction opposée. Quand enfin elle parla de nouveau, ce fut pour appesantir une fois de plus sur Melville des réalités spécifiques.

 

– Pourquoi ne le ferais-je pas ? – questionna-t-elle. – Si je le désire ?…

 

– Quoi ?

 

– Si j’ai une fantaisie pour Chatteris ?

 

– Il serait bon d’avoir quelques ménagements pour les obstacles, – insinua-t-il.

 

– Il ne lui appartient pas, à elle.

 

– En un sens, il s’y essaye.

 

– Il s’y essaye ; mais il doit rester ce qu’il est. Rien ne peut en faire sa propriété, à elle. Si vous ne rêviez pas, vous vous en apercevriez.

 

Mon cousin restant muet, elle continua :

 

– Elle n’est pas réelle. Elle n’est qu’un amas de leurres et de vanités. Tout ce qu’elle a, elle le tire de ses livres. Elle-même, elle s’est tirée d’un livre. Vous la voyez à l’œuvre ici. Quel but poursuit-elle ? Que cherche-t-elle à faire ? Qu’est-ce que ce travail, ces sornettes politiques dont elle se rengorge ? Elle pérore sur la Condition Sociale des Classes Pauvres. Qu’est-ce que la Condition Sociale des Classes Pauvres ? Un sinistre ballottement dans le hamac de l’existence, une terreur perpétuelle des conséquences, qui perpétuellement les accable. Les pauvres vivent dans l’angoisse, parce qu’ils ne savent pas que tout cela n’est qu’un rêve… et quel rêve ! Supposez qu’ils ne soient ni angoissés ni effrayés… Après tout, que lui importe, à elle, la Condition Sociale des Pauvres ? Ce n’est qu’un point de départ dans son rêve, et dans son cœur elle ne désire pas que leurs rêves, aux pauvres, soient plus heureux ; dans son cœur, elle ne ressent aucune passion pour eux ! Elle se borne à rêver qu’elle doit faire ostensiblement le bien, jouer un rôle personnel, diriger leurs affaires, au milieu des remerciements, des louanges et des bénédictions… Son rêve de choses sérieuses ! Une cohue de fantômes poursuivant un feu follet fantôme, le reflet d’un mirage… Vanité des vanités !…

 

– C’est une réalité suffisante pour elle.

 

– Autant qu’elle peut la rendre réelle sans doute. Mais elle-même n’est pas réelle. Elle débute mal…

 

– Mais lui, cependant…

 

– Il n’y croit pas.

 

– Je n’en suis pas sûr.

 

– J’en suis sûre, moi, à présent.

 

– C’est un être compliqué.

 

– Il se désembrouillera, – déclara la Dame de la Mer.

 

– Je crois que vous vous méprenez en ce qui concerne son œuvre, – objecta Melville. – Il est de ces hommes qui sont toujours en désaccord avec eux-mêmes. – Et il ajouta brusquement : – Nous le sommes tous. – Puis, renonçant à ces banales généralités : – C’est vague, je l’admets. Pourtant, il a un désir confus de faire quelque chose de bien.

 

– Un désir confus, – concéda-t-elle. – Mais…

 

– Ses intentions sont bonnes, – insista Melville, revenant à son idée.

 

– Ses intentions sont nulles. Il ne soupçonne que très obscurément…

 

– Eh bien ?

 

– … ce que vous aussi commencez à soupçonner… que d’autres choses sont concevables, même si elles ne sont pas possibles ; que cette vie que vous menez n’est pas tout, qu’il ne faut pas la prendre trop sérieusement parce que… parce qu’il y a des rêves meilleurs.

 

La musique de sa voix évoquait le chant des sirènes, et mon cousin n’osa pas regarder son visage.

 

– Je ne sais rien d’autres rêves, – dit-il. – On a soi-même et cette vie, et c’est assez pour s’occuper. Quels autres rêves peut-il bien y avoir ? N’importe ! Nous sommes dans le rêve et nous devons l’accepter. D’ailleurs, voyez-vous, nous nous écartons de la question. Nous causions de Chatteris et des motifs qui vous ont fait le rechercher. Pourquoi une créature du dehors viendrait-elle dans notre monde ?

 

– Parce que nous avons la permission d’y venir, nous autres immortelles. Si c’est notre bon plaisir de goûter à cette vie qui passe et subsiste comme la pluie qui tombe à terre, pourquoi n’y goûterions-nous pas ? Pourquoi nous abstiendrions-nous ?

 

– Et Chatteris ?

 

– S’il me plaît ?

 

Melville rassembla ses forces pour réagir, en un effort titanesque, contre un accablement qui l’envahissait. Il essaya de ramener la chose à des proportions définies et minimes, à un incident, à une affaire d’examen et d’appréciation.

 

– Mais voyons, – dit-il. – Que vous proposez-vous exactement de faire au cas où vous le séduiriez ? Vous n’avez pas sérieusement l’intention de pousser le jeu jusque-là ? Vous ne prétendez pas positivement l’épouser à la mode terrestre ?

 

La Dame de la Mer éclata de rire en l’entendant reprendre le ton du bon sens pratique.

 

– Ma foi ! pourquoi pas ? – demanda-t-elle.

 

– Et continuer à vous faire transporter de-ci de-là dans un fauteuil roulant ? Non ce n’est pas là votre but. Mais quel est-il ?

 

Il leva les yeux sur elle, et quand il rencontra son regard, il eut l’impression de plonger dans des eaux profondes, dans un abîme où s’agitaient des choses inaccessibles. Elle sourit.

 

– Non, – répondit-elle, – je ne l’épouserai pas et ne continuerai pas à me promener dans un fauteuil de malade… pour vieillir comme toutes les femmes terrestres, à cause sans doute de la poussière, de la sécheresse de l’air et de la façon dont vous commencez et dont vous finissez. Vous vous consumez trop vite… un jet de flamme qui vacille et s’éteint. Quelle existence ! Les maladies, et se sentir vieillir ! La peau se ride et devient flasque, les cheveux se décolorent, les dents s’ébranlent… je n’affronterais cela pour aucun amour. Non !… Mais aussi – et sa voix ne fut plus qu’un murmure étrange – il y a des rêves meilleurs.

 

– Quels rêves ? – riposta Melville irrité. – Que voulez-vous dire ? Qui êtes-vous ? Que venez-vous chercher dans une existence qui n’est pas la vôtre, vous qui prétendez être une femme et qui nous murmurez d’incompréhensibles paroles, à nous qui subissons cette existence, à nous qui ne pouvons nous en échapper ?

 

– Mais il y a un moyen de s’en échapper, – déclara la Dame de la Mer.

 

– Lequel ?

 

– Pour quelques-uns, il y a une délivrance. Quand la vie tout entière se concentre en une minute unique…

 

Elle se tut soudain. Cette phrase, de toute évidence, ne comporte aucun sens clair, à mon esprit du moins, même quand on sait qu’elle a été prononcée par une dame d’espèce essentiellement imaginaire et sortie de la mer. Comment une vie tout entière peut-elle se concentrer en une minute, même unique ? Mais quoi que ce soit qu’elle ait voulu dire, il n’y a aucun doute qu’elle en ait gardé la moitié pour elle.

 

À cette brusque interruption, Melville leva la tête. La Dame de la Mer regardait du côté de la maison.

 

– Do…o…ris ! Do…o…ris ! Êtes-vous là ?

 

C’était la voix de Mme Bunting qui arrivait pardessus la pelouse, la voix du présent transcendant et des choses invinciblement réelles. Le monde redevint perceptible aux sens de Melville. Il parut s’éveiller, sortir de quelque transe hallucinatoire qui l’aurait saisi malgré lui.

 

Il regarda la Dame de la Mer comme s’il ne pouvait déjà plus croire aux choses qu’ils avaient dites, comme s’ils avaient dormi et rêvé dans leur sommeil. Il lui sembla qu’une chimère se dissipait. Son regard s’arrêta sur l’inscription visible sous le bras de la belle invalide : « Flamps, fabricant de fauteuils pour malades. »

 

– Nous avons été, peut-être, un peu plus sérieux qu’il ne… – grommela-t-il évasivement. – Ce que vous avez dit… est-ce que vraiment vous pensez que… ?

 

Le frou-frou de Mme Bunting qui approchait s’entendit à ce moment. Parker s’agita et toussota.

 

– Une autre fois, peut-être…

 

Est-ce que tout ce dont il se souvenait avait été dit, ou était-il victime d’une hallucination ? Il eut une réminiscence soudaine.

 

– Où est votre cigarette ? – demanda-t-il.

 

Mais la cigarette était fumée depuis longtemps.

 

– De quoi avez-vous pu parler pendant tout ce temps ? – modula Mme Bunting, en posant d’un geste maternel la main sur le dossier du siège de Melville.

 

– Oh ! – fit Melville, pris pour une fois au dépourvu.

 

Il se leva vivement, puis, s’adressant à miss Waters, avec un sourire artificiellement innocent :

 

– De quoi avons-nous donc parlé ?

 

– De toutes sortes de choses sans doute, – dit Mme Bunting, avec ce que l’on pourrait presque appeler de la finesse, et elle honora Melville d’un sourire spécial, un de ces sourires qui sont, moralement, presque des œillades.

 

Mon cousin reçut toute cette finesse en pleine figure, et pendant quatre ou cinq secondes il contempla avec ébahissement Mme Bunting.

 

Il avait besoin de reprendre haleine. Puis tous trois se mirent à rire, et Mme Bunting s’assit complaisamment, disant à mi-voix, de façon à être entendue cependant :

 

– Comme c’est difficile à deviner !

 

IV

 

Après cette conversation, Melville se trouva pris dans un réseau extraordinaire de perplexités. D’abord, et c’est ce qui l’affligeait le plus, il doutait que cette conversation eût été tenue réellement ; et, si elle l’avait été, il se demandait si sa mémoire ne lui avait pas joué le mauvais tour de la modifier et d’en amplifier l’importance. Mon cousin, parfois, rêve de conversations si naturelles et si probables qu’elles se mêlent d’une façon tout à fait inquiétante à sa vie réelle. Était-ce ici le cas ? Il se prit à examiner et à disséquer, pour ainsi dire, telle phrase et ensuite telle autre. Avait-elle vraiment dit ceci ou cela, et exactement avec ce sens ? Ses souvenirs de leur conversation n’étaient jamais les mêmes d’un jour à l’autre. Avait-elle délibérément prévu pour Chatteris quelque mystique et obscure submersion ?

 

Ce qui augmenta et compliqua ses doutes, ce fut l’attitude de la Dame de la Mer qui, avec une sérénité parfaite, s’abstint par la suite de toute allusion à ce qui s’était ou ne s’était pas passé ; elle se conduisait exactement comme elle l’avait toujours fait ; ni ce surcroît d’intimité ni cet éloignement, qui suivent les confidences indiscrètes, n’apparurent dans ses manières.

 

À cette abondance d’incertitudes s’ajouta bientôt toute une nouvelle série de doutes, comme s’il n’en eût pas eu déjà son soûl. La Dame de la Mer, pensait-il, allègue qu’elle est venue pour Chatteris parmi les êtres qui vivent sur terre…

 

Et ensuite ?…

 

Il n’avait pas jusqu’ici essayé de se rendre compte de ce qui arriverait à Chatteris, à miss Glendower, aux Bunting, à tout le monde, lorsque, comme cela semblait hautement probable, Chatteris serait « pris ». Il y avait d’autres rêves, il y avait une autre existence, un « Ailleurs »… où Chatteris s’en irait. Elle l’avait dit. Avec une force et une netteté absolument disproportionnées, le souvenir revint à Melville qu’il avait, longtemps auparavant, vu un tableau représentant un homme et une sirène qui descendaient enlacés vers le fond de la mer. Est-ce que cela se passerait vraiment ainsi, cette fois, en l’année mil neuf cent ? Évidemment, puisqu’elle l’avait dit, elle se proposait ce but, et cette campagne de séduction était commencée : que devait faire à cet égard un célibataire raisonnable, élégant, et de vie régulière ?

 

Assister au spectacle… jusqu’à ce que cela se terminât par une catastrophe ?

 

On se représente sa figure vieillie par le souci. Avec une assiduité presque scandaleuse, on le vit fréquenter la maison de Sandgate, sans réussir à se ménager avec la Dame de la Mer un tête-à-tête suffisamment long et intime, qui lui permît de dissiper, une fois pour toutes, ses doutes au sujet de ce qui, dans leur précédente conversation, avait été réellement dit, ou de ce qu’il avait rêvé ou imaginé. Jamais encore sa pose habituelle d’indulgence amusée envers les choses de la vie n’avait été aussi difficile à garder. Il en devint positivement distrait.

 

– Mon vieux, – se répétait-il dans son for intérieur, – si c’est comme ça, ça menace d’être sérieux.

 

Son état fut bientôt manifeste, même pour Mme Bunting, mais elle se méprit sur les motifs, et lança quelques allusions…

 

À la fin, et tout d’un coup, il partit pour Londres, frénétiquement déterminé à s’échapper de ce tissu d’incohérences. Miss Waters, en présence de Mme Bunting, lui souhaita un bon voyage, comme s’il ne s’était jamais rien passé.

 

On peut, je suppose, parvenir à comprendre quelque chose à son désarroi. Il avait consenti à faire au monde des sacrifices considérables. Au prix de grandes peines, il s’y était arrangé une place et un chemin. Il s’imaginait qu’il tenait réellement le bon bout, comme on dit, et qu’il menait une existence intéressante. Et, dans ces conditions, rencontrer une voix qui s’obstine à vous répéter d’une façon obsédante qu’« il y a des rêves meilleurs », être au courant d’une histoire qui menace d’amener des complications, des désastres, de briser des cœurs… et n’avoir pas la moindre idée de l’attitude à adopter…

 

Je ne pense pas, toutefois, qu’il aurait pris la fuite sans avoir réellement obtenu une réponse à la question : « Quels sont ces rêves meilleurs ? », sans avoir arraché, par surprise ou par force, une explication plus claire à la passive infirme, si Mme Bunting, un beau matin, n’avait pas adroitement insinué…

 

Vous connaissez Mme Bunting, et vous devinez ce qu’elle insinua adroitement. À ce moment-là, avec ses filles et les demoiselles Glendower, son imagination était positivement enflammée d’ardeurs matrimoniales ; prise de fanatisme nuptial, elle aurait marié n’importe qui à n’importe quoi, pour le seul plaisir de faire un mariage ; et l’idée d’accoupler le malheureux Melville à cette mystérieuse immortelle pourvue d’une extrémité écailleuse lui parut, semble-t-il, la chose la plus naturelle du monde.

 

Sans le moindre à-propos, elle fit un jour une remarque :

 

– Profitez de votre chance maintenant, monsieur Melville.

 

– Ma chance ! – s’écria Melville, s’efforçant désespérément de ne pas comprendre, malgré le sourire résolu de Mme Bunting.

 

– Vous la détenez comme un monopole à présent, – reprit-elle. – Mais quand nous serons tous rentrés à Londres, vous ne serez pas le seul à vous empresser auprès d’elle.

 

Melville, je crois, bredouilla quelque chose touchant une plaisanterie poussée trop loin. Il ne se rappelle pas exactement en quels termes, et je ne pense pas qu’il l’ait su sur le moment même.

 

Quoi qu’il en soit, il déguerpit et rentra en plein mois d’août à Londres, où bientôt il se trouva si misérablement désœuvré qu’il n’eut même plus l’énergie d’en déloger. Sur ce chapitre de notre histoire, Melville ne s’étend guère, et l’imagination doit suppléer au manque de détails pour reconstituer les faits avec vraisemblance. Je me le représente dans son appartement coquet et gai sans être trivial, et artistique sans manquer de goût ni de sincérité : il ne trouve plus aucun intérêt à ses livres, ni aucune beauté aux pièces d’argenterie qu’il collectionne, sans trop de ténacité toutefois ; il va et vient de sa ravissante chambre à coucher à son superbe cabinet de toilette, et là il s’absorbe dans la muette contemplation des vingt-sept pantalons soigneusement disposés sur leurs tendeurs et indispensables à la notion qu’il s’est faite d’un homme heureux et sage. Par une progression naturelle et facile, il a appris, pour chaque circonstance de la vie, quel pantalon est admis, quel veston, quelle jaquette, ou redingote convient, quel geste ou quels mots sont appropriés. C’est un homme qui connaît à fond les bienséances… Et, dans ce sanctuaire de l’ordre et de la régularité, un murmure lui revient aux oreilles :

 

« – Il y a des rêves meilleurs… »

 

– Mais quels rêves ? – se demande-t-il tout haut, et non sans agacement.

 

Si, dans le jardin au bord de la mer, à Sandgate, le monde offrait quelque transparence, quelque perspective d’un au-delà, il était redevenu, j’imagine, dans l’appartement de Melville, à Londres, indubitablement opaque.

 

– La peste soit de ses rêves ! – s’écrie encore Melville. – S’ils sont pour Chatteris, pourquoi m’en a-t-elle parlé ?… À supposer que j’eusse pu, moi, en profiter, quels qu’ils soient…

 

Il réfléchit, examinant avec une redoutable lucidité la nature de sa lubie.

 

– Non, non, et non ! – profère-t-il avec énergie. – Et puisque je ne dois pas les avoir, à quoi bon les connaître et m’en tourmenter ?… Si elle médite quelque mauvais coup, pourquoi ne le fait-elle pas sans me rendre son complice ?

 

Il parcourt son appartement dans tous les sens, et s’arrête enfin pour suivre du regard, par la fenêtre, le va-et-vient confus des passants et des voitures… Bientôt il ne distingue plus rien du trafic ; il revoit le jardin de Sandgate, près de la mer, et, minuscule, un groupe de gens gais et heureux, et quelque chose… quelque chose de suspendu au-dessus d’eux.

 

– Ce n’est pas loyal envers eux… ni envers moi… ni envers personne !

 

Et presque aussitôt, je m’imagine qu’il lance un juron.

 

Il sort pour le déjeuner, repas qu’il traite d’ordinaire avec la gravité qui convient. À sa vue, le maître d’hôtel manifeste toute la bienveillance que peut exprimer sa face rasée, et il s’avance avec cet air d’intime collaboration qu’il réserve pour les clients qu’il estime. Il s’incline avec respect, s’informe respectueusement du menu choisi…

 

– Oh ! n’importe quoi ! – s’écrie Melville.

 

Et le maître d’hôtel s’éloigne, ahuri.

 

V

 

Pour comble à la détresse de Melville, car les petits ennuis augmentent nos gros chagrins, son club subissait des réparations ; il était plein de maçons et de peintres qui avaient éventré les fenêtres, barricadé les salles avec des échafaudages. Melville et ses collègues étaient donc provisoirement les hôtes d’un autre club qui possédait plusieurs membres poussifs. Ces membres paraissaient uniquement occupés à souffler, à soupirer, à froisser des papiers, à dormir dans tous les coins. Ils étaient comme des taches indélébiles sur le décor luxueux de ce club hospitalier. En outre, il importait peu à Melville, dans l’état où il se trouvait, que tous ces ronfleurs jamais en repos fussent d’éminents personnages.

 

C’est toutefois cette dislocation temporaire de son existence qui fut la cause d’une conversation quasi confidentielle entre Melville et Chatteris, ce dernier étant un des membres amorphes, et des moins éminents, du club qui abritait l’autre.

 

Melville, cet après-midi-là, feuilletait Punch ; il était dans une de ces humeurs où l’on feuilletterait n’importe quoi. Il se mit à lire, sans savoir exactement ce qu’il lisait. Bientôt il soupira, leva la tête, et aperçut Chatteris qui entrait.

 

Certes il fut étonné, interdit même, et vaguement alarmé. Évidemment, Chatteris, de son côté, se montrait tout aussi surpris et déconcerté. Debout, dans l’attitude la plus gauche qu’il lui fût possible de prendre, Chatteris regarda Melville d’un air quelque peu revêche et parut ne pas vouloir le reconnaître. Mais, se ravisant, il fit un signe de tête et s’avança de mauvaise grâce. Chacun de ses mouvements indiquait le désir de s’esquiver.

 

– Vous ici ! – dit-il.

 

– Que faites-vous donc si loin de Hythe en ce moment ? – questionna Melville.

 

– Je suis entré pour écrire une lettre, – répondit Chatteris.

 

Il regarda autour de lui d’une manière embarrassée. Puis il s’assit auprès de Melville et demanda une cigarette.

 

Tout d’un coup, il se lança dans les confidences.

 

– Il est douteux que je pose ma candidature là-bas.

 

– Bah !

 

– Oui.

 

Il alluma une cigarette.

 

– Poseriez-vous la vôtre ? – demanda-t-il.

 

– Pas le moins du monde, – répondit vivement Melville. Mais il est vrai que ce n’est guère dans mes cordes.

 

– Est-ce dans les miennes ?

 

– N’est-il pas un peu tard pour y renoncer ? – remarqua Melville. – Vous avez entamé la campagne. Tout le monde est à l’œuvre. Miss Glendower…

 

– Je sais, – interrompit Chatteris.

 

– Et alors ?

 

– Il me semble que je ne tiens plus à continuer.

 

– Mais, mon cher ami !…

 

– C’est peut-être le résultat d’un peu de surmenage. J’ai pris un congé. La besogne languit. C’est pourquoi je suis ici.

 

Il fit alors une chose tout à fait absurde : il jeta une cigarette à peine commencée, et sonna presque immédiatement pour en demander une autre.

 

– Vous avez une indigestion de statistiques, – diagnostiqua Melville.

 

Chatteris répondit par des phrases que Melville crut avoir déjà entendues :

 

– Les élections, le progrès, le bonheur de l’humanité, le bien public… rien de tout cela ne m’intéresse réellement… du moins pour l’instant.

 

Melville attendit la suite.

 

– On nous élève dans une atmosphère où nous entendons murmurer de partout qu’il faut choisir une carrière. Vous l’apprenez dans les jupes de votre mère. On vous pousse sans arrêt dans ce sens, on ne vous donne pas le temps de découvrir ce que vous voulez réellement faire. On façonne votre caractère, on forme votre esprit. On vous précipite dans le tourbillon.

 

– Pas moi, – protesta Melville.

 

– On m’y a précipité, moi, en tout cas. Et me voici !

 

– Vous ne tenez pas à poursuivre la carrière politique ?

 

– Heu !… Considérez un peu les choses.

 

– Oh ! si vous considérez…

 

– Tout d’abord on se donne un mal inouï pour entrer à la Chambre. Ces maudits partis ne signifient rien… absolument rien ! Ce ne sont pas même des factions décentes. Vous pérorez devant des Comités de trafiquants dont la seule idée en ce bas monde est d’être traités avec une considération bien au-dessus de leurs mérites ; vous trinquez avec toutes sortes de notables locaux, et vous vous exhibez en leur compagnie ; vous jacassez, vous frayez avec toutes les formes imaginables de la sottise, de l’impudence et de la fourberie humaines…

 

Il interrompit un instant ce flot d’éloquence.

 

– Si encore ils savaient ce qu’ils veulent ! – reprit-il. – Ils travaillent à leur manière, tout comme vous travaillez à la vôtre. C’est la même histoire entre eux tous. Ils poursuivent une satisfaction platonique ; ils s’acharnent, se querellent, se jalousent nuit et jour, dans le continuel effort de se prouver à eux-mêmes, en dépit de tout, qu’ils sont réels et qu’ils triomphent…

 

Il se tut encore et tira quelques bouffées de sa cigarette.

 

– Eh oui ! – approuva Melville sarcastique. – Mais je croyais que, dans votre cas particulier… il y avait quelque chose de plus que de la politique de parti et le désir d’arriver… ?

 

Il laissa sa phrase interrogativement incomplète.

 

– Et la triste Condition Sociale des Classes Pauvres ? – ajouta-t-il.

 

– Eh bien ? – fit Chatteris, qui le regarda avec une sorte d’aveu forcé dans ses yeux bleus.

 

– À Sandgate, – continua Melville, en esquivant le regard, – il y avait une sorte d’atmosphère d’enthousiasme et de foi.

 

– Je le sais, – accorda Chatteris pour la seconde fois. – Du diable si ce n’est là le hic ! – dit-il au bout d’un instant.

 

Puis, voyant que Melville demeurait silencieux, il poursuivit :

 

– Je ne crois pas au rôle que je joue, et, si je demeure échoué sur ce bas-fond, abandonné par le courant de foi qui me portait, ce n’est pas à coup sûr de ma faute. Je sais ce qu’il me reste à faire ; j’ai l’intention de le faire ; oui, j’en ai l’intention, quand je serai au bout du rouleau. Si je parle ainsi, c’est pour me soulager l’esprit. J’ai engagé la partie et je dois la terminer ; j’ai mis la main à la charrue et je ne puis retourner en arrière. C’est pour cela que je suis venu à Londres, afin de régler ce compte-là avec moi-même. C’est de vous avoir rencontré là qui m’a fait lâcher la bonde. Vous m’avez pris en pleine crise.

 

– Ah ! – observa laconiquement Melville.

 

– Mais malgré cela la chose est telle que je vous l’ai dite… aucune de ces histoires ne m’intéresse réellement. Cela ne changera rien au fait que je me suis engagé à briguer un fantôme de siège législatif, sans raison particulière, et pour un parti qui est mort depuis dix ans, et, si ce sont les fantômes qui l’emportent, j’entrerai au Parlement comme un spectre élu… C’est-à-dire… comme un phénomène mental.

 

Il répéta sa proposition principale.

 

– L’intérêt est mort, – prononça-t-il, – la volonté n’a plus d’âme.

 

Puis, sa pensée prenant un tour plus critique, il se pencha un peu plus vers l’oreille de Melville.

 

– Ce n’est pas, positivement, que je ne croie pas. Quand je dis que je ne crois pas à ces choses, je vais trop loin, certes. Je sais bien que la campagne électorale, les intrigues sont des moyens en vue d’une fin. Il y a une œuvre à faire, une œuvre saine, une œuvre importante. Seulement…

 

Melville, en affectant de considérer le bout de sa cigarette, examinait son interlocuteur du coin de l’œil. Chatteris s’en aperçut et parut s’accrocher à ce regard. Il augmenta absurdement son accent confidentiel. À coup sûr, il avait le plus urgent besoin d’une oreille complaisante.

 

– Je ne tiens plus à continuer. Quand je m’installe carrément dans mon fauteuil, que j’y réfléchis et que je me dis : « Désormais, mon garçon, jusqu’à la fin de tes jours, c’est cela, c’est cela ta vie », alors, voyez-vous, Melville, je suis la proie d’une véritable terreur.

 

– Hum ! – fit Melville, qui se prit à méditer.

 

Au bout d’un instant, il se tourna vers Chatteris, avec un air de médecin de la famille, et lui tapa sur l’épaule trois fois, en lui disant :

 

– Vous avez une indigestion de statistiques, Chatteris.

 

Et il le laissa se pénétrer de cette idée. Enfin, tout en manipulant un cendrier, il fit face à son interlocuteur et parla :

 

– C’est le quotidien qui vous accable, – déclara-t-il. – Ce sont les arbres qui vous empêchent de voir la forêt. Sous la pesante multiplicité des détails vous oubliez le vaste dessein que vous poursuivez. Vous êtes comme un peintre qui, dans un coin, a travaillé dur sur une toile minuscule et épuisante.

 

– Non, – dit Chatteris. – ce n’est pas tout à fait cela.

 

Melville indiqua qu’il n’en était pas convaincu.

 

– Je ne cesse de reculer et de regarder l’ensemble, – reprit Chatteris. – Ces derniers temps je n’ai guère fait autre chose. J’admets que la besogne politique proprement comprise est une grande et noble chose… je l’admire, oui, mais ça ne me prend pas du tout l’imagination. C’est là où ça ne marche plus.

 

– Qu’est-ce alors qui vous prend l’imagination ? – interrogea Melville.

 

Il était absolument certain que la Dame de la Mer, par ses conversations, avait amené chez Chatteris cette sorte de paralysie, et il voulut savoir jusqu’où allait le mal.

 

– Est-ce que, par exemple, – insinua-t-il, – il y aurait d’autres rêves ?

 

Chatteris ne broncha pas, et Melville chassa le soupçon qui lui était venu.

 

– Qu’entendez-vous par d’autres rêves ? – demanda Chatteris.

 

– N’y a-t-il pas quelque autre façon concevable… un autre genre de vie… quelque autre aspect ?…

 

– C’est parfaitement en dehors de la question, – répondit-il, et il ajouta assez inopinément : – Adeline est une excellente fille.

 

Mon cousin Melville acquiesça silencieusement à l’excellence d’Adeline.

 

– Tout cela, voyez-vous, – reprit Chatteris, – est une humeur passagère. Ma vie est faite pour moi… et c’est une fort bonne vie… Meilleure que je ne la mérite.

 

– De beaucoup, – assura Melville.

 

– Fameusement ! – répliqua Chatteris avec conviction.

 

– Démesurément ! – confirma Melville.

 

– Parlons d’autre chose, – dit Chatteris. – C’est s’abandonner à ce qu’on appelle un « état morbide », à la « neurasthénie », que de douter un seul instant de la finalité exclusive et absolue de l’occupation que l’on s’est choisie ici-bas.

 

Malgré cette invite, mon cousin Melville ne put trouver sur-le-champ un sujet de conversation suffisamment intéressant.

 

– Vous les avez laissés en bonne santé à Sandgate ? – demanda-t-il après une pause.

 

– Tous, excepté le papa Bunting.

 

– Mal en train ?

 

– Il abuse de la pêche.

 

– Ah oui ! la brise et les fortes marées… Et miss Waters ?

 

Chatteris lui lança un regard soupçonneux et affecta, pour répondre, un ton détaché :

 

Elle ? Elle va parfaitement bien… Et plus charmante que jamais.

 

– Est-ce qu’elle a vraiment l’intention de prendre part à la campagne ?

 

– Elle en a parlé.

 

– Elle peut faire beaucoup pour vous, – dit Melville, en laissant un intervalle de silence significatif.

 

Chatteris assuma l’attitude et le ton qu’on adopte généralement pour potiner.

 

– Qui est donc cette miss Waters ? – questionna-t-il.

 

– Une personne charmante, – rétorqua Melville avec une malicieuse discrétion.

 

Chatteris attendit. Puis, renonçant à son faux air d’homme qui potine, il se montra curieux pour tout de bon.

 

– Voyons, sérieusement, – dit-il, – qui est cette miss Waters ?

 

– Comment le saurais-je ? – équivoqua de nouveau Melville.

 

– Allons ! vous le savez, et les autres aussi. Qui est-elle ?

 

Melville le regarda en face :

 

– Ne veulent-ils pas vous le dire ?

 

– Ils en ont l’air.

 

– Pourquoi tenez-vous à le savoir ?

 

– Pourquoi ne le saurais-je pas ?

 

– Il est convenu, en quelque sorte, que le secret sera gardé.

 

– Quel secret ?

 

Mon cousin fit un geste évasif.

 

– Ce ne peut être rien de mal ?

 

Mon cousin ne broncha pas.

 

– Elle a peut-être, dans son passé, des aventures… ?

 

– Elle en a, – répondit mon cousin, réfléchissant sur les aventures possibles dans la vie sous-marine.

 

– D’ailleurs, ça m’est égal, – fit Chatteris, – il faut que je sois mis au courant. À moins qu’il ne s’agisse d’un secret que je doive spécialement ignorer… Croyez-vous que ce soit agréable d’être au milieu de gens qui vous traitent en intrus ? Quel est ce quelque chose qu’on cache à propos de miss Waters ?

 

– Qu’est-ce qu’en dit miss Glendower ?

 

– Des choses vagues. Elle ne l’aime pas, mais s’obstine à ne pas dire pourquoi. Et Mme Bunting se pavane, affublée, pour ainsi dire, de discrétion des pieds à la tête. Et miss Waters elle-même a une façon de vous regarder !… Et sa femme de chambre a un air… Tout cela m’horripile…

 

– Pourquoi n’interrogez-vous pas miss Waters en personne ?

 

– Comment le pourrais-je, puisque je ne sais pas ce dont il s’agit ? Saperlipopette, je vous pose la question assez carrément !

 

– Ma foi ! – dit Melville, qui venait de se décider à tout révéler à Chatteris.

 

Mais il hésita sur la façon de présenter la chose. Il avait pensé d’abord à lâcher tout de go : « La vérité, c’est qu’elle est une sirène. » Mais, instantanément, il se rendit compte que ce serait incroyable. Il avait toujours soupçonné Chatteris d’être romanesque et chevaleresque à la manière continentale, et il eut peur d’une algarade s’il disait une pareille chose d’une dame…

 

Un doute terrible s’empara de Melville. Comme vous le savez, il n’avait pas vu, de ses propres yeux, la queue de la Dame. Dans cette salle de club, il éprouva, sur cette histoire de sirène, une incrédulité qu’il n’avait jamais connue, même quand Mme Bunting le mit pour la première fois au courant. Tout autour de lui régnait une atmosphère de solide réalité, comme on en peut respirer seulement dans un club londonien de premier ordre. Partout de vastes fauteuils s’offraient aux regards. Sur d’énormes tables, des pyrogènes de faïence massive contenaient des allumettes particulièrement grosses et longues. À portée de sa main, sur une table monumentale, aux pieds rebondis, et garnie d’un tapis vert, étaient éparpillés plusieurs numéros du Times, la dernière livraison de Punch, un encrier de bronze et un presse-papiers d’étain… Il y a d’autres rêves ! voilà qui semblait impossible ! Le ronflement d’un personnage éminent affalé au fond d’un fauteuil devint très distinct pendant cet intervalle de silence. C’était un ronflement opiniâtre, semblable au bruit que fait la scie d’un tailleur de pierre, et qui, par son insistance, remplissait l’office de pierre de touche pour la réalité ambiante. Ce ronflement semblait prévenir qu’au premier mot d’une improbabilité aussi monstrueuse qu’une sirène il se transformerait en renâclements et en suffocations.

 

– Vous ne me croiriez pas si je vous le disais, – grommela Melville.

 

– Dites tout de même.

 

Mon cousin examinait un fauteuil vide, évidemment rembourré du meilleur crin qu’on pût se procurer à prix d’argent, rembourré avec une adresse infinie et un soin quasi-religieux. Par l’invite de ses bras tendus, il proclamait que l’homme ne vit pas de pain seulement, – attendu qu’il lui faut ensuite faire un somme. Heureux fauteuils à qui les rêves sont inconnus !

 

Des sirènes ?

 

Melville songea qu’après tout il se pourrait qu’il fût la victime d’une extravagante illusion, qu’il fût hypnotisé par la comédie ingénue de Mme Bunting. N’y avait-il pas une explication plus plausible, une phrase qui ferait le pont entre le plausible et le vrai ?

 

– À quoi bon ? – grogna-t-il finalement.

 

Chatteris n’avait pas cessé de l’épier à la dérobée.

 

– Ça m’est parfaitement égal ! – bougonna-t-il, et il lança sa seconde cigarette dans la cheminée au décor massif. – Somme toute, ça n’est pas mon affaire !

 

Puis, soudain, il se dressa sur ses jambes et se mit à gesticuler niaisement.

 

– Ce n’est pas la peine… – déclama-t-il, et il parut sur le point de proférer maintes choses désobligeantes.

 

En attendant, et jusqu’à ce que son intention eût mûri, il agitait stupidement sa main. Ne réussissant pas, j’imagine, à trouver des paroles suffisamment regrettables pour exprimer son acrimonie, il fit demi-tour et se dirigea vers la porte.

 

– … que vous parliez… – dit-il par-dessus le journal du personnage ronflant.

 

– … si vous ne le voulez pas, – conclut-il, en se trouvant nez à nez avec un laquais obséquieux.

 

Le portier l’entendit proclamer que cela lui était parfaitement indifférent, et qu’il voulait être pendu s’il « ne s’en fichait pas ».

 

– Ce doit être un de ces membres de l’autre club, – déclara le portier fort choqué. – Voilà ce que c’est de les admettre si jeunes !

 

VI

 

Melville surmonta une envie de courir après Chatteris.

 

– Bah ! qu’il aille paître ! – fit-il.

 

Puis, comme tous les détails de la scène se représentaient à son esprit en un tableau unique, il répéta avec plus d’emphase encore :

 

– Qu’il aille à tous les diables !

 

Il se leva et s’aperçut que le personnage qui avait dormi l’épiait maintenant avec des yeux malveillants. C’était, comprit-il, une malveillance inexorable et invincible, contre laquelle ne prévaudrait aucune manifestation de remords ou de contrition dans son attitude. Il en prit son parti et gagna la rue.

 

Après ce colloque, mon cousin éprouva un véritable soulagement. Sa détresse était dissipée et il se trouva bientôt plongé dans une profonde indignation morale, état qui est l’antithèse même du doute et de la perplexité. Plus il y songeait, plus son indignation croissait vis-à-vis de Chatteris. Cette soudaine et absurde explosion modifiait toutes les perspectives de la situation. Il désirait vivement rencontrer encore Chatteris et discuter toute l’affaire avec lui en se basant sur un point de départ nouveau.

 

– Pensez donc ! – s’écria-t-il.

 

Il y pensait si bien et si verbalement qu’il ne cessa presque pas de parler à voix haute tout en marchant. Ses arguments se disposaient dans son esprit sous la forme d’un éloquent plaidoyer.

 

Y eut-il jamais créature plus stupide, plus ingrate, plus odieuse que ce Chatteris ? Enfant gâté de la fortune, tous les avantages lui venaient, tous les bonheurs lui étaient donnés ; ses bévues, ses gaffes même, lui rapportaient plus que des succès aux autres. Neuf cent quatre-vingt-dix-neuf hommes sur mille pouvaient lui envier la façon dont la chance l’avait favorisé. Il est plus d’un malheureux qui, après avoir peiné misérablement pendant sa vie entière, accepte avec gratitude une fraction infime de tout ce qui allait sans effort à ce jeune homme insatiable et insouciant…

 

– Moi-même, – se disait mon cousin, moi-même, je pourrais l’envier pour diverses raisons. Et voilà qu’aux premières petites exigences du devoir… même pas cela… aux premiers indices de contrariété, c’est la révolte, des protestations, la désertion !… Mais pensez donc au lot commun des hommes ! – alléguait mon cousin dans un bel élan. – Pensez au grand nombre de ceux qui souffrent de la faim !…

 

C’était adopter là un point de vue péniblement socialiste, mais, dans son état d’indignation morale, il s’engagea inexorablement dans cette voie :

 

– Pensez au grand nombre de ceux qui souffrent de la faim, qui mènent une existence de labeur sans relâche, qui vivent craintifs et sordides, et qui, cependant, avec une sorte de résolution farouche et muette, s’acharnent à faire leur devoir, ou tout au moins ce qu’ils croient être leur devoir ! Pensez au grand nombre des femmes qui restent chastes en ce monde ! Pensez aussi aux âmes honnêtes si nombreuses qui aspirent à servir leurs semblables et qui sont si harcelées, si absorbées qu’elles n’y peuvent parvenir ! Et voilà ce pitoyable individu, avec des dons de toute sorte, ses brillantes facultés, sa position sociale et ses chances de succès, stimulé par de nobles idées et par une fiancée qui est non seulement riche et belle… car elle est belle… mais aussi la meilleure des compagnes et des aides pour lui… et il décampe ! Rien de tout cela n’est assez bon pour lui ! Ça n’a aucune prise sur son imagination, s’il vous plaît ! Ça n’est pas assez beau pour lui, et voilà la simple vérité dans l’histoire… Mais que diable alors peut-il vouloir ? Qu’espère-t-il ?

 

L’indignation morale de mon cousin dura tout au long de Piccadilly, s’exaspéra sous les arbres de Rotten Row, se prolongea par les allées fleuries des jardins, jusqu’à l’entrée de Kensington, se tempéra, au retour, en contournant la Serpentine, et lui valut pour dîner un appétit tel qu’il n’en avait pas eu depuis longtemps. Toute cette soirée, la vie lui parut radieuse, et enfin, rentré chez lui vers deux heures du matin, il s’assit, devant un feu inutile et qui pétillait délicieusement, pour fumer un excellent cigare avant d’aller dormir.

 

– Non, – fit-il soudain. – Je ne suis certes pas « morbide », moi !… Satisfait des biens que les dieux me dispensent, je m’efforce de me rendre heureux, et de rendre heureuses aussi quelques autres personnes, d’accomplir décemment quelques petits devoirs, et c’est tout ce qu’il me faut. Je ne cherche pas à voir trop avant dans les choses ni à les envisager non plus avec trop d’ampleur. Un bon vieil idéal bien simple… Hum !… Chatteris est un songe-creux, un mécontent impossible et extravagant. À quoi pense-t-il ?… Pour les trois-quarts c’est un rêveur, et pour le reste un enfant gâté… Un rêveur… D’autres rêves… De quels autres rêves voulait-elle parler ?

 

Mon cousin s’abîma en des réflexions profondes… Enfin il tressaillit, promena les regards autour de lui, vit l’heure à la pendule, se leva, s’étira et alla se coucher.

 

CHAPITRE VII

LA CRISE

 

I

 

C’est à huit jours de là, environ, que la crise survint. Je dis « environ » à cause de la consciencieuse inexactitude de Melville en ces matières. Cependant, pour tout ce qui concerne cette crise, j’ai obtenu, semble-t-il, du Melville de bonne qualité. Tant qu’elle dura, il s’y intéressa vivement, observa les événements avec sagacité, et sa mémoire, qui dépasse l’ordinaire, a recueilli quelques impressions excellentes.

 

Dès ce moment, à mon sens, deux au moins des personnages ressortent complètement et d’une manière plus frappante que partout ailleurs, dans cette histoire si péniblement exhumée. Melville me donne ici une Adeline à laquelle je parviens à croire, et un portrait de Chatteris qui lui ressemble bien plus que l’esquisse faite jusqu’ici de détails incohérents, malaisément rassemblés, juxtaposés et amplifiés. Aussi, sans doute, le lecteur voudra-t-il remercier avec moi le ciel pour les clartés transitoires projetées sur cette mystérieuse aventure.

 

Un télégramme de Mme Bunting appela Melville à Sandgate pour prendre part à la crise, et ce fut Fred Bunting qui exposa le premier la situation à mon cousin.

 

Vous supplie venir, urgent, – tel fut le message irrésistible que dépêcha Mme Bunting. Et mon cousin prit un train matinal qui le déposa à Sandgate avant midi.

 

À son arrivée, il apprit que Mme Bunting était au premier étage, auprès de miss Glendower ; elle le priait de vouloir bien attendre jusqu’à ce qu’elle pût quitter sa pensionnaire.

 

– Miss Glendower est souffrante ? – demanda Melville.

 

– Oui, Monsieur, elle n’est pas bien du tout, – répondit la servante, qui se montra prête à subir tout un interrogatoire.

 

– Où sont les autres ? – fit-il d’un ton indifférent.

 

La servante l’informa que les trois jeunes demoiselles étaient parties à Hythe, et elle omit de façon significative de parler de la Dame de la Mer. Melville déteste particulièrement interroger les domestiques et il s’abstint de toute question au sujet de miss Waters. Cette désertion générale du salon où se rassemblait d’ordinaire la famille indiquait, comme le télégramme, que la situation était devenue critique. La servante attendit encore un instant, et se retira.

 

Il demeura quelques minutes dans le salon, puis s’avança jusqu’à la véranda. De là il aperçut, venant vers lui, un personnage somptueusement affublé. C’était Fred Bunting. Profitant de l’exode général, il avait dédaigné le cérémonial habituel et rentrait du bain directement à sa chambre, le chef orné d’un vaste chapeau de toile blanche, le torse enveloppé d’une couverture à rayures éclatantes, tandis qu’au coin de sa bouche pendait une pipe agressivement virile et qu’aucun être adulte n’aurait osé fumer.

 

– Allô ! – fit-il. – La patronne vous a mandé ?

 

Melville admit l’exactitude de l’hypothèse.

 

– Il y a du grabuge, – déclara Fred en ôtant sa pipe de ses lèvres.

 

Le geste sollicitait la conversation.

 

– Où est miss Waters ?

 

– Filée.

 

– Elle a replongé ?

 

– Ah Dieu ! non ! Courez après. Elle est partie à l’hôtel Lummidge avec sa suivante. Elle a pris tout un appartement.

 

– Pour quelle raison ?…

 

– La patronne s’est attrapée avec elle.

 

– Quel motif ?

 

– Harry.

 

La situation se dessinait.

 

– Ça a fini par éclater – continua Fred.

 

– Qu’est-ce qui a éclaté ?

 

– La prise de bec. Harry est absolument toqué de la Dame. Adeline l’affirme.

 

– Toqué de miss Waters ?

 

– Plutôt ! La cervelle à l’envers. Envoyé son élection à la balançoire, envoyé lanlaire tout ce qui l’intéressait jadis. Positivement détraqué ! N’en a pas dit un mot à Adeline, mais elle a ouvert l’œil, posé des questions. Le lendemain, il prenait la poudre d’escampette. À Londres ! Elle lui demanda par lettre ce qui le prenait. Trois jours de silence. Alors… il a écrit.

 

Fred soulignait chacune de ses phrases écourtées en écarquillant les yeux, en levant les sourcils, en abaissant les coins de sa bouche et en hochant majestueusement la tête.

 

– Hein ? – fit-il d’un ton interrogateur, et il ajouta pour se faire mieux comprendre : – Il lui a écrit une lettre, à Adeline.

 

– À propos de miss Waters ?

 

– Sais pas à propos de quoi. Suppose pas même qu’il l’ait nommée, mais probable qu’il laissait comprendre la chose. Tout ce que je sais, c’est que, pendant deux jours, toute la baraque ressemblait à un élastique sur lequel on aurait trop tiré ; on sentait que la situation était tendue, et puis crac ! tout casse. Pendant ce temps-là, Adeline lui écrivait des lettres qu’elle déchirait les unes après les autres, et personne n’y comprenait rien. Tout le monde en restait bleu, sauf miss Waters, qui gardait son joli teint rosé. À la fin, la patronne se mit à poser des questions. Adeline suspendit ses écritures, lâcha un mot qui mit la patronne sur la piste et ça se gâta pour tout de bon.

 

– Miss Glendower n’a pas… ?

 

– Non ! c’est la patronne. Elle fit la chose carrément, comme elle sait le faire. Elle, elle n’a rien nié… Répondit que ce n’était pas de sa faute et qu’il était aussi bien à elle qu’à Adeline. Cela, je l’ai entendu, – précisa Fred sans embarras ni honte. – C’est assez raide, hein ? étant donné qu’il est fiancé. Et la patronne n’y alla pas par quatre chemins : « J’ai été indignement trompée par vous, miss Waters, indignement trompée, en vérité ! » J’ai entendu ça aussi…

 

– Et alors ?

 

– Elle la pria de décamper, en lui faisant remarquer qu’elle nous récompensait bien mal de l’avoir recueillie dans des circonstances où elle ne pouvait guère s’attendre qu’à être sauvée par un pêcheur, tout au plus.

 

– Elle lui a dit cela ?

 

– Oui, ça, ou quelque chose d’approchant.

 

– Et miss Waters est partie ?

 

– Dans une voiture de grande remise, sa suivante et ses malles dans une autre, tout le tralala, à la belle manière… tout à fait grande dame… Je ne l’aurais pas cru si je ne l’avais pas vue… la queue, veux-je dire.

 

– Et miss Glendower ?

 

– Line ? Oh ! elle supporte tout cela avec grandeur d’âme. Descend de sa chambre pour faire l’héroïne pâle et courageuse, et remonte chez elle pour faire le cœur brisé. Je m’y connais, c’est superbe ! Vous n’avez jamais eu de sœurs, vous…

 

Fred éloigna soigneusement sa pipe et avança la tête jusqu’à proximité confidentielle.

 

– Je suis sûr qu’elles sont enchantées, – déclara Fred, dans un demi-murmure amical. – Pensez donc, quelle histoire ! Mabel est presque au même point qu’Adeline. Et les sœurs, donc ! Profitent tant qu’elles peuvent de l’occasion ! Le diable me brûle ! On croirait, à les entendre, que Chatteris est le seul homme qui existe ! Je ne pourrais pas avoir cet air tragique qu’elles prennent, même si on m’écorchait les pieds tout vifs. Charmante maison, hein, pour des vacances !

 

– Où est le… principal personnage ? – demanda Melville agacé. – À Londres ?

 

– Le personnage sans principes, plutôt, – répondit Fred. – Il est installé ici à l’hôtel Métropole, à demeure.

 

– Ici ? à demeure ?

 

– Plutôt ! à demeure et immuable.

 

Mon cousin essaya d’obtenir des éclaircissements.

 

– Quelle est son attitude ? – questionna-t-il.

 

– Vissé ! – répliqua Fred avec plus de force que de clarté. – Cette rupture l’a plutôt décontenancé, – expliqua-t-il. – Quand il écrivit que l’élection ne l’intéressait plus pour le moment, mais qu’il espérait que ça reviendrait…

 

– Vous avez dit que vous ne saviez pas ce qu’il avait écrit…

 

– J’ai pu savoir cela par hasard… – répondit Fred. – Il ne se doutait pas le moins du monde qu’on aurait deviné qu’il s’agissait de miss Waters. Mais les femmes, vous savez bien, sont diablement clairvoyantes !… Elles ont ça dans le sang ! Mais comment ça finira ?…

 

– Pourquoi est-il venu au Métropole ?

 

– Pour être au centre du drame, je suppose, – dit Fred.

 

– Quelle attitude a-t-il prise ?

 

– Il promet de venir voir Line et d’éclaircir toute l’histoire, mais il ne bouge pas… il remet toujours. Et Adeline, autant que je sache, prétend que, s’il ne vient pas bientôt, elle se fera plutôt pendre que de le voir, si brisé que soit son cœur par cette obstination, vous comprenez ?

 

– Naturellement, – fit Melville distrait. – Et il s’obstine ?

 

– Il ne bouge pas.

 

– Est-ce qu’il voit… l’autre dame ?

 

– Nous n’en savons rien, nous ne pouvons pas le surveiller. Mais s’il la voit, il est malin !

 

– Comment ?

 

– Il y a dans la localité une centaine environ de ses bienheureuses tantes ; abattues là comme des corneilles dans un champ… Jamais vu une bande pareille… Ça pérore sur l’antiquité de la famille… On en est tout décrépit ! Jamais vu de ma vie une si noble vieille famille. Presque rien que des tantes !

 

– Des tantes ?

 

– Oui, des tantes. Elles disent qu’elles se rallient autour de lui. Comment elles ont appris l’aventure ? Je n’en sais rien ! C’est comme des vautours… Le flair… À moins que la patronne… En tout cas elles sont là, toutes, après lui, usant de leur influence, menaçant de le déshériter, et tout le reste ! À la pension Bate, il y en a une, lady Poynting Mallow, une sorte de grand dragon, mais pas plus mal que les autres, en somme, qui est déjà venue ici deux fois. Elle semble un peu désappointée au sujet d’Adeline. Il y en a deux autres à la pension Wampach ; vous connaissez la clientèle de l’endroit ; on dirait des plantes de serre chaude ; un petit arrosoir d’eau glacée les tuerait toutes les deux. Le paquebot du continent nous en a débarqué une autre, des cheveux courts, une jupe courte, des pieds longs, une véritable terreur ; elle est descendue au Pavillon. Tout ça s’est mis en chasse ! Elles comptent bien en venir à bout.

 

– Ça ne fait pas la centaine ?

 

– À peu près. Celles de Wampach ont avec elles un évêque qui a été son précepteur autrefois.

 

– Bref, on remue ciel et terre.

 

– Exactement !

 

– Et Chatteris, sait-il maintenant…

 

– … qu’elle est une sirène ? Je ne crois pas. Le pater est allé lui faire la révélation à domicile. Bien sûr il était un peu suffoqué et embarrassé, mais Chatteris a coupé court à tout : « Je ne veux rien entendre contre elle », déclara-t-il. Le pater se contenta de ça et se défila, le bon vieux ! Hein ?

 

– Et les tantes ? – interrogea Melville.

 

– Elles examinent la situation. Ce qu’elles voient surtout, c’est qu’il va délaisser Adeline comme il a abandonné l’Américaine. Le côté sirène semble les interloquer un peu. Les vieilles personnes comme cela ne s’habituent pas tout d’un coup à une idée pareille. Les tantes de Wampach sont choquées, mais curieuses. Elles ne croient pas un seul instant qu’il s’agisse vraiment d’une sirène, mais elles veulent tout savoir sur ce sujet-là. Celle qui est au Pavillon a simplement dit : « Peuh ! Comment respirerait-elle sous l’eau ? Dites-moi cela un peu, madame Bunting ? C’est une sorte de fille que vous avez ramassée je ne sais où. Mais pour une sirène, c’est impossible ! » Elles se tourneraient toutes férocement contre la patronne pour avoir recueilli une sirène, n’était qu’elles ne peuvent se passer d’elle pour ramener Line sur le chemin de Chatteris. Joli grabuge, hein ?

 

– Je suppose que les tantes le renseigneront.

 

– Comment ?

 

– Sur la queue.

 

– Je le suppose.

 

– Et alors ?

 

– Qui sait ? Il est tout aussi probable qu’elles ne le renseigneront pas.

 

Mon cousin resta un instant méditatif, les yeux fixés sur les dalles de la véranda.

 

– Ça m’amuse, – dit Fred Bunting.

 

– Écoutez, – fit Melville. – Qu’est-ce que l’on attend de moi ? Pourquoi m’a-t-on demandé ?

 

– Je ne sais pas. Pour activer les choses… Chacun s’en mêle un peu, comme pour le pudding de Christmas.

 

– Mais… – commença Melville.

 

– Je reviens du bain, – interrompit Fred. – Personne ne m’a demandé de m’en mêler, et je ne m’offre pas. Ça ne sera pas un pudding réussi sans moi. Mais vous voilà. Il n’y a qu’une chose qu’il soit possible de faire, selon moi…

 

– C’est peut-être la bonne. Voyons ?

 

– Flanquer une tournée à Chatteris.

 

– Je ne vois pas que ça puisse arranger les choses.

 

– Oh ! Je ne prétends pas que ça les arrangerait, – admit Fred.

 

Et il ajouta en manière de conclusion :

 

– Voilà l’histoire.

 

Puis, ajustant noblement les plis de sa couverture et replaçant entre ses dents sa grande pipe depuis longtemps éteinte, il poursuivit sa route. La traîne de sa toge improvisée le suivit à regret quand il passa la porte. Ses pieds nus clapotèrent sur les dalles du vestibule, et le bruit s’évanouit sur le tapis de l’escalier.

 

– Fred ! – appela Melville, courant après le jeune homme avec la soudaine arrière-pensée d’obtenir de plus amples détails.

 

Mais Fred avait disparu.

 

II

 

À ce moment parut Mme Bunting. Sur sa figure se lisaient les traces de ses récentes émotions.

 

– Je vous ai télégraphié, – dit-elle. – Nous sommes dans un cruel embarras.

 

– Miss Waters… ai-je appris…

 

– Elle est partie.

 

Elle se dirigea vers la sonnette, et s’arrêta.

 

– Les promeneurs déjeuneront en rentrant. Mais peut-être préférez-vous déjeuner maintenant ?

 

Elle s’avança vers lui, les mains tendues.

 

– Vous ne pouvez pas vous imaginer ! Ah ! la pauvre enfant !

 

– Racontez-moi ce qui s’est passé, – dit Melville.

 

– Je ne sais réellement que faire, je ne sais de quel côté me tourner.

 

Elle se rapprocha, et, sur un ton éploré :

 

– Tout ce que j’ai fait, monsieur Melville, je l’ai fait pour le bien. Quand je m’aperçus que ça n’allait plus, que j’avais été trompée, je tins bon autant que je pus. Mais à la fin il a bien fallu parler.

 

Par des questions précises et des silences interrogateurs, mon cousin obtint d’elle un récit assez clair de l’aventure.

 

– Et tout le monde me blâme ! – conclut-elle, – tout le monde !

 

– Dans les affaires de ce genre, tout le monde blâme ceux qui donnent des preuves de courage et d’initiative, – répondit Melville. – N’y faites pas attention.

 

– J’essayerai, – promit-elle bravement. – Vous, monsieur Melville, vous êtes au courant…

 

Il posa un instant sa main sur l’épaule de la pauvre dame.

 

– Oui ! – dit-il, sur un ton fort impressionnant, et j’imagine que Mme Bunting en éprouva du soulagement.

 

– Nous comptons tous sur vous ! – reprit-elle, dolente. – Je ne sais pas ce que je deviendrais sans vous.

 

– Bien, bien, – dit Melville. – Où en sont les choses ? Qu’attendez-vous de moi ?

 

– Allez le trouver, et arrangez cela.

 

– Mais supposons… – commença Melville, dubitativement.

 

– Allez la voir, elle. Faites-lui comprendre tout ce qui en résulterait pour lui et pour nous…

 

Il essaya d’obtenir des instructions plus nettes.

 

– Oh ! ne faites pas de difficultés, – implora Mme Bunting. – Pensez à cette pauvre Adeline, là-haut ! Pensez à nous tous.

 

– Parfaitement, – dit Melville, qui pensait à Chatteris en regardant par la fenêtre d’un air découragé. – Bunting, ai-je appris, est allé…

 

– C’est vous, ou personne ! – interrompit Mme Bunting qui, dans sa pétulance, n’attendit pas la fin de la phrase. – Fred est trop jeune et Randolph n’est pas assez diplomate… Il… il menace, il intimide.

 

– Vraiment ? – s’écria Melville.

 

– Si vous le voyiez à l’étranger ! Souvent, très souvent, il m’a fallu m’interposer… Non, c’est vous ! Vous connaissez Harry si bien ! Il a confiance en vous, vous pouvez lui dire des choses… des choses que personne d’autre ne lui dirait.

 

– Cela me rappelle… est-ce qu’il sait… ?

 

– Nous l’ignorons. Comment le saurions-nous ? Nous sommes certains qu’il en raffole, c’est tout ! Il est là-haut, à Folkestone, et elle y est aussi, et il est possible qu’ils se voient.

 

Mon cousin prenait conseil de lui-même.

 

– Promettez-moi que vous irez ! – insista Mme Bunting en posant la main sur son bras.

 

– J’irai, – promit Melville. – Mais je ne vois pas bien ce que je puis faire.

 

Alors Mme Bunting saisit la main de mon cousin et la pressa dans ses deux jolies mains potelées, proclamant qu’elle savait qu’il promettrait, et qu’elle lui serait reconnaissante jusqu’à son dernier souffle d’être accouru si promptement après avoir reçu le télégramme. Et elle ajouta tout d’une traite, comme si cela faisait partie de sa reconnaissance, qu’il avait sans doute grande envie de déjeuner.

 

Il accepta incidemment la proposition, et revint à la question en litige.

 

– Savez-vous quelle attitude il a ?…

 

– Il n’a écrit qu’à Adeline.

 

– Ce n’est pas lui, en somme, qui a déterminé cette crise ?

 

– C’est Adeline. Il s’en alla tout à coup, et quelque chose dans ses manières décida Adeline à lui écrire pour lui demander ce qu’il avait. Aussitôt qu’elle eut sa réponse, dans laquelle il déclarait vouloir se reposer quelque temps de la politique et ne plus trouver dans ce genre d’existence un intérêt suffisant, elle comprit tout…

 

– Tout ? Fort bien, mais encore, qu’est-ce exactement que ce tout ?

 

– Qu’elle l’avait attiré.

 

– Miss Waters ?

 

– Oui.

 

Mon cousin réfléchit. C’était là, donc, ce qu’ils considéraient comme tout.

 

– Je voudrais bien savoir au juste ce qu’il trame, – remarqua-t-il enfin, et il suivit Mme Bunting vers la salle à manger.

 

Au cours de ce repas qu’ils prirent en tête à tête, Melville se rendit compte du grand soulagement qu’il procurait à Mme Bunting en consentant à aller trouver Chatteris ; mais il n’en éprouvait lui-même qu’une satisfaction relative. La brave dame semblait même se considérer comme délivrée de la majeure partie de sa responsabilité dans l’affaire, puisque Melville en assumait le fardeau. Elle esquissa tout un plan de défense contre les accusations qu’on avait sans doute portées contre elle, explicitement et implicitement.

 

– Comment aurais-je pu prévoir cela ? – gémit-elle, et elle répéta prolixement l’histoire de ce mémorable atterrissage, en invoquant des détails nouveaux et des circonstances atténuantes.

 

C’est Adeline qui la première avait crié : « Il faut la sauver ! » Mme Bunting insista tout spécialement sur ce point.

 

– Et alors pouvais-je agir autrement ? – pleurnicha-t-elle.

 

Pendant qu’elle bavardait ainsi, le problème prenait aux yeux de mon cousin des proportions de plus en plus graves. Il se rendait de plus en plus clairement compte de la complexité de cette situation qu’on le chargeait de débrouiller.

 

Tout d’abord il n’était pas du tout certain que miss Glendower fût disposée à reprendre son fiancé sans conditions, et, de l’autre côté, il était bien persuadé que la Dame de la Mer n’avait aucunement l’intention de lâcher la proie sur laquelle elle avait mis la main. Tout ce monde se préparait à traiter comme un cas individuel ce qui était, en somme, un conflit d’éléments. Il devint de plus en plus évident pour Melville que Mme Bunting ne tenait aucun compte de la nature essentielle de la belle séductrice : elle considérait absolument l’affaire comme une simple vacillation quotidienne, comme un banal accès de cette maladie du changement qui habite le cœur de l’homme, où elle se dissimule profondément parfois, mais d’où on ne la déracine jamais complètement. Et Mme Bunting, avec une confiance inébranlable, s’attendait à ce qu’il rétablît les choses dans leur primitive harmonie, grâce à quelques remontrances amicales faites avec tact et fermeté.

 

Quant à Chatteris…

 

Melville hochait la tête au-dessus de l’assiette à fromage, et répondait distraitement à Mme Bunting.

 

III

 

– Elle désire vous parler, – dit Mme Bunting.

 

Et Melville, non sans quelque appréhension, gagna le vaste palier du premier étage, garni de meubles et de sièges, pour épargner à Adeline la peine de descendre. Elle parut, vêtue d’une robe d’intérieur noire et violette, avec une profusion de dentelles. Ses cheveux noirs étaient arrangés avec la simplicité apprêtée qui convenait. Elle était pâle, et ses yeux laissaient voir des traces de larmes. Son attitude avait une certaine dignité qui différait de son habituelle froideur. Elle lui tendit une main molle et parla d’une voix éteinte.

 

– Vous savez tout ? – demanda-t-elle.

 

– Les traits principaux, au moins.

 

– Pourquoi agit-il ainsi envers moi ?

 

Melville prit un air attristé pour témoigner de sa fervente sympathie.

 

– Je suis sûre pourtant qu’il n’a pas des instincts grossiers.

 

– Assurément non ! – garantit Melville.

 

– C’est quelque mystère de l’imagination que je ne puis pénétrer, – continua Adeline. – J’aurais cru… que le souci de sa carrière, tout au moins… l’aurait empêché…

 

Elle hocha la tête et contempla fixement une jardinière pleine de fougères.

 

– Il vous a écrit ? – questionna Melville.

 

– Trois fois, – répondit-elle en levant la tête.

 

Melville hésita à s’enquérir du contenu de cette correspondance, mais elle lui épargna cet ennui.

 

– C’est moi qui ai exigé une lettre, – dit-elle. – Il m’avait tout caché et j’ai dû lui arracher de force des aveux.

 

– Quels aveux ?

 

– L’aveu de ses sentiments envers elle et à mon égard.

 

– Mais, est-ce qu’il… ?

 

– Il m’a renseignée clairement. Mais, maintenant… non, je ne comprends pas !

 

Elle se tourna lentement vers Melville et, sans le quitter des yeux, elle « déchargea son cœur ».

 

– Voyez-vous, monsieur Melville, c’est un coup terrible pour moi ! Je crois que jamais je ne l’ai réellement bien connu. Je crois que je… l’idéalisais. Je m’imaginais qu’il s’intéressait à… notre tâche, tout au moins… Il s’y est intéressé, c’est indéniable. Il y croyait, assurément il y croyait !

 

– Il y croit encore, – dit Melville.

 

– Et puis… Mais comment peut-il… ?

 

– Il est… il est doué d’une imagination assez vive.

 

– Et d’une volonté faible.

 

– Relativement, oui.

 

– C’est si étrange ! – soupira-t-elle. – C’est si inconséquent !… Comme un enfant qui trouve un jouet nouveau. Savez-vous bien, monsieur Melville – elle hésita – que… que tout cela m’a vieillie beaucoup. Je me sens beaucoup plus âgée, beaucoup plus sage que lui. Ce n’est pas ma faute. Je crains bien que ce ne soit le lot de toutes les femmes… d’éprouver ce sentiment-là parfois.

 

Elle s’abîma dans de profondes réflexions.

 

– Le lot de toutes les femmes, – répéta-t-elle, lentement. – L’homme-enfant, je comprends ce que Sarah Grand a voulu dire.

 

Elle eut un sourire éploré.

 

– Il me semble que j’ai affaire à un petit garçon indiscipliné… Et… et j’avais un culte pour lui, monsieur Melville ! – ajouta-t-elle d’une voix défaillante.

 

Mon cousin toussa et tourna vers la fenêtre des regards embarrassés. Il se rendait compte qu’il était, bien plus qu’il ne l’avait redouté, au-dessous de la situation.

 

– Si j’étais sûre qu’elle le rendît heureux ! – dit-elle bientôt, sur le ton de l’héroïsme qui se sacrifie.

 

– Le cas est… compliqué, – bredouilla Melville.

 

La voix d’Adeline persista à se faire entendre, claire, un peu haute, résignée, impénétrablement assurée.

 

– Mais elle ne peut pas ! Tout ce qu’il a de bon en lui, de sérieux, elle ne le voit pas, elle le gâcherait…

 

– Est-ce que… ? – commença Melville, en se repentant aussitôt de sa témérité. – Est-ce qu’il veut reprendre sa liberté ?

 

– Non… Il veut revenir à moi.

 

– Et vous ?

 

– Il ne revient pas !

 

– Mais vous, voulez-vous le reprendre ?

 

– Comment pourrais-je le dire, monsieur Melville ? Il ne formule même pas d’une façon précise qu’il veut revenir.

 

Mon cousin prit un air perplexe. Il vivait d’habitude à la surface des émotions, et ces complexités, en des matières qu’il avait toujours considérées comme simples, le déconcertaient.

 

– Il est des moments, – reprit-elle – où il me semble que mon amour pour lui est absolument mort… Songez à ma désillusion… au coup que j’ai ressenti en découvrant une pareille faiblesse…

 

Mon cousin haussa les sourcils et hocha la tête en guise d’assentiment.

 

– … en découvrant que mon idole avait des pieds d’argile !

 

Elle se tut un moment après cette noble phrase.

 

– Il me semble que je ne l’ai jamais aimé ! Puis… puis je songe à tout ce qu’il pourrait encore devenir !

 

À la soudaine altération de sa voix, Melville leva la tête, et il la vit, la bouche contractée, avec des larmes coulant au long de ses joues.

 

Mon cousin m’a confié qu’il eut l’idée, alors, de lui prendre la main pour la réconforter de sa sympathie, mais il se ravisa aussitôt. Les derniers mots de la jeune fille s’attardèrent une seconde dans sa pensée et il murmura :

 

– Il peut encore devenir tout cela.

 

– Je crois qu’il le peut, – dit-elle lentement et d’une voix morne.

 

La crise de larmes était passée. Elle changea brusquement de ton.

 

– Qui est-elle donc ? Qui est cette créature qui se place entre lui et les réalités de l’existence ? Qu’a-t-elle en elle qui… ? Et pourquoi aurais-je à rivaliser avec elle, parce qu’il ne sait pas ce qu’il veut ?

 

– Quand un homme, – dit Melville, – est parvenu à savoir ce qu’il veut, il a tari une des principales sources d’intérêt de la vie. Après cela, avec cette connaissance en plus, il n’est qu’un volcan éteint… On en tirerait un apologue, la Source et le Volcan.

 

Il réfléchit sur lui-même, égoïstement, pendant quelques secondes ; puis, avec un tressaillement secret, il en revint à penser à elle.

 

– Qu’est-ce donc ? – reprit Adeline, avec ce féroce besoin de clarté qui était une de ses qualités antipathiques pour Melville, – qu’est-ce donc qu’elle a, qu’elle offre et que je… ?

 

Melville, se regimbant intérieurement contre cette provocation directe à des comparaisons, appela à son aide toutes les ressources félines de son âme. Il hésita, tâtonna, et finalement éluda la question.

 

– Ah ! ma chère miss Glendower ! – dit-il en essayant de donner à ces mots l’air d’une réponse suffisante.

 

– Quelle différence y a-t-il entre elle et moi ? – insista Adeline.

 

– Ce sont des choses impalpables, – bredouilla Melville, – des choses qui dépassent notre raison et que l’on ne saurait décrire.

 

– Mais vous, – précisa-t-elle, – vous adoptez une attitude, vous devez avoir une opinion. Pourquoi ne voulez-vous pas me… ? Ne comprenez-vous pas, monsieur Melville, que ceci est pour moi – sa voix broncha – d’une importance vitale ? Ce n’est pas bien à vous, si vous avez une opinion, de ne pas me… Je suis très fâchée, monsieur Melville, et pardonnez-moi si je me laisse entraîner à être indiscrète, mais je… je veux savoir !

 

Melville eut un instant l’idée que peut-être la pauvre fille avait en elle quelque chose de plus que ce qu’il lui avait attribué jusqu’ici dans ses jugements.

 

– Je dois convenir que j’ai une opinion, – admit-il.

 

– Vous êtes un homme, vous le connaissez, vous connaissez toutes sortes de façons de voir les choses, et que j’ignore. Si vous pouviez aller… jusqu’à vous permettre de me parler sans réticences ?…

 

– Eh bien !… – commença Melville, qui n’osa aller plus loin.

 

Par toute son attitude anxieuse, Adeline était pour ainsi dire suspendue à ses lèvres.

 

– Il y a, certes, une différence entre elle et vous, – avoua-t-il, sans qu’elle articulât un seul mot de commentaire. – Comment vous exprimerai-je cela ?… Je crois que, sous divers rapports, vous formez avec elle un contraste qui lui donne, à elle, un certain avantage. Il a… Je sais qu’on se sert de cet argument à tout propos, mais il ne l’invoque pas pour sa défense… Il a, lui, un tempérament sur lequel elle produit plus d’effet que vous…

 

– Oui, je m’en doute, mais comment ?

 

– Heu, heu…

 

– Parlez !

 

– Vous êtes austère, vous êtes raisonnable, et la vie, pour un homme tel que Chatteris, est une école, un apprentissage perpétuel. Il a reçu ce don… ce don précieux et qu’un plus grand nombre d’entre nous devraient posséder… ce don qui… à mon avis… lui rend la vie plus difficile qu’elle ne l’est pour la généralité des hommes. La vie se présente à lui avec des limitations, des règles, il connaît suffisamment son devoir, et vous… Il ne faut pas vous fâcher de ce que je vais dire, miss Glendower, il se peut que je me trompe…

 

– Continuez, – fit-elle, – continuez.

 

– Vous êtes par trop l’agent général de son devoir.

 

– Mais assurément ! Que pourrais-je être ?…

 

– J’ai eu une conversation à ce propos avec lui, à Londres, et je me disais alors qu’il avait parfaitement tort. Depuis, j’ai réfléchi à toutes sortes de choses, j’ai songé même que c’est vous qui pouviez avoir tort… sur des points secondaires.

 

– Ne ménagez pas ma vanité, maintenant, – s’écria-t-elle. – Parlez !

 

– Vous avez, voyez-vous, défini les choses trop clairement ; vous lui avez nettement expliqué ce que vous espérez qu’il sera et ce qu’il fera. C’est comme si vous lui aviez bâti la maison dans laquelle il doit vivre. Aussi, pour lui, aller vers l’autre, c’est comme s’il sortait d’une maison, et d’une maison fort belle et fort honorable, j’en conviens, pour se promener dans une contrée spacieuse, dans un pays sans limites où l’attendent des aventures imprévues. Elle est… elle a l’air d’être naturelle. Elle n’a pas plus de règle ni de frein qu’un coucher de soleil, elle est aussi libre et exubérante que le vent. Elle ne se préoccupe pas de l’aimer et de le respecter quand il est ceci et de le désapprouver hautement quand il est cela, elle l’accepte tel qu’elle le trouve. Elle est de la même nature que le ciel ouvert, que les forêts profondes et touffues, que le vol des oiseaux, que l’immensité de l’océan. Voilà ce qu’elle est pour lui : le Grand Dehors !… l’Inconnu ! Et vous, vous êtes…

 

Il hésita.

 

– Continuez, continuez, – fit-elle avec insistance. – Allons jusqu’au bout de l’idée.

 

– Vous êtes comme un édifice administratif… Je ne l’approuve certes pas, – se hâta d’ajouter Melville. – Pour moi, je suis un chat apprivoisé et je gratterais et miaulerais à la porte, dès que j’aurais mis le nez dehors… je ne veux pas sortir, cette pensée m’épouvante ; mais lui, il est différent.

 

– Oui, – répéta-t-elle, – il est différent.

 

Il parut un instant que l’interprétation de Melville l’avait convaincue, et elle demeura toute pensive. Pendant ce répit, mon cousin apercevait lentement les choses sous d’autres aspects.

 

– C’est vrai, – acquiesça-t-elle rêveuse. – Oui, oui, c’est l’impression que j’en ai, c’est son caractère vrai. Mais dans la réalité… Il y a au monde autre chose que des effets et des impressions. Après tout, ce n’est là qu’une… analogie. C’est charmant de sortir des habitations et des logis, et de se promener en plein air, mais la plupart d’entre nous, tout le monde, pour bien dire, vit dans des maisons.

 

– C’est indéniable, – concéda Melville.

 

– Il ne peut pas… Que peut-il faire avec elle ? Comment vivrait-il avec elle ? Quel genre d’existence commune auraient-ils ?

 

– C’est un phénomène d’attraction, – expliqua Melville, – et non de combinaison.

 

– D’ailleurs, – dit-elle, – il faudra bien qu’il revienne… si je le lui permets ! Qu’il gâche tout maintenant, qu’il compromette le succès de son élection, qu’il s’expose à débuter de nouveau dans des conditions moins favorables, qu’il mette son cœur en pièces…

 

Elle s’arrêta sur un sanglot.

 

– Miss Glendower, – fit Melville assez brusquement, – je ne crois pas que vous saisissiez bien…

 

– Que je saisisse quoi ?

 

– Vous pensez qu’il lui est impossible d’épouser cette… cette créature qui est venue parmi nous ?

 

– Comment l’épouserait-il ?

 

– Non, il ne le pourrait pas. Vous vous figurez que son imagination s’éloigne de vous pour vagabonder vers l’inaccessible ; qu’à tout prendre, et sans préméditation, il s’est stupidement mis à l’écart, s’est conduit comme un sot, et qu’il s’agit simplement, à présent, de remettre tout en ordre ?

 

Il se tut, et Adeline, sans desserrer les dents, conservait sa pose attentive.

 

– Ce que vous ne comprenez pas, – insista Melville, – ce que personne ne veut comprendre, c’est qu’elle nous vient…

 

– … du fond de la mer.

 

– … d’un autre monde. Elle vient nous chuchoter que cette vie que nous menons est une vie fantôme, une vie irréelle, fugitive, limitée, et elle jette sur toute chose des mots magiques de désillusion…

 

– De sorte qu’il est sous un charme ?

 

– Oui, et en outre elle murmure qu’il y a des rêves meilleurs.

 

Adeline dévisagea Melville avec une curiosité perplexe.

 

– Elle fait de vagues allusions à de meilleurs rêves, elle parle à mi-voix d’une autre façon de vivre.

 

– Quelle façon ?

 

– Je l’ignore. Mais c’est quelque chose qui ébranle tout l’édifice de notre existence quotidienne.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– C’est une sirène, une créature de rêves et de désirs, un murmure, une séduction. Elle le leurrera, l’attirera avec ses…

 

Il se tut.

 

– Où l’attirera-t-elle ? – questionna Adeline, la voix éteinte.

 

– Dans l’abîme.

 

– Dans l’abîme !

 

Un long silence pesa sur eux. Melville, avec une application infinie, cherchait, sans en trouver, des phrases vagues. Enfin il lâcha tout de go :

 

– Il n’y a qu’une façon de sortir de ce cauchemar dans lequel nous vivons tous.

 

– Et cette façon ?

 

– Cette façon… – répondit Melville, mais il appréhenda d’aller plus loin.

 

– Vous voulez dire, – précisa Adeline toute pâle et entrevoyant la vérité, – vous voulez dire que cette façon c’est…

 

Melville évita de proférer le mot exact qu’elle n’osait prononcer. Il la regarda en face et hocha la tête approbativement.

 

– Mais comment ? – demanda-t-elle.

 

– En tout cas, – fit-il hâtivement et cherchant des termes palliatifs, – en tout cas, si elle le prend, c’en est fini de cette existence que vous prépariez… il n’y a aucun espoir de retour pour lui.

 

– Aucun espoir de retour…

 

– Aucun !

 

– Mais en êtes-vous sûr ?

 

– Absolument.

 

– Sûr que vous ne vous trompez pas ?

 

– Sûr que le désir est le désir, et que l’abîme est l’abîme, oui.

 

– Je n’avais jamais pensé… – commença-t-elle, mais elle se ravisa et reprit : – Monsieur Melville, vous savez que bien des choses m’échappent dans cette affaire. Je croyais… je ne sais vraiment pas ce que je croyais. Je me figurais qu’il était absurde et frivole, quand il laissait vagabonder ses pensées. J’ai compris votre raisonnement, j’admets votre opinion sur la différence d’effet qu’elle et moi nous lui produisons. Mais ce… cette idée qu’elle serait pour lui quelque chose de décisif et de final… Après tout, elle est…

 

– Elle n’est rien, – interrompit Melville, – sinon la main qui le saisit, un être qui représente les forces invisibles ?

 

– Quelles forces invisibles ?

 

Mon cousin haussa les épaules.

 

– Elle représente ce que nous ne trouvons jamais dans la vie, ce que nous cherchons sans cesse.

 

– Mais quoi ?

 

Melville ne répondit pas. Adeline scruta un instant le visage de mon cousin, puis porta ses regards sur les arbres baignés de soleil.

 

– Désirez-vous qu’il vous revienne ? – demanda-t-il.

 

– Je ne sais pas.

 

– Désirez-vous qu’il vous revienne ? – répéta Melville.

 

– Il me semble que je n’ai jamais auparavant désiré qu’il vînt.

 

– Et à présent ?

 

– Oui, mais puisqu’il ne reviendra pas !

 

– Ce n’est pas l’attrait de l’œuvre projetée qui vous le ramènera, – dit Melville.

 

– Je le sais.

 

– Ni amour-propre ni aucun motif de ce genre ne le feront revenir.

 

– Non.

 

– Ce ne sont là, voyez-vous, que des rêves plus fugitifs encore. Tout ce palais que vous lui avez édifié est un rêve, mais…

 

– Eh bien ?

 

– Il reviendrait cependant soudain… – allégua Melville, qui regarda Adeline et se tut.

 

Il m’a raconté plus tard qu’il éprouva à ce moment-là le désir de la remuer, de la secouer, d’éveiller en elle, même par la douleur, une preuve de sensibilité, un élan de passion qui pourrait reconquérir Chatteris ; mais au même instant il se rendit compte de l’absurdité d’un tel espoir. Elle restait là, debout, impénétrablement elle-même, limitée, intelligente, bourrée de bonnes intentions, imitatrice et impuissante. Son attitude, son visage ne suggéraient autre chose que l’idée d’une objection claire et raisonnable à tout ce qui lui arrivait, d’un antagonisme logique, d’une opposition résolue.

 

Mais subitement elle changea. Elle leva la tête, tendit ses deux mains, et, dans ses yeux, Melville aperçut une flamme qu’il n’y avait jamais vue encore. Machinalement, il prit les deux mains tendues et, pendant deux ou trois secondes, il discerna, derrière le masque illusoire de l’héroïne, une douleur sincère et profonde.

 

– Dites-lui, – articula-t-elle avec une ahurissante perfection de simplicité, – dites-lui de revenir à moi. Il ne peut rien y avoir d’autre que ce que je suis. Dites-lui de revenir à moi !

 

– Et puis ?

 

– Dites-lui cela.

 

– Que vous pardonnez ?

 

– Non ! dites-lui que c’est lui que je veux ! S’il ne consent pas à revenir pour cette raison, il ne reviendra pas… S’il ne veut pas revenir pour cela… – elle resta court un moment, – qu’il ne revienne pas à moi, qu’il s’en aille, s’il lui plaît.

 

Il lui pressa les mains qu’il tenait toujours, et les lâcha.

 

– Vous êtes bien bon de venir à notre aide, – balbutia-t-elle, comme il faisait mine de partir.

 

Il se retourna.

 

– Vous êtes bien bon de venir à notre aide, – répéta-t-elle. Puis, elle ajouta : – Dites-lui ce que vous voudrez, à la condition qu’il désire revenir… Non ! notifiez-lui ce que je vous ai dit.

 

Il vit qu’elle avait encore quelque déclaration à énoncer et il attendit.

 

– Savez-vous, monsieur Melville, que tout cela est pour moi comme un livre nouveau que je viens d’ouvrir. Êtes-vous sûr de… ?

 

– Sûr de… ?

 

– Sûr de ce que vous dites, sûr de ce qu’elle est pour lui, sûr que, s’il continue, il finira par…

 

Elle s’interrompit, et Melville hocha la tête affirmativement.

 

– Cela signifie… – insista-t-elle, et elle s’interrompit encore.

 

– Pas d’aventures, pas d’incidents, mais l’abandon de tout ce que cette existence peut offrir.

 

– C’est-à-dire, – précisa-t-elle obstinément, – c’est-à-dire ?

 

La mort, – répondit Melville sans ambages.

 

Pendant un instant elle demeura alarmée et muette. Une grimace douloureuse lui contracta les traits, et, sans quitter du regard les yeux de Melville, elle parla de nouveau :

 

– Monsieur Melville, dites-lui qu’il me revienne.

 

– Et puis ?

 

– Dites-lui qu’il me revienne, ou bien… – une note de passion résonna soudain dans sa voix… – si je n’ai plus aucune prise sur lui, qu’il aille son chemin.

 

– Mais… – objecta Melville.

 

– Je sais, – se récria-t-elle, – je sais ! Mais s’il est à moi, il me reviendra… sinon… qu’il rêve son rêve !

 

Sa main fermée se crispa pendant qu’elle prononçait ces derniers mots. Il comprit qu’elle n’avait plus rien à dire et qu’elle voulait instamment en rester là. Sur un dernier coup d’œil, il se tourna vers l’escalier, et descendit.

 

À mi-chemin, il leva la tête et aperçut Adeline toujours debout, rigide, en pleine lumière. Une vague émotion le poussa à assurer la jeune fille de tout son dévouement, mais il ne sut trouver rien de mieux que :

 

– Vous pouvez compter que je ferai tout ce que je pourrai.

 

Après un arrêt embarrassé, il s’éloigna d’une allure quelque peu trébuchante.

 

IV

 

Il était juste et convenable qu’après cette entrevue Melville se rendît auprès de Chatteris, mais en ce monde le cours des événements manifeste parfois un lamentable mépris pour ce qui est juste et convenable. Des points de vue – pour la plupart, des points de vue désagréables – se présentèrent en foule à Melville ce jour-là. Dans le vestibule du rez-de-chaussée, il trouva Mme Bunting en compagnie d’un chapeau hardiment ornementé, qui l’attendait pour intercepter sa sortie.

 

Comme il descendait dans un état de préoccupation extrême, le chapeau hardiment ornementé révéla, sous ses vastes bords, une personne pâle, mais résolue, vêtue d’un cache-poussière et chaussée de bottines souples pour pieds sensibles. L’étrangère, que Mme Bunting présenta cérémonieusement, était lady Poynting Mallow, l’une des plus représentatives des tantes de Chatteris. Tout en posant quelques questions au sujet d’Adeline, la noble dame toisa Melville des pieds à la tête ; puis, après avoir acquiescé à un certain nombre de propositions émises par Mme Bunting, elle invita Melville à l’accompagner jusqu’à son hôtel. Il était trop épuisé par son entretien avec Adeline pour risquer la moindre objection.

 

– Je vais à pied et nous suivrons la route du bas, – notifia lady Poynting Mallow.

 

Quelques instants après ils parlaient de conserve. Comme la porte des Bunting se refermait derrière eux, la dame au chapeau déclara qu’il était infiniment préférable d’avoir affaire à un homme. Après quoi ils continuèrent d’avancer en silence. Je ne pense pas qu’à ce moment-là Melville se rendît entièrement compte qu’il avait un compagnon de route. Mais bientôt une voix troubla ses méditations. Il sursauta.

 

– Je vous demande pardon, – fit-il.

 

– Cette femme Bunting est une godiche, – répéta lady Poynting Mallow.

 

Après un intervalle de réflexion, Melville répondit :

 

– C’est une vieille amie à moi.

 

– C’est bien possible, – riposta lady Poynting Mallow.

 

La situation parut à Melville, sur le moment, quelque peu embarrassante. Avec sa canne, il repoussa sur la chaussée un fragment de pelure d’orange.

 

– Je veux aller au tréfonds du mystère, – stipula lady Poynting Mallow. – Qui est cette autre femme ?

 

– Quelle autre femme ?

 

Tertium quid, – répondit la noble dame avec une lumineuse incorrection.

 

– Une sirène, dit-on, – divulgua Melville.

 

– Que lui reproche-t-on ?

 

– Sa queue.

 

– Avec des nageoires, des écailles ?

 

– Une sirène complète.

 

– Vous en êtes sûr ?

 

– Certain.

 

– Comment l’avez-vous su ?

 

– J’en suis certain, – répéta Melville, avec une pétulance tout à fait contraire à ses habitudes.

 

La noble dame se prit à réfléchir.

 

– Soit, mais il est en ce monde de pires choses qu’une queue de poisson, – décida-t-elle finalement.

 

Melville ne jugea pas nécessaire de contredire cette opinion.

 

– Hum ! – fit lady Poynting Mallow, pour commenter apparemment le silence de son compagnon.

 

Et pendant quelques minutes ils marchèrent sans dire un mot.

 

– Cette fille Glendower est une godiche, elle aussi, – ajouta la noble dame.

 

Mon cousin ouvrit la bouche, et la referma sans avoir émis un son. Comment répondre aux nobles dames quand elles se permettent de s’exprimer pareillement ? Mais s’il ne répondit pas, sa préoccupation du moins se dissipa. Son attention était toute accaparée par la personne résolue qu’il avait à côté de lui.

 

– Elle a des moyens ? – demanda-t-elle brusquement.

 

– Miss Glendower ?

 

– Non, je suis renseignée sur ce qui la concerne, elle. Je parle de l’autre.

 

– De la sirène ?

 

– Oui, de la sirène. Pourquoi pas ?

 

– Oh ! elle… Elle a des moyens fort considérables. Des galions, d’antiques trirèmes chargées de trésors, des frégates naufragées, des bancs de corail sous-marins…

 

– Bien, c’est parfait ! Et maintenant, dites-moi, je vous prie, monsieur Melville, pourquoi Harry ne la prendrait-il pas ? Qu’importe qu’elle soit une sirène, ça n’est pas pis qu’une mine d’argent américaine, et c’est loin d’être aussi primitif et mal élevé.

 

– D’abord, il y a qu’il est déjà fiancé.

 

– Oh ! cela…

 

– Et ensuite il y a miss Waters…

 

– Mais…

 

– … qui est une sirène…

 

– Ce n’est pas une objection ! Autant que j’en puis juger, elle ferait pour lui un parti excellent. Et en réalité, dans la circonscription, ici, elle est tout aussi capable de l’aider efficacement… Le député sortant qu’il va combattre… cet individu, Sassoon, gagne des sommes fantastiques avec les câbles sous-marins… On ne peut trouver mieux… Grâce à elle, Harry dévoilerait aisément ses tours. C’est parfait ! Pourquoi ne la prendrait-il pas ?

 

Elle enfonça ses mains dans les poches de son cache-poussière, et son œil bleu-faïence fixa Melville par-dessous le bord du chapeau hardiment ornementé.

 

– Vous comprenez bien, n’est-ce pas ? – objecta mon cousin, – qu’il s’agit d’une sirène absolument constituée comme elle doit l’être ; les membres inférieurs remplacés par une queue réelle et palpable…

 

– Et après ? – fit lady Poynting Mallow.

 

– Laissant de côté miss Glendower…

 

– C’est entendu !

 

– … je crois qu’un pareil mariage est impossible.

 

– Pourquoi ?

 

Mon cousin tourna autour de la question.

 

– Elle est immortelle, entre autres choses, avec un passé…

 

– Ce qui contribue uniquement à la rendre plus intéressante !

 

Melville essaya d’envisager les choses de ce même point de vue.

 

– Vous vous figurez, – dit-il, – qu’elle le suivrait à Londres, qu’elle se marierait à l’église Saint-Georges, dans Hanover Square, se chargerait du loyer d’une maison dans Park Lane et irait en visite partout où il lui plairait !

 

– C’est précisément ce qu’elle ferait à l’heure actuelle, où la Cour se réveille…

 

– C’est précisément ce qu’elle ne ferait pas, – interrompit Melville.

 

– Mais toute femme qui en aurait l’occasion le ferait.

 

– C’est une sirène.

 

– C’est une godiche, alors ! – proclama lady Poynting Mallow.

 

– Elle n’a même pas l’intention de l’épouser ; cet article-là n’entre pas dans son code.

 

– La friponne ! Que se propose-t-elle donc ?

 

Mon cousin fit un geste dans la direction de la mer.

 

– Cela ! C’est une sirène, – dit-il énigmatiquement.

 

– Quoi ?

 

– Là-bas !

 

– Où ?

 

– Au large !

 

Lady Poynting Mallow examina la mer comme un objet curieux et nouveau.

 

– C’est une perspective amphibie pour la famille, – dit-elle après réflexion. – Même dans ce cas, si elle fait fi de la société, et que cela plaise à Harry, quand ils seront las de la vie champêtre…

 

– Je crains que vous ne saisissiez pas très bien ce fait que c’est une sirène – spécifia Melville, – et Chatteris, voyez-vous, a besoin de respirer de l’air pour vivre.

 

– C’est une difficulté, – admit lady Poynting Mallow en contemplant le miroitement éblouissant des flots. – Mais je ne vois quand même pas l’impossibilité d’en venir à bout.

 

– C’est impossible ! – rétorqua Melville avec une emphase aride.

 

– Elle l’aime ?

 

– Elle est venue le chercher.

 

– Si elle le veut à tout prix, il pourrait imposer des conditions. Dans ces sortes d’affaires, il y en a toujours un qui fait les concessions. Mais, quel que soit le cas, il faut un mariage !

 

Mon cousin scruta le visage impénétrablement assuré et satisfait de la noble dame.

 

– Il pourrait, – reprit-elle, – avoir un yacht et une cloche à plongeur, si elle désire qu’il fasse la connaissance des membres de sa famille.

 

– Sa famille doit se composer de demi-dieux païens, je suppose, qui vivent de quelque façon mythologique dans la Méditerranée.

 

– Ce cher Harry est païen lui-même, de sorte que ça n’est pas gênant. Et quant à être mythologique, toutes les bonnes familles le sont. Il pourrait même revêtir un costume de scaphandrier, si l’on en trouvait un qui lui allât à son avantage.

 

– Je ne pense pas un seul instant que rien de semblable soit possible.

 

– C’est simplement parce que vous n’avez jamais été une femme amoureuse, – répliqua lady Poynting Mallow avec un air de vaste expérience.

 

Elle poursuivit la conversation :

 

– Si c’est de l’eau de mer qu’il lui faut, il serait tout à fait facile, quel que soit l’endroit où ils se fixent pour vivre, d’établir un réservoir, une piscine, avec une baignoire roulante… Vraiment, monsieur Milvaine…

 

– Melville.

 

– Vraiment, monsieur Melville, je ne vois pas ce que vous trouvez d’impossible à cela.

 

– Avez-vous vu la dame en personne ?

 

– Croyez-vous que je sois depuis deux jours à Folkestone sans avoir rien fait ?

 

– Seriez-vous allée lui faire visite ?

 

– Assurément non ! C’est l’affaire d’Harry d’arranger cela ; mais je l’ai examinée sur la promenade, dans son fauteuil roulant, et je n’ai, à coup sûr, jamais rencontré de femme qui m’ait paru aussi digne de ce cher Harry, jamais.

 

– Bien, bien – fit Melville. – En dehors de toute autre considération, il reste toujours miss Glendower.

 

– Je ne l’ai jamais considérée comme un parti convenable pour Harry.

 

– Possible… Cependant, elle existe.

 

– C’est le cas de beaucoup d’autres, – fit tranquillement remarquer la noble dame, pour qui, de toute évidence, cette partie de la question était écartée.

 

Ils continuèrent leur chemin en silence.

 

– Ce que je désirais particulièrement vous demander, monsieur Milvaine…

 

– Melville.

 

– … monsieur Melville, c’est précisément ce que vous venez faire dans cette histoire.

 

– Je suis un ami de miss Glendower.

 

– Qui désire le ravoir ?

 

– Franchement… oui.

 

– Ne lui est-elle pas dévouée ?

 

– Je le suppose, puisqu’ils sont fiancés.

 

– Elle doit lui être dévouée, assurément ! Alors, pourquoi ne comprend-elle pas qu’elle devrait lui rendre sa liberté, si elle veut vraiment son bien ?

 

– Elle ne croit pas que ce soit pour son bien… ni moi non plus.

 

– Simplement un préjugé suranné, parce que la dame a une queue. Les vieilles grognons, qui sont descendues chez Wampach, sont exactement de votre avis !

 

Melville haussa les épaules.

 

– Alors, vous allez, je suppose, le rudoyer et le menacer pour le compte de miss Glendower ?… Vous n’obtiendrez rien de bon.

 

– Puis-je me permettre de vous demander ce que vous comptez faire ?

 

– Ce que fait toujours une bonne tante.

 

– Et c’est ?

 

– Le laisser agir à sa guise.

 

– Supposons qu’il veuille se noyer.

 

– Mon cher monsieur Milvaine, Harry n’est pas un godiche.

 

– Je vous ai dit que c’est une sirène.

 

– Oui, dix fois !

 

Un silence contraint pesa sur eux. Ils approchaient du funiculaire de Folkestone.

 

– Vous n’obtiendrez rien de bon, – répéta lady Poynting Mallow.

 

Au bas du funiculaire, la noble dame se tourna vers Melville, dont le service d’escorte prenait fin.

 

– Je vous suis très obligée de m’avoir accompagnée monsieur Milvaine, – dit-elle, – et je suis enchantée de connaître vos idées sur la situation. C’est une affaire épineuse, mais je pense que nous sommes des gens raisonnables. Réfléchissez à ce que je vous ai dit, puisque vous êtes un ami d’Harry, car vous êtes, n’est-ce pas, de ses amis ?

 

– Nous nous connaissons depuis plusieurs années.

 

– Je suis persuadée que vous finirez tôt ou tard par adopter mon point de vue. C’est très évidemment le meilleur parti pour lui !

 

– Il reste toujours miss Glendower.

 

– Si miss Glendower est une véritable femme, elle doit être prête à tous les sacrifices pour le bien d’Harry.

 

Et sur ces mots ils se séparèrent.

 

Une minute plus tard, Melville se trouva sur l’autre côté de la route, en face de la station du funiculaire, suivant du regard le wagon qui montait. Le chapeau hardiment ornementé, énergique, droit affirmant, s’élevait doucement, image parfaite du solide bon sens. L’esprit de Melville retomba dans le désarroi ; il était abasourdi, pour ainsi dire, par la vigueur des opinions de la noble dame. Est-il possible que quelqu’un qui n’a pas absolument raison soit aussi précis et catégorique ? Dans ce cas, que devenaient ces présages déprimants, ces sinistres menaces de fuite, ces échos « d’autres rêves », dont, encore une demi-heure auparavant à peine, il subissait l’angoisse ?

 

En proie à tous les doutes, il se tourna dans la direction de Sandgate. Très nettement, il se représentait la Dame de la Mer sous le même jour où la voyait lady Poynting Mallow, comme une créature ravissante, élégante, riche et, à vrai dire, abominablement vulgaire, et cependant, avec une identique netteté, il se la rappelait telle qu’elle était lors de leur conversation dans le jardin, avec ses traits d’ombre, ses yeux de profond mystère, et ce murmure étrange qui avait transformé pour lui le monde ambiant en un mince et léger rideau qui cacherait des choses vagues, merveilleuses et jusqu’ici insoupçonnées.

 

V

 

Chatteris était accoudé sur la balustrade. Il tressaillit violemment quand Melville lui posa la main sur l’épaule. Ils échangèrent des salutations embarrassées.

 

– Je ne vous cacherai pas, – commença Melville, – que… que l’on m’a prié de vous parler.

 

– Ne vous excusez pas, – répondit Chatteris, conciliant. – Je suis heureux d’avoir l’occasion de m’expliquer avec quelqu’un.

 

Il y eut un bref silence.

 

Ils s’accoudèrent côte à côte, et leurs regards plongeaient dans le port. Derrière eux, au loin, sur la promenade, l’orchestre faisait entendre, dans la sérénité du soir, des ritournelles à la mode, pendant que les promeneurs, taches noires et minuscules, allaient et venaient à la clarté des lampes électriques haut perchées sur leurs mâts de bronze. À ce premier contact, Chatteris dut se promettre de rester jusqu’au bout maître de soi, de se montrer homme du monde.

 

– Quelle soirée superbe ! – dit-il.

 

– Magnifique ! – répondit Melville sur le même ton, en préparant un cigare. – Vous souvenez-vous de m’avoir demandé, à Londres, de vous révéler le secret qui…

 

– Je sais tout cela, – interrompit Chatteris, tournant du côté de Melville une épaule destinée à parer les coups. – Je sais tout !

 

– Vous avez eu un entretien avec elle ?

 

– Plusieurs.

 

Il y eut un silence d’une minute peut-être.

 

– Que comptez-vous faire ? – demanda Melville.

 

Chatteris ne répondit pas, et Melville ne se risqua pas à répéter sa question. Bientôt Chatteris se retourna.

 

– Marchons, – fit-il, et ils se dirigèrent vers l’extrémité ouest de la terrasse.

 

Chatteris entama un petit discours.

 

– Je suis désolé d’être la cause de tous ces embarras, – débita-t-il du ton de quelqu’un qui a préparé ses phrases. – Je suppose que vous êtes tous convaincus que je me suis conduit comme un imbécile. J’en suis profondément désolé. C’est en grande partie ma faute. Mais, comme vous le savez, pour ce qui concerne l’entrée en matière, une certaine portion de vos blâmes revient de droit à notre bavarde amie Mme Bunting.

 

– Je le crains, – admit Melville.

 

– Vous savez qu’il est des moments où l’on éprouve le besoin de se laisser aller à sa fantaisie, et, dans ces occasions-là, la discussion n’avance pas à grand-chose.

 

– Puisque le mal est fait !

 

– Vous n’ignorez pas qu’Adeline a protesté dès le début contre la présence de cette Dame de la Mer. Mme Bunting n’en tint aucun compte. Plus tard, quand les choses se sont gâtées, il semble qu’elle essaya de se rattraper.

 

– J’ignorais que miss Glendower eût formulé des objections.

 

– Mais si ! Elle prévit ce qui adviendrait.

 

Et Chatteris parut se lancer dans des spéculations rétrospectives.

 

– Naturellement, cela ne me disculpe en aucune manière, mais c’est une sorte d’excuse à l’obligation où vous vous trouvez de vous mêler de cette histoire.

 

Beaucoup moins distinctement, il marmotta deux ou trois phrases où Melville surprit des allusions à des « dérangements stupides » et à des « affaires privées ».

 

Ils se rapprochaient de la musique ; et bientôt ils atteignirent les confins du territoire réservé aux mélomanes fanatiques. Des rythmes joyeux retentissaient bruyamment. Sous le plafond du kiosque, d’étincelantes lumières se reflétaient sur les pupitres de métal brillant et sur les instruments, et le chef d’orchestre, vêtu d’un uniforme rouge constellé d’or, guidait les mesures sautillantes d’une ritournelle en vogue. Des éclats de voix, des fragments de conversation parvenaient aux oreilles des deux causeurs et se mêlaient avec impertinence à leurs méditations.

 

– Penses-tu que j’aurais encore marché avec lui après cela ? – déclarait à son amie une jeune personne à l’accent traînard.

 

– Ne restons pas ici, – fit brusquement Chatteris.

 

Quittant la grande allée de la promenade, ils gagnèrent un escalier ménagé au flanc de la falaise. Un instant après, on eût dit que les imposantes façades de stuc, les hôtels aux fenêtres innombrables, les globes électriques au haut des mâts de bronze, le kiosque et le public mélangé des jours de fête n’avaient jamais existé. C’est un des charmes de Folkestone que cette solitude ténébreuse aux pieds mêmes de la foule. Ils n’entendaient plus l’orchestre, et c’est à peine si quelques vagues flonflons de musique leur parvenaient encore par-dessus la terrasse. Les déclivités, tachées de bouquets d’arbres noirs, descendaient au-dessous d’eux jusqu’au rivage, et au large on entrevoyait les feux dansants de nombreux navires. Au loin, vers l’ouest, on apercevait, comme un essaim de lucioles, les lumières de Hythe. Les deux hommes s’installèrent sur un banc, dans l’obscurité. Pendant un long moment ni l’un ni l’autre ne rompit le silence. Melville s’imagina que Chatteris se tenait sur la défensive ; il l’entendit même murmurer, d’un ton méditatif et traînard : « Penses-tu que j’aurais encore marché avec lui après cela ? »

 

– J’admets, – fit bientôt Chatteris à haute voix, – qu’en toute justice j’ai été inconstant, faible, coupable… radicalement. En ces matières, il faut suivre une voie toute tracée, prescrite d’avance. Hésiter, avoir deux points de vue, c’est une façon d’agir que condamnent tous les gens de bon sens. Pourtant… il arrive qu’on ait les deux points de vue. Vous venez de Sandgate ?

 

– Oui.

 

– Vous avez vu miss Glendower ?

 

– Oui.

 

– Vous lui avez parlé ?… Je suppose que… Que pensez-vous d’elle ?

 

Pendant que Melville hésitait dans le choix d’une réponse, l’extrémité du cigare de Chatteris brilla d’un vif éclat et, à sa clarté, mon cousin vit les yeux de son interlocuteur fixés pensivement sur lui.

 

– Je ne l’ai jamais trouvée… – bredouilla Melville en cherchant des formules diplomatiques, – je ne l’avais pas… jusqu’ici… trouvée particulièrement attrayante. Fort belle, assurément, mais sans rien de… séduisant. Cette fois, cependant, elle me parut plutôt… superbe.

 

– Elle l’est, elle l’est ! – certifia Chatteris.

 

Il se pencha en avant, les coudes sur les genoux, en s’obstinant à vouloir débarrasser son cigare de cendres imaginaires.

 

– Elle est superbe ! – reprit-il. – Vous commencez seulement à vous en apercevoir, mais, mon cher, quand vous la connaîtrez ! Elle est, je vous l’assure, la créature la plus honnête, la plus droite, la plus stricte que j’aie jamais rencontrée. Elle croit si fermement, elle fait le bien si simplement, avec une sorte de royale bienveillance, une sorte d’intégrité dans l’indulgence !…

 

Il laissa la phrase incomplète, comme si elle eût ainsi mieux exprimé sa pensée.

 

– Elle désire que vous reveniez à elle, – lâcha Melville à brûle-pourpoint.

 

– Je m’en doute, – répondit Chatteris, en secouant encore d’imaginaires cendres. – Elle me l’a écrit. C’est là justement que se manifeste son magnifique caractère. Elle ne divague pas, ne tergiverse pas, comme le feraient la plupart des femmes. Elle ne récrimine pas, ne prend pas de grands airs offensés, ne se désole pas, ne pleurniche pas et ne vous adjure pas, pour l’amour de Dieu, de lui rester fidèle. Elle ne réplique pas : « Penses-tu que je marche encore avec lui après cela ? » Par écrit, elle pose clairement, nettement, ses questions. Je crois, Melville, que je ne la connaissais pas moitié aussi bien avant que cette histoire survînt. Elle apparaît en relief… Avant cela, comme je vous l’ai avoué, et comme je m’en rendais compte d’ailleurs depuis le début, elle était… un peu trop… un peu trop statistique.

 

Il reprit sa méditation ; l’éclat de son cigare s’atténua et disparut tout à fait.

 

– Vous revenez ?

 

– Oui, certes.

 

Melville eut un léger sursaut. Puis ils restèrent tous deux un instant immobiles. Brusquement, Chatteris jeta au loin son cigare éteint, et, avec ce geste, on eût dit qu’il lançait au loin bien d’autres choses aussi.

 

– Certes, oui, je reviens… Ce n’est pas ma faute, – expliqua-t-il, – si ces tracas, si cette séparation se sont produits. J’étais dégoûté, j’étais préoccupé, je le sais… J’avais des idées en tête. Mais si on m’avait laissé tranquille… On m’a poussé à bout, – résuma-t-il.

 

– Bien que la situation soit contrariante et encore en suspens à l’heure actuelle, je tiens à vous dire que je ne veux blâmer… qui que ce soit, – spécifia Melville.

 

– Vous avez l’esprit large, comme on s’y attend de votre part, – accorda Chatteris. – Et je m’imagine bien que ces démêlés et ces complications vous assomment. Vous êtes un brave ami de me garder votre indulgence et de ne pas me dédaigner comme un paria, un perturbateur de l’ordre des choses.

 

– C’est là, certes, une position ennuyeuse, – dit Melville ; – mais je comprends peut-être mieux que vous ne le supposez les forces qui vous tiraillent…

 

– Elles sont bien simples, sans doute.

 

– Très simples, en effet.

 

– Et cependant…

 

– Alors ?

 

Chatteris parut redouter d’aborder un sujet dangereux.

 

– Il y a l’autre, – fit-il.

 

Le silence de Melville l’engagea à poursuivre, et il renonça à son attitude voulue.

 

– Qu’est-ce que tout cela ? Pourquoi cette créature est-elle survenue dans ma vie, comme elle l’a fait, si c’est si simple ? Qu’y a-t-il donc en elle ou en moi qui m’a fait ainsi dérailler ? Car elle m’égare, vous savez ! Nous sommes tous sens dessus dessous, et ce n’est pas tant la situation que le conflit mental. Pourquoi suis-je tiraillé ainsi ? Elle s’est emparée de mon imagination. Comment ? Je n’en ai pas la moindre idée.

 

– Elle est d’une grande beauté, – insinua Melville.

 

– D’une grande beauté, certainement ; mais miss Glendower aussi.

 

– Elle est fort belle, je ne suis pas aveugle, Chatteris.

 

– Elle est différemment belle.

 

Melville haussa les épaules.

 

– Elle n’est pas belle pour tout le monde.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Bunting reste calme.

 

– Oh ! lui, – ricana Chatteris.

 

– Bien d’autres gens ne paraissent pas s’en apercevoir comme je m’en aperçois.

 

– Il y a tant de gens qui ne voient pas la beauté là où il est fatal que nous la voyions ! Pourquoi ? À moins qu’il ne faille croire qu’il n’y a aucune raison dans les choses, pourquoi cette… cette impossibilité est-elle belle pour chacun ? Envisagez cela comme un problème de raison, Melville. Pourquoi son sourire m’est-il doux ? Pourquoi sa voix me remue-t-elle ? Pourquoi la sienne et non pas celle d’Adeline ? Adeline a des yeux francs, clairs, des yeux superbes… et voyez quelle différence ! Qu’est-ce donc ? Une courbe inappréciable de la paupière, une différence infinitésimale dans la longueur des cils, et ça suffit à tout bouleverser. Qui pourrait mesurer la différence ? Qui peut dire ce qui me ravit, ce qui m’enlève dans le son de sa voix ? La différence ? C’est une chose visible, une chose matérielle : elle est dans mes yeux, à moi !… Sapristi ! – fit-il en éclatant soudain de rire, – imaginez-vous le vieil Helmholtz essayant de la supputer au moyen d’une batterie de résonnateurs, ou Herbert Spencer l’expliquant par la théorie de l’Évolution et du Milieu !

 

– Ces choses-là dépassent tout essai de mesure ou de définition, – dit Melville.

 

– Non pas si vous les mesurez par les effets produits, répliqua Chatteris. – En tout cas, pourquoi nous y laissons-nous prendre ? Voilà le problème dont je ne puis sortir en ce moment.

 

Mon cousin demeura songeur, avec, sans doute, ses mains profondément enfoncées dans ses poches.

 

– C’est une illusion, – dit-il ; – c’est une séduction magique. Voyons, examinez la question sincèrement. Qui est-elle ? Que peut-elle vous donner ? Elle vous leurre de vagues promesses… elle est le masque séducteur…

 

Il hésita.

 

– Alors ? – fit Chatteris, après un silence.

 

– Elle est tout cela… Pour vous et pour toutes les réalités de ce monde, elle signifie…

 

– Quoi ?

 

– La mort !

 

– Oui, je le sais… Je n’ai rien de neuf à apprendre sur ce sujet-là. Mais pourquoi… pourquoi le masque de la mort est-il beau ? Et puis… nous accomplissons notre devoir avec le secours d’une raison inflexible. Pourquoi la raison et la justice l’emporteraient-elles sur tout ? Qui sait ? Il y a peut-être des choses au-delà de notre raison… le désir a des droits sur nous… la beauté, en tout cas… C’est-à-dire, – expliqua-t-il, – que nous sommes des êtres humains, nous sommes de la matière avec un esprit qui provient de nous-mêmes. Nous sommes liés par en bas au merveilleux domaine de la matière, et par en haut nous aspirons à un quelque chose…

 

Il se tut, fort mécontent de la banale image qu’il employait.

 

– Nous prenons une direction différente, quoi qu’il en soit, – ajouta-t-il sans plus de bonheur, mais il saisit au passage une autre image qui n’exprimait cependant pas exactement son idée : – L’homme est une sorte de gîte d’étape… il doit consentir à des compromis, comme vous le faites.

 

– Eh oui ! j’essaye de maintenir l’équilibre, – répondit modestement mon cousin.

 

– Quelques vieilles gravures, bonnes, j’imagine, un certain luxe de mobilier et de fleurs, quelques bibelots dont vos moyens vous permettent l’acquisition ; de l’art, avec modération ; quelques bonnes actions du genre agréable ; un certain respect pour la vérité, pour le devoir, avec modération aussi… Hein ? C’est cet équilibre-là que je ne puis obtenir. Je ne puis m’asseoir devant l’assiettée de bouillie de la vie quotidienne et l’étendre d’une dose raisonnable d’eau claire et de beauté. L’art… Je suis sans doute trop avide, trop vorace, et je reste au nombre des inadaptables à l’état civilisé. Je me suis installé une fois, deux fois même, devant un mets sain, solide, hygiénique… Ce n’est pas mon genre…

 

Et il répéta :

 

– Ce n’est pas mon genre.

 

Melville, je crois, ne répliqua rien à cela. La critique de sa façon de vivre l’avait distrait du sujet immédiat de la conversation. Il s’égarait dans des comparaisons égoïstes. Sans doute, il fut sur le point de dire, comme dans des circonstances semblables la plupart de nous l’auraient fait : « Vous n’êtes pas au courant de ma situation. »

 

– Mais à quoi bon pérorer de la sorte ? – s’exclama Chatteris. – J’essaye simplement d’élever le ton de l’histoire en y mêlant ces questions plus amples. C’est une justification, alors que je ne voulais rien justifier du tout. J’ai à choisir entre l’existence avec Adeline et cette femme surgie de la mer.

 

– Et qui est la mort.

 

– Comment saurais-je qu’elle est la mort ?

 

– Mais vous avez annoncé tout à l’heure que votre choix était fait.

 

– Il est fait, – dit-il, en cherchant visiblement à se souvenir. – Il est fait ! – confirma-t-il bientôt. – Je vous l’ai dit, je retournerai demain voir miss Glendower… Oui !

 

Des portions oubliées du discours qu’il avait préparé, et dont le courant de la conversation l’avait détourné, lui revinrent en mémoire, et il les débita :

 

– Le fait pur et simple est celui-ci : ma vie a besoin de discipline, d’application, de persévérance. Il me faut ignorer les à-côtés, asservir les pensées vagabondes. De la discipline…

 

– Et du travail.

 

– Du travail, si vous préférez ; c’est la même chose. Le mal jusqu’ici provient de ce que je n’ai jamais assez travaillé. Je me suis arrêté pour deviser avec les femmes sur le bord de la route. J’ai transigé et tergiversé, et l’autre danger m’a attrapé… À présent, il me faut y renoncer, voilà tout !

 

– Ce n’est pas que votre œuvre soit à dédaigner.

 

– Sapristi ! non ! Elle est ardue ! Elle a ses moments arides ; il est des endroits à gravir qui ne sont pas seulement abrupts, mais boueux…

 

– Le monde a besoin de chefs, de bergers. Il donne beaucoup aux gens de votre classe, le loisir, les honneurs, l’éducation, les hautes traditions…

 

– Et il s’attend à quelque chose en échange. Je le sais. J’ai tort… j’ai eu tort, en tout cas. Ce rêve m’a séduit étrangement… et il me faut y renoncer. Du reste, ce n’est pas si grave… renoncer à un rêve, ce n’est guère plus que de se décider à vivre. Il y a encore au monde de grandes choses à accomplir.

 

Melville émit un aphorisme laborieux :

 

– S’il n’y a plus de Vénus Anadyomène, il reste saint Michel et son glaive.

 

– L’archange austère, cuirassé de son armure. Mais lui, au moins, il avait un vrai dragon palpable à frapper et à transpercer, et non pas ses propres désirs. De nos jours, nous préférons prendre des arrangements avec les dragons, élever le niveau du salaire minimum, améliorer le genre d’habitation des classes laborieuses ; d’une manière ou d’une autre, donner autant que nous recevons.

 

Melville objecta que ce n’était pas là une interprétation équitable de son aphorisme.

 

– Soyez tranquille, – répondit Chatteris, – je n’éprouve aucun doute au sujet du choix. Je vais me remettre d’accord avec l’espèce ; je vais regagner ma place dans le rang et prendre part à la grande bataille pour l’avenir, qui est le but de ma vie. J’ai besoin d’un bain froid moral et je ne veux plus attendre… il faut mettre un terme à ces futiles badinages avec des rêves et des désirs. Je vais m’établir un emploi du temps pour chacune de mes heures et me confectionner une règle de conduite ; j’engagerai mon honneur dans l’enchevêtrement des controverses, je me consacrerai au service, comme un homme doit le faire. La lutte, le succès, l’œuvre accomplie, les mains nettes.

 

– Et il y a miss Glendower, n’est-ce pas ?

 

Bien entendu ! – riposta Chatteris sur un ton qu’on ne sentait pas tout à fait sincère. – Adeline, grande, belle, capable, le regard inflexiblement droit. Sapristi, s’il n’y a plus de Vénus Anadyomène, il reste au moins Pallas-Athènè. C’est elle qui se charge du rôle de réconciliatrice.

 

Puis, à l’ahurissement de Melville, il prononça ces mots :

 

– Ce ne sera pas si désagréable, savez-vous.

 

Melville réprima un mouvement d’impatience à cette allusion saugrenue. Ensuite, Chatteris se mit à débiter une série de phrases incohérentes :

 

– La cause est entendue, la sentence est prononcée. Je suis ce que je suis. J’ai examiné le dossier d’outre en outre et j’ai résolu la difficulté. Je suis un homme et je dois me conduire en homme. Le désir… guide et clarté du monde, fanal flamboyant sur un promontoire… Qu’il flamboie ! qu’il se consume ! La route se dirige vers lui, le contourne et le dépasse… J’ai fait mon choix. Il me faut être un homme, vivre en homme, mourir en homme, porter ma part du fardeau qui pèse sur ceux de ma classe et de mon temps. Voilà ! J’ai goûté au rêve, mais vous voyez que je ne lâche pas la raison. Ici même, pendant que la flamme brûle, j’y renonce, à ce rêve ! Mon choix est arrêté… Renonciation ! La renonciation toujours ! Voilà la vie pour nous tous. Nous avons des désirs pour les abjurer, des sens pour les laisser périr insatisfaits. Nous ne pouvons faire vivre qu’une partie de nous-mêmes. Pourquoi serais-je dispensé de ce sort ?… Pour moi, elle est le mal ; pour moi, elle est la mort !… Oui !… Mais pourquoi ai-je vu son visage ? Pourquoi ai-je entendu sa voix ?

 

VI

 

Par un sentier en pente qui s’évadait bientôt de l’obscurité des arbres, ils arrivèrent en vue de Sandgate, dont la petite ligne de lumières s’étendit à leurs pieds. Ils parvinrent un instant après au sommet de la terrasse et s’acheminèrent vers l’extrémité de la falaise. De tout au loin, derrière eux, l’orchestre leur envoyait une musique affaiblie et indistincte. Ils s’arrêtèrent et contemplèrent silencieusement l’espace.

 

Melville voulut savoir à quoi pensait son compagnon.

 

– Pourquoi ne pas venir ce soir même ? – dit-il.

 

– Par une nuit comme celle-ci !

 

Et Chatteris promena ses regards sur la mer qu’éclairait paisiblement la lune. Il demeura un instant immobile, et le reflet de la pâle et froide clarté nocturne donnait à ses traits une expression illusoire de résolution et de force.

 

– Non ! – finit-il par murmurer, et ce mot était presque un soupir.

 

– Allons, venez, descendons. Finissons-en. Elle est là qui vous attend, qui pense à vous…

 

– Non, – refusa Chatteris, – non !

 

– Il n’est pas encore dix heures, – risqua Melville.

 

Chatteris réfléchit.

 

– Non ! – décida-t-il. – Pas ce soir. Demain, quand tout aura repris son aspect quotidien. Il me faut, pour ce retour, un jour honnête et gris, avec une brise du sud-ouest… Ah ! ces nuits calmes et douces… Comment pouvez-vous croire que je me résigne à sauter le pas par une soirée pareille ?

 

Comme s’il eût éprouvé un plaisir à en répéter les syllabes, il murmura à plusieurs reprises ce mot : « Renonciation… renonciation. »

 

Puis, par une transition déconcertante, il s’écria presque aussitôt :

 

– Sapristi, mais c’est une soirée féerique ! Voyez les lumières, à ces fenêtres, là-bas, et levez les yeux maintenant sur l’énorme coupole bleue du ciel. Et là, une étoile scintille comme éblouie par le lumineux clair de lune…

 

CHAPITRE VIII

LE CLAIR DE LUNE TRIOMPHE

 

I

 

Ce qui arriva après cela se trouve être la partie la plus difficile à élucider de l’histoire. J’ai relaté d’après les souvenirs de Melville ce qui fut dit ce soir-là ; j’ai réuni le tout sous forme de conversation, je l’ai complété de divers fragments qui revinrent après coup à la mémoire de mon cousin, et finalement je lui ai lu le passage. Ce n’est évidemment pas une transcription mot pour mot, mais il m’assure que ma rédaction se rapproche autant qu’il est possible du ton général de leur entretien. C’en est au moins l’essence, et ils abordèrent chacun des points que j’ai mentionnés.

 

Quand il quitta Chatteris, Melville était absolument convaincu que la décision définitive et concluante avait été prise. Mais alors, m’a-t-il dit, à part et en dehors de l’arrangement intervenu, il lui vint à l’esprit qu’il restait encore une réalité tangible, capable d’agir : la Dame de la Mer. Qu’allait-elle faire ? Cette pensée le replongea dans un inextricable enchevêtrement d’inquiétudes ; elle le ramena, dans un état d’insoluble perplexité, jusqu’en face de son hôtel.

 

Les deux hommes s’étaient séparés, avec une chaleureuse poignée de main, sur le seuil de l’hôtel Métropole, dont le vestibule resplendissait sous l’aveuglante lumière des lampes électriques. Sans pouvoir en être absolument sûr, Melville croit que Chatteris traversa le vestibule jusqu’à l’ascenseur. Mais, comme il éprouvait le besoin de réfléchir pour son propre compte, mon cousin s’éloigna, absorbé par de profondes préoccupations. Quand le fait s’imposa à son esprit que la Dame de la Mer ne serait aucunement abolie par des « renonciations » quelles qu’elles fussent, il regagna la terrasse des Leas. N’arrivant pas à dénicher une réponse satisfaisante aux questions qu’il se posait, il aboutit à cette constatation imprévue, que l’hôtel Lummidge ressemblait singulièrement à n’importe quel autre hôtel de la même catégorie. Ses fenêtres ne révélaient aucun de leurs secrets.

 

Ici prend fin le récit de ce que sut directement Melville, et du même coup se termine aussi la relation circonstanciée de l’histoire. Sans doute, il y a d’autres aperçus, d’autres sources. Parker, malheureusement, comme je vous l’ai expliqué, refuse de fournir aucune information. Les principales sources qui nous restent sont : en premier lieu Gootch, le valet de chambre de Chatteris, et, en second lieu, le portier de l’hôtel Lummidge.

 

Le témoignage du valet de chambre est précis, mais il ne se rapporte pas expressément à la solution de l’énigme. Gootch atteste qu’à onze heures un quart il monta demander à Chatteris s’il n’avait plus besoin de ses services. Il trouva son maître assis dans un fauteuil, devant la fenêtre ouverte, les coudes aux genoux, le menton dans ses mains, et regardant fixement dans le vague, – ce qui, comme Schopenhauer le remarque dans un passage fameux, forme l’objet principal de l’existence humaine.

 

– Plus besoin de vous, – bégaya Chatteris d’un air hébété.

 

– Bien, Monsieur.

 

– Non… plus… plus besoin de rien, – répéta Chatteris, et le valet, considérant la réponse comme satisfaisante, prit congé de son maître en lui souhaitant une bonne nuit.

 

Chatteris dut rester dans cette attitude pendant un temps fort long, une demi-heure peut-être, ou davantage. Lentement, semble-t-il, ses pensées prirent un cours différent, son état d’âme changea. À un certain moment, sa méditation léthargique dut céder la place à une étrange activité mentale, une réaction désordonnée contre ses résolutions et ses renonciations. Le premier acte auquel il se résolut après cela me paraît grotesque et absurdement pathétique. Il passa dans son cabinet de toilette, et, au matin, le domestique trouva, en propres termes, « ses habits de jour éparpillés dans tous les coins, comme s’il avait perdu un billet de chemin de fer ».

 

Cet adorateur infortuné de la beauté et du rêve… se rasa ! Il se rasa, se lava, se coiffa, et, toujours selon les dires du valet, l’une de ses brosses à cheveux était « éparpillée » dans la ruelle du lit. Cet éparpillement de vêtements et de brosses ne réussit que peu, ou pas du tout selon moi, à pallier cette misérable préoccupation humaine de la toilette. Il changea son complet de flanelle grise, qui lui allait très bien, contre un complet de flanelle blanche qui lui allait parfaitement. Il dut délibérément et consciencieusement « se faire beau », comme dirait une petite pensionnaire.

 

Ayant ainsi mis la dernière main à sa grande « renonciation », il se dirigea, semble-t-il, droit vers l’hôtel Lummidge, où il demanda à voir la Dame de la Mer.

 

Elle s’était retirée dans son appartement. Ce fut du moins la réponse que Parker fit au portier, et que celui-ci transmit, avec une réserve glaciale, à Chatteris, qui s’emporta aussitôt.

 

– Dites-lui que je suis là.

 

– Miss Waters est dans ses appartements, – répéta le portier avec une officielle sévérité.

 

– Voulez-vous, oui ou non, lui dire que je suis là ? – gronda Chatteris, qui devenait blême.

 

– Quel nom, Monsieur ? – demanda le portier, qui céda, explique-t-il, pour éviter « du fracas ».

 

– Chatteris. Dites que je tiens à la voir tout de suite, vous entendez, tout de suite !

 

Le portier fit mine de monter trouver Parker, et revint jusqu’à mi-chemin. Il aurait donné beaucoup pour ne pas être de service… Mais le directeur était sorti. À cette heure-là, d’ordinaire, l’hôtel était calme. Il se décida, en fin de compte, à s’acquitter de sa commission. En relatant son insolite message il éleva la voix.

 

La Dame de la Mer entendit le colloque et, de sa chambre, appela Parker. La situation devenait critique.

 

Je suppose que la fidèle Parker dut, soit soulever sa maîtresse dans ses bras, soit l’aider suffisamment à se transporter elle-même sur le sofa du petit salon, où elle l’enveloppa d’un vaste châle. Pendant ce temps, le portier se morfondait sur le palier ; priant, sans espoir d’être exaucé, pour le retour du directeur. Chatteris bouillait d’impatience dans le vestibule.

 

C’est à ce moment que nous avons un fugitif aperçu de la Dame de la Mer.

 

– Je l’ai vue, – raconta le portier, – par l’entrebâillement de la porte, quand sa garde revint. Elle était soulevée sur ses mains et tournée vers l’entrée… comme ça… avec un air exactement comme ça…

 

Et le portier, qui avait le type irlandais, un nez court, la lèvre supérieure très large, le reste à l’avenant, avec une denture qui ignorait les dentistes, projetait soudain sa face en avant, écarquillait les yeux, courbait lentement sa bouche en un sourire figé, et demeurait ainsi jusqu’à ce qu’il jugeât l’effet entièrement produit.

 

Parker, une légère rougeur aux joues, mais écrasant résolument toutes ces simagrées anormales sous le poids de l’ordinaire banalité, apparut soudain devant lui. Miss Waters consentait à recevoir M. Chatteris pendant quelques minutes. Elle prononça un « miss Waters » emphatique, d’autant plus emphatique qu’il contentait sa désapprobation ; bref, un « miss Waters » d’une emphase qui était une protestation.

 

Et Chatteris, pâle et résolu, monta vers la Dame qui l’attendait souriante. Personne n’assista à leur entrevue, personne ne fut témoin de ce premier moment où ils se retrouvèrent, personne, sinon Parker, de qui assurément la présence était indispensable en ces scabreuses circonstances. Mais Parker est muette ; Parker s’obstine dans un silence que même des rubis ne pourraient entamer.

 

Je ne sais que ce que je tiens du portier.

 

– Aussitôt que je lui eus communiqué que miss Waters était visible et qu’elle consentait à le recevoir, – raconte le digne serviteur, – il se précipita quatre à quatre, que c’en était outrageant. C’est un hôtel convenable, ici, un hôtel de famille. Bien sûr, on voit des fois, même ici, des choses drôles, mais… Comment vouliez-vous que je retrouve le directeur pour le prévenir ? Et qu’est-ce que je pouvais faire de ma propre autorité ? La porte resta ouverte un moment, pendant qu’ils causaient, et puis on la ferma. C’est sa garde qui est venue la fermer d’elle-même, je parierais.

 

Je poussai l’audace jusqu’à poser au portier une question ignominieuse.

 

– Impossible de rien entendre de derrière la porte, – répondit tranquillement l’homme. – D’ailleurs ils se mirent tout de suite à chuchoter.

 

II

 

Et ensuite…

 

Il était environ une heure moins dix quand Parker, prenant, comme personne au monde ne pouvait le faire, une attitude naturelle et digne, empreinte du plus parfait décorum, descendit demander – requête inconcevable – qu’on amenât le fauteuil roulant.

 

– Et je l’amenai ! – déclara le portier avec une gravité inimitable.

 

Puis, m’ayant laissé le temps d’apprécier toute la signification de son acte, il ajouta :

 

– Ils ne s’en sont même pas servis !

 

– Vraiment ?

 

– Vraiment ! Il la descendit dans ses bras.

 

– Et il la porta comme cela jusqu’au bout ?

 

– Jusqu’au bout.

 

Il est difficile de le suivre dans la description qu’il fait de la Dame de la Mer. Elle était toujours enveloppée de son châle, semble-t-il, et elle avait « l’air d’une statue », – sans qu’on voie trop ce qu’il veut dire par là, ni qu’on puisse supposer qu’elle fût inerte ou paralysée.

 

– Elle avait tout à fait l’air d’une statue, – affirma le portier, – d’une statue qui serait vivante.

 

Un de ses bras était nu et la masse d’or mouvant de ses cheveux tombait sur ses épaules.

 

– Lui ? – me répondit le portier, – on aurait dit, voyez-vous, un homme qui serait remonté, comme un ressort. D’une main, elle lui caressait les cheveux, oui, les cheveux, en passant les doigts dedans ! Et quand elle vit l’air que je prenais, elle renversa la tête en arrière et se mit à rire… comme si elle avait voulu dire : « Hein ? je le tiens ! » Elle m’éclata de rire au nez. Oui, Monsieur ! Un vrai fou rire !

 

Je restai un moment silencieux, essayant de me représenter cet extraordinaire tableau. Une idée me frappa.

 

– Et lui, riait-il aussi ? – questionnai-je.

 

– Dieu nous bénisse, Monsieur ! S’il riait ? Ah ! non, alors !

 

III

 

Notre histoire, en ce qui concerne les faits précis, se termine sur ce tableau, qui s’évanouit quand Chatteris et son fardeau quittent le pan de lumière projeté par le vestibule de l’hôtel.

 

On se représente la terrasse déserte des Leas, déserte comme peut seule l’être, à une heure aussi avancée de la nuit, une terrasse devant la mer, et toute baignée d’une clarté livide par les globes électriques incandescents.

 

Sur le perron de l’hôtel, au milieu d’une vaste rangée de façades blanchâtres, se dresse, unique forme vivante dans le tableau, la silhouette sombre du portier scrutant, d’un air hébété, le tiède et lumineux mystère de la nuit qui vient d’engloutir la Dame de la Mer et Chatteris.

 

On a ménagé sur le devant des Leas une sorte de véranda où, pendant la saison d’hiver, joue une symphonie d’instruments à cordes. Tout près de là, un escalier dégringole en pente rapide jusqu’à la route du bas. C’est par cet escalier que Chatteris et la Dame durent descendre, abandonnant cette vie pour un inconcevable inconnu. Il me semble les voir se hâter, et, à coup sûr, bien qu’il ne dût pas être en humeur de rire, on n’aurait plus remarqué sur ses traits, à présent, ni doute ni résignation. Indiscutablement, il savait maintenant ce qu’il voulait, il était sûr de lui-même, pour quelques instants du moins, et, dans cet état, il ne pouvait éprouver aucun sentiment de misère ni de regret, bien que quelques enjambées encore le séparassent seulement de la mort.

 

Dans la molle douceur du clair de lune, il la portait, vigoureux et beau, dressé de toute sa taille dans son vêtement blanc, la tenant à pleins bras, le front penché sur la blanche épaule de sa conquête dont les cheveux magnifiques lui frôlaient les joues. Elle, je suppose, lui souriait, le caressait, le berçait du murmure de sa voix. Un moment, ils durent être éclairés en plein par la lampe électrique plantée à mi-hauteur de l’escalier ; puis la nuit, à nouveau, se referma sur eux. Il dut encore traverser avec elle la route où s’entrelaçaient les ombres des arbres, franchir, par le sentier en lacet, les fourrés d’arbustes qui bordent l’autre côté du chemin, et il arriva enfin sur le rivage où la clarté de la lune ne projetait d’autre ombre que la leur.

 

Personne n’assista à cette dernière descente, pour nous dire si Chatteris jeta un regard en arrière avant de s’engager dans les flots phosphorescents… Il dut nager un certain temps à côté d’elle, puis cesser de nager… Bientôt il disparut, et plus jamais on ne le revit dans le gris univers des hommes.

 

Regarda-t-il en arrière ? Je me le demande. Oui, pendant un certain temps le mortel et la divinité marine qui était venue le ravir nagèrent de conserve, avec le ciel au-dessus d’eux et entourés par les flots de tous côtés, enivrés de clair de lune et du charme magique des eaux phosphorescentes. Ce n’était plus le moment pour lui de songer à la vertu, aux honnêtes devoirs qu’il laissait derrière lui, pendant qu’ils glissaient ensemble vers l’inconnu.

 

Sur l’issue du voyage, nous ne pouvons nous livrer qu’à des conjectures. Fut-il à la fin saisi d’une soudaine horreur. Eut-il tout à coup conscience de son immense erreur ? Ou bien, exhalant tardivement un repentir vite étouffé, fut-il fougueusement et terriblement précipité vers d’insondables profondeurs ? Ou bien fut-elle, jusqu’à la fin, adorable et tendre, l’entoura-t-elle amoureusement de ses bras pour l’entraîner dans l’abîme, en une extase éperdue de volupté mortelle ?…

 

Nous ne saurions pénétrer d’aucune façon ces mystères. À la marge des flots au murmure alliciant[1], l’histoire de Chatteris doit nécessairement prendre fin. Contentons-nous, comme on place un cul-de-lampe à la fin d’un chapitre, d’ajouter ici, en guise d’épilogue, l’incident du policeman.

 

Cet agent, arpentant par devoir la plage, aux premières heures du jour, aperçut tout à coup un châle, au moment où la marée montante l’atteignait. Ce n’était pas un châle du genre de ceux que les gens du peuple perdent parfois, c’était un châle riche et soyeux. Perplexe, inquiet, le châle sur le bras, l’agent, sa lanterne à la main, explora du regard la plage déserte et blanche, les buissons obscurs et les flots infinis… Cet abandon d’un objet luxueux et confortable s’expliquait difficilement.

 

– À quoi songent les gens ? – se demanda ce naïf citoyen d’un monde banal et simple. – Que signifient de pareilles choses ? Jeter un châle de cette qualité !…

 

La lune rougeâtre se posait sur l’horizon, vers le sud, où dans tout le ciel une planète seule scintillait. Des pieds de l’agent partait un ruban de lumière miroitante qui allait se perdre au bord extrême du firmament obscur. De chaque côté de cette splendeur, la nuit se trouait par instants de lueurs phosphorescentes. Au large, des feux de navires brillaient, vifs et jaunâtres. Un bateau de pêche se silhouetta en noir à travers le miroitement de lumière, sortant du mystère pour y rentrer aussitôt. Le phare de Dungeness piquait, comme une pointe d’épingle, son feu rouge dans l’ouest ; vers l’est, l’éclat infatigable du phare perché sur le Gris-Nez tournait dans le ciel, s’évanouissait, reparaissait sans trêve, – pendant que, sur le rivage, l’agent et sa lanterne promenaient leur fugitive curiosité devant la vaste et mystérieuse sérénité de la nuit.

 

 

 

 

 


À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

 

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

 

Janvier 2006

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Jean-Marc, Claire, Coolmicro et Fred

 

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l’original. Nous rappelons que c’est un travail d’amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

Votre aide est la bienvenue !

 

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.



[1] Alliciant : attirant, séducteur (Note du correcteur – ELG.)