Stefan Zweig

BRÛLANT SECRET

Traduction Alzir Hella

BRÛLANT SECRET

Le partenaire

La locomotive fit entendre un rauque sifflement : on était arrivé au Semmering. Pendant une minute les noirs wagons stationnèrent sous la lumière faiblement argentée du ciel ; ils rejetèrent un mélange de personnes et en avalèrent d’autres ; des voix nerveuses résonnèrent çà et là, puis la machine siffla de nouveau et entraîna bruyamment la chaîne sombre des wagons dans la gueule du tunnel. Et la paix régna de nouveau sur le vaste paysage aux clairs arrière-plans balayés par le vent humide.

L’un des arrivants, un jeune homme, qui attirait la sympathie et l’attention par son costume de bon goût et par l’élasticité naturelle de sa marche, prit vite, avant tous les autres, un fiacre pour le conduire à l’hôtel. Les chevaux gravirent sans hâte le chemin montant. Il y avait du printemps dans l’air. Dans le ciel flottaient de blancs et turbulents nuages comme on n’en voit qu’en mai et juin –, ces compagnons toujours jeunes et volages, qui courent en jouant sur la piste bleue pour se cacher soudain derrière de hautes montagnes, qui s’embrassent et ensuite se fuient, qui tantôt se chiffonnent comme des mouchoirs et tantôt s’effilochent en bandeaux et qui, finalement, comme pour leur faire une niche, mettent sur la tête des monts de blancs bonnets. Il y avait aussi de l’agitation là-haut dans le vent, qui secouait si violemment les maigres arbres encore tout mouillés par la pluie, que leurs articulations craquaient doucement et que mille gouttelettes en jaillissaient, comme des étincelles. Parfois aussi le parfum de la neige semblait apporter sa fraîcheur du haut des montagnes ; alors on sentait dans sa respiration quelque chose qui était à la fois doux et piquant. Tout dans l’air et sur la terre était mouvement, bouillonnement et impatience. Maintenant qu’ils dévalaient la pente du chemin, les chevaux couraient en soufflant légèrement et le tintement de leurs grelots s’entendait de très loin.

À l’hôtel, la première chose que fit le jeune homme fut de consulter la liste des hôtes, qu’il parcourut, bientôt déçu. « Pourquoi donc suis-je ici ? » se demanda-t-il tout d’abord avec inquiétude. « Être seul, dans la montagne, sans société, c’est pire que le bureau. Il est clair que je suis arrivé trop tôt, ou trop tard. Je n’ai jamais de chance avec mes vacances. Pas un seul nom connu parmi tous ces gens-là. Si, du moins, il y avait quelques femmes, la possibilité d’un petit flirt – à la rigueur même innocent – pour ne pas passer cette semaine trop tristement. » Le jeune homme, un baron de cette noblesse autrichienne de peu d’éclat issue de la bureaucratie, était employé de ministère. Il avait pris ce petit congé sans aucun besoin, simplement parce que tous ses collègues avaient obtenu en cette saison printanière une semaine de vacances et qu’il ne voulait pas faire cadeau de la sienne à l’administration. Quoique ne manquant pas d’une certaine personnalité, il était d’une nature essentiellement mondaine, recherché pour cela, et bien vu dans tous les milieux. Il avait pleinement conscience de son incapacité à supporter la solitude, à rester seul en face de lui-même, et il évitait autant que possible ces moments-là parce qu’il ne voulait pas du tout faire plus intimement connaissance avec son moi. Il savait qu’il avait besoin du contact des hommes pour faire briller tous ses talents, pour animer la chaleur et la pétulance de son cœur, et que, laissé à lui seul, il était sans valeur et froid comme une allumette dans sa boîte.

Mécontent, il se mit à aller et venir dans le hall vide, tantôt feuilletant les journaux avec indécision, tantôt entamant une valse sur le piano du salon sans que ses doigts pussent en trouver le rythme parfait. Enfin, il s’assit dans un coin, de mauvaise humeur, regardant l’obscurité tomber lentement et le brouillard sortir des pins sous forme de vapeurs grises. Il émietta ainsi une heure sans aucun agrément et dominé par ses nerfs. Puis il se réfugia dans la salle à manger.

Il n’y avait d’abord que quelques tables d’occupées et il en fit le tour d’un regard rapide. Vainement. Il ne connaissait personne sauf, là-bas (et il rendit négligemment un salut), un entraîneur qu’il avait connu aux courses, puis, ailleurs, un visage qu’il avait croisé sur le Ring… c’est tout. Pas une femme qui lui permît d’espérer ne fût-ce qu’une fugitive aventure. Son humeur devint plus impatiente. C’était un de ces hommes qui doivent beaucoup de bonnes fortunes à leur joli visage et chez qui, à chaque moment, tout est prêt pour une nouvelle rencontre, une nouvelle expérience amoureuse ; un de ces jeunes hommes qui sont toujours au potentiel voulu pour se précipiter dans l’inconnu d’une aventure, que rien ne surprend, parce que, sans cesse à l’affût, ils ont tout calculé ; qui ne manquent aucune occasion galante parce que leur premier regard pénètre, inquisiteur, dans la sensualité charnelle de chaque femme, sans faire de différence entre l’épouse de leur ami et la servante qui leur ouvre la porte. Lorsque, avec un certain dédain superficiel, on appelle ces gens-là des « chasseurs de femmes », c’est sans savoir combien de vérité positive incarne ce mot, car, effectivement, tous les instincts passionnés de la chasse, le flair, l’excitation et la cruauté mentale, s’agitent dans l’attitude de ces hommes. Ils sont sans cesse aux aguets, toujours prêts, et résolus à suivre jusqu’au bord de l’abîme la moindre piste d’aventure. Ils sont toujours chargés de passion, non pas de la passion, estimable, de l’amant, mais de celle du joueur, froide, calculatrice et périlleuse. Il y en a parmi eux d’une ténacité extraordinaire dont, même au-delà de leur jeunesse, toute l’existence se passe dans l’attente de l’éternelle aventure ; pour qui la journée se divise en cent petits événements sensuels (un coup d’œil en passant, un sourire glissé en coulisse, un genou effleuré quand on est assis en face l’un de l’autre) et l’année, à son tour, en une centaine de ces jours-là ; pour qui, enfin, l’événement sensuel est la source éternellement jaillissante, nourricière, et brûlante de la vie.

Ici il n’y avait pas de femme, pas de partenaire. Et il n’est pas d’irritation plus vive que celle du joueur, assis les cartes à la main devant le tapis vert, conscient de sa supériorité, et qui attend en vain un partenaire. Le baron demanda un journal et laissa couler ses regards maussades sur les lignes imprimées ; mais ses pensées étaient paralysées et trébuchaient contre les mots comme un homme ivre.

Soudain il entendit derrière lui le frou-frou d’une robe et une voix légèrement irritée qui disait avec un accent affecté : « Mais tais-toi donc, Edgar[1]. »

Une robe de soie crissa en passant contre sa table ; il vit une silhouette de femme, grande et bien en chair, avec derrière elle, vêtu d’un costume de velours noir, un petit garçon pâle, dont le regard l’effleura avec curiosité. Tous deux s’assirent en face l’un de l’autre, à la table réservée, l’enfant s’efforçant visiblement d’observer une correction qui paraissait en contradiction avec l’agitation de ses yeux noirs. La dame (le jeune baron ne faisait attention qu’à elle) était très soignée, et mise avec une élégance recherchée. En outre elle avait un type qu’il aimait beaucoup : c’était une de ces juives un peu grasses, à la veille de dépasser la maturité, manifestement passionnée, elle aussi, mais habile à cacher son tempérament derrière une mélancolie distinguée. Il ne put tout d’abord voir ses yeux, mais il admira la ligne bien formée des sourcils, s’arrondissant avec pureté au-dessus d’un nez délicat, qui, à vrai dire, trahissait la race, mais qui par sa noblesse rendait le profil de cette femme net et intéressant. Ses cheveux, comme tout ce qu’il y avait de féminin dans ce corps épanoui, étaient d’une luxuriance remarquable, et sa beauté, dans la fière conscience qu’elle avait d’être très admirée, paraissait rassasiée et orgueilleuse. Elle commanda le repas d’une voix très basse, rappela encore à l’ordre le gamin qui faisait du bruit en jouant avec sa fourchette, tout cela avec une apparente indifférence devant le regard glissant et prudent du baron, dont elle avait l’air de ne pas remarquer la présence, tandis qu’en réalité c’était la vigilance active de celui-ci qui lui imposait cette réserve soucieuse.

La figure assombrie du baron s’était tout à coup éclairée ; dans leur vie souterraine les nerfs se mirent à l’animer, firent disparaître les plis, tonifièrent les muscles, si bien que sa taille se redressa et que la lumière brilla dans ses yeux. Il n’était pas lui-même sans ressembler à ces femmes qui ont besoin de la présence d’un homme pour tirer de leur être tout leur pouvoir. Il lui fallait un excitant sensuel pour déployer toute la puissance de son énergie. Le chasseur flaira une proie. D’un air provocant son œil chercha à rencontrer le regard de la femme, ce regard qui, parfois, croisait le sien dans un coup d’œil luisant et indécis, mais qui ne lui donnait jamais une réponse claire. Autour de la bouche, il croyait découvrir par instants comme la détente d’un sourire qui commence, mais tout cela était incertain et c’est cette incertitude qui l’excitait. La seule chose qui lui parût prometteuse était cette façon continuelle dont la femme dirigeait son regard à côté de lui, parce que c’était à la fois de la résistance et de la gêne – et aussi la nature étudiée de la conversation qu’elle avait avec l’enfant, conversation qui sans nul doute était destinée à être entendue. Même la réserve forcée de cette attitude tranquille indiquait, il le sentait, un commencement d’inquiétude. Lui aussi était excité : la partie allait s’engager. Il ralentit savamment son dîner ; pendant une demi-heure, presque sans arrêt, il tint son regard fixé sur cette femme jusqu’à ce qu’il eût dessiné pour ainsi dire, dans son esprit, chaque ligne de son visage et qu’il eût touché secrètement chaque partie de son corps épanoui. Au-dehors l’obscurité tombait lourdement ; les arbres soupiraient avec une peur enfantine lorsque les grands nuages pluvieux se mettaient à étendre vers eux leurs mains grises ; les ombres envahissaient de plus en plus la salle et les hommes semblaient de plus en plus oppressés par le silence. La conversation de la mère avec son enfant, il le remarqua, devenait toujours plus affectée, plus artificielle, sous le poids de ce silence menaçant. Bientôt, il le sentait, elle allait toucher à sa fin. Alors il résolut de faire un essai. Il se leva le premier et se dirigea à petits pas vers la porte, en jetant, au moment où il passait près d’elle, un long regard sur le paysage. Puis, brusquement, comme s’il avait oublié quelque chose, sa tête se retourna, et il s’aperçut qu’elle le regardait avec des yeux pleins de vivacité.

Cela l’excita. Il attendit dans le hall. Elle vint bientôt après, tenant son enfant par la main ; elle feuilleta les revues en passant et montra au petit quelques images. Mais lorsque le baron alla négligemment vers la table, comme pour prendre une revue, mais en réalité pour pénétrer d’une façon plus profonde dans la lueur humide de ses yeux et peut-être même pour engager une conversation, elle se détourna, frappa légèrement sur l’épaule de son fils, en lui disant : « Viens, Edgar, au lit[2] ! » Puis elle passa froidement. Un peu déçu, le baron la regarda partir. Il avait compté que ce soir même il ferait sa connaissance, et cette manière brusque de s’en aller était pour lui une désillusion. Mais, somme toute, il y avait du charme dans cette résistance, et l’incertitude dans laquelle il se trouvait enflammait son désir. Enfin, il avait trouvé son partenaire et la partie pouvait s’engager.

Une amitié rapide

Le lendemain, lorsque le baron entra dans le hall, il y vit l’enfant de la belle inconnue en conversation animée avec les deux liftiers, à qui il montrait les images d’un livre de Karl May. Sa maman n’était pas là ; sans doute était-elle encore occupée à sa toilette. Ce n’est qu’alors que le baron examina le gamin. C’était un enfant timide, nerveux et peu développé, d’une douzaine d’années, avec des mouvements indolents et des yeux sombres et fureteurs. Comme beaucoup de gosses de cet âge, il donnait l’impression de quelqu’un que l’on a effrayé, comme s’il venait d’être soudain arraché au sommeil et placé, sans transition, dans un entourage étranger. Son visage, non sans beauté, n’était pas encore formé ; la lutte du caractère masculin avec le caractère enfantin paraissait n’être qu’à son début ; tout chez lui n’était encore que comme une pâte que l’on pétrit, sans aucune forme bien nette, sans aucune ligne bien accusée. En outre, il était précisément à cet âge ingrat où les enfants n’ont jamais des vêtements qui leur vont bien, où les manches et les culottes flottent mollement autour des maigres articulations et où d’ailleurs aucune vanité ne les porte à surveiller leur extérieur.

L’enfant produisait là, par sa façon de rôder partout sans savoir que faire, une impression pénible. À vrai dire, il gênait tout le monde, tantôt le portier qu’il paraissait importuner par ses questions et qui l’écartait ; tantôt les gens qu’il embarrassait à l’entrée de l’hôtel ; visiblement il lui manquait la fréquentation d’un ami. C’est pourquoi, dans son besoin enfantin de bavarder, il cherchait à se rapprocher des domestiques, qui, lorsqu’ils avaient le temps, lui répondaient, mais qui brisaient aussitôt la conversation dès qu’apparaissait une grande personne ou qu’ils avaient quelque chose de plus urgent à faire. Le baron observait en souriant et avec intérêt le malheureux gamin dont la curiosité s’attachait à tout et devant qui tout se dérobait inamicalement. À un certain moment, il capta un de ses regards de curiosité, mais les yeux noirs rentrèrent peureusement dans leur retraite dès qu’ils se sentirent pris en flagrant délit de vagabondage et se dissimulèrent sous les paupières baissées. La chose amusa le baron. Le gamin commença à l’intéresser et il se demanda si cet enfant, qui, à coup sûr, n’était rendu si timide que par la crainte, ne pourrait pas être un rapide intermédiaire entre lui et l’inconnue. Toujours est-il qu’il allait essayer. Sans en avoir l’air, il suivit le gamin qui venait de s’élancer vers la porte et qui, dans sa soif enfantine de tendresse, se mit à caresser les naseaux roses d’un cheval blanc – jusqu’au moment (véritablement, il n’avait pas de chance !) où, ici encore, le cocher l’écarta assez rudement. Froissé et ennuyé, il s’était remis à badauder çà et là, les yeux vides et un peu tristes. Alors le baron s’approcha de lui.

– Eh bien, jeune homme, te plais-tu ici ? fit-il soudain en s’efforçant de donner à son apostrophe un ton aussi jovial que possible.

L’enfant devint rouge comme le feu et le regarda fixement avec inquiétude. Puis, d’un air craintif, il rapprocha ses mains de son corps et dans sa gêne il tourna la tête à droite et à gauche. C’était la première fois qu’un inconnu engageait avec lui une conversation.

– Oui, je vous remercie.

Ce fut tout ce qu’il eut la force de balbutier. Et encore le dernier mot eut-il de la peine à sortir de sa bouche.

– Cela m’étonne », dit le baron en riant ; « c’est pourtant un endroit assez morne, surtout pour un petit homme comme toi. Que fais-tu donc toute la journée ? » Le gamin était encore trop troublé pour trouver immédiatement une réponse. Était-il possible vraiment que cet élégant monsieur qu’il ne connaissait pas, désirât s’entretenir avec lui dont personne ne s’occupait ? Cette pensée le rendait à la fois timide et fier. Il se ressaisit péniblement :

– Je lis, et puis souvent nous allons nous promener. Parfois nous sortons aussi en voiture, Maman et moi. Je suis ici pour reprendre des forces, j’ai été malade. Le médecin a dit qu’il me fallait rester longtemps assis au soleil.

Ces derniers mots furent dits déjà avec assez d’assurance. Les enfants sont toujours fiers d’une maladie, parce qu’ils savent que le danger les rend deux fois plus importants aux yeux de leurs parents.

– Oui, le soleil est une bonne chose ; il te brunira vite. Mais il ne faudrait pas que tu restes assis toute la journée. Un garçon comme toi devrait courir, être plein d’animation et faire aussi quelques bêtises. Il me semble que tu es trop sage ; tu as l’air d’une momie avec ton grand et gros livre sous le bras. Quand je pense au gibier de potence que j’étais à ton âge ! Chaque soir je rentrais les culottes déchirées. Il ne faut pas être trop sage.

Malgré lui, l’enfant fut obligé de sourire et cela lui ôta toute crainte. Il aurait aimé répondre quelque chose, mais c’eût été selon lui faire montre d’impolitesse, de trop de hardiesse devant ce beau monsieur inconnu, qui lui parlait d’un ton si amical. Jamais il n’avait été exubérant et il était vite embarrassé ; aussi, maintenant, le bonheur et la honte le remplissaient d’un trouble extrême. Il aurait tant aimé continuer l’entretien, mais il ne trouvait rien à dire. Heureusement que le grand chien fauve de l’hôtel, un saint-bernard, vint à passer ; il les flaira tous les deux et se laissa gentiment caresser.

– Aimes-tu les chiens ? demanda le baron.

– Oh ! oui, beaucoup ; Bonne-Maman en a un dans sa villa de Baden, et quand nous y habitons il est avec moi toute la journée. Mais ce n’est qu’en été, quand nous y sommes invités.

– Nous en avons chez nous, dans notre propriété, je crois bien deux douzaines. Si tu es gentil ici, je t’en donnerai un. Un brun avec des oreilles blanches, un tout jeune, veux-tu ?

L’enfant rougit de plaisir :

– Oh ! oui », fit-il aussitôt, d’une voix brûlante et avide. Mais ensuite une pensée lui vint, qui lui donna un air anxieux et presque effrayé :

– Mais Maman ne le permettra pas. Elle dit qu’elle ne veut pas de chien à la maison ; ils donnent trop de tracas.

Le baron sourit. Enfin la conversation se portait sur la maman.

– Ta maman est-elle si sévère ?

L’enfant réfléchit, regarda une seconde le monsieur, comme pour se demander si l’on pouvait déjà avoir confiance dans cet étranger. La réponse resta prudente :

– Non, ma maman n’est pas sévère. Maintenant, parce que je suis malade, elle me permet tout. Peut-être me permettra-t-elle même d’avoir un chien.

– Faut-il que je le lui demande ?

– Oh ! oui, je vous en prie », fit le gamin exultant de joie. « Dans ce cas Maman y consentira certainement. Et quel air a-t-il ? Il a les oreilles blanches, n’est-ce pas ? Sait-il apporter ?

– Oui, il sait tout faire.

Le baron sourit malgré lui à l’aspect des étincelles brûlantes qu’il avait fait jaillir si vite dans les yeux de l’enfant. À présent la timidité du début était vaincue et la passion, qui avait été retenue par la crainte, déborda. L’enfant peureux et anxieux de tout à l’heure était devenu subitement un gamin plein de pétulance. Ah ! si sa mère était ainsi, pensa involontairement le baron, si elle était aussi ardente derrière sa réserve ! Mais, déjà, le gamin l’assaillait de questions :

– Comment s’appelle le chien ?

– Caro.

– Caro ! » – jubila l’enfant. Malgré lui il riait et exultait à chaque parole, enivré par cet événement inattendu, par le fait de voir quelqu’un s’occuper de lui amicalement. Le baron s’étonnait lui-même de son rapide succès et il résolut de battre le fer tant qu’il était chaud. Il invita l’enfant à faire avec lui un brin de promenade, et le pauvre diable, qui depuis des semaines portait en lui le désir affamé d’avoir un compagnon, fut ravi de cette offre. Ingénument il révélait tout ce que son nouvel ami cherchait à savoir de lui par de menues questions, semblant toutes fortuites. Bientôt le baron fut parfaitement renseigné sur la famille d’Edgar ; l’enfant était le fils unique d’un avocat de Vienne, qui appartenait à la riche bourgeoisie israélite ; il eut vite appris que la mère n’était pas enchantée de son séjour au Semmering et qu’elle s’était plainte de l’absence d’une société sympathique ; il crut même pouvoir induire de la façon évasive avec laquelle Edgar lui répondit, lorsqu’il lui demanda si sa maman aimait beaucoup son papa, que là tout n’était pas idéal. Il avait presque honte de la facilité avec laquelle il arrachait à l’innocent enfant tous ces petits secrets de famille, car Edgar, très fier de voir que ce qu’il racontait était capable d’intéresser un adulte, ne cachait rien à son nouvel ami. Son cœur d’enfant battait d’orgueil à la pensée d’être vu publiquement dans une parfaite intimité avec une grande personne (le baron, en marchant, lui avait mis son bras sur l’épaule) et, peu à peu, il oubliait qu’il n’était qu’un enfant et il caquetait librement et sans retenue, comme s’il eût parlé à quelqu’un de son âge. Ainsi que la conversation le montrait, Edgar était très intelligent, un peu précoce même, comme la plupart des enfants maladifs qui sont restés plus souvent dans la société des adultes qu’avec des camarades de classe, et ses sympathies ou ses antipathies atteignaient un degré de passion extraordinaire. Il ne paraissait jamais garder la mesure ; il parlait de chaque personne ou de chaque objet soit avec enthousiasme, soit avec une haine si violente qu’elle tordait son visage et lui donnait presque un aspect méchant et hideux. Quelque chose de sauvage et de primesautier, qui provenait peut-être de la maladie qu’il venait de surmonter, mettait dans ses paroles une ardeur fanatique et il semblait que sa gaucherie n’était qu’une crainte, péniblement refrénée, de sa propre passion.

Le baron gagna aisément sa confiance. Au bout d’une demi-heure, il était maître de ce cœur brûlant et agité. Il est si facile de tromper un enfant, ces naïfs dont on recherche si rarement l’amour ! Le baron n’avait qu’à se reporter à son propre passé pour trouver tout naturel que le gamin, très spontanément, ne vît plus en lui qu’un camarade et qu’au bout de quelques minutes il eût perdu le sentiment de la distance qu’il y avait entre eux. Il était si heureux d’avoir trouvé soudain dans cet endroit solitaire un ami, et quel ami ! Il les oubliait tous, les petits garçons de Vienne, avec leurs voix fluettes, leurs bavardages sans expérience ; cette heure unique et nouvelle avait suffi pour noyer leur image et leur souvenir. Toute sa passion enthousiaste appartenait à présent à son nouveau, à son grand ami, et son cœur se dilata de fierté lorsque celui-ci, au moment du départ, l’invita à revenir le lendemain matin, et qu’ensuite son nouvel ami lui fit signe de loin, tout comme un frère. Cette minute fut peut-être la plus belle de sa vie. Il est si facile d’abuser un enfant. – Le baron sourit en voyant le gamin s’en aller en courant. L’intermédiaire cherché était maintenant gagné. L’enfant, il le savait, accablerait sa mère de récits, jusqu’à satiété ; il répéterait chaque mot. Et le baron se félicita en se rappelant qu’il avait avec adresse tressé quelques compliments à l’égard de l’étrangère et qu’il avait toujours parlé à Edgar de sa « jolie maman ». Il était évident pour lui que le communicatif enfant n’aurait de cesse avant de les avoir mis en relation, sa maman et lui. Lui-même n’avait pas besoin de bouger le petit doigt pour atteindre la belle inconnue ; il pouvait maintenant rêver tranquillement et contempler le paysage, car il savait que d’ardentes mains d’enfant étaient en train de construire le pont qui le conduirait vers le cœur de la dame.

Trio

Le plan, ainsi qu’il s’en aperçut une heure plus tard, était excellent et réussit jusque dans ses plus petits détails. Lorsque le baron, s’étant à dessein mis un peu en retard, pénétra dans la salle à manger, Edgar tressauta sur sa chaise et le salua vivement, avec un sourire de bonheur dans les yeux. En même temps, il tira sa mère par la manche et lui parla avec animation en désignant le baron par des gestes sans discrétion. Gênée et rougissante, elle blâma sa trop grande exubérance, mais, malgré tout, elle ne put s’empêcher de regarder du côté que montrait l’enfant, pour lui faire plaisir. Le baron en profita aussitôt pour incliner la tête avec respect. La connaissance était faite. Elle fut obligée de rendre le salut, mais ensuite elle tint son visage penché sur son assiette et évita avec soin, pendant tout le repas, de regarder dans la direction du baron. Il en était tout autrement d’Edgar, dont les yeux étaient tournés sans cesse vers son ami et qui même, une fois, essaya de lui parler, malgré la distance, incorrection qui fut aussitôt énergiquement censurée par sa mère. Après le repas, on lui signifia d’aller dormir, mais un actif chuchotement s’engagea entre lui et sa maman, dont le résultat fut l’autorisation accordée à ses ardentes supplications d’aller jusqu’à l’autre table pour faire ses compliments à son ami. Le baron lui dit quelques paroles cordiales qui, de nouveau, firent briller les yeux de l’enfant, en causant avec lui pendant quelques minutes. Mais, soudain, par une adroite volte-face, il se dressa en se tournant vers l’autre table et félicita sa voisine, quelque peu troublée, d’avoir un fils si intelligent et si éveillé, vanta la matinée si agréable qu’il avait passée avec lui (Edgar était là, debout, écoutant rouge de joie et de fierté) et il s’informa ensuite de la santé de l’enfant, posant tant de questions que la mère fut obligée de répondre. Et ainsi ils aboutirent à un entretien assez long, auquel le gamin assistait tout heureux, avec une sorte de respect. Le baron se présenta et crut remarquer que son nom sonore faisait une certaine impression, qu’il la flattait. En tout cas, elle était à son égard d’une prévenance extraordinaire, bien qu’elle restât très réservée et qu’elle prît même congé de bonne heure, à cause de l’enfant, ainsi qu’elle ajouta en manière d’excuse.

Edgar protesta vivement ; il n’était pas fatigué et il était tout disposé à rester debout toute la nuit. Mais déjà la mère avait tendu la main au baron, qui la baisa respectueusement.

Cette nuit-là Edgar dormit mal. Il y avait à la fois en lui un chaos de bonheur et de désespoir enfantins, car quelque chose de tout nouveau s’était produit dans son existence. Pour la première fois il était intervenu dans le destin des grandes personnes. Déjà presque en rêve, il oubliait qu’il était un enfant et il lui semblait avoir grandi tout d’un coup. Élevé jusqu’alors dans l’isolement et souvent malade, il n’avait guère eu d’amis. Personne ne s’était trouvé là pour satisfaire son besoin de tendresse, à l’exception de ses parents, qui s’occupaient peu de lui, et des domestiques. Et la force d’un amour est toujours mal mesurée quand on l’apprécie seulement d’après ce qui en fait l’objet et non pas d’après la tension psychique qui l’anticipe – d’après cet intervalle vide et sombre, fait de déception et de solitude, qui précède tous les grands événements du cœur. Ici il y avait une sensibilité débordante, inemployée, en état d’attente, qui se précipitait au-devant du premier être qui semblait la mériter. Edgar était là dans l’obscurité, à la fois ravi de bonheur et tout troublé ; il voulait rire et il était obligé de pleurer, car il aimait le baron comme il n’avait jamais aimé un ami, ni son père ni sa mère, ni même Dieu. Toute la passion précoce de ses années passées s’attachait à l’image de cet homme dont, deux heures auparavant, le nom lui était encore inconnu.

Mais il était malgré cela assez intelligent pour ne pas se laisser dominer par l’inattendu et l’originalité de cette amitié nouvelle. Ce qui le troublait, c’était le sentiment de sa non-valeur, de son néant. « Suis-je donc digne de lui, moi un gamin de douze ans, moi qui dois encore aller à l’école et qui, le soir, suis obligé d’aller me coucher avant les autres ? » pensait-il en se tourmentant. « Que puis-je être pour lui, que puis-je lui donner ? » Cette impuissance douloureuse dans laquelle il se trouvait de manifester d’une manière quelconque son attachement à son ami le rendait malheureux. D’habitude, quand il avait gagné l’amitié d’un camarade, son premier acte était de partager avec lui les petits trésors de son pupitre, des timbres-poste et des pierres, ces possessions naïves de l’enfance, mais ces choses-là, qui hier encore avaient pour lui une grande importance et un charme rare, lui semblaient à présent dénuées de valeur, misérables et ridicules. Du reste, comment aurait-il pu offrir ces bagatelles à son nouvel ami, à qui il ne pouvait même pas se permettre de rendre le « tu » que celui-ci lui donnait ? Quel moyen, quelle possibilité avait-il de révéler ses sentiments ? Il éprouvait de plus en plus le tourment d’être petit, d’être quelque chose d’à demi formé et d’incomplet, un enfant de douze ans ; jamais encore il n’avait si violemment maudit sa condition d’enfant, jamais il n’avait si intimement désiré se réveiller le lendemain transformé, tel qu’il se voyait dans ses rêves : grand et fort, un homme, un adulte comme les autres.

Dans ces inquiètes pensées s’intercalèrent vite les premiers rêves colorés de ce nouveau monde de la maturité. Edgar s’endormit enfin avec un sourire, mais le souvenir du rendez-vous qu’il avait pour le lendemain mina cependant son sommeil. Dès sept heures du matin, il se réveilla avec la crainte d’arriver trop tard. Il s’habilla en hâte ; il alla embrasser sa mère, étonnée, qui d’habitude ne pouvait le tirer du lit qu’avec peine et, avant qu’elle eût pu le questionner, il se précipita dans l’escalier. Jusqu’à neuf heures il déambula avec impatience, oubliant son déjeuner et uniquement préoccupé de ne pas faire attendre son ami pour la promenade.

Enfin, à neuf heures et demie, le baron arriva d’un pas nonchalant et insouciant. Il avait bien sûr oublié depuis longtemps le rendez-vous ; mais, maintenant que l’enfant accourait vers lui, il fut obligé de sourire devant tant de passion et il se montra disposé à tenir sa promesse. Il prit de nouveau le gamin par le bras et se mit à faire les cent pas avec lui ; seulement il se refusa, doucement mais avec fermeté, à entreprendre tout de suite la promenade. Il paraissait attendre quelque chose, du moins c’est ce que laissait supposer son regard, qui surveillait les portes avec une certaine nervosité. Soudain son corps se redressa. La maman d’Edgar venait de se montrer et, rendant le salut du baron, elle se dirigea d’un air affable vers les deux amis. Elle sourit en guise de consentement lorsqu’elle apprit le projet de promenade qu’Edgar lui avait dissimulé, comme étant quelque chose de trop précieux ; puis elle se laissa vite gagner par l’invitation du baron à venir avec eux.

Aussitôt Edgar devint maussade et se mordit les lèvres. Comme c’était ennuyeux qu’elle arrivât juste à ce moment-là ! Cette promenade lui avait, pourtant, été promise à lui seul, et, s’il avait présenté son ami à sa maman, ce n’avait été qu’une gentillesse de sa part, et non pas dans l’intention de partager son amitié. Quelque chose comme de la jalousie s’éveilla en lui dès qu’il remarqua l’amabilité du baron à l’égard de sa mère.

Ils se mirent donc en route, tous les trois, et le sentiment grisant de son importance et de son prestige soudain fut encore accru chez l’enfant par l’intérêt visible que le baron et sa mère lui portaient. Edgar fut presque toujours le sujet de la conversation, sa mère parlant avec un souci quelque peu hypocrite de la pâleur et de la nervosité de l’enfant, tandis que le baron protestait en souriant et se répandait en éloges sur la gentillesse de son « ami », comme il l’appelait. Edgar était on ne peut plus heureux. Il avait des droits qui ne lui avaient jamais été reconnus au cours de son enfance. On lui permettait de parler, on ne lui imposait plus silence aussitôt qu’il ouvrait la bouche, il pouvait même exprimer très haut toutes sortes de désirs qui, jusqu’alors, avaient été mal accueillis. Il n’était pas étonnant qu’en lui se développât le sentiment illusoire d’être une grande personne. Déjà l’enfance n’était plus pour lui, dans ses rêves de lumière, qu’une chose du passé, semblable à un vêtement dont on se débarrasse parce que devenu trop petit.

Au repas de midi, le baron, répondant à l’invitation de la mère d’Edgar, qui devenait toujours plus aimable, s’assit à la table de celle-ci. La proximité avait fait place à un vis-à-vis et la simple connaissance s’était changée en amitié. Le trio était formé et les trois voix de la femme, de l’homme et de l’enfant résonnaient dans un accord parfait.

L’attaque

L’heure parut venue à l’impatient chasseur de presser le gibier. Ce qu’il y avait de familial dans ces relations, l’existence d’un trio, lui déplaisait. C’était, certes, une chose bien gentille de causer ainsi à trois, mais finalement son intention n’était pas de causer. Et il savait que la mondanité, avec le jeu masqué des concupiscences, retarde toujours le moment érotique entre l’homme et la femme, enlève aux paroles leur ardeur et à l’attaque son feu. Il ne fallait pas que la conversation fît jamais oublier à cette femme l’intention véritable du baron, qu’elle avait déjà comprise, il en était sûr. Il y avait beaucoup de probabilités pour que son empressement auprès de cette femme ne restât pas vain. Elle était à cette époque décisive de la vie où une femme commence à regretter d’être demeurée fidèle à un époux, qui en réalité n’a jamais été aimé, et où le pourpre coucher du soleil de sa beauté lui laisse encore un ultime choix (pressant) entre la maternité et la féminité. À cette minute la vie, qui paraissait depuis longtemps déjà avoir été réglée d’une façon définitive, est de nouveau remise en question ; pour la dernière fois l’aiguille magnétique de la volonté oscille entre l’espoir d’une aventure érotique et la résignation à jamais. Une femme est alors devant la dangereuse décision de vivre sa propre destinée ou celle de ses enfants, d’être femme ou mère. Et le baron, qui dans ces choses-là était très pénétrant, croyait justement remarquer chez elle cette dangereuse oscillation. Elle oubliait sans cesse, dans la conversation, de parler de son époux qui, manifestement, ne paraissait satisfaire que ses besoins extérieurs, mais non son snobisme, excité par une vie mondaine, et au fond de son être elle était très peu attachée à son enfant. Une ombre d’ennui qui se dissimulait dans ses yeux sombres, sous forme de mélancolie, planait sur son existence et obscurcissait sa sensualité. Le baron résolut de faire vite, mais en même temps d’éviter toute apparence de précipitation. Au contraire, il voulait, comme le pêcheur qui retire l’hameçon pour mieux appâter, opposer pour sa part à cette nouvelle amitié une indifférence extérieure ; il voulait se faire désirer, alors qu’en réalité c’était lui qui désirait. Il se promit d’outrer un certain orgueil, d’accuser fortement la différence de leurs positions sociales ; la pensée l’excitait d’arriver à conquérir ce beau corps plein et épanoui, rien que par l’affirmation de son orgueil, par la sonorité de son nom aristocratique et la froideur de ses manières.

La chaleur du jeu commençait déjà à lui monter à la tête, c’est pourquoi il se contraignit à la prudence. Après le déjeuner il resta dans sa chambre avec le sentiment agréable qu’on l’attendait, qu’on regrettait qu’il ne fût pas là. Mais cette absence ne fut pas trop remarquée par la personne visée ; par contre, elle constitua un tourment pour le pauvre enfant. Tout l’après-midi, Edgar se sentit infiniment abandonné-et comme perdu ; avec la fidélité obstinée particulière aux jeunes garçons, il attendit son ami sans se lasser pendant de longues heures. S’en aller ou faire seul n’importe quoi, lui eût semblé un manquement à l’amitié. Sans but il se traînait dans les couloirs et plus il se faisait tard, plus son infortune était grande. Dans son inquiétude, il songeait déjà à un accident ou à quelque offense involontaire commise par lui et il était sur le point de pleurer d’impatience et d’anxiété.

Le soir, lorsque le baron descendit dîner, il fut magnifiquement reçu. Edgar s’élança au-devant de lui, sans faire attention aux cris de défense de sa mère ni à l’étonnement des autres personnes et, de ses maigres petits bras, il enlaça avec impétuosité la poitrine de son ami : – Où étiez-vous ? Où avez-vous été ? » s’écria-t-il avec vivacité. « Nous vous avons cherché partout. » Sa mère rougit à cette allusion désagréable qu’il faisait la concernant, et elle lui dit assez rudement : « Sois sage, Edgar. Assieds-toi[3]. » (Elle parlait en effet toujours en français avec lui, bien que cette langue ne lui fût pas tout à fait familière et qu’elle perdît facilement pied quand il s’agissait d’explications un peu compliquées.) Edgar obéit, mais il ne cessa pas de questionner le baron. « Mais n’oublie donc pas que Monsieur le Baron peut faire ce qu’il veut », dit-elle. « Peut-être notre société l’ennuie-t-elle ? » Cette fois-ci elle parlait aussi d’elle et le baron sentit avec joie que ce reproche n’était que l’appel d’un compliment.

Le chasseur qu’il y avait en lui se réveilla. Il était enivré et tout brûlant d’avoir trouvé si vite la bonne piste, de sentir maintenant le gibier tout près de son coup de feu. Ses yeux brillèrent, son sang affluait plus léger dans ses veines ; les paroles jaillissaient de ses lèvres, il ne savait lui-même pas comment. Comme tout homme très incliné à l’érotisme, il était étincelant, deux fois plus brillant quand il savait qu’il plaisait aux femmes – semblable en cela à l’acteur qui ne s’enflamme que lorsqu’il sent devant soi les auditeurs fascinés, la masse subjuguée. Il avait toujours passé auprès de ses amis pour un bon narrateur, aux récits pleins d’images évocatrices, mais ce soir-là (il buvait de temps en temps quelques coupes de champagne, qu’il avait commandé pour célébrer leur amitié), il se surpassa lui-même. Il raconta des chasses dans l’Inde auxquelles il avait assisté, comme invité d’un de ses amis de la haute aristocratie anglaise ; il choisit habilement ce sujet, parce que c’était un sujet anodin et que d’autre part, il sentait combien tout ce qui était exotique et inaccessible pour elle excitait cette femme. Mais ce fut surtout Edgar, dont les yeux flamboyaient d’enthousiasme, qui fut enchanté par ces récits. Il en oubliait de manger, de boire, et ses yeux captaient les mots sur les lèvres du narrateur. Jamais il n’avait espéré voir réellement un homme ayant vécu ces choses formidables qu’il lisait dans ses livres : la chasse aux tigres, les hommes aux figures de bronze, les Hindous, et la terrible roue de Djaggernat qui écrasait des milliers d’humains sous ses essieux. Jusqu’alors il n’avait pas pensé que de tels hommes existassent réellement, pas plus qu’il ne croyait à l’existence des pays dont il était question dans les contes ; et en une seconde, un monde immense se déploya pour la première fois devant lui. Il ne pouvait pas détourner les yeux de son ami, il regardait fixement en haletant, ces mains, tout près de lui, qui avaient tué un tigre. À peine osait-il poser une question et alors sa voix résonnait toute fiévreuse. Son imagination rapide lui faisait apercevoir chaque scène du magique récit ; il voyait son ami juché sur l’éléphant recouvert d’une housse pourpre, avec à droite et à gauche, des figures bronzées, aux turbans précieux, et le tigre qui soudain, les dents luisantes, bondissait hors de la jungle et abattait sa patte sur la trompe du pachyderme. Ensuite le baron raconta quelque chose de plus intéressant encore, l’artifice qu’on employait pour capturer des éléphants et qui consistait à attirer dans des fosses les jeunes, sauvages et pétulants, au moyen de bêtes vieilles et dressées : les yeux de l’enfant lançaient du feu. Soudain (et ce fut comme s’il eût vu un couteau briller et frapper devant lui) sa maman dit, en regardant l’horloge : « Neuf heures ! Au lit[4] !

Edgar pâlit de frayeur. Pour les enfants, être envoyé au lit est une punition terrible, parce que c’est pour eux une humiliation évidente devant les grandes personnes, l’aveu de leur faiblesse et de leur infériorité. Mais combien atroce était un pareil affront au moment le plus intéressant, puisqu’il l’empêchait d’apprendre la suite de ces événements inouïs !

– Rien que cela, Maman, l’histoire des éléphants, rien que cela, permets-moi de l’entendre raconter.

Il allait se mettre à implorer, mais il songea vite à sa nouvelle dignité de grande personne. Aussi ne fit-il qu’une tentative. Mais sa mère était, ce soir-là, étrangement sévère.

– Je dis non ; il est trop tard ; monte dans ta chambre. Sois sage, Edgar. Je te raconterai entièrement toutes les histoires de Monsieur le Baron.

 

Edgar hésita. D’habitude sa mère l’accompagnait toujours au lit. Mais il ne voulut pas faire le suppliant devant son ami. Son orgueil d’enfant voulait laisser à ce pitoyable départ une apparence d’obéissance volontaire :

– Mais, c’est bien vrai, Maman, tu me raconteras tout, tout, l’histoire des éléphants et les autres ?

– Oui, mon enfant.

– Tout à l’heure ? Ce soir même ?

– Oui, oui, mais maintenant va dormir. Va.

Edgar fut surpris lui-même de pouvoir tendre sans rougir la main au baron et à sa maman, bien que les sanglots fussent déjà prêts à éclater dans son gosier. Le baron passa amicalement ses doigts dans la chevelure de l’enfant, ce qui amena un léger sourire sur son visage nerveux. Mais ensuite Edgar dut se précipiter vers la porte, sinon on aurait vu de grosses larmes lui couler sur les joues.

Les éléphants

La mère resta encore quelque temps dans la salle à manger avec le baron, mais il ne parlait plus d’éléphants ni de chasse. Une légère oppression, un embarras subit, flottant, dominait leur entretien depuis que l’enfant les avait quittés. Finalement ils se rendirent dans le hall et s’assirent dans un coin. Là le baron fut de plus en plus étincelant ; elle-même, le champagne aidant, était un peu animée ; la conversation prit donc vite un caractère dangereux. À vrai dire, le baron n’était pas ce que l’on appelle un bel homme ; mais il était jeune et avait un aspect très viril, avec son visage énergique légèrement bronzé et ses cheveux courts ; il ravissait cette femme par la liberté presque impertinente de ses mouvements. Maintenant elle aimait à le regarder de près et n’avait plus peur de ses yeux. Petit à petit se glissa dans les paroles du baron une hardiesse qui la troubla un peu, quelque chose qui était comme une façon de saisir son corps, de le tâter et puis de le laisser, quelque chose qui ressemblait à un désir indicible et qui faisait monter le sang à ses joues. Mais aussitôt il se remettait à rire étourdiment, librement, comme un enfant, ce qui donnait à ces petites manifestations du désir une apparence de gaminerie légère. Parfois il lui semblait qu’elle allait repousser avec sévérité certaines audaces de langage, mais, comme elle était d’une nature coquette, ces audaces ne faisaient que l’exciter à en entendre davantage. Et, entraînée par ce jeu téméraire, elle essaya même, à la fin, de l’imiter. Elle répondait ; ses regards lançaient à son partenaire de vagues promesses ; elle s’abandonnait déjà, dans ses mots et dans ses mouvements ; elle tolérait même son approche, le voisinage immédiat de cette voix dont elle sentait parfois le souffle chaud et frémissant sur ses épaules. Comme tous les joueurs, ils ne se rendaient pas compte de l’écoulement du temps et ils étaient si complètement absorbés par leur ardent entretien qu’ils eurent un sursaut de frayeur lorsqu’à minuit les lumières du hall s’éteignirent en partie.

Elle se leva aussitôt, obéissant à son premier mouvement d’effroi, elle voyait tout à coup avec quelle témérité elle s’était risquée si loin. Certes, jouer avec le feu n’était pas nouveau pour elle, mais maintenant son instinct réveillé lui disait combien ce jeu était déjà devenu dangereux. Elle découvrit en frissonnant qu’elle n’était plus tout à fait sûre d’elle-même, que quelque chose en elle commençait à glisser et lui faisait tout regarder avec émotion, comme avec fièvre. La tête lui tournait sous l’effet de l’appréhension, du vin et des ardents discours ; une peur stupide, insensée s’empara d’elle, cette peur que quelquefois déjà dans sa vie elle avait connue dans de pareilles secondes dangereuses, mais jamais d’une manière aussi violente, ni aussi vertigineuse. « Bonne nuit, bonne nuit, à demain matin », dit-elle hâtivement, en essayant de fuir. Elle voulait échapper, moins au baron qu’au danger de cette minute et à cette nouvelle et étrange incertitude qu’elle éprouvait en elle-même. Mais le baron retint avec une douce violence la main qu’elle lui tendait pour prendre congé, la baisa, et non pas seulement une fois, suivant le rite de la courtoisie, mais quatre ou cinq fois, les lèvres frémissantes, depuis la fine extrémité des doigts jusqu’au poignet ; un léger frisson la parcourut au contact de la moustache rêche qui chatouillait le revers de sa main. Une bouffée de chaleur paralysante l’envahit. Puis ses tempes se mirent à battre d’une manière effrayante ; sa tête était en feu ; l’angoisse, une angoisse folle vibrait maintenant à travers tout son corps et elle retira brusquement sa main.

« Restez donc encore », murmura le baron. Mais déjà elle fuyait avec une précipitation maladroite, qui trahissait son trouble et son anxiété. Elle était arrivée au point d’excitation désiré par l’autre ; elle se rendait compte de toute l’agitation qu’il y avait en elle. Elle était en proie à la crainte terriblement brûlante que l’homme qui était derrière elle ne la suivît, ne l’empoignât dans ses bras, mais en même temps, au moment même où elle lui échappait, elle éprouvait déjà un regret qu’il ne le fît pas. À ce moment-là aurait pu se produire ce qu’elle désirait inconsciemment depuis des années, l’aventure dont elle aimait voluptueusement le souffle proche, bien que jusqu’à présent elle se fût toujours dérobée au dernier moment, la grande et périlleuse aventure, et non le flirt fugitif et simplement émoustillant. Mais le baron était trop fier pour courir à la poursuite d’une seconde favorable. Il était trop sûr de sa victoire pour prendre cette femme, comme un voleur, dans une minute de faiblesse, avec la complicité des vapeurs du vin ; au contraire, ce qui excitait ce joueur loyal, ce n’était que la lutte et l’abandon pleinement conscient. Elle ne pouvait lui échapper. Il savait que l’ardent poison frémissait déjà dans ses veines.

Au haut de l’escalier elle s’arrêta un instant, la main pressée contre son cœur haletant. Elle dut se reposer une seconde. Ses nerfs défaillaient. Un soupir sortit de sa poitrine, moitié satisfaction d’avoir échappé à un danger et moitié regret ; mais tout cela était confus et continuait de faire courir dans son sang comme un léger vertige. Les yeux à demi fermés, comme si elle était ivre, elle se dirigea en tâtonnant vers sa porte et elle ne respira que quand elle eut saisi le loquet froid. Alors seulement elle se sentit en sûreté.

Elle poussa doucement la porte devant elle et eut aussitôt un mouvement de recul. Quelque chose avait bougé dans la chambre, là-bas, dans l’obscurité. Ses nerfs excités frémirent fortement ; elle était sur le point d’appeler au secours, lorsqu’elle entendit une voix, toute chargée de sommeil, s’élever tout bas dans le fond de la pièce et dire :

– Est-ce toi, Maman ?

– Pour l’amour de Dieu, que fais-tu là ?

Elle se précipita vers le divan où Edgar était couché tout recroquevillé et où il venait de s’arracher au sommeil. La première pensée de la mère fut que l’enfant était malade, qu’il avait besoin d’assistance.

Mais Edgar, encore tout endormi et d’un ton de léger reproche, dit :

– Je t’ai attendue pendant longtemps et puis je me suis endormi.

– Pourquoi donc m’as-tu attendue ?

– À cause des éléphants.

– Quels éléphants ?

Ce n’est qu’alors qu’elle comprit. Elle avait en effet promis à l’enfant de tout lui raconter en rentrant, la chasse et les aventures. Le gamin s’était introduit dans sa chambre, ce gamin naïf et sot, et il l’avait attendue avec une confiance parfaite, après quoi il s’était endormi. Cette extravagance la révolta. Ou plutôt elle éprouva une sorte d’irritation contre elle-même, un léger sentiment de honte, qu’elle chercha à étouffer par des paroles. « Va-t’en tout de suite au lit, petit mal élevé », lui cria-t-elle. Edgar la regarda étonné. Pourquoi était-elle fâchée contre lui ? Il n’avait pourtant rien fait ! Mais cet étonnement ne fit qu’exaspérer encore davantage sa mère. « Va-t’en tout de suite dans ta chambre », lança-t-elle, furieuse, parce qu’elle savait qu’elle avait tort. Edgar s’en alla sans dire un mot. À la vérité, il était extrêmement fatigué et il ne sentait que confusément, à travers les pesants brouillards du sommeil, que sa mère n’avait pas tenu sa promesse et qu’on se conduisait mal avec lui. Il ne se révolta pas. En lui tout était pesant, émoussé par la fatigue ; et puis il était très mécontent de s’être endormi, au lieu de rester éveillé. « Tout comme un petit enfant », se disait-il en lui-même, avec irritation, avant de sombrer à nouveau dans le sommeil.

Car depuis la veille il haïssait sa propre enfance.

Escarmouches

Le baron avait mal dormi. Il est toujours dangereux d’aller se coucher après une aventure brusquement interrompue : une nuit agitée et chargée de cauchemars lui eut bientôt fait regretter de n’avoir pas profité hardiment de la minute favorable. Le lendemain, lorsqu’encore plongé dans les nuages du sommeil et mécontent de lui-même, il descendit, l’enfant sortant d’une cachette bondit au-devant de lui, l’enveloppa dans ses bras avec enthousiasme et se mit à le bombarder de mille questions. Il était heureux d’avoir de nouveau son grand ami pour lui seul, pendant un instant, sans être obligé de le partager avec sa maman. C’est à lui seul que le baron devait tout raconter, et non pas à sa maman, déclarait-il avec insistance, car malgré sa promesse, elle ne lui avait rien répété de toutes ces histoires merveilleuses. Il assaillait de cent importunités d’enfant le baron ennuyé et qui cachait mal sa mauvaise humeur. Il entremêlait dans toutes ses questions de bouillantes protestations d’amitié, tout au bonheur d’être à nouveau seul avec celui qu’il avait longtemps cherché et qu’il attendait depuis le début de la matinée.

Le baron répondit d’un ton maussade. Cette éternelle surveillance de l’enfant, l’insignifiance de ses questions, comme cette passion indésirée, commençaient à l’ennuyer. Il était fatigué de tourner çà et là, toute la journée, avec un gamin de douze ans, et de parler avec lui de bêtises. Maintenant il voulait battre le fer pendant qu’il était chaud, et être seul avec la mère, ce qui devenait compliqué à cause de cette présence importune de l’enfant. Un premier sentiment de malaise s’empara de lui en face de cette tendresse imprudemment éveillée, car pour le moment, il ne voyait aucun moyen de se débarrasser de cet ami trop assidu.

Néanmoins, il essaya de le faire. Jusqu’à dix heures, l’heure de la promenade convenue avec la mère, il laissa, avec indifférence et tout en parcourant son journal, le flot de bavardages du gamin se déverser sur lui, en lui jetant de temps en temps quelques paroles, pour ne pas l’offenser. Enfin, lorsque l’aiguille fut presque verticale, faisant semblant de se souvenir soudain de quelque chose, il pria Edgar de se rendre à l’hôtel voisin pour demander de sa part si le comte Grundheim, son cousin, était déjà arrivé.

Le naïf enfant, tout heureux de pouvoir enfin, une fois, rendre un service à son ami, fier de sa dignité de messager, partit aussitôt dans la direction de l’hôtel ; il courait si follement que les gens le regardaient avec étonnement. Mais il tenait à montrer comme il était diligent quand on lui confiait une commission. On lui dit là-bas que le comte n’était pas arrivé et que même il n’avait pas encore annoncé sa venue. Il revint avec cette réponse en courant de plus belle. Mais le baron n’était plus dans le hall. Il frappa alors à la porte de sa chambre : vainement ! Inquiet, il courut partout, au salon et au bar, puis il se précipita chez sa maman, pour lui demander des nouvelles. Elle non plus n’était pas là. Le portier à qui, tout désespéré, il s’adressa enfin, lui dit à sa stupéfaction qu’ils étaient sortis ensemble, quelques minutes auparavant !

Edgar attendit avec patience. Dans sa naïveté, il ne supposait rien de mal. Ils ne pouvaient rester absents que quelques instants, car le baron avait besoin de la réponse qu’il lui apportait. Mais les heures passèrent, de plus en plus longues. L’inquiétude se glissa en lui : du reste, depuis que ce séduisant étranger était intervenu dans sa petite vie, le gamin était, toute la journée, tendu, agité et troublé. Dans un organisme aussi délicat que celui des enfants, chaque passion imprime ses traces comme dans une cire molle. Le tremblement nerveux des paupières qu’il avait autrefois reparaissait. Déjà il devenait plus pâle. Edgar attendit, attendit longtemps, d’abord avec patience, puis furieusement excité ; finalement il était sur le point de pleurer. Mais il ne pensait encore à rien de mal. Dans sa confiance aveugle envers son merveilleux ami, il supposait simplement qu’il y avait un malentendu et il était torturé par la crainte secrète d’avoir peut-être mal compris la commission à faire.

Mais quelle étrange chose ce fut pour lui de voir que, lorsqu’ils revinrent enfin, ils continuaient de s’entretenir joyeusement, sans manifester aucune surprise ! Il semblait qu’ils n’eussent guère regretté son absence : « Nous sommes allés au-devant de toi, nous espérions te rencontrer en chemin, Edy », dit le baron sans demander des nouvelles de la commission qu’il lui avait confiée. Et quand l’enfant, tout effrayé à la pensée qu’ils avaient pu le chercher en vain, se mit à affirmer qu’il n’avait fait que suivre la route directe, par la grand-rue, et voulut savoir dans quelle direction ils étaient allés, sa maman lui coupa brusquement la parole : « Ça suffit, les enfants ne doivent pas bavarder comme ça. »

Edgar devint rouge de colère. C’était déjà la seconde fois que sa mère essayait de l’humilier devant son ami. Pourquoi faisait-elle cela, pourquoi cherchait-elle toujours à le faire prendre pour un enfant, puisque (il en était convaincu), il n’en était plus un ? Certainement elle était jalouse de son ami et formait le projet de le lui ravir. Oui, à coup sûr, c’était elle aussi qui avait à dessein conduit le baron sur un faux chemin. Mais il ne se laisserait pas brimer par elle, elle allait bien le voir. Il lui tiendrait tête. Edgar résolut, à table, de ne pas échanger un mot avec elle, de parler seulement avec son ami.

Cependant, cela lui fut difficile. Il arriva ce à quoi il se serait le moins attendu : on ne remarqua pas son attitude de défi. Oui, ils ne semblaient même pas l’apercevoir, lui qui pourtant, la veille, avait été le centre de leur entretien ! Ils parlaient tous deux par-dessus sa tête, plaisantaient ensemble et riaient comme s’il eût disparu sous la table. Le sang lui monta aux joues ; dans sa gorge il y avait comme un bâillon qui l’empêchait de respirer. De plus en plus amer, il frissonnait en se rendant compte de sa lamentable impuissance. Ainsi donc il lui fallait rester là, tranquillement assis, voir comment sa mère lui prenait son ami, le seul être humain qu’il aimât, et il ne pouvait se défendre que par le silence ? Soudain il éprouva le besoin de se lever et de frapper sur la table de ses deux poings. Simplement pour qu’ils remarquassent sa présence. Mais il se contint : il se borna à poser sa fourchette et son couteau, et cessa de manger. Mais pendant longtemps ils n’aperçurent même pas ce jeûne obstiné ; la mère ne s’en rendit compte qu’au dernier plat et elle lui demanda s’il ne se trouvait pas bien. « C’est écœurant, se dit-il, elle ne pense toujours qu’à savoir si je ne suis pas malade ; autrement tout le reste lui est égal. » Il répondit sèchement qu’il n’avait pas envie de manger, et elle n’en demanda pas davantage. Rien, absolument rien, ne put attirer leur attention sur lui. Le baron paraissait l’avoir oublié ; il ne lui adressa pas une seule fois la parole. Edgar sentait de plus en plus qu’il allait pleurer ; finalement il fut obligé de recourir à la ruse des enfants, à prendre vite sa serviette avant que personne ait pu s’apercevoir que des larmes, de maudites larmes puériles coulaient sur ses joues et mouillaient ses lèvres de leur salure. Il se sentit soulagé lorsque le repas fut terminé.

Pendant le déjeuner, sa mère avait proposé une promenade en voiture à Maria-Schutz. Edgar, en l’entendant, s’était mordu les lèvres. Ainsi elle ne voulait plus le laisser une minute seul avec son ami. Mais sa haine devint brusquement furieuse lorsqu’elle lui dit, en se levant : « Edgar, tu vas encore oublier tout ce que tu as appris à l’école ; tu devrais bien, pour une fois, rester à la maison et repasser tes leçons. » De nouveau ses petits poings se serrèrent. Toujours elle cherchait à l’humilier devant son ami, à rappeler devant les gens qu’il n’était encore qu’un enfant, qu’il devait aller à l’école et qu’il n’était admis parmi les grandes personnes que par tolérance. Mais cette fois-ci l’intention était trop flagrante. Il ne répondit pas et se tourna de l’autre côté.

« Ha, ha ! encore offensé », dit-elle en souriant. Puis s’adressant au baron elle ajouta : « Serait-ce réellement mauvais pour lui de travailler une heure ? »

Et alors (en entendant cela, quelque chose se glaça, se pétrifia dans le cœur de l’enfant) le baron dit, lui qui se prétendait son ami, lui qui l’avait traité de casanier : « Non, une heure ou deux d’étude ne peuvent sûrement pas lui faire de mal. »

Était-ce là une entente ? S’étaient-ils vraiment tous deux ligués contre lui ? Dans le regard de l’enfant la colère flamba. « Papa a défendu qu’ici je travaille ; Papa veut que je me repose, ici », lança-t-il avec toute la fierté que lui donnait sa maladie, en se raccrochant désespérément à la parole, à l’autorité de son père. Il y avait dans sa réplique comme une menace. Et le plus étonnant, c’est que ce mot de « papa » parut provoquer en effet chez tous deux un sentiment de malaise. La mère détourna les yeux, tambourinant nerveusement sur la table avec ses doigts. Un pénible silence régna entre eux. « Comme tu voudras, Edy », finit par dire le baron avec un sourire forcé. « Moi, je n’ai plus d’examen à subir ; il y a déjà très longtemps que j’ai échoué dans tous. »

Mais Edgar ne sourit pas à cette plaisanterie ; il ne fit que jeter sur le baron un regard pénétrant, ardent et inquisiteur, comme s’il voulait scruter le fond de son âme. Que se passait-il donc ? Il y avait quelque chose de changé entre eux, que l’enfant ne comprenait pas. Ses yeux erraient avec inquiétude. Un petit battement rapide martelait son cœur : le premier soupçon.

Brûlant secret

« Qu’est-ce qui les a tellement changés ? » pensait l’enfant assis en face d’eux dans la voiture en marche. « Pourquoi ne sont-ils plus à mon égard ce qu’ils étaient avant ? Pourquoi Maman évite-t-elle toujours mon regard, lorsque je le dirige vers elle ? Pourquoi cherche-t-il toujours devant moi à dire des plaisanteries et à faire le polichinelle ? Tous deux ne me parlent plus comme ils le faisaient hier et avant-hier ; je pourrais presque dire que leurs visages ne sont plus les mêmes. Maman a aujourd’hui les lèvres toutes rouges ; elle doit se les être rougies, jamais je ne l’avais vue ainsi. Et lui a toujours le front plissé, comme si je l’avais offensé. Je ne leur ai rien fait pourtant ? Je n’ai dit aucune parole qui pût les choquer ? Non, ce n’est pas moi qui peut être la cause de leur changement, car ils sont eux-mêmes, l’un à l’égard de l’autre, tout différents de ce qu’ils étaient. On dirait qu’ils ont projeté une chose qu’ils n’osent pas se confier. Ils ne parlent plus comme hier ; ils ne rient pas non plus ; ils sont gênés, ils cachent quelque chose. Il y a entre eux un secret qu’ils ne veulent pas me révéler. Un secret qu’il faut à tout prix que je connaisse. Je m’en rends déjà compte, ce doit être ce secret devant lequel ils me ferment toujours les portes, ce secret dont il est question dans les livres et dans les opéras, lorsque les hommes et les femmes chantent l’un en face de l’autre en écartant les bras, lorsqu’ils s’embrassent et se repoussent : Ce doit être quelque chose comme ce qui est arrivé avec ma maîtresse de français qui se comporta si mal avec Papa et qui ensuite fut renvoyée. Tout cela s’enchaîne, je le sens, mais je ne sais pas comment. Oh ! le savoir, le savoir enfin, ce secret, la saisir cette clé qui ouvre toutes les portes ! N’être plus un enfant devant lequel on cache et dissimule tout ! Ne plus se laisser duper et tromper ! Maintenant ou jamais ! Je veux le leur arracher, ce terrible secret. » Un pli se creusa à son front ; ce chétif gamin de douze ans avait presque un air vieillot, en méditant ainsi gravement, sans avoir un seul regard pour le paysage qui se déployait tout autour de lui en couleurs harmonieuses : les montagnes dans le vert épuré de leurs forêts de conifères et les vallées dans l’éclat encore délicat de la fin du printemps tardif. Il ne prêtait attention qu’aux deux visages qui lui faisaient face sur la banquette de la voiture, comme si, avec ses regards ardents, il eût pu, comme un pêcheur, harponner le secret caché dans les profondeurs luisantes de leurs yeux. Rien n’aiguise mieux l’intelligence qu’un soupçon passionné ; rien ne déploie mieux toutes les possibilités de l’intellect non encore mûr qu’une piste qui se perd dans l’obscurité. Parfois ce n’est qu’une seule et mince cloison qui sépare les enfants de ce que nous appelons le monde réel, et un souffle de vent fortuit la leur ouvre brusquement.

Edgar se voyait tout à coup plus près de l’inconnu, du grand secret, qu’il ne l’avait encore jamais été ; il le sentait là devant lui, encore inaccessible et indéchiffré, mais proche malgré cela, tout proche. Cela l’excitait et lui donnait une gravité solennelle et soudaine. Car inconsciemment, il se rendait compte qu’il se trouvait au terme de son enfance.

Eux deux, en face de lui, sentaient une sourde résistance, sans pouvoir la définir, et sans se douter qu’elle venait de l’enfant. Ils étaient à l’étroit et gênés, à trois dans la voiture. Les deux yeux qu’ils voyaient devant eux, la sombre ardeur qui y flamboyait les embarrassaient. Ils osaient à peine parler, à peine se regarder. Ils ne retrouvaient plus maintenant le chemin de cette conversation légère et mondaine à laquelle ils étaient pourtant si habitués, déjà trop engagés dans la voie des confidences brûlantes, de ces mots dangereux dans lesquels tremble la lascivité caressante d’attouchements secrets. Leur entretien était hésitant, intermittent : ils s’arrêtaient, ils voulaient reprendre, mais sans cesse ils trébuchaient contre le silence obstiné de l’enfant.

Ce silence crispé était surtout pesant pour la mère. En regardant prudemment l’enfant de côté, elle venait de découvrir avec effroi, dans la manière dont il pinçait les lèvres, une ressemblance avec son mari quand il était énervé ou fâché. Il lui était pénible de se souvenir de celui-ci juste au moment où elle jouait avec une aventure amoureuse. Le gamin, avec ses yeux sombres et chercheurs, avec cette attitude de guetteur derrière son front pâle, lui semblait être un fantôme chargé de surveiller sa conscience et d’autant plus insupportable là, dans l’exiguïté de la voiture, à dix pouces d’elle. Soudain Edgar la regarda pendant une seconde. Tous deux baissèrent aussitôt les yeux : ils sentaient qu’ils s’épiaient, pour la première fois de leur vie. Jusqu’à présent ils avaient eu une confiance aveugle l’un dans l’autre ; mais maintenant, entre la mère et l’enfant, entre elle et lui, il y avait quelque chose de changé. Pour la première fois, ils commençaient à s’observer, à séparer leurs deux destinées, chacun ayant déjà pour l’autre une haine secrète, qui était encore trop nouvelle pour qu’ils osassent se l’avouer.

Ils eurent tous trois un soupir de soulagement lorsque les chevaux revinrent s’arrêter devant l’hôtel. Ç’avait été une excursion malheureuse, ils le sentaient, mais aucun d’eux n’osait le dire. Edgar descendit le premier de la voiture. Sa mère s’excusa en prétendant qu’elle avait des maux de tête et s’empressa de monter dans sa chambre ; elle était fatiguée et voulait être seule. Edgar et le baron furent plantés là ; celui-ci paya le cocher, regarda l’heure et se dirigea vers le hall sans faire attention au gamin qui n’avait pas bougé. Il passa devant lui, avec ses fines et sveltes épaules, avec cette démarche balancée et au rythme léger qui enchantait tellement l’enfant que, la veille, il avait essayé devant son miroir de l’imiter. Il passa sans hésitation. Visiblement il l’avait oublié et il le laissait là avec le cocher, avec les chevaux, comme un étranger.

Edgar sentit quelque chose se briser en lui en voyant faire son ami qu’il aimait encore, malgré tout, avec tant d’idolâtrie. Le désespoir jaillit en son cœur lorsque le baron fila, sans l’effleurer de son manteau, sans lui dire un mot, à lui qui, pourtant, n’avait commis aucune faute. Il fut incapable de garder cette contenance qu’il avait jusqu’à présent eu tant de peine à s’imposer ; le poids artificiel de sa dignité tomba de ses frêles épaules ; il redevint un enfant, petit et humble, comme la veille et comme toujours auparavant. Il fut emporté malgré lui. D’un pas rapide et tremblant, il courut derrière le baron, se plaça devant lui, alors qu’il allait monter l’escalier, et lui dit d’une voix oppressée, en contenant difficilement ses larmes :

– Que vous ai-je fait, pour que vous ne fassiez plus attention à moi ? Pourquoi, à présent, êtes-vous toujours comme un étranger avec moi ? Et Maman aussi ? Pourquoi voulez-vous toujours m’écarter ? Est-ce que je vous gêne ou bien me suis-je mal conduit ?

Le baron tressaillit. Dans cette voix il y avait quelque chose qui le rendait confus et le portait à la douceur. Il eut pitié de l’innocent gamin. « Edy, tu es un petit fou. J’étais tout simplement de mauvaise humeur, aujourd’hui. Tu es un charmant enfant, que j’aime bien. » En même temps, il lui tirait amicalement les cheveux, mais en détournant à demi son visage, pour ne pas voir ses grands yeux d’enfant humides et suppliants. La comédie qu’il jouait commençait à lui être pénible. Il avait honte vraiment d’avoir trompé d’une façon si indigne l’amour de cet enfant, et cette voix menue, secouée de sanglots contenus, lui faisait mal.

« Va-t’en dans ta chambre. Edy », lui dit-il d’un ton bienveillant, « ce soir nous nous réconcilierons, tu verras. »

– Mais vous ne permettrez pas que Maman m’envoie au lit tout de suite, n’est-ce pas ?

– Non, non, Edy, sois tranquille », fit le baron en souriant. « Monte chez toi maintenant, il faut que je m’habille pour le dîner.

Edgar s’en alla, plein de bonheur pour l’instant. Mais bientôt le battement de son cœur se fit de nouveau entendre. Depuis la veille il avait vieilli de plusieurs années ; un hôte étranger, la méfiance, avait pris place dans sa poitrine d’enfant.

Il attendit. C’était l’épreuve décisive. Ils étaient assis à table tous les trois. Neuf heures sonnèrent, mais sa mère ne l’envoya pas se coucher. Déjà il s’inquiétait ; pourquoi, justement aujourd’hui, lui permettait-elle de rester plus tard, elle qui d’habitude était si stricte ? Le baron lui avait-il fait part de leur entretien et révélé son désir ? Un brûlant regret de s’être confié à son ami avec toute la franchise de son cœur s’empara de lui. Soudain, à dix heures, sa mère se leva et prit congé du baron. Chose étrange, ce dernier ne paraissait nullement étonné de ce départ prématuré ; il ne chercha pas, non plus, comme il le faisait toujours, à la retenir. Le battement retentissait toujours plus fort dans la poitrine de l’enfant.

C’était vraiment l’épreuve, maintenant. Edgar, lui aussi, fit semblant de ne rien remarquer et suivit sa mère sans protestation. Mais brusquement ses yeux tressaillirent. Il venait de surprendre chez celle-ci un regard souriant qui, passant par-dessus sa tête, s’adressait au baron, un regard de complicité, relative à quelque secret. Le baron l’avait donc trahi. C’était pour cela que l’on se quittait si tôt : on voulait aujourd’hui l’endormir dans un sentiment de sécurité pour que le lendemain il ne les gênât plus.

– Scélérat ! murmura-t-il.

– Que dis-tu ? demanda sa mère.

– Rien, fit-il entre ses dents. Lui aussi avait maintenant son secret ; c’était la haine, une haine infinie contre eux deux.

Silence

L’inquiétude d’Edgar était passée. Enfin il éprouvait un sentiment net et bien clair : de la haine et une hostilité déclarée. Maintenant qu’il était certain qu’il les gênait, sa présence à côté d’eux devint pour lui une volupté cruellement compliquée. Il savourait l’idée de les troubler et de pouvoir enfin les affronter avec toute la force concentrée de son inimitié. C’est au baron qu’il montra d’abord les dents. Lorsque le lendemain matin celui-ci descendit et le salua, en passant, d’un cordial « Servus, Edy », Edgar, sans lever les yeux et sans quitter son fauteuil, se contenta de murmurer un froid « bonjour ».

« Ta maman est-elle déjà en bas ? » Edgar fixait toujours le journal : « Je ne sais pas. »

Le baron eut un sursaut d’étonnement. Qu’est-ce que c’était encore que cela ? « Ma parole, tu as mal dormi, Edy ? » Il pensait qu’un mot de plaisanterie, comme toujours, remettrait les choses. Mais Edgar lui lança un « non » dédaigneux et se replongea dans la lecture du journal. « Gamin stupide », murmura le baron à part lui en haussant les épaules. Et il s’en alla. C’était la lutte ouverte.

À l’égard de sa maman, Edgar fut aussi d’une politesse froide. Il repoussa tranquillement une tentative maladroite faite pour l’envoyer au tennis. L’ébauche de son sourire et la légère crispation d’amertume sur ses lèvres montraient qu’il ne voulait plus être trompé. « Je préfère aller me promener avec vous deux, Maman », dit-il avec une fausse cordialité, en la regardant dans les yeux. Cette réponse était visiblement désagréable à sa mère. Elle hésita et sembla chercher quelque chose. « Attends-moi ici », fit-elle enfin, en allant déjeuner.

Edgar attendit. Mais sa méfiance veillait. Une suspicion instinctive le poussait maintenant à chercher dans chaque parole des deux autres une intention secrète et hostile. Et le soupçon lui donnait parfois une remarquable clairvoyance dans ses résolutions. C’est pourquoi, au lieu d’attendre dans le hall, comme on le lui avait dit, Edgar préféra se poster dans la rue, d’où il pouvait surveiller non seulement la sortie principale, mais encore toutes les portes de l’hôtel. Quelque chose en lui flairait une tromperie. Mais ils ne lui échapperaient plus. Dans la rue il se cacha, comme il l’avait lu dans ses histoires d’Indiens, derrière un tas de bois. Et il eut un rire satisfait lorsque, en effet, au bout d’une demi-heure environ, il vit sa mère sortir par la porte latérale, tenant à la main un bouquet de roses magnifiques et suivie par ce traître de baron.

Tous deux paraissaient très gais. Sans doute qu’ils étaient déjà heureux en songeant qu’ils lui avaient échappé et qu’ils étaient seuls avec leur secret ? Ils riaient en parlant et s’apprêtaient à descendre le chemin de la forêt.

À présent le moment était venu. Edgar quitta sa cachette. Tranquillement, vraiment comme si le hasard l’eût conduit là, il se dirigea vers eux, prenant son temps, beaucoup de temps, pour jouir à son aise de leur surprise. Eux deux, décontenancés, échangèrent un regard de stupéfaction. Lentement, avec un naturel affecté, l’enfant s’approcha, sans détourner d’eux son regard ironique. « Ah ! tu es là, Edy ; nous t’avons cherché dans l’hôtel », dit enfin sa mère. « Avec quelle effronterie elle ment ! » pensa l’enfant. Mais ses lèvres ne remuèrent pas. Elles tenaient enfermé derrière les dents le secret de sa haine.

Ils étaient là tous les trois, indécis, s’épiant mutuellement.

« Allons, marchons », dit d’une voix résignée la femme mécontente, tout en effeuillant une de ses belles roses. Un léger frémissement agitait de nouveau ses narines, ce qui chez elle trahissait la colère. Comme si ces paroles ne s’adressaient pas à lui, Edgar regardait en l’air, sans bouger de place. Quand ils se mirent en route, il se joignit à eux. Le baron fit encore une tentative. « Aujourd’hui il y a un match de tennis, as-tu déjà vu cela ? » Edgar le regarda avec mépris. Il ne prit même pas la peine de lui répondre, se contentant d’arrondir ses lèvres comme pour siffler. C’était là sa façon de faire connaître son sentiment. Sa haine, aiguisée, montrait les dents.

Sa présence indésirable pesait comme un cauchemar sur les deux adultes. Ils marchaient en serrant secrètement les poings comme des prisonniers devant leur gardien. L’enfant, à vrai dire, ne disait rien, ne faisait rien et cependant il devenait pour eux de plus en plus insupportable, avec ses regards épieurs, ses yeux humides de larmes contenues, sa mauvaise humeur repoussant toute tentative de rapprochement. « Marche devant », dit soudain, d’un ton furieux, sa mère qui était agacée par cette façon d’être continuellement surveillée. « Ne sois pas sans cesse dans mes jambes, cela m’énerve ! » Edgar obéit, mais après avoir fait quelques pas il se retournait chaque fois et les attendait, lorsqu’ils étaient restés en arrière, les enveloppant d’un regard méphistophélique, comme le barbet noir de Faust, et tissant autour d’eux un réseau de haine enflammée dans lequel ils se sentaient irrémédiablement emprisonnés.

Son silence agressif rongeait comme un acide leur belle humeur ; son regard inquisiteur arrêtait les mots sur leurs lèvres. Le baron n’osait plus continuer sa cour ; il sentait avec colère cette femme lui échapper encore une fois, et la passion qu’il avait eu tant de peine à allumer se refroidir par crainte de cet enfant importun et antipathique. Toujours ils essayaient de renouer la conversation, mais toujours elle était rompue. Finalement ils ne firent plus que marcher en silence, tous les trois, en se bornant à écouter le murmure des arbres et le bruit ennuyeux de leurs propres pas. L’enfant avait étranglé leur conversation.

L’irritation haineuse les avait gagnés tous trois. L’enfant trahi sentait avec volupté leur fureur impuissante se crisper contre sa petite personne méprisée, mais il attendait avec une impatience hostile qu’elle éclate. Son regard ironique effleurait de temps en temps la figure exaspérée du baron. Il voyait celui-ci grommeler des mots qu’il s’efforçait de ne pas lui jeter à la figure ; il remarquait aussi, avec une joie diabolique, la colère croissante de sa mère et que tous deux ne cherchaient qu’un prétexte pour le prendre à partie, l’écarter, le rendre inoffensif. Mais il ne leur en donnait aucun ; son hostilité était si bien calculée qu’elle ne leur offrait aucune prise.

« Rentrons », dit soudain la mère. Elle sentait qu’elle ne pouvait plus se retenir, qu’il lui fallait faire quelque chose, ne fût-ce que crier, sous l’effet de cette torture. « Quel dommage ! dit Edgar tranquillement, il fait si beau ! »

Tous deux comprirent que l’enfant les raillait. Mais ils n’osèrent rien dire, car ce tyran avait, en deux jours, trop merveilleusement appris à se dominer. Aucun trait du visage ne trahissait sa mordante ironie. Sans se dire un mot, ils parcoururent le long chemin du retour. Lorsque l’enfant et sa mère furent seuls, celle-ci était encore toute vibrante d’irritation : D’un mouvement de mauvaise humeur, elle se débarrassa de son ombrelle et de ses gants. Edgar vit aussitôt que ses nerfs étaient excités et avaient besoin de se détendre, mais il cherchait un éclat et il resta dans la chambre pour l’énerver davantage. Elle allait et venait, s’asseyait ensuite ; ses doigts tambourinaient sur la table. À la fin, elle bondit : « Comme tu es mal peigné ! Que tu es sale ! C’est un scandale de te montrer ainsi devant les gens. N’en es-tu pas honteux, à ton âge ? » Sans répondre, l’enfant alla se peigner. Ce silence glacial et obstiné, accompagné d’un frémissement ironique des lèvres, la rendit furieuse. Elle eût aimé le rouer de coups. « Va-t’en dans ta chambre ! » lui cria-t-elle. Elle ne pouvait plus supporter sa présence. Edgar sourit et sortit.

Comme tous deux tremblaient à présent devant lui ! Comme ils avaient peur, le baron et elle, d’être avec lui ne fût-ce qu’une heure, de sentir sur eux ses yeux d’une dureté implacable ! Plus ils se sentaient mal à l’aise, plus son regard brillait de satisfaction, plus sa joie devenait provocante. Edgar tourmentait ses adversaires sans défense avec la cruauté presque encore animale des enfants. Le baron, lui, pouvait retenir sa colère, parce qu’il ne désespérait pas de jouer un nouveau tour à l’enfant et qu’il ne pensait qu’à son but. Mais la mère perdait de plus en plus la maîtrise d’elle-même. Pour elle, c’était un soulagement que de pouvoir lui faire des reproches. « Ne joue pas avec ta fourchette », lui disait-elle à table avec rudesse. « Tu es un mal élevé, tu ne mérites pas encore de t’asseoir à côté des grandes personnes. » Edgar ne faisait toujours que sourire de ces remarques ; il souriait, la tête un peu penchée de côté. Il savait que ces cris étaient du désespoir et il était fier de les voir tous deux se trahir de la sorte. Son regard était très calme, comme celui d’un médecin. Autrefois peut-être, il aurait fait le méchant, pour les mettre en colère, mais on apprend beaucoup et vite, quand on a de la haine. Maintenant il se contentait de se taire ; il se taisait, se taisait toujours, jusqu’au moment où sa mère commença à crier sous l’oppression de ce silence.

Elle ne pouvait plus supporter cette situation. Lorsque, après le repas, ils se levèrent et qu’Edgar voulut les suivre avec sa façon toute naturelle de s’attacher à leurs pas, il y eut soudain chez elle une explosion. Elle oublia toute retenue et lâcha la vérité. Torturée par la présence insinuante du gamin, elle se cabrait comme un cheval que tourmentent les mouches. « Qu’as-tu toujours à courir derrière moi comme un enfant de trois ans ? Je ne veux pas que tu sois constamment dans mes jupes. Les enfants ne sont pas à leur place dans la société des grandes personnes. Sache bien ça. Amuse-toi donc seul un moment. Lis quelque chose ou fais ce que tu voudras, mais laisse-moi en paix. Tu m’énerves, avec ta façon de rôder autour de moi et avec ta sale mauvaise humeur. »

Enfin, il le lui avait arraché, l’aveu ! Edgar sourit, tandis que le baron et elle paraissaient embarrassés. Elle se retourna et voulut aller plus loin, furieuse contre elle-même d’avoir avoué à l’enfant son déplaisir. Mais Edgar se contenta de dire froidement : « Papa ne veut pas que je me promène ici tout seul. Papa m’a fait promettre de ne pas être imprudent et de rester auprès de toi. »

Il insista sur le mot « Papa », parce qu’il avait déjà remarqué qu’il produisait sur tous deux une certaine action paralysante. Par conséquent, son père, lui aussi, devait être de quelque manière mêlé à ce mystère brûlant. Papa exerçait sans doute sur les deux autres une puissance secrète, puisque la seule mention de son nom paraissait les gêner et les inquiéter. Cette fois, non plus, ils ne répondirent rien. Ils mettaient bas les armes. La mère marchait en tête avec le baron. Derrière eux venait Edgar, mais il n’avait rien de l’humilité d’un serviteur ; au contraire, il était dur, sévère et implacable comme un gardien. Il faisait sonner la chaîne invisible qu’ils cherchaient à secouer et qu’ils ne pouvaient pas briser. La haine avait trempé ses forces d’enfant ; lui, ignorant de tout, était plus puissant qu’eux deux dont les mains étaient liées par l’impénétrable secret.

Les menteurs

Le temps pressait, pourtant. Le baron n’avait plus que quelques jours à rester là et il voulait en tirer parti. Tous deux sentaient qu’il était vain de résister à l’obstination de l’enfant irrité ; aussi eurent-ils recours à l’expédient suprême, au plus misérable de tous, à la fuite, pour échapper, ne fût-ce qu’une heure ou deux, à sa tyrannie.

« Va porter à la poste ces lettres recommandées », dit la mère à Edgar. Ils étaient tous deux dans le hall et le baron parlait dehors avec un cocher de fiacre.

Avec défiance Edgar prit les deux lettres. Il pensait que d’habitude c’était toujours un domestique de l’hôtel qui avait fait les commissions de sa mère. Est-ce qu’ils complotaient ensemble encore quelque chose contre lui ?

Il eut un moment d’hésitation : « Où m’attendras-tu ?

– Ici.

– Sûr ?

– Oui.

– Mais ne t’en va pas. Tu resteras donc ici, dans le hall, jusqu’à ce que je revienne ? » Dans le sentiment de sa supériorité il parlait déjà à sa mère sur un ton de commandement. Depuis l’avant-veille bien des choses avaient changé.

Puis il partit, en emportant les deux lettres. À la porte il passa près du baron. Il lui parla pour la première fois depuis deux jours :

« Je ne fais que porter ces deux lettres. Maman m’attend. Je vous en prie, ne partez pas avant que je sois revenu. »

Le baron s’effaça rapidement pour le laisser passer, en disant : « Oui, oui, sois sans crainte. »

Edgar se précipita vers la poste. Il fut obligé d’attendre. Un monsieur qui était avant lui posait à l’employé une foule de questions ennuyeuses. Enfin il put s’acquitter de sa mission et revint vite, avec les récépissés. Et il arriva juste à temps pour voir que sa mère et le baron venaient de prendre place dans le fiacre qui détalait.

Il en fut pétrifié de fureur. Il faillit ramasser une pierre et la leur lancer. Ils lui avaient donc échappé, mais au moyen de quel grossier, de quel abominable mensonge ! Il savait depuis la veille que sa mère mentait ; mais de voir qu’elle avait l’impudence de violer une promesse formelle, cela lui enleva son dernier reste de confiance. La vie devenait pour lui incompréhensible, maintenant qu’il voyait que les paroles derrière lesquelles il avait supposé qu’était la réalité, n’avaient pas plus de valeur que des bulles de savon multicolores qui éclatent au moindre souffle. Mais quel terrible secret ce devait être, pour amener des adultes à le tromper, lui, un enfant, et à s’enfuir comme des criminels ? Dans les livres qu’il avait lus, les hommes trompaient et assassinaient pour acquérir de l’argent, de la puissance ou des royaumes. Mais ici, qu’est-ce qui les faisait agir ? Que voulaient-ils tous deux ? Pourquoi se cachaient-ils devant lui ? Que cherchaient-ils à dissimuler sous cent mensonges ? Il se martyrisait le cerveau. Il sentait obscurément que l’enfance était enfermée derrière ce secret et qu’une fois qu’on l’avait pénétré, on devenait enfin une grande personne, enfin un homme. Oh ! connaître ce secret ! Mais il était incapable de penser clairement. La rage qu’ils lui aient échappé le consumait et troublait son esprit.

Il se dirigea en courant vers la forêt ; à peine eut-il le temps de gagner l’obscurité des taillis où personne ne le voyait, qu’il se mit à verser un torrent de larmes brûlantes, en hurlant : « Menteurs ! chiens ! hypocrites ! coquins ! » insultes qu’il lui fallait cracher à tout prix pour ne pas étouffer. La fureur, la mauvaise humeur, l’impatience, la colère et la haine de ces derniers jours, contenues par un effort d’enfant s’imaginant être devenu une grande personne, faisaient éclater sa poitrine et se libéraient par des larmes. C’était la dernière crise de pleurs de son enfance, la plus sauvage ; pour la dernière fois il s’abandonnait, comme une femme, à la volupté des larmes. En cette heure de rage désespérée, il perdit en pleurant tout ce qu’il y avait en lui de confiance, d’amour, de foi et de respect – toute son enfance.

Le garçon qui rentra à l’hôtel était un autre être. Il était calme et agit avec circonspection. D’abord il alla dans sa chambre, se lava soigneusement le visage et les yeux, pour ne pas donner aux deux autres la joie de voir les traces de ses larmes. Puis il se prépara à prendre sa revanche. Et il attendit patiemment, sans aucune nervosité.

Le hall était plein de monde quand la voiture des deux fuyards s’arrêta dehors. Quelques messieurs jouaient aux échecs ; d’autres lisaient le journal, les dames bavardaient. L’enfant s’était assis parmi eux sans faire un mouvement ; il était un peu pâle et ses regards frémissaient. Lorsque sa mère et le baron eurent franchi la porte, un peu gênés de le voir si brusquement, et au moment où ils allaient balbutier l’excuse préparée, il se dressa devant eux, tranquillement, et dit d’un air de défi : « Monsieur, je voudrais vous dire quelque chose. »

Le baron se sentit mal à l’aise. Presque l’impression d’être pris en flagrant délit. « Oui, oui, tout à l’heure, dans un instant. »

Mais Edgar éleva la voix et dit d’un ton net et tranchant, pour que tout le monde pût l’entendre : « Mais moi, c’est maintenant que je veux vous parler. Vous vous êtes conduit indignement. Vous m’avez menti. Vous saviez que Maman m’attendait, et vous êtes…

– Edgar », s’écria la mère qui voyait tous les regards dirigés sur elle. Et elle se précipita sur l’enfant.

Mais lorsque celui-ci s’aperçut qu’elle voulait dominer le bruit de ses paroles, il se mit à crier soudain de sa voix la plus forte :

– Je vous le répète en public. Vous avez menti abominablement et c’est là une vilenie, une action misérable.

Le baron était devenu pâle, les gens le regardaient fixement ; quelques personnes souriaient.

La mère empoigna l’enfant tremblant d’émotion : « Rentre tout de suite dans ta chambre, ou je te rosse ici devant tout le monde », fit-elle d’une voix étranglée.

Mais déjà Edgar avait retrouvé son calme. Il était fâché de s’être emporté pareillement. Il était mécontent de lui-même, car en vérité, il voulait provoquer froidement le baron, mais au dernier moment sa fureur avait été plus forte que sa volonté. Sans hâte aucune, avec calme, il se dirigea vers l’escalier.

« Monsieur le Baron, excusez son impertinence. Vous le savez, c’est un enfant nerveux », balbutia encore sa mère, troublée par les regards un peu ironiques des gens qui l’entouraient et la dévisageaient. Rien au monde ne lui était plus désagréable que le scandale et elle savait qu’il ne lui fallait pas perdre contenance. Au lieu de s’enfuir aussitôt, elle alla d’abord vers le portier, lui demanda s’il y avait des lettres et lui parla d’autres choses indifférentes, puis elle monta dans sa chambre comme si rien ne s’était passé. Mais derrière elle, ondoyait un léger sillage de chuchotements et de rires étouffés.

En gravissant l’escalier, elle ralentit le pas. Elle avait toujours été embarrassée devant les situations graves, et en vérité, elle avait peur d’une explication avec l’enfant. Elle ne pouvait pas nier sa culpabilité ; d’autre part, elle craignait le regard de son fils, ce regard nouveau, étrange, si singulier, qui lui enlevait toute assurance et la paralysait. La peur lui conseilla d’employer la douceur. Car elle le savait, si elle luttait, cet enfant exaspéré serait le plus fort.

Elle ouvrit la porte tout doucement. Le gamin était là, assis, calme et froid. Dans ses yeux ne se lisait aucune crainte, même pas un sentiment de curiosité. Il paraissait être très sûr de lui.

– Edgar, commença-t-elle sur un ton aussi maternel que possible, qu’est-ce qui t’a pris ? J’ai eu honte pour toi. Comment peut-on être un enfant aussi mal élevé, pour agir ainsi à l’égard d’une grande personne ? Tu vas aller faire tout de suite tes excuses à Monsieur le Baron.

Alors Edgar regarda par la fenêtre et le « non » qu’il fit entendre semblait s’adresser aux arbres qui étaient en face.

L’assurance de l’enfant commençait à décontenancer sa mère.

– Edgar, qu’as-tu donc ? Tu es tout différent de ce que tu es d’habitude. Je ne te reconnais plus du tout. Tu as toujours été un enfant intelligent et gentil, avec qui l’on pouvait causer, et voici que, brusquement, tu te conduis comme si tu avais le diable au corps. Qu’as-tu donc contre le baron ? Tu l’aimais pourtant bien ? Il a toujours été si charmant avec toi.

– Oui, parce qu’il voulait faire ta connaissance.

Elle se sentit mal à l’aise. « Quelle sottise tu dis là ! Qu’est-ce qui te passe par la tête ? Comment peux-tu penser des choses semblables ? »

Mais alors l’enfant s’emporta :

« C’est un menteur, un fourbe. Ses actes ne sont que calcul et vilenie. Il a voulu te connaître ; c’est pourquoi il a été aimable envers moi et qu’il m’a promis un chien. Je ne sais pas ce qu’il t’a promis à toi, ni pourquoi il est gracieux à ton égard, mais de toi aussi il veut quelque chose, Maman, à coup sûr. Autrement il ne serait pas si poli ni si aimable. C’est un mauvais homme, il ment. Regarde-le et tu verras comme il a l’air faux. Oh ! je le hais, ce misérable, ce menteur, ce scélérat…

– Mais Edgar, comment peut-on dire des choses pareilles ? » Elle était troublée et ne savait que répondre. En elle s’éveillait un sentiment qui donnait raison à l’enfant.

– Oui, c’est un scélérat, je n’en démordrai pas. Tu devrais bien t’en rendre compte toi-même. Pourquoi donc a-t-il peur de moi ? Pourquoi se cache-t-il devant moi ? Parce qu’il sait que je le perce à jour, que je le connais, ce coquin.

– Comment peut-on parler ainsi, comment peut-on dire des choses semblables ?

C’était tout ce qu’elle trouvait à répondre. Son cerveau était incapable de penser, ses lèvres exsangues ne faisaient que balbutier les mêmes mots. Soudain elle éprouva une crainte terrible, sans savoir à vrai dire, si c’était le baron ou l’enfant qu’elle redoutait.

Edgar vit que son avertissement faisait impression sur sa mère, et la tentation le prit de la gagner à sa cause, pour avoir ainsi une alliée dans l’inimitié, dans la haine qu’il vouait au baron. Il alla vers elle d’un air câlin, la saisit par le bras et sous l’effet de l’émotion sa voix prit un ton caressant.

– Maman, dit-il, tu dois pourtant bien avoir remarqué toi-même que ses intentions sont mauvaises. Il t’a rendue tout autre. C’est toi qui as changé et non pas moi. Il t’a monté la tête contre moi, uniquement pour être seul avec toi. À coup sûr, il veut te tromper. Je ne sais pas ce qu’il t’a promis. Je sais seulement qu’il ne tiendra pas sa promesse. Tu ferais bien de te méfier de lui. Quand on a trompé quelqu’un, on trompe tout le monde. C’est un méchant homme, en qui l’on ne peut avoir confiance.

Cette voix, câline et presque en larmes, semblait sortir du cœur même de la mère d’Edgar. Depuis la veille était né en elle un sentiment qui lui disait la même chose, d’une manière toujours plus pressante. Mais elle avait honte de donner raison à son enfant. Et comme beaucoup d’autres, pour échapper à la gêne d’un sentiment trop puissant, elle eut recours à la rudesse. Elle se raidit :

– Les enfants ne comprennent pas ces choses-là. Tu n’as pas à t’en mêler. Tu n’as qu’à te conduire correctement. Un point, c’est tout.

Le visage d’Edgar reprit son air glacé. « Comme tu voudras, dit-il durement, je t’ai avertie.

– Tu ne veux donc pas faire d’excuses ?

– Non. »

Ils étaient là, dressés l’un contre l’autre. Elle sentait que son autorité était en jeu.

« Eh bien ! tu prendras tes repas dans ta chambre. Tout seul. Et tu ne reviendras à notre table que quand tu te seras excusé. Je t’apprendrai les bonnes manières, va. Tu ne bougeras pas de la chambre avant que je t’en donne la permission. As-tu compris ? »

Edgar sourit. Ce sourire malicieux paraissait déjà ne plus faire qu’un avec ses lèvres. Dans son for intérieur, il était fâché contre lui-même. Quelle folie de sa part d’avoir une fois de plus donné libre cours à son cœur et d’avoir encore voulu l’avertir, cette menteuse !

Sa mère sortit avec hâte, sans même le regarder. Elle craignait son regard incisif. L’enfant était devenu pour elle une cause de malaise, depuis qu’elle sentait que ses yeux s’étaient ouverts et qu’ils lui disaient précisément ce qu’elle ne voulait ni savoir, ni entendre. C’était pour elle une chose terrible que cette voix intérieure, sa conscience, qui s’était détachée d’elle-même, qui avait pris la forme de cet enfant, de son enfant, qu’elle voyait marcher auprès d’elle, l’avertissant et la raillant. Jusqu’alors cet enfant avait été attaché à sa vie, comme une parure, un jouet, quelque chose de chéri et d’intime, de gênant aussi, parfois, mais qui toujours avait le rythme même de sa vie. Pour la première fois cette « chose » se cabrait et bravait sa volonté. Maintenant montait en elle une sorte de haine quand elle pensait à son enfant.

Cependant, tandis qu’elle descendait l’escalier, un peu fatiguée, elle entendait cette voix enfantine, qui semblait issue de sa propre poitrine : « Tu ferais bien de te méfier de lui. » – Elle ne pouvait pas étouffer en elle cet avertissement. Un miroir brilla soudain devant ses yeux ; elle s’y contempla d’un regard interrogateur, regard profond, toujours plus profond, jusqu’à ce qu’elle y vît ses lèvres s’ouvrir avec un léger sourire et s’arrondir comme pour lancer un mot dangereux. La voix retentissait toujours en elle ; mais elle haussa les épaules, comme si elle rejetait loin d’elle tous ces vains scrupules, jeta au miroir un dernier et clair regard et, retenant sa robe, elle descendit avec le geste résolu d’un joueur qui fait rouler et tinter sur la table sa dernière pièce d’or.

Traces au clair de lune

Le garçon d’hôtel qui avait porté à Edgar son repas dans sa chambre, où il était aux arrêts, referma la porte. Derrière lui la serrure cria. L’enfant se leva furieux : c’était indéniablement sur l’ordre de sa mère qu’on l’enfermait comme une bête méchante. Il se fit dans sa tête un obscur travail de recherches :

« Que se passe-t-il donc en bas, pendant que je suis ici enfermé ? Que peuvent-ils comploter tous deux ? Est-ce qu’enfin ce secret s’accomplit là-bas, sans moi ? Oh ! ce secret que je sens partout et toujours, lorsque je me trouve parmi des grandes personnes – devant lequel ils ferment leur porte la nuit, qu’ils cachent sous une conversation feutrée quand je m’approche d’eux à l’improviste, ce grand secret qui, depuis des jours, est tout près de moi, presque à portée de mes mains et que malgré tout je ne peux pas atteindre ! Que n’ai-je pas fait déjà pour le saisir ? J’ai pris des livres dans le bureau de Papa et je les ai lus, et toutes ces choses étranges y étaient contenues ; seulement je ne les comprenais pas. Il doit y avoir là quelque sceau qu’il faut d’abord briser pour trouver ce secret – peut-être en moi, peut-être chez les autres. J’ai questionné la bonne ; je l’ai priée de m’expliquer les passages de ces livres, mais elle s’est moquée de moi. C’est terrible d’être un enfant, plein de curiosité, et de ne pouvoir questionner les gens, terrible d’être ainsi toujours ridicule devant les grandes personnes, comme si l’on n’était que sottise et inutilité. Mais je vais l’apprendre, ce secret, je le sens, je le saurai bientôt. Une partie en est déjà dans mes mains et je n’aurai pas de cesse avant de le posséder en entier. »

Il prêta l’oreille pour savoir si quelqu’un venait. C’était un léger vent qui bruissait parmi les arbres et brisait entre les branches le miroir rigide de la lumière lunaire en cent morceaux flexibles.

« Ce qu’ils projettent tous deux ne peut être rien de bon ; autrement ils ne seraient pas allés chercher des mensonges aussi misérables pour me renvoyer. Certainement, ils rient de moi maintenant, ces maudits, ils sont contents d’être enfin débarrassés de ma personne, mais rira bien qui rira le dernier. Quelle sottise de ma part de me laisser emprisonner ici, de leur donner une seconde de liberté, au lieu de me coller à eux et d’épier chacun de leurs mouvements ! Je sais que les grandes personnes sont imprévoyantes. Elles croient que toute notre vie nous restons de petits enfants et que, le soir, nous dormons toujours ; elles oublient qu’on peut aussi faire semblant de dormir et être aux aguets, qu’on peut se donner des airs d’imbécile tout en étant très intelligent. Dernièrement, lorsque ma tante a eu un enfant, ils l’attendaient depuis longtemps et ce n’est que devant moi qu’ils ont fait les étonnés, comme si c’était pour eux vraiment une surprise. Mais j’étais au courant, moi aussi, car je les ai entendus parler le soir, des semaines auparavant, lorsqu’ils croyaient que je dormais. Et cette fois aussi, je les surprendrai, ces misérables. Oh ! si je pouvais écouter à la porte, les observer en secret, maintenant qu’ils s’imaginent être bien à l’abri ! Est-ce que je ne ferais pas bien de sonner ? La femme de chambre viendrait ouvrir et me demanderait ce que je veux. Si je faisais du bruit, si je cassais la vaisselle, on m’ouvrirait également. Et je pourrais profiter de cette seconde pour m’échapper et aller les surveiller. Mais non, je ne le veux pas. Personne ne doit s’apercevoir de la manière indigne dont ils me traitent. Je suis trop fier pour cela. Demain je leur rendrai bien la monnaie de leur pièce. »

En bas résonna le rire d’une femme. Edgar tressaillit : n’était-ce pas sa mère ? Oui, elle pouvait rire, se moquer de lui – le pauvre diable sans défense que l’on mettait sous clé lorsqu’il était gênant, que l’on jetait dans un coin comme un paquet de linge sale. Il se pencha à la fenêtre avec précaution. Non, ce n’était pas elle, mais des jeunes filles exubérantes et inconnues de lui, qui taquinaient un jeune homme.

Alors à cet instant, il remarqua que sa fenêtre en réalité n’était pas bien haute, que la distance qui le séparait du sol était minime. Immédiatement, l’idée lui vint de sauter par la fenêtre et d’aller les épier, maintenant qu’ils se croyaient tout à fait en sécurité. Une joie fiévreuse s’empara de lui. Déjà il lui semblait tenir dans ses mains le grand, l’étincelant secret de l’enfance. « Sors vite, sors vite », criait en lui une voix frémissante. Le danger était inexistant. Personne ne passait. En un clin d’œil il eut sauté : le gravier crissa légèrement. Personne ne l’entendit.

Durant ces deux derniers jours épier, guetter était devenu le plaisir de sa vie. À présent il éprouvait une volupté mêlée à un léger frisson d’anxiété en se glissant autour de l’hôtel, sur la pointe des pieds, tout en évitant avec soin le reflet cru des lumières. D’abord il regarda dans la salle à manger, en collant avec précaution sa joue contre les vitres. Leur place accoutumée était vide. Il regarda alors de fenêtre en fenêtre. Il n’osait pas se risquer à l’intérieur de l’hôtel, de crainte de tomber nez à nez avec eux dans les couloirs. Nulle part il ne les aperçut. Déjà il désespérait, lorsqu’il vit deux ombres apparaître sur le seuil de la porte. Il tressaillit et se recroquevilla dans l’obscurité. Sa mère sortait avec le baron, devenu son inséparable compagnon. Il était donc arrivé au bon moment. Que disaient-ils ? Il ne pouvait pas les comprendre. Ils parlaient tout bas et le vent mettait dans les arbres trop d’agitation et de rumeurs. Mais soudain il entendit la voix de sa mère, dans un rire. C’était un rire qu’il ne lui connaissait pas, nerveux et excité, étrangement aigu, comme si on la chatouillait, qui semblait venir d’une personne étrangère, et qui l’effraya. Elle riait. Ce ne pouvait donc être rien de dangereux, rien d’extrêmement important ni de très prodigieux qu’on lui cachait. Edgar fut un peu déçu.

Mais pourquoi sortaient-ils de l’hôtel ? Où allaient-ils à présent, seuls dans la nuit ? Tout là-haut couraient sans doute des vents aux ailes gigantesques, car le ciel, qui un instant auparavant était encore limpide et tout brillant de lumière, était brusquement obscurci. Des draps noirs, jetés par des mains invisibles, recouvraient parfois la lune et la nuit devenait alors si impénétrable qu’on pouvait à peine voir le chemin. Mais bientôt l’astre était délivré et une coulée d’argent se répandait sur le paysage. Mystérieux et excitant comme la coquetterie d’une femme qui tantôt se voile et tantôt se dévoile, ce jeu de lumière et d’ombre continua. Au moment où le paysage découvrait de nouveau son corps luisant, Edgar aperçut au milieu de la route leurs silhouettes mouvantes ou plutôt leur silhouette unique, car ils marchaient pressés l’un contre l’autre, comme en proie à une crainte intérieure. Mais où allaient-ils donc, tous deux ? Les pins gémissaient ; il y avait dans la forêt une activité inquiétante comme si le Chasseur sauvage et sa suite s’y donnaient libre carrière. « Je vais les suivre, se dit Edgar, ils ne peuvent pas entendre mon pas dans ce vacarme du vent et de la forêt. » Et, tandis qu’ils descendaient la pente de la route large et claire, lui, les dominant et caché dans le bois, les suivait en se glissant d’un arbre à l’autre, d’une ombre à une autre ombre. Il les suivait, tenace et implacable, bénissant le vent qui les empêchait de l’entendre, mais le maudissant aussi parce qu’il lui dérobait toujours leurs paroles. Il en était sûr, s’il pouvait saisir leur conversation, le secret lui serait connu.

Le couple marchait là-bas sans aucune méfiance. Ils se sentaient heureux d’être ainsi isolés dans cette nuit vaste et agitée, et ils s’abandonnaient à leur excitation grandissante. Ils ne se doutaient pas qu’au-dessus d’eux, dans l’obscurité aux multiples rameaux, chacun de leurs pas était suivi et que deux yeux pleins de curiosité et de haine ne les lâchaient pas une minute.

Soudain ils firent halte. Edgar, lui aussi, s’arrêta aussitôt et se colla contre un arbre. Une peur furieuse s’empara de lui. Qu’allait-il se passer si à présent ils faisaient demi-tour et rentraient à l’hôtel avant lui, s’il ne pouvait pas regagner sa chambre avant leur arrivée ? Alors tout serait perdu, alors ils sauraient qu’il les guettait secrètement, et il ne pourrait jamais plus espérer leur arracher leur secret. Mais les deux promeneurs avaient l’air indécis. Heureusement qu’il faisait clair de lune et qu’il pouvait tout voir avec netteté. Le baron montrait du doigt un petit chemin contigu plongé dans l’obscurité, qui conduisait dans la vallée, où la lune ne faisait pas couler comme ici, sur la route, un grand fleuve de lumière, mais laissait simplement filtrer à travers les fourrés quelques gouttes et d’étranges rayons. « Pourquoi veut-il descendre par là ? » se demanda Edgar en tressaillant. Sa mère semblait dire non, mais l’autre se mit à parler. À la façon dont il gesticulait, Edgar pouvait se rendre compte de l’insistance du baron. L’enfant fut saisi de peur. Cet homme, que voulait-il à sa mère ? Pourquoi ce coquin essayait-il de l’entraîner dans l’obscurité ? De ses livres – qui, pour lui, résumaient le monde – surgirent brusquement à son esprit de vivants souvenirs d’assassinats et d’enlèvements, de crimes ténébreux. À coup sûr, il voulait la tuer et c’était pour l’attirer ici dans la solitude qu’il l’avait écarté, lui. Ne devait-il pas appeler au secours, crier à l’assassin ! Déjà l’appel allait sortir de son gosier, mais ses lèvres desséchées ne proférèrent aucun son. Ses nerfs étaient tendus par l’émotion, à peine s’il pouvait encore se tenir debout : dans son épouvante il chercha un point d’appui – alors une branche craqua entre ses mains.

Les deux silhouettes se retournèrent, effrayées, et essayèrent de percer les ténèbres de la forêt. Collé de plus belle contre l’arbre, ses bras ramenés le long de son petit corps, tapi dans la profondeur de l’ombre, Edgar se tint coi. Il n’y eut plus qu’un silence de mort. Mais, malgré tout, ils ne paraissaient pas rassurés. « Rentrons », entendit-il dire par sa mère. Le ton semblait anxieux. Le baron, inquiet lui-même, acquiesça. Ils revinrent lentement sur leurs pas, étroitement serrés l’un contre l’autre. Leur malaise intérieur était pour Edgar un délice. À quatre pattes sous le couvert du bois il rampa, s’ensanglantant les mains, jusqu’au tournant de la forêt et, de là, il courut à toutes jambes, au point que la respiration lui manquait, jusqu’à l’hôtel où en quelques bonds il fut en haut de l’escalier. La clé qui l’avait enfermé était heureusement dans la serrure ; la tourner, se précipiter dans la chambre et se jeter sur son lit fut l’affaire d’un instant. Il fut obligé de rester là immobile pendant quelques minutes, car son cœur battait impétueusement dans sa poitrine – comme un battant de cloche contre sa paroi sonore.

Puis, ayant repris courage, il se leva, s’appuya à la fenêtre et attendit leur retour. Cela dura longtemps. Sans doute qu’ils avaient marché très, très lentement. Il guettait avec précaution depuis la croisée plongée dans l’ombre. Maintenant il les voyait s’avancer tout doucement, leurs vêtements brillant au clair de lune. Ils avaient l’air de fantômes dans cette lumière verte ; de nouveau l’enfant se demanda soudain, avec une délicieuse horreur, si ce n’était pas là en vérité un assassin et si sa surveillance ne venait pas d’empêcher quelque terrible événement. Il apercevait nettement leurs visages blancs comme de la craie. Dans celui de sa mère, il y avait une expression de ravissement qu’il ne lui connaissait pas ; le baron, au contraire, paraissait dur et mécontent. Certainement parce que son dessein avait échoué.

Ils étaient déjà tout près. Leurs silhouettes ne se séparèrent que quand ils furent presque devant l’hôtel. Allaient-ils lever les yeux vers l’étage où il était ? Non, ni l’un ni l’autre ne regarda de ce côté. « Ils m’ont oublié », pensa l’enfant avec une irritation sauvage et en même temps un secret sentiment de triomphe. « Mais moi, je ne vous ai pas oubliés, vous pensez sans doute que je dors ou que je n’existe pas, mais vous vous apercevrez de votre erreur. Je surveillerai chacun de vos pas jusqu’à ce que je lui aie arraché, à ce scélérat, le secret, le secret terrible qui ne me laisse pas dormir. J’arriverai bien à rompre votre alliance. Je ne dors pas. »

Les deux promeneurs franchirent la porte de l’hôtel. Et lorsqu’ils furent entrés l’un derrière l’autre, leurs ombres sur le sol s’enlacèrent de nouveau pendant une seconde, avant de disparaître, tout à coup semblables à une raie noire, dans la lumière de la porte. Puis la place devant l’immeuble redevint toute brillante, sous le clair de lune, comme une vaste plaine de neige.

L’embuscade

Edgar se retira de la fenêtre, tout haletant. Il frissonnait de peur. Jamais encore il n’avait été aussi près d’un mystère semblable. Le monde des émotions, des aventures sensationnelles, le monde de meurtres et de tromperies qu’il avait trouvé dans ses livres n’existait, à ce qu’il croyait, qu’au royaume des contes, juste au-delà des rêves, dans l’irréel et l’inaccessible. Mais maintenant, brusquement, il lui semblait être tombé dans ce monde effrayant, et tout son être était fiévreusement secoué par ce contact brûlant. Qui était cet homme mystérieux, entré soudain dans leur vie paisible ? Était-ce réellement un assassin, que toujours il cherchait les endroits écartés et voulait entraîner sa mère où il faisait sombre ? Sûrement, quelque chose de terrible allait se produire. Que faire ? Demain matin, sans faute, il écrirait à son père ou lui télégraphierait. Mais le malheur, l’événement terrible et inconnu ne risquait-il pas de se produire aujourd’hui, ce soir même ? Sa mère n’était pas encore montée : elle était toujours avec cet étranger, avec cet homme détesté.

Entre la porte de la chambre et celle donnant sur le couloir était un étroit espace, pas plus grand que l’intérieur d’une armoire. Caché par un rideau, l’enfant se tapit dans cet endroit obscur pour épier leurs pas dans le couloir car, il l’avait décidé, il ne les laisserait pas seuls, ne fût-ce qu’un instant. Il était minuit, le couloir était désert, faiblement éclairé par une seule lumière.

Enfin (les minutes lui paraissaient terriblement longues) il entendit des pas furtifs dans l’escalier. Il tendit l’oreille. Ce n’était pas la marche de quelqu’un qui s’empresse de regagner sa chambre, mais des pas ralentis, tortueux, hésitants, comme quand on gravit un chemin très difficile et abrupt. De temps en temps on percevait des chuchotements suivis d’arrêts répétés. Edgar tremblait d’émotion. Était-ce enfin eux ? Se trouvait-il encore avec elle ? Les murmures étaient trop éloignés. Mais les pas, quoique encore hésitants, devenaient plus distincts. Alors il entendit soudain la voix détestée du baron dire tout bas et sourdement quelque chose qu’il ne comprit pas, puis aussitôt la réponse rapide de sa mère : « Non, pas aujourd’hui, non ! » Edgar tremblait de plus en plus, ils se rapprochaient et il allait forcément tout entendre. Chaque pas qui s’avançait vers lui, aussi léger qu’il fût, lui faisait mal au cœur. Et comme la voix de l’homme qu’il haïssait lui paraissait odieuse – cette voix antipathique, avide et insistante !

« Ne soyez pas cruelle, vous étiez si belle ce soir », disait le baron.

Et l’autre voix répondait : « Non, je ne dois pas, je ne peux pas, laissez-moi. »

Il y avait tant d’angoisse dans la voix de sa mère que l’enfant en était effrayé. Que veut-il donc d’elle ? Pourquoi a-t-elle peur ? Ils se sont encore rapprochés et ils doivent être juste devant la porte. Lui est là, derrière eux, tremblant et invisible, à portée de la main, abrité seulement par la mince épaisseur de l’étoffe. À présent les voix sont à une longueur d’haleine.

« Venez, Mathilde, venez ! » De nouveau il entend sa mère soupirer, plus faiblement, cette fois ; sa résistance faiblissait.

Mais que se passe-t-il ? Ils ont continué de marcher dans l’obscurité. Sa mère a passé devant sa chambre sans y entrer. Où l’entraîne-t-il ?

Pourquoi ne parle-t-elle plus ? Lui a-t-il mis un bâillon ou lui serre-t-il la gorge ?

Ces pensées le rendent fou. D’une main tremblante, il entrouvre la porte de quelques centimètres. Maintenant il les voit tous deux dans le couloir plongé dans l’ombre. Le baron a passé son bras autour des hanches de sa mère et il l’entraîne doucement ; elle paraît céder. Ils s’arrêtent devant la chambre de cet homme. « Il veut l’y faire entrer de force, pense l’enfant effrayé, c’est à présent qu’il va commettre son crime. »

D’un mouvement sauvage, il ouvre la porte et s’élance vers le baron et sa mère. Celle-ci voyant sortir brusquement de l’obscurité quelque chose qui se précipite sur elle, pousse un cri et semble s’évanouir. Le baron la soutient avec peine. Mais il sent, à cette seconde, sur son visage un petit poing qui, malgré sa faiblesse, lui écrase la lèvre contre les dents, quelque chose qui s’agrippe à son corps à la manière d’un chat. Il lâche la femme effrayée, qui s’enfuit rapidement et, avant même de savoir contre qui il se défend, il essaie, sans y voir, de rendre les coups qu’il reçoit.

L’enfant sait qu’il est le plus faible, mais il ne cède pas. Enfin, enfin, voici le moment si longtemps attendu de se venger de son amour trahi, de décharger toute la haine qu’il a accumulée. Avec ses petits poings il tape en aveugle sur son adversaire, les dents serrées, fiévreusement, follement. Le baron qui maintenant l’a reconnu, se dresse lui aussi plein de haine contre cet espion embusqué qui lui a gâché les jours précédents et qui l’a empêché de gagner la partie ; il frappe rudement au hasard. Edgar gémit, mais ne lâche pas et n’appelle pas au secours. Ils luttent pendant une minute, muets et crispés, dans le couloir qu’emplit l’ombre de minuit. Le baron, se rendant compte peu à peu de ce qu’a de ridicule cette bataille avec un gamin à peine formé, veut empoigner l’enfant pour l’écarter de lui. Mais celui-ci, qui sent ses muscles faiblir et voit que dans une seconde il va être vaincu et rossé, mord avec une fureur sauvage la main énergique qui a voulu le saisir par la nuque. Involontairement le baron pousse un cri sourd et lâche prise. Edgar en profite pour se réfugier dans sa chambre et fermer la porte au verrou.

Ce combat de minuit n’a duré qu’une minute. Ni à droite ni à gauche on n’a rien entendu. Tout est silencieux, tout paraît plongé dans le sommeil. Le baron essuie avec son mouchoir sa main qui saigne, il regarde dans l’ombre avec inquiétude. Personne n’a observé ce qui s’est passé. Seule, là-haut, scintille (ironiquement, lui semble-t-il) une dernière lumière, une lumière inquiète.

Orage

« Était-ce un rêve, un mauvais et terrible rêve ? » se demanda Edgar le lendemain matin, lorsqu’il se réveilla, tout échevelé, en proie à une anxiété confuse. Sa tête bourdonnait douloureusement ; ses articulations semblaient figées ; en se regardant, il s’aperçut avec effroi qu’il avait conservé ses vêtements. Il se leva vivement, se dirigea en chancelant vers la glace et recula avec horreur en voyant son visage pâle et bouleversé, son front enflé et strié de rouge. Il retrouva ses esprits avec effort et se rappela alors, dans l’angoisse, ce qui s’était passé, le combat nocturne dans le couloir, son retour précipité dans sa chambre ; il se souvint que, tremblant de fièvre, il s’était jeté sur son lit tout habillé, prêt à prendre la fuite. Sans doute qu’ensuite il avait dû sombrer dans ce sommeil lourd et accablant au cours duquel toute la scène s’était répétée en rêve, mais d’une manière différente et encore plus terrible, avec une odeur de sang frais qui coulait.

En bas, des pas faisaient crisser le gravier, des voix s’élevaient dans l’air comme d’invisibles oiseaux, et le soleil envahissait sa chambre. Sans doute que la matinée était déjà très avancée, mais en regardant sa montre avec inquiétude, il s’aperçut qu’elle marquait minuit : dans son émotion, il avait oublié de la remonter. Cette incertitude concernant l’heure venait encore aggraver le trouble que lui causait son ignorance de ce qui s’était exactement passé la veille. Il fit vite sa toilette et descendit, avec une agitation et un léger sentiment de culpabilité dans le cœur.

Dans la petite salle à manger ? sa mère était seule à la table habituelle. Edgar respira en constatant que son ennemi ne s’y trouvait pas et qu’il ne verrait pas ce visage haï, que la veille dans sa colère son poing avait frappé. Et pourtant en s’approchant de la table, il ne se sentait pas sûr de lui-même.

« Bonjour », fit-il.

Sa mère ne répondit pas. Elle ne le regarda même pas. Son regard d’une fixité singulière était dirigé sur le paysage, droit devant elle. Elle était très pâle, ses yeux étaient légèrement cernés ; ses narines avaient ce frémissement nerveux qu’Edgar connaissait et qui trahissait si bien son émotion. L’enfant se mordit les lèvres. Ce silence le troublait. Il ignorait si la veille il n’avait pas blessé sérieusement le baron et si sa mère était au courant du combat nocturne. Il en était très tourmenté. Le visage de sa mère restait tellement immobile qu’il n’essaya même pas de la regarder, de peur que ces yeux maintenant baissés ne bondissent soudain derrière leurs paupières voilées, pour le saisir. Il ne disait pas un mot, n’osait pas faire le moindre bruit, au point que c’était avec la plus grande précaution qu’il levait sa tasse et qu’il la reposait ; parfois il jetait les yeux à la dérobée sur les doigts de sa mère qui jouaient très nerveusement avec la cuillère et dont la crispation semblait révéler une secrète colère.

Pendant un quart d’heure, il resta ainsi, dans l’attente accablante d’une chose qui ne venait pas. Pas un mot, pas un seul, ne vint le délivrer de sa perplexité. Lorsque sa mère se leva, toujours sans faire la moindre attention à sa présence, il ne savait quelle attitude prendre : devait-il rester seul à table ou l’accompagner ? Cependant, il finit par se lever et la suivit humblement, tandis qu’elle faisait comme si elle ne le voyait pas le moins du monde. Il sentait tout le ridicule de cette façon de marcher derrière ses jupes. Et faisait des pas de plus en plus petits pour augmenter la distance qui le séparait d’elle ; sans se soucier de lui, elle entra dans sa chambre et quand il y arriva, il se trouva devant une porte close.

Que s’était-il passé ? Il ne se reconnaissait plus. Son assurance de la veille l’avait abandonné. Avait-il eu tort, au fond, d’attaquer ainsi le baron ? Et lui préparaient-ils un châtiment ou une nouvelle humiliation ? Il fallait qu’il se passe quelque chose, il s’en rendait compte, une chose terrible allait se produire très bientôt. Entre sa mère et lui régnait la lourdeur d’un orage imminent, la tension électrique de deux pôles qui devait fatalement déchaîner la foudre. Pendant quatre heures de solitude, il traîna d’une pièce à l’autre le fardeau de ce pressentiment, jusqu’à ce que sa frêle nuque d’enfant pliât sous un poids invisible et qu’à midi, il se mît à table dans une attitude d’humilité complète.

« Bonjour », dit-il de nouveau. Il avait besoin de rompre ce silence menaçant qui était suspendu au-dessus de lui comme un nuage noir.

Cette fois encore sa mère ne lui répondit pas, cette fois encore elle ne le regarda même pas. Et, avec un nouvel effroi, Edgar se sentit en face d’une colère réfléchie et concentrée qu’il n’avait jamais rencontrée de sa vie. Jusqu’alors, les conflits qu’ils avaient eus ensemble avaient toujours été des accès de colère provenant plutôt des nerfs que du sentiment, et un sourire les avait vite apaisés. Mais cette fois-ci, il s’en rendait compte, il avait soulevé contre lui dans l’âme de sa mère un violent ressentiment, et il était effrayé devant cette puissance qu’il avait imprudemment déchaînée. À peine put-il manger. Dans son gosier passait quelque chose de sec qui menaçait de l’étrangler. Sa mère paraissait ne rien remarquer de tout cela. Ce n’est qu’en se levant qu’elle se retourna comme par hasard, en disant :

– Tu monteras ensuite, Edgar, j’ai à te parler.

Cela n’était pas dit sur un ton de menace, mais d’une voix si glaciale qu’Edgar en éprouva un frisson, comme si soudain on lui avait mis une chaîne de fer autour du cou. Sa révolte était vaincue ; en silence, comme un chien battu, il la suivit dans sa chambre.

Elle prolongea son tourment en ne disant rien pendant quelques minutes. Des minutes où il entendit le tic tac de sa montre, le rire d’un enfant, au-dehors, et en lui-même le battement précipité de son cœur. Mais il y avait sans doute en elle aussi une grande appréhension, car maintenant qu’elle lui parlait, elle ne le regardait pas, au contraire elle lui tournait le dos.

– Je ne veux pas parler de ta conduite d’hier. Ç’a été un scandale et j’ai honte d’y penser. Tu en supporteras les conséquences. Pour le moment, je ne veux te dire qu’une chose : c’est fini pour toi d’être admis parmi les grandes personnes. Je viens d’écrire à ton Papa pour qu’il te donne un précepteur ou te mette dans une pension, afin d’apprendre les bonnes manières. Je ne veux plus me tourmenter avec toi.

Edgar était là debout, tête baissée. Il sentait que ce n’était qu’un préambule, une menace, et il attendait avec inquiétude le principal.

– À présent tu vas t’excuser tout de suite auprès du Baron.

Edgar eut un frémissement, mais elle ne lui permit pas de l’interrompre.

– Le Baron est parti en voyage aujourd’hui et tu vas lui écrire une lettre que je vais te dicter.

Edgar s’agita de nouveau, mais sa mère se montra ferme.

– Pas de protestations ! Voici du papier et de l’encre, assieds-toi.

Edgar la regarda. Ses yeux étaient durcis par une résolution inflexible. Jamais il n’avait vu sa mère si énergique et si tranchante. Il eut peur. Il s’assit, prit la plume, mais pencha bien bas son visage sur la table.

– En haut, la date… Y es-tu ? Une ligne de blanc… Bien… « Monsieur le Baron – virgule. Une nouvelle ligne de blanc… « J’apprends avec regret (tu y es ?)… avec regret que vous avez déjà quitté le Semmering (Semmering avec deux m) et je suis obligé de faire par lettre ce que j’avais l’intention de faire en personne, c’est-à-dire (un peu plus vite, il n’est pas nécessaire de calligraphier !) de vous prier de m’excuser de ma conduite d’hier. Comme Maman vous l’aura dit, je suis à peine remis d’une grave maladie et je suis encore très irritable. C’est pourquoi je vois souvent certaines choses sous un jour exagéré, que l’instant d’après je regrette… »

Le dos courbé sur la table se redressa vivement. Edgar se retourna ; sa révolte était réveillée.

– Je n’écrirai pas cela, car ce n’est pas vrai.

– Edgar ! cria-t-elle sur un ton de menace.

– Ce n’est pas vrai. Je n’ai rien fait que j’aie à regretter. Je n’ai rien fait de mal dont j’aie à m’excuser. Je suis simplement venu à ton secours, lorsque tu as appelé. »

Les lèvres de la mère pâlirent, ses narines frémirent.

– J’ai appelé au secours ? Tu es fou.

Edgar se mit en colère. Il se dressa brusquement.

– Oui, tu as appelé au secours, dans le couloir, hier soir, lorsqu’il a mis la main sur toi. « Laissez-moi, laissez-moi », as-tu crié. Si fort que je l’ai entendu de ma chambre.

– Tu mens, je n’ai jamais été avec le baron dans le couloir. Il m’a simplement accompagnée jusqu’au pied de l’escalier…

Devant ce mensonge audacieux, le cœur d’Edgar s’arrêta. La parole lui ! manqua, il regarda fixement sa mère d’un œil vitreux.

– Tu… Tu n’étais pas… dans le couloir ? Et lui… il ne t’a pas prise par le bras ? Il ne t’a pas empoignée avec violence ?

Elle fit entendre un rire froid et sec.

– Tu as rêvé.

C’en était trop pour l’enfant. Il savait bien déjà que les grandes personnes mentaient, qu’elles avaient recours à de subtils et hardis faux fuyants, à des mensonges glissant entre les mailles étroites de la vérité et à de malignes équivoques. Mais cette façon impudente et froide de nier effrontément le rendait enragé.

– Et ces rayures sanglantes, je les ai aussi rêvées ?

– Qui sait avec qui tu t’es battu ? Mais je n’ai pas à discuter avec toi ; tu dois obéir, un point c’est tout. Assieds-toi et écris.

Elle était très pâle et mobilisait toutes ses forces pour garder son sang-froid.

Mais soudain Edgar éclata ; c’était comme une dernière flamme jaillie de sa foi. Il ne pouvait pas comprendre qu’on écrasât sous le pied, si simplement, la vérité, comme une allumette enflammée. Un frisson le parcourut et tout ce qu’il dit fut cinglant, mordant, méchant :

– Ah ! tout cela, je l’ai rêvé ! Ce qui s’est passé dans le couloir et ces raies sanglantes ? Et aussi qu’hier, vous vous êtes promenés tous deux au clair de lune et qu’il voulait te faire descendre dans le bas du chemin, ça aussi je l’ai rêvé, peut-être ? Tu crois que je me laisse enfermer dans ma chambre comme un petit enfant ! Non, je ne suis pas aussi sot que vous le croyez ! Je sais ce que je sais.

Il la dévisagea avec effronterie, et cela lui ôta son calme de voir ainsi dressé contre elle et crispé par la haine, le visage de son propre enfant ! Sa colère fit explosion.

– Allons, écris immédiatement ou sinon…

– Sinon quoi ?… Sa voix était maintenant devenue provocante.

– Je te rosse comme un petit enfant.

Edgar fit un pas vers sa mère en se contentant de rire ironiquement.

Une gifle s’abattit sur sa figure. Edgar poussa un cri et, comme quelqu’un qui se noie, dont les oreilles bourdonnent et les mains s’agitent aveuglément autour de lui, une lueur rouge passant devant ses yeux, il se mit à frapper au hasard avec ses poings. Il sentit qu’il avait atteint quelque chose de doux, que sa main avait rencontré un visage, il entendit un cri…

Cette exclamation le rappela à lui-même. Il vit soudain ce qu’il faisait, et il eut conscience de cette chose inouïe : il battait sa mère. Il fut saisi d’une brutale angoisse ; la honte et l’effroi, le besoin irrésistible de fuir, de s’enfoncer sous terre, s’empara de lui. Il bondit vers la porte, dégringola l’escalier, traversa la maison, gagna la route et se mit à courir, à courir comme si une meute furieuse le poursuivait.

Début de raison

Enfin, bien loin, il s’arrêta. Il fut obligé de s’appuyer à un arbre, tant ses jambes tremblaient d’inquiétude et d’émotion, tant son souffle sortait comme un râle de sa poitrine haletante. L’horreur de son action avait galopé derrière lui ; elle étreignait à présent sa gorge et secouait son être comme dans une sorte de fièvre. Qu’allait-il faire maintenant ? Où se réfugier ? Car ici déjà, dans la forêt familière, à un quart d’heure seulement de l’hôtel, il se sentait abandonné. Tout lui paraissait différent, froid, hostile, maintenant qu’il était seul et sans appui. Les arbres qui, la veille encore, l’entouraient de leurs murmures fraternels se figeaient brusquement et leur ombre devenait menaçante. Mais combien ce qui l’attendait allait être plus dur encore, dans l’inconnu ! Cet isolement dans l’univers vaste et ignoré donnait à l’enfant le vertige. Non, il n’avait pas encore la force de supporter tout cela, de le supporter seul. Mais auprès de qui chercher un refuge ? Il avait peur de son père qui était peu abordable, vite en colère, et qui le renverrait tout de suite. Or, il ne voulait pas rentrer ; il préférait encore le périlleux mystère de l’inconnu. Il lui semblait qu’il ne pourrait plus jamais revoir le visage de sa mère sans penser que son poing l’avait frappé.

Alors il se rappela sa grand-mère, cette bonne et aimable vieille dame qui depuis son enfance l’avait gâté, qui toujours avait été sa protectrice lorsque, chez lui, une punition ou une injustice le menaçait. C’est auprès d’elle, à Baden, qu’il se cacherait pour laisser passer la première colère ; de là, il écrirait plus tard une lettre à ses parents pour s’excuser. Ce quart d’heure l’avait déjà rendu si humble qu’à la pensée de se trouver seul au monde et sans expérience, il maudissait sa fierté, cette fierté stupide qu’un étranger, en le trompant, avait fait monter en lui. Il ne voulait être que l’enfant de naguère, obéissant, patient et sans rien de cette prétention dont il sentait maintenant le ridicule.

Mais comment se rendre à Baden ? Comment parcourir ces lieues et ces lieues qui le séparaient de là-bas ? Vivement il saisit son petit porte-monnaie de cuir qu’il avait toujours sur lui. Dieu merci ! Elle y luisait encore, la pièce d’or toute neuve de vingt couronnes qui lui avait été donnée pour son anniversaire. Jamais il n’avait pu se résoudre à la changer. Presque chaque jour il avait regardé si elle était encore là ; il s’était repu de sa vue, il s’était, grâce à elle, senti riche et, avec une tendresse reconnaissante, il l’avait frottée avec son mouchoir jusqu’à ce qu’elle brillât comme un petit soleil. Mais (cette brusque pensée l’effraya) cet argent suffirait-il ? Certes il avait souvent voyagé en chemin de fer, mais sans jamais penser qu’il fallait payer, sans se demander combien cela pouvait coûter, une couronne ou bien cent. Pour la première fois il se rendait compte qu’il y avait dans la vie des choses auxquelles il n’avait jamais songé, que les nombreux objets parmi lesquels il avait vécu, qu’il avait eus entre ses doigts et avec lesquels il avait joué, possédaient une valeur propre et avaient un poids particulier. Il s’apercevait, lui qui une heure plus tôt s’imaginait tout savoir, qu’il était passé indifférent à-côté de mille questions et secrets, et il était honteux que sa pauvre sagesse trébuchât déjà au premier pas qu’il faisait dans la vie. Il était de plus en plus hésitant, et sa marche incertaine se faisait toujours plus timide à mesure qu’il s’approchait de la gare. Que de fois il avait rêvé à une fuite pareille ! Que de fois il avait songé à s’élancer dans la vie, à devenir empereur ou roi, soldat ou poète ! Et maintenant il était là tout peureux en regardant la petite maison claire et il ne pensait qu’à une chose : les vingt couronnes suffiraient-elles pour le transporter jusque chez sa grand-mère ?

Les rails luisants couraient dans le lointain, la gare était presque déserte. Edgar se glissa craintivement vers la caisse et demanda à voix basse, pour que personne ne pût l’entendre, combien coûtait un billet pour Baden. Derrière le guichet sombre un visage étonné le regarda et, sous leurs lunettes, deux yeux souriants se posèrent sur l’enfant plein d’anxiété :

– Une place entière ?

– Oui, balbutia Edgar.

Mais c’était sans la moindre fierté, avec la peur au contraire, que le prix ne fût trop élevé.

– Six couronnes.

– Voilà.

Soulagé, il tendit la pièce brillante et bien-aimée ; l’argent de la monnaie tinta et Edgar se sentit de nouveau indiciblement riche, maintenant qu’il avait dans sa main le morceau de carton brun qui lui assurait la liberté, et que dans sa poche résonnait en sourdine la musique des pièces d’argent.

L’indicateur lui apprit que le train arriverait dans vingt minutes. Edgar se blottit dans un coin. Quelques personnes étaient sur le quai, attendant et ne pensant à rien. Mais il lui semblait dans son inquiétude que ces gens ne regardaient que lui. Que tous s’étonnaient de voir ainsi un petit garçon voyager seul, comme si son front portait la révélation de son crime et de sa fugue. Il respira lorsqu’il entendit enfin au loin le premier hurlement du train et ensuite le bruit qu’il faisait en s’approchant. Ce train qui allait l’emporter dans l’univers. Ce n’est qu’en montant dans le wagon qu’il vit qu’il avait un billet de troisième classe. Jusqu’alors il avait toujours voyagé en première ; de nouveau, il remarqua qu’il y avait là quelque chose de changé, que certaines différences lui avaient échappé jusqu’à présent. Il n’avait pas le même genre de voisins, d’habitude. Des ouvriers italiens aux voix rudes, tenant entre leurs mains calleuses des pioches et des pelles, étaient assis en face de lui et regardaient devant eux de leurs yeux tristes et hébétés. On voyait qu’ils venaient de travailler péniblement sur la route, car quelques-uns étaient fatigués au point qu’ils dormaient dans le train cliquetant, adossés au bois dur et crasseux, la bouche ouverte. Ils avaient travaillé pour gagner de l’argent, pensait Edgar, mais il ne se rendait pas compte de la somme qu’ils pouvaient bien avoir gagnée. Cependant, il savait maintenant que l’argent était une chose que l’on ne possédait pas toujours, qu’il fallait l’acquérir de quelque façon que ce fût. Il avait à présent conscience d’avoir été habitué à considérer comme naturelle l’atmosphère de bien-être dans laquelle il avait vécu, alors qu’à droite et à gauche de son existence, dans l’obscurité profonde, béaient des abîmes auxquels son regard n’avait jamais fait attention. Il remarquait pour la première fois qu’il y avait des professions et des situations diverses, que sa vie était bordée de mystères faciles à constater et que, pourtant, il les avait toujours ignorés. Edgar en cette seule heure apprit beaucoup. Maintenant qu’il était livré à lui-même dans cet étroit compartiment aux fenêtres ouvertes sur l’horizon, ses yeux commençaient à voir et tout doucement, au milieu de son obscure anxiété, quelque chose commença à s’épanouir qui n’était pas encore du bonheur, mais qui était déjà un sentiment d’étonnement devant la variété de la vie. Il s’était enfui par peur et par lâcheté, il le sentait à chaque instant, mais malgré tout, c’était la première fois qu’il agissait de son propre mouvement ; qu’il prenait contact avec cette réalité à côté de laquelle jusqu’ici il était passé, indifférent. Et peut-être était-il lui-même devenu un mystère pour sa mère et pour son père, tout comme l’univers l’avait été jusqu’alors pour lui. Il regardait par la fenêtre avec des yeux neufs et il lui semblait que le voile qui jusqu’ici lui cachait toute la réalité venait de tomber et que les choses lui montraient ce qu’elles étaient, leur âme, le nerf secret de leur activité. Les maisons volaient devant lui comme emportées par le vent, et il pensait sans le vouloir aux hommes qui y habitaient, se demandant s’ils étaient riches ou pauvres, heureux ou malheureux, s’ils avaient comme lui le désir de tout connaître et s’il y avait des enfants qui, eux aussi, n’avaient fait jusqu’à présent que jouer avec les choses, comme lui. Les garde-barrières qui se tenaient le long de la voie avec leurs drapeaux déployés ne lui paraissaient plus comme auparavant des mannequins, des poupées sans initiative, des jouets sans vie, placés là par un hasard aveugle ; il comprenait que c’était là leur destin et leur façon de lutter pour l’existence. Les roues roulaient toujours plus vite ; maintenant les courbes serpentines de la voie conduisaient le train vers le fond de la vallée. Les montagnes s’arrondissaient et s’éloignaient de plus en plus, on avait déjà atteint la plaine. Une fois encore il regarda dans leur direction ; déjà, là-bas, elles étaient bleues et semblables à des ombres, les montagnes, montagnes inaccessibles et lointaines. Subitement il lui sembla que dans ce ciel nébuleux où elles se dissolvaient lentement était restée son enfance.

Obscurité troublante

Cependant lorsque le train se fut arrêté à Baden et qu’Edgar se trouva seul sur le quai où déjà des lumières étaient allumées, où des signaux verts et rouges lançaient leurs avertissements, une angoisse soudaine devant la nuit qui arrivait saisit l’enfant. Pendant le jour, il s’était encore senti en sûreté, car il y avait des gens autour de lui, on pouvait se reposer, s’asseoir sur un banc ou regarder longuement les vitrines des magasins. Mais comment pourrait-il supporter sa situation une fois que les hommes se seraient engouffrés dans leurs maisons, où les attendaient une conversation, un lit, une nuit paisible, et que lui errerait seul çà et là, avec la conscience de sa faute, au milieu d’une solitude étrangère ? Oh ! vite qu’il ait un toit au-dessus de lui ! Qu’il ne reste plus une seule minute dehors, sous ce ciel inconnu ! C’était la seule idée claire qui lui venait.

Il s’engagea rapidement sur le chemin qui lui était familier, sans regarder à droite ni à gauche, jusqu’à ce qu’il se trouvât enfin devant la villa habitée par sa grand-mère. Elle était admirablement située au bord d’une large rue, mais elle se dérobait aux regards sous les pampres et le lierre d’un jardin bien entretenu, comme une chose brillante derrière un nuage de verdure, – blanche maison sympathique d’une époque ancienne. Edgar jeta un coup d’œil à travers la grille, comme un étranger. À l’intérieur rien ne remuait ; les fenêtres étaient fermées. Sans doute que les habitants étaient derrière, dans le jardin. Déjà Edgar mettait la main sur la froide poignée, lorsqu’une chose étrange se produisit : brusquement ce qui depuis deux heures lui semblait si facile, si naturel, lui paraissait impossible. Comment allait-il entrer ? Comment se présenterait-il ? Quelles réponses ferait-il aux questions qu’on lui poserait ? Comment pourrait-il supporter ce premier regard qu’on jetterait sur lui, lorsqu’il serait obligé d’avouer qu’il avait quitté sa mère sans rien dire ? Et comment surtout expliquer la monstruosité de son acte, que déjà il ne concevait plus lui-même ? À l’intérieur, une porte s’ouvrit. Soudain il fut saisi d’une peur folle en pensant que quelqu’un pourrait venir, et il s’enfuit précipitamment, sans savoir où il allait.

Il s’arrêta devant le parc de l’établissement thermal, parce qu’il y vît de l’obscurité et qu’il supposait qu’il n’y avait personne. Là peut-être il lui serait possible de s’asseoir, de se reposer et enfin de réfléchir un peu à sa situation. Il se glissa dans le parc avec timidité. À l’entrée brûlaient quelques lampadaires qui donnaient aux feuilles encore jeunes une lueur aqueuse et fantomatique, d’un vert transparent ; mais plus loin, là où il lui fallait descendre la pente du jardin, tout était plongé dans les ténèbres confuses d’une nuit de précoce printemps et faisait penser à une seule masse noire en fermentation. Edgar passa craintivement à côté des personnes assises sous le cercle lumineux des becs de gaz et en train de causer ou de lire : il voulait être seul. Mais là-bas dans l’ombre des allées non éclairées vers lesquelles il se dirigeait, ne régnait pas le silence. Tout y était rempli d’un murmure léger et de chuchotements furtifs qui parfois se mêlaient au souffle du vent dans les feuilles flexibles, au glissement de pas éloignés, au faible bruit de voix en sourdine, à cette sorte de musique voluptueuse, faite de soupirs et de gémissements inquiets, qui semblait provenir des hommes et des bêtes ainsi que du sommeil fiévreux de la nature. Il y avait quelque chose d’énigmatique, d’inquiétant, de menaçant dans toute cette respiration, dans cette animation mystérieuse au sein des arbres, qui peut-être n’était que l’effet du printemps, mais qui remplissait d’une étrange anxiété l’enfant désemparé.

Il s’assit sur un banc, se faisant tout petit dans cette obscurité mystérieuse, et il essaya de réfléchir à ce qu’il pourrait bien raconter chez sa grand-mère. Mais les pensées lui échappaient, glissantes, avant qu’il pût les saisir ; malgré lui il était obligé de prêter uniquement l’oreille aux rumeurs sourdes, aux voix mystiques de la nuit. Comme ces ténèbres étaient troublantes et terribles ! Et pourtant quelle beauté secrète il y avait en elles ! Étaient-ce les bêtes ou les hommes, ou simplement la main fantomatique du vent qui tissait tous ces bruits et tous ces froissements, ces murmures et ces appels ? Il écoutait. C’était le vent qui glissait entre les arbres et qui en agitait le feuillage, mais (maintenant il s’en rendait compte distinctement) il y avait aussi là-bas des humains, des couples enlacés, qui venaient d’en bas, de la ville lumineuse, et qui animaient les ténèbres de leur présence énigmatique. Que cherchaient-ils ici ? Edgar ne pouvait pas le comprendre ; ils ne parlaient pas, car il n’entendait aucune voix ; seuls leurs pas furtifs grinçaient sur le gravier, et de temps en temps il voyait dans la clairière leurs silhouettes passer très vite, telles des ombres, – toujours étroitement enlacées comme il avait vu sa mère avec le baron. Ce secret, ce grand secret étincelant et mystérieux, il le rencontrait donc ici aussi. À présent, il entendait des pas se rapprocher de plus en plus, ainsi qu’un rire étouffé. Il eut peur que les gens qui s’avançaient dans sa direction ne le découvrissent et il s’enfonça encore davantage au cœur de l’obscurité. Mais les deux personnes qui maintenant montaient l’allée presque en tâtonnant à travers les ténèbres impénétrables, ne le virent pas. Elles passèrent devant lui – enlacées ; déjà Edgar reprenait haleine, lorsque soudain leurs pas s’arrêtèrent juste à côté de son banc. Leurs figures se pressèrent l’une contre l’autre. Edgar ne pouvait rien apercevoir distinctement ; il entendait seulement un gémissement sortir de la bouche de la femme, cependant que l’homme balbutiait des paroles ardentes et folles. Un pressentiment vague et fiévreux mêlait un frisson de volupté à l’anxiété d’Edgar. Ils restèrent ainsi pendant une minute, puis le gravier crissa de nouveau sous leurs pas, qui se perdirent bientôt dans la nuit.

L’enfant était tout frémissant. Dans ses veines courait à nouveau un sang plus chaud et plus ardent. Tout à coup, il se sentit ineffablement seul dans ces ténèbres troublantes et il éprouva le besoin irrésistible d’entendre une voix amie, le besoin d’être embrassé, de se trouver dans une pièce bien éclairée à côté des êtres qu’il aimait. Il lui semblait que toute l’obscurité inquiétante de cette nuit confuse était descendue en lui et lui écrasait la poitrine.

Il se leva brusquement. Oh, rentrer seulement, revenir, se sentir quelque part chez soi, dans une pièce claire et chaude, entouré par des gens d’une façon ou d’une autre… Que pouvait-il donc lui arriver ? Être grondé et battu ? Il n’avait plus peur de rien, depuis qu’il avait connu ces ténèbres et la peur de la solitude. Il se mit à marcher devant lui, sans même s’en rendre compte, et soudain il se retrouva devant la villa, la main de nouveau posée sur la froide poignée. Les fenêtres éclairées brillaient à présent à travers la verdure ; il voyait en pensée, derrière chaque vitre lumineuse, le salon familier où étaient réunis les habitants de la maison. Déjà cette proximité lui faisait du bien ; de se savoir tout près des gens dont il était aimé, il éprouvait un sentiment apaisant et, s’il hésitait encore, ce n’était que pour en jouir plus intimement.

Soudain, à côté de lui, une voix cria sur un ton de vive frayeur :

– Edgar ! Il est ici !

C’était la bonne de sa grand-mère qui, venant de l’apercevoir, se précipitait sur lui et l’empoignait par la main. La porte s’ouvrit brusquement, un chien s’élança vers lui, en aboyant ; des lumières sortirent de la maison ; il entendit des voix qui appelaient, moitié joyeuses, moitié épouvantées, tout un gai tumulte de cris et de pas qui s’approchaient, des silhouettes qu’il reconnaissait petit à petit. D’abord, sa grand-mère, les bras tendus, et derrière elle (il croyait rêver), sa mère. Les yeux mouillés de larmes, tremblant et intimidé, il était là au milieu de cette chaude explosion de sentiments, ne sachant que faire ni que dire et ignorant si ce qu’il éprouvait était de la crainte ou du bonheur.

Le dernier rêve

Voilà ce qui s’était passé : on l’avait depuis longtemps attendu ici. Sa mère, malgré sa colère, effrayée par la façon dont l’enfant surexcité s’était enfui, l’avait fait chercher partout. Au Semmering on était plein d’inquiétudes et on supposait le pire, quand un monsieur vint annoncer qu’il l’avait vu au guichet de la gare, vers trois heures de l’après-midi. Alors on sut vite qu’Edgar avait pris un billet pour Baden, et sans hésiter, sa mère était aussitôt partie à sa poursuite. Elle avait au préalable envoyé des dépêches donnant l’alarme à Baden ainsi qu’à Vienne, au père de l’enfant, et depuis deux heures tout était en mouvement pour avoir des nouvelles du fugitif.

Maintenant ils le tenaient prisonnier, mais sans violence. Avec un sentiment de triomphe contenu, il fut conduit au salon, mais par un phénomène singulier, il ne sentait pas les durs reproches qu’on lui faisait, parce qu’il lisait malgré tout dans leurs yeux la joie et l’amour, et même cette attitude, ce mécontentement affecté ne dura qu’un instant. Bientôt sa grand-mère l’embrassa de nouveau en pleurant ; personne ne parla plus de sa faute et il se sentit entouré de délicieuses attentions. La bonne lui ôta son costume et lui en apporta un plus chaud, puis sa grand-mère lui demanda s’il désirait quelque chose, s’il avait faim ; ils l’assiégeaient de questions et de tendres prévenances, mais finalement, comme ils virent qu’il était effarouché, ils cessèrent de le questionner. Ce fut pour lui une volupté de sentir encore qu’il n’était qu’un enfant, alors que précédemment il avait honte de ce sentiment. Et il n’éprouvait plus que du remords en songeant que, ces derniers jours, il avait été assez orgueilleux pour vouloir se passer de toute cette existence privilégiée et l’échanger contre le plaisir trompeur d’être indépendant.

Le téléphone retentit dans la pièce à côté ; il entendit la voix de sa mère, du moins quelques paroles entrecoupées : « Edgar… retrouvé… arrivé ici… dernier train. » Il s’étonna qu’elle ne l’eût pas rudoyé, qu’elle l’eût enveloppé d’un regard si étrangement calme. Son repentir ne faisait que croître ; il eût bien aimé se dérober à tous les soins dont sa grand-mère et sa tante l’entouraient, pour aller demander pardon à sa mère, lui dire en toute humilité et en secret qu’il voulait de nouveau être un enfant et obéir. Mais lorsqu’il se leva sans bruit, sa grand-mère lui dit d’une voix légèrement effrayée :

– Où veux-tu aller ?

Alors il resta là debout, tout honteux. Dès qu’il bougeait, ils éprouvaient déjà des inquiétudes à son sujet. Il leur avait fait peur, à tous, et maintenant, ils craignaient qu’il ne voulût leur échapper encore. Comment pourraient-ils comprendre que personne plus que lui ne regrettait cette fugue !

La table était mise et on lui apporta aussitôt à dîner. Sa grand-mère était assise près de lui, ses regards ne le quittaient pas. Elle, sa tante et la servante formaient autour de lui un cercle silencieux et il se sentait merveilleusement apaisé par cette chaude sollicitude. Seulement, il était troublé en pensant que sa mère ne venait pas les rejoindre. Ah ! si elle avait pu savoir combien il était humble, nul doute qu’elle serait à côté de lui.

Soudain on perçut le bruit d’une voiture qui s’arrêtait devant la maison. Les autres furent tellement surpris qu’Edgar, alors, devint inquiet. Sa grand-mère sortit, un bruyant échange de voix se fit entendre dans l’obscurité : Edgar comprit alors que son père était là. Il remarqua qu’on l’avait laissé seul dans la pièce et ce petit moment d’isolement suffit à le troubler. Son père était sévère ; c’était la seule personne qu’il craignît réellement. Edgar tendit l’oreille : son père paraissait être en colère, il parlait fort et d’un ton irrité. De temps en temps il entendait la voix apaisante de sa grand-mère et de sa mère qui cherchaient manifestement à le calmer. Mais celle de son père restait dure, dure comme les pas qui se rapprochaient de plus en plus et qui à présent résonnaient déjà dans la pièce d’à côté, tout contre la porte, qui s’ouvrit brusquement.

Le père d’Edgar était grand. Il se sentit indiciblement petit devant lui, lorsqu’il le vit entrer d’un pas nerveux qui semblait trahir une grande colère :

– Qu’est-ce qui t’a pris, mon gaillard, de t’échapper ainsi et de causer une pareille frayeur à ta mère ?

Il parlait avec irritation et ses mains s’agitaient violemment. Derrière lui, la mère d’Edgar venait d’entrer doucement ; une ombre couvrait son visage.

Edgar ne répondait pas. Il se rendait compte qu’il lui fallait se justifier, mais comment pourrait-il raconter qu’on l’avait trompé et battu ? Son père comprendrait-il la chose ?

– Alors, tu as perdu ta langue ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Parle tranquillement. Il s’est produit quelque chose qui ne fallait pas ? Il faut bien qu’il y ait eu un motif pour que tu t’échappes ainsi. Quelqu’un t’a-t-il fait du mal ? » Edgar hésita. Le souvenir de ce qui lui était arrivé faisait renaître son ressentiment. Déjà il allait accuser. Alors il aperçut (et à cette vue son cœur s’arrêta presque de battre) que sa mère faisait, derrière le dos de son père, un mouvement singulier, un mouvement que d’abord il ne comprit pas. Mais maintenant il lisait une supplication dans ses yeux, tandis que furtivement elle portait un doigt sur la bouche, pour lui faire signe de se taire.

Alors l’enfant sentit soudain quelque chose de chaud, un bonheur sauvage et extraordinaire se répandre à travers tout son corps. Il comprit qu’elle lui donnait son secret à garder et que ses petites lèvres d’enfant étaient dépositaires de toute une destinée. Une fierté farouche et exultante s’empara de lui, en voyant qu’elle mettait en lui sa confiance ; il fut pris d’un besoin de sacrifice ; il voulait exagérer sa propre faute pour montrer comme on pouvait se fier à lui et combien il était déjà un homme. Il concentra toutes ses forces : « Non, non… il n’y avait pas de motif, Maman a été très bonne pour moi, mais je n’ai pas été sage, je me suis mal conduit et alors… alors je me suis enfui, parce que j’avais peur. »

Son père le dévisagea avec stupéfaction. Il s’était attendu à tout, sauf à cet aveu ; sa colère était désarmée.

– Allons, puisque tu te repens, c’est bon signe. Je ne veux plus parler de cette affaire. Je pense qu’à l’avenir tu réfléchiras à ce que tu fais ! Et qu’une chose pareille ne se reproduira pas !

Le père s’arrêta et le regarda. Sa voix se fit plus douce.

– Comme tu as l’air pâle ! Mais il me semble que tu as encore grandi. J’espère que tu ne commettras plus de tels enfantillages ; tu n’es plus un gamin, en vérité, tu as à présent l’âge de raison.

Pendant tout ce temps, Edgar avait presque sans cesse les yeux fixés du côté de sa mère. Il lui semblait que quelque chose étincelait dans son regard. Ou bien n’était-ce là que le reflet de la lumière ? Non, les yeux de sa mère brillaient humides et clairs, et sur sa bouche se lisait un sourire qui lui disait merci. On l’envoya alors se coucher, mais contrairement aux jours précédents, il n’en éprouva aucune tristesse. Il ne lui déplaisait pas d’être seul. Car il avait à songer à tant de choses, à tant d’impressions pleines de richesse et si variées. Toute sa souffrance des derniers temps se dissipait dans le sentiment puissant de cette première expérience dans sa vie, et il se sentait comme grisé par le mystérieux pressentiment de ce que lui réservait son avenir. Au-dehors, dans la nuit sombre, les arbres s’agitaient bruyamment au sein des ténèbres, mais il n’avait plus peur. Il avait perdu toute impatience en face de la vie, depuis qu’il savait combien elle était riche. Il lui semblait qu’aujourd’hui pour la première fois, les choses s’étaient montrées à lui dans leur nudité – non plus enveloppées des mille mensonges de l’enfance, mais dans toute leur beauté inconcevable et dangereuse. Il n’avait jamais pensé que ses jours pussent être si remplis, si pleins de changements, de souffrances et de joies multiples ; il était heureux en songeant qu’il avait encore devant lui une multitude de jours semblables, que toute une existence l’attendait pour lui dévoiler ses surprises. Il avait à présent une première idée de la variété de l’existence. Il croyait pour la première fois avoir compris la nature des hommes et que ceux-ci avaient besoin les uns des autres, même quand ils paraissaient être séparés par l’inimitié ; il avait compris la douceur d’être aimé d’eux. Il se sentait incapable de penser avec haine à n’importe quoi ou à n’importe qui ; et même à l’égard du baron, le séducteur, son plus grand ennemi, il éprouvait un sentiment nouveau, de gratitude, parce que c’était lui qui lui avait ouvert la porte de ce monde des premières émotions.

C’était pour lui une chose agréable et délicieuse de songer ainsi dans l’obscurité, l’esprit envahi par des images confuses, venues déjà des rêves. Et déjà il dormait presque, lorsqu’il lui sembla soudain que la porte s’ouvrait et que quelqu’un s’avançait doucement. Il n’en avait pas la perception bien nette et il était trop près de s’endormir pour ouvrir les yeux. Mais il sentit un visage tendre, chaud et doux se pencher au-dessus du sien et l’effleurer, et il comprit que c’était sa mère qui l’embrassait et lui caressait les cheveux. Il sentait les baisers, il sentait les larmes et il rendait avec douceur ces caresses dans lesquelles il ne voyait qu’un signe de réconciliation et de gratitude pour son silence. Ce n’est que plus tard, beaucoup d’années plus tard, qu’il reconnut dans ces larmes muettes la promesse de la femme vieillissante de n’appartenir désormais qu’à lui, à son enfant, le renoncement à l’aventure, l’adieu à tous ses désirs égoïstes. Il ne savait pas qu’elle aussi lui était reconnaissante de l’avoir sauvée d’une aventure stérile, et que dans ces baisers elle lui laissait en héritage, pour sa vie future, le fardeau doux-amer de l’amour. Tout cela, l’enfant d’alors ne le comprenait pas, mais il sentait tout l’enivrement d’être aimé ainsi, et que cet amour le mettait déjà en rapport avec le grand secret de l’univers.

Lorsqu’elle retira ses mains, que ses lèvres s’écartèrent des siennes et que la furtive silhouette eut disparu, il resta encore quelque chose de chaud, un tendre souffle, sur la bouche d’Edgar. Et le désir l’effleura, comme une caresse, de sentir souvent sur lui le contact de lèvres aussi douces et d’être enlacé avec une pareille tendresse ; mais ce pressentiment du secret qu’il désirait tant connaître était déjà obscurci par l’ombre du sommeil. Une dernière fois, toutes les images des heures colorées qui venaient de s’écouler défilèrent rapidement devant l’enfant ; une dernière fois le livre de sa jeunesse ouvrit devant lui ses pages pleines de séduction, puis l’enfant s’endormit et alors commença le rêve profond de sa vie.

CONTE CRÉPUSCULAIRE

Qu’il fait sombre tout à coup dans notre pièce ! Le vent a-t-il ramené la pluie sur la ville ? Non. L’air est calme, dans une lumière argentée, comme il l’est rarement en ces jours d’été. Mais il se fait tard et nous ne nous en étions pas aperçu. Seules les lucarnes des toits d’en face sourient encore d’un faible éclat, au-dessus des crêtes le ciel se couvre déjà d’une brume dorée. Dans une heure il fera nuit. Heure merveilleuse, car rien n’est plus beau à voir que cette couleur qui se ternit et s’assombrit peu à peu. Puis l’obscurité, montant du sol, envahira la pièce, jusqu’au moment où ses flots noirs se rejoindront sans bruit par-dessus les murs et nous emporteront dans leurs ténèbres. À pareil moment, lorsqu’on est assis l’un en face de l’autre et qu’on se regarde sans parler, le visage familier entrant dans l’ombre vous paraît vieilli, étranger, lointain ; il semble qu’on se regarde à distance et par-delà de nombreuses années. Mais tu désires à présent que nous parlions, parce que, dis-tu, ton cœur se serre en écoutant la pendule hacher le temps en mille menus morceaux et que, dans le silence, notre respiration devient bruyante comme celle d’un malade. Tu veux que je te raconte quelque chose. Volontiers. Certes, je ne te parlerai pas de moi, car dans ces villes immenses notre vie est pauvre en aventures ou du moins elle nous paraît telle, parce que nous ne savons pas encore ce qui nous appartient en propre. Mais je vais te conter une histoire qui convient à l’heure présente, laquelle, à vrai dire, n’aime que le silence. Et je voudrais qu’elle eût un peu de cette lumière crépusculaire, chaude, douce, fluide qui s’étend comme un voile sous nos fenêtres.

J’ignore d’où je la tiens. Tout au début de l’après-midi je suis resté longtemps assis dans cette pièce ; je lisais un livre, puis je l’ai laissé tomber, m’abandonnant à quelque rêverie, peut-être même à un léger sommeil. Soudain des personnages surgirent devant moi, ils glissaient le long du mur ; j’entendais leurs paroles et je pénétrais leur vie. Pourtant lorsque je voulus suivre des yeux ces ombres fugitives, j’étais déjà réveillé, et seul. Le livre était à mes pieds. Je le ramassai pour le questionner sur ces personnages : je n’y trouvai plus leur histoire. Y avait-elle figuré ? Si oui, c’est donc qu’elle était tombée des feuillets et jusque dans mes mains. Ne l’avais-je pas plutôt rêvée ? À moins que je ne l’eusse lue sur un de ces nuages diaprés, venus de lointains pays, qui sont passés aujourd’hui au-dessus de notre ville et ont chassé la pluie qui nous importuna si longtemps ? Ou bien l’avais-je entendue dans une vieille romance naïve qu’un orgue de Barbarie était venu gémir sous ma fenêtre ? Ou bien encore quelqu’un me l’avait-il contée autrefois ? Je n’en sais rien. Souvent ce genre d’histoires s’offre à moi, et je m’amuse à les laisser couler entre mes doigts sans les retenir, comme on caresse au passage des épis ou des fleurs hautes sur tige sans les cueillir. Elles ne m’apparaissent qu’en rêve, sous la forme d’une image soudaine et colorée, qui finit par s’estomper ; je la laisse s’enfuir. Tu me réclames donc une histoire ! je vais t’en conter une, à cette heure où le crépuscule peut nous donner envie de voir quelque chose de brillant et de multicolore s’agiter devant nos yeux qu’attriste la grisaille.

Comment vais-je commencer ? Il faut, je le sens, que je fasse surgir un instant de l’ombre un tableau et une silhouette, car c’est ainsi que naissent dans mon esprit ces rêves étranges. Voici que je me souviens : je vois un svelte adolescent qui descend les vastes degrés de l’escalier d’un château. C’est la nuit, une nuit qu’éclaire seulement la lumière blafarde de la lune ; mais je saisis comme à l’aide d’un réflecteur tous les contours de son corps souple, je distingue nettement ses traits. Il est d’une rare beauté. Ses cheveux noirs coiffés à la mode enfantine tombent droit sur un front presque trop élevé. Ses mains qu’il tend en avant dans l’obscurité pour tâter l’air encore imprégné de la chaleur du soleil, sont fines et aristocratiques. Sa marche est hésitante. Il descend en rêvant dans le vaste jardin plein du frémissement des grands arbres arrondis, et à travers lequel brille comme une passerelle blanche, une seule et large allée.

J’ignore la date de ces événements, si c’est hier ou il y a cinquante ans ; je ne sais pas non plus où, mais je crois que ce doit être en Angleterre ou en Écosse. Car c’est seulement là-bas que je connais de ces hauts et larges châteaux en pierre de taille, qui de loin ont l’air arrogant et menaçant de citadelles et avec lesquels l’œil a besoin de se familiariser avant de les voir se pencher avec bienveillance au-dessus de leurs jardins riants et fleuris. Mais oui, j’en suis sûr à présent. C’est là-haut en Écosse. Il n’y a que là où les nuits d’été sont si claires, que le ciel a l’éclat laiteux d’une opale et que la campagne n’est jamais sombre, que tout semble doucement éclairé de l’intérieur et que seules les ombres, pareilles à de gigantesques oiseaux noirs, s’abattent sur ces nappes de lumière. C’est bien en Écosse, j’en ai maintenant la certitude absolue, et si je voulais m’en donner la peine, je trouverais le nom de ce château comtal et même celui du jeune garçon ; car l’obscure écorce qui entourait mon rêve se détache rapidement et je perçois les choses avec autant de netteté que si ce n’était pas un souvenir vague, mais que j’en eusse été témoin. L’été, ce jeune garçon est l’hôte de sa sœur et de son beau-frère, et, suivant l’aimable coutume des grandes familles anglaises, il n’est pas le seul invité. Le dîner rassemble toute une troupe de chasseurs avec leurs femmes ainsi que quelques jeunes filles ; de grands et beaux jeunes gens dont les rires gais et jamais bruyants cependant, réveillent l’écho des vieux murs. Pendant le jour les chevaux galopent de tous les côtés, on mène les chiens couplés ; en face, sur la rivière, deux ou trois canots scintillent : une activité insouciante donne à là journée un rythme d’une rapidité agréable.

C’est le soir à présent ; les convives ont quitté la table. Les hommes sont au salon, fument et jouent. Jusqu’à minuit les fenêtres projetteront sur le parc des cônes de lumière blanche, légèrement vacillante ; parfois un rire franc et joyeux s’en échappe. Les dames, pour la plupart, sont déjà dans leur chambre, à l’exception de deux ou trois qui, peut-être, bavardent encore dans le hall. Aussi le jeune garçon se trouve-t-il seul. Il n’a pas encore le droit d’aller avec les hommes, ou pendant quelques instants seulement ; et dans la compagnie des femmes il éprouve de la gêne car, souvent, lorsqu’il ouvre une porte elles baissent soudain la voix et il sent qu’elles parlent de choses qu’il ne doit pas entendre. D’ailleurs il n’aime pas leur société, car elles le questionnent comme un enfant et n’écoutent ses réponses que d’une oreille distraite ; elles se servent juste de lui pour se faire rendre mille menus services et le remercient ensuite comme un gentil garçon. Il a donc voulu aller se coucher et déjà il est en haut de l’escalier tournant. Mais sa chambre était trop chaude, l’atmosphère d’une lourdeur accablante. On avait oublié de fermer les fenêtres pendant la journée et le soleil s’en était donné à cœur joie : il avait chauffé la table et le lit, s’était appesanti sur les murs et son souffle brûlant s’exhalait encore avec violence, des rideaux et des angles de la pièce. Et puis il était trop tôt pour dormir, et au dehors la nuit calme, immobile, sereine, de la blancheur d’un cierge, était si délicieuse. L’adolescent a donc redescendu le grand escalier du château et s’est dirigé vers le jardin, sombre masse arrondie au-dessus de laquelle le ciel répand, telle une gloire, sa clarté diaphane et où l’attire le lourd parfum qui sort de mille fleurs invisibles. Il est en proie à d’étranges sensations. Il ne saurait expliquer, dans la confusion sentimentale de ses quinze ans, ce qui le trouble, mais ses lèvres frémissent comme s’il devait prononcer quelques paroles dans la nuit, élever les mains ou fermer longtemps les yeux ; il semble qu’il y ait entre cette apaisante nuit d’été et lui une intimité mystérieuse qui appelle de sa part un mot ou un geste d’amitié.

Le jeune garçon quitte lentement l’allée centrale, large et dégagée, il entre dans l’une des étroites contre-allées où les arbres semblent entremêler leurs cimes auréolées d’argent, tandis qu’au-dessous les ténèbres s’étendent lourdement. Tout est profondément calme. Envahi par une douce et vague mélancolie, le promeneur ne perçoit que ce bruit indéfinissable du silence dans un jardin, ce bourdonnement vibrant qui vous fait croire au bruissement d’une pluie fine tombant sur le gazon ou au susurrement aigu des brins d’herbe glissant l’un contre l’autre. Parfois il frôle un arbre ou s’arrête pour écouter ce bruit fugitif. Son béret lui serre le front ; il l’enlève pour sentir sur ces tempes nues, où bat son sang, la caresse ensommeillée de la brise.

Tout à coup, au moment où il s’enfonce plus avant dans l’obscurité, quelque chose d’étrange se produit. Le gravier crisse légèrement derrière lui. Et comme il se retourne, effrayé, il aperçoit juste une grande forme blanche qui, tel un feu follet, s’avance dans sa direction. Déjà elle est sur lui. Il sent avec effroi qu’une femme l’enlace dans une fougueuse étreinte, mais dénuée cependant de toute violence. Un corps doux et tiède se presse ardemment contre le sien. Une main caresse ses cheveux d’un geste rapide et tremblant, et lui rejette la tête en arrière. Il défaille en sentant sur sa bouche un fruit entr’ouvert qu’il ne connaît pas, des lèvres frémissantes qui boivent les siennes. Ce visage est si collé au sien qu’il n’en peut discerner les traits. Et il ne l’ose pas car un douloureux frisson le secoue, qui l’oblige à fermer les yeux et à s’abandonner sans résistance, comme une proie, à ces lèvres brûlantes. Hésitant, incertain de ce qu’il doit faire, il enserre alors dans ses bras le corps inconnu ; soudain il le presse avec ivresse contre lui. Ses mains glissent avidement le long des formes délicates, s’arrêtent et se retirent en tremblant, pour recommencer plus fiévreuses et plus audacieuses.

Toujours plus pressant, pâmé déjà, le délicieux fardeau repose maintenant de tout son poids sur sa poitrine qui s’y prête. Il se sent pour ainsi dire englouti, emporté, dans cette étreinte haletante, et déjà ses genoux fléchissent. Il ne pense à rien, il ne se demande pas comment cette femme est venue à lui, ni quel est son nom ; il se contente de fermer les yeux et de boire jusqu’à l’ivresse la volupté sur ces lèvres inconnues, humides et parfumées, sans volonté, inconscient, sombrant dans un trouble sans bornes. Il lui semble que soudain des étoiles se sont abattues, tant cela scintille devant ses yeux, tant tout ce qu’il touche est de feu et lance des étincelles. Depuis combien de temps cela dure, il l’ignore ; ni s’il y a des heures ou des secondes qu’il subit cette douce captivité, – dans la violence d’une lutte voluptueuse, il sent que tout bouillonne, dérive, et qu’il chancelle, en proie à ce délicieux vertige.

Et brusquement, l’ardente chaîne se rompt. Presque avec colère, l’étreinte qui enserrait sa poitrine soudain se dénoue. L’inconnue se redresse et déjà une raie de lumière blanche glisse avec rapidité le long des arbres. Et elle disparaît avant qu’il ait pu faire un geste pour la retenir.

Qui était-ce ? Et combien de temps cela a-t-il duré ? Oppressé, étourdi, il se relève en s’appuyant à un arbre. Le calme renaît peu à peu dans son cerveau enfiévré : combien de temps cela a-t-il duré ? Sa vie lui semble soudain compter un millier d’heures de plus… Tous ses rêves confus concernant les femmes et la passion seraient-ils devenus subitement une réalité ? Ou bien n’était-ce qu’un rêve, malgré tout ? Il se palpe, se tire les cheveux. Ses tempes que martelle la fièvre sont humides et fraîches de la rosée de l’herbe dans laquelle ils ont roulé. Tout repasse devant ses yeux avec la rapidité de l’éclair. Il sent de nouveau les lèvres brûlantes de l’inconnue, respire l’étrange et piquant parfum de volupté qui se dégageait de ses vêtements, cherche à se rappeler chacune de ses paroles. Mais aucune ne lui revient à l’esprit.

Et voilà tout à coup qu’il se souvient avec angoisse qu’elle ne lui a rien dit, qu’elle ne l’a même pas appelé par son nom, qu’il ne connaît d’elle que les soupirs qui débordaient de son cœur, ces sanglots étouffés, convulsifs du plaisir, le parfum de ses cheveux dénoués, la chaude pression de ses seins, l’émail uni de sa peau ; il se rappelle qu’il a respiré son haleine, que son corps, que son cœur palpitant lui a appartenu tout entier ; et que pourtant il ignore quelle était cette femme qui est venue l’assaillir dans la nuit avec son amour. Il en est réduit à balbutier un nom pour désigner sa surprise, son bonheur.

Ces minutes inouïes qu’il vient de vivre avec une femme lui paraissent à présent toutes banales et insignifiantes à côté de l’éblouissant mystère qui l’attire comme deux yeux fascinateurs fixés sur lui dans la nuit. Qui était-ce ? Il envisage rapidement toutes les possibilités, fait défiler devant ses yeux l’image des différentes femmes qui habitent le château. Il évoque les moindres instants ambigus, les moindres conversations avec elles, les moindres sourires des cinq ou six femmes qui seules pourraient être mêlées à cette énigme. La jeune comtesse E…, peut-être, qui rudoie si souvent son mari vieillissant, ou bien la jeune femme de son oncle, qui a des yeux d’une douceur étrange et cependant si changeants ? Ou bien serait-ce – il frémit à cette idée – une des trois sœurs, ses cousines, si pareilles avec leurs façons raides, hautaines et orgueilleuses ? Non… Car ce sont toutes des personnes froides et réservées. Souvent, au cours de ces derniers temps, il s’était pris pour un déshérité, pour un malade depuis que de secrètes ardeurs l’agitaient et venaient enflammer ses rêves. Combien il les avait enviées, toutes ces femmes qui étaient ou paraissaient si calmes, si pondérées, si exemptes de tout désir ! Longtemps il avait redouté sa passion naissante comme une infirmité. Et à présent !… Mais qui, laquelle d’entre elles serait capable d’une pareille dissimulation ?

Petit à petit cette question obsédante dissipe l’ivresse de ses sens. Il est tard, les lumières du salon sont éteintes. Lui seul est encore debout dans le château… et elle aussi, peut-être, l’autre, cette inconnue. La fatigue le gagne peu à peu. À quoi bon réfléchir davantage ? Un regard, le jaillissement d’une flamme entre deux paupières, une furtive pression de la main lui révélera tout demain, sans doute. Il monte l’escalier, songeur, songeur comme il l’avait descendu ; mais ses rêves maintenant sont si différents ! Son sang est encore légèrement agité ; sa chambre tiède lui semble à présent plus fraîche et plus claire.

Quand il se réveille le lendemain matin, les chevaux piaffent déjà dans la cour avec impatience. Il entend prononcer son nom au milieu des rires. Il se lève d’un bond – l’heure du déjeuner est passée –, s’habille avec une hâte fébrile et se précipite en bas où on lui fait un joyeux accueil. « Grand paresseux ! » lui lance, narquoise, la comtesse E…, et en même temps un rire brille dans ses yeux limpides. Il scrute son visage d’un œil curieux : non, ce ne peut être elle, son rire est trop insouciant. « Avez-vous fait d’agréables rêves ? », dit la jeune femme en se moquant ; d’ailleurs son corps lui semble trop fluet. Il promène hâtivement un regard interrogateur de visage en visage sans découvrir sur aucun l’apparence d’un sourire.

On fait un tour à cheval dans la campagne. Il écoute avec attention la voix de chacune des femmes, observe les lignes de leur corps, les ondulations que le cheval leur imprime. Il remarque leur façon de se courber ou de lever les bras. À midi, pendant le déjeuner, il se penche tout près d’elles en leur parlant pour sentir le parfum de leurs lèvres ou la tiédeur de leurs cheveux : mais il ne trouve rien, pas le moindre indice, la moindre piste sur laquelle lancer son imagination enflammée. La journée n’en finit pas, jusqu’au soir. Dès qu’il veut lire, les lignes sautent par-dessus la marge et le conduisent brusquement dans le parc, et il fait de nouveau nuit, une nuit étrange où il se sent de nouveau enlacé par les bras de l’inconnue. Alors ses mains tremblantes déposent le livre, il veut se rendre vers l’étang. Et tout à coup il se retrouve avec effroi dans l’allée de gravier, à l’endroit même. Le soir, au dîner, il a la fièvre ; ses mains sont nerveuses, comme affolées, elles ne cessent de palper tout ce qui se trouve à leur portée ; il tient les yeux timidement baissés. Il ne respire que lorsque les convives enfin, ah enfin ! repoussent leur chaise ; il vole hors de la pièce, se précipite dans le parc, monte et descend la blanche allée qui semble une brume laiteuse étalée sous ses pas. Vingt fois, mille fois peut-être il la remonte et la redescend. A-t-on déjà allumé les lumières du salon ? Oui, enfin elles brillent et enfin aussi deux ou trois fenêtres du premier étage s’éclairent. Les dames se sont retirées. Si elle doit venir, il n’a que quelques minutes à attendre ; mais chacune de ces minutes s’enfle jusqu’à éclater, rougeoyante d’impatience. Il continue ses allées et venues, marchant avec agitation, comme tiré par d’invisibles fils.

Et voici que tout à coup la forme blanche glisse en bas de l’escalier, vite, beaucoup trop vite pour qu’il puisse la reconnaître. On dirait un rayon de lune ou un voile égaré, flottant entre les arbres et qu’un vent rapide chasse vers lui. La voilà dans ses bras, qui se referment comme des serres avides autour de ce corps ardent et tout palpitant. De nouveau, comme hier, c’est un instant unique que celui où cette vague brûlante vient se briser contre sa poitrine ; il pense défaillir sous le choc délicieux et n’a plus qu’un seul désir : se laisser emporter, sombrer dans un abîme de plaisir. Mais soudain son ivresse se calme, il refrène son ardeur. Non, il ne s’abandonnera pas à cette volupté merveilleuse, il ne cédera pas à ces lèvres gourmandes avant de savoir quel nom porte ce corps qui se presse si étroitement contre lui qu’il lui semble qu’un cœur étranger bat dans sa propre poitrine ! Il recule la tête en arrière sous ses baisers pour voir son visage : mais des ombres descendent sur eux et se confondent dans la lumière incertaine avec la sombre chevelure. Le feuillage des arbres est trop épais et la clarté de la lune, voilée par les nuages, est trop blafarde. Il n’aperçoit que ses yeux qui luisent comme deux escarboucles profondément enchâssées dans le marbre blanc.

Alors il cherche à entendre un mot, un seul son échappé à sa voix : « Qui es-tu, dis-moi, qui es-tu ? demande-t-il. Mais cette bouche humide et suave est muette, ne livre que des baisers, pas un mot. Il essaie de lui arracher une parole, un cri de douleur : il lui écrase le bras, lui enfonce les ongles dans la chair. Mais contre sa poitrine raidie, il ne sent qu’un halètement, une respiration brûlante et le parfum capiteux de ces lèvres d’où s’échappe parfois comme une légère plainte, sous l’effet du plaisir ou de la souffrance, il ne saurait le dire. Il perd la raison en se voyant à la fois sans forces devant le défi de cette femme volontaire qui le prend dans l’obscurité sans se révéler à lui, et à la pensée qu’il est le maître absolu de son corps frémissant de désir, mais ne peut savoir son nom. La colère monte en lui et il résiste à l’étreinte de la femme ; mais elle, sentant son bras mollir et se rendant compte de son agitation le flatte, l’apaise et l’attire à elle en caressant ses cheveux d’une main fébrile. À l’instant où ses doigts le frôlent, un objet métallique, une breloque, une médaille de bracelet tinte contre son front. Brusquement il lui vient une idée. Comme s’il était pris d’un accès de passion frénétique, il saisit la main, la presse contre lui en appuyant avec force sur son bras demi-nu la médaille qui s’imprime dans sa peau. À présent qu’il possède un indice certain dont il sent la brûlure sur son corps, il s’abandonne tout entier à sa passion un instant contenue. Il se presse étroitement contre la femme, boit la volupté de ses lèvres, se jette à corps perdu dans la lasciveté mystérieuse et ardente de ce muet enlacement.

Puis lorsque, comme la veille, elle se lève d’un bond et s’enfuit, il ne cherche pas à la retenir, car il est follement impatient de prendre connaissance de la marque. Il gagne sa chambre avec rapidité, avive la flamme languissante de la lampe et se penche avec curiosité sur la marque laissée par la médaille sur son avant-bras.

Elle n’est plus très nette : le pourtour s’est effacé en partie, mais un des coins de l’objet a imprimé sur sa peau une trace rouge d’une rigoureuse précision. Il doit s’agir d’une médaille aux angles taillés en biseaux, octogonale, de taille moyenne, à peu près comme un penny, mais d’un relief plus accentué, car voici, encore profondément gravé, un creux correspondant à une saillie. Pendant qu’il l’examine dans ses moindres détails, la marque le brûle comme du feu ; elle lui fait tout à coup mal comme une blessure et ce n’est qu’après avoir plongé son poignet dans l’eau froide que la douleur disparaît. À présent il se sent tout à fait sûr de lui : la médaille est bien octogonale. La joie du triomphe brille dans ses yeux. Demain il saura tout.

Le lendemain matin au petit déjeuner, il est un des premiers à table. Seules parmi les dames sont présentes sa sœur, la comtesse E…, et une demoiselle entre deux âges. Elles sont toutes de bonne humeur ; elles bavardent, sans lui accorder la moindre attention. Il est d’autant plus facile de les observer. Il jette un rapide coup d’œil sur le frêle poignet de la comtesse : elle ne porte pas de bracelet. Ce n’est qu’à partir de ce moment qu’il peut causer tranquillement avec elle, mais ses regards n’en sont pas moins dirigés sans cesse vers la porte, avec nervosité. Voilà ses cousines qui entrent toutes trois ensemble. L’agitation le reprend. Il aperçoit leurs bracelets, à demi dissimulés sous leurs manches ; mais elles s’asseyent trop vite. Justement elles prennent place en face de lui : Kitty, cheveux châtains, Margot la blonde et Élisabeth dont les cheveux sont si clairs qu’ils brillent dans l’obscurité comme de l’argent et qu’ils semblent au soleil des flots d’or. Toutes trois sont comme de coutume, calmes, froides, distantes, figées dans cette dignité qu’il hait tant en elles parce qu’elles ne sont guère plus âgées que lui et qu’elles étaient, il y a quelques années encore, ses camarades de jeu. La jeune femme de son oncle n’est pas encore descendue. Le cœur du jeune garçon bat de plus en plus vite, il sent que le dénouement approche et soudain il se prend presque à aimer la torturante énigme de ce secret. Dévoré cependant par la curiosité, il jette un coup d’œil autour de la table, sur le bord de laquelle les mains des jeunes filles reposent sans bouger ou se déplacent lentement pareilles, dans l’éclatante blancheur de la nappe, à des vaisseaux dans une baie étincelante de lumière. Il ne regarde que ces mains, et il lui semble tout à coup que ce sont des êtres indépendants, des personnages sur une scène, ayant chacun une âme, une vie propres. Mais pourquoi ses tempes battent-elles avec une telle violence ? Il remarque avec effroi que ses cousines portent toutes les trois un bracelet. Et la conviction que ce pourrait être une de ces trois filles hautaines, d’apparence irréprochable, qu’il a toujours connues, même enfants, orgueilleusement repliées sur elles-mêmes, le bouleverse. Laquelle serait-ce ? Kitty, celle qu’il connaît le moins, parce qu’elle est l’aînée, la revêche Margot, ou bien la petite Élisabeth ? Il n’ose pas souhaiter que ce soit l’une d’elles. Tout au fond de lui-même, il préférerait que ce ne fût aucune des trois, ou ne pas le savoir. Mais il est emporté par la curiosité.

Sa voix grince comme s’il y avait du sable dans sa gorge. « Verse-moi encore une tasse de thé, s’il te plaît, Kitty. » Il tend sa tasse ; alors elle est obligée de lever le bras, de l’allonger par-dessus la table jusqu’à lui. Il aperçoit sous son bracelet le tremblotement d’une médaille, sa main se crispe une seconde, mais non, c’est une pierre verte à serti rond qui tinte légèrement contre la porcelaine. Reconnaissant, il enveloppe la chevelure brune de Kitty d’un regard caressant comme un baiser.

Il respire un moment.

« Voudrais-tu avoir l’obligeance de me donner un morceau de sucre, Margot ? » De l’autre côté une main effilée s’éveille, s’allonge, entoure un sucrier d’argent, le rapproche. À ce moment – la main du jeune garçon tremble légèrement – il aperçoit à l’endroit où le poignet de la jeune fille disparaît sous sa manche, se balançant à un bracelet finement ciselé, une vieille médaille en argent, biseautée en octogone, grande comme un penny, un bijou de famille apparemment. C’est bien là la médaille octogonale effectivement, avec ses angles vifs, qui, hier, ont imprimé dans sa chair leur cuisante morsure. Sa main manque d’assurance, deux fois la pince plonge à côté du sucrier, puis il laisse tomber un morceau dans son thé, qu’il oublie de boire.

Margot ! Ce nom lui brûle les lèvres, une immense surprise manque de lui arracher un cri ; mais il serre les dents. Maintenant il l’écoute parler (et sa voix lui semble aussi étrange que s’il avait devant lui quelqu’un discourant du haut d’une chaire) ; elle est froide, posée, légèrement railleuse et elle respire si calmement que l’effrayante dissimulation de sa vie le fait presque frémir d’horreur. Est-ce vraiment la même femme dont il a hier recueilli les soupirs, baisé les lèvres humides, qui s’est jetée la nuit sur lui comme une bête de proie ? Il ne cesse de regarder ses lèvres : oui, c’est bien derrière elles que se cache le défi, le secret ; mais à quoi a-t-il pu reconnaître la passion ?

Il examine avec plus d’attention son visage, comme s’il le voyait pour la première fois. Et, frémissant de plaisir et tout près de pleurer, il trouve avec joie que cet orgueil l’a rendue plus belle, et ce mystère plus séduisante. Le regard de l’adolescent suit avec volonté la ligne arrondie de ses sourcils qui se relève brusquement pour former un angle aigu, plonge dans la froide cornaline de ses yeux gris-vert, caresse la peau transparente de ses joues ; il contourne ensuite l’arc tendu de ses lèvres qu’il voit à présent plus voluptueux, erre autour de ses cheveux clairs ; puis il s’incline rapidement, embrassant avec délices sa personne tout entière. Jamais il ne l’avait connue jusqu’à cette minute. Lorsqu’il se lève de table, ses genoux se mettent à trembler. La vue de Margot l’enivre comme un vin capiteux.

En bas sa sœur l’appelle déjà. Les chevaux sont prêts pour la promenade matinale ; ils piaffent et mordillent impatiemment leurs bridons. L’un après l’autre les cavaliers sautent en selle, et la cavalcade part en désordre dans la grande allée du parc. On va d’abord au petit trot dont la traînante monotonie s’accorde bien peu avec les pulsations rapides de son cœur. Mais la porte franchie, tous lâchent la bride aux chevaux, quittent la route et se jettent de droite et de gauche dans les prés recouverts d’une légère brume matinale. La rosée a dû être abondante, car des diamants mouvants scintillent sous ce voile et l’air est d’une étonnante fraîcheur, comme à proximité d’une cascade. Bientôt la troupe se désagrège, la chaîne se rompt en petits groupes aux couleurs vives ; quelques cavaliers sont déjà dans la forêt, d’autres disparaissant entre les collines.

Margot est parmi ceux qui sont en tête. Elle aime cet élan sauvage, la caresse passionnée du vent qui tire ses cheveux. L’indéfinissable sensation de foncer en avant au grand galop. Le jeune garçon se lance à sa poursuite. La violence de l’exercice redresse le corps altier de la jeune fille, lui imprime un gracieux balancement ; il aperçoit parfois son visage, empreint d’une légère rougeur, l’éclat de ses yeux, et maintenant qu’elle dépense ses forces avec tant de fougue, il la retrouve. Et sent s’exaspérer son violent amour. Une furieuse envie le prend de la saisir brusquement dans ses bras, de l’arracher de son cheval, de boire à nouveau ses lèvres impétueuses et de sentir, éperdu, palpiter contre sa poitrine son cœur frémissant. Il pique des deux et son cheval bondit en hennissant. Le voici à côté d’elle, son genou frôle le sien, leurs étriers tintent doucement l’un contre l’autre. Il faut parler à présent, il le faut. « Margot », balbutie-t-il. Elle tourne la tête, haussant ses fins sourcils. « Qu’y a-t-il, Bob ? » Elle demande cela très froidement. Et son regard est froid et luisant. Un frisson lui court dans le dos. Que voulait-il dire ? Il ne le sait plus. Il bredouille quelques mots où il est question de faire demi-tour. « Es-tu fatigué ? » fait-elle sur un ton qui lui paraît légèrement railleur. « Non, mais les autres sont si loin derrière nous », articule-t-il avec effort. Une minute de plus et, il le sent, il va faire quelque chose d’insensé, lui tendre soudain les bras, se mettre à pleurer ou bien la frapper avec sa cravache qui tremble dans sa main, comme électrisée. Il retient brusquement son cheval qui se cabre, cependant qu’elle continue sa course, hautaine, bien droite, inaccessible.

Les autres le rattrapent bientôt. Il entend autour de lui, à droite et à gauche, le bourdonnement d’une conversation joyeuse ; mais les paroles et les rires qui résonnent à son oreille lui semblent aussi vides de sens que le claquement des sabots ferrés. L’idée qu’il n’a pas eu le courage de lui parler de son amour et de lui arracher un aveu le tourmente, et son désir de la dompter devient de plus en plus violent, s’abattant devant ses yeux comme un voile rouge sur le paysage. Pourquoi ne s’est-il pas moqué d’elle, comme elle de lui avec son air dédaigneux ? Il pousse inconsciemment son cheval et ce n’est que dans une furieuse galopade qu’il retrouve son calme. Mais les autres l’appellent pour rentrer. Le soleil a dépassé la colline et brille haut dans le ciel de midi. Des bouffées d’un suave parfum arrivent des champs ; les couleurs sont plus vives et brûlent les yeux comme de l’or en fusion. Sur la campagne, l’air est devenu chaud et lourd. Les chevaux, trempés de sueur, trottent avec moins d’entrain, fument et soufflent. Le peloton se reforme lentement. La gaieté manque de vigueur, les conversations sont plus rares.

Margot elle aussi a reparu. Sa monture est couverte d’écume, de légers flocons blancs tremblent sur sa robe et la boule de son chignon, que les épingles ne retiennent plus que faiblement, menace de s’écrouler. La vue de ses tresses blondes fascine le jeune homme et la pensée qu’elles pourraient tout à coup se dénouer et flotter en nattes folles sur ses épaules le transporte d’émotion. Déjà on voit briller au fond de l’avenue la porte voûtée du parc et, derrière elle, la vaste allée qui mène au château. Il devance discrètement ses compagnons, arrive le premier, met pied à terre, tend la bride de son cheval à un valet de pied et attend. Margot arrive parmi les derniers. Elle vient au petit trot, le corps affaissé en arrière, comme épuisée par la volupté. C’est ainsi qu’elle devait être hier soir, en revenant de son ivresse. Ce souvenir l’enflamme. Il se précipite au-devant d’elle. Tout essoufflé, il l’aide à descendre.

Tout en lui tenant l’étrier, il étreint fébrilement sa cheville délicate. « Margot ! » murmure-t-il doucement dans un soupir. Elle ne lui répond même pas du regard et prend négligemment la main qu’on lui tend pour sauter à terre.

« Comme tu es belle, Margot ! » balbutie-t-il encore. Elle le regarde durement en fronçant les sourcils avec hauteur. « Ma parole, Bob, tu es ivre ! Que me chantes-tu là ? » Mais exaspéré par tant de dissimulation, Bob, que la passion aveugle, presse avec force contre lui la main de la jeune fille qu’il tient toujours dans la sienne, comme s’il voulait l’enfoncer dans sa poitrine. Alors Margot, rouge de colère, lui donne une poussée qui le fait chanceler et passe rapidement devant lui. La scène a été si brève, si soudaine, que personne n’a rien remarqué et que l’adolescent peut croire lui-même qu’il vient d’être le jouet d’un cauchemar.

Il est si pâle, si bouleversé le reste de la journée que la blonde comtesse lui caresse les cheveux en passant et lui demande ce qu’il a. Il est de si mauvaise humeur qu’il repousse d’un coup de pied son chien qui saute après lui en aboyant. Au jeu, il se montre si maladroit que les jeunes filles se moquent de lui. La pensée qu’elle pourrait ne pas venir ce soir le torture, le rend hargneux, méchant. On se réunit dans le jardin pour prendre le thé : Margot est assise en face de lui, mais elle ne le regarde pas. Attirés comme par un aimant, les yeux de Bob ne quittent pas ceux de la jeune fille qui eux sont muets, froids et durs comme deux morceaux de granit. Il enrage de voir qu’elle se joue ainsi de lui. Et comme elle se détourne brusquement, il crispe le poing : il sent qu’il pourrait la tuer froidement.

« Qu’as-tu donc, Bob, tu es tout pâle ? » dit soudain une voix près de lui. C’est la petite Élisabeth, la sœur de Margot. Une flamme chaude et douce brille dans ses yeux, mais il ne la remarque pas. Il se croit surpris pour ainsi dire et s’écrie avec colère : « Qu’on me laisse tranquille avec cette sollicitude stupide ! » Déjà il se repent. Car Élisabeth blêmit, tourne la tête et lui dit, avec des larmes dans la voix : « Tu es vraiment plus que bizarre ! » Tout le monde le regarde d’un air irrité, presque menaçant, et il s’aperçoit de son incorrection. Mais avant qu’il ait eu le temps de s’excuser, une voix dure, tranchante comme la lame d’un couteau, la voix de Margot, s’élève de l’autre côté de la table : « D’ailleurs, je trouve Bob très mal élevé pour son âge. On a tort de le traiter en gentleman ou même en jeune homme ! » C’est Margot qui a dit cela, Margot, qui la nuit dernière lui a donné ses lèvres. Il sent tout tourner autour de lui, un brouillard devant ses yeux. Une fureur le saisit : « Tu dois le savoir mieux que personne, toi ! » dit-il en pesant malignement sur les mots. Il se lève si brusquement que son fauteuil se renverse derrière lui, mais il ne se retourne pas.

Et pourtant, si insensé que cela lui paraisse, il se retrouve le soir en bas dans le parc, priant Dieu qu’elle revienne. Peut-être que tout cela n’était que feinte et orgueil de sa part… Non, il ne l’interrogera plus, ne la tourmentera plus, pourvu qu’elle vienne, pourvu qu’il puisse encore sentir sur sa bouche l’ardent désir de ces lèvres douces et humides qui coupent court à toutes les questions. Les heures semblent être endormies ; la nuit a l’air d’un animal paresseusement couché devant le château : le temps passe avec une lenteur inouïe. Il croit entendre des voix moqueuses chuchoter autour de lui dans le léger bruissement de l’herbe ; ces branches et ces ramures qui s’agitent doucement et jouent avec leur ombre dans le faible scintillement de l’éclairage lui paraissent autant de mains moqueuses. Tous ces bruits sont confus et étranges, plus agaçants que le silence lui-même. Parfois un chien aboie au loin dans la campagne ; parfois, une étoile filante raye le ciel et disparaît quelque part derrière le château. Il semble que la nuit s’éclaircit, que l’ombre des arbres s’épaissit au-dessus du chemin et que ces bruissements légers deviennent de plus en plus indistincts. Puis des nuages vagabonds couvrent de nouveau le ciel d’une obscurité opaque et plein de tristesse. La solitude pèse douloureusement sur ce cœur tourmenté.

Le jeune garçon va et vient, de plus en plus vite, de plus en plus agité. Quelquefois son poing s’abat avec colère sur un arbre ou bien il en arrache un morceau d’écorce qu’il broie entre ses doigts, avec tant de fureur qu’ils en saignent. Non elle ne viendra pas, il le savait bien. Malgré tout, il ne veut pas le croire : car s’il en est ainsi, elle ne reviendra jamais, jamais plus. C’est l’heure la plus torturante de sa vie. Sa passion juvénile est si grande qu’il se jette avec violence sur la mousse humide, labourant le sol avec ses ongles, cependant que des larmes amères inondent ses joues, qu’il sanglote sans bruit comme jamais il ne l’a fait et comme jamais plus il ne pourra pleurer de sa vie.

Tout à coup, un léger craquement dans le sous-bois l’arrache à son désespoir. Il se lève d’un bond, tend les mains en avant, au hasard et – délicieux projectile tiède qui vient heurter soudain sa poitrine – il reçoit dans ses bras ce corps dont il rêvait si ardemment. Un sanglot jaillit de sa gorge, tout son être est traversé par un spasme d’une violence inouïe et il serre si despotiquement le corps élancé et ferme qui s’offre à lui qu’une plainte s’échappe des lèvres de l’inconnue, muette. En l’entendant gémir sous son étreinte, il sait pour la première fois qu’il est son maître et non pas comme la veille, comme l’avant-veille, la proie de son caprice. L’envie le prend de la torturer pour le long tourment qu’il a enduré, des heures et des heures durant, de la châtier pour son orgueil, pour les paroles méprisantes qu’elle lui a jetées ce soir devant tout le monde ; de la punir pour son jeu menteur. La haine est si étroitement mêlée à son ardent amour que cet enlacement ressemble plus à une lutte qu’à de la tendresse. Il serre avec tant de force les poignets délicats que le corps haletant se tord dans un frémissement ; il l’attire ensuite contre lui avec tant de violence qu’elle ne peut plus bouger et ne cesse de gémir sourdement sous l’effet du plaisir ou de la douleur, il ne le sait pas. Mais il ne peut arriver à lui arracher un mot. Tandis qu’il colle avidement ses lèvres aux siennes pour étouffer même cette sourde plainte, il sent sur sa bouche quelque chose de chaud et d’humide. Elle s’est mordu les lèvres et le sang coule. Et il la martyrise ainsi jusqu’à ce que ses propres forces l’abandonnent tout à coup et que monte en lui la vague brûlante de la volupté ; ils halètent tous deux à présent, poitrine contre poitrine. Des flammes traversent la nuit, il croit voir des étoiles scintiller devant ses yeux ; tout se brouille, ses pensées tourbillonnent avec frénésie, tout n’a plus qu’un seul nom : Margot. Dans le débordement de sa passion, il jaillit enfin du plus profond de son âme, ce cri de joie et de désespoir, de désir, de haine, de colère et d’amour, ce cri qui contient trois journées de tourment : Margot, Margot ! Et pour lui la musique de l’univers chante dans ces deux syllabes.

C’est comme un coup qui la transperce. L’ardeur de son étreinte se glace subitement, elle a un sursaut violent et bref, un sanglot convulsif monte de sa gorge ; déjà ses gestes ont retrouvé leur fougue, mais c’est seulement pour s’arracher à un contact maintenant abhorré. Surpris il essaye de la retenir, mais elle se débat. Il sent, en attirant son visage près du sien, des larmes de colère rouler sur les joues de cette femme dont le corps svelte est cabré comme un serpent. Elle le repousse dans un furieux et brusque effort, et s’enfuit. La tache blanche de sa robe s’agite entre les arbres et se perd dans la nuit.

Le voilà encore tremblant et désemparé comme la première fois où ce corps ardent et passionné s’est soudain échappé de ses bras. Les étoiles dansent devant ses yeux, comme mouillées, et son sang lui harcèle le front de picotements aigus. Que lui est-il arrivé ? En suivant l’alignement des arbres qui vont en s’espaçant, il se dirige à tâtons dans le parc vers l’endroit où il sait que jaillit une petite fontaine. Il laisse glisser sur sa main la caresse de cette eau blanche, argentine qui lui murmure de douces choses et brille d’une étrange clarté aux rayons de la lune qui se lève lentement au cœur des nuages. Son regard est devenu plus perspicace ; d’une façon mystérieuse, semblant venir des grands arbres dans le vent tiède, une violente tristesse s’empare de lui. De son cœur jaillissent des larmes brûlantes, et il se rend compte avec plus de force, plus de netteté qu’aux minutes frémissantes de l’étreinte à quel point il aime Margot. Rien de ce qui existait jusqu’ici ne compte plus, l’ivresse, le frisson, le spasme de la possession, la colère devant le secret si bien gardé : l’amour emplit tout son être d’une douce mélancolie, un amour presque sans désir, mais tout-puissant cependant.

Pourquoi l’avoir tant tourmentée ? Ne l’a-t-elle pas comblé pendant ces trois soirs ? Sa vie n’est-elle pas passée brusquement d’un sombre crépuscule à une aurore éclatante et redoutable, depuis qu’elle lui a fait connaître la tendresse et le brutal frisson de l’amour ? Et elle l’a quitté en pleurs, irritée ! Il sent naître en lui avec une irrésistible douceur, le besoin de se réconcilier avec elle, de lui dire de tendres et apaisantes paroles ; il a envie en quelque sorte de la tenir dans ses bras, exempt de tout désir et de lui dire sa reconnaissance. Oui, il va aller la trouver humblement et lui dire combien son amour est pur, que plus jamais il ne prononcera son nom et retiendra toujours ses questions.

La chanson argentine de l’eau lui fait penser aux larmes qu’elle a versées. Elle est peut-être toute seule en ce moment dans sa chambre, songe-t-il encore, et n’a pour confidente que cette nuit frémissante qui épie tout le monde et ne console personne. Être à la fois si loin et si près d’elle, sans apercevoir un reflet de ses cheveux, sans entendre, même faiblement, le son de sa voix, alors que leurs âmes sont étroitement mêlées, lui cause une intolérable souffrance. Il éprouve un invincible désir d’être auprès d’elle, ne serait-ce que couché en travers de sa porte comme un chien fidèle ou debout sous sa fenêtre, comme un mendiant.

Comme il s’est glissé timidement hors de l’ombre des arbres, il voit de la lumière dans la chambre de Margot, au premier étage. C’est une faible lumière, et sa palpitation jaune effleure à peine les feuilles de l’immense érable dont les branches, pareilles à des mains, essayent de frapper au carreau et qui se balance dans la brise, sombre et gigantesque espion posté devant la petite fenêtre brillante. La pensée qu’elle veille derrière ces vitres luisantes, qu’elle pleure peut-être encore ou pense à lui le bouleverse à tel point qu’il est obligé, pour ne pas chanceler, de s’appuyer à l’érable.

Il regarde fixement la fenêtre, comme fasciné. Les rideaux blancs qu’agite un léger souffle d’air flottent en dehors de la zone d’ombre : ils paraissent tantôt vieil or, dans la chaude lumière que la lampe projette, tantôt argentés quand la brise les amène dans le rayon de lune qui filtre en tremblant entre les feuilles dentelées. Et la face intérieure de la vitre reflète le mouvement fluide des ombres et des lumières en un léger tissu d’images. Le flot des ombres, leur éclat argenté, soufflant comme une fine fumée sur cette surface lisse, emplissent son imagination de visions mouvantes. Il voit la grande et belle Margot, les cheveux dénoués, (oh ! ses cheveux blonds et fous), aller et venir dans sa chambre, le cœur en proie aux mêmes tourments que les siens ; il la voit s’agiter dans la fièvre de sa passion, verser des larmes de colère. Les très hauts murs sont pour lui de verre. Il discerne à présent le moindre de ses gestes, le tremblement de ses mains ; il la voit s’effondrer dans un fauteuil et contempler avec un muet désespoir le ciel luisant d’étoiles. Un instant, tandis que la vitre s’éclaire, il croit même reconnaître son visage, qui se penche anxieusement au-dessus du parc endormi pour tâcher de l’apercevoir. Alors, emporté par la violence de ses sentiments, il l’appelle d’une voix contenue, mais pressante : Margot !… Margot !

La chose blanche qui vient de glisser rapidement sur la surface de la vitre, n’était-ce pas un voile ? Il croit bien l’avoir vue. Il tend l’oreille. Mais rien ne bouge. Derrière lui montent le souffle léger des arbres somnolents et le frôlement soyeux de la brise dans l’herbe, décroissent et augmentent de nouveau, comme une vague tiède qui se meurt doucement pour renaître aussitôt après. La nuit respire calmement ; encadrant un tableau obscur, la fenêtre reste muette. Ne l’a-t-elle pas entendu ou bien ne veut-elle pas l’entendre, maintenant ? Il est troublé au plus haut point par cet éclat mouvant. Son cœur tourmenté bat à grands coups dans sa poitrine, contre l’écorce de l’arbre qui semble trembler d’une passion aussi violente que la sienne. Il n’a plus qu’une pensée : la voir maintenant, lui parler maintenant, dût-il crier son nom et risquer de réveiller tout le monde. Il sent qu’il va se passer quelque chose, les plus grandes folies lui paraissent opportunes et tout lui semble, comme en rêve, facile à réaliser. Il remarque alors, en levant encore une fois les yeux vers la fenêtre, que l’arbre presque adossé au mur étend vers elle une de ses branches comme un poteau indicateur ; déjà ses mains agrippent furieusement le tronc. Subitement les idées se précisent : il faut qu’il monte – le tronc est certes épais, mais on le sent bosselé, et donc facile – et il l’appellera de là-haut, à quelques centimètres seulement du rebord de la croisée. Une fois près d’elle, il lui parlera et ne descendra pas avant qu’elle lui ait pardonné. Il ne réfléchit pas une seconde, il n’a d’yeux que pour cette fenêtre fascinante, tandis que ses mains palpent l’arbre vigoureux et prêt à le porter. Deux ou trois tractions rapides, encore un effort et déjà ses mains s’accrochent à une branche, élevant son corps dans un rétablissement énergique. Le voilà presque au faîte de l’arbre, suspendu dans les branchages qui oscillent sous son poids. Leur frémissement déferle comme une vague jusqu’aux dernières feuilles, et la branche s’incline davantage vers la fenêtre, comme pour avertir la jeune fille. Le grimpeur aperçoit à présent le plafond blanc de la chambre et le lumineux cercle d’or que la lampe projette en son milieu. Il tremble d’émotion : d’un instant à l’autre, il le sait, il va la voir, elle, sanglotant ou pleurant doucement, ou bien dans la voluptueuse nudité de son corps. Ses bras mollissent, mais il se ressaisit. Il se laisse glisser lentement le long de la branche qui mène à sa fenêtre. Ses genoux saignent, il s’est ouvert une main ; il continue quand même à descendre, il est sur le point d’entrer dans la clarté de la fenêtre. Un bouquet de feuilles lui masque encore la vue, l’empêche de jeter cet ultime coup d’œil tant désiré. Déjà il avance la main pour l’écarter, déjà un rayon de lumière crue s’abat sur lui. Au moment où il se penche en avant, tout frémissant, voici qu’il chancelle, perd l’équilibre et tombe en tournoyant.

Un choc assourdi, comme la chute d’un fruit mûr, se fait entendre sur le gazon. Là-haut une forme se penche par la fenêtre et regarde, inquiète ; mais l’obscurité est calme et silencieuse comme un étang qui vient d’engloutir un noyé. Mais bientôt la lumière s’éteint, et le parc reprend son aspect fantasmagorique parmi les ombres silencieuses.

Au bout de quelques minutes, le jeune garçon sort de son étourdissement. Il contempla un instant avec étonnement le ciel pâle où quelques étoiles égarées semblent un froid regard posé sur lui. Tout à coup une atroce douleur dans la jambe droite le fait tressaillir, une douleur qui manque de lui arracher un cri, au premier mouvement qu’il tente de faire. Il comprend soudain ce qui lui est arrivé. Il comprend qu’il ne doit pas rester étendu sous la fenêtre de Margot, qu’il ne doit pas appeler à l’aide ni faire de bruit en se déplaçant. Son front saigne : il a dû en tombant sur le gazon heurter un caillou ou un morceau de bois ; il essuie le sang avec sa main pour l’empêcher de couler dans ses yeux. Recroquevillé sur le côté gauche, il essaye de se traîner en enfonçant ses ongles dans le sol. Au moindre heurt, à la moindre secousse, sa jambe brisée le fait tant souffrir qu’il craint de reperdre connaissance. Il avance lentement, il met presque une demi-heure pour atteindre l’escalier, ses bras commencent à s’engourdir. Sur son front une sueur froide se mêle au sang qui ne cesse de couler. Le plus dur reste encore à faire : il s’agit d’atteindre le perron et ce n’est qu’avec une lenteur infinie, au prix d’horribles souffrances qu’il y parvient. Là-haut, il saisit la rampe en tremblant, à bout de souffle. Il fait encore en se traînant les quelques pas qui le séparent du salon de jeu où il entend parler et voit briller de la lumière. Il se relève en se cramponnant au bec de cane, et brusquement, comme un projectile, la porte cédant devant lui, il s’abat dans la pièce vivement éclairée.

Il doit avoir un air effrayant lorsqu’il fait ainsi irruption dans le salon, le visage ensanglanté, plein de terre, et qu’il s’effondre aussitôt sur le plancher comme une masse ; les hommes ont un violent sursaut, les chaises sont renversées, tout le monde se précipite à son secours. On le porte avec précaution sur le canapé. Il a tout juste le temps de balbutier quelques mots : il a roulé en bas de l’escalier en voulant se rendre dans le parc. Puis soudain des disques noirs passent devant ses yeux, dansent autour de lui et l’encerclent de toutes parts. Sa vue s’obscurcit et il s’évanouit.

On selle un cheval, on court chercher un médecin au village le plus proche. Le château, réveillé, s’anime d’une vie fantastique : pareilles à des lucioles, des lumières tremblotantes s’allument dans les couloirs ; les portes s’ouvrent, on chuchote, on s’interroge. Les domestiques arrachés à leur sommeil arrivent, effarés ; finalement on transporte le jeune homme dans sa chambre.

Le médecin diagnostique une fracture du tibia et rassure tout le monde : il n’y a aucun danger. Seulement le blessé devra rester pendant plusieurs semaines immobile et la jambe dans le plâtre. Quand on lui annonce cela, le jeune garçon sourit faiblement. Cette nouvelle ne l’affecte pas beaucoup. Il est si bon, en effet, d’être là étendu, seul, loin des hommes et du bruit, dans une chambre haute et claire, tout près de la cime frémissante des arbres, quand on veut penser à celle que l’on aime ; il est si agréable de méditer ainsi en toute quiétude, délié de tout devoir, de toute obligation, de s’abandonner à rêver doucement d’elle, et de vivre en tête à tête avec ces chères images qui s’approchent de votre lit quand on ferme un instant les paupières. L’amour n’a peut-être pas de plus suaves moments que ces rêveries pâles et crépusculaires.

La douleur est encore très vive durant les premiers jours. Mais il y trouve une étrange jouissance. L’idée qu’il endure cette souffrance pour l’amour de Margot, de sa bien-aimée, emplit le jeune garçon d’un orgueil immense et bien digne d’un cœur romanesque. Il eût été beau, pense-t-il, de s’être fait au visage une blessure sanglante qu’il aurait pu constamment arborer, comme un chevalier les couleurs de sa dame ; ou mieux encore d’être resté sans connaissance, couché à terre, écrasé. Dans sa rêverie, il voit alors Margot s’éveillant le lendemain au bruit que font les gens en s’interpellant sous sa fenêtre ; curieuse, elle se penche et l’aperçoit gisant, mort pour elle, écrasé sous sa fenêtre. Elle s’affaisse en poussant un cri ; il entend ce cri perçant retentir à ses oreilles. Il assiste ensuite à son chagrin, à son désespoir. Il la suit tout au long de l’existence : sa vie est brisée ; longtemps vêtue de noir, elle va, triste et sombre ; un léger tremblement agite ses lèvres lorsque les gens lui demandent la cause de sa douleur.

Et il rêve ainsi des journées entières : au début dans l’obscurité seulement, puis les yeux grands ouverts, vite accoutumé à évoquer l’image agréable de l’aimée. Nulle heure n’est assez lumineuse pour empêcher son ombre radieuse de se glisser jusqu’à lui le long des murs ; ni assez bruyante pour qu’il n’entende pas sa voix au dehors dans le dégouttement de la pluie qui tombe du feuillage, ou dans le craquement du sable sous les rayons brûlants du soleil. Il parle avec Margot pendant des heures ou bien il rêve qu’ils voyagent ensemble et qu’ils font de ravissantes excursions. Mais parfois il sort bouleversé de ses rêveries. Porterait-elle vraiment son deuil ? Se souviendrait-elle même de lui ?

Certes Margot vient parfois rendre visite au malade. Souvent, alors qu’il s’entretient avec elle en pensée et qu’il croit la voir devant lui, la porte s’ouvre et elle entre, grande et belle, mais bien différente cependant de celle de sa rêverie. Elle n’est pas douce, en effet, et ne se penche pas sur lui pour le baiser au front comme la Margot de ses rêves ; elle se contente de s’asseoir, près de sa chaise longue, lui demande comment il va, s’il souffre, lui donne quelques nouvelles, en désordre. Sa présence lui cause chaque fois une frayeur et un trouble si délicieux qu’il n’ose pas du tout la regarder ; souvent il ferme les paupières pour mieux entendre ses paroles, pour mieux enregistrer dans son cœur le son de sa voix, singulière musique qui vibre ensuite à ses oreilles pendant des heures. Il hésite à lui répondre, car il aime par trop ces moments de silence où il n’entend que la respiration de la jeune fille et où il éprouve le plus fortement l’impression d’être seul avec elle dans la pièce, dans l’univers. Et lorsqu’elle se lève ensuite et se dirige vers la porte, il se redresse péniblement pour bien graver dans sa mémoire tous les traits de sa silhouette mobile, pour l’embrasser une dernière fois du regard, vivante, avant qu’elle retombe dans l’incertaine réalité de ses rêves.

Margot vient le voir presque tous les jours. Mais Kitty ne vient-elle pas aussi ? Et Élisabeth, la petite Élisabeth qui le regarde toujours avec des yeux si effrayés, qui lui demande d’une voix si douce, si inquiète s’il ne va pas déjà mieux ? Sa sœur ne prend-elle pas chaque jour de ses nouvelles, et toutes les autres ne viennent-elles pas le voir également et ne se montrent-elles pas aussi affectueuses ? Ne restent-elles pas auprès de lui à lui raconter toutes sortes d’histoires ? Elles restent même beaucoup trop longtemps, car leur présence chasse les rêves de son esprit, le tire de sa paisible méditation, le force à écouter des propos sans importance, stupides parfois. Il aimerait que toutes cessassent leurs visites et qu’il n’y eût que Margot qui vînt le voir, rien qu’une heure, rien que quelques minutes ; après il demeurerait seul pour rêver à elle sans être importuné ni dérangé, bercé par une douce joie, comme porté par de doux nuages, blotti dans la contemplation des visions consolatrices de son amour.

C’est pourquoi souvent quand tourne la poignée de la porte, il clôt les paupières et feint de dormir. Alors les visiteurs se retirent sur la pointe des pieds, referment avec précaution, et il peut se replonger dans les flots tièdes de sa rêverie qui l’emporte doucement vers de lointains et séduisants pays.

Or, un jour, voici ce qui lui arrive : Margot est déjà venue le voir ; elle est restée peu de temps, mais elle lui a apporté dans ses cheveux toutes les senteurs du jardin, les effluves capiteux du jasmin épanoui et dans ses yeux l’éclat brillant du soleil d’août. Dès lors il savait qu’il ne devait plus l’attendre pour aujourd’hui. Il a donc devant lui une longue et radieuse après-midi pour une merveilleuse rêverie, car personne ne le dérangera plus : ils sont tous partis à cheval. Et quand soudain, la porte s’ouvre encore timidement, il baisse les paupières et fait semblant de dormir. Mais la personne qui entre – il entend tout avec une grande netteté dans cette chambre, jusqu’au moindre souffle – ne se retire pas ; elle ferme la porte sans bruit pour ne pas l’éveiller.

Et la personne s’approche avec précaution, c’est à peine si ses pieds effleurent le parquet. Il perçoit le léger froufrou d’une robe : elle s’assoit auprès de lui. À travers ses paupières baissées, il sent la brûlure ardente d’un regard qui se pose sur son visage.

Son cœur se met à battre violemment. Est-ce Margot ? Sûrement. Il le sent pourtant : c’est plus délicieux, plus fort, plus piquant, d’un charme mystérieux et lascif, de ne pas ouvrir les yeux, maintenant, et de seulement la pressentir à côté de lui. Que va-t-elle faire ? Les secondes lui paraissent interminables. Elle le regarde toujours, épiant son sommeil. Le sentiment pénible et cependant enivrant qu’il ressent, ainsi exposé à sa vue, sans défense, les yeux bandés en quelque sorte, lui cause comme un fourmillement électrique sur le corps. Il sait que s’il ouvrait brusquement les yeux, il envelopperait d’un regard plein de tendresse, comme d’un manteau, le visage effrayé de Margot. Mais il ne bouge pas, il retient sa respiration, qui devient angoissée et haletante dans sa poitrine trop étroite, et il attend. Il attend.

Rien ne se produit. Il lui semble qu’elle se penche davantage sur lui, qu’il sent plus près de son visage ce léger parfum, cette subtile odeur de lilas mouillé qu’il reconnaît pour l’avoir respirée sur ses lèvres. Soudain son sang quitte ses joues et déferle telle une vague brûlante à travers son corps : une main vient de se poser sur sa couche et glisse doucement le long de son bras sur la couverture. C’est une caresse, calme, délicate dont il sent les effluves magnétiques et à la poursuite de laquelle son sang se lance avec impétuosité. Sensation délicieuse de cette tendresse muette, enivrante et énervante à la fois.

Lentement, presque en mesure, la main continue de glisser le long de son bras. Il coule un regard à la dérobée entre ses paupières. Il ne distingue tout d’abord qu’une faible lueur pourpre, un flot de lumière trouble ; ensuite il entrevoit la couverture tachetée de sombre qu’on a étendue sur lui et enfin, comme si elle venait de très loin, la main qui le caresse. Il la voit comme dans un crépuscule, petite lueur blanche qui s’avance à la façon d’un nuage lumineux, puis recule. Il entr’ouvre un peu plus les paupières. À présent, il discerne nettement ses doigts, blancs et brillants comme de la porcelaine ; il les voit s’approcher légèrement courbés, et reculer ensuite paresseusement, mais toujours animés d’une grande vie intérieure. Ils s’avancent et se retirent comme des antennes, et à ce moment il a l’impression que cette main est douée d’une vie propre. On dirait un chat qui se câline contre vos vêtements, un petit chat blanc qui s’approche de vous en faisant patte de velours et en ronronnant amoureusement ; il ne s’étonnerait pas de voir briller tout à coup ses yeux. Et réellement, n’est-ce pas un regard étincelant qu’il voit luire dans cette chose blanche qui glisse sur lui ? Non, ce n’est que l’éclat d’un métal, le scintillement de l’or. Mais à présent que la main s’avance de nouveau, il distingue nettement la médaille révélatrice qui tremble à son bracelet, nettement : c’est la médaille qui tremble à son bracelet, la médaille mystérieuse, révélatrice, cet octogone de la taille d’un penny. C’est la main de Margot qui caresse son bras ; l’envie le prend de porter à ses lèvres cette douce et blanche main sans aucune bague et de l’embrasser. Mais il sent passer un souffle sur sa joue, il devine la tête de Margot tout près de la sienne. Il ne peut tenir plus longtemps ses paupières baissées : rayonnant de bonheur, il ouvre les yeux avec ravissement sur le visage qui tressaille et recule avec effroi.

Alors, au moment où ce visage incliné au-dessus du sien sort de l’ombre, où la lumière en inonde les traits bouleversés, il reconnaît – tout son corps en frissonne – Élisabeth, la sœur de Margot, la jeune et étrange Élisabeth. A-t-il rêvé ? Il regarde fixement ce visage qu’envahit une rougeur subite, qui détourne craintivement les yeux : nul doute, c’est Élisabeth. Il voit soudain sa terrible méprise. Son regard s’abaisse sur le poignet : la médaille y est bien.

Tout commence à tourner devant ses yeux. Il éprouve la même sensation que lorsqu’il s’est évanoui : mais il serre les dents, il ne veut pas perdre connaissance. Tout défile devant lui avec la rapidité de l’éclair, condensé dans l’espace d’une seconde : l’étonnement, les dédains de Margot, le sourire d’Élisabeth, cet étrange regard qui se posait sur lui comme une main discrète – non, non, aucune erreur n’était possible.

Un unique et faible espoir vibre encore en lui cependant. Cette médaille, Margot la lui a peut-être donnée aujourd’hui, hier ou bien après leurs rencontres dans le parc.

Mais déjà Élisabeth lui adresse la parole. Ces fiévreuses pensées ont dû altérer ses traits, car elle lui demande anxieusement : « As-tu mal, Bob » Comme leurs voix se ressemblent ! songe-t-il. Et il répond machinalement : « Oui… Oui… c’est-à-dire non… Je me sens très bien ! »

Nouveau silence. Telle une vague brûlante, l’idée que Margot lui a peut-être donné la médaille lui revient sans cesse. Il sait que cela ne peut pas être vrai, mais il faut qu’il l’interroge :

– Qu’est-ce que c’est que cette médaille ?

– Ah ! c’est une pièce de monnaie de je ne sais plus quelle république américaine. C’est l’oncle Robert qui nous les a rapportées.

– Qui ça, nous ?

Il retient son souffle. Maintenant elle va devoir le dire :

– Margot et moi. Kitty n’en a pas voulu, je ne sais pourquoi.

Il sent que soudain ses yeux sont humides. Il détourne la tête avec précaution, afin qu’Élisabeth ne voie pas la larme qui doit être à présent au bord de ses paupières, larme qu’il ne peut réprimer et qui commence à descendre tout doucement sur sa joue. Il voudrait parler, mais il a peur de sa propre voix, il craint qu’elle ne se brise sous le poids du sanglot qui monte. Ils se taisent tous deux, s’épiant avec angoisse. Finalement Élisabeth se lève : « Je m’en vais, Bob. Guéris vite. » Il ferme les yeux et la porte se referme en grinçant légèrement.

Les idées tourbillonnent dans sa tête comme un vol de pigeons effarouchés. Il conçoit seulement maintenant l’énormité du malentendu ; la honte et la colère s’emparent de lui en pensant à sa sottise, mais il éprouve en même temps une violente souffrance. Il sait maintenant que Margot est à tout jamais perdue pour lui ; mais il sent qu’il l’aime d’un amour inchangé, sans qu’il y ait encore, peut-être pour l’instant, ce regret désespéré qu’on éprouve en face d’une chose irréalisable. Quant à Élisabeth – il repousse son image presque avec colère, ses abandons d’hier et l’ardeur si bien contenue de sa passion aujourd’hui ont moins de prix que n’en aurait un sourire de Margot ou une caresse de sa main, si jamais l’envie la prenait de le frôler du bout des doigts. Si Élisabeth s’était fait connaître à lui dans le parc, il l’aurait aimée, car à ce moment-là sa passion était encore celle d’un enfant, pour ainsi dire. Mais maintenant le nom de Margot s’est trop profondément gravé dans son cœur au cours de ses mille rêves, pour qu’il puisse l’effacer de sa vie.

Il se rend compte que les visions sont moins nettes devant ses yeux, que les pensées qui l’obsédaient s’enfuient peu à peu avec ses larmes. Comme il le faisait tous les jours, il essaye mais en vain pendant ses longues heures de solitude d’évoquer l’image de Margot : Élisabeth avec ses yeux profonds où brille le désir se glisse sans cesse comme une ombre à ses côtés. Alors tout se brouille et il est obligé de se torturer l’esprit pour se rappeler comment les choses se sont passées. La honte s’empare de lui à la pensée qu’il s’est tenu sous la fenêtre de Margot, en criant son nom. Puis il est pris de pitié en songeant à la blonde et silencieuse Élisabeth, pour laquelle il n’eut jamais ces jours-là le moindre mot, le moindre regard, alors que sa reconnaissance aurait dû rayonner comme un brasier.

Le lendemain matin, Margot vient s’asseoir un instant près de sa couche. Sa présence le fait frissonner et il n’ose la regarder dans les yeux. Que lui dit-elle ? Il l’entend à peine ; le furieux bourdonnement de ses tempes couvre la voix qui lui parle. Ce n’est que lorsqu’elle le quitte qu’il embrasse sa personne tout entière d’un regard nostalgique. Jamais, il le sent, il ne l’a davantage aimée.

L’après-midi, Élisabeth vient à son tour. Ses gestes sont empreints d’une douce familiarité, sa main caresse parfois la sienne et elle parle tout bas d’une voix légèrement voilée. Elle lui parle avec une certaine agitation de choses indifférentes, comme si elle craignait de se trahir en parlant d’elle-même ou de lui. Il ne sait pas bien ce qu’il ressent pour elle. Il lui semble tantôt que c’est de la pitié, tantôt de la reconnaissance pour son amour ; mais il est incapable de rien lui dire. Il ose à peine la regarder, de peur de lui mentir.

Maintenant, elle vient tous les jours et reste plus longtemps. On dirait que depuis l’instant où la lumière a commencé à se faire sur le secret qui les unit, ils ont retrouvé le calme. Pourtant, ils n’osent jamais parler de ces heures vécues ensemble dans les ténèbres du parc.

C’est ainsi qu’un jour Élisabeth est de nouveau assise près de sa chaise longue. Dehors, il fait un gai soleil. Le reflet vert de la cime frémissante des arbres tremble sur les murs. Dans ces moments-là, ses cheveux ont l’air de lancer des flammes, on dirait un nuage de feu ; sa peau paraît pâle et transparente, tout son être semble lumineux et pour ainsi dire aérien. La tête enfoncée dans l’oreiller sur lequel l’ombre s’étend, il voit tout près de lui son visage souriant et s’il lui paraît si lointain, c’est qu’il est baigné par la lumière, qui n’arrive plus jusqu’à lui. À ce spectacle, il oublie tout ce qui s’est passé. Et tandis qu’elle s’incline vers lui, que ses yeux semblent ainsi s’enfoncer davantage dans leurs orbites et font comme de sombres vrilles qui lui pénétreraient dans la tête, tandis qu’elle se penche, il entoure son corps de ses bras, attire son visage près du sien et baise sa petite bouche humide. Elle tremble violemment, mais ne résiste pas. Elle caresse les cheveux de Bob d’un air doux et triste. Puis, avec une intonation de tendre mélancolie dans la voix, elle lui murmure dans un souffle : « Mais tu n’aimes que Margot ! » Cet accent résigné, ce désespoir sans révolte, lui vont au cœur ; le nom qui l’émeut tant résonne dans son âme. Mais il ne se sent pas le courage de mentir en cette minute. Il se tait.

Elle l’embrasse encore une fois sur les lèvres, tout doucement, presque comme une sœur, puis elle sort sans dire un mot.

C’est la seule fois où ils en parlent. Quelques jours se passent encore, puis on descend le convalescent dans le parc où les premières feuilles mortes se pourchassent déjà dans les allées ; déjà le soir qui tombe plus vite fait penser à la tristesse des journées d’automne. Quelques jours encore, et le voici qui marche seul, avec peine cependant ; il se rend pour la dernière fois cette année, sous le berceau multicolore des arbres qui se balancent dans le vent et parlent d’une voix plus forte et plus rude que pendant ces trois tièdes nuits d’été. Tristement, l’adolescent s’y achemine. Il lui semble qu’un mur sombre se dresse, invisible, en cet endroit ; derrière ce mur, déjà noyée dans le crépuscule se trouve son enfance et devant lui un pays inconnu et dangereux.

Le soir, il prit congé. Une fois encore, il dévora des yeux le visage de Margot comme s’il voulait s’imprégner pour toujours de son image, et mit en tremblant sa main dans celle d’Élisabeth qui la pressa avec chaleur. C’est à peine s’il accorda un regard à Kitty, aux amis et à sa sœur, tant son âme était pleine du sentiment qu’il aimait une femme et qu’il était aimé d’une autre. Il était très pâle ; un pli sévère barrait son front, et ôtait à son visage toute expression enfantine ; il avait l’air d’un homme.

Et pourtant lorsque les chevaux furent attelés et qu’il vit Margot faire demi-tour avec indifférence pour monter l’escalier, lorsqu’il vit briller d’un éclat humide les yeux d’Élisabeth et celle-ci se cramponner à la rampe, il sentit la plénitude de l’aventure avec une telle violence qu’il éclata en sanglots comme un enfant.

Le château baigné de lumière s’éloigna de plus en plus à travers les nuages de poussière soulevés par la voiture, le sombre parc se rapetissa ; le paysage s’estompa, finalement tout ce qu’il avait vécu disparut à ses yeux et ne fut plus qu’un souvenir tenace. Deux heures plus tard la voiture le déposa à la gare. Le lendemain matin il était à Londres.

Quelques années après, il n’était plus un jeune garçon. Mais cette première aventure est restée trop vivante en lui pour qu’elle pût un jour se ternir. Margot et Élisabeth se sont mariées toutes les deux, mais il n’a jamais voulu les revoir, car la pensée de ces heures troublantes s’est souvent emparée de lui avec une telle violence que toute sa vie ultérieure ne lui est plus apparue que comme un rêve, une illusion, comparée à la réalité de ce souvenir. Il est devenu un de ces hommes qui ne peuvent plus trouver d’attrait à l’amour ni aux femmes ; lui qui à un moment de sa vie avait réuni si parfaitement ces deux sentiments, aimer et être aimé, aucun désir ne l’a plus jamais poussé à rechercher ce qui était si précocement tombé dans ses mains tremblantes et inquiètes de jeune garçon. Il a parcouru de nombreux pays : c’est un de ces anglais corrects et silencieux que beaucoup croient insensibles, parce qu’ils sont taciturnes et que leur regard reste froid devant le visage et le sourire des femmes. Qui penserait en effet que ces images sur lesquelles ils ont les yeux constamment fixés, ils les portent en eux-mêmes, ensevelies au fond de leur cœur qui brûle pour elles d’une flamme éternelle comme un cierge devant une madone ? À présent je connais l’origine de cette histoire. Dans le livre que j’avais en main cet après-midi se trouvait une carte postale, une carte qu’un ami m’a écrite du Canada. C’est un jeune Anglais dont j’ai fait la connaissance en voyage, avec qui j’ai passé de longues soirées à bavarder et dans les récits duquel ne cessait d’apparaître, auréolé de mystère et comme pétrifié, le souvenir de deux femmes, inséparablement lié à un épisode de sa jeunesse. Il y a longtemps, bien longtemps de cela et j’avais oublié nos conversations. Mais aujourd’hui lorsque j’ai reçu cette carte, la mémoire m’en est revenue, mêlée comme dans un songe à toutes sortes d’aventures personnelles ; et j’ai cru que j’avais lu son histoire dans le livre qui m’avait glissé des mains, ou que je l’avais trouvée dans un rêve.

Mais comme il fait nuit maintenant dans la pièce et que tu me sembles loin, dans la profondeur du crépuscule ! Je ne vois qu’une douce et pâle lueur à l’endroit où je devine ton visage, et je ne sais si tu souris ou si tu es triste. Si tu souris parce que je suppose d’étranges aventures à des êtres que je connais superficiellement, parce que j’imagine pour eux toute une destinée et qu’ensuite je les abandonne tranquillement à leur existence et à leur sphère. Ou bien si tu es triste à la pensée que ce jeune garçon est passé à côté de l’amour, et qu’au bout d’une heure il est sorti à jamais du jardin de son rêve délicieux. Vois-tu, je ne voulais pas que ce récit fût sombre ni mélancolique, je désirais simplement te parler d’un adolescent que l’amour a surpris, le sien et celui d’une autre personne. Mais les histoires que l’on raconte à cette heure suivent toutes le doux sentier de la mélancolie. Le crépuscule étend sur elles ses voiles, toute la tristesse que le soir porte en lui forme au-dessus d’elles une voûte sans étoile ; l’ombre s’y infiltre peu à peu, et tous les mots brillants et colorés qu’elles renferment, prennent alors une sonorité pleine et grave, comme s’ils venaient des profondeurs de notre vie.

LA NUIT FANTASTIQUE

Les notes qui suivent ont été retrouvées, sous la forme d’un paquet cacheté, dans le secrétaire du baron Friedrich Michael von R…, et après qu’à l’automne 1914, étant lieutenant de réserve d’un régiment de dragons autrichiens, il fut tombé à la bataille de Rawaruska. Comme la famille, en voyant le titre et après avoir jeté un rapide coup d’œil, supposa que ces notes n’étaient qu’un travail littéraire, elle me les confia pour que je les relise et m’occupe de leur publication. Or je considère pour ma part qu’il ne s’agit pas là d’une histoire inventée, mais d’un récit véritable, et vécu dans ses moindres détails par le défunt. Je publie ici, en changeant seulement les noms, une confession intime sans rien modifier ni ajouter.

 

Ce matin m’est soudain venue la pensée que je devrais écrire, pour moi, ce qui s’est passé dans cette nuit fantastique, afin de pouvoir suivre l’événement dans son développement naturel et complet. Et depuis cet instant j’éprouve le besoin inexplicable de me représenter noir sur blanc cette aventure, bien que je doute de pouvoir retracer, même de façon approximative, la singularité des faits. Il me manque ce qu’on appelle le talent artistique, je n’ai aucune expérience des choses littéraires et, à l’exception de quelques productions plutôt frivoles datant de mon passage au Theresianum, je n’ai jamais essayé d’écrire. Je ne sais même pas, par exemple, s’il existe une technique qu’on puisse apprendre pour ordonner la succession de faits extérieurs, avec la répercussion simultanée qu’ils ont dans notre âme. Je me demande également si je suis capable d’adapter toujours au sens le mot juste et de donner au mot son juste sens et par là de réaliser cet équilibre qu’en lisant j’ai de tout temps senti sans effort chez tout bon narrateur ; mais je n’écris ces lignes que pour moi, et elles ne sont aucunement destinées à faire comprendre aux autres ce que je puis à peine m’expliquer moi-même. Elles ne sont qu’une tentative faite pour liquider enfin, une fois pour toutes, en un certain sens pour le fixer, le camper devant moi et le saisir sous toutes ses faces, un événement qui m’occupe sans cesse et qui m’agite par une sorte de fermentation douloureuse.

Je n’ai parlé de la chose à aucun de mes amis, précisément parce que je craignais de ne pas pouvoir leur faire comprendre ce qu’il y a eu là d’essentiel et puis aussi par honte d’avoir été ébranlé et bouleversé de la sorte par un cas si fortuit. Car, à vrai dire, le tout n’est qu’une expérience vécue, peu importante. Mais en écrivant maintenant ces derniers mots, je commence déjà à m’apercevoir combien il est difficile pour un profane de choisir, dans ce qu’il écrit, les mots d’après leur poids véritable, et quelle ambiguïté, quelle possibilité de malentendus se rattachent aux vocables les plus simples. En effet, si je qualifie mon expérience de peu importante, je ne prends ce mot-là qu’au sens relatif, par opposition aux drames grandioses qui influencent des destinées et des peuples entiers ; d’autre part, je l’entends aussi sous l’angle de la durée parce que le tout se déroule en six rapides heures. Mais pour moi, cette expérience, qui par elle-même était donc si petite, si peu importante et si insignifiante, constituait un fait à ce point extraordinaire qu’aujourd’hui encore (quatre mois après cette nuit fantastique), j’en suis tout brûlant et que je dois déployer toutes mes forces intellectuelles pour la retenir dans ma poitrine. Chaque jour, chaque heure je m’en répète tous les détails, car elle est en quelque sorte devenue le pivot de mon existence, tout ce que je fais et dis est inconsciemment influencé par elle ; mes pensées sont uniquement occupées à répéter sans cesse son apparition soudaine et, par cette répétition, à m’en confirmer la possession ; et maintenant je sais aussi tout d’un coup ce qu’il y a dix minutes, en prenant la plume, je ne pressentais pas encore consciemment : c’est que je ne mets par écrit cette expérience que pour qu’elle soit fixée devant moi avec une certitude absolue et pour ainsi dire d’une façon objective, pour en jouir encore une fois dans ma sensibilité et en même temps la saisir dans ma pensée. En disant tout à l’heure que si je l’écrivais, c’était pour la liquider, pour en finir avec elle, j’exprimais tout le contraire de la vérité, car ce que je veux, c’est rendre plus vivant encore ce que j’ai vécu trop vite, le placer à côté de moi en quelque sorte tout chaud et tout haletant, pour pouvoir l’étreindre sans cesse. Oh ! je ne crains pas d’oublier, ne fût-ce qu’une seconde de ce lourd après-midi, de cette nuit fantastique ; je n’ai pas besoin de point de repère, de pierre milliaire pour refaire pas à pas dans ma mémoire le chemin de ces heures-là : comme un somnambule, je me retrouve à chaque instant dans sa sphère, au milieu du jour comme au milieu de la nuit, et j’en vois chaque détail avec cette netteté que seul le cœur connaît et non pas le trop fluide souvenir. Je pourrais ici également dessiner sur le papier les contours de la moindre feuille dans ce paysage de printemps verdoyant ; maintenant, en cette saison d’automne, je perçois encore doucement la tendre buée poudreuse des marronniers en fleur ; si donc je décris à présent ces heures-là, ce n’est pas par crainte de les perdre, mais pour la joie de les retrouver. Et, en me représentant aujourd’hui dans leur succession exacte les phases de cette nuit, je vais être obligé de faire bien attention pour en respecter l’ordre, car toujours, dès que je pense aux détails, une sorte d’ivresse me saisit, une extase jaillit de mon âme et je suis obligé de retenir les images de mon souvenir pour qu’elles ne se confondent pas et ne deviennent pas une fumée colorée. Toujours je revis avec une ardeur passionnée cette expérience-là, cette journée du 7 juin 1913, où, l’après-midi, je pris un fiacre…

 

Mais encore une fois (je m’en rends compte), il faut que je m’arrête, car déjà je constate de nouveau avec épouvante l’ambiguïté et la signification multiple d’un seul et même mot. C’est seulement maintenant, où pour la première fois j’ai à raconter quelque chose d’une manière cohérente, que je remarque combien il est difficile de concentrer dans une forme fixe ce glissement des choses qui caractérise toute vie. Je viens d’écrire « je », j’ai dit que le 7 juin 1913 dans l’après-midi, je pris un fiacre. Mais ce mot-là constituerait déjà une équivoque, car il y a longtemps que j’ai cessé d’être le « je » de naguère, de ce 7 juin, bien que quatre mois seulement se soient écoulés depuis lors, bien que j’habite dans l’appartement de ce « je » d’autrefois et que je sois en train d’écrire sur sa propre table avec sa propre plume et sa propre main. Je suis tout à fait distinct de l’être d’alors et précisément à cause de cette expérience ; je le vois de l’extérieur tout à fait froidement et comme un étranger, et je puis le décrire comme un compagnon de jeux, un camarade, un ami dont je sais beaucoup de choses et même l’essentiel, mais de qui je suis moi-même désormais tout à fait différent. Je pourrais parler de lui, le blâmer, le condamner, sans même remarquer qu’un jour il n’a fait qu’un avec moi.

L’homme que j’étais alors se distinguait très peu, tant au point de vue extérieur qu’intérieur, de la plupart des gens de sa catégorie sociale, que chez nous, à Vienne, on a coutume d’appeler la « bonne société », sans fierté spéciale, mais simplement comme une chose qui va de soi. J’approchais de ma trente-sixième année ; mes parents étaient morts de bonne heure et, peu de temps avant ma majorité, m’avaient laissé une fortune suffisante pour me dispenser désormais de songer à gagner ma vie ou à me faire une carrière. Ainsi je fus libéré à l’improviste d’une décision qui alors m’inquiétait fort. En effet, je venais d’achever mes études universitaires et j’étais sur le point de choisir ma future profession, choix qui sans doute se serait porté sur l’administration, grâce à nos relations de famille et à mon penchant, qui déjà s’affirmait de bonne heure pour une existence contemplative et sans secousses, lorsque la fortune de mes parents m’échut en qualité d’unique héritier et m’assura soudain une indépendance exempte de tout travail, me permettant même de satisfaire des désirs de dépense et de luxe. Je n’avais jamais eu d’ambition ; aussi je résolus de regarder d’abord la vie pendant quelques années et d’attendre le moment où j’éprouverais le besoin de me trouver un champ d’activité. Mais je ne dépassai pas ce stade d’attente et de contemplation, car, comme je ne désirais rien de spécial, j’avais tout ce que je voulais dans le cercle étroit de mes désirs. La molle et voluptueuse ville de Vienne qui, comme nulle autre, fait de la promenade, de la rêverie oisive et de l’élégance une sorte de perfection artistique et un but dans l’existence, me fit oublier complètement mon intention de me livrer à une activité véritable. J’avais toutes les jouissances d’un jeune homme distingué, noble, riche, et par-dessus le marché sans ambition, j’avais les inoffensives émotions du jeu et de la chasse, les distractions régulières des voyages et des excursions, et bientôt je me mis à cultiver cette existence contemplative avec un soin toujours plus savant et, en outre, toujours plus raffiné. Je collectionnai des verreries rares, moins par passion véritable que pour la joie d’acquérir des connaissances sérieuses en une matière qui n’exigeait de moi aucun effort. J’ornai mon appartement d’un genre particulier de gravures italiennes de l’époque baroque et de paysages dans la manière du Canaletto, dont la recherche chez les antiquaires ou l’achat dans les ventes aux enchères étaient pour moi une sorte de stimulant, analogue à la chasse, tout en étant sans aucun danger ; je me livrais avec plaisir et toujours avec goût à maint divertissement, je manquais rarement l’occasion d’écouter de la bonne musique et de visiter les ateliers de nos peintres. Je n’étais pas sans succès auprès des femmes ; ici aussi, avec ce secret instinct du collectionneur, qui révèle en quelque sorte l’inoccupation intérieure, j’avais accumulé dans ma mémoire de nombreuses heures charmantes et précises et, du simple jouisseur du début, j’étais devenu un connaisseur savant. Somme toute, j’avais beaucoup vécu, ce qui remplissait agréablement mes journées et enrichissait mon existence, et j’aimais de plus en plus cette atmosphère tiède et confortable d’une jeunesse pleine d’excitations, mais jamais bouleversée. Mes désirs ne se renouvelaient pas, car de toutes petites choses pouvaient, dans l’air calme de mon existence, me procurer une véritable joie. Une cravate bien choisie était déjà pour moi une sorte de plaisir, un beau livre, une excursion en automobile ou une heure passée avec une femme suffisaient à me donner un bonheur absolu. Dans ce genre de vie, ce qui m’était tout particulièrement agréable, c’est que, en aucune manière, tout comme un costume anglais d’une correction irréprochable, je ne me faisais remarquer de la société. Je crois que l’on me considérait comme une fréquentation plaisante ; j’étais aimé et bien vu, et la plupart de ceux qui me connaissaient me qualifiaient d’heureux mortel.

Aujourd’hui je suis incapable de dire si cet homme d’autrefois que je m’efforce de me représenter se considérait lui-même comme heureux, ainsi que le prétendaient les autres ; car maintenant, étant donné qu’à cause de cette expérience j’exige de tout sentiment un sens beaucoup plus plein et plus dense, toute appréciation rétrospective me paraît presque impossible. Cependant, je puis dire avec certitude qu’à cette époque-là je ne me trouvais pas du tout malheureux, car presque jamais mes désirs ne restaient insatisfaits et ce que je demandais à la vie m’était presque toujours accordé. Cependant, le fait que je m’étais habitué à recevoir du destin tout ce que je voulais et que je ne trouvais rien d’autre à exiger de lui pouvait de plus en plus faire conclure à un certain manque d’intensité et à une vie en elle-même peu vivante. Ce qui alors inconsciemment s’éveillait en moi, en mainte heure de sourde aspiration où je me trouvais dans une sorte de demi-connaissance, ce n’étaient pas, à vrai dire, des désirs, mais simplement le désir d’en éprouver, le besoin de nourrir des vues plus larges, plus fortes, des ambitions moins facilement satisfaites, le besoin de vivre davantage et peut-être aussi de souffrir. Par une technique trop raisonnable, j’avais éliminé toute résistance de ma façon de vivre, et ce manque de résistance faisait tort à ma vitalité. Je remarquais que mes désirs devenaient de moins en moins nombreux et toujours plus faibles, qu’il y avait une sorte d’engourdissement de ma sensibilité et que (c’est peut-être la meilleure expression à employer) je souffrais d’une impuissance morale, d’une incapacité de prendre passionnément possession de la vie. Je reconnus d’abord cette lacune à de petits signes. Je m’aperçus qu’au théâtre et en société, je négligeais de plus en plus souvent d’assister à certains spectacles sensationnels, que je commandais des livres qui m’avaient été vantés et les laissais ensuite sans les couper pendant des semaines sur ma table ; que si je continuais à collectionner selon mon goût, en achetant machinalement des verreries et des objets anciens, c’était sans procéder ensuite à leur classement et sans me réjouir de l’acquisition inespérée d’une pièce rare et longtemps cherchée.

Néanmoins je n’eus vraiment conscience de cette diminution progressive, quoique légère, de ma force de réaction intellectuelle qu’à propos d’une circonstance dont il me souvient encore nettement. Cet été-là (du fait de mon étrange paresse qui ne se sentait vraiment attirée par aucune nouveauté) j’étais resté à Vienne, lorsque soudain je, reçus d’une ville d’eaux la lettre d’une femme avec qui j’entretenais depuis trois ans une liaison intime et que même je croyais aimer d’une façon sincère. Elle m’écrivait dans quatorze pages pleines d’émotion qu’au cours des dernières semaines elle avait fait la connaissance d’un homme qui lui était devenu très cher, qui même était tout pour elle, de sorte qu’elle allait l’épouser à l’automne et que notre liaison devait prendre fin. Elle pensait sans regret, disait-elle, et même avec bonheur au temps que nous avions vécu ensemble ; mon souvenir l’accompagnerait dans son mariage comme ce qu’il y avait de plus précieux dans sa vie passée, et elle espérait que je lui pardonnerais une résolution si brusque. Après cette information objective, la lettre, qui prenait un ton très ému, se répandait en objurgations tout à fait touchantes, me suppliant de ne pas me fâcher, de ne pas trop souffrir de cette défection imprévue, et me conjurait de ne pas essayer de la retenir par la violence, de ne pas commettre contre moi-même une folie. Et la lettre continuait sur un ton de plus en plus emporté : elle m’invitait à chercher des consolations auprès d’une femme meilleure qu’elle et à lui écrire tout de suite, car elle était inquiète de la façon dont j’accueillerais cette nouvelle. Et en post-scriptum, au crayon, elle avait encore écrit à la hâte : « Ne fais rien de déraisonnable, comprends-moi, pardonne-moi. » Je lus donc cette lettre, d’abord surpris de la nouvelle et puis, après l’avoir achevée, je la relus, mais avec une certaine honte qui, prenant conscience d’elle-même, s’accentua bientôt jusqu’à devenir une épouvante intérieure, car de tous les sentiments puissants et à vrai dire naturels que mon amie supposait devoir s’éveiller en moi, comme une chose qui va de soi, je n’en avais éprouvé aucun, ne fût-ce que dans une faible mesure. La nouvelle ne m’avait pas fait souffrir, je ne m’étais pas fâché contre mon amie, je n’avais pas songé une seconde à un acte de violence contre elle ou contre moi, et cette froideur de sentiments était trop singulière pour que je n’en fusse pas moi-même effrayé. Voilà que s’éloignait de moi une femme qui avait été la compagne de ma vie pendant des années, dont le corps ardent s’était avec souplesse accordé au mien, dont l’haleine s’était confondue avec la mienne pendant de longues nuits, et rien ne remuait en moi. Rien ne protestait, rien ne cherchait à la reconquérir, rien ne s’éveillait dans ma sensibilité de tout ce que le simple instinct de cette femme supposait devoir être une chose naturelle chez un homme véritable. C’est à ce moment-là que je pris pleinement conscience pour la première fois combien le processus d’engourdissement s’était développé en moi ; je ne faisais que glisser comme sur une eau courante et miroitante, sans m’attacher à rien, sans m’être enraciné nulle part et je savais bien que cette froideur était quelque chose de cadavérique, de mort, sur quoi il est vrai ne s’élevait pas encore la pestilence de la corruption, mais qui malgré tout était déjà une torpeur sans espoir, une froide et effrayante insensibilité, semblable par conséquent à la minute qui précède la mort véritable, la mort physique, la fin, visible aussi de l’extérieur.

Depuis cet épisode, je me mis à m’observer avec attention, à observer cette étrange apathie qui était en moi, comme un malade sa maladie. Lorsque peu après, un de mes amis mourut et que je suivis son cercueil, j’auscultai mon âme pour savoir si la douleur ne la faisait pas vibrer, s’il n’y avait pas dans mon être quelques fibres sensibles, en constatant que cet homme que je connaissais depuis mon enfance était à jamais perdu. Mais rien ne bougeait ; je me considérais moi-même comme un objet en verre à travers lequel brillent d’autres objets, mais qui ne les contient jamais, et j’eus beau m’efforcer, en cette circonstance et en beaucoup d’autres semblables, de ressentir quelque chose, j’eus beau même chercher à contraindre ma sensibilité par des raisons intellectuelles, aucune réponse ne sortit de cette rigidité intérieure. Les êtres me quittaient, les femmes allaient et venaient, cela ne faisait pas plus d’impression sur moi que n’en produit, sur quelqu’un qui est assis dans sa chambre, la pluie qui tombe sur la vitre ; entre moi et la réalité immédiate, il y avait une cloison de verre que je n’avais pas la force de briser avec ma volonté.

Bien qu’à ce moment je me rendisse nettement compte de tout cela, cette constatation ne me troublait pas beaucoup, car, comme je l’ai déjà dit, j’accueillais avec indifférence même les choses qui concernaient ma propre personne. Je n’avais même plus assez de sensibilité pour en souffrir. Il me suffisait que cette déficience, morale fût, aussi peu perceptible extérieurement que, par exemple, l’impuissance d’un homme, laquelle ne se révèle qu’au moment de l’acte ; et souvent en société, grâce à une affectation d’admirer les choses, grâce à des exagérations voulues d’expansivité, je parvenais à cacher la façon dont je me sentais devenu indifférent et apathique. Extérieurement, je continuais de vivre mon ancienne vie, confortable et sans entrave, sans en changer l’orientation. Les semaines, les mois glissaient légèrement devant moi et peu à peu devenaient des années. Un matin, j’aperçus dans la glace un cheveu gris à ma tempe ; et je sentis que ma jeunesse se préparait lentement à disparaître dans un autre monde, mais ce que les autres appelaient jeunesse était fini chez moi depuis longtemps. Ainsi l’adieu ne me fit pas beaucoup souffrir, car même ma propre jeunesse, je ne l’aimais pas assez pour cela. L’amour-propre en moi restait muet, même au plus intime. Par suite de cette immobilité interne, mes jours devinrent toujours plus uniformes, malgré toute la variété de mes occupations et de mon existence ; ils s’ajoutaient l’un à l’autre sans aucun relief, leur nombre se développait et puis ils jaunissaient, comme les feuilles d’un arbre. Et c’est d’une manière tout à fait ordinaire, sans rien de particulier, sans aucun symptôme intérieur, que commença aussi ce jour sans analogue que je veux maintenant me décrire à moi-même. Ce jour-là, 7 juin 1913, je m’étais levé plus tard que d’habitude, par ce sentiment du dimanche que je conservais encore inconsciemment en moi depuis mon enfance, depuis mes années d’écolier ; j’avais pris mon bain, lu le journal et feuilleté des livres, puis, attiré par la chaude température estivale qui pénétrait sympathiquement dans ma chambre, j’étais allé me promener ; j’avais comme de coutume parcouru le Graben au milieu des salutations échangées avec des connaissances ou des relations ; et après une légère conversation avec l’une d’elles, j’étais allé déjeuner chez des amis. J’avais décliné tout rendez-vous pour l’après-midi, car j’aimais à disposer, le dimanche, de quelques heures de liberté, que j’employais alors uniquement suivant mon humeur du moment, mon caprice ou quelque résolution spontanée. Lorsque revenant de chez mes amis, je traversai le Ring, je fus heureux de constater la beauté de la ville ensoleillée et je me réjouis de la voir parée comme au début de l’été. Les gens paraissaient tous joyeux et pleins d’amour pour cet aspect dominical qu’avait l’animation de la rue ; beaucoup de détails me frappaient et surtout la manière dont, avec leur verdure nouvelle, les arbres se dressaient au-dessus de l’asphalte, comme de larges bouquets. Bien que je passasse presque chaque jour au même endroit, cette multitude d’hommes endimanchés me parut soudain quelque chose de merveilleux ; et malgré moi j’eus le désir de me trouver en pleine verdure, en pleine gaieté et en pleine animation. Je me rappelai avec une certaine curiosité l’aspect du Prater, où alors, à la fin du printemps et au début de l’été, les lourds arbres, comme de gigantesques laquais verts, se dressent à gauche de l’allée principale où volent les voitures, et présentent immobiles les chandeliers blancs de leurs fleurs à la foule des promeneurs élégants et parés. Habitué à céder aussitôt, même au plus fugitif de mes désirs, j’appelai le premier fiacre qui passait et, à la question du cocher, j’indiquai le Prater comme destination. « Aux courses, Monsieur le Baron, n’est-ce pas ? » répondit-il respectueusement, comme si c’était là une chose évidente. C’est seulement alors que je me souvins que ce jour-là, il y avait une réunion très fashionable, un Derby où toute la bonne société de Vienne se donnait rendez-vous. Quelle chose étrange ! pensai-je en montant en voiture. Comment eût-il été possible, il y a quelques années, que je négligeasse ou que j’oubliasse une pareille journée ? De même qu’un malade sent sa blessure à l’occasion d’un mouvement qu’il fait, de même je sentis, à cet oubli, toute la profondeur de l’indifférence qui m’avait envahi.

L’allée principale était déjà presque déserte lorsque nous y arrivâmes, les courses semblaient avoir commencé depuis longtemps, car on ne voyait pas cette file de voitures d’ordinaire si pompeuse ; seuls quelques fiacres isolés couraient dans un grand bruit de sabots, comme pour rattraper je ne sais quoi. Le cocher, du haut de son siège, se retourna vers moi pour me demander s’il devait prendre le grand trot : mais je lui dis de laisser aller ses chevaux tranquillement, car peu m’importait d’être en retard. J’avais trop vu de courses et trop souvent assisté au spectacle qu’elles offrent pour qu’arriver à temps pût encore m’intéresser ; mon indolence se trouvait mieux de me laisser secouer mollement par la voiture, de ressentir la douceur bleue de l’atmosphère comme la mer bruissant le long d’un navire, et de regarder tranquillement les beaux marronniers épanouis, qui parfois s’amusaient à abandonner au vent chaud et caressant quelques brins de fleurs que celui-ci soulevait ensuite doucement et faisait tourbillonner, avant d’en parsemer de blanc toute l’allée. Il faisait bon de se laisser ainsi bercer, de respirer le printemps : avec les yeux fermés, tout en se sentant balancé et emporté sans aucun effort ; en vérité, lorsque dans la Freudenau la voiture s’arrêta devant l’entrée de l’hippodrome, j’éprouvai un regret. J’aurais préféré faire demi-tour pour continuer de me laisser bercer par cette molle journée de l’été commençant. Mais il était déjà trop tard, la voiture faisait halte devant le champ de courses. Un bruit sourd venait vers moi. J’entendais comme le grondement profond d’une mer, derrière les tribunes en-gradins, sans que je visse en mouvement la foule d’où émanait cette rumeur concentrée ; je pensais aussitôt à Ostende, lorsqu’on monte de la ville basse les petites rues latérales qui conduisent au front de mer, tandis qu’on sent déjà le vent salin qui bruit vivement autour de vous et qu’on entend un mugissement sourd avant que le regard s’étende sur la large surface, grise d’écume, aux vagues retentissantes. On était sans doute au milieu d’une course ; entre moi et la pelouse, où sans doute à cet instant-même filaient les chevaux, s’étendait une vapeur colorée et sonore, comme secouée çà et là par une tempête intérieure, la foule des spectateurs et des parieurs. Je ne pouvais pas voir la piste, mais d’après l’écho de l’excitation portée au plus haut point, je devinais le déroulement de chaque phase. Les cavaliers avaient sans doute pris le départ depuis un certain temps et leur peloton s’était dispersé, si bien que quelques-uns seulement luttaient à qui tiendrait la tête, car déjà du milieu de cette foule, qui vivait mystérieusement les mouvements de la course, invisibles pour moi, s’élevaient des cris et des appels véhéments. D’après la direction des têtes, je devinais le tournant auquel cavaliers et chevaux étaient à coup sûr maintenant arrivés sur l’ovale oblong du turf ; car de plus en plus anonyme, comme un seul cou tendu, tout ce chaos humain concentrait ses regards vers un point que je ne voyais pas ; de ce cou ainsi dressé sortait, en gargouillant, avec mille sons confus, une rumeur semblable au déferlement de la vague et dont le bouillonnement montait toujours ; et cette rumeur marine se prolongeait et s’enflait. Déjà elle remplissait tout l’espace, jusqu’au ciel bleu indifférent. Je scrutai quelques visages. Ils étaient convulsés comme par une lutte intérieure, les yeux figés et étincelants, les lèvres crispées, le menton tendu en avant avec avidité et les narines palpitant comme les naseaux d’un cheval. C’était pour moi à la fois un amusement et une horreur que de contempler de sang-froid ces hommes ivres et transportés. À côté de moi se tenait, juché sur un siège, un monsieur élégamment habillé, avec une bonne figure, mais qui, maintenant possédé par un démon invisible, se déchaînait et brandissait sa canne dans le vide, comme pour stimuler et faire avancer quelque chose ; tout son corps (tableau éminemment ridicule pour un spectateur) mimait avec passion la course la plus rapide. Comme sur des étriers, il agitait les talons sans arrêt au-dessus de son siège ; sa main droite semblait cravacher l’air avec sa canne, et sa gauche froissait convulsivement une fiche blanche. Et les fiches de cette couleur flottaient, toujours plus nombreuses ; comme des sortes de seringues, elles déversaient leur bouillonnement au-dessus de ce flot gris agité par la tempête et dont la rumeur s’enflait. Sans doute que maintenant, au tournant, quelques chevaux devaient être serrés l’un contre l’autre, car tout à coup le brouhaha se concentra en deux, trois ou quatre noms, que des groupes criaient et répétaient comme des mots d’ordre, en se démenant, et ces cris semblaient être comme un exutoire pour ces possédés en délire.

Au milieu de cette explosion de fureur je restais froid comme un rocher dans la mer mugissante, et je suis encore aujourd’hui capable de dire exactement ce que j’éprouvais alors ; d’abord, le ridicule de tous ces gestes grimaçants, un mépris ironique pour la vulgarité de ces manifestations, mais aussi autre chose que je ne m’avouais pas volontiers : une sourde envie de ressentir, moi aussi, une telle excitation, une telle ardeur de passion, et la vie qui était dans ce fanatisme. Que faudrait-il, pensais-je, pour m’émouvoir de la sorte, pour m’enfiévrer au point que mon corps brûlât de cette façon et que ma voix jaillît malgré moi de ma bouche ? Je ne pouvais concevoir une somme d’argent dont la possession fût capable de m’enflammer ainsi, ni une femme qui pût m’exciter pareillement ; rien, il n’y avait rien qui pût m’arracher à l’engourdissement de ma sensibilité, allumer en moi une ardeur semblable. Devant un pistolet soudain braqué sur lui, mon cœur, une seconde avant de s’arrêter, ne battrait pas aussi sauvagement que celui de ces milliers de personnes autour de moi, pour une poignée de billets. Mais un cheval devait être maintenant tout près du poteau, car un nom sortait du tumulte, un cri unique, toujours plus perçant, poussé par des milliers de voix, pareil au son d’une corde tendue à l’extrême, pour expirer ensuite brusquement. La musique se mit à jouer et soudain la foule se désagrégea. C’était la fin d’une course, une bataille venait d’être terminée et la tension qui avait régné jusqu’à présent se dissolvait en une agitation qui ne vibrait plus que faiblement. La masse qui un instant auparavant n’était qu’un brûlant faisceau de passions se divisait en une multitude d’individus isolés, qui couraient, riaient ou parlaient ; des figures paisibles reparaissaient derrière le masque dionysiaque de l’excitation ; du chaos du jeu, qui pour quelques secondes avait fondu ces milliers de personnes en un seul lingot brûlant, surgissaient de nouveau des sociétés diverses qui se formaient d’une façon mouvante, des gens que je connaissais, me saluaient et des étrangers qui se dévisageaient, se considéraient avec une politesse froide. Les femmes s’examinaient réciproquement dans leurs toilettes neuves ; les hommes jetaient des regards pleins de désirs ; cette curiosité mondaine, la véritable occupation des indifférents commençait à se déployer, on se cherchait, on se comptait, on contrôlait la présence et l’élégance des gens. Déjà à peine sorti du vertige, tout ce monde ne savait plus si c’était cet entracte consacré à la promenade, ou bien le jeu lui-même qui était le but de la réunion.

J’allais et venais au milieu de ces remous tièdes ; je saluais, je répondais à un salut ; je respirais avec plaisir (puisque c’était là l’atmosphère même de mon existence) cette vapeur de parfums et d’élégances qui flottait autour de ce pêle-mêle kaléidoscopique et avec plus de joie encore la légère brise qui, venue de là-bas, des prairies du Prater, de la forêt envahie par la chaleur estivale, jetait parfois ses ondes parmi tout ce monde et caressait la blanche mousseline des femmes comme par un jeu voluptueux. Quelques connaissances voulaient s’entretenir avec moi. Diane, la belle actrice, m’invitait d’un signe à me rendre dans sa loge, mais je n’allai vers personne. Aujourd’hui, parler avec un de ces mondains ne m’intéressait pas ; c’était pour moi un ennui de me voir moi-même dans leur miroir. Je voulais simplement goûter ce spectacle, l’animation pétillante et sensuelle qui passait dans cette heure d’exaltation (car, précisément pour quelqu’un d’indifférent, l’excitation d’autrui est le plus agréable des spectacles). Quelques belles femmes passaient près de moi ; je regardais avec effronterie, mais sans aucun désir intérieur, leurs seins qui palpitaient à chaque pas sous la gaze mince et je souriais en moi-même de leur embarras, mi-pénible, mi-voluptueux, lorsqu’elles se voyaient si sensuellement évaluées et si insolemment déshabillées. En réalité, aucune d’elles ne m’attirait ; mais c’était pour moi une sorte de plaisir que de tenir ce rôle devant elles, de jouer avec l’idée – la leur – que je touchais leur corps, de sentir dans leurs yeux une vibration magnétique car, comme c’est le cas de tout homme qui reste froid intérieurement, ma meilleure jouissance érotique était de susciter chez les autres ardeur et trouble, au lieu de m’échauffer moi-même. Je préférais ressentir cette chaleur veloutée que la présence des femmes met autour de notre sensualité plutôt qu’une excitation véritable, seulement une attirance, sans émotion. Tel j’étais ce jour-là aussi dans ce lieu de promenade, attrapant des regards et les renvoyant aussitôt, légers comme des volants, jouissant sans saisir, examinant les femmes sans désir, rien que légèrement échauffé par la tiède volupté du jeu.

Mais cela aussi m’ennuya bientôt ; c’étaient toujours les mêmes personnes qui passaient devant moi ; je connaissais déjà par cœur leurs figures et leurs gestes. Un siège se trouvait près de là, je le pris. Tout autour, dans les différents groupes un nouveau mouvement tourbillonnant se dessina ; les passants se secouaient et se heurtaient pêle-mêle avec plus d’agitation. Il était évident qu’une nouvelle course allait commencer ; je ne m’en inquiétai pas, restant là assis mollement et comme absent, sous la couronne de fumée de ma cigarette qui montait en blanches ondulations vers le ciel où, de plus en plus pâle, elle disparaissait dans le bleu printanier, comme un petit nuage. C’est pendant cette minute-là que commença ce fait inouï, cette expérience unique qui aujourd’hui encore commande ma vie. Je puis en indiquer l’heure exacte, car par hasard, je venais de sortir ma montre, les aiguilles se superposaient et je les regardais, avec une curiosité faite d’indolence, se recouvrir pendant une seconde. Il était trois heures et seize minutes en cet après-midi du sept juin mil neuf cent treize. J’étais donc là, la cigarette à la main, les yeux posés sur le blanc cadran, entièrement absorbé dans cette contemplation à la fois puérile et ridicule, lorsque tout derrière moi, j’entendis une femme rire vivement, de ce rire incisif et excité que j’aime chez les femmes, de ce rire qui jaillit tout chaud et comme effarouché des ardentes profondeurs de la sensualité. Malgré moi, quelque chose me fit tourner la tête, et j’allais regarder cette femme dont la bruyante sensualité venait frapper avec une telle impertinence mon insouciante songerie, comme une étincelante pierre blanche tombe dans un étang morne et bourbeux, mais je me retins : une étrange envie, comme j’en avais souvent, de jouer avec mon esprit, de faire un petit test psychologique inoffensif m’arrêta soudain. Je ne voulais pas encore regarder cette femme qui riait ; cela m’amusait d’occuper d’abord, en une sorte de jouissance préalable, mon imagination avec cette femme, de me la représenter, de mettre autour de ce rire une figure, une bouche, une gorge, une nuque, une poitrine, toute une femme respirant la vie.

Il était évident qu’elle se trouvait immédiatement derrière moi ; le rire avait de nouveau fait place à la conversation. J’écoutais avec attention ; elle parlait avec un léger accent hongrois, très vite et avec volubilité, en déployant les voyelles, comme lorsqu’on chante. Il me plut alors de me représenter la personne d’après ses paroles et d’accorder autant de richesse que possible à cette figure imaginaire. Je lui donnai des cheveux foncés, des yeux foncés, une bouche large aux contours sensuels, avec de fortes dents bien blanches, un tout petit nez étroit, mais des narines tendues et frémissantes. Je lui mis sur la joue gauche une mouche et dans la main une cravache, avec laquelle, tout en riant, elle se frappait légèrement la cuisse. Elle continuait toujours de parler et chacune de ses paroles ajoutait aussitôt un nouveau détail à la figure que j’imaginais ; une étroite poitrine de jeune fille, une robe vert foncé, avec une broche en brillants placée obliquement, un chapeau clair avec une aigrette blanche. L’image devenait toujours plus nette et déjà cette femme inconnue, qui se tenait invisible derrière mon dos, était représentée dans ma pupille comme sur une plaque photographique. Mais je ne voulais pas me retourner, je voulais intensifier encore ce jeu de mon imagination, un léger frisson de volupté se mêlait à mon audacieuse songerie ; je fermai les yeux, certain que, lorsque j’ouvrirais mes paupières et que je me tournerais vers elle, l’image que j’en avais conçue coïnciderait tout à fait avec la réalité extérieure.

À ce moment-là, elle s’avança. Malgré moi, j’ouvris les-yeux, et je fus contrarié. Je m’étais complètement trompé ; tout en elle était différent de la représentation que je m’étais faite, et même tout le contraire, comme par malignité. Elle portait une robe blanche, et non pas verte. Elle n’était pas svelte, mais forte, et elle avait de larges hanches ; nulle part, sur sa joue pleine, n’était posée la mouche que j’avais rêvée. Des cheveux non pas noirs mais d’un blond roux luisaient sous son chapeau en forme de casque ; aucune de mes caractéristiques ne s’accordait avec son aspect réel, mais cette femme était belle, d’une beauté excitante, bien que, blessé dans le fol orgueil de mes prétentions psychologiques, je me refusasse à le reconnaître. Je levai les yeux vers elle, d’une façon presque hostile, mais même ma résistance sentait le puissant charme physique qui émanait de cette femme, ce qu’il y avait de sensualité animale dans ses formes à la fois molles et fermes. Elle se remit à rire, en découvrant ses dents blanches et unies, et je fus obligé de me dire que ce rire chaud et sensuel s’accordait très bien avec sa plantureuse personne. Tout en elle était accusé, et excitant : la poitrine galbée, le menton que le rire faisait saillir davantage, son regard perçant, son nez arqué, la main qui appuyait son ombrelle contre le sol. Ici s’épanouissait l’élément féminin ; une force primitive, une séduction consciente et pénétrante, un fanal de volupté devenu chair. À côté d’elle il y avait un élégant officier, un peu fané, qui lui parlait avec insistance ; elle l’écoutait, souriait, riait, répondait, mais tout cela d’une façon accessoire, car pendant ce temps son regard se portait de tous les côtés, sur tout le monde, tandis que ses narines frémissaient ; elle attirait à elle l’attention, le sourire et le regard de ceux qui passaient et, pour ainsi dire, de toute la gent masculine qui l’entourait. Ses yeux étaient sans cesse en mouvement ; tantôt ils cherchaient parmi les tribunes, pour rendre soudain un salut, joyeux d’avoir reconnu quelqu’un, et tantôt ils erraient soit à droite soit à gauche, cependant qu’elle écoutait toujours l’officier en souriant avec coquetterie. Il n’y avait que moi qui, masqué par son compagnon, n’étais pas dans son champ visuel, que son regard n’eût pas encore effleuré. Cela me vexa, je me levai – elle ne me voyait pas –, je m’approchai, elle se mit à regarder de nouveau du côté des tribunes ; alors je m’avançai vers elle avec résolution, je saluai son compagnon en soulevant mon chapeau et j’offris à la dame mon siège. Elle me regarda étonnée. Une lueur de satisfaction passa dans ses yeux, sa lèvre s’infléchit en un sourire affable, puis elle me remercia très brièvement et prit la chaise sans s’y asseoir. Elle se borna à y appuyer mollement son bras charnu, découvert jusqu’au coude, et elle profita de l’attitude penchée de son corps pour faire mieux valoir ses formes.

Le dépit que m’avait inspiré mon erreur psychologique était depuis longtemps oublié, je ne songeai plus qu’à jouer avec cette femme. Je me reculai un peu contre la paroi de la tribune pour pouvoir la regarder en toute liberté, mais sans me faire remarquer ; je me cambrai sur ma canne et mes yeux cherchèrent les siens ; elle s’en aperçut, se tourna légèrement vers mon lieu d’observation, mais de telle manière que ce mouvement paraissait tout accidentel ; elle ne se dérobait pas à mes regards, y répondait parfois, et cependant sans s’engager. Ses yeux tournaient sans cesse autour d’elle ; ils effleuraient tout sans rien retenir : étais-je le seul sur qui ils fissent rayonner un noir sourire ou bien l’accordait-elle à chacun ? Je ne pouvais pas m’en rendre compte et c’est cette incertitude qui m’irritait. Pendant les moments où son regard dirigeait vers moi ses rayons comme un feu à éclipses, il paraissait plein de promesses ; seulement cette même pupille d’acier brillant répondait aussi sans aucun choix à tout autre regard qui se tournait vers elle, par amusement, à cause du plaisir de coquetterie que lui donnait ce jeu, mais surtout sans pour autant négliger, ne fût-ce qu’une seconde, la conversation de son compagnon, avec l’air de s’y intéresser. Il y avait dans ces sortes de parades passionnées une effronterie éblouissante, une virtuosité de coquetterie ou bien un débordement de sensualité. Involontairement, j’avançai d’un pas : son insolence froide était passée en moi. Ce n’est plus dans les yeux que je la regardai, mais je détaillai son corps du haut en bas, en connaisseur ; mon regard la dévêtait tout à fait et je la sentais nue devant moi. Elle suivit mon regard sans être offensée le moins du monde, sourit du coin de la bouche dans la direction de l’officier qui parlait toujours, mais je remarquai que ce sourire savant était la réponse à mon intention ; et comme mes yeux s’arrêtaient sur son pied qui dépassait un peu, petit et délicat sous sa robe blanche, elle laissa glisser son regard avec nonchalance jusqu’au bas de sa robe, comme pour l’examiner. Puis aussitôt après, comme par hasard, elle leva son pied et le plaça sur le premier barreau de la chaise que je lui avais offerte, de sorte que, à travers sa robe à jours, je lui voyais les bas jusqu’à la saignée du genou ; mais en même temps le sourire qu’elle adressait à son compagnon semblait devenir quelque peu ironique ou malicieux. Elle jouait avec moi aussi froidement que moi avec elle, et j’étais obligé, tout en la haïssant, d’admirer la technique raffinée de son audace, car tandis qu’elle m’offrait avec une fausse dissimulation le charme de son corps, elle se laissait en même temps caresser par les murmures de son compagnon, se donnant et se reprenant à la fois, et dans les deux cas rien que par jeu. À vrai dire j’étais irrité, car je détestais chez les autres cette sensualité froide, méchante et calculatrice, que je sentais semblable à ma propre insensibilité raffinée ; presque à la manière d’un inceste. Cependant j’étais excité, peut-être par la haine plus que par le désir. Je m’avançai avec impertinence et mon regard l’assaillit brutalement. « Je te veux, bel animal », disait mon attitude non dissimulée et sans doute que mes lèvres avaient remué, car elle sourit avec un léger mépris en détournant la tête et en laissant retomber sa robe sur son pied découvert. Mais un instant après, la noire pupille se remit à regarder de mon côté, tout étincelante, puis à m’éviter ; il était clair que sa froideur égalait la mienne, qu’elle était capable de me tenir tête, que tous deux nous jouions de sang-froid avec l’ardeur d’autrui, qui n’était qu’un feu imaginaire ; mais c’était là un beau spectacle et un jeu amusant à jouer au milieu d’une journée sans intérêt. Soudain, sa figure se détendit. L’éclat fulgurant de ses yeux s’éteignit et un petit pli de mécontentement se creusa autour de sa bouche qui souriait encore. Je suivis la direction de son regard : un petit homme rondelet, tout engoncé dans ses vêtements, accourait vers elle ; son visage et son front, qu’il essuyait nerveusement avec son mouchoir, étaient moites d’émotion. Son chapeau que dans sa hâte il avait posé de biais sur sa tête, laissait voir une calvitie très avancée (malgré moi, je pensais que, s’il se découvrait, d’épaisses gouttes de sueur s’y formeraient, et l’homme me fut antipathique). Dans sa main baguée, il tenait tout un paquet de tickets. L’excitation dans laquelle il se trouvait le faisait littéralement éclater et aussitôt, sans faire attention à sa femme, il parla à l’officier, en hongrois, d’une voix bruyante. Je reconnus tout de suite un fanatique du turf, quelque marchand de chevaux d’une classe supérieure, pour qui le jeu était la seule grande joie, le splendide succédané du sublime. Sa femme venait sans doute de lui faire quelque observation (on la voyait gênée par sa présence et troublée dans son assurance élémentaire), car manifestement sur son injonction, il redressa son chapeau, puis il se mit à rire d’un air jovial en la regardant et en lui tapant sur l’épaule avec une tendre bonhomie. Furieuse, elle fronça les sourcils, froissée par cette familiarité conjugale qui, en présence de l’officier et peut-être plus encore de moi, lui était pénible. Il sembla s’excuser, dit de nouveau en hongrois quelques paroles à l’officier, qui y répondait avec un complaisant sourire, mais ensuite il prit d’une manière tendre et un peu obséquieuse le bras de sa femme ; je sentais qu’elle avait honte devant nous de cette familiarité, et son dégoût était pour moi une jouissance faite à la fois de raillerie et de désir. Mais déjà elle s’était ressaisie et, tandis qu’elle se pressait mollement à son bras, elle laissait glisser vers moi un regard ironique qui signifiait : « Tu vois, c’est lui qui me possède et pas toi. » J’étais furieux et en même temps dégoûté. Vraiment, j’avais envie de lui tourner le dos et d’aller plus loin, pour lui montrer que la femme d’un gros et vulgaire individu comme celui-là ne m’intéressait plus. Mais malgré tout, la séduction était trop forte. Je restai.

À cette seconde retentit le strident signal du départ ; tous ces gens qui étaient là en train de parler ou bien ternes et immobiles, soudain transformés, se mirent à courir de tous côtés dans un pêle-mêle imprévu, vers la barrière. Il me fallut en quelque sorte me faire violence pour ne pas me laisser entraîner, moi aussi, car je voulais justement dans ce tumulte, rester près d’elle ; peut-être qu’alors s’offrirait l’occasion d’un regard décisif, d’un attouchement, de quelque impertinence que j’ignorais encore, et ainsi, au milieu de tout ce monde qui courait, je déployais toutes mes forces pour me rapprocher d’elle. En ce moment son gros époux se hâtait de mon côté, sans doute pour se trouver une bonne place à la tribune ; projetés tous deux par une poussée s’exerçant en sens contraire, nous nous heurtâmes avec tant de violence que son chapeau, mal assuré, tomba par terre et les tickets qui y étaient glissés allèrent parsemer le sol autour de nous, comme des papillons rouges, bleus, jaunes et blancs. Pendant un moment, il me dévisagea. J’allais m’excuser machinalement, mais je ne sais quel dessein de méchanceté me ferma les lèvres au contraire. Je le regardai froidement d’un air contenu de provocation insolente et insultante. Ses yeux flamboyèrent une seconde avec incertitude, mais vite, la peur y éteignit l’étincelle de la rage, et ils s’inclinèrent lâchement devant les miens. Avec une anxiété inoubliable et presque touchante, il me regarda une seconde bien en face, puis il se détourna, parut se souvenir de ses tickets et se baissa pour les ramasser, ainsi que son chapeau. Le visage rouge d’indignation, sa femme, qui avait quitté son bras, jetait sur moi sans aucune retenue des éclairs de colère : je sentais avec une sorte de volupté qu’elle aurait aimé me battre. Mais je restai tout à fait froid, regardant avec nonchalance et le sourire aux lèvres, sans du tout l’aider, son mari obèse souffler et ramper à mes pieds. Dans cette position son col se redressait, comme les plumes d’une poule qui se pavane ; un large bourrelet de graisse remontait sur sa nuque rouge et à chaque mouvement il haletait comme un asthmatique. À le voir ainsi essoufflé, une pensée à la fois indécente et peu appétissante me vint à l’esprit : je me le représentais dans l’intimité conjugale, avec son épouse. Rendu impertinent par cette pensée, je regardais en souriant franchement la colère que sa femme avait peine à contenir. Elle était là maintenant pâle et excédée, de moins en moins maîtresse d’elle-même ; enfin, je lui avais arraché un sentiment réel : une colère furieuse, de la haine ! J’aurais voulu que cette scène méchante se prolongeât à l’infini ; avec une froide jouissance, je regardais l’homme se tourmenter pour retrouver ses tickets les uns après les autres. J’avais dans la gorge un petit diable farceur qui n’arrêtait pas de pouffer, qui mourait d’envie de s’esclaffer – et j’aurais bien voulu éclater de rire ou chatouiller un peu du bout de ma canne cette masse de chair molle et mouvante ; je l’avoue, je ne me rappelle pas avoir jamais été possédé d’autant de méchanceté que dans ce moment de triomphe étincelant qu’était pour moi l’humiliation de cette femme si impertinente. Le malheureux parut enfin être rentré en possession de ses tickets, à l’exception d’un seul toutefois, un bleu, qui s’était envolé plus loin, qui était juste devant moi sur le sol, et qu’il cherchait vainement de ses yeux de myope (son lorgnon posé au bout de son nez moite de sueur) en tournant sur lui-même. Poussé par un véritable esprit de malice, je voulus prolonger ses efforts ridicules ; cédant sans résister à une effronterie de collégien, j’avançai vivement mon pied et le posai sur le ticket si bien qu’en dépit de tous ses efforts, il ne pouvait pas le trouver, tant qu’il me plairait de le laisser chercher. L’homme continuait à regarder à terre autour de lui, à compter et recompter ses morceaux de papier tout en reprenant haleine : visiblement il en manquait un. (le mien !), et il allait se remettre à chercher au milieu du tumulte déchaîné, lorsque sa femme qui, dans une attitude pincée, évitait avec nervosité mon coup d’œil ironique, ne put plus refréner sa colère impatiente. « Lajos ! » lui cria-t-elle d’un ton impérieux, et il tressaillit comme un cheval qui entend la trompette, regarda encore une fois le sol d’un air interrogateur (il me semblait que le ticket caché sous ma chaussure me chatouillait et j’avais de la peine à contenir un accès de rire), puis il se tourna avec docilité vers sa femme qui, avec un certain empressement non dépourvu d’ostentation, l’entraîna loin de moi, dans la foule toujours plus agitée.

Je restai là, sans aucun désir de les suivre ni l’un ni l’autre. L’épisode était pour moi terminé. Le sentiment de cette tension érotique s’était dissipé d’une manière agréable pour faire place à la sérénité. Toute excitation m’avait quitté, il ne m’était resté que la saine satisfaction d’avoir soudain épanché ma méchanceté, et une sorte de contentement insolent, d’orgueil presque, d’avoir réussi mon coup de malice. Devant moi, les gens se pressaient ; l’agitation commençait à onduler et une seule vague terne et noire s’approchait de la barrière, mais je ne la regardais pas ; déjà je m’ennuyais. Je pensais à me rendre dans la Krieau ou à rentrer. Mais à peine eus-je mis un pied en avant, sans y penser, que je remarquai le ticket bleu, oublié par terre. Je le ramassai et je le tins en jouant entre mes doigts, ne sachant qu’en faire. J’eus la vague idée de le rendre à « Lajos », ce qui pouvait être un excellent prétexte pour faire la connaissance de sa femme ; mais je remarquai qu’elle ne m’intéressait plus du tout, que l’ardeur passagère qu’avait fait naître en moi cette aventure s’était refroidie en laissant place à mon ancienne indifférence. Je n’attendais de la femme de Lajos rien de plus que cet échange de regards où se lisaient à la fois la lutte et le désir ; ce petit gros était pour moi trop peu appétissant pour que j’eusse envie de rien partager de physique avec lui ; le moment du frisson était passé ; je n’éprouvais plus maintenant qu’une curiosité indolente, une détente bienfaisante.

Un siège était là, abandonné et isolé. Je m’y assis à mon aise et j’allumai une cigarette. Devant moi, la passion déferlait de nouveau, mais je n’écoutais même pas, les répétitions ne m’intéressaient pas. Je regardais monter la fumée pâle et je pensais à Méran, à la Golf-Promenade, où je m’étais trouvé assis deux mois plus tôt à contempler le jaillissement de la cascade. C’était la même chose qu’ici. Il y avait aussi un bruissement bouillonnant qui ne donnait ni chaleur ni fraîcheur, et c’était là-bas aussi une rumeur insensée à travers ce paysage bleu, silencieux. Mais maintenant la passion des joueurs avait atteint le crescendo ; de nouveau l’écume des ombrelles, des chapeaux, des cris, des mouchoirs s’agita au-dessus de ce noir déferlement humain ; de nouveau, les voix se confondirent en un son aigu, un cri vibrant (mais cette fois-ci d’une autre tonalité) sortit de la gueule géante de la foule. J’entendis mille, dix mille voix crier avec allégresse ou désespoir, sur un ton perçant ou extatique un nom, un seul : « Cressy ! Cressy ! Cressy ! » Et ensuite, telle une corde trop tendue, ce cri se brisa soudain (mais comme la répétition rend monotone même la passion !). La musique se mit à jouer, la foule se dispersa. Des écriteaux furent hissés en l’air avec les noms des vainqueurs. Sans le vouloir je regardai dans leur direction. Je vis d’abord briller un sept. Machinalement, je jetai les yeux sur le ticket bleu que j’avais oublié entre mes doigts. Ici aussi, il y avait un sept. Malgré moi, je fus obligé de rire, le ticket était gagnant. Ce bon Lajos avait bien choisi son cheval. Ainsi, par ma malignité, j’avais même fait perdre de l’argent au gros mari : mon humeur impertinente reprit aussitôt. Maintenant, cela m’intéressait de savoir de quelle somme mon intervention jalouse l’avait dépouillé. J’examinai pour la première fois avec attention le bout de papier bleu. C’était un ticket de vingt couronnes et Lajos avait joué « gagnant » ; le rapport était sans doute important. Sans plus réfléchir, ne faisant qu’obéir au chatouillement de la curiosité, je me laissai entraîner par la foule empressée dans la direction des caisses. Je me retrouvai coincé dans une queue ; je présentai le ticket et aussitôt deux mains osseuses et rapides (derrière le guichet, je ne voyais pas de visage) me tendirent sur le marbre neuf billets de vingt couronnes.

À la seconde où l’argent, des billets bleus, de l’argent véritable, me fut donné, le rire s’arrêta dans ma gorge ; j’éprouvai aussitôt un sentiment désagréable ; je reculai mes mains pour ne pas toucher cet argent étranger. J’aurais bien voulu laisser les billets sur le comptoir, mais derrière moi les gens se pressaient, impatients de toucher leur gain. Aussi ne me resta-t-il plus qu’à les prendre – ce que je fis du bout des doigts, dégoûté ; ils me faisaient penser à des flammes bleues qui me brûlaient la main, qu’inconsciemment j’écartais de moi, comme si cette main qui avait pris l’argent ne faisait pas partie de ma personne. Aussitôt je me rendis compte de la fatalité de cette situation. Sans que je le voulusse, une simple plaisanterie avait abouti à une chose que n’aurait pas dû se permettre un honnête homme, un gentleman, et j’hésitais à prononcer en moi-même le véritable nom que cela méritait. Car ce n’était pas que de l’argent détourné, c’était de l’argent obtenu par ruse, volé.

Autour de moi les voix murmuraient et bourdonnaient, les gens se heurtaient et se bousculaient, venant des caisses ou y allant. J’étais toujours immobile, la main écartée de mon corps. Que devais-je faire ? Je pensai d’abord à la solution la plus naturelle : me mettre à la recherche du véritable gagnant, m’excuser et lui rendre l’argent ; mais ce n’était pas possible surtout sous les yeux de l’officier. Car j’étais lieutenant de réserve, donc un aveu pareil m’aurait coûté mon grade. Et même si j’avais trouvé le ticket, toucher l’argent était déjà une incorrection. Je songeai aussi à céder à l’instinct qui agitait mes doigts, à jeter ou à détruire les billets de banque ; mais cela, au milieu de cette foule, eût été trop facilement remarqué et trouvé suspect. Pourtant, je ne voulais à aucun prix garder sur moi cet argent, ni même le mettre provisoirement dans mon portefeuille pour ensuite le donner à quelqu’un. Le sens de la propreté morale qui, depuis mon enfance, était aussi naturel chez moi que l’habitude d’avoir du linge immaculé, avait horreur de tout contact, aussi superficiel qu’il fût, avec ces billets. « Loin de moi cet argent ; loin de moi, disais-je, en proie à une sorte de fièvre, oui, bien loin, n’importe où ! Machinalement, je regardai autour de moi d’un air inquiet, pour trouver quelque endroit où j’aurais pu le dissimuler sans être vu ; je remarquai alors que les gens se pressaient de nouveau autour des guichets, mais cette fois-ci en tenant à la main des billets de banque, et cette pensée fut pour moi une délivrance : rendre l’argent au hasard malin qui me l’avait donné, le rejeter dans le gouffre avide qui maintenant avalait avec frénésie les nouveaux enjeux, pièces d’argent et billets de banque. Oui, c’était là la solution, le véritable moyen de me libérer.

Je me frayai un passage aussi vite que je pus dans l’affluence. Il n’y avait plus devant moi que deux hommes et déjà le premier était arrivé au totalisateur, lorsque je m’aperçus que je ne connaissais le nom d’aucun cheval sur lequel parier. Je prêtai une oreille fiévreuse à ce qu’on disait autour de moi. « Jouez-vous Ravachol ? » demanda quelqu’un. « Bien entendu, Ravachol », lui répondit son compagnon. « Ne croyez-vous pas que Teddy ait aussi des chances ? » « Teddy ? Aucune chance. Il n’a rien valu dans sa course de début. C’était un bluff. » Je buvais ces paroles, comme quelqu’un qui meurt de soif. Donc Teddy était mauvais. À coup sûr, Teddy ne gagnerait pas. Aussitôt je résolus de miser sur lui. Je tendis l’argent, je pris Teddy gagnant, lui dont je venais d’entendre le nom pour la première fois. Une main m’allongea les tickets. Et soudain j’avais entre les doigts neuf bouts de papier blanc et rouge, au lieu d’un seul. C’était toujours pour moi un sentiment pénible, mais malgré tout, cela me brûlait les doigts d’une manière moins irritante et humiliante que les billets de banque crissants.

Je me sentis allégé, presque insouciant. Maintenant, j’étais débarrassé de cet argent. Le côté désagréable de cette aventure n’existait plus, l’affaire était redevenue une plaisanterie comme au début. J’allai me rasseoir lentement, j’allumai une cigarette et j’en soufflai avec indolence la fumée devant moi. Mais cela ne dura pas longtemps ; je me levai, me mis à marcher et me rassis. Chose singulière, mon heureuse songerie était finie. Je ne sais quelle nervosité crépitante s’était insinuée dans mes membres. D’abord je pensai que c’était là un malaise dû à l’idée que je pouvais rencontrer Lajos et sa femme parmi la multitude de gens qui passaient ; mais auraient-ils pu deviner que ces nouveaux tickets leur appartenaient ? De même l’agitation des gens ne me troublait pas ; au contraire, je les observais avec attention pour voir si de nouveau ils n’allaient pas s’élancer vers les barrières ; je me surprenais même à me lever sans cesse pour regarder le drapeau qui donne le signal du départ. Ce que j’éprouvais, c’était donc de l’impatience, une fièvre intérieure saccadée, causée par l’attente, par l’espoir que la course commençât bientôt pour que cette malencontreuse affaire fût réglée pour toujours.

Un garçon passa devant moi en courant, et présentait le journal des courses ; je l’arrêtai, j’achetai le programme et je me mis à chercher, parmi une foule d’expressions et de « tuyaux » écrits en un jargon exotique, jusqu’à ce qu’enfin je découvrisse Teddy, le nom de son jockey, le propriétaire de l’écurie, et ses couleurs : blanc et rouge. Mais pourquoi cela m’intéressait-il tant ? Je froissai d’un geste mécontent le journal et le jetai ; puis je me levai, pour me rasseoir encore. Soudain une bouffée de chaleur m’envahit ; je dus m’éponger le front et mon col me serrait. La course ne commençait toujours pas.

Enfin la cloche sonna ; les gens se précipitèrent et à cette seconde, je sentis avec horreur que, moi aussi, cette sonnerie, tel un réveille-matin, m’arrachait en sursaut à je ne sais quel sommeil. Je me levai si brusquement que mon siège se renversa et je m’élançai – oui, je courais comme un fou – vers les barrières, au milieu de la foule, tenant les tickets bien serrés entre mes doigts, et comme pris d’une peur furieuse d’arriver trop tard, de manquer quelque chose d’une importance capitale. En écartant brutalement les gens, j’atteignis vite la première barrière et je tirai à moi avec sans-gêne un siège qu’une dame voulait prendre. Je me rendis aussitôt compte de mon manque de tact et de ma sorte de rage devant cette dame étonnée ; c’était la comtesse R… que je connaissais bien, dont je remarquai les sourcils froncés par la colère ; mais à la fois par honte et par arrogance, je détournai froidement mon regard de son visage et je bondis sur le siège pour voir le champ de courses.

Là-bas, au loin dans la verdure, il y avait à l’endroit du départ une petite troupe pressée de chevaux retenus avec peine dans l’alignement par les minuscules jockeys qui avaient l’air de polichinelles bariolés. Vite je cherchai à distinguer le mien, mais mon œil manquait d’expérience, et devant mes regards tout cela papillotait d’une manière si fiévreuse et si étrange que parmi les taches de couleur je fus incapable de reconnaître la casaque rouge et blanche. À ce moment, la cloche sonna pour la seconde fois et, comme sept flèches colorées décochées par un arc, les chevaux filèrent sur la piste verte. Ce devait être un spectacle admirable du point de vue esthétique que de regarder de sang-froid comment ces bêtes sveltes galopaient avec rythme et, touchant à peine le sol, faisaient pour ainsi dire ressort sur le gazon ; mais je ne remarquais rien de tout cela, m’efforçant avec désespoir de reconnaître mon cheval, mon jockey, et je me maudissais de n’avoir pas pris de lorgnette. J’avais beau me courber et m’étirer, je ne voyais que quatre ou cinq espèces d’insectes bariolés, mêlés en un peloton volant ; je m’apercevais toutefois que peu à peu la forme de ce peloton se modifiait, que cette légère troupe s’allongeait, au tournant, comme une sorte de coin, tandis que se dessinait une tête et qu’à l’arrière, une partie de cet essaim commençait déjà à se détacher. La course devenait palpitante : trois ou quatre chevaux que le galop semblait écarteler, étaient collés l’un à l’autre, comme des bandes de papier colorié ; tantôt l’un, tantôt l’autre, prenait brusquement un peu d’avance, et malgré moi tout mon corps s’étirait comme si cette pantomime, cette façon tendue et passionnée de m’agiter pouvait accroître et précipiter la vitesse des chevaux.

Tout autour de moi, l’émotion augmentait. Quelques personnes plus expérimentées avaient sans doute déjà discerné les couleurs au tournant, car à présent des noms jaillissaient de ce tumulte confus comme de brusques fusées. À côté de moi quelqu’un, voyant une tête de cheval prendre de l’avance, agitait les mains avec frénésie et lançait, en trépignant, d’une voix criarde, déplaisante et triomphante : « Ravachol ! Ravachol ! » Je vis en effet luire la couleur bleue du jockey de ce cheval et une rage me prit de constater que ce n’était pas le mien qui gagnait. Les « Ravachol ! Ravachol ! » hurlés par cet individu antipathique, placé près de moi, m’étaient de plus en plus insupportables ; j’étais en proie à une véritable fureur et j’aurais aimé enfoncer mon poing dans le trou noir et béant de sa bouche qui continuait à crier. Je frémissais de colère, j’avais la fièvre ; à chaque instant, je sentais que j’étais capable de commettre une folie. Mais voici qu’un autre cheval s’accrochait presque au premier. Peut-être était-ce Teddy, qui sait ? Et cet espoir m’enflammait de nouveau. En effet, il me semblait que le bras qui maintenant se dressait au-dessus de la selle et cinglait la croupe du cheval était vêtu de rouge : ce pouvait être lui, il fallait que ce fût lui, il le fallait ! il le fallait ! Mais pourquoi ne le poussait-il pas davantage, le coquin ? Encore un coup de cravache ! Encore un coup ! À présent, il était tout près de l’autre ; il n’y avait plus entre eux qu’un mètre à peine. Pourquoi Ravachol, Ravachol ? Non, pas Ravachol ! pas Ravachol ! mais Teddy ! Teddy ! En avant, Teddy ! En avant !

Soudain je me reculai, violemment. Que se passait-il, qu’était-ce donc ? Qui criait ainsi ? Qui clamait de la sorte « Teddy ! Teddy ! » ? C’était moi-même et, du milieu de ma passion, j’eus peur de moi. Je voulais me contenir, me maîtriser ; au milieu de ma fièvre, une honte soudaine me tourmenta, mais je ne pus détourner mes regards, car là-bas, les deux chevaux étaient presque collés l’un à l’autre, et nul doute que c’était Teddy qui était accroché à Ravachol, à ce maudit Ravachol que je haïssais avec une ardeur frénétique ; en effet, tout autour de moi retentissait à présent le son de nombreuses voix, criant âprement : « Teddy ! Teddy ! » Et ce cri me replongea au sein de ma passion, moi qui venais d’y échapper pendant une seconde de sang-froid. Il devait gagner, il fallait qu’il gagnât ! Et en vérité voici que le cheval qui menait le train fut dépassé par la tête d’un autre, d’une main seulement, puis de deux ; maintenant on voyait déjà le cou tout entier. À ce moment-là les sons stridents de la cloche retentirent et ce fut l’explosion d’un seul cri, fait d’allégresse, de désespoir et de colère. Pendant une seconde, le nom désiré remplit le ciel bleu jusqu’à la voûte. Puis ce fut le calme, et l’on entendit jouer quelque part une musique.

La peau moite et brûlante, le cœur battant, je descendis de mon siège ; je fus obligé de m’asseoir un instant, tellement mon enthousiasme m’avait bouleversé. J’étais en proie à une extase comme je n’en avais jamais connu, à une joie insensée en voyant que le hasard avait obéi si servilement à mon défi ; en vain je cherchai à prétendre que c’était malgré moi que ce cheval venait de gagner et que mon désir eût été de perdre. Mais je ne me croyais pas moi-même et déjà je sentais une impulsion cruelle passer dans mes membres, j’étais attiré magiquement vers un lieu et je savais quel était ce lieu. Je voulais voir la victoire, la saisir, la palper, toucher de l’argent, beaucoup d’argent, sentir dans mes doigts et jusque dans mes nerfs le crissement des billets bleus. Une envie maligne, étrange, s’était emparée de moi et aucune honte ne m’empêchait plus d’y céder. À peine me fus-je levé que je me précipitai vers la caisse, très brutalement, en jouant des coudes, en bousculant avec impatience les gens massés devant le guichet, rien que pour voir de mes yeux l’argent, cet argent. « Voyou ! », murmura derrière moi un de ceux que j’avais ainsi écartés ; je l’entendis, mais je ne pensai pas à lui en demander raison, car j’étais en proie à une impatience maladive et incompréhensible. Enfin, ce fut mon tour ; mes mains saisirent avidement un paquet bleu de billets de banque. Je les comptai, frémissant et brûlant d’enthousiasme. Il y avait six cent quarante couronnes.

Je les serrai contre moi avec nervosité. Ma première pensée fut de continuer à jouer, pour gagner davantage, pour gagner beaucoup plus ; où était donc mon journal des courses ? Ah ! je l’avais jeté, dans mon agitation. Je regardai autour de moi pour en acheter un autre, alors je remarquai avec un immense effroi que soudain, tout le monde se dispersait à mes côtés, que les gens se dirigeaient vers la sortie, que les guichets se fermaient et que le drapeau ne flottait plus. C’était la fin des paris. La dernière course venait d’avoir lieu. Je restai là immobile pendant une seconde. Puis la colère me prit, comme si j’eusse été victime d’une injustice. Je ne pouvais admettre, maintenant que mes nerfs étaient tendus et frémissants et que mon sang coulait en moi avec une chaleur ignorée depuis des années, que tout fût fini. Mais nourrir un espoir trompeur en souhaitant qu’il n’y eût là qu’une erreur ne servait à rien, car le flot bariolé de la foule s’écoulait de plus en plus vite et déjà brillait la verdure du gazon que seuls quelques rares attardés foulaient encore. Peu à peu je sentis le ridicule de mon attitude à vouloir rester là ; je pris mon chapeau (apparemment j’avais, dans mon émotion, laissé ma canne au tourniquet), et je gagnai la sortie. Très stylé, un employé s’avança à ma rencontre en soulevant sa casquette, je lui donnai le numéro de ma voiture. Il appela en faisant de ses mains rapprochées un porte-voix et aussitôt les chevaux arrivèrent en claquant des sabots. Je dis au cocher de descendre lentement la grande allée, car maintenant que mon agitation commençait à s’apaiser agréablement, j’éprouvais le voluptueux désir de revivre en pensée toute la scène.

À ce moment-là, une voiture passa devant la mienne ; involontairement, je regardai dans sa direction, mais aussitôt mes yeux s’en détournèrent. C’était la femme, avec son corpulent époux. Ils ne m’avaient pas remarqué. Cependant je fus saisi aussitôt d’une espèce de crispation nauséeuse, comme si j’eusse été pris sur le fait. Et j’aurais bien voulu crier au cocher de fouetter ses chevaux pour quitter aussi vite que possible leur voisinage.

Le fiacre glissait mollement sur ses roues caoutchoutées, parmi la multitude des autres voitures qui semblaient voguer comme des bateaux fleuris, avec leur cargaison bariolée d’élégances féminines, le long des rives vertes de l’allée des marronniers. L’atmosphère était douce et moelleuse, parfois un léger effluve annonciateur de la prime fraîcheur du soir flottait à travers la poussière. Mais l’agréable rêverie d’auparavant ne revint pas : la vue de l’individu escroqué par moi m’avait péniblement remué. Tel un courant d’air froid qui passe à travers une jointure, elle avait pénétré soudain l’embrasement de ma passion. Je repassai, à tête reposée, toute la scène et je ne me comprenais plus : moi, un gentleman, un membre de la meilleure société, officier de réserve très estimé, je m’étais sans besoin approprié l’argent d’autrui ; je l’avais même mis dans mon portefeuille avec une joie cupide et une jouissance qui rendaient impossible toute excuse. Moi qui, une heure plus tôt, étais encore un homme correct et sans tache, j’avais volé, j’étais un voleur et, comme pour m’effrayer moi-même, je prononçais mon accusation à mi-voix, tandis que la voiture trottait doucement et que j’obéissais inconsciemment au rythme du sabot des chevaux : « Voleur ! Voleur ! Voleur ! Voleur ! »

Comment décrire ce qui se passa ensuite ? Mais, chose étrange, ce fut si inexplicable, si singulier, et pourtant je sais que je ne m’illusionne en rien, après coup. Car de chaque seconde vécue par ma sensibilité, de chaque oscillation de ma pensée en ces moments-là je garde conscience avec une netteté presque surnaturelle, comme ce n’est le cas pour aucune autre expérience vécue au cours de mes trente-six années d’existence. Cependant, j’ose à peine exprimer cet absurde enchaînement, la stupéfiante volte-face qui se produisit en moi (je ne sais même pas s’il existe un écrivain, un psychologue capable d’en donner une description logique), je ne peux que l’enregistrer, en reproduisant avec fidélité le jaillissement de l’imprévisible. Donc je me disais à moi-même : « Voleur ! Voleur ! Voleur » Puis vint un moment tout à fait singulier, un moment où, semblait-il, il n’y avait que le vide, un moment où rien ne se passa, où je ne faisais (ah ! comme il est difficile de dire cela) qu’écouter, écouter ma vie intérieure. Je m’étais cité moi-même devant le tribunal, je m’étais accusé, et c’était maintenant à l’inculpé de répondre au juge. J’écoutai donc, et il ne se passa – rien du tout. Le coup de fouet du mot « voleur », qui, à ce que j’escomptais, aurait dû m’effrayer et puis me plonger dans une honte et une contrition sans nom, n’éveilla rien en moi. J’attendis avec patience pendant quelques minutes, puis je me penchai, en quelque sorte, encore plus près sur moi-même (car je sentais trop bien que sous ce silence arrogant quelque chose remuait) et j’écoutai, avec une fiévreuse tension, l’écho absent, le cri de dégoût, d’indignation, de désespoir qui devait suivre fatalement cette auto-accusation ; de nouveau, il ne se passa rien. Rien ne répondait. Encore une fois, je m’appelais : « Voleur ! Voleur ! » et à présent presque à haute voix, pour réveiller enfin ma conscience sourde et paralysée. Pas de réponse. Et soudain (dans la fulguration d’un éclair de conscience, comme si tout à coup une allumette eût brillé au-dessus de la profondeur crépusculaire de mon moi), je reconnus que je voulais simplement avoir honte, mais qu’en réalité je n’avais pas honte, que même, à cette profondeur, j’éprouvais une sorte de fierté secrète et, qui plus est, de bonheur d’avoir accompli cet acte de folie.

Comment cela était-il possible ? Je faisais tous mes efforts, dans l’horreur que j’avais maintenant de moi-même, pour repousser cette constatation inattendue, mais mon sentiment était trop véhément et trop puissant. Non, ce qui bouillonnait ainsi dans mon sang, ce n’était pas de la honte, de l’indignation, un dégoût de moi-même ; c’était de la joie, une ivresse joyeuse flamboyant en moi, avec les flammes claires et ondoyantes de l’orgueil qui étincelaient. Car je sentais que dans ces minutes-là j’avais pour la première fois depuis des années réellement vécu, que ma sensibilité avait été simplement paralysée et n’était pas encore morte, que quelque part, sous les sables superficiels de mon indifférence, coulaient encore les sources ardentes de la passion et que, touchées par la baguette magique du hasard, elles venaient de jaillir toutes vives et d’envahir mon cœur. Ainsi donc en moi, en moi aussi, dans cet atome palpitant d’univers que j’étais, brûlait encore ce mystérieux germe volcanique de toute existence terrestre qui parfois s’épanouit sous la poussée tourbillonnante du désir. Moi aussi, je vivais, j’étais vivant, j’étais un être humain, avec des envies mauvaises et pleines d’ardeur. Le déferlement de cette passion venait d’ouvrir avec violence une porte ; un abîme venait de se creuser en moi ; dans un vertige de volupté, je regardais fixement cette chose inconnue qui était en moi et qui à la fois m’effrayait et me rendait heureux ; lentement (tandis que la voiture traînait avec nonchalance mon corps songeur à travers le monde de la société bourgeoise), je descendais degré par degré dans l’abîme d’humanité qui s’était ouvert en moi, indiciblement seul dans cette marche silencieuse et dominé seulement par le vif et haut flambeau de ma conscience soudain embrasée de lumière. Et, tandis que mille personnes me frôlaient en riant et bavardant, je me cherchais, je cherchais en moi l’être perdu, j’explorais les années dans le couloir magique du ressouvenir. Des choses tout à fait révolues surgissaient tout à coup sur le miroir poussiéreux et terni de mon existence ; je me rappelais, une fois déjà, étant écolier, avoir pris un canif à un camarade et avoir contemplé avec la même joie diabolique la façon dont il le cherchait partout en interrogeant tout le monde et en se démenant. Je compris soudain le mystère orageux de maintes heures vouées au sexe ; je compris que ma passion avait simplement dépéri, foulée aux pieds par les illusions sociales, par l’idéal impérieux des gentlemen ; pourtant, en moi aussi, mais dans les profondeurs, tout au fond, dans les puits et les canaux ensevelis, les flots ardents de la vie coulaient, comme chez tout le monde. Oh ! c’était bien vrai que j’avais vécu sans oser vivre et que je m’étais enveloppé et caché à moi-même ; mais à présent, cette force comprimée s’était fait jour et la vie, cette vie riche et puissante avait pris possession de moi. Maintenant je savais que je lui appartenais encore ; avec cette surprise heureuse de la femme qui, pour la première fois, sent l’enfant remuer en elle, je sentais la réalité (comment m’exprimer autrement ?) germer en moi, la vie authentique et sans masque ; je sentais (j’ai presque honte d’écrire ce mot-là) refleurir soudain en moi le vieil homme mort ; en mes veines roulait un sang rouge et agité, je voyais mûrir en mon être des fruits inconnus de douceur et d’amertume. Le miracle de Tannhäuser s’était renouvelé en moi dans la brillante lumière d’un champ de courses, parmi le tumulte de milliers d’oisifs : j’avais retrouvé ma sensibilité et elle reverdissait et se couvrait de bourgeons, la branche desséchée.

D’une voiture qui passait à côté, un monsieur me salua et (je n’avais sans doute pas aperçu son premier salut) m’appela par mon nom. J’eus un tressaillement de mauvaise humeur, mécontent d’être ainsi troublé dans cet état si suave d’effusion intérieure, la rêverie la plus profonde que j’eusse jamais connue. Mais en voyant la personne qui me saluait, je me trouvai comme éperdu ; c’était mon ami Alphonse, un bon camarade d’école devenu procureur impérial. Brusquement, une pensée me fit trembler : « Cet homme qui te salue comme un frère a maintenant pour la première fois pouvoir sur toi. S’il savait ton méfait, il te ferait mettre la main au collet. S’il te connaissait, toi et ton acte, son devoir serait de t’arracher de cette voiture, de t’éloigner du confort de ton existence bourgeoise et de t’envoyer passer trois ans, cinq ans derrière les fenêtres grillagées d’une geôle obscure, avec le rebut de la société, avec d’autres voleurs que seul le fouet de la nécessité a poussés dans leurs crasseuses cellules. » Mais le frisson de la peur ne fit trembler ma main qu’un instant ; il n’arrêta qu’un instant les battements de mon cœur ; puis cette pensée fit place, elle aussi, à un chaud sentiment, à une fierté insolente et fantastique qui, consciente d’elle-même et presque avec ironie, toisait les autres humains. Comme le doux sourire de camaraderie avec lequel vous me saluez en égal se glacerait vite au coin de vos lèvres, si vous vous doutiez de ce que je suis ! me disais-je. D’une main méprisante et indignée, vous repousseriez mon salut comme une sale éclaboussure. Mais, avant que vous me répudiiez, je vous ai déjà répudié moi-même. Cet après-midi, je me suis précipité hors de votre monde froid et pétrifié, où je n’étais qu’une roue, une roue fonctionnant en silence dans cette grande machine dont le mécanisme est froidement réglé et qui tourne avec vanité autour d’elle-même ; je suis descendu dans un abîme inconnu, mais dans cette heure unique je me suis senti plus vivant que derrière une vitre, parmi vous, pendant des années qui étaient semblables à la mort. Je ne suis plus des vôtres, je ne vous appartiens plus, je suis à présent quelque part, au-dehors, que ce soit dans un gouffre ou sur une hauteur, mais ce n’est plus du tout dans l’ensablement de votre bien-être bourgeois. J’ai pour la première fois éprouvé tout ce qui existe chez les hommes en fait de désirs bons ou mauvais ; mais jamais vous ne saurez où je suis allé ; plus jamais vous ne me connaîtrez. Pauvres créatures, que savez-vous de mon secret ?

Comment pourrais-je dire ce que je ressentais à cette heure, alors que gentleman à la mise élégante, je passais parmi les files de voitures, salué et saluant, le visage froidement compassé ? Car tandis que mon masque, c’est-à-dire l’homme d’autrefois, l’homme extérieur, reconnaissait et remarquait encore des figures, retentissait en moi une musique si vertigineuse que j’étais obligé de me contraindre pour ne rien laisser échapper de ce bouillonnement intérieur. J’étais tellement envahi par l’émotion que cette fermentation en moi me causait une douleur physique et que, comme quelqu’un qui étouffe, je crispais ma main sur ma poitrine où le cœur battait douloureusement. Mais, douleur, joie, effroi, horreur ou regret, je ne ressentais rien de tout cela d’une façon isolée ou séparée ; tout se confondait ; je sentais simplement que je vivais, que je respirais et que ma vie était frémissante. Et cette simplicité, ce sentiment primitif que je n’avais pas connu durant des années m’enivrait. Jamais, même pas une seconde au cours de mes trente-six ans, je n’avais ressenti en moi l’extase de la vie autant que dans les oscillations de cette heure-là.

La voiture stoppa avec une légère secousse ; le cocher qui avait arrêté les chevaux se tourna sur son siège et me demanda si je désirais rentrer. Je sortis de mon agitation et je regardai devant moi dans l’allée. Avec surprise je constatai combien avait duré mon rêve, à quel point mon ivresse m’avait fait oublier les heures : la nuit était tombée ; quelque chose de doux flottait à la cime des arbres, les marronniers commençaient à exhaler dans la fraîcheur leur parfum du soir. Et derrière le haut des branches apparaissait déjà l’éclat argenté et voilé de la lune. C’était assez, il fallait s’arrêter ! Mais maintenant, surtout ne pas rentrer chez moi, ne pas retourner dans mon monde accoutumé ! Je réglai le cocher. Lorsque je pris mon portefeuille et que je comptai les billets, je ressentis comme un léger coup électrique de la pointe à l’articulation des doigts : il devait donc y avoir encore en moi quelque chose du vieil homme qui avait honte. La conscience mourante du gentleman tressaillait encore ; mais déjà ma main feuilletait de nouveau très calmement les billets volés et ma joie me rendit généreux. Le cocher me remercia d’une manière si expansive que je fus obligé de sourire : si tu savais ! Les chevaux se mirent à tirer et la voiture démarra. Je la regardai, comme d’un navire on jette une dernière fois les yeux sur un rivage où l’on a été heureux.

Pendant un instant, je restai ainsi rêveur et indécis au milieu de la foule murmurante, riante et inondée de musique : il pouvait être à peu près sept heures ; sans y penser, j’obliquai vers le Sachergarten où j’avais l’habitude de dîner en société, chaque fois que je faisais une promenade au Prater, et le fiacre m’avait sans doute déposé là exprès. Mais à peine eus-je touché la poignée de la grille de ce restaurant élégant que quelque chose m’arrêta : non, je ne voulais pas encore revenir dans mon milieu, je ne voulais pas que disparût si vite dans une conversation insignifiante cette merveilleuse fermentation qui remplissait secrètement mon être, je ne voulais pas encore renoncer à la magie étincelante de l’aventure à laquelle je me sentais enchaîné depuis plusieurs heures.

Une musique sourde et confuse venait de quelque part ; sans réfléchir, j’allai dans sa direction, car ce jour-là tout m’attirait ; c’était une volupté de m’abandonner au hasard et cette façon indolente de me laisser porter par une foule aux molles ondulations avait pour moi un charme fantastique. Mon sang bouillonnait au milieu de l’agitation chaude et bruyante de cette épaisse masse humaine : j’étais stimulé et excité, tous mes sens étaient rendus plus vivants par cette odeur âcre et lourde d’haleine, de poussière, de sueur et de tabac. Car ce qui, naguère et même hier encore, me répugnait comme étant trivial, commun et plébéien, tout ce que le gentleman raffiné qui était en moi avait évité avec orgueil sa vie durant, attirait magiquement mon nouvel instinct comme si, pour la première fois, je rencontrais dans cette humanité, dans l’existence impulsive et vulgaire, une affinité avec moi-même. Ici, avec le rebut de la ville, au milieu des soldats, des bonnes, des rôdeurs, je me sentais à mon aise, d’une manière qui m’était tout à fait inexplicable ; j’aspirais avec avidité l’âcreté de l’atmosphère ; il m’était agréable d’être ainsi poussé et pressé au milieu d’une masse compacte et j’attendais avec une curiosité voluptueuse de savoir où, dans mon absence de volonté, j’allais être transporté. Les sons et le fracas des cinelle et des flonflons du Wurstel-Prater étaient de plus en plus rapprochés ; les orchestrions dévidaient d’une façon fanatiquement monotone de rudes polkas et des valses bruyantes. Dans l’intervalle claquaient des coups sourds venant des baraques, fusaient des éclats de rire, retentissaient des cris d’ivresse et maintenant je voyais déjà tourner entre les arbres les manèges de mon enfance avec leurs folles lumières. Je restai là au milieu de la place, me laissant envahir par tout ce tumulte qui inondait à la fois mes yeux et mes oreilles : ces cascades de bruit, ce pêle-mêle infernal me faisaient du bien, car dans ce tourbillonnement il y avait quelque chose qui engourdissait ma fermentation intérieure. Je regardais les bonnes, aux robes soulevées, se faire lancer vers le ciel par les balançoires, en poussant des roucoulements aigus de plaisir qui paraissaient s’échapper de leur sexe ; des garçons-bouchers assener, en riant, de lourds coups de marteau sur les dynamomètres ; des crieurs aux voix rauques et aux mines simiesques voguer, en lançant des appels au-dessus du bruit des orchestrions ; toute cette agitation se mêler aux mille rumeurs de la foule, toujours en mouvement, qu’enivraient le tord-boyau des fanfares, le papillotement de la lumière et la chaude joie de ce rassemblement. Depuis que j’étais moi-même réveillé, je sentais tout à coup la vie des autres ; je sentais l’ardeur brûlante de cette ville aux millions d’habitants qui, contenue jusque-là, explosait dans ces quelques heures du dimanche, qui trouvait une jouissance sourde et animale, mais somme toute saine et instinctive dans les excitations issues de sa propre plénitude. Et peu à peu, en me frottant ainsi à la multitude, au contact incessant de ces corps agglutinés et brûlants de passion, je sentais leur ardeur sauvage me pénétrer ; mes nerfs se tendaient, mordus par leurs fortes odeurs, pour sortir de moi-même ; mes sens troublés jouaient avec tout ce vacarme, éprouvaient cet étourdissement confus qui se mêle à toute volupté intense. Pour la première fois depuis des années, peut-être même de ma vie, je sentais la masse, je sentais les gens comme une force d’où émanait un plaisir qui passait en moi, dans ma propre personne : une sorte de digue était rompue et le flot sortait de mes veines pour se répandre dans ce monde et revenir rythmiquement en arrière ; un désir tout nouveau s’emparait de moi, celui de voir fondre la dernière croûte existant entre moi et les autres, une envie folle d’accouplement avec cette humanité étrangère, brûlante et passionnée. Avec la volupté du mâle, je brûlais de me répandre dans le sein gonflé de ce gigantesque corps plein d’ardeurs et avec la volupté de la femme j’étais accessible à tout contact, à tout appel, à toute séduction, à toute étreinte ; maintenant, je le savais, l’amour était en moi, et le besoin de l’amour, comme ce n’avait été le cas qu’aux jours troubles de mon adolescence. Oh ! pouvoir entrer, entrer dans cette vie, communier avec cette foule dans sa passion frémissante, haletante et joyeuse, pouvoir me répandre en elle et mêler mes effusions aux siennes ! Devenir tout petit, tout à fait anonyme dans ce tourbillon, n’être qu’une infusoire dans la vase du monde, un être tremblant et brûlant de volupté dans la mare grouillante de myriades d’autres infusoires – pourvu que je puisse m’absorber dans cette plénitude, participer à cette ronde et m’élancer, comme une flèche, loin de ma propre individualité, dans l’inconnu, dans je ne sais quel ciel fait d’unanimité !

Je m’en rends compte aujourd’hui : à ce moment-là j’étais ivre. Dans mon sang tout vibrait à l’unisson – les battements des cloches et le bruit des manèges, le rire tendre et voluptueux des femmes jaillissant sous l’étreinte des hommes, la musique chaotique, les costumes papillotants. Chaque bruit isolé pénétrait en moi avec acuité et revenait frôler mes tempes en jetant une lueur rouge et palpitante ; je sentais chaque contact, chaque regard, avec une excitation fantastique de mes nerfs (comme lorsqu’on a le mal de mer), mais cependant tout cela se confondait dans une unité vertigineuse. Il m’est impossible de trouver des mots capables d’exprimer la complexité de mon état ; peut-être y réussirai-je plutôt au moyen d’une comparaison, en disant que j’étais sursaturé de bruits, de sons et de sentiments, surchauffé comme une machine qui court follement pour échapper à la pression formidable qui, dans un instant, va faire éclater la chaudière. Mon sang, tout embrasé, frémissait jusqu’au bout de mes doigts, battait à mes tempes, me serrait à la gorge et menaçait de m’étouffer. Après des années de tiédeur, j’étais brusquement précipité dans une fièvre qui me consumait. Je sentais qu’il me fallait m’ouvrir, sortir de moi-même, me communiquer aux autres par un mot ou un regard, me répandre, me donner à quelqu’un, m’abandonner, échapper à mon individualité pour participer à quelque communauté – bref, me libérer en quelque sorte de cette dure carapace de silence qui m’isolait de tout élément vivant, chaud et expansif. Depuis des heures, je n’avais pas dit un mot, je n’avais serré la main de personne, je n’avais senti en face du mien, interrogateur ou sympathique, le regard de personne, et à présent, sous l’afflux des événements, mon émotion croissante voulait rompre ce silence. Jamais, jamais je n’avais ressenti le besoin de me communiquer à quelqu’un et d’avoir près de moi un être humain autant que maintenant, maintenant où je voguais au milieu de milliers et de dizaines de milliers de gens, baigné de tous côtés par des flots de chaleur et de paroles, et pourtant n’ayant aucune part à l’expansion tourbillonnante de cette multitude. J’étais comme quelqu’un qui, en pleine mer, meurt de soif. Et en même temps, chose qui augmentait mon tourment, je voyais à tout instant, à droite et à gauche de moi, ces étrangers s’effleurer et se rejoindre, ces petites boules de mercure se réunir comme en se jouant. L’envie s’emparait de moi, lorsque je voyais de jeunes garçons interpeller en passant de jeunes inconnues, dès les premiers mots leur prendre le bras, et tout cela se trouver et se lier ; un salut au manège, un regard en passant suffisaient pour amener une conversation entre des inconnus, laquelle peut-être s’arrêtait au bout de quelques minutes, mais malgré tout, il y avait là des rapports, une union, une communication, il y avait là ce à quoi aspirait toute l’ardeur de mes nerfs. Et moi qui étais un causeur qu’on aimait entendre en société et initié à toutes les formes de la conversation, je tremblais de peur, j’avais honte d’aborder une de ces bonnes aux larges hanches, par crainte qu’elle rît de moi ; je baissais même les yeux quand quelqu’un me regardait par hasard et alors que je mourais d’envie de parler. Je ne savais pas clairement moi-même ce que je désirais de ces êtres humains ; je savais seulement qu’il m’était impossible de supporter plus longtemps d’être seul et de me laisser brûler par ma fièvre. Mais tout le monde allait et venait sans se soucier de moi ; chaque regard m’effaçait, personne ne voulait remarquer ma présence. À un moment, un petit garçon d’une douzaine d’années, les vêtements en haillons, passa près de moi : son regard brillait au reflet des lumières, tellement était grand le désir avec lequel il regardait le tournoiement des chevaux de bois. Sa bouche étroite était ouverte avec avidité ; sans doute qu’il n’avait plus d’argent et il se contentait de trouver du plaisir dans les cris et les rires des autres. Je le rattrapai en bousculant mes voisins, et je lui demandai (mais pourquoi ma voix tremblait-elle à ce point et avait-elle un son criard ?) : « Vous ne voulez pas aussi faire un tour ? » Il me dévisagea fixement, s’effraya (pourquoi, mais pourquoi ? devint tout rouge et s’enfuit sans dire un mot. Même un petit va-nu-pieds-ne voulait pas me devoir un plaisir : il y avait sans doute en moi, je le sentais, quelque chose de terriblement étranger pour m’empêcher ainsi de me lier avec quelqu’un, de sorte que dans cette masse compacte, je continuais à flotter, isolé comme une goutte d’huile sur l’eau agitée.

Mais je ne me décourageai pas : j’étais incapable de rester plus longtemps seul. Les pieds me brûlaient dans mes chaussures vernies couvertes de poussière et mon gosier était comme rouillé par les lourdes odeurs. Je regardais autour de moi ; à droite et à gauche des courants dessinés par les flots humains, il y avait de petites îles de verdure, des guinguettes avec des nappes rouges sur les tables et de simples bancs de bois sur lesquels étaient assis les petites gens, buvant leur verre de bière et fumant leur Virginia du dimanche. Ce tableau m’attira : là des personnes qui ne se connaissaient pas étaient installées l’une contre l’autre, engageaient des conversations ; là il y avait un peu de repos au milieu de cette fièvre enragée. J’entrai dans l’un d’eux, j’examinai les tables, et enfin j’en découvris une où se trouvait déjà une famille composée d’un gros ouvrier, trapu, avec sa femme, deux joyeuses fillettes et un petit garçon. Ils balançaient leurs têtes en mesure, se disaient des plaisanteries et leurs regards satisfaits, exprimant la joie de vivre, me faisaient du bien. Je saluai, mis la main sur un siège et demandai si la place était libre. Aussitôt leur sourire se figea ; ils se turent pendant un instant (comme si chacun attendait que l’autre donnât son consentement), puis la femme dit, comme un peu gênée : « Je vous en prie, faites donc » Je m’assis et j’eus aussitôt l’impression que mon arrivée rabattait leur humeur enjouée, car un silence contraint se mit à régner autour de la table. Sans oser lever les yeux de la nappe à carreaux rouges, sur laquelle du sel et du poivre étaient renversés, je sentais que tous ces gens-là m’observaient, interdits ; je compris (un peu tard) que j’étais trop chic pour cette guinguette fréquentée par des gens de maison, avec mon costume de turfiste, mon haut-de-forme à la mode parisienne et la perle sur ma cravate couleur gorge de pigeon. Mon élégance, ce parfum de luxe qu’il y avait en moi, m’entouraient aussitôt, ici aussi, d’un fossé de gêne et d’hostilité. Et le silence de ces cinq personnes me portait à baisser de plus en plus les yeux sur cette table, dont je comptais et recomptais les carreaux rouges avec un sourd désespoir, cloué sur place par la gêne que j’éprouvais de me lever tout de suite pour partir, et cependant trop lâche pour diriger ailleurs mon regard tourmenté. Ce fut pour moi une délivrance quand enfin le garçon se montra et mit devant moi un verre de bière énorme. Alors, je pus enfin remuer la main et, en buvant, regarder avec timidité par-dessus le bord du verre : en vérité, ils m’observaient tous les cinq sans haine, mais néanmoins avec une stupéfaction muette. Ils reconnaissaient en moi un intrus dans leur monde étriqué ; ils devinaient, avec le naïf instinct de leur classe, que je poursuivais et cherchais ici quelque chose qui n’appartenait pas à la mienne, que ce n’était ni l’amour, ni la sympathie, ni la joie simple produite par les valses, par la bière ou par cette paisible sortie du dimanche, que j’étais mû par quelque désir qu’ils ne comprenaient pas et dont ils se méfiaient – de même que le gosse devant le manège s’était méfié de mon offre et comme les milliers de personnes anonymes là présentes dans la foule s’étaient détournées de mon élégance, de mon air d’homme du monde par une sorte d’hostilité inconsciente. Et cependant, je le sentais, si maintenant je trouvais pour-leur parler un mot simple, cordial, un mot véritablement humain, le père ou la mère me répondrait, les filles me souriraient d’un air flatté et je pourrais, avec le petit garçon, aller là-bas, dans un tir, me livrer avec lui à des amusements d’enfant. Au bout de cinq ou dix minutes, je serais délivré de moi-même, enveloppé dans l’innocente atmosphère de la conversation de petites gens, qui admettraient sans peine ma familiarité et même en seraient flattés. Mais ce simple mot, cette entrée en matière je ne la trouvai pas ; une fausse honte, folle, mais toute-puissante, m’étreignait le gosier et j’étais assis, les yeux baissés comme un criminel à la table de ces braves gens, éprouvant le chagrin de leur avoir gâté par ma présence crispée cette fin de dimanche. J’étais là comme cloué sur place, expiant toutes les années d’orgueil ou d’indifférence pendant lesquelles j’étais passé sans un regard devant des centaines et des centaines de tables pareilles, devant des milliers et des milliers d’êtres humains, mes frères, uniquement préoccupé de récolter des faveurs ou des succès dans le cercle étroit des élégances où j’étais confiné ; je sentais qu’en ce moment où j’étais exclu, où j’avais besoin de ces gens-là, le chemin qui conduisait vers eux était muré pour moi.

J’étais donc assis, moi qui toujours avais été libre de tout lien, profondément tourmenté, recomptant les carreaux de la nappe. Enfin le garçon passa. Je l’appelai, le payai, me levai sans avoir pour ainsi dire touché à mon verre de bière et saluai avec politesse. On me rendit aimablement mon salut, un peu surpris : je n’avais pas besoin de me retourner pour savoir que maintenant, derrière moi, la gaieté et la vie allaient revenir parmi eux, que le cercle chaleureux de la conversation allait se reformer aussitôt après l’expulsion du corps étranger.

Je me rejetai dans le tourbillon humain, mais cette fois d’une manière encore plus avide, plus ardente et plus désespérée. La foule était devenue moins dense sous les arbres dont les branches noires émergeaient dans le ciel ; le mouvement et le bruit étaient moins actifs et moins intenses dans le cercle lumineux des chevaux de bois et il n’y avait plus qu’une petite agitation sombre à la limite extrême de la place. De même la rumeur des gens, retentissante, profonde et respirant la joie, s’éparpillait en de nombreux murmures qui, chaque fois, étaient emportés lorsque quelque part la musique reprenait puissante et enragée, comme si elle eût voulu ramener à elle les fugitifs. Des figures d’un autre genre faisaient leur apparition ; les enfants avec leurs ballons et leurs serpentins étaient partis, les familles de promeneurs endimanchés s’étaient retirées. On commençait à voir des ivrognes qui criaillaient, des garçons débraillés, à la démarche traînante et pourtant aux aguets, qui sortaient des allées contiguës ; durant l’heure que j’avais passée à la table de ces inconnus, ce monde étrange avait basculé dans la vulgarité. Mais cette atmosphère phosphorescente d’insolence et de danger me plaisait un peu mieux que l’autre, bourgeoisement dominicale, de tout à l’heure. L’instinct éveillé en moi flairait ici une égale tension du désir ; je trouvais en quelque sorte le reflet de moi-même dans la démarche rôdeuse de ces êtres douteux, de ces parias de la société ; eux, comme moi, cherchaient ici avec impatience et nervosité quelque aventure trouble, quelque émotion rapide et je les enviais même, ces drôles en haillons, pour la manière libre et hardie dont ils déambulaient ; car moi, j’étais debout contre le pilier d’un manège, le souffle haletant, impatient de chasser l’oppression du silence, le tourment de ma solitude, et cependant incapable d’un cri, d’une parole, d’un mouvement. J’étais là, à regarder fixement vers la place éclairée par le reflet des lumières clignotantes et tournantes ; j’étais là à regarder dans l’obscurité, depuis mon îlot de lumière, dévisageant avec une folle attente tout être humain qui, attiré par ce vif éclat, se dirigeait un instant de mon côté. Mais tous les yeux glissaient froidement sur moi ; personne ne voulait de moi, personne ne me délivrait.

Il serait fou, je le sais, de vouloir faire comprendre ou même expliquer à quelqu’un que moi, un homme cultivé, un élégant de la bonne société, riche, indépendant, fréquentant les hautes classes d’une ville comptant plus d’un million d’habitants, je restais là debout pendant toute une heure, cette nuit-là contre le pilier d’un manège du Prater poursuivant sa ronde monotone avec son orchestre aux sonorités fausses, – que j’entendis vingt fois, quarante fois, cent fois la même polka désaccordée, la même valse traînante, debout immobile devant le tournoiement des mêmes têtes idiotes des chevaux de bois peints – et ce, par une sorte de sourd défi jeté au destin, avec le désir d’asservir le sort à mon caprice. Je sais que pendant cette heure-là je me conduisis comme un insensé, mais dans ma folle obstination il y avait une intensité de sentiments, une crispation aiguë de tous les muscles comme les hommes n’en éprouvent sans doute que lors d’une chute dans un abîme, juste avant de mourir ; toute ma vie qui jusqu’alors marchait à vide, avait soudain reflué en moi et me remontait à la gorge. Et autant j’étais tourmenté par mon désir fou de rester là opiniâtrement jusqu’à ce que la parole ou le regard d’un être humain vînt me délivrer, autant ce tourment était pour moi une jouissance. Dans cette station, à cette sorte de pilori, j’expiais moins mon vol que la tiédeur, le vide et l’apathie de ma vie passée ; et je m’étais juré de ne pas m’en aller avant qu’un signe ne m’avertît que le sort m’avait gracié.

Et plus l’heure tournait, plus la nuit s’épaississait. Dans les baraques les lumières s’éteignaient l’une après l’autre ; tel un flot qui monte, l’ombre ne cessait de croître, avalait les taches claires du gazon ; l’îlot lumineux où je me trouvais, devenait de plus en plus solitaire et déjà je regardais ma montre en frémissant. Encore un quart d’heure et puis les chevaux de bois bariolés s’arrêteraient, les lampes incandescentes, rouges et vertes, qui surmontaient leurs fronts hébétés s’éteindraient et l’orchestrion cesserait de marteler ses accords ampoulés. Alors je serais plongé tout à fait dans l’obscurité, je serais tout seul, ici, dans la nuit aux légères rumeurs, complètement repoussé, abandonné. Je regardais de plus en plus inquiet la place crépusculaire, sur laquelle, très rarement à présent, passait un couple pressé de rentrer, ou bien titubaient des ivrognes ; mais dans l’ombre voisine frémissait encore une vie cachée, agitée et excitante. Parfois on entendait un léger sifflement ou un claquement de langue lorsque quelques hommes venaient à passer ; si, attirés par cet appel, ils se dirigeaient vers l’obscurité, des voix de femmes chuchotaient alors dans les ténèbres et le vent m’apportait quelques lambeaux d’un rire bruyant. Peu à peu ces créatures s’enhardissaient jusqu’à la limite extrême de l’obscurité, vers le cône de lumière de la place, mais pour se replonger aussitôt dans le noir, dès que le casque à pointe d’un agent de police qui passait, brillait à la lueur d’un réverbère. Cependant à peine avait-il poussé sa ronde plus loin, que ces ombres fantomales étaient revenues et maintenant elles s’approchaient si près de la lumière qu’il m’était possible d’apercevoir distinctement ce rebut du monde nocturne, ce limon qu’avait laissé derrière lui en s’écoulant le flot des humains : quelques prostituées parmi les plus pauvres et les plus abjectes qui n’ont pas de lit à elles, qui le jour dorment sur quelque matelas et la nuit rôdent sans repos, donnant à quiconque ici, n’importe où, dans l’obscurité, leur corps maigre, souillé et usé, pour une piécette d’argent, guettées par la police, harcelées par la faim ou par quelque drôle, rôdant sans arrêt dans l’obscurité, à la fois chassées et chassant elles-mêmes. Comme des chiens affamés, elles s’avançaient peu à peu, semblant flairer le vent, vers la place éclairée, à la recherche d’un mâle, d’un traînard égaré à qui elles pourraient, en échange du plaisir procuré, arracher une couronne ou deux pour se payer un vin chaud dans un pauvre bistro et entretenir la flamme trouble de leur bout d’existence, appelée de toute façon à s’éteindre bientôt dans un hôpital ou dans une prison. Ce rebut, cette lie du flot de sensualité de la foule dominicale – ces silhouettes faméliques, je les voyais, fantomatiques, surgir de l’obscurité avec une horreur infinie. Mais dans cette horreur il y avait encore une joie magique, car même dans ce vil miroir je reconnaissais des choses depuis longtemps oubliées et sourdement ressenties : c’était là un monde trouble et marécageux que j’avais traversé bien des années plus tôt et qui maintenant faisait de nouveau briller dans ma sensualité ses phosphorescences. Quel étrange phénomène que les choses remuées en moi par cette nuit fantastique, étrange la façon dont soudain elle mettait à nu les profondeurs de mon être et me découvrait ce qu’il y avait de plus obscur dans mon passé, de plus secret dans mes instincts ! Je retrouvais ce sourd sentiment de mes années d’adolescence, depuis longtemps ensevelies, où mon regard timide s’était fixé sur de telles créatures, attiré par la curiosité, mais troublé aussi, apeuré ; le souvenir de cette heure où pour la première fois, en montant un escalier grinçant et humide, j’en avais suivi une jusque dans son lit. Soudain, comme si un coup de foudre venait de fendre le ciel nocturne, je revis nettement chaque détail de cette heure oubliée, l’auréole graisseuse au-dessus du lit, l’amulette que la femme portait au cou ; je ressentais toutes les émotions d’alors, cette lourdeur incertaine, ce dégoût et cette première fierté de jeune homme. Tout me repassa à travers le corps. Une netteté de vision sans pareille afflua soudain en moi et (comment exprimer cet infini !) je compris tout à coup que si j’étais animé d’une compassion si ardente pour ces créatures, c’est parce qu’elles étaient le dernier refuge de la vie ; mon instinct, une fois excité par le mal, comprenait de l’intérieur cette attente affamée qui ressemblait tant à la mienne, dans cette nuit fantastique, cette façon coupable de s’abandonner à chaque contact, à chaque volupté étrangère allumée par hasard. J’étais attiré par quelque chose de magnétique ; mon portefeuille, contenant l’argent volé, brûlait soudain ma poitrine, tandis que je sentais enfin là-bas la présence d’êtres au souffle chaud, d’humains, respirant et parlant, jetant un appel à d’autres êtres et peut-être aussi à moi-même, à moi qui n’attendais que l’occasion de me donner, qu’embrasait un désir fou de communion avec les vivants. Je compris tout à coup ce qui pousse les hommes vers ces créatures ; je compris qu’il est rare que ce ne soit que la chaleur du sang ou une ruée du désir, mais que c’est aussi la plupart du temps la simple peur de la solitude, de cet affreux isolement qui nous sépare d’ordinaire, que ma sensibilité en émoi éprouvait aujourd’hui pour la première fois. Je me rappelai le jour où j’avais ressenti sourdement la même chose ; c’était en Angleterre, à Manchester, une de ces villes d’acier qui, sous un ciel sans lumière, sont bruyantes comme le métro et qui cependant dégagent un frisson de solitude qui vous pénètre jusqu’au sang. J’y avais vécu pendant trois semaines chez des parents, errant seul le soir dans les bars et les clubs, et sans cesse revenant au music-hall étincelant rien que pour sentir un peu de chaleur humaine. Et un jour que j’avais rencontré une femme de ce genre, dont je comprenais à peine l’anglais des rues, je me retrouvai soudain dans sa chambre, buvant le rire d’une bouche étrangère, avec tout à côté de moi un corps chaud, accessible et tendre. La ville froide et noire, l’espace sombre et tumultueux, rempli de solitude, avait tout à coup disparu et un être que je ne connaissais pas, habitué à attendre tous ceux qui venaient, me délivrait et faisait fondre toute la glace en moi : je respirais librement, je sentais la vie dans sa douce clarté, au milieu de la geôle d’acier ! Quelle chose merveilleuse pour les solitaires, ceux qui sont murés en eux-mêmes, que de savoir cela, que de découvrir qu’il y a malgré tout quelque part, un appui pour leur anxiété, un soutien qu’ils peuvent étreindre, bien qu’il ait été souillé par de nombreux contacts, marqué par l’âge et rongé par une sale rouille ! Et voilà ce que j’avais oublié en cette heure d’isolement douloureux qui m’avait fait errer la nuit en délirant ; je ne m’étais pas rappelé que toujours, dans quelque recoin, il y a encore ces derniers refuges, ces créatures qui attendent, prêtes à recevoir tout épanchement, à laisser reposer dans l’orbe de leur souffle toute solitude, à rafraîchir toutes les ardeurs, pour une petite pièce d’argent, qui est toujours trop mesquine pour le don inouï que constitue leur éternelle disponibilité et pour le grand bienfait de leur présence humaine.

À côté de moi, l’orchestrion du manège se remit en marche. C’était le dernier tour, la dernière fanfare de cette lumière tournant dans l’obscurité, avant que le dimanche fît place aux mornes jours de la semaine, mais plus personne ne vint ; les chevaux couraient à vide dans leur cercle insensé. Déjà à la caisse la femme excédée de fatigue palpait et comptait la recette du jour ; un commis vint, avec sa perche à crochet, prêt à baisser bruyamment, après ce dernier tour, les rideaux du manège. Il n’y avait plus que moi, rien que moi, à être encore là, appuyé au pilier, et je regardais la place déserte où seules passaient ces créatures, semblables à des chauves-souris, aux aguets comme moi, attendant comme moi, et cependant séparées de moi par un intervalle d’étrangeté infranchissable. Mais l’une d’elles venait sans doute de me remarquer car elle s’avança lentement, je la voyais très bien, en baissant les yeux ; c’était un petit être rachitique, sans chapeau, avec une sorte de robe portée sans aucun goût, sous laquelle apparaissaient des chaussures de bal usées, le tout acheté sans doute bribe par bribe chez des brocanteuses ou en vrac chez un chiffonnier, et maintenant irrémédiablement fripé et délavé par la pluie ou quelque sale aventure dans l’herbe. Elle s’approcha doucement, s’arrêta à côté de moi, me jeta un regard pointu comme un hameçon, suivi d’un sourire d’invitation qui découvrit ses dents gâtées. La respiration me manqua. Je ne pouvais pas bouger, ni la regarder, ni m’arracher de ma place : comme hypnotisé je sentais qu’il y avait là près de moi un être plein de désirs, quelqu’un qui me sollicitait et qu’enfin je pourrais d’un mot, d’un simple geste chasser loin de moi l’atroce solitude, le tourment d’être exclu. Mais j’étais incapable de remuer, pareil au pilier de bois auquel je m’adossais ; dans une espèce d’évanouissement voluptueux (tandis que la mélodie du manège s’apprêtait à mourir) je ne faisais que sentir cette présence proche, cette volonté qui me sollicitait et je fermai les yeux pendant un instant, pour me laisser entièrement envahir par l’attraction magnétique qu’exerçait sur moi cette incarnation quelconque d’humanité surgie de l’obscurité de l’univers.

Le manège s’arrêta, la valse expira dans un dernier gémissement. J’ouvris les yeux juste pour voir la créature s’en aller. Évidemment, elle s’ennuyait de rester là à attendre à côté d’un être de bois. Je fus effrayé, j’étais soudain comme glacé. Pourquoi l’avais-je laissé partir, l’unique humain qui, dans cette nuit fantastique, m’avait fait des avances et s’était soucié de moi ? Derrière moi les lumières s’éteignaient, les rideaux grinçaient et craquaient en retombant. C’était la fin.

Et soudain (ah ! comment me décrire à moi-même ce subit et ardent bouillonnement ?), soudain (ce fut aussi violent, aussi brûlant, aussi rouge que si une veine eût éclaté dans ma poitrine), soudain jaillit de moi – l’homme orgueilleux retranché dans la dignité et la froideur du mondain –, comme une sorte de convulsion et de cri, comme une prière, le désir enfantin, et pourtant si immense, de voir encore une fois cette petite prostituée rachitique et sale se retourner pour que je pusse lui parler. Car pour la suivre, j’étais, non pas trop fier (ma fierté avait été foulée aux pieds, brisée et emportée par des sentiments tout nouveaux), mais trop faible, trop indécis. Et ainsi je me tenais là debout, tremblant et bouleversé, seul, à ce pilier de martyr dans l’obscurité, attendant comme jamais je n’avais attendu depuis mon adolescence, depuis qu’un soir je m’étais posté à la fenêtre pour regarder une femme inconnue qui se déshabillait lentement, n’en finissant jamais, et restait dévêtue, sans se douter de rien. J’étais là, implorant d’une voix que je ne connaissais pas demandant à Dieu le miracle que cet être maladif, ce rebut de l’humanité, voulût bien faire une nouvelle tentative et tourner une fois encore son regard vers moi.

Et… elle se retourna. Une fois encore, machinalement, elle regarda derrière elle. Mais le frémissement de mon regard et le sursaut de toute ma sensibilité tendue durent être si forts qu’elle s’arrêta et me dévisagea. Elle fit encore un quart de tour, me sourit et me scruta dans l’obscurité, puis me fit un signe de la tête pour m’inviter à aller de l’autre côté de la place qui était plongé dans l’ombre. Et enfin je sentis fléchir l’horrible malédiction, la rigidité qu’il y avait en moi. Je pus à nouveau me remuer et j’acquiesçai de la tête.

Le pacte invisible était conclu. Alors, elle me précéda à travers la place crépusculaire, se retournant de temps en temps pour voir si je la suivais. Et je la suivis : le plomb qui pesait sur mes genoux était tombé, je pouvais de nouveau mettre un pied devant l’autre. Une force magnétique m’attirait. Ma marche était inconsciente, c’était comme si j’eusse suivi une puissance mystérieuse. Dans l’obscurité de l’allée, entre les baraques, la femme ralentit son pas et je me trouvai à côté d’elle.

Elle porta sur moi pendant quelques secondes un regard inquisiteur et méfiant : quelque chose lui ôtait de son assurance. Sans doute mon étrange timidité, le contraste de l’endroit avec mon élégance lui étaient suspects. Elle regarda plusieurs fois autour d’elle et hésita. Puis elle dit, en me montrant le fond de l’allée qui était noir comme une galerie de mine : « Allons là-bas. Derrière le cirque il fait tout à fait sombre. »

Je fus incapable de répondre. L’effroyable vulgarité de cette rencontre m’étourdissait. J’aurais préféré me libérer n’importe comment, me racheter avec une pièce d’argent ou m’éloigner sous un prétexte quelconque, mais ma volonté n’avait plus de pouvoir sur moi. J’étais comme sur une luge, lorsque, fonçant dans une courbe, on descend avec une vitesse folle une abrupte pente neigeuse et que la peur de la mort se mêle avec une sorte de volupté à l’enivrement, quand au lieu de freiner on s’abandonne sans volonté, et pourtant avec la conscience de sa faiblesse, au vertige de la chute. Je ne pouvais plus reculer, peut-être ne le voulais-je pas d’ailleurs, et à présent qu’elle se serrait gentiment contre moi, je pris involontairement son bras. Il était d’une maigreur extrême, ce n’était pas le bras d’une femme, mais celui d’une enfant scrofuleuse et mal nourrie ; à peine l’eus-je senti à travers le mince mantelet, qu’au milieu de ma tension nerveuse je fus pris d’une compassion large et profonde pour ce misérable bout d’existence, pour cette épave que cette nuit avait poussée vers moi et, sans le vouloir, mes doigts caressèrent ses articulations faibles et maladives avec plus de pureté et de respect que je n’en avais encore jamais manifesté au contact d’une femme.

Nous traversâmes une voie peu éclairée et nous entrâmes dans un petit bosquet où de puissantes couronnes d’arbres étreignaient fermement une obscurité sourde et nauséabonde. À ce moment-là, bien qu’on pût à peine distinguer quelque chose, je remarquai que tout en me tenant le bras, elle se retournait avec précaution, ce qu’elle fit encore un ou deux pas plus loin. Fait étrange, tandis que, comme plongé dans un engourdissement, je me laissais glisser dans cette aventure abjecte, mes sens étaient d’une acuité et d’une lucidité atroces. Avec une clairvoyance à laquelle rien n’échappait, qui enregistrait sciemment chaque mouvement de mon être, je remarquai que derrière nous, à la lisière du sentier que nous avions traversé, une espèce d’ombre nous suivait et il me sembla entendre un pas furtif. Soudain, à la façon d’un éclair qui traverse le paysage d’une blancheur fulgurante, je devinai, je compris tout : j’étais attiré dans un piège, les complices de cette prostituée étaient aux aguets derrière nous et elle m’entraînait dans l’obscurité vers un endroit convenu d’avance, où je deviendrais leur proie. Avec une clarté surhumaine, comme il n’en existe que dans les quelques secondes qui vibrent entre la vie et la mort, je vis tout, j’envisageai toutes les éventualités. Il était encore temps de fuir ; la grand’rue était sans doute tout près, car j’entendais le tramway électrique grincer sur les rails, et un appel, un cri pouvait donner l’éveil aux gens : tous les moyens d’échapper au danger m’apparaissaient clairs et précis.

Mais par un phénomène bizarre, cette constatation effrayante, loin de me refroidir, ne faisait que m’exciter. Aujourd’hui, en plein sang-froid, à la lumière d’un beau jour d’automne, je ne puis pas très bien m’expliquer à moi-même l’absurdité de ma conduite : je sus, je sus aussitôt par chaque fibre de mon être que j’allais sans nécessité vers un péril, mais son avant-goût faisait tressaillir mes nerfs, comme un délire. Je prévoyais une scène répugnante, mortelle peut-être. Je tremblais de dégoût à l’idée que d’une manière ou d’une autre j’allais me trouver mêlé à un crime, à une affaire vulgaire et sale ; mais justement devant cette ivresse de vie que je n’avais jamais connue, jamais pressentie, et qui affluait en moi jusqu’à m’étourdir, la mort même était aussi une curiosité sinistre. Quelque chose (était-ce la honte de paraître avoir peur ou bien de la faiblesse ?) me poussait en avant. Cela m’excitait de descendre jusqu’au dernier cloaque de l’existence, de compromettre et de salir en un seul jour tout mon passé, et une audacieuse volupté intellectuelle se mêlait à la jouissance grossière de cette aventure. Bien que je flairasse le danger par tous mes nerfs, que je le comprisse profondément grâce à mes sens et à ma raison, malgré tout je continuai de marcher vers le bosquet, au bras de cette crasseuse prostituée du Prater, qui physiquement me répugnait plus qu’elle ne m’attirait et dont je savais qu’elle ne faisait que me rabattre vers ses complices. Mais j’étais incapable de reculer. Le poids de l’acte délictueux que j’avais commis l’après-midi au champ de courses, m’entraînait toujours plus bas. Et je n’attendais plus que l’étourdissement, l’ivresse de la chute dans de nouveaux abîmes et peut-être dans le dernier de tous : la mort.

Au bout de quelques pas la femme s’arrêta. De nouveau ses yeux furetèrent autour d’elle d’un air incertain, puis elle me regarda, l’air d’attendre quelque chose :

« Eh bien ! que vas-tu me donner ? »

Ah, oui ! J’avais oublié cela. Mais la question ne me dégrisa pas. Au contraire. J’étais si heureux de donner, d’être généreux, de pouvoir dépenser. Vivement, je fouillai dans ma poche et je versai dans la main ouverte toute ma monnaie, ainsi que quelques billets de banque froissés. Et alors il arriva un événement si merveilleux qu’aujourd’hui encore mon sang s’enflamme rien que d’y penser : ou bien l’importance de la somme surprenait cette pauvresse, habituée à ne recevoir que très peu pour ses services abjects, ou bien dans la manière dont je donnais, dans cette façon joyeuse, rapide et presque enchantée de donner, il devait y avoir quelque chose à quoi elle n’était pas accoutumée, quelque chose de nouveau, car elle recula, et je sentis à travers l’obscurité épaisse et louche que son regard me dévisageait avec un grand étonnement. J’éprouvais enfin ce que j’avais cherché pendant toute cette soirée : il y avait là quelqu’un qui se souciait de moi, quelqu’un qui voulait me connaître, qui me cherchait ; pour la première fois, j’existais pour quelqu’un en ce monde. Et que cet être, parmi les plus réprouvés, qui portait comme une marchandise, à travers les ténèbres, son pauvre corps usé, qui sans même regarder l’acheteur, s’était pressé contre moi, ouvrît ses yeux vers mes yeux en cherchant à découvrir l’être humain qu’il y avait en moi, ne faisait qu’accentuer encore mon ivresse singulière, à la fois clairvoyante et trouble, consciente et plongée dans un engourdissement magique. Cette créature inconnue appuyait de plus en plus son corps contre le mien, non point dans l’accomplissement professionnel d’un devoir salarié ; au contraire, je croyais découvrir dans son geste une sorte de gratitude inconsciente, un désir féminin de rapprochement. Je saisis son bras, ce bras d’enfant maigre et rachitique ; je me pénétrai de ce qu’était son corps chétif et, par-dessus cela, j’aperçus soudain toute son existence : le lit crasseux loué dans un hôtel de faubourg où elle dormait du matin jusqu’à midi, au milieu du tumulte d’enfants étrangers ; je voyais son souteneur, qui la rossait ; les ivrognes rotant qui se jetaient sur elle dans l’obscurité ; la division spéciale, à l’hôpital, où comme sujet d’étude, l’on exhiberait son corps recru de misère aux yeux de jeunes étudiants effrontés, et puis le trépas quelque part dans la commune où elle était née, où on la débarquerait d’autorité, en la laissant crever comme une bête. Une compassion infinie pour elle et pour tous les humains s’empara de moi, quelque chose de chaleureux qui était fait de tendresse et où il n’y avait aucune sensualité. Je caressais sans cesse son petit bras maigre. Et puis je m’inclinai et je l’embrassai, à sa grande surprise.

Au même instant il y eut derrière moi un léger bruit. Une branche craqua. Je fis un saut en arrière et j’entendis une voix masculine, forte et vulgaire, me dire avec un rire sarcastique : « Ah ! nous y sommes. Je l’avais tout de suite pensé ! »

Avant de regarder, je savais à qui j’avais affaire. Je n’avais pas oublié une seconde, au milieu de mon engourdissement, que j’étais épié, et même ma curiosité aiguë et inexplicable avait attendu ce moment-là. Alors une silhouette sortit du fourré, suivie d’une autre : c’étaient des voyous à l’allure insolente. De nouveau retentit le rire grossier. « Quel culot de venir faire ici des cochonneries comme ça ! Bien entendu, c’est un type de la haute. Mais nous allons lui apprendre à vivre. » J’étais là immobile. Le sang battait à mes tempes. Je n’avais pas peur, j’attendais simplement la suite. À présent, j’étais dans l’abîme, dans la profondeur suprême de l’abjection. À présent, le coup de grâce allait venir, l’effondrement, la fin au-devant de laquelle je m’étais laissé conduire à demi conscient.

La fille s’était un peu écartée de moi, mais sans se placer de leur côté. Elle se tenait pour ainsi dire entre nous. Apparemment le guet-apens qu’elle avait contribué à préparer ne lui plaisait pas beaucoup. D’autre part, les drôles étaient fâchés de voir que je ne bougeais pas. Ils se regardaient l’un l’autre ; il était clair qu’ils attendaient de moi une protestation, une prière, un signe de peur. « Ah ! Ah ! il la ferme ! » finit par s’écrier l’un d’eux d’une voix menaçante. Et l’autre, s’avançant sur moi, dit impérieusement : « Tu vas nous suivre au commissariat. »

Je ne répondis pas davantage. L’un d’eux me mit la main sur l’épaule et me poussa légèrement devant lui. « En avant ! » dit-il.

J’obéis ; je ne me défendis pas, parce que je ne voulais pas me défendre : ce que la situation avait d’inouï, de bas, de dangereux m’étourdissait. Néanmoins, mon cerveau restait lucide ; je savais que les coquins craignaient la police plus que moi et que je pouvais me rendre libre avec quelques couronnes, mais je voulais savourer jusqu’au fond toute cette horreur. Je jouissais de tout ce que la scène avait d’affreux et d’humiliant pour moi, comme dans une sorte d’évanouissement conscient. Sans hâte, machinalement, je suivais la direction dans laquelle ils m’avaient poussé.

Mais justement parce que je marchais ainsi, sans mot dire, avec tant de docilité vers la lumière, les drôles étaient décontenancés. Ils chuchotaient. Puis ils se remirent à parler entre eux à haute voix, intentionnellement : « Laisse-le foutre le camp », dit l’un (un petit bonhomme portant des traces de variole) ; mais l’autre riposta, avec une sévérité affectée : « Non, pas de ça ! Si un pauvre type comme nous, qui n’a rien à bouffer, faisait la même chose, on le ficherait au trou. Mais un monsieur… Non, il faut qu’il paie. » Et j’entendais chaque parole, j’y saisissais l’invitation maladroite à me mettre à négocier avec eux ; le malfaiteur qu’il y avait en moi comprenait le malfaiteur chez eux ; je savais qu’ils voulaient me faire peur, et moi, je les tourmentais par ma docilité. Il y avait là un combat muet (oh ! quelle richesse dans cette nuit !) au milieu d’un péril mortel, dans ce coin puant de la Praterwiese, entre des rôdeurs et une prostituée, qui me faisait éprouver pour la seconde fois depuis douze heures la magie enivrante du jeu, mais ici le prix était mon existence bourgeoise, ma vie même. Et je m’abandonnais à ce jeu inouï, à l’enchantement éblouissant du hasard avec toute la force de mes nerfs frémissants et tendus, tendus à se briser.

« Ah ! voilà un flic, dit l’une des voix derrière moi, il ne va pas être à la noce, le beau monsieur, il va être bouclé pendant une semaine. » Le ton s’efforçait d’être méchant et menaçant, mais je sentais les hésitations et le manque d’assurance. Avec tranquillité je marchai vers la zone de lumière, où en effet brillait le casque à pointe d’un sergent de ville. Vingt pas encore et je serais devant lui. Les drôles avaient cessé de parler ; je remarquai qu’ils ralentissaient ; dans un instant, je le savais, ils rentreraient lâchement dans l’obscurité, dans leur élément, irrités d’avoir manqué leur coup, et ils déchargeraient leur colère sur la malheureuse. Le jeu était fini : pour la seconde fois aujourd’hui j’avais gagné ; j’avais empêché des individus que je ne connaissais pas de satisfaire leur mauvaise envie. Déjà flamboyait devant moi le cercle blême des réverbères ; me retournant alors, je dévisageai pour la première fois les deux gaillards : il y avait dans leurs yeux mal assurés de l’irritation et une honte cachée. Ils s’arrêtèrent, inquiets, déçus, prêts à rentrer précipitamment dans les ténèbres. Car leur puissance était à bout, maintenant c’était moi qui leur faisais peur.

À ce moment-là, ce fut plus fort que moi – comme si la fermentation de mon corps eût soudain fait sauter toutes les douves de ma poitrine et comme si l’ardeur de ma sensibilité se fût épanchée dans mon sang : une compassion fraternelle et infinie pour ces deux êtres s’empara de moi. Qu’avaient-ils donc désiré de moi ces pauvres bougres affamés et dépenaillés, de moi qui étais rassasié de tout, qui n’étais qu’un parasite ? Quelques couronnes, quelques misérables couronnes. Ils auraient pu me sauter à la gorge là-bas dans les ténèbres, me détrousser, me tuer, et ils ne l’avaient pas fait ; ils avaient simplement cherché, d’une manière inexperte et maladroite, à me faire peur, pour que je leur donnasse un peu de l’argent que j’avais en poche. Comment moi qui avais volé par caprice, par insolence, moi qui avais commis un délit pour détendre mes nerfs, pouvais-je les tourmenter, eux, ces pauvres diables ? Et à ma compassion se joignit une immense honte d’avoir joué avec leur impatience, avec leur anxiété, pour mon simple plaisir. Je rassemblai mon énergie : maintenant que j’étais en sûreté et déjà protégé par la lumière de la rue toute proche, il me fallait leur être agréable et éteindre la déception qui se lisait dans ces regards amers et pleins de faim.

Me retournant brusquement, je m’approchai de l’un d’eux. « Pourquoi voulez-vous me dénoncer ? » dis-je, en m’efforçant de donner à ma voix l’accent de quelqu’un dont la crainte suspend la respiration. « Quel profit en aurez-vous ? Il est possible qu’on m’envoie en prison, mais ce n’est pas sûr non plus. Et à vous, à quoi cela vous servira-t-il ? Pourquoi voulez-vous ruiner ma vie ? »

Tous deux avaient un regard embarrassé. Ils s’étaient à présent attendus à tout, à un cri d’appel, à une menace qui les aurait fait fuir en grognant comme des chiens, à tout sauf à ce compromis. Enfin l’un d’eux déclara, non pas sur un ton menaçant, mais comme en s’excusant : « Il faut une justice. Nous ne faisons que notre devoir. »

C’était là, visiblement, une formule apprise d’avance pour des cas pareils. Et cependant, cela sonnait un peu faux. Aucun des deux hommes n’osait me regarder. Ils attendaient. Et je savais quoi. Ils attendaient que j’implorasse leur indulgence et que je leur offrisse de l’argent.

Je me rappelle encore précisément ces quelques secondes. Je me souviens de l’agitation de chacun de mes nerfs, de chaque pensée qui vibrait derrière ma tempe. Et je sais ce qu’alors ma méchanceté voulut tout d’abord : les faire attendre, les tourmenter encore plus longtemps savourer la volupté de l’attente imposée. Mais je me contraignis vite et je fis le suppliant, parce que je savais qu’il me fallait enfin délivrer ces deux êtres de leur anxiété. Je me mis à jouer la comédie de la peur, j’implorai leur pitié, je leur demandai de se taire et de ne pas faire mon malheur. Je remarquai comme ils étaient embarrassés, ces pauvres amateurs de l’extorsion, et comme le silence qui régnait entre nous avait l’air de s’attendrir.

Alors je prononçai enfin, enfin, les mots après lesquels ils soupiraient depuis si longtemps. « Je… je vous donne… cent couronnes. »

Tous les trois eurent un sursaut et se regardèrent. Ils ne s’attendaient plus à une pareille chose, maintenant qu’en somme tout était perdu pour eux. Puis l’un d’eux, le grêlé au regard inquiet, se ressaisit. Il s’y prit à deux fois. Les paroles ne pouvaient pas lui sortir de la gorge. Il finit par dire, et je sentais quelle gêne il éprouvait : « Deux cents couronnes. »

« Mais finissez donc, intervint soudain la femme. Vous pouvez être contents qu’il vous donne quelque chose. Il n’a absolument rien fait, il m’a à peine touchée. C’est vraiment trop fort ! »

Elle leur criait cela avec une irritation véritable. Mon cœur battait. Quelqu’un avait pitié de moi, quelqu’un intercédait pour moi ; la bonté sortait de la vilenie et un obscur désir de justice émanait d’une extorsion. Comme cela me faisait du bien ! Comme cela répondait tout à fait à la dilatation de mon être ! Non, je n’avais pas le droit de jouer plus longtemps avec ces gens-là, de continuer à les tourmenter, à les inquiéter, à jouir de leur malaise : c’était assez.

« Bien, alors deux cents couronnes. »

Tous trois se taisaient. Je sortis mon portefeuille. Je le dépliai très lentement et je l’étalai dans ma main. D’un bond ils auraient pu me l’arracher et s’enfuir dans l’obscurité. Mais ils n’osaient même pas le regarder. Il y avait entre eux et moi comme un pacte secret, non plus une lutte ni un jeu, mais bien un état de droit, de confiance, un rapport humain. Je pris les deux billets de banque dans le paquet volé et je les tendis à l’un d’eux.

« Merci bien », dit-il sans le vouloir. Et aussitôt il se détourna. Il sentait lui-même le ridicule qu’il y avait à remercier pour de l’argent escroqué. Il avait honte (oh ! cette nuit-là je sentais la moindre chose, je pénétrais le sens de chaque geste) et cette honte m’oppressait. Je ne voulais pas qu’un homme se sentît honteux devant moi, qui étais pareil à lui, voleur comme lui, faible, lâche et sans volonté comme lui. Son humiliation me tourmentait et je voulus la faire cesser. Je l’interrompis donc.

« C’est moi qui dois vous remercier », dis-je en m’étonnant du ton de cordialité sincère qu’exprimait ma voix. « Si vous m’aviez dénoncé, c’était ma mort. J’aurais été obligé de me loger une balle dans la tête et cela ne vous aurait servi à rien. C’est mieux ainsi. Maintenant, je m’en vais de ce côté-ci, à droite, et vous, vous allez partir de l’autre, n’est-ce pas ? Bonne nuit. »

De nouveau, ils restèrent un instant muets. Puis l’un d’eux me dit : « Bonne nuit » ; l’autre fit de même, ensuite la prostituée, qui était restée tout à fait dans l’obscurité. Leur voix avait un accent chaleureux, cordial, comme un véritable souhait. Je devinais que quelque part, dans la profondeur obscure de leur être, ils m’aimaient bien et qu’ils n’oublieraient pas cette seconde singulière. Que ce fût à l’hôpital ou en prison, ils s’en souviendraient sans doute un jour : quelque chose de moi vivait en eux maintenant que je leur avais donné cet argent. Et la joie de ce don remplissait mon être comme jamais aucun sentiment jusque-là ne l’avait fait.

Je me dirigeai seul à travers la nuit, vers la sortie du Prater. En moi toute oppression avait disparu ; je sentais que je m’épanchais avec une plénitude jamais éprouvée dans l’infini de l’univers, moi qui jusqu’alors étais comme absent. Il me semblait que tout ne vivait que pour moi seul et que j’étais en communion avec toutes choses. Les arbres m’enveloppaient de leurs ombres noires, c’était à moi que s’adressaient leurs rumeurs et je les aimais. Les étoiles tout là-haut brillaient, je respirais leur salut argenté. Des voix venaient en chantant de je ne savais où et il me semblait que leur chant m’était destiné. Tout m’appartenait à présent, depuis que j’avais brisé l’écorce qui entourait ma poitrine, le bonheur de me donner et de me prodiguer m’inclinait vers tout. Oh ! qu’il est facile, sentais-je, de créer de la joie et de s’en réjouir : on n’a qu’à ouvrir son être et le flot de la vie se répand entre les hommes, se précipite des cimes vers les profondeurs pour rejaillir ensuite dans l’infini.

À la sortie du Prater, à côté d’une station de voitures, j’aperçus une marchande lasse, courbée sur son petit étalage. Elle vendait de la pâtisserie toute saupoudrée de poussière, et des fruits ; elle était sans doute là depuis le matin, pliée sur ses quelques sous et la fatigue la coupait en deux. Pourquoi ne te réjouirais-tu pas, toi aussi, pensai-je, puisque moi je me réjouis ? Je pris un petit pain au sucre et posai devant elle un billet de banque. Elle s’apprêtait à me rendre aussitôt la monnaie, mais déjà j’étais parti et je vis seulement la stupéfaction faite de bonheur qui s’empara d’elle, sa silhouette recroquevillée se redresser soudain, sa bouche figée de surprise essayer de m’envoyer mille bénédictions. Le petit pain entre les doigts, je m’approchai d’un cheval appuyé avec lassitude contre son brancard ; il tourna la tête de mon côté, souffla amicalement vers moi. Dans son regard apathique je vis qu’il me remerciait lui aussi de caresser ses naseaux roses et de lui tendre la friandise. À peine avais-je fini que je désirai faire davantage : je désirai créer encore plus de joie, sentir encore mieux comment, avec quelques pièces d’argent, quelques bouts de papier colorié, on pouvait éteindre l’anxiété, tuer le souci, allumer la gaieté. Pourquoi n’y avait-il pas là des mendiants ? Pourquoi ne voyais-je pas d’enfants voulant de ces ballons attachés à des fils en épais faisceaux qu’un estropié aux cheveux blancs et à l’air mécontent rapportait chez lui, clopin-clopant, marchand déçu par les mauvaises affaires de cette longue et brûlante journée. J’allai à lui. « Donnez-moi vos ballons. » – « Deux sous pièce », dit-il avec méfiance, se demandant ce que voulait faire de ses ballons, à minuit, cet élégant oisif. « Je les prends tous », dis-je, en lui offrant un billet de dix couronnes. Il eut un mouvement de surprise, me regarda comme ébloui, puis me tendit en tremblant la corde qui retenait le stock. Je sentis une traction au doigt : ils voulaient s’en aller, être libres et s’élancer dans les airs, ces captifs ! Eh bien ! envolez-vous là où vous le voulez ! Soyez libres ! Je lâchai la corde et, brusquement, ils s’envolèrent, comme une multitude de lunes de diverses couleurs. De plusieurs côtés, les gens attardés s’approchaient en riant, les amoureux sortaient de l’ombre, les cochers faisaient claquer leur fouet et se montraient du doigt, tout en s’appelant, les ballons libérés qui, dépassant les arbres, se dirigeaient vers les toits des maisons. Tout le monde se regardait gaiement, s’amusait de mon acte de douce folie.

Pourquoi n’avais-je jamais su auparavant combien il est facile, et bon de faire plaisir ! Brusquement, les billets de banque que j’avais dans mon portefeuille se mirent à me brûler, à me tirer, comme la ficelle des ballons : eux aussi voulaient s’envoler loin de moi, dans l’inconnu. Je les pris entre les doigts, ceux que j’avais dérobés à Lajos et les miens (car je ne voyais plus entre eux aucune différence, ni aucune culpabilité), prêt à les distribuer à tous ceux qui en voudraient. Je m’avançai vers un balayeur qui nettoyait sans entrain la Praterstrasse déserte. Il crut que je voulais lui demander le nom d’une rue et il me regarda de mauvaise humeur : je lui souris en lui tendant un billet de vingt couronnes. Il me dévisagea sans comprendre, puis enfin il le prit, attendant ce que je lui réclamerais. Mais, tout en continuant de sourire, je lui dis : « Tu boiras un verre à ma santé », et je m’en allai. Je regardai de tous côtés s’il n’y avait pas quelqu’un qui désirât quelque chose de moi et comme personne ne se présentait, je pris les devants : je donnai un billet à une prostituée qui m’adressa la parole, j’en donnai deux à un allumeur de réverbères ; j’en jetai un autre par le soupirail d’un fournil de boulangerie, et je continuai ainsi de marcher en laissant derrière moi un sillage d’étonnement, de gratitude et de joie. Finalement je les jetai un à un et tout froissés dans le vide de la rue, sur les marches d’une église, en me réjouissant à la pensée de la bonne vieille ratatinée qui, en allant faire sa prière matinale, trouverait les cent couronnes et bénirait le Seigneur, à la pensée du pauvre étudiant, de la jeune fille ou de l’ouvrier qui découvrirait sur son chemin cet argent avec surprise et aussi avec bonheur – tout comme cette nuit-là je m’étais découvert moi-même avec surprise et bonheur.

Il me serait aujourd’hui impossible de dire où et comment je les disséminai tous, ces billets de banque, et pour finir aussi mes quelques pièces d’argent. Il y avait en moi une sorte de vertige, une effusion semblable à celle avec laquelle on étreint une femme et, lorsque les derniers papiers se furent envolés, je me sentis aussi léger que si j’eusse eu des ailes et plus libre que je ne l’avais jamais été. La rue, les maisons, le ciel, tout se confondait à mes yeux dans un sentiment tout à fait nouveau d’intimité, de possession : jamais, même dans les moments les plus ardents de mon existence, je n’avais eu avec autant de force l’impression que toutes ces choses-là existaient réellement, qu’elles vivaient et que je vivais moi aussi, que leur vie et la mienne étaient pareilles, même la vie grandiose et puissante dont on ne sent jamais assez le bonheur, que l’amour est seul à comprendre, et que seul celui qui se donne est capable d’étreindre.

Ensuite il y eut encore un dernier moment pénible : ce fut lorsque, rentrant chez moi, euphorique, j’eus introduit la clé dans ma porte et que le couloir conduisant à mon appartement s’ouvrit tout noir devant moi. Alors je fus soudain assailli par la crainte de revenir dans mon existence d’autrefois, en pénétrant dans le logis de l’homme que j’avais été jusqu’à cette heure-là, en me couchant dans son lit, en reprenant contact avec tout ce que cette nuit avait si bellement anéanti. Non, tout plutôt que de redevenir l’homme d’hier, le gentleman correct, impassible et isolé de l’univers, celui que j’étais la veille, que j’étais jadis ! Mieux valait me précipiter dans tous les abîmes du crime et de l’horreur, qui du moins, eux, faisaient partie de la réalité de l’existence ! J’étais fatigué, indiciblement fatigué et pourtant, je redoutais que le sommeil ne s’abattît sur moi, en recouvrant sous son noir limon toute cette ardeur, cette passion, cette vie que la nuit venait d’allumer en moi, et que toute cette expérience ne laissât pas plus de trace qu’un rêve fantastique.

Mais le lendemain je me réveillai avec une alacrité à laquelle je n’étais pas habitué, dans un matin tout nouveau pour moi, et rien n’était tari de mes sentiments débordants de gratitude. Depuis lors, quatre mois se sont écoulés et l’impassibilité d’autrefois n’est plus revenue ; je m’épanouis toujours avec chaleur au sein des heures. À vrai dire, cette ivresse magique que j’avais éprouvée lorsque soudain mes pieds ne trouvèrent plus sous eux mon univers familier, lorsque je me précipitai dans l’inconnu et qu’en roulant ainsi dans mon propre abîme je savourai éperdument le vertige de la vitesse, en même temps que la profondeur de toute la vie – en vérité cette ardeur et ces élans n’existent plus, mais depuis ce moment-là je sens dans chaque souffle de ma respiration la chaleur de mon propre sang, et cela avec une volupté de vivre qui chaque jour se renouvelle. Je sais que je suis devenu un autre homme, avec d’autres sens, une autre émotivité, une conscience plus aiguë. Évidemment, je n’ose pas prétendre que je suis devenu un homme meilleur ; je sais seulement que je suis plus heureux, parce que j’ai donné, en quelque sorte, un sens à ma vie qui autrefois était froide et inerte, un sens que je ne puis désigner autrement que par le mot même de « vie ». Depuis lors, je ne m’interdis plus rien, parce que je considère comme vaines les normes et les formes de ma société et je n’éprouve de honte ni devant les autres ni devant moi-même. Des mots comme « honneur », « crime », « vice », ont soudain pris la pauvre résonance du fer-blanc, et je ne peux plus les prononcer sans horreur. Je vis en laissant conduire ma vie par la puissance que j’ai alors pour la première fois si magiquement éprouvée. Je ne demande pas où elle me mène : peut-être est-ce vers un nouvel abîme, dans ce que les autres appellent vice, ou peut-être vers quelque chose de tout à fait sublime. Je l’ignore et ne veux pas le savoir. Car je crois que seul vit véritablement celui qui vit son destin comme un mystère.

Mais, j’en suis bien certain, je n’ai jamais aimé la vie avec plus de passion et je sais à présent que tout homme commet un crime (le seul qui existe !) en se montrant indifférent devant n’importe laquelle de ses formes et de ses incarnations. Depuis que j’ai commencé à me comprendre moi-même, je comprends aussi une infinité d’autres choses : le regard d’un être plein de désir devant un étalage peut me bouleverser, les cabrioles d’un chien m’enthousiasmer. Désormais, je fais attention à tout, rien ne m’est indifférent. Je lis dans le journal (qu’autrefois je ne feuilletais que pour y chercher des distractions et des ventes aux enchères) mille faits quotidiens qui m’émeuvent ; des livres qui m’ennuyaient me révèlent soudain leur intérêt. Le plus remarquable, c’est que je peux à présent parler aux gens, même en dehors de ce qu’on appelle la conversation. Mon valet de chambre, que j’ai depuis sept années, m’intéresse ; je m’entretiens souvent avec lui ; le concierge devant qui autrefois je passais sans faire attention, comme devant une sorte de pilier mobile, m’a raconté ces jours derniers la mort de sa petite fille et j’en ai été plus ému que par les tragédies de Shakespeare. Et cette métamorphose (bien que, pour ne pas me trahir, je continue extérieurement à vivre dans les milieux où règne un ennui de bon ton) semble peu à peu transparaître. Nombre d’êtres humains sont tout à coup devenus cordiaux avec moi ; pour la troisième fois cette semaine des chiens inconnus sont venus vers moi dans la rue. Des amis me disent, avec une certaine joie, comme à quelqu’un qui a triomphé d’une maladie, qu’ils me trouvent rajeuni.

Rajeuni ? Moi seul, je sais en effet, que c’est maintenant seulement que je commence à vivre. Sans doute que c’est là une illusion générale, chacun pensant que tout ce qui est passé a toujours été erreur ou simple préparation de l’avenir ; et je comprends très bien la vanité qui me pousse à prendre dans ma main chaude et vivante une plume froide pour écrire sur un papier sec que l’on vit réellement. Mais cela aussi fût-il une illusion, c’est la première qui me rende heureux, la première qui ait réchauffé mon sang, qui ait parlé à ma sensibilité. Et si je note ici le miracle de mon éveil à la vie, je ne le fais que pour moi seul, moi qui sais tout cela plus profondément que mes propres paroles ne peuvent me le dire. Je n’en ai parlé à aucun ami ; ils n’ont jamais su que l’insensibilité régnait jadis en moi, ils ne sauront jamais quel épanouissement s’y affirme désormais. Si la mort devait passer brusquement dans ma vie si vivante, si ces lignes devaient jamais tomber dans les mains d’un autre, cette éventualité ne m’effraie ni ne me tourmente. Celui qui n’a jamais eu conscience de la magie d’une heure pareille comprendra aussi peu que j’aurais pu moi-même le comprendre, il y a de cela six mois, que quelques épisodes, éphémères et en apparence sans aucune liaison entre eux, fussent capables de rallumer si magiquement, en une seule nuit, une destinée pour ainsi dire déjà éteinte. Devant lui je n’ai aucune honte, il ne me comprendra pas. Mais celui qui connaît l’enchaînement des choses se garde bien de juger et n’a point d’orgueil. Devant lui non plus je n’ai pas de honte, il me comprend. Une fois que quelqu’un s’est trouvé lui-même, il ne peut plus rien perdre dans ce monde. Et dès que quelqu’un a compris l’être humain qu’il y a en lui, il comprend tous les humains.

LES DEUX JUMELLES

Conte drolatique

Quelque part dans une ville du Midi, que je préfère ne pas nommer, je fus surpris un jour, en débouchant d’une rue étroite, de me trouver en face d’un vieil et majestueux édifice surmonté de deux tours si identiques qu’à la lueur du crépuscule, l’une paraissait être l’ombre de l’autre. Ce n’était pas une église ; ce n’était pas non plus un palais d’une époque lointaine. Ce bâtiment avait quelque chose de monastique, bien qu’avec ses vastes et lourdes murailles il fît penser aussi à une construction profane, mais d’une espèce indéfinissable. Curieux, je m’approchai d’un citoyen aux joues rubicondes qui dégustait un verre de vin couleur paille à la terrasse d’un petit café, et levant poliment mon chapeau, je lui demandai quelle était cette bâtisse imposante qui se dressait au-dessus des toits bas à lucarnes. Le bonhomme me regarda étonné, puis il sourit longuement, savoureusement, avant de me répondre. « Je ne peux pas vous renseigner avec certitude, car il est possible qu’on la désigne autrement sur le cadastre ; en ce qui nous concerne, nous la nommons toujours, comme au temps jadis, la « maison des sœurs », peut-être en raison de la similitude des deux tours, peut-être à cause de… » Il se tut et réprima un nouveau sourire, comme s’il voulait d’abord être sûr d’avoir excité ma curiosité. Je ne pouvais me contenter d’une réponse incomplète ; nous liâmes donc conversation et j’acceptai volontiers son offre de goûter à ce vin sec et doré. Devant nous l’immatérielle dentelure des tours brillait à la clarté grandissante de la lune, je trouvai le vin excellent et l’histoire des deux jumelles, semblables et dissemblables à la fois, qu’il me raconta au cours de cette tiède soirée me parut amusante. Je la rapporte donc ici fidèlement, sans en garantir toutefois l’authenticité.

Cela se passait à l’époque où l’armée du roi Théodose hivernait dans la capitale de l’Aquitaine. Tandis qu’une grasse oisiveté redonnait aux chevaux fourbus leur robe soyeuse et que les hommes s’ennuyaient, il arriva que le chef de la cavalerie, un Lombard nommé Hérilunt, s’éprit d’une belle marchande qui vendait des condiments et des aromates dans le fond d’un faubourg tortueux. La violence de sa passion fut telle que, nonobstant la basse condition de l’aimée, il s’empressa de l’épouser afin de la posséder plus tôt, et avec elle, il s’installa dans un palais de la place du Marché. Durant de longues semaines ils y vécurent cachés, uniquement occupés d’eux-mêmes et oubliant les hommes, le roi et la guerre. Pendant qu’ils étaient ainsi tout à l’amour et passaient leurs nuits dans les bras l’un de l’autre, le temps poursuivait sa course. Le tiède vent du sud se mit soudain à souffler, brisant sur son passage la glace des rivières et faisant éclore crocus et violettes dans les prés. En une nuit les arbres se couvrirent de pousses vertes, d’humides guirlandes de bourgeons jaillirent des branches encore raides de gelée ; le printemps montait de la terre fumante, ramenant la guerre avec lui. Un beau matin, les deux amants furent réveillés par un coup de marteau impérieux qui ébranlait leur porte : c’était un émissaire du roi qui apportait au général l’ordre de se préparer à partir. Les tambours battirent le rappel dans le quartier, les étendards claquèrent joyeusement au vent et bientôt la place du Marché retentit sous le sabot des chevaux sellés et équipés. Hérilunt s’arracha aux tendres embrassements de son épouse d’un hiver ; quelque ardent en effet que fût son amour, l’ambition et la mâle passion des combats parlaient plus fort en lui. Insensible aux larmes de sa femme qui le suppliait de la laisser l’accompagner, il l’abandonna dans la vaste maison et partit à la tête de troupes innombrables pour la Mauritanie. Là, il vainquit l’ennemi dans sept batailles, balaya et réduisit en cendres les repaires des Sarrasins, rasa leurs villes et poussa ses razzias jusqu’à la côte ; il dut affréter des voiliers et des galères pour expédier le butin dans son pays, tant il était considérable. Jamais victoire ne fut plus rapidement acquise, campagne plus promptement menée. Il était naturel que le roi, pour récompenser un soldat aussi brave, lui donnât en fief, et moyennant une modique redevance, tout le pays conquis, du nord au sud. Hérilunt qui n’avait guère eu jusque-là d’autre demeure que les camps, aurait pu goûter au repos et jouir d’un opulent bien-être. Cependant, ce rapide succès aiguillonna son ambition plus qu’il ne la modéra. Le général ne voulait plus être vassal ni tributaire de personne, pas même de son souverain. Seule une couronne royale lui semblait digne d’orner le front blanc de son épouse. Il excita donc sourdement ses propres troupes contre le roi et fomenta une rébellion. Mais, vite dévoilé, le complot échoua. Battu avant d’avoir pu livrer bataille, excommunié par l’Église, abandonné de ses cavaliers, Hérilunt dut se réfugier dans la montagne où, tentés par une forte prime, des paysans assommèrent le fugitif pendant son sommeil.

À l’heure où les archers du roi découvraient sur la paille d’une grange le cadavre sanglant du rebelle et le dépouillaient de ses bijoux et de ses vêtements, pour le jeter à la voirie, sa femme, ignorant son désastre, accouchait dans leur lit somptueux de deux jumelles que l’évêque de sa propre main baptisait Hélène et Sophie en présence d’une affluence considérable. Les cloches de l’église résonnaient encore et les convives trinquaient joyeusement, lorsque parvint la nouvelle de la révolte et de la défaite d’Hérilunt, bientôt suivie d’une seconde : le roi, selon la coutume, confisquait la maison et les biens du rebelle. À peine relevée de couches, la belle boutiquière dut donc regagner la triste ruelle de son faubourg, vêtue à nouveau d’une robe de pauvre laine, mais de surcroît elle retournait à sa misère avec deux mioches et une amère déception au cœur. Du matin au soir, on la revit sur son petit escabeau de bois vendant ses condiments et sucreries, pour encaisser bien souvent moins de sous que de railleries et de sarcasmes. Le chagrin ternit rapidement l’éclat de ses yeux, ses cheveux grisonnèrent de bonne heure. Cependant la vivacité et la grâce singulière de ses filles la dédommagèrent vite de ses peines et de son infortune : toutes deux avaient hérité de la beauté rayonnante de leur mère et se ressemblaient tellement, au physique comme au moral, que l’une paraissait être le gracieux portrait de l’autre. Non seulement les étrangers ne pouvaient les distinguer, mais leur mère elle-même prenait tantôt Hélène pour Sophie, tantôt celle-ci pour l’autre, tant leur ressemblance était grande. Elle faisait porter à Sophie un bout de ruban autour du bras pour ne pas la confondre avec sa sœur. Elle était incapable de nommer celle dont elle voyait seulement le visage ou entendait la voix.

Malheureusement, si elles avaient hérité de la troublante beauté de la mère, le père leur avait aussi légué son indomptable et tyrannique orgueil ; de sorte que chacune cherchait à l’emporter sur l’autre dans tous les domaines et même sur toutes leurs compagnes. Dès l’âge où les enfants se livrent d’ordinaire au jeu sans arrière-pensée, tout leur était déjà prétexte à rivalités et à jalousies. Qu’un étranger, séduit par la gentillesse des fillettes, glissât une jolie bague au doigt de l’une d’elles, sans offrir le même présent à sa sœur, que la toupie d’Hélène tournât plus longtemps que celle de Sophie, la mère pouvait être assurée de trouver celle qui se croyait désavantagée allongée par terre, se mordant les poings et frappant rageusement le sol des pieds. Elles ne se passaient pas la moindre tendresse, le moindre compliment, le plus infime succès. Leur mère cherchait inutilement à contrarier cette jalousie de tous les instants ; mais elle dut bientôt constater que le funeste héritage paternel ne faisait que croître chez les adolescentes. Une faible consolation vint pourtant compenser ses soucis : grâce précisément à cette rivalité incessante, elles devinrent les plus habiles et les plus instruites de toutes les filles de leur âge. Ce que l’une commençait à apprendre, l’autre l’étudiait aussitôt, impatiente de dépasser sa sœur. Souples d’esprit comme de corps, les jumelles assimilèrent rapidement les arts les plus utiles et les plus attrayants de la femme, à savoir : filer le lin, teindre les étoffes, dessiner, danser avec grâce, composer des chansons et les chanter en s’accompagnant sur le luth. Elles s’adonnèrent même à l’étude du latin, de la géométrie et des plus hautes connaissances philosophiques, qu’un vieux prêtre leur enseigna bénévolement. Il n’y eut bientôt plus en Aquitaine une demoiselle dont la grâce, l’éducation ou l’agilité d’esprit fussent comparables à celles des deux filles de la boutiquière. On eût été toutefois fort embarrassé pour décerner la palme à Hélène ou à Sophie, tant les deux sœurs s’identifiaient aussi bien dans leur intelligence et leur langage que dans leur personne.

Mais en même temps que grandissaient leur amour des beaux-arts et leur connaissance des choses douces et aimables qui confèrent à l’âme comme au corps une extrême sensibilité, le mécontentement cuisant que leur inspirait la basse condition de leur mère s’accroissait chez les deux jeunes filles. Quand au sortir des discussions de l’Académie, où elles rivalisaient d’éloquence avec les docteurs comme au jeu de la balle, ou bien quand toutes baignées encore de musique, elles quittaient le cercle des danseurs pour regagner la rue enfumée où leur mère mal peignée veillait derrière son comptoir, jusqu’à une heure tardive, pour gagner quelques sous à vendre une poignée de noisettes, elles rougissaient de leur indéfectible misère. Et sur la dure paillasse qui écorchait leur corps virginal dévoré par un feu intérieur, elles passaient sans dormir une partie de la nuit à maudire le sort qu’elles subissaient. Quoi ! elles qui surpassaient en grâce et en esprit les femmes de la noblesse, elles qui eussent dû porter d’amples et souples étoffes cousues de pierreries, elles croupissaient dans un taudis obscur ! Elles qui pourtant étaient les filles d’un grand capitaine, des princesses même, par le sang et le caractère altier, qui pouvaient-elles espérer épouser ? Un tonnelier ou un armurier tout au plus… Elles rêvaient d’appartements somptueux et d’équipages, de richesses et de pouvoir. Et quand par hasard elles voyaient passer dans le doux balancement de sa litière, au milieu de ses pages et de ses fauconniers, une dame noble couverte de riches fourrures, leurs joues devenaient aussi blanches de colère que leurs dents. Le farouche orgueil du père bouillait dans leur sang, et elles ne pensaient nuit et jour qu’au moyen de s’affranchir de cette existence indigne d’elles.

Aussi un événement facilement explicable, quoique imprévu, ne tarda pas à se produire. Un beau matin, Sophie en s’éveillant trouva vide à côté d’elle le lit de sa sœur. Hélène avait mystérieusement disparu pendant la nuit. La mère affolée craignit qu’elle n’eût été enlevée de force par quelque gentilhomme, – la beauté extraordinaire de ses deux filles ayant déjà tourné la tête à bon nombre de jeunes gens de la ville. Les vêtements en désordre, elle courut en toute hâte chez le préfet qui gouvernait la ville au nom du roi, et le conjura d’arrêter le criminel. Il le promit. Mais dès le lendemain, à la grande confusion de la mère, la rumeur publique accusait de façon péremptoire l’indomptable adolescente de s’être enfuie avec un jeune noble qui avait dévalisé les coffres et les armoires de son père, par amour pour elle. La semaine suivante, un bruit plus fâcheux encore succédait au premier : des voyageurs venant de la ville où s’était réfugiée la jeune belle, racontaient dans quel faste elle vivait auprès de son amant, entourée de serviteurs, de faucons et d’animaux exotiques, couverte de manteaux et de brocarts éclatants, au grand scandale de toutes les honnêtes femmes de l’endroit. Et cette triste nouvelle continuait à faire le sujet de toutes les conversations lorsqu’il en parvint une, plus désastreuse encore : fatiguée de ce blanc-bec qu’elle avait mis complètement à sec, Hélène avait vendu son jeune corps au trésorier de la ville, vieillard d’âge patriarcal, contre un luxe nouveau, et elle dépouillait impitoyablement cet homme connu jusque-là pour son avarice. Quelques semaines plus tard, après l’avoir plumé comme un poulet, elle changeait cet amant décati contre un nouveau et quittait ensuite ce dernier pour un plus riche encore. Ce ne fut bientôt plus un secret pour personne qu’Hélène faisait de ses charmes un commerce, comme sa mère de ses épices. En vain la pauvre veuve envoya-t-elle billet sur billet à sa fille égarée, pour la supplier de ne pas déshonorer de la sorte la mémoire de son père. Un événement vint mettre le comble à la honte de la malheureuse mère : un jour, un cortège pompeux entra dans la ville. Précédée de courriers vêtus d’écarlate et suivie de cavaliers comme une princesse, entourée de chiens persans et de singes bizarres, s’avançait la précoce hétaïre, égalant en grâce son antique homonyme, cette Hélène qui bouleversait les empires, et parée comme la Reine de Saba quand elle fit son entrée dans Jérusalem. Cela se répandit aussitôt ; les artisans quittèrent leurs ateliers, les scribes leurs écritoires, une foule grouillante se pressa autour du cortège. La troupe fringante des cavaliers et des serviteurs s’arrêta sur la place du Marché et se rangea respectueusement pour recevoir la jeune courtisane. Le rideau de sa litière s’ouvrit et elle s’avança fièrement vers la porte de ce même palais qui avait jadis appartenu à son père et qu’un amant magnifique, en échange de trois nuits d’amour, avait racheté pour elle au trésor royal. Comme d’un fief, elle prit possession de cette chambre au lit somptueux où sa mère l’avait mise au monde dans l’honneur. Bientôt toutes les pièces abandonnées depuis longtemps se remplirent de précieuses statues païennes. Des escaliers de marbre remplacèrent ceux de bois, et le sol se couvrit de dalles et de mosaïques élégantes, les murs se tapissèrent, tel d’un lierre multicolore, de chaudes tentures représentant une foule d’images et d’histoires. La vaisselle d’or tinta au milieu de la musique de continuels festins, car Hélène, versée dans tous les arts et séduisante par sa fraîcheur et son esprit, devint très vite experte à tous les jeux de l’amour, et une riche courtisane. Chrétiens, païens ou hérétiques accouraient des villes voisines, de l’étranger même, pour jouir ne fût-ce qu’une fois des faveurs de la charmante hétaïre ; et comme son goût de l’autorité n’était pas moins démesuré que l’orgueil de son père, elle serrait la vis à tous ses amants et tenait impitoyablement en haleine leur passion jusqu’à les avoir entièrement dépouillés. Le fils du roi lui-même dut faire appel aux âpres prêteurs, lorsque, après une semaine d’orgie, il quitta les bras et la demeure d’Hélène, cruellement dégrisé et pourtant encore amoureux.

Il n’était guère étonnant qu’un pareil cynisme irritât les honnêtes femmes de la ville, les vieilles surtout. Dans les églises, les prêtres tonnaient contre la jeune débauchée ; sur la place du Marché les commères lui tendaient le poing avec colère, et plus d’une fois la nuit, des pierres volèrent en direction de ses fenêtres. Mais quelle que fût la colère des gens de bien, des épouses délaissées et des veuves solitaires, quelles que fussent les plaintes et les récriminations des autres femmes de mauvaise vie, chevronnées et plus âgées, contre cette lionne insolente venue chasser sur leurs terres, il n’en était pas dont le dépit égalât en violence celui de sa sœur Sophie. Ce n’était pas la vie dissolue que menait Hélène qui lui déchirait le cœur, mais le regret d’être restée sourde aux propositions de ce gentilhomme qu’avait suivi sa sœur, d’avoir laissé échapper tout ce que tenait Hélène et qu’elle lui enviait secrètement : son pouvoir sur les hommes et son existence fastueuse. Car elle continuait d’habiter une chambre glaciale où, la nuit, les plaintes du vent venaient rejoindre celles de sa mère. Certes sa sœur, dans un sentiment de vanité, lui avait envoyé de riches vêtements ; mais la fierté de Sophie se refusait à accepter l’aumône. Marcher dans le sillage d’Hélène, sa sœur plus hardie, et lui disputer les amants, comme naguère les bouts de pain d’épice, ne pouvait satisfaire son orgueil. Sa victoire, elle le sentait, devait être plus complète. Et à force de réfléchir nuit et jour au moyen d’effacer la renommée et le prestige de sa sœur, Sophie s’aperçut aux sollicitations de plus en plus pressantes dont elle était l’objet de la part des hommes, que son seul bien, sa virginité, son honneur, était un précieux appât et en même temps un gage qu’une femme intelligente pouvait faire valoir. Elle résolut donc de préserver justement cela que sa sœur avait galvaudé et de faire étalage de sa vertu, tout comme la courtisane le faisait de son jeune corps. Si celle-ci était célèbre par son faste, elle le serait, elle, par son humilité et sa pauvreté. Un matin une nouvelle stupéfiante fut servie en pâture à la curiosité publique : Sophie, honteuse de la conduite scandaleuse d’Hélène, sa sœur jumelle, et par pénitence pour elle, s’était retirée du monde et faisait son noviciat dans cet ordre pieux qui soignait avec un dévouement infatigable les malades et les incurables de l’hospice. Les amoureux pris de court s’arrachèrent les cheveux de désespoir, en voyant ce pur joyau leur échapper. Les dévots, par contre, saisissant avec empressement cette occasion exceptionnelle d’opposer à la luxure une si belle image de la piété, se hâtèrent de répandre la chose à cent lieues à la ronde, si bien qu’il ne fut plus question dans toute l’Aquitaine que de Sophie, cette fille charitable qui veillait nuit et jour sur les ulcéreux et les poitrinaires, et qui ne craignait pas d’assister les lépreux. Les femmes se signaient et pliaient le genou quand elle passait dans la rue, les yeux baissés sous sa coiffe blanche ; l’évêque ne tarissait pas d’éloges à son égard et la citait comme le plus bel exemple de vertu féminine ; les enfants l’admiraient comme une étoile merveilleuse. À sa grande colère – on s’en doute un peu ! – Hélène cessa brusquement d’être le point de mire de toute la ville, qui n’eut plus d’yeux que pour la blanche victime expiatoire se consacrant à Dieu par horreur du péché, telle une colombe lâchée dans le ciel de l’humilité.

Deux étoiles, étranges Dioscures, brillèrent sur le pays étonné pendant les mois qui suivirent, à l’égale satisfaction des dévots et des pécheurs. Car si Hélène dispensait en tout temps à ceux-ci la volupté, les autres pouvaient façonner leur âme sur le modèle éclatant de vertu que leur offrait Sophie. C’était, dans cette ville en Aquitaine, peut-être la première fois depuis que le monde existait qu’on pouvait, grâce à ce conflit bizarre, différencier si nettement le royaume de Dieu sur la terre et celui de son antagoniste. Qui aimait la pureté se rangeait aux côtés de la sainte, et qui s’abandonnait aux plaisirs de la chair se jetait dans les bras de son indigne sœur. Mais il y a dans le cœur de tout homme, certains mystérieux sentiers de traverse, qui relient le bien et le mal, la chair et l’esprit : il s’avéra vite que cette dissension d’une espèce imprévue menaçait la paix des âmes. En effet, les deux jumelles continuant de se ressembler comme deux gouttes d’eau en dépit de la différence de leur conduite – mêmes yeux, même taille, même sourire et même charme –, il était naturel que cette similitude mît le trouble et la passion dans le cœur des hommes. Celui qui, après des heures enflammées passées dans les bras d’Hélène, sortait de chez elle au petit jour d’un pas rapide, pour aller au bain purifier son âme, se frottait soudain les yeux avec stupeur comme en présence d’une apparition. Ne croyait-il pas voir en la belle novice à la modeste robe grise, qui poussait dans le jardin de l’hospice la voiture d’un vieillard paralysé, dont elle essuyait sans dégoût la bouche baveuse d’un geste doux et affectueux, celle qu’il venait de quitter, ardente et nue sur son lit de débauche ? Il la fixait, ébahi : oui, c’étaient bien les mêmes lèvres, aussi les mêmes gestes gracieux et tendres, quoiqu’ils n’offrissent plus alors aux hommes un amour charnel et qu’il s’en dégageât un sentiment de pureté et de grandeur. À force de regarder, les yeux de l’homme s’allumaient comme s’ils eussent voulu percer le sévère vêtement gris derrière lequel semblait leur faire signe le corps bien connu de l’hétaïre. Et les gens qui venaient de rendre visite à la novice et qui au coin d’une rue croisaient Hélène en grande toilette, outrageusement décolletée et se rendant à un souper au milieu d’amants et de serviteurs, étaient victimes d’une illusion du même genre. Ils avaient beau se dire que c’était Hélène la courtisane et non pas Sophie subitement et étrangement métamorphosée, cela ne les empêchait pas de penser à la nudité de la novice et de pécher au milieu de leurs prières. C’est ainsi que l’esprit des uns et des autres voyageait avec incertitude d’Hélène à Sophie et s’égarait au point que leurs sens allaient à rebours de leurs désirs, qu’ils rêvaient de la vierge auprès de la prostituée et regardaient d’un œil concupiscent la pieuse Samaritaine. Le Créateur a en effet doué les hommes d’un naturel contrariant : ils demandent toujours aux femmes le contraire de ce qu’elles leur offrent. Si elles se donnent facilement, ils leur en savent peu de gré et affectent de ne priser que la vertu. Par contre, ils brûlent de ravir son innocence à celle qui l’a conservée. L’éternel conflit en l’homme, du désir qui oppose la chair et l’esprit, ne s’apaise jamais. Cette fois un démon facétieux avait encore compliqué les choses. Car Hélène et Sophie, la courtisane et la sainte, se ressemblaient si fort que personne ne savait plus au juste pour laquelle des deux il brûlait. Il arriva ainsi qu’on vit plus souvent les mauvais garçons de la ville aux abords de l’hospice que dans les cabarets, et les riches débauchés voulurent que dans l’intimité la courtisane revêtît des habits de nonne, pour avoir l’illusion qu’ils avaient possédé l’inaccessible Sophie. La ville, le pays tout entier prirent bientôt part à ce jeu insensé et captivant à la fois, et ni la voix de l’évêque ni les objurgations du bailli ne purent faire cesser un scandale qui se renouvelait tous les jours.

De leur côté, loin de se contenter d’être l’une la plus riche, l’autre la plus vertueuse de la ville, toutes deux admirées, toutes deux révérées, les orgueilleuses sœurs se tourmentaient en se demandant quel tort elles pourraient bien se causer l’une à l’autre. Sophie se mordait les lèvres de rage en apprenant la parodie obscène par laquelle Hélène ridiculisait son dévouement. Celle-ci passait sa colère en fouettant ses domestiques lorsqu’ils venaient lui raconter que les pèlerins étrangers se prosternaient devant sa sœur et que des femmes baisaient la trace de ses pas. Plus ces deux violentes créatures se voulaient du mal et plus elles se haïssaient férocement, plus elles feignaient de compassion l’une pour l’autre. À table, Hélène plaignait sa sœur d’une voix attendrie de sacrifier sa belle jeunesse pour des vieillards catarrheux et paralysés, voués malgré ses soins à une mort inévitable. Sophie, de son côté, terminait tous les soirs sa prière en récitant une oraison spéciale pour les pauvres pécheresses, assez folles pour préférer des plaisirs vains et éphémères à la suprême satisfaction de faire de leur vie une œuvre pieuse et charitable. Mais voyant toutes deux qu’en dépit des messages et des invitations à changer de vie qu’elles s’adressaient, elles persistaient dans la même voie, Hélène et Sophie commencèrent à se rapprocher peu à peu l’une de l’autre comme deux lutteurs qui, sans avoir l’air de rien, préparent du geste et du regard la prise qui expédiera l’adversaire au tapis. Elles se rendaient visite de plus en plus souvent et simulaient l’une pour l’autre une tendre sollicitude, alors qu’elles se seraient damnées pour pouvoir se faire le plus de mal possible.

Ce soir-là, Sophie l’orgueilleuse dévote s’était rendue chez sa sœur après les vêpres, comme à l’ordinaire, pour la sermonner de nouveau. Une fois de plus, avec des périphrases, elle représentait à la courtisane, qui commençait à s’impatienter, combien elle avait tort de faire un vase de perdition du corps que Dieu lui avait donné. Hélène, qui livrait justement ce corps aux soins de ses parfumeuses en vue de son criminel commerce, écoutait mi-fâchée, mi-souriante, se demandant si elle n’allait pas décocher à cette raseuse de moraliste quelque sarcasme blessant ou même appeler deux ou trois jeunes gens pour offenser ses regards. À ce moment une idée originale, véritablement diabolique, lui effleura l’esprit comme une mouche bourdonnante, une idée si bouffonne et risquée qu’elle eut de la peine à retenir un éclat de rire. Aussitôt l’impertinente changea d’attitude, renvoya servantes et masseurs, et à peine seule avec Sophie, prit une mine contrite pour voiler l’expression de malice de ses yeux. Elle ne pouvait, hélas ! savoir, lui dit-elle avec une habileté consommée dans la feinte, quel remords lui causait parfois la folle vie de débauche dans laquelle elle était plongée ! Combien de fois déjà l’avait écœurée la sensualité bestiale des hommes ! Elle s’était promis de lui résister désormais et de mener une existence simple et honnête ! Mais elle sentait bien que toute défense était inutile ! Elle félicitait sa sœur d’avoir l’âme forte et de n’avoir pas succombé, comme elle, aux tentations de la chair ! Heureusement qu’elle ignorait le pouvoir de séduction des hommes, auquel aucune femme initiée ne saurait résister ! Elle ne soupçonnait pas, cette bienheureuse Sophie, la violence de leur attrait ! Il y avait dans cette violence même une douceur à laquelle il fallait se rendre malgré soi !

Sophie, stupéfaite d’un aveu inespéré et auquel elle n’osait croire dans la bouche de sa sœur avide de lucre et de plaisir, appela toute son éloquence à la rescousse. Un rayon de la grâce divine avait donc enfin touché Hélène – ainsi commença le sermon de Sophie – car l’horreur du péché était le commencement du repentir. Cependant l’erreur et le doute habitaient encore son âme, puisqu’elle niait qu’une ferme volonté pût vaincre les assauts de la chair ; le désir de bien faire, solidement ancré dans un cœur, triomphait de toutes les tentations et l’histoire en fournissait des exemples sans nombre, chez les païens comme chez les chrétiens. Mais Hélène secouait douloureusement la tête. Hélas, gémit-elle, elle aussi avait lu d’admirables récits de cette lutte héroïque contre le démon de la sensualité ! Mais des hommes en étaient les héros : Dieu ne les avait pas seulement doués d’une force physique plus grande, il les avait dotés en outre d’une âme mieux trempée et les avait choisis pour être les vainqueurs dans le bon combat. Jamais une faible femme – et elle soupirait très haut en prononçant ces paroles – ne pourrait déjouer les ruses et les séductions masculines. Elle ne connaissait pas d’exemple qu’une femme vivement sollicitée eût résisté à la pression amoureuse d’un homme.

– Comment peux-tu parler ainsi ! s’écria Sophie, blessée dans son incommensurable orgueil. Ne suis-je pas moi-même la preuve qu’une volonté résolue peut faire échec aux appétits bestiaux des hommes ? Leur meute m’assaille du matin au soir et me poursuit jusque dans l’hospice. En me couchant, je trouve sur mon lit des lettres contenant les plus infâmes propositions. Personne cependant ne m’a jamais vue accorder un regard à l’un d’eux, car ma volonté me protège contre la tentation. Ce que tu dis est donc faux : lorsqu’une femme le veut vraiment, elle peut se défendre. J’en suis moi-même un exemple.

– Je le sais bien qu’en vérité, tu n’as jamais encore succombé, soupira hypocritement Hélène en jetant sur sa sœur un regard plein de fausse humilité. Mais tu n’y as réussi que parce que tu as la chance d’être garantie par ton habit et la rigoureuse mission que tu assumes. Tu es entourée de pieuses religieuses, et recluse à l’abri derrière les murs de ton couvent. Tu n’es pas seule et sans défense comme moi. Aussi, ne crois pas que tu doives ta pureté à ta seule fermeté, car je suis sûre que toi aussi, Sophie, si tu te trouvais un jour en face d’un jeune homme, tu n’aurais ni la force ni le désir de te défendre. Tu lui céderais comme nous toutes !

– Jamais ! Pas moi ! répliqua l’orgueilleuse. Je me fais fort de triompher de toutes les épreuves, et sans le secours de mon habit, grâce à ma seule volonté.

C’était précisément ce qu’Hélène voulait faire dire à Sophie. Attirant peu à peu la présomptueuse dans le piège qu’elle lui tendait, elle ne manqua pas de mettre encore en doute la possibilité d’une telle résistance, jusqu’à ce que Sophie elle-même insistât pour subir une épreuve décisive. Elle la désirait, elle l’exigeait même, pour prouver à sa trop pusillanime sœur qu’elle devait sa vertu à sa seule force d’âme et non pas à une protection quelconque. Hélène alors fit semblant de réfléchir un moment tandis qu’une impatience mauvaise faisait battre son cœur ; enfin elle répondit :

– Écoute, Sophie, je crois avoir trouvé ! J’attends demain soir Sylvandre, le plus beau jeune homme du pays, auquel nulle femme n’a encore jamais pu refuser ce qu’il attendait d’elle et qui pourtant me désire par-dessus toutes. Il va faire vingt-quatre lieues à cheval par amour pour moi et doit m’apporter sept livres d’or pur, entre autres présents, à seule fin de pouvoir être mon partenaire d’une nuit. Cependant s’il venait les mains vides, je ne le renverrais pas, et s’il le fallait je payerais la même somme pour l’avoir à moi, tant il est beau et distingué. Dieu nous a faites de visage, de taille et de discours si semblables que si tu portais mes vêtements, tu passerais aisément pour être moi-même. Attends donc demain Sylvandre à ma place et dîne avec lui. Si, croyant que c’est moi qui suis là, il essayait de te prendre, use de tous les prétextes pour te refuser. Je me cacherai dans une pièce voisine et verrai si tu es capable de lui résister jusqu’à minuit. Mais encore une fois, ma sœur, fais bien attention, sa séduction est grande, et plus grande encore est la faiblesse de notre cœur. Je crains que du fait de ton inexpérience tu ne succombes à une tentation inattendue : aussi je crois que tu ferais mieux de renoncer à un jeu aussi dangereux !

En poussant et dissuadant ainsi en même temps sa sœur, la rusée jetait de l’huile sur le feu de son orgueil. Sophie se vanta qu’elle triompherait facilement d’une épreuve aussi bénigne et qu’elle demeurerait maîtresse de ses sens non pas jusqu’à minuit, mais jusqu’à l’aube. Toutefois elle demandait l’autorisation d’apporter un poignard pour le cas où son compagnon s’enhardirait jusqu’à vouloir la violenter.

À ces fières paroles, Hélène tomba aux genoux de sa sœur comme sous l’effet de l’admiration, en réalité pour cacher la joie mauvaise qui brillait dans ses yeux. Elles convinrent donc que Sophie la dévote recevrait Sylvandre, le lendemain soir. Hélène jura de son côté de changer d’existence si sa sœur l’emportait. Sophie courut rejoindre ses compagnes pour retremper sa force au contact de la vertu éprouvée depuis des années, de ces admirables recluses qui ne vivaient que pour soulager la misère et les maux des autres. Elle soigna avec un dévouement redoublé les malades les plus gravement atteints, pour mieux se persuader à la vue de ces corps ruinés et infirmes de la fragilité des choses de ce monde. Ces créatures caduques et finies n’avaient-elles pas aimé autrefois, elles aussi, prononcé des serments d’amour passionné ? Qu’étaient-elles, à présent ? Des loques humaines, une pourriture vivante !

Cependant Hélène ne restait pas non plus inactive. Experte dans l’art d’appeler et de retenir Éros, le dieu capricieux, elle fit d’abord préparer traîtreusement par son chef calabrais des plats assaisonnés de toutes sortes d’aphrodisiaques. Elle fit mettre du musc, des huiles excitantes et des piments cantharidés dans les pâtés ; elle alourdit les vins avec de la jusquiame et des herbes malignes qui alanguissent rapidement les sens. Elle n’oublia pas non plus la musique, cette reine des entremetteuses, qui se glisse comme un vent tiède dans l’âme assoiffée de désir. Elle fit placer dans la pièce voisine de douces flûtes et de vibrantes cymbales, invisibles aux regards et d’autant plus dangereuses pour un cœur sans méfiance. Après avoir ainsi à l’avance chauffé le four du diable, elle attendit avec impatience l’heure du combat. Le soir, lorsque Sophie l’orgueilleuse dévote apparut, pâle d’insomnie et énervée par l’approche d’un danger qu’elle avait elle-même suscité, une troupe de jeunes servantes s’emparèrent d’elle dès le seuil et à son étonnement la conduisirent vers un bain d’aromates. Elles dépouillèrent de sa grossière cotte grise la novice rougissante et lui frottèrent les bras, les cuisses et le dos avec des fleurs pilées et des onguents parfumés, si délicatement et si rudement à la fois que son sang la picotait. Soudain une eau tantôt froide, tantôt bouillante ruissela sur son épiderme frémissant ; puis des mains véloces oignirent son corps brûlant avec une douce huile de narcisse, le massèrent et frictionnèrent sa chair éblouissante avec une peau de chat, si activement que des étincelles bleuâtres jaillissaient des poils de la fourrure ; bref les servantes prodiguèrent à la dévote, qui n’osait protester, les mêmes soins de beauté qu’elles appliquaient tous les soirs à Hélène avant les jeux amoureux. Pendant ce temps les flûtes soupiraient tendrement, un parfum de santal brûlé et de cire fondue s’exhalait des torches appendues aux murs. Lorsque Sophie, troublée par ce traitement nouveau pour elle, s’étendit enfin sur un sofa et qu’elle aperçut son visage réfléchi dans les miroirs métalliques, elle eut peine à se reconnaître et se trouva plus belle que jamais. Elle se sentait légère, heureuse de vivre et s’en voulait en même temps de ressentir ce bien-être avec trop de satisfaction. Mais sa sœur ne lui laissa pas le temps de résoudre ce conflit de sentiments. S’approchant d’elle avec des câlineries de chatte, elle lui fit sur sa beauté des éloges enflammés que Sophie bouleversée repoussa avec rudesse. Les deux hypocrites s’embrassèrent encore une fois, l’une en tremblant d’inquiétude et d’angoisse, l’autre agitée par l’impatience et un mauvais désir. Puis Hélène fit allumer les flambeaux et disparut comme une ombre dans la pièce voisine pour assister à la scène qu’elle avait si audacieusement imaginée.

Or la courtisane avait eu le temps d’informer Sylvandre de l’étrange aventure qui l’attendait et lui avait conseillé de traiter tout d’abord l’orgueilleuse avec beaucoup de décence, afin de la rassurer et de la mettre hors de ses gardes. Flatté et désireux de triompher dans un combat aussi original, le jeune homme se présenta devant Sophie ; celle-ci porta involontairement la main gauche à son poignard qui devait la protéger. Mais à sa grande surprise, cet amant qu’elle s’imaginait insolent s’avança vers elle avec la plus déférente courtoisie. Soigneusement instruit par Hélène, il se garda bien d’attirer dans ses bras la jeune fille haletante ou de la saluer en termes familiers. Il commença par plier respectueusement le genou devant elle, puis il prit une pesante chaîne d’or ainsi qu’un surtout pourpre, en soie provençale, des mains de son écuyer qui se retira aussitôt, et il demanda à Sophie la permission de la revêtir de la tunique et de lui passer le collier autour du cou. Elle ne pouvait que se rendre à tant de correction, et se laissa mettre la chaîne et le somptueux vêtement sans résistance, mais non sans sentir glisser sur sa nuque la douce caresse des doigts brûlants du jeune homme, en même temps que le froid métal. Cependant comme Sylvandre ne sortait toujours pas de sa réserve, Sophie n’eut pas sujet de se fâcher. Au lieu de se faire pressant, le rusé s’inclina encore une fois devant elle en lui déclarant d’un air confus qu’il se sentait indigne de s’asseoir à sa table dans cet état, car ses habits étaient couverts de poussière : il lui demandait donc la permission d’aller faire tout d’abord un brin de toilette. Embarrassée, Sophie appela les servantes et leur ordonna de conduire Sylvandre à la salle de bains. Celles-ci, obéissant à un ordre secret de leur maîtresse et feignant de se méprendre sur le sens des paroles de Sophie, déshabillèrent prestement le jeune homme qui fut bientôt nu devant elle, beau comme cette statue d’Apollon le païen, qui se dressait jadis sur la place du Marché et que l’évêque avait fait briser. Ensuite elles le parfumèrent et lui lavèrent les pieds à l’eau chaude ; puis, sans se hâter, elles lui tressèrent en souriant une couronne de roses dans les cheveux et le revêtirent finalement d’un vêtement éclatant. Lorsqu’il s’avança vers Sophie dans ses nouveaux habits, elle le trouva encore plus beau que précédemment. Mais s’étant aperçue qu’elle était sensible au charme singulier du jeune homme, elle fronça le sourcil et s’assura que le poignard protecteur était bien à portée de sa main. Elle n’eut pas cependant à s’en servir, car l’aimable garçon l’entretenait de sujets sans conséquence, à la même distance respectueuse que les savants docteurs de l’hospice, et l’occasion de donner à sa sœur cachée à côté un exemple de fermeté féminine – elle en était déjà plus fâchée que satisfaite – ne se présentait toujours pas. Sans doute pour défendre sa vertu est-il nécessaire qu’elle soit d’abord menacée. Mais la passion de Sylvandre se refusait à livrer assaut : à peine si une brise d’affabilité venait corriger la froideur de ses propos, et les flûtes qui dans la pièce voisine élevaient peu à peu le ton, tenaient un langage plus tendre que les lèvres vermeilles et pourtant sensuelles de ce garçon. Il parlait sans arrêt combats et expéditions militaires, ni plus ni moins que s’il se fût trouvé à table avec des hommes, et son indifférence était si bien jouée qu’elle ôta toute méfiance à Sophie. Elle goûta sans hésiter aux mets fortement épicés et aux vins sournoisement narcotisés. Impatiente, dépitée même à la longue par cette froideur qui l’empêchait de prouver la solidité de sa vertu et de laisser paraître devant sa sœur une noble indignation, elle finit par provoquer elle-même le danger. Elle trouva par hasard au fond de sa gorge un rire qui l’étonna elle-même, et se fit un malin plaisir de manifester la plus folle gaieté, donnant libre cours à son exubérance, car d’ailleurs minuit approchait, son poignard était à portée de main et le jeune homme réputé si dangereux semblait plus froid que le fer de cette lame. Elle se rapprochait de plus en plus de lui, puis se renversait en arrière, dans l’espoir de fournir à sa vertu un glorieux motif de résistance, et agissant ainsi, l’orgueilleuse avait recours sans le savoir aux mêmes moyens de séduction dont usait, par amour de l’argent et du plaisir, sa courtisane de sœur.

Mais il ne faut pas tenter le diable, conseille un sage proverbe, sans quoi il vous saute à la gorge… C’est ce que fit pourtant la présomptueuse championne. Peu habituée à boire du vin dont elle ne soupçonnait pas l’influence lascive, enivrée par l’exhalaison de plus en plus lourde qui montait des brûle-parfums, délicieusement alanguie par la grisante musique des flûtes, ses sens se troublèrent peu à peu. Son rire devint un balbutiement, son exubérance, du désir. Nul docteur de l’une ou l’autre faculté n’eût pu affirmer devant un tribunal qu’elle était éveillée ou sommeillait déjà, qu’elle était à jeun ou ivre, ni que ce fût à son corps défendant ou de bon gré – mais longtemps avant le coup de minuit, ce que Dieu ou son antagoniste veut qu’il arrive entre une femme et un homme se produisit. Tout à coup, de la robe défaite le poignard tomba en tintant sur les dalles de marbre ; chose étrange, la dévote défaillante ne le ramassa pas pour le brandir, telle une nouvelle Lucrèce, contre l’impudent, et on ne perçut dans la chambre voisine ni sanglots ni bruit de lutte. Lorsqu’à minuit la courtisane triomphante suivie de ses servantes fit irruption dans la pièce devenue chambre nuptiale et tint avec curiosité une torche au-dessus de la couche de la vaincue, celle-ci ne manifesta ni accablement ni remords. Selon l’usage des païens, les impertinentes servantes jonchèrent son lit de roses, plus rouges que les joues empourprées de la jeune fille qui s’apercevait, mais trop tard, de son infortune féminine. Cependant Hélène serra avec chaleur sa sœur dans ses bras, les flûtes et les cymbales résonnèrent joyeusement comme si Pan était ressuscité dans le monde chrétien ; effrontément nues, les servantes se mirent à danser et à chanter les louanges d’Éros, le dieu méprisé. Puis, la troupe tourbillonnante des bacchantes alluma un feu de bois odoriférant dont les flammes gourmandes consumèrent le pieux vêtement ridiculisé à plaisir. Elles couvrirent d’une même pluie de roses l’ancienne et la nouvelle hétaïre, qui refusait d’avouer sa défaite et riait jaune, comme si elle s’était donnée librement à ce beau garçon. À les voir ainsi côte à côte, toutes deux rougissantes, l’une de honte, l’autre d’orgueil, personne n’aurait pu distinguer Sophie d’Hélène, la fausse dévote de la courtisane, et le regard du jeune homme allait avec incertitude de l’une à l’autre, rallumé par un désir doublement impérieux.

Pendant ce temps l’insolente valetaille avait à grand bruit ouvert les portes et les fenêtres du palais. Les noctambules s’approchèrent et éclatèrent de rire en apprenant ce qui s’était passé. La nouvelle se propagea comme une traînée de poudre, et à l’aurore tout le monde connut l’éclatante victoire remportée par Hélène sur Sophie la novice, par la luxure sur la chasteté. Ce n’est pas tout. Car dès que les hommes de la ville eurent connaissance de la chute de cette vertu si longtemps farouche, ils accoururent déjà tout enflammés et, avouons-le à la honte de Sophie, ils furent bien accueillis. Car celle-ci avait changé de caractère en même temps que de costume et, restée auprès de sa sœur, elle cherchait à l’égaler en ardeur et en zèle amoureux. Leurs querelles et leur rivalité avaient à présent pris fin ; depuis qu’elles s’adonnaient toutes deux à leur honteux commerce, les jumelles malignes vivaient désormais ensemble dans la plus parfaite intelligence. Elles avaient la même coiffure, portaient les mêmes bijoux, les mêmes toilettes. Et maintenant que leur rire était le même, qu’elles disaient les mêmes mots d’amour, un jeu voluptueux sans cesse renouvelé commença pour les débauchés, qui consistait à deviner d’après leurs regards, leurs baisers et leurs caresses si c’était Hélène la courtisane ou Sophie l’ancienne dévote qu’ils tenaient dans leurs bras. Et la ressemblance était si complète qu’ils parvenaient bien rarement à savoir pour laquelle des deux ils se ruinaient ; en outre les sœurs espiègles se faisaient un plaisir de mystifier les curieux.

Ainsi – et ce n’était pas la première fois en ce monde décevant – Hélène avait triomphé sur Sophie, la beauté sur la sagesse, le vice sur la vertu, la chair trop prompte sur l’esprit défaillant et présomptueux. Ce que Job déplorait déjà dans ses mémorables lamentations s’avérait une fois de plus exact : le méchant avait ici-bas la vie belle, tandis que le juste était honni et ridiculisé. Jamais douanier ni gabelou, jamais coupeur de bourse ni larron d’église, jamais boulanger ni orfèvre, marchand ni usurier n’avaient drainé autant d’or dans un pays que ces deux sœurs avec le commerce de leur corps. Les fidèles associées mirent à sec les bourses les mieux garnies, vidèrent les coffres les plus pleins ; chaque nuit l’or et les bijoux affluaient chez elles comme l’eau va à la rivière. Et comme elles n’avaient pas seulement hérité de la beauté de leur mère, mais aussi de son esprit d’économie, les jumelles ne gaspillèrent point ces richesses en futilités, comme font ordinairement leurs pareilles. Elles furent plus avisées, elles le prêtèrent à des taux usuraires, le confièrent à des chrétiens, des païens, des juifs pour le faire fructifier. Elles se débrouillèrent si bien que jamais nulle part on n’amassa capital aussi élevé en espèces, pierreries, reconnaissances de dettes et bons divers qu’en cette maison mal famée. Il n’était pas étonnant qu’avec un tel exemple sous les yeux, les jeunes filles de la localité ne voulussent plus faire le ménage ni se gercer les doigts au lavoir ; et bientôt, du fait de la funeste présence en ses murs des deux sœurs réconciliées, cette ville eut auprès des autres cités la réputation d’une nouvelle Gomorrhe.

Mais comme le dit bien un autre ancien proverbe, tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise. Ce scandale devait, lui aussi, se terminer de façon édifiante. À la longue et les années passant, les hommes finirent par se lasser de ce jeu d’énigme qui ne se renouvelait plus. Les visiteurs se firent plus rares, les torches s’éteignirent plus tôt ; tous surent bien avant les deux sœurs ce que les miroirs racontaient tout bas aux flambeaux vacillants : de petits plis se creusaient sous leurs yeux railleurs et la nacre de leur peau, qui se détendait peu à peu, commençait à se ternir. En vain usèrent-elles d’artifices pour réparer les outrages journaliers de l’impitoyable nature, en vain teignirent-elles les mèches grisonnantes de leurs tempes, passèrent-elles sur leurs rides des couteaux d’ivoire et mirent-elles du rouge sur leurs lèvres fatiguées : impossible de dissimuler plus longtemps les années trépidantes qu’elles avaient vécues. Une fois leur jeunesse envolée, les amants en eurent assez des deux sœurs. Car pendant qu’elles se fanaient, une nouvelle génération de jeunes filles grandissait tous les ans dans les rues voisines, d’exquises créatures aux seins fermes, aux boucles friponnes et dont la virginité excitait la curiosité des hommes. La maison de la place du Marché devint silencieuse, les gonds de la porte rouillèrent. Les parfums brûlèrent en pure perte, la cheminée ne chauffait plus personne et les jumelles paraient inutilement leur corps. Délaissant leur art charmeur, les musiciens qu’on ne venait plus écouter se livraient, pour tuer le temps, à d’interminables parties de dés et le portier, dont les visiteurs ne troublaient plus le sommeil, engraissait à force de dormir. Assises devant la longue table qu’ébranlaient naguère les rires des convives et privées de la compagnie d’un amant, les deux sœurs esseulées avaient tout loisir de penser au passé. Sophie surtout songeait avec mélancolie au temps où, loin des plaisirs du monde, elle menait une vie sage et agréable à Dieu. Parfois elle rouvrait ses livres de piété couverts de poussière, car souvent la sagesse vient aux femmes quand la beauté les quitte. Peu à peu un revirement surprenant s’accomplit ainsi dans l’esprit des deux jumelles, car si au temps de leur jeunesse c’était Hélène la courtisane qui avait triomphé de Sophie la dévote, cette fois ce fut Sophie – tard il est vrai et après avoir copieusement péché – qui fut écoutée de sa sœur Hélène, lorsqu’elle lui prêcha le renoncement. On les vit se livrer un jour à de mystérieuses allées et venues. Tout d’abord, ce fut Sophie qui se glissa seule dans l’hospice pour aller demander pardon de sa conduite indigne. Puis elle revint, accompagnée d’Hélène. Et quand elles déclarèrent toutes deux qu’elles voulaient faire don à cette maison de la totalité de leurs biens, les plus incrédules eux-mêmes ne doutèrent plus de la sincérité de leur repentir.

Un beau matin donc, tandis que le portier dormait encore, deux femmes simplement vêtues et la figure voilée sortirent comme deux ombres de la somptueuse demeure, rappelant assez par leur allure humble et craintive cette autre femme, leur mère, qui cinquante ans plus tôt regagnait sa misérable rue après l’écroulement de son éphémère fortune. Elles se faufilèrent discrètement par une porte entrebâillée, et celles dont l’orgueilleuse rivalité avait accaparé si longtemps l’attention de tout un pays se cachèrent alors le visage pour n’être reconnues de personne et mieux couper les ponts derrière elles. Dans un couvent à l’étranger, personne ne sait lequel – après des années de retraite silencieuse où nul ne connaissait leur origine, elles ont dû mourir, oubliées. Mais les trésors qu’elles léguèrent au pieux asile étaient si considérables, on retira tant d’argent de la vente des médailles, des colliers, des pierreries et des reconnaissances de dettes, qu’on décida de bâtir pour l’embellissement et la gloire de la ville un nouvel et superbe hospice, qui surpassât en beauté et en dimensions tous ceux qu’on eût jamais vus en Aquitaine. Un architecte du Nord en traça le plan, des équipes d’ouvriers travaillèrent sans relâche pendant vingt ans à sa construction ; et finalement, lorsqu’on enleva les échafaudages, la foule contempla avec étonnement le gigantesque édifice. En effet, l’usage du pays voulait qu’une seule tour massive et rectangulaire dominât le corps du bâtiment ; or ici se dressaient deux tours dentelées, d’une sveltesse si féminine et si semblables dans leurs proportions et la grâce de leurs ciselures que dès le premier jour, les gens les appelèrent les « sœurs » – peut-être simplement pour leur similitude d’aspect, mais peut-être aussi parce que le peuple, qui a toujours aimé garder à travers les siècles le souvenir des faits mémorables, ne voulait pas oublier l’histoire peu commune des deux jumelles que ce brave citadin, peut-être un peu emporté par le vin, me raconta vers la minuit, au clair de lune.

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Septembre 2013

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[1] En français dans le texte.

[2] En français dans le texte.

[3] En français dans le texte.

[4] En français dans le texte.