Paul Bourget
VOYAGEUSES
(1897)
Ebooks libres et gratuits
Table des matières
À propos de cette édition électronique
À
MADAME LA COMTESSE DE BRIGODE,
Respectueux Hommage
J’ai là, sur ma table, à portée de ma main, quinze ou vingt cahiers d’épaisseur diverse, et à la première page desquels je peux lire ces mots : Provence, Italie, Espagne, Angleterre, Grèce, Syrie, Palestine, Maroc, Allemagne, Amérique… une vraie table des matières d’un manuel de géographie. Ce journal d’une jeunesse qui fut passionnément errante m’amuse à feuilleter, comme, tout enfant, l’herbier où je conservais, avec des dates et des noms, les plantes cueillies dans mes promenades d’écolier. D’innombrables silhouettes humaines s’animent pour moi, à travers ces pages. Celles que j’évoque plus complaisamment sont des physionomies de femmes rencontrées une semaine, un jour, une heure, et dont j’ai deviné, imaginé peut-être, le roman intime par le rapide hasard de quelque accident de route. De ces rencontres, les unes sont toutes récentes, d’autres lointaines. Une ou deux restent associées à des souvenirs tragiques. Je viens d’en transcrire plusieurs qui m’ont semblé former un tout par elles-mêmes. Je les ai réunies sous ce titre commun de Voyageuses parce que c’est là réellement une suite de portraits de passantes, esquissés dans le rapide éclair de la plus fugitive impression. Une seule fois nos chemins se sont croisés pour ne plus se toucher ici-bas. De presque toutes, j’ignore où elles vivent, et si elles vivent. Elles ne me réapparaissent, quand j’y songe, que dans le cadre momentané où je les ai connues : un pont de bateau sur la Méditerranée ou sur l’Océan, la nef d’une vieille basilique italienne, la terrasse d’un palais étranger, une rue d’une ville où ni elles ni moi ne sommes revenus, l’angle d’un wagon qui filait… Mais cette brièveté de leur passage ne demeure-t-elle pas la poésie unique, le charme inégalé de ces voyageuses, connues juste assez pour les plaindre de leur mélancolie, pour être heureux de leur bonheur, et pas assez pour souffrir de les avoir vues disparaître à jamais ?…
Qui a pu voyager en Italie et ne pas connaître quelqu’une de ces journées de parfaite beauté, où il semble que toutes les circonstances se réunissent pour porter l’âme à son plus haut degré d’émotion heureuse : la saison qu’il est, le temps qu’il fait, la lumière du ciel, le coloris du paysage, la rencontre d’un chef-d’œuvre inconnu, la grâce pittoresque des gens ? Ailleurs, en Égypte, en Algérie, en Andalousie, vous trouverez un air aussi tiède, aussi transparent, d’aussi lumineuses après-midi ; – en Syrie, au Maroc, des horizons plus grandioses ; – en Espagne, en Grèce, des tableaux, des sculptures, des architectures d’une égale splendeur ; – en Provence, en Irlande, des hommes du peuple aussi humoristiquement familiers. En Italie seulement vous goûterez l’accord total de ces impressions, et cela donne à certaines heures, dans cette contrée, un inoubliable, un incomparable enchantement. Que j’en ai savouré de ces heures, durant mes vingt séjours au delà des Alpes, loin, bien loin de Paris et de ses pauvretés intellectuelles, loin du monde littéraire et de ses cruautés gratuites, loin, bien loin de tout et près de l’Idéal, près des morts qui nous ont légué dans leur art le meilleur d’eux-mêmes, près de l’âme de notre race, puisque c’est ici le point d’origine de l’esprit latin, du commun génie que nous renions en vain dans des rivalités fratricides ! – En Toscane, autour de Pise, de Florence, de Sienne, il est des coins dont le seul nom, gravé sur une carte, fait battre mon cœur. De Sienne surtout. Beyle a ordonné que l’on mît sur son tombeau : Milanese. Je suis parfois tenté de demander que l’on écrive sur celui où je reposerai : Senese… Et ce ne serait pas trahir mon vrai pays. Tant d’histoire française, et de la plus héroïque, demeure mêlée aux pierres de cette ville où commanda Montluc et qui, seule, nous resta fidèle, durant ce terrible seizième siècle, si indulgent aux trahisons : « Étranger, » est-il écrit sur une de ses portes, « Sienne t’ouvre son cœur… » je n’ai jamais lu cette inscription sans m’attendrir.
C’est le détail des souvenirs rattachés à deux de mes séjours dans cette chère ville que je voudrais fixer aujourd’hui. Le premier remonte au printemps de 1885, et je le retrouve en moi, quand j’y songe, comme un de ces rayonnements de beauté dont je parlais tout à l’heure. Ce matin-là, un des derniers du mois de mars, j’étais parti sur la foi d’un livre anglais, pour visiter un couvent de Franciscains, perdu dans la montagne au-dessus de Volterra. Je devais y voir toute une série de scènes de la Passion, représentées en terre cuite coloriée, l’œuvre la plus considérable de ce mystérieux sculpteur aveugle, Giovanni Gonnelli, dit : il Cieco di Gambassi. L’excursion, assez longue et compliquée, m’avait été fortement déconseillée par mon guide habituel à travers la province, un vieil artiste dont j’avais fait la connaissance au petit musée municipal de Sienne. Il y était attaché, je ne sais trop en quelle qualité, et il passait ses journées depuis vingt ans dans une des salles du premier étage, à mastiquer de cire les éraillures des panneaux peints a tempera par tous les Bartolo di Maestro Fredi, les Taddeo di Bartolo, les Domenico di Bartolo, les Matteo di Giovanni di Bartolo, les Benvenuto di Giovanni, les Girolamo di Benvenuto. Je me perds aujourd’hui parmi les noms de ces vieux maîtres. Le cavalier Amilcare Martini m’avait pourtant appris à les distinguer, lui dont la vie entière s’était employée à réparer leurs Madones avec des délicatesses de dentiste qui aurifie les deux dents de devant d’une princesse royale. C’était un homme de mine chétive, qui portait de longs cheveux soyeux et grisonnants, une barbiche blanche ; et ses yeux, d’un brun pâle, luisaient dans un maigre visage tout passé, tout effacé. À force de vivre devant les fresques éteintes et les triptyques dégradés du quatorzième siècle, sa personne physique semblait s’être harmonisée à ces décolorations. Il les aimait si passionnément, ces peintres de son pays ! Il veillait sur leur œuvre survivante avec une si religieuse patience ! Et tout ce qui n’était pas eux lui paraissait si barbare !
— « Qu’irez-vous faire à San Sebastiano ? » m’avait-il dit. – C’était le nom du couvent. – « Il n’y avait là qu’une bonne chose, un supplice du saint, par Giovanni di Paolo. Les moines l’ont vendu à un Anglais, à l’époque de la suppression… »
— « Et le Ghirlandajo qui reste ? Et les terres cuites ? »
— « Ghirlandajo ! » m’avait-il répondu avec mépris, en laissant errer son regard sur les fonds en or des tableaux de son musée. « Peuh ! C’est un brave artiste, mais déjà de bien basse époque. Quant aux terres cuites, elles sont du dix-septième siècle… Et puis », avait-il ajouté, « vous n’arriverez jamais à San Sebastiano en un jour… »
— « En allant avec le train jusqu’à Castel Fiorentino cependant ?… Je suis là vers les dix heures. Comptez : trois heures de voiture pour aller, autant pour revenir, deux heures dans l’intervalle pour laisser reposer les chevaux, déjeuner, voir le couvent, et je suis à temps pour le dernier train qui me ramène à Sienne vers neuf heures. »
— « Il faudrait pour cela que le chemin de fer partît et arrivât à l’heure », avait répondu philosophiquement l’adorateur des Primitifs, en hochant sa vieille tête, « et vous savez bien qu’ici il y a toujours du retard. Le retard en tout, hélas ! c’est le destin italien, aujourd’hui… »
Je l’entends encore, après tant d’années, prononcer avec un soupir et un sourire cette formule, où il y avait de l’ironie et de la conviction, de l’orgueil et du désenchantement : Il Destino Italiano ! Je devais en avoir un commentaire trop indiscutable dès le lendemain matin ; car, m’étant obstiné, malgré l’absence du panneau de Giovanni di Paolo, à entreprendre mon voyage, un embarras de la petite ligne locale me fit arriver à Castel avec deux heures de retard, et le premier cocher que je consultai, aussitôt descendu de wagon, répondit à ma demande :
— « Pour aller à San Sebastiano de Montajone ?… Il faut trois heures et demie en marchant bien, autant pour revenir, et une heure de repos là-bas. Cela fait neuf heures. Encore faudra-t-il que j’attelle le Moro, car la jument est bonne mais elle est vieille et il faut la ménager : chi non ha amore alle bestie, non l’ha neanche ai cristiani… »
L’aimable Toscan avait dit cet aimable proverbe en caressant du fouet la pauvre rosse blanche attelée à sa voiture, une de ces carrioles à deux roues que les gens du pays dénomment des baroccini. Les brancards attachés très haut pointent à la hauteur des oreilles de la bête. Les deux personnes que peut tenir l’unique banquette sont rejetées en arrière à chaque coup de collier. Elles doivent, pour maintenir leur équilibre, assurer leurs pieds sur le treillis en grosse corde qui sert de fond à la voiture et de filet pour les paquets. C’est tout de même un admirable outil à rouler vite que cette dure charrette, si légère, si gaie. Elle brave fondrière et cailloutis, montées et pentes. Et puis, lorsqu’un cocher est plaisant comme celui-là et qu’il parle le joli italien, mâle et musical, de cette province, quelle fête d’aller ainsi, parmi les oliviers, les mûriers, les vignes et les chênes verts ! Le geste de l’homme flattant sa jument avait été si avenant ; dans son costume de drap jaune à carreaux noirs, il avait une si alerte tournure ; son brun visage exprimait tant d’intelligence, qu’obligé de renoncer à mon expédition, je fis à mauvais jeu bonne mine. – Les Toscans ont encore un proverbe pour cette sagesse-là. D’ailleurs pour quelle circonstance n’en ont-ils point ? « Chi non puo ber nell’oro, beva nel vetro… – Que celui qui ne peut boire dans l’or boive dans le verre… »
— « Neuf heures… Eh bien ! je n’irai donc pas à San Sebastiano », lui dis-je ; « je ne serais pas à temps pour le train. Mais n’y a-t-il pas quelque promenade à faire plus près ?… »
— « Des promenades ? » s’écria-t-il. « Si vous voulez monter dans la voiture, avec la blanche, je vous porte à San Gimignano en une heure et demie, et quelles églises il y a là, et quelles fresques, – tutta roba del quattrocento !… »
— « Je les connais », répondis-je, amusé par l’accent avec lequel il avait prononcé un des deux mots que les plus humbles habitants de cette artistique campagne ont toujours à la bouche. Quattrocento, c’est l’éloge. Seicento, c’est l’autre mot, et c’est le mépris. Ils les distribuent, ces formules, au petit bonheur, et avec une assurance, une sincérité ! Celui-ci réfléchit une minute :
— « Est-ce que vous connaissez San Spirito in Val d’Elsa ?… » me demanda-t-il, et sur ma réponse négative : « Non ? Mais c’est la plus belle église de la Toscane. Je vous y porterai », dit-il en ramassant les rênes. « Accommodez-vous… » Et sur ma réponse que je n’avais pas déjeuné : « Heureusement, il y a ici la meilleure auberge de la province… » s’écria-t-il, « une cuisine de famille, vous savez, mais de premier choix, et du chianti, du vrai cru !… Veramente, non c’è male… Je profiterai de ce temps pour atteler le Moro. »
La facilité avec laquelle ce subtil personnage faisait alterner des éloges enthousiastes et ce prudent non c’è male, me mit bien un peu en défiance à l’égard du monument inconnu qu’il entendait me révéler. Mais quoi ! à défaut d’un chef-d’œuvre d’architecture, j’aurais le paysage toscan. J’aurais la conversation d’Antonio Bonciani, – ainsi s’appelait mon tentateur. – Et aussitôt le déjeuner fini, lequel se composait d’une omelette à l’huile, d’un peu de viande grillée qu’il fallut tremper de citron, et d’un verre de chianti, piquant à en paraître poivré, je me hissai sur la banquette du baroccino… Nous voilà donc roulant lestement au trot du Moro : un bidet plus maigre que la jument, avec des flancs étiques, un cou décharné, mais des jambes solides et qui vont le vent aux descentes. Bonciani, pour le soulager, marche aux montées. Il a allumé un long cigare, préalablement vidé de sa paille, et nous causons. C’est autour de nous le plus idyllique des horizons : ici, une vallée où les mottes, brunes et retournées, attendent le maïs et les fèves ; plus loin, le blé et l’avoine commencent à lever, verts sur la terre sombre. Presque tous les champs sont plantés d’arbres aux troncs desquels s’enlacent des vignes. Des hommes taillent le bois de ces vignes encore dénudées et les attachent à l’ormeau, avec des baguettes jaunes en osier souple. De noueux oliviers, de place en place, remuent au soleil leur feuillée d’argent gris. Du haut des coteaux, on aperçoit la forêt là-bas, d’où arrivent les charbonniers qui passent, menant des chars traînés de bœufs blancs aux cornes énormes. Ils portent, qui à Castel Fiorentino, qui à Empoli, qui à Florence, des sacs remplis d’un charbon de bois, destiné à rôtir, dans la saison de la chasse, les grives nourries de baies de genièvre. De grosses bourgades dentellent de tours les hauteurs lointaines, et, de place en place, derrière un rideau de cyprès, une villa peinte profile sa masse claire auprès d’une ferme qui sert à l’exploitation. Sans cesse, à la fin d’une descente, au faîte d’une colline, au détour d’une vallée, nous retrouvons le mince ruban de l’Elsa. Elle tord son eau, d’un vert très pâle, entre deux rives argileuses. Un soleil léger et vibrant, un jeune soleil d’une griserie heureuse, enveloppe d’une féerie de lumière ces travaux des champs, ces jeunes pousses, ces attelages, ces arbres, cette forêt, cette rivière, et j’écoute Bonciani me célébrer les louanges de sa Toscane, – de notre Toscane.
— « Ah ! » racontait-il, « l’Italie est le jardin du monde, et la Toscane est le jardin de l’Italie… C’est dommage qu’il y ait un peu trop d’impôts, maintenant. Autrefois, tout était à si bon marché. Pour prendre une merenda, qui se composait d’un pigeon, de macaroni, de pain, de salade, le tout arrosé d’un demi-fiasco de chianti, mon père payait un paolo… Cinquante-six centimes d’à présent… Aujourd’hui, il faut gagner un peu plus… Mais bah ! Nous n’avons pas l’épaule ronde, dans la maison Bonciani. Nous sommes cinq frères. L’aîné fait le vendeur de chapeaux. Moi, le second, je suis voiturier. Le troisième est en Amérique, au Brésil. On lui payait mal le chianti et l’huile qu’il expédiait là-bas. Alors il est allé faire ses affaires lui-même. Le quatrième frère a pris la ferme et envoie le chianti et l’huile à l’autre… Ils réussissent… » Il disait : « Fanno del bene. » Comment traduire ces mots, accompagnés d’un geste des doigts et d’un clignement des yeux ? Comment traduire aussi cette gracieuse image sur l’épaule ronde, qui symbolise le nonchaloir, parce qu’elle laisse glisser les fardeaux ; et la merenda, ce goûter-souper ; et tout le vocable italien, ponctué de « c » durs prononcés en « h » aspirés ? Il continuait : « Le cinquième est à Rome, employé du gouvernement. Toute la famille s’est étalée ainsi, – Tutta la famiglia s’è ramata cosi !… » Et du doigt montrant un gros hameau sur une crête au loin : « Notre père est venu de là, de Montajone. Ils étaient, eux, quatre frères. Per Bacco ! ils sont allés souvent à la messe de la Pentecôte, tout petits, à San Spirito in Val d’Elsa. »
— « L’église dépend donc de ce village ? » lui demandai-je.
— « Che ! Che !… Si vous disiez cela à l’archiprêtre, le brave homme crierait de colère. Il est vif comme le feu, vous savez, malgré ses soixante-dix ans. Mais ce ne sont pas les vifs qui sont à craindre. C’est la colère de ceux qui ne se fâchent jamais dont il faut avoir peur. Nous disons en Toscane : « Garde-toi du vinaigre de vin doux. » Vous comprenez ?… San Spirito in Val d’Elsa ne dépend que du Saint-Père. L’archiprêtre vous l’expliquera… Il vous expliquera tout. Il est si fier de son église… »
— « Et il y a longtemps qu’il l’administre ?… »
— « Au moins quarante », fit Bonciani. « J’en ai trente-huit et j’ai toujours connu Dom Casalta… J’étais haut comme la moitié de mon fouet que je le voyais aller et venir, quêtant de l’argent pour son église… Il en a mangé des mille et des mille lires à la reconstruire. Quand il l’a prise, c’était une ruine, et vous jugerez !… On la croirait neuve !… C’est qu’il l’aime, et c’est qu’elle est belle, le plus pur quattrocento !… »
Jamais la prodigieuse souplesse de ce vocable admiratif ne devait être illustrée pour moi d’un plus étonnant exemple qu’à cette occasion. À travers les pittoresques bavardages de ce brave garçon, et depuis une heure que nous marchions, je m’étais fait une idée assez pauvre de l’édifice et du prêtre vers lesquels il me menait. J’imaginais un monument d’un style quelconque, violemment badigeonné, flambant neuf, et, pour y présider, quelque ecclésiastique à demi paysan, grand buveur de chianti, grand mangeur de gorgonzola, grand quémandeur d’aumônes, et fort mal élevé. Aussi fut-ce une première surprise, et délicieuse, lorsque, à un tournant du chemin, Bonciani me montra du bout de son fouet une façade soudain dressée à deux cents mètres de nous, et que j’aperçus le plus rare bijou de vieille basilique mi-romane, mi-gothique. Je devais plus tard retrouver, dans la collégiale de San Quirico, commencée elle aussi au huitième siècle et finie au treizième, cette légèreté paradoxale d’un style adorablement ambigu, avec les arches du porche arrondies en plein cintre et les fenêtres du clocher aiguisées en ogive. Cette façade de pierre rousse, comme brûlée, comme mangée de soleil, était revêtue de plusieurs rangs de colonnes étagées, d’une sveltesse singulière. Je constatai, en m’approchant, combien cette impression de légèreté était savamment obtenue : chacune de ces colonnes ramassait en un faisceau quatre plus petites colonnettes, ajourées, toutes grêles, et enjolivées d’un serpent qui en faisait de véritables torsades. Des animaux jumelés formaient les chapiteaux et d’autres bêtes se voyaient partout. Au fronton, deux crocodiles se dévoraient au-dessus d’une Madone ; au portail, des lions et des léopards accroupis soutenaient les piliers de la base. Contre l’église s’accotait une maison construite en pierres de cette même couleur rousse. Elle devait servir de presbytère, car, à l’approche de notre voiture, je vis sur le seuil une silhouette surgir qui fit s’écrier mon cocher :
— « Voilà Dom Casalta lui-même. Ah ! l’on ne peut pas dire de lui que ses cheveux gris sont les fleurs de l’arbre de la mort. Est-il vif ! Et à chaque nouveau printemps il a l’air plus jeune… »
Le fait est que l’extraordinaire personnage qui nous accueillait maintenant d’un salut, ainsi debout à côté de l’admirable église, n’offrait dans son premier aspect aucun signe du grand âge mentionné par l’indiscret Bonciani. L’archiprêtre était un homme de six pieds, demeuré souple et mince. Un sourire de sympathie éclairait son beau visage bien rasé, où brillaient deux yeux du bleu le plus limpide, et ce sourire découvrait une rangée de très blanches dents que l’on devinait intactes. Il avait la tête nue. La brise qui avait rafraîchi toute notre excursion de cette idéale après-midi secouait doucement les boucles argentées de ses cheveux qui retombaient sur le collet droit de sa redingote taillée à l’ancienne mode. Une culotte courte, des bas de soie où se dessinaient des mollets d’athlète, des souliers à boucles dorées où se moulait un pied un peu déformé par la goutte, achevaient ce costume que le bonhomme portait avec une élégance personnelle d’un caractère très saisissant. Le vieillard avait dû être, à trente ans, un des plus beaux exemplaires d’une race féconde en beaux exemplaires humains. Il était encore magnifique de robustesse et d’allures. Avec cela il émanait de lui une dignité native, cette grâce aimable, pour laquelle ses compatriotes ont créé le mot de sympathique.
— « Bonjour, Tonino », dit-il à Bonciani, d’une voix profonde, comme en ont souvent les personnes de son âge qui conservent la pleine vigueur de la vie. « Il y avait longtemps que tu n’étais venu faire tes dévotions à San Spirito. Où étais-tu à la Pentecôte dernière ? Mais il te sera beaucoup pardonné, puisque tu nous amènes des visiteurs. Et vous, monsieur, soyez le bienvenu. Vous arrivez à une heure admirable… C’est le meilleur moment de la journée pour voir la façade, à cause de l’éclairage… Tenez, à deux pas en arrière de la voiture. Deux pas, juste. C’est le point… »
Sans chapeau, quoique le soleil de cette fin de mars fût déjà brûlant, l’enthousiaste s’était précipité vers la carriole. Il m’avait aidé à descendre, et, me prenant par le bras, il m’avait placé à l’endroit voulu. Qui étais-je ? D’où et pourquoi venais-je ? Mes connaissances ou mes ignorances en architecture ?… Que lui importait ? J’étais le témoin de sa chimère. Me voyait-il ? Non. Il ne voyait que l’église, son église. Toute sa noble physionomie s’animait, s’éclairait d’une joie exaltée et naïve. C’était l’extase du numismate qui manie une médaille à fleur de coin, de l’archéologue qui contemple une stèle antique, du fleuriste qui s’hypnotise devant un œillet triplé. Quelque chose ennoblissait dans cet aimable Dom Casalta cette fièvre maniaque du collectionneur. Il était prêtre, et le sanctuaire où il disait sa messe chaque jour depuis quarante ans ne lui représentait pas seulement un bel édifice. Son être entier, à cette minute, faisait un commentaire vivant à la phrase du psalmiste : « Seigneur, j’ai aimé la maison où vous demeurez, et le lieu où réside votre gloire… » Je compris dès cette seconde, qu’avec toute sa finesse de rustaud, Bonciani n’avait su ni démêler la vraie nature de cet homme, ni me la faire deviner. J’avais devant moi un cas très extraordinaire de passion, celle d’un desservant génial pour sa chapelle, passion très étrange, très particulière, comme il a dû s’en produire par centaines au moyen âge. Ainsi s’expliquent la fondation et l’achèvement de tant d’édifices magnifiques à travers de tels obstacles. Sur la fin du dix-neuvième siècle, ces ferveurs-là sont plus rares. Aussi écoutais-je avec un intérêt de curiosité vivement excité ce vigoureux et radieux vieillard m’ouvrir ingénument son cœur, comme il faisait sans doute à tout passant venu dans sa solitude :
— « Regardez bien la statue de la Madone sur le tympan du porche », disait-il, après m’avoir détaillé les crocodiles et les léopards, un par un, « celle qui tient l’enfant à distance, et qui hanche, en se rejetant, comme ceci… C’est un chef-d’œuvre de l’école pisane, et, pour moi, une statue de Nicolas de Pise lui-même, quand il travaillait à la chaire de Sienne… Vous voyez les grands traits sévères de la Vierge, et comme elle est triste de ce qu’elle pressent, comme elle respecte aussi le Sauveur dans l’enfant ?… On l’avait enlevée d’ici, monsieur, le croiriez-vous ? et vendue !… Elle avait fini par échouer au musée du Bargello, à Florence. Heureusement, celui qui l’avait volée était, malgré ce vol, un bon chrétien. À son lit de mort, vingt ans après la disparition de la statue, il a chargé son fils de venir me dire son crime et à qui il avait cédé la Madone. C’était avant moi, vous savez, ce larcin. Mon pauvre prédécesseur – Dieu ait son âme – ne se souciait pas beaucoup des objets d’art… Enfin !… Je débarque chez le brocanteur de Lucques qui avait acheté la Madone au paysan… Il commence par nier. Il ne se rappelait plus, après tant d’années. Il finit par faire l’insolent… Nous étions seuls dans la boutique. Je le prends par le bras et je le soulève de terre en lui montrant la fenêtre : Si tu ne me dis pas la vérité, tu es mort… Ah ! j’étais robuste, alors », – et il riait gaiement de ses trente-deux dents, conservées malgré l’âge. « Je ne lui aurais rien fait, bien sûr, et c’était une menace pour l’épouvanter. C’est permis, un mensonge comme celui-là, pour le service de Dieu, n’est-il pas vrai ?… Le brigand a peur et il avoue… La Madone était au Bargello… Au Bargello ! Comment la ravoir jamais ?… Je prends le train pour Florence, où je savais trouver la princesse Marguerite, qui est notre reine à présent. On m’avait dit qu’elle aimait les arts. Je vais droit à son palais. Je demande à lui parler. On me renvoie. Après toutes sortes de difficultés, je finis par être introduit. Je lui raconte mon histoire, comme je viens de vous la raconter. Elle rit, et, huit jours plus tard, la Madone était revenue. Cette fois, elle tient aux pierres, et les voleurs ne me la descelleront pas, je vous jure. C’est moi qui ai mis le ciment, de mes mains… »
Il les montrait avec orgueil, ces mains d’ouvrier sacré, de fortes mains aux doigts longs et d’une spiritualité singulière, malgré les petits nœuds rhumatismaux des jointures. Comme il se taisait, en contemplant la Vierge pisane, pareille dans sa rudesse triste aux sarcleuses ou aux bergères de notre Millet, une autre personne parut sur le seuil du presbytère, une toute jeune fille, de vingt ans peut-être, frêle et jolie, avec un teint d’une pâleur fiévreuse et une envolée de fins cheveux, couleur de cendre, sous un chapeau rond, de paille très souple, à fond minuscule et à larges ailes flottantes. Elle tenait à la main un autre chapeau, celui de l’archiprêtre, et elle l’interpellait sur un ton de reproche soumis et affectueux :
— « Dom Casalta, c’est la signorina Bice qui m’envoie vous dire que ce n’est pas prudent d’être au soleil la tête nue… Prenez votre chapeau, vite, vite. »
— « Et c’est pour cela qu’elle te fait quitter ta dentelle, ma pauvre Pia ? Ce n’était pas la peine. Nous allons entrer dans l’église… N’est-ce pas, monsieur ? » ajouta-t-il en se tournant vers moi. « Et puisque tu es là », – cette fois il parlait à la jolie jeune fille, – « apporte-nous la clef de la chapelle du fond… » Et de nouveau m’interpellant : « C’est ma petite élève », fit-il, « une enfant d’ici… Vous pouvez voir la ferme où loge son père, là-bas, tenez, à cent mètres, cette maison entre ces cyprès par delà une petite chapelle, un des reposoirs des moines quand il y avait un couvent ici. Tout a disparu, excepté cet édicule… Pia ! Elle est bien nommée, allez. Elle aime son San Spirito autant que moi, et intelligente !… C’est avec son aide que j’ai refait l’autel que vous allez voir… Ah ! Elle a du mérite, beaucoup de mérite. Il lui est arrivé une de ces disgrâces qui sont aussi de bien grands dangers. Une dame riche, une comtesse qui a un château près de Gambassi, de l’autre côté de ces collines, l’avait remarquée, voilà cinq ans, et emmenée à Rome. La Pia est si fine, si délicate. La comtesse, qui n’avait pas d’enfants, voulait l’adopter. Pendant trois années, la petite a vécu da contessina », – comment traduire derechef cet italianisme ? – « Et puis la comtesse est morte subitement. A morte improvisâ, libera nos, Domine… » Il se signa. « Elle n’a pas fait de testament. Les héritiers, qui jalousaient la pauvre Pia, l’ont renvoyée dans sa famille sans un sou. Monsieur, vous pouvez penser combien elle a souffert. Ses parents sont de très braves gens, mais elle était devenue une vraie dame… Enfin, le bon Dieu a eu pitié d’elle, parce qu’il a vu comme elle aimait San Spirito. On la laisse passer toutes les journées chez moi pour soigner l’église, et elle est mieux que résignée, elle est heureuse. C’est ici sa vraie maison, et elle aussi peut dire en parlant d’elle-même : Ecce ancilla Domini… »
Nous étions entrés, comme il tenait ce discours, dans l’intérieur de la petite église. C’était une construction à trois nefs, dont les murailles avaient dû autrefois être peintes à fresque d’une extrémité à l’autre : un pan, à côté de la porte, montrait encore de vagues formes coloriées. Une incurie de plusieurs siècles avait laissé cette décoration se dégrader. Maintenant, ces longues murailles se développaient vides et toutes blanches. Les vitraux des fenêtres avaient été remplacés par des carreaux dépolis qui filtraient un jour neutre et gris, – mais cette clarté sobre convenait bien à ce pauvre temple dénudé, dont la dernière splendeur consistait en une suite de colonnes de marbre, évidemment arrachées à quelque temple païen, et presque toutes différentes de grandeur, de style, de matière. L’architecte du huitième siècle les avait utilisées, telles quelles, en exhaussant ou abaissant leurs bases. La plupart étaient de porphyre, quelques-unes de granit, d’autres de marbre blanc ou de bresche verte. Aucun des chapiteaux ne ressemblait exactement à un autre, quoique presque tous trahissent leur origine romaine. Des volutes, des oves, et des perles ioniques s’y mélangeaient aux feuilles d’acanthe corinthiennes. L’autel, isolé au milieu de l’abside semi-circulaire, se dressait en arrière des deux ambons. La mosaïque des colonnettes de son baldaquin, exécutée dans le goût des Cosmates, attestait, elle aussi, l’ancienne magnificence de San Spirito in Val d’Elsa. Ainsi dépouillée de la parure de tableaux, de statues, de bas-reliefs, de métaux ciselés et d’étoffes qui en Italie fait un musée de chaque église, celle-ci apparaissait vêtue de la seule beauté de ses lignes. Le plan sévère de la basilique primitive s’y révélait, dégagé de toute surcharge. Il avait fallu, pour la ramener à cette sorte de schéma idéal, le plus patient et le plus intelligent travail. L’archiprêtre y avait dépensé quarante années. Et, jouissant de mon admiration pour ce qui avait été l’œuvre de son existence, sa poésie, son amour, il continuait son monologue :
— « Quand je suis venu ici pour la première fois, il y a bien longtemps, en 1845, nommé par hasard, j’ai pleuré de chagrin, oui, monsieur, j’ai pleuré, et de vraies larmes, devant la ruine qu’était cette belle chose… Ce mur à gauche avait une lézarde qui descendait jusqu’au pavé. Il a fallu le reprendre depuis le bas. Maintenant un tremblement de terre ne le secouerait seulement plus… Toutes les solives ont été changées là-haut, toutes… Et les ambons… Voyez la délicatesse de cette figure de paon qui marche parmi ces feuillages et ces raisins. Savez-vous où j’ai retrouvé cette pierre, que des barbares avaient arrachée ? Pourquoi ? – Je vous le demande. – Elle faisait la margelle d’un puits, dans notre campagne. Tenez, on reconnaît la trace des deux cordes qui servaient à tirer les seaux… Et ces mosaïques dans les parties évidées de ces jolies colonnettes torses ? C’est la Pia et moi qui les avons restaurées, petit carré par petit carré… Mais voici la Pia elle-même, monsieur, avec les clefs ; venez jusque dans l’abside. Vous verrez la merveille des merveilles, une voûte que vous couvririez tout entière de pièces d’or, sans la payer ce qu’elle vaut… »
La jeune fille, dont l’archiprêtre m’avait esquissé la touchante histoire, arrivait, en effet, mais la tête nue, à présent, – une adorable tête un peu longue et dont la forme grecque se devinait sous ses cheveux blonds, simplement séparés au milieu par une raie et sans une frisure. Elle apportait une clef dont la tige était deux fois plus grosse que ses doigts, rendus plus fins encore par des mitaines en fil de nuance bise. Cette petite coquetterie de parure, l’extrême propreté de la simple robe en laine verte, sur laquelle tranchaient une collerette et des poignets de dentelle certainement faits par elle-même, les galons noirs cousus au bas de la jupe, tout révélait, dans cette enfant de pauvres fermiers qui avait traversé une vie si différente de sa vie actuelle, un souci de ne pas trop déchoir. La modestie de son virginal visage, le regard réservé de ses yeux d’un gris doux, la grâce un peu farouche de chacun de ses gestes, faisaient aussitôt comprendre que ce naïf effort d’élégance était pour elle seule. Aucune coquetterie ne l’avait guidée dans ces soins. On devinait, rien qu’à la voir marcher sans bruit, de son pas léger et souple, une créature d’une distinction innée. La grossièreté de son milieu natal aurait trop justifié chez elle la révolte contre l’injuste sort. Mais non. Une sérénité pieuse et gaie émanait au contraire de tout son être. C’était vraiment la petite Servante du Seigneur, comme l’avait saluée Dom Casalta, Marthe et Marie à la fois : celle qui s’évertue, préparant chaque chose dans la maison, et celle aussi qui écoute la parole du Maître. Dès cette première rencontre, le secret de cette destinée se fit perceptible pour moi jusqu’à l’évidence. Par un de ces prestiges qu’exercent les sentiments très sincères, l’archiprêtre avait insufflé à cette Pia, la bien nommée, – comme il avait dit encore, – l’amour passionné voué par lui à son église. Pour le grand artiste inédit qu’était ce Toscan de pure race, la conservation de San Spirito, de ce joyau d’architecture, avait représenté un roman vécu, un poème réel, une longue extase imaginative, entretenue quarante ans durant, et ce roman se continuait dans l’élève du vieillard, ce poème était devenu celui de la fine paysanne, rejetée, après les périlleuses gâteries de sa mère adoptive, dans les médiocrités de la chaumière paternelle. Cette extase d’un culte, poussé jusqu’à la ferveur, pour une belle chose d’art dont on a la garde, illuminait également les prunelles de l’initiée et de l’initiateur. Je crois les revoir, ces deux visages, celui de l’archiprêtre et celui de son acolyte, se levant, une fois la grille de l’abside ouverte, avec la même idolâtrie, vers la merveille annoncée, « qu’il aurait fallu couvrir de pièces d’or, avant de la payer ». C’était une voûte entièrement composée de caissons en terre cuite, chacun exécuté sur un moule différent, et d’une originalité de décoration que les mots ne peuvent pas rendre : des corolles de fleurs fantastiques s’y entrelaçaient à des fruits irréels, des feuillages de songe s’y mariaient les uns aux autres en reliefs adoucis par des teintes adorablement nuancées. Et Dom Casalta reprenait :
— « Voilà le chef-d’œuvre du Cieco. Connaissez-vous les vers qu’il a mis au bas du buste de son Élisa ? – Jean, l’aveugle et qui aimait Élisabeth, – l’a sculptée ainsi d’après l’idée que lui en donnait l’amour[1]. Et ces fleurs aussi, ces feuillages, c’est le grand amour qu’il avait des choses créées par Dieu qui les lui a fait voir et sculpter ainsi… Ah ! Ces malons de terre cuite ! Ils nous ont donné plus de peine encore que les colonnettes cosmates de l’autel… Nous avons dû, la Pia et moi, les repasser, moulure par moulure… Nous y avons employé seize mois… À la fin, les yeux me manquant, c’est elle qui a tout fait. Il fallait la voir, debout, sur l’échelle là-haut, à dix mètres… Elle avait le vertige d’abord. Elle l’a dompté, – n’est-il pas vrai, Pia ?… »
— « C’était la besogne du bon Dieu. Je n’avais pas peur », répondit la jeune fille, qui rougissait d’être interpellée ainsi devant un étranger. Il y avait dans ces mots une profondeur de foi d’autant plus touchante, que l’accent étouffé dont ils étaient prononcés dénonçait une si craintive timidité. Avait-elle dû frissonner de cette peur, dont elle se défendait, la frêle enfant, tandis qu’elle exécutait, pendant des heures et des heures, cette besogne périlleuse, loin du sol et avec le vide autour d’elle, au-dessous, partout ! Je la regardais regarder la voûte dont je mesurais mentalement l’effrayante hauteur. Ses délicates paupières battaient un peu, son souffle se faisait plus court, comme il arrive au souvenir d’un danger passé qui nous saisit d’une émotion rétrospective, et elle avait un sourire d’une douceur fière à l’idée de son propre héroïsme, tandis que Dom Casalta, avec ce pouvoir de penser par images, inné dans cette race où la spiritualité même s’anime et se sensualise, commentait le mot de son élève :
— « C’est vrai : nous sommes tous d’argile et Dieu est le grand potier. Il ne casse ses vases qu’à sa volonté… Mais », insista-t-il, « je vous offre, monsieur, une bien pauvre hospitalité. Vous reverrez l’église tout à votre aise, car je vois que vous êtes connaisseur. Auparavant, il faut vous restaurer… Vous allez boire du vin de mon jardin. » Son rire s’était fait naïvement, enfantinement orgueilleux, pour dire ces mots de propriétaire : il mio orto… « Mon jardin », répéta-t-il, « c’est une treille contre le presbytère, dont nous coupons les raisins, la Pia et moi, à l’automne, et c’est elle qui me fait ce vin… Oh ! pas beaucoup ! Nous avons beau être de Toscane ; nous ne sommes pas de ceux qui disent : bois du vin et laisse aller l’eau au moulin… Mais un verre du vin de San Spirito, c’est de la jeunesse pour toute la journée, et l’église est si fraîche qu’il faut vous réchauffer. Vous n’y êtes pas habitué… Nous, en été, la Pia et moi, nous avons ici des heures délicieuses. L’air n’y est jamais plus chaud que maintenant, et, en hiver, jamais plus froid… Allons… Mais, auparavant, regardez cet effet des deux colonnes de porphyre près des fonts. Quelle pureté de lignes ! C’est le pur chapiteau ionique. Un professeur allemand est venu ici, qui croit que San Spirito était d’abord un temple d’Apollon… Dans ce cas, monsieur, notre basilique serait la plus vieille de la province… »
Le digne homme aimait si partialement son église qu’il racontait cette origine païenne avec la même exaltation qu’il avait mise, tout à l’heure, à me célébrer le génie du Cieco ! Cependant nous étions arrivés devant une petite porte qui communiquait directement avec le presbytère. Le temps de gravir quelques marches creusées par l’usure, de tourner dans un corridor, nous débouchâmes dans une pièce très haute et très claire, qui servait de salle d’étude à l’archiprêtre. Tout, dans cette chambre, racontait cette dévotion à San Spirito in Val d’Elsa, qui avait soutenu et enchanté cette existence, si humble dans son décor, si romanesque dans son ardeur intime. La bibliothèque était remplie de hauts volumes dont le format seul dénonçait des ouvrages relatifs aux beaux-arts. Une table d’architecte, dressée sur des tréteaux, montrait des lavis et des épures, avec un arsenal d’équerres, de règles, de compas, de bâtons d’encre de Chine, de godets et de pinceaux. Aux murs étaient suspendues des photographies et des gravures représentant le plan, la silhouette ou les détails des basiliques contemporaines de celle-ci : le San Giorgio de Valpolicella, la Santa Teutaria de Vérone, le San Salvatore de Brescia, la Santa Maria de Pavie, qui fut longtemps « Sainte Marie hors de la Porte » et qui est devenue « Sainte Marie des Chasses », et, de Rome, la Santa Maria in Cosmedin, San Saba, San Clemente, Santa Prassede… Que sais-je ? – On pense bien que ma pauvre instruction d’homme de lettres ne va pas jusqu’à reconnaître, ni jusqu’à connaître, les divers spécimens du vieil art roman épars sur la terre italienne. Mais j’entends encore Dom Casalta me nommant, les uns après les autres, ces vénérables sanctuaires, et il concluait :
— « Tous, je les ai tous vus de mes yeux. Vous pouvez m’en croire. Je suis bien désintéressé. Il y en a de plus riches que San Spirito, de plus ornés, de mieux conservés. Il n’y en a pas un qui donne une impression d’une beauté plus pure… Et il n’y en a pas un qui ait autour de lui ce paysage. » Par la fenêtre grillée, il me montrait la douce vallée de l’Elsa, où les ombres commençaient de grandir. Une lumière transparente et divinement pure descendait sur la terre brune, sur les oliviers d’argent, sur l’eau verte de la rivière et sur les hauts cyprès noirs, près de la chapelle, qui cachaient la ferme du père de la Pia. Cela émanait du ciel bleu comme une caresse, comme une bénédiction. Je me retournai vers le vieillard. Sa noble figure était en harmonie avec ce calme horizon devant lequel il avait passé tant d’heures. La jeune fille entrait, tenant aux mains un plateau avec deux verres et des tranches de ce gâteau noir qu’on appelle à Sienne du panforte. Une vieille femme la suivait, que je reconnus, à la ressemblance, pour la sœur de mon hôte, cette demoiselle Bice dont le nom avait été prononcé tout à l’heure. Elle avait le flacon du précieux vin. Qu’elle était âgée et cassée ! Mais elle aussi souriait à l’étranger d’un sourire ami.
— « C’est ma sœur », me dit l’archiprêtre. « Elle a quatre-vingts ans depuis la Saint-Sylvestre. C’est un grand âge… Malheureusement elle est sourde. Elle qui aimait tant causer !… Que voulez-vous ? Dans ce monde il faut s’adapter, s’enrager ou se désespérer… Elle s’adapte. C’est un ange de Dieu pour la patience… Sans elle, et si elle n’avait pas tenu ma maison comme elle l’a fait, je n’aurais pas pu mettre à San Spirito tout l’argent que j’y ai mis… Et elle a eu du mérite, car je dois reconnaître qu’elle n’a jamais compris la beauté de cette église. Elle ne s’y entend pas aux choses d’art, excepté pour la musique. Elle chantait. Ah ! Si vous l’aviez entendue entonner à la Pentecôte le Veni sancte… Bon ! prenez le verre qu’elle vient de vous remplir. Sans cela elle me grondera, parce qu’en bavardant je vous empêche de boire. »
Donna Bice avait débouché la bouteille de sa main toute tremblante et commencé d’en verser le contenu. La Pia me tendait le plateau ; je pris le verre où tremblait une liqueur de topaze, un de ces vins comme j’en buvais, petit garçon, en Auvergne, dans une vieille et douce maison de Combronde, et qui, fait avec des raisins conservés au grenier, s’appelait là-bas vin de paille. Quelle association d’idées éveillait en moi ce chaud et un peu âpre breuvage, retrouvé à une telle distance du pays où j’ai grandi ! Je n’eus pas le temps de m’y livrer, car à la minute où je portais le verre à mes lèvres, j’aperçus, sur le bureau où écrivait d’habitude l’archiprêtre, un objet qui me fit m’écrier aussitôt. Ce n’était qu’un petit panneau de bois peint, qui représentait évidemment une scène empruntée au Livre de Tobie. Quatre personnages la composaient : un ange allait vêtu en chevalier tenant d’une main une épée, de l’autre une boule ; un second ange suivait en robe longue, sa droite portait un coffre de médecine, tandis que sa gauche soutenait un jeune homme en costume de voyageur et chargé d’un poisson ; un troisième ange fermait la marche avec un lys dans ses doigts. Un chien jappait parmi eux, celui dont parle la Bible, et qui courut le premier avertir le père aveugle. Un paysage de terres ravinées, comme on en voit dans cette partie de la Toscane, faisait à ces personnages, merveilleusement enluminés, un fond fauve sur lequel s’enlevaient en pleine vigueur le bleu intense, le rouge profond, l’orange pâle et le vert très doux des vêtements, l’or des auréoles et celui des armures. Si je ne suis pas assez bon archéologue pour distinguer au premier regard une basilique du huitième ou du neuvième siècle, j’avais, dès lors, étudié assez longtemps les maîtres de Sienne, à la Pinacothèque, sous la direction du seigneur Amilcare, pour reconnaître à l’examen, dans cette adorable peinture, le faire d’un artiste de cette école. Un détail me permit même de discerner presque aussitôt que l’auteur était Francesco di Giorgio ou Neroccio : l’ornementation des genouillères et des brassards où se voyaient de minuscules têtes de chérubins ciselés en or sur l’acier du métal. C’est une décoration habituelle à ces deux peintres pour tous leurs anges en armure. Une autre particularité acheva de me renseigner sur l’origine de ce panneau : les quatre blasons peints dans la partie d’en bas, avec la date 1471.
— « Mais », fis-je involontairement et sans réfléchir à ce que ces mots techniques et d’une érudition si spéciale avaient d’inintelligible pour mon hôte : « c’est une couverture d’un livre de biccherna… » Et, voyant son étonnement : « Oui, ce petit panneau a dû servir de reliure à un compte de douanes ou de gabelles. On appelait à Sienne ces sortes d’impôts de ce nom de biccherna, et ceux qui examinaient les comptes de ces impôts, s’appelaient les camerlingues de biccherna. C’étaient toujours de grands seigneurs, très riches, et ils avaient l’habitude de faire chaque année relier le cahier qui contenait ces comptes entre deux panneaux de cette dimension. La décoration de cette reliure était confiée aux meilleurs artistes. C’est une des particularités de l’histoire de Sienne, cette coutume. Quand vous irez aux archives de cette ville, vous verrez des livres de biccherna, au nombre de cent ou cent cinquante, ceux que l’on a pu ramasser, décorés ainsi sur leur reliure, par Sano di Pietro, par Matteo, par Lorenzetti, par Duccio… Ce panneau-ci est d’un maître excellent… » Je nommai les deux peintres auxquels je songeais. « Au-dessous, voilà les blasons des camerlingues de cette année-là… J’ai vu beaucoup de ces petits tableaux. J’en ai rarement rencontré un plus fin de ton, plus ingénieux de composition, mieux conservé… »
— « Vous êtes bien sûr de ce que vous me dites là, monsieur ? » fit l’archiprêtre après un silence durant lequel il étudiait la mystérieuse peinture. Son expressif visage avait traduit, en m’écoutant, un intérêt passionné.
— « Parfaitement sûr », répondis-je, « et bien par hasard, car ma science est toute récente. Avant-hier, mon ami M. Martini, le conservateur du Musée, me montrait cette collection des tablettes de biccherna aux archives, et en m’expliquant ce que je viens de vous répéter, il déplorait que le Musée ne fût pas assez riche pour en acheter, lui aussi, quelques-unes… »
— « Alors, ceci serait de Francesco di Giorgio, ou de Neroccio ?… »
— « Sans aucun doute… »
— « Et ce sont de grands peintres ?… »
— « De très grands peintres… »
— « Voulez-vous me redire ces noms, que je les écrive ? » fit le digne homme ; puis avec un air de triomphe : « Tu avais raison, Pia… Mais quelle visible faveur d’en haut ! Quel don du Saint-Esprit !… » Il se signa, et, bonhomme dans son exaltation : « Oui, monsieur, nous avons eu ce petit panneau dans l’héritage d’un vieil oncle qui était chanoine à San Gimignano. Il y avait, dans les deux caisses qui nous furent envoyées, toutes sortes d’objets : des livres, des papiers, de vieux vêtements et cinq ou six peintures, dont celle-ci. Je voulais vendre le tout à quelque marchand forain. Pensez donc, nous avons tant besoin d’argent pour notre église… J’ai vendu le reste, mais cette peinture, non. La Pia l’a mise à part, en soutenant qu’elle était d’auteur. Moi, je doutais… Vous avez vu. Dans une église comme San Spirito in Val d’Elsa », – avec quelle emphase il prononçait ce nom ! – « il ne doit y avoir que des chefs-d’œuvre. Aussi n’ai-je jamais rien voulu pendre sur les murs… Mais, puisque vous m’affirmez que c’est une belle chose… Cela me semblait bien. Mais j’avais peur. Je ne m’entends un peu qu’en architecture… De grands peintres ?… Francesco di Giorgio, vous dites, Neroccio ?… Un livre de biccherna ? Il faut encore que j’écrive ce mot… » Il le fit ; puis prenant le panneau à deux mains et le plaçant à distance de ses yeux presbytes… « Oui, c’est un Tobie… J’hésitais à cause des trois anges. Dans l’Écriture il n’y en a qu’un… Bah ! un peintre n’est pas forcé d’être un théologien… Sans aucun doute, c’est le Saint-Esprit qui a inspiré à mon oncle de nous laisser ce tableau, et à vous, monsieur, de venir ici. Quelle surprise ! mais quelle surprise ! Voyons, Pia », demanda-t-il en se tournant vers la jeune fille, « où allons-nous mettre ce tableau ? Je veux l’accrocher tout de suite, devant notre hôte, pour qu’il ait le plaisir de le voir en place, puisque c’est lui qui l’a découvert… »
— « N’avez-vous pas toujours dit qu’il manquait justement une peinture dans la chapelle de la Vierge ? » répondit la jeune fille.
— « Tu as raison », reprit-il plus exalté encore : puis, avec un air découragé : « Mais le cadre ?… »
— « Soyez tranquille ! » répondit-elle vivement, « je me charge d’en faire un de bois que je recouvrirai d’étoffe, à mon idée. Vous me laisserez libre ?… »
— « Ecce ancilla Domini », répéta solennellement et familièrement l’archiprêtre en me la montrant ; puis il reprit son verre, qu’il avait, dans le saisissement d’une trouvaille aussi complètement inattendue, reposé plein sur la table, et me forçant de reprendre le mien : « Ne méprisons pas les plus humbles dons de Dieu » fit-il, « nous qui ne sommes pas comme ceux-ci », et, montrant les trois anges du livre de biccherna, il récita le verset que l’Ancien Testament prête au guide céleste du jeune Tobie : « Il vous a paru que je buvais et que je mangeais avec vous, mais je me nourris d’une viande invisible et d’un breuvage qui ne peut être bu des hommes… »
Le soleil un peu baissé l’éclairait, tandis qu’il élevait au ciel avec une reconnaissance pieuse, et qui n’était même plus étonnée, tant sa foi était profonde et simple, cette goutte d’ambre liquide. Ce doux soleil tombant mettait une auréole de cendre blonde au front intelligent de la jeune fille ; il dorait le vieux visage ridé de la sœur ; il jetait une poussière de clarté sur la délicieuse peinture, si finement miniaturée par le grand artiste siennois. – J’eus l’impression que c’était là une heure d’un charme bien rare, et, m’associant en pensée à la ferveur de l’archiprêtre et de son élève, ravis d’avoir un joyau de plus pour en parer leur chère église, je répétai, tout bas, cette simple parole qui contient peut-être le dernier mot de toutes les sagesses :
— « Ne méprisons pas les plus humbles dons de Dieu… »
Des jours et des jours avaient passé depuis cette visite à San Spirito in Val d’Elsa. J’avais continué de courir le monde, en proie à l’insatiable curiosité qui m’a promené d’Irlande en Palestine et d’Athènes aux États-Unis, à travers les paysages et les mœurs, les sensations d’art antique et de vitalité nouvelle, les rêves d’histoire et les visions d’avenir, infatigablement, – et peut-être inutilement. Que de fois, allant ainsi, je m’étais reporté en pensée vers ce coin de Toscane, où j’avais pu contempler une existence si contraire à la mienne, une destinée tout entière occupée à la même œuvre pieuse, dans le même angle de la même province. Oui, que de fois, emporté par un train, accoudé sur le bastingage d’un paquebot, défaisant ou refaisant mes malles dans une chambre d’hôtel, j’avais évoqué la belle et reposante image de Dom Casalta célébrant la messe dans la chère église dont il avait tant aimé toutes les pierres ! Une œuvre de beauté à laquelle participer, un horizon de nature auquel s’attacher, et que cette œuvre de beauté soit en même temps une œuvre de foi, que cet horizon soit celui où vécurent et moururent nos aïeux, le ciel et le sol de notre race, – y a-t-il au monde une plus admirable, une plus enviable fortune ? Et quand le sort nous donne, avec cela, un pur et tendre génie féminin pour l’associer à notre action, une Pia pour en faire notre élève d’idéal, la confidente et la compagne de notre dévotion, quel poème réalisé ! Je me disais : « J’ai cependant connu un homme heureux… » et je me promettais de retourner à San Spirito pour m’ennoblir les yeux et l’âme au spectacle de ce bonheur. Et puis, à chacun de mes séjours en Italie, un contretemps s’opposait à ce pèlerinage, que j’ai pourtant fini par accomplir, – trop tard, comme tant d’autres retours sans cesse reculés, qui eussent été très doux, et à moi et à d’autres. On sait cela, que les heures sont comptées à l’homme qui doit mourir, et on agit comme si le trésor de ces heures était inépuisable, l’occasion indéfiniment renouvelable et nos amis éternels !
C’est de Sienne encore, et au printemps de 1896, que j’entrepris enfin cette seconde excursion vers l’ermitage de Dom Casalta. J’avais laissé onze années tomber sur ma première impression de San Spirito. Mais comment croire que vraiment ces onze années – plus d’un dixième de siècle – se fussent écoulées entre ces deux visites, quand je retrouvais toutes choses à Sienne exactement telles que je les avais laissées. Rien n’avait bougé dans cette ville de toutes les immobilités, où chaque pierre de chaque palais semble devoir rester identique et inébranlable à la même place, jusqu’au jour du dernier jugement. Et l’on dirait que les gens participent à cette pérennité du décor où ils vont et viennent. À peine les longs cheveux et la barbiche du patient Amilcare Martini avaient-ils blanchi un peu davantage. À peine son visage d’infatigable restaurateur de peintures s’était-il plissé de quelques autres rides. Mais je l’avais retrouvé dans la même salle du même musée, assis devant un Sano di Pietro semblable à tous les Sano di Pietro, mastiquant, avec ses mêmes doigts industrieux, le même or écaillé des mêmes auréoles autour des mêmes têtes d’apôtres. Quand je lui avais demandé quelques renseignements sur San Spirito in Val d’Elsa, et sur son archiprêtre, l’adorateur des peintres siennois m’avait répondu avec sa même incuriosité de jadis pour tout ce qui n’était pas son musée :
— « C’est vrai. Après ce que vous m’aviez dit, je suis allé pour voir la table de biccherna que ce Dom Casalta possédait… Vous aviez raison. C’était une œuvre de Neroccio et très bien conservée. Il n’a jamais voulu nous la vendre. Je lui ai fait écrire par l’archevêque. Il a encore refusé. Je ne sais plus rien de lui… »
J’étais donc parti en expédition, sans autre renseignement sur l’actuel état de la basilique et de son desservant. Cette fois, je n’étais pas seul. J’avais pour compagnon, dans ce petit voyage, un singulier garçon, un camarade de cercle, rencontré à Sienne, et qui n’était vraiment pas l’homme à entraîner dans une pareille visite. Si, en effet, le mot de scepticisme, interprété dans le sens ordinaire, a jamais pu être appliqué à quelqu’un, c’est assurément à ce Parisien de quarante ans que je m’étais figuré jusque-là partout ailleurs que dans une église du huitième siècle. J’avais, en acceptant sa compagnie pour ce voyage à San Spirito, cédé à la plus inexplicable faiblesse et dont je me repentais avant même le départ du train. Mais comment répondre « non » à un compatriote de votre âge et de votre monde, avec qui l’on dîne sans cesse à Paris, avec qui l’on vient de causer à une table d’hôte, dans la chaleur involontaire des souvenirs communs, et qui vous demande :
— « Où allez-vous demain ?… »
Et l’on fait ce que je fis, on donne étourdiment le nom de l’endroit que l’on se propose de visiter, on se laisse aller à raconter les détails qui vous y attirent, on vante la beauté d’un monument que l’on a découvert, comme j’avais découvert San Spirito, on esquisse en deux ou trois phrases, à demi moqueuses, à demi enthousiastes, la silhouette des originaux qui intéressèrent votre premier voyage, et le résultat est qu’au lieu de s’acheminer seul vers un pèlerinage d’émotion attendrie on y traîne avec soi tout le Paris que l’on est venu fuir parmi les hautes et sévères visions d’art, de nature et de piété.
Dans le cas présent, j’avais du moins cette excuse que Bernard de La Nauve – ainsi s’appelait le compagnon accepté si maladroitement – n’est vraiment pas le premier venu. S’il a quelques-uns des pires défauts de la vaste corporation des viveurs oisifs à laquelle il appartient, Bernard en diffère par la supériorité de certains dons et par sa culture. Quoique non titré, il descend d’une très vieille famille dont il est parlé dans l’Estoile. Mais, pour emprunter les termes mêmes du malicieux chroniqueur, il y a longtemps que « le jeu, l’amour et la piaffe » n’ont guère laissé au dernier des La Nauve que son nom et juste assez de rentes pour que son conseil judiciaire lui verse par semestre de quoi payer son loyer, son tailleur et son valet de chambre. La Nauve cependant n’a pas interrompu un seul jour une existence de célibataire élégant qui suppose cinquante mille francs bon an mal an : il monte à cheval au Bois le matin, – et sur un cheval à lui, – il déjeune et dîne dans les restaurants à la mode, il figure à toutes les premières dans son fauteuil d’orchestre, il aime et il joue aussi cher qu’à l’époque où il se ruinait consciencieusement d’après la méthode usuelle. Ils sont ainsi un certain nombre, à Paris, qui prolongent de la sorte, parmi d’invraisemblables difficultés et des expédients parfois sinistres, un train de vie qui, pour seule raison d’être, a la facilité. Souvent les moyens que ces demi-aventuriers emploient pour se soutenir sont inavouables. Souvent – et c’est le cas pour La Nauve – ces soi-disant oisifs exercent, à travers l’étourdissement de leurs distractions, un véritable métier auquel ils s’appliquent avec une activité d’autant plus patiente et plus réfléchie qu’elle est plus dissimulée. Il en est qui sont remisiers à la Bourse, et ceux-là emploient leurs matinées du Bois et leurs soirées du monde ou du théâtre à entretenir des amitiés qui leur ont valu ou leur vaudront dans l’après-midi quelques fructueux courtages. D’autres mettent au service de quelque journal, français ou étranger, leur coûteuse expérience de la Société qu’ils monnaient en « échos » exactement documentés, parfois aussi, cruellement, car l’habitude des besognes anonymes n’est pas très saine pour la conscience. La Nauve, lui, passe pour pratiquer un autre système, lequel n’est pas à la portée des décavés vulgaires : cet aimable causeur, aux yeux d’un bleu clair et doux, au sourire avisé, aux traits délicats, n’est pas seulement un homme de plaisir, c’est un artiste, dans la mesure où peut l’être quelqu’un qui n’a jamais fait d’études professionnelles et qui ne s’est jamais enfermé dans une spécialité. Il est musicien, et j’ai entendu de lui plusieurs morceaux où il y avait de la grâce et du souffle. Il est un peu écrivain, et on a donné au Cercle de la rue Boissy-d’Anglas un proverbe de sa façon : Qui trop embrasse… fort lestement enlevé, ma foi. Il chante avec une voix très juste et très fraîche, et j’ai vu de ses pastels et de ses aquarelles fort présentables. Avec cela, il avait, au temps passé de ses splendeurs, le goût passionné des beaux meubles, des faïences rares, des tapisseries anciennes, des tableaux de choix. Quand il lui a fallu suffire aux dépenses de son luxe avec des revenus diminués des neuf dixièmes, il a commencé par céder ses objets d’art, un par un, non pas à des marchands, mais à des amis. Les bibelots ainsi vendus furent un beau jour remplacés par d’autres, lesquels ont été vendus et remplacés à leur tour. Bref, le dilettante est devenu une manière de brocanteur en habit noir et en gilet blanc qui peut, dans toutes les maisons où il dîne, reconnaître, ici un cartel, là une terre cuite, ailleurs un cadre, ailleurs un meuble qui viennent de son petit entresol de la rue Marignan. Du moins c’est la légende. Mais, fût-elle vraie, ce trafic est fait si légèrement, avec un tour de main si adroit, qu’il n’y a pas moyen d’en vouloir à cet habile personnage d’un commerce, au demeurant plus honnête que beaucoup d’autres. La Nauve en effet s’y connaît en objets d’art, à croire qu’une des femmes de sa famille a trompé un de ses aïeux avec quelque rusé juif hollandais. Il ne vend ses bibelots, tous très authentiques, qu’à des millionnaires en train de s’improviser une installation parisienne : enrichis de la coulisse, grands seigneurs russes ou polonais, potentats du pétrole ou du porc salé, débarqués de New-York ou de San-Francisco, magnats de la République Argentine ou du Honduras. Il ne dupe personne, puisqu’il fournit à de vrais riches qui les désirent de vraies magnificences. Sa commission est donc bien légitimement gagnée, et c’est un trait joli de sa nature, qui sauve l’équivoque d’un pareil métier : il ne s’est pas blasé sur l’objet d’art. Il est demeuré un amateur passionné et qui jouit de ce qu’il vend, avant la vente, comme s’il n’en devait tirer aucun profit. Ses mains palpent, ses yeux contemplent avec une adoration sincère toutes ces précieuses choses qui ne font plus que traverser son salon. Quand la dame de pique et celle de cœur ne lui sont pas trop cruelles, je gagerais qu’il refuse des marchés avantageux, afin de garder plus longtemps un meuble qui lui plaît, une arme dont la ciselure le ravit, une étoffe dont la nuance l’enchante. Si j’ajoute qu’il a développé en lui, à mener cette étrange vie, et à cacher jalousement ses réelles ressources, des souplesses de diplomate, peut-être achèverai-je, sinon de justifier, au moins d’expliquer l’inconséquence qui faisait de lui mon compagnon dans ce retour à San Spirito. Certes, un plus énergique aurait entrepris ce pèlerinage seul. Pour une fois, cette défense de ma solitude aurait eu tort, et, sans la présence de ce viveur parisien peu scrupuleux, je n’aurais pas assisté à l’épisode qui me rend plus chère encore la silhouette de la vieille basilique et celle surtout de cette Pia, de la bien nommée, dont le fervent archiprêtre avait fait sa petite élève et son héritière d’âme.
— « Nous allons rechercher, si vous permettez », avais-je dit à Bernard de La Nauve en arrivant à la gare de Castel Fiorentino, « mon cocher d’il y a dix ans. C’était un bonhomme assez curieux et qui vous amuserait. »
— « Et peut-être nous aiderait-il à découvrir quelque vieille peinture qui ne soit pas hors de prix », avait-il répondu. « J’ai l’idée que je reviendrai bredouille de ce voyage-ci… Positivement, dans cette Italie d’aujourd’hui, on ne trouve plus rien, rien, rien !… Où est l’époque où j’achetais trois cent cinquante lires à Florence un devant de cassone de la meilleure époque ?… Je lui ai dû de ne pas être affiché à l’Impérial, croiriez-vous cela ? Mais oui, j’avais perdu dans les trente mille. Je ne savais trop comment payer. Saki Mosé commençait sa collection. Je lui ai cédé ce chef-d’œuvre », il soupira, « et c’est encore lui qui a fait une bonne affaire… »
Nous descendions du train comme il me débitait cette confidence, peu en harmonie avec le doux paysage qui verdoyait autour de nous, délicieusement intact, lui, et tout pareil à l’autre portion de mes souvenirs, celle qui ne connaît ni les cercles parisiens, ni les musées des boursiers heureux, ni les roueries des gentilshommes aux abois. Mais si rien n’avait changé dans la petite ville de Castel, ni la ligne des collines, ni l’aspect des maisons, ni le bouquet de hauts cyprès noirs à deux pas de la gare, il n’en était pas ainsi du groupe des quatre cochers, debout auprès de leurs voitures et qui attendaient les voyageurs. Je n’y discernai pas le maigre et svelte Bonciani, et comme je demandais de ses nouvelles :
— « Tonino ? » me dit un de ces hommes, « il est dans les déplaisirs… »
— « Il n’a plus ses chevaux et sa voiture ? »
— « Il y a beau temps », repartit mon interlocuteur. « Sa jument était devenue vieille et elle est morte… Il l’a remplacée par une autre qui est tombée et qui s’est cassé la jambe. Un troisième cheval est mort aussi. Sa voiture s’en allait en morceaux. La police a fini par lui retirer sa patente… C’est sa faute aussi… Il s’était marié. Sa femme l’a quitté. Il a eu du chagrin. Il s’était mis à boire, et alors… »
— « Mais son frère, le chapelier, et ses autres frères ne l’ont pas aidé ? »
— « Ils ont tous eu des malheurs. Quand la disgrâce est dans une famille, c’est ainsi. À navire brisé tous les vents sont contraires. Le chapelier est mort de la fièvre. Celui qui faisait le fermier est parti pour l’Amérique. Celui de Rome avait mauvais cœur et n’a pas voulu entendre parler de Tonino… »
— « Alors, comment vit-il ? »
— « Il est à Empoli qui fait le mezzano[2]… Il est un peu mieux maintenant. Il s’y connaît en chevaux et on le consulte. C’est lui qui m’a fait acheter cette bête. Tenez, voyez ses pieds, ils sont de fer… »
Et pour nous engager à monter dans sa petite calèche, il soulevait de terre le sabot de l’animal, – assez solidement râblé en effet, un de ces produits croisés où il y a du cheval sarde et du cheval piémontais. L’homme était, lui aussi, un solide gaillard, qui devait avoir commencé son métier de voiturier avec quelques ressources. Il était proprement mis, une grosse chaîne d’or brillait sur son gilet de velours, et sa voiture était une Victoria, tendue de drap neuf, d’un gris à l’épreuve de la poussière. Les roues et la caisse revernies, les lanternes nickelées, les garde-crotte en cuir ciré, la natte où poser les pieds, – quel contraste avec le baroccino de Bonciani ! Je devais avoir l’explication de ce changement, plus tard, en causant avec mon hôtelier de Sienne : une vaste entreprise de voitures s’était formée à Florence, commanditée par une banque anglaise, et destinée à fournir de véhicules, un peu plus chers mais plus confortables et plus exactement tarifés, les petites villes curieuses de la province, celles qui peuvent servir de points de départ pour des excursions. Le voisinage de quelques couvents, et surtout de San Gimignano, avait fait ranger Castel Fiorentino dans le nombre. Avais-je besoin de ce renseignement, pour regretter, devant ce banal équipage et ce cocher à la mine rogue, le pittoresque débraillé de mon ancien guide ? Enfin, le cheval avait été choisi par lui – ou je le crus – et ce fut la raison pour laquelle j’invitai mon compagnon à s’installer dans ce véhicule, plutôt que d’en chercher un autre :
— « À San Spirito in Val d’Elsa », dis-je, une fois assis.
— « Décidément, l’église de votre ami Dom Casalta n’est pas très à la mode parmi messieurs les voyageurs ? » dit à son tour La Nauve en riant de la visible surprise empreinte sur le visage maussade du cocher. Celui-ci me fit répéter ma question, et il répondit :
— « Mais il n’y a rien à voir à cet endroit, absolument rien. Si ces messieurs veulent aller à San Sebastiano, à San Gimignano… »
— « Non », insistai-je, « à San Spirito in Val d’Elsa… Et si vous ne savez pas la route, demandez-la… »
L’orgueil commun à tous les cochers de tous les pays et qui leur rend odieux l’aveu de leur ignorance quand il s’agit de chemins, contracta le visage de l’homme à qui un de ses camarades, un enfant du pays celui-là, épargna l’humiliation d’une demande.
— « San Spirito in Val d’Elsa ?… » dit cet homme : « Tu connais bien Montajone ?… » Et avec des gestes de la main qui dessinaient la contrée, il commença d’expliquer les tours et les détours de la route, pour finir, en se tournant vers nous : « Tre cose son difficile a fare, – cuocere un uovo, fare il letto ad un cane, e insegnare a un Fiorentino… »
Le Florentin haussa les épaules, sans relever ce dicton, imaginé par ces alertes montagnards toscans sur leur capitale. Saura-t-on jamais si c’est une épigramme ou une louange ? Nous partîmes, égayés par ce proverbe, qui assimile la cuisson des œufs et la litière des chenils, si bizarrement, à l’intelligence des compatriotes de Machiavel. J’avais retrouvé dans cet adage une saveur locale qui me donna une seconde l’idée de changer de voiture et d’automédon. Mais l’attelage et la carriole du citateur étaient trop misérables. À mon hésitation encore devant une voiture un peu rude, j’aurais pu reconnaître que j’avais dix ans de plus. Enfin nous roulions, et tout de suite le paysage se fit si gracieux et si rustique, avec ses mêmes pentes labourées fraîchement, ses mêmes ormeaux étêtés pour la vigne, ses mêmes forêts sur l’horizon, ses mêmes oliviers d’argent, ses mêmes passages de charbonniers, conduisant de grands bœufs blancs aux immenses cornes. – J’oubliai les premières déconvenues et aussi la réponse négative, très logique après sa première preuve d’ignorance, que le cocher florentin avait faite à ma demande :
— « Avez-vous entendu parler de Dom Casalta ? »
— « Décidément », m’avait dit La Nauve, « ce n’est pas cet imbécile qui nous indiquera quelque vieille chose d’art à rapporter… » Et, par une involontaire association d’idées, comme les hommes les plus surveillés en ont quelquefois et qui les trahit à leur insu : « Connaissez-vous Marsh, l’Américain ? » me demanda-t-il. « Non. Vous n’y perdez pas beaucoup. C’est bien l’homme-dollar dans toute son horreur. Mais l’hôtel qu’il s’est fait construire, avenue du Bois-de-Boulogne, est vraiment beau… Il faudra que je vous y mène… Il m’a consulté sur deux ou trois petites choses, et avant moi d’autres, qui s’y connaissent mieux que moi… Il y a des merveilles, dans cette maison-là, surtout en peinture italienne. Cela vous étonne, n’est-il pas vrai ? »
— « Rien ne m’étonne des Américains », répondis-je… « Ce sont les féodaux et les magnifiques d’aujourd’hui. Il est tout naturel qu’ils héritent des féodaux et des magnifiques d’autrefois… »
— « Des féodaux ?… » repartit La Nauve avec le visible mépris d’un homme qui a plusieurs siècles d’aristocratie dans le sang de ses veines, quand il pense à des richards, même pour les exploiter : « Ce sont d’énormes enfants qui font joujou avec les choses de la vieille Europe. Voilà tout… C’est sa nièce qui a donné à celui-ci le goût du quatorzième et du quinzième… Il y met le prix… Mais je crois bien », conclut-il après un nouveau silence et en regardant au loin la campagne autour de lui, « qu’il pourrait dépenser tous ses millions avant de trouver à vingt lieues à la ronde un objet quelconque. C’est extraordinaire, je vous le répète, comme on a récuré ce pays-ci… À propos de Marsh et d’Américains… »
Et il commença de me conter, assez drôlement, une anecdote du demi-monde, comme il en sait par centaines, toutes inédites, toutes recueillies sur place et d’après nature. L’héroïne de celle-ci était la toujours charmante et spirituelle Gladys Harvey. Décidément rien ne manquait au contraste entre mon premier voyage et le second. Tandis que La Nauve parlait, je regardais tour à tour son visage de joli homme, si fin à la fois et si usé, où flottait un dernier reflet de jeunesse, puis le sauvage et gracieux horizon. Le nom de Gladys m’évoquait la coulée des voitures le long des Champs-Élysées vers l’Arc de Triomphe, et, à deux pas de nous, l’Elsa roulait son eau verte entre ses rives argileuses ! Je devinais à l’accent de Bernard combien profondément la fête parisienne avait mordu au cœur ce personnage complexe, dont la nature a fait un commencement d’écrivain et de musicien, et le vice un mezzano d’une autre espèce que Bonciani, mais un courtier tout de même, un brocanteur de belles choses, rompu aux secrets compromis de conscience d’un semblable gagne-luxe. L’irréfléchi ressouvenir de l’hôtel Marsh, formulé tout haut, me le montrait chargé, par le millionnaire américain, de quelque achat sur quoi prélever une fructueuse commission. Et comment expliquer qu’avec tout cela il conservât assez de finesse, des sensations assez vibrantes pour que le demi-artiste reparût sans cesse en lui sous le viveur volontiers cynique et le trafiquant madré ? Il m’avait fait, durant cette première partie de notre promenade, regretter plus d’une fois de l’avoir amené. Toute ma contrariété s’effaça, lorsque nous fûmes en vue de San Spirito in Val d’Elsa, et qu’il se livra, devant cette première apparition de la basilique, à un enthousiasme où je reconnus mon coup de foudre d’il y a dix ans :
— « Mais c’est un bijou », s’écria-t-il, « une chose unique !… Votre ami Dom Casalta est un sage et un heureux d’avoir eu cet admirable joyau de pierre à soigner. Un bibelot de cette taille et de cette finesse, c’est à nos objets d’art à nous, ce qu’une fresque de Michel-Ange ou de Raphaël est à un pauvre petit tableau de chevalet, ce que ce chêne vert est à un brin d’herbe… Ce campanile, quelle grâce dans l’élégance !… Et ces colonnettes, avec ces crocodiles et ces léopards !… Et cette Madone !… » Et le même nom qui m’était monté à la mémoire lors de ma rencontre avec cet anonyme chef-d’œuvre de la sculpture pisane, lui vint aux lèvres : « On dirait une femme de Millet… »
De telles analogies d’impression compensent bien des froissements. J’en suis arrivé à ce point de la vie où l’on sait trop l’inintelligibilité réciproque des êtres les uns par les autres ; et que de choses l’on pardonne à un compagnon qui, de temps en temps, vous dit sur un livre, sur un tableau, sur un pays, sur une statue, précisément la phrase que vous vous prononcez à vous-même.
— « Quelle pitié, n’est-il pas vrai », lui répondis-je, « s’il ne s’était pas trouvé là un de ces grands artistes inconnus que sont les vrais dilettantes, pour empêcher cette merveille de tomber en ruine !… Je m’étonne qu’il ait entendu notre voiture approcher et qu’il n’ait point paru lui-même… »
La Victoria s’arrêtait, comme je disais ces mots, devant la façade, caressée par ce même soleil transparent et doré, dont je me souvenais si bien. Mais la porte du presbytère demeurait close, et quand je l’eus, à plusieurs reprises, ébranlée d’un coup de marteau chaque fois plus insistant, ce ne fut pas le lumineux, le magnanime visage de Dom Casalta qui se découvrit derrière les barreaux de la fenêtre du rez-de-chaussée enfin ouverte. J’aperçus une physionomie obscure et brutale, érigée au-dessus d’une soutane noire. Ce prêtre-ci, la joue non rasée à deux heures de l’après-midi, avec les taches dont cette soutane était constellée, avec la dureté de ses yeux noirs, ressemblait si peu à l’autre, que je compris du coup la vérité : pour que cet homme fût installé dans le presbytère de San Spirito il fallait qu’un malheur eût frappé mon ancien ami. Cependant le prêtre nous criait d’une voix âpre et bourrue :
— « Que demandez-vous, messieurs ?… » et quand j’eus prononcé le nom de Dom Casalta : « Dom Casalta ? » reprit-il d’un accent plus dur, où je crus discerner un frémissement d’aversion. « Il est mort depuis un an, Dom Casalta. C’est moi qui le remplace… »
— « Nous voudrions visiter la basilique », dit mon compagnon à son tour, comme je me taisais, réellement stupéfié par une nouvelle pourtant si conforme à ce que j’aurais dû au moins prévoir comme possible. – Dom Casalta était mort, et sans doute la signora Bice et peut-être la Pia ! Soudain la minute où j’avais vu ces trois êtres réunis autour du petit panneau, de cette tablette de biccherna qui représentait le jeune Tobie, me revint avec une précision qui me fit du mal. C’était comme si j’eusse physiquement senti la vie passer, et pour que cette sensation d’un noble et paisible intérieur à jamais aboli fût plus amère, j’écoutais le nouvel archiprêtre répondre :
— « Je vais envoyer la servante vous ouvrir la porte… D’ailleurs, pour ce qu’il y a à voir dans l’église… »
Quel contraste entre cette façon bougonne de nous faire montrer la basilique par une domestique et la grâce d’accueil dont je me souvenais ! Quel contraste aussi entre ce mépris pour le vénérable monument et la piété fervente du maître de la Pia ! Quel contraste enfin, entre cette Pia elle-même et l’affreuse mégère que nous vîmes, après quelques minutes d’attente, tirer le battant de la porte ! Cette véritable sauvagesse, en jupon rouge, les pieds et les mains énormes, la joue enflée d’une fluxion sous un mouchoir malpropre, fleurant l’ail et la crasse, les yeux mauvais et vaguement bigles, semblait avoir été choisie exprès pour faire regretter davantage la fine et jolie jeune fille qui maniait jadis ces mêmes clefs, ouvrait ces mêmes grilles, glissait entre ces mêmes colonnes. Et quoique l’intérieur de l’édifice lui-même n’eût pas changé, déjà des traces d’incurie commençaient de s’y apercevoir, qui annonçaient la future décadence. Le parvis n’était plus balayé. Des toiles d’araignées déshonoraient les volutes des chapiteaux. Des vitres avaient été cassées par le vent à plusieurs fenêtres, sans que l’on se donnât la peine de les remettre, et, à plusieurs places, le badigeon blanc des murs était sali d’inscriptions au couteau et au crayon. Enfin, – et du moins là, cette incurie avait eu un effet d’une poésie bien inattendue, – par les carreaux crevés, des hirondelles avaient pénétré dans le bâtiment, et suspendu leurs nids aux poutrelles des plafonds. Le bruit de notre entrée les avait effarouchées. Avec leurs grandes ailes noires et leurs ventres fauves, elles se prirent à voler sous la nef, d’un vol rapide et inquiet, qui mit un frémissement, comme une vibration, dans le silence de la vieille église. Ces palpitants oiseaux étaient trois à battre ainsi l’air de leur fuite éperdue, et une hallucination d’une seconde me donna l’idée que c’étaient là des âmes revenues, sous cette forme, visiter la solitaire basilique, – quelles âmes ? sinon celles de l’archiprêtre, de sa sœur et de sa douce acolyte… J’allais apprendre aussitôt qu’une condition au moins manquait à cette fantastique métempsychose : l’une des trois personnes dont je poétisais ainsi l’existence d’outre-tombe, vivait toujours, hélas ! pour voir abandonnée l’œuvre de piété à quoi elle participait jadis, profané le sanctuaire dont elle avait été la prêtresse, et reniée la dévotion de son maître disparu !
— « Est-ce que Dom Casalta a été malade longtemps ? » demandai-je, tandis que La Nauve allait s’extasiant devant l’ensemble et les détails de la merveilleuse construction, ici admirant un chapiteau de colonne, là une sculpture de l’ambon, plus loin la frise du tabernacle.
— « Je n’étais pas ici », répondit la vieille femme, « je suis venue avec Dom Malvano, mais je sais qu’il a été frappé d’un coup sec » – c’est la pittoresque et sinistre expression italienne pour désigner une attaque – « comme il venait de dire sa messe, dans la sacristie de l’église… »
— « Et sa sœur, la signorina Bice, savez-vous comment elle est morte ? »
— « Je ne sais pas », reprit la vieille femme, « mais elle est enterrée à côté de lui, dans une chapelle devant laquelle vous avez dû passer, si vous venez de San Gimignano, tout près de la ferme, à côté des cyprès… »
— « Nous arrivons de Castel », répondis-je. « Et cette jeune fille, que j’ai vue chez eux, quand est-elle morte ?… »
— « Vous voulez parler de la Pia ? » repartit la femme en haussant les épaules : « Elle vit toujours… C’est elle justement dont le père a cette ferme… Elle ne va pas tarder à être ici. À peine un étranger arrive-t-il qu’elle quitte sa maison, pour venir voir si ce n’est pas un des anciens amis de Dom Casalta… » Puis, hargneuse : « Elle nous a donné assez de mal, les premiers temps. Elle se croyait vraiment la maîtresse de San Spirito… Mais Dom Malvano l’a mise à la porte, et il faut une visite pour qu’elle reparaisse… Elle va à l’office à Montajone… Tenez, avais-je raison ? – la voici… »
Je me retournai du côté de la porte, sur le geste haineux de la maussade et orde sorcière, et j’aperçus la pauvre fille, dont je venais d’apprendre le malheur. En toute circonstance, j’eusse éprouvé l’intérêt le plus vif à rencontrer la jolie élève du magnanime et enthousiaste archiprêtre. Devant le mystère du drame moral qu’elle me représentait aujourd’hui, comment cette simple curiosité ne se fût-elle pas changée en une sympathie poignante ? Quel chagrin avait dû être pour elle cette mort de son protecteur d’abord, puis cette intrusion d’un prêtre indifférent à la beauté de la vieille basilique, son propre bannissement enfin hors de ce qui avait été son asile de corps et d’âme à son retour dans la grossièreté du milieu natal ! Je me rappelais trop bien ce que m’avait dit Dom Casalta : son adoption par une dame riche, sa vie à Rome da contessina, puis sa rentrée dans la misérable ferme… Je la regardai avec une attention aussitôt navrée. À quel degré cette fine nature avait ressenti ces cruelles émotions, son visage consumé le disait assez, ce maigre visage fiévreux où la grâce de la vingtième année souriait autrefois. Maintenant, c’était un masque tragique et pétri de tristesse. Elle était tout en noir, avec des rubans de la même couleur à son grand chapeau de paille, pareil à celui de jadis. Ce costume de deuil faisait ressortir la pâleur de son teint et le blond toujours cendré de ses cheveux, sa dernière jeunesse. L’étoffe de cette simple robe sombre était bien râpée sous le châle. Visiblement, depuis la disparition de l’archiprêtre, la Pia subissait, par-dessus sa peine, la misère d’une existence de plus en plus resserrée. Pourtant la propreté de cette trop modeste toilette, les petites mitaines de dentelle noire d’où sortaient ses doigts amincis, sa façon de se tenir, de draper ce châle élimé, de nouer les longues brides de son chapeau par-dessus les larges ailes de paille souple, de manière à lui donner la forme d’un original bonnet, tout annonçait encore l’être trop différent, la demi-dame qu’elle restait presque inconsciemment. Ces dix années avaient changé l’enfant pieuse en un commencement de vieille fille, de vieille demoiselle plutôt. Ces mêmes années avaient sans doute pesé aussi sur ma tête, car elle me regarda sans me reconnaître, quoique mon image fût liée, pour elle, à un incident certainement inoubliable dans l’histoire de sa chère église : la découverte de la tablette de biccherna, de ce petit panneau peint par Neroccio di Bartolommeo Landi, et qui représentait Tobie et les Trois Anges. Quand je lui eus rappelé en quelques mots cet épisode, un flot de sang empourpra ses joues. Ses yeux bruns, où l’idée fixe allumait ses flammes sèches, s’humectèrent de larmes. Un soudain attendrissement la remua tout entière :
— « Ah ! » dit-elle, « comme il serait heureux de vous revoir ! Il attendait votre visite tous les printemps, mais vous n’êtes jamais revenu… »
De nommer celui auquel son cœur gardait un si passionné, un si inguérissable regret, lui était physiquement trop douloureux. Les hirondelles qui continuaient de voleter entre les colonnes de la vieille église n’étaient pas plus sauvages que ce tendre cœur. J’en voyais les battements à travers le chétif corsage, – tant avait été profond l’émoi de la pauvre fille à retrouver le témoin d’un temps plus heureux. À peine si j’osais lui parler, de peur de toucher à la plaie trop vive. Mais si la délicate Pia était la victime de la sensibilité la plus passionnée, elle était aussi une créature très simple et qui avait le courage de ses émotions, – l’un des admirables traits de l’âme plébéienne. Ce fut elle qui, spontanément, douloureusement, commença la confidence que je ne lui aurais jamais demandée. En l’écoutant, je me souvenais que l’archiprêtre avait prononcé devant moi les mots héroïques de la virile prière : a morte improvisâ libéra nos, Domine, – et j’admirais que le mystérieux dispensateur de nos destinées eût épargné au vieillard, même dans cette foudroyante surprise de la mort subite, ce que son âme de croyant redoutait par-dessus toutes choses : l’entrée dans l’éternité sans le viatique de la dernière heure.
— « Il se portait si bien la veille », disait la jeune fille, « et il avait été si heureux !… L’archevêque de Sienne était venu visiter San Spirito, et pontifier au maître-autel. Vers deux heures, et comme il devait partir avec Monseigneur, on vint lui annoncer qu’un bûcheron, derrière Gambassi, était tombé d’un arbre et qu’il le demandait, pour lui porter le bon Dieu. Il est parti comme il était, sous le soleil de juillet. Il a administré le pauvre homme, puis il est encore allé dire adieu à Monseigneur… Il est entré ici et n’a pas très bien dormi. Il a voulu cependant le lendemain se lever pour célébrer sa messe. Il avait promis au blessé de la dire pour lui. C’est moi qui la lui ai servie, comme je faisais quand le garçon ne venait pas… Si vous l’aviez entendu la dire, cette dernière messe !… Il était si beau, toujours, à l’autel. Il priait comme les saints ont dû prier. Mais jamais je ne l’avais vu remué comme ce matin-là… Je suis sûre que son bon ange l’avertissait, par une permission du Saint-Esprit, pour lequel il a tant fait !… N’est-ce pas extraordinaire tout de même qu’il eût voulu, la veille, se confesser à l’archevêque et recevoir la communion de sa main ?… Enfin, après la messe, il rentre dans la sacristie… « Je suis un peu fatigué, Pia », me dit-il, « va appeler ma sœur… » Il s’assied, appuie son bras sur la table où il venait de poser le calice. Sa tête retombe sur son bras… Il avait passé sans plus de souffrance… Donna Bice ne lui a pas survécu six jours… »
— « Et pourquoi ne lui a-t-on pas fait un tombeau dans la basilique ? » demandai-je, remué, plus que je ne saurais dire, par ce récit qui me faisait assister en pensée à cette grande chose humaine : une belle mort achevant une belle vie, dans une harmonie absolue.
— « N’est-ce pas ? C’est une indignité… » répondit vivement la Pia. « Mais il paraît que la loi ne l’a pas permis. Nous avons pu pourtant le placer dans une chapelle sur la route d’où l’on voit San Spirito, et qui, heureusement, est près de chez nous. C’est une grande consolation pour moi. Quand je vais y prier, le soir, j’entends la cloche du campanile… Mais ce n’est pas San Spirito ! Et il aurait tant voulu être enterré devant l’autel de la Madone, le dernier que nous ayons réparé, celui où nous avons mis la peinture… Vous ne l’avez pas vu encore, cet autel ?… Ah ! » fit-elle, avec un profond soupir, « ils l’ont déjà bien gâté, comme le reste… »
Et, du regard, elle me montrait ce que je n’avais pas observé encore : sur les murs, jadis si sévèrement blancs, s’étalaient d’abominables lithographies, enluminées de tons criards. Au fond de la chapelle où la Pia me conduisit, à côté du panneau siennois, une statue de la Vierge en bois colorié attestait l’invasion de la vulgaire camelote ecclésiastique dans l’austère et pur asile d’art. Ce n’était là qu’un naïf manque de goût et qui aurait pu se concilier, chez le nouveau desservant, avec une réelle piété. J’allais constater qu’il n’en était rien et qu’à l’enthousiaste de beauté, aussi noble par ses vertus de prêtre que par ses hautes qualités d’intuition esthétique, un indigne avait succédé, – indigne par sa misère d’intelligence, indigne par sa misère morale.
La Nauve cependant nous avait rejoints. Les impressions qui, pour moi, paraient de mélancolie la basilique, ne pouvaient pas être les siennes. Il ne connaissait Dom Casalta que par mes discours, et, quand on cause avec un compagnon aussi différent par certains côtés, involontairement la parole fausse un peu la pensée. On éclaire, dans les anecdotes, les parties que l’on croit plus perceptibles et l’on jette de l’ombre sur celles qui semblent étrangères à l’écouteur. En dessinant au viveur parisien le profil du chapelain de San Spirito, j’avais souligné les traits pittoresques du modèle sans dégager le caractère mystique de cette physionomie et sa poésie sacerdotale. Pour La Nauve, le remplacement de Dom Casalta par Dom Malvano n’était qu’un épisode insignifiant, et aucune comparaison ne corrompait le plaisir d’art que lui causait la vieille église. C’est le sourire aux lèvres et la flamme aux yeux qu’il redescendait vers nous. Quand il aperçut le panneau qui avait servi de reliure au livre de biccherna, sa joie de connaisseur se transforma en une véritable exaltation. Moi-même je ne me rappelais pas la beauté souveraine de cette peinture, qui maintenant m’apparaissait dans son vrai caractère de chef-d’œuvre. Les trois anges, le jeune Tobie et le chien continuaient d’aller dans le fauve paysage, et les couleurs des fins visages, des souples vêtements, des riches armures, étaient rendues plus douces, plus veloutées, plus tendres par le reflet du verre qui protégeait le tableau. Je n’aurais pas su que le cadre avait été imaginé par la Pia, je l’aurais deviné à son exécution, si maniérée et si féminine dans son joli enfantillage. Un bord d’une soie brochée, d’un rouge passé à reflets d’or, découpé sans doute à même quelque chasuble usée de Dom Casalta, entourait le panneau. Cette soie, tendue sur un carton épais ou sur une planche mince, était elle-même entourée d’une baguette de bois recouverte d’un velours sombre, et cette baguette qui maintenait la vitre, était clouée à un plus large rebord de bois, tendu d’une soie pareille à celle de l’intérieur, mais avec une petite application de dentelle d’argent. La précieuse image, abritée dans ce reliquaire de brocart et de verre, rayonnait d’un magique éclat qui faisait s’exclamer le dilettante La Nauve :
— « Mais quelle merveille !… » disait-il à voix haute et sans plus se souvenir que nous étions dans une église : « Que ces ors sont fins ! Et ces visages ! Et les ornements de ces armures !… Quels pinceaux et quelles loupes employaient donc ces maîtres d’autrefois, pour fignoler dans ce détail les cheveux, les auréoles, les prunelles, les bouches, et sur ce rien d’espace ?… Savez-vous que c’est le motif du Tobie qui est à Florence dans l’Académie, et que l’on attribue tantôt à l’un des Pollajuoli et tantôt à Botticelli ?… Quand je n’aurais dû voir en Toscane que ce bijou, il valait le voyage… Seulement il faudrait l’enlever de ce cadre extravagant… »
— « Heureusement elle ne vous comprend pas », fis-je en lui désignant la Pia. « C’est son œuvre et elle en est si fière… »
Il ne m’écoutait déjà plus, absorbé dans un examen plus minutieux du panneau. Je profitai de sa distraction pour reprendre mon entretien avec la jeune fille, que j’interrogeais sur sa vie à elle maintenant. Elle me répondait en phrases d’abord évasives, puis plus précises, à mesure qu’elle entrait en confiance avec cet ami qu’elle ne soupçonnait pas. Ce n’était point directement qu’elle me parlait, mais sans cesse elle revenait vers l’existence d’autrefois, et sa nostalgie attestait trop sa lassitude d’aujourd’hui :
— « On n’est pas bien riche chez nous », disait-elle, « et mon père et mes frères voudraient bien que je travaille à la ferme… Je ne peux pas. Je sens que je suis trop faible… Enfin, avec ma dentelle et en ne perdant pas de temps, je me suffis… Quand il vivait, tout allait si bien. Il était si bon pour eux. Il leur donnait toujours quelque petite chose, et puis ils en avaient peur… Encore maintenant, quand j’ai des difficultés, je leur parle de lui… Ah ! s’il n’y avait pas son tombeau à soigner, j’irais chez les Clarisses d’Empoli qui m’ont souvent demandée… C’est quelquefois si pénible pour moi de penser : s’il voyait l’église comme elle est ! Mais qui lui mettrait tous les matins les fleurs qu’il aimait de son vivant ? les cyclamens en été, et maintenant les violettes ?… »
Instinctivement, et comme si après avoir cédé au besoin de revoir cette église profanée, elle cédait au besoin de la fuir, la jeune fille avait marché, tout en causant, du côté de la porte. Nous sortîmes ainsi de la basilique et nous vînmes nous reposer sur un banc adossé au mur du presbytère. Que ma compagne avait dû de fois, par les beaux soirs d’été, en août par exemple, quand les feux de l’Assomption s’allumaient sur les collines ; en juin, quand les lucioles rayaient le crépuscule de leurs flammes volantes, – oui, qu’elle avait dû de fois s’asseoir sur cette même pierre avec l’archiprêtre, et entendre, devant les étoiles, cet homme de Dieu parler de l’immortelle espérance, dans l’ombre de la basilique ! Sans doute ces souvenirs recommencèrent de l’oppresser, car elle se taisait maintenant. Et moi, de plus en plus troublé par ce que je devinais de poésie secrète et singulière dans cet être qui s’ignorait tellement lui-même, je me taisais aussi. Je regardais le doux paysage toscan et j’en reconnaissais toutes les lignes, aperçues autrefois à travers la fenêtre placée juste au-dessus de nous… Combien de temps demeurâmes-nous ainsi, abîmés dans une mélancolie que nous sentions si pareille ? Je n’en sais rien. Je sais seulement que tout d’un coup la tête de la Pia et la mienne se relevèrent juste à la même minute d’un même saisissement de surprise, et que nous nous regardâmes avec la même pensée dans nos yeux, et un même battement de cœur suspendit nos respirations. Deux personnes étaient entrées dans la chambre qui donnait sur cette fenêtre restée ouverte et qui était l’ancien cabinet de travail de Dom Casalta. Ne se sachant pas écoutées, elles continuaient très haut un entretien évidemment commencé depuis quelques moments déjà et dont nous ne perdions pas une parole :
— « Réfléchissez, seigneur archiprêtre », disait une des voix, insinuante, prenante, tentatrice, celle de Bernard de La Nauve, « six cents lires, versées comptant, c’est une somme… »
— « Ce sera huit cents ou rien », répondait l’autre voix, celle de l’archiprêtre, maussade et résistante. « Si je vends ce Tobie, le seul beau tableau que j’aie dans mon église, il faut au moins que je fasse une vraie affaire. » Il avait employé l’augmentatif italien : un affarone, et la désinence, prononcée avec brutalité, avait pris dans sa bouche un accent de gloutonnerie.
— « Coupons la différence en deux », avait insisté La Nauve, « et mettons sept cents… »
— « Non », avait répliqué Dom Malvano : « huit cents lires ou rien. »
— « Et si je vous laisse le cadre », dit La Nauve. « Et si je m’engage à vous envoyer de Sienne quelque image, juste de la grandeur, que vous pourrez mettre à la place ? »
— « Dans ce cas-là », fit l’autre, après une minute d’hésitation, « ce sera sept cent cinquante, mais pas un paolo de moins… »
— « Va pour sept cent cinquante », conclut La Nauve, « j’ai les billets là. Je vais vous les compter, pendant que vous me faites le reçu… »
Que ce mercantile débat entre mon compagnon et le mauvais prêtre eût pour objet la table de biccherna, nous n’en avions pas douté une seconde, la pauvre Pia et moi, avant même d’avoir entendu nommer le Tobie. Je vis le joli visage déjà si pâle de ma compagne devenir plus pâle encore, une expression d’épouvante passer dans ses prunelles, et à moi aussi le marchandage de cette adorable peinture, objet jadis de si hautes émotions, me sembla une espèce de sacrilège. C’était pire que cela, puisque le tableau avait appartenu personnellement à Dom Casalta, qui l’avait donné à l’église. Un irrésistible désir d’empêcher ce malhonnête trafic me fit me lever, et dire tout bas à la Pia : « Cet achat n’aura pas lieu, je vous le promets », et j’entrai dans le presbytère sans sonner ni frapper, laissant la jeune fille, toujours immobile, sur le banc de pierre, l’oreille aux aguets, la physionomie comme hypnotisée par l’horreur. Ce fut seulement en passant le seuil de la pièce que je compris l’absurdité de ma démarche et mon impuissance à rompre un marché qui ne me regardait en aucune manière. L’archiprêtre était assis à la table, libellant le reçu demandé, avec sa face grossière de paysan à peine dégrossi. Le fin visage de La Nauve, tirant de son portefeuille les billets roses, traduisait le contentement surveillé du collectionneur qui met la main sur une trouvaille inespérée, et, avant que je n’eusse même ouvert la bouche :
— « En ai-je eu », dit-il en français, « une heureuse idée de demander à ce drôle-là si le Tobie était à vendre ?… » Puis, gaiement : « Si je pouvais emporter l’église tout entière, il me la bazarderait de même… Pour sept cent cinquante lires, entendez-vous, – sept cent cinquante, – je vais avoir le tableau… Encore l’ai-je mal marchandé. Je lui ai trop laissé voir que j’en avais envie… »
— « Ne faites pas cela, mon cher La Nauve », lui répondis-je, en français, moi aussi, et d’une voix suppliante, et j’insistai : « Ne faites pas cela. »
— « Mais pourquoi ? » me demanda-t-il, et il me regardait avec la stupeur d’une absolue inconscience.
— « Mais parce que le drôle, comme vous l’appelez trop justement, n’a pas le droit de vous vendre cette peinture qui n’est pas à lui. Je le sais, moi, puisque j’en ai le premier révélé la valeur à son prédécesseur. C’était la propriété privée de Dom Casalta. Il l’a léguée à l’église. Par conséquent, je vous le répète, cet homme vous vend ce qui n’est pas à lui… »
— « Vous avez peut-être raison… », répondit La Nauve. Puis, après un silence, et haussant les épaules : « Bah ! je n’en achèterai pas moins le tableau, et pour une simple raison : si ce gaillard s’est décidé en cinq minutes, dès la première offre, à me vendre ce Neroccio sept cent cinquante lires aujourd’hui, à moi, qu’il ne connaît pas, c’est qu’il a besoin d’argent. Il en aura besoin demain comme aujourd’hui. Supposons que je cède à votre scrupule. Demain un visiteur quelconque, un Anglais, un Américain, un Juif, un brocanteur de Sienne ou de Pise passe par ici, voit le panneau, le marchande et l’emporte… Puisqu’il est dans la destinée de cette table de biccherna de quitter San Spirito, j’aime mieux qu’elle le quitte pour un certain entresol de la rue Marignan… »
— « À moins que ce ne soit pour l’hôtel d’un Marsh ou d’un Saki Mosé, avec un fort courtage… »
C’était la première fois que je me permettais une brutale allusion aux dessous utilitaires du dilettantisme de La Nauve qu’il dissimulait si adroitement. Cette insolente phrase ne m’eut pas plus tôt échappé que je le vis pâlir. Il eut l’énergie de dompter aussitôt sa colère, pour me répondre du ton le plus flegmatique, mais aussi le plus cassant :
— « Et quand ce serait pour l’hôtel de Marsh ou de Saki Mosé, je ne sache pas que personne ait le droit de m’empêcher de faire d’un objet à moi l’usage qui me convient, et, à partir de cette minute, ce panneau est à moi… »
Il avait, en prononçant ces paroles, où je sentais une résolution désormais irrévocable, placé les billets de banque sur la table et pris le reçu que lui tendait le prêtre. Les sourcils froncés, la bouche dure, les yeux fixés sur les miens avec une étrange expression de défi et d’orgueil blessé, il plia le papier en quatre, le mit dans son portefeuille. Puis, boutonnant son veston, il dit à Dom Malvano en italien :
— « Allons prendre le tableau, maintenant… »
Les deux hommes sortirent de la chambre et s’engagèrent dans un corridor qui reliait le presbytère à la basilique, le même que nous avions suivi, Dom Casalta, la Pia et moi, à cette heure lointaine où nous avions solennellement installé le Tobie, alors sans cadre, dans la chapelle de la Madone. Les deux profanateurs allaient l’enlever de cette chapelle sacrée, où son premier possesseur avait cru le suspendre pour toujours ! Comment empêcher à présent cette action abominable ?… En cédant à l’indignation et en parlant comme j’avais fait à La Nauve, j’avais perdu mon seul moyen, celui de l’influence personnelle. Comment aussi calmer le désespoir dont la Pia serait saisie, en apprenant mon insuccès ? Qu’allais-je lui dire et à quelle extrémité se livrerait-elle, sans plus de chance que moi-même, de rompre un marché où nous n’étions intéressés ni l’un ni l’autre, sinon pour des motifs qu’aucune loi ne reconnaît ? J’étais si confus de mon échec que j’hésitais à sortir. Quand je me retrouvai enfin sur le pas de la porte, je vis que la jeune fille n’était pas là, et j’avoue à ma honte que j’en ressentis un véritable soulagement. Il valait mieux qu’elle n’assistât point à ce que je continuais de considérer comme un véritable rapt. Et moi, après les mots échangés avec La Nauve, je n’avais qu’à me retirer et à manifester mon blâme en abandonnant mon camarade. Je regardai ma montre et je calculai que j’avais le temps de gagner Gambassi à pied, d’y prendre une voiture et de rentrer à Castel Fiorentino, puis à Sienne, par le dernier train. La Nauve devait prendre l’avant-dernier. Le désagrément de voyager avec lui et le tableau entre nous deux, me serait épargné. Quelque chose pourtant m’immobilisait à cette place, comme si j’attendais qu’une intervention miraculeuse châtiât ce sacrilège. Il s’était passé presque un quart d’heure depuis que le prêtre et mon camarade étaient sortis de la bibliothèque. Peut-être au dernier moment l’un des deux s’était-il ravisé, puisqu’ils ne reparaissaient pas. J’allais apprendre la cause très naturelle, mais très déconcertante, de ce retard. Je vis enfin les deux hommes s’avancer hors de l’église, à pas lents, accompagnés de la hideuse servante qui criait et gesticulait :
— « J’étais dans la sacristie, je vous répète, Dom Malvano, la porte était ouverte. J’aurais tout entendu. Un voleur n’a pas pu entrer et sortir dans les quelques secondes que j’ai passées là… Si ce n’est pas un esprit qui est venu prendre le tableau, ce n’est pas, à coup sûr, une créature vivante… »
— « C’est un voleur », répondait avec dureté La Nauve, et, regardant la femme fixement : « ou une voleuse… Mais le tableau est à moi. Je l’ai payé et je le retrouverai, quand je devrais aller, avec mon reçu, chercher en personne les carabiniers… »
— « Tout cela va s’expliquer, monsieur », répondait le prêtre. « Calmez-vous, et nous retrouverons le tableau. Voyons, Monsieur était là », ajouta-t-il en m’apercevant. « Si quelqu’un est sorti de l’église, il l’a vu… » Son inquiétude prouvait sa double terreur : celle d’être contraint à restituer les sept cent cinquante lires indûment empochées, et celle de voir la police mêlée à cet équivoque contrat. Peut-être aussi le mot d’esprit employé par la servante avait-il remué dans son âme méridionale le même arrière-fond de superstition qui avait bien remué en moi ? Peut-être sa mauvaise conscience lui faisait-elle redouter quelque mystérieuse vengeance d’en haut ?… Toujours est-il que, sur ma réponse négative, son anxiété grandit encore. Il recommença d’endoctriner La Nauve, qui répétait : « J’aurai mon tableau… » en regardant la servante. Enfin avisant le cocher qui nous avait amenés et qui se tenait debout à quelque vingt mètres, dans l’ombre d’un bouquet de chênes, à la tête de son cheval :
— « Vous n’avez vu personne, vous non plus, sortir de l’église ?… » lui demanda-t-il.
— « Seulement la fille en noir qui causait tout à l’heure avec un de ces messieurs… » répondit l’homme sur un ton d’indifférence qui contrasta étrangement avec l’effet produit par cette simple réponse. Car la servante n’eut pas plus tôt entendu ces mots, qu’elle se prit à vociférer, les yeux plus louches encore, le poing dressé :
— « La fille en noir ? Mais c’est la Pia !… Oui, c’est elle, Dom Malvano, c’est elle !… Et moi qui n’y avais pas pensé !… Il n’y a qu’elle qui marche assez légèrement, pour que je n’aie entendu aucun bruit. Il n’y a qu’elle qui connaisse l’église. C’est elle qui a volé le tableau… »
— « C’est impossible », interrompis-je à mon tour. En prononçant ces mots, je savais dès lors que cet enlèvement du panneau par la pauvre fille était non seulement possible, mais certain, mais évident… « Je suis demeuré avec elle pendant tout le temps que vous étiez au presbytère… » Je m’adressais à La Nauve, quoiqu’il eût affecté de ne pas me regarder et de ne pas me parler depuis le commencement de cette scène. Mais je venais de le voir, aussitôt le nom de la Pia prononcé, esquisser un geste où il y avait plus de surprise cette fois que d’irritation. Il ne me répondit pas, et le mauvais prêtre continuait son enquête :
— « Mais pendant le temps où vous étiez dans mon salon, monsieur », me disait-il, « elle n’était pas avec vous… Quand cette fille en noir est sortie », il parlait au cocher, « est-ce qu’elle ne portait rien… »
— « Je n’ai pas bien pu voir », répondit l’homme ; « elle courait très vite… Il me semble pourtant qu’elle avait un paquet sous son châle, grand comme ceci, à peu près… » Et de ses grosses mains il esquissa en l’air une forme carrée, juste de la dimension du panneau cherché.
— « C’était le tableau !… » insista la servante. « C’était le tableau !… Il y avait longtemps qu’elle tournait autour. Je l’avais bien remarqué. D’ailleurs elle emporterait toute l’église, si elle pouvait. Quand je vous disais, qu’elle a fini par croire que tout est à elle… »
— « Où habite cette jeune fille ? » demanda La Nauve. Son accent n’avait plus sa dureté, et, décidément, son visage exprimait un commencement sinon de remords, au moins d’hésitation et de scrupule.
— « À la ferme, derrière ces cyprès, vers la chapelle… » répondit l’archiprêtre. « J’y vais, et j’en reviens dans dix minutes, avec le tableau… »
— « Je vous accompagne », fit La Nauve. Il se tourna de mon côté. Je vis distinctement qu’il avait envie de me dire une phrase que son orgueil blessé l’empêcha de prononcer. Je compris pourtant qu’il désirait ma présence durant l’interrogatoire. Je m’acheminai donc, moi troisième, entre les champs de jeunes avoines, vers le rideau de cyprès qui cachait la petite ferme et la chapelle toute voisine. Je me souviens. Le sentier était creusé entre deux talus, et sur les berges basses foisonnaient des violettes sauvages dont l’arôme embaumait notre passage. Ce tendre parfum des fleurs que Dom Casalta aimait, les couleurs du jour si pur et si clair, la paix profonde de la campagne, la silhouette de la basilique profilée à notre gauche, tout dans cette courte promenade faisait une antithèse saisissante à l’émotion que je ressentais et à la scène d’odieuse inquisition qui se préparait. Je ne pouvais pas l’empêcher absolument. Je me réservais, s’il le fallait, d’effrayer le prêtre par mon témoignage, en affirmant que le tableau appartenait, non pas à l’église, mais à la succession privée de Dom Casalta. C’en serait assez pour empêcher La Nauve et Dom Malvano d’avoir recours à la police, dans le cas où la courageuse Pia persévérerait dans son recel du précieux panneau. Et il me suffit de la regarder, à peine entrés dans la grande salle de la ferme, pour deviner qu’elle persévérerait. Elle était assise, encore haletante d’une course précipitée, devant son métier à dentelle. Ses doigts tremblants ne pouvaient même pas manier les fuseaux, et cette attitude, jointe à ce souffle court, suffisait à la dénoncer. Sa mère allait et venait dans la chambre, vaquant aux soins du ménage, une grasse et lourde paysanne italienne, aux yeux trop noirs dans des paupières comme charbonnées, comme mâchurées. Elle achevait d’essuyer les assiettes du déjeuner qui avait dû être pris sur la grande table de bois, encore chargée d’un fiasco et de sordides couverts. Des chapelets de saucisses enguirlandaient un des murs de cette pièce, qui servait à toute la famille de cuisine, de salle à manger et de salon. En voyant entrer ces trois personnes dans son pauvre logis, le prêtre en tête, la vieille femme fut si bouleversée de timidité qu’elle commença de balbutier :
— « Jésus Maria ! Il n’y a seulement pas assez de chaises ici pour vous accommoder… Pia, aide-moi à débarrasser ce fauteuil… »
— « Nous n’avons pas besoin de nous asseoir, Signora Giulia… » dit Dom Malvano. « Nous sommes venus pour reprendre le tableau… »
— « Quel tableau ? » demanda la mère avec un étonnement qui prouvait du moins son innocence à elle.
— « Celui que la Pia vient de voler à San Spirito », insista l’archiprêtre.
— « Que la Pia vient de voler ? » répéta la mère. « Jésus Maria ! Mais elle arrive tout justement il y a deux minutes, et elle n’avait pas plus de tableau avec elle que moi maintenant… Pia, parle donc, dis à Dom Malvano que tu n’as pas le tableau qu’il cherche… Nous sommes d’honnêtes gens, messieurs. Ma fille, avoir volé un tableau !… Ah ! si mon mari était là, Dom Malvano, vous ne parleriez pas de la sorte. On a bien raison de dire que les mouches s’attaquent toujours aux chevaux maigres, et les outrages aux pauvres gens… »
— « Trêve de discours ! » interrompit brutalement l’interlocuteur ; « ou la Pia va rendre le tableau qu’elle a pris et que vous cachez toutes les deux, ou les carabiniers seront ici dans une heure. »
— « Ils peuvent venir », répondit fièrement la jeune fille. Elle s’était levée et vint se mettre entre sa mère et l’archiprêtre, les yeux fixés sur ce dernier, bien en face. « Oui, ils peuvent venir, et tout fouiller. Ils ne trouveront rien. Je n’ai pas le tableau. »
— « Vous n’avez pas le tableau ? » répéta l’interrogateur dont le visage était hideux de haine… « Ah ! prenez garde, nous ne sommes plus au temps de Dom Casalta !… »
— « Je le sais bien », répondit la jeune fille, blanche comme les fils de sa dentelle, avec une sérénité exaltée, et elle reprit : « Je n’ai pas le tableau, c’est tout ce que j’ai à dire… »
— « Et qui donc l’a ? » demanda le prêtre. Nous nous étions rapprochés, La Nauve et moi. Il voyait que nous allions nous interposer, et cela redoublait sa fureur. « Oui », répéta-t-il, « qui donc l’a ? »
— « Celui à qui il appartient », répondit-elle.
Cette énigmatique parole me frappa singulièrement. La jeune fille l’avait prononcée avec une certitude si profonde. Dom Malvano, lui, ne parut pas l’avoir remarqué. Quant à La Nauve, il regardait la principale actrice de cette scène avec la prunelle aiguë d’un homme qui lutte contre sa propre émotion, qui se défie et qui voudrait bien n’être pas la dupe d’une habile comédie. J’estimai que le moment était venu d’intervenir et je commençai de parler à l’archiprêtre, d’abord avec ménagement, puis, comme je le trouvai insensible à toute délicatesse, avec la sévérité la plus caractérisée :
— « Non », lui disais-je, « je ne vous laisserai pas torturer davantage cette jeune fille. Vous voyez bien qu’elle ne vous ment pas, et qu’elle n’a pas le tableau. Vous voyez aussi que sa mère ne savait rien. Allons-nous-en d’ici, et tout de suite. Vous pouvez envoyer prévenir la police. Mais je vous préviens, moi, que, s’il y a un procès, je déposerai. J’étais à San Spirito in Val d’Elsa par hasard, voici dix ans, lorsque Dom Casalta a reconnu la valeur de ce panneau. Je sais qu’il lui avait été légué par un sien parent, un chanoine de San Gimignano. Il s’agira de voir le testament du défunt archiprêtre, et à qui appartient cette peinture. Mgr l’archevêque de Sienne sera sans doute très édifié d’apprendre ce que deviennent les objets d’art dans les églises de son diocèse… »
— « Le tableau appartient à San Spirito », répondait Dom Malvano, « et je suis seul juge de ce qu’il convient de faire dans l’intérêt de la basilique… »
Combien de temps cette discussion se fût-elle prolongée ? Eussé-je réussi à terroriser l’équivoque et brutal personnage et à sauver la Pia de toute poursuite ultérieure ?… Un événement très inopiné vint interrompre brusquement et cet entretien et mes efforts, d’une façon si émouvante qu’encore aujourd’hui l’attendrissement me saisit au souvenir de ce qui me fut révélé à cette minute et lorsque je songe à l’asile où la jeune fille s’était avisée de cacher son pieux larcin… Ce fut d’abord un appel jeté par une voix de femme, un « Dom Malvano, la peinture est retrouvée !… » qui nous arriva des cyprès et nous fit tous tressaillir, la Pia de terreur, l’archiprêtre de joie, moi de pitié, – et mon compagnon ?… Savais-je seulement ce qui s’était passé durant cette scène dans l’âme de ce complexe La Nauve, de ce Parisien blasé et cependant demeuré si artiste, de ce corrompu, mais si délicat de nerfs et si sensitif ?… Presque aussitôt nous vîmes apparaître, sur le seuil, l’abominable servante de Dom Malvano, la face emperlée de sueur à force d’avoir couru, – une sueur qui roulait sur sa peau luisante en lourdes gouttes noires. – Elle s’essuyait le front d’une main avec un pan de sa jupe rouge, relevée sur quel jupon ! – De l’autre, elle tenait le tableau cherché et elle disait :
— « J’ai continué de questionner le cocher, moi… Il m’a bien fait voir par où cette Pia » – elle disait Piaccia, pour accentuer son mépris – « s’était sauvée. Un petit garçon l’avait vue qui courait vers la chapelle, où il y a le tombeau de Dom Casalta… Elle avait fait la chose si vite, qu’elle n’avait seulement pas bien refermé la grille. J’ai pu entrer… Elle avait caché le tableau derrière le petit autel… Le voici… Ah ! la voleuse !… »
— « Voulez-vous bien vous taire ! » interrompit La Nauve d’une voix impérieuse. C’était la première parole qu’il prononçait depuis ce mortel quart d’heure. Je sentis frémir dans son accent une irritation indignée, et, tirant de son porte-monnaie un billet de dix lires qu’il mit dans la main de la femme stupéfiée : « Voulez-vous bien vous taire », reprit-il. « Tenez. Voilà pour vous puisque vous avez retrouvé mon tableau, donnez-le-moi et allez-vous-en, vous m’entendez, et tout de suite. » Il prit la peinture sans que la paysanne interloquée pensât seulement à lui répondre. « Et vous, Dom Malvano », ajouta-t-il avec une politesse glacée en se tournant vers le prêtre, « il ne me reste plus qu’à vous remercier de toute la peine que vous vous êtes donnée… Adieu », insista-t-il en coupant court à une phrase où l’autre ébauchait une vague invitation à nous rafraîchir. « Nous n’avons pas le temps… Adieu et merci… C’est moi qui me charge de parler à cette jeune fille… »
Dom Malvano et sa digne chambrière avaient quitté la ferme, emportant l’un ses sept cent cinquante, l’autre ses dix lires, et nous étions restés seuls en face de la mère qui gémissait : « Jésus Maria !… Jésus Maria ! Est-ce possible ?… » et de la fille qui regardait La Nauve sans honte, d’un beau regard fier, de bravade et d’aversion. Celui-ci fit un visible effort. Puis, brusquement, il me dit :
— « Vous savez mieux l’italien que moi, voulez-vous me rendre le service d’écrire ce que je vais vous dicter, en le traduisant ?… Mais, y a-t-il une plume, de l’encre et du papier ici ?… » Puis, quand j’eus transmis sa demande à la mère qui, littéralement terrorisée, m’apporta comme dans les comédies « tout ce qu’il faut pour écrire », je m’assis à la table, en disant à mon camarade : « Dictez. Je traduirai à mesure. » Et il commença : « Moi, Bernard de La Nauve, demeurant à Paris, 20, rue de Marignan, je déclare avoir restitué à Mademoiselle Pia… – Comment est son nom de famille ? » – « Beltrami », dit la mère interrogée de nouveau par mon interlocuteur. – « Beltrami », reprit La Nauve, « un panneau représentant le jeune Tobie et les Trois Anges, tableau qui m’avait été cédé par Dom Malvano, archiprêtre de San Spirito, pour une somme de sept cent cinquante lires, dont le reçu ci-joint… » Puis saisissant la plume : « Donnez que je signe et que je date… Est-ce en règle ?… »
— « La Nauve », fis-je vivement, « voulez-vous prendre ma main, et accepter toutes mes excuses pour la façon dont je vous ai parlé tout à l’heure ?… »
Il me regarda. J’avais dû toucher en lui un point bien sensible, car il hésita. Mais il était dans une de ces secondes où les cordes hautes de notre nature ont été remuées trop fortement pour que tout l’être ne rende pas une vibration de générosité, et il serra ma main, en me disant, avec un sourire d’ironie et d’émotion, où je retrouvai le boulevardier :
— « C’est oublié… Promettez-moi seulement de ne pas raconter au cercle ce qui nous est arrivé, – on me prendrait pour un jobard… Je le suis peut-être. Mais cette petite-là priera quelquefois pour moi. Cela ne fait jamais de mal. Et puis, voyez ses yeux et comme elle est heureuse ! » Et, d’une voix profonde : « Vous savez, c’est si bon quelquefois de se prouver à soi-même que l’on vaut mieux que sa vie… »
Juillet 1896.
J’allais de Paris à Nice pour les fêtes du Carnaval, en février 189… Je m’arrêtai à Toulon afin de rendre visite à mon ami Georges de Baltine qui avait loué pour la saison la chasse d’une des îles situées en face d’Hyères, celle de Port-Cros, et qui m’y avait invité. Je dois avouer qu’en entreprenant cette expédition, je n’emportais mon fusil que par décence. Je cédais surtout au désir de faire un tour, projeté depuis longtemps, dans ces îles trop peu connues que les anciens appelaient les Stœchades, – les Rangées en ligne, – et les moines du moyen âge les Îles d’or, sans doute à cause du mica dont elles scintillent, et qui, sous le soleil couchant, les revêt d’un reflet de métal jaune. Que de fois, des hauteurs d’Hyères, je les avais vues profiler, entre le ciel d’un bleu pâle et la mer d’un bleu sombre, leur longue ligne boisée et leurs rocheuses falaises ! Que de fois, gagnant l’Italie ou la Grèce, j’avais passé en paquebot entre ces falaises et la côte, assez près pour apercevoir les profondes vallées de Porquerolles et de Port-Cros foisonnantes de pins d’Alep, le rocher dénudé de Bagaud et les landes sauvages du Titan ! Une nuit, en particulier, j’avais respiré en les longeant un si violent et si doux parfum de plantes aromatiques, cette odeur du maquis bien connue de tous ceux qui ont approché la Corse par de certaines brises, que cet arome m’avait hanté des jours et des jours. Comment aurais-je dit non à un aimable camarade qui m’offrait un prétexte de satisfaire commodément une curiosité éveillée depuis des années ?
Comme nous avons, nous autres Français, le génie de rendre presque inabordables les plus beaux coins de notre beau pays, – quitte à nous extasier sur des sites étrangers qui ne valent pas les nôtres, – cette visite, qui serait très aisée s’il existait un service entre ces îles et la plage même d’Hyères, représente un véritable voyage. Il faut de toute nécessité passer la nuit à Toulon et se lever à six heures, pour prendre à sept un petit vapeur qui arrive à Port-Cros vers midi, après avoir touché barre à Porquerolles. Encore ces bateaux – ils sont deux et qui alternent l’un avec l’autre – ne font-ils ce service que deux fois par semaine. Ils partent de ce quai de la Darse Vieille, si chaud à l’œil par les après-midi de soleil et que décorent les deux héroïques Atlantes de Puget, tordant sous le balcon qu’ils supportent leur brutale et douloureuse musculature de cariatides. Quand j’arrivai sur ce quai, par ce matin de février, les étoiles emplissaient encore le ciel. L’aube pointait à peine et le paysage du port était noyé dans une pénombre de crépuscule qui donnait, aux formes des navires à l’ancre sur l’eau ardoisée de cette vaste rade, un aspect fantomatique. Cependant les cafés déjà ouverts flamboyaient de gaz, et sur les dalles de ce quai où n’arrivent pas les voitures, c’était un piétinement hâtif de passants pressés. Officiers et matelots, soldats de marine et employés, bateliers et mousses allaient et venaient, la plupart en uniforme, frissonnants du réveil et marchant vite, à cause du froid qui me gagnait moi-même. J’étais arrivé de Paris, la veille, par une de ces après-midi de l’hiver provençal, tiède comme un jour de printemps. Une fois de plus, malgré ma vieille expérience de ce climat contrasté et de ses surprises, j’avais pris pour mon excursion un paletot mince sous lequel je grelottais, et je regardais, non sans appréhension, le vapeur où je devais passer les cinq heures de la traversée. C’était un bateau de soixante tonnes peut-être, qui portait la trace partout d’une simplicité primitive et utilitaire : la cabine réservée aux passagers consistait en une soupente ménagée dans l’entrepont, garnie de banquettes en bois, basse de plafond, vitrée dans toute son étendue et sans trace de chauffage. À peine si un fourneau de fonte, installé en plein air, rougeoyait dans l’angle de l’escalier du gaillard d’avant : un cuisinier, qu’à sa carrure on reconnaissait pour un simple matelot, y préparait le déjeuner de l’équipage dans une casserole de cuivre encrassée et d’où s’échappait un violent fumet d’ail. Trois autres marins – un mécanicien avec son aide et un mousse – composaient cet équipage. Ils vaquaient sans se hâter, avec un flegme méridional, aux préparatifs du départ, lesquels consistaient à entasser dans la cale, au petit bonheur, les caisses et les paniers destinés aux quelque deux cents habitants de Porquerolles et de Port-Cros. Des femmes arrivaient, apportant des paquets, avec des recommandations verbales qu’elles formulaient en patois. Les hommes répondaient de même et interrompaient leur travail pour causer. Le caractère « bon enfant » de cette diligence de mer se rehaussait de pittoresque à cause des types fortement marqués de ces gars. Fils du pays, ils avaient tous plus ou moins, sur leurs visages, dans leurs yeux trop noirs, dans leur teint basané, dans leurs traits robustes, cette hérédité sarrasine, si reconnaissable sur cette côte où les montagnes s’appellent encore les Maures et les Maurettes par souvenir des pirates d’Afrique et de leur longue invasion. Mais ces descendants des anciens corsaires paraissaient n’avoir de terrible que le masque. Ils bavardaient, riaient, gesticulaient, musaient, sous la surveillance du capitaine, un hercule de cinquante ans, avec des yeux bleus, celui-là, dans un visage très rouge, qui n’avait comme insigne de son grade qu’une casquette de drap noir garnie de passementerie. Sauf ce détail, il était vêtu comme ses hommes. Des houseaux de grosse toile bleue protégeaient son pantalon de drap. Il mettait la main à la besogne comme les autres, sans morgue et sans fausse pose, empoignant un paquet, calant une caisse, parlementant pour une commission personnelle, avec l’accompagnement obligé des pécheire et des pitchoun. Cette lenteur des préparatifs, – tout le chargement s’amoncelait en tas sur le pont, – l’absence de fumée à la cime du tuyau de la cheminée, le peu d’empressement des passagers, – en visitant la cabine j’avais bien vu des plaids roulés, deux nécessaires de voyage, une boîte à fusil, sans doute le bagage d’un autre invité de Baltine, mais personne même pour les garder, – tout rendait invraisemblable la ponctualité du départ à sept heures. J’appréhendais de me voir pris dans une de ces combinaisons provençales qui dénoncent, mieux que le soleil et que les oliviers, l’approche de l’Italie, et je m’en plaignis au capitaine.
— « La Perle ne partira pas à l’heure aujourd’hui ? » demandai-je.
— « Vous n’avez donc pas lu l’affiche que nous avons mise à l’arrière ? » me répondit-il. « Nous attendons les soldats de Madagascar que nous devons transporter au sanatorium de Porquerolles. »
— « Mais quand l’avez-vous mise, cette affiche ? » fit une voix d’homme derrière moi, furieuse. « Il y a une demi-heure. Je vous ai vus la mettre. J’étais là… »
Je me retournai et je reconnus un personnage que j’avais remarqué tout à l’heure, en train de se promener le long du quai. Dans l’ombre, j’avais mal distingué son costume qui me fit deviner aussitôt que l’étui à fusil devait lui appartenir. C’était un beau garçon, de trente ans environ, très robuste, dont les gros membres étaient encore grossis par un ulster de chasse aux poches compliquées, à l’étoffe rugueuse, presque velue, visiblement coupé en Angleterre. Sa casquette de la même laine, ses gros gants tricotés, ses fortes bottines jaunes achevaient sa physionomie de chasseur élégant et solide. Il offrait le type accompli d’une sorte d’individu que je connais assez bien : l’homme riche à fort tempérament, qui a résolu son existence par la joie physique de l’exercice violent, mais pris dans d’excellentes conditions de confortable. Beaucoup de nobles modernes sont ainsi en France, depuis que la diminution des fortunes, inévitable résultat du Code Civil et de l’égalité des partages, les a contraints de redevenir des ruraux. Ces hommes-là d’ordinaire ont passé par le régiment. Ils ont été officiers de cavalerie jusqu’à leur mariage. Puis ils ont donné leur démission pour vivre sur leurs terres, d’une vie passablement brutale, très bornée, mais saine. Les plus raffinés, ceux à qui un reste d’opulence permet l’appartement à Paris, ne voient guère dans la grande ville qu’une occasion de chasser plusieurs fois la semaine, de monter à cheval tous les jours et de déguster au club, au restaurant ou chez des amis, une cuisine supérieure. Cela fait un caractère qui n’a pas encore été bien étudié, où les préjugés nobiliaires se heurtent à de réelles traditions aristocratiques, une mixture bizarre de religion, de dévotion quelquefois et de matérialisme, d’activité virile et d’enfantillage. Il y a du paysan dans ces vigoureux gaillards très voisins de la terre, et, comme les paysans, ils sont également capables de toutes les simplicités et de toutes les ruses. Leur apparente rondeur peut cacher le plus âpre égoïsme. J’allais éprouver que celui-ci ne réalisait que trop cette loi commune aux personnalités très pénétrées d’animalisme. On ne vit pas si près de la bête sans finir par lui ressembler.
— « Oui », insista-t-il, « vous avez affiché le changement ce matin, je l’ai vu… Mais », il se tournait vers moi sans prendre la peine de baisser le ton, « ces Méridionaux ne sont pas capables d’une chose bien faite. C’est un à peu près éternel… Et puis ce gouvernement qui a ses bateaux de guerre là dans le port, et qui va confier ses malades à un raffiau comme celui-ci ! Ce sera quelque manœuvre électorale… Monsieur », continua-t-il, « permettez-moi de me présenter moi-même. Vous êtes sans doute ***… » et il me dit mon nom, puis sur ma réponse affirmative : « Je sais par Baltine que vous allez chasser chez lui. Moi, monsieur, je suis le comte de Mégret-Fajac… Baltine prétend avoir à Port-Cros la grande et la petite outarde, le flamant, des passages de chevaliers et de bécasseaux, du merle rose, du faisan de Corse et du perdreau d’Algérie !… Nous verrons bien… S’il m’a dérangé de Monte-Carlo et du tir aux pigeons pour me faire fusiller des grives, je ne lui pardonne pas… Mais voici Mme de Mégret-Fajac. Je vais vous présenter à elle… Nous étions ici à sept heures moins le quart, heure militaire… Quand elle a su le retard, elle est allée à l’église voir si elle aurait une messe… Pour une femme, cinq heures de mer, c’est un voyage dangereux… Elles trouvent naturel de déranger le bon Dieu pour ça !… Prenez-vous un cigare ? »
Tout en me tendant un des noirs havanes qu’il fumait ainsi à jeun, – avec une liberté qui prouvait l’énergie de son estomac et son absence de nerfs, – mon futur compagnon de chasse me faisait faire sur le quai une vingtaine de pas, au-devant d’une jeune femme qui débouchait d’une rue transversale, accompagnée de sa camériste. J’ai vu, dans ma vie, quelques ménages d’époux mal appariés. J’en ai rarement rencontré un où l’antipathie de nature fût plus évidente. Mme de Mégret avait dans tout son être autant de délicatesse, presque de maladivité, que son mari avait de robustesse, presque de grossièreté. Sous l’épaisseur de la lourde jaquette d’astrakan, par ce froid matin d’hiver, on devinait un corps gracile et frêle, et, sous son double voile, un visage mince aux traits menus, avec un teint sans éclat où brillaient des yeux admirables, d’un bleu sombre à en paraître violet. C’était de ces yeux qu’il suffit d’avoir rencontrés pour éprouver l’envie de protéger l’âme trop sensible qui vous regarde à travers ces prunelles tendres et farouches. Autant les pieds et les mains du comte étaient de larges, de solides outils de marche et de prise, autant les pieds et les mains de la comtesse, même dans les grosses bottines de voyage et sous les gants de forte peau, donnaient l’impression de jolis bibelots fragiles. Tandis que l’air humide et glacé de ce matin fouettait le sang de l’athlète roux qu’était le mari, visiblement la jeune femme tremblait de froid malgré sa marche. De s’être levée si tôt l’avait déjà épuisée pour tout le jour. Ce n’était pas, je l’aurais gagé, contre les périls du voyage en mer qu’elle était allée prier Dieu. Elle lui avait bien plutôt demandé la force de cacher son malaise à son seigneur et maître, afin de ne pas lui gâter un plaisir qui était un supplice pour elle, et le plus doux génie féminin frémissait dans l’accent soumis avec lequel, une fois la présentation faite, elle interrogea ce terrible mari :
— « Vous n’avez pas eu froid, Alfred ?… Je suis restée un peu plus longtemps parce qu’on nous a mal renseignées d’abord… Nous avons dû aller à deux églises… Enfin nous avons eu notre messe… Mais qu’attend-on pour partir ? »
— « Je le sais maintenant », dit M. de Mégret d’un ton singulièrement rude : « des rapatriés de Madagascar que nous déposons à un sanatorium… »
Était-ce une illusion ? Il me sembla qu’il avait donné à cette phrase, en la prononçant, presque une allure agressive. Oui. Un reproche direct et personnel avait passé dans sa voix, et il me sembla aussi qu’à ces mots, pourtant bien simples, les paupières de la jeune femme avaient battu nerveusement. Ce ne fut qu’une nuance et que j’aurais sans doute oubliée, si ce premier indice ne s’était éclairé depuis d’un jour trop significatif. Mais déjà nous avions commencé de marcher tous les trois le long du quai, où le gaz s’éteignait maintenant, et nous causions, comme des Parisiens qui se tâtent les uns les autres, qui se cherchent des amis communs, afin d’avoir un prétexte à satisfaire la passion nationale pour l’anecdote et la critique. Cette épreuve ne trompe guère. Elle permet de constater très vite le degré d’esprit et de bienveillance de celui et de celle avec qui on cause ainsi. Je n’eus pas de peine à discerner, là encore, l’antagonisme foncier des deux époux. La comtesse déployait autant de grâce indulgente à louer les gens que son époux prenait d’âpre plaisir à en médire. En moins d’une demi-heure celui-ci m’avait déjà conté une dizaine de ces histoires, d’ailleurs toutes connues, qui courent les cercles et les salons à Paris, et qui, toutes fausses ou faussées, ramènent sans cesse en scène les mêmes personnes : quatre ou cinq vieilles drôlesses titrées ou millionnaires, et un nombre égal de jeunes ou de vieux viveurs, dont on finit par être lassé au point de ne plus entendre leurs noms, sans avoir envie de dire, comme l’autre, à l’époque de l’engouement pour une noble figure, trop exaltée, puis trop décriée : « Ce qui me console de mourir, c’est que je n’entendrai plus parler du Grand Français ! » Je voyais distinctement Alice de Mégret souffrir de cette vulgarité. Elle avait, quand elle causait, une voix à la ressemblance de son visage, frêle, timide et modeste, avec des passages comme voilés à de certains moments. Je n’ai plus l’âge, hélas ! où une inconnue de la veille prend dans notre cœur, en quelques instants, une place irremplaçable, mais, en allant et venant sur cette marge de quai, je me disais :
— « Quelle amie délicieuse ferait cette jeune femme ! Quelle cousine, quelle sœur surtout ! Comme on aimerait à lui demander conseil, à venir auprès d’elle quand on serait malheureux, à se faire consoler par elle du mal que d’autres nous auraient fait !… Si elle est vraiment ce qu’annoncent ses yeux, ses manières, sa voix, on n’a jamais même osé l’aimer… Pourquoi a-t-elle épousé ce soudard ? Sans doute elle a obéi à quelques convenances de famille. Les femmes de cette race trop tendre, les Cordélias, en sont toutes là. Elles sont plus filles qu’amantes, plus mères qu’épouses. À dix-huit ans, un désir de leurs parents leur fait sacrifier leur vie entière. À quarante ans, elles sont les esclaves de leurs enfants, qui, régulièrement, leur brisent le cœur… Mais, d’après ce que celle-ci vient de dire, elle n’a pas d’enfants… Et c’est tant mieux. Si elle en avait, que je la plaindrais de les avoir eus d’un tel père ! »
J’en étais là de mes réflexions, dont celle qui en était l’objet ne se doutait guère, quand plusieurs coups de cloche venus de notre bateau nous firent nous retourner. Nous aperçûmes le capitaine qui, debout à l’arrière, agitait vigoureusement un bourdon de bronze destiné à rallier l’équipage et les passagers :
— « Huit heures un quart », dit Mégret en regardant sa montre. « Si avec cela nous traînons à Porquerolles pour débarquer nos malades, nous ne serons pas chez Baltine avant trois heures de l’après-midi. Et où déjeunerons-nous ? Franchement, quand on invite des amis à des parties de ce genre, on a un yacht à soi pour les venir prendre… »
— « Nous arriverons peut-être plus tôt », dit la comtesse. « La mer est comme de l’huile ; regardez… »
— « Et les rapatriés me paraissent bien peu nombreux », insistai-je.
— « Comment », reprit Mégret, « c’est pour ces quatre malheureux qu’on nous a fait attendre deux heures ?… »
— « Qu’est-ce que vous voulez, monsieur », répondit le capitaine, avec cette sérénité du fonctionnaire qui exécute sa consigne, si particulière à notre pays : « nous sommes subventionnés par l’État, nous devons prendre ses ordres… »
Il n’y avait en effet, sur le pont, lorsque nous y montâmes, pas plus de quatre soldats. Deux appartenaient à l’artillerie, un aux chasseurs, le dernier à une compagnie de tirailleurs indigènes. C’était un homme de sang nègre ou kabyle, si épuisé par la fièvre que le noir de sa peau en paraissait vert. Tous quatre étaient affreusement maigres, avec des épaules aiguës, des joues rentrées, des dents longues sous des lèvres décolorées, et leurs yeux brillaient de cet éclat qui dénonce la longue intoxication intérieure. Les trois blancs avaient, eux aussi, un teint si verdâtre qu’ils ne se distinguaient de leur compagnon que par la coupe du visage et par la forme des lèvres. Les capotes délabrées, les képis déformés, la repoussante malpropreté des basanes et des chaussures, l’absence de linge, trahissaient chez ces malheureux l’incurie radicale du troupier qui a trop pâti entre la tente et l’hôpital : il se laisse aller et perd cette coquetterie de l’uniforme sans laquelle il n’y a pas d’armée. La maladie avait brisé en ceux-ci le ressort militaire. Elle en avait fait de pauvres animaux, recrus de lassitude et avec un unique désir de souffrir moins. Ils se tenaient tous quatre contre le bastingage, assis sur leurs bissacs et sans prendre garde aux curiosités éveillées autour d’eux. À les voir si minables et si vaincus, j’oubliai de philosopher davantage sur le plus ou moins de bonheur du ménage dans l’intimité duquel j’allais voyager. Je ne suis certes pas de ceux qui mettent les souffrances de la chair au-dessus des souffrances morales, dans l’échelle des épreuves humaines. Je sais qu’une femme, jeune, jolie et comblée, peut connaître dans son luxe des agonies du cœur qui égalent en intensité les plus cruelles agonies physiques. C’est un fait pourtant que l’être atteint dans son corps émeut nos nerfs quand il est là, sous nos yeux, d’un frisson qui ne nous permet plus de plaindre autant celui qui souffre dans sa pensée. Tel est le cas des médecins que le récit de la pire détresse morale laisse d’ordinaire parfaitement insensibles. Leur charité demeure ouverte à la créature qui a soif, qui a faim, qui saigne ; elle est fermée à la douleur qui regrette, qui se repent, qui désespère. C’est qu’on ne peut pas douter de la détresse physique, et l’autre détresse, celle de l’âme, est toujours suspecte d’imagination. Mme de Mégret pouvait être, elle était beaucoup plus malheureuse que ma sympathie ne l’avait soupçonné. Mais je ne voyais pas ce malheur, au lieu qu’au premier regard jeté sur ces victimes de la terrible guerre coloniale, j’avais vu leur souffrance et j’en avais eu mal moi-même jusque dans ma chair.
Cependant la sirène avait sifflé et le bateau s’était ébranlé. Nous avancions d’un mouvement rapide qui disait la vigueur de la machine emprisonnée dans ce raffiau, comme l’avait irrévérencieusement appelé Mégret. La Perle était un ancien yacht de plaisance construit en Angleterre. Ainsi l’attestait le Built in Glasgow encore inscrit à son arrière. Elle gardait de sa noble origine de réelles qualités de vitesse et de bon équilibre. Le capitaine, piqué par les reproches de mon compagnon, tenait sans doute à lui prouver ce que valait son bâtiment, dont il avait l’orgueil, comme tous les vrais marins, car je l’entendis qui disait au comte :
— « Vous ne trouverez pas un bateau qui vaille la Perle, de Gênes à Marseille, quand elle est bien lestée, comme aujourd’hui, et qu’elle a cette petite brise… Si ma compagnie ne me mesurait pas le charbon, nous serions à Port-Cros en une heure… Nous avons passé, l’autre semaine, par une tempête, quand l’escadre ne voulait pas sortir… Mais aujourd’hui ! Quel temps !… Et vous pouvez faire le tour du monde, allez, monsieur, vous ne trouverez rien de plus régalant que cette côte… »
Quoique la phrase sur l’escadre attestât, chez le brave commandant de la Perle, malgré ses yeux bleus d’homme du Nord, une large dose de fantaisie marseillaise, il ne mentait pas en célébrant la magnificence de la rade par cette glorieuse matinée. Les malheureux soldats m’avaient fait oublier la jeune comtesse, et ce spectacle me faisait oublier maintenant les malheureux soldats. Au fond, les montagnes qui enserrent Toulon dressaient leurs masses nues, âpres, arides, noires par places d’une végétation brûlée, grises de pierres et comme écorchées à d’autres. Partout sur l’eau moirée de l’immense bassin des vaisseaux de haut bord surgissaient : ici d’anciennes frégates à plusieurs ponts, peintes en gris et tristement démâtées, là des cuirassés modernes et des torpilleurs sombres, avec leurs silhouettes d’usines scientifiques. Des canots glissaient, volaient, entre ces vaisseaux et le port, montés par des matelots en uniforme, qui manœuvraient leurs douze, leurs vingt-quatre avirons avec une précision miraculeuse. Les rames se levaient et s’abaissaient sans que l’une dépassât l’autre, et les canots semblaient avoir deux ailes comme les blanches mouettes qui passaient et repassaient, fouettant l’air bleu de leurs plumes souples à pointes noires dont on croyait entendre le frôlement. Quelques-unes plongeaient en jetant un cri aigre comme une plainte. On les voyait qui, de leur bec agile, piquaient dans la mer quelques débris, puis elles repartaient d’un irrésistible élan. D’autres, repues, nageaient comme des cygnes et se laissaient bercer au remous des embarcations qui les croisaient sans les effrayer… Lorsque la Perle eut franchi la passe que garde le fort de l’Éguillette, et viré de bord dans la direction du cap La Malgue et du cap Brun, une ligne de côte commença de se déployer, aussi lumineuse, aussi élégante que si le vapeur, au lieu de naviguer de Toulon à Porquerolles, fût allé du Pirée à Chalcis ou de Nauplie à Catacolo. La noble arête des montagnes continuait de se dessiner, sèche et blanche sur l’azur profond du ciel. La mer frangeait les criques d’un ourlet d’argent, et c’était, entre les rochers rouges de ces petites anses et les premiers contreforts de la montagne, une onduleuse végétation d’oliviers, de pins, de chênes-lièges, semée de villas peintes et de bastides. La mode n’a pas encore touché, heureusement, cette région de la Provence qui conserve, jusqu’à l’étrange presqu’île de Giens, projetée en forme de T, sa jolie physionomie sauvage, cet inexprimable charme d’une autre Grèce, aussi claire, aussi gracieuse dans sa rudesse rocheuse. Une colonnade ruinée sur ces hauteurs, et l’illusion serait complète, tant ce ciel et cette mer, ces montagnes et ces grèves ont la même nuance de lumière transparente que l’Attique ou que le Péloponnèse, et, tout autour, ce même air vibrant, subtil, alerte, qu’il suffit de respirer, croirait-on, pour être gai de la gaieté légère des Grecs et des Provençaux.
Il était écrit que ce rayonnant paysage s’associerait pour moi à des incidents d’un ordre tout autre, et que j’éprouverais une fois de plus, dans ce cadre de nature païenne, des impressions peu compatibles avec cette gaieté-là. Au fond, sera-t-elle jamais vraiment la nôtre, à nous, les enfants compliqués du Nord ?… À un moment, et comme je me retournais pour contempler la haute mer, j’aperçus Mme de Mégret seule, à l’autre extrémité du bateau. Elle était debout, accoudée contre le bastingage, à quelques pas du groupe formé par les quatre rapatriés qu’elle regardait avec une attention singulière. Ceux-ci ne paraissaient d’ailleurs pas plus se douter de cette attention que du radieux horizon éployé autour d’eux. Ils demeuraient assis, accroupis plutôt, sur leurs sacs, tels qu’ils s’étaient affalés à l’arrivée. Leurs visages épuisés montraient cette même impassibilité amère et insouciante qui m’avait tant frappé. Il était trop naturel qu’une femme jeune et délicate en fût frappée davantage, surtout appartenant à la classe sociale de celle-ci et à ses habitudes. Il est si rare que, dans un certain milieu de luxe, une grande dame réalise jamais d’une manière concrète la féroce inégalité du sort ! Enfant gâtée du monde et qui jouit naturellement d’une atmosphère de serre chaude autour de ses plus légers, de ses plus complaisants malaises, comment ne serait-elle pas saisie d’un remords quand elle constate de ses yeux qu’il existe pourtant des êtres humains, ses semblables, qui ne dorment pas dans des lits, qui ne vont pas dans le Midi l’hiver, dans les Alpes l’été, mais qui subissent tantôt la dureté de l’hiver glacial, tantôt l’ardeur d’un été torride sous des climats meurtriers, des êtres qui vont et qui viennent, non pas où les mène leur caprice, mais où les envoie une discipline implacable, sans argent dans leur poche, sans affection auprès d’eux, sans foyer, comme des esclaves temporaires, mais comme des esclaves tout de même ? Je crus discerner cette pitié dans l’attitude attristée de la jeune femme. Elle contrastait de nouveau d’une façon saisissante avec la jovialité de son mari. Celui-ci, dont j’entendais résonner la grosse voix, était dans la cabine du capitaine avec lequel il s’était réconcilié. Le cigare que fumait le brave marin, pareil à celui du comte, attestait cet accord. Penchés sur une carte de la côte, ils buvaient de l’eau-de-vie en causant. Leurs paroles m’arrivaient, coupées par les saccades de la machine, et les noms d’animaux que je surprenais ainsi me prouvaient que Mégret questionnait l’autre sur les chasses de la contrée. Par un instinct de sympathie qui allait me mêler, sans que je m’en doutasse, à un secret très intime, je traversai le pont pour aller vers la comtesse. Je l’abordai en lui montrant le groupe des rapatriés et lui disant :
— « Comme on voit qu’ils ont souffert, n’est-ce pas ? »
— « Oui », répéta-t-elle, « comme ils ont souffert ! On avait bien dit que c’était une dure campagne… Dieu sait par où ils ont passé !… »
— « Voulez-vous que je les fasse causer ? » repris-je, « nous en saurons plus par trois ou quatre phrases de ces pauvres diables que par tous les journaux… »
— « Je n’osais pas vous le demander », répondit-elle avec un rien de rougeur aux joues et une expression que je devais mieux comprendre plus tard. Je n’y vis que la preuve de sa timidité native. Elle me connaissait si peu ! Nous fîmes ensemble les quelques pas vers les rapatriés. Ce fut un des artilleurs qui releva le premier la tête, quand nous nous fûmes arrêtés près du groupe :
— « Vous êtes heureux d’être rentrés en France ? » lui demandai-je.
— « Sûr que nous sommes moins mal que là-bas », répondit l’homme. « Si seulement nous nous y étions battus !… Mais, vrai, ce n’était pas la peine de nous faire faire ces vingt-deux jours de mer, à nous et aux pièces. Nous n’avons pas seulement vu l’ennemi. Sitôt arrivés, on nous a versés dans les tringlots, et nous avons passé des semaines à voiturer des tonneaux de tafia entre Majunga et Andriba… Cinq cents nègres et deux cents mulets auraient suffi à cette besogne, et nous n’aurions pas enterré tant d’hommes dans les cimetières de Majunga et de Marololo… »
— « Sans compter », dit son camarade, « ceux que nous avons jetés dans la mer Rouge, – quarante, rien que sur notre bateau, – quand nous sommes revenus… »
— « Vous aviez la chance encore de boire le tafia pour vous ravigoter », dit le tirailleur en esquissant un sourire qui fit briller le blanc de ses dents entre les deux bourrelets décolorés qui lui servaient de lèvres. « On nous le rationnait, à nous ! Ce qui ne nous empêchait pas de mourir comme des mouches… C’est nous qui avons commencé la route pour y faire passer les voitures Lefèvre. Quelles voitures ! Vous vous rappelez, toutes cassées à la jointure du brancard et de la caisse ? On les rattelait avec des branches d’arbres. Puis on finissait par les jeter et on en brûlait le bois la nuit dans la montagne. Faisait-il chaud le jour ! Et froid le soir !… Et on mourait ! Dieu ! ce qu’on mourait !… »
Il haussa les épaules et retomba dans son apathie. Le quatrième soldat, le sous-officier de chasseurs, n’avait pas parlé. C’était un garçon aux traits assez fins, avec je ne sais quoi d’obscur et de presque féroce dans sa physionomie. Il nous avait regardés avec une sorte de rancune envieuse et une mauvaise lueur dans ses prunelles. J’aurais hésité à l’interroger si Mme de Mégret ne m’avait dit en anglais :
— « Do you speak English ? » Et sur ma réponse affirmative : « Will you ask the fourth one about his life over there ? » me demanda-t-elle d’une voix dont l’émotion m’étonna un peu, même à cette minute.
— « Et vous, chasseur », dis-je au sous-officier, « est-ce que vous avez été aussi employé à voiturer le tafia et à faire la route ?… »
— « Moi », répondit le jeune homme en haussant les épaules, « pas même !… Je n’ai rien fait du tout que d’être sous la tente. C’était dur. Trente-neuf degrés à la place où nous posions notre tête ! Et pas un arbre que des bananiers de-ci de-là, qui ne faisaient pas plus d’ombre que mon bras… » et il l’étendit. « Elle a commencé dans la plaine de Majunga, cette belle vie, pour continuer à Suberbieville. En voilà une garnison ! Le major a eu pitié de nous et on nous a fourrés dans les paillotes brûlées des habitants. On était un peu mieux. Mais quelle misère ! Toute la journée à porter des malades sur les brancards. Il y en avait cinq cents à l’hôpital un moment, et sept infirmiers pour les soigner ! Pas de repos le jour à cause de la chaleur, pas de sommeil la nuit à cause des moustiques… Au commencement on s’était dit : on aura chaud, voilà tout, et puis l’on sentait que cette chaleur n’était pas comme les autres. C’était quelque chose d’humide et de mou qui vous pourrissait le sang… On mangeait, et la viande ne vous nourrissait pas. On buvait, et l’eau ne vous désaltérait pas… Et puis, on devenait faible, faible, et on maigrissait… Alors, la fièvre vous prenait, avec une espèce de délire… On se croyait au pays et on mourait… Ceux qui nous ont envoyés là mériteraient d’y aller, un mois seulement, – rien qu’un mois… Terre de malheur, ce qu’elle en a mangé de nous autres !… »
Le sous-officier ferma les yeux comme s’il voyait de nouveau l’affreux spectacle. Ses paupières baissées sur les globes saillants de ses yeux se détachèrent sur les méplats de son pauvre visage consumé. Pendant, une seconde il eut le masque de la mort. Nous en tressaillîmes d’horreur, Mme de Mégret et moi. Je vis ses doigts fins se crisper sur la poignée d’un petit sac de voyage en cuir vert qu’elle tenait à la main, et, d’une voix encore plus basse, elle me dit, toujours en anglais :
— « Will you ask him if the officers were as badly off as the men ?… »
— « Les officiers », dit le chasseur, quand je lui eus traduit cette question, « j’en ai enterré deux de mes mains sur quatre qui commandaient au camp… Et ceux-là, c’étaient des bons… Ils menaient la même vie que nous, et sous les mêmes tentes… Oui, nous en avons perdu deux, un capitaine et un lieutenant… Ça fendait le cœur de les voir marcher à la fin, le lieutenant surtout, qui était un grand beau garçon… Il était devenu un squelette… On allait le renvoyer en France quand il a passé. Il était bien temps !… »
Je n’eus pas le loisir de me demander pourquoi ces détails nouveaux avaient produit une impression plus forte encore sur la comtesse, – au point de la rendre presque livide, – car, juste à cette minute, la voix de Mégret nous interrompit brusquement. Il interpellait sa femme sur un ton de sécheresse irritée, qui révélait trop son mécontentement de cette conversation :
— « Pouvez-vous me donner quelques minutes, ma chère Alice ? » avait-il dit.
— « J’y vais », répondit-elle, cette fois d’un accent à peine perceptible, et déjà les deux époux étaient à l’arrière du bateau qui échangeaient des phrases peu aimables, car la jeune femme se retira presque aussitôt dans la cabine des passagers, tandis que Mégret allumait un nouveau cigare qu’il se mit à fumer en regardant obstinément l’horizon. Il était honteux d’avoir cédé en ma présence à un mouvement qui me semblait, je dois le confesser, moins brutal encore qu’énigmatique. Il n’était certes pas jaloux de moi. Ce qui l’avait froissé profondément, c’était donc que sa femme causât avec ces soldats. Je me rappelai soudain sa mauvaise humeur quand il avait appris que nous voyagerions avec des rapatriés de Madagascar. L’insistance émue de la comtesse pour que je questionnasse ces malheureux, le trouble où l’avait jetée le détail des misères de l’expédition, sa phrase sur les chefs, – tout s’accordait pour donner un mot probable à cette énigme. Avec l’étrange facilité des romanciers à construire une histoire imaginaire et coupable sur des données par elles-mêmes innocentes, j’imaginai aussitôt un drame compliqué de passion mondaine : Mme de Mégret follement éprise d’un officier, le mari sur le point de découvrir cette intrigue, le jeune homme parti là-bas, pour Madagascar, d’où il allait revenir. Puis j’eus honte d’avoir admis seulement la possibilité d’une pareille aventure chez une femme de cette modestie et de cette piété. Je me dis que j’avais rêvé, qu’Alfred de Mégret avait tout bonnement parlé avec sa femme de quelque détail de ménage, qu’elle était rentrée dans la cabine pour se reposer, qu’il fumait sans bavarder parce que ma conversation ne l’intéressait guère, enfin que la curiosité de la comtesse à l’égard des rapatriés n’avait absolument rien de personnel. D’ailleurs, un incident d’un ordre plus positif survint tout d’un coup qui me bouleversa trop vivement pour me permettre une autre pensée. Mon saisissement fut si profond qu’à revenir, même en mémoire, à cette minute, mon cœur se serre. Les moindres détails de ce tableau ressuscitent devant mes yeux, comme si j’étais encore là, debout, contre la cheminée du navire, avec l’avant déployé tout entier sous mon regard. Je revois le mousse qui jouait avec un jeune chat, auquel il présentait et retirait un morceau de poisson, le cuisinier chantonnant devant son fourneau, le capitaine et deux matelots gesticulant et du doigt ils montraient un point sur la côte de Giens, toute proche. Et je revois surtout les quatre soldats : trois d’entre eux de nouveau immobiles et muets, et le quatrième, le sous-officier… Ah ! le quatrième, je le revois, épiant de sa prunelle aiguë si personne ne le surveille !… Il n’aperçoit que des visages qui regardent ailleurs… La cheminée empêche qu’il me sache là… Son bras droit s’est levé comme pour s’appuyer à un paquet de cordes sur lequel je reconnais le petit sac de cuir vert oublié par Mme de Mégret… Le bras s’incline, et le sac est renversé sur le côté… Un autre geste, et le sac tombe entre le paquet de cordes et le bastingage… Un autre regard de défiance et de ruse, et la main travaille derrière le paquet de cordes. La main se retire. Elle vient d’ouvrir le sac et d’y prendre un objet de métal qui brille une seconde entre les doigts crispés… Est-ce un bijou ? Un flacon ? Une bourse d’or ?… Encore un regard, et très adroitement l’homme a replacé le sac sur le paquet de cordages. Il a fait le geste d’être incommodé par le soleil ; il a quitté sa place pour venir s’asseoir à l’ombre, pas très loin de moi, et je sens que j’ai détourné mes yeux, le pourpre de la honte aux joues, la gorge serrée, comme si c’était moi le voleur et non pas lui, ce malheureux, ce mourant, qui vient de risquer le cachot, la compagnie de discipline, dix ans de service à Biribi, – comme ils disent, – afin de s’approprier un bibelot quelconque et appartenant, à qui ? – à une personne dans les yeux de laquelle il a pu lire une si délicate pitié pour ses misères et pour celles de ses camarades !…
Il m’est arrivé, à trois reprises dans ma vie, de surprendre un flagrant délit d’escroquerie, et chaque fois j’ai éprouvé ce mélange d’horreur et de pitié qui, sur ce pont de bateau et devant cette action, me paralysait tout entier. Il y a quelque chose d’affreux à tenir un homme en présence de soi qui vient de se déshonorer et qui ne peut nier ce déshonneur. Quand cet homme porte un uniforme, cette cruelle sensation est pire. On a beau savoir que la défaillance d’un individu n’atteint que lui-même, nous sommes si habitués à respecter, à vénérer la dignité de l’armée dans ses plus humbles représentants qu’une vilenie commise par un soldat nous est une véritable consternation. Et celui-ci revenait de souffrir, de risquer sa vie pour le pays ! La manière dont il avait parlé de la campagne et des officiers attestait des sentiments aigris, mais cependant si virils ! À quelle aberration avait-il cédé en fouillant le sac de voyage de Mme de Mégret-Fajac, et qu’allais-je faire ? Laisser cet homme s’attribuer cet objet volé ? Mais ce n’était pas seulement me rendre complice de son larcin, c’était contribuer à ce que les soupçons tombassent sur quelqu’un d’autre, quand la comtesse s’apercevrait de cette disparition. Dénoncer le misérable ? Mais c’était le perdre à jamais, alors que son vol pouvait être le simple égarement d’un cerveau perturbé par la fièvre et par l’anémie. Aller à lui, m’adresser directement à sa conscience, et sinon, à sa terreur, lui dire : « Je vous ai vu. Rendez ce que vous avez pris, ou je vous dénonce… » ? Oui, c’était la voie la plus sûre, la plus humaine à la fois et la plus juste… Pourtant, s’il se débattait dans une indignation feinte ? S’il niait effrontément sa propre action ? Aurais-je le courage de le faire arrêter ?… Je passai un quart d’heure extrêmement douloureux dans cette incertitude, et quand je voulus en sortir pour exécuter la dernière de ces trois résolutions, il était déjà trop tard. À travers le tumulte de mes idées, je n’avais pas observé que la femme de chambre de la comtesse était venue prendre le petit sac vert, puis qu’elle avait reparu sur le pont, et elle commençait de chercher partout, écartant les paquets de cordes avec ses mains, soulevant les paniers, se penchant ici, se penchant là, – tant que le capitaine finit par s’en apercevoir, et il lui dit :
— « Vous avez perdu quelque chose ? »
— « Oui », répondit cette fille, « la bourse de madame la comtesse, une bourse en or, tout en mailles, grande comme ça… Il y avait deux billets de cent francs dedans et six napoléons… Madame la comtesse est bien sûre qu’elle l’avait sur le bateau. Elle a ouvert sa bourse pour compter cet argent, puis elle l’a remise dans son sac… Elle est bien sûre de l’y avoir remise… »
— « Elle n’aura peut-être pas bien refermé ce sac », dit le capitaine. « En tout cas, si la bourse est tombée quelque part à bord, vous la retrouverez ! Je suis sûr de mes hommes… On n’a jamais rien volé ni perdu sur la Perle, vrai comme je m’appelle César Tournaire… »
Et le brave marin commença de chercher à son tour. Quelques minutes plus tard, il avait communiqué la raison de sa recherche au cuisinier, qui l’avait communiquée au mousse, qui l’avait communiquée à l’un des matelots. La nouvelle était arrivée aux cinq ou six passagers en route pour Porquerolles, et le pont du bateau était maintenant rempli de dos penchés, de visages aux aguets, de bras fureteurs, et Mégret-Fajac, revenu auprès de moi, me disait avec sa mauvaise humeur qui semblait éternelle quand il s’agissait de son ménage :
— « Voilà ce que c’est que de voyager avec des femmes… Elles trouvent toujours le moyen de perdre quelque chose… »
Tandis que cette espèce de branle-bas improvisé bouleversait le pont, je regardais fixement le sous-officier de chasseurs. Pas plus que les trois autres soldats, il ne prenait part à l’agitation générale. Mais sa façon de s’isoler de cette recherche contrastait trop avec l’attitude de ses compagnons. Elle seule, elle criait la faute. Ils suivaient, eux, avec leur même passivité presque enfantine, les allées et venues des chercheurs, et cette passivité s’égayait d’un intérêt. Ils échangeaient des remarques. Leurs visages exprimaient une vague curiosité à demi amusée. Le voleur, au contraire, affectait de ne pas même voir ce qui se passait autour de lui. Ses prunelles semblaient fixées ailleurs, mais un peu plus de couleur à ses pommettes, une lueur d’inquiétude dans ses yeux, une tension rogue de sa physionomie, l’énervement surtout avec lequel il fumait une pipe qu’il venait d’allumer, décelaient l’anxiété intérieure. La fréquence fiévreuse des bouffées, la crispation de ses doigts autour du tuyau devaient le dénoncer à un observateur perspicace, et malheureusement – ou heureusement – cet observateur existait dans la personne la plus déterminée par amour-propre professionnel à ce que la bourse d’or se retrouvât : le capitaine lui-même. J’avais bien remarqué à deux ou trois reprises que le regard pénétrant du loup de mer se posait sur le groupe des rapatriés avec une fixité particulière. J’avais surpris aussi quelques exclamations jetées en passant à l’adresse des quatre hommes : « Vous ne nous aidez donc pas, les militaires ?… Vous n’avez vu personne approcher du sac ?… Vous savez, il y aura une honnête récompense pour qui retrouvera le bijou ? Vous êtes donc très riches que ça ne vous tente pas ?… » J’en avais conclu que l’actif marin, tout voisin du peuple et qui commandait son bâtiment en houseaux de toile, jugeait un peu honteuse la paresse des quatre gaillards, affalés dans leur indifférence de messieurs au milieu du mouvement des autres. Je me trompais. Le subtil Provençal étudiait ses gens, et je tressaillis d’un frisson de réelle terreur quand je l’entendis qui criait d’une voix retentissante :
— « Allons, les rapatriés, levez-vous ; et vous, mes enfants », il s’adressait à ses matelots, « nous allons procéder au retournement de toutes les poches, puisque la bourse ne se retrouve pas… On va commencer par moi, pour que personne n’ait honte. Té, Marius », et il interpellait le cuisinier, « dépêche-toi de me fouiller… »
— « Le sous-officier est perdu », songeais-je, « à moins qu’il ne soit assez adroit pour jeter la bourse à la mer… Mais le commandant ne le lâche pas du regard… Ah ! mon Dieu ! Et Mme de Mégret qui choisit ce moment pour sortir de la cabine !… Quelle secousse pour elle d’assister à cette hideuse scène, quand on va retrouver dans la poche de ce garçon la bourse volée !… » La silhouette élégante de la jeune femme venait de se dessiner en effet dans l’entre-bâillement de la porte. Je ne pus me retenir de lui faire avec la main un signe pour qu’elle s’arrêtât, et, marchant droit sur elle : « Madame », lui dis-je, « ne venez pas sur le pont, je vous en supplie. On va fouiller tous les hommes et arrêter celui qui a volé votre bourse. »
— « J’espère bien qu’elle a été seulement perdue », dit-elle vivement.
— « Elle a été volée », repris-je tout bas, « et par ce sous-officier avec qui vous avez causé tout à l’heure… Je l’ai vu, de mes yeux, qui la prenait dans votre sac… »
— « Le chasseur ? » fit-elle. « Ah ! le malheureux !… »
Elle avait pâli sous le coup de ma révélation. Ses paupières battirent. À peine si j’eus le temps de saisir un passage d’hésitation sur ce délicat visage. Ses lèvres tremblaient un peu, tant elle se sentait nerveuse, mais une volonté résolue venait de monter en elle devant moi :
— « Voulez-vous me rendre le service d’appeler ma femme de chambre ? » fit-elle après une minute du plus angoissant silence.
— « Vous êtes moins bien ? » lui demandai-je.
— « Je suis très bien », répondit-elle, « mais vite, vite !… » Et me regardant avec des yeux qui ne permettaient pas de lui désobéir : « Promettez-moi de dire à cet homme avant qu’il ne quitte le bateau que je lui donne la bourse à condition qu’il fasse dire une messe pour ceux qui sont morts là-bas… Vous me le promettez ?… Ah ! merci », insista-t-elle comme j’inclinais ma tête en signe d’assentiment. Je vois encore la profonde lueur dont s’éclairaient ses beaux yeux, et j’entendis sa voix criant du plus loin qu’elle vit la femme de chambre quand je l’eus appelée : « Thérèse, dites au capitaine que la bourse est retrouvée… »
— « La bourse est retrouvée », répéta la femme de chambre, « quel bonheur ! Et où était-elle ? »
— « Courez prévenir le capitaine », reprit Mme de Mégret sans répondre à cette question, et avec la même voix qu’elle avait eue pour me parler, et les mêmes mots : « Mais allez donc et vite, vite… Il ne faut pas qu’on puisse soupçonner personne… »
Ai-je besoin d’ajouter que j’exécutai fidèlement l’étrange message dont m’avait chargé la jeune femme, et aussi que, du sous-officier et de moi, ce n’était certes pas lui le plus ému ? Ce garçon ne répondit rien, et je crains fort qu’en le sauvant de la servitude disciplinaire que lui eût value son vol, Mme de Mégret n’ait été aussi imprudente que généreuse. C’était sur le débarcadère de Porquerolles que je lui parlais ainsi. L’expression rogue de son visage creusé se fit plus rogue encore. Il haussa ses épaules d’un mouvement qui signifiait sa révolte aussi nettement que si sa bouche amère eût répliqué à la charité si spontanée, si noblement instinctive de la comtesse : « Qu’est-ce que c’est que cette bêtise ?… Le véritable coquin n’a jamais de plus bas sentiments dans le cœur qu’en présence de certaines indulgences. Il y voit de la lâcheté, de l’hypocrisie, quelque chose surtout qu’il ne comprend pas et qui l’irrite à une place singulièrement profonde. » Pour s’en aller comme celui-ci s’en alla, son képi enfoncé plus avant, son bissac chargé sur son épaule d’un geste brutal, le profil insulteur, le corps plus déhanché, la jambe plus traînante, avec une allure soulignée de voyou et de gouape, il fallait qu’il n’en fût pas à son coup d’essai, et que la vie de garnison, puis la campagne coloniale eussent fait de lui, ce qu’elles font de ces gens-là, quand elles ne les amendent pas, un véritable brigand. Le capitaine qui le regardait partir, lui aussi, exprima tout haut ce que je sentais, et son exclamation me prouva une fois de plus la lucidité de son coup d’œil :
— « Quand on pense que tant de braves garçons y sont restés, dans cette dure guerre, et que de fortes têtes comme cette crapule en réchappent !… Si l’on n’avait pas retrouvé la bourse, je l’aurais arrêté sur sa gueule… Enfin, puisque cette bourse est retrouvée !… »
Les yeux bleus du vieux marin clignèrent ironiquement. À son tour, il haussa les épaules et se mit à chantonner entre ses dents, tout en vaquant à sa besogne. Il avait flairé la vérité, mais que lui importait, du moment que la Perle et son équipage demeuraient indemnes de soupçon ? Qu’une jolie femme eût un caprice de charité, comme celui qu’il devinait chez sa passagère, – il devait trouver cela un peu bien naïf, mais naturel. Pouvait-il, malgré sa perspicacité méridionale, soupçonner ce que moi-même, avec des données plus significatives, je compris seulement le soir, en bavardant avec mon hôte de Port-Cros : le peu romanesque Arthur de Baltine, – l’homme-fusil, comme on l’appelle à son cercle, car il est bien rare qu’il parle d’autre chose que de chasse ou de cuisine !… Nous avions dîné, en effet, supérieurement, dans l’espèce de tourne-bride du dernier siècle où il était installé pour la saison. Nous avions eu des rougets de roche, comme il n’y en a que dans ces criques perdues de la Méditerranée, – des reines d’eau plus fines que des bécassines, – des artichauts du Midi, tout petits, sans foin, si tendres que le cœur semble se prolonger jusqu’au bout des feuilles, – des fraises du potager, en février ! – Enfin un chef-d’œuvre de repas rustique, relevé encore par un appétit de douze heures passées en plein air, dont cinq sur l’eau. Mme de Mégret n’était pas descendue pour prendre part à ce modeste mais délicieux festin. Son mari l’avait excusée sur la fatigue du voyage. Mais sa mauvaise humeur, à lui, en s’asseyant à table, ne m’avait pas laissé de doute : il soupçonnait la vérité sur l’épisode de la bourse d’or. Probablement il avait demandé quelques détails, peut-être à voir le bijou. Et probablement aussi, par horreur du mensonge, Mme de Mégret lui avait dit sa pitié, sa peur d’être la cause d’une condamnation, son irrésistible et soudain parti pris de sauver le voleur. Elle ne s’était pourtant pas cru le droit de me mêler à son aveu. Le comte n’eût pas été à mon égard aussi indifférent qu’il le fut à ce dîner, durant lequel il mangea d’ailleurs comme s’il eût chassé tout le jour. Il buvait par grandes rasades un certain vin rouge de Port-Cros, d’un bouquet pareil à celui du Château-Neuf des Papes, aux temps où ce cru n’avait pas été touché par la maladie. Bref, en se levant de table, il était parfaitement gai. Nous étions tous sortis de la maison, ledit Mégret, Baltine, le curé de l’île qui avait dîné avec nous, et moi-même, afin de jouir de l’admirable nuit provençale, toute parfumée d’un arome de roses, de narcisses et de violettes. Nous suivions le sentier qui va vers la baie, en face du rocher de Bagaud, avec une douce vallée autour de nous, cernée de hautes montagnes et comme floconneuse d’oliviers sous la lune. Mégret-Fajac marchait avec le vieux prêtre. Il fumait un de ses forts cigares. Nous le voyions, cheminer en avant de son pas lourd et nous l’entendions rire haut. Je sens encore le bras d’Arthur de Baltine prendre mon bras, et il me dit en me montrant le comte :
— « Est-il commun, l’animal ! Et il aura fait encore ce soir quelque avanie à sa charmante femme !… Il a toutes les chances avec cela. Il a bu comme un templier, et demain matin, si vous croyez que son fusil tremblera ?… Pas le moins du monde. Il a brutalisé la comtesse, et si quelqu’un essayait de la consoler, ce qu’il serait ramassé !… »
— « Alors elle n’a jamais fait parler d’elle ? » demandai-je à Baltine. Malgré moi, l’idée qui m’avait une minute traversé la tête venait de me ressaisir.
— « Elle ? » répondit-il, « jamais !… Et pourtant, à ma connaissance, elle a inspiré des passions folles, entre autres à ce pauvre Tilly, vous ne l’avez pas connu ?… Edgard de Tilly ?… Mais vous avez lu son nom dans les journaux, ces temps derniers. Il est mort des fièvres, à Madagascar, où il avait demandé à partir, à cause d’elle… »
— « Et dans quelle arme servait-il ? » interrogeai-je.
— « Il était lieutenant de chasseurs… Un être délicieux, beau, élégant, brave comme une épée, et romanesque… Elle n’y a même pas fait attention. Et comme il l’aimait !… »
— « Mais l’a-t-elle seulement su ? » insistai-je.
— « J’ai connu des gens qui disaient oui, d’autres qui disaient non », reprit Baltine. « Moi, j’ai ma petite idée. Je suis convaincu qu’Edgard s’est déclaré un beau jour, qu’elle l’a tout simplement, pour parler français, mis à la porte. C’est le mot de son départ là-bas… Il faut pourtant bien l’expliquer, ce départ. » – Puis, avec son ironie bon enfant : « Il n’y avait qu’un seul homme capable d’être amoureux comme au temps des croisades, et il est allé tomber sur cette femme-là… »
Le ton avec lequel Baltine venait de prononcer ces derniers mots disait le mélange assez comique de respect et de regret que lui inspirait la vertu indiscutée de Mme de Mégret-Fajac. Il se tut, et moi je ne lui répondis pas ce que je pouvais lui répondre, ce qui m’apparaissait si clairement, tandis qu’il me parlait et que je me ressouvenais des divers incidents du voyage. J’aurais cru profaner, en les racontant, les mystérieuses émotions que je devinais chez cette femme si pure et si pieuse. Je regardais la pesante silhouette de ce butor de Mégret. Je me rappelais son irascibilité du matin et de ce soir, et je me disais que les jaloux ont parfois de bien étranges divinations, – à moins que, par scrupule religieux, et pour mettre entre elle et le jeune homme quelque chose d’irréparable, la comtesse n’eût confessé à son mari la déclaration qu’elle avait reçue, à l’époque où elle l’avait reçue. Alors, en osant sauver, comme elle avait fait, le soldat voleur qui avait vu mourir Edgard de Tilly, quelle preuve d’amour elle avait donnée elle-même au souvenir du jeune homme, mort là-bas, pour l’amour d’elle, – et qui n’en devait jamais, jamais rien savoir !
Février 1896.
On ne choisit pas ses souvenirs. Je n’éprouve jamais plus vivement la vérité de cette maxime qu’en regardant, avec nostalgie, comme cela m’arrive souvent, la carte du lac divin, de cette Méditerranée que j’ai déjà tant courue, que j’espère courir tant encore. Sur la nappe, vaguement teintée, de cette carte, mes yeux suivent la ligne découpée de ces rivages dont j’ai doublé presque chaque cap, et je m’arrête sur la longue tache noire qui représente l’île adorable de Corfou… Corfou ! Quel voyageur a pu prononcer ce nom sans un soupir, s’il s’est une fois promené sous la verdure d’argent de ses oliviers énormes, aux troncs jamais ébranchés, en face de la côte sauvage de l’Épire, qui dresse ses montagnes blanches de neige par delà le canal, si intensément bleu le jour, si pâlement lilas le soir ?… Corfou ! Quel poète n’a rêvé, devant ces magiques syllabes, de voluptés lentes et paresseuses ? Quel amoureux n’a imaginé un paradis de parfums et de solitude autour d’une passion heureuse et comblée ?… Le hasard d’une rencontre de voyage veut que la fabuleuse Corcyre évoque pour moi d’autres figures : celle d’abord d’un ami que j’ai eu là-bas, plus âgé que moi de quarante ans et qui s’en est allé rejoindre, aux pays mystérieux d’où l’on ne revient pas, les Sages antiques auxquels il ressemblait tant, – celle ensuite d’un de mes anciens camarades de collège, aujourd’hui un des politiciens les plus tarés du Palais-Bourbon, et il y a le choix, – celle enfin, celle surtout, de la sœur de ce déloyal personnage, une fille de trente-cinq ans, que je n’ai vue que quelques jours, mais qu’elle a hanté de fois ma rêverie ! Et ni la physionomie doucement austère de M. Napoléon Zaffoni, – c’était le prénom et le nom du vieillard, né sous le premier Empire, – ni le profil audacieux et félin du trop fameux député opportuniste, Clément Malglaive, – ni le masque épuisé et tourmenté de cette mélancolique Christine Malglaive, ne semblaient faits pour s’associer à ces paysages où l’or des oranges mûres brille dans les rameaux sombres, où les eaux sourient comme des prunelles tendres, où les fins feuillages des oliviers ont des frissons de chevelures. Qui donc a dit cette parole profonde que l’existence ne nous donne jamais que ce que nous portons en nous ? Et quoi d’étonnant que, passionné, jusqu’à la manie, des curiosités psychologiques et des drames intérieurs, même les plus voluptueux horizons de la plus voluptueuse des îles se soient trouvés servir de cadre pour moi à une tragédie morale ?…
Ce voyage à Corfou, durant lequel cette courte tragédie se noua et se dénoua, remonte au printemps de 1893. La date a sa petite importance. C’était – qui ne s’en souvient ? – l’époque la plus troublée de cet épisode douloureux de nos luttes intérieures qui s’est appelé la campagne de Panama. Aucun bon Français ne pouvait alors ouvrir un journal sans se demander avec angoisse quel nom nouveau allait s’ajouter à la liste, déjà longue, des ministres et des députés prévaricateurs. Parmi ces noms, un des premiers prononcés avait été celui de mon condisciple de Louis-le-Grand, de ce Malglaive avec qui j’avais passé plusieurs années coude à coude, sur le même banc de la même classe. Tous ceux qui ont suivi les débats de la Chambre à cette période, se rappellent l’accusation dont il fut publiquement l’objet, sa défense, très courageuse, il faut l’avouer, mais peu convaincante. Pourtant, aucune poursuite n’avait été décrétée contre lui, dans l’impuissance où ses accusateurs se trouvèrent d’établir qu’il eût touché le chèque de dix-huit mille francs, inscrit à son nom sur le carnet d’un célèbre corrupteur. Quoique je n’eusse pas revu Malglaive depuis le collège, la mémoire de notre jeune compagnonnage m’avait fait suivre de plus près ce débat parlementaire. L’impression qui m’en était restée, très défavorable à l’accusé, ne pouvait que me rendre toute rencontre avec lui pénible, – plus encore dans les conditions d’intimité qu’impose une petite capitale d’une petite île à peine peuplée. Et puis, je m’attendais si peu à cette rencontre ! Me croyais-je assez loin du Paris véreux, par cette radieuse matinée de fin d’hiver, où, penché sur le bastingage du paquebot qui fait le service entre Brindisi et la Grèce, je regardais la citadelle de Corfou émerger des flots ! Le vapeur allait, déchirant d’un mouvement doux une mer à peine ondulée, bleue d’un bleu de saphir ou de lapis. Un par un, je reconnaissais les merveilleux détails du noble paysage : ici le Pantocrator, la colossale montagne en forme d’autel, – les massifs d’Albanie en face, étincelants de neige, – plus loin, devant moi, l’îlot de Vido qui masque à demi le port, – et, sur toute la côte de l’île, se creusaient les criques étroites auxquelles aboutit le frais et long dévalement des molles pentes ombreuses. Pas un mur d’enclos dans cette oasis : des haies de roses, d’agaves et de cactus marquent seules les limites des vastes champs d’oliviers, d’orangers ou de cannes, et j’épiais, à mesure que nous approchions, la silhouette de M. Zaffoni, le vénérable ami que je venais visiter. Il me semble, en traçant à nouveau les lettres de son nom, que les années qui me séparent de ce pèlerinage sont abolies. Je me revois, Vido à peine doublé, essayant avec ma lunette de distinguer, parmi les canots, celui qui le portait. Je savais que, malgré ses quatre-vingts ans, il ne me laisserait pas débarquer dans son île natale sans exercer envers moi la traditionnelle vertu d’hospitalité. Je revois ces canots s’approcher du vapeur, se dépasser, se heurter l’un l’autre. J’entends l’appel rauque des rameurs, les mots grecs et italiens voler dans l’air. Je revois les portefaix à faces de Maures pendus aux hublots, avant que l’échelle ne fût abaissée et que l’inspecteur de la santé n’eût mis le pied lui-même sur notre bord… Là-bas, se détachant du môle qui domine la vieille cité d’aspect vénitien, une dernière barque s’avance, partie, elle, juste à la minute opportune. Je reconnaîtrais, à ce tout petit indice, la stricte ponctualité du vieillard. Cette dernière barque est à portée de parole, et, assis à l’arrière, je le reconnais lui-même, avec son corps si mince, enveloppé de plusieurs paletots les uns par-dessus les autres, avec son visage aux traits si fins, qu’encadrent des favoris coupés à la mode anglaise. Il tient sa canne à pomme d’or, présent de son illustre ami, Lord Beaconsfield, entre ses gants de drap gris que je ne l’ai jamais vu quitter. Il m’a reconnu, lui aussi. Son intelligente et mobile physionomie s’est éclairée d’un sourire. Encore quelques coups de rame, et le voici au bas du paquebot. Leste comme un jeune homme, il a mis le pied sur l’échelle, en écartant son domestique qui voudrait l’aider, et il me donne l’accolade d’arrivée en me disant :
— « Vous voyez comme l’île s’est faite radieuse pour vous recevoir. Vous souvenez-vous du souhait de nos petits mendiants qui plaisait tant à Mérimée : Puissiez-vous jouir de vos yeux ?… » Mon vieil ami avait en effet beaucoup connu l’auteur de Colomba par l’intermédiaire de notre consul à Corfou sous la monarchie de Juillet, M. Grasset, l’ami de Stendhal. Mais lequel n’avait-il pas connu, parmi les hommes distingués de sa génération, à Paris et en Angleterre, cet alerte vieillard, qui allait et venait maintenant parmi les caisses, désignant mes malles de sa canne, et pour m’épargner le léger ennui du transport à la douane, ses menus gestes, précis et mesurés, multipliaient les ordres. C’était là ce qui donnait pour moi à sa personnalité un caractère à la fois admirable et pathétique. Je savais que ce petit rentier corfiote, à mine agile de lézard, avait été, qu’il était encore, une des plus complètes, une des plus souples intelligences de son temps : orateur disert, dialecticien supérieur, ayant étudié à Paris, à Berlin, à Florence et à Londres, parlant les quatre langues et connaissant les quatre littératures comme la sienne propre, n’ayant jamais cessé de suivre avec passion le mouvement des idées européennes. Hélas ! toutes ces connaissances, tout ce beau talent, n’avaient eu, comme terrain où s’employer et se déployer, que cette ville perdue, sa patrie. Il n’avait pas voulu la quitter parce qu’elle n’était pas libre. À trente ans, hypnotisé comme tant de ses concitoyens par le souvenir et le rêve de la Grèce antique, il s’était établi avocat à Corfou, et il était entré dans le Parlement des Îles Ioniennes. Il voulait y combattre le protectorat anglais, établi par les traités de 1814, et hâter la réunion de ces îles au royaume hellénique. À lutter contre les Anglais, de session en session, et à les étudier de près, un singulier phénomène s’était accompli dans ce noble esprit. Il avait pris en admiration cette race supérieure. Il n’avait pas cessé pour cela d’être le patriote intransigeant qui combattait pour l’unité, mais ce patriotisme sans illusion n’avait pu vraiment se réjouir, lorsque, en 1864, l’Angleterre avait définitivement abandonné les îles. Le rôle de M. Zaffoni avait d’ailleurs pris fin à ce moment-là. Redouté des politiciens d’Athènes autant pour son intégrité que pour son éloquence, aucun poste ne lui avait été offert où il pût donner sa mesure, et il continuait, depuis lors, d’user sa vieillesse là où il avait usé sa jeunesse, emprisonné dans la médiocrité des circonstances, et acceptant cette médiocrité, stoïcien par nature et par doctrine, comme un de ces personnages de Plutarque dont il parlait sans cesse : « Un homme de Plutarque !… » Il fallait entendre de quel accent il prononçait ces quatre mots. Ce culte, un peu rococo, pour le naïf historien, lui venait de quelques survivants de notre dix-huitième siècle qu’il avait connus à Paris, enfant. Avec cela, beaucoup d’esprit, une judiciaire incomparable, comme on disait autrefois, une bonhomie jamais démentie, car elle dérivait d’une infatigable bonté, une indulgence faite d’une universelle compréhension, une causerie facile et profonde, une érudition immense, toutes les virilités du cœur devant l’idée de la souffrance et celle de la mort, – que de raisons de l’admirer autant que je l’aimais ! Je les sentais, ces raisons, avivées encore par sa présence, tandis que notre barque glissait dans la rade, sur cette eau d’un bleu épais, opaque, comme minéral, et je l’interrogeais sur sa santé :
— « Vous le savez », répondait-il, « je m’appelle moi-même le voyageur attardé… Vous avez bien failli ne pas me revoir. L’autre hiver j’ai été très souffrant de la gorge. Le médecin m’avait dit que, pour me guérir tout à fait, je devrais parler le moins possible. Je pris le parti de me taire absolument. J’avais une ardoise pour écrire mes ordres et je suis demeuré trois mois pleins sans prononcer un mot… C’est excellent. J’ai profité de l’occasion pour relire Lord Macaulay tout entier, la plume à la main… Ah ! quel bon esprit qu’un bon esprit anglais !… »
— « Trois mois pleins sans prononcer un mot ?… » m’écriai-je. « Mais c’est de l’héroïsme, de quoi rivaliser avec les plus beaux traits de votre Plutarque… »
— « N’appelez pas du nom d’héroïsme » reprit-il, « la simple habitude d’obéir à la raison… Soyez persuadé » – c’était une de ses tournures favorites – « qu’il est bien plus difficile d’écrire seulement une page de l’Essai sur Pitt… »
— « Et vos mémoires ? Puisque nous parlons d’écrire, les avez-vous avancés ? »
— « J’en suis à l’année 1863, à la veille de l’indépendance », répondit-il. « Je les écris en trois langues : en grec, en anglais et en français, ce qui me retarde. Ils ont fini par devenir l’histoire de nos deux Assemblées, du temps que nous étions une espèce de Canada méditerranéen. Ces cinquante années-là, depuis 1814 jusqu’en 1864, auront été les plus belles de notre histoire. Nous luttions pour la liberté, et cette lutte-là vaut quelquefois mieux que le triomphe. Nos deux Assemblées, – c’était le régime constitutionnel en miniature, un microscopique parlement à côté de celui de Westminster. Nous y avons pourtant fait de belles campagnes… Et puis nous sommes morts de notre victoire, comme l’abeille… » ajouta-t-il, en souriant et en soupirant à la fois. « Corfou n’a jamais si peu compté qu’aujourd’hui. Vous lirez ce que j’ai rédigé, en condensant le plus que j’ai pu… Quand je me déciderai à publier ces pages, elles seront comme un de ces morceaux de pierre fossile, où se retrouve l’impression d’une fougère fanée depuis des siècles, et que personne n’avait jamais cueillie. Mes amis et moi, nous aurons été une touffe d’herbes dans une vallée jamais visitée. Pourtant j’ai la faiblesse, c’est vrai, de tenir à cette petite empreinte après nous, à cette preuve écrite que nous avons fait notre devoir civique… Il y aura bien quelque essayiste anglais ou français pour lire mes deux cents pages, – et pour en tirer une ou deux notes sur quelque point d’histoire ou de droit constitutionnel… Et le brin de fougère n’aura pas poussé en vain… Tenez, ces jours-ci, j’ai fait ma petite épreuve, j’ai prêté ces souvenirs à un de vos hommes politiques de passage à Corfou. J’ai eu le vif plaisir de voir qu’ils l’intéressaient. Vous le connaissez. Il m’a dit qu’il avait été au collège avec vous. C’est M. Clément Malglaive… »
— « Clément Malglaive !… » interrompis-je. « C’est vrai que nous étions à Louis-le-Grand dans la même classe, mais j’avoue que j’aimerais mieux ne pas le revoir, après ce que vous savez aussi bien que moi… J’espère que ce malhonnête homme n’est plus ici. »
— « Il est ici », répondit M. Zaffoni. À son regard je devinai qu’en manifestant, avec cette violence irréfléchie, mon opinion sur Malglaive, j’avais déplu à ce sens de parfaite équité que ce juste portait dans son cœur. En définitive aucune preuve n’avait été produite contre mon ancien camarade qui permît de le déclarer coupable et d’en parler avec cette implacabilité. Je compris que mon vieil ami me blâmait d’être si dur, et trop légèrement. La descente à terre, puis les formalités de la douane, interrompirent notre entretien. Je le repris dans le landau qui nous conduisait sur le pavé inégal des rues bordées d’arcades basses, vers l’Esplanade où habitait M. Zaffoni, et j’essayai de lui expliquer ma sévérité à l’égard de Malglaive :
— « J’ai vu que vous n’approuviez pas mon mot de tout à l’heure », lui dis-je, « ce malhonnête homme, prononcé un peu vite, je l’avoue… Si vous l’aviez connu comme moi, tout enfant, au collège, vous auriez la même impression, j’en suis sûr… À dix-sept ans, les deux traits saillants de son caractère étaient la vanité et la sensualité. Je n’ai jamais vu personne pousser aussi loin que lui, à cet âge où l’on est plutôt raide et brusque, le désir de plaire et la souplesse. Il était toujours de l’avis de celui à qui il parlait. Vous qui connaissez si bien la vie, vous savez, mieux que moi, combien ce besoin d’être approuvé et de produire de l’effet démoralise vite une nature, combien il confine de près à la fausseté ?… Et puis, dès cette époque, Malglaive avait déjà le goût du luxe et du plaisir. Il aimait les courses, le théâtre, les restaurants chers, et le reste. Comment trouvait-il le temps d’être bon élève et d’avoir des prix au concours avec ces mœurs-là ? Nous nous en étonnions dès cette époque… Suivez la filière maintenant. Voilà un garçon à qui son père, un médecin de quartier à Paris, n’a pas laissé plus de quinze mille francs de rente. Il avait une sœur, si je me rappelle bien, et il a fallu partager la fortune. Malglaive a fait son droit. Il n’a certes pas mis de l’argent de côté, durant cette période. Il s’est faufilé ensuite dans l’entourage de Gambetta, et, après l’élection des 363, il a été nommé sous-préfet, puis préfet. Encore là, ses économies ont dû être minces, d’autant plus qu’il a profité de son passage dans sa préfecture pour devenir persona gratissima dans son département et s’y tailler un collège électoral. Cela coûte, d’être populaire. Le voilà député. Ci, neuf mille francs par an. Mettons qu’il ait gardé les quinze mille livres de rente du docteur. Mettons qu’il s’en fasse une quinzaine de mille autres dans la presse. Il écrit très proprement, j’en conviens. Additionnez. Cela donne quarante mille francs net à dépenser par an. Or ses ennemis ont raconté sa manière de vivre. Pour quiconque a pratiqué Paris, cette sorte d’existence, où le louis est l’unité de dépense, se chiffre par soixante et quatre-vingt mille francs, – je dis au bas mot, car on m’a raconté que Malglaive jouait… Et alors !… Il faut pourtant bien les trouver, ces trente ou quarante mille francs qui manquent. Vous me direz : on mange son capital. C’est un cercle vicieux. À mesure que le capital baisse, les rentes baissent à proportion, et le déficit annuel devient plus dur à combler… On fait alors des affaires. Des affaires ? Vous savez ce que ce mot représente pour un politicien. Il faut qu’il vende son influence et son nom. À la fin, il vend son vote. Voilà pourquoi je suis intimement convaincu que Malglaive s’est bel et bien laissé acheter dans cette malpropre affaire du Panama, et avouez qu’il y a vraiment des chances pour que j’aie raison… »
— « Soyez persuadé », me répondit M. Zaffoni, « qu’il faut faire à un grand talent plus de crédit que cela, et Malglaive est un grand, un très grand talent… Vous me parlez de ses péchés de jeunesse ? Ne savez-vous pas, vous aussi, l’élève de Gœthe, que nos qualités futures se développent d’abord en défauts ? Cet instinct de plaire et de séduire, c’était la passion de la politique qui s’éveillait en lui, le premier apprentissage du maniement des hommes… Ces goûts de luxe, cette sensualité, si vous voulez, c’était la force de la vie. De très grands hommes les ont eus, ces goûts frivoles. Exemples : Disraéli de nos jours, et dans l’antiquité César… Quant à ses dépenses, je veux bien qu’elles aient été excessives. Eh bien ! Quand Malglaive aurait des dettes, de fortes dettes, faudrait-il en conclure qu’il a trafiqué de son mandat ?… Non. Non. Non. J’ai causé avec lui beaucoup, depuis qu’il est ici, et je dis que cet homme est une force, une réelle force à ne pas laisser perdre… Votre devoir à vous autres, ses camarades, puisqu’il n’existe pas une vraie preuve contre lui, c’est au contraire d’achever de le laver de tout soupçon, pour qu’il n’ait pas les reins brisés… D’ailleurs, je m’en rapporte à lui pour se relever. Il a tant de ressort !… Vous le verrez ministre un jour, et il sera un bon ministre… C’est lui qui m’a fait le mieux comprendre votre politique actuelle. Ah ! c’est une valeur, et ce serait une vraie misère, si, pour une calomnie, imaginée sans doute par quelques bas ennemis, ce garçon perdait cette magnifique opportunité : un ministère, en France, avec toute l’Europe pour champ d’action !… »
Il se tut. Ses yeux fins se promenèrent une minute sur le décor où sa vie, à lui, s’était écoulée tout entière. L’étroite rue aux maisons inégales était remplie de cette population bâtarde, propre aux pays trop envahis, et dans laquelle se reconnaît un impur mélange de races. Les types les plus nobles étaient encore ceux des Albanais, en fustanelle blanche, en grègues serrées, les pieds chaussés du soulier de cuir, recourbé en pointe et garni de floches. Coiffés d’un fez, la veste brodée aux épaules, un long pistolet à pomme d’argent passé dans leur ceinture, ces barbares devisaient devant l’éventaire des boutiques basses où se voyaient les bizarres ingrédients de la pauvre nourriture levantine : des olives noires, des salaisons saumâtres, des fritures malpropres, des gâteaux huileux, d’écœurantes confitures. Un relent, à la fois rance, aigre et fade, s’en échappait ; et c’était une suite d’échoppes de change, derrière lesquelles des Juifs, reconnaissables à leur type busqué, comptaient des piles d’écus de toute provenance. Des affiches donnaient le cours du change. Elles attestaient la pénurie de l’existence nationale après la pénurie de l’existence individuelle. Il y était écrit que la drachme, le franc grec, valait au cours du jour soixante et quinze centimes. Des madones apparaissaient dans des niches, raides icônes byzantines, proches de l’idole primitive ; et les prêtres, que nous rencontrions en grand nombre, ces pappas à la barbe inculte, à la toge verte d’usure, au visage brutal et paresseux sous la haute toque, prouvaient, par leur seul aspect, que la vie religieuse était ici en décadence comme le reste. Dans l’éclair d’une comparaison foudroyante, j’aperçus en pensée la place de la Concorde que Malglaive avait traversée si souvent pour se rendre à la Chambre. La vigueur et l’élégance d’une civilisation encore en pleine sève m’apparurent comme symbolisées par ce coin si vivant du Paris contemporain. Ce qu’il y avait eu de désespérément, d’irréparablement provincial dans le sort du vieillard qui venait de défendre si chaudement ce même Malglaive, me serra le cœur. Pourquoi le hasard ne lui avait-il pas donné à lui, l’irréprochable, cette « magnifique opportunité », dont il m’avait parlé, – ce qu’un poète appelle quelque part : « un vrai pays de gloire » ? Et je l’écoutais continuer son apologie de mon ancien camarade, avec sa haute et impartiale sérénité :
— « Et puis, il y a dans la vie de Malglaive un élément dont vous ne tenez pas compte. Vous ignorez peut-être qu’il vit avec sa sœur… Oui, elle lui tient sa maison. Et cette sœur, quand vous la connaîtrez, – car elle l’a accompagné, – vous comprendrez qu’il n’a pas pu lui faire cela. Rien qu’à cause d’elle, il n’a pas pu se déshonorer, lui, qui est son culte, son orgueil, sa foi… Non. Il ne lui a pas fait cela… » répéta-t-il. « C’est une Antigone, vous verrez, un être tout dévouement, tout noblesse. Vous vous rappelez le vers de Sophocle :
Ουτοι συνεχθειν, αλλα συμφιλειν εφυν…
Mais avec ma prononciation moderne, vous ne comprenez pas : – Je suis née pour m’associer à l’amour et non pas à la haine… Quand ce ne serait qu’à cause d’elle, je croirais à l’innocence de Malglaive. Vous ne refuserez pas de dîner avec eux ? Je les ai invités pour demain soir… soyez tranquille, je ne vous lioniserai pas… »
M. Zaffoni habitait le premier étage, le piano nobile d’un palais assez délabré, mais encore grandiose, qui avait, au temps de la domination vénitienne, servi de logement officiel à quelque provéditeur de la Sérénissime République, car le lion de Saint-Marc se distinguait sur le fronton de la porte, les ailes dressées et la patte sur le livre, avec l’inscription : Pax tibi, Marce, Evangelista meus. La singularité de l’installation du vieillard résidait en ceci, qu’obéissant à son innocente anglomanie, il avait meublé de meubles achetés à Londres et tendu avec des papiers de la même provenance ces hautes pièces dont les grandes fenêtres étaient revêtues de stucs coloriés et le plafond peint à fresque. L’acajou noir des tables et des bibliothèques, les formes massives des canapés et des fauteuils à oreilles, le revêtement à étagères des cheminées, l’agrafe des rideaux sur leurs anneaux et leurs tringles de cuivre, les larges chrysanthèmes des murs, – tous les détails de ce paisible intérieur rappelaient quelque petite maison du Kent ou du Surrey, tandis que de grands personnages en costumes somptueux, hardiment brossés dans la manière de Tiepolo, surplombaient ce britannique décor et que le ciel méridional emplissait les croisées de son violent azur. Si l’on regardait au dehors, on apercevait les faux-poivriers de l’Esplanade, la Citadelle revêtue de cette herbe grasse que les paysans de Provence appellent « pied de sorcière », et ceux d’Italie « barbe de Jupiter ». Sur l’eau du canal glissaient les voiles rouges des barques venues de Chioggia. Puis les yeux se détournaient au dedans, et ils rencontraient une longue collection reliée de numéros du Times, pareille à celle qui encombre les couloirs du sous-sol dans l’Athenœum Club. Cet invraisemblable appartement était rempli de belles fleurs de l’île, massées par gerbes – une autre passion du vieillard. Que de fois ne l’ai-je pas entendu me réciter avec enthousiasme les vers exquis de Méléagre :
Ηδη λευχοιον θαλλει…
« Déjà la violette blanche fleurit… Elle fleurit, la fleur qui aime les pluies, – le narcisse… Ils fleurissent, les lys qui aiment les montagnes… »
C’est là que, parmi ces glorieuses fleurs, devant ce lumineux horizon, sous la splendeur de la fresque vénitienne, à peine atténuée par le temps, l’ancien chef de l’opposition au Parlement ionien composait les mémoires, le mémoire plutôt qui devait être l’empreinte durable de la petite fougère. C’est là aussi que je revis, après tant d’années, ce Clément Malglaive sur la probité duquel j’avais conçu de terribles doutes, pourtant ébranlés par la chaude défense de M. Zaffoni. C’est là enfin que l’apparition de l’Antigone, comme l’avait appelée notre hôte, me fit souhaiter que cette apologie eût raison et que réellement le frère eût été retenu devant toute tentation de bassesse par le respect du sentiment que lui avait voué cette admirable sœur.
Ma première impression, lorsque mon ancien camarade s’avança au-devant de moi, fut très contraire à ce que j’attendais. J’avais quitté, vingt-deux ans auparavant, le Malglaive que je décrivais la veille à M. Zaffoni, maniéré, cauteleux, flatteur, vaguement sournois. Je retrouvais un homme mûri par l’action, la physionomie ferme, la parole nette, le geste énergique. Aucune trace d’embarras ne révélait qu’il eût traversé, trois mois plus tôt, une crise où son avenir politique avait failli sombrer, ni qu’il eût emporté avec lui, dans son voyage, le souci des difficultés qu’il retrouverait à son retour. Il me parla de notre commun passé, puis de la joie qu’il éprouvait à se promener librement en Grèce, loin de la fournaise parisienne, enfin du plaisir qu’il avait eu à connaître notre hôte, sur un ton si naturel, si simple, que ce fut moi – faut-il l’avouer ? – qui demeurai décontenancé. Je le demeurai d’autant plus que je n’eus pas seulement à subir le regard de M. Zaffoni où je lisais distinctement ces mots : « Voyons, est-ce là un malhonnête homme ? » J’avais, à la minute où Malglaive s’avançait vers moi, surpris d’autres yeux fixés sur les miens, ceux de l’Antigone, de la sœur passionnée, qui, visiblement, épiait mon attitude. La noble fille offrait, elle, dans tout son être, l’évidence du chagrin profond que lui avait infligé l’accusation lancée contre son frère. Ses joues étaient amaigries et pâlies. Ses paupières flétries, mâchurées de larmes, battaient nerveusement sur les globes comme brillantés de ses prunelles. L’éventail que maniaient ses doigts s’ouvrait, se fermait, avec une fébrilité maladive. J’ai compris depuis qu’aucun doute sur son idole n’avait jamais effleuré cette belle âme qui savait aimer, – et savoir aimer, c’est d’abord, c’est toujours, ne pas juger l’être qu’on aime, c’est croire en lui contre tout et tous, contre la probabilité, contre l’évidence ! Mais si Christine Malglaive avait gardé la foi absolue dans l’honneur de ce frère, adoré depuis qu’elle respirait, aveuglément, continûment, elle n’ignorait rien des attaques auxquelles il avait été en butte. Le supplice de sa vie, depuis trois mois, c’était de se dire que beaucoup d’autres personnes ne pensaient pas comme elle. Voilà pourquoi ses brûlants yeux noirs, la seule beauté, la suprême jeunesse de son visage prématurément fané, ne perdaient pas un seul de mes mouvements, et pourquoi aussi je tremblais qu’un geste instinctif ne trahît ce qui se passait en moi. Pour une fois, ma volonté fut maîtresse de mes nerfs et je ne laissai rien transparaître de mon trouble. Je fus récompensé de cet effort par la détente qui se fit sur le masque contracté de la pauvre Antigone. Elle venait de se dire : « Il ne croit pas mon frère coupable de l’indélicatesse dont on l’accuse… » Et cette certitude inondait ses veines d’un sang plus libre et plus chaud. Oui, pauvre Antigone, et comme elle devait avoir souffert pour qu’une simple rencontre de ce frère avec un ancien camarade de collège la frappât d’une si cruelle appréhension ! Mépriser la calomnie, lorsqu’il ne s’agit que de soi-même, c’est très facile. C’est très dur, quand il s’agit d’un autre.
Mais l’accusation portée contre Malglaive était-elle bien une calomnie ? Je me souviens que durant ce premier soir, toutes les énergies de ma pensée furent tendues à résoudre ce problème, pour lequel je n’avais d’autre donnée que les façons d’être de cet homme, qui, coupable, devait se surveiller de la plus stricte manière, et, innocent, de même. Se savoir soupçonné avec vraisemblance produit des effets pareils à ceux du remords. Que ce fût un rôle ou non, pas une seconde, durant cette première soirée, Malglaive ne se départit de ce ton de gaieté familière et cordiale avec lequel il m’avait accueilli. Je me souviens qu’à table, je le regardais manger, pour m’assurer que cette belle humeur n’était pas jouée, et je dus constater qu’il jouissait réellement de l’excellente chère que nous avait fait préparer notre hôte, des plats nationaux, mais cuisinés avec un art exquis : de la boutargue, et du caviar, pour commencer, – un coulis de poisson ensuite comme potage, – puis du khébab, – comme rôti, un coq de bruyère venu du golfe d’Arta, – des aubergines frites comme légumes, – et, pour dessert, de cet étrange gâteau, sorte de feuilleté au miel et à l’huile d’olives : le baklava ; des figues sèches, garnies de pistaches ; du fromage de chèvre, des mandarines d’un arome délicieux et des confitures de nèfles, achevaient ce menu, – le tout arrosé d’un château-yquem et d’un margaux dignes de figurer à la table d’un prince.
— « Ce sont des caisses de vins que j’avais dans ma cave depuis trente-cinq ans », nous disait modestement notre hôte, « on les y avait oubliées. Par hasard le domestique les a découvertes l’autre jour, derrière les piles de bois, et c’est heureux, car je n’ai de passable ici, comme vin grec, que du Mavro Daphné ; vous le goûterez tout à l’heure… »
Quand arriva cette liqueur de raisin, fièrement surnommée le vin du Laurier Noir, le geste par lequel Malglaive souleva son verre à facettes pour aspirer l’arôme de cette goutte d’ambre chaude et parfumée, me rappela tout à fait l’épicuréisme gai qu’il montrait dans nos petites fêtes de jeunes hommes, à dix-huit ans. Qu’il fût devenu le voluptueux que pronostiquait son adolescence, je n’en pouvais pas douter. Je ne pouvais pas douter non plus, à sa brillante et souple conversation, que la politique n’eût été pour lui uniquement un moyen de parvenir, une carrière où recueillir au plus vite le plus de jouissance possible. Il avait eu, durant le repas, pour répondre aux questions de M. Zaffoni sur les principaux personnages de son propre parti, ce scepticisme de coulissier que je connais trop bien. Pour le vieillard, ces anecdotes inédites étaient si intéressantes qu’elles expliquaient son engouement. Qui donc l’eût jamais initié ainsi à l’arrière-fond de notre boutique parlementaire ? Et puis, si fin que pût être le cher et digne homme, il n’avait pas de points de comparaison pour une pareille causerie. Il ne se représentait pas, comme moi, le type très banal et très logique auquel se rattachait le jovial Malglaive : ce démocrate à programmes hardiment, impudemment réformateurs, qui ne croit, au fond, qu’aux manœuvres de couloirs et s’empresse d’exploiter dans sa vie privée des abus qu’il anathématise sur ses affiches. Je suis injuste. Malglaive se distinguait des autres en ce qu’il avait de la portée dans l’esprit. Je l’entends encore énonçant sur l’avenir de la France actuelle des idées qui n’eussent guère édifié ses électeurs. Elles correspondaient trop exactement à la réalité pour ne pas me séduire, comme elles séduisaient visiblement M. Zaffoni :
— « Je ne me fais pas d’illusions », disait-il ; « tout cela finira pour nous par des conférences en Belgique, et pour le pays par un César… Le fond du Français, voyez-vous, c’est le Celte excitable et imaginatif. Pendant cent ans, cette imagination s’est exaltée sur l’idée de République. Toutes les misères dont ce peuple souffrait, toutes les humiliations, toutes les difficultés, il les attribuait à ce fait qu’il n’était pas en République… Il y est aujourd’hui et il voit que les choses sont absolument les mêmes… Il faut pourtant qu’il imagine, il a cela dans le sang, et ne pouvant plus cristalliser autour d’un mot, il va cristalliser autour d’un nom, et créer un César… »
— « J’espère bien que non », interrompit M. Zaffoni ; « vous n’avez qu’à jeter les yeux sur l’Angleterre du dix-huitième siècle pour constater à travers quels troubles s’est fondé son régime parlementaire. Le vôtre se fondera de même… »
— « Je serai de votre avis », répondit Malglaive, « quand vous aurez mis l’Océan autour de la France. Les Anglais habitent une île, toute leur histoire s’explique par là et toute la nôtre par notre frontière ouverte… »
J’ai transcrit ces trois ou quatre phrases entre des centaines d’autres, au hasard de ma mémoire, parce qu’elles me frappèrent sur le moment comme assez caractéristiques de la supériorité qu’avait Malglaive sur la plupart des gens de sa sorte. Il avait gardé le pouvoir et le goût des idées générales. Il y avait du sophiste, de l’éternel Gorgias, dans sa façon de présenter ses points de vue, mais il était capable de points de vue, et ne peut-on pas être un sophiste, doublé d’un sceptique et d’un jouisseur, et garder ses mains nettes de toute concussion ? Aussi m’abandonnai-je durant cette soirée au plaisir d’écouter le vieux routier du Parlement corfiote et le jeune routier de la Chambre française en train de discuter, l’un contre l’autre, sur l’avenir de la France, puis de l’Europe, sans plus me soucier « du chèque Malglaive », – ainsi que s’exprimaient les journaux de combat. Cette sincérité de mon plaisir n’échappa point à la sœur et celle-ci me donna la preuve de la joie que je lui avais causée, en me remerciant à sa manière, vers la fin de cette soirée, tandis que nous prenions les verres de limonade fraîche que M. Zaffoni avait voulu nous préparer lui-même avec les beaux citrons de l’île, exprimés par ses vieilles mains dans un petit pressoir d’argent – venu de Regent Street.
— « Clément m’avait bien souvent parlé de vous, quand vous étiez au collège », me disait la douce Antigone. « Il aimait tant tous ses amis ! Il les aime tant encore !… Il n’était pas fait pour la politique. Il s’y use trop. Il apporte du cœur où il faudrait du calcul. C’est un homme de sentiment et non pas un homme d’affaires. Aussi, quand il subit une trahison, elle le brise… Vous avez su les indignes attaques dont il a été victime cet hiver. J’ai dû le décider à voyager pour se remettre de cette horrible secousse. Il en avait perdu le sommeil. Non pas à cause du fait lui-même… Il était fort de son innocence. Mais il a vu des collègues pour lesquels il avait été si bon, si bon, se tourner contre lui. Ces perfidies lui ont été trop amères !… »
Pourquoi suis-je ainsi fait que les illusions les plus naturelles du monde, celles d’une mère sur son fils, d’un père sur sa fille, d’un mari sur sa femme ou d’une femme sur son mari, me rendent toujours très sévère pour la personne qui en est l’objet ? N’ai-je pas raison ? Pour avoir provoqué et entretenu cette fausse image d’elle-même, cette personne ne doit-elle pas avoir menti constamment dans son intérieur, constamment feint des émotions qu’elle n’avait pas, étalé un caractère autre que le sien ? La confidence touchante de Mlle Malglaive eut sur moi cet effet instantané : elle me rendit du coup ma défiance envers ce frère, si peu semblable à l’idée que sa sœur se formait de lui. Les préventions qui m’étaient demeurées de notre jeunesse et que la conversation avait presque dissipées me ressaisirent avec une telle force, qu’en regardant sous la lampe le visage du politicien au moment de prendre congé, ce masque de joli homme m’apparut soudain comme revêtu d’un caractère sinistre. Il était blond avec une barbe taillée en pointe, et il avait des yeux noirs sur un teint presque doré. Je voulus soudain reconnaître, dans le contraste entre la couleur de ses prunelles et la couleur de ses cheveux, l’indice d’une duplicité innée, comme aussi dans la différence entre sa physionomie vue de face et cette même physionomie vue de profil. Enfin je lui donnai la main, quand nous nous séparâmes, persuadé, malgré les impressions d’abord favorables de la soirée, que ses accusateurs avaient dit vrai. Quoique ce séjour à Corfou ne dût pas finir sans que je tinsse une preuve certaine de son indignité, je ne donne pas cette subite volte-face de mon opinion comme un signe d’un coup d’œil supérieur. Je la mentionne pour mieux faire comprendre le singulier mélange de douleur et de mécontentement que me donna cette indiscutable preuve. Ceux qui font métier de regarder d’un peu près la vie sont ainsi, partagés sans cesse entre le dégoût, la tristesse, l’épouvante quelquefois, devant la vilenie humaine, et une satisfaction intellectuelle assez analogue à celle de l’astronome qui voit apparaître, dans le champ de sa lunette, l’étoile prédite par ses calculs.
Huit jours s’étaient écoulés depuis cette soirée, que nous avions employés comme on fait, dans le loisir de l’étranger, en longues promenades à travers les paysages de l’île. Dirigées par l’Anglais de Plutarque, – j’aimais à surnommer ainsi M. Zaffoni, – ces promenades m’ont laissé une empreinte bien différente de tant d’autres vagabondages analogues, dans des contrées parcourues en passant. Pourquoi ai-je cédé en commençant ce récit au vulgaire préjugé qui réduit toute la poésie de la vie aux choses de l’amour, et regretté de ne pouvoir associer aux radieux et intimes horizons de Corfou que ces images d’un admirable vieillard à la veille de mourir inconnu, d’une fille de trente-cinq ans, victime de la plus mensongère des idolâtries, et d’un forban qui se jouait de l’optimisme magnanime de l’un comme de la foi profonde de l’autre ? À mesure que les épisodes s’évoquent dans ma mémoire, je comprends que la secrète antithèse entre ces pacifiques paysages levantins et la tragédie psychologique jouée devant moi aura donné à mes impressions de nature une acuité et comme un pittoresque de plus… Parmi ces épisodes, deux se précisent à cette minute jusqu’à l’hallucination : une visite d’abord à la silencieuse et verdoyante baie d’Ipso, par delà le fleuve, le fiumare plutôt, où la légende prétend reconnaître la rivière décrite dans l’Odyssée, au bord de laquelle Nausicaa lavait son linge. Nous nous étions arrêtés près de la mer, sous des oliviers séculaires, et à la porte d’un Khâni, d’où sortit tout d’un coup, tenant par la crinière un petit cheval noir, un paysan qui nous dit s’appeler Nicolas. Il était un peu ivre, d’une ivresse douce et familière. Il nous souriait d’un sourire ami dans une grosse figure fine : « Πατερα… Mon père… » répétait-il, en s’approchant de M. Zaffoni, et il lui tendait une main aux ongles noirs de terre, mais d’une forme dessinée. Avec ses longues braies bouffantes et taillées dans une souple étoffe bleuâtre, ses gros bas blancs noués de cordes et ses sandales aux bouts relevés, il semblait si heureux de vivre, si rempli de cette allégresse païenne, légère, innocente et qui va chanter ! Il finit par s’élancer sur sa bête, de côté, à la manière d’une amazone, et nous le vîmes qui s’en allait au pas le long du rivage, échangeant des lazzis, comme un pâtre de Théocrite, avec une fille de dix-sept ans, du nom d’Anticrité, qui se tenait debout, ses pieds nus posés sur le sable, et, comme elle hanchait un peu, la souplesse de sa grossière chemise de toile devinée entre ses grosses jupes et son corsage trop chargé révélait cette grâce divine de la ceinture tant célébrée par les anciens. J’entends encore Malglaive dire à M. Zaffoni, en lui montrant le cavalier :
— « Et vous vous plaignez de la vie politique de votre pays ?… Vous avez là pourtant le type du parfait électeur… »
— « Hélas ! » répondit le vieillard, « vous ne savez pas combien votre ironie tombe juste… »
— « Mais ce n’est pas de l’ironie », répondit gaiement Malglaive, « l’homme du peuple ne vaut jamais mieux qu’alors qu’il est entre deux vins, comme celui-ci. C’est un enfant, et la bouteille est encore son plus inoffensif joujou… »
— « On voit bien », reprit M. Zaffoni, « que vous avez affaire avec l’ouvrier parisien, le plus subtil, le plus vif des hommes, et qui trouve moyen d’avoir de l’esprit même quand il est hors de son bon sens. Chez nous, avec ces natures si brutes, si primitives, l’ivresse est un abrutissement de plus… Et il n’est pas rare… Nous n’avons pas assez de forces pour en gaspiller même un atome, sachez-le… »
— « Bah ! » fit Malglaive, « heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire. »
— « Ne dites jamais cela », interrompit le vieillard avec une vivacité singulière. « C’est le plus criminel des proverbes. Malheureux », insista-t-il, « les peuples qui n’ont pas d’histoire, car c’est le signe qu’ils ne sont capables ni d’idéal ni de dévouement. Plus malheureux ceux qui n’ont plus d’histoire… »
— « Ne croyez pas Clément », me disait quelques minutes plus tard Mlle Malglaive, « quand il parle du peuple comme il en a parlé. Personne plus que lui n’aime les humbles. Mais on a été trop injuste pour lui, même dans sa circonscription. Cela l’aigrit… »
Elle avait reconnu, l’aveugle femme, à entendre notre vieil ami, l’accent de la foi profonde ; et, quoique ce fût une bien légère déchéance de son idole, elle avait senti que le pauvre avocat corfiote était d’une race supérieure à celle du brillant député parisien. Aussitôt l’Antigone s’était réveillée : « Quelle gloire plus brillante que celle d’avoir honoré mon frère ?… » Ce cri de la sœur de Polynice, elle aurait pu le jeter, elle aussi, à chaque moment, et je me disais : « Une dévotion comme celle-là, c’est justement vers des hommes tels que Zaffoni, déshérités de gloire et pleins de génie, qu’elle devrait aller, et c’est à un Malglaive, à un saltimbanque de tribune, que cette chance est donnée… » Et j’accusais l’ironie du destin. Je l’accusais encore, je m’en souviens, quand nous visitâmes tous les quatre l’Achilleion, le colossal palais que l’impératrice d’Autriche a élevé sur les hauteurs de Gastouri, avec son portique orné de colonnades aux chapiteaux sculptés, avec ses plafonds stuqués, ses mosaïques, ses peintures de style pompéien ; et, dans le vestibule, un gigantesque Achille de marbre essaie d’arracher la flèche qui transperce son talon, symbole germanique de ce qu’il y a d’inguérissable, d’inarrachable dans la pointe fixe de certaines douleurs. Au bas du perron le jardin s’allonge vers la mer, parmi les fleurs. De larges anémones rouges et violettes y alternaient avec des iris blancs et lilas, et des parterres de roses multicolores descendaient jusqu’à une autre statue, celle de Henri Heine, frissonnant et maigre sous son châle, dans son fauteuil de malade, tandis que les vagues ioniennes élèvent vers lui – qui les aurait tant aimées – un concert de joie qu’il n’entendra jamais… Nous étions venus jusqu’à ce monument d’une touchante piété intellectuelle, et, retournés vers le palais, nous en regardions les fenêtres closes, l’aspect inhabité, sans parler, songeant tous, j’eusse imaginé, à l’obsession que la mystérieuse impératrice avait rêvé jadis de fuir ici, quand Malglaive interrompit ce silence pour s’écrier :
— « Quelle magnificence et elle est perdue !… Savez-vous, monsieur Zaffoni, que l’on ferait la fortune de l’île, si l’on achetait cette bâtisse et ce jardin à Sa Majesté qui en est déjà fatiguée, pour établir là tout simplement une maison de jeu, un autre Monte-Carlo ?… »
— « Ne dites pas cela tout haut », répondit vivement le vieillard en posant sa main sur le bras du jeune homme. « Soyez persuadés qu’ils y ont pensé… Hélas ! » continua-t-il, « l’endroit est déjà tellement gâté… Ce palais, pour moi qui ai connu la petite maison qu’il remplace, mais c’est une barbarie, et la pire de toutes, une barbarie névropathique… La petite maison ?… Un riche Vénitien du dernier siècle l’avait construite pour y passer les mois trop chauds. Ce n’était pas grand’chose : une espèce de patio avec une citerne au centre, quelques chambres ouvrant sur un promenoir en forme de cloître et une terrasse avec des citronniers. Mais des plantes grimpantes couvraient les murs d’une palpitation de fleurs, et, quand je venais ici, à vingt-cinq ans, voir un de mes amis qui s’y retirait l’été, nous passions des après-midi de délices à rêver tout haut… Et quels rêves ! L’étranger chassé de la Grèce, notre patrie libre et régénérée !… Je vous l’affirme, si je savais qu’une maison de jeu est installée à cette place, que le nom de Corfou est synonyme de Monte-Carlo et que les gens d’Athènes y ont consenti », il répéta, « les gens d’Athènes ! » – « je mourrais de honte… »
— « Quel enthousiasme encore dans ce cœur de quatre-vingts ans !… » me disait Mlle Malglaive en me reparlant de cette scène, deux jours plus tard. J’étais venu lui rendre visite, et j’avais appris qu’elle et son frère partaient définitivement pour l’Italie par le bateau du lendemain. Je l’avais trouvée seule, et je m’en étais réjoui, dans l’espérance que je lirais un peu plus avant dans cette âme tout sacrifice. Par instants, j’en avais l’impression, elle pressentait l’inanité de ce sacrifice et que son idole ne méritait pas cette ferveur constante. À coup sûr, elle avait de nouveau été froissée par le contraste entre la vulgarité gouailleuse de son frère et l’ardeur convaincue du vieux patriote grec, si fidèle à sa foi première dans le désabusement. Qui sait ? Ne prévoyait-elle pas qu’elle serait un jour comme lui ? Et elle continuait : « Personne ne rend plus de justice à M. Zaffoni que Clément. Il s’amuse, comme l’autre jour, à soutenir des paradoxes devant lui pour le voir s’exalter. Il me le répétait en revenant de cette promenade au palais de l’impératrice : quel dommage que cet admirable outil n’ait pas été employé !… » Elle se tut pendant une minute. Je vis qu’une idée venait de traverser sa tête, ses paupières battirent plus nerveusement, et avec une espèce de solennité que son offre allait m’expliquer plus tard, elle reprit : « Pouvez-vous me promettre que vous me garderez un secret ? » Et sur ma réponse affirmative : « Mon frère ne vous a point parlé d’un travail qu’il a fait ici, et qui va paraître, en deux parties, le premier et le quinze du mois prochain, dans une grande revue de Paris ? »
— « Non », répondis-je.
— « C’est », fit-elle, « qu’il tient à ce que ce soit une surprise pour votre ami… C’est un tableau de l’histoire politique des Îles Ioniennes entre 1814 et 1864. Vous verrez comme il y parle de M. Zaffoni. Vous verrez aussi comme il sait s’assimiler un sujet. Il n’y a pas plus de cinq semaines que nous sommes à Corfou, quelques séances aux archives de la ville, quelques notes fournies par M. Zaffoni lui-même, et il a rédigé ce travail… Ah ! ce sera une fière rentrée et qui prouvera bien à ses envieux qu’on n’en a pas fini avec lui. Ce sont les idées surtout qui en sont fortes. Il y a là une analyse du régime parlementaire, tel qu’il fut pratiqué chez les diverses nations d’Europe après les grandes guerres napoléoniennes. C’est admirable… Je voudrais… » Et tout hésitante, elle rougissait jusqu’à la racine de ses cheveux, blonds comme ceux de son frère, mais déjà vaguement argentés par places, « oui, je voudrais que vous en lussiez les épreuves. Vous me les remettrez demain matin sous enveloppe. Mais que ce soit bien un secret !… » insista-t-elle avec un joli sourire de complicité : « Vous savez, je serais grondée. Clément a l’horreur d’avoir l’air de quêter les éloges. Que de fois je lui ai reproché de ne pas se montrer tel qu’il est ! Il se calomnierait presque lui-même, tant il répugne à se vanter. C’est bien le moins que ceux qui l’aiment le fassent connaître dans ses vraies supériorités, dans son vrai lui, quoique avec vous il n’en soit pas besoin… »
Oh ! la délicate, la noble créature, et qui tremblait, comme d’une faute, de l’action qu’elle allait commettre à l’insu de son frère, pour ce frère ! Ces derniers mots, ce « quoique avec vous il n’en soit pas besoin », elle les avait prononcés avec une espèce de grâce implorante qui me le prouvait trop : elle craignait, bien au contraire, que je ne jugeasse Malglaive sévèrement sur des paroles comme celles que j’ai rapportées et qui décelaient de brutales façons de sentir, incompatibles avec une suprême fleur de délicatesse. Quand elle me remit le paquet d’épreuves d’imprimerie, sa main que j’effleurai était glacée par le reflux de son sang à son tendre cœur. J’éprouvai, en la voyant si émue, un véritable remords de n’avoir pas caché plus complètement encore la mauvaise impression que j’avais pu subir devant certaines phrases du politicien équivoque. J’y avais pourtant bien tâché et je croyais tant y avoir réussi ! Mais trompera-t-on jamais une femme sur les sentiments que l’on porte à celui qu’elle chérit, d’une certaine façon, douloureuse et passionnée : fils ou époux, père ou frère ? Ces sortes d’affections, si honnêtes, si loyales, si hautes, développent dans celles qui en sont possédées comme un sens suraiguisé de l’estime. Christine Malglaive le devinait à travers toutes mes réserves et mes surveillances de moi-même : je n’estimais pas son frère comme elle l’aurait voulu.
J’emportai les épreuves d’imprimerie chez M. Zaffoni. – Ai-je dit qu’il m’avait absolument interdit d’habiter ailleurs que dans sa maison ? – Je commençai de regarder ces placards avec l’idée que j’allais lire une de ces amplifications où excellent nos politiciens : quelques faits semés de-ci de-là, une phraséologie positiviste qui joue la théorie scientifique, des affirmations impudentes sur des problèmes insolubles, tels sont les ingrédients habituels à ces sortes de mixtures. Cependant je savais que Malglaive avait eu communication des mémoires de mon hôte : « Du moins le document sera exact », en concluais-je. Et voilà que dès les premières pages de cette étude, intitulée : « Une leçon de sagesse parlementaire : – Les Anglais aux Îles Ioniennes », je m’étonnai de la simplicité vigoureuse de la facture. Il y avait, dans la narration, cette fermeté concentrée, et, dans les réflexions jetées au passage, cette netteté forte qui révèle une intelligence saturée de son sujet. Le tableau de l’Europe au lendemain de la chute de Napoléon était tracé de ce style à la Thucydide, où chaque épithète pense. Un portrait surtout, celui du Corfiote Capo d’Istria au Congrès de Vienne, me fit m’écrier : « Mais il n’est pas possible que ce soit de lui… » Je m’arrêtai de ma lecture. Un soupçon affreux venait de me saisir : Malglaive aurait-il par hasard pillé cette page dans les mémoires de M. Zaffoni, sans même le nommer ?… Je me souviens. Cette idée me souleva d’un tel sursaut que je la repoussai aussitôt comme trop abominable. Au regard d’un écrivain de métier, le plagiat paraît toujours bien coupable. C’est un crime contre l’honneur professionnel, comme la désertion pour un soldat, comme un faux en écritures pour un commerçant. Dans la circonstance particulière, un tel plagiat était pire encore. Durant les quelques semaines de son séjour à Corfou, Malglaive avait pu mesurer l’immense disproportion que le sort avait infligée à M. Zaffoni, entre son rôle et sa valeur. Il n’ignorait pas que cet homme supérieur n’avait jamais eu, durant les quatre-vingts années de sa longue vie, une heure où livrer sa bataille, son heure. Il savait que ce travail sur Corfou était la toute modeste, la touchante revendication dernière de ce grand esprit contre les iniquités de la renommée. Était-il admissible qu’il eût voulu frustrer le vieillard d’une portion de son succès posthume, toute faible fût-elle et tout aléatoire que fût ce succès lui-même ? Si Malglaive avait été capable d’une pareille indélicatesse, que croire de lui, dans ce passé déjà suspect où sa seule garantie d’innocence était son honneur intime, ce besoin de se respecter, dernier et irréductible instinct qui nous interdit de nous abaisser au delà d’un certain point ? Vraiment, s’il avait copié M. Zaffoni sans le citer, dans les conditions où cet acte de félonie s’était produit, le point était dépassé !…
Il y avait un moyen trop simple de savoir la vérité. J’étais si troublé que je l’employai du coup, sans me demander s’il était ou non contraire à mon engagement envers Mlle Malglaive, à cette promesse du secret qu’à vrai dire, la sainte fille m’avait demandée à l’égard de son frère seulement. Je crois bien que même une promesse plus générale ne m’aurait pas empêché de faire ce que je fis, comme je le fis, et que l’on devine. Je saisis les épreuves ouvertes, telles qu’elles étaient sur ma table, et j’allai frapper à la porte de la librairie. M. Zaffoni dénommait toujours sa bibliothèque ainsi, par italianisme ou anglomanie, qui le saura ? Je le trouvai debout, accoudé au pupitre surélevé qui lui servait de bureau pour composer. Il n’écrivait jamais assis. Les feuillets méticuleusement coupés et que sa fine et nette écriture couvrait de lignes sans cesse raturées décelaient son travail assidu de ces dernières heures, le ciel un peu voilé nous ayant empêchés de sortir.
— « Vous me voyez occupé », me dit-il, « à ces infinissables mémoires. Je devrais bien les finir pourtant, car, à mon âge, chaque jour, chaque heure presque est un répit. Je viens encore d’apprendre la mort subite d’un de mes contemporains, le docteur Andonis Zacharopoulos… Je peux vraiment m’appliquer les mots du philosophe : singulas dies, singulas vitas puta… Mais vous m’apportez à lire quelque chose de vous ? Ce sera un bien meilleur emploi de mon temps… »
— « Non », lui dis-je, « ce travail n’est pas de moi… Et c’est justement de vos mémoires que je voulais vous parler… Ces épreuves sont celles d’une grande étude sur le Parlement des Îles Ioniennes que Malglaive va publier… »
— « Ah ! le cachottier ! » interrompit mon hôte. « Pourquoi ne m’en a-t-il pas parlé ?… »
— « J’ai bien peur que la raison de ce silence ne soit guère à son honneur », répondis-je. « Vous lui avez communiqué votre manuscrit, et j’ai cru reconnaître, au style, aux idées, à je ne sais quoi qui ne lui ressemble pas, qu’il vous avait emprunté bien des phrases, peut-être des pages, sans mentionner la source… Ainsi ce portrait de Capo d’Istria ?… Écoutez… »
À mesure que je lisais à haute voix le morceau dont l’originalité m’avait le plus frappé, je pouvais voir la sereine physionomie du vieillard s’altérer jusqu’à la douleur. Ses yeux, d’ordinaire si lumineux de courage et de calme, se voilèrent d’une humidité qui se résolut en deux grosses larmes, les deux seules que j’eusse jamais vues rouler sur ses joues ridées. Ce signe inattendu de son émotion me fit m’arrêter par crainte de le peiner trop profondément. J’allais comprendre quelle magnanime pitié lui arrachait cette marque de faiblesse qu’il n’eût pas donnée s’il ne se fût agi que de lui-même :
— « Prêtez-moi ces épreuves », dit-il, et, prenant les placards un par un, il commença de les parcourir avec ce rapide regard d’un auteur qui relit sa propre prose autant dans sa pensée que sur le papier. Je l’entendais qui de temps à autre s’écriait : « C’est exact… C’est exact… » Enfin il reposa les feuilles sur le pupitre en les repoussant d’un geste qui dissimulait à peine son dégoût, puis, fermement : « Il a tout pris. Vous m’entendez, – tout. Il n’y a pas cent lignes de lui dans ces cinquante pages… Le malheureux !… »
— « Le malheureux ?… Dites le coquin », m’écriai-je. « Une pareille infamie le juge, et s’il a été capable de cette turpitude, doutez-vous maintenant qu’il ait fait ce dont on l’a accusé ?… Cette fois, du moins, il ne consommera pas sa mauvaise action. Je le confondrai, s’il ne retire pas cet article, pièces en main… Vous me donnez ce que vous avez écrit de vos mémoires, et nous les imprimons dans les quinze jours à la première page du plus grand journal parisien… Ah ! le scélérat ! le scélérat !… »
— « Vous oubliez Mlle Malglaive », interrompit M. Zaffoni d’une voix grave, « et d’abord, que vous lui avez promis le secret. Vous n’aviez donc pas le droit de me montrer ces épreuves et je n’avais pas le droit de les lire… » Il avait reconquis son admirable sérénité devant mon emportement, et avec cette douceur irrésistible qui émanait de sa personne quand il voulait convaincre : « Soyez persuadé », continua-t-il, « que si elle soupçonne jamais cette indélicatesse de son frère, elle se tiendra le raisonnement que vous venez de vous tenir, que je ne peux m’empêcher de me tenir à moi-même. Elle croira Malglaive coupable dans l’affaire du chèque parce qu’elle l’aura constaté coupable dans cette affaire-ci… Eh bien ! mon cher enfant », et, de grave, son accent se fit solennel, « mes mémoires sont à moi, n’est-ce pas ? Je vous ordonne, vous entendez bien, je vous ordonne de vous taire… Qu’est-ce que je voulais ? » reprit-il : « Que nos efforts à nous, patriotes de Corfou, reçussent un témoignage public ? – Ils le recevront… Que certaines vérités sur le régime représentatif fussent dites ? – Elles seront dites… Quant à moi, je n’ai qu’à mettre dans mon testament que ces mémoires soient publiés soixante ans seulement après ma mort, et justice me sera rendue alors… Mais pour une vanité comme celle-là, déchirer le cœur de cette créature, ce cœur qui souffre déjà de ce qu’on doute de son frère… Non, je ne m’estimerais pas d’avoir agi ainsi… »
— « Et vous allez laisser ce drôle se refaire une réputation avec ces articles ? » répondis-je avec la même violence. « Vous supporterez de voir, sous son nom, dans les journaux de Paris, des extraits de votre propre ouvrage ?… »
— « Il le faut », repartit le vieillard, « et je vous défie, moi qui vous connais, de me donner tort, quand vous aurez revu la pauvre fille… Je vous défie de ne pas faire comme moi… Et puis, rappelez-vous toujours que nous devons laisser le soin de nos vengeances à la vie… Elle ne s’en charge que trop !… »
… Émouvants souvenirs ! Comme ils viennent d’affluer en moi, à mesure que j’écoutais, par delà les jours, cette voix à jamais muette. Et combien je m’approuve aujourd’hui d’avoir écouté ce conseil de pitié qui m’a fait me taire de ce que je savais, pour épargner cette sœur trompée, cette Antigone sublime d’un indigne frère ! Et je lui ai rapporté les épreuves sans dénoncer le honteux plagiat de Malglaive, et je l’ai entendue célébrer le talent de cet essai piraté, et j’ai répondu, moi aussi, par des éloges, et j’ai serré la main de mon ancien condisciple à l’instant des adieux, comme si de rien n’était ! La magnanime victime de cet abominable vol littéraire m’en avait donné l’exemple. Oui. Comment ne resterais-je pas reconnaissant à mon vieil ami de cet effort qu’il me contraignit de faire sur mon premier mouvement d’indignation ? Aurais-je eu sans cela cette double vision que je garde dans ma pensée, de Christine Malglaive et de lui-même se détachant sur le ciel de cette après-midi du départ, comme deux figures antiques ? Je la revois, elle, accoudée sur le bastingage du paquebot qui s’en allait vers Brindisi, saluant notre barque de sa main, pâle et souriante. Elle nous suivait d’un regard où nous pouvions, M. Zaffoni et moi, lire un merci pour la sympathie que nous avions montrée à son frère durant leur séjour. Tendre et pure dévouée qui ne soupçonnait pas ce que nous avions fait pour elle ! Et j’entends mon compagnon me dire :
— « Est-ce que le plaisir de revendiquer une centaine de pages, fussent-elles, ce qu’elles ne sont pas, belles comme du Plutarque ou du Macaulay, valait une tristesse de ces yeux et de ce cœur ?… »
Et lui-même, le Sage indulgent dont l’aménité fine cachait une si virile constance, je le revois accompagnant, ce même jour, au crépuscule, l’enterrement du docteur Andonis dont il m’avait annoncé la mort. Il m’avait dit : « Mettez-vous à la fenêtre de la librairie pour voir passer le cortège. Nos cérémonies funèbres sont curieuses… » et j’étais en effet à cette fenêtre, tandis que le convoi défilait sur l’Esplanade. Une pâleur flottait dans le ciel, qui décolorait la mer, les montagnes, les arbres et la pierre de Malte dont est construit l’ancien palais des Lords Hauts-Commissaires sur la façade duquel se voit la galère de Corcyre. Les chants des officiants étaient beaux et tristes. Les étoffes des robes de ces prêtres avec leurs nuances d’un vieux bleu, d’un rose fleur de pêcher, d’un orange fané, d’un rouge éteint, participaient à cette décoloration du soir où les flammes des cierges brûlaient minces, plus éclairées qu’éclairantes. Le mort était dans son cercueil, porté sur les épaules de ses parents, paré de fleurs, et la face découverte, une face jaune et livide de momie promise à la terre. Les ensevelissements à cette heure tardive me serrent toujours le cœur, comme une plus rapide entrée dans la Grande Nuit. Mais cette mélancolie se transforma soudain en admiration, à voir M. Zaffoni dans la foule, qui marchait au premier rang, la tête nue. L’auguste sérénité du vieillard, si près lui-même d’être conduit, parmi le même appareil, au même funèbre asile, s’expliqua pour moi tout entière. Il avait, depuis des années, toujours agi comme je venais de le voir agir, quelques heures auparavant, en homme qui a pitié des autres hommes. Il faut croire que l’influence de paix émanée de cette calme figure est encore souveraine sur mon âme : car j’oublie, devant cette image, d’en vouloir au misérable plagiaire, sur qui la vie n’a pas vengé le généreux plagié. L’épisode du chèque est oublié. Les deux articles sur le Parlement ionien réunis en une brochure ont eu beaucoup de succès, et j’ai lu dans un journal, ce matin même, que l’on parle pour le prochain cabinet d’une combinaison Malglaive. Pour me consoler, je pense à la sœur que j’ai eu le courage de ne plus revoir, afin d’être plus sûr que je ne contribuerais pas à la détromper, et je me redis les deux vers si beaux, du poète d’Antigone justement, que mon hôte de Corfou aimait à citer : « Ces choses-là sont dures, Procné, je l’avoue. Pourtant il faut que, les décrets des Dieux, nous mortels, nous les supportions paisiblement… »
Hyères, mai 1896.
J’étais en Amérique, cet hiver-là, et quoique bien peu d’années se soient écoulées depuis lors – pas même trois – la différence d’atmosphère entre ce côté-ci de l’Océan et l’autre est si totale qu’en évoquant du fond de mon paisible appartement parisien ce récent souvenir, je me donne à moi-même une étrange impression, celle de retourner en rêve dans un lointain, un fantasmagorique passé. Mais à cette époque, en février 1894, acclimaté depuis plus de sept mois déjà, et pris tout entier par l’intérêt passionné de l’observation la plus nouvelle, c’était l’Europe, la vieille et rétrograde Europe, qui se noyait pour moi dans une vapeur de songe. Lettré inefficace, soudain jeté en plein tourbillon d’une affolante activité, la fièvre américaine m’intoxiquait d’une véritable griserie. Tous les imaginatifs connaissent bien ce sentiment qui tient de la suggestion et qui nous associe par crises, avec une fureur d’engouement plus tard inexplicable, à des formes d’existence contraires à notre plus intime nature, précisément parce qu’elles sont autres. À la période dont je parle ce n’étaient ni les écrivains, ni les artistes, ni les philosophes d’Amérique qui m’intéressaient à ce degré. C’étaient les hommes d’affaires, ces prodigieux manieurs de dollars, qui presque tous se sont faits eux-mêmes, et qui ont, en dix ou vingt ans, conquis de leurs mains des fortunes et des puissances comparables seulement à celles des seigneurs féodaux du moyen âge. Ces magnats des chemins de fer, qui possèdent des douze, des quinze cents, des deux mille kilomètres de rails, ces potentats des mines de pétrole, d’argent ou de cuivre, qui chiffrent leurs bénéfices par des budgets régaliens, ces Napoléons de la bâtisse qui construisent à coups de volonté, dans un désert, des villes de cent mille âmes, voilà les personnages dont j’approchais avec la délectation intellectuelle d’un naturaliste qui verrait marcher devant lui quelqu’un des grands sauriens d’avant le déluge. Ces exemplaires d’une humanité de conquête, réapparus dans de si modernes conditions de guerre industrielle et dans ce décor contrasté, où la civilisation la plus raffinée baigne à même en pleine barbarie, me donnaient par leur seule existence des fêtes d’esprit d’une intensité singulière. Quand je revins des États-Unis, ce fut parmi mes enthousiasmes yankees celui dont mes amis d’Europe me plaisantaient davantage. J’ai d’autant plus de mal à m’en repentir que sans cette complaisance à regarder de près quelques échantillons de ces quasi-mendiants devenus des billionnaires, je n’aurais jamais assisté au drame moral que je voudrais raconter aujourd’hui. Son pathétique mêlé de grotesque m’obsède souvent comme un symbole des étranges antithèses d’outremer…
Je m’étais donc lié, entre autres sauriens de la spéculation, avec un certain Tennyson R. Harris que la poésie de son premier prénom n’empêchait point d’être un des plus renommés parmi les hommes d’affaires d’un pays où ils ne se comptent plus. Mais pour expliquer comment je me trouvais entrer dans l’intimité de cet homme vers les premiers jours de février 1894, au point de faire un long voyage en sa compagnie, il faut que je raconte d’abord comment je l’avais connu au mois d’août précédent. J’étais arrivé à New-York à cette date porteur d’une lettre d’introduction que m’avait donnée pour sa femme une de mes amies de Paris. Elle m’avait dit : « Je n’ai jamais vu le mari, c’est un sauvage, un butor, un Yankee pur sang, paraît-il, qui déteste l’Europe. Mais elle, vous verrez, elle a tout lu, tout compris, elle sait tout. Enfin, c’est une vraie Parisienne… Comment ne l’avez-vous pas rencontrée ?… » – Ce signalement, l’avouerai-je ? ne m’avait pas rassuré. Je n’ai jamais eu beaucoup de goût pour les Parisiennes de Paris, au sens où mon interlocutrice employait ce mot, et, quant aux Parisiennes de l’étranger, – cette contrefaçon d’une contrefaçon, – je ne leur pardonne guère de m’avoir gâté par leurs invitations tant de beaux voyages que je ne recommencerai plus. Cependant, je portai la lettre à Mrs Harris aussitôt débarqué. Le choc reçu à la descente sur le quai de bois de New-York avait été trop dur, et je cédais au désir de rencontrer une personne avec qui parler de ce Paris, quitté avec tant d’allégresse. – Ô contradictions de la maladie du voyage ! – Je me revois encore, descendant d’un cab, par une brûlante après-midi, à l’extrémité de la Cinquième Avenue, devant une construction en marbre blanc et dans le style du château de Blois, que l’on m’avait indiquée comme la demeure du millionnaire, et payant au cocher deux dollars, – un peu plus de dix francs, – pour une course de moins d’une heure. Dieu ! que la lèvre rasée de cet homme exprimait d’insolence, tandis qu’il empochait cet impôt sur l’étranger ! Que le ciel de cet été new-yorkais était étouffant, l’air irrespirable ! Que les magnificences des architectures improvisées le long de cette avenue me semblaient incohérentes, et formidable la vitesse des trains qui passaient à l’horizon sur les échafaudages à jour du chemin de fer élevé ! Quel exil, et que je me sentais seul, si seul que d’apprendre l’absence de Mrs Tennyson R. Harris et son départ pour sa villa de Newport me fut un malheur dans mon malheur ! Je penserais autrement aujourd’hui.
Cette absence fut la cause déterminante, je crois bien, qui me fit moi-même partir pour le Deauville américain presque aussitôt, et je me revois encore, six jours après ma première déconvenue, descendant d’un nouveau fiacre devant un autre palais, en marbre, comme l’autre, mais situé à Newport, sur Narragansett Avenue, – donnant trois dollars cette fois, pour une course d’un quart d’heure, – enfin tirant de mon portefeuille la même enveloppe. Et de regarder seulement l’écriture sur l’enveloppe me renouvelait la nostalgie qui m’avait tant serré le cœur à New-York… Hélas ! Si j’avais compté sur la châtelaine de ce colossal bibelot de marbre pour me rendre la sensation de la douce, de la lente et paresseuse France, que je m’étais trompé ! Mrs Harris me reçut dans une espèce de boudoir vitré donnant sur la mer, où je retrouvai bien, dès cette première minute, une image de quelques-uns des salons que j’ai le mieux aimés à Cannes, mais c’était une image parodique par excès d’imitation, caricaturale à force d’outrance. Trop de gravures et de tableaux surchargeaient l’étoffe trop riche des murs, trop de fleurs et de trop grandes s’effeuillaient dans des vases trop précieux, trop de petits objets d’argent anglais brillaient sur les tables, parmi trop de photographies de princes et de princesses, toutes avec dédicace. Et elle-même, Mrs Harris, elle était presque trop belle, avec sa bouche trop rouge aux dents trop nettoyées, ses mains trop poncées sous un abus de bagues, et elle portait une toilette d’été tellement à la mode qu’elle semblait une femme-affiche, la poupée animée qu’un costumier de génie aurait parée et astiquée pour l’exportation. Elle ne m’avait pas parlé un quart d’heure que je l’avais déjà trouvée trop avertie, trop au courant et vraiment trop parisienne, sachant trop que Mme de A… est en train de rompre avec M. de B…, que les C-D… sont ruinés, qu’ils voudraient bien marier leur fille au fils des vieux E… malgré l’infâme origine de la fortune, et la suite des innombrables ragots qui se débitaient à la même heure dans toutes les villas de Deauville, de Dieppe ou de Fontainebleau. Le roman à couverture jaune qu’elle coupait avec un couteau d’écaille incrusté de roses, ne flamboyait pas encore aux vitrines des libraires, quand j’avais quitté Paris. Ce couteau à papier, dernière création d’un joaillier de la rue de la Paix, c’était le colifichet de demain. Ce « plaqué » européen dont Mrs Harris et toute la maison étaient revêtus n’eût pas été complet si je n’avais vu, au cours de ma visite, entrer dans le salon un personnage, lui-même habillé à Londres, avec une incomparable perfection d’anglomanie, le bouquet à la boutonnière, le visage rasé, impayable de sérieux bouffon, pour tenir ce rôle classique d’un viveur engagé dans une liaison, qui vient tous les jours figurer sur un des fauteuils du salon de sa conquête.
— « Était-ce la peine de t’affronter, incorruptible Océan ? » soupirais-je devant la mer, avec un lyrisme exaspéré, en sortant de ce château improvisé, déjà l’esclave d’une invitation à dîner, to meet le Tout-Newport de la Saison… « Oui, était-ce la peine ?… » Et je longeais la magnifique promenade qui, parmi le vert gazon nourri d’embruns, contourne la falaise, en contemplant l’abîme mouvant et monstrueux sur lequel j’avais passé une semaine de demi-tempête pour venir constater que le suprême effort de cette infatigable et jeune démocratie est de copier en charge la misère intellectuelle et morale de nos sociétés finissantes !…
Ce fut pourtant à ce dîner, dont je maudissais d’avance la banalité imitatrice, que je rencontrai le premier qui m’ait passionnément intéressé parmi les maréchaux de la finance américaine : Mr Tennyson R. Harris lui-même. Quel dîner d’ailleurs, à vous dégoûter pour toujours du luxe par son incroyable abus ! Les fleurs seules – de ces roses appelées American Beauties, qui devaient bien valoir un dollar pièce – représentaient la dépense annuelle de plusieurs petits rentiers français ! La vaisselle en vermeil succédait à la vaisselle plate ; un service de Saxe digne d’un musée figurait après un service de Sèvres vert et or, marqué aux armes impériales. Un portrait de Louis XVI et de Marie-Antoinette, avec les inscriptions classiques « donné par le Roy », « donné par la Royne », apparaissaient sur les murs, tendus de cuirs espagnols d’une magnificence inouïe. Les vingt-quatre personnes assises autour de cette table, me dit un jeune diplomate français qui se trouvait là, valaient un milliard de francs ! Et toutes les toilettes des femmes étaient comme celle de Mrs Harris, à la droite de qui l’on m’avait hospitalièrement placé, d’une si invraisemblable impersonnalité, par abus d’exactitude parisienne, qu’elles semblaient une gageure. Sur ces épaules blanches ou ambrées, dans les cheveux noirs ou blonds, étincelaient des diamants, des saphirs, des émeraudes, des rubis larges comme l’ongle, des perles grosses comme des noisettes, le trésor de plusieurs rajahs. Ces belles femmes avaient des teints fouettés par des heures de plein air. Elles buvaient du champagne sec en riant et parlant très haut, avec ce rien de nasillard dans la prononciation qui donnait à cette causerie, ainsi entendue d’ensemble dans cette salle à manger grandiose, la sonorité d’un babil d’oiseaux exotiques s’excitant entre les parois d’une gigantesque cage. Cependant, en face de la maîtresse de la maison, à l’autre bout de la table, un homme était assis, de mine chétive, sans âge, la face grise et comme plombée, la bouche serrée d’une contraction amère, les yeux ternes, avec une effroyable lassitude dans ses prunelles brunes, la fatigue d’une tension d’esprit prolongée dix-huit heures par jour durant trente-cinq ans. Mr Harris – car c’était lui – avait dû recevoir de la nature une constitution d’athlète : ses épaules larges et son cou de taureau, ses mains puissantes et sa mâchoire de bouledogue révélaient un tempérament qui avait suffi à une dépense d’énergie cérébrale visiblement surhumaine. Aujourd’hui, avant la cinquantaine, il était fourbu, comme un cheval de race après une course affolée. On m’avait déjà dit un peu partout qu’il souffrait d’une de ces maladies mystérieuses pour lesquelles les médecins ont dix noms nouveaux chaque année. Elles sont tout simplement la rançon d’une existence de hard work à tuer un Européen en quelques mois. Cet état d’épuisement nerveux – nervous exhaustion, comme ils disent encore – était la seule explication de la présence de Mr Harris dans sa maison de Newport. Il n’y était jamais venu pour plus de quarante-huit heures, du samedi soir au lundi matin, avant la crise de surmenage aiguë dont il souffrait cette saison. Cette fois, et par extraordinaire, il s’accordait une semaine de repos ! Je le voyais bien en face, et son regard atone qui semblait ne recevoir aucune impression de ce luxe prodigieux, – son œuvre pourtant, sa chose. Un morceau de pain grillé, une aiguille de viande rôtie et un verre d’eau minérale, tel fut, ce soir-là, tout son dîner, – et tandis que ma voisine s’ingéniait à me continuer la chronique galante du Gotha, je me souviens que je me demandais :
— « À quoi pense ce singulier homme ? Il est intelligent, puisqu’il a vaincu tant de rivaux dans l’effrénée concurrence de ce pays-ci… Quel est le sens d’un effort qu’il continue, déjà touché par la mort ? Il n’en a pas pour un an. Il est sobre comme un Bédouin du désert. Il n’a pas le temps d’avoir des maîtresses. Il paraît si simple. Que veut-il ? Étaler du luxe ? Il est habillé comme un commis. Recevoir ? Il n’est jamais là. Gâter sa femme ? S’il en était amoureux, il ne lui permettrait pas des fugues de huit mois en Europe, et il serait jaloux de son attentif… Que je paierais cher pour écouter la petite parole intérieure qui se prononce derrière ce front gris, à cette seconde !… »
Si j’ai rapporté ces impressions, – sans grande originalité, étant donné qu’il s’agit des États-Unis, ce prodigieux paradoxe étalé, de l’Atlantique au Pacifique, sous la forme de soixante millions d’habitants, – je l’ai déjà dit : c’est que ma première rencontre avec Mr et Mrs Harris forme un commentaire anticipé, mais indispensable, à l’épisode auquel j’arrive maintenant. Sept mois donc avaient passé depuis cette présentation à la « charmante femme, si parisienne », et à son « butor de mari ». À peine avais-je revu quatre ou cinq fois Mrs Harris, qui d’ailleurs était partie pour l’Europe aussitôt, après le Horse Show, le concours hippique de New-York. Au contraire, j’avais ébauché avec Mr Harris une demi-amitié, c’est-à-dire que j’avais, sous sa conduite, visité du haut en bas le Harris Building, une colossale construction de dix-huit étages, dressée à l’extrémité de Broadway, dans le voisinage de la Battery, pour le compte d’une compagnie d’assurances fondée par lui ; que j’avais parcouru en détail et à sa suite les salles d’administration de son chemin de fer ; qu’il m’avait promené, à quatre heures de New-York, dans les bâtiments d’une Université de femmes créée et dotée par ses soins ; qu’il m’avait fait dîner avec quelques politiciens de son parti, dont un était son candidat pour la prochaine élection présidentielle ; que nous avions, dans une de ses fermes, assisté à un arrivage de chevaux venus de l’Ouest et expédiés par un de ses ranches. Bref, il m’avait initié à ses multiples activités, avec cette bonhomie, à la fois goguenarde et vaniteuse, si particulière au véritable Américain qui se réjouit de vous donner une leçon de choses, dans sa propre personne, quitte à s’indigner si on ne le comprend pas comme il veut être compris. Sans doute, Mr Harris avait été content du docile intérêt témoigné par mon ignorance de Gallo-Romain un peu badaud, car, au mois de février, sachant que je me proposais de me rendre dans les États du Sud, il me proposa très simplement de voyager avec lui dans son wagon privé, par son train spécial, jusqu’à la petite ville de Thomasville en Géorgie, où son médecin l’envoyait respirer pendant quinze jours parmi les pins :
— « Je suis broken down », m’avait-il dit, en se servant de l’intraduisible expression anglaise pour indiquer une nouvelle crise d’épuisement. « Quand on est jeune, on a trop de forces pour ses affaires, et quand on vieillit, trop d’affaires pour ses forces… Le médecin voudrait que je loue un yacht et que j’aille aux îles du Pacifique… Quarante jours sans télégraphe et sans téléphone, ce serait délicieux. Mais les affaires, pendant ce temps-là ?… »
— « Vous avez pourtant fait assez de dollars pour avoir le droit de vous reposer », lui répondis-je.
Il avait hoché du nez, avec une mimique de dégoût qui lui était habituelle, sans relever ma petite phrase prononcée avec intention. Les bonnes amies de Mrs Harris m’avaient chiffré son budget, à plus d’un million de francs par an ; et, d’autre part, j’avais à maintes reprises entendu, pendant mon séjour aux États-Unis, des rivaux de Harris lui-même pronostiquer des désastres à plusieurs de ses colossales entreprises. Je comptais sur ce voyage en Géorgie pour obtenir enfin quelque lueur sur cet étrange homme. Visiblement, il achevait de se tuer à la tâche, avec quels sentiments pour la femme dont son acharné labeur soutenait le luxe insensé ?… Mais ni ce jour-là, ni durant les quarante-huit heures que nous passâmes dans son wagon-salon en compagnie de deux autres invités, un Mr Julius W. Kingsley et un Mr Alfred Beaumont, – deux parasites préposés à la partie de poker de chaque soir, – le millionnaire-manœuvre ne laissa échapper une seule phrase où sa personnalité sentimentale se laissât deviner. Quel souvenir singulier je garde de ces heures, de ma petite cabine installée avec une invraisemblable minutie de confort, de la chambre de bains attenante, de la salle à manger où nous nous réunissions pour déguster une délicieuse terrapin accommodée par un cuisinier noir dans un autre wagon, dépendance plus grande affectée à l’office et aux domestiques ! Les paysages de la Pennsylvanie tour à tour, puis des monts Alleghany et des deux Carolines défilèrent devant les vitres du car. Il s’arrêtait, la nuit, dans des gares minuscules et sur des voies écartées, pour nous laisser dormir. Le jour, balancés sur des fauteuils à bascule, nous lisions des journaux que l’on nous expédiait par train rapide. Le gigantesque express croisait notre petit train, ralentissant sa marche une seconde, et le serre-freins nous jetait un paquet de tous les News, de tous les Heralds, de tous les Standards parus depuis le matin à New-York, à Philadelphie, à Baltimore, à Cincinnati. Une bibliothèque de deux cents volumes attestait, par son choix, avec quelle persévérance le Maître et Seigneur de ce wagon privé travaillait, dans le loisir forcé de ses voyages, à cette grande œuvre de sa culture, – c’est le grand mot que les Américains ont toujours à la bouche comme dans l’esprit, et ils l’appliquent avec un égal sérieux à la morale et à la gymnastique : « ethical, physical culture ». – Il n’y avait pas un livre médiocre parmi ces ouvrages, presque tous relatifs à des recherches d’histoire ou de philosophie. Parmi les poètes, le choix du seul Shakespeare, et, parmi les romanciers, du seul Thackeray, révélait cet exclusivisme du goût qui est la vraie marque de la supériorité chez un homme auquel les heures de lecture sont à ce point mesurées :
— « Mais, oui », me disait Mr Harris, comme je l’interrogeais sur cette double préférence, « c’est mon poète et c’est mon romancier… Quand j’aurai bien fini de les posséder, j’en lirai d’autres… Madame », – c’est ainsi qu’il appelait toujours Mrs Harris, – « Madame, elle, connaît tous les écrivains nouveaux. Vous avez pu voir qu’elle a tout lu, tout compris… Elle est dans le train, comme vous dites. Moi, je souffre de toutes les dyspepsies, et la dyspepsie littéraire est la plus difficile à guérir… »
Se moquait-il de « Madame » quand il exprimait de pareils jugements ? L’admirait-il ? Était-ce par ironie, était-ce par respect qu’il relevait, comme il fit plusieurs fois pendant ce voyage, à travers les journaux les notes du bavardage social, – « Social Gossip », – Je me retournai du côté de la porte de Mrs Harris à Cannes, où elle passait cette saison ? Je me rappelle qu’il m’apporta ainsi, le second ou le troisième jour après notre arrivée à Thomasville (Ga), un numéro de gazette où se trouvait une dépêche, avec cet en-tête fabuleux : « Notre Mrs Harris toujours à la tête de la société. Mrs Vincent joue les seconds violons. (Our Mrs Harris always a leader in society. Mrs Vincent plays the second fiddle.) » Cette annonce précédait le détail d’une représentation donnée en l’honneur d’un prince régnant, avec le concours des premiers artistes du Théâtre-Français. Mrs Harris les avait mandés, pour jouer la Visite de Noces devant l’Altesse, par train spécial, – elle aussi, – et en les payant chacun vingt mille francs… C’était la réponse à une fête offerte au même prince par Mrs Vincent, autre Américaine millionnaire, à bord d’un yacht. Celle-ci avait fait venir de Paris un chanteur de café-concert, pour quelques heures de l’après-midi, à un prix énorme. Mais Mrs Harris – notre Mrs Harris – avait vaincu !
— « Ah ! Madame a toujours eu un très grand sentiment de l’art », me disait Mr Harris ; « moi je ne m’y entends pas du tout. Je sais voir quand un acteur est sur le théâtre comme est dans la vie l’espèce d’homme qu’il représente. C’est tout… Je sais voir aussi quand une peinture ressemble à l’objet qu’elle représente… Mais Madame s’y connaît merveilleusement… C’est elle qui a la première mis à la mode chez nous M. de Reszké et Mme Duse. Son salon était rempli de vos peintres impressionnistes, quand ils étaient encore discutés chez vous… Et puis, elle a un talent pour recevoir ! Je lui dis toujours : Vous auriez dû être la femme d’un ambassadeur ou d’un prince… Moi, quand je ne suis pas malade, après avoir travaillé tout le jour, un fauteuil dans mon club, une pipe de tabac de Virginie, deux ou trois verres de soda et de whiskey de Kentucky, and the goose hangs high, comme on disait dans ma jeunesse… »
Il me citait ce proverbe, intraduisible et inexplicable, par lequel les Américains expriment le parfait bonheur : « Et l’oie est pendue haut… » en marchant avec moi de son pas lassé, par un beau matin de cet hiver de Géorgie, doux comme un printemps. Nous sortions de l’hôtel, le Mitchell House, une vaste construction de bois, à péristyle et à colonnettes, dans le style colonial, pour gagner la forêt. Autour de nous, le long de l’unique rue, se dressaient des maisonnettes de planches, grises et toutes habitées par des nègres. Les enfants noirs, à demi nus, jouaient comme de petits animaux sur le seuil de ces cases, où se tenaient des femmes et des hommes, dont le gai sourire enfantin disait l’indolence. Les pins térébinthes à l’horizon surgissaient, sombres, serrés, remués par le vent tiède qui, du golfe du Mexique, tout voisin, balaie cet immense plateau couvert de végétations séculaires. Des blancs passaient, des garçons de vingt ans, à la figure déjà dure comme à cinquante, des hommes de cinquante à la mine encore résolue comme à vingt. Je regardais Mr Harris, en songeant qu’il était vraiment le frère de ces âpres pionniers, venus dans ce coin perdu de Géorgie pour y faire ou y refaire leur fortune. Il n’avait, hier encore, ni plus d’éducation, ni plus d’argent qu’eux. Son caractère, profondément, intensément américain, m’apparaissait une fois de plus. Par contraste, les villas de Cannes s’évoquaient devant ma mémoire, et cette existence d’oisiveté cosmopolite que menait sa femme au bord de cette mer si bleue, sur cette corniche où les princes et les aventuriers pêle-mêle rivalisent de prodigalités fastueuses. La fête à laquelle le journal faisait allusion se précisait pour moi jusqu’à la minutie. J’assistais en pensée à cette représentation de plus de cent mille francs, improvisée pour humilier une rivale et qu’avait payée un chèque signé par la main plébéienne de cet homme si mal mis, mon compagnon. Quelle était rude et forte, cette main, qui, à cet instant, rangeait le journal dans la poche du pardessus avec un soin particulier, comme si Mr Harris tenait à conserver cette preuve, après mille autres, des triomphes européens de sa femme ! C’était une main aux doigts noueux, cordée de muscles et velue, avec des ongles carrés. L’énergie d’une volonté de fer se devinait dans ses moindres gestes. Que de projets de contrats elle avait feuilletés, cette dure main, qu’elle avait tracé de chiffres, conclu d’actes de vente et d’achat ! Un frisson de vanité la faisait-elle frémir, et tout l’homme avec, à l’idée de cette projection de pouvoir par laquelle, après tout, le mari de Mrs Harris régnait à sa façon sur cette aristocratie du vieux monde où il n’entrerait jamais, mais il y faisait régner sa femme ! Ou bien ce solide réaliste méprisait-il ce colossal et vain effort pour occuper une place dans l’Olympe du snobisme international, dont le plus clair résultat était cette note dans un journal, aussitôt oubliée que lue ?…
Il est probable que je n’aurais jamais répondu à cette question même de la manière la plus vague, sans une rencontre, en apparence bien étrangère à l’énigmatique ménage de Mrs Harris, – si toutefois on peut donner le nom de ménage à de pareils rapports conjugaux : un câblogramme tous les huit jours et chaque deux mois deux pages de lettres. – Un matin, comme nous sortions de nouveau pour nous promener dans le bois de pins, l’homme d’affaires et moi, nous pûmes lire, affichée contre la paroi vitrée du bureau de l’hôtel, l’annonce qu’un certain « Mr » et une certaine « Mrs John Hope donneraient le soir même une représentation dans le hall commun ». Ces sortes de divertissements sont quotidiens dans les hôtels d’Amérique, et ni Mr Harris ni moi n’y eussions pris garde, si le nom de la femme et celui de l’homme n’avaient été flanqués chacun d’une épithète, – et si ces deux épithètes n’avaient été contradictoires jusqu’à étonner même un inétonnable Yankee. Mr John Hope était en effet qualifié de contorsionniste et Mrs Hope de récitatrice.
— « Le mari mime peut-être les poèmes récités par sa femme », dis-je à Mr Harris, qui hocha de nouveau du nez pour me répondre.
— « Well… Cela vaudra toujours autant que d’entendre Lohengrin chanté en allemand par les choristes, en italien par le ténor et en français par la prima donna… »
Nous avions assisté ensemble dans la salle de l’Opéra de New-York à la représentation polyglotte que le millionnaire me résumait avec sa tranquille ironie. « Madame » était bien entendu une des fondatrices de ce théâtre où les plus admirables artistes d’Europe sont venus dialoguer chacun dans sa langue. Ce babélisme musical était beaucoup moins étrange que l’apparition du couple Hope, tel qu’il se produisit le soir même en présence de tous les habitants de l’hôtel, sur le coup de neuf heures, le dîner fini. Comme d’habitude aux États-Unis, le hall commun de l’hôtel était une espèce de salon, soigneusement arrangé par la femme du propriétaire, – une vraie dame qui dînait à quelques pas de nous, dans le restaurant, tous les soirs, en grande toilette, vis-à-vis de son époux en cravate blanche et en habit. Un tapis rouge couvrait le parquet de ce vestibule fashionable. Des tableaux et des photographies encadrées décoraient les murs. Des livres reliés garnissaient de petites bibliothèques basses. Partout des fleurs s’épanouissaient dans des vases de Chine, de ces fraîches et vivaces fleurs des bois de Géorgie : des branches échevelées d’un chèvrefeuille qui pousse là-bas en énormes arbustes, des violettes larges comme des pensées, des roses aussi hautes que celles dont se paraient les tables de Newport. Sur les rockings et les chaises, les coussins de soie souple étaient noués de rubans. Un bout de broderie ici, ailleurs une étoffe joliment drapée attestaient le goût délicat de la jeune maîtresse d’hôtel qui, ce soir-là, se tenait au milieu de ses clients pour faire les honneurs du spectacle, auquel devait succéder une sauterie, exactement comme si nous n’eussions pas tous été en pension chez elle, qui à six, qui à dix, qui à quinze et vingt dollars par jour. À l’exception de Mr Harris qui, en l’absence de sa femme, ne s’habillait jamais pour dîner, tous les assistants et toutes les assistantes réunis dans ce hall étaient, eux en frac, elles en robe ouverte, et, comme à Newport, j’avais à écouter le bavardage de cette assemblée, en attendant le contorsionniste et la récitatrice, cette impression du jacassement d’une immense volière, jusqu’à la minute où Mr et Mrs Hope firent leur entrée, je n’oserais pas dire sensationnelle. Et pourtant !…
Mr Hope était vêtu d’un pauvre costume de Pierrot en satin bleu, d’un bleu fané plutôt que pâle. Cette étoffe, souillée par la poussière d’innombrables séances pareilles, flottait autour de son maigre corps en plis disgracieux. Ce n’était pas la sinuosité vivante du maillot, qui sculpte en force le moindre geste des équilibristes et des jongleurs. À en juger par ses doigts maigres, sa nuque creusée et les cavités de ses joues, la soie collante eût dessiné un squelette, si le pauvre homme avait eu le moyen de s’acheter cet élégant maillot. Il pouvait avoir trente-cinq ans sur son extrait de naissance, mais la misère l’avait tellement usé qu’il n’avait réellement plus d’âge. Même si cette fantastique maigreur n’eût pas révélé une longue cachexie et sa détresse physiologique, l’amertume de la bouche, l’expression du regard suffisaient à dire trop d’épreuves. J’ai su depuis, par notre hôtesse, qu’il relevait à peine de maladie. Il portait sous le bras, comme unique instrument de son métier, une robe de chambre de magicien, coloriée de couleurs vives, qu’il passa sur ses épaules aussitôt arrivé, et il commença un boniment d’une voix caverneuse, en faisant avec nervosité quelques pas, tantôt en avant, tantôt en arrière. La semelle de ses brodequins en peau, frottée de colophane, marquait ce piétinement en taches blanches sur le fond sombre du tapis. Il avançait et reculait ainsi, nasillant ses phrases et prodiguant les hyperboles sur le talent de Mrs Hope qui avait, disait-il, le génie combiné d’Ellen Terry et de Sarah Bernhardt, et qu’il appelait the superior protagonist, – la supérieure protagoniste !… Celle-ci s’était assise sur une chaise, dans une toilette noire, constellée de pierreries qui, vraies, eussent pris place dans les catalogues des joailliers entre le Régent, le Nassak, le Sancy et le Koh-i-noor. Elle éventait avec maussaderie un gros et lourd visage aux traits assez réguliers qu’éclairaient deux yeux très bruns, d’une insolence et d’une sottise agressives. Les coins de sa bouche tombaient dédaigneusement. Cette moue, son menton volontaire, la morgue répandue sur toute sa physionomie révélaient une nature dont le trait dominant était la prétention, comme l’effort poussé jusqu’à la douleur faisait la caractéristique de son mari. Le contraste entre l’être intime de ces deux personnages apparaissait aussi clairement que le contraste entre leurs costumes. Comment allaient-ils s’arranger pour que la mimique de l’un s’adaptât aux récitations de l’autre ?
Nous nous étions trompés, Mr Harris et moi, sur la manière dont fonctionnaient les talents inappariables du couple Hope. Nous allions en avoir la preuve immédiate. D’ailleurs ne suffisait-il pas de constater le stupide orgueil empreint sur le visage de la femme pour comprendre sa révolte contre toute immixtion de son mari dans l’effet d’art qu’elle entendait produire ? Le boniment fini, Hope s’était affaissé, et elle s’était levée. Elle avança de quelques pas dans l’espace, réservé au fond du hall, et qui figurait une scène… Un de ses bras se tend et elle commence d’une voix monotonement, absurdement solennelle, un interminable poème, de sa composition sans doute, dont je me rappelle les premiers vers : « Ô nuit, qui débarques, comme un pirate nègre, parmi le sang du soleil tué, – et chargée de pierreries qui brillent bleu et blanc sur ton pourpoint noir… » et cela continuait sur le même ton, avec des images de plus en plus violentes, des métaphores de plus en plus forcées, pour finir par une comparaison entre le sort de l’homme injuste et l’agonie du susdit pirate nègre au matin, lorsque la pourpre de ses veines coule à son tour, – sous le glaive d’or de l’aube « le justicier aux yeux bleus… » Ces vers grandiloquents, et d’un goût digne des pires symbolistes parisiens, étaient débités avec de soudains éclats dans l’accent, une gesticulation saccadée, une outrance froide, dont la froideur était rendue plus sensible encore, grâce au silence du public, visiblement stupéfié par le choix du morceau et par la manière dont il était déclamé. La vocifératrice – Mrs Hope méritait vraiment ce surnom que l’on donnait pendant la Révolution aux harangueuses de foules – avait, en se rasseyant parmi deux ou trois bravos de complaisance, le visage crispé des acteurs malchanceux, navrant à la fois et grotesque. – Il y a dans cette colère un si douloureux mais si puéril spasme de vanité blessée ! – Et ce fut d’un regard presque haineux qu’elle suivit son mari, debout maintenant à la place qu’elle venait de quitter… Le front soucieux, les yeux remplis de cette mélancolie où il entrait autant de résignation que de volonté, le contorsionniste dépouillait sa houppelande, et, le masque impassible, il frappait des mains, écartait les jambes et s’asseyait dans cette posture surnommée par l’argot des gymnastes le grand écart. Il se relevait, se rasseyait, et debout sur les mains, commençait avec son corps la plus extraordinaire série de mouvements de dislocation auxquels j’aie jamais assisté :
— « Voilà un garçon qui devrait se louer comme réclame à une compagnie de caoutchouc… »
Cette humoristique remarque, rédigée de cette façon commerciale par Mr Harris, était vraiment la meilleure formule pour définir l’extravagante désarticulation de ce maigre corps. À voir ces reins se déhancher, ces jambes se contourner, ce cou se replier, la vertigineuse et cocasse folie de cet exercice s’accomplir sur place avec une vélocité de kinétoscope et une précision d’appareil télégraphique, on se demandait si l’on avait devant soi une créature en chair et en os, une physiologie d’animal vivant, des vertèbres attachées par de véritables muscles, des os jouant les uns sur les autres, ou bien un gigantesque pantin à face humaine, secoué d’une épilepsie factice par quelque mystérieux courant d’électricité. Et voici que, pour finir, l’étrange personnage annonça qu’il allait exécuter le « décapité ». D’aplomb sur ses jambes ouvertes, les mains aux hanches, il commença de faire rouler sa tête d’un mouvement de plus en plus souple, comme si les muscles de son cou perdaient peu à peu la force de la soutenir… À une minute, ce mouvement devint si automatique, si facile, qu’il semblait que réellement cette tête fût un objet inerte, ballotté sur un paquet de cordes mal nouées. Un dernier effort, un renversement, un petit geste des épaules, et le clown présenta son torse d’une telle manière qu’il apparut réellement sans tête. Ce ne fut qu’un éclair, mais l’illusion de cet horrible tour d’adresse était si forte, que de toutes parts éclatèrent des applaudissements. La monstruosité falote de ce spectacle avait quelque chose de tragique et qui en sauvait la hideur, surtout pour ce public d’Américains et d’Américaines, initiés par l’habitude constante du sport à la technique d’un tour de force, comme des escrimeurs aux délicatesses d’un beau coup d’épée. Et l’on entendait les exclamations les plus bizarres saluer l’anomalie du talent de Hope : « Quite wonderful, isn’t it ?… Enchanting !… Fascinating !… Lovely !… » Rien de moins enchanteur, de moins fascinant et de moins aimable que ce désossement absurde d’un pauvre diable. Mais cet enthousiasme était après tout heureux pour lui, car il quêtait maintenant, et les pièces d’un quart de dollar s’accumulaient dans sa sébile. Des billets de cinq et de dix dollars s’y mélangeaient. Un de cinquante couronna le tout, quand il arriva devant mon compagnon. Mr Harris avait paru suivre le contorsionniste avec un intérêt singulier, qui ne sembla pas diminuer quand la récitatrice, une fois la quête finie, se leva pour déclamer de nouveau. Mon voisin était d’ailleurs presque le seul à l’écouter, car la voix de l’infortunée fut aussitôt couverte par le bruit des chaises et des fauteuils, chacun s’empressant de s’en aller pour gagner la piazza – comme on appelle la terrasse des maisons dans le sud – et respirer un peu d’air. La partie passionnante de la représentation était finie. La femme acheva son poème devant six ou sept personnes à peine, qui applaudirent du bout des doigts. Elle et son mari saluèrent, et, à notre tour, Mr Harris et moi, nous gagnâmes, par cette douce nuit tropicale, le vaste jardin où les palmiers et les jasmins frémissaient sous la brise tiède. Je m’entends encore, lui disant, sans deviner la portée de mes propres paroles :
— « Quel bizarre ménage que celui de cet acrobate réussi et de cette actrice manquée, n’est-ce pas ?… Elle avait l’air en fureur. Ne croyez-vous pas qu’elle est jalouse de son succès ? Et lui, il paraissait l’admirer et souffrir qu’on ne l’applaudît point ?… »
— « Chut ! les voici », me dit mon compagnon, en me touchant le bras.
Le couple Hope débouchait en effet par une allée transversale, l’homme enveloppé maintenant d’un grand ulster par-dessous lequel passaient les jambes de son pantalon de pierrot, la femme drapée dans une mante noire, et ils causaient avec tant d’animation qu’ils nous frôlèrent sans nous voir. Elle disait d’une voix de rage :
— « Quelle soirée ! Quel public ! Jamais, jamais plus je ne réciterai dans un hôtel !… C’est votre faute. C’est pour assurer du succès à vos ignobles exercices, que vous me forcez à paraître devant ces brutes… Je vous hais, entendez-vous ? Je vous hais… Saltimbanque, saltimbanque ! Abject saltimbanque ! J’ai honte de vous. Ah ! que j’en ai honte !… »
— « Il faut bien gagner notre pain pourtant ! » répondait Hope d’un accent soumis, l’humble accent de l’amoureux qui demanderait pardon à la femme qu’il aime de la gêner, en mourant pour elle : « Jamais vous n’avez eu plus de talent que ce soir… », ajouta-t-il. « Seulement, ce poème était trop beau pour eux… »
… L’homme et la femme avaient passé, et j’entendis mon compagnon prononcer distinctement devant le couple qui s’éloignait ces deux simples mots, avec une ironie qui achevait de leur donner une étrange profondeur : « Quel ilote !… » Et tout de suite je sentis qu’il me regardait pour savoir si cette imprudente exclamation m’avait frappé. La nuit était assez noire pour qu’il ne discernât rien sur mon visage, et nous continuâmes de causer, sans plus parler de ces bohémiens, où le millionnaire s’était complu ou attristé – qu’en savoir ? – à reconnaître la caricature grotesque de son propre ménage. Et aujourd’hui, lorsque je rencontre dans le compte rendu de quelque fête le nom de Mrs Tennyson R. Harris, – veuve depuis deux ans, – cette soirée dans l’hôtel de Thomasville me revient toujours. Toujours je revois le contorsionniste et sa femme, et les yeux amers et curieux de Mr Harris, tandis qu’il les regardait. J’entends cette plainte, demi-gouailleuse, demi-désolée, la seule peut-être qu’il ait jamais poussée, ce ricanement plutôt : « Quel ilote !… » et le drame de cette vie d’homme d’affaires, esclave du snobisme mondain de sa femme, comme le pauvre Hope l’était des prétentions artistiques de la sienne, et mourant à la peine comme Hope lui-même, s’éclaire pour moi d’un sinistre jour. Oui, Mr Harris est mort six ou sept mois après notre villégiature, sur le champ de bataille, frappé d’une attaque à la table de son « office ». Ses ennemis avaient raison. Il n’a laissé à Mrs Harris que trois millions de dollars, c’est-à-dire cinq ou six cent mille francs de rente. Quoique ce revenu soit loin de représenter les dépenses annuelles de cette charmante femme, pour nous autres Européens il est encore sérieux. L’on parlait cet hiver de son prochain mariage à Cannes avec l’un des plus grands seigneurs de Rome, et des plus ruinés, le prince d’Ardea, de la famille de Castagna, un arrière-neveu du pape Urbain VII. J’oubliais d’ajouter qu’à l’ouverture du testament de Mr Harris, on a trouvé un legs de cinquante mille dollars à l’intention d’un Mr John Hope, qualifié de contorsionniste. Les journaux américains ont commenté d’autant plus longuement cette excentricité du grand homme d’affaires que jusqu’ici toutes les recherches de la police n’ont pu découvrir ni l’existence ni le lieu de résidence de ce mystérieux légataire. – L’acrobate travaillait-il sous un faux nom ? Est-il mort lui aussi ? N’ouvre-t-il jamais un journal ? A-t-il échoué dans le crime et la prison ? Promène-t-il en Australie, au Japon, en Europe son étrange gagne-pain ?… De toutes les ironies de cette simple histoire, n’est-ce pas la plus ironique et la plus touchante, que le millionnaire n’ait pas pu affranchir son ilote et qu’il y ait pensé avant de mourir ?
Août 1896.
« Marquis d’Estinac et famille, Paris. » – Ce nom inscrit parmi cinquante autres sur la liste des étrangers me transporta du coup bien loin du vestibule de l’hôtel où je venais d’arriver pour y passer la nuit. C’était à la Maloja, une station de la Haute-Engadine, moins fréquentée en 1888 qu’aujourd’hui, mais assez célèbre déjà pour que le séjour de touristes parisiens, à cette saison de l’année, – le mois d’août, – ne dût aucunement m’étonner. J’avais une raison très particulière pour qu’une rencontre avec M. d’Estinac ne me laissât pas indifférent. Je ne me doutais pourtant guère que ce premier intérêt de curiosité allait se doubler d’un intérêt de pitié passionnée, assez fort pour me faire renoncer à mon départ du lendemain et bouleverser mes plans de voyage. Condamné par les médecins, après un excès de travail, à une cure d’altitude et de mouvement, je venais de remonter à pied l’admirable val Bregaglia. Je projetais maintenant de gagner Samaden par Silvaplana et Saint-Maurice, puis je franchirais le col du Bernina d’où je descendrais à Tirano et à Sondrio. De là je visiterais le val Malenco, et j’arriverais pour les premiers jours de septembre au lac de Côme et à Milan où j’avais rendez-vous avec le romancier italien Luigi Gualdo. Je sais depuis longtemps la vérité de cet axiome : un voyage manqué ne se refait jamais. Et c’est vrai que je ne referai sans doute jamais celui-là. Dois-je le regretter cependant ? Et les horizons de montagnes, de lacs et de vallées auxquels j’aurais caressé mes yeux hanteraient-ils ma rêverie, comme font les alentours de cette sauvage et solitaire Maloja : le lac désert de Sils, la cime blanche de la Margna, le château Renesse inachevé, les pentes couvertes de roses des Alpes et le mélancolique glacier du Forno, – solitaires paysages, peu vantés dans les guides ? Qu’ils me restent présents, mêlés pour toujours dans mon souvenir au plus énigmatique et au plus attendrissant des drames ! Je n’y ai assisté, à ce drame, que par hasard et comme un simple témoin, bien inefficace, bien étranger ; que de fois d’y songer m’a serré le cœur, comme s’il se fût agi de l’être le plus cher, le plus intimement connu et non d’une enfant de quatorze ans que je n’avais jamais vue avant cette arrivée à la Maloja, dont je soupçonnais à peine l’existence, et aujourd’hui, elle a pris place parmi mes plus obsédants et mes plus regrettés fantômes.
« Marquis d’Estinac et famille… » – me répétais-je mentalement tandis que je m’installais dans ma chambre d’hôtel. « C’est juste. La feue marquise Odile avait un ou deux enfants… » L’incertitude où j’étais de ce détail atteste combien j’avais peu fréquenté celle que j’appelais dans ma pensée d’un nom si intime, « la marquise Odile » – assez néanmoins pour que de revoir son mari et de causer d’elle avec lui, me fût une émotion. Mes rapports avec la jeune femme avaient été d’un caractère trop étrange pour jamais les oublier. À l’époque où je lui avais été présenté, quatre ans environ avant ce séjour à la Maloja, c’était une personne de trente ans, grande, élégante, avec un rien d’excentricité dans sa toilette qui trahissait une petite influence exotique. Sa mère était, je crois, d’origine hongroise. Quoique très jolie, elle avait peu de succès dans le monde. Je ne crois pas que j’eusse entendu parler d’elle avant de l’avoir connue personnellement. Sans coquetterie, elle ne possédait à aucun degré ce don de causer, si habituel aux Françaises. Moi-même, après cette présentation, j’avais dîné en sa compagnie à plusieurs reprises, et une fois à côté d’elle, sans deviner combien ce visage, d’une grâce froide et volontiers distante, exprimait de sensibilité dominée et concentrée, quel effort continu sur soi-même trahissait cette bouche qui parlait si peu, quelle mélancolie révélait la fixité de ces prunelles bleues et ce regard comme absent, qui allait, sans cesse, on ne savait où. Il convient d’ajouter que Mme d’Estinac était une de ces blondes, sans éclat du teint, dont la beauté semble aisément insignifiante, par excès de joliesse douce. Bref, nous en étions vis-à-vis l’un de l’autre, aux relations les plus correctement, les plus banalement officielles, lorsqu’il m’arriva d’avoir avec elle une de ces aventures – il faut bien que je hasarde le mot – qui ne permettent plus à une femme et à un homme cette impersonnalité absolue des rapports mondains. Je l’avais rencontrée chez une amie commune, au cours d’une visite. M’étant levé en même temps qu’elle pour me retirer, voici qu’elle me demanda brusquement, sur le pas de la porte, et comme je la saluais :
— « Est-ce que vous allez dans votre quartier ? Voulez-vous que je vous reconduise une partie du chemin ? J’ai ma voiture… »
— « Mais, madame », lui répondis-je, d’autant plus étonné de sa proposition que nous avions descendu l’escalier sans échanger deux paroles, « je ne rentre pas chez moi et j’ai peur de vous faire faire un trop grand détour… »
— « Ah ! » m’avait-elle dit d’un accent profond que je ne lui connaissais pas, « vous pouvez bien me donner une demi-heure de votre temps… Ne me laissez pas, ne me laissez pas… » avait-elle répété, à voix basse, avec une supplication si évidemment angoissée que je ne trouvai plus un mot pour lui répondre. Je n’avais même pas réalisé le caractère fantastique de cette situation, que déjà j’étais assis à côté d’elle dans son coupé, et, comme le valet de pied demandait les ordres, elle lui dit ces mots qui rendaient plus extraordinaire encore cette promenade en tête à tête à travers Paris :
— « À Notre-Dame-des-Victoires !… »
Il y a bien un grand quart d’heure entre la rue de Berri, où nous nous étions trouvés faire cette même visite, et la vieille église. Ce quart d’heure s’écoula en entier sans que Mme d’Estinac prononçât une seule phrase, sans même qu’elle me regardât. Elle s’était, aussitôt que la voiture avait commencé de rouler, retirée dans l’angle. Elle s’y tenait immobile, avec des yeux plus fixes encore que d’habitude et qui me donnèrent soudain cette impression, presque cette évidence, qu’elle n’avait pas toute sa raison. Un accès de demi-folie expliquait seul son offre, réellement prodigieuse, de la part d’une personne de son rang et de sa tenue, à quelqu’un qu’elle connaissait si peu. Pour la première fois, je remarquai dans les traits de ce joli et pâle visage cette maladive nervosité qui m’avait échappé jusqu’ici : le frémissement de ses lèvres entr’ouvertes sur ses dents serrées, le battement de ses paupières sur les globes trop brillants de ses prunelles. Ses mains crispées tremblaient dans son manchon. Son souffle, un peu court, semblait à chaque aspiration lui manquer, et quoique nous fussions à la toute fin de l’hiver, elle avait certainement froid sous la jaquette de loutre qui serrait sa fine taille. J’étais si déconcerté par une manière d’agir, indice d’un tel trouble d’idées, je savais si peu de choses sur la vie de cette femme, il m’était si impossible de former même une hypothèse sur son état moral et ses motifs probables ! Quelle parole lui dire ? Et je me taisais de mon côté. Je me suis souvent répété depuis, en pensant à cet extraordinaire épisode, que le vieux proverbe sur le mensonge des apparences est parfois étrangement vrai. Qui aurait vu, par la vitre du coupé, le profil de Mme d’Estinac et le mien juxtaposés l’un à l’autre en aurait certainement conclu, sinon à une liaison, du moins à une coquetterie de sa part, affichée jusqu’à l’impudence. Et ce coupé d’une femme à la mode nous emportait, sans que nous échangions une phrase, vers le portail d’une église ! Quand la voiture se fut arrêtée sur la place des Victoires, la marquise parut se réveiller de son hypnotisme intérieur. Elle me dit : « Voulez-vous m’attendre quelques minutes ?… » Et je restai seul dans ce petit boudoir roulant, capitonné de maroquin d’un vert sombre, où les moindres détails trahissaient une existence si totalement futile et mondaine, depuis la petite ardoise blanche avec la liste des visites et celle des rendez-vous chez la modiste ou la couturière, jusqu’au livre nouveau, le dernier roman d’un des plus fades écrivains de l’époque, paru la veille et déjà plus d’à moitié lu. Je feuilletais distraitement ce médiocre ouvrage en me demandant ce que je ferais si, réellement, la jeune femme était folle, et si elle se livrait, une fois sortie de l’église, à quelque crise nouvelle d’excentricité. Si elle n’était pas folle, quelle explication me donnerait-elle de ces façons, par trop en dehors des usages, trop incohérentes surtout : cette invitation à l’accompagner, ce subit et absolu silence, et le reste ? Toutes mes suppositions allaient être réduites à néant par la manière simple et digne dont elle mit fin à une équipée aussi innocente que bizarre. Quand elle reparut sur le seuil de l’église, elle était une autre personne. Elle venait de prier, et passionnément, humblement : deux petites taches grises sur sa jupe sombre, à la place des genoux, révélaient un prosternement à même la pierre. Elle avait dans les yeux cette espèce d’apaisement brisé qui suit les passages d’exaltée ferveur. Un peu d’embarras lui était revenu, presque un remords, sans doute, d’avoir commis cette injustifiable incorrection. J’étais descendu, pour aller au-devant d’elle. Un rien de rose lui colora les joues pour me parler, et elle me dit :
— « Je vous remercie, monsieur, de vous être détourné de votre route… Excusez-moi si je vous ai ennuyé une demi-heure… Je vous rends votre liberté… À la maison », ajouta-t-elle au valet de pied. Elle venait de reprendre sa place dans le coupé. Le domestique referma la portière. Elle me fit de la tête un léger signe d’adieu. Les chevaux partirent et je demeurai sur le trottoir, plus intrigué, je crois, que je ne l’avais été de toute ma vie, que je ne l’ai jamais été depuis.
Quand on sait de quelle conséquence peut être pour l’honneur d’une femme, dans ce léger et cruel monde parisien, la moindre parole répétée à propos d’elle, on hésite, non pas même à faire des confidences, mais simplement à poser des questions dont elle serait l’objet. Pourtant la singularité de cette aventure m’avait frappé d’une trop forte impression pour que je n’essayasse pas d’en avoir le dernier mot. Je pris le parti d’aller simplement raconter cette histoire à la personne chez laquelle j’avais rencontré Mme d’Estinac. Je reconnus, à la stupeur qui se peignit sur le visage de ma confidente et à sa réponse, combien cette hardiesse de la jeune marquise était en effet contraire à ses habitudes d’irréprochable modestie :
— « Elle se sera sentie trop malheureuse, et elle aura eu peur d’être seule. C’est l’unique explication possible… »
— « Malheureuse, et de quoi ? » interrogeai-je.
— « De son mari », me répondit la commune amie après une hésitation ; « du moins si ce que l’on raconte est vrai. Elle ne m’en a jamais parlé. Mais je sais qu’elle l’aime beaucoup, et on prétend qu’il s’est épris d’une certaine Mme Justel, la femme du grand raffineur, une grimpette, qui en a fait du chemin depuis deux ou trois ans !… Vous ne l’avez pas rencontrée ? »
— « Je crois l’avoir vue à l’Opéra », dis-je, « une belle personne un peu forte, très brune, avec beaucoup de teint, beaucoup d’épaules, mais si commune !… Et d’Estinac délaisserait sa charmante femme, si fine, si délicate, si grande dame, pour cette créature ? Non. Ce n’est pas possible… »
— « J’en avais peur », fit mon interlocutrice, « et maintenant, après ce que vous m’avez raconté, j’en suis presque sûre. Pauvre, pauvre Odile ! »
Je n’aurais même pas été l’observateur professionnel qu’est volontairement ou involontairement l’homme de lettres, qu’à la suite de cet entretien j’aurais concentré sur Mme d’Estinac et sur son mari toutes les énergies d’attention dont j’étais capable. Mais si les propos du monde sur la conduite du marquis étaient exacts, je dois convenir que ni lui, ni sa femme, ni Mme Justel n’avaient pas dû y donner cours par leurs imprudences. Le hasard voulut que dans la quinzaine qui suivit cette étonnante visite à Notre-Dame-des-Victoires, je dînasse dans une maison avec eux trois. Même averti comme j’étais, il me fut impossible de surprendre un signe d’intimité entre M. d’Estinac et celle que la malignité du monde caricaturait déjà du sobriquet de « la belle sucrière ». Je constatai seulement que, pas une minute, durant ce dîner et la soirée qui suivit, la marquise Odile ne cessa d’avoir cette expression d’égarement absorbé qu’elle avait eue dans la voiture, et je crus constater aussi, à deux ou trois reprises, dans les yeux de Mme Justel en train de la regarder, une lueur, méchante jusqu’à en être cruelle. À coup sûr, il y avait entre ces deux femmes cette antipathie de race qui devait, dans une rivalité d’amour, s’exaspérer en férocités. Mme Justel, avec sa physiologie sanguine et puissante, ses mains et ses pieds de plébéienne, sa bouche épaisse, ses dents larges, donnait l’idée d’un être brutal, encore voisin du paysan qu’avait dû être son père ou son grand-père. Toutes les distinctions d’une race affinée jusqu’à en être appauvrie se réunissaient, au contraire, dans Mme d’Estinac pour en faire une fleur exquise, presque maladive, d’aristocratie. Le marquis, lui, offrait ce type, si fréquent dans la noblesse d’aujourd’hui, du sportsman qui a été officier, avec le mélange de roideur et de souplesse, d’élégance et d’animalisme qui compose ce personnage. À trente-cinq ans, c’était encore un très joli homme, dont l’air, à la fois insolent et gai, rappelait une physionomie de l’ancien régime d’une façon si saisissante qu’on eût deviné le gentilhomme, même sans savoir son nom, – un des plus anciens du Roussillon, entre parenthèses. Je le connaissais depuis assez longtemps, sans l’avoir remarqué jamais, sinon pour sa martiale tournure et sa mine à l’évent de joyeux seigneur. Ces visages d’étourdis sont parfois les masques les plus solidement noués et les moins pénétrables. Celui-ci cachait-il, derrière ses sourires narquois, ses cheveux en brosse, sa moustache en croc et son profil gouailleur, la plus superficielle, la plus banale des frivolités, ou bien le manque total de scrupules, l’immoral et voluptueux cynisme d’un vrai fils du dix-huitième siècle ? J’essayai en vain de répondre à cette question. L’énigme posée l’autre jour me restait d’autant plus inintelligible qu’étant allé saluer Mme d’Estinac, elle ne parut même plus avoir devant moi cette petite impression de gêne qui l’avait troublée une minute, au seuil de l’église. C’était comme si elle eût complètement oublié notre tête-à-tête de la voiture, et le ton quasi suppliant dont elle m’avait prié de l’accompagner. Une telle attitude équivalait à un ordre d’avoir moi-même à tout oublier de ce qu’il me faut bien continuer d’appeler, faute d’un meilleur terme, notre aventure commune. Fut-ce un accès trop fort de curiosité ? Cédai-je à une pique inconsciente de mon amour-propre, à une secrète pitié provoquée par son visible malaise et après le souvenir de ce que l’on m’avait dit sur les misères de son mariage ? Toujours est-il que je désobéis à cet ordre muet, si bien qu’à un moment de la soirée, me trouvant seul avec elle, je lui demandai :
— « J’espère, madame, que vous êtes tout à fait remise de l’état où je vous ai vue l’autre jour ? »
— « Tout à fait… » dit-elle avec un petit frissonnement de ses minces épaules. En même temps son étrange et fixe regard exprima de nouveau cette angoisse qui m’avait donné, dans le coupé, la terreur qu’elle ne fût devenue folle. Du moins je crus y lire distinctement une profonde douleur, et je suis bien sûr que, cette fois, la pitié seule me dictait mes paroles, lorsque je repris :
— « Il y a pourtant une chose que je tenais à vous dire, madame, c’est combien je reste touché par la preuve d’estime que vous m’avez donnée en vous fiant à moi dans une mauvaise heure… Vous souffriez et vous avez eu raison de croire que je respecterais, que je plaindrais votre souffrance, et si… »
— « Qui vous a dit que je souffrais ?… » interrompit-elle. Ses yeux bleus traduisaient maintenant une irritation presque farouche. « Oui, qui vous l’a dit ?… » insista-t-elle, les sourcils froncés, la bouche amère. – Puis, afin de bien me marquer son désir de couper net cet entretien, brusquement elle toucha du bout de son éventail le bras d’une de ses amies qui passait devant nous, et elle lui dit : « J’aurais besoin de vous parler deux minutes, chère… » Et se tournant vers moi : « Vous m’excusez, monsieur ?… »
Ces deux souvenirs ne m’auraient sans doute laissé que l’impression d’une personne nerveuse, mal équilibrée et très inégale, s’ils n’avaient pas revêtu un caractère tragique par suite d’une affreuse nouvelle apprise à l’improviste : – la mort subite de cette femme, survenue quelques jours après cet entretien, pas très adroit de ma part, je l’avoue, bien peu gracieux de la sienne. Je n’eus pas plus tôt aperçu cette nouvelle dans le journal qu’une idée s’empara de moi avec une soudaineté égale à celle de cette mort elle-même : « Elle s’est tuée. » Je relus les quelques lignes, certainement communiquées par la famille. Elles disaient que Mme la marquise d’Estinac souffrait depuis longtemps d’une maladie du cœur et qu’une embolie l’avait emportée. J’envoyai chercher d’autres journaux. Ils annonçaient tous dans les mêmes termes cet événement qui, pour le public, n’était qu’un fait divers entre vingt autres. Pour moi, il représentait la fin d’une tragédie intérieure dont la visite à Notre-Dame-des-Victoires avait probablement été une des dernières scènes. La phrase que son amie m’avait prononcée : « Elle a eu peur d’elle-même… » m’éclairait maintenant d’une lumière d’évidence les portions mystérieuses de sa conduite à mon égard. Quand elle m’avait demandé de monter avec elle dans sa voiture, elle luttait encore contre la tentation du suicide. Elle avait voulu aller à l’église, – dans une certaine église, – pour conjurer cette tentation, à force de prier. De faire seule le court trajet de la rue de Berri à Notre-Dame-des-Victoires l’avait épouvantée, tant elle se sentait faible devant cet attrait du suicide auquel elle devait si tôt succomber… Elle m’avait pris là, sur le pas d’une porte, comme elle aurait pris le premier venu, pour avoir quelqu’un auprès d’elle, de quoi se dominer par force un quart d’heure de plus. La prière l’avait sauvée ce jour-là. Et puis un autre jour était venu, une autre heure, où la tentation avait vaincu, vaincu l’instinct de la vie, vaincu la religion. Ce suicide, si vraiment elle s’était tuée, expliquait trop sa révolte devant ma pitié, dans cette soirée où je l’avais vue en face de sa rivale. N’est-ce pas un instinct, commun à tous les êtres de race, de se cacher quand ils souffrent trop, et comment n’avais-je pas compris qu’envers cette femme la seule vraie charité était le silence ? J’aurais dû ne même pas avoir l’air de soupçonner qu’elle eût un secret. Ces idées me remuaient à une telle profondeur que je ne pus demeurer sur l’incertitude où me laissait la note du journal, classée – ô ironie ! – sous la rubrique : Mondanités. Quelques heures plus tard, j’étais rue de Berri, chez la commune amie dont j’avais déjà fait, une première fois, ma confidente. À ma question posée aussitôt : « Mme d’Estinac s’est tuée, n’est-ce pas ? » elle me répondit avec une vivacité qui me prouvait, malgré sa dénégation, combien nous pensions de même :
— « Odile ! quelle affreuse idée ? Une si bonne mère, et si pieuse !… Non, je ne le croirai jamais. Je ne veux pas le croire… »
— « Enfin, donne-t-on quelques détails ? » lui demandai-je.
— « Pas beaucoup », fit-elle, « assez pour que votre horrible hypothèse soit invraisemblable… Elle avait fait des courses et des visites toute l’après-midi. Vers cinq heures, elle dit au valet de pied : « Rentrez à la maison, et vite, je ne me sens pas très bien. » Quand on vint lui ouvrir la portière à l’arrivée devant l’hôtel, elle était morte dans la voiture… »
— « Et l’on n’a rien trouvé dans cette voiture qui pût donner quelques indices ? La vitre était-elle levée, ou abaissée ? »
— « Quelles imaginations ! » dit mon interlocutrice, plus vivement encore. « Vous n’allez pas supposer qu’elle a pris du poison et qu’elle a jeté la fiole qui le contenait par la fenêtre du coupé ? »
— « Pourquoi pas, si elle a voulu à tout prix que l’on ignorât son suicide ? Vous vous rappelez ce que vous m’avez dit le jour où elle m’a fait monter dans cette voiture avec elle ? Voilà l’idée dont elle avait peur, et qui la tentait déjà… »
— « Taisez-vous », interrompit-elle, « et ne répétez jamais, jamais – entendez-vous ? – ce que vous venez de me dire… D’Estinac est assez malheureux d’avoir méconnu cette adorable femme et de lui avoir assombri ses derniers jours. Si elle avait une maladie du cœur et que les assiduités de son mari auprès de cette abominable Mme Justel aient hâté le dénouement, cela suffit à ses remords. Mais l’autre chose… Ah ! ce serait un châtiment trop terrible !… Non, elle n’est pas vraie ! Elle ne peut pas être vraie… »
… Et je n’avais plus rien su de la mort de Mme d’Estinac depuis cette conversation. J’avais quitté Paris peu de temps après, pour un long voyage en Espagne et au Maroc qui m’avait laissé sans nouvelles sur le coin de monde où la fin soudaine de la jeune femme avait dû être remarquée et commentée. À mon retour, vers le milieu du mois de juillet, la Société était dispersée. Plus tard, j’avais bien essayé de questionner de nouveau l’amie de la morte. Je m’étais heurté contre une volonté de ne plus toucher à ce douloureux sujet, trop formelle pour aller contre. Et puis la vie avait passé. De nouvelles et trop lointaines absences m’avaient rendu absolument étranger aux anecdotes qui couraient les salons sur d’Estinac et sur son veuvage ; et voici que je me trouvais, par le hasard d’une villégiature d’été, sous le même toit que cet homme, qui savait, lui, sans doute, le mot véritable de l’énigme, et comment avait disparu cette charmante femme que je revoyais toujours, blonde dans l’angle sombre de sa voiture, – cette même voiture où elle était morte, – fine statuette de Tanagra, si délicate, si mince, si taciturne, avec des yeux fixes et un peu fous !… Ai-je besoin d’en dire davantage pour faire comprendre ce qu’avait ému en moi de souvenirs et de curiosités, d’intérêt poignant et de surprise, cette simple ligne inscrite sur la liste des étrangers, dans ce bureau d’hôtel : « Marquis d’Estinac et famille, Paris » ?
On sait ce que représente d’incohérents amalgames la table d’hôte d’un caravansérail cosmopolite tel que celui qui profilait sur ce col sauvage de la Maloja sa façade monumentale, trouée d’innombrables fenêtres. J’avais dès cette époque, et j’ai gardé le goût passionné de ces cohues cosmopolites, objet de colère pour certains snobs à rebours, – un peu plus sots que les autres, étant plus pédants, plus médiocres d’habitudes et plus agressivement bourgeois. Ces vastes hôtels modernes sont, pour le voyageur préoccupé de la théorie des races, un champ d’études inappréciable. Dans les Alpes surtout et depuis que les médecins envoient à dix-sept cents mètres tous les surmenés de la vie, un dîner à la Maloja ou à Saint-Maurice vaut un cours d’ethnologie comparée. Que de fois ne me suis-je pas hypnotisé ainsi, – dans un de ces immenses réfectoires où cent cinquante personnes soupaient en sept ou huit langues, – à calculer ce qu’il tenait d’histoire humaine entre ces murs stuqués à l’imitation du marbre et sous ces plafonds éclairés par une végétation compliquée de fleurs électriques. Mais quand je descendis dans la salle à manger ce soir-là, au premier appel du gong, je ne me souciais guère de la mixture anglo-italienne, russo-américaine, hispano-allemande, franco-norvégienne où j’allais me trouver plongé. Parmi ces innombrables visages, cuits et recuits au hâle de la montagne, je n’en cherchais qu’un, celui du veuf tragique pour lequel la marquise Odile s’était sans doute tuée. J’imaginais en lui, par avance, une de ces métamorphoses que les très grandes épreuves infligent aux plus frivoles : ses traits jadis si gais devenus tristes, un vieillissement de sa physionomie, moins par l’âge que par le chagrin. Aussi demeurai-je littéralement stupéfié d’apercevoir soudain celui que je me figurais de la sorte, en train de gagner une table réservée, – toujours jeune, toujours svelte, avec sa même expression d’impertinence heureuse, le même tour pimpant de sa moustache blonde relevée au petit fer, un même éclair de fatuité dans ses yeux bleus. Enfin, il était plus que jamais le grand seigneur du dix-huitième siècle, auquel il ne manquait que le jabot, la poudre et l’habit brodé, pour être Richelieu, Lauzun ou Tilly, et, détail qui changea ma stupeur en une véritable révolte, il était accompagné… de qui ? – de celle qu’il aurait dû ne pas revoir, s’il gardait le moindre respect à la mémoire de sa femme : Mme Justel elle-même ! La superbe et plébéienne créature, plus matérielle et plus brutale d’aspect qu’autrefois, portait une de ces toilettes trop riches qui puent la parvenue ; et toute cette vulgarité, toute cette épaisseur de sa grossière beauté étaient rendues plus sensibles par la présence auprès d’elle d’une enfant de quatorze ou quinze ans que je reconnus immédiatement – cette fois avec indignation – pour la fille de la pauvre morte. La plus saisissante des ressemblances, et la plus navrante pour qui soupçonnait tout, ne permettait pas le doute. Je voyais marcher devant moi le fantôme de celle que je n’avais pas oubliée : c’était la même silhouette fine et hautaine, plus maigre, plus aiguë chez la très jeune fille, la même grâce froide du visage, avec plus de fraîcheur et des traits moins marqués, les mêmes cheveux d’une nuance cendrée, et dans la prunelle, hélas ! cette même fixité singulière qui m’avait jadis, durant la demi-heure de mon étrange tête-à-tête en voiture avec la mère, infligé l’impression d’un peu de folie. Ces trois personnes, dont l’entrée abolissait pour moi l’immense foule bruyante des autres convives, prirent place autour d’une petite table ronde, où de grandes fleurs – de ces beaux œillets de l’Engadine aussi énormes que ceux d’Espagne – attestaient la déférence de l’hôtelier. Cette hardie absence de dissimulation, la présence de l’enfant, l’espèce de certitude altière et satisfaite avec laquelle la femme trop parée portait sa tête casquée de puissants cheveux noirs, la familiarité rieuse avec laquelle le marquis lui parlait, ces signes réunis m’éclairèrent soudain. Je me le rappelle. J’avisai le secrétaire de l’hôtel qui surveillait le service de ce commencement de dîner et l’essor des trente garçons, occupés à courir, la serviette au bras, aux mains les assiettes d’une crème d’orge quelconque, et je lui demandai :
— « C’est bien M. le marquis d’Estinac qui est à cette table, là-bas ? » Et sur une réponse affirmative : « Et cette dame avec lui, qui est-ce ? »
— « Mais, Mme la marquise, la femme de M. le marquis… » me répondit cet homme, du fort accent tudesque qui convient au caporal en chef d’un bataillon de domestiques allemands, dans un Kursaal international.
— « Et cette jeune fille ? »
— « Mais, Mlle la marquise d’Estinac, la fille de M. le marquis… »
Je ne pensai pas à sourire de l’étonnante déformation que prenaient dans cette bouche germanique les lettres imprononçables de ce nom, ni du visible respect avec lequel cet adorateur du von multipliait en le répétant le titre d’Estinac. Je venais de comprendre. Celui dans lequel je m’attendais à rencontrer un veuf tragique et inconsolable s’était remarié, et remarié avec celle même dont la morte avait tant souffert, si les rumeurs du monde disaient vrai. J’ai su depuis que ce mariage était de date très récente et qu’il s’était célébré dans la plus stricte intimité, eu égard au veuvage, récent aussi, de « la belle sucrière », laquelle avait apporté à son second mari une fortune d’un peu plus de quinze millions. Il n’y avait rien que de très simple, de très excusable presque, étant donné le niveau moral de l’époque, dans ce brocantage d’un grand nom contre une énorme richesse, je le reconnais. Ce marché se justifiait même à un certain degré par la beauté de la femme et par l’élégance de l’homme, réellement très épris l’un de l’autre. Sur le moment, je ne sentis que la cruauté de cette union envers la mémoire de celle qui n’était plus. Le mystère de sa mort subite, qui aurait dû, semble-t-il, se dissiper à ce spectacle, s’obscurcit pour moi davantage encore. Oui. J’aurais dû me dire que d’Estinac ne s’était pas remarié, qu’il n’aurait pas pu se remarier avec Mme Justel, si la marquise Odile s’était vraiment tuée à cause de cette femme. Il y avait là une implacabilité trop monstrueuse de la part de l’un et de l’autre. Ce raisonnement, irréfutable dans cette rédaction, ne se présenta même pas à mon esprit. C’est qu’à la même minute où je venais d’apprendre ce mariage, un simple regard jeté sur le groupe qu’ils formaient, elle, lui et l’enfant de l’autre, me révélait que la tragédie de douleur, commencée jadis entre la marquise Odile et sa rivale, continuait entre celle-ci – devenue la marquise d’Estinac à son tour – et cette jeune fille, si pareille à sa mère. Et voici que cette situation si plate m’apparaissait de nouveau sous un angle d’énigme : par-dessous les motifs d’intérêt et de vanité qui n’auraient pas suffi à expliquer l’impudeur, le sacrilège plutôt, de ce second mariage, contracté malgré les mânes de l’épouse suicidée, j’apercevais d’autres motifs, – tout un drame moral si douloureux, si cruel, que je croirais l’avoir rêvé, – n’était l’indiscutable réalité du dénouement.
Le père, la belle-mère et la fille étaient donc assis autour de cette table d’hôtel dont les opulents œillets sauvaient la banalité, et servis par deux domestiques à eux. Du marquis, je voyais seulement ses épaules et le derrière de sa tête, – une tête sans cesse en mouvement sur une nuque musclée et souple. Mme d’Estinac – il faut bien que je l’appelle ainsi maintenant ! – et la jeune fille, m’apparaissaient toutes deux, de profil lorsqu’elles se parlaient l’une à l’autre, de trois quarts lorsqu’elles s’adressaient au marquis… Quand elles se parlaient ? – Ma remarque immédiate fut précisément que la conversation se concentrait tout entière entre le marquis et sa seconde femme. La toute jeune fille gardait entre eux cette attitude absente que je me rappelais si bien, – elle m’avait tant frappé chez sa mère lors de notre fantastique course vers Notre-Dame-des-Victoires. – L’immobilité de cette physionomie comme voilée était d’autant plus saisissante que les allées et venues de l’expression, du regard, du sourire, de la vie enfin, sont si naturelles à un jeune visage. Avec cela, un pli d’une précoce amertume fermait sa jolie bouche, ses joues étaient si pâles que même le coup de fouet de l’air, sur ces hauts sommets, n’avait pu en colorer la maigreur creusée. Le contraste entre la belle humeur du père et cette tristesse, entre l’insolent éclat de santé de la marâtre et cette consomption, donnait à l’orpheline, malgré le prosaïsme du décor et de la circonstance, le plus pathétique, le plus inoubliable aspect de victime… Victime, de quoi ?… De l’égoïsme de son père d’abord, ce vrai représentant des gentilshommes d’avant 1789, sensuel et léger comme eux, comme eux libertin et insensible, voluptueux et dur, un de ces dévorateurs de fortunes, gracieux et braves, gais et magnifiques mais sans l’ombre d’un scrupule quand il s’agit d’argent ou de plaisir. Je n’aurais pas su de lui ce que j’en savais ni soupçonné ce que j’en soupçonnais, j’aurais deviné combien peu il se souciait de sa fille, à voir comme il dînait jovialement à côté d’elle, sans prendre garde à sa pâleur et à sa visible mélancolie, se faisant apporter deux ou trois espèces de vin, les dégustant, mangeant abondamment et d’une cuisine préparée exprès pour lui, et rieur, et causeur ! Et il avait ce contentement animal, cette joie du sang et des muscles, de l’estomac plein et du cerveau vide, qui se reconnaît, on ne sait à quoi, à une coloration du cou et de l’oreille, à l’aisance alerte du geste, à une lumière bestiale de la prunelle, au son affirmé et métallique de la voix. Comment rendre avec des mots cet effluve de vitalité heureuse et arrogante qui émane de tout un être ? Comment rendre aussi, ce que je discernais nettement chez la belle-mère, un arrière-fond de scélératesse implacable de vulgarité, cette violence cachée d’un mauvais sentiment exaspéré jusqu’à sa plus cruelle intensité dans une nature commune, l’énergie plébéienne conservée intacte malgré le luxe, le titre, les habitudes, et cette énergie mise au service d’une affreuse passion d’injustice. Je n’observais pas cette femme depuis dix minutes, et, deux fois, je l’avais surprise posant sur sa belle-fille ce même regard de cruauté dont je l’avais vue jadis envelopper la mère de cette enfant. Il y avait de tout dans ce regard : de la jalousie, car cette femme éprouvait pour d’Estinac une de ces passions exclusives qui, dans ces organismes de demi-paysannes, ont la fougue aveugle d’un instinct. – Il y avait de l’envie, car cette robuste et forte créature se sentait obscurément et continuellement humiliée par cette adorable fleur d’aristocratie qu’était la petite. – Il y avait quelque chose d’autre encore : cette furieuse hostilité d’un tempérament despotique en présence d’une opposition dressée devant lui, muette mais irréductible. Tous les éléments complexes de cette situation singulière, je les démêle à distance, par la vertu d’une réflexion rétrospective. Dans cette salle d’hôtel et durant ce dîner, j’en eus seulement l’intuition, mais si nette, si indiscutable, que les preuves acquises depuis n’ont rien ajouté à ma certitude de ces premiers instants : la seconde Mme d’Estinac haïssait mortellement sa belle-fille.
Que pensait celle-ci ? Rendait-elle à la marâtre haine pour haine ? Jalousait-elle l’affection que son père portait à sa nouvelle femme ? Dans quelle mesure les sentiments éprouvés par sa mère frémissaient-ils dans son jeune cœur ? Je devais, dès cette soirée d’arrivée, répondre en partie à ces questions. En partie seulement, car cette seconde Odile – elle s’appelait aussi de ce rare et romanesque prénom – ressemblait de toute façon à l’autre. Elle avait déjà, dans cet âge si jeune, cet effarouchement devant la pitié, cette révolte contre le regard jeté sur les plaies vivantes et saignantes de son être intime, fût-ce pour en soulager la douleur. Oh ! la précoce et attachante enfant, et quand j’y songe après des années, je retrouve en moi, aussi émue qu’alors, cette compassion dont elle n’a pas plus voulu que sa mère !… Je crois la voir, après ce dîner où elle n’avait certainement pas dit vingt mots, assise dans le vestibule de marbre, où un orchestre autrichien égrenait ses mélodies gaies, tandis qu’un peuple de touristes y prolongeait un jacassement de tour de Babel. Je sens encore ses yeux, d’un bleu presque glauque, se poser sur moi, tandis que je saluais son père et sa belle-mère, et comme celle-ci m’avait parlé de nos connaissances parisiennes avec cette familiarité des gens à fort tempérament, qui passe pour de la bonhomie, le visage d’Odile exprima une immédiate antipathie à mon égard. Cette antipathie d’enfant, je ne pus pas la supporter. J’essayai aussitôt de lier la conversation avec elle, sans rien obtenir de sa bouche boudeuse que des monosyllabes, jusqu’à la seconde où je prononçai un nom qui la transforma tout à coup. Voici comment : d’Estinac, toujours courtois, m’avait prié de m’asseoir auprès d’eux pour écouter le concert, d’autant que nous ne fumions ni l’un ni l’autre. Les musiciens avaient débuté par quelques morceaux classiques. Ils passèrent bientôt à des airs de danse, et, les premières mesures d’une valse de Strauss s’étant fait entendre, quelques jeunes femmes et quelques jeunes hommes se détachèrent du groupe des auditeurs. Une sauterie s’organisait :
— « Et vous, chère amie », demanda le marquis à sa femme, « dansez-vous ce soir ? »
— « Pourquoi pas ? » répondit-elle, et, s’adressant à moi : « Vous m’excusez ?… » Et déjà elle tournait entre les bras de son mari, me laissant seul avec Odile à laquelle je demandai à mon tour :
— « Vous ne dansez pas, mademoiselle ? »
— « Non, monsieur », fit-elle sèchement, « je vous remercie », et nous restâmes quelques instants à regarder l’ondoiement des couples, parmi lesquels d’Estinac et sa femme formaient, sans conteste, le plus remarquable. Cette créature à la beauté puissante et cet ancien officier aux allures vives, avaient tous deux, quand ils valsaient, une fusion si complète de leurs mouvements, ils donnaient une impression si frappante de robustesse et de souplesse, ils étaient si visiblement amoureux et heureux, que la vulgarité de la femme s’en transfigurait. La bacchante apparaissait derrière la plébéienne, et l’empire qu’elle exerçait sur le gentilhomme s’expliquait trop, trop aussi la jalousie que cette créature sans âme avait dû inspirer à la première femme du marquis, à cet être tout âme, toute sensibilité, toute délicatesse. L’image de la sacrifiée me revint, si présente, si attendrissante que je me laissai aller à en parler à sa fille, sans calcul aucun. Pensant à un mort pour qui certains survivants sont trop ingrats, c’est un besoin parfois de se convaincre que d’autres ne l’ont pas non plus oublié :
— « La première fois que j’ai eu l’honneur d’être présenté à madame votre mère », lui dis-je, « je me souviens, c’était à un bal… »
— « Mme d’Estinac n’est pas ma mère », répondit Odile, d’une voix dédaigneuse et presque brusque.
— « Je parle de votre vraie mère… » repris-je, tout remué par sa méprise. Je la vis qui me regardait avec des yeux d’où l’antipathie s’en allait, puis, d’un autre accent, timide, voilé, où se dissimulait une question qu’elle ne posa pas :
— « Vous avez connu ma mère ? » dit-elle, et son ton pour prononcer ces mots signifiait : « Et vous avez pu causer avec celle-ci !… » puis, continuant sa pensée après un silence : « Moi aussi je me souviens d’elle, partant pour des bals. Chaque fois elle montait me dire adieu et m’embrasser avant de s’en aller, tout habillée… Je la revois souvent ainsi… »
— « Vous ne sauriez croire », repris-je, « combien vous me la rappelez. Tout à l’heure à la table du dîner, quand vous êtes entrée, je ne vous connaissais pas, je vous ai reconnue… »
— « Je sais que je lui ressemble », répondit-elle. Puis, hochant sa tête, et, pour la première fois depuis le commencement de la soirée, esquissant un sourire : « Seulement elle était si jolie, elle !… » et, sérieuse de nouveau ou plutôt doucement triste : « Mon plus grand regret, c’est de ne pas l’avoir revue une dernière fois, quand elle était morte. Elle se portait si bien quelques jours auparavant… Elle m’avait envoyée à la campagne chez ma grand-mère… Je ne suis revenue qu’après… »
Elle se tut. Ses yeux profonds fixèrent sa pensée avec une ardeur si douloureuse que je respectai son silence. Le détail que me livrait son innocente mélancolie jetait une nouvelle lueur sur le mystère de cette mort à laquelle j’avais tant songé. Très souvent, je m’étais dit en pensant à la marquise Odile : « Une mère qui se tue !… » Je comprenais maintenant qu’attirée maladivement sur le fatal chemin du suicide, elle n’avait plus voulu revoir sa fille. Dieu ! Comment n’avait-elle pas été retenue par la charmante et frêle enfant dont elle aurait dû mesurer la sensibilité à la sienne ? Et elle aurait compris qu’elle ne devait pas la laisser seule au monde, sans défense, avec une âme si évidemment vulnérable. Pour que le désespoir de l’épouse trahie eût étouffé sa tendresse maternelle, fallait-il qu’elle eût aimé ce mari, qui l’aimait si peu !… Et la valse continuait, une de ces valses viennoises où la langueur se noie de tristesse, et cette musique faisait un accompagnement doux et navré à la sensation de mortelle pitié qui me noyait le cœur. Je regardais le père de ma petite voisine entraîner au rythme de cet air voluptueux la grande et belle créature qui avait remplacé l’autre. La seconde Mme d’Estinac portait ce soir-là une robe de faille d’un jaune orangé, très intense, qui augmentait encore le caractère massif, comme opaque, de sa beauté, en fonçant son teint, ses cheveux, ses yeux, toute sa chair. Le mari, lui, était rajeuni par l’excitation de la danse, et ses prunelles claires, son visage fin, sensuel et aride, donnaient l’idée de l’homme qui n’a jamais pleuré. Je me retournai vers la jeune fille et j’allais recommencer de lui parler quand, cette énervante musique s’étant arrêtée, d’Estinac et sa femme revinrent de notre côté :
— « Ces airs autrichiens sont délicieux », dit-il en passant sur son front son mouchoir parfumé. – Je reconnus l’arôme qui flottait autour de la robe de la marquise. – « Et vous n’avez pas pu décider Odile à danser ?… » ajouta-t-il en riant : « Cette méchante fillette-là est beaucoup moins jeune que son père… »
— « Elle joue à la grande personne », fit la marâtre en haussant ses belles épaules. « Ça lui passerait vite, si on m’écoutait. »
Il y avait quelque chose de si gratuitement agressif dans cette observation que d’Estinac lui-même en parut gêné, sans doute parce que j’étais là. Il ne releva pas la phrase de sa femme à laquelle Odile ne répondit pas non plus. Mais je n’ai jamais vu de plus hautain regard et de plus méprisant que celui dont cette petite patricienne toisa la manante, sous la tyrannie de laquelle il lui fallait vivre. La colère monta au visage de cette femme impulsive qui, pour châtier l’insolence de ce regard, prit tendrement le bras de son mari et s’y appuya. Je vis alors les paupières de la jeune fille s’abaisser sur ses yeux, comme pour retenir les larmes qui allaient en jaillir. Un mauvais sourire de triomphe et de défi, de passion satisfaite et de cruauté, retroussa les coins de la bouche de la belle-mère. L’orchestre avait repris une valse aussi voluptueuse, aussi légère que la précédente. Odile se leva en disant :
— « Je me sens un peu lasse. Si vous me permettez, j’irai me coucher. »
— « Je vous permets d’aller vous coucher », avait répondu Mme d’Estinac, et, mettant la main sur l’épaule de son mari : « Encore un tour, voulez-vous ?… » Il eut à peine le temps d’effleurer des lèvres les cheveux de sa fille ; déjà sa femme l’avait entraîné ; et ils tournaient, tournaient de nouveau, tandis que la mince silhouette de l’enfant malheureuse disparaissait derrière la porte…
Cette étrange et pénible scène, on le comprendra, ne me laissait plus capable de continuer ma route avec l’insouciance de la veille. En restant à la Maloja, je n’espérais certes pas améliorer en rien un sort qui m’apparaissait comme très misérable. Mais une irrésistible sympathie me dominait. Peut-être aussi devinais-je que les rapports de cette belle-mère et de cette belle-fille en étaient à ce degré de suprême tension qui précède les catastrophes. J’ai pensé souvent, depuis lors, que ce pressentiment, obscur et inconscient chez moi, de la crise toute voisine, avait été très conscient chez une autre, et lucide jusqu’à la préméditation. Si peu vraisemblable que paraisse cette hypothèse, peut-être d’Estinac ignorait-il que la marquise Odile s’était tuée ? Mais la seconde Mme d’Estinac, elle, ne l’ignorait pas. Elle n’ignorait pas davantage – les plus illettrés savent cette loi pathologique aujourd’hui – que le suicide est une maladie héréditaire. Je me dis cela ; je me rappelle, durant cette semaine, quel constant abus de pouvoir elle exerça, devant moi, sur une enfant prédisposée aux idées fixes, et alors il me semble que j’ai assisté à un assassinat, inatteignable par les lois, mais aussi caractérisé que si la marâtre eût employé le poison. Et puis, je repousse cette accusation comme trop hideuse. Je n’aperçois plus, dans le jeu de ces deux natures l’une contre l’autre, qu’un duel autour de la partialité d’un père et d’un mari, comme il s’en produit, neuf fois sur dix dans un second mariage, entre les enfants du premier lit et la nouvelle épouse. D’ailleurs que savoir, quand il s’agit d’êtres aussi fermés sur leurs secrètes pensées que ces deux femmes ? L’une, la belle-mère, violente et irréfléchie, ne se connaissait pas tout entière. L’autre, l’enfant, avait, comme sa vraie mère, ce reploiement des âmes toujours froissées, ce noli me tangere de la sensitive que le seul voisinage d’une main, même caressante, fait se refermer. J’allais l’éprouver trop vite.
Durant tout le jour qui suivit cette première soirée, Odile ne descendit pas. D’Estinac et sa femme déjeunèrent seuls, en bas, à leur même table. Le couvert de la petite avait été laissé, et sa place vide. À un moment, la marquise pria que l’on débarrassât la table, comme pour supprimer cette humble et dernière trace que l’enfant vivait, respirait, qu’elle aurait pu être là. Quand je m’approchai d’eux pour les saluer, son visage respirait la joie profonde, absolue de l’amoureuse qui a oublié tout ce qui n’est pas son amour. Elle m’accueillit avec un sourire épanoui de sa bouche rouge aux blanches dents larges et une gaieté dans ses yeux noirs, – sourire qui se changea aussitôt en ce même retroussis cruel de ses lèvres, gaieté qui se voila d’une ombre mauvaise, quand je demandai à d’Estinac des nouvelles de sa fille :
— « Odile est un peu souffrante, ce matin. Elle a déjeuné en haut avec sa gouvernante », fit-il avec son habituelle indifférence, celle de Louis XV à la fenêtre, saluant le cercueil de la Pompadour du mot célèbre : – « Cette pauvre marquise a un bien mauvais temps pour s’en aller. »
— « Elle semble bien délicate ? » repris-je en m’adressant de nouveau au père.
— « Elle s’écoute beaucoup trop », interrompit la marâtre. « Je le dis toujours à Raymond : elle a été trop gâtée, elle l’est encore trop. »
Trop gâtée ! L’affreuse ironie de ces deux mots appliqués à l’orpheline me fait frissonner, à la distance de huit années, et je la revois, l’enfant trop gâtée, telle qu’elle m’apparut pour la seconde fois, vingt-quatre heures plus tard, le surlendemain du petit bal pendant lequel nous avions eu cette conversation si peu en rapport avec l’insouciance heureuse qui devrait être du moins le lot de cet âge… Il faisait un de ces matins d’une admirable pureté, où l’air chargé d’ozone vous grise réellement, à ces hauteurs, comme du vin de Champagne. La chaleur du soleil circulait dans cette atmosphère où passaient les souffles vivifiants des glaciers voisins. Sur l’azur, presque métallique à force de netteté, les pics chargés de neiges éternelles se découpaient en blancheurs aveuglantes : le Corvatsch, le Morteratsch, le Bernina, le Roseg, la Margna tout près. Plus près encore, entre les mélèzes et les pins-alviés des montagnes basses qui servent de contreforts à ces sommets, le lac de Sils s’étendait, se développait, avec des étroitesses et des détours à perte de vue. Cette nappe d’eau verte et à peine frémissante semblait une extrémité de fjord, le terme d’un golfe ouvert là-bas sur un espace immense. Le jardin de l’hôtel, si l’on peut donner ce nom à des pelouses d’avoine, bordées de buissons de roses des Alpes, dévalait jusqu’au bord de cette eau, fascinante de fraîcheur lumineuse et d’immobilité. Cet immense paysage n’était animé que par les dialogues professionnels de quelques Anglais et Anglaises qui jouaient au tennis. Je m’acheminais lentement vers le lac, si absorbé par la grâce sauvage et grandiose de l’horizon que je n’apercevais pas, au bout du sentier où je m’étais engagé, Odile d’Estinac elle-même, assise sur un tronc d’arbre abattu, au bord de l’eau. Elle regardait, ou paraissait regarder, des pêcheurs occupés à tirer un filet dans une barque triangulaire. On voyait les bouchons de liège flotter sur l’eau, les mailles ruisseler et se dégager, puis le fond noir du filet, rempli d’herbes, et, dans cette vase, les truites tordaient leurs dos verdâtres, ponctués de brun et de rouge, leurs ventres blancs, leurs nageoires aiguës. Elles aspiraient l’air d’un mouvement convulsif de leurs bouches et de leurs ouïes, quelques secondes, et retombaient inertes dans la barque, à côté des autres. La jeune fille, ses mains croisées sur sa maigre poitrine, les paumes ouvertes, fixait l’agonie de ces pauvres bêtes d’un regard qui me fit peur. Quand elle s’aperçut de ma présence, elle eut le petit sursaut d’une personne surprise dans une occupation défendue. Un peu de rouge monta sur ses joues toujours trop pâles. Dans sa toilette de serge blanche, avec son large chapeau de paille blanche aussi, dont l’ombre portée idéalisait, vaporisait le haut de son visage, enveloppée de la claire lumière que tamisait à peine la soie blanche de son ombrelle, c’est une apparition d’innocence et de souffrance que je n’ai jamais oubliée. Et je lui disais, affectant un ton de plaisanterie qui n’était pas dans mon cœur :
— « Vous allez prendre froid, mademoiselle, à rester ainsi au bord de cette eau, et vous serez punie d’employer ce beau matin à regarder cette cruelle chose… »
— « C’est vrai », dit-elle en abaissant de nouveau ses paupières sur ses yeux, comme la veille, avec une nervosité contenue, « c’est une cruauté que cette pêche. Je n’y avais pas pensé… »
— « Et puis-je savoir alors ce qui vous retenait devant ces bateliers ?… »
— « Je ne les voyais pas », répondit-elle, « je ne voyais que cette eau… Maintenant que vous m’avez montré ce qu’ils font, je ne pourrais plus rester là… Pauvres petites bêtes !… Mais comme elles ont vite fini de souffrir !… »
Elle s’était levée sur ces énigmatiques paroles, dites lentement, rêveusement, et nous avions fait quelques pas ensemble sur le sentier qui contourne le lac :
— « Vous êtes mieux qu’hier ? » lui demandai-je. « M. d’Estinac m’a dit que vous aviez été souffrante… »
— « Je ne suis pas bien forte », répondit-elle, « et ce séjour dans la très haute montagne m’éprouve un peu. »
— « Les médecins vous l’ont ordonné cependant ? » repris-je.
— « Oh ! les médecins ! » répondit-elle en haussant ses minces épaules, « ils ordonnent ce qu’on leur demande… Mais », ajouta-t-elle, « je ne vois pas venir miss Fanny… C’est ma gouvernante. Je lui avais donné rendez-vous ici pour nous promener… »
— « Voulez-vous que j’aille la chercher ? » lui dis-je.
— « Non », fit-elle vivement, « restez, elle viendra. Restez, restez… »
Comme elle insistait enfantinement afin de me garder auprès d’elle, moi qu’elle ne connaissait pas, je crus voir ses yeux se tourner vers le lac dont l’eau clapotait doucement à ses pieds, avec un attrait à la fois et une terreur. L’image me revint de sa mère, me demandant de monter dans sa voiture, pour n’être pas seule. J’eus moi-même un frisson d’épouvante devant ce que j’entrevoyais. Non. Je rêvais ! Car la petite ajouta aussitôt :
— « Je ne sais pas pourquoi je vous prendrais votre temps… Continuez donc votre promenade… Miss Fanny ne peut plus tarder à venir… Adieu… »
— « Je suis trop heureux que vous me permettiez de vous tenir compagnie », répondis-je. « Mais je vois Mme d’Estinac qui marche de ce côté… » et j’ajoutai étourdiment : « Si elle vous gronde d’être un peu loin de l’hôtel, je dirai que c’est moi qui vous ai conduite jusqu’ici pour regarder la pêche… »
— « Je n’ai besoin d’aucune excuse. Je ne faisais rien de mal… » dit-elle fièrement.
— « Je le sais », répondis-je, « mais elle m’a semblé bien sévère, et si je peux vous éviter un ennui, maintenant ou plus tard… »
— « Mme d’Estinac est parfaite pour moi et je n’ai jamais d’ennuis… » interrompit Odile. Le mimosa venait de refermer toutes ses feuilles. Elle ne devait plus jamais les rouvrir. Cette farouche enfant avait lu trop distinctement la connaissance de son secret malheur dans mes regards, dans le son de ma voix, dans cette offre si gauche, – que j’aurais dû savoir si gauche. Une fois déjà, n’avais-je pas froissé sa mère, en la plaignant à haute voix ? Mais de tous les silences, le plus difficile à observer est celui de la pitié. Et Odile m’aurait-elle gardé rigueur de cette tendre et presque fraternelle indiscrétion, si la belle-mère qui arrivait en effet vers nous n’avait aussitôt donné le plus ironique, le plus cruel démenti à sa délicate phrase :
— « Voulez-vous rentrer, et tout de suite, ma chère Odile ?… » lui cria-t-elle d’une extrémité à l’autre de l’allée. « On vous a défendu assez souvent de sortir seule… Votre père saura votre désobéissance… »
Je vivrais cent ans, je crois bien, que je n’oublierais pas cette scène d’iniquité à laquelle j’étais contraint d’assister sans pousser un cri, non pas de protection, mais d’indignation. J’aperçois, aussi distinctement que si tout cela ne datait pas de tant d’années, ce jardin d’avoine et de roses des Alpes, Mme d’Estinac, debout, montrant du doigt la porte de l’hôtel à Odile, et celle-ci, s’en allant, droite dans sa robe blanche, sans qu’un mot, sans qu’un geste trahît sa révolte. Et, autour de nous, le glorieux matin continuait de rayonner, les impassibles cimes de denteler le ciel de leurs impérissables neiges, les mélèzes et les cèdres d’onduler dans l’azur, le Sils-See de crisper son eau d’un vert si intense, les pêcheurs de tirer leur filet où palpitaient les vivantes truites, les Anglais et les Anglaises de jouer au tennis, et le temps d’aller, – ce temps dès lors si avarement compté à cet être si jeune… Cette scène se détache dans mon souvenir avec la netteté d’une peinture que j’aurais là devant les yeux, et puis les images se brouillent pour moi brusquement. Les jours qui suivirent se confondent, s’entremêlent, échappent à ma vision. Je ne retrouve plus aucun détail précis de cette semaine, passée tout entière à espérer un autre tête-à-tête avec la jeune fille où j’essaierais de l’apprivoiser, de réparer du moins ma sotte maladresse. Et à chaque nouvelle rencontre de table d’hôte ou de hall, je constatais son martyre, avec la même horrible impression de ne pouvoir ni l’aider, ni même la plaindre… Et voici que la netteté se fait de nouveau dans ma mémoire, et deux images, les deux dernières, surgissent, avec la précision de deux instantanés ineffaçables. Je me revois rentrant d’une promenade au château Renesse par une après-midi aussi radieuse que cette matinée où l’enfant m’avait dit sa parole à propos des truites prises par les bateliers : « Comme elles ont vite fini de souffrir !… » J’arrive devant l’énorme hôtel. J’aperçois un groupe de gens affairés, autour d’un guide qui raconte une histoire en gesticulant. J’avise un des auditeurs à qui je demande indifféremment, comme un badaud qui se renseigne :
— « Que se passe-t-il donc ?… »
Et, indifféremment aussi, comme un badaud qui répond à un autre, cet homme me dit :
— « C’est une jeune demoiselle française, la fille du marquis d’Estinac, qui était en excursion sur le glacier du Forno avec ses parents. Le pied lui a manqué, et elle est tombée dans une crevasse… »
— « Et alors ? » interrogeai-je haletant.
— « Alors, elle est morte du coup… »
Et je me revois, il n’y a pas dix ans de cela, – mais cet hiver même, – entrant dans la salle de jeu de Monte-Carlo, et à une table de trente et quarante, un homme est assis qui joue et qui gagne, un peu moins jeune, mais toujours aussi gai de physionomie, aussi heureux de vivre et de s’amuser, et suivant son jeu avec un air de s’y intéresser à la passion et de se réjouir amoureusement de sa chance, une femme est debout derrière sa chaise, belle d’une beauté alourdie mais encore superbe. Et d’Estinac – car c’est lui – ne se soucie pas plus de la double tragédie qu’il a traversée que du temps qu’il faisait hier, et la marquise d’Estinac – car c’est elle – n’est pas plus troublée par les remords que si elle avait été pour la seconde Odile, la petite suicidée du glacier, la plus dévouée des mères et pour la première la plus tendre des amies… Où ai-je donc lu cette phrase poignante à laquelle ce couple heureux fait un cruel et inoubliable commentaire : « Y aurait-il, circulant sourdement dans le monde, une forte vie venimeuse qui se repaît des créatures douces et tendres ?… »
Août 1896.
Quand on a couru beaucoup, et dans tous les sens, cet univers si vaste sur les cartes, en réalité si petit, on ne devrait s’étonner d’aucune rencontre. Par quelque point, tout le monde touche à tout le monde, et tout le monde, aujourd’hui, va partout. Le subtil romancier italien Luigi Gualdo appelle quelque part du terme plaisant d’étoffe cette trame du hasard qui fait s’entremêler et s’entre-croiser, comme un fil d’une nuance au fil de la nuance contraire, des destinées follement contrastées. On sait cela, et si habitué soit-on aux fantaisies de cette étoffe cosmopolite, plus bariolée que tous les tweeds et que tous les harris d’Écosse, on éprouve des surprises de badaud à rencontrer certaines personnes dans certains endroits, et à constater que leur présence, dans ce cadre si différent du coutumier, est plus naturelle encore que la nôtre. C’est par une surprise pareille que commença l’aventure dont le souvenir me hante aujourd’hui et que je voudrais conter, d’abord pour me donner la joie, peu consolante, de me rajeunir de presque douze ans, – elle remonte au mois de juillet 1885 ; – puis elle appartient à une série d’impressions sur lesquelles demeure un peu de mystère, et qui, comportant deux sortes d’explications, une naturelle, l’autre suprasensible, laissent la place à d’indéfinies songeries. À l’époque où je fus témoin de ces romanesques et pourtant très simples événements, ils me parurent en effet très simples, quoique exceptionnels. Aujourd’hui que j’ai vieilli et que je marche environné des fantômes de tant d’amis pour toujours en allés, j’aime à chercher dans cet épisode une vague preuve qu’il y a, entre les choses visibles et les autres, entre les vivants et les morts, un échange possible de pensées et d’influences, un autre lien que celui de l’impuissant regret et de l’inutile mémoire, quitte à hausser les épaules devant ces hypothèses et à me répéter le mélancolique proverbe irlandais : « There is hope from the sea, but no hope from the grave. – On peut tout attendre de la mer, on ne doit rien attendre du tombeau. »
Ce gracieux et tragique dicton des marins d’Irlande est d’autant plus de mise ici que cette aventure, puisque j’ai donné ce nom à cette anecdote d’un ordre tout sentimental, eut précisément pour théâtre un coin reculé de cette belle île, peu visitée par mes compatriotes et qui mériterait tant de l’être beaucoup. Au mois de juillet dont je parle, je venais d’y débarquer pour la seconde fois. Elle m’avait tellement plu lors d’un premier séjour, que, n’ayant rien à faire de mon été, j’avais eu l’idée d’y revenir, pour me caresser de nouveau les yeux à la profonde verdure de ses paysages, avec des fleuves qui roulent une eau transparente et noire, avec des lacs cernés de montagnes boisées et parsemés d’îles, avec de hautes falaises qu’emplit la lamentation des goélands, avec des ciels toujours voilés d’une vapeur molle où flotte le souffle tiède du Gulf Stream tout voisin, – cette artère chaude du terrible Atlantique, – avec enfin ce charme inexplicable d’une mélancolie sans analogue. Je ne sais quoi de pathétique semble envelopper cette pointe extrême de l’Europe, cette Ultima Thule dont l’éloignement fabuleux troublait déjà le tendre Virgile, cette brumeuse oasis toujours disputée, terme fatal et sans au delà où vint échouer la marée des émigrations de l’Est, où se prolonge aujourd’hui encore une guerre de races dont nul ne prévoit la fin. Entre 1881 – date de mon premier voyage – et cette seconde arrivée, cette guerre de races venait d’être marquée par son incident le plus terrible : l’assassinat de Lord Frederick Cavendish et de Mr Burke aux portes mêmes de la capitale. Encore à présent, si vous êtes étranger et si vous montez à Dublin sur un de ces cars d’un aspect fantastiquement pittoresque qui servent de fiacres, il y a beaucoup de chance pour que le cocher vous propose aussitôt comme terme de promenade la place de ce double meurtre, accompli en plein jour et dans l’allée la plus fréquentée du Phœnix Park, aux portes mêmes de la ville. À cette époque, et presque au lendemain du drame, cette proposition était inévitable. C’était aussi la première que m’avait faite le premier cocher pris à la sortie de l’hôtel, dès l’après-midi de mon débarquement, et j’avais accepté, si bien que, descendu de bateau depuis quelques heures, je me laissais conduire vers la scène d’un des plus hideux guets-apens de notre siècle. Je serai excusé de tous ceux qui connaissent cet admirable Phœnix Park, si vaste, si frais, si paisible ; et à travers les fûts de ses grands arbres les montagnes de Wicklow sont si douces à regarder. Par cette après-midi lointaine de juillet, je me rappelle que la couleur du jour, d’un gris cendré, attendrissait encore ce verdoyant paysage. Des daims broutaient par troupeaux fauves l’épais gazon nourri de pluies. Des jeunes gens, vêtus de flanelle blanche, jouaient patiemment au cricket parmi les vieux hêtres. Quel contraste avec les images qu’évoquaient les discours de mon cocher, un de ces étranges Irlandais des basses classes où l’on sent tout de suite le pire et l’excellent de ce sang celtique, si enthousiaste et si cruel, si aimable et si terrible. Son costume, déchiré par places, attestait son incurable désordre. Son teint couperosé décelait la meurtrière habitude du whiskey. En même temps ses attentions pour moi, son offre de sa couverture, s’il pleuvait, son soin à disposer le coussin pour caler mon inexpérience sur la banquette longitudinale où j’étais, suivant la coutume, assis de côté, dos à dos avec lui, sa loquacité complaisante, son soin de son cheval qu’il appelait familièrement Harry, tout révélait une nature essentiellement sociable, et cette excitabilité de sympathie propre à la race. Je le sentais familier, spirituel, cordial, et qu’avec cela il aurait si aisément pris part lui-même à l’assassinat qu’il me racontait :
— « Oui, Votre Honneur », me disait-il, « Mr Burke et Lord Frederick faisaient leur promenade du soir… Le parc est si charmant pour cela. C’est le plus beau du royaume, vous savez », et avec un rire gai : « J’aime beaucoup à y aller, moi aussi, par des temps comme celui-ci, pour réparer ma santé et ma bourse… » (to repair my health and to repair my purse, – et il fallait voir son clignement d’yeux pour débiter cette invite au pourboire !). Puis, reprenant son récit : « Deux cars s’arrêtent. Plusieurs hommes en descendent qui se jettent sur Mr Burke. Ce n’était pas à Lord Frederick qu’on en avait. Pourquoi ne s’est-il pas sauvé ? On l’aurait laissé échapper. Il a voulu défendre son compagnon. Alors on l’a tué aussi, naturellement… On a retrouvé Mr Burke percé de onze coups de couteau… Quant aux hommes, ils avaient déjà disparu. Tenez, voici la place, là, où vous voyez ces deux croix creusées dans la terre… »
J’étais descendu de voiture pour regarder de près ce farouche monument d’un si farouche attentat, lorsque je m’entendis interpeller par mon nom, en français, et, relevant la tête, j’éprouvai ce saisissement de badaud dont je parlais au début de ce récit, à voir juché sur un car pareil au mien un jeune homme rencontré à Paris, tantôt dans le monde, tantôt au cercle, un certain comte de Corcieux. Une jeune femme était assise à côté de lui sur la banquette. Je savais que ce garçon s’était marié vers la fin de l’hiver précédent ; il était donc trop naturel qu’il eût voulu, docile à la mode des jeunes ménages modernes, si volontiers voyageurs, montrer l’Angleterre à sa femme, et tout aussi naturel qu’ils eussent poussé une pointe en Irlande. Sur le moment, je ne raisonnai pas ainsi et « je demeurai stupide » – comme on disait dans la tragédie classique – devant cette apparition en plein Phœnix Park, d’un oisif français pour qui l’Ultima Thule devait être Nice et Monte-Carlo au midi, Deauville et Dieppe au nord, et, à l’est, Carlsbad peut-être, et peut-être Saint-Moritz. Lui cependant voyait ma surprise et il en riait gaiement, du rire gai qu’il tient de sa mère, cette jolie Pauline de Corcieux dont la chronique scandaleuse a trop parlé. Maxime a hérité d’elle encore ses yeux bleus, ses dents petites et séparées, sa voix qui zézaie un peu, son teint rose et la nuance blond pâle de ses cheveux. Ces petits signes d’effémination corrigent en lui la ressemblance trop marquée avec son père, un de ces gentilshommes d’une laideur tourmentée et frappante, mais où il y a de la race. Ce fils d’un homme très laid se trouve rappeler cette laideur d’une façon singulière et donner lui-même l’idée d’un très gracieux et très élégant cavalier. Maxime avait alors vingt-cinq ans. L’on eût dit le frère, à peine aîné, de sa toute jeune femme, blonde et rose elle aussi, elle aussi avec de beaux yeux bleus et un rire enfantin, que je voyais se serrer contre lui sur la banquette trop étroite, et ces deux jolies poupées parisiennes, visiblement habillées, lingées, chapeautées, bottées par les meilleurs faiseurs de la rue de la Paix, formaient vraiment, sur ce car et dans cet endroit, le groupe le plus inattendu et le plus falot, à côté de leur cocher irlandais, aussi tanné par l’alcool, aussi loqueteux dans son complet jaunâtre, aussi jovial que le mien et aussi sauvage d’aspect. Eux-mêmes, le mari et la femme, avaient conscience du paradoxe que représentait leur seule présence sous les frênes séculaires de ce « Bois de Boulogne » dublinois. Car ce fut le premier mot que me dit Maxime, avec son habituelle grâce d’accueil, – celle de sa mère encore, – et cette grâce me fit lui pardonner d’être à ce degré le Français en voyage, toujours en révolte contre tout pays qui n’est pas la France, gouailleur, étourdi, ne comprenant rien aux choses qu’il voit et les regardant juste assez pour s’en moquer. Nous sommes-nous fait des ennemis, par cette moquerie-là, dont les étrangers ne soupçonneront jamais combien elle est légère et inoffensive !
— « Ça vous étonne de me voir ici ? » commença-t-il, « et moi donc !… C’est trop drôle… Mais que je suis heureux de vous rencontrer ! Vous n’êtes jamais à Paris… Et pourtant, quel diable de plaisir pouvez-vous bien trouver à venir dans des endroits comme celui-ci ? N’est-ce pas, Germaine ?… Que je vous présente à Mme de Corcieux », et la cérémonie faite : « Ces chemins de fer anglais, où l’on vous enferme à clef, comme des prisonniers, est-ce une horreur ?… Et leur façon de vous prendre vos bagages, comme cela, sans rien pour les reconnaître, est-ce que c’est raisonnable ?… Et ce Dublin, est-ce un trou ?… Et ces voitures ? Mais où les ont-ils imaginées ces voitures ? Un pays où il pleut toute la journée et pas un fiacre fermé, un bon petit fiacre de la compagnie, tout simplement… Et cet accent : good morning, sir ! » et il prononça marning et sair, à l’irlandaise. Il avait déjà remarqué cela !… « Et cette cuisine ! Ces légumes surtout, pas une pincée de sel, pas une once de beurre !… Et cette saleté ! Ah ! elle est propre, la verte Érin ! J’espère que vous allez lui dire son fait dans quelque livre qui nous venge un peu de ce voyage, n’est-ce pas, Germaine ?… »
— « Moi, c’est la toilette des femmes qui me paraît de la démence », dit Mme de Corcieux… « Tenez, celle qui passe là, j’ai envie de sauter à bas de la voiture et d’aller lui crier : Mais rentrez donc vous habiller… Avec ce ciel et cette fumée, quelle rage d’avoir sur soi des robes et des blouses de toile claire, et des bottes de fleurs sur leurs chapeaux !… Et puis tous ces enfants, pieds nus, à même la boue. Nous en avons vu un qui s’en allait, le long d’un trottoir, une paire de souliers à la main, n’est-ce pas, Max ?… »
« … N’est-ce pas, Max ?… N’est-ce pas, Germaine ?… » Ce jacassement de deux moineaux en train de piailler tour à tour et de se becqueter, était d’autant plus comique, qu’à travers ces remarques passaient des phrases, dont la naïve ignorance était un châtiment involontaire de cet impertinent caquetage, comme cette question qu’ils me posèrent tous deux à un moment :
— « Et pouvez-vous m’expliquer », dit le mari, « pourquoi le cocher a tenu à nous mener ici pour nous faire voir l’endroit où fut assassiné un Sir Furke, Rurke, Purke ?… »
— « Sir Burke », rectifia la jeune femme, « et Lord Cavendish… » C’était le cas ou jamais de leur donner une leçon pour leur apprendre à ne pas trop rire d’une société dont ils ignoraient les plus élémentaires usages, et je rectifiai la phrase en substituant dans ma réponse le simple Mr Burke au Sir Burke, – sans prénom ! – et le Lord Frederick Cavendish au Lord tout court. Ni l’un ni l’autre ne remarquèrent cette petite épigramme de mon pédantisme. Je voyais, à mesure que je leur racontais dans son détail cet épisode sinistre de la crise agraire, une véritable consternation envahir leurs souriantes physionomies. Ils se regardaient avec un effarement que je ne comprenais guère et qui me devint encore plus inexplicable quand je les entendis échanger ces quelques réflexions :
— « Comment, ces gaillards sont avec cela socialistes et anarchistes ? » dit Maxime.
— « On nous les avait tant donnés pour de bons catholiques et même pour des cléricaux ! » fit la jeune femme.
— « Voilà qui redouble mon envie d’en avoir fini avec notre vente, n’est-ce pas, Germaine ? » reprit le mari.
— « Le fait est qu’une propriété dans un pareil pays », répondit-elle, « j’en ai froid dans le dos… » Et ses fines épaules nerveuses se crispèrent sous la pèlerine de son manteau de voyage. « Bon », continua-t-elle, en ouvrant son parapluie dont le manche représentait une tête de bécasse en argent, – des armes parlantes, songeai-je, fidèle, moi aussi, au grand défaut national du jugement inique et précipité, – « la pluie recommence… C’est la troisième averse de l’après-midi… Cette fois, nous rentrons, n’est-ce pas, Max ?… »
L’ondée en effet commençait de tomber, cinglante et rapide. Elle fouettait les fleurs des chapeaux et les robes de toile claire des promeneuses dublinoises, sans que celles-ci interrompissent leur marche vers le haut du parc. Elle imbibait d’eau les vestons déchirés des cochers, sans que ceux-ci parussent y prendre garde. J’étais déjà trop habitué aux brusques sautes de ce climat pour ne pas dire à mon homme de continuer, et je quittai les deux « bécasseaux », – c’est l’irrévérencieux surnom que je leur donnai mentalement, – non sans avoir reçu d’eux une invitation à dîner en leur compagnie, à leur hôtel, le soir même, et répondu : oui. Ce manque de logique avait une raison, l’intense curiosité éveillée en moi par leur allusion de tout à l’heure à une propriété en Irlande et à une vente : « Propriétaires en Irlande », me répétai-je… « ces petits Corcieux ?… Lui ou elle aura fait un héritage. Mais c’est tout de même bien inattendu, et l’étoffe est par trop étoffée… »
Oui, l’étoffe était très étoffée et plus étrangement encore que je ne me l’imaginais. On en jugera par la simple transcription de la confidence que me fit Maxime à ce dîner, offert d’une façon si cordiale, accepté pour cet éternel motif d’inquisition morale, l’instinctive duplicité professionnelle de l’écrivain. Je nous revois, tous les trois, en reprenant le cahier de notes où j’ai conservé cette conversation, assis à une petite table de l’hôtel le plus élégant de Dublin. Nous avions devant nous, suivant l’immuable mode anglaise, des verres de toutes nuances, bleus, roses, verts, pour le claret, le porto, le vin du Rhin, et des fleurs, les fraîches fleurs, encore humides, de cette terre de brouillards : des giroflées, des géraniums, des pois de senteur parmi des fougères. Un essaim de garçons en habit, – quel habit ! – tous Allemands, allaient et venaient, distribuant les portions d’un menu rédigé en français, – quelles portions, quel menu et quel français ! – à une cinquantaine de gentlemen et de ladies, tous et toutes en toilette du soir. Et tous et toutes arrosaient d’une même sauce noire le saumon grillé, l’agneau rôti, le canard farci de sauge, et tous et toutes avaient des teints de revers de bottes, brûlés par le grand air au point que le décolletage des femmes laissait voir une ligne de hâle tracée comme au pinceau ; et ils buvaient, qui du whiskey mêlé de soda, qui du champagne brut sursaturé d’alcool, qui un cup aromatisé d’herbes odorantes, comme une tisane ou comme un baume, qui de la vulgaire limonade ou de la bière au gingembre. La petite comtesse de Corcieux, délicieuse en mauve, – j’allais apprendre que c’était le demi-deuil forcé de l’héritière, – avec ses diamants de nouvelle mariée à ses mignonnes oreilles, promenait sur cette diversité de breuvages des yeux épouvantés, dont l’expression horrifiée m’aurait amusé davantage, si je n’avais été trop intéressé par la réponse de Maxime à ma question :
— « Vous avez parlé devant moi d’une vente que vous aviez l’intention de faire en Irlande. Vous y avez donc des biens ? »
— « Pas grand’chose », répondit-il ; « une terre d’une centaine d’hectares, et depuis quelques mois… Mais c’est l’histoire de cette terre qui est drôle. Vous en feriez un roman, sans avoir rien à y changer que les noms… Vous savez ou vous ne savez pas que notre famille est originaire de Libourne. Mon arrière-arrière-grand-père – ça remonte loin, vous voyez – était président au parlement de Bordeaux. En 91, il émigra. Ce dont bien lui prit, car six ou sept de ses collègues furent guillotinés l’année suivante… Ne perdez pas la filière, elle est inattendue. Ce président de Corcieux avait de grands vignobles en Bordelais. Il faisait beaucoup d’affaires avec un négociant de Galway, en Irlande, qui fournissait de vins de Bordeaux toute l’île. C’est sur un bateau de ce négociant qu’il émigra. Le voilà donc qui débarque dans cette ville perdue, et sa première action est d’y devenir amoureux, à cinquante ans, d’une jeune fille de vingt, qu’il épouse. Elle s’appelait Mary O’Brien. J’ai cru jusqu’à ce jour que c’était la meilleure noblesse de l’île. Aujourd’hui j’ai vu tant de fois ce nom sur des devantures de magasins que j’ai des doutes… Mais passons. J’oubliais d’ajouter qu’au moment de ce mariage le président était veuf. Il avait un fils, mon arrière-grand-père, lequel servait, lui, dans l’armée des princes. De cette seconde femme, épousée en Irlande, l’émigré eut un autre fils, lequel eut lui-même un fils, en sorte qu’il y a eu un commencement de branche irlandaise des Corcieux, maintenant éteinte. Mais avant de vous dire dans quelles conditions j’ai hérité d’eux, il faut que je vous raconte le retour du président en France vers 1814. Le bonhomme apprend au fond du comté de Galway la chute de Bonaparte et la restauration. Il remonte en bateau et arrive droit à Bordeaux, vingt-trois ans après en être parti. Son premier soin est de se faire conduire en son hôtel à Libourne. C’était devenu la sous-préfecture. On le consigne à la porte. Il se fâche. On le menace de la prison. Sa colère fut telle qu’il reprit la mer quinze jours plus tard, sur le même bateau qui l’avait amené, en prédisant la fin du monde. Il acheva ses jours dans un petit domaine, au bord de la mer, en Irlande. Il l’avait acheté avec le produit de quelques diamants emportés en hâte et baptisé Neptunevale. Il y est mort à près de quatre-vingt-dix ans et sans avoir jamais voulu revenir en France. Voilà ce que j’appelle un réactionnaire… »
— « Et sans avoir jamais revu son fils », interrompit Mme de Corcieux, « qui, de son côté, n’a jamais eu l’idée de rendre visite à son père en Irlande !… »
— « Mais c’est très ancien régime, madame, ces rapports-là », répondis-je. « Il y a dans les mémoires du Prince de Ligne une phrase dans ce goût-ci : « Mon père me détestait, je n’ai jamais su pourquoi. Nous ne nous étions jamais vus… »
— « Moi, cette façon de comprendre la famille me fait horreur », reprit-elle, « et Max aurait bien dû commencer tout de suite par l’autre histoire, qui est si jolie… »
— « Si jolie, si jolie !… » fit le jeune homme. J’avais déjà observé qu’il croyait de temps à autre devoir se donner en face de sa petite femme des airs de sceptique, de garçon déniaisé et qui sait la vie. « Du moment qu’il s’agit d’amour, les femmes ont toutes les indulgences… Avec cela que vous seriez contente, plus tard, que votre fils se conduisît comme cet autre héros, le héros de cette histoire si jolie ?… Jugez-en plutôt », continua-t-il en se tournant vers moi. « Je vous ai dit que Neptunevale avait été acheté par le président sur son modeste trésor d’émigré. Le bien nous est revenu après la mort de son petit-fils, le demi-cousin germain de mon grand-père le général. Le général avait de sa femme, une Bonnivet, trois enfants : mon pauvre père, ma tante Lautrec que vous connaissez et mon oncle Jules dont je vais vous parler. J’aurais dû le nommer le premier, car c’était l’aîné. Mon père me l’a souvent décrit comme un garçon très doux, très calme, plutôt timide, mais extrêmement entêté, aussi entêté que silencieux, avec un talent très réel pour les arts. Il chantait, paraît-il, à ravir, et il peignait un peu. Comme il était aussi très dévot et qu’il n’avait manifesté, ses études finies, aucun désir d’aucune carrière, on appréhendait qu’il n’entrât en religion. Et voici qu’un beau matin, – il pouvait avoir vingt-quatre ans, – il vient demander à son père l’autorisation d’épouser la gouvernante de ma tante Lautrec : une fille de rien, une orpheline, je crois, qui était dans la maison depuis un an et qui n’avait pour elle que d’assez beaux yeux et des manières plus comme il faut que la plupart de ses pareilles. Vous pensez si le général l’a bien reçu et surtout la générale. Bref, on lui répond non et non, et, quant à l’intrigante, on la met à la porte. Elle avait vingt-trois ans. Vous jugez qu’elle n’en était pas à son coup d’essai. Mon oncle Jules ne fait ni une ni deux, il sort de la maison avec éclat, il joue de la sommation respectueuse, et épouse la gouvernante. On lui avait, bien entendu, coupé les vivres, supprimé sa pension. Mon père m’a souvent raconté qu’il était allé le supplier, leur mère aussi. Rien n’y avait fait. L’obstiné s’était mis, pour gagner un peu d’argent, à donner des leçons de dessin… Un Corcieux courant le cachet ! Voyez-vous cela ? Et en 1840, au moment où mon grand-père venait d’être nommé pair de France par le roi Louis-Philippe !… Il arriva que sur ces entrefaites nous héritâmes de cette terre d’Irlande… On ne savait trop qu’en faire. Le général l’offrit en dot à mon oncle, à condition qu’il s’engageât à quitter la France sur-le-champ. Mon oncle accepta. Je dois lui rendre une justice : il a tenu sa parole. Il l’a même trop bien tenue, car il n’a plus jamais répondu à aucune des lettres qui lui ont été écrites, ni à la mort de son père, ni à celle de sa mère, ni au mariage de son frère et de sa sœur. Il faut croire qu’il avait été blessé trop profondément. C’était bien naturel pourtant que le général ne fût pas très flatté d’avoir pour bru une institutrice, ni mon pauvre père et ma tante très satisfaits d’appeler du nom de sœur une personne qui avait été domestique à notre service… Qu’a fait mon oncle à Neptunevale ? Comment y a-t-il vécu ? A-t-il été heureux ou malheureux de cet absurde mariage ? Nous n’en avons jamais rien su, sinon que sa femme et lui n’avaient pas eu d’enfants et qu’ils sont morts à huit jours de distance en mai dernier, lui à soixante-neuf ans, elle à soixante-huit. Nous ne comptions, comme bien vous pensez, sur rien. En effet, ils avaient placé ce qu’ils possédaient en rentes viagères. Ce n’était pas grand’chose. Le général n’était pas très riche, et il avait pris toutes les mesures pour déshériter de son mieux le fils rebelle. Il restait la terre qui se trouvait nous revenir. Mon oncle n’a sans doute pas cru mourir si vite et il n’avait pas fait de testament. Ma tante Lautrec m’a cédé sa part à titre gracieux… Voilà toute l’histoire qui fait s’extasier Germaine. Elle y devine un grand caractère, un grand amour, un grand bonheur. Moi, j’y aperçois une grande sottise de la part de mon oncle, et pour nous un grand ennui d’avoir à nous débarrasser de ce Neptunevale, dans un pays où les paysans ont, paraît-il, la jolie habitude de canarder ou de poignarder les propriétaires… »
— « Ne le croyez pas », interrompit vivement la petite Mme de Corcieux : « il fait l’homme positif et prosaïque comme cela ; mais la vérité est qu’il pense comme moi qu’on a été bien dur pour ces pauvres amoureux dans la famille… Et d’ailleurs nous serions des ingrats de ne pas les défendre… Il parle d’ennui !… Eh bien ! Imaginez-vous qu’il y a un mois, à Paris, nous en étions à nous sermonner l’un l’autre pour nous empêcher de faire deux folies. Max avait une envie folle de me donner un demi-rang de perles, juste de la grosseur des miennes, qu’il avait vu rue de la Paix. Moi, j’avais une envie folle qu’il se donnât une paire de chevaux russes que Casal cherche à vendre… Et nous allions y renoncer tous deux, par raison, quand il nous arrive d’un Mr Crawford, qui habite tout près de Neptunevale, une offre ferme de nous acheter trois mille livres – soixante-quinze mille francs comptant – cette terre dont nous nous demandions ce que nous allions bien en faire. Soixante-quinze mille francs, c’est les chevaux et c’est les perles, et par-dessus le marché notre bourse de jeu pour Monte-Carlo, tout cet hiver que nous devons passer à Cannes ! Je dis à Max : – « Il n’y a pas à hésiter, et comme on ne fait bien ses affaires que soi-même, allons-y. Ça nous sera une occasion d’un shopping à Londres… » Et nous voici. Demain, à quatre heures, nous serons à Neptunevale. Le temps de conclure l’affaire, de voir s’il n’y a pas quelques papiers de famille à reprendre, et nous repartons… Je ne me ferai pas vieille dans ce pays. Ah ! çà, non, non… »
— « Mais j’y pense », reprit le petit de Corcieux, qui avait observé avec quel visible intérêt je suivais cette fantastique histoire de son bisaïeul et de son oncle. « Si vous veniez avec nous jusque-là ? On part à neuf heures, on arrive à une station qui s’appelle quelque chose comme Oranmore. Là, l’ancien cocher de mon oncle nous attend avec une voiture. Il y a une dizaine de milles, pas plus. Je ne sais pas ce que ça fait en kilomètres, mais ça ne doit pas être plus de quinze ou vingt. Il paraît que la maison est grande, et le maître d’hôtel, un certain John Corrigan, me paraît plutôt intelligent, d’après ses lettres. Est-ce dit ? »
— « Laissez-moi le temps de réfléchir !… » répondis-je en riant. « Vous allez, vous allez. Il me faut au moins me rendre compte si ce crochet pourra se raccorder au reste de mon voyage… C’est sur la baie de Galway, me dites-vous ? Mais de quel côté ? De celui-ci ou de l’autre ?… »
— « Comme ça nous ressemble !… » fit la jeune femme gaiement. « Ni lui ni moi n’avons pensé à regarder la carte… »
— « Nous n’en avons pas besoin », dit Maxime, « puisque Corrigan nous a envoyé l’heure exacte du train et le nom de la station. D’ailleurs il y a des indicateurs, et je n’ai jamais su rien trouver dans un atlas… »
Je la regardai, moi, avec grand soin, cette carte que mes deux compatriotes avaient si gentiment dédaignée, d’un dédain qui aurait dû me faire sourire. Hélas ! Voici longtemps que je ne souris plus de rencontrer chez nous, du petit au grand, la nationale infirmité de l’éternel « à peu près », cette marque assurée des décadences. Je constatai que le détour ne m’empêcherait pas de gagner ensuite, par Limerick, Killarney et le Kerry, où je comptais faire un séjour, et, le lendemain matin, je montais dans l’express de Galway avec M. et Mme de Corcieux, pour en descendre vers les deux heures à la station d’Oranmore, après un trajet totalement dépourvu d’incident. La portion centrale de l’Irlande que cette ligne traverse est une vaste plaine semée de tourbières, avec quelques châteaux ruinés de place en place, et sans autre pittoresque que la profondeur de sa verdure. La causerie de mes deux compagnons n’était pas pour corriger la monotonie du paysage. Pourtant je n’étais pas arrivé au terme de ce court voyage sans avoir du moins acquis pour eux plus d’estime. Ce tout récent ménage avait bien quelques-uns des défauts habituels à leur classe et à leur milieu : ils étaient légers, superficiels ; leurs moindres phrases révélaient une existence absurdement dispersée dans les plus médiocres plaisirs d’une société où les honnêtes femmes s’amusent comme des cocottes et les hommes comme des palefreniers. Cela dit, Maxime et Germaine avaient une qualité qui, pour moi, sera toujours irrésistible : ils étaient simples et ils étaient bons. Il y avait en eux beaucoup de naïveté, beaucoup de jeunesse, et, surtout, ils s’aimaient. Tous deux avaient été visiblement très mal élevés dans un monde bien gâté. Une certaine droiture native voulait que ni l’un ni l’autre ne s’y fussent défloré le cœur. J’étais sûr, par exemple, que Maxime ne soupçonnait rien de la terrible réputation de sa mère, et, quant à Germaine, on n’avait qu’à regarder ses yeux bleus quand ils se fixaient sur Max, pour comprendre qu’elle s’était vraiment mariée, comme une honnête fille, en donnant tout son cœur et pour toujours. Dans cette intime et profonde cordialité qui les unissait, ces deux aimables oiselets, si sévèrement qualifiés par ma misanthropie, la veille, étaient encore bien Français, de ce pays où les ménages, quand ils sont bons, sont excellents, – et ce ménage-ci s’annonçait tellement comme devant appartenir à cette dernière catégorie, qu’après être parti de Dublin, avec une affreuse appréhension de leur compagnie, je n’aurais pas regretté le voyage à cause de cette compagnie, si même Neptunevale eût dû désappointer ma curiosité. Il était écrit que, pour une fois, mon attente d’impressions nouvelles serait égalée et dépassée.
La voiture annoncée nous attendait à Oranmore. C’était un car, escorté d’une wagonnette destinée à porter les bagages. Les deux conducteurs étaient l’un et l’autre en grand deuil. Ils avaient tous deux aussi, dans l’expression de leur physionomie, quelque chose de farouche, comme de révolté, qui frappa même Maxime. Il me le dit en français quand nous fûmes assis sur la banquette, dos à dos, lui à côté de sa femme, moi à côté du cocher :
— « Ça débute bien, notre arrivée ! Avez-vous vu la mine de ces deux gaillards ? À combien de ligues croyez-vous qu’ils soient affiliés ? »
— « Pour celui-ci, je gagerais à aucune », répondis-je, après avoir examiné mon voisin. « C’est un homme qui fait trop bien ce qu’il fait pour être révolutionnaire. Voyez comme il conduit, si posément, si finement aussi, et comme il est propre, ses habits, son chapeau, son linge, ses mains… »
— « Pourquoi lui et son camarade nous ont-ils regardés alors de ce mauvais regard ?… » insista Corcieux.
— « Ce sont peut-être tout simplement des serviteurs qui aimaient beaucoup leurs maîtres », dit la jeune femme, « et qui ne sont pas contents d’en voir arriver de nouveaux. Nous saurons si Marie et Julien se seront entendus avec celui à qui nous les avons confiés avec nos bagages ; mais c’est vrai que le nôtre, à bien le regarder, a réellement l’air d’un honnête sauvage… »
J’oubliais de mentionner que les deux amoureux avaient jugé à propos de se faire accompagner, dans leur voyage à travers cette rude contrée, par une camériste et un valet de chambre très corrects, – deux parodies de leurs maîtres par la tenue et les manières, et dont la mine avait été impayable en regardant le chariot sur lequel ils devaient cheminer afin de surveiller les six malles. – Six malles pour huit jours d’absence et dans le fond du comté de Galway ! Certes, ni la minaudière Marie ni l’élégant Julien ne devaient en ce moment regarder leur conducteur d’un œil beaucoup plus rassuré que leur maître ne faisait le nôtre, qu’il interpella tout d’un coup avec une singulière brusquerie :
— « Comment vous appelez-vous, cocher ? »
— « Paddy Corrigan, Votre Honneur », répondit l’homme.
— « Vous êtes parent du butler, alors ? » demanda Maxime, en se servant de l’expression anglaise que traduit notre « maître d’hôtel » aussi exactement que le permet la différence des domesticités dans les deux pays. Puis, voyant que l’Irlandais le regardait sans avoir l’air de le comprendre, il insista : « Mais oui, du butler, de John Corrigan enfin, celui qui m’a écrit… »
— « John Corrigan », répéta le cocher, « c’est mon père. »
— « Pourquoi faisait-il semblant de ne pas savoir de qui je voulais parler ? » dit Maxime en français ; et se tournant vers sa femme : « Vous allez voir que ces excellents serviteurs sont tout bonnement des socialistes, humiliés d’être appelés domestiques. Ce sera comme à New-York où l’on n’a, paraît-il, que des aides !… » Puis s’adressant de nouveau à l’homme : « Depuis combien de temps étiez-vous au service de mon oncle ? » demanda-t-il.
— « Depuis toujours, Votre Honneur », répondit Paddy ; « je suis né dans la maison… »
— « Et votre père ? » interrogea Germaine qui eut un malicieux regard vers son mari, comme pour lui dire : – « Eh bien ! c’est moi qui avais deviné juste. »
— « Mon père est né aussi à Neptunevale, il y a soixante-quatre ans, du temps du vieux comte, avant le comte Jules, milady, et ce vieux garçon aussi est né à Neptunevale », continua-t-il, en caressant du fouet son cheval, « il y a dix-huit ans, n’est-ce pas, Billy ? » Billy dressa ses oreilles : il comprenait que Paddy parlait de lui, et il enleva le car d’un trot plus leste, afin de bien affirmer que, malgré son âge, une bête née à Neptunevale n’avait peur ni d’une côte, ni du poids de quatre voyageurs, et Paddy constata cet effort du brave animal avec orgueil en disant : « On ne lui donnerait jamais dix-huit ans, non plus qu’à mon père ses soixante-quatre. Les bonnes gens nous ont toujours protégés », conclut-il, en insistant d’une façon singulière sur ces mots : the good people.
— « Ma foi, je commence à croire que vous avez raison », dit le petit de Corcieux à sa femme, gaiement et piteusement tout ensemble, « et que mon original d’oncle a eu cette excentricité par-dessus les autres de connaître ce que nous ne connaîtrons jamais : les vieux serviteurs des romans. Il y en a comme cela, si je me rappelle bien, dans Walter Scott. – The good people !… Ça ne se trouve plus qu’ici, des cochers qui parlent, avec cette vénération, de leurs maîtres morts. »
— « Il resterait à savoir si Paddy parle réellement de ses maîtres », l’interrompis-je. « J’ai lu ces jours derniers que les paysans d’Irlande appellent les fées les bonnes gens pour se les rendre favorables par cette flatterie. D’ailleurs, rien de plus facile à vérifier… Dites-moi, monsieur Corrigan », demandai-je au jeune cocher, « vous avez parlé des good people. Est-ce qu’il y a beaucoup de gens qui croient aux fées dans le pays ?… »
— « Tous ceux qui en ont rencontré, Votre Honneur », me répondit le jeune homme en me lançant ce singulier regard, semblable sous toutes les latitudes, du paysan qui redoute et méprise à la fois l’ironie de l’homme qu’il sait plus instruit. Il y avait dans son accent tant de certitude que je m’abstins de continuer cet interrogatoire. Je ne doutais pas que de lui-même il ne nous racontât presque aussitôt quelque histoire dont le héros fût un des innombrables esprits du folklore irlandais. Je me trouvais, par le hasard de cette lecture toute récente, savoir les noms de quelques-uns de ces démons populaires : le Lepricaun, qui chemine, chaussé d’un seul soulier ; le Cluricaun, le dévaliseur des caves ; le Gonconer ou le parleur d’amour, l’enjôleur des bergères ; le Dullahan ou le fantôme sans tête, d’autres encore. Je me mis à les dénombrer à mes compagnons en leur détaillant ce que je savais des exploits de ces funestes ou bienfaisants esprits. Vraiment le paysage où nous nous engagions était fait pour expliquer, pour justifier ces fantastiques imaginations par son caractère d’étrangeté sauvage et de poésie mélancolique. La route courait maintenant, solitaire, dans une lande presque entièrement dépouillée d’arbres, et encombrée, semée, écrasée, d’une si prodigieuse quantité d’énormes pierres que toute la contrée en était engrisaillée. Pour disputer un peu de sol utilisable à ce déluge calcaire, les paysans avaient multiplié les murs, si l’on peut donner ce nom à de longues lignes de roches, mises les unes sur les autres sans ciment, de sorte qu’à travers les interstices le ciel s’apercevait sans cesse, un ciel voilé, très bas, d’une nuance grise comme les pierres, et la baie de Galway étalait à l’horizon une eau de la même nuance, sur laquelle glissaient des barques à voiles brunes. Cette triste nature, toute en teintes neutres et mortes, n’avait pour l’animer que des bestiaux en train de paître l’herbe rare dans les enclos fermés par ces farouches murailles. Aucun berger ne les gardait. Une entrave de corde ou de paille tressée liait un de leurs pieds de derrière à un de leurs pieds de devant. Nous voyions, à notre passage, ici des moutons, plus loin des chèvres, là un cheval, enchaînés de la sorte, se sauver d’une extrémité à l’autre du pâturage avec une claudication presque douloureuse. Des vols de mouettes blanches passaient, en jetant cet appel des oiseaux de mer qui ressemble avec une identité sinistre à un cri plaintif d’enfant. Des corbeaux de la grande espèce, de ceux qui portent le tragique sobriquet de corbeaux des batailles, sautelaient sur ces maigres prairies, et la désolation s’accroissait encore de la quantité de chaumières ruinées qui se dressaient le long de la route. On apercevait les quatre murs, et, à la place où l’âtre avait flambé, une trace de suie noire, dernier reste du feu autour duquel, par les soirs d’automne et d’hiver, les paysans, aujourd’hui partis, avaient causé des bonnes gens qu’ils appellent aussi the gentry, – la noblesse, – ou the army, – l’armée. C’était comme si un ensorcellement eût pesé sur cette Irlande pétrée, très différente de l’Irlande verte que nous venions de traverser. On comprenait si bien qu’aux heures troubles du soir le brouillard venu de cette mer montueuse, en se déchiquetant sur ces rochers stériles, en traînant sur ces herbes pauvres, en s’effilochant à ces ruines nues, prît au regard d’un des haillonneux passants aux yeux de bêtes – comme nous en rencontrions de temps à autre – des aspects de formes vivantes, l’apparence d’un être de l’autre monde. Le rapport entre ce décor de nature et ces légendes était si évident que mes deux compagnons le sentaient eux-mêmes, surtout la jeune femme qui eut bientôt fait, en me posant questions sur questions, d’épuiser ma chétive érudition, mais comme je lui avais mentionné entre diverses autres fées la Banshee, l’espèce de Dame Blanche qui apparaît dans certaines maisons quand une mort va s’y produire, elle s’adressa tout d’un coup à Paddy Corrigan directement, et elle lui demanda :
— « Est-ce que l’on a raconté que la Banshee est venue quand notre oncle est mort ? »
— « On ne l’a pas raconté, milady », répondit Paddy, et après un silence : « Quelqu’un l’a entendue, comme je vous entends. »
— « Quelqu’un de la maison ? » répéta Mme de Corcieux.
— « Oui, milady », reprit l’homme, « ma tante Harriet, et deux fois… La première fois, c’était la nuit où la comtesse est morte. La comtesse n’était pas malade. Elle était sortie avec moi, dans la journée, sur ce car… Vers dix heures, comme on venait de se coucher, un cri réveille ma tante. Elle se dit : – C’est une chauve-souris… Elle est allée ouvrir la fenêtre. Pas plus de chauve-souris que maintenant. Elle s’est recouchée. – L’oiseau se sera envolé, pensa-t-elle pour se rassurer ; et voilà qu’elle entendit un second cri. Cette fois elle se dit : – C’est la Banshee… Eh bien ! Cette même nuit, la comtesse se réveilla et réveilla le comte. Elle lui dit : « Je ne sais pas ce que j’ai » ; elle lui prit la main et la mit sur son cœur en poussant un grand cri… Elle était morte… Le comte est tout de suite tombé bien malade. Il y avait quarante ans qu’ils ne s’étaient jamais quittés. Nous avons vu tout de suite qu’il ne durerait pas longtemps. Nous ne nous attendions pas que ce fût si vite… Sept jours après l’enterrement, à onze heures, cette fois, nous dormions, ma femme et moi. La vieille Harriet vient nous appeler : – « Je l’ai encore entendue, me dit-elle. Il faut prier le bon Dieu… » Le lendemain, le comte était mort… »
— « Vous avez eu tort de raconter à Germaine ces histoires de fées et de revenants », dit Maxime de Corcieux en me montrant de quel visage sa femme avait écouté ce récit, débité, j’en conviens, avec cet accent de conviction qui empêche le sourire. « Et moi », insista Maxime, « j’ai eu tort de la laisser interroger ce nigaud de cocher. Elle croit aux rêves, à la double vue, vous savez, aux gens qui apparaissent devant ceux qu’ils aiment dans les moments de danger. Il ne lui manque plus que d’avoir peur de la Banshee de Neptunevale. »
— « Je n’ai peur de rien », répondit la jeune femme en rougissant un peu, « mais vous-même vous m’avez avoué que vous aviez eu des pressentiments, est-ce vrai ? Cette vieille paysanne en aura eu un, voilà tout. Et puis ce qui me touche, c’est l’histoire de cette mort de notre tante et de notre oncle que nous ne soupçonnions pas. Ces deux vieux époux, partis presque ensemble, après ne s’être jamais quittés, cet homme qui avait tout sacrifié à cette femme et qui n’a pas pu lui survivre plus d’une semaine, cet amour qui n’a fini qu’à la mort, – c’est vrai, cela m’a remuée… Vous voyez bien », ajouta-t-elle avec un sourire, « que j’avais raison de prétendre que ce mariage de votre oncle Jules est un joli roman, et tous deux, sa femme et lui, ont dû être deux cœurs exquis, pour s’être tant aimés d’abord, et puis pour avoir su se faire tant regretter de ceux qui les approchaient. Ce brave garçon avait des larmes dans les yeux pour nous raconter son histoire… »
— « N’allons pas si vite », interrompit Maxime, qui avait repris son petit air supérieur du mari qui sait la vie. « Je ne dis pas qu’il ne regrette pas ses maîtres, mais il veut surtout que nous sachions qu’il les regrette, pour nous pousser à le garder. – D’ailleurs il a raison. Je suis prêt à recommander au nouveau propriétaire, si celui-ci veut de lui… Dites donc », continua-t-il, en interpellant Paddy en anglais, « est-ce que vous connaissez Mr Crawford ? »
— « Oui, Votre Honneur, je le connais », répondit le cocher.
— « Et vous savez que je vais lui vendre la maison ? »
— « Oui, Votre Honneur, on me l’a dit. »
— « Vous êtes-vous déjà entendu avec lui », reprit Maxime, « et allez-vous rester comme cocher ? »
— « Jamais, Votre Honneur », répondit Paddy avec une énergie singulière, et il répéta : « Jamais. »
— « Pourquoi cela ? » demanda Maxime un peu penaud. La vivacité de cette réponse démentait trop comiquement sa prétention de supériorité conjugale dans la connaissance du cœur humain.
— « Parce que je ne l’aime pas, Votre Honneur », répondit Paddy. « Non », continua-t-il, « je ne verrai pas cet homme devenu le Maître de Neptunevale. »
— « Et que ferez-vous alors ? » interrogea à son tour Mme de Corcieux.
— « Nous avons décidé d’aller à Stamford, Connecticut, milady, avec toute la famille. »
— « À Stamford ? » reprit la jeune femme ; « est-ce loin d’ici ? »
— « Aux États-Unis d’Amérique », répondit l’Irlandais qui regarda l’horizon de la mer, sur le bord de laquelle nous roulions à présent. Ses yeux clairs semblèrent chercher une minute, par delà l’espace, le lointain continent, asile de tant de ses compatriotes, et d’où arrivaient droit les grandes lames dont l’écume s’éparpillait à quelques mètres de nous.
— « Et pourquoi avez-vous choisi Stamford ? » continua Germaine de Corcieux.
— « C’est là que vont tous les gens de Galway, quand ils émigrent », répondit Paddy.
— « Mais êtes-vous sûr d’y gagner votre vie ? » demanda de nouveau Maxime.
— « L’aide de Dieu est plus près que la porte », dit sentencieusement l’Irlandais. « Je sais soigner les chevaux. N’est-ce pas, Billy ? Mon père sait tenir les livres. Il tenait tous ceux du feu comte. Ma mère sait faire la cuisine. Elle l’a faite à Neptunevale depuis trente ans. Ma femme est blanchisseuse et repasseuse. C’est elle qui soignait le linge à Neptunevale. Mon beau-frère Teddy French, celui que vous avez vu à la gare, est bon charpentier, bon menuisier, bon serrurier. Il réparait tout dans la maison. Une de mes deux sœurs était lingère, et l’autre servait de femme de chambre à la comtesse. Elle sait faire une robe et un chapeau. Il n’y a que la vieille tante Harriet qui ne faisait rien, mais elle n’ira pas loin. De voir Neptunevale comme elle le voit, c’est déjà pour elle la fin du monde… »
— « Comment », dit Mme de Corcieux, « si j’ai bien compté, vous étiez, vous, votre père, votre mère, votre femme, vos deux sœurs, votre beau-frère, votre tante, huit personnes de votre famille à Neptunevale ? »
— « Avec six enfants, milady », répliqua-t-il, « trois à moi, trois à mon beau-frère, cela fait bien quatorze. Mais », ajouta-t-il avec une simplicité qui prouvait combien peu il comprenait la nuance de l’étonnement éprouvé par la jeune femme, « la maison est grande. Il y a deux cents acres de terre autour. Chacun trouvait bien à s’occuper. D’ailleurs », ajouta-t-il, « vous allez en juger, milady, car nous sommes très près… Tenez, ces toits d’ardoise, derrière ces arbres. »
J’ai, comme tous les vagabonds qu’une inguérissable inquiétude intime promène sans cesse d’un gîte d’une heure à un autre gîte d’une heure, regardé plus d’un endroit dans ce vaste monde avec un nostalgique et parfois poignant regret de ne pouvoir y fixer ma destinée. Mais cette impression de l’oasis, de l’asile où conduire celle qu’on aime, afin d’y vivre pour elle, auprès d’elle, uniquement et toujours, je ne me rappelle pas l’avoir jamais éprouvée plus forte et plus soudaine qu’à ce détour de route, et devant le profil lointain de cette toiture grise que désignait le fouet de Paddy Corrigan. La lande pierreuse et désolée où nous cheminions depuis plus d’une heure venait de finir brusquement, pour donner naissance à une presqu’île rattachée à la terre par une mince chaussée sur laquelle les hautes marées déferlaient sans doute à pleines lames, car on avait dû la protéger par d’énormes blocs. Cette presqu’île, comme allongée, comme étalée le long de la côte, en était séparée par un goulet, une lagune plutôt, que cette même marée couvrait et découvrait, tour à tour, en revenant et en se retirant. J’ai su depuis quel charme de vie ces départs et ces retours de l’eau donnaient à ce paysage, qui s’assombrissait et qui s’éclairait tour à tour, suivant que cet étroit chenal montrait à travers les branches la sombre jonchée de ces roches revêtues d’algues brunes ou bien le miroir mobile et palpitant de ces vagues où se réfléchissait le ciel. À cette minute de notre arrivée, la mer était presque haute, et au delà surgissait, éclos comme par magie à l’extrémité de cette lande stérile, le plus verdoyant, le plus ombragé des parcs. Un renflement de terrain du côté de l’ouest expliquait comment cette végétation puissante avait pu résister aux vents terribles de l’Atlantique. À mesure que nous nous approchions de la chaussée en longeant le chenal, la lumière du soleil qui avait enfin percé les nuages caressait les beaux feuillages découpés des frênes, la ramure presque pourpre des grands hêtres noirs, la forte verdure des chênes, et, de place en place, la masse plus claire d’un tilleul ou d’un sycomore. Des bêtes erraient sous ces branches, libres celles-là : de gigantesques moutons à tête et à pattes noires, des vaches marbrées de taches blanches et rousses, et dans des portions fermées, des chèvres velues, dont on voyait le corps agile se suspendre aux buissons des haies. C’était vraiment un horizon d’idylle, et d’une idylle entre deux déserts, – comme avait été le bonheur des deux êtres qui s’étaient tant aimés, entre l’exil et la mort, dans la maison à peine visible parmi ces beaux arbres. – Par delà l’étroite presqu’île, on distinguait la mer à nouveau, puis les montagnes de Clare, stériles et nues, sous le revêtement gris d’un déluge de pierres semblable à celui que nous avions franchi depuis Oranmore. Ainsi aperçus, dans la douce et transparente clarté de cette belle journée d’un juillet du Nord, après ce que nous savions de l’existence vécue là quarante ans par le comte Jules et sa femme, ce parc et cette demeure semblaient une apparition presque aussi fantastique qu’avait pu être l’appel de la Banshee écouté par cette vieille visionnaire d’Harriet. Nous le sentîmes tous les trois, et nous gardâmes le silence qu’imposent aux plus indifférents certaines choses vraiment inexprimables de la vie. Ce ne fut qu’après la chaussée, et une fois entrés sous les ombrages du parc, que Germaine de Corcieux traduisit tout haut ce que nous pensions, – à sa manière, où il y avait encore un peu de la Parisienne, factice même dans ses plus enfantines sincérités et qui ne peut pas voir la nature sans penser à l’Opéra :
— « Est-ce que vous n’avez pas l’idée, comme moi », dit-elle, « que tout cela n’est pas vrai, que c’est un décor de théâtre qui va s’évanouir ?… Tenez, la maison, d’ici, avec ces grottes et ces statues, on croirait un petit coin de Versailles… »
Le car pénétrait en effet dans une allée de tilleuls, un couvert, comme on disait autrefois, taillé à la vieille manière française et où se reconnaissait le goût de l’émigré. Il y avait aussi des grottes factices, en rochers garnis savamment de coquillages. Des buis soigneusement tenus dessinaient un jardin, aménagé dans le même style et où se remarquaient de ces grands beaux fuchsias, plus hauts qu’un homme, comme on n’en voit guère qu’à Valencia, et des touffes magnifiques d’œillets et de roses. Au centre, dans un bassin où la plaie remplaçait tant bien que mal l’eau de source absente, un Neptune, grossièrement taillé dans une pierre effritée, était chargé de justifier le nom de cet endroit si étrangement composite : car un revêtement de lierre et des fenêtres en saillie donnaient à la bâtisse une apparence anglaise, tandis que les ailes allongées, les balustres en briques de deux petites terrasses et une rangée d’urnes sur le sommet du premier et unique étage rappelaient notre dix-huitième siècle. Cette maison, qui avait été celle du bonheur, avait un aspect si frais à la fois et si rococo, si vénérable et si coquet, elle semblait si bien faite pour abriter également les renoncements d’une vieillesse retirée de tout et les jolis bonheurs d’un amour jeune, que le nouveau propriétaire ne put se retenir de soupirer devant ces murs verdoyants qu’il se préparait à vendre :
— « Ma foi, si l’oncle Jules avait eu la bonne idée de me laisser ce joujou à deux heures de Paris, en Seine-et-Marne par exemple, ou dans le Maine seulement ?… Avec quel plaisir je le garderais !… »
L’obsession, l’envahissement, la conquête de deux âmes par une maison, – par ce qui flotte d’intangible, d’invisible, d’impondérable dans des chambres où des êtres délicats et passionnés ont vécu longtemps, ont aimé, ont souffert, sont morts, – c’est toute l’histoire des quelques journées que Maxime de Corcieux et sa femme passèrent avec moi dans ce Neptunevale, où je m’étais laissé entraîner au hasard, presque à contre-cœur, et depuis lors, j’y suis revenu bien souvent en pensée !… Oui, bien souvent j’ai revu – comme si cela datait d’hier – l’arrivée que je viens de raconter, et l’arrêt du car devant la porte où nous attendait la tribu entière des Corrigan et des French : hommes, femmes, filles, enfants, tous étaient en deuil, et tous avaient ce même regard à la fois curieux et farouche, intéressé et révolté, qui nous avait tant frappés chez Paddy et chez son beau-frère, dans la gare d’Oranmore. À présent, mes compagnons et moi nous en comprenions trop bien le sens. Tandis que le chef de famille, ce fermier-intendant, qualifié si improprement de butler par Maxime, nous saluait d’un « Welcome to Neptunevale », les visages des autres disaient clairement :
— « Les voici donc, ces héritiers qui vont vendre cette maison que les maîtres morts nous ont rendue si chère… Pourquoi ?… »
Bien souvent aussi je me suis retrouvé en rêverie à cette première minute de notre entrée dans la maison ! Encore aujourd’hui, ce souvenir m’émeut de l’émotion presque pieuse qui nous saisit, tous trois, dans le vestibule où se voyaient, parmi les meubles d’un style ancien, des ombrelles et des cannes, des chapeaux de jardin et des châles, comme si le comte Jules et sa femme étaient là, dans la pièce voisine, qui allaient sortir et se promener sous les ombrages que nous venions de traverser. Non. Ils ne devaient plus jamais manier ces pauvres objets, protection de leurs dernières allées et venues de vieilles gens. Ils ne s’assiéraient plus jamais dans le salon dont les tentures fanées se ravivaient, s’éclairaient aux chaudes lueurs du soleil tombant. Sur une table posait un livre, à demi coupé, avec l’ivoire jauni du couteau à papier encore pris entre les pages. Devant une bergère, un métier à tapisserie attendait, l’aiguille piquée sur le dernier point où elle n’avait pas fini d’épuiser sa soie. La dévotion des serviteurs avait respecté jusqu’à la place de ces reliques. Ils avaient seulement renouvelé les fleurs dans les vases. Un faible arome de réséda emplissait cette pièce, tendre et caressant comme un très lointain souvenir, et, par les fenêtres, la mer bleuissait à travers les frênes. Le comte Jules et sa femme seraient entrés là, qu’ils n’auraient eu qu’à se rasseoir, elle dans son fauteuil, lui dans sa liseuse, et la haute horloge posée dans sa gaine d’acajou incrusté leur aurait mesuré les heures de son même battement monotone. Pour ajouter à cette demi-hallucination qui rendait si voisins, si présents les maîtres défunts de Neptunevale, dans chaque chambre se trouvait un portrait de lui ou d’elle, – quelquefois deux et trois – œuvres du comte Jules, dont Maxime m’avait bien dit qu’il peignait un peu. Visiblement il avait exécuté avec religion ces quinze ou vingt portraits de sa femme, tous datés, depuis le premier, celui de l’année de leur mariage en 1844, au bas duquel il avait écrit, avec l’orgueil d’un amour révolté contre une injuste humiliation, le nom plébéien de celle que son père avait proscrite :
FRANÇOISE COCHERIS
VICOMTESSE DE CORCIEUX
Toujours je nous verrai, mes deux compagnons et moi, courant la maison et nous appelant l’un l’autre, pour nous montrer ces portraits, par ordre de date. C’était comme si nous eussions suivi, année par année, l’histoire de la beauté de la morte et de son bonheur. Elle apparaissait sur cette première toile, celle de l’arrivée à Neptunevale, si frêle, si blonde, si fraîche, si pareille, par son doux éclat de jeune femme encore presque jeune fille, à sa nièce inconnue, la curieuse Parisienne qui la contemplait, et qui, elle aussi, se trouvait à l’aurore de la vie, du mariage et du bonheur ; et puis, si longue que dût être cette vie, si radieux de félicité que dût être ce mariage, une heure viendrait où la jeune comtesse Germaine serait pareille à la comtesse Françoise du dernier portrait, – ridée et décolorée sous ses cheveux blancs ! La Parisienne légère, mais que son amour passionné pour son mari rendait profonde, sentait cela sans trop s’en rendre compte, et cette impression l’attirait maladivement vers ces tableaux, comme aussi de savoir par quel souverain et irrésistible attrait la morte avait su se faire tant aimer. Quoique la facture de ces toiles trahît la gaucherie d’un demi-artiste, mal servi par l’outil, leur sincérité était si complète qu’une physionomie très particulière se dégageait de cet ensemble. On devinait dans la comtesse Françoise une créature essentiellement, absolument féminine, un de ces doux esprits de tendresse et de fidélité qui ont le génie de la grâce dans le dévouement. Elle n’avait jamais été très jolie, mais ses yeux semblaient avoir été divins d’expression aimante. C’étaient de grands yeux d’un bleu sombre, presque violets, des yeux veloutés, frais, câlins, éclairés par la plus pudique et la plus brûlante sensibilité. Et l’homme à qui cette sensibilité avait été prodiguée jusqu’à la dernière seconde, puisqu’elle était morte, le cœur posé contre la main de cet homme, nous pouvions aussi, de toile en toile, le voir lui-même : ici tout jeune, là moins jeune, puis un vieillard. Ce grand amoureux, lui non plus, n’avait jamais été beau. Mais dans sa laideur hautaine la race était d’autant plus reconnaissable, qu’en comparant le portrait du comte Jules âgé de vingt-cinq ans à son neveu Maxime, je pouvais retrouver un même type, atténué, enjolivé jusqu’à l’efféminement chez celui-ci, magnifique d’atavisme chez l’autre. Oui, cet étrange comte Jules, avec son profil un peu chevalin, son grand nez busqué, son menton volontaire, ses yeux rapprochés, disait par son être entier l’hérédité de rudes aïeux, tous gens de guerre et de foi. Au treizième siècle, un homme de cette forte physionomie se fût croisé. Au seizième, il eût branché des protestants sous Montluc ou des catholiques sous Condé. En 93, il eût chouanné avec Charette et La Rochejaquelein. Cette ferveur passionnée d’un cœur qui se donne tout entier, une fois et sans retour, il l’avait eue, pour cette femme, idolâtrée jusqu’à l’exil, jusqu’au reniement des siens ; et, dans cet exil de l’amoureux, le féodal avait trouvé le moyen d’exercer les deux passions maîtresses du vrai seigneur : commander et protéger. Cette maison de plaisance, construite par l’aïeul sur ce bord perdu de l’Atlantique, il en avait fait son donjon. Des Corrigan et des French, ses clients et ses vassaux. En plein milieu du dix-neuvième siècle, il avait su vivre aussi noblement – dans le vieux sens aristocratique du mot – qu’aucun des ascendants dont la fierté remuait en lui. La sensation de cette personnalité si virile achevait d’imprimer à ce Neptunevale une profonde unité vivante. C’était, cette maison et ce domaine, mieux que l’asile d’un romanesque bonheur. Tout cet endroit représentait la création d’un chef de clan, qui avait fait prendre racine autour de lui à d’autres destinées, qui les avait dominées et améliorées. La différence entre la tenue de ses gens et celle des autres paysans irlandais aperçus sur les routes, l’attestait assez, et surtout la différence de leurs sentiments. Quelques mots échangés avec le vieux Johnnie et son fils Paddy, avec Teddy French et sa femme, avec la vieille Mrs Johnnie et ses autres filles, suffisaient à montrer dans ces humbles pensées l’absence totale de cette furieuse haine qui ensanglantait alors l’île entière, et tout au contraire l’amour du travail, l’acceptation du sort, le culte des maîtres morts, ces modestes et admirables vertus plébéiennes qui ne germent que tombées d’en haut, comme la graine que le laboureur jette aux champs, en levant sa main vers le ciel, de ce geste superbement défini par le poète :
Semble agrandir jusqu’aux étoiles
Le geste auguste du Semeur…
Quelle pitié que toute cette œuvre de l’ancien seigneur de Neptunevale dût disparaître avec lui ! En regardant ses portraits, j’éprouvais la mélancolie de cette destruction avec plus d’intensité encore. Je ne lui tenais pourtant par aucun lien que celui d’une rencontre de voyage, et, pour dire la vérité, j’avais un peu, en errant dans cette maison, parmi les révélations que je surprenais à chaque pas sur le passé du mort et de la morte, le sentiment de profaner presque une intimité sacrée. Mais si étranger que je fusse au comte Jules, sa volontaire et pensive figure me gênait comme un reproche quand je songeais que son Neptunevale allait disparaître. Les Corrigan et les French partiraient pour l’Amérique, bien loin. Les chambres se videraient de leurs meubles. D’autres fleurs pousseraient dans le jardin, dessiné dans un autre style. On abattrait, on mutilerait les vénérables arbres. Malgré ma sympathie grandissante pour le petit de Corcieux et surtout pour sa jeune femme, malgré ma connaissance de la vie parisienne qui me faisait admettre la sagesse de leur projet de vente, sans cesse je me répétais que la paire de chevaux de Casal, les perles du joaillier de la rue de la Paix et les séances de jeu à Monte-Carlo seraient payées bien cher par cette destruction, par cet assassinat d’une chose si rare. Il faut croire que, devant l’image de l’oncle dont il portait aujourd’hui le titre et qui n’avait pas cru pouvoir le déshériter du domaine légué par le commun aïeul, Maxime subissait, lui aussi, un obscur et irrésistible remords, car je l’entends encore me dire en me montrant la suite de ces peintures :
— « Ce sont des toiles bien médiocres, et décidément l’oncle Jules n’aurait pas fait fortune comme professeur de dessin… N’importe ! Je vais les excepter de la vente… C’est absurde. On sait que des portraits ne sentent rien, et, malgré soi, on les traite comme s’ils étaient les personnes elles-mêmes. Pour rien au monde, je ne voudrais, par exemple, que ceux-ci vissent Neptunevale habité par ce Crawford, puisqu’il paraît, d’après les racontars du curé, qu’il a fait sa fortune en prêtant de l’argent à trop gros intérêts… Mais où commence le trop gros intérêt, et quelle différence y a-t-il entre cette sorte de spéculation et la Bourse ?… »
Dès le lendemain de notre arrivée le curé de la paroisse, le Père O’Shaughnessey, un brave prêtre aux manières de demi-paysan intimidé, malgré ses soixante ans passés, était venu en effet nous saluer, et il nous avait révélé – avec les prudents ménagements ecclésiastiques, communs à tous les clergés, même aux plus simples – cette origine pas très scrupuleuse de la richesse de l’acheteur. Puis le même jour, cet acheteur lui-même avait paru. Entre les impressions tout en nuances qui composèrent ces étranges journées, les épisodes qui se rapportent à lui sont les seuls qui se détachent en scènes saillantes et qui me servent à distribuer ce temps si court et si plein en portions précises. Nous étions venus de Dublin à Neptunevale, un jeudi. Le vendredi donc, et comme nous finissions de déjeuner, vers une heure et demie, un car s’était arrêté devant la maison, que Johnnie Corrigan, en train de prendre les instructions de Maxime, avait reconnu par la fenêtre. Nous avions pu voir s’altérer les larges traits du vieillard, son teint pâlir sous le pourpre du hâle que ses cheveux blancs avivaient encore ; ses yeux bruns avaient exprimé une répulsion invincible, et un tremblement avait passé dans sa voix, d’ordinaire si âprement gutturale, pour nous dire :
— « Vous permettez que je me retire ? J’ai des ordres à donner pour le dîner… D’ailleurs, Votre Honneur a une visite… »
— « J’aurais deviné que c’était ce Crawford », nous dit Maxime lorsque l’intendant fut sorti et qu’une des femmes fut venue annoncer le visiteur. « Vous avez vu la physionomie de ce brave Johnnie, comme elle a changé, et celle de sa fille, tandis qu’elle prononçait le nom fatal ? Ceux-ci ne lui doivent pourtant pas d’argent… Passons au salon, pour y voir ce monsieur… »
— « Est-ce que vous me permettrez, à moi aussi, de vous fausser compagnie », dit Mme de Corcieux, « s’il m’est par trop antipathique ?… Je sais bien que, d’après le curé, il n’a jamais rien fait qui ne fût légal. Mais il y a tout de même par trop d’usure dans son affaire… »
Il aurait fallu, dans de pareilles conditions, que Crawford fût un personnage d’une rare distinction d’aspect pour que Germaine de Corcieux n’éprouvât pas à son égard cette violente antipathie dont elle parlait. Même sans ces renseignements peu favorables, il aurait eu à subir l’épreuve d’une de ces comparaisons imaginatives où les femmes déploient de sincères et cruelles partialités. Mais point n’était besoin d’être partial pour se révolter contre la seule idée que le noble et romanesque comte Jules eût comme successeur, chez lui, l’abominable maquignon qui nous attendait dans le salon. L’usurier était un homme d’environ cinquante-cinq ans, pas très grand, taillé en force, avec un torse d’athlète, des pieds et des mains énormes, et une face si large, si longue, qu’elle eût été bien placée sur les épaules d’un géant. L’animalisme de cette physionomie brutale était rendu plus perceptible par la coupe de la barbe, rasée à l’américaine, de manière à encadrer tout le visage, en dégageant le menton. Les mâchoires se dessinaient, vigoureuses et rapaces. Le nez, un peu trop petit et assez fin, ajoutait à cette expression de bête de proie un caractère d’âpreté rusée que ne démentaient pas les prunelles très claires et très bleues, d’un bleu froid et dur de métal. Cet individu, où tout révélait des dons de prise et de conquête, portait un vêtement d’une de ces laines grossières et indestructibles à la pluie qui se tissent encore en Irlande et en Écosse dans presque toutes les maisons de paysan. La couleur en était roussâtre et brouillée comme les poils de sa barbe et les masses de ses cheveux plantés bas sur son front. Il regardait, en nous attendant, le mobilier de la chambre, avec une attention de commissaire-priseur, et – pourquoi le geste m’est-il si présent à cette seconde ? – je le revois, caressant son nez, ce petit nez, aigu comme un bec dans cette large figure, avec sa main carrée aux phalanges velues. Le regard dont il nous enveloppa quand nous entrâmes était si défiant et si scrutateur que je ne l’ai pas oublié non plus, ni sa voix de fausset qui achevait de le rendre plus inconfortable. Cette dernière impression-là était bien injuste. Était-ce sa faute s’il avait, à courir, sous la pluie éternelle, les routes de ce comté de Galway, contracté une série de maux de gorge et un enrouement inguérissable ? Mais l’accent, étouffé tout ensemble et éraillé, de cette parole sortant de ce coffre de colosse, ne fût-ce que pour prononcer des paroles de politesse, était trop pénible, du moins pour mes nerfs, et j’eus un réel soulagement lorsque, après les premières phrases de politesse, Mme de Corcieux dit à son mari :
— « Vous avez à parler affaires avec Mr Crawford. Nous vous quittons. Vous nous retrouverez dans le parc… »
Et quand nous fûmes tous deux hors de la chambre :
— « Eh bien ! » me dit-elle, « c’est encore pire que je ne croyais. Avez-vous assisté au mariage d’une charmante jeune fille avec quelqu’un de vraiment affreux ? C’est le sentiment que je viens d’éprouver, et si fort !… Ah ! comme je demanderais à Max de ne pas vendre cette maison », ajouta-t-elle après un silence, « si je ne savais pas qu’il a tant envie de cette paire de chevaux !… Et puis, vraiment, ça n’a pas le sens commun d’avoir une terre en Irlande. Et quand il s’offre une pareille occasion, là, tout de suite !… C’est égal, pauvre tante Françoise et pauvre oncle Jules, s’ils voyaient cet homme marchander leur cher endroit !… »
— « Croiriez-vous », me disait Maxime une heure après, comme nous nous promenions, le visiteur enfin parti, « croiriez-vous que j’ai eu un petit moment de joie à savoir que ce Crawford n’achetait pas Neptunevale pour y habiter lui-même, tant je l’ai trouvé commun et odieux ?… Il agit pour le compte d’une société qui veut démolir la maison et construire ici un grand hôtel, avec pelouses pour le cricket et le tennis, installation de golf, cabines de bains de mer, bateaux pour la pêche, enfin le type de ce qu’ils appellent le summer resort. Cette compagnie a déjà des hôtels de ce genre dans Wicklow et le Kerry. Neptunevale serait pour l’ouest… »
— « Et avez-vous conclu ? » lui demandai-je.
— « Pas encore », fit-il. « Mais c’est tout comme. Crawford revient mardi, pour finir l’affaire. Et moi, je ne resterai pas douze heures de plus ici, une fois ma parole donnée… À peine si je peux déjà supporter le regard de Johnnie et celui des autres, surtout des femmes… Imaginez-vous que je n’ai même pas pu les voir toutes. Vous vous rappelez que Paddy nous avait parlé d’une tante Harriet, celle qui aurait vu ou entendu leur Dame Blanche ? J’ai demandé de ses nouvelles… J’ai compris qu’elle ne voulait pas nous être présentée, ou qu’on ne voulait pas nous la présenter, tant elle a de chagrin… Est-ce ma faute, pourtant ? Dans ma position, est-ce que je peux garder un domaine d’une centaine de mille francs, qui me rapporterait un pour cent, dans les années où il ne me coûterait pas ? J’ai compris que Crawford irait bien jusqu’à quatre-vingt-cinq ou dix. C’est égal », ajouta-t-il après un silence qui me rappelait celui de sa femme tout à l’heure, « si je n’avais pas vu Germaine avoir tant envie de ces perles ?… Enfin, Neptunevale ne sera toujours pas payé avec l’argent de ce coquin. Vrai, ça me fait plaisir… »
La paire de chevaux, le demi-rang de perles, – c’était leur vie à tous deux, leur gaie et frivole vie d’heureux ménage parisien qui revenait les hanter, les attirer, les reprendre ; et, en les écoutant l’un après l’autre, je les avais distinctement aperçus là-bas, bien loin de ce mélancolique et solitaire Neptunevale : Maxime, remontant du Bois vers le Cercle de la rue Royale, par une jolie fin d’après-midi du mois de mai, assis sur son haut phaéton, menant deux superbes bêtes, et j’avais vu la jeune femme, par un soir du même mois, s’asseoir à la table fleurie d’un dîner élégant, ses fines épaules nues et autour de son cou délicat l’orient de ses perles brillant d’un si tendre éclat ! Oui, c’était leur vie, cela : pour elle, se parer davantage et davantage, comme un oiseau de paradis qui lisse ses plumes au gai soleil ; pour lui, conduire des chevaux et tailler des banques, au club, ainsi qu’il convient à un jeune homme d’une grande fortune et d’un grand nom, dans le triste monde contemporain ! Qu’ils eussent l’un et l’autre senti, même légèrement, la poésie et le romanesque de ce coin d’Irlande, c’était déjà un tel prodige, – le miracle, chez elle, de l’amour, qui donne aux femmes les plus insignifiantes un rien de génie, – et le miracle, chez lui, de la race, qui fait qu’avec une certaine qualité de sang on n’est jamais entièrement vulgaire d’âme… Mais que cette impression pût aller au delà, que le sortilège de ce Neptunevale et de ses fantômes dût avoir raison des fringants chevaux et des perles rares, – sans parler des tentations de la Rivière de Nice, – j’avoue que je ne m’y attendais guère, et encore moins à la forme étrange qu’allait prendre cette résolution.
Cet autre épisode, le décisif, me revient très distinctement aussi. C’était dans l’après-midi du lundi, c’est-à-dire la veille du jour où Crawford reparaîtrait pour conclure définitivement l’affaire. Maxime était occupé avec Paddy à vérifier l’inventaire de la sellerie. Nous nous promenions, Germaine de Corcieux et moi, dans le jardin fruitier, à cause du grand vent qui s’était levé. Ce jardin, fermé de murs deux fois plus hauts qu’un homme, était, dans ce domaine si abrité, un abri plus protégé encore. Au dehors, nous voyions la rafale secouer les hautes branches des grands arbres ; nous l’entendions qui grondait au-dessus de nous, autour de nous ; et, au dedans, à peine un souffle remuait-il les arbustes plantés le long des allées. Des poires et des pommes s’enflaient doucement sous le feuillage. Les plates-bandes avaient pour haies des groseilliers et des cassis. Contre la muraille protectrice, des pruniers et des cerisiers s’étalaient en espalier. Les abeilles blondes, les guêpes jaunes, les bourdons velus se posaient avidement sur les dernières cerises, déjà trop mûres, et sur les premières prunes, déjà violettes et fendillées. Toutes sortes de fleurs poussaient dans cet enclos, surtout des pensées et des œillets, pour qui les anciens maîtres paraissaient avoir eu une prédilection singulière, car les variétés représentées là étaient innombrables. Aux quatre coins, des berceaux de verdure attendaient la sieste du promeneur, chacun avec ses sièges, exposés de façon que l’on pût, selon l’heure du jour, y venir prendre un rayon de soleil, – le pâle soleil de ce ciel du Nord. Tous les chemins de ce jardin de couvent étaient semés d’un cailloutis très fin, d’un ton presque bleuâtre, qui criait un peu sous les pas. Ce faible craquement, le gazouillis des rouges-gorges dans les branches, le bourdonnement des abeilles, la rumeur du vent au dehors et de la mer, un coassement de corbeau posé sur un des hêtres du parc, tels étaient les seuls bruits qui accompagnassent la causerie où nous nous laissions aller, Germaine de Corcieux et moi. Nous parlions de l’unique objet qui nous intéressât depuis ces derniers jours, des deux êtres qui avaient planté ces arbres, semé ces fleurs, disposé ces tonnelles, et puis, ayant vécu l’un près de l’autre, l’un de l’autre, sans avoir jamais besoin du monde, ils dormaient maintenant dans le même tombeau. Nous avions visité ce tombeau la veille. Il était placé parmi les hautes herbes dans la nef d’une antique abbaye, ruinée par les soldats de Cromwell, qui servait de cimetière. La comtesse Germaine était, cette après-midi-là, et dans ce paisible jardin clos, plus obsédée que je ne l’avais encore vue par le pathétique de ces deux destinées, si manquées au regard de l’opinion des Corcieux de France ; et elle trouvait, comme moi, que ç’avait été un de ces rêves réalisés que l’on ose à peine concevoir. La paire de chevaux, le demi-rang de perles, la saison à Cannes, – que toutes ces choses étaient loin de son gentil esprit à ce moment-là, tandis qu’elle me parlait de celles de ses amies qui s’étaient mal mariées, du bonheur qu’elle avait eu de rencontrer Maxime, de la crainte que lui causait quelquefois le monde, quand elle songeait à l’avenir de ce bonheur ! Enfin c’étaient de naïves et presque trop intimes confidences qu’elle n’eût jamais faites à un demi-inconnu, si certaines cordes très profondes n’eussent vibré en elle depuis son arrivée à Neptunevale. Tout en marchant à pas très lents, sur le sable bleuâtre de ces allées, je réfléchissais une fois de plus au mystère des âmes, et comme la créature, en apparence la plus frivole, la moins capable des hautes émotions du cœur, pouvait recéler les trésors de la plus belle sensibilité, à l’insu des autres, à l’insu d’elle-même ; quand, tout d’un coup, le plus vulgaire des incidents nous interrompit, elle, dans ses innocentes effusions, et moi, dans ma philosophie silencieuse… Ce fut d’abord, de l’autre côté du mur, l’appel perçant et répété d’un coq, puis une voix de petit garçon qui criait, dans un mauvais anglais à peine intelligible :
— « Cette fois je le tiens, je le tiens… » et avec douleur : « Ah ! il m’a fait trop mal ! » et la réponse d’une voix de femme qui disait : « La porte du jardin est ouverte, laisse-l’y entrer, il ne pourra plus s’échapper… » Et presque aussitôt nous vîmes par cette porte se précipiter l’objet de cette poursuite furieuse. C’était, en effet, un très grand et très beau coq qui s’enfuyait avec des appels de terreur et de colère, de toute la force de ses pattes. Ses ailes avaient déjà été liées par son bourreau, un des enfants de Paddy, – celui justement qui nous avait été présenté comme le filleul du comte Jules. Ce petit garçon tenait une pierre qu’il lança, sitôt entré dans le jardin, avec tant d’adresse et de force que le coq tomba étourdi. En deux bonds l’enfant fut sur la bête, la saisit avec des mains déchirées de coups de bec et qui prouvaient l’acharnement d’une lutte antérieure. Nous le vîmes qui s’en allait, chargé de sa proie, vers une vieille femme, apparue à son tour devant la porte et qui répétait :
— « Tiens-le fermement, Jules, tiens-le, tiens-le, mais sans l’étouffer. Il faut qu’il soit vivant pour que la chose réussisse… »
— « Je sens son cœur qui bat vite », répondait le petit garçon ; « mais allons, tante Harriet… Sans cela mon grand-père n’aurait qu’à sortir… »
— « C’est l’Harriet de la Banshee, celle qui n’a pas voulu nous voir », me dit Mme de Corcieux à voix basse. « Dieu ! Quelle sorcière ! Suivons-les pour savoir ce qu’elle veut faire de cette bête… »
— « Probablement du bouillon, tout simplement », répondis-je à voix basse aussi et en riant, « à moins qu’il ne s’agisse de quelque plat national qui vous est destiné… »
— « Le petit garçon n’aurait pas peur de son grand-père, s’il en était ainsi. Mais prenons bien garde qu’elle ne nous aperçoive pas… »
Tout en échangeant ces impressions chuchotées, nous étions arrivés jusqu’à la porte par où l’enfant, le coq et la vieille femme avaient disparu. Germaine de Corcieux avança la tête prudemment, puis elle me fit signe que nous pouvions nous risquer. L’allée du parc qui aboutissait au jardin était bordée de ces grands fuchsias dont j’ai déjà parlé, en ce moment tout fleuris. La jeune femme me fit m’engager à sa suite derrière ce buisson de grappes pourpres. J’obéis à son caprice, en commençant à croire qu’en effet nous allions assister à quelque scène singulière. Bien nous en prit de nous être cachés de la sorte ; car, à l’extrémité de l’allée, la vieille femme se retourna brusquement pour se rendre compte que personne n’avait pu la voir. Il faut convenir que son aspect justifiait les plus sinistres appréhensions. Elle était grande et d’une maigreur qui rendait encore plus frappante la lividité de son long visage. Elle se drapait dans un châle de laine noire, posé sur sa tête à la manière d’une mantille, et d’où s’échappaient des mèches de cheveux gris. Dans ses yeux bruns flottait toute l’angoisse exaltée d’une de ces demi-folles mélancoliques, qui, aux temps anciens, passaient tantôt pour des devineresses et tantôt pour des possédées. Quoique les savants modernes ne voient dans ces infortunées que des malades, ils sont obligés de leur reconnaître des dons singuliers d’imagination et d’intuition. Ainsi s’explique le prestige dont elles continuent de jouir parmi les simples et qui les revêt, par moments, d’une véritable majesté. Je vis Mme de Corcieux frissonner à l’aspect de cette étrange figure. Heureusement, la folle ne nous vit pas, et, rassurée par la solitude, elle reprit sa marche avec l’enfant, qui continuait de tenir le coq réservé à un sacrifice dont je n’oublierai jamais la sauvage horreur. La vieille femme et le petit garçon sortirent de l’allée, ils s’engagèrent le long d’un des bâtiments de la ferme et ils arrivèrent ainsi dans un cul-de-sac sur lequel donnait une porte. Ils étaient maintenant si absorbés que nous pûmes gagner, sans attirer leur attention, un hangar qui faisait face à l’endroit où ils se trouvaient. Là, dissimulés derrière un amas de bois coupé, nous vîmes – avec quel saisissement ! – la vieille femme tirer de sa poche un couteau, l’enfant lui présenter la tête de l’oiseau dans le cou duquel, à deux reprises, elle enfonça la lame, et, empoignant la bête à son tour, elle aspergea le sol du sang qui giclait par un jet noirâtre. Tandis qu’elle s’acharnait à cette affreuse occupation, une voix se fit entendre, qui appelait : « Harriet… Jules… » et le vieux Johnnie Corrigan lui-même déboucha d’un des bâtiments. Depuis que nous étions à Neptunevale, nous l’avons su plus tard, le principal souci du brave homme avait été de surveiller sa violente et irresponsable sœur. À tout hasard il était venu, vingt minutes auparavant, comme il faisait plusieurs fois par jour, vérifier si elle se tenait tranquille dans sa chambre avec le petit Jules, son gardien de cette après-midi. N’ayant trouvé ni l’un ni l’autre, il continuait sa recherche. Arrivé à l’angle de la ruelle, il aperçut le garçonnet qui se sauvait à toutes jambes dans l’autre direction, et, devant la porte, au fond, la vieille femme, son couteau d’une main, la bête égorgée de l’autre, qui ne s’interrompit pas du sanglant égouttement ; et elle lui cria, sans se retourner :
— « Qu’est-ce que vous me voulez, Johnnie ?… Il faut attendre que j’aie fini… »
— « Voilà donc à quoi vous vous occupiez, pendant que je n’étais pas là !… » dit le frère. Son rude visage, que nous voyions de profil, exprimait un mélange singulier de crainte et d’indignation, et son discours nous fit comprendre aussitôt que ces deux sentiments se mélangeaient dans sa pensée : « Êtes-vous une chrétienne ou non ? » continua-t-il d’une voix rude. « Le Père O’Shaughnessey ne vous a-t-il pas défendu vingt fois d’avoir rien à faire avec les esprits ? »
— « Le Père O’Shaughnessey n’a pas voulu venir les chasser lui-même », répondit la vieille Harriet. « Je m’aide comme je peux… Nos pères étaient d’aussi bons chrétiens que nous, et vous savez comme moi qu’ils n’ont jamais eu d’autre moyen d’empêcher les morts de revenir dans les maisons hantées… Ceux-ci ne reviendront plus… » répéta-t-elle avec solennité, en étalant, de sa main ridée, sur la pierre du seuil, le sang encore humide. « Ils ne reviendront plus… Je pourrai dormir sans voir mon vieux maître et ma vieille maîtresse. Depuis que ces autres sont ici, à courir dans toute la maison, comme des allumeurs de réverbères, leurs figures à eux étaient trop tristes… Je ne pouvais pas supporter cela… Je ne pouvais pas… Mais », acheva-t-elle, « je suis tranquille ; ils se vengeront ! »
Elle avait prononcé ces mots énigmatiques avec une énergie passionnée, qui parut l’avoir épuisée. Pendant une minute peut-être elle se tut, accroupie par terre, la tête couverte de son châle. Puis lentement, lentement, elle commença de se lamenter, jetant des gémissements rauques et inarticulés qui parurent rendre à son frère un peu d’énergie, car il était resté immobile et comme terrassé devant la vocifération de sa sœur. Cette fois il marcha droit vers elle, il lui prit des mains le coq égorgé et le couteau, plaça l’un et l’autre derrière une pierre, se réservant de faire disparaître plus tard, sans doute, ces restes révélateurs de cette scène de sorcellerie ; puis il saisit Harriet elle-même sous les bras, il l’enleva de terre avec une facilité qui prouvait quelle étonnante robustesse ce corps de paysan conservait malgré l’âge, et il l’emporta dans la maison en refermant la porte derrière lui.
Toute cette scène avait été si rapide et si fantastique à la fois que nous n’avions réellement eu, Germaine de Corcieux et moi, ni le temps, ni la présence d’esprit d’échanger un seul commentaire. Quand nous nous regardâmes, la porte de la maison fermée, je vis que ma compagne était très pâle et qu’elle tremblait. Je me rappelai ce que son mari m’avait dit, dès le premier jour, de ses tendances superstitieuses, et j’essayai d’arrêter net ce choc nerveux par des plaisanteries :
— « Si l’on vous avait dit », fis-je en riant, « que vous assisteriez jamais au sacrifice d’un coq par une magicienne irlandaise, avouez, madame, que vous eussiez été bien étonnée… »
— « Ne vous moquez pas », me répondit la jeune femme en me saisissant le bras. « Vous finiriez de nous porter malheur… Vous l’avez entendue : ils se vengeront !… »
— « Voyons », lui dis-je, tout à fait inquiet de son accent, « vous n’allez pas vous imaginer que le comte Jules et la comtesse Françoise ont choisi, pour revenir sur la terre, la chambre de cette vieille insensée, ni que le sang de ce coq égorgé sur la pierre du seuil va les faire rentrer dans leurs tombes, comme des diables dans une boîte… »
— « Je ne m’imagine rien », reprit la comtesse. « Mais je sais que j’ai peur… »
— « Peur de quoi ? » insistai-je.
— « Qu’ils ne se vengent vraiment, comme cette femme l’a dit… » répéta-t-elle ; et passant ses mains sur ses yeux, comme quelqu’un qui veut se réveiller d’un mauvais sommeil : « C’est cette maison, ce pays, ces gens, cette vie si différente de la nôtre et qui me fait l’effet d’un conte des Mille et une Nuits !… Vous allez croire que je suis folle… Ah ! n’y pensons plus… Mais », – et elle eut un éclair suppliant dans ses yeux bleus, – « attendez pour raconter à Maxime cette histoire de la vieille Harriet que je la lui aie dite moi-même. Pas avant que nous ne soyons partis d’ici, pour ne pas l’énerver à son tour… »
— « Je vous le promets », lui répondis-je. « Mais vous-même, promettez-moi de ne pas vous laisser aller à cette impression de tout à l’heure. »
— « Je vous le promets aussi », et elle se mit à rire d’un rire nerveux. « Vous voyez, c’est fini. Mais rentrons pour ne pas avoir l’air d’espionner ces pauvres gens. »
La charmante enfant était sincère dans son désir de se dominer, par amour pour la tranquillité de son mari, dont elle savait mieux que moi les scrupules, les hésitations, presque les remords grandissants. Elle y réussit durant toute la soirée, qui se passa de la manière la plus paisible, et sans qu’aucune allusion fût faite à la bizarre scène de mœurs locales dont un hasard nous avait rendus les témoins, Germaine de Corcieux et moi. Mais à mesure qu’approchait l’instant de nous séparer, je pouvais lire dans ses claires prunelles une terreur renaissante, celle sans doute de voir, elle aussi, apparaître dans les ténèbres de minuit le visiteur et la visiteuse d’outre-tombe dont la vieille Harriet avait si solennellement conjuré la présence. Et moi-même, – pourquoi le cacherais-je ? – enveloppé comme je l’étais depuis ces trois jours par la suggestion sentimentale qui s’exhalait de cet endroit, remué de mélancolie par le tableau du petit salon intime que notre groupe animait pour la dernière fois, assourdi par la rumeur du vent qui avait grandi encore et qui environnait Neptunevale d’une menace de tempête, je me laissais gagner à la contagion de cet énervement. Les deux portraits du comte Jules et de la comtesse Françoise suspendus au mur de cette pièce, et qui étaient justement parmi les plus récents, se fussent animés, – la vieille dame et le vieux gentilhomme fussent descendus de leurs cadres, que je n’en aurais pas été absolument étonné. Maxime de Corcieux lui-même, bien que très rebelle aux impressions de cet ordre, semblait mal à l’aise, et il me dit avec un véritable soupir de soulagement, quand nous nous serrâmes la main avant de nous quitter :
— « Nous ne passerons plus de soirées ici maintenant, et c’est heureux !… Cette maison est réellement trop triste… Si Crawford vient assez tôt, comme je le lui ai écrit, nous prendrons le train dans l’après-midi. À tout hasard je fais faire mes malles, et, ma foi, j’ai presque l’idée de traverser par le bateau de nuit… Mais si ce vent continue, nous danserons… »
Quand il s’agit de phénomènes qui offrent une apparence de surnaturel, le premier devoir de celui qui les rapporte est de n’omettre aucune des données qui autorisent une explication toute simple. Aussi ai-je tenu à mentionner avec une exactitude complète les incidents de cette après-midi et de cette soirée, quitte à enlever au dénouement de cette aventure un certain attrait de mystère. Je suis plus à mon aise maintenant pour raconter ce dénouement, sans essayer d’en tirer aucune conclusion. Quand je me retrouvai le lendemain matin, à la table du déjeuner, en face de Germaine de Corcieux et de son mari, je m’aperçus aussitôt qu’elle était plus nerveuse encore que la veille. Le battement de ses paupières, son anxiété, sa voix, sa pâleur, tout disait qu’elle avait passé une nuit très troublée. Mais comme elle ne fit aucune allusion à la vieille Harriet ni aux revenants, ni au sanglant exorcisme par le sacrifice du coq, je jugeai qu’elle avait été la victime d’une insomnie trop naturelle après la forte secousse de la veille. Cette nervosité s’accrut à mesure qu’approchait l’instant de l’arrivée de M. Crawford, et, lorsque le car qui amenait l’usurier s’arrêta devant la porte, je pus voir les mains de la jeune femme se crisper dans un tremblement presque convulsif. Cependant elle ne dit pas une parole à son mari qui révélât le véritable motif de cet état singulier :
— « Vous me permettrez de ne pas assister à la conférence ?… » fit-elle simplement, en se levant et en indiquant qu’elle allait sortir par une autre porte.
— « Je compte sur vous », répondit Maxime en s’adressant à moi, « pour lui faire entendre raison, pendant que j’achève cette ennuyeuse affaire ? »
— « Eh bien ! » me dit la jeune femme, quand nous fûmes tous deux hors de la maison, « je les ai vus !… »
— « Vous les avez vus ? » répétai-je sans avoir le courage de recommencer mes railleries, tant il y avait de conviction épouvantée dans tout son être.
— « Oui, je les ai vus… Pas comme Harriet », ajouta-t-elle. « Car c’est en rêve seulement, et je sais tout ce que vous pourrez me dire des rêves. Je me le dis moi-même, depuis ce matin, pour m’empêcher d’en parler à Max… Nous étions, lui et moi, dans une barque, sur cette espèce de chenal que la chaussée traverse pour venir ici… L’eau était très calme d’abord. Elle a commencé de s’agiter, de s’enfler, d’écumer, et le vent de souffler avec une force extraordinaire… Nous étions tout près du rivage, et je me tournais vers Max pour lui dire de ramer afin de rentrer, quand je vis, assis derrière lui, au fond du bateau, le comte Jules et la comtesse Françoise, exactement dans le costume qu’ils portent dans un des tableaux. Ils me regardaient avec des yeux qui me glacèrent d’une telle terreur que je ne pus parler, – et au même moment une énorme vague s’abattit sur nous. Je me sentis tomber dans la mer, et Max aussi. Mon angoisse fut si forte que je me réveillai » termina-t-elle en mettant la main sur son sein, « avec un tel battement au cœur !… J’en ai encore mal… »
— « Tout cela est pourtant bien facile à expliquer », lui répondis-je ; « et si vous voulez, nous allons retrouver à nous deux les éléments de ce cauchemar… La scène d’Harriet égorgeant le coq vous a impressionnée très fortement. Vous avez pensé aux revenants. Le vent d’hier au soir était terrible, et votre mari a parlé d’une mauvaise traversée… Mettez ces petites choses ensemble et vous avez votre rêve… »
— « Non », dit-elle, d’une voix si basse que je l’entendis à peine, « c’est un avertissement… »
— « Un avertissement ? » interrogeai-je. « Et de quoi ? »
Elle ne releva pas ma question, et je n’osai pas insister. Lui faire préciser ses idées par la parole, c’était trop risquer d’accroître la fièvre de superstition dont elle était saisie. Nous marchâmes quelques instants en silence, deux minutes peut-être, sous une des charmilles de tilleuls taillés qui contournent le jardin. Nous pouvions apercevoir à l’horizon la ligne bleuâtre de la lagune, en ce moment à demi pleine. Les yeux de la jeune femme se fixaient sur le miroitement fascinateur de cette eau avec une expression qui devint réellement si anxieuse que je lui demandai :
— « Est-ce que vous vous sentez moins bien ? Il faut peut-être rentrer ? »
— « Oui », dit-elle, d’une voix saccadée, « il faut rentrer. » Elle répéta : « Il faut rentrer et vite, vite… » Puis, sans plus tenir compte de ma présence, et se parlant tout haut à elle-même : « Non, je ne le laisserai pas faire cela. Je ne peux pas… Je ne dois pas… Mon Dieu ! » cria-t-elle, comme si elle avait de nouveau sa vision de la nuit et d’un accent de détresse, « permettez que j’arrive à temps !… » – Et voici qu’elle se mit à courir dans la direction de la maison, de toute la force dont elle était capable. Je ne tentai pas de la retenir, tant j’avais été saisi par la brusquerie de sa résolution. Je vis sa fine silhouette, si gracieuse et svelte dans sa toilette de voyage en drap gris, disparaître derrière la porte de la vieille bâtisse, qu’elle allait évidemment défendre contre la destruction, en essayant d’empêcher que son mari ne la vendît à Crawford, – malgré la paire de chevaux, malgré le joaillier de la rue de la Paix et son rang de perles, malgré Monte-Carlo et ses tentations !… Je la regardai, cette bâtisse. Qu’elle était vénérable et jolie, intime et romanesque ! Songeant à ce qu’il tenait d’humanité entre ces murs où frémissait le lierre, dans ce parterre à la française où rêvait le « Neptune », sous ces beaux arbres qu’un vent pareil à celui de la veille continuait de faire frissonner, je me souviens que je souhaitai de tout mon cœur que cette folle démarche – provoquée par un si enfantin motif – réussît pourtant ; et lorsque j’aperçus Crawford qui sortait lui-même de la maison et qui remontait dans le car, son large visage contrarié jusqu’à la colère, j’eus une seconde de réelle satisfaction que la réponse de Maxime de Corcieux confirma presque tout de suite.
— « Eh bien ? » lui demandai-je.
— « Eh bien », dit-il en haussant les épaules. « Vous m’aviez promis de faire entendre raison à Germaine, et elle m’arrive là dans un moment où le Crawford commençait à me porter sur les nerfs !… Elle me raconte un rêve auquel je ne comprends rien. Elle pleure. Elle supplie… Enfin c’est brisé. Je ne vendrai pas Neptunevale… Ce n’est pourtant pas raisonnable. Et tout cela pour cet absurde rêve !… Que je m’en veux d’être si faible avec elle !… »
— « Ah ! » dit sa femme, en lui prenant le bras et le tutoyant devant moi pour la première fois, « pense au bonheur de ces pauvres Corrigan quand tu vas leur annoncer que tu gardes la maison, et eux avec, s’ils veulent rester… »
……
Quarante-huit heures après cette décision si comiquement inopinée, et comme nous étions à prendre le thé dans le même petit salon, et servis par les deux filles du vieux Corrigan, transfigurées du contentement de ne pas quitter Neptunevale, Germaine de Corcieux qui ouvrait distraitement un journal de Dublin – lequel continuait d’arriver à l’adresse du comte Jules – poussa soudain un petit cri. Elle paraissait ne pas en croire ses yeux que dilatait l’épouvante, et, de sa main, qui cette fois tremblait plus encore qu’à la seconde où elle me racontait son rêve, elle nous montrait, à son mari et à moi, un de ces titres sensationnels comme les aiment les feuilles anglo-saxonnes : « Terrible collision en mer près de Holyhead. – Quarante vies perdues. » Et l’article décrivait un abordage dans le brouillard, où le bateau parti de Dublin la veille au soir avait sombré. Plus de quarante passagers s’étaient noyés.
— « Tu vois », disait-elle à Maxime, « tu vois que ce sont bien eux qui sont venus m’avertir, et que nous avons bien fait de les écouter ! »
Elle regardait, en parlant, les deux portraits qui continuaient, immobiles, de montrer le long du mur leurs vieux visages travaillés par la vie, et elle avait dans ses prunelles bleues des larmes de reconnaissance, tandis que Maxime répondait :
— « C’est une coïncidence très étrange, très étrange… » répéta-t-il ; puis, lisant l’article à son tour, il haussa les épaules : « Ce n’est pas la malle », dit-il, « et par conséquent nous aurions pris l’autre bateau… »
Du point de vue de la raison, en effet, le scepticisme du jeune homme avait raison. Ce drame de mer, survenu après le rêve de la jeune femme, représentait un de ces hasards qui s’expliquent par une coïncidence comme il s’en produit une sur dix millions de cas. Il n’en est pas moins certain qu’un hasard aurait pu décider les deux jeunes gens à partir par le bateau du naufrage, et Germaine avait-elle absolument tort de croire qu’elle avait été sauvée par les deux anciens maîtres de Neptunevale ? Il y a tant de manières pour les morts d’agir sur nous, et qui osera dire qu’il ne reste pas un peu de leur âme, agissante et vivante, dans les endroits où ils ont aimé, de cet amour, plus fort que la tombe, qu’avaient connu les Morts de Neptunevale ?
Septembre 1896.
FIN
Texte libre de droits.
Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :
Ebooks libres et gratuits
http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits
Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/
—
Juin 2019.
—
— Élaboration de ce livre électronique :
Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : YvetteT, PatriceC, RaymondeL, FrançoiseS, Coolmicro.
— Dispositions :
Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…
— Qualité :
Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l’original. Nous rappelons que c’est un travail d’amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.
Votre aide est la bienvenue !
VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.