Emmanuel BOVE

MONSIEUR THORPE ET AUTRES NOUVELLES

(1928-1945)

PREMIÈRE PARTIE

 

Œuvres publiées du vivant de l’auteur

 

Monsieur Thorpe, Lemarget, 1930.

Rencontre,
ensemble de nouvelles parues à la suite du roman
La Dernière Nuit, Gallimard, 1939.

Le Jeune Frère, in Le Crapouillot, 1928.

Un malentendu, in Les Œuvres Libres, n° 108, Fayard, 1930.

Une offense, in Livre des Lettres, n° 5, Robert Laffont, 1945.

Petits Contes, Les Cahiers Libres, 1929.

MONSIEUR THORPE

C’est en 1910 ou 11 que se passa l’histoire que je vais vous conter, l’année, je crois, de la mort de Massenet. J’habitais alors Genève où je faisais mes études. Étant né en 1894, j’avais donc 16 ou 17 ans. Je me souviens très bien que c’est rue de l’École de Médecine que j’appris la fin du compositeur et que cette nouvelle m’impressionna beaucoup car, à cette époque, toutes les morts, du moment qu’elles étaient celles de gens dont je connaissais l’existence, me bouleversaient. Je me souviens très bien également que ce fut cette année que Védrines fit une chute que l’on crut longtemps mortelle et que j’allais, chaque après-midi, à trois heures, à la sortie du collège, lire les dernières nouvelles sur la santé de l’aviateur, devant le journal La Suisse.

Mes parents, qui avaient quitté Genève, m’avaient confié à une jeune veuve, Mme Le Verrier, qui tenait une pension rue de Candolle, rue toute proche du jardin des Bastions où je me rappelle avoir assisté pour la première fois à une représentation cinématographique en plein air. De Menton, où ils s’étaient retirés, mes parents m’envoyaient l’argent de ma pension et de mes menus besoins, mais toujours à des dates différentes, tantôt en avance, tantôt en retard, ce qui, en ce dernier cas, n’allait pas sans me créer des complications. Je devais envoyer télégramme sur télégramme pour calmer mon hôtesse, emprunter à des camarades pour mes goûters et mes cahiers. Cependant, pour rien au monde, je n’eusse voulu que mon père acquittât ma pension directement, ce qui m’eût épargné tous ces ennuis. Avant son départ, j’avais insisté pour que l’argent me fût envoyé personnellement. Cela me donnait comme un avant-goût de cette indépendance que je désirais tant. Il me semblait que j’étais déjà un homme. Ces retards, les explications que je devais donner à mon hôtesse, me confirmaient dans cette opinion. J’étais fier d’avoir des soucis et c’était non sans un certain contentement que je jouais au débiteur accablé.

Mme Le Verrier pouvait être âgée d’une trentaine d’années. Elle était grande, blonde, mince. Elle était de ces femmes qui s’imaginent que tous les Français ne pensent qu’à plaire aux femmes et à les faire, ensuite, souffrir. Tous les pensionnaires, des jeunes gens comme moi pour la plupart, entretenaient pour elle un amour secret. Ils lui dédiaient des poèmes, lui apportaient des fleurs. S’ils la rencontraient en ville, ils la saluaient, pâles ou rougissants, avec l’espoir qu’elle s’arrêterait pour leur parler. Mais elle passait son chemin, non sans avoir préalablement souri, elle qui, dans ses fonctions de directrice, demeurait toujours grave. Elle ne voulait surtout pas qu’on la prît pour une commerçante. Mais comme elle ne voulait pas non plus qu’on profitât de son désintéressement, elle avait deux attitudes : sévère à la pension, détachée au dehors. Elle dirigeait d’ailleurs sa maison ainsi qu’une famille, mais s’il y avait bien des détails qui faisaient illusion, comme la possibilité d’avoir des briques chaudes, de suivre un régime, de prendre ses repas dans sa chambre si l’on était malade, il manquait cependant la cordialité. Les attentions avaient quelque chose de semblable à celles des grands restaurants. Tout était confortable, mais froid. Si on avait une réclamation à formuler, une faveur à solliciter, on ne pouvait le faire à moins que ce ne fût extrêmement grave, et encore fallait-il, avant que Mme Le Verrier accordât une audience, attendre plusieurs jours. Son appartement privé se trouvait à l’étage au-dessus. Comme elle ne daignait jamais descendre, il fallait que le pensionnaire vînt à elle. Elle le recevait comme un invité, le présentant aux amis qui pouvaient se trouver là. Il devait donc parfois exposer les raisons souvent ridicules de sa visite devant des tiers. Elle transportait alors cette réclamation sur un plan général. Elle demandait à son entourage si ailleurs on eût accédé à pareil désir. Un pensionnaire anglais désirait-il de la confiture d’oranges à son petit déjeuner qu’elle interrogeait ses amis : « Croyez-vous vraiment que cela soit tellement indispensable à des jeunes gens vigoureux ? Il me semble que c’est de la pure gourmandise. Je sais qu’en Angleterre c’est la coutume, mais ici, pensez-vous que cela puisse se faire ? La confiture d’oranges n’est pas si saine qu’on le prétend. Vous n’en prenez pas n’est-ce pas ? Moi non plus. Enfin nous allons voir. » On devinait que, par amour-propre, elle évitait tout ce qui la mettait dans la situation d’une directrice de pension. Ce commerce n’était à ses yeux qu’un capital. Elle ne voulait pas s’en occuper, pour le faire fructifier, plus qu’elle ne l’eût fait pour une somme d’argent. Son banquier, en l’occurrence ; était une vieille servante qui dirigeait les domestiques. Elle s’occupait de tout. Ce n’était que le soir qu’elle se rendait chez sa maîtresse qui, on le devinait, devait malgré son apparente indifférence, lui poser une foule de questions.

Souvent, à cause du manque de ponctualité de mes parents, j’avais affaire à elle plus particulièrement que les autres pensionnaires. J’en ai gardé le souvenir de démarches excessivement pénibles. Ainsi, lorsque je montais chez elle pour la prier de patienter, pour lui affirmer que j’attendais de l’argent d’un jour à l’autre, elle était d’une froideur d’autant plus grande que c’était de l’indignation qu’elle eût voulu montrer. Tout en elle semblait dire que je la mettais dans l’embarras, que je ne me conduisais pas comme un jeune homme bien élevé, qu’elle ne pouvait évidemment pas me chasser, que je le savais et en profitais pour exercer sur elle une sorte de chantage. Puis elle quittait le salon sans me prier de partir comme si elle allait revenir. J’attendais plusieurs minutes seul. Enfin, une porte s’ouvrait et la bonne me reconduisait en m’annonçant que Madame, réflexion faite, n’avait plus rien à me dire. Le lendemain, elle me faisait appeler et, parce que sans doute elle se sentait plus à l’aise au cours de cette deuxième entrevue, elle me demandait simplement quand je prévoyais pouvoir « en finir avec cette petite chose ». Je fixais une date toujours trop rapprochée à cause de cette peur qui ne m’a pas encore quitté de déplaire, et quand, au jour promis, je ne pouvais tenir mon engagement, la même scène se renouvelait. À peine l’avais-je priée d’attendre encore quelques jours que son visage devenait sévère, qu’elle me regardait avec méchanceté presque, qu’elle remuait nerveusement ses doigts, qu’elle partait précipitamment ainsi qu’une femme qui ne peut plus se retenir de pleurer.

Mais le plus curieux était que tous les autres pensionnaires admiraient Mme Le Verrier et m’en voulaient de la contraindre en quelque sorte à redescendre sur la terre. Ils avaient pour elle toutes les délicatesses. Ainsi que je l’ai dit tout à l’heure, ils lui apportaient des bouquets de roses et, au printemps, ceux qui s’étaient rendus aux Avants pour les vacances de Pâques, des narcisses. Moi seul ramenais notre hôtesse à la réalité, sans le vouloir bien entendu. Aussi vivais-je dans une atmosphère d’hostilité. On me considérait comme un mauvais camarade. On ne me parlait presque pas. J’étais un peu dans la situation (de comédie légère) de celui qui ne fait pas chorus avec l’ensemble des adorateurs sportifs d’une jeune fille et qui, finalement, est vertement corrigé par eux. Le public aime la bonne humeur de tous ces jeunes hommes, leur désintéressement, leurs efforts pour conquérir une jeune fille, le contentement dénué de toute envie qu’ils manifestent lorsque, cette dernière, ayant fait son choix, ils viennent féliciter cordialement le rival heureux. Oui, ce public est bien semblable à ce qu’étaient mes camarades.

Ma chambre donnait sur une sorte de cour dont je n’ai jamais revu l’équivalent. Les voitures ne pouvaient y entrer, mais elle était traversée, en diagonale, par un trottoir sur lequel allaient et venaient sans interruption des piétons. Ce raccourci à part, cette cour était aussi intime, aussi cachée que si elle eût été fermée. Des locataires y tiraient leurs meubles pour faire le ménage, y déjeunaient en été, y passaient des après-midi entières, assis dans des fauteuils, à lire ou à coudre. Souvent je me mettais à la fenêtre où je restais parfois une heure entière à regarder le va-et-vient, à rêver à mon avenir, à imaginer la vie que je mènerais quand je serais marié. Fait curieux, je me voyais toujours rentrer chez moi et demander à la femme de chambre qui m’ouvrait : « Est-ce que Madame est là ? » Pendant deux ou trois ans de ma vie, il ne s’est pas passé une journée sans que je pose cette question à une servante imaginaire, si bien qu’aujourd’hui, lorsque cela m’arrive réellement de poser cette question, je ne peux m’empêcher de penser à ces années lointaines. Dans cette chambre qui, à l’origine, avait dû être la salle à manger et sur laquelle donnaient trois portes à double battant, j’ai passé douze mois de mon existence, des mois que je n’oublierai jamais, des mois d’hiver, des mois d’été. J’ai su comment il fallait s’organiser dans cette chambre quand il faisait une chaleur torride, quand il faisait un froid glacial. À peine entré, je m’y enfermais toujours. Mon premier soin était de retirer les clefs pour que les rondelles de métal, en retombant, masquassent les trous des serrures. Car c’était un de mes désirs les plus vifs que de me sentir à l’abri, dans un lieu où seul j’avais le droit de pénétrer, un désir de repliement que je peux comparer à celui que j’ai eu également de posséder un terrain, même minuscule, mais si vaste puisqu’il m’appartenait à l’infini en profondeur, un terrain dans le sous-sol duquel j’eusse creusé un palais, quitte à empiéter sous les propriétés voisines puisque personne ne l’eût su. Mais tout cela est la jeunesse et il serait trop long de m’attarder ici sur l’extraordinaire floraison de désirs qu’elle fit naître en moi. Quand je serai plus vieux et que je me tournerai vers le passé, il me sera plus doux qu’aujourd’hui de revivre ces années. À présent, c’est de M. Thorpe que je veux parler et non de ma personne. Cette amertume, ce regret de la vie morte que j’aime tant à sentir dans les souvenirs ou les mémoires, on ne les trouvera point dans ce récit. S’il est encore question de moi dans les lignes qui vont suivre, du jeune homme que j’étais à seize ou dix-sept ans, c’est uniquement dans le but de rendre plus compréhensible l’étrange personnalité de M. Thorpe.

Si je me le rappelle bien, j’étais alors d’une très grande timidité apparente. Que l’on pût me soupçonner d’une mauvaise pensée ou d’être intéressé me rendait malade. Le moindre reproche me bouleversait. Pour un rien je rougissais. Pourtant, malgré tous ces scrupules, je commettais sans cesse des actes indélicats. Je me trouvais ainsi continuellement dans des situations désagréables, celle en particulier d’avoir à me justifier d’un acte que je savais laid et que j’avais tout de même commis, de m’en défendre auprès de gens à qui je donnais mille fois raison. J’avais ainsi acquis peu à peu dans mon entourage une réputation de fausseté. Celui-ci se composait surtout d’amis de mes parents, et de jeunes gens semblables à moi. Les premiers, je les rencontrais quelquefois en ville. Ils appartenaient à tous les mondes, mais en particulier à celui de la petite bourgeoisie genevoise. Je me souviens très bien que mon père avait toujours eu une prédilection pour les gens les plus effacés, pour les gens qui n’avaient jamais éprouvé ni de grandes joies ni de grandes douleurs. Il s’appliquait à ignorer leur égoïsme et leur médiocrité pour ne voir en leur vie qu’équilibre. Il vantait leurs mérites, les enviait, citait les paroles qu’ils prononçaient, admirait leur bon sens. Par la suite, je me suis aperçu que cette tendance de mon père était commune à tous ceux qui avaient supporté de grandes privations.

Je vivais donc sans conseils, sans famille, déjà livré à moi-même. Je n’avais pourtant pas une soif très grande d’amitié puisque je ne me souviens pas d’avoir souffert le moins du monde de mon isolement. Mon imagination était trop active, « travaillait plus que le reste » comme disait un de mes professeurs. J’attendais trop de l’avenir pour m’apercevoir seulement que je menais une existence particulière. J’attendais simplement le jour où je serais indépendant.

*

Avant que mes parents eussent quitté Genève, nous habitions dans une maison neuve de la rue de l’École de Médecine, au sixième étage. Le balcon qui longeait les fenêtres de l’appartement était fleuri de plantes grimpantes. Ma mère avait toujours aimé les fleurs et, quand nous demeurions à Paris, que de fois sommes-nous allés, près de la Samaritaine, acheter des graines ! Elles étaient enfermées dans de petits sachets sur lesquels la fleur qu’elles donneraient était déjà peinte. Comme il me tardait de les planter, et, surtout, de les voir germer hors cette terre noire qui, privée du contact de la vraie terre, me semblait ne pas posséder plus de vertus que l’eau d’un bocal où se meut un poisson ! Ce fut dans cet appartement que je vis pour la première fois M. Thorpe. Mon père l’avait amené à déjeuner, mais ainsi qu’il faisait toujours, sans prévenir ma mère. Je n’avais absolument prêté aucune attention à ce convive, et sans les relations qui suivirent, je crois qu’il eût disparu à tout jamais de ma mémoire. Car, à table, j’étais toujours absent. Je n’avais qu’une pensée, finir rapidement le repas afin de m’éclipser. C’était un supplice pour moi d’attendre que mes parents eussent achevé. Aussi, quand nous avions un hôte et que le repas se prolongeait, je sentais sourdre en moi une grande colère à l’endroit de l’invité qui, sans s’en douter, m’obligeait à rester à table. Finalement, lorsque je pouvais me lever, j’éprouvais un tel soulagement que j’oubliais presque aussitôt celui qui était cause de la lenteur du repas.

J’avais donc complètement oublié M. Thorpe lorsqu’au printemps de l’année 1910 ou 11, je l’aperçus au parc de l’Ariana. Il était assis face au lac et regardait au loin le Mont-Blanc, semblable, vu de cet endroit, au chapeau de Napoléon, ainsi que le disent les petites brochures de propagande. Je ne l’avais pas reconnu mais son visage, l’ensemble de sa personne, m’étaient familiers. J’allais continuer mon chemin, lorsque, tout à coup, il se leva, me sourit et vint à moi. Je m’arrêtai et attendis qu’il m’apprît qui il était, mais il ne paraissait pas s’apercevoir que je ne me rappelais pas son visage. Tout de suite il me demanda comment allaient mes parents. Quand je lui appris qu’ils étaient partis pour le midi de la France, il eut une mine si surprise et si inquiète que je craignis tout à coup d’avoir dévoilé l’adresse de mon père. Au même moment, je me souvins du déjeuner qu’il fit chez nous et je le revis parlant à mes parents. Était-il leur ami ? Je l’ignorais. C’est une faiblesse des enfants de ne pouvoir évaluer le degré d’amitié qu’ont leurs parents pour leurs relations. Ainsi, il m’est arrivé de saluer dans la rue des gens qui étaient des ennemis mortels de mon père sans que je le susse. Et quand, plus tard, la vérité m’a été révélée, je me souviens de mon étonnement qu’ils m’eussent répondu avec un sourire si affable. M. Thorpe me demanda encore dans quelle ville du midi mon père s’était retiré. « À Menton », répondis-je sans oser mentir : car j’avais de commun avec la plupart des enfants ayant assisté de trop près aux luttes de leurs parents, cette appréhension continuelle de leur nuire, de les trahir, de les livrer, de les voir prisonniers à cause de moi, cependant qu’ils me regarderaient, moi, la cause de leur malheur, avec tristesse et impuissance. Que mon père pût être un jour battu, maintenu captif par d’autres hommes, me poursuivait. C’était maladif. Lorsque j’étais très jeune, si l’on frappait à notre porte, mon cœur battait, j’étais en nage, tellement je redoutais qu’on ne vînt l’enlever. Et quelques années plus tard, quand j’appris que l’on n’avait pas le droit de violer un domicile la nuit, je fus, sans m’en rendre exactement compte, soulagé de cette appréhension mystérieuse.

— Ils ne vont pas revenir ? poursuivit M. Thorpe.

Ce fut avec brusquerie, avec le besoin peut-être trop visible de réparer la gaffe que je croyais avoir commise en donnant l’adresse de mes parents, que je répondis : « Oh ! non, ils ne reviendront plus ! » Ainsi, je pensais tuer définitivement en M. Thorpe le désir qu’il pouvait avoir de les retrouver afin de leur réclamer quelque chose car, sans doute parce que mon père n’avait pas prévenu son ami de son départ, je supposais qu’il s’était rendu coupable d’une petitesse.

— C’est très ennuyeux, ajouta M. Thorpe.

Une inquiétude vague commençait à m’envahir. Qu’avait-il pu se passer entre les deux hommes ? Je regrettais, à présent, de m’être arrêté, d’avoir traversé ce parc. Parce que j’étais un tout jeune homme et que je venais de découvrir cette vérité, il m’apparut que c’étaient toujours des événements en apparence insignifiants qui déclenchaient les catastrophes. Mais M. Thorpe continua avec douceur :

— C’est très ennuyeux parce que j’aimais beaucoup votre père et que de le savoir si loin me cause brusquement un sentiment de profond isolement. Quel bonheur vous avez d’avoir un tel père ! Et il vous aime tant. Il vous adore !

Je poussai un soupir de soulagement. Puis, subitement, j’eus pour ce vieil Anglais une sorte de respect, non pas à cause qu’il témoignait une si grande amitié à mon père, mais parce que cela me paraissait tellement aristocratique d’avoir le visage ridé comme par la crainte de n’être pas remboursé d’une dette alors que c’est un noble sentiment qui enlaidit ainsi les traits. C’était, pour moi, l’indice que cet homme ne prêtait jamais, ne pouvait prêter attention à ces basses questions d’intérêts dont j’ai tant souffert dans ma famille, sans quoi il n’eût pas eu cette mine, de crainte justement que je ne pusse le soupçonner. S’il avait été intéressé, il eût su qu’une telle contraction des lèvres eût signalé un tout autre sentiment que celui qu’il éprouvait. Il était donc pur au point de pouvoir porter sur son visage les signes des plus mesquines pensées au même instant qu’il regrettait profondément un ami. De tels hommes sont semblables aux bêtes, qui, en jouant, ont l’air de se battre. Ils n’ont que les apparences du mal et l’attirance qu’ils ont exercée sur moi ne s’est évanouie que plus tard, que lorsque ma vie est devenue normale et que je n’ai plus rien eu à redouter.

— Et vous ? continua-t-il, vous êtes sans doute resté dans notre ville pour terminer vos études ?

— Oui. (Une sorte de fierté m’a longtemps empêché de dire Monsieur ou Madame. Aujourd’hui, je me suis corrigé de ce défaut. Pourtant, quand je me trouve en face d’un chef de cabinet, d’un directeur, d’un homme occupant quelque fonction importante, un obscur sentiment m’arrête encore au moment de prononcer le titre.) Oui. Mon père m’a mis en pension. La directrice est une de ses amies.

— Ah ! De quelle pension voulez-vous parler ?

— La pension Le Verrier.

— Le Verrier ? Le Verrier… Le Verrier… C’est un nom qui a quelque chose de tellement net…

Il parut chercher dans sa mémoire s’il connaissait cette pension puis, au bout d’un instant :

— Elle doit être très bonne pour vous, Madame Le Verrier, si elle est l’amie de votre père.

À l’intonation je compris que M. Thorpe avait conservé un souvenir très cher de mon père. Quelque chose pourtant m’intriguait. Comment ces deux hommes avaient-ils pu s’entendre ? Car il ne me semble pas que deux êtres aussi différents eussent pu être réunis. Cependant que l’un était froid, distant, raisonnable, respectueux, l’autre considérait la plupart des gens comme des imbéciles et ne se donnait même pas la peine de cacher sa pensée. Depuis, j’ai remarqué que l’on rencontrait fréquemment, chez certains Anglais, particulièrement chez ceux qui se fixent à l’étranger, une méconnaissance aussi totale de leur entourage. Car, je l’ai su par la suite, M. Thorpe ne savait même pas qui était mon père. Il subissait simplement son charme. Peut-être devinait-il confusément la distance qui existait entre lui et son ami, et se sentait-il simplement attiré par une existence si différente de la sienne.

M. Thorpe me portait un intérêt croissant. J’avais l’impression qu’il espérait découvrir en moi ce qui lui avait échappé en mon père, que dans son esprit, il était plus facile de pénétrer la jeunesse que l’âge mûr. Mais il s’employait sans le moindre don d’investigation, remarquant seulement que j’étais plus grand que mon père, que j’avais certains de ses gestes. Il mettait un zèle à nous voir semblables, à trouver les points que nous avions de commun ; il me parut avoir cette illusion étrange de retrouver chez les enfants ce que l’on a aimé chez les parents, fortement enracinée en lui. Le plus curieux est que cette illusion que je n’ai jamais eue a été la base de nos relations. Ne doit-on pas chercher dans ce déséquilibre la cause de tout ce qui va suivre ?

M. Thorpe devait avoir une cinquantaine d’années. Il était grand et d’une maigreur telle que, malgré moi, je ne pouvais m’empêcher de me le représenter nu. Ses mains étaient longues et décharnées. Il avait des cheveux gris, coupés très courts, et des yeux d’un bleu si lumineux que de son être entier ils apparaissaient en premier. Pendant quelques minutes on ne voyait qu’eux. Ils donnaient au visage une expression tellement pudique, délicate, candide. Dans ma vie, j’ai rarement rencontré des êtres semblables. Mais, chaque fois que cela m’est arrivé, j’ai ressenti une sorte de malaise. Il me semblait alors que j’étais d’une telle bassesse, que j’avais si peu de noblesse, que j’en soufrais. Tout ce qu’il y avait de trouble dans ma vie, tout le mal que j’avais fait, me remontait au visage. Les vices contre lesquels j’avais d’abord lutté et avec lesquels je m’étais par la suite familiarisé au point d’ignorer que je les avais, redevenaient brusquement aussi effrayants que les premières fois. Mon aspect physique lui-même me dégoûtait. Il me semblait que j’étais grossier, vulgaire et laid. Lorsque ces êtres d’élite me témoignaient quelque gentillesse, j’avais comme l’impression de les tromper odieusement, ou, ce qui était encore plus pénible, l’impression que ce n’était qu’à cause de leur extrême délicatesse qu’ils ne me montraient pas qu’ils savaient qui j’étais. Dans ce parc, en face de M. Thorpe, je souffrais également pour mon père. Il me semblait qu’il était bien impertinent d’être parti ainsi sans prévenir son ami. Je m’efforçais de l’excuser. Mais M. Thorpe ne paraissait même pas s’apercevoir de la désinvolture de mon père. Il s’inclinait devant ce départ comme devant une fatalité, sans garder la moindre rancune, trouvant même autant de raisons de s’intéresser à moi que si mon père était resté en relations avec lui. Il y avait quelque chose d’infiniment touchant dans cette acceptation. M. Thorpe n’était même pas chagriné. Il semblait vivre dans un rêve. Une joie réelle était peinte sur son visage d’avoir retrouvé le fils de ce même ami qui l’avait abandonné.

Finalement, je fis comprendre à M. Thorpe que je devais rentrer. Il ne me retint pas une seconde et je compris qu’il devait en être toujours ainsi. Eût-il revu, après plusieurs années, un ami qui, après quelques minutes d’entretien, manifestait déjà le désir de s’éloigner, qu’il n’eût j’en suis certain pas tenté davantage de le retenir. Pourtant il me fit promettre de venir prendre le thé, chez lui, le samedi suivant. Puis il se sépara de moi avec les ménagements qu’il eût eus pour une personne de son âge. Plus tard, je me suis aperçu qu’il ignorait vraiment le rang de ses interlocuteurs, qu’il parlait à tout le monde avec la même déférence, qu’il ne choisissait pas ses amis, qu’il suffisait de l’approcher sous un prétexte quelconque pour qu’il se répandît en amabilités. Mais sur le moment, cette urbanité me frappa tellement que, une fois éloigné, je ne pus m’empêcher de me retourner. Il s’était rassis et cela me le fit paraître encore plus raffiné. C’était donc pour moi qu’il était resté debout.

Je dois dire pourtant que je n’attachai pas une très grande importance à cette rencontre. Parce qu’elle avait fait naître en moi des réflexions inattendues, qu’elle avait mis en mouvement mon esprit, j’y pensais encore une heure peut-être ; mais aucune curiosité ne me poussait à connaître davantage cet homme étrange. La visite que j’avais promis de faire m’apparaissait déjà comme une corvée. À dix-sept ans, on ne peut vraiment s’intéresser qu’à soi. Comme je rentrais en suivant les rues basses, je me surpris à contempler une devanture. J’avais déjà oublié M. Thorpe.

*

Le samedi, pourtant, je me rendis à Grange-Canal, petite agglomération située à quinze cents mètres de Genève, où M. Thorpe avait loué une villa modeste perdue au milieu d’un vaste jardin dont un côté longeait la route. Les haies le dissimulaient aux passants mais non aux usagers du tramway. Debout sur la plate-forme, ceux-ci plongeaient dans la propriété lorsque ce tramway qui laissait, en été, derrière lui, une traînée de poussière telle que les rails se confondaient presqu’aussitôt avec la route, passait. J’étais un peu embarrassé de rendre cette visite, d’autant plus que je sentais confusément que mon père s’était mal conduit avec M. Thorpe et que j’appréhendais de me trouver dans la situation de l’homme sur qui, bien qu’il soit innocent, retombe la faute des siens, situation particulièrement désagréable quand on est jeune et que la part de responsabilité paraît naturelle. Lorsque j’eus sonné à la grille, une jeune servante vint m’ouvrir et, par l’allée principale, me conduisit jusqu’à la villa ou plutôt jusqu’à la maison. Celle-ci était vieille et me donna, à première vue, l’impression d’être déserte. Toutes les fenêtres étaient fermées. Bien qu’il n’y eût pas de rideaux aux vitres, on ne distinguait absolument rien à l’intérieur. La bonne ne me fit pas entrer. Elle contourna la vieille demeure et, tout à coup, je me trouvai sur une sorte de terrasse au milieu de laquelle, par un trou ménagé dans le ciment, se dressait un immense chêne. M. Thorpe était assis dans un « transat » comme eût dit Mme Le Verrier. Il lisait un journal ainsi que l’on regarde le ciel quand on est couché sur le dos. À ma vue, il sourit, jeta son journal qui, à lui seul, prit sur le sol autant de place que la table, mais ne se leva pas. Cette attitude était si différente de celle qu’il avait eue au parc de l’Ariana, que j’en fus surpris. Je ne comprenais pas qu’en l’espace de quelques jours on pût ainsi changer. Je m’approchai cependant pour prendre la main qu’il me tendait sans même se redresser. Mais à peine me trouvai-je à son côté, qu’il se leva brusquement.

— Oh ! excusez-moi, dit-il tout de suite, je suis tellement myope que je ne reconnais jamais mes amis. Vous êtes vraiment gentil d’être venu me voir. Je savais bien qu’un jour ou l’autre vous monteriez jusqu’à Grange-Canal.

— Vous ne m’attendiez pas aujourd’hui ? demandai-je étonné.

— Non, répondit-il les yeux grands ouverts.

— Pourtant, vous m’aviez invité à venir prendre le thé aujourd’hui, samedi. Je vous dérange peut-être ?

— Vous ? Me déranger ? Pas du tout. C’est un vrai plaisir pour moi de faire connaissance plus intimement avec le fils du si grand ami qu’est votre père.

Tout cela me paraissait bien bizarre. Je regrettais à présent d’être venu. « Si j’avais su, pensai-je, je ne serais pas venu. C’est ridicule. Il n’y a que moi pour me mettre dans de telles situations. J’aurais dû comprendre qu’il n’avait été que poli le jour où je l’ai rencontré. »

— Vous allez avoir du thé dans un instant, continua M. Thorpe, ma fille est justement partie le préparer.

À ces mots, je ne sais pourquoi, j’eus comme l’impression que la servante qui m’avait conduit jusqu’à lui était sa fille et que c’était parce que je n’avais prêté aucune attention à elle qu’il ne s’était pas levé tout de suite et qu’il me recevait de cette manière si étrange, sans doute par représailles. J’étais confus. Pourtant, une certaine animation commença à naître en moi. Je me surpris à parler vite, à m’excuser d’être venu avec le désir plus vif de plaire, et non plus, comme avant, par simple politesse. Je me souvenais que je passais parfois devant l’École Secondaire à l’heure où sortaient les jeunes filles. J’allais être présenté à l’une d’elles, sans doute. Je ne laissai, cependant, rien paraître de mon espoir.

— La voilà justement, fit avec fierté M. Thorpe comme s’il m’avait longuement parlé de sa beauté et qu’à présent il n’était plus nécessaire d’user de mots pour me convaincre.

En effet, une jeune fille venait à nous. Elle n’était pas particulièrement jolie et avait même sur le visage des taches de rousseur fort heureusement très pâles et très petites. Ses cils étaient blonds et ses yeux, comme ceux de son père, d’un bleu très pur. Dès qu’elle m’aperçut, elle me dévisagea avec étonnement puis, la présentation terminée, demanda aussitôt à son père si elle devait apporter le thé, en le regardant fixement, sans détourner la tête, absolument comme si je n’étais pas présent.

— Mais oui, Édith, apportez le thé ou plutôt dites à Mary qu’elle l’apporte. Il faut que cette bonne apprenne à servir.

Cependant qu’Édith s’éloignait, je regardai M. Thorpe. Il me paraissait tellement changé que j’avais peine à croire que c’était le même homme. Il était nerveux. De temps à autre, il jetait un coup d’œil sur moi et, si je le surprenais, il souriait comme si ce regard avait été bienveillant. J’avais l’impression d’être venu à l’improviste et, pourtant, chaque fois que je manifestais le désir de partir, il me retenait, mais, fait curieux, sans m’assurer que je ne gênais pas, simplement par des phrases comme celles-ci : « Non, restez. Vous pouvez très bien rester. Si vous partez ainsi, vous me ferez de la peine. Vous allez prendre du thé d’abord. Après vous déciderez. »

Quand sa fille revint, je l’observai à son tour, tâchant de surprendre la raison de la nervosité de son père sur un visage que je supposais moins habile à la dissimulation. Elle s’assit et écouta la conversation que M. Thorpe et moi avions engagée sur les voyages.

— Je ne sais si vous avez beaucoup voyagé, me dit le vieil Anglais, mais depuis ma plus tendre enfance, je n’ai rêvé que de parcourir le monde. Où êtes-vous née, Édith ?

— À Bombay, répondit-elle à la manière d’un compère, c’est-à-dire tout de suite malgré l’inattendu de la question.

— Nous avons vécu six ans aux Indes, continua M. Thorpe, puis nous sommes rentrés en Europe. À peine y étions-nous fixés que nous sommes repartis pour… pour où, Édith ?

— Pour Le Caire.

— Pour Le Caire. Comme vous avez une bonne mémoire, Édith ! Vous n’oubliez pas tout ce que vous avez fait avec votre père. Vous l’aimez, n’est-ce pas ?

Elle baissa la tête. M. Thorpe me regarda. Je sentis alors soudainement que cet homme adorait son enfant. Tout s’éclairait. Son attitude si étrange à mon égard devenait compréhensible. Il redoutait, ce bon père, que je ne plusse à sa fille. Au parc de l’Ariana, sous le coup de la surprise, il n’avait pas songé aux regards que je pourrais échanger plus tard avec son enfant. Il était sans doute jaloux de tout homme qui approchait celle-ci. La simple pensée qu’un jour sa fille le quitterait le rendait sombre. On devinait à la façon dont il la couvait des yeux qu’elle était sa raison d’être, que sans elle il eût été seul au monde. Chaque fois qu’elle prononçait une parole, il s’arrêtait au milieu d’une phrase pour l’écouter, et elle, habituée à cela, continuait sans que la pensée de s’excuser d’interrompre ainsi son père l’effleurât. Mais si l’amour de M. Thorpe me paraissait à présent aveuglant, le sien, par contre, ne se montrait guère. Je perçais mal son caractère. Elle avait par instants des moues impertinentes, une expression hautaine. Au lieu d’aimer son père sans réfléchir, on eût dit qu’elle le jugeait. Cela n’allait pas sans me surprendre car il est très rare que, chez des enfants ayant toujours vécu avec leurs parents, n’ayant subi aucune influence extérieure, se développe une telle clairvoyance. On eût presque dit que le père était l’enfant. C’était lui qui sollicitait les caresses, lui qui épiait sa fille cependant qu’elle semblait, ainsi qu’une grande personne, lassée par ces enfantillages et préoccupée par des questions autrement importantes.

— Édith, comment se fait-il que Mary n’apporte pas le thé ? Enfin, que se passe-t-il ?

— Est-ce que je sais ? répondit sèchement la jeune fille.

En une seconde le visage de M. Thorpe s’embrunit. Pourtant, il ajouta avec douceur :

— Mais puisque vous venez justement de la maison.

Édith garda le silence. Jusqu’à présent, elle n’avait pas levé une fois les yeux vers moi. Elle tourna la tête, nos regards se rencontrèrent. Je fus alors frappé par la dureté de son expression. J’eusse été un monstre qu’elle n’eût pas eu un air plus dégoûté. Je sentis que je lui étais profondément antipathique. Et cela me blessa d’autant plus que j’avais tout fait jusqu’alors pour lui plaire. Dans la conversation, chaque fois que j’avais cru qu’une phrase pouvait lui faire plaisir, je l’avais prononcée. Bien qu’elle ne m’eût pas regardé une fois, j’étais toujours demeuré dans la posture d’un homme exposé. Une seconde, j’eus l’impression qu’elle l’avait remarqué et que c’était justement ce qui lui avait déplu.

Enfin, la servante apporta le thé. M. Thorpe se leva. Je l’observai. Au même instant, ses yeux se portèrent sur moi. Mais il ne sourit pas ainsi qu’il l’avait fait avant, chaque fois que nos regards se croisaient. Il changea le plateau de place, cependant que sa fille semblait bouder.

— Édith, dit-il après avoir mis du sucre dans toutes les tasses, vous devriez servir le thé.

— Non, je ne servirai pas le thé, répondit-elle brutalement.

Son père ne parut pas entendre. Puis, au bout de quelques secondes, il lui apporta une tasse. Elle la prit sans le remercier. Le visage de M. Thorpe s’éclaira alors et je sentis que l’acceptation de sa fille l’avait profondément soulagé, qu’il voyait en ce geste comme une réconciliation.

Encore aujourd’hui cette scène demeure dans ma mémoire. Je revois cette terrasse cependant qu’au loin, au fond du jardin, volait la poussière de la route. Le chêne, sous lequel nous étions installés, était de beaucoup le plus grand de tous les arbres des alentours. Je revois aussi, non sans émotion, le groupe de trois personnages que nous formions, si petits, sous cet arbre immense, qui regardaient avec un certain contentement la poussière tomber sur l’herbe avant d’arriver à eux.

*

Six mois s’écoulèrent sans que je revisse M. Thorpe et sa fille. Ils avaient d’ailleurs, ainsi que je l’appris plus tard, quitté Genève pendant les vacances. Quant à moi, ayant échoué à deux examens, j’avais dû les préparer au cours de l’été afin de les repasser à la rentrée. Pourtant, je pensais encore quelquefois à ces Anglais, mais guère plus qu’à des gens que l’on ne reverra jamais.

Au début de l’hiver de la même année, je rencontrai de nouveau, comme je descendais la Corraterie, M. Thorpe. Il était seul. Mon premier mouvement fut d’aller à lui, puis je me ravisai. À ce moment précis, il m’aperçut. Cela me gêna horriblement. « Il a certainement remarqué, pensai-je, que j’ai voulu l’éviter. » Je souris avec le plus d’amabilité que je pus.

— Bonjour, jeune ami, me dit-il. Vous n’êtes pas gentil de m’avoir ainsi abandonné. Nous avons espéré votre visite bien souvent. Mais, comme sœur Anne, nous n’avons jamais rien vu venir. Et votre père ? Est-il toujours à Menton ? Si vous le voyez bientôt, dites-lui que je pense beaucoup à lui, que je me propose, un jour, d’aller le voir.

Que M. Thorpe n’eût point oublié l’adresse de mon père me rappela la gaffe que je croyais avoir commise, ce qui me mit de mauvaise humeur.

— Mais je crois, répondis-je, qu’il est sur le point de quitter le Midi.

— Quel dommage ! Ce pays est, paraît-il, si beau. Et où compte-t-il aller ?

— Je ne sais pas.

— Il a tort. Je vous assure que si je n’avais pas pris tant de ridicules habitudes ici, je ne tarderais pas à l’imiter, à fuir vers ces « sites enchanteurs ». (Bien qu’il parlât parfaitement notre langue, M. Thorpe ignorait certaines nuances et c’était le plus sérieusement du monde qu’il avait prononcé ces derniers mots.) La beauté du paysage embellit la vie. Qu’est-ce que votre père en dit dans ses lettres ? Elles doivent avoir certainement un parfum de soleil et de fleurs. Votre père aimait tellement la grande lumière.

Comme un tramway débouchait de la place du Théâtre, je prétextai une course urgente pour le quitter et sauter sur la plate-forme. Mais avant que le tramway fût reparti, j’entendis M. Thorpe crier :

— Venez ce soir… venez… je vous attendrai… Nous avons des amis après le dîner… Il faut venir sûrement… sans quoi vous me fâcherez.

Je n’eus même pas le temps de refuser. Le tramway était reparti, et le receveur attendait devant moi. En me retournant peu après, j’aperçus le vieil Anglais qui n’avait pas quitté l’endroit où je l’avais laissé et qui me faisait, de loin, des signes d’adieu. « Entendu », criai-je machinalement. Je regardai les autres voyageurs. Certains souriaient. Je compris que ces signes, M. Thorpe les avait déjà commencés, alors que je payais ma place. « Et ce soir, pensai-je, c’est à peine s’il me serrera la main. » J’exagérais tout à cette époque. « C’est un monstre ! » murmurai-je.

Le soir, ainsi que je l’avais promis, je me rendis à Grange-Canal. Une bise froide, venant du lac, soufflait dans les rues. Les dernières feuilles mortes continuaient à voltiger dans l’obscurité. La lune paraissait et s’éclipsait plusieurs fois par minute. Je regrettais d’avoir accepté cette invitation. « Une mauvaise heure à passer », dis-je à haute voix. En arrivant devant la grille de la villa, je ressentis une toute autre impression que celle à laquelle je m’attendais. J’avais conservé le souvenir d’un jardin au printemps, d’une après-midi ensoleillée, et je me trouvais devant une grille à travers laquelle j’apercevais nettement une maison carrée, criblée d’un nombre extraordinaire de volets clos qui ne laissaient filtrer aucune lumière. Je ne sais pourquoi elle me fit l’impression, durant une seconde, d’être cernée par la police ou par des soldats. Je tirai la sonnette. La servante vint m’ouvrir et, sans prononcer un mot, me conduisit vers la demeure de son maître. Je compris qu’elle avait été prévenue de mon arrivée et je ne pus m’empêcher de songer que si j’avais été un autre, que si j’avais été un voleur, par exemple, elle m’eût introduit de la même manière sans chercher davantage à connaître mon identité. À peine entré, elle me fit monter au premier étage, s’arrêta devant une porte. Une veilleuse éclairait le vestibule. Elle m’examina des pieds à la tête comme une mère qui s’assure que son enfant est présentable, puis elle frappa. Personne ne répondit. Une anxiété sourde commençait à m’envahir. Comme les femmes qui se rendent pour la première fois chez un homme, je tâchais de me souvenir si on avait fermé à clé la porte d’entrée. La bonne frappa de nouveau. Presque aussitôt la voix de M. Thorpe cria : « Entrez. » Il était seul dans une vaste pièce étrangement meublée qu’éclairaient trois lampes à pétrole. Chaque fois que l’une d’elles fumait, il faisait « tss » plusieurs fois de suite, se levait, la réglait. Puis, lorsque tout était rentré dans l’ordre, il faisait de nouveau « tss » ; sans doute parce que cet incident avait éveillé en lui un tic latent. Une paix profonde émanait de tout ce qui l’entourait. Aux deux fenêtres aucun rideau ne pendait, si bien que l’on apercevait au travers des vitres les volets tout rugueux d’être jour et nuit à l’air. Ainsi, sans tulle, elles avaient quelque chose de brutal. Le plancher n’était pas ciré. Des tapis, comme des tableaux à un mur, c’est-à-dire, le plus grand au milieu, le recouvraient à demi. Un divan se trouvait contre un mur, caché par une couverture de voyage qui l’enveloppait un peu comme un lourd paquet. Un paravent masquait le coin de la pièce où M. Thorpe devait faire sa toilette. On apercevait, en effet, fixée à la paroi, une glace qui dépassait. Mais le plus surprenant étaient les vases de Chine tout craquelés, les objets d’art, les châles cloués aux murs, les petits meubles de laque qui mettaient, dans cet intérieur délabré, une note luxueuse. L’ensemble avait quelque chose du camping, du salon de réception, de l’atelier d’artiste. À cause du froid, M. Thorpe vivait sans doute uniquement dans cette pièce où brûlaient, non point des bûches, mais des branches ramassées dans le jardin.

— Comme vous êtes gentil d’être venu, me dit-il tout de suite en se dirigeant vers moi. Avez-vous assez chaud ici ? Voulez-vous que j’active le feu ? Vous avez eu raison de ne pas laisser votre pardessus au rez-de-chaussée. Cette maison est une glacière… Regardez, l’eau coule le long des murs. Venez, venez… touchez cette étoffe. Elle est mouillée. C’est effrayant. Aussi, dès que l’hiver commence, je m’enferme ici et je ne bouge plus. Il n’y a que dans cette chambre où l’on se sente chez soi.

« Et Édith ? » pensai-je.

— Vous pouvez quand même enlever votre pardessus. Oui, c’est cela. Non, donnez-le-moi. Je vais le poser sur ce divan. Il sera ainsi tout près de la cheminée. Je fais la même chose pour moi-même quand je suis obligé de sortir. Cet après-midi, justement, je suis sorti, puisque je vous ai même rencontré, mais savez-vous pourquoi… pour acheter des meringues. Nous adorons ces gâteaux ici, Édith surtout. En Angleterre, nous ne connaissons pas ces choses. Nous sommes un peuple beaucoup plus matériel que les autres.

Comme je me demandais où pouvait être Édith, la sonnette de la grille tinta. M. Thorpe ne parut pas l’entendre. « C’est elle », pensai-je. « Mais d’où peut-elle venir ainsi seule, à neuf heures du soir ? » Il continuait à parler. Pour me mettre à l’aise il déployait tant de douceur et d’amabilité que j’étais gêné. Soudain la porte s’ouvrit, livrant passage à un homme d’apparence vulgaire et à une femme forte, grande, vêtue d’une manière tapageuse. Les nouveaux venus parlaient en même temps à la servante comme s’ils venaient de faire avec elle un long voyage. Finalement l’homme s’approcha de M. Thorpe puis, avant de lui tendre la main, se retourna et fit un signe à sa compagne qui paraissait très embarrassée. « Qui peuvent bien être ces invités ? » me demandai-je. L’homme avait sans doute une quarantaine d’années. Il était petit, trapu, bedonnant et portait une chaîne de montre à laquelle était accrochée une dent de tigre, laquelle, certainement, devait intéresser M. Thorpe qui avait passé plusieurs années aux Indes. Il avait le teint rouge, les cheveux gris et coupés en brosse, ce qui lui enlevait encore de la grandeur, et une moustache noire comme de l’encre. Toutes ces couleurs s’harmonisaient si peu que l’ensemble était vraiment déplaisant. Autant la femme semblait gênée, autant cet homme se mouvait avec aisance. « C’est un boutiquier », pensai-je avec mépris. « Et sa femme une boutiquière. » À cette époque, je jugeais les gens selon leur profession. Il m’arrivait à chaque instant de dire avec mépris ou ironie : « C’est un musicien, un professeur, un dentiste. » Ce n’est qu’après avoir fait quelques gaffes, dont je me souviens encore, tellement elles furent grandes, que je perdis cette habitude.

Bien qu’elle fût impressionnée, il était visible que M. Thorpe décevait la « boutiquière ». C’était la première fois qu’elle venait. D’après le récit de son mari, elle s’était sans doute imaginée que le vieil Anglais avait plus d’allure, était plus original. Elle avait cette attitude des gens qui croient avoir été trompés mais n’en sont pas encore certains. Elle n’osait remuer et, pourtant, elle était déçue. On devinait bien que son mari lui avait dit : « Tu vas voir un type étonnant. C’est un Anglais de grande famille, qui vit comme un ours », qu’elle pensait : « Si c’est cela ! » et qu’elle trouvait cet intérieur indigne même d’elle qui s’était sentie si pleine de respect pour le portrait qu’avait fait son mari du vieil original. Il y avait dans son attitude un mélange d’audace qui ne se manifestait pas encore mais que l’on sentait devoir s’épanouir une fois la confiance venue, et de désir de ne pas rompre déjà avec tout ce qu’elle avait imaginé avant de venir. Elle me regarda cependant avec jalousie. Elle ne comprenait pas qu’un jeune homme comme moi pût mériter une telle invitation. Quant à son mari, il s’appliquait à montrer à sa femme que les Anglais, même aristocratiques, ne l’impressionnaient pas et qu’il était le même ici qu’ailleurs. Il prenait des objets, les approchait d’une lampe, les examinait longuement en parlant d’autre chose. « Ne vous dérangez pas, Master Thorpe », disait-il quand celui-ci voulait lui offrir un siège, un coussin, une cigarette. De temps en temps, il s’arrêtait devant un meuble, devant une gravure, et disait simplement : « Curieux ceci… Ah ! comme c’est curieux… c’est tout à fait curieux. » Puis, comme s’il avait parlé pour lui-même, il engageait une conversation sur un sujet tout différent. Il traitait « Master Thorpe » en quantité négligeable, un peu comme un être bizarre pour lequel on a des égards parce qu’il est peut-être puissant, qu’il parle toujours d’art, qu’on l’a rencontré un jour avec un ami qui avait pour lui mille attentions. Vis-à-vis de moi, il observait une profonde indifférence et quand on me présenta à lui – ce ménage s’appelait Monot – il eut l’attitude de l’alpiniste que l’on arrache à la contemplation d’un paysage pour lui demander un canif. Quant à sa femme, elle me récita cette phrase sans pronom personnel : « Très heureuse, Monsieur, de faire votre connaissance, très heureuse de vous connaître chez Monsieur Thorpe. » Ce couple me déplaisait. Je ne comprenais pas que M. Thorpe qui me paraissait si froid, si distingué, si distant pût inviter chez lui de telles gens. J’ai remarqué par la suite que certains Anglais ont une ignorance complète du monde. Ils se sont, pensent-ils, libérés de toute obligation du fait qu’ils habitent l’étranger. Ils se lient alors avec n’importe qui. Mon père m’a raconté qu’il avait connu, à Monte-Carlo, une Anglaise appartenant, dans son pays, à la bourgeoisie, qui était devenue la maîtresse d’un maçon italien. Elle n’en continuait pas moins à se rendre tous les jours au Casino, à fréquenter la colonie britannique. Ce maçon, qui avait un certain don d’adaptation, elle le présentait à ses amis, lui apprenait à se tenir à table. Et personne ne remarquait rien d’anormal. M. Thorpe me parut avoir pour ce couple la même complaisance que cette Anglaise pour son maçon italien. Il était vraiment heureux de les recevoir. Me délaissant, il allait de l’un à l’autre, leur demandait sans cesse s’ils n’avaient besoin de rien, d’un coussin par exemple, car il avait un peu cette habitude d’offrir tout le temps des coussins, à quoi Mme Monot répondait : « Trop heureuse de n’avoir besoin de rien, Monsieur Thorpe. » Et son mari : « Mais mon cher Monsieur Thorpe, laissez-nous savourer cette visite. » Quelquefois, notre hôte venait cependant à moi, me posant une question que je devinais destinée aux Monot. Ce n’était plus comme avant par amitié mais parce que, sentant qu’il m’abandonnait, il avait trouvé ce moyen de paraître me mêler à la conversation. Je répondais vaguement, et aussitôt, comme s’il avait alors la conscience tranquille, il se tournait, débarrassé de moi, vers le couple pour lui demander ce qu’il avait semblé me réserver. « C’est bien la dernière fois que je viendrai », murmurai-je à la suite d’un petit manège de ce genre. « On se moque de moi. Si encore Édith était là. Nous pourrions parler elle et moi. Nous nous mettrions à l’écart. Mais où est-elle ? Elle n’est certainement pas encore couchée. » Mme Monot avait enlevé son manteau mais n’avait pas voulu que personne d’autre qu’elle ne le posât sur le divan de crainte qu’on n’y fît des plis. À ce détail, je compris que l’assurance lui était venue. Au début, je suis certain qu’elle eût remis son manteau à n’importe qui. Maintenant elle jugeait inutile de se gêner. À son tour, elle examinait la pièce, et quand M. Thorpe la regardait, elle souriait en ayant l’air de dire : « Vous êtes un drôle de personnage, vous, mais bien sympathique ! » M. Thorpe paraissait ne s’apercevoir de rien et cela me mettait en colère qu’il eût pour ces gens tant de prévenances. Je ne sais si tout le monde a éprouvé ce malaise, mais je ne crois pas qu’il puisse y avoir quelque chose de plus désagréable que de voir un être à qui l’on voudrait plaire vous négliger pour un tiers que l’on soupçonne d’hypocrisie. On voudrait crier la vérité, confondre ce tiers, mais on ne le peut puisque justement, ils s’entendent si bien.

— Monsieur Jean, vous connaissez l’hôtel Beauséjour ? me demanda soudain M. Thorpe.

Je compris tout de suite que cette question était destinée en réalité à M. Monot. En effet, après que j’eus répondu affirmativement, le vieil Anglais se tourna vers les invités.

— Et vous monsieur Monot, vous connaissez l’hôtel Beauséjour ?

— Mais certainement ; Oltramare, le directeur, est un de mes amis.

— Je vous demandais cela pour savoir si mes compatriotes y descendent toujours aussi nombreux.

— Non. C’est surtout moi qui ai la clientèle britannique, je parle de la clientèle aisée, vous le savez bien.

— Je le savais. L’hôtel du Lac est connu à Londres. Combien de mes amis m’ont parlé de votre hôtel, alors que je n’étais encore venu à Genève. Mais je suis sûr que vous aimeriez mieux recevoir les Français ou les Allemands. Ils sont tellement difficiles, mes compatriotes.

— Non, je ne suis pas de votre avis, fit M. Monot. Il faut savoir les prendre… tout simplement.

À ce moment, Mme Monot dit gentiment : « Je suis pour M. Thorpe, contre mon mari, naturellement. »

Elle avait prononcé ces mots de manière à faire croire qu’elle flirtait avec le vieil Anglais. C’était pour elle le comble de la cordialité que de jouer avec les amis de son mari à paraître s’aimer, à lui dire : « Nous ne te l’avons pas dit, mais, à présent que tu as deviné, nous aimons mieux que tu saches la vérité. Oui, nous sommes l’un à l’autre ! »

Avez-vous assisté au spectacle d’un homme délicat débordé par son entourage, tous riant d’une plaisanterie que seul l’intéressé n’a pas comprise ? Celui-ci, gêné, inquiet, cherche désespérément qui le défendra. Son attitude ne fait qu’accroître les rires. Il rougit et on lui dit : « Mais ne rougissez donc pas. » M. Thorpe ressembla alors à cet homme. Que Mme Monot eût pu, ne serait-ce même que plaisanter sur un tel sujet, l’avait bouleversé. Il balbutia quelques mots en tâchant de sourire, tenta de se justifier. Désemparé, il ne savait comment s’expliquer. Dans sa nervosité, la langue française lui manquait et des mots anglais venaient sur ses lèvres. Mme Monot les répétait en ajoutant : « Nous ne comprenons pas… nous ne comprenons pas… » Enfin, M. Monot éclata d’un gros rire. Interrompant sa femme, il ramena tout à coup la conversation sur un sujet sérieux. M. Thorpe alors, malgré le désir qu’il avait de se justifier, se tut et écouta attentivement son invité. Il était tellement poli, sensible et délicat que la moindre chose qu’on lui disait lui semblait avoir cent fois plus d’importance que tout ce qu’il pouvait avoir à exprimer. Ce fut à ce moment qu’Édith, que j’avais cru couchée, pénétra dans la pièce. On ne lisait rien sur son visage car, sortant vraisemblablement de l’obscurité, elle clignait des yeux. Cette apparition me plongea dans la joie. « M. Thorpe a une fille délicieuse », fit Mme Monot. Quant à son mari qui n’avait pas cessé de parler à M. Thorpe, il s’interrompit soudain pour sourire à la nouvelle venue. « Mais écoutez-moi donc, cher ami », continua-t-il pour reprendre l’attention du vieil Anglais. Édith restait debout. Elle avait un peu cette attitude des gens qui se sont pressés pour aller à un spectacle et qui, finalement, arrivent en avance. Bien qu’ils se soient hâtés, ils sont légèrement déçus d’être à l’heure. Au cours des minutes qui précèdent le lever du rideau, ils voient d’autres gens arriver après eux, mais calmement. Ils croyaient être plongés dans le mouvement et ils sont là, immobiles à côté d’autres spectateurs également immobiles, dans une salle éclairée. Comme eux, Édith avait dû longuement préparer son entrée. Maintenant, elle était là. Elle n’avait plus rien devant elle. Je fixai mes yeux sur son visage. Par l’intensité du regard, je m’efforçai de lui faire comprendre combien j’eusse été heureux qu’elle vînt s’asseoir près de moi. Mais son air demeurait ennuyé. Pas une fois, après qu’elle m’eut salué, elle ne se tourna vers moi. Son attention se portait uniquement sur les hôteliers. Mme Monot, en particulier, semblait l’intéresser. Je remarquai qu’elle l’observait avec curiosité et surtout avec une pénétration que je ne lui eusse pas soupçonnée. Elle ne fuyait même pas mon regard. Elle l’ignorait. Elle n’attachait absolument pas la moindre importance à ma personne. Je n’existais pas pour elle. Seule, Mme Monot l’intriguait, au point qu’elle ne pensait même pas à s’en cacher, si bien que la femme de l’hôtelier le sentit et, se tournant vers elle, lui dit en souriant : « Vous m’avez certainement vue quelque part, n’est-ce pas, Mademoiselle ? » J’assistai alors à un manège vraiment étrange. Au lieu de répondre, Édith tourna les yeux dans la direction de M. Monot. Ce dernier qui, en reconnaissant la voix de sa femme, avait levé la tête, rencontra le regard de la jeune fille. J’eus alors, durant une seconde, nettement l’impression que dans ce croisement de leurs regards ils s’étaient dit plus de choses que s’ils avaient parlé. Je ne voulus pourtant pas le croire tellement cela me paraissait impossible.

— Ah ! oui, continua Mme Monot, je sais, je crois me souvenir. N’êtes-vous pas descendue, il y à trois ans, avec Monsieur votre père, à l’hôtel du Lac ?

— Je ne sais pas, Madame, répondit la jeune fille avec froideur.

À ce moment, je la surpris de nouveau à échanger un regard d’intelligence avec M. Monot. « Elle perd son temps, pensais-je, si elle croit me rendre jaloux. » Soudain, elle me vit et haussa les épaules. À cet instant, comme M. Monot la regardait, elle tourna les yeux, sans bouger même légèrement le visage vers la femme de l’hôtelier. En réponse, ce dernier avança les lèvres pour montrer l’indifférence qu’il témoignait à sa femme. S’apercevant que j’avais assisté à ce manège, Édith me jeta un regard méchant et, une nouvelle fois, haussa les épaules. Je comprenais de moins en moins. D’abord, comment se faisait-il que M. Thorpe avait de tels amis, que sa fille, une jeune fille sauvage et timide, échangeât des signes avec M. Monot, et cela en présence de la femme de ce dernier ? Un instant, il m’apparut que les Thorpe étaient ruinés, que les hôteliers leur prêtaient de l’argent en échange de quoi Édith et son père leur accordaient leur sympathie, à contrecœur, supposai-je quand même. Mais ce qui mit le comble à mon étonnement, ce fut quand M. Monot, se levant brusquement, se dirigea vers la porte en marmottant : « Excusez-moi, cher ami, j’ai oublié mes cigarettes dans mon pardessus », et que M. Thorpe dit à sa fille : « Voulez-vous bien accompagner M. Monot et lui faire de la lumière ? » Mais avant que son père achevât, elle avait déjà rejoint M. Monot. Il ne me venait naturellement pas à l’idée que deux êtres aussi dissemblables pussent avoir d’autres relations que celles qui apparaissaient, et si une fureur sourde monta en moi, ce fut parce qu’il m’était pénible que l’on eût tant d’attentions et de prévenances pour un homme qui m’inspirait une si profonde antipathie.

Madame Monot, en l’absence de son mari, crut devoir parler de lui. « Il faut que je vous dise, Monsieur Thorpe, que Pierre aime beaucoup l’Angleterre. Souvent il me dit qu’il désirerait se fixer à Londres. Il est d’ailleurs en relation avec un certain Hulls. Vous le connaissez peut-être ? Mon mari vient justement de lui écrire pour lui demander de lui signaler, dès qu’elle se présenterait, une reprise de fonds avantageuse. Nous attendons la réponse d’un moment à l’autre. » Je sentis que M. Thorpe était gêné. D’apprendre ainsi des détails sur la vie privée de ses amis le plaçait dans une situation fausse pour l’avenir. Simulerait-il l’ignorance ou paraîtrait-il au courant si M. Monot, un jour, lui parlait justement de son projet de s’établir à Londres ? M. Thorpe ne pouvait supporter de telles situations. Aussi, tout en hochant la tête en signe d’approbation, devinais-je qu’il s’appliquait à ne pas entendre. Quant à moi, en même temps que j’écoutais cette conversation, je guettais avec impatience le retour d’Édith et de Monot. La femme de ce dernier parlait sans interruption. Il était évident qu’elle projetait de dire à son mari une fois rentrée chez elle : « Tu sais, nous avons eu une grande conversation, M. Thorpe et moi, lorsque tu t’es absenté. »

Finalement Édith et l’hôtelier reparurent mais, malgré la longueur de leur absence, avec le plus de naturel et sans paraître même songer à donner une explication. Mme Monot ne tourna pas la tête pour regarder son mari. Je sentais que lorsqu’ils seraient seuls, elle ne lui demanderait pas ce qu’il avait fait pendant cette absence, mais ce qu’il avait vu. Quant à M. Thorpe, il me donna l’impression d’être soulagé, non de revoir sa fille, mais de ne plus avoir à entendre le récit des ambitions de M. Monot. À un moment, pourtant, il observa Édith. Il y eut alors tant de tristesse dans son regard que j’en fus ému. C’était le regard d’un père qui a rêvé de rendre sa fille heureuse, qui, chaque jour, pendant des années, a veillé sur elle, a combattu la nature et les événements pour que cette enfant approche l’idéal qu’il a imaginé et qui, brusquement, à cause d’un amour imprévisible, d’un revers, d’une bêtise, voit tout s’écrouler et n’a plus en face de lui, qu’un être vivant et indépendant.

Cette soirée, ces allées et venues, ces conversations me paraissaient de plus en plus étranges, et de mes yeux grands ouverts je cherchais à comprendre. Mais il n’y avait en réalité pas de mystère. Tout eût été limpide si j’avais connu le caractère de ces gens. Et mes efforts demeuraient vains. M. Thorpe me souriait de temps en temps sans être le moins du monde surpris que les Monot fissent si peu de cas de moi, que sa fille m’évitât avec un tel soin, que je demeurasse des dizaines de minutes sans desserrer les lèvres. Pas une fois, il ne me dit ces phrases que j’ai si souvent entendues : « Qu’est-ce que vous avez ? Vous ne parlez pas… Vous êtes silencieux. J’espère que vous ne vous ennuyez pas. »

Comme il se faisait tard, je me levai, imité presque aussitôt par les Monot. Mais M. Thorpe ne voulut pas nous laisser partir. « Comment ! dit-il, il est à peine onze heures et vous voulez déjà partir. Vous n’allez tout de même pas me laisser seul dans ma noire maison ? » Il mit tellement d’insistance que nous nous rassîmes. La conversation traîna encore une demi-heure. On avait l’impression que personne ne savait quoi dire. Finalement, M. Monot se tourna vers moi, et ce fut la seule parole qu’il m’adressa, mais sur un ton tellement amical qu’on eût dit que nous avions parlé ensemble toute la soirée : « Ne croyez-vous pas, Monsieur, qu’il faille nous en aller ? » D’un seul coup, mon antipathie pour cet homme tomba. Je répondis avec le plus d’amabilité que je pus mais, déjà, il ne se souciait plus de moi. Cette attitude me vexa si profondément que, aussi rapidement, ma haine reparut. « Cette fois, je pars », pensai-je furieux. M. Thorpe essaya bien de me retenir, puis je vis Édith dont le visage, parce que je m’étais levé et que j’étais prêt à m’en aller, était joyeux. « Avant que je revienne… » murmurai-je. Mais je ne savais pas ce qui pouvait arriver avant que je revinsse et je me tus avec mauvaise humeur. « Édith, soyez assez gentille de montrer le chemin », fit M. Thorpe. Je pris congé. Les Monot s’attardaient, eux qui les premiers avaient trouvé qu’il était tard, de façon à n’avoir pas à sortir avec moi. Arrivé dans le hall de l’entrée, je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil sur le portemanteau où pendait le pardessus de M. Monot. Bien que je sentisse l’antipathie qu’Édith avait pour moi, j’éprouvais, à partir, un certain regret maintenant que j’étais seul avec elle. J’espérais malgré tout, des choses impossibles. Peut-être allait-elle tout à coup changer. Mais avant que j’eusse eu le temps de me rendre compte de ce qui se passait, elle ouvrit la porte et me dit : « Bonsoir Monsieur. Vous n’avez qu’à suivre l’allée droit devant vous. Bonsoir. »

*

Les semaines passèrent. Quoique je ne voulusse point me l’avouer, j’avais été légèrement mortifié. Qu’une jeune fille eût pu à ce point m’ignorer me dépassait ; qu’elle eût été capable d’aimer un homme comme Monot me la rendait semblable à un monstre. Quelques jours seulement me suffirent à oublier presque complètement les Thorpe, les Monot, la villa de Grange-Canal, d’autant plus que j’eus, en même temps, différentes histoires désagréables à la pension dont l’une, notamment, vaut d’être rapportée. J’ai dit, au commencement de ce récit, que la plupart des pensionnaires de Mme Le Verrier étaient des étudiants étrangers. Je m’étais lié avec l’un d’eux, un Persan nommé Armaïs Vartanian. C’était un garçon d’une générosité extraordinaire. Il recevait d’ailleurs de ses parents des mensualités quatre ou cinq fois supérieures aux miennes. On le rencontrait avec des camarades beaucoup plus âgés que lui. Presque chaque après-midi, il prenait le thé chez « Old India », jouait aux échecs assis à une table du « Café de la Couronne », traversait la ville sur une motocyclette Indian, rouge et bruyante. Bien qu’il fût de mon âge, il avait des privilèges que l’on me refusait : il jouait au Kursaal, faisait partie de clubs, recevait des lettres d’amis, des coups de téléphone. On eût dit un homme. En parlant d’un professeur qui lui avait fait une réprimande, il disait : « Cela ne se passera pas comme cela. » On avait l’impression qu’il était sur le même pied que ses maîtres, que tout le monde. Peu après la fameuse soirée que j’avais passée chez les Thorpe, il vint à moi et me dit à brûle-pourpoint, car il avait la coquetterie de vouloir paraître ne point distinguer une démarche désagréable d’une autre : « Tu sais, mon vieux, je ne sais pas ce qui se passe, mais je n’ai pas encore reçu “mon argent”. Tu ne peux pas me prêter deux cents francs pour quarante-huit heures ? Tu connais “La Verrière” (certains pensionnaires appelaient ainsi la directrice, non par méchanceté, mais par abréviation. Il était en effet plus simple de l’appeler “La Verrière” que Mademoiselle Le Verrier). Elle va encore être fâchée. » C’était parce qu’Armaïs s’était trouvé là lorsque le facteur m’avait remis, le matin même, la lettre chargée de mes parents qu’il s’adressait à moi, et non point parce qu’il m’avait invité tant de fois. Il ne me vint d’ailleurs même pas à l’idée de lui refuser ce service. Quelques jours se passèrent. Mon tour vint de m’acquitter de ma pension. Mais Armaïs Vartanian n’avait toujours rien reçu. Je ne pouvais attendre davantage. Sur mon insistance, il emprunta de nouveau la même somme à un certain Paul Fugatza. Ce jeune homme avait toujours eu pour moi une profonde antipathie. Alors que je me vêtais avec recherche, qu’il était visible que le luxe m’attirait, il passait ses journées et ses nuits à étudier. Je sentais qu’il me méprisait, qu’il y avait déjà entre nous, jeunes gens de seize ans, la même différence qu’il peut y avoir entre des hommes mûrs. Au bout de quelques jours, il réclama à Armaïs la somme qu’il lui avait prêtée. Ce dernier ne put la lui rendre. Paul Fugatza se fâcha, en parla à ses amis et finit par apprendre qu’Armaïs lui avait emprunté de l’argent sur mon conseil afin de pouvoir me le rendre. Cela le fit entrer dans une violente colère. Il vint me trouver dans ma chambre.

— Si vous croyez, dit-il, que je prête de l’argent à un ami pour qu’il vous le donne, vous vous trompez.

— Mais Armaïs me le devait.

— Cela m’est égal. S’il vous le devait, il n’avait qu’à continuer à vous le devoir. Je n’ai pas à entrer dans vos affaires. Ah ! c’est trop simple. Vous obligez Armaïs à venir me demander de l’argent pour qu’il vous le remette après… cela non. C’est vous qui allez me le rendre, vous comprenez.

— Mais je ne vous dois rien.

— Enfin, c’est vous qui avez bénéficié de ce prêt. C’est à vous de me rembourser.

Je n’avais plus d’espoir qu’en Armaïs, mais sur ces entrefaites il reçut un télégramme de sa famille qui, sans lui envoyer la moindre somme d’argent, l’engageait à rentrer en Perse sur-le-champ. Armaïs se rendit au Consulat où, sans doute, on lui délivra un billet, puis, sans faire le moindre adieu, il disparut. Je n’ai jamais su ce qui s’était passé. Quant à Paul Fugatza, depuis cette aventure, il me voua une telle haine que je me sentais envahi par la peur quand je le rencontrais. À cette histoire s’en ajoutèrent d’autres par la suite, si bien que lorsqu’un matin, je reçus une lettre de mon père me disant de le rejoindre, je me sentis profondément soulagé.

*

Mes parents habitaient à Menton une petite maison appelée Villa Soleil, située en bordure de la route de Gorbio. Bien qu’ils s’y fussent retirés pour toujours, ils y vivaient la vie des hivernants. On remarque souvent dans les villes d’eau, des familles, des couples, des célibataires dont le désir est d’être considérés par les indigènes comme des leurs. Ils se sont liés avec certains commerçants, ils connaissent le maire, ils savent ce que la construction du casino a coûté, quels sont les appointements des croupiers, ce que la municipalité compte entreprendre, et, pourtant, ils fréquentent les étrangers, jouent à la boule, prennent le thé dans les grands hôtels. Mes parents menaient cette existence. Ils étaient à la fois amis de M. Sarlati, directeur de l’hôtel du Cap-Martin, et du prince russe Alexandre Bitzkoï.

Il y avait une quinzaine de jours que j’étais arrivé à Menton, lorsqu’un après-midi mon père voulut faire une excursion avec moi. Il s’agissait de monter jusqu’à Saint-Agnès où nous devions prendre le thé, puis de redescendre au coucher du soleil. Nous louâmes deux ânes. Mon père n’aimait pas gravir une montagne, mais il prenait autant de plaisir qu’un enfant à descendre. Au retour, alors que le soleil, au loin, se posait lentement sur la mer, il arriva, je ne sais comment, qu’il prononça le nom de M. Thorpe. Je me souvins alors de la soirée que j’avais passée chez ce vieil Anglais et je ne pus m’empêcher d’en faire le récit. Mon père m’écouta sans porter grande attention à mes paroles. À certains moments, il s’arrêtait pour contempler la vue superbe qui s’étendait à nos pieds et pour respirer, à pleine poitrine, l’air tout saturé de parfums de fleurs et d’arbres. Soudain, alors que nous venions de repartir après une de ces courtes haltes, il dit : « Ce M. Thorpe est un malheureux. » Il y eut un silence durant lequel nous fîmes une centaine de pas. Puis il continua : « Ce sont des hommes qui devraient vivre dans le ciel. Ils ne savent même pas reconnaître un honnête homme d’un bandit. Au moment d’exécuter un condamné, on leur dirait simplement à l’oreille : “C’est un innocent”, qu’ils crieraient comme des fous à l’injustice. On leur montrerait un passant, en leur disant : “C’est un voleur”, qu’ils courraient prévenir la police. Ces êtres sont faits pour perdre tout ce qu’ils possèdent, leur fortune, leurs enfants, leurs amis. Ils finissent solitaires, malades, aigris, et pourtant, il est une chose que la vie n’a pas tuée en eux : la candeur. Ce sont des malheureux. »

À ce moment, le soleil disparut à l’horizon, et comme mille bruits viennent aux oreilles lorsqu’un vacarme cesse, nous perçûmes, venant des arbres sombres, une multitude de cris d’oiseaux. Mon père marchait en avant. Tout à coup, il se mit à chanter. J’écoutais, et j’entendis cette parole : « Sur les flancs du Moléson. » C’était une chanson de montagnards suisses. N’était-il pas à présent un montagnard redescendant vers une ville où commencent à naître les lumières ?

RENCONTRE

Rencontre

Une illusion

Le retour

La garantie

Le secret

Elle est morte

RENCONTRE

Il pleuvait. Bien que le ciel fût gris, des gouttes limpides tombaient sur le balcon.

En été, la pluie tombe de haut. Avant de toucher le sol, elle a le temps de voltiger. Elle n’obéit pas. On ne saurait dire de quel nuage elle vient. Mais par cette fin d’après-midi de janvier, c’était du ciel tout entier qu’elle tombait.

Il avait plu ainsi depuis des heures sans qu’un nuage se séparât des autres, sans qu’une tache bleue éclairât le ciel, sans qu’un rayon se perdît au loin.

Ce n’est pas un sentiment de mauvaise humeur qui me porte à commencer ce récit si tristement.

Il pleuvait réellement ce jour-là.

L’après-midi eût été froide et ensoleillée que je l’eusse dit. Cela n’aurait influé en rien sur moi.

J’étais assis dans l’unique fauteuil de la chambre. Il a sa place près de la fenêtre. Comme le lit, jamais je ne le dérange.

Je regardais la pluie. Elle était si fine que, pour la voir, il fallait qu’elle passât devant un mur sombre.

Parfois, je décroisais les jambes car, tout le jour inactives, un rien les engourdissait.

La nuit tombait déjà. Je ne bougeais pas.

Seuls les rideaux blancs, plus longs que la fenêtre, apparaissaient dans la demi-obscurité. Ils semblaient séparer la chambre de l’extérieur. Ils étaient immobiles, ce qui donnait l’illusion qu’au dehors il n’y avait pas un souffle d’air.

Parfois, je percevais le roulement d’une voiture. Je m’appliquais alors à suivre le bruit jusqu’à ce qu’il devînt imperceptible. Et quand il l’était, je l’entendais encore, loin, loin, dans la nuit.

La chambre était dans cet ordre froid des pièces inhabitées. Les objets les plus insignifiants avaient une ombre. La vie avait disparu avec le jour. Il ne restait que le cadre rigide des meubles, de la porte, des murs. Venue de l’extérieur, une lumière rose, sans force, imprimait le rideau sur le mur, à un endroit inattendu, à un endroit où il eût été difficile de placer un tableau.

Je me mis à siffler. Je ne siffle jamais devant quelqu’un, mes lèvres s’y prêtent mal. Et même je siffle rarement seul, car, malgré tout, j’ai conservé assez de fraîcheur pour ne pas faire seul ce que je ne ferais pas devant autrui.

Mais ce jour-là, je sifflai. Pour m’arrêter, ce fut grotesque. Je ne le fis pas avec netteté, comme si des amis m’eussent écouté, mais après diverses modulations ridicules.

Ce fut à ce moment que je pris de bonnes résolutions. Finie, la vie inactive. Je verrais du monde. Je travaillerais. Je prendrais plaisir à me distraire. Tout s’enchaînerait. Tout serait normal.

Souvent, j’ai voulu ne plus fumer, j’ai voulu me lever à heure fixe, j’ai voulu que ma volonté me dictât ma conduite, non par respect de celle-là, mais parce que plus tard je m’en serais trouvé mieux.

Tout cela est inutile. De toutes ces décisions, aucune n’a été exécutée. J’ai toujours agi à ma guise.

Ce serait pourtant si réconfortant d’asservir mes désirs. Jamais je ne pourrai le faire. Mais est-ce donc si mal ? Je suis heureux quand je fais ce qui me plaît.

Du moment que je ne nuis pas, que la seule personne qui souffre de cela, c’est moi, ne suis-je pas libre de me laisser aller ?

J’ai souvent rêvé de déchoir complètement, de dormir sur un grabat, de manger ce que je trouverais, de boire et d’oublier.

Vers onze heures du soir, la pluie cessa.

J’ouvris la fenêtre. Des flaques luisaient sur les trottoirs. Le ciel était constellé. Un nuage volait entre la terre et la lune.

Que de douces méditations l’on peut faire sous les étoiles ! Dans mon enfance, je demeurais des heures entières à les contempler. Aujourd’hui, je les regarde avec sécheresse. Elles ne m’émeuvent plus.

Heureux de n’être plus retenu chez moi par la pluie, je fermai la fenêtre, m’habillai chaudement et sortis.

 

Je longeai les maisons obscures. Il faisait froid. Les lumières se reflétaient mal sur le verglas ridé.

Je m’étais fixé un but, pas trop loin, de manière que j’eusse assez de force pour regagner l’hôtel. Un rien m’en aurait détourné. Il en est ainsi de tous mes buts.

La ville dormait et moi j’étais éveillé. C’est peu de chose d’être éveillé quand les hommes dorment. Ils ont beau reposer autour de moi, leur sommeil est léger. Être debout au milieu de la nuit, ce n’est pas le sentiment d’être seul au monde.

Au coin d’une rue, une vieille femme à perruque rousse m’appela. Elle sortait des ténèbres. Elle s’était arrêtée au bord d’un rond de lumière. De loin, sous sa cape à carreaux, elle avait des airs de voyageuse.

Je passai près d’elle sans la regarder. Elle était immobile près d’un mur.

Pourquoi ai-je passé si vite en pensant à ce qu’il y avait de sérieux en mon extérieur ? La détresse humaine me fait-elle horreur dès que je puis la toucher ?

Mais quand je réfléchis plus longuement, je comprends que même deux êtres déchus sont loin l’un de l’autre.

Je continuai ma route.

Puis la Seine, qui glissait sous des reflets immobiles, apparut.

Je marchais depuis plusieurs minutes, le long du parapet. De temps à autre, je le touchais, comme je touche parfois la tête des chevaux. Je suivais le courant. Il semble ainsi que l’on soit poussé, que l’on avance plus facilement.

Les fenêtres des maisons étaient obscures. Le long d’un quai, il y avait des péniches, immobiles dans le fleuve. Au loin, d’autres maisons, une tour, des arbres.

Soudain, je vis devant moi, parce qu’elle remuait, une forme sombre.

Je m’approchai. C’était une jeune fille.

Elle marchait lentement, semblant prête à revenir sur ses pas.

Pourquoi me suis-je approché de cette enfant ? Pourquoi lui ai-je parlé ? Puisque j’ai résolu d’écrire sans cacher la moindre de mes pensées, je dois avouer qu’un désir physique m’avait poussé à l’aborder.

Mais que l’on se rassure. Le mal sera, tout à l’heure, compensé par le bien.

Le désir m’avait à peine frôlé que déjà j’en éprouvais un remords.

Si vous aviez vu, à la seconde où je disais : « Vous vous êtes sans doute perdue ? » comme la malheureuse leva les yeux avec effroi.

Quelle détresse dans ce regard ! Comment avais-je pu avoir, ne serait-ce qu’un désir infime, devant tant d’innocence ?

À la voir si effrayée, il me vint la pensée qu’elle avait deviné la mauvaise intention qui, tout à l’heure, traversa mon esprit.

J’en étais attristé, mais bien à tort. Car, si elle lisait dans mon âme, il n’y avait pas de raison qu’elle n’y lût aussi ce qui s’y trouvait de bien.

— Voulez-vous que nous marchions ?

En acceptant, notre rencontre eût pris corps. Consentir à marcher près de moi, c’était consentir à ma présence.

Elle ne répondit pas. Après avoir jeté un regard sur moi, sans lever la tête, elle s’éloigna.

Je la suivis. Je sentais que j’étais pour elle un monsieur correct, un monsieur loin d’elle. C’était vrai. J’étais ce monsieur correct. J’avais beau comprendre sa douleur, la partager, je gardais cela en moi. Aucun élan ne me poussait à la secourir. J’allai même jusqu’à lui en vouloir qu’elle n’eût pas découvert la pitié que je lui portais.

Je n’osais lui parler. Aussi, qu’aurais-je pu dire à cette enfant craintive, si ce n’était des paroles sans signification ?

Les paroles sont si peu de chose que, pour les croire, il faut connaître celui qui les dit.

Sans le vouloir, je la frôlai. Ce fut suffisant pour qu’elle se rapprochât plus encore du parapet. Jamais elle ne regardait le fleuve. Il avait pris, dans sa vie, une grande importance. On eût dit qu’elle le redoutait comme s’il avait été capable de lui ordonner quelque chose. Aux approches des ponts, elle levait un peu la tête pour s’assurer qu’elle aurait pu fuir.

J’aurais voulu que nous prissions une rue adjacente, car la présence de la Seine faisait que cette enfant me semblait aussi libre qu’une cavalière que j’eusse accompagnée à pied.

— Voulez-vous que nous prenions cette rue ?

Je n’avais pas encore entendu sa voix. Quand elle répondit : « Si vous voulez », je ressentis un étonnement aussi grand que si une chose eût parlé. En prononçant ces trois mots, elle avait livré tout d’elle-même. Je devinai ce que cela lui avait coûté d’efforts. Je compris que tout son être se révoltait contre moi, contre le monde, et qu’elle luttait pour ne pas être perdue à tout jamais.

Nous prîmes la rue obscure que je lui avais désignée. Comme ce changement de direction lui montrait qu’elle avait perdu son indépendance, elle me précéda, marchant vite, pour se donner l’illusion que c’était elle qui avait décidé de prendre ce chemin.

En passant sur une place, je lui demandai encore de modifier notre route, afin d’éviter une avenue illuminée.

Elle répondit comme la première fois : « Si vous voulez. »

Il semblait qu’à ses yeux les mots fussent des actes et que de les redire n’abaissât pas plus que de refaire quelque chose de mal.

Nous marchions depuis une dizaine de minutes, lorsque je levai les yeux.

La lune avait disparu. Son cours est plus rapide que celui du soleil. Souvent, je suis étonné de ne pas la retrouver à l’endroit qu’elle eût dû, normalement, occuper.

Le froid sec ne chassait pas la chaleur de mon corps. Il l’enveloppait. Mes mains étaient sillonnées de rides blanches. Je les mis dans ma poche en les fermant pour que le tabac ne se glissât pas sous les ongles.

À chaque réverbère, une chaleur à peine perceptible nous entourait. Je sentais, sur mon visage, le souffle humide de ma respiration.

La jeune fille marchait près de moi. Nous ne parlions pas. J’essayais de mettre un peu d’ordre dans mes pensées.

Près de cette malheureuse, je me voyais sans raison, si ce n’est celle d’être charitable.

Il me vint l’idée qu’une fois rentré chez moi, je m’assiérais dans le fauteuil et je la laisserais faire ce qu’elle voudrait.

Je m’assiérais. Je prendrais un livre. J’aurais chaud. Et je pressais le pas pour que cet état se réalisât. Et il se réalisait. Tout se passait comme je l’avais conçu. Mais au lieu de le vivre, il arrivait que je le contemplais.

Nous marchions d’un bon pas, moi avec plus de facilité. Je n’avais plus le courage de parler. Nous traversions les carrefours sans nous arrêter, comme si nous savions où nous allions.

Ma présence près de la pauvre enfant tenait à peu de chose. La quitter brusquement eût été aisé. Qui, en dehors d’elle, l’eût su ? Pour me reprocher quoi que ce fût, il aurait fallu que quelqu’un sût que je lui avais parlé le premier. Elle seule le savait. Si elle avait été plus âgée, elle aurait été capable de faire le récit exact de ce qui s’était passé.

J’étais donc absolument libre de la quitter. Seule ma conscience eût pu me le reprocher, car je doute que la malheureuse l’eût fait.

Il suffisait que je m’en allasse. L’instant désagréable pendant lequel on court ne dure que quelques secondes. Il était donc nécessaire que je choisisse un endroit où, tout de suite, je me serais trouvé hors de sa vue.

Mais il faut, pour commettre un acte illogique, ne pas être pris et, surtout, n’avoir pas d’explications à donner. Il faut que cet acte demeure secret au fond de votre esprit. Il faut aussi que vous teniez une réponse prête, au cas où quelqu’un vous demanderait les motifs qui vous ont poussé à agir.

C’était ce que, tout en marchant, je cherchais. Je savais bien que personne ne me poserait la moindre question. Pourtant, je cherchais une explication à ma fuite.

Je suis ainsi fait. Je pousse la prévoyance jusqu’à ses extrêmes limites. Le frère de la malheureuse aurait pu surgir de la nuit au moment où je m’enfuirais. Il me poursuivrait, me rejoindrait, me demanderait pourquoi j’étais parti, pourquoi j’avais parlé à sa sœur.

À cette dernière question, j’eusse répondu facilement. J’aurais dit la vérité. Cette enfant me faisait pitié, j’avais voulu la réconforter, lui venir en aide, la sauver. Cette version pouvait paraître fausse, je le sais. Mais du moment que je la donnais, que je la soutenais, un doute se serait glissé dans l’esprit du frère.

Mais puisque j’avais voulu protéger cette malheureuse, comment expliquer que mes pensées généreuses se fussent envolées et que je l’eusse abandonnée ?

Nous suivions une rue déserte. Tout était calme.

Soudain, comme je me trouvais en arrière de la jeune fille, je fis demi-tour et m’enfuis sur la pointe du pied.

Je n’avais pas trouvé d’explications à ma fuite. Mais la presque certitude de n’avoir pas à en donner, m’avait dispensé de chercher plus longtemps.

Tout en courant, je trouvai une raison à mon attitude : on s’était perdu.

Je m’arrêtai et me dissimulai dans une porte cochère.

Je vis la pauvre enfant faire quelques pas sans savoir que j’étais parti. Puis, elle s’arrêta, se retourna. Elle aurait crié, appelé, que je fusse revenu. Mais elle ne disait rien.

Elle regardait autour d’elle. Sa tête tournait par saccades, comme quand, grâce à des bruits, on tente de retrouver quelqu’un.

Je restais toujours sous la porte. Je ne pouvais pas me résoudre à perdre de vue la pauvre enfant.

Tant que j’avais été près d’elle, fuir me semblait impossible. Pourtant, cela s’était fait si facilement que j’en éprouvais, à présent, une déception.

Revenir tout de suite près de la malheureuse était trop en contradiction avec mon attitude. J’attendis. Je la regardais toujours. Une dernière fois, elle promena son regard autour d’elle.

J’attendais maintenant qu’elle me tournât le dos. Je ne voulais pas qu’elle me vit venir à elle, marcher sur une longue distance. Je voulais me retrouver tout d’un coup près d’elle.

Comme elle s’éloignait, je me mis à courir, les yeux fixés sur elle, prêt à m’arrêter si elle se fût retournée.

J’approchais. Elle marchait. Bientôt, je me trouvais à ses côtés.

À ma vue, elle poussa un cri strident, mais sans faire le moindre geste. Elle tremblait, je m’en rendis compte à sa lèvre inférieure.

Au bout d’un instant, le temps qu’il faut pour sortir du lit et mettre des pantoufles, je levai les yeux. J’avais pensé que le cri de la pauvre enfant amènerait des gens aux fenêtres. Mais il n’en fut rien. Il faut une confirmation aux gens qui sont couchés.

Elle s’était arrêtée. En restant ainsi immobile dans la rue, à l’endroit où elle avait crié, elle me mettait mal à l’aise. Elle ne s’en apercevait pas.

Elle était encore une enfant. Il ne m’arrive jamais de gêner quelqu’un sans que je m’en rende compte. Je me mets trop à la place des autres. Chaque étranger est un deuxième moi-même.

Enfin, elle se décida à partir. Il y eut tant de gaucherie dans sa démarche que je compris qu’elle avait attendu que je fisse le premier pas.

Elle ne parlait toujours pas, semblant n’avoir pas même remarqué que je m’étais enfui.

J’étais complètement désorienté devant cette pauvre enfant. Les mobiles qui la poussaient à agir étaient si différents de ceux auxquels j’obéissais, qu’à chaque supposition que je faisais je ne croyais pas plus qu’à la supposition contraire.

Nous arrivâmes sur une place au milieu de laquelle se dressait une statue équestre. Une clarté plus grande fit que, durant un instant, elle m’apparut comme un but.

Je marchais un peu en avant pour permettre à la pauvre enfant de me regarder.

Me regardait-elle vraiment ? Moi, à sa place, j’aurais observé la personne qui m’eût précédé. Mais elle, sous sa pudeur farouche, cachait-elle les mêmes instincts que moi ? Je ne pouvais pas le savoir. Il aurait fallu que je me fusse tourné subitement et que j’eusse surpris son regard.

Nous ne pouvions pas rester ainsi dans la rue.

— Voulez-vous venir chez moi… Il fait trop froid…

Ce fut sans la moindre hésitation qu’elle répondit : « Oui… » Elle attendait l’offre que je venais de lui faire depuis longtemps. Sa réponse était prête. J’aurais proposé autre chose qu’elle n’eût pas dit un mot.

 

Dans l’escalier noir, je voulus lui prendre la main. Elle la retira brutalement.

Elle ne cherchait pas à deviner ce qui allait se passer. Seul, pour elle, le présent importait. Toute son énergie était tendue pour que l’on ne touchât pas son corps. Elle se défendait contre la moindre prévenance comme contre une attaque violente.

Arrivé dans ma chambre, je tournai le commutateur. Une lumière qui n’était pas le prolongement du jour commença d’éclairer la pièce.

La malheureuse était entrée chez moi comme les gens que l’on guide, ne sachant pas si elle devait s’arrêter.

Je fermai la porte.

Immobile, elle attendait, se défendant de cligner les yeux à la lumière électrique.

— Asseyez-vous sur cette chaise, lui dis-je avec douceur.

Je n’avais pas osé lui offrir le fauteuil, de peur de l’effrayer.

Elle s’assit, simplement en pliant les genoux. Elle gardait ses mains dans ses manches comme si, par pudeur, elle voulait m’en dissimuler la peau.

Droite, loin du dossier, elle allait jusqu’à me cacher même son profil, en tournant la tête, à mesure que j’avançais vers elle.

Soudain, elle eut un sursaut, comme la nuit, quand un objet tombe seul. Un bruit dans une chambre voisine, que j’entendis après elle, venait de me faire perdre en une seconde, le peu de confiance que je pensais avoir pu lui inspirer.

Elle baissait les yeux. Je ne la regardais qu’avec une excuse.

Craignait-elle que son regard ne m’éclairât sur elle ? Elle se trompait. Je n’aurais pas surpris, dans son regard, plus que sur son visage ou sur son corps. Elle pouvait être rassurée. Ses pensées n’étaient pas à la merci de mes yeux. Elle eût machiné ma mort, en me regardant, que je n’en aurais rien su.

Je finis par me résoudre à parler.

— Vous êtes une enfant… Vous avez la vie devant vous… Laissez-moi vous guider…

Comme c’était vrai ! Comme je sentis qu’aux yeux de la malheureuse ce n’étaient que des mots !

Elle répondit par un murmure :

— Laissez-moi… laissez-moi…

Un souffle séparait les lèvres. Il semblait que la voix s’échappait sans que la langue remuât.

Subitement, elle se cacha le visage dans son coude, sans appui et, d’où je me trouvais, je vis sa gorge qui tremblait.

Elle pleurait.

J’aurais voulu écarter le bras, voir les yeux. Le visage nu, c’eût été comme un mal que l’on connaît, un mal moins terrible, un mal que l’on peut soigner.

Je m’approchai d’elle.

Elle se leva brusquement, baissa le bras.

Elle ne pleurait plus. Il y avait des larmes sur ses joues, mais elle ne pleurait plus.

Comme elle était debout, ce fut avec un tout petit peu moins de tendresse que j’allai à elle.

Elle recula. Les larmes, sur son visage, ne séchaient pas. Une larme, c’est plein. Elle a beau se trouver contre la chaleur de la peau, il faut du temps avant qu’elle disparaisse.

Elle était arrivée au mur. Je fis un pas en avant, avec hésitation, comme si j’allais marcher sur une bête.

Elle ne pouvait, en faisant un pas en arrière, maintenir la distance qui nous séparait. Je voulais lui faire peur, cela pendant une seconde, et tout de suite après, la réconforter.

Elle me regardait avec terreur. Déjà ses mains montaient devant elle, pour me repousser. Ses narines ne battaient pas. Elles demeuraient écartées dans une contraction. Elle ouvrit la bouche. Elle allait pousser un cri strident. Je reculai.

La lampe électrique éclairait une chambre ordinaire. Je vis tous les objets familiers. Et, dans ce coin, cet être vivant qui ne possédait rien de cette pièce, qui semblait là comme dans la rue, qui partirait sans rien oublier.

Je décidai de ne plus m’occuper de la pauvre enfant, afin que d’elle-même, elle reprît confiance.

Je m’assis dans le fauteuil et fis semblant de lire. Quand je jugeais que j’avais lu une page, je la tournais. Je m’efforçais que le temps fût identique pour chacune d’elles.

Une heure passa ainsi ! Elle ne bougeait pas. Je fermai les yeux.

Quelques minutes après, je perçus le bruit léger que fait mon lit quand je me couche.

L’inconnue s’était allongée.

J’attendis encore longtemps. Puis, j’ouvris les yeux. Elle dormait.

Je me levai sans bruit. Je tournai le commutateur lentement pour qu’il n’y eût aucun déclic. Dans l’ampoule, les fils demeurèrent rouges un instant.

Je revins à mon fauteuil, à tâtons. Je m’assis. Je vis, au bout d’un instant, un peu de clarté du ciel briller sur le métal du lit.

Le jour se levait.

Pour le savoir, il fallait n’avoir pas dormi. Il fallait avoir suivi la lente infiltration de la lumière. Il fallait aussi avoir pris des points de repère.

Je me serais éveillé à ce moment que je n’eusse vu, dans cette aube pâle, qu’une obscurité à laquelle les yeux se sont habitués.

Je me souviendrai longtemps de ce matin de janvier, non pas à cause qu’il fut le témoin d’un événement important de ma vie, mais parce que je dors toujours à l’aube.

Je me souviendrai de n’avoir pas dormi, un matin que vous étiez là, pauvre enfant. Plus tard, si le hasard fait que je m’éveille à la naissance d’un jour, je penserai à vous.

Avant, l’aube appartenait à mes souvenirs de Noël. Ensuite, elle appartint à des souvenirs de soldat. Elle vous appartiendra, maintenant.

La grande glace de ma chambre avait des reflets d’eau tranquille. Il semblait que la lumière qui revenait ne reconnaissait plus les objets de la veille. Ils étaient inutiles, mais à leur place, comme des rochers sur une plaine. Tout était grave. Mon chapeau, sur la cheminée, m’apparut comme celui d’un vagabond perdu dans un fossé.

La lumière gagnait lentement le fond de la pièce.

Je me souvins de mes nuits de guerre où, sale, tombant de sommeil, je rêvais des heures entières à des draps blancs.

Ils étaient là, maintenant, ces draps, tout près de moi et je ne m’en souciais pas.

Souvent, quand je me couche, quand je me mets à table, un souvenir imperceptible de misère traverse mon esprit.

Ce souvenir qui, à l’instant où ma vie recommença, fut si vif, est devenu faible au point que je ne le cherche plus en moi pour aimer davantage ce que je possède.

Mon corps habillé sortait doucement de l’ombre. Le soir, quand on est couché, il semble qu’au matin on revête d’autres habits. Ce jour-là, c’était les mêmes habits que j’avais sur moi. Ils n’étaient pas froissés. Les habits ne se froissent pas plus la nuit que le jour.

Mais, par contraste avec les draps, leur étoffe m’apparut sombre, les boutons de trop, les poches comme des trous au hasard.

La lumière grandissait. Le lit bordé, sur lequel la jeune fille dormait, les pieds dans sa jupe, s’élevait au-dessus d’un parquet clair.

Mon pardessus, les épaules basses, était pendu au portemanteau comme celui d’un absent. À voir une chaise de travers devant moi, il semblait que quelqu’un venait de se lever, de partir, laissant la chambre vide.

Je retins ma respiration pour écouter celle de la jeune fille. Mais je n’entendis rien. Je m’approchai du lit.

Sa bouche était à peine entr’ouverte. Elle était immobile. Je ne savais pas à quel moment elle respirait. Son corps était détendu. Ses doigts dormaient aussi, chacun dans la position qu’il préférait. Seul le pouce avait quelque chose de volontaire. Le menton était un peu trop avancé. Mais je savais que d’un instant à l’autre, il reprendrait sa place.

Je voyais une oreille qui, au moindre bruit, eût éveillé tout le corps.

Pas un mouvement, pas un murmure qui révélassent la circulation lente du sang, les battements légers du cœur, le flux et le reflux de l’air dans les poumons.

Penché sur la pauvre enfant, je la regardais avec amour, ne bougeant pas de peur que le parquet ne craquât.

L’immobilité me donnait un balancement à peine perceptible qui, sans que je m’en rendisse compte, me rapprochait d’elle.

J’aurais voulu qu’elle s’éveillât confiante au souffle de ma bouche, qu’elle se fiât à moi, qu’elle pleurât dans mes bras.

La chambre, maintenant, était comme en plein jour. Elle resta ainsi, triste et claire, encore quelques minutes avant que les bruits de la rue se fissent entendre.

À voir cette enfant farouche si proche de moi, si calme, je ressentis un étonnement.

Son haleine sans force me caressait en montant. Je posai la main sur le lit. Il était tiède. C’était la chaleur de sa tête qui, lentement, s’était glissée jusque-là.

Soudain, ses yeux s’ouvrirent. Le visage, durant une seconde, sembla dormir encore. Puis, elle se leva d’un bond. Elle avait compris. Je reculai. Je sentis avant que ses pieds touchassent terre, combien elle était effrayée.

Maintenant, elle avait passé à la vie sans qu’il restât la moindre trace de sommeil sur ses traits. Elle ne se frottait pas les yeux. Au lieu d’être assoupie par l’incertitude d’un réveil, elle était plus farouche que la veille.

À la lumière du jour, elle avait retrouvé son indépendance. Elle ne glissait plus ses mains dans ses manches.

Elle examina la chambre comme si elle venait d’y entrer, et usant de son regard circulaire, elle me dévisagea.

Ce regard qui passa sur moi, comme j’eusse voulu le retenir ! Et la main que je tendis pour l’implorer ne fut même pas vue.

Puis, elle se dirigea vers la porte. Je fis un pas. Elle poussa un cri. Elle n’osa pas toucher la poignée.

Elle me guettait. J’eusse fait un autre pas qu’elle aurait hurlé.

Je voulus parler, lui dire qu’elle n’avait pas à me craindre, mais je sentis que ma voix l’effrayait, bien qu’elle soit douce.

Et elle n’avait qu’à partir ! La douleur qu’elle me faisait, je la cachais. Malgré cela, j’eusse aimé qu’elle la devinât.

Je m’assis pour pleurer. Je ne la regardais plus. Le visage dans les mains, je me laissai aller.

Elle était peut-être encore là. Elle avait pitié de moi. Elle ne partait pas.

Mais j’entendis qu’elle ouvrait la porte. Je ne levai pas les yeux. Mille pensées me venaient à l’esprit. Je pleurais.

Puis, je me ressaisis. Cela se fit de soi-même sans que j’y fusse pour quelque chose.

Je m’étonnai un instant qu’en dépit de la complication de mes pensées, mon corps suivît, sans accident, sa lente évolution.

J’ouvris la fenêtre.

Le soleil se levait à ma gauche. Ses rayons se posèrent sur moi. Ils étaient froids et, pourtant, si semblables à ceux qui sont chauds.

UNE ILLUSION

De vastes taches grises étaient déjà visibles sur les façades des maisons. Depuis le matin, une pluie fine tombait sans interruption. L’humidité avait gagné peu à peu les lieux abrités, le dessous des voûtes, les porches, les parquets des magasins, le bord des murs que protégeaient pourtant des stores ou des balcons. Max Brissaut s’approcha d’une fenêtre du salon et regarda la rue mélancolique. En face, se dressait un immeuble neuf de huit étages sans motifs d’ornement, n’étaient, pour masquer la nudité, des sortes de rigoles toutes droites encadrant les croisées. Les pierres de taille, si minces, faisaient aussitôt songer à la rapidité de confection, au laisser-aller de l’après-guerre. Elles provoquaient, chez les passants, chez les commerçants, les mêmes remarques, en particulier celle que le monde est surtout soucieux, aujourd’hui, de faire fortune rapidement. La blancheur lumineuse de cette maison, les ferronneries toutes neuves dont la pose au petit bonheur traduisait la hâte de terminer les travaux ainsi que l’indifférence des entrepreneurs rentrés dans leurs capitaux avant même d’avoir fait creuser les fondations, le dernier confort, c’est-à-dire tout ce qui, à ce jour, avait été découvert : une hygiène qui, en cette année, avait des airs provençaux à cause des murs sans papiers-tentures, des angles arrondis où la poussière n’adhère point, tout cela semblait dans la pénombre de cet après-midi d’automne, annoncer l’imminence d’un changement de temps, d’un rayon de soleil sur la ville ruisselante, d’un tintement de cloche libérant les enfants.

Max Brissaut ne s’était pas encore habillé. Il portait un complet démodé, car c’était le sort de ses vieux habits de jouer longtemps le rôle de robe de chambre. Et quand, par paresse, il lui arrivait de sortir à la nuit tombante, masquant un veston vague à une époque où on les portait cintrés sous un raglan alors que la mode était au pardessus à taille, il rasait les murs, s’appliquant à éviter toute personne de connaissance, tellement il eût eu honte d’être ainsi surpris. Il passa dans sa chambre à coucher, se changea lentement, car il fallait que sa toilette prît une heure pour qu’il ressentît, lorsqu’elle était terminée, une certaine satisfaction. L’après-midi s’achevait. Madeleine qui avait promis de venir entre cinq et sept, n’allait donc plus tarder d’arriver. Vêtu de son complet second dans l’ordre de ses préférences, car il réservait le premier pour les entretiens à venir, il retourna au salon. C’était une pièce à peine meublée, pour laquelle il n’avait pas jugé utile de faire des sacrifices, convaincu que l’essentiel était non pas qu’elle eût un aspect cossu, mais qu’elle existât.

 

C’était la veille que le jeune homme avait fait la connaissance de Madeleine, fortuitement, avenue de l’Opéra, où il aimait à se promener. Il l’avait croisée et remarquée. Tout en mettant ses gants, qu’il portait par coquetterie, la partie encerclant le poignet rabattue sur les doigts, il la suivit négligemment. De temps en temps, des passants la cachaient, ce qui le contraignait à presser le pas de peur de la perdre. Une sorte de pudeur l’empêchait de la dépasser, de se montrer à elle, de prouver ainsi qu’il projetait de lui parler, bien qu’il eût la certitude qu’elle n’ignorait pas qu’il la suivait. Elle avait, en outre, ce besoin étrange qu’ont les gens qui se croient observés, de simuler des distractions, des attentions pour des faits insignifiants, bref ce besoin de se montrer semblable à tout le monde, de laisser deviner une vie propre.

Rue Auber, Max se risqua pourtant à dépasser la jeune femme. Mais à peine l’eut-il fait qu’il s’arrêta distraitement devant un magasin. Cette manœuvre avait quelque chose d’une présentation. C’était comme s’il s’était montré pour permettre à l’inconnue de le regarder. Après, il oserait la dévisager, afin que, s’il lui déplaisait, elle n’eût qu’à détourner la tête. C’était une délicatesse que seuls tous deux comprenaient et qui les unissait déjà dans le flot des indifférents. À un kiosque, Max acheta un journal, pour prouver qu’il lisait, ce qui, le tirant du néant et de l’horreur de toutes les possibilités qu’il peut y avoir dans la foule où il eût évolué aux yeux de Madeleine, sans lire, le rendait tout de suite semblable à un homme qu’elle eût pu rencontrer dans un salon. Il jeta un coup d’œil sur quelques en-têtes, puis, sentant que cela suffisait à montrer qu’il était comme tout le monde, crut le moment venu, de manifester un certain désintéressement qui l’enveloppait d’élégance et corrigeait ce qu’il pouvait y avoir de grave dans l’achat d’un journal. C’est aux instants où deux êtres qui ne se connaissent pas se surveillent, que les plus petits calculs, auprès desquels ceux des pauvres qui hésitent à pénétrer dans un palais, sont enfantins, se font jour. Ainsi, durant une seconde, Max songea à rouvrir son journal et à lire ostensiblement la dernière page intérieure, la plus légère, celle où il est question des théâtres, mais il n’osa pas. Ces petits manèges se succédaient sans ordre, sans raison. Et les gestes eux-mêmes étaient à l’image du flou de ces calculs. Max s’arrêtait au bord d’un trottoir, comme pour traverser la chaussée ; puis s’apercevant que Madeleine, au même moment, s’immobilisait devant une devanture, venait dans sa direction ; comme pris de la crainte subite de se trouver face à face, il faisait demi-tour à l’instant même où elle continuait sa route. Alors, durant quelques minutes, afin de se ressaisir, il marchait d’un bon pas qui l’éloignait de tous les passants qui avaient peut-être assisté à ce manège et lui permettait de préparer une nouvelle attaque qu’il ne se décidait pourtant pas à déclencher. Ce fut alors qu’il joua une petite comédie. Profitant d’une minute où quelques promeneurs le séparaient de Madeleine, il s’arrêta et laissa courir sur son visage une profonde anxiété, cependant que, tournant la tête en tous sens, il simula d’avoir perdu de vue la jeune femme et de craindre de ne jamais plus la revoir. Il montrait ainsi ce qu’il était lorsqu’il se trouvait seul, laissant sous-entendre combien éloigné il était de mauvaises pensées. Puis, comme tout à coup son regard croisa celui de la jeune femme, au lieu d’interrompre ce manège, il le continua, tâchant de montrer qu’il ne songeait pas le moins du monde à elle. Madeleine, elle, fit semblant de ne rien remarquer et, devant l’homme qui continuait à scruter la foule avec d’autant plus de naturel qu’il ne s’était pas interrompu, passa avec hauteur, le regardant seulement une seconde, comme un promeneur ordinaire, afin de chasser l’idée qui eût pu naître chez Max qu’une telle indifférence ne pouvait être que systématique. Elle éprouvait si peu de gêne à renier aussi visiblement les œillades précédentes, que Max eut, durant un instant, l’impression que toutes ses tentatives d’approche avaient vraiment passé inaperçues.

Place Saint-Augustin, Madeleine entra dans une grande épicerie, mais ostensiblement, par la porte des chocolats, des biscuits, évitant la poissonnerie et le rayon des gibiers. Max attendit. De nouveau, mille raisonnements traversèrent son esprit. « Si elle ressort par la même porte, c’est qu’elle tient à ce que je lui parle, car maintenant, rien ne serait plus simple pour elle que de se débarrasser de moi en sortant par une autre issue. » Il s’arrangea pour favoriser cette fuite, afin de se donner plus de courage au cas où elle ne se produirait pas. De l’entrée de la jeune femme dans cette épicerie, il tirait une foule de conclusions. Elle ne devait pas vivre seule. Elle apportait un gâteau pour le dessert. Son mari, des enfants peut-être, l’attendaient. Ou bien encore, c’était une femme invitée, qui n’avait pas l’habitude de sortir ainsi et qui, exceptionnellement, parce qu’elle ne voulait pas arriver trop tôt, tuait le temps en flânant. Au bout d’un instant, elle reparut, un paquet à la main, sortant par la même porte, ce qui, d’un seul coup, rendit Max tellement courageux qu’il faillit faire comme le mari qui attend sa femme pendant qu’elle fait ses achats, s’approcher d’elle et lui parler avec la certitude de n’être pas repoussé. Mais, en même temps, il eut le sentiment très net que cela indisposerait cette inconnue, qu’il eût justement l’audace de lui parler au moment où, en sortant par la même porte qu’elle avait prise en entrant, elle lui donnait une preuve qu’elle tenait à ce qu’il le fît. Elle ne le regarda pas et prit le boulevard Malesherbes. Il la suivit encore. Une curiosité enfantine le poussait à deviner ce qu’il y avait dans le paquet qu’elle tenait à la main par un nœud ménagé à la ficelle. « Cela doit être du thé ou du café, du thé plutôt, parce que le café serait dans un paquet plus gros. Enfin, elle doit attendre que je lui parle, sans quoi elle aurait pris un taxi. À moins qu’elle n’habite par ici. » De nouveau, il la dépassa. Il craignait maintenant qu’elle ne le prit pour un timide et qu’elle ne lui en voulût de n’avoir pas répondu à ses avances. Il était six heures et demie. La foule était compacte et les rues encombrées de voitures. Un léger brouillard s’était mis à tomber et les trottoirs étaient comme couverts de mille et mille gouttelettes de pluie. « Elle ne m’a peut-être jamais regardé. Elle ne sait même pas que je la suis. Elle pense à son mari, à ses occupations, à tout, sauf à moi ! »

En effet, il avait beau s’arrêter, marcher à sa hauteur et la regarder comme s’il eût été en sa compagnie, elle ne changeait rien à son attitude et continuait sa route, sans plus se hâter ni ralentir. On eût dit une femme habituée depuis longtemps à être suivie et qui, une fois pour toutes, en a pris son parti et s’est décidée à ne jamais rien changer à ses habitudes pour quelque importun.

De pénétrer ainsi dans la vie d’une inconnue semblait à Max une chose immense. Qui était cette femme ? Quel était le son de sa voix ? Quelle serait sa manière de répondre ? Elle avait beau avoir toutes les apparences d’une personne normale, il redoutait quelque chose. Pourtant, il ne pouvait se résoudre à la quitter, un peu de peur, aussi invraisemblable que cela parût, qu’elle n’eût une désillusion en ne le voyant plus derrière elle. Pour l’instant, cette femme appartenait à la foule des autres femmes. Mais le seul mot qu’il lui adresserait la tirerait de cet anonymat mystérieux, pour la rendre familière. C’était ce mot, si petit et en même temps tellement important qui pouvait lier l’homme qu’il était à la femme de ses rêves – ne l’avait-il pas choisie entre toutes celles qui existaient – qu’il fallait prononcer et qu’il ne se résolvait pas à laisser sortir de ses lèvres. Ce mot ne serait-il pas tellement plat, tellement quelconque ? Ne serait-il pas tellement différent de sa pensée ? Ne paraîtrait-il pas plutôt une excuse ou une demande de renseignement ? Deux destinées aussi dissemblables pouvaient-elles être liées par le fil aussi terne d’une phrase aussi vide, aussi nulle, aussi bête que : « Je vous demande pardon, mais est-ce que cela vous dérangerait que je vous accompagne seulement cent mètres ? », phrase qui, pourtant, malgré son insignifiance, pouvait provoquer le fracas, la colère, le mépris et le scandale.

Madeleine continuait à marcher. Abandonnant le chapeau qui descendait jusqu’aux yeux, les femmes découvraient à demi leur front, laissant toutes voir leurs sourcils, un arc de chair blanche et quelques boucles de cheveux, ce qui leur donnait, bien que l’observation de cette mode fût générale, cet air indiscipliné qu’ont les hommes quand ils portent leur chapeau en arrière. C’était le moment où elles se vêtaient de manteau d’agneau rasé, dont la teinte marron ou grise et les ombres que faisaient les poils lissés dans le mauvais sens, leur prêtaient un aspect sauvage. Cette anarchie du pelage déteignait sur elles. C’était comme si leur mari, leurs fils s’étaient fâchés et qu’habituées à ces colères, elles n’eussent pas jugé utile d’interrompre pour si peu leurs occupations. Les antiquaires avaient découvert un nouveau parchemin pour servir à la confection d’abat-jour artistiques. Et, de distance en distance, on apercevait des fleurs pâles en transparence, éclairant, ainsi que des étapes poétiques, le commerce de cette veille de fête. Le brouillard tombait, de plus en plus épais, voilant les lumières. Dans l’effervescence, elles étaient ainsi qu’on les retrouve, après les dîners d’hiver, espacées et entourées d’un halo triste.

Max était si jeune qu’il mourait d’envie de se montrer sous son vrai jour, de parler, d’agir devant cette inconnue. Si quelqu’un le frôlait, il demandait pardon assez fort pour que Madeleine l’entendît, toujours afin de montrer, comme quand il simulait de lire, qu’il était un homme pareil à ceux qu’elle connaissait. Comme ces derniers, il prenait des précautions en traversant les rues. Quand une voiture, arrivant à l’improviste, l’obligeait à courir, il se retournait tout de suite, pris soudain de crainte qu’elle ne pensât qu’il l’abandonnait à elle-même au moment du danger. Il laissait alors errer sur son visage le regret de ne pouvoir rien faire pour l’aider. Et cela le gênait d’autant plus qu’il devait, par la suite, marcher lentement afin qu’elle le rattrapât, ce qui avait alors quelque chose d’emprunté, tellement cela contrastait avec sa course.

 

Profitant d’un encombrement, il osa enfin s’approcher de l’inconnue et dit, en se découvrant, comme si c’eût été machinal, de crainte que son manège ne fût remarqué : « Je ne sais comment m’excuser, Madame, de vous parler ainsi ! »

Madeleine le regarda une seconde, puis dit : « Ah ! c’est vous ? » pour que les passants trouvassent naturelle cette rencontre. « Ah ! c’est vous ? » laissait supposer qu’ils se connaissaient et que le hasard les avait mis en présence. Madeleine aimait à soutenir les hommes. Elle mettait un amour-propre à être une femme différente des autres femmes et à savoir, en des circonstances où les autres s’offusqueraient, comprendre les hommes. « Ah ! c’est vous ? » sur le ton interrogateur qu’elle avait pris, semblait être un cri de surprise. On eût dit qu’elle n’avait pas remarqué l’obstination du jeune homme et qu’elle venait de reconnaître subitement en lui le passant qu’elle avait négligemment regardé auparavant.

Cette exclamation surprit Max au point qu’il crut, durant un court instant, que vraiment il connaissait cette inconnue, que c’était, au fond, la raison qui l’avait poussé à la suivre, bien qu’il ne se souvînt pas d’elle. Il crut que tous ses amis allaient apprendre ce qui s’était passé, qu’elle allait naturellement tout raconter. Il fit un effort désespéré pour donner un nom à cette inconnue, afin de lui dire : « Mais oui, c’est moi, Madame… » Et cela avec froideur, afin que, si elle était la femme d’un ami, il n’eût pas l’air de vouloir profiter de l’absence de celui-ci pour le supplanter. À travers toutes ces réflexions, perça aussi la brève satisfaction qu’elle l’eût reconnu alors que lui ne se souvenait pas d’elle. Mais, aussitôt, ces pensées s’effacèrent, tellement tout cela était invraisemblable, et il ressentit un léger soulagement qui fit que la parole qu’il prononça alors sortit de ses lèvres comme s’il eût été loin d’elle :

« Je m’excuse mille fois, Madame, mais c’était plus fort que moi ! »

Elle le regarda en souriant :

« Je ne vous comprends pas ! »

Il continua :

« Vous devez avoir une bien mauvaise opinion de moi ? » Cette phrase, parce qu’il lui apparaissait confusément que c’était plutôt à son interlocutrice à la prononcer, lui semblait devoir mettre à l’aise l’inconnue.

« Vous ne seriez pas un homme si vous agissiez autrement. »

Dans le ton sur lequel avaient été prononcés ces mots, il y avait cette nuance que l’on retrouve dans celui des gens qui, modifiant ce que l’on croit être un défaut, le transforment en qualité et vous disent, par exemple, si vous faites allusion à votre manque de courage : « Allez donc, ne vous plaignez pas, il n’y a que les imbéciles qui ont du courage. » Ce genre de phrase produisait sur Max une impression réconfortante. Doutant toujours de soi, il était heureux lorsqu’on lui affirmait ses qualités, fussent-elles même jusqu’alors à ses yeux des défauts. Et naturellement, ceux qui faisaient de ses faiblesses des avantages lui étaient sympathiques et il était enclin à les croire tout de suite.

Encadré par les maisons qui renfermaient tant de destinées diverses, par les magasins où l’on attendait patiemment les acheteurs, Max éprouvait, à côté de Madeleine, l’impression de n’être à ses yeux qu’un homme pareil à tous ceux qui les côtoyaient, les entouraient, et de ne se distinguer d’eux que parce qu’il s’était permis d’adresser la parole à cette femme. La foule rendait plus flagrant que le hasard seul les avait réunis, que, sans lui, ils eussent continué d’être l’un pour l’autre aussi étrangers que ces passants qui se croisaient sans même se regarder. Son bonheur futur, de reposer seulement sur une petite audace d’un instant, lui paraissait d’autant plus fragile que cette même audace était à la portée de tous. Et ce qui amoindrissait encore ce bonheur, c’était la rareté de ceux qui usaient de cette audace, comme si, par de tels moyens, on ne pouvait rien attendre de bon. Il se demanda si des pensées semblables traversaient l’esprit de sa compagne. Ressentait-elle également cette même impression de profonde solitude ? Car rarement il avait éprouvé une telle impression. Les liens qui les unissaient, eux qui eussent pu être des ennemis mortels en d’autres circonstances, n’existaient que par un consentement dont il n’avait pas honte, mais qui, chez Madeleine, semblait justement ce même acquiescement que les femmes, par pudeur, ne veulent jamais paraître donner. Cet acquiescement trop rapide, il le craignait, pouvait être, pour la jeune femme, un motif de lui garder rancune.

En passant devant un bar, Max dit :

« Voulez-vous que nous entrions prendre quelque chose ?

— C’est que j’aimerais mieux ne pas être vue ! » répondit-elle en s’arrêtant et en regardant autour d’elle comme si, à ce moment seulement, elle eût craint quelque chose ou plutôt parce qu’ayant avoué ce qu’elle redoutait, elle ne se gênait plus pour laisser son inquiétude percer.

« Voulez-vous que nous entrions dans ce bar ? » répéta Max en désignant la devanture voilée par des rideaux rouges et au-dessus de laquelle était peint « Le Forum ».

« Cela ne vous ennuie pas ?

— Au contraire !

— Eh bien ! soit ! »

Elle s’engouffra dans le bar et, durant une seconde, il sentit qu’elle le faisait en s’imaginant qu’elle y pénétrait seule, cela à la manière dont elle laissa la porte se refermer à moitié sur lui. Dans un tel endroit, elle eût dû, normalement, puisque c’était la première fois qu’elle y allait, se retourner vers Max, le regarder avant de s’y aventurer, alors qu’au contraire, elle avança droit devant elle, sans se soucier de personne, vraisemblablement par crainte d’être vue du dehors, car de même que l’on quitte toujours avec un sentiment étrange un lieu où on a fait tomber de la monnaie, parce qu’aussi bien que l’on ait inspecté le sol, il se peut qu’une pièce ait échappé à votre regard, de même aussi bien qu’elle eût regardé les passants, il se pouvait qu’une personne de connaissance lui eût échappé. D’autre part, en entrant dans ce bar illuminé, elle savait qu’elle serait le point de mire des gens qui s’y trouvaient, et cela sans défense possible. Pour ces deux raisons, elle avait voulu, tout de suite, prendre des distances.

Elle jeta un rapide coup d’œil sur les consommateurs et ne reconnaissant personne, se sentit sans doute tellement soulagée, qu’à cette allure hâtive, peureuse, qu’elle avait eue en entrant, succéda immédiatement un redressement, une cambrure, comme pour réparer par coquetterie le mauvais air qu’elle avait eu. Elle s’arrêta au milieu de la salle et, avec assurance, chercha une table, se montrant même dédaigneuse vis-à-vis du garçon qui lui désignait un coin faiblement éclairé.

« Je vous dis que je n’aime pas l’obscurité ! » fit-elle, comme le garçon insistait, bien que ce fût la meilleure table.

Elle se retourna vers Max.

« Où voulez-vous vous mettre ? »

Il désigna la première table. Elle eut une moue. Ils restèrent ainsi un long instant. Elle ne parvenait pas à se décider. Comme à la location d’un théâtre où toutes les rangées sont libres, où la salle, par son vide inhabituel vous sollicite de toutes parts, elle hésitait à choisir, parmi toutes ces tables, ce qui contrastait singulièrement avec sa parole de tout à l’heure : « Pour un moment seulement. » À la fin, la joie qu’elle avait eue en se sentant à l’abri s’étant dissipée, elle devint moins difficile, et s’assit à la table que le garçon lui avait désignée au début, en lui disant : « Vous aviez raison ! » avec ce sourire que l’on a quand, après avoir été absolument certain d’une chose on est obligé de convenir que l’on s’est trompé. Elle posa sur une chaise le petit paquet qu’elle avait acheté, retirant doucement son doigt de la ficelle pour que celle-ci restât dressée en l’air. Elle voulait montrer au jeune homme, par ce geste enfantin, semblable à celui d’un équilibriste, ou d’un enfant s’amusant à faire dresser le plus haut possible une baguette de mastic frais, que tout à l’heure, en ne parvenant pas à se décider, ç’avait été par un même caprice. Elle éprouvait à présent le besoin de laisser d’elle l’image d’une femme fantasque, afin que le souvenir de la démarche un peu voûtée, hâtive et inélégante qu’elle avait eue en se faufilant dans le bar et dont elle avait honte, à présent qu’elle y pensait, comme d’avoir été vue en sursautant ou en glissant, disparût de l’esprit de Max.

« Vous avez eu peur de rencontrer votre mari, sans doute ? lui demanda-t-il.

— Oh ! non, pensez-vous. Mais je connais beaucoup de monde. Vous savez ce que c’est… Cela ferait mauvais effet si on me voyait entrer avec un monsieur dans un bar. »

Elle se poudra dans une petite glace, se rougit les lèvres, ce qui changea son visage, puis se tournant vers son compagnon, dit dans un sourire : « Maintenant, Monsieur, je vous écoute ! »

Il sentit que de cet instant devait commencer leur liaison et que le reste était un mauvais souvenir qu’elle s’appliquerait à oublier le plus vite, à un tel point même qu’elle le nierait de bonne foi si, plus tard, on lui en faisait le reproche. Elle était belle et vêtue avec tant de goût ! D’avoir fait ce grand pas qui consiste à partager la même table, à avoir les apparences, aux yeux du monde, de se connaître depuis longtemps, d’avoir même un secret, puisque jamais, ni l’un ni l’autre, n’eussent dit à qui que ce fût comment ils s’étaient connus, fit que, durant un court instant, Max eut conscience de vivre comme dans un rêve. C’était un rêve, de se trouver, à la fin d’une journée pareille à toutes celles qu’il avait vécues, à côté d’une femme si belle. C’était comme quand on dit, à la suite d’un événement : « Je n’aurais jamais cru cela ce matin ! » Et, par moments, il arrivait qu’en parlant, il entendait distinctement sa voix, qu’il se voyait au milieu de ces petites lumières roses qui éclairaient toutes les tables et se reflétaient dans les glaces, à côté de ces quelques jeunes gens dont les vies lui étaient aussi inconnues que celle de sa voisine et qui, pourtant, lui semblaient, à côté d’elle, les plus lointains étrangers. Il avait l’impression de sortir de lui-même au point de se transporter dans les maisons où il imaginait que ces jeunes gens habitaient. Sans qu’il sût pourquoi, il les voyait obscures, couvertes de tapis, de meubles rares, de tentures lourdes. Quand il se retrouvait près de Madeleine, que de nouveau, après avoir pensé à la rue toute proche, il se représentait exactement ce qui était, il ressentait, au lieu de cette gêne que l’on éprouve chaque fois que, après une grande espérance, on retombe dans la réalité, un bonheur si profond, que la respiration lui manquait exactement comme lorsque l’on souffre. Mais, tout de suite, après cette oppression, à l’instant où la douleur est comprise, au lieu de cette douleur, une joie immense. Cela se répétait sans cesse, sans la parcimonie des sensations de bonheur que donnent les variations les plus subtiles de l’atmosphère ou les souvenirs, avec une profusion qui le laissait extasié. C’était comme l’enfant qui trouve la cachette des bonbons que sa mère lui donnait jusqu’alors un à un, comme la chance qui, tout à coup, vous favorise plusieurs fois de suite. C’était lui-même qui se répandait comme si une écluse fût ouverte. Il n’était plus de chair. Une sorte d’admiration de lui-même le transportait. Il trouvait ses mains belles, ses dents blanches, son visage d’une pâleur agréable, ses cheveux lisses et souples, l’homme obscur qu’il avait été se transformait. L’indifférence qu’il avait eue de sa personne physique disparaissait.

« Vous ne dites rien, Monsieur ! » fit Madeleine.

Elle ne savait sur quoi engager la conversation. Aussi, lui reprochait-elle de ne point parler. C’était si évident qu’il répondit par un sourire qui laissait entendre qu’ils étaient tous deux embarrassés. Ce fut alors qu’elle eut une attitude étrange et qui, si Max l’avait connue davantage, lui eût paru très simple. Elle continua de parler sans répondre à son sourire. Sur le moment, il n’y prit pas garde. Il serait peut-être utile, pour éclairer le caractère de Madeleine, de s’étendre sur ce point qui, à première vue, peut paraître sans grand intérêt, mais qui, malgré tout, est une des raisons qui a fait que cette idylle s’est terminée plus rapidement qu’elle n’eût dû.

Max venait de sourire lorsque, au lieu de sourire également, Madeleine garda un visage sévère, montrant ainsi visiblement qu’elle voulait ignorer ce sourire. Elle ne pouvait admettre que l’on sourît en réponse à une parole qu’elle avait prononcée avec sérieux. C’était le premier indice de sa susceptibilité. À ses yeux, il était impoli de sourire à un propos qu’elle tenait sérieusement. Pour qu’elle admît le rire, il fallait qu’il fût dans sa pensée, au moment où elle s’exprimait ; sinon, du seul fait qu’il paraissait sur un visage, elle en concluait que l’on prenait vis-à-vis d’elle une liberté qu’elle ne tolérait point. Elle avait alors un visage plus sévère encore et continuait comme si rien n’était. Cette tournure d’esprit avait fait tache d’huile.

Elle n’admettait point, également, que l’on parlât soudain sérieusement lorsqu’elle riait. Une sorte d’amour-propre faisait qu’elle voulait, dès qu’elle se trouvait en compagnie d’amis (car elle était toute différente quand on n’éprouvait pour elle aucun sentiment), mener, non pas la conversation, car elle ne s’y fût pas entendue, mais le ton sentimental. D’un sujet pitoyable, elle ne voulait pas que l’on passât à l’humour, par exemple, sans que ce fût elle qui donnât le signal. La maîtrise du sentiment, dans la conversation, était son ambition. Elle répéta :

« Alors, vous ne dites rien ?… »

Instinctivement, Max devina que son sourire l’avait blessée. Changeant aussitôt de visage, ainsi qu’un enfant sensible qui se moquerait d’un infirme et qu’une parole de ses parents éclairerait soudain sur la laideur de son acte, mais sans cette pureté ni cette conscience profonde, avec quelque chose de contracté et d’hypocrite (qui n’eût certainement pas échappé à un homme) qu’elle était loin de discerner tellement elle était contente qu’il se fût plié à son désir secret, il ajouta :

« J’ai tellement de choses à vous dire, que tout se heurte en moi et que je ne sais par laquelle commencer ! »

Il comprit que, par sa moue de scepticisme, elle se représentait très nettement l’état d’esprit qu’il venait de lui décrire, et la réponse qu’elle fit le lui confirma :

« Commencez donc par l’idée qui est la plus proche de la porte ! »

Il n’y en avait aucune. Elle eût réfléchi quelques instants qu’elle s’en fut rendu compte. Mais l’impression de vérité qu’elle avait ressentie à l’énoncé de cette parole avait été si nette, que l’idée de l’examiner davantage ne lui était pas venue et que, réellement, pour elle, les idées du jeune homme étaient séparées, formaient chacune un tout, à un tel point qu’elle s’était imaginée son cerveau comme une chambre.

« Je vous écoute, mais vous ne dites rien… On voit que vous aimez à vous faire prier !

— Vous vous trompez, Madame, je vous assure que c’est par joie que je ne sais que dire ! » répondit Max avec ce besoin de conciliation qui est un des traits de son caractère, en opposition d’ailleurs avec celui de Madeleine, qui aime, au contraire, à tout brouiller, moins par emportement que par calcul, car c’était dans la confusion, les moments de gêne, les froids, qu’elle se sentait plus à l’aise.

Ainsi qu’une actrice aime à manifester son talent dans les scènes les plus contraires pour montrer son universalité, elle se plaisait dans toutes les situations qui lui permettaient de passer tour à tour par la bouderie, la hauteur, l’intérêt, et donnaient à sa personne un relief qu’elle n’eût pas eu au cours d’une conversation paisible.

« Pourrai-je vous revoir ? demanda Max.

— Mais certainement. Ici si vous voulez. »

Cette réponse lui causa une désillusion. Il sentit nettement qu’elle tenait à se montrer familière des lieux publics. Ce n’était qu’un homme habitué au monde qu’elle pouvait aimer. Or il n’était pas cet homme. C’était tout à fait par hasard qu’il avait proposé de pénétrer dans ce bar. Il comprit qu’il était à présent condamné à paraître aimer les bars et à taire ses véritables goûts sous peine de la décevoir. Il répondit aussitôt : « Mais si vous voulez !… » en espérant que le « mais » aiguillerait son interlocutrice sur un autre lieu et que, d’elle-même, elle changerait.

Elle ne remarqua rien et continua :

« La même heure vous va-t-elle ? »

Il sentit que, comme quand il lui arrivait de pénétrer dans un lieu où il n’était pas habitué d’aller, elle avait vu l’heure en rentrant au « Forum ». Devant l’inconnu, c’est le propre de la nature humaine de s’entourer d’exactitude, comme pour se préserver, comme pour avoir les atouts de son côté et n’être point embarrassé par un détail qu’il est si facile de prévoir, au cas d’un événement inattendu. Max savait l’heure aussi. Pourtant, il feignit de l’ignorer.

« Il est six heures, je crois ? dit-il.

— Pardon, sept heures ! »

Puis, tout à coup, comme si elle eût deviné ce qu’il pouvait y avoir de peu gentil à savoir l’heure, elle ajouta :

« Je le sais, parce que c’est à cette heure-là que je devais téléphoner. »

Cette raison fit brusquement songer Max à ces dépositions de témoins qui sont d’autant plus certains d’avoir rencontré l’inculpé que, ce jour-là, ils n’étaient pas décidés à sortir, qu’un ami, dont c’était l’anniversaire, ou la première sortie après une maladie, ce qui serait facile à vérifier en consultant cette personne, était venu les chercher, qu’ils avaient même hésité à se promener et qu’enfin, à peine dehors, ils avaient passé devant une statue, encore recouverte de fleurs, que l’on avait inaugurée dans la matinée, jour qu’il était facile de retrouver en consultant n’importe quelle collection de journaux. Madeleine accumulait ainsi des précisions autour de ses moindres actes. Plus les détails étaient enchevêtrés, plus elle avait l’illusion de donner l’impression d’être franche. Et si, dans le nombre, il en était un de faux, elle s’en tirait toujours en créant autour d’elle un nuage de confusion dans lequel elle était tellement à l’aise qu’elle découvrait encore d’autres détails qui rendraient le premier plus invraisemblable, si bien qu’on abandonnait et qu’elle finissait par avoir raison.

« Un peu plus tôt, est-ce que cela serait impossible ? » demanda Max humblement, de peur de paraître tyrannique.

Malgré toute la douceur qu’il mit dans cette interrogation, ce qu’il avait tellement redouté arriva.

« Je vous ai dit six heures et demie. Je ne peux pas plus tôt. Mais nous nous connaissons à peine. »

Au commencement d’un amour, la galanterie a quelque chose d’étrange, tellement elle sera rudoyée plus tard. À sa manière d’y tenir, Max sentit qu’elle avait eu de nombreuses expériences. Les marques de respect du début étaient pour elle capitales. À sa place, il eût pourtant éprouvé une certaine gêne, ce sentiment singulier que l’on ressent quand on jouit d’un bien qui ne nous appartient pas, le sentiment de l’intérimaire d’une fonction importante. Il sait, ce dernier, que, si ces ordres sont trop secs, on pense que cela ne va pas durer. Mais Madeleine ne ressemblait à aucun intérimaire, car l’avenir, pour elle, n’existait pas. Sa connaissance de l’homme, dont le plus clair était « qu’après s’être donnée, une femme n’a plus aucune autorité, de reine devient esclave », lui dictait de vivre dans le présent et de tâcher de démêler ce que son partenaire deviendrait plus tard, s’il continuerait à être le même après qu’avant. Elle lui posait quelques questions. Des réponses, elle se formait une opinion qui, selon qu’elle était bonne ou mauvaise, l’autorisait à se donner ou non. Et ces questions étaient monosyllabiques, comme si leur brièveté en eût masqué la raison et lui eût permis une volte-face plus aisée.

Ce fut ainsi qu’à plusieurs reprises, elle demanda à Max s’il était bon, généreux, délicat, pénétré de lui-même. Mais ce qui éveilla l’attention du jeune homme, ce ne fut pas cette curiosité, qui est en somme légitime, mais la manière qu’elle employait pour la satisfaire. « Vous avez l’air très doux ? » disait-elle, par exemple, sur un ton interrogateur. Il répondait. La conversation roulait sur quelques banalités, puis, tout à coup, comme pour n’avoir pas l’air de trop s’intéresser à Max ni de lui poser de questions, elle ajoutait : « Et très aimant. » Pour s’expliquer, elle ajoutait : « Vous en avez l’air. » Les premières fois, il crut que ces inversions étaient simplement voulues par un besoin ridicule de passer pour une étrangère, bien qu’elle n’eût aucun accent et que pas un instant il n’eût été question d’un autre pays. Mais, par la suite, comme ces inversions ne se produisaient que lorsqu’il s’agissait de lui, il ne tarda pas à comprendre que la raison était tout autre. Elle craignait qu’il ne démêlât les véritables motifs de sa curiosité.

Soudain, elle se leva sans que rien n’eût laissé prévoir ce geste, et dit : « Il faut que je m’en aille ! »

Elle aimait à surprendre, à paraître agir sous le coup de commandements mystérieux auxquels il lui était impossible de se soustraire, comme si les ordres qui surgissaient du fond d’elle-même et pour la raison qu’elle ne les voyait pas surgir, avaient quelque chose de plus grand qu’elle. Le monde ne pouvait comprendre. Elle laissait sous-entendre qu’ils étaient d’une immense importance. À ces moments, elle avait l’air qu’aurait la femme de chambre d’un ministre ayant promis de rentrer avant cinq heures, et cachant à son amant, de peur de quelque chantage, chez qui elle est employée. En conséquence, elle se faisait un point d’honneur à ne jamais revenir sur une décision. On le devinait surtout aux moments où, trouvant par exemple qu’il était convenable de partir, elle hésitait, à cause qu’une fois le mot dit, malgré toutes les raisons qui pourraient surgir pour la faire rester, il faudrait vis-à-vis d’elle-même qu’elle partît.

Max ne le savait pas encore. Il se fit suppliant.

« Restez encore un peu. Il est à peine sept heures. Nous n’avons presque rien dit. »

Sans répondre tout de suite, elle ferma son manteau puis, se tournant vers Max : « Croyez-vous que je revienne sur une décision comme cela ? Vous ne me connaissez pas encore. Allons, appelez le garçon et sortons ! »

L’audace qui envahissait Madeleine, à la pensée qu’elle allait se retrouver seule et que, par un léger effort d’imagination, cette histoire cesserait d’exister, lui donnait une familiarité à l’égard du jeune homme et une sorte de ton admis entre amants qui le surprirent. À la façon dont elle avait dit : « Appelez le garçon et sortons ! » il lui apparut que le ton badin de leur conversation s’envolait et que, devant la réalité des choses, son esprit, égaré au cours de cet entretien, redevenait lui-même, que tout ce qu’ils avaient pu dire n’était qu’une comédie que, par expérience, Madeleine savait inutile de continuer à jouer trop longtemps, que maintenant, oubliant tout cela, la vraie raison de leur rencontre éclatait au grand jour sans qu’elle en éprouvât la moindre gêne, puisqu’elle lui parlait comme à un mari ou à un amant. Il appela le garçon. Ils sortirent. La joie de Max s’était envolée. Il eut la vision de la solitude dans laquelle il allait se trouver. Déjà, Madeleine ne tenait plus à lui. Il redoutait l’adieu. Il le sentait imminent comme, quand, enfant, il allait au cinéma et que le dernier film tirant sur sa fin, il se réjouissait à chaque complication qui l’allongeait, tellement il souffrait lorsque la vraie fin arrivait et que, avant la lumière déjà, des spectateurs se levaient.

« Je vous accompagnerai, voulez-vous ? Cela ne vous dérangera pas ?

— Cela m’amuse ! À cette heure-ci, je ne crains rien ! »

En marchant près d’elle, il sentit qu’elle était déjà préoccupée par d’autres choses. Ce qui venait d’arriver n’était qu’un accident. C’était à peine si elle répondait à ses questions. Lui demandait-il quelque chose, qu’elle répondait oui, et que, tout de suite après, elle posait une autre question beaucoup plus longue, à laquelle elle n’avait pas cessé de penser et qui n’avait aucun rapport avec ce qu’il lui avait demandé.

Dès que Madeleine l’eut quitté, emportée par un taxi, Max se répéta plusieurs fois, pour garder intact son amour que cette fuite blessait : « Je l’ai retardée… je l’ai retardée. C’est pour cela qu’elle a pris un taxi. Certainement… sans aucun doute, elle viendra demain. » Mais il ne pouvait se contraindre à croire cela, car il ne pouvait oublier qu’il ne l’avait, en réalité, pas retardée. Pourquoi rentrer si précipitamment, alors que, quelques secondes auparavant, elle avait dit qu’il lui serait agréable de faire une petite promenade en sa compagnie ? L’avait-il froissée sans s’en apercevoir ? « Elle a pris un taxi pour se séparer de moi plus nettement ! » pensa-t-il. Il la revit faisant signe tout en parlant, à des chauffeurs, jusqu’à ce que, finalement, l’un d’eux s’arrêtât.

« Au revoir, mon ami. Puisque je sais que cela vous fait plaisir, eh bien ! je viendrai chez vous demain, vers cinq heures. Vous êtes content ? Allons, ne faites plus cette tête, petit enfant sauvage. Au revoir ! »

Le taxi était parti. Immobile sur la chaussée, Max avait regardé cette petite vitre qui se trouve au dos de toutes les voitures, mais rien n’y bougeait. Soudain, il avait distingué une main dont les doigts s’agitaient pour qu’elle fût plus visible. À ce souvenir, Max rougit. Il venait de se rappeler que, derrière cette main, il avait aperçu un instant le visage de Madeleine, qu’il avait été gêné pour elle à la pensée qu’elle était recroquevillée dans une posture ridicule pour le voir, cependant qu’il souriait niaisement.

Quant à Madeleine, en rentrant chez elle, elle ne songea même pas à cacher à son mari, tant cela lui semblait naturel, qu’elle avait fait la connaissance d’un jeune homme qui, à des détails qui sont les mêmes pour toutes les femmes, mais qui ne trompent pourtant pas les hommes, lui avait paru très élégant, et dont les yeux étaient si bleus que, tout de suite, avant même qu’il eût parlé, elle s’était dit : « Il a des yeux ravissants. Ce sont justement ces yeux-là que j’aime ! »

 

Lorsque Max eut réparti dans les vases le bouquet que la femme de ménage avait acheté sur son ordre (non sans qu’elle eût préalablement tenté de satisfaire sa curiosité en posant à son maître de nombreuses questions d’une manière détournée, bien qu’elle sut qu’elle entrait au service d’un homme seul et qu’elle se fût attendue à tout au début sans risquer la moindre question), il promena sur l’ensemble le regard du maître, puis, mécontent parce que les fleurs formaient des masses compactes, il allégea si bien chaque vase qu’il lui resta un nouveau bouquet dans les mains, qu’il ne sut où placer et qu’il alla cacher dans la cuisine. Marie ne lui avait apporté que des sortes de branches, portant des boules roses qui, selon les dires de la marchande, duraient tout l’hiver. Ces plantes algériennes, dont c’était la première année d’importation en France, avaient quelque chose de ridicule de se trouver ainsi disposées dans toutes les pièces. Dès le vestibule elles surprenaient. On les retrouvait dans le salon, dans la salle à manger, dans la chambre à coucher. Un instant, il pensa à les jeter toutes. Il craignait qu’on n’eût nettement l’impression qu’elles avaient été disposées chez lui par exception. Il se sentait aussi embarrassé que le sont les femmes lorsqu’elles se parent de bijoux prêtés. En allant et venant il ne voyait qu’elles. Il avait beau se convaincre que c’était comme s’il eût acheté une panoplie qui, aux yeux des visiteurs, eut été incorporée au reste de l’appartement, ces fleurs l’obsédaient. Sur la table du salon, justement à l’ombre d’un vase, se trouvaient deux assiettes de petits fours dont les couleurs chaudes et la régulière ordonnance exhalaient cette paix qui plane sur les buffets avant que les invités arrivent. La table avait en effet cet air bizarre qu’ont les lieux destinés au tohu-bohu, à la foule, à la fumée, lorsqu’ils sont encore intacts. Et cet air, chaque fois que Max pénétrait dans le salon, lui causait la même gêne que les boules roses. Cette table où tout était pour deux, les tasses, les gâteaux, les cuillers, la passoire à thé même, semblait transportée tout entière de quelque autre endroit et posée là pour une cérémonie d’autant plus mystérieuse que tout ce qui se trouvait d’autre dans la pièce était habituel. Il était inquiet. À chaque instant, il regardait l’heure et s’approchait de la fenêtre. Le temps passait. Tout était prêt depuis longtemps pour recevoir Madeleine. Justement à cause de cela les fleurs et les gâteaux, vieillissant sans la présence de celle qui motivait leur raison d’être, semblaient déjà pareils à ces couverts intacts le lendemain du jour où les invités ne sont pas venus. On eût dit que déjà ils s’étaient transformés, et de gâteaux ou fleurs destinés à une réception ils n’étaient plus que ces mêmes objets que l’on ramasse après les fêtes, plus tristes encore de n’avoir pas servi.

Il prit une cigarette dans le coffret où il avait vidé une boîte entière et déposa l’allumette à peine brûlée dans un cendrier intact. De temps à autre, il surprenait une partie de son image dans une glace ou dans une vitre. Il lui apparaissait alors qu’il était en mobile ce que le reste était en immobile, qu’il errait dans un appartement sans poussière ainsi qu’un maître d’hôtel dans la salle d’un restaurant avant l’heure du dîner, que l’on pouvait lire sur lui toutes les préoccupations qu’il avait eues avant d’être prêt, qu’il sauterait aux yeux de Madeleine qu’il avait traversé plus souvent ces pièces vêtu négligemment que comme il l’était à présent, que sur ces mêmes fauteuils où elle s’assoirait, des vêtements avaient traîné, que parfois même il avait mangé des sandwichs ici. Il prévoyait que toute une vie intime allait les entourer, les séparer. Les fleurs et les gâteaux pouvaient venir de l’extérieur, il n’en demeurait pas moins que c’était ici que Max vivait, dormait, prenait ses bains et ses repas. À présent, il regrettait d’avoir invité cette jeune femme dans ce même lieu où il avait vécu sans elle, tellement il devinait qu’il aurait honte de ses habitudes et de tout ce qui était à lui. Cette honte des objets qui vous appartiennent était chez lui intense. Il y a dans l’esprit de possession un détail qui lui était intolérable, c’est que le possesseur semble toujours dire que ce qui lui appartient est par cela même différent. Il trouvait qu’il n’y avait rien de plus grotesque que de montrer avec amour un objet à des gens qui l’avaient vu ailleurs plus beau. On semble être l’esclave de cet objet. C’est le même sentiment que lorsqu’on sort avec une femme que l’on n’aime pas et dont la présence vous interdit de vous tourner vers d’autres. On souffre d’être limité ainsi par des êtres dont le hasard a fait des amis et, comme si ce n’était pas suffisant, on se limite encore par des objets. On les admire parce qu’ils vous appartiennent. Max se souvenait à ce sujet de l’histoire d’une vieille dame que connaissaient ses parents et qui avait acheté un vaisselier. Elle aurait voulu en choisir un parmi les plus chers, mais comme elle n’avait pas de fortune, elle acheta le moins coûteux, avec souffrance et ne détachant qu’avec peine ses yeux des autres. « Comment le trouvez-vous ? » demandait-elle à ses visiteurs, et tout le monde admirait ce vaisselier parce que ne connaissant pas les plus beaux. Elle était si encline à les croire qu’elle ne tarda pas à oublier ceux qu’elle aurait tant voulu acheter et, petit à petit, devint de plus en plus exigeante pour les compliments que l’on devait lui faire. Maintenant que Madeleine allait venir chez lui, il sentait que, sans s’en rendre compte, il avait fini par ressembler à cette vieille dame. Madeleine allait trouver son intérieur pauvre, sans goût, et il souffrirait à la pensée que l’amour tout nouveau qu’il avait pour elle faisait de lui un autre homme et allait le rendre hautain à l’égard de ses biens que, peu à peu, il s’était mis à aimer. Il devinait dans quel vide il allait tomber lorsqu’elle partirait et le laisserait seul dans cet appartement. Le vide qu’il éprouverait ne serait pas seulement provoqué par son départ, mais aussi par le mépris de ses biens. Elle allait donc pénétrer chez lui non pas à la manière d’un invité qui ne verrait que la pièce où on aurait décidé de le recevoir, mais ainsi qu’une femme qui allait devenir une maîtresse. Elle userait de ses objets de toilette. Elle se coucherait dans son lit et, malgré la joie qu’une telle perspective faisait naître en lui, germait comme un sentiment de gêné à la pensée qu’elle ne saurait où trouver ce dont elle aurait besoin, qu’elle se tromperait de porte, qu’elle ne connaîtrait pas l’usage exact de chacun des meubles, qu’elle se reposerait justement dans le fauteuil qu’il avait trouvé le plus commode pour lire.

L’heure approchait. Il était de plus en plus nerveux. L’imminence de son arrivée empêchait Max d’entreprendre quoi que ce fût et, à cause de cela, il voyait surgir partout une foule de choses qui eussent nécessité plus d’une demi-heure d’attention. Marie, qui d’ordinaire s’employait dans l’après-midi, était immobile dans la cuisine. Tout agaçait Max, elle en particulier. Bien qu’il ne lui eût fait aucune recommandation, elle avait cru lui être agréable en prenant l’attitude d’une personne à qui on a fait la leçon. Et de peur qu’il ne l’eût pas remarqué, elle se gardait de sortir de l’office sans qu’il lui eut enjoint de le faire, allant même, pour bien le lui montrer, jusqu’à entr’ouvrir sa porte et l’appeler pour lui demander un renseignement sans plus avancer la tête que si le reste de l’appartement eût été un champ de bataille, le tout avec une pointe de familiarité qui visait non pas à le rappeler à la réalité, mais à lui montrer que les liens qui les unissaient habituellement étaient fort heureusement autres que ceux de ce jour, et cela, parce qu’il avait eu la bêtise de lui dire qu’elle devait partir lorsqu’elle aurait servi le thé, mais sans le prévenir. C’était en effet ce dernier ordre qui avait tout déclenché ; elle avait tout de suite tenu à paraître très bien comprendre, et justement la compréhension d’une telle chose avait jeté en son esprit un tel bouleversement qu’elle se croyait obligée de changer entièrement. Ce manège exaspérait le jeune homme. Ce jour qu’il avait tant désiré, pour lequel il avait imaginé un ordre parfait, s’annonçait très mal. Les fleurs, les gâteaux qui, à son idée, devaient être la toile de fond, prenaient une importance inattendue et le glaçaient. Tout ce qui, dans son imagination, n’avait pas existé, se dressait à présent devant lui. L’intérieur des placards, les rideaux, les choses auxquelles il était habitué et aux défauts desquelles il n’avait jamais prêté attention, se présentaient sans répit à ses yeux. Son lit lui-même, dont une des couvertures était pliée en deux afin de lui tenir plus chaud, lui parut ridicule à cause de ce détail.

Soudain, il entendit une automobile s’arrêter dans la rue. Il s’approcha de la fenêtre et aperçut Madeleine, penchée vers le chauffeur, en face de chez lui devant la maison neuve. Elle était en train d’acquitter le montant de la course et de la voir ainsi occupée à un détail sans intérêt, de la retrouver devant ses yeux, de constater qu’elle ne prenait pas la peine de regarder la maison où elle allait entrer, de l’avoir tirée de Paris pour échouer dans cette rue jaunie par le brouillard, tout cela fit qu’il ressentit un coup au cœur. Il respira profondément, à la fois pour se remettre et par émotion. Elle était vêtue d’un large manteau d’astrakan noir, dont elle s’enveloppa avant de traverser la chaussée. En la voyant, malgré sa joie, il éprouva une gêne profonde. Il avait l’impression que seule ainsi, il était évident qu’elle venait chez lui. C’était la même impression qu’il avait eue le soir où il l’avait connue et où il lui apparut gênant pour elle d’avoir consenti à lui parler. Maintenant, il devinait que sous sa précipitation, sa façon de s’adresser au chauffeur, elle ressentait justement cette gêne et qu’elle ne souhaitait qu’une chose : être depuis une heure chez lui pour tout oublier. Il lui apparut encore qu’elle avait une force en elle qui la faisait surmonter ces instants d’humiliation, force qui la lui rendait plus chère, mais en même temps, il redoutait qu’au dernier moment, elle ne se décidât à faire demi-tour. Elle traversa la rue et il la perdit de vue. Alors il vécut de longues minutes indescriptibles. Il avait beau tendre l’oreille, il ne l’entendait pas monter. Le temps passait et personne ne sonnait à sa porte. Il était comme fou. À chaque instant, il retournait à la fenêtre. Le taxi était parti, la rue était silencieuse, et elle n’arrivait toujours pas. Il ne s’expliquait pas qu’elle mît si longtemps à monter l’escalier. Il écouta avec angoisse, mais n’entendit rien. Il n’osait ouvrir la fenêtre, ni aller à sa rencontre, de peur de paraître l’avoir vue descendre de taxi. Que pouvait-elle faire ? Où était-elle ? Mille suppositions ridicules traversèrent son esprit. Ce ne fut peut-être que dix minutes plus tard que la sonnette retentit enfin. Une sueur froide l’inonda tout entier. Cet intervalle de temps se dressait en lui avec une énorme importance. Il lui semblait qu’elle allait lui apparaître vêtue autrement, changée, très calme ou bouleversée. La porte s’ouvrit. Il aperçut d’abord le tablier blanc de Marie. Elle marchait penchée en avant comme jamais elle ne l’avait fait.

Madeleine, dans ce même manteau d’astrakan, était là, souriante. Elle était absolument semblable à la femme qui était descendue du taxi. Pourtant, il devinait, sous ce calme, que dans l’intervalle il s’était passé quelque chose qu’il n’arrivait pas à démêler. Il en est toujours ainsi quand l’être que l’on aime disparaît sans raison apparente. Il semble alors que l’absence n’est qu’un prétexte. En quittant le chauffeur, c’était lui qu’elle avait quitté pour quelques secondes. Comme s’il l’avait accompagnée dans la voiture et que par un miracle auquel on pense fréquemment, il s’était transporté aussitôt chez lui pour l’attendre cependant qu’elle venait à lui par un chemin normal, il lui apparaissait qu’elle avait profité de ce répit pour faire mille choses qu’elle avait à cacher. Dans cette rue déserte, dans cette maison qu’elle ne connaissait pas, rien pourtant ne pouvait se passer. Malgré cela, il souffrait le martyre.

« Je ne sais pourquoi je pensais vous avoir entendu dire que vous habitiez un rez-de-chaussée. J’ai sonné pendant une heure. Personne ne répondait. À la fin, j’ai demandé à la concierge. Comme elle est aimable, votre concierge ! “Vous monterez au troisième. Si vous avez rendez-vous, Monsieur est certainement là. Vous n’aurez qu’à sonner”. »

Et ces mots, tellement avait été grand son trouble, firent qu’il ressentit un immense soulagement. Mais en même temps que la joie l’inondait, une parole parmi celles qu’elle venait de prononcer resta fixée dans son esprit. C’était : « Je pensais vous avoir entendu dire que vous habitiez un rez-de-chaussée. » Petit à petit, la raison de cette erreur se faisait chemin en lui et glaçait sa joie. Il n’est pas de douleur plus grande que celle qui naît au moment où l’on va être heureux. C’est ce genre de souffrances qui rendit sa jeunesse si pénible. Enfant, il ne savait pas encore se défendre contre ce mal terrible. En vieillissant, il apprit peu à peu à l’éviter. Il n’acceptait les joies qu’avec prudence. Il ne se laissait envahir par aucun bonheur avant d’être certain que rien ne pourrait l’en priver. Or, ce jour-là, Max était redevenu un enfant. Il avait presque sauté de joie sans rien attendre de plus et, tout à coup, il s’enlisait de nouveau comme un enfant justement à qui l’on prêterait un jouet sans penser à le prévenir qu’on allait le lui reprendre dans un instant. Il affectait pourtant une attitude dégagée, tellement dégagée même qu’aujourd’hui, en pensant à cette scène, il a nettement l’impression d’avoir été ridicule. Il allait, venait, et à un moment donné, obéissant à on ne sait quel désir de vouloir paraître à l’aise, il se mit à esquisser un pas de danse, et cela bien qu’il ne sût pas danser, les mains dans les poches du veston, de manière à le tendre pour montrer la cambrure de sa taille qu’il n’avait d’ailleurs pas très belle. Fort heureusement, il s’arrêta avant que Madeleine, qui se poudrait, l’eût vu. Il ne cessait pourtant de penser au rez-de-chaussée auquel elle avait fait allusion. Finalement, il ne put s’empêcher de lui demander :

« Vous connaissez des gens qui habitent un rez-de-chaussée ? » Et il ajouta aussitôt, pour masquer la jalousie qu’elle eût pu discerner sous cette question : « Moi, cela ne me plairait pas. C’est tellement sombre. Et cela doit être humide, malgré tout. »

Elle parut ne rien remarquer, sans doute parce que la crainte de paraître la suspecter avait donné à Max l’air très détaché, et répondit avec indifférence : « Mon frère habite un rez-de-chaussée. »

À la manière dont elle prononça ces mots, il sentit qu’à l’encontre de ce qu’il avait supposé, elle avait parfaitement compris le sens de sa question. Par une sorte de cruauté, elle ne s’était même pas donné la peine de prendre un ton naturel. En disant : « Mon frère », c’était comme un mensonge, comme si, par exemple, il eût demandé à une camarade qui n’avait aucune raison de lui cacher ses amours, qui était le monsieur avec qui il l’avait rencontrée et qui eût dit en souriant d’un air entendu : « Mon frère ! » C’était sur le même ton, sans aller jusqu’à sourire pourtant, qu’elle avait répondu : « Mon frère habite un rez-de-chaussée », d’une manière un peu sérieuse, tellement elle était cruelle au fond, de façon à ne même pas lui laisser croire qu’elle le taquinait et en même temps en l’empêchant de revenir là-dessus et en lui imposant de continuer leurs relations avec le point noir, le sous-entendu dans ses yeux : « C’est à prendre ou à laisser ! » Rien n’est plus désagréable chez une femme que l’habitude de se servir de cette menace. Lorsqu’elle a une prédisposition pour cette expression, on vit continuellement dans des transes. On n’ose rien dire, rien proposer, sans redouter ces mots effrayants. Max comprit tout à coup que Madeleine était ainsi. Il n’insista pas, se réfugiant, pour trouver assez de bonne humeur pour la bien recevoir, dans l’idée qu’après tout, il s’était peut-être trompé. Mais combien fragiles sont ces refuges ! Aussi imperceptibles que soient les soupçons, ils demeurent malgré les raisonnements les plus savants. Le temps seul les efface. Après une heure de conversation, ils apparaissent tout à coup ridicules, impossibles, puis, brusquement, ils redeviennent obsédants. Ils vivent dans un tel état de fragilité que les moindres réflexions les chassent, les dispersent comme pour toujours. Mais, peu après, ils reparaissent, aussi minuscules, mais aussi lancinants.

Après quelques paroles, Max oublia tout et regarda Madeleine comme pour la première fois. Elle avait ôté son manteau. Elle était vêtue d’une robe claire et légère. Elle paraissait très à l’aise. De temps en temps, elle quittait sa place pour regarder de près une gravure ou un tableau, ce qui n’allait pas sans causer au jeune homme une certaine anxiété. Il s’efforçait alors d’être près d’elle, comme si tous deux étaient dans un lieu inconnu. Il était embarrassé de se trouver chez lui cependant qu’elle n’était pas chez elle. Mais elle ne s’en souciait pas. Cependant qu’elle ne semblait entendre aucun des bruits de la maison, il les percevait tous.

 

« Je ne resterai pas longtemps, je suis venue parce que je vous l’avais promis. J’ai failli ne pas venir. Il s’en est fallu d’un rien que je fasse demi-tour. Peut-on s’asseoir sur ce divan ? »

Elle s’assit, regarda autour d’elle.

« C’est gentil chez vous. J’adore ce papier à fleurs. On dirait de la toile de Jouy. Cela se fait beaucoup en ce moment. J’ai une amie qui a fait tapisser tout son appartement de toile de Jouy. Vous ne pouvez pas vous imaginer comme c’est joli. Toutes ces fleurs, toutes ces couleurs fraîches, ça rend un appartement méconnaissable. Êtes-vous étudiant ? Vous connaissez peut-être son père. Il est professeur. Ah ! mais je ne veux pas vous dire son nom. Non, non, n’insistez pas. Plus tard, si nous nous revoyons… Pour le moment, je ne vous connais pas assez. »

Elle s’interrompit, croisa les mains sur ses genoux, regarda comme dans une église, le haut des murs, le plafond.

« Vous avez bien une petite amie, n’est-ce pas ? Vous n’allez pas me faire croire que vous vivez dans les nuages. Qu’est-ce que vous faites le soir ? Vous sortez ? Par exemple, si je voulais vous trouver, où faudrait-il que j’aille ?

— Je ne sors presque pas, répondit Max.

— Vraiment, continua-t-elle, votre home est charmant. On dirait un nid d’amoureux. »

Une telle admiration ne pouvait aller sans une restriction qui la rendît plausible.

« Mais pourquoi gâchez-vous l’intimité de cette pièce par ce secrétaire d’homme d’affaires ? »

Rien n’allait au cœur de Max, ne l’oppressait autant que les compliments dont il ne se sentait pas digne. Il lui semblait alors que c’était à l’homme qu’il rêvait d’être que l’on s’adressait. C’était peut-être de l’orgueil de souffrir autant à la pensée de décevoir plus tard. Et ces compliments pleuvant sur le salon qui, tellement il le connaissait, lui semblait vieillot, insuffisamment meublé, sur cette pièce pour laquelle il n’avait encore fait aucun effort, alors que Madeleine n’avait pas parlé des autres pour lesquelles il eût attendu plus stoïquement quelques compliments, lui étaient d’autant plus pénibles qu’il croyait deviner que lorsque Madeleine serait revenue plusieurs fois chez lui, elle se rendrait compte de son erreur, mais que se souvenant de ses éloges, elle garderait secrète en elle la nouvelle impression, ce qui serait déjà un des premiers fossés les séparant. Par un besoin irraisonné de balancer cette opinion, de faire que tous deux soient plus tard à égalité, pour que l’amour ne souffrît pas, il lui fit à son tour des compliments.

Comme il lui offrait des gâteaux, elle eut une petite moue pour chercher celui qui lui plaisait le plus, les désignant tour à tour de l’index qu’elle pointait droit dessus, lui posant des questions ainsi qu’on le fait dans une pâtisserie, il s’amusait de répondre avec une science feinte qui fut drôle les premières fois, mais qui, par la suite, à cause de son peu de connaissances des termes techniques et de l’abus qu’il fit des mots : « Crème fouettée », perdit de son esprit. C’était d’ailleurs une de ses manies que de vouloir réciter sur le ton d’une personne du métier, en les circonstances les plus diverses, des termes techniques, pour faire rire. Il passait alors souvent pour un imbécile parce que tout ce qu’il sentait et voulait dire d’un trait, il ne le trouvait pas. Il était obligé de se répéter, alors qu’en réalité, il voyait une cascade de mots qu’il ne connaissait pas, si bien qu’il faisait sourire par sa bêtise, quoique poussé par un humour qui eût été très drôle s’il était parvenu à le manifester. S’il n’en avait été ainsi que pour les plaisanteries, ce manque de précision n’eût pas été grave. Mais il en était ainsi pour tout. Ses paroles étaient toujours en-deçà de sa pensée. Et quand il lui était advenu de s’épancher auprès d’un ami, il voyait en son esprit les causes les plus profondes de sa solitude ou de sa détresse, il voyait le besoin immense d’affection qui débordait de son cœur, il voyait l’immense pitié qu’il avait pour ses semblables, pitié non pas de leur situation, mais de leur faible condition humaine cependant que ses paroles balbutiaient les mêmes mots pour des sens divers et qu’il sentait tout à coup qu’il s’éloignait d’eux à mesure qu’il parlait.

Finalement, Madeleine prit un petit four, dans lequel, répéta-t-elle pour le taquiner : « Il se trouve certainement de la crème fouettée. » La nuit tombait. Le salon, avec la présence de cette femme, prenait une douceur extraordinaire. Les verres, tout ce qui s’y trouvait d’accidentel, lui prêtaient une atmosphère étrange, comme si, par exemple, on n’y était pas revenu depuis des années. Soudain, Max entendit ce léger bruit que fait une porte doucement tirée de l’extérieur. Il le connaissait, ce bruit, depuis toujours. Le même déclic avait retenti dans son enfance, quand, croyant qu’il dormait, ses parents sortaient après le dîner. Ce bruit, on le reconnaît entre mille, bien qu’il soit isolé dans le silence, aussi bien que le craquement d’un meuble, ou cette espèce de tremblement qui agite parfois, durant quelques secondes, le chauffe-bain. Il sentit que Madeleine le connaissait aussi, qu’elle savait à présent que quelqu’un venait de sortir et qu’il eût menti à ses yeux s’il avait fait semblant de ne pas en connaître la cause. Il regarda Madeleine. Elle avait justement le visage de quelqu’un qui a entendu un bruit, mais pour une raison mystérieuse, elle faisait semblant de ne pas s’en expliquer la provenance. Il dit : « C’est Marie qui vient de sortir, je crois. Elle va faire des courses. »

Il était profondément gêné. Une impression de complot sembla peser sur eux. Madeleine le sentit et au lieu de le mettre à l’aise, affecta de le craindre.

« Vous êtes sûr que c’est elle ? Allez donc voir ! »

Cette dernière injonction le transporta de bonheur. Que cette femme qui était chez lui le priât de la quitter pour un instant lui parut l’indice d’une intimité plus grande. Il sortit. Dans le vestibule, il lui apparut que Madeleine, par une sorte d’intuition féminine, avait senti que la bonne était partie sur son instance, et avait alors simulé le complot pour se rapprocher de lui justement sur le point qu’il avait préparé. Complètement remis et encouragé, il revint près d’elle.

« Qu’est-ce que c’était ?

— C’est bien ce que je pensais. Marie n’est plus là. »

Il s’assit près d’elle. De temps en temps, des voitures passaient dans la rue. Un brouillard opaque qui flottait devant les fenêtres en amortissait les bruits, qui semblaient monter du fond d’un ravin. Une douce obscurité gagnait la pièce. Tout à coup, Madeleine remarqua :

« Il n’y a pas de courant électrique chez vous ? »

Cette observation lui fit l’effet d’une douche. Il ne connaissait pas encore très bien Madeleine. Ce fut seulement par la suite qu’il comprit le goût qu’elle avait de ce genre d’observation. Comme elle était fâchée contre un monsieur, celui-ci l’ayant saluée en ôtant à peine son chapeau, elle lui avait dit : « Monsieur Tabarau, est-ce que vous avez le chapeau vissé sur la tête ? » C’était une façon à elle de s’exprimer que de grossir un détail par une invraisemblance impossible dans la réalité, mais vraie au figuré.

« Je vais allumer ! » fit Max aussitôt.

Et il tourna le commutateur. Elle cligna des yeux et, comme si cela eût été grave, elle dit, sur un ton de reproche :

« Vous voyez ce que vous faites ?

— Voulez-vous que j’éteigne ? dit-il, car c’est le propre des natures timides que de prendre tout au sérieux, au point que l’on remarque : « Vous êtes dans la lune », afin d’éviter les réponses difficiles qu’il faudrait faire si on avait compris.

— Pourquoi pas ?

— Tout de suite. »

Il ne comprit pas l’ironie de Madeleine et il répéta :

« Vous le voulez vraiment ?

— Il ne manquerait plus que cela ! »

À la lumière, tout le charme de ce tête à tête s’était envolé. Bien qu’ils n’eussent rien fait de mal, ils avaient l’air d’être surpris tellement ils apparaissaient dans tous leurs détails. Soudain, elle se leva et, pour marquer l’incompréhension dans laquelle le jetait son geste, Max resta assis.

« Alors, monsieur Max, on est paralysé ! » fit-elle sur ce même ton qu’elle avait eu pour dire : « C’est la panne d’électricité, aujourd’hui ? »

Il se leva à son tour. Bien qu’ils fussent tous deux debout, il y avait cette différence énorme entre eux que l’un restait et l’autre allait partir. Madeleine envisageait déjà un retour au milieu de la foule, cependant que Max se représentait cet appartement nouveau que serait le sien lorsqu’elle l’aurait quitté.

« Il me semble, pourtant, que je vous ai vu quelque part ! » dit Madeleine, à l’improviste.

Il y avait au fond de sa mémoire, une foule de jeunes gens entrevus un instant. Selon les circonstances qui avaient amené leur fixation, ils demeuraient plus ou moins longtemps en elle, jusqu’à ce que de nouveaux recouvrissent les plus anciens. Pourtant, parmi ces derniers, émergeait parfois un visage frappant, un visage qui avait eu un jour entier de l’importance, qui avait même amené la jeune femme à repasser au même endroit le lendemain. Alors, elle ressentait une émotion et rarement le revenant était semblable à la première image. Toujours, il devenait quelconque. Et forte de cette sensation nouvelle, Madeleine se vengeait de l’attention consentie dans le passé, par une indifférence hautaine. « Il me semble même, continua-t-elle, que vous n’étiez pas seul. »

Bien qu’elle ne fût point certaine que Max était le jeune homme entrevu au côté d’une femme, elle fit comme si cela avait été, réservant, argument qui lui rendrait sa liberté, de le lui dire. Cette possibilité d’être à même d’en finir quand elle le désirait, la rendait audacieuse et lui donnait des manières si libres que, plusieurs fois déjà, en s’apercevant qu’elle s’était trompée, elle était demeurée honteuse de s’être trop engagée. Pour rebrousser chemin, elle changeait alors subitement, sans se soucier de l’étrangeté de ce changement, ni même tenter de l’expliquer. « Je suis ainsi faite, c’est à prendre ou à laisser ! » disait-elle, quand l’homme, penaud, l’interrogeait. Et elle était si peu habituée à supporter la moindre investigation qu’à peine lui demandait-on quelque chose, comme répondant à toutes les questions déjà posées par tous les hommes, elle s’écriait avec un emportement que l’on avait senti prêt à jaillir à chaque instant : « Vous commencez déjà à me poser des questions ? »

Comme elle s’apprêtait à partir, Max lui demanda si c’était bien vrai qu’elle reviendrait, car, souvent déçu en amour, il lui était arrivé d’attendre des heures en vain. Bien que l’expression « poser un lapin » lui parût vulgaire – il en était ainsi chez Max que certaines expressions plus choquantes ne le froissaient pas autant que certaines autres que l’on retrouvait sur les lèvres des gens les plus polis – il dit à Madeleine :

« J’espère que vous ne me poserez pas un lapin ? »

En vieillissant, il s’était pour ainsi dire fait violence de ressembler à tout le monde et de chasser ce qu’il considérait comme les restants d’une adolescence trop sensible.

« Alors, vous viendrez sûrement ?

— Puisque je vous l’ai promis ! Vous ne me connaissez pas encore. Si je vous le dis, je viendrai, à moins d’une catastrophe !

— Oh ! excusez-moi. C’est l’inquiétude qui me fait parler ainsi. Je sais que vous viendrez… Je le sais. C’est tout ce que je demande. »

Tant de fois, il avait attendu en vain des femmes, qu’il ne pouvait croire que Madeleine reviendrait. Il lui semblait que, dans l’après-midi, il lui avait peut-être déplu, qu’elle l’étudiait comme elle le lui avait dit le premier jour : « Je vous étudierai d’abord ! » Ce qui confirmait des aventures malheureuses, desquelles elle ne parlait pas. Il avait l’impression que le résultat de l’examen existait déjà, qu’il était en elle, qu’elle le gardait secret. Peut-être jugeait-elle qu’il avait été trop discret, enfin qu’il n’avait pas été assez entreprenant, ce qui lui causait toujours un sentiment étrange, car une telle croyance venait tellement d’autrui, car cela n’avait jamais vraiment été senti par lui, cela venait particulièrement de certains hommes fats ou bêtes, et c’était pourtant admis qu’une femme pouvait reprocher une telle chose.

« Vous me quittez déjà ? Voulez-vous que je vous accompagne ?

— Merci ! C’est gentil à vous, mais je rentre tout de suite. Il doit être si tard ! »

Quand Madeleine voulait plaire, quand elle se trouvait à un de ces moments de la vie où l’être est à son apogée physique, elle se servait un peu exagérément de cette tournure : « C’est gentil à vous ! » ou « à vous tous », si elle s’adressait à plusieurs Messieurs, enfin de toutes les tournures analogues. Il lui semblait qu’une jolie femme comme elle ne pouvait s’entourer que d’expressions aériennes, ou du moins paraissant telles.

Madeleine avait également une prédilection pour l’expression suivante : « Le moment psychologique. » C’était un moment psychologique que celui où elle demandait de l’argent à son mari. Mais le vrai moment psychologique, celui qui, à ses yeux, avait une véritable signification, celui semblable pour tout le monde, alors que ses emplois étaient selon elle des variations qui étaient justement drôles à cause de la véritable signification sous-entendue, était l’instant le plus intense de l’amour. Et quand elle racontait une histoire, c’était toujours au moment psychologique que les gens étaient surpris, que l’on frappait à la porte, qu’il arrivait quelque chose. Cela l’amusait qu’il en fût ainsi. Et elle disait alors que les hommes « rengainaient leurs compliments ». Mais c’était, quand elle disait aussitôt qu’on entravait ses gestes : « Nous sommes en République ! », que certains sentaient ce frisson que donne la bêtise. Comme chez toutes les femmes, certains mots avaient en sa bouche quelque chose d’indéfinissable qui choquait. C’était comme quand elle disait : « Il faudrait être gouverné par un roi ! » La phrase passait, et même le mot roi. Mais « gouverné », lui, ne passait pas. On eût dit qu’elle avait la spécialité d’employer de telles expressions. À chaque instant, à la manière dont elle prononçait certains mots, on sentait quelque chose qui n’allait pas ; et cela même quand elle parlait d’autre chose… Il n’y avait pourtant, quand elle usait de ces mots, aucune affectation dans la voix. C’était le plus naturellement du monde qu’elle parlait. Mais cette « république » était si loin d’elle, si pleine d’un sens différent, que sortie de sa bouche, il semblait qu’elle parlait sans savoir. Une fois prononcée, on devinait qu’elle disparaissait aussi complètement que quelque terme scientifique et qu’elle ne reparaissait que pour les besoins d’une cause. Cette volonté de l’utiliser la recouvrait de prétention, surtout la dernière syllabe, ique, qu’elle prononçait d’une manière pointue comme elle disait « ui » pour « oui », on sentait qu’elle lui donnait une importance, à laquelle elle songeait. D’ailleurs ce ique, comme dans « moment psychologique », ou dans « ironique », était à ses yeux l’indice vague de termes importants.

« Il doit être si tard ! » Sa langue avait glissé sur ces derniers mots. Une femme comme elle ne pouvait savoir l’heure. Il était peut-être minuit, aurait-on cru à la voir. Et le lui eût-on dit que, subitement ramenée à la réalité, elle fût redevenue assez normale pour dire que c’était impossible, qu’il était au plus sept heures moins le quart.

« Il est sept heures ! » fit Max.

Madeleine ne sut si elle devait répondre « Seulement ! » ou « Déjà ! » Ce fut pour « Déjà ! » qu’elle opta.

« Déjà !… comme le temps passe vite. Mon Dieu ! et dire qu’on m’attend !

— Alors, vous viendrez vraiment !

— Je ne vous réponds plus ! » fit Madeleine sèchement.

Max eut un serrement de cœur. Souvent cela lui était arrivé d’indisposer des amis par cette manie qu’il avait d’insister sur les plus petits détails et de revenir continuellement à la charge, au point qu’on lui avait souvent dit : « Encore… encore… Ce n’est donc pas fini ? » Mais cette fois, la parole de Madeleine avait été tellement inattendue que toutes les circonstances semblables se présentèrent d’un bloc à son esprit. Il se vit gâchant tout malgré lui, lourd, gauche. Maintenant Max et Madeleine se trouvaient dans l’antichambre. On apercevait, à travers la porte vitrée de la cuisine, les flammes bleues du réchaud à gaz, en veilleuse, que la femme de ménage avait sans doute laissé sous quelque soupe, en recommandant à Max d’éteindre.

« Vous me quittez déjà ? Vous ne voulez pas rester partager mon dîner ?

— Soyez donc raisonnable, Max, il faut que je m’en aille. On m’attend. Je ne vous l’avais pas dit, mais je suis mariée. »

Il y avait longtemps que Madeleine projetait d’apprendre cette nouvelle au jeune homme. Quand il lui arrivait de commencer une aventure amoureuse, elle savait par expérience que c’était une chose à dire tout de suite. À mesure que le temps passait, cela devenait plus difficile. Mais, à l’égard de Max, soit qu’il ne lui eut posé aucune question et n’y eût fait la moindre allusion tellement cela lui semblait loin, soit qu’avec un tel timide elle eût eu conscience qu’elle avait le temps, que cela ne pressait pas et qu’il demandait des ménagements, qu’il en eût fait un drame peut-être, il valait mieux, avant de lui dire, attendre d’avoir quelque empire sur lui. Finalement, à force de reculer ce moment, il lui était venu à l’idée de ne jamais le dire, de dominer suffisamment cet homme pour n’avoir aucune explication à lui fournir. Mais malgré tout, justement par l’importance qu’elle voulait donner à cette liaison, elle comprit qu’il était préférable de le mettre au courant de sa situation, mais de manière à pouvoir se reprendre, c’est-à-dire dans un moment de confusion. Et ce moment lui était apparu précisément celui de son départ. Elle avait compris qu’à la perspective de se retrouver seul dans un instant jusqu’au lendemain, il souffrirait. Aussi, s’il la quittait parce qu’elle était mariée, la solitude qui l’attendait lui semblerait plus naturelle. D’autre part, au moment de partir, cette nouvelle avait, dite sur un ton négligé, moins d’importance. Elle voulait ainsi, en paraissant trouver cela normal, lui forcer pour ainsi dire la main et le laisser un instant en face de lui-même, justement au moment où elle allait partir. C’est la force des femmes de n’avoir pas peur d’être plus faibles quand elles sont absentes, et de ne pas se rendre compte de ce qui peut leur nuire d’un autre côté. Ainsi, en cette circonstance, Madeleine n’avait pas songé une seconde que son absence pouvait produire le contraire, c’est-à-dire provoquer chez Max un désespoir qui s’alimenterait dans la solitude.

« Votre mari vous attend, alors ? », demanda Max, qui en apprenant cela, avait ressenti un coup au cœur, mais dont la jalousie n’avait pas encore eu le temps de s’éveiller.

Comme il n’ajoutait rien, Madeleine s’approcha de la porte, heureuse que tout se fût si bien passé. Elle redoutait pourtant de quitter le jeune homme sur ces entrefaites. Elle le laissait avec une mauvaise impression d’elle. Ce n’était pas qu’elle craignît que cette impression ne l’emportât sur l’amour, mais qu’un coup de tête ne fit de Max un autre homme.

« Cela vous fait-il quelque chose, ce que je viens de vous dire ? demanda-t-elle en posant son sac sur une table et en prenant un air câlin.

— Vous me l’aviez caché.

— Comment ! Vous êtes fou ! Comme si on pouvait cacher un fait de cette importance ! Il faudrait avoir une âme de comédienne. Moi, je ne saurais pas mentir continuellement. Cela vous fâche-t-il ? »

C’était en effet parce qu’elle pensait non pas ne pas savoir mentir continuellement qu’elle avait fait cet aveu à Max, mais parce qu’il lui était insupportable de se surveiller et de n’avoir aucun abandon. Elle voulait, en amour, tout dire, tout avouer, sans pour cela restreindre sa liberté. La pensée qu’elle dissimulait quelque chose lui rendait une liaison trop laide. De même que ce que l’on appelle une maladie honteuse devient tragique par l’isolement où elle place le malade, de même un secret lui répugnait. Elle cachait bien une foule de petits détails, mais ceux-ci, découverts, ne l’eussent montrée que capricieuse, pudique ou vaniteuse. Tandis qu’un mari dissimulé, c’était plus grave et le fait se sachant, la diminuerait à ses propres yeux. Aussi, au début de toutes ses liaisons, ne cachait-elle rien de sa condition, pour que, plus tard, aucune déception ne vînt enlaidir l’amour.

« Non, cela ne me fâche pas. Je comprends bien que vous n’ayez pas attendu de m’avoir rencontré pour aimer !

— Vous êtes comique, vous faites semblant de croire que l’on aime nécessairement quand on se marie. »

Cette fois, elle mentait. Mais ce mensonge, pensait-elle, ne nuirait pas à l’amour qui naissait entre elle et Max. Lorsque aucun fait ne prouvait un mensonge, rien ne l’arrêtait de mentir. Qu’elle aimât ou détestât son mari, seule elle pouvait le savoir. Aussi, en cette circonstance, n’éprouvait-elle aucun remords.

« Je ne veux pas vous laisser comme cela. Vous voyez comme je suis gentille ! »

En disant ces mots, elle prit Max par la main et le reconduisit dans le salon, où, après avoir cherché quel bouton allumait le lustre, elle fit divers éclairages, cependant que Max la regardait chercher seule sans dire un mot et qu’elle, par un effet curieux d’attachement qui distingue les femmes, ne pensait même plus à s’étonner de son impassibilité comme quand son mari, à la maison, la laissait faire un travail. Elle suivait ses pensées. Alors qu’elle avait décidé de partir après avoir appris à Max la vérité, et qu’avant, justement parce qu’elle la dissimulait, elle avait été très froide, elle avait pris à présent la décision de rester parce qu’elle était étonnée de n’avoir pas découvert ce que pensait Max de son aveu. Il semblait affecté, et en même temps il ne paraissait ni souffrir ni s’en réjouir. Avant de partir, elle voulait savoir ce qu’il en était et aussi, sentiment désintéressé, l’apaiser justement parce qu’il lui semblait ne pas souffrir, enfin rester près de lui pour qu’il fût aussi aimable pour elle mariée que pour elle libre.

« Cela n’a pas l’air de vous faire grand-chose que je sois mariée ! »

Petit à petit, le jour se faisait dans l’esprit de Max. La jalousie qui n’avait pu jaillir parce qu’elle ne ressemble ni à la colère, ni à la peur, ni à tous les sentiments violents, mais qui est latente et qui a besoin de cette solitude que justement il n’avait pas pour se développer, commençait à l’envahir lentement. Elle s’assit sur le divan et dit : « Venez donc près de moi et ne faites pas le grand sauvage ! », sur un ton badin, comme pour excuser cette invitation. C’était une autre femme. Alors qu’avant, sa seule attitude avait été la hauteur, depuis son aveu, elle ne cessait de se faire caressante, cela sans jouer la comédie, car elle était à la fois l’une et l’autre de ces femmes, si bien qu’elle ne s’apercevait pas de la différence qu’il y avait entre sa froideur à faire peur et sa tendresse véritable.

Max, qui n’avait gardé de ses aventures amoureuses qu’une idée assez vague de la femme, et de toutes ses contradictions inexplicables, s’assit à côté de Madeleine, sans étonnement, et sans comprendre ce qui s’était passé en elle, conscient seulement qu’elle était plus aimable parce que c’était ainsi.

Madeleine ne parlait plus de son mari.

« Regardez-moi, Max. Vous ne me croirez peut-être pas, mais je vous aime ! »

 

Madeleine ne prit pas tout de suite un taxi et éprouva un besoin de marcher, un besoin de s’éloigner de ce lieu où elle avait trompé son mari, comme si de prendre une voiture à côté de cette maison eût lié deux hommes ennemis et que, par une crainte enfantine, le montant de la course, de s’arrêter à une somme, pouvait faire retrouver le point de départ. Le brouillard était opaque. L’humidité, en tombant, faisait un bruissement mystérieux. De n’apercevoir ni ciel ni rues familières, Madeleine ressentait une impression bizarre d’isolement et de tristesse. C’était comme si la chaîne de toutes ses occupations, de ses amitiés, se fût rompue et qu’elle ne fût plus que seule avec elle-même. Elle éprouvait pourtant une certaine joie de se sentir ainsi perdue devant l’imminence d’un retour à la clarté. Il lui semblait, à mesure qu’elle s’éloignait, qu’elle laissait dans l’ombre les souvenirs vivants de son esprit, Max, l’appartement, et tout ce qu’elle lui avait dit, donné et promis. Tout cela, petit à petit, fondait derrière elle, et en même temps, elle redevenait de plus en plus elle-même. Finalement, elle fit signe à un taxi et lui donna son adresse. Cependant que la voiture roulait, assise sur la banquette, dans cette sorte d’alcôve qui lui inspirait de la répulsion, elle se surprit à penser à un autre homme, à Jean Berlioz, qu’elle n’avait pas revu depuis longtemps et à qui elle avait simplement écrit, pour le calmer, que « son mari se doutait de quelque chose et qu’il valait mieux attendre quelques jours pour se revoir ». Elle fit arrêter le taxi devant un café et descendit téléphoner à Jean. Quand elle entendit sa voix dans l’appareil, elle fut soudain prise d’un léger remords et eut conscience d’agir mal vis-à-vis de Max, puis par enchaînement, vis-à-vis de son mari. Elle eut l’impression de s’être laissée entraîner dans des complications et peur que tout cela ne finît par faire scandale. Cette peur était d’ailleurs fréquente chez elle. Elle était continuellement sur le qui-vive. Parfois, elle se jurait de cesser cette vie compliquée, mais, le lendemain, c’était plus fort qu’elle de revoir les uns et les autres. Elle reposa l’appareil sans dire qui elle était. Mais, à peine rentrée, elle s’assit devant le petit secrétaire qui était le meuble le plus joli de sa chambre et, prenant du papier à lettres rose, écrivit : « Max chéri, je ne peux venir au rendez-vous convenu. Mon mari a des soupçons. Il vaut mieux attendre un peu avant de se revoir. » Puis, afin de ne pas commettre l’erreur de L…, elle mit tout de suite cette lettre dans une enveloppe et écrivit l’adresse. Puis elle écrivit : « Cher Jean, je viendrai sûrement demain. Attendez-moi jusqu’à cinq heures. Si je ne suis pas exacte, ne m’attendez pas. » Elle posa les deux enveloppes sur sa table, se regarda dans une glace, puis soudain eut une peur inconsciente de s’être trompée d’enveloppe malgré les précautions qu’elle avait prises. Elle les déchira les écrivit de nouveau. Puis elle changea de table pour cacheter une seule lettre à la fois, afin d’être certaine de ne pas envoyer à Max celle qui était destinée à Jean.

 

Quelques jours plus tard, elle revint cette fois sans sonner au rez-de-chaussée. Dans l’intervalle, Max n’avait cessé de penser à elle. Il se souvenait de toutes les paroles qu’elle lui avait dites. Il se souvenait de la fin d’après-midi où il l’avait suivie et la rue Auber, en même temps qu’elle lui apparaissait comme un endroit favorable aux bonnes fortunes de chanson de music-hall, l’attendrissait. L’Opéra tout proche couvrait son aventure de son prestige. C’était presque comme si tous deux s’y étaient connus au cours d’une représentation extraordinaire. Il se rappelait aussi le « Forum », avec ses lumières voilées, sa douce chaleur, ses tentures et ses lambris. Il y avait bien le fait qu’il lui avait parlé sans la connaître, et cela dans la rue, qui revenait à sa mémoire et gâtait un peu son plaisir. Mais de même qu’on se refuse à voir, dans l’homme que l’on admire, les défauts physiques qu’on s’est vanté de détester chez autrui, il voulait ignorer ce pénible point de départ. Qu’importent d’ailleurs les points de départ. Ils sont ce que les circonstances les ont faits. Ce qui compte, n’est-ce point ce à quoi ils ont permis d’aboutir ?

Lorsque Madeleine sonna, Max qui n’attendait qu’elle, alla ouvrir avec la crainte irraisonnée que ce ne fût un camarade, une autre femme surgie du passé et ayant des droits à faire valoir. La main sur la serrure, au moment même d’ouvrir, cette crainte devint de la terreur et, soit à cause de l’obligation où il était d’agir tout de suite, soit à cause d’une volonté machinale, soit encore à cause de quelque habitude ancienne, il ne put s’empêcher de prononcer ces trois mots : « Qui est là ? »

Mais, avant même d’avoir attendu la réponse, en quelque sorte pour réparer ce qui, dans son esprit, prenait les apparences d’une injure, il ouvrit la porte.

« Vous n’attendiez pas que moi ? » demanda aussitôt Madeleine.

Max balbutia quelques mots.

« Comment pouvez-vous me soupçonner ?

— Je ne vous soupçonne pas, je trouve simplement étrange qu’un homme comme vous, jeune et fort, agisse comme une vieille femme en pleine nuit. »

Max était honteux. Tout à coup, il lui était apparu que sa maladresse avait une répercussion beaucoup plus grave que celle qu’il supposait. Ce n’était pas d’avoir peur de quelque fâcheuse rencontre qu’on le soupçonnait, mais d’être une sorte de vieux garçon, avec des habitudes ridicules, une sorte de provincial n’étant jamais sorti. Il eut l’impression que Madeleine pensait qu’elle était pour lui une chance inespérée, qu’aucune femme n’avait jamais voulu de cet ours. Il se sentait ridicule avec son amour débordant.

« C’était pure plaisanterie, dit-il afin de réparer autant que possible sa maladresse.

— Plaisanterie singulière », répondit Madeleine sur le ton des gens qui veulent bien passer sur une faute à la condition qu’on ne les croie pas dupes.

Puis, comme si rien ne s’était passé, oubliant tout avec générosité, elle continua : « Imaginez-vous que l’autre soir, quand je vous ai quitté, j’ai dû faire je ne sais combien de kilomètres avant de trouver un taxi. On ne peut pas dire que votre quartier soit bien desservi.

— Pourtant, il y a une station de taxis à vingt mètres d’ici, répondit Max en pensant toujours à sa maladresse et en promettant d’y revenir de manière à la régler définitivement.

— Eh bien ! vous auriez pu me le dire.

— Mais vous êtes partie si brusquement. Vous n’avez même pas voulu que je vous accompagne. »

Il est un détail qui n’est peut-être pas très intéressant, mais que nous croyons devoir rapporter dans l’intention de rendre notre héros plus familier au lecteur. Max, lorsqu’un de ses amis, après lui avoir rendu visite, s’apprêtait à partir, n’avait qu’une pensée : le raccompagner. Rien ne lui était plus désagréable que de rester seul, chez lui, cependant que le visiteur s’en allait, il avait l’impression que ce dernier pensait qu’il restait pour rester.

« Il n’y avait aucune raison que vous sortiez pour prendre froid. »

Cette parole fut également pénible à Max. Il était si peu habitué qu’on s’occupât de lui, de sa santé, que Madeleine, en le faisant, le plongeait dans la gêne.

« Oh ! cela n’a pas d’importance », répondit-il, non seulement avec sincérité mais aussi avec le désir de montrer qu’il n’était pas le petit jeune homme douillet et peureux qui demande : « Qui est là ? » quand on frappe à sa porte.

À ce moment, il se surprit à constater qu’il était beaucoup moins ému en face de Madeleine que la première fois. Il remarqua également que cette dernière ne semblait pas s’en rendre compte, il continuait à lui parler comme si aucun changement ne s’était produit. Il fallait en effet que quelque chose se fût passé pour qu’il manifestât un tel détachement. Mais Max Brissaut était encore un jeune homme. Se contentant de cette remarque, il demeura celui qu’il avait été.

« J’ai beaucoup pensé à vous depuis l’autre jour, dit Madeleine en souriant. Quand je dis à vous, je m’exprime mal, je veux dire à nous. J’ai pensé que nous allions bien ensemble. Vous, vous êtes un rêveur, un intellectuel, un homme intelligent et moi, je suis la femme, avec ses caprices, ses nerfs et son dévouement. »

Pendant que la visiteuse parlait, une sorte de sentiment confus naissait dans l’âme du jeune homme. Sans qu’il eût pu dire pourquoi, l’importance de Madeleine diminuait à ses yeux. Il l’écoutait avec attention, mais déjà il n’avait plus le plaisir de jadis à l’entendre. Qu’elle s’entretînt avec lui d’eux lui semblait étrange. Et il se demandait si les paroles de Madeleine étaient nouvelles ou bien si elles étaient semblables à celles qu’elle avait déjà prononcées quelques jours plus tôt. Qui avait changé, elle ou lui ? Était-elle plus tendre ou bien était-elle la même ?

« Oui, j’ai pensé à nous deux, répéta-t-elle. J’ai pensé qu’il faudrait que nous prenions nos dispositions pour nous voir plus souvent. Mais ne vous réjouissez pas trop vite, petit Max, je n’ai fait qu’y penser. Je ne sais pas si cela se réalisera. »

De telles paroles eussent dû emplir de joie le cœur de Max. Ce langage n’était-il pas celui qu’il avait attendu avec tant d’impatience le jour où elle était venue chez lui pour la première fois ? Pourtant, il demeura insensible. Le premier, il ne comprenait pas cette froideur qui subitement l’avait envahi. Il avait beau s’efforcer de raviver sa flamme, il demeurait lointain, comme un étranger.

« Oh ! Madeleine, dit-il machinalement, comme vous êtes gentille aujourd’hui.

— Aujourd’hui seulement, répondit la jeune femme sur un ton de reproche. Si vous ne m’appréciez pas davantage, je pars sur-le-champ et vous ne me verrez plus de votre vie.

— Je vous en supplie, Madeleine, ne faites pas une chose pareille, répondit Max sans penser à ce qu’il disait.

— Pour cette fois, je vous pardonne, petit Max, puisque vous faites amende honorable, mais promettez-moi de ne plus recommencer.

— Je vous le promets.

— C’est bien vrai ?

— Je vous le promets.

— Je vous crois. »

Madeleine se mit à rire, puis elle reprit :

« Vous allez croire, si cela continue, que je suis amoureuse de vous. Il vaut mieux que je vous dise tout de suite la vérité : je vous aime, mais en bon camarade.

— Vous n’êtes vraiment pas gentille, Madeleine, de me parler ainsi.

— Je ne dis pas que je ne vous aimerai pas autrement un jour. Le gros obstacle, voyez-vous, c’est votre jeunesse. Je connais les jeunes hommes. Ils s’emballent, n’est-ce pas ? Puis, un beau jour, sans raison, l’amour disparaît.

— Je ne leur ressemble pas, balbutia Max, qui ne voulait pas faire croire qu’il n’aimait plus Madeleine et qui, en toute sincérité, éprouvait le besoin de la garder.

— Max, vous êtes un séducteur. Mais je vous préviens, je ne tomberai pas dans vos filets.

— Comment pouvez-vous me croire capable de tendre des filets ?

— Je vous taquine, vous ne le voyez donc pas ? »

Elle s’interrompit. Un tiers eût assisté, caché derrière une tenture, à cet entretien, qu’il eût été bien embarrassé de démêler les sentiments des deux amoureux. Madeleine jouait à la capricieuse. Max, sous un air sévère, semblait souffrir de ne pouvoir retenir l’amour de cette femme. On eût dit l’éternelle scène de l’homme suppliant la femme de l’aimer.

« Non, cher ami, je ne céderai plus comme la première fois, continua Madeleine. Cela fait naître, chez vous, Messieurs, un peu trop de fatuité.

— Oh ! si vous saviez comme vous vous trompez…

— Mais voulez-vous donc me faire croire que vous êtes une exception… que vous, Max, vous ne ressemblez pas aux autres hommes ?

— Si je leur ressemble, c’est malgré moi, car je les connais si peu. »

Durant une heure, la conversation demeura sur ce ton. En dépit de ses réticences, on devinait que Madeleine était amoureuse de Max. Trop orgueilleuse pour l’avouer au moindre signe de contentement du jeune homme, elle le menaçait de le quitter sur-le-champ, de le laisser sans nouvelles pendant des semaines, de ne plus le revoir même. Il se faisait alors suppliant, car il sentait que tout cela n’était pas sincère. Devant une femme qui se croyait désirée, il était obligé de la désirer et cette contrainte lui était pénible.

Comme la première fois, la nuit ne tarda pas à tomber. Il regardait cette femme qui se défendait contre un amour qui n’existait pas, qui faisait la coquette sans partenaire.

« Voulez-vous que j’allume ? demanda Max.

— Mais certainement. »

Sans la moindre hésitation, notre héros fit de la lumière.

« Je vois que la leçon de l’autre soir a porté », dit Madeleine qui croyait que la hâte de Max était la conséquence des reproches qu’elle lui avait faits.

À la lumière électrique, Max regarda Madeleine avec des yeux neufs. « Est-ce que je l’aime, elle particulièrement, ou bien est-ce que je suis victime de mon besoin d’amour ? » se demanda-t-il. « Qu’ai-je donc à ne jamais être satisfait de ce que je possède ? Je l’aime puisqu’elle est ici, puisque mon cœur bat à la seule pensée qu’elle pourrait ne plus jamais revenir. Je l’aime, mais je suis une girouette, je mériterais que personne ne s’attachât à moi, je mériterais d’être évité comme un mal contagieux. »

Il se leva et sans dire un mot, tourna le commutateur. Dans la demi-obscurité, comme après une audace dont on appréhende subitement les conséquences, il attendit, privé de raison, tremblant de peur et fier cependant de son acte. Aucune parole ne sortit de la bouche de Madeleine. Était-ce la colère, ou bien l’étonnement, qui la rendait muette ?

« Vous êtes une énigme, dit-elle finalement.

— Peut-être, murmura Max flatté.

— Je croyais vous connaître et je m’aperçois que vous êtes un étranger pour moi.

— Qu’ai-je donc fait ?

— Rien. Vous n’avez rien fait. Tout s’est passé en moi. »

Lorsqu’il fut seul, Max eut un mouvement de colère. Il se mit pourtant à la fenêtre et à Madeleine qui s’éloignait, il fit des signes. Quand elle eut disparu, il chercha des yeux un objet qu’il put jeter à terre. Une écharpe pendait au dossier d’une chaise. Il la prit et, comme un papier, c’est-à-dire avec indifférence et douceur, il en fit une boule qu’il lança sur le sol.

« Je suis un malade, un désespéré, un fou », murmura-t-il. Il s’allongea tout habillé sur son lit. Aucun bruit ne venait jusqu’à lui. La rue était déserte, la maison semblait inhabitée. Aussi ne tarda-t-il pas à s’endormir.

LE RETOUR

« Dans une demi-heure, je serai arrivé », dit Charles Becquet à haute voix. Il marchait sur la grande route que bordait, de chaque côté, une rangée de pommiers. On était au début de juillet. Le soleil brillait dans le ciel, blanchissant l’espace autour de lui. On apercevait au loin une petite route que, de temps en temps, la poussière soulevée par une auto grossissait, des collines, des bois, et le village de Semanche, avec son clocher, ses maisons, ses fumées transparentes.

Charles Becquet avait ralenti le pas. Il portait un baluchon au bout d’une canne, ce qui lui donnait l’aspect qu’on prête ordinairement aux vagabonds. La peau hâlée, ridée, de son visage, collait aux os. Les pommettes étaient si proéminentes qu’on eût dit celles d’un Mongol. C’était le type du malheureux qui se tient droit, dont les épaules sont larges, mais maigres, qui quoique ayant la taille mince, relève son pantalon à chaque instant. On voyait alors le bout des chaussures à tige, semblables à des entonnoirs d’où sortaient des coins d’étoffe grisâtre. De son aisance passée, il n’avait gardé que ce qui s’use le moins vite : le gilet, un gilet de velours marron à boutons de chasse.

L’instant était émouvant pour cet homme. Il y avait quatorze ans qu’il avait quitté Semanche, quatorze ans qu’il n’avait pas revu ce village où il avait connu le bonheur, où il avait eu un foyer, une situation – modeste, il est vrai – à la scierie d’Auguste Crin, des camarades. Chaque arbre, sur son chemin, lui rappelait un souvenir.

Dans cette clairière, il avait tué deux lapins du même coup de fusil. À ce carrefour, il avait aidé une jolie automobiliste à sortir du caniveau. Pour la peine, elle l’avait fait asseoir à côté d’elle et l’avait ramené au village. Dans ce bâtiment de ferme abandonné, il avait conduit trois soirs de suite la gérante du Familistère.

Aujourd’hui, Charles Becquet avait trente-huit ans. C’était toute sa jeunesse qu’il revoyait surgir à chaque pas, une jeunesse qui avait été précédée par deux ans de guerre et un an et demi de Syrie.

Soudain, il s’arrêta. Il venait d’apercevoir, à l’entrée du village, une bâtisse blanche qu’il ne connaissait pas, à l’endroit où il n’y avait eu qu’une carrière. Il resta un instant indécis, puis reprit sa route. Maintenant il avait peur. L’affaire qui l’avait obligé à quitter le pays lui était revenue à l’esprit. Elle n’était pas à son avantage. Cette même route, il se souvenait à présent de l’avoir faite dans l’autre sens, entre deux gendarmes, pour se rendre au chef-lieu de canton. Il se souvenait de tous les détails de l’affaire. Il se souvenait qu’un soir, alors qu’il était resté le dernier à la scierie, sans l’avoir voulu, une idée à laquelle il n’avait jamais songé l’avait poursuivi. C’était peu de temps après la guerre, en 1922 exactement. Les bureaux de la scierie se trouvaient dans une baraque Adrian. C’était à la fin d’une après-midi de juillet, comme aujourd’hui. Dans le calme et à la lumière, la scierie vide semblait abandonnée, comme une usine des pays dévastés. Charles s’était arrêté devant la baraque. Il avait tourné le bouton de la porte, un bouton de porcelaine blanche. La porte était fermée à clef. Il donna un simple coup d’épaule en maintenant le bouton tourné et la porte céda, sans laisser de traces de l’effraction. Charles entra. Dans un tiroir, il découvrit trois billets de mille francs. Il n’en prit qu’un, puis repartit. Mais, en voulant refermer la porte, il s’aperçut que le pêne était sorti. Il se contenta de la tirer le plus possible. Il ne rentra pas dîner chez lui. Il se rendit à la cantine de Massolle. Les Polonais qui travaillaient dans les environs s’y retrouvaient le soir. Il y avait un piano mécanique, des femmes. On dansait. On jouait aux cartes. Il offrit à boire à tout le monde et s’enivra. À deux heures du matin, il rentra en titubant chez lui. Il lui restait sept cents francs. Il les remit à sa femme. Le lendemain, il retourna à la scierie comme si rien ne s’était passé. Il remarqua tout de suite que la porte de la baraque Adrian ne fermait toujours pas. Dans la matinée, une automobile s’arrêta devant les bureaux. Il y eut des allées et venues. Mais il ne leva pas la tête de son travail. Le soir, quand la sirène retentit, il éprouva un profond soulagement. Il quitta son atelier, dans les premiers, cette fois, et se hâta de rentrer.

« Où as-tu mis l’argent ? » demanda-t-il tout de suite à sa femme. Elle ne répondit pas. Elle savait qu’il buvait et elle ne voulait pas le lui rendre. Il se fâcha, dut battre sa femme pour qu’elle consentît à lui dire où elle avait mis l’argent. Il le prit sans le compter et sortit. Il se rendit dans un champ, fit un trou avec ses mains, recouvrit les billets de terre et s’en retourna soulagé.

Le lendemain, il ne nota rien d’anormal à la scierie. Mais le surlendemain, une automobile s’arrêta de nouveau dans la cour et deux hommes portant chacun une serviette en descendirent.

À la suite de cet événement, quatre jours s’écoulèrent sans que rien vînt éveiller son inquiétude. Il avait repris confiance. Après tout, puisqu’il n’avait pas pris tout l’argent, il pouvait très bien se faire qu’on pensât que le billet de mille francs disparu avait été perdu. Il pouvait y avoir une erreur dans les comptes. Il y avait bien le pêne, mais à cela, Charles ne voulait pas penser.

Il entrevoyait déjà le jour où il irait chercher l’argent qu’il avait enterré lorsqu’un matin, en arrivant à son travail, il aperçut, à travers les vitres de mica de la baraque Adrian, les galons blancs des képis de deux gendarmes. Cette fois, il fut pris de panique. Un instant, il songea à faire demi-tour, à aller chercher l’argent et à fuir. Il n’en fit rien. « Il n’y a pas plus de preuves contre moi que contre tous les autres ouvriers », se dit-il pour se donner du courage. Il se mit au travail.

Une heure plus tard, comme il empilait des planches dans un hangar, il aperçut le comptable qui venait dans sa direction. Charles se retourna, regarda les quelques ouvriers qui travaillaient près de lui. Était-ce l’un d’eux qu’on venait chercher ?

— Becquet, dit le comptable, voulez-vous venir un instant au bureau ?

Charles rougit. Il posa la planche qu’il tenait entre ses mains.

— C’est pourquoi ? demanda-t-il.

— Vous le verrez bien.

Becquet regarda de nouveau ses compagnons de travail.

— Si c’est pour passer à la caisse, fit l’un d’eux, je ne demande pas mieux de venir aussi.

— Il ne s’agit pas de cela, dit sèchement le comptable.

Il y avait une cinquantaine de mètres à parcourir avant d’arriver aux bureaux. Le grand espace était vide et l’automobile sombre qu’il apercevait devant la baraque Adrian symbolisait aux yeux de Charles, la Justice. Il marchait à côté du comptable sans dire un mot. On entendait le bourdonnement des scies mécaniques comme celui d’un avion dans le ciel bleu. Charles faisait de plus grandes enjambées que d’habitude. Il lui semblait qu’ainsi il montrait qu’il n’avait pas peur. Il tira même une cigarette de sa poche.

— Est-ce que vous avez du feu ? demanda-t-il au comptable.

— Je n’ai pas de feu. D’ailleurs, ce n’est pas le moment de fumer.

— Heureusement qu’il n’y a pas beaucoup de travail aujourd’hui, continua Charles en s’efforçant de ne pas paraître se demander une seconde pourquoi on le faisait venir.

— Ne vous occupez pas du travail qu’il y a à faire.

Le comptable ouvrit la porte, cette fameuse porte qu’une simple poussée avait permis de forcer. Il entra le premier, attendit que Charles l’eût imité, puis ferma la porte.

Il y avait des cloisons de bois blanc partout. Au bout d’un couloir, on apercevait un ancien réfectoire transformé en dépôt de pièces mécaniques.

— Le voilà, dit le comptable en pénétrant dans le bureau du patron ; cela sur le ton de l’employé qui, quoi qu’on lui demande, donne toujours satisfaction.

Charles aperçut alors, tout de suite, au milieu de cinq ou six personnes qu’il ne songea même pas à regarder, les uniformes de deux gendarmes. Ensuite seulement, il vit sa femme. Seule elle était assise. Elle avait la tête basse, les mains sur ses genoux, les pieds ramenés sous la chaise.

Auguste Vrin, le propriétaire de la scierie, s’approcha de Becquet. C’était un gros homme portant une bague-cachet en or massif qu’il avait pris l’habitude d’appliquer sans cesse sur toutes les surfaces où elle pouvait laisser une trace. Il était sans veston. Il portait une chemise bleue, toute neuve, qui gardait encore ses plis, qui se refusait à mouler la poitrine.

— Alors, c’est toi, Becquet, qui as fait le coup ?

C’était la première fois que Charles se trouvait dans le bureau de son patron sans casquette à tenir entre ses mains. Il était embarrassé.

— Quel coup ? parvint-il à dire.

— Ne fais pas l’imbécile. Tu trouves cela intelligent ?

— Quoi ?

À ce moment, un homme à barbiche intervint.

— Je crois qu’il est inutile d’insister, n’est-ce pas, monsieur Vrin ? Je crois que le plus simple est de le faire conduire au chef-lieu. Dans le cabinet du juge, il changera sans doute d’attitude.

M. Vrin ne répondit pas au substitut. Il regardait toujours fixement Charles Becquet dans les yeux.

— C’est toi qui as pris les mille francs. Nous le savons. Nous avons des preuves, des témoignages. Pourquoi as-tu pris les mille francs ?

— Je ne les ai pas pris.

M. Vrin ne se fâcha pas. Il continua avec la même patience :

— Vendredi dernier, jour où tu as fracturé la porte des bureaux et où tu as pris mille francs, tu as été à Massolle. Mme Klein a déclaré à la police que tu as offert à boire à tout le monde et que tu as payé avec un billet de mille francs. Elle t’a rendu sept cents francs. Ces sept cents francs, tu les as donnés à ta femme, puis tu les as repris.

— Ce n’est pas vrai.

— Est-ce que tu es fou ?

— Ce n’est pas moi qui ai fait le coup.

Auguste Vrin sourit. Il se tourna vers le substitut et lui dit :

— Je trouve cela désarmant.

Puis, s’adressant de nouveau à Charles.

— Si tu n’as pas encore dépensé les sept cents francs qui restent, je t’en fais cadeau. Ils te rendront service à ta sortie de prison, mais avoue. Il n’y a rien de déshonorant à avouer.

— Ce n’est pas moi, répondit encore Charles.

Il était convaincu que, du moment qu’on ne l’avait pas vu prendre l’argent, il n’y avait pas de preuves contre lui.

Les gendarmes le prirent par le bras. Charles se crut obligé de protester pour la forme. « Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi », fut tout ce qu’il trouva à dire. Comme il sortait du bureau, toujours encadré par les gendarmes, en gesticulant, pour se donner des airs d’innocent, Auguste Vrin lui dit :

— Allons, allons, assez. Tu es un pauvre type.

Et aujourd’hui, après quatorze ans de misère, par une journée radieuse, il retournait à Semanche. Déjà le paratonnerre du clocher était visible, ainsi que les oiseaux qui volaient autour. Déjà, il entendait la fontaine qui coulait jour et nuit sur la petite place. Il se souvint que, quatre jours après avoir quitté le village, il avait avoué. Deux mois plus tard, grâce à sa bonne conduite au front il avait bénéficié de l’indulgence du tribunal et n’avait été condamné qu’à treize mois de prison. C’était pendant qu’il avait purgé sa peine que sa femme était partie avec un Polonais. Une fois libre, il n’avait pas voulu retourner à Semanche. Il avait travaillé dans des usines de Lyon, puis comme garçon de ferme. Pendant ces quatorze années, la vie qu’il avait menée à Semanche, le souvenir de sa maisonnette, de son jardin plein de fleurs, de sa situation à la scierie, le sentiment qu’il avait eu de travailler pour l’avenir et surtout cette parole à laquelle il avait songé chaque jour, cette parole derrière laquelle il avait cru sentir une bonté profonde : « Tu es un pauvre type », l’avaient poursuivi sans cesse.

Il traversa le village. La rue principale était déserte. Aux fenêtres, aucun visage de connaissance. Il avait suffi de quatorze années pour faire de Semanche un autre village. Enfin, il aperçut la scierie. Au-dessus de l’entrée, le panneau, en forme d’arceau, portant le nom d’Auguste Vrin, était toujours là.

Charles Becquet longea la palissade qui clôturait la scierie. La baraque Adrian avait disparu. Elle avait été remplacée par un pavillon de ciment. De vastes hangars, parfaitement alignés, recouvraient à présent les tas de planches jadis en plein air. Au centre de la grande cour, il y avait une guérite, de ciment également, où se tenait le contremaître. Charles ne pouvait détacher son regard de cette cour ensoleillée qu’il avait traversée tant de fois. Jamais, même quand il était sorti de prison, il ne s’était senti si seul et si perdu. La vie avait continué sans lui. La scierie s’était agrandie, embellie, et il n’était pour rien dans ces changements.

« Pourquoi suis-je donc revenu ici ? » murmura-t-il.

Il n’osait toujours pas pénétrer dans la scierie. Il avait beau répéter : « Tu es un pauvre type, tu es un pauvre type », sur le ton qui l’avait tant frappé il ne pouvait pas. Il alla se promener autour du village. « Peut-être que l’argent est encore là », pensa-t-il en passant devant le champ où il avait enterré les sept cents francs. Les ouvriers polonais étaient partis. À la place de la cantine où l’on avait dansé, il y avait à présent une auberge avec pompe à essence et tables abritées par des parasols. Il entra, but un verre de vin rouge au comptoir, mangea un morceau de pain avec du pâté, puis ressortit. Il était midi. La sirène de la scierie mugit. Machinalement, il se dirigea vers la grande porte. Les ouvriers sortaient à présent. Il n’en reconnut aucun. Il eut alors l’impression que même la façon de sortir des ouvriers avait changé. Il lui sembla que jadis, on sortait par groupe, on s’attendait, on s’appelait. À présent, chacun allait de son côté, d’un pas rapide.

Bientôt, la route redevint déserte.

Charles s’était approché de la grande porte. Il ne pouvait se résoudre à partir. On refermait la grille de bois même à midi, alors qu’avant elle restait parfois ouverte toute la nuit. Un instant, il eut la pensée que c’était à cause de lui qu’on avait pris cette décision. À travers les barreaux, il voyait toujours cette grande cour blanche. À la fin, il n’y tint plus. Il ouvrit une petite porte encastrée dans la palissade, entra dans la scierie. Ce seul pas avait fait de lui un autre homme. Un chien enchaîné aboya. Puis presque aussitôt, une femme avec un tablier rouge et jaune, un corsage de toile imprimé, parut sur le perron.

— Qu’est-ce que vous voulez ? s’écria-t-elle à la vue d’un vagabond.

— Je voudrais parler au patron.

Le mari de la femme parut à son tour. C’était un jeune homme chaussé de pantoufles.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Il tutoyait le vagabond pour montrer à sa femme qu’il n’avait peur de personne.

— Je voudrais parler au patron.

— Au patron ?…

Le jeune ménage toisa Charles Becquet.

— Allez, allez, ce n’est pas la peine d’insister. Le patron a autre chose à faire. Allez, file !…

À ce moment, Charles aperçut M. Vrin qui sortait des bureaux et se dirigeait vers la grande porte. Charles referma la porte, fit quelques pas, s’arrêta et attendit. Il sentait comme un doigt posé sur chacune de ses tempes. En ces quatorze années, il s’était persuadé que M. Vrin avait une affection particulière pour lui, qu’il avait été obligé de le faire arrêter, mais qu’il en avait été peiné. La petite porte s’ouvrit. M. Vrin parut. Il avait encore grossi. Plus que dans le passé, on sentait qu’il était le propriétaire de la scierie. Elle n’était plus, comme jadis, un bien entre cent. On devinait aujourd’hui que c’était le seul bien, celui auquel on se consacrait entièrement.

— Monsieur Vrin…

Le propriétaire se retourna, regarda Charles Becquet.

— Vous ne me reconnaissez pas ?…

— Tu viens demander du travail ?

— Je suis Charles Becquet. Vous vous rappelez ?

M. Vrin réfléchit un instant.

— Ah ! c’est toi.

— Oui, Monsieur. Je suis revenu. Il fallait bien que je revienne un jour.

— Et alors, qu’est-ce que tu me veux ?

Charles ne répondit pas. Il ne savait pas exactement ce qu’il attendait de son ancien patron. Ce qu’il savait, c’est qu’il avait plus de liens avec cet homme puissant qu’avec tous ceux qu’il avait rencontrés depuis que son père était mort.

— Tu m’as l’air bien misérable, continua M. Vrin en examinant Charles des pieds à la tête. Tu vois où ça mène la malhonnêteté ! Tu vois ! Si tu étais resté un brave homme, aujourd’hui tu serais contremaître ici. Je t’aurais réservé une des petites maisons qu’on construit là-haut, pour moi. Enfin, puisque cela n’est pas, n’en parlons plus ! Au fait, il y a combien de temps que tu as quitté le pays ?

— Quatorze ans, Monsieur.

— C’est ce que je te disais : c’est le passé.

Charles Becquet regardait son ancien patron avec une admiration touchante. Durant sa vie entière, il n’avait rencontré que dureté et méchanceté, et la seule fois où il avait commis une faute, il s’était trouvé en présence d’un homme qui, au lieu de l’accabler, lui avait parlé avec douceur.

— Est-ce que vous ne me reprendriez pas à la scierie ? demanda-t-il finalement, mais sans pouvoir ajouter un mot qui montrât combien grandes eussent été sa reconnaissance, sa joie.

Auguste Vrin sursauta.

— Qu’est-ce que tu me demandes ?

— Je voudrais travailler.

— Mais, mon pauvre vieux, tu ne te rends pas compte que c’est impossible, ici, à Semanche. Tout le monde te connaît.

— Je ne crois pas, répondit timidement Charles. Je n’ai rencontré personne.

— Ah ! tu crois cela. Ah ! tu t’imagines qu’on oublie aussi vite. Non, non, Becquet. Encore une fois, ce n’est pas possible. Je vais même te donner un conseil, et c’est dans ton intérêt, ne traîne pas trop longtemps dans le pays.

Malgré ce refus, Charles regardait toujours M. Vrin avec la même admiration profonde.

— Pourtant, vous auriez été content de moi.

— Oui, je me doute que tu as dû changer. Mais mets-toi à ma place. Si je te reprends, cela fera des histoires. Il y aura des jaloux. Je ne le peux pas… Je ne le peux pas…

— C’est peut-être à cause de ce que j’ai fait ?

— Naturellement que c’est à cause de cela !

Charles serra l’intérieur de ses lèvres. L’exclamation de son ancien patron l’avait bouleversé. Il ne pouvait croire encore que ce protecteur mystérieux, à qui il avait fini par donner une réalité, dont les actes devaient être imprévisibles, mais favorables, que cet être étrange fabriqué pendant quatorze années de privations et de durs travaux fût un homme comme tous les hommes. Il examina Auguste Vrin comme on l’avait, lui, Charles, tant de fois examiné, des pieds à la tête. Il ne vit ni le panama, ni les leggins, ni les bajoues. Il vit un homme inconnu, cependant que le vrai Auguste Vrin souriait et lui disait en lui posant la main sur l’épaule, sur un ton paternel : « Tu es un pauvre type. »

— C’est peut-être à cause de ce que j’ai fait, répéta Becquet.

Cette fois, Auguste Vrin fut pris d’une légère crainte. Une étrange expression de son interlocuteur l’avait frappé. Jusqu’à ce jour, il avait considéré avec le détachement d’un homme qui n’en est pas à mille francs, ce qui s’était passé. À cet instant, l’argent volé disparut derrière l’acte. Pour la première fois, il se rendit compte que cet homme qui se trouvait devant lui avait volé sans préméditation, simplement parce que l’idée lui en était venue un soir, qu’il avait ensuite nié contre l’évidence, qu’il avait été condamné, qu’il vivait misérablement depuis.

— Reviens me voir ce soir. Je vais tâcher de faire quelque chose pour toi, dit Auguste Vrin en tendant la main à Charles Becquet.

Ce dernier laissa partir le propriétaire de la scierie sans prononcer un mot. Longtemps, il resta immobile devant la grande porte. Enfin, il se dirigea vers le village. La chaleur du soleil était plus lourde. La scierie était silencieuse. Des insectes volaient par essaims, de place en place, très près du sol. L’herbe des bas-côtés de la route était luisante. Il semblait n’y avoir personne dans les maisons. Charles prit une ruelle. Il voulait revoir la maison qu’il avait habitée avec sa femme, mais il fut incapable de la trouver. Il traversa alors la petite place de l’église. Aucun enfant n’y jouait. Le feuillage des marronniers était si bas qu’on pouvait le toucher en levant la main. Il revint sur ses pas. De temps en temps, le bruit d’un camion passant sur la route nationale venait jusqu’à lui. Puis la sirène retentit de nouveau et le fit songer à son ancien patron. Si même celui-ci ne voulait pas l’employer, où trouverait-il du travail ?

— Il a dit : « Reviens me voir ce soir », murmura Charles. Il sortit du village, toujours sans rencontrer personne, alla s’étendre dans le bois le plus proche. Jusqu’au soir, il demeura adossé à un arbre, les yeux perdus dans le vague. Auguste Vrin demeurait toujours pour lui le seul homme au monde de qui il pouvait attendre quelque chose, le seul homme qui lui avait témoigné un peu d’indulgence.

Quand la sirène retentit, Charles se leva, retourna à pas lents vers la scierie. Quand il arriva, elle était déserte, comme le soir où il avait forcé la porte de la baraque Adrian. Il sonna.

— Ah ! c’est vous, dit le gardien. Suivez-moi. Vous n’êtes pas en avance.

Il conduisit Charles dans le nouveau pavillon.

— J’allais partir, dit Auguste Vrin. Eh bien ! comme je te l’ai dit, je ne peux pas te prendre à mon service. Mais je vais te donner un peu d’argent. Cela te permettra de vivre jusqu’au jour où tu trouveras du travail.

En disant ces mots, il tendit trois billets de cent francs à Charles.

— Maintenant, je te laisse. Au revoir et bonne chance.

Peu après, Charles Becquet quittait le pays. Les espoirs qu’il avait eus en y arrivant avaient été trop vagues pour qu’il fût particulièrement déçu. Quinze jours plus tard, il était embauché comme manœuvre à la tuilerie de Rémy, bourgade située à soixante-cinq kilomètres de Semanche.

LA GARANTIE

Monsieur Peignot, négociant en vins, habitait une maison construite sous Napoléon III, située dans une rue voisine de la place du Marché-aux-herbes, c’est-à-dire dans le centre de la ville. À cause de ses enfants, on servait le déjeuner très tôt. Quand il arrivait, tout le monde était à table. Dix minutes plus tard, il posait sa serviette en damiers blanc et rouge et repartait, si grande était sa hâte de rejoindre à l’hôtel des Flandres ses amis, l’inspecteur principal des Finances, le président du Saint-Hubert, association de chasseurs, le directeur de la Caisse d’Épargne. Ces personnalités et d’autres encore avaient l’habitude de se réunir après le déjeuner non pas dans la salle du café, mais dans celle du restaurant, aux tables mêmes où, à d’autres heures, le personnel de l’hôtel prenait ses repas. C’était une faveur à laquelle ces messieurs tenaient beaucoup. Cependant que deux ou trois clients de passage, presque toujours des représentants de commerce, achevaient de déjeuner dans un craquement de noisettes, le petit groupe bavardait, plaisantait, jouait aux cartes.

Maître Testu, l’avoué dont la charge au su de tout le monde rapportait annuellement plus de quatre cent mille francs, n’était pas un membre fidèle du groupe. La fréquentation de la noblesse, ses rapports avec le marquis de Veille, le député de la circonscription, avec l’évêque du diocèse, avec le général commandant la région, enfin avec toute la société, le contraignaient, du moins le croyait-il, à garder ses distances. Mais il était trop habile pour encourir le reproche de fierté, pour paraître dédaigner fonctionnaires et commerçants et, de temps en temps, il s’astreignait à passer à l’hôtel des Flandres. En initié, il pénétrait immédiatement dans cette salle du restaurant où, à part le groupe dont nous venons de parler, n’avaient le droit de s’asseoir que les clients désirant prendre un repas. L’air y était enfumé. À travers les rideaux, on apercevait les voitures arrêtées le long du trottoir. Me Testu s’appliquait alors à tutoyer tout le monde. « Ne sommes-nous pas tous des enfants du même département ? » semblait-il dire. Et s’il ne jouait pas aux cartes, il n’en donnait pas moins des conseils.

Un jour pluvieux d’avril, M. Peignot eut la surprise agréable de trouver l’avoué installé au milieu du groupe. Nous disions agréable parce que le négociant quoiqu’il le cachât soigneusement, se sentait honoré par la présence d’un personnage aussi important.

— Comment vas-tu, Peignot ? lui demanda tout de suite Me Testu.

— Ça va. Et toi ?

— Pas mal. Je voulais justement te parler. As-tu un instant ?

— Quand tu voudras.

L’avoué fit signe à M. Peignot de se taire. Quatre joueurs étaient aux prises. Il ne fallait pas les déranger. Puis, profitant du brouhaha causé par la victoire de ceux qui, théoriquement, eussent dû perdre, il se leva, prit le négociant par le bras, l’entraîna vers une petite cheminée de marbre noir.

— J’ai reçu ce matin, la visite d’une cliente. Est-ce que ta maison de la rue des Cordeliers est toujours à louer ?

— Laquelle ?

— Celle qui est près de la poste.

M. Peignot était propriétaire de deux maisons sises rue des Cordeliers. La première était occupée par un capitaine de l’aéronautique, père de quatre enfants. La seconde était libre.

— Cela dépend, répondit le négociant.

Me Testu qui savait que son interlocuteur avait juré de ne plus jamais prendre d’officiers pour locataires, cela pour des raisons qu’il ne cherchait pas à connaître, lui apprit qu’il s’agissait d’une dame venant de Paris, Anglaise ou Américaine, très jolie, faisant de la peinture, qui désirait passer un an en province.

— C’est bien une maison meublée que veut cette dame ? demanda le négociant.

— Naturellement.

— Enfin, est-ce que tu as eu bonne impression ?

— Oui. Je lui ai parlé pendant dix minutes, c’est tout. Elle a évidemment un genre qui n’est pas celui de tout le monde.

Ce que Me Testu ne disait pas, c’était que, contrairement à son habitude, il n’avait posé aucune question à sa cliente, désireux qu’il avait été de ne pas faire figure, aux yeux d’une jolie femme, d’avoué retors et tatillon de comédie. Il avait étalé sans prudence ses maigres dossiers. Il n’avait même pas craint de faire certaines réserves non seulement sur les maisons qu’il avait proposées, mais sur leur propriétaire, se laissant aller à dire que l’un était un malhonnête homme, qu’un autre était intraitable, enfin qu’ils n’étaient jamais sortis de leur canton.

— Viens me voir à trois heures. La cliente sera là. Prends ta voiture. Si tu crois pouvoir traiter, tu la conduiras tout de suite rue des Cordeliers.

M. Peignot accepta de mauvaise grâce. On l’attendait dans plusieurs villages des environs. Il téléphona cependant pour annoncer qu’il était retenu et, comme le lui avait demandé l’avoué, se rendit à trois heures à l’étude. Dans la première pièce se tenaient quelques employés. Il y régnait cette atmosphère particulière aux études de province, faite de ce que le personnel respecte ce qui ne lui appartient pas. Le ciel s’était découvert et le soleil se répandait joyeusement sur les papiers. Par les fenêtres, on apercevait quelques branchages, si proches que, parfois, en touchant les vitres, ils faisaient un petit bruit de hanneton rencontrant un obstacle.

— Maître Testu est seul ? demanda M. Peignot au principal, la main déjà sur le bouton de la porte, comme si dans ce cas il n’eut pas hésité à entrer.

À ce moment, l’avoué parut.

— Entre, mon cher.

Le cabinet était sombre. De lourdes tentures de velours rouge pendaient sur les côtés des fenêtres. Le long d’un mur, se dressaient côte à côte plusieurs classeurs de taille différente. Entre les deux fenêtres, à la place la plus honorifique et la plus obscure de la pièce, un agrandissement photographique était accroché, celui d’un jeune sous-lieutenant, le fils unique de l’avoué, mort à la guerre.

— Mademoiselle, je vous présente monsieur Peignot, dit l’avoué à une jeune femme qui était assise près du bureau.

Le négociant s’arrêta net en claquant les talons, et tout en restant très droit, baissa la tête au point de toucher sa poitrine de son menton.

— Enchanté, mademoiselle, fit-il de la même voix forte qu’il eût prise pour parler à un autre homme.

— Mademoiselle Williams et moi, nous t’attendions, continua Me Testu.

— Il est juste trois heures, dit M. Peignot en tirant sa montre en or de sa poche et en la tournant vers l’avoué, puis vers la jeune femme.

— Je ne te reproche pas d’être en retard. Allons, cache cette montre.

Au sourire de Mlle Williams, M. Peignot comprit qu’il avait été un peu ridicule et que l’avoué en avait profité pour se faire passer pour plus fin qu’il n’était aux yeux de sa cliente. Il se mit à rire.

— Je suis un homme exact, que veux-tu ?

— C’est très bien. Il faut l’être dans les affaires, continua l’avoué en homme qui sait qu’ailleurs cela a moins d’importance.

Cependant que l’avoué s’efforçait d’écarter les tentures pour faire plus de jour, non en tirant sur la cordelette destinée à cet usage, mais en saisissant l’étoffe à pleines mains, M. Peignot s’était approché du bureau. Profitant de ce que la jeune femme suivait du regard les efforts de l’avoué, il l’observa du coin de l’œil. Deux choses le frappèrent tout de suite, la fourrure du manteau à laquelle il était incapable de donner un nom et l’état de la toque de feutre qu’elle portait, penchée sur l’oreille droite. Ce feutre ressemblait étrangement à celui de ce chapeau qu’il ne portait plus que pour aller à la chasse, parce que complètement déteint et déformé. Il fut pris de méfiance. Cette inconnue avait-elle vraiment les moyens de louer une maison aussi importante que celle de la rue des Cordeliers ? Une fois le bail signé, le premier terme réglé, n’allait-il pas avoir des ennuis ? De quels moyens de contrainte userait-il si, par la suite, elle n’exécutait pas ses engagements ? Malgré ses craintes, il ne pouvait s’empêcher de trouver charmante cette jeune étrangère. Son aisance, son sourire, sa façon naïve de le regarder dans les yeux, lui avaient plu. Cette jeune femme semblait bien incapable de jouer la comédie. On sentait qu’elle ignorait tout des soucis matériels. C’était cette ignorance sans doute qui lui faisait mépriser les apparences et il se reprocha ses sombres pensées.

Me Testu s’était assis à son bureau.

— Voilà de quoi il s’agit, dit-il en s’accoudant et en croisant les doigts. Mademoiselle Williams, qui est artiste peintre, je crois…

La jeune fille baissa les yeux, eut un sourire indulgent. On devinait qu’à Paris des amis lui avaient parlé de la province française.

— … désire se retirer, se recueillir, pour créer de nouvelles œuvres. Elle cherche une maison ayant un caractère particulier, une maison qui ne ressemble pas à ce que l’on rencontre ordinairement. J’ai pensé, mon cher Peignot, que ta maison de la rue des Cordeliers ferait l’affaire. Elle a du cachet. Il me semble qu’il n’y a qu’elle qui puisse plaire à Mademoiselle.

— Je comprends, je comprends. Mais je crains que mademoiselle ne trouve cette maison trop grande.

— Au contraire, je veux une très grande, très grande maison. Est-ce qu’il y a un puits dans le jardin ?

— Un puits ?

— Oui, un puits, un vrai puits.

M. Peignot savait très bien qu’il n’y avait pas de puits dans le jardin. Qu’une chose qu’il ne possédait pas, à laquelle d’ailleurs il n’avait jamais songé, fût justement ce qui était désiré, le frappa. L’homme qui a pris l’habitude de se considérer comme en perpétuel état de siège éprouve malgré lui une déception quand on désire ce qu’il ne possède pas. Puis sa méfiance tombe.

— Il faudrait regarder. Je n’ai jamais pensé à ce détail, répondit-il comme si le petit jardin clos de mur était un parc si vaste qu’il ne l’avait pas encore exploré entièrement.

— Le mieux, mon cher Peignot, est que tu conduises mademoiselle rue des Cordeliers. Vous vous entendrez sur place.

— Alors, Mademoiselle, vous voulez habiter la province, dit peu après M. Peignot en cherchant la clé de la portière, car il fermait sa voiture, même pour acheter des cigarettes.

— Je ne sais pas.

Cette réponse surprit le négociant, mais pas aussi défavorablement qu’on eût pu le croire. Elle lui parut même une preuve d’honnêteté, car pour cet homme pratique, le fait de se déranger aussi ouvertement sans utilité certaine lui paraissait un indice de pureté d’intention. Mais, au même moment, ses yeux se portèrent sur une grosse bague d’argent noirci représentant une tête de sphinx. Cette bague comme le sac à main tressé, dont quelques lanières se défaisaient, comme le collier fait de morceaux d’ambre non façonnés, comme la manche décousue du manteau de fourrure, éveilla de nouveau ses soupçons. Cette femme ne jouait-elle pas la naïveté ? N’était-elle pas tout simplement une aventurière ?

— Voulez-vous entrer par l’autre portière ? dit-il sans se déranger pour l’ouvrir.

Il n’osait être galant ou ne pas l’être. Aussi, avait-il adopté l’attitude d’un homme pressé.

La visite de la maison dura plus d’une heure. À peine arrivé, M. Peignot avait ouvert les volets. Comme si lui-même s’était proposé de l’habiter, il avait déplacé certains objets, parlé de faire transporter un secrétaire d’une pièce dans une autre. Le fait de pénétrer dans une maison lui appartenant et où il n’était pas retourné depuis plus d’un mois, l’avait distrait de ses craintes. « Tiens, je ne savais pas que ce vase était ici », avait-il dit. En un mot, il s’était acquitté de ses devoirs de propriétaire de la même manière que s’il avait fait visiter cette maison à une personne connue de tous dans la ville.

— C’est très amusant, avait dit à chaque instant la jeune fille. Mais le puits, où est-il ?

Cette question ramena M. Peignot à la réalité.

— Je croyais qu’il y en avait un, mais il n’y en a pas.

— Ah ! comme c’est dommage.

— Il y a l’eau partout.

— Ce n’est pas la même chose.

— Cette maison est à louer telle quelle. Si elle ne vous plaît pas…

— Elle me plaît beaucoup.

M. Peignot regarda la jeune fille avec moins de sévérité.

— Je crois, dit-il, que pour une personne qui veut se reposer, écrire, peindre, c’est l’idéal.

— Elle est parfaite. Mais…

La jeune fille s’interrompit, hésitante.

— Je voudrais connaître vos conditions, reprit-elle finalement.

En gros propriétaire qui ne s’occupe pas de petits intérêts matériels, M. Peignot répondit :

— Oh ! moi, je tiens à rester en dehors. Il faut que vous vous adressiez à Me Testu. C’est lui qui règle toutes ces questions.

La soirée parut interminable au négociant. D’une part, il appréhendait de louer sa maison à une personne qu’il ne connaissait pas. De l’autre, il en mourait d’envie. Mademoiselle Williams lui était sympathique. Il imaginait déjà les relations cordiales qui pourraient s’établir entre elle et lui. Il se voyait reçu aimablement, parlant art et acceptant une tasse de thé, jouant le rôle d’un homme accessible à toutes les idées, à tous les genres de vie. Il sentait confusément qu’il représentait un monde inconnu aux yeux de la jeune fille et il se réjouissait déjà d’en montrer les solides qualités, d’affecter certains étonnements, de donner des conseils, d’opposer à ce qu’il devinait de bohème chez sa locataire son sens pratique, ses vertus d’honnête homme. Mais ce plaisir n’était pas assez fort pour compromettre une source de revenus. Quelles garanties de solvabilité lui offrait cette étrangère ?

Contre sa décision qui avait été d’attendre qu’on lui fît signe, il se rendit pourtant le lendemain chez Me Testu.

— Ah ! je suis très content de te voir. J’allais te téléphoner. J’ai reçu la visite de Mlle Williams. Elle trouve ta maison charmante. Elle m’a demandé quelles étaient tes conditions. Je lui ai donné ton prix, enfin celui que payaient les précédents locataires. Elle n’y a rien trouvé à redire. La seule chose qu’elle m’a demandé, c’est si elle devait verser quelque chose d’avance. Je lui ai répondu que l’usage voulait qu’on réglât le premier terme à la signature de l’engagement. Cela l’embarrasse beaucoup. Elle désirerait régler ce premier trimestre à terme échu. Elle m’a prié d’insister auprès de toi pour que tu lui accordes cette faveur. Voilà où en est la situation. À toi de décider.

— C’est très ennuyeux, répondit M. Peignot.

C’était moins la faveur qui lui était demandée que la crainte des ennuis qu’il pourrait avoir par la suite qui le contrariait. Cette demande changeait donc à peine la situation.

— Qu’est-ce que tu ferais à ma place ? demanda-t-il à l’avoué.

— Oh ! je ne crois pas que tu risques grand-chose en acceptant. On voit bien que cette jeune fille appartient à une bonne famille, qu’elle a de la fortune, ou du moins que son entourage en a.

— Oui, oui, répondit M. Peignot qui voulait paraître connaître le monde aussi bien que Me Testu.

— Tu n’as qu’à lui demander des références. Tu verras bien à qui tu as affaire. Rien n’est plus simple.

— Tu as raison. En tout cas je peux réfléchir.

— Bien. Si elle revient, je lui dis que tu lui donneras la réponse toi-même.

— C’est cela.

Le surlendemain seulement, M. Peignot se rendit à l’hôtel Royal, sur la place du Château, où était descendue la jeune fille. Il connaissait le directeur. Après lui avoir parlé d’affaires, il lui demanda incidemment si Mademoiselle Williams était là.

— On va vous renseigner tout de suite, fit le directeur en sonnant, en appelant, en claquant des mains.

Ce brusque retour du directeur à sa fonction empêcha M. Peignot de poser les questions qu’il avait voulu faire en ami. Il s’assit dans le hall, prit un magazine qui traînait sur un guéridon d’osier. Pas plus qu’il y avait deux jours, il ne savait ce qu’il allait décider. Il était même encore plus perplexe à cause de Me Testu. En paraissant trouver naturel qu’il prît cette jeune fille pour locataire, l’avoué l’y obligeait en quelque sorte sous peine de faire figure de personnage sans finesse, incapable de discerner une jeune fille d’un modèle de Montparnasse. Mais, d’un autre côté, s’il était trompé, s’il avait des ennuis, si on se moquait de lui ?

Il était onze heures du matin. Le soleil réchauffait le carrelage froid du hall. Près de l’ascenseur, semblable à un boudoir avec sa banquette de velours rouge, ses glaces, ses fleurs, se tenait un groom vêtu d’un uniforme trop grand. De temps en temps, M. Peignot jetait un regard vers l’escalier. Soudain Mademoiselle Williams parut, souriante, descendant les marches en balançant les bras.

Tous deux pénétrèrent dans le salon et s’assirent sur un canapé. M. Peignot portait une serviette. Il la posa devant lui, sur un guéridon.

— Je ne vous dérange pas, Mademoiselle ?

— Non, Monsieur. Au contraire…

— Me Testu m’a fait part de votre désir de louer la maison que je vous ai fait visiter. Je voulais venir vous voir hier mais je n’ai pas eu le temps.

M. Peignot, qui n’aimait pas parler d’affaires sans faire face à son interlocuteur, se leva, alla chercher une chaise qu’il ramena par le dossier, dans un geste qui lui était familier.

— Excusez-moi, dit-il en se rasseyant.

Le négociant était grave. On sentait que sa préoccupation était d’impressionner la jeune fille de manière à empêcher les tractations de s’égarer dans le sentiment.

— Votre maison est vraiment charmante.

— Je suis très heureux qu’elle vous plaise, mais je serais encore plus heureux si nous pouvions trouver un terrain d’accord, car je dois vous dire tout de suite que la proposition que vous avez faite à Me Testu ne me convient pas du tout.

— Quelle proposition ? Je voudrais louer la maison. C’est tout.

M. Peignot sourit.

— À vous entendre, les choses sont d’une simplicité enfantine. On choisit une maison. On demande la clef au propriétaire et on s’installe. Voilà. À vous autres, artistes, qui vivez dans un monde idéal, cela semble tout naturel. Je comprends cela d’ailleurs. Malheureusement, il faut songer aussi à ses intérêts. Je m’excuse, mademoiselle, de vous poser une question indiscrète, mais je voudrais savoir si vous avez vraiment les ressources suffisantes pour vous installer ici. Cette maison est très grande. Son seul entretien exige déjà un revenu important. Il faut que vous ayez deux domestiques. Est-ce que vous avez les moyens ? Cette maison, comme vous avez pu le constater, est dans un état parfait. Le mobilier, sans être de grand prix, a cependant une certaine valeur. Malgré le plaisir que j’aurais à vous avoir pour locataire, et je ne vous le cache pas, j’ai toujours pensé que ma maison convenait parfaitement à des gens comme vous, je ne peux pas vous la louer sans vous demander certaines garanties. La première de ces garanties, et vous reconnaîtrez avec moi qu’elle n’a rien de bien sévère, est le paiement d’un terme en entrant. Or, d’après ce que m’a dit Me Testu, vous ne voulez rien verser à la signature de l’engagement.

— Ce n’est pas exact. J’ai dit à Me Testu que ma mère, qui habite l’Angleterre, devait venir me rejoindre et qu’à ce moment je réglerai tout. Si vous voulez, je peux vous montrer la dernière lettre que j’ai reçue.

— Je comprends, je comprends très bien, dit avec douceur M. Peignot. Remarquez que je ne doute pas de vous. Mais nous autres, hommes d’affaires, nous ne pouvons rien faire sans des garanties.

— Voulez-vous que je monte chercher la lettre de ma mère ?

— Même cette lettre n’est pas une garantie, Mademoiselle. Supposez, par exemple, que Madame votre mère, pour une raison ou pour une autre, change d’avis, qu’elle ne veuille plus venir en France. Supposons le pire. Supposons que vous vous fâchiez avec Madame votre mère.

— Oh ! Monsieur !

— Oui, je sais, c’est impossible. Mais enfin, comment feriez-vous, dans ce cas, pour vous acquitter des engagements que vous aurez pris ?

— J’ai des amis. Je connais beaucoup de monde.

— Ces personnes ne peuvent pas vous donner ce dont vous avez besoin tout de suite ?

— Je n’ai aucune raison de leur demander quoi que ce soit.

Un père cherchant des excuses à son fils n’eût pas montré plus de patience que M. Peignot.

— Vous n’avez personne qui puisse répondre de vous ? Enfin, où habitiez-vous avant de venir ici ?

— À Paris, rue Notre-Dame-des-Champs.

— Chez des amis ?

— Non, à l’hôtel.

M. Peignot réfléchit un instant. On devinait qu’il y avait combat en lui. Il était placé entre la sympathie qu’il avait pour cette jeune fille, le désir qu’elle devint sa locataire et la crainte, non pas qu’elle ne tînt pas ses engagements, mais qu’elle ne fût pas la demoiselle de bonne famille qu’il imaginait. En réalité, toutes les questions qu’il lui avait posées, toutes les suggestions qu’il lui avait faites avaient moins été causées par le désir de savoir si elle était solvable que par celui de percer sa véritable condition sociale. La conversation qu’il venait d’avoir ne l’avait pas éclairé. Pourtant, il ne pouvait se résoudre à y mettre fin. Comme on cherche une preuve d’innocence chez un être cher, il cherchait une preuve de bonne foi.

— Enfin, Mademoiselle, vous n’avez rien qui puisse me servir de garantie ?

— Je vous ai déjà dit que je pouvais vous donner la lettre de ma mère.

Les lèvres de M. Peignot se serrèrent. Il se leva, prit sa serviette, l’ouvrit, en tira l’engagement de location qu’il avait préparé. Sans dire un mot, il en modifia la clause concernant le paiement du premier trimestre, puis dit :

— Vous avez cette lettre sur vous ?

— Non, Monsieur.

— Voulez-vous la chercher ?

Quelques instants après, Mademoiselle Williams revenait avec la fameuse lettre à la main. Elle la tendit à M. Peignot. Il la prit, la parcourut rapidement, la glissa dans son portefeuille.

— Voulez-vous signer maintenant ?

Peu après, il tirait de sa poche les clés de la maison, les tendit à la jeune fille. Il s’était enfin résigné à courir le risque d’accepter une étrangère comme locataire. Mais de tels hommes ne sont pas beaux joueurs. On ne savait jamais. Cette lettre, bien qu’elle fût sans valeur juridique, pourrait peut-être servir.

LE SECRET

Le 7 janvier 1935, une petite camionnette de boulanger s’arrêtait au lieudit « la Hutte », à deux kilomètres cinq cents de Deuil. Voici comment un vieil ouvrage intitulé Bourgs et villages de France parle de Deuil :

La fondation de cette petite ville de 5 147 habitants remonte aux rois de la première race. En 1519, une peste horrible détruisit presque toute la population. Bientôt après, les Allemands, appelés par les protestants, y commirent mille excès. La ville a longtemps langui après tant de désastres. Elle s’élève en amphithéâtre sur une riante colline. À ses pieds coule la Gouge. Elle est la patrie du phrénologiste Velveck.

Il était midi. La sirène de la minoterie de Jézy venait de mugir, faisant s’envoler les oiseaux à plusieurs kilomètres à la ronde. Maintenant ils se reposaient un à un sur les branches. Un homme aux pommettes couperosées sortit de la camionnette. Il fit quelques pas pour se dégourdir, en ployant les genoux à plusieurs reprises, comme s’il venait de descendre de cheval. Lorsqu’il eut couvert le capot de sa voiture d’un vieux sac, il inspecta le carrefour. Les chemins qu’empruntaient les charrettes de bois étaient déserts. Il gelait depuis le premier de l’an. La boue des ornières s’était durcie. Joseph Bidault s’élança sur un talus, attrapa une branche pour ne pas tomber en arrière. C’était un homme d’une quarantaine d’années, de haute taille. Il avait le visage tanné, marqué de rides qui, elles, avaient gardé la blancheur du corps. Il était vêtu d’un costume de velours à côtes et d’un chandail à fermeture Éclair. Après avoir marché durant quelques minutes dans des taillis, il atteignit un étang dont la superficie était à peu près celle d’une place de Paris. Un chemin étroit le longeait en partie, puis allait se perdre dans un bois qui masquait la route de la Crypte. Au bord de cet étang, il y avait un banc qui devait être connu de tous les jeunes gens de la région, car il était couvert d’initiales et de cœurs gravés.

Joseph Bidault attendait visiblement quelqu’un. De temps en temps il se retournait et, pour se protéger du soleil qui lui entrait dans les yeux, il faisait de sa main une visière. Au petit doigt qu’il redressait alors, on sentait que ce geste lui était familier.

Soudain il leva les bras, les agita. Au bout du chemin, une femme à bicyclette s’avançait vers lui. Bien qu’elle fût à plus de deux cents mètres, on devinait qu’elle était encore une débutante. Elle ne gardait l’équilibre que grâce à des mouvements d’épaules dont chacun, de loin, semblait devoir précéder la chute. À vingt pas du boulanger elle sauta brusquement à terre, s’arrêta net cependant que la bicyclette qu’elle n’avait pas lâchée se mettait en travers du chemin. C’était une grosse femme. Malgré le froid, elle avait le cou nu. Il était légèrement enflé, comme celui d’un cygne qui vient d’avaler un poisson, et cela n’était pas laid.

— Tu es en retard, ma petite, dit Joseph Bidault.

L’accueil n’était familier qu’en paroles, car en même temps le boulanger se précipita avec je ne sais quoi d’obséquieux pour prendre le guidon de la bicyclette.

— Il y a longtemps que tu es là ?

— Non, mais enfin…

— Tu aurais mieux aimé que j’arrive la première, n’est-ce pas, mon élu, ma raison d’être ? Tu es bien comme tous les hommes. Tant qu’on ne vous a rien donné, vous êtes des anges descendus du ciel, mais après… Oui, souris, montre tes dents de petit animal sauvage… C’est la vérité.

Ils ne s’étaient pas serré la main. Assis sur le cadre comme sur une canne de chasse, une main sur la selle, l’autre sur la potence du guidon, le boulanger regardait sa compagne dans les yeux, sans dire un mot, avec l’expression satisfaite d’un homme qui sait que tout lui sera pardonné. Soudain il lâcha la bicyclette qui tomba à terre avec un bruit de ferraille.

— Voyons, Joseph… ma bicyclette !

Elle n’eut pas le temps de continuer. Bidault lui prit brutalement les poignets.

— Tu me fais mal.

Il serra davantage. Il arrivait toujours un moment où il ne pouvait s’empêcher de montrer sa force. Tout Deuil ne savait-il pas qu’il cassait une noix entre le pouce et l’index ? Mais il le faisait sans naturel, comme quand il traînait les pieds pour qu’on n’allât pas s’imaginer qu’il avait l’ambition d’être autre chose qu’un rustre.

Celle qui lui inspirait une passion en apparence si intense n’était pourtant ni jeune ni belle. Elle était coiffée d’une toque de loutre qu’elle avait enfoncée le plus possible, pas au point cependant de masquer ses boucles d’oreilles, des camées suspendus à une chaînette d’or. Sur son manteau de drap clair, tout limé, aux manches étroites, elle avait épinglé sans raison, tout près de son cou, par coquetterie peut-être, une broche d’émail bleu ciel représentant une couronne. Car elle était comtesse par son mariage. Elle avait épousé, il y avait une trentaine d’années, le comte de Vigerie. Depuis, elle n’avait pour ainsi dire jamais quitté la Souterraine, propriété ainsi appelée parce qu’au fond du parc se trouve un trou profond (où coule un ruisseau souterrain) près duquel on voit encore les ruines d’un moulin.

Joseph Bidault ramassa la bicyclette. Il était déjà midi et demi. M. de Vigerie devait s’impatienter.

— Si tu étais venue plus tôt, Alice, on aurait fait un tour en auto.

— Veux-tu ne pas me prendre le bras ?

— Tu es à moi, tu m’entends, à moi seul…

— Et si on nous voyait ? Tu n’y penses jamais, grand fou ! Oh ! ce n’est pas pour lui ! Il y a des années que c’est fini entre nous. Mais toi, mon bonheur, tu as une femme, des enfants… Si on savait… Mon Dieu !

Ils s’embrassèrent. Si Mme de Vigerie avait fermé les yeux, Bidault, lui, les avait gardés grands ouverts. Il fit brusquement un pas en arrière.

— Attention, attention, dit-il d’une voix étranglée.

Il venait d’apercevoir, de l’autre côté de l’étang, c’est-à-dire à cent mètres à peine, M. Valentin avec sa légendaire pèlerine et son chapeau melon. Il était à bicyclette et se rapprochait à chaque seconde.

Mme de Vigerie et le boulanger songèrent un instant à s’enfoncer dans les taillis, mais il était trop tard. Tous deux étaient suffoqués par la surprise et par la peur. N’allait-on pas savoir à présent qu’ils étaient amant et maîtresse ? S’il était égal à M. de Vigerie de l’apprendre, il n’en allait pas de même avec Mme Bidault, qui éprouvait pour son mari un immense amour.

M. Valentin n’était plus qu’à quelques pas. Il sonna, comme il le faisait à chaque croisement, salua cérémonieusement, sans ralentir.

— Il n’a rien remarqué d’anormal, dit Mme de Vigerie.

— Tu crois cela !

— Le hasard a très bien pu faire que nous nous soyons rencontrés.

Quelques minutes plus tard, les deux amants se séparaient.

M. Valentin était un petit homme d’une soixantaine d’années, aux jambes tordues. Et, ce qui était étrange, c’était qu’il semblait fier de cette légère infirmité, car du début à la fin de l’année, il portait une culotte serrée aux genoux et des jambières.

Lorsqu’il eut dépassé le couple, il eut à différentes reprises envie de se retourner. Mais il ne le fit pas. « Ça, c’est inouï, murmura-t-il, en continuant de pédaler à la même cadence, jamais je n’aurais cru une chose pareille ! » Puis il songea à son coup de chapeau. Il regrettait à présent de l’avoir donné aussi dignement. Mme de Vigerie et Bidault n’allaient-ils pas en déduire qu’il n’avait rien compris, que l’âge commençait à obscurcir ses facultés ? N’aurait-il pas dû sourire, finement ? Il n’y tint plus. Il se retourna. Mais il y avait longtemps qu’il avait quitté la ligne droite et il ne vit qu’un magnifique paysage d’hiver. Le ciel était d’un bleu intense. Le givre fondait et les gouttes qui tombaient des arbres faisaient un crépitement de pluie torrentielle sur les feuilles mortes.

Il y avait sept ans que cet homme était venu avec sa femme s’installer à Deuil. Ils y avaient acheté presque aussitôt un débit de boissons tout proche d’une maison de retraite qu’une famille de la région, des amis des Vigerie sans doute, avait fait construire sur la place Velveck, à deux pas du canal. Mais Mme Valentin avait eu des malheurs. Les quatre fils qu’elle avait eus d’un premier mariage avaient été tués à la guerre. En 1930, M. Valentin avait perdu à la Bourse ce qu’avait laissé le premier mari de sa femme. Aussi les clients, pour la plupart des vieillards de la maison de retraite, ne tardèrent-ils pas à délaisser ce café qui leur rappelait leur réfectoire par sa tristesse. Ce dernier coup du sort affecta surtout Mme Valentin. Aujourd’hui, cependant que son mari s’efforçait de recruter un à un des clients, elle ne fréquentait plus que quelques vieilles personnes pieuses de la ville. Quant au café, dont elle rougissait devant ses amies, elle l’avait transformé en un vague salon de thé où jamais personne n’entrait.

En regagnant Deuil, M. Valentin ne songeait plus à ses soucis. Le baiser qu’il avait surpris le rajeunissait. Malgré sa pèlerine noire qui flottait derrière lui, malgré son aspect austère, c’était un bon vivant. « Qui aurait pu croire une chose pareille ? Mme de Vigerie et le boulanger… » C’était comme dans un roman. »

La salle du café était déserte. Un feu de bois brûlait dans la cheminée. Mme Valentin, dans la cuisine, préparait le déjeuner.

— Tu es là ? dit son mari en entrant.

Il ôta sa pèlerine, l’accrocha à un portemanteau. Cette salle de café n’avait rien d’un lieu public. Sur une des tables, il y avait une pelote de laine et des aiguilles à tricoter, sur une autre un panier. Trois fauteuils formaient un demi-cercle devant la cheminée.

— Tu es là ? répéta M. Valentin.

Sa femme parut. Elle ôtait toujours son tablier pour se mettre à table. Elle était vêtue de noir. Elle portait un plateau sur lequel il y avait deux assiettes, deux verres, deux fourchettes, mais un seul couteau, car Mme Valentin n’oubliait jamais qu’elle ne mangeait pas de viande.

— Tu sais la nouvelle ?

— Tu veux être près du feu ? demanda-t-elle en tenant dans une main l’unique couteau.

— Cela m’est égal.

— Réponds-moi.

— Eh ! bien, oui, si tu n’y tiens pas.

Alors gravement elle posa le couteau à droite.

— Tu sais que j’ai une nouvelle extraordinaire à t’apprendre.

— Quelle nouvelle ?

— Mme de Vigerie est la maîtresse de Bidault, tu sais, le boulanger.

Dans la soirée de cette même journée, Joseph Bidault se rendit chez les Valentin. Il eut la chance de trouver le mari. Tout de suite, il lui exposa les raisons de sa visite. Il s’adressait à un homme qui connaissait la vie. Il était donc inutile de ne pas aller immédiatement au fait. Oui, il était l’amant de Mme de Vigerie. Elle était mariée. Lui aussi d’ailleurs. Il avait cinq enfants et, quoique les apparences fussent contre lui, il aimait sa femme, il l’aimait plus que tout au monde. M. Valentin, qui était un homme, le comprenait. « J’ai eu des amis, moi, Monsieur, qui ne levaient jamais les yeux sur une jolie femme. Allez donc chez eux. Tâchez donc de fureter dans leur intimité. Ils font souffrir tout le monde, leur femme, leurs parents, les enfants même, ces petits êtres innocents. Je ne dis pas que je suis meilleur qu’un autre. Mais vous pouvez venir chez moi à l’improviste. » Joseph Bidault parla longuement. On n’était pas toujours maître de soi-même. L’occasion fait souvent le larron, n’est-ce pas ? Oh ! il ne voulait pas dire qu’il se moquait de Mme de Vigerie. Il avait pour elle un sentiment véritable. Quand on est marié depuis des années, n’est-ce pas, M. Valentin, tout en respectant sa femme, tout en l’aimant, on peut avoir une liaison, surtout quand on a affaire à une femme aussi gracieuse, aussi bien élevée que Mme de Vigerie. Pour toutes ces raisons, il demandait à M. Valentin, d’homme à homme, de ne parler à personne de ce qu’il avait vu. Les gens sont si méchants. Ils seraient trop heureux de semer le malheur dans deux foyers.

À ce moment, Mme Valentin entra dans la salle du café.

— Bonsoir, M. Bidault, dit-elle, comme si elle ignorait tout.

Lorsqu’elle fut partie, le boulanger demanda à M. Valentin s’il en avait déjà parlé à sa femme.

— Non, non, répondit celui-ci.

Il regrettait à présent de l’avoir fait. Ne devait-on pas se soutenir entre hommes ? Une heure plus tard, il eut avec sa femme une longue conversation. Il la fit jurer sur la mémoire de ses enfants de ne jamais répéter ce qu’il lui avait dit au sujet des deux amants. Bidault était un malheureux. Il lui avait fait beaucoup de peine.

— Tu comprends, Joséphine, il s’est presque mis à genoux. Il m’a supplié de ne rien dire, de ne rien dire même à toi, en échange de quoi il m’a promis de rompre. Tu es une femme, toi. Vous êtes moins indulgentes pour ce genre de faute. Il le sait. C’est pour cela qu’il ne voulait pas que je t’en parle.

— Et, naturellement, tu ne lui as pas dit que tu m’avais tout raconté.

— Je te répète qu’il voulait se mettre à genoux.

Ce ne fut que deux jours plus tard que Mme Valentin accepta de garder secret ce qu’elle savait. Une semaine, puis un mois, puis deux mois s’écoulèrent. Déjà il y avait eu une véritable journée de printemps. Déjà, à certaines heures, quelque chose dans la lumière, sur les maisons, dans le vent, disait que la nature allait renaître. On parlait de Pâques lorsque M. Valentin prit une bronchite. Il s’alita. Le 1er avril, alors que la veille le médecin l’avait quitté en lui disant qu’il ne voyait plus la nécessité de revenir, M. Valentin expirait.

Au mois d’août, alors que chaque soir, vers dix heures, deux jeunes ouvriers agricoles, venus à Deuil pour les moissons, jouaient de l’harmonica sur la place Velveck, à côté du buste du phrénologue, sept personnes seulement savaient que Mme de Vigerie entretenait, comme on dit, des relations coupables avec le boulanger de la rue des Minimes. Le révéler la première fois avait été le plus pénible à Mme Valentin. Le lendemain, elle l’avait regretté. Elle avait revu son mari sur son lit de mort. Elle s’était souvenue de la promesse qu’elle lui avait faite de ne jamais révéler ce qu’il lui avait dit. Chaque initiation nouvelle devait être la dernière. Maintenant, dans Deuil, il y avait sept personnes qui savaient, sept personnes qui avaient solennellement déclaré qu’elles garderaient au fond d’elles-mêmes le secret. C’étaient M. et Mme Loech, Mme Croquet, M. Ply, Mme Tretin, M. Vidal et Mme Valentin, naturellement. Elles formaient une sorte de confrérie. Un des statuts disait que le privilège de savoir ne donnait pas celui de nuire. Les membres de cette confrérie n’étaient pas de vulgaires mauvaises langues. Ils s’estimaient supérieurs à leurs compatriotes. Ils n’allaient tout de même pas s’abaisser à faire des cancans. Ils étaient tous d’accord pour ne plus accepter personne dans leur cercle.

Pourtant, dès la fin novembre, M. et Mme Loech citèrent à différentes reprises le nom de Mme Chaille. On commençait à s’ennuyer. Puisqu’on était sept, on pouvait bien être huit, d’autant plus que cette huitième personne était connue pour sa discrétion. C’était une mercière chez qui ne se fournissait que la meilleure société.

L’initiation fut faite avec toutes les formalités habituelles. On invita Mme Chaille un dimanche chez Mme Croquet. Tout le monde était présent. Quand ceux que la fortune favorise reçoivent parmi eux un nouveau venu qui bénéficiera de leurs avantages, ils ne sont pas plus prévenants ni plus tatillons sur le chapitre de la reconnaissance que ne le furent et M. Ply, et Mme Tretin, et les autres.

Mme Chaille était, en effet, une brave et honnête femme. Pourtant, dès qu’elle fut au courant de l’infortune de Mme Bidault, elle ne put s’empêcher de se rendre presque quotidiennement chez la boulangère. Elle éprouvait on ne sait pourquoi une joie profonde à faire parler une femme, dont par un seul mot elle eût pu briser le bonheur, de détails sans importance. Au commencement, Fernande Bidault prit plaisir à cette compagnie. Puis la méfiance l’envahit. Elle ne comprenait pas l’intérêt que pouvait avoir Mme Chaille à venir converser tous les jours avec une femme que jusque-là elle avait ignorée. Elle feignit de ne pas être bien portante. Mme Chaille s’offrit à la soigner. Finalement Fernande fit comprendre à la mercière qu’elle ne voulait plus la voir. C’était sans doute ce qu’avait attendu inconsciemment Mme Chaille.

— C’est comme cela que vous traitez une amie qui ne vous veut que du bien, s’écria-t-elle.

Un instant après, elle lui révélait que Joseph Bidault était l’amant de Mme de Vigerie.

Fernande monta dans sa chambre. Il était trois heures de l’après-midi. Le lit n’était pas encore fait. Par la fenêtre ouverte depuis le matin, un air humide et froid avait pénétré dans la pièce. Sur la cheminée, il y avait encore le col mou que Joseph avait porté la veille. Mme Bidault s’assit sur l’unique chaise, puis elle se cacha le visage dans ses mains. Elle ne pleurait pas. Comme un cheval qui a glissé, qui est tombé parce qu’il est épuisé, elle demeurait immobile, penchée en avant au lieu d’être couchée sur le côté. Elle ressemblait à ce cheval tant sa respiration était haletante. Joseph avait donc une maîtresse ! Elle s’expliquait à présent pourquoi il faisait durer si longtemps sa tournée ; pourquoi il ne rentrait déjeuner, certains jours, qu’à trois heures de l’après-midi. Et sa maîtresse était Mme de Vigerie, cette même femme qui était venue un matin au magasin et qui avait dit : « Je suis Mme de Vigerie. Veuillez prévenir votre mari. J’ai quelques recommandations à lui faire au sujet de ma commande de dimanche. Je n’attends que seize personnes au lieu de vingt-quatre comme je l’avais pensé. »

Fernande se leva. C’était une grande et jeune femme, très brune. Elle n’avait même pas de poudre. Son visage était comme celui d’un adolescent, mais plus fin et plus ferme. Elle dégagea ses oreilles, tira rageusement ses cheveux en arrière, se mordit les lèvres. Pendant une seconde, il sembla qu’elle allait pleurer. « Non, ce n’est pas possible. Cette bonne femme a menti », murmura-t-elle en pensant à Mme Chaille.

À présent, Fernande s’était ressaisie. Elle ferma la fenêtre, couvrit le lit, prit le col de son mari pour le descendre à la buanderie.

À ce moment, le timbre de la porte du magasin retentit. Pour ne pas paraître avec un col à la main devant un client, elle se hâta de se rendre à la buanderie. Elle traversait la cuisine lorsqu’une porte s’ouvrît. Joseph était devant elle.

— Où vas-tu si vite ? demanda-t-il.

Fernande s’arrêta net. La colère l’envahit d’avoir été surprise à « travailler », comme elle disait, pour son mari, au moment même où elle voulait lui demander si c’était vrai qu’il la trompait. Elle jeta le col à terre.

— Qu’est-ce que tu as, ma petite ? demanda Joseph, à qui la surprise avait fait oublier qu’il n’appelait pas ainsi sa femme.

— Tu te trompes. Ta petite, ce n’est pas moi. C’est Mme de Vigerie.

Ce ne fut qu’une heure plus tard que Joseph Bidault parvint à ramener le calme dans l’esprit de Fernande. On l’avait calomnié. Jamais il n’avait été l’amant de Mme de Vigerie. Il n’allait tout de même pas tromper une jolie femme comme la sienne avec une vieille femme comme Mme de Vigerie. Les gens qui avaient raconté cela étaient des mauvaises langues.

— Quels sont-ils ?

Fernande n’était plus la même. Elle regardait son mari avec soumission.

— Madame Chaille.

— La mercière ?

— Oui.

C’était incroyable. Comment une femme en apparence si paisible avait-elle pu se faire l’écho d’un pareil racontar ?

— C’est peut-être une vengeance. Te rappelles-tu, Fernande, la première communion de Marie-Louise ? C’est certainement une vengeance.

Mme Bidault ramassa le col qu’elle avait jeté à terre, sans dire un mot. Elle avait les yeux baissés. De temps en temps, elle les levait. Ils se posaient alors sur Joseph, comme sur un maître qui aurait su dominer sa colère. Ils étaient pleins de reconnaissance.

À la fin de l’après-midi de ce même jour, Joseph Bidault se rendit chez Mme Valentin. Une seule personne à Deuil avait connu la vérité. Ç’avait été ce pauvre Valentin. Peut-être avant de mourir avait-il raconté ce qu’il avait surpris à sa femme. Joseph voulait en avoir le cœur net.

Lorsque Mme Valentin apprit que Mme Chaille n’avait pas gardé le secret qu’on lui avait confié avec tant de solennité, et après bien des hésitations d’ailleurs, elle courut chez son amie Mme Croquet, puis chez les Loech. Elle avait bien dit qu’il fallait se méfier de Mme Chaille. Pourquoi ne l’avait-on pas écoutée ? C’était épouvantable. M. Vidal s’offrit d’aller dire son fait à la traîtresse. Mme Tretin proposa qu’une délégation se rendît chez Mme Chaille. Cela aurait plus de poids. Mais en attendant qu’on prît une décision, il fallait parer au plus pressé, c’est-à-dire empêcher les délations de la mercière d’être opérantes. Après des va-et-vient et des tergiversations multiples Mme Valentin, en sa qualité de première détentrice du secret, fût chargée d’écrire à Fernande. Voici la lettre :

« Chère Madame. J’ai appris, je ne peux pas encore vous dire comment, que Mme Chaille s’est conduite vis-à-vis de votre mari et de vous-même d’une manière inqualifiable. Mon pauvre mari n’est plus, mais je sais trop ce qu’un foyer représente pour nous, femmes, pour ne pas m’indigner contre une action aussi abominable. Si cela peut vous consoler, laissez-moi vous dire – que vous n’êtes pas la première à souffrir de la duplicité de Mme Chaille. Comme elle a agi avec vous, elle a agi avec moi, avec d’autres. Je vous donnerai peut-être un jour les noms de tous ceux à qui elle a cherché à nuire. Je suis encore bouleversée quand je songe à ce qu’elle a osé dire de votre mari, un homme dont mon mari me parlait avec tant de sympathie. Croyez-moi, Madame. Je suis plus âgée que vous.

Si vous voulez être heureuse, n’écoutez jamais les jaloux et les curieux. Vous avez un mari qui vous aime, des enfants qui égaient votre vie. De cela, vous êtes sûre. Le reste, faites comme s’il n’existait pas. »

Trois jours s’étaient écoulés depuis la dernière visite de Mme Chaille lorsque Fernande reçut cette lettre. Elle ne l’ouvrit pas tout de suite. Elle rêvait à la caisse de la boulangerie. Pourquoi lui avait-on dit que son mari la trompait ? Mme Chaille ne l’avait tout de même pas inventé. Mais Joseph n’était-il pas plein de tendresse pour elle ? Fernande ne savait plus quoi penser. Elle déchira distraitement l’enveloppe. Soudain elle pâlit, se leva, éclata en sanglots. Elle ne doutait plus de son malheur.

ELLE EST MORTE

Je suis âgé de trente-sept ans et quatre mois. Nous vivons à présent, ma mère et moi, dans un petit appartement situé rue de Rennes, au coin de la rue de Vaugirard, juste au-dessus d’un café-tabac. Cet appartement n’a rien de particulier sinon que la fenêtre de la chambre d’angle n’a pas de montants. On dirait une vitrine. Nous avons posé sur la console qui se trouve devant, un vase que ma mère a toujours prétendu être d’améthyste, et qui n’est que du spath fluor. Bref, tout cela est sans importance.

Avant de continuer, c’est-à-dire avant d’essayer d’éclaircir en la faisant connaître, l’histoire incroyable qui m’est arrivée, il faut que je parle quelques instants de ma mère et de moi. Nous n’avons pas toujours habité rue de Rennes, dans un petit appartement, au-dessus d’un café-tabac. Loin de moi la pensée de porter sur les habitants de cette rue une appréciation désobligeante. Ils sont, pour la plupart, très respectables, très honorables. Entre le boulevard Raspail et la rue du Four, j’ai même remarqué certains immeubles qui ne déshonoreraient pas les avenues Hoche, Marceau et Kléber. Mais sans froisser personne, je crois pouvoir dire que les abords de la gare Montparnasse ne peuvent être comparés à ce quartier dit de la plaine Monceau où nous avons vécu jusqu’à la mort de mon père. Si celle-ci remonte à plus de vingt ans, nous n’avons pas moins gardé un souvenir très précis de l’existence que nous menions. Elle était différente de celle d’aujourd’hui, je peux le dire sans vanité. Nous étions le centre d’un groupe de gens raffinés, riches, intelligents. C’est le passé ! Laissons-le, n’y pensons plus, d’autant plus qu’il n’y a qu’un rapport secondaire avec ce qui va suivre. Quoique secondaire, ce rapport existe cependant. N’est-il pas surprenant en effet, que de nouveaux soucis succèdent toujours aux anciens ? Aujourd’hui qu’un héritage nous tire enfin de la pauvreté et nous permet de vivre sans songer à ce que nous mangerons le lendemain, notre santé commence à nous donner des inquiétudes. Le plus étrange – cela doit provenir de ce que nous ne nous sommes jamais quittés – est que nous éprouvons, ma mère et moi, les mêmes malaises : migraines, dégoût de vivre, fatigue générale et quelque chose d’autre, de très particulier, que je vais essayer de définir. Une sorte de peur de déplaire tellement envahissante qu’elle nous paralyse. Elle rend chaque jour nos relations avec nos semblables plus difficiles, plus chaotiques. C’est au point que nos amis, nos relations, nous abandonnent peu à peu. Nous avons consulté beaucoup de médecins. Ils affirment que nous nous suggestionnons l’un l’autre, ils nous classent dans la catégorie des hépatiques nerveux. L’un de ces médecins, un saint homme, qui communie chaque matin, qui de sept à neuf fait sa tournée de pauvres, nous a fait la morale. Les scrupules découragent l’homme, le jettent parfois dans le désespoir. Ils obscurcissent sa raison, lui font voir la vie autrement qu’elle n’est. C’est une véritable maladie. Pour la guérir, les secours de la médecine sont insuffisants. Il faut avoir recours à ceux de la religion. Quoi que ce brave homme dise, nous sommes ce que nous sommes. Nous ne pouvons pas nous changer. Et en attendant que nous puissions, nous serions quand même ce que nous sommes.

Tout à l’heure, en commençant, je n’ai pu m’empêcher de faire allusion à l’histoire extraordinaire – et de la plus haute gravité pour moi, enfin pour nous – qui m’est arrivée. C’est cette gravité qui me pousse à écrire, je m’empresse de le dire tout de suite afin qu’on ne se fasse pas d’illusion sur l’intérêt romanesque ou littéraire de ces pages. Vous voyez ! Toujours cette crainte de déplaire !

Il s’agit d’une femme. Je ne suis pas, il faut qu’on le sache, ce qu’on appelle un homme à bonnes fortunes. Jusqu’à présent j’ai eu quelques aventures comme tout le monde, mais je n’ai jamais songé, même une seconde, à quitter ma mère pour me marier. L’idée de former un couple, un ménage, avec une étrangère, m’a toujours épouvanté. Je me rends compte que j’appartiens à cette catégorie d’hommes à qui seuls les liens du sang inspirent du respect. J’étais fait pour épouser une cousine. Malheureusement, nos revers ne me l’ont pas permis.

Comme je viens de le dire, il s’agit d’une femme, d’une femme d’une condition supérieure à celle où je me trouve aujourd’hui, mais, notez-le bien, inférieure à celle où je me trouvais il y a vingt ans. Elle appartient à une famille bruyante. Elle a trois frères, l’un architecte, l’autre ingénieur, le dernier avocat. Son père ne fait plus rien. C’était un haut fonctionnaire, attaché je crois, au ministère des Finances à la direction des Douanes. Il prétend avoir connu jadis mon père. Les circonstances où il l’aurait rencontré n’ont jamais pu être précisées. Elles demeurent dans une pénombre prudente. Il est possible tout de même que les deux hommes se soient connus, mon père ayant eu tant de relations.

La femme dont il est question, Jacqueline, a été mariée une première fois à un médecin syrien. Ils ne se sont pas entendus. Il paraît qu’il voulait introduire dans son foyer d’autres femmes. Il avait une conception assez singulière du mariage. Une femme équilibrée, une Française, ne pouvait s’y plier. Elle divorça et épousa deux ans plus tard un garçon que je ne situe pas très bien. Il est d’abord de sept ans plus jeune qu’elle. Il doit être de très modeste extraction, car jamais il ne parlait de sa famille. Je répète les paroles de Jacqueline, naturellement. Il a néanmoins beaucoup de savoir-vivre. On le sent bien élevé. Il paraît qu’à certains moments, il se montre sous un jour des plus antipathiques. Il se trahit alors, sans s’en douter. Quoi qu’il en soit, ils se sont séparés il y a un an et une instance en divorce est en cours. Tant de déboires ont rapproché Jacqueline de moi. Sans en tirer le moindre orgueil, je crois pouvoir dire qu’elle n’a pas été mécontente de sentir une affection sûre, désintéressée et sincère. Tout de suite je l’ai présentée à ma mère, ce qui l’a beaucoup touchée. Notre modeste et paisible intérieur est devenu très vite pour elle un refuge. On ne trouve pas partout le réconfort d’une atmosphère familiale faite de douceur et d’équilibre. Elle ne me cachait pas combien elle était heureuse, au sortir des querelles que lui faisaient sans cesse son père et sa mère, de venir rue de Rennes. Un tel aveu montre bien qu’il y avait entre elle et moi de nombreuses affinités. Elle trouvait certainement à la maison quelque chose qui répondait aux aspirations secrètes de son âme. Dans un instant, j’aurai l’occasion de parler de sa famille. On comprendra alors ce que ma mère et moi pouvions représenter pour Jacqueline.

Il y avait donc plus d’un an que nous nous voyions presque chaque jour, lorsque lundi dernier, pour la première fois, elle ne vint pas au rendez-vous fixé. « Elle a été empêchée, pensai-je. Un pneu m’attend à la maison. » Je ne trouvai rien. « J’aurai de ses nouvelles dans la soirée ou demain matin au plus tard. »

Quatre jours s’écoulèrent ainsi dans l’attente. Ma mère était de plus en plus inquiète. Elle s’était peu à peu persuadée que j’avais offensé Jacqueline à mon insu. Moi-même, je finis par le croire. Oui, notre vieux médecin a raison. Nos scrupules viennent d’un fonds d’amour-propre et d’orgueil. Nous sommes, je crains, de ces gens qui veulent être parfaits afin d’être plus contents d’eux-mêmes, et c’est là le péché.

Finalement, je pris la décision d’aller chez Jacqueline. Elle habite chez ses parents, rue de Rivoli, non pas dans la partie du bazar de l’Hôtel-de-Ville, mais dans celle qui donne sur les Tuileries, bien entendu. Les visites que je lui ai rendues m’ont toujours été profondément désagréables. Il semblait chaque fois que je cherchais à m’introduire dans un milieu plus gai, plus vivant, disons le mot, plus normal, que le mien. J’avais l’impression d’être une espèce de personnage austère, aimant les plaisirs en cachette, qui une fois parti dénigrait ceux qui l’avaient amusé. Je savais aussi que des bruits bizarres couraient sur mon compte. On racontait que j’avais partagé le lit de ma mère jusqu’à l’âge de trente ans, que je portais des sous-vêtements taillés dans des jupons démodés enfin je ne sais quelles absurdités. Il faut dire, à la décharge de ces gens, qu’ils sont de très basse extraction. À ce que j’ai compris, le grand-père du côté paternel de Jacqueline avait été cantonnier dans l’Ardèche. Quant à sa mère, j’oserai dire, sans révolter, je suis certain, notre bon médecin par un péché de langue, puisqu’elle se vante elle-même de son ascension, qu’elle est issue du peuple et qu’elle doit sa réussite à sa beauté.

Je me rendis donc rue de Rivoli. Un valet de chambre que je n’ai pas trouvé particulièrement aimable, me conduisit au salon. Il y eut alors de mystérieux va-et-vient. Au bout de quelques minutes, la porte s’ouvrit enfin. Je me levai. Mais elle se referma lentement sans que personne entrât.

Ce ne fut qu’un quart d’heure plus tard que la mère de Jacqueline vint me recevoir. C’est une personne d’une soixantaine d’années – l’âge de maman – dont les cheveux tirant sur le blanc sont aussi soigneusement coiffés que ceux d’une jeune femme. On devine immédiatement qu’elle a de l’autorité, une autorité un peu calculée, celle d’une femme ambitieuse qui, à mesure que ses charmes ont perdu de leur efficacité, les a remplacés par des qualités viriles. Sans prononcer un mot, elle s’avança vers moi.

— Eh bien ! qu’est-ce que vous voulez ? me demanda-t-elle.

Je lui appris que j’avais eu un rendez-vous au début de la semaine avec sa fille, que celle-ci n’y était pas venue, que depuis elle ne m’avait pas donné signe d’existence, que je craignais qu’elle ne fût malade.

J’avais à peine terminé que mon interlocutrice s’écria :

— Malade ! Mon pauvre garçon. Elle a été malade, c’est vrai ! Mais c’est fini. Elle est morte.

— Elle est morte !

— Elle est morte hier, dans une clinique.

Je balbutiai quelques paroles sans suite. Elle me regardait, impassible en apparence. Puis, comme je lui posais différentes questions, elle me dit avec froideur :

— Je vous en prie, ce n’est pas le moment.

— Pourtant…

— Que voulez-vous que je vous dise d’autre ?

— Je voudrais que vous me racontiez ce qui est arrivé, comment…

Elle me coupa la parole.

— C’est assez. Laissez-moi. Vous ne comprenez donc pas que votre insistance est déplacée en un tel moment !

En quittant la mère de Jacqueline, je marchai droit devant moi, sans savoir où j’allais. Après une heure de vagabondage, je commençai seulement à retrouver mon sang-froid. Il m’apparut alors, je ne saurais expliquer pourquoi, que Jacqueline n’était pas morte, que sa mère m’avait menti. Quand on perd une fille, même si elle s’est rendue coupable de toutes les fautes imaginables, on souffre, on laisse paraître sa douleur, quelque empire qu’on ait sur soi-même, on ne songe pas à trouver déplacé le désir qu’a un ami de connaître la vérité, on ne profite pas de ce malheur pour mettre fin à des relations qu’on supportait de mauvaise grâce. En une telle circonstance, l’animosité qu’on peut avoir contre quelqu’un disparaît, je ne dis pas définitivement, mais pour quelques jours au moins.

Le lendemain je décidai d’aller chez le frère aîné de Jacqueline, l’avocat, afin d’avoir le cœur net. Il habite rue Saint-Lazare. Je lui ai rarement rendu visite, bien qu’il m’ait invité assez souvent, car à quelque heure et pour quelque raison qu’on se présente chez lui, on subit durant quelques instants le sort du client inconnu. La domestique vous introduit dans le salon d’attente. Elle vous montre les journaux. Elle referme la porte. J’ai horreur de cela. Cette fois, heureusement, le salon d’attente me fut épargné.

— Alors, comment ça va ? me dit-il tout de suite avec un bon sourire en rangeant des papiers.

Mon inquiétude s’évanouit. Je ne m’étais pas trompé. Jacqueline n’était pas morte. Comme je l’avais deviné, sa mère m’avait menti.

— Je vais assez bien, merci.

— Vous me rendez visite en passant, sans raison ? Ou bien avez-vous quelque chose de précis à me demander ?

— Non. Je passais. Je suis monté.

— C’est très gentil.

— J’ai justement rendu hier une petite visite à votre mère.

— Ah ! tiens.

— J’ai été la voir au sujet de Jacqueline.

— Je constate que vous aussi vous êtes au courant.

De nouveau, je fus pris de crainte. Elle fut de courte durée. J’appris presque aussitôt que Jacqueline était retournée, il y a quelques jours, chez son second mari, alors que le divorce venait d’être prononcé en sa faveur.

— Même maintenant, dis-je, je ne comprends pas pourquoi votre mère m’a annoncé que Jacqueline était morte.

— Qu’est-ce que vous me racontez là ?

— Hier, quand j’ai été voir votre mère, elle m’a annoncé que Jacqueline était morte.

— Vous avez mal compris, mon cher. Elle vous a dit que Jacqueline était morte pour elle, sa mère. C’était une façon de vous faire comprendre qu’après ce nouveau coup de tête, elle ne voulait plus la voir.

— Pas du tout. Il n’a pas été question un instant de son mari. D’ailleurs, je ne savais pas qu’elle était partie. Et si je suis venu vous voir aujourd’hui, c’est justement pour tâcher d’obtenir de vous un éclaircissement.

— Allons, il y a un malentendu. Maman pensait que vous étiez au courant.

— Elle s’est bien aperçue que je ne savais rien. Elle ne m’a pas donné beaucoup de précisions. Elle m’en a pourtant donné une qui compte. « Jacqueline est morte hier, dans une clinique. » Voilà ce qu’elle m’a dit.

— Ce n’est pas possible.

— Je vous le jure.

— Vous avez rêvé ! Ce serait une plaisanterie du plus mauvais goût.

— Ce sont les propres paroles de votre mère. Je n’invente rien.

— Enfin, pourquoi voulez-vous que ma mère vous dise une chose pareille ? Pourquoi ? Enfin, pourquoi ? C’est comme si vous veniez m’annoncer que votre mère est morte alors qu’elle se porte à merveille. Il faudrait vous faire surveiller.

Je suis maintenant dans ma chambre. Ma mère ne sait rien. Je n’ai pas voulu la mettre au courant avant d’avoir tout éclairci. Il est minuit. J’écris déjà depuis deux heures. Le moment est venu de me concentrer. J’ai rapproché la lampe de mon papier. Le reste de la pièce est dans l’obscurité. Dois-je dire que j’éprouve une profonde satisfaction, celle de l’homme qui s’apprête à résoudre un problème dont il a toutes les données ? Ce n’est pas nécessaire. Il n’y a qu’une chose qui importe, c’est que je réussisse à découvrir pourquoi la mère de Jacqueline m’a annoncé que sa fille était morte. Pour plus de clarté, je vais numéroter chacun des paragraphes qui vont suivre.

1° Elle m’a annoncé la mort de sa fille parce que celle-ci est morte vraiment. C’est le frère qui a menti. Il a eu pitié de moi, il a voulu me ménager. Possible.

2° Elle a eu un accès de folie. Invraisemblable.

3° Elle a menti par colère. Puisque sa fille n’a pas voulu lui obéir, puisqu’elle est partie, elle n’existe plus dans son cœur, elle est morte ! Et si elle est morte, eh ! bien, disons-le, crions-le partout. À tout le monde la mère annonce que sa fille est morte. C’est une façon assez théâtrale de montrer que celle-ci n’existe plus. Possible.

4° Il s’agit d’une plaisanterie. Hypothèse à écarter.

5° Elle s’imaginait que j’avais des relations intimes avec Jacqueline. Elle n’avait pas de preuves. Elle ne pouvait m’en parler. Sa fille partie, elle n’était plus tenue à prendre les mêmes précautions. Dégoûtée par toutes ces histoires d’hommes tournant autour de Jacqueline, elle s’est vengée en me frappant au cœur. Bien invraisemblable.

6° Elle a du mépris pour moi, le mépris de ceux qui dépensent leur argent sans le compter, qui sont bien habillés, qui ont horreur de tout ce qui sent la pauvreté. Sa fille partie, elle tient à ce que je ne revienne plus. Elle m’annonce que sa fille est morte parce qu’elle sait que lorsque j’apprendrai que ce n’est pas vrai, je lui en garderai rancune. Assez vraisemblable.

Mais il y a une autre explication, une explication à laquelle j’ai pensé toute la soirée. Je me suis un peu étendu sur cette histoire pour ne pas en parler. Je m’aperçois maintenant que je n’ai pas le droit de l’escamoter, car elle est peut-être la véritable explication, ce qui serait assez grave pour moi.

7° Le frère de Jacqueline a raison. Sa mère ne m’a jamais dit que Jacqueline était morte. Je l’ai rêvé. Possible.

LE JEUNE FRÈRE

Comme Jean Michelez venait de se brouiller avec un certain Camille Foucaux qui, après lui avoir emprunté de l’argent, avait prétendu que cet argent n’était pas un prêt mais une participation à une affaire (il s’agissait de la construction de douze « hostelleries » dans la grande banlieue) et qu’il ne pouvait être question de rembourser cette somme avancée en connaissance de cause, attendu que si l’opération avait réussi personne ne lui eut contesté sa part de bénéfices, il reçut une longue lettre de son père. « Vois-tu, mon fils, disait le vétérinaire, il ne faut pas songer qu’à soi dans la vie. Ton frère a besoin, lui aussi, de faire son chemin. Il revient du régiment avec de bonnes notes. Je te l’envoie. Guide-le. Protège-le. »

Quelques jours après, Philibert, chargé de deux valises d’osier, débarquait chez l’architecte. Le caractère de ce jeune homme était fait d’un bizarre mélange de douceur et d’entêtement, de timidité et de dissimulation. Un rien, une parole, un geste, le faisait rougir et il était incapable de prononcer trois phrases de suite sans mentir. Chez lui, mentir était maladif. Quand, à Lagny, on l’envoyait chez le boulanger, il revenait en disant invariablement et le plus sérieusement du monde qu’on lui avait donné la dernière miche ou la première. Lui demandait-on s’il avait prévenu tel notable du pays que M. Michelez père l’attendait à dîner, qu’il répondait affirmativement. Mais le temps passait et le notable ne venait toujours pas ; on s’inquiétait de ce dernier et on ne tardait pas à apprendre que jamais la commission n’avait été faite. Confronté avec l’invité, Philibert, contre l’évidence, continuait à affirmer qu’il avait fait la commission. Son père entrait alors dans des rages folles et l’envoyait coucher sans dîner. Le lendemain, il l’interrogeait.

— Enfin, pourquoi mens-tu ?

— Je ne mens pas, répondait l’enfant.

Et, toujours dans l’espoir de le mater, M. Michelez chargeait son fils de nouvelles courses qui, neuf fois sur dix, provoquaient des scènes semblables. Avec l’âge pourtant, ce vice changea de forme. À force d’être pris en flagrant délit de mensonge (car ce qu’il y avait de plus incroyable en son cas, c’était que, enfant, chaque fois qu’il mentait il s’imaginait que l’on ne s’en rendait pas compte et que l’évidence ne prouvait absolument rien), il s’observa davantage et se garda de mentir sans raison. Cependant, ce qui l’avait déterminé à mentir n’avait point disparu. Le germe était le même mais au lieu de ne s’épanouir qu’en mensonges, il donnait à présent naissance à des sentiments plus compliqués. Le visage de Philibert portait les stigmates de la dégénérescence. Les yeux n’avaient aucune teinte précise. Le front était à peine plus haut que l’espace compris entre le nez et la bouche. Buté, fermé, il ne parlait presque plus dans la crainte de se trahir. Cette peur était chez lui une obsession. Il ne pensait qu’à cela, au point qu’après son service militaire, ce qu’il appréhendait de trahir disparut peu à peu pour ne laisser que la crainte. Il en était arrivé à se figurer que du seul fait qu’une idée se présentait à son esprit, il fallait la dissimuler.

— Bonjour, frère, dit-il en arrivant. Je suis content d’être chez toi.

Quand il parlait, on avait l’impression qu’il récitait. Il jouait à merveille la candeur. Plus tard, Jean lui parla de certaines tavernes dont il devait se défier. Il simula d’ignorer même l’existence de ces établissements, posant des questions qui, venant d’un jeune homme de vingt-quatre ans eussent dû éveiller la méfiance de son frère, faisant des remarques dans le genre de celles-ci : « On danse sans doute dans ces endroits ! Les Parisiens doivent trouver ces cafés bien ridicules ! Il faut venir de la province pour aller là ! »

Son ambition était justement de s’amuser, d’avoir une maîtresse, de vivre parmi ce monde oisif dont il avait entendu parler. À le voir, on eut pourtant cru se trouver en présence d’un jeune homme pour qui le comble de l’audace eût été de fumer une cigarette. Il était serviable et prévenant. Il avait même, pour son grand frère, des attentions anormales. Il faisait la couverture de son lit, préparait ses pantoufles, le servait comme un esclave, aussi naturellement que s’il n’eût fait que cela toute sa vie. Jamais il ne sortait le soir. Sa seule distraction était d’accompagner son frère au cinéma. Un calcul enfantin dictait cette attitude. Il voulait, pour le jour où il aurait fait la connaissance d’une femme, avoir toute facilité de sortir sans qu’on lui fît une observation.

Petit à petit, Jean Michelez, qui avait quitté son jeune frère enfant et le retrouvait à présent homme, s’attachait à lui. Il lui proposait de visiter des monuments, des musées, fier d’être à l’aise dans une grande ville, ravi de l’entendre s’extasier. Il était heureux d’avoir près de lui un jeune homme, de former son éducation, de lui ouvrir les yeux, de faire valoir le contraste qui existait entre la vie de famille de Lagny et celle de Paris.

Un matin, Jean annonça à son jeune frère qu’il lui parlerait de choses sérieuses dans l’après-midi. Vers quatre heures, il l’entraîna dans un café.

— Écoute, Philibert, commença-t-il. Papa m’a demandé de te trouver une situation. C’est une chose impossible. Tu n’as pas d’instruction ni d’aptitudes spéciales. Il est très agréable de vivre comme nous vivons, mais nous sommes des hommes, n’est-ce pas ? Et il faut songer à l’avenir. La vie de garçon, c’est très joli, mais il faut se créer un foyer. As-tu songé à te marier ? Non, moi non plus.

Jean sourit en disant ces derniers mots. Ce qu’il goûtait surtout c’était de considérer sa vie (il était de sept ans plus âgé que son frère) comme semblable à celle de Philibert. En parlant, il s’imaginait réellement avoir, lui aussi, vingt-quatre ans. Cela lui était doux. Il avait ainsi l’impression qu’il n’avait point perdu de temps et, puisque jamais personne ne lui demandait son âge, pourquoi ne croirait-il pas qu’il avait vingt-quatre ans ?

Il continua :

— Mais n’oublions pas que nous ne sommes plus des enfants. Alors j’ai décidé ceci. Au lieu de végéter comme nous le faisons, je vais m’établir entrepreneur de maçonnerie. Je louerai un bureau dans le centre et un local dans un quartier éloigné où je remiserai mes matériaux. Pour commencer, nous nous arrangerons pour acheter ceux-ci au fur et à mesure. Et, petit à petit, la maison Michelez s’agrandira. Il y a naturellement un poste tout trouvé pour toi.

On était en juillet. Les deux frères, quelques jours après, partirent pour Nancy afin d’annoncer la bonne nouvelle au père. En revenant, dans le compartiment où les voyageurs s’étaient assoupis, Philibert, craignant subitement il ne savait quoi à la suite des longs entretiens qu’il avait eus avec son père et Jean et auxquels il n’avait rien compris, adressa tout à coup la parole à son frère. Après avoir balbutié quelques mots sans suite, il finit par avouer qu’il aimait une femme, qu’il appréhendait une séparation.

— Il fallait le dire plus tôt. On ne se gêne pas entre nous. Qu’est-ce qu’elle fait ?

— C’est une jeune fille très bien. Elle habite chez ses parents.

— Eh bien, invite-la un jour. Tu me présenteras. Connais-tu ses parents ?

— Mais oui, naturellement.

Puis, Philibert changea la conversation.

Il y avait deux jours que les deux frères étaient de retour à Paris quand Philibert demanda à son aîné un peu d’argent de poche et lui annonça qu’il ne rentrerait pas avant minuit.

— Je l’ai invitée au cinéma.

— Mais ses parents la laissent sortir, comme cela, le soir ?

— Bien sûr, puisqu’ils savent qu’elle sort avec moi. Je vais d’ailleurs la chercher chez elle.

— Et qu’est-ce qu’il fait, son père ?

— Je ne sais pas. D’après ce qu’elle m’a dit, c’est un grand industriel.

— Mais pourquoi n’invites-tu pas cette jeune fille ici ? Comment s’appelle-t-elle ?

— Elle s’appelle Mariette.

— Mariette ?

— Enfin… oui… oui… Mariette.

— Tu ne sais pas comment elle s’appelle ?

— Si… Mariette.

— Mariette comment ?

— Mariette.

— Son nom de famille, je te demande.

— Ah ! bon… oui… oui… Mariette… elle s’appelle Mariette Michaud.

— Michaud ? C’est une drôle de coïncidence. Nous nous appelons Michelez et elle s’appelle Michaud !

— Pourquoi drôle ? C’est très simple… Elle s’appelle ainsi.

À la suite de cette conversation, Philibert se garda bien de sortir le soir. Jean n’avait pas tardé à oublier cette histoire. Bien qu’il fût taciturne, il s’éveillait joyeux. Il s’habillait à la hâte, frappait à la porte de son frère et l’engageait à se lever rapidement afin de sortir. Ce dernier répondait :

— Oui. Tout de suite.

En chantant, l’aîné l’attendait dans la salle à manger. Au bout d’un quart d’heure, ne voyant pas son frère, il retournait frapper à la porte. Philibert s’était rendormi presque chaque fois.

Un matin, Jean Michelez frappa comme il était habitué de le faire. Personne ne répondit. Il frappa plus fort. On ne répondit pas davantage. La chambre demeurait silencieuse. Il ouvrit la porte. Le lit était vide. « C’est incompréhensible, pensa Jean Michelez. Il s’est couché hier soir à dix heures. Il a donc attendu que je dorme pour sortir. Mais il est libre de sortir quand cela lui plaît. Il n’a pas besoin de se cacher. Je vais le guetter. Je ne bouge pas d’ici avant qu’il rentre. Ce sont des gamineries. » L’histoire de Mariette lui revint à la mémoire. « Je comprends maintenant son trouble. Cette soi-disant jeune fille de bonne famille est une petite femme chez qui monsieur passe la nuit. »

Jean referma la porte de la chambre vide. Il faisait une matinée superbe. Le soleil qui pénétrait dans les pièces était déjà chaud. « C’est tout de même ennuyeux de monter la garde ici, par un temps pareil. On a envie de marcher, de respirer. »

Jean Michelez se trouvait dans son bureau. Soudain ses lèvres articulèrent cette simple interjection : « Oh ! » Un tiroir du secrétaire était ouvert, celui justement où il avait rangé les quarante mille francs que son père lui avait donnés sur sa part d’héritage, il y avait quelques jours.

UN MALENTENDU

Lorsque François Vaillant se trouva seul, il ne put croire que Simone Henné lui avait réellement donné rendez-vous pour le mardi suivant. Il se répéta la phrase que la jeune femme avait prononcée au moment où il prenait congé le plus simplement du monde.

— Venez donc me voir un après-midi… un après-midi pas trop éloigné… mardi, par exemple… Si vous pouvez mardi, je vous réserve ce jour… Pour être plus sûre, je vais même le noter.

En regagnant son domicile, François Vaillant réfléchissait. « Elle a laissé partir ses amis sans les retenir. Et moi, qu’elle connaît à peine, elle voudrait me revoir. C’est extraordinaire. Je ne peux lui être utile en rien et, pourtant, elle m’attend mardi prochain. Je ne comprends pas. » Il imaginait ce beau jour. Elle l’attendait seule, le recevait avec une gentillesse plus grande encore. Puis François Vaillant se souvint tout à coup d’André Privat. Ce dernier serait présent, certainement, et lui jetterait des regards méchants.

— Mais après tout, murmura François, elle a peut-être dit cela en l’air. D’ici mardi, elle m’aura oublié et quand j’arriverai, elle simulera poliment de m’avoir attendu. « Je savais bien que vous viendriez. Et pourtant, je craignais je ne sais quoi en ne vous voyant pas là à six heures. »

Un instant, il pensa à rebrousser chemin, à retourner chez Simone Henné sous n’importe quel prétexte afin de lui demander incidemment si c’était toujours entendu pour mardi, car, à présent, l’idée lui était venue que cette invitation avait été faite à un autre, à quelqu’un qui se trouvait sans doute à côté de lui et qu’il n’avait pas vu.

Il en était ainsi pour tout. Des débuts difficiles avaient rendu François méfiant. Un cadeau, une marque d’amitié le transportaient de joie. Mais, aussitôt après, il était pris de soupçons. On lui tendait un piège, on cherchait à l’amadouer. Sous tout cela, il y avait peut-être une combinaison malhonnête. Ce mot « combinaison » revenait d’ailleurs souvent sur ses lèvres. Il voyait des combinaisons partout. « Est-ce que cette combinaison vous intéresse ? » demandait-il dans une discussion d’affaires. Il s’arrêta, revint sur ses pas. Il lui était désagréable de s’éloigner du lieu où il avait connu une des plus fortes satisfactions d’amour-propre de sa vie. Il repassa devant cet immeuble neuf du boulevard Exelmans où André Privat avait installé sa maîtresse, cet immeuble qu’il avait admiré avant de connaître Simone. « Ah ! mais, je connais la maison ! » avait-il dit à André Privat lorsque ce dernier lui avait appris qu’il y avait acheté un appartement pour Simone Henné. « Elle est splendide. Haut luxe. Si je me souviens bien, avec froid central. » François avait lu le panneau réclame masquant les travaux, et ce qui l’avait frappé ce n’était pas la disposition des pièces que l’on pouvait suivre sur un plan colorié, mais ce qui caractérisait le « haut luxe ». Car son appartement à lui n’était que « grand luxe ». Il avait voulu connaître la différence, et c’était surtout le froid central qu’il avait retenu.

« Non, il n’y a aucun doute, cette invitation est une chose certaine. Mardi prochain, elle m’attend. Un autre homme trouverait cela tout naturel. Il faut être méfiant comme je le suis pour ne pas se laisser aller à sa joie. Je ne suis pas plus mal que Privat. J’ai plu à cette femme, voilà tout. »

Ce n’est pas que François Vaillant se croyait irrésistible, qu’il pensait que sa seule personne suffisait à jeter le trouble dans les esprits féminins. Mais il trouvait de bon ton de ne se laisser surprendre par rien. Lui eût-on appris qu’une jeune fille naïve et pure avait un amant et qu’elle s’ingéniait à lui faire dépenser de l’argent pour se convaincre de sa propre duplicité, qu’il eût simplement hoché la tête en disant : « Cela provient d’une mauvaise éducation », sans s’être auparavant élevé, ainsi que l’eût fait son entourage, contre ce dévergondage. C’était, selon lui, une habileté d’agir ainsi, de revenir toujours le premier de sa surprise, de vouloir découvrir, avant tout, les causes, de songer déjà aux remèdes alors qu’on se lamente.

Il n’en fallait pas davantage pour qu’il acquît une réputation de sagesse et, aussi, de froideur. « Tu comprends tout », lui disait sa femme. Jadis, quand tous deux vivaient modestement, elle le réconfortait chaque jour de son amour. À présent, elle se faisait une gloire d’avoir été « la compagne des mauvais jours ». Comme la plupart des femmes qui ont vu un homme s’enrichir, qui le voient aujourd’hui mépriser ce qui hier était pour lui un luxe, elle l’aimait ainsi qu’un enfant. Car c’était à ses yeux un signe de jeunesse que d’oublier si facilement, que de ne plus même se souvenir, en passant devant une maison chancelante et lézardée, qu’on l’habita durant des années.

Il ne s’écoulait point de jour qu’elle ne rappelât à François ses débuts, non pour le ramener à la réalité, mais pour rendre plus odieuse la tromperie possible de l’avenir. Elle craignait qu’il se détachât. Elle sentait son emprise diminuer. Et de ne pouvoir garder son mari que parce qu’il le voulait bien, et non par son ascendant, la rendait irritable. À présent, pour un mot, elle pleurait. Quand elle le regardait, c’était avec tristesse, comme s’il machinait quelque méchanceté contre une innocente.

François Vaillant ne s’en apercevait même pas. Il était heureux. Quand Émilienne avait un visage triste, il lui disait : « Mais qu’est-ce que tu as donc ? Tu vois bien que je suis heureux, que les affaires marchent bien. Je t’en prie, nous n’avons pas vingt ans. Nous nous aimons, nous sommes des amis, c’est une chose entendue. »

Il voulait que tout fût gai autour de lui, qu’il y eût toujours du monde qui vînt lui rendre visite, que sa femme sortît, fît des courses, que pas un instant ils ne fussent l’un et l’autre inoccupés. « Sais-tu seulement ce que c’est qu’un foyer ? demandait-il parfois à sa femme. Ici, ce n’est pas un foyer. Un foyer, c’est un lieu où l’on est heureux de se retrouver, où l’on oublie la bataille du dehors, où l’on ne voit que des visages souriants, où l’on se distrait, où l’on s’amuse. Tu sembles oublier que lorsque je rentre, je n’en peux plus. Faire fortune, ce n’est rien. Ce qui est difficile, c’est de garder sa fortune, c’est de l’accroître. » À l’entendre, on l’attaquait de partout, on lui en voulait, on cherchait à le ruiner. « C’est bien cela la réussite ! On croit que l’on sera heureux et l’on s’aperçoit que l’on a encore plus d’ennemis qu’auparavant, que tout le monde accueillerait votre mort avec un soupir de soulagement, que l’on est encore plus seul qu’au temps où l’on ne connaissait personne. »

Il ne manquait jamais une occasion de se plaindre, de critiquer, d’envier ses collègues, et cela bien qu’il fût en réalité profondément heureux. Il trouvait plus habile de cacher son bonheur. « Je suis décidé à ne plus me laisser faire. Je me défendrai. On s’apercevra vite que je suis un lutteur à qui on ne fait pas toucher terre des épaules comme cela, d’une chiquenaude. » Il se plaisait à laisser croire qu’une véritable coalition l’enserrait, qu’une lutte à mort était engagée entre ses adversaires et lui. Pourtant, dans l’intimité, il arrivait qu’il abandonnait cette attitude et, devant sa femme, qui ne manifestait aucune surprise de ces changements, se montrait sous son véritable aspect. « Crois-tu, disait-il, que nous en avons eu de la chance ! C’est miraculeux ! Ah ! Ah ! les Dufy, les Verger, les Savigny, ce qu’ils doivent être furieux… Tu te rappelles leur sans-gêne… Maintenant, quand ils viennent ici, quel respect, quelle politesse ! »

En rentrant chez lui, ce soir-là, François Vaillant se garda bien de marquer le moindre contentement. Le souvenir de Simone ne le quittait pas. Il avait pensé à elle sans interruption, et le visage de sa femme, paraissant subitement devant ses yeux, lui fit une impression étrange. Ce visage lui était familier, et pourtant il était semblable à celui d’une inconnue. Il se sentait, devant Émilienne, comme devant un ami que l’on revoit après plusieurs années d’absence. Il la reconnaissait et, pourtant, il ne découvrait plus sur les traits l’expression habituelle, au point qu’il lui apparut une seconde que sa femme savait ce qui venait de se passer. Cette première impression le gêna terriblement et ce fut avec un profond soulagement qu’il reconnut la voix d’Émilienne. Brusquement, il décida d’oublier Simone tout en gardant au fond de lui-même le sentiment qu’il la retrouverait dans son esprit quand il le désirerait et, comme purifié par cette décision, redevint exactement l’homme qu’il avait été le matin.

— Ton cher ami Joannin est venu cet après-midi, dit Émilienne. Il m’a demandé comment tu allais. Que fallait-il répondre ?

— Qu’est-ce que tu as répondu ?

— J’ai dit que tu étais soucieux.

— Très bien.

— Il voudrait te voir. Je lui ai dit que tu serais probablement chez toi demain matin. Est-ce que j’ai bien fait ?

Le ton des Vaillant était celui de gens très occupés. Ils sortaient, recevaient. Ils en étaient encore à l’époque de la vie où l’on se crée de nouvelles relations. Chaque mois voyait la naissance d’un ami et la disparition d’un autre, si bien que si on les avait perdus de vue durant une année on les eût retrouvés entourés d’une manière tout à fait différente.

— Tu sais ce que je t’ai acheté aujourd’hui ? demanda Émilienne. Tiens ! regarde.

Elle lui tendit une boîte longue et plate qui contenait six cravates d’été de couleur voyante.

— Est-ce que tu les aimes ?

Bien qu’elles eussent plutôt été destinées à un jeune homme, il répondit :

— Naturellement. Elles sont très belles.

Il avait de commun avec la plupart de ceux qui ont subi des privations cette complaisance pour tout ce qui venait d’être acheté. La part de goût lui importait peu. Ce qui comptait, c’était que l’objet existât, qu’il eut été transféré d’un magasin chez lui.

— Tu les mettras ? continua Émilienne qui, depuis qu’elle craignait que son mari la quittât, ne lui parlait plus que par interrogation.

— Bien sur que je les mettrai. Je les mettrais même pour sortir avec toi.

— Elles te plaisent alors ? Et si je les avais choisies plus sombres ?

Mme Vaillant s’était adaptée avec aisance à la nouvelle situation de son mari. Il n’était pas rare de la voir dépenser des sommes élevées pour ses toilettes, pour son intérieur, et cela sans que jamais elle manifestât cette retenue habituelle à ceux qui ont été dans la gêne et qui, malgré eux, réfléchissent sur l’opportunité de chaque achat. On eût dit que toujours elle avait connu l’opulence. Elle n’avait pas suivi de progression. Du jour au lendemain, elle avait changé. Pourtant, malgré cette frivolité apparente, elle avait plus de bon sens que son mari, qui, lui, devant chaque dépense nouvelle, se demandait si réellement cette dernière était indispensable.

— Mais comme tu rentres tard !

— Je rentre quand les affaires sont en ordre.

Il était, pour elle, un capricieux, un grand enfant, un homme fantasque et peureux dont elle connaissait toutes les misères. Celles-ci étaient toujours présentes devant ses yeux, et quand, légèrement excité, il disait d’une femme qu’elle était ravissante, elle le regardait en souriant et disait : « Ah ! quel séducteur ! » Inconsciemment, elle l’avait privé de tout attrait, de tout charme, cela par amour, pour qu’il ne pût être qu’à elle.

Elle avait agi de la même façon avec son premier mari. Il était, lui aussi, selon elle, un personnage dont aucune femme n’aurait voulu, sauf elle naturellement. « Si tu n’avais pas une femme comme moi, que ferais-tu dans la vie, mon pauvre ami ? » avait-elle dit à son premier mari. Ah ! si son bonheur n’avait dépendu que de François, tout eût été très simple. Mais à un tel enfant on pouvait si facilement tourner la tête ! Une autre femme pouvait l’attirer.

C’était cette crainte qui la poussait à convaincre François qu’il était un homme, qu’il avait tous les droits, qu’il avait le droit de faire tout ce qu’il lui plaisait, qu’il fallait même qu’il fût égoïste, cela pour qu’il ne se laissât pas prendre par une rivale.

Et c’était un spectacle à la fois drôle et triste que celui de cette femme qui se pliait sous le joug inexistant d’un homme qu’elle considérait comme un faible, à seule fin de le garder.

 

Le dîner sembla interminable à François. Il n’avait qu’une hâte, être seul afin de penser librement à Simone Henné. Parfois, lorsque l’image de la jeune femme se présentait à lui, il se demandait si vraiment tout cela était bien arrivé. De temps à autre, parce qu’il craignait qu’Émilienne lût dans ses pensées, il fixait sur elle un regard calme et froid destiné à écarter tout soupçon. Mais, brusquement, comme il venait de lever la tête, elle lui demanda :

— Pourquoi me regardes-tu de cette façon ?

— Parce que je t’aime.

François Vaillant n’avait aucun scrupule quand il s’agissait de masquer ses pensées. Il avait le sentiment qu’elles étaient tellement à lui, qu’il ne se rendait même pas compte de la laideur d’une réponse semblable. Du seul fait qu’on voulait connaître le fond de son âme, il se croyait tout permis pour contrecarrer le désir de son interlocuteur.

À la fin du dîner, il prétexta un travail urgent et se rendit dans son bureau.

— Tu me rejoins bientôt ? demanda Émilienne.

— Il faut tout de même me laisser travailler.

Il ferma la porte, fit quelques pas et s’arrêta. La fenêtre était ouverte. L’air libre qui caressa son visage n’avait aucun parfum. C’était l’air que respiraient tous ses semblables et il lui apparut, durant une seconde, qu’il était plus proche d’eux. Il s’élevait. La vie qu’il avait menée jusqu’à ce jour lui semblait terne. Sa femme, ses affaires, sa maison de campagne, ses amis formaient à présent devant ses yeux un petit tout qu’il jugeait mesquin, ridicule, avec ses intrigues donnant naissance à d’autres intrigues, avec ses ambitions qui, une fois péniblement réalisées, laissaient place à d’autres ambitions. « Il y a autre chose », murmura-t-il en regardant par la fenêtre les arbres de l’avenue qui, par leur indifférence à ses préoccupations de jadis, lui parurent un instant semblables à lui. Une brise légère agitait leur feuillage et il se vit, marchant sur une route, les cheveux au vent. Une joie profonde l’envahissait doucement. Tout ce qu’il y avait, dans son âme, d’amour pour les jolies choses, de sentimentalité féminine se libérait. Il aspirait de tout son être à un idéal vague, à une sorte de paradis empli de bibelots fabriqués sur terre, à des couchers de soleil sur des paysages enchanteurs. « Elle doit m’aimer, elle doit m’aimer », répétait-il parfois. Cet homme, dont l’existence entière s’était passée à tâcher de deviner la pensée des autres hommes ne se défendait plus. Il revint dans le milieu de la pièce. Il ne pouvait rester immobile tellement il était heureux. Soudain, ne pouvant garder davantage sa joie pour lui seul, il se rendit dans la chambre de sa femme.

— Comment peux-tu te coucher déjà, Émilienne ? Il est à peine dix heures.

— Cela t’étonne ?

— Mais oui, cela m’étonne. Tu n’as donc jamais envie de sortir, de te distraire ? Il y a pourtant tellement de beauté dans la vie !

Simone Henné était la fille d’un petit fonctionnaire dont la vie méthodique avait plané sur elle pendant toute sa jeunesse. À force de s’être pliée aux habitudes d’autrui, d’avoir été obligée d’obéir, de respecter, le désir était né en elle d’avoir plus tard, elle aussi, des habitudes, de faire plier à son tour ceux qui dépendraient d’elle. Aussi, était-elle à présent attentive à voir ses moindres désirs exaucés. La plus petite contrariété l’irritait. Il lui semblait chaque fois que tout avait été plus facile pour les autres que pour elle. Et l’aigreur qui s’était développée en elle au cours de son enfance lui rendait cette prétendue injustice insupportable, maintenant que sa beauté l’avait rendue indépendante. Car les hommes qu’elle avait connus, elle avait eu assez d’habileté pour s’arranger que chacun d’eux eût une situation de fortune supérieure au précédent. Au rang nouveau qu’elle avait atteint en devenant la maîtresse et l’amie de Jean-Marie Formont, un chirurgien qui disait : « Ce n’est pas drôle de soigner les personnalités parisiennes. Elles tiennent tellement à la vie, tant d’intérêts sont en jeu, qu’on n’a pas le droit de ne pas les guérir », elle s’était subitement assagie et ne rêvait plus que d’une situation stable. Jean-Marie Formont était de trente ans plus âgé que Simone. Il savait pourtant se rajeunir par des naïvetés qu’il n’osait qu’avec les femmes. Cet homme, vers qui tant de familles avaient les yeux tournés, en qui tant de malades se reposaient, dès qu’il se trouvait au côté de sa maîtresse, ou plus généralement d’une femme à qui il voulait plaire, semblait brusquement tout ignorer, ne pas même savoir que Vienne était la capitale de l’Autriche, ce qui lui attirait parfois cette remarque qu’il reconnaissait et qu’il n’aimait guère : « Vous n’allez pas me faire croire que vous parlez sérieusement ! » Il se défendait alors avec une telle sincérité que son interlocutrice finissait par être convaincue de sa naïveté, toute remplie d’aise au fond, qu’un homme entre les mains de qui tant de vies étaient placées fût à ce point enfant.

Simone Henné n’avait pas pour lui une bien grande affection. Mais la compagnie d’un monde toujours élégant, les hommages de personnages considérables, le respect qu’on lui témoignait pour s’attirer l’amitié de Jean-Marie Formont avaient fini par éveiller en elle un goût profond pour la considération et, en conséquence, l’avaient attachée au chirurgien. Les enfantillages de ce dernier ne l’en agaçaient pas moins. Elle les trouvait ridicules chez un homme destiné à lui procurer les honneurs et elle ne manquait jamais de les lui reprocher. Ce ne fut qu’après plusieurs mois de vie commune qu’elle se risqua, un jour, à lui dire que sa façon de faire nuisait à sa carrière. Elle sentit alors, à l’indifférence avec laquelle il accueillit cette observation, qu’il savait très bien ce qu’il faisait et que tout ce qu’elle pouvait dire concernant son avenir lui importait peu. Elle en fut froissée et vit en cette attitude la preuve qu’il n’aimait sa compagne que pour les distractions qu’elle lui apportait. « Avec les femmes de son monde, il n’est certainement pas ainsi », pensait-elle. C’était parce qu’il n’était pas marié et qu’il ne voulait à aucun prix le faire qu’il se permettait ces privautés.

 

Simone avait déjà rencontré plusieurs fois François Vaillant et, par Jean-Marie Formont, elle avait appris combien ses débuts avaient été difficiles. Légèrement blessée dans le milieu de son amant, elle éprouvait le besoin de parler de son entourage, d’en dire du mal, de se plaindre à quelqu’un qui fût semblable à elle, dont l’origine, comme la sienne, eût été modeste. En invitant François Vaillant, elle avait cru trouver en lui quelqu’un qui la comprendrait, qui la soutiendrait, et cela sans qu’il eût le moindre désir de donner un tour sentimental à la conversation. Aussi, le mardi, quand il pénétra chez elle, eut-elle brusquement conscience durant un instant de s’être trompée. François, attentif à plaire, lui parut semblable aux autres hommes. Son passé semblait chose morte. Il avait vécu, avant cette rencontre, des heures inoubliables. À mesure que le jour s’était rapproché, il était devenu de plus en plus inquiet et avait dissimulé cette aventure avec plus de soins à sa femme. Il lui avait même annoncé, longtemps à l’avance, qu’il ne rentrerait peut-être pas dîner ce jour-là à cause d’un rendez-vous d’affaires ; il lui avait conseillé, pour ne pas qu’elle fût seule, d’inviter des amis, ce qu’elle fit d’ailleurs.

— C’est vous ! Comme c’est gentil de ne pas avoir oublié notre jour, dit Simone en l’apercevant. J’attends quelques amis, mais je ne suis pas certaine qu’ils viendront.

Elle avait, en effet, envoyé, à la dernière minute, quelques pneumatiques à des gens très pris, et rédigés de telle façon qu’on ne se sentait nullement obligé d’y répondre.

François Vaillant voulait être digne de l’idylle qui, pensait-il, allait commencer. Il était ému de se trouver en tête-à-tête avec une femme aussi belle. Mais à cause de son manque de finesse, de sa timidité peut-être, il voulut donner tout de suite un air de complicité à cet entretien, un air d’avoir compris de quoi il s’agissait, air que Simone ne remarqua même pas, elle qui pourtant connaissait les hommes, tellement elle était impatiente de se plaindre.

— Oui, continua-t-elle, je suis bien heureuse que vous soyez venu. Il y a longtemps que j’avais envie d’avoir un long entretien avec vous. Je suis en réalité bien seule et bien triste, quoique les apparences soient contre moi et me donnent le genre d’une femme qui ne songe qu’à s’amuser.

François, d’un seul coup, était plongé dans le grand jeu. Il savait la situation de Jean-Marie Formont plus brillante que la sienne. Toute question d’intérêt était donc écartée. C’était uniquement parce qu’il avait plu à Simone qu’elle lui parlait ainsi avec tant de confiance et de sympathie.

— Mais non… mais non…, répondit-il, les apparences ne sont pas contre vous. Au contraire, elles sont pour vous.

— Vous dites cela pour me faire plaisir ?

— Oh ! non.

— Vous faites bien. J’ai horreur des compliments.

Ces derniers mots dits sèchement glacèrent François Vaillant. Il voulut parler, mais, déjà, Simone reprenait :

— Les hommes qui font des compliments, je n’aime pas cela. D’ailleurs, je le sais, vous n’êtes pas de ceux-là, et c’est pourquoi j’ai une grande estime pour vous. Je trouve que vous êtes digne de l’amitié d’une femme, de ce que j’appelle une vraie femme.

— Vous vous trompez peut-être ! dit ironiquement François qui ne pouvait encore s’empêcher de badiner tellement il s’était préparé à le faire.

— Allons, ne vous faites pas plus méchant que vous ne l’êtes. Nous sommes semblables vous et moi.

François ne comprenait pas où Simone voulait en venir. Soudain il se souvint de sa femme. Pour ne plus penser à elle, il répondit :

— En effet, nous sommes semblables.

Cette facilité de ne pas tenir compte des réveils de sa conscience lui était particulière. Ainsi, quand il avait à réclamer, par exemple, une somme d’argent à un ami qu’il savait gêné, bien que cela lui coûtât horriblement il ne s’en rendait pas moins chez ce dernier. « Il pensera de moi ce qu’il voudra. Cela m’est bien égal après tout. Il faut que je le fasse. » Il se conduisait alors comme s’il n’eût jamais éprouvé la moindre hésitation.

Simone continua :

— Et j’ai pensé qu’il vous faudrait venir plus souvent. Nous avons, j’en suis sûre, tellement de points communs. Jean m’a dit que vous aviez débuté modestement, que vos parents, comme les miens, étaient fonctionnaires.

François Vaillant ne répondit pas. Il n’aimait pas que l’on parlât de ses parents. Ce n’était pas qu’il rougît d’eux, mais il trouvait injuste qu’on les associât à lui puisqu’ils n’avaient été pour rien dans sa réussite. Une expression méchante se lisait alors sur ses traits. On eût dit qu’il pensait : « Si je leur étais resté semblable, vous ne me parleriez pas d’eux. »

— C’est vrai. Mes débuts ont été ceux de tout le monde.

— Ah ! dit Simone, déçue. Je croyais que vous aviez été moins favorisé que tout le monde, que vous aviez été, comme moi, dans une situation particulièrement critique. Vous ne le croiriez pas, voyez-vous, si je vous racontais tout ce qui m’est arrivé. C’est effrayant. Et aujourd’hui où je devrais savourer ma tranquillité, je ne peux m’empêcher de redouter un malheur qui me rejette dans la vie médiocre, terrible, d’il y a dix ans.

— Vous avez tort.

— Je veux dire qu’aujourd’hui nous avons quelque chose de plus que le monde qui nous entoure, ne trouvez-vous pas ?

Cette question ne plut guère à François, dont l’ambition n’allait pas jusqu’à avoir plus que le monde qui l’entourait. Il se contentait d’être semblable à lui. Il en est ainsi de tous ceux qui aspirent à ressembler à un modèle plus qu’à réaliser une ambition. François Vaillant ne rêvait pas de devenir un grand brasseur d’affaires, un homme exceptionnel par sa capacité de travail, mais désirait simplement ressembler à l’un de ces grands brasseurs d’affaires. Pourtant, en l’observant attentivement, on eût pu découvrir un petit désir qui lui était particulier. Il projetait dans un avenir lointain, de spéculer hardiment afin d’enregistrer des pertes, ce qui l’obligerait alors à réduire son train de vie et lui permettrait de prendre l’attitude qui lui semblait être celle de la véritable aristocratie, l’attitude de ceux qui, malgré leurs pertes, peuvent encore vivre largement. Et ce projet était d’autant moins dangereux que, dans son fond le plus lointain, il y avait comme la certitude qu’il ne parviendrait pas à perdre de l’argent du seul fait qu’il le désirerait et que, bien mieux (selon ce principe qu’il n’avait aucune raison de citer si souvent : que c’est toujours le contraire, de ce que l’on désire qui arrive), il en gagnerait.

— Nous avons quelque chose de plus que le monde qui nous entoure, répéta Simone. Nous avons la compréhension. Ne croyez-vous pas ? Nous discernons mille nuances qui échappent à notre entourage. Notre sensibilité est plus fine. Aussi souffrons-nous continuellement de leur contentement, de leur rudesse. Ainsi, Jean, quand il parle de ses amis, est toujours pour eux. On dirait qu’il n’y a qu’eux sur la terre qui aient de l’intelligence. Il ne dira jamais d’eux qu’ils sont bons, réservés, honnêtes, discrets. Jamais il ne dira : « Quel garçon généreux et droit ! » Jamais il ne citera une bonne action. Mais il répétera tant qu’on le voudra : « Paul est un garçon d’une intelligence remarquable, mais André est un idiot, un imbécile. » Par contre, si j’invite mon frère, qui n’a évidemment pas son instruction, mais est, quand même, très gentil, après son départ, il ne le traitera pas d’imbécile, mais il me dira : « Il a l’air très bon, ton frère, très droit, très réservé. J’aime beaucoup ce genre d’homme. » Vous me comprenez ? Jean est protecteur quand on n’est pas de son milieu. Alors, voyez-vous, après des scènes comme celle-là, je me sens triste et seule. J’ai envie de pleurer.

— Quand on est belle comme vous, on ne fait pas attention à toutes ces petites choses.

— Alors, vous croyez que, parce que je suis belle, je ne remarque rien, je ne souffre pas, je n’ai pas d’amour-propre. D’ailleurs, je suis certaine que vous avez remarqué dans votre entourage des choses semblables. Avouez-le.

— Je vous assure que non.

— Pourquoi ne pas dire la vérité ?

— Mais je vous dis la vérité.

— Je vous assure qu’à moi vous pouvez tout dire. Je ne suis pas comme Jean et ses amis et les femmes de ses amis. Je connais la vie, je n’ai pas d’œillères qui m’empêchent de voir ce qui se passe autour de moi. J’excuse les fautes. Lui, jamais.

— Mais, je n’ai rien à dire. Voulez-vous que nous changions de conversation ? Il y a tant de sujets intéressants. Pourquoi se limiter comme nous le faisons ? Cela me fait réellement de la peine que vous attachiez autant d’importance à ces enfantillages.

La conversation dura ainsi près d’une heure. Simone Henné, de plus en plus nerveuse, s’était répandue en mauvaise humeur. Selon elle, on la tolérait par égard pour Jean-Marie Formont, mais, au fond, on attendait avec impatience qu’elle commît une faute pour se débarrasser d’elle. Aussi, en avait-elle assez de cette vie et était-elle prête à poser une sorte d’ultimatum à Jean. S’il n’acceptait pas de régulariser la situation, elle le quittait. Elle n’avait, après tout, aucunement besoin de lui. Elle se réfugierait chez des amis véritables qui l’aimaient sincèrement. Elle avait déjà pris ses dispositions. « Et vous, monsieur Vaillant, vous serez à mon côté, vous prendrez ma défense, car vous, vous n’êtes pas comme eux. Vous avez du cœur. Personne ne vous a aidé. Vous avez fait votre chemin tout seul. » Et elle se proposait, si Jean-Marie Formont ne lui versait pas une somme à titre de dédommagement, de le poursuivre devant les tribunaux.

— Les tribunaux reconnaissent, aujourd’hui, les droits des femmes même quand elles ne sont pas mariées. Il y a une loi qui oblige un homme à verser une somme à la femme qu’il abandonne !

— Mais c’est vous qui le quittez ! avait observé François.

— Cela n’a pas d’importance. Est-ce que, oui ou non, j’ai passé trois années de ma jeunesse avec lui ?

François Vaillant ne s’expliquait pas qu’une femme aussi comblée pût perdre son temps à avoir de l’amour-propre, alors qu’il eût été si simple de vivre sans y penser. Une sorte de déception naissait en lui d’avoir été invité pour entendre ces doléances. Cela le froissait.

« Elle n’aurait certainement pas raconté toutes ces histoires à un autre. Elle a trouvé que j’étais tout indiqué pour l’écouter, n’est-ce pas ? On peut tout dire à un homme d’extraction modeste, n’est-ce pas ? Ce n’est pas avec Chavel qu’elle se livrerait ainsi. À moi, on peut tout dire, n’est-ce pas ? Pendant qu’elle y était, elle aurait pu me donner des détails sur la vie qu’elle a menée à Marseille. Cela manque, en effet. Il manque quelque chose d’un peu fort, une touche hardie, qui relève tout cela. Pour le moment, c’est un peu terne. Je suis invité gentiment et on m’apprend que l’on n’est pas heureux, que l’on a de la sympathie pour moi parce que, paraît-il, je ne suis pas heureux non plus ! C’est inconcevable. Si j’osais je lui dirais maintenant : “Madame, vous avez raison. Je suis malheureux. Tout le monde m’abandonne parce que je viens de perdre ma fortune. Je suis ruiné. Heureusement que vous êtes là pour me consoler.” Ah ! je rirais alors. Je verrais comme elle trouverait tout de suite un prétexte pour me quitter, comme ses peines à elle s’envoleraient avec rapidité. »

La déception de François était pourtant diminuée par le fait que Simone lui paraissait moins intéressante qu’il ne l’avait cru, puisqu’elle se plaignait de cette vie de luxe qui justement l’attirait. « D’ailleurs, l’avenir va la voir retomber. » François, comme la plupart de ceux qui ont voulu longuement ce qu’ils ont obtenu, ne croyait pas que l’on pût garder ce que l’on ne désirait plus. Il n’imaginait pas qu’un être, par exemple, pût rester près de vous sans qu’on le voulût, simplement pour le plaisir. Pourtant, il avait un visage attentif. Il semblait s’intéresser à ce que disait Simone, bien qu’il s’en moquât complètement. Plein de lui-même, uniquement préoccupé de ce qui le touchait, il savourait à chaque minute du jour la joie d’avoir réussi dans tout ce qu’il avait entrepris. Aussi, en s’apercevant qu’il s’était trompé, avait-il réagi et était-il redevenu l’homme habituel sans éprouver la moindre gêne de passer aussi facilement de l’obséquiosité à la rudesse. « On n’atteint au bonheur que par soi-même, pensait-il, et chaque fois qu’on écoute un conseil on s’en éloigne davantage. » À mesure que Simone parlait, François sentait pourtant monter en lui une certaine animosité. L’idée qu’il s’était faite d’elle avait été si belle, l’espoir qu’il avait eu de devenir son amant si grand, qu’à présent, devant cette femme qui en parlant se trompait à ce point, il ressentait comme un besoin de se venger, de faire l’innocent à la faveur de quoi il eût dit quelque chose de méchant.

De temps en temps, il regardait Simone avec des yeux mauvais, ceux d’un prisonnier à qui l’on présenterait et retirerait alternativement sa pitance au moment où ce manège ne prendrait plus et qui le regarderait pourtant continuer. Mais il se taisait. Il ne parlait jamais quand il était de mauvaise humeur, de crainte de prononcer des paroles qu’il regretterait. Il avait beau en vouloir à Simone, il avait eu beau désirer prendre la maîtresse de Jean-Marie Formont, il redoutait d’être en mauvais termes avec ce dernier. Il ne se passait pas de jour que François ne se trouvât dans une situation analogue, celle de cacher sa colère pour ne pas nuire à son avenir. Lorsque à son bureau venait le trouver, avec un sourire, le concurrent ou l’ami qui, quelques jours auparavant, l’avait traité de « flibustier », François le recevait comme s’il eût tout ignoré.

— Je ne comprends pas votre caractère, dit-il. Vous êtes changeante. Au commencement, vous êtes aimable, puis brusquement, vous devenez amère.

Français Vaillant venait de prononcer ces mots lorsqu’un jeune homme fit irruption dans la pièce. C’était Pierre de Rissac. Ce dernier avait tout de suite paru à Simone être son idéal masculin, car elle avait un idéal masculin, un idéal qu’il devait être assez difficile de rencontrer puisqu’il fallait que le même homme eût des qualités que l’on ne trouve jamais réunies, qu’il fût par exemple, excessivement soigné, vêtu avec une élégance rare et que, pourtant, il n’attachât aucune importance à la toilette.

Pierre de Rissac était un jeune homme de vingt-cinq ans dont la particularité était un mélange d’insolence, de morgue, de mépris pour ceux dont la situation de fortune et l’intelligence n’égalaient pas les siennes et de douceur, d’effacement devant tout ce qui le dépassait. Aux personnes âgées, il savait parler sagement, sans paraître s’ennuyer. On le rencontrait parfois dans les rues, marchant en compagnie d’hommes mûrs, portant des binocles, un complet lustré, ayant l’apparence de professeurs, qu’il écoutait attentivement, sans être le moins du monde embarrassé par ses vêtements de couleur voyante, par sa chemise de soie, par sa cravate de foulard.

Il y avait alors un contraste extraordinaire entre l’homme qu’il semblait être et le ton patelin de ses propos, le respect visible qu’il avait pour l’intelligence, la curiosité qu’il portait à des problèmes auxquels il eût semblé devoir être le dernier à trouver quelque intérêt.

Mais cet attachement aux choses de l’esprit n’était pas tel qu’il ne les oubliât complètement lorsqu’il se trouvait en compagnie de ses camarades. Au fond, c’était une sorte de vie double qu’il menait, car aussi facilement s’était-il intéressé à une conversation sérieuse, aussi facilement se livrait-il peu après à des excentricités. Au cours de ces dernières, s’il arrivait qu’il était surpris par celui même avec lequel il venait de s’entretenir du mystère de la Trinité, il faisait semblant de ne pas le reconnaître. Le fond de sa nature reprenait le dessus, et, malgré le profond amour qu’il avait de la discussion, il choisissait les amusements.

Cette même intuition qui lui faisait comprendre ce qu’il y avait de noble et de grand dans les spéculations de l’esprit lui commandait, afin de s’épargner des désillusions, de rester avec ce qui était le plus sûr et le plus proche de lui, le faisant agir, à ces moments, ainsi que l’homme qui, placé entre deux femmes, l’une belle et inconnue, l’autre laide et fidèle, opte pour la seconde. Il n’avait d’ailleurs aucun remords à pencher vers la solution la moins noble, car ses aspirations au bien étaient tellement vagues qu’il ne savait même pas qu’elles existaient.

Par un travers enfantin, il ne voulait jamais se coucher avant l’aube. Car ces aspirations inconscientes avaient fait naître en lui le besoin de s’en approcher par des habitudes originales qu’il croyait lui être particulières. Ainsi, sans même s’en apercevoir, il s’était tracé une vie qui ne ressemblait pas à celle d’autrui. Il n’avait pas voulu être différent, ou plutôt il était différent par une volonté si faible et si lointaine qu’il pouvait croire l’être sans l’avoir voulu, simplement parce qu’il l’était. Des nuits entières, il traînait dans les bars, éprouvant toujours un certain plaisir à voir des inconnus se mêler à son groupe afin de les traiter, bien qu’il ne les connût pas, comme de véritables amis, ce qui lui semblait être un moyen de montrer le mépris qu’il avait des principes, la connaissance qu’il avait de la brièveté de la vie. Il semblait toujours dire : « Puisque nous allons mourir, aimons-nous lorsque nous sommes en présence. » Il s’éprenait de plusieurs femmes laides en même temps, desquelles il disait avec ironie : « Je ne suis pas de votre avis, je les trouve ravissantes ! » Et il souriait.

Simone Henné, à cause de son admiration et de son animosité à la fois pour le monde que fréquentait Jean-Marie Formont, s’était attachée à Pierre de Rissac justement parce que, quoiqu’il fît partie de ce monde, il en était quand même exclu par la vie qu’il menait.

Lorsque François Vaillant aperçut le jeune homme, il eut un mouvement de mauvaise humeur. Que Simone eût un rendez-vous à sept heures alors que lui avait préparé sa femme à une longue absence le blessait. Il n’en laissa pourtant rien paraître et fit bon accueil au nouveau venu qui, en maître, sembla n’attacher aucune importance à François. Quant à Simone, tout en continuant à marquer une profonde amitié à François à qui elle était reconnaissante d’avoir écouté ses doléances, et bien qu’elle eût l’air de partager un secret avec l’industriel, dit à son amant :

— Comme tu viens tard, Pierre, je t’en prie, regarde l’heure. Il est sept heures et demie.

À ces paroles, François sentit sa mauvaise humeur croître encore. On le faisait assister à des scènes d’amoureux qui cesseraient, d’ailleurs, aussitôt qu’il serait parti. Pierre de Rissac eut un geste las qui signifiait qu’il ne savait pas, puis il sourit, toujours sans tenir compte de François.

— On ne dîne pas chez toi, j’espère ?

— Naturellement non. Tu sais, mon intention est d’inviter M. Vaillant. Nous irons dîner tous les trois n’importe où, à Montmartre, si toutefois vous êtes libre, monsieur.

— Je suis libre, répondit François sans penser à le cacher tellement il savait qu’il l’était. Mais je ne sais si je dois accepter votre invitation. Je ne veux surtout pas vous déranger.

— Si, si, venez, et nous continuerons notre conversation. Enfin, une conversation comme celle que nous avons eue, nous ne pouvons pas l’abandonner ainsi, sans même une conclusion.

— Quelle conversation ? demanda Pierre avec le plus profond détachement.

— Sois patient, tu le sauras plus tard, continua Simone, qui, comme elle avait cru tout à l’heure au secret partagé, croyait à présent à la curiosité de Pierre.

— Non, vraiment, je ne sais pas si je suis libre, dit François qui balançait entre le désir de rester avec Simone et celui de voir partir le jeune homme.

Un espoir lui vint. Pierre de Rissac allait peut-être partir et le laisser seul avec Simone. Mais il se trompait. Sous une apparence d’indifférence, Pierre était furieux que sa maîtresse eût invité Vaillant alors qu’il avait pensé à être seul avec elle et ne cherchait qu’une chose, le moyen de se débarrasser de ce tiers.

— Enfin, je ne comprends pas, dit-il de manière à n’être entendu que par Simone.

— Je t’explique, répondit cette derrière. Nous allons dîner ensemble, tous les trois. Ce sera charmant.

— Je ne savais pas que tu étais prise.

— Je ne suis pas prise. Au contraire, je suis libre. Je n’ai jamais été aussi libre.

— Je ne veux pas aller à Montmartre, répliqua Pierre.

— Dis ton endroit, nous te suivrons.

— Je crois qu’il vaut mieux que nous allions à Montmartre, interrompit François.

Dans cette circonstance imprévue, il s’était souvenu brusquement de son importance et, tout en se levant, lui qui un instant auparavant avait été si attentif à plaire, il prit, bien qu’il eût accepté l’invitation, un air d’homme qui fait une grâce, qui est obligé de rester parce qu’on a tellement insisté pour qu’il le fasse, cela destiné à être compris par Pierre de Rissac, cependant que dans son esprit cette même attitude devait faire entendre à Simone que, puisqu’elle agissait ainsi, il était désormais indifférent à tout ce qu’elle pouvait lui dire.

— Eh bien, nous irons chez Gavalda. Tant pis pour toi, Pierre.

 

Au commencement du dîner, François Vaillant ne desserra pas les dents. Simone s’était échauffée et ne parlait que de l’égoïsme du monde. De temps en temps, elle se penchait vers Pierre pour l’embrasser, comme si c’était aussi naturel que de le regarder, puis elle se tournait vers François sans songer une seconde que ce dernier eût pu être choqué par ces caresses.

— C’est comme les Garrot. Ce sont des amis de Formont. Cela ne t’ennuie pas, Pierre, que je prononce ce nom.

— Oh ! pas du tout, répondit le jeune homme.

— Il faut voir l’air qu’ils prennent quand Jean me tient par le bras. On dirait que je suis une pestiférée. Eh bien ! je veux vous dire que je suis moins pestiférée qu’ils le pensent. La délicatesse ne s’apprend pas, et moi, je suis plus délicate qu’eux. Toi aussi, Pierre, tu es plus délicat qu’eux, pourtant, si tu voulais, tu pourrais aussi te croire d’une essence supérieure.

Pierre de Rissac hocha la tête. Quand il se trouvait en compagnie de Simone, il était toujours de son avis, sauf si un de ses amis se joignait à eux deux. En ce cas, il ne pouvait s’empêcher de se moquer de sa maîtresse. Ce soir-là, le tiers n’était pas un ami. Pourtant du seul fait qu’il fût présent, Pierre se sentait enclin à ne pas prendre au sérieux les paroles de Simone. Quant à François, il avait compris combien il s’était trompé. À sa première colère avait succédé la résignation. Il ne s’appliquait plus qu’à paraître n’avoir justement rien espéré. C’était pour cela qu’il avait accepté de dîner avec le jeune couple, afin que celui-ci ne devinât pas sa déception. Aussi, n’avait-il plus qu’un désir : qu’il fût dix heures, de façon à pouvoir partir naturellement. La seule chose qui l’ennuyait, c’était d’avoir menti à sa femme pour rien, d’être obligé, en rentrant, de continuer à mentir pour cacher une soirée aussi ridicule.

Le dîner était sur le point de s’achever. Simone, sans interruption, avait parlé des torts de Jean-Marie Formont, de la méchanceté des hommes, lorsque soudain elle poussa un léger cri. Au même moment, Pierre de Rissac s’éloigna de sa maîtresse. François se retourna. Il aperçut alors Jean-Marie Formont qui venait à lui.

— Ah ! je vois, dit ce dernier à Simone, que vous ne vous ennuyez pas quand je ne suis pas là. Vous êtes en bonne compagnie. Est-ce qu’il y a une place pour moi ? Je n’ai pas encore dîné, tellement j’ai eu de travail. Comment allez-vous, monsieur Vaillant ?

Tout en parlant, Jean-Marie Formont ne quittait pas des yeux Pierre de Rissac.

— Tu ne connais pas Pierre de Rissac ? demanda Simone.

— Pas le moins du monde.

— Je te présente Pierre de Rissac. C’est un ami de M. Vaillant.

— Je me permets, chère madame, continua Formont, de vous faire observer que vous m’aviez dit que vous étiez trop fatiguée pour sortir ce soir.

— Je ne pensais pas que M. Vaillant et M. de Rissac viendraient me chercher. D’ailleurs, j’allais rentrer à l’instant. Je ne me sens pas bien, tu sais.

François Vaillant, en même temps qu’il était terriblement embarrassé, sentait une colère sourde l’envahir. Non contente de se moquer de lui, Simone le plaçait dans une situation ridicule. N’avait-il pas l’air de protéger les amours de Simone et de Pierre ? On se servait de lui, François Vaillant, comme d’une vieille fille complaisante. C’était inconcevable. Jean-Marie Formont, d’ailleurs, ne devait pas être dupe. Il devait très bien savoir quels liens unissaient sa maîtresse à Pierre. Et quelle opinion devait-il avoir maintenant de François ?

En même temps qu’il était accablé d’avoir été joué ainsi, François redoutait à présent de perdre l’amitié du chirurgien. C’eût été le comble. Et pourtant ! Encore s’il avait eu quelque dédommagement ! Mais rien, si ce n’était de servir de témoin ridicule au bonheur des autres ! « Quelle situation lamentable ! Ils se sont moqués de moi. Que puis-je faire ? Ah ! ils ne m’y reprendront plus ! » François Vaillant était d’autant plus furieux qu’il avait accepté ce dîner par amour-propre, pour que Simone ne pensât pas qu’il était dépité de n’avoir eu aucun succès auprès d’elle.

« Ayez de l’amour-propre, voilà où cela vous mène ! J’aurais bien mieux fait de partir. Ils auraient pensé de moi ce qu’ils auraient voulu, mais tout cela ne serait pas arrivé. »

Pierre de Rissac, lui, était très calme. « Tant que l’on ne nous prendra pas au lit, nous n’avons qu’à nier », avait-il déjà dit bien des fois à Simone pour la rassurer. Comme ces gens qui ont déjà eu affaire à la justice, il attendait les preuves. Et il savait reconnaître un fait qui était une preuve d’un fait qui n’en était pas une. En ce dernier cas, toujours sans se départir de son flegme, il ne se donnait même pas la peine de se défendre, attendant avec tranquillité et confiance que l’accusateur s’aperçût de lui-même qu’il ne prouvait rien. Il était au restaurant, en effet, à côté de Simone. Mais n’avait-il pas le droit d’être au restaurant, de connaître Simone ? Cela ne signifiait tout de même pas qu’il était l’amant de Mme Henné. Ce serait trop simple. « Je passe à côté d’un cadavre au moment où les agents arrivent. Alors, c’est moi l’assassin ? »

Quant à Simone, elle avait recouvré tout son sang-froid. Sa vie était divisée en deux parts : la part imaginative, rêveuse, assoiffée d’idéal, et la part pratique. Simone passait de l’une à l’autre avec une facilité extraordinaire. Il faut se défendre. Dès que les intérêts sont en jeu, les adversaires seraient trop contents si l’on restait passif. Tant que les gens sont sincères, on peut leur parler, se livrer, mais dès qu’ils vous observent sans indulgence il faut se ressaisir.

— Et si ces messieurs n’avaient pas insisté, je t’assure que je ne serais pas sortie. Où voulais-tu que j’aille ? demanda-t-elle.

— Comment veux-tu que je le sache ? Ça c’est un comble !

Jean-Marie Formont, en même temps qu’il avait la certitude que Simone le trompait avec Pierre de Rissac, se demandait ce que François Vaillant pouvait bien faire en leur compagnie. « Ce n’est tout de même pas en prévision de mon arrivée, sans quoi, s’ils avaient su que je dînais parfois ici, ils eussent été ailleurs. Je ne comprends pas. » Le chirurgien, qui n’avait pas un très grand amour pour Simone, était surtout intrigué. « Je le saurai. Si elle ne veut pas me dire comment il se fait qu’ils se trouvent réunis ainsi, je la quitte. » Jean-Marie Formont aimait à dire qu’il pardonnait tout quand on lui avouait la vérité.

— D’ailleurs, j’ai fini, continua Simone. Veux-tu que nous partions ?

— Cela ennuiera peut-être ces messieurs ? dit Jean-Marie Formont en les regardant de cet air de l’homme qui, après l’avoir prêté, reprend son bien, sans admettre de contestations, quoiqu’une voix pût crier : « Mais qu’est-ce qui nous prouve que c’est à vous ? »

— Je vous en prie, dit Pierre de Rissac.

— J’allais justement partir aussi, interrompit François Vaillant qui craignait de plus en plus de s’attirer l’inimitié du chirurgien. Il faudrait que nous nous voyions moins en coup de vent, ne trouvez-vous pas, docteur ? Voulez-vous venir déjeuner un jour chez moi ? Le jour que vous choisirez sera le nôtre. Cela nous ferait grand plaisir à ma femme et à moi.

— Mais certainement. Simone, quand veux-tu ?

— On vous téléphonera, répondit sèchement cette dernière.

François Vaillant, pour penser à son aise à cette soirée, rentra chez lui à pied. Il était furieux. Jamais, lui semblait-il, il ne s’était trouvé dans une situation à ce point ridicule. « Pour une fois, songea-t-il, que je quitte la ligne droite, cela ne me réussit pas. C’est de ma faute, tout est de ma faute. Je n’avais qu’à ne pas accepter à dîner. Quand on s’aperçoit qu’on s’est trompé, il faut toujours avoir la force de ne pas espérer malgré tout. Je me suis trompé, je n’avais qu’à partir. En affaires, je n’aurais pas hésité. Eh bien ! non, je reste, j’espère je ne sais quel revirement. C’est ridicule, ridicule, ridicule. »

En rentrant, il trouva Émilienne qui l’attendait.

— Comment, tu n’es pas couchée ? demanda-t-il avec étonnement.

— Non, répondit-elle avec un air changé.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Rien, rien… je t’assure que je ne vaux pas la peine qu’on s’intéresse à moi.

— Enfin, dis-moi ce que tu as.

Elle regarda son mari avec tristesse, puis porta une main à son front.

— Enfin, parle.

— Veux-tu que je te dise ce que j’ai ? demanda brusquement Émilienne.

— C’est ce que je veux savoir.

— Tu y tiens absolument ?

François, une seconde, fut pris de peur. Mais, se ressaisissant, il répondit :

— Pourquoi n’y tiendrais-je pas ? Ce que tu as à me dire n’est certainement pas bien terrible.

— Tu crois cela ?

— J’en suis sûr.

— Écoute, François, je sais que tu me trompes.

François demeura un instant stupéfait. En l’espace un instant, une foule de pensées traversèrent son cerveau. « C’est Formont qui a tout dit. » Puis il songea que Formont ne pouvait rien dire sur lui puisqu’il n’avait rien fait. Cela le rassura.

— Tu ne sais pas ce que tu dis, répondit-il. Tu es fatiguée. Tu as besoin de repos. Veux-tu que nous en reparlions demain matin ?

— Alors tu prétends que tu ne me trompes pas.

— Je ne prétends pas, je le jure. Je suis incapable de te tromper. Je ne comprends même pas que tu puisses avoir un pareil soupçon. Comme tu es nerveuse en ce moment !

— Mais alors qu’as-tu fait ce soir ?

— Je te l’ai déjà dit. J’ai eu un dîner d’affaires.

— Eh bien, vois-tu, c’est cela que je ne crois pas. Je ne le crois pas. J’ai l’impression que tu mens.

— Mais regarde l’heure. Il est dix heures et demie. Si j’avais dîné, comme tu le prétends, avec une maîtresse, je ne rentrerais pas avant minuit, une heure.

— Elle n’a peut-être pas pu. Toi, tu avais pris tes précautions. Tu m’as dit : « Je ne sais pas à quelle heure je rentrerai. »

— Écoute, je te jure que je ne t’ai pas trompée. Je te le jure sur ce que je peux avoir de plus sacré au monde.

— Comme je voudrais te croire.

François s’approcha de sa femme. Il tremblait légèrement, surexcité qu’il était par la soirée ridicule qu’il venait de passer et par cet accueil. Sa fureur s’était transformée en abattement. « Et je l’ai invité à déjeuner comme un imbécile que je suis, pour avoir un beau geste ! Mais cela va être sinistre. Il va raconter je ne sais quoi à Émilienne. » Sans la moindre compensation, il avait entamé sa vie conjugale. Il s’assit à côté de sa femme et la prit dans ses bras.

— Crois-moi, dit-il avec une profonde sincérité, je ne t’ai pas trompée.

UNE OFFENSE

Longtemps je me suis trouvé vis-à-vis de M. Liotard dans une position des plus obscures. Il entrait directement dans le bureau de M. Péronnet, sans même jeter un coup d’œil sur le guichet derrière lequel je me tenais. Les deux hommes ressortaient souvent ensemble, s’attardaient dans l’antichambre transformée en hall. Je les observais à travers le grillage et je me disais, chaque fois, que M. Péronnet, mon directeur, n’agissait pas très élégamment avec moi. L’excitation de reconduire un client lui faisait oublier son plus proche entourage. Pour plaire aux visiteurs, il faisait semblant de ne pas vouloir les laisser partir. Les conversations, dans le petit hall, n’en finissaient plus. Elles m’agaçaient à un point inimaginable. Beaucoup de gens me font la remarque suivante : « Comment se fait-il qu’appartenant à une famille comme la vôtre, vous en soyez arrivé à exercer un pareil métier ? » Il faut dire – et M. Péronnet le sait bien – que je n’ai pas du tout été élevé en vue de devenir un employé de banque. Je n’ai pas terminé mes études, c’est entendu. Je dus m’arrêter à la fin de ma première année de droit. La raison en est bien simple. J’avais vingt ans le 2 août 1914. Ceux qui se sont trouvés dans mon cas savent ce que cela veut dire. Ah ! si mon père vivait (il est vrai qu’il aurait aujourd’hui quatre-vingt-dix-sept ans), il souffrirait certainement de me voir ici, bien qu’il n’eut jamais formé de grandes ambitions quant à mon avenir, étant parvenu lui-même à une gloire exceptionnelle. Je ne lui en garde pas rancune. Les hommes poussent rarement leurs enfants vers ce qu’ils ont acquis eux-mêmes, pour parler comme un moraliste. Mais quittons ce sujet. Je n’aime pas songer au passé. Revenons à M. Péronnet, mon directeur ! C’est un homme agréable, fin, spirituel, mais à qui il manque la plus précieuse, peut-être, de toutes les qualités : la délicatesse. Il aurait dû faire une distinction – ne serait-ce que pour la forme – entre un employé ordinaire et moi. Mon père était autre chose, socialement parlant que ce M. Liotard par exemple qui a fait fortune dans les achats et ventes d’immeubles, et que M. Péronnet lui-même. Mon père n’est autre chose que ce général de Chaussac de qui, entre autres, un ancien président de la République, Raymond Poincaré – qu’on me pardonne de citer de grands noms – a dit dans ses Mémoires (Au service de la France, tome V, « L’Invasion ») : « Dès le début de la matinée, Antonin Dubost vint me chercher à l’Élysée. Il était accompagné du général de Chaussac dont la taille bien prise, l’allure élégante et fine, la belle tenue militaire deviendront légendaires. » Et quand j’entends, aujourd’hui, vingt-trois ans plus tard, M. Péronnet crier : « Chaussac, décrochez la porte ! » (à quatre heures, pour ne pas être dérangés, nous décrochons la tringle qui, semblable à un bras mécanique, tire le pêne de la serrure lorsqu’un visiteur, à l’extérieur, tourne le bouton de la porte), je dois faire un effort de volonté pour ne pas répondre insolemment. Voilà où mènent les situations fausses. Je reconnais cependant, à la décharge de M. Péronnet, qu’il lui serait difficile de se rappeler à chaque instant qui je suis. Je me mets parfaitement à sa place. Il me traite comme le premier employé venu, et sans doute a-t-il raison. Notez que je me garde bien de lui laisser voir ce que je pense. Aux « Chaussac, faites ceci, Chaussac, apportez-moi cela », j’ai invariablement répondu : « Très bien, Monsieur. » Le plus amusant est que, parfois, M. Péronnet ne peut pas ne pas se rappeler qui je suis. J’ouvre une parenthèse. Je pense, par exemple, à ce client de notre banque, personnage considérable, avec lequel mon directeur s’attarde particulièrement dans le hall-antichambre. Ayant appris, je ne sais comment, que j’étais employé ici, il a désiré faire ma connaissance. Je m’imagine la scène. Je l’entends dire à M. Péronnet : « Je ne savais pas que le fils du général de Chaussac était chez vous. Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ? Je voudrais beaucoup que vous me le présentiez. » Je vois la tête de M. Péronnet. Il m’a fait appeler. Je dois reconnaître qu’il s’en est très bien tiré. Il a contourné son bureau, la main tendue à l’avance. Le tableau était plutôt comique. On aurait dit la réconciliation de deux hommes qui ne s’étaient pas vus depuis des années. Or, quelques instants avant, il avait crié : « Chaussac, où êtes-vous donc ? » Au cours de la conversation qui suivit, il parut avoir toujours eu pour moi une sincère affection. Il fallait que je comprisse que si, ordinairement, il ne la montrait pas davantage, c’était faute d’en avoir l’occasion. À présent il se réjouissait vraiment que les circonstances lui permissent d’oublier les misérables obligations de la vie quotidienne et d’être enfin lui-même.

 

Quand j’entrai au service de la banque, je ne cherchai pas à profiter de la situation qu’auraient dû me valoir mon nom et la longue confiance témoignée à M. Péronnet par mon père. Je mis tout de suite mon directeur à l’aise en lui disant : « Je suis à vos ordres », d’autant plus qu’il avait fait des difficultés pour accepter ma collaboration, objectant, justement, qu’il n’aurait pas vis-à-vis de moi la même liberté que vis-à-vis d’un employé quelconque. Nous l’avions assuré – ma pauvre mère vivait encore – qu’il n’avait rien à craindre de ce côté, que j’étais trop fin pour ne pas me tenir à ma place. (Je ne me serais pas donné tout ce mal si j’avais pu prévoir avec quelle désinvolture il me traiterait.)

Aussi, dès mon entrée à la banque, m’efforçai-je de lui montrer que j’étais un homme de parole. Je poussai même un peu trop loin le zèle. Je me rends compte aujourd’hui, après onze ans de loyaux services, qu’il y avait dans mon attitude quelque chose d’exagéré qui pouvait, par une autre voie, me rendre antipathique. J’avais trop l’air de faire mon service d’après une règle que je m’étais imposée et de ne prêter aucune attention aux caprices du patron.

J’attachais, à cette époque, une grande importance à ces affinités qui existent entre certains êtres et qui sans modifier leurs relations (celles-ci peuvent même paraître mauvaises), créent entre eux un lien secret. Je m’imaginais qu’un tel lien nous unissait, M. Péronnet et moi. J’étais persuadé que pour rien au monde il n’aurait voulu me blesser, qu’il était très fier de ma présence au milieu de son personnel, qu’en me donnant des ordres, même assez sèchement, il n’oubliait jamais qui j’étais. Malheureusement, je ne tardai pas à m’apercevoir de mon erreur. Les scrupules que je prêtais à mon directeur n’existaient que dans mon cerveau. Il se passa pourtant un temps assez long avant que je perdisse complètement mes illusions. Plusieurs années s’écoulèrent durant lesquelles je crus que les manques d’égards de M. Péronnet n’avaient d’autres raisons qu’empêcher mes collègues de me jalouser. Je crus ensuite que c’était une simple paresse de maître qui ne veut pas, chaque fois qu’il donne un ordre, avoir à se demander s’il peut ou s’il ne peut pas le faire. Malgré cela, je voulais continuer à croire qu’il existait entre nous une sympathie reposant sur une certaine similitude de classe sociale. Je me leurrais, car il n’y en avait certainement aucune ; mais quand la fortune nous abandonne on est prêt à prendre une simple parole de bienvenue pour une marque d’amitié. J’étais incapable d’imaginer que M. Péronnet eût la petitesse de me mettre, comme il le faisait parfois, dans une situation humiliante vis-à-vis de mes collègues justement à cause de la qualité de mes recommandations. À la longue, je compris pourtant que toutes les réticences du début (le fils du général de Chaussac… c’est très délicat… comment lui demanderais-je de ne pas être en retard, de m’apporter les cigarettes que j’ai laissées dans mon pardessus, etc.) n’avaient été qu’une comédie, et qu’au fond M. Péronnet n’attachait pas la plus petite importance à ma personne ni à celle de mon père.

Ce fut vers cette époque que je commençai à agir avec plus de liberté. Quand M. Péronnet me demandait de faire quelque chose, je devais me surveiller pour ne pas éveiller son attention, car j’avais tendance, tellement je me sentais supérieur, à devenir servile. « Mais oui, Monsieur ; je suis à votre disposition, Monsieur ; je m’excuse, Monsieur. » Je me moquais ainsi de lui. La crainte qu’il ne s’en aperçût était bien d’un homme sans expérience de la vie. À aucun moment, M. Péronnet ne soupçonna ce qui s’était passé en moi. Il avait autre chose à faire que d’observer l’évolution intérieure de ses employés. Pas plus qu’il ne s’était aperçu de ma crainte de lui déplaire, il ne s’aperçut de mon indifférence. Aussi étrange que cela puisse paraître, j’étais toujours le même à ses yeux. Il faut être juste. Avant le changement qui s’était effectué en moi, il arrivait parfois – rarement – que M. Péronnet me parlât affectueusement, enfin : qu’il se rappelât qui j’étais. Après, et c’est étrange également, il continua à avoir, de temps en temps, ces mêmes bontés. Cette ignorance de ce qui se passait en moi, si complète qu’il restait le même quoi que je pensasse de lui, m’apprit que lorsqu’un homme est placé par les circonstances au-dessus de nous, ce que nous pensons a bien peu d’importance pour lui. Je ne tardai pas à me sentir de nouveau dans une situation de subordonné, aggravée cette fois du sentiment de sa fermeté et de ma versatilité.

L’idée me vint alors, non pas de me venger, le mot serait excessif, mais de songer tout simplement à mes intérêts avant de songer aux siens. Et quand je pense que, s’il avait su me prendre, je lui eusse été plus dévoué qu’un fils ! C’est ainsi que je fus amené, petit à petit, à me servir de la situation que j’occupais à la banque à des fins personnelles.

 

Parmi nos clients, certains m’avaient remarqué au poste modeste que j’occupais. C’étaient ces éternelles gens qui pensent « qu’on a toujours besoin d’un plus petit que soi » qui me flattaient, ou essayaient de me « corrompre » par des moyens souvent grossiers, comme de m’offrir un cigare. Ils me demandaient de petits services que j’avais été assez bête, au début, de ne pas leur rendre. Je ne me faisais pas d’illusions sur la sincérité de l’intérêt qu’ils me portaient. En présence de M. Péronnet, il leur arrivait de ne même pas attendre le renseignement que je cherchais pour eux. Ils ne voulaient pas avoir l’air de m’utiliser secrètement. Les plus courageux me faisaient un signe d’intelligence. Il en était d’autres, heureusement. Quand je résolus de me faire une clientèle personnelle, je me tournai naturellement vers eux. Il me fallut leur faire comprendre que j’étais un homme sérieux, que j’avais reçu une éducation semblable sinon supérieure à la leur, enfin leur inspirer confiance. J’y parvins, avec le temps, et ce fut justement M. Liotard, dont j’ai parlé un peu plus haut, qui devint mon premier client. Le milieu où j’ai vécu, l’usage que j’ai du monde me permettent de voir rapidement à qui j’ai à faire. Je savais donc très bien que M. Liotard n’était pas ce que j’appellerai un homme vraiment riche, pas plus que bien élevé. Néanmoins, avant même que nous nous fussions parlé, nous sympathisions. Il avait commencé par ne pas prêter une attention particulière à ma personne. Alors que les clients qui venaient pour la première fois à la banque ne se gênaient pas pour m’attirer dans un coin, il mettait des formes infinies pour me demander un carnet de chèques ou un relevé de comptes. Je crois qu’il est superflu de dire qu’une telle façon d’agir me plut. J’avais l’impression que ce M. Liotard était un homme sensible qui, plutôt que de paraître importun, préférait perdre un temps précieux. Quand nous commençâmes à nous parler, je ne doutais plus de la qualité de son caractère. J’avais d’ailleurs, pris mes renseignements sur lui, chose que ma situation me facilitait. M. Liotard, je dois l’avouer, n’avait pas un compte très important chez nous. Comme beaucoup de petits bourgeois qui se sont enrichis, il se méfiait des spéculations boursières et préférait les bonnes valeurs immobilières. Il possédait, à ma connaissance, quatorze immeubles dans Paris ! Quant à sa vie privée, toujours d’après les renseignements qui pouvaient ne pas être tout à fait exacts, elle n’avait pas été très gaie. Il avait cru aimer une femme, qu’au fond de lui-même il n’avait trouvée ni belle ni intelligente. Il avait fait pour elle beaucoup de sacrifices, entre autres celui de se brouiller avec sa famille. Il avait voulu que son mariage fût célébré dans la plus grande pompe possible. Bien qu’à l’église l’assistance eût été des plus réduites, la messe fut chantée d’un bout à l’autre. Ce que laissait présager un tel début ne tarda pas à se réaliser. Il ne se passa bientôt pas de jour que M. Liotard n’essayât de corriger sa femme, de lui inculquer tout ce qui devait faire d’elle l’être idéal auquel il avait rêvé. Pendant des années, elle s’efforça d’être digne d’une si noble ambition. Puis elle mourut. Il resta fidèle au souvenir de cette femme, d’une façon à la fois secrète et théâtrale. Il joua, sans s’en douter, la comédie de l’homme que rien au monde ne peut consoler. Il se crut la victime d’un grand amour. Encore aujourd’hui, il parlait de l’immense bonheur que la mort, aveugle, avait brisé.

Au physique, c’était un homme d’une soixantaine d’années, grand, sec, bien conservé. Il était vêtu avec la coquetterie un peu cérémonieuse et démodée des personnes d’âge. Il aspirait à la netteté, à la propreté, à la fraîcheur, plus qu’à la véritable élégance. Malgré les difficultés que devait lui donner son visage osseux, il était toujours soigneusement rasé. Un faux col haut et dur pinçait sa peau détendue de son cou. Ses yeux bleus, restés très clairs, le rajeunissaient. Curieuse coïncidence, c’était un peu le physique de mon père. Il habitait une belle villa, dans une rue tranquille de Saint-Germain. Quand il venait à la banque, il arrivait le plus souvent vers midi. Je le rencontrais dans l’escalier, dans le couloir de l’immeuble, dans la rue même. Ces rencontres, qu’elles eussent lieu avec lui ou avec d’autres, me causaient toujours un certain plaisir. On ne pouvait nier que mes origines ne me missent dans une situation fausse vis-à-vis des clients. Il se doutaient bien de quelque chose, mais l’homme est paresseux et il cherche rarement à approfondir ce qui pourrait lui donner à penser. Hors du bureau, il me semblait, à certains de leurs regards, qu’ils se faisaient une idée plus nette de ma véritable condition. Je les saluais, mais sans cette humilité que je suis obligé de simuler à la banque. Mon salut était naturel, d’égal à égal, disons-le franchement. Je n’étais plus le caissier-comptable qui répond automatiquement au nom d’Hubert, mais le fils d’un homme à qui la France doit plus qu’elle ne se l’imagine encore. À la façon dont on me répondait, je devinais tout de suite à qui j’avais affaire. Et je me trompais rarement. Quand le client était un homme bien élevé, intelligent : aucune surprise dans son regard. Quand il marquait un temps, feignait d’hésiter, il n’y avait pas à se tromper : il s’agissait d’un médiocre ou d’un parvenu. Quand, enfin, après avoir paru ne pas me reconnaître, il me répondait avec une politesse exagérée (il ne faut pas blesser un inférieur), impossible de se tromper : il s’agissait d’un hypocrite.

La première fois que je rencontrai M. Liotard hors de la banque, il vint à moi sans la moindre affectation et me parla avec une gentillesse à laquelle, malgré toute son attention, je ne trouvai rien à redire. On eût cru que j’occupais vraiment une situation importante, que je lui rendais quotidiennement d’inestimables services. Cela me fit tant de plaisir que, longtemps après, je pensais encore à cet incident, me demandant si, par hasard, M. Péronnet ne lui avait pas dit qui j’étais. M. Liotard avait beau sortir d’un milieu ordinaire, je n’en étais pas moins, pour le moment, son inférieur. Alors que tant de personnes n’eussent pas manqué de me le faire sentir – d’autant plus fortement que, comme M. Liotard, elles étaient d’origine modeste – il poussait la délicatesse jusqu’à paraître l’ignorer. Une telle façon d’être dénotait un esprit large, intelligent, sympathique.

Plus tard, quand je pris secrètement ses intérêts en main, il espaça ses visites à la banque. C’était moi qui allais chez lui. J’étais toujours aimablement reçu. Il habitait avec une femme brune d’une quarantaine d’années qui, bien qu’elle portât tablier blanc bordé de dentelle, ne semblait pas être la femme de chambre. Elle avait un collier de petites perles véritables. Elle était toujours très bien coiffée. Pourtant elle ne se fardait pas. Si elle avait été jolie, je n’aurais pas douté qu’elle fût la maîtresse de M. Liotard. Mais elle avait une expression à la fois bestiale et pudique qui rendait invraisemblable cette supposition. Que jamais, à aucun moment, il ne parlât de cette étrange créature, me surprit un peu. Je me conduisais avec elle très prudemment. Je prévoyais qu’un jour je pourrais lui être présenté et je ne voulais pas, si j’étais mis brusquement sur un pied d’égalité, qu’elle me gardât rancune de n’avoir pas discerné sa véritable condition dans la maison. Une telle prudence peut paraître exagérée, je le sais. Mais quand on a assisté comme moi à des drames domestiques, quand on a vu fondre une fortune qui, apparemment, semblait à l’abri, quand on en a subi toutes les conséquences, on demeure instinctivement sur ses gardes dans les circonstances les plus banales. La villa était toute neuve. Elle était meublée richement, mais sans le moindre goût. Les nuances de l’éclairage semblaient, notamment, une chose dont M. Liotard ne soupçonnait pas l’existence. Il y avait des lampes à profusion, mais toutes, où qu’elles fussent placées, jetaient une lumière aveuglante. Chaque fois que j’arrivais (je venais le soir), je clignais les yeux une minute avant de m’habituer à cette lumière. On m’introduisait au salon-bureau. M. Liotard, comme beaucoup de commerçants ou d’industriels retirés des affaires, avait tenu à conserver un bureau. Un plateau-miroir, chargé de bouteilles d’apéritifs et de liqueurs aux étiquettes de couleur, donnait une note tapageuse que je n’aurais pas supportée dans ma famille mais qui, ici, ne me déplaisait pas. M. Liotard s’avançait vers moi en souriant, avec cette aisance particulière aux hommes contents d’eux-mêmes. Il tendait la main pour me désigner un fauteuil. Si je n’obéissais pas tout de suite, il refaisait le même geste, mais avec plus de gaucherie cette fois. M. Liotard était visiblement orgueilleux. Je faisais impression sur lui. Il savait que j’avais connu beaucoup de monde, que j’avais l’habitude de sortir, et j’étais certain qu’il craignait au fond de lui-même que je ne fisse des comparaisons à son désavantage. Les deux verres posés sur le plateau étaient de cristal, et des plus beaux qui soient. Quand je commençais à lui parler des opérations que je faisais pour son compte, il m’interrompait : « Tout à l’heure, tout à l’heure », disait-il, comme si, entre gens du monde, on remettait toujours à plus tard les conversations d’intérêt.

 

Les vacances de Noël approchaient. M. Liotard m’avait dit, quinze jours plus tôt : « Vous devriez peut-être essayer de faire un petit coup (je n’avais pas aimé cette expression) avant le bilan de fin d’année. » En prenant le train à la gare Saint-Lazare, je me rappelais cette suggestion. J’étais assez satisfait. Au moment où il m’avait parlé de ce petit coup, je n’avais pas montré beaucoup d’enthousiasme. Je suis un peu, en affaires, comme le médecin à qui le malade suggère le traitement qu’il désire, lequel traitement est souvent celui d’un autre médecin. Je fais semblant de ne pas comprendre tout en approuvant de la tête. Je fis le « petit coup » cependant. L’opération avait réussi et M. Liotard pouvait penser, aujourd’hui, que je ne l’avais pas faite. J’étais donc de très bonne humeur. La seule ombre venait de ce que M. Liotard, par délicatesse il est vrai, avait pris l’habitude de paraître se désintéresser du résultat de mes opérations, voulant me mettre à l’aise en cas d’échec. Malheureusement, il n’avait pas la finesse de comprendre que, lorsqu’elles avaient réussi, j’attendais des félicitations. Il gardait le même silence.

Dans le train électrique, je me promis de lui tirer cette fois des compliments, en plaisantant, bien entendu. À Saint-Germain, je gravis les marches avec le flot des voyageurs. C’était le moment le plus désagréable de mon voyage. Dix minutes plus tard, la mystérieuse dame au tablier blanc m’ouvrit la porte de la villa. Je la saluai avec beaucoup d’amabilité. J’accrochai mon pardessus. En me retournant, je rencontrai ses yeux. Ils étaient pleins de larmes.

— Voulez-vous me suivre ? dit-elle de sa voix habituelle.

Devant la porte du bureau, elle s’effaça pour me laisser passer. Je pensai lui dire, à tout hasard, quelques mots affectueux, mais M. Liotard était peut-être déjà là.

J’entrai dans le bureau. Il était vide. Le plateau ne se trouvait pas sur la table basse. D’un seul coup, ma bonne humeur s’évanouit. J’attendis debout l’arrivée de M. Liotard, alors que, d’habitude, je m’asseyais, voulant montrer ainsi que je n’avais pas l’habitude de m’imposer.

Soudain, M. Liotard parut. Il n’avait rien de commun avec l’homme que je connaissais et que je manœuvrais – non sans étonnement – à ma guise. En le voyant si discret à la banque, si prévenant chez lui, je m’étais souvent demandé comment il avait pu réussir en affaires. Je me l’étais représenté dans son cabinet de la rue du Louvre. Comment avait-il pu donner des ordres, prendre des décisions graves, alors qu’aujourd’hui un simple employé de banque lui faisait faire le contraire de ce qu’il désirait ? Cette bizarrerie m’incitait à la prudence. Quoique rien de fâcheux ne se fût encore produit, je ne me berçais pas d’illusions. Je m’attendais à ce qu’un jour ou l’autre M. Liotard m’apparût sous un aspect complètement différent. Ce jour venait d’arriver. Maintenant, je m’expliquais sa réussite. M. Liotard était sujet à des accès de colère. Je compris qu’il ne fallait alors faire appel ni à son amitié ni à son cœur. Il osait dire ce que, dans la vie courante, il taisait. Je le regardai. Ses mains, couvertes de taches de son, décolorées par l’âge, tremblaient. L’œil droit rapetissé par une contraction de la tempe, la lèvre supérieure rentrée, le corps raidi au point d’être incliné dans le sens contraire de la marche, il n’avait plus le souci de me recevoir avec élégance. Ce devait être dans ces moments-là que, jadis, il rétablissait une situation compromise par des semaines de laisser-aller.

— Asseyez-vous, me dit-il sans que sa lèvre supérieure se desserrât.

— Je suis venu vous apporter des comptes, dis-je avec vivacité.

Il parut ne pas m’entendre.

— Vous arrivez dix minutes trop tard, continua-t-il sur un ton agressif. C’est dommage. Vous avez manqué un spectacle qui vous aurait intéressé, vous qui parlez si souvent de votre famille.

Je regardai M. Liotard avec étonnement. En effet, je parlais souvent de ma famille, de mon père surtout, mais M. Liotard n’avait jamais paru trouver que j’en parlais trop. Au contraire. Quand je m’interrompais, pour ne pas le fatiguer de mes histoires personnelles, il m’avait presque toujours prié de continuer.

— Rien n’est plus naturel, dis-je assez sèchement.

— Je le sais bien, reprit M. Liotard. Quand on a une famille, rien n’est plus naturel que de parler d’elle. C’est pourquoi je vais vous parler, moi aussi, de la mienne. Mon neveu sort d’ici… et je vous assure que ce n’est pas de son plein gré.

— Votre neveu, dis-je, en feignant une grande curiosité.

— Oui, mon neveu. Il sort d’ici. Je regrette vivement que vous n’ayez pas été là.

Je ne comprenais toujours pas où M. Liotard voulait en venir.

— Pourquoi ? demandai-je.

La colère l’empêcha quelques instants de parler.

— Parce que, dit-il enfin, vous êtes le fils du général de Chaussac.

— Je ne vois pas le rapport.

En réalité, je le voyais parfaitement. Le ton haineux sur lequel M. Liotard m’avait dit : « Vous êtes le fils du général de Chaussac », m’éclairait plus sur ce qui se passait dans son cerveau qu’une réponse sensée à ma question. Je venais d’avoir la révélation d’une jalousie que je ne soupçonnais pas. C’est extraordinaire comme, dans certaines circonstances, les hommes éprouvent une véritable jouissance à découvrir le fond trouble de leur âme.

— Je ne vois pas le rapport, répétai-je en exagérant mon étonnement pour embarrasser davantage mon interlocuteur.

— Vous ne le voyez vraiment pas ?

M. Liotard dépassait la mesure. Il commençait à m’agacer.

— Ne croyez-vous pas, dis-je, qu’il serait préférable d’interrompre cette conversation ?

— L’histoire de mon neveu ne vous intéresse-t-elle donc pas ?

Je devinai qu’il pensait : « Comment, pendant des mois, je vous ai écouté parler de votre père et, pour une fois que je vous parle d’un membre de ma famille, vous me demandez s’il ne serait pas préférable d’interrompre la conversation ! »

— Elle m’intéresse beaucoup, dis-je avec l’espoir de calmer cet homme dont l’exaltation finissait par m’inquiéter.

— Eh bien ! écoutez-moi, Monsieur de Chaussac. (« Oui, je vous écoute, mais je vous en prie, Monsieur Liotard, faites-moi le plaisir de ne plus prononcer mon nom à tout bout de champ. ») Quand je donne de l’argent à quelqu’un, à plus forte raison si ce quelqu’un est une femme, et si cette femme habite ma maison, cela ne regarde que moi. Personne n’a de reproches à me faire. Malheureusement – et vous qui savez ce que c’est que la famille, vous avez pu le constater – il se trouve toujours un parent pour estimer que l’argent qu’on donne à d’autres, on aurait dû le lui donner à lui, n’est-ce pas, Monsieur de Chaussac ?

— Je vous ai prié de ne plus m’appeler Monsieur de Chaussac, dis-je avec aigreur.

— J’ai travaillé toute ma vie, poursuivit M. Liotard en me montrant symboliquement l’intérieur de ses mains. Si, depuis quelques années, je me suis retiré de la vie active, c’est que j’ai estimé pouvoir le faire.

— Personne ne vous reproche de vous être retiré de la vie active, dis-je en appuyant sur la « vie active », je ne sais trop pourquoi.

— Et j’ai souffert, aussi, toute ma vie. Croyez-moi, Monsieur de Chaussac, il ne faut pas juger les gens sur les apparences.

— Je m’en garde bien, dis-je assez sèchement.

— On peut avoir l’air heureux et ne pas l’être, vous m’entendez, Monsieur de Chaussac.

— Je suis tout à fait de votre avis, Monsieur Liotard.

Bien que je ne fisse aucun mouvement, il ne me quittait plus des yeux.

— J’ai fait mon chemin tout seul. Personne ne m’a aidé. Et, contrairement à beaucoup d’hommes, j’ai aidé, moi, les autres. Chaque fois que l’occasion s’est présentée à moi de soulager une peine, je ne l’ai pas laissée échapper. Je crois que vous vous en êtes aperçu. Mais mes moyens ne sont pas illimités. Je n’ai toujours fait que ce que ma situation me permettait. Certains ne l’ont pas compris et ne me l’ont pas pardonné. Il aurait fallu, pour mériter leur affection, que je me ruine.

M. Liotard eut un geste d’homme qui chasse des pensées pénibles. Il prit son mouchoir, le serra dans sa main, puis le remit dans sa poche.

— Mon neveu, dit-il sur un ton railleur, est un garçon très ombrageux, très fier, qui se croit aussi de bonne famille, un garçon dans votre genre…

Je le regardai avec stupeur…

— Il ne faudrait pas, continua M. Liotard, que je lui donne de l’argent directement. Cela l’humilie. L’idéal, vous m’entendez, l’idéal pour mon neveu serait que je donne mon argent à une personne pas trop maligne, à qui il pût sans difficulté le prendre. Il était là, tout à l’heure. Il ne se doutait pas que j’allais rentrer si tôt. Il racontait à sa victime – elle vient de me le répéter – que j’avais une façon de faire le bien qui, comme par hasard, s’accordait avec mes intérêts. J’aimais à être bien servi. Évidemment, je payais mieux que les autres patrons, mais cela me donnait des droits dont je ne me faisais pas faute de me servir. Je pouvais demander un dévouement filial à mes serviteurs. Comme je ne savais plus quoi faire de mon argent, je l’employais à faire de ceux qui m’entouraient des pauvres malheureux pleurant de gratitude. Cela me distrayait. À quoi aurais-je occupé mon temps si je n’avais pu faire le généreux et l’important ?

Il me jeta un coup d’œil inquiet. Il semblait craindre que je ne perçusse pas l’ironie de ses paroles.

— Voilà ce que raconte partout mon neveu. Vous voyez, il ne parle pas de moi comme vous, vous parlez de votre père.

Ici, se produisit une scène qui me plongea dans la plus grande des stupéfactions. (Bien que je n’aime pas me servir d’artifices de ce genre pour me faire comprendre, il me semble préférable, pour la clarté de ce qui va suivre, de mettre toutes les paroles de M. Liotard en italique.) Il venait de prononcer les cinq ou six mots suivants : « Je venais de rentrer chez moi », lorsque, se dirigeant brusquement vers la porte, il l’entr’ouvrit. Je pensais qu’il avait envie de pleurer et qu’il voulait se retirer. Je me trompais. Au lieu d’ouvrir complètement la porte et de sortir, il fit jouer à plusieurs reprises – et bruyamment – la poignée, puis répéta : « Je venais de rentrer chez moi. » Je compris, tout à coup, qu’il mimait son retour, qu’il n’avait pas du tout l’intention de sortir. Il fit alors, toujours à ma grande surprise, le simulacre d’ôter son chapeau et même de l’accrocher. « À ce moment, continua-t-il, j’entendis un bruit de conversation venant de la cuisine. »

En toute autre circonstance, j’aurais éclaté de rire, car, debout au milieu du salon, il porta une main à son oreille, et se pencha de côté pour mieux surprendre ce bruit imaginaire. « Je m’approchai de la porte sur la pointe des pieds, poursuivit-il en se mettant à marcher sur la pointe des pieds. J’écoutai quelques instants. Puis je n’y tins plus. Je tirai brusquement la porte à moi. » Cette scène était vraiment comique : il m’avait fait face en parlant, et il avait baissé, puis tiré une poignée imaginaire. « Ma pauvre protégée était assise devant la table de la cuisine. Mon neveu se tenait derrière elle. Il lui montrait du doigt sur un papier, l’endroit où elle devait poser sa signature. Je pris le papier. C’était une délégation de pouvoir. N’est-ce pas inouï ? Je me suis placé en face de mon neveu, bien en face et je l’ai regardé dans les yeux. » M. Liotard s’était placé également en face de moi. « Tu es un bandit », dit-il. La conviction de M. Liotard était si profonde que j’eus, durant une seconde la désagréable sensation que c’était bien moi qu’il traitait de bandit. « Tu n’as pas honte de voler une pauvre femme. Sors d’ici. Tu n’as rien à faire chez moi. Comme il ne bougeait pas, je le pris par le bras. » M. Liotard me saisit le bras. Je levai le coude pour me dégager, mais l’étreinte se fit si forte que durant le temps d’un éclair, je fus envahi de peur. Comme l’animal qui fait le mort, je me laissai faire. Puis je souris timidement. « Lâchez-moi, Monsieur Liotard ; je me représente très bien la scène. » Il parut ne pas entendre. « En le tenant solidement comme je vous tiens à présent, continua-t-il, je le conduisis dans cette pièce. Tu vas me faire le plaisir, dis-je à mon neveu en le secouant pour le tirer de son abrutissement, de ne plus remettre les pieds chez moi. J’ai beau avoir soixante ans passés, si je te rencontre, un jour, je te donnerai une correction dont tu te souviendras toute ta vie. Et savez-vous, Monsieur, ce qu’il m’a répondu ? “C’est à voir…” Je lui pris les poignets. » M. Liotard ne m’avait pas lâché le bras. Il n’apportait plus la même exactitude à faire concorder son récit avec ses gestes et, c’est un peu ridicule de l’avouer, je me sentais tranquillisé.

« Tu crois que tu me fais peur ? poursuivit M. Liotard en tendant le menton vers moi et en me prenant l’autre bras.

— Oh ! répondit mon neveu, je n’ai pas la prétention de vous faire peur.

— Tu crois que je ne suis pas le maître chez moi ?

— Je n’ai jamais dit que vous n’étiez pas le maître chez vous.

— Qu’est-ce que signifie : “C’est à voir” ?

— Rien.

— Allons, ça suffit. Va-t-en et ne reviens plus jamais ici.” Je le poussais vers la porte, comme on pousse un ivrogne, lorsque, tout à coup, il s’est tourné vers moi et il m’a dit en exagérant son accent parisien : “Vous n’allez pas me faire croire que c’est seulement par bonté que vous la défendez comme cela. C’est votre maîtresse, dites-le, et n’en parlons plus.” Cette fois, mon neveu dépassait les bornes. »

M. Liotard me poussa, à ce moment, avec une telle brutalité que mon instinct l’emporta sur ma prudence. Je me dégageai en employant la force et tentai de lui immobiliser les bras.

« Tu oses me toucher ?

— Voyons Monsieur Liotard, vous perdez la tête.

— Sors d’ici, voyou !

— Je ne suis pas votre neveu, Monsieur Liotard. »

Nos regards se rencontrèrent. Je sentis que M. Liotard ne me reconnaissait pas. Ce que j’avais confusément craint, au début, se produisit. Il en était venu à prendre mes paroles, mes gestes actuels, pour ceux de son neveu. « Bien, bien, je m’en vais », dis-je en tâchant de le calmer par un accent de soumission. Je me dirigeai vers la porte. Il me suivit, mais je ne me retournai pas afin de ne pas paraître avoir peur. J’avais renoncé à lui faire entendre raison. Mais, à peine avais-je repris mon chapeau et mon pardessus, jugeant sans doute que je ne me pressais pas assez ; il me saisit pas les épaules et me poussa de nouveau. Pour la première fois je perdis mon sang-froid. La colère m’envahit. J’avais le sentiment vague qu’il ne s’agissait plus, maintenant, d’une reconstitution, que M. Liotard m’en voulait personnellement, qu’il avait imaginé toute cette histoire pour me dire ce qu’il pensait.

— Cette plaisanterie a assez duré, dis-je en frappant d’un coup sec la main de M. Liotard. Je ne m’en irai pas. Vous allez me faire des excuses.

— Des excuses ! cria M. Liotard. Il me demande des excuses !

Ce qui se passa alors, je ne saurai que le résumer d’une façon confuse. Je me vois tenant d’une main un barreau de la rampe du petit escalier conduisant au premier étage. Je ne sais pourquoi, je mettais mon amour-propre à ne pas me laisser jeter dehors. Un coup à la tempe m’étourdit. Une torsion intolérable me fit lâcher prise. Finalement, je me retrouvai dans la rue. Je vois encore mon chapeau rouler à quatre ou cinq pas. J’entends encore la porte qui claque.

 

Pendant les dix minutes que dure le trajet de la villa de M. Liotard à la gare, pendant l’attente du train, pendant le voyage et le dîner et jusque dans mon lit, toutes sortes de pensées et de suppositions me vinrent à l’esprit. Moi aussi, comme cette pauvre petite fripouille de neveu le fit à la domestique, j’avais demandé une signature à M. Liotard. Mais rien n’était plus naturel. Sans une procuration, je ne pouvais faire aucune opération pour le compte de M. Liotard.

Non, je me trompais. Sans aucun doute, ce que M. Liotard m’avait raconté était vraiment arrivé. Il faut se débarrasser de sa susceptibilité quand on veut comprendre les événements importants de la vie.

Ma première réaction avait été de demander des excuses par lettre. J’en formulai les termes dans ma tête, tout en marchant. Ils venaient en foule, si actif est notre cerveau dès que nous nous sentons offensés.

Mais étais-je vraiment offensé ? Je manquais de foi dans mon indignation. Cette histoire était tellement grotesque qu’il m’était difficile de parler d’honneur.

À force de réfléchir, j’en venais à ne plus savoir que faire. Je ne pouvais pourtant pas ne rien faire.

Enfin, à mesure que le temps passait, il m’apparaissait que le mieux eût été de prendre cette aventure en riant. Mais ce parti était difficile parce que j’avais eu la bêtise d’offrir une résistance. Je ne pouvais pas me dire que, en réalité, j’avais représenté le neveu de M. Liotard, puisqu’il était parti, d’après ce que j’avais compris, de lui-même. J’avais été bel et bien mis à la porte de force, malgré moi.

C’était encore mon amour-propre qui m’avait joué un vilain tour. Pourquoi m’être froissé ? Il fallait être aveugle pour ne pas se rendre compte que M. Liotard, encore sous le coup de l’émotion, s’était peu à peu persuadé en me parlant qu’il avait eu affaire à cette petite fripouille de neveu. J’aurais dû m’efforcer de calmer le pauvre homme au lieu de m’abandonner à ma susceptibilité. J’avais toute ma raison, moi.

Que faire, maintenant ? Ah ! si j’avais pu prévoir ! C’est risible de dire cela. Ce qui s’est passé était absolument imprévisible. En admettant que j’eusse prévu cette histoire, jamais je ne me serais fâché. Je n’avais qu’à m’en aller, ou mieux, me prêter au jeu de M. Liotard. Je lui aurais dit par exemple : « C’est entendu, je ne reviendrai plus jamais chez vous. Je regrette ce que j’ai fait », etc. C’est comme cela qu’on agit avec les fous. Et M. Liotard était momentanément fou. Je le voyais bien. Enfin, ce qui est fait est fait. Il y a quelque chose de certain : j’ai beau n’avoir pas agi comme j’aurais dû, M. Liotard est tout de même plus fautif que moi.

Je n’avais qu’à attendre une lettre de lui.

Il allait certainement m’écrire. Sans aucun doute, M. Liotard allait m’écrire une lettre pour s’excuser, peut-être même pour me demander pardon. L’imagination aidant, je me vis subitement jouant de beaux rôles, celui de refuser un cadeau, par exemple. « Je n’ai aucune raison d’accepter, disais-je. Vous ne m’avez pas froissé. Vous étiez simplement énervé. À votre place, j’aurais peut-être fait la même chose. »

Le lendemain, je ne reçus aucune lettre. Je fus un peu surpris. Il me semblait qu’à la place de M. Liotard, j’aurais immédiatement écrit. Le mal était peut-être plus grand que je ne le soupçonnais. M. Liotard ne s’était pas remis.

Trois jours plus tard, je reçus enfin la lettre tant attendue. Quelle lettre ! M. Liotard n’y faisait aucune allusion à ce qui s’était passé. Comme si j’avais commis une faute de laquelle il valait mieux ne pas parler, il me priait de lui envoyer, par retour de courrier, ses comptes et la fameuse procuration. Rien d’autre. C’était incroyable ! On eût dit que c’était moi qui l’avais offensé. Ma première pensée fut qu’il n’avait pas retrouvé sa raison, qu’il continuait à me prendre pour la petite fripouille (c’est assez drôle !), que, pour une raison que j’ignore et qu’un psychiatre pourrait peut-être expliquer, il m’avait substitué à ce dernier. À la réflexion, cette hypothèse me parut bien invraisemblable.

Puis j’en vins à me demander si, sans le savoir ou sans le vouloir, je n’avais pas commis quelque chose de très grave. Je repris toutes les opérations que j’avais faites pour le compte de M. Liotard. Je les épluchai une à une, cherchant l’erreur que j’avais pu commettre. Elles étaient parfaitement correctes. Je n’avais absolument rien à me reprocher.

Ne devais-je pas retourner à Saint-Germain pour avoir une explication franche ? Cette idée ne me séduisait guère. Toute la journée et toute la soirée, je tâchai de découvrir les raisons qui avaient poussé M. Liotard à rompre avec moi.

Le matin, en m’éveillant, j’en eus brusquement l’explication. M. Liotard, après ce qui s’était passé, avait honte de me revoir.

Je regrettai un instant de ne pas lui avoir écrit, le soir même de la fameuse scène, que je ne me tenais pas pour offensé. Il n’y a rien qui me peine autant que de voir prendre au tragique par d’autres ce que moi-même je ne prends même pas au sérieux. Aujourd’hui, c’était un peu tard. Je pouvais lui écrire tout de même, lui dire qu’il se trompait s’il croyait que je lui gardais rancune, etc. Mais notre amitié n’était pas assez grande pour justifier une lettre qui n’avait de raison d’être que venant du cœur. Je pouvais l’écrire quand même par bonté. Et si je me trompais, s’il n’avait pas honte ! N’aurais-je pas l’air alors d’agir par intérêt, par peur de perdre un bon client ?

Le plus sage était de lui renvoyer les papiers qu’il me réclamait. Je le fis aussitôt, ce qui mit un point final à cette pénible histoire.

PETITS CONTES

L’Enfant surpris

Une journée à Chantilly

Conversation

Le Trac

Les Pâques de Kozani

L’ENFANT SURPRIS

C’était à Genève, en 1915, Alexis Bonnetain avait seize ans. Il regrettait que la guerre, dont on parlait depuis plusieurs années, eût éclaté si tôt, se trouvant trop jeune pour jouer le rôle auquel, pensait-il, il aurait été appelé, s’il avait eu quatre ou cinq ans de plus.

Dans ces années terribles, il y avait eu en lui un mélange d’héroïsme, d’inconscience et de bonté. Trop de pensées bouillonnèrent alors dans son cerveau pour qu’il pût y mettre de l’ordre et, débordé, il était prêt à tant d’écarts, qu’à présent il s’étonnait de vivre honnêtement.

Ses parents, peu sévères, mais s’appliquant à le paraître, attachaient une grande importance à l’exactitude, quant à l’heure des repas et du coucher. Malheureusement, cette manie mise à part, ils se faisaient un point d’honneur de respecter l’indépendance de leur fils. Lorsqu’au seuil du Gymnase, Alexis avait dû choisir entre quatre sections, ils n’intervinrent point. Et ce fut vers la « Réale » que leur enfant pencha, simplement pour ne pas être séparé d’un camarade en compagnie duquel il suivait les jeunes filles de l’école secondaire.

Alexis était toujours le vingt-neuvième de sa classe. Il portait, sur lui, la clé d’un petit secrétaire dans lequel il enfermait des journaux grivois, des poésies, où il était question de coffrets qui, ouverts, exhalent des odeurs du passé, et un livre dont il avait oublié le nom de l’auteur, mais dont il se rappelait le titre : La Peau.

Un an après la déclaration de la guerre, un soir de juin, couché sans la moindre envie de dormir il écoutait les bruits de la rue qui pénétraient dans sa chambre par la fenêtre ouverte. Aux lumières qui couraient sur le plafond, il essayait de deviner dans quel sens allaient les voitures. Après le dîner, son père avait dit qu’il partait pour Évian. Il s’y rendait presque chaque soir, emportant dans une poche une cassette capitonnée, pour que les louis, qu’il craignait de reperdre, ne fissent aucun bruit en tombant. Son frère, de dix ans plus jeune que lui, dormait au milieu de ses jouets. Et, réfugiée dans une pièce lointaine, sa mère lisait.

Ce fut alors qu’il revêtit, sans bruit, un smoking qu’il avait emprunté à un jeune homme plus mince que lui, pour que le veston le moulât davantage, qu’il choisit comme pochette son mouchoir le plus transparent et qu’il sortit sur la pointe des pieds.

De refermer derrière lui la porte d’entrée de sa maison lui causa une impression étrange. À la seconde qui suivit, il lui sembla qu’il était depuis des heures dans la rue, que sa fugue était aussi grave alors qu’il n’avait encore rien fait qu’au matin.

Des gens qui avaient le droit de sortir la nuit passèrent tranquillement devant lui. À la porte d’une mercerie encore ouverte, il vit un enfant de quatre ans qui jouait sur le trottoir.

Le dancing de la rue du Rhône était pavoisé aux couleurs alliées. On dansait, il passa inaperçu, et cela en ôtant tout caractère exceptionnel à sa présence l’emplit de fierté. Le pianiste de l’orchestre tournait le dos à tout le monde. Sonia, qu’Alexis avait raccompagnée plusieurs fois jusqu’à son hôtel, buvait à peine, comme si le champagne eût un dépôt.

Il est difficile d’imaginer le prestige qu’eurent sur Alexis les héros de roman ou de théâtre qui mènent une existence double. Étudier le jour, ne rencontrer que des visages sévères, manger à la table familiale, alors que les nuits on les passe dans des tripots ou des dancings, à l’insu de tous, vivre ainsi en deux mondes opposés et être aussi à l’aise dans l’un que dans l’autre, était pour Alexis un des côtés des hommes destinés aux grandes choses.

À la vue du jeune homme, Sonia qui était toute seule le rejoignit. Elle l’embrassa. Ils s’installèrent côte à côte. De temps en temps, Alexis serrait la danseuse contre lui. Il ne pensait à rien. Il oubliait tout : la guerre, ses parents, le collège. Aucun bonheur au monde ne lui semblait plus grand que celui de figurer ainsi dans un dancing, en compagnie d’une danseuse.

Ce fut à ce moment qu’il se passa un événement extraordinaire. Ces effets de l’émotion que, depuis, il ressentit si souvent, il les éprouva pour la première fois de sa vie. Un creux à l’estomac lui coupa la respiration. Ses mains devinrent moites. Dépouillée soudain de lumière, de fleurs, de musique, la salle ne contenait plus que des tables et des gens quelconques. L’orchestre s’était tu. Le père d’Alexis venait d’entrer au dancing. À la vue de son fils il s’arrêta. Aucune stupeur, aucune douleur ne se peignit sur son visage. Il s’était arrêté. Il regarda avec tristesse son enfant. Il resta ainsi immobile, quelques secondes. Puis, devinant à quel point sa présence bouleversait son fils, il se retira lentement. À l’entrée, il se retourna seulement. Il attendit un long moment que son fils levât les yeux. Mais Alexis, la tête baissée, n’osait même pas remuer une main. Sonia, qui n’avait rien remarqué, le prit à cet instant par le cou et l’embrassa. Alexis n’eut pas même la force de la repousser.

 

À quatre heures du matin, comme on n’était pas tout à fait en France, l’orchestre joua La Marseillaise, ni le premier, ni le dernier des hymnes nationaux. Sonia quitta Alexis sans prétexte, en disant simplement : « À une autre fois. » Il ne restait plus dans la salle que les gens qui y étaient arrivés les premiers.

Alexis sortit. Son père l’attendait dans la rue. Tout de suite il le prit doucement par le bras et longtemps ne lui adressa pas la parole. Puis, quand il sentit que l’émotion de son fils s’était un peu calmée, il lui dit comme si rien ne s’était passé : « Pourquoi ne m’as-tu pas demandé la permission d’aller là ? Je t’aime trop pour te refuser quoi que ce soit. Je t’aurais accompagné. Et nous serions rentrés plus tôt. Tu tomberas malade. À ton âge, il faut dormir. Quand tu auras vingt ans, je te laisserai sortir seul. »

Le père d’Alexis se fit le complice de son fils pour que sa mère ne l’entendît pas rentrer. Il le conduisit dans sa chambre.

— Déshabille-toi… Demain tu n’iras pas au collège. On ne te réveillera pas. Je dirai que tu as été malade.

Quand Alexis fut au lit, il s’assit près de lui, le veilla, prit une de ses mains, le regarda longuement.

— Que tes doigts sont maigres ! Voudrais-tu passer quelques mois à la montagne ? Tu feras du sport… Tu aimes les sports, n’est-ce pas ? Tu ne travailleras plus… Tu te reposeras.

Alexis n’en pouvait plus. Il eut une quinte de toux. Chaque fois qu’il se couchait, la chaleur du lit faisait qu’il toussait. Ses yeux se fermèrent. Tout d’un coup il s’endormit.

Quand il s’éveilla, une heure après, il eut la sensation d’avoir dormi longtemps. Pourtant, un sentiment désagréable de sécheresse le saisit en remuant ses doigts, en passant sa langue sur ses lèvres. Il avait le sang au visage. Ses yeux étaient clairs. L’aube éclairait à peine sa chambre. La porte était fermée, les rideaux soigneusement tirés. Son père n’était plus là.

UNE JOURNÉE À CHANTILLY

J’avais rendez-vous à deux heures sous la grande horloge de la gare du Nord. C’était un rendez-vous impérieux à cause du peu de temps qui le séparait de l’instant où il m’avait été donné. Et, sous une horloge, ç’avait en outre quelque chose de sérieux, d’autant plus que cette horloge était celle d’une gare.

Il avait été convenu que l’on manquerait les premières courses et, au fond, ce fut sage, car les chevaux que nous eussions joués ne sont pas arrivés.

Cette radieuse journée de printemps commença bien. Mon ami était là quand j’arrivai. Les guichets étaient déserts ; une pancarte nous mit, sans chercher, dans notre train et, à peine étions-nous assis qu’un employé vint soigneusement fermer la porte du wagon. Tout cela était de bon augure.

Les vitres baissées, nous traversâmes une campagne ensoleillée. Soit qu’il n’y eût pas de vent, soit que le train n’allât pas vite, la fumée de la locomotive montait toute droite dans le ciel bleu. On voyait, dans la prairie, son ombre qui passait avec facilité les ruisseaux, les fossés et les murs.

C’était la première fois que j’allais aux courses, et mon ami, qui parlait avec connaissance des chevaux, avait toute ma confiance. Je dois dire que cette confiance, j’étais seul à l’avoir et que nos voisins ne se donnaient pas la peine de noter les chevaux gagnants de mon ami.

— Nous reviendrons avec cinq mille francs, dit-il, après avoir pris des notes et consulté un journal sportif.

— Pour nous deux ?

— Non, pour chacun.

Bien qu’il y jouât depuis des années, je ne le crus pas. J’eusse mieux aimé qu’il prédît un gain moins important mais plus sûr.

— Ce n’est pas possible.

— Ne dis pas cela. Il faut être certain de gagner. Avec un peu de chance, tu verras…

La première course, nous perdîmes. Le cheval sur lequel nous avions joué portait un nom espagnol dont je ne me souviens plus. Mais ce dont je me souviens, c’est de l’avoir vu gambader en queue du peloton, heureux et insouciant.

— Nous n’avons pas de chance, dis-je à mon ami.

— Oui, c’est embêtant. Cela dérange mon plan. Mais tout n’est pas perdu. Dans la prochaine, il y a une certitude.

Un vent léger agitait les nappes des marchands de coco. Nous bûmes une citronnade. Après l’avoir fait, comme nous n’étions plus tout à fait les mêmes, la chance pouvait nous sourire.

J’attendis mon ami qui était parti jouer Orange-Pip gagnant. Quand il revint, il me serra la main et, tirant un paquet de cigarettes de sa poche :

— Fumons et ne parlons plus.

Une sonnerie retentit. Des gens coururent. D’autres montèrent sur des chaises. Un homme, près de nous, disait du mal de Orange-Pip.

— Allons à l’arrivée.

— Oui, oui ! Orange-Pip, c’est sûr.

Sur la pointe des pieds, je vis six jockeys trombe. Mon ami criait :

— C’est Orange-Pip… Allons, Pip, Pip !

Mais malgré mon émotion, je me rendais compte qu’il était seul à encourager notre cheval et que, au milieu des cris de la foule, il y avait un nom inconnu qui devenait de plus en plus bruyant.

— Nous allons mettre tout ce qui nous reste sur Tonton.

— Et Isis ?…

— Non, c’est Tonton qui va gagner. Il fera deux cents francs. Il n’y a pas à hésiter.

— Et si Isis…

— Non, nous jouons Tonton gagnant. Il gagne, Tonton, comme il veut.

Mon ami était si confiant et il mit tant d’insistance à me persuader que je faiblis.

Quand il revint du guichet du Pari Mutuel, il me glissa tout de suite les tickets dans une poche :

— Cela nous portera bonheur.

Nous nous assîmes dans l’herbe déjà humide. Ce signe extérieur de lassitude et de désespoir, mieux que toute prière, nous semblait plus sûrement devoir attirer la chance. Mon ami avait jeté le programme, ses journaux, une boîte d’allumettes, ses dernières cigarettes. Nous nous livrions ainsi, nus et purs, au hasard.

Il y eut un remous dans la foule.

Ils étaient partis.

Maintenant, les chevaux couraient, et nous ne les apercevions pas. La distance qui nous séparait d’eux accrut le doute que j’avais en la victoire de Tonton. Il m’apparut que mon ami lui-même perdait confiance. Je voulus le remonter :

— Au fait, nous ne sommes pas les seuls à avoir joué Tonton.

— Tonton fera deux cents francs.

— Tu crois ?

— Tonton sûr, Tonton, certitude !

— Et Isis ?

— Aucune chance.

— Et si Tonton n’arrivait pas ?

— On a joué Tonton, je te dis… C’est un grand cheval. Tu veux donc que nous perdions !…

Quelques minutes s’écoulèrent, puis une rumeur vint jusqu’à nous. Nous entendîmes crier : « Tonton ! »…

« C’est Tonton !… Vive Tonton !… » On eût dit qu’une nuée de bourdons survolait le champ de courses. Tonton avait gagné.

 

Dans la nuit tombante, les phares de l’autocar éclairaient à peine. Les feuilles des arbres s’agitaient à notre passage. À un point inattendu de l’horizon la lune brillait. Elle nous apparaissait à chaque lacet de la route, tantôt à gauche, tantôt à droite. La tête contre la bâche de l’autocar, nous dévalions vers Paris. Et, au loin au-dessus de la ville, le ciel avait cette rougeur dont on a si souvent parlé.

CONVERSATION

Marcel Lecœur et Alexandre Delacroix avaient tous deux une quarantaine d’années. Ils s’étaient connus au début de la guerre, quelques jours après la bataille de la Marne exactement, et, depuis, malgré de longues séparations durant lesquelles ils avaient échangé une volumineuse correspondance, leur amitié n’avait fait que s’accroître. Tous deux étaient fonctionnaires. Alexandre, bien qu’il fût plus robuste et plus grand, était chauve, alors que son ami, chétif et nerveux, se parait d’une chevelure noire et abondante.

Chaque soir, un peu après six heures, ils se retrouvaient dans la salle du fond d’un café de la rue de Rivoli, dont la clientèle était surtout faite de jeunes femmes exténuées d’avoir couru dans les grands magasins, et qui venaient là, méprisant les consommations, simplement pour reprendre leur souffle en regardant leurs achats. Comme ni l’un ni l’autre n’était joueur, ils se contentaient de bavarder jusqu’à l’heure du dîner, cela sans dépasser le nombre fixé d’apéritifs.

 

Ce soir-là, Alexandre arriva le premier. Avant de s’asseoir, il jeta un coup d’œil dans la cabine du téléphone et dans les lavabos pour s’assurer que son ami n’était pas là. Puis il commanda le fameux anis Pernod, plus dangereux que l’absinthe. Comme il feuilletait un catalogue oublié à côté d’une fillette qui serrait doucement contre sa poitrine un ballon, Marcel Lecœur pénétra dans la salle. Alexandre, qui avait ôté son chapeau, le salua quand même en portant la main à son front.

— Alors, ça va ?

— Et toi ?

— Viens t’asseoir sur la banquette.

— Sur la banquette… quette… quette…

Au début, la conversation se porta sur les petits événements de la journée. Soudain, sans qu’aucune parole de son ami incitât Alexandre à faire cette remarque, il observa :

— Tu es assez dur, toi… On a dû te le dire.

— Qu’est-ce qui te fait penser cela ?

— Je ne sais pas. Tu as quelque chose de dur dans le regard.

— C’est vrai. Mon expression est dure. Ceux qui ne me connaissent pas s’y laissent prendre. Mais au fond, je suis très doux.

Marcel fronça les sourcils ; puis se levant à demi, se regarda dans la glace d’un pilier.

— J’ai bien l’air dur.

— Je te le disais. Tes yeux sont, par moment, comment pourrais-je m’exprimer ?… Oui, méchants. Ah ! rien ne doit t’échapper, à toi !

Marcel promena sur la salle un regard circulaire, dont on n’eût pu dire s’il était vague ou pénétrant.

— En effet, je suis assez observateur. Mais toi aussi, sais-tu que tu es rudement observateur ?

— Oh ! pas tellement. Je m’intéresse à tout ce que je vois. C’est tout.

— Ce n’est pas mal. Tu ne ressembles pas à la masse. J’ai toujours apprécié chez toi ce sens de la réalité. On devine tout de suite, en te voyant, qu’il serait difficile de te tromper. Tu juges les choses à leur juste valeur.

Alexandre prit un verre et le tint à pleine main :

— Qu’est-ce que tu veux ?… Un verre, c’est un verre.

Marcel sourit.

— Et un Pernod, c’est un Pernod.

— Évidemment. Nous sommes tous les deux des gens qui voyons les choses telles qu’elles sont.

Les deux amis se turent un instant. Au comptoir, un jeune homme jouait tout seul aux dés, faisant voir à ses voisins des carrés auxquels ils ne croyaient pas.

— La plupart des gens sont superficiels, continua Alexandre. Tu connais Georges ? Voilà un garçon qui croit tout ce qu’on lui dit. Il est aussi naïf qu’un enfant.

— Sa femme, c’est la même chose.

— Et après ils s’étonnent d’être des victimes.

Marcel alluma un « niñas », tendit son étui à Alexandre.

— Ce que j’ai encore remarqué chez toi, c’est ton air distrait, alors que rien ne t’échappe.

— J’ai l’air distrait ?

— Distrait n’est pas le mot. Tu as l’air rêveur, indifférent. Tu as quelque chose de lointain qui me plaît beaucoup.

— Tu crois ?

— Oui, on dirait que le monde ne t’intéresse plus, que tu vis comme dans un songe.

— Tiens ! Et à quoi as-tu remarqué cela ?

— Je le remarque tout le temps. Tout à l’heure encore, quand le garçon est venu, il te parlait et tu n’entendais pas.

— J’aime assez ce que tu me dis là. Au moins, tu me comprends, toi. J’ai toujours vécu isolé au milieu des miens. Même ma femme ne m’a jamais dit ce que tu viens de me dire.

— Je te connais bien.

— On peut dire que nous sommes de vrais amis, nous.

 

Marcel s’interrompit et regarda son ami avec douceur. La fillette au ballon venait de partir. Dans la cabine téléphonique, un client attendait une communication depuis plusieurs minutes, sans oser raccrocher l’écouteur, de peur que, justement à ce moment, on ne lui parlât.

— Écoute, Alexandre, je voudrais te demander quelque chose. D’après toi, quelqu’un qui ne me connaîtrait pas, quelle impression aurait-il en me voyant ?

— Attends ! Tu me demandes cela tout d’un coup… C’est difficile de répondre si vite.

Durant quelques secondes, Alexandre, se reculant comme un peintre, examina son ami.

— C’est difficile. Je te connais si bien. Il faut que je fasse l’effort de m’imaginer que c’est la première fois que je te rencontre. Attends. Oui, il aurait l’impression de se trouver devant un homme modeste, très intelligent et, surtout, je viens de m’en rendre compte, très, très distant. Sais-tu que tu es fier sans t’en douter ?

— Fier ?

— Ce n’est pas un défaut.

— Tu as raison. On me l’a déjà dit. Mais est-ce que j’ai l’air d’avoir souffert ?

— Attends… attends. Mais oui. Ton visage est comme marqué par une inquiétude mystérieuse. Il y a quelque chose de triste, de voilé dans tes yeux.

— Dans les yeux seulement ?

— Non, non… le bas du visage est aussi amer.

— Je le savais. Eh bien, cela me fait plaisir que tu l’aies remarqué.

— Et moi, quelle impression te donnerais-je si tu ne me connaissais pas ?

— Toi, tu es assez complexe. Il y a dans tes traits un mélange d’orgueil et de résignation, qui fait que c’est assez difficile de te définir.

— Ah ! j’ai quelque chose d’orgueilleux, alors, de résigné aussi ?

— Résigné, non. Je veux dire humble… et en même temps très vivant.

— Je suis un type curieux, quoi.

— On ne peut pas te définir en quelques mots. Pour te connaître, on sent qu’il faudrait vivre longtemps avec toi.

— C’est l’impression que je donne ?

— Oui et non. Mais alors, quand tu ris, on sent tout de suite que tu as une bonne nature.

 

Les deux amis parlèrent ainsi longtemps. Puis, lorsque vint l’heure du dîner, ils payèrent chacun leurs consommations et se levèrent.

— Je te quitte, Alexandre. Le temps passe vite quand nous sommes ensemble. Ma femme doit être impatiente. Alors, à demain, ici.

— C’est entendu.

— Vers six heures, on reparlera de toutes ces choses.

Ils sortirent côte à côte. Comme ils n’habitaient pas le même quartier, ils se séparèrent devant le café sans prononcer un mot.

LE TRAC

Après une vie malheureuse, passée de ville en ville à chercher la fortune, Pierre Waldeck fit un soir la connaissance d’une jeune femme bizarre. Bien qu’elle vécût parmi les prostituées, qu’elle eût le visage tiré, fané, les traits noyés au fond des joues molles, il ne se passait point de jours qu’elle ne sauvât quelque misérable par ses conseils. Elle s’appelait Olga. Elle portait une chemise d’homme, un col, une cravate, des lunettes d’écaille. Ses cheveux coupés court étaient rejetés en arrière. L’ensemble avait quelque chose de masculin et de parfaitement antipathique. Mais, dès qu’elle parlait, dès que, surtout, elle cessait de donner des conseils, il se dégageait tout de suite d’elle une telle détresse que l’on se sentait attiré vers cet être étrange.

Pierre Waldeck avait un passé assez lourd. Fils d’un architecte, il avait commencé l’existence comme tous les jeunes gens aisés. Mais un beau jour, alors qu’il venait d’atteindre sa dix-huitième année, il s’amouracha d’une femme mariée, vola ses parents pour étonner cette dernière, pour lui montrer qu’il était « prêt » à tout pour elle ! En apprenant cela, elle le quitta brusquement, afin de ne pas se compromettre.

Violent, autoritaire, orgueilleux, Pierre Waldeck ne rentra pas chez lui. Il se passa alors une scène curieuse. Comme il n’avait pas les moyens de gagner l’étranger, ainsi qu’il avait projeté de le faire, Pierre s’en fut trouver sa maîtresse. « Rends-moi l’argent que je t’ai donné, lui dit-il. On ne peut pas m’arrêter, parce que voler un père n’est pas un délit, mais toi, puisque tu sais maintenant d’où vient cet argent, tu peux être poursuivie comme complice. »

Affolée à l’idée que son mari allait tout apprendre, elle courut à son secrétaire et rendit à Pierre les quelques milliers de francs dont il lui avait fait cadeau.

Au lieu de rentrer chez lui, le jeune homme, avec cet argent, prit le train. Jamais il ne revint au domicile paternel. À ce vol s’ajouta, peu après, l’insoumission. Après avoir vécu plusieurs années traqué, recherché par l’autorité militaire, il finit par se présenter à un bureau de recrutement. Condamné par un conseil de guerre, il fut, deux ans plus tard, amnistié.

À présent il approchait de la trentaine. Usé, désillusionné, aigri, il ne rêvait plus que d’une situation assise, que de considération, que de richesse. Il n’avait pas de profession. Il errait à l’aventure à travers la France, attendant que la chance voulût bien le favoriser.

Elle le fit le soir où il rencontra Olga. Dès le début de leur liaison, il ne fut point question d’amour. Par la suite, il n’en fut point également question. Des soirées entières, ils restaient l’un près de l’autre, à libérer leur cœur. Les conversations n’en finissaient pas. Alors qu’ils semblaient avoir épuisé les sujets, ils repartaient soudain sur celui de leur abandon et de leur pauvreté.

Un jour, dans la petite chambre qu’ils occupaient tous deux à Lyon, Olga pénétra, le visage transfiguré par la joie.

— C’est fait ! cria-t-elle tout de suite.

— Qu’est-ce qui est fait ? demanda Pierre qui, encore couché, relisait pour la troisième fois un journal du matin.

— J’ai vu Modesti. C’est fait, je te dis. Il nous essayera du quatorze avril au vingt-et-un. Si nous avons du succès nous tiendrons l’affiche jusqu’au vingt-huit.

Pierre se dressa sur le lit. Il demeura un instant stupéfait, sans articuler un mot. Puis il rougit jusqu’aux oreilles.

— Alors, c’est fait ? répéta-t-il machinalement.

— Je te dis que Modesti a accepté. Il joue sur nous. Il risque.

— Et si cela rate !

— Tu recommences ! Si tu as cet esprit au début, cela ratera évidemment.

Olga jeta son chapeau sur une table, son sac à main au pied du lit. Puis elle se regarda dans la glace qui se trouvait au-dessus de la table de toilette.

— Je suis encore jolie. Nous réussirons. Tu verras, il faut que nous réussissions. Nous réussirons. Nous voyagerons. Nous serons libres comme l’air et riches, tu m’entends, et riches, riches.

— Mais comment allons-nous nous présenter sur la scène ?

— Nous chanterons.

— Quelles chansons ?

— C’est l’affaire de huit jours. Nous allons apprendre trois chansons.

— Et les costumes ?

— Nous les louerons. Il y a longtemps que j’ai pensé à tous ces détails. Si tu consens à te réveiller un peu, tout ira bien. Mais réveille-toi, lève-toi, tout de même. Il est trois heures de l’après-midi. Nous n’avons plus une minute à perdre. Alors, c’est entendu, nous faisons ce numéro. Toi tu t’habilleras en miséreux, en quelque chose approchant Charlot, et moi, en gommeuse. De cette façon, si tu as le trac, on croira que c’est voulu. Comprends-tu ? Chaque fois que je voudrais commencer à chanter tu m’interrompras. Quand tu veux, tu es très drôle. Tu n’auras qu’à t’imaginer que nous sommes ici, par exemple, que personne ne te regarde.

Pierre s’était levé. Il allait et venait nerveusement à travers la chambre. L’avenir lui semblait lumineux. Une vie facile allait commencer. Chaque soir, Olga et lui seraient applaudis. Chaque soir, leur « numéro » serait plus complet, plus réussi. Ils voyageraient. Des imprésarii les solliciteraient. Ils iraient à l’étranger.

Le 14 avril était un vendredi. La rue où se trouvait « L’Alcazar » était noire de monde. À chaque instant, des automobiles s’arrêtaient devant les portes illuminées du music-hall. D’immenses affiches multicolores attiraient l’attention des passants. Il en était une sur laquelle on pouvait reconnaître, difficilement il est vrai, Olga et Pierre, et lire, en gros caractères :

LES OLGAE

Modesti, le directeur de « L’Alcazar », était heureux de manifester de l’activité. Il allait des coulisses au contrôle en saluant de la main les figures de connaissance, en s’arrêtant parfois pour donner un ordre, pour causer avec quelque acteur ou quelque ouvreuse.

Les Olgae devaient entrer en scène au milieu de la première partie du spectacle. Dès 8 heures, ils avaient pris possession de la petite loge qui avait été mise à leur disposition et que meublaient juste une glace, une table et deux chaises pliantes.

Pierre n’avait pas dîné. Une sueur fine couvrait son front, ses mains, sa poitrine. Il était pâle. Par moments, sa gorge se contractait au point qu’il lui semblait qu’il allait étouffer. Quant à Olga, elle masquait son trouble sous une fausse désinvolture, sous des airs étonnés.

— Avec un peu d’aplomb, nous sommes sauvés, dit-elle en commençant son maquillage.

— Jamais je ne pourrai entrer en scène, fit Pierre doucement, comme s’il eût parlé à quelque être invisible.

— Il le faut pourtant.

— Jamais je ne pourrai, répéta-t-il.

— On ne peut plus reculer maintenant. Tu veux donc que nous restions toute notre vie dans la médiocrité ? Pense à l’avenir, pense à notre indépendance future.

— Je ne pourrai pas.

Le rideau s’était déjà levé sur deux « numéros ». La salle de « L’Alcazar » était houleuse. Des galeries, partaient des quolibets à l’adresse des premiers acteurs que le public devinait de second ordre.

Bientôt, le tour des Olgae arriva. Modesti pénétra dans leur loge.

— Vous êtes prêts ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Olga.

Pierre avait revêtu une sorte de jaquette noire trop grande pour lui et un gilet blanc qui pendait jusqu’à ses genoux. Par moments, comme s’il eût eu la fièvre, des frissons le secouaient des pieds à la tête. Ses joues s’étaient creusées et ses yeux agrandis étaient plus brillants que d’habitude. Il était assis, les mains inertes, entre les jambes, le dos voûté, cependant qu’Olga, les nerfs tendus, parlait, sans s’interrompre un instant, à Modesti.

— Et lui, demanda ce dernier en désignant Pierre, est-il prêt ?

— Naturellement qu’il est prêt, répondit Olga.

Une habilleuse entra dans la loge.

— On lève le rideau, dit-elle, tout de suite.

Pierre ne broncha pas. Il avait entendu l’habilleuse, mais son émotion était si grande que cette parole ne l’accrut même pas.

Une sonnerie retentit au-dessus de la porte.

— Allez-y, fit l’ouvreuse.

Olga s’approcha de Pierre, lui prit la main. Il se leva, la suivit sans penser. Tout à coup, il aperçut entre deux décors la salle sombre au-dessus de laquelle flottait une fumée blanche. Des ampoules de secours dessinaient un arc rouge devant lui. Tous les visages des spectateurs étaient immobiles. Un projecteur inonda la scène d’une lumière crue. Soudain, il lui apparut que ce faisceau de clarté le guettait, allait l’envelopper dès qu’il aurait quitté les coulisses. Il fit encore un pas. L’orchestre attaqua une marche militaire. Il lui sembla, durant une seconde, que les instruments jouaient, chacun, un air différent. Il fit un autre pas. La lumière éblouissante du projecteur l’atteignit aux jambes. Olga était déjà sur la scène et sa robe à paillettes étincelait. Il voulut s’approcher d’elle, mais ses muscles ne lui obéissaient plus. Il restait sur place. La distance entre Olga et lui, il la vit s’accroître, s’accroître. Il ne bougeait toujours pas, puis, tout à coup, obéissant à il ne savait quel obscur instinct, il recula. Derrière un décor, Modesti l’observait. Pierre l’implora du regard. Il vit les lèvres du directeur se séparer et se rejoindre avec rapidité, mais il n’entendit rien. Il vit Olga, devant la rampe, se tourner vers lui. Il revit la salle sombre et enfumée. Des bruits multiples parvenaient à présent à ses oreilles. C’était comme le bruissement riche de la campagne au printemps. Une chaise était près de lui. Ses jambes tremblaient. Il eut l’impression que, s’il restait encore un instant debout, il allait tomber. Il s’assit. De tous les points des coulisses, du monde accourait, l’entourait. Alors, il se cacha le visage dans ses mains et se mit à sangloter.

LES PÂQUES DE KOZANI

C’était samedi saint. Les paysans de Kozani, vêtus de leurs plus beaux habits, portant un cierge blanc à la main, montaient dans la nuit parfumée vers l’église du Sauveur qui, toute illuminée sur une colline de l’Asie Mineure, dominait la mer. Une brise tiède faisait ployer les oliviers. Mille insectes bourdonnaient dans les herbes sèches. Les étoiles les plus lointaines brillaient de tous leurs feux. De toutes parts, des cortèges avançaient sur les flancs de la colline en chantant.

Lorsque minuit sonna, Papas[1] Thymios apparut devant l’autel. Le cierge allumé qu’il tenait répandait sur les fidèles la lumière éternelle.

À ce moment, Maria, la plus belle fille de Kozani, se faufila jusqu’au Christ d’or, puis s’agenouillant, les yeux clos, elle murmura avec émotion cette même prière que depuis des mois ses lèvres prononçaient :

« Christ, toi qui es si grand, et bien que tu sois le fils de Dieu et que tu te sois laissé crucifier pour nous, fais que mon mari, que mon Yanno, revienne, fais qu’il ne soit pas tué, lui qui est parti si loin à la guerre, défendre sa patrie, fais cela et moi je te promets de venir chaque jour à ton église apporter l’huile de la veilleuse qui éclaire ton pâle visage… »

Lorsqu’elle eut achevé sa prière, Maria regarda le Christ. Alors elle crut voir ses yeux battre et entendre ses lèvres murmurer quelques mots.

La messe finie, la petite cloche de l’église retentit. Emporté par la brise, le son annonçait aux villages, à la mer, aux plaines, que le Christ était ressuscité.

Maria, à la clarté de son cierge allumé, descendit toute seule la colline. Les autres paysannes étaient parties en courant tant elles étaient pressées de se retrouver dans leur chaumière pour casser les œufs rouges, les unes en compagnie de leur mari, les autres de leurs enfants.

Mais personne n’attendait Maria. Yanno se battait depuis un an en Macédoine et depuis, il n’avait pas encore eu de permission. C’était un brave garçon, le premier à courir au danger, toujours plein d’ardeur, et aimé de tous.

En arrivant devant sa maisonnette toute blanche, Maria s’arrêta et regarda une dernière fois la mer au-delà de laquelle Yanno pensait peut-être à elle à cette minute.

Puis elle entra chez elle. Après avoir allumé la veilleuse qui se trouvait devant les icônes de sa chambre et qui, selon la coutume, devait rester allumée durant quarante jours à dater de cette nuit, elle glissa dans le paquet qu’elle avait préparé pour son mari une brioche qu’elle avait pétrie elle-même ainsi que des œufs rouges bénis par le Papas Thymios. Les fils de Kyra Kostena qui étaient au même régiment que Yanno porteraient le paquet, après Pâques, quand leur permission serait finie.

Maintenant, Maria était toute seule dans son lit. Elle tremblait de fièvre. Elle aurait voulu dormir mais dès qu’elle fermait les yeux, elle se croyait entourée de fantômes. Son visage était moite. Elle revit sa vie entière. Orpheline à l’âge de cinq ans, elle avait été élevée par une vieille parente, Kyra Nicolena, avec rudesse. Plus tard, elle fut placée dans une ferme. Chaque matin, elle conduisait les moutons dans les pâturages. Personne ne lui parlait. Son seul ami était le chien berger Kordellio, si sauvage que personne ne pouvait l’approcher sauf elle.

Même en hiver, elle se levait à quatre heures du matin. Et chaque jour, pour décharger son cœur, elle prenait le chemin de l’église du Sauveur où durant des heures elle priait au pied du Christ. Comme la colline était fertile, les moutons trouvaient aisément leur nourriture. Quand la neige tombait elle s’abritait dans l’église du Sauveur. En regardant le Christ, elle puisait le courage de supporter sa vie dure, monotone et sans affection.

Mais lorsqu’elle eut dix-sept ans sa vie changea tout à coup. Yanno, le neveu du fermier, ayant fini ses études, revint à la ferme. Les deux jeunes gens s’aimèrent. Souvent ils allèrent prier ensemble le Christ. Maria raconta combien elle avait souffert durant toute son enfance. Puis ils se marièrent. Mais leur bonheur fut de courte durée. La guerre avait été déclarée, Yanno, comme ses camarades, dut partir.

De nouveau seule, Maria ne vécut plus que dans l’espoir de revoir son mari. Chaque jour, comme quand elle était une petite orpheline, elle montait la colline. Elle priait au pied de ce Christ qui avait veillé sur toute son enfance pour qu’il protégeât son Yanno. C’était en vain. Yanno était mort depuis des mois.

Et en ce jour de Pâques, Maria sentait ses forces l’abandonner. Pour la première fois, il lui apparut que son mari était peut-être mort. Elle ne voulait pas le croire, mais des mois d’attente l’avaient à ce point affaiblie qu’elle ne pouvait plus chasser cette pensée. « Il est mort… il est mort ! » répétait-elle dans son lit alors que dans les villages les paysans chantaient et riaient.

L’aube de Pâque arriva enfin. Maria n’avait pas dormi une seconde. Tour à tour elle était brûlante et glacée. Soudain elle sentit qu’elle avait de la peine à respirer. Un voile passa sur ses yeux. Elle poussa un cri déchirant. Des voisins accoururent. Ils la trouvèrent si amaigrie et les yeux si brillants qu’ils eurent peur et n’osèrent s’approcher.

« Je vais mourir… je vais mourir… Christ, fais que je voie une dernière fois mon Yanno… »

Des vieilles femmes firent le signe de la croix. Les hommes s’approchèrent et la recouvrirent.

« Je veux mon Yanno… je veux le voir avant de mourir… »

Alors la porte s’ouvrit sans bruit. Une bouffée d’air frais du matin vola dans la chambre. Un homme s’avança lentement. Tout le monde le vit distinctement. Mais ses pas sur le plancher de bois clair, ne faisaient aucun bruit. C’était Yanno. Il s’agenouilla au pied du lit, embrassa Maria sur le front. Un instant, elle le regarda sans le reconnaître. Puis, tout à coup, son visage s’illumina. « Yanno ! » dit-elle. Il répondit : « Je suis venu… » Alors des larmes coulèrent sur les joues de Maria. Sa tête était retombée en arrière. Ses yeux ouverts ne voyaient plus rien. Ses lèvres se séparaient de moment en moment pour murmurer : « Yanno… Yanno… »

Dans un dernier effort, elle se redressa à demi. À l’inclinaison de son visage, à la contraction de ses traits, tout le monde sentit qu’elle voulait, elle aussi, embrasser celui qui n’avait pas cessé de lui couvrir les mains de baisers.

Puis, elle retomba en arrière. En l’espace d’une seconde, une sérénité profonde recouvrit ses traits. Elle était morte.

Alors, les voisins s’approchèrent. Une vieille femme lui ferma les yeux. Les hommes, au pied du lit, s’étaient agenouillés et priaient.

Lorsque le soleil se leva, les voisins s’éloignèrent à pas lents.

— Mais où est Yanno ? demanda l’un d’eux.

— Tiens, c’est vrai, où est Yanno ? répéta un autre.

Durant tout le jour de Pâques, on le chercha. Le lendemain, on apprit qu’il était mort à la guerre, il y avait trois mois.

Alors tous les habitants de Kozani devinèrent ce qui s’était passé.

Le Christ de la petite église de la colline avait entendu les appels de Maria. Pour qu’elle ne quittât pas la terre sans revoir une dernière fois son mari, il avait pris le visage de Yanno et s’était rendu près d’elle.

DEUXIÈME PARTIE

Œuvres inédites à la mort de l’auteur

LE CANOTIER

L’air était glacial. La nuit venait de tomber. On eût dit que des maisons brûlaient dans les rues adjacentes, le ciel était si rouge. Il était bas, lourd. La foule circulait lentement sur les trottoirs étroits. Toutes les boutiques étaient illuminées en cette veille de Noël. De temps en temps de minuscules flocons de neige sortaient de l’obscurité pour venir voltiger dans les lumières des devantures et des phares d’autos. Charles Morel suivait la foule. Il ne cherchait pas à dépasser les gens qui le précédaient et quand ceux-ci s’arrêtaient, il s’arrêtait aussi. Il portait un costume noir, usé, dont les longs revers, à force d’avoir été détachés avec des coins de serviette mouillés, se gondolaient, des chaussures vernies coupées comme des châtaignes et sans lacets. Il était coiffé d’un canotier. Il n’avait pas de pardessus. Il regardait droit devant lui. Il marchait les mains dans les poches, les épaules en avant. Personne ne faisait attention à lui. Pourtant un regard se posait parfois sur son chapeau. Le passant se retournait. La surprise l’empêchait encore de chercher quelqu’un avec qui se moquer, puis quand il voulait le faire, il était trop tard. Si ce passant était accompagné, il se mettait alors à parler fort, en regardant les gens qu’il croisait. C’était pour eux qu’il parlait et si on souriait, il faisait semblant de ne pas s’en rendre compte, mais il était ravi.

Charles Morel ne s’apercevait de rien. Parfois il montait une main à sa bouche, en faisait un entonnoir dans lequel il soufflait. Cet homme pouvait être âgé de quarante-cinq ans. Il avait des poches sous les yeux, un gros nez bosselé, une moustache noire. La chair du menton, des joues, avait d’étranges boursouflures comme s’il s’était éveillé à l’instant. Elles venaient de l’âge, non du sommeil. Les traits avaient perdu l’ordonnance harmonieuse de la jeunesse. Depuis quelques années déjà, Morel avait à la base d’une joue une petite grosseur qu’il pouvait tenir entre ses doigts. Il avait cru à un kyste, à une inflammation glandulaire. Mais il avait beau la presser, cette enflure ne lui causait aucune douleur. Non, ce n’était pas un kyste. C’était la forme du visage qui changeait.

Malgré le froid, il n’avait pas relevé le col de son veston. Il se baissa pour libérer le bas de son pantalon qui s’était pris dans la chaussure ouverte. Puis il fit trois pas en courant pour reprendre sa place dans le rang. À proximité d’une bouche de métro se tenait un attroupement autour d’un couple de chanteurs. Il s’arrêta. Il y a des moments dans la vie où on fait avec joie ce que fait tout le monde. Il n’avait pas envie de chanter avec ses voisins, ni d’écouter chanter. Mais tout le monde s’arrêtait.

« Et tous en chœur, cria l’accordéoniste.

Si, si, si, c’est une sérénade

Si, si, si, sérénade sans espoir… re. »

Il n’écoutait pas. Il ne bougeait pas la tête quand on le poussait, quand on se faufilait devant lui, quand on s’en allait. Il se tenait là, comme tout à l’heure lorsqu’un promeneur avait dit à sa femme : « Oh ! Marie, viens voir », et qu’il s’était arrêté devant une crèche posée au milieu des flacons et des boîtes d’une pharmacie, sur un tapis de coton hydrophile. Il s’était arrêté pour voir lui aussi cette crèche, mais il ne l’avait pas regardée.

« Si, Si, Si, c’est un…e séréna…de. »

La chanteuse cherchait les acheteurs des yeux. Elle s’interrompait au milieu des passages les plus mélodieux pour faire de la monnaie. Elle avait un fichu noué sur les reins, un châle autour de la tête, deux paires de bas, des sabots. De temps en temps, elle soufflait dans ses doigts, frappait le sol. Cela ne nuisait pas au dépaysement qu’elle faisait planer sur l’assistance comme ne nuisent pas à l’amour les pires accoutrements.

Morel s’éloigna. Il attendit quelques minutes avant de pouvoir traverser une place. Puis il descendit une ruelle encombrée de marchandes de quatre saisons. Dans le bas, on apercevait des autobus qui se suivaient. Ils n’étaient pas tous éclairés de la même façon. Certains étaient lumineux, d’autres à demi obscurs. Au croisement se trouvait un grand café refait à neuf. Beaucoup de cafés avaient été refaits à neuf au cours de ces derniers dix-huit mois. Morel s’arrêtait chaque fois pour les regarder. Il n’était jamais seul. Il y avait toujours trois ou quatre personnes qui l’imitaient. Que pensaient-elles ? Morel entra dans ce café. Les consommateurs étaient si nombreux qu’il était impossible d’approcher du comptoir. La chaleur le saisit au plexus et le fit saliver. Il demeura un instant immobile près de la porte, la tête basse, à remuer la bouche. Puis, tirant une main de sa poche, il se frictionna le creux de l’estomac. Quand son malaise fut passé, il se glissa jusqu’au comptoir. Dans une glace, il aperçut la tache claire de son canotier au milieu des casquettes et des chapeaux mous. Il se retourna. Il la vit encore ailleurs. Il commanda un café. Pendant qu’on le servait, il demeura immobile, les deux mains sur le rebord du comptoir. L’une d’elles tenait un billet déployé de mille francs. Il ne venait pas boire un café derrière quelqu’un pour s’esquiver ensuite. Quand on lui eut rendu sa monnaie (son billet emporté, il ne l’avait même pas suivi des yeux), il alluma une cigarette qu’il avait tirée d’un paquet neuf. Il entendit à ce moment un de ses voisins dire : « Regarde. » Il tourna la tête. Il vit tout près de lui un homme qui se frottait aussi le creux de l’estomac.

Morel remonta la ruelle, prit une rue moins animée, la traversa, s’engagea dans une autre rue, arriva sur un boulevard bordé de baraques foraines. La neige s’était mise à voleter de nouveau, mais elle était si légère quelle ne laissait aucune trace en se posant. Pendant une dizaine de minutes il suivit le flot lent des promeneurs. Parfois, il s’arrêtait devant un magasin. Vu de dos, il avait l’air de s’intéresser à l’étalage. Mais si, placé à côté de lui, on l’observait, on s’apercevait qu’il avait les yeux fixes et qu’il ne voyait rien. Parfois encore, il s’immobilisait au bord du trottoir. Les chauffeurs craignaient peut-être que, comme un enfant, il ne traversât brusquement la chaussée. Il ne bougeait pas. Quelquefois, il revenait sur ses pas, puis s’arrêtait de nouveau. Il haussait la tête comme s’il cherchait quelqu’un. Mais ses yeux gardaient toujours la même fixité.

Au coin d’une rue qui montait et se terminait par des marches, il massa doucement ses paupières. Il savait qu’un dépôt blanchâtre se faisait au coin de ses yeux. Cette rue eût été complètement obscure sans l’éclairage violent d’un hôtel situé à une trentaine de mètres. Morel monta cette rue, passa devant l’hôtel, puis alla se poster sur le trottoir d’en face. Il leva la tête. Un tout autre décor s’offrit à sa vue : une façade décrépite, des volets de bois rongés par la pluie, des ampoules de vingt bougies au plafond des chambres occupées. Il était difficile de se croire au-dessus d’un rez-de-chaussée dont les parois étaient recouvertes de plaques de marbre, dont la vitre du bureau mesurait six mètres sur quatre d’un seul tenant. Morel retraversa la rue. Devant la porte de l’hôtel, il s’arrêta pour allumer une cigarette. À la lueur de la flamme on put voir son regard examiner le hall désert, décoré de glaces et de plantes Vertes.

Morel redescendit vers le boulevard. Le froid avait taché son visage de plaques roses et violettes. Dans les intervalles, la peau était blême. Un sillon inhabituel, allant des pommettes jusqu’au milieu des joues, changeait son expression. La chair de poule faisait sortir chaque poil de sa barbe mal rasée.

Il se planta sous la tente d’une terrasse entre les tables vides, à côté d’un fourneau de marchand de marrons. À chaque instant il reniflait pour n’avoir pas à se moucher. Pendant plusieurs minutes, il resta ainsi, immobile, les yeux fixés sur le défilé ininterrompu de la foule comme du haut d’un pont, sur un fleuve. Soudain il s’approcha d’un jeune homme qui voulait se donner un genre voyou en portant une casquette exagérément penchée sur l’oreille et, autour du cou, un foulard de couleur voyante. Il avait un teint pâle de fillette, un petit menton pointu. Ce n’était qu’un enfant.

— Veux-tu me rendre un service, mon petit ? Tu vois cet hôtel ? Va demander si Mademoiselle Paulette Gassin y habite toujours. Tiens, voilà dix francs pour te payer le cinéma.

Morel s’engagea derrière le jeune homme dans la rue montante. Quand celui-ci eut disparu dans l’hôtel, il eut un frisson, suivi d’un autre. Il sentit de nouveau que sa langue baignait dans de la salive. « Ce n’était donc pas la chaleur », murmura-t-il. Il se pencha pour cracher, où plutôt pour souffler sur cette salive, puis il se mordit l’intérieur d’une lèvre. Le sillon, sur sa joue, s’était encore creusé. Il se réfugia dans le couloir obscur d’une maison, posa son avant-bras contre le mur, puis son front sur l’avant-bras. Mais le jeune homme pouvait revenir d’un instant à l’autre. Son visage était criblé de milliers de minuscules gouttelettes, comme un fruit glacé dans la chaleur d’une salle à manger. Il monta vers l’hôtel, puis revint sur ses pas. Chaque fois qu’il s’arrêtait, il respirait trois ou quatre fois très rapidement, comme s’il venait de courir, puis il poussait un soupir d’une profondeur extraordinaire. Le jeune homme sortit enfin de l’hôtel. Il avait dû ôter sa casquette, car il s’efforçait de la replacer comme tout à l’heure. À ce moment, bien que personne ne l’eût poussé et qu’il marchât lentement, Morel perdit l’équilibre. Il fit un pas de côté, puis un autre en arrière. Ce fut tout.

— Elle est partie il y a plus d’un an, annonça le jeune homme.

Comme il s’éloignait, Morel le rappela.

— Tiens, prends aussi ce paquet de cigarettes.

— Et vous ?

— Oh ! maintenant, je peux en acheter.

Morel se mit à frotter la grosseur qu’il avait à la base de la joue. Au cours de ces derniers mois, c’était devenu une habitude. Il lui semblait qu’à la longue il parviendrait ainsi à la faire disparaître.

Lorsqu’il retourna sur le boulevard, il se laissa entraîner par la foule. Il marcha près d’une heure, faisant détour sur détour, mais sans jamais se perdre, puisqu’il finit par se retrouver dans les parages de l’hôtel. Tout à coup, pour la première fois, il s’arrêta devant un chapelier. Il jeta un regard rapide sur la devanture, posa la main sur la poignée de la porte, puis, comme s’il se fût trouvé devant une tâche surhumaine s’éloigna. Il revint quelques instants après se planter devant le magasin. Comme tout à l’heure devant d’autres vitrines, on eût pu croire qu’il faisait un choix. Mais il ne voyait pas les chapeaux. Cette fois, il ne s’approcha même pas de la porte. Il traversa une des deux chaussées latérales du boulevard. Au milieu, sous les arbres dénudés, s’étendait l’interminable rangée de baraques foraines. Elles ne se touchaient pas. Certaines étaient fermées. On pouvait alors, en se faufilant par derrière, trouver un coin solitaire plongé dans une demi-obscurité. Ce fut ce qu’il fit après avoir parcouru une centaine de mètres. Comme tout à l’heure dans le couloir de la maison, il appuya un avant-bras sur le corselet de fer d’un arbrisseau. Il n’attendait personne à présent. Il pouvait rester ainsi le temps qu’il lui plairait. Parfois il frottait son front contre l’étoffe de sa manche. Ses épaules se soulevaient alors à plusieurs reprises, comme le dos d’un chat qu’on caresse à la racine de la nuque. « Il faudrait que je dîne. » Il avait passé un long moment le visage ainsi caché, et il semblait reposé. Il s’arrêta devant plusieurs restaurants. Mais chaque fois, alors qu’il s’apprêtait à entrer, il repartait. « Je ne peux pas m’asseoir, non, je ne peux pas », murmura-t-il. Enfin il pénétra dans un petit bar. Il mangea un sandwich debout au comptoir. Peu de gens consommaient. Il put se déplacer de deux pas pour faire face à une glace. « Les glaces ne m’attiraient pas comme ça avant… » Il vit son canotier très nettement cette fois, sur sa tête à lui, et non comme une tache claire dans une cohue sombre. Il vit aussi sa mâchoire remuer pendant qu’il mâchait. Soudain il crut s’apercevoir qu’il avait une grosseur non seulement sous la joue droite, mais sous la joue gauche. « C’est peut-être du pain. » La bouche vide, la grosseur demeura. Il ne se croyait pas si vieux ni si laid. « C’est normal, pensa-t-il pour se consoler. Ce qui arrive à un côté doit arriver à l’autre. »

Il faisait moins froid. De la neige véritable commençait à tomber et les trottoirs, sans être mouillés, de blancs devenaient gris. Des flocons se posaient partout. Déjà des automobilistes avaient déclenché leurs essuie-glaces. Cela faisait un effet étrange, comme, sur la route, alors qu’il fait encore jour, les premiers phares.

Morel se trouvait à présent de nouveau au coin de la rue montante. Un vieillard hirsute, vêtu d’un pardessus en loques, se chauffait au fourneau du marchand de marrons. Des lacets pendaient sur son bras. Charles Morel les regarda. Les voyait-il ? Il s’était arrêté à quelques pas du mendiant.

— Eh ! petit.

Un jeune homme se retourna. Il ressemblait au premier. Il portait une casquette penchée sur l’oreille, mais son cache-col était de soie blanche. Il avait la même expression féminine et naïve.

— Veux-tu demander à l’hôtel qui se trouve là, un peu plus haut, si Mademoiselle Paulette Gassin n’a pas laissé une adresse en partant ? Tiens, voilà vingt francs.

Comme la première fois, Charles Morel suivit à pas lents le jeune homme. Il ne paraissait pas ému. Il avait pourtant ouvert la bouche pour respirer plus facilement. Arrivé à quelques pas de l’hôtel, il fit demi-tour et redescendit la rue toujours du même pas lent. Il se retournait parfois pour s’assurer que son commissionnaire ne sortît pas de l’hôtel. Soudain il l’aperçut. Oubliant qu’il avait froid, il tira les mains de ses poches se redressa, changea son chapeau légèrement de place. Il lui semblait qu’une attitude énergique favoriserait une bonne nouvelle. Tout à l’heure il avait été trop ému. Mais personne ne connaissait l’adresse de Paulette Gassin.

— Tiens, prends ce paquet de cigarettes.

Il remit les mains dans ses poches. « Ah ! si je pouvais rester assis », murmura-t-il. Après avoir traîné encore plus d’une heure dans les rues, il entra dans un café à peine éclairé. La moitié d’un poêle encastré dans une tôle chauffait la salle du fond.

— Asseyez-vous, Monsieur.

— Oh ! merci, ce n’est pas la peine.

On regarda avec méfiance son chapeau, ses souliers sans lacets.

— Qu’est-ce que vous voulez boire ?

— Un café bien chaud.

— Vous avez de quoi le payer ?

— Combien coûte-t-il, votre café ?

— Un franc vingt-cinq.

— Tenez, voilà cent sous.

— Et vous ne voulez pas vous asseoir ?

— Non. Je préfère rester debout.

 

Il resta une heure et demie près du poêle, sans dire un mot. Quand il sortit, les rues étaient toutes blanches, et la neige continuait à tomber silencieusement. Là où la foule avait défilé des heures entières, on n’apercevait plus que des bancs, des arbres et des kiosques. Les rares passants avaient l’air libre et heureux. Charles Morel ressentit un bien-être infini. Plus de misère, plus de lutte. La neige répandait une paix profonde sur toute la ville. Les magasins encore éclairés n’attendaient plus de clients. Ils n’économisaient pas la lumière. On eût dit que le monde avait cessé de penser à son intérêt. Les caissières des cinémas étaient parties. Ils paraissaient abandonnés et, pourtant, on entendait le bruit monotone de l’appareil de projection.

Le visage de Charles Morel s’était détendu. Il n’avait plus ce sillon sous les pommettes qui le changeait. Les poils de sa barbe avaient disparu. Comme cette neige était douce à regarder ! Elle se posait partout, sur les bourriches d’huîtres, sur les sièges de voitures, et personne ne courait chercher des bâches.

Charles Morel marchait sans faire de bruit, les yeux fixés sur l’extrémité de chaque rue. La chaleur du demi-poêle l’enveloppait encore. Peu après la sortie des théâtres, la nuit devint plus épaisse. Les vitres des cafés s’étaient couvertes de buée. Des lumières avaient dû s’éteindre et les flocons semblaient se hâter davantage de tomber. Aux portes des hôtels, des femmes parlaient entre elles. Charles ne les voyait pas. Pourtant il lui faudrait bientôt songer à entrer dans un de ces hôtels.

Il monta l’escalier étroit précédé de la femme de chambre. Elle frappa à une porte avant de l’ouvrir. Peut-être la chambre était-elle occupée quand même. Il entra. À la lumière triste d’une coupe de verre, il aperçut un grand lit, une armoire à glace, une table, une chaise. Pour la première fois depuis dix-huit mois il allait être seul. Il s’étendrait sur ce lit n’appartenant à personne, il se regarderait dans cette glace si grande à côté d’un miroir de poche, il tirerait ces rideaux couleur de vieux tapis pour se cacher, comme si cette chambre et la rue n’étaient pas exactement la même chose.

La femme de chambre avait posé deux petites serviettes pelucheuses à franges sur la chaise, puis elle sortit. Charles Morel ne bougea pas. Il n’avait pas l’air de se rendre compte qu’il se trouvait dans une chambre, dans un endroit clos qui lui était réservé, où personne d’autre que lui n’avait le droit d’entrer. Il se tenait entre le lit et l’armoire comme entre deux guéridons à la terrasse déserte d’un café. Il semblait même inquiet comme si on pouvait l’empêcher de ressortir. Il s’avança jusqu’au lavabo. Pendant quelques instants il s’intéressa à la façon dont il était scellé au mur, mais sans toucher à quoi que ce fût. Puis il alla à la fenêtre. Il neigeait toujours. Vue du premier étage, cette chute ininterrompue lui donna une légère sensation de vertige. Jusqu’à présent, la neige n’était pas tombée plus bas que ses pieds et maintenant elle semblait poursuivre une chute sans fin. Il revint au milieu de la pièce. La glace avait l’air d’une immense fenêtre ouverte. Il se regarda, fit un geste, puis un autre. C’était bien lui. Il y avait dix-huit mois qu’il ne s’était pas vu dans une glace de cette taille, seul dans une chambre, libre de ses mouvements. De la neige reposait encore sur son chapeau. Il ne songea même pas à la secouer. Oui, c’était bien lui. Il avait un peu maigri. Il était devenu semblable à ces hommes qui ont l’air grand et fort, mais qui, dès qu’ils ôtent leur pardessus, découvrent une poitrine étroite. Le rembourrage du veston n’enveloppait pas les épaules. Il s’affaissait après le col et faisait ensuite une bosse.

Charles Morel se mit à marcher dans la chambre. Le plus long trajet était d’aller jusqu’au lavabo après avoir contourné le lit. Durant une seconde, il se voyait alors, s’il tournait la tête, de trois quarts. Le veston avait conservé sa ligne, mais il flottait sur les hanches. Il n’y avait pas de tapis. Charles Morel marchait doucement. Tout à coup, en se voyant avancer dans la glace, il fit pour la première fois de sa vie une constatation étrange. Il avait une tête de poivrot. « Cela vient peut-être de ma moustache qui est trop longue. » Non, ce n’était pas cela. Dans la face osseuse le nez seul n’avait pas maigri. Les narines, dont l’arrondi passait jadis inaperçu à côté de celui des joues, avaient aujourd’hui quelque chose de répugnant. Deux rides coupaient le visage verticalement. Elles étaient si profondes qu’elles ressemblaient plutôt à des cicatrices par-dessus lesquelles la chair tentait de se reformer. Quant aux yeux, sous les sourcils emmêlés, ils étaient sombres, luisants et comme privés de centre.

Charles Morel détourna la tête. Quand il se regardait trop longtemps, il finissait par se trouver d’une laideur affreuse. Ah ! comme il eût aimé, à ce moment, que quelqu’un entrât dans sa chambre, le brusquât ! « Tu n’es pas encore prêt ! Comment cela se fait-il ? Dépêche-toi, on nous attend. » Ces mots insignifiants lui eussent fait un bien immense. Il savait qu’il en était de sa laideur comme de ses soucis. Quand il en parlait, on trouvait qu’il exagérait. On lui disait : « Allons, pense à autre chose, viens. » Personne ne croyait à ses soucis. Personne non plus n’avait remarqué sa laideur. Il n’était pas laid d’ailleurs. Il n’avait qu’à se regarder à l’improviste. À plusieurs reprises, il jeta un regard rapide dans la glace. Chaque fois, il aperçut un bel homme. « C’est cet éclairage », murmura-t-il. Quand la lumière avait traversé la coupe en pâte de verre, elle n’avait plus rien de vivant. Il s’assit, croisa les jambes. Puis il passa un bras par-dessus le dossier. Puis il décroisa les jambes, les allongea, bascula légèrement en arrière. Depuis dix-huit mois, il n’avait songé à faire aucun de ces gestes. Il se leva, éteignit la lumière. À travers les rideaux, il vit la neige. Il l’avait oubliée. Elle tombait toujours, sans se soucier de lui. Cette chute continue commençait à devenir lassante. Chaque fois qu’il approchait son front de la fenêtre, le bord raide du canotier heurtait la vitre avec un petit bruit cristallin, et il se reculait. Il y avait encore du monde dehors. L’horloge d’un bijoutier, grise dans la neige, marquait deux heures moins dix. Il se remit à marcher dans la chambre qu’éclairait seulement la rue. Parfois, dans la glace, il apercevait quelque chose qui bougeait, et, dans la demi-obscurité, cela ne semblait pas le reflet d’un de ses gestes. C’était tantôt comme si une porte s’ouvrait, tantôt comme si une étoffe était secouée. Quand il était fatigué d’aller et venir, il s’arrêtait, se demandait pendant quelques minutes ce qu’il allait faire, puis recommençait à marcher. De temps en temps, un taxi passait en faisant un bruit de vapeur dans la neige.

Charles Morel alluma, s’immobilisa les yeux fixés sur l’enchevêtrement des tuyaux dans le coin du lavabo. Tout était vieux, ces lames de parquet rongées, cette plinthe qui se détachait du mur, ce bout de linoléum décoloré. Cette chambre, c’était lui-même. Première impression bonne, puis, petit à petit, la laideur.

Tout à coup, il sentit la fatigue. Depuis le matin, il avait traîné dans la ville par un froid glacial. Trois heures sonnèrent. Il éteignit, ralluma pour boire un verre d’eau, éteignit de nouveau. Puis il s’assit au pied du lit, appuya ses coudes sur ses genoux et se prit la tête dans les mains. Bientôt il somnola. Parfois, un de ses coudes glissait. Il se levait alors brusquement, faisait quelques pas, puis, comprenant ce qui lui était arrivé, se rasseyait. Il avait froid alors et, pendant quelques minutes, il tremblait. Il se gardait bien de bouger. Quand il était resté immobile quelques minutes, il n’avait plus froid.

 

Il s’était endormi. Ses deux coudes avaient glissé. Il ne s’en était pas aperçu. Il dormait courbé en deux, les mains pendant jusqu’à terre, lorsque tout à coup un cri retentit dans la chambre voisine. Il sursauta. Ne se rendant pas compte de sa position, il se lança en avant, croyant se redresser, et faillit tomber. Il se leva, frotta son visage. L’hôtel était silencieux. Charles Morel était glacé. Par moments, ses dents claquaient. Il alla à la fenêtre voir l’heure. Il était cinq heures et demie. Il alluma, se mit à marcher pour se réchauffer. Il s’arrêtait quelquefois et écoutait. Bientôt il oublia ce qui venait de se passer et s’assit de nouveau au pied du lit. Il ferma les yeux. La nuit allait prendre fin. Le jour se lèverait. Il verrait la ville s’éveiller, les gens qui travaillaient même les jours de fête sortir de chez eux, les commerçants ouvrir leur boutique. Chaque matin les choses se passaient de la même façon. Personne ne faisait attention à la répétition monotone de tous ces gestes. Mais lui, il n’en perdrait rien. Il regarderait tout, il serait intéressé par tout. Il s’arrêterait pour voir comment une marchande de journaux ouvrirait son kiosque, comment une petite laitière transvaserait le lait, comment un garçon de café allumerait des braseros. Il entendait maintenant aller et venir dans la chambre voisine et dans le couloir. Dans son demi-sommeil, c’était la foule se pressant sous une voûte de métro qui faisait ce bruit. Il verrait au comptoir d’un bar qui venait d’ouvrir des hommes qui s’étaient levés si tôt sans raison, car ils ne se pressaient pas. Il verrait les cafés bouillants fumer, et partout les flammes bleues des petits réchauds qu’on allumait avant les percolateurs. Il verrait une vendeuse découvrir des étalages, un contrôleur monter dans son premier autobus, un boucher et ses apprentis décharger de la viande. C’était merveilleux. C’était la vie qui continuait, chaque jour pareille, quoi qu’il pût arriver à chacun isolément. Les hommes étaient assez nombreux pour qu’elle ne s’arrêtât jamais. Rien ne pouvait lui donner une plus grande joie, après en avoir été écarté, après avoir souffert, qu’elle ne sût même pas qu’il était absent, après avoir craint de ne jamais la revoir, que de la retrouver telle qu’il l’avait laissée. Et ses malheurs étaient oubliés. Et brusquement il ressemblait à tout le monde. De nouveau on lui disait pardon, on lui demandait un renseignement aussi bien qu’aux autres. De nouveau il était un homme. Pas tout à fait encore. Il faudrait changer de souliers, de costume, de chapeau surtout, il faudrait ne plus attirer l’attention pour se faire aimer. Il commençait à le comprendre, seul dans une chambre inconnue. Mais chaque chose en son temps. Il ne pouvait pas, en vingt-quatre heures, redevenir ce qu’il avait été. Il savait maintenant qu’il le redeviendrait. Il ouvrit les yeux. En apercevant l’armoire, le lavabo, la chaise tachée d’encre, il sentit que la journée de la veille était bien morte, que maintenant cette chambre lui était encore plus étrangère qu’en y entrant, qu’il ne l’habitait déjà plus. Une voiture de laitier, puis un autobus, puis une autre voiture passèrent dans la rue. La ville s’animait. L’hôtel aussi. Il entendit des pas, des voix. Il crut même qu’on allait ouvrir sa porte. Il se leva, respira profondément. Une joie immense l’envahit. Il n’avait même plus besoin d’attendre. La journée commençait déjà. Il ouvrit la porte. Trois femmes, vêtues de peignoir, se tenaient dans l’étroit couloir. La chambre voisine était ouverte. Des chuchotements en sortaient.

« Que se passe-t-il ? » demanda Charles Morel. Il n’avait plus le sentiment d’être une exception. Une des femmes jeta un regard sur lui mais ne lui répondit pas. Il s’avança. Dans la chambre d’où le cri était parti se trouvaient plusieurs personnes formant de petits groupes parlant à voix basse. Sur un côté du lit à deux places, une femme était couchée. La première impression de Charles Morel fut qu’elle dormait. Il éprouva même de l’étonnement que tout ce monde ne la réveillât pas. La position de sa tête sur l’oreiller faisait ressortir l’empâtement du menton et de la gorge. Entre les boucles des cheveux, on apercevait la pâleur du cuir chevelu. Cette femme ne devait plus être très jeune. Pourtant une extraordinaire fraîcheur émanait d’elle. Elle n’avait pas de rides. Les lèvres se touchaient à peine, on eût dit que le repos que toutes les nuits de sa vie lui avaient donné et qu’elle avait perdu chaque jour s’était tout à coup retrouvé sur son visage. Les gens continuaient de chuchoter. Personne ne connaissait la morte. Personne n’avait pitié d’elle. Personne ne savait quelles étaient les souffrances que la paix de la mort venait de disperser. Personne, sauf peut-être l’homme qui l’avait conduite dans cette chambre. Il se tenait à cet instant près du lit, en manches de chemise, une chemise à initiales brodées dont les bretelles écrasaient le surplus du tissu. Cet homme – qui s’appelait Deulion – était petit et gros. À force de travail, c’est-à-dire d’économie, d’ouvrier plombier il était devenu patron. Aujourd’hui, il n’avait pas oublié les années difficiles. Aucun travail n’était fait par son entreprise qu’il ne l’eût commencé lui-même.

— C’est affreux, c’est affreux, répétait-il sans arrêt.

La sueur coulait sur son front comme de l’eau. De temps en temps, il jetait un regard à la dérobée sur les gens qui l’entouraient. Il allait de l’un à l’autre pour raconter comment les choses s’étaient passées. Avant de parler il se plaçait bien en face de son interlocuteur et il le regardait longuement. Il avait l’air de dire : vous voyez ce qui arrive. Puis il se frottait les mains si longuement que finalement il donnait l’impression d’avoir perdu la raison. Quand on commençait à avoir pitié de lui, seulement alors, il parlait. Mais il ne terminait jamais son histoire, préoccupé qu’il était par ce qui se passait ailleurs. Brusquement, il s’en allait, recommençait avec quelqu’un d’autre le même manège. Il avait bien remarqué Charles Morel dans l’embrasure de la porte. À aucun moment il ne s’approcha de lui. Il n’avait vraiment rien d’un homme dont le lit, la maîtresse, les vêtements sont exposés aux yeux de tous. Pour la quatrième fois, il prit le propriétaire de l’hôtel à partie. Tous ses efforts tendaient à persuader à tour de rôle chacune des personnes présentes que les choses s’étaient bien passées comme il le disait. Mais à mesure que de nouveaux curieux arrivaient, il perdait pied. Il ne savait plus où donner de la tête dans sa hâte de parler à tous.

— Le médecin va arriver, dit quelqu’un.

Deulion dressa l’oreille. C’était un lutteur. Quand il entrevoyait un danger, il ne se cachait pas le visage dans ses mains. Il faisait immédiatement face à ce danger. Il courut à celui qui avait annoncé la nouvelle.

— Vous l’avez vu ? demanda-t-il.

— Non, mais il ne va pas tarder. Il y a déjà vingt minutes qu’on l’a prévenu.

Deulion n’en écouta pas davantage.

— Voilà comment c’est arrivé, dit-il à une jeune pourvoyeuse de l’hôtel qui revenait après s’être absentée un instant pour se mettre de la poudre.

— Elle n’a pas l’air d’avoir souffert, entendit-il dire derrière lui.

Il se retourna brusquement.

— Je vous l’ai dit tout à l’heure. Elle n’a pas souffert du tout. On sentait qu’il n’avait qu’une peur, celle que le soupçon d’un crime n’effleurât les gens. Dans sa naïveté, il s’imaginait que pour l’éviter, il lui fallait rester en éveil, ne pas laisser une question sans réponse, prévenir le danger. En agissant ainsi, ce soupçon ne viendrait à l’esprit de personne. Il fallait donner confiance. Il ne fallait rien cacher. Il fallait donner les moindres détails au premier venu.

— Est-ce qu’on a prévenu la police ? demanda un locataire.

— Il faut la prévenir, il faut la prévenir, dit aussitôt Deulion.

Comme deux nouvelles têtes apparurent dans l’embrasure de la porte, il eut un mouvement de lassitude. Il ne se sentait plus la force de lutter.

— Quelle chose pénible pour tout le monde, murmura-t-il.

Il essayait maintenant de créer une solidarité entre tous ces gens et lui. Il ne se sentait plus la force d’être en évidence. Le spectacle de la mort est pénible à tous, pas seulement à celui qui est frappé personnellement. On ne lui répondit pas. De nouveau il eut la conviction qu’il fallait lutter s’il ne voulait pas être accusé. Il recommença à courir de l’un à l’autre. Il recommença à se frotter les mains.

— On ne peut pas le laisser ici, dit le propriétaire sur un ton de profonde humanité.

Deux hommes se dévouèrent pour prendre Deulion par le bras.

— Non, laissez-moi ! Je ne veux pas la quitter.

— Vous serez mieux en bas, dans le bureau. Il ne faut pas que vous restiez ici.

Dans l’étroit escalier, il empoigna le gros cordon rouge qui servait de rampe, se retourna vers le palier du premier étage. Il ne put voir la chambre où reposait la femme qu’il aimait, tant il y avait de monde.

— Laissez-moi, laissez-moi, cria-t-il.

— Soyez raisonnable.

— Je veux la revoir. Vous ne pouvez pas m’en empêcher.

On l’entraîna dans le bureau.

— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda la sœur du propriétaire à Charles Morel qui avait suivi tout le monde au bureau. Il ne répondit pas. Comme la veille, au milieu de la foule, il ne voyait personne. Il ne remarqua même pas que cette femme alla parler à l’oreille de son frère. Il n’entendit même pas ces mots : « Il a bien rempli sa fiche, au moins ? »

Il y avait dans le bureau un mobilier de salle à manger tout neuf. On apercevait à travers les vitres du buffet une quantité exagérée de verres. On fit asseoir Deulion à la grande table. Pour la première fois il donnait une impression de profonde détresse. C’est qu’il se rendait compte à présent que tous ses efforts pour rester sur un pied d’égalité avec son entourage avaient été vains. Petit à petit, il avait passé au centre. Il n’y avait plus de petits groupes, comme au commencement. Il n’y avait plus qu’un grand cercle autour de lui. Il leva la tête. Alors, avec beaucoup de calme, comme si, le choc étant maintenant passé, il pouvait parler avec objectivité, il se mit à raconter ce qui était arrivé. Voici son récit :

« Nous avions décidé, Mme Gérardin et moi, de passer ensemble la nuit de Noël. Après avoir dîné dans un restaurant dont le propriétaire est mon ami, nous avons été au cinéma. En sortant nous avons été manger des escargots à côté, chez Bruant. C’est ce qui vous explique que nous avons loué une chambre ici. Il pouvait être deux heures du matin quand nous nous sommes endormis. Mme Gérardin ne s’était plainte de rien. Elle avait été très gaie toute la soirée. Je dormais depuis je ne sais combien de temps lorsque j’entendis tout à coup crier : “Paul !” Je me suis retourné, j’ai demandé à Germaine : “Qu’est-ce que tu as ?” Comme je ne reçus pas de réponse, je me dis qu’elle avait eu un cauchemar. Et je me suis rendormi. Vous dire l’heure à laquelle cela s’est passé, j’en serais bien incapable. Tout ce que je sais, c’est qu’il faisait nuit noire, au point que dans cette chambre où je couchais pour la première fois, je n’aurais su dire si la fenêtre était à gauche ou à droite. Après ce cri, alors que je dormais, ou du moins que je croyais dormir, il s’est passé quelque chose d’extraordinaire. J’éprouvai une sensation bizarre. On ne peut pas incriminer le vin. J’avais juste bu une bouteille. J’avais le pressentiment d’un malheur. Il faut vous dire que je ne m’appelle pas Paul. Je m’appelle Georges. Paul est le prénom de mon comptable, M. Gérardin, le mari de Mme Gérardin. Eh bien, Paul a beau ne pas être mon nom, je m’imaginais dans mon sommeil, puisque je dormais, que c’était moi que Germaine avait appelé. Que s’était-il passé ? Avait-elle eu peur de quelque chose ? Je ne rêvais pas. Je réfléchissais en dormant. Et plus je réfléchissais, plus mon malaise s’accroissait. J’essayais en vain de me souvenir de l’endroit où se trouvait le commutateur. Puis je me disais que ce n’était pas la peine, que j’étais bien dans ce lit, que je n’avais qu’à attendre le jour. Souvent, quand je n’arrive pas à m’endormir, je m’imagine que je suis recroquevillé sur la banquette d’un compartiment bondé. Cette position inconfortable me fait apprécier la douceur de mon lit. M’endormir alors est chose plus facile. Est-ce pour cela que je songeai à Paul ? Nous l’avions conduit à la gare, Germaine et moi, juste avant le dîner. Était-il vraiment dans le train ? Ne nous avait-il pas suivis ? N’avait-il pas loué, lui aussi, une chambre ici ? Je ne rêvais pas. Toutes ces réflexions étaient sensées. Pourtant je dormais puisque, dès que je voulais faire un geste, j’en étais incapable. Je sentais que le lit était agréable. Je me gardais bien d’ouvrir les yeux par peur non pas de l’obscurité mais du noir. Je finissais cependant par ne penser à rien. Puis cela recommençait. Je me disais : elle a voulu me prévenir. Elle m’a appelé Paul pour que je comprenne ses craintes. Mais pourquoi si fort ? Je me posais cette question lorsque tout à coup je m’éveillai véritablement. Je savais où se trouvait la fenêtre. Je savais que Germaine reposait à ma gauche. Toutes ces réflexions s’étaient évanouies. Ma vie reprenait à partir du moment où je m’étais couché. Du temps qui s’était écoulé depuis, il ne restait que ce cri. Il ne m’en paraissait que plus mystérieux. J’allumai aussitôt. Germaine me tournait le dos, les couvertures remontées jusqu’au cou. Je ne voyais que ses cheveux. Je ne sais comment vous dire, mais j’ai eu à ce moment l’intuition qu’elle était morte. Je n’osai même pas la toucher. Comment vous faire comprendre cela ? Quand la pensée vous vient que quelqu’un est mort, c’est affreux. Cela m’est arrivé souvent avec les bêtes, avec les vieillards. Je me suis levé. J’avais besoin de ma liberté de mouvement. Je ne faisais pas de bruit. J’espérais qu’elle dormait. Je ne voulais agir de façon à la réveiller ni qu’elle ne se réveille pas. Je n’osais faire le tour du lit de peur de voir son visage. Il fallait pourtant que je fasse quelque chose. Je ne pouvais rester indéfiniment ainsi. Je l’appelai, doucement d’abord, puis de plus en plus fort. “Germaine !”, criai-je tout à coup. Les couvertures ne bougèrent pas. Je les vois encore sur le corps de Germaine. C’est affreux. »

On entendit le bruit d’une auto.

— Voilà le médecin, dirent en même temps plusieurs personnes.

Chaque fois qu’un visage nouveau se montrait, Deulion ressentait une oppression. C’était tout juste si ces gens qu’il s’efforçait de persuader ne lui apparaissaient pas alors comme de vieux amis à côté du nouveau venu. Il savait bien pourtant qu’il ne pouvait pas compter sur eux. Cette fois, ce fut pire. Deulion se mit à trembler. C’est qu’un médecin appartient à un monde redoutable. Il a beau parler à tous, vous poser des questions, s’intéresser à ce que vous lui dites, il a reçu une autre instruction que la vôtre. On ne peut pas lui raconter ce qu’on raconte à tout le monde. D’ailleurs, il n’écoute que par politesse. En fin de compte, il se fait une opinion d’après son propre jugement. Et il ne vous la fait même pas connaître.

Deulion se leva, se précipita vers la porte vitrée. Tout le monde le suivit. On apercevait, à travers la porte, dans le couloir montant aux étages, un homme vêtu de sombre, portant des binocles, dont l’attitude réservée donnait à entendre qu’il tenait à garder son indépendance. Il n’avait besoin de rien savoir. Il voulait simplement se rendre compte par lui-même.

— Mon Dieu, Monsieur, si vous saviez ce qui est arrivé, balbutia Deulion.

Le malheureux n’avait plus la même confiance en lui que vis-à-vis des gens qui avaient envahi sa chambre. Il voulut cependant parler.

— Un instant. Je vous verrai tout à l’heure, dit avec froideur le médecin.

Il se tourna vers le propriétaire.

— Dans quelle chambre est le corps ? demanda-t-il sur le ton d’un homme qui ne veut même pas qu’on l’accompagne.

En voyant le médecin s’engager seul dans l’escalier, Deulion poussa un cri. Puis il courut derrière lui. Sans prononcer un mot, le médecin revint sur ses pas et, s’adressant au propriétaire :

— Je vous en prie, occupez-vous de Monsieur.

Puis, sur un ton plus bas, il demanda :

— Vous avez prévenu ?

— Oui, oui, Docteur, c’est fait.

Tout le monde entourait Deulion. On avait dû le faire asseoir presque de force. Jusqu’à présent, il n’avait fait que raconter ce qui s’était passé. À aucun moment, il n’avait paru en proie à une véritable douleur. Maintenant que plus rien ne dépendait de lui, il se mit à pleurer.

Dix minutes plus tard, le médecin redescendit. Cette fois il entra dans le bureau. Il avait changé. Il n’avait plus rien de commun avec l’homme inabordable qu’il avait été en arrivant. Maintenant qu’il avait produit son effet, il ne voyait pas l’utilité de continuer dans une voie qui le privait des avantages de la familiarité. Il frappa paternellement sur l’épaule de Deulion. Il savait qu’il lui avait fait peur, et cela lui suffisait. Il ne demandait à présent qu’à se faire un client de plus. On lui offrit un petit verre qu’il accepta tout naturellement. À un moment donné, son regard se posa sur Charles Morel, mais il parut ne pas le voir.

Peu après, un fourgon automobile s’arrêtait devant l’hôtel. À présent que Deulion se rendait compte qu’il s’était effrayé pour rien, sa douleur se manifestait librement. Il faisait pitié à voir. On comprenait, à travers ses paroles, qu’il avait aimé cette femme depuis des années, que c’était à la suite d’un malentendu qu’elle s’était mariée avec Gérardin, que c’était pour cette raison qu’il avait pris ce dernier à son service.

— Je sais ce que c’est d’aimer, dit Charles Morel à ce moment.

Personne ne parut entendre. Il y eut une gêne dans l’air. Des bruits de gros souliers se firent entendre au-dessus du plafond.

— On vient la chercher, cria Deulion en se cachant le visage.

Peu après, on entendit des coups lourds, quelquefois très rapprochés, quelquefois espacés, frappés contre les marches du petit escalier. Tout le monde s’approcha de la porte vitrée. Le propriétaire l’ouvrit, sortit, suivi de trois ou quatre personnes. Il referma la porte. Les autres se rangèrent derrière les vitres. Presque en même temps, deux hommes passèrent portant un brancard. Il y eut un profond silence. Tout le monde baissa la tête. Une femme fit le signe de croix. Une autre porta un mouchoir à ses yeux. Deulion pleurait, seul, sur sa chaise.

— Vous ne pouvez pas vous découvrir ? dit une femme qui maintenait son manteau fermé sur sa poitrine de telle façon qu’on ne savait si c’était à cause du froid ou pour cacher ses seins.

Charles Morel la regarda sans paraître comprendre.

— Il y a un moment que vous m’agacez.

Il garda encore le silence. Tout à coup il sentit que son chapeau lui sortait de la tête. Il l’entendit tomber à terre. Il se retourna. La sœur du propriétaire le regarda dans les yeux. « Oserez-vous me dire quelque chose ? » semblait-elle demander. Il resta un instant interdit, puis il se baissa pour ramasser son chapeau. Mais quelqu’un l’avait déjà projeté ailleurs d’un coup de pied. Comme si rien ne s’était passé, Charles Morel se dirigea vers le coin où son chapeau avait roulé. Un autre coup de pied l’envoya dans l’entrée. Le propriétaire de l’hôtel qui avait fermé lui-même la portière du fourgon rentrait.

— Que fait là ce chapeau ? dit-il, comme s’il ne l’avait jamais vu. Et à son tour il lui donna un coup de pied qui l’envoya rouler dans la neige.

Charles Morel remontait déjà l’escalier. Quand il fut arrivé dans sa chambre, en la voyant si vide, il se demanda pourquoi il était remonté. Il s’approcha de la fenêtre. Il voyait la rue et le jour se levait. Il ne neigeait plus. Les maisons, sans le papillotement de la neige qui tombe, semblaient se reposer. Il faisait moins clair que dans le bureau, mais cette lumière était celle du jour. Il resta longtemps le front contre la vitre. C’était la première fois, depuis qu’il était sorti de prison, qu’il assistait au réveil familier de la ville et, fait extraordinaire, tout était blanc. Il se retourna. Il fut surpris que le fond de sa chambre fût aussi clair que la rue. La neige en était la cause. Il avait souvent songé à ses premières heures de liberté. Il avait cru qu’il dormirait dans un bon lit, qu’il se lèverait tard. Et rien ne s’était passé comme il l’avait prévu. Il eut à ce moment une telle sensation de bonheur qu’il suffoqua. Il descendit l’escalier. Il ne jeta même pas un coup d’œil sur la porte vitrée. Une fois dehors, il aperçut son chapeau écrasé dans le ruisseau gelé. Il ne s’arrêta pas. Un vent glacé soufflait dans ses cheveux. « Je suis heureux », murmura-t-il. En traversant une rue, il se vit de loin dans la glace d’une boulangerie, semblable à quelqu’un qui venait de sortir pour un instant. Il savait que ce n’était pas pour un instant qu’il venait de sortir, mais pour toujours. Il regarda s’il y avait du monde. Il était seul en ce matin de Noël. Il leva alors les bras, le plus haut qu’il put, et brusquement, de toutes ses forces, il cria : « Vive la Liberté ! »

LE DOCTEUR AUBIN

Il était neuf heures du soir. Il avait plu toute la journée. Brusquement, à la fin de l’après-midi, le temps avait tourné au froid. Il gelait à présent. On glissait sur les trottoirs, sur les chaussées, comme sur une patinoire. Le ciel était constellé ; la lune, éclatante. Le docteur Gilbert Aubin avait relevé le col de son pardessus. Il marchait d’un pas rapide dans la direction de la porte de Versailles, remontant une à une les stations de métro de la rue de Vaugirard. À la Convention, il entra dans un café dont il ne restait de la terrasse que les panneaux vitrés destinés à protéger les clients du vent. Il n’avait sans doute pas dîné car il commanda un apéritif. Il le but lentement, le regard fixe. De temps en temps, il frictionnait le dessus d’une de ses mains. Lorsqu’il entendait, venant du sol, le grondement d’une rame de métro, puis la trompette de l’employé, il écartait le rideau mouillé par la buée et regardait surgir les voyageurs. Le docteur Aubin était un homme de quarante ans à lunettes d’écaille et à petite moustache noire, aux traits fins, au profil délicatement dessiné. Il portait un col mou et, comme dans sa jeunesse, une épingle dorée en maintenait les pointes rapprochées. Tout dans sa mise faisait songer à ces hommes partis frais de chez eux mais qui ne sont pas rentrés de la journée.

Soudain il sortit. Il prit la rue Desnouettes. C’était un peu plus haut, dans un immeuble bâti il y avait à peine cinq ou six ans mais qui avait déjà cette teinte grise de l’aggloméré dont on fait les faux rochers, les fausses cavernes des jardins d’acclimatation, qu’il demeurait. Devant la maison, il hésita à entrer. Quel accueil lui réserverait Alice ? Que dirait-elle quand elle saurait qu’il n’avait pas été chez l’administrateur Loubat ? Il poussa la porte finalement, passa rapidement devant la loge de la concierge en portant la main à son chapeau, prit l’ascenseur, modèle perfectionné mais ayant l’aspect d’un monte-charge.

 

C’était en 1928, alors qu’il s’était rendu à Dijon au chevet d’une vieille tante, qu’il avait fait la connaissance de Mademoiselle Alice Bertoin. Elle appartenait à une modeste famille. Son père, médecin également, était un homme assez singulier. À Dijon, où il exerçait, il avait opéré plusieurs guérisons que certains qualifiaient de miraculeuses et d’autres de charlatanesques. Mais son apparence, celle d’un ouvrier agricole, son mépris de la médecine officielle et de tout ce qui n’était pas la simplicité et l’austérité dans laquelle il avait été élevé, l’avaient empêché de tirer parti de ses succès. Il s’était opposé au mariage de sa fille. Elle avait passé outre, un peu par amour, beaucoup par désir d’habiter Paris, de pénétrer dans un milieu intelligent, supérieur même à celui dont l’excentricité de son père l’écartait. Deux ans plus tard, le ménage avait eu une fille qu’on prénomma Marie-Thérèse. Il s’était alors installé dans un petit appartement de trois pièces, square Desnouettes. Une vie difficile avait commencé. À chaque instant, les jeunes gens recouraient à leur famille. On échangeait des signatures. Les conseils, les reproches, les menaces même pleuvaient.

Il y avait un mois, au cours d’une soirée donnée par le professeur Carlhian, dont Gilbert avait été l’assistant avant son mariage, Alice s’était plainte de son existence. À l’insu de son mari, elle avait fait des confidences au professeur. Elle rêvait de partir pour un pays lointain, où les mœurs seraient différentes, où son mari pourrait se rendre utile, être récompensé de son travail, prendre conscience de sa valeur. « Mon rêve, avait-elle dit, serait que Gilbert eut une responsabilité. Il deviendrait tout autre. C’est un garçon qui a besoin d’exercer son initiative, de sentir qu’on l’apprécie, qu’il est indispensable. »

Monsieur Carlhian avait alors parlé de son ami l’administrateur des colonies, Loubat. Il avait promis de faire tout ce qu’il pourrait. Or, le matin du jour où commence ce récit, la lettre suivante était arrivée à l’adresse de Gilbert Aubin. « Cher ami, comme je l’ai promis à votre charmante femme, j’ai parlé de vous à mon ami Loubat. Je lui ai fait part de vos désirs. Je lui ai dit toute l’estime (et vous savez combien elle est grande) que j’ai pour vous. Enfin bref, j’ai plaidé votre cause. Cela n’aura pas été en vain. À l’instant, je reçois une lettre de M. Loubat. Il faut que vous alliez aujourd’hui même le voir (vous trouverez son adresse dans l’annuaire). Il vous attend. Son fils, (dont vous connaissez – j’en suis certain – les travaux), quitte Hanoï. Il s’agit de le remplacer éventuellement comme médecin attaché à la Résidence. Tenez-moi au courant. Très cordialement vôtre, E. Carlhian. »

 

— Eh bien ! dit Alice cependant que son mari ôtait lentement son pardessus.

C’était une jeune femme de trente ans, brune, assez jolie, mais dont les cheveux, aux tempes, étaient clairsemés et prenaient racine trop bas, ce qui lui donnait un aspect négligé. Elle était vêtue d’une robe noire, à peine décolletée. Les bras le long du corps, immobile, elle regardait son mari. Il ne répondit pas. Sans se soucier d’elle, il vidait une à une les poches de son pardessus.

— Eh bien ! dit Alice, cette fois avec plus de vivacité. As-tu vu M. Loubat ?

— Je te parlerai de cela tout à l’heure. Je meurs de faim. Il faut que je dîne d’abord.

Il passa dans la première pièce, la salle à manger-salon. Son couvert était mis sur une table de bridge. Il déplia un journal, s’assit. Peu après, Alice reparut, un plat entre les mains, avec l’air d’une grande dame qui, pour ne pas faire veiller ses domestiques, assure un service tout préparé.

— Merci, merci, dit-il sans lever les yeux.

Alice s’assit près de son mari.

— Qu’est-ce que t’a dit M. Loubat ?

— Il ne m’a rien dit.

— Enfin, parle, explique-toi. Tu es ridicule. Tu sais que je t’attends avec impatience et tu rentres à neuf heures.

Gilbert Aubin tourna la tête vers Alice.

— Je ne l’ai pas vu.

— Il n’était pas chez lui ?

— Je n’en sais rien car je n’y ai pas été.

Les lèvres d’Alice se serrèrent. Sa gorge se souleva. Sa surprise était telle qu’elle ne croyait pas encore que ce fût possible.

— Comment, tu n’as pas été chez M. Loubat ?

— Non, je n’y ai pas été.

Elle se leva si brusquement qu’elle fit bouger la table et qu’un verre faillit se renverser.

— Calme-toi, dit tranquillement Gilbert Aubin.

Elle ne répondit pas.

— C’est incroyable, c’est incroyable, répéta-t-elle à plusieurs reprises en levant les mains. Elle avait tourné le dos à son mari. Celui-ci voyait ses mains s’ouvrir et se fermer avec rapidité. Il s’approcha de sa femme, la prit par les épaules.

— Laisse-moi, fit-elle en le repoussant. Laisse-moi.

Elle traversa la pièce, s’accouda sur un meuble. Il la suivit mais, cette fois, ne la toucha pas.

— Tu ne me permets pas de finir, Alice.

Elle pleurait de colère. Cet homme serait-il donc toujours incapable d’agir ! Elle avait beau se démener pour lui faciliter les choses, il ne bougeait pas. C’était à croire qu’elle ne lui inspirait aucun sentiment. S’il l’avait aimée, n’eût-il pas fait l’impossible pour la rendre heureuse, pour lui épargner cette vie médiocre ?

— Je n’ai pas été chez M. Loubat pour une raison très simple et que tu vas comprendre tout de suite, continua Gilbert Aubin. Je ne voulais pas refuser la situation qu’il m’offrirait. Car c’est ce que j’aurais été obligé de faire à cause de Marie-Thérèse.

— Quoi ? demanda Alice en se ressaisissant brusquement.

— Ce serait un crime de partir pour l’Indochine avec une enfant de quatre ans.

— C’est nouveau.

— Non, ce n’est pas nouveau. Je ne t’en ai pas parlé plus tôt parce que je ne voulais pas te faire l’affront d’être plus soucieux de la santé de notre enfant que toi.

Une discussion confuse suivit cette déclaration. Alice prétendit qu’il n’y avait absolument aucun danger dans ce voyage, qu’on voyait tous les jours des familles entières entreprendre de longues traversées, cependant que son mari s’efforçait de lui faire comprendre que même pour les grandes personnes le climat de l’Indochine était dangereux, à plus forte raison pour des enfants.

Durant quelques instants, Alice parut se calmer. Puis, tout à coup, elle entra dans une violente colère.

— Tu as une maîtresse, cria-t-elle.

Le docteur qui arpentait la salle à manger, ce qui faisait dire d’habitude à sa femme qu’il lui donnait le vertige, s’arrêta net, regarda Alice des pieds à la tête, puis, comme s’il s’était rendu compte qu’il n’y avait rien à répondre à une telle accusation, se remit à marcher.

— Pendant que je fais tout ce qui est humainement possible de faire pour toi, tu me trompes… Ah ! nous allons voir…

Elle fut interrompue par la sonnerie du téléphone.

— Au lieu de m’agacer, va répondre, lui dit son mari.

— Je saurai la vérité, continua Alice.

Le téléphone sonnait toujours.

— Tu n’entends pas ?

Au début du mariage, il avait été entendu que ce serait toujours Alice qui répondrait, sans dire qui elle était, par un désir puéril de faire impression sur la clientèle.

— Tu n’as qu’à y aller toi-même, dit-elle en laissant entendre qu’elle se désintéressait à présent de la carrière de son mari.

Le docteur Aubin se rendit dans son cabinet. Quand il eut raccroché, sa mauvaise humeur avait encore grandi. C’était la mère d’une de ses clientes qui avait téléphoné pour demander au docteur de se tenir prêt à intervenir, l’enfant que sa fille attendait était sur le point de naître.

— Il ne manquait que cela, murmura Gilbert en revenant dans la salle à manger.

Par ce froid glacial, il allait être obligé de sortir.

— La vérité ne peut se cacher indéfiniment, reprit Alice.

Le docteur Aubin ne put se contenir. Il jeta sur sa femme un regard furieux puis, sans dire un mot, retourna dans son cabinet, s’enferma, à clé. C’était une pièce meublée avec le désir de faire cossu et avec mauvais goût. Sur le bureau couvert d’une plaque de verre, il y avait la fameuse garniture de bureau que lui avait donnée son père quand il s’était installé et qui n’était guère différente de ce qu’elle avait été dans le magasin d’où elle était sortie. Trois petits fauteuils carrés, un cosy-corner tendu de la même étoffe moderne que les sièges, meublaient la pièce. Mais ce qu’il y avait de plus laid encore, c’était le lustre, une sorte de vasque renversée en marbre veiné aux chaînettes de laquelle était enroulé du lierre artificiel. Un rideau de mousseline blanche cachait la fenêtre. L’ensemble de ce cabinet trahissait tout le soin qu’un jeune médecin peut apporter au perfectionnement de ce qu’il croit être son principal instrument de travail. Il ouvrit la fenêtre, pour se rafraîchir, pour respirer, pour oublier la scène pénible qui venait de se dérouler. Un vent glacial lui arriva au visage, lui fit du bien. Le ciel était constellé, aussi lumineux qu’il est possible, vibrant, et la voie lactée toute blanche était si nette qu’elle se détachait sur le ciel. À ses pieds, le square, avec ses tas de sable pour les enfants, aussi dur que de la pierre, s’étendait, désert. Il referma la fenêtre, tira la cordelette du rideau, avec précaution, pour ne rien casser. Entre les quatre murs, à la lumière de la lampe de son bureau, une lampe qui était aussi un cadeau, il se sentit petit, faible. « Pauvre Marie-Thérèse, murmura-t-il, tu ne sais pas tout ce que je fais pour toi. Quand tu seras grande, tu le devineras peut-être, mais ce sera déjà du passé et cela n’aura plus aucune valeur. » Il s’assit dans un fauteuil, près du radiateur sur lequel il y avait, par hygiène, une assiette d’eau. Car, à quoi bon se coucher puisqu’il pouvait être appelé d’un moment à l’autre. Il lui faudrait réveiller la concierge, entendre ses grommellements, marcher un quart d’heure dans la nuit glaciale pour économiser un taxi. Il ferma les yeux. Les principaux événements de son existence lui revinrent à la mémoire. Guerre, démobilisation, examens, mariage, tout cela lui avait donné des joies et des peines qui aujourd’hui étaient mortes. Plus rien ne comptait désormais que le présent. Et ce présent, c’était cette vie sans relief, cette famille réduite au minimum, une femme, un enfant. « Est-ce que j’aime vraiment Alice ? » se demanda-t-il. Son attachement n’était-il pas une habitude ? Il était fatigué. Les épaules lui faisaient mal. « Et que ferais-je si j’étais obligé de choisir entre ma femme et ma fille ? » Il ne sut que répondre. Comment pouvait-il se poser une pareille question ? Il voulut penser à autre chose. Il n’y parvint pas. Cette étrange question, un tribunal la lui posait à présent. Le président le mettait en demeure de répondre par oui ou par non. S’il refusait, c’était bien simple, on tuerait la femme et l’enfant. Il fallait même qu’il se dépêchât, car il n’y avait pas que son cas à juger. Les assesseurs donnaient des signes d’impatience. Ils avaient autre chose à faire que d’attendre que le docteur Aubin prît une décision. On n’était pas en famille. On rendait la justice.

Ce fut à ce moment que fort heureusement un coup de sonnette dispersa ces réflexions, un coup de sonnette qui ressemblait singulièrement au premier appel du téléphone quand, comme il arrive parfois, il n’est suivi d’aucun autre. Le docteur Aubin se leva d’un bond.

La pendulette gainée de cuir, un autre cadeau non de la famille cette fois mais d’un malade reconnaissant, avait continué toute seule son petit travail. Il était quatre heures du matin. Comment Gilbert avait-il pu dormir si longtemps habillé, chaussé, le cou serré ? Et qui venait le déranger à pareille heure ? Il s’étira et, sans doute parce qu’il ne le faisait jamais, il fut surpris de voir dans la glace de la cheminée ses bras levés, ses poings fermés. Pour ne pas réveiller sa femme et sa fille si la sonnette ne l’avait pas déjà fait, il ouvrit avec précaution la porte de son cabinet de travail. Un accident venait peut-être d’arriver. On avait besoin d’un médecin. Dans quel drame allait-il être plongé ? À une heure aussi matinale, seul un cas désespéré pouvait justifier une visite. Il bâilla, passa une main sur ses cheveux. Le corridor, à demi obstrué par une armoire normande dont Alice avait hérité, était obscur. Il tourna un commutateur. L’appartement était si petit qu’il eût pu toucher le lit qu’il aperçut alors par l’embrasure d’une porte. Il se rendit dans l’entrée. D’habitude, avant de se coucher, il tirait le verrou, mettait la chaîne de sûreté. La veille, il n’en avait rien fait. Il tourna encore deux autres commutateurs un peu, il s’en rendit compte, pour que si un bandit éteignait une lumière, il en restât encore une autre. Enfin il ouvrit la porte.

Un homme de grande taille, découvert, paraissant âgé d’une soixantaine d’années, portant un pardessus raglan, se tenait sur le palier. Le docteur Aubin remarqua tout de suite que le ruban rouge à son revers était d’une longueur inhabituelle, d’une longueur d’au moins deux centimètres à cause de la distance qui séparait la boutonnière du bord du revers.

— Armand Loubat, dit le visiteur en s’inclinant cérémonieusement.

— Monsieur Loubat ? fit avec étonnement le docteur Aubin.

— Lui-même.

— Entrez, je vous prie… mais…

S’il était une visite à laquelle le docteur ne s’attendait pas, c’était bien celle de l’administrateur.

— Je m’excuse de vous déranger, cher Monsieur, dit M. Loubat après avoir ôté son pardessus et tapoté à différentes reprises les poches de son veston avec la mimique d’un invité qui attend qu’on lui indique la porte qu’il devra emprunter. Mais il fallait absolument que je vous voie. Je vous ai attendu toute la journée. C’est sans doute à cause d’un malentendu que vous n’êtes pas venu.

— C’est-à-dire que…

— Vous avez été empêché probablement. C’est fâcheux. Enfin, vous avez de la chance que le professeur Carlhian soit mon plus grand ami et qu’il vous aime beaucoup.

Gilbert Aubin devait se contraindre pour ne pas laisser paraître sa mauvaise humeur. Il trouvait extraordinaire que, sous prétexte de lui rendre service, M. Loubat se permît de venir chez lui à quatre heures du matin.

— J’ai dîné chez un ami, un garçon très doué, à peine plus âgé que vous. Nous avons passé la soirée à bavarder. J’aime la jeunesse, la jeunesse un peu mûre. Puis, comme nous n’avions sommeil ni l’un ni l’autre, nous sommes sortis. Vous savez ce que c’est, on va d’une boîte à l’autre et le temps passe si vite à mon âge. Ce n’est que tout à l’heure que j’ai pu me rendre libre. Et il fallait que je vous voie avant qu’il fût trop tard, cela dans votre intérêt, vous le savez n’est-ce pas ? Je dois donner la réponse demain matin, ce matin je veux dire. Est-ce que vous êtes d’accord, est-ce que vous acceptez de partir le mois prochain pour Hanoï ? Vous savez de quoi il s’agit ? Mon fils a le mal du pays. Il veut rentrer. Il le peut d’ailleurs, sa fortune est faite. Vous sentez-vous capable de le remplacer ?

Le docteur Aubin hésita à répondre. Évidemment au bout de dix années passées à soigner les gouverneurs qui se succéderaient, il reviendrait comme le jeune Loubat, fortune faite. Mais la petite Marie-Thérèse apparut devant ses yeux. Elle souriait. Elle ouvrait les mains, les montrait à son père. À ce moment, l’administrateur regarda sa montre.

— Tiens, il est presque quatre heures et demie. Dépêchez-vous de répondre. Le temps presse.

— Vous êtes très aimable de vous être dérangé, dit Gilbert Aubin, et je regrette que ce soit en vain. Je ne peux malheureusement pas accepter la situation que vous avez la bonté de m’offrir, cela pour des raisons sentimentales qu’il me serait trop long de vous exposer.

M. Armand Loubat ne broncha pas. Il demeura un instant silencieux, impassible comme s’il n’avait rien entendu, puis il dit :

— Si vous venez me voir avant votre départ, je vous remettrai plusieurs lettres de recommandation, notamment pour le gouverneur qui est un grand ami, un fidèle ami.

— Je vous répète qu’il m’est impossible de partir.

Cette fois l’expression de M. Loubat changea complètement. Ses yeux se fermèrent à demi, ses narines se pincèrent. Il eut un air mauvais.

— C’est bien, dit-il en se levant. Veuillez, je vous prie, me reconduire.

— Mais…

— Je vous prie de me reconduire.

Gilbert Aubin eut alors brusquement conscience de ce qu’il perdait. Tant qu’il avait eu le pouvoir d’accepter ou de refuser la situation qui lui était offerte, il n’en avait pas saisi l’importance. Il pâlit. Il allait donc continuer à habiter ce petit appartement du square Desnouettes, à déposer des cartes dans les hôtels du quartier, à faire des accouchements au milieu de la nuit, à se casser la tête pour trouver des raisons nouvelles de demander de l’argent à sa famille, à supporter le mépris et les moqueries de son entourage.

— Je vous en prie, Monsieur, balbutia-t-il, ne partez pas encore. Vous m’avez mal compris. Je suis au contraire très heureux de remplacer votre fils dans une fonction aussi importante. Je vous suis infiniment reconnaissant de tout ce que vous avez fait pour moi.

M. Loubat avait remis son pardessus. Il regarda son interlocuteur avec indifférence.

— C’est cette porte ?

— Oui, mais restez. Je ne sais pas ce que j’ai eu. C’est la fatigue sans doute. Mon rêve justement a toujours été de partir. Je vous en supplie, faites qu’il se réalise.

— Trop tard.

Une sueur froide coula sur le front du docteur Aubin, mouilla ses sourcils.

— Monsieur, monsieur ?

— Trop tard, je vous dis. Vous pensez bien que pour une situation de cette importance, ce ne sont pas les candidats qui manquent. Il fallait saisir, comme on dit, l’occasion au vol. Je ne peux que vous répéter : trop tard.

Gilbert respirait avec difficulté. Il ne pouvait croire encore que tout était fini, que cette magnifique situation, il savait définitivement perdue.

— Mais puisque tout ne dépend que de vous.

— Trop tard.

— Et si je vous supplie.

— Trop tard, la place est déjà prise.

Ces derniers mots plongèrent le docteur Aubin dans un profond étonnement. Il se redressa. Comment cette place pouvait-elle être déjà prise puisque, il y avait un instant à peine, elle ne l’avait pas été ?

— Est-ce que vous vous moquez de moi ? demanda-t-il avec un calme subit.

— Non. La place est prise, c’est clair.

— Elle ne l’était pas quand vous êtes venu.

— Elle l’est maintenant.

Gilbert Aubin comprit alors qu’il n’y avait plus rien à espérer. Il baissa la tête pour cacher les larmes qu’il sentait prêtes à couler de ses yeux. La vie monotone qu’il menait depuis son mariage allait recommencer, avec cette aggravation qu’il lui serait chaque jour reproché de n’avoir pas su profiter d’une occasion unique. Que dirait Alice quand elle saurait qu’il avait refusé la situation qu’on lui avait non seulement offerte mais apportée chez lui ? Au fond, tout le monde avait raison. Il n’avait aucune valeur. Il était tout juste capable d’accourir quand un inconnu lui téléphonait. Après, quand on l’avait vu, on s’adressait à quelqu’un d’autre. Si Monsieur Loubat avait sauté avec tant de hâte sur son refus, c’était que certainement il avait été déçu, que son interlocuteur ne lui avait pas fait bonne impression. Mais une main s’était posée sur l’épaule du docteur Aubin. Il leva la tête.

— Vous me faites pitié, dit M. Loubat. Voulez-vous que j’essaie d’arranger les choses ?

— Vous allez faire cela ?

— Si vous le voulez.

— Merci, merci…

— L’ami avec qui j’ai passé la soirée doit me téléphoner tout à l’heure. Je lui raconterai votre histoire. Peut-être consentira-t-il à s’effacer.

— C’est lui qui devait remplacer votre fils ?

— Oui.

— Pourquoi, dans ce cas, êtes-vous venu me voir ?

— Parce que je vous aurais donné la préférence si vous aviez accepté. Comme cela n’a pas été le cas…

— Mais votre ami l’ignore…

M. Loubat jeta un regard sévère sur le docteur Aubin.

— Nous allons attendre. Mon ami ne tardera certainement pas à téléphoner.

Les deux hommes s’assirent. On n’entendait plus que le tic-tac de la pendulette. Gilbert Aubin était en nage. Il craignait que l’ami de M. Loubat ne téléphonât pas et que, lassé d’attendre, l’administrateur ne prît congé. Ah ! comme il avait été maladroit. Il y avait une demi-heure, il eût été si simple d’accepter. Et maintenant, il était à la merci d’un coup de téléphone, du coup de téléphone d’un inconnu. Soudain, le souffle lui manqua, M. Loubat venait de regarder sa montre.

— Hé, déjà cinq heures.

— Votre ami ne tardera plus.

— Malheureusement, je vais être obligé de vous quitter.

— Vous ne pouvez pas faire cela. Il faut que vous soyez là. Si votre ami téléphone en votre absence.

— Oh ! Il ne prendra pas cette liberté. C’est un garçon d’une parfaite éducation.

— Vous voulez dire qu’il ne me ressemble pas, observa avec amertume le docteur Aubin.

Mais soudain le visage du médecin s’éclaira : une longue sonnerie résonnait tout près de lui, avec la force d’un réveille-matin dans une mansarde.

— Voilà, voilà, cria Gilbert en regardant M. Loubat. Ce dernier demeurait immobile.

— Vous ne répondez pas ?

L’administrateur semblait sourd.

— Dépêchez-vous.

La sonnerie s’arrêta. L’instant qui s’écoula avant qu’elle reprît parut interminable.

— Je vous en supplie, levez-vous.

Comme M. Loubat ne bougeait toujours pas, Gilbert Aubin s’approcha de lui, lui prit la main. Elle était molle. Il en sentait la forme s’adapter parfaitement à la paume de sa propre main. Il la pressa. Elle diminua. Il serra plus fort. Elle devint aussi petite que celle d’un enfant. À ce moment, la sonnerie, qui s’était encore arrêtée reprit, mais avec beaucoup plus de douceur. Gilbert Aubin se tenait debout devant un fauteuil vide. Il n’y avait personne dans la pièce. Tout était comme quelques heures plus tôt, lorsqu’il s’était assoupi. Il poussa un cri de joie. Il avait donc rêvé. M. Loubat n’était jamais venu. Il n’était donc pas trop tard. Oh ! mais cela n’avait pas d’importance. Le docteur Aubin éprouvait un tel soulagement qu’il ne voulait penser à rien.

La sonnerie retentissait toujours. Il décrocha l’appareil. C’était la vieille dame qui lui avait déjà téléphoné au sujet de sa fille qui allait accoucher. Elle le priait de venir le plus vite possible. Gilbert s’étira comme dans un rêve, mais sans voir son image dans la glace de la cheminée. Il regarda l’heure. Comme l’avait dit M. Loubat, il était cinq heures. Il quitta son cabinet de travail sur la pointe des pieds. Il était heureux de sortir. La porte de la chambre où reposaient Alice et Marie-Thérèse était ouverte. Il entra dans la pièce avec précaution. Jamais il ne s’était senti si bien. Jamais il n’avait éprouvé une telle paix. M. Loubat n’était pas venu ! Il ne lui avait rien refusé. Gilbert n’avait par conséquent rien à regretter. Il s’approcha du petit lit de sa fille. Il la regarda avec amour. Elle était à demi-découverte, en travers du lit. On devinait qu’elle s’était retournée plusieurs fois, qu’elle avait peut-être fait, elle aussi, un mauvais rêve. Mais le visage était serein, indifférent à toutes les gesticulations passées du petit corps.

Gilbert Aubin contempla longuement la fillette, se pencha pour l’embrasser, puis, après avoir pris sa trousse, sortit. La vie lui paraissait simple et merveilleuse. L’aube commençait à poindre. Il ne faisait pas encore jour mais il n’y avait plus d’étoiles. « Que l’heure qui suit un cauchemar est belle ! » murmura-t-il. Un taxi passa près de lui. Il l’arrêta, donna l’adresse de sa malade. Le chauffeur avait dormi dans son lit, lui. Il fumait déjà une cigarette. Son œil était frais, ses joues roses. Le docteur Aubin croisa les jambes, s’adossa confortablement à la banquette. Les yeux clos, il s’efforçait de ne penser à rien. Et ce ne fut que lorsque les premiers gémissements de la femme en douleurs parvinrent à ses oreilles qu’il se demanda pourquoi dans son rêve il avait tellement souffert, pourquoi il avait craint de perdre une situation qu’il n’accepterait jamais.

LA COUSINE

Le petit appartement de l’avenue de la Motte-Piquet était sens dessus dessous. Pour la première fois, Olivier Guyot allait passer un mois entier hors de sa famille. C’était un grand jeune homme de vingt-quatre ans, pas tout à fait aussi beau que se l’imaginait sa mère, mais assez séduisant tout de même avec ses larges sourcils de jaloux, son air timide et susceptible. Il venait de terminer son droit. Pour fêter cet événement, Monsieur et Madame Guyot avaient décidé de réaliser le projet caressé depuis longtemps, d’envoyer Olivier à Guingamp, chez sa tante Denise Labatterie, pour les vacances. Maintenant qu’Olivier allait être obligé de gagner sa vie, il eût été maladroit, quelques bonnes raisons qu’on en eût, de négliger ceux qui pourraient lui être utiles. Denise faisait partie justement de ces derniers. Depuis vingt-sept ans, Marguerite Guyot reprochait à sa cousine d’avoir, comme elle disait, manqué sa vocation qui eût été, toujours selon Mme Guyot, d’être une demi-mondaine. Elle le lui reprochait avec d’autant plus d’aigreur qu’à cette époque lointaine, alors qu’elle était jeune fille, elle avait aimé elle aussi le beau et riche Yves Labatterie. Elle avait tout fait pour devenir sa femme. Elle avait même exploité l’attrait confus qu’exerçait sur sa sœur et sur elle ce que l’on appelle la vie artistique de Paris. Elle avait rabaissé l’objet de son amour, elle en avait fait ressortir l’absence d’ambition élevée, la médiocrité en un mot, avec tant de ténacité, si habilement, que Denise avait fini par paraître l’approuver. C’était ainsi, du moins le croyait-elle, que Marguerite avait perdu la partie. Denise avait été plus maligne que sa sœur. En même temps qu’elle avait feint de céder, elle avait conquis le cœur du bel Yves. De dépit, Marguerite s’était rendue chez un parent, à Paris. Pendant deux ans, elle avait suivi des cours de peinture à l’École des Beaux-Arts. Pour se venger, elle était restée le plus longtemps possible fidèle aux aspirations qu’elle avait partagées avec sa sœur. Puis, elle s’était mariée avec un officier sans fortune à qui elle n’avait pas tardé de rendre la vie intenable. Grâce au ciel, disait-elle aujourd’hui, elle avait un dédommagement à sa vie manquée dans son grand garçon de fils, si bon, si intelligent.

— Tu feras attention, Olivier.

— Ne t’inquiète pas, maman.

— Si elle te pose des questions, ne réponds pas.

— Je ne suis plus un enfant, maman.

— Sois simple, naturel. Montre-lui que tu es mon fils.

 

Le 17 juillet 1935, alors que traînaient encore par les rues des touffes de serpentins et des lampions, alors qu’on déclouait les estrades, Olivier débarqua par un soleil torride à la petite gare de Guingamp. Le jardinier de M. Labatterie l’attendait sur le quai. Le matin il avait conduit le cheval chez le maréchal. Il avait demandé à sa patronne s’il devait en emprunter un aux Poiret, des voisins. « Ce n’est pas la peine, avait répondu Denise, mon neveu est assez grand garçon pour faire le chemin à pied. » En l’absence de son mari, parti pour Paris, Denise accueillait très cordialement son neveu. C’était la première fois qu’il la voyait et tout ce qu’il avait entendu dire pendant des années de sa tante lui parut calomnieux. Cette femme paraissant encore jeune, dont les yeux étaient bleus comme le ciel, dont la toilette claire semblait d’une jeune fille, dont les préoccupations apparaissaient tellement différentes de celles de Mme Guyot, préoccupations de plaire, de rendre la vie agréable autour d’elle, d’embellir les lieux où elle vivait, cette femme lui causa, à lui si fier, comme son père, d’être parisien, l’impression que, jeune provincial, il eût ressentie en pénétrant chez une parisienne élégante.

Denise le conduisit dans la chambre qu’elle lui avait réservée. Rien n’était laid dans la propriété dont les murs étaient blanchis à la chaux, dont les portes-fenêtres s’ouvraient sur des pelouses.

— Vous êtes chez vous, dit Mme Labatterie à son neveu avec un sourire. Reposez-vous. Plus tard, si vous voulez me voir, vous me trouverez au fond du parc, près de la source. À tout à l’heure, Olivier.

Elle ouvrit les rideaux car le soleil ne donnait plus dans la pièce, s’assura longuement que tout était en ordre. Puis elle se retira, mais sans ajouter un mot, le dernier coup d’œil qu’elle venait de jeter sur la pièce étant celui d’une maîtresse de maison.

Olivier fut alors frappé par toutes les petites attentions dont il avait été l’objet. Il était seul à l’étage, un étage soigneusement ciré, où l’air qui circulait agitait doucement des rideaux de mousseline blanche. Qu’Olivier était loin de l’appartement du Champ de Mars dont six fenêtres sur huit donnaient sur la verrière d’un garage ! Les armoires étaient entr’ouvertes pour que l’invité osât les utiliser. Sur une table de bois fruitier des roses embaumaient. À côté, une montre, un cendrier, des cigarettes. Et, plus grande prévenance encore, pour ôter à cette chambre la banalité que lui donnait un mobilier de famille, Denise y avait fait remplacer les vieux tableaux par des reproductions modernes.

Une demi-heure plus tard, Olivier retrouvait sa tante. Comme elle l’avait dit, elle était assise près de la source. Elle posa le livre qu’elle lisait sur un fauteuil de fer, au siège bombé, semblable à ceux qui firent une courte apparition, avant la guerre, dans les jardins publics.

— Alors, mon cher Olivier, êtes-vous content ? Avez-vous tout ce qu’il vous faut ?

— Oui, Madame.

— Voyons, ne m’appelez pas Madame. Appelez-moi tante, tante Denise si vous voulez, mais pas Madame. Je suis la sœur de votre mère, Olivier.

— Oui, oui, je sais.

— Eh bien ! il paraît que vous avez passé brillamment vos examens. C’est très bien, cela ! Comme elle doit être contente, Marguerite ! Et votre père aussi, n’est-ce pas ?

— Il est très content.

— Après avoir si bien travaillé, vous avez le droit de vous amuser maintenant. Est-ce que vous savez jouer au tennis ?

— Un peu.

— Nos amis les Poiret ont une fille charmante. Elle sait tout faire. Elle nage. Elle joue au tennis. Elle chasse même. Vous la connaîtrez. Elle a un frère d’ailleurs, de votre âge, un garçon charmant lui aussi.

Olivier demeurait silencieux. Sa mère ne lui avait-elle pas dit et répété avant de partir qu’il fallait surtout qu’il eût une attitude digne, froide, qu’il n’oubliât jamais que les Labatterie étaient de riches oisifs ignorant tout des difficultés de la vie ? Puisqu’il était arrivé, à force de travail, au doctorat, il devait avoir conscience de sa valeur et ne pas se laisser éblouir par le charme et la fortune de ces gens stupides.

— D’ailleurs, continua Denise, vous ne tarderez pas à les rencontrer. Nous aimons la jeunesse. Les Poiret le savent et ils ont pris l’habitude de considérer ce parc comme leur domaine.

— Je serai heureux de les connaître, dit Olivier froidement. Mme Labatterie feignit de ne rien remarquer d’anormal dans l’attitude de son neveu.

— Marc, c’est ainsi que s’appelle le fils de nos voisins, a une voiture. Il vous conduira à Saint-Brieuc. Là, vous pourrez vous baigner. Il y a une plage magnifique.

— Il est très probable que je n’irai pas à Saint-Brieuc, répondit Olivier avec la même froideur.

Il venait de penser que sa tante était bien comme sa mère la lui avait dépeinte. Comme elle contrastait, cette liberté qu’on lui donnait, avec la crainte continuelle qu’avait Mme Guyot qu’il n’arrivât quelque chose à son fils ! On l’enjoignait à faire des randonnées avec un jeune homme qu’il ne connaissait même pas, à se baigner, et il ne venait même pas à l’idée de Denise qu’il pût courir un danger. C’était bien là une preuve de plus de cette légèreté, de cet égoïsme, de cette indifférence pour les autres dont il avait tant entendu parler.

— Olivier, vous n’êtes plus un enfant. Si Marguerite vous a envoyé ici, c’est pour que vous preniez des distractions.

— Oui, mais il y a des choses que je ne ferai pas parce que je ne veux pas causer d’inquiétude à ma mère. Elle est tout pour moi.

— Je ne vois pas le rapport.

— Je ne peux pas vous en dire davantage.

 

Deux jours plus tard, après le dîner, ils s’attardèrent sur la terrasse. La nuit était splendide, sans lune mais constellée. Des collines environnantes, le vent apportait des parfums de prairies. Quelques feux rouges flambaient à l’horizon, semblables à des bivouacs abandonnés après une pause. Des bruits d’ailes, des sifflements troublaient le silence. Denise, assise dans un fauteuil d’osier, formait une tache blanche dans l’ombre. Olivier, appuyé à la balustrade, lui faisait face.

— Vous devez vous ennuyer, toute seule ici, ma tante, dit-il.

Il pensait à la réputation de légèreté qu’avait sa tante. C’était bien la femme romanesque dont sa mère lui avait fait le portrait. Ah ! ce n’était pas celle-ci qui eût entraîné un jeune homme ainsi à l’écart.

— C’est vrai, je suis bien seule.

— Pourtant, c’est si agréable de ne pas être seul, du moins je le crois, car moi aussi je suis seul. Je l’ai toujours été d’ailleurs.

Il songeait à sa mère. Pourquoi ne pouvait-elle pas le voir en ce moment ? Elle eût triomphé. Ne lui avait-elle pas dit que lorsque sa tante le verrait, beau comme il était, elle deviendrait immédiatement amoureuse de lui ?

— Oh ! Olivier, vous ne dites pas la vérité. Vous avez laissé une amitié à Paris, une amitié à laquelle vous tenez, n’est-ce pas ?

— Non.

— Alors, cela vous fait un certain plaisir d’être là, près de moi ?

— Près de vous ?

— Oui.

Il hésita à répondre. Denise s’était levée. Elle se tenait tout près de lui.

— Et vous ?

— Moi. Mais oui. Je n’ai aucune raison de ne pas vous dire ce que je pense.

— Moi aussi, je n’ai aucune raison de ne pas vous dire ce que je pense.

— Oui, mais vous ne le dites pas.

Le jeune homme allait parler lorsque Denise lui prit les mains.

— Venez Olivier, il faut que nous rentrions.

 

Ce soir-là, Olivier ne put s’endormir si grande était sa fierté. Il aurait voulu pouvoir tout raconter à sa mère immédiatement, lui dire comment il s’y était pris pour séduire Mme Labatterie. Il savait que rien n’eût causé une plus grande joie à sa mère, qu’il eut pu lui répéter dix fois de suite le même récit sans la lasser. Finalement il n’y tint plus. Il sortit de son lit. Dans un souci de rendre la chambre confortable, Denise avait mis sur la table de l’encre, du papier à lettre, une plume toute neuve, du buvard.

Olivier n’eut qu’à s’asseoir pour écrire la lettre suivante : « Ma chère maman, je ne voulais t’écrire une nouvelle lettre que demain mais il vient de se passer beaucoup de choses, des choses qui t’intéressent, j’en suis certain. J’ai fait, hier après-midi, une grande excursion… avec ma tante. Mon oncle n’est toujours pas rentré. Donc dîner en tête à tête. Le soir, nous avons fumé des cigarettes sur la terrasse. C’était charmant, je souligne le mot. Je crois que je vais être obligé de t’écrire tous les jours. »

Olivier se réveilla tard. Il s’habilla à la hâte, mais le valet de chambre lui apprit que Denise avait pris la voiture et s’était rendue en ville. Il en éprouva une certaine déception. Il était impatient de trouver de la matière à une deuxième lettre. Jusqu’à midi le temps lui sembla interminable. La soirée fiévreuse sur la terrasse, la lettre écrite à la clarté de la lune lui avaient donné l’illusion qu’il était déjà l’amant de Denise, qu’elle n’avait qu’une pensée : le revoir le plus vite possible.

Enfin, à midi et demie, Mme Labatterie revint. Elle avait été voir une amie et faire des achats. Il faisait une chaleur étouffante. Ne sachant pas conduire, Olivier dut se contenter de regarder sa tante manœuvrer pour entrer dans le garage. Il l’aida à descendre, prit les paquets, puis dit en se mettant en travers de la porte :

— Vous avez été méchante, ce matin.

— Moi ? Pourquoi ?

— Vous ne m’avez même pas fait dire où vous alliez.

— Vous avez été inquiet ?

— Un peu. Je me demandais ce qui était arrivé.

— Vous êtes charmant, Olivier. Eh bien ! je vais vous dire la vérité, mon cher petit. C’est pour vous que je suis sortie ce matin. Je voulais vous faire une surprise.

En disant ces mots, Denise tira un petit paquet de son sac. Elle le tendit à son neveu.

— C’est un étui à cigarettes. Comme à votre âge on aime les initiales, je les ai fait mettre. Et cela a pris deux heures.

Après le dîner, Denise et Olivier retournèrent de nouveau sur la terrasse. Cette fois, il n’y avait pas une étoile dans le ciel, pas un feu à l’horizon. Il faisait nuit noire. La seule lumière venait des portes-fenêtres.

— L’obscurité ne vous fait pas peur ? dit Olivier comme il l’avait dit le jour où il avait invité la couturière de sa mère au cinéma.

Mme Labatterie ne répondit pas. Au loin le tonnerre grondait. On entendait le vent mugir dans les arbres, pourtant éloignés, du parc.

— Donnez-moi une cigarette, Olivier.

Quelques secondes, le visage de Denise apparut à la flamme d’un briquet. Il était grave, comme surpris dans la solitude.

— Répondez-moi franchement, Olivier. Est-ce que vous avez de la sympathie pour moi ?

— Comment voulez-vous que je vous réponde ?

— Répondez : oui.

— Je ne peux pas. Le sentiment que j’ai pour vous n’est pas de la sympathie.

— C’est peut-être du respect.

Olivier se voyait comme dans une glace, s’entendait comme s’il était sorti de lui-même. Chacun de ses gestes, il lui semblait que c’était un autre qui le faisait. Il ne pouvait encore croire qu’il était aimé. Il ne pouvait le croire et pourtant il se sentait profondément heureux. Dans l’obscurité de cette nuit, il avait la sensation que ses yeux étaient fermés, que tout cela n’était qu’un rêve. Sa mère se dressait parfois devant lui. Elle souriait de plaisir, lui faisait signe d’être plus entreprenant.

— Non, ce n’est pas du respect, dit-il enfin.

— Taisez-vous, Olivier.

Il entendit le bruit à peine perceptible que fit sa bouche en s’ouvrant. Denise était tout près de lui. Il la prit par les deux bras, la serra contre lui, mais sans force, comme s’il craignait quelque chose. Un instant après Denise et Olivier s’embrassaient.

— Mon cher petit, je suis heureuse, plus heureuse que je n’ai jamais été, murmura Denise.

Une déchirure se fit dans les nuages et un peu de clarté se répandit sur le parc, découvrant la grande pelouse, les arbres entourant la source.

— Vous m’aimez ? demanda Olivier.

Pour toute réponse, elle l’embrassa. À ce moment, il songea à la lettre qu’il avait écrite la nuit précédente et il en eut honte.

— Marchons un peu, voulez-vous, Olivier.

Ils prirent une petite allée et, à une centaine de mètres de la maison, s’assirent sur un banc.

— Vous ne pouvez pas savoir comme je suis heureuse, dit Denise en prenant les mains du jeune homme et en les couvrant des siennes. Quand on vient de vivre pendant vingt-cinq ans dans une solitude morale complète, vous ne pouvez pas vous imaginer le bonheur que l’on éprouve à sentir ne serait-ce qu’un peu d’affection chez quelqu’un.

— Mais votre mari…

— Je vous en prie, Olivier, ne parlez pas de lui. Cet homme est une pierre. Il est pire. Une pierre ne fait pas souffrir. C’est un monstre. Il me hait. Il voudrait que je disparaisse, et quand je parle de partir, il menace de me tuer. Mais ne parlons plus de lui. Olivier, vous êtes jeune, vous. Vous ressemblez à tout le monde. Si vous saviez le plaisir que j’éprouve à être près de vous. Donnez-moi vos lèvres. Oui, c’est cela. Parlez-moi de vous. Dites-moi ce que vous allez faire dans la vie.

— Je vais être avocat.

— Non, ce n’est pas cela que je vous demande. Je voudrais savoir si vous pensez déjà à vous marier, si vous voulez avoir des enfants.

— Je n’ai jamais pensé à cela.

 

Lorsqu’à deux heures du matin Olivier regagna sa chambre, il s’accouda tout de suite à la fenêtre. L’orage s’était éloigné. Toute une moitié du ciel était constellée. Déjà, au loin, des coqs chantaient. À gauche, une autre chambre projetait sa lumière dans la nuit. C’était la chambre de Mme Labatterie. Il ne quittait pas des yeux cette lumière. Parfois, durant une seconde, elle était déformée par une ombre, celle de Denise. Il avait alors envie de retourner dans cette chambre, de déformer lui aussi ce carré de lumière, et d’éteindre, et de rester jusqu’au matin, sans dire un mot, près de Denise.

Une demi-heure plus tard, il n’y eut plus que sa fenêtre à lui qui éclairât la nuit. Denise était couchée, seule. Dormait-elle ? Il songea à sa mère. Ah ! pourquoi lui avait-il écrit ? Chaque fois qu’il songeait à sa dernière lettre, il était pris d’un malaise. Et il avait annoncé qu’il écrirait tous les jours. Peu après il s’asseyait devant la table. « Ma chère maman, écrivit-il, je n’ai pas fait grand-chose aujourd’hui. Il faut dire qu’il a fait tellement chaud qu’on n’avait pas envie de bouger. J’ai lu un livre. Puis j’ai été me promener. Tante Denise a fait des courses en ville. Après le dîner, nous avons parcouru les journaux de Paris. Puis je suis monté dans ma chambre d’où je t’écris. Il n’est pas bien tard mais je me sens fatigué. Je te quitte donc et je t’embrasse bien tendrement. »

 

La séparation, un mois plus tard, fut pénible. Fort heureusement, M. Labatterie était de nouveau reparti, pour Cabourg cette fois, et Denise put accompagner Olivier à la gare. Lorsque le train se fut immobilisé, Denise monta dans le wagon pour pouvoir embrasser Olivier sans être vue. Mais presque aussitôt un coup de sifflet retentit. Elle dut redescendre à la hâte. À peine fut-elle sur le quai que le train s’ébranlait déjà. Penché à la portière, Olivier agita son mouchoir jusqu’à ce que Denise, qui avait marché jusqu’à l’extrémité du quai, eût disparu.

 

— Eh bien ! As-tu passé de bonnes vacances ? demanda Mme Guyot à son fils avant même qu’il eût posé sa valise dans sa chambre.

— Très bonnes, répondit celui-ci.

Dans le train, il avait écrit une longue lettre à Denise. Il avait voulu la mettre à la poste en arrivant mais il n’avait pas pu parce que son père était venu le chercher à la gare.

— C’est tout ce que tu as à me raconter ? continua Mme Guyot.

— Pour le moment, oui. Je suis un peu fatigué, tu sais. Quand on a passé toute la journée en chemin de fer…

— Pourtant, à ton âge, on a des forces… Je dois te dire tout de suite que je trouve que tu n’as pas très bonne mine. À ce moment les vitres de l’appartement tremblèrent : le camion de l’épicerie de l’avenue venait de regagner le garage.

— J’ai pourtant pris l’air. Ça, je peux te l’affirmer.

— Tu as fait beaucoup de promenades sans doute.

— Oui, beaucoup.

— Avec tante Denise, n’est-ce pas ?

— Non, seul.

Mme Guyot regarda son fils méchamment. Puis elle se tourna vers son mari.

— Tu vois, lui dit-elle, c’est bien ce que je t’avais dit.

Puis, s’adressant à Olivier, elle continua :

— Pourtant, dans une lettre que j’ai soigneusement mise de côté, tu faisais allusion à tes promenades avec Denise.

— En effet, j’ai fait une fois une excursion avec tante Denise.

— Pourtant, elle n’est pas femme à ne faire qu’une seule excursion avec un beau jeune homme comme toi, d’autant plus que ce beau jeune homme est le fils de sa sœur.

— C’est pourtant le cas.

Cette fois, ce fut le colonel Guyot qui prit la parole.

— Tu nous caches quelque chose, Olivier.

— Olivier, reprit Mme Guyot, tu n’es pas malin. Quand on a quelque chose à cacher, on ne se trahit pas en écrivant. Veux-tu que je te lise la lettre que tu m’as écrite il y a un mois ?

— Non, maman. Je n’y tiens pas du tout. Cela me serait très désagréable.

— Denise t’a donc fait tant d’impression ?

— Non. Je n’ai pas dit cela.

— Tu as été sous le charme, toi aussi. Tu vois, continua Mme Guyot en interpellant son mari, tu vois, personne ne lui résiste, même pas notre fils. Ah ! mon pauvre ami, je l’ai bien toujours dit qu’elle avait manqué sa vocation.

— Maman, je t’en supplie, ne dis pas des choses pareilles.

— Comment !

— Tu ne sais pas tout.

— Toi, par contre, tu sais tout.

— Non. Il ne s’agit pas de cela. Mais quand on a vécu un mois près de quelqu’un…

— Moi, j’ai vécu vingt-cinq ans près de Denise.

— Laisse-moi finir. J’ai remarqué beaucoup de choses. J’ai remarqué qu’elle était malheureuse, j’ai remarqué, pour tout te dire, que son mari était une brute.

Olivier eut levé la main sur sa mère que celle-ci n’eût pas été plus indignée.

— Pierre, s’écria-t-elle, en prenant son mari à témoin, as-tu entendu ? As-tu entendu ce qu’a dit Olivier ? J’aurais dû m’en douter. Mais tu ne comprends donc pas, Olivier, que cette femme ne recule devant aucun mensonge, aucune calomnie – car c’est une calomnie, M. Labatterie, je l’ai connu, bien connu, est la bonté même – quand il s’agit pour elle de satisfaire un caprice. Et toi, docteur en droit, intelligent, fin, tu l’as crue. Ah ! maintenant je comprends pourquoi tu as fait marche arrière. Tu étais subjugué. Tante Denise était un être idéal, une victime, une malheureuse. Écoute, Olivier, j’aime mieux te laisser.

En disant ces mots, Mme Guyot quitta la salle à manger non sans claquer la porte avec une telle violence que les vitres se mirent à trembler une seconde fois.

— Tu vois ce qui arrive à cause de ta légèreté, dit M. Guyot en prenant son fils par les épaules. Tu étais averti pourtant. Tu aurais dû te tenir sur tes gardes. Enfin, ce qui est fait est fait. Maintenant, il faut oublier tout cela. Je suis un homme, comme toi. Si tu as pu te distraire agréablement, je ne t’en ferai pas, comme ta mère, le reproche. Mais chaque chose en son temps. À présent, ne songe qu’à ta carrière, Olivier. Ne perds pas ton temps. Souviens-toi des privations que nous avons endurées pour toi. J’ai ta parole, n’est-ce pas ? Tout est fini entre ta tante et toi.

Olivier baissa la tête. Son père lui tendit la main. Il la serra, puis, à pas lents, se rendit dans sa chambre. Quelques instants plus tard, il déchirait la lettre qu’il avait écrite dans le train et la jetait dans l’avenue, un morceau après l’autre.

UN TROP BON GARÇON

Paul Souplet, ce soir-là, quitta les bureaux de la société Santos plus tard que de coutume. Il faisait pourtant beau et, dans cette fin d’après-midi, on éprouvait le désir d’être libre. Mais il s’était passé un événement grave au cours de la journée. La société de produits chimiques Santos avait, à sa tête, un certain Jean Roumel que les employés abominaient. Cet homme était hautain, d’une dureté sans exemple. Il ne tolérait pas la moindre défaillance de ses subalternes. Il se moquait ouvertement du syndicat de la corporation dont il faisait partie. C’est ainsi qu’un des statuts de ce syndicat ordonnait à tout patron, congédiant un chef de service sans qu’il y ait eu faute professionnelle de la part de celui-ci, de verser, à titre de gratification, un mois de salaire par année de service. Le chef de la fabrication, Michaud, gagnait deux mille cinq cents francs par mois et était au service de la société depuis quatre ans. Si on le remerciait, on devait donc lui régler, en plus du mois en cours, les appointements des quatre mois qui suivraient la date de son départ. À l’encontre de Roumel, Michaud était adoré du personnel. C’était un jeune homme de trente ans, simple, aimable, prenant, en haut lieu, la défense des ouvriers avec tact, quand leur cause lui semblait légitime. Il les défendait parce qu’en réalité il n’appartenait pas à la direction. Sa tâche quotidienne, il l’accomplissait comme un jeu, et, quand il arrivait, le matin, à son bureau, c’était en sifflant qu’il passait ses vêtements de travail. La vie lui semblait belle. Jamais il ne se plaignait de quoi que ce fût, il avait fini par servir de trait d’union entre les employés et la direction. Il enlevait, aux ordres de celle-ci, ce qu’ils avaient de vexatoire, de même qu’il enlevait, aux réclamations ou aux doléances du personnel, ce qu’elles avaient d’agressif et d’aigri. Mais Roumel voulait régner en tyran et son ambition, en l’absence de M. Santos, d’être le maître absolu, avait peu à peu fini par lui faire détester cet employé dont l’action contrecarrait la sienne et la rendait moins rude.

Roumel avait une secrétaire, Jacqueline Pierrot, dont la beauté était grande. Elle était un peu orgueilleuse et fière d’être la familière de l’homme le plus puissant de la maison. Mais, fille d’employés, elle était, par le cœur, proche de ceux qu’elle entendait à chaque instant traiter de paresseux. Cette attitude avait quelque chose d’étrange. En même temps que la jeune fille approuvait sincèrement Roumel, elle prévenait en cachette les employés sur qui se portait la colère du sous-directeur, mais cela non point par charité, mais comme l’amie conciliante d’un homme brutal. « Faites attention, disait-elle, Roumel a l’œil sur vous. Je vous dis cela uniquement dans votre intérêt. » Et c’était tout. Le sous-directeur, lui, trouvait sa secrétaire charmante, et il le lui eût dit depuis longtemps si elle n’avait pas été placée sous ses ordres. À cause du poste qu’il occupait, il se serait cru à jamais déshonoré s’il avait risqué le moindre compliment. En avouant sa sympathie à la jeune fille, il craignait de perdre de son autorité. Mais, en dehors de ces considérations, il y en avait une encore plus importante. « Un homme comme moi, se disait-il, ne peut aimer sa secrétaire. » Quant à Michaud, lui, il n’avait pas les mêmes raisons de garder caché le sentiment que Jacqueline lui inspirait également.

Un jour, il lui apporta un petit bouquet de fleurs que la secrétaire accepta avec émotion, mais qu’elle n’osa placer devant elle sur son bureau. Un autre jour Michaud l’attendit, et tous deux allèrent se promener au bois qui se trouvait tout proche des ateliers. Une idylle s’ébaucha entre les deux jeunes gens. À l’atelier, pourtant, ils faisaient semblant de se connaître à peine. Personne ne remarquait rien de leurs relations.

Or, un soir, il arriva un petit événement qui fut la cause de grands troubles. Un soir donc, Jacqueline et Michaud se rendirent, après avoir dîné ensemble, dans un music-hall. Ils prirent deux fauteuils de balcon. Ils étaient heureux, et, lorsqu’un numéro avait besoin d’obscurité pour frapper davantage l’assistance, ils en profitaient pour s’embrasser. Soudain, comme Jacqueline regardait distraitement l’orchestre, elle poussa un léger cri. Elle venait d’apercevoir Roumel, en compagnie d’une dame très fardée et vêtue d’une manière un peu trop voyante.

— Qu’avez-vous ? demanda Michaud.

— Roumel est là.

Michaud ne comprit pas ce qu’il pouvait y avoir de si tragique dans cette rencontre.

— Qu’est-ce que cela peut faire ?

— Il va nous en vouloir, répondit Jacqueline qui, plus fine que Michaud, avait deviné depuis longtemps que c’était uniquement par fierté que le sous-directeur ne lui avait pas déclaré son amour. Michaud interpréta tout autrement ce trouble.

— Vous avez donc peur qu’il ne nous voie ensemble ?

À l’entracte, les deux amoureux se rendirent au bar. Michaud, qui était un enfant, ne souhaitait qu’une chose, être rencontré par son chef en compagnie de Jacqueline. Cela l’eût flatté. Il trouvait, en effet, très crâne de se rencontrer dans un bar de music-hall avec son directeur. Il avait l’impression que cela le poserait davantage, que cela lui ferait plus de bien, pour son avenir, dans la société Santos que son travail. Il entraîna donc Jacqueline vers le bar dans l’espoir de rencontrer Roumel, non seulement pour que cela lui fût utile, mais un peu pour en avoir le cœur net quant aux relations de son chef et de sa fiancée. Le sous-directeur, justement, se promenait dans le bar et semblait particulièrement intéressé par les gesticulations d’un musicien.

— Bonsoir, Monsieur Roumel, fit le contremaître, mais sans s’arrêter, son bras sous celui de Jacqueline qui avait cédé parce que, brusquement, elle avait compris que Michaud pourrait faire des suppositions ridicules si elle persistait à éviter ainsi son chef.

Le lendemain, Michaud reprit son travail comme de coutume. Vers onze heures, pourtant, Roumel le fit appeler.

— Nous devons, fit celui-ci, nous séparer de vous, car nous avons constaté un certain relâchement dans votre travail. Vous ignorez, sans doute, que le travail n’a rien à voir avec le jeu. Vous arrivez ici en sifflant. Tout cela est très sportif, mais pas dans mes goûts.

— Très bien, répondit Michaud, je pars tout de suite si vous voulez.

Quand Michaud passa à la caisse pour se faire régler, on lui annonça qu’on ne pouvait pour le moment, puisqu’il n’y avait pas d’ordre, lui régler l’indemnité de renvoi. Michaud était de plus en plus perplexe. Soudain, il eut l’impression que Jacqueline, la femme qu’il aimait, avait des rapports qu’elle lui cachait avec Roumel. Il l’attendit le soir et lui demanda comment il se faisait qu’on se débarrassât de lui juste au lendemain de la rencontre du music-hall. Devant cette injustice, Jacqueline, à son tour, donna sa démission et rassura Michaud. Voilà ce qui s’était passé à la société Santos le jour où Paul Souplet en sortit si tard.

 

Avant de rentrer chez lui, bien qu’il fût en retard, Paul Souplet éprouva le besoin de marcher, de prendre l’air. C’était un homme de trente-cinq ans, vêtu simplement, au visage plein de franchise. Il avait le sang à la tête et traversait la foule qui se faisait de plus en plus dense à mesure qu’il approchait de la porte Maillot sans la voir. « C’est un scandale, pensait-il, un véritable scandale. On n’a pas le droit de se débarrasser ainsi, au XXe siècle, d’un homme auquel on ne peut rien reprocher. Michaud a toujours fait son service comme il devait le faire et, pour un grief personnel, on se sépare de lui, du jour au lendemain, sans même lui verser l’indemnité à laquelle il a droit. Aussi vrai que je m’appelle Souplet, tout le monde le saura. Il y a tout de même une justice en France. » Paul Souplet croyait à la justice. C’était un de ces Don Quichotte qui, à chaque instant de leur existence, se révoltent contre un abus. Cette révolte était sincère et il se sentait prêt à tous les sacrifices. Avant de quitter son bureau, il avait eu une longue conversation avec certains de ses collègues. Il les avait convaincus de se solidariser avec Michaud, et de menacer de quitter le travail si cet employé n’était pas réintégré, le lendemain, dans ses fonctions. « Nous ne pouvons pas, avait-il dit, laisser une pareille injustice se commettre. En nous élevant contre elle, ce n’est pas seulement Michaud que nous défendons, mais nous-mêmes. » Bien qu’avec moins d’ardeur, ses collègues l’avaient approuvé et, en fin de compte, il avait été décidé que, le lendemain matin, avant de prendre leur travail, ils enverraient une délégation auprès de Roumel.

En arrivant chez lui, Paul Souplet trouva sa femme qui commençait à s’inquiéter.

— Mais que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Tu n’es jamais rentré si tard.

— Il ne se passe rien, répondit distraitement Souplet.

Jamais il ne mettait sa femme au courant de ses scrupules. Au commencement de leur amour, il avait bien, quelquefois, essayé de l’intéresser à ses préoccupations morales, à sa soif de justice, mais elle avait toujours accueilli ses paroles avec une telle stupéfaction que, depuis, il gardait pour lui toutes ses pensées.

Le lendemain matin, il s’habilla avec soin, comme les jours où il sortait avec sa femme, comme les jours où il ne travaillait pas, puis il se rendit à son bureau. En cours de route, il réfléchit. Il était un autre homme. Il se sentait grandi. Il avait l’impression de jouer un rôle dans le monde. En arrivant à la société Santos, il trouva ses camarades déjà en tenue de travail, ce qui le froissa un peu. Il s’était imaginé que, comme lui, ils arriveraient avec le désir de ne pas commencer leur tâche avant d’avoir obtenu satisfaction. Au lieu de cela, ils se conduisaient exactement de la même façon que les autres jours et semblaient même gênés de se trouver en sa présence. Il essaya alors de les ranimer, de réveiller en eux leur flamme de la veille, mais partout il se heurta à de la froideur et à de l’inertie.

— Enfin, dit-il à Garchat, il faut faire quelque chose. Nous n’avons pas le droit de laisser commettre une pareille injustice. Si nous ne faisons rien, qui fera quelque chose ? Hier, vous pensiez tous qu’il fallait agir et aujourd’hui vous semblez regretter vos paroles.

— C’est que nous avons réfléchi, répondit Garchat.

— Vous devriez d’autant mieux, vous rendre compte de la nécessité dans laquelle nous sommes de nous solidariser.

— Ce sont des mots tout cela ! Ce n’est pas vous qui, lorsque nous aurons perdu notre situation, ferez quelque chose pour nous !

— Mais si vous la perdez, je la perdrai aussi.

— Ah ! cela vous regarde. Si vous voulez la perdre, nous ne vous en empêchons pas. Vous êtes libre. Mais vous n’avez aucun droit de nous demander le même sacrifice.

À la suite de ce dialogue qu’il n’avait pas prévu, Souplet demeura quelques instants interloqué. Son désir pourtant de faire quelque chose pour Michaud demeurait intact.

— Puisque c’est ainsi, dit-il, j’irai seul trouver M. Roumel. Ce que vous n’avez pas le courage de faire, je le ferai. Cela vous montrera qu’il existe quand même des hommes qui ont le courage de leur opinion et qui ne craignent pas de prendre la défense d’un innocent.

Quelques minutes après, Souplet était introduit dans le bureau de Roumel. Une autre secrétaire avait déjà été engagée et son désir de plaire, de faire bonne impression, de satisfaire en tout son chef, causa sur Souplet une impression pénible. Durant une seconde, il eut l’impression que personne au monde n’était indispensable, que si lui-même disparaissait, il y aurait, le lendemain, un nouveau venu prêt à tout pour mériter la faveur de ses chefs. Mais Souplet se défendit contre cette pensée qui, il le sentait, le rendait faible et craintif. Il voulait être fort. Il voulait montrer à Roumel qu’il y avait sur terre des hommes que l’injustice révoltait.

— Vous avez à me parler ? dit Roumel en continuant à lire son courrier.

Souplet se raidit. Pour ne pas faiblir, il pensa à Michaud, à la vieille mère de celui-ci.

— Mieux que cela, Monsieur Roumel, j’ai des explications à vous demander.

Le sous-directeur, pour la première fois, leva les yeux, regarda Souplet des pieds à la tête puis, discrètement, jeta un coup d’œil sur sa secrétaire devant qui il était subitement gêné qu’on pût s’adresser ainsi à lui.

— Des explications à me demander ? Mais qu’est-ce que vous avez, mon ami ? Vous devenez peut-être fou ?

L’attaque avait été si brusque que Roumel avait appelé Souplet « mon ami ».

— Oui, Monsieur Roumel. J’ai des explications à vous demander. J’ai à vous demander de quel droit vous avez renvoyé Michaud. Je vais même plus loin. Je viens vous dire que vous n’aviez pas le droit de vous séparer d’un collaborateur dont les services étaient exemplaires. Et je viens vous demander de le réintégrer dans ses fonctions, faute de quoi je me verrai dans l’obligation de donner ma démission.

Roumel était tellement abasourdi qu’il resta un instant sans répondre. Mais subitement la colère l’envahit.

— Des explications à vous donner, moi ! C’est ce que nous allons voir. Je vous somme tout de suite de me la donner, cette démission, vous m’entendez, sinon je vous mets à la porte immédiatement, et sans indemnité, vous pouvez en être certain. Je n’ai jamais vu cela de ma vie, vous m’entendez ? Jamais… jamais. Vous n’allez tout de même pas prétendre faire la loi chez moi.

 

En sortant du bureau de M. Roumel, Souplet, à qui seul le sentiment d’avoir fait son devoir donnait quelque sang-froid, se rendit chez ses collègues. En quelques mots, il leur apprit ce qui venait de se passer. Immédiatement, une lourde gêne pesa sur le groupe. Chacun avait peur d’être compromis et tous ne souhaitaient qu’une chose : que Souplet les laissât.

Il y avait des années que Souplet ne s’était pas trouvé, un jour de semaine, vers dix heures du matin, dans la rue. Il marchait d’un bon pas. Le ciel était brumeux et ensoleillé. « Il faut tout de même un certain courage pour faire ce que j’ai fait, pensait-il. Ce n’est pas ce misérable Garchat qui eût osé cela. » Le sentiment du devoir accompli l’emplissait de force. « Il y a quand même une certaine grandeur dans une intervention. Ce qui me caractérise, c’est la volonté et le sens de la justice. Le reste n’a pas d’importance. Il faut savoir prendre parti dans la vie, même si dans le présent, cela se retourne contre vous, car l’avenir remet les choses à leur place. Je vais peut-être, à présent, traverser un moment difficile, mais quelle importance cela a-t-il en regard de la récompense qui viendra, qui doit venir ? » Grisé par ses pensées, par la liberté, par le temps idéal, Souplet arriva chez lui. Il trouva sa femme en train de préparer son repas. À sa vue, elle ne manifesta aucune joie alors que chaque soir, quand il rentrait, elle se jetait dans ses bras pour l’embrasser.

— Mais que se passe-t-il ? demanda-t-elle tout de suite.

— Rien, fit Souplet en souriant.

— Tu as un congé ?

— Non.

— Vous faites grève ?

— Peut-être.

— Tu peux tout de même me dire ce qui est arrivé.

Après une courte hésitation, Souplet fit alors le récit de ce qui s’était passé à la société Santos, en omettant volontairement, de signaler les raisons du renvoi de Michaud, sa femme étant très jalouse.

— Enfin, dit celle-ci, si on l’a renvoyé, c’est qu’il a fait quelque chose de mal.

— Il n’a absolument rien fait de mal.

— Eh bien ! je te dis qu’il a fait quelque chose que tu ignores, ce garçon et en prenant ainsi sa défense, tu as l’air de savoir de quoi il s’agit.

— Je t’assure qu’il n’a rien fait.

— Ce n’est pas possible. Il y a quelque chose là-dessous.

Souplet était de plus en plus ennuyé. Il n’osait parler de Jacqueline. Il craignait, en prononçant le nom d’une femme, de changer complètement le sens de sa démarche. Il savait que Marthe n’aurait jamais cru que c’était uniquement par esprit de justice qu’il avait quitté la société Santos. Le nom de Jacqueline dans la conversation produirait le plus mauvais effet. Lui, Souplet, aurait beau se justifier, expliquer les relations de cette jeune fille avec Michaud, Marthe, malgré tout, penserait qu’il y avait quelque chose entre la secrétaire et son mari.

— Eh bien ! nous allons voir, continua Marthe, si on renvoie un homme comme cela, pour rien. Nous allons voir…

Sur ces mots, elle passa dans sa chambre, s’habilla et sortit malgré les prières de Souplet. Ce dernier, resté seul, se sentit soudain pris de peur. Il savait que Marthe entretenait des relations avec certaines femmes de ses collègues. C’était certainement chez l’une d’elles qu’elle se rendait à présent. Elle allait apprendre que Michaud avait été renvoyé parce qu’il faisait la cour à Jacqueline, et que Roumel était amoureux de cette dernière. Bien qu’on ne pût absolument rien lui reprocher dans toute cette histoire, Souplet était à présent affolé. L’amour de la justice avait complètement disparu de son esprit, pour laisser place à un sentiment instinctif de conservation. Bien qu’il n’eût rien sur la conscience, bien qu’il eût été impossible de lui reprocher quoi que ce fût, il se sentait coupable aux yeux de sa femme, car, malgré la peur qu’il en eut, il serait obligé, dans un instant, de reconnaître que Michaud avait été congédié à cause d’une femme. Il aurait beau, alors, donner toutes les explications possibles, il n’en resterait pas moins pour Marthe qu’il y avait une femme dans l’histoire. Et Souplet connaissait assez Marthe pour savoir qu’elle trouverait sur le champ une raison vraisemblable et fausse à son attitude.

Il en était là de ses réflexions lorsque Marthe reparut.

— C’est du joli, dit-elle tout de suite. Je savais bien que tu me cachais quelque chose. Tu as une maîtresse, et je te dirai même son nom.

— Tu te méprends, Marthe. Je n’ai pas de maîtresse.

— Elle s’appelle Jacqueline. Il paraît d’ailleurs qu’elle n’est pas laide du tout. Ah ! tout s’explique maintenant. Je comprends pourquoi tu ne me parlais pas d’elle.

— Mais il n’est pas question de cette secrétaire. Il est question de Michaud. Ce n’est pas elle que l’on a renvoyée, c’est Michaud.

— Michaud, Michaud… mais qu’est-ce que cela pouvait te faire qu’on renvoie ce garçon ?

— Jacqueline est la fiancée de Michaud. C’est pour cela qu’elle a donné sa démission. On ne l’a pas renvoyée, elle a donné sa démission. Ce n’est pas la même chose.

— Et toi, naturellement, tu as fait comme elle.

— Elle ne l’aurait pas fait que j’eusse quand même donné ma démission. Jacqueline n’est absolument pour rien dans ma décision.

Il était visible que Marthe ne croyait pas son mari. Elle avait la conviction, bien que rien ne pût la confirmer dans son opinion, que Souplet avait des raisons autres que celles qu’il disait, de quitter la société Santos. De les ignorer la rendait encore plus incrédule.

— Je peux t’affirmer, continua Paul Souplet, que j’ai agi uniquement par solidarité.

— Comment peux-tu dire, à ta femme, une chose pareille ? Cette solidarité, c’est tout simplement une amourette quelconque. Tu es parti parce que ta maîtresse partait. Tu veux la suivre. D’ailleurs, cela ne va pas se passer comme cela. Tu vas retirer ta démission, tu m’entends.

 

Cependant que cette scène se déroulait entre les époux Souplet, M. Roumel se voyait convoqué par M. Santos lui-même. Michaud, le jour même de son renvoi, s’était rendu chez M. Santos dont le bureau se trouvait rue des Capucines. Il lui avait raconté ce qui s’était passé. Entre deux visites, M. Santos avait écouté sans prêter grande attention aux doléances de son employé qui, pour ne pas charger trop son chef direct, n’avait pas parlé de Jacqueline. Le directeur avait pourtant été frappé par la franchise et la physionomie sympathique du contremaître.

— Je vais arranger cela, dit-il finalement sans se rendre compte des passions que cette affaire avait soulevées.

Aussi, lorsque Roumel fut introduit dans son bureau, à peine se souvenait-il qu’il l’avait convoqué. Il lui demanda des renseignements sur la marche de l’usine, plaisanta, parla même théâtre puis, comme Roumel allait se retirer, dit le plus naturellement du monde :

— À propos, il faudrait peut-être réintégrer Michaud dans son emploi. Qu’en pensez-vous ?

— Je n’y vois aucun inconvénient, répondit Roumel qui, lorsqu’il se trouvait en présence de son directeur, était toujours de son avis.

Puis, après avoir parlé d’autres choses encore, les deux hommes se séparèrent.

Le lendemain, Michaud avait repris son travail. Plusieurs fois dans la matinée, Roumel vint lui dire une bonne parole. Encouragé et confiant, Michaud demanda alors que Jacqueline fût également réintégrée dans son poste, à quoi Roumel répondit : « Mais certainement, dites-lui simplement d’attendre un peu. La secrétaire que j’ai en ce moment ne fait pas du tout mon affaire. » Roumel était complètement changé. Il ne savait pas exactement ce qui s’était passé entre M. Santos et Michaud, et cela l’incitait à la prudence. Tout était donc pour le mieux. Mais lorsque le matin même de la réintégration de Michaud, Paul Souplet, la tête basse, vint trouver Roumel, celui-ci l’accueillit fraîchement. Il se vengeait sur lui de son abdication.

— Vous désirez, dit-il, être de nouveau des nôtres, si je comprends bien. Mais il ne fallait pas alors donner votre démission. Si chacun de nos employés s’amusait à donner sa démission, puis à la retirer, où irions-nous ? Nous avons d’ailleurs engagé quelqu’un, et le voudrais-je qu’il me serait impossible d’accepter votre proposition.

— J’ai agi, balbutia Paul Souplet qui songeait à la colère de sa femme lorsqu’elle apprendrait que sa démission était définitive, dans un moment d’emportement.

— C’est en effet regrettable.

— Je vous en supplie, monsieur Roumel.

— Inutile… inutile…

À ce moment, Roumel crut devoir dire avec ironie, pour rendre plus amère la situation de Souplet :

— D’ailleurs, votre geste n’aura pas été inutile. Que cela vous, console. Michaud est de nouveau des nôtres.

Le visage de Souplet, en l’espace d’une seconde s’illumina.

— Vous avez repris Michaud ?

— Mais oui. Nous n’avions qu’à nous louer de ses services. Pour quelles raisons aurions-nous maintenu notre décision ?

Sur ces mots, Paul Souplet quitta Roumel. Il était heureux. Une joie profonde se lisait sur ses traits : celle du devoir accompli.

UNE JEUNE FILLE ROMANESQUE

Depuis que Charles Blusson avait épousé la fille du compositeur Voogt qui fut célèbre vers 1890, et qu’il habitait place du Président-Mithouard, son cousin, Me Antonin Briche, descendait chez lui durant les deux ou trois semaines qu’il passait chaque année à Paris. Le reste du temps, c’est-à-dire au fond l’année entière, il ne bougeait pas de Noyon, sa ville natale. Il y partageait sa vie entre sa famille, composée de sa femme et de deux enfants, et la charge de notaire qu’il avait héritée à la mort de son père. C’était un homme de quarante-cinq ans, au visage pâle et décharné, portant une barbe noire terminée en pointe, ressemblant un peu au portrait qu’ont tracé les historiens de Calvin. Sa maison se trouvait justement dans la même rue que celle où naquit le Réformateur. Le voisinage avait-il, par un phénomène d’imitation, déterminé cette singulière conformité, ou bien celle-ci n’était-elle qu’un hasard ? Quoi qu’il en fût, la ressemblance était frappante.

Ce 15 octobre 1932, en sortant de la gare du Nord, Me Antonin Briche se fit donc conduire chez son cousin. Il n’y avait pourtant jamais été reçu avec beaucoup d’amabilité, Mme Blusson n’ayant pas pour la famille honorable, mais modeste, de son mari, une bien vive admiration. Elle était habituée à fréquenter un autre monde. Son père d’abord, le peintre Charles Blusson ensuite, l’avaient gâtée sur ce chapitre.

Quand le notaire de Noyon sonna à la porte du riche appartement de la place du Président-Mithouard, elle avait réuni quelques amis.

Après s’être excusée auprès d’eux, elle se rendit dans le vestibule où Me Briche, valise à ses pieds, l’attendait immobile.

— Vous êtes à Paris ! s’écria-t-elle.

— Je vous ai envoyé un télégramme.

— À moi ?

— Enfin, à vous et à Charles…

— Nous n’avons rien reçu. C’est étrange. Mon mari a peut-être oublié de m’en parler. Nous l’interrogerons ce soir, voulez-vous ? Mais cela n’a pas une grande importance. Je vais vous faire conduire dans votre chambre. Malheureusement, je n’ai pas le temps de m’occuper de vous. Mes amis m’attendent…

— Je comprends… je comprends…

— Vous m’excusez, n’est-ce pas ?

Au dîner, Charles Blusson raconta l’histoire d’un de ses amis à qui l’administration des Postes avait joué un vilain tour. Cet ami avait une maîtresse, ce qui, à Paris, souligna le peintre avec une réprobation mêlée d’indulgence, est une chose malheureusement très fréquente. Cet ami était marié. Sous un prétexte quelconque, il s’était rendu à Marseille, s’y était fait accompagner par sa maîtresse. Après trois jours de fête, il décide de rentrer. En bon époux, il envoie un télégramme à sa femme, lui demandant de l’attendre à la gare. Une heure après, sur la prière de sa maîtresse à qui le désir subit de passer une journée de plus avec son amant est venu, il envoie un deuxième télégramme dans lequel il dit qu’il a été retenu, qu’il rentrera dès que ses affaires seront réglées. C’est ce dernier télégramme qui n’arriva pas. Comme l’y invitait le premier, la femme se rendit à la gare et elle eut la désagréable surprise de voir débarquer son mari au bras d’une inconnue.

Me Briche avait écouté cette histoire avec l’attention qu’il portait à celles de ses clients. Il n’avait pas souri une fois, si bien que son cousin, qui avait commencé comme s’il s’agissait d’une blague, avait terminé en s’étendant sur les conséquences dramatiques de cette négligence des Postes.

Charles Blusson avait une sincère affection pour son cousin. Ils avaient, tous deux, le même âge. Ils avaient fait leurs études ensemble. Ce n’était que peu avant la guerre qu’ils avaient suivi chacun une voie différente. Cependant qu’Antonin reprenait l’étude de son père, Charles, sous l’empire d’une femme, se fixait à Paris où il se consacra à la peinture. Il y connut certains succès qui l’encouragèrent. Puis il épousa Antoinette Voogt. À partir de ce moment ses relations avec son cousin s’espacèrent. Ce dernier, du fond de sa province, lui apparaissait de plus en plus comme une sorte de pauvre diable. Son amitié se teinta de condescendance. Il y avait cinq ans, il s’était rendu à Noyon. De ce séjour, il avait gardé une impression pénible de froid et de tristesse. Il avait fait la connaissance de Mme Briche. Elle lui avait paru pincée et autoritaire. Quant aux deux enfants, âgés alors de dix et onze ans, ils étaient la turbulence même. Depuis, il s’était efforcé de cacher cette mauvaise impression. Il n’en avait été que plus gentil. Cependant, son indifférence avait fini par se montrer.

— Je voudrais te parler, dit le lendemain Me Briche à son cousin.

— Tu as quelque chose d’important à me dire ? demanda le peintre.

— Oui, de très important.

— Dans ce cas, il vaudrait mieux que nous passions dans mon bureau.

Un feu de bois y brûlait. Des livres anciens couvraient les murs. C’était une pièce où il devait être agréable de travailler.

— Assieds-toi, dit Me Briche en homme qui peut se permettre une dérogation aux usages. Jusqu’aujourd’hui, j’espérais que tu changerais. Car, il faut que je te le dise, tu n’es plus le même.

Charles Blusson se leva, s’approcha de son cousin le prit par l’épaule.

— Ne dis pas cela.

Me Briche se dégagea avec douceur.

— Oh ! je te comprends bien et je t’excuse. Ce n’est pas ta faute. Tu es victime de ton succès, de tes amis.

— Ne crois pas cela, Antonin.

— Hier encore, tu me racontais le plus naturellement du monde une histoire d’amant et de maîtresse. Je t’observais pendant que tu parlais. Au fond, cette mésaventure te semblait très drôle.

— Pas du tout.

— Si nous ne devons plus nous revoir, cela me fera beaucoup de peine.

Charles Blusson frappa à différentes reprises sur l’épaule de son cousin.

— Voyons, Antonin, ne parle pas comme un enfant.

— Je ne veux pas m’imposer. Tu connais mon caractère.

— Tu ne t’imposes pas. C’est moi qui te demande de venir chez moi.

— Tu le fais par devoir. Si je ne venais pas à Paris, tu t’en accommoderais très bien. Quand je pense que depuis cinq ans, tu n’as pas daigné venir me voir à Noyon.

C’était le reproche que redoutait le plus Charles Blusson.

— Je le sais… je le sais… Il ne se passe pas de mois que je ne dise : « Il faut que j’aille à Noyon. » Mais je n’ai pas le temps, qu’est-ce que tu veux ! Il y a toujours quelque chose qui me retient à Paris.

— Et tu ne viens pas.

— Cette fois, je te le promets. J’irai à Noyon avant la fin de l’année.

Ce ne fut qu’en juin 1933 que Charles Blusson put tenir sa promesse, non sans mal d’ailleurs. Quatre fois, il avait annoncé son arrivée ; quatre fois, il s’était décommandé, si bien que les deux dernières, Me Briche n’avait même plus répondu aux lettres de son cousin.

Par une belle matinée, sa voiture s’arrêtait rue des Minimes, en face du vieil hôtel de Me Briche. Charles Blusson était seul. Antoinette n’avait pas voulu l’accompagner. Il sonna. Peu après, une bonne l’introduisait dans une sorte de salon où deux cultivateurs attendaient d’être reçus. L’un jouait le rôle de notaire. L’autre lui exposait les raisons de sa visite. L’arrivée du peintre interrompit cette répétition. Ce dernier avait simplement dit son nom à la domestique. Il avait remis tant de fois son voyage qu’il éprouvait une gêne à se présenter autrement qu’en visiteur ordinaire. Mais il ne s’était pas encore assis que Me Briche faisait irruption dans le salon. Les deux cultivateurs se levèrent. Le notaire ne les regarda même pas.

— Toi ! Et on t’a fait entrer ici ! s’écria-t-il sans songer à ce que cette exclamation pouvait avoir de désagréable pour ses clients. Mais nous ne t’attendions pas. Cela fait la cinquième fois que tu annonces ton arrivée. À la fin, ma femme croyait que tu te moquais de nous. Comment, tu es seul ? Antoinette n’est pas venue ?

— Elle était souffrante ce matin.

— Comme c’est dommage. Ma femme se réjouissait tellement de faire sa connaissance.

Le notaire semblait sincèrement déçu, ce qui plongea son cousin dans un profond étonnement. Les Briche, jusqu’alors, n’avaient pas caché l’antipathie qu’ils avaient pour Antoinette. À quoi fallait-il attribuer ce revirement ? Charles Blusson n’eut pas le temps de réfléchir plus longtemps à cette anomalie. Son cousin l’entraînait. La maison n’avait pas changé. La même atmosphère froide et propre y régnait. Cinq années s’étaient écoulées depuis le précédent séjour du peintre et le même pardessus, aussi propre, pendait seul au portemanteau fixé au bas de l’escalier.

Au déjeuner, Charles Blusson s’étonna que les enfants ne prissent pas leur repas dans la salle à manger. Il les avait entrevus peu avant. Si la maison n’avait pas changé, en revanche eux, ils étaient méconnaissables. Jean et Denise étaient des grandes personnes à présent. En ces cinq années, non seulement ils avaient atteint la taille de leurs parents, mais ils avaient appris à raisonner, à observer. Jean portait même un pantalon long.

— Je ne comprends pas, dit le peintre à son cousin, que tes enfants déjeunent à part. Je ne suppose pas que tu te prives de leur présence pour moi. Ils ne me dérangeraient pas du tout, au contraire.

— Oh ! ce n’est pas à cause de vous, s’écria Mme Briche.

— Non, ce n’est pas à cause de toi, continua le notaire. Ils sont tellement insupportables que nous aimons mieux qu’ils déjeunent dans leur salle d’études.

Charles Blusson n’insista pas. Il éprouvait, au sein de cette famille paisible, un bien-être inconnu. Le soleil pénétrait à présent dans la pièce. La fenêtre était entr’ouverte. De temps en temps, il entendait quelqu’un qui passait dans la rue. Comme cette vie de Paris qu’il venait de quitter lui semblait déjà lointaine ! « Dans quelques années, pensa-t-il, il faudra que je me retire à la campagne. »

L’après-midi, il revit quelques anciens amis, un parent éloigné. À cinq heures, il se rendit au café principal de la ville où il avait rendez-vous avec son cousin. Tous deux avaient décidé de faire une visite à un châtelain des environs, lequel était, disait-on, un amateur distingué de belle peinture. Mais à six heures, Me Briche n’était pas encore arrivé. Charles retourna rue des Minimes. Le notaire s’excusa. Il avait eu beaucoup de travail. Il croyait qu’il valait mieux remettre cette visite à un autre jour. En réalité, il était libre. Mais, un peu avant de rejoindre son cousin, sa femme était venue le trouver dans son étude. Elle avait réfléchi. Il valait mieux que son mari n’accompagnât pas son cousin au château de Belleuse, sans quoi le peintre s’imaginerait que si les Briche l’avaient invité, ç’avait été dans le but de se servir de lui.

Avant le dîner, tout le monde se réunit au salon.

— Et les enfants, où sont-ils ? demanda Charles Blusson.

— Ils viendront nous dire bonsoir tout à l’heure, fit Mme Briche avec un sourire mielleux.

En effet, peu après le dîner, ils firent leur apparition. Leur père se leva immédiatement et alla les prendre par le bras.

— Ils sont grands, n’est-ce pas ? dit-il en les regardant à tour de rôle.

Charles Blusson leur posa quelques questions. Ce fut, presque chaque fois, Mme Briche qui répondit pour eux.

— Cela suffit, dit-elle finalement.

Le notaire les embrassa et, toujours sans les lâcher, les reconduisit dans leur chambre.

Deux jours s’écoulèrent ainsi, sans qu’il se passât rien de notable. Mais le soir du troisième jour, comme Charles Blusson s’apprêtait à se coucher, son attention fut attirée par une lettre posée au milieu de son oreiller. Il l’ouvrit, chercha tout de suite la signature. C’était celle de Denise, la fille de Me Briche. Au premier moment, le peintre crut que la jeune fille lui écrivait pour se plaindre de la sévérité de ses parents, pour lui demander d’intervenir. C’eût été bien invraisemblable, mais enfin c’était la seule raison possible. Il en était pourtant une autre à laquelle Charles Blusson n’avait pas songé : l’amour. Car c’était une véritable déclaration d’amour que lui avait fait parvenir la jeune fille. Dans cette lettre de quatre pages, écrite dans un style désordonné, elle commençait par lui dire que depuis son arrivée elle n’avait pas dormi un instant. Pour un homme aussi célèbre que lui, elle savait bien qu’elle ne serait jamais rien. Elle n’avait pas voulu lui écrire. Puis, cela avait été plus fort qu’elle. Elle s’était donc mise à sa merci. Il n’aurait qu’un mot à dire à ses parents, et c’en serait fait d’elle. Mais ce mot, il ne le prononcerait pas. Il n’en avait pas le droit. S’il ne partageait pas son amour, qu’il se détournât quand il la verrait, elle le comprendrait. Mais il lui devait de garder secret à tout jamais cet aveu. Si personne au monde n’excusait son aveuglement, lui, il le devait, n’était-ce que parce qu’il en était l’objet. Et elle terminait par une tirade où les mots passion, gloire, espérance, tristesse s’enchevêtraient sans qu’il fût possible de déterminer le rapport qu’ils avaient entre eux.

Décrire la stupéfaction qui s’empara de Charles Blusson est impossible. Bien qu’il eût relu quatre fois cette lettre, il ne pouvait en détacher son regard. Il se demandait s’il ne rêvait pas. Il allait jusqu’à croire qu’elle n’avait pas été écrite par Denise, que c’était une plaisanterie. Mais personne, dans cette maison, n’était capable de lui faire une pareille farce. Tout le monde dormait. Une cloche tinta au loin. Il se vit à demi dévêtu, la lettre à la main, dans cette chambre incommode et trop grande. Alors, une lueur se fit dans son esprit. On avait dû beaucoup parler de lui à Noyon. Denise, en jeune fille romanesque, était tombée amoureuse de lui sans le connaître. Il pensa à elle. Pour la première fois, il s’aperçut qu’elle était belle, qu’elle avait surtout des yeux extraordinaires.

Le lendemain, quand il revit Me Briche, il ne fit pas la moindre allusion à la lettre. Denise l’aimait visiblement. Bien que cette passion fût celle d’une enfant, il devait sinon y répondre, du moins la respecter. Plus tard, quand elle verrait les choses avec d’autres yeux, elle lui en garderait une grande reconnaissance. Il était déjà assez pénible qu’une nature si généreuse fût destinée à épouser quelque personnage obscur et honorable de la ville.

Dans la matinée, il la rencontra à plusieurs reprises. Quoiqu’il fût un homme mûr, il en éprouva de la gêne et baissa chaque fois les yeux. Après le goûter, il se retira au salon et se plongea dans un livre. Il y avait une demi-heure qu’il lisait lorsqu’il entendit la porte s’ouvrir. Il ne bougea pas. Des bruits de pas l’obligèrent finalement à lever la tête. C’était Denise. Elle s’était arrêtée au milieu de la pièce.

— Alors, Denise, vous n’allez pas au lycée aujourd’hui ? dit Charles Blusson le plus naturellement qu’il put.

— Jamais le jeudi.

Immobile, elle regardait le peintre avec un mélange de timidité et d’arrogance. Bien que son entrée dans le salon eût dû être motivée, elle ne cherchait rien, elle ne demandait rien. Charles Blusson s’adossa confortablement à son fauteuil, croisa les jambes. Par ce manège exécuté posément, il aurait voulu faire croire à la jeune fille qu’il n’avait pas reçu sa lettre. En réalité, il n’était pas à l’aise. Il sentait qu’elle n’était pas dupe de cette petite comédie. Ne devait-il pas parler le premier de la lettre ? S’il tardait encore et qu’elle lui en parlât, elle, que répondrait-il ?

— Une jeune fille comme vous ne devrait songer qu’à ses études, dit-il comme l’eût fait un vieux professeur, en se gardant bien de faire plus nettement allusion à la fameuse déclaration d’amour.

Elle répondit par un hochement de tête ni affirmatif ni négatif, laissant entendre que ses études étaient des balivernes à côté de ce qui l’occupait à présent. Ce qui surprenait le plus Charles Blusson, c’était l’assurance de Denise. Évidemment, elle était embarrassée de ses mains, elle imprimait de temps en temps à son corps un mouvement qui trahissait une certaine gêne, mais dans sa façon de s’imposer, de rester plantée devant un homme qu’elle connaissait à peine, il y avait un aplomb bien étonnant chez une jeune fille.

— Quel âge avez-vous ? demanda le peintre, toujours avec cet intérêt condescendant qu’il avait témoigné au début.

— J’ai quinze ans, répondit-elle comme si cela n’avait aucune importance.

Charles Blusson feuilleta son livre par contenance. Quand il releva la tête, il remarqua que Denise s’était approchée de lui. Elle avait profité de cet instant pour avancer d’un pas, sans faire le moindre bruit, comme dans un jeu de fillette. Le peintre quitta son fauteuil et se mit à arpenter le salon. Il appréhendait l’arrivée de ses parents.

— Vous attendez votre mère ? demanda-t-il pour dire quelque chose, pour qu’il n’y eût point entre eux de silence.

— Je n’attends personne.

Cette situation ne pouvait durer.

— Écoutez-moi, Denise, il faut que vous soyez raisonnable. N’oubliez pas que vous êtes encore une enfant. Vous ne pouvez pas vous rendre exactement compte des réalités. C’est charmant, je le reconnais. Malheureusement, la vie, c’est autre chose. Plus tard, quand vous daignerez vous souvenir de moi, vous…

À ce moment, la porte s’ouvrit et Mme Briche parut.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-elle tout de suite à sa fille sans paraître même s’apercevoir de la présence de Charles Blusson.

Denise rougit jusqu’à la racine des cheveux.

— Rien… rien… balbutia-t-elle.

Sa mère se tourna vers le peintre.

— Il faut qu’elle travaille. Elle sait bien qu’elle ne doit pas descendre avant que ses devoirs soient finis.

L’arrivée de Mme Briche avait rendu à Charles Blusson son assurance. Il regarda Denise. Leurs yeux se rencontrèrent pour la première fois.

— Ne lui faites pas de reproches, dit alors le peintre. C’est moi qui lui ai demandé de me tenir compagnie.

À présent qu’il n’avait plus à redouter d’effusions, il ne craignait pas de se faire le complice de la jeune fille.

— Vous savez bien que vous ne devez pas faire cela, Charles.

— Ce n’est pas très grave.

— Si. Plus grave que vous ne le croyez.

Peu après, la mère et la fille quittaient la pièce. Comme si rien d’exceptionnel ne s’était passé, Charles Blusson se rassit et se replongea dans son livre. Mais son esprit était ailleurs. Il songeait, non sans tristesse, à la destinée de Denise. N’était-il pas vraiment dommage qu’elle eut de tels parents ? C’était, selon lui, d’une toute autre manière qu’on eût dû l’élever. Cette sévérité ne faisait que développer les aspirations confuses de la jeune fille. Il eût plutôt fallu la prendre par les sentiments, par le cœur. Mais Mme Briche interrompit ces réflexions. Bien qu’elle ne dût pas ressortir, elle avait gardé son chapeau, ses gants.

— Si j’ai fait des observations à ma fille devant vous, dit-elle, c’est qu’elle les méritait. Je comprends très bien que vous lui ayez demandé de vous tenir compagnie. Ce n’est pas cela qui m’a fâchée. Mais il faut qu’elle obéisse.

Le soir, prétextant un malaise, Mme Briche se retira, laissant son mari et Charles Blusson en tête à tête. Celui-ci avait longuement réfléchi à la scène de l’après-midi. « J’aurais dû parler à Denise de sa lettre, lui faire comprendre quels dangers elle eût pu courir, lui enlever certaines illusions, lui dire que je n’étais qu’un homme comme les autres hommes. » Et il avait décidé qu’à la première occasion il aurait une franche explication avec la jeune fille.

— Tu veux un cigare ? demanda le notaire.

— C’est une excellente idée, répondit le peintre en affectant d’être de bonne humeur et de ne penser à rien. À propos, demain, que fais-tu ?

— Rien de particulier.

— Nous pourrions, si tu le voulais, faire cette visite à Belleuse.

Me Briche tortilla la pointe de sa barbe. Il devint soucieux.

— C’est que j’avais l’intention de conduire Denise à Beauvais, chez Tante Marie.

Charles Blusson leva la tête brusquement. Son regard rencontra celui du notaire. Il détourna aussitôt les yeux. Il était pâle. Serait-ce à cause de lui que Me Briche voulait éloigner sa fille ?

— Pourquoi ?

Le notaire s’était encore assombri.

— Tante Marie la réclame à cor et à cri depuis six mois.

La colère gagnait Charles Blusson. Certains détails, auxquels il n’avait pas fait attention, lui vinrent à l’esprit. Son cousin avait regretté l’absence de Mme Blusson, lui qui la détestait. Il empêchait ses enfants de prendre leurs repas à la table familiale. Était-ce par peur qu’ils ne se trouvassent en présence de leur oncle ? Me Briche craignait-il que celui-ci ne les corrompît, qu’il n’eût sur eux d’inavouables desseins ?

— C’est moi qui t’oblige à te séparer de ta fille ?

Un profond étonnement se peignit sur le visage du notaire.

— Je ne comprends pas ce que tu veux dire.

Charles Blusson n’était plus maître de soi.

— J’ai des yeux pour voir…

Mais il s’interrompit. Les soupçons dont il se croyait l’objet étaient trop graves pour qu’il s’en défendît avant que son cousin les eût formulés. Une discussion confuse s’ensuivit, le peintre n’osant plus attaquer et ne parvenant pas à calmer sa colère. Finalement, Me Briche, que la seule pensée d’un désaccord avec son cousin faisait trembler, alla chercher sa femme. Il la trouva dans sa chambre, face à la porte, comme si elle l’attendait.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.

— Charles s’est fâché, lui répondit son mari en portant les deux mains à son front.

Il était accablé. Bien qu’il eût feint d’ignorer les causes de la colère de son cousin, il les avait tout de suite devinées.

— Tout est de ta faute, continua-t-il.

C’était en effet Mme Briche qui avait demandé à son mari de conduire Denise à Beauvais.

— En tout cas, répondit-elle, je ne me suis pas trompée. Il avait déjà jeté son dévolu sur elle.

Lorsque, il y avait six mois, Me Briche avait déclaré fièrement à sa femme que son cousin lui avait promis de venir passer une semaine à Noyon, elle s’était écriée : « Pour rien au monde je ne le laisserai seul une minute avec ma fille. » Dans son esprit, Charles Blusson était une sorte de débauché dont les instincts, à la vue de celle-ci, se réveilleraient. Les premières fois que le peintre avait annoncé son arrivée, elle avait aussitôt conduit Denise à Beauvais. Les dernières, refroidie par ces voyages inutiles, elle avait attendu que le peintre arrivât effectivement.

— Nous sommes libres de penser ce qu’il nous plaît, dit le notaire dont le front était à présent couvert d’une sueur fine, mais nous ne pouvons pas faire à Charles l’affront de paraître le soupçonner d’avoir cherché à séduire Denise.

Mme Briche acquiesça. Quoique la façon dont son cousin avait accueilli le départ de la jeune fille eût encore augmenté la conviction qu’elle avait de son immoralité, la nécessité d’une réconciliation lui apparaissait. Elle se rendait bien compte qu’autrement elle se créerait un ennemi mortel.

— Descendons, dit-elle à son mari.

Charles Blusson arpentait le salon, les mains derrière le dos.

— Charles, voyons, qu’avez-vous ?

Il ne répondit pas et continua à marcher.

— Écoutez, Charles, je vous en prie.

Il s’arrêta.

— Il y a certainement un malentendu entre vous et mon mari, continua Mme Briche. Vous savez combien grande est mon estime pour vous.

— Il est certaines insinuations qu’un homme n’accepte pas.

— Je n’ai pas dit un mot, fit le notaire dont l’unique désir était de tout arranger.

— Tu as dit juste ce qu’il fallait, pas plus, répondit Charles Blusson.

Mme Briche s’était approchée du peintre.

— Écoutez-moi, Charles. Je suis une femme. Je sais ce qui s’est passé. Antonin ne m’a rien raconté, mais j’ai tout deviné. Je comprends votre indignation. Non, je vous le promets, Charles, nous n’avons jamais eu les pensées que vous nous reprochez. Ce qui a pu vous froisser, c’est que nous avons dû agir avec une certaine prudence. Vous ne connaissez pas les enfants, Charles. À partir d’un certain âge, il ne faut pas les perdre de vue un instant. Denise est sérieuse. Je le sais. Je suis sa mère. Pourtant, elle a déjà ses idées à elle. Elle me cache bien des choses… Quelles choses ? Mon mari et moi, nous nous le demandons souvent.

— Je partirai demain matin, dit Charles Blusson en interrompant sa cousine, au moment où elle faisait allusion à un certain bouquet que se serait fait donner Denise par son professeur.

On mit tout en œuvre pour retenir le peintre. Mais ce fut inutile. Charles Blusson avait été attristé par l’hypocrisie des Briche. Car n’est-ce pas de l’hypocrisie que de noircir une innocente jeune fille à seule fin de conserver l’amitié d’un parent éloigné mais influent ?

L’ENFANT

Nous avions décidé de quitter Nice où nous ne mangions plus que des tomates et des aubergines. Nous avions écrit à un petit hôtel qu’on nous avait recommandé dans un village de l’Ardèche. Le propriétaire nous avait répondu qu’il nous acceptait à partir d’une certaine date. Enfin nous partîmes. Ma mère emportait beaucoup de bagages dont une partie, à mon sens, était complètement inutile. Il s’agissait de son attirail de peinture (pliant, chevalet, boîtes de couleurs, toiles) et d’une dizaine de tableaux complètement terminés, encadrés, vernis, prêts à être exposés. Depuis la mort de mon père, ma mère s’était imaginé qu’elle était une artiste professionnelle. Partout où nous passions, elle ne pouvait s’empêcher de faire des démarches (qui souvent m’étaient profondément désagréables) pour découvrir des acheteurs. Elle s’imaginait que parce qu’il s’agissait d’œuvres artistiques, il n’y avait rien d’humiliant à cela. Elle se liait avec de petits commerçants, la modiste et le libraire du village, pour obtenir d’eux qu’ils acceptassent de mettre en devanture ses œuvres. Elle faisait même des annonces dans les journaux, rendait visite au maire, au sous-préfet, au préfet même. Quand on savait quel genre d’hommes exerçaient à présent ces fonctions, je trouvais que c’était vraiment manquer de dignité. Mais ma mère ne partageait pas mon sentiment, l’amour de l’art justifiant tout à ses yeux.

Malgré les deux télégrammes que nous avions envoyés et les réponses que nous avions reçues, personne ne nous attendait à la gare. Il faisait nuit. Il n’y avait pas de consigne. Ma mère ne voulait pas confier à un employé la garde de ses bagages. Je me rendis à l’hôtel situé à deux kilomètres de la gare, cependant que ma mère s’assit sur une des chaises qui entouraient un kiosque désert de buvette. Le propriétaire de l’hôtel me dit qu’il ne nous avait pas oubliés, mais qu’il n’avait eu personne sous la main à nous envoyer. Je lui expliquai ce qui se passait. Nous ne pouvions pas laisser nos bagages à la gare et il y en avait trop pour que nous les portions nous-mêmes. Il me répondit que c’était très ennuyeux mais qu’il ne pouvait rien faire. Je retournai auprès de ma mère. Je parlai au chef de gare, dans une pièce tapissée de petites boîtes où se trouvaient les billets. Il me conseilla de chercher une brouette ou une voiture à bras. Je lui demandai où il croyait que j’en trouverais une. Il ne put me le dire. Enfin, au bout de trois quarts d’heure, je réussis à trouver une brouette. Mais, de maison en maison, je m’étais tellement éloigné, que dans l’obscurité je mis plus d’une demi-heure avant de retrouver la gare.

Malgré cette arrivée mouvementée, ma mère se rendit dès le lendemain matin à la mairie. Deux jours plus tard, elle faisait la connaissance d’un certain Valette, directeur de la SCFD (Société des chemins de fer départementaux) et président de la Légion des combattants. Je me mis en colère. Je dis à ma mère que ce qu’elle faisait était honteux, que tout le monde allait s’imaginer que nous étions des Boches. Elle me répondit qu’elle se refusait à tenir compte des opinions politiques des gens qui éventuellement pouvaient devenir des acheteurs, que d’ailleurs nous n’avions plus rien et qu’il fallait songer avant tout à vivre. Quelques jours plus tard, je rencontrai ma mère accompagnée de la fille de ce Valette, une jeune femme de vingt-quatre ans. Elle ne portait pas le même insigne que son père mais l’écusson tricolore sans glaive des amis de la Légion. Elle me pria de l’accompagner. J’hésitai. L’insigne l’enlaidissait. Mais, après tout, beaucoup de gens le portaient par simple opportunisme. Cette jeune femme, en tant que fille du président de la Légion, ne pouvait peut-être pas faire autrement.

En me quittant, elle m’invita à venir le lendemain prendre une tasse de vrai thé. À quatre heures, je me rendis chez elle. Dès que j’eus franchi le portail de tôle, j’aperçus le fameux potager dont on parlait tant dans le pays et qu’un mur cachait à la vue des étrangers. Il avait déjà été la fierté de M. Valette avant la guerre. Les arbres fruitiers disséminés dans ce potager rapportaient à eux seuls, paraît-il, une somme suffisante à l’entretien de toute la propriété. Quant au rapport du potager lui-même, comme je l’appris, il était à peu de chose près l’équivalent de celui qu’eût donné la maison si elle avait été louée. Derrière, il y avait une petite pinède et plus loin, une terrasse dominant une vallée. Une table, quelques fauteuils se trouvaient là. Nous nous assîmes.

— Vous avez l’air maussade, me dit Suzanne. La jeune femme s’appelait ainsi.

— Non, non, dis-je en souriant aussitôt, car j’étais amoureux sans le savoir.

À ce moment, un enfant de cinq ou six ans arriva en courant sur la terrasse. Il s’arrêta à quelques pas de nous, baissa la tête, figé soudain par la timidité.

— Va jouer, mon chéri, dit Suzanne.

Elle me raconta alors que son père, en sa qualité de président de la Légion, s’occupait beaucoup de bonnes œuvres. Il avait prié récemment les membres les plus riches d’héberger pendant les vacances des enfants des villes. Pour donner l’exemple, il avait demandé à une ancienne domestique, mariée à Lyon, de lui envoyer son fils, ce qu’il avait obtenu non sans difficulté d’ailleurs.

— C’est très bien, dis-je ironiquement.

— Oh ! vous ne connaissez pas mon père.

Bientôt nous nous quittâmes.

Le lendemain, je vins la chercher, comme elle m’y avait invité, pour faire une petite promenade. Nous grimpâmes sur la colline dominant le village. Perdu au milieu des roches, je ne savais que dire à cette femme qui s’arrêtait à chaque instant pour admirer le paysage. Je m’efforçais de l’imiter, mais je manquais de naturel.

— La prochaine fois nous partirons plus tôt et nous ferons une grande excursion, proposai-je.

— Pourquoi ? Ne vous croyez pas obligé d’aimer la campagne parce que vous êtes avec moi.

— Mais si, je l’aime.

Elle se mit à rire.

Nous revînmes par une route qui contournait la colline. Sur la porte d’une grange, une affiche d’adjudication était collée. Je m’arrêtai, heureux de trouver enfin un prétexte à bavardage autre que la campagne. Cette affiche se terminait ainsi : Il est rappelé que seuls seront admis à porter des enchères ceux qui auront obtenu l’autorisation de Monsieur le Préfet de l’Ardèche, conformément à la loi du 16 novembre 1940.

— Ah ! ça, c’est le comble, m’écriai-je.

Suzanne me regarda comme si brusquement elle découvrait je ne sais quelle duplicité au fond de mon âme.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Je ne vois pas pourquoi il faut tout le temps demander des autorisations.

Elle me répondit sèchement :

— Vous ne comprenez donc pas que nous devons nous défendre ?

Je sentis que si j’insistais, elle allait me prendre pour un de ces agents immobiliers qui ruinaient la campagne française.

Avant de pénétrer dans le village, nous passâmes devant une jolie villa entourée de fleurs.

— Voilà un endroit où je voudrais vivre, dis-je.

Elle me lança un regard sceptique.

— Ne mentez pas. Ne vous donnez pas cette peine. Je vous connais maintenant. Je me demande comment une femme comme moi a pu vous intéresser.

— Vous vous trompez, vous vous trompez. J’aime ce calme, cette vie saine…

— Taisez-vous.

Avant de nous séparer, nous prîmes rendez-vous pour le lendemain. Cette fois nous irions au village voisin. J’aimais mieux cela. Je sentais qu’il fallait à nos entrevues un but précis.

J’arrivai un quart d’heure en avance au lieu du rendez-vous. Je m’assis sur un talus. Il était trois heures de l’après-midi, soit une heure au soleil. À cent mètres, j’apercevais la première maison du village : une bâtisse de ciment avec terrasse, rosiers et porte à glissière. C’était le garage. Il était silencieux. Une pancarte était accrochée à la pompe à essence : fermé. Je me levai, me dirigeai vers le tournant, regardai ma montre. Puis je roulai une cigarette avec le tabac, encore humide, de deux mégots. Je revins sur mes pas. La route était toujours déserte. Je me rassis sur le même talus. La lune à peine visible en plein jour se trouvait juste en face de moi. Les parties fermes étaient d’un blanc pâle, les autres se confondaient avec l’azur. Depuis deux ans, aucune auto ne passait sur la route. Elle était lisse, propre. Dans la misère générale, les routes semblaient neuves.

Soudain Suzanne parut. Une profonde déception m’envahit. Elle n’était pas seule. Elle tenait le petit garçon par la main. Je ne dis rien sur le moment, mais quelques minutes après je ne pus m’empêcher de montrer ma mauvaise humeur.

— Pourquoi avez-vous amené cet enfant ?

— Il vous dérange ? me demanda-t-elle ironiquement.

Je répondis qu’il ne me dérangeait pas mais qu’à cause de lui nous ne pourrions pas aller aussi loin que je l’avais espéré.

— Où vouliez-vous donc aller ?

Je lui rappelai qu’elle m’avait dit que nous irions à Saint-Martin-de-Valamas.

Elle cessa de me taquiner. Elle me raconta de nouveau l’histoire de cet enfant. Elle n’avait pas voulu le laisser seul toute une après-midi. Il était sauvage. Il se serait caché dans un coin et il aurait pleuré jusqu’à son retour.

— Vous comprenez maintenant pourquoi je l’ai amené.

Comme je demeurais sombre, elle ajouta, reprenant le ton taquin :

— Vous êtes bien ce que je pensais : un égoïste. La guerre ne vous a rien appris. Voulez-vous me permettre de vous dire une chose ? C’est parce que tous les Français étaient comme vous que nous en sommes là. Vous ne pensiez qu’à votre plaisir. Maintenant vous le regrettez, mais il est trop tard.

Nous nous assîmes au pied d’un cerisier auquel il ne restait plus que quelques cerises inaccessibles. Une haie de ronces cachait la route.

— Va jouer, dit Suzanne à l’enfant.

Comme il n’obéissait pas, je lui dis aussi d’aller jouer, tout en me rendant compte qu’à sa place, en un tel endroit, je n’aurais pas su non plus comment jouer. Finalement l’enfant s’éloigna et se mit à ramasser des coquilles desséchées d’escargots et à en faire un petit tas. De temps en temps, il venait demander à Suzanne s’il y en avait assez. Elle lui répondait invariablement : « Non, non, tu ne les as pas toutes ramassées. Continue. Il y en a encore là-bas. » Et elle lui désignait un endroit quelconque.

Suzanne et moi, nous ne parlions plus. Nous étions assis côte à côte, les mains dans les mains, évitant de nous regarder dans les yeux. L’enfant revint encore. Il avait ramassé toutes les coquilles. Il n’y en avait plus.

— Eh bien ! joue à autre chose, dit Suzanne en retrouvant sa présence d’esprit avec une rapidité qui me surprit.

— À quoi ?

— Je ne sais pas. Fais ce que tu veux. Ramasse des petites branches maintenant.

L’enfant s’était à peine éloigné que Suzanne se renversa en arrière. Je la pris dans mes bras, m’allongeai contre elle, posai mes lèvres sur les siennes. Je ne sais combien de temps s’écoula ainsi lorsque soudain, tout près de nous, nous entendîmes sangloter. En nous voyant étendus l’un contre l’autre, visage contre visage, l’enfant avait pris peur. Suzanne se leva d’un bond, tira l’enfant par le bras au point de le soulever du sol, lui donna une gifle.

— Veux-tu nous laisser tranquilles ! cria-t-elle d’une voix coléreuse et aiguë qui me glaça.

Il s’éloigna à reculons sans pleurer, mais les joues contractées comme s’il pleurait encore. Elle revint tout de suite près de moi, chercha à reprendre la position exacte que cet enfant lui avait fait quitter, me redonna ses lèvres comme si rien ne s’était passé. Mais je ne la désirais plus.

Le soir, en rentrant, ma mère m’annonça avec fierté que M. Valette lui avait commandé son portrait.

Je répondis : « C’est parfait. » Mais le lendemain, je prenais le train pour Marseille.

LE LARCIN

Je le connaissais de vue. Il avait une allure sportive assez sympathique. Comme moi, il allait au café du village après le déjeuner.

— Voulez-vous encore un morceau de sucre ? me demanda-t-il un jour.

— Et vous-même ?

— Oh ! moi, j’aime autant le café sans sucre.

J’acceptai, touché par cette gentillesse. Nous liâmes connaissance. Il me raconta qu’il était architecte, qu’il avait beaucoup voyagé, qu’au moment où la guerre avait éclaté, il allait être nommé à la ville de Paris. Au bout de dix minutes, je m’aperçus qu’il ne parlait que de lui. Je me levai. Il faisait une chaleur étouffante. J’avais hâte de m’étendre dans ma chambre et de lire.

— Vous allez à gauche ou à droite ? lui demandai-je.

— Et vous ?

Je compris qu’il ne voulait pas me quitter.

— Je ne sais pas.

— Voulez-vous que nous prenions cette direction ? me proposa-t-il en montrant l’avenue plantée de tilleuls.

Je ne répondis pas et je m’engageai avec lui dans l’avenue. Malgré mon envie d’être seul, je n’avais pas le courage de rentrer.

Quelques passants erraient. Personne ne se regardait. L’indifférence que les hommes avaient les uns pour les autres était complète.

— J’attends qu’on me « rapatrie », me dit-il. Tout à coup, il s’anima. C’est tout de même formidable qu’on laisse ainsi…

Je hochai la tête. Je voulais éviter le récit de ses rancœurs. Il m’avait déjà dit que les pouvoirs publics agissaient de façon abominable. Il était visiblement convaincu que tout aurait dû être prévu, et que dans la débâcle les mêmes attentions officielles devaient continuer à être prodiguées aux citoyens. « On se moque de nous. On nous traite comme des bêtes. »

Au bout de l’avenue, je m’arrêtai.

— Vous allez à gauche ou à droite ? redemandai-je.

— Je ne sais pas, répondit-il après un silence destiné à me faire comprendre à la fois qu’il ne voulait pas s’imposer et qu’il désirait ne pas me quitter.

— Moi non plus, je ne sais pas, dis-je après avoir laissé un long temps s’écouler. J’espérais que la séparation se ferait toute seule, qu’elle sortirait naturellement de notre indécision réciproque.

— Si nous allions à Valréas ? s’écria-t-il soudain, escomptant m’entraîner par la brusquerie.

— Si vous voulez, dis-je sans la moindre ardeur.

Valréas se trouvait à deux kilomètres. La route était magnifique, mais j’avais tant de préoccupations que je ne voulais pas m’éloigner de l’endroit où j’habitais. Une centaine de mètres plus loin, je m’arrêtai de nouveau.

— Il faut que je rentre, dis-je.

Il me regarda avec surprise.

— Oui, oui, il faut que je rentre.

— On vous attend ?

— Non, mais il faut que je rentre.

Cette obligation dans laquelle je prétendais me trouver avait quelque chose de mystérieux qui rendait difficile à mon interlocuteur d’insister davantage.

— Si cela vous ennuie d’aller jusqu’à Valréas, nous pouvons nous arrêter à la petite épicerie qui se trouve là, à cinquante mètres.

J’acceptai.

— Il faudra que je vous quitte très vite, ajoutai-je cependant.

Un gros arbre abritait une terrasse. Il préféra entrer, l’intérieur étant plus frais. Il y avait une table en tôle dans un coin, contre les rayons. Il commanda une bouteille de limonade. Puis il se mit à me raconter ce qu’il appelait son odyssée. Je remarquai que, pendant qu’il parlait, il jetait de temps en temps un regard sur les tablettes de chocolat à portée de sa main.

— Vous voulez en acheter une ? lui demandai-je intentionnellement à haute voix.

Il me fit signe de me taire. Je pris une mine étonnée. Il se cacha derrière moi pour me montrer du doigt l’épicière.

— Je ne comprends pas, dis-je toujours très fort.

Il ne chercha pas à m’éclairer. Il reprit le récit de sa fuite devant les Allemands. À un moment, je vis l’épicière sortir. Je fus pris d’une crainte confuse. Je redoublai d’attention pour faire croire à mon interlocuteur que son récit m’intéressait. Ce fut inutile. Il tendit le bras et prit une tablette de chocolat sur le rayon. Mais au lieu de la mettre dans sa poche, il la mit dans la mienne.

— Qu’est-ce que vous faites ?

— Chut, gardez ça.

J’allais la remettre à sa place lorsque l’épicière reparut.

— Cela ne se fait pas, dis-je à mon voisin.

Il cligna des yeux, sourit. Je sentis qu’il me trouvait ridicule, après une défaite pareille, d’avoir encore des scrupules.

TANT QUE NOUS VIVONS

Pierre Cottin s’arrêta au coin de l’avenue des Champs-Élysées et de la rue Lord Byron. Il était arrivé. C’était un immeuble sur le devant duquel s’ouvrait, paraît-il, un porche où se trouvaient les bureaux des Établissements Bergier. Pierre n’entra pas tout de suite. Il alla et vint durant quelques instants. L’émotion se lisait sur ses lèvres, tirait ses traits et lui faisait garder la bouche ouverte. Le moment était donc venu. Reculer encore une fois eût été lâche. Pierre pénétra dans l’immeuble et chercha parmi toutes les plaques accolées aux murs, ainsi que des ex-voto dans une église, celle des Établissements Bergier, puis il prit l’ascenseur. Son cœur battait. Il y avait sept ans, quand il avait vu Octave pour la dernière fois, il ne se doutait pas qu’un jour il reviendrait, ruiné, malade, lui demander un secours.

— Est-ce que M. Bergier est là ? demanda-t-il à un appariteur qui, sans lui répondre, lui tendit machinalement une fiche à remplir.

Quelques instants plus tard, Pierre Cottin était introduit dans le bureau de son ami.

C’était un homme grand, aux cheveux blonds, vêtu d’un costume clair. Il écrivait. L’arrivée de Pierre ne lui fit pas lever la tête.

— Je te dérange ? demanda celui-ci.

Octave Bergier fit non de la tête et continua d’écrire. Lorsqu’il eut terminé, il plia soigneusement sa lettre, la mit dans une enveloppe, la posa sur un buvard, la déplaça même à deux ou trois reprises pour qu’elle fût bien au milieu. Enfin, il leva les yeux.

— Eh bien ! dit-il en regardant Pierre des pieds à la tête. Tu daignes enfin te montrer ?

— Oh ! il y a longtemps que je voulais venir te voir, mais je pensais qu’après ce qui m’est arrivé cela ne te ferait pas un très grand plaisir.

Octave Bergier, qui jusqu’à cet instant avait paru indifférent, regarda son ami dans les yeux puis, sans la moindre gêne, chercha aux manches, aux chaussures, les signes de la pauvreté qu’il venait de soupçonner.

— Que t’est-il arrivé ?

Pierre raconta son histoire. Il avait aimé une femme. Il était parti vivre quelques années avec elle en Algérie. Dans ce temps-là, il s’était imaginé qu’il était un grand artiste. Il avait fait de la peinture. En rentrant à Paris, il avait trouvé sa famille ruinée. Puis son père était mort. Il avait cherché en vain du travail. Depuis un an, il vivait d’expédients.

— Tu voudrais sans doute, dit Octave, que je te donne du travail. Mais mon pauvre vieux, je ne dis pas cela pour te vexer, tu n’as aucune connaissance des affaires. Tu es le cinquième, depuis un mois, qui vient me demander la même chose. Si je vous écoutais tous, d’ici un an, il ne me resterait plus qu’à fermer la maison. Quand on est dans les affaires, on ne peut pas faire de sentiment. Voyons, tu le sais bien.

Pierre avait écouté son ami sans l’interrompre. Il pensait à autre chose. Il pensait aux reproches qu’allait lui faire tout à l’heure Denise. « Tu es comme un enfant, dès que tu es devant quelqu’un. Tu n’as pas osé lui dire la vérité. Tu crois toujours qu’il faut agir avec délicatesse. Est-ce que c’est ton ami ou non ? »

— Oui, je comprends bien, dit finalement Pierre Cottin.

— Non, tu ne comprends pas, je le vois. Tu te dis que je suis un mauvais ami.

— Non, non.

— Mais si. Vous êtes tous les mêmes. Vous croyez qu’il n’y a que vous. Tout vous est dû. Et si on ne peut vous rendre les services que vous attendez, vous partez en claquant la porte.

— Oh ! ne crains rien, je ne claquerai pas la porte.

— Non, mais tu t’arrangeras pour me faire comprendre que je suis une brute, que je n’ai pas de cœur.

— Je vois que tu me connais mal. Si vraiment tu ne peux rien pour moi, tu n’as qu’à me le dire, je te comprendrai parfaitement et je ne t’en voudrai pas le moins du monde.

— Non, je ne peux rien, ou du moins les Établissements Bergier ne peuvent rien pour toi. Mais toi et moi, nous sommes de trop vieux amis pour que je ne te rende pas, moi personnellement, en dehors de la maison, bien entendu, un service. Veux-tu que je te prête un peu d’argent ? Tu me le rendras quand tu pourras.

— Cela te gênera peut-être.

— Si je te l’offre, c’est que je peux le faire.

— Dans ce cas, je veux bien.

Octave Bergier pressa le bouton d’une sonnette qui se trouvait dans son bureau. Peu après, un employé frappait à la porte.

— Appelez-moi le caissier. Je n’ai pas d’argent sur moi, continua Octave en s’adressant à son ami, je vais me faire avancer deux mille francs par la maison. C’est tout ce que je peux faire. Cela va faire des complications d’écritures, mais tant pis.

Lorsque le caissier eut apporté les deux mille francs, Octave Bergier lui remit en échange un chèque, non sans lui donner de nombreuses explications sur la façon d’effectuer le virement.

— Tu vois, je ne suis pas un aussi mauvais camarade que tu le croyais. Maintenant, mon cher Pierre, serre-moi la main, oui, comme cela, longuement, car cela me fait du bien, et laisse-moi, laisse-moi, il faut que je travaille.

Dans l’entrée, Pierre s’arrêta. Il avait le sentiment qu’il n’avait pas remercié avec assez de chaleur son ami. Il était indécis. Devait-il partir quand même ou demander à l’appariteur de l’annoncer de nouveau ? Finalement, il se décida à laisser un mot. Il demanda une plume, du papier. Ce fut à ce moment précis qu’une détonation retentit dans le bureau d’Octave Bergier. Des portes s’ouvrirent. Les employés accouraient. Peu après, tous pénétraient chez le directeur. Il était étendu à terre. Dans sa main droite, il tenait encore le revolver avec lequel il s’était donné la mort. Le premier moment d’affolement passé, quelqu’un avisa la lettre posée juste au milieu du buvard. Octave Bergier y donnait les raisons de son désir d’en finir avec l’existence. Sa femme était partie avec un amant. Il ne pouvait se faire à l’idée de vivre sans elle.

LA FUITE

Victor Méril traversa la porte Maillot, prit l’allée qui longe le boulevard Maurice Barrés. Il était neuf heures et demie du matin. Il faisait un temps frais, léger de mars. Il y avait de tout dans le ciel ; de l’azur, des nuages gris noir, d’autres de neige. Cette promenade était la favorite de Méril, car tout en marchant dans le bois, il continuait d’apercevoir des maisons, et quelles maisons ! Blanches, luxueuses, certaines avec des stores de couleurs vives, des terrasses, des grandes baies. Il avait découvert pour lui seul une promenade de ville d’eau, comme d’autres, dans certains quartiers, imaginent autre chose. À la porte 8, Méril s’arrêta pour allumer une cigarette. Il marchait en gardant à la main l’allumette éteinte.

Méril passa plusieurs fois devant le porche, encombré et vieillot, sur la droite duquel, écrites sur le mur repeint, s’alignaient les lettres suivantes : Crédit Municipal. Ce coin administratif et sale sous cette voûte qui avait été luxueuse attirait les regards de Méril comme une entrée des artistes. Il suffisait d’ouvrir cette porte pour connaître la réalité des choses. Et puis, il avait honte de prendre cette porte vis-à-vis des locataires de la maison qui passaient, eux, sans s’arrêter, se dirigeant vers l’escalier de velours du fond. C’était vraiment une faute de tact de la part de l’administration que d’infliger ainsi à chaque malheureux le regard méprisant d’un concierge ayant deux clientèles si opposées. Il était assis là, justement. Et il n’avait pas manqué de se servir de sa position. Placé à ce point, cela lui conférait une grandeur inattendue dans ses fonctions. Finalement, Méril se décida à entrer. Il se félicitait que le gage fût invisible. Quelle misère eût été la sienne si au lieu de quelques bijoux, il avait dû transporter un ballot de draps. Dès qu’il fut entré, son émotion se calma. Il pouvait rencontrer maintenant la femme la plus élégante. Les règlements étaient collés aux murs. Comme il s’agissait d’un organisme d’intérêt public, quelque chose de libéral émanait d’eux, et celui qui ne s’y fût pas conformé eût encouru la réprobation générale comme dans ces situations où les hommes craignent qu’on se lasse de la Bonté. Il y avait un petit guichet à droite où il fallait faire estimer le gage. Il y avait du monde heureusement. Il allait pouvoir voir comment les choses se passaient. Sans mettre la main à sa poche, comme s’il allait demander un renseignement, Méril se mit à la suite de quelques personnes qui se trouvaient là. Il était surpris que nul ne fît attention à lui. Cette constatation ne le mettait pourtant pas à l’aise. Il continuait à étudier ses gestes, à les changer sans cesse, prenant de nouvelles poses sans se gêner puisqu’il savait que personne ne le regardait, ce qui était assez étrange justement à cause de cela. Avant le guichet, il y en avait un autre, fermé celui-là, qui avait dû servir jadis. Il s’y accouda. Or, brusquement il s’ouvrit, et un employé s’adressa à lui avec la brusquerie et les réserves de forces d’un employé qui prend son service.

Une heure et demie plus tard, Méril quittait le Crédit Municipal avec une somme de huit cents francs. En passant devant le concierge, il ne ressentit pas l’humiliation de tout à l’heure. En cet espace de temps, la rue avait changé d’aspect. C’était la rue fourmilière et gaie de onze heures du matin. Il se dirigea vers le marché de la rue Lebon. Il réfléchissait à ce qu’il allait acheter, de façon que cela ne comportât aucune préparation. Le soleil brillait. Simone et lui allaient faire un gentil petit déjeuner pour fêter cette entrée d’argent. Il passa devant les voitures, les magasins. Tout lui semblait désirable. La difficulté était d’isoler certaines choses, enfin de se décider. Pendant une heure, il rôda sans parvenir à prendre une décision. Tout à coup, il se sentit pris d’un violent dégoût. Ils iraient au restaurant. Simone lui avait dit : « Tu ramèneras le déjeuner. » Mais c’était impossible. Ce n’était pas son rôle. Il s’assit sur un banc. Maintenant une grande fatigue lui pesait aux épaules, une fatigue étrange qui disparaissait, à peine était-il assis quelques minutes, une fatigue à la clavicule, à la nuque, qui n’eût jamais existé s’il n’avait pas eu des soucis aussi mesquins. Midi sonna. Il se leva. Il voulut acheter Paris-Lundi, mais changea d’avis à la pensée de prendre un des billets de cent francs, de le changer. Pourquoi n’avait-il pas pensé à l’isoler, ce billet de cent francs, au moment même où il l’avait touché ? À présent, c’était difficile. Ces huit billets, à présent, formaient une famille. Non, pour un journal, il ne voulait pas s’ôter le plaisir de les donner tous les huit à la fois, et surtout de s’ôter toute responsabilité. On lui avait donné huit cents francs. Les voici, intacts. Il achèterait Paris-Lundi plus tard. Mieux même, il demanderait à Simone de l’acheter.

Simone Méril l’attendait sans impatience, car elle n’attendait pas grand-chose de la démarche de son mari. Elle souhaitait que le Crédit Municipal donnerait une somme facile à rendre. Évidemment, cela blessait un peu son amour-propre que sa plus jolie bague ne rapportât pas grand-chose, mais d’un autre côté, elle préférait toucher peu de façon à rendre peu. Dans une semaine, son frère serait rentré.

Méril remit les huit cents francs à sa femme. Il tendit l’argent, puis très vite la reconnaissance, par cette habitude qu’il avait de tout donner sans rien regarder, quittance, monnaie, reçu, dès qu’il s’était chargé d’un compte.

— Je n’ai rien apporté pour le déjeuner, dit-il, j’ai pensé que nous pourrions peut-être aller au restaurant.

Il avait fait cette suggestion sur un ton plein de réserve, sans laisser paraître le moindre espoir d’une acceptation, sachant par expérience que sa femme n’en tenait jamais aucun compte.

— Tu es toujours le même ! s’écria-t-elle avec mauvaise humeur.

Elle avait à peine prononcé ces mots qu’il sentit son sang se glacer. C’était ce qu’il lui reprochait le plus que cette absence totale d’abandon, d’imprévoyance devant la vie. Jadis, il le lui eût reproché. Cette fois, il se tut, répondit : « Comme tu voudras. »

— Je vais descendre chercher quelque chose, dit-elle.

— C’est cela, répondit-il comme si pas un instant il n’avait espéré autre chose, car il avait adopté une fois pour toutes cette façon de répondre.

Mais dès qu’elle fut sortie, il fut pris d’une crise de rage. Comme à chaque fois que des questions d’intérêt surgissaient, il reprenait conscience de la médiocrité de sa vie. Il revit les dernières années qui venaient de s’écouler. C’était effroyable. Sans s’en apercevoir, il était tombé peu à peu entièrement entre les mains de sa femme. Aujourd’hui, il en était réduit, à cause de ses échecs, à rendre compte des plus petits de ses gestes, à ne pouvoir manifester la plus petite volonté. Et maintenant il songeait à ce qu’il pouvait faire pour se tirer de cette dépendance effroyable. Il ne voyait qu’un seul moyen : partir comme dans certains romans, partir brusquement, disparaître. Mais il savait que cela dépassait ses forces. Ce serait d’une telle lâcheté ! Simone l’aimait. Et puis, elle n’avait plus rien maintenant. Quelle affreuse supposition découlerait d’un pareil acte ? Mais en restant, que faire ? Il y avait bien cette solution à laquelle il s’arrêtait toujours en fin de compte. Arranger les choses petit à petit. Trouver une situation. Gagner du temps. Travailler et faire en sorte que dans de nouvelles occupations, son indépendance se formât d’elle-même. Enfin, agir quotidiennement de telle façon qu’un beau jour son désir de liberté se réalisât sans heurt, sans cris, et qu’il se trouvât libre de la même façon qu’il s’était trouvé prisonnier. Mais dans sa colère cette solution ne le contentait pas. Il ne pouvait que se taire puisqu’il n’avait rien. « J’ai été complètement idiot », murmura-t-il. Mais en dépit de tout ce qu’il pouvait penser, l’idée que le fait était là, qu’il n’y avait rien à entreprendre, le retenait dans sa colère, de même que seule la crainte de blesser grièvement quelqu’un nous empêche quelquefois de lui jeter un objet à la figure. De quelque côté qu’il se tournât, tout était fermé. De l’argent, il ne pouvait en attendre de personne. Ce n’était pas sa mère qui vivait pauvrement d’une petite rente, ni sa sœur, ni son père, qui pouvaient lui en donner. Il pensa au travail, à son travail. Quand il s’était remarié avec Simone, il avait cru qu’il entrait dans une ère de prospérité. « Je devrais me casser la tête contre ce mur, tellement j’ai agi bêtement », dit-il en serrant les poings et en les faisant trembler comme s’il faisait un effort. Mais quel travail ! Il avait fait des études aussitôt démobilisé, après la paix de 19. Mais à ce moment, cela n’avait pas eu d’importance. Ses parents n’avaient pas encore vu fondre leur fortune. Il avait fait un mariage d’amour.

Il n’attendit pas le retour de Simone. Il venait de lui apparaître que jamais une occasion ne se présenterait de reprendre sa liberté dans des conditions agréables et qu’il ne pourrait le faire qu’en agissant sans réflexion, sur une impulsion, au moment même. Il se dirigea vers le Bois pour éviter de rencontrer Simone qui ne devait pas tarder de rentrer de ses courses. Confusément, il sentait qu’il irait chez sa mère. Jusqu’à ce jour, une telle éventualité lui avait paru impossible. Mais brusquement, en envisageant la chose comme la dernière qui lui restât, celle-ci se transforma. Il se demandait comment il avait pu la croire si longtemps impossible. Rien n’était plus naturel, après tout. C’était l’heure du déjeuner. Les rues étaient désertes. À la terrasse des restaurants, il apercevait des plats fort peu appétissants, et les gens qui les mangeaient le surprenaient. Il marchait droit devant lui, sans se soucier de la direction qu’il eût dû prendre pour aller chez sa mère. Après tout, cela n’avait aucune importance qu’il fût quelque part. En ce moment, il n’était nulle part, et cela lui faisait du bien. Sa vie était vraiment la dernière chose qu’il pût regretter. Un vent chaud soufflait du Bois, jetant des poussières dans les plats des restaurants. Il était quinze heures à l’horloge de la porte Maillot. Il s’arrêta. Aller jusqu’aux Batignolles lui faisait peur. Il voulait vivre, mais à peine était-il sorti qu’il voulait rentrer. Que dirait-il à sa mère ? Que signifiaient ces coups de tête ? Pourquoi ne pas arranger tranquillement les choses ? Mais cela était impossible. Ce qu’il voulait faire à la minute même n’était envisageable que dans ces conditions. Il fallait qu’il n’eût tien, qu’il ne sût où aller, pour se rendre chez sa mère. S’il préparait, jamais il ne partirait. Et maintenant le plus dur était fait. Il était parti. Il n’avait qu’à s’asseoir sur un banc vingt-quatre heures, quarante-huit heures, attendre, se faire ramasser par un sergent de ville, et il était sauvé. Il ne pensait à rien. C’était impossible de penser, sans quoi toutes les conséquences de son acte se présenteraient à son esprit ; les conséquences innombrables, catastrophiques, la pension de l’enfant, le triomphe de sa belle-famille, la douleur de Simone, sans compter les engagements qu’il avait pris, les reconnaissances de dettes, l’histoire de l’appartement saisi, les choses secrètes, la voiture qu’il n’avait jamais terminé de payer et qu’il avait vendue, toute une foule de choses misérables qui allaient fondre sur Simone et dont elle allait être obligée de parler à sa famille, qui allaient se savoir. Il monta l’avenue de la Grande Armée. Simone devait être rentrée, se demander où il était. « On est moins coupable quand on est malheureux. » Il sentait qu’un départ préparé eût été abominable, tandis qu’ainsi, parce qu’il souffrait, parce qu’il ne pouvait plus, et parce qu’il partait sans rien, eh bien ! il était en quelque sorte pardonné.

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Juillet 2017

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[1] Pope.