Eugène Chavette

AIMÉ DE SON CONCIERGE

(1877)

I

Il était deux heures du matin quand le portier du No 21 de la rue du Helder fut réveillé par la sonnette de sa loge qui, pour la troisième fois, se livrait à un carillon désordonné.

Un homme qu’on arrache brusquement aux douceurs de ce qu’on appelle le premier sommeil est bien excusable de ne pas retrouver subitement toute l’aménité de son caractère. On comprendra donc facilement avec quelle humeur rageuse ledit concierge tira le cordon en maugréant entre ses dents :

— Le diable l’emporte ! Est-ce que cette existence de polichinelle va durer longtemps ?

Le claquement de la porte qui se refermait annonça que la personne qu’on envoyait ainsi au diable venait d’entrer dans la maison, puis un pas fort léger se fit entendre sous la voûte, et enfin une voix douce et jeune prononça ces mots par le carreau de la loge :

— C’est moi, mon bon Gringoire.

— Tout à votre service, madame Durieux, répondit le portier, d’un ton des plus radoucis, à la locataire qui venait de se faire reconnaître.

L’accent obséquieux avec lequel il avait ponctué sa phrase était de fort mauvais aloi ; car, à peine Mme Durieux se fut-elle engagée sur l’escalier que Gringoire, se refourant le nez sous la couverture, gronda tout hargneux :

— Oui, j’en ai assez de sa vie de polichinelle. Est-ce que la nuit n’est pas faite pour dormir ? La peste soit des jeunes veuves, qui s’amusent… sans se soucier de réveiller le pauvre monde.

Puis, avec un bâillement provoqué par le sommeil qui revenait s’emparer de lui, le concierge marmotta encore :

— Ah ! l’heureux temps que celui où vivait M. Durieux. Alors tout le monde était rentré à dix heures… et je ne faisais qu’un seul et bon somme.

Le ronflement qui succéda presque aussitôt à ces dernières paroles prouva que le grincheux Gringoire s’était rendormi.

Pendant que le digne homme est retourné au pays des rêves, nous apprendrons au lecteur ce qu’était Mme Durieux, dont le son de voix avait suffi pour calmer, en apparence du moins, la colère du pipelet.

Brune des plus gentilles, un peu grassouillette, fort appétissante, veuve de vingt-quatre ans, Mme Durieux était propriétaire de la maison dont Gringoire occupait la loge.

Durant les quelques années qu’elle avait été mariée, Mme Durieux n’avait pas eu précisément à se louer de la vie conjugale. Avant qu’il allât s’étendre sous le beau marbre blanc qui, en lettres dorées, prônait ses nombreuses vertus, M. Durieux, qui comptait cinquante années de plus que sa femme, n’avait été, en réalité, qu’un vieillard grognon, bourru, égoïste et perclus de rhumatismes.

Jusqu’au jour où la Providence compatissante avait enfin bien voulu la faire veuve, la jeune femme, que nous appellerons aussi de son petit nom de Célestine, avait mené l’existence d’une garde malade. Cataplasmes à poser, tisanes à surveiller, frictions à exécuter, telles avaient été les principales distractions des cinq ans qu’elle avait passés auprès de son époux avant qu’il consentît à déguerpir pour un monde meilleur.

Nous ne dirons pas que Célestine avait poussé un joyeux « ouf ! » quand M. Durieux avait quitté cette vallée de misère qu’on nomme la vie, mais nous affirmerons que l’isolement du veuvage ne lui avait pas inspiré un de ces désespoirs qui incitent une femme à se couper les cheveux jusqu’à la racine, en façon de brosse à reluire, pour les enfermer dans la bière du trépassé, ou à ne plus s’endormir qu’en pressant sur son sein le parapluie du défunt. Sa douleur avait été modeste, pas bruyante, juste ce qu’il fallait pour que les gens qui avaient connu Durieux pour un parfait butor ne crussent pas qu’il possédait des qualités cachées.

Comme la vertu, bien qu’on en puisse dire, finit par trouver toujours sa récompense, Célestine, tous frais funéraires payés (service de 3e classe et concession à perpétuité) s’était vue en possession, par testament, d’une trentaine de mille livres de rente, représentées par une liasse de bonnes valeurs et par la maison dans laquelle nous venons de la voir rentrer à deux heures après minuit.

Poser des cataplasmes et frictionner du matin au soir, ce n’est certes pas une récréation des plus réjouissantes, mais, au fond, c’est une occupation qui fait passer le temps et qu’il faut remplacer par une autre quand elle vient à vous manquer. La mort de son mari ayant brusquement mis fin aux cataplasmes et aux frictions, Célestine, pour ne pas rester désœuvrée, chercha donc un autre emploi de son temps. Comme tout être qui a le choix va plus volontiers aux caresses qu’aux coups de bâton, la veuve se laissa doucement entraîner vers les plaisirs qu’elle ne connaissait pas et que lui permettait sa fortune.

Elle renoua les relations que l’humeur de dogue de son époux avait rompues, fit son entrée dans le monde et un an ne s’était pas écoulé depuis que Durieux avait laissé ici-bas son dernier cataplasme qu’elle était choyée, adulée, fêtée par une meute de soupirants, de tous âges et de toutes nuances, qui flairaient principalement ses trente mille livres de rente.

En femme qu’une première expérience avait rendue méfiante sur les joies conjugales, Célestine se souciait peu d’aller, au bras d’un monsieur, faire une seconde visite au maire de son arrondissement. Loin de décourager ses poursuivants, elle leur laissait baiser cette main blanche qui avait tant manié la graine de lin et le baume opodeldoch, mais elle la retirait vivement quand l’un d’eux parlait trop sérieusement d’y attacher ce que les poëtes ont appelé les liens fleuris de l’hyménée.

Fêtes, spectacles, dîners, bals, se succédaient donc sans que la veuve, non encore rassasiée, pensât à cesser ce que le portier Gringoire taxait d’existence de polichinelle.

Et il avait raison, le pauvre homme !… du moins à son point de vue, car sa vie avait changé du tout au tout.

Au temps regretté où vivait M. Durieux, le brave concierge, en vrai coq en pâte, coulait d’heureux jours et surtout de bien tranquilles nuits. L’humeur acariâtre du propriétaire avait transformé la maison en une caserne, où les locataires étaient astreints à la discipline la plus inexorable. Pas de chiens, pas de chats, pas d’enfants ni de piano, défense de cracher dans la cour, injonction expresse d’être rentrés à dix heures du soir au plus tard, etc., etc. Nous renonçons à copier article par article la sorte de code draconien que représentait le bail imposé par Durieux à ses locataires.

Bien des gens avaient passé dans cette maison avant que le rigide propriétaire pût avoir enfin des esclaves soumis ; mais, peu à peu, l’immeuble avait fini par se peupler d’habitants courbés sous un joug qui, après tout, leur garantissait une tranquillité parfaite. À Paris comme ailleurs, en cherchant bien et avec de la patience, on peut arriver à réunir quelques individus qui n’aiment pas qu’on leur danse toute une nuit sur la tête, ni que, pendant le jour, un piano leur grince perpétuellement l’air de : Petite fleur des bois.

Donc, Gringoire était le plus heureux des portiers avant que la mort eût fauché son propriétaire. Hélas ! le bonheur durable n’est pas de ce monde. Aussitôt que l’autocrate avait été mis en terre, la discipline s’était peu à peu relâchée, au grand désespoir du concierge qui avait tenté vainement de contenir le flot révolutionnaire.

Malheureusement, il avait été débordé !

Plusieurs vacances étant venues à se produire dans les locations de l’immeuble, l’insurrection était entrée triomphante à la suite de nouveaux locataires auxquels Mme veuve Durieux avait signé un bail qui omettait de mentionner les clauses sévères que le défunt avait inventées.

Aussi arriva-t-il qu’un jour Gringoire, scandalisé, entendit la maison retentir de l’air « Ma farouche tigresse » modulé sur la petite flûte par un audacieux habitant.

Nous ne saurions exprimer l’indignation profonde que ces accords joyeux inspirèrent au portier.

Mme Durieux était sortie. En l’absence du pouvoir, Gringoire, qui se regardait comme son premier et unique ministre, crut devoir user de son autorité pour faire cesser ce scandale harmonique. En quelques bonds furieux, il arriva chez le locataire, qui vint lui ouvrir sans cesser de souffler dans sa petite flûte.

Malheureusement pour lui, Gringoire oublia qu’il n’était plus à cette époque bienheureuse du tyran Durieux et il eut le verbe un peu trop haut avec le musicien qui, quand il ne jouait pas de la flûte, passait son temps à être lieutenant de carabiniers. Le militaire écouta bien tranquillement la sommation insolente qui lui était faite, puis il posa son instrument sur une table et, sans mot dire, faisant pivoter Gringoire sur ses talons, il lui administra, au bas du dos, un de ces solides coups de pied qui vous ébranlent un homme jusqu’au fin fond du cerveau.

Après une secousse aussi épouvantable, le concierge aurait dû comprendre que son pouvoir chancelait sur sa base, que son autorité était largement entamée ; mais, beau de dignité, il reprit gravement le chemin de sa loge, se réservant d’apprendre à la propriétaire l’insulte qu’elle avait reçue en la personne de son représentant.

L’infortuné ne faisait que commencer à boire à la coupe de lie amère qui lui était réservée.

Une plus ample gorgée à avaler l’attendait à mi-route.

Au milieu du premier étage, il fut obligé de se plaquer contre la muraille pour laisser le passage libre à quatre commissionnaires qui, péniblement, montaient un lourd fardeau que l’œil effaré de Gringoire reconnut bien vite.

— Un piano ! s’écria-t-il avec horreur. Chez qui donc osez-vous porter un pareil engin ?

— Chez la propriétaire, répondit un des porteurs.

Autant avait été terrible le premier coup qui l’avait atteint au physique, autant fut violent celui qui le secoua moralement à cette réponse reçue.

Mme Durieux ! elle ! la propriétaire donnant l’exemple de la licence ! C’en était trop pour le malheureux qui, pâle de résignation douloureuse, regagna sa loge en murmurant :

— Où allons-nous ? Que peut dire l’âme de M. Durieux, lui qui avait mis la maison sur un si bon pied !

En femme qui devait être indulgente pour une faute qu’elle partageait, Célestine ne tarda pas à donner cet ordre au désolé Gringoire :

— J’entends qu’à toute heure de la nuit vous tiriez le cordon aux locataires.

— Mais la consigne de dix heures avait été fixée par feu M. Durieux, objecta le portier avec une dernière espérance.

— Mon mari faisait ce que bon lui semblait. Aujourd’hui, je vous enjoins de vous conformer à mes ordres, répondit la veuve d’un petit ton sec qui sentait d’une lieue son autorité.

Et le concierge infortuné qui, jadis, à dix heures sonnant se fourrait dans ses draps, dut veiller jusqu’à minuit avant de poser sa tête sur l’oreiller où il avait fait tant de si bons sommes d’une seule traite.

Car, une fois au lit, son sommeil, déjà raccourci de deux heures, n’avait même pas la certitude de se poursuivre ininterrompu. Il était à la merci de cette sonnette qui, tant d’années, était restée immobile à la tête de son lit. À son appel, il lui fallait tirer le cordon aux retardataires et bien souvent, il faut l’avouer, le dernier de ces retardataires n’était autre que Mme veuve Durieux revenant d’un bal.

Tel était le cas, dans la première scène de notre histoire, quand nous l’avons vue, à deux heures du matin, réveiller en sursaut le portier qui avait pesté après cette vie de polichinelle.

Le lendemain matin, comme Gringoire balayait sa cour en songeant, tout mélancolique, à l’heureux temps passé et au moyen de le faire renaître, il s’arrêta subitement en son occupation et, s’appuyant sur son balai :

— Tiens ! se dit-il, je crois qu’il m’arrive une idée bien ingénieuse.

Comme toutes les excellentes idées, celle du bonhomme était de la plus extrême simplicité.

En comparant sa situation présente avec la position tranquille et respectée dont il avait joui quand Mme Durieux se courbait, soumise, sous l’autorité despotique de son époux, Gringoire se disait qu’il fallait faire revivre le passé en replaçant la veuve sous le joug conjugal.

— Si je la remariais, pensait-il, elle n’aurait plus à courir la pretantaine.

Et, partant de cette idée, le portier se persuada que s’il poussait la propriétaire et ses trente mille livres de rente dans les bras d’un homme bien doux, bien tranquille, bien casanier, il était indubitable que celui dont il aurait ainsi fait le bonheur n’hésiterait pas, d’abord par reconnaissance, ensuite pour sa satisfaction personnelle, à ramener la maison à son heureux état de tranquillité première.

Alors lui, Gringoire, redevenu le premier ministre, le Richelieu de ce nouveau monarque qui lui devrait son trône, reprendrait cette verge de fer sous laquelle s’étaient si longtemps inclinés les fournisseurs, domestiques et la classe récalcitrante des locataires qui tous, maintenant, n’avaient plus ce saint respect qu’ils lui témoignaient autrefois.

Si l’ambition fait accomplir des prodiges à l’ambitieux qui veut arriver au pouvoir, elle doit, à plus forte raison, lui inspirer des efforts vingt fois encore plus prodigieux quand, dégommé de cette puissance qu’il avait saisie, il tente de s’en emparer à nouveau. Tel était le cas de Gringoire devant lequel se dressait formidable la tâche de remarier Célestine.

En remariant sa propriétaire à un époux qui, comme défunt Durieux, aurait un demi-siècle de plus que sa femme, Gringoire reconnaissait que, du premier coup, ce serait mettre dans le mille. Mais il était, en même temps, obligé de s’avouer qu’il est bien rare qu’une jeune femme de vingt ans qui a déjà tâté de la vie avec un septuagénaire en ait gardé un souvenir si doux qu’il lui tarde de recommencer l’expérience.

Pour lui dorer la pilule d’une seconde union, il fallait donc offrir un jeune mari à la veuve. Or, Gringoire s’avouait qu’un jeune époux, tel qu’il le souhaitait pour sa tranquillité et la restauration de sa puissance, était un oiseau excessivement rare à trouver.

À bout de réflexions, il s’était remis à balayer sa cour quand, à son vingtième coup de balai, il tressauta tout à coup en s’écriant :

— Parbleu ! j’ai mon homme !!!

Il paraît qu’en découvrant l’oiseau rare, l’esprit du penseur s’était soudainement éclairé de lueurs nouvelles qui lui firent voir la question sous un autre jour, car il murmura en souriant :

— Où donc avais-je la tête en cherchant un mari casanier pour madame ? Il lui faut, au contraire, un joyeux luron, qui mène la vie à grandes guides, qui fasse sauter les écus, qui aime à faire parade de sa fortune. Avec de telles dispositions, le nouveau mari trouvera que l’appartement de madame est un peu triste, trop exigu pour donner des soirées ; qu’il sent encore le cataplasme, etc., etc… Bref, il poussera son épouse à déménager et alors ils me confieront la gérance de leur maison où je serai seul maître.

Et, levant la tête vers les étages supérieurs, Gringoire ajouta d’un ton moqueur :

— Oui, seul maître ! Entends-tu ? toi qui joues de la flûte… Et ce jour-là je te flanquerai ton congé !

L’espoir de la vengeance avait doublé la satisfaction du concierge, qui reprit gaiement :

— Oui, il faut un gaillard qui s’amuse ferme… et comme celui qui s’amuse le plus fort est celui qui débute, j’ai mon homme… c’est-à-dire un garçon qui, ayant toujours couru après une pièce de vingt sous, fera gentiment valser la fortune de madame quand il l’aura dans les mains.

En impatient qui ne renvoie pas au lendemain les affaires sérieuses, Gringoire, sitôt sa cour balayée, prononça d’un ton résolu :

— En route pour le cinquième étage !

Dans son ascension, quand il passa devant le logis du lieutenant de carabiniers qui, à cette heure matinale, avait déjà entamé l’air de la farouche tigresse, le son de la petite flûte lui rappela son affront, et il grogna tout hargneux :

— Oui, va ; pousse ton vent dans un tuyau, toi ; un moment viendra où je te ferai déguerpir.

Tout en haut de la maison, il arriva devant une porte à laquelle il frappa.

Aussitôt une voix joyeuse répondit de l’intérieur :

— Si c’est la fortune qui frappe, qu’elle entre tout de suite. Si c’est la blanchisseuse, qu’elle attende un peu. Si c’est un homme, qu’il fasse comme il voudra… je passe mon pantalon.

Et Gringoire ayant ouvert la porte, la même voix s’écria aussitôt :

— Tiens ! c’est le général ! vous allez bien, général ? Vous me paraissez un peu pâlot ce matin.

— Hélas ! quel hercule saurait résister à cette privation de sommeil que j’endure ! gémit plaintivement le concierge. Toute la nuit il faut tirer le cordon à l’un et à l’autre ; il n’y a pas de sommeil possible avec une pareille existence nocturne.

— Le fait est que je ne voudrais pas être portier, je vous l’avoue.

— Et vous avez raison, monsieur Clovis. Restez toujours artiste, ne tentez pas de vous élever.

— Merci pour ce bon conseil, général, dit gravement le jeune homme en secouant la main du bonhomme.

Puis, d’une voix un peu hésitante, il ajouta :

— Est-ce que vous venez de la part de la propriétaire, Mme Durieux ?

— À quel propos ?

— Au sujet de mon terme en retard.

— Oh ! non. Vous savez bien que la chose ne me regarde plus depuis que madame, se laissant entortiller, a confié la perception de ses loyers à M. Gravoiseau.

— Ah ! oui, le locataire du troisième… un homme d’une cinquantaine d’années qui porte une perruque et la décoration du Portugal.

— Précisément. Voilà huit jours qu’il a les pleins pouvoirs de madame. Vous ne tarderez pas à le voir bientôt arriver pour vous réclamer le terme arriéré.

— Heu ! heu ! fit Clovis, si vous vous intéressez le moins du monde à M. Gravoiseau, conseillez-lui donc de ne pas épuiser inutilement ses forces à grimper jusqu’à ma mansarde avec sa quittance.

— Diable ! Est-ce que les fonds sont bas ?

— J’aurais à acheter aujourd’hui l’Obélisque qu’il me serait impossible de donner comptant plus de cinquante-deux sous.

— La gravure sur bois ne marche donc pas ?

— Si, très-fort, au contraire… seulement je me suis luxé le poignet, ce qui, depuis près de trois semaines, me met dans l’impossibilité de tenir un burin.

— Vous êtes tombé ?

— Oui… je suis tombé… mais à coups de poing et sur la tête d’un monsieur qui, un soir, dans la rue, pas bien loin d’ici, agaçait une dame qui ne demandait qu’à passer son chemin.

— Elle a dû bien vous remercier.

— Pas le moins du monde. Je n’ai seulement pas vu le bout de son nez. Elle a pris sa course pendant que j’étais occupé à ranger le monsieur le long d’une boutique pour qu’il ne fût pas écrasé par une voiture.

— Il paraît que vous n’y aviez pas été de main-morte avec lui ?

— Je n’y comprends rien. Je ne lui ai pourtant fait que vli et vlan. Il en a eu tout de suite assez. Il s’est aussitôt étalé sur le trottoir en homme sobre qui ne veut pas renouveler la consommation.

— Vous l’aviez trop bien servi du premier coup, dit le concierge en attachant un œil émerveillé sur les bras vigoureux du jeune homme qui, en train de se laver les mains, avait retroussé ses manches de chemise.

— C’est possible ; mais je n’en ai pas moins eu le poignet luxé, reprit Clovis.

Et, se mettant à rire, il s’écria :

— Ce n’est pas encore ça le moins gai.

— Quoi donc alors ?

— C’est que j’en suis encore à me demander si l’homme et la femme n’étaient pas deux complices qui s’étaient entendus pour me voler ma montre.

— Vraiment ?

— Comme je vous le dis. En rentrant chez moi, je me suis aperçu que mon gousset était veuf de sa montre.

— Était-ce une montre de prix ?

— Le Mont-de-Piété m’avançait deux cents francs dessus sans barguigner. Voilà le plus bel éloge que je puisse faire de sa valeur.

— Vous savez au moins combien vous l’aviez payée ?

— Nullement… attendu qu’elle m’avait été offerte en souvenir de quelque chose que j’ai fait dans le temps… et qu’il serait trop long de vous raconter. Bref, je crois que je puis lui adresser un éternel adieu, car, en me rappelant avec quelle précipitation la femme s’est sauvée, il est indubitable que c’est elle qui m’a effarouché l’objet.

— Peut-être aussi l’avez-vous perdue dans la lutte. Avez-vous été faire votre déclaration chez le commissaire de police ?

— Oui, et j’ai quelque chance de la retrouver si ma voleuse tente de la vendre ; car, sur la cuvette, est gravée une inscription à mon nom qui la fera reconnaître par tous les bijoutiers que la police a fait prévenir.

Ensuite, poussant un soupir comique, l’artiste secoua la tête en ajoutant :

— Je n’ai jamais autant aimé ma montre que maintenant, car, avec les deux cents francs que m’en aurait donnés le Mont-de-Piété, j’aurais pu payer le sire de Gravoiseau, ce fondé de pouvoir de la propriétaire.

Puis, brusquement :

— À propos, fit-il, quelle personne est-ce ?

— Qui çà ? M. Gravoiseau ?

— Non. La propriétaire.

— Vous ne l’avez donc jamais vue ?

— Jamais. Je suis descendu une fois pour réclamer au sujet de ma cheminée qui fumait, et la femme de chambre m’a répondu que sa maîtresse était dans son bain. À ma place auriez-vous insisté pour être reçu, général ? Non, n’est-ce pas ? Je me suis donc retiré et, nos rapports n’ayant pas été plus loin, je reste dans le vague sur le compte de Mme Durieux.

— Apprenez donc qu’elle est brune.

— Eh ! eh ! ma couleur de prédilection, fit Clovis.

— De grands yeux noirs, une petite bouche, une peau de satin.

— Cinq bons points pour tout cela.

— Grassouillette.

— Cinq nouveaux bons points.

— Vingt-quatre ans.

— Oh ! oh ! oh ! modula le graveur sur trois tons différents d’approbation.

— Et veuve.

— Tout à fait ?

— Aussi veuve que peut l’être une femme dont le mari repose depuis quinze bons mois au cimetière. Il semble que c’est suffisant pour être tout à fait veuve.

— Je demande s’il n’est personne… qui lui parle du défunt… qui l’aide à supporter sa douleur.

— Oh ! ça, non, je vous le jure, j’en mettrais votre main au feu. Par exemple, je ne dis point qu’elle ne cherche pas à se remarier. Je suis sûr que si elle trouvait un garçon d’une trentaine d’années…

— C’est mon numéro.

— Bien bâti, sans rhumatismes.

— Encore mon numéro.

— D’humeur joyeuse.

— Toujours mon numéro.

— Et qui lui plût ; je suis sûr, dis-je, qu’elle lui abandonnerait volontiers sa main, son cœur et ses trente mille livres de rente.

Gringoire avait appuyé sur les cinq derniers mots en croyant porter coup. Son espoir fut déçu, car Clovis éclata de rire en s’écriant :

— Ah ! voilà qui n’est plus mon numéro.

— Pourquoi ?

— Parce que mes cinquante-deux sous joints à ses trente mille livres de rente ne paraîtraient pas à Mme Durieux un accroissement de fortune assez considérable pour qu’elle m’acceptât par-dessus le marché.

Puis, sans laisser parler le concierge qui voulait interrompre, Clovis continua :

— Mais quittons la plaisanterie pour parler sérieusement. Une veuve qui cherche à se remarier, cela prouve une âme tendre. Il y a toujours de la ressource avec une âme tendre pour un locataire en retard d’un terme, quand cette âme est nichée dans le corps de sa propriétaire. De plus, comme on prétend qu’il vaut mieux avoir affaire au bon Dieu qu’à ses saints, j’ai grande envie, au lieu d’attendre la visite du Gravoiseau, d’aller tout droit à la propriétaire pour lui demander de m’accorder du temps. Qu’en pensez-vous, général ?

— Je suis de votre avis.

— Alors j’achève de m’habiller et je descends chez Mme Durieux.

— Bon. Vous viendrez ensuite me conter à la loge ce qui se sera passé, dit vivement Gringoire.

— Convenu, général.

Le départ de l’artiste suivit de près celui du concierge. Quand, après avoir sonné à la porte de la veuve, Clovis exprima à la bonne qui était venue lui ouvrir le désir de voir sa maîtresse, cette fille lui répondit :

— Madame ne peut vous recevoir, elle est dans le bain.

— Encore ! Ah ça, ce n’est pas une propriétaire, c’est une sirène, se dit en riant l’artiste, quand la porte se fut refermée.

II

— Flore.

— Madame ?

— Quelles sont les personnes qui ont sonné pendant que j’étais au bain ?

Cette question était adressée à sa femme de chambre par Mme Durieux qui, dans un fort coquet négligé du matin, était en train de déjeuner.

Disons en passant que ladite demoiselle Flore, la soubrette de la propriétaire, était une fille agaçante, des mieux délurées, très-coquettement attifée en son simple costume de camériste, ayant de jolis yeux qui ne trahissaient pas la pudibonderie, une bouche un peu grande, mais souriante, et un petit nez retroussé qui donnait à son minois de vingt-cinq ans ce « chiffonné » qu’on appelle vulgairement la beauté du diable.

Mlle Flore était-elle d’une vertu sévère ? Oui, certes ; si l’on s’en rapportait à son affirmation, car elle jurait ses grands dieux que son cœur n’avait pas encore parlé. Mais un observateur tant soit peu mal pensant aurait souri en remarquant que Mlle Flore devenait introuvable dans l’appartement toutes les fois qu’une certaine petite flûte, au quatrième étage de la maison, jouait l’air de : Viens dans ma nacelle.

La soubrette aimait-elle le son de la petite flûte au point de sortir sur le palier pour mieux écouter ? Se tenait-elle véritablement sur le carré et, attirée par ce charme qu’on prête à la musique, ne montait-elle pas un étage, puis deux et enfin trois étages… pour entendre le musicien de plus près ? Sur ce point nous nous garderons de rien affirmer, attendu que Mlle Flore, quand elle reparaissait, après chacune de ces disparitions, donnait sur son absence des explications très-variées, mais qui, jamais, ne trahissaient son admiration pour la petite flûte et, surtout, pour l’air de : Viens dans ma nacelle.

Comme, si grand qu’il puisse être, le fanatisme pour un instrument ne suffit pas pour emplir un cœur, nous dirons que, dans celui de la femme de chambre, son dévouement pour Mme Durieux occupait une large place. Elle l’aimait sincèrement et, pour nous servir d’une expression burlesque, elle se serait fait hacher pour sa maîtresse.

Ceci bien posé, nous reviendrons à l’entretien de Mme Célestine Durieux avec sa soubrette.

— On a sonné trois fois, n’est-ce pas ? reprit la propriétaire.

— Oui, madame. La première fois, c’était la repriseuse de dentelles qui rapportait votre châle. Elle a réparé l’accroc ; on ne le voit plus… et, pourtant, il était de taille ! C’était à croire que, ce soir-là, madame a voulu entraîner une maison au bout de sa dentelle.

— Bien. Après ?

— Puis est venu M. Gravoiseau qui voulait faire signer à madame un papier, une procuration, je crois. Quand je lui ai dit qu’on ne pouvait pas le recevoir, il a vilainement allongé son museau de fouine.

— Flore ! fit sévèrement Célestine en entendant la camériste traiter aussi cavalièrement la physionomie de M. Gravoiseau.

Mais la femme de chambre avait son franc parler avec sa maîtresse. Aussi, sans tenir compte de ce rappel à l’ordre, elle poursuivit :

— Madame en dira ce qu’elle voudra, mais je lui avouerai qu’il ne me revient pas du tout, son M. Gravoiseau. Des lèvres pincées, un nez crochu, des yeux qui, au lieu de vous fixer en face, regardent toujours comment vous avez les souliers faits, une voix doucereuse… non, ce n’est pas mon homme, voyez-vous, et j’ai idée qu’il y a une mauvaise bête sous sa perruque.

Au lieu de se fâcher à nouveau, Célestine se mit à rire.

— Eh bien, dit-elle, je t’en félicite, Flore, tu arranges bien les personnes qui me font la cour. Ignores-tu que M. Gravoiseau m’a demandé en mariage ?

— Dites plutôt qu’il a envie de votre fortune… il sent l’avare à plein nez.

— Mais il est déjà fort riche. M. Gravoiseau est un ancien commerçant qui a fait une énorme fortune. C’est même cela qui m’a décidée à lui confier le soin de mes intérêts.

— À votre place, moi, j’aimerais mieux m’occuper moi-même de mes affaires.

Mme Durieux connaissait sans doute par expérience l’entêtement de Flore, car, pour ne pas rester sur la question, elle coupa net en disant :

— Et qui a sonné la troisième fois ?

La figure de la jolie fille, à cette demande, devint subitement souriante.

— Oh ! fit-elle, celui-là me va mieux ! Il vous a une chevelure ébouriffée comme si elle sortait de chez la cardeuse et, avec ça, une dégaine de démanché qui va faire des cabrioles… oh ! non, il n’est pas joli… mais il a une figure bien franche, bien gaie, on voit tout de suite qu’on a devant soi une bonne nature.

— Oh ! oh ! quelle admiration ! fit gaiement Célestine.

— Dame, je dis ce que je pense.

— Oui, mais tu oublies de citer le nom de ton protégé.

— C’est vrai. Ah ! attendez donc, je l’ai sur le bout de la langue… c’est monsieur, monsieur…

Et comme elle ne pouvait pas trouver le nom, Flore finit par s’écrier :

— Enfin c’est le grand diable du cinquième étage.

Ce renseignement était insuffisant pour Célestine qui, ayant toujours laissé à un autre, qu’il fût Gringoire ou Gravoiseau, la gérance de sa maison, connaissait fort peu ses locataires. Le graveur, entré depuis quatre mois seulement dans l’immeuble, ne s’étant jamais rencontré avec sa propriétaire, lui était donc complétement inconnu.

— Et que voulait-il, ce monsieur que tu appelles le grand diable ? demanda-t-elle.

— Je n’en sais rien.

— Pourquoi ris-tu ?

— Je ris de sa figure quand il m’a entendue lui annoncer que vous étiez au bain. Il doit croire que vous passez votre vie dans l’eau. Voici deux fois, à un mois de distance, qu’il demande à vous voir et deux fois que je lui dis que vous êtes dans votre baignoire.

— Sans doute qu’il venait pour une demande ou une réclamation. Comme c’est pour m’éviter l’ennui d’avoir à répondre aux locataires que j’ai confié la gérance à M. Gravoiseau, c’est à lui que tu renverras ce réclamant s’il se représente.

Flore crut devoir plaider pour son protégé :

— Bah ! fit-elle, une fois n’est pas coutume. Recevez-le ; je suis certaine qu’il est drôle et qu’il vous amusera.

— Non. Ce que je ferais aujourd’hui pour ce monsieur, il faudrait le recommencer demain pour un autre locataire. Je suis trop heureuse de m’être débarrassée de cette corvée pour m’y exposer encore en me prêtant à une exception en faveur de ton grand diable. Ainsi donc, c’est bien convenu, tu le renverras à M. Gravoiseau.

— Bien. Je le dirai à l’artiste.

— Ah ! c’est un artiste ? fit Célestine avec une légère nuance d’intérêt dans l’accent.

— Oui, madame.

— Artiste… en quoi ?

— Il écorche des morceaux de bois avec un canif, répondit Flore qui était devenue subitement distraite.

Tout en répondant, elle avait prêté l’oreille au bruit d’une petite flûte dont les sons arrivaient rares et étouffés. Malheureusement pour la camériste, la salle à manger, dans laquelle elle conversait avec sa maîtresse, était située sur la rue. Le bruit des voitures et l’éloignement l’empêchaient donc de reconnaître l’air que l’instrument jouait, sur le derrière de la maison, du côté de la cour.

Ce fut cette distraction qui ne lui permit pas de s’apercevoir que la voix de Mme Durieux n’avait plus son calme habituel quand, après avoir appris à quel genre de travail se livrait l’artiste, elle prononça vivement :

— C’est un graveur !

— Oui, madame, un graveur, répéta machinalement Flore préoccupée par le soin de découvrir un air dans les clou-clou et les clo-clo de la petite flûte qui lui arrivaient trop espacés et très-affaiblis.

— Et tu ne te rappelles pas le nom de ce graveur ? demanda Célestine, dont l’accent accusait une anxiété contenue.

À ce moment, deux voitures qui se croisaient dans la rue firent un tapage qui eut le double résultat d’éteindre tout à fait le bruit de la flûte et d’empêcher l’émotion de la voix de la propriétaire d’être surprise par la femme de chambre.

La pauvre Flore piétinait sur place. Les jambes lui démangeaient de quitter la chambre pour aller sur le carré s’assurer de l’air que le musicien envoyait aux échos de l’escalier.

Ce fut probablement cette impatience qui lui rendit la mémoire, car, à la question de sa maîtresse, elle s’écria :

— Si, si… voilà le nom qui me revient à présent, ce monsieur s’appelle Clovis.

— Clovis ! répéta brusquement la jolie Mme Durieux, dont le teint rosé pâlit quelque peu.

Jamais, à ce qu’il semblait à Flore, il n’avait dû passer autant de voitures dans la rue du Helder. C’était un épouvantable vacarme qui assourdissait son oreille en quête d’un bruit plus harmonieux. Jamais aussi son fanatisme pour la petite flûte n’avait été autant profond, car, comme tous les fanatismes, il grandissait par les obstacles qui s’opposaient à son libre développement.

Pour être tirée de sa distraction, il fallut qu’elle se sentît vivement secouée par sa maîtresse qui lui criait d’un ton d’impatience :

— Mais, Flore, tu es donc sourde ?

— Non, madame, c’est le fracas de la rue qui… commença la camériste revenant à elle.

— Voici cinq minutes que je te dis de descendre chez le concierge, interrompit Célestine.

Mais elle aussi n’eut pas le temps de finir sa phrase, car, aux mots de descendre chez le concierge, la femme de chambre, qui ne demandait qu’à décamper, bondit vers la porte en criant :

— Je descends tout de suite.

Mme Durieux la rattrapa au vol.

— Est-ce que tu deviens folle ?

— Non… madame m’ordonne de descendre, alors je m’empresse d’obéir.

— Oui… mais quoi faire ?… Tu pars comme une fusée sans même savoir ce que je t’envoie dire à Gringoire.

— Tiens, c’est vrai… j’écoute.

— Tu diras au concierge que si ce M. Clovis demande encore à me parler…

La soubrette, qui brûlait du désir ardent d’être sur l’escalier, crut aller plus vite en achevant la pensée de la propriétaire.

— … Qu’on le renvoie à M. Gravoiseau. Oui, madame.

Et elle s’élança encore vers la porte.

Célestine se cramponna plus vivement à son bras en s’écriant :

— Non, non… écoute-moi donc bien, étourdie… qu’il réponde à ce locataire que je suis prête à le recevoir… M’as-tu comprise ?

— Oui, madame, dit la bonne qui, trop impatiente d’être dehors pour s’étonner d’abord de cet ordre, prit sa course dès que sa maîtresse eut lâché prise.

En une seconde, elle fut sur l’escalier qui, dans les hauteurs de sa cage, retentissait des accords mélodieux de la flûte qui jouait : Ma farouche tigresse.

Un soupir de regret sortit de la poitrine de Flore en reconnaissant cet air.

— Ce n’est pas : Viens dans ma nacelle, murmura-t-elle mélancoliquement.

Puis, le sourcil froncé et l’œil pensif, la jolie fille ajouta après un court moment de réflexion :

— Il me semble que, maintenant, M. de Rochegris joue bien souvent sa farouche tigresse.

Après avoir accepté pour bonne cette parole que Flore donnait à tout le monde qu’elle était un modèle de vertu, nous ne lui ferons pas l’injure de supposer que c’était la jalousie qui lui faisait remarquer combien, depuis quelques jours, le flûtiste s’époumonait à souffler son air de la farouche tigresse.

Mais notre impartialité d’écrivain nous force pourtant à dire que la soubrette, après cette réflexion, se pencha un peu sur la rampe et que le nez braqué vers le quatrième étage, elle sembla guetter si, à travers les barreaux de la spirale de l’escalier, ne passerait pas quelque indice révélateur.

Il faut croire que cet indice guetté devait être un bout de robe ou un coin de jupon, car une légère pointe d’étoffe blanche ayant fait une courte apparition entre deux barreaux, Mlle Flore se redressa brusquement, l’œil en feu, les lèvres blanches, et à travers ses dents serrées siffla ce mot :

— Gredin !!!

À ce moment la petite flûte cessa brusquement son air. Ce silence subit avait sans doute une éloquence que comprit la camériste, car elle ajouta :

— Il s’est arrêté pour venir lui ouvrir.

Bien que très-faible, le claquement d’une porte refermée avec précaution arriva aussitôt à l’oreille de l’écouteuse.

— Elle est entrée ! gronda-t-elle.

Cette certitude de la visite que recevait le musicien exerça un effet désastreux et prompt sur le charmant caractère de Flore. Elle tout à l’heure si gaie avec sa maîtresse fut prise d’un accès soudain de rage et ce fut avec beaucoup de peine que de sa gorge serrée sortirent ces mots :

— Quelle est-elle ?… Est-ce la grande carcasse de Félicie, la bonne de M. Rocamir ?… Oh ! le monstre d’homme ! Moi qui ai cru à son : Viens dans ma nacelle… Je me vengerai !

Comme la soubrette furibonde, en prononçant ces derniers mots, avait tendu vers le quatrième étage ses poings crispés, sa taille, ainsi restée sans défense, se sentit prise entre deux mains qui se nouèrent autour d’elle en même temps qu’une voix, qui avait la prétention d’être tendre, mais qui dénotait un fort rhume de cerveau, prononça ces mots :

— À qui donc en as-tu, fleur de beauté, bouton de jeunesse ?

— Ah ! c’est vous, monsieur Rocamir, fit la camériste en cherchant à dégager sa taille prisonnière.

— Oui, c’est moi, tigresse de vertu ! Moi, ton esclave malheureux ! moi qui n’attends qu’un mot de toi pour te faire une existence ruisselante de splendeurs inouïes. Dis-le, ce mot, et demain, ce soir même, j’entasse trois cents francs de meubles dans une belle chambre à un quatrième étage du faubourg Saint-Martin.

Celui qui parlait ainsi était un petit homme qui arrivait à peine à l’épaule de Flore. Son nez, presque aussi gros que sa tête, atteignait, comme longueur, les proportions d’une trompe d’éléphant en bas âge. Sur ce formidable morceau était à cheval une énorme paire de lunettes vertes dont chaque verre avait la dimension d’une soucoupe.

Le possesseur de ce nez phénoménal pouvait avoir une quarantaine d’années. Il habitait l’appartement du second, où il était venu s’installer en quittant un commerce de drogueries qui lui avait donné une fort respectable fortune.

On ne peut pas dire que M. Rocamir était fat de son nez, car il semblait en ignorer la longueur exceptionnelle à en juger par la rage qu’il avait de vouloir toujours parler à l’oreille des gens. Cette manie le rendait d’une fréquentation désagréable. Pour arriver à l’oreille du monde, il vous poussait sa trompe sur le visage et, comme elle ne rentrait pas en elle-même ainsi qu’une lorgnette, il vous ébranlait la tête par ses vains efforts pour approcher ses lèvres de votre conduit auditif.

D’un bout de l’année à l’autre, M. Rocamir était enrhumé du cerveau, car le plus petit vent s’engouffrait dans ses vastes narines, béantes comme deux soupières.

Et, pourtant, avec un si petit corps et un si gros nez, M. Rocamir avait les passions ardentes d’un géant et d’un camus. À travers ses lunettes vertes, l’appétissante Flore lui avait donné dans l’œil, et, toutes les fois qu’il rencontrait la belle fille, il tentait l’assaut de sa vertu en cherchant à l’éblouir par l’offre de ce magnifique mobilier… de trois cents francs.

Il faut reconnaître que le droguiste retiré avait mal choisi son moment pour renouveler ses propositions. À l’heure où Flore se croyait trahie par un aussi bel homme que l’était M. de Rochegris, ce lieutenant de carabiniers qui jouait de la flûte, il était certain que la chétive et grotesque personne de M. Rocamir ne pouvait lui paraître une compensation suffisante.

Ce fut donc d’un ton sec que la soubrette, faisant retomber sa mauvaise humeur sur le soupirant comique, répondit à sa déclaration :

— Ah ! vous savez ? Monsieur Rocamir, vous m’ennuyez avec votre faubourg Saint-Martin… J’ai refusé beaucoup mieux pour rester sage… Ainsi, laissez-moi tranquille.

Cette résistance aviva la passion du droguiste et fit sortir sa générosité des bornes de la modération. La pensée lui vint de faire la folie d’ajouter une pendule au mobilier promis.

— Écoute ce que je te donnerai en plus, dit-il.

Et, suivant sa manie, il s’avança, la trompe en avant, pour lui murmurer sa confidence à l’oreille.

— Retirez donc ça ! fit la jeune fille en donnant une forte poussée au bloc qui lui arrivait dans la figure.

— Tu ne veux pas m’écouter ?

— Si, mais à distance… Pour m’exprimer votre flamme, il n’est pas nécessaire de m’éborgner avec votre infirmité.

M. Rocamir promena sur toute sa personne un regard surpris, puis d’une voix étonnée :

— Où me vois-tu une infirmité ? demanda-t-il.

— Là… au milieu du visage… votre nez.

— Qu’a-t-il donc de singulier ?… oui, je le sais, je l’ai un peu fort… comme Louis XIV. Feuillette l’histoire, tu retrouveras son pareil sur la figure de tous les Bourbons.

Car nous avons oublié de dire que l’ex-droguiste avait la conviction intime qu’il possédait le profil bourbonnien.

— Oui, reprit-il j’ai tellement le nez des Bourbons que dans la rue chacun se retourne pour me regarder.

— Je n’ai pas de conseil à vous donner, mais, moi, si j’avais un nez comme le vôtre, je ne sortirais pas sans l’avoir enveloppé dans un journal. J’aurais l’air de porter un paquet entre mes dents, mais, à coup sûr, j’attirerais moins l’attention.

Et sur cette plaisanterie, Flore chercha à écarter son amoureux en disant :

— Laissez-moi passer monsieur Rocamir. J’ai une commission très-pressée à faire pour madame.

— Ainsi tu me repousses ? gémit plaintivement le droguiste.

— Carrément.

— Mais tu sais que je t’aime à la folie.

— Alors, si ça vous tient si fort, adoptez-moi. Justement vous n’avez pas d’enfant… ça vous complétera une famille.

— Tu feins de ne pas comprendre le genre de mon amour, impitoyable bergère !

Il est à supposer que si, au lieu de M. Rocamir, la camériste avait eu affaire à un beau garçon de vingt-cinq ans, elle aurait pris plaisir à se laisser conter fleurette ; mais, avec ce poursuivant burlesque, la vertu lui était trop facile pour qu’elle se privât d’en faire ostentation. Elle prit donc sa physionomie la plus sérieuse et d’une voix sévère :

— Non, monsieur Rocamir, je ne veux pas vous comprendre, dit-elle. Je trouve honteux de la part d’un homme marié de chercher à détourner une honnête fille… c’est de la débauche, de la vraie débauche… surtout quand, comme vous, on a le bonheur de posséder une jolie femme.

— Ah ! si tu connaissais ma femme ! fit le droguiste en secouant la tête.

— Vous allez peut-être soutenir que Mme Rocamir n’est pas belle ?

— Non. Elle est belle, très-belle, je l’avoue ; mais…

— Mais quoi ? Est-ce qu’elle ne vous aime pas ?

— Au contraire, elle m’adore. Elle passe ses journées à me dire qu’elle ne trouve personne plus beau que moi au monde, et elle se fâche tout rouge quand ma modestie a l’air de douter…

— Vous voyez bien que vous êtes inexcusable de vouloir tromper une épouse qui vous chérit à un tel point.

— Oui, mais… répéta le mari adoré.

— Quoi donc, enfin ?

— Mais ma femme est née un 31 décembre et il faut croire que ce jour-là, par mégarde, on avait laissé une fenêtre ouverte… elle aura été gelée en naissant.

— Ah ! ah !

— Oui, tandis que, moi, je suis du Midi… de ce Midi où le sang de l’homme est une lave brûlante… où son cœur est un volcan et sa tête une fournaise. De sorte que quand je répète à ma femme que je suis du Midi, elle, qui a été gelée en naissant, ne peut me comprendre. Bref, je vivrais avec une statue que mon ménage serait peut-être un peu plus animé.

— Vraiment !

— Comme je te le dis. Tu ne saurais t’imaginer les désespoirs navrants de Mme Rocamir. C’est un combat perpétuel entre son cœur qui m’adore et sa tête calme. Alors elle se jette à mon cou en s’écriant : Ô toi le plus beau des hommes, que ne puis-je te comprendre !… Mais c’est plus fort qu’elle, elle ne me comprend pas du tout. Tous les ans, elle va aux eaux pour cette infirmité de naissance.

— Elle y va… avec vous ?

— Non, parce que nous voulons essayer si l’angoisse de la séparation ne peut pas aider au traitement.

— Je vous plains ! fit Flore qui retenait son envie de rire.

— Tu me plains, mais tu ne m’aimes pas, dit mélancoliquement l’ex-droguiste revenant à ses moutons.

Les confidences cocasses de M. Rocamir avaient distrait la soubrette de sa jalousie. L’infortune conjugale de l’homme du Midi vint lui rappeler que, elle aussi, avait à se plaindre de son amour méconnu, et elle songea à cette Félicie, la bonne du ménage Rocamir, qu’elle accusait d’avoir fait oublier au flûteur l’air de Viens dans ma nacelle. Aussi saisit-elle avec empressement l’occasion de se venger de sa rivale en apprenant ses frasques à son maître.

— Non, je ne vous aime pas, dit-elle, mais puisque vous êtes si malheureux, pourquoi ne contez-vous pas vos peines à Félicie ?

L’ex-droguiste tressauta indigné.

— Y penses-tu ? s’écria-t-il. Oses-tu bien, buisson de charmes, te faire l’injure de mettre sur la même ligne que toi cette créature sèche et maigre comme une latte !

— Tant mieux ! le bois sec s’enflamme facilement… Félicie n’est pas née avec la fenêtre ouverte, elle… et la preuve, c’est que…

Mais à rester trop longtemps sur le carré, l’humidité de l’escalier avait fini par s’amasser dans les vastes narines de M. Rocamir. Avant que Flore pût lui achever la dénonciation, il étendit les bras en avant, rejeta sa tête en arrière, dressa sa trompe en l’air et fit entendre un éternuement formidable.

En deux sauts, Flore s’était mise hors de portée, dix marches plus bas.

— Reviens ! ange de beauté ! gémit l’enrhumé en la voyant s’éloigner.

Il n’en put dire plus long, car le fracas de son éternuement avait été entendu. Presque aussitôt une porte s’ouvrit vivement au second étage et une voix s’écria :

— Ah ! voici monsieur qui rentre !

Flore n’eut pas besoin de voir la personne qui avait parlé. À la voix seule elle venait de reconnaître Félicie, cette Félicie qu’elle accusait injustement d’être, en ce moment, enfermée au quatrième étage.

Cette découverte en amena immédiatement une autre dans l’esprit de Flore qui, malgré sa jalousie, ne put revenir un immense éclat de rire.

Et, tout en continuant sa descente pour gagner la loge de Gringoire, elle bégaya gaiement :

— Tiens ! tiens ! il paraît que c’est la belle Mme Rocamir elle-même, cette prétendue gelée, qui aime l’air de : Ma farouche tigresse.

III

Comme il nous faut, avant d’engager l’action, présenter tous les personnages qui doivent y participer, nous allons parcourir de bas en haut la maison de la charmante veuve.

De chaque côté de la porte cochère se trouvait une vaste boutique.

Celle de droite était occupée par une maîtresse modiste. Aidée par trois ouvrières, elle fabriquait ces petits machins, larges tout au plus comme des cautères, que les femmes se posent en haut de la tête et qui, sur la facture à payer, s’intitulent : chapeaux.

Des lettres en cuivre, appliquées sur la vitre de la porte de la boutique, apprenaient aux passants que cette modiste s’appelait Mme Abricotine. Nous accepterons ladite dame pour mariée puisqu’elle prend cette qualité sur son enseigne, mais nous ferons remarquer que, dans le quartier, personne n’avait vu ni connu M. Abricotine. Quand on interrogeait la maîtresse modiste sur cet époux invisible, son sein se soulevait oppressé, ses yeux se baissaient ; et d’une voix dolente elle répondait :

— Ne réveillez pas mon cœur !

Cette réponse ne signifiait rien, mais les voisins en avaient conclu que M. Abricotine devait être un de ces êtres pervers qui, au lieu de se contenter d’une seule rose, veulent dépouiller tout le rosier et qu’il avait abandonné son épouse pour aller courir les douces aventures.

— Il paraît que M. Abricotine était un mari qui n’avait pas pour quatre sous de conduite, se disaient les commères qui, par leurs questions indiscrètes, avaient voulu « réveiller le cœur » de la modiste.

Eh bien, là, franchement, l’époux fugitif avait eu grand tort d’aller courir la pretantaine, car Mme Abricotine, malgré ses trente-cinq ans, était encore une proie fort agréable que devaient convoiter les amateurs qui préfèrent la plantureuse cuisine aux petits plats fins.

De l’œil, du cheveu, de la dent, de magnifiques épaules, de beaux bras, une superbe peau sous laquelle coulait un sang chaud qui rendait plus méritoire la fidélité qu’elle gardait à son époux disparu, voilà, en abrégé, les charmes de l’abandonnée qui, sauf un peu trop d’embonpoint, valait parfaitement qu’on fît : oh ! oh ! quand on l’examinait, à travers les vitres de son magasin, trônant, majestueuse, au milieu de ses ouvrières.

Du magasin dépendait une partie de l’entre-sol où Mme Abricotine avait son logement, sorte de temple sacré où n’entrait personne, pas même les ouvrières. On supposait que ce logement devait être tout orné de souvenirs qui rappelaient l’ingrat époux à la délaissée, et qu’elle ne voulait pas qu’un regard profane pût se poser sur ces reliques du passé.

Le fait était que le magasin une fois fermé, la modiste se retirait en son sanctuaire et y demeurait « seule avec sa douleur. » Inutile d’ajouter que ce logement, auquel on montait par l’arrière-boutique, avait aussi une entrée sur l’escalier de la maison.

Sévère comme elle l’était pour elle-même, Abricotine exigeait des autres une conduite irréprochable. Aussi n’aurait-elle pas pris des ouvrières externes. Elle tenait à surveiller ses employées et les voulait avoir pensionnaires.

Logées et nourries, tel était le sort des trois ouvrières, fraîches créatures d’une vingtaine d’années, qui, tous les soirs, montaient se coucher dans les mansardes du cinquième étage. C’était ce que la maîtresse, dormant à l’entre-sol, appelait les avoir sous son œil.

Au premier abord on pourrait voir un contre-sens dans cette conduite de la maîtresse modiste ; mais nous nous hâterons de dire qu’avec ces demoiselles montait aussi la bonne d’Abricotine, vieille servante de cinquante ans, espèce de duègne qui avait mission, d’une mansarde voisine qu’elle habitait, de veiller à ce que le sommeil des jeunes filles fût de la plus parfaite innocence.

Ce qui faisait, on le voit, que, l’heure du repos venue, Abricotine restait bravement, « seule avec sa douleur, » dans son logement du rez-de-chaussée. Il lui serait arrivé un accident que son personnel n’aurait pu lui venir en aide.

C’était bien imprudent ! avouons-le.

Jadis, au lieu de trois, les ouvrières avaient été quatre, mais l’une d’elles avait quitté le magasin de modes pour passer dans l’autre boutique de la maison.

En tout bien, tout honneur, croyez-le.

Car elle avait légitimement couronné les feux du locataire de cette seconde boutique dont l’enseigne portait ces mots : PAUL, dit ERNEST, COIFFEUR.

Depuis que Zuléma était devenue Mme Paul, dit Ernest, elle avait gardé d’excellentes relations avec son ex-patronne. Les deux boutiques voisinaient agréablement et, le dimanche, elles fusionnaient volontiers pour aller, à frais communs, faire une partie de campagne.

Paul, dit Ernest, était un grand homme tellement maigre qu’il n’avait pas de profil. Toutes les photographies qu’il avait fait tirer de son individu n’avaient pu arriver qu’à reproduire une queue de billard. Joignez à cela qu’il avait l’extrême bout du nez si rouge, oh ! mais si rouge qu’un jour, en omnibus, le conducteur lui avait crié : Eh ! là-bas, vous, au fond, éteignez donc votre cigare !

Empressons-nous d’ajouter à sa louange que c’était une noble ambition qui avait desséché le coiffeur. Il avait longtemps rêvé de s’illustrer par la découverte d’une pommade qui, tout à la fois, arrêtât la chute des cheveux et empêchât la carie des dents. Nous devons avouer qu’il n’avait pas encore réussi en ses recherches. Elles n’avaient abouti qu’à le rendre complétement chauve, car, en homme courageux, il avait expérimenté sur lui-même les produits successifs de ses efforts laborieux et stériles.

Et non-seulement lui était chauve, mais son père, ses trois frères, une sœur, deux oncles et quatre cousins l’étaient aussi. Il avait obtenu de leur affection qu’ils prêtassent leur tête à ses essais, et il en était résulté qu’à eux douze ils n’avaient pu réunir assez de cheveux pour en faire une bague qu’ils avaient voulu offrir à Zuléma, quand elle devint Mme Paul, dit Ernest.

Le sort des chasseurs de découvertes est généralement d’arriver à mourir de faim. Le coiffeur était donc bien bas en finances quand il avait épousé Zuléma.

Avec la jeune modiste, la fortune était entrée chez l’artiste capillaire.

Non pas que nous voulions dire qu’elle possédait des mille et des cents, oh ! non, car elle était fille d’un pauvre vigneron qui, du côté d’Argenteuil, cultivait une vigne dont le vin était si épouvantable qu’il fallait pour l’avaler se mettre à trois : un qui buvait pendant que les deux autres le tenaient fortement par les bras et les jambes.

On comprend donc que le produit d’une pareille vigne n’avait pu fournir une dot à Zuléma ; mais, à défaut d’argent, la mariée avait apporté deux idées lumineuses à son mari.

Combien de chercheurs, aveuglés par le but fixe qu’ils poursuivaient, ont passé, sans la voir, à côté d’une découverte autre que celle qu’ils visaient. Tel avait été le sort du coiffeur.

La première fois que Zuléma s’était trouvée en présence des douze membres de la famille de son époux, dont les têtes, pour la chevelure, rappelaient les œufs d’autruche, il avait bien fallu que l’inventeur malheureux lui parlât de ses tentatives inutiles à la recherche d’une pommade arrêtant la chute des cheveux.

— Est-tu bête ! avait dit Zuléma.

— Bête en quoi ?

— Puisque ton produit, au lieu de conserver les cheveux, les fait tomber…

— Oh ! oui… tomber dru et vite, je t’en réponds, regarde ma famille, soupira le mari.

— Alors profite donc de ta découverte.

— Tu appelles ça une découverte, toi ! fit le coiffeur stupéfait.

— Sans doute. Tu as trouvé une pâte épilatoire, grand bêta !

Paul, dit Ernest, fit un bond prodigieux de surprise en criant à pleins poumons :

— Sapristi ! tu as raison !… je n’y avais pas du tout pensé.

— Et juge un peu quelle réclame tu obtiendras rien qu’en faisant voir ta famille, appuya la jeune épouse.

Sans Zuléma, le coiffeur serait peut-être mort avant de se douter de sa découverte.

La recette étant infaillible, les écus arrivèrent au comptoir grâce à un prospectus lancé qui portait en tête : Plus de femme à barbe !… et grâce aussi à l’exhibition de la famille chauve, visible en exposition publique, tous les jeudis, de sept à dix heures du soir, dans le magasin éclairé à la lumière électrique. Le public pouvait toucher les crânes.

Combien d’inventions aussi stupides ont été ainsi lancées et ont réussi dans cette crédule ville de Paris, qui s’intitule la Reine du monde.

Quant à la seconde idée de Zuléma, elle était aussi simple que la première. L’exécrable vin de son père ne pouvant pas se vendre à raison de trois sous le litre, elle pensa qu’en le livrant au consommateur au prix de trente francs il aurait plus de chances d’être acheté. Pour arriver à ce résultat, elle le versa dans de tout petits flacons et le lança dans le commerce sous le nom d’Eau dentifrice. Et ce produit eut du succès… on le trouva même meilleur que toutes les plus fameuses recettes connues.

De sorte que Paul, dit Ernest, à l’heure où commence notre histoire, était en voie de faire fortune. Nous n’aurons plus rien à dire sur le coiffeur quand nous aurons ajouté qu’il était gascon dans toute l’acception mauvaise qu’on prête à ce mot pour désigner un vantard, hâbleur, faux brave et menteur. Il lui était toujours arrivé mille aventures extraordinaires qu’il racontait avec grand renfort de parole d’honneur pour en attester la vérité.

Zuléma était une appétissante boulotte, rieuse et insouciante, excepté quand elle regardait l’être vraiment par trop maigre qui lui servait de mari. Alors elle murmurait tristement :

— J’ai épousé une ficelle !

Maintenant que voici présentés les locataires des deux boutiques, nous entrerons dans la maison pour faire connaissance avec ceux des autres habitants qui, n’ayant pas encore paru, ne tarderont pas à entrer en scène.

Montons l’escalier :

À l’entre-sol, portes des logements des boutiquiers. À droite, Mme Abricotine. À gauche, le ménage Paul, dit Ernest.

Au premier, appartement de Mme Durieux, servie par la gentille Flore et une cuisinière dont nous parlerons plus tard.

Au second, les époux Rocamir et leur bonne, la sèche Félicie.

Au troisième, M. Gravoiseau, l’homme à perruque sur le compte duquel Mlle Flore s’est si lestement prononcée.

Sonnons pour rendre une visite à ce fondé de pouvoirs de la belle propriétaire.

C’est un domestique mâle qui vient nous ouvrir. Patouillard, c’est le nom de ce laquais à mine futée, nous annonce que son maître est absent.

Bien, nous repasserons à une autre heure. Pour le moment, montons encore un étage.

Nous voici au quatrième, devant la porte de M. de Rochegris, cet officier de carabiniers qui joue si intrépidement de la petite flûte.

D’où vient sa passion exagérée pour cet instrument ?

C’est ce que nous allons expliquer.

En disant que M. de Rochegris est officier de carabiniers, nous pensons complétement inutile d’annoncer qu’il est un gaillard superbe, haut de près de six pieds et taillé en force.

Ce militaire, qui porte le petit nom d’Anatole, est à la fois un bel homme et un beau garçon. Il possède une paire d’yeux noirs qui doivent, quand ils se font doux, avoir une éloquence très-persuasive et appeler agréablement sur lui l’attention du beau sexe. Joignez à cela un joli pied, une main fine et une moustache troussée de la plus galante façon.

Le lieutenant compte ses vingt-six ans. Il est brave, bon soldat, joyeux compagnon, excellent ami, fort bien élevé et, de plus, il jouit d’une fortune assez rondelette. Aussi largement doté sous tous les rapports, M. de Rochegris semble être appelé à faire rapidement son chemin. Malheureusement pour lui, il est à craindre que son avancement soit entravé par sa propre faute, car il est atteint de ce que nous appellerons une infirmité… attendu que nous n’avons pas le courage de nommer cela un défaut.

Il aime les femmes jusqu’à la plus complète exagération !!!

La nature, en lui octroyant une sensibilité extrême de cœur, a omis de lui accorder la fidélité. De cet oubli malheureux, il résulte que rien n’arrête le pauvre Anatole sur la pente des amours qu’il descend avec une rapidité que ne peuvent ralentir toutes les jupes auxquelles il se raccroche dans sa chute.

On comprend qu’un homme ainsi entraîné n’a pas le temps ni la réflexion de se demander si telle ou telle jupe ne contient pas en ses plis des aventures bruyantes. Il est donc arrivé, dans la ville où son régiment tient garnison, que le galant officier a récolté cinq duels, qu’il a soulevé une tempête de cris poussés, soit par des maris trompés, soit par des femmes abandonnées et que, s’il n’avait quitté la place, trois procès fort scandaleux allaient jeter le nom d’Anatole de Rochegris à tous les échos de la ville.

Furieux de ces duels, assourdi par les plaintes, inquiété par les futurs procès, le colonel du régiment avait cru, pour ramener le calme dans les ménages de la ville, devoir faire disparaître celui qui était un brandon de discorde et il avait imposé un congé forcé à son trop séducteur officier.

S’il est des infirmités qui se guérissent ou s’atténuent par le changement d’air, celle dont souffrait Anatole n’est pas du nombre. Son affection de cœur trop sensible empira donc à Paris où, vingt fois plus nombreuses que dans une petite ville de province, les tentations l’empêchaient de suivre un traitement sévère. C’était un gourmand que, pour le punir, on avait enfermé dans la chambre aux confitures.

Bien qu’on n’eût pas prononcé contre lui cette peine disciplinaire qui met un officier en retrait d’emploi, M. de Rochegris avait compris que cette punition l’attendait s’il faisait, à nouveau, parler trop bruyamment de lui. Son appétit du beau sexe n’avait pas diminué, mais il contenta sa voracité d’une façon moins ostensible.

Le hasard avait merveilleusement servi ses projets de réforme apparente en le conduisant dans la maison de la rue du Helder où, après en avoir acheté en bloc le mobilier, il s’était installé dans l’appartement d’un caissier qui, à propos d’un trou dans sa caisse, était allé précipitamment prendre les eaux en Belgique.

Quand, tout à l’heure, nous parlions d’un gourmand enfermé dans la chambre aux confitures, nous ne pouvions pas mieux dire. La propriété de Mme Durieux était un véritable endroit à friandises pour le glouton lieutenant. Il n’était pas entré depuis trois jours dans l’immeuble qu’il avait déjà fait l’inventaire de ce que le personnel féminin de la maison offrait de ressources à l’apaisement de son cœur sensible.

Aussi, en comptant sur ses doigts, avait-il murmuré avec une certaine satisfaction :

— Six, sept, huit… toutes jolies… Espérons que cette charmante provision me suffira.

Et, dès le lendemain, le malade commença ce qu’il nommait sa cure à domicile.

Comment l’amoureux carabinier s’y prit-il ? Nous ne nous attarderons pas à le raconter. On n’est pas bel homme pour n’exciter seulement que l’admiration des bâtons de chaise. Remarquer Anatole, c’était faire preuve de bon goût, et le lieutenant était trop poli pour se fâcher de cette appréciation de sa personne que faisait le beau sexe.

Bref, il arriva, en très peu de temps, que de douces brebis accoururent émues au premier appel de leur berger jouant de la flûte.

Chacune eut son air qui l’attirait du point de la maison où elle résidait. Disons aussi que chacune crut être l’unique fervente du pèlerinage que lui faisait faire le son de la flûte et que, à part l’air qui la convoquait, les autres airs n’avaient d’autre but que d’entourer celui qui lui remuait doucement le cœur dès sa première note.

Seule, la jalouse Flore avait fini par se douter que ce répertoire d’airs variés pouvait bien être toute une série d’invitations à la valse qui comportait plusieurs danseuses.

Ceci posé, on peut se faire une idée de la vigueur que M. de Rochegris avait déployée en administrant son coup de pied au bas du dos de Gringoire quand il était venu lui enjoindre d’avoir à cesser de jouer de la flûte. Le malencontreux concierge ignorait combien cet exercice musical était hygiénique pour son locataire.

En arrivant à Paris, Anatole avait amené avec lui son ancien brosseur, un grand diable de carabinier qui, ayant fini son congé, n’avait pas demandé mieux que de s’attacher au service du lieutenant.

Habitué de longue date aux faits et gestes de M. de Rochegris, l’ancien soldat trouvait tout simple l’appétit extraordinaire de beau sexe qui tourmentait si fort son maître.

— Il mange à sa faim, se disait-il.

Seulement Bouchu – ainsi s’appelait le garçon – se souciait fort peu de savoir les noms et qualités des visiteuses qui se succédaient, et quand il en parlait, car il avait droit de critique, il ne les désignait que par l’air qui les faisait accourir.

Suivant que l’une lui plaisait ou lui était antipathique, Bouchu guidait les fantaisies musicales du lieutenant et, bien souvent, il arrivait que telle ou telle, qui était au goût du brosseur, obtenait d’Anatole un tour de faveur.

— Si je jouais « Fille du ciel… » qu’en dis-tu ? demandait le lieutenant.

— Euh ! euh ! Fille du ciel est bien langoureuse. Vous avez un peu de champagne dans la tête, il vous faut du gai, du pétillant… À votre place, je soufflerais : Viens dans ma nacelle, conseillait Bouchu dont la soubrette Flore était la préférée.

Un dialogue de ce genre avait suivi le départ de Mme Rocamir, qui, prévenue par le formidable éternuement de son mari dans l’escalier, venait de s’enfuir pour rejoindre l’homme du Midi qu’elle ne pouvait pas comprendre.

Après avoir résisté durant quinze jours aux charmes de la petite flûte, Mme Rocamir avait débuté sur l’air de la farouche tigresse. Aussi Anatole tenait-il à avoir l’avis de Bouchu sur la nouvelle engagée que comptait sa troupe.

Quand il coupait l’air de sa main tout en prononçant un sonore : « Bon pour la cavalerie, » c’était une preuve que la recrue plaisait au brosseur. Mais quand il tordait sa moustache en disant : « Bon pour l’infanterie, » M. de Rochegris savait que la nouvelle conquête n’avait pas obtenu la sanction de Bouchu.

— Qu’en dis-tu ? demanda donc Anatole après la retraite de Mme Rocamir.

— Bon pour l’infanterie, articula sèchement le brosseur.

— Ah bah ! Est-ce que tu ne la trouves pas jolie ?

— Si… mais trop pincée en manières… À son âge elle joue l’enfant de six ans qui entre chez le dentiste, je n’aime pas cette comédie-là.

— Songe donc que c’est la première fois qu’elle quitte le bras de son mari.

— Ouiche ! la première fois !… en commençant par le bas de la liste, appuya ironiquement le sceptique soldat.

— Tu es sévère.

— Possible, mais je déteste les trop sucrées. On ne va pas chez le meunier sans s’attendre à ce qu’il vous offrira de la farine. Elle fait trop son conscrit, votre farouche tigresse.

— Peut-être que la seconde fois…

— Soit ! mais il ne faudra pas trop abuser de cet air-là, interrompit sévèrement Bouchu.

— Donc, tu la condamnes ?

— Pas positivement… mais, entre nous, ce n’était pas la peine, pendant quinze jours, de ronger votre os de côtelette.

Car telle était la manière dont Bouchu dépeignait l’action de jouer de la flûte.

Ainsi que son brosseur, Anatole n’avait-il pas bien apprécié Mme Rocamir ? On serait tenté de le croire, car, comme si des années avaient passé sur le souvenir de cette conquête qui n’avait pourtant qu’une heure de date, le lieutenant demanda :

— Veux-tu que je te joue un autre air ?

— Déjà !!! fit Bouchu.

— Puisque tu n’aimes pas : Ma farouche tigresse.

— Je lui préfère Viens dans ma nacelle. Est-ce celui-là qui vous tente ?

— Non, un autre.

Le brosseur savait juste où il fallait s’arrêter dans son opposition aux caprices de son lieutenant.

— Va pour un autre air, dit-il. Allons, rongez votre os de côtelette.

Anatole emboucha son instrument.

— Tiens ! fit Bouchu étonné.

— Quoi donc ? demanda Anatole, s’arrêtant à cette exclamation arrachée par les premières notes.

— Mais je ne le connais pas !

— Non, car c’est un air nouveau.

— Et vous l’appelez ?

— La mer est belle.

— Diable ! Et vous croyez que ce nouvel air est d’un effet heureux ?

— Tu vas voir.

— Alors rongez votre os, dit Bouchu impatient de connaître le résultat de cet air qu’il allait entendre pour la première fois.

Et, tout en écoutant, il se demandait :

— Est-ce que c’est la propriétaire qu’il est parvenu à attendrir ?

M. de Rochegris avait joué bien lentement son air. Quand il l’eut achevé, il posa sa flûte en disant :

— Là, maintenant attendons.

— Êtes-vous bien sûr que la personne en question n’a pas du coton dans les oreilles ? reprit moqueusement le brosseur après quelques minutes d’attente.

Le dernier mot de sa plaisanterie était à peine prononcé que la sonnette de la porte d’entrée tintait d’un son bien discret.

— Va ouvrir, commanda le lieutenant.

L’antichambre était fort sombre. Quand Bouchu eut ouvert la porte à celle qui sonnait, il sentit dans l’obscurité une main tremblante se poser sur son bras en même temps qu’une voix émue disait :

— Faut-il vous aimer, Anatole, pour être aussi imprudente !… En plein jour !… Heureusement que mes ouvrières me croient dans mon logement « enfermée seule avec ma douleur. »

— Adressez-vous au lieutenant, la porte en face ; moi je n’en tiens pas, dit tranquillement Bouchu en guidant la vertueuse modiste, Mme Abricotine, vers le salon où l’attendait M. de Rochegris.

Dans cette pièce bien éclairée, le brosseur put voir la visiteuse qu’il venait d’introduire. Aussi quand Anatole, en allant à la rencontre d’Abricotine, interrogea du regard le soldat pour savoir son avis sur l’arrivante, Bouchu, derrière la modiste, coupa l’air de sa main, et ses lèvres qui s’agitèrent muettes parurent prononcer ces mots d’éloge :

— Bon pour la cavalerie !

IV

Nous quitterons discrètement l’appartement de M. de Rochegris, dans lequel l’imposante et sévère Abricotine vient d’entrer sur l’air de La mer est belle et nous achèverons à la hâte notre visite de la maison.

Le cinquième étage est divisé en une dizaine de mansardes dont les deux plus belles forment le logement de l’artiste graveur Clovis. Quatre autres sont occupées par les ouvrières et la bonne de la modiste. La septième est le domicile de Patouillard, le domestique de M. Gravoiseau. La huitième est habitée par le garçon coiffeur de l’établissement Paul, dit Ernest. Quant aux deux dernières, elles ont été louées à un ouvrier fumiste et à un apprenti pâtissier, personnages épisodiques de notre histoire que nous ferons sortir de leurs taudis si les incidents de ce récit l’exigent.

Mais, à l’exception du graveur, tout ce monde ne monte au cinquième que le soir pour se coucher, et il en décampe de bon matin. Pendant la journée, Clovis reste donc seul à son étage, et il lui serait impossible d’alléguer que c’est le tapage que font ses voisins qui l’empêche de travailler.

Maintenant que nos lecteurs connaissent la maison au grand complet, nous redescendrons quatre à quatre l’escalier pour revenir au plus vite auprès du concierge Gringoire.

Avant d’entrer dans sa loge, disons d’abord, en quelques mots, les antécédents de celui que nous avons vu tirant, à cinquante ans, le cordon de la porte du numéro 21 de la rue du Helder.

On ne naît pas plus portier qu’on ne vient au monde homme de lettres. Ce sont les événements de la vie qui, un beau matin, vous amènent à l’une ou l’autre de ces professions qui n’exigent aucun apprentissage. Nous avouerons même que, de ces deux carrières, la plus séduisante est celle du portier qui, lui, est toujours assuré de ne jamais coucher à la belle étoile.

Donc il avait été un temps où Gringoire s’était appelé Gusman et où il avait, comme on dit, chaussé le cothurne dramatique au théâtre des Batignolles.

Par malheur pour lui, il avait trop le sentiment de sa dignité.

— Pour un empire, répétait-il souvent, on ne me ferait pas dire une stupidité.

Ainsi par exemple, quand il avait à déclamer le vers suivant :

Puisque j’ai mis ma lèvre à ta coupe encor pleine,

Gringoire se redressait comme un crin en s’écriant beau d’indignation :

— Qu’est-ce que ça signifie ce : « Encore pleine ? » Jamais ! au grand jamais ! entendez-vous ? je ne prononcerai une pareille ineptie.

Et, aux représentations, il persistait à dire en appuyant bien :

à ta coupe en porcelaine.

— Oui, oui, « en porcelaine. » Au moins, ça offre un sens, répondait-il au régisseur quand ce dernier osait faire une observation sur cette variante.

Un autre jour, s’il avait à chanter la romance du petit mousse qui se termine par :

Tout bas je pleure et je pense

À ma mère ! hélas, si loin,

Gringoire, relevant encore l’ânerie de l’auteur, introduisait ce changement :

Tout bas je pleure et je pense

À ma mère. Elle a six doigts !

Et, à l’appui de cette modification, il articulait d’un ton convaincu :

— Une mère qui a six doigts, c’est triste, fort triste pour un fils, et je comprends alors que le petit mousse ait un motif pour pleurer. Autrement, c’est tout simplement idiot.

Il est dangereux d’avoir toujours raison et Gringoire en fit la triste épreuve. Il arriva que des auteurs, gens orgueilleux, se coalisèrent contre celui qui corrigeait si sévèrement leurs fautes et, peu à peu, lui refusant des rôles, ils le reléguèrent dans le coin des figurants.

Il comprit que c’en était fait de sa carrière théâtrale. Génie méconnu, il rentra ses ailes et, renonçant aux émotions fiévreuses de la scène, il chercha un emploi et finit par trouver une place de concierge.

— Charles-Quint s’est bien mis horloger ! se dit-il le jour où il se décida à déchausser le cothurne pour prendre le cordon.

Sur ses antécédents dramatiques, le portier gardait un profond silence. Il fallait, suivant son expression, que quelqu’un lui allât à l’âme pour qu’il parlât de ces jours lointains où, comme il le disait modestement, il faisait bondir la salle d’enthousiasme.

De tous les locataires de la maison, un seul lui était allé à l’âme et celui-là était le graveur Clovis auquel, en une heure d’expansion, Gringoire avait confié le secret de ses anciens succès.

— Élégant, noble et distingué comme vous l’êtes, vous deviez marcher de triomphes en triomphes ! s’était écrié le graveur, le jour où le portier avait lâché sa confidence.

— Sans les auteurs, je serais aujourd’hui au Théâtre-français.

— Je vous crois facilement… car je ne sais si je vous estime à votre juste valeur, mais vous deviez être un fondu de Talma, Frédérick Lemaître, Bressant et Mlle Rachel. Distinction, talent, élégance et grâce. Vous deviez supérieurement porter la poudre, le jabot et l’épée.

— Si vous m’aviez vu en général !

— Ah ! le rôle militaire était dans vos cordes ?

— Dame ! vous pouvez en juger par mon avancement rapide. J’ai débuté aux Batignolles par un rôle de sergent, six mois après je jouais un colonel et, à la fin de l’année, j’étais général de brigade.

— C’était vivement faire son chemin.

— Et un jour que je demandais au directeur un acompte sur deux mois d’appointements en retard, il m’a répondu : « À défaut d’argent je veux vous donner un témoignage de ma satisfaction. À dater d’aujourd’hui vous passerez général de division. »

— Vous seriez peut-être arrivé maréchal.

— Oui, sans les auteurs… Ah ! si vous aviez vu comme je portais bien l’uniforme.

— Je continue à vous croire sans peine. Vous deviez être superbe.

C’était depuis cette confidence, qui l’avait fort amusé, que Clovis appelait Gringoire : mon général.

À cette flatterie burlesque, joignez l’habitude prise par le graveur, chaque fois qu’il passait devant la loge, d’adresser quelques paroles amicales au concierge, que les autres locataires traitaient de haut en bas depuis qu’il avait perdu sa puissance, et il sera facile de comprendre que l’artiste avait fini par pénétrer tout au fin fond de l’âme du bonhomme.

Aussi, pour faire cesser, ainsi qu’il le disait, cette vie de polichinelle que menait la propriétaire, quand Gringoire avait cherché à qui il la marierait, le nom de l’artiste n’avait pas tardé de lui venir à la pensée.

À présent que vous voici revenus à notre point de départ, nous allons reprendre notre histoire au moment où la gentille Flore, après avoir ouvert la porte au graveur qui désirait parler à Mme Durieux, lui avait répondu que sa maîtresse était au bain.

— Ah ça ! ce n’est pas une propriétaire, c’est une sirène ! s’était écrié gaiment le jeune homme quand il s’était retrouvé devant la porte fermée.

Puis il avait ajouté :

— Allons conter cette réponse à Gringoire qui m’a demandé de venir lui répéter ce que m’aura dit la propriétaire.

En voyant arriver l’artiste, ce fut donc avec une curiosité empressée que le concierge demanda :

— Hein ! elle est jolie, n’est-ce pas ?

La réussite du projet qu’il avait formé dépendant de la première entrevue de son protégé avec la propriétaire, il tenait à savoir l’effet produit.

— Jolie, non, mais je la trouve drôle, répondit le jeune homme.

— Ah ! elle vous a dit des drôleries ?

— Elle qui ?

— Mme Durieux.

— Mais je ne l’ai pas vue.

— Alors que trouvez-vous donc drôle ?

— La réponse que m’a faite la bonne : Madame est encore au bain… Est-ce que, depuis qu’elle est veuve, cette dame passe son existence dans l’eau pour noyer sa douleur ?

— Ah ! ouiche ! il y a beau jour que le souvenir de M. Durieux est oublié. Songez-y donc… cinquante ans de plus que sa femme… Ce n’est pas l’amour qu’elle a gardé pour le défunt qui l’empêchera de se remarier… et elle trouvera des amateurs avec sa figure et ses trente mille livres de rente.

De même que la première fois, ce renseignement sur la fortune de la veuve laissa fort indifférent le jeune homme qui, tout à son idée, reprit :

— Avec ça, je ne sais pas à quoi m’en tenir à propos de mon terme en retard… Si la propriétaire est invisible, il va falloir m’adresser à M. Gravoiseau.

— Euh ! euh ! mauvaise affaire pour vous, fit le portier en secouant la tête.

— Il me refusera, n’est-ce pas ?

— À coup sûr. C’est un pince-sans-rire qui ne badine pas avec les rentrées d’argent, il a gardé cette manie-là du temps où il était dans le commerce.

— Et que faisait-il jadis ?

— Il faisait faillite.

— Ce n’est pas positivement un commerce.

— Pardonnez-moi, c’était le sien, puisqu’il s’y est enrichi. Il est vrai qu’au premier abord on aurait pu croire qu’il était dans les nouveautés ; mais ce n’était qu’un prétexte pour exercer son véritable état…

— De faire faillite ?

Outre qu’il était mauvaise langue, le concierge exécrait l’homme qui, captant la confiance de la propriétaire, lui avait retiré le recouvrement des loyers et autres détails de gérance dont il avait été si longtemps chargé. Aussi ce fut avec une satisfaction haineuse qu’il reprit en appuyant :

— Écoutez plutôt… Il achetait tout ce qu’il pouvait trouver de marchandises ; seulement il oubliait de les payer. Puis il les vendait à cinquante pour cent de perte. À ce prix-là, il trouvait à tout écouler. Ses cinquante pour cent encaissés, il faisait faillite et il donnait vingt pour cent à ses créanciers… il lui en restait donc trente en poche… Quatre faillites à un million chacune lui ont rapporté un quadruple bénéfice de trois cent mille francs… Douze cent mille francs… soixante mille livres de rente… alors il s’est retiré des affaires.

— Eh ! eh ! fit Clovis, il voyait le commerce d’un peu haut, votre M. Gravoiseau.

Gringoire allait ajouter quelque nouvelle méchanceté sur le compte de son ennemi, quand il se retint tout à coup pour dire vivement :

— Chut ! le voici qui arrive.

En effet l’ex-commerçant posait la main sur le bouton du vasistas de la loge.

Il passa la tête par l’ouverture et exhiba son visage aux yeux de l’artiste qui, jusqu’à ce jour, ne l’avait encore que très-succinctement regardé.

En comparant la figure de M. Gravoiseau à un vilain museau de fouine, Flore avait été dans le vrai. L’astuce, l’avidité, l’hypocrisie se peignaient sur cette face dont le regard faux ne regardait jamais en face. Grand, sec et raide, l’ancien marchand de nouveautés était toujours vêtu de noir et cravaté de blanc. Son ton était faible, lent et doucereux.

— Une binette de vilain coco… il pue le coquin, ce cher Gravoiseau, pensa l’artiste après avoir étudié cette tête encadrée dans le vasistas.

De sa voix mielleuse et traînante, le représentant de la propriétaire demanda :

— Pas de lettres pour moi, Gringoire ?

— J’ai monté à Patouillard, votre domestique, celles qui sont arrivées pendant votre absence.

Sur cette réponse reçue, M. Gravoiseau, refermant le vasistas, se dirigea vers l’escalier.

— Eh bien ! fit Gringoire à l’artiste, pas vrai qu’il a le bec d’un mauvais oiseau ?

— Comment se peut-il que Mme Durieux ait confiance en lui ?

— Il l’aura embarlificotée avec ses manières de chat et sa voix à la guimauve. Et puis, elle, qui ne pense qu’à s’amuser, aura trouvé commode d’être débarrassée des soucis de la gérance.

— Ah ! elle s’amuse ?

— Oui. Cette nuit encore, elle est rentrée du bal à deux heures du matin. Elle la mène bonne, je vous en réponds. Ce ne sera point faute de voir le monde si elle ne décroche pas un second mari.

Le concierge n’était décidément pas heureux quand il mettait sur le tapis la question du mariage de la propriétaire, car, cette fois encore, il avait à peine entamé son thème qu’il fut interrompu par le bruit du vasistas qui se rouvrit vivement pour laisser passer ces mots :

— Dites-moi, Gringoire…

C’était M. Gravoiseau qui, après avoir monté quelques marches, était revenu sur ses pas en homme qui veut réparer un oubli.

Et il continua sa phrase :

— Je n’ai pas pensé tout à l’heure à vous demander si l’artiste, M. Clovis, est chez lui… Je ne tiens point à grimper inutilement aux mansardes.

— Vous n’aurez pas à monter si haut, car voici M. Clovis lui-même, dit le portier en montrant du doigt le jeune homme.

— Ah ! très-bien, fit Gravoiseau qui, poussant la porte, entra dans la loge.

Après un salut au graveur, il reprit :

— Chargé des intérêts de Mme Durieux, je comptais me présenter chez vous pour…

— Oui, je sais… pour le terme en retard, interrompit Clovis. J’avais précisément chargé Gringoire de vous prier de ne pas vous user le jarret à monter jusqu’à chez moi. Afin de vous éviter cette fatigue, je lui ai confié pour vous le transmettre…

— L’argent ? fit Gravoiseau empressé.

— Non, pas tout à fait… je lui ai confié seulement non vif regret de ne pouvoir payer. J’ai la certitude de me libérer si un peu de temps m’est accordé.

— Comment donc ! avec plaisir ! Voulez-vous deux heures ? proposa l’ex-négociant avec un faux sourire.

— Accepté les deux mois, dit Clovis qui crut naïvement que son homme s’était trompé.

— Non, non, permettez, j’ai dit heures et non pas mois. Je serais personnellement votre créancier que je vous accorderais tout le temps qui vous serait nécessaire. Malheureusement je suis chargé d’intérêts qui ne sont pas les miens, ce qui m’oblige à une scrupuleuse exécution de mon mandat. Vous me comprenez ?

Tout ceci avait été débité d’un petit ton hypocritement désolé. M. Gravoiseau avait l’air d’être au désespoir de refuser : il avait presque des larmes dans les yeux, sa physionomie était navrée… mais en somme, il n’accordait rien.

— Je suis lié par mon mandat, ajouta-t-il en soupirant.

Maintenant qu’il connaissait le fondé de pouvoirs, Clovis ne pouvait être dupe de cette comédie. Il lui saisit la main qu’il secoua affectueusement :

— Ne vous abîmez pas le tempérament, âme sensible s’écria-t-il. J’avais prévu l’horrible martyre que vous causerait la douleur de me refuser et, pour vous l’éviter, j’ai pris une résolution.

— Laquelle ?

— Celle d’aller tout droit demander à la propriétaire ce délai que vous ne pouvez me donner.

— Ah ! fit Gravoiseau en se redressant. Et vous avez été reçu par Mme Durieux ?

— Oui, mais, malheureusement, elle prenait un bain. Notez que ce « malheureusement » s’applique à moi. Loin de ma pensée de reprocher une telle occupation à cette dame. Aussi j’attends qu’elle soit sortie de sa baignoire pour tenter encore l’aventure.

M. Gravoiseau secoua la tête et d’un ton qui, de doucereux qu’il était, avait tourné à l’aigre :

— Elle ne vous recevra pas, dit-il.

— Pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce qu’elle s’est imposé la règle de ne recevoir aucun locataire depuis qu’elle s’en est remise à moi du soin de gérer sa maison.

— Bah ! une fois n’est pas coutume.

— Non, vous dis-je. Consentir à votre demande serait, de la part de Mme Durieux, un procédé blessant pour moi, une sorte d’injure faite à la confiance qu’elle doit avoir en mon zèle à tenir ses intérêts. À coup sûr, elle vous fera répondre de vous adresser à moi qui la représente.

— Ce n’est pas agréable, ce que vous me dites-là, s’écria le graveur en riant au nez de l’ex-négociant en faillites.

M. Gravoiseau feignit de n’avoir pas compris et continua :

— Aussi, monsieur Clovis, je vous engage à ne pas compter sur un autre délai que celui de deux heures que je vous ai accordé pour trouver l’argent. Passé ce terme, j’aurai l’honneur de me présenter chez vous et, faute de paiement, l’huissier aura mission de poursuivre le recouvrement.

Puis, après un salut d’adieu, M. Gravoiseau, en se retirant, ajouta :

— Oui, monsieur, la propriétaire, je vous le répète, s’est fait une loi de ne recevoir aucun locataire.

En achevant cette phrase, le gérant de la maison allait franchir le seuil de la loge, quand il fut bousculé par Flore qui accourait, riant comme une folle.

Pour un moment, la jalousie se taisait au cœur de la soubrette, encore en proie à l’hilarité causée par la découverte, faite dans l’escalier, que l’air de : Ma farouche tigresse avait un charme particulier pour Mme Rocamir.

En apercevant Clovis, elle modéra un peu son rire pour s’écrier :

— Tiens ! c’est vous, monsieur ?… Je vous rencontre à propos !… Je descendais justement pour dire à Gringoire de vous prévenir que madame vous recevra quand il vous plaira de vous présenter.

— Hein ! fit subitement M. Gravoiseau d’un ton surpris.

— Maintenant que ma commission est faite, je file, car madame doit s’impatienter, ajouta Flore.

Et elle partit en courant sans entendre le gérant qui la rappelait.

Cette annonce que la propriétaire recevrait l’artiste parut avoir vivement froissé M. Gravoiseau, qui se retourna vers Clovis en disant :

— Il en sera comme je vous l’ai prédit, on vous renverra à moi. Aussi, pour vous éviter cette contrariété, je monte chez Mme Durieux à laquelle je transmettrai votre demande d’un délai. En vous apprenant ce qu’elle m’aura répondu, je vous éviterai ainsi une visite inutile.

Sur ces paroles, il quitta la loge et, montant à la hâte au premier, il sonna à la porte de la veuve.

Flore, qui était venue ouvrir, lui barra le passage pour l’empêcher d’entrer.

— Madame, pendant mon absence, a été prise d’une migraine soudaine, dit-elle, il lui est impossible de recevoir. Elle va essayer de dormir un peu.

— Pourtant, tout à l’heure, vous avez annoncé à ce jeune homme qu’il serait admis.

— Oui, mais la consigne est changée ; je le renverrai à demain… ma maîtresse est vraiment trop souffrante.

Comme Flore avait refermé la porte. M. Gravoiseau gagna son appartement, au troisième étage, en murmurant :

— J’aurai le temps de la voir avant qu’elle reçoive cet artiste.

Quand le gérant avait été sorti de la loge, le portier avait dit à Clovis :

— Il veut vous empêcher de vous rendre chez la propriétaire. Il faut y aller quand même.

— Parbleu ! et tout de suite encore ! s’écria le jeune homme.

Puis, après un petit temps de réflexion :

— Dites donc, général ? fit-il.

— Quoi ?

— Vraiment, est-elle jolie, la propriétaire ?

— Très-jolie.

— Alors, il faut être coquet. Avant de monter, je vais d’abord me faire raser.

Sur ce, le graveur, filant le long de la voûte, tourna à gauche dans la rue et fit son entrée dans la boutique de Paul, dit Ernest.

Le maître coiffeur se trouvant, à cette heure, occupé dans son laboratoire à la préparation de sa fameuse pâte épilatoire, Clovis se mit entre les mains du garçon qui le soir était son voisin de mansarde.

Mme Paul, cette intelligente Zuléma, se tenait au comptoir, brodant des bretelles pour son mari dont elle voulait célébrer le jour de naissance.

Elle tirait l’aiguille avec une ardeur qui prouvait tout le plaisir qu’elle éprouvait – vu celui auquel il était destiné – à travailler à ce cadeau.

Tout à coup, Clovis la vit s’arrêter en son occupation, l’aiguille en l’air et l’oreille tendue. Elle semblait guetter un bruit.

Le garçon coiffeur devina sans doute sa pensée, car il s’arrêta de savonner les joues du graveur pour dire à sa patronne :

— Ne craignez rien, madame, ce n’est pas le bourgeois qui revient. Ne cachez pas votre ouvrage, vous pouvez continuer vos bretelles.

— Merci, Timoléon, prononça Zuléma qui reprit sa broderie.

Dame ! vous comprenez ? Elle voulait faire une surprise à Paul dit Ernest et elle ne tenait pas à ce qu’il eût le moindre soupçon que des bretelles se préparaient pour l’heureux jour de sa naissance.

Bientôt, Zuléma, une seconde fois, releva la tête et, une seconde fois encore, le garçon crut devoir la tranquilliser.

— Non, non, madame, dit-il, ce n’est pas le bourgeois… vous croyiez l’entendre siffler. Pas du tout, c’est le son de la flûte du musicien du quatrième… Ah ! il a de rudes poumons, le militaire… A-t-il flûté aujourd’hui un tas d’airs !… malheureusement nous sommes trop éloignés pour bien les distinguer. Moi qui les sais presque tous, j’ai souvent de la peine à les reconnaître… Tenez, en ce moment, je ne saurais dire ce qu’il joue.

— N’est-ce pas Fille du désert ? demanda Zuléma d’un ton de voix un peu ému.

— Ça, non. C’est La mer est belle, dit Clovis dont le barbier venait de lâcher le nez, ce qui lui permettait enfin de parler.

— Ah ! fit Mme Paul en se remettant à son travail.

— Oui, c’est La mer est belle… et c’est parfaitement exécuté, je dois le reconnaître, continua l’artiste.

— Est-ce que vous savez aussi jouer de la flûte, monsieur Clovis ? demanda la femme du coiffeur.

— Mais oui, madame, j’en pince aussi fort agréablement, avoua le graveur en payant au comptoir le prix de sa barbe.

Rasé de frais, quand le jeune homme repassa devant la loge, Gringoire lui cria :

— Bonne chance !

En cinq secondes, il fut arrivé au premier étage. À son coup de sonnette, Flore ouvrit aussitôt. Malgré ce n’elle avait dit à M. Gravoiseau, la soubrette s’écria en reconnaissant le jeune homme :

— Entrez, je vais vous annoncer… Madame consent à vous écouter malgré une épouvantable migraine qui la torture à tel point que la lumière du jour lui fait mal.

Et, après avoir guidé l’artiste par l’appartement, elle le poussa dans un boudoir en lui soufflant à l’oreille :

— Vous trouverez une chaise, tout de suite en entrant, à gauche.

La recommandation n’était pas inutile, car la malade ayant fait tirer les rideaux des fenêtres, le boudoir était tellement sombre que c’est à peine si Clovis pouvait distinguer le peignoir blanc de Mme Durieux qui était étendue sur un divan.

— C’était bien la peine de me faire faire la barbe ! pensa l’artiste en s’avançant à petits pas dans les ténèbres.

V

Pendant que Clovis cherchait à tâtons la chaise que lui avait indiquée la femme de chambre, Mme Durieux commença d’une voix faible et dolente :

— J’ai à m’excuser, monsieur, de vous recevoir dans une pareille obscurité, mais la lumière du jour me fatiguait douloureusement. Malgré la migraine qui me tient en ce moment, j’ai voulu qu’on vous laissât entrer quand même afin de n’être pas accusée par vous de mauvaise volonté.

Puis, après un petit repos, elle ajouta :

— J’attends, monsieur, que vous m’appreniez le motif qui vous a fait demander cette entrevue.

— Elle appelle ça une entrevue ! Merci ! on y verrait mieux dans un four, se dit le graveur qui cherchait vainement à apercevoir le visage de sa propriétaire.

— J’écoute, reprit Célestine.

— Mon Dieu ! madame, ce motif est le suivant : J’ai tenu à vous faire une confession navrante.

— Une confession ?

— Aussi navrante que courte, car elle est contenue en ces cinq mots : Je suis sans le sou…

— Eh bien ?

— Cette position financière devant amener des rapports tendus entre propriétaire et locataire, j’ai pensé qu’en mariant ma franchise avec votre bon vouloir, il y aurait un moyen de sortir d’embarras.

— Lequel ?

— Celui de m’accorder un délai.

— M’occupant très-peu de ma maison, je suis fort excusable de vous demander qui vous êtes.

— Oh ! je représente une bien faible quittance en retard. J’occupe deux mansardes au cinquième.

— Ah ! oui… vous êtes artiste, je crois ?

— Artiste graveur, précisément.

— Et vous vous nommez ?

— Clovis.

— Clovis, tout court ?

— Clovis de Frontac… si ce renseignement peut vous être agréable, je vous le livre.

Un assez long silence de Mme Durieux suivit cette déclaration.

— Est-ce qu’elle s’est endormie ? pensa l’artiste.

Mais la voix de Célestine reprit avec un certain tremblement, causé sans doute par la violence de la migraine :

— Ainsi donc, vous vous trouvez dans une situation difficile, monsieur de Frontac ?

— Pardon, madame… pas Frontac, s’il vous plaît… mais Clovis… Clovis tout court, comme vous disiez tout à l’heure.

— Vous ne portez donc que ce nom ?

— Pour un sans le sou, je trouve que Clovis est fort suffisant.

Au lieu d’insister sur ce point, Mme Durieux fit faire un crochet à la conversation et demanda brusquement :

— Votre femme doit bien souffrir de cette gêne dans son ménage ?

— Pas le moins du monde.

— Ah ! fit vivement Célestine.

— Votre indisposition augmente-t-elle ? Désirez-vous, madame, que je me retire ? s’informa Clovis qui, inquiet de l’intonation que la propriétaire avait mise à son ah ! l’attribuait à la douleur.

— Non, c’est passé… c’était un élancement. Et puis, monsieur de Fron… non, Clovis, je ne dois pas vous congédier sans vous avoir donné une réponse.

— Le fait est qu’elle me la fait bien attendre, cette réponse, se dit le jeune homme.

Ensuite à haute voix :

— Dois-je compter sur votre indulgence ?

Mme Durieux, probablement tourmentée par le mal, n’entendit pas cette question.

— Ainsi, votre femme ne se plaint pas ? reprit-elle aussitôt.

— J’en suis encore à entendre la première plainte de ma femme : et cela, pour une excellente raison, dit gaiement le locataire.

— Quelle raison ?

— C’est que je ne suis pas marié.

— Ah ! fit encore Célestine.

Mais autant le premier Ah avait été triste, autant le second parut trahir un soulagement. À nouveau, Clovis l’attribua aux caprices de la migraine.

— Il paraît que votre tête se dégage un peu ! dit-il.

— Oh ! bien peu, fit plaintivement la malade.

Pour revenir au but de sa visite, le jeune graveur commença sa phrase :

— Dois-je compter sur votre indul…

Il fut interrompu par la propriétaire qui, d’une voix hésitante, reprit :

— Alors, vous n’avez pas d’enfants ?

— Naturellement.

Malgré ses souffrances, Mme Durieux laissa entendre un léger rire moqueur.

— Oh ! oh ! ce « naturellement » est superbe, dit-elle.

— Mais puisque j’ai eu l’honneur de vous affirmer que je n’étais pas marié.

— Eh bien ? fit ironiquement la veuve.

— Comment ? Eh bien ?… mais à moins de l’avoir gagné à une loterie, je ne devine pas comment je pourrais posséder un enfant.

— Votre mansarde est-elle un désert si complet qu’il ne soit visité par… une Lisette ?

On voit que l’effet de la migraine rendait la propriétaire légèrement indiscrète en ses questions.

L’artiste avait secoué la tête à cette dernière demande, et d’une voix triste :

— Une Lisette, dit-il, oh ! non. J’ai trop de mal à vivre seul de mon travail pour associer personne à ma dure existence.

Célestine était décidément en veine d’indiscrétion, car elle continua :

— Vous n’avez pas dû être toujours dans une position aussi précaire… du moins je le suppose… et ce qui n’est pas aujourd’hui peut avoir été jadis.

— Sapristi ! pensa Clovis, l’obscurité m’empêche de m’assurer si la propriétaire est jolie ! mais je n’ai pas besoin de voir clair pour reconnaître qu’elle est diantrement curieuse.

— Oui, poursuivit Mme Durieux, si vous fouilliez bien dans le passé… un peu éloigné… mettons à cinq ou six années de distance… je suis certaine que je découvrirais deux, cinq… même dix Lisettes.

— Oh ! oh ! fit pudiquement le graveur qui, tout en s’amusant de cette curiosité de jolie femme, trouvait qu’elle poussait trop en avant sa pointe dans la vie privée des gens.

— Pourquoi ces oh ! oh !

— À cause de la quantité.

— Est-ce trop… ou pas assez ?

— Trop ! beaucoup trop ! mettons… une.

— Oh ! une ! répéta moqueusement Célestine.

Un souvenir se réveilla sans doute dans le cœur de l’artiste qui, emporté par un élan soudain, répondit d’une voix émue :

— Eh bien, oui, une, une seule… je parle en tant que femme aimée… car les autres…

— Bien, ne parlons pas des autres. Donc vous avouez avoir bien aimé une femme.

— Oh ! oui !!! soupira Clovis.

— Et peut-être l’aimez-vous encore ?

— Ma foi ! je ne dis pas non… bien que je ne sache pas ce qu’elle est devenue.

— On la cherche.

— Je la chercherais pendant vingt ans qu’il me serait impossible de la trouver.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne saurais la reconnaître.

— Vraiment ?

— Attendu que je ne l’ai jamais vue.

Mme Durieux fit encore entendre un rire ironique.

— Voilà ce que je ne pourrai jamais croire, par exemple, dit-elle.

— C’est pourtant de la plus exacte vérité.

— Mais alors c’était une passion platonique… un amour par lettres.

— Hum ! hum ! lâcha Clovis d’un ton vainqueur.

— Pas platonique ?

— Pas le moindrement platonique.

Il s’ensuivit un petit silence après lequel Célestine, non persuadée, répéta :

— Vrai ? bien vrai ? vous ne l’avez jamais vue ?

— Je vous l’affirme.

Pendant qu’il parlait, Clovis crut, dans l’ombre, où se détachait en blanc le peignoir de la propriétaire, voir Mme Durieux quitter sa position couchée pour s’asseoir sur le divan.

— Vrai ? vrai ? vous ne l’avez jamais vue ? répéta la veuve d’une voix qui accusait le vif intérêt que lui inspirait cet amour étrange.

— Je vous en donne ma parole d’honneur ! prononça gravement l’artiste.

L’accent de sincérité avec lequel avait juré Clovis empêcha Mme Durieux d’insister davantage. Par politesse, elle eut l’air de croire à la vérité du récit, et elle reprit en riant :

— Votre histoire, fausse ou vraie… et je la crois vraie puisque vous le jurez… aura eu pour moi un résultat bien agréable… elle m’a distraite à tel point que je crois en avoir oublié ma migraine… il me semble que je ne souffre plus.

— Je suis heureux, madame, d’avoir été aussi bon médecin.

— Monsieur Clovis, ayez donc l’obligeance de tirer ces grands rideaux pour que je m’assure si je puis, à présent, supporter la lumière du jour.

On devine avec quel empressement l’artiste, impatient de connaître sa propriétaire, obéit à cette demande.

Quand, les rideaux ouverts, il se retourna vers le divan, Mme Durieux, coquettement posée, gracieuse d’élégance, offrait à ses regards un visage charmant dont les yeux doux clignotaient gentiment, tout éblouis par le retour soudain de la lumière.

— Sacrebleu ! oui, elle est crânement jolie ! pensa le graveur à cette vue.

— Là ! dit-elle, maintenant que je ne souffre plus, parlons sérieusement de ce qui vous a amené ici… Vous dites donc ne pas pouvoir payer votre terme en retard ?

— Hélas ! non.

— Ni donner un à-compte ?

— Pas davantage.

La propriétaire secoua la tête en prononçant d’un ton un peu sec :

— Savez-vous que, s’il en est ainsi pour votre premier terme dans la maison, j’ai quelque raison de m’inquiéter pour ceux qui suivront.

— J’espère que la cause qui m’a empêché de gagner l’argent de mon terme ne se reproduira pas.

— L’ouvrage vous a-t-il manqué ?

— Aucunement, madame, mais je me suis luxé le poignet, ce qui, pendant des semaines, m’a rendu tout travail impossible.

— Vous avez fait une chute ?

— Non. J’ai attrapé cela en corrigeant un malotru.

L’heure de la curiosité était passée pour Mme Durieux, au lieu de demander des détails sur cette aventure de malotru, elle se mit à réfléchir et, en fin de compte, après quelques secondes de silence, elle reprit :

— Il faudrait vous adresser à M. Gravoiseau auquel j’ai confié le soin de mes intérêts.

— J’ai vu ce monsieur qui a repoussé ma demande, car il m’a accordé un délai dérisoire de deux heures.

— Vous comprenez que je ne puis aller contre la décision d’une personne qui a toute ma confiance. Ce que M. Gravoiseau fait, doit, pour moi, être toujours bien fait. Il ne me reste donc, monsieur Clovis, qu’à souhaiter que vous puissiez vous entendre avec mon représentant.

Tout en prononçant ces mots d’une voix assez sèche, Célestine se levait pour faire comprendre à son locataire que l’audience était terminée.

— Diable ! pensa Clovis, maintenant que j’ai fini de l’amuser, elle ne se met pas des gants jusqu’aux coudes pour me congédier.

En conséquence, il se leva aussi et salua la propriétaire en disant :

— Alors je vois, madame, que je n’ai plus qu’à attendre bien tranquillement l’arrivée de l’huissier.

— Mais pourquoi refusez-vous de vous entendre avec M. Gravoiseau ?

— Parce que c’est tout entendu. Ce monsieur m’ayant accordé deux heures pour rassembler tous mes capitaux… et mes capitaux se montant à la somme de cinquante-deux… c’est-à-dire, non… de quarante-sept sous, car j’ai prodigué cinq sous pour ma barbe… il est à croire que votre gérant, qui compte sur des flots d’or, n’acceptera pas le modeste et premier versement à valoir sur ma dette que me permet ma situation financière.

— Êtes-vous donc vraiment sans ressources ?

— Même plus pauvre que Job, car lui pouvait se permettre d’aller tout nu, économie qui n’est plus réalisable de nos jours… Oui, madame, sans ressources. Le seul oncle, ou plutôt la seule tante d’Amérique qui m’aurait tiré de peine était le Mont-de-Piété. Hélas ! nos rapports sont rompus, car le lien qui nous unissait a disparu… je n’ai même, plus la montre qui me mettait en relations suivies avec cette chère parente… Je l’ai perdue ou elle m’a été volée dans cette rencontre nocturne avec un goujat dont je vous ai parlé tout à l’heure.

Il est à supposer que cette affaire de goujat n’intéressait nullement Mme Durieux, car, cette fois encore, elle n’y prêta aucune attention et, comme si elle avait hâte d’être débarrassée de son visiteur, elle fit un nouveau salut au jeune homme en disant :

— Je ne puis que vous répéter qu’il faut vous adresser à mon gérant.

Devant ce congé formel, le graveur ouvrit la porte et, tout en exécutant sa révérence d’adieu, il se retirait à reculons, quand la jolie femme s’écria vivement ! d’une voix effrayée :

— Prenez garde ! monsieur… là, derrière vous !

À cette exclamation, Clovis se retourna brusquement et aperçut une ravissante petite fille, un joli chérubin de cinq ans environ qui, cherchant à entrer dans le boudoir, aurait été renversé si le jeune homme avait fait un pas en arrière.

— Viens, ma gentille, dit affectueusement la propriétaire à l’enfant qui se glissa prestement par le passage que lui avait livré le graveur.

Mme Durieux prit la petite fille et la souleva dans ses bras à la hauteur de ses lèvres qui se posèrent sur ce frais visage.

— Vous avez là, madame, une bien charmante enfant, dit Clovis, qui s’était arrêté dans sa retraite pour assister à ce tendre baiser.

— Hélas ! le ciel m’a refusé le bonheur d’être mère. C’est la fille de ma cuisinière… veuve comme moi. Je ne suis que sa marraine, répondit un peu tristement la propriétaire.

Puis, comme son regard était revenu tout affectueux sur la créature mignonne qui lui faisait un collier de ses bras potelés, elle s’écria :

— Oh ! oh ! mademoiselle Lili a ses yeux bien rouges… elle a dû pleurer. Est-ce que, par hasard, elle n’a pas été sage ?

— C’est maman qui a voulu encore que je mange de la panade, balbutia Mlle Lili avec une grimace de dégoût.

— Mais la panade fait grandir les petites demoiselles qui ne sont pas des Sainte-Difficile.

— Bien vrai, marraine ? demanda l’enfant, dont les mains roses caressaient le visage de Célestine.

— Ce serait moi qui lui tapoterais ainsi les joues que, c’est certain, elle y trouverait à redire, pensa Clovis dont le regard avait passé de l’enfant à la gracieuse propriétaire.

— Oui, reprit la jeune femme, quand on mange sa panade, on devient grande… grande… Tiens, demande à monsieur.

— Même plus grande encore ! affirma le graveur avec empressement.

— Alors, marraine, laisse-moi aller bien vite manger ma soupe, dit la petite fille en cherchant à se dégager des bras qui la retenaient.

— Très-bien, Lili, il faut être toujours ainsi obéissante, approuva la veuve.

Puis, sans remettre l’enfant à terre, elle s’approcha du graveur en ajoutant :

— Aussi pour ta récompense, monsieur va t’embrasser… cela lui portera bonheur.

Et, avant que Clovis, qui ne s’attendait guère à être pris pour distributeur de récompense, pût prononcer un mot, il eut à portée de ses lèvres la jeune tête de Lili que la propriétaire offrait à son baiser.

Sa bouche quittait à peine la joue de l’enfant que l’artiste vit Mme Durieux se reculer et, sans quitter Lili, lui faire un salut compassé en disant d’une voix grave :

— Je souhaite, monsieur Clovis, que vous vous entendiez bien avec mon gérant.

Le jeune homme comprit qu’il fallait enfin quitter la place et, s’inclinant, il sortit du boudoir après avoir répété :

— Je vais attendre bien tranquillement l’arrivée de l’huissier.

Sur sa route, il rencontra la sémillante Flore qui le guettait au passage.

— Eh bien ? êtes-vous satisfait ? demanda curieusement la soubrette.

— Parfaitement. Je pars avec cette bonne promesse de la propriétaire que, dès que j’aurai tout payé jusqu’au dernier sou, elle m’accordera du temps pour le reste de la somme.

— Pas possible ! fit la camériste étonnée, qui avait cru que le graveur gagnerait sa cause.

— Ce n’est pas positivement tel que je vous le conte, mais on peut dire que c’est tout comme, puisque votre maîtresse me renvoie à M. Gravoiseau.

— Un bien vilain homme ! appuya Flore.

— C’est, parait-il, ce que tout le monde affirme… à l’exception de Mme Durieux.

La femme de chambre secoua la tête d’un air de doute en disant :

— Je n’en jurerais pas.

— Jurer quoi ?

— Que Madame ignore que le Gravoiseau est un franc coquin.

— Allons donc ! S’il en était ainsi, est-ce qu’elle lui confierait le soin de sa fortune ?

— Aussi c’est cela qui me déroute, car, bien que madame ne m’en ait jamais soufflé mot, j’ai une doutance qu’elle sait à quoi s’en tenir sur le compte de son gérant.

Ce dialogue, qui avait lieu dans l’antichambre, fut subitement interrompu par une effroyable détonation qui se fit entendre, de l’autre côté de la porte, sur le carré.

— Ah ! voici M. Rocamir qui éternue ! s’écria Flore en riant.

Au même moment, la sonnette d’entrée tinta. Ce fut en effet, l’ex-droguiste qui se présenta quand la femme de chambre eut ouvert la porte. Il allait sans doute débuter par quelque phrase grivoise à l’adresse de la soubrette, mais, en apercevant l’artiste, il s’arrêta, la main en pigeon vole et la trompe en l’air.

— Vous n’aviez pas besoin de sonner pour vous annoncer ; l’explosion de votre boîte infernale suffisait grandement, lui dit Flore.

En présence d’un étranger, M. Rocamir crut de sa dignité de ne pas répondre à cette plaisanterie. Il se contenta de demander :

— Ta maîtresse est-elle visible, accorte jouvencelle ? Est-il possible de lui présenter une humble requête, almée fascinante ?

Quand M. Rocamir voyait le visiteur qu’elle reconduisait, Flore ne pouvait lui soutenir que la propriétaire ne recevait pas. Si grotesque qu’il fût, l’homme au nez était à ménager, car il représentait le plus gros loyer de la maison.

— Je vais vous annoncer, dit-elle.

— Je t’en aurai une éternelle reconnaissance, vierge séduisante !

Forcée de précéder l’ex-droguiste, la soubrette fit un salut d’adieu au graveur en disant :

— Au revoir, monsieur Clovis. Si madame change d’avis, je monterai au plus vite chez vous pour vous en prévenir.

Et elle referma la porte derrière le jeune homme qui s’éloignait.

— Est-ce que ce monsieur fait partie des locataires de la maison ? demanda l’homme au nez en suivant la femme de chambre.

— Oui, c’est l’artiste du cinquième.

— Artiste en quoi ?

— En tout, répondit simplement Flore.

— Bon à noter, pensa M. Rocamir.

Cependant Clovis avait descendu l’escalier pour aller conter sa déconvenue au concierge qui s’impatientait de cette longue absence.

— Ah ! cette fois vous l’avez vue ! n’est-ce pas qu’elle est jolie ! s’écria Gringoire au premier pas que le jeune homme fit dans la loge.

— Très-jolie.

— Et vous avez réussi ?

— Réussi à la distraire, oui… et à tel point que j’ai dissipé une migraine horrible dont elle souffrait.

— Oh ! oh ! alors, par reconnaissance, elle vous a accordé ce que vous lui demandiez ?

— Non, par reconnaissance elle m’a fait embrasser la fille de sa cuisinière. Voilà tout ce que j’ai obtenu de cette charmante femme.

Le compte rendu que lui faisait le graveur de son entrevue avec la propriétaire était loin de satisfaire Gringoire, qui avait fondé de douces espérances sur cette première mise en présence de ceux qu’il voulait marier.

— Vilain début ! pensa-t-il.

Puis, après avoir réfléchi :

— Elle vous a fait embrasser Lili ?

— Une ravissante petite fille, du reste.

— Et qui ne ressemble guère à sa mère, je vous en réponds, appuya en riant le portier.

— Ah ! la cuisinière est laide ?

— Affreuse… et notez qu’elle a eu cet enfant sur le tard… à quarante ans.

— Lili tient alors de son père qui était peut-être beau garçon.

— Là-dessus, je ne saurais vous renseigner, car je n’ai pas connu l’époux de Marie… il paraît qu’il est mort quand sa femme était en pleine grossesse… Et tout cela date d’avant le mariage de Mme Durieux… car la petite avait déjà quatre mois.

— Marie n’est donc pas entrée au service de la propriétaire depuis le mariage de sa maîtresse ?

— Oh ! non… Elle servait chez les parents de Mme Durieux quand celle-ci était demoiselle. Si elle ne l’a pas vue naître, elle a dû au moins la connaître bien jeune.

— Alors je comprends pourquoi la propriétaire est marraine de l’enfant… Quel est le parrain ? Est-ce que c’était défunt M. Durieux ?

— Lui ! oh ! non ! Quand il ne pouvait pas souffrir les enfants dans sa maison, ce n’était pas pour les adorer dans son ménage. Aussi, lorsque madame a imploré M. Durieux pour qu’il permît à la cuisinière d’avoir sa fille près d’elle, il est entré dans une colère bleue et s’est écrié : « Si la gamine entre ici, je la flanque dans le pot-au-feu de sa mère ! » Ah ! il ne badinait pas avec sa tranquillité, le défunt… Ce n’est pas de son vivant que M. Rocamir aurait pu se permettre ces éternuements qui ébranlent la maison !

— Alors Lili n’est entrée chez sa marraine que quand celle-ci a été veuve ?

— Huit jours après l’enterrement du mari.

Puis revenant à ses moutons, Gringoire arrêta ses renseignements pour demander :

— Comme ça, madame ne vous a rien accordé ?

— Le Gravoiseau avait prédit juste. Elle m’a renvoyé à lui.

— Et vous ne pouvez pas solder ?

— Pas plus que de me mordre le front.

— Il y aurait un moyen de ne pas payer vos termes, dit Gringoire d’un ton grave.

— Ce serait d’avoir une maison à moi… je connais cette vieille plaisanterie.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de si plaisant à avoir une maison à soi… Ah ! oui, je sais ce que vous allez me répondre… qu’il faut posséder des capitaux, n’est-ce pas ?… Mais moi, par mon procédé, j’écarte les capitaux qui ne sont pas nécessaires. Voulez-vous savoir ce moyen ?

— J’avoue que je suis curieux de le connaître.

— Il est bien simple.

— Dites, j’écoute.

— Épousez la propriétaire.

À cette proposition, le jeune homme partit d’un éclat de rire.

— Il paraît que, chez vous, c’est une idée fixe de voir Mme Durieux convoler en secondes noces, s’écria-t-il.

— Oui… et avec vous… Dites que vous y consentez et je me fais fort de réussir, prononça Gringoire d’un ton résolu.

Malgré le rire qui le secouait, Clovis put arriver pourtant à bégayer :

— Vous seriez fièrement embarrassé si je vous prenais au mot.

— Prenez-moi… prenez-moi, répéta le portier avec le plus sérieux aplomb.

— Mais, réfléchissez donc un peu, mon brave Gringoire, que, pour décider la propriétaire à se remarier, il faut que le prétendant soit ou riche ou beau garçon. Peut-être même qu’il réunisse ces deux avantages.

— Eh bien ?

— Dame ! je ne peux pas précisément dire que je roule sur l’or et les diamants.

— Non… mais vous êtes joli garçon.

— Euh ! euh ! fit modestement Clovis, je ne suis pas positivement laid à faire peur… mais de là à être beau, il y a une large marge.

— Si, si, croyez-moi, vous êtes beau garçon, insista Gringoire.

— Alors avouez que mon genre de beauté n’est pas du goût de la propriétaire, puisque, malgré le physique agréable que vous m’attribuez, je n’ai pu assez attendrir cette dame pour obtenir d’elle la mince faveur d’un tout petit délai à propos de mon terme.

Le concierge coupa court aux observations du graveur, en demandant d’un ton impatient :

— Bref, trouvez-vous Mme Durieux jolie ?

— Charmante.

— Et l’épouseriez-vous ?

— Parbleu !

— C’est bien décidé, n’est-ce pas ?

— Oui, fit l’artiste qui, s’amusant de l’air important que se donnait Gringoire, répondait sans attacher rien de sérieux à ses paroles.

— Alors, continua le portier, puisque vous me promettez de l’épouser, je vais m’occuper d’amener la propriétaire à vous accorder sa main.

Clovis retint une nouvelle envie de rire et, affectant une surprise respectueuse, il s’écria :

— Êtes-vous donc un puissant magicien !

— Non, je suis simplement un concierge et c’est assez, répondit Gringoire en clignant des yeux avec un petit air malin.

Pendant ce dialogue, l’air de Viens dans ma nacelle avait commencé au quatrième étage. La petite flûte du galant militaire jouait avec une verve endiablée, et l’écho de l’escalier répétait ses notes par toute la maison.

— Oh ! que celui-là m’agace avec son tuyau ! grinça rageusement Gringoire. Depuis ce matin, il n’a cessé sa musique.

— Le fait est que ce musicien possède un souffle remarquable et un répertoire bien varié, ajouta Clovis.

— J’aime à croire que vous ne le tolérerez pas longtemps ici quand vous serez propriétaire de la maison.

Le pipelet avait prononcé cette phrase avec une assurance si comique que, cette fois, le graveur ne put commander à son rire.

— Oh ! quand je serai propriétaire ! s’écria-t-il, voici un quand qui pourra bien n’arriver jamais.

— Plus tôt que vous ne croyez.

— Alors faites, mon cher, que ce soit avant six semaines, car c’est à peu près le temps que l’huissier va mettre à me dépouiller de mon mobilier… et je ne serais pas fâché d’être marié avant l’époque où je me trouverai sur le pavé.

— Est-ce que vous habiterez le premier étage avec votre femme ? demanda le portier dont, on le sait, le but était, en mariant la propriétaire, de l’éloigner son immeuble.

Si de la part de Gringoire, la conversation était sérieuse, il n’en était pas de même pour Clovis qui n’y voyait qu’une lubie du bonhomme. Aussi, faisant poser le concierge, il répondit :

— Si j’habiterai ici ? qu’en dites-vous, Gringoire ?

— L’appartement est un peu petit pour deux.

— Est-ce qu’il s’est rétréci depuis la mort de M. Durieux ?

— Non, mais le défunt était impotent et il ne quittait point son fauteuil. Il ne lui fallait donc pas grande place. Tandis que vous…

— Oh ! moi, je suis plus remuant, je l’avoue. Donc, mon brave général, vous pensez que l’appartement sera un peu petit pour deux quand j’y serai entré en qualité de mari ?

— Oui. Vous ferez bien d’en choisir un autre plus vaste ailleurs que dans la maison, dans le voisinage… Vous me permettez de vous donner ce conseil ?

— Vous permettre ! mais, au contraire, je vous supplie de me donner… que dis-je, de me prodiguer, de m’entasser les conseils. Ne regardez pas à me réveiller la nuit pour me glisser un conseil… Ah ! tenez, général, voulez-vous que je sois franc avec vous ?

— Soyez-le.

— Eh bien, j’aime mieux renoncer à épouser la propriétaire, si vous ne me promettez pas ici, tout de suite, de toujours m’accabler de vos conseils… C’est si bon de n’avoir qu’à se laisser vivre sans s’occuper de rien autre que de suivre des bons conseils… Il faut me le jurer, général… Jurez-le-moi… sans cela, rien de fait.

Le portier prit son air solennel et sa voix grave :

— Monsieur Clovis, je jure de tenir toujours mes conseils à votre disposition.

— À ma disposition n’est pas assez fort… il faudra me les imposer… qu’ils soient des ordres.

Gringoire jubilait agréablement. Il se voyait, dans un avenir très prochain, redevenu premier ministre sous un roi de paille qui n’entendrait que par lui. Il replacerait sous le joug tous ces locataires qui se permettaient de rentrer après dix heures. Oh ! alors, comme il dormirait ses pleines nuits !!!

— Je serai le maître, pensait-il.

Aussi, avec un petit frisson de joie que lui donnait l’espoir de retrouver sa puissance, il se carrait majestueusement en son fauteuil, sous le regard de Clovis qui se disait :

— Quel bon toqué !

La scène fut interrompue par l’entrée dans la loge d’une femme en tablier blanc, qui demanda :

— Gringoire, avez-vous vu passer Flore ?

— Non, je ne l’ai pas aperçue.

— Elle doit pourtant être sortie, car voici au moins vingt bonnes minutes qu’elle est absente.

— Elle est sans doute dans la maison ?

— Chez qui serait-elle ?

— Peut-être chez les Rocamir où elle taille une bavette avec leur bonne Félicie.

— Oh ! elle ne peut pas la souffrir !… Non, elle aura plutôt décampé sans que vous l’ayez vue filer.

— C’est possible.

— Quand elle rentrera, recommandez-lui de remonter bien vite, car notre maîtresse est seule dans l’appartement.

— Est-ce que vous sortez aussi ?

— Oui, je vais faire une commission pressée pour madame… aussi je pars au galop.

La femme au tablier, joignant l’action à la parole, sortait de la loge quand, sur le seuil, elle s’arrêta pour s’écrier :

— Ah ! à propos des Rocamir, vous ne savez pas la nouvelle ?

— Non, dites.

— Ils vont donner un bal.

— Un bal… de nuit !!! fit Gringoire en serrant les poings à la pensée qu’il lui faudrait veiller cette nuit-là.

— Sans doute, de nuit. M. Rocamir est venu tout à l’heure en demander la permission à madame.

— Et elle l’a accordée ?

— Immédiatement. Seulement elle a dit que, cette fête devant empêcher toute la maison de dormir, M. Rocamir ferait bien d’inviter les locataires… et M. Rocamir a trouvé l’observation fort juste.

Cette conversation s’était continuée sans que la femme au tablier, qui montrait le dos à Clovis, se fût aperçue de la présence du jeune homme assis dans un coin obscur de la loge.

Aux dernières paroles qu’elle venait de prononcer, Gringoire se tourna vers l’artiste en disant :

— Vous entendez ? on vous invitera au bal, monsieur Clovis.

À ce nom, la causeuse se retourna brusquement et ses yeux s’attachèrent surpris sur le graveur qui, de son côté, examina celle qui le regardait. C’était une femme ayant largement dépassé la quarantaine, lourde, épaisse, commune, mais dont le visage respirait la franchise et la bonté.

Elle fut sur le point de parler, mais les mots expirèrent sur ses lèvres et, sans avoir rien dit à l’artiste, elle revint à Gringoire en s’écriant d’une voix qui trahissait une émotion fort peu en rapport avec ses paroles :

— Je pars pour ma commission. Guettez bien Flore pour la renvoyer tout de suite à madame qui est seule… En passant devant le coiffeur, je vais regarder si elle n’est pas dans la boutique.

Et elle s’éloigna en courant, après avoir jeté un dernier et furtif regard sur le jeune homme.

— C’est la cuisinière de Mme Durieux, n’est-ce pas ? demanda Clovis au portier quand ils se retrouvèrent seuls.

— En personne… Marie… celle qui est la mère de la petite Lili.

— Vraiment ! fit le graveur.

— Hein ! ça vous étonne qu’un laideron pareil possède une aussi jolie petite fille… et pourtant, c’est comme je vous l’ai dit, ricana Gringoire.

Puis, changeant subitement son sujet de conversation, il s’écria joyeux :

— En voilà tout de même une heureuse chance qui vous arrive, convenez-en ?

— Quelle chance ?

— Cette invitation au bal des Rocamir qui vous attend… Vous vous rencontrerez avec la propriétaire et vous pourrez alors déployer votre amabilité, votre jarret, vos grâces et autres moyens de séduction.

Clovis secoua la tête en riant :

— Oh ! fit-il, si j’attrape une entorse, ce ne sera pas en dansant au bal de M. Rocamir.

— Vous n’êtes donc pas danseur ?

— Au contraire. Je danserais sur la tête et je suis de force à valser pendant trois jours sans m’arrêter.

— Eh bien, alors ?

— Je veux dire que je n’irai pas à ce bal.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’ai pas d’habit.

— On en loue un.

— En admettant que, ce jour-là, je possède encore bien intacts les quarante-sept sous qui constituent ma fortune, il est à croire que, pour ce prix, je ne trouverais à louer que l’habit de Cadet Roussel.

— Saperlotte ! jura Gringoire en se grattant la tête, vous perdez là une jolie occasion de fasciner la propriétaire.

— Je l’avoue.

Après un silence pendant lequel les doigts de Gringoire se promenèrent de l’extrémité de son nez au sommet de son crâne où flottait une mèche superbe, le portier prononça timidement :

— Si vous me promettiez de ne pas vous fâcher, je vous ferais une petite proposition.

— Faites, général.

— J’ai là, tout neuf, pas plié, un joli billet de vingt francs… s’il pouvait vous être agréable ? vous me comprenez ?

— Parfaitement… vous m’offrez de me prêter vingt francs.

— Oui, monsieur Clovis, pour louer un habit… Vous me rendrez la somme quand vous serez propriétaire.

— Décidément, c’est une monomanie chez vous, général, dit l’artiste en riant. Non, je n’accepte pas… gardez votre argent.

Gringoire avait pris le carnet sur lequel il notait ses dépenses, et il en avait tiré le billet, placé entre les feuilles.

— Tenez, reprit-il, tout neuf, pas une tache, frais comme l’œil, je l’avais mis dans mon livre pour ne pas le plier, on dirait qu’il vient de sortir de dessous la presse il y a dix minutes… Allons, monsieur Clovis, prenez-le… Je suis persuadé qu’il vous portera bonheur.

— Non, gardez votre argent, répéta le graveur.

Et, pour donner un motif à ce refus, il ajouta :

— Je ne veux pas vous en priver… Vous n’en avez déjà pas trop.

Ces mots inspirèrent une idée au concierge qui tenait absolument à obliger son protégé.

— Ah ! vous ne voulez pas m’en priver ! s’écria-t-il, eh bien, je vous jure que, si vous ne l’acceptez pas, je vais le brûler devant vous. Comme cela vous m’en aurez privé… et sans aucun profit pour vous.

En parlant, Gringoire avait enflammé une allumette et l’approchait du papier de la banque.

— Voyons, acceptez-vous ? demanda-t-il.

— Allons, donnez, dit vivement l’artiste pour l’empêcher de commettre sa bêtise.

Et il prit le billet avec l’intention de le rendre le lendemain au concierge en lui faisant croire qu’il avait trouvé des fonds.

VI

En même temps que Clovis avait retiré des mains du concierge le billet de vingt francs qu’il allait brûler, son regard s’était tourné vers le coucou dont le tic-tac se faisait entendre dans l’alcôve de la loge.

Il s’en manquait de quelques minutes que fussent écoulées les deux heures de délai que le gérant avait accordées pour le payement du terme.

— Il faut que je remonte chez moi, dit-il, si je veux me trouver là pour recevoir la visite que m’a promise le Gravoiseau.

— Ah ! oui, c’est vrai… allons, au revoir.

Son billet à la main, Clovis prit le chemin de sa mansarde. Il franchit rapidement le premier étage ; mais, en passant devant la porte de la propriétaire, son pas se ralentit et il devint pensif. C’est que cette porte, en lui rappelant sa visite à Mme Durieux, venait aussi de raviver en son souvenir les charmes de la veuve.

— Curieuse au possible, mais attrayante en diable, se dit-il en résumant ainsi son entrevue avec la jolie femme.

Tout au souvenir agréable qui l’absorbait, l’artiste avait continué son ascension. Entre le troisième et le quatrième étage, il se rangea pour laisser passer une femme qui descendait. Dans cette personne, bien qu’elle se tînt le nez tourné vers la muraille, Clovis, s’il eut été moins rêveur, aurait facilement reconnu Mlle Flore qu’on accusait si injustement d’être à flâner au dehors quand, on le voit, elle n’avait pas quitté la maison qui, tout à l’heure, retentissait de l’air de Viens dans ma nacelle.

Le graveur atteignit son étage, ouvrit sa porte sur laquelle il laissa la clef, vint s’asseoir devant sa table de travail, le tout sans avoir conscience de ce qu’il faisait, car il ne cessait de se répéter :

— Oui, attrayante en diable !

Et, l’œil fixe, tenant toujours son billet de banque à la main, il était là depuis dix minutes, songeant toujours à sa belle propriétaire, quand il fut brusquement tiré de sa méditation par une voix qui disait du seuil de la porte :

— Je vous demande bien pardon de m’être permis d’entrer, mais voyant la clef sur la porte et n’ayant pas reçu de réponse aux deux coups que j’ai frappés, j’ai pensé que vous étiez tellement plongé dans le travail que vous ne m’entendiez pas.

Cet arrivant était M. Gravoiseau.

À la vue du gérant, le graveur revint aussitôt au sentiment de la situation présente, et sa première pensée fut pour le billet de banque qu’il tenait entre ses doigts.

— Ne laissons pas ce vautour étendre la griffe sur mon billet, car je tiens à le restituer à Gringoire, se dit-il.

Donc, prestement, il fit disparaître le papier de la banque sous un des bois à graver qui encombraient sa table de travail.

Cependant M. Gravoiseau, sa quittance à la main, s’était approché et, de son ton doucereux, il avait commencé :

— Les deux heures étant écoulées, je me présente, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous en prévenir, pour vous demander une dernière fois si vous êtes en mesure de payer… Vous voyez que je suis de parole.

— Et moi aussi. Je vous ai promis, il y a deux heures, que, le délai passé, je serais dans la même impossibilité d’acquitter ma dette.

M. Gravoiseau tira gravement de sa poche son portefeuille, dans lequel il replaça la quittance, puis il salua en disant :

— Je n’ai plus qu’à me retirer. Le reste regarde maintenant l’huissier qui stimulera votre bonne volonté.

— Mais, monsieur Gravoiseau, vous supposez donc que si je ne paye pas c’est pour une tout autre raison que le manque de finances ?

— Oh ! fit sévèrement le fondé de pouvoirs, veuillez croire que je connais les artistes. Ils savent bien trouver des sommes pour godailler… Quant au terme, c’est autre chose… on se croirait ridicule en le soldant.

Il avait prononcé si dédaigneusement ces paroles stupides qu’un peu de colère monta au cerveau de l’artiste.

— Ah ça, se dit-il, cet animal-là m’a tout l’air de chercher un à-compte en giffles.

Mais il sut se contraindre et répondit d’une voix calme :

— Est-ce que vous m’avez prêté de l’argent, cher monsieur ?

— Je n’en prête jamais ! sachez-le pour votre gouverne.

— C’est que je ne vois que votre argent avec lequel j’aurais pu godailler depuis plusieurs semaines, attendu que mon travail ne m’a pas rapporté un rouge liard. Un accident au poignet droit m’a empêché de tenir mon burin.

— Oui, oui, fit ironiquement Gravoiseau, on a mal au poignet pour le terme… mais on est guéri quand il faut gagner l’argent de ses plaisirs.

— Décidément je vais lui casser les reins, se dit le graveur auquel la moutarde repicota le nez.

Ce qui sauva le gérant d’une bonne correction fut qu’à ce moment il ajouta :

— Je sais ce que je dis… et surtout ce que j’ai vu.

— Et qu’avez-vous vu ? demanda Clovis étonné.

— J’ai vu, quand je suis entré ici, que vous étiez si bien attentionné à ce que vous faisiez que vous ne m’avez pas entendu frapper. En m’apercevant, vous avez promptement caché quelque chose… à coup sûr, c’était votre travail du moment… tenez, c’était le bois qui est là… Retournez-le et je vous parie que c’est une gravure en train.

Ce disant, au lieu de laisser faire l’artiste, M. Gravoiseau leva le bois sous lequel Clovis, à l’entrée du coquin, avait caché le billet de Gringoire.

À la vue de ce billet qui, blanc, tout neuf et sans un pli, se montrait à lui, le gérant prit un air de triomphe et articula d’un ton moqueur :

— Ah ! vous n’avez pas le sou !… Qu’est-ce donc que cela ? Monsieur… vous voyez que votre mauvaise volonté va même jusqu’à ne pas proposer un à-compte… quand la chose vous est possible.

Puis, secouant la tête, Gravoiseau continua :

— On ne m’en conte pas à moi !… Je connais les artistes à fond… tous farceurs… pour ne pas dire plus.

Et il s’empara du billet en s’écriant :

— Ce sera un à-compte à valoir.

Clovis tenait à restituer ce billet à Gringoire. S’il l’avait accepté, c’était, on le sait, pour empêcher le concierge de le brûler. Donc l’artiste, pour le reprendre à Gravoiseau, allait employer la force quand, tout à coup, une idée folle lui traversa l’esprit.

— Ah ! pensa-t-il, c’est ainsi que tu traites les artistes, plat drôle qui as fait quatre fois faillite ; attends, je vais te pousser une jolie balançoire pour te faire rendre mon billet.

Aussitôt, tremblant, effaré, il se jeta aux genoux du gérant et lui cria d’une voix épouvantée :

— Ne me perdez pas !… de grâce, rendez-moi ce billet… Je me repens, je vous le jure… ne me perdez pas, je vous en supplie… Brûlez-le, si vous ne voulez pas me le rendre.

M. Gravoiseau était resté stupéfait à cette explosion subite de désespoir.

— Qu’est-ce qui vous prend ? fit-il tout ahuri.

— Ne me perdez pas, répéta Clovis suppliant. Oui, je le confesse, je suis un grand coupable… mais j’étais si malheureux !… et vous le savez, la misère est une mauvaise conseillère… alors j’ai succombé à une tentation affreuse. J’avais jadis étudié ce genre de gravure… J’ai oublié qu’une punition sévère attend ceux qui contrefont les billets… alors, la débine me poussant, j’ai pris mon burin et…

Comme s’il avait honte d’achever l’aveu de sa faute, le jeune homme s’interrompit pour crier sur le ton le plus lamentable :

— Ne me perdez pas ! Par pitié ! rendez-moi ce billet pour que je l’anéantisse.

En entendant l’artiste, Gravoiseau avait exécuté un bond énorme, et, les yeux fixés sur le papier il répétait d’une voix vibrante de surprise :

— Il est faux, dites-vous ? Vraiment, il est faux ?

— Archi-faux, répondait Clovis.

Et le gérant tournait, retournait, examinait sous tous les sens le billet en redisant :

— Quoi, il est faux !

Pendant qu’il témoignait ainsi son étonnement immense, le graveur continuait ses aveux d’un ton contrit :

— Vous comprenez maintenant, monsieur Gravoiseau, pourquoi j’ai caché si brusquement ce papier quand votre entrée subite m’a surpris… Rendez-le-moi… c’est mon premier… ce sera mon dernier ; je vous le jure !… oui j’en fais le serment.

— Bien vrai ? dit M. Gravoiseau d’une voix sévère tout en fourrant le billet dans son gousset.

— Je vous en donne ma parole.

— J’ai pitié de vous, malheureux ! Votre repentir vous sauve. Je vous retire ce billet pour que vous ne succombiez pas à la tentation de le faire passer.

Ce disant, Gravoiseau lança un louis sur la table.

— Tenez, reprit-il, en voici la valeur… Que cet argent vous serve à rentrer dans le sentier de la vertu en reprenant un travail honnête… et, pour que la misère ne vous pousse plus dans l’abîme… pour que la nécessité de votre position ne vous incite plus à un emploi coupable de votre talent, je vous accorde un délai de deux mois pour payer votre terme en retard.

Cela débité, M. Gravoiseau, solennel, sévère, majestueux, sortit de la mansarde.

Dès que le gérant eut disparu, Clovis s’empara du louis jeté sur la table et balbutia dans les spasmes de son fou rire :

— Billet ou louis d’or, qu’importe ! Au moins je pourrais rendre la somme à Gringoire. Sans ma blague, les vingt francs filaient pour la propriétaire… Ah ! il en a gobé une belle, le Gravoiseau !… et il m’a accordé du temps ! Ma foi ! je ne me serais pas attendu à cela de lui.

Vingt minutes après, l’artiste riait encore quand sa porte se rouvrit.

C’était M. Gravoiseau qui revenait.

Pour comprendre ce retour, il faut savoir ce qu’avait fait le gérant après avoir quitté la mansarde.

Doucement, il avait descendu l’escalier en examinant encore le billet qu’il avait retiré de sa poche.

— Faux ! c’est prodigieux ! se disait-il.

Puis il avait gagné le boulevard et il était entré chez le premier changeur rencontré. En passant son papier par le guichet, il avait demandé :

— Est-ce que ce billet est bon ?

À quoi le changeur, après un simple coup d’œil sur la valeur, avait répondu en rendant la monnaie :

— Si vous avez des billets faux de genre-là pour cent mille francs, vous pouvez me les apporter sans crainte.

M. Gravoiseau était sorti de la boutique, et, tout rêveur, il avait regagné la maison en murmurant :

— Il a un joli talent !

Alors il avait remonté les cinq étages et était rentré chez le graveur qui, en le voyant, reprit son sérieux et s’écria :

— Revenez-vous sur votre pardon, miséricordieux monsieur Gravoiseau ?

Au lieu de répondre à cette exclamation, le gérant fixa l’artiste en secouant la tête d’un air à la fois triste et digne.

— Quand je pense, dit-il, que vous risquiez les travaux forcés pour un misérable billet de vingt francs !… Certes je ne vous aurais pas excusé, mais, peut-être, je vous aurais compris s’il s’était agi d’un billet de mille francs… Pourquoi, puisque vous faites tant que de braver le danger, ne vous y exposiez-vous pas au moins pour mille francs ?… Avec un peu de chance, vous pouviez espérer de vous enrichir.

— Ma raison est bien simple.

— Dites-la-moi.

— Parce que, malgré ma misère, un billet de vingt francs était un modèle facile à me procurer… tandis que pour imiter un billet de mille, il m’en fallait un véritable… et, dame ! ce modèle-là était au-dessus de mes moyens.

M. Gravoiseau regarda Clovis en silence. Puis il retira de sa poche son portefeuille dans lequel il prit un billet de mille francs qu’il posa sur la table en disant :

— Tenez, voici un modèle ; mettez-vous au travail… et nous partagerons.

Après quoi, en lui tendant un autre papier plié :

— De plus, ajouta-t-il, pour vous donner du cœur à l’ouvrage, je vous offre votre quittance du terme.

— Oh ! la complète canaille ! pensa l’artiste, tellement abasourdi par la surprise qu’il n’osait regarder en face celui qui lui proposait une infamie pareille.

M. Gravoiseau crut à de l’hésitation et, pour la vaincre, il continua :

— Oui, nous partagerons… car ce sera moi qui me chargerai de mettre vos… nos billets en circulation.

Tout en écoutant la voix doucereuse du gérant, Clovis n’avait pas relevé la tête. Il pensait à la charmante propriétaire qui avait remis ses intérêts à ce misérable.

— Il est d’un fort joli numéro, son homme de confiance ! se disait-il.

Le Gravoiseau, en ne recevant pas de réponse, revint encore à l’assaut.

— Oui, fit-il, je les passerai. Vous voyez que je m’exposerai autant que vous.

Le graveur avait sans doute pris une résolution, car, fixant enfin les yeux sur le coquin, il secoua la tête d’un air de doute, en disant :

— Vous vous exposerez autant que moi, prétendez-vous. Permettez-moi de n’être pas de votre avis… car notre situation n’est pas la même.

— En quoi ?

— Dame ! que nous nous fassions pincer, supposons-le… Alors vous nierez comme un beau diable et vous serez d’autant mieux cru que vous avez soixante mille livres de rente, ce qui prouvera que vous n’aviez nul besoin d’émettre de faux billets… Vous prétendrez les avoir vous-même reçus par erreur, de bonne foi…, etc.

— Alors, tout ira bien pour nous.

— Pour nous, non… Pour vous, vous tout seul, oui… car, moi, ma débine me fera condamner. S’il est une situation dans laquelle un homme puisse songer à battre fausse monnaie, c’est bien la mienne… Alors on me tombera sur le dos ! Vous voyez ça d’ici, n’est-ce pas ?

M. Gravoiseau remua doucement la tête et répondit de sa voix insinuante :

— Il faudrait pourtant être logique, jeune homme. Du moment que vous admettez qu’on croira, grâce à mes soixante mille livres de rente, que ce billet est arrivé en mes mains par erreur, voulez-vous me dire quel danger vous pouvez courir, vous qui vous trouverez derrière moi ?

— Euh ! euh ! fit Clovis d’un ton peu convaincu. Oui, ce serait tout plein gentil si la chose devait marcher telle que vous le dites.

— Pourquoi ne marcherait-elle pas ainsi ?

— Euh ! euh ! répéta le jeune homme, rien ne m’assure que, pris le billet en main, vous ne vous troublerez pas, que vous ne perdrez pas la tête… Alors, pour peu qu’on insiste, vous déclarerez l’avoir reçu d’un graveur… Rien que mon état fera aussitôt dresser le nez à la justice, qui m’arrivera sur les reins… J’aurai beau dire que vous étiez mon complice, on vous croira quand vous crierez à la calomnie du haut de vos soixante mille livres de rente… et j’avalerai tout seul le vilain morceau.

— Pouvez-vous me croire capable de vous dénoncer ? prononça Gravoiseau en homme bien douloureusement froissé.

— Oh ! non, grands dieux ! non, je ne vous en crois pas capable. Mais vous le savez, on n’est pas maître de son premier mouvement… Comme je vous l’ai dit, il se peut que vous vous troubliez en vous voyant pris… C’est contre ce trouble que je voudrais être prémuni en ayant ce qu’on appelle la garde à carreau.

Le gérant haussa les épaules en disant avec un sourire malin :

— Je vois que vous ne me connaissez pas. S’il en était autrement, vous n’auriez pas cette crainte puérile de me voir me troubler.

— Oui, c’est possible, mais en affaires… car c’est une affaire que vous me proposez… on n’est jamais trop circonspect. Aussi je vous avoue que je ne serais parfaitement tranquille que si j’avais un papier de vous.

— Hein ! un papier ! fit M. Gravoiseau en se redressant à cette proposition.

— Oui, quelques lignes signées de vous… un petit bout d’acte d’association bien compromettant pour vous… Rien ne serait meilleur pour vous donner le sang-froid voulu au moment du danger.

Chez le gérant, la prudence égalait la coquinerie. Il était de ces drôles émérites que la justice incarcère vingt fois et qu’elle est toujours réduite à relâcher faute de preuves suffisantes. Il connaissait trop le vieux dicton, qu’avec deux lignes de son écriture on peut faire pendre l’homme le plus innocent, pour consentir à signer un acte tel que le demandait Clovis.

— Je n’écris pas de pareilles conventions, dit-il d’un ton sec.

L’artiste feignit de ne pas comprendre que le refus était positif et, tenant à toute force à empaumer son homme, il reprit :

— Oh ! je ne vous demande pas d’écrire tout de suite ; je ne suis pas aussi exigeant… Je veux d’abord que vous jugiez de l’ouvrage… Vous ne vous déciderez que quand je vous présenterai mon premier billet imité… Alors, en appréciant le travail, vous serez mieux à même de juger si vous devez vous engager.

M. Gravoiseau, à ces paroles du jeune homme, pensa que le graveur, quand son œuvre serait terminée, serait pris de la tentation d’en tirer profit au plus vite et qu’il viendrait de lui-même implorer son aide pour l’émission des faux billets.

— Alors ce garçon sera moins défiant et le besoin de faire argent de son travail le mettra en mon pouvoir sans conditions, se dit-il.

Puis, à haute voix, il répondit :

— Vous avez deviné juste. Si j’hésite à m’engager maintenant, c’est que je ne sais si vous parviendrez à mener votre entreprise à bien.

— Rien de plus juste, approuva Clovis. Remettons la signature de notre acte de société au jour où je vous présenterai mon premier billet faux.

Malgré son pouvoir sur lui-même, le gérant ne put éteindre le ton de vive curiosité que trahissait sa voix quand il demanda :

— Et quand croyez-vous avoir terminé ?

La gravure d’un billet de banque exige de longs mois ; mais l’ignorance complète de M. Gravoiseau sur ce sujet était telle que Clovis put se permettre de répondre avec aplomb :

— Pas avant quinze jours.

— Si tard ! dit vivement le gredin.

— Et quand je parle de quinze jours, continua le graveur, il faut supposer que je ne m’occuperai uniquement que de cette besogne… ce qui n’est pas possible, vous devez le comprendre.

— Pourquoi ?

— Parce que, durant ces quinze jours, l’estomac aura des exigences auxquelles il faudra satisfaire. Il me sera donc indispensable d’exécuter, en même temps, d’autres travaux qui m’aident à manger jusqu’au bienheureux jour où vous me rapporterez ma part de monnaie du premier billet échangé.

Gravoiseau parut se consulter, puis, après avoir poussé un soupir de résignation, il sortit encore son portefeuille dont il tira deux billets de cent francs qu’il tendit à l’artiste en disant :

— Tenez, voici pour manger, vous n’aurez qu’à poursuivre uniquement notre travail. Je puis donc compter qu’il sera terminé à l’époque convenue ?

— Oui, dans une quinzaine.

— Et vous me permettrez, de temps à autre, de monter pour voir si l’ouvrage avance ?

— Ah ! pour ça, non… je veux que vous en ayez la surprise entière… et puis, voyez-vous, votre présence me causerait des distractions et mon burin irait de travers… il suffirait d’un seul trait mal en place pour éveiller l’attention des connaisseurs… et alors enfoncée la spéculation !

— Oui je comprends. Je renonce donc à vous rendre visite.

— Et bien vous faites… Une quinzaine est vite passée… Vous verrez que vous serez enchanté de la chose… Dès demain je vais m’y mettre.

Pour stimuler le zèle de l’artiste, M. Gravoiseau, qui se retirait, ajouta :

— Inutile de vous dire que si vous êtes exact au jour dit, je vous abandonne, à titre de gratification, le vrai billet de mille francs que je viens de vous prêter pour vous servir de modèle.

— Alors vous pouvez d’avance lui dire adieu, dit Clovis qui accompagnait le gérant jusqu’à la porte.

Quand il se retrouva seul, le graveur, qui aurait dû rire des énormes proportions qu’avait pris sa plaisanterie première, resta tout ébahi de la scélératesse hypocrite du Gravoiseau et, malgré lui, sa pensée se reporta sur Mme Durieux.

— Elle m’a refusé un délai, se dit-il, mais, malgré ça, elle est bien gentille, cette veuve… On doit toujours prendre parti pour une jolie femme. Je ne puis donc laisser plus longtemps cette créature séduisante exposée à un vilain tour du misérable qui a capté sa confiance… il faut que je la prévienne.

Clovis s’arrêta pour se gratter le nez, genre d’occupation qui trahissait chez lui un sérieux embarras d’imagination.

— Oui, la prévenir, reprit-il, mais je manque de preuves à l’appui. Quel malheur que je n’aie pu faire signer au drôle cet acte d’association. Je l’aurais mis sous les yeux de l’aimable veuve.

Ce disant, le graveur s’occupait à remettre dans le tiroir de sa table les douze cents francs en billets que lui avait laissés le gérant.

— Bah ! fit-il, d’ici à quinze jours, j’aurai trouvé quelque bonne blague qui fera tomber le Gravoiseau dans un traquenard dont il ne saura se tirer.

Avant de repousser le tiroir dans lequel il venait de placer les billets, Clovis jeta un dernier regard sur la somme en murmurant :

— N’empêche que, malgré ces douze cents francs en ma possession, je me retrouve toujours, comme avant, avec mes quarante-sept sous.

Au moment où il refermait le tiroir, un souvenir lui revint à l’esprit qui amena encore un éclat de rire :

— Et la propriétaire qui m’a dit que cela me porterait bonheur d’embrasser la fille de sa cuisinière ! Grand merci pour ce bonheur annoncé s’il consiste en la proposition que vient de me faire le vilain sire de Gravoiseau.

Le jeune homme achevait cette réflexion, quand la porte de la mansarde s’ouvrit, et le digne concierge Gringoire apparut.

Une main derrière le dos, comme s’il voulait cacher quelque chose, il s’approcha du graveur.

Clovis crut deviner la question qu’il allait lui adresser et la prévint en s’écriant :

— Vous et moi, général, nous nous étions trompés sur le compte du gérant. Nous le faisions plus mauvais diable qu’il est véritablement. Soit que mes prières l’aient attendri, soit qu’il fut bien disposé aujourd’hui, il m’a accordé un délai.

— Ah ! oui… un délai… tiens, c’est vrai. Ma foi ! j’avoue que je n’y pensais plus, dit Gringoire en homme distrait par une autre idée.

— Ce n’est donc pas pour savoir le résultat de l’entrevue que vous êtes monté ?

Toujours sa main derrière le dos, le portier, au lieu de répondre à la question, demanda :

— Est ce que vous n’attendiez rien aujourd’hui ?

Puis, avant que le jeune homme, qu’il interrogeait eût parlé, il montra sa main, qui tenait une lettre, et ajouta :

— Voici ce qu’on vient d’apporter pour vous.

— Pour moi ? fit Clovis.

— Oui, pour vous, bien pour vous. Le nom, l’état, l’adresse, tout est écrit sur l’enveloppe. Et le commissionnaire a dit que c’était très-pressé.

— Un commissionnaire ? De la part de qui venait cet auverpin ?

— C’est ce que je n’ai pas eu le temps de lui demander, car, sa lettre aussitôt posée sur ma table, il a filé comme un lapin blanc. Tout ce que je puis dire, c’est qu’il n’est pas du quartier.

— Qui peut m’écrire ?

— Le meilleur moyen de le savoir est d’ouvrir la lettre.

Clovis déchira l’enveloppe et quand ses doigts en eurent tiré le contenu, il poussa un cri de surprise.

L’enveloppe renfermait trois beaux billets de mille francs tout neufs.

Pas un mot d’écrit n’était joint à la somme.

VII

De l’époque où il jouait les généraux de division au théâtre de Batignolles, Gringoire avait conservé un juron soldatesque et énergique qu’il n’employait que dans les occasions extraordinaires. C’était le cas ou jamais de s’en servir, car son étonnement avait été prodigieux à la vue des trois mille francs faisant leur apparition.

— Nom d’une pétarade ! s’écria-t-il.

Pendant que Clovis feuilletait les billets et retournait l’enveloppe pour s’assurer s’il n’en tomberait pas le plus mince papier écrit, le concierge continua :

— Ah ! vous ne recevez pas souvent de lettres, vous ! mais quand il vous en arrive, cela vaut la peine de les ouvrir.

— Il est impossible que celle-ci me soit destinée. À coup sûr, il y a eu erreur, reprit le jeune homme, renonçant à trouver une seule ligne d’écriture qui le renseignât sur l’auteur de l’envoi.

— Oh ! si, c’est bien pour vous. Le commissionnaire vous a parfaitement désigné. Examinez aussi l’adresse et vous verrez qu’elle est des mieux détaillées… « Monsieur Clovis, artiste graveur, rue du Helder, 21… » c’est bien vous, n’est-ce pas ? Et il n’y a pas à se tromper en lisant, car on a pris la peine de former les lettres assez lisibles.

En effet, l’adresse de l’enveloppe était tracée en lettres carrées comme si le bienfaiteur avait eu peur que son incognito fût trahi par son écriture.

— De cette façon, il serait assez difficile de savoir si la chose vous vient d’un homme ou d’une femme, continua Gringoire.

— C’est d’une femme, dit vivement Clovis qui flairait l’enveloppe.

— Ah ! ça embaume donc ?

— Oui, ce papier est tout odorant d’un doux parfum.

— Alors cherchez, dans les dames de vos connaissances, à laquelle ce parfum est habituel.

— Oh ! fit le jeune homme en riant, il y a longtemps que mes connaissances et leurs parfums sont oubliés.

— Comment ? pas une n’est restée dans vos souvenirs ni dans votre nez ?

— Pas une, affirma le graveur qui crut bon, sur son passé, d’être moins bavard avec le concierge qu’il l’avait été avec Mme Durieux.

— Ah ! pas une… Allons, tant mieux ! s’écria Gringoire en se frottant les mains.

— Pourquoi tant mieux ?

— Parce que ce cœur libre vous permettra d’aimer la propriétaire… votre future femme.

— Bon ! voilà que vous revenez à votre marotte de me faire épouser la veuve.

— Et pourquoi pas ? Vous n’avez plus de raison maintenant pour ne pas aller au bal des Rocamir… puisque cet argent tombé du ciel vous permet d’acheter tous les habits possibles… Ah ! N’oubliez pas de la faire valser… et ferme, car Flore prétend que sa maîtresse adore la valse. Tâchez qu’elle se dise : « Nom d’une pipe ! je ne trouverai jamais un second valseur pareil, autant vaut que je le garde pour moi ! »

— Vous croyez que Mme Durieux va s’écrier : Nom d’une pipe !

— Une femme qui aime est capable de tout, prononça gravement le portier.

— Ainsi donc, général, je puis, selon vous, me servir sans scrupule de cet argent ?

— Oui, jusqu’au dernier sou.

Après avoir ainsi donné son avis, Gringoire gagna la sortie en continuant :

— Il faut que je retourne à ma loge, que j’ai laissée à la garde de la cuisinière de madame.

— Ah ! oui, cette Marie, qui est la mère de Lili ?

— Elle-même. Elle rentrait précisément de sa course comme le commissionnaire à la lettre venait de s’éloigner. Alors je l’ai priée de me tenir la loge pendant que je montais ici. Je vais donc la relever de sa faction.

Le concierge ouvrait la porte pour sortir quand il se trouva en présence d’un arrivant qui se disposait à entrer.

— Est-ce ici que demeure l’artiste en tout ? demanda ce nouveau visiteur qui n’était autre que M. Rocamir.

Gringoire s’effaça poliment pour livrer passage à son riche locataire et, après un salut affectueux de la main au graveur son protégé, il quitta la mansarde.

M. Rocamir s’avança vers le jeune homme qui s’était levé pour le recevoir ; mais, à moitié route, il s’arrêta net sur place, ouvrit la bouche, renversa la tête en arrière, pointa sa trompe vers le plafond et étendit les bras en croix.

— Dieu vous bénisse ! se hâta de prononcer Clovis qui devina ce qui allait arriver.

Mais le petit homme, sans avoir fait entendre sa détonation, reprit sa position naturelle en disant :

— Il paraît que ce n’est pas encore pour cette fois… Quand le vent saute à l’ouest, cela m’arrive toujours… l’envie m’en prend, mais je n’aboutis pas… Je n’ai pas regardé mon baromètre ; mais je parierais bien que, depuis une heure, il s’est mis à la pluie… Oui, c’est certain, le vent a dû sauter à l’ouest.

Puis, remontant en haut de leur montagne ses lunettes vertes, l’ex-droguiste continua :

— Voyons un peu à parler du sujet qui m’amène. Je me suis laissé dire que monsieur était artiste ?

— Et vous avez très-bien fait de vous le laisser dire.

— Artiste en tout… à ce que m’a affirmé Flore, la blanche gazelle.

— Ladite gazelle a été indulgente pour moi… Artiste en tout, c’est beaucoup dire.

— Vous êtes au moins artiste valseur ?

— Ah ! oui, c’est une des branches de mon état.

— Alors, voici ce dont il s’agit. Je vais prochainement donner un bal.

— C’est une bonne idée, puisque votre fortune vous le permet.

— Ce n’est pas parce que ma fortune me le permet, mais parce que le docteur l’ordonne.

— À vous ?

— Oh ! non, pas à moi, je suis du Midi… mais à ma femme, ma pauvre femme, qui a besoin d’être dégourdie… car vous ignorez sans doute qu’elle est engourdie par le froid.

— Ah ! vraiment ? fit le graveur ne sachant pas s’il devait rire.

— Oui, soupira mélancoliquement l’homme du Midi, le médecin, à bout d’efforts, a fini par ordonner six grands bals, pris à domicile, pendant la saison. Il espère que le violent exercice de la valse finira pas dégeler cette nature glacée. C’est un dernier essai que veut tenter ce profond puits de science qui est notre docteur.

— Et Mme Rocamir se prête volontiers à ce dernier essai ?

— Euh ! euh ! pas trop. Elle a d’abord beaucoup pleuré en m’accusant de m’être entendu avec le médecin pour lui infliger cette torture ; mais, comme elle m’aime à la folie, elle a fini par céder.

— Alors elle valsera ?

— Oui, je vous en réponds. Je me suis déjà assuré d’un fort valseur, M. de Rochegris, le lieutenant de l’étage en dessous, auquel je viens de rendre visite. Ce jeune homme n’aime pas beaucoup la valse, mais, quand je lui ai eu conté mon cas, il a bien voulu se sacrifier pour moi et il m’a promis de faire tourner Cydalise toute la nuit. « Je vous la dégourdirai, me répétait-il, trouvez-moi seulement quelqu’un qui l’empêche de se refroidir pendant que je serai au buffet. » C’est alors que j’ai pensé à vous.

— Comme cheval de renfort ?

— Non pas comme cheval… Où voyez-vous un cheval ?… Les artistes ne peuvent jamais être un instant sérieux ! Je vous disais donc que j’ai pensé à vous pour faire valser Cydalise pendant que M. de Rochegris réparera ses forces au buffet… car, vous comprenez, si le ciel veut qu’elle se dégourdisse, combien un refroidissement serait terrible pour le pauvre ange. Vous serez donc là pour la reprendre aussitôt que M. de Rochegris la quittera. Oh ! il est vraiment bien aimable, ce jeune homme, de me rendre ce service !

— Eh bien, et moi donc ?

— Mais, vous, puisque vous êtes artiste, c’est votre état… Vous serez du souper, je vous le promets… maintenant, dites-moi le prix du cachet pour chaque valse ? demanda naïvement Rocamir.

Dans son existence d’artiste, Clovis s’était déjà heurté plusieurs fois à cette prodigieuse stupidité de certaines gens qui se figurent que les artistes sont bêtes à tout exécuter, moyennant salaire. Pour ces imbéciles, la classe des artistes vient juste après celle des domestiques.

Au lieu de se froisser de l’idiote question de l’ex-droguiste, le jeune homme répondit avec son air le plus sérieux :

— Vous dire le prix du cachet, là, tout de suite, sans avoir vu l’ouvrage, c’est difficile… Est-elle grande, votre épouse ?

— Superbe femme !

— Grosse ? de 80 à 120 kilos ?

— Majestueuse.

— Majestueuse… D’ordinaire, les majestueuses se tiennent entre 80 et 105 kilos… Hum ! c’est lourd à tirer !… A-t-elle des grappes de cheveux flottants qui graissent l’habit ?

— Elle se coiffe à la vierge.

— Ah ! alors c’est moins cher… Je vous déduirai les frais de dégraissage… Cause-t-elle en valsant ? Je vous demande cela parce que les frais de conversation se payent à part.

— Cydalise ne parle qu’aux personnes qui lui ont été présentées.

— Bon, j’y suis… C’est une valse muette qu’il vous faut… No 2 de seconde série.

Après avoir feint de réfléchir, en fermant les yeux, le jeune homme prononça gravement :

— M. Rocamir, je ne puis, la main sur la conscience, vous prendre moins de soixante centimes par valse.

— Soixante centimes !

— C’est mon prix pour les princesses russes dans les salons du duc de Cellarius et du marquis de Bullier.

— Mais, chez moi, vous avez le souper.

— Je l’ai aussi pour les princesses russes… et, de plus, dans la soirée, j’ai droit, pour me rafraîchir, à deux bouteilles de cidre… ou à une livre de pruneaux. Je veux bien ne pas les exiger de vous, parce que je tiens à avoir votre clientèle.

— Va pour soixante centimes ! Cydalise vaut bien une princesse russe ! s’écria l’époux prodigue.

M. Rocamir avait à peine donné son acquiescement qu’il reprit subitement sa pantomime d’homme que le nez chatouille.

— Dieu vous bénisse ! répéta Clovis en faisant un saut de côté.

Mais après avoir vainement attendu la crise, l’ex-droguiste abaissa encore sa trompe et murmura :

— Décidément, le vent a sauté à l’ouest.

Rassuré contre le danger d’une explosion, le graveur renoua l’entretien en demandant :

— Serait-il bien indiscret de vous poser une petite question ?

— Posez.

— Au lieu de payer les frais énormes d’un artiste pour relayer M. de Rochegris, pourquoi ne faites-vous pas valser vous-même votre femme ?

— Pour deux raisons. La première, c’est que je ne sais pas du tout valser.

— Cette première raison vous dispense de me dire la seconde.

— Au contraire, car c’est la seconde qui est la plus importante… C’est que j’en serais empêché par mon costume.

— Votre costume ! Ah ça, votre bal sera donc costumé ?

— Costumé et masqué, oui, monsieur. Vous comprenez bien que Cydalise, nature pudibonde et chaste, n’aurait jamais consenti à s’abandonner dans les bras d’un valseur, si le costume et le masque ne devaient pas cacher la rougeur de son front et les roses de sa pudeur effarée. Elle avait d’abord consenti à un bal paré, puis sa vertu s’est révoltée, et ce n’est que sous le masque le plus impénétrable qu’elle s’est résignée à entreprendre la cure de son dégourdissement par six bals successifs… Donc, je serai aussi en costume.

— En Prince Charmant, n’est-ce pas ?

— Non, j’ai mieux. Je ne vous cacherai pas que je suis même en bisbille à ce sujet avec mon épouse. Me sachant beau de formes, Cydalise serait heureuse de me voir en arlequin… idée de femme, fière de moi, qui voudrait me montrer dans mes avantages à toutes ses amies.

— Et pourquoi ne pas accorder cette satisfaction au légitime orgueil de Mme Rocamir ?

— C’est que j’ai une envie féroce d’un costume historique… car j’ai le nez des Bourbons, je ne sais pas si vous vous en êtes aperçu ?

— Aperçu à ce point que, quand vous êtes entré tout l’heure, j’ai cru que c’était Henri IV, le vert-galant, qui venait me voir. J’ai même regardé si la belle Gabrielle ne vous suivait pas.

Clovis n’avait pas plus tôt lâché cette immense bourde que M. Rocamir battait joyeusement des mains et s’écriait radieux :

— Henri IV… Vous avez bien prononcé Henri IV… Je ne vous l’ai pas fait dire… Ah ! vous ne pouvez vous imaginer comme vous me rendez heureux !

À cette prétention cocasse de ressembler au roi vert-galant manifestée par l’ex-droguiste, le graveur crut devoir appuyer sur la corde.

— Serait-il quelqu’un qui osât nier votre ressemblance parfaite avec ce souverain ! s’écria-t-il en prenant l’air d’un homme scandalisé qu’on eût hardiesse pareille.

— Oui, ma femme.

— Mais elle est donc aveugle ! Rien que votre nez saute aux yeux ! C’est même à dire que de vous et de Henri IV, c’est encore vous le plus ressemblant, continua l’artiste qui, grave comme un Suisse, s’amusait au possible.

— Aussi veut-elle m’empêcher de me costumer en roi Henri.

— Fâcheux entêtement, car la fraise, le pourpoint et les chausses vous iraient à merveille.

— Non, non, fit-il vivement ; je ne veux pas de pourpoint, de fraise ni de chausses.

— Bah ! c’est donc un Henri IV à la nage ! Ah ! gaillard !… Mais, excusez mon ignorance, je ne me fais pas bien une idée de ce costume, dans un salon.

— Non, pas à la nage. Je veux représenter le roi Henri faisant son entrée dans Paris.

— À cheval, alors ?… comme dans le tableau ?

— Oui, comme dans le tableau, mais sans le cheval.

— Et vous avez raison, monsieur Rocamir. Aujourd’hui les appartements sont vraiment si petits qu’un cheval encombre tout de suite un salon.

— Oui, le roi, avec le casque en tête et l’armure au dos, poursuivit l’époux de Cydalise.

— Diable ! ce sera un costume un peu lourd, permettez-moi de vous le faire remarquer.

— Oui, j’en conviens. Aussi est-ce là cette seconde raison, dont je vous parlais, qui m’empêcherait de faire valser ma femme.

— Et vous comptez trouver une armure à votre taille ?

— Je suis en marché avec mon chaudronnier qui en possède une superbe. Le casque est un peu trop grand, mais j’y serai plus à l’aise… Vous verrez que je produirai mon effet dans le bal.

— Mais je n’en doute pas… et même un bien autre effet que si vous endossiez le vulgaire costume d’arlequin que Mme Rocamir veut vous voir porter.

— Oui, elle commencera d’abord par me bouder de ce que je ne me serai pas travesti en arlequin… mais je saurai vite la calmer, car elle m’adore et j’en fais ce que je veux.

— Voulez-vous que je sois franc avec vous, monsieur Rocamir ? dit vivement Clovis.

— Soyez-le, jeune homme.

— Eh bien ! à la pensée que je vous verrai sous l’armure, je vais piétiner d’impatience en attendant votre bal.

— Alors vous ne piétinerez pas longtemps, car il est fixé à samedi prochain.

— Tiens, c’est précisément le jour du premier bal masqué de l’Opéra, pensa le graveur en accompagnant jusqu’à la porte son visiteur qui se retirait.

Arrivé sur le seuil, l’époux de Cydalise se retourna :

— Ainsi, c’est convenu, soixante centimes la valse ? demanda-t-il.

— Vous avez ma parole… mais si elle ne vous suffit pas et que vous désiriez que nous allions par-devant notaire, je suis à votre disposition.

— Oh ! non, je me…

M. Rocamir ne put achever. Il n’eut bien juste que le temps d’étendre les bras en croix et de soulever sa trompe, puis son formidable éternuement éclata comme un coup de canon dans la mansarde.

— Il paraît que le vent n’est plus à l’ouest, dit Clovis imperturbable.

— Non. Il aura sauté au nord, signe de temps froid et sec.

— Tant mieux ! Les duchesses et les marquises pourront, sans se crotter, venir à pied à votre bal, ajouta le graveur en faisant le salut d’adieu à l’ex-droguiste.

— Ah ! j’oubliais ! s’écria celui-ci à son deuxième pas sur le carré.

— Quoi donc ?

— Soixante centimes… tout compris, n’est-ce pas ?… Vous vous fournissez de gants ?

— Bien entendu.

Et, avec une nouvelle salutation, l’artiste congédia l’homme à la trompe, en lui disant avec son plus aimable sourire :

— Sans adieu, monsieur Rocamir. Au plaisir prochain de vous voir en Henri IV.

— Je suis certain que j’aurai un véritable succès, répondit le nabot déjà descendu de quelques marches.

La conversation saugrenue de M. Rocamir avait eu le don de faire oublier au jeune homme ce qui avait précédé cette visite. Le souvenir lui en revint quand, retourné à sa table de travail, son regard rencontra l’enveloppe qui avait contenu le mystérieux envoi.

— D’où me vient cet argent ? se demanda-t-il, devenu subitement rêveur.

Il eut beau interroger sa mémoire, les amis, dans sa vie de travail et de misère, étaient rares et pas un d’eux ne se trouvait en position de rendre un service aussi important.

— Est-ce une épave du passé ? se dit-il.

Cette supposition qu’il faisait devait être bien folle, car il sourit en murmurant :

— Oh ! non. Les griffes qui m’ont dépouillé ne sont pas de celles qui se rouvrent jamais pour restituer.

La patience n’était pas le fort de Clovis qui, bientôt las de ses recherches stériles, s’écria :

— Baste ! d’où qu’il vienne, cet argent m’est arrivé à propos. Puisque c’est bien à moi qu’il a été envoyé, profitons-en sagement.

Il prit dans le tiroir un des trois billets de mille francs qu’il avait placés à côté de l’argent de Gravoiseau et le glissa dans sa poche en disant :

— Moi qui reproche aux autres de ne pas restituer, il faut que je commence d’abord par faire une restitution. Bien que cette canaille de gérant m’ait remis la quittance de mon loyer, je n’entends pas en faire tort à la propriétaire… Je vais descendre pour la solder. Ce me sera une occasion pour lui faire connaître de quel acabit est le drôle qui lui vole sa confiance.

Et le jeune homme sortit aussitôt pour aller payer Mme Durieux.

À moitié route il s’immobilisa en plein escalier et, posant la main sur son cœur, il murmura :

— Tic-tac, tic-tac ; il n’y a pas à dire, le cœur me bat. Eh ! eh ! ami Clovis, est-ce que le désir de revoir ta jolie propriétaire n’entre pas pour un peu… dis donc le vrai mot, grand lâche… n’entre pas pour beaucoup… oui, pour beaucoup, dans ton empressement à payer ce terme arriéré ?

L’artiste, à cette question qu’il se posait, se fit sans doute une réponse affirmative et cette réponse lui déplut, car il secoua la tête en grommelant :

— Veux-tu me dire, mon garçon, quel motif tu peux avoir de songer à cette veuve ? Elle est charmante, c’est la vérité… mais elle s’est moquée de toi quand, après t’avoir fait causer pendant une heure, elle t’a refusé net ce que tu lui demandais… Te rappelles-tu le ton de cette impitoyable femme lorsqu’elle t’a renvoyé à son Gravoiseau ?… Ne te souviens-tu donc plus de son idée moqueuse, au lieu de t’accorder du temps, de te faire embrasser la fille de sa cuisinière en prétendant que cela te porterait bonh…

Clovis s’arrêta stupéfait au milieu de sa phrase, puis, brusquement, il reprit son monologue :

— Mais oui, mille fois oui, elle a eu raison. Ce baiser m’a porté bonheur… car deux heures après j’ai reçu la lettre qui me tire de la misère. Je ne…

Cette fois ce ne fut pas de lui-même que l’artiste s’interrompit. Tout à ses réflexions, il était resté toujours planté au milieu de l’étage. Il fut arraché à ses pensées par une voix qui criait au-dessus de sa tête :

— Monsieur ! Monsieur !

— Hein ! fit le graveur en levant les yeux.

C’était M. Anatole de Rochegris qui, penché sur la rampe, l’appelait d’en haut.

— Monsieur, commença le lieutenant, seriez-vous assez aimable pour permettre à mon bottier de descendre ?

— Mais l’escalier est assez large pour passer deux, répondit l’artiste en souriant à cette demande.

— Ah ! c’est que je vais vous dire… Mon bottier est très-timide… il a peur d’être vu… et, de plus, il est très-pressé de rentrer chez lui où il craint qu’on s’aperçoive de son absence. Comme voilà près d’un quart d’heure que vous êtes de planton à rêvasser dans l’escalier, j’ai pris la liberté de vous demander ou de monter à l’étage au-dessus ou de continuer votre descente… pour que mon bottier puisse partir.

— Compris ! fit Clovis en riant, je descends sans me retourner… Dites à votre bottier qu’elle peut filer sans crainte.

— À charge de revanche, répliqua gaiement M. de Rochegris, qui rentra chez lui.

Clovis était presque arrivé à la porte de Mme Durieux, quand un froufrou de jupes, qui se fit entendre dans les hauteurs de l’escalier, lui annonça que le bottier du lieutenant commençait sa descente.

Pour n’être pas rejoint par la personne qui arrivait à sa suite, l’artiste se hâta de tirer la sonnette de la propriétaire.

Ce fut Flore qui vint lui ouvrir, et le graveur, dès qu’il eut pénétré dans l’antichambre, s’empressa de refermer la porte pour que le regard de la soubrette n’eût pas le temps d’apercevoir le bottier qui allait passer sur le carré.

Le fait est que Mlle Flore eût été fort intriguée de savoir ce qu’avait été faire dans le haut de la maison la sémillante Zuléma, femme de Paul, dit Ernest. Car notre véracité d’historien nous contraint à avouer que le prétendu bottier du lieutenant était cette fidèle perruquière qui brodait avec tant d’amour des bretelles pour la fête de son mari, tout en se demandant parfois si l’air de Filles du désert n’était pas celui que la petite flûte jetait aux échos de la maison.

La précipitation avec laquelle était entré l’artiste avait échappé à Mlle Flore, qui demanda :

— Est-ce que vous voulez encore tenter l’assaut pour obtenir votre délai ?

— Non, je reviens pour payer.

Pendant ces quelques mots échangés, la jeune Lili, venant de l’intérieur de l’appartement, s’était glissée dans l’antichambre. En apercevant le graveur, elle vint à lui, faisant la moue et, sa menotte levée :

— Va-t’en, vilain méchant ! dit-elle de sa petite voix triste.

— Moi, un méchant ! fit Clovis étonné, qui se baissa pour prendre l’enfant dans ses bras.

Mais Lili s’échappa pour se réfugier derrière Flore et, hors de portée, elle reprit :

— Oui, méchant, toi, car, tantôt, tu as fait pleurer marraine.

— Pleurer marraine ? répéta le jeune homme dont l’étonnement redoublait.

— Oui, quand tu as été parti, elle a dit comme ça : « Oh ! le pauvre garçon ! » et elle avait des grosses larmes, tout plein grosses, dans les yeux… Oui, tu es un vilain méchant.

En soubrette curieuse, Flore, aussi surprise que le graveur, avait laissé parler l’enfant. Ce fut quand Lili n’eut plus rien à révéler qu’elle songea à s’écrier d’un ton sévère :

— Oh ! que c’est laid de rapporter ainsi ce que fait et dit marraine.

La scène fut interrompue par Marie, la cuisinière, qui, apparaissant à l’entrée du couloir de la cuisine dit vivement à la femme de chambre :

— Voici trois fois que madame vous sonne.

— Je répondais à monsieur qui demande à voir Mme Durieux.

— Allez voir ce qu’elle désire.

— Bien, j’y vais, fit Flore.

— Par la même occasion, dit Clovis, prévenez votre maîtresse que je désire lui payer ma dette.

En même temps que la camériste s’éloignait, la cuisinière, qui avait pris l’enfant par la main, l’entraînait en disant :

— Viens, Lili, j’ai un beau gâteau pour toi.

Flore reparut bientôt, rapportant cette réponse au jeune homme resté seul :

— Madame m’a dit de vous répéter que vous devez payer à M. Gravoiseau qui est chargé de ses intérêts.

— Est-ce qu’elle n’est pas visible ?

— Non, elle s’habille, répondit la soubrette en ouvrant la porte à l’artiste pour lui montrer qu’il fallait quitter la place.

VIII

Pendant les quelques jours qui précèdent le bal costumé et masqué que doit donner M. Rocamir, la maison de la rue du Helder semble offrir sa physionomie et son calme accoutumés.

Mais, sous ce repos apparent, l’œil d’un observateur sagace saurait découvrir bien des détails et des changements d’allures qui échappent à un vulgaire curieux.

Plusieurs fois, par les escaliers et les couloirs, Clovis s’est rencontré avec M. Gravoiseau qui, tout en lui adressant un salut cérémonieux, lui demande bien bas :

— L’ouvrage avance-t-il ?

— Oui, mon associé.

À ce titre, qui lui prouve que le graveur n’a pas renoncé à son projet de lui faire signer un acte d’association, M. Gravoiseau a toujours pincé les lèvres de dépit, puis il s’est hâté de s’esquiver pour ne pas laisser au jeune homme le temps de s’appesantir sur le sujet.

Quant à M. de Rochegris, il flûte toujours avec la même énergie, mais l’observateur dont nous avons parlé aurait pu remarquer que, de tous les airs qui composent son répertoire musical, le lieutenant revient avec une certaine insistance sur celui de Ma farouche tigresse. Il faut croire qu’à l’approche du bal, Anatole, pour s’y préparer, éprouve le besoin de se livrer à une musique sautillante. Nous nous en tiendrons à cette supposition, car nous ne voulons pas nous faire l’écho de Mlle Flore, qui, chaque fois qu’elle a entendu cet air tant répété, a crispé ses petits poings rageurs, en murmurant :

— Mme Rocamir est en hausse.

Nous nous tairons sur le compte de cette dame, mais nous dirons que son époux, l’homme du Midi, fait preuve d’une activité dévorante. On ne voit plus que lui, montant ou descendant à toutes heures. Ce sont des courses incessantes chez les divers fournisseurs qui doivent contribuer au fameux bal.

Mais, au milieu de tous ces soucis, M. Rocamir n’oublie pas le soin de sa gloire. Clovis l’a rencontré dans la rue, suivi d’un commissionnaire porteur d’un énorme panier. En apercevant l’artiste, l’époux de Cydalise lui a crié, tout radieux :

— Je l’ai !

— Quoi donc ?

— Mon Henri IV… il est dans ce panier… c’est-à-dire non… pas lui, mais l’armure. Seulement le casque est un peu trop grand !… Oui, mon chaudronnier a enfin fini par me le lâcher à bon marché.

— Alors vous refusez définitivement ce costume d’arlequin qui aurait tant flatté l’amour-propre de votre épouse ?

— Ma foi ! oui. Cydalise commencera par faire la moue, mais, je vous l’ai dit, elle m’adore… Et vous savez ? quand une femme vous adore, elle n’a plus de volonté.

— Mon Dieu ! que je voudrais donc être déjà à samedi pour vous voir tout bardé de fer ! Avez-vous franchement renoncé au cheval ?

— Tout bien réfléchi, oui.

— Et vous avez raison, parce que, généralement, les invités se règlent sur le maître de la maison. Si vous arriviez en Henri IV à cheval, ceux de vos invités qui se déguisent en postillon se croiraient obligés de venir avec les quatre chevaux et la diligence.

— Votre observation est fort juste.

— Elle est marquée au coin du plus simple bon sens, ajoute Clovis en quittant l’ex-droguiste qui s’éloigne, suivi du porteur de ce panier d’où s’échappe un bruit de ferraille.

Mais durant ces quelques jours qui ont précédé le bal, si l’artiste a fait rencontre de tous ceux qu’il ne cherchait pas, la seule personne avec laquelle il aurait désiré sincèrement de se trouver en présence demeure invisible. Nous voulons parler de Mme Durieux que Clovis guette inutilement au passage sous la voûte, dans le vestibule ou l’escalier de la maison.

Pour se présenter chez la veuve, il n’a plus aucun prétexte et s’il lui tarde d’être arrivé au samedi, jour de ce bal où viendra la propriétaire, ce n’est pas positivement pour admirer M. Rocamir en armure.

Car le jeune homme a beau faire, l’image de Mme Durieux se présente sans cesse à sa pensée.

— Est-ce elle qui m’a envoyé cet argent ? se demande-t-il vingt fois par jour, en se rappelant les quelques mots de la petite Lili.

Pourquoi la propriétaire, qui s’était montrée si parfaitement indifférente à sa demande d’un délai, s’était-elle écriée : « Oh ! le pauvre garçon ! » quand il avait été parti et cela tout en fondant en larmes ? Bien qu’il se répète qu’il pouvait s’agir d’un autre « garçon », il revient toujours à se dire que c’était de lui qu’il devait être question.

— Je reconnais que, si je l’avais émue, elle a rudement caché son jeu en ma présence et qu’il m’eût été impossible de deviner que je l’avais aussi vivement intéressée par…

Et, après avoir cherché dans son souvenir, Clovis, tout embarrassé, est obligé de se demander :

— Hum ! hum ! par quoi ai-je pu l’intéresser ? J’ai beau me persuader que j’ai été intéressant… Soit ! je le veux bien… mais en quoi ? Un locataire qui est dans l’impossibilité de payer son terme peut inspirer un certain intérêt, mais cet intérêt ne va pas jusqu’à faire fondre en larmes le propriétaire impayé. S’il en était ainsi, l’existence des propriétaires ne serait qu’une longue souffrance… longue ? non… car s’ils tournaient en eau chaque fois qu’on ne leur paye pas un terme, leur vie serait courte… Et M. de Buffon, dans son histoire naturelle, cite des propriétaires qui ont vécu très-vieux.

Ce point éclairci, Clovis cherche par quel autre détail de l’entretien il a pu toucher aussi vivement Mme Durieux.

— Je lui ai raconté l’histoire de mes amours avec une femme invisible… Cela, je crois n’a rien qui puisse arracher des larmes… D’après les nombreuses et fort indiscrètes questions que la jolie veuve m’a adressées, il est évident que, comme si je lui eusse conté Peau-d’Âne, elle y trouvait un plaisir extrême. Donc ce n’est pas mon récit qui l’a impressionnée à ce point de la transformer en fontaine.

Et, tout désespéré, l’artiste s’écrie :

— Mais alors, si je ne sais pas trouver par quel point j’ai pu l’attendrir, c’est que je ne suis pas le « pauvre garçon » sur lequel Mme Durieux s’apitoyait.

Puis, tristement, il murmure :

— Donc, elle a un pauvre garçon dans son existence… et ce n’est pas moi.

Alors la jalousie lui fait ajouter :

— Il n’est pas à plaindre, ce pauvre garçon !

Une heure après s’être ainsi bien convaincu que la révélation de Lili ne le regarde pas, l’espérance rentre dans le cœur du jeune homme qui recommence son monologue pour arriver encore à la même désolante conclusion.

— Enfin, je la verrai donc ce soir ! s’écrie-t-il le samedi matin en s’éveillant.

Il était à peine habillé qu’un coup frappé à la porte lui annonçait une visite matinale.

Le visiteur est M. Rocamir.

L’ex-droguiste entre d’un pas grave. Il baisse tristement la tête et sa trompe se balance mélancoliquement dans le vide.

— Vous ne savez pas ce qui m’arrive ? prononce-t-il d’une voix lamentable.

— Est-ce que Mme Durieux ne vient pas à votre bal demande Clovis, dont le cœur se met à battre de peur.

— Si, si, elle vient.

— Alors quel motif cause votre tristesse ? reprend l’artiste rassuré.

— Vous connaissez ma domestique Félicie ?

— Oui, une grande sèche… Eh bien ?

— Eh bien, elle n’a plus de jambes !

— Que me dites-vous-là ! Un accident ? Elle s’est fait écraser ? Quoi enfin ?

— C’est-à-dire non, je me suis mal expliqué… Elle a encore des jambes sans en avoir. Figurez-vous qu’elle ne les sent plus.

— Vraiment ? fait le graveur qui flaire encore une cocasserie.

— Oui… elle a voulu se lever ce matin. Pas moyen !… elle ne sentait plus ses jambes. En ne la voyant pas arriver, ma femme a été la trouver dans sa chambre. Pâle et émue, Cydalise est bientôt revenue pour me dire : notre bonne ne sent plus ses jambes.

— Du moment que Mme Rocamir le certifie, c’est que le cas est sérieux.

— Oui, ma femme m’a expliqué que c’est la suite d’un excès de fatigue. Après vingt-quatre heures de repos, en gardant le lit, Cydalise m’affirme que les jambes reviendront à notre servante.

— Alors il faut la laisser reposer.

— Sans doute… mais avouez que les jambes de ma bonne ont bien mal choisi leur moment pour s’en aller ? Juste le jour de mon bal !

— C’est vrai.

— J’ai été conter mon malheur à Mme Durieux qui a bien voulu me promettre de me prêter ses deux domestiques. Pareille promesse m’a aussi été faite par ce très aimable M. de Rochegris qui met à ma disposition son ancien brosseur.

— Voilà Félicie grandement remplacée.

— Heu ! heu ! fit tristement M. Rocamir.

— Qu’y a-t-il donc ?

— Félicie est maigre et sèche, mais, sachez-le, c’est un taureau… un véritable taureau.

— Pour l’intelligence ?

— Non, pour la force. Elle vous enlèverait à bras tendu.

— Est-ce que vous comptiez qu’elle exécuterait des tours en plein bal ?

— Non, mais j’avais décidé qu’elle ferait circuler les plateaux. Elle a une poigne comme n’en possèdent pas les bonnes de Mme Durieux qui, du reste, ont leur place désignée au vestiaire et au buffet.

— Mais il me semble qu’en fait de poigne vous ne pouvez pas mieux trouver que celle de l’ex-carabinier Bouchu, le brosseur du lieutenant.

— Oui, mais quand j’ai parlé tout à l’heure à ce garçon de l’emploi que je lui destinais, il m’a répondu avec franchise : « Si ce n’est pas plus difficile que de panser des chevaux, j’en arriverai à bout. » Je vous avoue que cela ne m’a donné qu’une médiocre confiance en sa façon de présenter gracieusement une glace aux dames.

— Il est à craindre qu’il ne procède un peu trop à la bonne franquette.

Après avoir légèrement hésité, l’ex-droguiste continue d’un ton câlin :

— Alors je me suis dit que vous qui êtes artiste et tout…

— Je saurais porter les plateaux ? interrompt Clovis comprimant une envie de rire.

— Moyennant salaire bien entendu… car je ne suis pas de ceux qui exploitent les artistes.

Le graveur prend un air désolé et gémit plaintivement !

— Vous me fendez l’âme !

— Telle n’était pas mon intention.

— Je le sais, mais je n’en ai pas moins l’âme fendue. Imaginez-vous que mon plus ardent désir, le rêve de toute ma vie est d’arriver à porter un plateau dans les salons… car cela me rappellerait délicieusement mon pays et mon enfance, attendu que je suis né sur un plateau des Pyrénées… Malheureusement, regardez mon poignet, vous verrez que je me le suis luxé à tel point qu’il me faut renoncer à satisfaire cette ambition que votre bonté indulgente me mettait à même de réaliser… aussi, je vous le répète, monsieur Rocamir, vous me fendez l’âme.

Le graveur a ponctué sa phrase d’un soupir si désespéré que l’époux de Cydalise est attendri.

— Écoutez, dit-il. Après ce bal, je dois en donner encore cinq autres. Guérissez-vous donc promptement et je vous jure… vous m’entendez bien ? je vous jure que, Félicie eût-elle retrouvé ses jambes, vous seul, tout seul, porterez mes plateaux à mes prochains bals.

Sur ce, convaincu qu’il a fait un homme heureux, M. Rocamir quitte la mansarde de Clovis qui, après son départ, se demande fort intrigué :

— Pourquoi donc Félicie choisit-elle précisément le jour du bal pour ne plus sentir ses jambes ?

Après le départ du porteur de trompe, les heures s’écoulent lentement pour l’artiste, qui attend avec impatience l’heureux moment où il se trouvera en présence de sa belle propriétaire. Ainsi qu’une âme en peine, il ne fait que vaguer par les escaliers tout bruyants de la foule des fournisseurs et ouvriers qui disposent l’appartement de l’ex-droguiste pour la fête du soir.

Dix fois le jeune homme est entré dans la loge de Gringoire qui n’a pas manqué, à chaque visite, de lui répéter ce conseil :

— Surtout n’oubliez pas de fasciner la propriétaire par votre esprit, vos grâces et la souplesse de vos jarrets à la valse.

Sachant qu’il lui faut aller à l’économie, Clovis n’a nullement pensé à faire les frais d’un déguisement : il s’est commandé un habillement complet, qu’un tailleur a promis de lui livrer à l’heure dite. Par-dessus son habit, le jeune homme jettera un manteau vénitien.

Le tailleur tient parole et, au moment voulu, il apporte les effets que l’artiste s’empresse d’endosser. C’est quand il est habillé de pied en cap que le jeune homme reconnaît qu’il s’est trop hâté.

— On ne doit pas même avoir fini d’allumer les bougies, se dit-il, en se promenant tout nerveux de long en large dans sa mansarde.

Enfin les premiers accords de l’orchestre montent jusqu’à son logis et lui apprennent que le bal est commencé.

— En route ! s’écrie-t-il joyeusement.

Et il descend les étages avec un doux battement de cœur, que fait naître la pensée qu’il va revoir la gracieuse veuve.

Dès le second pas qu’il fait dans l’antichambre de Rocamir, le graveur sent une main se poser lourdement sur son épaule en même temps qu’une voix lui dit :

— Eh ! pas si vite ! Donnez votre paletot avant d’entrer.

C’est le brosseur de M. de Rochegris, le carabinier Bouchu, auquel on a confié le soin du vestiaire.

— Vous voyez bien que je n’ai pas de paletot, fait remarquer Clovis qui pour descendre trois étages, a cru parfaitement inutile de mettre un pardessus.

Cette réponse faite, l’artiste veut continuer sa marche vers les salons, mais il est retenu par la vigoureuse poigne de Bouchu, qui reprend :

— Oh ! là, oh ! ne piaffons pas ! Il faut d’abord me donner votre paletot… ou votre parapluie.

— Mais je n’ai ni l’un ni l’autre.

— Ta ! ta ! pas de réplique. Je ne connais que ma consigne. On m’a mis là avec l’ordre de prendre le paletot ou le parapluie de tous ceux qui se présenteront… Donc il me faut votre paletot ou vous n’entrerez pas.

— Je n’en ai pas, vous dis-je.

— Ou votre parapluie.

— Mais je ne puis vous donner un parapluie quand je n’en possède pas !

— Alors, allez en chercher un.

Et Bouchu, véritable hercule, va prendre l’artiste par les deux épaules pour le pousser dehors, quand un bruit de ferraille se fait entendre.

C’est M. Rocamir qui, attiré par les éclats de voix du carabinier, accourt aussi vite que le lui permet le poids de l’armure sous laquelle il fléchit.

Clovis voudrait bien rester dans l’antichambre pour voir comment le brosseur va recevoir la première dame qui se présentera, mais il est entraîné par l’ex-droguiste qui le conduit dans une pièce que les invités, encore peu nombreux, n’ont pas envahie.

Faite pour un homme deux fois plus grand que lui, la cuirasse de M. Rocamir lui descend jusqu’aux genoux, ce qui l’a exempté de mettre les cuissards de l’armure. Ses petites jambes disparaissent dans d’énormes bottes jaunes, et, au fond de son énorme casque, dont la visière est levée, apparaît sa maigre tête à lunettes vertes. Son nez, dont l’extrémité repose sur le coupant de la mentonnière du casque, ressemble assez à un chien qui regarde par la portière d’un fiacre.

M. Rocamir est radieux. Aussitôt qu’il a attiré Clovis dans la pièce déserte, il se hâte d’en fermer la porte, puis il vient se poser devant le jeune homme en demandant :

— Voyons, parlez franchement, ne me flattez pas. N’est-ce pas que je ressemble étonnamment à Henri IV ?

— Ah ! sire, à qui le dites-vous ! s’écrie l’artiste en jouant l’admiration. On croirait que cette armure a été faite pour vous.

— Le casque est un peu trop grand, je dois en convenir.

— Non, n’en convenez pas, au contraire. Vous auriez l’air d’ignorer que, jadis, on faisait toujours les casques trop grands… d’abord parce que cela n’usait pas les cheveux… et, ensuite, parce qu’il fallait de la place pour serrer son mouchoir. Ainsi bardé de fer, un guerrier n’aurait su où mettre ailleurs son mouchoir.

— C’est pourtant vrai ! Je n’y avais pas pensé !

Tout en couvant l’ex-droguiste d’un regard enthousiasmé, Clovis recule de deux pas comme pour mieux contempler son homme :

— J’aime à croire, dit-il, qu’en vous voyant si superbe sous l’armure, Mme Rocamir n’a pu regretter un seul instant que vous n’ayez pas endossé le costume d’Arlequin.

Au fond de son casque, l’homme du Midi remue la tête et, après un petit rire ironique, il répond d’une voix moqueuse :

— Vous connaissez les femmes, n’est-ce pas ?

— Non, je ne les connais pas.

— Tant pis ! car vous sauriez qu’elles soutiennent qu’il fait nuit en plein midi quand elles ont mis dans leur tête qu’il ne doit pas faire jour.

— Est-ce que votre épouse hésiterait à vous trouver majestueusement beau sous le casque ?

— Je suis convaincu qu’elle retient son admiration, mais comme elle est butée dans le désir de me voir en Arlequin, elle aimera mieux rester muette durant tout le bal plutôt que d’avouer qu’elle me trouve bien.

— Que dites-vous ? Elle va rester muette ?

— Oui, elle boude. De colère, elle ne voulait pas d’abord paraître au bal… Au lieu de céder à ce caprice de femme fantasque, moi, j’ai parlé en maître… et j’ai exigé qu’elle assistât à la soirée… Alors est arrivée une scène de pleurs, de grincements de dents et elle s’est écriée : « Ah ! c’est comme ça, tyran ! Eh bien, je serai au bal… mais, en victime résignée… je protesterai par mon silence… Je n’ouvrirai pas la bouche de toute la nuit. » Alors, je lui ai fait une bonne farce… Vous connaissez les femmes, n’est-ce pas ?

— Je vous répète que je ne les connais pas.

— Tant pis ! car vous sauriez que, dans des cas pareils, il est inutile de les raisonner. On perd son temps et sa peine… Moi, j’ai joué au fin. En la voyant bien résolue à ne pas parler, savez-vous ce que j’ai imaginé pour la punir ?

— Vous lui avez arraché la langue ?

— Oh ! non… mais j’ai annoncé à tous les invités que le médecin lui avait défendu de prononcer un mot tant qu’elle serait en traitement… Vous voyez cela d’ici ? Elle, qui croyait me faire bisquer, ne s’attendait guère à ce que je prendrais cette revanche. Aussi elle enrage… Ah ! je vous réponds qu’elle est furieuse !

— Alors, vous espérez que l’esprit de contradiction lui déliera la langue.

— Pas du tout… Oh ! je la connais trop bien… Par entêtement, elle ne desserrera pas les dents… Mais, un autre jour, cela lui fera regarder à deux fois avant d’avoir de telles fantaisies.

Et M. Rocamir, avec un grand cliquetis de ferraille, se redresse en ajoutant :

— Quand il le faut, je sais faire voir que je suis le maître.

— Vous êtes ce que les poètes appellent une main de fer sous un gant de velours.

— Précisément. Mais, monsieur, si je n’avais pas usé d’autorité, savez-vous qu’elle parlait de me laisser mes invités sur les bras et d’aller s’enfermer dans sa chambre… comme Félicie.

— Ah ! oui, à propos de votre bonne, est-ce qu’elle n’a pas encore retrouvé ses jambes ?

— Hélas ! non. Toute la journée, cette pauvre fille est restée au lit… Au moment du bal, elle a vainement essayé de se lever pour faire son service… Je l’ai vue si faible que je lui ai ordonné de reprendre le lit et de s’enfermer dans sa chambre.

— Pourquoi s’enfermer ?

— Parce qu’il pourrait arriver que des invités, s’égarant dans l’appartement, entrassent par mégarde dans sa chambre.

— Et Mme Rocamir voulait aussi s’enfermer dans sa chambre ?

— Oui… mais pas de ça ! J’ai parlé en souverain et cette heure elle assiste au bal dans son costume.

— Quel costume ?

— Elle est déguisée en Énigme. Tout en noir, avec de grands voiles noirs qui tombent et qui lui entourent si bien la tête qu’on ne saurait la deviner.

— Joli costume ! fait Clovis qui flaire un mystère dans cette aventure contée par le mari.

— Joli costume, si vous voulez, mais un peu triste… Et puis, je trouve qu’il ne va pas bien à Cydalise… il la maigrit trop.

— Je me plais à espérer que tous ses voiles ne l’empêchent pas de suivre son traitement et qu’elle valse avec M. de Rochegris.

À cette question, l’ex-droguiste fait encore entendre un fracas de ferraille en s’écriant :

— Ah ! j’ai oublié de vous le dire… M. de Rochegris ne vient pas à ma soirée.

— C’est aujourd’hui le premier bal masqué à l’Opéra et il lui a peut-être donné la préférence ?

— Le pauvre jeune homme n’y pense guère, allez ! Figurez-vous qu’au moment où il s’habillait pour venir ici, crac ! il a été pris d’une attaque de goutte dans les deux genoux… il s’est fait excuser par son brosseur qu’il m’envoyait en le mettant à ma disposition.

— J’ai vu que vous avez confié le vestiaire à ce brave soldat… tâche dont il s’acquitte supérieurement, dit Clovis avec un sérieux superbe.

— Oui… il est très intelligent, ce garçon… il comprend vite et bien. Aussi, je suis revenu de ma prévention à son sujet et je vais le mettre au service des plateaux dès qu’il aura été remplacé au vestiaire par Flore.

— Ah ! Flore n’est pas encore venue ?

— Non. La cuisinière de la propriétaire est déjà arrivée et elle s’occupe à tout préparer pour le buffet… mais Flore ne pourra monter que quand elle aura achevé d’habiller sa maîtresse.

— Mme Durieux n’est donc pas ici ?

— À moins qu’elle ne soit entrée depuis que nous sommes à causer.

Clovis, impatient de voir si la propriétaire se trouve dans les salons, va se lever quand il entend, pour la vingtième fois, retentir dans l’antichambre la voix de Bouchu qui beugle :

— Allez en chercher un !

Du moment que le brosseur est encore au vestiaire, c’est une preuve que Flore ne l’a pas remplacé et que, par conséquent, Mme Durieux n’a pas achevé sa toilette.

Mais la phrase de Bouchu, si souvent répétée, a aussi été entendue par l’homme à la trompe qui finit par demander à l’artiste :

— Qu’est-ce qu’il envoie toujours chercher à tous les invités qui arrivent ?

Clovis met son doigt sur ses lèvres :

— Chut ! fait-il, ne me forcez pas à être indiscret.

— Quoi donc ?

— Puisque vous exigez que je parle, je veux que vous me juriez de ne pas avoir l’air de vous douter qu’on vous ménage une surprise.

— Une surprise… à moi ?

— Apprenez que M. Paul, dit Ernest, est poète. Il a eu l’heureuse idée de tourner une centaine de compliments… de deux vers chacun… Vous voyez que ce n’est pas long à apprendre… que tout invité devra vous réciter, au souper, sur votre étonnante ressemblance avec Henri IV.

— Vrai ?

— Oui. Alors Bouchu demande à chaque arrivant s’il a pris son compliment avant de monter et, tous ceux qui l’ont oublié, il les envoie en chercher un à la loge du concierge, où les compliments sont déposés.

— C’est donc une ovation qu’on me prépare ?

— Vous avez dit le mot, mais, vous savez, bouche close, ne vous doutez de rien, évitez surtout d’avoir l’air de surveiller Bouchu.

— Soyez tranquille… je vais faire celui qui n’a pas la plus petite doutance de la chose.

Tout ravi de ce secret dévoilé, l’ex-droguiste passe son bras sous celui de Clovis en disant :

— Maintenant, allons faire un tour dans le bal.

À leur entrée dans les salons, Rocamir laisse échapper un mouvement de surprise.

— Qu’avez-vous donc ? demande l’artiste.

Avant de répondre, l’époux de Cydalise promène son regard à droite et à gauche, puis d’une voix étonnée :

— Je n’y comprends rien, dit-il. Pendant que nous étions à causer, vous avez entendu comme moi tout ce bruit d’arrivants qui se faisait dans l’antichambre…

— Oui… eh bien ?

— Eh bien, il me semble que mon bal n’est pas plus peuplé qu’il y a une heure.

Clovis devine que la manière dont Bouchu reçoit les invités qui se présentent sans parapluie n’a pas dû contribuer à épaissir la foule, et il se prépare à conter encore au droguiste quelque bourde énorme ; mais, comme il ouvre la bouche, il est empêché de parler par le brosseur lui-même, qui se présente devant Rocamir demandant :

— Qu’est-ce que vous allez faire de moi, maintenant mon bourgeois ? Voilà Mlle Flore qui vient d’arriver pour me relever de faction au vestiaire.

Cette nouvelle remue doucement le cœur de l’artiste car la présence de Flore annonce l’apparition prochaine de Mme Durieux. Quant à l’homme à la trompe, il se trémousse dans son armure en apprenant qu’il va retrouver au vestiaire la soubrette pour laquelle, suivant son expression, « il nourrit une coupable flamme ». Dans son empressement à rejoindre Flore, il donne vivement ses ordres à Bouchu :

— Mon ami, commande-t-il, tu vas te rendre à la cuisine, où tu trouveras des plateaux de rafraîchissements, que tu viendras offrir aux dames en les engageant à boire.

— Ah ! il faudra les engager ?

— Oui, de ta plus séduisante manière.

— Bon ! bon ! j’y suis. La consigne est de les engager… C’est entendu, on les engagera… et en douceur.

Et le carabinier, satisfait de ses nouvelles fonctions, s’éloigne en murmurant :

— Si elles ne se rincent pas le bec, il n’y aura pas vraiment de ma faute.

Dès que Bouchu est parti, M. Rocamir se pend au bras de Clovis pour l’attirer à lui.

— Baissez-vous donc, souffle-t-il : j’ai quelque chose à vous demander.

— J’écoute, dit l’artiste qui se présente à l’entrée du large casque dans lequel l’époux de Cydalise apparaît comme au fond d’un cabriolet.

— Nous sommes entre hommes, n’est-ce pas ? commence l’ex-droguiste.

— Je le crois.

— Je veux dire qu’il est des services qu’on se rend entre hommes… Voici celui que je sollicite de vous… Dans la colère de ma femme, il y a beaucoup de jalousie… Elle voit que mon costume m’avantage trop.

— Vous avantage ? oh ! vous êtes modeste. Je trouve que c’est à peine s’il vous rend justice, ce costume.

— Bref, Cydalise a peur que je ne fasse quelque conquête… et je suis certain que sous ses longs voiles noirs elle ne me quitte pas des yeux… Tenez, la voyez-vous, là-bas, comme elle me surveille ?

— Mais elle nous tourne le dos.

— Pure malice ! Elle m’épie dans la glace de la cheminée. Vous connaissez les femmes, n’est-ce pas ?

— Non, pas du tout, je vous le répète.

— Tant pis ! vous sauriez qu’elles ne sont jamais plus attentives que quand elles ont l’air de ne rien voir.

— Concluez, monsieur Rocamir.

— Je vous demande donc de distraire un peu l’attention de Cydalise pour que je puisse m’éclipser du salon.

— Oh ! oh ! vous sentez le Faublas ! fait Clovis d’un air pudibond.

— Dame ! je suis du Midi, répond le droguiste, qui, en voulant se donner un petit dandinement de fatuité, n’arrive qu’à faire résonner sa ferraille.

— Allons, soit ! je consens à vous aider à tromper cette pauvre Mme Rocamir.

— Tenez, voici justement l’orchestre qui comment la valse… Ma femme en est folle… elle valserait en omnibus.

— Elle n’a pourtant pas ce soir un costume bien favorable pour la valse.

— N’est-ce pas que le costume d’Énigme ne lui va pas ? Avais-je raison quand je vous disais qu’il la maigrissait ? Parole d’honneur ! si je n’avais pas vu Cydalise s’habiller devant moi, je croirais que ce n’est pas elle.

— Vraiment ! fait Clovis dont le regard s’est attaché sur le long paquet de voiles noirs, constellés de points d’interrogation en argent, qui représente l’épouse.

— Faites-la valser, reprend le mari, et valser ferme… c’est dans le traitement… vous savez que le bal est donné pour la dégourdir ?

— Je veux bien, mais, si elle ne parle pas, elle ne va pas accepter mon invitation.

— Bah ! bah ! depuis deux heures qu’elle n’a soufflé mot, la langue doit lui démanger… Et puis, comme c’est pour me faire endêver quand je suis là, elle va jaboter dès qu’elle ne me verra plus à ses côtés.

Clovis comprend qu’il doit à celui qui l’a invité la politesse de faire danser sa femme : il s’exécute donc, après s’être bien assuré des yeux que sa propriétaire n’est pas encore arrivée.

— Allons, filez, séducteur ! dit-il à Rocamir. Ah ! vous ne ressemblez pas seulement de figure à Henri IV ; vous en avez aussi la complexion amoureuse.

— Dame ! mon cher, mettez-vous à ma place ?… Certes, je n’accuse pas Cydalise. Il y aurait cruauté de ma part à lui reprocher un malheur de naissance… mais, enfin, moi, je suis du Midi.

Sur cette phrase, l’homme à la trompe, après avoir poussé l’artiste vers sa femme, se glisse derrière un groupe pour gagner l’antichambre où il sait rencontrer Flore.

Depuis que la camériste de la propriétaire remplit au vestiaire les fonctions que le brosseur Bouchu exécutait d’une façon si singulière, les invités qui se sont présentés ont pu pénétrer dans le bal, et les salons ont fini, à peu près, par se garnir.

La sévère Mme Abricotine est présente avec ses trois demoiselles de boutique. Le quatuor de modistes valse avec une ardeur que nous dirions sans pareille, si la pétulante perruquière Zuléma n’était pas là qui tourne frénétiquement. Mme Paul, dit Ernest, est arrivée sans son mari, qui est retenu par le dernier coup de peigne à donner à la coiffure de la retardataire Mme Durieux.

Disons vite que Zuléma, Abricotine et les trois jeunes modistes ne sont pourtant pas si bien distraites par la valse qu’elles ne fassent point attention aux nouveaux arrivants.

À chaque personne qui se présente à l’entrée des salons, leurs cinq regards se dirigent vers le tard venu ; et, si ces cinq dames disaient tout haut ce qu’elles pensent à la vue du survenant, on serait fort étonné de les entendre toutes prononcer cette même phrase :

— Ce n’est pas encore Anatole !!!

Il faut supposer que le lieutenant a oublié de faire passer une circulaire annonçant qu’il a été surpris par cette attaque de goutte aux deux genoux que M. Rocamir est seul à connaître.

Donc, à travers la foule un peu plus serrée et au milieu des couples de valseurs, Clovis s’avance lentement vers Mme Rocamir assise, muette et immobile, à l’autre extrémité du salon.

L’artiste est à moitié route quand derrière lui se fait entendre une voix qui dit :

— Allons, ma petite mère, humectez-vous le cornet.

C’est Bouchu faisant circuler le plateau de rafraîchissements.

Quand nous disons « rafraîchissements » ce n’est pas tout à fait le vrai mot, car le brosseur n’a uniquement sur son plateau que des verres de rhum. Sous prétexte que l’odeur des sirops d’orgeat ou de groseilles lui donne des étourdissements, il a supprimé ces boissons pour les remplacer par le rhum qui, à son dire, est le nec plus ultra des breuvages rafraîchissants.

Et à toute dame qu’il rencontre sur son passage, il avance son plateau en répétant :

— Allons, ma petite mère, humectez-vous le cornet.

Chaque dame faisant une moue d’étonnement à la phrase et à la liqueur, Bouchu, qui a reçu la consigne d’être engageant, se hâte de reprendre avec un sourire aimable :

— Goûtez-y donc… cela vous flanquera du cœur au ventre.

Cette gracieuseté n’obtenant pas de succès, le carabinier, toujours esclave de la consigne, croit être de plus en plus engageant en prenant lui-même un verre, qu’il soulève du plateau.

— Voyons, dit-il, trinquons, puisque vous n’aimez pas à boire seule.

Après avoir inutilement attendu qu’on choque son verre tendu, il le porte à ses lèvres en ajoutant :

— Du moment que vous n’avez pas soif, il n’y a pas d’affront pour moi.

Puis, ayant reposé sur le plateau son verre vide, il s’éloigne après cette dernière recommandation :

— Vous savez ? la petite mère… il ne faudra pas attendre que vous ayez la pépie… Dès que le goulot vous grattera, vous me crierez : Eh ! Bouchu ! apporte par ici, mon vieux !

Et il passe à une autre dame.

Comme le brosseur a seulement reçu la consigne d’engager les dames et qu’on ne lui a pas parlé des hommes, il applique une forte tape sur toute main masculine qui s’allonge vers son plateau.

— Pas pour votre bec ! Descendez dans la cour, il y a une pompe, dit-il.

Or, à vouloir engager le beau sexe en lui offrant de trinquer, il s’ensuit que, peu à peu, le carabinier a vidé tout seul les verres du plateau.

— Le brosseur va être bien intéressant dans une heure, pense Clovis, qui, s’étant arrêté pour observer Bouchu, reprend sa route vers Mme Rocamir.

Il s’incline respectueusement devant la maîtresse de la maison et fait son invitation.

D’un signe de tête qui agite ses voiles épais et longs, la muette Mme Rocamir refuse.

— Monsieur votre mari m’a autorisé à insister, madame, en m’affirmant que vous adoriez la valse, dit Clovis.

L’Énigme répète son signe de refus.

— M. Rocamir soutient que vous valseriez en omnibus, malgré ce costume qui, prétend-il, vous maigrit beaucoup, ajoute l’artiste en insistant.

Cette fin de phrase paraît impressionner l’épouse de l’ex-droguiste. Après un peu d’hésitation, elle se lève et s’appuie sur le bras qui lui est offert.

Au troisième tour, Mme Rocamir, cette grande valseuse, a déjà écrasé cinq fois les pieds du graveur.

— Diable ! elle ne valse pas mieux que je ne mange du cirage, se dit le jeune homme.

Au sixième tour, elle trébuche, et, sans Clovis, qui la rattrape au vol, elle s’étalait sur le parquet.

De cette mésaventure résulte un élan d’impatience rageuse qui rend Mme Rocamir imprudente, car, de dessous les voiles, l’artiste entend sortir ces mots :

— Ah ! zut ! j’en ai assez de tourner comme un bâton à chocolat : d’abord ça me donne la colique, et puis j’ai les pattes en compote dans ces satanées bottines !!!

Si étranges que soient ces paroles, elles étonnent moins le graveur que la voix qu’il vient de reconnaître.

— Ah ça ! souffle-t-il à sa valseuse, que le diable m’emporte si vous n’êtes pas Félicie !

— Chut ! lui murmure la bonne, oui, mon artiste, c’est moi… mais n’allez pas en lâcher un seul mot à mon imbécile de bourgeois qui me croit couchée… Je remplace madame pendant son absence.

— Où donc est-elle ?

— Au bal de l’Opéra.

— Seule ?

— Non : avec le lieutenant.

Comme Félicie achève sa confidence, Mme Durieux fait son entrée dans le salon.

IX

La veuve porte un ravissant costume Louis XV, un peu écourté, qui laisse voir son pied mignon et un bas de jambe bien modelé. La poudre, qui lui sied à ravir, rend plus étincelants ses grands yeux noirs et, du corsage décolleté, émergent ses épaules blanches et fermes. La jolie femme doit raffoler des plaisirs mondains, car, dès son entrée dans le bal, son regard qui, par hasard, rencontre celui de Clovis, s’illumine d’une vive satisfaction.

À la vue de Mme Durieux, l’artiste est tombé en extase. Il ne s’aperçoit pas qu’il reste planté au milieu des valseurs, ne s’occupant plus le moins du monde de celle qui, pour les invités, représente Mme Rocamir. Il est tiré de sa distraction par Félicie qui lui pince le bras en murmurant :

— Est-ce que nous allons jeter des racines en plein salon ? Vrai ! j’ai les pattes qui me font mal dans les bottines de madame. Je donnerais quatre sous pour être assise. Reconduisez-moi donc à mon fauteuil.

Comme la valse vient de finir, Clovis, qui a hâte de s’approcher de la propriétaire, s’empresse d’obéir à la demande de Félicie. Durant le court trajet qui la ramène à son fauteuil, la bonne reprend tout bas :

— C’est convenu ? Vous ne direz rien au magot.

— Le magot, c’est M. Rocamir, n’est-ce pas ?

— Parbleu !

— Soyez bien tranquille. Ce n’est pas moi qui lui apprendrai que sa femme a pris le large.

— Sapristi ! elle n’a pas pris le large pour ses bottines… Pour un rien, je me déchausserais ! grogne douloureusement la Cydalise de contrebande, en se laissant tomber sur son siège qu’elle vient d’atteindre.

Après avoir adressé une salutation respectueuse à la fausse maîtresse de maison, Clovis s’éloigne pour rejoindre Mme Durieux, déjà entourée de nombreux cavaliers qui implorent la faveur d’être inscrits sur son carnet de danse.

Si grande diligence que le graveur ait faite, il arrive pour entendre la propriétaire, après avoir consulté le carnet, dire à un solliciteur :

— Je ne puis plus vous promettre que la septième contredanse, et je n’ose vraiment pas imposer une telle épreuve à votre patience, monsieur Déronsois.

— S’il le faut, j’attendrai des siècles, réplique galamment M. Déronsois, gros homme costumé en Espagnol abricot.

— Diable ! je me présente un peu tard, pense l’artiste, qui n’a pas perdu un mot.

Le dépit du jeune homme se change aussitôt en désespoir quand il entend encore la veuve répondre à un nouveau demandeur :

— Je crains déjà de ne pouvoir tenir tous mes engagements pris. J’aime donc mieux vous demander grâce, monsieur Dupicard, plutôt que de m’exposer à vous manquer de parole.

— Patatras ! me voilà gentil ! soupire le désolé Clovis après avoir écouté cette phrase qui, en évinçant M. Dupicard, retire tout espoir à ceux qui comptaient se présenter après lui.

La réponse de Mme Durieux a eu pour résultat immédiat de dissiper le groupe qui, en l’entourant, la séparait du graveur. L’amoureux, que le chagrin avait cloué sur place, se trouve donc tout à coup en présence de sa propriétaire.

C’est elle qui, la première, prend la parole :

— Ah ! c’est vous, monsieur Clovis ? fait-elle. Est-ce que vous vous ennuyez à ce bal ? Vous avez l’air tout triste. N’êtes-vous donc pas danseur ?

— Pardonnez-moi, madame, j’adore la danse.

— Eh bien ?

— Malheureusement, la danseuse que je voulais choisir est si recherchée que je me suis présenté trop tard pour obtenir une petite place sur sa liste.

— Oh c’est vraiment malheureux !

— Oui… toute ma joie s’est envolée. Aussi j’ai envie d’aller achever ma nuit au bal de l’Opéra… Au moins, là, je pourrai m’étourdir.

— Mais il ne manque pourtant pas ici d’autres dames qui remplaceraient peut-être la personne dont vous parlez, dit Mme Durieux en jouant avec son carnet sur lequel son regard s’est abaissé.

— Oh ! les autres dames… elles n’existent plus pour moi quand elle est là… elles peuvent s’endormir sur les chaises si elles n’espèrent qu’en moi pour les faire danser.

— S’il en est ainsi, je ne veux pas m’exposer à un refus de vous, dit lentement la jeune femme dont les yeux sont toujours fixés sur son carnet.

— Un refus ! Ah ! madame, pouvez-vous supposer pareille énormité !… De grâce ! dites, de quoi s’agit-il ? s’écrie Clovis avec une vivacité qui fait naître un petit sourire sur les lèvres de la propriétaire.

— En consultant ma liste, reprend la jeune femme, je me suis aperçue d’un oubli bien singulier… Figurez-vous que tous les numéros ont leur nom…

— Hélas ! fait Clovis en poussant un gros soupir plein d’éloquence.

Sans avoir l’air de comprendre, Mme Durieux continue :

— Oui… j’ai un nom inscrit à chaque numéro… sauf à un seul… et c’est précisément le numéro un. Il est probable que tous les messieurs qui m’ont fait l’honneur de m’inviter ont pensé que la première danse appartenait de droit au maître de la maison.

— À monsieur Rocamir ? s’écrie l’artiste en partant de rire, je doute qu’il puisse vous faire danser avec le costume qu’il a adopté.

— Oui, quand je suis arrivée, je l’ai aperçu dans l’antichambre, déguisé, je crois, en marmite.

À cette façon de comprendre le costume de l’ex-droguiste, le graveur se met à rire de plus belle, ce qui fait faire à Mme Durieux une fausse petite moue boudeuse.

— Oui, oui, dit-elle gentiment, vous riez de mon malheur… Ce n’est pas bien, monsieur Clovis.

— Vous appelez un malheur de ne pas pouvoir danser avec M. Rocamir en Henri IV… car c’est Henri IV, et non pas une marmite, qu’il croit représenter.

— Sans doute… un malheur. En me voyant assise à la première danse, tous mes cavaliers inscrits vont croire qu’une cause subite m’a fait renoncer à danser et, par discrétion, aucun d’eux n’osera venir réclamer ses droits.

— Ainsi, vous pouvez disposer du premier numéro, reprend le jeune homme tout ému.

— Oui… et je comptais vous demander de me tirer de peine… mais, malheureusement, vous venez de me le dire tout à l’heure, je n’existe pas.

— Comment ! vous n’existez pas ! Quand ai-je pu proférer un tel blasphème ?

— Il y a un instant, je vous le répète… Quand elle est là, disiez-vous, les autres femmes n’existent plus pour moi. Donc, je n’existe pas.

Et, en souriant, la propriétaire demande d’un ton moqueur :

— Montrez-la-moi, monsieur Clovis ?

— Si vous voulez m’accorder cette première contredanse… je vous parlerai d’elle.

— Sans me la montrer ?

— Vous la reconnaîtrez facilement.

— Je suis curieuse, ne me tentez pas.

— Cédez alors à la tentation, dit le jeune homme en présentant son bras à la veuve.

Une hésitation légère se peint sur les traits de Mme Durieux qui paraît deviner une déclaration imminente. Il semble maintenant qu’après avoir amené le jeune homme à l’inviter, elle a peur d’aller plus loin.

— Voici l’orchestre qui nous appelle, ajoute Clovis.

Sans attendre un consentement positif, le graveur pose, bien doucement, sur son bras la main de Mme Durieux qui le suit sans plus résister.

Le hasard fait qu’ils ont pour vis-à-vis la majestueuse Abricotine et le maigre et chauve Paul, dit Ernest.

Si nous disons « chauve », c’est par habitude. Car le coiffeur qui, dans la vie privée, ne possède pas douze cheveux, a choisi un costume Louis XIV pour avoir l’occasion de se poser sur le crâne une immense perruque dont les tire-bouchons touffus inondent ses épaules et lui descendent jusqu’au milieu du dos.

Quant à la maîtresse modiste, elle est plantureusement superbe dans ses atours de fermière cauchoise. Sous le haut bonnet, garni de dentelles, qui la coiffe des mieux, on ne lui donnerait pas plus de vingt-cinq printemps.

Tout le monde est en place et attend la première note de l’orchestre quand, au milieu du silence, s’élève une voix qui demande :

— Avant de commencer à se trémousser, il y a-t-il des poulettes qui veulent un peu se gargariser le tuyau ? Voici le cantinier.

C’est Bouchu qui a cru le moment favorable pour faire circuler de nouveaux rafraîchissements et qui, esclave de sa consigne, continue à engager les dames.

— Allons, reprend-il, ne faites pas les petites bouches… cette fois, je vous en flanque ma parole, c’est du chenu ; on peut y aller sans peur.

Ce que l’ex-brosseur appelle du chenu est tout simplement du genièvre. Le peu de succès obtenu par la première tournée de rhum lui a fait conclure que cette liqueur n’était pas assez rafraîchissante et il a pensé que le genièvre, pour lequel il a un fort penchant, plairait mieux au beau sexe.

Mais, si le carabinier a changé la boisson, il n’a mis aucune différence dans sa manière de la présenter. Il continue à offrir de trinquer et persiste courageusement à vider son verre pour encourager les buveuses. Il s’ensuit qu’il y a, dans sa marche, certains brusques mouvements dont il ne s’est pas encore bien expliqué le motif. À chaque écart qui l’envoie d’un groupe sur un autre, il se retourne en disant d’une voix sévère :

— Ne poussez donc pas, mauvais pékins !

Par malheur, en même temps que l’abus des rafraîchissements pour dames a engourdi les jambes de Bouchu il lui a bien fâcheusement délié la langue. Aussi, son plateau à la main, quand il arrive devant Abricotine, il s’écrie.

— Tiens ! c’est La mer est belle ?… Ça va bien depuis l’autre jour ?… Trinquons à sa santé.

La maîtresse modiste devient rouge comme une pivoine et ses yeux, qui lancent des éclairs, tentent d’imposer silence au brosseur. Heureusement pour elle, cette discrétion, que son regard furibond serait impuissant à imposer au soldat, elle l’obtient par l’admiration qu’elle inspire subitement à Bouchu, dont les idées prennent un autre cours.

La richesse de formes d’Abricotine, mises en relief par son costume, ravive le goût du brosseur pour les beautés massives et, après quelques secondes de contemplation, il fend l’air de sa main qui ne tient pas le plateau, en s’écriant à pleine voix :

— Bon pour la cavalerie !

Ce vif mouvement du bras dérange son aplomb et ses jambes, flageolant sous lui, le portent à quelques pas plus loin.

— Ne poussez donc pas, mauvais pékins ! répète-t-il en continuant sa route sans plus penser à Abricotine qui, nous trouvons inutile de le dire, pousse un soupir de satisfaction.

Au moment où le chef d’orchestre frappe, de son archet, sur le dos de son violon les petits coups d’appel à ses musiciens, Mme Durieux qui, un peu émue, se tient près de Clovis, jette autour d’elle un dernier regard.

Ses yeux rencontrent M. Gravoiseau qui, arrivé depuis un instant, est appuyé, debout, dans un angle du salon.

Le regard de la propriétaire n’a fait qu’effleurer son gérant. On croirait presque qu’elle ne l’a pas vu, et pourtant elle a légèrement pâli.

C’est aussi d’une voix qui trahit une secrète émotion qu’elle dit précipitamment à l’artiste :

— Monsieur Clovis, j’ai un bien singulier service à implorer de vous.

Comme la musique donne aussitôt le signal du départ aux danseurs, le jeune homme, qui s’était emparé de la petite main de la veuve, l’entraîne en disant avec un joyeux empressement :

— Parlez, madame ; quel service puis-je être assez heureux pour vous rendre ?

— Premièrement, je vous prie, en m’écoutant, de ne pas regarder du côté de la porte.

— Je vous obéis, répond Clovis, fort surpris par cette première injonction.

Tout en dansant, Mme Durieux, dont la physionomie, de souriante qu’elle était, est devenue froide et un peu dédaigneuse, continue vivement :

— Maintenant je vous demande de me montrer votre mine la plus renfrognée.

— Oh ! madame, pouvez-vous exiger une chose aussi impossible ! s’écrie le graveur dont l’étonnement redouble.

— Vite, vite, monsieur, votre moue la plus boudeuse, ajoute la propriétaire d’un ton impatient.

— Voilà.

En prononçant ce mot, Clovis, qui n’y comprend rien, fronce les sourcils et avance les lèvres.

Loin de rire, la jeune femme garde son sérieux et reprend :

— Très-bien. À présent, écoutez-moi. Je vous défends de me dire un seul mot durant tout le quadrille.

— Oh ! fait l’artiste, cherchant à se révolter contre un tel ordre.

— Pas un seul mot ! appuie la propriétaire. Et si quelqu’un vous demande de quoi traitaient les quelques phrases que nous venons d’échanger, vous répondrez que je me suis étonnée de vous voir vous mettre en frais de bal quand vous dites n’avoir pas de quoi payer votre terme.

— Ah ! à propos du terme, il faut que je vous conte ce qui m’est…, commence Clovis, qui oublie ce qu’on vient de lui commander.

— Chut ! chut ! répète la veuve. Je vous ai ordonné de ne pas parler, l’avez-vous déjà oublié ? Soyez donc obéissant… et sachez que la soumission trouve toujours sa récompense.

Bien que le visage de Mme Durieux, tout en parlant, garde l’expression maussade d’une femme dépitée de danser avec un cavalier qui lui déplaît, il y a dans sa voix une certaine intonation qui remue doucement le cœur de l’artiste.

La première figure de la contredanse va s’achever quand la propriétaire fait tout à coup :

— Ah ! j’oubliais !

— Quoi encore ?

— Tout à l’heure, vous avez parlé d’aller vous étourdir au bal de l’Opéra parce que vous ne pouviez pas danser avec la personne de votre choix… Je vous défends de quitter cette maison. Ceci dit, vous n’avez plus qu’à continuer votre moue et à vous taire.

En effet, revenus en place, le jeune homme et la veuve, pendant que le quadrille transversal répète la figure, restent muets et immobiles à côté l’un de l’autre.

Mais si la langue de Clovis ne peut marcher, sa pensée va grand train.

— Drôle d’idée ! se dit-il. Garder le silence, faire la grimace et ne pas regarder du côté de la porte, elle appelle cela lui rendre un service… Pourquoi ? Est-ce que, près de cette porte, se trouve quelqu’un dont elle a peur que mon amabilité éveille la jalousie ?… Mais oui, j’ai deviné juste… ce doit être celui pour lequel, l’autre jour, elle a lâché un « pauvre garçon » que j’ai eu la bêtise de prendre pour moi… Sapristi ! je suis curieux de le connaître, ce trop fortuné mortel.

Malgré la défense, l’artiste jette un rapide coup d’œil du côté interdit. Pas une seconde, l’idée lui arrive qu’il peut s’agir de M. Gravoiseau, qu’il vient d’apercevoir, et il se dit :

— Le pauvre garçon doit se trouver dans ce groupe de jeunes gens, derrière lequel se tient cette canaille de gérant.

Durant les repos qui espacent la contredanse silencieuse qui lui a été imposée, Clovis continue ses réflexions à côté de Mme Durieux, qui, de l’air le plus ennuyé du monde, joue de l’éventail sans regarder son danseur.

— Oui, pense-t-il, je dois lui rendre un service, puisqu’elle a parlé d’une récompense… Quel genre de récompense peut-elle me réserver ?… Euh ! euh ! j’ai bien peur qu’elle ne songe pas du tout à la seule que je voudrais recevoir.

Puis, tout désespéré, l’artiste se dit encore :

— Là, vrai, je n’ai pas de chance ! Après avoir, pendant cinq jours, ardemment attendu l’heure où je la retrouverais, voilà qu’elle me coud la bouche !

Mais ce qui intrigue le plus le graveur, c’est la défense formelle qui lui a été faite de se rendre au bal de l’Opéra.

— Quel intérêt peut-elle avoir à me détourner de ce bal ?… Parbleu ! j’y suis !… Elle compte, avec son pauvre garçon, aller y finir la nuit… une fugue dans le genre de celle de Mme Rocamir avec son lieutenant… et elle craint de m’y rencontrer.

Cette supposition fait que Clovis n’a pas besoin de feindre la moue. La sienne est arrivée à être des plus sincères au moment où la contredanse s’achève. Raide comme un pieu, il reconduit à sa place Mme Durieux qui, après une salutation fort sèche, se laisse tomber sur son fauteuil avec la satisfaction marquée d’une personne qui se voit enfin débarrassée d’une corvée désagréable. Sans même adresser un remerciement à son danseur, elle se hâte d’entamer la conversation avec une dame voisine :

— Son pauvre garçon aura le caractère fièrement jaloux s’il trouve noise à lui chercher pour la coquetterie qu’elle a dépensée avec moi, se dit l’artiste en s’éloignant.

Un quart d’heure s’est écoulé depuis que Clovis a quitté sa propriétaire, quand un bras se glisse sous le sien. C’est M. Rocamir qui vient de reparaître dans le salon.

— Et bien, souffle-t-il, j’espère que vous avez fait danser ma femme ?… Hein ! quelle valseuse ! une vraie sylphide.

Bien qu’il se sente les pieds encore endoloris par les trois écrasements successifs de Félicie, le graveur, qui reprend sa gaieté, répond avec l’accent d’une admiration prodigieuse :

— Ah ! mon cher, une sylphide, ce n’est pas assez dire… j’ai cru que je valsais avec un flocon de neige. Comment Mme Rocamir a-t-elle pu arriver à acquérir une pareille légèreté ? À coup sûr, elle a dû s’exercer sur du fromage mou… avouez-le-moi.

Au lieu de donner le renseignement qu’on lui demande, l’ex-droguiste, un peu inquiet sur les suites de son absence, reprend aussitôt :

— Vous a-t-elle enfin parlé ? S’est-elle aperçue que j’avais quitté le salon.

— Si elle m’a parlé ? Oh ! oui, je vous en réponds !… c’était même un flux, une inondation, un déluge de paroles… bien excusable du reste… car elle m’a fait des confidences que j’hésite à vous répéter… elles vous rendraient trop fier.

— Oh ! il y a longtemps que je la sais folle de moi, prononce tout modestement M. Rocamir du fond de son casque.

— Oui, folle est le vrai mot… Elle ne vit que pour vous, la malheureuse ! et il y aurait pitié de votre part à ne pas ainsi abuser de vos avantages.

— Alors pourquoi boude-t-elle ?

— Hélas ! elle ne boude pas, l’infortunée ; elle souffre. La jalousie la torture… « Le monstre est trop beau en Henri IV ! Pour un rien, je crèverais les yeux à toutes les femmes !… » Telles ont été ses paroles textuelles.

Saisissant les deux mains de l’époux saugrenu, Clovis les presse en continuant d’une voix émue :

— Au nom du ciel, ne la soumettez pas une seconde fois à une pareille épreuve ! Vivez chez vous en Henri IV, mais ne vous laissez pas voir par d’autres femmes… Vous tuez votre épouse à ce jeu cruel !

L’ex-droguiste se laisse prendre à cette comédie, et il répond d’un ton fat :

— Vous ne me croirez pas, mais je voudrais être laid. Vous connaissez les femmes, n’est-ce pas ?

— Non, je vous l’ai déjà dit.

— Tant pis ! car vous sauriez que la jalousie d’une épouse est une bien affreuse torture… pour son mari. Il ne peut s’éloigner sans qu’on s’inquiète de lui… Soyez franc ; n’est-il pas vrai que, pendant mon absence, ma femme vous a demandé cent fois où j’étais ?

— Non. Elle n’a pu s’apercevoir de votre disparition.

— Pourquoi ?

— Ses larmes l’aveuglaient.

— Comment, sous les longs voiles qui la couvrent, avez-vous pu voir que Cydalise pleurait ? demande, avec étonnement l’homme à la trompe.

— Ses pleurs coulaient à flots.

Et, montrant du doigt une place du parquet où Bouchu, dans ses évolutions d’homme aviné, avait laissé tomber un verre de genièvre, Clovis ajoute :

— Tenez, nous causions à cet endroit que vous voyez encore humide de ses larmes… Ah ! vous pouvez vous absenter toute la nuit, les yeux noyés de votre épouse l’empêcheront de constater cette absence.

— Vraiment ! fait Rocamir. Alors je vais retourner près de Flore… Ma présence n’est pas indispensable ici, car j’ai si bien tout réglé à l’avance que cela doit marcher comme sur des roulettes. J’espère que Bouchu fait circuler les rafraîchissements à profusion.

— On ne voit que lui avec son plateau… Oh ! les dames se régalent avec un empressement qui ne laisse pas aux glaces le temps de fondre.

— Bon, je puis m’esquiver sans scrupule… Flore doit être revenue à son poste.

— Elle l’avait donc quitté ?

— Oui, quand je vous ai rejoint, elle venait d’être réclamée par Mme Durieux qui l’attendait dans le petit parloir pour lui donner un ordre.

L’ex-droguiste s’échappe pendant que Clovis, dont ces dernières paroles ont rappelé l’attention sur la propriétaire, cherche des yeux si la belle veuve est revenue de sa conférence avec Flore. Il l’aperçoit, qui cause gaiement avec son danseur d’un nouveau quadrille.

— Il paraît, murmure-t-il, qu’avec ce cavalier-là, elle ne craint pas d’irriter la jalousie du mystérieux pauvre garçon… Hum ! hum ! j’ai l’idée que ce cavalier et le pauvre garçon peuvent bien être la même personne… Il faut que je les surveille.

Clovis n’a pas le temps de poursuivre bien loin son espionnage jaloux, car M. Gravoiseau se présente devant lui en disant :

— Je vois, monsieur Clovis, que vous n’êtes pas un danseur intrépide. Depuis mon arrivée, il me semble ne vous avoir encore reconnu que dans un seul quadrille… avec Mme Durieux, je crois ?

— C’est la vérité.

— J’ai même constaté que vous ne trouviez pas un plaisir extrême à faire danser cette dame… Sauf quelques paroles échangées au début, vous avez été avec elle d’un mutisme bien peu galant.

Pour faire face au graveur, M. Gravoiseau a tourné le dos à la contredanse. Il ne peut donc voir Mme Durieux qui, au contraire, s’offre bien en vue à Clovis.

Depuis que son gérant a abordé le jeune homme, la propriétaire, tout à l’heure si gaie, est devenue sérieuse. Quand l’artiste tourne les yeux vers elle, son regard rencontre celui de la jolie femme qui s’attache tout inquiet sur les deux causeurs.

Cette anxiété, dont il ne comprend pas le motif, suffit pour rappeler au graveur ce que lui a prescrit Mme Durieux. En conséquence, secouant la tête d’un air mécontent, il répond à M. Gravoiseau :

— Si je n’ai pas poursuivi mon dialogue avec la propriétaire, c’est que les premières paroles, que vous avez précisément remarquées, m’ont retiré l’envie d’en dire plus long. Croiriez-vous que cette dame a débuté avec moi en trouvant fort singulier que je fisse des frais pour venir au bal quand je ne peux pas payer mon terme ? Avouez que c’était satisfaire bien mal à propos une envie de m’être désagréable.

Cela dit, le graveur a reporté instinctivement les yeux sur la jolie femme et, tout étonné du fait, il retrouve le regard de la propriétaire toujours fixé sur lui avec la même anxieuse expression. C’est à croire qu’elle a peur de ce qui se dit entre l’artiste et Gravoiseau.

Curieux de savoir ce qui, derrière son dos, excite l’attention du graveur, le gérant fait un demi-tour sur lui-même pour examiner les quadrilles. Avant qu’il ait achevé le mouvement, Mme Durieux, comme si elle redoutait d’être surprise en flagrant délit de surveillance, tourne vivement la tête vers son cavalier. Quand la vue de Gravoiseau s’arrête sur elle, il l’aperçoit caquetant avec son danseur.

À ce brusque manège qui ne lui a pas échappé, un soupçon vient à l’esprit de l’artiste, mais il s’empresse le repousser.

— Non, se dit-il, il n’est pas possible que cette canaille de gérant soit celui dont elle redoute d’éveiller la jalousie.

Le jeune homme achève à peine sa réflexion qu’une épouvantable détonation se fait entendre du côté de l’antichambre.

À ce fracas effrayant, l’orchestre suspend ses accords et les danseurs s’arrêtent. On se regarde avec une stupeur qui se change en épouvante quand un assistant, effrayé, a l’imprudence de s’écrier :

— C’est une explosion de gaz… il doit y avoir un commencement d’incendie.

À ces mots, la foule, prise de panique, se précipite vers la porte pour s’enfuir. Heureusement que la vérité sur la cause de cette détonation a été devinée par Clovis qui s’élance sur le seuil du salon et arrête les premiers fuyards en annonçant à pleine voix :

— Mesdames et messieurs, ne craignez rien… il n’y a ni explosion ni incendie… c’est simplement M. Rocamir qui vient d’éternuer.

Si rassurante que soit cette explication, elle ne parvient pas à calmer complétement les craintes, car, au milieu du silence qui suit les paroles de l’artiste, des gémissements étouffés arrivent de l’antichambre.

Pour rassurer pleinement l’assistance, il ne faut pas moins que l’apparition de Mlle Flore, qu’on voit entrer dans le salon en riant aux larmes.

La joyeuse soubrette cherche un instant des yeux quelqu’un dans les groupes, puis, apercevant Félicie qui se tient toujours raide sous son costume d’Énigme, elle se précipite vers la fausse maîtresse de la maison et, autant que lui permet son rire, elle bégaye :

— Un serrurier ! madame Rocamir, il faut envoyer bien vite chercher un serrurier.

Clovis comprend que, si elle parle, Félicie va compromettre sa maîtresse absente. Il s’interpose vivement entre les deux bonnes en demandant tout empressé :

— Qu’est-il donc arrivé ?

Flore, autour de laquelle la foule se presse curieusement, finit par modérer sa gaieté et peut enfin répondre :

— Apprenez que M. Rocamir a été pris d’un formidable éternuement…

— Nous n’avons plus à l’apprendre… ce n’est, ici, un secret pour personne, interrompt l’artiste.

— Oui, mais un éternuement qui lui a secoué la tête d’une telle force que, du coup, la visière de son casque s’est refermée.

— Après ?

— Or, cette ferraille est si bien rouillée dans tous ses joints que, malgré tous mes efforts, je n’ai pu parvenir à relever la visière… M. Rocamir est là-dedans qui geint et se désespère… il n’y a même pas moyen de lui retirer le casque dont il a forcé les agrafes en le mettant.

Malgré le respect dû au maître de la maison, sa cocasse infortune ramène dans la foule une gaieté dont Clovis se hâte de profiter pour sauver la situation compromise de Mme Rocamir, car on pourrait s’étonner de voir celle qu’on prend pour la dame de céans rester aussi froide devant l’aventure de son mari.

Le fait est que, sous ses voiles, la pauvre Félicie, qui ne sait que faire, est en train de murmurer :

— Je ne peux pourtant pas leur montrer mon nez… ma bourgeoise serait flambée.

C’est donc avec un véritable empressement qu’elle s’accroche au bras de Clovis quand il vient lui dire :

— Permettez, madame, que je vous suive près de votre époux, pour voir si je ne serai pas plus heureux que Flore à le délivrer de sa prison.

Et il entraîne Félicie qui murmure :

— Je vais en profiter pour aller mettre des savates… J’en ai assez des bottines de madame.

Avant de sortir, Clovis rencontre sur son passage le coiffeur Paul, dit Ernest.

— Puis-je vous être utile en quelque chose ? demande le mari de Zuléma.

— Oui, de la part de madame, allez dire à l’orchestre de reprendre la contredanse, répond le graveur.

Dans un couloir de dégagement, où les invités ne pénètrent pas, le jeune homme souffle à Félicie :

— Filez où vous voudrez… vous finiriez par commettre une bévue qui éventerait la ruse… ne remettez plus les pieds dans le bal.

— Je sais bien dans quoi je vais les mettre, mes pieds ; soyez tranquille…

Puis elle regagne sa chambre en grognant :

— Je suis sûre que j’ai attrapé des cors pour le restant de mes jours.

Elle vient à peine de disparaître que Clovis, derrière lui, entend une voix qui demande :

— Où va-t-elle donc, madame Rocamir ?… Si elle cherche son mari, elle le trouvera dans le petit parloir où je l’ai enfermé.

C’est Flore qui vient de rejoindre le jeune homme qu’elle suivait à quelques pas.

— Elle va voir si, dans sa boîte à bijoux, elle n’a pas des tenailles… pour le casque, répond l’artiste sans arrêter sa marche vers l’antichambre.

Mais Flore lui prend le bras et l’empêche de sortir du couloir en lui disant vite et bas :

— Je ne trouverai pas un meilleur endroit pour remplir la commission que ma maîtresse m’a donnée pour vous.

— Hein ! fait le graveur qui devient immobile.

— Madame m’a chargée de vous dire que, comme vous avez été bien obéissant, vous aviez droit à une récompense.

— C’est vrai… elle me l’a promise.

— En conséquence, vous allez conter à M. Gravoiseau que vous vous ennuyez au bal et que vous montez chez vous pour vous coucher… Puis vous décamperez.

— Bon. Après… J’espère que la récompense ne consiste pas à m’envoyer coucher ?

— Attendez donc. Dans votre chambre, vous prendrez patience comme vous l’entendrez… jusqu’à quatre heures précises.

— Et alors ?

— Vous descendrez chez madame, qui vous invite à souper en tête-à-tête.

— Pas possible ! s’écrie Clovis, qui n’ose se fier à ce qu’il entend.

— Si vous n’y croyez pas, ne venez pas : c’est votre affaire, reprend Flore en poussant l’artiste pour le faire partir du couloir.

En débouchant dans l’antichambre, la soubrette entraîne le jeune homme vers le petit parloir où redoublent les gémissements de l’ex-droguiste.

— Maintenant, ajoute-t-elle, allons délivrer le singe à trompe.

Aveuglé par la visière, dont les trous à demi bouchés ne lui permettent pas de voir, M. Rocamir, semblable à un hanneton, va d’une muraille à l’autre en se heurtant à tout.

Clovis s’approche et, prenant le bras du magot pour le faire rester en place, il cogne du doigt sur le casque en demandant :

— Est-ce que vous êtes toujours là-dedans, monsieur Rocamir ?

Au son de cette voix qu’il reconnaît, le droguiste pousse un cri de joie, puis d’un ton suppliant :

— Ah ! cher ami, dit-il, vous qui êtes artiste en tout, vous devez savoir ouvrir un casque… Faites-moi sortir.

— Vous y tenez donc sérieusement ?… À votre place, je resterais ainsi… Vous seriez l’homme au masque de fer du dix-neuvième siècle. Ce serait à la fois historique et original. Restez donc, monsieur Rocamir, croyez-moi, restez donc.

— Je mourrais de faim.

— Pas du tout… On vous nourrirait avec un chalumeau par un des trous de la visière… votre épouse serait heureuse et fière de vous donner cette preuve de dévouement.

— Est-ce que Cydalise connaît mon accident ?

— Quand on le lui a appris, elle s’est évanouie en s’écriant : Ciel ! je ne le reverrai plus !

— Mais j’ai demandé un serrurier.

— Je le sais… pour briser votre casque à coups de marteau, n’est-ce pas ?… c’est une bonne idée !

— Non, non, pas de coups de marteau ! hurle l’ex-droguiste désespéré.

— Pourquoi pas ? En frappant à tour de bras, je suis certain qu’un serrurier vigoureux arriverait, en une centaine de coups, à faire voler le casque en éclats.

— Oui, mais je suis dedans.

— Tiens, c’est vrai… j’oubliais ce détail.

Tout en parlant, Clovis manie le casque et semble s’épuiser en vains efforts pour faire sortir les crochets de leurs gaines rouillées. En y mettant un peu de force, il lui serait facile de délivrer le bonhomme, mais il veut s’amuser de ses angoisses.

— Ouf ! fait-il, j’y renonce. Il faut en prendre votre parti, monsieur Rocamir.

— Il doit pourtant y avoir un moyen de me faire sortir de ce casque ? gémit le prisonnier.

— Oui, j’en connais un… mais vous hésiterez à l’employer.

— Non, parlez, parlez.

— J’ai entendu dire qu’en faisant cuire les homards, on les retire très facilement de leur carapace.

— Me faire cuire ! répète l’idiot d’une voix brisée par la terreur.

L’artiste juge le moment venu de le rendre enfin à la liberté et il s’écrie :

— Ah ! il y a un secret ! attendez ! je crois l’avoir deviné… Je vais peut-être vous arracher la tête, mais qui ne risque rien n’a rien.

Alors, pesant sur les agrafes qui finissent par céder, Clovis ouvre enfin la sorte de cravate de fer qui enserrait le cou du nabot.

En même temps que l’homme à la trompe sort de sa coque, une voix prononce doucement ces mots :

— Tu vois, beau capricieux, que tu aurais mieux fait de te mettre en Arlequin.

C’est Mme Rocamir qui, revenue de l’Opéra et rentrée chez elle par l’escalier de service, a promptement endossé le costume d’Énigme que lui a rendu Félicie en lui contant ce qui s’est passé. Voiles relevés, elle arrive pour assister à la délivrance de son mari.

À la vue de sa femme, le cher époux prend un air attendri, et d’un ton grave :

— Cydalise, dit-il, dans ce tombeau de fer où j’étais descendu tout vivant, mon plus atroce tourment était de penser que tu ne pourrais plus contempler mon visage… Tu en serais morte, pauvre âme aimante !

X

Trois heures se sont écoulées depuis que l’ex-droguiste est sorti de ce qu’il a appelé « son tombeau de fer » pour tomber dans les bras de sa fidèle Cydalise. Le bal se continue chez les époux Rocamir, dont les invités commencent à tirer une langue altérée, car ils attendent que de vrais rafraîchissements succèdent enfin aux boissons incendiaires que Bouchu a promenées sur son plateau et qu’il a été seul à boire.

L’attente des danseurs est vaine. Tout comme le roi Auguste pour lequel, quand il avait bu, la Pologne entière était ivre, le carabinier, qui ne peut plus se tenir debout, s’est assis dans un coin de la cuisine et il refuse de faire circuler d’autres plateaux en disant :

— Zut ! elles en ont assez les poulettes… elles sont toutes pochardes comme des grives.

Sans nous inquiéter de savoir si les malheureux invités de l’homme à la trompe finiront par étancher quelque peu leur soif, nous quitterons le bal pour descendre un étage et pénétrer dans l’appartement de Mme Durieux.

À l’heure où nous nous glissons chez la propriétaire, la charmante femme et l’artiste sont assis devant une petite table dressée au coin de la cheminée. Au lieu de la vaste salle à manger, c’est dans le boudoir que Marie et Flore, avant de monter prêter leur aide au bal Rocamir, ont préparé le souper froid qui devait attendre leur maîtresse à son retour.

Clovis et Mme Durieux sont seuls dans l’appartement, car les deux domestiques continuent leur service chez l’ex-droguiste. À quatre heures précises, ainsi que le lui avait prescrit Flore, quand l’artiste est venu sonner à la porte de la propriétaire, c’est elle-même qui lui a ouvert.

Descendue du bal depuis près d’une demi-heure, Mme Durieux, avant de recevoir celui qu’elle a fait inviter à souper, a eu le temps de quitter son costume. Elle a revêtu un peignoir ravissant, vrai fouillis de dentelles qui pourtant, si élégant qu’il soit, fait pousser un soupir de regret à Clovis, car il recouvre ces épaules blanches et fraîches que le jeune homme, au bal, caressait d’un regard ravi.

Nous n’insisterons pas sur le doux émoi qui s’est emparé de l’artiste en se trouvant à pareille heure et en telle situation près de celle qui, depuis une semaine, occupe sa pensée. Bien qu’il attribue son aventure à un caprice de jolie femme, voire à une fantaisie de coquette qui veut s’amuser de lui, son étonnement est si profond qu’il ne s’est pas encore dissipé au bout d’un quart d’heure que les deux soupeurs sont réunis.

Quand nous rejoignons le couple, la conversation est commencée déjà, et c’est Mme Durieux qui répond en souriant :

— Eh bien, oui, monsieur Clovis, puisque vous tenez tant à le savoir, c’est à cause de M. Gravoiseau que je vous ai imposé ce silence et cette grimace pendant le quadrille.

Plein de l’idée que la propriétaire n’a agi de la sorte que pour s’éviter une scène de jalousie, l’artiste, en entendant cette réponse qu’il prend pour l’aveu d’une liaison, s’écrie d’un ton douloureusement surpris :

— Comment ! c’est lui qui est votre… mais il est vieux, laid. Ah ! par exemple, je ne l’aurais jamais cru !

— Cru… quoi ?

— Que… que vous l’aimiez.

— Oh ! oh ! monsieur Clovis !

Il y a une telle intonation de reproche dans cette exclamation de la veuve que le jeune homme reprend aussitôt avec une vivacité joyeuse :

— Ah tant mieux ! J’ai eu peur un instant que ce coquin fût aimé de vous… car je dois vous apprendre que c’est un coquin fieffé.

— Je le sais, dit tranquillement Mme Durieux, tout occupée à détacher l’aile d’un perdreau.

— Pas possible ! fait le graveur abasourdi par ces trois mots.

— Que voyez-vous donc d’extraordinaire à ce que je sache que M. Gravoiseau est un misérable ?

— Rien, à ce que vous le sachiez… mais que, le sachant, vous lui confiiez vos intérêts, c’est ce qui me confond.

— Oui, n’est-ce pas que cela peut sembler imprudent de ma part ?

— Mais cela ne fait pas que sembler, c’est bel et bien de la dernière imprudence.

— Oui, c’est la vérité, mais…

— Mais ? répète Clovis en voyant la jeune femme hésiter à continuer.

Au lieu de compléter sa phrase, Mme Durieux feint de rire et tend son verre à l’artiste en disant :

— Savez-vous, monsieur mon invité, que vous êtes bien peu prévenant pour une pauvre femme qui a dansé trois heures durant sans voir passer à sa portée une seule glace ou le moindre sirop… je meurs de soif. Par pitié, versez-moi à boire.

Loin de s’empresser d’obéir, le jeune homme détache doucement du verre la petite main qui le tient et il la garde entre les siennes. Puis, regardant la veuve dans les yeux, il lui demande d’une voix émue :

— Comment vous appelez-vous de votre petit nom ?

— Oh ! quelle curiosité ! fait Mme Durieux qui, tout en affectant la moquerie, se sent subitement troublée par l’acte et l’accent de l’artiste.

— Non, ce n’est pas de la curiosité… mais il me semble en vous donnant votre petit nom, que je serai plus persuasif, plus éloquent… Je croirai que depuis longtemps je vous connais, et, en supposant cette intimité, j’aurai la hardiesse de vous dire ce que le respect me rive sur les lèvres.

La propriétaire est devenue un peu pâle. Si Clovis était lui-même plus calme, il s’apercevrait du tremblement léger de la main qu’il garde prisonnière. Enfin, d’une voix qu’elle s’efforce d’affermir, la veuve répond :

— Je m’appelle Célestine.

En même temps qu’elle prononce ce prénom, la jolie femme, d’un regard furtif et anxieux, interroge le visage de l’artiste comme si elle redoutait d’y lire une émotion subite.

Mais, sans que ses traits aient rien révélé, le graveur reprend :

— Écoutez-moi donc bien, Célestine. Vous êtes belle, jeune, riche… et je me trouve chez vous à quatre heures du matin. Si j’étais sot et fat, je m’imaginerais que, vous qui êtes entourée d’admirateurs, vous vous êtes subitement amourachée de mon piètre individu. Heureusement que je me suis rendu justice et que j’ai attribué son véritable motif à l’étrange rendez-vous qui nous met en présence.

— Et quel est ce motif ? demande Célestine d’un ton qui, quoi qu’elle fasse pour lui commander, dénonce une curiosité craintive.

— D’abord je m’étais trompé, continue Clovis ; j’ai cru au caprice cruel d’une coquette qui voulait s’amuser à me tourner la tête pour me renvoyer ensuite, en riant, à ma mansarde.

— Vous ne le croyez plus ?

— Non, car, depuis que je suis là, vous écoutant et vous étudiant, ma conviction s’est faite sur la cause qui nous a réunis.

— Et cette cause ?

— Vous avez un service à me demander.

À cette réponse, un petit sourire, que ne voit pas Clovis, passe sur les lèvres de la jeune femme qui, plus rassurée, s’écrie vivement :

— Moi !… un service ?

— Oui, un service que vous n’osez pas exiger des gens de votre monde… d’un de vos soupirants, par exemple… car ce serait créer des droits à son amour.

— Alors ce prétendu service que, selon vous, je crains de réclamer de celui que vous appelez un soupirant, vous pensez que je puis l’invoquer de vous sans scrupule ?

— Sans doute.

— Ce que vous dites là n’est pas flatteur pour vous… ni pour moi… Cela donne à supposer ou que vous me croyez incapable de vous inspirer une passion, ou que je ne vous juge pas digne de mon amour… Car, enfin, pourquoi ne craindrais-je pas aussi de vous que ce service vous créât, comme vous le dites, des droits sur mon cœur ?

— Oh ! avec moi, un artiste sans sou ni maille, cela ne tire pas à conséquence… On lui demande un service, puis on se croit quitte en le payant… M. Rocamir est bien venu m’offrir douze sous pour faire valser sa femme.

Célestine part d’un éclat de rire à cette dernière phrase, puis elle ajoute :

— Je ne serais pas même aussi généreuse que M. Rocamir, car vous m’auriez rendu un service que je n’aurais pas la hardiesse de venir ensuite vous payer.

— Ensuite, non… et cela pour une excellente raison, appuie Clovis auquel une idée a surgi tout à coup dans l’esprit.

— Quelle excellente raison ?

— Vous n’auriez pas à payer ensuite parce que vous avez l’habitude de le faire avant.

Le calme que Mme Durieux avait retrouvé semble se troubler à nouveau et c’est d’un accent bref qu’elle répond :

— Je ne vous comprends pas.

— Si vous voulez m’accorder la permission de me lever de table et de faire trois pas, je saurai me faire comprendre.

— Faites même six pas.

L’artiste se lève et se dirige vers un petit meuble sur lequel est posé le buvard de la veuve. Il ouvre le carton et, d’une des poches, il tire une enveloppe qu’il approche de ses narines. Puis, l’enveloppe à la main, il revient à Mme Durieux qui, muette et un peu tremblante, l’a suivi des yeux.

— Ne le niez pas, madame, reprend le graveur, c’est vous qui m’avez envoyé trois mille francs… le parfum de ce papier vous dénonce… il est le même que celui de l’enveloppe que j’ai gardée chez moi.

Nous ne prétendrons pas que c’est pour cacher son émotion que la veuve joue l’impatience, mais c’est d’un ton brusque qu’elle s’écrie :

— Trois mille francs ! Que me contez-vous ?… Pourquoi, à quel titre vous aurais-je adressé une aussi forte somme ?

Le jeune homme s’est doucement agenouillé aux pieds de la propriétaire dont il reprend les mains et, la regardant en face, il lui sourit en disant :

— Vous ne savez pas mentir, Célestine… votre émotion, vos yeux qui n’osent se tourner vers moi, jusqu’à votre fausse colère, tout vous dément… Allons, dites oui… un bon mouvement de franchise.

Et de sa voix la plus caressante, il ajoute :

— Si vous saviez combien votre oui me rendrait heureux !

— Heureux ? répète Célestine dont le regard évite toujours de rencontrer celui de l’artiste.

— Oui, il me semble que, venant de vous, cette somme ne serait pas une aumône.

— Une aumône ! oh ! le vilain mot ! Voulez-vous bien ne pas dire une pareille chose ! s’écrie la jeune femme désolée et oubliant qu’elle se trahit.

— Ah ! vous avouez donc ! fait Clovis.

Puis vivement :

— Non, non, je vous en supplie, Célestine, ne vous démentez pas… De vous j’accepte ce service sans rougir.

Tout en pressant les deux mignonnes mains qu’on ne pense pas à lui retirer, il continue :

— Oui, j’accepte, mais à la condition que vous me permettrez de vous témoigner ma reconnaissance… en vous débarrassant de Gravoiseau.

Au nom de son gérant, Mme Durieux tressaille et, subitement effarée, elle balbutie :

— Non, monsieur Clovis, je vous le défends !

— Mais quel rôle joue donc ce mauvais drôle dans votre existence pour que vous ne puissiez pas vous en séparer ?

La veuve hésite d’abord à répondre, puis d’une voix qui frissonne, elle murmure :

— Il me fait peur !

Après avoir laissé à Mme Durieux le temps de se remettre de son émotion, Clovis reprend :

— Peut-être M. Gravoiseau vous fait-il tant peur, parce que vous n’avez personne pour vous protéger.

— C’est bien possible, dit timidement la veuve.

Puis, après un petit soupir, elle ajoute en hésitant :

— Oui, mais où trouver ce protecteur ?

— Oh ! vous devez avoir le choix dans la foule de vos soupirants.

Pour toute réponse Célestine secoue la tête.

— Non, faites-vous ? continue l’artiste ; voudriez-vous me donner à croire que les adorateurs ne se pressent pas autour de vous ?

Un léger sourire vient éclore sur les lèvres de la jolie femme, qui semble avoir oublié sa frayeur, car c’est presque gaiement qu’elle répond :

— Oui, les adorateurs ne font pas faute… mais rappelez-vous donc ce que vous me disiez tout à l’heure, monsieur Clovis : Que je m’adresse à l’un d’eux et, aussitôt, il s’imaginera que je le préfère et qu’il triomphe de ses rivaux… Les hommes ne font rien pour rien… et celui-là se croira vite autorisé… même encouragé à me demander, à son profit, le sacrifice de ma liberté… Or, je n’ai nul désir d’encourager quelqu’un… attendu que je n’aime aucun de ceux qui me font la cour.

— Vraiment ?

Dans cette exclamation du graveur, il y a une intonation joyeuse que la propriétaire n’a sans doute pas remarquée, car elle poursuit immédiatement :

— Vous comprenez donc, monsieur Clovis, que, bien loyalement, je ne puis solliciter aide et protection d’aucun de mes adorateurs… ce serait donner des espérances que je n’aurais pas l’intention de réaliser.

Puis, après un court silence :

— Non, continue-t-elle, ce qu’il me faut trouver, c’est un ami… bien désintéressé… pas amoureux de moi qui ne vienne point à mon secours avec l’arrière-pensée de vouloir m’engager par ce service rendu… vous me comprenez, n’est-ce pas ?

— Hélas ! soupire l’artiste.

— Pourquoi cet hélas ?

— Parce que votre protecteur me semble difficile à trouver dans les conditions que vous citez… il y en a une, surtout, qui est bien sévère.

— Laquelle ?

— Celle de n’être pas amoureux de vous… Je parie que vous ne rencontrerez personne.

— Oh ! oh ! fait en riant Célestine, je crois que je n’aurais pas à aller bien loin pour découvrir celui accepterait la condition sans aucune opposition… Tenez, vous, par exemple.

— Moi ! s’écrie Clovis surpris.

— Sans doute.

— Et qui vous fait donc croire que je ne puisse être ou devenir amoureux de vous ?

— Mais parce que vous en aimez une autre.

— Moi ! répète l’artiste avec une énergie qui est tout un démenti de cet amour qu’on lui prête.

Au lieu de comprendre l’éloquence de cet unique mot, la veuve continue tranquillement :

— Oui, vous en aimez une autre… celle dont vous m’avez parlé au bal… celle qui fait, quand elle est là, me disiez-vous, que les autres femmes n’existent plus pour vous.

Toujours aux genoux de la veuve, Clovis s’approche un peu plus près d’elle et, avec un accent tout plein de tendresse timide, il demande :

— N’avez-vous donc pas compris de qui je voulais parler ?

Il paraît que Mme Durieux est à cent lieues de deviner la vérité, car, à cette question, elle s’écrie d’une voix curieuse :

— Ah ! vous l’avez donc retrouvée !

— Retrouvée !… qui ? fait le graveur en ouvrant des yeux étonnés.

— Votre inconnue.

— Quelle inconnue ?

— Celle dont, l’autre jour, vous m’avez conté l’histoire… celle que vous désespériez de revoir… Vous voyez bien qu’il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas.

La propriétaire semble avoir complétement oublié Gravoiseau et l’effroi qu’il lui inspire. Clovis, qui voudrait ramener la conversation à son point de départ, n’a pas le temps de placer un mot, car la jolie femme se pelotonne coquettement sur son fauteuil en disant :

— Voyons, allez-vous rasseoir et apprenez-moi comment vous êtes parvenu à découvrir votre mystérieuse belle… Je n’ai pas la moindre envie de dormir, et je me fais une fête de passer le reste de la nuit à vous écouter… Parlez, monsieur l’amoureux.

— Amoureux ! amoureux ! répète l’artiste en secouant la tête ironiquement.

— Quoi ? ne l’êtes-vous pas ?

— Oh ! si, si… amoureux comme un fou… mais pas d’elle.

Malgré l’ordre de retourner à son siège, Clovis, restant toujours agenouillé, se rapproche encore de la veuve et, bien bas, murmure tendrement :

— C’est vous que j’aime, Célestine. Refusez-vous donc impitoyablement de me comprendre ?

À cette voix qui vibre de passion sincère, Mme Durieux pâlit et se redresse frémissante. Est-ce d’indignation contre la hardiesse du graveur ? Il faut le croire, car elle se dégage brusquement du bras que le jeune homme avait passé autour de sa taille et elle se lève en disant d’une voix brève et agitée :

— Bonsoir, monsieur Clovis.

— Quoi ? il faut partir ! geint tristement l’artiste à ce renvoi inattendu.

— Il me semble qu’il est grandement l’heure de se mettre au lit.

— Mais vous venez de dire à l’instant que vous n’éprouviez nulle envie de sommeil.

— C’est possible… mais tout à l’heure, vous ne m’aviez pas fait encore apercevoir de mon imprudence à vous avoir reçu chez moi… Tout à l’heure, je me croyais avec un ami… rien qu’un ami… à présent, je vois qu’il est des illusions dangereuses à se faire… Aussi je vous répète : Bonsoir, monsieur Clovis.

Malgré ce second congé, le ton de Mme Durieux s’est radouci à tel point que l’artiste se hasarde à dire d’un air suppliant :

— Ne me renvoyez pas encore, je jure que je ne soufflerai plus un mot de mon amour.

— Et bien vous ferez, continue Célestine avec un accent de reproche qui n’a pourtant rien de trop alarmant pour Clovis, oui, bien vous ferez, car vous devriez rougir de votre conduite… Doit-on parler d’amour à une femme quand on en aime une autre ?

— Oh ! oh ! oh ! lâche comiquement le jeune homme, agacé par la persistance de la propriétaire à lui supposer cette autre passion.

— Pourquoi ces oh ! oh ! reprend Mme Durieux dont la voix sévère jure grandement avec ses yeux qui pétillent de gaieté.

— C’est un oh de douleur… parce que je me mords la langue pour tenir mon serment de ne plus vous parler de mon amour… Sans cela je vous dirais que je n’adore que vous… mais, comme j’ai juré, je tiens à rester muet.

Sans paraître avoir remarqué cette infraction au traité que Clovis vient de commettre tout en vantant sa soumission, la propriétaire s’écrie avec impatience :

— Mais pourquoi ne l’aimeriez-vous pas, votre inconnue ?… Ne fût-ce que par reconnaissance… car, d’après ce que vous m’avez conté, elle s’est… elle vous… enfin, elle a eu confiance en vous, cette pauvre jeune fille.

— Oh !… je n’ai pu vous préciser que c’était une jeune fille, appuie Clovis.

Mme Durieux se reprend vivement.

— C’est vrai, car vous m’avez affirmé ne l’avoir jamais vue.

— Et je vous l’affirme encore… De sorte qu’il se peut fort bien que ma bonne fortune ait eu ses quarante… ou cinquante ans sonnés. Je vous avouerai même que si je n’ai pas été trop acharné à la découvrir, c’est beaucoup par crainte de me trouver en présence d’une personne respectable.

En entendant cette fin de phrase, la veuve a un sourire que surprend l’artiste.

— Je vous semble bien ridicule, n’est-ce pas ? demande-t-il.

— Pas le moins du monde. Je ris de la peine que vous vous donnez, depuis un quart d’heure, pour me prouver que vous n’aimez pas votre inconnue.

— Mais c’est la vérité.

— Je n’en crois rien, dit Célestine en secouant la tête.

— Vous changeriez d’avis, j’en suis certain, si vous connaissiez mon histoire.

Puis, brusquement, le graveur, en homme qui se décide tout à coup, ajoute en s’écriant :

— Pourquoi pas ?

— Que voulez-vous dire ?

— Comme je tiens à vous prouver que je n’aime que…

— Monsieur Clovis, vous allez manquer à votre serment ; prenez garde au bonsoir ! interrompt Célestine en le menaçant du doigt.

— Je me tais sur ce point.

— Bien. Parlez sur tout autre sujet. Je vous octroie la plus complète liberté.

— Voulez-vous que je vous conte mon aventure ?

Une sorte d’hésitation moqueuse apparaît sur les traits de Mme Durieux, qui finit par dire :

— Je vous écoute.

Elle se renverse sur son fauteuil, position qui, en la mettant en dehors du cercle de la lumière que renvoie l’abat-jour de la lampe, ne permet pas au jeune homme de bien voir son visage.

Sans avoir relevé ce détail, l’artiste commence son récit :

— Il y a quelques années, mon père, alors riche propriétaire du Midi, m’envoya étudier mon droit à Poitiers. En arrivant dans cette ville, mon premier soin fut de retrouver un de mes camarades d’enfance, fils du plus intime ami de mon père, qui, mon aîné d’un an, m’avait précédé à Poitiers.

Gornier – c’était son nom – comptait donc déjà une année de droit, quand je me présentai pour m’installer dans l’hôtel où il avait élu domicile depuis douze mois. C’était un garçon que la rage du travail tourmentait si peu qu’il n’avait pas encore ouvert son code. Le souci des examens à passer était loin de l’empêcher de dormir et, à tous ceux qui l’exhortaient au travail, il répondait invariablement :

— La vie est courte, ne l’attristons pas par les ennuis de l’étude.

Dès le troisième jour de notre réunion, comme je revenais du cours, Gornier me demanda d’un ton fort étonné :

— Est-ce que tu vas te détruire la santé en allant ainsi à l’école ? Ne prends pas de mauvaises habitudes… arrête-toi quand il en est encore temps et ne te laisse pas abrutir par le travail.

— À quoi veux-tu donc que j’emploie mes journées ?

— À t’amuser, parbleu ! Le café, le théâtre, les divers plaisirs te réclament.

— Tout cela ne me séduit guère.

— Et les femmes ?

— Euh ! euh ! fis-je. On attend quelquefois bien longtemps l’heure du berger, et j’ai trop peu de patience pour faire la cour.

— Diable ! il faut peut-être te les apporter sur un plat d’argent à domicile, ricana-t-il en s’éloignant.

Mais le lendemain il reparut.

— Mon cher, dit-il, j’ai ce que tu désires.

— Quoi donc ?

— Une conquête sur un plat d’argent… pas de longue attente, pas de cour à faire… au mieux de tes goûts… tu n’auras qu’à cueillir.

— Quelle bonne folie me contes-tu là ! répliquai-je en éclatant de rire à cette annonce singulière.

Mais Gornier garda tout son sérieux et il insista en répétant :

— Tu n’auras qu’à cueillir, je te l’affirme.

Alors mettant la main à sa poche, il en tira une petite clef qu’il me montra.

— Tiens, ajouta-t-il, voici la clef du paradis dans lequel je veux t’envoyer. Dis un oui et elle est à toi.

En me faisant passer et repasser l’objet sous le nez pour mieux me tenter, il appuya la séduction de ces paroles :

— Brune, aimable, potelée, vingt-six ou vingt-sept ans et pas d’éloquence à dépenser… Laisse-toi donc persuader, grand bêta et, bien vite, dis ton oui.

Si étrange que fût la proposition, Gornier me la faisait avec un tel aplomb qu’il me fut impossible de la prendre plus longtemps pour une plaisanterie.

— Ah ça, fis-je naïvement, où donc m’a-t-elle déjà vu cette brune aimable et potelée ?

— Elle n’a même jamais aperçu le bout de ton oreille et ne se doute pas le moins du monde que tu existes.

Cette réponse mit le comble à mon étonnement et, dans ma simplicité, je m’écriai :

— Et, ne me connaissant pas, tu dis qu’elle m’aime ?

— Ah ! non, entendons-nous, je ne dis pas du tout qu’elle t’aime.

— Eh bien, alors ? repris-je en écarquillant mes yeux ahuris.

— Alors quoi ?

— Comment se fait-il que, ne m’ayant jamais vu et ne m’aimant pas, elle m’envoie cette clef ?

Mon ami secoua la tête en souriant et me répondit tout tranquille :

— Elle ne t’envoie pas cette clef… c’est moi qui te la propose… Tu as bien tort d’aller ainsi chercher midi à quatorze heures.

Je crus à une mystification. L’impatience me gagnant, je repoussai brusquement la clef que Gornier balançait toujours à la hauteur de mon visage et je lui dis sèchement :

— Va porter ailleurs tes facéties.

Au lieu de se fâcher, mon ami ramassa la clef que mon geste avait envoyée à l’autre bout de la chambre et il la remit dans sa poche en reprenant d’une voix calme :

— Mettons que je n’ai rien dit. Je tenais à t’être agréable ; tu n’acceptes pas ma proposition, alors n’en parlons plus.

J’avais été si raide envers mon camarade que, pour réparer mon tort, je renouai l’entretien en débutant d’un ton radouci :

— Voyons, Gornier, il n’est pas vrai que tu parles sérieusement.

— Au contraire, je suis tout ce qu’il y a de plus sérieux.

— Et tu prétends qu’avec cette clef…

— Tu n’auras qu’à cueillir, appuya-t-il.

Puis, me souriant, il continua :

— Avoue, mon cher, que tu es un joli maniaque qui ne sait pas précisément ce qu’il veut. Hier, c’était blanc. Aujourd’hui, c’est noir. Ne m’as-tu pas avoué que, en fait de conquêtes, tu détestes faire un siège et donner l’assaut… Bon ! me dis-je, il n’aime qu’à entrer dans les places qui se sont rendues. Croyant que je vais te causer un plaisir énorme, j’accours donc pour t’offrir la clef d’une ville prise et tu me reçois comme un éléphant qui danse chez un vitrier… Puisque tu as changé d’avis je n’insiste plus. Causons de la pluie et du beau temps si cela te plaît mieux.

En me disant qu’il ne voulait pas insister, Gornier avait trouvé le meilleur moyen d’irriter ma curiosité.

— Mais enfin, dis-je, si tu voulais au moins te donner la peine de m’expliquer un peu ta proposition mystérieuse.

— Mystérieuse ! où vois-tu donc un mystère ? Rien, au contraire, n’est plus simple, plus clair… Tiens, écoute-moi bien. Supposons que tu lâches ce oui que je te demande.

— Bien, supposons.

— Alors je te donne la clef… cette clef que voici.

Ce disant, il avait retiré de sa poche la clef qu’il me remit sous le nez en continuant :

— Puis ce soir, passé minuit, je viens te chercher et nous partons à travers la ville endormie… Jusqu’à présent, tu vois que ce n’est pas bien mystérieux ?

— Non. Poursuis.

— Je te mène devant une petite porte dans la serrure de laquelle tu introduis la clef. Il n’y a encore rien de mystérieux à ce qu’une porte s’ouvre et je te souhaite le bonsoir.

Comme Gornier s’était arrêté, je m’écriai d’une voix avidement curieuse :

— Et le reste ?

— Le reste est toujours aussi simple. Rien de plus ordinaire que de monter un escalier de vingt marches qu’on trouve derrière la porte. Quoi de plus naturel aussi que de rencontrer, au haut de cet escalier, une seconde porte qu’on ouvre encore, avec la même clef… mais bien doucement, et que l’on referme plus doucement encore.

Une seconde fois, mon camarade se tut comme s’il n’avait plus rien à m’apprendre.

— La suite ? dis-je impatient.

— Dame ! la suite se devine. Après la seconde porte, tu te trouveras dans une alcôve où tu te diras : « Je vais rendre un fameux service à mon ami Gornier. » Comprends-tu ?

Je tressautai à cette conclusion qui m’expliquait tout et je partis de rire.

Mon camarade, en voyant que j’avais deviné le service qu’il me demandait, prit un air désespéré et ajouta d’une voix qu’il s’efforça de rendre triste :

— Que veux-tu ? mon cher… au fond, j’en suis navré… mais je ne suis pas né avec la bosse de la fidélité. Je crois même que j’ai un creux profond à l’endroit du crâne où cette bosse devrait trouver sa place.

— Tu ferais mieux de rompre franchement.

— Oh ! tu ne la connais pas ! Ce seraient des larmes, des poursuites, des lettres à n’en plus finir… Aussi comme je sais qu’on n’accepterait pas ma démission, je veux mettre mon monde dans l’impossibilité de la refuser… en imposant mon successeur.

— Oh ! en imposant ! dis-je. Je doute qu’on se le laisse imposer. On poussera les hauts cris en me voyant apparaître à ta place.

Gornier remua la tête.

— Non, fit-il, on ne criera pas en te voyant apparaître, attendu que tu arriveras dans la plus profonde obscurité et qu’on se gardera bien d’allumer même une simple allumette.

— Oui, mais à la voix.

— À la voix encore moins… car la consigne habituelle est : Silence complet.

— Pas possible !

— Tu comprendras mieux l’impérieuse nécessité du silence quand je t’aurai appris que, de l’autre côté de la cloison… cloison très-légère… repose un vigoureux charcutier, mari fort brutal, et fort jaloux, et qui a le sommeil si léger qu’il s’interromprait au plus léger chuchotement.

Je n’eus pas besoin de réfléchir longtemps, après tous ces détails fournis, pour répondre :

— Elle ne vaut rien ta façon d’imposer un successeur.

— Pourquoi ?

— Puisque l’obscurité et mon silence empêcheront de me reconnaître, ce sera absolument comme si tu étais venu en personne.

— Oui, mais j’ai un plan.

— Dis-le.

— Aussitôt que je t’aurai vu entrer dans la maison, je m’en irai tranquillement lancer des pierres dans les carreaux de la caserne de gendarmerie.

— Mais on t’arrêtera !

— Précisément. Et le lendemain je me ferai réclamer par l’époux charcutier qui, naturellement, est un de mes amis.

Et Gornier, avec un comique sérieux, continua en pesant sur ces mots :

— Je ne sais pas si tu te fais bien une idée de la surprise qui s’emparera de la dame quand son mari lui apprendra mon alibi, constaté par la gendarmerie, pendant cette même nuit que tu… il lui faudra bien accepter les faits accomplis… et me rendre ma liberté.

— Pour prendre la mienne.

— Oh ! toi, tu feras bien de n’y pas mettre d’entêtement et de te contenter d’une fête sans lendemain… C’est même le conseil que je te donne si tu veux t’éviter d’avoir affaire à une Mme de Sévigné égarée dans la charcuterie.

— Ah ! elle t’écrit beaucoup ?

— Cinq fois par jour… depuis un an ! Je ne sais si c’est le voisinage des hures qui lui fait penser à moi, mais sa correspondance déborde de passion délirante. À la longue j’ai fini par prendre en horreur sa prose… d’autant mieux qu’elle se répétait fort, la pauvrette… Quand une femme, durant six mois, vous a perpétuellement appelé mon ange, mon dieu, mon fier lion, mon bibi, on en arrive à souhaiter qu’elle vous traite enfin de vil chenapan… Bref, le dégoût m’a pris d’être toujours un fier lion, et je n’ai plus ouvert ses lettres… Son grand tort est de m’adorer sans le plus petit intermède de bouderie.

— Mais puisque, dans vos rencontres, le peu d’épaisseur de la cloison l’empêche de te parler, il faut bien qu’elle ait recours à la plume.

— Oui, mais elle m’envoie trop son âme et son cœur sous enveloppe. Aussi, je te le répète, voilà près d’un semestre que je n’ouvre plus ses lettres. De toutes celles que j’ai reçues, j’ai fait ce que je vais faire devant toi de cette dernière épître arrivée depuis une heure.

Et Gornier, tirant de sa poche une lettre non décachetée, la lança dans ma cheminée où le feu l’anéantit. Nous la regardâmes brûler sans nous douter de quelle importance était cette missive que mon camarade n’avait pas voulu lire.

Pendant que Clovis fait son récit à Mme Durieux, la propriétaire, qui s’était éloignée de la lampe, est restée immobile et muette dans l’ombre qui cache son visage au jeune homme.

— Est-ce que vous dormez ! demande l’artiste.

— Nullement, répond Célestine.

— C’est que vous ne m’interrompez pas.

— Je m’en garde bien… et pour cause… je vous laisse vous couper de plus en plus.

— En quoi donc est-ce que je me suis coupé dans mon histoire ?

— Mais il me semble que, pour un homme qui prétendait n’avoir jamais connu la dame de ses mystérieuses amours, vous m’avez tout l’air de savoir parfaitement à qui vous avez eu affaire.

— Attendez la fin.

— Ah ! la fin ne concerne-t-elle donc pas la sensible charcutière ?

— Vous allez voir… Rien ne serait arrivé si nous avions lu cette lettre que mon camarade avait si malencontreusement brûlée.

— Bien. Continuez, commande Mme Durieux du fond de l’obscurité qui la défend contre les regards de Clovis.

L’artiste poursuit :

— Si coupable que fût la substitution qu’on me demandait, je me laissai tenter et j’acceptai la clef. Le soir même, quand la ville dormait, Gornier me conduisit devant la porte que nous ouvrîmes. Il me poussa sur les premières marches de l’escalier, puis il me souffla :

— Maintenant, bonne nuit !… Moi, je vais aller casser les carreaux de la gendarmerie.

Et il s’éloigna après avoir refermé la porte de la rue pendant que je gravissais doucement l’escalier.

XI

Le lendemain, qui était un dimanche, le premier que je vis entrer dans mon logis, où j’étais revenu vers les trois heures du matin, fut mon camarade Gornier. Il était d’une gaieté folle, et ses premiers mots furent ceux-ci :

— Je quitte mon ami le charcutier.

— Il a donc véritablement été te réclamer au poste ? demandai-je.

— Parbleu ! Aussitôt reçu le petit mot que je lui ai envoyé du violon de la gendarmerie, où j’avais été coffré pour tapage nocturne et état d’ivresse, le digne homme a pris ses jambes à son cou pour venir me tirer de peine en répondant de moi.

— Il va tout conter à sa femme.

— Inutile, mon cher, car, d’après ce qu’il m’a dit, il paraît que c’est sa femme qui, la première, a reçu et ouvert ma lettre. Le charcutier m’a annoncé que, s’il était accouru aussi vite, c’était parce que son épouse avait activé son zèle.

— Tu prétendais pourtant qu’elle serait fort surprise en apprenant ton alibi nocturne.

— Oui, mais tu avoueras que ce n’est pas son mari qu’elle pouvait choisir pour lui faire part de cet étonnement. Elle a dû, au contraire, rentrer son ébahissement en présence de son seigneur et maître.

Gornier, après un éclat de rire, s’écria :

— Je voudrais bien entendre déjà sonner l’heure des vêpres.

— Pourquoi ?

— Pour me trouver avec elle et voir l’étrange figure qu’elle va me faire. Tous les dimanches, aux vêpres, qu’elle entend du coin le plus obscur de l’église, je vais me placer près d’elle et, sans nous regarder, tout en ayant l’air de chanter, nous causons. Saperlotte ! va-t-elle m’en dire… ou, plutôt m’en chanter de drôles !!! Il faudra bien qu’elle accepte ma démission… c’est tout ce que je désire.

Tout à coup, changeant de sujet, Gornier me demanda d’une voix curieuse :

— Ah ça, et toi ?… Conte-moi donc la chose.

Clovis vient à peine de prononcer ces mots que Mme Durieux se redresse sur son fauteuil et, tout en restant dans l’ombre, s’écrie avec une vivacité singulière :

— Comment ? monsieur Clovis, vous avez eu l’indélicatesse de conter à ce mauvais sujet ce qui… enfin, de lui parler de la malheureuse charcutière ! C’était déjà assez vilain d’avoir accepté ce rôle, sans encore en faire des gorges chaudes avec votre ami.

— Eh bien, reprend l’artiste, vous vous trompez, madame. J’évitai précisément avec Gornier, tout en lui répondant, d’entrer dans le détail… d’autant mieux que ce détail m’avait prodigieusement étonné chez une femme mariée depuis plusieurs années.

— Ah ! fait la propriétaire qui, particularité bizarre, n’insiste pas pour avoir l’explication de la dernière et mystérieuse phrase du jeune homme.

— Oui, reprend le graveur, j’étais encore tellement sous le coup de l’étonnement causé par ce détail que, me gardant bien d’éveiller l’attention de Gornier, je lui demandai négligemment :

— Et tu dis qu’elle est ta maîtresse depuis une année ?

— Ni plus ni moins, me répondit-il du ton le plus naturel.

Mon camarade était un garçon vigoureux, jeune, d’une santé de fer ; il avait fait ses preuves sur la question et n’était pas homme à se vanter d’avoir gagné des batailles quand il n’avait pas été au feu. Aussi sa réponse redoubla ma stupéfaction en songeant à ce qu’il m’avait laissé à glaner derrière lui.

Tout en contant son aventure, Clovis se demande pourquoi la jolie veuve ne cherche pas à soulever les gazes dont il voile son récit, mais, soit qu’elle comprenne, soit qu’elle rougisse de demander une explication, Mme Durieux écoute dans le plus profond silence.

Force est donc à l’artiste, tout dépité de ne pas mieux éveiller la curiosité féminine, de continuer son histoire.

— Je n’étais pas au bout de ma surprise, car, tout intrigué par mon souvenir, quand vint la nuit suivante, bien que je me fusse juré de ne pas renouveler mon expédition, un désir ardent me saisit d’aller feuilleter encore le livre que j’avais l’intime conviction d’avoir été le premier à lire. Ma clef en poche, je repris donc la route suivie la veille.

Sortant tout à coup de son mutisme, Mme Durieux interrompt le jeune homme par un léger rire moqueur.

— De quoi riez-vous ? demande Clovis.

— De votre hardiesse. Maintenant que la charcutière s’était expliquée à vêpres avec votre camarade, vous deviez être certain qu’il ne vous serait pas fait la même réception.

— Erreur, madame : car, je ne sais plus quelle cause avait empêché la dame de se rendre à l’église, et Gornier n’avait pu avoir avec elle son entrevue hebdomadaire.

— Mais la nuit passée à la gendarmerie par ce mauvais sujet devait suffire, comme vous l’avez dit, pour exciter la méfiance de cette personne.

— Veuillez attendre la fin.

— Continuez, dit tranquillement la veuve.

Tout conteur a son amour-propre. Outre qu’il est privé de lire sur son visage les impressions de la propriétaire, Clovis est un peu dérouté par le calme qu’elle montre en écoutant son aventure.

— Je n’ai pas l’air de l’intéresser fort, pense-t-il.

Puis il reprend à haute voix :

— Je revins de ma deuxième expédition encore plus stupéfait que la veille. Mon ébahissement était celui d’un homme qui, bien que sachant combien vite l’expérience arrive en certains cas, ne pouvait comprendre que vingt-quatre heures eussent suffi pour amener de si remarquables progrès chez ma conquête. Un conscrit devenu colonel en un seul jour ne m’aurait pas plus étonné.

Mais si fort ébaubi que je fusse, Gornier ne l’était pas moins que moi. Durant la semaine qui s’écoula, il arrivait chaque jour en mon logis pour s’écrier :

— C’est drôle ! je n’y comprends rien.

— Explique-toi.

— Du moment qu’elle sait que j’ai couché au poste, le reste devrait lui sembler louche, n’est-ce pas ?

— Sans doute.

— Eh bien, cela ne paraît nullement l’avoir préoccupée et je continue à recevoir mes cinq lettres par jour.

— Que tu continues à brûler ?

— Non, parce que, m’attendant à lire enfin des bordées d’invectives, j’ai ouvert celle qui est venue la première après l’aventure… puis j’ai lu successivement toutes les autres.

— Et elles contiennent des reproches furieux, des demandes d’explications ?

— Pas du tout. Je suis toujours son fier lion, son bel ange, et l’adoration continue comme par le passé.

— Et sur ta nuit au poste ?

— Pas le moindre mot. J’en suis arrivé à supposer qu’elle me croit un puissant magicien qui peut se métamorphoser en hanneton pour s’envoler à travers les barreaux d’une prison et aller où l’amour l’appelle.

— Si dimanche prochain, elle vient aux vêpres, tu sauras enfin à quoi t’en tenir.

— J’y compte bien.

Le dimanche arriva et, à l’heure voulue, je me rendis à l’église. Caché derrière un pilier, j’observai Gornier et sa maîtresse qui, sans se regarder, avaient l’air de chanter leurs vêpres. La charcutière montrait une mine des plus radieuses, tandis que sur le visage de mon camarade je vis plusieurs fois se produire les marques d’un ahurissement profond.

Au sortir de l’église, Gornier vint me rejoindre sur la promenade.

— Je comprends de moins en moins, me dit-il tout penaud.

— Est-ce qu’elle ne se doute de rien ?

— De rien absolument… ou elle dissimule fort habilement… Je suis plus que jamais son fier lion.

Tout à coup, en homme que surprend une idée soudaine, il me regarda en face en s’écriant :

— À moins que tu ne te sois complétement joué de moi, exécrable farceur !

— Farceur… en quoi ?

— Quand je t’ai laissé devant la petite porte, tu me jures que tu n’as pas décampé derrière mon dos.

— Non, j’ai monté l’escalier.

— Vrai ? vrai ?

— Je te l’affirme.

— Et quand es-tu redescendu ?

— Trois heures après.

— Que tu n’as point passées sur l’escalier sans oser entrer, n’est-ce pas ?

— Nullement.

— Tu en es bien sûr ?

— Tout ce qu’il y a de plus sûr.

Gornier qui, pendant cet interrogatoire, ne m’avait pas quitté du regard, lut dans mes yeux que j’étais sincère. Cette certitude lui fit pousser un soupir énorme et il prononça d’un ton désappointé :

— Je renonce à deviner ; je donne ma langue au chat.

— Mais enfin, que t’a-t-elle dit ?

— Sais-tu comment elle appelle cette station que j’ai faite au poste pendant que tu te servais de la clef pour ton compte ?

— Non. Dis.

— Elle l’appelle une preuve délicate d’amour et de fidélité de ma part. « On n’est pas plus gentilhomme ! » m’a-t-elle répété vingt fois.

J’avais dans l’esprit un soupçon qui, peut-être, nous aurait mis sur la trace, si j’en avais fait part à Gornier, mais un sentiment de discrétion m’arrêta et je n’ouvris pas la bouche.

Le soir même, mon camarade, qui m’avait quitté pendant quelques heures, entra comme une trombe dans ma chambre en me criant :

— Je veux en avoir le cœur net ! Dis donc, tiens-tu bien à ma… à notre clef ?

— Est-ce que tu veux la reprendre ?

— Je viens de recevoir une lettre par laquelle on m’apprend que le charcutier doit partir à minuit pour un petit voyage de quarante-huit heures. C’est la première absence nocturne de cet époux farouche. Il ne sera donc pas de l’autre côté de la cloison pour nous empêcher de causer et j’en profiterai pour avoir une explication avec celle dont je suis le fier lion.

Je tendis la clef à mon camarade, qui s’en empara et partit sur cette promesse :

— Demain matin, je t’apporterai des nouvelles.

Effectivement, je dormais encore quand, le lendemain, je fus éveillé par Gornier, qui, tout en me secouant, criait d’une voix moqueuse :

— Eh ! eh ! ouvre donc les yeux, maître cachotier !

— Cachotier ! répétai-je.

— Oui, oui… j’en ai appris de belles sur ton compte !… Saperlotte ! tu n’es pas bavard, toi… quand il t’arrive quelque chose d’un peu cocasse, tu n’uses pas tes lèvres à le conter aux amis.

— Que veux-tu dire ?

— Je dis que j’ai fait causer ma Dulcinée… et que j’enrage.

— À quel propos ?

— Oh ! ne prends donc pas ton air innocent… je sais ce qu’en vaut l’aune, mon gaillard.

Avec un désespoir comique, il se mit à trépigner tout en ajoutant :

— Je n’ai vraiment pas de chance ! Aller donner ma démission précisément à l’heure de cette bonne aubaine, dont tu as profité !

Il s’arrêta pour pouffer de rire, puis il vint me regarder sous le nez et me demanda :

— Tu dois avoir eu, conviens-en, une bien piètre idée de moi, qui t’avais dit être le fier lion de la charcutière depuis un an ?

Avec la mobilité d’esprit de sa nature méridionale, Gornier, toujours riant, passa subitement à une autre idée et s’écria :

— Ah ! je comprends que la déesse de la charcuterie ait pris ma station au poste pour une preuve d’amour et de fidélité. Elle a interprété cela en devise de chevalerie. « À vous ne puis être ce soir, à nulle autre ne serai » Et elle s’est imaginée que j’avais, exprès pour qu’elle en eût la preuve, donné ma fidélité à garder aux gendarmes.

J’avais laissé passer ce flux de paroles, jugeant inutile de tenter de l’arrêter. Ce fut quand mon camarade reprit haleine que je pus enfin placer cette question :

— Veux-tu t’expliquer plus clairement ?

— L’explication la plus claire est de te dire ce que disait cette lettre que, le jour où je t’ai remis la clef, j’ai brûlé devant toi.

— Pourtant tu ne l’as pas lue.

— Oui… mais, cette nuit, j’ai appris ce qu’elle contenait.

— Et que contenait-elle ? demandai-je.

Gornier secoua ironiquement la tête et me répondit en traînant une voix goguenarde :

— Tu ne te doutes pas un peu de ce que cette lettre brûlée m’annonçait ?

— Dis toujours.

— En me gardant bien d’avouer à la fée des jambonneaux que je n’avais pas lu son épître, j’ai su adroitement m’en faire répéter par elle la teneur. En somme, la lettre m’avertissait de m’abstenir, la nuit suivante, de mon pèlerinage habituel… pour cause d’hospitalité subite accordée à une demoiselle.

— Une demoiselle ! m’écriai-je en prenant mon air le plus ébahi.

Mon exclamation et ma mine de commande amenèrent un malin sourire sur les lèvres de mon camarade, qui répéta :

— Oui, une demoiselle… Est-ce que tu vas le nier, gros ingrat !

J’appelai à moi tout mon aplomb et… par discrétion et reconnaissance… je répliquai d’un timbre assuré :

— Ta maîtresse t’a trompé. J’ignore quel motif lui a fait te donner campo ce soir-là, mais je t’affirme que c’est elle qui occupait la chambre ouvrant sur l’escalier.

Ma réponse ne put convaincre Gornier qui insista en pesant sur ses mots :

— Non, non, c’était une demoiselle ; la charcutière me l’a positivement dit… et elle a même ajouté : une demoiselle de cinquante-sept ans !

Clovis vient à peine d’énoncer ce chiffre d’années, que Mme Durieux s’écrie subitement avec une certaine indignation :

— Oh ! quel mensonge !!!

Puis, se reprenant tout aussitôt, elle poursuit avec un accent de compassion pour le malheur de l’artiste :

— Car ce devait être un mensonge, n’est-ce pas ?… Je n’ai pu retenir un mouvement de pitié en l’entendant… Vrai ! j’ai eu peur pour vous… Voyons, rassurez-moi un peu sur votre compte.

Au lieu de donner le démenti qu’on lui demande, le graveur hésite en se grattant le nez et finit par avouer piteusement :

— Ma foi ! je n’en sais trop rien.

Toujours cachée dans l’ombre, la charmante veuve tambourine nerveusement des doigts sur les bras de son fauteuil et c’est d’un petit ton sec qu’elle reprend :

— Cinquante-sept ans !… Pourquoi pas cent ans ? Je m’étonne que votre ami n’ait pas songé à vous parler d’une centenaire.

— Oh ! comme vous me dites cela ! fait l’artiste surpris de l’intonation.

L’accent de la propriétaire s’adoucit immédiatement et, d’une voix peinée, elle ajoute :

— C’est vrai, j’ai tort, j’aurais dû cacher mon mécontentement de vous voir si… si…

— Si bête ?

— Non… mais si mauvais juge. Il est bien évident que votre camarade, en vous annonçant un pareil âge, vous tendait un piège.

— Vous devinez juste. Dès qu’il eut lâché ce chiffre d’années, je fis un bond de colère en criant de toutes mes forces :

— Que le diable vous emporte, toi et ta clef maudite !

— Ah ! tu avoues donc enfin, énorme sournois ! bégaya Gornier qui se tordait de joie de m’avoir fait tomber dans le traquenard.

Ces mots, en me prouvant qu’il avait plaidé le faux pour savoir le vrai, calmèrent mes angoisses et me rendirent l’espoir.

— Mon bon petit Gornier, fis-je de ma voix câline, puisque tu sais ce qui en est, donne-moi des renseignements. Elle est jeune, n’est-ce pas ? Qui est-elle ? Puis-je la revoir ? Quel est son nom ?

Mais lui, dont l’hilarité s’était calmée pendant toutes ces questions, agitait le doigt en signe de refus.

— Nix ! nix ! répliquait-il, je ne te dirai rien, mon bonhomme, cela t’apprendra, une autre fois, à ne plus faire des cachoteries aux camarades.

Durant toute la journée, je le conjurai de m’apprendre la vérité ; mais plus il me voyait ardent à connaître ce qu’était mon inconnue, plus il s’amusait à m’inventer des fables qui me faisaient alternativement passer de la joie à la rage. Tantôt il prenait un air solennel pour me dire tristement :

— Puisque tu le veux, apprends donc tout, pauvre infortuné ! C’était une vieille négresse borgne qui était venue à Poitiers pour se faire poser un œil de verre !

Après m’avoir bien tourmenté avec cette affirmation, il feignait de s’attendrir.

— Allons, sois heureux, reprenait-il ; oui, elle est jeune, jolie, de bonne famille. C’est une jeune fille qui a fait un coup de tête. Il paraît qu’on veut la marier à un vieillard tout confit de rhumatismes, mais riche… Alors, pour se soustraire à cette union, elle a eu l’imprudence de s’enfuir de chez ses parents.

— Sais-tu son nom ?

Au lieu de me répondre, Gornier poursuivait :

— La pauvre enfant est cousine de la charcutière, et l’idée lui est venue de se réfugier chez sa parente. Elle a débarqué ici, brisée de fatigue, désespérée, tellement en proie à une surexcitation nerveuse, que la charcutière a dû lui préparer une décoction de pavots pour qu’elle dormît.

— Ah ! c’est donc ça ! me dis-je en apprenant ce détail qui amoindrissait mon triomphe.

— Tu devines le reste. Le maître charcutier, qui n’est pas romanesque pour quatre sous, s’est hâté d’envoyer un télégramme à la famille qui réside à Paris et, trente-six heures après qu’elle était arrivée, la fugitive a été obligée de reprendre le chemin du toit paternel sous la surveillance d’une gouvernante qui était venue la chercher.

— Son nom ? son nom ? répétais-je avec une fébrile impatience.

Alors, en me voyant croire à cette fable, Gornier partait d’un éclat de rire qui me prouvait que je venais d’être dupe d’une mystification.

Puis, à mes nouvelles prières pour lui arracher la vérité, il secouait mélancoliquement la tête et me répondait d’une voix lugubre :

— N’insiste pas malheureux… il est des voiles qu’il ne faut jamais soulever. Mieux vaut ignorer ce qu’ils cachent !

Et comme je persistais :

— Tu l’exiges, imprudent ! s’écriait-il. Sache donc que c’était la grand’tante… comprends-tu ? la grand’tante du charcutier, une vénérable demoiselle qui venait chez son neveu passer en paix ses derniers jours… Elle a une paralysie de la langue et ne sait pas écrire, de sorte que la charcutière, comprenant à ses gestes qu’elle avait eu le sommeil inquiété a cru bien faire, le lendemain, en lui saupoudrant son lit de poudre à punaises… C’était un peu tard, en admettant que ce soit efficace pour le cas en question… ce que, du reste, je n’ai lu dans aucun livre.

Bref, je ne saurais vous répéter les cent calembredaines que Gornier, toujours discret, inventa pour me rendre malheureux.

Un petit ricanement de la propriétaire arrête l’artiste à ce point de son récit :

— Oh ! Oh ! fait-elle, malheureux, dites-vous ? Parce que vous le vouliez bien. Faute de mieux, il fallait vous créer une illusion en choisissant, dans toutes ces fables de votre ami, celle qui vous séduisait davantage et en l’acceptant pour vraie.

— C’est ce que j’ai fait.

— Et quelle histoire avez-vous choisie ?

— Celle de la jeune fille qui fuyait pour se soustraire à son mariage avec un vieux podagre.

— Tiens ! tiens ! répète la veuve d’un ton qui indique qu’elle approuve ce choix.

— Oui, reprend Clovis, ce fut à cette illusion que je m’attachai. Vingt fois j’y revins en conjurant Gornier de me faire connaître ce qui en était. À la fin de la journée, il me vit tant désespéré qu’il se laissa attendrir.

— Écoute, fit-il en riant, il est juste que tu sois puni de ne m’avoir pas soufflé mot de ton aventure et je t’applique la peine du talion… jusqu’à demain. C’est donc demain, et je jure de te dire la vérité, que tu apprendras le nom, l’âge, la position de ton héroïne.

— Avoue-le-moi tout de suite, c’est la jeune fille n’est-ce pas ?

— Demain, demain, répondit-il en s’enfuyant.

Au fond, je crois que Gornier, tout en sachant quelle était la personne, manquait sur elle des détails précis qu’il promettait de me donner le lendemain pour m’aider à me la faire retrouver. Il comptait sans doute, pour compléter ses renseignements, sur cette seconde nuit que l’absence du charcutier en voyage permettait d’être moins muette que celles du passé.

Cette fois, il semble qu’un peu de crainte fait trembler la voix de la propriétaire quand elle interrompt l’artiste pour lui demander :

— Et, le lendemain, votre camarade vous apprit enfin la vérité ?

— Hélas ! non, madame. Au grand hélas ! non… car mon pauvre ami en fut bien terriblement empêché. Le voyage du charcutier n’était qu’une ruse de mari jaloux qui avait des soupçons. Il revint au milieu de la nuit et, fort comme un taureau, il étrangla Gornier.

Ce disant, Clovis s’arrête pour pousser un gros soupir, puis il ajoute lentement :

— C’est affreux à avouer, mais je crois que j’ai été la cause involontaire de la mort de mon ami.

— Comment cela ?

— En tuant Gornier, le mari doit avoir cru que c’était moi qu’il mettait à mort.

— Comment cela ?

— J’ai oublié de vous conter un détail. Après la première nuit, je m’étais aperçu, à mon retour au logis, que, dans l’obscurité de cette chambre où je m’étais furtivement introduit, j’avais perdu mon portefeuille qui avait glissé de ma poche. Il fut sans doute trouvé par l’époux dont la jalousie, s’éveillant à cette preuve, rumina une vengeance qui tomba sur Gornier.

Cette révélation paraît peu intéresser la veuve qui coupe la parole au graveur pour demander curieusement :

— Quel fut le sort de la femme ?

— Sa rage s’étant passée sur son complice, le mari lui fit grâce : il se contenta de la chasser de sa maison.

— Par elle, vous pouviez pourtant être bien renseigné ?

— Oui, mais n’osant affronter le scandale qu’elle avait causé, elle quitta immédiatement Poitiers. Moi-même, huit jours après, je dus partir à la hâte en recevant la nouvelle de la mort subite de mon père.

— De sorte que vous n’avez jamais rien appris ?

— Non. C’est ce qui, avant de commencer mon histoire, m’a fait vous dire que je n’étais pas certain que ma mystérieuse conquête ne comptât point la cinquantaine… au bas mot !

Et, tout désolé de son incertitude, Clovis s’écrie naïvement :

— Il m’est bien dur de renoncer à cette agréable idée que ce devait être la jeune fugitive.

— Ah ! je vous y prends, monsieur le menteur, fait vivement Mme Durieux. Vous voyez que vous l’aimez encore… vous qui prétendez n’adorer que moi.

Le jeune homme n’a pas le temps de réparer sa bévue. Comme il va parler, de petits coups sont frappés à la porte du boudoir et la tête de Mlle Flore apparaît aussitôt :

— Je viens prévenir madame que Marie et moi nous sommes revenues de chez M. Rocamir, annonce la soubrette.

— Quelle heure est-il donc ?

— Bientôt six heures.

— Et le bal est terminé ?

— Oui, madame, et il a même fini d’une façon bien originale… Bouchu a administré une pluie de giffles à M. Rocamir.

XII

Congédié par Mme Durieux, qui, depuis le retour de Flore, a subitement éprouvé le besoin du sommeil, Clovis regagne sa mansarde, assez surpris d’une découverte qu’il a faite au dernier moment.

Quand la veuve lui a dit adieu du seuil de sa chambre à coucher, où elle allait entrer, Clovis a fouillé du regard le sanctuaire où va reposer celle qu’il aime, et, à son étonnement, il a aperçu, au pied du lit de la propriétaire, une élégante couchette sur laquelle dort la mignonne Lili.

— Quelle idée de faire coucher dans sa chambre l’enfant de sa cuisinière ! se dit-il en gravissant les étages qui le conduisent à sa mansarde où il ne tarde pas à s’endormir du sommeil profond de l’homme heureux.

La journée est déjà bien avancée quand il se sent réveillé par quelqu’un qui le secoue en disant :

— Il ne faut pas tant dormir, monsieur Clovis. Vous vous épaississez le sang.

Ce conseil hygiénique est donné par Gringoire qui, au moyen de la seconde clef qu’il possède pour faire le ménage de l’artiste, vient de se glisser dans la place.

— Ah ! c’est vous, général ? fait le graveur.

— Oui, je ne me tenais pas d’impatience de savoir comment tout s’est passé, cette nuit, entre vous et la propriétaire ; alors je suis monté aux nouvelles. Voyons, dites, l’avez-vous fascinée ? Entrevoyez-vous déjà l’heure où vous la conduirez palpitante au pied des autels pour qu’elle y rallume les flambeaux de l’hymen ?

— Oh ! oh ! comme vous y allez, général. Je n’ai pu faire un si grand chemin en une seule contredanse qu’elle m’a accordée… car elle est très-disputée par les danseurs, la gracieuse dame.

— Avez-vous au moins profité de cette unique contredanse ?

— Nous avons parlé du prix de la viande et de la décadence du fromage de Géromé, répond Clovis qui juge inutile de rien avouer.

— Voilà tout ? fait le concierge penaud, sacredienne ! moi qui comptais que vous couperiez l’herbe sous le pied à M. Gravoiseau… qui rôde autour d’elle pour en faire sa proie.

— Allons donc ! ricane Clovis qui sait l’aversion inspirée par le gérant à celle qu’il convoite.

— Il n’y a pas de allons donc. Vous connaissez Patouillard ? Non ? Eh bien, sachez que Patouillard est le domestique du Gravoiseau. Hier soir, pendant le bal, quelques domestiques de la maison s’étaient réunis à la loge, et, comme Bouchu avait eu l’obligeance de nous apporter des rafraîchissements, nous l’avons passé assez douce à deviser…

— Sur le compte des bourgeois ?

— Précisément. Le tour de Mme Durieux est arrivé comme celui des autres et alors Patouillard… que les rafraîchissements avaient allumé… s’est mis à dire que son maître épouserait la propriétaire quand il le voudrait. Vous comprenez combien nous avons ri de cette affirmation que Mme Durieux, qui a fait ouf ! en perdant un vieux mari, irait justement en reprendre un autre ?… Mais Patouillard a répété son : « Attendu qu’il tient la belle dans un lacet qu’elle n’ose pas rompre. » Vous devinez notre étonnement à cette révélation.

Nous n’insisterons pas sur l’attention avec laquelle ce cancan du portier a été écouté par Clovis, qui se rappelle la terreur que la veuve a témoignée en parlant de son gérant.

— Il faut vraiment qu’il existe quelque chose entre ce coquin et elle, se dit-il.

Puis, tout haut, il demande à Gringoire :

— Patouillard a-t-il enfin fini par vous compléter sa confidence ?

— Malheureusement non, répond le concierge.

— Vous n’avez donc pas insisté ?

— Oh ! que si, je vous en réponds. On est domestique ou on ne l’est pas… Si on l’est, on a vraiment trop de plaisir à apprendre du mal des maîtres pour rater une occasion d’en savoir. Aussi a-t-on tourné et retourné Patouillard pour qu’il en avouât un peu plus ; le garçon qui n’est pas trop jacasseur de son naturel, s’en est tenu à ce que les rafraîchissements lui avaient fait confesser, et il s’est contenté de dire : « Je sais ce que je sais et je le garde pour moi. » Puis il n’a plus ouvert la bouche que pour boire.

L’artiste est devenu pensif. Il cherche vainement quel pouvoir le misérable peut exercer sur la propriétaire, et, en se souvenant de son souper avec Célestine, il remarque que la conversation a justement changé de sujet au moment où la veuve exprimait son désir de trouver un protecteur.

— Un protecteur… qui ne fût pas amoureux d’elle ; c’était sa condition, se dit-il.

À ce souvenir, Clovis se demande avec crainte :

— Est-ce que la confidence qu’il lui faudrait faire à celui qui s’offrirait pour protecteur est de nature à détruire toutes les illusions d’un amoureux ? Diable ! diable !

Comme, involontairement, le graveur a prononcé le dernier mot à mi-voix, le concierge, qui l’a entendu, reprend en secouant la tête :

— Oui, diable ! Si Gravoiseau possède vraiment l’empire dont parle son domestique, nos projets font la culbute… Je le connais, le gérant, il me déteste. S’il triomphe, je ne lui pèserai pas lourd et il me flanquera sur le pavé, sans miséricorde.

Et Gringoire, à l’exemple du jeune homme, devient tout songeur à la pensée de ce que lui réserve l’avenir.

Cette double méditation est interrompue par quelqu’un qui frappe à la porte et, tout aussitôt, M. Rocamir entre dans la mansarde. La visite du droguiste contraint le concierge à céder la place et il s’éloigne après avoir soufflé à l’artiste :

— En attendant, je vais rendre la vie dure au Gravoiseau.

Dès qu’il se voit seul avec Clovis, M. Rocamir tire gravement sa bourse en disant :

— Je suis venu pour régler mon petit compte. M’avez-vous préparé ma note ?

— Quelle note ?

— Ce que je vous dois pour avoir fait valser Cydalise. Nous avons dit douze sous. Vous aurez l’obligeance d’ajouter cette mention sur votre facture : « même prix que pour les duchesses russes ». Je veux que ma femme sache quelle place elle tient en mon estime.

L’artiste étouffe son envie de rire et il s’empare des mains de l’idiot qu’il secoue en s’écriant :

— Je n’accepterai rien, cher monsieur Rocamir. Permettez-moi de reconnaître par mon désintéressement tout le plaisir que m’a causé cette magnifique fête qui, j’ose le croire, doit avoir satisfait votre légitime amour-propre de maître de maison.

— C’était princier, n’est-ce pas ? dit le petit homme en se redressant tout fier.

— Oh ! bien plus que princier… la langue française ne me fournit que le mot « épatant » pour exprimer d’une manière un peu convenable tout le grandiose de votre réception.

— Et pourtant on ne peut contenter tout le monde et son père. Figurez-vous que, de tous les gens que j’avais invités, il n’en est venu que la moitié.

— C’est ce qui arrive ordinairement.

— Oui, mais il paraît que l’autre moitié est furieuse après moi. Dans la matinée, j’ai reçu une montagne de lettres auxquelles je ne comprends rien et qui, toutes, se résument à peu près par cette même phrase : « Puisque vous tenez tant à ce qu’on ait un parapluie, je vous avertis que je vous casserai le mien sur les reins pour votre stupide plaisanterie de faire venir le monde afin de le flanquer à la porte. » Voilà ce qu’on m’écrit. Vous expliquez-vous cela ?

— C’est peut-être un prospectus.

— Un prospectus de quoi ?

— Je l’ignore. Aujourd’hui, la réclame se fait si adroitement. On commence par un premier prospectus qui pique votre curiosité, puis, le lendemain, il en arrive un autre qui vous dit : Où trouve-t-on le meilleur parapluie pour casser sur les reins de quelqu’un ??? C’est telle rue, tel numéro. Et le tour est joué. Vous avez bien tort de vous préoccuper de cela, monsieur Rocamir. C’est de la publicité, rien de plus.

— J’avoue que j’attribuais la chose à des invités mécontents.

— Et vous avez eu tort. Mais, à part ce détail, je suis certain que vous avez éprouvé toute la satisfaction désirable de votre souper.

— Ah ! à propos du souper, on ne m’a récité aucun de ces vers dont vous m’aviez parlé ?

— Je le sais… et, si vous me promettez d’être discret, je vous en apprendrai le pourquoi.

— Dites.

— Au dernier moment, quelqu’un a fait remarquer qu’il serait bien plus galant, au lieu de les réciter, de vous chanter ces vers, et la surprise a été ajournée à votre prochain bal, pour qu’un compositeur de talent… Verdi, s’il faut vous le nommer… ait le temps d’en faire la musique.

— Bien, alors j’attendrai.

— Mais surtout, bouche close sur ma confidence.

— On m’arracherait la langue que je ne dirais rien.

— Malgré la suppression des compliments, j’espère que votre souper a été joyeux… et, surtout, bien servi. Vous aviez, pour cela, ce Bouchu qui m’a paru fort intelligent.

Au nom du brosseur, l’homme à la trompe prendre un air mécontent et répond :

— Euh ! euh ! ce garçon-là, je vous avouerai que, maintenant, je l’ai dans le nez.

— C’est donc ça que je vous le trouvais un peu enflé… Ah ! vous avez Bouchu dans le nez ?… Pour combien de temps ?

— Non, non. Je parle au figuré.

— Vous avez le droit de parler autrement, monsieur Rocamir, soit dit sans basse flagornerie… Et en quoi Bouchu a-t-il démérité ? Est-ce parce qu’il a trop prodigué les sirops et les glaces ?

— Prodigué les glaces ! fait l’ex-droguiste. En êtes-vous certain ?

— Parbleu ! si je n’ai pas assisté à votre souper, c’est que j’étais malade de l’abus exagéré des glaces… Je crois même que c’est aussi la raison qui vous a privé de la présence de Mme Durieux à votre table… Nous avions perpétuellement sous le nez le plateau à glaces de cet actif Bouchu.

— Comment se fait-il donc que de nombreux invités, à leur départ, se sont plaint à moi de n’avoir pas aperçu un seul verre de sirop ?

— Ceux-là feront bien, à vos autres bals, de venir avec un caniche, car ils sont complétement aveugles. Si c’est cela que vous avez à reprocher au brave garçon, je transpire d’émotion en vous le disant, monsieur Rocamir, mais vous avez tort… ce qu’il y a de mieux en tort… tout soie.

— Oh ! ce n’est pas cela. Savez-vous ce qu’il s’est imaginé, ce militaire ?

— Non.

— De me défendre d’embrasser ma femme sans une permission écrite de son lieutenant. Comme, entre deux portes, je dérobais un baiser à Cydalise, il est arrivé sur moi en homme fou…

— Saoul, vous voulez dire ?

— Non, il eût été ivre que je l’eusse châtié… tandis que j’ai eu pitié de sa folie… et il fallait vraiment qu’il fût fou pour m’empêcher d’embrasser ma femme qu’il appelait Mme Farouche tigresse… C’est de la démence cela, convenez-en ?

— Ça m’en a tout l’air… Et, comme de juste, vous n’avez pas tenu compte de sa défense ?

— Naturellement… J’ai encore embrassé Cydalise qui frissonnait éperdue devant l’insolence du mécréant… alors il a levé la main sur elle… j’ai paré le coup adroitement avec ma joue… Dix fois, il a renouvelé son geste et, dix fois, il m’a trouvé à la parade.

— Toujours avec votre joue ?

— Toujours.

— Êtes-vous bien certain que c’était à votre épouse qu’il en voulait ?

Rocamir se redresse à cette question.

— À qui donc alors ?… Pas à moi ? je présume… il n’eût osé !!! Bref, je vous le répète, j’ai eu pitié de cet insensé. Je me suis contenté, tout à l’heure, en montant ici, d’entrer chez le lieutenant, M. de Rochegris, pour lui conseiller de faire enfermer son homme.

— Et que vous a dit M. de Rochegris ?

— Que son excès de zèle avait donné à Bouchu un transport au cerveau. Il prétend que le brosseur a été saisi par la chaleur du bal, et que, n’ayant pas osé se rafraîchir à son plateau, il a été affolé par le sang qui lui a monté à la tête.

— Je le crois, fait Clovis sérieux.

— Néanmoins le lieutenant est au désespoir de ce qui est arrivé, et, pendant que je venais chez vous, il s’est empressé de descendre chez moi pour présenter à ma femme ses excuses sur la conduite du brosseur.

— Vous deviez être beau de sang-froid pendant que Bouchu tentait vainement de gifler votre dame.

— Oui… mais, ce sang-froid, je commençais à le perdre… et j’allais peut-être pulvériser le drôle, si M. Gravoiseau ne s’était élancé de table pour venir l’arracher à ma fureur.

— M. Gravoiseau assistait donc au souper ? demande vivement Clovis, rappelé à la situation, que les stupidités de l’ex-droguiste lui avaient fait oublier.

— Sans doute, répond Rocamir, M. Gravoiseau est trop de mes vieilles connaissances pour ignorer tout le plaisir qu’il me cause quand il daigne s’asseoir à ma table… Oh ! oui, nous sommes de bien vieilles connaissances, je vous l’affirme… ce n’est pas d’hier que date notre première rencontre.

En entendant l’époux de Cydalise, le cœur bat à Clovis qui se demande tout ému :

— Est-ce que ma bonne étoile permettrait que ce crétin-là me soit utile à quelque chose ?

Il n’a pas le temps d’interroger l’ex-droguiste sur le passé du gérant, car M. Rocamir, qui est en veine de souvenirs, ajoute aussitôt :

— J’ai pareillement beaucoup connu Durieux, le défunt époux de notre gracieuse propriétaire. C’est même le désir de renouer avec lui d’anciennes relations qui m’a poussé à venir demeurer en cette maison. J’ai donc fait un heureux coup double en me retrouvant aussi avec Gravoiseau.

— Est-ce que ces deux messieurs étaient vraiment fort liés ensemble ?

— Pylade et Pollux… c’est-à-dire, non, je me trompe… Oreste et Castor n’étaient pas plus intimes.

— Alors vous faisiez un trio de joyeux drilles…

M. Rocamir hausse les épaules, et, d’un ton dédaigneux :

— Entre nous, dit-il, Gravoiseau était un bien petit drille. Oui, Durieux était un drille… pas sur la fin, pourtant, car la goutte et les rhumatismes l’avaient fort éteint… c’est même ce qui lui a donné l’idée de prendre femme. Quant à moi…

— Oh ! vous, monsieur Rocamir, vous deviez être ce qu’on appelle un archi-drille.

L’idiot relève fièrement sa trompe, et, avec un sourire plein de fatuité, il répond :

— Eh ! eh ! j’avoue que je tenais carrément ma partie, et que je ne laissais pas faire mon ouvrage aux autres. Je ne sais pas si vous avez remarqué que je suis bâti en fer… aussi j’ai enfoncé Durieux dans le sixième dessous ; il n’était pas de force à lutter contre moi.

— Et puis, il faut ajouter que vous aviez sur lui l’avantage d’être du Midi.

— Mais Babylas en était aussi.

— Qui appelez-vous Babylas ?

— C’était le petit nom de Durieux. Oui, nous étions compatriotes… tous les deux de Carcassonne.

— De Carcassonne ! s’écrie brusquement Clovis.

— Tiens ! est-ce que vous êtes aussi de cette ville ? demande le droguiste surpris.

— Non, mais j’ai eu un ami qui, je crois m’en souvenir, était de votre pays.

— Son nom ?

— Gornier, prononce l’artiste, qui s’est remis de son étonnement.

L’époux de Cydalise dresse sa trompe vers le plafond, et, en homme qui interroge sa mémoire, il répète :

— Gornier, Gornier… attendez donc… oui, ce nom-là ne m’est pas inconnu… Gornier… Êtes-vous bien sûr que ce soit Gornier ?… ne serait-ce pas plutôt Bourniteuf… ou Ducrochet ?

Sans doute que Clovis, en citant le nom de Gornier, a voulu pousser l’ex-droguiste vers un but déterminé, car il ajoute avec une hésitation que ne remarque pas le pantin :

— Non, c’est bien Gornier… Je lui ai souvent entendu dire que son père possédait, aux portes de Carcassonne, un domaine qui touchait à celui d’un nommé monsieur… monsieur… Ah ! voici que ce nom m’échappe… je l’ai sur le bout de la langue… Il finit en ac.

— En ac ?… Chamberli, peut-être ?

— Ah ! je le tiens !… M. de Frontac.

Rocamir, à ce nom, lève les bras en s’écriant :

— Frontac ?… Parbleu ! oui, je connais Frontac, ou plutôt, je l’ai connu… car je crois qu’il est mort il y a quelques années… et même mort ruiné à plate couture, lui qui avait possédé une si belle fortune… je la vois encore d’ici sa propriété, une fort jolie terre, ma foi, qui valait un beau denier, je vous en réponds.

À la suite de tous ces détails, que Clovis a écoutés en pâlissant un peu, M. Rocamir reprend :

— Ah ! vous avez connu Frontac… ce farceur de Frontac ?… un veuf, autant qu’il m’en souvient… veuf avec un fils qui doit à cette heure, s’il n’est pas mort, tirer ferme le diable par la queue, car ce n’est pas avec ce que lui a laissé son père qu’il peut acheter une demi-douzaine de faux-cols… Et comment diable avez-vous rencontré ce comte de Frontac… car il était comte…

— Je ne l’ai jamais connu. Si je vous cite son nom, c’est pour l’avoir entendu souvent répéter par Gornier, dont le père était intime ami du comte.

— Gornier ? Décidément je ne me rappelle pas le plus petit Gornier… à moins que ce ne soit Ducrochet ou Bourniteuf… je suis certain que vous prononcez mal… Quant à Frontac, c’est autre chose.

Avec un air qui a la prétention d’être malin, le droguiste secoue légèrement sa trompe en murmurant :

— Oui, je l’ai connu… et Durieux aussi… et Gravoiseau pareillement.

— Ah ! vos deux amis ont eu jadis des relations avec le comte de Frontac ?

— Et même des relations très-suivies. On peut leur parler de ce farceur-là.

À ce mot, qui revient pour la seconde fois, le graveur crispe ses poings comme si les doigts lui démangeaient de corriger le crétin ; mais il se contient et demande d’une voix calme :

— Vraiment, ce comte de Frontac était aussi farceur que vous le prétendez.

— Par farceur… j’entends dire qu’il aimait fort le cotillon.

— Il était donc de vos fêtes ?

— De celles où je me trouvais, non… car, à vous confesser le vrai, je ne le connaissais que de vue… Vous savez ? quand nous nous rencontrions, un coup de chapeau et rien de plus… mais j’en ai beaucoup entendu parler par Durieux et Gravoiseau qui le fréquentaient.

— En vérité ?

— Oui, et je regrette que le personnage ne vous intéresse pas…

— Pourquoi donc ?

— Parce que je vous conterais quelque chose qui me revient en mémoire.

— Mais quand ce ne serait que pour le seul plaisir de vous entendre conter, monsieur Rocamir, je serais heureux de vous écouter.

— Le fait est qu’on m’a toujours dit que j’avais la parole séduisante et le style fleuri, prononce modestement l’époux de Cydalise.

— Je suis avide de le constater.

M. Rocamir consent à s’exécuter, et après avoir affermi ses vastes lunettes sur le monstre qu’elles enfourchent, il commence :

— Il y a de cela quelques années, six ou sept, je ne sais pas au juste, tout ce que je puis affirmer c’est que Durieux ne s’était pas encore marié, Gravoiseau vint un matin me trouver.

— À Carcassonne ?

— Non, ici, à Paris même.

— Et vous étiez marié, vous ?

— Pas encore, pour le malheur de Cydalise : car voici seulement quatre ans écoulés depuis qu’au pied des autels la douce et timide colombe m’a juré cette fidélité et cet amour sur lesquels je n’appuierai pas, car il n’est pas dans ma nature de me vanter.

Clovis sait, par expérience, que l’époux, une fois mis sur le chapitre de sa femme, va se lancer à fond de train. Il s’empresse de l’arrêter dès le début et le ramène à la question en reprenant :

— Donc Gravoiseau vint vous trouver un matin ?

— Ah oui ! c’est vrai… je n’y étais plus. Il arrivait pour me dire qu’il y avait le soir noces et festins chez un restaurateur en vogue, et me demander si je voulais être de ce régal, qui nous était offert par Durieux.

— Deviez-vous être nombreux ?

— Non, rien qu’entre nous.

— Vous quatre, alors ?

— Pourquoi quatre ? Où voyez-vous ce quatrième que vous joignez à notre trio ?

— M. de Frontac, je suppose, puisque votre récit le concerne.

— Oui, il s’est agi de M. de Frontac, mais il n’était pas des nôtres. Gravoiseau termina son invitation par la phrase ordinaire : « Nous avons besoin de ta vieille expérience. »

— Vous étiez donc leur conseiller ?

— Ils ne faisaient jamais rien sans me demander mon avis. Oui, j’étais leur oracle. Je ne sais si vous vous en êtes aperçu ; mais je vois juste, rien ne m’échappe, et, pour certaines choses, j’ai un nez… oh ! mais un nez !

— N’insistez pas, monsieur Rocamir, j’ai mon opinion faite sur votre nez.

— La croyance de Durieux était qu’on ne peut parler bien sérieusement qu’à table. Donc, toutes les fois qu’il se trouvait en face d’une question grave à résoudre, vite il m’invitait à dîner pour faire appel à mes lumières. Tenez, vous voyez ma main, n’est-ce pas ? Cent fois, oui, sans exagération, cent fois Gravoiseau et Durieux me l’ont pressée avec admiration, en s’écriant : Tu es notre boussole !!!

D’après ce qu’il sait du gérant et les renseignements qu’il a recueillis sur le défunt Durieux, l’artiste devine que le stupide droguiste a dû être perpétuellement leur dupe. Au lieu de s’amuser encore de sa bêtise, il a hâte de le voir entrer plus avant dans son récit et il le reconduit à ses moutons en disant :

— Donc, ce soir-là, ils voulaient consulter leur boussole.

— Parfaitement. Nous étions à peine installés dans le cabinet du restaurant que Durieux débuta par cet exorde : « J’ai besoin d’un conseil sérieux, comme ceux que tu me prodigues, à propos d’une affaire qui nous arrive avec de Frontac. »

À ce moment M. Rocamir s’arrête brusquement, darde sa trompe en avant, dresse l’oreille et, après un court silence, demande :

— N’avez-vous pas entendu la voix de Cydalise ?

— Non, monsieur Rocamir, affirme l’artiste curieux de savoir la fin de l’histoire.

Mais le nabot ne songe plus à continuer. Il est tout à son idée et ajoute :

— Il m’a semblé entendre sa voix éplorée jeter mon nom aux échos de l’escalier.

— Je vous jure qu’il n’en est rien.

— C’est que, voyez-vous, dès qu’elle est une heure sans me voir, Cydalise perd la tête et elle ne recouvre la raison qu’en sentant ma bouche se presser sur son front.

Avant que le graveur songe à le retenir, Rocamir marche vers la porte en s’écriant :

— Laissez-moi aller calmer un peu ses angoisses conjugales… le temps de lui rafraîchir le front de mes lèvres, et je remonte. Au nom de la galanterie française, excusez-moi.

Près de sortir de la mansarde, il se retourne sur le seuil, pousse un soupir et lâche cette phrase :

— Quel ennui d’être ainsi adoré ! Vrai, je vous le dis en toute franchise, il est des heures où je voudrais être laid et grêlé.

Resté seul, Clovis se promène, avec une impatience nerveuse, dans sa mansarde en attendant le retour du droguiste, et vingt fois il murmure :

— Que va-t-il donc m’apprendre sur mon père ? Saurai-je enfin le vrai mot de sa ruine ?

Enfin, on frappe à la porte, et, au lieu de répondre d’entrer, l’artiste court précipitamment ouvrir à celui qu’il croit être M. Rocamir.

En place du petit homme, il se trouve en présence du superbe lieutenant, M. de Rochegris, qui s’incline en disant d’une voix joyeuse :

— Monsieur Clovis, je suis monté pour vous adresser mes remerciements.

— En quoi puis-je les avoir mérités ? demande le graveur surpris.

— Par votre conduite de cette nuit… Félicie nous a tout conté. Vous avez bien voulu l’aider à soutenir son difficile personnage. Aussi, par reconnaissance, je viens me mettre à votre disposition pour le cas où vous auriez, à votre tour, besoin de mes services.

Ensuite, tendant la main au graveur, le lieutenant finit par ces mots :

— Il faut bien s’aider entre gens amoureux.

Contre cette qualification d’amoureux, Clovis, en garçon discret, croit devoir protester. Il craint, s’il ne relève le mot, que son silence puisse sembler un aveu qui, dans le cas où ce serait d’elle que parle M. de Rochegris, compromette Mme Durieux. Aussi prend-il un air étonné pour répondre :

— Entre amoureux, dites-vous ? Et de qui donc, sans m’en douter, puis-je être épris ?

Le lieutenant le regarde en souriant et demande d’un ton tout amicalement moqueur :

— Est-il bien nécessaire que je précise ? Qu’il vous suffise de savoir, monsieur Clovis, que cette après-midi, par hasard… j’ai rencontré Mlle Flore avec laquelle j’ai causé de mille détails.

L’artiste comprend que la soubrette, qui adore l’air de Viens dans ma nacelle, n’a pas de secret pour le beau lieutenant et qu’elle a dû l’initier à tous les faits et gestes de sa maîtresse. Il n’essaye donc plus de nier, mais il ne fait qu’une demi-concession en reprenant :

— Admettons que je sois amoureux.

— Alors je vous renouvelle ma proposition d’user de moi si je puis vous être utile. J’aime à payer mes dettes, et je reconnais avec plaisir que je suis votre débiteur de deux services. Pour cette nuit d’abord où vous avez aidé Félicie à soutenir son rôle, et, ensuite, pour le jour où vous avez bien voulu, si complaisamment, laisser filer mon timide bottier.

Anatole de Rochegris a débité cela d’un ton si bon enfant que le graveur se laisse séduire par cette offre d’alliance qui lui est faite. Il tend donc la main à son visiteur en s’écriant :

— Accepté, lieutenant !

— Voyons. En quoi m’est-il possible de vous être agréable ? insiste Anatole après avoir pressé la main qu’on lui présente.

— Vous tenez à m’être bien… bien… oh ! mais bien agréable, n’est-ce pas ? demande Clovis en hésitant un peu.

— Je vous le répète, usez et abusez de moi.

— Eh bien, pour premier service, je vous prie de ne pas vous fâcher de ce que je vais réclamer de votre complaisance.

— Accordé ? Que me faut-il faire ?

— Vous en aller.

Au lieu de prendre la chose en mal, M. de Rochegris se met encore à sourire et, sans tarder, il gagne la porte en disant d’une voix gaie :

— Eh ! eh ! il paraît qu’on l’attend… Je me hâte de lui céder la place.

Mais Clovis, qui ne veut laisser planer aucun soupçon sur la propriétaire, arrête le lieutenant en sa retraite et réplique :

— Vous vous trompez de sexe, monsieur de Rochegris ; car c’est d’un homme que j’attends l’arrivée… ou plutôt le retour… M. Rocamir était en train de me faire un récit, fort intéressant pour moi, quand, pour répondre à un appel imaginaire de sa dame, il m’a quitté en me promettant de remonter au plus vite.

M. de Rochegris, qui avait déjà posé la main sur la clef pour sortir, ne continue pas son mouvement et il se retourne vers le graveur :

— Alors, dit-il, si c’est le Rocamir que vous attendez, il est inutile que je parte, vu qu’il ne reviendra pas avant quelques heures. Sa femme l’a retenu pour se faire conduire chez une célèbre tireuse de cartes… Elle tient à savoir si le ciel, en sa sévérité, a destiné le nom des Rocamir à s’éteindre ici-bas. Vous comprenez avec quel empressement l’époux, qui n’a au monde que l’ambition de voir se continuer sa race, a souri à la fantaisie de sa femme. Espérons que la tireuse de cartes leur sera propice.

Et le lieutenant s’éloigne de la porte pour s’avancer dans la mansarde en ajoutant :

— Donc, demandez-moi autre chose que le service inutile de céder la place à M. Rocamir.

— Ma foi ! lieutenant, je vous prie de me garder votre bonne volonté jusqu’à l’occasion qui me permettra d’y faire appel. Pour le quart d’heure, je ne vois nullement à quoi je pourrais employer votre aimable reconnaissance.

Mais, tout à coup, une idée passe dans l’esprit de l’artiste qui se ravise :

— Ah ! si, si… j’ai quelque chose à vous demander.

— Parlez.

— Pouvez-vous me prêter Bouchu ?

— Avec plaisir.

— Il est joli buveur, n’est-ce pas ?

— Vous avez pu en juger cette nuit… trente verres de rhum et vingt-huit de genièvre, voilà son compte, à ce que m’a dit Flore… et tout juste assez gris pour gifler seulement notre M. Rocamir au lieu de l’assommer.

— Oui, M. Rocamir m’a conté cette prouesse de votre fidèle soldat.

— Est-ce comme gifleur ou comme licheur que vous désirez employer Bouchu ?

— Son talent de buveur m’a séduit.

— Bien. Et quand faut-il que je le mette à votre disposition ?

— Le plus tôt serait le meilleur.

— Attendez, fait M. de Rochegris.

Le lieutenant va sur le carré, se penche sur la rampe, siffle les premières notes de Fanfan la tulipe, puis rentre dans l’atelier en disant :

— Il va monter.

Avant que le brosseur ait fait son apparition une crainte s’empare de Clovis qui demande :

— Me répondez-vous que Bouchu, un peu trempé hier, soit bien sec aujourd’hui ?

— Sec comme de l’amadou. C’est un vrai sable que ce garçon-là !… Au lieu des liqueurs qui l’émeuvent légèrement au soixantième petit verre, mettez-le simplement au vin et vous m’en donnerez des nouvelles. Bouchu, pour ce qu’il est capable de boire en vin, n’est pas un homme, c’est une foule.

Comme le lieutenant achève son éloge, le gigantesque brosseur se montre sur le pas de la porte et, de la main, il fait le salut militaire.

— Présent ! dit-il.

— Approche-toi et regarde bien monsieur, commande Anatole en désignant Clovis au soldat.

— C’est fait, répond Bouchu, après avoir examiné l’artiste de la tête aux pieds.

— Bien, reprend le chef. Maintenant, pour quoi que ce soit qu’il t’ordonne, tu obéiras à monsieur jusqu’à ce qu’il te rende ta liberté.

En recevant cet ordre, Bouchu caresse aussitôt ses grosses moustaches de sa langue gourmande, et il demande avec un fort visible empressement :

— Est-ce que le bourgeois veut aussi me faire porter des plateaux ? Ce n’est pas un métier qui me dégoûte.

— Connais-tu Patouillard ? lui dit Clovis.

— Le larbin de ce vieux du troisième étage qui porte une perruque ?

— Précisément.

— Sans doute que je le connais.

— Te charges-tu de le griser ?

Le soldat, à cette question, hausse dédaigneusement les épaules et d’une voix méprisante :

— Je n’aurai pas besoin de me déchausser pour une corvée pareille… En voilà un effort d’infirme que vous réclamez de moi ! Griser Patouillard, la belle poussée ! Il tient pas seulement dix litres !!!

— Oui, mais je veux que tu me le grises à fond.

— On vous le servira ivre-mort.

— Ah ! non, non, fait vivement Clovis, garde-toi bien de me le mettre dans cet état. Il me le faut, au contraire, bavardant comme une pie.

— Compris. Vous voulez le confesser.

— C’est cela même.

— Je vois ce que vous désirez… Plus que chaud, mais pas brûlant… ce qu’on appelle la culotte sans les bretelles, quoi… Eh bien, on vous le mettra au point, votre Patouillard.

— Et quand tu y seras parvenu, tu viendras me chercher pour me conduire à l’endroit où vous aurez bu.

— Ce ne sera pas la peine de vous déranger. Si vous y tenez, je vous l’apporterai ici.

— J’accepte.

— Convenu alors. C’est tout ce que vous avez à me commander ?

— Pour le moment, oui.

Bouchu fait le salut militaire, pivote sur ses talons et, raide comme un pieu, il se dirige vers la porte en prononçant :

— Dans deux heures, je vous monte le paquet en question.

M. de Rochegris a écouté sans mot dire. Dès que le porte s’est refermée sur son brosseur, le lieutenant, loin de demander une explication sur l’ordre qui a été donné à Bouchu, prend congé de l’artiste.

— Là, je vous quitte, dit-il. Si vous avez encore besoin de moi, vous n’avez qu’un étage à descendre, ne l’oubliez pas.

— Croyez, monsieur de Rochegris, que si je réussis à tirer de ce Patouillard ce que j’ai un intérêt sérieux à connaître, vous m’aurez rendu, par l’entremise de Bouchu, un service qui vous vaudra ma reconnaissance.

— Bah ! bah ! ne faut-il pas se rendre utile à ses voisins, dit le joyeux officier, en quittant à son tour l’atelier.

XIII

Dès que le lieutenant s’est éloigné, l’impatience revient à nouveau s’emparer de l’artiste. Vingt fois il sort sur le carré pour voir si Rocamir ou Bouchu ne monte pas.

Cette indifférence qu’il témoignait encore hier pour son passé a fait place à une curiosité inquiète qu’ont éveillée ce propos de Patouillard, rapporté par le portier, et le commencement de confidence de l’homme à la trompe. Il lui semble que, s’il parvient à connaître les antécédents de Gravoiseau, il découvrira du même coup le secret de la ruine étrange de son père et, qui sait ? peut-être aussi le mystère de ce pouvoir que le gérant exerce sur la belle propriétaire.

Clovis a peu vécu près de son père. En naissant, il a coûté la vie à sa mère, et sa première enfance s’est écoulée près de sa grand’mère, à laquelle M. de Frontac l’avait confié.

Puis est arrivé l’âge d’entrer au collège d’où, huit ans plus tard, il est sorti pour aller suivre son cours de droit à Poitiers. C’est en cette ville qu’est venue le surprendre la nouvelle douloureuse de la mort subite de M. de Frontac.

Pourtant, si peu qu’il soit resté près de son père, Clovis, quand il interroge sa mémoire, se rappelle que le train de maison annonçait une belle et solide fortune. Il revoit en M. de Frontac, non pas un farceur, comme le dit Rocamir, mais un homme doux, bon, timide et, surtout, ayant toute spéculation en horreur. Comment s’est-il donc fait qu’un tel homme qui, peu de temps avant sa mort, avait vendu tout son bien, en ait si vite et si mystérieusement gaspillé le prix qu’il a été impossible, après son décès, de retrouver un sou vaillant.

À mesure qu’il fouille dans le passé, Clovis, en commentant le peu de mots qu’a dits M. Rocamir, arrive à se faire une conviction de ce qui, d’abord, n’existait en lui qu’au simple état de soupçon.

— Oui, pense-t-il, cette fortune n’a pas été dévorée par mon père… elle lui a été volée… Par qui et comment ?… Serait-ce par ces deux canailles de Gravoiseau et de Durieux qui, pour ce beau coup, se sont fait aider par l’idiot Rocamir ? Cet imbécile, dont ils exploitaient la bêtise, a dû, sans s’en douter, leur servir d’instrument.

Tout nerveux d’impatience, Clovis crispe ses poings en s’écriant :

— Il ne revient donc pas, ce sapajou-là !!!

Puis, encore une fois, il s’élance sur l’escalier pour guetter, par-dessus la rampe, s’il ne verra pas, dans les profondeurs de l’escalier, enfin pointer la trompe de l’ancien droguiste.

— Ah ! on monte, se dit-il.

En effet, du bas de la maison arrive le bruit d’un lourd pas qui gravit lentement les marches. L’attente du graveur est de courte durée, car bientôt, dans celui qui s’approche, il peut reconnaître le carabinier Bouchu.

Sans plus d’efforts que s’il portait un bouquet de fleurs, le brosseur maintient sur son épaule maître Patouillard, dont la tête ballotte à droite et à gauche, pendant qu’il répète d’une voix coupée de hoquets :

— Je te griserai, Bouchu.

— Oui, vieux ; mais il faudra vous mettre à trente de ta force, répond le soldat avec la douceur indulgente d’un vainqueur généreux.

Quand il atteint le pallier du cinquième étage et qu’il se trouve en présence de l’artiste qui l’a attendu, le brosseur demande avec un sérieux imperturbable :

— Où faut-il déposer le paquet ?

— Entre, mon brave, répond Clovis qui le précède dans la mansarde.

Puis quand le carabinier l’a suivi :

— Là ! fait-il ; maintenant, tu peux remettre ton homme sur ses jambes.

— Oh ! ses jambes ! ricane Bouchu, il ne faut pas qu’il compte beaucoup s’en servir aujourd’hui. Tenez, je vais vous l’asseoir par terre, dans le coin de votre cheminée.

— Diable ! j’ai bien peur que tu aies dépassé la mesure, avance le jeune homme en constatant à quel degré d’ivresse est chauffé Patouillard.

— Vrai, mon bourgeois, ce n’est pas ma faute… il ne tient rien, ce garçon-là… Je croyais que nous étions partis de longue haleine, mais, à son sixième litre, il a eu son chargement complet.

Le brosseur ponctue sa phrase d’un claquement de langue après lequel il ajoute d’un ton désespéré :

— Il m’a donné soif, l’animal !

— Penses-tu qu’il soit en état de me répondre ?

— Lui ! vous allez voir. Il bavardait tout à l’heure mieux qu’une commère. C’est le voyage qui l’a un peu effarouché. Les chevaux sont comme cela quand ils descendent de wagon… Je vais le bouchonner, ça le remettra.

L’aviné, en se trouvant assis et adossé, n’a pas tardé à se laisser surprendre par le sommeil. Déjà sa tête s’incline sur sa poitrine, quand Bouchu, qui croit ne lui faire qu’une simple caresse, lui redresse le nez d’un revers de sa main vigoureuse en disant :

— Eh bien, on dort donc en société… ce n’est pas avoir le vin poli, mon vieux.

La douleur réveille Patouillard qui, reprenant son idée fixe, bégaye encore :

— Je te griserai, Bouchu.

— Oui, mon garçon, un autre jour.

— Non, tout de suite.

Par une lubie comique d’ivrogne, Patouillard, qui voit béant le trou de la cheminée, près duquel il est assis, s’y enfourne jusqu’aux épaules en ajoutant :

— Retournons chez le marchand de vin.

Comme toutes les cheminées d’un dernier étage, auxquelles l’économie habituelle des propriétaires supprime ces plaques latérales en faïence qui rétrécissent le foyer, celle du graveur est assez large pour que le pochard puisse y entrer sans peine. Il a donc déjà disparu jusqu’à la ceinture quand Bouchu parvient à l’extraire par les jambes, de la route singulière qu’il veut prendre pour retourner chez le marchand de vin.

— Oh ! la ! oh ! faut pas s’emporter ainsi ! fait le brosseur en traînant dans la chambre Patouillard qui, sur le dos, regimbe de son mieux.

Et, tout en tirant son homme, le carabinier qui possède une expérience profonde des fantaisies multiples des gens ivres, souffle sérieusement à Clovis :

— Ça, voyez-vous, c’est un caprice d’homme qui a écrasé trop de chasselas. Il faudra le surveiller, parce que, bien sûr, il y reviendra. Au régiment, j’ai connu un soiffeur qui, chaque fois qu’il en avait sa claque, voulait absolument coucher dans le fourreau de son sabre.

— Et a-t-il fini par y coucher ?

— Non, parce qu’on le flanquait au bloc avant qu’il eût essayé.

Pendant ce court colloque, Patouillard, avec la ténacité d’un ivrogne, n’a cessé de répéter :

— Je veux retourner chez le marchand de vin et griser Bouchu.

Maintenant qu’il voit le domestique de Gravoiseau sorti de sa torpeur première, l’artiste a hâte de le faire parler et, comme il ne se soucie pas d’avoir un témoin de l’interrogatoire, il se tourne vers le brosseur :

— Tu peux te retirer, dit-il.

Avec cette obéissance militaire que son lieutenant lui a commandé d’avoir pour le jeune homme, le carabinier exécute un demi-tour et s’éloigne après avoir répété son conseil :

— Surtout faites bien attention à la cheminée, car il y reviendra.

En apercevant partir le brosseur, Patouillard, que ses jambes ne peuvent soutenir, trébuche en voulant le suivre et crie de plus belle :

— Je veux le griser… le faire rouler sous la table… il ne sait pas boire.

Mais Clovis le contient jusqu’à ce que la porte se soit refermée derrière Bouchu, et alors il lui dit d’un ton sec :

— Allons, restez tranquille, vous exécuterez ce projet une autre fois… en une meilleure occasion… tenez, par exemple, le jour du mariage de Mme Durieux.

Le pochard vient de lui-même au-devant du désir de l’artiste, car il répond aussitôt :

— Oui, de son mariage… avec mon ignoble bourgeois, M. Gravoiseau.

— Avec lui… ou avec un autre… la propriétaire n’est pas à court de prétendants.

À cette réponse, Patouillard éclate d’un rire hébété et il secoue le doigt devant son nez en faisant :

— Tu, tu, turlututu…

— Elle est donc folle de votre maître ?

— Ah ! non… elle ne peut pas le souffrir… mais elle y arrivera tout de même, la bichette.

— Parce que ?

— Parce que ma canaille de maître saura bien l’y contraindre.

Après un nouveau rire :

— À moins, ajoute l’ivrogne, que Mme Durieux n’aime mieux aller chanter dans les cours… Et comme elle tient pas mal à ses aises, il y a gros à parier qu’elle se décidera pour le conjungo avec mon filou de patron.

— Un refus lui coûterait-il sa fortune ?

— Parfaitement. Du jour au lendemain, elle se trouverait sans un rouge liard.

Clovis comprend qu’il touche au lien mystérieux qui attache la propriétaire à Gravoiseau et, du ton le plus indifférent qu’il peut trouver, il reprend :

— Il est, pour elle, un moyen bien simple d’éviter cette ruine. Elle n’a qu’à lui retirer des mains le soin de ses intérêts qu’elle lui a confié.

— Oh ! oh ! confié, ricane Patouillard, êtes-vous bien sûr qu’elle le lui ait confié ? Oui, comme on confie une côtelette à un bouledogue qui la tient dans ses crocs… parce qu’on serait mordu si on tentait de la lui reprendre.

— Alors Mme Durieux agit par crainte ?

— Comme vous le dites… et on craindrait à moins, je vous le certifie.

Puis, après un petit silence, le grisé secoue lentement la tête et ajoute :

— Le Gravoiseau a dans les mains un papier bien dangereux pour la propriétaire… En vingt-quatre heures, la belle princesse serait sur la paille.

— Vrai ! s’écrie le graveur qui n’a pu maîtriser sa surprise à cette révélation.

Mais son émotion passe inaperçue de Patouillard qui, au même moment et avec cette divagation d’esprit des gens ivres, change brusquement la conversation pour en revenir à l’idée qui s’est logée en son cerveau.

— Je veux retourner chez le marchand de vin, répète-t-il avec entêtement.

Avant que Clovis l’ait ramené à son sujet, la porte de la mansarde s’ouvre avec fracas et quelqu’un entre comme une bombe dans la chambre.

C’est M. Rocamir qui arrive, à demi fou de joie, et qui, sans voir le buveur accroupi par terre, s’élance vers le graveur, les bras étendus, en avançant son énorme nez et en hurlant à pleine voix :

— Embrassez-moi, mon cher, embrassez-moi !

L’offre est loin de séduire Clovis, qui, tout en manœuvrant pour que le droguiste tourne le dos à Patouillard répond tristement :

— Vous me voyez désolé, monsieur Rocamir, mais j’ai juré, en embrassant la profession de graveur, que je n’embrasserais plus rien après.

— Tant pis ! tant pis ! car vous auriez tenu dans vos bras un mortel bien heureux.

Pendant que le grotesque lui parle, Clovis, par-dessus son épaule, cherche des yeux son ivrogne, et constate qu’il a disparu.

— Ah ça ! se dit-il, est-ce qu’il est vraiment parti par la cheminée ?

Le jeune homme sait que si le foyer de la cheminée est large, son tuyau, qui va toujours en se rétrécissant, ne permettra pas au pochard de s’avancer bien loin dans la route inusitée qu’il a prise pour retourner chez le marchand de vin. Curieux de poursuivre l’interrogatoire de l’ivrogne quand il redescendra, et sachant qu’il ne faut pas courir deux lièvres à la fois, il veut d’abord se débarrasser de M. Rocamir qui, maintenant, arrive si mal à propos après s’être tant fait attendre.

Mais le nabot n’est pas de ceux qui s’aperçoivent qu’ils gênent, et quand il tient son homme, il devient un solide crampon. Joignez à cela que, pour le quart d’heure, il étouffe de joie et qu’il éprouve le besoin irrésistible de faire savoir à tout l’univers son immense satisfaction. Au besoin il raconterait son bonheur à la fontaine de l’atelier, et, à plus forte raison, il veut l’apprendre au graveur, qu’il saisit par un coin de sa vareuse en s’écriant :

— Croyez-vous aux pythonisses, aux devineresses, aux tireuses de cartes ?… Ne me dites pas non, car je vous avertis que, moi, j’y ai pleine confiance.

— Confiance que je partage, monsieur Rocamir. J’ai vu des gens prédire l’avenir avec une infaillibilité incroyable. Tenez, sans aller bien loin, j’ai connu un homme qui vous disait, six mois à l’avance, que la Toussaint tomberait le 1er novembre… et ça n’a jamais raté.

— Eh bien, mon cher, apprenez que je sors de chez une tireuse de cartes.

Tout en parlant, le droguiste recule de trois pas comme pour mieux s’offrir à l’admiration, puis il se redresse fièrement, et avec un sourire vainqueur, il ajoute :

— Devinez ce qu’elle m’a prédit ?

— Une couronne ?

— Oui, la couronne de la paternité. Elle m’a positivement affirmé, ainsi qu’à Cydalise, que je ne serais pas le dernier de ma race… Hein ! quelle science !

— Oh ! oh ! fait Clovis en secouant la tête, je crois que vous taillez la part trop belle à votre tireuse de cartes, car il ne faut pas être grand devin pour prédire un tel avenir quand on voit arriver, l’amour dans les yeux, une jeune et jolie femme, telle que l’est Mme Rocamir, et un homme superbe, élégant, plein de race, beau à l’impossible, ainsi que vous le représentez… toujours soit dit sans basse flagornerie.

— Pas du tout, voilà où je vous arrête… Parbleu ! oui, il eût été trop facile de prédire en nous sachant mari et femme… Mais je suis un finaud, moi, et je me méfie… Aussi j’avais fait la leçon à Cydalise : « Il faut mettre dedans la tireuse de cartes : tu lui diras que je suis simplement ton frotteur. » Hein ! n’est-ce pas que c’était assez ingénieux ?

— Le fait est que la devineresse a dû être grandement déroutée.

L’homme à la trompe se rapproche du jeune homme et d’un ton sérieux :

— Vous ne me croirez pas, mon cher, dit-il ; eh bien, malgré cette ruse adroite, la pythonisse m’a positivement reconnu dans ses cartes. En annonçant que la race des Rocamir se perpétuerait, elle a dit à Cydalise que le père était un très beau garçon.

— C’est bien vous.

— Qu’elle le voyait avec une cuirasse et un casque… une allusion à mon costume du bal, n’est-il pas vrai ?

— C’est certain… et ensuite ?

— Il n’y a pas eu d’ensuite, parce que j’ai été pris d’un éternument qui a fait envoler toutes les cartes étalées sur la table… ce qui a dérangé les combinaisons du sort. La pythonisse voulait recommencer une nouvelle séance à quarante francs, mais cela me suffisait pleinement, je me suis tenu à la première épreuve.

Dans le transport de sa joie frénétique, l’avorton s’accroche à l’artiste en hurlant :

— Un fils ! j’aurai un fils !… je l’appellerai Mathurin et il entrera plus tard à l’École polytechnique !

Puis, en menaçant de sa trompe le visage de Clovis qu’il serre entre ses bras, il répète :

— Embrassez-moi ! Embrassez-moi !

Mais, tout à coup, il lâche prise et recule tout inquiet en demandant :

— Est-ce que je vous ai fait mal ? Pourquoi gémissez-vous ?

Un gémissement vient, en effet, de retentir, mais il n’a pas été poussé par le graveur ; il est le fait de Patouillard pris dans la cheminée. En trouvant le passage trop étroit, l’ivrogne a voulu forcer et il est, à présent, si bien engagé dans le conduit, qu’il ne peut plus monter ni descendre. Trop ivre pour savoir se tirer d’embarras, il geint dans le tuyau qui, faisant porte-voix, amène dans la chambre le son de sa plainte considérablement grossi.

Un second gémissement ne tarde pas à frapper l’oreille de Rocamir qui, s’imaginant encore que Clovis en est l’auteur, balbutie avec effroi :

— Pourquoi mugissez-vous ?

Le graveur, qui souhaite de voir décamper le droguiste, profite du moyen de le congédier qui lui est offert et il répond à l’idiot :

— Quand vous êtes arrivé, monsieur Rocamir, j’allais descendre pour déjeuner. À vous écouter, on oublie tout, même la faim… et ce que vous entendez est la plainte de mon estomac qui crie famine.

— Oh ! quel appétit vous devez avoir ! reprend naïvement le bobèche ; j’ai cru qu’un tigre rugissait. Quelquefois, quand Cydalise s’oublie trop chez ses fournisseurs et qu’elle me fait attendre, pour dîner, jusqu’à des dix et onze heures, j’ai aussi l’estomac qui crie… mais jamais avec une pareille force.

Et M. Rocamir, suivi par Clovis, marche vers la porte en continuant :

— Allons, je vous laisse aller déjeuner. Si je suis monté, c’était pour vous tenir la promesse que je vous avais faite de vous continuer l’histoire de Gravoiseau et de M. de Frontac.

— Je vous en remercie, cher monsieur, mais vous connaissez le proverbe : « Ventre affamé n’a pas d’oreilles » et, en ce moment, j’ai si faim, si faim que je n’entendrais pas un mot de votre récit.

Quand le jeune homme, après avoir reconduit Rocamir, est rentré dans sa mansarde, un grand remue-ménage s’opère dans la cheminée. C’est l’ivrogne qui tente encore de se dégager du tuyau dans lequel il est pris ; mais, veule et maladroit comme les gens avinés, ses efforts sont trop mous pour amener sa délivrance.

— Attends, je vais te donner du nerf, maître soiffeur, se dit le jeune homme.

À pleine voix, il crie à l’ouverture de la cheminée :

— Ah ! voici Bouchu qui arrive avec des bouteilles pleines.

La pensée qu’il va boire encore rend aussitôt les forces et l’adresse à Patouillard. Il y laisse un peu de la peau de son nez, mais il parvient à s’arracher du tuyau par une secousse énergique et, au milieu d’un nuage de suie, il dégringole dans la chambre et roule sur le parquet. Dès qu’il est parvenu, tant bien que mal, à se redresser sur son séant, il promène autour de lui un regard abruti et finit par grogner :

— Où donc est Bouchu… avec ses bouteilles ?

Quand il est à jeun, le domestique est humble, plat et obséquieux devant Gravoiseau ; mais, en vertu de ce dicton : « Dans le vin la vérité », sa haine envers son maître s’épanche un peu trop facilement sous l’influence de libations copieuses. Pour le faire parler sur le compte du gérant, Clovis n’a besoin que de l’irriter contre ce dernier. Il s’empresse donc de répondre à la question du pochard :

— Bouchu était là, mais M. Gravoiseau vient de le renvoyer en prétendant que vous aviez déjà trop bu.

— De quoi se mêle-t-il ? gronde Patouillard, dont l’ivresse accepte ce conte.

— C’est précisément ce que lui a dit Mme Durieux, ajoute l’artiste.

— Tiens, elle était donc ici ?

— Oui, par hasard. Elle vous a défendu contre M. Gravoiseau, qui vous traitait d’ivrogne, continue le jeune homme en réveillant ainsi la rancune du domestique.

— Ivrogne, moi ? fait Patouillard furieux. J’aime encore mieux être ivrogne que voleur… comme lui, je vous autorise à le lui dire.

Puis, changeant d’idée, il continue d’une voix qui s’attendrit :

— Ah ! elle m’a défendu, la propriétaire ?

— Très-chaleureusement. À tout le mal que disait de vous M. Gravoiseau, elle répondait que vous étiez un garçon honnête, rangé, travailleur… Ah ! elle vous a en grande estime.

— C’est tout de même une bonne petite femme… je lui revaudrai cela, je vous le promets.

— Oui, il faudra la remercier à la première occasion, car c’est le seul moyen que vous ayez, je suppose, de lui prouver votre reconnaissance.

Patouillard sourit niaisement à cette phrase et répond d’un ton gouailleur :

— Et vous supposez mal, mon cadet.

— Bah ! vous possédez un autre moyen de remercier la propriétaire de tout le bien qu’elle a dit de vous ?

— Certainement… et ça lui ferait joliment plaisir à la mignonne.

— Vous voulez peut-être lui offrir votre main ?

— Ah ! non, par exemple !… Jamais Patouillard ne s’empêtrera d’une femme ! Vous pouvez en prévenir la propriétaire, si elle me vise pour le mariage.

Puis, après un petit silence, il continue :

— Seulement, sans qu’il soit besoin de lui donner ma main, j’aurai une autre façon de lui montrer qu’elle n’a pas affaire à un ingrat.

En se frappant la poitrine :

— Car, moi, que vous voyez ici, ajoute-t-il, je sais où elle est.

— Elle… qui ?

— La lettre.

— Ah ! oui, cette lettre que vous appeliez un mauvais papier contre Mme Durieux. Cette lettre avec laquelle, disiez-vous, M. Gravoiseau peut la réduire à la mendicité.

— Vous y êtes, c’est cela même… Je vous garantis que la veuve ne pousserait pas des cris de fureur si je lui mettais cette lettre dans les doigts.

— Oh ! croyez-vous ? fait Clovis d’un ton qu’il affecte de rendre bien dédaigneux pour mieux confesser son homme.

— Comment, si je crois ? Vous êtes bon, vous ! Est-ce que vous vous figurez qu’on n’est pas toujours content de n’avoir point à rendre une fortune… Je sais bien que ce n’est pas elle qui l’a volée, la bichette… mais le cœur lui saignerait fièrement de la restituer.

— Ah ! cette fortune a été volée ?

— Oui, par défunt Durieux et la parfaite canaille qui me sert de bourgeois… Ils ont même assez ri du bon tour qu’ils avaient joué.

— Celui qu’ils avaient dépouillé n’a donc jamais porté plainte ?

— Oh ! lui, quand ils ont fait le coup, il tettait les salades par la racine.

— Il était enterré, voulez-vous dire ?

— Et même mort, ajoute gravement Patouillard.

Déjà mis en éveil par le commencement de la confidence de M. Rocamir, l’artiste cède à une inspiration et, maîtrisant son émotion, il reprend de sa voix la plus calme :

— C’est vrai, M. de Frontac était mort.

— Tiens ! vous savez son nom ! s’écrie naïvement Patouillard.

— Vous venez de me le dire.

— C’est bien possible, fait le crédule ivrogne.

— Et puis, je l’avais déjà appris par M. Rocamir, ajoute le graveur, curieux de tâter le domestique sur le rôle qu’a pu jouer jadis l’époux de Cydalise.

Au nom de l’ex-droguiste, Patouillard part d’un lourd éclat de rire et bégaye moqueusement :

— Le Rocamir ?… quelle huître !!!… et même quelle douzaine d’huîtres !… Comme les autres se sont joués de lui… On n’est pas plus bête !

— Il a donc été complice involontaire dans ce vol d’une fortune fait par les deux coquins ?

Mais, incapable de suivre longtemps la même idée, l’homme ivre, au lieu de répondre à cette demande, revient à son point de départ en reprenant :

— Ah ! non, je vous le garantis, la propriétaire ne dirait pas que ça brûle, si je lui mettais dans les mains le papier en question.

— Ainsi Mme Durieux n’ignore pas que la fortune qu’elle détient a jadis été volée à un nommé de Frontac, insiste Clovis péniblement remué, car il se souvient qu’à cette première entrevue où elle souffrait de la migraine, la jolie veuve, quand il lui a appris que ce nom de Frontac est le sien, n’a témoigné aucun trouble ni étonnement.

Mais l’artiste s’est tellement épris de Célestine qu’il plaide lui-même la défense de celle que tout semble accuser.

— Elle est innocente, se dit-il, je ne dois pas ajouter foi aux propos d’un soulard. Elle jouit de cette fortune sans se douter de la manière coupable dont elle a été acquise par son défunt époux.

Pourtant, quoi qu’il fasse pour se persuader que la jeune femme n’est pas coupable, le graveur est bien obligé de reconnaître que la crainte inspirée par Gravoiseau à la propriétaire est sérieusement réelle et que, en conséquence, elle est motivée par une cause quelconque.

Il voudrait presser Patouillard de cent questions, mais sous l’ivresse qui le domine, le valet ne saurait subir un interrogatoire suivi. Mieux vaut donc pour Clovis le laisser aller au cours de ses divagations et guetter au passage les indiscrétions qu’il ne peut manquer de commettre.

Du reste, le domestique n’a pas besoin qu’on le questionne, car il se parle à lui-même et c’est à mi-voix que le graveur l’entend se dire :

— Oui, je la vois d’ici, cette lettre… à gauche, là, dans le tiroir à secret du bureau de mon bourgeois. Rien de plus facile que de mettre la patte dessus.

Puis, il se met à ricaner, en ajoutant :

— Tiens, au fait, c’est une idée… si je subtilisais le papier, je ferais chanter le Gravoiseau ou la veuve d’un bon prix… Je mettrais cette lettre aux enchères, et le plus généreux des deux aurait le griffonnage… Il faudra que je creuse cette idée bien à fond, c’est peut-être le pain de mes vieux jours… alors je…

Patouillard n’achève pas, car peu à peu sa voix s’est empâtée et ses dernières paroles se sont changées en un bredouillement inintelligible. C’est que la surexcitation première a fait place à une torpeur lourde et somnolente. En même temps qu’il a cessé de parler, sa tête s’est doucement inclinée sur sa poitrine et bientôt un ronflement sonore annonce que le domestique est parti pour le pays des songes.

Tout entier aux dernières paroles qu’il vient d’entendre, Clovis est resté les yeux fixés sur le misérable qui dort à ses pieds, avachi sur le plancher.

— Il serait habile, pense-t-il, de pincer ce maître drôle au moment où il aurait volé la lettre à son maître et de la lui prendre avant qu’il ait pu exercer chantage.

Mais, en attendant que cet espoir se réalise, Clovis comprend qu’il faut s’occuper du présent, c’est-à-dire se débarrasser du ronfleur étendu au beau milieu de la chambre.

— Je vais le traîner par les jambes sur le carré où il continuera son somme, se dit-il.

Déjà l’artiste se baisse pour mettre son projet à exécution, quand, après trois vigoureux coups de poing frappés sur la porte, le gigantesque Bouchu fait tout à coup son apparition dans la mansarde.

— Bourgeois, mon lieutenant m’envoie m’informer si vous n’avez plus besoin de moi.

— Ah ! tu arrives fort à propos pour porter ce gaillard dehors… sur le carré… où tu voudras.

— Sans vous commander, bourgeois, je vais le reporter chez le marchand de vin.

Et le brosseur fait encore claquer sa langue sur son palais en répétant sa phrase :

— Il m’a mis en soif, ce fainéant-là.

Après le service que vient de lui rendre le soldat, Clovis comprend qu’il doit lui accorder la récompense de le laisser aller boire à sa soif.

— Allons, fait-il en riant, suis tes inspirations, mon brave.

— Oh ! voyez-vous, bourgeois, ce que j’en dis, c’est pour vous… uniquement pour vous.

— Ah ! vraiment, c’est pour moi que tu tiens à reporter Patouillard chez le marchand de vin ?

— Dame ! j’aime à croire que ce n’est pas absolument pour le plaisir de contempler un homme bien trempé que vous m’avez fait humecter le larbin… Vous teniez aussi à sa petite causette, n’est-ce pas ?… Or, comme je pense que ce ne devait pas être pour lui demander le prix de l’avoine, il se peut fort bien qu’il vous soit agréable, demain, que Patouillard ne se doute pas qu’il a bavardé devant vous.

— Et quand cela serait ?

— Alors il est prudent que le larbin se réveille chez le marchand de vin qu’il croira n’avoir pas quitté… et, pour qu’il en soit persuadé, je vais lui faire encore entonner une respectable cargaison de petit bleu.

— Ah ça, Bouchu, sais-tu que ton plan est superbe ! s’écrie Clovis.

— Oh ! je ne me donne pas les gants de la chose. C’est mon lieutenant qui m’a chargé de vous soumettre cette idée.

— Et il a eu raison… j’abandonne Patouillard à ta sage direction. Arrose-lui donc si bien la mémoire qu’il ne se rappelle plus du tout sa station dans mon atelier.

— Soyez tranquille, je vais ce qu’on appelle le « charger pour les colonies ». Un homme, dans cet état-là, vous arrive aux colonies après vingt ou trente jours de mer, tout aussi chaud qu’à l’heure de son embarquement.

— Mais tu vas le tuer !

— Laissez faire, j’ai de l’expérience. Au régiment, c’est moi qui formais les conscrits.

Alors, se courbant vers l’endormi, le vigoureux gars soulève son homme et le charge sur son épaule. Ce brusque mouvement réveille à demi Patouillard qui se débat en grognant d’une voix hargneuse :

— Je veux griser Bouchu.

— Pas de nerfs, vieux. Sois donc gentil. Nous retournons nous mouiller un peu la bouche, répond le carabinier sur un ton d’indulgence qui trahit en lui un grand fond de tendresse pour les pochards.

Et il emporte son fardeau, en disant à Clovis :

— Dans une heure, je ne conseillerais à personne de lui confier des dentelles ou de la porcelaine fine.

En se retrouvant seul, l’artiste repasse en sa mémoire tous les renseignements incomplets qu’il a tirés de Rocamir et du valet. Si vagues qu’ils soient, il en reste toujours ce fait bien patent que Mme Durieux sait qu’elle jouit d’une fortune volée et qu’elle n’ignore pas le nom de celui qu’on en a dépouillé.

— Pourquoi n’a-t-elle rien dit quand, à notre première entrevue, je lui ai appris que je me nommais de Frontac ? se répète-t-il.

Il se souvient de l’anxiété qu’il a lue sur le visage de Célestine, alors qu’elle dansait au bal avec un autre, quand elle le regardait causant avec M. Gravoiseau.

— A-t-elle peur que je me fasse connaître à cet homme avant qu’elle ait pu arracher la lettre qui doit lui assurer cette fortune qu’elle détient ? pense-t-il.

Mais, si mal qu’il cherche à interpréter les faits et les gestes de la veuve, il y a dans le cœur de Clovis, nous l’avons dit, un doux sentiment qui plaide la parfaite innocence de Mme Durieux.

Enfin, le jeune homme ne peut résister à l’incertitude qui le torture et, quittant son atelier, il s’élance dans l’escalier en murmurant :

— Je veux la revoir !

XIV

Comme d’habitude, c’est la pimpante soubrette qui se présente au coup de sonnette donné par le graveur à la porte de la propriétaire.

— Ah ! c’est vous, monsieur Clovis. Est-ce que vous voulez parler à madame ? demande-t-elle.

— Oui, ma gentille Flore.

— Ce n’est pas possible en ce moment.

— Bah. Est-elle donc encore au bain ?

— Non. Elle est occupée… désagréablement, il est vrai… et ne peut vous recevoir.

— Désagréablement, dis-tu ?

— Dame ! un tête-à-tête avec M. Gravoiseau ne peut être un plaisir. Voici déjà plus d’une grande heure que le gérant s’est enfermé avec madame pour lui rendre ses comptes.

— Mais alors, s’il est ici depuis une heure, il ne va pas tarder à se retirer. Tu devrais me laisser attendre son départ dans un petit coin de l’appartement, je serai bien patient et bien sage.

Après ce souper que le jeune homme a fait avec sa maîtresse, Flore a le droit de croire que l’artiste est au mieux dans les petits papiers de la propriétaire et elle se décide à lui accorder sa requête.

— Tenez-vous à ce que le Gravoiseau vous aperçoive à sa sortie ? s’informe-t-elle d’abord.

— Pas positivement.

— Alors, comme il s’en ira par la salle à manger, je vais vous installer dans la lingerie… Allons, suivez-moi.

La camériste a déjà fait deux pas pour guider le graveur, quand il l’arrête par le bras :

— Dis-moi donc d’abord quelque chose, fait-il.

— Quoi, monsieur Clovis ?

— C’est un bien vilain merle que ce Gravoiseau. Comment se fait-il que ta maîtresse, non-seulement ait pris pour gérant, mais même daigne recevoir un tel personnage ?

Flore lève brusquement les épaules et répond d’une voix mécontente :

— Est-ce que j’en sais quelque chose, moi !… C’est à ne rien comprendre à la conduite de madame à son égard… Qu’on lui dise que le gérant est un coquin, quelquefois elle en convient ; le plus souvent elle a l’air de ne pas entendre… J’ignore si elle le méprise ou le redoute… à coup sûr elle ne l’aime pas… mais le fait est que, quand il se présente, huit fois sur dix il est reçu… et j’ajouterai même avec un certain empressement… comme aujourd’hui, par exemple.

— Ah ! le gérant, aujourd’hui, a été le bienvenu ?

— Sitôt annoncé, sitôt introduit… Et voici, je vous le répète, une grande heure que dure la conférence.

— Conférence bien tranquille, n’est-ce pas ?

Mlle Flore s’oublie imprudemment et répond :

— Je n’ai pas eu le temps d’écouter.

Puis, au plus vite, elle se reprend :

— Non, non, je veux dire que je n’ai rien entendu… car, M. Clovis, croyez-le bien, je ne sais pas ce que c’est que d’écouter aux portes… seulement, par-ci par-là, en allant et venant, sans le vouloir, il m’est arrivé d’entendre un ou deux mots quand M. Gravoiseau élève la voix.

— Vraiment, il élève la voix ?

— Pas positivement, je me trompe… mais il grogne. On dirait plutôt d’un dogue furieux qui n’ose aboyer franchement.

— Et Mme Durieux ?

— Oh ! elle, je ne saurais préciser si c’est par peur ou de sang-froid, mais elle parle d’un ton bas qui ne laisse arriver que le son de sa voix sans qu’on en puisse comprendre les paroles… Tandis que du gérant, au contraire, on peut saisir au vol quelques mots…

Et la soubrette se hâte d’ajouter :

— Les saisir… sans le vouloir.

Clovis prend son accent persuasif et, avec un regard quelque peu câlin, il demande :

— Ces mots saisis au vol, ma gentille Flore, saurais-tu les répéter ?

La camériste possède un cœur trop tendre pour n’être pas indulgente à la passion des autres. Le souper de sa maîtresse avec Clovis lui a fait croire, nous le répétons, à ce qui n’est pas. Dans la demande de l’artiste, elle voit la question d’un amoureux jaloux, et comme elle serait heureuse que le jeune homme coupât l’herbe sous le pied du Gravoiseau, elle se départ en sa faveur de la discrétion qu’elle doit à sa maîtresse. Ajoutons que cette concession est des moins larges, car elle sait peu de chose.

— Je vous répéterais ces mots, dit-elle, que vous n’en seriez pas plus avancé.

— Tu me les expliquerais.

— Oui, si je les avais compris… Mais, pour moi, je vous l’avoue, c’est la bouteille à l’encre.

— En vérité ?

— Jugez-en. Deux fois j’ai entendu le Gravoiseau qui disait : « Vous céderez et je vous épouserai. » Puis, sur une réponse de madame que je ne pouvais saisir, il ajoutait : « Je le ferai comme je l’annonce. »… Un autre jour c’était : « Moi ou personne, car je découvrirais le pot aux roses à quiconque se présenterait. » Voilà ce qu’il prononçait d’un ton hargneux. Y comprenez-vous quelque chose, monsieur Clovis ?

— Absolument rien… Et, après ces entrevues, comment était ta maîtresse ?

— Tranquille comme Baptiste, pas plus émue que si elle n’avait jamais vu le gérant.

— Tu étais au service de Mme Durieux du vivant de son mari ?

— Sans doute.

— Est-ce que le gérant et le défunt étaient amis ?

— Deux intimes.

— Gravoiseau a-t-il montré son désir d’épouser ta maîtresse longtemps après la mort de Durieux ?

— Oui, il l’a laissée d’abord un peu souffler. Il faut dire aussi que madame n’était pas alors bien abordable pour lui, car dès que son deuil le lui a permis, elle s’est lancée dans une série de fêtes, de bals, de concerts, etc., bref, un tas de plaisirs qui n’en finissaient plus.

— Elle se rattrapait du temps perdu près d’un vieillard goutteux. À son âge on aime à s’amuser.

— Oui, mais s’amusait-elle ? voilà la question. Moi, j’en ai douté.

— Pourquoi ?

— Parce que, toutes les fois, elle rentrait maussade, ennuyée, même triste. Puis, à la première occasion, elle repartait de plus belle.

— Pour revenir encore maussade ?

— Oui. C’est au point que j’en étais arrivée à me demander si elle ne cherchait pas le merle blanc et à croire qu’elle se désolait de ne pouvoir le trouver… Mais tout cela n’est pas le plus drôle.

— Quoi donc alors ?

— C’est que son envie de plaisirs s’est calmée tout à coup. Tenez, vous souvenez-vous du jour où vous êtes venu pour la première fois ?

— Oui. Elle avait la migraine.

— Eh bien, la veille elle avait été au bal et, le soir même, elle devait encore se rendre à une autre fête. Quand je lui ai proposé de s’habiller, elle m’a répondu : Non, c’est fini, j’ai assez de tous ces plaisirs qui me fatiguent, je ne veux plus en entendre parler.

— Et pourtant elle a été hier au bal Rocamir.

— Oh ! celui-là, il ne faut pas le lui reprocher : c’était uniquement pour ne pas désobliger son locataire… Non, je crois qu’elle est bien définitivement rangée. Elle ne passe plus son temps qu’à s’occuper de sa filleule, la petite Lili, qu’elle embrasse toute la sainte journée.

— Alors le Gravoiseau, maintenant qu’elle est tranquille, se montre plus empressé à vouloir l’épouser ?

— Oui, et ce qui est singulier, c’est que madame qui, jadis, le fuyait ainsi que peste, le reçoit à présent, comme je vous le disais, à peu près huit fois sur les dix qu’il se présente.

— Pourtant ces scènes, dont tu as entendu quelques mots, doivent fort ennuyer la propriétaire.

— Ma foi, non. Je ne l’ai jamais vue aussi gaie que depuis qu’elle ne s’amuse plus.

— D’où tu conclus, Flore ?

La camériste se met à rire en regardant dans les yeux le jeune homme qui a soupé avec sa maîtresse, puis elle répond d’une voix moqueuse :

— Êtes-vous godiche de demander cela.

— Godiche en quoi ?

— En ne vous doutant pas un peu de ce qui fait que madame est maintenant aussi gaie.

— Sérieusement, je ne m’en doute pas.

— Bien vrai ?

— Tout ce qu’il y a de plus vrai. Apprends-le-moi, ma petite Flore.

— Je ne sais pas trop comment vous dire cela. Vous devriez l’avoir deviné… À moins que vous ne vous amusiez, en ce moment, à me faire poser.

— Parole d’honneur ! non. Parle, je t’écoute.

La femme de chambre examine encore en riant le visage de l’artiste pour bien s’assurer qu’il est de bonne foi, et elle reprend en appuyant sur les mots :

— Je vous ai dit que j’avais longtemps supposé que madame cherchait un merle blanc.

— Oui. Après.

— Eh bien, je crois qu’elle l’a trouvé.

Puis, coupant la parole au graveur qui veut parler, elle s’empresse d’ajouter :

— Pendant que nous sommes à bavarder, le Gravoiseau peut sortir de chez madame. Comme vous m’avez dit que vous ne tenez pas à ce qu’il vous voie en partant ; si vous désirez éviter sa rencontre, il est temps que je vous conduise à la lingerie où vous attendrez que madame puisse vous recevoir. Dès qu’elle sera libre, je la préviendrai de votre présence.

— Mène-moi donc à la lingerie.

— Surtout n’y faites pas grand bruit. La lingerie est à côté du petit boudoir dans lequel ma maîtresse cause avec Gravoiseau et il est inutile que le gérant sache que vous êtes là.

— Bon, je ne bougerai pas.

À l’extrémité d’un couloir de dégagement, Flore introduit le jeune homme dans une pièce assez vaste, entourée d’armoires, puis elle referme doucement la porte après lui avoir, du doigt sur les lèvres, bien recommandé le silence.

Sur cette injonction de la femme de chambre, Clovis se place sans bruit sur le premier siège qu’il rencontre et s’y tient immobile. Il n’est pas longtemps à reconnaître que le conseil de ne pas remuer donné par Flore a été dicté par l’expérience.

— C’est dans cette pièce qu’elle vient écouter… par hasard… ce qui se dit chez sa maîtresse, pense-t-il aussitôt en constatant qu’une mince porte de communication permet aux paroles prononcées dans le boudoir d’arriver à peu près intelligibles dans la lingerie, pourvu que celui qui parle ne baisse pas trop la voix.

Se gardant donc bien que le moindre mouvement puisse trahir sa présence, le jeune homme tend l’oreille à la conversation de la propriétaire et de son gérant. Il est malheureusement arrivé bien tard pour se mettre aux écoutes : car il est à peine ainsi posté à l’affût qu’un bruit de fauteuils remués, en annonçant que les deux causeurs se lèvent, lui apprend que l’entrevue touche à son terme.

Le déplacement a sans doute amené Gravoiseau fort près de la porte, car sa parole parvient distincte à Clovis.

— Je vous donne huit jours, dit le gérant.

— Dans huit jours comme aujourd’hui, ma réponse sera la même : je refuse, réplique d’un ton sec Mme Durieux.

— D’ici là, vous réfléchirez à ce qui vous attend.

— C’est tout réfléchi.

— Ainsi vous acceptez la misère à laquelle vous conduira votre entêtement ?

Un léger rire moqueur vient retentir à l’oreille de l’écouteur, puis aussitôt la voix de la propriétaire prononce railleusement ces mots :

— Ne dites donc pas de bêtises, mon cher.

— Mais ma menace est sérieuse.

— Non, elle n’est que stupide.

— Vous croyez ?

— Sans doute : car ce coup dont vous voulez m’atteindre vous retomberait sur le dos. Le jour où vous tenterez de me ruiner, il vous faudra aussi rendre gorge… et vous n’êtes pas homme à faire des restitutions. Vous voyez donc que j’ai raison de dire que votre menace est stupide, puisque votre propre intérêt vous défend de la mettre à exécution.

— Erreur ! chère dame : car, moi, je n’ai pas de maison qu’on puisse me confisquer… Ma fortune est réalisée en valeurs facilement transportables… J’ai un million à la banque et, en vingt minutes, il m’est facile de le reprendre… Vous voyez que nos deux positions sont fort différentes.

Après une courte pause, Gravoiseau reprend avec l’accent d’une rage sourde :

— Donc, vous refusez de m’épouser ?

— Je ne refuse pas.

— Oui ; mais vous posez une condition qui équivaut pleinement à un refus. Vous ne me croyez pas assez bête pour me laisser désarmer sans être certain que vous ne pourrez plus m’échapper. Je vous l’ai dit et je vous le répète encore : je vous rendrai la lettre après notre mariage.

— Je la veux tout de suite, insiste Mme Durieux d’un ton résolu.

— Oui da ! fait le gérant. Pour la déchirer, n’est-ce pas ? Après quoi, n’ayant plus rien à craindre, vous me manqueriez de parole… et, avec votre fortune sauvée, vous en épouseriez un autre à mon nez et à ma barbe.

Probablement que la veuve ne tient pas à discuter plus longtemps sur les intentions que lui prête Gravoiseau, car elle rompt net l’entretien par un brusque congé :

— Adieu, dit-elle sèchement.

Mais ce renvoi ne fait que rendre le coquin plus tenace et surtout plus furieux. Au lieu de quitter la place, il continue avec une intonation hargneuse :

— Ni moi ni d’autre, vous savez ? Si vous comptez épouser un de vos soupirants, je vous préviens que je saurai bien vite éteindre la belle flamme de ce préféré.

Cette nouvelle menace paraît ne pas émouvoir Célestine et c’est d’un ton méprisant qu’elle réplique aussitôt :

— Oh ! vous pouvez vous éviter la peine de me détailler ce que vous ferez : car je vous crois capable de tout… excepté d’un bon sentiment ou d’une honnête action.

— Oui, oui, ricane Gravoiseau, nous verrons la mine que feront successivement tous les épouseurs quand je leur conseillerai de vous demander si la petite Lili est vraiment la fille de votre cuisinière… et si votre titre de marraine est bien celui auquel vous avez seulement droit.

À ces mots qu’il entend, l’artiste amoureux sent un pincement douloureux le mordre au cœur, et, tout désespéré par sa découverte, il murmure tristement :

— Fiez-vous donc aux femmes !

Mais il lui est si pénible de renoncer à ses illusions qu’il espère encore que Mme Durieux va s’indigner contre les paroles calomnieuses du gérant. Son espérance est déçue : car la propriétaire, loin de protester, répond d’une voix résignée :

— Soit ! abusez de mon secret.

— Vous serez bien forcée de m’épouser quand personne ne voudra de vous, appuie Gravoiseau.

— Oh ! oh ! fait la veuve, dont le timbre a repris son accent railleur, vous oubliez que, pour n’en être pas réduite à vous accepter, il me restera toujours deux ressources.

— Lesquelles ?

— La première, de renoncer complétement à me remarier.

— Et la seconde ?

— D’épouser le seul homme que votre dénonciation ne puisse détourner de moi.

— Bah ! et quel est cet homme ?

— Vous ne le devinez pas ?

— Nullement… j’ai beau chercher… je vous serais même fort obligé de m’indiquer le naïf en question.

Après un court silence, pendant lequel Clovis a tendu une oreille inquiète, il entend Mme Durieux dire lentement :

— C’est le père de Lili.

À cette réponse, Gravoiseau part d’un bruyant éclat de rire :

— Et où le retrouverez-vous ? demande-t-il. Même en admettant que le hasard vous mette tous deux en présence… et qu’il ne soit pas encore marié, pensez-vous qu’il ira croire aux calembredaines étranges que vous lui débiterez ?… Non, non, ma chère dame, il faut renoncer à cette ressource-là.

— Alors il me restera toujours celle de rester veuve plutôt que de vous épouser.

— Dans huit jours, terme que je vous accorde pour réfléchir, vous aurez changé d’avis.

— C’est possible, si certain miracle s’opère.

— Quel miracle, s’il vous plaît ?

— Celui que, dans huit jours, vous ne soyez plus un misérable coquin, monsieur Gravoiseau.

Puis, avant que le gérant, qui s’est redressé furieux sous l’insulte, puisse rien dire, la propriétaire s’écrie :

— Mais sortez donc, monsieur ! ne comprenez-vous pas tout le dégoût que m’inspire votre présence ?

Sans doute que Gravoiseau, auquel la fureur a coupé la parole, refuse d’obéir à cet ordre, car immédiatement la veuve ajoute :

— Puisque vous demeurez quand même, trouvez bon que je vous cède la place.

Et, la porte de communication s’ouvrant tout à coup, Clovis voit Mme Durieux apparaître brusquement dans la lingerie et pousser le verrou qui doit la mettre à l’abri d’une poursuite.

À la vue de l’artiste, en présence duquel elle se trouve subitement, la belle propriétaire pâlit et porte vivement la main à ses lèvres pour étouffer un cri de surprise qui donnerait l’éveil au gérant.

Pas une parole n’est échangée entre eux : car, au même moment, le poing furieux de Gravoiseau ébranle la porte fermée en même temps que sa voix crie ces mots :

— Ah ! je t’inspire du dégoût ! Soit ! Avant peu, je me vengerai !... Entends-tu, ma belle, toi qui fais des enfants avant le mariage ?

Et le bruit de ses pas, ainsi que le fracas des portes qu’il referme violemment derrière lui, annoncent au jeunes gens qu’il vient enfin de s’éloigner.

Si Mme Durieux, dans le premier instant, a pu croire que le graveur n’avait rien entendu de la conversation, il lui est impossible de persister dans son erreur maintenant que, comme elle, il a écouté les dernières paroles qui ont retenti derrière la porte.

Tremblante, honteuse devant Clovis qui sait son secret, elle a caché son visage dans ses mains, dont les doigts laissent filtrer de grosses larmes.

Si navrante qu’ait été pour lui la découverte du passé de celle qu’il aimait, l’artiste ne peut oublier que la gracieuse femme, qui se courbe humiliée sous son regard, l’a secouru dans sa misère, qu’elle a fait appel à son amitié, rien qu’à son amitié, car elle n’a pas encouragé cet amour qu’il lui avait voué.

— Pourquoi ne l’aimerais-je pas en frère ? se demande-t-il.

Mais cette compensation, qu’il offre à ses espérances envolées, semble bien froide à Clovis. Malgré lui, il sent se ranimer au fond de son cœur un tout autre sentiment que celui de l’affection fraternelle. Et puis, il faut en convenir, elle est bien touchante, cette pauvre propriétaire qui pleure silencieusement ! Ces larmes ont une éloquence fort persuasive pour convaincre celui qui est le premier à inventer une foule d’excuses en sa faveur.

Il arrive donc que, bientôt, la jeune femme sent qu’on lui écarte doucement les mains, dont elle s’est voilé le visage, pendant qu’une voix émue murmure à son oreille :

— Célestine, ne suis-je pas là pour vous protéger ?

Le regard timide que lève la veuve rencontre deux yeux si tendres qu’elle baisse aussitôt la vue en balbutiant :

— Vous ne me méprisez donc pas tout à fait, monsieur Clovis ?

— Je n’ai pas cru un seul mot des calomnies de ce drôle, s’écrie l’artiste qui, à l’aide de ce biais généreux, espère éviter à la propriétaire l’embarras d’une explication.

Mais Mme Durieux ne veut pas profiter du faux fuyant qui lui est offert, et elle répond d’une voix tremblante :

— Il faut croire… car cet homme a dit l’exacte vérité.

La franchise de cet aveu est pénible au graveur qui, malgré tout, ne demande qu’à douter encore.

— Saperlotte ! pense-t-il, elle tient à me convaincre quand même.

Il n’en a pas fini avec la confession de la veuve qui, sans lever les yeux, continue :

— Oui, j’ai été mère avant mon mariage avec M. Durieux… et, comme l’a dit ce misérable, le père de mon enfant n’a fait aucune démarche pour me retrouver.

— Ah ça ! ah ça… elle ne m’épargnera donc aucun détail, la malheureuse ! se demande Clovis qui ne veut pas être persuadé.

Aussi, pour prévenir de nouvelles confidences, il se hâte de reprendre :

— Plus tard, vous me confierez tout. Le plus pressé, à cette heure, est de vous défendre contre la canaille qui vous menace.

Il est dit que, bien qu’il s’y refuse, le jeune homme boira le calice jusqu’à la lie. Il vient à peine de réclamer ce rôle de protecteur que Mme Durieux secoue tristement la tête et reprend :

— Vous voyez bien, monsieur Clovis, que j’avais raison de prétendre que je ne pouvais invoquer la protection de quelqu’un qui m’aimât… car il me fallait lui faire cet aveu, auquel ne saurait résister une passion sincère.

— Sacredienne ! elle est tout de même bien gentille en me disant cela ! pense Clovis, qui dévore des yeux la propriétaire dont le regard reste toujours baissé.

— Tandis que je puis m’adresser à vous, poursuit timidement la veuve… à vous qui serez un frère pour moi… car, vous me jurez que vous ne m’aimez point, n’est-ce pas, monsieur Clovis ?

— Hum ! hum ! fait l’artiste d’un tel ton que Célestine lève enfin sur lui ses yeux étonnés, qui semblent demander une explication.

Pour toute réponse, le graveur se prend les cheveux à poigne-main et il s’écrie d’un ton désespéré :

— Quel malheur que vous soyez riche !!!

— Pourquoi ?

— Parce que, maintenant que vous m’avez tout avoué, j’aurais l’air de courir après vos écus… Sans cela, je me moquerais pas mal de votre défense de vous aimer pour avoir le droit de vous protéger.

— Comment ! si je n’étais pas riche, vous m’aimeriez ? demande la veuve d’un ton qui trahit une secrète joie.

— Oui, comme un fou.

— Vous m’aimeriez… quand même ?

— Quand même, oui, Célestine, quand même… archi-quand même.

Et, pour mieux appuyer son dire, le jeune homme pose ses lèvres sur la joue encore un peu pâle de Mme Durieux.

Sous ce baiser que l’artiste, en vrai gourmand, fait traîner un peu, la jolie femme frémit légèrement ; et comme, en même temps qu’il a effleuré son visage Clovis lui a passé le bras autour de la taille, elle ne cherche à se soustraire à la caresse qu’en couchant sa joue sur son épaule qu’elle relève en se disant d’une voix qui accentue fort doucement son reproche :

— Oh ! monsieur Clovis !

— C’est le baiser d’un frère… Ne m’avez-vous pas demandé d’être un frère… Donc je suis un frère.

Et le graveur, ne pouvant plus se fixer sur la joue, continue à promener ses lèvres prétendues fraternelles sur le front charmant et la chevelure de la veuve, qui, nous devons le constater, ne fait pas une résistance bien énergique… sans doute parce qu’elle sait que le bras qui lui tient la taille prisonnière paralyserait tous les efforts qu’elle tenterait pour échapper à un frère aussi expressif.

Tout a une fin, même le plus agréable baiser. Il arrive donc que Clovis, pris un peu tard de la crainte d’être indiscret, cesse d’embrasser Célestine pour lui demander :

— Voulez-vous que nous parlions à présent du sire de Gravoiseau ?

Ce disant, toujours par la taille et en la regardant gentiment dans les yeux, il ramène à petits pas la veuve au boudoir et la fait asseoir sur le divan, puis il s’agenouille à ses pieds :

— Là, dit-il, causons maintenant de frère à sœur.

Mme Durieux devrait lui faire observer qu’un frère ne se met pas aux genoux de sa sœur ; mais la jolie propriétaire est devenue douce et soumise. Est-ce la honte de savoir son secret connu qui la rend si docile ? est-ce la peur qu’elle a du gérant qui la fait si obéissante à la volonté de celui qui doit la protéger ? est-ce toute autre cause ? Nous ne saurions rien affirmer ; mais le fait est que, près du jeune homme, elle se tient tant émue qu’elle ne s’aperçoit pas que ses deux mains sont prises dans celles de Clovis, qui les presse amoureusement.

— Nous disons donc, chère et belle petite sœur chérie, que notre coquin possède un acte, une lettre, enfin un papier quelconque qui, demain, peut vous réduire à la misère, débute l’artiste.

— Ah ! vous avez donc tout entendu ? demande en tremblant Célestine, qui avait espéré que le jeune homme ne connaissait que la dernière scène, celle de l’adieu menaçant de Gravoiseau.

Clovis pourrait lui apprendre qu’il savait, avant d’avoir écouté, l’existence de ce papier compromettant, et que, par le peu qu’en ont dit Patouillard et Rocamir, il soupçonne cet écrit d’avoir trait à la fortune volée à son père ; mais il se garde bien d’en souffler mot à la propriétaire, pour lui laisser tout le mérite de la franchise. Aussi répond-il à la question de Célestine :

— Non, je n’ai pas tout entendu. Je suis arrivé comme le gérant promettait de vous rendre la lettre après le mariage… et que vous exigiez qu’elle vous fût remise avant…

— Oh ! il ne faut pas croire cela ! interrompt vivement la propriétaire.

— Croire quoi ?

— Que j’épouserais Gravoiseau s’il me restituait le papier avant le mariage.

— Et je ne le crois pas, soyez-en certaine, ravissante sœur bien-aimée. Il est bien évident que vous voulez anéantir cet acte qui vous ruine, après quoi vous enverrez se marier ailleurs ce sacripant qui aura eu l’imprudence de vous rendre son arme.

— Non, fait Mme Durieux en secouant la tête, non, n’est pas pour l’anéantir que je tiens à posséder cet écrit.

— Pourquoi donc alors ?

— Pour le rendre à celui qu’il a dépouillé… ou plutôt à son fils.

À ces mots, le cœur palpite à Clovis, qui, plein de reconnaissance pour cette gracieuse et honnête créature, demande d’une voix qu’il s’efforce de rendre calme :

— Vous le connaissez donc, ce fils ?

— Son nom n’est-il pas dans l’acte que je veux conquérir ?

— Et il s’appelle ?

— Oh ! oh ! vous êtes trop curieux, monsieur mon frère, dit Célestine avec un petit sourire. Je vous apprendrai ce nom quand nous serons parvenus à rendre sa fortune à celui qui le porte.

— Ainsi vous m’associez à votre bonne action ?

— Puisque vous êtes mon frère.

— Alors laissez-moi vous dire quelque chose à l’oreille.

— Ne pouvez-vous le dire tout haut ?

— Non, non, il faut que cela soit murmuré… Allons, ma charmante sœur, obéissez à votre frère, approchez votre tête tout de suite.

Mme Durieux se penche curieusement vers le jeune homme agenouillé, qui, dès qu’il voit à sa portée le visage de la veuve, pose un sonore baiser sur la joue, puis il ajoute sérieusement :

— Ouf ! cela va mieux… Figurez-vous que j’étouffais de reconnaissance pour votre idée de m’associer à cet acte de probité.

Sous le baiser, Célestine s’est redressée rouge comme une pivoine, en répétant effarouchée :

— Oh ! monsieur Clovis !

— Ouvrez le code, vous y lirez qu’un frère doit… c’est un devoir, entendez-vous ?… doit embrasser sa sœur. Maintenant, revenons à ce jeune homme. Vous l’avez donc retrouvé ?

— Oui, après l’avoir assez cherché, grands dieux !… et j’ajouterai même en vraie folle. Figurez-vous que je m’étais imaginé qu’il devait fréquenter le monde où l’appelait son nom. Aussi j’espérais le rencontrer dans une de ces réunions de société que je suivais sans relâche…

Et Mme Durieux s’arrête pour pousser un gros soupir.

— Oh ! oui, continue-t-elle, je puis l’avouer aujourd’hui, je me suis grandement ennuyée à ces fêtes qui me sont insupportables… Et dire que j’aurais pu m’éviter cet ennui de courir à tous ces plaisirs que je n’aime pas en me faisant cette simple réflexion que, puisqu’il était dépouillé, la misère empêchait ce jeune homme d’aller dans toutes ces réunions où je le cherchais.

— Enfin, vous avez fini par le découvrir : c’est le principal… Que comptez-vous faire ?

— Je lui aurais déjà rendu toute ma fortune personnelle, si je n’avais tenu à accomplir la restitution entière : car ce que je possède n’est que le tiers de ce qu’on lui a volé… Le reste est dans les mains de Gravoiseau.

— Et s’il se dessaisissait de papier, il serait obligé de rendre gorge ?

— Jugez-en. C’est une contre-lettre qui déclare qu’une aliénation de biens, faite par le père du jeune homme, n’est que fictive… Il serait trop long de vous conter l’histoire en détail. Qu’il vous suffise de savoir que Gravoiseau et mon défunt époux ont gardé un patrimoine qui devait revenir à son héritier naturel.

— Et comment Gravoiseau détient-il ce papier ?

— Il l’a volé à celui qui en était le dépositaire… Ce n’est qu’après la mort de mon mari que j’ai connu, par Gravoiseau, l’origine de cette fortune que me laissait le défunt… Vous comprenez quel a été mon effroi.

— Comment donc se fait-il que le gérant ait été assez bête pour ne pas détruire cet acte, qui peut l’obliger à restitution s’il sortait de ses mains ?

— Ah ! voici le pourquoi. Il s’en est servi d’abord pour extorquer peu à peu à mon mari une grande partie de sa part… car ils avaient commencé par se partager également le produit de leur vol… Gravoiseau, en dehors du bien dérobé, avait déjà de la fortune : ce qui lui permettait de faire chanter mon mari en le menaçant de rendre la lettre à l’héritier frustré. Avec ce qui lui serait resté de rentes après cette restitution, Gravoiseau aurait encore été dans l’aisance, tandis que Durieux se serait trouvé dans la misère. Par crainte, mon mari, quand il est mort, avait donc déjà, somme par somme, lâché à son complice une grande partie de ce qui lui était échu en partage.

— Par qui avez-vous appris ces détails ?

— Par Gravoiseau lui-même, qui a pris soin de m’en instruire, quand, après le trépas de mon mari, il a voulu mettre la main sur ce qui restait en me forçant à l’épouser.

— Et, pour vous y contraindre, son procédé n’a pas varié ?

— Non. Toujours sa contre-lettre en main, il me menace de la remettre à l’héritier en me répétant : « Ma restitution faite, j’aurai encore de quoi vivre, tandis que vous serez sur la paille : donc il est de votre intérêt de m’épouser. » Voilà vingt fois qu’il me répète le même refrain pour m’effrayer.

Mme Durieux à ce dernier mot, s’arrête pour sourire, puis elle reprend :

— Vous comprenez que, si je suis effrayée, ce n’est point par la crainte que Gravoiseau arrive vraiment à une restitution… oh non, ce n’est pas cela qui me fait peur.

— Que redoutez-vous donc ?

— Je tremble que le coquin ne renonce à son idée de vouloir accaparer mon bien et qu’il ne brûle cette lettre, qui, du moment qu’elle lui est inutile contre moi, ne peut servir qu’à le compromettre.

— Alors le jeune homme serait définitivement bien ruiné ?

— Non, car il lui resterait encore ce que je possède… mais ce serait une bien faible partie de ce qui lui appartient.

Il y a dans les paroles de la veuve un tel accent d’honnêteté et un regret si sincère de ne pouvoir faire plus pour cet héritier, que Clovis, le cœur gonflé de satisfaction amoureuse, s’écrie aussitôt :

— Petite sœur, baissez-vous. J’ai encore deux mots à vous conter à l’oreille.

— Ah ! non, non, monsieur Clovis, je les connais vos confidences, vous ne m’y reprendrez pas une seconde fois.

— Puisque je vous affirme que c’est dans le code.

— Alors nous enfreindrons la loi, répond la propriétaire en faisant un geste de refus au jeune homme qui avance les lèvres.

Tout à coup, les yeux de l’artiste s’écarquillent en se fixant sur une épaule de Célestine.

— Tiens, une araignée ! dit-il.

Une subite frayeur de dégoût s’empare de la veuve, qui se courbe vivement vers le graveur en criant d’une voix effarée :

— Chassez ! chassez cette horrible bête ! je vous en conjure ! monsieur Clovis.

L’amoureux profite de la ruse qui lui a amené sous les lèvres le front de Célestine et il y plante un baiser ardent.

— Ah ! c’est indigne ! s’écrie l’embrassée qui se relève avec un air furieux qui n’a pourtant rien de fort redoutable.

— Bénies soient les araignées ! elles ont du bon, prononce le coupable non repentant.

Puis à son tour, il tend la joue en disant :

— Vous pouvez le reprendre. Le code autorise aussi les sœurs à embrasser les frères, et même l’article 52 ajoute : le plus souvent possible.

— Merci, je ne profiterai pas de l’article 52, réplique Célestine dont le sourire prouve que sa bouderie n’a pas été de longue durée.

— Savez-vous une chose, petite sœur ? reprend l’artiste en regardant la veuve dans les yeux.

— Parlez.

— C’est que je voudrais bien être à la place de votre jeune homme volé.

— Parce que vous deviendriez riche ?

— Non. Car, en vous voyant vous dépouiller pour moi, je vous prierais de reprendre votre fortune… Seulement j’y mettrais une condition.

— Laquelle.

— Celle de m’accepter par-dessus le marché.

— Ah ! vous feriez cela, vous ? balbutie la propriétaire en baissant les yeux.

— Comme je vous le dis.

— Malgré le passé ? prononce timidement Célestine.

— Oui, malgré le passé, appuie le graveur… et même à cause du passé, car il est impossible qu’une aussi excellente créature que vous ait été volontairement coupable… Il doit y avoir eu dans votre vie un malheur que ne saurait vous reprocher un brave garçon bien dévoué, bien sincère… disons le mot, bien amoureux… comme j’en connais un qui n’est pas loin d’ici.

Et, en attirant à lui sa propriétaire qui tremble d’émotion, l’artiste lui murmure tendrement :

— Contez-le-moi donc, ce terrible passé, ma bien-aimée Célestine.

À cette demande, la veuve remue lentement la tête et répond à mi-voix :

— Plus tard, monsieur Clovis, plus tard.

Le graveur comprend alors qu’il est des confidences qu’on ne doit pas provoquer et qu’il faut attendre de la seule bonne volonté de celui qui les fait. Il n’insiste donc pas et reprend vite :

— Oui, plus tard, vous avez raison. Nous devons avant tout nous occuper de votre jeune homme ruiné.

Mme Durieux relève ses yeux, que l’embarras lui avait fait baisser et les fixe sur le graveur en disant :

— Le jour où je serai parvenue à faire rentrer la fortune entière dans les mains du fils dépossédé, je vous promets de vous apprendre le passé.

— Alors hâtons-nous de le remettre en possession, ce jeune inconnu… inconnu pour moi, veux-je dire… car vous me refusez toujours son nom, n’est-ce pas ? insiste en souriant Clovis qui sait parfaitement qu’il s’agit de lui-même.

La veuve répète son signe de tête :

— Non, non, fait-elle, vous ne le saurez pas… vous êtes vraiment trop curieux… je demande qu’on me serve sans être toujours à questionner… Voulez-vous accepter cette condition ?

— Oui, oui, madame la mystérieuse, on l’accepte, répond gaiement l’artiste qui, tout à coup, prend un air étonné que remarque Célestine.

— Qu’avez-vous donc ? demanda-t-elle.

— Je fais une réflexion. Ne se peut-il pas que, comme vous, Gravoiseau ait aussi découvert votre inconnu… qu’il se soit rencontré avec lui ?

— Oh ! vous me rappelez une fière peur que j’ai eue dernièrement.

— Notre coquin s’est donc trouvé en présence de sa victime ?

— Précisément… Par bonheur il ne s’est pas douté quel était celui avec lequel il causait… Leur entretien a été fort court, mais il m’a semblé durer un siècle… Je tremblais de frayeur que le jeune homme ne prononçât, par hasard, quelque mot qui le fit reconnaître par Gravoiseau.

Et Mme Durieux, après un soupir de satisfaction ajoute en riant :

— J’en ai été quitte pour la peur.

Ces mots suffisent à Clovis pour lui donner l’explication de cette anxiété qu’il a lue sur le visage de la veuve quand, au bal de Rocamir, il conversait avec Gravoiseau pendant qu’elle dansait à dix pas d’eux.

Mme Durieux reprend :

— Songez donc que la fatalité pouvait faire que le jeune homme citât un fait, un souvenir, un pays, que sais-je ? qui éclairât ce misérable… Tenez, je tremble encore à la pensée qu’il aurait pu apprendre son vrai nom à M. Gravoiseau.

— Ah ! il cache donc son nom ? demande Clovis en évitant que rien dans sa voix puisse trahir qu’il sait la vérité.

Malgré cette précaution, la veuve se trouble un peu en reconnaissant qu’elle a dit une phrase de trop. Pour réparer son imprudence, elle a recours à la hardiesse et répond bravement :

— Oui… absolument comme vous, monsieur de Frontac… il ne porte que son nom de baptême.

— Ah ! vraiment ? Je suis heureux d’avoir avec lui ce point de ressemblance. Est-ce qu’il est aussi de mon âge ? demande l’artiste qui s’amuse du trouble de Célestine.

Pendant qu’elle est en train de mentir, la propriétaire croit devoir forcer la dose.

— De votre âge ? réplique-t-elle, oh ! non, il est bien votre aîné de cinq ou six ans… De plus, il a les cheveux rouges… et il boîte légèrement… Je crois qu’il est employé dans un ministère.

— Va, va, enfonce-toi, ma jolie menteuse ; on le connaît ton jeune homme, se dit joyeusement le graveur.

Puis, à haute voix et en haussant les épaules :

— Baste ! fait-il, quand bien même Gravoiseau aurait découvert sa victime, il n’aurait pu rien en résulter.

— Rien en résulter ! s’écrie vivement Mme Durieux effrayée. Comment, monsieur Clovis, vous ne voyez pas ce qui serait arrivé ?… Mais M. Gravoiseau aurait aussitôt brûlé ce papier qui le compromet et dont je veux m’emparer.

— S’il avait voulu l’anéantir, il y a déjà longtemps que cet écrit n’existerait plus… La bêtise du gérant est de l’avoir gardé, et il persistera dans cette stupidité.

— Oui, il l’a conservé, mais uniquement pour en menacer mon mari… et moi ensuite. Il en serait autrement s’il se savait si près de sa victime, qu’il croit bien loin, disparue, morte peut-être. Alors la peur le prendrait et, renonçant à me dépouiller, il ne songerait qu’à conserver ce qu’il a volé… alors il détruirait la lettre.

Dans sa crainte de voir anéanti ce papier, qui, pourtant, doit la ruiner, Mme Durieux ajoute d’un ton décidé :

— Je veux avoir cette lettre… et je l’aurai… Dussé-je épouser M. Gravoiseau qui m’a promis de me la remettre après le mariage.

— Sapristi ! sapristi ! je vous défends bien d’employer ce moyen-là ! Je vous l’interdis formellement ! entendez-vous, Célestine ? s’écrie brusquement l’artiste tout effrayé de cette résolution.

Puis, le cœur débordant de reconnaissance pour la ravissante femme qui, au prix de son bonheur, voudrait l’enrichir, Clovis cherche à l’attirer à lui en lui disant :

— Il y a mille autres moyens. Tenez, je viens d’en trouver un… que je vais vous dire à l’oreille.

Mais Mme Durieux, déjà deux fois prise, se cambre en arrière et résiste en répondant d’une voix railleuse :

— Non, non, monsieur Clovis, rien à l’oreille… et je vous avertis que je n’ai plus peur des araignées.

Il est écrit que Célestine ne pourra pas se soustraire à son sort, car, au beau milieu de sa résistance, des pas et des éclats de rire, qui se font entendre dans la salle à manger, annoncent que quelqu’un s’approche du boudoir. D’un seul bond Clovis quitte sa position aux genoux de la veuve et celle-ci se redresse sur le canapé. Mais, dans ce double mouvement, Clovis a trouvé le temps d’effleurer d’un baiser la joue de la veuve qui n’était plus sur la défensive et, à son tour, il prononce vite d’une voix moqueuse :

— Ne me le rendez pas, ne me le rendez pas… celui qui arrive vous surprendrait.

Ne serait-elle pas déjà interloquée par cette brusque attaque que Mme Durieux n’aurait pas le loisir de se fâcher, car Flore entre aussitôt dans le boudoir, se tenant les côtes de rire et s’écriant :

— Madame, venez donc voir, par une fenêtre, ce qui se passe dans la cour.

— Qu’est-ce ?

— C’est le marchand de vin de la rue Taitbout qui ramène Patouillard dans une brouette… Ah ! quand il s’y met, le domestique de M. Gravoiseau va bien… le marchand de vin le rapporte parce que, dans son ivresse, il voulait se coucher sur le comptoir.

— S’il le voit en pareil état, son maître va le congédier, avance Mme Durieux.

— Pour le moment, M. Gravoiseau est sorti. Patouillard aura peut-être le temps de faire un bon somme avant sa rentrée.

— Ah ! le gérant n’est pas chez lui ? demande Clovis qui, depuis la nouvelle apportée par Flore, cherche quel parti on peut tirer de la circonstance.

— On va profiter de cette absence pour monter Patouillard dans l’appartement et l’étendre sur son lit, répond la soubrette.

— Le domestique couche donc dans l’appartement ?

— Sans doute.

— Si le gérant n’est pas là, comment pourra-t-on entrer chez lui ?

— Patouillard, pour son service, possède la double clef de la porte. C’est la première chose que le portier a cherchée dans les poches de l’ivrogne étendu sur la brouette. Venez donc le voir enlever, madame, vous rirez.

La propriétaire se soucie peu du spectacle, mais elle suit le graveur qui, à la proposition de Flore, s’est dirigé vers la porte en disant :

— Oui, allons voir l’enlèvement de ce brave garçon.

Par une fenêtre de la salle à manger qui s’éclaire sur la cour, Mme Durieux et l’artiste peuvent assister à ce qui se passe en bas.

Après avoir aussi consciencieusement humecté son sujet, il paraît que le carabinier Bouchu a jugé bon de l’abandonner à la garde du dieu des pochards. Il n’est donc pas là pour aider dans leur tâche le concierge et le marchand de vin qui, dans ce moment, auraient grand besoin de sa poigne vigoureuse. Il faut reconnaître que Patouillard, quand il a bu, est l’homme des fantaisies. À cette heure, il en a une dont toute l’éloquence de Gringoire ne peut le détourner.

De leur fenêtre qu’ils ont ouverte, les écouteurs entendent le concierge qui cherche à le convaincre par la douceur :

— Laisse-toi donc faire, dit-il, nous allons te monter sur ton lit et te coucher.

À quoi Patouillard répond :

— Oui, mais je veux coucher avec la brouette, moi… je l’aime, la brouette.

Et des pieds et des mains, il se cramponne au véhicule en grondant :

— Il n’y a pas de loi qui défende de coucher avec une brouette.

Après la persuasion, Gringoire et le marchand de vin essayent de la violence. Tous leurs efforts sont impuissants à lui faire lâcher prise, et il faut que le portier revienne à n’employer que la seule force du raisonnement avec Patouillard qui répète :

— Y a-t-il une loi, oui ou non ?

— Non, avoue franchement Gringoire.

— Alors j’ai le droit de dormir avec une brouette et je dormirai.

— Ce que je t’en dis, c’est par rapport à ton bourgeois, M. Gravoiseau. La brouette peut lui donner à douter, quand je lui aurai affirmé que tu as eu un coup de sang.

— Je me fiche de mon bourgeois ! grogne le pochard dont la haine pour son patron se réveille.

— On peut se ficher de son patron et tenir à sa place, fait remarquer le concierge. Tu t’exposes à perdre la tienne.

Loin de décider Patouillard, cette observation ne contribue qu’à l’exaspérer sur le compte de son maître.

— Elle est jolie la place ! hurle-t-il. J’en ai assez de servir un escroc, une canaille, un crasseux !

— Chut ! chut ! fait prudemment Gringoire qui, tout en étant de l’avis qu’il faut dire du mal des maîtres, trouve qu’il est inutile de le crier en pleine cour.

— Oui, une mauvaise drogue, reprend le domestique, je n’en donnerais pas un radis creux de mon bourgeois… aussi, je lui ménage un chien de ma chienne, vous verrez cela.

— Bah ! fait le portier cédant à la curiosité.

— Oui, à propos de la propriétaire.

Gringoire ne demande pas mieux que de s’instruire, mais un vigoureux « hum ! hum ! », parti d’en haut, lui ayant fait lever la tête, il aperçoit Mme Durieux à la fenêtre et sa bouche, qu’il ouvrait pour interroger, reste béante de la désagréable surprise de voir qu’il n’est pas seul à écouter.

Le « hum » a été poussé par Clovis. En entendant qu’il va être question d’elle, Mme Durieux a un peu pâli et son regard s’est tourné vers le graveur comme pour lui demander d’arrêter à temps les divagations de Patouillard.

Clovis a compris ce coup d’œil suppliant et, après son « hum ! » il s’éloigne à la hâte en disant :

— Je vais leur prêter main-forte pour enlever cet ivrogne.

XV

Grâce à la vigueur de l’artiste, qui leur est venu en aide, Gringoire et le marchand de vin parviennent à triompher des efforts désespérés que tente Patouillard pour ne pas se séparer de sa brouette bien-aimée. Dès qu’il a lâché prise, et bien qu’il regimbe comme un beau diable en hurlant à pleins poumons, le valet ivre est aussitôt enlevé par les bras et les jambes, puis il est prestement emporté au troisième étage.

Avec la clef que le portier a trouvée dans la poche du domestique, on pénètre dans l’appartement de M. Gravoiseau, et Patouillard est bientôt couché sur le grabat du petit cabinet obscur qui lui sert de chambre.

La position horizontale calme les cris et la résistance du sac à vin qui, à peine étendu sur le lit, bâille à se décrocher la mâchoire, bredouille quelques paroles inintelligibles et s’endort promptement.

— Le voilà devenu sage, dit Gringoire qui, après le départ du marchand de vin pressé de regagner sa boutique, est resté quelques instants près du lit avec Clovis pour surveiller tout nouveau caprice que pourrait avoir l’enivré.

— Oui, à présent, nous pouvons le quitter. Il en a pour longtemps à dormir.

— Si M. Gravoiseau tarde à rentrer, Patouillard sera dégrisé à son retour, ajoute Gringoire en marchant vers la porte de sortie.

C’est à regret que le graveur s’éloigne de cet appartement où se trouve le papier qui lui rendrait sa fortune, mais il suit le concierge qui tire la porte après lui.

Au lieu de retourner à sa loge, Gringoire suit l’artiste qui remonte à son atelier.

— Vous étiez tout à l’heure, si je ne me trompe, chez Mme Durieux ? demande-t-il chemin faisant.

— Oui… général… et c’est moi qui vous ai lancé ce « hum ! » qui vous a prévenu que la propriétaire surveillait votre accès de curiosité au sujet de je ne sais quoi que le Patouillard allait vous conter sur elle.

— Croyez, monsieur Clovis, que c’était tout dans votre intérêt. Je serais si heureux de savoir quelque chose qui pût aider à votre triomphe sur le Gravoiseau.

Puis, secouant la tête de triste façon :

— Car, continue Gringoire, j’ai bien peur qu’il l’emporte, ce gérant maudit.

L’artiste, qui tient à ne rien dire, se contente de hausser les épaules en répondant d’une voix résignée :

— C’est que cela est écrit dans le livre du destin. Comme disent les Arabes : Dieu est grand et Mahomet… etc… vous savez le reste, général ?

— Et Mahomet est son trompette, achève le portier. Oui, monsieur Clovis, je le sais… Mais il est dit aussi : Aide-toi et le ciel t’aidera.

— Comment voulez-vous que je puisse lutter contre un homme si riche… car il est énormément riche, m’avez-vous appris… il possède de nombreuses propriétés, n’est-ce pas ?

— Des propriétés ? Oh ! non… un coquin comme lui doit être toujours prêt à lever le pied à la moindre alerte… aussi garde-t-il toute sa fortune en portefeuille ou à la Banque… Le garçon de recettes qui fait la rue est un de mes pays. Il m’a affirmé un jour que Gravoiseau avait une somme colossale déposée à la Banque… au moins un million. En une heure, il peut retirer son magot et décamper.

— Bon à savoir ! pense le graveur que ce renseignement intéresse.

— Ainsi donc vous n’avez pas la plus mince espérance de réussir près de la propriétaire ? reprend Gringoire en revenant à ses moutons.

— Jusqu’à présent, non. Elle est fort aimable, très-gracieuse avec moi, mais elle devient sourde au plus petit mot galant… Pour vous dire franchement ma pensée, je soupçonne qu’elle est folle de Gravoiseau… Il faudrait la croix et la bannière pour chasser le gérant de son cœur.

— Tâchez y, tâchez-y, répète gravement Gringoire, et, pour vous donner du cœur à cette œuvre, redites-vous sans cesse que, si Gravoiseau triomphe, je serai mis sur le pavé.

Clovis presse vigoureusement les mains de Gringoire et s’écrie tout sérieux :

— Vous me dictez mon devoir, général.

— Alors vous allez tout tenter pour arriver au but ?

— Oui, car j’aurais trop peur de revoir dans mes rêves ce pavé sur lequel le gérant vous aurait mis.

— Ouf ! fait Gringoire joyeux, vous me mettez du baume dans le cœur… Je vais redescendre à ma loge un peu plus content.

— Oui, redescendez, général, et comptez avant peu sur une nouvelle portion de baume.

— Le ciel vous entende ! dit pieusement le portier qui part, au grand contentement de l’artiste désireux d’être seul.

Mais une minute ne s’est pas écoulée que Gringoire reparaît en demandant :

— Savez-vous ce qui est arrivé ?

— Non, dites.

— Patouillard a repris sa volée.

— Vous n’aviez donc pas fermé à clef ?

— Non. Je lui avais laissé sa clef sur une table près de son lit, et, en nous retirant, j’avais simplement tiré la porte de l’appartement après moi… Mon gaillard a filé, sans même se donner la peine d’en faire autant… C’est au passage sur le carré, en voyant la porte béante, que j’ai eu le soupçon de sa fuite… Le lit est vide… venez voir, je n’ai pas encore fermé la porte pour que vous puissiez constater la fuite de notre homme.

— C’est inutile, je vous crois.

— J’imagine qu’il est incapable de courir bien fort et bien loin.

— Ivre comme l’est ce garçon, un malheur a pu lui arriver sur les marches que la cire rend dangereuses.

— D’autant mieux que l’escalier est fort sombre, car je suis en retard pour allumer mon gaz.

— Vous allez probablement retrouver Patouillard étendu sur les marches… peut-être sera-t-il grièvement blessé ?

— Bah ! bah ! fait Gringoire, on dit qu’il y a un dieu pour les pochards. Je vais le rencontrer, en descendant, couché sain et sauf sur un carré où il ronflera comme un bienheureux.

— Je le souhaite. Partez tout de suite à sa recherche.

— Le plus important pour moi est d’abord, en repassant, de refermer la porte du gérant, chez lequel tout le monde pourrait entrer en ce moment… il crierait comme un écorché sur mon manque de surveillance si, par malheur, il venait à disparaître quelque chose de chez lui.

Ces derniers mots ont été à peine prononcés par le concierge, qu’ils font naître une pensée en l’esprit du graveur.

— L’ivrogne aurait-il exécuté son projet de voler la lettre ? se demande-t-il.

En songeant que, si Patouillard a réalisé son dessein, il doit être porteur du précieux papier, Clovis se dit qu’il sera facile de le reprendre à l’ivrogne.

Il saisit Gringoire par le bras et l’entraîne vivement sur le carré en s’écriant d’une voix empressée :

— Il faut nous assurer promptement qu’un accident n’est pas arrivé à ce malheureux. Je tremble qu’il n’ait fait quelque chute grave.

Il s’élance sur l’escalier, devançant le concierge qui le laisse filer en se contentant de dire :

— Oui, prenez l’avance pendant que je vais refermer la porte du gérant et allumer le gaz.

Clovis arrive promptement en bas des cinq étages sans avoir rencontré Patouillard sur sa route.

— Il aura eu l’heureuse chance de descendre sans encombre et il sera retourné boire, pense-t-il.

L’artiste irait bien s’assurer de la présence du domestique chez le marchand de vin, mais il tient à ce que rien ne l’accuse plus tard s’il parvient à s’emparer de la lettre.

— Je vais y envoyer Gringoire, se dit-il.

Le concierge, qui a opéré plus lentement sa descente, apparaît enfin dans le vestibule.

— Là, fait-il, porte fermée et gaz allumé, j’ai fini… Eh bien, monsieur Clovis, vous n’avez pas trouvé votre homme… Quand je vous disais qu’il existe un dieu pour les pochards.

— Je crains fort que, par reconnaissance, Patouillard soit retourné fêter le dieu en question.

— Il en est bien capable… Je ris de la figure qu’aura dû faire le mastroquet en le voyant reparaître. C’est un client qui a le vin mauvais et il va falloir encore le jeter dehors avant peu.

— Oui, et il se fera ensuite arrêter et conduire au poste. Vous devriez lui éviter cela, Gringoire, je suis sûr que demain il vous en serait reconnaissant.

— Je ne demande pas mieux.

— Allez chez le marchand de vin et tâchez de ramener Patouillard par la douceur… Vous parlez si bien quand vous voulez… une pierre ne vous résisterait pas.

— J’y vais, prononce le portier, décidé par l’éloge de son éloquence.

Pendant son absence, Clovis se promène impatient sous la voûte de la maison, en se traçant un plan à suivre.

— Si le domestique a soustrait la lettre au Gravoiseau, je la lui déroberai à mon tour, se dit-il. Le tout est de la subtiliser adroitement sans être vu de personne. Quant à Patouillard, il est à espérer que le vin lui aura si bien noyé la mémoire que, peut-être, il ne se souviendra même pas, demain, d’avoir volé son maître.

Au beau milieu de ses réflexions, le jeune homme s’arrête tout à coup en pensant qu’il échafaude son projet sur une hypothèse qui peut fort bien ne pas s’être réalisée.

— Rien ne me dit que Patouillard ait filouté le gérant, pense-t-il. Je me suis fourré cette idée en tête un peu trop vite.

À cette première déconvenue en succède immédiatement une seconde, car Gringoire reparaît en criant :

— Pas plus de Patouillard que sur ma main. Le mastroquet ne l’a pas revu. À cette heure, il est sans doute à vaguer par les rues. Je dois m’attendre à ce que, demain, il me faudra aller le réclamer au poste ou chez le commissaire.

— Au petit bonheur ! Nous avons fait ce que nous avons pu pour lui éviter ce désagrément, répond Clovis en cachant tout le crève-cœur que lui cause cette disparition du valet ivre.

Malgré l’offre que lui fait Gringoire d’entrer dans la loge pour y tailler ce qu’il appelle une bavette, le graveur reprend le chemin de son atelier en murmurant :

— J’accompagnerai demain le concierge quand il ira réclamer son homme chez le commissaire. Alors je m’inspirerai des circonstances.

En arrivant à son cinquième étage, Clovis aperçoit quelqu’un qui est en train de frapper à sa porte. Rien qu’à sa taille, il reconnaît M. de Rochegris, le lieutenant, qui se retourne au bruit des pas de l’artiste et lui dit en le reconnaissant :

— Vous arrivez à propos. J’allais partir en voyant que vous n’étiez pas chez vous.

— Vous avez donc quelque chose à me dire ?

— Oui… et même de très-pressé.

— Veuillez me permettre alors de vous faire entrer chez moi.

Le lieutenant arrête la main de Clovis qui approchait la clef de la serrure et répond :

— Non, c’est, au contraire, dans mon logis que je voudrais vous parler. Mon intention première, en venant ici, était de vous prier de descendre.

— Est-ce indispensable ?

— Tout ce qu’il y a de plus indispensable… attendu que j’ai à vous parler à propos de ce qui, en ce moment, se trouve sur la table de ma salle à manger.

— Je vous suis.

— Je vous promets que vous ne vous en repentirez pas, ajoute en riant M. de Rochegris qui précède l’artiste.

Au premier coup de sonnette de son lieutenant, la porte est ouverte par Bouchu, frais comme l’œil, solide sur jambes et pas plus ému que si, de toute la journée, il n’avait avalé que de l’orgeat.

— Quand je vous affirmais que le vin n’avait pas prise sur lui, voyez ? dit M. de Rochegris à Clovis en lui montrant son brosseur.

— Ça, c’est vrai ; il n’y a que les liqueurs qui me réussissent un peu, ajoute Bouchu d’un ton dolent, comme s’il était vraiment honteux de ne pas être gris.

— Conduis-nous à la salle à manger, ordonne le lieutenant.

Clovis suit le soldat, et sa surprise est grande, en arrivant dans la pièce désignée, de voir sur la table maître Patouillard étendu tout de son long et dormant à poings fermés.

— Voilà ce que Bouchu a ramassé dans l’escalier. Est-ce vous qui l’avez perdu ? demande sans rire M. de Rochegris en montrant l’endormi.

— Perdu, non ; mais j’avoue que je suis enchanté que vous l’ayez trouvé, répond joyeusement le graveur.

— Je m’en doutais… aussi me suis-je empressé de monter à votre atelier pour vous donner avis de ma trouvaille que je venais de faire apporter ici.

Bien que Clovis soit persuadé que M. de Rochegris, en agissant de la sorte, sait pertinemment qu’il lui rend un service, il voudrait apprendre par quels incidents le lieutenant est arrivé à deviner l’intérêt sérieux qui le faisait courir après Patouillard.

Sans doute que M. de Rochegris a lu dans les yeux de Clovis ce désir d’explication, car il demande en souriant :

— Avez-vous des jours où la petite flûte ne vous réussit pas ?

— Je ne saurais vous le dire, car je n’en joue pas, répond le graveur étonné de la question.

— Donc, poursuit le lieutenant, aujourd’hui la petite flûte ne me réussissait nullement. J’avais beau moduler mes airs préférés… l’inspiration ne venait pas.

— Était-ce bien l’inspiration qui ne venait pas ?

— Mettons que ce soit elle.

— Bien, c’est convenu.

— Après mon air de Farouche tigresse j’allais guetter par-dessus la rampe, si l’inspiration montait l’escalier.

— Et elle ne montait pas ?

— Je l’avais bien vue arriver jusqu’au deuxième étage… Alors elle avait poussé un petit cri, puis elle avait redescendu précipitamment… Sans perdre courage, j’embouche mon instrument.

— Et vous rejouez le même air ?

— Non, j’en exécute un autre… celui de Viens dans ma nacelle.

— Ah ! vraiment… Et cette fois l’inspiration est arrivée à bon port ?

— Nullement. J’avais repris mon poste d’observation sur la rampe… Je la voyais grimper, quand, au même point de l’escalier, pareil cri et même retraite. Tout aussitôt je passe à mon troisième air Fille du désert puis au quatrième La mer est belle

— Et pour eux, la scène se répète ?

— Comme vous le dites… Enfin, je finis par soupçonner que, sur la route, devait se trouver un obstacle qui empêchait l’inspiration d’arriver jusqu’à moi… Alors j’envoyai Bouchu en éclaireur et, deux minutes après, il m’apporta le machin que vous voyez étendu sur cette table… C’était lui qui, vautré en plein escalier, avait effrayé l’inspiration.

— Est-ce qu’il dormait déjà quand votre brosseur l’a monté ici ?

— Non, pas encore… il bredouillait je ne sais quoi de fort inintelligible pour moi… mais que vous auriez peut-être compris… du moins je l’ai cru… et cela m’a donné l’idée de vous prévenir.

— Malheureusement un peu tard, puisqu’il a remplacé les paroles par un ronflement.

— Oui, mais j’ai une excellente mémoire.

— De sorte que vous vous souvenez de ce qu’il a dit ?

— Mot pour mot.

— Seriez-vous assez aimable pour me le répéter ?

— Sans doute. Quand Bouchu l’a remonté, l’ivrogne, qui s’était réveillé, grommelait, à demi idiot, qu’il voulait aller chez la propriétaire, et plusieurs fois il a répété : « Car je l’ai, son papier… Je l’ai chipé au Gravoiseau… Que la belle m’en donne un bon prix, je le lui lâche aussitôt. »

Et, en galant homme, M. de Rochegris se hâte d’ajouter :

— Vous serez peut-être plus habile à comprendre cette phrase qui, je vous l’ai avoué, est complétement inintelligible pour moi.

On devine quel a été le trouble de Clovis aux paroles du lieutenant. L’émotion qui l’étrangle lui permet tout au plus de balbutier :

— Ah ! il a dit cela ?

— Dit et redit, oui, monsieur Clovis… et, avant de s’endormir sur cette table, il a encore prononcé les mêmes mots… en y joignant un geste.

— Un geste ! lequel ?

— Il appuyait sa main sur le côté droit de son gilet en bégayant : « Je l’ai là, mon papier. » Puis il s’est mis à ronfler.

— Et il y est encore, cet écrit ? demande Clovis tout pâle.

— Sans doute… à moins que cet homme n’ait menti… Vous comprenez que je ne me serais pas indiscrètement permis de toucher ou de lire un papier qui concerne cette charmante Mme Durieux… Pour prendre une pareille liberté, il faut être de ses amis sérieux… J’ai donc cherché, parmi eux, quel est celui que je chargerais de lui reporter cette aventure, car ce récit, fait par moi, mettrait peut-être cette aimable personne dans l’embarras.

Touché profondément de la délicate conduite de l’officier, qui a respecté ce qu’il croit être le secret d’une femme, Clovis lui tend la main en s’écriant d’une voix qui vibre de reconnaissance :

— Merci, monsieur de Rochegris !

Le lieutenant serre avec une étreinte cordiale la main qui lui est offerte, et, en riant, répète sa phrase :

— Ne faut-il pas s’aider entre amoureux.

Puis aussitôt :

— Vous savez, ajoute-t-il, qu’il a été convenu que nous ne nous gênerions pas l’un pour l’autre.

— Oui.

— Eh bien, je vous demande la permission de vous quitter un instant pour donner un ordre à Bouchu.

Et, sans attendre une réponse, M. de Rochegris sort de la salle à manger pour aller rejoindre son brosseur qui, dès le début de la scène, était retourné se mettre de planton dans l’antichambre.

Clovis devine que cette retraite de l’officier n’a d’autre but que de lui permettre de retirer la lettre du gilet de Patouillard. En une seconde, il s’est emparé du précieux papier et l’enfouit aussitôt dans la poche de sa vareuse, puis il attend le retour de M. de Rochegris qui, pour annoncer sa rentrée, prend le soin de crier bien fort avant d’apparaître :

— Ne t’éloigne pas, Bouchu, nous allons peut-être avoir besoin de toi.

C’est en riant qu’il se présente aux yeux de l’artiste.

— Devinez ce qui me fait rire ? demande-t-il à Clovis qui s’est troublé en pensant que cette gaieté a trait au larcin qu’il a commis.

— Je ne saurais, répond-il.

— Je ris, parce que je viens de reconnaître que je ne suis qu’un simple vantard.

— En quoi ?

— En ce que je m’étais fait fort de vous répéter mot pour mot ce qu’avait dit notre ivrogne.

— Avez-vous-donc oublié quelque chose ?

— Oui… et, sans doute, ce qui est le plus important… Je me rappelle l’avoir entendu ajouter que le Gravoiseau serait bien cinq ou six jours avant de s’apercevoir que la lettre n’est plus en son pouvoir.

Puis, cela dit, le lieutenant change brusquement de sujet et s’écrie en montrant le dormeur :

— Que ferons-nous de ce sac à vin ?

— Le plus court serait de le descendre sur son lit, propose Clovis.

— Chez Gravoiseau ?… Oui, mais comment pénétrer dans le logis ?

— Ce valet doit être porteur d’une double clef.

L’artiste après avoir fouillé Patouillard, montre la clef à M. de Rochegris.

— Bouchu ! crie le lieutenant.

Puis, quand cet appel a fait accourir le brosseur :

— Mon garçon, continue-t-il, tu as une grande expérience de gens ivres, n’est-ce pas ?

— Sans me vanter, oui.

— Penses-tu que, demain, celui-ci pourra, heure par heure, raconter sa journée ?

— Lui ! Ah ! non, par exemple… ce lui serait plus facile de se rappeler la semaine qui a précédé sa naissance… Songez-y donc, mon lieutenant, il est humecté jusqu’à l’âme.

— Bien. Alors il sera inutile que tu lui apprennes ses caravanes d’aujourd’hui… Vous avez été boire ensemble et vous êtes revenus ensemble… voilà ta consigne s’il t’interroge… Pas un mot de plus.

— Oui, mon lieutenant.

— Ceci convenu, tu vas maintenant charger ce pochard sur tes épaules et aller le jeter sur son lit… Tiens, voici la clef.

Le carabinier soulève Patouillard, qu’il campe sur son épaule, et il s’éloigne en ricanant :

— Ah ! pitié !… voilà un garçon qui se dit plein… plein de quoi ?… il ne pèse rien. C’est à croire qu’il ne s’est pas rempli le cornet.

Dès que Bouchu a disparu, M. de Rochegris fait un salut amical à Clovis :

— Je ne vous retiens plus, voisin… vous savez que nous ne nous gênons pas entre nous… et, comme voici mon heure de flûte, je veux voir si maintenant l’inspiration m’arrivera.

L’artiste reçoit en riant ce congé et, après une chaleureuse et reconnaissante poignée de main, il quitte le lieutenant. Il est à peine sur le carré que la flûte de M. de Rochegris a déjà commencé l’air de : Fille du désert.

Si grand que soit son désir de lire le papier dont il s’est emparé, Clovis, au lieu de monter chez lui, descend l’escalier.

— Par prudence, se dit-il, allons faire aussi la leçon à Gringoire.

Quelques marches le séparent encore du vestibule, quand il est croisé par une femme qui file prestement en tournant la tête vers le mur. Malgré cette précaution, il n’en reconnaît pas moins Zuléma.

— Pauvre Paul, dit Ernest ! pense le graveur à cette preuve que, dans le répertoire du lieutenant, l’air de du Fille du désert possède un charme particulier pour la gentille coiffeuse.

Dès qu’il voit entrer le jeune homme dans sa loge , Gringoire secoue négativement la tête.

— Patouillard n’est pas encore rentré, dit-il, il la dansera de sa place, car M. Gravoiseau ne va pas tarder à revenir.

— Je vous apporte une bonne nouvelle, général. C’est Bouchu qui avait trouvé notre pochard dans l’escalier, et il l’a fait rentrer au bercail où il dort depuis deux heures.

— Tant mieux ! alors il conservera sa place.

— Oui… lui !!! fait gravement Clovis.

— Quoi ?… est-ce qu’un autre est menacé de perdre la sienne ? demande le portier effrayé.

— Ne savez-vous pas qui ?

— Non… parlez… qui donc ?

— Vous, mon pauvre général. J’ai bien peur que Mme Durieux ait mal pris cet interrogatoire que vous faisiez subir à Patouillard dans sa brouette… alors qu’il était question d’elle… et que la propriétaire écoutait à la fenêtre.

— Mais il n’a rien dit.

— Oui, mais il allait dire… et comme demain, quand il sera dégrisé, il se peut qu’il parle, Mme Durieux, au plus petit propos qui lui reviendra aux oreilles, croira que c’est vous qui l’avez colporté et vous remerciera carrément… Le mieux pour vous serait que, demain, Patouillard ne se souvînt de rien… ce qui est très-possible, surtout si vous vous abstenez de lui rappeler des détails.

— Je m’abstiendrai, je vous le jure !

— Ce serait même très-facile de lui soutenir qu’il est parti pour boire avec Bouchu et que c’est le brosseur qui l’a ramené au lit… sans ajouter un mot sur ses exploits intermédiaires.

— Je le ferai, monsieur Clovis.

— Bon. De mon côté, j’affirmerai à Mme Durieux que, par votre adroite conduite, le valet, ignorant avoir parlé d’elle, n’a plus ouvert la bouche sur son compte… Au lieu d’un renvoi, cela peut vous valoir une gratification… ce qui n’est pas la même chose.

— Je donne la préférence à la gratification.

— Tout dépend de vous, général.

Sa leçon faite, Clovis regagne son atelier.

Le lendemain, quand il redescend à la loge, l’artiste y trouve Patouillard buvant du thé. Le concierge, après avoir attiré le graveur sous la voûte, lui souffle à l’oreille :

— Il s’en est bien tiré. M. Gravoiseau, qui est rentré fort tard du théâtre… d’une première représentation finie à deux heures du matin… a trouvé tout naturel qu’il fût couché… Patouillard n’a fait qu’un somme et il n’a plus qu’un peu mal aux cheveux… ça passera avec du thé.

— Et se souvient-il d’hier ?

— De rien, absolument de rien… sa brouette, sa promenade dans l’escalier, et tout le reste, il ne s’en rappelle pas le moins du monde.

— Bien. Je parlerai à la propriétaire pour votre gratification. Comptez sur moi, général, dit l’artiste en s’éloignant.

Il paraît que, durant la nuit, Clovis a lu le papier dérobé, car, à son premier pas dans la rue, il murmure :

— Avant de rien dire à Célestine, il me faut d’abord en finir avec Gravoiseau.

XVI

Nous ferons sortir notre lecteur de la maison de la rue du Helder où, jusqu’à ce moment, notre action s’est passée, et nous le conduirons, à quelques pas de là, sur le boulevard, dans le cabinet d’un restaurant à la mode.

Clovis est attablé en tête-à-tête avec M. Rocamir, qui, la serviette au menton et le teint un peu animé, pousse, entre chaque bouchée, des exclamations sur la chère exquise et les bons vins qui se succèdent sur la table.

— Vraiment, vous faites des folies pour moi, jeune homme, répète-t-il tout en buvant sec et en mangeant avec une gourmandise remarquable.

— Des folies ! où voyez-vous des folies, monsieur Rocamir ? À peine huit plats ! Puis-je vous offrir moins, je vous le demande, pour célébrer l’honneur que vous m’avez fait en acceptant mon trop modeste repas… Ah ! j’ai eu la main heureuse ! Aussi vous avez vu avec quel empressement j’ai saisi l’occasion par les cheveux quand vous m’avez dit que vous ne dîniez pas chez vous.

— Le fait est que cela ne m’arrive pas souvent.

— Il n’en est pas moins vrai que Mme Rocamir, aujourd’hui, vous a donné campo.

Le droguiste balance sa trompe d’un petit air fat en répliquant :

— Campo ! parce que je l’ai bien voulu… car il n’y a qu’un maître chez moi, croyez-le… mais il faut faire des concessions aux caprices d’une femme dans l’état où se trouve Cydalise.

— Quel état ?

— Je ne vous ai donc pas conté que nous avons été chez une pythonisse qui…

— Ah ! oui, oui, j’y suis !… qui vous a prédit que le nom de Rocamir reverdirait encore.

— Précisément. Alors, dans la position de Cydalise, on a des envies étonnantes… étranges… extraordinaires… oui, extraordinaires est le mot, le vrai mot pour taxer l’envie qui l’a prise aujourd’hui… Vouloir absolument que j’aille dîner en ville !… comprenez-vous cela ? Elle qui, d’habitude, ne peut se passer un seul instant de reposer sa vue sur moi !… Si j’avais pu douter de la pythonisse, rien que cela m’y ferait croire, tant c’est en dehors des habitudes de Cydalise… Je ne peux me l’expliquer que par une envie.

— Envie de vous voir dehors ?

— Le médecin m’a dit qu’il fallait m’attendre à tout et ne jamais résister à une fantaisie… Aussi me suis-je incliné quand Cydalise m’a dit tantôt : « Il me semble que Mathurin… car je veux que mon fils, mon Dauphin s’appelle Mathurin… que Mathurin naîtra bossu si tu dînes aujourd’hui à la maison. » Comme ma famille n’a jamais compté que des beaux hommes, vous jugez quelle a été ma terreur ?… J’ai donc pris à la hâte non chapeau et…

— Et vous partiez quand j’ai eu l’extrême bonheur de vous rencontrer sur l’escalier… Tenez, voulez-vous que je sois franc avec vous, monsieur Rocamir ?

— Soyez-le.

— Eh bien, c’est seulement ce soir que j’ai reconnu que j’avais une bonne étoile.

— Trop aimable, en vérité, trop aimable, fait le droguiste en souriant.

Le nabot ne se doute guère que s’il a trouvé l’artiste devant lui, c’est que le jeune homme l’attendait au passage après avoir prié M. de Rochegris de faire en sorte qu’il pût, ailleurs que dans son atelier, où il courait le risque d’être dérangé, tenir en son pouvoir le mari de Cydalise.

L’imbécile a dévoré en vrai glouton, et, comme on dit, il en a jusqu’à la garde. Cela n’empêche pas Clovis de dire en poussant un gros soupir :

— Oui, monsieur Rocamir, vous pouvez vous vanter de me rendre heureux… et malheureux tout à la fois.

— Malheureux… en quoi ?

— Je suis désespéré de n’avoir pu vous offrir qu’un fort piteux repas d’artiste.

— Vous appelez cela un piteux repas, vous… j’ai rarement fait une bombance aussi fine.

— Oui, vous dites cela par politesse ; mais, vous autres, les puissants de la terre, vous êtes habitués à une cuisine bien autrement succulente… Je vous examine depuis que nous sommes à table : vous avez tout effleuré du bout des dents. J’ai bien vu que vous affectiez d’être content pour ne pas blesser mon amour-propre d’amphitryon… c’est à peine si vous avez humecté vos lèvres à votre verre. Dame ! monsieur Rocamir, je ne suis qu’un simple artiste, moi, fort ignorant de ce qui peut être du goût des grands seigneurs… mais je suis plein de bonne volonté, vous n’avez qu’à m’apprendre… Voulez-vous des andouilles, désirez-vous du cidre ? Parlez. Demandez des plats de votre monde.

Le crétin, qui s’est gonflé en s’entendant traiter de grand seigneur, prend le reproche au sérieux et proteste vivement.

— Mais je vous jure que je me suis parfaitement régalé, s’écrie-t-il.

— Oui, oui, c’est la politesse, le haut savoir-vivre, l’indulgence qui vous font ainsi parler… mais je n’en crois rien. Je vous sais trop connaisseur en bonnes choses pour que vous soyez franchement satisfait.

— Mais au contraire, je vous le répète, je ne crois pas avoir jamais aussi bien dîné.

— Parce que vous ne daignez pas vous souvenir.

— Me souvenir de quoi ?

— De ces repas exquis que vous faisiez jadis avec vos deux intimes : Gravoiseau et défunt Durieux.

— Ah ! comme vous vous trompez, mon cher. Nos dîners n’approchaient pas du vôtre de bien loin… Certes, ils n’étaient pas non plus à jeter au coin de la borne ; mais nous nous réunissions plutôt pour parler affaires que pour nous payer positivement une bamboche.

— Tiens ! oui, c’est vrai, s’écrie Clovis en se frappant le front, j’oubliais que vous m’avez dit que c’étaient des dîners d’affaires pour lesquelles ces messieurs faisaient appel à votre capacité étonnante et à vos conseils lumineux.

— C’est cela même, appuie Rocamir sans s’apercevoir qu’en même temps qu’il gobe les éloges, il boit aussi les verres d’un capiteux vin de Bourgogne que lui verse l’artiste.

— Il me revient même au souvenir que vous m’aviez commencé l’histoire d’un nommé de Frontac.

— Ah ! oui, ce farceur de Frontac.

Ainsi qu’il est arrivé la première fois que Rocamir a ajouté cette épithète au nom de son père, Clovis se sent une envie de gifler son homme ; mais il sait se contenir et reprend d’un ton sec :

— Vous tenez décidément à ce que M. de Frontac ait été un farceur.

— Voyons, est-il franchement un homme sérieux celui qui se conduit comme lui ?

— Qu’a-t-il donc fait ?

— Et à son âge encore… car il avait déjà ses cinquante-huit ans sonnés.

— Mais parlez donc ! s’écrie l’artiste qui, dans son impatience nerveuse, secoue le bras de l’avorton au moment où il approchait de ses lèvres une truffe appétissante.

Ce mouvement brusque change la direction de la fourchette. Elle disparaît à moitié dans la vaste narine du nez colossal de Rocamir qui pousse un hurlement de douleur.

— Je suis sûr que j’ai touché la cervelle, beugle-t-il tout effaré.

La secousse vient de détacher des dents de la fourchette la truffe qui a roulé sous la table sans que l’idiot s’en soit aperçu. Son effroi est immense quand, après avoir retiré la fourchette du gouffre, il ne voit plus le tubercule à son extrémité.

— J’ai une truffe dans le cerveau, bégaye-t-il.

Il se renverse sur sa chaise, pointant sa trompe vers le plafond de manière à en exposer les narines aux regards de Clovis.

— La voyez-vous ? demande-t-il ; retirez-la, je vous en supplie… prenez la pince à asperges.

La mauvaise humeur de l’artiste s’est éteinte devant le comique de l’incident. Il maîtrise son envie de rire et, feignant de regarder au fin fond de l’antre, il répond au droguiste désolé :

— Rien… je ne vois absolument rien… il faut croire qu’elle aura été immédiatement absorbée.

— Alors que vais-je devenir avec une truffe dans la cervelle ?

— Vous sentez-vous un peu de trouble dans les idées ?

— Pas précisément.

— Remuez la tête… encore… plus fort… Est-ce que ça vous ballotte dans le cerveau ?

— J’ai comme une lourdeur, avoue naïvement le grotesque, sans se rendre compte que le généreux bourgogne qu’il a bu est la vraie cause de cette lourdeur.

Et, d’une voix plaintive, il demande :

— Que me conseillez-vous ?

— Dame ! monsieur Rocamir, je ne suis pas médecin ; et puis, je vous avoue que c’est la première fois de ma vie que je me trouve en présence d’un cas pareil. Je ne peux que vous donner un conseil.

— Lequel ?

— Si vous ne souffrez pas extraordinairement, attendez jusqu’à demain avant de vous mettre entre les mains des docteurs… Vous savez ? ils ne demandent qu’à gagner de l’argent, et ils en feraient une affaire d’État ; tandis qu’il se peut qu’il n’en advienne rien de fâcheux… La nature a des bizarreries si extraordinaires… Qui sait si la truffe et la cervelle ne se marient pas bien ensemble… Patientez jusqu’à demain, je vous le répète. D’ici là, la truffe se sera casée. J’ai connu un homme qui avait gardé une balle dans le ventre et il n’en souffrait pas parce qu’elle avait fini par se caser aussi.

Réconforté par ces arguments, le bonhomme reprend courage et se remet à secouer la tête.

— Non, rien ne me ballotte dans le cerveau… vous avez raison, elle se sera casée, dit-il après avoir un peu attendu.

— Voulez-vous tenter une nouvelle épreuve ?

— Oui… parlez.

— Sans avoir beaucoup étudié dans les livres, il me semble qu’une truffe qui flâne à droite et à gauche en pleine cervelle doit empêcher la suite dans les idées… Est-ce votre avis ?

— Je le crois.

— Eh bien, essayez de me continuer le récit que vous m’aviez commencé sur M. de Frontac… j’écouterai bien attentivement pour voir si vos idées s’embrouillent.

— Et vous m’en avertirez ?

— Je vous le jure.

— Ne craignez pas de me dire la vérité… j’ai une âme de bronze, un cœur d’airain et un moral de fer… je ne vous dis que cela.

— Et c’est grandement assez.

— Voyons, où en étais-je de mon histoire ?

— Vous appeliez M. de Frontac un farceur pour avoir, à cinquante-huit ans, commis je ne sais quoi… que vous alliez m’apprendre quand le malheur vous est arrivé… Maintenant je vous écoute. Dites-moi quel a été le crime de M. de Frontac.

— Le crime, non… mais la bêtise.

— Ah ! fait Clovis étonné.

— Et même une énorme bêtise.

— En vérité ?

— Comprenez-vous cet homme qui attend jusqu’à pareil âge pour tomber amoureux ?

— Amoureux ! répète le jeune homme en tressautant de surprise.

— Oui, d’une fille de dix-sept ans.

Cette révélation est tellement inattendue pour l’artiste qu’il s’écrie brusquement :

— Vous êtes fou !

À ces mots, Rocamir se redresse épouvanté.

— Fou ! gémit-il, vous dites que je suis fou ! je n’ai donc plus de suite dans les idées ?… C’est la truffe ! grand Dieu ! c’est la truffe !

Clovis s’efforce de calmer le désespoir de son convive en lui expliquant qu’il s’est trompé sur le sens de l’exclamation. L’imbécile finit par se rassurer un peu et demande d’une voix encore légèrement anxieuse :

— Alors vous m’affirmez que j’ai toujours la même suite dans les idées ?

— Bossuet, Louvois, Voltaire et Mahomet réunis n’avaient pas plus de bon sens que vous.

— Bien, ça me suffit. Je continue donc. Je vous disais que M. de Frontac, malgré son âge avancé, s’était niaisement amouraché d’une jeune fille.

— Qui, ajoutiez-vous, n’en valait pas la peine.

— Et je le répète encore… car c’était une fine mouche qui ne se souciait nullement du comte et ne convoitait que sa fortune… Et elle en arriva à mettre la main sur le magot, malgré tous les louables efforts tentés par Durieux et Gravoiseau pour conserver au fils de M. de Frontac la succession paternelle !

À cette version inattendue sur la conduite des deux escrocs que lui donne le droguiste, Clovis regarde en face ce pantin pour s’assurer si, en parlant ainsi, il est vraiment sincère. Une telle bonne foi se peint sur la figure niaise du conteur qu’il ne peut douter de sa franchise, et, intimement convaincu que Rocamir a été joué par les deux complices, il se contente, pour arriver à connaître le dessous des cartes, de dire d’un ton calme :

— Ah ! ces deux messieurs ont pris à cœur les intérêts du fils de Frontac ?

— Puisque je vous l’affirme.

— Oui, mais, peut-être, ne le savez-vous que par un simple ouï-dire.

— Mieux que cela, mon cher, car j’ai moi-même mis la main à la pâte.

— Vous ? appuie le graveur surpris.

— Oui, moi… et aussi, croyez-le, afin d’empêcher le jeune homme d’être dépouillé. Vous ne me faites pas l’injure, je suppose, de croire que j’aurais pris parti pour une fille avide… Non, non, je ne suis pas un homme à cela… j’ai coopéré à une bonne œuvre, autrement, je vous le jure, je ne m’en serais pas mêlé.

Puis, d’un ton qui se fait triste, M. Rocamir, après avoir secoué la tête, ajoute lentement :

— Par malheur, ce que nous avions tenté en faveur du fils n’a pas réussi… c’est l’indigne créature qui a fini par avoir le dessus : car elle est parvenue à obtenir de la faiblesse du vieillard qu’il lui remît, ou qu’il anéantît la contre-lettre que je lui avais signée.

L’époux de Cydalise vient à peine de terminer sa phrase que Clovis tressaute d’étonnement et s’écrie sans trop réfléchir :

— Vous ! c’est vous qui avez signé la lettre ?… Ah ça, vous vous appelez donc Cochonet ?

À cette question, le droguiste se trouble subitement et demande d’une voix effarée :

— Comment le savez-vous ?

— Que vous importe… je le sais, cela suffit.

— Je vous en supplie, ne m’appelez pas ainsi devant Cydalise, elle serait trop furieuse… et, dans son état, toute émotion forte lui serait nuisible.

— Oui ou non, êtes-vous Cochonet ? insiste le graveur impatient.

— Oui, je l’avoue… mais, voyez-vous, quand j’épousai Cydalise, mon nom de Cochonet ne lui parut pas assez… comment dirais-je ?

— Assez poétique.

— Précisément… alors elle exigea que je changeasse ce nom de mes aïeux paternels contre un nom plus mélodieux, plus suave, plus original…

— Cochonet était pourtant assez original.

— Oui, mais vous savez, il ne faut pas discuter avec le caprice d’une femme. Cydalise, je ne sais pourquoi, témoignait une si forte répugnance à se nommer Mme Cochonet, qu’il a fallu me résoudre à porter le nom de ma mère… Rocamir.

Et, d’un ton suppliant :

— Je vous en conjure à mains jointes, ajoute le nabot, n’allez pas appeler ma femme Mme Cochonet ! cela retomberait sur moi… Elle croirait que je me suis vanté devant vous.

— J’y consens, mais à la condition que vous allez me détailler bien franchement comment il est arrivé que, malgré votre désir de conserver sa fortune au fils de Frontac, vos efforts sont demeurés stériles.

— Vous ne voulez donc pas me dire d’abord comment vous avez appris mon nom de Cochonet ?

— Oh ! je n’ai pas de secret pour vous… je l’ai su par une pythonisse.

Au lieu de s’étonner de cette bourde, que lui conte Clovis pour ne pas avouer qu’il a lu cette signature au bas de l’acte tombé en son pouvoir, M. Rocamir s’écrie, radieux :

— Vrai ? par une pythonisse !… oh ! cela redouble ma confiance en celle qui m’a prédit que ma race ne s’éteindrait pas !

— Allons, j’écoute la fin de votre récit, continuez, ordonne le jeune homme en coupant court au ravissement du grotesque.

— Oh ! c’est bien simple. À ce dîner, dont je vous ai parlé, où ils m’avaient convoqué pour faire appel à mon expérience hors ligne, Durieux et Gravoiseau, qui étaient intimes de M. de Frontac, m’ont tenu à peu près ce langage : « Il faut que vous nous aidiez à empêcher un brave ami de commettre une sottise. À près de soixante ans, il s’est entiché d’une donzelle qui le dépouillera. Malgré sa folie, il conserve pourtant une lueur de bon sens dont nous devons profiter. Il sent si bien qu’il ne saura résister aux exigences de la drôlesse, qu’il veut sauver la fortune de son fils des griffes contre lesquelles il n’aurait pas plus tard la force de la défendre. Nous devons lui faciliter l’exécution de cette mesure prudente.

— Ah ! Gravoiseau et Durieux vous ont dit cela ?

— Comme je vous le répète. C’est alors qu’ils ont invoqué mes lumineux conseils pour les éclairer sur le moyen à trouver.

— Et vous le leur avez indiqué ?

— Parbleu ! ils n’y entendaient rien. Cet imbécile de Gravoiseau proposait que M. de Frontac vendît tout son bien en viager.

— Singulier moyen de conserver la fortune au fils.

— N’est-ce pas ? c’est ce que je leur ai fait observer. Alors Durieux a ajouté : « Ce ne serait qu’une vente fictive : on remettrait à de Frontac une contre-lettre qui attesterait la non-validité de la transaction. Avec cette pièce, le fils rentrerait dans son patrimoine.

— C’est alors que vous avez fait jaillir la lumière de vos conseils ?

— Oui, j’ai approuvé. Puis Gravoiseau a ajouté qu’il fallait trouver un honnête homme à qui confier ce faux rôle d’acquéreur en viager.

— Là-dessus, vous avez encore prodigué vos remarquables conseils.

— Oui, j’ai encore approuvé.

— Voilà tout ?

— Et j’ai conseillé de choisir Durieux… qui a refusé.

— Vraiment ?

— Je ne me suis pas rebuté et j’ai alors conseillé de prendre Gravoiseau… qui a aussi refusé.

— Pour quelle raison ?

— Ils ont prétendu que l’acheteur devait présenter une surface qui donnerait à cette opération fictive une apparence sérieuse… Qu’on les savait, eux, trop peu riches pour faire une pareille acquisition et qu’on se douterait aussitôt de la vérité. Tandis que moi, qui possédais une fortune bien patente, bien chiffrée, on me connaissait en position de payer cinquante ou soixante mille livres de rente viagère à M. de Frontac, et que cela n’exciterait aucun soupçon.

— Et vous avez accepté ?

— D’abord, j’ai refusé… Je ne m’étais pas retiré des affaires pour me donner de nouveaux soucis… mais Durieux et Gravoiseau ont insisté en me faisant remarquer que je rendais un immense service à un homme qui voulait se mettre en garde contre sa propre faiblesse. Je me suis laissé enfin séduire par cette tâche de sauver le bien du fils de la rapacité d’une drôlesse… et j’ai accepté.

— Et, à cette époque, que faisait le fils ?

— Il suivait les cours de droit à Poitiers.

— Donc, monsieur Rocamir, vous avez accepté la mission, malgré votre répugnance à vous donner de nouveaux tracas d’affaires.

— Oui, parce que j’ai su me décharger de ces ennuis sur Durieux et Gravoiseau. Comme ils me l’ont fait très-bien remarquer, on n’avait besoin que du nom d’un acquéreur sérieux. Je prêtais le mien, voilà tout… quant aux détails et démarches que nécessitait cette fausse opération, ils s’en sont chargés par amitié pour M. de Frontac et pour moi. Je n’ai eu qu’à signer à Gravoiseau une procuration d’agir en mon nom.

— Aïe ! aïe ! fait moqueusement Clovis.

— Pourquoi ce aïe ?

— Est-ce que vous n’avez pas craint que Gravoiseau abusât de votre signature ?

— En quoi ? il ne pouvait s’en servir que pour les formalités nécessaires à la conclusion de cette affaire.

— Oui, mais plus tard.

— Quoi, plus tard ? Il n’avait rien à tirer de cette opération qui se trouvait annulée par la contre-lettre que j’avais adressée à M. de Frontac.

— Vous êtes bien certain de la lui avoir envoyée ?

— Parbleu ! Et je me suis même tant pressé de le faire que Gravoiseau et Durieux m’ont grondé d’avoir agi trop vite, en disant que j’aurais dû leur faire d’abord lire cet acte, afin qu’ils s’assurassent s’il était assez bien en règle pour valider plus tard les réclamations du fils.

— Ah ! ils se sont fâchés à propos de votre empressement ?

— Oui, mais pas trop fort pourtant. Ils comptaient bien lire cette lettre à leur aise quand elle reviendrait à l’un d’eux. Vous comprenez que M. de Frontac, après avoir voulu sauver sa fortune des mains de la donzelle, ne pouvait garder chez lui ce papier qui, si elle l’avait trouvé, lui aurait prouvé qu’on l’avait trompée au sujet de la fortune et l’aurait rendue plus âpre à s’en emparer. M. de Frontac devait donc nécessairement faire le dépôt de ma contre-lettre entre les mains d’un ami fidèle et honnête qui, plus tard, s’en servirait pour réintégrer le jeune homme dans son patrimoine.

— Et Gravoiseau et Durieux espéraient que l’un ou l’autre d’eux serait le dépositaire choisi ?

— Parfaitement.

— Eh bien, qu’est-il arrivé ?

— Que M. de Frontac, au moment voulu, n’aura sans doute pas pensé à eux, car il a envoyé le papier à un autre de ses amis.

— Qui s’appelait ?

— M. Mortier, chef de bureau dans un ministère.

— Pauvre ou riche ?

— Vivant de ses seuls appointements, il faut le croire… car il a pu fournir à grand’peine le trousseau quand il a marié sa fille… que vous connaissez.

— Bah ! je la connais ? moi ?

— Sans doute, car cette demoiselle Mortier, n’est autre, aujourd’hui, que notre charmante propriétaire, Mme Durieux.

En entendant citer ce nom, un doute vient à l’esprit de Clovis qui se demande si le père de Célestine n’est pas un troisième coquin qui a aidé les deux autres à le dépouiller de sa fortune. Le fait d’avoir marié sa fille à Durieux semble trahir chez ce M. Mortier une complicité secrète.

— Comment s’est-il fait, demande-t-il au droguiste, que Durieux ait été choisir une fille sans fortune, lui qui ne possédait rien ?

— Que voulez-vous ? l’amour ne calcule pas.

— Durieux était donc amoureux ?

— Comme un fou… et il fallait qu’il le fût bien, car il y a mis de l’entêtement… la demoiselle lui a résisté pendant plus d’une longue année avant de se décider. Elle ne voulait pas entendre parler de ce futur qui avait quarante ans de plus qu’elle… mais l’obstination de Durieux a fini par triompher. Il faut ajouter qu’il a été bien soutenu par le père Mortier qui, déjà très-malade et se sentant condamné, avait hâte, lui qui savait n’avoir rien à léguer à sa fille, de la voir mariée à un homme qui lui apportait l’aisance… il a tant supplié sa fille qu’elle s’est enfin rendue à l’amour profond de Durieux. Clovis sait à quoi s’en tenir sur cette passion que le droguiste prétend avoir jadis enflammé le défunt mari de Célestine.

— Non, se dit-il, le misérable n’était pas amoureux. Ce mariage était un moyen trouvé par lui et Gravoiseau pour s’installer chez Mortier et poser la main sur la contre-lettre après sa mort.

Après une ample rasade versée à M. Rocamir, qui la boit d’un seul trait, l’artiste poursuit :

— Et qu’est-il advenu de M. de Frontac ?

Le pantin hausse dédaigneusement les épaules à cette question.

— Vous le savez ? répond-il, on ne peut empêcher un fou de commettre une folie. Tout ce que nous avions tenté pour sauver la fortune du fils a été complétement inutile. Dès qu’elle a été épousée, la poupée a tant fait qu’elle a fini par obtenir de la passion de Frontac la remise de la lettre ; puis, peu à peu, la fortune est passée sous son nom et l’intrigante avait tout accaparé quand elle est devenue veuve.

Pendant qu’il donne ces détails, l’époux de Cydalise est observé par Clovis. Le jeune homme sait que son père ne s’est jamais remarié et que, par conséquent, le conteur ne dit pas la vérité. Mais il y a tant de sincérité dans le ton de Rocamir qu’il est bien évident que les deux coquins ont dû jadis se jouer de sa crédulité. Si stupide qu’il soit, le droguiste est un homme qui n’aurait pas prêté la main à une action indigne, si sa bonne foi n’avait été surprise.

— Êtes-vous bien certain de tout ce que vous me dites là… du mariage de M. de Frontac, par exemple ? reprend le graveur.

— Vous affirmer que j’ai assisté au mariage, non. C’est par Gravoiseau que j’ai connu sa célébration… Un beau matin, à propos de je ne sais quoi, il m’a annoncé que notre homme avait épousé la drôlesse.

— Et vous ne vous en êtes pas informé autrement ?

— À quoi bon ? M. de Frontac ne m’intéressait pas. Si j’avais prêté mon nom, c’était plutôt pour être agréable à Durieux et Gravoiseau qui avaient à cœur de sauver leur ami d’une imprudence… Et je vous avoue que cela ne m’a causé ni chaud ni froid quand, plus tard, on m’a rapporté que tout ce que nous avions fait en faveur du fils était resté stérile.

— Qui vous a appris ce beau résultat ?

— C’est Durieux qui, après la mort de son beau-père, m’a dit avoir retourné tous les papiers du défunt sans pouvoir retrouver la contre-lettre… ce qui nous a donné à croire que M. de Frontac avait dû retirer l’écrit des mains du dépositaire pour le remettre à son avide Gothon… laquelle s’est empressée, à son veuvage, de tout vendre.

— Alors vous ne tenez vos renseignements que des seuls Gravoiseau et Durieux ?

— Oui… et je n’ai pas couru après ces détails, car, le jour où mes amis me les ont donnés, j’avais déjà oublié cette affaire.

— De même que vous aviez aussi oublié de leur retirer la procuration signée par vous quand vous aviez cru ne faire qu’une opération toute de complaisance.

— Je n’avais pas besoin de leur retirer un pouvoir annulé de plein droit par la contre-lettre qui reconnaissait fictive l’opération pour laquelle ils avaient rempli, en mon nom, les formalités qui devaient donner une apparence sérieuse à l’affaire.

Sa phrase achevée, le droguiste ouvre une large bouche pour gober un quartier de poire ; mais, à moitié route, sa main, tenant le morceau, est arrêtée par Clovis qui demande sérieusement :

— Vous avez un bon estomac ?

— Je défierais une autruche.

— J’aimerais mieux un canard.

— Pourquoi ?

— Parce que le canard digère encore plus vite que l’autruche.

— Est-ce que vous voulez me faire recommencer à dîner ? s’informe Rocamir étonné par ces questions.

— Non, je tiens à être certain que vous avez la digestion prompte, facile, incapable de s’arrêter à la plus petite émotion… Vous avez beau posséder une âme de bronze, un cœur d’airain et un moral de fer, il se peut aussi que vous ayez un estomac de fer-blanc… C’est ce que je voudrais savoir, car j’ai quelque chose à vous dire et je crains de vous impressionner trop vivement. Voilà le motif de mon interrogatoire sur le plus ou le moins de facilité à digérer que vous a octroyé la nature. C’est votre seul intérêt qui me dicte cette curiosité, mon infortuné monsieur Rocamir.

Clovis, tout en secouant la tête, a prononcé ces mots d’un ton si lugubre qu’une folle terreur s’empare du bonhomme qui s’écrie d’une voix saccadée :

— C’est la truffe, n’est-ce pas ? Je n’ai plus de suite dans les idées… Oh ! je le vois, vous n’osez me l’avouer, c’est la truffe !

— Oh ! s’il ne s’agissait que de la truffe ! accentue tristement l’artiste.

— De quoi, alors ?

— Je vous dois même un aveu. J’ai constaté, au contraire, que la truffe vous donnait une remarquable lucidité d’intelligence… qui vous fera bien mieux comprendre ce que j’hésite à vous annoncer.

— Mais enfin qu’est-ce donc ?

— Je redoute, je tremble, je frémis que… vous n’ayez mérité dix ans de galères.

— Dix ans de galères ! répète le droguiste pantelant de peur.

— Oui, dix… peut-être même vingt ans ; cela dépendra de la générosité des juges. Si vous tombez un bon jour, vous pouvez même en avoir pour vos quarante ans… Je ne suis pas inquiet pour vous, dont le moral est de fer et l’âme de bronze, mais quelle tuile pour cette malheureuse Mme Cochonet… non, Rocamir !

— De quelle faute me suis-je donc rendu coupable ? articule péniblement le grotesque.

Clovis lui prend les mains et il les presse doucement en demandant d’un ton plein d’intérêt affectueux :

— Avant que j’en dise plus long, vous m’affirmez bien, cher ami, que je ne trouble pas votre digestion… Si j’ai ce malheur, faites-moi un signe et je deviens muet.

— Parlez, souffle l’idiot.

— Je vous apprendrai donc, cher bon, que M. de Frontac est mort veuf, sans s’être jamais remarié à aucune drôlesse… Ne fixez pas ainsi sur moi vos yeux dont l’incomparable éclat me trouble, moi qui n’ai pas votre âme de bronze… Si je ne connaissais votre étonnante intelligence, je croirais que vous ne comprenez pas à quoi je veux en venir… Je continue. Donc M. de Frontac, n’ayant épousé nulle drôlesse, n’a pu lui livrer votre contre-lettre.

Puis, après un petit silence de réflexion :

— Pourquoi M. de Frontac a-t-il feint cette opération ? continue Clovis. A-t-il vraiment été sur le point de contracter ce ridicule mariage ? Avait-il un autre motif ? Je l’ignore. Il faut bien croire à cette fausse aliénation de biens, puisqu’elle est attestée par l’écrit que vous avouez avoir signé.

Et Clovis s’interrompt pour s’écrier :

— Je vous en supplie, ne me coupez pas la parole : modérez votre pétulance.

Le droguiste ne songe guère à parler. Dans son effroi, et pour desserrer sa gorge contractée, il est en train de boire, à petits coups, l’eau tiède du rince bouche que le garçon vient de servir.

— Or, reprend l’artiste, savez-vous quel a été le sort de cette lettre ?

— Non, fait Rocamir d’un signe de tête entre deux gorgées.

— Elle a été volée par les filous Durieux et Gravoiseau dans les papiers de Mortier, après la mort de ce dépositaire, dont l’un d’eux avait épousé la fille pour exécuter plus facilement ce beau coup. La lettre ainsi détournée, les misérables ont profité d’une procuration donnée par le sieur Cochonet, un imbécile… respect que je vous dois… un imbécile qu’ils avaient mis en nom dans cette affaire. Sous le couvert de cet idiot… toujours respect que je vous dois… ils ont vendu les biens et se sont partagé les neuf cent mille francs de la vente… sans que jamais rien de ce qui s’est passé à Carcassonne soit arrivé à la connaissance de ce triple crétin qui s’appelle Cochonet… toujours respect que je vous dois, mon cher et honoré monsieur Rocamir.

Et, appuyant sur les mots :

— Je sais bien, poursuit Clovis, que le Cochonet n’a rien touché du vol, mais les juges n’entendront sans doute pas de cette oreille, quand le fils dépouillé ira réclamer son patrimoine devant les tribunaux, ayant en main votre contre-lettre qu’un coup du ciel a fait revenir en son pouvoir.

Le droguiste, tout à l’heure si effaré, s’est un peu redressé sur les derniers mots.

— Ce fils existe donc encore ? demande-t-il d’une voix qui tremble.

— Oui, monsieur Rocamir.

— Je voudrais bien le connaître.

— Pourquoi ?

— Pour faire mon devoir, répond l’avorton d’une voix émue qui touche l’artiste. Oui, mon devoir. Il se peut que je sois un imbécile, un crétin, un idiot… enfin, tout ce que vous venez de dire, monsieur Clovis, mais je n’ai jamais eu la pensée de nuire à personne et j’ai toujours été un honnête homme. Puisque j’ai eu la faiblesse d’avoir confiance en deux coquins, c’est à moi d’en porter la peine… Si je connaissais ce jeune homme, j’irais donc le trouver pour lui dire : « Bien à mon insu, car, au contraire, je croyais vous être utile, j’ai amené votre ruine. Ce qu’on vous a volé est d’un chiffre égal à ce que je possède : voici ma fortune, prenez-la, et, je vous en conjure, ne me soupçonnez pas d’avoir pu être le complice de ces hommes.

Et Rocamir fond en larmes en ajoutant :

— Que m’importe la misère, j’aurai toujours pour me consoler l’amour de Cydalise.

Si burlesque que soit cette péroraison pour l’artiste, qui sait à quoi s’en tenir sur l’affection de l’épouse, elle est loin de le faire rire. Il serre la main du brave homme en lui disant :

— Ne craignez rien, mon ami. Vous n’en arriverez pas à pareille extrémité. C’est à celui qui a volé de restituer et je vous promets que le fils lui fera rendre gorge.

— Je désirerais pourtant bien savoir où trouver ce jeune homme.

— Vous n’en avez nul besoin.

— Si, parce que, dans le cas où Gravoiseau lui échapperait, je veux qu’il sache que ma fortune lui appartient… Je vous en supplie, monsieur Clovis, dites-moi où je dois courir pour me trouver en sa présence.

— Pas bien loin : je suis le fils de M. de Frontac.

— Vous !

Aussitôt, se levant, les mains jointes, tremblant, Rocamir, malgré sa trompe, ses besicles et sa tournure cocasse, ne paraît plus ridicule au graveur quand il demande d’une voix navrée :

— Me pardonnez-vous, monsieur Clovis, le mal que je vous ai involontairement causé ?

— C’est à moi plutôt de vous demander pardon des épithètes… non justifiées… que j’ai employées tout à l’heure. Je reconnais si bien votre haute intelligence que je solliciterai de vous deux services.

— Parlez.

— Le premier sera, si besoin en est, de répéter devant un magistrat ce récit que vous m’avez fait du passé.

— Oui. Le second ?

— Jusqu’à ce que je vous autorise à parler, de ne point ouvrir la bouche sur ce que nous avons dit ce soir.

— Je vous le jure.

— Pas même à Cydalise, n’est-ce pas ?

Le caractère du droguiste reparaît à cette question. Il se redresse tout superbe et répond d’un ton important :

— Pas même à Cydalise. Il est des secrets qui ne doivent jamais pénétrer dans le gynécée.

Puis sa figure se contracte subitement.

— Voulez-vous encore prendre quelque chose ? demande Clovis.

— Au contraire.

Et, sur ces mots, Rocamir, qui n’a pas conscience d’avoir bu l’eau chaude de son rince-bouche, ajoute en montrant son estomac :

— C’est probablement l’émotion qui m’étouffe… j’ai là comme un poids… je voudrais bien m’en aller.

XVII

Après avoir ramené au bercail M. Rocamir qui, tout le long de la route, s’est plaint d’avoir « une barre sur l’estomac, » l’artiste a regagné sa mansarde où il s’est couché ; et comme il n’a pas bu, après son repas, cette eau chaude du rince-bouche qui inquiète la digestion du droguiste, il dort ses huit heures d’affilée sans que son sommeil soit agité par autre chose qu’un heureux rêve dans lequel il se voit conduisant à l’autel la gracieuse Mme Durieux, qui est bien loin de faire résistance.

Le lendemain matin, quand le graveur s’éveille, il saute prestement à bas du lit et s’habille à la hâte en disant :

— Il ne s’agit pas de paresser au dodo. J’ai fièrement à me démancher aujourd’hui, si je veux pincer le Gravoiseau et son million avant qu’ils puissent me glisser entre les mains.

Il quitte sa mansarde, et bientôt il s’esquive de la maison sans avoir été aperçu par le concierge, en train, à cette heure matinale, de balayer sa cour.

Toute la journée s’est écoulée sans que Gringoire, aux aguets, ait vu reparaître son locataire, dont il attend la rentrée avec impatience. Enfin, sur les neuf heures du soir, la sonnette de la porte cochère, fermée à la nuit tombante, fait entendre un appel dont le portier reconnaît aussitôt l’auteur.

— C’est la façon de sonner du jeune homme, se dit-il en tirant le cordon.

C’est bien en effet l’artiste qui rentre. À son premier pas sous la voûte, il est interpellé par Gringoire qui se tient sur le seuil de la loge :

— Ah ! c’est donc vous, monsieur Clovis. Vous pouvez vous vanter de m’avoir bien inquiété aujourd’hui.

— Et pourquoi, général ?

— En ne vous voyant pas reparaître, je me suis demandé si vous n’étiez pas allé vous jeter à l’eau par désespoir de ce que je vous ai appris sur les chances qu’a M. Gravoiseau d’épouser la propriétaire.

— Vous voyez que votre crainte était sans fondement, car je n’ai pas l’air d’un noyé.

— Au reste, je n’ai pas été le seul à me préoccuper de votre absence.

— Qui donc a pensé aussi à moi ? est-ce M. Gravoiseau, par hasard ?

— Lui ? oh ! non… il est allé se promener dès midi et il n’est pas encore rentré… Tenez, voilà même dans son casier une lettre qui l’attend.

— Comment ? une lettre ! fait vivement Clovis dont les yeux se dirigent vers le casier avec une surprise semblant prouver qu’il croyait trouver autre chose qu’une lettre.

— Oh ! répond Gringoire, quand je dis une lettre, je me trompe, car c’est simplement un papier timbré.

— À quel propos ? demande le graveur dont cette nouvelle paraît avoir calmé l’étonnement.

— Cela, je l’ignore. Il faut que ce soit d’une certaine importance, car l’huissier qui l’apportait, après avoir griffonné son « Parlant au concierge, ainsi déclaré », m’a demandé une enveloppe dans laquelle il a glissé le papier, et, après l’avoir soigneusement scellée de son cachet, il m’a bien recommandé de ne pas oublier de remettre en mains propres cette lettre au gérant.

Puis, en souriant, le portier ajoute :

— Dites donc, monsieur Clovis, j’ai une envie.

— Laquelle ?

— De ne pas donner du tout le paquet au Gravoiseau… cela lui ferait peut-être avoir des désagréments à cette canaille-là… et ce serait pain bénit.

— Gardez-vous-en bien ! s’écrie le jeune homme d’une voix dont l’accent trahit la peur que le concierge n’exécute son idée.

— Oh ! oh ! comme vous prenez la chose au sérieux, ricane Gringoire.

— Et il y a de quoi, général. D’abord à cause de vous qui vous mettriez dans une vilaine passe en supprimant ce papier… et puis, je vous avoue que je suis superstitieux comme un nègre… je ne sais quoi me dit que ce papier timbré peut avancer mes affaires près de Mme Durieux.

— S’il en est ainsi, soyez tranquille ; le Gravoiseau aura sa lettre.

— Bon, fait le graveur. Revenons maintenant à cette personne qui, suivant votre dire, s’est inquiétée de mon absence. Si ce n’est pas le gérant, c’est donc M. Rocamir ?

— Ah ! le pauvre homme ! il n’a guère songé à vous, je vous le jure. Je ne sais pas où il a été hier s’emplir le ventre, mais il en a rapporté une indigestion de premier choix. Toute la sainte journée, on n’a vu que son médecin dans les escaliers.

— Le malade va mieux maintenant ?

— Oui, sur les cinq heures du soir, l’indigestion ne l’a plus fait souffrir et la folie a disparu.

— Comment… la folie ?

— Oui, une folie qui consistait à vouloir que le docteur lui trifouillât dans le nez pour lui en extraire une truffe. Le médecin a fait cette réflexion : « Avec les fous, il faut dire comme eux. » Alors il a envoyé Félicie lui acheter une truffe qu’il a cachée dans la manche de son habit. Puis, après avoir eu l’air de regarder dans le fond des narines du malade, il s’est écrié : « Je la vois ! Attendez ! Avec une secousse, elle va tomber ». Là-dessus, il a administré sur le derrière de la tête de M. Rocamir une claque à lui faire sauter les yeux de leurs orbites. Mon locataire n’était pas encore revenu de son étourdissement que le docteur lui hurlait d’un ton joyeux, en montrant la truffe qui roulait sur le tapis : « La voici !!! Vous êtes sauvé !!! Dieu a béni mes efforts ! » Après quoi il a demandé cinq cents francs pour l’opération.

Clovis rirait du bavardage de Gringoire s’il n’était en ce moment curieux de savoir à qui son absence a donné de l’inquiétude.

— Puisque M. Rocamir, pas plus que Gravoiseau, n’a pensé à moi, qui donc vous a interrogé sur mon compte ? demande-t-il.

— Parbleu ! c’est la bonne de la propriétaire, qui n’a fait que monter à votre atelier et qui, vingt fois, est venue s’informer à la loge si je ne vous avais pas vu.

— De la part de sa maîtresse ?

— Probablement. Il n’y a pas dix minutes, Flore était encore ici.

L’artiste profite de ce dernier détail pour rompre l’entretien, et il s’éloigne de la loge en disant :

— Je ne dois pas faire attendre plus longtemps Mme Durieux, et je monte chez elle pour apprendre ce qu’elle peut me vouloir.

Il a déjà fait quelques pas quand il revient pour appuyer sur cette recommandation :

— Surtout, général, n’oubliez pas de donner son papier timbré à Gravoiseau.

— Vous auriez trois oreilles que je vous dirais de dormir tranquille dessus… Je vais monter la lettre à son domestique Patouillard pour qu’il la lui remette à sa rentrée.

— Non, non, insiste vivement Clovis, pas à cet ivrogne. Il ne faut point que cette lettre s’égare. Mettez-la en mains propres. Je tiens positivement à ce que Gravoiseau la reçoive de vous.

— Bien. C’est convenu.

Sur cette assurance, le jeune homme s’élance vers l’escalier et, quatre à quatre, il escalade les marches qui le séparent de la porte de la veuve.

— Ah ! voici notre oiseau envolé qui est revenu, s’écrie Flore arrivée à son coup de sonnette.

— Mme Durieux peut-elle me recevoir ?

— Oui. Vous la trouverez au boudoir faisant répéter ses prières à Lili qu’on va coucher… Il est inutile de vous montrer le chemin, vous le connaissez.

La fin de la phrase n’a pas été entendue par Clovis qui, dès les premiers mots, s’est dirigé vers la pièce où il sait rencontrer Célestine. Il n’a pas besoin de frapper, car la porte qui sépare le boudoir de la salle à manger est ouverte. L’épais tapis, en étouffant le bruit de ses pas, a permis au jeune homme d’arriver sans être entendu jusqu’au seuil du boudoir. Au lieu d’entrer, il s’arrête tout ému à la porte pour contempler le tableau gracieux qui s’offre à son regard.

Vêtue de sa longue et blanche chemise de nuit, la petite fille, les mains jointes et agenouillée sur le divan, récite d’une voix douce la prière que lui dit lentement Mme Durieux :

— Mon Dieu, je vous donne mon cœur ; prenez-le, s’il vous plaît, et conservez la santé à maman, à papa…

Lili a bien fidèlement redit chaque mot que lui a soufflé Célestine, mais elle s’arrête au dernier sans le prononcer.

— À papa, répète la propriétaire.

L’enfant relève sa charmante tête et, tout naïvement, elle répond :

— Pourquoi pour papa, puisqu’il ne vient jamais embrasser sa Lili ?

— Parce qu’il est en voyage, bien loin, bien loin… mais, si sa petite fille prie le bon Dieu pour lui, il arrivera bientôt.

Pendant cette réponse de la veuve, le regard de l’enfant, qui s’est involontairement tourné vers la porte, entrevoit vaguement Clovis immobile dans l’ombre de la salle à manger. Aussitôt elle le montre du doigt en demandant un peu effrayée :

— Est-ce que c’est papa qui écoute là ?

— Où donc ? fait Mme Durieux, qui, se tournant vers le point désigné, aperçoit alors le graveur.

Ainsi découvert, le jeune homme franchit le seuil du boudoir et se présente en pleine lumière.

— Est-ce que c’est lui papa ? redemande Lili.

La propriétaire hésite, rougit un peu, puis finit par répondre :

— Non, mais il vient pour t’embrasser de sa part.

Et, comme elle l’a déjà fait à leur première entrevue, la veuve soulève Lili dans ses bras et approche sa tête blonde des lèvres de l’artiste qui, sur ce visage rose, dépose un baiser beaucoup plus franc que ne l’était l’autre, quand il croyait embrasser la fille de la cuisinière.

— Monsieur Clovis, veuillez m’attendre, je reviens, commande Célestine qui, emportant Lili dans ses bras, se dirige vers sa chambre à coucher.

Dix minutes après, elle reparaît seule.

— Là, fait-elle, maintenant que ma mignonne est endormie, causons un peu, monsieur mon frère.

Et, souriante, en le menaçant du doigt :

— Frère bien peu empressé, ajoute-t-elle, car, après avoir promis monts et merveilles pour ma défense, il reste trois jours sans donner de ses nouvelles et disparaît si complétement qu’on va frapper à sa porte par trois fois dans la même journée sans le trouver chez lui… Est-ce donc là ce beau zèle sur lequel je devais compter ?

— Charmante sœur, vous accusez un innocent.

— Voulez-vous me faire croire que vous vous êtes occupé de me protéger contre Gravoiseau ?

— Je n’ai fait que cela !

— Alors, contez-moi vos hauts faits.

— D’abord, j’ai donné une indigestion monstre à ce bon M. Rocamir.

— Voyons, pas de plaisanterie, monsieur Clovis, prononce, avec une légère impatience, la propriétaire qui ne peut prendre au sérieux l’étrange exploit dont se vante le graveur.

— Je vous jure que je ne plaisante pas. Je ne vous affirmerai pas positivement que, pour vous protéger, il était nécessaire que M. Rocamir eût une indigestion, mais elle a été la suite de mon plan d’attaque contre Gravoiseau.

— Vous êtes déjà entré en campagne ?

— Dès demain nous serons débarrassés du gérant si vous daignez faire ce que je vais vous demander.

— Est-ce bien difficile ?

— Nullement. Il s’agit, demain soir, d’offrir une tasse de thé à quelques invités… une petite soirée intime… vous prendrez le prétexte de rendre aux époux Rocamir la politesse que vous leur devez pour le bal.

— Et j’inviterai M. Gravoiseau ?

— Naturellement… ainsi que M. Anatole de Rochegris, le lieutenant.

— Et puis encore ?

— Et moi… qui vous demande la permission d’amener un compagnon.

— Un de vos amis, sans doute ?

— Laissez-lui le plaisir de vous apprendre lui-même, au bon moment, ce qu’il est.

— Accordé.

— Maintenant, ma bien obéissante sœur, je n’ai plus qu’à vous souhaiter le bonsoir, dit Clovis en marchant vers la porte.

— Quoi ! vous partez sans me donner aucune explication ! s’écrie Célestine curieuse.

— J’ai cette cruauté. Comme c’est une surprise que je vous ménage, je tiens à ce qu’elle soit complète.

Célestine fait une moue de désappointement si gentille que Clovis, craignant de laisser fléchir sa discrétion, s’enfuit en répétant :

— À demain.

Rentré chez lui, l’artiste se met au lit, et, en ramenant la couverture sur son nez, il murmure joyeusement :

— Je suis certain d’avance que demain matin, au point du jour, la première visite que je recevrai sera celle de maître Gravoiseau.

Le jeune homme a prédit juste. Le jour est à peine levé que plusieurs coups sont frappés à la porte d’une main si discrète qu’il semble que celui qui heurte ait peur d’appeler l’attention des voisins de mansarde.

— Voici mon coquin, se dit Clovis qui, attendant l’ennemi, est déjà depuis longtemps sur pied.

C’est bien, en effet, M. Gravoiseau, mais il n’a plus rien de son air froid et insolent. Son teint est blafard, ses yeux, rouges et fiévreux, attestent qu’il n’a pas dormi, et ses lèvres ont un frémissement qui prouve que tout le système nerveux de l’individu est violemment surexcité.

Il a bien raison de ne pas être dans son état normal, le pauvre Gravoiseau, car, la veille, avant de se coucher, il a éprouvé une émotion fort désagréable qui lui a procuré une nuit blanche. À sa rentrée au logis, il a reçu du concierge cette lettre que nous connaissons et la lecture du papier timbré qu’elle contenait lui a fait exécuter quelques bonds d’une surprise aussi profonde que pénible.

En ce style laconique et clair que possèdent les huissiers, celui qui s’adressait, au gérant lui a signifié qu’à la requête d’un sieur de Frontac fils, opposition avait été faite à la Banque de France pour qu’il ne fût pas compté un sou, à lui Gravoiseau, du million qu’il avait déposé dans la caisse de cet établissement. À l’appui de son opposition, le requérant annonçait l’intention de poursuivre devant les tribunaux le recouvrement d’une somme de neuf cent mille francs qu’il affirmait lui avoir été volée par le déjà nommé Gravoiseau, en se faisant fort de prouver son dire par dépositions de témoins et par preuve écrite.

On comprend que, si courte qu’elle était, cette lecture n’en avait pas moins été prodigieusement amère pour le gérant qui se trouvait victime de son excès de précautions. S’être dit que, pour le cas où il faudrait tout à coup décamper, il était bon d’avoir un petit million tout réalisé, qu’on pût emporter aussitôt… et apprendre par prose d’huissier que c’est justement sur ce million qu’on a mis arrêt, cela peut se ranger dans la première classe des désillusions poignantes.

Mais comme l’espoir survit toujours dans le cœur de l’homme le plus désespéré, Gravoiseau, après avoir été d’abord étourdi par le coup de massue imprévu et terrible que lui portait un ennemi dont il croyait n’avoir jamais à entendre parler, Gravoiseau, disons-nous, n’avait pas tardé se rassurer en disant :

— Pour que ce fils de Frontac pût faire main basse sur mon dépôt à la Banque, il faudrait d’abord qu’il eût la contre-lettre qui prouve ses droits.

Et il s’était dirigé vers son bureau en ricanant d’un ton satisfait :

— Aussi, par prudence, je vais brûler cette unique preuve avant qu’une perquisition vienne la cueillir chez moi.

Son bureau ouvert, il avait étendu la main vers le tiroir au fond duquel, derrière d’autres paperasses, il était bien sûr de trouver la lettre, soigneusement enveloppée dans un gros papier bleu.

Le papier bleu y était bien encore, mais quand il eût été déplié, il n’offrit qu’un fragment de journal déchiré aux yeux du gérant.

Vous voyez d’ici la tête de Gravoiseau. Sa stupéfaction ne l’empêcha pas pourtant de se dire que les fées et les génies ne sont plus de notre temps et que, pour qu’une lettre se métamorphosât en journal, il fallait qu’un simple, mais habile mortel eût introduit ses doigts dans le tiroir.

Il examina, palpa, remua, souleva son bureau par tous les angles et sur toutes les faces jusqu’à ce qu’il eût découvert que l’humidité du mur, contre lequel il s’appuyait depuis des années, avait si bien décollé le fond du meuble, que les panneaux pouvaient se déplacer assez facilement pour qu’une main se glissât dans la place.

Dans la pensée du gérant, Patouillard n’ayant aucun intérêt à ce larcin, il ne songea donc qu’à l’accuser de s’être laissé corrompre par celui qui avait exécuté la substitution.

— Ce doit être Mme Durieux qui m’a volé, se dit-il. En ce cas, je n’ai pas fort à trembler, car elle n’a agi que pour se soustraire à l’obligation de m’épouser… Elle sera la première à anéantir cette preuve quand elle saura que, tout aussi bien que moi, elle est menacée d’une restitution.

Mais comme Gravoiseau tenait à ne se coucher qu’avec une certitude complète du fait, il alla réveiller Patouillard qui, dans sa chambre, ronflait comme un poële de corps de garde.

— Dis-moi, demanda le maître, te rappelles-tu quel jour Mme Durieux est venue, pendant mon absence, pour me parler ?

— Elle n’a jamais mis le pied ici, répondit le domestique avec toute la mauvaise humeur d’un homme troublé dans son premier sommeil.

— Comment ! tu ne te souviens pas de m’avoir dit l’avoir fait entrer dans mon cabinet pour attendre mon retour, et qu’elle en était sortie, perdant patience, au bout d’une demi-heure ? insista le gérant, qui plaidait le faux pour savoir le vrai.

Patouillard était certain de n’avoir pas prononcé un mot de tout ce qu’inventait son maître. Il se tourna furieux dans la ruelle de son lit en grommelant :

— Quand on a trop bien dîné, on se couche… on ne vient pas réveiller le pauvre monde pour lui conter des calembredaines.

Après avoir essayé de la ruse, Gravoiseau tenta de la corruption.

— Avoue la vérité, dit-il, et je te donnerai le double de ce que tu as reçu de la propriétaire pour la laisser entrer dans mon cabinet… et l’aider.

— L’aider à quoi ? demanda le domestique d’une voix surprise, mais sans changer de position.

— Sans doute. Si tu ne lui avais pas prêté aide, elle n’aurait pas eu seule la force de déplacer mon massif bureau.

Ces paroles firent aussitôt comprendre à Patouillard de quoi il était question. Il avait si peu souvenance des hauts faits accomplis par lui dans son ivresse qu’il crut sincèrement que Mme Durieux avait exécuté ce même projet qu’il avait conçu.

— Tiens, tiens, se dit-il, c’est la propriétaire qui a fait le coup auquel je pense depuis longtemps !… Ah, ça, quand donc a-t-elle pu chiper la lettre ?… Parbleu ! ce doit être le jour où j’étais si poivre… Elle possède sans doute une double clef de tous les appartements de ses locataires.

— Parle, je te donnerai le double de ce que tu as reçu, répéta le gérant.

Mais le domestique s’intéressait à la jolie femme et il n’était pas homme à prendre parti pour son maître, qu’il détestait. Il ne songea donc qu’à inventer un mensonge qui protégeât celle qu’il croyait avoir vraiment joué Gravoiseau.

— Oh ! oh ! fit-il en riant, ce double que vous me promettez ne vous ruinera pas, car je n’ai rien reçu de Mme Durieux, pour cette bonne raison que, je vous le répète, elle n’a pas mis les pieds chez vous.

— Mais, pourtant, quelqu’un a pénétré dans mon cabinet, gronda le gérant.

Désireux de faire prendre une fausse piste au questionneur, Patouillard eut l’air de se rappeler :

— Attendez donc… oui, quelqu’un, mais pas la propriétaire… Je me souviens à présent d’un monsieur qui, avant-hier, a demandé à attendre votre retour.

— Un jeune homme, n’est-ce pas ? s’écria vivement Gravoiseau qui prit peur.

— Oui, bourgeois, un jeune homme, affirma le domestique, disant comme son maître.

— D’une trentaine d’années ?

— Précisément… dans ces âges-là… trois mois de plus ou de moins, appuya le valet en suivant la voie qu’on lui offrait.

Et pendant qu’il était en train de mentir, Patouillard ajouta :

— Je me rappelle même qu’en partant, il a dit comme cela sur le carré : « Enfin, je l’ai ! » Je ne sais pas trop de quoi il parlait.

Fort joyeux d’avoir trompé celui qu’il exécrait, le domestique disparut sous ses couvertures en grognant, après un énorme bâillement :

— Bonsoir, bourgeois. La nuit est faite pour dormir, et je tiens à continuer mon somme… Vous pouvez rester là jusqu’au jour, si vous éprouvez le moindre bonheur à m’entendre ronfler, mais je vous préviens que je ne vous répondrai plus.

Quand Gravoiseau rentra dans son cabinet, il tremblait de rage. Il avait renoncé à cette espérance que la lettre pouvait se trouver entre les mains de Mme Durieux qui, comme lui, avait intérêt à la détruire. Sans même se demander comment son ennemi avait pu savoir l’existence de cette pièce et à quel endroit précis il lui fallait la venir prendre, le gérant ne voyait uniquement que ce fait qu’il allait avoir bientôt à rembourser l’argent volé.

Et il écumait de colère à la pensée de ce grappin mis sur le million rondelet déposé à la Banque. Il n’y aurait pas à dire mon bel ami et à prétendre qu’on n’avait pas le sou pour payer, il lui faudrait bel et bien rendre gorge.

— Avec les intérêts, tout y passera, pensait-il. Ce Frontac maudit n’aura même pas besoin de me donner mainlevée, car rien ne me restera après remboursement.

Puis il se répétait que, s’il avait pu se douter de la chose vingt-quatre heures à l’avance, il serait maintenant de l’autre côté de la frontière avec son petit million qu’il aurait retiré de la Banque.

— Alors, se disait-il, mon ennemi aurait eu beau aller promener sa lettre devant les juges, je l’aurais payé en monnaie de singe.

Cette dernière expression, paraît-il, fit soudainement naître une idée dans le cerveau du coquin, car il se redressa en marmottant :

— Eh ! eh ! de la monnaie de singe… est-ce qu’il n’est pas possible de solder le Frontac en pareille monnaie ?

Puis, après avoir un peu réfléchi :

— Cet artiste du cinquième possède un bien joli talent, murmura-t-il.

Alors, détaillant son idée, Gravoiseau arriva enfin à se persuader que, s’il pouvait rembourser en billets faux, il obtiendrait de son ennemi mainlevée de cette opposition qui garantissait le payement, et que, bien avant qu’on eût découvert la vérité, il aurait eu le temps de fuir et de se cacher au loin avec son million dégagé.

Pour encourager son espérance, le gérant revenait toujours à cette même phrase :

— L’artiste du cinquième possède un bien joli talent.

Aussi le gredin, qui n’avait nulle envie de dormir, trouva-t-il les heures bien lentes à s’écouler, en attendant que l’arrivée du jour lui permît de monter à la mansarde de Clovis.

Ceci expliqué, nous reviendrons à ce moment où Gravoiseau vient de faire son entrée chez l’artiste. Comme nous l’avons vu, le jeune homme, qui s’attendait à cette visite, s’est levé dès l’aube et il a tout préparé pour recevoir son homme et le faire tomber dans le panneau.

À son premier pas dans l’atelier, le regard du gérant est pour la table de travail. En la voyant nette de tous ses outils, il fait une légère grimace.

— Eh ! bonjour, monsieur Gravoiseau… comme vous voilà levé de bon matin ! s’écrie le graveur.

— Mais je puis en dire autant de vous, que je trouve déjà sur pied… et prêt à vous envoler pour quelque joyeuse partie.

— Une joyeuse partie ? pourquoi supposez-vous cela ?

— Dame ! mon cher artiste, autant que j’en puis juger par votre établi, vos dispositions ne me paraissent pas être celles d’un homme qui se prépare à manier le burin.

— C’est parce que vous ne voyez rien sur ma table que vous pensez ainsi ?

— Sans doute.

Le graveur regarde Gravoiseau en riant, puis baisse le ton pour lui demander :

— Croyez-vous donc qu’il soit bien prudent de laisser exposé à la vue de tous venants le travail que m’a demandé quelqu’un de votre connaissance ?

À ces mots, un éclair de joie brille dans les yeux du gérant, qui reprend d’une voix qu’il tâche de rendre calme :

— Avance-t-il ce travail ?

— Mieux que cela, monsieur Gravoiseau, il est fini… et, si vous le désirez, je puis vous soumettre une première épreuve de la chose… vous me direz si j’ai eu le bonheur de réussir.

Tout en parlant, le jeune homme a fait jouer le tiroir de sa table et il en a tiré un des trois billets de banque tout neufs qui lui ont été offerts par Mme Durieux.

— Examinez, dit-il en le tendant à Gravoiseau.

La plus vive satisfaction se peint sur le visage du gérant, qui tourne, retourne, palpe le papier en tous sens et, malgré lui, laisse échapper ce mot :

— Prodigieux !

Mais, tout à coup, son enthousiasme s’éteint et il pose la valeur sur la table en prononçant d’une voix sèche :

— Vous vous moquez de moi.

— En quoi, s’il vous plaît ?

— En ce que ce billet que vous me donnez pour faux est parfaitement bon… tout ce qu’il y a de plus véritable… bref, en ce qu’il émane vraiment de la Banque.

Cette réponse fait ouvrir de grands yeux surpris au graveur qui s’écrie :

— Ah ça, monsieur Gravoiseau, voulez-vous me dire où, moi qui ne sais pas même comment payer mon terme, j’aurais pu aller pêcher un véritable billet de mille francs ?

— Oh ! oh ! ricane le gérant, pour quelques sous il vous a été facile de vous procurer ce billet neuf que vous me présentez.

— Je vous avoue, cher monsieur, que je vous serai très-reconnaissant si vous voulez bien m’indiquer l’adresse de la boutique où l’on vend de vrais billets de mille pour le prix d’une course en omnibus… Je veux immédiatement profiter de cette bonne occasion pour remonter mes finances.

— Vous affectez de ne pas me comprendre, appuie le gérant qui secoue la tête d’un air goguenard.

— Non, vrai, je n’affecte pas… je comprends si peu que je boirais vos paroles si vous consentiez à me donner la moindre explication.

— Oh ! elle est bien claire, cette explication… votre malice est cousue de fil blanc. En deux mots, la voici : Je vous avais confié, pour vous servir de modèle, un billet de mille francs, très-fripé, fort malpropre. Le premier changeur venu, pour quelques sous, vous l’a changé contre celui-ci tout neuf, que vous tentez de me faire passer pour une valeur fausse.

Gravoiseau vient à peine d’achever sa phrase que Clovis se frappe le front en s’écriant :

— Sacrebleu ! oui, je suis dans mon tort… je vous demande bien pardon pour mon oubli… je ne songeais plus que j’ai une restitution à vous faire.

Et le jeune homme, ouvrant encore son tiroir, y prend le vieux billet du gérant et le lui offre en ajoutant :

— Voici le modèle que vous avez eu l’obligeance de me confier.

Gravoiseau est resté stupéfait. Bouche archi-béante et les yeux écarquillés, il contemple les deux billets étalés devant lui. Ignorant le généreux envoi de la propriétaire, il suppose le graveur toujours dans la misère. Pour s’expliquer la présence du second billet, maintenant qu’il voit le modèle prêté, il en arrive enfin à se persuader du véritable talent de faussaire du graveur et, ivre d’une joie subite, il s’empare du billet neuf en bégayant d’une voix qui tremble d’émotion :

— Quoi ! vraiment ! il est faux ?… vous me jurez qu’il est faux !

— Dame ! monsieur Gravoiseau, s’il vous est bien agréable que je vous dise qu’il n’est pas faux, je conviendrai avec vous qu’il est véritable… il n’y a que la foi qui sauve.

— Mais c’est que, voyez-vous, c’est à s’y tromper… et pourtant, je m’y connais… Je vous en prie, avouez la vérité… Il est bien faux, n’est-ce pas ?… Vous ne vous jouez point de moi ?

En même temps qu’il adresse ces questions, le gérant a recommencé l’examen du billet. Il le compare attentivement au modèle qu’il tient de l’autre main et, enfin convaincu, il regarde Clovis avec admiration et s’écrie :

— Vous avez un bien beau talent !!!

— Oh ! vous me flattez, monsieur Gravoiseau, fait modestement le graveur.

— Je dis ce que je pense… J’avoue que, si vous ne m’aviez pas prévenu, j’aurais donné, sans la moindre hésitation, la valeur en bons écus de ce papier à qui me l’eût présenté.

— Je regrette vivement que vous ne soyez plus dans les mêmes dispositions… j’aurais tenté de vous en passer pour un million, répond Clovis en riant.

À l’énonciation de cette somme qui lui rappelle ce dépôt à la Banque qu’il veut soustraire aux réclamations de son ennemi, le gérant tressaute de satisfaction et bégaye :

— Bien sérieusement, vous est-il donc possible d’en faire pour un million ?

— Sans doute. Vous connaissez le proverbe : il n’y a que le premier pas qui coûte… Maintenant que la planche est gravée, nous pouvons en tirer des exemplaires pour un million.

— Combien de temps vous faudrait-il ?

— Mettons quatre ou cinq heures.

— Et vous travailleriez ici ? demande Gravoiseau dont le regard parcourt l’atelier pour y découvrir la presse et l’outillage nécessaires.

— Oh ! ne cherchez pas, vous ne trouverez rien ici, annonce le graveur qui devine sa pensée.

— Pourquoi ?

— Parce que la plus simple prudence me dicte de ne pas opérer dans cette maison. J’ai loué dans la banlieue un petit trou bien écarté, sans voisinage indiscret,… où je vous conduirai, monsieur Gravoiseau, s’il vous plaît de me voir à l’œuvre.

Si le coquin a gardé un dernier soupçon, il le sent s’évanouir à cette proposition.

— J’accepte, dit-il vivement.

— Bien… nous irons un de ces jours.

Cette réponse sonne mal aux oreilles du gérant, qui est pressé d’agir : car il a hâte d’arrêter les poursuites en remboursant au plus vite avec ces billets faux qui lui permettront de sauver son magot.

— Un de ces jours, reprend-il, pourquoi pas demain… ce soir même ?

— Oh ! oh ! fait Clovis en riant, vous me paraissez vouloir vendre la peau de l’ours avant d’en avoir mis la graisse en pommade.

— Que voulez-vous dire ?

— Que nous devrions d’abord, avant de nous éreinter… et surtout de nous exposer… à en fabriquer pour un million, nous assurer que nous ne travaillons pas pour le roi de Prusse.

— Je ne comprends pas.

— N’êtes-vous pas d’avis de ne commencer la chose qu’avec la certitude complète qu’elle réussira ?

Tout en montrant le billet neuf que Gravoiseau a gardé en main, le jeune homme continue :

— Si grands et si sincères que soient les éloges accordés par vous à mon talent, ma modestie ne me permettra de croire à votre admiration que quand elle aura obtenu la sanction… d’un changeur.

Cette proposition ne fait que doubler la confiance du gredin, qui répond avec empressement :

— Bien, j’y suis et je vous approuve. D’après la première épreuve, nous jugerons de nos chances de succès.

— Si, par hasard, mon billet clochait par quelques détails, le changeur vous éclairerait involontairement sur mes oublis… et cela sans péril pour nous, car on ne saurait soupçonner le riche M. Gravoiseau de mettre sciemment de fausses valeurs en circulation.

— Oui, comme je le disais l’autre jour, on croira que je l’ai reçu par erreur.

— Vous jouissez d’une réputation si intacte, cher monsieur, ajoute Clovis avec un salut respectueux.

— Attendez-moi, je serai de retour dans dix minutes, dit le gérant qui se dirige d’un pas pressé vers la sortie de l’atelier.

— Pour que le jugement du changeur nous guide mieux, ne craignez pas de témoigner encore quelque méfiance devant lui sur l’origine de votre billet.

— Comptez-y, je saurai m’y prendre adroitement.

Clovis l’a suivi des yeux et, quand il est disparu, il murmure en riant :

— En sortant de chez le changeur, ce misérable va me revenir avec le bec encore mieux enfariné… Je le tiens.

Le gérant n’a pas encore fait plus de trois pas sur le carré que l’artiste entend ces mots prononcés au dehors :

— Tiens, c’est vous, monsieur Gravoiseau. Je viens de remettre à votre domestique une invitation que vous adresse Mme Durieux.

— Pour ?

— Pour venir prendre le thé chez elle ce soir avec quelques autres locataires.

— J’irai, répond l’invité en continuant de descendre l’escalier.

Presque aussitôt, la camériste, une lettre à la main, fait son entrée dans l’atelier.

— Comment va ta maîtresse ce matin ? demande le graveur.

— Ah ! ne m’en parlez pas, un vrai paquet de nerfs. Pour un méchant thé qu’elle offre, elle est dans tous ses états… On croirait que de ses tasses d’eau chaude va dépendre son sort, tant elle est inquiète et pâle.

— Pâle ? on n’en dirait pas autant de toi, car tu as de superbes couleurs.

— Je me suis essoufflée en grimpant chez vous pour apporter plus vite votre invitation, avoue Mlle Flore, qui trouve inutile de dire qu’elle a dû, avant d’arriver chez l’artiste, entrer chez M. Anatole de Rochegris afin de lui remettre une invitation pareille.

La soubrette aurait bien envie de bavarder, mais le jeune homme, qui attend le retour de Gravoiseau, veut éviter qu’elle se rencontre à nouveau avec lui. Il s’empresse donc de le congédier en répétant :

— À ce soir, Flore, à ce soir.

— Oui-dà ! fait-elle, vous étiez plus causeur quand vous n’aviez pas encore vos grandes entrées chez madame… Alors vous ne vous avisiez pas de me dire : Allons, ouste ! montre-moi les talons.

Sur ce, la camériste s’éloigne en lançant au plafond de la mansarde cette exclamation :

— Ô les hommes ! les hommes ! il faudrait en faire un bien gros tas pour qu’il vaille seulement vingt sous !

Flore est partie depuis cinq minutes quand reparaît Gravoiseau radieux. Avant toute explication, il s’écrie encore :

— Ah ! vous avez un joli talent !

— Eh bien ? interroge Clovis.

— Le changeur m’a ri au nez quand je lui ai dit que je me méfiais du billet.

— Et il vous l’a pris contre espèces ?

— Voyez plutôt, répond le gérant qui tire de sa poche un rouleau de pièces d’or.

— C’est pourtant vrai ! prononce mélancoliquement Clovis.

Dans son enthousiasme, Gravoiseau n’a pas remarqué la triste intonation de cette phrase, et il reprend d’une voix avide :

— Nous pouvons hardiment fabriquer notre million… cette épreuve est concluante… il faut donc nous mettre promptement à l’œuvre.

— Euh ! euh ! fait l’artiste en secouant la tête.

— Hein ! qu’avez-vous ? demande le gérant, dont le visage, qui rayonnait de joie, s’est subitement assombri.

— J’ai… j’ai… que je me suis aperçu combien la solitude est sage conseillère… Après votre départ, en me trouvant seul, j’ai réfléchi…

— Et ?

— Et j’ai fini par me dire qu’il serait plus sain pour moi de m’abstenir de cette concurrence à la Banque de France… Aussi, malgré tous les éloges que vous avez bien voulu accorder à mon talent, j’ai décidé de ne pas lui donner un tel essor… Nous en resterons là.

Ce revirement dans les dispositions du jeune homme est un vrai coup de massue pour Gravoiseau qui, tout le long de la route, en revenant de chez le changeur, n’avait cessé de se répéter :

— Je vais donc sauver mon magot !

La douleur de Perrette, devant les débris de son pot au lait qui lui avait inspiré de si ambitieuses espérances, ne saurait être comparée au désespoir du filou en voyant le graveur se refuser à poursuivre l’entreprise.

— En rester là ! balbutie-t-il, suffoqué par l’émotion. Pourquoi renoncer quand nous touchons au succès ?

— Peuh ! peuh ! fait dédaigneusement l’artiste, au succès dans le genre de celui que recueillent ceux qui font des tours de trapèze… un beau jour, ils finissent par se casser les reins.

— Que pouvez-vous craindre, puisque je me charge d’écouler les billets… Qu’une catastrophe survienne, elle ne pourra jamais atteindre que moi… vous ne courrez aucuns risques.

— Oui, vous m’avez déjà dit cela l’autre jour.

— Je vous le répète encore.

— Mais, moi, j’ai ajouté aussi quelque chose.

— Quoi donc ?

— Que si, par malheur, vous perdiez la tête en vous voyant pris, il pouvait vous arriver… bien involontairement, j’en suis certain… de donner l’adresse et le nom du fabricant.

— Mais puisque, grâce à la notoriété de ma fortune, on croira que j’ai reçu la chose par erreur.

— Oui, pour un billet de mille francs, l’excuse est possible ; mais pensez-vous qu’elle se puisse admettre pour un million ?… car ce n’est ni plus ni moins qu’un million que vous demandez pour commencer la danse.

— Pour la commencer et la finir.

— Ah ! nous nous en tiendrons alors à un seul million ?… Cinq cent mille francs pour chacun de nous, appuie le graveur.

Gravoiseau, dans ses projets d’avenir, n’a jamais fait entrer la pensée de partager avec son complice, car il compte s’enfuir aussitôt qu’il aura fait l’affaire pour lui seul. Néanmoins, à la question du jeune homme, il secoue affirmativement la tête.

— Sans doute, répond-il, chacun sa moitié… vingt-cinq mille livres de rente pour l’un et l’autre de nous… Est-ce que cela ne vous tente pas de devenir ainsi riche du jour au lendemain ?

— Eh ! eh ! je ne dis pas non, prononce Clovis en souriant ; mais, songez-y donc, mon cher monsieur, un million ne s’écoule pas aussi facilement qu’une douzaine de pommes.

— Je crois qu’il vaut mieux tenter hardiment un bon et unique coup. Pour mille billets comme pour un seul, le danger est le même… et, au moins, on ne le court qu’une fois… Si je vous demande un million, c’est parce que s’offre à moi une excellente occasion de le placer.

— En vérité ? contez-moi donc cela.

— Je vous l’expliquerai… plus tard… à l’heure du partage.

— Alors, demain ou après-demain ?

— Oh ! vous m’accorderez bien un plus long délai pour arriver à bon port.

— C’est que, tout à l’heure, vous me promettiez que je serais riche du jour au lendemain. Or, comme je puis demain matin vous livrer les billets, j’espérais encaisser après-demain.

— C’est parfaitement possible, mais il se peut aussi qu’il survienne un retard… oh ! très court retard pourtant qui n’excéderait pas quelques jours. Pour faire la mesure large, mettons une semaine, mais pas plus, par exemple. Ce sera même tout le bout du monde, dit Gravoiseau qui veut se ménager le temps de dégager son dépôt de la Banque et de filer à l’étranger avant que son complice puisse exiger des comptes.

— Donc, dans une semaine au plus tard, j’aurai des rentes ? reprend l’artiste qui semble s’être laissé tenter.

— Oui. Aussi j’espère que l’assurance d’un pareil avenir va triompher de votre hésitation.

— Non, je n’hésite plus.

— Ah ! enfin ! s’écrie le gérant dont l’œil étincelle de la joie de se voir sauvé.

Mais le contentement de l’escroc se trouve soudainement refroidi par cette phrase du graveur :

— Il ne nous reste donc plus maintenant qu’à signer notre petit acte.

— Hein ! quel acte ? fait le gérant dont le visage se contracte en une laide grimace.

— Parbleu ! notre acte d’association.

— Vous n’avez donc pas confiance en moi ?

— Si… une confiance exagérée, mais en affaires, dit-t-on, il n’existe pas de parents et, à plus forte raison, d’amis… car vous me permettrez dorénavant de vous compter au nombre de mes meilleurs amis… je tiens à votre amitié au moins autant qu’à notre acte d’association.

— À quoi bon ces signatures échangées ? Entre gens d’honneur, la parole suffit, articule fièrement l’effronté coquin.

— Je ne dis pas non ; mais, de ma part, c’est une superstition… Je suis persuadé que cet acte me fera travailler de meilleur courage et sans crainte.

Puis, d’un ton bien décidé, Clovis ajoute :

— Au fait, monsieur Gravoiseau, j’aime mieux vous le dire tout de suite : c’est à prendre ou à laisser.

Ensuite, tout amicalement :

— Oh ! continue-t-il, je ne veux pas vous mettre le couteau sur la gorge, prenez votre temps… Tenez, je dois avoir le plaisir de vous retrouver ce soir chez Mme Durieux qui nous offre le thé ; vous me donnerez votre réponse. Si c’est oui, en sortant de chez la propriétaire, nous irons immédiatement nous mettre à l’ouvrage, car j’aurai besoin que vous me prêtiez un peu la main pour manœuvrer la presse… D’ici à ce soir, vous avez donc amplement le loisir de prendre une détermination.

M. Gravoiseau n’a pas besoin de réfléchir. Pendant que le graveur a parlé, il s’est dit que le traité qu’on lui demande ne peut le compromettre que quand il se sera enfui dans quelque cachette lointaine, alors que l’émission des faux billets lui aura déjà mis la justice aux trousses. Tout en songeant que ce papier n’augmentera en rien la gravité de sa situation, le gérant s’est aussi dit qu’en le refusant à l’artiste, il n’obtiendra pas ces billets faux à l’aide desquels il espère sauver le million d’excellent aloi qu’il veut retirer de la Banque.

Il se décide donc à en passer par les exigences du graveur et, haussant les épaules moqueusement, il dit en riant :

— Allons, maître superstitieux, donnez votre acte, on va vous le signer, puisqu’il n’est que ce moyen de calmer votre méfiance.

— Oh ! quel vilain mot ! Je n’ai pas de méfiance, pas même une ombre de méfiance… mais j’aime ce qu’on appelle la régularité en affaires.

— Ne chicanons pas sur le mot. Vous demandez ma signature… Je suis tout disposé à vous la donner, déclare Gravoiseau avec impatience.

— Non, fait Clovis d’un ton désolé.

— Vous ne voulez plus que je signe ?

— Si, mais pas à présent… car vous me boudez, je le vois bien, et je ne veux pas avoir à me faire le reproche d’avoir exercé une pression quelconque sur vous. Je prétends obtenir cette signature de votre seule bonne volonté… Je vous le répète, prenez votre temps, réfléchissez.

— C’est tout réfléchi.

— Non, non, il y a de la colère dans votre voix en me disant cela… Il faut vous calmer… Je serais désolé qu’il existât la plus mince rancune dans nos relations. Je n’entends pas vous influencer en rien. Aussi je refuse votre signature pour le moment… Il n’y a pas péril en la demeure, remettons la chose à plus tard.

— À plus tard ! répète, avec une certaine peur, le gérant, qui sait n’avoir pas de temps à perdre.

— Oui, à plus tard… à ce soir, si vous le voulez. Vous vous serez calmé et vous agirez alors de votre libre arbitre… Tenez, je vais vous faire une proposition.

— Laquelle ?

— Moi, je n’entends rien aux affaires. Rédigez notre acte d’association vous-même, à votre guise et, ce soir, si vous vous décidez volontairement, apportez-le-moi tout signé chez Mme Durieux… sous enveloppe, bien entendu… et ce sera, entre nous, comme si tous les notaires y avaient passé.

— Et vous vous mettrez aussitôt à l’ouvrage ?

— Cette nuit même. En sortant de chez Mme Durieux, nous irons immédiatement nous en occuper… Demain, à cette heure-ci, notre petit million sera tiré.

Un éclair de joie, à cette promesse, brille dans les yeux de Gravoiseau, qui se dirige vers la porte en disant :

— À ce soir, chez Mme Durieux.

Puis il s’arrête et se retourne :

— Devons-nous être nombreux à ce thé que nous offre la propriétaire ? demande-t-il.

— Les Rocamir, M. de Rochegris, vous, moi… et un étranger, je crois.

— Un étranger ? répète le coquin méfiant.

— Oui. J’ai fait causer Flore quand elle m’a apporté l’invitation. Il paraît, suivant elle, que cet étranger est un vieillard… Il y a un mariage sous roche.

— Quoi ? elle épouserait encore un vieux ?

— Oh ! non. Ce vieillard… je vous répète toujours les propos de Flore… vient demander la main de notre propriétaire pour son fils… un des danseurs les plus assidus de Mme Durieux à tous les bals où ils se sont rencontrés.

— Grand bien leur fasse ! prononce en riant Gravoiseau qui, maintenant que tous ses anciens plans sont bouleversés, a renoncé forcément à épouser la veuve.

Après le départ du gérant, Clovis ne tarde pas à quitter sa mansarde. Toute la journée, il demeure absent et ne rentre à la maison qu’à l’heure fixée par la propriétaire à ses invités.

Pourtant ce n’est qu’après une conversation avec le concierge Gringoire, auquel il donne de mystérieuses instructions, que l’artiste se présente chez Mme Durieux.

— Oh ! vous n’arrivez pas le premier, lui annonce Flore, vous avez été précédé par M. Rocamir qui, depuis dix minutes déjà, est seul dans le salon ; car madame est encore à sa toilette.

Effectivement, le jeune homme trouve l’ex-droguiste qui, campé au milieu du salon, est en train de se faire des mines dans la glace.

— N’aurons-nous pas le plaisir de voir Mme Rocamir ? demande-t-il.

— Ah ! ne m’en parlez pas. Les femmes n’en finissent jamais de s’habiller. En voyant que Cydalise lambinait trop, j’ai eu peur d’être en retard et je l’ai devancée pour l’excuser auprès de Mme Durieux. Justement, notre gracieuse propriétaire était aussi encore à sa toilette.

Puis, brusquement, il s’écrie :

— Ah ! vous savez, on me l’a retirée !

— Quoi donc ?

— Ma truffe. Oui, le docteur m’en a dégagé la cervelle… Cela m’a coûté cinq cents francs, mais je ne les regrette pas. Le talent ne saurait trop se payer.

Le récit de l’homme à la trompe est interrompu par Mme Durieux qui apparaît dans une ravissante toilette. Elle est pâle, tremblante et souffle à Clovis d’une voix inquiète :

— Vous voyez que j’ai fait ce que vous m’avez demandé… sans vouloir rien m’apprendre.

— Oui, ma charmante sœur.

Célestine désirerait fort connaître le projet du graveur, mais, avant qu’elle ait pu questionner, Mme Rocamir fait son entrée au bras de M. de Rochegris, qui s’empresse de dire au droguiste :

— Nous nous sommes rencontrés sur l’escalier.

Cinq minutes après, Gravoiseau arrive à son tour. Après avoir salué à la ronde, il s’approche de Clovis et lui glisse adroitement une lettre dans la main en murmurant :

— Voici notre acte.

Les doigts du jeune homme ont à peine saisi le papier que la porte du salon s’ouvre pour un nouvel arrivant précédé par Flore qui annonce à haute voix :

— Monsieur Maugrain.

XVIII

Le personnage qui porte le nom de Maugrain est un petit monsieur sec, à cheveux blancs, qui a dépassé la soixantaine. Malgré l’âge, il est des plus ingambes et l’on voit facilement que la vieillesse qui commence aura fort à faire avant d’abattre ce vigoureux et alerte bonhomme. Sa figure est bonace, sa bouche souriante, mais il a des yeux qui, quand ils vous regardent, vous fouillent, comme on dit trivialement, jusqu’au fin fond du ventre.

D’un regard rapide il a, dès le seuil de la porte, examiné tous les assistants. Ce coup d’œil n’avait sans doute d’autre but que de chercher Mme Durieux, car, aussitôt il s’avance, d’un pas léger, vers la propriétaire devant laquelle il s’incline en disant de façon à être entendu par tout le monde :

— L’aimable société ici présente dût-elle m’accuser d’égoïsme en me voyant vous accaparer, j’aurai l’honneur, dans la soirée, de réclamer de vous, madame, quelques minutes d’un entretien particulier… car en venant ici comme invité, je m’y présente aussi un peu en qualité d’ambassadeur.

Pendant que Mme Durieux, à cette demande d’audience, répond par un salut en guise d’acquiescement, Gravoiseau, qui s’est toujours tenu près de Clovis, lui souffle d’un ton rassuré :

— Flore vous avait dit vrai. Ce M. Maugrain vient solliciter pour son fils la main de notre propriétaire.

Pour ne pas exciter de jalousie, Célestine, bien que l’artiste ne le lui ait pas demandé, n’a excepté nul locataire de son invitation. Après M. Maugrain, sont arrivés Paul dit Ernest et sa frémillante Zuléma, bientôt suivis de l’imposante Abricotine, accompagnée de ses trois ouvrières. Comme une patrouille, dont la sévère modiste serait le caporal, ces cinq femmes rôdent autour du beau lieutenant. Chacune voudrait lui dire son mot ou en recueillir un regard. Soit que M. Anatole de Rochegris ait passé l’éponge sur l’ardoise de la reconnaissance, soit qu’il évite de donner prise aux reproches de Mme Rocamir qui, de l’angle de la cheminée où elle est assise, le couve d’un œil jaloux et vigilant, il feint de ne pas remarquer l’essaim de beautés qui bourdonnent autour de lui et, retiré dans un coin du salon, il est tout à sa conversation avec Clovis.

— Êtes-vous certain qu’elle fera ce que vous lui avez demandé ? lui demande l’artiste à voix basse.

— Elle le fera de point en point.

— Sans rire ?

— Avec le plus grand sérieux. Le tout est d’amener son mari à nous servir involontairement de compère.

— Rien de plus facile. Je m’en charge, affirme le graveur, qui attire M. de Rochegris vers le groupe formé devant la cheminée par le coiffeur, l’ex-droguiste et M. Maugrain.

De son côté, ne conservant plus la moindre méfiance sur cet invité qu’il rencontre pour la première fois chez la propriétaire, Gravoiseau, après quelques mots échangés avec Abricotine et Zuléma, s’est rapproché de M. Maugrain lequel, avec une politesse résignée, écoute les divagations de Rocamir qui s’est emparé de la conversation.

L’homme à la trompe cause commerce, et probablement que M. Maugrain lui a dit avoir gagné sa fortune dans les suifs, car il secoue la tête d’un air approbateur en disant :

— Les suifs ! bonne partie, les suifs ! on fait son beurre avec les suifs… moins, pourtant qu’avec les drogues. Ah ! monsieur, si vous connaissiez les drogues ! c’est de l’or en barre.

Ainsi parlant, l’époux de Cydalise se dresse, tout fier, sur la pointe des pieds, puis se laisse retomber sur ses talons en ajoutant d’une voix solennelle :

— Voilà ce que j’appelle un commerce !

— Oui, mais vous, monsieur Rocamir, vous êtes une intelligence d’élite, prononce sérieusement Clovis. Vous auriez réussi dans tout ce qu’il vous aurait plu de tenter. Ambassade, cuisine, géométrie, gants de Suède, astronomie, direction des aérostats ou ferblanterie, tout aurait été un filon d’or pour vous, quelque branche qu’il vous eût convenu d’exploiter.

— Oh ! vous me flattez ! minaude le droguiste, rouge de satisfaction.

— Ne soyez pas modeste, car c’est vous calomnier vous-même, appuie le graveur. Vous ne sauriez nier l’intelligence suprême qui rayonne en votre regard magnétique… car vous n’allez pas oser soutenir que vous ne possédez pas un regard magnétique… Je m’étonne même que vous n’en ayez pas profité pour lever les derniers voiles qui cachent les secrets de la science.

— Quoi ! vous supposez que je saurais magnétiser ? s’écrie Rocamir. Sur mon honneur ! je n’ai jamais pensé à essayer.

— Alors vous êtes bien coupable d’avoir ainsi laissé dormir inutile tout votre puissant fluide !… Permettez-moi ce sévère reproche. Quand la nature vous a octroyé un pareil don, ne pas l’employer, c’est plus qu’une faute, c’est un crime.

— Vrai ! j’ai été criminel sans m’en douter, confesse naïvement le grotesque.

— N’avez-vous donc jamais vu personne fermer les yeux devant votre regard ?

— Si, ma femme, par exemple… le soir, en tête-à-tête, au coin du feu… mais j’ai cru à un simple besoin de dormir.

— C’était l’influence du magnétisme… Tenez, en ce moment, il est certain que, si vous le vouliez, tant éveillée que soit Mme Rocamir, vous la plongeriez dans le sommeil magnétique avec quelques légères passes.

— Mais je ne sais pas quels sont les gestes à faire pour lancer le fluide, avance l’idiot qui a fini par se laisser convaincre.

— Oh ! ces gestes sont bien simples. Vous commencez, dans la direction de votre sujet, par jeter vos bras en avant comme si vous vouliez repousser un éléphant qui se serait assis sur votre estomac.

— Bien. Après ? s’informe le droguiste attentif.

— Puis vous secouez vivement les mains en homme qui aurait chaque doigt pincé par un homard.

— Ensuite ?

— Alors, avec cette volonté mâle et énergique… que vous avez déployée dans la droguerie… vous commandez à votre sujet de dormir.

— Et il s’endort ?

— Oui, sous l’influence de l’irrésistible fluide magnétique que vous possédez à si forte dose.

En voyant l’artiste se moquer de son homme, Gravoiseau, à grande peine, retient son sourire jusqu’à la fin de la scène. Se faisant alors le compère de Clovis, il demande d’une voix curieuse :

— Pourquoi, monsieur Rocamir, ne tenteriez-vous pas votre première expérience devant nous ?

— Oui, oui, tentez, tentez, s’écrient en chœur la coiffeuse et les modistes.

— Dame ! je le veux bien, moi… mais sur qui ? répond le crétin.

Et, se tournant vers sa femme :

— Consens-tu, Cydalise, à me servir de sujet ?

— Si cela peut te faire plaisir, mon cher Oscar, s’empresse complaisamment de dire l’épouse.

Puis elle se pelotonne sur sa chauffeuse en ajoutant avec une gaieté moqueuse :

— Je doute que tu arrives à m’endormir, car je te préviens que je suis fermement résolue à résister au fluide magnétique.

M. Rocamir s’éloigne de trois pas du siège de sa femme, avance le pied droit et se campe le corps sur la jambe gauche en une attitude si cocasse que Gravoiseau, pour ne pas lui éclater de rire au nez, se retourne en se disant :

— Nous allons bien nous amuser !

Toute la société s’est aussitôt rangée en un cercle au milieu duquel se trouvent le magnétiseur et sa somnambule.

— Suis-je assez bien posé ? demande l’ex-droguiste au graveur.

— Parfaitement. Beau et gracieux tout à la fois.

— Il faut que vous ayez l’obligeance de me rappeler les gestes nécessaires… Je les exécuterai au fur et à mesure.

— Soit ! dit Clovis. Attention ! Y êtes-vous ?

— Oui, répond l’imbécile tout ému.

— Une, deux, trois, repoussez l’éléphant… Très-bien !… À présent, secouez les homards… Bon !… Envoyez le fluide.

— Pfuiii ! fait Rocamir à perte d’haleine, en ouvrant des yeux démesurés.

Nous croyons inutile d’insister sur la pinte de bon sang que, durant la scène, se fait Gravoiseau qui, le dos toujours tourné, étouffe ses rires en son mouchoir. Par malheur, son hilarité cesse brusquement, car, tout à coup, il entend Rocamir s’écrier d’une voix qui éclate du plus énorme étonnement :

— Tiens ! elle dort !

Et tous les invités répètent :

— Elle dort !

En une seconde, le gérant a fait volte-face et, stupéfait, il voit Cydalise immobile et la tête renversée sur le dossier de son siège.

— On continue à faire encore poser ce dindon, pense-t-il, persuadé qu’on prolonge la plaisanterie.

Le droguiste est tout ahuri de sa réussite et, contemplant sa femme d’un regard hébété, il répète :

— Ah ! je ne croyais pas posséder un tel fluide… C’est pourtant vrai qu’elle dort !

— Si vous en doutez, interrogez-la, propose Clovis.

— Oui, oui, interrogez-la, reprennent les modistes.

M. Rocamir se fait une conque de ses deux mains et souffle à l’oreille du graveur :

— J’ai bien envie de lui demander si ce sera un garçon ou une fille ?

— Y pensez-vous ! devant tout ce monde ! Ce sont trop des détails de vie privée.

— Alors quelles questions dois-je lui poser ?

L’artiste n’a pas le temps de lui répondre, car Gravoiseau, qui s’imagine assister à une comédie dont tous les incidents ont été réglés d’avance, croit la rendre encore plus plaisante en la désorganisant et s’écrie :

— Non, il ne faut pas qu’on puisse supposer une connivence entre M. et Mme Rocamir qui seraient convenus des demandes et des réponses. Les questions doivent être posées par une tierce personne.

Ce disant, il promène sur la société son regard qui s’arrête sur M. Maugrain.

— Tenez, ajoute-t-il, voici monsieur qui n’est pas de la maison et qu’on ne peut accuser d’être un compère… Que ce soit donc lui qui dirige l’interrogatoire que M. Rocamir transmettra ensuite à l’endormie.

Bien convaincu qu’il a embrouillé les cartes, le gérant s’installe sur un fauteuil en se disant :

— Voyons comment ces farceurs-là vont s’en tirer, maintenant que je leur ai mis un bâton dans les roues.

Tout content qu’il est de lui-même, Gravoiseau n’a pas remarqué le coup d’œil échangé entre M. de Rochegris et le graveur, quand il a proposé le nouveau venu pour interrogateur.

— On aurait fait la leçon à ce coquin qu’il ne se serait pas mieux conduit, pense Clovis.

M. Maugrain se prête complaisamment au rôle qui lui est assigné et, s’approchant de Rocamir, il lui dit en souriant :

— Veuillez prier madame de bien examiner les personnes de la société.

— Tu entends ? bobonne… examine, ma chérie, examine, commande le mari.

— J’examine, répond la somnambule qui conserve son immobilité.

— Bien, continue M. Maugrain. Dites-nous alors ce que vous voyez ?

Au milieu du profond silence des assistants, Mme Rocamir semble faire des efforts pénibles pour découvrir ce qu’on lui ordonne de chercher.

— Secouez lui encore des homards, non, je veux dire du fluide ; elle n’est pas assez lucide, souffle Clovis au droguiste, qui aussitôt gesticule de plus belle en faisant toujours : Pfuii ! pfuii !

Cydalise tressaille en recevant cette nouvelle averse de fluide et prononce d’un ton bref :

— Je vois.

— Dites-nous ce que vous voyez, répète M. Maugrain.

La somnambule hésite un peu, puis elle répond lentement :

— Je vois un voleur et un volé.

Ces mots font soudainement courir un frisson dans le dos de Gravoiseau, qui sent une inquiétude sourde s’emparer de lui. Il n’a pas cessé d’être convaincu qu’il assiste à une scène préméditée, mais il la trouve bien moins plaisante que tout à l’heure.

Il se lève sans bruit du fauteuil sur lequel il se carrait et, malgré lui, son regard se tourne vers la porte, comme si la pensée prudente de fuir venait d’éclore en son esprit. Puis, se disant qu’il a peut-être tort de s’alarmer si vite, il se rapproche du cercle, mais sans s’y mêler, afin de se garder la retraite toujours facile.

Il est inutile d’appuyer sur l’étonnement que la réponse de la somnambule a excité parmi les assistants. Nul n’a fait attention au gérant, sauf Mme Durieux. Prévenue qu’un vilain tour a été ménagé au sacripant, les yeux de Célestine, en entendant la révélation de Mme Rocamir, se sont involontairement portés sur Gravoiseau. Ce rapide coup d’œil, qu’il surprend, augmente les craintes du mauvais drôle, qui se demande en frissonnant à nouveau :

— Suis-je tombé dans un traquenard ?

Au lieu de partager la surprise générale, M. Maugrain a reçu en riant l’étrange réponse de Cydalise endormie.

— Oh ! oh ! fait-il en plaisantant, un voleur et un volé ! voilà de bien gros mots. Je suis certain que, s’il vous fallait la préciser, votre accusation se réduirait à néant… Voyons, donnez-nous des détails.

— Le misérable dont il s’agit s’est emparé d’une fortune importante.

À cette seconde phrase, Gravoiseau devient vert de peur et ses jambes flageolent sous lui.

— C’est moi qu’on met sur le gril, pense-t-il en reculant de deux pas vers la porte.

Néanmoins il s’arrête pour écouter encore M. Maugrain qui demande :

— Et, jusqu’à ce jour, le voleur en question a joui de l’impunité ?

— Oui.

— Dites-nous s’il doit en être toujours ainsi ?

Le gérant s’est encore rapproché de la sortie ; mais, avant de s’éclipser, il veut entendre ce que va répondre la somnambule.

— Pourquoi fuirais-je si nul danger ne me menace pour le moment ? se demande-t-il.

C’est dans une angoisse affreuse qu’il attend les paroles de Mme Rocamir. Celle-ci, après un court silence, articule d’une voix claire :

— Avant une heure, cet homme sera dans les mains de la justice.

Gravoiseau ne tient pas à en écouter plus long, et, la terreur l’empêchant de réfléchir que sa disparition doit l’accuser, il s’esquive du salon.

À peine la porte s’est-elle refermée sur le fugitif qu’un bruyant éclat de rire est poussé par M. de Rochegris.

— Le tour est fait ! s’écrie-t-il.

À cette exclamation la somnambule ouvre subitement les yeux et se redresse sur son siège en disant :

— Ouf ! il était temps ! je commençais à gagner un torticolis.

Si ceux des invités, qui n’étaient pas dans la confidence, avaient d’abord été vivement impressionnés par la séance de magnétisme, ils le sont encore plus par ce brusque changement de scène.

— Ce n’était donc pas sérieux ? se demandent-ils en se regardant tout ahuris.

Mais le plus étonné de tous est sans contredit l’ex-droguiste qui s’élance vers sa femme en criant :

— Comment ! tu ne dormais pas ? Mais alors, qu’as-tu donc fait de mon fluide ?

De son côté, Mme Durieux, que Clovis avait refusé d’instruire à l’avance, interroge l’artiste sur ce qui vient de se passer.

— Dans quel but a-t-on joué cette comédie ?

— C’est M. Maugrain qui l’a voulu ainsi.

— Et quel est ce M. Maugrain que vous m’avez demandé de recevoir ?

— Un vieux et fort habile agent de police qu’on a mis à ma disposition.

— Pourquoi donc alors a-t-il laissé fuir Gravoiseau ?

— Oh ! soyez tranquille… il ne s’envolera pas bien loin. Attendez la suite, ce n’est pas fini… Gringoire a fermé sa porte cochère et tous les domestiques veillent sur l’escalier avec la consigne de ne pas laisser filer notre homme.

Comme l’artiste achève son explication, la porte du salon se rouvre. On voit apparaître le brosseur Bouchu, tenant au collet Gravoiseau qu’il pousse devant lui en annonçant :

— Je vous ramène votre lapin.

Bien qu’il tremble de tous ses membres, le gérant tente de payer d’audace et grince d’un ton furieux :

— Voudra-t-on bien m’expliquer le motif du mauvais traitement dont je viens d’être victime de la part de ce goujat ?

M. Maugrain, toujours riant, salue Gravoiseau, devant lequel il est venu se placer, et répond d’une voix goguenarde :

— Mais, sans doute, cher monsieur ; on vous expliquera tout ce qui pourra vous être agréable de savoir… seulement, il vous faut, avant, nous dire pourquoi, quand on a parlé ici d’un voleur qui devait être arrêté, vous avez jugé bon de vous enfuir.

— Je me sentais un peu souffrant et je suis parti, à l’anglaise, pour m’aller mettre au lit.

— De quoi ? Quand je vous ai pigé au vol par un aileron, vous descendiez l’escalier, interrompt Bouchu, qui a sur le cœur l’épithète de goujat que lui a octroyée son prisonnier.

Sans persister davantage dans son dire, Gravoiseau redouble d’effronterie et gronde d’un ton menaçant :

— Je me plaindrai à la police de la brutalité de ce butor.

Nouveau salut de M. Maugrain qui reprend :

— Vous ne pouvez pas mieux vous adresser qu’à moi pour faire votre plainte… J’appartiens au service de la sûreté.

— Vous ! bégaye le gérant dont toute l’impudence tombe aussitôt à plat.

— Moi-même, oui, cher monsieur, et permettez-moi de me féliciter d’avoir fait votre connaissance, car je vous cherchais pour implorer de vous un renseignement.

Un renseignement ? répète Gravoiseau étranglé par l’épouvante.

— Oui, à propos de certaine lettre que je vais avoir l’honneur de vous montrer.

Et, de son portefeuille, l’agent tire la fameuse contre-lettre qu’il montre à l’escroc en lui demandant :

— Connaissez-vous ce papier ?

Le gérant, à court d’audace, n’ose nier et fait de la tête un signe affirmatif.

— Cette pièce nous a été remise par M. de Frontac fils, continue l’agent. Le peu qu’il nous avait dit à ce sujet a donné à M. le préfet de police le désir d’en savoir plus long et il a fait faire une enquête. Il est bien vrai que M. de Frontac père, pris à soixante ans d’une passion amoureuse à laquelle il se sentait incapable de résister, a voulu protéger contre sa propre faiblesse l’avenir de son fils et qu’il a fait à un sieur Cochonet, par l’entremise de deux personnages dont il ignorait l’improbité, la vente fictive de ses biens. Or, M. de Frontac étant mort d’apoplexie avant que son mariage fût conclu, n’avait pas eu le temps d’avertir son fils, étudiant à Poitiers, des dispositions prises dans son intérêt… Qu’en est-il résulté ? Les deux escrocs ont alors résolu de s’emparer d’une contre-lettre délivrée par le sieur Cochonet, le faux acquéreur. Cette contre-lettre avait été déposée entre les mains d’un honnête homme du nom de Mortier qui, à cette époque, se sentant bien malade, s’inquiétait douloureusement du sort de sa fille qu’il allait laisser sans fortune ni protecteur. Un de nos deux coquins se dévoua, c’est-à-dire, qu’il fit tant que M. Mortier, qui se voyait mourir et avait hâte de donner un défenseur à son enfant, eut l’imprudence, malgré la résistance de la jeune fille, d’en faire son gendre. Quand, peu de temps après, Mortier mourut, il ignorait encore le trépas subit de M. de Frontac père. Le tour était fait, car, dans les papiers de son beau-père défunt, le fripon trouva la contre-lettre et la porta à son complice. Les deux voleurs avaient gardé la procuration que leur avait signée le sieur Cochonet quand ils avaient traité, pour lui, de la fausse acquisition des biens à laquelle il avait consenti à prêter son nom. À l’aide de cette procuration, les deux misérables vendirent toutes les propriétés inscrites au nom de Cochonet auquel ils firent croire que M. de Frontac père, ayant épousé véritablement sa drôlesse, s’était fait dépouiller par elle, après avoir repris la contre-lettre au dépositaire de cette fortune, qu’il avait voulu conserver à son fils. Ce fils se serait donc trouvé à jamais dépouillé si, par bonheur, un des gredins n’avait eu la bêtise, dans le but de faire chanter son complice, de garder cette contre-lettre qu’une heureuse chance a ramenée dans les mains de M. de Frontac fils qui, tout aussitôt, est venu l’apporter à M. le préfet de police.

Durant ce long récit de l’agent, le pauvre Rocamir a éprouvé un petit soubresaut nerveux toutes les fois que le nom de Cochonet a été prononcé.

Quant à Gravoiseau, il a peu à peu retrouvé son aplomb et, dès que l’agent de police a fini de parler, il se redresse d’un air superbe en s’écriant sur un ton indigné :

— Oserait-on me croire capable d’avoir voulu garder ce qui ne m’appartient pas ? Mon intention… et mon plus sincère espoir… ont toujours été qu’un jour j’aurais la joie de remettre cette fortune à son légitime propriétaire… Malheureusement, cet héritier avait disparu et, toutes mes recherches pour le découvrir étant demeurées stériles, j’ai dû ajourner la restitution d’un bien que, fidèle dépositaire, j’ai conservé intact.

Puis après un sourire haineux à l’adresse de Mme Durieux, il poursuit en se reprenant :

— … Que j’ai conservé intact… mais seulement pour la part qui m’a été confiée… car une autre portion de cette fortune est en des mains qui, peut-être, ne s’ouvriront pas aussi facilement que les miennes pour rendre un dépôt sacré.

Le désir qui anime le gérant de faire partager sa situation par la propriétaire semble n’avoir pas été compris par le policier qui réplique d’un ton sec :

— Ne nous noyons pas dans les détails, je vous prie… il n’est, ici, question que de vous. Ne vous occupez donc que de ce qui vous regarde.

Et interrompant d’un geste brusque Gravoiseau qui veut insister :

— Assez, ordonne-t-il. Répondez seulement à mes questions. Ainsi donc, vous reconnaissez avoir en dépôt la fortune de M. de Frontac ?

— Oui, monsieur, avoue franchement Gravoiseau.

— À combien l’estimez-vous ?

Bien loin d’hésiter, le voleur répond carrément :

— À un million, capital et intérêts cumulés.

— Alors, à titre de remboursement, vous abandonnez à M. de Frontac la somme déposée par vous à la Banque et sur laquelle il a mis opposition.

— À quoi bon ? fait dédaigneusement le drôle. Je regrette que ce jeune homme ne m’ait fait connaître son existence que par ministère d’huissier. Il serait venu directement à moi, qu’il n’aurait pas eu besoin d’une opposition pour lui garantir le payement… car, permettez-moi de le dire, ma fortune ne consiste pas en cet unique million.

— Vos ressources vous permettent donc de payer sans avoir recours à la somme déposée à la Banque ?

Après un petit coup d’œil d’intelligence adressé à Clovis pour lui faire comprendre qu’il compte sur son talent de faussaire, Gravoiseau réplique en pesant sur chaque mot :

— Que demain soir, après-demain matin au plus tard, M. de Frontac se présente avec la mainlevée de l’opposition et, séance tenante, je lui compterai son million. Pour peu qu’il soit pressé, vous voyez qu’il sera payé beaucoup plus tôt que s’il lui fallait attendre tous les délais des diverses et nombreuses formalités judiciaires exigées par la Banque avant de lâcher prise.

— Ainsi vous pouvez solder le million sans toucher à votre dépôt ? insiste M. Maugrain.

— Je vous répète que M. de Frontac n’a qu’à se présenter après-demain.

Le gérant constate promptement que le Capitole est vraiment près de la roche Tarpéienne. Il n’a pas plus tôt lâché sa phrase avec une assurance impudente que Clovis, qui se tenait à quelques pas, s’avance vers lui en disant :

— Ma foi ! monsieur Gravoiseau, si cela ne vous est pas trop désagréable, nous n’attendrons point à après-demain pour terminer notre affaire… Devant témoins, vous avez reconnu la contre-lettre, avoué être détenteur de la fortune et manifesté le vif et sincère désir de la restituer… Donc, autant vaut mieux terminer tout de suite.

Bouche béante, œil hagard, figure contractée, le gérant est resté stupéfait à cette interruption. Son effarement devient presque de la folie quand l’artiste continue en lui souriant :

— Dans les excellents rapports que nous avons eus ensemble, j’ai toujours oublié de vous apprendre que je m’appelle de Frontac.

— Vous ! prononce, d’une voix rauque, le chenapan qui voit s’évanouir toutes ses espérances.

— Donc, poursuit le graveur, il faut régler notre compte sur l’heure, car je vous dois un aveu pénible qui va bien vous affliger. Rien n’est moins sérieux que ce talent de faussaire dont vous avez eu l’indulgente bonté de me féliciter… Les billets que vous avez présentés au changeur étaient parfaitement vrais… vous voyez qu’il ne faut plus compter sur moi pour cette somme qui devait vous faciliter si gentiment la restitution.

De Frontac s’arrête pour sortir de sa poche l’acte d’association, puis il reprend :

— Si pénible qu’il vous soit de renoncer à l’espoir que vous aviez fondé sur mon burin, vous aurez la consolation de vous dire que vous avez protégé l’art et tenté de le pousser dans une voie nouvelle. Vous avez été mon Mécène, je le proclame bien haut, et, pour que M. Maugrain n’ignore pas l’essor que vous vouliez donner à mon talent, je lui remets cet acte qui lui prouvera vos louables intentions à mon égard, intentions, du reste, dont j’ai déjà touché quelques mots au préfet de police.

Et Clovis passe à Maugrain l’acte pour lequel Gravoiseau s’est tant fait tirer l’oreille avant de consentir à le signer.

Toutes ces surprises, qui se succèdent comme autant de coups de massue, ont rendu maître Gravoiseau à peu près idiot. Pour le tirer de sa torpeur, il faut la voix impérieuse du policier qui lui dit en le secouant par le bras :

— Vous devez avoir sur vous le carnet que vous a délivré la Banque en recevant votre dépôt… signez devant moi, à l’ordre de M. de Frontac, un chèque du million sur lequel il a déjà mis opposition.

Incapable de résistance, Gravoiseau obéit à cet ordre et signe d’une main tremblante le bon qui lui est demandé. Sans doute que l’agent de police a reçu des ordres, car, dès que le gérant a remis à l’artiste la valeur qui représente son héritage, il se contente d’ajouter d’un ton sec :

— Maintenant, allez-vous faire pendre ailleurs.

Stupide, haletant, muet, s’appuyant à la muraille, car il chancelle, le misérable gagne la porte et disparaît.

Une minute ne s’est pas écoulée depuis son départ, et les assistants ne se sont pas encore remis de leur émoi, que Bouchu arrive en se tenant les côtes de rire.

— Savez-vous la bonne farce que Gravoiseau a faite en sortant d’ici… à la porte… sur le paillasson ? demande-t-il.

— Non, dis ? répond le lieutenant.

— Il vient de crever d’apoplexie !

En effet, la rage de se voir vaincu et ruiné a déterminé une congestion foudroyante qui a tué le bandit. Les invités de Mme Durieux, les femmes surtout, sont loin de prendre aussi gaiement que Bouchu la nouvelle qu’il apporte. Si coupable qu’était le gérant, le trépas subit de cet homme que, tout à l’heure encore, elles avaient sous les yeux, éveille la compassion des dames. Toutes se hâtent de sortir avec l’espoir que de prompts secours peuvent encore sauver le gérant.

— Drôle de thé ! murmure M. de Rochegris en suivant l’émigration féminine.

Derrière lui vient aussi M. Rocamir qui, d’une voix suppliante, répète à son épouse :

— Retiens-toi, Cydalise, retiens-toi… ne te laisse pas aller à trop d’émotion… dans ton état, c’est dangereux.

M. Maugrain a retenu d’un geste de main Mme Durieux qui se préparait à imiter ses invités.

— Bah ! fait-il en haussant les épaules, bon débarras. Cet homme était indigne de pitié. Le ciel lui a infligé un châtiment mérité dont je me réjouis… car j’enrageais d’avoir été contraint de le laisser partir.

— C’est vrai, avoue Clovis, aussi m’étonnais-je de cette clémence dont je cherchais le motif.

— Et l’avez-vous trouvé ?

— Non. Veuillez me l’expliquer.

— Ce motif est bien simple. Si juste que soit votre cause, il y a pourtant un vol dans votre affaire… celui de la contre-lettre. Vous me répondrez qu’elle a été prise par Patouillard. Mais n’êtes-vous pas un peu son complice, vous qui avez exploité l’ivresse de ce garçon pour arriver à soustraire la pièce ?

L’agent s’interrompt pour se tourner vers Mme Durieux à laquelle il adresse un sourire avant de continuer :

— À cette première raison, j’en ajouterai une autre. J’aurais arrêté Gravoiseau, qu’il eût fallu, un jour ou l’autre, le faire passer en jugement. Or, il n’avait pas été seul à vous dépouiller, il avait un complice… mort, à la vérité… mais dont le nom est porté aujourd’hui par une personne qui eût été mêlée au procès… et je ne crois pas être grand devin, monsieur de Frontac, en disant que vous auriez été désolé de voir cette personne comparaître aux débats…

— Oh ! oui, j’eusse été au désespoir, s’écrie vivement l’artiste dont le regard, étincelant d’amour, s’arrête sur Célestine.

— Donc, poursuit le policier, le mieux et le plus adroit était d’amener notre gredin à s’avouer volontairement voleur… ce qu’il a fait en s’échappant du salon à la sourdine… Puis, se voyant pris, à jouer l’honnête homme prêt à restituer… comédie dont il nous a donné la représentation en comptant sur les faux billets pour rembourser… Et enfin à le pincer dans son propre piège en le forçant à payer avec de vraies et solides valeurs. Ceci obtenu, j’avais ordre de lui rendre la clef des champs… Mais ceux que la police lâche ainsi ne courent généralement pas bien loin… À la plus petite occasion, elle prend sa belle et, tôt ou tard, il faut toujours que les débiteurs lui payent leur dette… À moins qu’ils n’imitent Gravoiseau qui, par sa mort, fait faillite à la justice.

Après un respectueux salut à la propriétaire. M. Maugrain marche vers la porte en prenant congé par ces mots :

— À présent que je ne vous suis plus utile, je me retire. Madame me paraît encore si émue que je vais prendre la liberté d’annoncer à tous ses invités, que j’entends d’ici pérorer, au dehors, sur l’événement, qu’elle demande à rester seule.

Tout en prêtant à Célestine ce désir de rester seule, l’agent s’éloigne en la laissant avec Clovis.

En se trouvant ainsi en tête-à-tête, les amoureux se regardent en silence ; puis l’artiste, bien doucement, s’agenouille aux pieds de la veuve, et de sa voix la plus tendre :

— Célestine, demande-t-il, refusez-vous de partager avec moi cette fortune que le ciel vient de me rendre ?

La rougeur au front et le sein palpitant, Mme Durieux semble hésiter, puis, d’un ton bien bas, elle balbutie en tremblant :

— Ainsi, monsieur de Frontac, vous me proposez d’être votre femme… malgré Lili ?

Cette question, qui rappelle une faute dans la vie de celle qu’il adore, devrait refroidir le jeune homme, mais il est si sincèrement épris qu’il répond aussitôt :

— Lili ? nous serons deux à la chérir.

Puis, en couvrant de baisers les deux jolies mains qu’on lui a laissé prendre :

— Qu’il soit convenu que nous ne parlerons jamais du passé, ajoute-t-il.

À ces mots, Mme Durieux fait de la tête un gracieux signe négatif et, avec un petit sourire, elle prononce :

— Au contraire.

— Au contraire ? répète l’artiste étonné.

— Oui, il le faut… car, de ce passé, j’ai gardé quelques… souvenirs que je dois, avant de vous accepter pour mari, rendre à celui de qui je les tiens.

Malgré sa profonde passion, un peu de jalousie vient mordre au cœur le pauvre Clovis, qui se remet brusquement sur pied :

— Il vit donc encore ! s’écrie-t-il.

Sans paraître s’apercevoir du ton douloureux de cette demande, Célestine réplique en riant :

— Vous ai-je jamais dit qu’il fût mort ?

À l’immense surprise du graveur, elle ajoute :

— Oui, il vit encore… heureusement pour moi !

— Et peut-être l’aimez-vous toujours ? prononce Clovis d’une voix brisée par le désespoir.

— Et je l’aime toujours, répète la veuve qui, tout en parlant, a ouvert un petit meuble placé dans un angle de la chambre :

Ensuite, d’un ton gaiement moqueur :

— Venez donc voir mes souvenirs, monsieur de Frontac, dit-elle.

Pâle et triste, Clovis obéit et s’approche du meuble.

— Tenez, continue la propriétaire, voici une montre qui est à lui… Je l’ai trouvée prise dans mon mantelet de dentelles certain soir qu’il m’avait défendue contre un manant qui m’insultait dans la rue.

À la tristesse de l’artiste a succédé une joie soudaine et indicible.

— Ma montre ! s’écrie-t-il en apercevant le bijou.

— Oui… votre nom est gravé à l’intérieur du boîtier.

— C’est vrai. Un jour, au gué d’une rivière grossie par des orages, j’ai sauvé un cabriolet qui se noyait… Par hasard se trouvaient dedans un dentiste et sa fille qui ont profité de l’occasion. Le dentiste reconnaissant m’a contraint d’accepter cette montre… à laquelle était joint un bon pour cinquante dents à arracher gratis… à moi et à mes amis, bien entendu.

Célestine a écouté en riant cette explication. Elle tend la montre à Clovis en reprenant :

— C’est votre nom, gravé sur le boîtier, qui m’a fait savoir que ce M. de Frontac, que je cherchais partout, habitait sous mon toit… car, avant de m’enfuir en vous laissant aux prises avec celui qui m’insultait, j’avais eu le temps de vous reconnaître pour un locataire emménagé depuis le terme dans ma maison, que je laissais gérer par Gravoiseau… Sans cette montre, je n’aurais jamais pu parvenir à vous trouver sous cet unique nom de baptême que vous portiez.

— Ainsi, déjà vous me cherchiez pour me rendre ma fortune volée ? demande le graveur attendri.

— Oh ! pour vous rendre votre fortune… et puis autre chose encore, réplique Mme Durieux tout en fouillant dans son meuble.

— Quoi donc ?

— Ce carnet plein de vos cartes de visite.

— Oui, ce carnet m’a appartenu, je le reconnais… mais comment est-il dans vos mains ? insiste l’artiste surpris, car ce portefeuille est celui que, jadis, il avait perdu dans la chambre de certaine charcutière.

Célestine le regarde dans les yeux et, toute rougissante de pudeur, elle lui demande bien bas :

— Avez-vous oublié, Clovis, en quel endroit vous l’avez égaré ?

À ces mots, un souvenir bien doux se dresse en la mémoire du jeune homme, qui, éperdu de bonheur, s’écrie d’une voix ardente :

— Toi !!! c’était toi !!!

— Oui, moi… qui m’étais sauvée de la maison paternelle pour me soustraire à l’odieux mariage dont j’étais menacée… Moi qui n’ai passé qu’une seule nuit chez ma cousine de Poitiers, car, le lendemain, je fus ramenée à Paris.

Puis, après cet aveu, comme Clovis va encore s’exclamer, Mme Durieux lui applique une main sur les lèvres, et, de l’autre, lui montrant la porte de sa chambre à coucher :

— Chut ! fait-elle, ne réveille pas notre fille.

Trois semaines après, Clovis de Frontac épousait Célestine. De tous les nombreux assistants à la messe de mariage, nul n’était plus fier que le concierge Gringoire qui disait à chacun :

— Sans mon amitié, il végéterait encore dans son grenier… il me doit sa position.

Et en lui-même il pensait :

— Je vais donc être le souverain maître dans la maison, comme du vivant de défunt Durieux.

Malheureusement, il répéta trop que son protégé lui devait tout. Le propos vint aux oreilles de Clovis qui, un beau matin, entra dans la loge au moment où le portier ruminait un code draconien qui, imposé aux locataires, lui permettrait enfin de se coucher à dix heures.

— Mon cher Gringoire, lui annonça le jeune homme, vous avez été pour moi un ami sincère… Or, attendu que je juge indigne de moi qu’un de mes amis vive dans une loge, je vous fais six cents francs de rente que vous irez manger où bon vous plaira… excepté dans ma maison.

Après ce congé, comme Frontac sortait de la loge, il se heurta contre M. Rocamir qui entrait pour s’informer s’il avait des lettres.

— Savez-vous d’où je reviens ? demanda l’ancien droguiste. J’arrive de l’embarcadère où j’ai mis en wagon M. de Rochegris qui a reçu l’ordre de rejoindre son régiment… Mais il m’a bien juré d’accourir pour être le parrain de mon fils… il est la complaisance même, ce cher lieutenant.

N’oublions pas de dire aussi, qu’un jour que les deux nouveaux mariés passaient devant la boutique de leur locataire Abricotine, Mme de Frontac, qui se savait assez sûre de l’amour de son mari pour ne pas craindre d’évoquer le passé, demanda à Clovis :

— Est-ce que, malgré ses cheveux teints en rouge, tu ne l’as pas reconnue ?

— Non. Qui donc est-elle ?

— C’est ma parente, Mme Galichois, la charcutière de Poitiers.

FIN.

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Août 2022

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