Joseph Conrad

 

 

 

LE FRÈRE-DE-LA-CÔTE

 

 

 

1923
Traduit de l'anglais par G. Jean-Aubry en 1927

 

 

 

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I. 4

II. 15

III. 30

IV.. 46

V.. 61

VI. 76

VII. 91

VIII. 115

IX.. 138

X.. 158

XI. 179

XII. 200

XIII. 215

XIV.. 225

À propos de cette édition électronique. 319

 

 

LE FRÈRE-DE-LA-CÔTE[I]

 

Joseph Conrad[II]

 

 

Le somme après le labeur, le port après les flots tempétueux,

L’aisance après la guerre, la mort après la vie, voilà qui plaît fort.

 

SPENSER[1]

 

À G. Jean-Aubry, en toute amitié ce récit des derniers jours d’un Frère-de-la-Côte français[2].

 

I

 

Entré à la pointe du jour dans l’avant-port de Toulon, après avoir échangé de bruyants saluts avec un des canots de ronde de la flotte qui lui montra où prendre son mouillage, le maître canonnier Peyrol jeta l’ancre du bâtiment, usé par la mer et délabré, dont il avait la charge, entre l’arsenal et la ville, en vue du quai principal. Au cours d’une vie que toute personne ordinaire eût trouvée remplie de merveilleux incidents, mais dont il était bien le seul à ne s’être jamais émerveillé, il était devenu si peu démonstratif qu’il ne poussa pas même un soupir de soulagement en entendant vrombir son câble[3]. Cela marquait pourtant le terme de six mois passés dans l’angoisse à courir la mer avec une cargaison de prix sur une coque endommagée, à ne vivre la plupart du temps que de rations réduites, toujours à guetter l’apparition de croiseurs anglais, à une ou deux reprises au bord du naufrage et plus d’une fois au bord de la capture. Mais, à vrai dire, le vieux Peyrol s’était résolu, dès le premier jour, à faire sauter son précieux bâtiment, et cela sans la moindre émotion, car tel était son caractère formé sous le soleil des mers de l’Inde au cours de combats irréguliers pour la possession d’un maigre butin dissipé aussitôt qu’obtenu, et surtout pour la simple sauvegarde d’une vie presque aussi précaire à conserver entre ses hauts et ses bas, et qui avait déjà duré cinquante-huit ans[4].

 

Tandis que son équipage d’épouvantails affamés, durs comme des clous et avides comme des loups d’aller goûter les délices du rivage, s’empressait dans la mâture à ferler[5] des voiles presque aussi minces et rapiécées que les chemises sales qu’ils avaient sur le dos, Peyrol parcourut le quai du regard. Des groupes s’y formaient d’un bout à l’autre pour contempler le nouvel arrivant, et Peyrol, remarquant parmi eux bon nombre d’hommes à bonnets rouges (Ce bonnet rouge est la coiffure adoptée par les sans-culottes en 1793.), se dit : « Les voici donc ! » Parmi les équipages qui avaient porté le drapeau tricolore dans les mers de l’Orient, il y en avait des centaines qui professaient les principes des sans-culottes : « Des vauriens vantards et grandiloquents ! » avait-il pensé. Mais maintenant, il avait sous les yeux la variété terrienne. Ceux qui avaient assuré le salut de la Révolution, les vrais de vrais. Peyrol, après un long regard, descendit dans sa cabine pour s’apprêter à aller à terre.

 

Il rasa ses fortes joues avec un véritable rasoir anglais, pris jadis comme butin dans une cabine d’officier sur un bâtiment de la Compagnie des Indes capturé par un navire à bord duquel il servait alors. Il mit une chemise blanche, une courte veste bleue à boutons de métal et à col haut retroussé, et passa un pantalon blanc qu’il assujettit avec un foulard rouge en guise de ceinture. Coiffé d’un chapeau noir luisant à calotte basse, il faisait un très digne chef de prise. De la dunette, il héla un batelier et se fit conduire au quai.

 

La foule s’était déjà considérablement accrue. Peyrol la parcourut des yeux sans paraître lui porter grand intérêt, quoique en réalité il n’eût jamais de sa vie vu autant de Blancs réunis pour regarder un marin. Après avoir été un écumeur de mers[6] dans de lointains parages, il était devenu étranger à son pays natal. Pendant les quelques minutes que mit le batelier à le conduire jusqu’aux marches, il se fit l’effet d’un navigateur débarquant sur un rivage nouvellement découvert.

 

À peine eut-il mis pied à terre, la populace l’entoura. L’arrivée d’une prise faite dans des mers lointaines par une escadre des forces républicaines n’était pas à Toulon un événement quotidien. De singulières rumeurs avaient déjà été lancées. Peyrol joua des coudes parmi la foule tant bien que mal ; elle continua d’avancer derrière lui. Une voix cria : « D’où viens-tu, citoyen ?

 

– De l’autre bout du monde ! » tonna Peyrol.

 

Ce n’est qu’à la porte du bureau de la Marine qu’il put se débarrasser de ceux qui le suivaient. Il fit à qui de droit son rapport, en qualité de chef de prise d’un bâtiment capturé au large du Cap[7] par le citoyen Renaud, commandant en chef de l’escadre de la République dans les mers de l’Inde. On lui avait donné l’ordre de faire route sur Dunkerque, mais il déclara qu’après que ces sacrés Anglais lui eurent donné la chasse à trois reprises en deux semaines entre le cap Vert et le cap Spartel[8], il avait décidé de filer en Méditerranée où, d’après ce qu’il avait appris d’un brick danois rencontré en mer, ne se trouvait alors aucun navire de guerre anglais. Il était donc arrivé : avec les papiers du bord, les siens également, tout en ordre. Il déclara aussi qu’il en avait assez de rouler sa bosse sur les mers, et qu’il aspirait à se reposer quelque temps à terre. Jusqu’à ce que les formalités fussent terminées, il resta toutefois à Toulon, à se promener par les rues, d’une allure tranquille, jouissant de la considération générale sous la dénomination de « citoyen Peyrol ! » et regardant tout le monde froidement dans les yeux.

 

La réserve qu’il gardait touchant son passé était de nature à faire naître mainte histoire mystérieuse au sujet d’un homme. Les autorités maritimes de Toulon avaient sans doute sur le passé de Peyrol des idées moins vagues, encore qu’elles ne fussent pas nécessairement plus exactes. Dans les divers bureaux maritimes où l’amenèrent ses obligations, les pauvres diables de scribes et même quelques-uns des chefs de service le regardaient très fixement aller et venir, fort proprement vêtu, et tenant toujours son gourdin qu’il laissait en général à la porte avant d’entrer dans le bureau personnel d’un officier, quand il était convoqué pour une entrevue avec l’un ou l’autre de ces « galonnés ». Ayant cependant coupé sa cadenette et s’étant abouché avec quelques patriotes notoires du genre jacobin, Peyrol n’avait cure des regards ni des chuchotements des gens. Celui qui le fit presque se départir de son calme, ce fut un certain capitaine de vaisseau, avec un bandeau sur l’œil et une tunique d’uniforme très râpée, qui faisait on ne sait quel travail d’administration au bureau de la Marine. Cet officier, levant les yeux de certains papiers, déclara brutalement : « En somme, vous avez passé le plus clair de votre vie à écumer les mers, même si cela ne se sait pas. Vous avez dû être autrefois déserteur de la Marine, quelque nom que vous vous donniez à présent. »

 

Les larges joues du canonnier Peyrol ne tressaillirent même pas.

 

« En admettant qu’il y ait eu quelque chose de ce genre », répondit-il avec assurance, « ça s’est passé du temps des rois et des aristocrates. Et maintenant je vous ai remis une prise et une lettre de service du citoyen Renaud, commandant dans les mers de l’Inde. Je puis aussi vous donner les noms de bons républicains qui, dans cette ville, connaissent mes sentiments. Personne ne peut dire que j’aie jamais de ma vie été antirévolutionnaire. J’ai bourlingué dans les mers d’Orient pendant quarante-cinq ans… c’est vrai. Mais, permettez-moi de vous faire observer que ce sont les marins restés en France qui ont laissé l’Anglais entrer dans le port de Toulon. » Il fit une pause et ajouta : « Quand on y pense, citoyen commandant, les petits écarts que moi et mes pareils, nous avons peut-être commis à cinq mille lieues d’ici et il y a vingt ans de cela, ne peuvent pas avoir beaucoup d’importance par ces temps d’égalité et de fraternité. – En fait de fraternité », remarqua le capitaine de vaisseau à l’uniforme râpé, « je crois bien qu’il n’y a guère que celle des Frères-de-la-Côte qui vous soit familière.

 

– Elle l’est à tous ceux qui ont navigué dans l’océan Indien, en exceptant les poules mouillées et les novices », reprit sans se démonter le citoyen Peyrol. « Et nous avons mis les principes républicains en pratique bien longtemps avant qu’on ne songeât à une république : car les Frères-de-la-Côte étaient tous égaux et élisaient leurs chefs.

 

– C’était un abominable ramassis de brigands sans foi ni loi », répliqua sur un ton venimeux l’officier, en se rejetant en arrière dans son fauteuil. « Vous n’allez pas me dire le contraire. »

 

Le citoyen Peyrol dédaigna de prendre une attitude défensive. Il se contenta de déclarer d’un ton neutre qu’il avait remis sa prise, dans les règles, au bureau de la Marine, et que pour ce qui était de son caractère, il possédait un certificat de civisme émanant de sa section. Il était patriote et avait droit à son congé. L’officier l’ayant renvoyé d’un signe de tête, il reprit son gourdin derrière la porte et sortit du bureau de la Marine avec le calme que donne une conscience tranquille. Son gros visage de type romain ne laissa rien paraître aux malheureux gratte-papier qui chuchotaient sur son passage. En parcourant les rues, il continua à regarder tout le monde dans les yeux comme il avait coutume de le faire ; mais le soir même, il disparut de Toulon. Ce n’est pas qu’il eût peur de quoi que ce fût. Son esprit était aussi calme que l’expression naturelle de son visage coloré. Personne ne pouvait savoir ce qu’avaient été ses quarante et quelques années de vie en mer, à moins qu’il ne voulût bien en parler lui-même. Et il n’avait pas l’intention d’en dire plus là-dessus qu’il n’en avait dit à cet indiscret capitaine avec son bandeau sur l’œil. Mais il ne voulait pas avoir d’ennuis, pour certaines autres raisons ; il ne voulait surtout pas qu’on l’envoyât peut-être servir dans l’escadre que l’on équipait alors à Toulon. Aussi, à la tombée du jour, franchit-il la porte qui donnait sur la route de Fréjus, dans une carriole haute sur roues et qui appartenait à un fermier connu dont l’habitation se trouvait sur cette route. Son bagage fut descendu et empilé à l’arrière de la carriole par quelques va-nu-pieds patriotes qu’il engagea dans la rue à cet effet. La seule imprudence qu’il commit fut de payer leurs services d’une bonne poignée d’assignats. Mais de la part d’un marin aussi prospère cette générosité n’était pas, après tout, bien compromettante. Il se hissa lui-même dans la voiture, en escaladant la roue avec tant de lenteur et d’efforts que le fermier ne put manquer de lui dire amicalement : « Ah ! nous ne sommes plus aussi jeunes qu’autrefois, vous et moi. – Et en outre j’ai une blessure gênante », répondit le citoyen Peyrol, en se laissant tomber lourdement sur le siège. Ainsi, de carriole en carriole, transporté pour rien d’un bout à l’autre, cahoté dans un nuage de poussière, entre des murs de pierre, par de petits villages qu’il connaissait au temps de son enfance, au milieu d’un paysage de collines pierreuses, de rochers pâles et d’oliviers au vert poussiéreux, Peyrol fit route sans encombre jusqu’au moment où il débarqua maladroitement dans une cour d’auberge aux abords d’Hyères. Le soleil se couchait à sa droite. Près d’un sombre bouquet de pins dont les troncs étaient d’un rouge sang au couchant, Peyrol aperçut un chemin défoncé qui se détachait en direction de la mer.

 

C’est à cet endroit qu’il avait décidé d’abandonner la grand-route. Avec ses élévations couvertes de bois sombres, ses étendues plates, dénudées et pierreuses, et ses buissons noirs sur la gauche, chaque trait de ce pays avait pour lui la séduction d’une sorte d’étrange familiarité ; car rien de tout cela n’avait changé depuis le temps de son enfance. Les ornières mêmes, profondément marquées par les carrioles dans le sol pierreux, avaient conservé leur physionomie ; et au loin, comme un fil bleu, n’apercevait-on pas la mer dans la rade d’Hyères, et plus loin encore, un renflement massif de couleur indigo qui était l’île de Porquerolles[9]. Il avait dans l’idée qu’il était né à Porquerolles, mais il ne le savait pas vraiment. La notion d’un père était absente de sa mentalité. Le seul souvenir qu’il eût conservé de ses parents, c’était celui d’une femme grande, maigre, brune, en haillons, qui était sa mère. Mais c’est qu’à l’époque ils travaillaient ensemble dans une ferme sur le continent. Il avait le souvenir fragmentaire d’avoir vu sa mère faire la cueillette des olives, épierrer les champs ou manier une fourche à fumier comme un homme, infatigable et farouche, des mèches de cheveux gris flottant autour de son visage osseux : et il se revoyait courant, pieds nus, derrière un troupeau de dindons, sans presque rien sur le dos. Le soir, par bonté le fermier les laissait dormir dans une espèce d’étable en ruine et qui n’était abritée que d’une moitié de toit ; ils s’étendaient l’un près de l’autre sur le peu de paille séchée qui couvrait le sol. Et c’est sur une poignée de paille que pendant deux jours sa mère s’était débattue, en proie à la maladie, et qu’elle était morte la nuit. Dans les ténèbres, son silence, son visage glacé lui avaient fait une peur épouvantable. Il supposait qu’on l’avait enterrée, mais il n’en était pas sûr, car, fou de terreur, il s’était enfui et ne s’était arrêté que dans un village proche de la mer nommé Almanarre[10], où il s’était caché sur une tartane[11] sans personne à bord. Il s’était réfugié dans la cale, parce que des chiens l’avaient effrayé sur le rivage. Il trouva là un tas de sacs vides, qui lui firent une couche luxueuse, et exténué il s’endormit comme une souche. Au cours de la nuit l’équipage revint à bord et l’on fit voile pour Marseille. Ç’avait été une autre peur épouvantable, lorsqu’il s’était vu hissé sur le pont par la peau du cou et qu’on lui avait demandé qui diable il était et ce qu’il était venu faire là. Il n’y avait pas cette fois moyen de s’enfuir. Rien que de l’eau tout autour de lui et le monde entier – y compris la côte assez proche –, qui dansait de façon fort inquiétante. Trois hommes barbus l’entouraient : il leur expliqua tant bien que mal qu’il travaillait chez Peyrol. Peyrol était le nom du fermier. L’enfant ignorait qu’il en eût un lui-même. D’ailleurs il ne savait guère parler aux gens ; ceux-ci n’avaient pas dû bien le comprendre. Toujours est-il que le nom de Peyrol lui était resté pour la vie.

 

Là se bornaient ses souvenirs du pays natal, submergés par d’autres souvenirs, comprenant une multitude d’impressions d’océans sans fin, du canal de Mozambique[12] d’Arabes et de nègres, de Madagascar, de la côte de l’Inde, d’îles, de détroits et de récifs, de combats en mer, de bagarres à terre, de massacres forcenés, et de soifs également forcenées, d’une succession de navires de toutes sortes : navires marchands, frégates ou corsaires, d’hommes intrépides et d’énormes bamboches. Au cours des années il avait appris à parler intelligiblement et à penser de façon suivie, et même à lire et à écrire plus ou moins bien. Le nom du fermier Peyrol, attaché à sa personne par son incapacité à expliquer clairement son identité, acquit une espèce de réputation, ouvertement dans les ports d’Orient, et aussi secrètement, parmi les Frères-de-la-Côte, cette singulière fraternité dont la constitution avait un léger élément maçonnique et un fort élément de piraterie. Doublant le cap des Tempêtes, qui est aussi celui de Bonne-Espérance[13], les mots République, Nation, Tyrannie, Égalité et Fraternité, et le culte de l’Être suprême étaient arrivés voguant sur des navires venus de France : nouveaux slogans, nouvelles idées qui n’avaient pas troublé l’intelligence lentement développée du canonnier Peyrol. C’étaient, semblait-il, des inventions de ces terriens dont Peyrol le marin ne savait pas grand-chose, et même pour ainsi dire rien. Maintenant, après cinquante ans ou presque de vie maritime légale et illégale, le citoyen Peyrol, à la barrière d’une auberge de campagne, contemplait le théâtre de sa lointaine enfance. Il le contemplait sans animosité, mais un peu perplexe quant à sa situation parmi les traits du paysage : « Oui, ce doit être quelque part dans cette direction », pensait-il vaguement. Non, décidément il n’irait pas plus loin sur la grand-route… À quelques pas de là, la patronne de l’auberge l’observait, favorablement impressionnée par les habits soignés, les larges joues bien rasées, l’air prospère de ce marin : tout à coup Peyrol l’aperçut. Avec sa figure brune, son expression anxieuse, ses boucles grises et son apparence rustique, elle aurait pu être sa mère, telle qu’il se la rappelait ; la femme, toutefois, n’était pas en haillons.

 

« Hé, la mère ! » cria Peyrol. « Avez-vous quelqu’un qui puisse me donner un coup de main pour porter mon coffre chez vous ? »

 

Il avait un air si aisé et parlait avec tant d’autorité que, sans la moindre hésitation, elle se mit à crier d’une voix grêle : « Mais oui, citoyen, on va venir dans un instant ! »

 

Dans le crépuscule, le bouquet de pins, de l’autre côté de la route, se détachait très noir sur le ciel calme et clair, et le citoyen Peyrol contemplait le décor de sa jeunesse misérable avec la plus grande placidité Il se retrouvait là après cinquante ans ou presque, et en revoyant ces choses il lui semblait que c’était hier. Il n’éprouvait pour tout cela ni affection, ni ressentiment. Il se sentait un peu drôle pour ainsi dire, mais le plus drôle c’était cette pensée qui lui vint à l’esprit, qu’il pouvait s’offrir le luxe (si le cœur lui en disait) d’acheter toute cette terre jusqu’au champ le plus éloigné, jusque tout là-bas où le chemin se perdait en s’enfonçant dans les terrains plats qui bordaient la mer, là où la petite élévation, l’extrémité de la presqu’île de Giens[14], avait pris l’aspect d’un nuage noir.

 

« Dites-moi, mon ami », dit-il de son ton autoritaire au garçon de ferme ébouriffé qui attendait son bon plaisir, « est-ce que ce chemin-là ne mène pas à Almanarre ?

 

– Oui », répondit le paysan. Et Peyrol hocha la tête. L’homme continua, en articulant lentement comme s’il n’avait pas l’habitude de parler : « À Almanarre et plus loin même, au-delà de ce grand étang, jusqu’à la fin de la terre, jusqu’au cap Esterel[15]. »

 

Peyrol tendait sa large oreille poilue. « Si j’étais resté dans ce pays, pensait-il, je parlerais comme ce garçon. » Et à haute voix il demanda :

 

« Y a-t-il des maisons là-bas, au bout de la terre ?

 

– Bah ! un hameau, un trou, juste quelques maisons autour d’une église et une ferme où, dans le temps, on vous donnait un verre de vin. »

 

II

 

Le citoyen Peyrol demeura à l’entrée de la cour d’auberge jusqu’à ce que la nuit eût noyé le moindre détail de ce paysage sur lequel ses regards étaient restés fixés aussi longtemps que les dernières lueurs du jour. Et même après que les dernières lueurs se furent éteintes, il était encore demeuré là un moment à fouiller des yeux les ténèbres au milieu desquelles il ne pouvait discerner que la route blanche à ses pieds et le sombre sommet des pins à l’endroit où le chemin charretier dévalait vers la côte. Il ne rentra dans l’auberge qu’après le départ de voituriers qui étaient venus boire un coup et qui s’en allèrent dans la direction de Fréjus avec leurs grosses charrettes à deux roues chargées d’un empilement de tonneaux vides. Peyrol n’avait pas été fâché de voir qu’ils ne restaient pas pour la nuit. Il fit un rapide souper tout seul, en silence et avec une gravité qui intimida la vieille femme dont l’aspect lui avait rappelé sa mère. Après avoir fumé sa pipe et obtenu un bout de bougie dans un chandelier d’étain, le citoyen Peyrol monta pesamment au premier étage pour aller retrouver son bagage. L’escalier branlant tremblait et gémissait sous son pas comme si le voyageur eût porté un fardeau. La première chose qu’il fit fut de fermer les volets très soigneusement, comme s’il avait eu peur de laisser entrer un souffle d’air nocturne. Ensuite il tira le verrou de sa porte. Puis, s’étant assis sur le plancher et ayant posé le chandelier devant lui entre ses jambes très écartées, il commença à se dévêtir, rejeta sa veste et fit en hâte passer sa chemise par-dessus sa tête. La raison secrète de ses mouvements pesants se révéla alors dans le fait qu’il portait contre sa peau nue, tel un pieux pénitent sa chaire, une sorte de gilet fait de deux épaisseurs de vieille toile à voile, tout piqué, à la manière d’un couvre-pieds, avec du fil goudronné. Trois boutons de corne le fermaient par-devant. Il les défit, et après qu’il eut fait glisser les deux épaulettes qui empêchaient cet étrange vêtement de lui tomber sur les hanches, il se mit à le rouler. Malgré tout le soin qu’il y apporta, il se produisit pendant cette opération quelques tintements d’un métal qui ne pouvait pas être du plomb.

 

Le torse nu rejeté en arrière, arc-bouté sur deux gros bras rigides à la peau blanche abondamment tatouée au-dessus du coude, Peyrol aspira une longue goulée d’air dans sa large poitrine dont le centre était couvert d’une toison grisonnante. Non seulement la poitrine du citoyen Peyrol, libérée, retrouva toute son athlétique capacité, mais un changement était également survenu sur ses traits dont l’expression d’austère impassibilité n’avait été que la conséquence d’un malaise physique. Ce n’est pas une bagatelle que de porter, ceinturant les côtes et accroché aux épaules, un massif assortiment de monnaies étrangères valant quelque soixante mille ou soixante-dix mille francs, en liquide ; quant au papier-monnaie de la République, Peyrol en avait eu déjà une expérience suffisante pour en évaluer l’équivalent en tombereaux : de quoi en remplir mille, ou deux mille peut-être. Suffisamment, en tout cas, pour justifier le trait d’imagination qui lui était venu en contemplant le paysage à la lumière du couchant : avec ce qu’il avait sur lui, il pourrait acheter tout ce pays qui l’avait vu naître : maisons, bois, vignes, oliviers, jardins, rochers et salines… bref, tout le paysage, y compris les animaux. Mais Peyrol ne portait pas le moindre intérêt à la propriété foncière. Il n’avait aucune envie de posséder un lopin de cette terre ferme pour laquelle il n’avait jamais eu le moindre attachement. Tout ce qu’il voulait en obtenir, c’était un coin tranquille, un endroit écarté où, à l’insu de tous, il pût à loisir creuser un trou.

 

Il n’allait pas falloir tarder à le faire, pensa-t-il. On ne peut pas vivre indéfiniment avec un trésor attaché autour de la poitrine. En attendant, parfait étranger dans son pays natal[16] où son débarquement était peut-être la plus considérable aventure de son aventureuse existence, il jeta sa veste sur le gilet roulé et y posa la tête après avoir soufflé la bougie. La nuit était chaude. Il se trouvait que le plancher était en bois et non carrelé.

 

Cette sorte de lit n’était pas une nouveauté pour lui. Son gourdin à portée de la main, Peyrol dormit profondément jusqu’à ce que des bruits et des voix dans la maison et sur la route vinssent le réveiller peu après le lever du soleil. Il ouvrit le volet, accueillant la lumière et la brise du matin avec cette satisfaction de n’avoir rien à faire qui, pour un marin de son genre, est inséparable du fait d’être à terre. Il n’y avait rien qui pût troubler ses pensées : et quoique sa physionomie fût loin d’être dénuée d’expression, elle n’offrait pas l’apparence d’une profonde méditation.

 

Ç’avait été par le plus grand des hasards qu’au cours de la traversée, il avait découvert, dans un recoin secret d’un des coffres de sa prise, deux sacs de pièces de monnaie assorties : mohurs d’or[17], ducats hollandais, piécettes espagnoles, guinées anglaises. Une fois cette découverte faite, aucun doute n’était venu le tourmenter. Le butin, grand ou petit, était un fait naturel de sa vie de flibustier. Et maintenant que par la force des choses il était devenu maître-canonnier dans la Marine, il n’allait pas abandonner sa trouvaille à de fichus terriens, de simples requins, des gratte-papier voraces, qui la fourreraient dans leurs poches. Quant à annoncer la nouvelle à son équipage (entièrement composé de mauvais sujets), il n’était pas assez bête pour rien faire de pareil. Ils n’auraient pas été incapables de lui couper la gorge. Un vieux combattant de la mer comme lui, un Frère-de-la-Côte, avait plus de droit à un pareil butin que n’importe qui au monde. Aussi, à ses moments perdus, en mer, s’était-il occupé, dans la solitude de sa cabine, à confectionner cet ingénieux gilet de toile pour pouvoir transporter son trésor à terre secrètement. Il était volumineux, mais ses vêtements étaient de large coupe, et nul minable douanier n’aurait le front de porter les mains sur un chef de prise victorieux se rendant au bureau du préfet maritime pour faire son rapport. Ce plan avait parfaitement réussi, Toutefois il s’aperçut bientôt que ce vêtement insoupçonné, et qui valait précisément son pesant d’or, éprouvait son endurance plus qu’il ne l’avait prévu. Cela lui avait fatigué le corps et, en outre, l’avait quelque peu déprimé. Cela l’avait rendu moins actif et aussi moins communicatif. Sans cesse cela lui avait rappelé qu’il ne lui fallait à aucun prix risquer le moindre ennui, qu’il lui fallait éviter toute bagarre, toute intimité, toute réjouissance en compagnie mêlée. C’était là une des raisons qui l’avaient rendu impatient de quitter la ville. Cependant, une fois la tête posée sur son trésor, il pouvait dormir du sommeil du juste.

 

Au matin pourtant il renonça à remettre le gilet sur lui. Avec un mélange de l’insouciance particulière aux marins et de sa vieille foi en sa chance, il se contenta d’enfoncer le précieux gilet dans le conduit de la cheminée vide. Puis il s’habilla et déjeuna. Une heure après, monté sur une mule de louage, il descendait le chemin, aussi paisible que s’il se fût agi pour lui d’explorer les mystères d’une île déserte.

 

Il se proposait d’atteindre l’extrémité de la presqu’île qui, avançant dans la mer comme une jetée colossale, sépare la pittoresque rade d’Hyères des caps et des anses de la côte qui forment les approches du port de Toulon. Le chemin sur lequel le pas assuré de la mule le menait (car Peyrol, après lui avoir tourné la tête dans la bonne direction, ne s’était plus soucié de la diriger) descendait rapidement vers une plaine à l’aspect aride, où scintillaient de loin les reflets des salines[18], et que bornaient des collines bleuâtres de faible hauteur. Toute trace d’habitation humaine avait bientôt disparu à son regard vagabond. Cette partie de son pays natal lui était plus étrangère que les rivages du détroit de Mozambique, les récifs de corail de l’Inde ou les forêts de Madagascar. Il lui fallut peu de temps pour atteindre la partie resserrée de la presqu’île de Giens, tout imprégnée de sel et où se voyait une lagune bleue, particulièrement bleue, plus foncée et plus calme encore que la surface de la mer dont, à droite et à gauche, elle n’était séparée que par d’étroites langues de terre qui, à certains endroits, n’avaient pas même cent mètres de largeur. On ne distinguait plus le sentier où il n’y avait plus trace d’ornières ; par moments, des plaques de sel efflorescent d’une blancheur de neige brillaient entre des touffes d’herbe raide et des buissons paraissant particulièrement dépourvus de vitalité. Toute cette bande de terre était si basse qu’elle semblait n’avoir pas plus d’épaisseur qu’une feuille de papier posée sur la mer. Le citoyen Peyrol aperçut à hauteur des yeux, comme s’il les voyait d’un simple radeau, les voiles de divers bâtiments, blanches ou brunes, tandis que devant lui se dressait Porquerolles, son île natale, robuste et terne de l’autre côté d’un large ruban d’eau. La mule, qui savait plutôt mieux que Peyrol où elle allait, l’eut bientôt porté parmi les molles ondulations situées à l’extrémité de la presqu’île. Les pentes en étaient couvertes d’une herbe maigre ; des murs de clôture en pierres sèches serpentaient à travers des champs, et parfois se montrait au-dessus d’eux un toit bas de tuiles rouges qu’abritait la tête délicate de quelques acacias. À un tournant du ravin apparut un village formé de quelques maisons qui, pour la plupart, bordaient le chemin de murs sans fenêtres ; d’abord, il n’y vit pas âme qui vive. Trois grands platanes, à l’écorce très déguenillée et au feuillage très pauvre, formaient un bouquet dans un endroit découvert, et Peyrol aperçut avec plaisir un chien qui dormait à leur ombre. Avec beaucoup de résolution, la mule se détourna vers une auge de pierre massive placée sous la fontaine du village. Tandis que la mule buvait, Peyrol, regardant du haut de sa selle autour de lui, n’aperçut aucun indice de l’existence d’une auberge. Puis, en examinant le sol plus près de lui, il remarqua, assis sur une pierre, un homme en haillons. Il portait une large ceinture de cuir, et avait les jambes nues jusqu’aux genoux. Il regardait, figé de stupeur, cet inconnu monté sur la mule. Le teint bruni de son visage contrastait fortement avec sa tignasse grise. Sur un signe de Peyrol il ne fit aucune difficulté pour s’approcher avec empressement, mais sans modifier la fixité de son regard.

 

La pensée que s’il était resté au pays il eût été probablement semblable à cet homme traversa spontanément l’esprit de Peyrol. Avec cet air de gravité dont il se départait rarement il lui demanda s’il y avait d’autres habitants que lui dans le village. Alors, à la surprise de Peyrol, cet oisif indigent esquissa un sourire aimable et lui répondit que les gens étaient sortis pour s’occuper de leurs lopins de terre.

 

Peyrol était encore assez proche de ses origines paysannes pour répliquer que depuis des heures il n’avait aperçu ni homme, ni femme, ni enfant, ni quadrupède d’aucune sorte et qu’il n’aurait pas cru qu’il pût y avoir la moindre terre méritant qu’on s’en occupât aux alentours. Mais l’autre insista. Ma foi, ils étaient tout de même sortis pour s’en occuper : du moins ceux qui en avaient.

 

Au bruit des voix, le chien se leva, donnant l’étrange impression qu’il n’avait rien d’autre que l’échine ; s’approchant avec une lugubre fidélité, il resta planté, le museau collé contre les mollets de son maître.

 

« Alors vous, dit Peyrol, vous n’avez donc pas de terre ? »

 

L’homme prit son temps pour répondre : « J’ai un bateau. »

 

L’intérêt de Peyrol s’éveilla quand l’homme lui expliqua qu’il avait sa barque sur l’étang salé, cette grande nappe d’eau déserte et opaque qui s’étendait comme morte entre les deux grandes baies de la mer vivante. Peyrol s’étonna à voix haute qu’on pût trouver bon d’avoir un bateau à cet endroit.

 

« Il y a du poisson là-bas, répondit l’homme.

 

– Et ce bateau est tout ce que vous possédez ici-bas ? » demanda Peyrol.

 

Les mouches bourdonnaient, la mule baissait la tête, agitant les oreilles et secouant languissamment sa maigre queue.

 

« J’ai une sorte de cabane du côté de la lagune et quelques filets », dit l’homme, passant pour ainsi dire aux aveux.

 

Peyrol, abaissant le regard, compléta la liste en disant : « Et aussi ce chien. »

 

L’homme prit de nouveau son temps pour dire : « Il me tient compagnie. »

 

Peyrol demeurait sérieux comme un juge. « Vous n’avez pas grand-chose pour vivre », finit-il par énoncer. « Enfin… est-ce qu’il n’y a pas une auberge, un café ou un endroit quelconque où on peut descendre pour un jour ? J’ai entendu dire là-haut qu’on pouvait trouver ça par ici.

 

– Je vais vous l’indiquer », dit l’homme, qui retourna alors à l’endroit où il s’était assis et ramassa un grand panier vide, avant de montrer le chemin.

 

Le chien le suivait, tête basse, la queue entre les jambes, et derrière venait Peyrol, les jambes brinquebalant contre les flancs de l’intelligente mule qui semblait savoir d’avance tout ce qui allait arriver. Au tournant où finissaient les maisons, une vieille croix de bois était plantée dans un bloc de pierre carré. Le batelier solitaire de la lagune des Pesquiers[19] montra du doigt à Peyrol un chemin bifurquant vers l’endroit où les hauteurs qui terminaient la presqu’île s’affaissaient pour former un col peu élevé. Des pins inclinés marquaient la ligne de faîte, et dans le creux lui-même on apercevait les taches, couleur d’argent terne, d’oliveraies au-dessous d’un long mur jaune derrière lequel apparaissaient de sombres cyprès et les toits rouges de bâtiments semblant appartenir à une ferme.

 

« Croyez-vous qu’on pourra me loger là ? demanda Peyrol.

 

– Je n’en sais rien. Ils ont de la place, ça, pour sûr. Il ne passe jamais de voyageurs par ici. Mais pour ce qui est d’un lieu d’hébergement, c’en était un autrefois. Vous n’avez qu’à entrer. S’il n’y est pas, la maîtresse y sera à coup sûr pour vous servir. Elle est de la maison. Elle y est née. On la connaît bien.

 

– Quelle sorte de femme est-ce ? » demanda Peyrol, très favorablement impressionné par l’aspect de l’endroit.

 

« Puisque vous y allez, vous le verrez bientôt. Elle est jeune.

 

– Et le mari ? » demanda Peyrol qui, baissant les yeux vers le regard fixe de l’autre qui levait les siens, avait surpris un léger clignement de ces yeux bruns un peu fanés. « Qu’est-ce que vous avez à me dévisager comme cela ? Je n’ai pas la peau noire, je pense ? »

 

L’autre se mit à sourire, montrant dans son épaisse barbe poivre et sel une rangée de dents aussi saines que celles du citoyen Peyrol lui-même. Son attitude avait quelque chose d’embarrassé, sans être inamical, et à une phrase qu’il prononça, Peyrol découvrit que l’homme qu’il avait devant lui, ce pauvre diable solitaire, hirsute, brûlé par le soleil, les jambes nues, planté près de son étrier, nourrissait des soupçons patriotiques sur la personne à qui il avait affaire. Cela lui parut scandaleux. Il lui demanda d’un ton sévère s’il ressemblait par hasard à l’un quelconque de ces sacrés terriens et il se mit également à jurer sans rien perdre toutefois de la dignité d’expression inhérente à son genre de traits et au modelé même de sa chair.

 

« Sûr que vous ne ressemblez pas à un aristocrate, mais vous n’avez pas non plus l’air d’un fermier, d’un colporteur ou d’un patriote. Vous ne ressemblez à personne qu’on ait pu voir ici depuis des années et des années. Vous ressemblez à… j’ose à peine dire quoi. Vous pourriez être un prêtre. »

 

D’étonnement, Peyrol resta comme pétrifié sur sa mule. « Est-ce que je rêve ? » se demanda-t-il mentalement ? « Vous n’êtes pas fou ? » dit-il à voix haute. « Est-ce que vous savez ce que vous dites ? Vous n’avez pas honte ?

 

– Tout de même », insista l’autre innocemment, « il y a bien moins de dix ans que j’en ai vu un, de ceux qu’on appelle des évêques, et qui avait une figure exactement comme la vôtre. »

 

Peyrol, instinctivement, se passa la main sur la figure. Qu’y avait-il de vrai là-dedans ? Il ne se souvenait pas d’avoir jamais vu un évêque. L’autre n’en démordait pas, il fronça les sourcils et murmura :

 

« D’autres aussi… je me rappelle bien… il n’y a pas tant d’années. Il y en a qui se cachent encore dans les villages, malgré la chasse que leur ont donnée les patriotes. »

 

Le soleil étincelait sur les rochers, les pierres et les buissons dans le calme absolu de l’air. La mule, dédaignant avec une austérité républicaine le voisinage d’une écurie qu’on apercevait à moins de cent mètres, la tête basse et même les oreilles pendantes, s’était endormie comme si elle eût été en plein désert. Le chien, qui paraissait changé en pierre près des talons de son maître, paraissait somnoler aussi, le nez contre terre. Peyrol s’était abîmé dans une profonde méditation, et le pêcheur de la lagune attendait de voir se dissiper ses doutes, sans impatience et avec une espèce de grand sourire caché dans sa barbe touffue. La figure de Peyrol s’éclaira. Il avait trouvé la solution du problème, mais le ton de sa voix montra qu’il était un peu vexé.

 

« Ma foi, je n’y peux rien, dit-il. J’ai pris aux Anglais l’habitude de me raser. Je suppose que c’est à cause de ça. »

 

Au mot d’Anglais, le pêcheur dressa l’oreille.

 

« On ne peut savoir où ils sont tous partis, murmura-t-il. Il y a encore trois ans, ils fourmillaient le long de la côte sur leurs gros navires. On ne voyait qu’eux, ils se battaient sur terre tout autour de Toulon. Et puis, en l’espace d’une semaine ou deux, crac ! plus personne ! Disparus, le diable sait où ! Mais peut-être que vous, vous le savez ?

 

– Oh ! oui, dit Peyrol, je sais tout sur les Anglais, ne vous cassez pas la tête à ce sujet.

 

– Je ne me fais pas de souci pour ça ! C’est à vous de savoir ce qu’il vaudra mieux dire quand vous parlerez avec lui, là-haut. Je veux dire le maître de la ferme.

 

– Il ne peut pas être meilleur patriote que moi, malgré ma figure rasée, dit Peyrol. Ça ne peut paraître étrange qu’à un sauvage comme vous. »

 

Poussant un soupir inattendu, l’homme s’assit au pied de la croix et aussitôt son chien, s’éloignant un peu, alla se coucher en rond au milieu des touffes d’herbe.

 

« Nous sommes tous des sauvages par ici », répondit le pitoyable pêcheur de la lagune. « Mais le maître là-haut, lui, c’est un vrai patriote de la ville. Si jamais vous allez à Toulon et que vous interrogez les gens à son sujet, ils vous le diront. Il s’est d’abord occupé à pourvoir la guillotine quand on épurait la ville de tous les aristocrates. Ça, c’était avant même que les Anglais arrivent. Quand on a eu chassé les Anglais, il y a eu trop de travail de ce genre pour la guillotine. Il a fallu tuer les traîtres dans les rues, dans les caves, dans leurs lits. Il y avait des tas de cadavres d’hommes et de femmes le long des quais. Pas mal de gens comme lui, on les a appelés des buveurs de sang. Pour sûr, lui, c’était un des meilleurs. C’est moi qui vous le dis. »

 

Peyrol hocha la tête : « Ça fera très bien mon affaire », dit-il.

 

Et avant qu’il eût rassemblé les rênes et lui eût donné du talon, la mule, comme si elle n’avait attendu que ces mots, s’engagea dans le sentier.

 

Moins de cinq minutes après, Peyrol mettait pied à terre devant un corps de bâtiment long et bas, attenant à une maison de ferme élevée, percée de quelques fenêtres seulement et flanquée de murs de pierre qui clôturaient non seulement une cour, mais encore apparemment un ou deux champs. Une voûte d’entrée était ouverte à gauche, mais Peyrol mit pied à terre devant la porte par laquelle il pénétra dans une salle dénudée, aux murs rugueux blanchis à la chaux, avec quelques tables et chaises de bois, et qui aurait pu être un café de campagne. Il frappa du poing sur une table. Une jeune femme avec un fichu autour du cou et une robe à rayures rouges et blanches, des cheveux très noirs et la bouche rouge, parut par un passage voûté à l’intérieur.

 

« Bonjour, citoyenne », dit Peyrol.

 

Elle parut si étonnée de l’aspect inaccoutumé de l’inconnu qu’elle murmura pour toute réponse : « Bonjour » ; mais un moment après, elle s’avança et prit un air d’attente. L’ovale parfait de son visage, le teint de ses joues lisses, et la blancheur de sa gorge, arrachèrent au citoyen Peyrol un léger sifflement entre ses dents serrées.

 

« J’ai soif, cela va sans dire, lui dit Peyrol, mais ce que je voudrais surtout savoir, c’est si je pourrais séjourner ici. »

 

Le bruit des sabots de la mule au-dehors fit sursauter Peyrol ; mais la femme le retint.

 

« Elle s’en va simplement dans l’appentis. Elle connaît le chemin. Quant à ce que vous demandez, le maître sera ici dans un instant. Personne ne vient jamais ici. Combien de temps voudriez-vous séjourner ? »

 

Le vieux flibustier la regarda attentivement.

 

« Pour vous dire la vérité, citoyenne, ça pourrait bien être en quelque sorte définitivement. »

 

Elle eut un sourire qui fit étinceler ses dents, sans que la moindre gaieté ni même un changement d’expression parût dans ses yeux agités qui ne cessaient d’aller et de venir dans la pièce vide comme si Peyrol fût entré suivi d’une foule de fantômes.

 

« C’est comme moi, dit-elle. J’ai vécu ici quand j’étais enfant.

 

– Vous êtes encore presque une enfant », dit Peyrol en l’examinant avec un sentiment qui n’était plus de la surprise ou de la curiosité mais qui semblait s’être logé au fin fond de sa poitrine.

 

« Êtes-vous un patriote ? » demanda-t-elle, en continuant à observer dans la pièce l’invisible compagnie.

 

Peyrol, qui pensait « en avoir fini avec toutes ces fichues bêtises », eut un mouvement de colère et ne sut que répondre.

 

« Je suis français », dit-il brusquement.

 

On entendit une voix de femme âgée qui, par la porte intérieure ouverte, appela : « Arlette !

 

– Que veux-tu ? » répondit-elle avec empressement.

 

« Il y a une mule sellée qui est entrée dans la cour.

 

– C’est bon. L’homme est ici. »

 

Ses yeux, qui s’étaient arrêtés, recommencèrent à errer tout autour de la pièce et de Peyrol lui-même, immobile. Elle fit un pas pour se rapprocher de lui et, à voix basse, sur un ton confidentiel, demanda : « Avez-vous jamais porté une tête de femme au bout d’une pique ? »

 

Peyrol qui avait vu des combats, des massacres sur terre et sur mer, des villes prises d’assaut par de sauvages guerriers, qui avait tué des hommes pour attaquer ou se défendre, fut d’abord frappé de mutisme par cette simple question, puis se sentit enclin à parler avec amertume.

 

« Non ! J’ai entendu des hommes se vanter de l’avoir fait. C’étaient pour la plupart des hâbleurs au cœur de poltron. Mais qu’est-ce que tout cela peut bien vous faire ? »

 

Elle ne l’écoutait pas ; du bout de ses dents blanches, elle mordait sa lèvre inférieure et ses yeux ne cessaient d’aller et de venir. Peyrol, soudain, se rappela le sans-culotte, le buveur de sang. Son mari. Était-ce possible ?… Oui, c’était bien possible. Il n’en savait rien. Il eut le sentiment d’être d’une ignorance absolue. Quant à arrêter le regard de cette femme, autant aurait valu essayer d’attraper avec les mains un oiseau de mer sauvage. Elle avait d’ailleurs vraiment l’air d’un oiseau de mer, insaisissable. Mais Peyrol avait appris à être patient, de cette patience qui est souvent une forme de courage. Il était connu pour cela. Cela l’avait servi plus d’une fois dans des situations dangereuses. Une fois même cela lui avait carrément sauvé la vie. Rien que de la patience. Il pouvait bien attendre maintenant. Il attendit. Et soudain, comme si cette patience l’eût apprivoisée, cette étrange créature abaissa ses paupières, s’avança tout contre lui et se mit à tripoter le revers de sa veste, … d’un geste qu’aurait pu faire un enfant. La surprise suffoqua presque Peyrol, mais il demeura parfaitement immobile. Il était enclin à retenir sa respiration. Il ressentait une émotion douce et indéfinissable : et comme les paupières de la femme restaient baissées, au point que ses cils noirs étaient posés comme une ombre sur ses joues pâles, il n’eut même pas besoin de se contraindre à sourire. Le premier moment d’étonnement passé, il n’éprouva même plus de surprise. C’était ce que ce geste avait eu de soudain, et non pas la nature de l’action même, qui l’avait étonné.

 

« Oui. Vous pouvez séjourner ici. Je pense que nous serons bons amis. Je vous parlerai de la Révolution. »

 

À ces mots, Peyrol, cet homme habitué aux actions violentes, sentit comme un souffle glacé lui passer sur la nuque.

 

« À quoi bon ! fit-il.

 

– Il le faut », lui dit-elle, et, s’écartant de lui promptement, sans lever les yeux, elle tourna les talons et disparut en un moment, d’un pas si léger qu’on aurait dit que ses pieds n’avaient pas même touché le sol.

 

Peyrol, les yeux fixés sur la porte de la cuisine, aperçut au bout d’un moment la tête d’une femme d’un certain âge, aux joues brunes et maigres, nouée dans un mouchoir multicolore, et qui le regardait craintivement.

 

« Une bouteille de vin, s’il vous plaît », cria-t-il à cette tête.

 

III

 

L’affectation commune aux marins de ne s’étonner de rien de ce que peut offrir la mer ou la terre était devenue chez Peyrol une seconde nature. Ayant appris, dès l’enfance, à réprimer tout signe d’étonnement en présence de tous les spectacles ou événements extraordinaires, de tous les gens singuliers, de toutes les coutumes singulières, ou des plus redoutables phénomènes de la nature (manifestés par la violence des volcans, par exemple, ou la furie des êtres humains), il était vraiment devenu indifférent, ou peut-être seulement tout à fait inexpressif. Il avait tant vu de bizarreries et d’atrocités, avait entendu tant d’histoires stupéfiantes, qu’en face d’une nouvelle aventure sa réaction mentale habituelle était généralement formulée par ces mots : « J’en ai vu bien d’autres. » La dernière fois qu’il avait éprouvé une sorte de terreur panique du surnaturel, ç’avait été en voyant mourir, sous un tas de haillons, cette femme farouche et décharnée qu’était sa mère : et la dernière chose qui, à l’âge de douze ans, l’avait presque anéanti par une sorte d’épouvante, ç’avait été le tumulte déchaîné et la multitude de la foule sur les quais de Marseille, une chose absolument inconcevable qui l’avait fait chercher refuge derrière une pile de sacs de blé, après qu’on l’eut chassé de la tartane. Il était resté là à trembler, jusqu’au moment où un homme, avec un tricorne et un sabre au côté (l’enfant n’avait jamais vu de sa vie ni chapeau ni sabre pareils) le saisit par le bras juste au-dessous de l’épaule et l’extirpa de là ; un homme qui aurait pu être un ogre (mais Peyrol n’avait jamais entendu parler d’un ogre) et qui, en tout cas, était dans son genre plus effrayant et plus étonnant que tout ce qu’il aurait pu imaginer, s’il avait eu alors la moindre faculté d’imagination. Il y avait assurément dans tout cela de quoi vous faire mourir de frayeur, mais cette possibilité ne lui vint pas un instant à l’esprit. Il ne devint pas fou non plus : comme il n’était qu’un enfant, il s’adapta simplement, par une acceptation passive, à des conditions de vie nouvelles et inexplicables, et ce fut l’affaire de vingt-quatre heures à peu près. Après cette initiation, le reste de son existence, depuis les poissons volants jusqu’aux baleines, puis aux nègres et aux récifs de corail, aux ponts ruisselants de sang et à la torture par la soif dans des embarcations découvertes, avait été relativement simple. À l’époque où il entendit parler d’une révolution en France et de certains immortels principes qui causaient la mort de quantité de gens – ce qu’il apprit de la bouche de marins et de voyageurs, et par des gazettes venues d’Europe et vieilles d’un an –, il était déjà en état d’apprécier à sa manière personnelle l’histoire contemporaine. Une mutinerie où l’on jette les officiers par-dessus bord. Il avait déjà vu pareille chose à deux reprises, en se trouvant tour à tour dans l’un et l’autre camp. Mais dans ce bouleversement-là, il ne choisit pas son camp. C’était une affaire trop lointaine, trop vaste, et trop confuse aussi. Il avait toutefois appris le jargon révolutionnaire assez rapidement et l’employait à l’occasion, avec un secret mépris. Tout ce qu’il avait enduré, depuis un amour insensé pour une petite Jaune jusqu’à la trahison d’un ami intime, un camarade de bord (et Peyrol s’avouait à lui-même qu’il ne pouvait encore s’expliquer ni l’une ni l’autre de ces aventures), sans compter les nuances diverses de son expérience des hommes et des passions dans l’entre-temps, tout cela avait mis un rien de mépris universel – sédatif prodigieux – dans l’étrange mixture qu’on pouvait appeler l’âme de Peyrol à son retour au pays.

 

Aussi non seulement ne manifesta-t-il aucune surprise, mais encore n’en éprouva-t-il aucune quand il aperçut l’homme qui était devenu, par le mariage, le maître de la ferme d’Escampobar[20]. Peyrol, assis dans cette salle vide, une bouteille de vin devant lui, portait le verre à ses lèvres quand il vit entrer l’homme, l’ex-orateur des sections, le meneur des foules en bonnets rouges, chasseur des ci-devant[21] et des prêtres, fournisseur de la guillotine, bref un buveur de sang. Et le citoyen Peyrol qui n’avait jamais été à moins de six mille milles, à vol d’oiseau, des réalités de la Révolution, posa son verre et de sa voix grave et placide prononça ce seul mot : « Salut ! »

 

L’autre répondit par un « Salut » beaucoup plus hésitant, en regardant fixement cet étranger dont on venait de lui parler. Ses yeux doux en amande étaient remarquablement brillants, comme l’était dans une certaine mesure la peau qui couvrait ses pommettes hautes et rondes, rouges comme dans un masque, où tout le reste n’était qu’une masse de poils châtain coupés court et qui poussaient si dru autour des lèvres qu’ils cachaient entièrement le dessin d’une bouche, laquelle, pour autant que le sût le citoyen Peyrol, avait peut-être un caractère de férocité absolue. Le front ravagé et le nez droit indiquaient une certaine austérité, comme il convient à un ardent patriote. Il tenait à la main un long couteau luisant qu’il posa aussitôt sur l’une des tables. Il ne semblait pas avoir plus de trente ans ; il était bien bâti, et de taille moyenne ; mais toute son allure trahissait un manque de résolution. La forme de ses épaules donnait l’impression d’une sorte de désillusion. C’était là un effet assez subtil, mais qui n’échappa point à Peyrol tandis qu’il expliquait son cas et achevait son récit en déclarant qu’il était marin de la République et qu’il avait toujours fait son devoir devant l’ennemi.

 

Le buveur de sang avait écouté intensément. La haute courbure de ses sourcils lui donnait une expression d’étonnement. Il s’avança tout près de la table et se mit à parler d’une voix frémissante :

 

« Cela se peut. Mais vous êtes peut-être tout de même corrompu. Les marins de la République ont été dévorés par la corruption payée par l’or des tyrans. Qui l’aurait jamais dit ? Ils parlaient tous comme des patriotes. Et pourtant les Anglais sont entrés dans le port et ont débarqué dans la ville sans rencontrer d’opposition. Les armées de la République les ont chassés, mais la trahison arpente nos terres, elle monte du sol, elle s’installe dans nos foyers, se tapit dans le sein des représentants du peuple, dans celui de nos pères, de nos frères. Il fut un temps où fleurissait la vertu civique, mais à présent elle doit se cacher la tête. Et je vais vous dire pourquoi : on n’a pas assez tué. C’est à croire qu’on ne pourra jamais tuer assez. C’est décourageant. Voyez où nous en sommes. »

 

Sa voix s’étrangla dans sa gorge comme s’il avait soudain perdu sa confiance en lui.

 

« Apportez un autre verre, citoyen ! dit Peyrol au bout d’un moment, et buvons ensemble. Nous boirons à la confusion des traîtres. Je déteste la trahison autant que quiconque, mais… »

 

Il attendit que l’autre fût revenu, puis il versa le vin, et après qu’ils eurent trinqué et à demi vidé leurs verres, il posa le sien et reprit :

 

« Mais, voyez-vous, je n’ai rien à voir avec votre politique. J’étais à l’autre bout du monde, vous ne pouvez donc pas me soupçonner d’être un traître. Vous n’avez pas eu de merci, vous autres sans-culottes[22], pour les ennemis de la République en France, et moi j’ai tué ses ennemis à l’étranger, au loin. Vous coupiez les têtes sans beaucoup de componction… »

 

Fort à l’improviste, l’autre ferma les yeux un moment puis les rouvrit tout grands. « Oui, oui », approuva-t-il à voix basse. « La pitié peut être un crime.

 

– Oui. Et j’ai frappé les ennemis de la République à la tête, partout où je les ai trouvés devant moi, sans m’inquiéter de leur nombre. Il me semble que vous et moi, nous sommes faits pour nous entendre. »

 

Le maître de la ferme d’Escampobar murmura, toutefois, qu’en des temps pareils on ne pouvait rien considérer comme preuve formelle. Il incombait à tout patriote de nourrir la suspicion dans son sein. Peyrol ne laissa échapper aucun signe d’impatience. Sa maîtrise de soi et l’inaltérable bonne humeur avec laquelle il avait mené la discussion lui valurent d’avoir gain de cause. Le citoyen Scevola Bron[23] (car tel se révéla être le nom du maître de la ferme), objet de crainte et d’horreur pour les autres habitants de la presqu’île de Giens, se laissa probablement influencer par le désir d’avoir quelqu’un avec qui échanger de temps à autre quelques paroles. Aucun des villageois ne se souciait de venir jusqu’à la ferme, et aucun ne risquait de le faire, à moins que ce ne fût tous en corps et animés d’intentions hostiles. Sa présence dans leur région leur inspirait une morne animosité.

 

« D’où venez-vous ? » fut la dernière question qu’il posa.

 

« J’ai quitté Toulon il y a deux jours. »

 

Le citoyen Scevola frappa la table du poing, mais cette manifestation d’énergie fut très passagère.

 

« Et dire que c’est la ville dont on avait décrété qu’il ne resterait pas pierre sur pierre ! s’écria-t-il d’un air abattu.

 

– La plus grande partie de la ville est encore debout, assura Peyrol avec calme. Je ne sais si elle méritait le sort auquel d’après vous elle fut vouée par décret. Je viens d’y passer un mois à peu près et je sais qu’on y rencontre de bons patriotes. Je le sais parce que je me suis lié d’amitié avec eux tous. » Et Peyrol cita quelques noms que le sans-culotte en retraite accueillit avec un sourire amer et un inquiétant silence, comme si les gens qui les portaient n’avaient été bons que pour l’échafaud et la guillotine.

 

« Venez, je vais vous montrer où vous coucherez » dit-il, en poussant un soupir, et Peyrol s’empressa de le suivre. Ils entrèrent ensemble dans la cuisine. Par la porte du fond restée ouverte, un grand carré de soleil tombait sur le dallage. Dehors une troupe de poulets s’agitaient en attendant leur pâture, tandis qu’une poule jaune, juchée[24] sur le seuil, tournait vivement la tête de droite et de gauche avec affectation. Une vieille femme tenant un bol plein de restes de nourriture le posa soudain sur une table et ouvrit de grands yeux. La grandeur et la propreté de la pièce firent sur Peyrol une impression favorable.

 

« Vous mangerez avec nous ici », lui dit son guide, et sans s’arrêter, il s’engagea dans un étroit couloir qui conduisait au pied d’un escalier raide. Au-dessus du premier palier, un petit escalier en spirale menait à l’étage supérieur de l’habitation, et quand le sans-culotte eut brusquement ouvert l’épaisse porte de bois qui le terminait, Peyrol se trouva dans une grande pièce mansardée qui contenait un lit à colonnes sur lequel étaient posés en tas des couvertures et des oreillers de rechange. Il y avait aussi deux chaises de bois et une grande table ovale.

 

« On pourrait arranger cette pièce pour vous », dit le maître, qui ajouta : « Mais je ne sais ce que va en penser la maîtresse. »

 

Peyrol, frappé de l’expression particulière qu’avait prise la figure de l’homme, tourna la tête et vit la jeune femme qui se tenait debout dans l’embrasure de la porte. On eût dit qu’elle était montée derrière eux en flottant dans l’air, car aucun bruit de pas, aucun froufrou, n’avait averti Peyrol de sa présence. Ses lèvres de corail et ses bandeaux de cheveux d’un noir de jais, que couvrait en partie seulement un bonnet de mousseline bordé de dentelle, faisaient brillamment ressortir le teint pur de ses joues blanches. Elle ne fit aucun signe, ne fit pas entendre un son, se comporta exactement comme s’il n’y avait eu personne dans la pièce ; et Peyrol soudain détourna son regard de ce visage muet et inconscient, aux yeux vagabonds.

 

Toutefois, on ne sait comment, le sans-culotte avait dû s’assurer de ce qu’elle pensait, car il déclara d’un ton décisif :

 

« Alors, ça va. » Et il se fit un bref silence pendant lequel les noirs regards de la femme ne cessèrent de fureter tout autour de la pièce, tandis qu’un demi-sourire se dessinait sur ses lèvres, un sourire moins distrait que totalement dépourvu de raison et que Peyrol observa du coin de l’œil sans pouvoir parvenir à en comprendre le sens. Elle ne semblait pas du tout le connaître.

 

« Vous avez la vue sur l’eau salée de trois côtés, ici », remarqua le futur hôte de Peyrol.

 

La ferme était un haut bâtiment et cette grande mansarde à trois fenêtres donnait d’un côté sur la rade d’Hyères au premier plan, avec plus loin les ondulations bleuâtres de la côte jusqu’à Fréjus ; de l’autre côté, on avait vue sur le vaste demi-cercle de hautes collines dénudées, que coupait l’entrée du port de Toulon gardé par ses forts et ses batteries et qui s’achevait par le cap Cépet[25], montagne trapue aux sombres replis, avec des rochers bruns à sa base et une tache blanche luisant tout en haut : c’était un ci-devant sanctuaire consacré à Notre-Dame, et ci-devant lieu de pèlerinage. L’éclatante lumière de midi semblait se fondre dans la surface semblable à une pierre précieuse d’une mer absolument parfaite dans l’invincible profondeur de sa couleur.

 

« On se croirait dans un phare, dit Peyrol. Assez bonne résidence pour un marin. »

 

La vue des voiles éparses lui réchauffa le cœur. Les terriens, leurs maisons, leurs animaux et leurs faits et gestes ne comptaient pas. Ce qui faisait pour lui la vie de tout rivage nouveau, c’étaient les bateaux qui y étaient attachés : canoës, catamarans, ballahous, praos, lorchas[26], simples pirogues ou même radeaux faits de troncs assemblés, avec un bout de natte comme voile et sur lesquels des hommes de couleur, nus, s’en allaient pêcher le long de bancs de sable blanc, accablés par un ciel tropical, au reflet sinistre, sous la menace d’une nuée d’orage tapie à l’horizon. Mais ici il ne voyait que sérénité parfaite ; le rivage n’avait rien de sombre, l’éclat du soleil rien de menaçant. Le ciel reposait légèrement sur les contours distants et vaporeux des collines, et cette immobilité de toutes choses semblait en équilibre dans l’air comme un mirage joyeux. Sur cette mer sans marées, dans la Petite Passe entre Porquerolles et le cap Esterel, plusieurs tartanes étaient encalminées, et pourtant leur inertie n’était pas celle de la mort, mais celle d’un léger sommeil, l’immobilité d’un souriant enchantement, d’un beau jour en Méditerranée, sans un souffle parfois, mais jamais sans vie. Quelque enchantement que Peyrol eût connu au cours de sa vie vagabonde, il n’avait jamais été aussi étranger à toute pensée de combat et de mort, ni si chargé de sécurité souriante à la lumière de laquelle tout son passé lui apparaissait comme une succession de jours sombres et de nuits accablantes. Il eut l’impression qu’il n’aurait plus jamais envie de quitter cet endroit, comme s’il avait obscurément senti que son âme de vieux flibustier n’avait jamais cessé d’y être enracinée. Oui, c’était l’endroit fait pour lui : non pas parce que la commodité l’y contraignait, mais simplement parce que son instinct de repos avait enfin trouvé son gîte.

 

En s’éloignant de la fenêtre, il se trouva face à face avec le sans-culotte, qui s’était apparemment rapproché de lui par-derrière, avec l’intention peut-être de lui donner une tape sur l’épaule, mais qui alors détourna la tête. La jeune femme avait disparu.

 

« Dites-moi, patron, lui dit Peyrol, n’y aurait-il pas près d’ici une petite échancrure du rivage avec un coin de plage, où je pourrais au besoin avoir un bateau ?

 

– Qu’est-ce que vous voulez faire d’un bateau ?

 

– Aller à la pêche quand le cœur m’en dira ! » répondit Peyrol d’un ton sec.

 

Le citoyen Bron, subitement radouci, lui déclara qu’il trouverait ce qu’il lui fallait à environ deux cents mètres de la maison, au bas de la colline. La côte, bien sûr, était partout très découpée, mais là il trouverait un véritable petit bassin. Et les yeux en amande du buveur de sang toulonnais prirent une expression étrangement sombre en regardant Peyrol qui l’écoutait avec attention. Un véritable petit bassin, répéta-t-il, qui communiquait avec une anse que les Anglais connaissaient bien. Il se tut un moment. Sans guère d’animosité mais sur un ton de conviction, Peyrol remarqua qu’il était bien difficile de tenir les Anglais à l’écart de quelque endroit que ce fût du moment qu’il y avait un peu d’eau salée : mais il ne pouvait imaginer ce qui avait pu amener des marins anglais dans un pareil endroit.

 

« C’est quand leur flotte est venue ici pour la première fois », répondit le patriote d’une voix sombre, « et croisait en vue de la côte avant que les traîtres antirévolutionnaires ne les eussent fait entrer dans Toulon, et n’eussent vendu le sol sacré de leur patrie pour une poignée d’or. Oui, pendant les jours qui ont précédé l’accomplissement de ce crime, des officiers anglais débarquaient la nuit dans cette anse et montaient jusqu’à cette maison où nous sommes.

 

– Quelle audace ! » remarqua Peyrol, vraiment surpris cette fois. « Mais ils sont exactement comme ça. » C’était tout de même incroyable. Ce n’était pas une histoire ?

 

Le patriote leva violemment le bras d’un geste laborieux :

 

« J’ai juré devant le tribunal que c’était vrai, dit-il. C’est une sombre histoire », cria-t-il d’une voix perçante, puis il s’arrêta. « Cela a coûté la vie au père de la patronne », dit-il à voix basse… « et à sa mère aussi, mais la patrie était en danger », ajouta-t-il à voix plus basse encore.

 

Peyrol se dirigea vers la fenêtre qui donnait vers l’ouest et regarda dans la direction de Toulon. Au milieu de la vaste nappe d’eau protégée par le cap Cicié[27], il aperçut un haut vaisseau à deux ponts encalminé ; les petits points noirs sur l’eau étaient ses chaloupes qui s’efforçaient de lui mettre le nez dans la bonne direction. Peyrol les observa un moment puis revint au milieu de la pièce.

 

« L’avez-vous vraiment arraché d’ici pour le conduire à la guillotine ? » demanda-t-il de sa voix tranquille.

 

Le patriote hocha la tête pensivement, les yeux baissés.

 

« Non, il est venu à Toulon juste avant l’évacuation, cet ami des Anglais… Il a fait le trajet sur une tartane qui lui appartenait et qui est restée ici, à la Madrague[28]. Il avait emmené sa femme avec lui. Ils venaient chercher leur fille qui habitait alors chez de vieilles religieuses clandestines. Les républicains victorieux resserraient leur étau et les esclaves des tyrans étaient obligés de fuir.

 

– Ils venaient chercher leur fille », dit Peyrol d’un air rêveur. « C’est curieux que des coupables eussent… »

 

Le patriote dressa la tête farouchement. « Ce fut justice », fit-il à haute voix. « C’étaient des antirévolutionnaires, et même s’ils n’avaient jamais parlé à un Anglais de leur vie, ce crime atroce leur retombait sur la tête.

 

– Hem, ils sont restés trop longtemps à attendre leur fille, murmura Peyrol. Alors c’est vous qui l’avez ramenée chez elle ?

 

– En effet », répondit le patron. Un moment, ses yeux évitèrent le regard investigateur de Peyrol, mais au bout d’un instant il le regarda bien en face. « Aucun des enseignements de la vile superstition n’a réussi à lui corrompre l’âme », déclara-t-il avec exaltation. « C’est une patriote que j’ai ramenée chez elle. »

 

Peyrol, très calme, fit un geste d’assentiment à peine perceptible. « Ma foi, dit-il, tout cela ne m’empêchera pas de dormir fort bien dans cette pièce. J’avais toujours pensé que j’aimerais habiter un phare quand j’en aurais assez de courir les mers. Ça ressemble autant qu’il se peut à la lanterne d’un phare. Vous me verrez avec toutes mes petites affaires[29] demain », ajouta-t-il en se dirigeant vers l’escalier. « Salut, citoyen ! »

 

Peyrol avait une réserve de maîtrise de soi qui confinait à la placidité. Il y avait des gens, en Orient, qui ne doutaient pas que Peyrol fût sous ses dehors calmes un homme redoutable. Ils pouvaient en citer des exemples qui de leur point de vue personnel étaient tout simplement admirables. Quant à Peyrol lui-même il pensait que sa conduite avait été seulement rationnelle dans toutes sortes de dangereuses circonstances, sans qu’il se laissât jamais égarer par la nature, la cruauté, ou le danger de n’importe quelle situation donnée. Il savait s’adapter au caractère et à l’esprit même d’un événement et cela avec une réaction de sympathie profonde mais étonnamment exempte de sentimentalité. Le sentiment en soi était une création artificielle dont il n’avait jamais entendu parler et qui, s’il l’avait vu à l’œuvre, lui aurait paru trop mystérieux pour y rien comprendre. Cette sorte d’acceptation authentique faisait de Peyrol un parfait locataire pour la ferme d’Escampobar. Il débarqua en temps voulu avec toute sa cargaison, comme il disait, et à la porte de la maison il fut accueilli par la jeune femme au visage pâle et au regard vagabond. Rien dans le décor familier de sa vie ne pouvait fixer longtemps son attention. À droite, à gauche, au loin, au-delà de vous, elle semblait toujours chercher quelque chose tandis qu’on lui parlait, à tel point qu’on se demandait si elle suivait vraiment ce qu’on lui disait. Elle avait pourtant en réalité toute sa présence d’esprit. Au beau milieu de son étrange quête de quelque chose d’absent elle eut assez de détachement pour adresser un sourire à Peyrol. Puis, se retirant dans la cuisine, elle observa, autant que ses regards mobiles pouvaient observer quoi que ce fût, la cargaison de Peyrol et Peyrol montant l’escalier.

 

La partie la plus précieuse de la cargaison de Peyrol étant attachée par des courroies à sa propre personne, la première chose qu’il fit, une fois resté seul dans la chambre mansardée qui ressemblait à la lanterne d’un phare, fut de se soulager de son fardeau et de le poser sur le pied du lit. Puis il s’assit et, accoudé à la table, resta à le contempler avec un sentiment de complet soulagement. Ce butin ne lui avait jamais pesé sur la conscience. Il n’avait fait par moments que lui accabler le corps : et si son entrain en avait été tant soit peu affecté, ce n’était pas à cause de son caractère secret, mais plus simplement à cause de son poids qui était gênant, irritant, et, vers la fin d’une journée, absolument insupportable. Un marin comme lui, libre d’allures et qui respire à l’aise, se faisait ainsi l’effet d’un simple animal surchargé, et cela augmentait ce qu’il pouvait y avoir de compassion dans la nature de Peyrol pour les quadrupèdes qui portent ici-bas les fardeaux des hommes. Les nécessités d’une vie sans loi avaient fait de Peyrol quelqu’un d’impitoyable, mais il n’avait jamais été cruel.

 

Affalé dans son fauteuil, nu jusqu’à la ceinture, robuste et grisonnant, sa tête au profil romain appuyée sur son avant-bras puissant et couvert de tatouages, il restait détendu, les yeux fixés sur son trésor avec un air de méditation. Peyrol ne méditait pas toutefois (comme un observateur superficiel aurait pu le croire) sur la meilleure cachette à lui donner. Ce n’est pas qu’il fût sans vaste expérience de cette sorte de propriété qui lui avait toujours si rapidement fondu entre les doigts. Ce qui le rendait pensif, c’était le caractère de ce trésor : ce n’était pas une part d’un butin chèrement acquis au prix de labeurs, de risques, de dangers, de privations, mais un coup de chance entièrement personnel. Il savait ce que c’était que le fruit du pillage et combien cela se dissipait vite ; mais ce lot-là, c’était du définitif. Il l’avait là avec lui, fort loin de ces parages où il avait passé le plus clair de sa vie, pour ainsi dire dans un tout autre monde. Il était impossible de le dilapider à boire, à jouer, de le gaspiller de toute autre façon familière, ou même de s’en dessaisir. Dans cette pièce qui dominait de plusieurs pieds son pays natal atteint par la Révolution et où il se sentait plus étranger que partout ailleurs au monde, dans cette vaste mansarde inondée de lumière et pour ainsi dire environnée par la mer, Peyrol, plongé dans un vaste sentiment de paix et de sécurité, ne voyait pas pourquoi il se mettrait tellement martel en tête à ce sujet. Il s’aperçut qu’il ne s’était jamais vraiment attaché au butin qui lui tombait entre les mains. Non. Jamais. Se mettre particulièrement en peine de celui-ci qui ne pouvait faire l’objet d’aucune tentative de vengeance ni de récupération, c’eût été absurde. Peyrol se leva et se mit en devoir d’ouvrir un grand coffre en bois de santal que fermait un énorme cadenas : lui aussi faisait partie d’un butin, ramassé jadis dans une ville chinoise du golfe du Tonkin[30], en compagnie de quelques Frères-de-la-Côte qui avaient, une nuit, pris à l’abordage une goélette portugaise – dont ils avaient expédié l’équipage à la dérive dans une embarcation –, et sur laquelle ils s’étaient offert une croisière à leur compte, il y avait des années et des années de cela. Il était jeune alors, très jeune ; le coffre lui était échu parce que personne d’autre ne voulait s’encombrer d’une chose pareille, et aussi parce que le métal des cercles épais et curieusement ouvragés qui le renforçaient n’était pas de l’or mais du simple cuivre. Lui, dans son innocence, avait été assez content de cet objet. Il l’avait traîné avec lui dans toutes sortes d’endroits, il l’avait aussi parfois laissé derrière lui – pendant une année entière, par exemple, dans une caverne sombre et malodorante d’un certain endroit de la côte de Madagascar. Il l’avait confié à divers chefs indigènes, à des Arabes, à un tenancier de tripot à Pondichéry[31], bref à ses amis variés et même à des ennemis. Un jour il l’avait perdu, tout simplement.

 

C’était la fois où il avait reçu une blessure qui l’avait laissé béant et perdant son sang comme une outre crevée. Une discussion s’était élevée tout à coup dans une compagnie de Frères-de-la-Côte sur une question de conduite à tenir, question compliquée de jalousies personnelles, dont il était aussi innocent qu’un enfant à naître. Il ne sut jamais qui lui avait porté l’estafilade. Un autre Frère, un de ses camarades, un jeune Anglais, était intervenu précipitamment dans la bagarre, l’avait tiré de là, et il ne s’était plus rien rappelé pendant des jours. Quand il regardait encore maintenant la cicatrice, il ne comprenait pas comment il avait pu en réchapper. Cette aventure, avec sa blessure et une pénible convalescence, était la première chose qui lui eût quelque peu assagi le caractère. Bien des années plus tard, ses idées sur la légalité s’étant modifiées, il servait comme quartier-maître à bord de l’Hirondelle[32], un corsaire relativement respectable, quand il aperçut son coffre dans l’endroit le plus inattendu, à Port-Louis[33] au fond d’une obscure petite tanière baptisée boutique, et tenue par un Hindou solitaire. L’heure était tardive, la petite rue déserte, et Peyrol entra réclamer son bien, loyalement, un dollar[34] d’une main, un pistolet de l’autre : l’Hindou le supplia servilement d’emporter l’objet. Il chargea le coffre vide sur son épaule, et le même soir le corsaire prit la mer : alors seulement il put s’assurer qu’il ne s’était pas trompé, car peu après l’avoir eu pour la première fois, il avait, à titre d’amusement lugubre, gravé à l’intérieur du couvercle, de la pointe de son couteau, le grossier dessin d’un crâne et de deux os entrecroisés qu’il avait ensuite badigeonné en rouge avec de la laque de Chine. Le dessin s’y trouvait tout entier, aussi frais que jamais.

 

Dans cette mansarde tout inondée de lumière de la ferme d’Escampobar, le Peyrol aux cheveux gris ouvrit son coffre ; il en retira tout le contenu, qu’il déposa soigneusement sur le plancher, et il étala son trésor, poches en dessous, à plat sur le fond qui en fut exactement recouvert. Puis, s’affairant à genoux, il remit tout en place : une veste ou deux, une vareuse de drap fin, le reste d’un coupon de mousseline de Madapolam[35], dont il n’avait que faire, et bon nombre de belles chemises blanches. Personne n’oserait venir fourrager dans son coffre, pensait-il, avec l’assurance de quelqu’un qui, dans son temps, a su inspirer la crainte. Alors il se releva et, parcourant la pièce du regard tout en étirant ses bras puissants, il cessa de penser à son trésor, à l’avenir et même au lendemain, pénétré soudain de la conviction qu’il serait décidément fort bien dans cette chambre.

 

IV

 

Devant un minuscule fragment de miroir suspendu au montant de la fenêtre de l’est, Peyrol se rasait avec son inusable rasoir anglais, car ce jour-là était un dimanche. Les années de bouleversements politiques, qui avaient abouti à la proclamation de Napoléon comme consul à vie, n’avaient guère laissé de traces sur Peyrol, si ce n’est que sa puissante et épaisse tignasse était devenue presque blanche. Ayant soigneusement rangé son rasoir, Peyrol introduisit ses pieds recouverts de chaussettes dans une paire de sabots de la meilleure qualité et descendit bruyamment l’escalier. Sa culotte de drap brun n’était pas attachée aux genoux et il avait les manches de sa chemise relevées jusqu’aux épaules. Ce flibustier devenu campagnard était à présent tout à fait à son aise dans cette ferme qui, comme un phare, commandait la vue de deux rades et de la haute mer. Il traversa la cuisine. Elle avait le même aspect que le premier jour où il l’avait vue : le soleil faisait étinceler les dalles : au mur, la batterie de cuisine brillait de tous ses cuivres ; au milieu, la table soigneusement frottée était d’une blancheur de neige ; seul le profil de la vieille, la tante Catherine, était devenu peut-être un peu plus anguleux. La poule qui, sur le seuil de la porte, tournait prétentieusement le cou, aurait pu être restée plantée là depuis huit ans. Peyrol la chassa d’un murmure et alla dans la cour se laver à grande eau à la pompe. En rentrant, il avait l’air si frais et si vigoureux que la vieille Catherine, de sa voix ténue, lui fit compliment de sa « bonne mine ». Les manières avaient changé : elle ne l’appelait plus citoyen, mais Monsieur Peyrol. Il lui répondit immédiatement que si elle avait le cœur libre, il était prêt à la conduire sur-le-champ à l’autel. C’était là une plaisanterie si usée que Catherine ne la releva en aucune manière, mais elle le suivit des yeux tandis qu’il traversait la cuisine pour passer dans la salle fraîche dont on venait de laver les chaises et les tables et où il n’y avait âme qui vive. Peyrol ne fit que traverser la pièce pour gagner le devant de la maison, et laissa ouverte la porte d’entrée. Au bruit des sabots, un jeune homme assis dehors sur un banc tourna la tête et lui fit un signe nonchalant. Il avait le visage assez allongé, hâlé et lisse, le nez légèrement incurvé, le menton très bien dessiné. Il portait une vareuse bleu foncé d’officier de marine, ouverte sur une chemise blanche et un nœud coulant de foulard noir à longues pointes. Une culotte blanche, des bas blancs, et des souliers noirs à boucles d’acier complétaient son costume. Une épée à poignée de cuivre, dans un fourreau noir accroché à un ceinturon, était posée à terre près de lui. Peyrol, dont le visage rouge luisait sous les cheveux blancs, s’assit sur le banc à quelque distance du jeune homme. Devant la maison, le terrain rocailleux, nivelé sur une petite étendue, s’inclinait ensuite vers la mer par une pente qu’encadraient les éminences formées par deux collines dénudées. Le vieux forban[36] et le jeune officier, les bras croisés sur la poitrine, regardaient dans le vague, sans échanger la moindre parole, comme deux intimes ou comme deux étrangers. Ils ne firent pas même un mouvement en voyant apparaître à la barrière de la cour le maître de la ferme d’Escampobar, qui, une fourche à fumier sur l’épaule, commençait à traverser le bout de terrain plat. Avec ses mains noires, ses manches de chemise relevées, sa fourche sur l’épaule, toute son allure de travailleur en semaine avait, ce dimanche, un air de manifestation ; mais le patriote, dans la fraîche lumière du jeune matin, traînait ses sabots crasseux avec un air de lassitude qu’on n’aurait pas vu chez un vrai travailleur de la terre à la fin d’une journée de labeur. Il n’y avait pourtant rien de débile dans sa personne. Son visage ovale aux pommettes rondes n’avait pas une ride, si ce n’est au coin de ses yeux taillés en amande, ces yeux brillants de visionnaire, qui n’avaient pas changé depuis le jour où le vieux Peyrol en avait croisé le regard pour la première fois. Quelques poils blancs dans sa chevelure hirsute et dans sa barbe maigre marquaient seuls la trace des ans : encore fallait-il y regarder de près. On eût dit que, parmi les immuables rochers qui formaient l’extrémité de la presqu’île, le temps était resté immobile et inerte tandis que, sur cette extrême pointe méridionale de la France, les quelques êtres perchés là n’avaient cessé de vaquer à leur labeur et d’arracher le pain et le vin à une terre marâtre.

 

Le maître de la ferme passa devant les deux hommes sans cesser de regarder droit devant lui, et se dirigea vers la porte de la salle, que Peyrol avait laissée ouverte. Il appuya sa fourche au mur avant d’entrer. Le son d’une cloche lointaine, la cloche du village où, des années auparavant, le flibustier rentrant au pays avait fait boire sa mule et écouté la conversation de l’homme au chien, s’éleva faiblement et soudainement dans la grande paix de l’espace céleste. Le claquement violent de la porte de la salle vint rompre le silence des deux contemplateurs de la mer.

 

« Ce gaillard ne se repose donc jamais ? » demanda négligemment le jeune homme, sans même détourner la tête, et sa voix sourde couvrit le délicat tintement de la cloche.

 

« Pas le dimanche, en tout cas », répondit Peyrol d’un air également détaché. « Que voulez-vous ! La cloche de l’église, ça lui fait l’effet d’un poison. Je crois vraiment que ce garçon-là est né sans-culotte. Chaque décade[37] il met son plus beau costume, se fourre un bonnet rouge sur la tête et s’en va, parmi les bâtiments de la ferme, errer comme une âme en peine à la lumière du jour. Un jacobin, si jamais il en fut.

 

– Oui. Il n’y a guère de hameau en France qui ne compte un sans-culotte ou deux. Mais il y en a qui ont du moins réussi à changer de peau, à défaut d’autre chose.

 

– Celui-ci ne changera pas de peau, et pour ce qui est de l’intérieur, il n’y a jamais rien eu en lui qui puisse être remué. N’y a-t-il pas des gens qui se souviennent de lui à Toulon ? Il n’y a pas si longtemps de cela. Et pourtant… » Peyrol tourna légèrement la tête vers le jeune homme. « Et pourtant, à le voir… »

 

L’officier acquiesça d’un signe de tête et son visage prit un moment une expression inquiète qui n’échappa pas à l’attention de Peyrol. Celui-ci reprit d’un ton tranquille :

 

« Il y a quelque temps, quand les prêtres ont commencé à regagner leurs paroisses, imaginez-vous que ce garçon-là », Peyrol fit un brusque geste de la tête en direction de la porte de la salle, « est parti un beau jour jusqu’au village, un sabre au côté et son bonnet rouge sur la tête. Il se dirigeait vers la porte de l’église. Ce qu’il voulait y faire, je n’en sais rien. Ce n’était certainement pas pour aller y dire les prières appropriées. Bon, enfin tous ces gens étaient enchantés de voir leur église rouverte ; de sa fenêtre, une femme le vit passer et donna aussitôt l’alarme. « Holà ! voilà le jacobin, le sans-culotte, le buveur de sang ! Regardez-le. » Des gens sortirent précipitamment de chez eux et un ou deux hommes qui travaillaient dans leur jardin franchirent d’un bond les petits murs de clôture. Une foule se fut bientôt rassemblée, composée surtout de femmes, chacune avec la première chose qui lui était tombée sous la main, un bâton, un couteau de cuisine, n’importe quoi. Quelques hommes avec des bêches et des gourdins les rejoignirent près de l’abreuvoir. Il ne trouva pas la chose du tout à son goût. Que pouvait-il faire ? Il s’empressa de rebrousser chemin et de détaler vers le haut de la colline comme un lièvre. Il faut du courage pour tenir tête à une bande de femmes déchaînées. Il courut par le chemin charretier sans regarder derrière lui et les autres s’élancèrent à sa poursuite en hurlant : « À mort ! À mort le buveur de sang ! » Il était depuis des années un objet d’horreur et d’exécration aux yeux de tous ces gens à cause d’un tas d’histoires, et ils pensaient qu’il y avait une occasion à saisir. Le prêtre, dans son presbytère, entend tout ce bruit et court à la porte. D’un coup d’œil il voit ce qui se passe. C’est un gaillard d’environ quarante ans, mais musclé, avec de longues jambes, et agile… hein ? Il vous ramasse sa soutane et bondit dehors, prend des raccourcis par-dessus de petits murs bas et saute de rocher en rocher comme une sacrée chèvre. J’étais en haut dans ma chambre quand le bruit est venu jusqu’à moi. Je me suis mis à la fenêtre et j’ai vu les poursuivants déchaînés après lui. Je commençais à croire que cet imbécile allait nous attirer toutes ces furies avec lui jusqu’ici, et que ces gens-là allaient prendre la maison à l’abordage et nous faire à tous un mauvais parti, quand le prêtre lui a coupé la route, juste à temps. Il aurait pu faire trébucher mon Scevola comme rien, mais il le laissa passer et se planta en face de ses paroissiens, les bras étendus. Ça a réussi. Il a bel et bien sauvé le patron. Ce qu’il a bien pu leur dire pour les calmer, je n’en sais rien ; c’était dans les débuts et ils aimaient beaucoup leur nouveau curé. Il faisait d’eux ce qu’il voulait. J’avais passé la tête et les épaules par la fenêtre, car c’était assez intéressant. Ils auraient volontiers massacré toute notre maudite bande, comme ils nous appelaient dans le village… et quand je me retirai de la fenêtre, je m’aperçus que la patronne était derrière moi, qui regardait aussi. Vous êtes venu assez souvent ici pour savoir comme elle va et vient sur les terres et dans la maison, sans faire le moindre bruit. Une feuille ne se pose pas plus légèrement à terre que ne le font ses pieds[38]. Bon, je suppose qu’elle ne me savait pas là-haut et qu’elle était entrée dans la chambre simplement avec cette façon qu’elle a de toujours chercher quelque chose qui n’y est pas, et en me voyant ainsi penché à la fenêtre elle s’était naturellement approchée pour voir ce que je regardais. Elle n’était pas plus pâle que d’habitude, mais elle serrait sa robe contre sa poitrine avec ses dix doigts… comme ceci. J’en fus stupéfait. Avant même d’avoir pu retrouver l’usage de la parole, je la vis se retourner et sortir de la pièce sans faire plus de bruit qu’une ombre. »

 

Quand Peyrol se fut tu, on entendit de nouveau le faible tintement de la cloche de l’église, qui cessa aussi subitement qu’il avait commencé.

 

« À propos de son ombre », fit indolemment le jeune officier, « je sais à quoi elle ressemble. »

 

Le vieux Peyrol fit un geste vraiment accentué. « Que voulez-vous dire ? demanda-t-il. Où l’avez-vous vue ?

 

– La chambre où l’on m’a mis à coucher hier soir n’a qu’une fenêtre et je m’y étais posté pour regarder dehors. Je suis ici pour cela, n’est-ce pas, pour guetter ? Je venais de me réveiller en sursaut et, une fois éveillé, j’étais allé à la fenêtre, et je guettais.

 

– On ne voit pas d’ombres en l’air, grommela le vieux Peyrol.

 

– Non, mais on en voit par terre, et assez noires même, quand la lune est pleine ; la sienne s’allongeait sur cet espace découvert, depuis le coin de la maison.

 

– La patronne ! s’écria Peyrol à voix basse. Impossible !

 

– La vieille qui passe sa vie dans la cuisine se promène-t-elle ainsi ? Les femmes du village viennent-elles se promener jusqu’ici ? demanda calmement l’officier. Vous n’êtes pas sans connaître les habitudes des gens. C’était une ombre de femme. La lune étant à l’ouest, l’ombre glissa de biais depuis ce coin-ci de la maison, puis se retira en glissant. Je sais reconnaître son ombre, quand je la vois.

 

– Avez-vous entendu quoi que ce soit ? » demanda Peyrol après un moment d’hésitation visible.

 

« La fenêtre étant ouverte, j’entendais quelqu’un ronfler. Cela ne pouvait pas être vous, vous logez trop haut. D’ailleurs, à en juger par le ronflement », ajouta-t-il d’un ton sarcastique, « ce devait être quelqu’un qui avait la conscience tranquille. Ce n’est pas votre genre, vieil écumeur des mers ! car, voyez-vous, c’est ce que vous êtes, malgré votre brevet de canonnier. » Il regarda le vieux Peyrol du coin de l’œil. « Qu’est-ce qui vous donne cet air si préoccupé ?

 

– Elle se promène, c’est indéniable », murmura Peyrol sans essayer de dissimuler son trouble.

 

« Évidemment. Je suis capable de reconnaître une ombre quand j’en vois une ; et quand je l’ai vue cela ne m’a pas fait peur, pas moitié autant que mon seul récit semble vous avoir fait peur. Tout de même, votre sans-culotte d’ami doit avoir un sacré sommeil ; tous ces pourvoyeurs de guillotine vous ont une conscience républicaine de premier ordre, à l’épreuve du feu. Je les ai vus à l’œuvre dans le Nord, quand j’étais enfant, et que je courais pieds nus dans les ruisseaux.

 

– Ce gaillard dort toujours dans la même chambre, fit Peyrol avec sérieux.

 

– Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, reprit l’officier, sauf que cela doit probablement faire l’affaire des ombres vagabondes d’entendre la conscience de l’homme prendre ses aises. »

 

Fort agité, Peyrol se força à baisser la voix. « Lieutenant, dit-il, si je n’avais pas vu du premier jour ce que vous avez en tête, j’aurais certainement trouvé moyen de me débarrasser de vous depuis longtemps, d’une façon ou d’une autre. »

 

Le lieutenant lui jeta de nouveau un regard de côté et Peyrol, qui avait levé le poing, le laissa retomber lourdement sur sa cuisse. « Je suis le vieux Peyrol et cet endroit-ci, aussi isolé qu’un navire en mer, est pour moi comme un navire : tous ceux qui s’y trouvent sont mes camarades de bord. Ne vous occupez pas du patron. Je veux seulement savoir si vous avez entendu quoi que ce soit. Un bruit quelconque ? Un murmure, un bruit de pas ? » Un sourire amer et moqueur passa sur les lèvres du jeune homme.

 

« Pas même le pas d’une fée. Entendriez-vous tomber une feuille ? Et avec ce gredin de terroriste qui faisait un bruit de trompette juste au-dessus de ma tête… » Sans décroiser les bras, il se tourna vers Peyrol qui le regardait anxieusement. « Vous avez envie de savoir, n’est-ce pas ? Eh bien, je vais vous dire ce que j’ai entendu et vous en penserez ce que vous voudrez. J’ai entendu le bruit de quelqu’un qui trébuchait. Et ce n’était certes pas une fée qui s’était cogné les orteils. C’était je ne sais quoi dans de gros souliers. Ensuite une pierre a roulé jusqu’au bas du ravin qui est devant nous, interminablement, et puis il y a eu un silence de mort. Je n’ai rien vu remuer. Compte tenu de la position de la lune à ce moment-là, le ravin se trouvait plongé dans l’ombre. Et je n’ai pas essayé de voir. »

 

Peyrol, accoudé sur un genou, appuya sa tête sur la paume de sa main. L’officier, sans desserrer les dents, répéta : « Pensez-en ce que vous voudrez ! »

 

Peyrol hocha légèrement la tête. Après avoir parlé, le jeune officier s’adossa contre le mur, mais un instant plus tard leur parvint la détonation d’une pièce d’artillerie qui semblait venir du pied de la falaise et contourner la pente à leur gauche, sous forme d’un choc sourd suivi d’une sorte de soupir et qui semblait chercher une issue parmi les crêtes pierreuses et les roches les plus proches.

 

« C’est la corvette anglaise qui, depuis une semaine, entre en rade d’Hyères et en sort à la sauvette », dit le jeune officier en ramassant précipitamment son épée. Il se leva et boucla son ceinturon tout en disant, tandis que Peyrol se levait plus lentement de son banc :

 

« Elle n’est certainement pas où nous l’avons vue ancrée hier soir. Ce canon était tout proche. Elle a dû traverser la rade. Il y a eu assez de vent pour cela, à plusieurs reprises, cette nuit. Mais sur quoi peut-elle bien tirer là-bas dans la Petite Passe ? Nous ferions bien d’y aller voir. »

 

Il s’éloigna à grandes enjambées, suivi de Peyrol. On ne voyait personne aux abords de la ferme, on n’entendait aucun bruit, si ce n’est le mugissement lointain d’une vache qui leur parvenait faiblement de derrière un mur. Peyrol serrait de près l’officier qui suivait vivement le sentier dont la trace était à peine marquée sur la pente caillouteuse de la colline.

 

« Ce canon était chargé à blanc », déclara soudain Peyrol, d’une voix grave et assurée.

 

L’officier lui jeta un regard par-dessus son épaule.

 

« Vous avez peut-être raison. Vous n’avez pas été canonnier pour rien. Chargé à blanc, hein ! Alors, c’est un signal. Mais à qui ? Voilà des jours que nous observons cette corvette et nous savons qu’elle n’a pas de compagnon. »

 

Il avançait toujours et Peyrol qui, sans gaspiller son souffle, le suivait sur le sentier difficile, rétorqua d’une voix ferme : « Elle n’a pas de compagnon, mais elle a peut-être aperçu un ami, ce matin, au lever du soleil.

 

– Bah ! » répliqua l’officier sans ralentir le pas. « Voilà que vous parlez comme un enfant, ou bien vous me prenez pour tel. À quelle distance aurait-elle pu voir ? Qu’aurait-elle pu découvrir au lever du jour, en se dirigeant vers la Petite Passe où elle se trouve maintenant ? Voyons, les îles lui auraient masqué les deux tiers de la mer et cela précisément dans la direction où l’escadre anglaise côtière croise au-dessous de l’horizon. Drôle de blocus, en vérité ! On ne voit pas le moindre navire anglais pendant des jours et des jours de suite, et puis au moment où l’on s’y attend le moins, ils arrivent en foule comme s’ils voulaient nous manger tout vifs. Non, non ! il n’y a pas eu assez de vent pour lui amener un compagnon. Mais, dites-moi, canonnier, vous qui prétendez reconnaître l’aboi de toutes les pièces anglaises, quelle sorte de canon était-ce ? »

 

Peyrol répondit en grommelant : « Eh bien, c’est une pièce de douze[39]. C’est ce qu’elle porte de plus lourd. Ce n’est qu’une corvette.

 

– Eh bien alors, le coup a dû être tiré pour rappeler une des embarcations quelque part le long du rivage où nous ne pouvons pas la voir. Avec une côte pareille, toute en pointes et en criques, cela n’aurait rien d’extraordinaire, n’est-ce pas ?

 

– Non », dit Peyrol, en marchant d’un pas ferme, « ce qui est extraordinaire, c’est qu’elle ait eu une embarcation quelconque en sortie.

 

– Vous dites vrai. » L’officier s’arrêta soudain. « Oui, c’est en effet étonnant qu’elle ait eu une embarcation en sortie. Mais je ne vois pas comment expliquer autrement ce coup de canon. »

 

Le visage de Peyrol ne laissa paraître aucune espèce d’émotion.

 

« Il y a là matière à investigation, reprit avec animation l’officier.

 

– S’il ne s’agit que d’une embarcation », reprit Peyrol le plus tranquillement du monde, « il ne peut rien y avoir là-dedans de bien grave. Qu’est-ce que cela pourrait bien être ? Selon toute vraisemblance, ils l’auraient envoyée sur la côte de bonne heure le matin, avec des lignes, pour essayer d’attraper du poisson pour le petit déjeuner du capitaine. Pourquoi écarquillez-vous les yeux ainsi ? Vous ne connaissez donc pas les Anglais ? Ils ont toutes les audaces. »

 

Après avoir prononcé ces mots avec une lenteur à laquelle ses cheveux blancs donnaient un caractère vénérable, Peyrol fit le geste d’essuyer son front qui, pourtant, était à peine moite.

 

« Allons de l’avant ! » s’écria brusquement le lieutenant.

 

« Pourquoi courir ainsi », fit Peyrol sans bouger. « Mes sabots sont lourds et ne conviennent pas à la marche sur ces pentes caillouteuses.

 

– Vraiment ? s’écria l’officier. Eh bien ! si vous êtes fatigué, asseyez-vous et éventez-vous avec votre chapeau. Au revoir ! » Et il s’éloigna à grands pas avant que Peyrol eût pu dire un mot.

 

Le sentier qui suivait le contour de la colline s’incurvait en direction de la pente descendant vers la mer, et le lieutenant disparut bientôt avec une soudaineté saisissante. Peyrol vit sa tête reparaître un moment, rien que sa tête, et elle aussi s’évanouit soudain. Il demeurait perplexe. Après avoir regardé un moment dans la direction où l’officier avait disparu, il baissa les yeux vers les bâtiments de la ferme, placés à présent au-dessous de lui mais à faible distance. Il pouvait distinguer les pigeons qui marchaient sur le faîte des toits. Quelqu’un tirait de l’eau du puits, au milieu de la cour. Le patron, sans doute ; mais cet homme, qui avait eu un moment le pouvoir d’envoyer tant d’infortunés à la mort, ne comptait pas pour le vieux Peyrol ; il avait même cessé d’offusquer sa vue et de troubler ses sentiments. En soi, il n’était rien. Il n’avait jamais rien été d’autre que la créature de l’universelle soif de sang d’une certaine époque. Les doutes mêmes qu’il avait conçus à son sujet s’étaient désormais éteints dans le cœur du vieux Peyrol. Ce gaillard était tellement insignifiant que si, dans un moment d’attention particulière, Peyrol avait découvert qu’il ne projetait pas d’ombre, il n’en aurait pas été surpris. Il l’apercevait là-bas, réduit à une silhouette de nain, qui s’éloignait du puits en traînant un seau. Mais elle, où était-elle ? se demandait Peyrol, abritant ses yeux de la main. Il savait que la patronne ne pouvait pas être bien loin, puisqu’il l’avait aperçue pendant la matinée : mais cela, c’était avant d’apprendre qu’elle s’était mise à vagabonder la nuit. Son inquiétude croissante prit brusquement fin quand, détournant ses yeux de la ferme où elle ne se trouvait manifestement pas, il vit cette femme apparaître, sans rien d’autre derrière elle qu’un ciel de lumière, arrivant précisément à ce tournant du sentier qui avait rendu le lieutenant invisible.

 

Peyrol alla rapidement à sa rencontre. Il n’était pas homme à perdre son temps en vaines spéculations et les sabots ne semblaient guère lui peser aux pieds. La fermière, que les gens du village là-bas appelaient Arlette comme si ce n’eût été qu’une petite fille, mais avec un étrange accent de crainte scandalisée, s’avançait, la tête baissée, les pieds touchant le sol aussi légèrement qu’une feuille qui tombe, ainsi que le disait souvent Peyrol. Le bruit des sabots lui fit lever les yeux, ces yeux noirs et clairs qui avaient été frappés au sortir même de l’adolescence par de tels spectacles de terreur et d’effusions de sang qu’elle n’avait pas perdu la peur de regarder longtemps dans une direction déterminée, de crainte d’apercevoir quelque vision mutilée des morts traversant l’air inhabité. C’est ce que Peyrol appelait « essayer de ne pas voir quelque chose qui n’y était pas » : et cette mobilité, évasive et franche à la fois, faisait tellement partie de son être, que la fermeté avec laquelle elle soutint son regard interrogateur ne fut pas sans surprendre un moment le vieux Peyrol. Il demanda à brûle-pourpoint :

 

« Il vous a parlé ? »

 

Elle répondit avec quelque chose de dégagé et de provocant dans la voix qui fit également à Peyrol l’effet d’être nouveau. « Il ne s’est même pas arrêté, il a passé près de moi comme s’il ne me voyait pas. » Puis ils détournèrent leur regard l’un de l’autre.

 

« Dites-moi, qu’est-ce que vous vous êtes mis dans la tête de guetter comme cela la nuit ? »

 

Elle ne s’attendait pas à cette question. Elle baissa la tête et prit entre ses doigts un pli de sa jupe, avec l’air embarrassé d’un enfant.

 

« Qu’est-ce que cela a de mal ? » murmura-t-elle tout bas, timidement, comme s’il y avait deux voix en elle[40].

 

« Qu’est-ce que Catherine en a dit ?

 

– Elle dormait, à moins qu’elle ne soit seulement restée étendue sur le dos, les yeux fermés.

 

– Cela lui arrive ? » demanda Peyrol avec incrédulité.

 

« Oui. » Arlette fit à Peyrol un sourire étrange, inexpressif, auquel ses yeux ne participèrent pas. « Oui, cela lui arrive souvent. Je l’avais déjà remarqué. Elle reste à trembler sous ses couvertures jusqu’à ce que je revienne.

 

– Qu’est-ce qui vous a fait sortir la nuit dernière ? » Peyrol essaya de saisir son regard, mais les yeux de la jeune femme se dérobèrent comme d’habitude et son visage semblait maintenant incapable de sourire.

 

« Mon cœur ! » dit-elle.

 

Peyrol en demeura un moment sans voix, incapable de faire le moindre geste. La fermière ayant baissé les yeux, tout ce qu’elle avait de vie sembla s’être réfugié sur ses lèvres de corail éclatantes et sans un frémissement dans leur dessin parfait. Peyrol, jetant un bras en l’air, abandonna la conversation et s’engagea précipitamment dans le sentier, sans regarder derrière lui. Mais une fois dépassé le tournant, il s’approcha du poste de guet en ralentissant le pas. C’était un coin de terrain plat qui se trouvait un peu au-dessous du sommet de la colline. La pente en était fort accentuée, de sorte qu’un pin trapu et robuste qui s’y dressait perpendiculairement au sol était tout de même nettement incliné au-dessus du rebord d’un escarpement d’une cinquantaine de pieds. La première chose que Peyrol aperçut, ce fut l’eau de la Petite Passe dont l’ombre énorme de l’île de Porquerolles assombrissait plus de la moitié à cette heure encore matinale. Il ne pouvait la découvrir tout entière, mais sur la partie qu’embrassait son regard ne se voyait aucun navire. Le lieutenant, la poitrine appuyée au pin incliné, lui cria d’un air furieux :

 

« Accroupissez-vous ! Vous croyez donc qu’il n’y a pas de lorgnettes à bord de cette corvette anglaise ? »

 

Peyrol obéit sans mot dire, et pendant une minute environ offrit l’étrange spectacle d’un paysan assez massif, aux vénérables boucles blanches, qui se déplaçait à quatre pattes sur une pente, sans qu’on pût comprendre pourquoi. Quand il eut atteint le pied de l’arbre, il se dressa sur les genoux. Le lieutenant, aplati contre le tronc incliné, la lorgnette collée contre l’œil, grommela avec colère :

 

« Vous la voyez maintenant, non ? »

 

Peyrol, à genoux, découvrit alors le navire. Il était à moins d’un quart de mille plus loin sur la côte, de sa voix puissante il aurait presque pu le héler. Il pouvait, à l’œil nu, suivre le mouvement des hommes, comme des points noirs sur ses ponts. La corvette avait pénétré si loin à l’abri du cap Esterel que sa massive avancée semblait être bel et bien en contact avec l’arrière du navire. À le voir si rapproché, Peyrol retint brusquement son souffle. La lorgnette toujours collée à son œil, le lieutenant murmura :

 

« Je distingue jusqu’aux épaulettes des officiers sur le gaillard d’arrière[41]. »

 

V

 

Comme Peyrol et le lieutenant l’avaient conjecturé en entendant le coup de canon, la corvette anglaise qui, la veille au soir, était à l’ancre dans la rade d’Hyères, avait appareillé la nuit venue. Une légère brise l’avait, au début de la nuit, poussée jusqu’à la Petite Passe, puis l’avait abandonnée au clair de lune sans un souffle ; et là, privée de tout mouvement, elle avait plutôt l’air d’un monument de pierre blanche rapetissé par les masses sombres de la côte de part et d’autre d’elle, que d’un bâtiment renommé pour sa vitesse dans l’attaque et dans la fuite.

 

Son capitaine avait environ quarante ans, des joues glabres et pleines et des lèvres minces et mobiles qu’il avait la manie de comprimer mystérieusement avant de parler et quelquefois aussi après qu’il avait parlé. Son allure était alerte ; ses habitudes nocturnes.

 

Dès qu’il vit que le calme avait pris complètement possession de la nuit et allait durer plusieurs heures, le capitaine Vincent s’accouda à la lisse, dans sa pose favorite. Il était alors un peu plus de minuit, et dans cette immobilité universelle, la lune trônant dans un ciel sans tache semblait répandre son enchantement sur une planète inhabitée. Le capitaine Vincent ne s’inquiétait guère de la lune. Elle rendait, il est vrai, son navire visible des deux rives de la Petite Passe. Mais, depuis une année ou presque passée à commander ce navire qui servait d’éclaireur à l’escadre de blocus de l’amiral Nelson[42], il connaissait à peu près l’emplacement de chaque canon des défenses côtières. À l’endroit où la brise l’avait laissé, il se trouvait hors d’atteinte de la plus grosse des pièces d’artillerie montées sur Porquerolles. Du côté de Giens, il savait de source sûre qu’il n’y avait pas même une pétoire. Sa longue familiarité avec cette partie de la côte l’avait convaincu qu’il connaissait parfaitement les habitudes de la population. Les lumières de leurs maisons s’étaient éteintes de très bonne heure et le capitaine Vincent était sûr qu’ils étaient tous couchés, y compris les canonniers des batteries, qui appartenaient à la milice locale. L’habitude leur avait fait perdre tout intérêt pour les mouvements de l’Amelia, corvette de vingt-deux canons appartenant à Sa Majesté Britannique. Elle ne se mêlait jamais de leurs affaires personnelles et laissait les petits caboteurs aller et venir sans encombre. Ils auraient été surpris de la voir partie plus de deux jours. Le capitaine Vincent avait coutume de dire sarcastiquement que la rade d’Hyères était devenue pour lui comme un second foyer.

 

Pendant une heure environ, le capitaine Vincent rêva à son foyer véritable, à des affaires de service et à d’autres sujets disparates, puis entrant en action de façon très vigilante, il s’en alla surveiller lui-même le départ de cette embarcation dont le lieutenant Réal avait judicieusement conjecturé l’existence, qui ne faisait absolument aucun doute pour le vieux Peyrol, quoique sa mission ne consistât aucunement à pêcher du poisson pour le petit déjeuner du commandant. C’était la propre yole du commandant, embarcation très rapide à l’aviron. Elle était déjà accostée et l’équipage embarqué, quand l’officier qui commandait l’expédition fut appelé d’un signe par le capitaine Vincent. Il avait un coutelas au côté, une paire de pistolets à la ceinture, et son air résolu montrait qu’il avait déjà servi dans des opérations de ce genre.

 

« Ce calme-là va durer des heures, lui dit le capitaine. Sur cette mer sans marée, vous êtes sûr de retrouver le navire à peu près au même endroit, un peu plus près du rivage seulement. L’attraction de la terre… vous comprenez ?

 

– Oui, commandant, c’est vrai que la terre attire.

 

– Oui. Eh bien, on peut le laisser venir à toucher n’importe lequel de ces rochers. Il n’y aurait pas plus de danger que sur le long d’un quai avec une mer pareille. Regardez-moi donc l’eau de la Passe, monsieur Bolt. On dirait le plancher d’une salle de bal. Nagez à ranger la terre[43] quand vous rentrerez. Je vous attends au lever du jour. »

 

Le capitaine Vincent se tut brusquement. Un doute lui était venu à l’esprit touchant le bien-fondé de cette expédition nocturne. L’extrémité en forme de marteau de cette presqu’île dont la partie tournée vers la mer demeurait invisible des deux flancs de la côte était faite à souhait pour un débarquement clandestin. Son aspect solitaire avait séduit l’imagination du capitaine, qu’une remarque incidente de M. Bolt avait d’abord éveillée.

 

Le fait est qu’une semaine auparavant, comme l’Amelia croisait au large de la péninsule, Bolt avait déclaré, en regardant la côte, qu’il connaissait fort bien ce coin-là : il y avait même débarqué des années auparavant, du temps où il servait dans l’escadre de Lord Howe[44]. Il décrivit la nature du sentier, l’aspect d’un petit village sur le versant opposé et s’étendit sur le sujet d’une certaine ferme où il était allé plus d’une fois et où il avait même passé vingt-quatre heures de suite à plus d’une reprise.

 

Tout cela avait éveillé la curiosité du capitaine Vincent. Il envoya chercher Bolt et s’entretint longuement avec lui. Il écouta son récit avec grand intérêt. Un jour, du pont du navire sur lequel Bolt servait alors, on avait aperçu un homme parmi les rochers, qui, sur le rivage, agitait un drap ou une nappe blanche. Ç’aurait pu être un piège ; mais comme l’homme semblait être seul et que le rivage était à portée de canon du navire, on envoya une embarcation le chercher.

 

« Et ce fut là, commandant », poursuivait solennellement Bolt, « ce fut là, je le crois sincèrement, la première communication que lord Howe reçut des royalistes de Toulon. » Bolt décrivit ensuite au capitaine Vincent les rencontres des royalistes de Toulon avec les officiers de la flotte. Établi derrière la ferme il avait, lui-même, Bolt, bien souvent surveillé pendant des heures l’entrée du port de Toulon pour repérer l’embarcation qui devait amener les émissaires royalistes. Il faisait ensuite un signal convenu à l’escadre avancée, et des officiers anglais débarquaient de leur côté et se rencontraient avec les Français à la ferme. Ce n’était pas plus compliqué que cela. Les gens de la ferme, mari et femme, étaient gens aisés, de bonne famille, et fervents royalistes. Il avait fini par bien les connaître.

 

Le capitaine Vincent se demanda si les mêmes gens habitaient toujours à cet endroit. Bolt ne voyait pas de raison pour qu’il en fût autrement. Il n’y avait que dix ans de cela, et ce couple n’était pas vieux du tout. Autant qu’il avait pu le comprendre, la ferme leur appartenait. Lui, Bolt, ne savait alors que quelques mots de français. Ce n’est que plus tard, après avoir été fait prisonnier et détenu dans l’intérieur du pays jusqu’à la paix d’Amiens[45] qu’il avait pris une teinture de leur sabir. Sa captivité lui avait perdre ses faibles chances d’avancement, ainsi qu’il ne put s’empêcher de le remarquer. Bolt était toujours officier en second.

 

Le capitaine Vincent, d’accord en cela avec beaucoup d’officiers de tous grades appartenant à l’escadre de Lord Nelson[46], avait ses doutes sur l’efficacité de ce système de blocus à distance dont, apparemment, l’amiral ne voulait pas se départir. On ne pouvait pourtant blâmer Lord Nelson. Tous, dans la flotte, comprenaient que l’idée qu’il avait derrière la tête était de détruire l’ennemi, et que si l’ennemi était bloqué de plus près, on ne le verrait jamais sortir pour courir à sa perte. D’un autre côté, il était clair que la méthode employée ne donnait que trop de chances aux Français de filer au large sans se faire voir et de disparaître à tous les regards pendant des mois. Ces risques étaient une constante préoccupation pour le capitaine Vincent qui s’employait avec une ardeur passionnée à remplir la mission particulière dont on l’avait chargé. Ah, s’il avait eu une paire d’yeux rivés nuit et jour sur l’entrée du port de Toulon ? Ah, s’il avait eu le pouvoir d’observer précisément l’état des navires français, de pénétrer les secrets mêmes des esprits français ?

 

Mais il n’en souffla mot à Bolt. Il se contenta de remarquer que l’esprit du gouvernement français avait changé et que celui des royalistes de la ferme pouvait bien avoir changé aussi, depuis qu’ils avaient recouvré le droit de pratiquer leur religion. Bolt répondit qu’il avait souvent eu affaire aux royalistes jadis, quand il servait dans l’escadre de Lord Howe, avant et après l’évacuation de Toulon. Des gens de toutes sortes, hommes et femmes, barbiers et aristocrates, marins et commerçants, à peu près toutes les espèces imaginables de royalistes ; et son opinion était qu’un royaliste ne changeait jamais. Quant à l’endroit lui-même, il regrettait seulement que le commandant ne l’eût pu voir. C’était un de ces endroits que rien ne peut changer. Il se permit d’affirmer qu’il serait exactement le même dans cent ans.

 

L’ardeur de son officier attira sur lui un regard pénétrant du capitaine Vincent. Ils avaient à peu près le même âge, mais tandis que Vincent était relativement jeune pour un commandant, Bolt était déjà un vieux second. Ils se comprenaient parfaitement. Le capitaine Vincent laissa paraître un moment de nervosité puis déclara distraitement qu’il n’était pas homme à mettre la corde au cou d’un chien, et moins encore d’un bon marin.

 

Cette déclaration énigmatique ne fit apparaître aucune surprise dans le regard attentif de Bolt. Il prit seulement une expression un peu pensive avant de dire, du même ton pénétré, qu’un officier en uniforme ne risquait pas d’être pendu comme espion. La mission évidemment présentait bien des périls. Pour qu’elle réussît, et en supposant la ferme habitée par les mêmes gens, il fallait qu’elle fût entreprise par un homme bien connu d’eux. Il ajouta qu’il était sûr d’être identifié. Puis, tandis que Bolt s’étendait sur les excellentes relations qu’il avait eues avec les propriétaires de la ferme, particulièrement avec la maîtresse du logis, femme avenante et maternelle qui avait été très bonne pour lui et montrait une grande présence d’esprit, le capitaine Vincent, en regardant les épais favoris de son officier, pensa que ces ornements suffiraient à eux seuls à le faire reconnaître. Cette impression fut si forte qu’il demanda de but en blanc : « Vous n’avez pas modifié votre système pileux depuis cette époque, monsieur Bolt ? »

 

Une légère note d’indignation s’entendit dans la réponse négative de Bolt ; car il était fier de ses favoris. Il déclara qu’il était prêt à courir les risques les plus désespérés pour le service de son roi et de sa patrie.

 

Le capitaine Vincent ajouta : « Pour Lord Nelson aussi. » On comprenait bien où l’amiral voulait en venir avec ce blocus à soixante lieues de distance. Il parlait à un marin, et point n’était besoin d’en dire plus. Bolt croyait-il pouvoir persuader ces gens de le cacher chez eux, sur cette pointe déserte de la presqu’île, pendant assez longtemps ? Bolt pensait que c’était la chose la plus simple du monde ; il n’aurait qu’à monter là-haut renouer les relations anciennes, mais il n’avait pas l’intention de le faire avec témérité. Cela devait se faire la nuit, quand personne ne bougerait. Il débarquerait exactement au même endroit que jadis, enveloppé d’un caban de marin méditerranéen – il en avait un à lui – pardessus son uniforme et il irait tout droit frapper à la porte. Il y avait dix chances contre une que le fermier en personne vienne lui ouvrir. Il savait assez le français maintenant, pensait-il, pour persuader ces gens de le cacher dans une chambre qui aurait vue dans la bonne direction et il se fixerait là pendant des jours aux aguets, sans prendre d’exercice autrement qu’au milieu de la nuit ni d’autre nourriture que du pain et de l’eau, si c’était nécessaire, pour ne pas éveiller de soupçons parmi les garçons de ferme. Et qui sait si, avec l’aide du fermier, il n’obtiendrait pas des renseignements sur ce qui se passait réellement à l’intérieur du port. Et puis, de temps en temps, il descendrait, la nuit, pour envoyer un signal au navire et aller au rapport. Bolt exprima l’espoir de voir l’Amelia rester autant que possible en vue de la côte. Cela le réconforterait de la voir dans les parages. Le capitaine Vincent, naturellement, acquiesça. Il fit remarquer toutefois à Bolt que son poste n’aurait que plus d’importance si le navire devait être éloigné par l’ennemi ou drossé par le mauvais temps, comme cela pourrait bien arriver. « Vous seriez, alors, l’œil même de l’escadre de Lord Nelson, monsieur Bolt… pensez-y. L’œil même de l’escadre de Lord Nelson ! »

 

Après avoir dépêché son officier, le capitaine Vincent passa la nuit sur le pont. Le lever du jour vint enfin, beaucoup plus pâle que la lune qu’il remplaçait. Et toujours pas d’embarcation. Aussi le capitaine Vincent se demanda-t-il de nouveau s’il n’avait pas agi imprudemment. Impénétrable, l’air aussi dispos que s’il venait seulement de monter sur le pont, il débattit la chose avec lui-même jusqu’à ce que le soleil levant, éclairant la crête de l’île de Porquerolles, vînt darder ses rayons horizontaux sur son navire dont la rosée assombrissait les voiles et faisait dégoutter le gréement. Il se secoua alors pour dire à son premier lieutenant de mettre les embarcations à l’eau pour prendre le bâtiment en remorque et l’éloigner de la côte. Le coup de canon qu’il avait fait tirer exprimait simplement son irritation. L’Amelia, le cap sur le milieu de la Passe, avançait comme une tortue derrière le chapelet de ses embarcations. Des minutes s’écoulèrent. Et tout à coup, le capitaine Vincent aperçut son canot qui nageait en rasant la terre, conformément aux ordres. Quand il fut presque par le travers du navire, il obliqua pour accoster. Bolt grimpa à bord, seul, après avoir donné au canot l’ordre d’aller de l’avant pour aider au remorquage. Le capitaine Vincent, planté à l’écart sur le pont arrière, l’accueillit d’un regard sombrement interrogateur.

 

Les premiers mots de Bolt furent pour déclarer qu’il pensait que ce sacré endroit devait être ensorcelé. Puis il jeta un coup d’œil sur le groupe d’officiers réunis de l’autre côté du pont arrière. Le capitaine Vincent l’emmena dans sa cabine. Il se retourna alors et considéra son officier qui, l’air égaré, marmottait : « Il y a des somnambules, là-haut.

 

– Voyons, Bolt, que diable avez-vous vu ? Avez-vous pu seulement approcher de la maison ?

 

– Je suis allé jusqu’à vingt mètres de la porte, commandant », répondit Bolt. Puis, encouragé par le ton beaucoup moins féroce sur lequel le capitaine lui dit : « Et alors ? », il commença son récit.

 

Il n’avait pas atterri au pied du sentier qu’il connaissait, mais sur une petite plage où il avait dit à ses hommes de haler la yole à sec et de l’attendre. La plage était dissimulée du côté de la terre par d’épais buissons, et par quelques rochers du côté de la mer. Puis il avait gagné ce qu’il appelait le ravin, en évitant toujours le sentier, si bien qu’il avait fait la plus grande partie du chemin à quatre pattes, grimpant très précautionneusement et lentement parmi les pierres détachées, jusqu’à ce que, en s’accrochant à un buisson, il eût hissé ses yeux au niveau du terre-plein qui s’étendait devant la ferme.

 

À l’aspect familier des bâtiments qui n’avaient pas du tout changé depuis l’époque où il avait joué un rôle dans ce qui était apparu comme une opération très réussie, au début de la guerre, Bolt se sentit plein de confiance dans le succès de cette nouvelle entreprise qui, pour vague qu’elle fût, avait sans doute pour principal charme à ses yeux de lui rappeler le temps de sa jeunesse. Rien n’était plus aisé, semblait-il, que de traverser ces quarante mètres de terrain découvert et d’aller réveiller le fermier qu’il se rappelait si bien, cet homme cossu, ce royaliste grave et sagace dans son humble sphère ; cet homme qui, aux yeux de Bolt, n’était assurément pas traître à son pays et savait parfaitement conserver sa dignité dans des circonstances ambiguës. Dans la simplicité de vues de Bolt, ni cet homme ni cette femme ne pouvaient avoir changé.

 

L’opinion que Bolt avait ainsi des parents d’Arlette venait de ce qu’il avait conscience de n’avoir pas lui-même changé. Il était le même Jack[47] Bolt et tout, autour de lui, était pareil comme s’il n’avait quitté cet endroit que d’hier. Il se voyait déjà dans cette cuisine qu’il connaissait si bien, à la lueur d’une unique chandelle, assis devant un verre de vin et parlant dans son meilleur français à cet excellent fermier, homme aux principes sains. La chose était pour ainsi dire faite. Il se voyait déjà hôte insoupçonné de cette maison, strictement confiné il est vrai, mais soutenu par les importantes conséquences éventuelles de sa surveillance et à beaucoup d’égards mieux loti qu’il ne l’était à bord de l’Amelia ; et avec la conscience glorieuse d’être, selon la formule du capitaine Vincent, l’œil même de l’escadre.

 

Il va sans dire qu’il se garda bien de faire part de ses sentiments personnels au capitaine Vincent. Toutes ses pensées et ses émotions avaient tenu dans l’espace d’une ou deux minutes, tandis qu’accroché d’une main à son buisson, et ayant trouvé un bon point d’appui pour l’un de ses pieds, il se laissait aller à savourer d’avance le sentiment de sa réussite. Jadis, la femme du fermier avait le sommeil léger. Les gens de la ferme, qui, il s’en souvenait, habitaient le village ou étaient répartis dans des étables et des dépendances, ne lui donnaient aucune inquiétude. Point n’était besoin de frapper fort, il se représentait la femme du fermier assise dans son lit, prêtant l’oreille puis réveillant son mari qui, selon toute vraisemblance, irait prendre son fusil placé contre le dressoir au rez-de-chaussée et viendrait à la porte.

 

Et alors, tout irait bien… Mais peut-être… Oui ! Il était tout aussi probable que le fermier ouvrirait la fenêtre pour parlementer. C’était en réalité le plus probable. Naturellement. À sa place Bolt se rendait compte qu’il aurait agi précisément ainsi. Oui, c’est ce qu’un homme, dans une maison isolée, au milieu de la nuit, ferait le plus naturellement. Et il s’imaginait murmurant mystérieusement ses réponses le long du mur aux inévitables questions : « Ami. – Bolt. – Ouvrez-moi. – Vive le roi », ou quelque chose de ce genre. Et à la suite de ces images lumineuses l’idée vint à Bolt que le mieux était de lancer de petits cailloux contre le volet de la fenêtre, en faisant juste assez de bruit pour avoir toute chance de réveiller un dormeur au sommeil léger. Il ne savait pas exactement laquelle des fenêtres du premier étage était celle de la chambre de ces gens, mais de toute façon il n’y en avait que trois. Un instant plus tard il aurait surgi de son perchoir et gagné le terrain plat, si, ayant levé les yeux pour regarder de nouveau la façade de la maison, il ne s’était aperçu qu’une des fenêtres était déjà ouverte. Comment ne l’avait-il pas remarqué plus tôt, il ne pouvait se l’expliquer.

 

Il avoua au capitaine Vincent, au cours de son récit : « Cette fenêtre ouverte, commandant, m’arrêta net. En fait, ma confiance en fut ébranlée, car, vous le savez, commandant, aucun des naturels de ce pays n’aurait l’idée de dormir la fenêtre ouverte. J’eus l’impression qu’il y avait là quelque chose qui n’allait pas ; et je restai où j’étais. »

 

Cette séduction, faite de calme et de cordialité furtive, que dégage une maison la nuit, s’était dissipée du coup. Par l’effet d’une simple fenêtre ouverte, carré noir dans un mur éclairé par la lune, la maison avait pris l’aspect d’un piège. Bolt affirma au capitaine Vincent que la fenêtre ne l’aurait pas arrêté : il aurait continué tout de même, quoique avec un esprit mal assuré. Mais pendant qu’il y réfléchissait, il avait vu glisser sans bruit devant ses yeux irrésolus, et sortant d’on ne sait où, une blanche vision… une femme. Il distinguait les cheveux noirs qui lui tombaient dans le dos. Une femme que n’importe qui aurait été excusable de prendre pour un fantôme. « Je ne vous dirai pas, commandant, qu’elle m’ait glacé le sang dans les veines, mais un moment je me suis senti tout refroidi. Bien des gens ont vu des fantômes, du moins ils le disent, et je n’ai pas d’opinion arrêtée là-dessus. Elle était bizarre à regarder au clair de lune. Elle ne se conduisait pas comme une somnambule, d’ailleurs. Si elle n’était pas sortie d’une tombe, elle avait dû sauter du lit. Mais quand elle a rebroussé chemin furtivement et qu’elle est allée se poster au coin de la maison, j’ai bien vu que ce n’était pas un fantôme. Elle n’avait pas pu me voir. Elle était plantée là dans l’ombre à épier quelque chose… ou à attendre quelqu’un », ajouta Bolt sur un ton sinistre. « Elle avait l’air d’une folle », concéda-t-il charitablement.

 

Il n’y avait de clair pour lui qu’une seule chose, c’était qu’il était survenu des changements dans cette ferme depuis son époque. Bolt s’en indigna comme s’il se fût agi seulement de la semaine précédente. La femme cachée au coin de la maison restait visible à ses yeux, aux aguets, comme si elle n’eût attendu que de le voir paraître pour crier et courir ameuter tout le pays. Bolt eut vite fait de conclure que le mieux était de s’éloigner de cette pente. En descendant de son poste primitif, il eut le malheur de faire rouler une pierre. Cette circonstance avait hâté sa retraite. En quelques minutes il s’était retrouvé près du rivage. Il s’était arrêté pour prêter l’oreille. Au-dessus de lui, jusqu’au bout du ravin, et tout autour, parmi les rochers, tout était parfaitement tranquille. Il se dirigea vers son canot. Il n’y avait rien d’autre à faire que de s’éloigner tranquillement et peut-être…

 

« Oui, monsieur Bolt, j’ai peur qu’il ne nous faille abandonner notre plan », interrompit le capitaine Vincent, à cet endroit du récit. Bolt acquiesça comme à regret, et c’est alors qu’il s’arma de son courage pour avouer que ce n’était pas là le pire. Devant l’air stupéfait du commandant il se hâta de lâcher le morceau. Il était tout à fait désolé ; il ne pouvait absolument pas s’expliquer comment cela s’était fait mais… il avait perdu un de ses hommes.

 

Le capitaine Vincent sembla n’en pas croire ses oreilles : « Qu’est-ce que vous me racontez ? Vous avez perdu un homme de l’armement de ma yole ! » Il était profondément scandalisé. Bolt était affligé en proportion. Il raconta que peu après qu’il les avait quittés, les hommes avaient entendu, ou cru entendre, des bruits faibles et singuliers, quelque part dans la crique. Le patron[48] avait envoyé un des hommes, le plus vieux de l’équipage, le long du rivage pour s’assurer que la yole tirée sur la grève n’était pas visible de l’autre côté de la crique. L’homme – c’était Symons – était parti à quatre pattes faire le tour de l’anse, et puis… il n’était pas revenu. C’était la vraie raison pour laquelle l’embarcation avait tant tardé à rallier le navire. Bolt, naturellement, n’avait pas voulu abandonner un de ses hommes. Il était inconcevable que Symons eût déserté. Il avait laissé son coutelas et était absolument sans arme ; mais même si on lui avait sauté dessus à l’improviste, il aurait sûrement pu pousser un cri qu’on aurait entendu d’un bout à l’autre de la crique. Pourtant, jusqu’au lever du jour, il n’avait régné sur la côte que le plus profond silence, dans lequel on aurait entendu un murmure, semblait-il, à des lieues de là. Tout se passait comme si Symons avait été escamoté par quelque moyen surnaturel, sans lutte et sans cri. Car il était inconcevable qu’il se fût aventuré à l’intérieur et se fût fait prendre. Il était également inconcevable qu’il y eût eu, cette nuit-là précisément, des gens prêts à sauter sur Symons et à l’assommer avec assez de précision pour ne pas lui laisser même le temps de pousser un gémissement.

 

« Tout cela est absolument fantastique, monsieur Bolt », s’écria le capitaine Vincent. Il serra énergiquement les lèvres un moment, puis reprit : « Mais pas beaucoup plus que votre histoire de femme. Je suppose que vous avez vraiment vu quelque chose de réel…

 

– Je vous assure, commandant, qu’elle est restée là, en plein clair de lune, pendant dix minutes, à un jet de pierre de moi », protesta Bolt avec une sorte de désespoir. « Elle semblait avoir sauté du lit rien que pour surveiller la maison. Si elle avait un jupon par-dessus sa chemise de nuit, c’était bien tout. Elle me tournait le dos. Quand elle s’est éloignée, je n’ai pas pu distinguer convenablement son visage. Et puis elle est allée se poster dans l’ombre de la maison.

 

– Pour faire le guet, suggéra le capitaine Vincent.

 

– Cela en avait tout l’air, commandant, avoua Bolt.

 

– Il fallait donc qu’il y eût quelqu’un dans les parages », conclut le capitaine Vincent avec assurance.

 

« C’est probable », murmura Bolt comme à regret. Il s’était attendu à connaître de très graves ennuis à cause de cette aventure et l’attitude tranquille du capitaine le soulagea fort. « J’espère, commandant, que vous m’approuverez de n’avoir pas essayé d’aller tout de suite à la recherche de Symons.

 

– Oui. Vous avez agi prudemment en ne vous avançant pas dans l’intérieur des terres, répondit le capitaine.

 

– Je craignais de compromettre nos chances en révélant notre présence sur le rivage. Et nous n’aurions pas pu l’éviter. En outre, nous n’étions que cinq en tout, et pas armés comme il aurait fallu.

 

– Notre plan a échoué par la faute de votre somnambule, monsieur Bolt », déclara sèchement le capitaine Vincent. « Mais il faut essayer de savoir ce qu’est devenu notre homme, si on peut le faire sans prendre trop de risques.

 

– En débarquant en force dès la nuit prochaine, on pourrait encercler la maison, proposa Bolt. Si nous y trouvons des amis, ce sera bel et bon ; si ce sont des ennemis, alors nous pourrions en emmener quelques-uns à bord pour faire un échange éventuel. Je regrette presque de n’être pas retourné enlever cette donzelle… quelle qu’elle soit », ajouta-t-il avec emportement. « Ah ! si seulement ç’avait été un homme !

 

– Il y avait sans doute un homme pas très loin », reprit le capitaine Vincent d’une voix unie. « En voilà assez, monsieur Bolt. Vous ferez bien d’aller prendre un peu de repos, maintenant. »

 

Bolt ne se le fit pas dire deux fois, car il était las et affamé, après son déplorable échec. Ce qui le contrariait le plus, c’était l’absurdité de l’affaire. Le capitaine Vincent, bien qu’il n’eût pas fermé l’œil de la nuit lui non plus, se sentait trop agité pour rester dans sa cabine. Il suivit son officier sur le pont.

 

VI

 

Sur ces entrefaites, on avait remorqué l’Amelia à environ un demi-mille du cap Esterel. Ce changement de position l’avait rapprochée des deux hommes qui l’observaient et qui, à flanc de colline, eussent été parfaitement visibles du pont du navire si la tête du pin n’eût dissimulé leurs mouvements. Le lieutenant Réal s’étant, à califourchon, avancé sur le tronc rugueux aussi loin qu’il le pouvait, avait maintenant tout le pont du navire anglais dans le champ de la lorgnette de poche qu’il braquait entre les branches.

 

« Le commandant vient de monter sur le pont », dit-il tout à coup à Peyrol.

 

Celui-ci, assis au pied de l’arbre, ne répondit rien pendant un long moment. Une chaude torpeur s’étendait sur la terre et semblait peser sur ses paupières. Mais, intérieurement, le vieux forban était fort éveillé. Sous son masque d’immobilité, et en dépit de ses yeux mi-clos et de ses mains nonchalamment jointes, il entendit le lieutenant, perché là-haut, tout contre la tête de l’arbre, qui comptait quelque chose à mi-voix : « Un, deux, trois », puis s’écria : « Parbleu ! », après quoi il revint en arrière par saccades sur le tronc qu’il chevauchait. Peyrol se leva et s’écarta pour lui faire place et ne put s’empêcher de lui demander : « Que se passe-t-il à présent ?

 

– Je vais vous le dire », répondit l’autre avec agitation. Dès qu’il fut sur ses pieds, il rejoignit Peyrol et une fois tout près de lui, se croisa les bras sur la poitrine.

 

« La première chose que j’ai faite, ç’a été de compter les embarcations qui étaient à l’eau. Il n’en restait pas une seule à bord. Je viens de les compter de nouveau et j’en ai trouvé une de plus. Ce navire avait une embarcation dehors hier soir. Comment ne l’ai-je pas vue déborder de dessous la côte, je me le demande. Je surveillais le pont, je suppose, et elle semble avoir filé droit sur la remorque[49]. Mais j’avais raison. Le navire avait un canot dehors. » Il saisit tout à coup Peyrol par les deux épaules : « Je crois que vous le saviez depuis le début. Je vous dis que vous le saviez. »

 

Peyrol, violemment secoué par les épaules, leva les yeux vers ce visage furieux tout proche du sien. Son regard las ne trahissait ni crainte, ni honte, mais de la perturbation, de la perplexité et un souci évident. Il demeura passif et se contenta de protester avec calme :

 

« Doucement, doucement. »

 

Le lieutenant lâcha soudain Peyrol sur une dernière secousse qui ne réussit pas à le faire chanceler. Aussitôt lâché, celui-ci adopta un ton d’explication :

 

« C’est que le terrain est glissant ici. Si j’avais perdu l’équilibre, je n’aurais pu m’empêcher de me raccrocher à vous, et nous aurions dégringolé tous deux cette falaise : ce qui en aurait dit plus à ces Anglais que vingt canots n’en pourraient découvrir en autant de nuits. »

 

Le lieutenant Réal fut secrètement impressionné par la modération de Peyrol. Rien ne pouvait donc l’ébranler. Physiquement même, il eut la sensation que son effort était parfaitement vain ; autant aurait valu essayer de secouer un rocher. Il se jeta nonchalamment à terre en disant : « Comme quoi, par exemple ? »

 

Peyrol s’assit avec une lenteur appropriée à ses cheveux gris. « Vous ne supposez tout de même pas que de cent vingt paires d’yeux à bord de ce navire, il n’y en ait pas au moins une douzaine qui scrutent le rivage. Voir dégringoler deux hommes du haut d’une falaise aurait été un spectacle saisissant. Ces Anglais y auraient trouvé assez d’intérêt pour envoyer un canot à terre afin de fouiller nos poches, et, morts ou seulement à moitié morts, nous n’aurions guère pu les en empêcher. Cela n’aurait pas beaucoup d’importance pour moi et je ne sais quels papiers vous pouvez bien avoir dans vos poches, mais il y a vos épaulettes, votre habit d’uniforme.

 

– Je n’ai aucun papier dans mes poches et… » Une pensée sembla frapper soudainement le lieutenant, une pensée si intense et outrée que l’effort mental qu’il fit lui donna un moment l’air absent. Il se reprit et poursuivit sur un autre ton : « Les épaulettes n’auraient pas été en elles-mêmes une grande révélation.

 

– Non. Pas bien grande : mais cela suffirait pour faire savoir au capitaine qu’on le surveille, car quelle autre signification pourrait bien avoir le cadavre d’un officier de marine, une longue-vue dans sa poche ? Des centaines d’yeux peuvent bien regarder machinalement ce navire chaque jour, de tous les points de la côte, quoique je croie bien que les terriens d’ici ne font plus guère attention à lui maintenant. Mais être sous surveillance permanente, c’est tout différent. Je ne crois pas, toutefois, que tout cela ait beaucoup d’importance. »

 

Le lieutenant se remettait de son accès de réflexion soudaine. « Des papiers dans ma poche », murmura-t-il à part lui. « Ce serait un excellent moyen. » Ses lèvres, en se rejoignant, esquissèrent un sourire légèrement sarcastique, par lequel il accueillit le regard de côté que lui jetait Peyrol, avec une perplexité évidemment provoquée par l’inexplicable caractère de ces paroles.

 

« Je parie, dit le lieutenant, que, depuis le premier jour où je suis venu ici, vous vous êtes plus ou moins cassé la tête, mon vieux, pour découvrir mes motifs et mes intentions. »

 

Peyrol répondit simplement : « Vous êtes d’abord venu ici en service commandé, et puis vous êtes revenu parce que, même dans la flotte de Toulon, un officier a parfois quelques jours de permission. Quant à vos intentions, je n’en dirai rien. Spécialement à mon endroit. Il y a dix minutes environ, n’importe qui en nous voyant aurait pensé qu’elles n’étaient pas très amicales. »

 

Le lieutenant se redressa soudainement. À ce moment, la corvette anglaise, en s’éloignant de l’abri de la terre, était devenue visible, même de l’endroit où ils étaient assis.

 

« Regardez ! s’écria Réal. On dirait qu’elle a bonne allure malgré ce calme. »

 

Peyrol, surpris, leva les yeux et vit l’Amelia qui, dégagée du rebord de la falaise, faisait route vers l’autre côté de la Passe. Toutes ses embarcations étaient déjà le long du bord, et pourtant, comme Peyrol put s’en convaincre en la fixant attentivement une minute ou deux, elle n’était pas stationnaire.

 

« Elle se déplace, c’est indéniable. Elle se déplace. Regardez la tache blanche de cette maison sur Porquerolles. Là ! La pointe de son bout-dehors[50] arrive dessus en ce moment. Dans un instant, ses voiles de l’avant vont nous la masquer.

 

– Je ne l’aurais jamais cru », grommela le lieutenant, après avoir regardé fixement le navire en silence. « Et regardez, Peyrol, regardez, l’eau n’a pas une ride. »

 

Peyrol, qui s’abritait les yeux du soleil, laissa retomber sa main. « Oui, dit-il, elle obéirait plus vite qu’une plume au souffle d’un enfant et les Anglais s’en sont bien vite aperçus après l’avoir prise. Ils l’ont prise à Gênes quelques mois seulement après mon retour au pays pour prendre mon mouillage ici.

 

– Je ne savais pas cela, murmura le jeune homme.

 

– Ah ! lieutenant », dit Peyrol en appuyant l’index sur sa poitrine, « ça fait mal là, n’est-ce pas ? il n’y a que de bons Français ici. Est-ce que vous croyez que ça me fait plaisir de voir ce pavillon-là à son pic ! Regardez, on la voit tout entière maintenant. Regardez, son pavillon qui pend comme s’il n’y avait pas le moindre souffle de vent dans le monde… » Il tapa du pied soudainement. « Et pourtant, elle se déplace : ceux qui à Toulon songent à la capturer morte ou vive feront bien d’y réfléchir à deux fois, de faire leurs plans sérieusement et de s’assurer des hommes capables de les mettre à exécution.

 

– On en parlait plus ou moins à l’Amirauté, à Toulon » dit Réal.

 

Le flibustier hocha la tête. « Ce n’était pas la peine de vous envoyer ici en mission, dit-il. Voilà un mois que je la surveille, elle et l’homme qui la commande à présent. Je connais tous ses tours et toutes ses habitudes désormais. Cet homme-là est un marin, il n’y a pas à dire, mais je sais d’avance ce qu’il fera dans toute circonstance donnée. »

 

Le lieutenant Réal s’allongea de nouveau sur le dos, les mains croisées sous la tête. Il pensait que le vieux ne se vantait pas. Il en savait long sur ce navire anglais, et si l’on tentait de le capturer, on ferait bien de prendre son avis. Néanmoins, dans ses rapports avec le vieux Peyrol, le lieutenant Réal souffrait d’éprouver des sentiments contradictoires. Réal était le fils d’un couple de ci-devant – de petite noblesse de province – qui avaient l’un et l’autre laissé leur tête sur l’échafaud la même semaine. Quant à leur fils, il avait été mis en apprentissage, par ordre du délégué du comité révolutionnaire de la ville, chez un menuisier pauvre mais d’esprit droit, qui n’était pas en état de lui acheter des souliers pour faire ses courses, mais qui traita avec bienveillance cet aristocrate. Ce qui n’empêcha pas l’orphelin de s’enfuir au bout d’un an et de s’engager, comme mousse, sur un des navires de la République en partance pour une expédition lointaine. En mer, il découvrit une nouvelle échelle de valeurs. Au cours d’environ huit années, réprimant ses facultés d’amour et de haine, il avait atteint le rang d’officier par son seul mérite et s’était accoutumé à considérer les hommes avec scepticisme, sans guère de mépris ni de respect. Il n’avait de principes que professionnels et n’avait de sa vie connu une amitié : plus infortuné en cela que le vieux Peyrol qui avait au moins connu les liens de ces hors-la-loi de Frères-de-la-Côte. Il était naturellement très circonspect. Peyrol, qu’il avait été fort étonné de trouver installé sur cette presqu’île, était le premier être humain qui eût percé cette réserve étudiée que la nature précaire de toute chose avait imposée à cet orphelin de la Révolution. La personnalité singulière de Peyrol n’avait pas manqué d’éveiller l’intérêt de Réal, une sympathie méfiante, à laquelle se mêlait un certain mépris de nature purement philosophique. Il était évident que cet homme avait dû jadis être pirate ou peu s’en fallait ; c’était là un genre de passé qui ne pouvait gagner la faveur d’un officier de marine.

 

Toujours est-il que Peyrol avait percé sa réserve ; et bientôt les particularités de tous les gens de la ferme, l’un après l’autre, étaient passées par la brèche ainsi ouverte.

 

Le lieutenant Réal, étendu sur le dos, les yeux fermés pour se garantir du soleil aveuglant, méditait sur le sujet du vieux Peyrol, tandis que Peyrol lui-même, sa tête blanche découverte en plein soleil, avait l’air de veiller un cadavre. Ce qui, chez cet homme, en imposait au lieutenant Réal, c’était sa faculté d’intuition pénétrante. L’histoire des relations de Réal avec cette ferme de la presqu’île avait été à peu près ce que Peyrol avait affirmé : il était venu d’abord en service commandé pour établir un poste de signaux, puis, une fois ce projet abandonné, il y avait fait des visites volontaires. N’appartenant à aucun navire de la flotte, mais exerçant des fonctions à terre, à l’Arsenal, le lieutenant Réal avait passé à la ferme plusieurs brefs congés et personne n’aurait pu dire s’il y était venu pour le service ou en permission. Personnellement il n’aurait pu – ni peut-être voulu – dire à personne, pas même à lui-même, pourquoi il se trouvait qu’il vînt. Il était écœuré par son travail. Il n’avait au monde nul lieu où se rendre, nul homme à aller voir. Était-ce Peyrol qu’il venait voir ? Une entente muette, étrangement soupçonneuse et méfiante, s’était imperceptiblement établie entre lui et ce vieux hors-la-loi qu’on eût pu soupçonner de n’être venu là que pour y mourir si toute sa robuste personnalité et sa vitalité tranquille n’avaient été étrangères à l’idée même de la mort. Ce flibustier agissait comme s’il avait tout le temps imaginable à sa disposition.

 

Peyrol se mit soudain à parler, en regardant droit devant lui comme s’il s’adressait à l’île de Porquerolles, à huit milles de là.

 

« Oui, je connais tous ses mouvements, et pourtant je dois dire que cette façon de se faufiler au ras de notre presqu’île est quelque chose de nouveau.

 

– Oui ! du poisson pour le déjeuner du commandant », marmotta Réal sans ouvrir les yeux. « Où est-elle maintenant ?

 

– Au milieu de la Passe, hissant dare-dare ses embarcations. Et gardant toujours de l’erre[51]. Ce navire aurait de l’erre tant que la flamme d’une chandelle, sur le pont, ne resterait pas droite.

 

– Ce navire est une merveille !

 

– Il a été bâti par des charpentiers français », fit le vieux Peyrol avec amertume.

 

Ces mots furent suivis d’un long silence, puis le lieutenant reprit d’un air indifférent : « Vous semblez très affirmatif sur ce point. Comment le savez-vous ?

 

– Voilà un mois que je le regarde, quel que soit le nom qu’il a pu porter, ou celui que les Anglais lui donnent maintenant ; avez-vous jamais vu un navire de construction anglaise avoir un avant comme celui-là ? »

 

Le lieutenant resta silencieux comme s’il avait perdu tout intérêt à la chose et qu’il n’y eût pas eu trace d’un navire de guerre anglais à moins d’un mille de là. Pourtant il ne cessait de réfléchir. On lui avait parlé confidentiellement d’une certaine mission à remplir d’après des instructions reçues de Paris. Ce n’était pas exactement une action belliqueuse, mais une mission de la plus grande importance. Le risque n’en était pas tant mortel que particulièrement odieux. De quoi faire reculer un homme courageux ; il y a des risques (autres que celui de la mort) auxquels un homme résolu peut se dérober sans honte.

 

« Avez-vous jamais goûté de la prison, Peyrol ? » demanda-t-il tout à coup en affectant un ton de voix somnolent.

 

Peyrol en poussa presque un cri : « Bonté divine ! Non ! De la prison ! Que voulez-vous dire par prison ?… J’ai été prisonnier chez les sauvages », ajouta-t-il en se calmant, « mais c’est une très vieille histoire. J’étais jeune et bête alors. Plus tard devenu homme, j’ai été esclave chez le fameux Ali Kassim[52]. J’ai passé quinze jours avec des chaînes aux bras et aux jambes, dans la cour d’un fortin en torchis, sur la côte du golfe Persique. Nous étions à peu près une vingtaine de Frères-de-la-Côte, logés à la même enseigne… à la suite d’un naufrage.

 

– Oui… » (Le lieutenant avait toujours son air languissant) « et j’imagine que vous vous êtes tous mis au service de ce vieux pirate sanguinaire.

 

– Pas un seul de ses milliers de moricauds n’était capable de charger un canon proprement. Mais Ali Kassim faisait la guerre comme un prince. Nous avons fait voile, en formation régulière, traversé le golfe, et pris une ville quelque part sur la côte d’Arabie, que nous avons mise au pillage. Alors, moi et les autres, nous avons réussi à nous emparer d’un boutre[53] armé, et nous nous sommes frayé, les armes à la main, un passage à travers cette flotte de moricauds. Plusieurs d’entre nous sont morts de soif, par la suite. Tout de même, ce fut une grande affaire. Mais que venez-vous me parler de prison ? Un homme digne de ce nom, si on lui donne une chance de se battre, peut toujours se faire casser la tête. Vous me comprenez ?

 

– Oui, je vous comprends », répondit le lieutenant d’une voix traînante, « je crois que je vous connais passablement bien. Je suppose qu’une prison anglaise…

 

– Quel horrible sujet de conversation[54] » s’écria vivement Peyrol, l’air ému. « Assurément, n’importe quelle mort vaut mieux que la prison. N’importe quelle mort ! Mais qu’est-ce que vous avez donc en tête, lieutenant ?

 

– Oh ! ce n’est pas que je souhaite votre mort », reprit Réal d’une voix traînante et sur un ton d’indifférence.

 

Peyrol, les doigts enlacés autour de ses jambes, regardait fixement la corvette anglaise qui flottait nonchalamment dans la Passe, tandis que toute son attention restait fixée sur les mots qui s’étaient élancés, nonchalamment eux aussi, dans la paix et le silence de cette matinée. Il demanda alors d’une voix sourde :

 

« Est-ce que vous voulez me faire peur ? »

 

Le lieutenant eut un rire discordant. Ni d’un mot, ni d’un geste, ni d’un regard, Peyrol ne sembla saluer ce bruit énigmatique et déplaisant. Mais quand il prit fin, le silence devint si oppressant entre les deux hommes que, d’un même mouvement, ils se levèrent. Le lieutenant fut rapidement sur pied. Peyrol mit plus de temps et de dignité à se relever. Ils demeurèrent debout côte à côte, sans pouvoir détacher leurs regards avides du navire ennemi qu’ils apercevaient à leurs pieds.

 

« Je me demande pourquoi il s’est mis dans cette singulière position, dit l’officier.

 

– Je me le demande aussi, grogna sèchement Peyrol. Si nous avions eu seulement deux pièces de dix-huit sur cette saillie rocheuse à notre gauche, on aurait pu démâter cette corvette en dix minutes.

 

– Brave vieux canonnier, commenta Réal ironiquement. Et ensuite ? Nous nous serions jetés à la mer, vous et moi, nos coutelas entre les dents, pour aller la prendre à l’abordage, ou quoi ? »

 

Cette saillie fit passer sur le visage de Peyrol un sourire austère. « Non, non », protesta-t-il avec modération, « mais pourquoi ne pas renseigner Toulon à ce sujet ? Qu’ils envoient une frégate ou deux pour la capturer vivante. Bien des fois j’ai imaginé sa capture, rien que pour me soulager le cœur : souvent, la nuit, j’ai regardé par ma fenêtre, là-haut, à travers la baie, vers l’endroit où je savais qu’elle était à l’ancre, et j’ai pensé à la petite surprise que je pourrais lui ménager, si je n’étais pas seulement le vieux Peyrol, canonnier.

 

– Oui, et quelqu’un qui reste dans son coin par-dessus le marché, avec son nom marqué d’une mauvaise note sur les registres de l’Amirauté à Toulon.

 

– Vous ne pouvez pas dire que j’aie essayé de me cacher de vous, qui êtes pourtant un officier de marine, répondit vivement Peyrol. Je n’ai peur de personne. Je ne me suis pas enfui. Je me suis simplement éloigné de Toulon. Personne ne m’avait donné l’ordre d’y rester. Et vous ne pouvez pas dire que je me sois enfui très loin, en tout cas.

 

– C’est ce que vous avez fait de plus adroit. Vous saviez ce que vous faisiez.

 

– Vous revoilà en train d’insinuer je ne sais quelle malversation, comme cet homme à grosses épaulettes du bureau de la Marine qui avait l’air de vouloir me faire arrêter simplement parce que j’avais ramené une prise, depuis l’océan Indien, à huit mille milles d’ici, en échappant à tous les navires anglais que j’avais rencontrés, ce qu’il n’aurait probablement pas su faire. J’ai mon brevet de canonnier, signé par le citoyen Renaud, chef d’escadre. On ne me l’a pas donné pour m’être tourné les pouces ou m’être caché dans la cale à filin quand l’ennemi était là. Il y avait à bord de nos navires des patriotes qui ne trouvaient pas cette sorte de chose au-dessous d’eux, je puis vous l’assurer. Mais, république ou pas république, ce n’est vraisemblablement pas des gens de ce genre qui obtenaient un brevet de canonnier.

 

– C’est bon », dit Réal, les yeux fixés sur le navire anglais qui était maintenant cap au nord.

 

« Regardez, on dirait qu’il a enfin perdu son erre », fit-il observer, en manière de parenthèse, à Peyrol qui, aussitôt, regarda de ce côté et fit un signe d’assentiment. « C’est bon. Mais on sait que, une fois à terre, vous vous êtes mis rapidement au mieux avec une bande de patriotes. Chefs de section, terroristes…

 

– Ma foi oui… Je voulais voir ce qu’ils avaient à dire. Ils parlaient comme un équipage de loustics en ribote qui ont pillé un navire. Mais en tout cas, ils ne ressemblaient pas à ceux qui ont vendu le port aux Anglais. Ceux-là étaient des marins d’eau douce, assoiffés de sang. Je suis sorti de la ville aussitôt que je l’ai pu. Je me suis souvenu que j’étais né par ici. Je ne connaissais aucun autre coin de France et je n’avais pas envie d’aller plus loin. Personne n’est venu me chercher.

 

– Non, pas ici. Je pense qu’on a trouvé que c’était trop près. On vous a recherché pendant quelque temps mais on y a renoncé. Si l’on avait persévéré et fait de vous un amiral, peut-être que nous n’aurions pas été battus à Aboukir[55]. »

 

En entendant prononcer ce nom, Peyrol montra le poing au ciel serein de la Méditerranée. « Et pourtant, nous valions bien les Anglais, s’écria-t-il, et il n’y a pas au monde de navires comme les nôtres. Voyez-vous, lieutenant, le dieu républicain de tous ces bavards ne nous donnerait jamais, à nous autres marins, l’occasion d’un combat loyal. »

 

Le lieutenant se retourna avec surprise : « Que savez-vous d’un dieu républicain ? demanda-t-il. Que diable voulez-vous dire ?

 

– J’ai entendu parler de dieux et j’ai vu des dieux en plus grand nombre que vous n’en pourriez jamais rêver pendant une longue nuit de sommeil ; aux quatre coins de la terre, au cœur même des forêts, ce qui est une chose inconcevable. Des figures, des pierres, des bâtons, il doit y avoir quelque chose dans cette idée… Ce que je voulais dire », continua-t-il d’un ton irrité, « c’est que leur dieu républicain, qui n’est fait ni de bois, ni de pierre, et qui me parait ressembler à une espèce de terrien, ne nous a jamais donné, à nous autres marins, un chef comme celui que nos soldats ont à terre. »

 

Le lieutenant Réal considéra Peyrol avec une grave attention, puis déclara tranquillement : « Eh bien ! le dieu des aristocrates revient et je crois bien qu’il nous ramène un empereur avec lui. Vous avez entendu parler un peu de cela, vous autres, dans cette ferme, n’est-ce pas ?

 

– Non, dit Peyrol, je n’ai jamais entendu parler d’un empereur. Mais qu’est-ce que cela peut faire ? Sous n’importe quel nom, un chef ne peut être plus qu’un chef, et ce général qu’ils ont nommé consul est un bon chef, personne ne peut dire le contraire. »

 

Après avoir prononcé ces mots d’un ton dogmatique, Peyrol leva la tête vers le soleil et suggéra qu’il était temps de redescendre à la ferme « pour manger la soupe ». Le visage de Réal s’assombrit aussitôt, mais il se mit en route suivi de Peyrol. Au premier détour du sentier, ils découvrirent en contrebas les bâtiments d’Escampobar avec les pigeons arpentant toujours le faîte des toits, les vergers ensoleillés, les cours où il n’y avait âme qui vive. Peyrol remarqua qu’ils étaient probablement tous dans la cuisine à attendre son retour et celui du lieutenant. Quant à lui, il mourait de faim. « Et vous, lieutenant ? »

 

Le lieutenant n’avait pas faim. En entendant cette déclaration faite d’un ton bourru, Peyrol hocha la tête d’un air sagace derrière le dos du lieutenant. Ma foi ! quoi qu’il arrive il faut bien qu’un homme mange. Lui, Peyrol, savait ce que c’était de n’avoir absolument rien à se mettre sous la dent. Mais c’est déjà peu, très peu, que des demi rations pour quelqu’un qui a à travailler ou à combattre. Pour sa part, il ne pouvait imaginer une circonstance capable de l’empêcher de faire un repas aussi longtemps qu’il y aurait moyen d’attraper un morceau à manger.

 

Sa loquacité inaccoutumée ne provoqua aucune réponse, mais Peyrol continuait sur le même ton comme s’il ne pensait absolument qu’à la nourriture, tout en laissant ses regards errer à droite et à gauche et en prêtant l’oreille au moindre bruit. Une fois devant la maison, Peyrol s’arrêta pour jeter un regard inquiet vers le sentier qui descendait au rivage et laissa le lieutenant entrer dans le café. La Méditerranée, dans la partie que l’on découvrait de la porte du café, était aussi vide de voiles qu’une mer encore inexplorée. Le tintement triste d’une cloche fêlée, au cou de quelque vache errante, fut le seul bruit qu’il entendit, ce qui accentuait la paix dominicale de la ferme. Deux chèvres étaient couchées sur le penchant occidental de la colline. Tout cela avait un aspect très rassurant et l’expression anxieuse se dissipait sur le visage de Peyrol quand, soudain, l’une des chèvres bondit sur ses pieds. Le forban tressaillit et prit une posture rigide, comme sous l’effet d’une vive appréhension. Un homme, dans un état d’esprit à tressaillir parce qu’une chèvre fait un bond, ne peut pas être très heureux. L’autre chèvre cependant restait étendue. Il n’y avait réellement aucune raison d’alarme, et Peyrol, composant son visage pour lui donner autant que possible son expression de placidité habituelle, suivit le lieutenant dans la maison.

 

VII

 

On n’avait mis dans la salle qu’un seul couvert[56] au bout d’une longue table pour le lieutenant. C’est là qu’il prenait ses repas, tandis que les autres prenaient le leur dans la cuisine : rassemblement habituel, étrangement assorti, que servait Catherine, inquiète et silencieuse. Peyrol, soucieux et affamé, faisait face au citoyen Scevola en habit de travail et très absorbé. Scevola avait l’air plus fiévreux que d’ordinaire, et au-dessus de sa barbe drue, les taches rouges de ses pommettes étaient très marquées. De temps à autre, la maîtresse de la ferme se levait de sa place, près du vieux Peyrol, et allait dans la salle servir le lieutenant. Les trois autres convives semblaient ne point prêter attention à ses absences. Vers la fin du repas, Peyrol, appuyé au dossier de sa chaise de bois, laissa son regard se poser sur l’ex-terroriste qui n’avait pas encore achevé son repas et qui s’activait encore au-dessus de son assiette, de l’air d’un homme qui a beaucoup travaillé toute la matinée. La porte de communication entre la salle et la cuisine était grande ouverte, mais aucun bruit de voix ne parvenait jamais de l’autre pièce.

 

Jusqu’à ces temps derniers, Peyrol ne s’était guère inquiété de l’état d’esprit de ceux avec qui il vivait. Maintenant, au contraire, il se demandait quelles pouvaient bien être les pensées de ce patriote ex-terroriste, de cet être sanguinaire et extrêmement pauvre qui jouait le rôle de patron de la ferme d’Escampobar. Mais lorsque le citoyen Scevola leva enfin la tête pour prendre une longue gorgée de vin, rien d’imprévu n’apparut sur ce visage auquel ses vives couleurs donnaient une telle ressemblance avec un masque peint. Leurs regards se croisèrent.

 

« Sacrebleu ! » s’écria Peyrol à la fin, « si vous ne dites jamais rien à personne, comme cela, vous finirez par ne plus savoir parler. »

 

Le patriote se mit à sourire dans les profondeurs de sa barbe, un sourire qui faisait toujours à Peyrol, pour une raison ou une autre, peut-être par simple prévention, l’effet de ressembler à la grimace défensive d’un petit animal sauvage qui aurait peur d’être cerné.

 

« De quoi voulez-vous qu’on parle ? rétorqua-t-il. Vous vivez avec nous ; vous n’avez pas bougé d’ici ; je suppose que vous avez dû compter les grappes de raisin dans l’enclos et les figues sur le figuier contre le mur à l’ouest, plus d’une fois… »

 

Il s’arrêta pour prêter l’oreille au silence absolu qui régnait dans la salle, puis il reprit, en élevant légèrement la voix : « Vous et moi, nous savons tout ce qui se passe ici. »

 

Peyrol plissa le coin de ses yeux en lançant un regard aigu et pénétrant. Catherine, qui desservait, se conduisait comme si elle avait été complètement sourde. On eût dit que son visage, couleur de noix, aux joues et aux lèvres affaissées, était sculpté, tant ses fines rides demeuraient prodigieusement immobiles. Son maintien était droit, ses mains vives. « On n’a pas besoin de parler de la ferme, dit Peyrol. Vous n’avez appris aucune nouvelle, ces temps derniers ? »

 

Le patriote secoua la tête avec violence. Il avait horreur des nouvelles publiques. Tout était perdu. Le pays était mené par des parjures et des renégats. Toutes les vertus patriotiques étaient mortes. Il frappa la table du poing, puis resta aux aguets comme si le coup avait pu éveiller un écho dans la maison silencieuse. Nulle part on n’entendait le moindre bruit. Le citoyen Scevola soupira ; il pensait être le dernier des patriotes et, même dans sa retraite, sa vie n’était pas en sûreté.

 

« Je sais, dit Peyrol. J’ai vu toute l’affaire de ma fenêtre. Vous savez courir comme un lièvre, citoyen.

 

– Fallait-il donc me laisser sacrifier par ces brutes superstitieuses ? » répliqua le citoyen Scevola d’une voix aiguë et avec une indignation sincère que Peyrol observa avec froideur. C’est à peine s’il put l’entendre murmurer : « Peut-être aurait-il autant valu que je laisse ces chiens de réactionnaires me tuer cette fois-là ! »

 

La vieille femme qui faisait la vaisselle sur l’évier jeta un regard inquiet vers la porte de la salle.

 

« Non ! » s’écria le solitaire sans-culotte. « Ce n’est pas possible ! Il doit rester en France des tas de patriotes. Le feu sacré n’est pas éteint ! »

 

Un instant on eût dit d’un homme, la tête couverte de cendre[57], le cœur plein de désolation. Ses yeux en amande semblaient ternes, éteints. Au bout d’un moment il jeta à Peyrol un regard de côté, comme pour juger de l’effet, et se mit à déclamer d’une voix sourde et en ayant l’air de répéter un discours pour lui seul : « Non ! ce n’est pas possible ! Un jour viendra où la tyrannie sera ébranlée et où le moment sera venu de l’abattre de nouveau. Nous descendrons dans la rue par milliers, et… ça ira ! »

 

Ces mots, et même l’énergie passionnée de son intonation, laissèrent Peyrol insensible. La tête appuyée sur sa forte main brune, il pensait si visiblement à autre chose que le faible esprit de combativité terroriste s’effondra dans le cœur solitaire du citoyen Scevola. Le reflet du soleil dans la cuisine fut obscurci par la silhouette du pêcheur de la lagune qui, dans l’encadrement de la porte, balbutiait un timide salut à la compagnie. Sans changer de position, Peyrol tourna les yeux vers lui avec curiosité. Catherine, tout en s’essuyant les mains à son tablier, remarqua : « Vous arrivez tard pour dîner, Michel. » Il entra, prit des mains de la vieille femme une écuelle et un gros morceau de pain et les emporta aussitôt dans la cour. Peyrol et le sans-culotte se levèrent de table. Ce dernier, en homme qui ne sait plus où il est, passa brusquement dans le corridor, tandis que Peyrol, évitant le regard inquiet de Catherine, se dirigeait vers la cour de derrière. Par la porte ouverte de la salle, il aperçut Arlette qui, assise toute droite, les mains sur les genoux, regardait quelqu’un qu’il ne pouvait voir, mais qui ne pouvait être que le lieutenant Réal.

 

Dans la chaleur et la lumière écrasantes de la cour, les poulets, par petits groupes, faisaient la sieste sur des taches d’ombre. Peyrol, lui, ne prenait pas garde au soleil. Michel, qui mangeait son dîner sous le toit en pente de la remise, posa par terre son écuelle et rejoignit son maître près du puits qu’entourait un petit mur de pierre et que surmontait un arceau de fer forgé sur lequel un figuier sauvage avait poussé un maigre rejeton. Après la mort de son chien le pêcheur avait abandonné la lagune salée, laissant sa barque pourrir, exposée sur ce sinistre rivage et ses filets serrés dans sa cabane obscure. Il ne voulait pas avoir d’autre chien, et d’ailleurs, qui lui en aurait donné un ? Il était le dernier des hommes. Il fallait bien que quelqu’un fût le dernier. Il n’y avait pas place pour lui dans la vie du village. Aussi, un beau matin, était-il monté à la ferme pour y voir Peyrol ou plus exactement pour se faire voir par Peyrol. C’était absolument le seul espoir de Michel. Il s’était assis sur une pierre devant la barrière d’entrée, avec un petit balluchon qui consistait principalement en une vieille couverture, et un bâton recourbé, qu’il avait posé sur le sol près de lui. Il avait ainsi l’air de la créature la plus abandonnée, la plus douce et la plus inoffensive de la terre. Peyrol avait écouté gravement le récit confus qu’il lui fit de la mort du chien. Personnellement, il ne se serait pas fait un ami d’un chien comme celui de Michel, mais il comprenait très bien que l’homme eût quitté brusquement sa misérable installation au bord de la lagune. Et quand Michel eut terminé par ces mots : « Je me suis dit que j’allais monter ici », Peyrol, sans attendre une requête plus explicite, lui avait dit : « Très bien. Je te prends comme équipage », et il lui avait montré le sentier qui descendait à la mer. Et comme Michel, ramassant son paquet et son bâton, s’en allait sans attendre d’autres instructions, il lui avait crié : « Tu trouveras un pain et une bouteille de vin dans le coffre arrière, pour casser la croûte. »

 

Telles furent les seules formalités de l’engagement de Michel comme « équipage », à bord du bateau de Peyrol. Celui-ci, sans perdre de temps, avait effectivement voulu réaliser son dessein de posséder en propre un bâtiment capable de prendre la mer. Il n’était pas facile de trouver quelque chose de convenable. La population misérable de Madrague, minuscule hameau de pêcheurs qui fait face à Toulon, n’avait rien à vendre. D’ailleurs, Peyrol n’avait que mépris pour ce qu’ils possédaient dans ce genre. Il eût tout aussi volontiers acheté un catamaran fait de trois billes de bois liées avec du rotin, qu’une de leurs barques ; mais il y avait, solitaire et bien en évidence sur la grève, posée sur le côté dans une attitude de mélancolie fatiguée, une tartane à deux mâts dont les cordages, blanchis par le soleil, pendaient en festons et dont les mâts desséchés montraient de longues fissures. On ne voyait jamais personne faire la sieste à l’ombre de sa coque sur laquelle les mouettes de la Méditerranée se trouvaient fort à leur aise. Elle avait l’air d’une épave rejetée assez haut sur la grève par une mer dédaigneuse. Peyrol, qui l’avait d’abord examinée de loin, vit que le gouvernail était encore en place. Il en parcourut des yeux le corps et se dit qu’un bâtiment ayant des lignes pareilles devait tenir la mer. Cette tartane était beaucoup plus grande que tout ce qu’il avait envisagé, mais sa dimension même exerçait une fascination. Il eut l’impression que toutes les côtes de la Méditerranée seraient à sa portée, les Baléares[58] et la Corse, la côte barbaresque[59] et l’Espagne. Peyrol avait navigué des milliers de lieues sur des bâtiments qui n’étaient pas plus gros. Derrière son dos un groupe de femmes de pêcheurs, maigres et tête nue, avec un essaim d’enfants en guenilles pendus à leurs jupes, considéraient en silence le premier étranger qu’elles eussent vu depuis des années.

 

Peyrol emprunta dans le village une petite échelle (il n’était pas assez bête pour confier son poids à l’un des cordages qui pendaient sur le flanc du bateau) et la transporta jusqu’à la grève, suivi à distance respectueuse par les femmes et les enfants ébahis : il se voyait devenu phénomène et prodige pour les naturels du pays, comme cela lui était arrivé autrefois sur plus d’une île dans des mers lointaines. Il grimpa à bord de la tartane abandonnée et se dressa sur son avant ponté, point de mire de tous les yeux. Une mouette s’envola avec un cri furieux. Le fond de la cale ouverte ne contenait qu’un peu de sable, des débris de bois, un crochet rouillé et des brins de paille que le vent avait dû transporter pendant des lieues avant qu’ils ne trouvassent là leur repos. Le pont arrière avait une petite claire-voie[60] et une descente[61], et les yeux de Peyrol se posèrent, fascinés, sur un énorme cadenas qui assujettissait la porte à glissière. On eût dit que la tartane renfermait des secrets ou des trésors – alors que très probablement elle était vide. Peyrol détourna la tête, et de toute la force de ses poumons, hurla en direction des femmes de pêcheurs, auxquelles s’étaient joints deux vieillards et un infirme bossu qui se balançait entre deux béquilles :

 

« Est-ce que quelqu’un s’occupe de cette tartane, a-t-elle un gardien ? »

 

Leur seule réponse fut d’abord un mouvement de recul. Seul, le bossu demeura sur place et répondit d’une voix dont la puissance était inattendue :

 

« Vous êtes le premier homme qui soit monté à bord depuis des années. »

 

Les femmes de pêcheurs admirèrent sa hardiesse ; vraiment Peyrol leur paraissait un être très redoutable.

 

« J’aurais pu m’en douter, pensa Peyrol. Elle est dans un fichu état. » La mouette qu’il avait dérangée avait ramené des compagnes aussi indignées qu’elle et elles tournoyaient à différentes hauteurs, en poussant des cris sauvages au-dessus de la tête de Peyrol. Il cria de nouveau :

 

« À qui appartient-elle ? »

 

L’être aux béquilles leva le doigt vers les oiseaux qui tournoyaient et répondit d’une voix grave :

 

« Ce sont les seuls propriétaires que je lui connaisse. » Puis, comme Peyrol baissait son regard vers lui par-dessus le bastingage, il continua : « Ce bateau appartenait autrefois à Escampobar. Vous connaissez Escampobar ? C’est une maison dans le creux là-bas, entre les collines.

 

– Oui, je connais Escampobar », hurla Peyrol qui se retourna et s’appuya contre le mât dans une attitude qu’il conserva assez longtemps. Son immobilité finit par lasser la foule. Les gens se retirèrent lentement tous ensemble vers leurs cabanes, le bossu formant l’arrière-garde, avec ses longs balancements entre les béquilles, et Peyrol resta seul avec les mouettes irritées. Il demeura longtemps à bord du bâtiment tragique qui avait conduit-les parents d’Arlette à la mort lors du massacre vengeur de Toulon, et qui avait ramené la jeune Arlette et le citoyen Scevola à Escampobar où la vieille Catherine, restée seule à l’époque, avait pendant des jours attendu que quelqu’un revînt. Jours d’angoisse et de prières tandis qu’elle prêtait l’oreille au grondement des canons autour de Toulon et, avec une terreur différente et presque plus vive, au silence de mort qui avait succédé.

 

Peyrol, goûtant le plaisir de se sentir à tout le moins un bâtiment sous les pieds, ne s’abandonna à aucune des images d’horreur auxquelles cette tartane désolée se trouvait associée. Il rentra à la ferme si tard dans la soirée qu’il dut souper tout seul. Les femmes s’étaient retirées, seul le sans-culotte qui fumait une petite pipe dehors le suivit dans la cuisine et lui demanda où il avait été, et s’il s’était égaré. Cette question fournit une ouverture à Peyrol. Il était allé à Madrague et avait vu une fort jolie tartane qu’on laissait pourrir sur la grève.

 

« On m’a dit là-bas qu’elle vous appartient, citoyen. »

 

À ces mots le terroriste se contenta de cligner des yeux.

 

« Qu’y a-t-il ? N’est-ce pas le bateau sur lequel vous êtes venu ici ? Vous ne voulez pas me le vendre ? » Peyrol attendit un moment. « Quelle objection pouvez-vous bien avoir ? »

 

Le patriote, visiblement, n’avait aucune objection positive. Il marmotta vaguement que la tartane était très sale. Cette déclaration suscita de la part de Peyrol un regard d’intense stupeur.

 

« Je suis prêt à vous en débarrasser dans l’état où elle est.

 

– Je serai franc avec vous, citoyen. Voyez-vous, pendant qu’elle était à quai à Toulon, un ramassis de traîtres en fuite, hommes, femmes, et aussi des enfants, grimpèrent à bord et coupèrent les amarres avec l’espoir de s’échapper ; mais les vengeurs les talonnèrent et n’y allèrent pas par quatre chemins avec eux. Quand nous avons découvert la tartane derrière l’Arsenal[62], moi et un autre homme, il nous a fallu jeter par-dessus bord un monceau de cadavres que nous avons dû tirer de la cale et de la cabine. Vous trouverez tout très sale à bord. On n’a pas eu le temps de nettoyer. » Peyrol eut envie de rire. Il avait vu des ponts ruisselants de sang et avait lui-même aidé à jeter des cadavres par-dessus bord après le combat ; mais il considéra le citoyen d’un œil inamical : « Il a trempé dans ce massacre, sans aucun doute », se dit-il à lui-même, mais il n’articula aucune remarque. Il pensait seulement à l’énorme cadenas qui fermait ce charnier vide, à l’arrière. Le terroriste insista : « Nous n’avons vraiment pas eu un moment pour nettoyer. Les circonstances étaient telles que j’ai été obligé de partir au plus tôt de crainte de voir quelques-uns des prétendus patriotes me faire le coup de la carmagnole ou n’importe quoi. On s’était querellé avec acharnement dans ma section. Et je n’ai pas été le seul à m’en aller, vous savez. »

 

Peyrol, d’un geste, coupa court à l’explication. Mais avant que le terroriste et lui ne se fussent séparés pour la nuit, Peyrol put se considérer comme le possesseur de la tartane tragique.

 

Le lendemain il descendit au hameau et s’y établit pour quelque temps. La terreur qu’il avait inspirée se dissipa, encore que personne ne se souciât de s’approcher beaucoup de la tartane. Peyrol n’avait besoin d’aucune aide. Il fit sauter lui-même l’énorme cadenas avec une barre de fer et laissa entrer la lumière du jour dans la petite cabine, où des traces de sang sur les boiseries témoignaient effectivement du massacre, mais il n’y trouva rien d’autre qu’une touffe de longs cheveux et une boucle d’oreille, babiole sans valeur qu’il ramassa et qu’il examina longuement. Les idées associées à de semblables trouvailles ne lui étaient pas étrangères. Il pouvait sans trop d’émotions fortes se représenter la cabine encombrée de cadavres. Il s’assit et regarda autour de lui les taches et les éclaboussures que la lumière du jour n’avait pas touchées depuis des années. La petite boucle d’oreille sans valeur était devant lui, sur la table grossière, entre les coffres, et il hocha pesamment la tête à son adresse. Lui, du moins, n’avait jamais été un boucher.

 

À lui seul il fit tout le nettoyage. Puis il s’occupa avec amour d’équiper la tartane. Il n’avait pas perdu ses habitudes d’activité. Il fut heureux d’avoir quelque chose à faire. Cette tâche lui convenait et avait tout l’air de préparatifs de voyage ; c’était un agréable rêve et qui chaque soir lui donnait la satisfaction d’avoir accompli quelque chose en vue de ce but illusoire. Il monta des apparaux neufs, gratta lui-même les mâts, balaya, lava, peignit sans l’aide de personne, travaillant assidûment, avec espoir, comme s’il se fût préparé à s’enfuir d’une île déserte ; dès que la cabine, ce petit trou noir, eut été nettoyée et remise en état, il prit l’habitude de venir coucher à bord. Il ne monta à la ferme qu’une seule fois, pour deux jours, comme pour se donner un congé. Il l’employa surtout à observer Arlette. Elle était peut-être le premier être humain problématique qu’il eût jamais rencontré. Il n’avait pas de mépris pour les femmes. Il les avait vues aimer, souffrir, subir, se révolter, et même combattre pour la patrie, tout à fait comme des hommes. En règle générale, avec les hommes comme avec les femmes, il fallait se tenir sur ses gardes, mais à certains égards on pouvait avoir davantage confiance dans les femmes. À vrai dire, les femmes de son pays lui étaient moins familières que toute autre espèce. Il avait toutefois tiré de son expérience de nombreuses races différentes l’idée vague que les femmes étaient partout assez semblables les unes aux autres. Celle-ci était une créature qu’on pouvait aimer. Elle lui faisait l’effet d’un enfant et éveillait en lui une sorte d’émotion intime dont il n’avait pas pensé jusqu’alors qu’elle pût exister toute seule chez un homme, et dont le caractère désintéressé le surprenait. « Serait-ce que je me fais vieux ? » se demanda-t-il tout à coup, un soir qu’assis sur le banc contre le mur il regardait droit devant lui, après qu’Arlette eut traversé son champ de vision.

 

Il se sentait lui-même observé par Catherine qu’il avait surprise à le regarder à la dérobée dans les encoignures ou par l’entrebâillement des portes. De son côté, il la regardait ouvertement, sans ignorer l’impression qu’il lui produisait : un mélange de curiosité et de crainte. Il avait l’idée qu’elle ne voyait pas d’un mauvais œil sa présence à la ferme où, il s’en rendait compte, elle était loin d’avoir la vie facile. Et cela non pas parce qu’elle avait toute la charge du ménage. C’était une femme à peu près du même âge que lui, droite comme un i, mais dont le visage était tout ridé. Un soir qu’ils étaient assis seuls, dans la cuisine, Peyrol lui dit : « Vous avez dû être jolie fille dans votre temps, Catherine. C’est singulier que vous ne vous soyez jamais mariée. »

 

Elle se tourna vers lui sous le grand manteau de la cheminée, et parut frappée de stupeur, incrédule, interdite, si bien que Peyrol, un peu vexé, s’écria : « Eh bien ! qu’y a-t-il ? Si le vieux bourricot dans la cour s’était mis à parler, vous n’auriez pas l’air plus surpris. Vous ne pouvez pas nier que vous avez été jolie fille. »

 

Elle se remit de son émotion pour lui dire : « Je suis née ici, j’ai grandi ici, et je me suis résolue tôt dans ma vie à mourir ici.

 

– Drôle d’idée à se mettre dans la tête pour une jeune fille, fit Peyrol.

 

– Ce n’est pas un sujet de conversation convenable », reprit la vieille femme en se baissant pour prendre un pot de terre sur les braises. « Je ne pensais pas alors », continua-t-elle, le dos tourné à Peyrol, « que je vivrais bien longtemps. Quand j’avais dix-huit ans, je suis tombée amoureuse d’un prêtre.

 

– Ah ! bah ! » s’écria Peyrol à mi-voix. « C’était alors que j’ai imploré la mort », poursuivit-elle d’un ton tranquille. « J’ai passé des nuits à genoux, là-haut, dans la chambre où vous habitez maintenant. Je fuyais tout le monde. On commençait à dire que j’étais folle. Nous avons toujours été détestés par la racaille des environs. Ces gens ont des langues empoisonnées. On m’avait surnommée : « la fiancée du prêtre ». Oui, j’étais jolie, mais qui donc aurait fait attention à moi, même si je l’avais souhaité ? Ma seule chance fut d’avoir pour frère un homme admirable. Il comprenait. Il ne disait pas un mot, mais quelquefois, quand nous étions seuls, sans même que sa femme fût présente, il posait doucement sa main sur mon épaule. Depuis lors, je ne suis jamais retournée à l’église, et je n’y retournerai jamais. Mais je n’ai plus rien contre Dieu maintenant. »

 

Son attitude ne donnait plus aucun signe de méfiance ou d’inquiétude. Elle se tenait droite comme une flèche devant Peyrol et le regardait avec une expression confiante. Le vieux forban n’était pas encore en état de parler. Il se contenta de hocher la tête à deux reprises et Catherine se détourna pour aller mettre le pot à rafraîchir sur l’évier. « Oui, j’ai eu envie de mourir. Mais je ne suis pas morte et, maintenant, j’ai quelque chose à faire », dit-elle en s’asseyant près de l’âtre et en se prenant le menton dans la main. « Et je pense que vous savez ce que c’est », ajouta-t-elle.

 

Peyrol se leva lentement. « Enfin ! Bonsoir, lui dit-il, je descends à Madrague. Je veux me remettre au travail sur la tartane dès le petit jour.

 

– Ne me parlez pas de cette tartane ! Elle a emporté mon frère pour toujours. Je suis restée sur le rivage à regarder ses voiles diminuer de plus en plus. Ensuite je suis remontée toute seule à la ferme. »

 

Remuant avec calme ses lèvres fanées qu’aucun amoureux, qu’aucun enfant n’avait jamais embrassées, la vieille Catherine raconta à Peyrol les jours, les nuits d’attente, avec le canon lointain qui grondait à ses oreilles. Elle avait passé des heures, assise sur le banc dehors à attendre des nouvelles, à regarder des lueurs sur le ciel, à écouter l’éclatement sourd des coups de canon qui arrivait par-dessus l’eau. Et puis, un soir, ç’avait été comme la fin du monde. Le ciel était tout illuminé, la terre tremblait sur ses fondements et il lui sembla que la maison chancelait, si bien qu’elle se leva en sursaut de son banc et se mit à crier de terreur. Cette nuit-là, elle ne s’était pas couchée du tout. Le lendemain elle vit la mer couverte de voiles et un nuage de fumée noire et jaune au-dessus de Toulon. Un homme qui montait de Madrague lui dit qu’il croyait que toute la ville avait sauté. Elle alla lui chercher une bouteille de vin et il l’aida ce soir-là à donner la pâture aux bêtes. Avant de redescendre chez lui, il déclara qu’il ne pouvait plus rester âme qui vive à Toulon, parce que les quelques survivants seraient sûrement partis à bord des navires anglais. Près d’une semaine plus tard, elle somnolait près du feu, lorsqu’elle fut réveillée par un bruit de voix au-dehors et elle aperçut, debout au milieu de la salle, pâle comme une morte au sortir de la tombe, une couverture tachée de sang sur les épaules et un bonnet rouge sur la tête, une petite fille terrible à voir, dans laquelle elle reconnut soudain sa nièce. Terrifiée, elle se mit à crier : « François, François ! » C’était le nom de son frère, et elle le crut dehors. Son cri effraya l’enfant qui s’enfuit par la porte. Tout, au-dehors, était tranquille. Elle cria une fois encore : « François ! », puis, ayant, en chancelant, gagné la porte, elle vit sa nièce se cramponner à un inconnu, coiffé d’un bonnet rouge, un sabre au côté et qui hurlait avec agitation : « Vous ne reverrez plus François. Vive la République ! »

 

« J’ai reconnu le fils Bron[63], continua Catherine. Je connaissais ses parents. Au début des troubles, il était parti de chez lui pour suivre la Révolution. Je marchai droit vers lui et j’éloignai la fille de son côté. Il n’y eut pas à la cajoler beaucoup ; elle m’avait toujours aimée », poursuivit-elle, en se levant de son tabouret et en se rapprochant un peu de Peyrol. « Elle se rappelait bien sa tante Catherine. J’arrachai l’horrible couverture de ses épaules. Ses cheveux étaient collés par le sang, ses vêtements en étaient tout tachés. Je la menai en haut. Elle était aussi faible qu’un petit enfant. Je la déshabillai et l’examinai des pieds à la tête. Elle n’avait aucune blessure. J’en étais sûre, mais de quoi d’autre pouvais-je être sûre ? Je n’arrivais pas à comprendre ce qu’elle me marmottait. Sa voix même me bouleversait. Elle tomba de sommeil aussitôt que je l’eus mise dans mon lit et je restai plantée là à la regarder, à demi folle à la pensée de toutes les épreuves par lesquelles cette enfant avait dû être traînée. Quand je suis redescendue, j’ai trouvé ce propre-à-rien dans la maison. Il parcourait la salle en vociférant, en débitant des inepties et des vantardises, tant et si bien que j’ai fini par penser que tout cela n’était qu’un affreux rêve. La tête me tournait. Il prétendait avoir des droits sur l’enfant et Dieu sait quoi. J’ai eu l’impression de comprendre des choses qui me faisaient dresser les cheveux sur la tête. Je me tordais les mains de toutes mes forces, de peur de devenir folle.

 

– Il vous a fait peur », dit Peyrol en la regardant fixement. Catherine, de nouveau, se rapprocha.

 

« Quoi ? Le fils Bron, me faire peur ! Il était la risée de toutes les filles, quand il musardait parmi les gens devant l’église, les jours de fête, du temps du roi. Tout le pays le connaissait. Non ! Ce que je me disais, c’est qu’il ne fallait pas le laisser me tuer. Il y avait là-haut l’enfant que je venais de lui arracher et j’étais là toute seule avec cet homme armé d’un sabre, sans pouvoir mettre la main même sur un couteau de cuisine[64].

 

– Il est donc resté, dit Peyrol.

 

– Que vouliez-vous que je fasse ? » demanda Catherine d’un ton ferme. « Il avait ramené l’enfant de cet abattoir. Il me fallut du temps pour me faire une idée de ce qui s’était passé. Je ne sais pas encore tout et je suppose que je ne saurai jamais tout. Au bout de quelques jours j’ai été un peu rassurée pour Arlette, mais elle a été longtemps sans vouloir parler et quand elle s’y est mise, ça ne m’apprenait jamais rien. Qu’aurais-je fait toute seule ! Il n’y avait personne que je puisse condescendre à appeler à mon aide. Nous autres gens d’Escampobar, nous n’avons jamais été bien vus par les paysans d’ici, dit-elle avec orgueil. Et voilà tout ce que je peux vous dire. »

 

La voix lui manqua. Elle se rassit sur le tabouret et se prit le menton dans la paume de sa main. Comme Peyrol quittait la maison pour se rendre au hameau, il vit Arlette et le patron tournant le coin du mur de la cour, marchant côte à côte, mais comme s’ils s’ignoraient l’un l’autre.

 

Cette nuit-là il dormit à bord de la tartane remise en état et au lever du soleil il était déjà au travail sur la coque. Il avait désormais cessé d’être un objet de contemplation effrayée pour les habitants du hameau qui gardaient pourtant encore une attitude méfiante. Son seul intermédiaire pour communiquer avec eux était le misérable infirme. Cet homme fut, à vrai dire, la seule compagnie de Peyrol tout le temps qu’il travailla sur la tartane, il avait plus d’activité, d’audace et d’intelligence, semblait-il à Peyrol, que tout le reste des habitants réunis. Le matin de bonne heure, on pouvait le voir, balancé comme un pendule entre ses béquilles, qui s’avançait vers la coque sur laquelle Peyrol était déjà au travail depuis une heure environ. Peyrol lui lançait alors un solide bout de filin et l’infirme, posant ses béquilles contre le flanc de la tartane, hissait sa misérable petite carcasse toute rabougrie au-dessous de la taille, à la force du poignet avec une extrême facilité. Une fois là-haut, assis sur le petit pont avant, adossé au mât, croisant devant lui ses petites jambes minces et tordues, il tenait compagnie à Peyrol, lui parlant d’un bout à l’autre de la tartane en forçant la voix, et partageant, comme de plein droit, son repas de midi, puisque c’était lui, l’infirme, qui généralement apportait les provisions dans un drôle de petit panier plat suspendu à son cou. Ainsi les heures de travail se trouvèrent-elles abrégées par des remarques sagaces et des racontars sur les gens du cru. Comment l’infirme en était-il informé, il était difficile de l’imaginer et le flibustier n’était pas assez au courant des superstitions européennes pour le soupçonner de s’envoler, la nuit, à cheval sur un manche à balai, comme une sorte d’équivalent masculin d’une sorcière – car il y avait, dans ce fragment rabougri d’humanité, quelque chose de mâle qui avait frappé Peyrol dès l’abord. Sa voix même avait un accent mâle et le caractère de ses cancans n’avait rien de féminin. Il avait bien dit à Peyrol qu’on l’emmenait parfois en carriole dans les environs jouer du violon aux mariages ou autres réjouissances ; mais cela n’était pas une explication suffisante et il avoua lui-même qu’on n’avait guère eu d’occasions de ce genre pendant la Révolution quand les gens ne se souciaient pas d’attirer l’attention sur eux et que tout se faisait à la sauvette. Il n’y avait pas de prêtre pour officier aux mariages, et sans cérémonies, comment aurait-il pu y avoir de réjouissances ? Les enfants, bien sûr, naissaient comme auparavant, mais il n’y avait pas de baptêmes ; et les gens s’étaient mis à avoir en quelque sorte un drôle d’air. La contenance des gens avait un peu changé, et même les garçons et les filles avaient l’air d’avoir quelque chose qui leur pesait sur l’esprit.

 

Peyrol, occupé à une chose ou une autre et sans paraître y prêter grande attention, l’écoutait raconter l’histoire de la Révolution, comme on écouterait quelque intelligent insulaire de l’autre bout du monde parler des rites sanguinaires et des espérances stupéfiantes d’une religion inconnue du reste de l’humanité. Mais les propos de cet infirme avaient quelque chose de mordant qui mettait une certaine confusion dans ses pensées. Le sarcasme était un mystère qu’il ne saisissait pas. Un jour qu’assis tous deux sur le pont avant, ils mâchonnaient le pain et les figues de leur repas de midi, Peyrol dit à son ami l’infirme :

 

« Il devait bien y avoir quelque chose là-dedans, mais ça ne semble pas vous avoir apporté grand-chose, à vous autres, par ici.

 

– Sûr », répliqua avec vivacité le petit bout d’homme, « que ça ne m’a pas redressé le dos ni donné une paire de jambes comme les vôtres ! »

 

Peyrol, qui venait de laver la cale et dont le pantalon était relevé au-dessus du genou regarda ses mollets avec complaisance. « Vous ne pouviez guère vous attendre à cela ! remarqua-t-il avec simplicité.

 

– Ah ! mais vous ne savez pas à quoi s’attendaient ou prétendaient s’attendre des gens au corps bien fait, dit l’infirme. On allait tout changer. Tout le monde allait attacher ses chiens avec des saucisses pour le principe. » Son long visage, qui avait au repos cette expression de souffrance particulière aux infirmes, s’éclaira d’une énorme grimace. « Ils doivent se trouver joliment refaits maintenant, ajouta-t-il, et naturellement ça les contrarie, mais pas moi. Je n’en ai jamais voulu ni à mon père ni à ma mère. Tant que ces pauvres vieux ont vécu, je n’ai jamais eu faim, enfin pas très faim. Ils ne pouvaient guère être fiers de moi. » Il se tut et sembla se considérer lui-même intérieurement. « Je ne sais pas ce que j’aurais fait à leur place. Quelque chose de très différent. Mais c’est que, voyez-vous, je sais ce que c’est d’être comme je suis. Eux ne pouvaient pas le savoir, bien sûr, et je ne crois pas que ces pauvres gens aient eu beaucoup d’esprit. Un prêtre d’Almanarre, – Almanarre est une espèce de village là-haut où il y a une église… »

 

Peyrol l’interrompit pour lui dire qu’il n’ignorait rien d’Almanarre. C’était là simple illusion de sa part, vu qu’en réalité il connaissait beaucoup moins Almanarre que Zanzibar ou n’importe quel village de pirate, de là jusqu’au cap Guardafui[65]. Et l’infirme le regarda de ses yeux bruns qui avaient une tendance naturelle à regarder vers le haut.

 

« Comment, vous connaissez !… Pour moi », reprit-il d’un ton tranquille et décidé, « vous êtes un homme tombé du ciel. Donc, un prêtre d’Almanarre est venu les enterrer, un bel homme avec une figure grave, le plus bel homme que j’aie jamais vu depuis lors, jusqu’à ce que vous débarquiez ici. On racontait l’histoire d’une fille qui était tombée amoureuse de lui quelques années auparavant. J’étais assez vieux alors pour avoir entendu une partie de l’histoire, mais ça n’y change rien. D’ailleurs, bien des gens ne voulaient pas y croire. »

 

Peyrol, sans regarder l’infirme, essayait de s’imaginer quelle sorte d’enfant il avait bien pu être, quelle sorte de jeune homme. Le flibustier avait vu d’horribles difformités, d’épouvantables mutilations qui étaient l’œuvre de la cruauté humaine, mais c’était chez des gens à la peau sombre. Et cela faisait une grande différence. Mais ce qu’il avait vu et entendu raconter depuis son retour au pays natal, les récits, les faits, et les visages aussi, touchaient sa sensibilité avec une force particulière, parce qu’il avait tout à coup senti qu’après une vie entière passée parmi des Indiens, des Malgaches[66], des Arabes, des moricauds de toutes sortes, il appartenait vraiment à cet endroit, à cette terre et qu’il n’avait échappé que d’un cheveu à ces atrocités. Son compagnon mit fin à un moment de silence significatif qui semblait avoir été occupé par des pensées assez semblables aux siennes, en disant :

 

« Tout cela se passait du temps du roi. Ils ne lui ont coupé la tête que quelques années plus tard. Ça ne m’a pas rendu la vie plus facile, mais depuis que ces républicains ont déposé Dieu et l’ont flanqué à la porte de toutes les églises, je lui ai pardonné tous mes ennuis.

 

– Voilà qui est parler comme un homme », dit Peyrol. Seul l’aspect difforme du dos de l’infirme empêcha Peyrol de lui donner une tape cordiale. Il se leva pour se mettre à son travail de l’après-midi. Il consistait à faire un peu de peinture à l’intérieur du navire et du pont avant ; l’infirme l’observait avec des yeux rêveurs et une expression ironique aux lèvres.

 

Ce ne fut que lorsque le soleil eut passé au-dessus du cap Cicié, qu’on voyait au-delà de l’eau comme un brouillard sombre dans la lumière, qu’il ouvrit la bouche pour demander : « Et qu’est-ce que vous avez l’intention de faire, citoyen ? »

 

Peyrol répondit simplement que la tartane serait désormais en état d’aller n’importe où, dès qu’on l’aurait mise à l’eau.

 

« Vous pourriez aller jusqu’à Gênes et à Naples, et même plus loin, suggéra l’infirme.

 

– Beaucoup plus loin, dit Peyrol.

 

– Et c’est en vue d’un voyage que vous l’avez équipée comme cela ?

 

– Certainement », dit Peyrol en manœuvrant son pinceau d’une main ferme.

 

« J’ai un peu l’impression que ce ne sera pas un long voyage. »

 

Peyrol ne ralentit pas le va-et-vient de son pinceau, mais ce ne fut pas sans un effort. Il s’était, en effet, découvert une indubitable répugnance à s’éloigner de la ferme d’Escampobar. Le désir d’avoir à lui un bâtiment en état de prendre la mer n’avait plus maintenant aucun rapport avec un désir de vagabondage. L’infirme avait raison. Le voyage de la tartane remise à neuf ne l’entraînerait pas très loin. Ce qui était surprenant c’était que l’infirme eût été si affirmatif à ce sujet. On aurait dit qu’il lisait dans la pensée des gens.

 

Ce fut tout une affaire que de mettre à l’eau la tartane rénovée ; tout le monde, dans le hameau, y compris les femmes, y travailla toute une journée ; et dans tout le cours de son obscure histoire, l’on n’avait jamais vu dans le hameau passer de main en main tant de piécettes. Balancé entre ses béquilles, l’infirme, du haut d’un petit monticule de sable, commandait toute la grève. C’est lui qui avait persuadé les villageois de prêter main-forte, et qui avait réglé les conditions de leur assistance. C’est lui aussi qui, par l’intermédiaire d’un colporteur d’aspect très minable (le seul qui fréquentât la presqu’île), s’était mis en relation avec des personnes riches de Fréjus qui avaient changé quelques-unes des pièces d’or de Peyrol contre de la monnaie courante. Il avait hâté le cours de l’aventure la plus intéressante et la plus passionnante de sa vie, et maintenant planté dans le sable sur ses deux béquilles, comme une balise, il en surveillait la dernière opération. Le flibustier, comme s’il allait se lancer sur une route d’un millier de milles, alla lui serrer la main et considéra une fois de plus ses bons yeux et son sourire ironique.

 

« Il n’y a pas à dire, vous êtes un homme.

 

– Ne me parlez pas comme cela, citoyen », fit l’infirme d’une voix qui tremblait. Jusqu’alors, suspendu entre ses deux bâtons, et les épaules à la hauteur des oreilles, il n’avait pas regardé du côté de Peyrol qui s’approchait. « C’est un trop grand compliment !

 

– Je vous dis, moi », insista Peyrol avec brusquerie, et comme si, pour la première fois, à la fin de sa vie de vagabondages, il venait de découvrir le peu d’importance des enveloppes mortelles[67], « je vous dis qu’il y a en vous de quoi faire un camarade qu’on aimerait avoir avec soi dans une mauvaise passe. »

 

Tout en s’éloignant de l’infirme pour se diriger vers la tartane autour de laquelle toute la population du hameau attendait ses ordres, les uns sur le rivage, d’autres dans l’eau jusqu’à la ceinture, tous avec des cordes dans les mains, Peyrol eut un léger frisson à la pensée qu’il aurait pu naître comme cela. Depuis qu’il avait remis le pied sur le sol natal, des pensées de ce genre le hantaient. Partout ailleurs, c’eût été impossible. Il n’aurait pu être comme aucun de ces moricauds, bons ou méchants, ou ordinaires, vigoureux ou infirmes, rois ou esclaves, mais ici, sur ce rivage du Midi dont il avait senti l’appel irrésistible en approchant du détroit de Gibraltar, au cours de ce qui lui était apparu comme son dernier voyage, chaque femme, maigre et assez âgée, aurait pu être sa mère ; il aurait pu être n’importe lequel de ces Français, même un de ceux qu’il plaignait, même un de ceux qu’il méprisait. Depuis le sommet de sa tête jusqu’à la pointe de ses pieds, il sentit l’emprise de ses origines, tout en grimpant à bord de la tartane comme s’il allait faire un long et lointain voyage. En fait, il savait très bien qu’avec un peu de chance, ce voyage serait terminé dans une heure environ. Une fois la tartane mise à l’eau, la sensation d’être à flot lui étreignit le cœur. L’infirme avait convaincu quelques pêcheurs de Madrague d’aider le vieux Peyrol à conduire la tartane jusqu’à l’anse qui se trouvait au-dessous de la ferme d’Escampobar. Un soleil magnifique éclaira cette courte traversée et l’anse elle-même était inondée de lumière étincelante quand ils l’atteignirent. Les quelques chèvres d’Escampobar qui vagabondaient sur le flanc de la colline et prétendaient se nourrir là où aucune herbe n’était visible à l’œil nu, ne levèrent même pas la tête. Une douce brise mena la tartane, toute fraîche sous sa peinture neuve, face à une étroite crevasse taillée dans la falaise et qui donnait accès à un petit bassin, pas plus grand qu’une mare de village et qui se cachait au pied de la colline méridionale. C’est là que le vieux Peyrol, aidé des gens de Madrague qui avaient leur barque avec eux, remorqua son navire, le premier qu’il eût réellement jamais possédé.

 

Une fois entrée là, la tartane remplit presque l’étendue du petit bassin et les pêcheurs, remontant dans leurs barques, rentrèrent chez eux à l’aviron. Peyrol, à force de passer l’après-midi à tirer des aussières[68] à terre, pour les attacher à des rochers et à des arbres nains, l’amarra tout à fait à son idée. La tartane se trouvait là aussi abritée des tempêtes qu’une maison de la côte.

 

Après avoir tout assujetti à bord, et avoir serré convenablement les voiles – ce qui demandait du temps pour un seul homme – Peyrol contempla son ouvrage qui donnait plutôt l’impression du repos que celle de l’aventure et il en fut satisfait[69]. Bien qu’il n’eût aucunement l’intention d’abandonner sa chambre à la ferme, il sentit que son foyer véritable, c’était la tartane et il se réjouit de la savoir dissimulée à tous les regards, hormis peut-être à ceux des chèvres que la recherche ardue de leur nourriture conduisait sur le versant méridional de la falaise. Il s’attarda à bord, il ouvrit même la porte à glissière de la petite cabine qui avait maintenant une odeur de peinture fraîche et non de sang séché. Avant qu’il ne se fût mis en route pour la ferme, le soleil s’était déjà déplacé au-delà de l’Espagne, tout le ciel à l’ouest était jaune, tandis que du côté de l’Italie il formait un dais sombre où perçait çà et là l’éclat des étoiles. Catherine mit une assiette sur la table, mais personne ne lui posa de question.

 

Il passa désormais une grande partie de son temps à bord, descendant de bonne heure, remontant à midi « pour manger la soupe », et couchant à bord presque chaque soir. Il n’aimait pas laisser la tartane seule pendant plusieurs heures. Souvent, après avoir déjà commencé à remonter vers la maison, il se retournait pour jeter sur son petit navire un dernier regard au crépuscule qui s’épaississait et il revenait bel et bien sur ses pas. Quand Michel eut été engagé comme équipage, et eut pris pour tout de bon ses quartiers à bord, Peyrol trouva beaucoup plus facile de passer la nuit dans la chambre en forme de lanterne qu’il avait au sommet de la maison de ferme.

 

Souvent, s’éveillant au milieu de la nuit, il se levait pour aller regarder le ciel étoilé, successivement par ses trois fenêtres et il pensait : « Maintenant, rien au monde ne peut m’empêcher de prendre la mer en moins d’une heure. » Deux hommes, en effet, pouvaient aisément manœuvrer la tartane. Cette pensée était pour Peyrol rassurante et juste à tous égards, car il aimait se sentir libre et le Michel de la lagune, depuis la mort de son chien maussade, n’avait aucun lien sur terre. C’était là une noble pensée grâce à laquelle Peyrol pouvait sans peine regagner son lit à baldaquin, et reprendre son somme.

 

VIII

 

Juchés de travers sur la margelle du puits, dans le flamboiement du soleil de midi, l’écumeur de mers lointaines et le pêcheur de la lagune, qui partageaient à eux deux un fort surprenant secret, avaient l’air de deux hommes qui se concertent dans l’obscurité. Les premiers mots de Peyrol furent : « Alors ?

 

– Tout va bien, dit l’autre.

 

– As-tu bien cadenassé la porte de la cabine ?

 

– Vous savez comment est le cadenas. » Peyrol ne pouvait pas dire le contraire. C’était une réponse suffisante. Elle faisait reposer sur ses épaules toute la responsabilité de la chose et toute sa vie il avait été habitué à se fier à l’œuvre de ses propres mains, dans la paix comme à la guerre. Pourtant, il regarda Michel d’un air de doute avant de déclarer :

 

« Oui, mais je sais aussi comment est cet homme. »

 

Deux visages n’auraient pu présenter plus grand contraste : celui de Peyrol, net comme pierre sculptée, fort peu adouci par l’âge, et celui de l’ancien possesseur du chien, visage hirsute, parsemé de poils argentés et dont les traits avaient quelque chose d’incertain et l’expression vague d’un petit enfant. « Oui, je connais cet homme », répéta Peyrol. Michel en resta bouche bée : une petite ouverture ovale placée un peu de travers dans ce visage innocent.

 

« Il ne se réveillera jamais », suggéra-t-il timidement.

 

La commune possession d’un secret d’importance rapprochant naturellement les hommes, Peyrol condescendit à s’expliquer : « Tu ne connais pas l’épaisseur de son crâne, mais moi, je la connais. »

 

Il en parlait comme s’il l’avait fabriqué lui-même. Michel qui, confronté à cette déclaration catégorique, en avait oublié de fermer la bouche, ne trouva rien à dire.

 

« Il respire, n’est-ce pas ? demanda Peyrol.

 

– Oui. Après être sorti et avoir verrouillé la porte, j’ai prêté l’oreille un instant et j’ai cru l’entendre ronfler. »

 

Peyrol semblait à la fois intéressé et légèrement anxieux.

 

« Il m’a fallu monter ici et me montrer ce matin comme si de rien n’était, dit-il. L’officier est ici depuis deux jours, et il aurait pu lui prendre fantaisie de descendre jusqu’à la tartane. J’ai été inquiet toute la matinée. Le bond d’une chèvre suffisait à me faire tressaillir. Tu le vois, grimpant ici, son crâne défoncé entouré de bandages, et toi à sa poursuite. »

 

Cela sembla par trop fort à Michel qui s’écria, avec un semblant d’indignation :

 

« L’homme a été à moitié tué.

 

– On ne tue pas facilement, ne fût-ce qu’à moitié, un Frère-de-la-Côte. Il y a homme et homme. Toi, par exemple, continua tranquillement Peyrol, tu aurais été bel et bien assommé, si c’était ta tête qui s’était trouvée là. Et il y a des animaux, des bêtes deux fois grosses comme toi, de vrais monstres qu’on tuerait rien que d’une pichenette sur le nez. C’est bien connu. J’avais vraiment peur qu’il ne prit le dessus sur toi, d’une façon ou d’une autre.

 

– Voyons, maître. On n’est pas un petit enfant », protesta Michel devant cette accumulation d’improbabilités. Il ne le fit toutefois qu’à voix basse et avec une sorte de timidité enfantine. Peyrol se croisa les bras sur la poitrine :

 

– Allons, finis ta soupe », commanda-t-il d’une voix sourde, « et puis descends à la tartane. Tu dis que tu as bien verrouillé la porte, n’est-ce pas ?

 

– Mais oui », protesta Michel ahuri de voir Peyrol manifester une pareille anxiété. « Il crèverait plutôt le pont au-dessus de sa tête, vous le savez.

 

– Tout de même, prends-moi un bout d’espar et cale-moi cette porte en prenant appui contre l’emplanture[70] du mât, et puis ouvre l’œil à ce qui se passe dehors. N’entre le voir sous aucun prétexte. Reste sur le pont et guette mon arrivée. Il y a ici un embrouillamini pas facile à éclaircir, et il faut que je fasse très attention. Je vais tâcher de m’esquiver et de descendre, aussitôt que je me serai débarrassé de l’officier. »

 

Cette conférence en plein soleil une fois terminée, Peyrol franchit tranquillement la porte de la cour, et, avançant le nez au coin de la maison, il aperçut le lieutenant Réal assis sur le banc. Il s’y attendait bien, mais pas à l’y trouver seul. C’était toujours comme ça : en quelque endroit que pût se trouver Arlette, il y avait lieu de s’inquiéter d’elle. Mais peut-être était-elle en train d’aider sa tante dans la cuisine, les manches relevées sur les bras les plus blancs que Peyrol eût jamais vus chez aucune femme. La façon dont elle s’était mise à se coiffer, avec une tresse attachée par un large ruban de velours noir et un bonnet d’Arlésienne, lui seyait. Elle portait à présent les robes de sa mère, dont il y avait des malles pleines : on les avait mises à sa taille, cela va sans dire. L’ancienne maîtresse d’Escampobar était arlésienne. Et assez riche en outre. Oui, même pour un trousseau de femme, les habitants d’Escampobar n’avaient aucun besoin de recourir aux gens du dehors. Il était vraiment temps que ce damné lieutenant retournât à Toulon. Cela faisait le troisième jour. Sa petite permission devait être terminée. L’attitude de Peyrol à l’égard des officiers de marine avait toujours été circonspecte et soupçonneuse. Ses rapports avec eux avaient été de nature mêlée. Ils avaient été ses ennemis et ses supérieurs. Il avait été poursuivi par eux. Il avait joui de leur confiance. La Révolution avait eu beau nettement séparer en deux la suite de sa vie d’aventures, Frère-de-la-Côte, puis canonnier de la marine nationale – pourtant c’était toujours le même homme. Il en était de même pour eux, d’ailleurs. Officiers du Roi ou officiers de la République, ils ne faisaient que changer de peau. Les uns comme les autres ne pouvaient que regarder de travers un libre flibustier. Cet officier lui-même ne pouvait en lui parlant oublier ses épaulettes. Le mépris et la méfiance des épaulettes étaient profondément enracinés chez le vieux Peyrol. Pourtant il ne détestait pas absolument le lieutenant Réal. Seulement sa venue à la ferme avait été généralement néfaste, et sa présence à ce moment particulier était un terrible embarras et même, jusqu’à un certain point, un danger : « Je n’ai pas envie de me faire traîner à Toulon par la peau du cou », se disait Peyrol. Pas moyen de faire confiance à ces porteurs d’épaulettes. Tous capables de se jeter sur leur meilleur ami à cause d’on ne sait quelle idée caractéristique d’un officier.

 

Peyrol, tournant le coin de la maison, vint s’asseoir auprès du lieutenant Réal avec le sentiment d’être en quelque sorte aux prises avec un individu difficile à saisir. Le lieutenant assis là, sans se douter que Peyrol examinait sa personne, ne donnait aucunement l’impression d’être insaisissable : bien au contraire, il avait l’air assez immuablement installé. Tout à fait chez lui. Beaucoup trop. Même quand Peyrol se fut assis près de lui, il n’en conserva pas moins son air immuable, ou du moins difficile à éloigner. Dans la chaleur stagnante de midi, le faible crissement des cigales était le seul signe de vie que l’on entendît de longtemps. Une sorte de vie délicate, évanescente, joyeuse, insouciante et cependant non dépourvue de passion. Une mélancolie soudaine sembla accabler la joie des cigales lorsque la voix du lieutenant prononça ces mots, de l’air le plus indifférent du monde :

 

« Tiens ! vous voilà ! »

 

Dans la situation tendue où il se trouvait, Peyrol se demanda aussitôt : « Pourquoi me dit-il cela ? Où pensait-il que j’allais être ? » Le lieutenant aurait tout aussi bien pu ne rien dire. Il le connaissait maintenant depuis bientôt deux ans par intermittence, et bien souvent ils étaient restés assis sur ce banc, dans une sorte d’égalité distante, sans échanger un seul mot. Alors pourquoi n’avait-il pu se taire à l’instant ? Cet officier de marine ne parlait jamais sans intention, mais comment pouvait-on interpréter des paroles comme celles-là ? Peyrol fit semblant de bâiller et déclara avec douceur :

 

« Une petite sieste ne ferait pas de mal. Qu’en dites-vous, lieutenant ? »

 

Et il pensa en lui-même : « Pas de danger qu’il aille à sa chambre. » Il allait rester là à l’empêcher, lui, Peyrol, de descendre à la crique. Il tourna les yeux vers l’officier de marine, et si un désir extrême et concentré et la simple force de la volonté avaient pu avoir quelque effet, le lieutenant Réal eût sûrement été soudain enlevé de ce banc. Mais il ne fit pas le moindre mouvement. Et Peyrol fut fort étonné de voir sourire cet homme et ce qui l’étonna plus encore fut de l’entendre dire :

 

« L’ennui, voyez-vous, c’est que vous avez toujours manqué de franchise avec moi, Peyrol.

 

– De franchise avec vous ! répéta le flibustier. Vous voulez que je sois franc avec vous ? Eh bien ! je vous avouerai que j’ai souvent souhaité vous voir à tous les diables.

 

– Voilà qui va mieux, dit le lieutenant Réal. Mais pourquoi ? Je n’ai jamais cherché à vous faire le moindre tort.

 

– Me faire du tort, s’écria Peyrol, à moi ? » … Mais son indignation flancha comme s’il en prenait peur, et il acheva d’un ton très tranquille : « Vous êtes probablement allé fourrer votre nez dans un tas de sales papiers pour tâcher de trouver quelque chose contre un homme qui ne vous a fait à vous aucun tort et qui était un marin avant que vous ne soyez né.

 

– Erreur complète. Je n’ai pas fourré le nez dans des papiers. Je suis tombé dessus par hasard. Je ne vous cacherai pas que j’ai été intrigué de trouver quelqu’un comme vous installé ici. Mais, n’ayez crainte, personne ne se met martel en tête à votre sujet. Il y a longtemps qu’on vous a oublié. N’ayez pas peur.

 

– Vous alors ! Vous venez me parler de peur… ? Non mais, s’écria le flibustier, il y aurait de quoi vous transformer en sans-culotte, n’était la vue du spécimen qui traîne sournoisement par ici. »

 

Le lieutenant tourna brusquement la tête ; et pendant un moment l’officier de marine et le libre écumeur des mers se regardèrent d’un air sombre. Quand Peyrol reprit la parole, son humeur avait changé.

 

« Qui pourrais-je craindre ? Je ne dois rien à personne. Je leur ai remis selon les règles la prise et le reste, excepté ma part de chance et, là-dessus, je n’ai de comptes à rendre à personne, ajouta-t-il énigmatiquement.

 

– Je ne vois pas où vous voulez en venir », reprit le lieutenant après un moment de réflexion.

 

« Tout ce que je sais, c’est que vous avez abandonné votre part de l’argent produit par la prise. Rien n’indique que vous l’ayez jamais réclamée ! »

 

Ce ton sarcastique déplut à Peyrol. « Vous avez une vilaine langue, dit-il, avec votre satanée façon de parler comme si vous étiez fait d’une autre argile.

 

– Ne vous fâchez pas ! » dit le lieutenant d’un ton grave, mais un peu perplexe. « Personne n’ira ressortir cela contre vous. On a versé cette somme il y a des années à la caisse des Invalides. Tout cela est bel et bien enterré et oublié. »

 

Peyrol grommelait et jurait entre ses dents avec un air si absorbé que le lieutenant s’arrêta pour attendre qu’il eût fini.

 

« Et il n’est nullement fait mention de désertion ni de quoi que ce soit de ce genre, poursuivit-il alors. Vous figurez sur les rôles comme disparu. Je crois qu’après vous avoir un peu recherché on est arrivé à la conclusion que vous aviez dû trouver la mort d’une façon ou d’une autre.

 

– Vraiment ! Eh bien ! peut-être que le vieux Peyrol est mort. En tout cas il s’est enterré ici. » Il fallait que le flibustier fût dans la plus grande instabilité de sentiments, car il passa en un éclair de la mélancolie à la fureur : « Et il a vécu assez paisible, jusqu’à ce que vous soyez venu renifler du côté de ce trou. J’ai eu plus d’une fois dans ma vie l’occasion de me demander si les chacals n’allaient pas avoir bientôt l’occasion de déterrer ma carcasse ; mais voir un officier de marine venir gratter par ici, c’était bien la dernière chose… » De nouveau, il subit un changement. « Que venez-vous donc chercher ici ? » murmura-t-il, l’air tout à coup abattu.

 

Le lieutenant se mit au diapason de ce discours. « Je ne viens pas déranger les morts », dit-il en se tournant franchement vers le flibustier qui après ses derniers mots avait les yeux fixés par terre. « Je veux parler au canonnier Peyrol. »

 

Peyrol, sans lever les yeux du sol, grommela : « Il n’est pas ici. Il est disparu. Allez revoir les papiers. Il s’est évanoui. Il n’y a personne ici.

 

– Voilà », dit le lieutenant Réal, sur un ton de conversation familière, « voilà qui est un mensonge. Il m’a parlé ce matin sur la falaise, tandis que nous regardions le navire anglais. Il est très renseigné à son sujet. Il m’a dit qu’il avait passé des nuits à faire des plans pour sa capture. Ça m’a l’air d’un homme qui a le cœur où il faut. Un homme de cœur. Vous le connaissez. »

 

Peyrol leva lentement sa grosse tête et regarda le lieutenant.

 

« Baste ! » grogna-t-il. Ce fut un grognement pesant, et réservé. Son vieux cœur était remué, mais l’imbroglio était tel qu’il lui fallait se tenir sur ses gardes avec n’importe quel porteur d’épaulettes. Son profil conserva l’immobilité d’une tête frappée sur une médaille, tout en écoutant le lieutenant l’assurer que cette fois-ci il était venu à Escampobar exprès pour parler au canonnier Peyrol. S’il ne l’avait pas fait plus tôt, c’est que l’affaire était très confidentielle. Là-dessus le lieutenant s’arrêta ; Peyrol ne fit aucun mouvement. Il se demandait intérieurement où le lieutenant voulait en venir. Mais le lieutenant semblait avoir changé de point de départ ; son ton aussi s’était un peu modifié. Il était devenu plus concret.

 

« Vous m’avez dit que vous aviez étudié les mouvements de ce navire anglais. Eh bien ! supposons par exemple, que la brise se lève, comme elle le fera vraisemblablement dans la soirée, pourriez-vous me dire où la corvette sera ce soir ? Je veux dire, ce que son capitaine fera vraisemblablement.

 

– Non, je ne le peux pas, dit Peyrol.

 

– Mais vous m’avez dit que vous l’aviez observé minutieusement depuis des semaines. Il n’y a pas tant d’alternatives ; en tenant compte du temps qu’il peut faire et de tout le reste, vous devriez pouvoir juger presque avec certitude.

 

– Non, répéta Peyrol. Le fait est que je ne peux pas.

 

– Vraiment ? Eh bien ! alors vous ne valez même pas un de ces vieux amiraux dont vous avez si mauvaise opinion. Pourquoi ne pouvez-vous pas ?

 

– Je vais vous dire pourquoi », reprit Peyrol après un silence, le visage plus sculptural que jamais, « c’est que jusqu’alors mon gaillard n’est jamais venu si près d’ici. Je ne sais donc pas ce qu’il a en tête, et je ne peux, par conséquent, deviner ce qu’il va faire ensuite. Je pourrai peut-être vous le dire un autre jour, mais pas aujourd’hui. La prochaine fois que vous viendrez… pour voir le vieux canonnier.

 

– Non, il faut que ce soit cette fois-ci.

 

– Voulez-vous dire que vous allez passer la nuit ici ?

 

– Pensiez-vous que j’étais ici en permission ? Sachez que je suis ici en service commandé. Vous ne me croyez pas ? »

 

Peyrol poussa un long soupir. « Si, je vous crois. Ainsi, ils ont idée de capturer cette corvette au lieu de la détruire. Et on vous envoie en service commandé. Eh bien ! cela ne me facilite pas les choses, de vous voir ici.

 

– Vous êtes un drôle d’homme, Peyrol, fit le lieutenant. Je crois bien que vous voudriez me voir mort.

 

– Non. Simplement ailleurs. Mais vous avez raison. Peyrol n’a d’amitié ni pour votre visage, ni pour votre voix. Ces gens ont déjà fait assez de mal comme cela. »

 

Ils n’en étaient jamais venus jusqu’alors à une telle intimité. Ils n’eurent pas besoin de se regarder l’un l’autre. « Ah ! Il ne peut pas contenir sa jalousie », pensa le lieutenant. Il n’y avait dans cette pensée ni mépris, ni méchanceté. C’était plutôt une sorte de désespoir. Il reprit doucement :

 

« Vous montrez les dents comme un vieux chien, Peyrol.

 

– J’ai eu plus d’une fois envie de vous sauter à la gorge », répondit l’autre dans une sorte de calme chuchotement. « Cela vous amuse encore plus.

 

– Cela m’amuse ? Ai-je l’air gai ? »

 

Peyrol, de nouveau, tourna lentement la tête pour poser sur lui un regard fixe et prolongé. Et de nouveau l’officier de marine et l’écumeur de mer se dévisagèrent avec une pénétrante et sombre franchise. Cette intimité de fraîche date ne pouvait aller plus loin.

 

« Écoutez-moi, Peyrol…

 

– Non, dit l’autre. Si vous voulez parler, parlez au canonnier. »

 

Quoiqu’il parût avoir adopté l’idée d’une double personnalité, le flibustier ne semblait pas beaucoup plus à son aise dans un rôle que dans l’autre. Des sillons de perplexité se creusèrent sur son front, et comme le lieutenant ne reprenait pas aussitôt la parole, Peyrol le canonnier lui demanda avec impatience :

 

« Ainsi, on songe à prendre vivant le navire ? »

 

Il lui fut désagréable d’entendre le lieutenant lui répondre que ce n’était pas exactement ce que ses chefs à Toulon avaient dans l’esprit. Peyrol exprima immédiatement l’opinion que de tous les chefs ayant jamais existé dans la marine le citoyen Renaud était le seul qui valût quelque chose. Sans prendre garde à ce ton provocant, le lieutenant Réal ne laissa pas dévier la conversation.

 

« Ce que l’on veut savoir, c’est si cette corvette anglaise entrave beaucoup le trafic côtier.

 

– Non, dit Peyrol. Elle ne s’occupe aucunement des pauvres gens, à moins, je suppose, qu’un bateau n’adopte un comportement suspect. Je l’ai vue donner la chasse à un ou deux, mais, même ceux-là, elle ne les a pas retenus. Michel – vous connaissez Michel – a entendu dire par des gens de la côte qu’elle en avait capturé plusieurs à diverses reprises. Naturellement, à dire vrai, personne n’est en sûreté.

 

– Non, bien sûr. Mais je me demande maintenant ce que cet Anglais pourrait considérer comme un « comportement suspect ».

 

– Ah ! Voilà une vraie question. Vous ne savez pas comment sont les Anglais ? Un jour accommodants et bons enfants, et le lendemain prêts à vous tomber dessus comme des tigres. Durs le matin, insouciants l’après-midi, sûrs seulement dans un combat, qu’ils soient avec vous ou contre vous ; mais, pour le reste, absolument fantasques. Vous les croiriez un peu toqués, et pourtant il ne ferait pas bon se fier à cette idée-là non plus. »

 

Le lieutenant lui prêtant une oreille attentive, Peyrol arbora un front plus lisse et parla avec verve des Anglais comme s’il se fût agi d’une tribu étrange et très peu connue. « D’une certaine manière, déclara-t-il, la plus fine mouche parmi eux peut se laisser prendre avec du vinaigre, mais pas tous les jours. » Il hocha la tête, en se souriant légèrement à lui-même comme s’il lui revenait le souvenir d’une ou deux histoires cocasses.

 

« Ce n’est pas quand vous étiez canonnier que vous avez acquis cette profonde connaissance des Anglais, remarqua sèchement le lieutenant.

 

– Vous y revoici, dit Peyrol. Et qu’est-ce que cela peut bien vous faire où j’ai appris tout cela ? Supposons que je l’aie appris d’un homme mort à présent. Mettons que ce soit le cas.

 

– Je vois. Tout cela veut dire que ce n’est pas facile de savoir ce qu’ils ont derrière la tête.

 

– Non », dit Peyrol, puis il ajouta d’un ton bourru : « Et il y a des Français qui ne valent guère mieux. Je voudrais bien savoir ce que vous avez derrière la tête.

 

– Ce qu’il y a là, c’est une question de service, canonnier ; voilà ce qu’il y a ; et c’est une question qui n’a pas l’air de grand-chose à première vue mais qui, lorsque vous l’examinez, est à peu près aussi difficile à traiter convenablement que tout ce que vous avez jamais pu entreprendre de votre vie. Il faut croire que cela embarrasse les gros bonnets, puisqu’on a fait appel à moi. C’est vrai que je travaille à terre, à l’Amirauté, et que j’étais en évidence : on m’a montré l’ordre reçu de Paris. J’ai vu tout de suite la difficulté de la chose. Je l’ai fait remarquer et l’on m’a dit…

 

– De venir ici, interrompit Peyrol.

 

– Non. De prendre les dispositions nécessaires pour l’exécuter.

 

– Et vous avez commencé par venir ici. Vous venez toujours ici.

 

– J’ai commencé par chercher un homme », dit l’officier de marine, avec insistance.

 

Peyrol l’examina avec attention. « Vous voudriez me faire croire que dans toute la flotte vous n’auriez pas trouvé un homme ?

 

– Je n’ai jamais pensé à en chercher un là. Mon chef est convenu avec moi que ce n’était pas une mission pour les hommes de la marine.

 

– Eh bien ! ce doit être quelque chose d’assez vilain pour qu’un marin admette cela. Qu’est-ce que c’est que cet ordre ? Je ne suppose pas que vous soyez venu ici sans être prêt à me le montrer. »

 

Le lieutenant plongea la main dans la poche intérieure de sa vareuse et la retira vide.

 

« Comprenez, Peyrol, dit-il gravement, qu’il ne s’agit pas d’une mission de combat. Nous ne manquons pas d’hommes capables pour cela. Il s’agit de jouer un tour à l’ennemi.

 

– Un tour ? » dit Peyrol avec la gravité d’un juge. « C’est parfait. J’ai vu, dans l’océan Indien, Monsieur Surcouf[71] jouer des tours aux Anglais… Vu de mes yeux, ruses, stratagèmes et tous les trucs… C’est de bonne guerre.

 

– Certainement. L’ordre dans ce cas vient du Premier Consul lui-même, car il ne s’agit pas d’une petite affaire. Il s’agit de tromper l’amiral anglais !

 

– Quoi, le fameux Nelson ? Ah ! mais celui-là c’est un malin. »

 

Après avoir exprimé cette opinion, le vieux flibustier tira un mouchoir de soie de sa poche et, s’en étant essuyé la figure, répéta lentement : « Celui-là est un malin. »

 

Cette fois le lieutenant prit vraiment un papier dans sa poche et tout en disant : « J’ai copié cet ordre pour vous le montrer », le remit au flibustier qui le lui prit des mains avec un air incrédule.

 

Le lieutenant Réal regarda le vieux Peyrol qui tenait le papier à bout de bras, puis, pliant le bras, essayait d’ajuster la distance à sa vue, et il se demanda s’il l’avait copié en caractères assez gros pour que le canonnier Peyrol pût le déchiffrer aisément. L’ordre disait ceci : « Vous fabriquerez un paquet de dépêches et de prétendues lettres personnelles d’officiers contenant une claire affirmation, outre des allusions faites pour convaincre l’ennemi que la destination de la flotte que l’on arme actuellement à Toulon est l’Égypte, et, de façon générale, l’Orient. Vous expédierez ce paquet par mer sur un petit bâtiment quelconque faisant voile vers Naples, et vous ferez en sorte que ce bâtiment tombe aux mains de l’ennemi. » Le préfet maritime avait fait appeler Réal, lui avait montré le paragraphe de la lettre reçue de Paris, avait tourné la page et posé le doigt sur la signature « Bonaparte ». Après lui avoir jeté un regard d’intelligence, l’amiral avait remis le papier sous clé dans un tiroir et la clé dans sa poche. Le lieutenant Réal avait noté le passage, de mémoire, aussitôt que l’idée de consulter Peyrol lui était venue.

 

Le flibustier, non sans plisser les yeux et pincer les lèvres, était venu à bout du papier que le lieutenant reprit en allongeant négligemment le bras. « Eh bien ! qu’est-ce que vous en pensez ? demanda-t-il. Vous comprenez qu’il ne s’agit pas de sacrifier un navire de guerre à cette astuce. Qu’en pensez-vous ?

 

– Plus facile à dire qu’à faire, déclara sèchement Peyrol.

 

– C’est ce que j’ai dit à mon amiral.

 

– C’est donc un marin d’eau douce, que vous ayez dû lui expliquer ça ?

 

– Non, canonnier, pas du tout. Il m’a écouté en hochant la tête.

 

– Et qu’est-ce qu’il vous a dit, en fin de compte ?

 

– Il m’a dit : « Parfaitement. Avez-vous des idées sur la question ? » et je lui ai dit, écoutez-moi, canonnier, je lui ai dit : « Oui, amiral, je crois que j’ai un homme », et l’amiral m’a aussitôt interrompu : « Très bien, vous n’avez pas besoin de me parler de lui. Je vous confie cette affaire et je vous donne une semaine pour la régler. Quand ce sera fini, faites-moi votre rapport. En attendant, vous pouvez toujours prendre ce paquet. » Toutes les fausses lettres et les fausses dépêches étaient déjà préparées, Peyrol. J’ai emporté ce paquet du bureau de l’amiral. Un paquet enveloppé de toile à voile, proprement ficelé et cacheté. Voilà trois jours que je l’ai en ma possession. Il est en haut dans ma valise.

 

– Ça ne vous avance pas à grand-chose, grommela le vieux Peyrol.

 

– Non, avoua le lieutenant. Je peux aussi disposer de quelques milliers de francs.

 

– Des francs ! répéta Peyrol, eh bien ! mieux vaut vous en retourner à Toulon et essayer de soudoyer un homme qui voudra bien aller fourrer sa tête dans la gueule du lion anglais. »

 

Réal réfléchit un moment, puis reprit lentement : « Je ne voudrais pas parler de ça à n’importe quel homme. Bien sûr, c’est une mission dangereuse, la chose serait entendue.

 

– Elle le serait. Et si vous trouviez un garçon avec tant soit peu d’intelligence dans sa caboche, il essayerait naturellement de filer à la barbe de l’escadre anglaise et peut-être y réussirait-il, et alors que deviendrait votre tour ?

 

– On pourrait lui donner une route à suivre.

 

– Oui, et il se pourrait que votre route le fasse justement passer à distance de toute l’escadre de Nelson, car on ne peut jamais dire ce que font les Anglais. Ils pourraient très bien être justement occupés à faire de l’eau en Sardaigne.

 

– Il est plus que probable que des croiseurs se trouveraient là et s’empareraient de lui.

 

– Ça se pourrait. Mais ce n’est pas là exécuter la tâche, c’est simplement tenter sa chance. À qui croyez-vous donc parler, à un enfant en bas âge sans doute… ou quoi ?

 

– Non, mon cher canonnier. Il faudra avoir des fortes dents d’homme pour défaire ce nœud-là. » Il y eut un moment de silence, puis Peyrol déclara d’un ton dogmatique :

 

« Je vais vous dire ce qu’il en est, lieutenant. À mon avis, c’est exactement le genre d’ordre qu’un marin d’eau douce peut donner à de bons marins. Vous n’allez pas me dire le contraire.

 

– Certainement pas ! reconnut le lieutenant. Et voyez toute la difficulté. Car, même en supposant que la tartane aille se flanquer au beau milieu de la flotte anglaise, comme si ç’avait été effectivement arrangé, ils visiteraient simplement sa cale, fourreraient peut-être le nez ici et là, mais ils n’auraient jamais l’idée d’aller y chercher des dépêches, n’est-ce pas ? Notre homme, naturellement, les tiendrait bien cachées, n’est-ce pas ? Il faut qu’il ne soit pas au courant. S’il était assez stupide pour les laisser traîner sur le pont, la mèche serait tout de suite éventée. Mais ce que je crois qu’il ferait, ce serait de jeter les dépêches par-dessus bord.

 

– Oui, à moins qu’on ne lui dise la nature de l’entreprise, dit Peyrol.

 

– Évidemment, mais quelle somme réussirait à convaincre un homme de s’en aller goûter des pontons anglais ?

 

– L’homme prendra bel et bien la somme, et ensuite il fera de son mieux pour éviter de se faire attraper. Et s’il ne peut l’éviter, il veillera très soigneusement à ce que les Anglais ne trouvent rien à bord de sa tartane. Non, lieutenant, n’importe quel fichu propre-à-rien possesseur d’une tartane recevra de votre main deux ou trois mille francs le plus sagement du monde ; mais quant à abuser l’amiral anglais, diable ! c’est toute une affaire. Est-ce que vous n’avez pas pensé à tout cela avant de parler aux grandes épaulettes qui vous ont chargé de ce travail ?

 

– J’ai vu la difficulté et je lui ai tout expliqué », répéta le lieutenant en baissant encore davantage la voix, quoique leur conversation n’eût cessé de se tenir en sourdine, malgré le silence qui régnait dans la maison derrière eux et la solitude des abords de la ferme d’Escampobar. C’était l’heure de la sieste, pour ceux qui pouvaient dormir. Le lieutenant, se rapprochant du vieil homme, lui susurra presque ces mots à l’oreille :

 

« Ce que je désirais, c’était vous entendre dire tout cela. Comprenez-vous maintenant le sens de mes paroles ce matin à notre poste de guet ? Vous rappelez-vous ce que j’ai dit ? »

 

Peyrol, tout en regardant dans le vide, murmura d’un ton uniforme :

 

« Je me rappelle qu’un officier de marine a essayé de faire perdre pied au vieux Peyrol sans y parvenir. Il se peut bien que je sois disparu, mais je suis encore trop solide pour n’importe quel blanc-bec qui se fâche, le diable sait pourquoi. C’est une bonne chose que vous n’y soyez pas parvenu, sans quoi je vous aurais entraîné avec moi et nous aurions fait notre dernière cabriole ensemble, au grand divertissement d’un équipage anglais. Jolie fin que c’eût été là !

 

– Vous ne vous rappelez pas que, quand vous m’avez dit que les Anglais enverraient une embarcation pour fouiller nos poches, je vous ai répondu que ce serait la méthode idéale. » Immobile comme une pierre, tandis que l’autre se penchait vers son oreille, Peyrol semblait n’offrir à ses chuchotements qu’un réceptacle insensible et le lieutenant poursuivit avec force : « Eh bien ! c’était une allusion à cette affaire ; car voyez-vous, canonnier, qu’eût-il pu y avoir de plus convaincant que de trouver sur moi ce paquet de dépêches ? Quels eussent été leur surprise et leur émerveillement ! Aucun doute n’aurait pu leur venir à l’esprit. Qu’en pensez-vous, canonnier ? Bien sûr que non ! Je vois d’ici le capitaine de cette corvette mettant toutes voiles dehors pour aller remettre le paquet entre les mains de l’amiral. Le secret de la destination de la flotte de Toulon trouvé sur le cadavre d’un officier ! N’aurait-il pas exulté de cette chance prodigieuse ? Mais ils ne l’auraient pas appelée accidentelle ! Non, ils l’auraient appelée providentielle. Je connais un peu les Anglais, moi aussi. Ils aiment avoir Dieu de leur côté, c’est le seul allié auquel ils n’aient jamais besoin de donner des subsides. Vous ne trouvez pas, canonnier, que ç’aurait été la méthode idéale ? »

 

Le lieutenant Réal se rejeta en arrière et Peyrol, toujours semblable à l’image sculptée d’une humeur sombre et songeuse, grommela doucement :

 

« Il est encore temps. Le navire anglais est toujours dans la Passe. » Il attendit un peu, sans altérer son inquiétante attitude de statue vivante, avant d’ajouter méchamment : « Vous n’avez pas l’air bien pressé d’aller faire ce plongeon.

 

– Ma foi, je suis presque assez dégoûté de la vie pour le faire », déclara le lieutenant sur le ton de la conversation.

 

« Eh bien ! alors n’oubliez pas de monter chercher votre paquet avant de partir », fit Peyrol sur le même ton. « Mais ne m’attendez pas : je ne suis pas dégoûté de la vie, moi. Je suis disparu, et cela me suffit. Je n’ai pas besoin de mourir. »

 

À la fin il remua sur son siège, tourna la tête de droite et de gauche, comme pour s’assurer que son cou n’était pas pétrifié, laissa échapper un petit rire et grommela : « Disparu, hein ! Baste, quelle fichue histoire ! » comme si le mot « disparu » eût été une grossière insulte quand on l’inscrit sur un registre devant le nom d’un homme. Cela paraissait l’ulcérer, ainsi que l’observa le lieutenant avec surprise : ou bien était-ce quelque chose d’inarticulé qui l’ulcérait et se manifestait de cette manière amusante ? Le lieutenant, lui aussi, eut un mouvement de colère qui prit feu puis retomba aussitôt et s’acheva par cette réflexion philosophique d’une froideur mortelle : « Nous sommes victimes de la destinée qui nous a réunis. » Puis son ressentiment le reprit. Pourquoi diable fallait-il qu’il tombât sur cette jeune fille ou cette femme (il ne savait comment il devait la considérer) et qu’il en souffrit si affreusement ? Lui qui depuis l’enfance, ou presque, s’était employé à détruire en lui toute tendresse. Ces mouvements changeants de dégoût, d’étonnement en face de lui-même et des détours inattendus de la vie, lui donnaient un air profondément absorbé dont un éclat de Peyrol, non pas tant bruyant que farouche, vint le tirer :

 

« Non, s’écria Peyrol, je suis trop vieux pour aller me rompre les os pour le bon plaisir d’un balourd de soldat qui, à Paris, s’imagine avoir trouvé quelque chose de malin.

 

– Je ne vous le demande pas », dit le lieutenant d’un ton extrêmement sévère, que Peyrol aurait appelé un ton de porteur d’épaulettes. « Vieux bandit de mer ! Et ce ne serait pas pour le bon plaisir d’un soldat en tout cas. Vous et moi nous sommes français, après tout.

 

– Vous avez donc découvert cela ?

 

– Oui, dit Réal. Ce matin, en vous écoutant parler sur la falaise, avec cette corvette anglaise pour ainsi dire à un jet de pierre.

 

– Oui, grogna Peyrol, un navire construit en France ! » (Il se donna un coup retentissant sur la poitrine.) « Ça fait mal là de le voir. J’avais l’impression que j’aurais pu sauter sur son pont, à moi tout seul !

 

– Oui, là-dessus, vous et moi, nous nous comprenons, dit le lieutenant. Mais écoutez-moi, l’affaire est beaucoup plus importante que de reprendre une corvette capturée. En réalité il s’agit de bien plus que de jouer un tour à un amiral. Cela fait partie d’un vaste plan, Peyrol ! C’est encore un coup qui doit nous aider à remporter une grande victoire en mer.

 

– Nous ! dit Peyrol. Je suis un flibustier, moi, et vous un officier de marine. Que voulez-vous dire par nous ?

 

– Je veux dire tous les Français, répondit le lieutenant, ou disons simplement la France, que vous avez servie, vous aussi. »

 

Peyrol, dont l’attitude d’effigie de pierre s’était humanisée presque malgré lui, fit un signe de tête approbateur et dit : « Vous avez quelque chose dans la tête. Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? Si vous croyez pouvoir vous fier à un flibustier.

 

– Non, je me fie à un canonnier de la République. L’idée m’est venue que pour cette grande affaire, nous pourrions nous servir de cette corvette que vous observez depuis si longtemps. Car espérer que l’escadre ira capturer une vieille tartane d’une façon qui n’éveille pas de soupçons, il n’y faut pas songer.

 

– Une idée de terrien », déclara Peyrol avec plus de chaleur qu’il n’en avait jamais montré envers le lieutenant Réal.

 

« Oui, mais il y a cette corvette. Ne pourrait-on s’arranger pour leur faire avaler toute l’histoire, d’une façon ou d’une autre ? Vous riez… Pourquoi ?

 

– Je ris parce que ce serait une bonne plaisanterie », fit Peyrol dont l’hilarité fut de très courte durée. « Cet Anglais-là à bord de sa corvette, il se croit très malin. Je ne l’ai jamais vu, mais j’avais fini par avoir l’impression que je le connaissais comme si c’était mon propre frère ; mais maintenant… »

 

Il s’arrêta court ; le lieutenant Réal, après avoir observé ce brusque changement de contenance, déclara sur un ton imposant :

 

« Je crois que vous venez d’avoir une idée.

 

– Pas la moindre », répondit Peyrol, reprenant comme par enchantement son attitude pétrifiée. Le lieutenant ne se découragea pas et ne fut pas surpris d’entendre l’effigie de Peyrol déclarer : « Tout de même, on pourrait voir. » Puis brusquement : « Vous aviez l’intention de passer la nuit ici ?

 

– Oui, je vais simplement descendre à Madrague et faire prévenir la chaloupe qui devait venir aujourd’hui de Toulon, qu’il lui faudra s’en retourner sans moi.

 

– Non, lieutenant. Il faut que vous retourniez à Toulon aujourd’hui. Quand vous y serez, il faut tirer de leur trou un ou deux de ces fichus gratte-papier du bureau de la Marine, même s’il est minuit, pour qu’ils vous délivrent des papiers pour une tartane… oh, appelez-la comme vous voudrez. N’importe quels papiers. Et alors vous reviendrez aussitôt que possible. Pourquoi ne pas descendre à Madrague maintenant et voir si la chaloupe n’est pas déjà là. Si elle y est, en partant tout de suite, vous pourriez être revenu ici vers minuit. »

 

Il se leva avec impétuosité : le lieutenant se leva lui aussi. Toute son attitude indiquait l’hésitation. L’aspect de Peyrol ne montrait pas d’animation particulière, mais son visage de Romain et son aspect grave lui donnaient un fort air d’autorité.

 

« Vous ne voulez pas m’en dire davantage ? demanda le lieutenant.

 

– Non, dit le flibustier. Pas avant que nous ne nous revoyions. Si vous revenez pendant la nuit, n’essayez pas d’entrer dans la maison, attendez dehors. Ne réveillez personne. Je serai dans les parages et s’il y a quelque chose à vous dire, je vous le dirai alors. Qu’est-ce que vous cherchez ? inutile de monter chercher votre valise. Vos pistolets sont aussi dans votre chambre ? À quoi bon des pistolets pour aller simplement à Toulon et en revenir, avec un équipage de la marine ? » Il mit carrément la main sur l’épaule du lieutenant et le poussa doucement vers le sentier qui menait à Madrague. Réal, à ce contact, tourna la tête, et leurs regards tendus se croisèrent avec la force concentrée d’une étreinte entre deux lutteurs. Ce fut le lieutenant qui céda devant le regard inflexiblement résolu du vieux Frère-de-la-Côte. Il céda sous le couvert d’un sourire sarcastique et de cette remarque, faite sur un ton dégagé : « Je vois que vous voulez vous débarrasser de moi pour une raison quelconque », ce qui ne fit pas le moindre effet sur Peyrol dont le bras lui montrait la direction de Madrague. Quand le lieutenant lui eut tourné le dos, Peyrol laissa retomber son bras ; mais il attendit que le lieutenant eût disparu avant de se retourner lui aussi, et de prendre la direction opposée.

 

IX

 

Après qu’il eut vu disparaître le lieutenant perplexe, Peyrol s’aperçut que son propre cerveau était parfaitement vide. Il se mit en devoir de descendre vers sa tartane non sans avoir jeté un regard de côté sur la façade de cette demeure habitée par un problème très différent. Celui-là attendrait. Se sentant la tête étrangement vide, il éprouva la pressante nécessité d’y faire entrer sans perdre de temps une pensée quelconque. Il dégringola les pentes abruptes, se rattrapa à des buissons, sauta de pierre en pierre avec l’assurance et la précision mécanique que lui donnait une longue habitude, sans relâcher un seul instant son effort pour découvrir un plan défini à se mettre dans la tête. Il pouvait apercevoir à sa droite la crique, tout éclairée d’une lumière pâle, tandis qu’au-delà s’étendait la Méditerranée, nappe bleu foncé, sans une ride. Peyrol se dirigeait vers le petit bassin où, depuis des années, il tenait cachée sa tartane, comme un bijou dans un coffret, sans autre but que de réjouir en secret ses regards ; elle n’avait pas plus d’utilité pratique que n’en a le trésor d’un avare, mais elle était tout aussi précieuse ! En atteignant un creux du terrain où poussaient des buissons et même quelques brins d’herbe, Peyrol s’assit pour se reposer. Dans la position où il était, le monde visible se limitait pour lui à une pente pierreuse, quelques rochers, le buisson auquel il était adossé et un morceau d’horizon marin complètement désert. Il se rendit compte qu’il détestait ce lieutenant beaucoup plus quand il ne le voyait pas. Il y avait quelque chose dans ce garçon-là. En tout cas, il s’était débarrassé de lui pour, mettons, huit ou dix heures. Le vieux flibustier éprouva un malaise, le sentiment fort importun que la stabilité des choses était compromise. Il s’en étonna et la pensée qu’il devenait vieux vint de nouveau l’envahir. Il n’ignorait pourtant pas la vigueur de son corps. Il pouvait encore avancer furtivement comme un Indien et de son fidèle bâton frapper un homme derrière la tête avec assez de sûreté et de force pour l’assommer comme un bœuf. C’est précisément ce qu’il avait fait pas plus tard que la nuit précédente à deux heures du matin, il n’y avait pas douze heures de cela, le plus aisément du monde et sans éprouver une sensation d’effort excessif. Cette pensée le réconforta. Mais il ne pouvait toujours pas trouver une idée à se mettre dans la tête. Pas ce qu’on eût pu appeler une véritable idée. Cela refusait de venir. Inutile de rester là à l’attendre.

 

Il se leva et, en quelques enjambées, il parvint à une crête pierreuse d’où il découvrit le bout blanc et arrondi des deux mâts de sa tartane. La coque lui en était cachée par la configuration du rivage dont le détail le plus visible était un grand rocher plat. C’était à cet endroit que, moins de douze heures auparavant, Peyrol, incapable de dormir dans son lit, et qui était descendu pour essayer de trouver le sommeil à bord de sa tartane, avait vu, au clair de lune, un homme debout, penché au-dessus de son navire et qui l’examinait à loisir. Une silhouette de forme caractéristique, noire et fourchue, qui certainement n’avait rien à faire là. Peyrol, par une déduction soudaine et logique, s’était dit : « Débarqué d’un canot anglais. » Pourquoi, comment, dans quel but, il ne s’attarda pas à y réfléchir. Il s’empressa d’agir, en homme longtemps accoutumé à se trouver à l’improviste aux prises avec les situations critiques les plus inattendues. La silhouette noire, plongée dans une sorte de stupeur attentive, n’entendit rien, ne soupçonna rien. Le gros bout du gourdin s’abattit sur sa tête comme un coup de tonnerre tombant d’un ciel bleu. Les parois du petit bassin retentirent du choc. Mais l’homme n’avait pas eu le temps de l’entendre. La force du coup avait envoyé le corps inanimé rouler du bord du rocher plat jusque dans la cale ouverte de la tartane qui fit entendre un bruit de tambour voilé. Peyrol n’aurait pas pu faire mieux à vingt ans. Non. Ni même si bien. Ç’avait été rapide, bien conçu, et ce bruit de tambour voilé fut suivi d’un parfait silence, sans un soupir, sans un gémissement. Peyrol contourna au pas de course un petit promontoire à l’extrémité duquel le rivage s’abaissait au niveau de la lisse[72] de la tartane, et sauta à bord. Le silence demeurait complet sous ce froid clair de lune et parmi les ombres profondes des rochers. Il était complet, car Michel qui couchait toujours sous le demi-pont d’avant, éveillé en sursaut par le choc qui avait fait trembler toute la tartane, en avait perdu l’usage de la parole. La tête dépassant à peine du demi-pont, immobilisé à quatre pattes et tremblant violemment comme un chien qu’on vient de laver à l’eau chaude, il n’osait avancer plus loin, terrorisé par ce cadavre ensorcelé qui venait de tomber à bord en fendant les airs. Il ne l’aurait touché pour rien au monde.

 

Les mots : « Es-tu là, Michel ? » prononcés à mi-voix, agirent sur lui comme un tonique moral. Ce n’était donc pas un acte du Malin ; ce n’était pas de la sorcellerie ! Et même si c’en était, maintenant que Peyrol était là, Michel n’avait plus peur. Il ne hasarda pas la moindre question tout en aidant Peyrol à retourner le corps flasque. Le visage était couvert de sang par une coupure au front qu’il s’était faite en tombant sur le tranchant de la carlingue[73]. Si la tête n’avait pas été complètement écrasée et les membres brisés, c’est que, en décrivant sa parabole dans l’air, la victime de cette curiosité indue avait touché et cassé comme une simple carotte un des haubans du mât d’avant. En levant les yeux par hasard, Peyrol remarqua cette corde rompue, et posa aussitôt la main sur la poitrine de l’homme.

 

« Le cœur bat encore, murmura-t-il. Va allumer la lampe de la cabine, Michel.

 

– Vous allez porter cet objet dans la cabine ?

 

– Oui, dit Peyrol. La cabine est habituée à ce genre d’objets. » Et il se sentit soudain plein d’amertume. « Cette cabine a été un piège mortel pour des gens que ce gaillard-là, quel qu’il soit, ne vaut pas. »

 

Tandis que Michel était allé exécuter l’ordre qu’il avait reçu, Peyrol parcourait des yeux les rives du bassin, car il ne pouvait se défaire de l’idée qu’il devait y avoir d’autres Anglais dissimulés dans les parages. Qu’une des embarcations de la corvette fût encore dans la crique, il n’avait pas le moindre doute à cet égard. Quant à la raison qui l’y avait fait venir, elle était incompréhensible. Seul, le corps inanimé qui gisait à ses pieds aurait peut-être pu le lui dire : mais Peyrol avait peu d’espoir qu’il pût jamais retrouver la parole. Si ses camarades étaient partis à sa recherche, il y avait tout juste une petite chance qu’ils ne découvrissent pas l’existence du bassin. Peyrol se baissa pour tâter le corps d’un bout à l’autre. Il ne trouva sur lui aucune arme. Rien qu’un couteau de poche attaché à un cordon passé autour du cou.

 

Michel, l’obéissance incarnée, une fois revenu de l’arrière, reçut l’ordre de verser deux seaux d’eau salée sur la tête ensanglantée dont le visage était levé vers la lune. Descendre le corps dans la cabine n’alla pas sans mal. Il était lourd. On l’étendit de tout son long sur un caisson et une fois que Michel lui eut avec une étrange minutie placé les bras le long du corps, il eut l’air incroyablement rigide. La tête ruisselante, aux cheveux trempés, avait l’air d’être celle d’un noyé avec une balafre rose et béante sur le front.

 

« Va sur le pont faire le guet, dit Peyrol. Il est encore possible que nous ayons à nous battre avant la fin de la nuit. »

 

Une fois Michel parti, Peyrol commença par enlever rapidement sa vareuse et tira sa chemise par-dessus sa tête. C’était une chemise très fine. Les Frères-de-la-Côte, à leurs moments de loisir, n’étaient pas du tout une bande de gens déguenillés, et le canonnier Peyrol avait conservé le goût du beau linge. Il déchira la chemise en longues bandes, s’assit sur le coffre et prit sur ses genoux la tête mouillée. Il la banda avec une certaine adresse, en opérant aussi calmement que s’il se fût agi de travaux pratiques sur un mannequin. Puis Peyrol, en homme d’expérience, prit la main inanimée et lui tâta le pouls. La vie ne s’était pas encore enfuie. Le flibustier, nu jusqu’à la ceinture, ses bras puissants croisés sur la fourrure grise de sa poitrine dénudée, garda son regard baissé sur ce visage inerte posé sur ses genoux et dont les yeux étaient paisiblement fermés sous la bande blanche qui lui couvrait le front. Il examina cette mâchoire épaisse, bizarrement associée à une certaine rondeur des joues, à un nez remarquablement large mais à bout pointu, avec un petit creux sur l’arête, marque naturelle ou qui provenait peut-être de quelque ancienne blessure. Un visage d’argile brune, taillé à coups de serpe, et dont les paupières fermées portaient d’épais cils noirs qui semblaient artificiellement jeunes sur cette physionomie vieille de quarante ans au moins ; et Peyrol pensait à sa jeunesse. Non pas la sienne propre ; celle-là il ne se souciait jamais de la retrouver, mais il pensait à la jeunesse de cet homme, à l’aspect que ce visage avait dû avoir vingt ans plus tôt. Tout à coup, il changea de position et approchant ses lèvres de l’oreille de cette tête inanimée, hurla de toute la force de ses poumons :

 

« Holà, holà ! réveille-toi, camarade ! »

 

Il y avait de quoi réveiller un mort, semblait-il. Un faible : « Voilà ! voilà. » fut la seule réponse qui lui parvint de loin et, peu après, Michel passa la tête par la porte de la cabine avec une grimace anxieuse et une lueur dans ses yeux ronds.

 

« Vous avez appelé, maître ?

 

– Oui, dit Peyrol. Viens m’aider à le déplacer.

 

– Par-dessus bord ? » murmura Michel avec empressement.

 

« Non, dit Peyrol, sur cette couchette. Doucement ! Ne lui cogne pas la tête, » cria-t-il avec une tendresse inattendue. « Étends une couverture sur lui. Reste dans la cabine et tiens son pansement humecté d’eau salée. Je crois que personne ne viendra te déranger cette nuit. Je vais jusqu’à la maison.

 

– Le lever du jour approche », remarqua Michel.

 

C’était une raison de plus qui faisait que Peyrol voulait retourner en hâte à la maison et grimper à sa chambre sans être vu. Il passa sa vareuse à même sa peau, ramassa son gourdin, recommanda à Michel de ne laisser cet étrange oiseau sortir de la cabine sous aucun prétexte. Convaincu que l’homme ne referait jamais un pas de sa vie, Michel accueillit ces instructions sans émotion particulière.

 

Le jour avait commencé à poindre depuis un moment lorsque Peyrol, montant à Escampobar, eut, en se retournant par hasard, la chance de voir de ses propres yeux le canot du navire de guerre anglais qui sortait de la crique à la rame. Cela confirma ses suppositions, mais ne lui en rendit pas la cause plus claire. Perplexe et inquiet, il atteignit la maison en passant par la cour. Toujours la première levée, Catherine se tenait près de la porte ouverte de la cuisine. Elle s’écarta et l’eût laissé passer sans rien dire si Peyrol lui-même ne lui avait demandé à voix basse : « Rien de nouveau ? » Et du même ton, elle lui répondit : « Elle s’est mise à vagabonder la nuit. » Peyrol se glissa silencieusement jusqu’à sa chambre d’où il redescendit une heure plus tard, comme s’il y avait passé toute la nuit dans son lit.

 

C’est cette aventure nocturne qui avait affecté le caractère de la conversation du matin entre Peyrol et le lieutenant. Pour diverses raisons, il avait trouvé la chose particulièrement pénible. Une fois débarrassé de Réal pour plusieurs heures, le flibustier avait à s’occuper de cet autre intrus qui venait compromettre la paix de la ferme d’Escampobar, paix tendue et incertaine, d’origine sinistre. Assis sur le rocher, les yeux négligemment fixés sur les quelques gouttes de sang qui trahissaient sous le regard du Ciel son ouvrage de la nuit précédente, Peyrol, tout en s’efforçant de trouver quelque chose de précis à quoi penser, crut entendre comme le bruit sourd du tonnerre. Si faible qu’il fût, il n’en remplissait pas moins tout le bassin. Il en devina aussitôt la nature et toute perplexité disparut de son visage. Ramassant son gourdin, il se mit sur pied brusquement en murmurant : « Il n’est pas mort du tout », et il se précipita à bord de la tartane.

 

Sur le pont arrière, Michel était aux aguets. Il avait exécuté les ordres reçus au bord du puits. La porte de la cabine était non seulement assurée par le très visible cadenas, mais encore étayée par un espar qui la rendait aussi ferme qu’un roc. Le bruit de tonnerre semblait sortir comme par enchantement de son immuable matière. Un moment, le bruit cessa, puis l’on entendit une sorte de grognement continu, comme celui d’un dément. Ensuite, le bruit de tonnerre reprit, Michel déclara :

 

« Voilà la troisième fois qu’il se livre à ce jeu.

 

– Il n’y met pas beaucoup de force, remarqua Peyrol gravement.

 

– Qu’il puisse simplement le faire, c’est un miracle », dit Michel, manifestant une certaine surexcitation. « Il est debout sur l’échelle et tape dans la porte avec son poing. Il va mieux. Il a commencé environ une demi-heure après que je suis revenu à bord. Il a tambouriné pendant un moment et alors il est dégringolé de l’échelle. Je l’ai entendu. J’avais l’oreille collée à l’écoutillon[74]. Il est resté étendu par terre à se parler à lui-même un bon moment et puis il a recommencé. »

 

Peyrol s’approcha de la descente pendant que Michel déclarait : « Il va continuer indéfiniment. On ne peut pas l’arrêter. »

 

« Easy there », dit Peyrol d’une voix grave et autoritaire. « Time you finish that noise[75]. »

 

Ces mots amenèrent instantanément un silence de mort. Michel cessa de grimacer. Il était ébahi du pouvoir de ces quelques mots dans une langue étrangère.

 

Peyrol, de son côté, se mit à sourire légèrement. Il n’avait pas prononcé une phrase en anglais depuis des siècles. Il attendit complaisamment que Michel eût ôté la barre, puis décadenassé la porte de la cabine. Une fois la porte ouverte, il lança cet avertissement : « Dégage ! », et il descendit à reculons avec beaucoup de calme, après avoir donné l’ordre à Michel d’aller à l’avant et d’ouvrir l’œil.

 

En bas, l’homme à la tête bandée était penché sur la table et ne cessait de jurer d’une voix faible. Peyrol, après l’avoir écouté un moment, comme quelqu’un qui reconnaîtrait un air entendu bien des années auparavant, y mit un terme en disant d’une voix grave :

 

« Ça suffit ! » Puis, après un moment de silence, il ajouta : « Tu as l’air bien malade, hein ! Sick[76], comme tu dirais », et, d’un ton qui, s’il n’était pas tendre, n’était en tout cas certainement pas hostile : « On va arranger ça.

 

– Qui êtes-vous ? » demanda le prisonnier, l’air effrayé et en levant rapidement le bras pour se protéger la tête du coup qui allait venir. Mais la main levée de Peyrol lui retomba seulement sur l’épaule avec une tape cordiale qui le fit s’asseoir soudain sur un caisson, à moitié affaissé et sans pouvoir parler. Si hébété qu’il fût, il put voir toutefois que Peyrol ouvrait un placard et en sortait une petite dame-jeanne et deux gobelets de fer-blanc. Il reprit courage pour dire d’un ton plaintif : « J’ai la gorge comme de l’amadou. » Puis d’un ton soupçonneux : « Est-ce vous qui m’avez cassé la tête ?

 

– C’est moi », admit Peyrol, en s’asseyant de l’autre côté de la table et en se renversant en arrière pour considérer à loisir son prisonnier.

 

« Pourquoi diable avez-vous fait cela ? » demanda l’autre avec une sorte de faible fureur qui laissa Peyrol impassible.

 

« Parce que tu es venu fourrer ton nez où tu n’avais que faire. Tu comprends ? Je te vois là, à la lueur de la lune, penché, dévorant des yeux ma tartane. Tu ne m’as pas entendu, hein ?

 

– Je crois que vous marchiez dans l’air. Est-ce que vous aviez l’intention de me tuer ?

 

– Oui, plutôt que de te laisser retourner raconter toute une histoire à bord de ta sacrée corvette.

 

– Eh bien ! vous avez maintenant une chance de m’achever. Je suis aussi faible qu’un petit chat.

 

– Comment dis-tu ça ? Un petit chat ? Ha, ha, ha ! » Peyrol se mit à rire. « Tu en fais un joli petit chat ! » Il saisit la petite dame-jeanne par le goulot et se mit à remplir les gobelets. « Là », continua-t-il en en poussant un vers le prisonnier, « ça se laisse boire, ça. »

 

Symons était dans un tel état que le coup semblait lui avoir enlevé tout pouvoir de résistance, toute faculté de surprise, et même, tous les moyens qu’a un homme de s’affirmer, à l’exception d’un amer ressentiment. Sa tête lui faisait mal, il lui semblait qu’elle était énorme, trop lourde pour son cou et comme remplie d’une fumée chaude. Tandis qu’il buvait, Peyrol l’observait fixement ; d’un mouvement incertain il reposa le gobelet sur la table. Un moment on l’eût cru assoupi, mais bientôt un soupçon de couleur vint rendre plus foncé son teint de bronze. Il se redressa sur son caisson et dit d’une voix forte :

 

« Vous m’avez joué un sacrément sale tour, dit-il. Vous trouvez cela viril de marcher dans l’air derrière le dos d’un type et de l’assommer comme un bœuf ? »

 

Peyrol fit avec calme un signe d’assentiment et se mit à boire à petites gorgées.

 

« Si je t’avais trouvé n’importe où ailleurs qu’en train d’examiner ma tartane, je ne t’aurais rien fait. Je t’aurais laissé rejoindre ton canot. Où était-il, ton sacré canot ?

 

– Comment pourrais-je le dire ? Je ne sais pas où je suis. Je ne suis jamais venu ici avant. Il y a combien de temps que je suis ici ?

 

– Oh ! à peu près quatorze heures, répondit Peyrol.

 

– Il me semble que ma tête va tomber si je remue, grogna l’autre… Vous êtes un sacré bousilleur, voilà ce que vous êtes.

 

– Pourquoi un bousilleur ?

 

– Pour ne pas m’avoir achevé tout de suite. »

 

Il s’empara de la timbale et la vida d’un trait. Peyrol se mit à boire aussi, sans le perdre des yeux. Il posa sa timbale avec une extrême douceur et dit d’une voix lente :

 

« Comment pouvais-je savoir que c’était toi ? J’ai tapé assez fort pour fêler le crâne de tout autre homme.

 

– Qu’est-ce que vous racontez ? Qu’est-ce que vous savez de mon crâne ? Où voulez-vous en venir ? Je ne vous connais pas, canaille à cheveux blancs, qui vous promenez la nuit pour aller frapper par-derrière sur la tête des gens. Avez-vous aussi réglé le compte de notre officier ?

 

– Ah, oui ! Ton officier. Qu’est-ce qu’il est venu faire ? Quels ennuis veniez-vous causer ici d’ailleurs, vous autres ?

 

– Est-ce que vous pensez qu’on le dit à l’équipage d’un canot ? Allez le demander à notre officier. Il venait de monter là-haut par le ravin quand voilà notre patron qui a la frousse : « Tu as le pied léger, Sam, qu’il me dit, eh bien, va en douce faire le tour de la crique pour voir si, de l’autre côté, on peut apercevoir notre canot. » Eh bien, je ne distinguais rien du tout. Ça allait. Mais j’ai eu l’idée de grimper un peu plus haut dans les rochers… »

 

Il s’arrêta d’un air assoupi. « C’était stupide de ta part », remarqua Peyrol sur un ton d’encouragement.

 

« Je me serais attendu à voir un éléphant dans l’intérieur des terres, plutôt qu’un bâtiment dans un bassin qui n’avait pas l’air plus grand que ma main. Je ne pouvais pas comprendre comment il s’était introduit là. J’ai pas pu me retenir de descendre pour me rendre compte – et tout ce que je sais, c’est qu’ensuite je me suis retrouvé étendu sur le dos, la tête bandée, sur une couchette, dans cette niche qui tient lieu de cabine ici. Vous ne pouviez pas me héler et engager le combat dans les règles, vergue à vergue ? Vous m’auriez eu tout de même, car, en fait d’arme, je n’avais rien d’autre que le couteau que vous m’avez volé.

 

– Il est là sur la planchette », dit Peyrol en se détournant. « Non, mon vieux, je ne voulais pas risquer de te voir ouvrir les ailes pour t’envoler.

 

– Vous n’aviez rien à craindre pour votre tartane. Notre canot ne cherchait pas de tartane. On n’aurait pas accepté votre tartane en cadeau. On en voit des douzaines chaque jour, de ces tartanes. »

 

Peyrol remplit de nouveau les deux gobelets. « Ah, oui, vous voyez peut-être beaucoup de tartanes mais celle-ci n’est pas comme les autres. Comment, toi qui es marin, tu n’as pas vu qu’elle avait quelque chose d’extraordinaire.

 

– Tonnerre de Dieu ! cria l’autre. Comment voulez-vous que j’aie pu voir quoi que ce soit ? Je venais juste de remarquer que ses voiles étaient enverguées[77] quand votre massue est venue me taper sur la tête. » Il porta les mains à sa tête et se prit à gémir. « Seigneur ! on dirait que je n’ai pas dessoûlé depuis un mois. »

 

Le prisonnier de Peyrol avait en effet un peu l’air de s’être fait ouvrir le crâne dans une rixe d’ivrognes. Mais Peyrol ne lui trouvait pas un aspect répugnant. Le flibustier gardait un tendre souvenir de la vie de pirate qu’il avait menée, avec son esprit anarchique et son vaste théâtre d’opérations, jusqu’au moment où le bouleversement des choses dans l’océan Indien et d’étonnantes rumeurs venues de l’autre bout du monde l’eurent fait réfléchir sur la nature précaire de cette existence. C’était vrai qu’il avait déserté le pavillon français quand il était tout jeune, mais alors, ce drapeau était blanc, maintenant c’était un drapeau tricolore. Il avait connu la pratique de la liberté, de l’égalité et de la fraternité telles qu’on les entendait dans les repaires avoués ou secrets de la confrérie des Frères-de-la-Côte. Si bien que pour lui le changement, à en croire ce qu’en disaient les gens, ne devait pas être bien grand. Le flibustier avait aussi ses idées personnelles et positives sur la valeur de ces trois mots. La Liberté : tenir sa place dans le monde si on le peut ; l’Égalité, oui ! Mais jamais un groupe d’hommes n’a mené à bien quoi que ce soit sans un chef. Tout cela valait ce que cela valait. Quant à la Fraternité, il la considérait un peu différemment. Des frères pouvaient bien naturellement se quereller entre eux. C’était dans une compagnie de Frères-de-la-Côte, au cours d’une violente querelle soudain devenue enflammée qu’il avait reçu la plus dangereuse blessure de sa vie. Mais Peyrol n’en avait conservé de rancune contre personne. À son avis, tout membre de la confrérie avait droit à l’aide de tous les autres contre le reste du monde. Et il se retrouvait là assis en face d’un Frère dont il avait cogné la tête pour des raisons acceptables. Il était là, de l’autre côté de la table, l’air échevelé, ahuri, perplexe, furieux : et sa tête avait été aussi solide que lorsque, bien des années auparavant, un Frère, d’origine italienne, lui avait donné le surnom de « Testa Dura[78] », en une circonstance quelconque, une partie de lutte à coups de tête, sans doute ; de même que lui, Peyrol, pendant un certain temps, avait été connu, des deux côtés du détroit de Mozambique sous le nom de Poigne-de-Fer après avoir joué à bout de bras un jour, en présence des Frères-de-la-Côte, avec la trachée artère d’un turbulent sorcier nègre qui avait un tour de poitrine prodigieux. Les gens du village s’étaient empressés d’apporter les victuailles qu’on réclamait d’eux, et le sorcier n’avait plus jamais été le même. Ç’avait été une belle démonstration.

 

Oui, c’était Testa Dura, à n’en pas douter ; ce jeune néophyte de leur ordre (Peyrol n’avait jamais su ni où ni comment on l’avait recruté), étranger au campement, naïf et très impressionné par la compagnie de bravaches cosmopolites dans laquelle il se trouvait. Il s’était attaché à Peyrol de préférence à quelques-uns de ses compatriotes – il y en avait plusieurs dans cette bande – et il lui courait après comme un petit chien : assurément il avait agi en bon camarade lors de cette blessure qui n’avait ni tué ni dompté Peyrol, mais qui lui avait seulement donné le loisir de réfléchir sur la conduite de sa propre vie.

 

Peyrol avait eu le premier soupçon de cette stupéfiante réalité, pendant qu’il bandait la tête de l’homme à la lueur de la lampe fumeuse. Du moment que l’homme vivait encore, Peyrol n’avait pas le pouvoir de l’achever ni de le laisser sans secours comme un chien. Et puis c’était un marin. Qu’il fût anglais n’empêchait pas Peyrol d’éprouver à son égard des sentiments mélangés, parmi lesquels la haine n’avait certainement aucune place. Parmi les Frères-de-la-Côte, c’était les Anglais qu’il préférait. Il avait aussi rencontré chez eux cette appréciation particulière et loyale qu’un Français doué de caractère et de capacités obtiendra plutôt des Anglais que de toute autre nation. Peyrol avait été parfois chef, sans avoir jamais guère cherché à l’être, car il n’était pas ambitieux. La place de chef lui revenait, la plupart du temps, dans des moments plus ou moins critiques et, quand elle lui était échue, c’était sur les Anglais qu’il s’était généralement surtout reposé.

 

Ce jeune garçon était donc devenu ce marin de la marine de guerre anglaise ! Il n’y avait rien d’impossible dans le fait même. On trouvait des Frères-de-la-Côte sur toutes sortes de navires et dans toutes sortes d’endroits. Peyrol en avait bien rencontré un une fois sous l’aspect d’un très vieil et misérable infirme qui exerçait la profession de mendiant sur les marches de la cathédrale de Manille[79] ; et il l’avait laissé plus riche de deux grosses pièces d’or à ajouter à son magot insoupçonné. On parlait d’un Frère-de-la-Côte qui était devenu mandarin en Chine et Peyrol croyait cela. On ne savait jamais où et dans quelle situation on allait retrouver un Frère-de-la-Côte. L’étonnant, c’était que celui-ci fût venu le chercher, pour se mettre sous son gourdin. La plus grande préoccupation de Peyrol avait été, durant cette matinée de dimanche, de cacher toute cette aventure au lieutenant Réal. Car contre un porteur d’épaulettes, la protection mutuelle était le premier des devoirs entre Frères-de-la-Côte. Le caractère inattendu de cette obligation, qui se présentait à lui vingt ans après, lui donnait une force extraordinaire. Ce qu’il allait faire de cet homme, il n’en savait rien, mais, depuis le matin, la situation avait changé. Peyrol avait reçu la confidence du lieutenant et avait conclu une entente avec lui de manière particulière. Il se plongea dans une profonde méditation.

 

« Sacrée tête dure », murmura-t-il sans changer de position. Peyrol était un peu fâché que l’autre ne l’eût pas reconnu. Il ne pouvait imaginer combien il eût été difficile pour Symons d’identifier ce corpulent personnage aux mouvements lents et aux cheveux blancs avec l’objet de sa juvénile admiration : le Frère français aux boucles brunes et dans la force de l’âge que tout le monde admirait tellement. Peyrol sortit de sa méditation en entendant l’autre déclarer tout à coup :

 

« Je suis anglais, moi, et je ne suis pas disposé à mettre les pouces devant qui que ce soit. Qu’allez-vous faire de moi ?

 

– Je ferai ce qui me plaira », répondit Peyrol qui venait de se poser exactement la même question.

 

« Alors, faites vite, quoi que vous décidiez. Je me moque pas mal de ce que vous ferez, mais dépêchez-vous de le faire. »

 

Il essaya d’appuyer sur les mots, mais à la vérité les derniers lui échappèrent d’une voix balbutiante et le vieux Peyrol en fut touché. Il pensa que s’il le laissait boire encore le gobelet plein qui était devant lui, il serait sûrement ivre mort. Mais il prit ce risque. Aussi se contenta-t-il de répondre :

 

« Allons, bois. » L’autre ne se le fit pas dire deux fois, mais il ne pouvait qu’avec peine maîtriser les mouvements de son bras tendu vers le gobelet. Peyrol leva le sien très haut.

 

« Trinquons, hein ? » proposa-t-il. Mais malgré son état précaire, l’Anglais demeura rancunier.

 

« Du diable si j’y consens ! » s’écria-t-il avec indignation, quoique d’une voix si faible que Peyrol dut tendre l’oreille pour saisir les mots. « Il faut d’abord m’expliquer ce que signifiait cette façon de me cogner sur la tête. »

 

Il se mit à boire, sans cesser de regarder Peyrol d’une manière qui voulait être insultante, mais qui parut à Peyrol si enfantine qu’il en éclata de rire.

 

« Sacré imbécile, va ! Ne t’ai-je pas dit que c’était à cause de la tartane ? S’il n’y avait eu la tartane, je ne me serais pas montré. Je serais resté tapi derrière un buisson comme un – comment appelez-vous ça ? – un lièvre ! »

 

L’autre, qui subissait les effets de l’alcool, le regardait d’un air franchement incrédule.

 

« Toi, tu n’as pas d’importance, reprit Peyrol. Ah ! si tu avais été un officier, je serais allé te chercher n’importe où. Tu m’as dit que ton officier avait remonté le ravin ? »

 

Symons poussa un soupir profond et satisfait. « C’est le chemin qu’il a pris. Nous avons entendu dire à bord qu’il y avait une maison par ici.

 

– Ah ! il est allé à cette maison ! dit Peyrol. Ma foi, s’il y est allé, il doit bien s’en repentir. Il y a une demi compagnie d’infanterie cantonnée dans cette ferme. »

 

Le marin anglais n’eut pas de peine à gober ce mensonge inspiré. Tous les marins de l’escadre du blocus savaient parfaitement qu’il y avait des soldats en garnison sur de nombreux points de la côte. Aux diverses expressions qui avaient passé sur le visage de cet homme en train de se remettre d’un long état d’inconscience, vint s’ajouter une nuance d’effroi.

 

« Pourquoi diable ont-ils été fourrer des soldats sur ce bout de rocher ? demanda-t-il.

 

– Oh ! des postes de signalisation ou quelque chose de ce genre. Je ne vais pas tout te raconter. Voyons ! Tu pourrais bien t’enfuir. »

 

Cette phrase atteignit Symons à l’endroit le plus sobre de toute sa personne. Il se passait donc des choses. M. Bolt était prisonnier. Mais la principale idée qui s’éveilla dans son esprit confus, c’était qu’avant peu on allait le livrer à ces soldats. La perspective de la captivité le faisait défaillir et il résolut de faire autant de difficultés qu’il le pourrait.

 

« Vous serez obligé de me faire porter par certains de ces soldats. Je refuserai de marcher. Rien à faire, après qu’on m’a presque défoncé le crâne en me frappant par-derrière. Je vous le dis carrément ! Je refuse de marcher. Pas un seul pas. Il faudra me porter à terre. »

 

Peyrol se contenta de secouer la tête d’un geste apaisant.

 

« Allez chercher tout de suite quatre hommes et un caporal ! » reprit Symons avec obstination, « je veux être fait prisonnier dans les règles. Qui diable êtes-vous ? Vous n’avez aucun droit de vous mêler de tout cela. Je crois bien que vous devez être un civil. Un marinero[80] ordinaire, même si vous vous faites appeler autrement. Et vous m’avez l’air d’un assez louche marinero par-dessus le marché. Où avez-vous appris l’anglais ? En prison, hein ? Vous n’allez pas me garder dans cette sacrée niche à bord de votre tartane de quatre sous. Allez chercher ce caporal, je vous dis. »

 

Il sembla exténué tout à coup et murmura seulement : « Je suis un Anglais, parfaitement. »

 

La patience de Peyrol était positivement angélique.

 

« Ne parle pas de la tartane », dit-il avec force en articulant le plus clairement possible. « Je t’ai dit qu’elle n’est pas comme les autres. Pour la bonne raison qu’elle sert de courrier. Chaque fois qu’elle prend la mer, elle fait un pied de nez[81] à tous vos croiseurs anglais. Je puis bien te dire ça, parce que tu es mon prisonnier. Tu ne vas pas tarder à apprendre le français maintenant.

 

– Qui êtes-vous ? Le gardien de cette baille, ou quoi ? » demanda Symons, toujours impavide.

 

Mais le mystérieux silence de Peyrol finit apparemment par l’intimider. Il se trouva tout d’un coup très abattu et se mit à maudire d’un ton languissant toutes les expéditions en canot, le patron de la chaloupe et sa propre malchance.

 

Peyrol resta alerte et attentif, en homme qui surveille une expérience, tandis qu’au bout d’un moment on eût dit à voir la figure de Symons qu’il venait d’être frappé d’un nouveau coup de massue, moins violent que le premier. Une taie s’étendit sur ses yeux ronds et les mots de « louche marinero » franchirent ses lèvres d’une voix aussi faible que celle d’un mourant. Pourtant telle était la force de résistance de sa tête qu’il put encore se ressaisir suffisamment pour dire à Peyrol d’un ton insinuant :

 

« Allons, grand-père ! » Il essaya de pousser à travers la table le gobelet qui se renversa. « Allons ! finissons ce qu’il y a dans votre minuscule bouteille.

 

– Non », dit Peyrol en ramenant la bouteille de son côté et en y mettant le bouchon.

 

« Non ? » répéta Symons d’un ton incrédule en regardant fixement la dame-jeanne. « Vous devez être un bousilleur. » Il essaya d’en dire plus sous le regard vigilant de Peyrol, échoua une ou deux fois et, tout à coup, prononça le mot « cochon » si correctement que le vieux Peyrol en sursauta ; après quoi, il devint inutile de le regarder davantage. Peyrol s’empressa de mettre sous clé la dame-jeanne et les gobelets. Quand il se retourna, il vit le prisonnier presque allongé de tout son long sur la table, et parfaitement silencieux ; pas même un ronflement.

 

Quand Peyrol se retrouva dehors, en tirant la porte de la cabine derrière lui, Michel accourut à l’avant pour recevoir les ordres du patron : mais celui-ci resta si longtemps sur le pont arrière à méditer profondément, la main devant la bouche, que Michel se sentit devenir nerveux et hasarda cette remarque enjouée : « On dirait qu’il ne va pas mourir ?

 

– Il est mort », dit Peyrol avec un accent de sombre gaieté. « Ivre mort. Et vraisemblablement tu ne me reverras pas avant demain, à un moment ou à un autre.

 

– Mais qu’est-ce que je dois faire ? demanda Michel timidement.

 

– Rien, dit Peyrol. Il va sans dire que tu ne le laisseras pas mettre le feu à la tartane.

 

– Mais en supposant, insista Michel, qu’il fasse mine de vouloir s’enfuir.

 

– Si tu vois qu’il essaye de s’enfuir », dit Peyrol avec une solennité affectée, « alors, Michel, tu n’auras qu’à t’écarter de son chemin aussi rapidement que tu le pourras. Un homme qui essayerait de s’enfuir avec une tête dans l’état où est la sienne ne ferait de toi qu’une bouchée. »

 

Il ramassa son gourdin, descendit à terre et s’éloigna sans même jeter un regard à son fidèle séide. Michel l’écouta grimper parmi les pierres et l’expression absolument et complètement décontenancée que prit alors son visage d’habitude aimable et vide, lui donna une sorte de dignité.

 

X

 

Ce n’est qu’une fois parvenu au terre-plein qui s’étendait devant la maison que Peyrol prit le temps de s’arrêter et de reprendre contact avec le monde extérieur.

 

Pendant qu’il était resté enfermé avec son prisonnier, le ciel s’était couvert d’une légère couche de nuages, par un de ces brusques changements du temps qui ne sont pas rares en Méditerranée. Cette vapeur grise, en mouvement très haut, tout contre le disque du soleil, semblait élargir l’espace derrière son voile et ajouter à l’étendue d’un monde dépourvu d’ombres, non plus un monde étincelant et dur, mais dont tous les contours de ses masses et la ligne d’horizon s’adoucissaient, comme prêts à se dissoudre dans l’immensité de l’infini.

 

Indifférente et familière aux yeux de Peyrol, palpable et vague tout ensemble, l’étendue de la mer changeante avait pâli sous le pâle soleil par une réaction mystérieuse et émotive. Cette grande pièce d’eau ovale et assombrie vers l’ouest s’enveloppait aussi de mystère : et mystérieuse également semblait cette large allée bleue qui persistait sur l’argent terne de l’eau, en une courbe parabolique magistralement décrite par un doigt invisible, comme symbole d’une errance sans fin. La façade de la maison aurait pu être celle d’une habitation dont les habitants eussent fui soudain. Dans le haut du bâtiment, la fenêtre de la chambre du lieutenant (vitre et volet) était restée ouverte. Près de la porte de la salle, la fourche d’écurie posée contre le mur semblait avoir été oubliée par le sans-culotte. Cet aspect d’abandon frappa Peyrol avec plus de force que d’ordinaire. Il avait tellement pensé à tous ces gens que de n’en trouver là aucun lui parut étrange et même inquiétant. Il avait, au cours de sa vie, vu bien des endroits abandonnés, des huttes d’herbe, des fortins de terre, des palais de rois, des temples d’où avaient fui toutes les âmes en robe blanche. Les temples, il est vrai, ne paraissaient jamais tout à fait déserts. Les dieux se cramponnaient à leur domaine. Les yeux de Peyrol se posèrent sur le banc accoté au mur de la salle. Dans le cours habituel des choses, il aurait dû être occupé par le lieutenant qui s’y asseyait d’ordinaire pendant des heures sans presque remuer, comme une araignée qui épie la venue d’une mouche. Cette comparaison paralysante immobilisa un moment Peyrol, la bouche tordue, les sourcils froncés, devant la vision évoquée, précise et colorée, de Réal, image plus troublante que ne l’avait jamais été la réalité.

 

Il revint à lui brusquement. « Qu’est-ce que c’était que ce genre d’occupation, cré nom de nom ? »

 

Regarder ainsi ce bête de banc sans personne dessus ? Est-ce qu’il perdait la tête, ou bien vieillissait-il vraiment à ce point-là ? Il avait remarqué que des vieillards se laissaient aller comme cela. Mais il avait, lui, quelque chose à faire. Il fallait avant tout aller voir ce que devenait la corvette anglaise dans la Passe.

 

Tandis qu’il se dirigeait vers le poste d’observation sur la hauteur, à l’endroit où le pin se penchait, dépassant du bord de la falaise comme si une curiosité insatiable l’eût maintenu dans cette position précaire, Peyrol eut un nouvel aperçu en contrebas de la cour et des bâtiments de la ferme et fut de nouveau très frappé de leur aspect d’abandon. Il semblait n’y être resté ni une âme, ni même un animal ; seuls, sur les toits, les pigeons se dandinaient avec une élégance raffinée. Peyrol pressa le pas et bientôt vit le navire anglais qui s’était carrément éloigné, du côté de Porquerolles, vergues brassées[82] et cap au sud. Il y avait un peu de vent dans la Passe et l’argent terne de la haute mer montrait une frange obscurcie d’eau ridée, loin vers l’est ; dans les parages où, proche ou lointaine et la plupart du temps visible, l’escadre anglaise exerçait son incessante surveillance. Ni l’ombre d’un espar, ni l’éclat d’une voile à l’horizon ne trahissaient sa présence : mais Peyrol n’aurait pas été surpris de voir tout à coup une foule de navires surgir[83] peupler l’horizon de leur agitation hostile, arriver brusquement et émailler la mer de leurs groupes ordonnés, tout autour du cap Cicié, pour faire parade de leur satanée impudence. Alors en vérité cette corvette, qui avait été le principal élément de la vie quotidienne sur cette côte, deviendrait fort insignifiante ; et l’homme qui la commandait, – et qui avait été l’adversaire personnel de Peyrol dans bien des rencontres imaginaires disputées jusqu’au bout là-haut dans sa chambre – alors cet Anglais devrait en vérité prendre garde à lui. On lui donnerait l’ordre d’approcher à portée de voix de l’amiral, on le ferait aller de-ci de-là, on le ferait courir comme un petit chien, avec bien des chances de se voir appeler à bord du bâtiment amiral pour se faire laver la tête sous un prétexte ou un autre.

 

Peyrol pensa un moment que l’impudence de cet Anglais allait s’exprimer en croisant le long de la presqu’île et en pénétrant à l’intérieur de la crique même, car l’avant de la corvette était en train de faire une lente abattée[84]. Peyrol eut le cœur étreint par une crainte soudaine pour sa tartane, jusqu’au moment où il se rappela que l’Anglais en ignorait l’existence. Évidemment. Son gourdin avait su efficacement couper court à cette information. Le seul Anglais qui connût l’existence de la tartane, c’était l’homme au crâne défoncé. Peyrol se mit littéralement à rire de sa frayeur momentanée. De plus, il était évident que l’Anglais n’avait aucune intention de venir parader en vue de la presqu’île. Il n’avait aucune intention d’être impudent. Peyrol vit qu’on brassait les vergues de l’autre bord ; la corvette revint dans le vent, mais cette fois gouvernant au nord, retournant vers le point d’où elle venait. Il comprit immédiatement qu’elle avait l’intention de passer au vent du cap Esterel, probablement dans l’intention d’aller s’ancrer pour la nuit au large de la longue grève blanche qui, d’une courbe régulière, ferme de ce côté la rade d’Hyères.

 

Peyrol se la représentait par cette nuit nuageuse mais pas trop sombre, car la pleine lune ne datait que de la veille : il la voyait à l’ancre à portée de voix du rivage bas, les voiles ferlées : elle semblait profondément endormie, mais les hommes de quart veillaient sur le pont, près des pièces. Il grinça des dents. Les choses en étaient venues à ce point que le commandant de l’Amelia ne pouvait plus rien faire avec son navire sans mettre Peyrol hors de lui. « Ah ! pensait-il, avoir avec soi quarante ou soixante Frères-de-la-Côte pour faire voir à ce garçon-là ce que ça pourrait lui coûter de venir ainsi faire le fanfaron au long de la côte française ! On avait déjà capturé des navires par surprise, par des nuits où il y avait juste assez de lumière pour se voir le blanc des yeux dans un combat corps à corps. De combien d’hommes pouvait être l’équipage de cette corvette ? Quatre-vingt-dix à cent, tout compris, avec les mousses et les terriens… » Et Peyrol lui montra le poing en guise d’adieu, juste au moment où le cap Esterel vint la lui masquer. Mais au fond de son cœur, ce marin aux camaraderies cosmopolites savait très bien que ni quarante ni soixante, ni même cent Frères-de-la-Côte n’eussent suffi pour capturer cette corvette qui se promenait comme chez elle à dix milles de l’endroit où il avait pour la première fois ouvert les yeux, sur le monde.

 

Il hocha la tête d’un air de découragement à l’adresse du pin incliné, son unique compagnon. L’âme déshéritée de ce flibustier qui avait tant d’années couru l’Océan, sans loi, avec les rivage de deux continents comme champ de pillage était revenue vers son rocher, tournoyant autour de lui comme un oiseau de mer au crépuscule et souhaitant ardemment une grande victoire navale pour son peuple, pour cette multitude humaine qui vivait à l’intérieur des terres et dont Peyrol ne connaissait que les quelques êtres établis sur cette presqu’île à demi isolée du reste de la terre par l’eau stagnante d’une lagune, et parmi lesquels, seuls, une note de virilité chez un misérable infirme et le charme inexplicable d’une femme à demi folle, avaient trouvé un écho dans son cœur.

 

Ce coup des fausses dépêches n’était qu’un détail dans un plan en vue d’une grande et destructrice victoire. Rien qu’un détail, mais important tout de même. On ne pouvait regarder comme négligeable ce qui visait à abuser un amiral. Pas n’importe quel amiral avec cela. C’était – Peyrol le sentait vaguement – un projet que seul un damné terrien était capable d’inventer. C’était pourtant à des marins de le rendre réalisable. Il fallait le réaliser par le moyen de cette corvette.

 

Et à ce point Peyrol fut arrêté par cette question que sa vie entière n’avait pu résoudre pour lui, et qui était celle de savoir si les Anglais étaient en réalité très stupides ou très subtils. Cette difficulté s’était présentée à lui en toute circonstance. Mais le vieux flibustier avait assez de génie pour être arrivé à cette conclusion d’ensemble qu’en tout cas, si l’on pouvait les tromper, on n’y arriverait guère par des paroles mais plutôt par des actes ; non par de simples faux-fuyants, mais par une ruse profonde, cachée sous une sorte d’action directe. Cette conviction toutefois ne l’avançait pas à grand-chose dans un cas comme le sien qui réclamait beaucoup de réflexion.

 

L’Amelia avait disparu derrière le cap Esterel, et Peyrol se demandait avec quelque anxiété si cela signifiait que le commandant anglais avait abandonné son homme pour de bon. « S’il en est ainsi, se dit Peyrol, je suis sûr de le voir réapparaître au-delà du cap Esterel avant la nuit. » Si, en revanche, il ne revoyait pas le navire d’ici une heure ou deux, c’est qu’alors il aurait jeté l’ancre au large de la grève pour attendre la nuit avant de faire une tentative pour découvrir ce qu’il était advenu de son homme. Cela ne pouvait se faire qu’en envoyant une ou deux embarcations explorer la côte, pénétrer sans aucun doute dans la crique, et peut-être même y débarquer une petite expédition de secours.

 

Une fois parvenu à cette conclusion Peyrol se mit méthodiquement à bourrer sa pipe. S’il avait eu l’idée de jeter un regard vers l’intérieur, il aurait aperçu au loin le mouvement d’une jupe noire, l’éclat d’un fichu blanc, Arlette qui descendait rapidement le vague sentier menant d’Escampobar au village blotti dans le creux, ce même sentier que les fidèles indignés avaient obligé le citoyen Scevola à grimper précipitamment lorsqu’il lui avait pris l’étrange fantaisie de vouloir visiter l’église. Mais Peyrol, tout en bourrant et en allumant sa pipe, n’avait cessé de garder les yeux fixés sur le cap Esterel. Puis, entourant d’un bras affectueux le tronc du pin, il s’était installé commodément pour faire le guet. Loin au-dessous, avec le jeu de ses reflets gris et étincelants, la rade avait l’air d’une plaque de nacre dans un cadre de roches jaunes et de ravins vert sombre que faisaient ressortir du côté de la terre les masses de collines exhibant une teinte de pourpre magnifique ; tandis qu’au-dessus de sa tête, le soleil, derrière un voile de nuages, était suspendu comme un disque d’argent.

 

Cet après-midi-là, après avoir vainement attendu de voir apparaître le lieutenant Réal devant la maison comme d’habitude, Arlette était entrée à contrecœur dans la cuisine où Catherine était assise toute droite dans un vaste et pesant fauteuil de bois dont le dossier dépassait le haut de son bonnet de mousseline blanche. Même à l’âge avancé qu’elle avait, et même à ses moments de loisir, Catherine conservait ce port très droit, particulier à la famille qui, depuis tant de générations, tenait Escampobar. On aurait aisément cru que, pareille en cela à des personnages fameux dans le monde, Catherine voulait mourir debout, et sans courber les épaules.

 

L’ouïe, qu’elle avait conservée très fine, lui révéla le bruit léger d’un pas dans la salle, bien avant qu’Arlette ne fût entrée dans la cuisine. Cette femme, qui avait affronté, seule et sans autre secours que le silence compréhensif de son frère, la torturante passion d’un amour interdit et connu des terreurs comparables à celle du Jugement dernier, ne tourna vers sa nièce ni son visage paisible mais dénué de sérénité, ni ses yeux intrépides mais dépourvus de flamme.

 

Arlette regarda de tous côtés, même vers les murs, même dans la direction du tas de cendre amoncelée sous le volumineux manteau de la cheminée et qui abritait encore dans ses entrailles une étincelle de feu, avant de s’asseoir et de venir s’accouder à la table.

 

« Tu erres comme une âme en peine », lui dit sa tante, qui au coin du foyer, avait l’air d’une vieille reine sur son trône.

 

« Et toi, tu restes là à te ronger le cœur.

 

– Autrefois, déclara Catherine, les vieilles femmes comme moi savaient toujours réciter leurs prières, mais maintenant…

 

– Je crois que tu n’as pas été à l’église depuis des années. Je me rappelle que Scevola me l’a dit, il y a longtemps. Était-ce parce que tu n’aimais pas les regards des gens. Je me suis parfois figuré que la plupart des gens de ce monde ont dû être massacrés il y a longtemps. »

 

Catherine détourna son visage. Arlette avait appuyé sa tête sur sa main à demi fermée, et son regard, perdant sa fixité, se mit à vaciller parmi des visions cruelles. Tout à coup, elle se leva et caressa du bout de ses doigts la joue maigre et parcheminée qui se détournait à moitié, et d’une voix grave dont la cadence merveilleuse vous serrait le cœur, elle dit, enjôleuse.

 

« C’étaient des rêves, n’est-ce pas ? »

 

Immobile, la vieille femme appelait de toute la force de sa volonté la présence de Peyrol. Elle n’avait jamais réussi à se défaire de la crainte superstitieuse inspirée par cette nièce qu’on lui avait rendue au sortir des terreurs d’un Jugement dernier où le monde avait été livré aux démons. Elle craignait toujours que cette enfant, qui errait avec un regard inquiet, un vague sourire sur ses lèvres silencieuses, n’allât tout à coup prononcer des paroles atroces, impossibles à écouter, capables d’attirer sur elle la vengeance du Ciel, à moins que Peyrol ne fût là. Cet étranger venu de par-delà les mers n’avait rien à voir avec tout cela, ne se souciait probablement de personne au monde, mais il avait frappé l’imagination de Catherine par son aspect massif, sa lenteur qui donnait l’impression d’une force puissante, comme l’attitude d’un lion au repos. Arlette cessa de caresser la joue indifférente de sa tante pour s’écrier avec mauvaise humeur : « Je suis éveillée maintenant ! » Et elle sortit de la cuisine sans poser à sa tante la question qu’elle avait eu l’intention de lui poser, c’est-à-dire si elle savait ce qu’il était advenu du lieutenant.

 

Le cœur lui avait manqué. Elle se laissa tomber sur le banc devant la porte de la salle. « Qu’ont-ils donc tous ? pensa-t-elle. Je ne les comprends pas. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que je n’aie pu dormir ? » Même Peyrol, si différent de tous les autres hommes, qui, du premier moment où il s’était immobilisé devant elle, avait eu le pouvoir de calmer son agitation sans but, même Peyrol restait maintenant des heures sur le banc avec le lieutenant, à regarder en l’air et à le retenir avec des conversations sur des choses vides de sens, comme s’il faisait exprès de l’empêcher de penser à elle. Certes, il n’y parviendrait pas. Mais quel énorme changement représentait le fait que chaque jour maintenant avait un lendemain et que tous les gens autour d’elle avaient cessé de n’être que des fantômes sur lesquels glissaient ses regards indifférents ; cela lui faisait éprouver le besoin de trouver un appui en quelqu’un, quelque part. Il lui en venait des envies de crier.

 

Elle se leva d’un bond et s’avança tout le long de la façade de la ferme. Arrivée à l’extrémité du mur entourant le verger, elle appela d’une voix sourde mais modulée : « Eugène ! » Non pas qu’elle espérât que le lieutenant fût à portée de voix, mais pour le simple plaisir d’entendre le son de ce nom prononcé, pour une fois, autrement que dans un murmure. Elle revint sur ses pas et, une fois qu’elle eut atteint le bout du mur du côté de la cour, elle répéta cet appel, buvant le son qui sortait de ses lèvres : « Eugène, Eugène ! » avec une sorte de désespoir mêlé d’exultation. C’était dans de tels moments étourdissants qu’elle éprouvait le besoin d’un appui pour se soutenir. Mais tout était tranquille. Elle n’entendait ni un murmure amical, ni même un soupir. Au-dessus de sa tête, sous le mince ciel gris, pas une des feuilles d’un grand mûrier ne bougeait. Pas à pas, inconsciemment pour ainsi dire, elle se mit à descendre le chemin. Au bout de cinquante mètres, elle découvrit la vue de l’intérieur des terres, les toits du village parmi les masses verdoyantes des platanes qui ombrageaient la fontaine, et juste au-delà la surface plate, gris-bleu, de la lagune, lisse et terne comme une dalle de plomb. Mais ce qui l’attira surtout c’était la tour de l’église, qui montrait sous une arche ronde la tache noire de la cloche qui, après avoir échappé aux réquisitions des guerres républicaines et être restée muette au-dessus de l’église vide et fermée, venait seulement de recouvrer la voix. Elle courut de l’avant, mais une fois assez près pour distinguer des formes qui allaient et venaient près de la fontaine du village, elle s’arrêta, hésita un moment, puis emprunta le sentier qui menait au presbytère.

 

Elle poussa la petite porte dont le loquet était cassé. L’humble construction, faite de pierres brutes entre lesquelles le mortier s’était effrité en maint endroit, semblait s’être enfoncée lentement dans la terre. Les parterres de la pelouse de la maison, étaient étouffés par les mauvaises herbes : l’abbé, visiblement, n’avait aucun goût pour le jardinage. Quand l’héritière d’Escampobar ouvrit la porte, il faisait les cent pas dans la plus grande pièce qui lui servait de chambre à coucher et de salon, et où il prenait également ses repas. C’était un homme décharné, avec une longue figure en quelque sorte convulsée. Jeune, il avait été précepteur dans une grande famille noble, mais il n’avait pas émigré avec son employeur. Il ne s’était pas davantage soumis à la République. Il avait vécu dans son pays natal comme une bête traquée, et l’on contait de lui mainte action, guerrière et autre. Une fois la hiérarchie rétablie, il n’avait pas été bien vu de ses supérieurs. Il était resté beaucoup trop royaliste. Il avait accepté, sans protester, la charge de cette misérable paroisse où il s’était acquis assez rapidement de l’influence. L’esprit sacerdotal était en lui comme une froide passion. Bien qu’il fût assez accessible, on ne le voyait jamais dehors sans son bréviaire, répondant d’un signe de tête sec aux gens qui se découvraient solennellement devant lui. On ne peut pas dire qu’on le craignait, mais se rappelant le précédent titulaire, un vieil homme qui était mort dans son jardin après avoir été jeté hors de son lit par des patriotes qui voulaient le mener à la prison d’Hyères, les plus vieux du village hochaient la tête obliquement et d’un air entendu lorsqu’on parlait de leur curé.

 

Devant cette apparition en bonnet d’Arlésienne, en jupe de soie et fichu blanc, et aussi complètement différente à tous autres égards qu’une princesse eût pu l’être des rustres avec lesquels il était en contact quotidien, son visage exprima la plus totale surprise. Puis – car il n’était pas sans connaître les commérages de sa paroisse – il rapprocha l’un de l’autre ses sourcils épais et droits, en une expression d’hostilité. C’était à n’en pas douter la femme dont il avait entendu ses paroissiens dire en baissant la voix, qu’elle s’était donnée, avec tous ses biens, à un jacobin, un sans-culotte de Toulon qui avait livré ses parents au bourreau s’il ne les avait pas lui-même assassinés pendant les trois premiers jours des massacres. Personne n’était très sûr de ce point-là, mais le reste était bien connu de tous. Bien qu’il fût persuadé qu’aucune turpitude morale n’était impossible dans un pays sans Dieu, l’abbé n’avait pourtant pas pris ce récit pour argent comptant. Indubitablement, ces gens étaient républicains et impies, et ce qui se passait là-haut à la ferme était scandaleux et abominable. Il lutta contre sa répugnance, fit en sorte de montrer un front moins sévère et attendit. Il ne pouvait imaginer ce que cette femme déjà faite, malgré son visage enfantin, pouvait bien venir demander au presbytère. Il pensa tout à coup que peut-être elle voulait le remercier – quoique la chose se fût passée il y avait déjà longtemps – de s’être interposé entre la fureur des villageois et… cet homme. Il ne pouvait l’appeler, même en pensée, le mari : car, sans parler de toutes les autres circonstances, cette relation ne pouvait impliquer aux yeux d’un prêtre une quelconque espèce de mariage, en admettant même que certaines formes légales eussent été respectées. Sa visiteuse fut apparemment déconcertée par l’expression de son visage, l’austérité distante de son attitude, et seul un sourd murmure s’échappa de ses lèvres. Il pencha la tête, sans être très certain de ce qu’il avait entendu.

 

« Vous êtes venue demander mon aide ? » dit-il d’un air de doute.

 

Elle fit un léger signe d’assentiment et l’abbé alla jusqu’à la porte qu’elle avait laissée entrouverte et regarda au-dehors. Il n’y avait pas une âme en vue entre le presbytère et le village non plus qu’entre le presbytère et l’église. Il revint se placer en face de la jeune femme et lui dit :

 

« Nous sommes aussi seuls qu’il est possible. Ma vieille servante, dans la cuisine, est sourde comme un pot. »

 

Maintenant qu’il avait regardé Arlette de plus près, l’abbé éprouvait une sorte de frayeur. Le carmin de ces lèvres, la noirceur transparente, sans tache, insondable, de ces yeux, la pâleur de ces joues, tout en elle lui semblait agressivement païen, désagréablement différent de l’aspect habituel des pécheurs de ce monde. Elle s’apprêtait à parler. Il l’arrêta en levant la main.

 

« Attendez, dit-il. C’est la première fois que je vous vois. Je ne sais même pas exactement qui vous êtes. Aucun de vous ne compte parmi mes ouailles, car vous êtes bien d’Escampobar, n’est-ce pas ? » Sombres, sous leurs orbites osseuses, les yeux de l’abbé, rivés sur son visage, remarquèrent la délicatesse de ses traits, la naïve opiniâtreté de son regard. Elle lui répondit :

 

« Je suis la fille.

 

– La fille !… Oh ! je vois… On dit beaucoup de mal de vous.

 

– Cette racaille ? » fit-elle avec un peu d’impatience. Le prêtre en demeura muet un moment. « Que disent ces gens ? Du temps de mon père, ils n’auraient rien osé dire. La seule fois que je les ai vus depuis des années et des années, c’est quand ils hurlaient comme des chiens sur les talons de Scevola. »

 

L’absence de tout mépris dans son intonation était absolument désarmante. Des sons gracieux sortaient de ses lèvres et un charme troublant émanait de son étrange équanimité. L’abbé fronça fortement les sourcils : une semblable fascination paraissait avoir quelque chose de diabolique.

 

« Ce sont de pauvres gens qu’on a négligés et qui sont retombés dans les ténèbres. Ce n’est pas leur faute. On avait scandalisé leurs sentiments naturels d’humanité. J’ai arraché cet homme à leur indignation, il y a des choses qui relèvent de la justice divine. »

 

L’inconscience de ce joli visage l’exaspérait. « Cet homme dont vous venez de prononcer le nom et auquel j’ai entendu accoupler l’épithète de « buveur de sang », est considéré comme le patron de la ferme d’Escampobar. Il y habite depuis des années. Comment cela se fait-il ?

 

– Oui, il s’est passé beaucoup de temps depuis qu’il m’a ramenée à la maison. Des années ! Catherine lui a permis de rester.

 

– Qui est Catherine ? demanda l’abbé avec rudesse.

 

– C’est la sœur de mon père qui était restée à attendre chez nous. Elle avait perdu tout espoir de revoir jamais aucun d’entre nous, lorsqu’un matin Scevola est arrivé avec moi à la porte. Alors, elle lui a permis de rester. C’est un pauvre diable. Qu’est-ce que Catherine aurait pu faire d’autre ? Et qu’est-ce que cela peut bien nous faire là-haut, ce que les gens du village pensent de lui ? » Elle baissa les yeux et sembla s’abîmer dans de profondes réflexions, puis elle ajouta : « C’est beaucoup plus tard que j’ai découvert que c’était un pauvre diable, oui, tout dernièrement. Alors, on l’appelle donc un « buveur de sang » ? Et après ? Il avait tout le temps peur de son ombre. »

 

Elle se tut, mais ne leva pas les yeux.

 

« Vous n’êtes plus une enfant », commença l’abbé d’une voix sévère en fronçant les sourcils à la vue de ses yeux baissés, et il l’entendit qui murmurait : « Pas depuis bien longtemps. » Il n’y prêta pas attention et poursuivit : « Est-ce tout ce que vous avez à me dire au sujet de cet homme ? Je vous le demande. J’espère qu’au moins vous n’êtes pas hypocrite.

 

– Monsieur l’abbé », dit-elle en levant les yeux sans crainte, « que vous dirais-je de plus à son sujet ? Je pourrais vous dire des choses à vous faire dresser les cheveux sur la tête, mais ce ne serait pas à son sujet. »

 

Pour toute réponse l’abbé fit un geste de lassitude et se détourna pour arpenter la pièce de long en large. Son visage n’exprimait ni curiosité ni pitié, mais une sorte de répugnance qu’il s’efforça de surmonter. Il se laissa tomber dans un vieux fauteuil profond et délabré, seul objet de luxe de la pièce, et lui désigna une chaise de bois à dossier droit. Arlette s’y assit et se mit à parler : L’abbé l’écoutait, mais en regardant au loin : ses grandes mains osseuses reposaient sur les bras du fauteuil. Dès les premiers mots, il l’interrompit : « C’est votre propre histoire que vous me racontez.

 

– Oui, dit Arlette.

 

– Est-il nécessaire que je sois au courant ?

 

– Oui, monsieur l’abbé.

 

– Mais pourquoi ? »

 

Il pencha un peu la tête, sans toutefois cesser de regarder au loin. Arlette parlait maintenant à voix très basse. Tout à coup, l’abbé se rejeta en arrière.

 

« Vous voulez me raconter toute votre histoire parce que vous êtes amoureuse d’un homme ?

 

– Non, mais parce que cela m’a rendue à moi-même. Rien d’autre n’aurait pu le faire. »

 

Il tourna la tête pour la considérer d’un air sombre, mais il ne dit mot et éloigna de nouveau son regard. Il l’écouta. Au début, il avait marmotté à une ou deux reprises : « Oui ! J’ai entendu dire cela », puis il resta silencieux, sans regarder du tout de son côté. Il l’interrompit une seule fois pour lui demander : « Vous aviez été confirmée, avant qu’on ne forçât l’entrée du couvent et qu’on ne dispersât les religieuses ?

 

– Oui, répondit-elle, une année avant, au moins.

 

– Et ensuite deux de ces dames vous ont emmenée avec elles à Toulon ?

 

– Oui, les parents des autres petites filles habitaient tout près. Elles m’emmenèrent avec elles, pensant pouvoir communiquer avec mes parents, mais c’était difficile. Et puis les Anglais sont arrivés et mes parents se sont embarqués pour essayer, en venant, d’avoir de mes nouvelles. À ce moment-là, mon père ne courait aucun danger à Toulon. Vous pensez peut-être qu’il était traître à son pays ? » demanda-t-elle. Elle attendit, les lèvres entrouvertes. Le visage impassible, l’abbé murmura : « C’était un bon royaliste », d’un ton d’amer fatalisme qui semblait absoudre, avec cet homme, tous ceux dont il avait jamais entendu raconter les actions et les erreurs.

 

Pendant longtemps, poursuivit Arlette, son père n’avait pu découvrir la maison où les religieuses avaient trouvé refuge. C’est seulement la veille du jour où les Anglais évacuèrent Toulon qu’il avait pu obtenir des renseignements. Tard ce jour-là, il apparut devant elle et l’emmena. La ville était pleine de troupes étrangères en retraite. Son père l’avait confiée à sa mère et était ressorti afin de tout préparer pour pouvoir s’embarquer dès cette nuit-là et rentrer à Escampobar ; mais la tartane n’était plus à l’endroit où il l’avait laissée. Les deux hommes de Madrague qui formaient son équipage avaient disparu aussi. C’est ainsi que la famille avait été prise au piège dans cette ville pleine de tumulte et de confusion. Des navires et des maisons flambaient. D’effroyables explosions de poudre à canon ébranlaient la terre. Elle avait passé cette nuit-là à genoux, la figure cachée dans les jupes de sa mère, tandis que son père faisait le guet, près de la porte barricadée, un pistolet dans chaque main.

 

Au matin, la maison s’était remplie de hurlements sauvages. On entendit des gens monter précipitamment l’escalier. La porte vola en éclats. Ce bruit l’avait fait lever en sursaut et elle était allée se jeter à genoux dans un coin, la face contre le mur. Il y avait eu une clameur meurtrière, elle avait entendu deux coups de feu, et puis quelqu’un l’avait saisie par le bras et l’avait remise sur ses pieds. C’était Scevola. Il l’avait traînée jusqu’à la porte. Les corps de son père et de sa mère gisaient sur le seuil. La pièce était remplie de la fumée des détonations. Elle avait voulu se jeter sur les corps et s’accrocher à eux, mais Scevola l’avait prise sous les bras et lui avait fait franchir les corps. Il lui avait saisi la main et l’avait forcée à fuir avec lui, ou plutôt l’avait traînée en bas de l’escalier. Dehors, sur le trottoir, quelques hommes terribles et de nombreuses femmes farouches armées de couteaux les avaient rejoints. On courait dans les rues en brandissant des piques et des sabres et en poursuivant d’autres groupes de gens sans armes qui fuyaient à tous les coins de rues en poussant des cris perçants.

 

« J’ai couru au milieu d’eux, monsieur l’abbé », poursuivit Arlette dans un murmure haletant. « Partout où je voyais de l’eau, j’aurais voulu m’y précipiter, mais on m’entourait de tous côtés, j’étais pressée de toutes parts, poussée, et la plupart du temps Scevola me tenait la main fortement serrée. Quand on s’arrêta chez un marchand de vin, on voulut m’offrir à boire. J’avais la langue collée au palais et je me suis mise à boire. Le vin, les trottoirs, les armes et les figures, tout était rouge. J’étais toute éclaboussée de taches rouges. Il me fallut courir avec eux toute la journée et il me semblait tout le temps que je tombais, que je tombais. Les maisons se penchaient sur moi. Le soleil par moments s’éteignait. Et tout à coup, je m’entendis hurler exactement comme les autres. Comprenez-vous cela, monsieur l’abbé ? Exactement les mêmes mots ! »

 

Les yeux du prêtre, du fond de leurs orbites, glissèrent vers elle, puis reprirent leur distante fixité. Pris entre son fatalisme et sa foi, il n’était pas très éloigné de penser que Satan s’était emparé de cette humanité rebelle, pour mettre à nu les cœurs de pierre et les âmes homicides des révolutionnaires.

 

« J’ai un peu entendu parler de cela », murmura-t-il furtivement.

 

Elle affirma avec une tranquille gravité : « Et pourtant, à ce moment-là, je résistais de toutes mes forces. »

 

Cette nuit-là, Scevola l’avait confiée aux soins d’une femme nommée Pérose. Elle était jeune et jolie, et native d’Arles, le pays de la mère d’Arlette. Elle tenait une auberge. Cette femme l’avait enfermée dans sa propre chambre qui était contiguë à la pièce où des patriotes continuèrent à crier, à chanter et à faire des discours très avant dans la nuit. À plusieurs reprises, la femme vint jeter un bref coup d’œil, lever les bras en l’air d’un geste désespéré, avant de disparaître. Plus tard, pendant bien des nuits, tandis que toute la bande dormait sur des bancs ou sur le plancher, Pérose se glissait dans la chambre, se jetait à genoux près du lit sur lequel Arlette, assise toute droite, les yeux grands ouverts, extravaguait en silence. Pérose lui embrassait les pieds et s’endormait en pleurant. Mais au matin, elle se levait en sursaut et lui disait : « Allons, l’important, c’est de préserver notre vie. Allons aider à l’œuvre de justice ! » et l’on s’en allait rejoindre la bande qui se préparait à une nouvelle journée de chasse aux traîtres. Mais au bout d’un certain temps, les victimes, dont d’abord les rues étaient remplies, il fallut aller les chercher dans les arrière-cours, les dénicher dans leurs cachettes, les tirer hors des caves ou des greniers des maisons où la bande se précipitait avec des hurlements de mort et de vengeance.

 

« Alors, monsieur l’abbé, dit Arlette, j’ai fini par me laisser aller. Je n’ai pas pu résister davantage. Je me disais : « Si c’est ainsi, c’est donc que c’est juste. » La plupart du temps j’étais comme quelqu’un qui, à moitié endormi, rêve des choses impossibles à croire. À peu près à ce moment, je ne sais pourquoi, la dénommée Pérose me donna à entendre que Scevola était un pauvre diable. La nuit suivante, tandis que toute la bande était profondément endormie dans la grande pièce, Pérose et Scevola me firent passer dans la rue par la fenêtre et me conduisirent au quai qui se trouve derrière l’Arsenal. Scevola avait trouvé notre tartane accostée au ponton avec l’un des hommes de Madrague à bord. L’autre avait disparu. Pérose se jeta à mon cou et pleura un peu. Elle m’embrassa et me dit : « Ce sera bientôt mon tour. Vous, Scevola, ne vous montrez pas à Toulon, car personne ne croit plus en vous. Adieu, Arlette ! Vive la Nation ! » et elle disparut dans la nuit. J’attendis sur le ponton, grelottant dans mes vêtements en lambeaux, écoutant Scevola et l’homme jeter des cadavres par-dessus le bord de la tartane. Floc, floc, floc ! Tout à coup j’ai eu l’impression que je devais m’enfuir, mais ils m’ont poursuivie tout de suite, ils m’ont ramenée et jetée par terre dans la cabine qui avait une odeur de sang. Mais quand je suis revenue à la ferme, j’avais perdu toute faculté de sentir. Je n’avais même pas la sensation de ma propre existence. Je voyais des choses çà et là autour de moi, mais je ne pouvais rien regarder longtemps. Quelque chose s’était en allé de moi. Je sais maintenant que ce n’était pas mon cœur, mais sur le moment je ne me demandais pas ce que c’était. Je me sentais vide et légère ; j’avais tout le temps un peu froid, mais je pouvais sourire aux gens. Rien n’avait d’importance. Rien n’avait de sens. Je ne me souciais de personne. Je ne désirais rien. Je n’étais pas du tout vivante, monsieur l’abbé. Les gens semblaient me voir et me parlaient, et ça me paraissait drôle, jusqu’à ce qu’un jour j’aie senti battre mon cœur.

 

– Pourquoi exactement êtes-vous venue me faire ce récit ? demanda le prêtre à voix basse.

 

– Parce que vous êtes prêtre. Avez-vous oublié que j’ai été élevée dans un couvent ? Je n’ai pas oublié comment on prie. Mais le monde maintenant me fait peur. Que dois-je faire ?

 

– Vous repentir ! » tonna l’abbé en se levant. Il vit un regard candide[85] levé vers lui et il se contraignit à baisser la voix. « Il faut plonger avec une intrépide sincérité dans les ténèbres de votre âme. Rappelez-vous d’où peut venir la seule aide véritable. Ceux que Dieu a mis à l’épreuve comme il l’a fait pour vous ne peuvent être tenus pour innocents de leurs énormités. Retirez-vous du monde ! Descendez en vous-même et abandonnez les vaines pensées de ce que les hommes appellent le bonheur. Soyez à vos propres yeux un exemple du caractère pécheur de notre nature et de la faiblesse de notre humanité, il se peut que vous ayez été possédée. Qu’en sais-je ? Peut-être cela fut-il permis afin de conduire votre âme à la sainteté au prix d’une vie de réclusion et de prière. Il serait de mon devoir de vous aider à y atteindre. En attendant, il faut prier pour obtenir la force d’une complète renonciation. »

 

Arlette, baissant lentement les yeux, touchait l’abbé en tant que figure symbolique du mystère spirituel. Quels peuvent bien être les desseins de Dieu sur cette créature ? se demanda-t-il.

 

« Monsieur le curé, dit-elle calmement, j’ai éprouvé aujourd’hui le besoin de prier pour la première fois depuis bien des années. Quand je suis sortie de la maison, j’avais seulement l’intention d’entrer dans votre église.

 

– L’église est ouverte au plus grand des pécheurs, répondit l’abbé.

 

– Je le sais. Mais il m’aurait fallu passer devant tous les gens du village : et vous savez bien, l’abbé, ce dont ils sont capables.

 

– Peut-être, murmura l’abbé, vaut-il mieux ne pas mettre leur charité à l’épreuve.

 

– Il faut que je prie avant de m’en retourner. J’avais pensé que vous me laisseriez peut-être entrer par la sacristie.

 

– Il serait inhumain de repousser votre requête », dit-il en se levant et en prenant une clé accrochée au mur. Il mit son chapeau à large bord et sans mot dire, la conduisit par la petite porte et par l’allée qu’il prenait toujours lui – même, et que l’on ne voyait pas de la fontaine du village. Après qu’ils furent entrés dans la sacristie humide et délabrée, il referma la porte à clé derrière lui, et c’est seulement alors qu’il en ouvrit une autre donnant à l’intérieur de l’église. Quand il se fut écarté pour la laisser passer, Arlette sentit une odeur froide comme de terre fraîchement remuée à laquelle venait se mêler un faible parfum d’encens. Dans l’ombre profonde de la nef, une seule petite flamme scintillait devant une image de la Vierge. En lui faisant place, l’abbé murmura :

 

« Agenouillez-vous là devant le maître-autel, et implorez la grâce, la force et la miséricorde qui vous sont nécessaires en ce monde peuplé de crimes contre Dieu et contre les hommes. »

 

Elle ne le regardait pas. À travers les minces semelles de ses souliers, elle sentait le froid des dalles. L’abbé laissa la porte entrebâillée, s’assit sur une chaise de paille, la seule de la sacristie, croisa les bras et laissa tomber son menton sur sa poitrine. Il avait l’air profondément endormi, mais au bout d’une demi-heure, il se leva et, s’avançant jusqu’à la porte, resta à regarder la forme agenouillée sur les marches de l’autel. Arlette, le visage enfoui dans les mains, était en proie à l’ardeur de la piété et de la prière. L’abbé attendit patiemment pendant nombre de minutes encore avant d’élever la voix en un grave murmure qui vint remplir le vaisseau sombre de l’église.

 

« Il vous faut partir. Je vais sonner les vêpres. » À la voir ainsi, complètement absorbée devant le Très-Haut, il avait été touché. Il regagna la sacristie et, au bout d’un moment, entendit le bruit aussi faible que possible que faisait la jupe de satin noir de la fille d’Escampobar dans son costume d’Arlésienne. Elle entra dans la sacristie d’un pas léger, les yeux brillants : l’abbé la regarda avec quelque émotion.

 

« Vous avez bien prié, ma fille, dit-il. Le pardon ne vous sera pas refusé, car vous avez beaucoup souffert. Mettez votre confiance dans la grâce de Dieu. »

 

Elle leva la tête et resta immobile un moment. Dans l’ombre de la petite pièce, il distingua l’éclat de ses yeux baignés de larmes.

 

« Oui, monsieur l’abbé », dit-elle, de sa voix claire et séduisante. « J’ai prié et je me sens exaucée. J’ai supplié Dieu de me garder toujours fidèle le cœur de celui que j’aime ou de me laisser mourir avant de le revoir. »

 

L’abbé pâlit sous le hâle de son visage de curé de campagne, et sans prononcer un mot, il s’adossa contre le mur.

 

XI

 

Une fois sortie de l’église par la porte de la sacristie, Arlette ne se retourna pas une fois. L’abbé la vit passer comme une ombre au-delà du presbytère, puis disparaître à sa vue. Il ne l’accusa pas de duplicité. C’est lui qui s’était trompé. Une païenne ! Malgré sa peau très blanche, avec ses cheveux et ses yeux noirs, ses lèvres d’un rouge foncé, elle avait l’air d’avoir une goutte de sang sarrasin dans les veines. Sans même un soupir, il l’abandonna à son sort.

 

Arlette se dirigea rapidement vers Escampobar comme si elle croyait n’y arriver jamais assez vite ; mais en approchant du premier champ enclos elle ralentit le pas, et après un moment d’hésitation, elle s’assit entre deux oliviers, près d’un mur au pied duquel poussait une herbe épaisse. « Et si vraiment, se raisonnait-elle, j’ai été possédée comme l’affirme l’abbé, quelle importance cela a-t-il pour celle que je suis devenue maintenant ? L’esprit du mal avait chassé mon être véritable de mon propre corps et avait ensuite rejeté mon corps. J’ai vécu des années sans rien en moi. Rien n’avait de sens pour moi. »

 

Mais maintenant son être véritable, mûri par ce mystérieux exil, lui était revenu, rempli d’espérance, avide d’amour. Elle était certaine qu’il n’avait jamais été très éloigné de ce corps rejeté que Catherine avait dernièrement déclaré n’être pas fait pour les bras d’un homme. La pauvre vieille n’y connaissait pas grand-chose, pensa Arlette, non avec mépris mais plutôt avec pitié. Elle savait mieux elle-même à quoi s’en tenir ; elle avait demandé au ciel de l’éclairer durant sa longue prostration, ses ardentes prières et son moment d’extase devant cet autel sans cierges.

 

Elle en connaissait bien la signification et aussi celle d’un autre instant – celui d’une révélation terrestre qui lui était apparue ce jour-là, à midi, tandis qu’elle servait le repas du lieutenant. Tous les autres étaient dans la cuisine ; Réal et elle étaient plus seuls tous les deux qu’ils ne l’avaient jamais été de leur vie. Ce jour-là, elle n’avait pu se refuser le plaisir qu’elle ressentait à être près de lui, à l’observer à la dérobée, à l’entendre peut-être prononcer quelques mots, à éprouver la conscience étrangement réconfortante de sa propre existence, que seule la présence de Réal pouvait lui donner ; une sorte de félicité, de chaleur, de courage, de confiance sans passion mais qui l’absorbait toute !… Elle s’était écartée de la table de Réal et s’était assise en face de lui, les yeux baissés. Un grand silence régnait dans la salle, à l’exception d’un murmure de voix venant de la cuisine. Elle avait d’abord jeté un ou deux coups d’œil à la dérobée, puis en regardant de nouveau entre ses cils pour ainsi dire, elle l’avait vu poser les yeux sur elle avec une expression particulière. Jamais cela ne s’était produit auparavant. Elle s’était levée d’un bond, croyant qu’il désirait quelque chose, et comme elle se tenait debout devant lui, la main posée sur la table, il s’était baissé tout à coup et avait, de ses lèvres, pressé cette main contre la table, la baisant passionnément, en silence, interminablement… Plus effrayée d’abord que surprise, puis infiniment heureuse, elle commençait à haleter, lorsqu’il s’était interrompu et s’était rejeté en arrière sur sa chaise. Elle s’était éloignée de la table et s’était rassise pour le regarder franchement, fixement, sans un sourire. Mais lui ne la regardait pas. Il serrait l’une contre l’autre ses lèvres passionnées et son visage avait une expression de grave désespoir. Ils n’avaient pas échangé une parole. Il s’était levé brusquement en détournant les yeux et était sorti, sans même achever son repas.

 

Dans le cours habituel des choses, tout autre jour, elle se serait levée pour le suivre, car elle avait toujours cédé à cette fascination qui avait commencé à éveiller ses facultés. Elle serait allée dehors, rien que pour passer une ou deux fois devant lui. Mais ce jour-là, elle n’avait pas obéi à ce qui, en elle, était plus fort que la fascination, à ce qui, au-dedans d’elle-même, la poussait et la retenait à la fois. Elle s’était contentée de lever le bras et de regarder sa main. C’était vrai. C’était donc arrivé. Il avait embrassé cette main. Auparavant, elle ne s’inquiétait pas qu’il eût l’air sombre, du moment qu’il restait à un endroit où elle pouvait le regarder – ce qu’elle faisait à la moindre occasion sans retenue, avec la plus franche innocence. Mais maintenant, elle n’était plus assez naïve pour cela. Elle s’était levée, avait traversé la cuisine, croisé sans aucune gêne le regard inquisiteur de Catherine, et était montée à sa chambre. Quand elle en était redescendue, il était devenu invisible et l’on eût dit que tous les autres étaient allés se cacher aussi : Michel, Peyrol, Scevola… Mais si elle avait rencontré Scevola, elle ne lui aurait pas parlé. Cela faisait maintenant très longtemps qu’elle n’avait pris l’initiative d’aucune conversation avec lui. Elle supputa toutefois que Scevola était allé tout simplement s’étendre dans sa tanière, pauvre pièce étroite qu’éclairait une seule petite fenêtre vitrée placée en haut du mur du fond. C’est là que Catherine l’avait logé le jour même où il avait ramené sa nièce ; et depuis lors il l’avait toujours conservée pour son usage personnel. Elle se le représentait même là-haut, étendu sur son grabat. Elle en était désormais capable. Auparavant, pendant des années après son retour, les gens qui étaient hors de sa vue étaient hors de sa pensée[86]. S’ils s’étaient enfuis en l’abandonnant, elle n’eût pas pensé à eux le moins du monde. Elle se serait mise à aller et venir de la maison vide aux champs déserts sans penser à personne. Peyrol était le premier être humain auquel elle eût pris garde depuis des années. Dès son arrivée, Peyrol avait toujours existé pour elle. D’ailleurs le flibustier était généralement très visible, en quelque endroit de la ferme. Cet après-midi-là, néanmoins, Peyrol lui-même restait invisible. L’inquiétude d’Arlette se mit à croître, mais elle éprouvait une étrange répugnance à entrer dans la cuisine où elle savait trouver sa tante assise dans son fauteuil comme le génie tutélaire[87] de la maison, prenant son repos dans une impénétrable immobilité. Pourtant, elle éprouvait le besoin de parler de Réal à quelqu’un. C’est ainsi que l’idée de descendre à l’église lui était venue. Elle parlerait de lui au prêtre et à Dieu. Elle avait subi l’ascendant de ses vieux souvenirs. On l’avait élevée à croire qu’on pouvait tout dire à un prêtre, qu’on pouvait prier le Dieu Tout-Puissant qui connaissait toute chose, et par la prière implorer la grâce, la force, la miséricorde, la protection, la pitié. Elle l’avait fait et elle se sentait exaucée.

 

Son cœur s’était calmé tandis qu’elle se reposait à l’abri du mur. Elle tira un long brin d’herbe, qu’elle tortilla machinalement autour de ses doigts. Le voile de nuages s’était épaissi au-dessus de sa tête, un crépuscule précoce était descendu sur la terre, et elle n’avait pas découvert ce qu’il était advenu de Réal. Brusquement, elle se leva avec égarement. Mais elle éprouva aussitôt le besoin de se maîtriser. De ce pas léger qui lui était habituel, elle se dirigea vers la maison et, pour la première fois de sa vie, perçut combien celle-ci paraissait sombre et stérile quand Réal ne s’y trouvait pas. Elle se faufila sans bruit par la grande porte du bâtiment principal et monta rapidement l’escalier. Le palier était sombre. Elle passa devant la porte de la chambre qu’elle occupait avec sa tante. Ç’avait été la chambre de son père et de sa mère. L’autre grande chambre était celle du lieutenant pendant ses visites à Escampobar. Sans même un bruissement de sa robe, elle glissa ainsi qu’une ombre le long du corridor, tourna sans bruit la poignée et entra. Après avoir fermé la porte derrière elle, elle prêta l’oreille. Pas le moindre bruit dans la maison. Scevola devait être déjà descendu dans la cour ou bien, les yeux grands ouverts, rester étendu sur son grabat en désordre, rageant avec fureur pour une raison quelconque. Elle l’avait trouvé ainsi une fois par hasard, couché sur le ventre, le visage à demi enfoui dans l’oreiller, un œil allumé d’une lueur sauvage et il l’avait fait fuir épouvantée, en marmottant : « Allez-vous-en, ne m’approchez pas. » Tout cela n’avait eu aucun sens pour elle sur le moment.

 

Après s’être assurée que l’intérieur de la maison était silencieux comme la tombe, Arlette se dirigea vers la fenêtre, qui pendant les séjours du lieutenant restait toujours ouverte, le contrevent poussé complètement contre le mur. La fenêtre n’avait bien entendu pas de rideaux, et en s’en approchant, Arlette aperçut Peyrol qui redescendait du belvédère. Sa tête blanche, brillante comme de l’argent, se détachait sur la pente du terrain ; elle disparut peu à peu de sa vue et Arlette entendit sous la fenêtre le bruit de ses pas. Ils pénétrèrent dans la maison, mais elle ne l’entendit pas monter à sa chambre. Il était allé à la cuisine. Pour voir Catherine. Ils allaient parler d’elle et d’Eugène. Mais qu’allaient-ils dire ? Sa découverte de la vie était si récente que tout lui semblait dangereux : conversations, attitudes, regards. La seule idée du silence entre ces deux êtres l’effrayait. C’était possible. Si vraiment ils ne se disaient rien… ce serait terrible.

 

Pourtant elle resta calme comme une personne raisonnable qui sait qu’aller et venir avec agitation n’est pas le bon moyen de faire face à des dangers inconnus. Elle parcourut des yeux la pièce et aperçut dans un coin la valise du lieutenant. C’était en réalité ce qu’elle avait souhaité voir. Il n’était donc pas parti. Mais quand bien même elle ouvrirait cette valise, cela ne lui dirait pas ce qu’il était devenu. Quant à son retour, elle ne le mettait aucunement en doute. Il était toujours revenu. Son attention fut particulièrement attirée par un gros paquet cousu dans de la toile à voiles, avec trois grands cachets rouges sur la couture. Mais elle n’y arrêta pas ses pensées. Celles-ci tournaient toujours autour de Catherine et Peyrol, en bas. Comme ils avaient changé ! Avaient-ils jamais cru qu’elle était folle ? Elle s’indigna. « Comment aurais-je pu m’en empêcher ? » se demanda-t-elle avec désespoir. Elle s’assit au bord du lit, dans sa pose habituelle, les pieds croisés, les mains posées sur les genoux. Sur l’une de ses mains elle sentait encore la trace des lèvres de Réal, impression calmante, rassurante comme toutes les certitudes ; mais elle sentait dans son esprit une confusion persistante, une lassitude indéfinie, comme l’effort que fait une vue imparfaite pour distinguer des contours changeants, des formes flottantes, d’incompréhensibles signes. Elle ne put résister à la tentation de reposer, ne fût-ce qu’un bref moment, son corps las.

 

Elle s’allongea sur le bord même du lit et cacha sous sa joue la main que Réal avait embrassée. La faculté de penser l’abandonna complètement, mais elle demeura les yeux ouverts, tout à fait éveillée. Dans cette position, sans entendre le moindre bruit, elle vit la poignée de la porte s’abaisser à fond, dans un silence absolu, comme si la serrure avait été huilée récemment. Son premier mouvement fut de sauter au beau milieu de la pièce, mais elle se retint, et se contenta de se mettre sur son séant d’un geste vif. Le lit n’avait pas craqué. Elle mit tout doucement les pieds par terre et au moment où, en retenant son souffle, elle appuyait l’oreille contre la porte, la poignée était déjà remontée. Elle n’avait décelé aucun bruit au-dehors. Pas le moindre. Rien. Pas un instant l’idée ne lui vint de mettre en doute le témoignage de ses yeux ; mais tout s’était passé dans un tel silence que le plus léger sommeil n’en aurait pas été troublé. Si elle avait été allongée sur l’autre côté, c’est-à-dire le dos à la porte, elle ne se serait sûrement aperçue de rien. Elle attendit encore un peu avant de s’écarter de la porte et de s’asseoir sur une chaise auprès d’une table pesante et ornée de sculptures, meuble de famille qui eût été mieux à sa place dans un château que dans une maison de ferme. La poussière de plusieurs mois en couvrait la lisse surface ovale en bois sombre au grain fin.

 

« Ce devait être Scevola », pensa Arlette. Ce ne pouvait être que lui. Que pouvait-il bien vouloir ? Elle se livra à ses réflexions ; mais après tout cela n’avait pas d’importance. Réal absent occupait toute sa pensée. Avec une inconsciente lenteur, son doigt traça sur la poussière de la table les initiales E.A. qu’elle entoura d’un cercle. Puis elle se leva brusquement, ouvrit la porte et descendit. Dans la cuisine, ainsi qu’elle s’y était tout à fait attendue, elle trouva Scevola avec les autres. Aussitôt qu’il la vit, il se leva et courut au premier étage, mais il revint presque aussitôt avec l’air d’avoir rencontré un fantôme et à une question insignifiante que lui posa Peyrol, ses lèvres et même son menton se mirent à trembler avant qu’il ne parvînt à maîtriser sa voix. Il évitait de regarder les autres en face : ceux-ci semblaient aussi ne pas oser s’entreregarder, et on eût dit que le lieutenant absent hantait le repas du soir à l’Escampobar. Peyrol, en outre, devait penser à son prisonnier. L’existence de celui-ci présentait un fort intéressant problème, alors que les manœuvres du navire anglais en constituaient un autre étroitement lié au premier, et plein de perspectives dangereuses. Les yeux noirs et ternes de Catherine semblaient s’être encore enfoncés dans leurs orbites, mais son visage conservait son expression habituelle de sévérité distante. Tout à coup Scevola, comme s’il répondait à l’une de ses propres pensées, se mit à dire :

 

« Ce qui nous a perdus, c’est la modération. »

 

Peyrol avala le morceau de pain beurré qu’il mâchait lentement et demanda :

 

« À quoi faites-vous allusion, citoyen ?

 

– Je fais allusion à la République », répondit Scevola d’une voix plus assurée que d’ordinaire. « Je dis, la modération. Nous autres, patriotes, nous avons arrêté notre bras trop tôt. On aurait dû tuer, avec leurs pères et leurs mères, tous les enfants des ci-devant et tous les enfants des traîtres. Le mépris des vertus civiques et l’amour de la tyrannie sont innés chez tous ces gens-là. En grandissant, ils piétinent tous les principes sacrés… L’œuvre de la Terreur est réduite à néant.

 

– Que proposez-vous donc de faire là-contre ? grommela Peyrol. Inutile de déclamer ici… ou n’importe où, d’ailleurs. Vous ne trouverez personne pour vous écouter, espèce de cannibale », ajouta-t-il avec bonhomie. Arlette, la tête appuyée sur la main gauche, traçait de son index droit sur la nappe des initiales invisibles. Catherine, qui se baissait pour allumer une lampe à quatre becs montée sur un pied de cuivre, tourna par-dessus son épaule sa tête aux traits finement dessinés. Le sans-culotte se dressa brusquement en agitant les bras, il avait les cheveux en broussaille à force de s’être retourné sans dormir sur son grabat. Les manches déboutonnées de sa chemise battirent contre ses bras maigres et velus. Il n’avait plus l’air d’avoir rencontré un fantôme. Il ouvrit une large bouche noire, mais Peyrol leva un doigt vers lui calmement :

 

« Non, non ! Le temps où vos propres parents, là-haut, du côté de la Boyère – ce n’est pas là qu’ils habitaient ? – tremblaient à l’idée de vous voir arriver pour leur rendre visite à la tête d’une troupe de patriotes déguenillés, ce temps-là est passé. Vous n’êtes plus à la tête de personne, et si vous vous mettiez à pérorer comme ça en public, les gens se soulèveraient et vous prendraient en chasse comme un chien enragé. »

 

Scevola, qui avait refermé la bouche, jeta un regard par-dessus son épaule et, comme impressionné de ne se voir appuyé par personne, sortit de la cuisine en titubant comme un homme ivre. Il n’avait pourtant bu que de l’eau. Peyrol regarda pensivement la porte que le sans-culotte indigné avait claquée derrière lui. Pendant ce colloque entre les deux hommes, Arlette avait disparu dans la salle. Catherine, redressant sa haute taille, posa sur la table la lampe à huile avec ses quatre becs fumeux. Elle lui éclairait le visage par en dessous. Peyrol déplaça légèrement la lampe avant de lui dire, en levant les yeux vers elle :

 

« Il est heureux pour vous que Scevola n’ait pas été accompagné, fût-ce d’un seul autre individu de son genre quand il est arrivé ici.

 

– Oui, approuva-t-elle. J’ai eu affaire à lui seul, d’un bout à l’autre. Mais vous m’imaginez entre lui et Arlette ? À cette époque il délirait terriblement, mais il était éberlué et exténué. Et puis je me suis reprise et j’ai pu discuter fermement avec lui. Je lui disais : « Regarde-la, elle est si jeune et elle ne se connaît pas du tout. » Ma parole, pendant des mois tout ce qu’on pouvait comprendre de ce qu’elle disait, c’était : « Comme il coule ! comme il éclabousse ! » Lui, il me parlait de sa vertu républicaine. Il n’était pas un débauché. Il attendrait. Il disait qu’elle était sacrée pour lui : et ainsi de suite. Il arpentait la pièce pendant des heures tout en parlant d’elle et je restais à l’écouter en tâtant dans ma poche la clé de la chambre où j’avais enfermé l’enfant. J’ai temporisé, et, comme vous le dites vous-même, c’est peut-être parce qu’il n’avait personne derrière lui qu’il n’a pas essayé de me tuer : ce qu’il aurait pu faire n’importe quand. J’ai temporisé et, après tout, pourquoi aurait-il eu envie de me tuer ? Il m’a dit plus d’une fois qu’il était sûr qu’Arlette lui appartiendrait. Plus d’une fois il m’a fait frissonner en m’en donnant la raison. Arlette lui devait la vie. Oh ! cette vie terrible et démente ! C’est un de ces hommes, voyez-vous, qui peuvent être patients quand il s’agit des femmes. »

 

Peyrol fit signe qu’il comprenait. « Oui, il y en a comme cela. Les gens de cette sorte n’en sont quelquefois que plus impatients de verser le sang. Je crois pourtant que vous l’avez échappé belle pendant longtemps ; au moins, jusqu’à mon arrivée ici.

 

– Les choses s’étaient arrangées, plus ou moins, murmura Catherine, mais, tout de même j’ai été heureuse de voir arriver ici un homme à cheveux gris, un homme sérieux[88].

 

– Des cheveux gris, n’importe qui peut en avoir », déclara Peyrol avec un peu d’aigreur.

 

« Vous ne me connaissiez pas. Vous ne savez rien de moi, même maintenant.

 

– Il y a des Peyrol qui ont habité à moins d’une demi-journée d’ici », déclara Catherine, évoquant des souvenirs.

 

« Cela se peut ! » répondit l’écumeur de mer, d’un ton si singulier que Catherine lui demanda brusquement – « Que voulez-vous dire ? N’êtes-vous pas de cette famille ? Peyrol n’est pas votre nom ?

 

– J’en ai eu plusieurs, et c’en était un. Ainsi donc ce nom et mes cheveux gris vous ont plu, Catherine ? Ils vous ont inspiré confiance, hein ?

 

– Je n’ai pas été fâchée de vous voir arriver. Scevola non plus, je crois. Il avait entendu dire qu’on poursuivait les patriotes çà et là, et il s’est de moins en moins inquiété. Vous avez prodigieusement éveillé l’enfant.

 

– Est-ce que cela aussi a fait plaisir à Scevola ?

 

– Avant votre arrivée, elle ne parlait à personne, à moins qu’on ne lui adressât la parole. Elle semblait ne pas se soucier de savoir où elle était. En même temps », ajouta Catherine après un moment, « elle ne se souciait pas non plus de ce qui pouvait lui arriver. Oh ! j’ai passé de pénibles heures à réfléchir à tout cela, travaillant dans la journée, et, la nuit quand j’étais éveillée, à écouter son souffle. Et je vieillissais de jour en jour, et, qui sait ? peut-être que ma dernière heure était prête à sonner. J’ai souvent pensé que lorsque je la sentirais approcher, je vous parlerais comme je vous parle en ce moment.

 

– Tiens ! Vous avez pensé cela ! » dit Peyrol à mi-voix. « À cause de mes cheveux gris, je suppose ?

 

– Oui. Et parce que vous êtes venu d’au-delà des mers », fit Catherine d’un air inflexible et d’une voix ferme. « Ne savez-vous pas que, la première fois qu’Arlette vous a vu, elle vous a parlé, et que c’était la première fois que je l’entendais parler spontanément, depuis le jour où cet homme me l’a ramenée et où j’ai dû la laver des pieds à la tête avant de la mettre dans le lit de sa mère.

 

– La première fois ! répéta Peyrol.

 

– Ç’a été comme un miracle, reprit Catherine, et c’est vous qui l’avez fait.

 

– Ce doit être quelque sorcière hindoue qui m’en aura donné le pouvoir », murmura Peyrol, si bas que Catherine ne put l’entendre. Elle n’eut pas l’air de s’en soucier et reprit aussitôt :

 

« Et l’enfant s’est attachée à vous, étonnamment. Une sorte de sentiment s’était enfin éveillé en elle.

 

– Oui », acquiesça Peyrol d’un air sombre. « Elle s’est attachée à moi. Elle a appris à parler au… vieillard.

 

– C’est quelque chose en vous qui semble lui avoir ouvert l’esprit et délié la langue », dit Catherine qui gardait tout en parlant une sorte de maintien royal, comme si elle eût été le chef[89] de quelque tribu. « Souvent, de loin, je vous ai regardés parler tous les deux, en me demandant ce qu’elle…

 

– Elle parlait comme une enfant », interrompit brusquement Peyrol. « Ainsi, vous vouliez me parler avant que votre dernière heure n’arrive. Voyons, vous ne vous préparez pas encore à mourir ?

 

– Écoutez-moi, Peyrol. S’il y a quelqu’un dont la dernière heure soit proche, ce n’est pas moi. Regardez un peu autour de vous. Il était temps que je vous parle.

 

– Eh ? quoi ! Je n’ai pas l’intention de tuer quelqu’un, grommela Peyrol. Vous vous mettez de drôles d’idées en tête.

 

– C’est comme je vous le dis », insista Catherine sans animation. « On dirait que la mort s’accroche aux jupes de la petite. Elle a fait une course folle avec elle. Évitons qu’elle ne trempe de nouveau ses pas dans du sang humain. »

 

Peyrol, qui avait laissé sa tête retomber sur sa poitrine, la redressa brusquement. « De quoi diable parlez-vous ? » s’écria-t-il avec colère. « Je ne vous comprends pas le moins du monde.

 

– Vous n’avez pas vu dans quel état elle était, quand je l’ai reprise en main, déclara Catherine. Je suppose que vous savez où est le lieutenant. Qu’est-ce qui l’a fait partir ainsi ? Où est-il allé ?

 

– Je le sais, répondit Peyrol. Il reviendra probablement cette nuit.

 

– Vous savez où il est ! Et, naturellement, vous savez aussi pourquoi il est parti et pourquoi il va revenir », dit Catherine d’une voix menaçante. « Eh bien ! vous devriez lui dire qu’à moins d’avoir une paire d’yeux dans le dos, il vaut mieux qu’il ne revienne pas ici… qu’il ne revienne pas du tout ; car s’il le fait, rien ne pourra le préserver d’un coup perfide.

 

– Personne n’a jamais été à l’abri de la perfidie », opina Peyrol après un moment de silence. « Je ne vais pas feindre de ne pas comprendre ce que vous voulez dire.

 

– Vous avez entendu aussi bien que moi ce qu’a dit Scevola avant de sortir. Le lieutenant est l’enfant d’un ci-devant, et Arlette d’un homme qu’on a appelé traître à son pays. Vous pouvez comprendre vous-même ce qu’il avait en tête.

 

– C’est un bavard et une poule mouillée », dit Peyrol d’un ton méprisant, mais cela ne modifia en rien l’attitude de Catherine, une attitude de vieille sibylle qui se lève de son trépied pour prophétiser avec calme d’horribles désastres. « Tout ça, c’est son républicanisme », expliqua Peyrol avec plus de mépris encore. « Il en a une nouvelle crise en ce moment.

 

– Non, c’est de la jalousie, dit Catherine. Il a peut-être cessé de s’intéresser à elle au cours de tant d’années. Il y a longtemps qu’il ne m’importune plus. Avec un individu de ce genre, je pensais qu’en le laissant être le maître ici… Mais non ! Je sais que, depuis que le lieutenant a commencé à venir ici, il a été repris de ses terribles imaginations. Il ne dort pas la nuit. Son républicanisme est toujours là. Mais ne savez-vous pas, Peyrol, qu’on peut avoir de la jalousie sans amour ?

 

– Vous croyez », dit le flibustier d’une voix grave. Il méditait, empli de son expérience personnelle. « Et en outre il a goûté du sang », grommela-t-il au bout d’un moment. « Vous avez peut-être raison.

 

– J’ai peut-être raison ! » répéta Catherine d’un ton légèrement indigné. « Chaque fois que je vois Arlette près de lui, j’ai peur d’une dispute ou de quelque mauvais coup. Et quand ils sont tous les deux loin de moi, c’est encore pire. Je me demande où ils sont en ce moment. Ils sont peut-être ensemble et je n’ose élever la voix pour appeler Arlette de peur de le rendre furieux.

 

– Mais c’est au lieutenant qu’il en a », remarqua Peyrol en baissant la voix. « Et je ne peux pas empêcher le lieutenant de revenir.

 

– Où est-elle ? Où est-il ? » murmura Catherine d’un ton qui trahissait sa secrète angoisse.

 

Peyrol se leva tranquillement et passa dans la salle en laissant la porte ouverte. Catherine l’entendit soulever avec précaution le loquet de la porte d’entrée. Et quelques instants après, Peyrol revint, aussi tranquillement qu’il était sorti.

 

« J’ai mis un pied dehors pour me rendre compte du temps. La lune va se lever et les nuages sont moins épais. On aperçoit une étoile par-ci par-là. » Il baissa considérablement la voix. « Arlette est assise sur le banc en train de fredonner une petite chanson toute seule. Je me demande vraiment si elle s’est aperçue que j’étais à quelques pas d’elle.

 

– Elle ne veut entendre ni voir personne, excepté un seul homme », affirma Catherine maîtrisant de nouveau complètement sa voix. « Et vous dites qu’elle fredonnait une chanson ? Elle qui restait assise des heures sans produire le moindre son. Et Dieu sait ce que pouvait bien être cette chanson !

 

– Oui, elle a beaucoup changé », reconnut Peyrol en poussant un profond soupir. « Ce lieutenant », reprit-il après s’être interrompu un moment, « s’est toujours conduit avec beaucoup de froideur envers elle. Je l’ai vu souvent détourner la tête quand il la voyait venir vers nous. Vous savez comment sont ces porteurs d’épaulettes, Catherine. Et puis, celui-ci a quelque ver rongeur qui le tourmente. Je me demande s’il a jamais oublié qu’il est le fils d’un ci-devant. Pourtant je crois aussi qu’elle ne désire voir et entendre personne d’autre que lui. Est-ce parce qu’elle a eu la tête dérangée si longtemps ?

 

– Non, Peyrol, dit la vieille femme, ce n’est pas cela. Vous voulez savoir comment j’en suis sûre ? Pendant des années, rien ne pouvait la faire rire ni pleurer. Vous le savez vous-même. Vous l’avez vue chaque jour. Croiriez-vous que depuis le mois dernier, il lui est arrivé de pleurer et de rire sur ma poitrine sans savoir pourquoi ?

 

– Cela, je ne le comprends pas, dit Peyrol.

 

– Moi, oui. Ce lieutenant n’a qu’un geste à faire pour qu’elle coure après lui. Oui, Peyrol. C’est ainsi. Elle n’a ni crainte, ni honte, ni orgueil. J’ai été moi-même presque comme cela. » Son beau visage bruni sembla devenir plus impassible encore, avant qu’elle ne reprit à voix beaucoup plus basse et comme si elle argumentait avec elle-même : « Seulement, moi, je n’avais jamais connu la folie du sang. J’étais digne des bras de n’importe quel homme… Mais aussi cet homme n’est pas un prêtre. »

 

Ces derniers mots firent tressaillir Peyrol. Il avait presque oublié cette histoire. Il se dit : « Elle sait, elle a passé par là. »

 

« Écoutez-moi, Catherine », dit-il sur un ton catégorique, « le lieutenant revient. Il sera ici probablement vers minuit. Mais ce que je peux vous dire c’est qu’il ne revient pas pour faire signe à la petite de le suivre. Oh ! non ! ce n’est pas pour ses beaux yeux qu’il revient.

 

– Eh bien ! si ce n’est pas pour elle qu’il revient, alors c’est que la mort l’a appelé », déclara-t-elle d’un ton de conviction solennelle et compassée. « Un homme à qui la mort a fait signe, rien ne peut l’arrêter. »

 

Peyrol, qui avait vu plus d’une fois la mort en face, considéra avec curiosité le beau profil brun de Catherine.

 

« C’est un fait, murmura-t-il, que les hommes qui courent au-devant de la mort ne la trouvent pas souvent. Il faut donc qu’elle vous fasse signe. Quelle sorte de signe serait-ce ?

 

– Comment le savoir ? » demanda Catherine, regardant fixement le mur à l’extrémité de la cuisine. « Ceux même à qui la mort le fait ne le reconnaissent pas pour ce qu’il est. Mais ils y obéissent tout de même. Je vous le dis, Peyrol, rien ne peut les arrêter. Ce peut être un regard ou un sourire, ou une ombre sur l’eau, ou une pensée qui vous passe par la tête. Pour mon pauvre frère et ma belle-sœur ç’a été le visage de leur enfant. »

 

Peyrol croisa les bras sur sa poitrine et baissa la tête. La mélancolie lui était tout à fait étrangère. Qu’est-ce que la mélancolie a à faire dans la vie d’un flibustier, d’un Frère-de-la-Côte, vie simple, aventureuse, précaire, exposée aux risques et qui ne laisse de loisir ni pour la réflexion, ni pour cet oubli momentané de soi qu’on appelle gaieté. Une sombre fureur, une réjouissance farouche, il avait connu cela par bouffées passagères venues du dehors : mais jamais ce sentiment profond et secret de la vanité de toutes choses, cette incertitude de la force qui l’habitait.

 

« Je me demande ce que sera pour moi ce signe », pensait-il ; et il se dit avec dédain envers lui-même que pour lui il n’y aurait aucun signe et qu’il lui faudrait mourir dans son lit, comme un vieux chien de garde dans sa niche. Ayant touché le fond de l’abattement, il n’y avait plus devant lui qu’un trou noir dans lequel sa conscience tombait comme une pierre.

 

Le silence, qui avait peut-être duré une minute après que Catherine eut fini de parler, fut soudain traversé par une voix claire qui disait :

 

« Que complotez-vous donc là, tous les deux ? »

 

C’était Arlette, plantée à la porte de la salle. Le reflet de la lumière dans le blanc de ses yeux faisait ressortir son regard noir et pénétrant. La surprise fut complète. Le profil de Catherine, debout près de la table, sembla se raidir encore, si possible ; on eût dit la statue anguleuse d’une vieille prophétesse de quelque tribu du désert. Arlette fit trois pas en avant. Chez Peyrol, même un étonnement extrême se manifestait par la fermeté. On l’avait connu pour ne jamais avoir l’air pris à l’improviste et l’âge avait accentué en lui ce trait d’un chef né. Il s’écarta un rien du bord de la table et lui dit de sa voix grave :

 

« Ma foi, patronne ! Nous n’avions pas causé ensemble depuis si longtemps. »

 

Arlette se rapprocha encore. « Oui, je le sais, s’écria-t-elle. C’était horrible. Je vous ai observés tous les deux. Scevola est venu s’asseoir tout près de moi sur le banc. Il s’est mis à me parler, et alors je suis partie. Cet homme m’assomme. Et je vous trouve ici, vous autres, à ne rien dire. C’est insupportable. Qu’est-ce que vous avez tous les deux ? Dites-moi, papa Peyrol, est-ce que vous ne m’aimez plus ? » Sa voix remplissait la cuisine. Peyrol alla fermer la porte de la salle. En revenant, il fut frappé du rayonnement de vie qui animait Arlette et semblait faire pâlir les flammes de la lampe. Il dit en plaisantant à demi :

 

« Je ne sais pas si je ne vous aimais pas davantage quand vous étiez plus calme.

 

– Et ce que vous aimeriez le mieux, ce serait de me voir encore plus calme dans la tombe. »

 

Elle l’éblouissait. La vitalité s’écoulait de ses yeux, de ses lèvres, de toute sa personne, l’enveloppait comme un halo et… oui, vraiment, la plus faible rougeur du monde était venue colorer ses joues, à peine rosies, comme la lueur d’une flamme lointaine sur la neige. Elle leva les bras en l’air et laissa retomber ses mains de haut sur les épaules de Peyrol, et d’un regard noir et insistant elle arrêta les yeux désespérément fuyants du vieux marin. Il la sentit qui déployait toute sa séduction instinctive, en même temps que s’accroissait la force farouche des doigts qui s’accrochaient à lui.

 

« Non ! Je ne peux plus me contenir ! Monsieur Peyrol, papa Peyrol, vieux canonnier, horrible loup de mer, soyez un ange et dites-moi où il est ? »

 

Le flibustier, qui ce matin même s’était montré aussi inébranlable qu’un roc sous l’étreinte du lieutenant Réal, sentit toute sa force l’abandonner sous les mains de cette femme, il répondit d’une voix épaisse :

 

« Il est allé à Toulon. Il avait besoin d’y aller.

 

– Pourquoi faire ? Dites-moi la vérité.

 

– La vérité n’est pas bonne à savoir pour tout le monde », marmotta Peyrol avec la sensation affolante que le sol même se ramollissait sous ses pieds. « En service commandé », ajouta-t-il dans un grognement.

 

Les mains d’Arlette glissèrent soudainement des larges épaules de Peyrol. « En service commandé, répéta-t-elle. Quel service ? » Sa voix s’étrangla et les mots : « Ah oui ! son service ! » parvinrent à peine jusqu’à Peyrol qui, aussitôt que les mains eurent lâché ses épaules, sentit sa force lui revenir et la terre molle redevenir ferme sous ses pieds. Juste en face de lui, Arlette, silencieuse, les bras pendants devant elle, les doigts entrelacés, semblait abasourdie que le lieutenant Réal ne fût pas délivré de tout lien terrestre comme un ange descendu du ciel et n’ayant de comptes à rendre qu’à ce Dieu qu’elle avait imploré. Il lui fallait donc le partager avec un service qui pouvait l’envoyer ici ou là. Elle se sentait une force, un pouvoir, plus grands que tout service.

 

« Peyrol », s’écria-t-elle doucement, « ne me brisez pas le cœur, mon cœur tout neuf qui vient de commencer à battre. Sentez comme il bat. Qui pourrait supporter cela ? » Elle s’empara de la grosse main velue du flibustier et la pressa fortement contre sa poitrine. « Dites-moi quand il va revenir.

 

– Écoutez, patronne, il vaut mieux que vous montiez chez vous », commença Peyrol avec un grand effort et en retirant brusquement sa main captive. Il recula un peu en chancelant tandis qu’Arlette lui criait :

 

« Non ! Vous n’allez plus m’envoyer promener comme vous le faisiez autrefois. » Dans toutes ses transformations, de la supplication à la colère, il n’y avait pas la moindre fausse note, si bien que ce débordement d’émotion avait le pouvoir déchirant d’un art inspiré. Elle se tourna avec violence vers Catherine qui n’avait ni bougé ni proféré un son. « Tout ce que vous pouvez faire tous les deux n’y changera rien désormais. » Et aussitôt elle se retourna vers Peyrol : « Vous me faites peur avec vos cheveux blancs. Allons !… Faut-il me mettre à genoux devant vous… Là ! »

 

Peyrol la prit sous les coudes, la souleva de terre et la remit sur ses pieds comme si c’eût été un enfant. Aussitôt qu’il l’eut lâchée, elle se mit à frapper du pied.

 

« Êtes-vous donc stupide ? s’écria-t-elle. Vous ne comprenez donc pas qu’il s’est passé quelque chose aujourd’hui ? »

 

Pendant toute cette scène, Peyrol avait conservé son sang-froid le plus honorablement du monde, un peu comme un marin surpris par un grain blanc sous les Tropiques. Mais à ces mots une douzaine de pensées se précipitèrent à la fois dans son esprit à la poursuite de cette étonnante déclaration. Il était arrivé quelque chose. Où ? Comment ? À qui ? Quoi ? Cela ne pouvait s’être passé entre elle et le lieutenant. Il n’avait, lui semblait-il, pas perdu le lieutenant de vue depuis la première heure où ils s’étaient rencontrés le matin jusqu’au moment où il l’avait envoyé à Toulon en le poussant littéralement par les épaules : si ce n’est pendant qu’il dînait dans la pièce voisine, la porte ouverte, et pendant les quelques minutes qu’il avait passées à parler avec Michel dans la cour. Ce n’avait été là que quelques minutes et, aussitôt après, la vue du lieutenant assis sur le banc, l’air lugubre comme un corbeau solitaire, ne donnait guère l’impression d’une exaltation, d’une agitation, ni de toute autre émotion ayant trait à une femme. Devant ces difficultés, l’esprit de Peyrol se trouva soudain vide.

 

« Voyons, patronne », dit-il, incapable de rien trouver d’autre à dire, « qu’est-ce que c’est que toute cette agitation ? Je l’attends de retour ici vers minuit. »

 

Il fut extrêmement soulagé de voir qu’elle le croyait. C’était la vérité. Il ne savait à vrai dire ce qu’il aurait pu inventer à l’improviste pour se débarrasser d’elle et la décider à aller se coucher. Elle le gratifia d’un froncement de sourcils farouche ; et d’un ton terriblement menaçant, s’écria : « Si vous m’avez menti… Oh ! »

 

Il eut un sourire indulgent. « Calmez-vous. Il sera ici peu après minuit. Vous pouvez aller dormir tranquille. »

 

Elle lui tourna dédaigneusement le dos et dit sèchement : « Allons, ma tante ! » et elle se dirigea vers la porte menant au couloir. Arrivée là elle se retourna un moment, la main sur la poignée.

 

« Vous avez changé. Je ne peux plus me fier ni à l’un ni à l’autre de vous. Vous n’êtes plus les mêmes. »

 

Elle sortit. Alors seulement Catherine détacha son regard du mur pour croiser le regard de Peyrol. « Vous l’avez entendue ? Nous, changés ! C’est elle… »

 

Peyrol hocha la tête à deux reprises et il y eut un long silence pendant lequel les flammes de la lampe elles-mêmes demeurèrent immobiles.

 

« Suivez-la, mademoiselle Catherine », dit-il enfin avec une nuance de sympathie dans la voix. Elle ne bougea pas. « Allons, du courage », insista-t-il avec une sorte de déférence. « Essayez de la faire dormir. »

 

XII

 

D’une allure lente et raide, Catherine sortit de la cuisine et, dans le corridor, trouva Arlette qui l’attendait, une bougie allumée à la main. Son cœur se remplit d’une désolation soudaine à la vue de ce jeune et beau visage autour duquel la tache de lumière mettait un halo et qui, se détachant sur l’obscurité, semblait avoir pour fond la muraille d’un cachot. Sa nièce la précéda aussitôt dans l’escalier, en murmurant avec fureur entre ses jolies dents : « Il s’imagine que je vais pouvoir dormir. Vieil imbécile ! »

 

Peyrol ne quitta pas des yeux le dos droit de Catherine jusqu’à ce que la porte se fût refermée sur elle. Alors seulement il s’accorda le soulagement de laisser l’air s’échapper entre ses lèvres pincées et son regard errer librement tout autour de la pièce. Il saisit la lampe par l’anneau qui en surmontait la tige et passa dans la salle, en refermant derrière lui la porte de la cuisine plongée dans l’obscurité. Il posa la lampe sur la table même où le lieutenant Réal avait pris son repas de midi. Elle était encore recouverte d’une petite nappe blanche et la chaise était restée placée de biais telle qu’il l’avait repoussée en se levant. Une autre des nombreuses chaises de la salle était visiblement placée de façon à faire face à la table. Peyrol, à cette vue, se dit amèrement : « Elle sera restée là à le contempler comme s’il était tout couvert de dorures, avec trois têtes et sept bras attachés au corps », comparaison empruntée à certaines idoles qu’il avait vues dans un temple indien[90]. Sans être iconoclaste, Peyrol éprouva positivement un malaise à ce souvenir et il s’empressa de sortir. Le grand nuage s’était divisé et ses immenses débris s’en allaient d’une marche imposante vers l’ouest, comme chassés devant la lune qui se levait. Scevola, qui s’était étendu de tout son long sur le banc, se redressa soudain et se tint très droit.

 

« On a fait un petit somme en plein air ? » lui dit Peyrol tout en regardant vaguement l’espace lumineux derrière l’arrière-garde des nuages qui s’éloignaient en se bousculant là-haut.

 

« Je ne dormais pas, répondit le sans-culotte. Je n’ai pas fermé l’œil, pas un instant.

 

– C’est probablement que vous n’aviez pas sommeil », répondit tranquillement Peyrol dont la pensée restait fixée fort loin de là sur le navire anglais. Son œil intérieur se représentait la silhouette noire de la corvette se découpant sur la grève blanche des Salins, dont la courbe étincelait sous la lune ; cependant il poursuivit lentement : « Car ce ne peut pas être le bruit qui vous a empêché de dormir. » Sur le terre-plein d’Escampobar, déjà les ombres s’allongeaient sur le sol, tandis que le flanc de la colline de guet demeurait sombre encore, mais bordé d’une lueur croissante. Et la douceur de cette paix était telle qu’elle adoucit un moment l’attitude intérieure de dureté qu’avait Peyrol à l’endroit de l’humanité en général, y compris le commandant du navire anglais. Au milieu de ses préoccupations, le vieux flibustier savoura ce moment de sérénité.

 

« C’est un endroit maudit ! » déclara soudain Scevola.

 

Sans même tourner la tête, Peyrol lui jeta un regard de côté. Bien qu’il se fût redressé assez rapidement de sa position allongée, le citoyen semblait tout avachi : il était assis, ramassé sur lui-même, les épaules arrondies, les mains sur les genoux. Avec son regard fixe, il avait, dans le clair de lune, l’air d’un enfant malade.

 

« C’est un endroit fait à souhait pour fomenter des trahisons. On s’y sent plongé jusqu’au cou. »

 

Il frissonna et poussa un long et irrésistible bâillement nerveux qui fit luire, dans une bouche rétractée[91] et béante, de longues canines inattendues, qui révélaient l’inquiète panthère tapie dans l’homme.

 

« Oui, il y a bien de la trahison dans l’air. Vous ne concevez pas ça, citoyen ?

 

– Assurément non », déclara Peyrol avec un mépris serein. « Quelle trahison complotez-vous donc ? » ajouta-t-il négligemment sur le ton de la conversation tout en savourant le charme du soir au clair de lune.

 

Scevola, si éloigné qu’il fût de s’attendre à cette réplique, n’en réussit pas moins à émettre presque aussitôt une sorte de rire grinçant.

 

« Elle est bien bonne ! Ha, ha, ha !… moi !… comploter… pourquoi moi ?

 

– Ma foi ! fit tranquillement Peyrol, nous ne sommes pas si nombreux ici à pouvoir fomenter des trahisons. Les femmes sont montées se coucher : Michel est en bas sur la tartane. Il y a moi, et vous n’oseriez tout de même pas me soupçonner de trahison. Alors ? Il ne reste guère que VOUS. »

 

Scevola se secoua. « Ce n’est pas là une plaisanterie. J’ai fait la chasse à la trahison, moi. Je… »

 

Il se calma. Il était en proie à des soupçons sentimentaux. Peyrol évidemment ne lui parlait ainsi que pour l’irriter et se débarrasser de lui ; mais dans l’état particulier de ses sentiments, Scevola avait une conscience aiguë de chaque syllabe de ces remarques offensantes. « Ah ! pensa-t-il, il n’a pas mentionné le lieutenant. » Cette omission parut au patriote d’une immense importance. Si Peyrol n’avait pas mentionné le lieutenant, c’est qu’ils avaient tous deux ensemble comploté quelque trahison, tout l’après-midi à bord de cette tartane. C’est pourquoi on ne les avait vus ni l’un ni l’autre de presque toute la journée. En fait, Scevola avait, lui aussi, vu Peyrol revenir à la ferme dans la soirée, seulement il l’avait vu d’une autre fenêtre qu’Arlette. C’était quelques minutes avant qu’il n’essayât d’ouvrir la porte du lieutenant, pour voir si Réal était dans sa chambre. Il s’était à regret éloigné sur la pointe des pieds, et en entrant dans la cuisine il n’y avait trouvé que Catherine et Peyrol. Aussitôt qu’Arlette les eut rejoints, une inspiration soudaine le fit monter en hâte mettre de nouveau la porte à l’épreuve. Elle était ouverte à présent ! Preuve évidente que c’était Arlette qui s’y était enfermée. En découvrant qu’elle entrait ainsi dans la chambre du lieutenant comme chez elle, Scevola reçut un choc si douloureux qu’il pensa en mourir. Il était maintenant hors de doute que le lieutenant avait passé son temps à conspirer avec Peyrol à bord de cette tartane ; qu’auraient-ils pu aller y faire d’autre ? « Mais pourquoi Réal n’était-il pas remonté ce soir avec Peyrol ? » se demandait Scevola, assis sur le banc, les mains jointes serrées entre ses genoux… « C’est une ruse de leur part », conclut-il soudainement. « Les conspirateurs évitent toujours de se faire voir ensemble. Ah ! »

 

Ce fut comme si quelqu’un lui avait allumé un feu d’artifice dans le cerveau. Il en fut illuminé, ébloui, confondu, il en eut un sifflement dans les oreilles et des gerbes d’étincelles devant les yeux. Quand il leva la tête, il vit qu’il était seul. Peyrol avait disparu. Scevola crut se rappeler avoir entendu quelqu’un prononcer les mots : « Bonne nuit » et la porte de la salle claquer. Et, en effet, la porte de la salle était maintenant fermée. Une lueur blafarde brillait à la fenêtre la plus proche de cette porte. Peyrol avait éteint trois des becs de la lampe et était maintenant étendu sur l’une des longues tables, avec cette faculté de s’accommoder d’une planche qu’un vieux loup de mer ne perd jamais. Il avait décidé de rester en bas simplement pour être plus accessible et il ne s’était pas allongé sur l’un des bancs le long du mur parce qu’ils étaient trop étroits. Il avait laissé l’une des mèches allumée pour que le lieutenant sût où le trouver, et il était assez fatigué pour penser qu’il pourrait dormir une heure ou deux avant que Réal ne revînt de Toulon. Il s’installa, un bras sous la tête, comme s’il était sur le pont d’un corsaire et il était loin de penser que Scevola regardait à travers les vitres ; mais elles étaient si petites et si poussiéreuses que le patriote ne put rien distinguer. Ç’avait été de sa part un mouvement purement instinctif. Il n’eut même pas conscience d’avoir regardé à l’intérieur. Il s’éloigna, alla jusqu’au bout du mur de la maison, revint sur ses pas, marcha de nouveau jusqu’à l’autre bout : on eût dit qu’il avait peur de dépasser ce mur contre lequel il chancelait par moments. « Conspiration, conspiration ! » se disait-il. Il était maintenant absolument certain que le lieutenant se cachait encore sur cette tartane et attendait seulement que tout fût tranquille pour se glisser jusqu’à sa chambre où Scevola avait la preuve formelle qu’Arlette était habituée à se sentir comme chez elle. Le dépouiller de ses droits à lui sur Arlette était évidemment une partie du complot.

 

« Ai-je été l’esclave de ces deux femmes, ai-je attendu toutes ces années pour voir cette créature corrompue s’enfuir ignominieusement avec un ci-devant, avec un conspirateur aristocrate ? »

 

Sa vertueuse indignation lui donnait le vertige.

 

Les preuves étaient suffisantes pour qu’un tribunal révolutionnaire leur fît couper la tête à tous. Un tribunal ! il n’y avait plus de tribunal ! Plus de justice révolutionnaire ! Plus de patriotes ! Dans sa détresse, il heurta le mur de l’épaule avec tant de force que cela le fit rebondir. Ce monde-ci n’était pas fait pour des patriotes.

 

« Si je m’étais trahi dans la cuisine, ils m’y auraient assassiné. »

 

Il pensa qu’il en avait déjà trop dit. Trop. « De la prudence ! De la précaution ! » se répétait-il en gesticulant des deux bras. Tout à coup, il trébucha et il entendit tomber quelque chose à ses pieds avec un bruit métallique stupéfiant. « Ils essayent de me tuer maintenant », pensa-t-il, tremblant de frayeur. Il se résigna à la mort. Un profond silence régnait aux alentours. Il ne se produisit rien d’autre. Il se baissa craintivement pour regarder l’objet et reconnut par terre sa propre fourche. Il se rappela l’avoir laissée à midi appuyée contre le mur. C’était son pied qui l’avait fait tomber. Il se jeta sur elle avidement. « Voilà ce qu’il me faut ! murmura-t-il fiévreusement. Je suppose qu’à cette heure-ci le lieutenant pensera que je suis allé me coucher. »

 

Il se colla bien droit contre le mur, tenant la fourche le long du corps comme un mousquet, l’arme au pied. La lune, dépassant la crête de la colline, inonda soudain de sa froide lumière la façade de la maison, mais il ne s’en rendit pas compte, il s’imaginait encore embusqué dans l’ombre, et il était là, immobile, les yeux fixés sur le sentier qui menait à la crique. Ses dents claquaient d’une sauvage impatience.

 

Il était si parfaitement visible dans sa rigidité de mort, que Michel, débouchant du ravin, s’arrêta tout net, le prenant pour une apparition surnaturelle. Scevola, de son côté, distingua l’ombre mouvante d’un homme – l’homme ! – et il s’élança en avant sans réfléchir, en abaissant les dents de la fourche, comme il eût fait d’une baïonnette. Il ne poussa aucun cri. Il fonça droit devant lui, en grognant comme un chien, et plongea tête baissée avec son arme.

 

Michel, comme un être primitif qui ne s’embarrassait pas de quelque chose d’aussi incertain que l’intelligence, fit instantanément un bond de côté avec la précision d’un animal sauvage ; mais il y avait tout de même assez de l’être humain en lui pour demeurer ensuite paralysé d’étonnement. L’élan de son assaut avait entraîné Scevola de plusieurs mètres dans la descente avant qu’il fût en mesure de faire volte-face et de prendre une attitude offensive. Les deux adversaires se reconnurent alors. Le terroriste s’écria : « Michel ? » et Michel s’empressa de ramasser une grosse pierre.

 

« Holà, Scevola », cria-t-il, non pas à très haute voix, mais pourtant d’un ton fort menaçant. « Qu’est-ce qui vous prend ?… N’approchez pas, ou je vous balance cette pierre sur la tête, et je m’y connais ! »

 

Scevola laissa la fourche reposer à terre avec un bruit sourd. « Je ne te reconnaissais pas, dit-il.

 

– C’est un mensonge. Qui croyiez-vous donc que j’étais ? L’autre peut-être ! Je n’ai pas la tête bandée, il me semble ? »

 

Scevola se mit à regrimper la pente. « Quoi ? demanda-t-il. De quelle tête parles-tu ?

 

– Je dis que si vous approchez je vous assomme avec cette pierre, répondit Michel. On ne peut pas se fier à vous quand la lune est pleine. Vous ne m’avez pas reconnu ! Est-ce une raison pour se jeter sur les gens comme cela. Vous n’avez rien contre moi, n’est-ce pas ?

 

– Non », répondit avec hésitation l’ex-terroriste tout en observant attentivement Michel qui gardait encore la pierre à la main.

 

« Il y a des années que les gens disent que vous êtes un peu cinglé », déclara Michel avec intrépidité, car l’autre était assez déconfit pour donner du cœur même à un lièvre craintif. « Si on ne peut plus maintenant monter faire un somme sous le hangar, sans s’exposer à être poursuivi à coups de fourche, eh bien !…

 

– J’allais seulement ranger cette fourche », s’écria Scevola avec volubilité. « Je l’avais laissée contre le mur et je l’ai aperçue tout à coup en passant ; alors je me suis dit que j’allais la porter dans l’écurie avant d’aller me coucher. Voilà tout. »

 

Michel en resta un peu bouche bée. « Que penses-tu donc que je ferais d’une fourche à cette heure-ci de la nuit, sinon la ranger ? reprit Scevola.

 

– Je me le demande ! » marmotta Michel qui commençait à n’en plus croire ses sens.

 

« Tu t’en vas flâner comme un sot et tu t’imagines un tas de choses absurdes, espèce de grand imbécile. Tout ce que je voulais, c’était te demander si tout allait bien en bas, et toi, comme un idiot, tu te jettes de côté en bondissant comme un cabri et tu t’en vas ramasser une pierre. C’est à toi que la lune a dérangé la tête, pas à moi. Allez, jette-moi ça. »

 

Habitué à faire ce qu’on lui disait, Michel écarta lentement les doigts, sans être tout à fait convaincu, mais en pensant qu’il y avait peut-être du vrai là-dedans. Scevola, comprenant qu’il avait l’avantage, se mit à l’injurier.

 

« Tu es dangereux. On devrait t’attacher les pieds et les mains, quand la lune est pleine. Qu’est-ce que tu viens de dire à propos d’une tête ? Quelle tête ?

 

– J’ai dit que je n’avais pas la tête fracassée.

 

– C’est tout ? » dit Scevola. Il se demandait ce qui avait bien pu arriver en bas pendant l’après-midi pour que quelqu’un eût eu la tête fracassée. Manifestement il devait y avoir eu une bagarre ou un accident ; en tout cas, il pensa que c’était pour lui une circonstance favorable, car évidemment un homme à la tête bandée était en position d’infériorité. Il inclinait plutôt à croire que ç’avait été quelque accident stupide et regretta vivement que le lieutenant ne se fût pas tué du coup, il se retourna pour dire à Michel d’un ton acide :

 

« Maintenant, tu peux aller au hangar. Et n’essaye plus de me jouer un de tes tours, sinon, la prochaine fois que tu ramasseras une pierre, je te tire dessus comme sur un chien. »

 

Il se dirigea vers la barrière de la cour qui restait toujours ouverte en lançant cet ordre à Michel par-dessus son épaule : « Va dans la salle. Quelqu’un a laissé de la lumière. On dirait qu’ils sont tous devenus fous aujourd’hui. Porte la lampe dans la cuisine, éteins-la bien et vois si la porte qui donne sur la cour est bien fermée. Je vais me coucher. » Il franchit la barrière, mais ne pénétra pas très avant dans la cour. Il s’arrêta pour regarder Michel exécuter cet ordre. Allongeant prudemment la tête en avant du pilier de la barrière, Scevola attendit d’avoir vu Michel ouvrir la porte de la salle, puis franchit en quelques bonds le terrain plat et s’élança dans le sentier du ravin. Il lui fallut moins d’une minute. Il avait toujours sa fourche sur l’épaule. Son seul désir était de ne pas être dérangé ; à part cela, il ne se souciait aucunement de ce que faisaient les autres, de ce qu’ils pensaient ni de la façon dont ils se conduisaient. Il était complètement en proie à son idée fixe. Il n’avait pas de plan, mais il avait un principe d’action : c’était d’atteindre le lieutenant à son insu, et si l’homme mourait sans savoir quelle main l’avait frappé, tant mieux. Scevola allait agir pour la cause de la vertu et de la justice. Ce n’était aucunement là une question de querelle personnelle. Pendant ce temps, Michel, en entrant dans la salle, avait découvert Peyrol profondément endormi sur une table. En dépit de son respect illimité pour Peyrol, sa simplicité était telle qu’il se mit à secouer son maître par l’épaule, comme s’il se fût agi d’un simple mortel. Peyrol passa si rapidement de l’inertie à la position assise que Michel en recula d’un pas et attendit qu’on lui adressât la parole. Mais comme Peyrol se contentait de le regarder fixement, Michel prit l’initiative de prononcer une courte phrase :

 

« Il s’y met ! » Peyrol ne paraissait pas complètement réveillé : « Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda-t-il.

 

– Il s’agite pour essayer de s’enfuir. »

 

Peyrol était maintenant tout à fait réveillé. Il retira même ses pieds de dessus la table.

 

« Vraiment ? Tu n’as donc pas cadenassé la porte de la cabine ? »

 

Michel, très effrayé, expliqua qu’on ne lui avait jamais dit de le faire.

 

« Non ? » remarqua Peyrol paisiblement. « J’ai dû oublier. » Mais Michel ne se calmait pas et murmura : « Il est en train de s’enfuir.

 

– Ça va bien ! dit Peyrol, ne te mets pas martel en tête. Il ne s’enfuira pas bien loin, va. »

 

Une grimace se dessina lentement sur le visage de Michel. « S’il veut grimper en haut des rochers, il ne tardera pas à se casser le cou, dit-il. Et il n’ira certainement pas très loin, pour sûr.

 

– Eh bien ! tu vois ! lui dit Peyrol.

 

– Et il n’a pas l’air bien solide non plus. Il est sorti à quatre pattes de la cabine, est allé jusqu’au petit tonneau d’eau et il s’est mis à boire, à boire. Il a dû le vider à moitié. Après quoi, il s’est mis sur ses jambes. J’ai déguerpi sur le rivage, aussitôt que je l’ai entendu remuer », continua-t-il d’un ton d’intense contentement de soi. « Je me suis caché derrière un rocher pour l’observer.

 

– Fort bien », déclara Peyrol. Après cette parole de louange, le visage de Michel arbora en permanence un grand sourire.

 

« Il s’est assis sur le pont arrière », reprit-il, comme s’il racontait une énorme farce, « les pieds ballants au-dessus de la cale, et que le diable m’emporte s’il ne s’est pas mis à piquer un somme, adossé au tonneau. Sa tête tombait et il se rattrapait, sa grosse tête blanche. Et puis, j’en ai eu assez de regarder ça. Et comme vous m’aviez dit de ne pas rester sur son passage, j’ai pensé qu’il valait mieux monter ici dormir dans le hangar. J’ai bien fait, n’est-ce pas ?

 

– Tout à fait bien, déclara Peyrol. Eh bien, va-t’en maintenant dans le hangar. Ainsi tu l’as laissé assis sur le pont arrière ?

 

– Oui, dit Michel. Mais il était en train de s’animer. Je n’avais pas fait dix mètres que j’ai entendu à bord un terrible coup. Je pense qu’il aura essayé de se lever et qu’il sera dégringolé dans la cale.

 

– Dégringolé dans la cale ? répéta brusquement Peyrol.

 

– Oui, notre maître. J’ai pensé d’abord à retourner voir, mais vous m’aviez mis en garde contre lui, n’est-ce pas ? Et je crois vraiment que rien ne peut le tuer. »

 

Peyrol descendit de la table avec un air préoccupé qui eût surpris Michel s’il n’eût été absolument incapable d’observation.

 

« Il faut s’occuper de cela », murmura-t-il, en boutonnant la ceinture de son pantalon. « Passe-moi mon gourdin, là, dans le coin. Et maintenant va dans le hangar. Que diable fais-tu à la porte ? Tu ne connais pas le chemin du hangar ? » Cette dernière remarque était due au fait que Michel, à la porte de la salle, avançait la tête et regardait de droite et de gauche pour examiner la façade de la maison.

 

« Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu ne supposes pas qu’il ait pu te suivre si rapidement jusqu’ici ?

 

– Oh ! non, notre maître, c’est tout à fait impossible, mais j’ai vu ce sacré Scevola qui faisait les cent pas par ici. Je n’ai pas envie de le rencontrer de nouveau.

 

– Il se promenait dehors ? » demanda Peyrol d’un air ennuyé. « Eh bien ! qu’est-ce que tu crois qu’il peut te faire ? Quelles drôles d’idées tu te fourres dans la tête. Tu deviens de pire en pire. Allons, sors. »

 

Peyrol éteignit la lampe et en sortant, ferma la porte sans le moindre bruit. Apprendre que Scevola circulait ainsi ne lui plaisait guère, mais il pensa que le sans-culotte s’était probablement rendormi et qu’après s’être réveillé il était en train de gagner son lit quand Michel l’avait rencontré. Il avait son idée personnelle sur la psychologie du patriote, et ne pensait pas que les deux femmes fussent en danger. Néanmoins il alla jusqu’au hangar et entendit remuer la paille où Michel se disposait à passer la nuit.

 

« Debout », lui dit-il à voix basse. « Chut, ne fais pas de bruit. Va dans la maison dormir au pied de l’escalier. Si tu entends des voix, monte à l’étage, et si tu aperçois Scevola, tombe-lui dessus. Tu n’as pas peur de lui, je suppose ?

 

– Non, si vous me dites qu’il ne faut pas », répliqua Michel qui, après avoir ramassé ses souliers (un cadeau de Peyrol), s’en alla pieds nus jusqu’à la maison. Le Frère-de-la-Côte le regarda se glisser sans bruit par la porte de la salle. Ayant ainsi, en quelque sorte, protégé sa base, Peyrol descendit le ravin avec des mouvements prudemment calculés. Quand il fut arrivé au petit creux de terrain d’où l’on pouvait apercevoir les têtes de mâts de la tartane, il s’accroupit et attendit. Il ne savait pas ce que son prisonnier avait fait ni ce qu’il était en train de faire et ne se souciait pas de se trouver par mégarde sur le chemin de sa fuite. La lune d’un jour était assez haute pour réduire les ombres à presque rien et les rochers étaient inondés d’un éclat jaune, tandis que les buissons, par contraste, paraissaient très noirs. Peyrol réfléchit qu’il n’était pas très bien dissimulé. Ce silence continu finit par l’impressionner. « Il est parti », pensa-t-il. Pourtant il n’en était pas sûr. Personne ne pouvait en être sûr. Il calcula qu’il y avait à peu près une heure que Michel avait quitté la tartane ; c’était suffisant pour qu’un homme, même à quatre pattes, eût pu se traîner jusqu’au bord de la crique. Peyrol regrettait d’avoir frappé si fort. Il aurait pu atteindre son but avec moitié moins de force. D’un autre côté toutes les manœuvres de son prisonnier, telles que les avait rapportées Michel, semblaient tout à fait rationnelles. L’homme, cela va sans dire, était sérieusement ébranlé. Peyrol éprouvait comme un désir d’aller à bord lui donner quelque encouragement et même lui prêter activement assistance.

 

Un coup de canon venu de la mer vint lui couper la respiration, pendant qu’il était là à méditer. Une minute plus tard, un second coup envoya une autre vague de bruit sourd parmi les rochers et les collines de la presqu’île. Le silence qui suivit fut si profond qu’il sembla pénétrer jusque dans l’intérieur de la tête de Peyrol et engourdir un moment toutes ses pensées. Mais il avait commencé de se traîner jusqu’au rivage. Le navire appelait son homme.

 

En fait, ces deux coups de canon avaient bien été tirés par l’Amelia. Après avoir doublé le cap Esterel, le capitaine Vincent vint mouiller court[92] devant la plage, exactement comme Peyrol l’avait supposé. Entre six et neuf heures environ l’Amelia resta là avec ses voiles larguées sur les cargues[93]. Juste avant le lever de la lune le commandant monta sur le pont et après un court entretien avec son premier lieutenant donna l’ordre à l’officier de manœuvre d’appareiller et de remettre le cap sur la Petite Passe. Il descendit alors et on fit aussitôt passer l’ordre que le capitaine demandait M. Bolt. Quand le lieutenant parut à la porte de sa cabine, le capitaine Vincent lui fit signe de s’asseoir.

 

« Je crois que je n’aurais pas dû vous écouter, dit-il. Pourtant, l’idée était séduisante, mais ce que d’autres en penseraient, je me le demande. La perte de notre homme est le pire de l’affaire. J’ai idée que nous pourrions le rattraper. Peut-être a-t-il été pris par des paysans, ou a-t-il eu un accident. Il est intolérable de l’imaginer affalé au pied d’un rocher avec une jambe cassée. J’ai donné l’ordre d’armer les canots numéros 1 et 2 et je me propose de vous en confier le commandement, pour entrer dans la crique, et s’il le faut, vous avancer un peu dans l’intérieur pour faire des recherches. À ma connaissance, il n’y a jamais eu de troupes sur cette presqu’île. La première chose que vous ferez, c’est d’examiner la côte. »

 

Il lui parla encore un moment, lui donnant des instructions plus détaillées, puis il monta sur le pont. L’Amelia avec ses deux canots à la remorque, au long du bord, s’avança à mi-chemin de la Passe et les deux canots reçurent, alors, l’ordre de continuer. Juste avant qu’ils ne débordassent[94], on tira deux coups de canon très rapprochés.

 

« Comme cela, Bolt », expliqua le capitaine Vincent, « Symons devinera que nous sommes à sa recherche et s’il se cache quelque part près du rivage, il ne manquera pas de descendre à un endroit où vous pourrez le voir. »

 

XIII

 

On sait quelle force motrice possède une idée fixe. Dans le cas de Scevola, elle fut assez puissante pour le précipiter jusqu’au bas de la pente et le priver momentanément de toute prudence. Il s’élança parmi les rochers en se servant du manche de la fourche comme appui. Il ne prit point garde à la nature du terrain jusqu’à ce qu’ayant buté, il se trouvât étalé de tout son long, face contre terre, cependant que la fourche le précédait bruyamment avant d’être arrêtée par un buisson. Cette circonstance évita au prisonnier de Peyrol d’être pris à l’improviste. Après être sorti de la petite cabine, simplement parce qu’une fois revenu à lui, il s’était aperçu que la porte était ouverte, Symons s’était trouvé bien ranimé par toute l’eau froide qu’il avait bue et par son petit somme en plein air. Il se sentait de plus en plus maître de ses mouvements et la maîtrise de ses pensées lui revenait aussi assez rapidement.

 

L’avantage de posséder un crâne fort épais devint évident lorsque, s’étant traîné hors de la cabine, il put reconnaître où il était. Son premier mouvement fut ensuite de regarder la lune pour évaluer à peu près le passage du temps. Après quoi il manifesta une immense surprise de se trouver seul à bord de la tartane. Assis, les jambes pendantes au-dessus de la cale ouverte, il essaya de deviner comment il se pouvait que la cabine fût restée sans verrou ni surveillance.

 

Il continuait à réfléchir à cette situation inattendue. Que pouvait bien être devenu ce scélérat à cheveux blancs ? Se dissimulait-il quelque part en attendant une occasion de lui assener un autre coup sur la tête ? Symons se sentit tout à coup très exposé, assis sur le pont arrière dans la pleine lumière de la lune. L’instinct plutôt que la raison lui suggéra de descendre dans la cale obscure. Ce but parut d’abord une énorme entreprise, mais une fois qu’il s’y mit il l’accomplit avec la plus grande facilité sans pouvoir éviter toutefois de faire tomber un bout d’espar qui était resté appuyé contre le pont. L’objet le précéda dans la cale avec un bruit retentissant qui donna des palpitations au pauvre Symons. Il s’assit sur la carlingue de la tartane et haleta, mais au bout d’un moment, il réfléchit que tout cela n’avait pas grande importance. Il lui semblait que sa tête était énorme : son cou lui faisait très mal et il se sentait une épaule assurément ankylosée. Il ne pourrait jamais tenir tête à ce vieux gredin. Mais qu’était-il devenu ? Ah ! oui, il était allé chercher les soldats ! Parvenu à cette conclusion, Symons se sentit plus calme. Il essaya de se rappeler ce qui était arrivé. Lorsqu’il avait vu pour la dernière fois le vieux bonhomme, il faisait jour et maintenant – Symons regarda de nouveau la lune – il devait être près de trois heures du premier quart[95]. Sans doute ce vieux gredin était-il allé au cabaret boire avec les soldats. Ils ne tarderaient pas à arriver. L’idée de se voir prisonnier de guerre lui faisait un peu tourner le cœur. Son navire lui parût tout à coup paré d’un nombre extraordinaire d’agréments, y compris le capitaine Vincent et le premier lieutenant. Il aurait même été heureux de serrer la main du caporal, un fusilier marin hargneux et méchant qui faisait fonction de capitaine d’armes[96] à bord. « Je me demande où est le navire, maintenant », pensa-t-il tristement, en sentant son dégoût de la captivité s’accroître à mesure que les forces lui revenaient.

 

C’est alors qu’il entendit le bruit de la chute de Scevola. Cela lui sembla assez rapproché ; mais ensuite il n’entendit ni voix, ni bruits de pas annonçant l’approche d’un peloton. Si c’était le vieux gredin qui revenait, alors il revenait seul. Aussitôt Symons se dirigea à quatre pattes vers l’avant de la tartane. Il avait l’idée qu’une fois caché sous le pont avant il serait en meilleure posture pour parlementer avec l’ennemi et que, peut-être, il trouverait là un anspect[97] ou quelque bout de fer pour se défendre. Au moment même où il venait de s’installer dans sa cachette, Scevola mettait le pied sur le pont arrière.

 

Du premier coup d’œil, Symons vit que cet homme ne ressemblait guère à celui qu’il s’attendait à voir. Il en fut un peu déçu. Comme Scevola se tenait immobile dans la clarté de la pleine lune, Symons se félicita d’être allé se poster sous le pont avant. Cet homme barbu avait un corps de moineau en comparaison de l’autre ; mais il avait une arme dangereuse, quelque chose qui sembla à Symons être un trident, ou une foëne[98], au bout d’un manche. « C’est une sacrée arme ! » pensa-t-il, épouvanté. Et que diable celui-là venait-il faire à bord ? Que venait-il y chercher ?

 

Le nouveau venu eut d’abord une attitude étrange. Il resta immobile comme une statue, puis allongea le cou de droite et de gauche, examinant toute la longueur de la tartane, puis après avoir traversé le pont, il en fit autant de l’autre côté. « Il a remarqué que la porte de la cabine est ouverte. Il essaie de voir où je suis allé. Il va venir à l’avant me chercher, se dit Symons. S’il m’accule, avec cette satanée machine fourchue, je suis un homme mort. » Il se demanda un moment s’il ne vaudrait pas mieux prendre son élan et sauter sur le rivage : mais en fin de compte il n’avait guère confiance en ses forces. « Il me rattraperait sûrement, conclut-il. Et il n’est pas animé de bonnes intentions, c’est évident. Un homme ne s’en irait pas se promener la nuit avec une sacrée machine de ce genre s’il n’avait pas l’intention de régler son compte à quelqu’un. »

 

Après être resté parfaitement immobile, tendant l’oreille au moindre bruit qui pourrait venir d’en bas, où il supposait que se trouvait le lieutenant Réal, Scevola se pencha sur l’écoutille[99] de la cabine et appela à voix basse : « Êtes-vous là, lieutenant ? » Symons vit ces mouvements sans pouvoir imaginer leur intention. Cet excellent marin, qui avait fait ses preuves dans plus d’une expédition de commande, en eut une sueur froide. À la clarté de la lune, les dents de cette fourche polie par l’usage étincelaient comme de l’argent, et cet intrus avait l’air extrêmement singulier et dangereux. À qui cet homme pouvait-il en avoir, sinon au prisonnier ?

 

Scevola, ne recevant pas de réponse, demeura un moment accroupi. Il ne pouvait distinguer aucun bruit de respiration dans le fond du bâtiment. Il conserva cette position si longtemps que Symons en fut fort intéressé et se murmura à lui-même : « Il doit penser que je suis encore en bas. » Ce qui se passa ensuite fut fort surprenant. L’homme, après s’être placé d’un côté de l’écoutille de la cabine tout en tenant son horrible engin comme si c’eût été une pique d’abordage, poussa un cri terrible et se mit à hurler en français avec une telle volubilité qu’il en effraya véritablement Symons. Il s’arrêta brusquement, s’écarta de l’écoutille et sembla se demander ce qu’il allait bien pouvoir faire. Quiconque aurait pu voir alors la tête que Symons avança, le visage tourné vers l’arrière de la tartane, y aurait décelé une expression d’horreur. « Le rusé animal ! pensa-t-il. Si j’avais été en bas, avec le boucan qu’il a fait, je serais à coup sûr sorti précipitamment sur le pont et alors il m’aurait fait mon affaire. » Symons eut le sentiment qu’il l’avait échappé belle ; mais cela ne le soulageait guère. Ce n’était qu’une question de temps. Les intentions homicides de cet homme étaient évidentes. Il ne tarderait sûrement pas à venir à l’avant. Symons le vit bouger et il pensa : « Le voilà qui vient ! » Et il se prépara à bondir. « Si je peux esquiver ces sacrées dents, je pourrais peut-être le prendre à la gorge », se disait-il, sans toutefois éprouver grande confiance en lui-même.

 

Mais à son grand soulagement, il vit que Scevola voulait seulement dissimuler la fourche dans la cale, de façon que le manche atteignît juste le bord du pont arrière. De cette façon, elle était naturellement invisible pour quiconque viendrait du rivage. Scevola s’était convaincu que le lieutenant n’était pas à bord de la tartane. Il avait dû aller se promener le long du rivage et reviendrait probablement dans un moment. En attendant l’idée lui était venue d’aller voir s’il ne pourrait pas découvrir quelque chose de compromettant dans la cabine. Il ne prit pas la fourche avec lui pour descendre parce qu’elle lui eût été inutile et plus embarrassante qu’autre chose dans cet endroit exigu, au cas où le lieutenant l’y trouverait à son retour. Il jeta un regard circulaire tout autour du bassin et s’apprêta à descendre.

 

Aucun de ses mouvements n’avait échappé à Symons. Il devina l’intention de Scevola d’après ses gestes et pensa : « C’est ma seule chance, et il n’y a en tout cas pas une seconde à perdre. » Aussitôt que Scevola eut tourné le dos à l’avant de la tartane pour descendre la petite échelle de la cabine, Symons sortit en rampant de sa cachette. Il traversa toute la cale en courant à quatre pattes de peur que l’autre ne tournât la tête avant de disparaître en bas, mais dès qu’il eut jugé que l’homme avait posé le pied au fond, il se mit debout et s’accrochant aux haubans du grand mât se balança sur le pont arrière, et du même mouvement pour ainsi dire, se jeta sur les portes de la cabine qui se refermèrent à grand fracas. Comment assujettir ces portes, il n’y avait pas pensé, mais en fait il vit le cadenas qui pendait à la gâche, d’un côté ; la clé s’y trouvait et il ne lui fallut qu’une fraction de seconde pour que la porte fût solidement fermée.

 

Presque en même temps que ce bruit de porte, on entendit monter un cri perçant et à peine Symons avait-il tourné la clé que l’homme pris au piège fit un effort pour enfoncer le panneau. Cela, à vrai dire, ne troubla guère Symons. Il connaissait la solidité de cette porte. Son premier mouvement fut de s’emparer de la fourche. Il se sentit dès lors en état de tenir tête à un seul homme ou même à deux, à moins qu’ils n’eussent des armes à feu. Il n’avait toutefois aucun espoir de pouvoir résister aux soldats et en vérité il n’en avait pas du tout l’intention. Il s’attendait à les voir apparaître d’un moment à l’autre conduits par ce maudit marinero. Quant à ce que ce fermier était venu faire à bord de la tartane, il n’avait pas le moindre doute à cet égard. Comme il n’était pas affligé d’un excès d’imagination, il lui semblait évident que c’était pour tuer un Anglais tout simplement. « Eh bien ! je veux bien être pendu ! » s’écria-t-il intérieurement. « Quel satané sauvage ! Je ne lui ai rien fait. Ils ont l’air joliment dangereux, les gens d’ici. » Il regardait avec anxiété du côté de la falaise. Il eût accueilli avec plaisir l’arrivée des soldats. Plus que jamais il tenait à être fait prisonnier dans les règles ; mais un calme profond régnait sur le rivage, un silence absolu, en bas dans la cabine. Absolu. Ni un mot, ni un mouvement. Un silence de mort. « Il est mort de peur », pensa Symons dont la simplicité d’esprit voyait juste. « Il n’aurait que ce qu’il mérite si je descendais le transpercer avec cette affaire-là. Il ne faudrait pas me pousser beaucoup. » La colère le prenait, il se rappela aussi qu’il y avait du vin en bas. Il s’aperçut qu’il était très assoiffé et il se sentait un peu faible. Il s’assit sur la petite claire-voie pour réfléchir à la question en attendant les soldats, il pensa même amicalement à Peyrol. Il savait bien qu’il lui était possible d’aller à terre se cacher quelque temps, mais, au bout du compte, on lui donnerait la chasse parmi les rochers et il serait certainement repris et courrait en outre le risque de recevoir une balle de mousquet à travers le corps.

 

Le premier coup de canon de l’Amelia le mit sur ses pieds comme si on l’avait soulevé par les cheveux. Il essaya de pousser un hourra retentissant, mais ne tira de sa gorge qu’un faible gargouillis. C’était son navire qui lui parlait. On ne l’avait donc pas abandonné. Au second coup de canon, il se précipita à terre avec l’agilité d’un chat – en fait, avec tant d’agilité qu’il en eut un étourdissement. Quand il se fut ressaisi il retourna calmement à bord de la tartane prendre la fourche. Puis, tout tremblant d’émotion, il s’éloigna en titubant, lentement mais résolument, avec la seule intention de descendre jusqu’au rivage. Il savait que tant qu’il descendrait, il ne pouvait pas se tromper. À cet endroit, le sol était rocheux et lisse, et Symons étant pieds nus passa à peu de distance de Peyrol, sans que celui-ci l’entendît. Quand le terrain devint plus accidenté, il se servit de la fourche comme canne. Si lentement qu’il allât, il n’avait pas vraiment assez de force pour avoir le pied très sûr. Dix minutes plus tard à peu près, Peyrol, embusqué derrière un buisson, entendit le bruit d’une pierre qui roulait au loin dans la direction de la crique. Instantanément le patient Peyrol se mit sur ses pieds et se dirigea lui aussi vers la crique. Peut-être aurait-il souri si l’importance et la gravité de l’affaire où il était engagé n’avaient donné à toutes ses pensées un tour sérieux. Suivant un sentier plus élevé que celui qu’avait pris Symons, il eut alors la satisfaction d’apercevoir le fugitif, rendu reconnaissable par les bandages blancs qui lui entouraient la tête, parcourant la dernière partie de la descente. Une nourrice n’aurait pas contemplé l’aventure d’un petit garçon avec plus d’anxiété que ne le faisait Peyrol pour la marche de son ancien prisonnier. Il vit avec plaisir que celui-ci avait eu l’intelligence de prendre, pour s’aider, un objet qui ressemblait à la gaffe de la tartane. Au fur et à mesure que la silhouette de Symons s’enfonçait dans la descente, Peyrol s’avança pas à pas jusqu’à ce que d’en haut il le vit assis sur le rivage, l’air tout abattu et désolé, tenant entre ses mains sa tête bandée. Instantanément Peyrol s’assit lui aussi, abrité par l’avancée d’un rocher, et pendant une demi-heure, on peut affirmer qu’on n’entendit aucun bruit, qu’on ne vit rien remuer sur la pointe déserte de la presqu’île.

 

Peyrol n’avait aucun doute sur ce qui allait se passer. Il était aussi certain que le canot ou les canots de la corvette se dirigeaient maintenant vers la crique, que s’il les avait vus quitter le bord de l’Amelia. Mais il commençait à éprouver quelque impatience. Il voulait voir la fin de cet épisode. La plupart du temps, il observait Symons. « Sacré Tête-Dure, pensait-il. Il s’est endormi. » L’immobilité de Symons était si complète qu’on aurait pu le croire mort de fatigue : mais Peyrol avait la conviction que son camarade jadis juvénile n’était pas de ces gens qui meurent facilement. L’endroit de la crique qu’il avait atteint convenait parfaitement à Peyrol. Mais, un canot ou des canots pouvaient très facilement n’y pas découvrir Symons, auquel cas plusieurs groupes débarqueraient pour aller à sa recherche, découvriraient la tartane… Peyrol frissonna.

 

Tout à coup, il aperçut une embarcation qui passait au plus près de la pointe est de la crique. M. Bolt, conformément aux instructions qu’on lui avait données, serrait la côte en s’avançant très lentement, jusqu’à ce qu’il eût atteint l’extrémité de l’ombre de la pointe qui se découpait toute noire sur l’eau éclairée par la lune. Peyrol pouvait voir les avirons monter et descendre. Puis, il vit déboucher une seconde embarcation. L’inquiétude de Peyrol pour sa tartane devenait intolérable. « Mais secoue-toi donc, animal, secoue-toi donc ! » marmottait-il entre ses dents. Les, canots glissaient lentement et le premier d’entre eux était sur le point de dépasser l’homme assis sur le rivage, lorsque Peyrol se sentit soulagé en entendant un cri de : « Ho ! du canot ! » qui lui arriva affaibli à l’endroit où, à genoux, il se penchait, spectateur attentif.

 

Il vit l’embarcation se diriger vers Symons qui s’était levé à présent et faisait avec ses bras des signes désespérés. Puis il vit qu’on le tirait à bord par-dessus l’étrave, il vit le canot scier[100] partout, puis les deux embarcations mâtèrent[101] leurs avirons et restèrent bord à bord sur l’eau étincelante de la crique.

 

Peyrol se releva. Ils avaient maintenant retrouvé leur homme. Mais peut-être persisteraient-ils à débarquer, car le capitaine de la corvette anglaise avait dû avoir au début quelque autre idée en tête. Cette incertitude ne dura pas longtemps. Peyrol vit les avirons plonger dans l’eau et en quelques minutes les embarcations virant de bord disparurent l’une après l’autre derrière la pointe de la crique.

 

« Voilà qui est fait », murmura Peyrol à part lui. « Je ne reverrai jamais ce stupide Tête-Dure. » Il eut l’étrange impression que ces canots anglais avaient emporté avec eux quelque chose qui lui appartenait, non pas tant un homme qu’une part de sa propre vie, la sensation d’avoir repris contact avec les jours lointains de l’océan Indien. Il descendit rapidement vers le rivage comme s’il voulait examiner l’endroit d’où Testa Dura avait quitté le sol de France. Il était pressé maintenant de retourner à la ferme et d’y rencontrer le lieutenant Réal qui allait rentrer de Toulon. C’était aussi court de passer par la crique. Une fois en bas, il contempla le rivage désert et s’étonna d’éprouver comme une sensation de vide. En remontant vers l’endroit où débouchait le ravin, il aperçut quelque chose par terre. C’était une fourche. Il la regarda, tout en se demandant : « Comment diable cet objet est-il venu ici ? », comme trop étonné pour la ramasser. Même une fois qu’il l’eut fait, il demeura encore un moment immobile à réfléchir là-dessus. Il ne pouvait que l’associer avec quelque agissement de Scevola, puisque c’était à lui qu’elle appartenait. Mais cela n’expliquait pas sa présence à cet endroit, à moins que…

 

« Se serait-il noyé ? » pensa Peyrol en regardant l’eau lisse et lumineuse de la crique. Elle ne pouvait lui fournir aucune réponse. Puis, à bout de bras, il contempla sa trouvaille. Enfin, il secoua la tête, mit la fourche sur son épaule, et à lentes enjambées continua sa route.

 

XIV

 

La rencontre du lieutenant et de Peyrol, à minuit, se fit dans un parfait silence. Peyrol, assis sur le banc devant la salle, avait entendu des pas monter le chemin de Madrague bien avant que le lieutenant ne devînt visible. Mais il ne fit pas le moindre mouvement. Il ne le regarda même pas. Le lieutenant, débouclant son ceinturon, s’assit sans prononcer une parole. La lune, seul témoin de cette rencontre, semblait éclairer deux amis si identiques de pensée et de sentiments qu’ils pouvaient entrer en communion sans rien dire. Ce fut Peyrol qui parla le premier.

 

« Vous êtes à l’heure.

 

– Ç’a été toute une affaire que de dénicher les gens et de faire timbrer le certificat. Tout était fermé. L’amiral du port donnait un grand dîner, mais il est venu me parler quand on lui eut dit mon nom. Et tout le temps, voyez-vous, canonnier, je me demandais si je vous reverrais jamais de ma vie. Même une fois le certificat dans ma poche, quelle qu’en soit la valeur, je me le demandais encore.

 

– Que diable pensiez-vous qu’il allait m’arriver ? » grommela Peyrol sans conviction. Il avait jeté sous le banc étroit la fourche mystérieuse et, avec ses pieds, il la sentait là, posée contre le mur.

 

« Non, ce que je me demandais, c’était si je reviendrais jamais ici. »

 

Réal tira de sa poche une feuille de papier pliée en quatre et la jeta sur le banc. Peyrol la prit négligemment. Ce papier n’était destiné qu’à jeter de la poudre aux yeux des Anglais. Le lieutenant, au bout d’un moment de silence, reprit avec la sincérité d’un homme qui souffre trop pour garder par-devers lui ses ennuis :

 

« J’ai eu à soutenir un rude combat.

 

– Il était trop tard », déclara Peyrol fort catégoriquement. « Vous deviez revenir ici, ne fût-ce que par pudeur ; et maintenant que vous voilà revenu, vous n’avez pas l’air bien heureux.

 

– Ne vous occupez pas de quoi j’ai l’air, canonnier. Je suis décidé. »

 

Une pensée féroce, encore qu’assez agréable, traversa l’esprit de Peyrol. C’était que cet homme venu en intrus dans la sinistre solitude d’Escampobar où, lui, Peyrol, avait réussi à maintenir l’ordre, était en proie à une illusion. Décidé ! Bah ! Sa décision n’avait rien à voir avec son retour. Il était revenu parce que, selon l’expression de Catherine, « la mort lui avait fait signe ». Cependant, le lieutenant Réal souleva son chapeau pour essuyer son front moite.

 

« J’ai décidé de jouer le rôle de courrier. Comme vous l’avez dit vous-même, Peyrol, impossible d’acheter un homme – je veux dire un homme honnête – il vous faut donc me trouver le bâtiment et je me charge du reste. Dans deux ou trois jours… Vous êtes moralement obligé de me confier votre tartane. »

 

Peyrol ne répondit rien. Il songeait que Réal avait reçu son signe, mais qu’annonçait-il : mourir de faim ou de maladie à bord d’un ponton anglais, ou de quelque autre manière ? On ne pouvait le dire. Cet officier n’était pas un homme à qui il pût se fier ; à qui il pût raconter, par exemple, l’histoire de son prisonnier et ce qu’il en avait fait. À vrai dire, l’histoire était complètement incroyable. L’Anglais qui commandait cette corvette n’avait aucune raison visible, concevable, ni vraisemblable, d’envoyer une embarcation dans la crique plutôt que dans n’importe quel autre endroit. Peyrol lui-même avait peine à croire que ce fût arrivé. Et il se disait : « Si j’allais lui raconter cela, ce lieutenant me prendrait pour un vieux coquin qui est traîtreusement en intelligence avec les Anglais depuis Dieu sait combien de temps. Je ne pourrais pas le persuader que cela a été pour moi aussi imprévu que si la lune tombait du ciel. »

 

« Je me demande », dit-il brusquement, mais sans élever la voix, « ce qui a bien pu vous faire revenir ici tant de fois ! » Réal s’adossa au mur et, croisant les bras, prit son attitude habituelle pour leurs conversations à loisir.

 

« L’ennui, Peyrol », dit-il d’un ton lointain. « Un satané ennui. »

 

Peyrol, comme s’il eût été incapable de résister à la force de l’exemple, prit aussi la même pose et répondit :

 

« Vous avez l’air d’un homme qui ne se fait pas d’amis.

 

– C’est vrai, Peyrol. Je crois que je suis ce genre d’homme.

 

– Quoi, pas le moindre ami ? Pas même une petite amie d’aucune sorte ? »

 

Le lieutenant Réal appuya sa tête contre le mur sans rien répondre. Peyrol se leva.

 

« Oh ! alors, si vous disparaissiez pendant des années à bord d’un ponton anglais, personne ne s’en inquiéterait. Donc, si je vous donnais ma tartane, vous partiriez ?

 

– Oui, je partirais tout de suite. » Peyrol se mit à rire bruyamment en renversant la tête en arrière. Soudain son rire s’arrêta court, et le lieutenant fut stupéfait de le voir chanceler comme s’il avait reçu un coup dans la poitrine. En donnant ainsi libre cours à son amère gaieté, l’écumeur de mer venait d’apercevoir le visage d’Arlette à la fenêtre ouverte de la chambre du lieutenant. Il se laissa retomber lourdement sur le banc sans pouvoir articuler un mot. La surprise du lieutenant fut telle qu’il en détacha la tête du mur et se mit à le regarder. Peyrol, se baissant soudain, commença à tirer la fourche de sa cachette. Puis il se leva et s’appuya sur l’outil, tout en regardant Réal qui, la tête levée, le considérait avec une surprise nonchalante. Peyrol se demandait : « Vais-je l’embrocher au bout de cette fourche, et descendre en le portant ainsi pour le jeter à la mer ? » Il éprouva soudain une pesanteur dans les bras et dans le cœur qui lui rendait tout mouvement impossible. Ses membres raides et impuissants lui refusaient tout service… C’était à Catherine de veiller sur sa nièce. Il était sûr que la vieille femme n’était pas loin. Le lieutenant le vit absorbé à examiner soigneusement les crocs de la fourche, il y avait quelque chose de bizarre dans tout cela.

 

« Eh bien ! Peyrol ! Qu’y a-t-il ? » ne put-il s’empêcher de lui demander.

 

« Je regardais tout simplement, répondit Peyrol. Une des dents est un peu ébréchée. J’ai trouvé cet instrument dans un endroit invraisemblable. »

 

Le lieutenant le considérait toujours avec curiosité.

 

« Oui, je sais ! Elle était sous le banc.

 

– Hum ! » dit Peyrol qui avait repris un peu d’empire sur lui-même. « Elle appartient à Scevola.

 

– Vraiment ? » dit le lieutenant en s’accotant de nouveau au mur.

 

Son intérêt paraissait épuisé, mais Peyrol ne bougeait toujours pas.

 

« Vous allez et venez en faisant une figure d’enterrement ! » remarqua-t-il soudainement d’une voix grave. « Bon sang ! lieutenant, je vous ai entendu rire une ou deux fois, mais du diable si je vous ai jamais vu sourire. C’est à croire qu’on vous a ensorcelé au berceau. »

 

Le lieutenant Réal se leva comme mû par un ressort. « Ensorcelé », répéta-t-il en se tenant très raide. « Au berceau, hein !… Non, je ne crois pas que ç’ait été si tôt que cela. »

 

Le visage impassible et tendu, il s’avança droit sur Peyrol comme un aveugle. Surpris, celui-ci s’écarta et, tournant les talons, le suivit des yeux. Le lieutenant, comme attiré par un aimant, poursuivit sa marche vers la porte de la maison. Peyrol, les yeux fixés sur le dos de Réal, le laissa presque atteindre la porte avant de crier avec hésitation : « Dites donc, lieutenant ! » À son extrême surprise, Réal fit brusquement demi-tour comme si on l’avait touché.

 

« Ah, oui ! » répondit-il à mi-voix lui aussi. « Il faudra que nous discutions cette question demain. »

 

Peyrol, qui s’était avancé tout près de lui, murmura avec une intonation qui parut absolument farouche : « Discuter ? Non ! Il faut que la chose soit mise à exécution demain. Je vous ai attendu la moitié de la nuit rien que pour vous le dire. »

 

Le lieutenant Réal fit un signe d’assentiment. Son visage avait une expression si figée que Peyrol se demanda s’il avait compris. Il ajouta :

 

« Ça ne va pas être un jeu d’enfant. » Le lieutenant allait ouvrir la porte lorsque Peyrol l’arrêta : « Un moment ! » Et de nouveau le lieutenant se retourna en silence.

 

« Michel dort quelque part dans l’escalier. Voulez-vous simplement le réveiller et lui dire que je l’attends dehors ? Il faut que nous passions, lui et moi, la fin de la nuit à bord de la tartane et que nous nous mettions à l’ouvrage au lever du jour pour la tenir prête à prendre la mer. Oui, lieutenant, à midi. Dans douze heures vous direz adieu à la belle France. »

 

Les yeux du lieutenant Réal qui le regardaient par-dessus son épaule avaient au clair de lune l’aspect vitreux et fixe des yeux d’un mort. Mais il entra. Peyrol entendit bientôt à l’intérieur quelqu’un tituber dans le corridor et Michel s’élança dehors, tête baissée ; mais après avoir trébuché une ou deux fois, il se mit à se gratter la tête et à regarder de tous côtés dans le clair de lune sans apercevoir Peyrol qui, à cinq pieds de là, le regardait. À la fin, Peyrol lui dit :

 

« Allons, réveille-toi ! Michel ! Michel !

 

– Voilà, notre maître.

 

– Regarde ce que j’ai ramassé, dit Peyrol. Va me ranger ça. »

 

Michel ne faisait pas mine de vouloir toucher la fourche que lui tendait Peyrol.

 

« Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Peyrol.

 

– Rien, rien ! Seulement la dernière fois que je l’ai vue c’était sur l’épaule de Scevola. » Il regarda vers le ciel. « Il y a un peu plus d’une heure.

 

– Que faisait-il ?

 

– Il allait dans la cour pour ranger la fourche.

 

– Eh bien, c’est toi qui vas maintenant aller dans la cour pour la ranger, lui dit Peyrol, et ne traîne pas. » Il attendit, la main au menton, que son séide eût reparu devant lui. Mais Michel n’était pas revenu de sa surprise.

 

« Il allait se coucher, vous savez, dit-il.

 

– Et après ? Il allait… il n’est pas allé dormir dans l’écurie, par hasard ? Cela lui arrive quelquefois, tu sais.

 

– Je sais. J’ai regardé. Il n’y est pas », dit Michel tout à fait réveillé maintenant et les yeux ronds.

 

Peyrol se mit en route vers la crique. Après avoir fait deux ou trois pas il se retourna et vit Michel immobile à l’endroit où il l’avait laissé.

 

« Allons ! s’écria-t-il, il va nous falloir mettre la tartane en état de prendre la mer dès le lever du jour. »

 

Debout dans la chambre du lieutenant, juste en arrière de la fenêtre ouverte, Arlette écouta leurs voix et le bruit de leurs pas diminuer en descendant la pente. Avant que ce bruit ne se fût tout à fait dissipé, elle se rendit compte qu’un pas léger s’approchait de la porte de la chambre.

 

Le lieutenant Réal n’avait dit que la vérité. Pendant qu’il était à Toulon, il avait pensé à mainte reprise qu’il ne retournerait pas à cette ferme fatale. Il était dans un état d’esprit tout à fait lamentable. L’honneur, les convenances, tous les principes lui interdisaient de se jouer des sentiments d’une malheureuse créature dont l’esprit avait été obscurci par une aventure terrifiante, atroce et en quelque sorte coupable. Et voilà qu’il s’était laissé aller soudain à une vile impulsion et qu’il s’était trahi en lui baisant la main ! Il reconnut avec désespoir que ce n’était pas là un jeu, mais que cette impulsion était née des profondeurs mêmes de son être. C’était là une terrible découverte pour un homme qui, au sortir de l’enfance, s’était imposé une ligne de conduite rigoureusement droite, au milieu des passions désordonnées et des erreurs bruyantes de la Révolution qui semblaient avoir détruit en lui toute capacité d’éprouver de tendres émotions. Taciturne et circonspect, il n’avait noué de liens intimes avec personne. Il n’avait aucun parent. Il s’était gardé de toute espèce de relations sociales. C’était dans son caractère. Il était d’abord venu à Escampobar parce qu’il n’avait pas d’autre endroit où aller quand il était en permission, et quelques jours dans cette ferme le changeaient complètement de la ville qu’il détestait. Il goûtait la sensation d’être loin de l’humanité ordinaire. Il s’était pris d’affection pour le vieux Peyrol, le seul homme qui n’eût eu aucune part à la Révolution, qui ne l’avait même pas vue en action. L’insoumission ouverte de l’ex-Frère-de-la-Côte était rafraîchissante. Celui-là n’était ni un hypocrite ni un sot. S’il avait volé ou tué, ce n’était pas au nom des sacro-saints principes révolutionnaires ni par amour de l’humanité.

 

Réal n’avait pas été sans remarquer tout de suite les yeux noirs profonds et inquiets d’Arlette et ce vague sourire qu’elle avait perpétuellement sur les lèvres, ses mystérieux silences et le timbre rare d’une voix qui faisait de chaque mot une caresse. Il avait entendu quelques bribes de son histoire, racontées à contrecœur par Peyrol qui n’aimait guère en parler. Cette histoire éveillait en Réal plus d’amère indignation que de pitié. Mais elle stimulait son imagination et le confirmait dans ce mépris et ce furieux dégoût qu’il avait ressentis dès l’enfance pour la Révolution et qu’il n’avait cessé depuis lors de nourrir secrètement. L’aspect inaccessible d’Arlette l’attirait. Il s’efforça ensuite de ne pas remarquer que, pour parler vulgairement, elle lui tournait autour. Il l’avait surprise souvent à le regarder à la dérobée. Mais il était dénué de fatuité masculine. C’est un jour, à Toulon, qu’il avait soudain commencé à découvrir ce que l’intérêt muet qu’elle montrait pour sa personne pouvait bien signifier. Il était assis à la terrasse d’un café à siroter une boisson quelconque en compagnie de trois ou quatre officiers, sans prêter aucune attention à une conversation dépourvue d’intérêt. Il s’étonna d’avoir eu cette sorte d’illumination ainsi, dans de telles circonstances, d’avoir pensé à elle alors qu’il était assis, là, dans la rue, parmi ces gens et pendant une conversation plus ou moins professionnelle ! Et voilà qu’il avait soudain commencé à comprendre que, depuis des jours, il ne pensait guère qu’à cette femme.

 

Il s’était levé brusquement, avait jeté sur la table le prix de sa consommation et, sans un mot, quitté ses compagnons. Mais il avait une réputation d’excentrique et ils ne firent même pas la moindre remarque sur sa façon brusque de les quitter. La soirée était claire. Il était sorti tout droit de la ville, et cette nuit-là, il avait poussé jusqu’au-delà des fortifications sans faire attention où il allait. Toute la campagne était endormie. Il n’avait pas aperçu le moindre être humain en mouvement et dans cette partie désolée du pays qui s’étendait entre les forts, sa marche n’avait été signalée que par l’aboiement des chiens dans quelques hameaux ou quelques habitations disséminées.

 

« Que sont devenus ma droiture, mon respect humain, ma fermeté d’esprit ? » se demandait-il comme un pédant[102]. « Me voici devenu la proie d’une passion indigne pour une simple enveloppe mortelle dénuée d’esprit et que le crime a souillée. »

 

Son désespoir devant cette terrible découverte fut si profond que s’il n’eût pas été en uniforme, il eût peut-être tenté de se suicider avec le pistolet qu’il avait dans sa poche[103]. Il recula devant cet acte et, à la pensée de la sensation qu’il produirait, des racontars et des commentaires qu’il soulèverait, des soupçons déshonorants qu’il provoquerait : « Non, se dit-il, ce qu’il va falloir que je fasse, c’est de démarquer mon linge, de mettre des vêtements civils usagés, de m’en aller à pied bien plus loin, à plusieurs milles au-delà des forts, d’aller me cacher dans quelque bois ou quelque trou envahi de végétation et là, de mettre fin à mes jours. Les gendarmes ou un garde-champêtre en découvrant, après quelques jours, le corps d’un parfait inconnu sans marques d’identité, dans l’impossibilité de trouver la moindre indication à mon sujet, me feraient enterrer obscurément dans quelque cimetière de village. »

 

Ayant pris cette résolution, il rebroussa chemin brusquement et il se retrouva à l’aube devant la porte de la ville. Il dut attendre qu’on l’ouvrît et la matinée était déjà si avancée qu’il lui fallut se rendre directement à son travail de bureau, à l’Amirauté de Toulon. Personne ne remarqua rien de particulier en lui ce jour-là. Il accomplit sa tâche quotidienne sans se départir de son calme extérieur, mais il ne cessa cependant de discuter avec lui-même. À l’heure où il revint à son logement, il était arrivé à la conclusion qu’officier en temps de guerre, il n’avait pas le droit de disposer de sa vie. Ses principes ne lui permettaient pas de le faire. En raisonnant ainsi, il était parfaitement sincère. Au cours de ce combat mortel contre un implacable ennemi, sa vie appartenait à son pays. Mais à certains moments, sa solitude lui devenait intolérable, hantée qu’elle était par la vision interdite d’Escampobar et la silhouette de cette jeune fille démente, mystérieuse, imposante, pâle, irrésistible dans son étrangeté, qui glissait le long des murs, apparaissait dans les sentiers de montagne, regardait par la fenêtre. Il avait passé des heures d’angoisse solitaire, enfermé chez lui, et l’opinion se répandit parmi ses camarades que la misanthropie de Réal commençait à passer les bornes.

 

Un jour, il lui apparut clairement qu’il ne pouvait supporter cela plus longtemps. Sa faculté de penser en était affectée. « Je vais me mettre à raconter aux gens des bêtises, se dit-il. Un pauvre diable n’est-il pas, jadis, devenu amoureux d’un tableau ou d’une statue ?[104] Il s’en allait la contempler. Son infortune ne peut se comparer à la mienne ! Eh bien, j’irai la contempler comme une peinture moi aussi, une peinture qu’on ne pourrait pas plus toucher que si on l’avait mise sous verre. » Et il saisit la première occasion de faire un séjour à Escampobar. Il se fit une expression repoussante, ne quitta à peu près pas Peyrol, resta assis sur le banc avec lui, tous deux les bras croisés à regarder devant eux. Mais chaque fois qu’il voyait Arlette traverser son champ de vision, il avait l’impression que quelque chose s’agitait dans sa poitrine. Et pourtant ces brefs séjours avaient tout juste rendu sa vie tolérable ; ils lui avaient permis de s’occuper de son travail sans se mettre à dire des bêtises aux gens. Il se crut assez fort pour résister à la tentation, pour ne jamais outrepasser les limites ; mais là-haut dans sa chambre, à la ferme, il lui était arrivé de verser des larmes de pure tendresse quand il pensait à son destin. Ces larmes éteignaient momentanément le feu rongeur de sa passion. Il arbora l’austérité comme une armure et, par prudence en fait, il ne regardait que rarement Arlette, de peur qu’on ne le vît faire.

 

Quand il apprit qu’elle s’était mise à se promener la nuit, il en fut bouleversé tout de même, parce que pareille chose était inexplicable. Il en eut un choc qui ébranla non pas sa résolution, mais son courage. Ce matin-là, tandis qu’elle lui servait son repas, il s’était laissé surprendre à la regarder, et perdant toute maîtrise de soi, il lui avait déposé son baiser sur la main. À peine l’eut-il fait qu’il en fut épouvanté. Il avait outrepassé les limites. Étant donné les circonstances, c’était un désastre moral absolu. Il n’en prit conscience que lentement. En fait, ce moment de fatale faiblesse était une des raisons pour lesquelles il s’était laissé expédier avec si peu de cérémonie par Peyrol à Toulon. Dès la traversée, il avait pensé que la seule chose à faire était de ne jamais revenir. Pourtant, tout en luttant contre lui-même, il n’en poursuivit pas moins l’exécution du plan. Une amère ironie présida à ce dédoublement. Avant de quitter l’amiral qui l’avait reçu, en grand uniforme, dans une pièce qu’éclairait une seule bougie, il se laissa tout à coup aller à dire : « Je suppose que s’il n’y a pas d’autre moyen, vous m’autorisez à y aller moi-même ? »

 

Et l’amiral avait répondu : « Je n’avais pas envisagé cela, mais si vous y consentez, je n’y vois aucune objection. Je vous conseillerais seulement d’y aller en uniforme, dans le rôle d’un officier chargé de porter des dépêches. Le gouvernement, sans aucun doute, ferait le nécessaire en temps utile pour vous échanger, mais ne perdez pas de vue qu’il s’agirait d’une longue captivité et n’oubliez pas que cela pourrait affecter votre avancement. »

 

Au pied de l’escalier d’apparat, dans le vestibule illuminé de ce bâtiment officiel, Réal pensa tout à coup : « Et maintenant, il faut que je retourne à Escampobar. » Il lui fallait, en effet, aller à Escampobar, car les fausses dépêches se trouvaient dans la valise qu’il y avait laissée. Il ne pouvait retourner auprès de l’amiral et expliquer qu’il les avait perdues. On le regarderait comme d’une indicible imbécillité ou on le croirait devenu fou. Tout en se dirigeant vers le quai où l’attendait la chaloupe, il se disait : « En vérité, c’est ma dernière visite en ce lieu d’ici bien des années, peut-être de ma vie. »

 

Dans la chaloupe, en revenant, quoique la brise fût très légère, il ne laissa pas armer les avirons[105]. Il ne voulait pas revenir avant que les femmes ne fussent allées se coucher. « Ce qu’il y avait de convenable et d’honnête à faire, se disait-il, c’était de ne pas revoir Arlette. » Il arriva même à se persuader que le geste impulsif qu’il n’avait pu réprimer n’avait pas eu de sens pour cette malheureuse créature sans intelligence. Elle n’avait ni tressailli, ni poussé d’exclamation ; elle n’avait pas fait le moindre signe. Elle était restée passive, et ensuite elle avait reculé et repris sa place tranquillement. Il ne se rappelait même pas qu’elle eût changé de couleur. Quant à lui, il avait eu assez de maîtrise pour se lever de table et sortir sans la regarder à nouveau. Elle n’avait pas non plus fait le moindre signe. De quoi pourrait s’émouvoir ce corps sans esprit ? « Elle n’y a prêté aucune attention », pensait-il en se méprisant lui-même. « Un corps sans esprit ! un corps sans esprit ! » se répétait-il avec une coléreuse dérision dirigée contre lui-même. Et tout aussitôt il pensait : « Non, ce n’est pas cela. Tout en elle est mystère, séduction, enchantement. Et alors… Je ne me soucie pas de son esprit ! »

 

Cette pensée lui arracha un faible gémissement, si bien que le patron lui demanda respectueusement : « Est-ce que vous souffrez, mon lieutenant ? – Ce n’est rien », murmura-t-il, et il serra les dents avec la résolution d’un homme soumis à la torture.

 

Tout en parlant avec Peyrol devant la maison, les mots : « Je ne la reverrai pas » et « un corps sans esprit » bourdonnaient dans sa tête. Lorsqu’il eut quitté Peyrol et monté l’escalier, Réal sentit que son endurance était absolument à bout. Tout ce qu’il désirait, c’était d’être seul. En parcourant le corridor sombre, il remarqua que la porte de la chambre de Catherine était entrouverte. Mais cela n’arrêta pas son attention. Il était dans un état presque complet d’insensibilité. En mettant la main sur la poignée de la porte de sa chambre, il se prit à se dire : « Ce sera bientôt fini. »

 

Il était si exténué qu’il avait peine à garder la tête droite et, en entrant, il ne vit pas Arlette, qui était debout contre le mur, d’un côté de la fenêtre, mais n’était pas éclairée par la lune et se trouvait dans le coin le plus sombre de la pièce. Il ne s’aperçut de la présence de quelqu’un dans la chambre que lorsqu’elle passa d’un pas léger près de lui avec un bruit presque imperceptible. Il fit deux pas chancelants et entendit derrière lui tourner la clé dans la serrure. Si la maison entière était tombée en ruine en le précipitant sur le sol, il n’aurait pu être plus accablé ni, en quelque sorte, plus complètement privé de tous ses sens. Il recouvra d’abord le sens du toucher, lorsque Arlette s’empara de sa main. Il retrouva l’ouïe ensuite. Elle lui murmurait à l’oreille : « Enfin ! Enfin ! mais comme vous êtes imprudent ! Si Scevola avait été dans cette chambre à ma place, vous seriez mort maintenant. Je l’ai vu à l’œuvre. » Il sentit sur sa main une pression significative, mais il ne pouvait encore voir convenablement la jeune fille, quoiqu’il la sentit toute proche, par toutes les fibres de son corps. « Ce n’était pas hier, il est vrai », ajouta-t-elle à voix basse. Puis tout à coup : « Venez à la fenêtre que je vous regarde », dit-elle.

 

Le clair de lune faisait sur le plancher un grand carré de lumière. Il se laissa mener comme un petit enfant. Elle s’empara de son autre main qui pendait à son côté. Il était complètement rigide, sans articulations, et il n’avait pas l’impression de respirer. Elle le regardait de tout près, son visage un peu au-dessous du sien, en murmurant avec douceur : « Eugène, Eugène ! », et tout à coup l’immobilité livide du visage de l’homme effraya la jeune femme. « Vous ne dites rien. Vous avez l’air malade. Qu’y a-t-il ? Êtes-vous blessé ? »

 

Elle abandonna les mains insensibles du jeune homme et le palpa de haut en bas pour chercher des traces de blessure. Elle lui arracha même son chapeau qu’elle jeta au loin, dans sa hâte à s’assurer qu’il n’était pas blessé à la tête ; mais, ayant constaté qu’il n’avait subi aucun dommage physique, elle se calma, comme une personne raisonnable à l’esprit pratique. Les mains passées autour du cou de Réal, elle se pencha un peu en arrière. Ses petites dents égales étincelaient, ses yeux noirs, d’une immense profondeur, plongeaient dans les siens, non pas avec un transport de passion ou de crainte, mais avec une sorte de paisible satisfaction, avec une expression pénétrante et possessive. Il revint à la vie en poussant une exclamation sourde et irréfléchie. Il se sentit aussitôt affreusement en danger, tout comme s’il se fût trouvé debout sur une cime élevée, avec le tumulte de vagues déferlantes dans les oreilles, craignant qu’Arlette n’écartât les doigts, qu’elle ne tombât et ne fût perdue à jamais pour lui. Il lui passa les bras autour de la taille et la serra contre sa poitrine. Dans le grand silence, dans cet étincelant clair de lune qui tombait par la fenêtre, ils restèrent ainsi longtemps, longtemps. Il regardait la tête d’Arlette posée sur son épaule. Elle avait les yeux clos et l’expression de son visage grave était celle d’un rêve délicieux, quelque chose d’infiniment éthéré, de paisible et, pour ainsi dire, d’éternel. La séduction de ce visage lui transperça le cœur d’une douceur aiguë. « Elle est exquise. C’est un miracle », pensait-il avec une sorte de terreur. « C’est impossible ! »

 

Elle fit un mouvement pour se dégager et, instinctivement il résista, la pressant plus étroitement contre sa poitrine. Elle céda, puis fit une nouvelle tentative. Il la relâcha. Elle se plaça devant lui à bout de bras et lui mit les mains sur les épaules, et son charme parut soudain à Réal posséder quelque chose de comique, tant son expression sérieuse était alors celle d’une femme capable et positive.

 

« Tout cela est très bien », fit-elle du ton le plus naturel. « Il va falloir songer au moyen de partir d’ici. Je ne veux pas dire maintenant, à l’instant même », ajouta-t-elle en se rendant compte qu’il avait légèrement sursauté. « Scevola a soif de votre sang. » Elle retira l’une de ses mains pour montrer du doigt le mur du fond de la chambre et baissa la voix. « Il est là, vous savez, dit-elle. Ne vous fiez pas à Peyrol non plus. Je vous regardais tous les deux là dehors. Il a bien changé. Je ne peux plus me fier à lui. » Le murmure de sa voix vibrait dans la pièce. « Catherine et lui se conduisent étrangement. Je ne sais ce qu’il leur est arrivé. Il ne me parle pas. Quand je m’assieds près de lui, il me tourne le dos… »

 

Elle sentit Réal osciller sous ses mains ; inquiète, elle s’arrêta et lui dit : « Vous êtes fatigué. » Mais comme il ne bougeait pas, elle le conduisit carrément à une chaise, l’obligea à s’y asseoir et se mît sur le plancher à ses pieds. Elle appuya la tête contre ses genoux et garda une des mains de Réal entre les siennes. Elle poussa un soupir involontaire. « Je savais bien que cela arriverait », dit-elle à voix très basse. « Mais j’ai été prise au dépourvu.

 

– Ah ! vous saviez que cela arriverait, répéta-t-il faiblement.

 

– Oui ! J’avais prié pour l’obtenir. Vous est-il jamais arrivé d’être l’objet d’une prière, Eugène ? » demanda-t-elle en appuyant sur son nom.

 

« Pas depuis que j’étais enfant », répondit Réal d’un air sombre.

 

« Oh, oui ! On a prié pour vous aujourd’hui. Je suis descendue à l’église… » Réal pouvait à peine en croire ses oreilles. « L’abbé m’a fait entrer par la porte de la sacristie. Il m’a dit de renoncer au monde. J’étais prête à renoncer à tout pour vous. » Réal, en se tournant vers la partie la plus sombre de la pièce, crut voir le spectre de la fatalité qui attendait son heure pour s’avancer et anéantir cette joie calme et confiante. Il écarta la terrible vision, éleva la main de la jeune femme jusqu’à ses lèvres et y posa un long baiser, puis demanda :

 

« Ainsi, vous saviez que cela arriverait ? Tout cela ? Oui ! Et de moi, que pensiez-vous ? »

 

Elle pressa fortement la main qu’elle n’avait cessé de tenir. « Je pensais ceci.

 

– Mais que pensiez-vous de ma conduite parfois ? Voyez-vous, je ne savais pas ce qui arriverait, moi. Je… j’avais peur, ajouta-t-il à demi-voix.

 

– Votre conduite ? Quelle conduite ! Vous veniez, vous partiez. Quand vous n’étiez pas là, je pensais à vous, et quand vous étiez là, je vous regardais tant que je pouvais. Je vous dis que je savais ce qui arriverait. Je n’avais pas peur alors.

 

– Vous alliez et veniez avec un petit sourire », murmura-t-il, comme on parlerait d’une inconcevable merveille.

 

« J’avais chaud, j’étais calme », murmura Arlette, comme aux frontières du rêve. De tendres murmures sortaient de ses lèvres et décrivaient un état de bienheureuse tranquillité par des phrases qui semblaient pure absurdité, incroyables et pourtant convaincantes et apaisantes pour la conscience de Réal.

 

« Vous étiez parfait, continua-t-elle. Chaque fois que vous veniez près de moi, tout semblait différent.

 

– Que voulez-vous dire ? En quoi, différent ?

 

– Entièrement. La lumière, les pierres même de la maison, les collines, les petites fleurs parmi les rochers. Nanette même était différente. »

 

Nanette était une chatte blanche angora au long poil soyeux qui vivait la plupart du temps dans la cour.

 

« Ah ! Nanette était différente aussi », dit Réal, qui, charmé par les modulations de cette voix, se trouvait coupé de toute la réalité et même de la conscience de soi, tandis qu’il se penchait sur cette tête appuyée contre son genou : la douce étreinte de la main d’Arlette était pour lui le seul contact avec le monde.

 

« Oui, plus jolie. C’est seulement les gens… »

 

Elle finit sur une note incertaine. Réal sentit que cette vague d’enchantement avait passé par-dessus sa tête, reculant plus vite que la mer, laissant des étendues d’un sable aride. Un frisson lui monta à la racine des cheveux.

 

« Quelle sorte de gens ? demanda-t-il.

 

– Ils sont si changés. Écoutez, ce soir, tandis que vous étiez parti – pourquoi êtes-vous parti ? – je les ai surpris tous les deux dans la cuisine, qui ne se disaient rien l’un à l’autre. Ce Peyrol, il est terrible. »

 

Il fut frappé par son intonation de crainte, par sa profonde conviction. Il ne pouvait pas savoir que Peyrol, imprévu, inattendu, inexplicable, avait, rien qu’en survenant à Escampobar, imprimé une secousse morale et même physique à tout cet être, qu’il avait été pour elle une immense figure, comme le messager de l’inconnu entrant dans la solitude d’Escampobar ; quelque chose d’immensément fort, dont le pouvoir était inépuisable, que la familiarité n’atteignait pas et qui demeurait invincible.

 

« Il ne veut rien dire, il ne veut rien entendre. Il peut faire ce qu’il veut.

 

– Vraiment ? », murmura Réal.

 

Elle se mit sur son séant par terre, hocha la tête à plusieurs reprises comme pour affirmer qu’il ne pouvait y avoir le moindre doute là-dessus.

 

« A-t-il, lui aussi, soif de mon sang ? demanda amèrement Réal.

 

– Non, non. Ce n’est pas cela. Vous pourriez vous défendre. Je pourrais veiller sur vous. J’ai veillé sur vous. Il y a tout juste deux nuits, j’ai cru entendre des bruits dehors et je suis descendue, parce que j’ai eu peur pour vous ; votre fenêtre était ouverte mais je n’ai vu personne, et pourtant j’ai l’impression… Non, ce n’est pas cela ! C’est pire. Je ne sais pas ce qu’il veut faire. Je ne peux m’empêcher de l’aimer, mais je commence maintenant à avoir peur de lui. Quand il est arrivé ici au début, et que je l’ai vu pour la première fois, il était exactement le même – si ce n’est que ses cheveux n’étaient pas si blancs – il était fort, tranquille. Il m’a semblé que quelque chose s’agitait dans ma tête. Il était gentil, vous savez, j’étais forcée de lui sourire. C’était comme si je l’avais reconnu. Je me suis dit : « C’est lui, c’est précisément lui. »

 

– Et quand je suis venu ? » demanda Réal avec un sentiment de désarroi.

 

« Vous ! je vous attendais », dit-elle à voix basse, avec une note de légère surprise devant cette question, mais sans cesser pourtant manifestement de penser au mystère de Peyrol. « Oui, je les ai surpris hier soir, Catherine et lui, dans la cuisine, se regardant tous deux et silencieux comme des souris. Je lui ai dit qu’il ne pouvait plus me faire aller et venir à sa guise. Oh ! mon chéri, mon chéri, n’écoutez pas Peyrol… ne le laissez pas… »

 

En s’appuyant légèrement sur le genou de Réal, elle se leva d’un bond. Réal en fit autant.

 

« Il ne peut rien me faire, marmotta-t-il.

 

– Ne lui dites rien. Personne ne peut deviner ce qu’il pense, et maintenant je ne sais pas moi-même ce qu’il veut dire quand il parle. C’est comme s’il savait un secret. » Elle mit dans ces mots un tel accent que Réal s’en sentit ému presque jusqu’aux larmes. Il répéta que Peyrol ne pouvait avoir aucune influence sur lui et il sentait qu’il lui disait la vérité. Il était le prisonnier de sa propre parole. Depuis le moment où il avait pris congé de l’amiral en uniforme brodé d’or et impatient de retrouver ses invités, il appartenait à une mission pour laquelle il s’était porté volontaire. Il eut un moment la sensation d’un cercle de fer très serré qui lui étreignait la poitrine. Elle le regardait de tout près : c’en était plus qu’il ne pouvait supporter.

 

« Bien, bien ! je serai prudent, dit-il. Et Catherine est-elle dangereuse aussi ? »

 

Dans la clarté de la lune, Arlette, dont le cou et la tête sortaient du fichu miroitant, visible et fugace, se mit à lui sourire et se rapprocha d’un pas.

 

« Pauvre tante Catherine, dit-elle… Passez votre bras autour de moi, Eugène… Elle ne peut rien faire. Elle ne me quittait pas des yeux autrefois. Elle croyait que je ne m’en apercevais pas, mais je voyais tout. Et maintenant, on dirait qu’elle ne peut pas me regarder en face. Peyrol non plus, d’ailleurs. Il me suivait toujours des yeux autrefois. Souvent je me suis demandé pourquoi les gens me regardaient comme cela. Pouvez-vous me le dire, Eugène ? Mais tout est changé maintenant.

 

– Oui, tout est changé » dit Réal d’un ton qu’il s’efforça de rendre aussi dégagé que possible. « Catherine sait-elle que vous êtes ici ?

 

– Quand nous sommes montées ce soir, je me suis étendue toute habillée sur mon lit et elle s’est assise sur le sien. La chandelle était éteinte, mais à la clarté de la lune, je pouvais la voir parfaitement, les mains sur les genoux. Lorsqu’il m’a été impossible de rester immobile plus longtemps, je me suis simplement levée et je suis sortie de la chambre. Elle était toujours assise au pied de son lit. Tout ce que j’ai fait, ç’a été de mettre un doigt sur mes lèvres, alors elle a baissé la tête. Je ne crois pas avoir tout à fait fermé la porte… Tenez-moi plus fort, Eugène, je suis lasse… C’est étrange, vous savez ! Autrefois, il y a longtemps, avant que je vous eusse jamais vu, je ne me reposais jamais et je n’étais jamais fatiguée. » Son murmure s’interrompit tout à coup et elle leva le doigt pour lui recommander le silence. Elle prêta l’oreille, Réal aussi, il ne savait pas à quoi ; et cette soudaine concentration sur un seul point lui donna l’impression que tout ce qui était arrivé depuis son entrée dans la chambre n’était qu’un rêve par son improbabilité et par cette force surnaturelle que les rêves puisent dans leur inconséquence. Et même la femme qui se laissait aller contre son bras semblait n’avoir pas plus de poids que ce n’eût été le cas dans un rêve.

 

« Elle est là », murmura soudain Arlette, en se levant sur la pointe des pieds pour se hausser jusqu’à son oreille. « Elle a dû vous entendre passer.

 

– Où est-elle ? » demanda Réal du même ton de profond mystère.

 

« De l’autre côté de la porte. Elle a dû écouter le murmure de nos voix… » lui susurra Arlette dans l’oreille, comme si elle lui rapportait quelque chose d’extraordinaire. « Elle m’a dit une fois que j’étais de celles qui ne sont pas faites pour les bras d’un homme quel qu’il soit. »

 

À ces mots, il lui passa son autre bras autour de la taille, et regarda ses yeux que l’effroi semblait agrandir, tandis qu’elle se serrait contre lui de toutes ses forces : et ils demeurèrent ainsi longtemps étroitement enlacés, lèvres contre lèvres, sans s’embrasser et le souffle coupé par l’étroitesse de leur contact. Il semblait à Réal que le silence s’étendait jusqu’aux limites de l’univers. « Vais-je donc mourir ? » Cette pensée traversa le silence et s’y perdit comme une étincelle volant dans une nuit éternelle. Le seul effet de cette pensée fut qu’il resserra son étreinte sur Arlette.

 

On entendit une voix âgée et hésitante prononcer le mot « Arlette ». Catherine, qui avait écouté leurs murmures, n’avait pu supporter ce long silence. Ils entendirent sa voix tremblante aussi distinctement que si elle eût été dans la pièce. Réal eut l’impression qu’elle lui avait sauvé la vie. Ils se séparèrent silencieusement.

 

« Va-t’en, cria Arlette.

 

– Arl…

 

– Tais-toi », cria-t-elle plus fort. « Tu n’y peux rien.

 

– Arlette », cria à travers la porte la voix frémissante et impérieuse.

 

« Elle va réveiller Scevola », fit Arlette à Réal sur un ton posé. Et ils attendirent tous les deux des bruits qui ne vinrent pas. Arlette montra du doigt le mur. « Il est là, vous savez.

 

– Il dort », murmura Réal. Mais la pensée « je suis perdu » qu’il formulait dans son esprit ne se rapportait pas à Scevola.

 

« Il a peur », dit Arlette à mi-voix et avec une intonation méprisante. « Mais cela ne veut rien dire. Un moment il tremble de terreur et le moment d’après il est capable de courir commettre un assassinat. »

 

Lentement, comme attirés par l’irrésistible autorité de la vieille femme, ils s’étaient rapprochés de la porte. Réal, dans la soudaine illumination de la passion, pensa : « Si elle ne s’en va pas maintenant, je n’aurai pas la force de me séparer d’elle demain matin. » Il n’avait pas devant les yeux l’image de la mort, mais celle d’une longue et intolérable séparation. Un soupir qui avait presque l’accent d’un gémissement leur parvint à travers la porte et l’atmosphère autour d’eux se chargea d’une tristesse contre laquelle les clés et les serrures ne pouvaient rien.

 

« Vous feriez mieux d’aller la rejoindre », murmura-t-il d’un ton pénétrant.

 

« Bien sûr, je vais y aller », dit Arlette, un peu émue. « La pauvre vieille ! Chacune de nous n’a que l’autre au monde, mais je suis la fille des maîtres, ici ; elle doit faire ce que je lui dis. » Tout en gardant l’une de ses mains sur l’épaule de Réal, elle colla sa bouche contre la porte et dit distinctement :

 

« Je viens tout de suite. Retourne à ta chambre et attends-moi », comme si elle ne doutait pas d’être obéie.

 

Un profond silence s’ensuivit. Peut-être Catherine était-elle déjà partie. Réal et Arlette restèrent immobiles un moment comme s’ils avaient été l’un et l’autre changés en pierre.

 

« Allez maintenant », fit Réal d’une voix rauque, à peine distincte.

 

Elle lui donna un rapide baiser sur les lèvres et de nouveau ils restèrent comme des amants enchantés, immobilisés par un sortilège.

 

« Si elle reste, pensait Réal, je n’aurai jamais le courage de m’arracher, et je serai obligé de me faire sauter la cervelle. » Mais quand enfin elle fit un mouvement, il se saisit d’elle à nouveau et la tint comme si elle avait été sa vie même. Quand il la laissa aller, il fut épouvanté d’entendre un très léger rire, témoignage d’une secrète joie chez Arlette.

 

« Pourquoi riez-vous ? » demanda-t-il d’un ton effrayé.

 

Elle s’arrêta et le regardant par-dessus son épaule lui répondit :

 

« Je riais en pensant à tous les jours à venir. Des jours, des jours, et des jours. Y avez-vous pensé ?

 

– Oui », bégaya Réal comme un homme frappé au cœur, et en tenant la porte entrouverte. Il fut heureux de pouvoir se retenir à quelque chose.

 

Elle sortit dans le doux bruissement de sa jupe de soie, mais avant qu’il eût eu le temps de refermer la porte derrière elle, elle étendit le bras un instant. Il eut juste le temps de presser de ses lèvres la paume de cette main. Elle était froide. Elle la retira brusquement et il eut la force d’âme de fermer la porte derrière elle. Il se sentait comme un homme mourant de soif, enchaîné à un mur, à qui on arracherait un breuvage frais. La pièce était tout à coup devenue obscure. « Un nuage passe sur la lune, pensa-t-il, un nuage, un énorme nuage », et il s’avança d’un pas rigide vers la fenêtre, mal assuré et oscillant comme s’il marchait sur une corde raide. Au bout d’un moment il aperçut la lune dans un ciel où il n’y avait pas la moindre trace de nuage. « Je suppose, se dit-il, que j’ai bien failli mourir à l’instant. Mais non », continua-t-il à penser avec une cruauté délibérée, « mais non, je ne mourrai pas. Je vais seulement souffrir, souffrir, souffrir… ».

 

« Souffrir, souffrir. » Ce ne fut qu’en butant contre le côté du lit qu’il s’aperçut qu’il s’était éloigné de la fenêtre. Aussitôt il s’y jeta violemment, enfonçant la tête dans l’oreiller qu’il mordit pour étouffer le cri de détresse qui allait lui jaillir des lèvres. Les natures formées à l’insensibilité, une fois débordées par une passion maîtresse, sont comme des géants vaincus tout prêts à désespérer. Ainsi donc lui, officier en service commandé, il reculait devant la mort, et ce doute entraînait avec lui tous les doutes possibles sur son propre courage. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il serait parti le lendemain matin. Il frissonna de tout son corps étendu, puis resta immobile, étreignant les draps à pleines mains pour résister à l’envie de bondir sur ses pieds, en proie à une agitation affolante. « Il faut que je m’étende », se disait-il pour se faire la leçon[106], « et que je me repose pour avoir assez de force demain, il faut que je me repose », tandis que le terrible combat qu’il soutenait pour rester immobile inondait son front de sueur. À la fin un oubli soudain dut s’emparer de lui, car il se retourna et se mit en sursaut sur son séant, tandis que le son du mot « Écoutez » retentissait à ses oreilles.

 

Une faible lumière, étrange et froide, remplissait la chambre ; une lumière qui lui parut différente de toutes celles qu’il avait vues auparavant, et au pied de son lit se tenait une forme en vêtements noirs, un châle noir sur la tête, avec un visage décharné, et avide, des trous sombres en guise d’yeux, silencieuse, attentive, implacable… « Est-ce la mort ? » se demanda-t-il, en la regardant fixement, terrifié. La forme ressemblait à Catherine. Elle prononça de nouveau le mot : « Écoutez. » Il détourna les yeux et, abaissant son regard, il s’aperçut qu’il avait ses vêtements béants sur la poitrine. Il ne voulait pas regarder cette apparition, quelle qu’elle fût, spectre ou vieille femme, et il répondit :

 

« Oui, je vous entends.

 

– Vous êtes un honnête homme. » C’était la voix impassible de Catherine. « Le jour se lève. Vous allez partir.

 

– Oui, dit-il sans lever la tête.

 

– Elle dort », reprit la forme qui ressemblait à Catherine, « elle est épuisée ; il faudrait la secouer dur pour la réveiller. Vous allez partir. Vous le savez ! » continuait cette voix inflexiblement ; « c’est ma nièce et vous savez qu’elle porte la mort dans les plis de sa jupe et qu’elle a les pieds dans le sang. Elle n’est pas faite pour un homme. »

 

Réal éprouvait toute l’angoisse de quelque aventure surnaturelle. Cet être qui ressemblait à Catherine et parlait comme un destin cruel, il lui fallait le regarder en face. Il leva la tête dans cette lumière qui lui semblait épouvantable, et comme d’un autre monde.

 

« Écoutez-moi bien, vous aussi, dit-il. Quand elle aurait sur les épaules toute la folie du monde et le péché de tous les meurtres de la Révolution, je la serrerais encore contre mon cœur. Comprenez-vous ? »

 

L’apparition qui ressemblait à Catherine abaissa et releva lentement sa tête encapuchonnée. « Il fut un temps où j’aurais serré l’enfer même contre mon cœur. Il est parti. Il avait ses vœux. Vous n’avez que votre honnêteté. Vous partirez.

 

– J’ai mon devoir ! » dit le lieutenant Réal d’un ton mesuré, comme calmé par l’excès d’horreur que la vieille femme lui inspirait.

 

« Partez sans la déranger, sans la regarder.

 

– Je prendrai mes souliers à la main », dit-il. Il poussa un profond soupir. Il se sentait somnolent. « Il est très tôt, murmura-t-il.

 

– Peyrol est déjà descendu au puits, déclara Catherine. Que peut-il bien y faire tout ce temps ? », ajouta-t-elle d’une voix troublée. Réal, qui avait posé maintenant les pieds sur le plancher, lui jeta un regard à la dérobée ; mais elle s’éloignait déjà furtivement et quand il releva les yeux, elle avait disparu de la chambre et la porte était fermée.

 

Une fois redescendue, Catherine aperçut encore Peyrol près du puits. Il regardait dedans, semblait-il, avec un extrême intérêt.

 

« Votre café est prêt, Peyrol », lui cria-t-elle du seuil de la porte.

 

Il se retourna brusquement comme un homme pris à l’improviste et s’avança en souriant.

 

« Voilà une agréable nouvelle, mademoiselle Catherine, dit-il. Vous êtes descendue de bien bonne heure !

 

– Oui, dit-elle, mais vous aussi, Peyrol. Michel est-il là ? Dites-lui de venir aussi prendre du café.

 

– Michel est à la tartane. Vous ne savez peut-être pas qu’elle va faire un petit voyage. » Il avala une gorgée de café et mangea un morceau de sa tranche de pain. Il avait faim. Il était resté debout toute la nuit et avait même eu une conversation avec le citoyen Scevola. Il avait aussi travaillé dès l’aube avec Michel ; à vrai dire il n’y avait pas eu grand-chose à faire, car la tartane était toujours maintenue en état de prendre la mer. Aussi, après avoir remis sous clé le citoyen Scevola, fort inquiet de ce qui allait advenir de lui, mais qu’il laissa dans l’incertitude, Peyrol était-il revenu à la ferme ; il était monté à sa chambre, y était resté un moment à s’occuper de choses et d’autres, puis, redescendant furtivement, était allé au puits, auprès duquel Catherine, levée plus tôt qu’il ne pensait, l’avait aperçu avant d’entrer dans la chambre du lieutenant Réal. Tout en prenant son café, il écouta, sans manifester la moindre surprise, Catherine commenter la disparition de Scevola. Elle était allée regarder dans son galetas. Il n’y avait pas dormi cette nuit-là, elle en était sûre, et on ne l’apercevait nulle part, de tous les points d’observation aux alentours de la ferme, pas même dans le champ le plus éloigné. Il était inconcevable qu’il eût été jusqu’à Madrague où il détestait aller, ni jusqu’au village où il avait peur de se montrer. Peyrol déclara qu’en admettant qu’il lui fût arrivé quelque chose, ce ne serait pas, en tout cas, une grande perte ; mais Catherine n’en parut pas tranquillisée.

 

« Cela vous effraie, dit-elle. Il est peut-être allé se cacher quelque part pour vous sauter dessus traîtreusement. Vous savez ce que je veux dire, Peyrol ?

 

– Ma foi, le lieutenant n’aura plus rien à craindre, puisqu’il s’en va. Quant à moi, Scevola et moi, nous sommes très bons amis. J’ai eu une longue conversation avec lui, il n’y a pas longtemps du tout. Vous pouvez très bien, toutes les deux, vous arranger avec lui ; et puis, qui sait, peut-être qu’il est parti pour de bon. »

 

Catherine le regarda avec effarement, si l’on peut appliquer ce mot à un regard de profonde contemplation. « Le lieutenant n’a rien à craindre de lui ? » répéta-t-elle avec hésitation.

 

« Non, il s’en va. Vous ne le saviez pas ? » La vieille femme continuait à le regarder attentivement. « Oui, en service commandé. »

 

Catherine resta encore une minute ou deux silencieuse, dans la même attitude contemplative. Puis elle triompha de son hésitation. Elle ne put résister au désir de mettre Peyrol au courant des événements de la nuit. Pendant ce récit Peyrol en oublia son bol de café à moitié plein et sa tranche de pain entamée. La voix égale de Catherine parlait avec austérité. Elle était debout, imposante et solennelle, comme une prêtresse paysanne. Il ne lui fallut pas grand temps pour raconter cette aventure dont son âme avait été toute secouée et elle termina par ces mots : « Le lieutenant est un honnête homme. » Et au bout d’un moment elle insista encore : « On ne peut pas le nier. Il a agi en honnête homme. »

 

Peyrol continua un moment à regarder le café au fond de son bol, puis, brusquement, se leva avec une telle violence que la chaise se renversa derrière lui sur le dallage :

 

« Où est-il, cet honnête homme ? » cria-t-il soudain d’une voix de stentor, qui non seulement fit lever les bras à Catherine mais l’effraya lui-même ; et il reprit sur-le-champ un ton simplement résolu : « Où est-il, cet homme ? J’ai besoin de le voir. »

 

Le calme hiératique de Catherine en fut même perturbé.

 

« Eh bien », dit-elle, d’un air vraiment déconcerté, « il va descendre tout de suite. Voilà son bol de café. »

 

Peyrol allait sortir de la cuisine, quand Catherine l’arrêta. « Au nom du ciel, monsieur Peyrol », dit-elle, d’un ton à la fois de prière et de commandement, « ne réveillez pas la petite ! Laissez-la dormir. Oh ! laissez-la dormir ! Ne la réveillez pas. Dieu sait depuis combien de temps elle n’a pas dormi convenablement. Je ne peux pas vous le dire. Je n’ose pas y penser. » Elle fut interloquée d’entendre Peyrol déclarer : « Tout cela est parfaitement absurde. » Mais il se rassit, sembla tout à coup apercevoir le bol de café et vida ce qui y restait.

 

« Je ne veux pas l’avoir sur les bras, plus folle qu’elle n’était », fit Catherine avec une sorte d’exaspération, mais en baissant pourtant la voix. Sous sa forme égoïste, cette phrase exprimait une réelle et profonde compassion pour sa nièce. Elle appréhendait le moment où cette fatale Arlette s’éveillerait et où il faudrait reprendre le fil des terribles complications de la vie que son sommeil avait un moment suspendues. Peyrol s’agita sur son siège.

 

« Ainsi, il vous a dit qu’il partait ? Il vous l’a vraiment dit ? demanda-t-il.

 

– Il a promis de partir avant que l’enfant ne s’éveille… immédiatement.

 

– Mais, sacré nom d’un chien, il n’y a jamais de vent avant onze heures », s’écria Peyrol d’un air profondément irrité, tout en s’efforçant de maîtriser sa voix, tandis que Catherine, indulgente à ses changements d’humeur, se contentait de serrer les lèvres et de hocher la tête pour le calmer. « C’est impossible de faire quoi que ce soit avec des gens comme cela, marmotta-t-il.

 

– Est-ce que vous savez, monsieur Peyrol, qu’elle est allée voir le curé ? » dit tout à coup Catherine, dressée au-dessus de son bout de la table. Les deux femmes avaient eu une longue conversation avant que la tante pût décider Arlette à se coucher. Peyrol fit un geste de surprise.

 

« Quoi ? Quel curé ?… Dites-moi, Catherine », continua-t-il avec une fureur rentrée, « est-ce que vous vous imaginez que tout cela m’intéresse le moins du monde ?

 

– Je ne peux penser à rien d’autre qu’à ma nièce. Chacune de nous n’a que l’autre au monde », continua-t-elle en employant les mots mêmes dont Arlette s’était servie en parlant à Réal. Elle avait l’air de penser tout haut, mais elle remarqua que Peyrol l’écoutait avec attention. « Il avait l’intention de la séparer de nous tous », et la vieille femme joignit ses mains maigres d’un geste brusque. « Je suppose qu’il y a encore des couvents dans le monde.

 

– La patronne et vous, vous êtes folles toutes les deux, déclara Peyrol. Tout cela montre quel âne est ce curé. Je ne m’y connais pas beaucoup dans ces choses-là, quoique j’aie vu des nonnes dans mon temps et même d’assez étranges, mais il me semble qu’on ne prend généralement pas des fous dans les couvents. N’ayez crainte. C’est moi qui vous le dis. » Il se tut, car la porte du fond venait de s’ouvrir et le lieutenant Réal entra. Son épée était pendue à son avant-bras par le ceinturon, il avait son chapeau sur la tête. Il laissa tomber à terre sa petite valise et il s’assit sur la chaise la plus proche pour chausser les souliers qu’il tenait dans l’autre main. Puis il s’approcha de la table. Peyrol, qui n’avait cessé de le regarder, pensait : « En voilà un qui a l’air d’un papillon qui s’est brûlé les ailes. » Réal avait les yeux caves, les joues creuses et toute la figure avait un aspect aride et desséché.

 

« Eh bien, vous êtes dans un joli état pour entreprendre de tromper l’ennemi, remarqua Peyrol. Ma foi ! rien qu’à vous regarder, personne ne croirait un mot de ce que vous pourriez dire. Vous n’allez pas tomber malade, j’espère. Vous êtes en service commandé. Vous n’avez pas le droit d’être malade. Dites donc, mademoiselle Catherine, sortez-moi la bouteille – vous savez, ma bouteille personnelle… » Il arracha la bouteille des mains de Catherine, versa du cognac dans le café du lieutenant, poussa le bol vers lui et attendit. « Nom de nom » fit-il avec force, « vous ne savez pas pourquoi c’est faire ? C’est fait pour boire. » Réal obéit avec une docilité étrange, automatique. « Et maintenant », dit Peyrol en se levant, « je monte chez moi me raser. C’est un grand jour, le jour où nous allons assister au départ du lieutenant. »

 

Réal, jusqu’alors, n’avait pas prononcé un mot, mais dès que la porte se fut refermée derrière Peyrol, il releva la tête.

 

« Catherine ! » dit-il, et sa voix faisait comme un bruissement dans sa gorge. Elle le regarda fixement ; il poursuivit : « Écoutez-moi, quand elle découvrira que je suis parti, vous lui direz que je vais revenir bientôt. Demain. Toujours demain !

 

– Oui, mon bon monsieur », fit Catherine d’une voix inchangée, mais en serrant convulsivement ses mains. « Je n’oserais rien lui dire d’autre !

 

– Elle vous croira, murmura farouchement Réal.

 

– Oui, elle me croira », répéta Catherine d’un ton lugubre.

 

Réal se leva, passa son ceinturon par-dessus sa tête et s’empara de sa valise. Une légère rougeur vint colorer ses joues.

 

« Adieu », dit-il à la vieille femme silencieuse. Elle ne lui répondit rien, mais au moment où il se détournait pour partir, elle leva un peu la main, hésita et la laissa retomber. Il lui semblait que la colère divine avait choisi les femmes d’Escampobar pour le châtiment. Sa nièce lui apparaissait comme le bouc émissaire chargé de tous les meurtres et de tous les blasphèmes de la Révolution. Elle-même aussi avait été écartée de la grâce de Dieu. Mais il y avait bien longtemps de cela. Depuis lors, elle avait fait sa paix avec le Ciel. Elle leva de nouveau la main et cette fois fit en l’air le signe de la croix vers le dos du lieutenant Réal.

 

De la fenêtre de sa chambre, tout en raclant sa large joue à l’aide de son rasoir anglais, Peyrol aperçut le lieutenant Réal dans le sentier qui menait au rivage, et en l’apercevant de cet endroit d’où il découvrait une vaste étendue de mer et de terre, il haussa les épaules avec impatience, sans y être incité par rien de visible. On ne pouvait vraiment pas se fier à ces porteurs d’épaulettes. Ils bourreraient la tête de n’importe qui d’on ne sait quelles idées, pour leur bon plaisir, ou dans l’intérêt du service. Mais c’était un trop vieux singe pour se laisser prendre à des grimaces ; d’ailleurs, ce garçon qui s’en allait, raide et perché sur de longues jambes avec ses grands airs d’officier, était en somme assez honnête. En tout cas, il savait reconnaître un marin, bien qu’il eût le sang aussi froid qu’un poisson. Peyrol eut un sourire un peu tordu.

 

Tout en essuyant la lame de son rasoir qui faisait partie d’une série de douze dans un écrin, il revoyait l’Océan enveloppé d’une brume étincelante et un courrier des Indes avec ses vergues brassées[107] en tous sens et ses voiles en ralingue[108] au-dessus du pont couvert de sang qu’avait envahi une bande de corsaires, et, dominant l’horizon lointain, l’île de Ceylan, comme un mince nuage bleu. Il avait toujours eu envie de posséder un jeu de rasoirs anglais et voilà qu’il l’avait trouvé : il était, pour ainsi dire, tombé dessus : la boîte gisait par terre dans une cabine déjà saccagée. « Pour du bon acier, c’était du bon acier », se disait-il en regardant fixement la lame. Et pourtant, elle était presque usée. Les autres aussi. Cet acier-là ! Et il tenait l’écrin dans sa main, comme s’il venait de le ramasser par terre. Le même écrin. Le même homme. Et l’acier était usé.

 

Il referma brusquement l’écrin, le jeta dans son coffre resté ouvert et laissa retomber le couvercle. Le sentiment qui lui monta au cœur et que des hommes plus conscients que lui[109] avaient éprouvé, c’était que la vie était un songe plus impalpable encore que cette vision de Ceylan, étendue comme un nuage au-dessus de la mer. Un songe qu’on a laissé derrière soi. Un songe qu’on a droit devant soi. Cette philosophie désenchantée prit la forme d’un violent juron : « Sacré nom de nom de nom… Tonnerre de bon Dieu ! »

 

En serrant le nœud de sa cravate, il la mania avec fureur, comme s’il voulait s’étrangler. Il enfonça rageusement un béret mou sur ses boucles vénérables et saisit son gourdin, mais avant de sortir de la pièce il s’approcha de la fenêtre qui donnait vers l’est. Il ne pouvait voir la Petite Passe, masquée par la colline où se trouvait le belvédère, mais à sa gauche, une grande partie de la rade d’Hyères s’étendait devant lui, d’un gris pâle dans la lumière du matin, et, s’élevant au loin, la terre aux abords du cap Blanc[110], dont les détails étaient encore vagues, à l’exception d’un seul objet qui par sa forme aurait pu être un phare, si Peyrol n’avait fort bien su que c’était la corvette anglaise déjà en train de faire route, toutes voiles dehors.

 

Cette découverte satisfit Peyrol, surtout parce qu’il s’y attendait. Le navire anglais faisait exactement ce qu’il avait escompté, et Peyrol regarda dans la direction de la corvette avec un sourire de triomphe méchant comme s’il se fût trouvé face à face avec le commandant anglais lui-même. Pour on ne sait quelle raison, il s’imaginait le capitaine Vincent avec une longue figure, des dents jaunes et une perruque, tandis que cet officier portait ses cheveux et avait une rangée de dents à faire honneur à une élégante de Londres, ce qui était en réalité la raison secrète pour laquelle le capitaine Vincent arborait si souvent de radieux sourires.

 

Le navire, à cette grande distance, et naviguant dans sa direction, retint Peyrol à la fenêtre assez longtemps pour que la lumière croissante du matin se transformât en un soleil étincelant qui vint marquer sur le profil uniforme de la terre les teintes des bois, des rochers et des champs, avec les taches claires des maisons pour animer le paysage. Le soleil entourait le navire d’une sorte de halo. Peyrol, après s’être ressaisi, quitta la pièce, fermant doucement la porte. Doucement aussi il descendit de sa mansarde. Sur le palier, il se sentit en proie à un combat intérieur dont il triompha bientôt ; après quoi il s’arrêta à la porte de la chambre de Catherine, et l’ayant entrouverte, avança la tête. À l’autre bout de la pièce, il aperçut Arlette profondément endormie. Sa tante avait étendu sur elle un mince couvre-pieds. Ses souliers bas étaient placés au pied du lit. Ses cheveux noirs dénoués s’étalaient librement sur l’oreiller ; et le regard de Peyrol fut arrêté par la longueur des cils sur sa joue pâle. Soudain il crut qu’elle avait bougé, il retira vivement la tête, et ferma la porte. Il écouta un moment, et eut envie de la rouvrir, mais jugeant la chose trop risquée, il descendit l’escalier. Lorsqu’il reparut dans la cuisine, Catherine se retourna brusquement. Elle était habillée pour la journée avec un grand bonnet blanc sur la tête, un corsage noir et une jupe brune à gros plis. Elle portait aux pieds une paire de sabots vernis par-dessus ses souliers.

 

« Pas trace de Scevola », dit-elle en s’avançant vers Peyrol. « Et Michel n’est pas encore venu non plus. »

 

Peyrol se disait qu’un peu plus petite, avec ses yeux noirs et son nez légèrement recourbé, on l’aurait prise pour une sorcière. Mais les sorcières peuvent lire les pensées des gens, et il regarda franchement Catherine avec la conviction agréable qu’elle ne pouvait pas lire ses pensées.

 

« J’ai pris soin, dit-il, de ne pas faire de bruit là-haut, mademoiselle Catherine. Quand je serai parti, la maison sera vide et bien tranquille. »

 

Elle avait un air étrange. Peyrol eut soudain l’impression qu’elle se sentait perdue dans cette cuisine où elle avait régné tant d’années. Il reprit :

 

« Vous allez être seule toute la matinée. »

 

Elle avait l’air d’écouter un murmure lointain, et quand Peyrol eut ajouté : « Tout est maintenant en règle », elle fit un signe de tête et au bout d’un moment elle lui dit d’une façon qui, de sa part, était étrangement impulsive :

 

« Monsieur Peyrol, je suis lasse de la vie. »

 

Il haussa les épaules et, avec une jovialité un peu sinistre, remarqua :

 

« Je vais vous dire ce qu’il en est : vous auriez dû vous marier. »

 

Elle lui tourna brusquement le dos. « Ne vous fâchez pas », s’écria Peyrol d’un ton de tristesse plutôt que d’excuse. « À quoi bon attacher de l’importance aux choses. Qu’est-ce que cette vie ? Bah ! Personne ne peut même se rappeler la dixième partie de sa propre existence. Prenez mon cas : voyez-vous, je gagerais que si l’un de mes camarades d’autrefois arrivait ici et me voyait comme cela, ici, avec vous – et j’entends un de ces camarades qui prennent fait et cause pour vous dans une bagarre et qui vous soignent si vous êtes blessé – eh bien ! je gagerais, répéta-t-il, qu’il ne me reconnaîtrait même pas. Il se dirait probablement : « Tiens ! voilà un vieux ménage paisible. »

 

Il se tut. Catherine sans se retourner et en l’appelant non pas « Monsieur » mais « Peyrol » tout court, remarqua, non pas exactement avec aigreur, mais d’un ton plutôt menaçant, que ce n’était pas le moment de parler pour ne rien dire. Peyrol, toutefois, poursuivit, quoique son ton ne fût pas du tout celui de quelqu’un qui parle pour ne rien dire :

 

« Mais, voyez-vous, mademoiselle Catherine, vous n’étiez pas comme les autres. Vous vous êtes laissé abattre, et en même temps, vous vous êtes montrée trop dure envers vous-même. »

 

Tout en courbant son long corps maigre pour manœuvrer le soufflet sous l’énorme manteau de la cheminée, elle acquiesça : « Peut-être bien que nous autres, femmes d’Escampobar, nous avons toujours été dures envers nous-mêmes.

 

– C’est bien ce que je disais. S’il vous était arrivé des choses comme il m’en est arrivé…

 

– Mais, vous autres hommes, vous êtes différents. Ce que vous faites n’a pas d’importance. Vous avez votre propre force. Vous n’avez pas besoin d’être durs envers vous-mêmes. Vous passez d’une chose à l’autre avec insouciance. »

 

Il fixa sur elle un regard pénétrant tandis qu’une expression ressemblant à l’ombre d’un sourire se dessinait sur ses lèvres rasées mais, se tournant vers l’évier où l’une des filles de ferme avait posé un grand tas de légumes, elle se mit en devoir de les éplucher avec un couteau ébréché, non sans conserver, même dans cette occupation domestique, son aspect sibyllin.

 

« Ça fera une bonne soupe à midi, je vois ça », dit soudain le flibustier. Il tourna sur les talons et s’en alla en passant par la salle. Le monde entier s’étendait devant lui – ou tout au moins, la Méditerranée entière, aperçue au bout du ravin, entre les deux collines. Il entendit à sa droite la cloche de la vache laitière de la ferme, qui avait un talent particulier pour rester invisible, mais en dépit de tous ses efforts, il ne put même pas apercevoir les pointes de ses cornes. Il sortit résolument. Il n’avait pas fait vingt mètres dans le ravin qu’un autre bruit le fit s’arrêter comme pétrifié. C’était un faible bruit qui ressemblait fort au grondement caverneux que ferait une carriole vide sur une route empierrée ; mais Peyrol leva les yeux vers le ciel et quoique celui-ci fût parfaitement clair, le vieil homme ne sembla pas satisfait de son aspect. Il avait une colline de chaque côté et la crique paisible au-dessous de lui. Il marmotta : « Hum ! Le tonnerre au lever du soleil. Ce doit être à l’ouest. Il ne manquait plus que cela ! » Il craignit que cela ne fît d’abord tomber la légère brise qui soufflait alors et ne brouillât complètement le temps ensuite. Un moment, on eût dit que toutes ses facultés étaient paralysées par ce faible bruit. Sur cette mer où avaient régné les dieux de l’Olympe, il aurait pu être un de ces navigateurs païens soumis aux caprices de Jupiter : mais, comme un païen révolté, il se contenta de brandir vaguement le poing vers l’espace qui lui répondit par un murmure bref et menaçant. Puis il reprit sa route de son pas balancé jusqu’à ce qu’il pût apercevoir les deux mâts de la tartane, et il s’arrêta pour prêter l’oreille. Il n’entendit aucun bruit d’aucune sorte et continua tout en pensant : « Passer d’une chose à une autre avec insouciance ! Vraiment… C’est tout ce que la vieille Catherine en sait. » Il avait, lui, tant de choses à quoi penser qu’il ne savait par où commencer. Il les laissa s’emmêler dans sa tête. Ses sentiments étaient extrêmement confus eux aussi, et il sentait vaguement que sa conduite était à la merci d’un conflit intérieur. C’est probablement la conscience de ce fait qui expliquait son attitude sardonique envers lui-même et, visiblement, envers ceux qu’il apercevait à bord de la tartane ; particulièrement envers le lieutenant qu’il aperçut assis sur le pont, appuyé contre la tête du gouvernail ; il se tenait de façon caractéristique à l’écart des deux autres hommes qui étaient à bord. Michel, de façon également caractéristique, se tenait debout sur le petit panneau de la cabine, surveillant visiblement la venue de son maître. Quant au citoyen Scevola, assis sur le pont, à première vue, il avait l’air d’être en liberté, mais, en fait, il ne l’était pas. Il était attaché un peu lâche à un étançon[111] avec trois tours de l’écoute[112] de grand-voile dont le nœud était placé de façon qu’il ne pût l’atteindre sans attirer l’attention. Et cette situation semblait elle aussi caractéristique de Scevola, avec son apparence de demi liberté, de demi suspicion, et en quelque sorte de contrainte dédaigneuse. Le sans-culotte, auquel ses dernières aventures avaient presque fait perdre la raison, d’abord à cause de leur incompréhensibilité absolue et ensuite, de l’attitude énigmatique de Peyrol, avait laissé retomber sa tête et croisé les bras sur sa poitrine. Et cette attitude était en même temps ambiguë : elle aurait pu être aussi bien celle de la résignation que celle d’un profond sommeil. Le flibustier s’adressa d’abord au lieutenant :

 

« Le moment approche », lui dit Peyrol en tordant bizarrement un coin de sa bouche, tandis que sous son bonnet de laine ses boucles vénérables voltigeaient au souffle d’une soudaine brise chaude. « Le grand moment, hein ? »

 

Il se pencha sur la grande barre du gouvernail et sembla suspendu au-dessus de l’épaule du lieutenant.

 

« Qu’est-ce que c’est que cette compagnie infernale ? » murmura celui-ci sans même regarder Peyrol.

 

« Tous de vieux amis !… quoi ? » répondit Peyrol d’un ton familier. « Cette petite affaire restera entre nous. Moins on est, plus il y a de gloire. Catherine est en train de préparer les légumes pour la soupe de midi et la corvette anglaise navigue vers la Passe où elle arrivera vers midi aussi, prête à se faire aveugler. Vous savez, lieutenant, que ce sera votre affaire. Vous pouvez compter sur moi pour vous mettre en route au bon moment. Car qu’est-ce que cela peut bien vous faire ? Vous n’avez pas d’amis, vous n’avez pas même une petite amie ! Quant à attendre qu’un vieux forban comme moi – oh non ! lieutenant ! Assurément la liberté est douce. Mais qu’est-ce que vous en savez, vous autres, porteurs d’épaulettes ? D’ailleurs, les conversations de dunette et autres amabilités, ça n’est pas mon genre.

 

– J’aimerais, Peyrol, que vous ne parliez pas tant », dit le lieutenant en tournant légèrement la tête. Il fut frappé de l’étrange expression qu’avait prise le visage du vieux flibustier. « Et je ne vois pas quelle importance a le moment précis. Je vais à la recherche de l’escadre. Tout ce que vous avez à faire, c’est de hisser les voiles pour moi et de sauter à terre.

 

– C’est très simple », remarqua Peyrol entre ses dents, et il se mit alors à chanter :

 

Quoique leurs chapeaux soient bien laids, Goddam ! Moi, j’aime les Anglais, Ils ont un si bon caractère ! mais il s’interrompit brusquement pour interpeller Scevola :

 

« Hé ! citoyen » Puis, à Réal, d’un ton de confidence : « Il ne dort pas, vous savez, mais il n’est pas comme les Anglais, il a un sacré mauvais caractère. Il s’est mis dans la tête », continua Peyrol à haute voix et d’un ton innocent, « que vous l’aviez enfermé cette nuit dans la cabine. Avez-vous remarqué le regard venimeux qu’il vient de vous lancer ? »

 

Le lieutenant Réal et le naïf Michel semblaient tous deux stupéfaits de tant de bruyante gaieté ; mais pendant tout ce temps, Peyrol ne cessait de songer : « Je voudrais tout de même bien savoir où en est cet orage et quelle tournure il va prendre. Je ne peux pas m’en rendre compte à moins de monter à la ferme pour jeter un coup d’œil vers l’ouest. Il est peut-être loin, dans la vallée du Rhône ; il y est sans doute, et il va en sortir, sacré nom d’un chien. On ne va pas pouvoir compter sur une demi-heure de vent régulier de n’importe où. » Il jeta un regard de gaieté ironique sur les trois visages tour à tour. Michel y répondit avec son habituelle expression de bon chien et sa bouche innocemment ouverte. Scevola gardait le menton enfoui dans la poitrine. Le lieutenant Réal demeurait insensible à toute impression extérieure et son regard absent semblait ne tenir aucun compte de Peyrol. Le flibustier lui-même parut se replonger bientôt dans ses pensées. Le dernier souffle d’air se dissipa dans le petit bassin et le soleil se dégageant au-dessus de Porquerolles l’inonda d’une lumière soudaine qui fit cligner les yeux de Michel comme ceux d’un hibou.

 

« Il fait chaud de bonne heure », déclara-t-il à haute voix, mais simplement parce qu’il avait pris l’habitude de se parler à lui-même. Il n’aurait pas eu la présomption d’émettre une opinion sans que Peyrol l’y invitât.

 

La voix de Michel rappela Peyrol à lui-même ; aussi proposa-t-il de hisser les vergues à bloc[113] et pria même le lieutenant Réal de l’aider dans cette opération qui se fit sans autre bruit que le léger grincement des poulies. Les voiles restèrent carguées, mais hautes[114].

 

« Comme ça, fit Peyrol, vous n’aurez qu’à larguer partout et vous aurez tout de suite les voiles dehors. »

 

Sans lui répondre, Réal retourna prendre sa place près de la tête du gouvernail. Il se disait : « Je pars à la sauvette. Non, il y a l’honneur, le devoir. Et puis, bien sûr, je reviendrai. Mais quand ? On m’oubliera complètement et on ne m’échangera jamais. Cette guerre va peut-être durer des années… » Et il regrettait illogiquement de n’avoir pas un Dieu auquel demander l’allégement de son angoisse. « Elle sera désespérée », pensait-il, le cœur torturé par l’image qu’il se faisait d’Arlette devenue folle. La vie, toutefois, avait de bonne heure rempli son esprit d’amertume, et il se disait : « Mais, pensera-t-elle seulement à moi dans un mois ? » Aussitôt, il se sentit rempli d’un tel remords qu’il se leva comme s’il avait l’obligation morale de remonter avouer à Arlette cette pensée cynique et sacrilège. « Je suis fou », murmura-t-il, en s’appuyant sur la lisse basse. Ce manque de foi le rendait si profondément malheureux qu’il sentait toute sa force de volonté l’abandonner. Il s’assit et se laissa aller à sa souffrance. Il songeait tristement : « On a vu des hommes jeunes mourir subitement. Pourquoi pas moi ? En vérité, je suis à bout de forces, je suis déjà à moitié mort. Oui, mais ce qui me reste de ma vie ne m’appartient plus. »

 

« Peyrol ! », dit-il d’une voix si perçante que Scevola lui-même en releva la tête. Il fit effort pour maîtriser sa voix et reprit en parlant très distinctement : « J’ai laissé une lettre pour le secrétaire général de la majorité[115], demandant que l’on paie à Jean – vous vous appelez bien Jean, n’est-ce pas ? – Peyrol, deux mille cinq cents francs, prix de la tartane sur laquelle je pars. C’est correct ?

 

– Pourquoi avez-vous fait cela ? » demanda Peyrol extrêmement impassible en apparence. « Pour me causer des ennuis ?

 

– Ne dites donc pas de sottises, canonnier, personne ne se rappelle votre nom. Il est enterré sous une pile de papiers noircis. Je vous prie d’aller là-bas leur dire que vous avez vu de vos yeux le lieutenant Réal s’embarquer pour remplir sa mission. »

 

Peyrol demeurait toujours impassible, mais son regard se remplit de fureur. « Ah ! oui, je me vois allant là-bas. Deux mille cinq cents francs ! Deux mille cinq cents foutaises ! » Il changea de ton tout à coup. « J’ai entendu quelqu’un dire que vous étiez un honnête homme et je suppose que ceci en est une preuve. Eh bien ! au diable votre honnêteté. » Il regarda le lieutenant d’un air furieux, puis il se dit : « Il ne fait même pas semblant d’écouter ce que je lui dis », et une autre sorte de colère, à moitié faite de mépris et à moitié d’un élément d’obscure sympathie, vint remplacer sa franche fureur. « Bah ! » dit-il. Il cracha par-dessus le bord et marchant résolument vers Réal, lui tapa sur l’épaule. Celui-ci jeta sur lui un regard absolument dénué d’expression, et ce fut le seul effet du geste de Peyrol.

 

L’ancien Frère-de-la-Côte ramassa alors la valise du lieutenant qu’il alla porter dans la cabine. En passant, il entendit Scevola articuler le mot : « Citoyen », mais ce n’est qu’en revenant qu’il consentit à lui dire : « Eh bien ?

 

– Qu’est-ce que vous allez faire de moi ? demanda Scevola.

 

– Vous n’avez pas voulu m’expliquer comment vous êtes venu à bord de cette tartane », dit Peyrol d’un ton qui paraissait presque amical, « je n’ai donc pas besoin de vous dire, moi, ce que je vais faire de vous. »

 

Un sourd grondement de tonnerre suivit de si près ces paroles que l’on aurait pu croire qu’il avait jailli des lèvres mêmes de Peyrol. Il regarda le ciel avec inquiétude. Il était encore clair au-dessus de sa tête, et du fond de ce petit bassin entouré de rochers, on n’avait de vue d’aucun autre côté : mais alors même qu’il regardait en l’air, il y eut une sorte de brève lueur dans le soleil à laquelle succéda un violent, mais lointain coup de tonnerre. Pendant la demi-heure qui suivit, Peyrol et Michel s’affairèrent à terre pour tendre un long câble de la tartane à l’entrée de la crique ; ils en attachèrent l’extrémité à un buisson. C’était afin de haler la tartane dans la crique. Ils remontèrent ensuite à bord. Le petit coin de ciel au-dessus de leurs têtes était encore clair, mais tout en avançant avec le câble de halage le long de la crique, Peyrol aperçut le bord du nuage. Le soleil devint tout à coup brûlant et, dans l’air stagnant, la lumière sembla changer mystérieusement de qualité et de couleur. Peyrol jeta son bonnet sur le pont, offrant sa tête nue à la menace subtile de cet air immobile et étouffant.

 

« Cré Dié ! Ça chauffe ! » grommela-t-il en relevant les manches de sa veste. De son robuste avant-bras, sur lequel était tatouée une sirène avec une queue de poisson immensément longue, il s’essuya le front. Ayant aperçu sur le pont l’épée et le ceinturon du lieutenant, il les ramassa et, sans autre cérémonie, les lança au bas de l’échelle de la cabine. Comme il passait de nouveau près de Scevola, le sans-culotte éleva la voix.

 

« Je crois que vous êtes un de ces misérables, corrompus par l’or anglais », s’écria-t-il, comme un homme saisi par l’inspiration. Ses yeux brillants, ses joues rouges, témoignaient du feu patriotique qui brûlait dans son cœur, et il employa cette formule conventionnelle de l’époque révolutionnaire, époque où, enivré de rhétorique, il courait de toutes parts pour donner la mort aux traîtres des deux sexes et de tous âges. Mais sa dénonciation fut accueillie par un si profond mutisme que sa propre conviction en fut ébranlée. Ces paroles avaient sombré dans un abîme de silence et ce qu’on entendit ensuite fut Peyrol parlant à Réal :

 

« Je crois, lieutenant, que vous allez être trempé, avant longtemps » ; puis, tout en regardant Réal, Peyrol se dit avec une profonde conviction : « Trempé ! ça lui serait égal même d’être noyé. »

 

Si impassible qu’il parût, Peyrol n’en était pas moins fort agité intérieurement, il se demandait avec fureur où le navire anglais pouvait se trouver précisément à ce moment et où diable était parvenu cet orage : car le ciel était devenu aussi muet que la terre accablée.

 

« N’est-ce pas le moment de nous déhaler[116], canonnier ? » demanda Réal. Et Peyrol répondit :

 

« Il n’y a pas un souffle d’air, nulle part, à des lieues d’ici. » Il eut le plaisir d’entendre un grondement assez fort qui roulait apparemment le long des collines, à l’intérieur des terres. Au-dessus du bassin, un petit nuage déchiqueté, attaché à la robe pourpre de l’orage, flottait immobile, mince comme un morceau de gaze sombre.

 

Là-haut, à la ferme, Catherine, elle aussi, avait entendu ce grondement inquiétant et elle était allée à la porte de la salle. Elle avait pu, de là, voir le nuage violet lui-même, contourné et massif, et l’ombre sinistre qu’il projetait sur les collines. L’arrivée de l’orage ajoutait encore au sentiment d’inquiétude qu’elle éprouvait à se sentir ainsi toute seule à la maison. Michel n’était pas remonté. Bien qu’elle ne lui adressât presque jamais la parole, elle aurait vu Michel avec plaisir, simplement parce que c’était une personne qui faisait partie de l’ordre habituel des choses. Elle n’était pas bavarde, mais elle aurait aimé trouver quelqu’un à qui parler, ne fût-ce qu’un moment. L’interruption de tous les bruits, voix ou pas, aux abords de la ferme, ne lui était pas agréable ; mais à voir le nuage, elle pensa qu’avant peu il y aurait suffisamment de bruit. Au moment toutefois où elle rentrait dans la cuisine, elle entendit un son dont le caractère perçant et terrifiant à la fois lui fit regretter cet accablant silence ; c’était un cri déchirant qui venait de la partie supérieure de la maison où, à sa connaissance, il n’y avait qu’Arlette endormie. Comme elle s’efforçait de traverser la cuisine pour se diriger vers le pied de l’escalier, la vieille femme eut l’impression d’être tout à coup accablée par le poids des années accumulées. Elle se sentit soudain extrêmement faible et presque incapable de respirer. Et il lui vint tout à coup cette pensée : « Scevola ! Est-ce qu’il l’assassine là-haut ? » Le peu qui lui restait de force physique en fut paralysé. Que pouvait-ce être d’autre ? Elle tomba, comme abattue par un coup de feu, sur une chaise, et se trouva incapable de faire un mouvement. Seul son cerveau continuait à agir ; elle porta les mains à ses yeux comme pour repousser la vision des horreurs qui s’accomplissaient là-haut. Elle n’entendait plus aucun bruit venant de l’étage. Arlette devait être morte. Elle pensait que maintenant c’était son tour. Et si son corps tremblait devant la violence brutale, son esprit exténué souhaitait ardemment la fin. Qu’il vienne ! Que c’en soit fini de tout cela, qu’elle soit assommée ou frappée d’un coup de poignard dans la poitrine. Elle n’avait pas le courage de se découvrir les yeux. Elle attendit. Mais au bout d’une minute, qui lui parut interminable, elle entendit au-dessus de sa tête un bruit de pas rapides. C’était Arlette qui courait de-ci de-là. Catherine retira ses mains de devant ses yeux et elle allait se lever, quand elle entendit crier au haut de l’escalier le nom de Peyrol, avec un accent désespéré. Puis, presque aussitôt après, elle entendit de nouveau ce cri de : « Peyrol, Peyrol ! », puis un bruit de pas qui descendaient précipitamment l’escalier. Elle entendit encore le cri déchirant de : « Peyrol ! » de l’autre côté de la porte juste avant que celle-ci ne s’ouvrît. Qui donc la poursuivait ? Catherine parvint à se lever. Appuyée d’une main à la table, elle offrit un front intrépide à sa nièce qui se précipita dans la cuisine, les cheveux dénoués, et les yeux remplis d’une expression d’extrême égarement.

 

La porte qui donnait sur l’escalier s’était refermée avec violence derrière elle. Personne ne la poursuivait et Catherine, étendant son maigre bras bronzé, arrêta la fuite d’Arlette au passage. La secousse fut telle que les deux femmes en trébuchèrent l’une contre l’autre. Elle saisit sa nièce par les épaules.

 

« Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il, au nom du Ciel ? Où cours-tu ainsi ? » cria-t-elle. Et l’autre, comme épuisée soudain, murmura :

 

« Je viens de m’éveiller d’un rêve affreux. »

 

Le nuage maintenant suspendu au-dessus de la maison rendait la cuisine obscure. Un faible éclair passa, suivi d’un petit grondement au loin.

 

La vieille femme secoua doucement sa nièce. « Les rêves ne signifient rien, dit-elle, tu es éveillée maintenant… » Et, à vrai dire, Catherine pensait qu’il n’y a pas de rêves aussi affreux que les réalités qui prennent possession de vous pendant les longues heures de veille.

 

« On le tuait », gémit Arlette qui se mit à trembler et à se débattre dans les bras de sa tante. « Je te dis qu’on le tuait.

 

– Reste tranquille. Tu rêvais de Peyrol ? », Elle se calma immédiatement et murmura : « Non, d’Eugène. »

 

Elle avait vu Réal attaqué par une bande d’hommes et de femmes tous dégouttant de sang, sous une lumière froide et livide, devant une rangée de simples carcasses de maisons aux murs fissurés et aux fenêtres brisées, au milieu d’une forêt de bras levés qui brandissaient des sabres, des massues, des couteaux et des haches. Il y avait aussi un homme qui faisait des moulinets avec un chiffon rouge au bout d’un bâton, tandis qu’un autre battait du tambour, et ce son retentissait au-dessus d’un bruit effrayant de vitres brisées qui tombaient comme une pluie sur le trottoir. Au tournant d’une rue déserte, elle avait vu Peyrol, reconnaissable à ses cheveux blancs, qui marchait d’un pas tranquille en balançant régulièrement son gourdin. Ce qu’il y avait d’affreux, c’est que Peyrol l’avait regardée bien en face, sans rien remarquer, calmement, sans même froncer les sourcils ni sourire, il était resté aveugle et sourd tandis qu’elle agitait les bras et qu’elle criait désespérément pour qu’il vînt à son secours. Elle s’était réveillée en sursaut, ayant encore le son perçant du nom de Peyrol dans les oreilles et conservant de ce rêve une impression si forte, qu’en regardant avec affolement le visage de sa tante, elle voyait encore les bras nus de cette foule de meurtriers levés au-dessus de la tête de Réal qui s’affaissait peu à peu. Et pourtant le nom qui lui était venu aux lèvres en s’éveillant, c’était celui de Peyrol. Elle s’écarta de sa tante avec une telle force que la vieille femme, chancelant en arrière, dut pour ne pas tomber se rattraper au manteau de la cheminée au-dessus de sa tête. Arlette courut à la porte de la salle y jeta un coup d’œil, revint vers sa tante et cria : « Où est-il ? »

 

Catherine ne savait réellement pas quel chemin le lieutenant avait pris. Elle comprit très bien que « il » voulait dire Réal.

 

« Il est parti il y a longtemps », dit-elle ; et elle s’empara du bras de sa nièce et ajouta en faisant effort pour affermir sa voix : « Il va revenir, Arlette… car rien ne peut le tenir éloigné de toi. »

 

Arlette murmurait comme machinalement pour elle-même ce nom magique : « Peyrol, Peyrol ! »

 

Puis elle cria : « Je veux Eugène tout de suite. Immédiatement. »

 

Le visage de Catherine prit une expression d’imperturbable patience. « Il est parti en service commandé », dit-elle. Sa nièce la regardait avec des yeux énormes, noirs comme du charbon, profonds et immobiles, tandis que d’un ton de folle intensité elle disait : « Peyrol et toi, vous avez comploté de me faire perdre la raison, mais je saurai comment faire pour obliger le vieux Peyrol à le rendre. Il est à moi ! » Elle fit volte-face avec l’air égaré de quelqu’un qui cherche à échapper à un danger mortel, et elle se précipita dehors tête baissée.

 

Autour d’Escampobar, l’air était sombre mais calme, et le silence si profond qu’on pouvait entendre les premières pesantes gouttes de pluie frapper le sol. Sous l’ombre inquiétante de la nuée d’orage, Arlette demeura un instant hésitante : mais c’était vers Peyrol, l’homme mystérieux et fort, que se tournaient ses pensées. Elle était prête à se traîner à ses genoux, à le supplier, à le gronder. « Peyrol ! Peyrol ! » cria-t-elle à deux reprises, et elle tendit l’oreille comme si elle attendait une réponse : puis, de toutes ses forces, elle cria : « Je veux qu’on me le rende ! »

 

Une fois seule dans la cuisine, Catherine alla s’asseoir avec dignité dans le fauteuil à dossier élevé, comme un sénateur qui, dans sa chaise curule attendrait le coup d’un destin barbare.

 

Arlette dégringola la pente. Le premier signe de sa venue fut un cri faible et aigu que seul, à vrai dire, le flibustier entendit et comprit. Il serra les lèvres d’une façon singulière qui témoignait qu’il appréciait à sa juste valeur cette complication imminente. Un moment après il la vit, juchée sur un rocher isolé et à demi voilée par la première averse perpendiculaire. Arlette qui, en découvrant la tartane et les hommes à son bord, poussa un long cri de triomphe et de désespoir mêlés : « Peyrol ! Au secours ! Pey… rol ! »

 

Réal se mit d’un bond sur ses pieds, l’air extrêmement effrayé, mais Peyrol l’arrêta d’un bras tendu. « C’est moi qu’elle appelle », dit-il, en regardant la silhouette en équilibre sur le haut du rocher. « Joli saut ! Sacré nom… ! Joli saut ! » et plus bas il murmura à part lui : « Elle va se casser les jambes ou le cou. »

 

« Je vous vois, Peyrol », cria Arlette, qui semblait traverser l’air en volant. « Ne vous y risquez pas !

 

– Oui, me voilà ! » s’écria le flibustier en se frappant du poing la poitrine.

 

Le lieutenant Réal se couvrit la figure de ses deux mains. Michel regardait la scène bouche bée comme s’il eût assisté à une représentation dans un cirque ; mais Scevola baissa les yeux. Arlette s’élança à bord d’un tel bond que Peyrol dut se précipiter pour la préserver d’une chute qui l’eût assommée. Avec une violence extrême, elle se débattit dans les bras de Peyrol. L’héritière d’Escampobar, ses cheveux noirs sur les épaules, semblait incarner une blême fureur. « Misérable ! Ne vous y risquez pas ! » Un roulement de tonnerre vint couvrir sa voix ; mais lorsqu’il se fut éloigné, on entendit de nouveau Arlette ; elle parlait d’un ton suppliant : « Peyrol, mon ami, mon cher vieil ami. Rendez-le-moi », et son corps ne cessait de se tordre entre les bras du vieux marin. « Vous m’aimiez, jadis, Peyrol », cria-t-elle sans cesser de se débattre, et soudain, de son poing fermé, elle frappa à deux reprises le flibustier au visage. Il reçut les deux coups comme si sa tête eût été faite de marbre, mais il sentit avec terreur le corps d’Arlette devenir immobile et rigide entre ses bras. Un grain vint envelopper le groupe réuni à bord de la tartane. Peyrol étendit doucement Arlette sur le pont. Elle avait les yeux fermés, les mains serrées ; tout signe de vie avait disparu de ce visage blême. Peyrol se releva et regarda les hauts rochers qui ruisselaient. La pluie balayait la tartane avec un grondement furieux et cinglant, auquel se mêlait le bruit de l’eau dévalant violemment par les replis et les crevasses de ce rivage escarpé, qui, graduellement, échappait à sa vue comme si c’eût été le commencement d’un déluge universel et destructeur : la fin de tout.

 

Le lieutenant Réal, un genou en terre, contemplait le visage pâle d’Arlette. On entendit, distincte, quoique mêlée encore au faible grondement du tonnerre lointain, la voix de Peyrol qui disait :

 

« On ne peut pas la mettre à terre et la laisser couchée sous la pluie. Il faut la porter à la maison. » Les vêtements trempés d’Arlette lui collaient au corps, et le lieutenant, sa tête nue ruisselant de pluie, la contemplait comme s’il venait de la sauver de la noyade. Peyrol, impénétrable, baissa les yeux vers la jeune fille étendue sur le pont et l’homme agenouillé. « Elle s’est évanouie de rage contre son vieux Peyrol », reprit-il d’un ton un peu rêveur. « On voit décidément d’étranges choses. Écoutez, lieutenant, il vaut mieux que vous la preniez sous les bras et que vous descendiez à terre le premier. Je vais vous aider. Vous y êtes ? Soulevez-la. »

 

Les deux hommes durent calculer leurs gestes et ne purent avancer que lentement sur la première partie, escarpée, de la pente. Après avoir fait ainsi plus des deux tiers du chemin, ils déposèrent leur fardeau inanimé sur une pierre plate. Réal continuait à soutenir les épaules, mais Peyrol posa doucement les pieds à terre.

 

« Là ! dit-il. Vous pouvez la porter seul pour le reste du trajet et la remettre à la vieille Catherine. Mettez-vous bien d’aplomb, je vais la soulever et vous la mettre dans les bras. Vous pouvez très aisément parcourir cette distance. Là… Soulevez-la un peu plus de peur que ses pieds n’accrochent les pierres. » La chevelure d’Arlette pendait, masse inerte et pesante, bien au-dessous du bras du lieutenant. L’orage s’éloignait, laissant le ciel encore chargé de nuages. Et Peyrol avec un profond soupir se dit : « Je suis las ! »

 

« Comme elle est légère ! dit Réal.

 

– Parbleu, oui, elle est légère. Si elle était morte, vous la trouveriez assez lourde. Allons !, lieutenant. Non ! je ne viens pas. À quoi bon ? Je resterai ici. Je n’ai pas envie d’entendre les reproches de Catherine. »

 

Le lieutenant, absorbé par le visage qui reposait dans le creux de son bras, ne détourna pas un instant les yeux, pas même lorsque Peyrol, se penchant sur Arlette, embrassa son front blanc, tout près de la racine de ses cheveux noirs comme l’aile d’un corbeau.

 

« Que dois-je faire ? murmura Réal.

 

– Ce que vous devez faire ? Eh bien ! remettez-la à la vieille Catherine. Et dites-lui que je reviens dans un instant. Ça la réconfortera. Autrefois je comptais pour quelque chose dans cette maison. Allez. Le temps presse. »

 

Après quoi, il se retourna et se mit à descendre lentement vers la tartane. Une brise s’était levée. Il la sentait sur son cou mouillé et accueillit avec satisfaction cette impression de fraîcheur qui le rappelait à lui-même, à sa vieille nature aventureuse qui n’avait connu ni mollesse, ni hésitation devant un quelconque risque de la vie.

 

L’averse s’éloignait au moment où il mit le pied à bord. Michel, trempé jusqu’aux os, conservait encore la même attitude et regardait vers le sentier. Le citoyen Scevola avait ramené ses genoux vers lui et s’était pris la tête dans les mains ; que la pluie, le froid ou quelque autre raison en fût la cause, en tout cas ses dents claquaient : on pouvait en entendre le bruit continuel et agaçant. Peyrol enleva rapidement sa veste lourde d’eau, avec un air étrange, comme si elle ne pouvait plus être d’aucune utilité pour son enveloppe mortelle ; il redressa ses larges épaules et, d’une voix grave et calme, donna l’ordre à Michel de larguer les amarres qui retenaient la tartane au rivage. Le fidèle séide en resta ébahi et il ne fallut pas moins d’un « Allez » prononcé par Peyrol d’un ton de commandement, pour le mettre en mouvement. Pendant ce temps, le flibustier, après avoir largué les amarrages de la barre, mettait, d’un air d’autorité, sa main sur la forte pièce de bois qui s’avançait horizontalement de la tête du gouvernail, à peu près à la hauteur de sa hanche. Les paroles et les mouvements de ses compagnons obligèrent le citoyen Scevola à maîtriser le tremblement désespéré de sa mâchoire. Il se démena un peu dans ses liens et articula de nouveau la question qu’il avait eue sur les lèvres depuis des heures :

 

« Qu’est-ce que vous allez faire de moi ?

 

– Que diriez-vous d’une petite promenade en mer ? » demanda Peyrol d’un ton qui n’était pas sans bienveillance.

 

Le citoyen Scevola, qui, jusqu’alors avait paru complètement abattu et dompté, poussa un cri perçant tout à fait imprévu :

 

« Détachez-moi. Mettez-moi à terre. »

 

Michel, occupé à l’avant, se laissa aller à sourire, comme s’il eût eu un sentiment raffiné de l’incongruité. Peyrol demeura sérieux.

 

« On va vous détacher dans un instant », déclara-t-il au patriote buveur de sang qui avait si longtemps passé pour être possesseur non seulement d’Escampobar, mais de l’héritière d’Escampobar, qu’habitué comme il l’était à vivre sur des apparences, il en était presque arrivé à croire lui-même à cette possession. Aussi hurla-t-il à ce rude réveil. Peyrol éleva la voix : « Embraque l’amarre[117], Michel ! »

 

Comme, une fois les amarres larguées, la tartane avait évité[118] en débordant du rivage, le mouvement que lui donna Michel la porta vers la passe par laquelle le bassin communiquait avec la crique. Peyrol était à la barre, et en un moment, glissant à travers l’étroit couloir, la tartane gardant son erre bondit presque au milieu de la crique.

 

On sentait une petite brise qui ridait l’eau légèrement, mais au large, la mer assombrie se tachetait déjà de moutons. Peyrol donna la main à Michel pour embraquer les écoutes, puis revint ensuite prendre la barre. Le joli bâtiment, propre comme un sou neuf, si longtemps immobile, se mit à glisser vers le vaste monde. Michel, comme éperdu d’admiration, regardait le rivage. La tête du citoyen Scevola était retombée sur ses genoux tandis que de ses mains sans force il entourait mollement ses jambes. On eût dit la figure même du découragement.

 

« Hé, Michel ! Viens ici et détache-moi le citoyen. Ce n’est que juste qu’il soit libre pour cette petite excursion en mer. »

 

Une fois son ordre exécuté, Peyrol s’adressa à la forme désolée qui était assise sur le pont : « Comme cela, si la tartane venait à chavirer dans un coup de vent, vous auriez la même chance que nous de sauver votre peau à la nage. »

 

Scevola dédaigna de répondre. Dans sa rage, il était occupé à se mordre les genoux furtivement.

 

« Vous êtes venu à bord dans quelque intention meurtrière. À qui en aviez-vous, sinon à moi, Dieu seul le sait. Je me sens parfaitement justifié en vous offrant un petit tour en mer. Je ne vous cacherai pas, citoyen, que cela n’ira pas sans quelque risque de mort ou de blessure. Mais ne vous en prenez qu’à vous du fait d’être ici. »

 

À mesure que la tartane s’éloignait de la crique, elle obéissait davantage à la force de la brise et elle bondissait en avant d’un mouvement rapide. Un vague sourire de contentement éclairait le visage velu de Michel.

 

« Elle sent la mer », lui dit Peyrol qui prenait plaisir à la marche rapide de son petit bâtiment. « C’est différent de ta lagune, Michel !

 

– Pour sûr », dit-il avec la gravité qui convenait.

 

« Ça ne te parait pas drôle à toi, lorsque tu te retournes vers la terre, de penser que tu n’as rien laissé derrière toi, rien, ni personne ? »

 

Michel prit l’aspect d’un homme auquel on soumet un problème intellectuel. Depuis qu’il était devenu le séide de Peyrol, il avait complètement perdu l’habitude de penser. Des instructions et des ordres étaient choses faciles à saisir ; mais une conversation avec celui qu’il appelait « notre maître » était une affaire sérieuse qui réclamait une attention intense et concentrée.

 

« Peut-être bien », murmura-t-il d’un air étrangement embarrassé.

 

« Eh bien ! Tu as de la chance, crois-moi », dit Peyrol en surveillant la marche de son petit navire qui longeait la pointe de la presqu’île. « Tu n’as pas même un chien à qui tu puisses manquer.

 

– Je n’ai que vous, maître Peyrol !

 

– C’est ce que je pensais », répondit celui-ci comme s’il se parlait un peu à lui-même, tandis que Michel, en bon marin, gardait l’équilibre en épousant les mouvements du navire sans quitter des yeux le visage du Frère-de-la-Côte.

 

« Non », s’écria tout à coup Peyrol après un moment de méditation, « je ne pouvais pas te laisser derrière moi ». Il tendit vers Michel sa main ouverte.

 

« Mets ta main ici », dit-il. Michel hésita un moment devant cette extraordinaire proposition. Il s’exécuta à la fin et Peyrol, serrant vigoureusement la main du pêcheur dépourvu de tout, lui dit :

 

« Si j’étais parti seul, je t’aurais laissé sur ce rivage comme un homme abandonné pour mourir sur une île déserte. » Une faible perception de ce que la circonstance avait de solennel sembla pénétrer le cerveau primitif de Michel. Les paroles de Peyrol s’associèrent en lui au sentiment de la place insignifiante qu’il occupait au dernier rang de l’espèce humaine ; et timidement, avec son regard clair, innocent et sans nuage, il murmura l’axiome fondamental de sa philosophie : « Il faut bien que quelqu’un soit le dernier ici-bas.

 

– Eh bien ! alors, il faudra que tu me pardonnes tout ce qui pourra arriver d’ici au coucher du soleil. »

 

La tartane, docile à la barre, laissa porter[119] pour mettre le cap à l’est.

 

Peyrol murmura : « Elle sait encore naviguer. »

 

Son indomptable cœur, si lourd depuis tant de jours, eut un moment d’exaltation, l’illusion d’une immense liberté.

 

À ce moment, Réal, étonné de ne plus trouver la tartane dans le bassin, courait comme un fou vers la crique où il pensait que Peyrol devait l’attendre pour lui en remettre le commandement. Il courut jusqu’à ce même rocher sur lequel l’ancien prisonnier de Peyrol s’était assis après son évasion, trop exténué pour se réjouir et cependant ragaillardi par l’espérance de la liberté. La situation de Réal était pire. Il ne distingua aucune forme indécise à travers le léger voile de pluie qui frappait cette nappe d’eau abritée et encadrée par les rochers. Le petit bâtiment avait été enlevé. Comment était-ce possible ! Il devait avoir les yeux malades ! De nouveau le versant dénudé de la colline retentit du nom de « Peyrol » hurlé par Réal de toute la force de ses poumons. Il ne le hurla qu’une fois, et environ cinq minutes plus tard il parut à la porte de la cuisine, haletant, ruisselant, comme s’il venait de remonter à grand-peine du fond de la mer. Arlette, pâle comme une morte, reposait dans le fauteuil à haut dossier, les membres détendus, la tête sur le bras de Catherine. Il la vit ouvrir des yeux noirs, énormes et comme s’ils n’appartenaient pas à ce monde ; il vit la vieille Catherine tourner la tête, entendit un cri de surprise : une sorte de lutte sembla s’engager entre les deux femmes. Il leur cria comme un fou : « Peyrol m’a trahi ! » et en un instant, faisant claquer la porte, il disparut.

 

La pluie avait cessé. Au-dessus de sa tête la masse compacte des nuages se dirigeait vers l’est : il prit la même direction comme s’il était, lui aussi, poussé par le vent, et il grimpa la colline jusqu’au petit observatoire. Quand il y fut parvenu et qu’essoufflé il eut passé un bras autour du tronc de l’arbre incliné, la seule chose dont il eut conscience pendant cette sombre interruption du tumulte des éléments, ce fut l’agitation affolante de ses pensées. Au bout d’un moment, il aperçut à travers la pluie le navire anglais, ses huniers[120] amenés sur les chouquets[121] courant à petite allure à travers l’entrée nord de la Petite Passe. Dans sa détresse il s’attacha de façon insensée à l’idée qu’il devait y avoir une relation entre ce navire ennemi et l’inexplicable conduite de Peyrol. Ce vieux marin avait toujours eu l’intention de partir lui-même ! Et quand un moment plus tard, tournant son regard vers le sud, il distingua l’ombre de la tartane qui doublait la pointe, au milieu d’un nouveau grain, il murmura amèrement pour lui-même : « Parbleu ! »

 

Elle avait ses deux voiles établies. Peyrol la pressait effectivement autant qu’il le pouvait, dans son abominable hâte d’aller communiquer avec l’ennemi. La vérité était que dans la position où Réal l’aperçut d’abord, Peyrol ne pouvait encore voir le navire anglais et il tint tranquillement sa route jusqu’au milieu de la Passe. Le navire de guerre et la petite tartane se virent l’un l’autre fort à l’improviste, à une distance qui n’était guère plus d’un mille. Peyrol sentit son cœur tressaillir en se voyant si près de l’ennemi. À bord de l’Amelia on n’y prit d’abord pas garde. Ce n’était qu’une tartane qui allait gagner un abri sur la côte au nord de Porquerolles. Mais quand Peyrol eut tout à coup changé sa route, le quartier-maître[122] du navire de guerre, remarquant la manœuvre, braqua sa longue-vue. Le capitaine Vincent était sur le pont et fut d’avis, comme son quartier-maître, que ce bâtiment agissait de façon suspecte. Avant même que l’Amelia eût pu venir dans le vent sous le fort grain, Peyrol était déjà sous la batterie de Porquerolles et ainsi à l’abri de toute capture. Le capitaine Vincent ne se souciait pas d’amener son navire à portée de la batterie et de courir le risque de faire endommager son gréement ou sa coque pour un simple petit côtier. Toutefois, ce que Symons avait raconté, à bord, du bâtiment caché qu’il avait découvert, de sa captivité et de son étonnante évasion, avait fait de chaque tartane un objet d’intérêt pour tout l’équipage. L’Amelia avait pris la panne[123] dans la Passe, tandis que ses officiers observaient les voiles latines[124] qui couraient des bordées sous la protection des canons. Le capitaine Vincent lui-même avait été frappé de la manœuvre de Peyrol. Les bâtiments côtiers, d’ordinaire, n’avaient pas peur de l’Amelia. Après avoir arpenté la dunette, il fit appeler Symons à l’arrière.

 

Ce héros d’une aventure unique et mystérieuse qui, depuis vingt-quatre heures, n’avait cessé d’être le sujet de toutes les conversations à bord de la corvette, s’avança d’un pas chaloupé, le chapeau à la main, tout pénétré secrètement du sentiment de son importance.

 

« Prends la lorgnette, lui dit le commandant, et regarde-moi ce bâtiment sous la côte. Ressemble-t-il un peu à la tartane à bord de laquelle tu dis avoir été ? »

 

Symons ne montra aucune hésitation : « Je jurerais, Votre Honneur, que ce sont bien là les mêmes mâts tout nouvellement peints. C’est la dernière chose que je me rappelle avant le moment où ce scélérat m’a assommé. La lune donnait en plein dessus. Je les distingue maintenant à la lorgnette. » Quant à l’homme qui lui avait raconté que la tartane portait des dépêches et qu’elle avait déjà fait plusieurs voyages, ma foi, Symons priait Son Honneur de vouloir bien croire que l’individu n’était pas alors tout à fait dans son état normal, il dégoisait n’importe quoi. La meilleure preuve, c’est qu’il était allé chercher les soldats et qu’il avait oublié de revenir. Le dangereux vieux scélérat ! « C’est que, Votre Honneur, reprit Symons, il pensait qu’il n’y avait pas de chance que je puisse m’enfuir après avoir reçu un coup dont neuf hommes sur dix seraient morts. Aussi est-il allé se vanter de son exploit auprès des gens de la côte ; car un de ses copains, un individu encore pire que lui, est descendu du village avec l’intention de me tuer à coups de fourche à fumier, une fourche sacrément grosse, sauf votre respect. C’était un vrai sauvage, celui-là. »

 

Symons s’interrompit, le regard fixe, comme émerveillé de son propre récit. Le vieux quartier-maître, debout près du capitaine, remarqua avec calme qu’en tout cas cette presqu’île n’était pas une mauvaise base de départ pour un navire qui aurait l’intention d’échapper au blocus. Symons, le chapeau à la main, attendait toujours, tandis que le capitaine Vincent donnait l’ordre à l’officier de manœuvre d’éventer[125] et de venir un peu plus près de la batterie. Ce qui fut fait, et aussitôt l’éclair d’un coup de canon apparut au ras de la ligne de l’eau, et un boulet arriva dans la direction de l’Amelia. Il tomba très court, mais le capitaine Vincent, jugeant que son navire était assez près, donna l’ordre de mettre de nouveau en panne. On demanda alors à Symons de jeter encore un coup d’œil par la lorgnette. Après avoir regardé longtemps, il l’abaissa et dit à son commandant sur un ton solennel :

 

« Je distingue trois têtes à bord, Votre Honneur, et l’une d’elles est blanche. Je jurerais n’importe où que je connais cette tête blanche. »

 

Le capitaine Vincent ne répondit rien. Tout cela lui paraissait bien étrange, mais, après tout, c’était possible. Ce navire avait certainement une conduite suspecte. D’un ton à demi vexé il s’adressa au premier lieutenant.

 

« Il a fait une manœuvre assez habile. Il nous fera des feintes par ici jusqu’à ce que la nuit vienne, et puis il filera. C’est parfaitement absurde. Je ne veux pas envoyer les embarcations trop près de la batterie, et si je le fais, il s’éloignera peut-être d’elles tout simplement et doublera la pointe bien avant que nous ne soyons prêts à lui donner la chasse. L’obscurité sera pour lui le meilleur complice. Tout de même, il faut avoir l’œil sur lui au cas où il serait tenté de nous fausser compagnie à la fin de l’après-midi. S’il en est ainsi, nous ferons de notre mieux pour l’attraper. S’il a quoi que ce soit à bord, j’aimerais m’en emparer. Cela peut être quelque chose d’important, après tout. »

 

À bord de la tartane, Peyrol de son côté interprétait les mouvements de la corvette. Son but avait été atteint. Le navire de guerre l’avait choisi comme proie. Convaincu sur ce point, Peyrol attendit l’occasion, et profitant d’un grain prolongé dont la pluie était assez épaisse pour brouiller la forme du navire anglais, il abandonna la protection de la batterie pour en faire voir de toutes les couleurs à l’Anglais et jouer le rôle d’un homme qui veut à tout prix éviter de se faire capturer.

 

Réal, de la position qu’il occupait sur le belvédère, aperçut dans l’averse devenue moins drue les voiles latines contournant la pointe nord de Porquerolles et disparaissant derrière la terre.

 

Un moment après il vit l’Amelia qui faisait voile d’une façon qui ne laissait aucun doute sur ses intentions de lui donner la chasse. Sa haute voilure disparut bientôt, elle aussi, derrière la pointe de Porquerolles. Quand elle eut disparu, Réal se tourna vers Arlette.

 

« Allons », dit-il. Stimulée par la brève apparition, à la porte de la cuisine, de Réal, qu’elle avait pris d’abord pour la vision d’un homme disparu qui lui faisait signe de le suivre jusqu’au bout du monde, Arlette s’était arrachée aux bras maigres et osseux de la vieille femme incapable de résister aux efforts de ce jeune corps et à sa fougue violente. Elle avait couru droit au belvédère, quoique rien ne pût l’y guider si ce n’est un aveugle désir de chercher Réal partout où il pouvait être. Il ne s’aperçut pas qu’elle l’avait rejoint avant qu’elle ne lui saisît tout à coup le bras avec une énergie et une résolution dont un être faible d’esprit n’eût pas été capable. Il sentit qu’elle s’emparait de lui d’une façon qui lui ôta du cœur tout scrupule. Accroché au tronc de l’arbre, il passa son autre bras autour de la taille de la jeune femme, et quand elle lui eut avoué qu’elle ne savait pas pourquoi elle avait couru jusqu’à cet endroit plutôt qu’ailleurs, mais que si elle ne l’avait pas trouvé, elle se serait jetée du haut de la falaise, il resserra son étreinte avec une exultation soudaine, comme si Arlette était un don obtenu par la prière et non la pierre d’achoppement de sa conscience puritaine. Ils revinrent ensemble à la ferme. Dans la lumière qui déclinait, les bâtiments inertes les attendaient ; les murs en étaient noircis par la pluie, et les grands toits inclinés luisaient sinistrement sous la fuite désolée des nuages. Dans la cuisine, Catherine entendit le bruit de leurs pas mêlés et, raidie dans son grand fauteuil, attendit leur venue. Arlette jeta ses bras autour du cou de la vieille femme, tandis que Réal se tenait de côté et les regardait. Des images se succédaient vertigineusement dans son esprit et s’abîmaient dans un sentiment puissant : le caractère irrévocable des circonstances qui le livraient à cette femme, car, dans le bouleversement de ses sentiments, il inclinait à la croire plus saine d’esprit que lui-même. Un bras passé par-dessus les épaules de la vieille femme, Arlette baisait le front ridé sous la bande blanche du bonnet qui, sur cette tête altière, avait l’air d’un diadème rustique.

 

« Demain, il faudra que toi et moi, nous descendions à l’église. »

 

L’attitude austère et digne de Catherine sembla ébranlée par cette proposition d’avoir à conduire devant le Dieu avec qui depuis longtemps elle avait fait sa paix, cette infortunée jeune fille, choisie pour partager la culpabilité des horreurs indicibles et impies qui lui avaient obscurci l’esprit.

 

Arlette, toujours penchée sur le visage de sa tante, étendit une main vers Réal qui fit un pas en avant et la prit silencieusement dans la sienne.

 

« Oh ! oui, n’est-ce pas, ma tante, insista Arlette. Il faudra que tu viennes avec moi prier pour Peyrol que, toi et moi, nous ne reverrons jamais plus. »

 

Catherine baissa la tête : était-ce sous l’effet de l’assentiment ou du chagrin ? Et Réal éprouva une émotion inattendue et profonde, car il était, lui aussi, convaincu qu’aucune des trois personnes de la ferme ne reverrait jamais Peyrol. On eût dit que l’écumeur des vastes mers les avait abandonnés à eux-mêmes, sous le coup d’une impulsion soudaine faite de mépris, de magnanimité, d’une passion lasse d’elle-même. De quelque façon qu’il l’eût conquise, Réal était prêt à serrer à jamais sur son cœur cette femme que la main rouge de la Révolution avait touchée ; car cette femme dont les petits pieds avaient plongé jusqu’à la cheville dans les terreurs de la mort, lui apportait, à lui, le sentiment de la vie triomphante.

 

En arrière de la tartane, le soleil sur le point de se coucher éclairait d’une lueur rouge terne et cramoisie une bande séparant le ciel couvert de la mer assombrie. La presqu’île de Giens et les îles d’Hyères ne formaient qu’une seule masse qui se détachait toute noire sur la ceinture enflammée de l’horizon ; mais vers le nord la côte alpine allongeait à perte de vue ses sinuosités infinies sous des nuages bas.

 

La tartane semblait s’élancer du même mouvement que les vagues dans l’étreinte de la nuit tombante. À un peu plus d’un mille, par la hanche[126] sous le vent, l’Amelia, sous toutes ses voiles majeures[127] menait la chasse à fond. Elle durait déjà depuis plusieurs heures, car Peyrol, en prenant le large, avait dès le début réussi à gagner de l’avance sur l’Amelia. Tant qu’elle fut sur cette large nappe d’eau calme qu’on appelle la rade d’Hyères, la tartane, qui était vraiment un bâtiment extraordinairement rapide, réussit bel et bien à gagner du terrain sur la corvette. Puis, en enfilant tout à coup la passe qui séparait les deux dernières îles du groupe à l’est, Peyrol avait en fait disparu à la vue du navire qui le poursuivait et dont il fut masqué un moment par l’île du Levant. L’Amelia, ayant dû virer de bord à deux reprises pour la suivre, perdit encore du terrain. En débouchant en pleine mer, il lui fallut virer de bord à nouveau, ce qui l’amena à donner chasse droit de l’arrière, position qui, comme chacun sait, prolonge le temps de la chasse. L’habile navigation de Peyrol avait arraché par deux fois au capitaine Vincent un sourd murmure qu’accompagna un significatif serrement de lèvres. L’Amelia avait été un moment assez près de la tartane pour lui envoyer un coup de semonce. Il fut suivi d’un autre qui passa en sifflant près de la tête des mâts, mais ensuite le capitaine Vincent donna l’ordre d’amarrer de nouveau la pièce. Il dit au premier lieutenant qui, le porte-voix à la main, se tenait près de lui : « Il ne faut à aucun prix couler ce bâtiment ; si nous avions seulement une heure de calme, nous pourrions le capturer avec nos embarcations. »

 

Le lieutenant déclara que, d’ici à vingt-quatre heures au moins, on ne pouvait guère espérer une accalmie.

 

« Assurément, dit le capitaine Vincent, et d’ici une heure à peu près, il fera nuit ; et il peut alors très bien nous fausser compagnie. La côte n’est pas très loin et il y a des batteries des deux côtés de Fréjus ; abritée par l’une ou l’autre, cette tartane sera aussi assurée de n’être pas prise que si elle était halée sur la plage. Et voyez », s’exclama-t-il au bout d’un moment, « c’est bien ce que cet homme a l’intention de faire.

 

– Oui, commandant », dit le lieutenant, les yeux fixés sur la tache blanche qui, devant eux, dansait légèrement sur les vagues courtes de la Méditerranée, « il ne serre pas le vent.

 

– Nous l’aurons d’ici moins d’une heure », reprit le capitaine Vincent, et on eût dit qu’il allait se frotter les mains de satisfaction, mais il s’accouda soudain à la lisse. « En somme, continua-t-il, c’est une course entre l’Amelia et la nuit.

 

– Et il fera nuit de bonne heure aujourd’hui », dit le lieutenant en balançant son porte-voix au bout de son cordon. « Faut-il hisser les vergues pour les dégager des galhaubans[128] ?

 

– Non, reprit le capitaine Vincent, il y a un fin manœuvrier à bord de cette tartane. Il fuit tout droit pour l’instant, mais à tout moment il peut encore revenir dans le vent[129]. Ne le suivons pas de trop près, nous perdrions notre avantage actuel. Cet homme a résolu de nous échapper. »

 

Si ces mots avaient pu par miracle parvenir aux oreilles de Peyrol, ils lui auraient fait venir aux lèvres un sourire ironique d’exultation malicieuse[130] et triomphante. Depuis le moment où il avait posé la main sur la barre de la tartane, toute son ingéniosité et son habileté de marin s’étaient évertuées à tromper le commandant du navire anglais, l’ennemi qu’il n’avait jamais vu, l’homme dont il s’était imaginé l’esprit d’après la manœuvre de son navire. Courbé sur la lourde barre, il rompit le silence de cet épuisant après-midi en interpellant Michel :

 

« C’est le moment ! » dit-il avec calme, de sa voix profonde. « Choque[131] l’écoute de grand-voile, Michel. Un tout petit peu seulement, pour l’instant. »

 

Quand Michel eut repris la place où il s’était tenu du côté du vent, le flibustier remarqua qu’il gardait les yeux fixés sur lui avec étonnement. Des pensées vagues s’étaient formées lentement, incomplètement, dans le cerveau de Michel. Peyrol répondit à l’innocence absolue de cette question muette par un sourire qui, d’abord sardonique, prit bientôt sur sa bouche mâle et sensible une expression qui ressemblait à de la tendresse.

 

« C’est comme ça, camarade », dit-il avec une force et un accent particuliers, comme s’il y avait dans ces mots une réponse pleine et suffisante. Fort étrangement les yeux ronds et généralement fixes de Michel clignotèrent comme s’ils étaient éblouis. Il tira lui aussi des profondeurs de son être un sourire bizarre et vague dont Peyrol détourna son regard.

 

« Où est le citoyen ? » demanda-t-il en poussant tout à fait sur la barre et en regardant vers l’avant. « Il n’est pas passé par-dessus bord, j’imagine ? Il me semble que je ne l’ai pas vu depuis que nous avons doublé la pointe près du château de Porquerolles. »

 

Michel, après avoir allongé le cou pour regarder par-dessus le rebord du pont, déclara que Scevola était assis sur la carlingue.

 

« Va sur l’avant, dit Peyrol, et choque un peu l’écoute de misaine à présent. Cette tartane a des ailes », ajouta-t-il, à part lui.

 

Seul sur le pont arrière, Peyrol tourna la tête pour regarder l’Amelia. Ce navire, qui tenait le vent[132], croisait maintenant obliquement le sillage de la tartane. En même temps, il avait réduit sa distance. Peyrol estimait pourtant que s’il avait vraiment voulu lui échapper, il avait huit chances sur dix d’y réussir ; en pratique c’était le succès assuré. Il contemplait depuis un long moment déjà la haute pyramide de toile dressée contre la bande rouge qui pâlissait à l’horizon quand un gémissement lamentable le fit se retourner. C’était Scevola. Le citoyen avait pris le parti de marcher à quatre pattes, et comme Peyrol le regardait, il roula sous le vent, évita non sans adresse de passer par-dessus bord, et s’accrochant désespérément à un taquet[133], son autre main tendue comme s’il avait fait une découverte étonnante, cria d’une voix caverneuse : « La terre, la terre !

 

– Certainement », dit Peyrol, tout en gouvernant avec une extrême précision. « Et puis après ?

 

– Je n’ai pas envie d’être noyé ! » s’écria le citoyen de la même voix caverneuse, nouvelle chez lui. Peyrol réfléchit un moment avant de lui répondre d’un ton grave :

 

« Si vous restez où vous êtes, je vous assure que vous… » (Ici il jeta par-dessus son épaule un rapide regard vers l’Amelia) « … vous ne mourrez pas noyé. » (Il imprima à sa tête une secousse de côté.) « Je connais les idées de cet homme.

 

– Quel homme ? Quelles idées ? » hurla Scevola avec une impatience et un égarement extrêmes. « Il n’y a que nous trois à bord. »

 

Mais Peyrol, dans son esprit, contemplait malicieusement la silhouette d’un homme avec de longues dents, une perruque et de grosses boucles à ses souliers. Telle était sa conception idéale de l’apparence que devait avoir le capitaine de l’Amelia. Cet officier dont le visage naturellement aimable était alors empreint d’une expression grave et résolue, avait appelé d’un signe son premier lieutenant.

 

« Nous le rattrapons, dit-il avec calme. J’ai l’intention de le serrer de près par le côté au vent. Je ne veux pas m’exposer à un de ses tours. On bat difficilement un Français pour la manœuvre, vous le savez. Faites monter quelques fusiliers armés sur le haut du gaillard d’avant. Je crains que le seul moyen de s’emparer de cette tartane ne soit de mettre hors de combat les hommes qui la montent. Je regrette diantrement de ne pouvoir en imaginer un autre. Quand nous serons à portée, faites tirer un feu de salve en visant bien. Il faudra poster aussi quelques fusiliers à l’arrière. J’espère que nous pourrons faire sauter ses drisses ; une fois les voiles abattues sur le pont, nous l’aurons rien qu’en mettant une embarcation dehors. »

 

Pendant plus d’une demi-heure, le capitaine Vincent demeura silencieux, accoudé sur la lisse, sans cesser de regarder la tartane, tandis qu’à bord de celle-ci, Peyrol, silencieux et attentif, naviguait, sentant intensément derrière lui le navire ennemi acharné à son inflexible poursuite. L’étroite bande rouge s’éteignait sur le ciel. La côte française, noire sur la lueur mourante, s’enfonçait dans les ténèbres qui s’amoncelaient sur le bord est. Le citoyen Scevola, un peu apaisé par l’assurance de ne pas mourir noyé, avait pris le parti de rester immobile à l’endroit où il était tombé, sans oser se risquer à faire un mouvement sur ce pont sans cesse agité. Michel, accroupi au vent, avait les yeux fixés intensément sur Peyrol, attendant, à tout moment, un nouvel ordre. Mais Peyrol ne desserrait pas les dents et ne faisait aucun signe. De temps à autre, un paquet d’écume volait par-dessus la tartane ou bien une giclée d’eau embarquait avec un bruit de course rapide.

 

Ce n’est que lorsque la corvette fut à une bonne portée de fusil de la tartane que Peyrol se décida à ouvrir la bouche.

 

« Non ! » cria-t-il dans le vent comme s’il se soulageait d’une longue et anxieuse méditation. « Non, je ne pouvais pas te laisser derrière moi, sans même la compagnie d’un chien. Je ne crois pas d’ailleurs, le diable m’emporte, que tu m’en aurais su gré. Qu’en dis-tu, Michel ? »

 

Un sourire à demi ahuri s’attardait toujours sur le visage innocent de l’ancien pêcheur. Il affirma ce qu’il avait toujours pensé de toutes les remarques de Peyrol : « Je pense que vous avez raison, maître.

 

– Eh bien ! Écoute, Michel. Ce navire va nous aborder d’ici moins d’une demi-heure. En approchant, ils vont ouvrir sur nous un feu de salve.

 

– Ils vont ouvrir sur nous… », répéta Michel avec un air de profond intérêt. « Mais comment savez-vous qu’ils vont faire ça, maître ?

 

– Parce que le capitaine de la corvette est obligé d’obéir à ce que j’ai dans la tête », déclara Peyrol d’un ton de conviction absolue et solennelle. « Il le fera aussi sûrement que si j’étais à côté de lui pour lui dire ce qu’il doit faire. Il le fera, parce que c’est un marin de premier ordre, mais moi, Michel, je suis un tout petit peu plus malin que lui. » Un instant, il regarda par-dessus son épaule l’Amelia lancée à la poursuite de la tartane, les voiles gonflées, puis élevant tout à coup la voix : « Il le fera parce qu’à un demi-mille en avant de nous, pas davantage, est l’endroit où Peyrol doit mourir ! »

 

Michel ne tressaillit même pas. Il se contenta de fermer les yeux un moment et l’ancien Frère-de-la-Côte reprit à voix plus basse :

 

« Il se peut que je sois frappé tout de suite en plein cœur, dit-il, auquel cas, je te permets d’amener les drisses si tu es toi-même en vie. Mais si je vis, j’entends bien mettre la barre dessous[134]. Quand tu me verras le faire, tu laisseras aller l’écoute de la voile de misaine pour aider la tartane à se lancer dans le lit du vent. C’est le dernier ordre que je te donne. Maintenant, va sur l’avant et ne crains rien. Adieu. » Michel obéit sans rien dire.

 

Une demi-douzaine des soldats de l’Amelia se tenaient alignés sur le gaillard d’avant, les mousquets prêts à tirer. Le capitaine Vincent vint sur l’embelle[135] sous le vent, pour surveiller sa proie. Quand il jugea que le bout-dehors de l’Amelia était à hauteur de l’arrière de la tartane, il agita son chapeau et les soldats déchargèrent leurs mousquets. Apparemment, aucune drisse n’avait été coupée. Le capitaine Vincent remarqua que l’homme à tête blanche qui tenait la barre portait vivement la main à son côté gauche tout en poussant la barre pour lancer d’un coup la tartane sous le vent. Les soldats placés sur la dunette tirèrent à leur tour ; toutes les détonations se fondirent en une seule. Des voix sur le pont crièrent que « le type aux cheveux blancs était touché ». Le capitaine Vincent hurla au quartier-maître :

 

« Virez de bord. »

 

Le marin âgé qui était le quartier-maître de l’Amelia jeta d’abord un coup d’œil expert avant de donner les ordres nécessaires, et l’Amelia se rapprocha de sa proie, tandis que sur le pont retentissaient les sifflets des seconds maîtres de manœuvre et le commandement rauque : « carguer les voiles. Pare à virer ! »

 

Peyrol, étendu sur le dos au-dessous de la barre qui battait d’un bord et de l’autre, entendit les commandements aigus retentir puis se dissiper ; il entendit la poussée menaçante de la vague qui précédait l’avant de l’Amelia lorsque celle-ci ne fut plus qu’à dix mètres de l’arrière de la tartane ; il vit même ses hautes vergues lui arriver dessus, puis tout disparut dans le ciel obscurci. Il n’y eut plus dans ses oreilles que le bruit du vent, le ressac des vagues battant contre le petit bâtiment privé de direction, et le battement régulier de la voile de misaine dont Michel avait largué l’écoute conformément à ses ordres. La tartane se mit à rouler pesamment, mais Peyrol pouvait se servir de son bras droit et il le passa autour d’une bitte[136] pour éviter d’être projeté de-ci de-là. Un sentiment de paix qui n’était pas sans orgueil vint l’envahir. Tout s’était passé selon ses plans. Il avait voulu jouer un tour à cet homme et maintenant le tour était joué. Mieux joué par lui que n’aurait pu le faire aucun autre vieillard chez qui l’âge s’était insensiblement insinué, jusqu’à ce que le voile de paix se trouvât déchiré au contact d’un sentiment inattendu comme serait un intrus, et cruel comme un ennemi.

 

La tête de Peyrol roula sur le côté gauche. Tout ce qu’il pouvait voir, c’étaient les jambes du citoyen Scevola qui allaient et venaient mollement suivant le roulis de la tartane, comme s’il eût le corps coincé quelque part. Était-il mort, ou seulement mort de peur ? Et Michel ? Était-il mort ou mourant, cet homme dépourvu d’amis, que, par pitié, il avait refusé de laisser derrière lui, abandonné sur la terre, sans même la compagnie d’un chien ? Peyrol ne se sentait à cet égard aucun remords ; mais il pensait qu’il aurait bien aimé voir Michel une fois encore. Il essaya de prononcer son nom, mais rien ne sortit de sa gorge, pas même un murmure. Il se sentait emporté loin de ce monde des bruits humains, où Arlette lui avait crié : « Peyrol, ne vous y risquez pas ! » Il n’entendrait plus jamais le son d’une seule voix humaine ! Sous ce ciel gris, il n’y avait plus pour lui que le ressac de l’eau et le battement incessant et furieux de la misaine. Cette tartane qui avait été son jouet s’agitait sous lui terriblement, le gouvernail affolé allait et venait juste au-dessus de sa tête, et des paquets de mer embarquaient au-dessus de son corps étendu. Tout à coup, dans une embardée désespérée qui mit toute la Méditerranée avec un grondement féroce à la hauteur du petit pont incliné, Peyrol vit l’Amelia venir droit sur la tartane. La peur, non pas de la mort mais de l’insuccès, étreignit son cœur faiblissant. Est-ce que cet Anglais aveugle allait lui passer dessus et couler les dépêches avec le bâtiment ? Dans un effort désespéré de sa force en déclin, Peyrol s’assit et passa le bras autour du hauban du grand mât.

 

L’Amelia, que son erre avait entraînée d’un quart de mille au-delà de la tartane avant qu’on pût réduire la voilure et brasser les vergues, revenait prendre possession de sa prise. Dans l’obscurité qui s’épaississait et au milieu des vagues écumantes, on eut du mal à distinguer le petit bâtiment. Au moment même où l’officier de manœuvre du vaisseau de guerre promenant anxieusement son regard du haut du gaillard d’avant pensait que la tartane avait dû se remplir et couler par le fond, il l’aperçut qui roulait dans le creux de la lame, et si près qu’elle semblait toucher le bâton de foc[137] de l’Amelia. Le cœur faillit lui manquer : « Tribord toute ! » hurla-t-il, et l’ordre fut transmis d’un bout à l’autre de la corvette.

 

Peyrol, retombant sur le pont dans une nouvelle embardée pesante de la tartane, vit un instant toute la masse de la corvette anglaise se balancer dans les nuages comme si elle voulait se jeter sur sa poitrine même. Une crête de lame[138] fouettée par le vent vint lui balayer bruyamment le visage, suivie par un moment de calme, un silence des eaux. Il vit dans un éclair les jours de son âge d’homme, ses jours de force et d’aventures. Et soudain une voix énorme pareille au rugissement d’une otarie en colère sembla remplir tout le ciel vide d’un cri puissant de commandement : « Steady[139] ! » et tandis que ce mot anglais qui lui était familier résonnait à ses oreilles, Peyrol sourit à ses visions et mourut.

 

L’Amelia ayant mis en panne sous les seuls huniers, se cabrait et retombait avec aisance, tandis qu’à une encablure environ, par sa hanche, la tartane de Peyrol était ballottée comme un cadavre au milieu des lames. Le capitaine Vincent, penché dans son attitude favorite sur la lisse, gardait les yeux fixés sur sa prise. M. Bolt, qu’il avait fait demander, attendit patiemment que son commandant se retournât.

 

« Ah ! vous voici, monsieur Bolt. Je vous ai envoyé rechercher pour que vous preniez possession du bâtiment. Vous parlez français, et il y a peut-être encore quelqu’un de vivant à bord. Dans ce cas, bien entendu, vous me l’enverrez immédiatement. Je suis sûr qu’il n’y a personne qui ne soit blessé. Il fera en tout cas trop noir pour y voir grand-chose, mais regardez bien partout et prenez-moi tout ce qui vous tombera sous la main en fait de papiers. Bordez[140] la misaine et ramenez-la sous voiles pour prendre la remorque. J’ai l’intention de l’emmener et de la faire fouiller de fond en comble demain matin ; d’arracher les rembourrages du carré et le reste au cas où vous ne trouveriez pas tout de suite ce que j’espère… »

 

Le capitaine Vincent, dont les dents blanches étincelaient dans l’ombre, donna encore quelques ordres à voix basse et M. Bolt s’éloigna rapidement. Une demi-heure plus tard, il était de retour à bord de l’Amelia qui, avec la tartane en remorque, faisait voile vers l’est à la recherche de l’escadre de blocus.

 

M. Bolt, introduit dans une cabine fort bien éclairée par une lampe suspendue au plafond, tendit à travers là table à son commandant un paquet enveloppé de toile à voiles, ficelé et cacheté, et un morceau de papier plié en quatre qui semblait, expliqua-t-il, être le certificat de nationalité du navire, mais qui, étrangement, ne portait aucun nom. Le capitaine Vincent s’empara avidement du paquet de toile grise.

 

« Cela m’a tout l’air d’être exactement ce qu’il me faut, Bolt », dit-il tout en retournant la chose entre ses mains. « Qu’avez-vous trouvé d’autre à bord ? »

 

Bolt lui dit qu’il avait trouvé trois hommes morts deux sur le pont arrière et le troisième gisant au fond de la cale découverte, et tenant encore dans sa main le bout dénudé de l’écoute de misaine, « tué, je suppose, juste au moment où il venait de la larguer », ajouta-t-il. Il décrivit l’aspect des corps et rapporta qu’il en avait fait ce qu’on lui avait enjoint de faire. Dans la cabine de la tartane, il avait trouvé une petite dame-jeanne de vin et un morceau de pain dans un coffre ; et, sur le Plancher, une valise contenant une vareuse d’officier et du linge de rechange. Il avait allumé la lampe et avait vu que le linge était marqué « E. Réal ». Une épée d’officier suspendue à un large ceinturon se trouvait aussi sur le plancher. Ces objets ne pouvaient avoir appartenu à ce vieil homme à cheveux blancs qui était de forte corpulence. « On dirait que quelqu’un est tombé par-dessus bord », remarqua Bolt. Deux des cadavres étaient insignifiants, mais il était hors de doute que ce superbe vieillard était un marin.

 

« Pour sûr ! dit le capitaine Vincent, c’en était un ! Savez-vous, Bolt, qu’il a bien failli réussir à nous échapper ? Vingt minutes de plus et il y parvenait. Combien de blessures avait-il ?

 

– Trois, je crois, commandant. Je n’ai pas regardé très attentivement, dit Bolt.

 

– Je répugnais à la nécessité de tuer comme des chiens des gens aussi braves, reprit le capitaine Vincent, mais que voulez-vous, je n’avais pas le choix : il peut y avoir là », continua-t-il en frappant de la main le paquet cacheté, « de quoi me justifier à mes propres yeux. Vous pouvez disposer. »

 

Le capitaine Vincent ne se coucha pas, mais s’étendit seulement tout habillé sur sa couchette, jusqu’à ce que l’officier de quart, apparaissant à la porte, vînt le prévenir qu’un navire de l’escadre était en vue au vent. Le capitaine Vincent donna l’ordre de faire les signaux de reconnaissance de nuit. Quand il fut monté sur le pont, il vit, à portée de voix, l’ombre massive d’un vaisseau de ligne qui semblait toucher les nuages, et il en sortit une voix qui beuglait dans un porte-voix :

 

« Qui êtes-vous ?

 

– Corvette Amelia, appartenant à Sa Majesté », cria le capitaine Vincent en réponse. « Quel bâtiment êtes-vous, je vous prie ? »

 

Au lieu de la réponse habituelle, il y eut un moment de silence et on entendit une autre voix crier impétueusement dans le porte-voix :

 

« C’est vous, Vincent ? Vous ne reconnaissez donc pas le Superb[141] quand vous le voyez ?

 

– Pas dans l’obscurité, Keats[142]. Comment allez-vous ? Je suis pressé de parler à l’amiral.

 

– L’escadre a mis en panne », dit alors la voix qui s’appliquait à parler distinctement parmi le bruit des murmures et du ressac de la bande d’eau noire qui séparait les deux bâtiments. « L’amiral reste au sud-sud-est. Si vous marchez jusqu’au lever du jour sur votre route actuelle, vous l’atteindrez en changeant d’amures[143] à temps pour prendre votre petit déjeuner à bord du Victory[144]. Y a-t-il du nouveau ? »

 

Au moindre coup de roulis les voiles de l’Amelia encalminée par la masse du vaisseau aux 74[145] canons ralinguaient[146] légèrement le long des mâts.

 

« Pas grand-chose, cria le capitaine Vincent, j’ai fait une prise.

 

– Vous avez été en action ? » demanda immédiatement la voix.

 

« Non, non, un coup de chance.

 

– Où est votre prise ? » rugit le porte-voix avec intérêt.

 

« Dans mon secrétaire », répondit en rugissant le capitaine Vincent… « Des dépêches ennemies… Dites donc, Keats, éventez votre navire. Éventez, vous dis-je, ou vous allez me tomber dessus. » Il frappa du pied avec impatience. « Attelez-moi quelques hommes à la remorque tout de suite, et déhalez cette tartane sous notre arrière », cria-t-il à l’officier de quart, « sinon ce vieux Superb va lui passer dessus sans même s’en apercevoir. »

 

Quand le capitaine Vincent se présenta à bord du Victory, il était trop tard pour qu’on l’invitât à partager le déjeuner de l’amiral. Il apprit que Lord Nelson[147] ne s’était pas encore montré sur le pont ce matin-là, et on vint bientôt lui dire qu’il désirait voir le capitaine Vincent immédiatement dans sa cabine. Une fois introduit, le capitaine de l’Amelia, en petite tenue, l’épée au côté et le chapeau sous le bras, reçut un accueil fort aimable ; après avoir salué l’amiral et lui avoir fourni quelques explications, il posa le paquet cacheté sur la grande table ronde à laquelle était assis un silencieux secrétaire vêtu de noir qui venait évidemment d’écrire une lettre sous la dictée de Lord Nelson. L’amiral marchait de long en large et, après avoir salué le capitaine Vincent, il se remit à marcher avec nervosité. Sa manche vide[148] n’était pas encore épinglée sur sa poitrine et oscillait légèrement chaque fois qu’il faisait demi-tour. Ses mèches clairsemées tombaient à plat le long de ses joues pâles et tout son visage avait au repos une expression de souffrance avec laquelle le feu de son œil unique[149] faisait un contraste frappant. Il s’arrêta brusquement et s’écria, cependant que le capitaine Vincent le dominait de sa haute taille dans une attitude respectueuse :

 

« Une tartane ! Vous avez pris cela à bord d’une tartane ! Mais comment diable êtes-vous tombé sur celle-là parmi les centaines de tartanes que vous devez voir tous les mois ?

 

– Je dois avouer que j’ai obtenu par hasard un renseignement surprenant, répondit le capitaine Vincent. Tout a été un coup de chance. »

 

Tandis que le secrétaire éventrait avec un canif l’enveloppe des dépêches, Lord Nelson emmena le capitaine Vincent dehors, sur la galerie arrière. Au calme de cette matinée ensoleillée s’ajoutait le charme d’une brise légère et fraîche : et le Victory, sous ses trois huniers et ses basses voiles d’étai[150], se déplaçait lentement vers le sud au milieu de l’escadre disséminée qui portait en grande partie la même voilure que le vaisseau amiral. On apercevait seulement au loin deux ou trois navires qui, charriant toute la toile, s’efforçaient de rallier l’amiral. Le capitaine Vincent remarqua avec satisfaction que le second de l’Amelia avait dû faire brasser en pointe[151] ses vergues arrière pour ne pas dépasser la hanche de l’amiral.

 

« Eh quoi ! » s’écria tout à coup Lord Nelson après avoir jeté un coup d’œil sur la corvette, « vous avez cette tartane en remorque ?

 

– Je pensais que Votre Honneur aimerait peut-être voir une goélette latine de quarante tonneaux qui a fait mener pareille chasse à la corvette la plus rapide, je crois, de la flotte de Sa Majesté.

 

– Comment tout cela a-t-il commencé ? » demanda l’amiral tout en continuant à regarder l’Amelia.

 

« Comme je viens de le dire à Votre Seigneurie, j’avais obtenu certains renseignements », reprit le capitaine Vincent qui ne croyait pas utile de s’étendre sur cette partie de l’histoire. « Cette tartane, qui n’est pas très différente d’aspect de toutes celles que l’on peut voir le long de la côte entre Cette et Gênes, était partie d’une crique sur la presqu’île de Giens. Un vieux marin à cheveux blancs était chargé de la mission, et, à vrai dire, on aurait difficilement pu trouver mieux. Il doublait le cap Esterel avec l’intention de traverser la rade d’Hyères. Apparemment, il ne s’attendait pas à trouver l’Amelia sur sa route. C’est pourtant là la seule erreur qu’il ait commise. S’il avait gardé la même route, je n’aurais probablement pas fait plus attention à lui qu’à deux autres bâtiments qui étaient alors en vue. Mais je lui ai trouvé une allure suspecte lorsqu’il est allé se mettre à l’abri de la batterie de Porquerolles. Cette manœuvre, en liaison avec le renseignement dont j’ai parlé, me décida à m’approcher de lui et à voir ce qu’il y avait à bord. » Le capitaine Vincent raconta alors brièvement les épisodes de la poursuite. « J’assure Votre Seigneurie que je n’ai jamais donné un ordre avec autant de répugnance que lorsque j’ai commandé d’ouvrir le feu des mousquets sur ce bâtiment : mais ce vieillard s’était montré si fin manœuvrier et si résolu qu’il n’y avait rien d’autre à faire. D’ailleurs, au moment où l’Amelia était déjà sur lui il fit encore une très habile tentative pour prolonger la poursuite. Il n’y avait plus que quelques minutes de jour et dans l’obscurité il aurait fort bien pu nous échapper. Quand je pense qu’ils auraient très bien pu sauver leurs vies, rien qu’en amenant leurs voiles, je ne peux m’empêcher de les admirer et particulièrement l’homme à cheveux blancs. »

 

L’amiral, qui pendant tout le temps n’avait cessé de regarder distraitement l’Amelia qui tenait son poste avec la tartane en remorque, lui dit :

 

« Vous avez là un vraiment bon petit bâtiment, Vincent. Fait à souhait pour l’emploi que je vous ai confié. Il est de construction française, n’est-ce pas ?

 

– Oui, amiral. Les Français sont de grands constructeurs de navires.

 

– Vous n’avez pas l’air de détester les Français, Vincent ? » reprit l’amiral en souriant légèrement.

 

« Pas quand ils sont de ce genre, amiral », fit le capitaine Vincent en s’inclinant. « Je déteste leurs principes politiques et le caractère de leurs hommes publics, mais Votre Seigneurie admettra que pour le courage et la résolution, nous n’aurions pu trouver nulle part au monde de plus valeureux adversaires.

 

– Je n’ai jamais dit qu’il fallait les mépriser, répondit Lord Nelson. De l’ingéniosité, du courage, certes oui… Si cette escadre de Toulon m’échappe, toutes nos escadres, de Gibraltar à Brest, seront en danger. Pourquoi ne sortent-ils pas pour qu’on en finisse ? Est-ce que je ne me tiens pas assez loin de leur route ? » s’écria-t-il.

 

Vincent, en remarquant la nervosité de ce corps frêle, éprouva un sentiment d’inquiétude qu’augmenta encore la quinte de toux dont fut pris l’amiral et dont la violence l’alarma fort. Il vit le commandant en chef de l’escadre de la Méditerranée suffoquer et haleter de si éprouvante façon qu’il lui fallut détourner les yeux de ce douloureux spectacle, mais il fut frappé aussi de la rapidité avec laquelle Lord Nelson surmonta l’épuisement qui s’ensuivit.

 

« C’est une rude besogne, Vincent, dit-il. Cela me tue. J’aspire à me reposer quelque part à la campagne, loin de la mer, de l’Amirauté, des dépêches et du commandement, et aussi de toute responsabilité. Je viens de terminer une lettre pour dire à Londres qu’il me reste à peine assez de souffle pour me traîner jour après jour… Mais je suis comme cet homme à cheveux blancs que vous admirez tant, Vincent », continua-t-il avec un sourire las, « je m’acharnerai à ma tâche jusqu’à ce que peut-être un coup tiré par l’ennemi vienne mettre fin à tout… Allons voir ce qu’il peut bien y avoir dans les papiers que vous avez apportés à bord. »

 

Le secrétaire, dans la cabine, les avait disposés en plusieurs piles.

 

« De quoi s’agit-il ? » demanda l’amiral en se remettant à arpenter nerveusement la cabine.

 

« À première vue, ce qu’il y a de plus important, amiral, ce sont des instructions à l’intention des autorités maritimes en Corse et à Naples visant à prendre certaines dispositions pour une expédition en Égypte.

 

– Je l’ai toujours pensé », dit l’amiral dont l’œil luisant restait fixé sur le visage attentif du capitaine Vincent. « Vous avez fait du bon travail, Vincent. Je ne peux rien faire de mieux que de vous renvoyer à votre poste. Oui… l’Égypte… l’Orient… tout tend dans cette direction », continua-t-il en se parlant à lui-même sous les yeux de Vincent, tandis que le secrétaire, ramassant avec soin les papiers, se levait discrètement pour aller les faire traduire et en préparer un résumé pour l’amiral.

 

« Et pourtant, qui sait ? » s’écria Lord Nelson, un moment immobile. « Mais il faudra que le blâme ou la gloire m’appartienne à moi seul. Je ne prendrai conseil de personne. » Le capitaine Vincent se sentait oublié, invisible, moins qu’une ombre en présence d’une nature capable de sentiments aussi véhéments. « Combien de temps peut-il encore durer ? » se demandait-il avec une sincère anxiété.

 

Toutefois, l’amiral ne tarda pas à se souvenir de sa présence et, dix minutes après, le capitaine Vincent quittait le Victory avec l’impression, commune à tous les officiers qui approchaient Lord Nelson, de s’être entretenu avec un ami personnel, et avec un dévouement renforcé pour cette grande âme d’officier de marine logée dans le corps frêle du commandant en chef de l’escadre royale de la Méditerranée. Tandis qu’il regagnait son navire, le Victory envoya un signal général enjoignant à l’escadre de se former en ligne de file au mieux, en avant et en arrière du vaisseau amiral ; ce signal fut suivi d’un autre qui donna ordre à l’Amelia de s’éloigner. Vincent fit, en conséquence, établir les voiles et après avoir dit à l’officier de manœuvre de faire route sur le cap Cicié, il descendit dans sa cabine. Il était resté debout presque tout le temps, pendant les trois nuits précédentes et il avait besoin d’un peu de sommeil. Son repos pourtant fut entrecoupé et assez agité. De bonne heure, dans l’après-midi, il se retrouva tout éveillé et occupé à repasser dans son esprit les événements de la veille. Cet ordre de tirer de sang-froid sur trois braves, qui lui avait été terriblement pénible sur le moment, lui pesait encore sur la conscience. Peut-être avait-il été impressionné par les cheveux blancs de Peyrol, par son obstination à lui échapper, par la résolution dont il avait fait preuve jusqu’à la toute dernière minute, par une attitude qui, pendant tout l’épisode, avait révélé un attachement peu ordinaire à son devoir et un esprit de défi audacieux. Doué d’une robuste santé, d’une simplicité bonhomme, et d’un tempérament sanguin que nuançait une légère dose d’ironie, le capitaine Vincent était un homme aux sentiments généreux et aux sympathies aisément mises en éveil.

 

« Et pourtant, se disait-il, ils l’ont voulu. Cette affaire ne pouvait pas finir autrement. Mais il n’en demeure pas moins qu’ils étaient sans défense et sans armes, particulièrement inoffensifs d’aspect, et en même temps aussi braves que n’importe qui. Ce vieux, par exemple… » Il se demandait ce qu’il y avait de précisément vrai dans le récit des aventures de Symons. Il en arriva à cette conclusion que les faits devaient être exacts, mais que leur interprétation par Symons rendait presque impossible de découvrir ce qu’il y avait véritablement là-dessous. Assurément, ce bâtiment était taillé pour pouvoir forcer le blocus. Lord Nelson s’était montré satisfait. Le capitaine Vincent monta sur le pont, animé de sentiments on ne peut plus bienveillants à l’égard de tous les hommes, vivants ou morts.

 

L’après-midi se révéla particulièrement beau. L’escadre anglaise venait tout juste de disparaître à l’exception d’un ou deux traînards, chargés de toile. Une brise si légère que l’Amelia seule pouvait naviguer à cinq nœuds, agitait à peine la profondeur des eaux bleues qui s’offraient à la tiède tendresse d’un ciel sans nuages. Au sud et à l’ouest, l’horizon était vide à la seule exception de deux taches éloignées, dont l’une avait un éclat blanc comme un morceau d’argent et dont l’autre semblait noire comme une goutte d’encre. Le capitaine Vincent, l’esprit pénétré de son dessein, se sentait maintenant en paix avec lui-même. Comme il était d’un abord aisément accessible pour ses officiers, le premier lieutenant risqua une question à laquelle le capitaine Vincent répondit :

 

« Il a l’air bien amaigri et bien épuisé, mais je ne le crois pas aussi malade qu’il pense l’être. Je suis sûr que vous serez tous heureux de savoir que l’amiral est satisfait de ce que nous avons fait hier – ces papiers étaient assez importants, voyez-vous –, et de l’Amelia en général. C’était une singulière poursuite, n’est-ce pas ? reprit-il. Il est évident et hors de doute que cette tartane voulait nous échapper. Mais elle n’avait aucune chance contre l’Amelia. »

 

Pendant la dernière partie de ce discours, le premier lieutenant regarda vers l’arrière comme s’il se demandait combien de temps le capitaine Vincent avait l’intention de traîner cette tartane derrière l’Amelia. Les deux hommes de corvée se demandaient, eux, quand on les ferait rentrer à leur bord. Symons, qui était l’un d’eux, déclarait qu’il en avait assez de tenir la barre de cette sacrée barque. En outre, la compagnie qu’il avait à bord de ce bâtiment le mettait mal à l’aise : car il savait que, conformément aux ordres du capitaine Vincent, M. Bolt avait fait transporter les cadavres des trois Français dans la cabine qu’on avait ensuite verrouillée avec un énorme cadenas qui, apparemment, s’y trouvait accroché, et il en avait emporté la clé à bord de l’Amelia. Pour ce qui était de l’un d’eux, la rancune de Symons le portait à décréter que, tout ce qu’il méritait, c’était d’être jeté sur le rivage pour avoir les yeux arrachés par les corbeaux. En tout cas il ne comprenait pas pourquoi on avait fait de lui, Symons, le patron d’un corbillard flottant, bon sang !… Il ne cessait de grommeler.

 

Au coucher du soleil, qui est le moment des funérailles en mer, l’Amelia mit en panne, et avec des hommes à la remorque, la tartane fut déhalée le long du bord et les deux hommes de corvée reçurent l’ordre de rentrer. Le capitaine Vincent, accoudé à la lisse, semblait perdu dans ses pensées. À la fin le premier lieutenant demanda :

 

« Qu’allons-nous faire de cette tartane, commandant ? Nos hommes sont rentrés à bord.

 

– Nous allons la couler à coups de canon », déclara soudain le capitaine Vincent. « Il n’y a pas pour un marin de meilleur cercueil que son navire, et ces gens-là méritent mieux que d’être envoyés par-dessus bord à rouler sur les vagues. Qu’ils reposent en paix au fond de la mer à bord du bâtiment sur lequel ils ont si bien tenu. »

 

Le lieutenant ne répondit rien, attendant un ordre plus précis. Tout l’équipage avait les regards tournés vers le commandant. Mais le capitaine Vincent ne disait rien, il semblait ne pas pouvoir ou ne pas vouloir encore donner cet ordre. Il sentait vaguement que quelque chose manquait à toutes ses bonnes intentions.

 

« Ah ! monsieur Bolt », dit-il en apercevant le second de l’officier de manœuvre sur l’embelle. « Y avait-il un pavillon à bord de cette tartane ?

 

– Je crois qu’elle avait un petit bout d’enseigne quand la chasse a commencé, commandant, mais il a dû partir au vent. Il n’est plus au bout de la grand-vergue. » Il regarda par-dessus bord. « Pourtant, les drisses sont encore passées ajouta-t-il.

 

– Nous avons bien un pavillon français quelque part à bord, dit le capitaine Vincent.

 

– Assurément, commandant », déclara le maître de manœuvre qui les écoutait.

 

« Eh bien, monsieur Bolt, dit le capitaine Vincent, c’est vous qui avez eu la plus grande part à toute cette affaire. Prenez quelques hommes, frappez le pavillon français sur la drisse et hissez la grand-vergue en tête de mât. » Il adressa un sourire à tous les visages qui étaient tournés vers lui. « Après tout, messieurs, ils ne se sont pas rendus et, ma foi, nous allons les couler, le pavillon haut. »

 

Un silence profond, mais qui ne marquait aucune désapprobation, régna sur le pont du navire, tandis que M. Bolt avec trois ou quatre hommes s’employait à exécuter l’ordre. Et soudain, au-dessus de la lisse de bastingage[152] de l’Amelia on vit apparaître le bout incurvé d’une vergue latine avec le pavillon tricolore pendant à son extrémité. Un murmure contenu de l’équipage salua cette apparition. En même temps, le capitaine Vincent fit larguer l’amarre qui tenait la tartane accostée et brasser la grand-vergue de l’Amelia. La corvette, dépassant sa prise, la laissa immobile sur la mer, puis, la barre au vent, revint par son travers de l’autre bord. La pièce bâbord-avant reçut l’ordre de tirer un coup, en visant très à l’avant. Ce coup, toutefois, porta juste trop haut, emportant le mât de misaine de la tartane. Le suivant fut plus heureux et frappa la petite coque en pleine ligne de flottaison, pour s’enfoncer profondément sous l’eau de l’autre côté. On en tira un troisième, comme le dit l’équipage, à titre de porte-bonheur, et celui-là aussi atteignit son but : un trou déchiqueté apparut à l’avant. Après quoi on amarra les pièces et l’Amelia, sans toucher un seul bras, revint sur sa route vers le cap Cicié. Tout l’équipage, le dos tourné au soleil couchant qui brillait comme une topaze pâle au-dessus de la gemme bleu cru de la mer, vit la tartane pencher soudain, puis plonger lentement, sans à-coup. Finalement, pendant un moment qui parut interminable, le pavillon tricolore seul resta visible, pathétique et solitaire, au centre d’un horizon débordant. Tout d’un coup, il disparut, comme une flamme que l’on souffle, laissant aux spectateurs la sensation de demeurer seuls face à face avec une immense solitude, soudainement créée. Sur le pont de l’Amelia passa un sourd murmure.

 

Lorsque le lieutenant Réal partit avec l’escadre de Toulon pour cette grande croisière stratégique qui devait se terminer par la bataille de Trafalgar, Mme Réal retourna habiter avec sa tante la demeure dont elle avait hérité à Escampobar. Elle n’avait passé que quelques semaines en ville, où on ne l’avait guère vue en public. Le lieutenant et sa femme habitaient une petite maison près de la porte ouest, et bien que le lieutenant fit, jusqu’au dernier moment, partie de l’état-major, sa situation officielle n’était pas suffisamment en vue pour qu’on remarquât l’absence de sa femme aux cérémonies officielles. Mais ce mariage éveilla un intérêt modéré dans les cercles navals. Ceux-là – en majorité des hommes – qui avaient vu Mme Réal chez elle, ne tarissaient pas d’éloges sur son teint éblouissant, ses magnifiques yeux noirs, sa personnalité étrange et attrayante, et sur le costume arlésien qu’elle persistait à porter, même après qu’elle eut épousé un officier de marine, parce qu’elle était elle-même de souche paysanne. On disait aussi que son père et sa mère avaient compté parmi les victimes des massacres qui avaient eu lieu à Toulon après l’évacuation de la ville ; mais tous ces récits différaient dans les détails et étaient, en somme, assez vagues. Partout où elle allait, Mme Réal était escortée de sa tante qui éveillait presque autant de curiosité qu’elle ; une magnifique vieille femme très droite, dont le visage brun et ridé, à l’expression austère, portait les signes d’une ancienne beauté. On voyait aussi Catherine seule dans les rues où, à vrai dire, les gens se retournaient sur cette silhouette mince et digne, remarquable au milieu des passants que, de son côté, elle ne paraissait pas voir. On racontait de fort prodigieuses histoires sur la façon dont elle avait échappé aux massacres, et elle acquit la réputation d’une héroïne. La tante d’Arlette, on le savait, fréquentait les églises, qui étaient maintenant toutes ouvertes aux fidèles et elle gardait jusque dans la demeure de Dieu son aspect sibyllin de prophétesse et son attitude austère. Ce n’était pas aux offices qu’on la voyait le plus souvent : c’était généralement dans quelque nef déserte ; elle se tenait, svelte et droite comme une flèche, à l’ombre d’un pilier imposant, comme si elle venait rendre visite au Créateur de toute chose avec lequel elle avait fait généreusement la paix et dont elle implorait seulement désormais le pardon et la réconciliation pour sa nièce Arlette. Car Catherine resta longtemps inquiète de l’avenir. Elle ne pouvait se défaire de la terreur involontaire que lui inspirait sa nièce, en qui elle vit jusque vers la fin de sa vie l’objet d’élection de la colère divine. Il y avait aussi une autre âme dont elle était en peine. De divers points des îles qui ferment la rade d’Hyères, on avait suivi la poursuite de la tartane par l’Amelia ; et du fort de la Vigie[153] on avait vu le navire anglais ouvrir le feu sur l’objet de sa chasse. Le résultat, bien que les deux bâtiments eussent été bientôt hors de vue, ne pouvait faire aucun doute. Un caboteur qui rentra à Fréjus raconta aussi l’histoire d’une tartane canonnée par un navire de guerre gréé en carré ; mais cela s’était apparemment passé le lendemain. Tous ces bruits tendaient dans le même sens et ils formèrent la base du rapport fait par le lieutenant Réal à l’Amirauté de Toulon. Que Peyrol avait pris la mer à bord de sa tartane et n’était pas revenu, c’était là bien sûr un fait indéniable.

 

La veille du jour où les deux femmes devaient retourner à Escampobar, Catherine, dans l’église de Sainte-Marie-Majeure[154], aborda un prêtre, un petit homme rond et mal rasé à l’œil larmoyant, pour lui demander de dire des messes pour les morts.

 

« Mais pour l’âme de qui devons-nous prier ? » murmura le prêtre sur un ton bas et poussif.

 

« Priez pour l’âme de Jean, dit Catherine. Oui. Jean. Il n’y a pas d’autre nom. »

 

Le lieutenant Réal, blessé à Trafalgar, mais ayant réussi à n’être pas fait prisonnier, se retira avec le rang de capitaine de frégate et disparut aux yeux du monde naval de Toulon et même du monde tout court. Le signe, quel qu’il fût, qui l’avait ramené à Escampobar au cours de la nuit décisive, ne devait pas l’appeler à la mort, mais à une vie paisible et retirée, obscure à certains égards, mais non pas dénuée de dignité. Quelques années plus tard, Réal fut nommé maire de la commune par les gens de ce même petit village qui avait si longtemps considéré Escampobar comme un foyer d’iniquité, un repaire de buveurs de sang et de femmes perverties.

 

Un des premiers événements qui vinrent rompre la monotonie de la vie d’Escampobar fut la découverte d’un obstacle volumineux au fond du puits, une année de sécheresse où l’eau faillit manquer. Après avoir eu beaucoup de mal à l’en retirer, on s’aperçut que l’obstruction était causée par un vêtement fait de toile à voile, qui avait des emmanchures et trois boutons de corne devant, et qui avait l’air d’un gilet ; mais il était doublé, positivement piqué, d’une quantité surprenante de pièces d’or, d’ages, de valeurs et de nationalités différents. Nul autre que Peyrol ne pouvait l’avoir jeté là. Catherine put donner la date exacte du jour où la chose avait été faite, car elle se rappela avoir vu Peyrol près du puits le matin même du jour où il était parti en mer avec Michel en emmenant Scevola. Le capitaine Réal devina aisément l’origine de ce trésor et il décida, avec l’approbation de sa femme, d’en faire remise au gouvernement comme étant le magot d’un homme mort intestat, sans parents connus et dont le nom même était resté incertain, y compris à ses propres yeux. Après cet événement, ce nom incertain de Peyrol revint de plus en plus souvent sur les lèvres de Monsieur et Madame Réal, qui ne l’avaient jusqu’alors prononcé que rarement, bien que le souvenir de sa tête blanche, de sa placide et irrésistible personnalité, eût continué à hanter le moindre coin des champs d’Escampobar. À partir de ce moment ils parlèrent ouvertement de lui, comme si, de nouveau, il était revenu habiter avec eux.

 

Bien des années plus tard, par une belle soirée, Monsieur et Madame Réal, assis sur le banc devant le mur de la salle (la maison n’avait subi extérieurement aucun changement, si ce n’est qu’elle était maintenant régulièrement blanchie à la chaux), parlaient de cet épisode et de l’homme qui, venu des mers, avait traversé leurs vies pour disparaître à nouveau en mer.

 

« Comment s’était-il emparé de tout cet or ? » demanda innocemment Mme Réal. « Il n’en avait véritablement pas besoin ; et pourquoi, Eugène, l’avoir jeté là ?

 

– Il n’est pas facile, ma chère amie, dit Réal, de répondre à cette question. Les hommes et les femmes ne sont pas si simples qu’ils en ont l’air. Même toi, fermière » (il donnait parfois ce nom à sa femme par manière de plaisanterie), « tu n’es pas si simple que bien des gens pourraient le croire. Je pense que si Peyrol était ici, il ne pourrait peut-être pas répondre lui-même à ta question. »

 

Et ils continuaient à se rappeler l’un à l’autre en courtes phrases entrecoupées de longs silences les particularités de sa personne et de sa conduite, lorsque, au haut de la montée qui venait de Madrague, apparurent d’abord les oreilles pointues puis tout le corps d’un âne minuscule à la robe d’un gris clair tacheté de noir. De chaque côté de son corps, jusqu’en avant de sa tête, s’allongeaient deux morceaux de bois de forme étrange qui avaient l’air des très longs brancards d’une charrette. Mais l’âne ne traînait aucune charrette derrière lui. Il portait sur son dos, sur un petit bât, le torse d’un homme qui semblait n’avoir pas de jambes. Le petit animal, bien soigné, et qui avait une intelligente et même impudente physionomie, s’arrêta devant Monsieur et Madame Réal. L’homme, qui se tenait adroitement en équilibre sur le bât, ses jambes rabougries croisées devant lui, se laissa glisser à terre, retira vivement ses béquilles de chaque côté de l’âne, s’appuya dessus et de sa main ouverte donna à l’animal une tape vigoureuse qui le fit partir en trottant vers la cour. L’infirme de Madrague, en sa qualité d’ami de Peyrol (car le flibustier avait souvent fait son éloge devant les femmes et le lieutenant Réal : « C’est un homme, ça ! »), faisait partie de la maison d’Escampobar. Son emploi consistait à parcourir le pays pour faire les courses emploi peu adapté en apparence à un homme dépourvu de jambes. Mais l’âne se chargeait de la marche, tandis que l’infirme apportait de son côté sa vivacité d’esprit et son infaillible mémoire. Le pauvre diable ayant enlevé son chapeau qu’il tenait d’une main contre sa béquille droite, s’avança pour rendre compte de l’emploi de sa journée par ces simples mots : « Tout a été fait selon vos instructions, madame. » Puis il s’attarda là, serviteur privilégié, familier mais respectueux, sympathique, avec ses bons yeux, sa longue figure et son sourire douloureux.

 

« Nous parlions justement de Peyrol, déclara le capitaine Réal.

 

– Ah ! l’on pourrait parler de lui bien longtemps, dit l’infirme. Il m’a dit une fois que si j’avais été complet (je suppose qu’il voulait dire avec des jambes, comme tout le monde), j’aurais fait un bon camarade là-bas sur les mers lointaines. C’était un grand cœur.

 

– Oui », murmura Madame Réal d’un air pensif. Puis se tournant vers son mari, elle demanda : « Quelle sorte d’homme était-ce réellement, Eugène ? » Le capitaine Réal restait silencieux. « Vous êtes-vous jamais posé cette question ? insista-t-elle.

 

– Oui, lui dit Réal. Mais la seule chose certaine que l’on puisse dire de lui, c’est que ce n’était pas un mauvais Français.

 

– Tout est là » murmura l’infirme avec une ardente conviction, dans le silence qui tombait sur les paroles de Réal et sur le petit sourire d’Arlette habitée par le souvenir.

 

La surface bleue de cette Méditerranée qui enchanta et déçut tant d’hommes audacieux gardait le secret de son sortilège, embrassait dans son sein paisible les victimes de toutes les guerres, de toutes les calamités et de toutes les tempêtes de son histoire sous la merveilleuse pureté du ciel au soleil couchant. Quelques nuages roses flottaient bien haut au-dessus de la chaîne de l’Esterel[155]. Le souffle de la brise du soir vint rafraîchir les rochers brûlants d’Escampobar ; et le mûrier, seul grand arbre au bout de la presqu’île, dressé comme une sentinelle à la porte de la cour, soupira doucement de toutes ses feuilles frémissantes, comme s’il regrettait le Frère-de-la-Côte, l’homme aux sombres exploits, mais au grand cœur, qui souvent, à midi, venait s’étendre là pour dormir à son ombre.

 

 

 

 

 


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Octobre 2006

 

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[1] Ces deux vers, qui devaient être gravés en 1924 sur la tombe de l’auteur, sont extraits de The Faerie Queen (La Reine des Fées, 1589, livre I, chant LX, strophe 40) d’Edmund Spenser (1552-1599).

[2] G. Jean-Aubry était l’ami intime et fut le principal traducteur de Conrad. Cette dédicace est l’un des éléments qui ont déterminé le choix du titre français.

[3] Le câble d’ancre, évidemment. Au début du XVIIIe siècle, le câble était normalement en chanvre ; les câbles-chaines en métal furent progressivement substitués aux cordages pour cet usage. Dans la première version imprimée de ce passage, le texte anglais contenait le mot chain au lieu de cable. G. Jean-Aubry (voir son édition des Lettres françaises de Conrad, Gallimard, 1929, p. 198-199) a retrouvé un brouillon de lettre au lieutenant de vaisseau Blanchenay sur ce sujet. Conrad lui écrivait : « Merci bien de votre bonne lettre à propos du Rover. Elle prouve surtout l’humanité de votre caractère, car le premier paragraphe de ce livre contient un anachronisme atroce pour lequel vous auriez pu me faire passer au conseil. Je veux dire le bruit de chaîne quand Peyrol jette l’ancre dans l’avant port. Une chaîne en 1796 ! C’est inouï ! Je n’avais pas pu lire les épreuves moi-même. Quinze jours après l’arrivée du premier exemplaire, je l’ouvris d’une main distraite. Vous pouvez imaginer la secousse que ce bruit de chaîne m’a donné [sic]. J’ai commencé par le geste de m’arracher les cheveux ; puis je me suis dit qu’à mon âge ça ne se faisait pas ; qu’il fallait me résigner à porter cette chaîne à mon cou jusqu’à la fin de ma vie. »

[4] Peyrol est l’un des rares héros ou protagonistes de Conrad qui ne soient pas jeunes ; et surtout il approche de l’âge qu’avait l’auteur au moment d’écrire ce roman.

[5] Relever (une voile carrée) pli par pli et la fixer le long d’une vergue.

[6] Le texte contient ici le mot rover qui constitue le titre anglais du roman. Il est indispensable de lui donner dans le présent contexte son sens habituel.

[7] Dans la ville du Cap, fondée en 1652 par les Hollandais à la pointe sud de l’Afrique, non loin du cap de Bonne-Espérance.

[8] Les îles du Cap-Vert sont un archipel portugais situé dans l’Atlantique, à l’ouest du Sénégal, et le cap Spartel se trouve sur la côte du Maroc à l’entrée de la Méditerranée, près de Tanger.

[9] Située au sud de la presqu’île de Giens.

[10] L’Almanarre est une petite localité côtière située en bordure des Salins des Pesquiers, à l’ouest de la presqu’île de Giens.

[11] Petit bâtiment ayant un grand mât, un mât de tapecul et un beaupré.

[12] Bras de mer de l’océan Indien, entre l’Afrique et Madagascar.

[13] Le cap de Bonne-Espérance avait été nommé « cap des Tempêtes » par son découvreur portugais, Bartolomeu Dias, en 1487. C’est le roi Jean II qui préféra le rebaptiser.

[14] La presqu’île se compose d’une étroite bande de terre orientée du nord au sud sur 4 km, et à son extrémité d’une bande plus large et très découpée, orientée d’ouest en est sur 6 km.

[15] Le cap de l’Esterel est la pointe est de la presqu’île de Giens.

[16] Cette expression, d’allure un peu solennelle en anglais, est peut-être une allusion biblique (voir Ex., 11, 22).

[17] Le mohur était une monnaie d’or de l’Inde britannique, valant 15 roupies. La « pièce » ou « pièce de huit » espagnole valait huit réals ; quant à la guinée anglaise, créée en 1684, elle a valu entre 30 et 21 shillings, et a cessé depuis 1817 d’être représentée par une pièce de monnaie.

[18] Les salines qui longent l’ouest de la presqu’île de Giens (Salins des Pesquiers) sont parmi les plus étendues de la région.

[19] La lagune des Pesquiers comprend, au sud des Salins, un grand étang.

[20] G. Jean-Aubry, dans son introduction au Frère-de-la-Côte, pensait que Conrad avait adapté le nom de la pointe Escampobarine, à l’extrémité sud-ouest de la presqu’île. Mais Claudine Lesage-Holuigue (voir « Topographie d’un roman : Le Frère-de-la-Côte », L’Univers conradien, Limoges, 1988, p. 117-127) a démontré qu’il existe un domaine situé au sud de l’ancien château et portant le nom de L’Escampobar.

[21] Ce nom, donné pendant la Révolution aux personnes rattachées par leur naissance ou leur fortune à l’Ancien Régime, est invariable en français. En anglais, Conrad le met au pluriel sous la forme ci-devants.

[22] En faisant dire à Peyrol « You other sans-culottes », Conrad lui attribue un gallicisme ; mais c’est de façon délibérée, comme ce sera souvent le cas dans la suite du roman. La traduction littérale d’expressions françaises contribue à créer la couleur locale.

[23] Ce prénom du personnage, par allusion à Mucius Scaevola, l’héroïque jeune Romain, est plus approprié à un républicain fanatique que n’importe quel saint du calendrier. Cependant Scevola Bron a reçu son prénom de ses parents, longtemps avant la Révolution ; le texte ne dit pas qu’il ait changé de prénom récemment.

[24] La forme anglaise postured on the very doorstep est insolite quoique intelligible.

[25] Le cap Cépet forme la pointe sud-est de la presqu’île de Saint-Mandrier, qui ferme la rade de Toulon. L’église Notre-Dame-du-Mai, qui s’appelait naguère Notre-Dame-de-la-Garde, se trouve sur le cap Cicié et non sur le cap Cépet plus à l’ouest.

[26] Au cours d’une longue carrière sur des mers lointaines, Peyrol a vu bien des bateaux divers, dont les catamarans (pirogues à flotteurs latéraux), les ballahous (connus aux Bermudes et aux Antilles), les praos (bateaux malais caractérisés par deux gouvernails latéraux) et les lorchas (bâtiments dont la coque est de forme européenne mais le gréement chinois).

[27] Le Cap Cicié se trouve au sud-est de Toulon, à peu près à la latitude de Giens.

[28] Au sud-est des Pesquiers, sur la côte nord de la presqu’île de Giens.

[29] Le texte donne un exemple pittoresque de gallicisme délibéré quand Peyrol parle de all my little affairs.

[30] Peut-être Pakhoi, ou Hoppo, ou Tchan Kiung.

[31] Il n’est pas étonnant qu’un marin français ait noué des relations dans ce comptoir français du sud-est de l’Inde.

[32] D’après les recherches menées par Gerald Morgan et dont les résultats nous ont été obligeamment communiqués par Pierre Lefranc, ce corsaire français correspondrait à l’Émilie, dont l’existence est attestée en 1797.

[33] Port-Louis est la plus grande ville de l’île Maurice, où Conrad avait séjourné en 1888 et où la population comprend une forte proportion d’Indiens.

[34] On voit mal comment Peyrol pouvait disposer de dollars avant l’époque de la Révolution française, cette devise ayant été répandue aux États-Unis en 1794, en Orient à partir de 1873.

[35] Faubourg de la ville de Narasapur (État de Madras en Inde) ; il a donné son nom (mais en français seulement) au tissu de coton qu’on y fabriquait dans les débuts de la Compagnie des Indes orientales.

[36] C’est encore le mot rover qu’on trouve ici ; le contexte invitait cette fois à le traduire par « forban ».

[37] Dans la France révolutionnaire, le jour de repos est le dixième et dernier jour de la décade.

[38] Dans le texte : a leaf does not pose itself lighter ; c’est un gallicisme flagrant, introduit probablement à dessein, puisque la conversation est censée se dérouler en français.

[39] Pièce tirant un projectile de douze livres.

[40] L’expression anglaise as if she had two voices nithin her semble évoquer l’un des plus célèbres poèmes d’Alfred Tennyson (1809-1892), « The Two Voices » (« Les Deux Voix », 1833).

[41] Partie extrême du pont supérieur, à l’arrière.

[42] C’est en 1805 que Horatio Nelson fut nommé au commandement de la flotte britannique en Méditerranée, choisit le Victory comme navire-amiral et tenta d’instaurer le blocus de Toulon.

[43] C’est-à-dire : « ramez en longeant la terre », « en passant tout près de la terre ».

[44] Erreur historique. Richard, premier comte de Howe (1726-1799), amiral anglais, connu pour sa victoire du 1er juin 1794 sur les Français au large d’Ouessant, ne prit aucune part aux actions qui se déroulèrent en Méditerranée en 1793. C’est à l’amiral Hood que Toulon se rendit.

[45] Traité conclu entre la France et l’Angleterre en 1802 et mettant fin à la seconde coalition.

[46] Nelson avait été fait « Baron Nelson du Nil » en 1798 en récompense de sa victoire sur la flotte française en baie d’Aboukir, et en 1801 était devenu vicomte Nelson après l’attaque de Copenhague.

[47] Jack est le diminutif usuel du prénom John (forme anglaise de Jean) ; le prénom James (équivalent de Jacques) a pour principal diminutif Jim.

[48] Le titre de patron de chaloupe ou de canot (en anglais coxswain, cockswain) est donné à l’officier ou au matelot de confiance qui tient le gouvernail, veille à l’armement et commande les marins d’une embarcation.

[49] Câble servant à remorquer.

[50] Vergue ou mât qu’on pousse en dehors d’un bâtiment pour y établir une voile supplémentaire.

[51] L’erre est la vitesse acquise par un navire.

[52] Ali Kassim (appelé aussi Kasim Ali Khan et Mir Kasim) était un dirigeant du Bengale, renommé pour sa collection de joyaux et la férocité avec laquelle il massacra 150 Anglais. Il fut vaincu en 1764 et mourut en 1777.

[53] Bâtiment de commerce de 150 à 200 tonneaux, à gréement latin sur un seul mât, rencontré dans la mer Rouge, le golfe Persique et l’océan Indien.

[54] En anglais, a horrible subject of conversation constitue encore un gallicisme probablement volontaire.

[55] Combat naval qui se déroula le 1er août 1798 et au cours duquel Nelson détruisit la flotte française commandée par Brueys. Aboukir est une ville de la basse Égypte, au nord-est d’Alexandrie.

[56] L’anglais a single cover est un gallicisme surprenant, puisqu’il intervient en dehors d’une conversation.

[57] Expression biblique fréquente (voir par exemple Esth., IV, 1) ; la coutume d’exprimer par la cendre la tristesse et le deuil est répandue dans tout l’Orient.

[58] Le narrateur donne à ces îles leur nom français de Baléares ; en anglais on les appelle Balearies.

[59] Barbarie, ou États barbaresques ; nom donné autrefois aux régions de l’Afrique du Nord situées à l’ouest de l’Égypte.

[60] Sorte de panneau vitré sur une écoutille du pont supérieur, donnant du jour à un logement.

[61] Échelle ou escalier permettant de descendre dans l’intérieur d’un navire.

[62] Toulon étant un port militaire, l’Arsenal y occupe une place importante ; il est situé au fond de la Petite Rade, à l’ouest du centre de la ville.

[63] Dans le texte, the son Bron est une forme calquée – sans doute à dessein – sur le français.

[64] Conrad semble penser que le couteau de cuisine est l’arme naturelle de la femme (voir par exemple la fin du chapitre XI de L’Agent secret).

[65] De l’île de Zanzibar, au large de la côte orientale de l’Afrique (Tanzanie) jusqu’au cap Guardafui, à la pointe nord-est de la Somalie et à l’entrée du golfe d’Aden, il y a plus de 2 000 km.

[66] Conrad appelle en anglais les Malgaches Malagashes ; on dit aussi Malagasy.

[67] Le texte dit mortal envelopes. Selon J.H. Stape, annotateur de The Rover pour l’Oxford University Press, cet emploi de envelope est un gallicisme de l’auteur.

[68] Cordages composés de trois à quatre torons tordus ensemble, atteignant de huit à trente-deux centimètres de diamètre et servant à remorquer ou à amarrer un navire.

[69] Peyrol n’est pas sans ressemblance avec Dieu qui, ayant créé la lumière, la trouva bonne (voir Gen., I, 4).

[70] L’emplanture est l’encaissement où se loge et repose le pied d’un mât.

[71] Robert Surcouf (1773-1827) fit la course contre les Anglais dans l’océan Indien.

[72] Rambarde de la muraille d’un navire.

[73] La carlingue, qui recouvre le dessus de la contre-quille, se trouve au fond de la cale.

[74] Petite écoutille ; ouverture pratiquée dans un panneau.

[75] Dans son anglais approximatif, Peyrol dit à son prisonnier : « Doucement là-dedans ! Il est temps d’en finir avec ce bruit ! »

[76] Ce mot anglais signifie en effet « malade », en particulier « écoeuré ».

[77] Fixées sur les vergues. L’anglais emploie en ce sens le verbe bend, qui signifie habituellement « courber », « incliner », « nouer ».

[78] En italien : « Tête dure ».

[79] J.H. Stape signale que Conrad emprunta cet incident aux Mémoires de Louis Garneray (Voyages, aventures et combats, 1853) : celui-ci raconte que Kernau, un de ses anciens compagnons, avait reconnu un Frère-de-la-Côte dans la capitale des Philippines, sous la robe d’un moine franciscain.

[80] « Marin », en espagnol. En italien, on dirait marinaro.

[81] Dans le texte, Peyrol dit : She makes a pied de nez what you call thumb to the nose (« elle fait un pied de nez, ce que vous appelez pouce au nez »). En fait, l’anglais n’emploie pas du tout cette expression, mais seulement le mot snook(s) pour désigner le même geste de défi.

[82] Brasser les vergues, c’est les orienter, ce qu’on fait généralement en fonction du vent ; elles sont brassées carré quand elles sont perpendiculaires à l’axe du navire.

[83] L’emploi de surge ou surge up au sens du français « surgir » est un gallicisme fréquent chez Conrad.

[84] Faire une abattée, ou abattre, c’est pivoter sous l’effet de la lame.

[85] Comme souvent, le sens du mot candid chez Conrad peut être, soit le sens habituel en anglais (« sincère »), soit le sens français (« naïf »).

[86] Allusion à un dicton : Out of sight out of mind (analogue à notre « Loin des yeux loin du coeur ») popularisé par le poème « That Out of Sight » dans Songs in Absence (Chants de l’absence) d’Arthur Hugh Clough (1819-1861).

[87] La formule anglaise presiding genius (« génie qui préside ») semble assez courante ; elle l’est peut-être devenue sous l’influence d’une lettre du poète John Keats à son ami B.H. Haydon, où il parlait de « a good genius presiding over you » (« un bon génie qui préside au-dessus de vous », c’est-à-dire qui vous dirige et vous protège).

[88] Catherine dit en anglais a grey-haired man, serious ; la place du deuxième adjectif est tout à fait contraire à l’usage anglais ; bien entendu, le gallicisme est ici délibéré.

[89] Le narrateur emploie ici le mot chieftainess, féminin archaïque de chieftain, terme lui-même assez rare.

[90] Dans les temples indiens, les figures ayant plus de deux bras (par exemple quatre, ou six, ou dix) ne sont pas rares ; les trois têtes sont fréquentes ; cependant un brahma de Kuruwatti (près de Madras) a quatre têtes et quatre bras, et une statue d’Aripacan-Maiijuru, au Bengale, trois têtes et six bras. Un nombre impair de bras serait plus insolite.

[91] Le mot retracted employé ici est rare en anglais, surtout en ce sens, mais il se rencontre plusieurs fois dans Victoire quand l’auteur décrit Ricardo.

[92] En anglais : dropped an anchor under foot. L’intention est de s’amarrer momentanément, sur une seule ancre et de façon précaire.

[93] Les cargues sont les cordages servant à retrousser les voiles sur elles-mêmes.

[94] Déborder : s’éloigner du flanc du navire.

[95] Le texte dit near six bells in the first watch (« près de six coups de cloche du premier quart ») ; à bord d’un navire, on sonne l’heure en frappant la cloche avec son battant d’autant de coups qu’il s’est écoulé de demi-heures depuis le début du quart (période de service pour une équipe).

[96] Dans la marine de guerre, sous-officier chargé particulièrement de faire exécuter les ordres relatifs à la police du bord et de veiller sur les armes portatives.

[97] Levier en bois de chêne dont l’extrémité peut être garnie d’une armature de fer.

[98] Instrument en fer pour harponner les poissons. Il s’appelle en anglais fish-gig ou fishing spear. Conrad emploie en fait fish-grains, qui ne semble pas exister.

[99] Ouverture à peu près carrée pratiquée dans les ponts pour établir la communication entre eux.

[100] Agir avec les avirons d’une embarcation de manière à la faire marcher par l’arrière.

[101] Placer ou tenir debout, en situation à peu près verticale.

[102] À plusieurs reprises, Conrad décrit Réal comme un pédant. Dans une lettre à son ami Garnett écrite le 24 décembre 1923, il parlait encore de ce personnage comme « l’enfant de la Révolution […] avec son tour d’esprit et de conscience austère et pédant » (Letters from Conrad. 1895-1924, Londres, 1928, p. 298-299). Réal n’est pourtant pas enclin à faire étalage de son savoir. On est tenté de se demander si Conrad n’a pas confondu pédant et pointilleux, ou pédantisme et puritanisme.

[103] La tentation suicidaire se rencontre souvent dans les romans de Conrad, qui avait lui-même attenté à ses jours à Marseille en février 1878.

[104] Allusion évidente à Pygmalion, dont le nom était particulièrement familier en Angleterre depuis que Bernard Shaw avait fait représenter et publier une brillante pièce sous ce titre en 1912.

[105] Les disposer pour ramer ou nager, de manière que les hommes n’aient qu’à agir dessus, quand ils en recevront l’ordre.

[106] Dans le texte, on trouve ici un deuxième emploi de l’adverbe pedantically (voir note n. 103).

[107] Un navire dont les vergues sont brassées c’est-à-dire orientées n’importe comment est désemparé.

[108] La ralingue étant un cordage cousu en renfort sur le côté d’une voile, une voile est en ralingue quand elle est disposée de manière que le vent la frappe dans la direction de sa ralingue de chute qui est au vent, c’est-à-dire de manière que la voile ne soit ni pleine ni coiffée et n’ait aucune influence sur la marche du navire.

[109] L’idée que la vie est un songe a été exprimée à maintes reprises par des poètes comme Shelley, Poe, Longfellow, Browning, sans parler de Shakespeare, tous plus conscients et cultivés que Peyrol.

[110] La Petite Passe sépare la presqu’île de Giens de l’île de Porquerolles. Le cap Blanc, au sud du cap Bénat, se trouve à l’extrême est de la rade d’Hyères.

[111] Étance grossière et forte ; une étance est une sorte d’épontille en bois sommairement équarri qu’on place sous le pont pour le soutenir à des endroits où il risquerait de fléchir.

[112] Cordage destiné à tendre le bord inférieur d’une voile.

[113] Bien que l’anglais emploie pour désigner cette manoeuvre l’expression to masthead the yards, il est évident que les vergues ne sont pas toutes en tête de mât.

[114] Carguer une voile, c’est en retrousser les angles inférieurs (en agissant sur les cordages nommés cargue-joints) pour la soustraire en partie à l’action du vent.

[115] Lieu où étaient les bureaux du major de la Marine, officier qui présidait à l’établissement de la garde dans l’Arsenal.

[116] Déhaler, c’est haler en dehors (généralement, tirer d’une position fâcheuse). Se déhaler, c’est se sortir d’une situation d’immobilité, telle qu’un échouement.

[117] Embraquer (ou abraquer) un cordage, c’est haler dessus pour le tendre ou en faire disparaître le mou.

[118] Éviter (sur son ancre), c’est pour un navire au mouillage changer de direction sous l’action du vent ou d’un courant.

[119] Changea de direction pour gonfler ses voiles et prendre de la vitesse.

[120] Un hunier est une voile carrée fixée à la vergue d’un mât de hune (surmontant un bas mât).

[121] Un chouquet est un billot quadrangulaire en bois, cerclé de fer et solidement fixé au tenon du sommet d’un mât.

[122] Gradé choisi parmi les matelots de 1re classe et exerçant, sous les ordres des officiers, une autorité directe sur les hommes de l’équipage.

[123] Avait arrêté le navire en orientant les voiles de façon qu’elles ne prennent plus le vent.

[124] Voiles triangulaires.

[125] Éventer, ou faire servir, c’est manoeuvrer un navire pour lui faire quitter la panne, en sorte qu’il fasse route.

[126] La hanche est la partie d’un navire comprise entre les porte-haubans d’artimon et la poupe.

[127] Le texte dit : under all plain sail, ce qui désigne toutes les voiles établies normalement par temps ordinaire, sans prendre de dispositions particulières pour forcer l’allure.

[128] Longues manoeuvres dormantes (cordages fixes) servant à assujettir, par le travers et vers l’arrière, les mâts supérieurs.

[129] Adopter l’allure du plus près, c’est-à-dire la direction de sa route approchant de celle du vent.

[130] Le mot anglais malicious employé dans le texte signifie généralement « méchant » ou « hostile ». Conrad semble lui donner ici plutôt le sens du français « malicieux » (malin, taquin, railleur).

[131] Choquer, c’est relâcher progressivement la tension d’un cordage ou d’un câble.

[132] Gouvernait près du vent.

[133] Morceau de bois dur ou de métal portant deux cornes et fixé en divers endroits du navire pour y tourner des cordages.

[134] Placer la barre du gouvernail du côté sous le vent.

[135] Partie comprise entre les gaillards d’avant et d’arrière ; milieu d’un navire.

[136] Solide montant vertical destiné à supporter l’effort des câbles d’amarrage ou de mouillage.

[137] Nom donné par abréviation au bout-dehors de foc (un foc est une sorte de voile triangulaire ou latine établie sur une draille (cordage) tendue entre les mâts de beaupré et de misaine).

[138] En anglais, de façon expressive, seatop (« haut de mer ») ; cette crête est arrachée par le vent.

[139] Le mot, laissé en anglais à cause du contexte, pourrait se traduire par « Droit(e) la barre ! », ordre visant à obtenir que la barre ne se trouve ni d’un côté ni de l’autre du navire, mais au milieu, dans le sens de la quille du bâtiment.

[140] Fermez l’angle que forme cette voile par rapport à l’axe longitudinal du navire.

[141] Un navire de ce nom faisait effectivement partie de la flotte britannique au large de Toulon.

[142] Le commandant du Superb s’appelait Sir Richard Goodwin Keats (1751-1834) ; il s’était distingué pendant la guerre contre la France de 1793 à 1801 et fut nommé amiral en 1825.

[143] Les amures sont des cordages destinés à fixer le point inférieur (d’une basse voile) qui se trouve au vent. Changer d’amures, c’est virer de bord pour recevoir le vent du côté du navire qui, auparavant, était sous le vent.

[144] Nom historique du célèbre navire amiral de Nelson, cinquième et dernier du nom dans la marine britannique, lancé en 1765, achevé en 1778. C’est à bord du Victory que Nelson mourut à Trafalgar, en 1805, et c’est le Victory qui rapporta sa dépouille à Londres.

[145] Le Superb portait 74 canons.

[146] Ralinguer, ou faseyer, pour une voile, c’est se mettre en ralingue.

[147] Rappelons que c’est en 1801 que Nelson avait été élevé à la pairie.

[148] Nelson avait perdu le bras droit en 1797.

[149] Nelson avait perdu un oeil à Calvi en 1793.

[150] Une voile d’étai est enverguée (fixée) à un étai (gros cordage tendu entre la tête d’un mât et un point du pont situé en avant pour consolider ce mât contre les efforts de l’avant vers l’arrière).

[151] Agir sur les bras qui étaient du côté du vent pour orienter ces vergues de façon à ralentir l’allure.

[152] Lisse située au-dessus du niveau du garde-corps principal.

[153] Selon J. H. Stape, ce fort se trouve sur la côte sud-est de l’île de Port-Cros (une des îles d’Hyères), mais, construit en 1810-1811, ne s’y trouvait pas encore au moment de l’action décrite dans ce passage (c’est-à-dire en 1804).

[154] La cathédrale de Toulon, construite au XIIe siècle et appelée parfois Sainte-Marie-Majeure, a retrouvé son nom de Sainte-Marie-de-la-Seds (c’est-à-dire du siège). D’après les historiens de Toulon, la ville cessa à plusieurs reprises d’être le siège d’un évêché, au bénéfice d’Hyères en 1381 et de nouveau au XVe siècle, au bénéfice de Fréjus en 1790, d’Aix en 1802. C’est seulement en 1958 que Sainte-Marie-de-la-Seds est redevenue cathédrale à part entière. (Renseignements dus à Gufflemette Coulomb, conservateur au Musée du Vieux Toulon.)

[155] Cette désignation surprend, Le cap de l’Esterel ne porte aucune chaîne de montagnes ; la seule « chaîne » qu’on puisse apercevoir dans la situation décrite en ce passage est le massif des Maures.



[I] Le titre anglais est The Rover, ce qui signifie approximativement « Le Forban », « Le Flibustier » ou « Le Vagabond ». G. Jean-Aubry explique dans son introduction, datée de 1927, à la première édition de sa traduction française, pourquoi il a choisi comme titre Le Frère-de-la-Côte ; cette expression, que Conrad aimait beaucoup, s’applique au personnage central du roman ; il a été membre d’une confrérie secrète opérant, selon le romancier, en Inde. En réalité, c’est dans l’île de la Tortue qu’existait cette association de flibustiers.

[II] Jozef Teodor Konrad Korzeniowski naît le 3 décembre 1857 à Berdichev, une localité polonaise annexée par la Russie. En 1861, sa famille s’installe à Varsovie. Son père est arrêté pour activités antirusses et exilé dans le nord de la Russie. Devenu orphelin en 1869, Conrad est élevé par son oncle qui l’autorise à devenir marin en 1874. Il part pour Marseille et fait de nombreux voyages qui inspireront plusieurs de ses romans.

En 1886, Conrad obtient la nationalité britannique et son brevet de capitaine au long cours. Il commence à écrire La Folie Almayer qui ne sera publié qu’en 1895. En 1890, il fait un long voyage au Congo qui lui inspirera Au cœur des ténèbres (1899). Il se marie avec Jessie George en 1896 et publie Un paria des îles (1896). Les parutions s’enchaînent : Le nègre du Narcisse (1897), Lord Jim (1899), Jeunesse (1902), Typhon (1903), Nostromo (1904), L’agent secret (1906), Six nouvelles (1908), Fortune (1913), La flèche d’or (1919), Le Frère-de-la-Côte (1923).

Joseph Conrad meurt d’une crise cardiaque le 3 août 1924. Il est enterré à Canterbury.