Pierre-Henri Cami

LA CEINTURE
DE DAME ALIX

Roman à clé

Illustrations de l’auteur
1946

CHAPITRE PREMIER

FERRAILLE À VENDRE

— Tenez, mademoiselle Lucette, ajoutez au tas de ferraille, cette cubitière, ce ventail et ces cuissards détériorés.

— Faut-il que vous soyez instruit, monsieur Baptiste, pour connaître les noms de tous ces trucs de l’antiquité ! s’exclama la jolie femme de chambre, en regardant avec admiration le solennel majordome qui triait, sur une table, des pièces détachées d’armures moyenâgeuses.

— Ce n’est pas pour rien, mademoiselle Lucette, que les Guillot-Landry, dont je suis le dernier descendant, servent de père en fils la noble famille de Brandon-La Tour. Sachez que mon ancêtre, Baptiste, premier du nom, accompagna le duc Aldebert de Brandon-La Tour, en qualité d’écuyer-valet-de-camp, lorsque celui-ci partit pour la Palestine, avec Godefroy de Bouillon. Tenez, prenez aussi cette braconnière, cette targe, ce poitrinal et ce gorgerin. Vous comprenez, reprit le majordome en se rengorgeant, que lorsqu’on possède de tels aïeux dans sa lignée, on serait impardonnable de ne pas connaître les multiples pièces métalliques constituant une armure de chevalier.

— Ça devait être rudement compliqué d’être valet de chambre d’un chevalier, avec tout ce bazar ! observa en riant la soubrette, tout en portant les morceaux d’armure sur les débris de ferraille amoncelés dans un coin de la pièce.

— Autre temps, autres mœurs, soupira le majordome. Mais je ne vous cacherai pas qu’au lieu de préparer le « frac » ou le complet-jaquette de Monsieur, il me serait plus agréable de le barder de fer, de la poulaine au cimier et de partir avec lui en croisade, dussé-je y trouver la mort tragique de mon ancêtre.

— Ah ! votre ancêtre est mort en croisière, monsieur Baptiste ?

— En croisade. Son maître et lui furent capturés par les Sarrasins et condamnés par ces féroces « infidèles » au supplice du pal.

— Au supplice du pal ?

— Oui. C’était une torture atroce. Les bourreaux forçaient leurs victimes à s’asseoir sur une tige de fer pointue comme un paratonnerre. Par raffinement de cruauté, les Sarrasins empalèrent d’abord mon ancêtre Baptiste, forçant son maître, le duc de Brandon-La Tour, d’assister à son supplice, avant d’être lui-même exécuté.

— Quelle horreur !

— Or, retenez bien ceci, mademoiselle Lucette, au moment où les bourreaux allaient asseoir mon ancêtre sur le pal, cet héroïque serviteur se tourna vers son maître et lui dit : « Que Monsieur le duc veuille bien me pardonner, mais c’est contraint et forcé que je m’assieds en présence de Monsieur le duc. ».

— Ah ben ! il était culotté, le frère ! ne put s’empêcher de s’exclamer la jolie servante.

— Mademoiselle Lucette, dit le majordome d’une voix sévère, je vous prie de surveiller votre langage. Je ne puis tolérer qu’en parlant de mes ancêtres…

— Oh ! excusez-moi, monsieur Baptiste… ça m’a échappé… Je voulais dire qu’il était rudement courageux.

— C’est en souvenir de cet héroïque écuyer, reprit le majordome, que, depuis cette époque, la famille de Brandon-La Tour fit accrocher dans cette galerie, au-dessous des tableaux représentant ses ancêtres, les portraits de ses fidèles serviteurs. Tenez, mademoiselle Lucette, vous pouvez admirer les traits de ce sublime Baptiste, premier du nom, au-dessous du portrait de son illustre maître.

Et le majordome indiqua du doigt à la femme de chambre un des nombreux tableaux garnissant les murs de la galerie des Ancêtres.

— Tous les Baptiste de ma famille sont accrochés là, poursuivit-il avec émotion. Et j’espère bien, un jour, par ma fidélité et mon dévouement, y figurer à mon tour.

— Oh ! comme celui-là vous ressemble ! Ou plutôt, comme vous lui ressemblez, monsieur Baptiste ! s’écria soudain Lucette, en désignant un portrait de valet à perruque poudrée.

— Celui-là, des Baptiste, fut grand parmi les grands, prononça gravement le majordome. Il périt, lui aussi, en serviteur modèle. Il fut décapité en 1793, le même jour que Mme la marquise de Brandon-La Tour. Devant la Conciergerie, au moment où on allait faire monter les condamnés dans la fatale charrette, Baptiste annonça d’une voix sonore : « La voiture de Madame la Marquise est avancée ! » Arrivé à l’échafaud, comme le bourreau s’apprêtait à le pousser sur la bascule : « Arrêtez ! s’écria-t-il, jamais je ne me permettrai de passer avant Mme la marquise ! » – « Comme tu voudras, citoyen larbin ! » s’esclaffa le bourreau en entraînant la noble dame vers la guillotine. Alors, juste au moment où sa maîtresse allait franchir les portes de l’Éternité, Baptiste, bombant le torse et les yeux au ciel, annonça pour les habitants de l’autre monde : « Mme la marquise Irène-Arthémise de Brandon-La Tour ! »

— Oh ! ce que ça serait beau au ciné ! s’exclama la soubrette avec admiration.

— Mais poursuivons notre travail, reprit le majordome. Prenez encore cette tassette, ce soleret et ce poitrinal. Ajoutez-y également ce faucre, cette genouillère et ces gantelets ; ils sont rouillés et bons pour la ferraille.

— Le fait est que tout ce bric-à-brac va bien débarrasser la galerie des Ancêtres, approuva la femme de chambre tout en exécutant les ordres de Baptiste.

— Oui, ajouta ce dernier, voilà mon triage terminé. Je ne conserve que les armures, les armes et autres souvenirs du passé, en bon état. C’est aujourd’hui que doit passer le brocanteur pour enlever cette ferraille, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur Baptiste. Faut-il faire des paquets de toute cette ferblanterie ?

— Inutile. Laissez tout cela en tas, dans ce coin. Il se débrouillera bien pour l’emporter. Voyez-vous, Lucette, ça me fait, malgré tout, quelque chose de voir disparaître ces vestiges du bon vieux temps.

— Oh ! parlons-en de ce bon vieux temps où on vous empalait et vous guillotinait. M. Hubert, lui, n’aura aucun regret. Et même si les brocanteurs emportaient toutes les armures de la galerie, il trouverait que c’est un bon débarras.

— C’est hélas vrai ! soupira le majordome. Le jeune duc, notre maître, n’aime que le moderne ; et tous les souvenirs glorieux légués par ses ancêtres le laissent complètement indifférent. Voyez-vous, mademoiselle Lucette, la noblesse dégénère et, seuls, les vieux serviteurs comme moi continuent à respecter la tradition.

— Oh ! mais vous n’êtes pas vieux, monsieur Baptiste. Vous ne paraissez guère plus âgé que Monsieur…

— Trente-quatre ans, exactement comme Hubert.

— Dites donc, monsieur Baptiste, en fait de tradition, vous ne le respectez guère, votre patron.

— Qu’est-ce que vous dites ? Je ne respecte pas Hubert ?

— Dame ! Vous l’appelez Hubert, tout court. Et même je vous ai entendu souvent le tutoyer.

— C’est exact. Je le tutoie. Mais jamais devant le monde. Il faut vous dire, mademoiselle Lucette, qu’Hubert et moi, nous sommes frères de lait. Ma mère était sa nourrice. Nous avons joué ensemble, lorsque nous étions enfants, et j’ai pris ainsi l’habitude de le tutoyer.

— Mais le plus drôle, c’est que Monsieur vous dit toujours « vous ».

— C’est encore exact. Hubert est d’un caractère timide et même enfant, il n’osait pas me tutoyer. Je lui en ai toujours imposé par mon caractère, précocement sérieux. Si bien qu’en grandissant, impressionné par la gravité inhérente à mes fonctions, malgré mes encouragements discrets, il n’a jamais pu se décider à me tutoyer. De plus, certaines circonstances rehaussèrent mon prestige dans l’esprit d’Hubert et accrurent sa timidité et son respect à mon égard. C’est ainsi qu’avant la mort de son oncle Albéric de Brandon-La Tour, auprès duquel j’exerçais déjà l’emploi de majordome, j’eus l’occasion de servir d’intermédiaire entre Hubert et feu M. le duc, lorsqu’ils étaient brouillés. Je peux même ajouter que c’est grâce à ma respectueuse influence sur feu M. le duc qu’Hubert ne fut pas déshérité.

— M. Hubert était brouillé avec son oncle ?

— Oui. À propos d’un mariage, dont feu M. le duc avait formé le projet pour son neveu. Mais Hubert, qui était amoureux fou de la jeune comtesse d’Ambleuse, refusa le parti que lui offrait son oncle, et celui-ci lui coupa les vivres. Mon frère de lait se vit donc dans l’obligation de gagner sa vie. Grâce à son travail, et puis-je le dire, grâce aussi à mon aide discrète, Hubert put attendre, tant bien que mal, l’héritage de son oncle : ce château de Touraine et son immense fortune.

— Et il n’épousa pas sa comtesse ?

— Non ! À cette époque, il se croyait déshérité et la comtesse était pauvre. Sur l’insistance de sa mère, Diane d’Ambleuse fit un riche mariage et devint Mme Auguste Millasson.

— Mme Millasson qui habite le château voisin avec son mari et qui vient si souvent voir Monsieur ?

— Oui. Mais chut ! mademoiselle Lucette ! Ma grande sympathie pour vous m’a peut-être poussé un peu trop loin sur le chemin des confidences.

— Ce qu’elle a dû regretter de n’avoir pas attendu que M. Hubert hérite…

— Elle ne pouvait prévoir. Et puis, sa mère, la harcelait. Et vous, mademoiselle Lucette, vous auriez attendu ?

— Pour sûr !… Et même sans espoir d’héritage. Si j’aimais quelqu’un et si j’étais aimée…

— Vous avez tout pour l’être, Lucette.

— J’attendrais plutôt toute ma vie !…

— Peut-être attendrez-vous moins longtemps, belle Lucette… Car, s’il ne dépendait que de moi…

— Que voulez-vous dire, monsieur Baptiste ? murmura la jolie soubrette toute rougissante.

— Je veux dire que si l’amour d’un majordome…

À ce moment, des pas se firent entendre dans le couloir. Interrompant brusquement sa déclaration, M. Baptiste reprit instantanément sa physionomie solennelle. La porte s’ouvrit. Hubert de Brandon-La Tour fit son entrée dans la pièce.

— Eh bien ! Baptiste, dit le jeune duc en souriant, la galerie des « fossiles » est terminée ?

— Oui, Monsieur le duc. Je viens d’achever l’arrangement de la galerie des Ancêtres, répondit le majordome en appuyant avec intention sur le mot « ancêtres ».

— Parfait !… J’attends justement Mme Millasson qui désire vivement la visiter. Lucette, ajouta le duc, lorsque Mme Millasson arrivera, vous l’introduirez directement ici.

— Bien, Monsieur le duc, fit la gracieuse femme de chambre en quittant la pièce.

— Mes félicitations, mon cher Baptiste ! s’écria le duc en jetant un regard satisfait autour de lui. Vous avez travaillé en véritable artiste et la galerie des antiques a vraiment grande allure. Personnellement, je n’aime pas beaucoup les vieilleries, vous le savez, mais enfin, je dois le reconnaître, toutes ces armures, ces trophées, ces panoplies, ces tableaux, ces antiquités, rassemblés ici par vos soins, ne manquent pas d’un certain cachet.

— J’ai fait de mon mieux, Hubert. Tu ne veux que du moderne dans les autres pièces du château. J’ai donc réuni, dans cette galerie, tous les glorieux souvenirs de ton illustre famille. Je regrette, toutefois, que Mme Millasson vienne visiter cette pièce avant que l’acheteur de ferraille n’ait débarrassé ce coin.

— Pas d’importance. D’ailleurs, Mme Millasson vient surtout pour voir la ceinture de dame Alix. Cette ceinture, dont je lui ai parlé par hasard, a excité, au plus haut point, sa curiosité.

— La ceinture de dame Alix est, en effet, une des pièces les plus remarquables de notre galerie. Elle est parfaitement conservée. Il n’y manque pas un écrou. La voilà, mon cher Hubert, astiquée et brillante comme une cuirasse, dans cette vitrine. Elle pourrait encore servir utilement à refouler les débordements de certaines femmes-modernes.

Le jeune duc fronça les sourcils.

— Est-ce une allusion, Baptiste ?

— Je ne me permettrai pas, Hubert. Simple remarque philosophique. Je constate seulement que certains maris auraient avantage à suivre l’exemple de nos aïeux, en remettant à la mode l’usage de la ceinture… Mais on a sonné. C’est sans doute la personne que tu attends. Permets que je me retire.

— J’allais vous en prier. Et surtout, Baptiste, veillez à ce que je ne sois pas dérangé. Je n’y suis plus pour personne.

— Compris, Hubert.

Et clignant de l’œil malicieusement, le majordome sortit de la galerie des Ancêtres.

CHAPITRE II

LA CEINTURE DE DAME ALIX

— Mme Millasson ! annonça la femme de chambre, en se retirant aussitôt discrètement.

La jeune personne qui venait d’entrer était une adorable blonde, dont le visage fin et racé contrastait d’une façon piquante avec son allure sportive et dégagée de femme ultra-moderne.

— Mon chéri !…

— Diane adorée !…

Après un long baiser « fin-de-film », les deux amants reprirent souffle.

— Épatant, ton studio moyenâgeux… Tout à fait dernier cri féodal ! s’exclama Diane joyeusement.

— Cette galerie aurait pu être la nôtre, soupira Hubert.

— Ah ! non, je t’en prie ! Pas de regrets romantiques dans cette salle médiévale… C’est de l’anachronisme !

— Excuse-moi, mais c’est plus fort que moi. Quand je pense que si tu m’avais attendu…

— Je serais ta femme, je le sais. Mais ne la suis-je pas, tout de même, chéri ?

— Pas assez souvent… J’aurais voulu t’avoir près de moi toujours, toute ma vie…

— Tu serais déjà rassasié ! Va, crois-moi, tu as la meilleure part.

— Peut-être. Mais ce n’est qu’une part ! L’autre part, c’est ton mari qui…

— Ah ! non, je t’en supplie, laisse ta jalousie au garage !… C’est bien assez d’avoir un Othello à la maison…

— Ton mari est jaloux ?

— Comme un « chat-tigre ». Et sans motif par-dessus le marché. Car enfin, à part toi, je ne vois pas ce qu’on pourrait me reprocher…

— Il nous soupçonne ?

— Non, pas, toi, bien sûr. Maintenant que tu es son ami, c’est classique, il soupçonne la Terre entière, sauf toi !… Mais je ne puis sortir sans subir un véritable questionnaire sur mon emploi du temps. Et quand c’est lui qui s’absente, pour un voyage d’affaire, à son retour, c’est un véritable interrogatoire de juge d’instruction !… Même ici, à la campagne, sa jalousie est toujours en éveil !… Alors, tu comprends, mon chou, si tu te mets à l’imiter, maintenant, la vie ne sera plus tenable pour ta pauvre petite Dianette…

Ayant ainsi parlé, l’adorable martyre tamponna d’une minuscule pochette ses grands yeux bleus, dans lesquels, malgré tous ses efforts, la moindre larme ne parvenait à perler.

Hubert, très ému, s’élança pour la consoler.

— Ma pauvre chérie… Ne pleure pas… N’en parlons plus. L’essentiel, c’est que tu sois là, mon amour, ma mienne toute !… Mais comment as-tu réussi à t’échapper ?

— Auguste est en voyage pour deux jours. Mais je ne suis pas venu ici pour parler de lui… Montre-moi plutôt le truc… le machin moyenâgeux dont tu m’as parlé.

— La ceinture de dame Alix ? La voilà, chérie.

Et enlaçant tendrement son amie, Hubert la conduisit devant la vitrine de verre où l’objet était enfermé.

— C’est ce qu’on appelait une ceinture de chasteté, dis, Hubert ? questionna Diane tout en examinant avec attention l’étrange appareil métallique exposé dans la vitrine. Il y en avait peut-être une aussi, dans nos antiquités de famille, ajouta-t-elle. Mais papa a tout bazardé quand il a vendu notre hôtel pour payer ses dettes. Au fond, c’est une sorte de « short », un « short » d’acier, avec un verrou à la ceinture.

— Exactement, chérie.

— Et ton aïeule portait ça comme « combinaison », lorsque son seigneur et maître était en Palestine ?

— Oui. Et, à ce sujet, Baptiste, qui connaît à fond les archives de la famille, m’en a raconté une bien bonne.

— C’est vrai ?… Dis vite, mon loup.

— Lorsque mon ancêtre Hildebrand, Amaury de Brandon-La Tour, revint de Croisade, après trois ans d’absence, il voulut, sans délai présenter ses amoureux hommages à dame Alix, son épouse. Brûlant du plus ardent désir, il cherchait d’une main fébrile la clé de la ceinture, quand, soudain, hagard et chancelant, il poussa un grand cri : « Enfer et damnation ! s’écria-t-il, j’ai oublié la clé de votre ceinture en Palestine ! » Dame Alix s’évanouit et lorsqu’elle revint à elle, son époux était déjà reparti vers le désert, à la recherche de la clé perdue.

— Et il la retrouva ?

— Non. Et pour une bonne raison. C’est que dans la précipitation du retour, il l’avait laissé tomber par inadvertance sur le pont-levis du château. Un page la ramassa, et la chronique scandaleuse de l’époque relate que dame Alix sut le récompenser de sa trouvaille, et attendit sans trop d’impatience le retour de son féal époux.

— Très « à la page », ta petite dame Alix… Ou plutôt… au page ! s’écria Diane en riant. Dis, mon chéri, ajouta-t-elle, tu permets que j’ouvre la vitrine ? Je voudrais voir la ceinture de plus près pour me rendre compte du mécanisme.

Et sans attendre la réponse d’Hubert, elle s’empara de la ceinture de dame Alix et se mit à l’examiner minutieusement.

— En somme, poursuivit-elle, pour les maris de l’époque, cet appareil était une vraie D.C.A. !

— D.C.A. ?…

— Oui. Défense contre amants…

— Très drôle, tu sais ! s’esclaffa Hubert.

— C’est tout ce qu’il y a de simple ! reprit Diane au bout d’un instant. Ça doit se mettre aussi facilement qu’une culotte. Par exemple, je me demande si c’était gênant à porter ?

Et soudain, éclatant de rire à l’idée qui venait de germer brusquement dans son esprit fantasque :

— Dis, Hubert, si je l’essayais ?… Tu veux bien ?

— Mais voyons, Diane, c’est ridicule… Tu ne vas pas…

— Oui !… J’en ai une envie folle… Je voudrais me rendre compte… Par curiosité… Tu comprends, chéri, c’est une occasion plutôt rare de pouvoir essayer cette machine… Il n’y a pas beaucoup de femmes qui peuvent se payer une pareille fantaisie… Alors, je voudrais en profiter… Tu veux bien ? Je ne l’abîmerai pas. Ne crains rien.

— Oh ! ce n’est pas ça… mais…

— Alors, sois bien gentil ! veux-tu ? Laisse-moi seule, une minute, le temps de passer le « short » à ressort, et je te rejoins dans ta chambre… dans notre chambre… Oui, oui, laisse-moi faire. J’ai une idée épatante… Tu vas voir…

Et tout en riant, poussant gentiment dehors Hubert ahuri, la folle créature s’enferma à clé dans la galerie des Ancêtres.

CHAPITRE III

CATASTROPHE !

Quelques instants plus tard, coiffée d’un hennin moyenâgeux emprunté à la salle des aïeux, Diane faisait son entrée dans la chambre d’Hubert.

— Je vous présente dame Alix ressuscitée, mon beau chevalier !

— Quelle folle tu fais… Alors, tu as satisfait ton caprice ? Tu as essayé la ceinture de dame Alix ?

— Oui. C’est un peu gênant d’abord, mais on doit s’y habituer… Tiens, regarde ! Est-ce que j’ai la démarche anormale ?

— Comment ? sursauta le jeune duc. Tu l’as encore sur toi ?

— Naturellement. C’est nécessaire pour mettre ma petite idée à exécution.

— Quelle idée ?

— Ça m’est venu quand tu m’as raconté l’histoire de dame Alix. Je me suis dit : « Ça devait être rigolo, le retour d’un « croisé » et ça serait amusant de jouer au chevalier et à la châtelaine avec mon Hubert chéri !…

— Je ne comprends pas… Au lieu d’évoquer le passé, tu ferais mieux de venir près de moi, chérie, pour que nous profitions du présent !

— Mais laisse-moi donc t’expliquer… Alors, voilà : supposons que je sois dame Diane, une châtelaine du moyen âge, coiffée de son hennin, qui attend le chevalier Hubert, retour des Croisades. Toi, mon chou, tu vas jouer le rôle du chevalier. Tu reviens brûlant d’amour, tu prends la clé pour délivrer de sa ceinture ta dame bien-aimée et… tu saisis le scénario ?

Hubert ne put s’empêcher de rire.

— Oh ! tu sais, fit-il, moi je n’ai pas, comme toi, le génie de l’improvisation… Et puis, je ne suis pas bon comédien.

— Ça ne fait rien. Je te soufflerai.

— Mais pourquoi gaspiller en enfantillages ces minutes trop brèves ?

— Nous avons le temps, aujourd’hui, chéri, puisqu’Auguste est en Palestine… Non, zut ! je veux dire en voyage… Alors, tu ne veux pas faire plaisir à ta petite Diane ?… C’est bien la peine que je me mette en frais d’imagination pour te rendre heureux.

— Mais je suis très heureux avec toi, mon adorée, sans avoir besoin de singer le chevalier retour des Croisades…

— C’est bon, n’en parlons plus !… Et moi qui te traitais de romantique… ah, la, la !… Laisse-moi te dire, mon cher, que tu manques totalement d’imagination, de sens poétique !…

— Voyons, Dianette, ne te fâche pas… Si ça peut vraiment te faire plaisir, je veux bien essayer… Mais, avoue, ma chérie, que tu as d’étranges caprices.

— Alors, tu veux bien ? Chic… Tu vas voir, tu ne le regretteras pas…

— Bien… Que faut-il faire ? interrogea Hubert d’une voix résignée.

— D’abord, te mettre sur la tête un casque de chevalier. Il y en a un stock dans la galerie des Ancêtres.

— Mais je vais avoir l’air d’un déguisé de mi-carême… C’est ridicule.

— J’ai bien un hennin, moi… Tu comprends, mon loup, c’est utile pour la couleur locale… Pour créer l’ambiance, comme on dit au théâtre.

— Soit ! céda Hubert, résigné.

— Va vite, chéri. Je t’attends ici, comme jadis, dame Alix attendait son Hildebrand… Ah ! surtout n’oublie pas la clé, comme ton étourneau d’ancêtre… Je l’ai laissée dans la galerie. Dépêche-toi !

Cinq minutes plus tard, Hubert de Brandon-La Tour, la tête recouverte d’un heaume moyenâgeux, était de retour.

— C’est toi, mon fier chevalier ? Combien fut longue ton absence. Je commençois à m’inquiétois ! s’exclama la joyeuse Diane dès qu’elle aperçut Hubert. Eh bien ! qu’attends-tu pour répondre ? ajouta-t-elle en reprenant sa voix habituelle.

— Une seconde, dit Hubert, nous reprendrons après… Je venais te dire que je n’ai pas trouvé la clé.

— Tu n’as pas trouvé la clé de la ceinture ?

— Non. J’ai cherché partout. Où diable l’as-tu fourrée ?

— Inutile de t’expliquer. Autant y aller moi-même. Les hommes ne sont jamais capables de trouver quelque chose…

Et précédant Hubert, Diane s’élança dans la direction de la galerie. Mais, presque aussitôt, elle dût modérer son allure.

— Ce « short » en ferblanterie n’est pas précisément le rêve pour la course à pied, murmura-t-elle en riant. Faut s’y faire. C’est une question d’entraînement…

Une fois dans la galerie des Ancêtres, ses yeux, qui s’étaient immédiatement fixés sur un coin de la pièce, prirent une expression de stupeur intense.

— Je l’avais mise dans ce coin, balbutia-t-elle. Là… là… sur une sorte de bouclier, posé sur un tas de ferraille… Et il n’y a plus rien… le coin est vide.

— N… de D…, sursauta Hubert, pourvu que…

Et, sans achever sa phrase, il bondit vers un bouton d’appel et sonna.

— Qu’as-tu, Hubert ? Que se passe-t-il ? interrogea Diane de plus en plus ahurie.

— Il se passe que si ce que je prévois est arrivé, nous sommes dans de jolis draps ! hoqueta le jeune homme.

— Que veux-tu dire ?

À cet instant, Baptiste entra dans la galerie. En apercevant son maître et sa compagne dans leur attirail carnavalesque, malgré toute son impassibilité habituelle, le solennel majordome ne put qu’à grand peine réprimer un haut-le-corps. Mais avant qu’il fut revenu, de sa surprise, Hubert l’interrogeait fiévreusement.

— Le tas de ferraille… où est-il ?

— Le brocanteur est venu l’enlever il y a un instant, Monsieur le duc.

— Malheur !… Je m’en doutais… Courez vite, Baptiste… Rattrapez-le…

— Impossible, Monsieur… Il était en camion-automobile, et…

— Prenez l’auto !… Rattrapez-le, coûte que coûte… Il a emporté la clé de la ceinture de dame Alix. Je l’avais posée sur un vieux bouclier…

— Une targe, Monsieur. C’est le terme technique…

— Je m’en fiche… Courez… Il me faut cette clé… Mais courez donc, sacré Dieu !…

— Bien, Monsieur.

Accélérant le pas, autant que pouvait le lui permettre la dignité de ses fonctions, le majordome s’éloigna pour exécuter les ordres de son maître.

— Mon Dieu ! la clé est perdue… gémit Diane.

— Mais non, mais, non, on va la retrouver, fit Hubert d’une voix mal assurée. Mais aussi quelle idée de poser cette clé sur le tas de ferraille…

— J’étais à côté… Alors, machinalement, je l’ai mise sur le bouclier. Je ne pouvais pas supposer.

— Évidemment… C’est une fatalité… Mais enfin, si tu m’avais écouté, si tu n’avais pas voulu, à toute force, essayer cette maudite ceinture, tout cela ne serait pas arrivé !…

— C’est ça ! Reproche-moi aussi d’être venue, pendant que tu y es !

— Voyons, ne t’emballe pas, chérie…

— Au fond, c’est de ta faute, Hubert…

— De ma faute ?…

— Oui. Si tu ne conservais pas chez toi tout ce bric-à-brac d’une autre époque, si tu ne m’avais pas montré la ceinture de dame Alix, je n’aurais pas été tentée de l’essayer et je ne serais pas, maintenant, emprisonnée, peut-être pour toujours, dans cet horrible appareil… Ah !… mon Dieu ! que je suis malheureuse… que va dire mon mari !…

— Mais, voyons, tu es folle, calme-toi ! Ton mari ne le saura pas… On va retrouver la clé, c’est certain… ça ne fait aucun doute.

— Oui, mais si on ne la retrouve pas ?… C’est affreux… c’est…

— Entrez ! cria Hubert, entendant frapper à la porte.

Lucette, la femme de chambre, apparut essoufflée.

— Monsieur, c’est Mme d’Ambleuse qui désire voir Mme Millasson pour une communication urgente. J’ai fait entrer cette dame au salon.

— Maman ! s’écria Diane affolée en s’élançant hors de la pièce. Mon Dieu ! qu’est-il arrivé ?

***

— Ton mari est revenu à l’improviste, dit Mme d’Ambleuse, dès que Diane fut entrée dans le salon. J’ai heureusement aperçu sa voiture, pendant qu’il « klaxonnait » pour qu’on lui ouvre la grille. J’ai eu juste le temps de dire à Firmin qu’il réponde à ton mari que nous étions chez Hubert pour visiter sa galerie. Puis, en toute hâte, je suis passée par la porte de derrière et me voici…

— Auguste est revenu !… Je suis perdue, s’écria Diane en fixant sa mère d’un regard angoissé.

— Mais non, mais non, voyons, calme-toi, ma chérie… Puisque je suis là et que nous rentrerons ensemble… Ton mari ne se doutera de rien.

— Ce n’est pas ça, maman… Mais si tu savais ce qui m’arrive !… Si on ne retrouve pas la clé… Comment expliquer à Auguste ? C’est épouvantable ; ah ! que je suis à plaindre !… Que je suis malheureuse !…

Et Diane éclata en sanglots, tandis que sa mère effrayée et ne comprenant rien à ce désespoir imprévu, se tournait vers Hubert…

— Voyons, cher monsieur… Expliquez-moi, que se passe-t-il ?

Pendant que Diane continuait à sangloter, Hubert, dont l’aspect déprimé faisait prévoir à Mme d’Ambleuse des révélations pour le moins catastrophiques, lui conta en quelques mots l’essayage de la ceinture de dame Alix et la disparition de la clé.

— Mais, termina-t-il d’une voix qu’il essayait vainement de rendre persuasive, tout cela va s’arranger certainement… Baptiste va rapporter la clé… Il doit l’avoir retrouvée à l’heure actuelle… Dans quelques minutes, il sera là…

— C’est inimaginable, coupa sèchement Mme d’Ambleuse. Vous que je prenais pour un jeune homme sérieux, Hubert, pourquoi avez-vous laissé Diane se livrer à cette folle excentricité ? Quelle décadence !… De mon temps, je vous prie de croire, que les amoureux n’avaient pas besoin de recourir à de pareils stimulants…

— Mais, madame… Permettez, je vous assure… bégaya Hubert.

À ce moment, cessant brusquement de sangloter, Diane s’élança vers la fenêtre.

— Voilà l’auto… Baptiste est de retour. Mon Dieu ! pourvu qu’il l’ait retrouvée !…

— Je cours à sa rencontre et je rapporte la clé ! s’écria Hubert qui bondit vers la porte et disparut en courant.

— Je me rends compte à présent, Diane, reprit après le départ d’Hubert, Mme d’Ambleuse, combien je fus imprudente de fermer les yeux sur vos coupables amours.

— Oh ! je t’en prie, maman ! Pas de grands mots ! Ce n’est pas le moment !… Tu sais bien qu’Hubert et moi, nous nous aimions avant mon triste mariage et que si tu m’avais laissée attendre, je serais maintenant duchesse de Brandon-La Tour.

— Je sais… je sais… et je le regrette. Mais que veux-tu ? Je croyais bien faire. Nous étions ruinés par les spéculations malheureuses de ton père… Hubert était pauvre et je le croyais déshérité… Un riche parti s’offrait à nous…

— Et je devins madame Auguste Millasson, par amour… de ma mère !

— Pauvre chérie !… Depuis j’ai eu des remords, tu le sais… Aussi, quand tu m’avouas qu’Hubert et toi…

— Étions amant et maîtresse, ne pouvant plus être mari et femme…

— J’en fus heureuse, c’est la vérité. Et, pour me faire pardonner mon erreur passée, je devins presque ta complice…

— Maman chérie, murmura Diane émue en embrassant sa mère.

— Mais, depuis quelque temps, poursuit Mme d’Ambleuse, la jalousie de ton mari me donne de sérieuses inquiétudes. L’alerte d’aujourd’hui, par exemple, a mis mes nerfs à une rude épreuve et c’est pourquoi, tout à l’heure, je n’ai pu maîtriser un mouvement d’humeur contre ton pauvre Hubert… Mais j’entends des pas… C’est lui qui revient.

C’était Hubert, en effet. Pâle et défait, il pénétrait dans le salon d’un pas rappelant à peu de chose près celui du condamné à mort marchant vers la guillotine.

— Tu as la clé ? s’écria Diane.

— Non ! répondit Hubert, d’une voix à rendre jaloux le fantôme le plus lugubre d’un château hanté.

— Votre domestique n’a pu rejoindre le camion du brocanteur ? questionna à son tour Mme d’Ambleuse.

— Oui. Il l’a rejoint devant son dépôt aux environs de Tours. Il venait de décharger le camion dans un enclos spécial où étaient entassées des tonnes de ferraille.

— C’est horrible !… Je suis perdue… La clé est sous des tonnes de ferraille ! gémit Diane.

— Non, reprit Hubert. La clé n’est pas sous des tonnes de ferraille.

— Mais où est-elle, alors ?… Parle, je t’en conjure… Tu me fais mourir.

— Baptiste a interrogé habilement le brocanteur. Grâce à un large pourboire, il a appris qu’un antiquaire, qui suivait son camion en auto pour essayer de découvrir quelques objets rares parmi la ferraille, lui avait acheté dans le lot récupéré au château, un casque d’armure, un bouclier et de vieilles clés. Il a affirmé à Baptiste que la clé que nous cherchons était parmi elles. Il l’avait remarquée, car elle était brillante et bien astiquée, tandis que les autres clés étaient rouillées.

— Et il a donné l’adresse de l’antiquaire ? interrogea Diane haletante.

— Hélas, non !… Il a déclaré ne pas le connaître et ignorer même s’il habite la ville.

— Mais alors, la clé est aussi perdue que si elle était enfouie sous des tonnes de ferraille ! regémit Diane effondrée.

— Quelle aventure !… Mon Dieu, quelle aventure… ne cessait de répéter Mme d’Ambleuse. Il faut absolument trouver une solution. Diane ne peut rentrer chez son mari avec cette… cette machine…

— Ne nous affolons pas… Ne nous affolons pas ! hurla Hubert, dont la physionomie aurait pu servir de modèle à un peintre symboliste, désireux de représenter « la panique ». Il s’agit de ne pas perdre son sang-froid… Laissez-moi réfléchir… Il faut trouver quelque chose… Ah !… J’ai une idée…

— Une idée ? s’exclamèrent en même temps Diane et sa mère.

— Oui. Je vais faire passer une annonce dans les journaux pour rechercher l’antiquaire.

— Mais cela demandera du temps… Crois-tu que je puisse attendre ici que l’antiquaire vienne rapporter la clé ?… Il faut absolument trouver le moyen de me débarrasser de cette maudite ceinture… Tu n’as pas d’autre clé qui pourrait ouvrir la serrure ?

— Je ne crois pas. Ce sont des serrures spéciales… Enfin… on peut toujours essayer… Nous allons consulter Baptiste. Il est plus au courant que moi de toutes les antiquités de la famille.

— Comment ? Tu vas mettre ton majordome au courant de…

— C’est indispensable… On ne peut pas faire autrement… Mais ça n’a pas d’importance ; Baptiste est mon frère de lait… ça ne sortira pas de la famille. Et puis, c’est un homme de ressources. Et enfin, je ne vois pas d’autre solution.

— Soit. Consulte-le, mais pas devant moi… J’en mourrai de honte… Va… Dépêche-toi… Ah ! mon Dieu ! que je suis malheureuse !…

Et Diane se remit à sangloter sur l’épaule de sa mère, pendant qu’Hubert, de plus en plus affolé, repartait au galop.

***

— Baptiste, mon cher Baptiste, je me trouve dans une situation épouvantable. Il faut que vous me sauviez… que vous nous sauviez… Il s’agit de l’honneur d’une femme !

— Remets-toi, Hubert, je t’en prie ! Tu es tout pâle. Que se passe-t-il ? Explique-moi…

Ayant repris sa respiration, le jeune duc mit rapidement son majordome au courant des événements qui venaient de se passer.

— Ah ! c’était donc pour ça que tu m’as fait courir après cette clé ?

— Oui… vous le voyez, Baptiste, c’est une situation tragique… sans précédent… Que faut-il faire ?… J’ai pensé qu’avec une autre clé… peut-être…

— Impossible, Hubert. Ces ceintures moyenâgeuses sont munies de serrures secrètes, à mécanisme compliqué. Aucune clé ne pourrait réussir à les ouvrir.

— Alors… on pourrait peut-être essayer de la forcer ?…

— Tentative inutile, mon pauvre Hubert. Tu penses bien que les seigneurs qui partaient pour la Palestine, ne confiaient pas la vertu de leur femme à des serrures de pacotille ! C’est ainsi que dame Isabeau, l’épouse d’Hildebrant de Brandon-La Tour, qui fût empalé par les Sarrasins, mourut et fut ensevelie avec sa ceinture, dont aucun forgeron de l’époque ne put venir à bout. Je pourrais te citer encore…

— Non ! Je vous en supplie, Baptiste… Je n’ai pas la tête à écouter vos chroniques du temps passé… Il s’agit de trouver un moyen pour délivrer Diane… Le temps presse… Que pourrions-nous faire ?

— Je regrette, mon cher Hubert, mais à moins de retrouver la clé, je ne vois aucune solution.

— Oh ! j’y pense… On pourrait peut-être scier la ceinture…

— Malheureux… Garde-t-en bien… Les archives des Brandon-La Tour mentionnent que certaines ceintures utilisées par vos ancêtres, et notamment celle de dame Alix, renferment intérieurement un mécanisme secret qui, à la moindre tentative de limage ou de sciage, déclenche un ressort perforateur, dont la pointe empoisonnée s’enfonce dans l’abdomen et provoque la mort instantanée. C’est ainsi que dame Yolande…

— Mais alors… tout espoir est perdu ?

— Je le crains. À moins que tu ne retrouves la véritable clé…

— J’avais l’idée de faire passer une annonce demain, l’antiquaire peut la lire après-demain, et d’ici trois ou quatre jours…

— Mais Diane ne peut pas rester trois ou quatre jours avec cette ceinture… Vous oubliez qu’elle est mariée…

— Non. Mais une femme peut toujours trouver un prétexte pour éviter son mari pendant ce court laps de temps… Une migraine… une rage de dents… Une indisposition quelconque… Pendant ce laps de temps, tu rentres en possession de la clé, tu la lui fais parvenir et le tour est joué.

— Vous me rendez l’espoir, Baptiste.

— C’est la meilleure solution. Au surplus, par acquit de conscience, je vais réunir sur cette table toutes les clés moyenâgeuses que je conserve encore dans ces tiroirs, plus toutes les clés modernes du château. Dans quelques instants, tout sera prêt et ces dames pourront tenter l’expérience qui, à mon humble avis, je le répète, sera sans résultat.

— Ça ne fait rien… Essayons toujours. On ne sait jamais… Mon cher Baptiste, je retourne au salon ; lorsque vos préparatifs seront terminés, prévenez-moi par le téléphone intérieur. Vous comprenez, Baptiste, ces dames, sachant que vous êtes au courant, seraient gênées par votre présence.

— Entendu. À partir de cet instant, je deviens aussi invisible qu’un spectre. Maintenant, Hubert, file vite… Jusqu’à présent, j’ai réussi, non sans peine, à conserver la gravité qui convient à mes fonctions. Mais je t’avoue, j’ai hâte d’être seul, pour pouvoir me tordre à mon aise, sans déroger à ma dignité de majordome. Vite, va-t’en… Par respect, je ne voudrais pas éclater devant toi… Mais je sens que je ne peux plus me retenir. Va-t’en !…

Et tandis qu’Hubert, ahuri, quittait la pièce, il entendit derrière lui, à peine la porte refermée, de formidables éclats de rire, accompagnés de sonores claquements de mains sur les cuisses, pendant que la voix du majordome, en délire, répétait spasmodiquement :

— Ah ! elle est bonne !… Elle est bien bonne !…

CHAPITRE IV

LE COUP DE SOLEIL

Lorsque la dernière clé eut été vainement essayée, Diane qui, jusqu’alors, avait conservé quelqu’espoir, fut reprise d’une nouvelle crise de larmes.

— Voyons, calme-toi, ma chérie… essayait de la consoler Mme d’Ambleuse. Rhabille-toi. Il se fait tard, et ton mari…

— Mais je ne veux pas rentrer ! Voyons, maman, mets-toi à ma place, hoqueta Diane, entre deux sanglots, tout en se rajustant machinalement.

— Voyons, sois raisonnable. Nous trouverons bien un moyen…

— Je peux entrer ? prononça la voix d’Hubert derrière la porte.

Mme d’Ambleuse tourna la clé et ouvrit.

— Alors, pas de résultat ? fit Hubert en entrant. Je m’en doutais. Baptiste m’avait prévenu. Mais ne pleure pas, mon amour, rien n’est encore perdu. Dans trois ou quatre jours, j’aurai certainement la clé et…

— Ah ! oui, l’annonce… Mais comment veux-tu que j’attende jusque-là ?… gémit Diane. Comment cacher à mon mari ?

— Je t’en supplie, Diane, n’évoque pas devant moi certaines choses qui me brisent le cœur…

— Ah ! non, je t’en prie, Hubert, pas d’enfantillages… Songe à ma situation… Si tu connaissais Auguste…

— Ah ! oui, si vous connaissiez Auguste, approuve Mme d’Ambleuse, vous comprendriez les appréhensions de Diane.

— Mais que diable !… Votre Auguste n’est tout de même pas une brute ? Diane peut être souffrante. On peut trouver un prétexte pour gagner du temps… Oh ! comme ces allusions me font mal…

— Au fait, Hubert a raison, déclara soudain Mme d’Ambleuse. C’est le seul moyen. Tu peux être légèrement malade, après tout. Une migraine… un coup de soleil… La chose est vraisemblable.

— Mais, tu connais Auguste, maman…

— Oui, je sais, évidemment… avec son tempérament sanguin, la patience n’est pas son fort.

— Oh ! je vous en conjure, madame, ne parlons plus d’Auguste… Ces évocations sont, pour moi, une véritable torture.

— Mais enfin, si tu es souffrante, poursuivit la mère de Diane, sans prêter attention aux implorations d’Hubert, Auguste sera bien obligé de s’incliner, et comme, dans trois ou quatre jours, nous aurons la clé…

— Si l’antiquaire la rapporte, gémit Diane.

— Il la rapportera sûrement. Je vais mettre dans l’annonce « Grosse récompense », déclara Hubert avec force. Le tout est de gagner du temps, Rassure-toi, chérie, tu seras bientôt délivrée de la ceinture de dame Alix, je te le jure !

Rendue plus optimiste par l’assurance d’Hubert, Diane eut un pâle sourire.

— Quelle ridicule aventure, reprit-elle. Mais au fond, c’est de ma faute. Tout cela ne serait pas arrivé, si je t’avais écouté…

— Allons, dépêche-toi, Diane, coupa Mme d’Ambleuse. Il faut partir. Ton mari doit se demander ce que nous faisons… Mais tu sembles marcher difficilement ma pauvre chérie… Au fait, tant mieux… nous mettrons cette démarche mal assurée sur le compte de la maladie. Nous dirons à ton mari que tu as dû attraper un léger coup de soleil qui te donne des étourdissements.

— Bonne idée ! excellente idée !… s’empressa d’approuver Hubert qui voyait avec satisfaction les deux femmes se diriger vers la porte.

À ce moment, la sonnerie du téléphone retentit.

— Vous permettez ? fit Hubert en se dirigeant vers l’appareil. Allô… allô… c’est vous, cher ami ?… Très bien, et vous ?… Oui, ces dames sont encore ici… Elles s’apprêtent à partir… Vous venez les prendre ? Entendu… Enchanté… À tout de suite…

— C’est mon mari ? interrogea Diane dès qu’Hubert eut raccroché.

— Oui. Il vous prie de l’attendre… Il veut profiter de l’occasion pour me serrer la main et jeter, lui aussi, un coup d’œil sur la galerie des Ancêtres… Il avait l’air tout joyeux.

— Évidemment, expliqua Mme d’Ambleuse, nous sachant ici, sa jalousie est rassurée… Vous êtes naturellement le seul homme qu’il ne soupçonnera jamais… Et comme vous nous aviez invitées à diverses reprises à visiter votre galerie, notre présence chez vous lui semble des plus naturelles…

— Oui, c’est certain, reprit Hubert. Mais enfin, aujourd’hui, j’aurais préféré ne pas le voir ici…

— Et moi donc ! s’exclama la mère de Diane. Je sens que je vais avoir toutes les peines du monde à me retenir de rire devant lui… Car, entre nous, si la tranquillité de ma fille n’était pas en jeu, je serais tentée de trouver cette aventure plutôt vaudevillesque.

— Oh ! maman ! protesta Diane.

— Mais oui, mes enfants… Pensez quelle situation sans précédent : un amoureux renvoyant sa belle chez son mari avec une ceinture de chasteté !… C’est le moyen âge renversé !… Ah ! non, quand je pense à la tête que ferait Auguste, s’il pouvait se douter…

Et la pétulante Mme d’Ambleuse éclata de rire. À ce moment, la femme de chambre vint annoncer que M. Millasson venait d’arriver.

— Je vais le chercher, et je remonte avec lui, dit Hubert en quittant la pièce.

— Et toi, n’oublie pas que tu as attrapé une insolation, s’empressa de rappeler à Diane, Mme d’Ambleuse, dès qu’Hubert se fût éloigné. Vite ! mets-toi un peu plus de rouge sur la frimousse.

— Tu crois ?…

— Oui. C’est nécessaire. Ne crains pas d’exagérer… Encore un peu… un peu plus, encore… oui, comme ça… c’est parfait !

— Mais, maman, j’ai l’air d’un coquelicot…

— C’est ce qu’il faut. Tu as la tête « coup-de-soleil » rêvée !

— Tu crois qu’il ne va pas s’apercevoir que j’ai du rouge ?…

— Non, Auguste n’y verra que du bleu !

CHAPITRE V

LE TURBAN DE SALADIN

On a souvent remarqué, et c’est un des principaux arguments des adeptes de la réincarnation, que le visage de l’homme révèle à l’observateur attentif une ressemblance plus ou moins lointaine avec un animal. Tel individu, au front noble et au regard fier, évoque immédiatement dans notre esprit la face du lion, superbe et généreux. Tel autre, au nez en truffe, à la puissante mâchoire, nous porte à penser qu’il fut, sans doute, bulldog dans une existence antérieure.

Certains hommes possèdent un profil chevalin ; d’autres, une expression féline ; d’autres encore, un visage simiesque ou reptilien.

Avec son corps trapu, son cou puissant, son front bas, ses yeux vifs, à l’expression toujours irritée, et son large nez, aux narines dilatées en forme de mufle, M. Auguste Millasson faisait irrésistiblement penser au taureau dans la force de l’âge.

Il était simplement regrettable, pour compléter sa ressemblance avec cet animal, que les cornes symboliques qui ornaient le front du mari de Diane, ne fussent pas visibles à l’œil nu.

Retiré des affaires, après fortune faite… par ses parents, congestionné par une surabondance de force vitale inemployée, M. Auguste Millasson considérait le mariage comme une sorte de sport agréable et hygiénique, indispensable au bon équilibre de son tempérament pléthorique.

Le célibat et ses aventures amoureuses plus ou moins espacées ne pouvaient convenir au bouillant Auguste. Faire la cour à une femme, perdre son temps en travaux d’approche, n’était pas le fort du fougueux Millasson. « L’amour à la housarde !… je ne connais que ça… » se plaisait-il à proclamer avec un gros rire. C’est pourquoi, estimant que seul le mariage pouvait réaliser d’une façon permanente son idéal amoureux, Auguste Millasson avait épousé l’éblouissante Diane d’Ambleuse, dont l’attrait physique l’avait subjugué !

Bien que son amour pour sa femme fût uniquement basé sur l’attirance sexuelle, M. Auguste Millasson était jaloux, férocement jaloux. Aussi, de temps à autre, prétextant un voyage d’affaires, s’absentait-il pour revenir à l’improviste, pensant surprendre sa femme en flagrant délit de trahison. Parfois aussi, au cours d’un déplacement, sous l’impérative impulsion d’une poussée sanguine, d’une évocation amoureuse, d’une pensée libertine, le volcanique Millasson était pris brusquement de l’irrésistible envie de serrer sa femme dans ses bras et regagnait, à « plein gaz », le domicile conjugal.

C’est, mû par une impulsion de ce genre, que l’incandescent mari de Diane, interrompant subitement son voyage, était revenu chez lui, ce jour-là.

Tel était, physiquement et moralement, M. Auguste Millasson qui pénétrait, en ce moment, avec Hubert, dans la galerie des Ancêtres.

— Bonjour, belle maman ! Bonjour, ma chérie… Oh ! comme tu es rouge ! Qu’est-ce que tu as ?

— Je ne sais pas… Sans doute, un commencement d’insolation… ça m’a pris en arrivant.

— Bah ! ce n’est rien, s’exclama jovialement Millasson. Quoi ?… Tu ne veux pas que je t’embrasse ?… poursuivit-il en remarquant le léger recul de Diane, à son approche. Ah ! je devine !… C’est à cause d’Hubert ?… Mais c’est notre ami, pas besoin de se gêner avec lui… N’est-ce pas, mon vieux ?

Et le grotesque personnage, serrant sa femme entre ses gros bras, ridiculement courts, se pencha sur elle pour l’embrasser.

— Non, je t’en prie… laisse-moi, Auguste… j’ai mal à la tête. Le moindre mouvement me fait horriblement souffrir… gémit Diane, en faisant habilement dévier sur son front les lèvres de son mari.

— Oui, Diane a dû attraper un coup de soleil, cet après-midi, se hâta d’intervenir Mme d’Ambleuse. Elle se plaint de vertiges.

— C’est bon ! c’est bon ! bougonna Millasson. Oh ! ce que les femmes peuvent s’écouter… Un léger malaise, une petite migraine, et elles se croient tout de suite gravement malades… Ce n’est rien, ma cocotte en sucre ! Tu verras… Auguste connaît le vrai remède pour guérir sa petite femme !…

— Je t’en prie, mon ami… murmura Diane au supplice. Mais tu ne devais revenir que dans deux jours, reprit-elle pour tenter une diversion. Qu’est-il arrivé ?

— Il est arrivé… Oh ! tu ne devineras jamais !… Mais ça, je te le dirai quand nous serons seuls tous les deux, ce soir… ça pourrait donner des idées à Hubert, ajouta le trivial époux avec un gros rire.

— Voulez-vous jeter un coup d’œil sur notre galerie ? s’empressa de proposer Hubert que les sous-entendus vulgaires de Millasson soumettaient à une véritable torture.

— Avec plaisir, cher ami, acquiesça le mari de Diane en fixant d’un regard bovin les tableaux, les armures, et les antiquités exposés dans la galerie. Pas mal présenté, on se croirait au musée !… ça va me guider pour un petit projet que je mûris.

— Sans indiscrétion, quel est ce projet, cher ami ?

— Eh bien, voilà… Je me suis mis en tête de me constituer, moi aussi, une galerie dans votre genre. Seulement, mes ancêtres, ce sont des types qui se sont tous enrichis dans le commerce. Ça en vaut bien d’autres, pas vrai ?… Oh ! je n’en ai pas une tapée comme vous. Ma collection de portraits de famille ne va pas remonter aux Croisades, comme celle-ci ; mais, enfin, j’ai des Millasson à l’huile, depuis la Révolution. C’est déjà pas mal !… J’ai aussi un tas de souvenirs : une seringue, des mortiers et des pilons de mon ancêtre l’apothicaire, une balance et le « grand livre » de mon aïeul, l’épicier ; un hachoir à saucisses d’un autre, qui était charcutier ; un énorme pépin rouge qui servait d’enseigne à un Millasson, marchand de parapluies sous Louis-Philippe, et un sabre de garde national. Comme souvenir militaire, j’ai aussi le shako de mon arrière grand-père, l’adjudant, et le chapeau à plumes de Brutus Millasson, fournisseur aux Armées sous la Convention. Qu’en pensez-vous, Hubert ?

— Très intéressant… Très pittoresque…

— Évidemment, je n’ai pas des armures comme les vôtres ; ça remonte trop loin, ces trucs-là. Mais j’ai quelque chose qui s’en rapproche un peu : c’est le casque de mon grand-oncle, le mercier, qui était, en même temps, capitaine des pompiers de son village. Bien astiqué, ça fera même plus d’effet que vos casques d’acier, vu que le mien est doré comme le soleil !…

— Je n’en doute pas, fit Hubert en réprimant son envie de rire.

— Tiens, qu’est-ce que vous avez dans cette vitrine ? interrogea soudain Millasson.

— Ah ! mon Dieu ! dit tout bas Diane affolée, à sa mère et à Hubert, c’est ma culotte !… Je l’avais posée dans la vitrine de la ceinture…

— C’est un souvenir de famille ? reprit Millasson intrigué, on dirait un foulard ou un mouchoir…

— Ah ! oui… bredouilla Hubert, c’est… c’est… sapristi ! je ne m’en souviens plus ! Vous savez, moi, les antiquités ! Ce n’est pas mon fort… C’est Baptiste qui s’occupe de tout ça.

— Vous permettez ?… Peut-être qu’en regardant de plus près… insista Millasson en faisant le geste d’ouvrir la vitrine.

— Non ! non ! malheureux, n’en faites rien !… intervint Hubert peu soucieux de voir Millasson examiner la culotte de Diane, on ne sait jamais avec ces antiquités ! Baptiste m’a dit avoir lu dans nos archives, qu’à cette époque, il y avait des bouquets et des mouchoirs empoisonnés… Si on les respire, couic… on est mort !

— Diable… diable… grogna Millasson en s’éloignant brusquement de la vitrine, on n’a pas idée de conserver des trucs pareils !

— On dirait l’étoffe d’un turban… suggéra Mme d’Ambleuse pour tendre la perche à Hubert.

— Un turban ?… oui, c’est ça !… c’est un turban… Je me souviens à présent, s’écria aussitôt Hubert, bondissant sur l’idée, Baptiste me l’avait dit. C’est un fragment du turban de Saladin, tranché d’un coup d’estoc par mon ancêtre Hildebrand de Brandon-La Tour, pendant les Croisades… C’est un souvenir glorieux… J’y tiens énormément !

— C’est extraordinaire, comme il est bien conservé, malgré le temps… observa Millasson, tout en restant prudemment éloigné de la vitrine.

— Oh ! Baptiste en prend grand soin ! reprit Hubert. Pensez ! c’est une pièce unique ! Tous les mois, il le fait laver et repasser… C’est pour ça qu’il a l’air neuf.

Puis, pour détourner l’attention du mari, désignant un tableau de la galerie :

— Tenez, ajouta-t-il, voici mon ancêtre Hildebrand, qui trancha le turban de Saladin… C’était un héros ! On l’appelait « La Terreur de l’Infidèle »…

— Ah ! sa femme était infidèle, gaffa immédiatement le grotesque parvenu.

— Mais non, Auguste, fit Mme d’Ambleuse, en souriant ironiquement, c’est le nom qu’on donnait alors aux Sarrasins que combattaient les Croisés en Palestine.

— Je sais, je sais bien, parbleu ! se hâta d’affirmer le mari de Diane pour masquer son ignorance. Je plaisantais… En fait « d’infidèles » reprit-il, certains maris d’aujourd’hui n’ont pas besoin de courir si loin pour trouver « l’Infidèle ».

Et Millasson, décidément en veine d’esprit, se tapa sur les cuisses en éclatant d’un rire bruyant et satisfait.

Puis, changeant brusquement d’expression, et contemplant d’un air grotesquement rêveur, les tableaux d’ancêtres accrochés aux murs :

— Et dire que tous ces gens-là sont morts depuis des siècles ! philosopha Millasson. Dire que nous passerons tous comme eux !… Ce que c’est que de nous !…

Et secouant la tête, comme pour chasser ses lugubres pensées :

— Au fond, ajouta-t-il, il n’y a que l’amour pour vous faire oublier cette chose-là !… Oh ! pas l’amour platonique des poètes et autres pleurnichards… Non, je veux dire, l’amour positif, l’amour sensuel, l’amour vrai, quoi !… Ce n’est pas votre avis, Hubert ?…

— Mon Dieu… je trouve au contraire que le sentiment…

— Oh ! bien sûr, il en faut un peu, concéda Millasson, je ne suis pas une brute !… Je sais qu’à certains moments, les femmes aiment bien qu’on leur susurre des petits mots gentils… N’est-ce pas, Diane ?… Mais enfin, tout ça c’est des bêtises, des chichis… Ce qui compte surtout c’est…

— Je t’en prie, interrompit Diane, horriblement gênée par la vulgarité de son mari, rentrons, mon ami. Je ne me sens pas bien du tout…

— Oui, Diane est fatiguée… son insolation… insista Mme d’Ambleuse.

— Entendu, on s’en va. Et secouant d’une cordiale bourrade les épaules d’Hubert : Croyez-moi, cher ami, mariez-vous, s’écria l’exubérant Millasson, c’est le seul amour véritable !

— Rentrons, Auguste… interrompit Diane impatientée.

— Vous autres célibataires, poursuivit l’implacable mari, vous êtes obligés d’attendre ou de chercher l’aventure… Mais dans le mariage, pas besoin de se mettre en peine, on a toujours l’amour sous la main !…

— Assez, Auguste… partons !… répéta Diane exaspérée.

— Ne te fâche pas, ma poulette !… C’est pour exciter Hubert à convoler…

Celui-ci, de plus en plus gêné et impatient de voir s’éloigner Millasson, prenait déjà congé de Diane et de sa mère.

— Mes hommages, madame. Au revoir, chère amie.

Mme d’Ambleuse et sa fille franchirent la porte.

Les laissant volontairement prendre les devants, Millasson prit à son tour congé d’Hubert :

— À bientôt, cher ami. Et croyez-moi, mariez-vous ! Il n’y a que ça de vrai pour être heureux ! Ainsi, tenez, moi, ce soir, si ça me chante… Cocorico !… Tandis que vous, pauvre célibataire… la ceinture !…

CHAPITRE VI

MILLASSON S’IMPATIENTE

Quelques minutes plus tard, Mme d’Ambleuse, Diane et son mari étaient de retour à « Manoir-Millasson » comme l’orgueilleux parvenu avait pompeusement baptisé sa propriété.

À peine entrée :

— Excusez-moi, mon ami, fit Diane, mais je souffre horriblement de la tête. J’ai hâte de me coucher, de me reposer.

— Mais, sapristi ! tu ne vas pas te coucher sans dîner ?… Si tu as la migraine, prend un cachet d’aspirine et viens manger, ça passera.

— Non, réellement, je n’ai pas faim… Je préfère aller m’étendre tout de suite…

— Comme tu voudras. Fais un petit somme pendant que nous dînons, et après, qui viendra apporter un bon petit dessert à sa petite femme ?… C’est Auguste !

Et, tout en riant, le grotesque Millasson cligna de l’œil avec une expression qu’il jugeait sans doute irrésistible.

— Non… je t’assure, ce soir j’ai besoin de dormir… d’être seule… je sens que cela me soulagera… D’ailleurs, toi aussi, le voyage a dû te fatiguer… Bonne nuit !… À demain. Et, soutenue par sa mère, Diane, jouant à merveille son rôle de malade, s’éloigna en gémissant.

Après le dîner, le tenace et congestif Millasson essaya de rejoindre Diane dans sa chambre, mais celle-ci était fermée à clé. Il frappa à la porte avec insistance, mais n’obtenant pas de réponse, pestant et maugréant, Millasson repartit la rage au cœur. En l’entendant s’éloigner, Diane, dans son lit, eut un sourire de triomphe :

— Enfin seule ! murmura-t-elle.

***

Depuis six jours, la fringale amoureuse de Millasson était soumise au jeûne le plus rigoureux. Depuis six jours que la maladie de Diane se prolongeait et qu’ils faisaient chambre à part, le bouillant Auguste ne décolérait pas. Impatient de voir sa femme rétablie, l’apoplectique époux avait maintes fois insisté pour faire venir un docteur.

— Ce n’est rien, avait-elle répondu à son mari. J’ai simplement besoin d’un peu de repos, et je sens que bientôt, je serai tout à fait guérie.

Comme on l’imagine, Diane, peu soucieuse de livrer à l’expertise médicale la ceinture de dame Alix, s’y était catégoriquement refusée.

Voilà pourquoi, ce matin-là, M. Auguste Millasson essayait d’user par la pratique rationnelle du sport, ses forces inemployées. Dans un coin du parc de « Manoir-Millasson » étaient installés sur la pelouse, un « rowing », sorte de canot pour culture physique, et une bicyclette spéciale destinée à faire du vélo sur place.

En short et maillot de sport, Millasson, les sourcils contractés et la face congestionnée pédalait avec vigueur, lorsque Mme d’Ambleuse, débouchant d’une allée, aperçut son gendre :

— Oh ! pardon, Auguste… Je croyais que Diane était ici.

— Vous savez bien qu’elle est malade !… toujours malade… grogna Millasson, en pédalant sur place, plus furieusement que jamais.

— Je pensais qu’elle était descendue faire un peu de chaise longue.

— De la chaise longue… Comme dans les cliniques ou les « sana »… ah ! là, là… ce qu’elle peut s’écouter, votre fille !

— Mais voyons, Auguste, vous savez bien que Diane est souffrante…

— Ah ! parlons-en !… des chichis… Si elle était réellement malade elle consentirait à voir un docteur !

Tout en parlant, Millasson avait abandonné son vélo et, montant dans son canot, ramait à présent avec ardeur sur la pelouse.

— Diane m’a promis de faire venir le docteur, si elle ne se sentait pas mieux d’ici quelques jours, répondit Mme d’Ambleuse. Mais pour l’instant, elle a surtout besoin de calme, de repos, de sommeil…

— Oui, mais pendant ce temps-là, c’est moi qui perds mon calme et mon sommeil !… Quand je pense que, depuis six jours, elle m’interdit de pénétrer dans sa chambre sous prétexte de dormir… J’ai pourtant bien le droit… enfin, vous me comprenez ?… Vous n’êtes pas née d’hier ?

— Merci pour le madrigal !

— Je ne suis pas de bois, que diable !… Vous avez été mariée… vous savez bien ce que c’est qu’un homme ?

— Oui. Ce n’est pas toujours un gentilhomme !

— Au lieu de la soutenir, vous feriez mieux de lui faire comprendre… Mais non, c’est à moi que vous donnez tort ! En attendant, le plus malade des deux c’est encore moi !…

— Vous, Auguste ?

— Oui, moi !… Croyez-vous que c’est pour mon plaisir que je fais du vélo sur place et du canot à sec ? Non. C’est pour essayer d’user, de brûler ma surabondance de force vitale… pour éviter la congestion, l’apoplexie !…

— C’est juste, Auguste. Je vous laisse ramer en paix sur les pâquerettes.

— Oh ! vous pouvez vous moquer… Mais si je ne faisais pas ces exercices, je sens que j’éclaterais, vous m’entendez, que j’éclaterais comme une grenade !… Et tout cela à cause de votre fille…

Mais Mme d’Ambleuse était déjà loin.

— Une deux… une… deux… une… deux… se remit à compter Millasson en ramant en cadence.

À ce moment, Joséphine, la femme de chambre, vint interrompre le canotage à sec de l’époux congestionné.

— M. le duc de Brandon-La Tour demande si Monsieur peut le recevoir ?

— Priez-le de venir ici.

Tandis que la soubrette s’éloignait, Millasson sortant de son canot réenfourcha sa bicyclette et repartit à fond de train sur son immobile vélo. Quelques instants plus tard, Hubert rejoignait Millasson.

— Je ne vous dérange pas, cher ami ?

— Pas du tout. Vous permettez que je pédale tout en causant ?… Il me reste juste 1 km. 200 pour arriver à Vouvray.

— À Vouvray ? s’exclama Hubert, surpris.

— Oui. Je me fixe d’avance de petits itinéraires. C’est moins monotone.

— En effet, excellente idée… Mon cher ami, je venais prendre des nouvelles de Mme Millasson ? J’espère que son léger malaise…

— Tenez, voilà justement ma femme qui vient par ici, elle vous renseignera mieux que moi. Car du diable si je sais ce qu’elle peut avoir !

Diane s’avançait d’une démarche languissante.

— Mes hommages, chère madame, dit Hubert en lui baisant la main, je venais justement prendre des nouvelles de votre santé…

— Pas très brillante encore, cher ami, comme vous voyez… Oh ! ce n’est pas grave, je le sens, une sorte de lassitude occasionnée par cette maudite insolation… Vous permettez que je m’étende un instant sur cette chaise-longue… lorsque je reste debout trop longtemps, j’ai comme des éblouissements…

— Vous devriez consulter votre docteur…

— Parbleu ! c’est ce que je me tue à lui répéter !… approuva Millasson. À quoi sert de traîner comme ça ?… Si elle s’était soignée dès le premier jour, ce serait déjà fini et notre existence serait redevenue normale… Mais Madame ne veut en faire qu’à sa tête !

— Oh ! une pauvre tête que tu ne crains pas d’assourdir avec tes cris !… Mon Dieu que les hommes sont égoïstes ! gémit Diane en levant au ciel ses jolis yeux, dans la pose classique d’une sainte martyre.

— Égoïstes ! Mais nom d’un pétard ! rugit l’époux congestionné, puisque je te répète de faire venir un médecin !

— À quoi bon ?… je me connais bien… je sens qu’avec quelques jours de repos cela passera tout seul…

— Mais sapristi ! Voilà déjà près d’une semaine que tu te reposes et que tu dors à ta guise !… Cela ne peut pas durer éternellement.

— Pourtant, si j’étais gravement malade, mon ami, si je devais rester couchée pendant des mois… cela se voit couramment…

— Certainement, se hâta d’appuyer Hubert. Ma cousine Alberte, par exemple, quelque temps après son mariage, a été frappée d’une sorte de maladie de langueur et a dû garder le lit pendant près de deux ans.

— Nom de Dieu !… deux ans… sursauta Millasson… Mais son mari ?

— La soigna avec le plus grand dévouement.

— Deux ans !… ah ! le pauvre type… explosa Millasson, que l’évocation d’une abstinence amoureuse aussi prolongée rendit brusquement cramoisi. Excusez-moi, cher ami… mais je suis en transpiration, c’est l’heure de ma douche. Je vous laisse avec Diane. Faites-lui entendre raison au sujet du médecin. À tout à l’heure !

***

À peine l’infortuné et bouillant Millasson eut-il disparu au détour de l’allée que Diane, se levant brusquement, sauta au cou de son amant.

— Mon chéri… Tu as la clé ?

— Hélas ! non… pas encore, mon adorée…

— Ah ! mon Dieu… mais l’annonce ?

— Elle paraît quotidiennement dans le journal, mais l’antiquaire n’est pas encore venu !… Mais rassure-toi, ma chérie, il peut se présenter d’un moment à l’autre… aujourd’hui même peut-être…

— Mon Dieu !… que vais-je devenir, mon chéri ?… Je ne peux continuer à jouer la malade indéfiniment… Tu as vu dans quel état est Auguste ?… Je ne sais plus que faire… Je crois que je vais devenir folle !…

— Mais non, mais non, mon amour… patiente encore un peu. Je suis certain que l’antiquaire ne peut plus tarder à rapporter la clé. Il était peut-être absent… ou bien l’annonce lui a échappé… Mais il va la lire certainement, il l’a sans doute déjà lue à l’heure qu’il est… Ce n’est qu’une question de temps… de minutes sans doute…

— Tu me rends l’espoir, chéri !…

— Mais oui, calme-toi, mon amour, tout va s’arranger… Crois-tu que je ne souffre pas moi aussi ? Crois-tu, ma chérie, que je n’aspire pas à retrouver cette clé ?… Cette clé qui est pour moi la clé du paradis !…

— La « Clé du Paradis », tiens, c’est gentil… fit Diane en souriant. Mais pourvu que le Diable ne nous empêche pas de la retrouver… Ce serait affreux.

— Rassure-toi, le Diable n’a pas d’intérêt à cacher cette sorte de clé… au contraire… Mais, je rentre en vitesse… J’ai le pressentiment que l’antiquaire va venir…

— Oh ! alors, tu reviendras vite, chéri ?

— Tu parles, mon amour !… Oh ! j’oubliais de te rendre ce que tu as laissé chez moi l’autre jour.

Et, tout en parlant, Hubert tendit à Diane un petit paquet.

— Chez toi ? Qu’est-ce que c’est ?

— Le… turban de Saladin !

CHAPITRE VII

COMPLICATIONS

Pendant que Diane, feignant la maladie, réussissait à gagner du temps, Hubert, ainsi que nous l’avons déjà dit, avait fait passer quotidiennement dans le journal de la localité une annonce ainsi conçue : « Antiquaire ayant acheté vieilles clés, près Brandon-La Tour, est prié se présenter d’urgence au château. Grosse récompense. »

Depuis la parution de l’annonce, Hubert ne vivait plus. Chaque coup de sonnette le faisait tressaillir. Mais les jours passaient et l’antiquaire ne se présentait pas.

Le matin du quatorzième jour, l’accorte Lucette était en train de passer l’aspirateur dans le grand salon de Brandon-La Tour, lorsque Baptiste pénétra dans cette pièce.

— Eh bien ! Lucette, le salon n’est pas encore terminé ?

— Je finis à l’instant, monsieur Baptiste. Mais ce n’est pas de ma faute si je suis un peu en retard ce matin. Monsieur m’a sonnée je ne sais combien de fois pour me demander…

— Si on avait sonné ?

— Oui. Depuis deux semaines, Monsieur me sonne à chaque instant pour me poser la même question… C’est à croire qu’il a des bourdonnements d’oreilles !

— Non, mais il attend l’antiquaire qui a acheté la clé au brocanteur et, dans son impatience, il croit toujours entendre sonner.

— Et c’est pour cette vieille clé, dont je ne donnerais pas deux sous, qu’il se met dans cet état ? s’exclama Lucette.

— C’est un souvenir de famille… Monsieur le duc y tient énormément…

— Ça c’est drôle… Lui qui ne peut pas sentir les antiquités… Je trouve ça bizarre !…

— Ne cherchez pas à approfondir, Lucette. Peut-être un jour, lorsque vous serez Mme Baptiste, comme vous me l’avez fait espérer, peut-être alors, me sera-t-il permis de vous révéler certaines choses…

— Oh !… c’est un secret ?… J’adore les secrets !… Dites-le-moi, cher Baptiste, je vous en supplie !…

— Non, Lucette. La discrétion est la première vertu d’un fidèle serviteur… ah !… on a sonné ! Allez ouvrir !

La jolie soubrette éclata de rire.

— Mais non… on n’a pas sonné… Il faut croire que ça se gagne cette maladie.

— Tiens… j’avais cru…

— Avouez plutôt que c’était pour détourner la conversation, ajouta-t-elle malicieusement. Alors, bien vrai, vous ne voulez pas me dire…

— Chut !… Voilà Monsieur !

En effet, Hubert entrait précipitamment dans le salon.

— Voyons !… vous n’entendez pas, Lucette ?… On a sonné !… Vite, allez ouvrir et faites entrer.

Et comme Lucette, ahurie, ne bougeait pas.

— Mais allez… allez donc… reprit-il avec impatience. Dépêchez-vous !

« C’est encore ses « bourdonnements » qui le travaillent », pensa la gracieuse femme de chambre en sortant rapidement.

— Mais vous êtes donc sourds tous les deux ! fulmina le jeune duc en fixant son majordome d’un œil sévère. C’est sûrement l’antiquaire qui vient de sonner.

À son tour, Baptiste considéra son maître et frère de lait avec une expression de profonde pitié.

— Écoute, Hubert, tu me fais de la peine, tu m’inquiètes… personne n’a sonné… Tu es dans un état de nervosité…

— Mais, il y a de quoi, sacrebleu !… Songez Baptiste qu’il y a aujourd’hui quatorze jours, oui, quatorze jours, vous m’entendez, que cette maudite clé est perdue, et que Millasson…

— Calme-toi, Hubert, je t’en prie…

— Me calmer !… Mais rendez-vous compte, Baptiste… Je me trouve dans une situation effroyable… sans précédent !… Je ne puis attendre plus longtemps la venue de cet antiquaire… Mme Millasson est en but à des scènes de plus en plus violentes de la part de son mari… Elle ne peut jouer la malade indéfiniment… Espérant que j’allais rentrer en possession de la clé, elle a réussi à gagner du temps. Mais à présent, elle est à bout de prétextes… Que faire, mon cher Baptiste ?… Ah ! je sens que je vais devenir fou !… Quelle situation ! Cet antiquaire était mon seul espoir… Tous ces jours-ci, je croyais à chaque instant l’entendre sonner… Tiens ! maintenant encore, j’entends comme une sonnerie… Mais hélas ! ce n’est qu’une hallucination auditive… Ce n’est pas réel !…

— Si, cette fois, c’est réel. On vient de sonner, dit Baptiste.

— Alors, c’est lui… Vite… je cours lui ouvrir…

Et Hubert fou de joie s’apprêtait à bondir vers la porte, lorsque Baptiste lui barra le passage.

— Je t’en conjure, Hubert, conserve ta maîtrise. Ce n’est pas ton rôle d’introduire les visiteurs. Reste. Je vais ouvrir.

— Oui, vite… vite… mais courez !… courez donc, Baptiste… s’écria l’amoureux de Diane en poussant le majordome hors du salon.

Un instant plus tard, Baptiste revenait essoufflé et joyeux.

— Monsieur, c’est lui, c’est l’antiquaire !

— Enfin !… Vite ! faites entrer… faites entrer !… Je sens que l’horrible cauchemar va prendre fin…

L’antiquaire introduit par Baptiste était un petit homme chauve, à grandes lunettes et d’aspect aussi effacé qu’une vieille médaille. Hubert s’élança à sa rencontre.

— Vous avez les clés ?… Donnez-vous la peine de vous asseoir… bonjour, monsieur.

— Monsieur le duc, je suis votre serviteur. Veuillez m’excuser de ne pas être venu plus tôt, mais j’étais absent et votre annonce ne m’est tombée sous les yeux qu’hier soir seulement. Sans cela, croyez bien…

— Ça ne fait rien. Le principal est que vous soyez là, avec les clés.

— Hélas ! Monsieur le duc, je suis bien là, mais sans les clés.

— Qu’est-ce que vous dites ? sursauta Hubert, vous n’avez pas les clés ?…

— Comme je viens d’avoir l’honneur de vous le dire, j’ai lu l’annonce trop tard. Les clés étaient déjà vendues. J’ai tenu à venir vous en exprimer tous mes regrets.

— Vendues !… Elles sont toutes vendues ?… s’étrangla Hubert qui sentait sa raison l’abandonner de seconde en seconde.

— Toutes, monsieur le duc.

— Même la petite clé qui n’était pas rouillée ?

— Ah ! oui, je me souviens… c’était la seule bien astiquée et en bon état…

— Et vous l’avez vendue aussi ?

— Oui, monsieur le duc, toutes ensemble, en un seul lot.

— Misérable ! hurla Hubert hors de lui, et s’élançant sur l’antiquaire il le saisit au collet et le secoua violemment. Qui vous a permis d’acheter ces clés ?… qui vous a permis de les revendre ?

— Mais, monsieur le duc… lâchez-moi !… vous m’étouffez !… lâchez-moi donc… gémissait le malheureux antiquaire en se débattant.

Reprenant enfin son sang-froid, Hubert, confus, lâcha son infortuné visiteur.

— Excusez-moi, monsieur… j’ai cru devenir fou !… Mais si vous saviez l’importance que j’attache à cette clé… Les autres, je m’en fiche, c’était pour la ferraille… mais celle-là…

— Je comprends, monsieur le duc, sans doute un souvenir de famille emporté par erreur par le brocanteur… Mais tout espoir n’est pas encore perdu…

— Vous pouvez retrouver cette clé ?… Parlez, je vous en conjure… Je paierai n’importe quel prix…

— Il est possible, en effet, que je puisse retrouver l’acheteur, ou plutôt non… il est plus probable que ce soit lui qui revienne me trouver… C’est un client de passage, dont j’ignore le nom et l’adresse, une sorte d’original qui parcourt la France et l’étranger à la recherche de vieilles clés. Il collectionne, m’a-t-il dit, les clés des prisons historiques. Il possède les clés de la Bastille, la clé du cachot de Latude, celle de la cellule du « Masque-de-Fer » et de Silvio Pellico.

— Entendu, mais…

— Il prétend même avoir dans sa collection le fameux trousseau de clés de Barbe-Bleue !…

— Oui… mais enfin, comment le retrouver ? Quand reviendra-t-il chez vous ?

— Je l’ignore, monsieur le duc. Ce client original passe de temps en temps chez moi, pour rafler toutes les clés de ma boutique. Il peut revenir à Tours dans quinze jours, dans trois mois, comme dans six mois ou un an…

— Six mois !… un an !… gémit Hubert désespéré.

— Mais il reviendra sûrement, poursuivit l’antiquaire. Soyez persuadé que dès sa prochaine visite, je vous l’enverrai immédiatement, sous prétexte que vous avez des clés d’oubliettes à vendre. Il faut flatter sa manie. Ainsi, je lui ai vendu la clé que vous recherchez, comme étant la clé d’un « cul-de-basse-fosse ».

— Un « cul-de-basse-fosse » ?… Mais c’est la clé d’une ceinture de chasteté moyenâgeuse.

— C’est bien possible. Mais pour vendre à cet original, je suis obligé de lui affirmer que ce sont des clés de prison. D’ailleurs, en l’occurrence, je ne l’ai pas tout à fait trompé… Ces ceintures n’étaient-elles pas de véritables prisons partielles, pour les infortunées châtelaines du moyen âge ?… Dès que ce client reviendra, soyez persuadé…

— Mais je ne peux pas attendre six mois… un an !… Ce client peut ne plus revenir… Il faut absolument le retrouver…

— Je ne vois pas…

— Attendez !… Je vais sonner mon majordome. C’est un homme de ressource… peut-être aura-t-il une idée…

Hubert allait appuyer sur le bouton électrique, lorsque Baptiste fit son entrée dans le salon.

— Monsieur le duc allait me sonner ?

— Comment ? fit Hubert surpris, vous avez deviné, Baptiste ?

— Non, monsieur le duc, mais j’étais en train de vérifier l’astiquage des poignées de portes, lorsque j’ai entendu…

— Bien. Voilà de quoi il s’agit…

— Je sais, Monsieur le duc parlait sur un ton si élevé pendant que j’inspectais le bouton de cette porte que, malgré toute ma discrétion…

— Parfait !… alors, vous êtes au courant de la situation ? Voyez-vous un moyen pour retrouver le collectionneur de clés ?

— Oui. J’ai une idée. Mais je dois avertir Monsieur le duc que ce moyen sera coûteux…

— Peu m’importe !… Vous savez bien, Baptiste, que je donnerais n’importe quoi pour retrouver ce précieux souvenir de famille… Parlez ! Quelle est votre idée ?

— Je pense qu’une agence de police privée pourrait faire les recherches nécessaires, si toutefois on pouvait lui fournir un signalement détaillé de ce collectionneur.

— Oh ! pour ça, rien de plus facile ! Je me charge de donner toutes les indications utiles. Oui, l’idée me paraît heureuse. Nous avons justement en ville l’agence Fouinard, qui me semble toute indiquée…

— Mais oui, parbleu !… approuva Hubert, j’aurais dû y penser… Je vais téléphoner immédiatement…

— Ne vous donnez pas la peine, Monsieur le duc, reprit le complaisant antiquaire, l’agence Fouinard est tout près de chez moi. Je vais y passer en sortant de chez vous, je leur expliquerai l’affaire et je leur donnerai en même temps le signalement complet de mon client.

Pendant que l’antiquaire prenait congé, Baptiste avait sonné Lucette.

— Reconduisez, monsieur, dit-il.

— Ah ! mon cher Baptiste, comment vous remercier ? s’écria Hubert, dès que l’antiquaire eut quitté le salon. J’étais effondré, anéanti, mais grâce à votre merveilleuse idée, je suis persuadé…

— Ne t’emballe pas, Hubert… Mon idée n’est pas mauvaise, c’est certain, mais la clé n’est pas encore retrouvée ! L’agence Fouinard va pister le collectionneur de ville en ville, mais cela peut demander encore assez de temps…

— Évidemment… mais, je ne vois pas d’autre solution !… L’essentiel c’est que Diane puisse gagner du temps avec sa maladie… Ah ! quelle situation, Baptiste… Quelle situation !

— Ne t’en fais pas, Hubert ! ça n’avance à rien. Moi, je me creuse la tête du matin au soir pour essayer de te sortir de là… mais je n’arrive pas à trouver… Enfin, qui sait ?… ça me viendra peut-être tout à coup. Faut jamais désespérer…

À ce moment, la conversation d’Hubert et de son « majordome-frère-de-lait » fut interrompue par l’arrivée de la femme de chambre :

— M. Millasson demande si Monsieur le duc peut le recevoir ?

— M. Millasson… à cette heure ?

— Oui, Monsieur. Il a l’air furieux et il m’a dit que c’était urgent.

— Faites entrer.

Une fois Lucette sortie, Hubert tourna vers Baptiste une face décomposée :

— Que peut-il me vouloir ?… Mon Dieu !… pourvu que Diane…

— Je te laisse, fit Baptiste en se retirant. Allons, du ressort, Hubert ! du cran, Monsieur le duc !

CHAPITRE VIII

LES CONFIDENCES DE MILLASSON

Plus apoplectique que jamais, ses petits yeux injectés de sang, M. Auguste Millasson pénétra dans le salon, avec l’impétuosité d’un taureau fonçant dans l’arène.

— Bonjour, cher ami, dit-il, tout en lançant aux meubles innocents des regards furibonds. Excusez mon agitation, mais si vous saviez ce qui m’arrive…

— L’état de Mme Millasson ne s’est pas aggravé ? interrogea Hubert. Mais asseyez-vous, je vous en prie.

À cette offre courtoise, l’agitation de Millasson parut redoubler d’intensité :

— Non, merci. Je ne puis rester en place. J’ai l’impression que, si je m’arrêtais de bouger, j’éclaterais ! Oui, j’éclaterais comme une chaudière surchauffée… Je bous, cher ami, je bous littéralement…

— Voyons, calmez-vous… Que se passe-t-il ?… J’espère que Mme Millasson…

— Mme Millasson ?… ah ! là, là… C’est : justement pour vous parler d’elle et de son infernale mère que je suis ici !

— Mais enfin, Millasson, de quoi s’agit-il ?… Expliquez-vous…

— Vous êtes mon ami, n’est-ce pas, Hubert ?… Le meilleur ami de notre ménage ?

— Évidemment… mais…

— Vous comprendrez alors, pourquoi je me suis décidé à m’adresser à vous, pourquoi nul autre que vous ne peut être le confident de la chose inimaginable qui m’arrive.

— Mais…

— Vous permettez que j’ouvre la fenêtre ?… J’étouffe… Si vous saviez…

— Calmez-vous… parlez…

— Oui. Il faut que je vous explique… Vous êtes la seule personne à qui je peux confier cette abominable histoire… Mais vous ne me croirez pas… C’est tellement abracadabrant, invraisemblable… Et pourtant, c’est la vérité, je vous le jure !… Non, ce n’est pas ce que vous supposez, peut-être… Non, non, ma femme ne me trompe pas !… Elle ne m’a jamais trompé… C’est pire que ça…

— Je ne comprends pas…

— Oh ! vous ne pouvez pas comprendre… Même en cherchant bien… Personne ne pourrait se douter… Mais laissez-moi commencer par le commencement… Vous savez que, depuis mon retour de voyage, il y a une quinzaine de jours, ma femme est soi-disant malade ?…

— Soi-disant ?

— Oui ! Soi-disant. Ou, pour être plus clair, elle n’était pas plus malade que vous et-moi. Cette odieuse comédie n’était qu’un prétexte pour faire chambre à part, pour éviter tout rapprochement conjugal… J’avais beau frapper à sa porte… Vous me comprenez, Hubert ?

— Oui… Mais, je vous en prie, Millasson…

— Je sais… Ce sont là des détails de notre vie privée dont la révélation peut vous étonner. Mais ces détails sont nécessaires à la compréhension de ce qu’il me reste à vous confier…

— Écoutez, cher ami, je ne voudrais pas m’immiscer…

— Il le faut !… Croyez que j’ai bien réfléchi à ma situation, avant de venir vous trouver. Ce n’est pas de gaîté de cœur qu’un mari fait de pareilles confidences. Mais si je ne vous dis pas l’exacte vérité, il me sera impossible de vous demander le service que j’attends de votre amitié.

— Je n’ai besoin de rien savoir pour vous rendre service. Dites-moi, simplement, en quoi je puis vous être utile…

— Non. Je vous le répète, je ne peux vous demander ce service qu’après vous avoir tout expliqué. Sans cela, vous ne comprendriez pas, et vous me prendriez pour un fou. Or, je ne suis pas fou, si ce n’est fou de rage contre Diane et ma belle-mère… Ah ! les diaboliques créatures !… Mais je continue… Je vous disais donc, que ma femme feignait d’être malade depuis mon retour de voyage. Les trois ou quatre premiers jours, je me suis laissé prendre à cette ruse et je n’ai pas insisté pour pénétrer dans la chambre à coucher… Bien que mon tempérament…

— Je vous en prie, Millasson…

— Soit. J’ai patienté ainsi huit jours, dix jours, douze jours ! Mes soupçons commencèrent à s’éveiller, car Diane, malgré mon insistance, refusait de se laisser examiner par un médecin. Je ne savais à quoi attribuer cette mystérieuse comédie de Diane qui, jusqu’alors bien que relativement froide de tempérament, ne s’était jamais insurgée contre l’accomplissement…

— Millasson, vous me gênez réellement.

— Bref, n’y pouvant plus tenir, cette abstinence forcée décuplant mes légitimes désirs d’époux robuste et bien portant, je résolus, hier soir, de m’introduire en cachette dans la chambre de ma femme et d’avoir une explication définitive avec elle. Je me dissimulai donc derrière une tenture et j’attendis que mon épouse vienne se coucher. Diane, se croyant seule, se déshabilla tranquillement. Soudain, je ne pus retenir une exclamation de surprise. Je venais d’apercevoir une sorte de corset métallique qui entourait les hanches et les reins de ma femme ! Je m’avançais dans la chambre. Diane poussa un grand cri d’épouvante et s’évanouit. À ce cri, sa misérable mère qui couche exactement au-dessus, descendit et frappa à la porte. Je lui ouvris. Après m’avoir traité d’assassin, elle prodigua ses soins à Diane qui ne tarda pas à revenir de son évanouissement. C’était le moment que j’attendais avec impatience pour demander des explications. Or, savez-vous ce que, pressée par mes questions, a fini par m’avouer ma machiavélique belle-mère ?… Je vous le donne en mille… Eh bien ! elle m’avoua qu’elle avait conseillé à Diane de mettre une ceinture de chasteté, souvenir de leur noble famille, pour me donner une leçon et me punir de ma jalousie… Hein ?… qu’en dites-vous ?… Vous ne vous attendiez pas à celle-là !

— Non… Évidemment… je… balbutia Hubert, admirant intérieurement le sang-froid et l’ingéniosité de Mme d’Ambleuse.

— Je fumais littéralement de rage, reprit Millasson. « Diabolique mégère ! m’écriai-je. Je n’ai pas de leçons à recevoir de vous… Enlevez cette ceinture à votre fille, immédiatement, et retirez-vous… » Alors, mon cher Hubert, savez-vous ce que me répondit cette infernale créature ?… Elle m’avoua, en singeant la désolation, qu’elle ne pouvait, hélas ! enlever la ceinture, car elle en avait égaré la clé !… De plus en plus fort, n’est-ce pas ?… « Nous ne voulions vous donner qu’une petite leçon, le soir de votre retour de voyage, poursuivit mon horrible belle-mère d’une voix mielleuse. Diane vous aurait dit, en vous montrant sa ceinture : « Vous voyez, cher époux, pendant votre absence, pour calmer votre jalousie, je porte, comme mes ancêtres du moyen âge, une ceinture de chasteté… » « Malheureusement, la clé s’est égarée le jour de votre retour, reprit la mère de Diane, et pour vous faire patienter, pendant que je faisais des recherches, votre femme a dû simuler une maladie. Mais, hélas ! je n’ai pas réussi à retrouver la clé, et je ne sais plus comment faire pour délivrer la pauvre enfant… » « Je saurai bien venir à bout de cette maudite ceinture, m’écriai-je alors. Faute de clé, une scie à métaux fera l’affaire ! » Mais Diane et sa mère, épouvantées, m’apprirent que c’était une ceinture à mécanisme secret, susceptible de donner la mort si l’on essayait de limer le métal… Que faire ?… Je faillis tomber foudroyé d’une attaque d’apoplexie. J’ai passé les trois quarts de la nuit à essayer toutes les clés de mon manoir dans cette maudite serrure !… Vains efforts… Ah ! quelle nuit… Vous devinez, cher ami ; nous sommes entre hommes, je puis bien vous le dire, quel était mon état de surexcitation pendant ce travail !… Sentir, là, tout près, ce corps désirable et inaccessible…

— Millasson, je vous en prie…

— Enfin, cher Hubert, que dites-vous de ma situation ?… Moi, Auguste Millasson, me voilà l’époux d’une femme munie d’une ceinture de chasteté, dont la clé est irrémédiablement perdue… Jamais vous n’auriez imaginé une chose pareille, j’en suis sûr…

— Mais… la clé… se retrouvera… certainement…

— Non. Car ma belle-mère est à peu près sûre de l’avoir égarée le jour où les brocanteurs sont venus à la maison. Ils ont dû l’emporter par erreur et, à l’heure qu’il est, la clé est enfouie à jamais sous des milliers de tonnes de ferraille ! C’est pourquoi, ayant perdu tout espoir de ce côté, et après avoir réfléchi longuement, je me suis décidé à venir vous mettre au courant de ma terrible situation et à vous demander un service.

— Parlez, Millasson, si cela est en mon pouvoir.

— Eh bien ! voilà : Vous êtes, comme ma femme et ma belle-mère, issu d’une famille aristocratique. Vous devez sans doute posséder aussi, parmi les souvenirs légués par vos ancêtres, quelque ceinture dans le genre de celle que nous ne pouvons réussir à ouvrir… et peut-être que la clé…

— Hélas ! Millasson, je suis désolé, mais je ne possède pas la moindre ceinture moyenâgeuse.

— Nom de Dieu !… mais alors, que faire ? hurla Millasson, le visage empourpré ; d’impuissante fureur. Oh ! une idée !… Vous avez certainement des vieilles clés de l’époque ?…

— Oui… peut-être… je l’ignore… C’est Baptiste qui s’occupe des antiquités…

— Alors, rendez-moi un service. Faites-en rassembler par votre larbin le plus possible, je repasserai les prendre… Pour l’instant, je cours en ville acheter chez les serruriers et brocanteurs, tout ce que je pourrai trouver de vieilles clés.

— Entendu, Millasson, je vais donner des ordres sur-le-champ.

— Merci, cher ami… à tout à l’heure… Ne vous dérangez pas, je file en vitesse !…

Mais avant de disparaître, se retournant vers Hubert comme pour le prendre encore une fois à témoin de son infortune conjugale, le congestif et taurin Millasson mugit d’une voix lamentable : « Me faire ça, à moi !… avec mon tempérament !… Mais c’était risquer de me tuer d’un coup de sang ! Ah ! les garces ! »

CHAPITRE IX

LA CLÉ JUMELLE

— Ouf !… murmura Hubert, dès que le grotesque personnage eut disparu, l’animal peut se vanter de m’avoir fichu une rude émotion… Il ne sait rien, c’est l’essentiel !

À ce moment, la sonnerie du téléphone retentit. Hubert décrocha le récepteur :

— Allô !… oui, c’est bien ici… Ah ! l’agence Fouinard ?… Oui, c’est le duc de Brandon-La Tour qui est à l’appareil… L’antiquaire vous a donné le signalement… parfait !… Oui, mettez-vous en campagne immédiatement… C’est d’une extrême urgence !… Vous dites ? Ah ! oui, des provisions ?… Entendu. On passera chez vous cet après-midi. Bonjour, monsieur !…

Hubert venait à peine de raccrocher lorsque la porte, s’entrebâillant, livra passage à la tête inquiète du majordome.

— Le cocu est parti ?

— Oui. Il sait tout… Il venait me demander des clés pour essayer d’ouvrir la ceinture.

— Hein ?… Comment ?… sursauta Baptiste ahuri. Il sait que sa femme et toi… et il vient t’emprunter des clés ?

— Non, il ne sait pas cela, heureusement !… Sa belle-mère et Diane ont réussi à lui faire avaler que c’était elles qui avaient combiné le truc de la ceinture pour le punir de sa jalousie.

— Bien trouvé ! s’esclaffa Baptiste. Ah ! les femmes ! ce que ça peut être malin !… Mais alors, te voilà hors de cause ?

— Oui, mais mon embêtement est le même. Croyez-vous, Baptiste, que je peux vivre en repos tant que ma… tant que Mme Millasson ne sera pas libérée de sa ceinture ?

— Évidemment, c’est aussi gênant pour toi que pour le mari ! Mais ne désespère pas, mon petit, je venais justement te dire…

— Que vous avez trouvé un moyen ?

— Peut-être…

— Parlez, Baptiste, je vous en supplie !

— Eh bien, voilà : À force de penser à cette maudite ceinture de dame Alix, je me suis souvenu tout à coup, que feu M. le duc, ton oncle, possédait autrefois, une autre ceinture dans sa collection de souvenirs ancestraux. C’était celle de dame Irène de Brandon-La Tour.

— Mais, quel rapport ?…

— Le rapport, mon cher Hubert, c’est que cette ceinture était, si j’ose ainsi m’exprimer, la sœur jumelle de celle de dame Alix. Bref, la « ceinture maison »… Même dimension, même système, et certainement même serrure et même clé.

— Même clé !… Alors, nous sommes sauvés !… Où est cette ceinture ?

— Au musée de Castelsarrasin.

— Qu’est-ce que vous dites ?… Au musée de Castelsarrasin ?

— Oui. Feu M. le duc fit don de la ceinture de dame Irène au conservateur de ce musée, M. Legrand-Petit. Ce dernier était ami de collège de votre oncle. Il vint plusieurs fois, pendant les vacances, passer la saison des chasses à Brandon-La Tour. C’est au cours d’un de ses séjours au château, que feu M. le duc lui donna cette ceinture de chasteté pour le musée de Castelsarrasin.

— Mais, alors, si je devine votre pensée, Baptiste, il s’agirait de demander au conservateur…

— De vouloir bien vous prêter la clé pour quelques jours.

— Oui, mais sous quel prétexte ?

— Enfantin !… En expliquant au conservateur que nous avons égaré la clé de la ceinture de dame Alix et que nous désirons en faire fabriquer une autre d’après le modèle de celle du musée. Je suis persuadé que M. Legrand-Petit se fera un plaisir…

— Sans aucun doute… Oui, mais j’y pense, Baptiste, vous n’avez pas réfléchi que M. Legrand-Petit, étant de l’âge de mon oncle, est peut-être mort lui aussi, et, de toute façon, a dû prendre sa retraite.

— Ce détail ne m’a pas échappé, Hubert. Mais, étant donné que cette ceinture de dame Irène est un don de feu M. le duc, je suis certain que le nouveau conservateur ne pourra refuser ce service au descendant du généreux donateur. En tout cas, c’est le seul moyen de sortir de cette situation. À moins que tu préfères attendre que l’agence Fouinard ait retrouvé le collectionneur de clés…

— Non, bien sûr !… Mais, au fait, maintenant il est inutile que je le fasse rechercher. Je vais téléphoner à l’Agence…

— Non. Deux sûretés ou plutôt deux clés de sûreté valent mieux qu’une ! On ne sait jamais… Il sera temps d’arrêter les recherches lorsque tu auras réussi à ouvrir la ceinture. Et maintenant je te laisse, Hubert. Tu n’as plus besoin de mes services ?

— Non. Ah ! Baptiste ! Vous êtes mon ange gardien… Comment reconnaître…

— Tais-toi, idiot… Ne me remercie pas. J’aurais dû y penser tout de suite… Au bon vieux temps, n’importe lequel de tes ancêtres m’aurait rossé pour cet oubli !… Ah ! tout dégénère !…

CHAPITRE X

PARTEZ POUR CASTELSARRASIN !

— Brave Baptiste ! murmura Hubert, lorsque son fidèle « majordome-frère-de-lait » eut quitté la pièce. Ah ! vite, il faut que je rassure Diane, ajouta-t-il en décrochant le téléphone… « Allô ! Ici Brandon-La Tour… Ah ! c’est vous, chère madame d’Ambleuse… Mes hommages, chère madame… Ah ! Diane vient de sortir ?… elle vient chez moi ?… Oui… je sais… Millasson sort d’ici… il m’a tout expliqué… ah ! oui, vous pouvez le dire, quel mufle ! Je téléphonais justement à Diane pour lui annoncer une bonne nouvelle… Oh ! excusez-moi… on sonne… c’est elle, sûrement… j’ai hâte de lui apprendre… elle vous répétera. Ne vous inquiétez plus… tout va bien… Encore mille pardons… Voilà Diane… au revoir, chère madame… »

En effet ; Diane venait d’entrer pendant qu’Hubert téléphonait. La charmante femme de Millasson paraissait bouleversée.

— Tu téléphonais à maman ?… Elle t’a appris qu’Auguste…

— Oui, mais je savais déjà… ton mari m’a tout dit.

— Oh ! le goujat… Il est venu te raconter…

— Tout, ma pauvre chérie… Il m’a même emprunté des clés…

— Quel grotesque !… Ah ! si tu savais, chéri, l’affreuse nuit que je viens de passer… Quelle horrible scène !… Heureusement que maman était là !… Elle a été épatante, tu sais… Sans elle j’étais perdue… je ne savais que répondre…

— Mon pauvre amour adoré !

De son minuscule mouchoir roulé en boule, Diane tamponnait nerveusement ses beaux yeux embués de larmes, tandis que son amant couvrait son visage de baisers consolateurs.

— Au fond, maintenant, je suis plus tranquille, reprit-elle, je n’en pouvais plus de singer indéfiniment la malade !… Grâce à l’histoire de maman, ça n’a pas trop mal tourné.

— Et ça va mieux tourner encore, Dianette aimée, car j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer.

— Une bonne nouvelle ?… Tu as la clé ? l’antiquaire est venu ?

— Oui. Mais, hélas ! il avait déjà revendu la clé à un client de passage, un collectionneur de clés historiques…

— Ah ! mon Dieu !… mais alors…

— Rassure-toi, je ne vais pas tarder à rentrer en possession de la clé, ou d’une autre pareille…

— Oh ! Hubert chéri, c’est bien vrai au moins ?

— Oui, mon aimée, d’ici deux ou trois jours au plus, je suis sûr de pouvoir te libérer de cette odieuse ceinture… Mais avant, promets-moi…

— Quoi donc ?

— Promets-moi, mon amour, que si je rapporte la clé, promets-moi de ne pas tolérer que… qu’un autre profite de ta délivrance avant moi… Enfin, tu me comprends ?

— Mais bien sûr, mon chou ! C’est toujours celui qui rapporte l’objet perdu qui touche la récompense !

— Tu comprends, je ne voudrais pas, qu’après m’être donné tant de mal pour retrouver la clé, ce soit… pour les beaux yeux d’Auguste !…

— T’es bête !… fit Diane en riant. Puisque c’est promis !

Et d’un même élan, les deux amants scellèrent l’amoureuse promesse d’un interminable baiser sur la bouche.

Pendant que se prolongeait cette étreinte, Mme d’Ambleuse pénétrait en trombe dans le salon, faisant sursauter les deux amoureux.

— Oh ! maman… Tu m’as fait peur… s’écria Diane confuse et rougissante.

— Heureusement que ce n’est pas Auguste qui entre à ma place ! s’esclaffa Mme d’Ambleuse. Excusez-moi, mes enfants, d’arriver ainsi en trouble-tête-à-tête… mais je ne pouvais plus tenir en place… La curiosité de cette bonne nouvelle !… J’ai tout de suite pensé qu’il s’agissait de la clé…

— Oui, maman. Hubert sait où la trouver.

À ce moment, la sonnerie du téléphone se fit entendre.

— Vous permettez ? fit Hubert en décrochant l’appareil…

« Allô !… l’Agence Fouinard ?… Vous dites que vous avez déjà une piste ?… Votre détective est parti pour Toulouse ?… Bien, parfait… Oui, entendu pour les provisions. Tenez-moi au courant… merci… »

— C’est pour la clé ? interrogea Diane.

— Oui, j’ai lancé cette agence à la recherche du collectionneur…

— Ah ! c’est sur l’Agence que tu comptes, soupira Diane légèrement déçue.

— Non, j’ai encore un autre moyen. Mais, comme dit Baptiste, deux clés de sûreté valent mieux qu’une !… Il ne faut rien négliger… on ne sait jamais…

— Chéri !… Tu te donnes un mal !… Et tout ça par ma faute !

— Le fait est que tu as mis ce pauvre Hubert dans une drôle de situation, approuva Mme d’Ambleuse. Le voilà obligé de se décarcasser pour rapporter la clé de la ceinture à ton mari… Non ! c’est trop comique… Laissez-moi rire…

— Comique… comique… protesta Hubert vexé, si vous croyez que ça m’amuse, moi… Mais au fait, j’y pense, Diane, pourquoi ne profites-tu pas de la situation pour pousser ton mari à divorcer ?… Je n’attends que ça pour t’épouser, tu le sais bien ?

— Divorcer ?… Ah ! tu ne connais pas Auguste !… Il ferait un scandale !… Il accuserait publiquement maman de m’avoir ceinturée pour le pousser à bout ! Nous serions la risée de tout le monde… C’est impossible, mon pauvre chéri !

— Du moins pour le moment, ajouta Mme d’Ambleuse.

Comme elle achevait cette phrase, la porte du salon s’ouvrit précipitamment :

— M. Millasson est là !… avertit Baptiste d’une voix essoufflée.

Mais déjà, suant, écarlate et deux paniers remplis de clés aux bras, l’apoplectique mari de Diane fit son entrée.

— Vous ici ? rugit-il en apercevant sa femme et sa belle-mère.

— Et pourquoi pas ? répliqua Diane, tu as bien eu la muflerie de venir mettre notre ami au courant de…

— Oui. J’ai tenu à tout confier à Hubert, pour qu’il juge votre conduite et pour qu’il me rende un service…

— Eh bien ! nous aussi, mon gendre, nous venions demander un service à Hubert. Nous venions nous informer s’il n’avait pas dans ses antiquités de famille une clé pour…

— Tiens ! comme moi ! s’exclama Millasson. Et pendant qu’Hubert faisait rechercher ses vieilles clés, je suis allé en ville en acheter d’autres chez les brocanteurs… Tonnerre de Dieu !… ça serait bien le diable si dans tout le lot je n’en trouvais pas une pour ouvrir…

— Inutile maintenant, Auguste, notre ami Hubert a trouvé une merveilleuse idée… Il pense pouvoir se procurer une clé pareille à celle égarée…

— Oui, s’empressa de confirmer Hubert, depuis votre visite de ce matin, Baptiste, mon brave Baptiste m’a donné une indication précieuse.

— Ah ! Laquelle ?… Parlez, bon sang ! parlez donc ! mugit le taurin Millasson, dont le visage congestionné avait à ce moment l’inquiétante coloration d’un drapeau de garde-barrière.

En quelques mots, Hubert mit l’impatient Millasson au courant de la révélation de Baptiste, concernant la ceinture du musée, mais en lui faisant croire que c’était l’unique ceinture de chasteté de sa famille.

— J’ai donc projeté, termina-t-il, de me rendre à Castelsarrasin et, sous un prétexte quelconque, de prier le conservateur du musée…

— … De vous prêter la clé ?… riche idée ! approuva Millasson avec enthousiasme. Merci, cher ami !… Vous me rendez l’espoir.

— Et vous pensez que cette clé pourra ouvrir ? interrogea Mme d’Ambleuse.

— C’est certain. Baptiste m’a affirmé… c’est-à-dire… enfin… je l’espère…

— Alors, il n’y a pas à hésiter, s’écria Millasson. Sautez dans l’auto, cher ami, et partez sans retard à Castelsarrasin !

— Oui, je vous en supplie, Hubert, partez le plus tôt possible ! implora Diane.

— Partez dès aujourd’hui, insista Mme d’Ambleuse.

— À l’instant même ! reprit Millasson en poussant Hubert vers la porte, allez vous apprêter, cher ami… Ne perdez pas de temps !

— Entendu !… j’y vais… Excusez-moi quelques secondes, balbutia le jeune duc étourdi et bousculé par le fougueux Millasson.

— Oui, mais pressez-vous ! recommanda ce dernier. Et à propos, avez-vous pensé à mes vieilles clés ?

— Oui. Baptiste va vous les porter. À tout de suite !

Et l’amant de Diane disparut en courant.

— Vous n’allez pas recommencer vos ridicules essayages de clés, Auguste ? dit Mme d’Ambleuse. D’ailleurs, c’est inutile puisqu’Hubert va rapporter…

— Ça ne fait rien, ça me fera patienter jusqu’à son retour… On ne sait jamais… le hasard… Et puis, j’ai besoin de m’occuper l’esprit et les mains, car autrement je sens que je deviendrais fou !… Quand je pense que, par votre faute, voilà plus de deux semaines que je fais chambre à part !… avec mon tempérament !…

— Je t’en prie, Auguste !… on vient… intervint Diane.

C’était Baptiste, portant un panier de clés.

— Voilà les clés, monsieur Millasson, dit le majordome en posant le panier sur une table.

— Parfait. Ah ! voilà Hubert ! s’exclama le mari de Diane en apercevant le duc qui revenait en costume de voyage… Ne perdez pas une minute ! Filez pour Castelsarrasin !

— Oui… oui… entendu.

— Et maintenant nous allons vous mettre en voiture !

Tout en parlant, Millasson avait repris ses paniers de clés sur la table, mais dans sa précipitation les faisait tomber sur le tapis.

— Zut !… mes clés ! grogna le grotesque personnage.

— Aussi, on n’a pas idée d’en porter une pareille quantité, observa ironiquement Mme d’Ambleuse.

— J’en porte et j’en porterai autant qu’il me plaira ! riposta Millasson rageur, en fixant sa belle-mère de ses petits yeux porcins et congestionnés.

— Portez-en, mon gendre ! Portez-en !… Je n’y vois pas d’inconvénient, concéda finement Mme d’Ambleuse, en réprimant à grand peine une formidable envie de rire.

Et tandis que Millasson, aidé par Baptiste, ramassait les innombrables clés éparpillées sur le tapis, Diane profitant de ce que son mari tournait le dos, embrassa Hubert prêt à partir.

Pendant ce temps, agenouillé, cramoisi, suant sang et eau, à ramasser ses clés, Millasson en proie à son idée fixe continuait à hurler à l’adresse de sa belle-mère :

— Non ! personne ne pourra m’empêcher d’en porter !…

CHAPITRE XI

UN CONSERVATEUR… QUI CONSERVE

Comme l’avait prévu Hubert, M. Legrand-Petit était à la retraite depuis plusieurs années. Le conservateur actuel du musée de Castelsarrasin était le modèle-type du parfait fonctionnaire.

Méthodique, ponctuel, méticuleux, routinier, ayant la terreur des responsabilités, tel était M. Tristan Binoque, à qui Hubert de Brandon-La Tour venait de faire passer sa carte.

En attendant que le conservateur puisse le recevoir, Hubert réfléchissait à la tournure imprévue, que prenait son aventure. L’ingénieux mensonge imaginé par Mme d’Ambleuse pour sauver sa fille, le mettait hors de cause et l’ahurissante démarche du mari, le service qu’il réclamait de lui, le transformaient en sauveur de la situation.

C’était donc le cœur léger et l’esprit débordant d’optimisme qu’après toutes ses angoisses des jours précédents, Hubert était parti, en auto, pour Castelsarrasin.

Après une demi-heure d’attente, il fut enfin introduit dans le bureau de M. Tristan Binoque.

Le conservateur était un homme maigre, long, au visage jaune parcheminé, orné – si l’on peut dire – d’une barbichette démodée, et portant, à l’extrémité d’un nez proéminent, une énorme paire de lunettes cerclées de noir.

— Excusez-moi de vous avoir fait attendre, monsieur le duc, dit-il en invitant son visiteur à prendre un siège, mais j’étais en plein travail de recherches documentaires sur les « mots croisés », à l’époque des Croisades !

— Sur les « mots croisés » ? fit Hubert, surpris.

— Oui, monsieur, reprit le conservateur. Après quinze années de compilations ardues et méticuleuses, je crois être en mesure d’affirmer, dès à présent, que l’origine des « mots croisés » remonte à l’époque de la première expédition de Godefroy de Bouillon en Palestine. Ce furent, en effet, les « croisés » qui, pour se distraire pendant leur séjour dans le désert, imaginèrent, pour la première fois, ce jeu instructif et divertissant. D’où son nom de « mots croisés ». Je compte, dans un mémoire de huit cents pages, plus les notes, appendice, références et planches documentaires, communiquer d’ici peu, au monde scientifique, et littéraire, le résultat définitif de mes longues et patientes recherches. Ce document, unique au monde, aura sa place toute indiquée dans ce musée, entièrement consacré, vous ne l’ignorez pas, aux curiosités et souvenirs de l’époque des Croisades et de l’invasion sarrasine. Veuillez excuser, monsieur le duc, la longueur de ces explications, mais elles étaient nécessaires pour justifier l’attente que l’importance de mes travaux me força, bien à regret, de vous imposer. Mais je vous serai très obligé de m’expliquer l’objet de votre visite, le plus brièvement possible, car, ainsi que je viens de vous le démontrer, mes instants sont comptés. La concision, cher monsieur, il n’y a rien de tel. Exposer en peu de mots ce que l’on veut dire ou écrire, évite une onéreuse perte de temps pour soi et pour les autres. Je vous écoute.

Légèrement interloqué par l’intarissable bavardage de cet apôtre de la concision, Hubert, après s’être excusé d’avoir interrompu de si remarquables travaux, exposa rapidement au conservateur le but de son voyage à Castelsarrasin.

— Si j’ai bien compris, monsieur le duc, répondit le conservateur, vous seriez désireux que le musée de Castelsarrasin vous prêtât comme modèle la clé de la ceinture de dame Irène, n° 279 ter, de notre catalogue ? Si j’étais simple collectionneur amateur, ce serait, croyez-le, avec le plus grand plaisir, que je répondrais affirmativement à votre requête. Mais je suis fonctionnaire, et le règlement est formel : nous ne pouvons, sous nul prétexte, laisser sortir du musée, aucune des antiquités confiées à notre conservation. Je ne puis donc, à mon grand regret, monsieur le duc, faire un accueil favorable à votre demande.

— Cependant, insista Hubert, à titre exceptionnel et en considération de mon oncle, qui fit don de cette ceinture à votre musée, ne vous serait-il pas possible, monsieur le conservateur…

— Inutile d’insister, monsieur le duc. Je ne saurais prendre la responsabilité d’une pareille infraction au règlement.

S’étant ainsi exprimé, M. Tristan Binoque fit mine de se replonger dans ses documents, indiquant, par son attitude, que l’entretien s’était suffisamment prolongé.

Sentant que toute insistance serait vaine, Hubert prit brusquement une résolution désespérée.

— Monsieur le conservateur, commença-t-il d’une voix que l’émotion faisait trembler, je vais vous avouer la vérité, toute la vérité… Il s’agit de l’honneur d’une femme !

Surpris, M. Tristan Binoque daigna relever la tête et fixa sur son visiteur, des lunettes interrogatives.

— Monsieur le conservateur, poursuivit Hubert, je ne voudrais pas abuser de votre temps, mais je suis persuadé que ce que je vais vous révéler, ne pourra vous laisser insensible. Ce n’est plus au fonctionnaire que je m’adresse, c’est à l’homme, à l’homme de cœur que je devine sous votre apparente froideur. Voici les faits en peu de mots : une jeune et charmante femme de mes amies est venue dernièrement chez moi, visiter la galerie de mes ancêtres. Par caprice, par curiosité très féminine, cette jeune folle s’est mis en tête d’essayer la ceinture de dame Alix, une des curiosités de ma galerie. Malheureusement, par suite de circonstances trop longues à vous expliquer, la clé fut perdue et, depuis quinze jours, la pauvre jeune femme est prisonnière de la ceinture de dame Alix. Et quand je vous aurai dit que cette femme est mariée, vous comprendrez, monsieur le conservateur, pourquoi je viens vous supplier de me confier, la clé de la ceinture de votre musée !…

Ses petits yeux soudainement allumés derrière ses lunettes, M. Tristan Binoque fit retentir le bureau d’un rire aigrelet.

— Et le mari ne s’est aperçu de rien ? interrogea-t-il malicieusement.

— Non… pas encore… mais…

— De plus en plus drôle ! s’esclaffa de nouveau le conservateur. Quelle étrange histoire !

— Voilà, monsieur le conservateur, vous savez tout, et je suis certain, maintenant, que vous ne me refuserez pas le service que je viens solliciter de votre bienveillance, de votre humanité.

La physionomie jusqu’alors hilare de M. Tristan Binoque reprit instantanément son impassibilité coutumière.

— Je regrette infiniment, soyez-en persuadé, monsieur le duc, mais la chose est absolument impossible. Je ne peux prendre sous ma responsabilité le prêt de cette clé. Je ne pourrai m’en dessaisir temporairement que sur autorisation écrite de mes supérieurs hiérarchiques. Pour cela, il vous suffira d’écrire à M. le ministre des Beaux-Arts et de lui exposer votre situation.

— Comment ? Vous voulez que j’aille raconter au ministre ?…

— Je ne prétends pas vous y obliger, évidemment, je vous indique simplement, et à titre amical, la marche à suivre pour obtenir satisfaction. Je doute, toutefois, que votre demande soit prise en considération par le ministre, étant donné le caractère nettement scabreux de l’affaire, qui risquerait de jeter le discrédit sur l’administration de nos musées nationaux.

Hubert, atterré, sentit que tout espoir d’attendrir le cœur du rigide fonctionnaire était inutile, et prit congé de M. Tristan Binoque.

— Encore tous mes regrets, fit ce dernier, en reconduisant Hubert, et très heureux du bon moment que vous venez de me faire passer ! Franchement, je n’avais pas ri d’aussi bon cœur, depuis l’année 1900, époque à laquelle j’avais assisté à une représentation de « La Dame de chez Maxim » ! J’ai bien l’honneur de vous saluer.

CHAPITRE XII

LES AHURISSEMENTS DE M. TRISTAN BINOQUE

Remontant en auto, après sa visite à l’inflexible fonctionnaire, Hubert était de retour, le soir même, à Brandon-La Tour. À la réflexion, il ne regrettait presque plus le refus du conservateur. Qui sait ? Exaspéré par cette situation sans issue, Millasson demanderait peut-être le divorce ?… Et alors, lui, Hubert, pourrait enfin réaliser son rêve d’autrefois et épouser celle qu’il adorait comme au premier jour… Oui ! mais Diane ne pourrait rester éternellement prisonnière de la ceinture de dame Alix… Il faudrait trouver une solution… Mais quoi ? quoi ?

Hubert s’endormit, cette nuit-là, en roulant, alternativement ces joyeuses et sombres pensées dans son esprit déprimé. Dans un horrible cauchemar, il crut voir le spectre de dame Alix pénétrer dans sa chambre et lui reprocher d’avoir permis l’essayage sacrilège de sa ceinture. Mais à peine le fantôme de dame Alix avait-il disparu, qu’un personnage grotesque, portant un énorme trousseau de clé, fit son apparition dans le rêve d’Hubert. Agitant son trousseau, en ricanant, il montrait à Hubert, comme pour le narguer, la clé de la ceinture, dont l’acier étincelait au milieu des innombrables clés rouillées de sa collection. Hubert, furieux, s’élança à sa poursuite, pour essayer de lui ravir la précieuse clé, mais le diabolique collectionneur bondit hors de la chambre, entraînant le jeune duc à travers un interminable labyrinthe de cachots et d’oubliettes, dont il prenait les clés au passage, avec une vertigineuse dextérité. Soudain, juste au moment où Hubert, haletant, allait enfin saisir le collectionneur, celui-ci disparut brusquement et toutes ses clés s’envolèrent comme des oiseaux, dans un cliquetis de ferraille.

Hubert se réveilla en sursaut, inondé de sueur. Il faisait déjà grand jour et Baptiste entrait, portant le petit déjeuner.

Une heure plus tard, Hubert achevait à peine sa toilette, lorsque M. Millasson se fit annoncer.

— Eh bien, vous avez la clé ? s’écria le mari de Diane, dès que le jeune duc l’eut rejoint au salon.

— Hélas ! non !…

Et Hubert raconta brièvement à Millasson son équipée à Castelsarrasin.

— Tonnerre ! Il a refusé de vous prêter la clé ? hurla Millasson dont le visage apoplectique tournait à l’aubergine. Mais alors, que faire ?… Tenez, Hubert, il y a des moments où je soupçonne mon effroyable belle-mère de savoir où est la clé et de faire exprès de la cacher… Ah ! si j’en étais sûr !…

— Mais non, voyons, cher ami, votre imagination vous égare…

— Ces colères et cette abstinence forcée me seront fatales… J’ai dû me faire saigner par mon docteur, car la congestion était imminente ! C’est à devenir fou… Vous m’entendez, Hubert, à devenir fou !…

Interrompant les imprécations de l’infortuné Millasson, Baptiste, pénétrant dans le salon, annonça :

— M. Tristan Binoque demande si Monsieur le duc peut le recevoir ?

— Tristan Binoque ? sursauta Hubert.

— Le conservateur de Castelsarrasin ? interrogea fébrilement Millasson.

— Oui… Je vais le recevoir dans une autre pièce, dit précipitamment Hubert, affolé à la pensée que le conservateur qui connaissait la vérité, pourrait se trouver en présence du mari.

— Mais pas du tout ! s’écria Millasson. Recevez-le ici. J’ai hâte de savoir… Quelque chose me dit qu’il apporte la clé… Faites entrer, Baptiste…

— Dois-je introduire le visiteur, monsieur le duc ? demanda, sans bouger, le majordome, choqué de voir un étranger se permettre de lui donner des ordres.

— Heu…

— Mais, puisqu’on vous le dit ! rugit l’impétueux Millasson. Allons, dépêchez-vous !…

— Mon Dieu ! gémit intérieurement Hubert ? Que va-t-il se passer ?

Quelques secondes plus tard, Baptiste introduisait M. Tristan Binoque.

— Vous êtes, sans doute, surpris de me voir, monsieur le duc ?… dit en entrant le conservateur, mais je dois vous l’avouer, hier, après votre départ, j’ai été pris de remords.

S’apercevant soudain de la présence de Millasson, Tristan Binoque s’arrêta brusquement.

— Et vous apportez la clé ? s’écria l’impatient mari de Diane.

— Ah !… Monsieur est au courant ? fit le conservateur surpris, en interrogeant le duc du regard.

— Oui… c’est-à-dire… Monsieur est mon ami… balbutia Hubert.

Après la présentation, le conservateur poursuivit :

— Je fus pris de remords, vous disais-je. Je me mis donc à chercher le moyen susceptible de concilier mon devoir de fonctionnaire et mon désir de vous être utile…

— Bref, vous avez la clé ? interrompit Millasson que le verbiage du conservateur faisait littéralement bouillir.

— Un instant, monsieur… procédons par ordre. Méthode, concision et précision, telle est ma devise. C’est alors, dis-je, qu’après vingt à vingt-cinq minutes de réflexion environ, je parvins à solutionner ce grave problème. S’il m’était interdit de confier la clé sans autorisation spéciale, il m’était permis, par contre, de transporter ledit objet, en qualité de conservateur et fonctionnaire assermenté. Ayant ainsi mis à couvert ma responsabilité, j’ai pris l’express de 0 h. 59, en gare de Castelsarrasin et me voici !…

— Avec la clé ? s’écria de nouveau Millasson qui, pendant le discours du conservateur, avait piétiné le tapis, comme un taureau furieux, prêt à foncer sur le picador.

— Comme vous le voyez, monsieur le duc, reprit Tristan Binoque, sans répondre à Millasson, en vrai galant homme, j’ai fait diligence pour hâter la délivrance de l’imprudente jeune femme, dont…

— Comment ? interrompit Millasson, cramoisi, en se tournant vers Hubert. Vous avez donc raconté à monsieur ?…

— Heu… non… c’est-à-dire… comme M. Binoque était inflexible, j’ai cru bien faire… Pour essayer de le faire revenir sur sa décision… de lui dire qu’une jeune dame de mes amies avait commis l’imprudence… enfin l’histoire que vous savez.

— Au fond, vous avez bien fait, puisque c’était le seul moyen, concéda Millasson. L’essentiel c’est que nous ayons la clé !

À ce moment, M. Tristan Binoque fut pris d’un subit accès de fou rire.

— Ah !… Non. C’est trop drôle… Excusez-moi… j’en pleure de rire… Quand je pense que nous sommes tous les trois au courant et que, seul, le pauvre mari ne se doute de rien !… N’est-ce pas du plus haut comique, je vous le demande ?

Maîtrisant à grand peine une explosion de colère.

— Vite ! Donnez-moi la clé ! ordonna Millasson.

— La clé ?… Mais, à quel titre, monsieur ? interrogea le conservateur, en essuyant ses lunettes embuées de larmes.

— À quel titre ?… Mais, peu importe… Donnez-moi la clé, vous dis-je. C’est pour délivrer la personne en question…

— Permettez… Vous êtes un ami de M. de Brandon-La Tour. Mais je ne vois pas en quoi vous êtes qualifié…

— Oh ! et puis zut ! après tout ! hurla Millasson ne pouvant plus se contenir. Puisque vous savez déjà une partie de l’affaire, autant tout vous dire, et qu’on en finisse… Le mari, c’est moi… Entendez-vous ?… c’est moi, le mari…

M. Tristan Binoque sursauta, et les yeux arrondis de stupeur, se tourna vers Hubert :

— Le mari ?… Mais vous ne m’aviez pas dit que le mari était au courant ?

— Heu… non, évidemment… bien sûr… par délicatesse… pour ne pas mêler son nom à cette ridicule aventure, bégaya Hubert.

— Je n’en attendais pas moins de votre part, cher ami ! s’écria Millasson en serrant avec effusion, la main d’Hubert. Mais, à présent, tout cela n’a pas d’importance !… Oui, monsieur, ajouta-t-il, en s’adressant au conservateur ahuri, je suis bien obligé de le reconnaître, puisque vous m’y forcez, j’étais au courant de tout ! Et dès que ma femme m’eut avoué que la clé de sa ceinture était perdue, c’est moi qui ai chargé notre ami de Brandon-La Tour d’aller vous trouver.

— Ah ! ça, par exemple… ah ! ça, par exemple… répétait Tristan Binoque. C’est plus fort que tout !…

— Vous avez l’air surpris ; poursuivit Millasson. Pourtant, vous conviendrez qu’il est assez naturel que je sois au courant de la situation ?

— Naturel… naturel… Permettez… fit le conservateur suffoqué.

— D’ailleurs, je le répète, maintenant que vous apportez la clé, tous ces détails sont sans importance.

— Quel cynisme !… quelles mœurs ! murmura le conservateur, de plus en plus ébahi.

— Et maintenant, reprit Millasson, j’espère que vous me trouverez assez qualifié pour me confier la clé ?

— Permettez, monsieur… Je ne confierai la clé à personne !

— Vous ne voulez pas me prêter la clé ?

— Non, monsieur ! Je ne m’en dessaisirai sous aucun prétexte. Bien que certains détails de cette scabreuse affaire, pour ne pas dire plus, choquent au plus haut point mes sentiments de respectabilité, je suis encore disposé à participer à la libération de Madame votre épouse, mais je ne me séparerai pas de la clé !…

— Tonnerre !… Vous n’avez pourtant pas la prétention d’ouvrir la ceinture de ma femme ?… rugit Millasson.

— Je ne vois pas d’autre solution. Conformément, au règlement, la clé ne sortira pas de mes mains.

— Mais c’est un abus de pouvoir, c’est un chantage !… C’est monstrueux… c’est révoltant…

— Je vous ferai observer, reprit le conservateur en consultant sa montre, que l’heure avance et que mon train pour Castelsarrasin part dans une heure et dix-sept minutes. Dans ces conditions, veuillez me conduire, sans délai, auprès de Mme Millasson, afin que je procède officiellement à l’ouverture de la ceinture.

— Jamais ! hurla Millasson. Si c’est dans l’espoir de vous payer ce coup d’œil que vous avez fait le voyage, vous pouvez reprendre le train ! Je préférerais que ma femme garde cette ceinture toute sa vie, plutôt que de la livrer aux regards lubriques d’un fonctionnaire indiscret.

— Permettez-moi d’être surpris d’un accès de pudeur assez imprévu, de la part d’un mari qui ne paraît pas toujours animé des mêmes scrupules…

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Vous le savez ! Inutile d’insister. J’ajoute simplement que lorsqu’un mari a la complaisance de tolérer certaines situations, il est mal venu de simuler, ensuite, des sentiments de pudeur et de jalousie.

— Ma situation, bien que pénible, n’a rien de déshonorant, monsieur. Et je ne supporterai pas…

— Trêve de discussions, monsieur Millasson… L’heure avance et si vous voulez que je délivre votre épouse…

— En voilà assez !… N’insistez pas, ou je vous casse la figure, ignoble satyre !…

— Monsieur le duc, s’écria le conservateur que l’indignation suffoquait, je vous prends à témoin de l’insulte qui vient de m’être infligée par cet individu !… J’étais venu de Castelsarrasin dans le but désintéressé de vous rendre service, en souvenir de feu votre oncle, mais, à partir de cet instant, ne comptez plus sur moi ! Au surplus, cette affaire de ceinture me paraît de plus en plus louche… L’histoire que vous m’avez racontée me semble de plus en plus invraisemblable et la féroce jalousie de M. Millasson commence à m’ouvrir les yeux.

— Que voulez-vous dire ?… Je ne comprends pas… interrogea Hubert.

— Je veux dire que c’est certainement ce mari jaloux qui ceinture impitoyablement sa femme, lorsqu’il est obligé de s’absenter.

— Moi ?… Il ose dire que c’est moi ?… hurla Millasson, dont le visage prenait l’inquiétant coloris d’une tomate.

— Ayant égaré la clé, continua le conservateur, en s’adressant toujours à Hubert, cet époux aux mœurs moyenâgeuses a fait appel à votre amitié pour s’en procurer une autre. Vous êtes venu me trouver et, comme un naïf, j’ai ajouté foi à votre abracadabrante histoire ! Libre à vous, monsieur de Brandon-La Tour, de vous faire le complice de coupables manœuvres, interdites par la loi, mais, grâce au Ciel, j’ai vu clair à temps, et je ne compromettrai pas ma situation, en prêtant la main à de semblables agissements… Je vais d’ailleurs mettre ma responsabilité à couvert, en sortant d’ici.

— Mais vous êtes fou ! s’écria Millasson.

— Vous faites erreur, je vous le jure, protesta Hubert. M. Millasson est incapable…

— La jalousie est capable de tout. Et ce monsieur m’a donné, malgré lui, la preuve de son tempérament ombrageux, en refusant que je délivre sa malheureuse épouse… Mais, je connais mon devoir, et je sais ce qu’il me reste à faire… Je vous salue, messieurs !

Et très digne, laissant Hubert effondré et Millasson écumant de rage, M. Tristan Binoque quitta le salon.

— Pauvre femme !… Infortunée victime ! murmura-t-il en sortant du château des Brandon-La Tour. Heureusement que je suis là !… C’est la Providence qui m’a fait venir de Castelsarrasin… À nous deux, monsieur Millasson !…

CHAPITRE XIII

ENQUÊTE OFFICIEUSE

Depuis trois quarts d’heure, Auguste Millasson était aux prises avec sa femme et sa belle-mère.

— Allez, finissez cette plaisanterie de mauvais goût, disait-il à cette dernière. Rendez-moi la clé ?

— Mais, voyons mon gendre, vous savez bien qu’elle est perdue.

— À d’autres, chère madame… Je suis certain, moi, que vous savez très bien où elle se trouve.

— Moi ?… Mais dans quel but vous cacherais-je cette clé ?… Croyez-vous que si je savais où elle peut être, je laisserais ma pauvre Diane dans cet horrible corset ?

— Oh ! Vous et Diane vous êtes d’accord pour me pousser à bout.

— Mais, dans quel but, je vous le redemande ?

— Dans le but de m’exaspérer et de m’amener à demander le divorce !

— Vous êtes fou, mon gendre !

— Je t’en prie, Auguste, laisse maman tranquille avec tes ridicules suppositions !

— Je sais ce que je dis ! Ta mère a sans doute trouvé un parti plus brillant pour sa fille chérie. Alors, il faut se débarrasser de ce gêneur d’Auguste Millasson ! Mais je ne me laisserai pas faire, je vous en avertis… Je ferai le siège de la place jusqu’à sa reddition ! Jusqu’à ce que la clé de la ville me soit rendue !

— Oh ! qu’en termes galants ces choses-là sont dites ! ironisa Mme d’Ambleuse.

— Tu es stupide, Auguste. Tu ferais mieux de chercher à me délivrer de cette maudite ceinture.

— N’ai-je pas tenté déjà l’impossible pour y arriver ?… N’ai-je pas été trouver notre ami et voisin, Hubert de Brandon-La Tour ?

— Sans te soucier de la situation ridicule dans laquelle tu me plaçais vis-à-vis de ce monsieur !…

— Il fallait bien tenter quelque chose… À qui me serais-je adressé, si ce n’est à Hubert, notre meilleur ami ?

— Qui n’a rien trouvé de mieux, à son tour, que d’aller tout raconter à ce conservateur de Castelsarrasin, ajouta Mme d’Ambleuse. Bientôt, toute la France sera au courant de cette grotesque aventure.

— Mais puisque le conservateur avait une clé…

— La belle avance ! répliqua aigrement Diane. Hier, ce monsieur se dérange spécialement pour nous rendre service, et tu trouves le moyen de te fâcher avec lui !…

— Je ne pouvais pourtant pas accepter qu’il vienne ouvrir ta ceinture lui-même !…

— Pourquoi pas ?… Tu voulais bien me faire examiner par le médecin, il y a quelques jours…

— Ce n’est pas la même chose. Un médecin… ce n’est pas un homme. C’est naturel… c’est son métier !

— Eh bien ! manipuler une ceinture de chasteté, c’est son métier aussi à ce conservateur… C’est un fonctionnaire, ce n’est pas un homme !

— Et pourquoi pas non plus faire venir ici tous les serruriers de France et de Navarre ?… Oh ! je sais, ça ne te gênerait pas beaucoup de te montrer devant n’importe qui !

— Tu peux m’insulter !… N’empêche qu’avec ta ridicule jalousie, tu as interdit au conservateur de me délivrer et, pour passer ta rage, tu accuses maintenant ma mère de cacher la clé !

— Diane a raison, mon gendre. Au lieu de me prendre à partie, vous feriez mieux de vous débrouiller pour nous sortir de cette affreuse situation !… Elle ne peut rester ainsi indéfiniment…

— Cette histoire me rendra fou !… Comment ? C’est Diane qui, sur vos conseils, s’affuble de cette odieuse ceinture, et c’est maintenant moi que vous voulez rendre responsable ?

— À juste raison, reprit Diane. N’est-ce pas toi qui, par ta jalousie sans motif, a fait naître en notre esprit l’idée de te donner une leçon ? Alors, à toi à te débrouiller pour me sortir d’affaire ! C’est logique !

— Puisque vous avez refusé le concours du conservateur, dit Mme d’Ambleuse, ne m’avez-vous pas déclaré que le ministre des Beaux-Arts pouvait autoriser celui-ci à vous confier la clé ?

— Oui. Hubert me l’a dit. Mais, N… de D… ! Je ne peux pourtant pas écrire au ministre des Beaux-Arts pour lui raconter…

— Pourquoi pas. Il faut tout de même trouver une solution, approuva Diane.

— À mon avis, mon gendre, le mieux serait que vous alliez vous-même trouver le ministre. Vous avez de hautes relations qui pourront vous faciliter une audience. Et, de vive voix, ce sera plus efficace que par correspondance.

— Bon sang, de bon sang !… quelle aventure !… Mais si je me décide à faire cette démarche, ça va encore demander des mois et des mois !… Le ministère m’obligera à faire une demande en règle. Ma demande passera de bureau en bureau. Les paperasses s’entasseront, les bureaucrates rigoleront, les mois passeront et, pendant ce temps, je serai toujours là, à ronger mon frein, devant une femme sous clé ! Nom de nom, de nom de nom, de nom de nom !…

Auguste Millasson, plus écarlate qu’un homard, achevait son chapelet de jurons, quand Joséphine, la femme de chambre, vint lui apporter la carte d’un visiteur :

Florent Mitonnet, Commissaire de Police

lut Millasson interloqué.

— Faites entrer au salon, je descends.

— Qui est-ce ? questionna Diane, lorsque la soubrette fut sortie.

— Le commissaire. Je suis sûr que ce répugnant conservateur a porté plainte, parce que je l’ai traité de satyre !… Enfin… je vais voir.

Et Millasson, sacrant et jurant intérieurement, se rendit au salon.

***

— Monsieur Millasson, commença le commissaire dès qu’il se fût présenté, l’affaire qui m’amène chez vous est des plus délicates. M. Tristan Binoque, l’honorable conservateur de Castelsarrassin, est venu me mettre au courant de certains faits…

— Oui, je sais, grogna Millasson, je l’ai traité de satyre…

— Il ne s’agit pas de cela, monsieur Millasson, mais d’une chose beaucoup plus grave. M. Tristan Binoque vous accuse – voyons, comment pourrais-je m’exprimer ? – heu… vous accuse de séquestrer partiellement Mme Millasson, au moyen d’un de ces appareils spéciaux, en usage chez les seigneurs féodaux et vulgairement appelés « ceinture de chasteté ».

— Le salaud !… c’est pour se venger !… Je proteste, monsieur le commissaire ! C’est une indignité !… C’est faux, absolument faux !

— Veuillez vous calmer, monsieur Millasson. Je me suis permis, vu l’honorabilité de votre nom et de votre situation, de venir vous trouver, à titre officieux, avant de pousser les choses plus loin. Je suis persuadé que M. Tristan Binoque doit commettre une erreur. Mais les précisions qu’il a bien voulu me fournir m’obligent à entreprendre une enquête discrète auprès de vous et de Mme Millasson. Je suis certain qu’après mes premières investigations, le malentendu se dissipera, à ma très vive satisfaction, croyez-le.

— Mais, puisque je vous répète que c’est un abominable mensonge, monsieur le commissaire… Puisque je vous donne ma parole d’honneur… cela suffit, je crois, à dissiper toute équivoque !

— Je suis tout disposé à vous croire, monsieur Millasson. Mais les nécessités de mes fonctions me forcent à poursuivre mon enquête d’une façon plus minutieuse. Voudriez-vous avoir l’obligeance de me dire, chez monsieur, pour quel motif vous avez envoyé votre ami, le duc de Brandon-La Tour, trouver le conservateur du musée de Castelsarrasin ?

— Mais… c’était… c’était… ça ne regarde personne !

— Monsieur Millasson, je ne saurais trop vous engager à me répondre franchement. Je vous le répète, je suis venu à titre purement officieux. Mais si vous ne voulez pas me donner les éclaircissements qu’il est de mon devoir de vous demander, je me verrai dans l’obligation de reprendre mon enquête officiellement, sans tenir compte du scandale qui pourrait en résulter. Je vous prie donc, dans votre propre intérêt, de vouloir bien répondre à la question que je viens de vous poser.

— Le conservateur a dû vous le dire, répondit Millasson avec humeur. Il s’agissait d’une clé.

— … que vous avez égarée, c’est exact, et dont vous souhaitiez une « réplique », pour pouvoir rouvrir la ceinture portée par votre femme ? Je ne vous cacherai pas, monsieur Millasson, que votre cas est des plus graves et que la Loi prévoit…

— Mais je n’ai jamais mis une ceinture à ma femme !… c’est faux !

— Vous reconnaissez, cependant, que Mme Millasson en porte une.

— Oui, je ne peux pas le nier, maintenant que ce misérable dénonciateur vous a mis au courant. Mais je vous jure que ce n’est pas moi qui…

— Je sais, interrompit plus sèchement le commissaire. Vous prétendez, m’a dit M. Binoque, que c’est votre femme elle-même qui s’est emprisonnée dans cette ceinture d’acier…

— C’est l’exacte vérité…

— La chose paraît peu vraisemblable, M. Millasson. Voyons, au lieu de chercher à m’égarer, parlez-moi franchement, d’homme à homme. Avouez que, poussé par une jalousie plus ou moins justifiée, vous avez, dans un moment de folie, forcé Mme Millasson à porter cet antique appareil de sécurité conjugale ?… Tout peut encore s’arranger sans scandale. Avouez-moi la vérité, monsieur Millasson. Délivrez votre femme. Jurez-moi de ne plus recommencer et l’affaire n’ira pas plus loin.

— Mais, tonnerre de Dieu, monsieur le commissaire ! rugit Millasson, dont le crâne évoquait maintenant la teinte caractéristique d’un fromage de Hollande. Je ne peux pas avouer une chose dont je suis innocent… D’ailleurs, c’est bien simple… j’aurais dû y penser plus tôt… Ma femme va vous dire elle-même ce qui s’est passé ! Moi, je commence à en avoir assez de cette histoire ! Être la victime et se voir accuser des pires choses !… Oh ! c’est trop fort ! Joséphine, poursuivit-il en voyant entrer la femme de chambre qu’il venait de sonner, priez Madame de descendre avec sa mère… dépêchez-vous…

— Calmez-vous, monsieur Millasson, reprit le commissaire. Il est évident que si madame votre épouse ne vous accuse pas… Il est vrai que, parfois, ajouta-t-il, la victime elle-même masque la vérité aux enquêteurs, par crainte de représailles de son bourreau.

— Le bourreau ?… Le voilà, le bourreau ! monsieur le commissaire, hurla brusquement Millasson, en désignant sa belle-mère, qui entrait avec Diane dans le salon. Cuisinez-la… elle sait où est la clé ! Mais elle a juré de me faire crever de rage. J’hésitais encore à mettre la police au courant de cette affaire, mais, puisque vous êtes là, monsieur le commissaire, je porte plainte contre ma belle-mère ! C’est elle qui a tout machiné pour me séparer de ma femme !… Mais je vous laisse… Excusez-moi… la vue de cette machiavélique créature me met hors de moi… Je ferais un malheur !

Et avant que le commissaire ait pu le retenir, Auguste Millasson, au paroxysme de la fureur, s’élança hors de la pièce.

CHAPITRE XIV

LES DÉDUCTIONS DU COMMISSAIRE

— Madame, dit le commissaire en s’adressant à la mère de Diane, dès que Millasson eut disparu, vous avez entendu l’accusation portée contre vous par votre gendre ? Veuillez me répondre franchement. Est-il exact que vous ayez conseillé à Mme Millasson, votre fille, de porter une ceinture moyenâgeuse, dite ceinture de… fidélité !

— Oui, monsieur le commissaire. Cette idée baroque, j’en conviens, me fut inspirée par hasard en retrouvant, dans mes antiques souvenirs de famille, une ceinture ayant appartenu à une de mes arrière-arrière-grand’mères. Pour essayer de guérir M. Millasson de ses féroces accès de jalousie, nous résolûmes, ma fille et moi, de lui jouer un bon tour. Malheureusement, la perte accidentelle de la clé a transformé cette innocente plaisanterie en véritable drame conjugal.

— Il est incontestable, madame, que la prolongation imprévue de cette imprudente plaisanterie lèse M. Millasson dans ses droits les plus légitimes. De plus, je ne vous cacherai pas que si votre gendre maintient sa plainte, la singulière disparition de la clé est susceptible de faire peser sur vous de graves soupçons.

— Je ne veux pas que ma mère soit inquiétée à cause de moi… Je ne le souffrirai à aucun prix, monsieur le commissaire. Je préfère dire toute la vérité !…

— Voyons, Diane, es-tu folle ?… Je ne risque absolument rien… Cette plainte est complètement, ridicule…

— Détrompez-vous, madame, la plainte de M. Millasson peut avoir les plus graves conséquences et risque de livrer à la malignité publique une affaire qui, avec un peu de bonne volonté, de part et d’autre, pourrait encore s’arranger à l’amiable. Croyez-moi, madame Millasson, dites-moi toute la vérité, et je ferai l’impossible pour éviter le scandale avant qu’il ne soit trop tard.

Dans une confession entrecoupée de sanglots, la pauvre Diane, à bout de nerfs, fit au commissaire le récit des événements tragi-comiques qui s’étaient déroulés entre Hubert et elle, dans la galerie des Ancêtres, de Brandon-La Tour.

— Mon Dieu ! que je suis malheureuse ! acheva Diane, en larmes. Si mon mari l’apprenait…

— Soyez sans crainte, madame, la rassura immédiatement le commissaire. Votre mari ne saura rien de ce que vous venez de me dire, je vous l’affirme.

— Vous comprenez sans peine, monsieur le commissaire, dit Mme d’Ambleuse, que ma fille ne pouvait pas avouer la vérité à son mari. Voilà pourquoi, lorsque mon gendre découvrit que sa femme portait une ceinture de chasteté, j’ai imaginé, pour sauver la situation, de lui donner l’explication que vous connaissez.

Le commissaire avait entendu la confession de Diane avec la plus vive attention.

— Vous m’avez dit, madame Millasson, reprit-il, que vous aviez oublié la clé dans la galerie des Ancêtres, et que vous aviez chargé M. Hubert de Brandon-La Tour d’aller la chercher.

— Oui, monsieur le commissaire.

— Quelques instants plus tard, M. de Brandon-La Tour vous rejoignit, en déclarant qu’il ne trouvait pas la clé ?

— C’est exact, monsieur le commissaire.

— Or, rien ne prouve que M. de Brandon-La Tour n’ait pas trouvé la clé, bien qu’il affirme le contraire.

— Mais c’est impossible… Dans quel but, Hubert se serait-il emparé de la clé et m’aurait-il fait croire, ensuite, qu’elle avait été enlevée par le brocanteur ?

— Le but est facile à deviner. Ne m’avez-vous pas dit, madame, que le duc de Brandon-La Tour avait désiré vous épouser, avant votre mariage avec M. Millasson ? Si nous admettons la jalousie de votre mari à votre égard, nous pouvons également admettre la jalousie de votre ex-prétendant vis-à-vis de votre mari. Celui qui rêvait de faire de vous son épouse souffre, certainement, de vous savoir la femme d’un autre. Est-ce exact, madame ?

— Comment avez-vous pu deviner ?… s’exclama Diane avec admiration. C’est vrai, Hubert ne s’est jamais fait à l’idée de mon mariage, et c’est une véritable torture pour lui, de penser…

— Je m’en doutais. C’est tellement humain ! reprit le commissaire flatté de l’effet de ses déductions sur la jeune femme. Dans ces conditions, quelle sera la suite logique des faits ? Suivez bien mon raisonnement. La curiosité vous pousse à essayer la ceinture de dame Alix, et le hasard met la clé de cette ceinture entre les mains de celui qui vous aime d’un amour jaloux. Ne sera-t-il pas tenté de vous faire croire à la perte de cette clé, pour vous renvoyer chez votre mari, muni de cet accessoire moyenâgeux, susceptible d’apaiser momentanément sa jalousie ?

— Oh ! non, monsieur le commissaire ! Hubert est incapable d’une pareille infamie. Jamais il n’aurait voulu me mettre dans une situation aussi abominable !… Non, non, ce n’est pas possible…

— L’amour et la jalousie ont fait commettre de pires méfaits, madame. Croyez-en mon expérience. Je vais de ce pas trouver M. Hubert de Brandon-La Tour, pour continuer mon enquête. Au surplus, je me demande si dans cette affaire, le hasard a joué le rôle que nous lui attribuons de prime abord. Il m’apparaît plutôt, à la réflexion, que tout cela fût, froidement, méticuleusement préparé, prémédité de longue main.

— Mais non… je vous le jure, monsieur le commissaire, c’est moi, moi seule, la responsable de tout ce qui arrive. Moi seule, par ma curiosité stupide…

— Permettez… Cette curiosité ne fut-elle pas stimulée par M. de Brandon-La Tour ? N’est-ce pas lui qui vous parla le premier de cette ceinture de dame Alix ?

— Oui, par hasard, quelques jours avant, en me parlant de la galerie des Ancêtres, que son majordome était en train de reconstituer… Mais, je vous assure, monsieur le commissaire, je suis la seule responsable… D’ailleurs, Hubert ne voulait pas que j’essaie la ceinture…

— Défendre quelque chose à une femme, n’est-ce pas le meilleur moyen pour la pousser habilement à contenter son caprice ?… Ce détail ne fait que confirmer mes déductions.

— Mais Hubert est innocent !

— C’est ce que la suite de mon enquête nous apprendra. Mesdames, mes hommages !

— Mon Dieu ! Quelles complications. Quelle situation ! gémit Diane après le départ du commissaire. Le conservateur accuse mon mari, mon mari accuse ma mère, et le commissaire, à son tour, soupçonne successivement mon mari, ma mère et Hubert !… Nous n’en sortirons jamais !…

— Voyons, calme-toi, ma chérie… Tiens, on téléphone. C’est peut-être Hubert qui a des nouvelles de la clé…

Précipitamment, Diane décrocha le récepteur :

— Allô ! c’est toi, Hubert ?… ah !… tu as des nouvelles de l’agence ?… On a retrouvé la piste du collectionneur de clés ? Qu’est-ce que tu dis ?… Il est parti pour Saragosse ?… En Espagne ?… Mais c’est affreux, mon chéri, c’est affreux !…

Et, dans sa détresse, Diane laissa tomber le récepteur sur le tapis et se mit à sangloter…

— Maman ! maman ! gémit-elle, que je suis malheureuse… La clé est à Saragosse !…

***

Encore une fois, je vous jure que je ne suis pour rien dans cette malheureuse affaire ! protesta de nouveau Hubert, sur qui le commissaire braquait des yeux inquisiteurs. Seul, le malencontreux passage de l’acheteur de ferraille…

— Avouez, monsieur le duc, qu’il y a là une bien étrange coïncidence… Un invraisemblable concours de circonstances !… Voyons, monsieur de Brandon-La Tour, dans votre intérêt, je vous engage à abandonner cette abracadabrante explication. Avouez-moi, tout bonnement, que, poussé par une jalousie très compréhensible d’ailleurs, vous avez essayé de frustrer M. Millasson de son bien légitime…

— Mais…

— Rendez-moi la clé. Je me charge de la porter à M. Millasson, en lui faisant croire que le conservateur du musée de Castelsarrasin a bien voulu me la confier, et tout est arrangé sans le moindre scandale.

— Mais je ne puis vous rendre une clé que je ne possède pas… J’ai fait des recherches, je vous l’ai dit, et seul le collectionneur de clés qui l’a achetée à l’antiquaire pourrait me la rendre… Mais je vous avoue de ne pas avoir grand espoir de ce côté.

En souriant d’un air sceptique, le commissaire écoutait patiemment les protestations du jeune homme ?

— Réfléchissez, monsieur le duc. Votre obstination peut faire éclater un scandale sans précédent dans les annales judiciaires. Songez aux énormes manchettes des journaux : « UN AMANT JALOUX MET, UNE CEINTURE DE CHASTETÉ À UNE FEMME MARIÉE ! » – « LE MARI, BAFOUÉ, PORTE PLAINTE CONTRE L’AMANT QUI S’OBSTINE À NE PAS VOULOIR LUI RENDRE LA CLÉ DE LA CEINTURE ! » Il y a de quoi faire éclater de rire le monde entier ! Les revuistes s’empareront, à leur tour de cette situation burlesque et…

— Ô, ma tête, ma tête ! gémit Hubert. Mais puisque je me tue à vous répéter que cette clé est perdue !…

— Soit. Admettons-le. Je conçois évidemment qu’il vous est pénible, monsieur le duc, d’avouer brusquement ce que vous avez nié jusqu’ici, avec une si formidable ténacité. Voici donc la solution élégante que je vous propose : je vous donne jusqu’à demain midi, pour me faire parvenir la clé de la ceinture de dame Alix. D’ici là, ajouta-t-il en souriant finement, le fameux collectionneur de clés historiques aura certainement eu l’occasion de vous la rapporter.

À ce moment, la sonnerie du téléphone retentit dans le salon.

— Vous permettez ? fit Hubert en décrochant.

La voix de Mme d’Ambleuse se fit entendre dans le récepteur.

— Allô !… C’est vous, Hubert… Le commissaire de police est-il encore chez vous ?… Puis-je lui parler ?

— Oui, madame…

Et Hubert passa l’appareil au commissaire.

Quelques secondes plus tard, celui-ci raccrochait le récepteur et prenait précipitamment congé d’Hubert :

— Mme d’Ambleuse me prie de venir de toute urgence. Un fait nouveau a dû se produire. Je souhaite qu’il vous mette définitivement hors de cause. Monsieur le duc, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

Et, se retournant avant de franchir le seuil, il ajouta d’un air qui voulait être spirituel :

— Qui sait ?… Nous allons peut-être avoir la clé de l’énigme… de l’énigme de la clé…

CHAPITRE XV

JULOT-LE-RÉGULIER

Pendant que le commissaire interrogeait Hubert au château de Brandon-La Tour, d’étranges événements s’étaient déroulés dans la propriété de M. Auguste Millasson.

Pour se remettre des émotions de l’enquête, Mme d’Ambleuse avait regagné son appartement. Mais, à peine avait-elle ouvert la porte de sa chambre, qu’elle aperçut un individu en train d’ouvrir son secrétaire.

— Ne criez pas, la petite mère, dit l’homme en se retournant. J’suis pas un assassin ! J’suis pris. Tant pis pour ma pomme ! C’est régulier.

— Que faites-vous là ? balbutia Mme d’Ambleuse d’une voix tremblante.

— Ben, vous l’voyez, j’travaillais. J’étais même tellement absorbé par mon « boulot », que j’vous ai pas entendu rentrer. Mais n’tremblez donc pas comme ça, ma bonne dame ! J’vous veux pas de mal. Reprenez votre souffle et dites-moi : « Haut les mains ! » C’est plus régulier.

— Haut les mains ! répéta machinalement Mme d’Ambleuse, subjuguée par le sang-froid et l’autorité de l’inconnu.

Le cambrioleur leva, immédiatement, les deux bras en l’air.

— Là !… Comme ça, tout est régulier… Moi, j’aime que les choses elles soient faites en règle. C’est pas pour rien qu’on m’appelle dans le « milieu » : Julot-le-Régulier. Ça vous épate, pas vrai, que j’ai pas cherché à vous rentrer dedans pour me débiner en douce ? Pas si bête !… Y a trop de risques. C’est pas mon « boulot ». J’fais du « fric-frac » et du « monte-en-l’air », mais toujours en douceur. Pas de « flingue », ni de « pétard » dans les poches. Quand je suis fait, tant pis ! C’est les risques du métier. C’est régulier.

— Je vais appeler le valet de chambre, murmura Mme d’Ambleuse en se dirigeant vers la sonnerie électrique.

— C’est régulier. Mais j’dois vous prévenir que vous allez bougrement le déranger, le frère, et qu’il ne s’amènera pas au premier coup de klaxon !

— Que voulez-vous dire ?… interrogea la mère de Diane en s’arrêtant.

— Ben, voilà… Faut vous espiquer que, le jour, ma spécialité c’est la chambre de bonne. C’est du boulot pépère, vu que, dans la journée, les larbins sont occupés dans l’appartement des « singes » et qu’on peut « travailler » sans être dérangé. Seulement, aujourd’hui, j’ai pas eu de chance. Comme je m’apprêtais à « visiter » une chambre de boniche, en haut de vot’ palace, v’là que j’entends des voix à l’intérieur. C’était sûrement vot’ larbin et sa « poule » qu’avaient pas l’air de s’embêter !

— Je comprends, maintenant, pourquoi j’ai vainement sonné Joséphine, tout à l’heure ! s’indigna Mme d’Ambleuse. J’aurais dû m’en douter !… Cette fille ne m’a jamais inspiré confiance.

— Pour sûr qu’au jour d’aujourd’hui, on a du mal à se faire servir, approuva l’étrange cambrioleur.

« C’est pour ça que je vous ai prévenue que vot’ larbin, il n’arriverait pas en vitesse. Mais, pour pas perdre du temps, y aurait un truc plus simple. Téléphonez à la police pour qu’elle vienne me cueillir. J’peux vous donner l’numéro.

— Vous tenez donc tant que cela à être emprisonné ?

— Dame ! c’est régulier. Mais c’qui m’enrage un peu, dans l’fond, c’est qu’c’est la faute de ce sacré larbin si j’m’suis fait « poisser ». Les chambres de maître c’est pas mon boulot habituel. C’est pour pas m’être dérangé pour rien que je me suis introduit dans vot’ carrée. J’aurais pas dû. Ça vaut jamais rien de changer sa spécialité ! C’est pas régulier !

— Et vous avez réussi à ouvrir mon secrétaire ?… C’était pourtant une serrure de sûreté.

— Oh ! j’ai rien abîmé ! Vous pouvez vous rendre compte. J’aime pas forcer les meubles, c’est du « travail » bouzillé ! Moi, c’est du soigné, du fini, du fignolé… Faut vous dire aussi que j’ai un matériel à la hauteur ! Tout ce qui se fait de mieux dans le genre. Avec ça, j’m’charge de vous ouvrir la porte la mieux verrouillée, les yeux fermés !…

Depuis quelques instants, Mme d’Ambleuse paraissait songeuse. Les paroles du cambrioleur faisaient lentement germer une idée dans son esprit. Après un moment de silence :

— Vous dites que vos fausses clefs peuvent ouvrir n’importe quelle serrure ? interrogea-t-elle.

— Et comment !… Tenez, histoire de vous « tuyauter », puisque ça a l’air de vous intéresser, voulez-vous que je vous ouvre cette armoire ?… Le temps de compter jusqu’à trois et ça y est…

— Non, inutile. Je n’en doute pas. Écoutez… Je vais vous faire une proposition. J’ai une serrure dont j’ai égaré la clé, et que je ne peux pas arriver à ouvrir. Laissez-moi votre trousseau de clés et je vous rends la liberté.

— Oh ! madame ! On voit bien que vous n’êtes pas de la partie ! Les clés, ce n’est rien. C’est la façon de s’en servir. Faut être un artiste, dans le genre de « Julot-le-Régulier », pour manier ces joujoux-là… Moi, j’veux bien vous les laisser, mais ça s’rait pas honnête !… ça s’rait pas régulier… Vous ne réussirez pas. Faut de l’expérience ! Vous pensez pas que le premier venu, sauf vot’ respect, peut manipuler le « tâteur » et le « rossignol » ?… Vous seriez « chocolat » que j’vous dis !… Autant qu’vous essayiez d’ouvrir une huître avec mes clés !

— Vous croyez ?

— C’est couru d’avance ! À quoi qu’ça servirait d’avoir turbiné le truc pendant des années, d’être un as de la partie, si n’importe quel débutant pouvait opérer comm’ « mézigue » dès le premier jour. Ce qu’j’ peux faire, si vous avez des dispositions pour le « boulot », c’est d’vous mettre au courant, petit à petit, d’vous… donner des leçons…

— Non, je vous remercie, coupa Mme d’Ambleuse en souriant malgré elle de la singulière proposition du cambrioleur.

— Alors, c’est bien simple, montrez-moi la serrure à ouvrir, et ça ne va pas traîner. J’vous en réponds.

Mme d’Ambleuse eut soudain la vision de Diane délivrée du cauchemar à jamais terminé. Mais comment faire ? Il fallait absolument trouver un moyen. Ce cambrioleur lui faisait maintenant l’effet d’un envoyé de la Providence.

— Écoutez, reprit-elle après avoir réfléchi pendant quelques instants, il ne s’agit pas d’une serrure ordinaire, mais de la serrure d’une ceinture… orthopédique.

— Orthopudique ?

— Oui. D’une ceinture médicale, destinée à soutenir les reins d’une malade. Comme je vous l’ai dit, la clé a été perdue et…

— Vous fatiguez pas les méninges à inventer des « bobards » pour me bourrer le crâne. En fait de ceinture, je sais de quoi il retourne.

— Comment ?… vous savez ?

— Oui. C’est justement le « larbin » et sa « poule » qui parlaient de cette ceinture dans leur chambre. Derrière la porte, j’ai entendu la boniche qui disait : « Paraît qu’on accuse Monsieur d’avoir mis une ceinture de chasteté à Madame »… J’ai pas écouté davantage. C’était pas mes oignons et j’avais pas envie de me faire « poisser » dans le couloir. Mais quand vous m’avez demandé mes clés et parlé de la ceinture orthopudique, comme vous dites, je me suis rappelé ce qu’ils « dégoisaient » là-haut, et j’ai tout de suite compris la combine. Alors, pas besoin de tourner autour du pot. C’est cette ceinture que vous voulez ouvrir, pas ?

— Oui. Au fait, tant mieux que vous soyez au courant, ça simplifie la situation. Mais je vais vous expliquer, ce n’est pas ce que vous croyez…

— Oh ! pas besoin d’explication ! Vous avez été chic avec moi. Vous pouviez me faire coffrer, vous ne l’avez pas fait. J’suis prêt à vous rendre service. C’est régulier. À présent, on est, comme qui dirait, deux « potes » – vous et moi – sauf vot’ respect… Mais, c’est égal, entre nous, Madame, le mari est un « mec » dégueulasse !…

— Mais ce n’est pas lui… ce serait trop long à vous expliquer…

— J’m’en balance, que j’vous répète. Le principal, c’est qu’il faut ouvrir la ceinture. Et, pour ça, vous pouvez pas mieux tomber que sur Julot-le-Régulier…

— Oui. Je le crois. Mais c’est assez délicat… Ma fille ne voudra jamais que…

— J’comprends ça ! C’est gênant pour une dame, bien sûr !… Mais il y a sûrement moyen d’trouver une combine !… Voyons, à quel endroit de la ceinture qu’elle est placée, la serrure ?

— Dans le dos, juste à la taille…

— Alors, c’est moins compliqué que j’croyais… Ça va gazer… La petite dame garde sa jupe, comme de bien entendu. Elle enlève seulement son corsage, pour que je puisse manipuler la serrure. Même pour que ça soye encore plus correct, comme on dit, elle pourra se jeter une veste sur les épaules. Comme ça, y aura juste la serrure qui sera visible…

— Évidemment… Ce serait une solution… mais…

— Attendez… J’ai trouvé encore un truc pépère !… J’vous ai dit que j’me chargeais d’ouvrir une serrure, les yeux fermés. C’est pas du boniment. Et la preuve, c’est que vous n’aurez qu’à me bander les yeux, avant que la dame entre dans la chambre. Vous me guidez vers elle, vous me mettez la main sur la serrure et je fais mon boulot, sans même savoir si la belle est grande, petite, maigre, boulotte, blonde ou brune !… Ni vu, ni connu… J’opère en vitesse ! J’ouvre la serrure et la dame disparaît comme dans une pièce du Châtelet. On peut pas trouver plus régulier, pas vrai ?

Mme d’Ambleuse ne put s’empêcher de regarder le providentiel cambrioleur avec admiration.

— Ma foi, je crois que cette solution est excellente, votre idée me paraît ingénieuse…

— Oh ! dans not’ partie, faut savoir trouver des combines en vitesse… alors, ça colle ?

— Oui… Peut-être… Je vais essayer de décider ma fille… Attendez-moi ici, je reviens dans un instant. Mais vous n’allez pas profiter de mon absence pour prendre la fuite ?

— Pensez-vous !… Ça s’rait pas régulier. J’ai pas besoin de les mettre, puisque vous m’avez promis…

— De vous laisser partir. C’est entendu. Et si vous réussissez, j’ajouterai même une récompense.

— Ah ! pour ça, y a rien à faire… C’est un service que j’vous rends, et Julot-le-Régulier n’fait pas payer ces trucs-là !… Seulement, si ça n’vous fait rien, je vous demanderais la permission de baisser les bras. J’commence à avoir des fourmis dans les biceps depuis que j’ai les pattes en l’air !…

— Mais, bien entendu ! Excusez-moi, j’avais oublié…

— Y a pas d’offense. C’était régulier. Et maintenant, allez chercher la petite dame, j’vous attends.

CHAPITRE XVI

VA-T-ELLE S’OUVRIR ?

Mme d’Ambleuse sortit et se hâta d’aller prévenir Diane de la providentielle occasion qui s’offrait à elle pour retrouver sa liberté. Contrairement à ce qu’avait supposé sa mère, Diane ne fit aucune difficulté pour tenter l’expérience.

— Tout plutôt que d’endurer plus longtemps un pareil supplice ! une semblable humiliation ! s’exclama-t-elle dès que sa mère l’eut mise au courant de son projet ! Vite, dépêchons-nous, maman !

Et pour rendre le travail plus facile, l’impatiente Diane enfila rapidement une robe à « fermeture-éclair » dans le dos.

Quelques instants plus tard, Mme d’Ambleuse retrouvait dans sa chambre Julot-le-Régulier, sagement installé dans un fauteuil.

— Alors, on y va ? s’écria joyeusement l’original cambrioleur. Vous avez le foulard pour me bander les « mirettes » ?… Bon, ça colle… Serrez fort, ayez pas peur ! Là, ça va comme ça… Maintenant, j’ai tout de l’amour avec son bandeau !

Cette opération préliminaire terminée, Mme d’Ambleuse fit entrer sa fille et, faisant jouer la fermeture-éclair, découvrit le corset d’acier avec sa serrure dorsale.

Guidant le cambrioleur aux yeux bandés, Mme d’Ambleuse lui plaça la main sur la serrure.

— Ayez pas peur, ma p’tite dame, Julot-le-Régulier opère sans douleur !

Et, de ses doigts experts, le cambrioleur se mit à étudier minutieusement le trou de la serrure.

— C’est pas d’la camelote, reprit-il. Ces types de l’ancien temps savaient y faire… C’est pas comme les serrures d’à présent, que je me charge de vous ouvrir avec une simple épingle à cheveux… Ça va être un sacré boulot… Mais vous en faites pas… Julot-le-Régulier en a vu d’autres !…

Tout en parlant, le cambrioleur avait déjà essayé inutilement plusieurs clés de son trousseau.

— J’vous secoue pas trop, ma p’tite dame.

— Non, répondit Diane, amusée par le bagout de l’étrange serrurier. Mais si c’est utile, ne vous gênez pas. L’essentiel, c’est que vous réussissiez à ouvrir.

— Faut jamais forcer, c’est ma devise… Voyez-vous, les serrures c’est comme les femmes. Des fois, ça cède tout de suite, d’autres fois, ça fait des « magnes », des « chichis » et ça veut rien entendre. Celle-ci c’est le genre « chichiteuse ». J’vois ça tout de suite. Elle veut s’faire prier. Entendu, mon bijou, on va y aller en douceur, et on t’possédera tout de même !… Question de patience.

Et Julot-le-Régulier introduisit une nouvelle clé dans la serrure.

— Celle-ci ne te plaît pas non plus, ma cocotte ?… Entendu… N’insistons pas. J’vois ce qu’il te faut. T’es un’ ceinture de l’ancien temps, alors peut-être ben qu’t’aime les sérénades ?… J’ai votre affaire, madame la marquise !… Ce joli « rossignol »… T’en veux pas non plus ? T’es bien difficile, ma mignonne !… C’est pourtant un « tâteur » de première ! J’connais des serrures de coffrets à bijoux qui lui ont pas résisté !… Enfin, n’en parlons plus… Oh !… celle-là te plaît mieux !… Non ?… J’avais pourtant cru sentir… T’avais l’air de te laisser « tomber »… Et puis, crac ! tu résistes encore !

— Vous n’y arriverez jamais, soupira Diane, dont l’espoir et la désillusion faisaient battre le cœur à chaque essayage de clés.

— Vous énervez pas, ma p’tite dame ! Qu’est-ce que vous diriez alors, si vous aviez à ouvrir un coffre-fort, que ça demande des fois jusqu’à des trois heures de boulot ?… Laissez-moi faire. C’est pas du « tout-cuit », pour sûr. Mais on y arrivera… Ah ! j’vois c’que c’est… J’aurais dû y penser tout de suite… Faut-i que j’soye « tarte » tout d’même… Ces vieilles machines, c’est astiqué à l’extérieur, mais c’est rouillé en dedans…

Et, sortant de sa poche une burette, le cambrioleur injecta de l’huile dans le trou de la serrure.

— Là, maintenant, ça va gazer, reprit-il. Tout à l’heure, j’ai bien failli l’avoir, le ressort jouait un peu, mais c’était la rouille qui empêchait l’démarrage… C’est régulier !

Ayant introduit un nouveau rossignol, le cambrioleur ajouta :

— Maintenant, j’suis sûr d’la posséder !

— Oh ! quel bonheur ! s’exclama Diane qui se voyait déjà délivrée.

— Ça y est… ça vient… poursuivit Julot-le-Régulier en tournant la clé avec précaution, elle commence à se laisser faire, la jolie !… Ah ! merde !… la garce !… Elle a bouzillé mon « tâteur »… Oh ! faites excuse, mesdames, ça m’a échappé…

— Vous ne pouvez pas l’ouvrir ? interrogea Diane d’une voix que l’angoisse faisait légèrement trembler.

— Non, rien à faire… J’ai jamais vu un’ serrure aussi vache… oh ! pardon…

— C’est à croire que cette maudite ceinture est ensorcelée ! s’écria Mme d’Ambleuse.

— Faut pas m’en vouloir, mes p’tites dames… Y a rien à faire que je vous dis. Et quand Julot-le-Régulier n’a pas réussi à ouvrir une serrure, y a pas un « mec » affranchi qui en viendra à bout, après lui ! Tout le monde vous l’dira !

— Je vous remercie tout de même du mal que vous vous êtes donné… gémit Diane qui se retenait de toutes ses forces pour ne pas pleurer.

— Oh ! y a pas de quoi… J’aurais voulu vous rendre service… Mais c’est la première fois que je reste en « panne » dans mon boulot… Heureusement qu’on fabrique plus des serrures dans c’jus là !… Y aurait plus moyen d’gagner honnêtement sa croûte… ça serait pas régulier !…

— Va, ma chérie, fit Mme d’Ambleuse en poussant doucement Diane vers la porte. Il faut que je délivre monsieur de son bandeau.

— Mais moi… moi… soupira la malheureuse « ceinturée » en s’éloignant, qui me délivrera, mon Dieu ?… Ah ! c’est à désespérer !

CHAPITRE XVII

CE QU’AVAIT ENTENDU JULOT-LE-RÉGULIER

Après la sortie de Diane, Mme d’Ambleuse s’approcha de Julot-le-Régulier.

— Maintenant, dit-elle, je vais vous enlever votre bandeau.

— Vous donnez pas la peine, merci…

Enlevant rapidement le foulard qui lui couvrait les yeux, le cambrioleur le tendit à Mme d’Ambleuse.

— Y a pas d’erreur, continua-t-il avec amertume, c’est tout d’même vexant un truc pareil ! Vous devez me prendre pour une « galette »… pour un « mec à la noix »…

— Mais non… je vous assure… J’ai bien vu que vous avez tenté l’impossible.

— Et dire que tout ça, c’est la faute du larbin et de la boniche !

— Que voulez-vous dire ?

— Ben, oui, s’ils n’avaient pas été en train de se bécoter dans leur chambre, j’aurais pas eu l’idée de venir dans votre « carrée », vous m’auriez pas proposé d’ouvrir la ceinture et, à c’t’heure, j’aurais pas l’air d’une « mazette », d’un « affranchi à la manque » ! Ah ! ces deux-là !… Ils ont l’bonjour de Julot-le-Régulier.

— Oh ! ceux-là leur compte est bon !… Joséphine ça ne m’a pas surpris… mais Firmin, un domestique si sérieux, je ne m’en serais jamais douté !

— Firmin ?… C’est pas ce nom que j’ai entendu derrière la porte. Le « mec » qu’était avec la boniche elle l’appelait « Auguste ».

— Hein ? sursauta Mme d’Ambleuse, qu’est-ce que vous dites ?… « Auguste » ?…

— Oui, « Auguste », pour ça j’en suis sûr.

— Mon Dieu ! mais alors ?… oh ! l’infâme !… Tromper ma fille sous son propre toit… Et moi qui accusais Firmin ! Je me souviens à présent qu’Auguste, l’a envoyé acheter des vieilles clés en ville… Pour être plus tranquille sans doute, le misérable !

— Allons, bon !… Auguste c’est votre gendre, à c’que je comprends… J’aurais pas dû vous « jacter » ça… Excusez-moi, mais j’pouvais pas deviner… C’est régulier !

— Vous avez bien fait, mon ami ! C’est la Providence qui vous a conduit ici… Sans vous, je ne saurais pas que mon gendre… oh ! mais ça ne va pas se passer comme ça… Je téléphone immédiatement au commissaire !

— Si ça ne vous fait rien, je crois qu’il est temps que j’les mette…

— Non, restez.

— Mais… le commissaire…

— Justement. Pour les flagrants-délits, le commissaire est toujours accompagné d’un serrurier, au cas où les coupables ne voudraient pas ouvrir.

— Mais… j’suis pas serrurier…

— Je dirai que vous l’êtes… que vous étiez là pour une réparation… enfin, ne craignez rien. Le commissaire est dans une propriété voisine. Il n’aura pas le temps de réquisitionner un serrurier. Alors, puisque vous êtes là…

— Si ça peut vous rendre service…

— Oui. Restez, je vous en prie. Je vais avertir ma fille et téléphoner. Je reviens. Mais vous êtes bien certain qu’elle l’appelait Auguste ?

— Oh ! y a pas d’erreur. Même qu’à un moment donné, ça m’a fait marrer ; elle lui a roucoulé : « Qui qu’est l’beau gosse à sa Fifine ?… C’est Gugusse !… »

— Le misérable ! Et moi qui le croyais en train de faire du canot dans sa chambre… Ah ! il est joli son canotage en chambre. Il est joli !…

Et, suffoquant d’indignation, Mme d’Ambleuse sortit en coup de vent. Resté seul, Julot-le-Régulier s’installa philosophiquement dans un confortable fauteuil.

— Quelle salade !… murmura-t-il. Le mari colle une ceinture à sa légitime et il fait la « bringue » avec la boniche !… Y a que chez les types de la « haute » qu’on voit des trucs comme ça !

CHAPITRE XVIII

QUE JE SUIS HEUREUSE !…

MON MARI ME TROMPE !…

Dans le salon de « Manoir-Millasson », Mme d’Ambleuse achevait de conter au commissaire de police l’adultère de son gendre. Mme d’Ambleuse ayant terminé son récit, le commissaire de police prit à son tour la parole :

— Si j’ai bien compris, madame, M. Auguste Millasson, votre gendre est en ce moment en conversation criminelle avec la dénommée Joséphine Mouchin, votre femme de chambre ?

— Parfaitement, monsieur le commissaire. C’est par le plus grand des hasards que, passant dans un couloir, j’entendis la voix de mon gendre dans la chambre de cette créature. Ma fille m’a chargée de vous téléphoner pour vous prier de venir faire les constatations légales.

— Oui, monsieur le commissaire, confirma Diane.

— En ce cas, officiellement requis, je vais sans perdre un instant procéder au flagrant-délit d’adultère. Toutefois… un petit détail m’ennuie… Il m’aurait fallu un serrurier, au cas…

— J’en ai un sous la main, monsieur le commissaire, il était justement en train de faire des réparations… Venez, serrurier, ajouta Mme d’Ambleuse en ouvrant la porte d’une pièce où attendait patiemment Julot-le-Régulier.

— Parfait. Je vous réquisitionne d’office, mon ami, fit le commissaire en voyant paraître le pseudo-serrurier. J’espère d’ailleurs, ajouta-t-il, que vous n’aurez pas à forcer la serrure de la chambre de bonne.

— À vot’ service, monsieur le commissaire. Des serrures de chambres de boniches, c’est l’enfance de l’art ! C’est de l’article en série, ça s’ouvrirait avec un passe-lacet !

— Si vous voulez bien nous guider, madame, reprit le commissaire, en s’adressant à la mère de Diane, je suis à votre disposition.

— Un instant. Reste ici, ma chérie… ta présence n’est pas nécessaire. N’est-ce pas, monsieur le commissaire ?

— Pas du tout. Il est même préférable d’éviter…

— Tu vois. Sois calme, chérie. Je m’en vais lui faire baisser sa tension à l’hypertendu ! Veuillez me suivre, monsieur le commissaire, et vous aussi, serrurier… par ici… C’est tout en haut de l’escalier.

— Et surtout pas de bruit, fit le commissaire à mi-voix, tout en s’entourant de son écharpe, les oiseaux pourraient s’envoler !… Montons sur la pointe des pieds… vous m’entendez, serrurier ?… comme les cambrioleurs !…

 

— C’est marrant ! murmura Julot-le-Régulier, en s’engageant à son tour dans l’escalier.

Restée seule, Diane ne peut résister à la tentation de mettre immédiatement Hubert au courant des événements sensationnels qui se passaient à « Manoir-Millasson ». Ayant décroché le téléphone : « Allô ! allô… dit-elle, voulez-vous me donner M. Hubert de Brandon-La Tour ?

— Allô ! répondit une voix sur le seuil de la porte, ici, Hubert de Brandon-La Tour !

En apercevant son amant qui venait d’entrer dans le salon, Diane éclata de rire :

— Ça, par exemple !… c’est de la télévision !… Je téléphonais chez toi pour t’annoncer une grande nouvelle !

— Ta ceinture est ouverte ?

— Non, malheureusement !… mais c’est plus épatant encore !… Auguste me trompe !

— Auguste te trompe ?

— Oui. C’est pour ça que maman a téléphoné chez toi au commissaire.

— Justement je venais, car j’étais inquiet… je me demandais ce qui se passait…

— Eh bien, il se passe que le commissaire est en train de pincer Auguste en flagrant-délit d’adultère avec Joséphine !

— Ah ! ça, par exemple !… si je m’attendais…

— Ah ! que je suis heureuse, mon chou ! Mon mari me trompe !

Et, folle de joie, Diane sauta au cou de son amant et l’embrassa avec frénésie.

— Ça, c’est une veine inespérée ! constata Hubert, dès qu’il put reprendre son souffle.

— Enfin !… Je vais être libre… Je vais redevenir Diane d’Ambleuse !

— Pas pour longtemps, ma chérie !

— Pourquoi, mon coco ?

— Parce que tu seras bientôt duchesse de Brandon-La Tour !

— Ah ! mon chéri, que je suis heureuse… C’est le plus beau jour de ma vie !… Si seulement cette maudite clé !

— Mais on va la retrouver… l’agence est sur la bonne piste. À l’heure qu’il est, on a dû rejoindre le collectionneur à Saragosse.

— Tu crois, chéri ?

— C’est certain, rassure-toi. L’essentiel, c’est que te voilà débarrassée de ton mari.

— Oh ! Il doit en faire une tête en ce moment !… Mais, j’y pense… s’il redescend, je ne voudrais pas qu’il s’aperçoive que j’ai pleuré…

— Tu as pleuré, à cause de lui ?

— Penses-tu !… De joie !… et aussi un peu à cause de… Saragosse !… Mais je ne voudrais pas qu’il s’imagine… Je te laisse, chéri, je passe à côté dans mon petit salon, me refaire une beauté !…

— Pour séduire le commissaire ?

— T’es bête, chéri !… Ah ! tu seras bien gentil de m’envoyer Lucette pour m’aider à faire mes préparatifs de départ !… Tu penses bien que maman et moi nous n’allons pas rester ici un jour de plus après ce qui s’est passé !…

— Entendu. Mais à propos, où est donc Firmin ? Tout à l’heure, quand j’ai sonné, personne n’est venu m’ouvrir et je suis entré d’autorité.

— Auguste l’a encore envoyé chercher des clés chez les brocanteurs, et comme Joséphine était… occupée… il n’y a plus personne pour le service !

— Je t’envoie Lucette. À tout de suite, mon amour !

— À tout de suite, chéri… Ah ! que je suis heureuse… je crois rêver… Auguste me trompe !

Et après un nouveau et long baiser à son amant, Diane, ivre de bonheur, entra dans la pièce à côté.

CHAPITRE XIX

UN BONHEUR N’ARRIVE JAMAIS SEUL !

Non moins heureux que sa maîtresse, Hubert, un peu étourdi par le baiser et la nouvelle qu’il venait d’apprendre, se dirigeait vers la porte lorsque, dans l’encadrement de celle-ci, apparut brusquement Baptiste. Comme s’il annonçait un visiteur, le fidèle majordome prononça d’une voix sonore et solennelle :

— Monsieur le duc, c’est Baptiste qui voudrait parler à Monsieur le duc !

— Ah ! ça ! qu’est-ce qui vous prend, Baptiste ? dit en riant Hubert, vous vous annoncez vous-même ?

— Dame !… On entre ici comme dans un moulin !… J’ai pensé que c’était plus correct…

S’avançant alors vers Hubert, d’un air mystérieux, en lançant des regards scrutateurs dans tous les coins, Baptiste chuchota presque à l’oreille de son maître :

— Millasson n’est pas là ?…

— Non. Il est en train de se faire pincer en flagrant-délit par le commissaire.

— En flagrant-délit ?… ici ?…

— Oui. Avec Joséphine.

— Alors, tout va bien. Je n’ai plus besoin de faire de mystère pour t’annoncer…

— Quoi ?

— Que la clé est retrouvée !

— La clé de la ceinture ?

— Oui. L’antiquaire vient de la rapporter. Le collectionneur est revenu…

— De Saragosse ?

— Non. Il n’avait pas quitté le département. C’était une fausse piste… Enfin, bref, il a rendu la clé, et j’ai cru bien faire de te l’apporter sans délai.

— Enfin !… ah ! ce que Diane va être contente !… Tous les bonheurs à la fois… Vite, donnez-moi la clé, mon cher Baptiste !

— Oui… voilà… une seconde… fit le majordome en se fouillant, où diable l’ai-je fourrée ?

— Mais dépêchez-vous donc !… Vous voyez bien que je bous d’impatience !…

— Ah ! ça, par exemple… balbutia Baptiste qui retournait vainement toutes ses poches, c’est bizarre !… Je suis pourtant bien sûr…

— Misérable ! hurla Hubert exaspéré, vous ne l’avez pas perdue au moins ?

— Non… je ne crois pas… je… ah ! nom de nom !… c’est un peu raide… J’ai beau me fouiller.

Juste à ce moment, la Providence intervenant sous les traits de la gracieuse Lucette, vint mettre fin aux angoisses respectives de Baptiste et de son maître.

— Excusez-moi, Monsieur le duc, expliqua la jolie femme de chambre en arrivant toute essoufflée dans le salon… mais je me suis permis… j’ai cru bien faire… M. Baptiste était parti pour vous rapporter une clé, mais dans sa précipitation il l’avait oubliée sur une table… alors… j’ai pensé…

— Très bien… donnez vite !… s’écria Hubert, en saisissant la clé que Lucette lui tendait. Merci… ah ! Lucette, restez ici. Attendez à l’office les ordres de Mme d’Ambleuse.

— Bien, Monsieur.

Et Lucette, ahurie, sortit rapidement.

— Et vous, Baptiste, poursuivit Hubert, téléphonez à l’Agence Fouinard, pour qu’ils arrêtent les frais ! Quels filous !… Ah ! Baptiste, que je suis heureux !… On a raison de dire qu’un bonheur n’arrive jamais seul !… Je cours délivrer…

Et, d’un bond joyeux, l’amant de Diane s’élança dans le petit salon ou MmeMillasson s’était réfugiée pour se refaire une beauté.

Baptiste eût un haut-le-corps.

— Ah ! ça, mais il ne va pas…

Et se précipitant vers la porte que venait de franchir et de refermer derrière lui le jeune duc, le majordome appela d’une voix étouffée :

— Monsieur le duc !… Monsieur le duc…

— Quoi ?… que voulez-vous ? répondit Hubert, entr’ouvrant la porte et passant la tête.

— Sois prudent, Hubert ! Ne fais pas l’idiot !…

— Zut !… fous-moi la paix !

La porte claqua brutalement, se refermant sur le nez de Baptiste.

— Tiens… il m’a tutoyé !… Serait-il fâché ? murmura ce dernier, perplexe.

La brusque sonnerie du téléphone vint, à cet instant, arracher Baptiste à ses réflexions.

Le majordome décrocha le récepteur.

— Allô !… ah ! l’Agence Fouinard ?… Vous avez téléphoné chez monsieur le duc et on vous a dit qu’il était ici ?… c’est exact. J’allais d’ailleurs vous demander de la part de mon maître… Qu’est-ce que vous dites ? Le collectionneur était à Lisbonne ? Elle est très bonne !… Et il est parti pour Berne… On vous berne !… ou vous nous bernez, à votre choix !… ah ! c’est votre meilleur détective privé ?… Tant pis pour votre agence… À mon avis, c’est surtout un détective privé… de flair !… Arrêtez les frais !… quoi ? qu’est-ce que vous racontez ?… Pour arrêter les frais il vous faut… je n’entends pas bien… des provisions ?… oui, des dattes !…

Satisfait de sa réplique, Baptiste raccrocha sans en écouter davantage.

Comme le majordome allait quitter le salon, Lucette, la jolie femme de chambre revint dans cette pièce.

— Il n’y a personne à l’office, monsieur Baptiste.

— Je le sais bien ? C’est pour ça qu’on vous a demandé de rester. Firmin est en course et Joséphine est couchée.

— Avec la grippe ?

— Non, avec M. Millasson.

— Oh ! Je sentais bien qu’il se passait ici des choses mystérieuses… Expliquez-moi…

— Dès que vous serez madame Baptiste, je vous l’ai promis. Ce ne sera plus très long, maintenant, car dès qu’Hubert sera marié, je vous épouse, Lucette…

— Ah !… il faut attendre que M. Hubert…

— Naturellement. Un majordome ne peut se marier avant son maître. Ce serait déroger à toutes les traditions !

— Alors, vous ne voulez pas me dire !…

À ce moment, des cris de colère retentirent, se rapprochant du salon.

— Chut ! fit précipitamment Baptiste, voilà le Millasson ! Sauvons-nous… Et cet imbécile d’Hubert qui… Oh ! ça va faire du vilain !

Entraînant Lucette avec lui, le prudent majordome prit rapidement le chemin de l’office.

CHAPITRE XX

C’EST RÉGULIER !

À peine venait-il de quitter le salon que, surgissant en trombe, Auguste Millasson, en pyjama, les cheveux ébouriffés, écumant de rage, pénétrait dans cette pièce, suivi du commissaire de police, de Mme d’Ambleuse et de Julot-le-Régulier.

— C’est une machination !… une véritable machination ! je vous le répète, monsieur le commissaire ! hurlait Millasson, dont le visage congestionné de fureur tournait au violet.

— Voyons, calmez-vous, monsieur Millasson.

— Elles voulaient me pousser à bout avec cette infernale ceinture ! Elles savaient bien qu’avec mon tempérament, je ne pourrais pas tenir le coup !… Ah ! les garces !

— Du calme, monsieur Millasson, intervint de nouveau le commissaire. Reprenez votre sang-froid. Je conçois très bien tout le côté pénible de votre situation, mais…

— Oh ! mais rien ne m’empêchera de dire à ma femme, ce que je pense de son guet-apens !

— Monsieur Millasson, reprit plus sévèrement le magistrat, après le flagrant-délit que je viens de constater officiellement je ne saurais trop vous engager à ne pas aggraver votre cas…

— Je m’en fiche !… Mais il ne sera pas dit que je me laisserai faire sans lui dire ma façon de penser… Elle va m’entendre cinq minutes, je vous en réponds… Et pas plus tard que tout de suite !

Et le frénétique Millasson se mit à hurler, tel « Barbe-Bleue » appelant sa femme : « Diane !… Diane !… Veux-tu venir, ou faut-il que j’aille te chercher ?

— Ma fille n’a pas à vous répondre, après ce qui s’est passé, monsieur ! protesta Mme d’Ambleuse.

— Vous, fichez-moi la paix !… Je suis chez moi ! Diane !… Diane !

— Il est en crise, le frère ! murmura Julot-le-Régulier en clignant de l’œil au commissaire.

— Ah ! rugit de nouveau le mari déchaîné, je parie que Madame fait la malade dans son petit salon !

Ouvrant brusquement la porte de cette pièce, Millasson resta soudain figé de stupeur, à la vue du tableau qui se présentait à ses yeux.

— Oh !… oh !… oh !… beugla-t-il en gamme montante. Constatez, monsieur le commissaire… Venez constater !…

Mais avant que le magistrat ait eu le temps de répondre à l’appel de Millasson, Diane, très digne, sortit du petit salon, suivie d’Hubert, les cheveux légèrement dépeignés.

— Vous n’avez pas honte, Auguste, de crier ainsi, après votre ignoble conduite sous mon propre toit !

— Ah ! ça, c’est le comble ! grinça Millasson, je te surprends dans les bras d’Hubert et…

— Oui, il me consolait en véritable ami qu’il a toujours été…

— Mais que je ne le suis plus pour vous monsieur Millasson, ajouta Hubert.

— J’aurais pu me venger, vous rendre la pareille, reprit Diane, mais je ne suis pas comme vous, moi !… Jamais sous le toit conjugal !

— Oh ! là, là… par force !… ricana Millasson. De ce côté, je suis tranquille !… Hubert et toi, vous auriez été bien embarrassés pour m’en faire porter !

— C’est incontestable, s’empressa d’approuver le commissaire.

— Au surplus, monsieur, intervint Mme d’Ambleuse, vous n’êtes guère qualifié pour juger la conduite de Diane !… Dès cet instant, ma fille reprend sa liberté et nous demandons le divorce !

— C’est régulier ! murmura Julot.

— Oh ! et puis, je m’en fiche, après tout ! explosa Millasson. Je ne tiens pas à passer ma vie avec une femme sous clé !… avec une châtelaine du moyen âge !…

— Vous avez raison, monsieur, répliqua vertement Mme d’Ambleuse ; une châtelaine du moyen âge est digne d’un plus noble chevalier.

— Toc ! dans les cornes !… susurra Julot-le-Régulier.

À ce moment, Millasson aperçut dans le Vestibule, Joséphine la femme de chambre qui se dirigeait vers la porte en tenue de ville, valise à la main.

— Où allez-vous, Joséphine ? s’informa-t-il.

— Je pars, Monsieur. Mme d’Ambleuse m’a mise à la porte.

— À la porte ! rugit Millasson en se retournant furieux vers sa belle-mère. C’est vous et votre fille qui allez déguerpir, et sans tarder !… Restez, Joséphine !… Remontez dans votre chambre. Je vous salue, monsieur le commissaire. Puis, s’adressant à Diane, à Mme d’Ambleuse et à Hubert :

— Et vous autres, ouste !… Et en vitesse !… Il n’y a qu’un maître ici et c’est moi qui le suis !… Oui, vous m’entendez, c’est moi qui le suis, qui le suis bien et qui le serai toujours !

— On ne le lui fait pas dire, constata en riant Mme d’Ambleuse tandis que Millasson sortait rageusement en faisant claquer les portes derrière lui.

— Mesdames, ma mission est terminée, je vais prendre congé de vous, dit le commissaire.

Puis, s’approchant de Julot-le-Régulier.

— Tenez, mon brave serrurier, dit-il, en lui tendant un billet, voici pour votre dérangement.

— Ça, par exemple, c’est marrant ! murmura Julot-le-Régulier, pendant que le commissaire quittait le salon, la police qui m’paie mes frais de déplacement !… C’est-y régulier, ou c’est-y pas régulier ?

— C’est régulier ! dit en l’imitant comiquement Mme d’Ambleuse. Et nous vous devons tous une grande reconnaissance, car c’est grâce à vous que le flagrant-délit a pu être constaté !

— C’est vrai, Diane m’a raconté, approuva Hubert. Puis, se tournant vers Julot-le-Régulier. Que puis-je faire pour vous, mon ami ?… Je serais enchanté si, grâce à moi, vous pouviez mener à l’avenir une existence plus… régulière !

— Un boulot régulier !… c’était mon rêve !… Mais, pour ça, il aurait fallu que je soye riche !… Je m’ serais offert un fond de serrurerier.

— Je vous l’achète !

— Non ?… sans blague ?…

— Sans blague ! fit Hubert en riant, je vous dois mon bonheur. C’est régulier !…

***

Neuf mois après son divorce, Diane d’Ambleuse épousait Hubert de Brandon-La Tour. Son fidèle « majordome-frère-de-lait » se maria quelques jours après avec Lucette, la gracieuse soubrette, dans le légitime espoir de perpétuer l’illustre lignée des Baptiste.

Devant son atelier de serrurerie, offert par Hubert reconnaissant, Julot-le-Régulier, en souvenir malicieux de sa dernière aventure avait fait peindre comme enseigne :

 

« À LA CLÉ DU PARADIS »

 

Quant à la fameuse ceinture, elle avait réintégré sa vitrine de la galerie des Ancêtres. Le soir de sa noce, Diane, rêveuse, la contempla longuement :

— Au fond, vois-tu, Hubert, murmura-t-elle, tandis que son mari se penchait pour l’embrasser, tout notre bonheur, nous le devons à la ceinture de dame Alix !

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Mai 2024

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