Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski

 

 

 

LES PAUVRES GENS

 

 

 

(1845)

 

 

 

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Oh ! ces narrateurs, ces écrivains ! Au lieu de raconter quelque chose d'utile, d'agréable, de réconfortant, ils nous dévoilent tous les secrets et les misères de l'existence terrestre !… Moi, je leur aurais interdit d'écrire ! Songez donc : À quoi cela mène-t-il ? On lit… et involontairement on se met à réfléchir – et voilà que toutes sortes d'idées abracadabrantes vous viennent à la tête. Non vraiment, je leur aurais interdit d'écrire. Je leur aurais tout bonnement interdit de publier quoi que ce soit.

 

Prince V. F. ODOIEVSKI.

 

 

 

8 avril.

 

Chère Varvara Alexéievna,

inestimable amie !

 

J'étais heureux hier, immensément heureux, je débordais de bonheur ! Une fois dans votre vie du moins, petite têtue que vous êtes, vous avez consenti à faire ce que je vous demandais. Hier soir donc, je me réveille à huit heures environ (vous savez, petite mère, que j'aime sommeiller une heure ou deux en rentrant de mon travail), j'allume la bougie, je prépare du papier, je taille une plume, et voici que par hasard je lève la tête – vrai, mon cœur s'est mis à battre dans ma poitrine, si vite, si vite ! Vous aviez donc compris ce que je désirais, ce que souhaitait mon pauvre cœur. Je venais de remarquer que vous aviez tiré un coin du rideau de votre fenêtre et l'aviez fixé au pot de la balsamine, exactement comme je vous l'avais indirectement suggéré l'autre fois. J'ai même cru apercevoir, à ce moment, votre charmant visage derrière la fenêtre, comme si vous me regardiez de votre chambre, comme si vous pensiez à moi. Quelle déception ce fut pour moi, mon petit ange, de ne pouvoir distinguer nettement les traits de votre délicieux visage ! Il fut un temps où j'avais bonne vue moi aussi, ma petite mère. Il est triste de vieillir, ma bien douce amie ! En cette minute par exemple, je vois trouble. Il suffit que je travaille un peu le soir, que j'écrive quelques lignes et le lendemain matin mes yeux sont rouges, les larmes coulent, j'ai presque honte de me montrer en public. Mais votre sourire, votre adorable petit sourire, je l'ai vu dans mon imagination, mon ange, et ce fut comme une lumière dans mon âme. Et dans mon cœur, j'ai ressenti la même émotion que le jour où je vous ai embrassée, Varinka, vous en souvenez-vous, mon cher ange ? J'ai même cru, savez-vous, ma très chère, que vous me menaciez du doigt derrière votre fenêtre ! Est-ce bien exact, petite sotte ? Il faut absolument que vous me racontiez tout cela en détail dans votre lettre.

 

Là, que pensez-vous de notre trouvaille au sujet du rideau de votre fenêtre, Varinka ? N'était-ce pas une idée délicieuse, en vérité ? Quand je serai en train de travailler, ou quand je me coucherai, et en me réveillant aussi, je saurai immédiatement que vous pensez à moi, que vous ne m'avez pas oublié et que vous êtes vous-même en bonne santé et d'humeur excellente. Quand vous baisserez le rideau, je saurai que cela signifie :     « Adieu, Makar Alexéievitch, il est temps de dormir maintenant. » Vous lèverez le rideau, et je comprendrai : « Bonjour, Makar Alexéievitch, avez-vous bien dormi ? » Ou bien : « Comment vous sentez-vous aujourd'hui, Makar Alexéievitch ? Quant à moi, je suis, grâce à Dieu, bien portante et tout va bien chez moi. » Voyez, ma chère âme, comme ce fut bien imaginé. Pas besoin d'écrire pour nous parler ! C'est ingénieux, n'est-ce pas ? Et ce fut mon idée, mon idée à moi ! Reconnaissez que je suis habile en ces choses, ne le trouvez-vous pas, Varvara Alexéievna ?

 

Il faut que je vous dise, ma petite mère Varvara Alexéievna, que j'ai passé une nuit excellente, contrairement à mon attente, ce dont je suis enchanté. D'habitude, on ne dort pas bien, la première nuit de son installation dans un nouveau logement. On ne se sent pas à l'aise ; il y a ceci ou cela qui ne va pas ! Or je me suis levé ce matin vif et guilleret comme un faucon ; c'était un plaisir vraiment ! Et quelle belle matinée nous avons eue aujourd'hui, petite mère. On a ouvert la fenêtre chez nous : le soleil luisait, les oiseaux gazouillaient, l'air était plein de parfums printaniers. La nature paraissait revenir à la vie et tout le reste semblait à l'unisson. Tout était selon les règles, comme il se doit au printemps. Je me suis même mis à rêver délicieusement, et c'est vers vous qu'allaient mes rêves, Varinka. Je vous comparais à un petit oiseau du ciel, créé pour la joie des humains et pour l'embellissement de ce monde. J'ai songé alors, Varinka, que nous autres, nous qui vivons dans les soucis et les agitations de l'existence terrestre, nous devrions envier le bonheur insouciant et innocent des oiseaux du ciel – et le reste dans le même esprit, dans le même genre. Je veux dire que j'ai continué, dans ma rêverie, à faire des comparaisons aussi extraordinaires. J'ai chez moi un livre, Varinka, qui dit exactement ces choses et qui emploie des mots comme ceux-ci. Si je vous écris en ce moment, c'est parce que nos rêves peuvent être tellement variés, petite mère. Nous sommes au printemps et les idées qui me viennent sont si agréables, vives, entreprenantes et je me sens envahi par des pensées tendres. Tout me semble rose. C'est pourquoi je vous écris tout cela. Plus exactement, j'ai lu tout cela dans mon livre. L'auteur y exprime les mêmes sentiments en vers et il s'écrie :

 

Que ne suis-je un oiseau, un grand oiseau de proie ! etc.

 

Il y a encore bien d'autres pensées dans ce livre, mais à quoi bon les reproduire ? Dites-moi plutôt où vous êtes allée ce matin, Varvara Alexéievna. Je n'étais pas encore parti pour me rendre à mon travail, et vous, semblable à un petit oiseau du printemps, vous sortiez déjà de votre chambre et vous avez traversé la cour d'un air si gai. Combien j'ai été heureux de vous contempler en ce moment, oh ! Varinka, Varinka ! Ne vous lamentez pas. Les larmes sont impuissantes contre le malheur, je le sais, ma petite mère, je le sais par expérience. Maintenant, votre vie est si tranquille, et votre santé aussi s'est un peu améliorée. À propos, que devient votre Fédora ? La brave, la bonne femme que c'est ! Écrivez-moi, Varinka, comment vous vivez avec elle actuellement, et si vous êtes contente de tout. Fédora est un peu grincheuse, je le sais, mais n'y faites pas attention, Varinka. Il faut le lui pardonner, car elle est si bonne.

 

Je vous ai déjà parlé de cette Thérèse qui nous sert ici, et qui est, elle aussi, un bon cœur et une femme sûre. J'étais tellement inquiet au sujet de nos lettres, je me demandais comment faire pour qu'elles vous soient transmises. Et voici que le Seigneur, pour notre bonheur, nous a envoyé cette Thérèse. C'est une femme excellente, douce et point bavarde. Mais la patronne de notre logement est en vérité impitoyable. Elle l'accable de travail et la traite plus mal qu'un vieux chiffon.

 

Si vous saviez dans quel drôle de logis je suis tombé, Varvara Alexéievna. En voilà un appartement ! Jusqu'ici j'avais vécu de façon très retirée, vous le savez : dans le calme ; tout était tellement silencieux chez moi qu'on aurait entendu voler une mouche. Ici, par contre, c'est un bruit infernal ; des cris à n'en pas finir ! C'est que vous ne savez pas encore comment c'est installé ici. Imaginez-vous qu'il y a tout d'abord un long corridor, très obscur et malpropre. À droite, c'est un mur tout nu ; à gauche il y a des portes qui se suivent comme dans un hôtel. Ce sont ces pièces qui se louent et il y a parfois deux ou même trois locataires par chambre. Pour ce qui est de l'ordre, il ne faut pas y songer : c'est une véritable arche de Noé ! Il faut reconnaître d'ailleurs que les personnes qui les habitent sont, à ce qu'il semble, des gens sympathiques. Ils sont tous tellement instruits, tellement savants. Il y a un fonctionnaire (il est employé dans un service littéraire), c'est un homme extrêmement cultivé ; il parle d'Homère, par exemple, de Brambaeus et de divers autres auteurs, car il sait tout, c'est un homme extrêmement intelligent ! Il y a aussi deux officiers qui ne font que jouer aux cartes tout le temps. Puis un enseigne de vaisseau, et encore un Anglais qui donne des leçons. Tiens, je m'en vais, pour vous amuser, petite mère, les décrire satiriquement dans ma prochaine lettre ; c'est-à-dire que je vous dirai exactement comment ils sont, avec tous les détails. Quant à la patronne du logis, c'est une vieille, très petite et malpropre, qui traîne toute la journée en pantoufles et en robe de chambre et ne fait que gronder Thérèse du matin au soir. Je loge dans la cuisine, c'est-à-dire non ; voici comment il faut expliquer la chose : À côté de la cuisine, il y a une pièce (il faut vous dire que nous avons ici une cuisine très propre, claire et confortable), il y a donc une petite pièce, un petit coin modeste… ou plus exactement encore : la cuisine est une salle très vaste avec trois fenêtres, alors on a placé le long du mur une cloison, ce qui fait comme une chambre de plus, une pièce supplémentaire en quelque sorte. C'est très spacieux, très confortable ; il y a une fenêtre et tout le nécessaire : en un mot, tout y est très bien. C'est donc mon petit coin. Il ne faut pas, ma petite mère, que cela vous paraisse étrange ni que vous y trouviez quelque chose d'obscur ou de secret. Pourquoi, soi-disant, dans la cuisine ? Il est vrai que je loge maintenant dans cette pièce, je veux dire derrière la cloison, mais cela ne fait rien. J'y vis tout à fait retiré, à l'écart des autres, j'y mène une existence tranquille et discrète. J'y ai installé un lit, une table, une commode, une paire de chaises et j'y ai pendu une icône. On peut trouver, je l'admets, de meilleurs logements – il y en a peut-être qui sont très supérieurs à celui-ci. Mais c'est la commodité qui compte avant tout. Car c'est pour la commodité que je suis venu ici, et surtout n'imaginez point que ce soit pour quelque autre raison. Votre petite fenêtre est juste en face, de l'autre côté de la cour. Cette cour est très étroite ; je vous y vois passer ; alors la vie en est plus gaie pour le malheureux que je suis, et c'est meilleur marché en outre. Ici, la chambre la plus modeste revient, avec la pension, à trente-cinq roubles en assignats. C'est trop cher pour moi. Je paie pour mon coin sept roubles en assignats, plus cinq roubles d'argent pour la table, ce qui fait vingt-quatre roubles et demi, alors qu'auparavant je dépensais trente roubles et devais me priver de beaucoup de choses. Je ne prenais que rarement du thé, tandis que maintenant j'ai de quoi payer le thé et le sucre. Cela me gênerait beaucoup, comprenez-vous, ma très chère, de ne pas prendre le thé ici. Tous les locataires sont des gens aisés, et j'aurais honte devant eux. C'est à cause d'eux que j'en bois, Varinka, pour le bon ton, car je n'y attache pas beaucoup d'importance en soi, je ne suis pas un buveur de thé. Il faut y ajouter un peu d'argent de poche – il en faut bien un peu malgré tout – puis quelques dépenses inévitables pour des souliers, un pardessus ; que me reste-t-il après cela ? Tout mon traitement y a vite passé. Oh ! je ne me plains pas. Je suis content, au contraire, car mon traitement est très satisfaisant. Voilà plusieurs années déjà qu'il est satisfaisant. De temps en temps, je touche des gratifications. Et maintenant, adieu mon petit ange. Je vous ai acheté deux pots de balsamines et un géranium qui ne coûte pas cher. Peut-être que vous aimez aussi le réséda ? Il y en a au magasin ; écrivez-moi si vous en voulez. Dites-moi tout en détail dans votre lettre. À propos, ne vous faites pas de fausses idées, ma petite mère, à mon sujet, ni quant aux raisons pour lesquelles j'ai loué une chambre de ce genre. Non, non, c'est uniquement pour la commodité que je l'ai fait. C'est la commodité seule qui m'a séduit. Car je mets de l'argent de côté, ma petite mère, sachez-le : j'ai quelque argent en réserve. Ne vous abusez pas sur mon compte, en me voyant aussi tranquille qu'une mouche. Non, ma petite mère, je ne suis pas un être insignifiant ; et j'ai le caractère qu'il sied d'avoir quand on est un homme à l'âme ferme et sereine. Adieu, mon doux petit ange ! Je vous ai écrit cette fois deux pages entières et il est temps pour moi d'aller au travail. J'embrasse vos chers doigts mignons et je demeure, ma petite mère, votre très humble et très dévoué serviteur,

 

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

P.-S. Surtout je vous en supplie : répondez-moi, mon bon ange, de façon aussi détaillée que possible. Je vous envoie, Varinka, avec cette lettre, une livre de bonbons. Mangez-les à votre bonne santé et ne vous faites pas de soucis pour moi, au nom du ciel, et ne soyez pas fâchée. Et maintenant au revoir, ma petite mère.

 

* * * * *

 

8 avril.

 

Cher Monsieur Makar Alexéievitch,

 

Savez-vous que nous allons peut-être finir par nous quereller ? Je vous jure, mon bon Makar Alexéievitch qu'il m'est presque pénible d'accepter vos cadeaux. Je sais ce qu'ils vous coûtent, et combien vous êtes obligé de faire de sacrifices en vous privant vous-même des choses les plus indispensables. Je vous ai dit tant de fois déjà que je n'ai besoin de rien, absolument de rien, et que je ne suis pas en état de vous rendre la pareille pour les bienfaits que vous avez fait pleuvoir sur moi jusqu'ici. Que ferai-je de tous ces pots de fleurs ? Passe pour les petites balsamines, mais le géranium ? Il suffit qu'un mot m'échappe par inadvertance, comme ce fut le cas au sujet de cette fleur, et vous vous empressez déjà de l'acheter. Sûrement, elle a dû coûter cher ? Mais quelle merveille que ces fleurs avec leur forme croisée et leur couleur ponceau ! Où donc vous êtes-vous procuré ce ravissant géranium ? Je l'ai posé au milieu de la fenêtre à l'endroit le plus en vue, et j'ai placé sur le plancher une banquette sur laquelle je disposerai d'autres fleurs encore : laissez-moi seulement le temps de devenir riche à mon tour. Fédora est au comble de la joie ; on dirait vraiment que notre chambre est devenue un paradis – tout y est clair, propre. Mais aussi, pourquoi m'avoir envoyé des bonbons ? Vrai, j'ai compris dès les premières lignes de votre lettre que quelque chose n'allait pas chez vous : vous parlez trop du printemps, des parfums et des oiseaux qui gazouillent. Il n'aurait plus manqué que des vers, ai-je remarqué en vous lisant. Voyons, Makar Alexéievitch ! Des sentiments tendres, des rêves couleur de rose – rien n'y manque ! Quant au rideau de ma fenêtre, je n'avais même pas songé à le tirer, et il a dû s'accrocher par hasard au moment où je déplaçais les pots de fleurs. Voilà pour vous apprendre !

 

Oh ! Makar Alexéievitch ! Quoi que vous me disiez, de quelque façon que vous établissiez les comptes de vos ressources pour essayer de me prouver faussement que vous les utilisez uniquement pour vous-même, vous ne parviendrez pas à me cacher la vérité. Il saute aux yeux que vous vous privez pour moi du nécessaire. Quelle idée avez-vous eue, par exemple, de vous installer dans un tel logement ? On ne vous y laisse pas tranquille, on vous y dérange à tout instant. Et puis vous êtes à l'étroit, sans aucun confort. Vous aimez la solitude, et vous voici dans un vrai caravansérail. Or, vous pourriez vivre dans des conditions infiniment meilleures, à en juger par votre traitement. Fédora assure que vous étiez incomparablement mieux logé auparavant. Se pourrait-il vraiment que vous ayez passé toute votre vie ainsi, dans la solitude et les privations, sans joie, sans jamais entendre une parole amie ou affectueuse, toujours parmi les étrangers, en chambre meublée ? Comme je vous plains, mon bon ami ! Ménagez du moins votre santé, Makar Alexéievitch. Vous me dites que votre vue faiblit ; vous devriez éviter, pour cette raison, d'écrire à la lumière des bougies. À quoi bon écrire d'ailleurs ? Vos chefs doivent déjà vous connaître et apprécieront sans cela le zèle que vous apportez dans votre travail.

 

Je vous en supplie encore une fois : ne dépensez pas tant d'argent pour moi. Je sais que vous m'aimez beaucoup, mais vous n'êtes pas riche vous-même… Moi aussi je m'étais levée de bonne humeur ce matin. Je me sentais si bien, si contente. Fédora était à la tâche depuis longtemps, et elle m'a rapporté du travail pour moi également. Je me suis tellement réjouie ; je suis sortie pour acheter de la soie, et je me suis mise à l'œuvre immédiatement. Toute la matinée durant, j'avais le cœur si léger, si gai. Et maintenant, voilà que les pensées sombres et tristes me reviennent. Mon cœur n'en peut plus de souffrir.

 

Qu'adviendra-t-il de moi, ciel ! que sera mon destin ? C'est dur de me trouver dans une telle incertitude, de ne pas voir d'avenir devant moi, au point d'être incapable d'imaginer, même de loin, ce qui m'arrivera par la suite. Quant à regarder derrière moi, je n'en ai pas le courage. Tout, dans ce passé, ne fut que souffrances et mon cœur se déchire dès que je m'en souviens. Je n'aurais pas assez de larmes pour pleurer jusqu'à la fin de mes jours cause de tout le mal que les méchants m'ont fait !

 

Le soir tombe, je dois me mettre à la tâche. J'aurais aimé vous dire beaucoup de choses encore ; mais je n'en ai pas le temps, car ce travail doit être livré pour une date fixe, et il faut que je me dépêche. Certes, les lettres sont une excellente chose et me font du bien en me distrayant. Mais pourquoi ne viendrez-vous pas me rendre visite directement ? Pourquoi ne venez-vous pas, Makar Alexéievitch ? Vous habitez si près maintenant, et il vous arrive d'avoir des moments de loisir. Venez, je vous en prie. J'ai vu votre Thérèse. Elle m'a fait l'impression d'être bien malade. J'ai eu pitié d'elle et lui ai donné vingt kopecks. Ah oui ! j'oubliais : il faut absolument que vous m'écriviez comment vous vivez, avec le plus de détails possible. Quels sont les gens qui vous entourent et vous entendez-vous avec eux ? Je voudrais beaucoup être renseignée sur tout cela. Il faut absolument que vous me l'écriviez, convenu ? Aujourd'hui, je relèverai intentionnellement le coin du rideau. Et puis, couchez-vous de meilleure heure. Hier, j'ai vu de la lumière chez vous jusqu'à minuit. Adieu pour le moment. Tout me semble si triste, si morne, si désespérant aujourd'hui. C'est sans doute une journée comme cela. Adieu.

 

Votre Varvara DOBROSIOLOVA.

 

* * * * *

 

8 avril.

 

Chère Madame Varvara Alexéievna !

 

Hélas ! ma petite mère, hélas ! ma chère amie, ce n'est que trop vrai : c'est une bien méchante journée qui est venue s'ajouter à mon destin de malheur ! Oui… Vous vous êtes joliment moquée de moi, Varvara Alexéievna, de moi, pauvre vieillard. C'est ma faute d'ailleurs, et je suis entièrement à blâmer ! Quel besoin avais-je, à mon âge et avec un seul toupet de cheveux sur mon crâne, de me lancer dans les amours et les équivoques… Il faut l'avouer, ma petite mère, l'homme est un être bizarre à certaines heures, très bizarre. Grands cieux ! Quel démon nous pousse à parler parfois, et parler de quoi ? Qu'en résulte-t-il ? Rien, rien, il n'en résulte rien, et cela n'aboutit qu'à des situations absurdes, ce dont le Seigneur nous préserve ! Non, ma petite mère, je ne suis pas fâché, mais cela me gêne de songer à tout ce que je vous ai écrit, et j'ai honte de m'être exprimé d'une façon tellement imagée et sotte ! Il y a aussi que je me suis rendu à mon travail ce matin avec un entrain particulier. J'avais soigné ma toilette et tout rayonnait en moi ! Mon âme était en fête, sans rime ni raison. Bref, j'étais gai. Je sortis mes dossiers avec zèle, et qu'est-il advenu de tout cela ? Rien ! J'ai jeté un regard autour de moi, et j'ai vu que tout était, comme auparavant, terne et triste dans ce bureau ! Les mêmes taches d'encre, les mêmes pupitres, les mêmes paperasses, et je n'avais pas changé, moi non plus. Tel j'étais, tel je suis resté, absolument le même ! Y avait-il de quoi, dans ces conditions, enfourcher Pégase ? D'où cela m'était-il sorti ? À cause du soleil devenu plus chaud, et du ciel plus clair ? Est-ce la raison peut-être ? Et comment ai-je pu parler de parfums et d'air embaumé, alors que Dieu sait quels détritus traînent dans la cour, tout juste sous les fenêtres de notre appartement ? C'est donc par désœuvrement et stupidité que j'ai cru sentir tout cela ! Illusions ! Il peut arriver à un homme de se méprendre lui-même sur ce qu'il sent et d'en faire des tartines absurdes. La faute en est uniquement à cette sotte impulsivité de notre cœur. Je suis rentré chez moi, ou, plus exactement, je me suis traîné jusqu'à ma maison. J'avais tout à coup mal à la tête, sans raison plausible. Tout ça, c'est la même histoire (j'ai dû prendre froid dans le dos). Je m'étais réjoui du printemps et, grand idiot que je suis, je ne me suis pas vêtu assez chaudement. D'ailleurs, vous vous êtes un peu méprise sur la vraie nature de mes sentiments, ma chère amie ! Cette effusion du cœur avait pris chez moi, en réalité, une direction tout à fait différente. C'était un sentiment paternel qui m'animait, le pur sentiment paternel et rien d'autre, Varvara Alexéievna ! Car je vous tiens lieu de père maintenant, malheureuse orpheline que vous êtes ! Je vous parle ici à cœur ouvert, par affection pure, comme le ferait un proche parent. Après tout, je vous suis un peu parent, à un degré très éloigné je le sais, en sorte que c'est un peu, comme dit le proverbe, la septième infusion d'un vieux thé. Je vous suis parent néanmoins, et je me trouve, à cette heure, dans la situation de votre parent et de votre protecteur le plus proche, puisque vous n'avez connu que trahison et perfidie là où vous étiez le plus en droit d'attendre aide et protection dans le malheur. Quant aux vers, je vous dirai, ma petite mère, qu'il serait peu décent, à mon âge, de me mettre à versifier. La poésie n'est que balivernes. De nos jours, on fouette les gosses à l'école lorsqu'ils s'y adonnent… Voilà ce qu'il en est sur ce point, ma petite mère.

 

Pourquoi me parlez-vous, Varvara Alexéievna, des commodités de mon logement, de la tranquillité de mon existence, et d'autres choses semblables ? Je ne suis pas difficile, ma petite mère, pas exigeant, et je n'ai jamais vécu dans de meilleures conditions qu'aujourd'hui. Pourquoi aurais-je tout à coup des prétentions à mon âge ? Je mange à ma faim, j'ai de quoi me vêtir et me chausser. Que nous faut-il de plus, à nous autres ? Nous ne sommes pas fils de comte ! Mon père n'appartenait pas à la noblesse, et il a vécu avec toute sa famille beaucoup plus pauvrement que moi, car il ne gagnait pas ce que je gagne. Je ne suis pas un enfant gâté. Cependant, et pour dire la vérité entière, j'avoue que tout était incomparablement mieux dans mon ancien logement. Je m'y sentais plus libre. Certes, mon logis actuel n'est pas mal non plus ; il y a même plus de gaîté ici, à certains égards, plus de variété du moins. Je n'ai pas à me plaindre du nouvel appartement, mais je regrette l'ancien. Nous autres vieux, ou plutôt gens d'un certain âge, nous nous attachons aux choses anciennes comme à des amis très proches. L'autre appartement était étroit, savez-vous. Les murs – à quoi bon en parler ? – les murs y étaient semblables à tous les autres murs, et ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Mais le souvenir de ce passé m'emplit de nostalgie et me rend mélancolique aujourd'hui… Que c'est bizarre : mon cœur est lourd, et pourtant ces souvenirs me semblent agréables. Même ce qui avait été déplaisant sur le moment même, les inconvénients de cette existence passée dont je m'irritais parfois, paraissent comme dépouillés, dans le souvenir, de leur aspect désagréable et surgissent dans mon imagination sous une forme attrayante. Nous avons vécu paisiblement là-bas, Varinka, nous y avons vécu, moi et ma logeuse, la brave vieille défunte aujourd'hui. Voilà que je commence à ressentir de la tristesse également à l'évocation de cette vieille ! Ce fut une brave femme, et elle ne faisait pas payer cher mon loyer. Elle tricotait tout le temps des couvertures avec de longues aiguilles, en les assemblant morceau par morceau. C'était là son unique occupation. Nous avions mis en commun nos dépenses de chauffage, en sorte que nous travaillions à la même table. Sa petite-fille Mâcha vivait auprès d'elle ; je l'ai connue enfant, elle doit avoir treize ans aujourd'hui. C'était une espiègle, toujours gaie et qui nous amusait énormément. Nous vivions ainsi tous les trois. Souvent, dans les longues soirées d'hiver, nous nous réunissions autour de la table ronde ; nous buvions du thé et puis nous nous mettions au travail. La vieille s'interrompait de tricoter par moment et, pour distraire Mâcha, afin que l'espiègle demeure tranquille, elle se mettait à lui conter des histoires. Quelles belles histoires elle connaissait ! Un homme mûr et sensé pouvait les écouter avec autant de plaisir qu'un enfant. Eh oui ! Il m'arrivait ainsi d'allumer ma pipe et de prêter l'oreille à ses récits au point que j'en oubliais les choses sérieuses. Quant à la petite, notre gentille espiègle, elle devenait songeuse. Sa joue rose appuyée sur son bras mignon, elle entr'ouvrait sa jolie bouche et, dès que le conte lui faisait un peu peur, elle se serrait fortement contre la vieille. Quel plaisir nous avions à la regarder ! On ne remarquait pas, certaines fois, que la bougie était presque consumée, on n'entendait pas les rafales de vent dans la cour, ni la tourmente de neige… Il faisait bon vivre là-bas à trois, Varinka. Nous y avons passé près de vingt années ensemble… Mais je bavarde à côté du sujet, à ce que je vois. Ces choses ne vous intéressent peut-être pas, et puis ces souvenirs me rendent triste, surtout en cette minute, car c'est le crépuscule. Thérèse s'affaire par ici, j'ai mal à la tête et je ressens des douleurs dans le dos également. En outre, mes pensées sont tellement bizarres, comme si elles avaient mal, elles aussi. Je me sens triste, aujourd'hui, Varinka !… Il y a un point dans votre lettre qui m'étonne, ma chère amie. Comment pouvez-vous m'écrire de vous rendre visite ? Qu'en diront les gens, mon petit ange, y avez-vous songé ? Il faudra traverser la cour pour me rendre chez vous, nos voisins le remarqueront ; ils poseront des questions et cela donnera naissance à des bavardages, puis à des cancans, car on interprétera faussement nos relations. Non, mon ange mignon, il vaut mieux que je vous voie demain à l'église, aux vêpres. Cela sera plus raisonnable ainsi, et moins risqué pour tous les deux. Ne m'en voulez pas, ma petite mère, de cette lettre désordonnée. En la relisant, je me suis aperçu que j'y ai tout dit de travers. Je ne suis, Varinka, qu'un vieil homme sans instruction. Je n'ai pas appris assez dans ma jeunesse et ce n'est pas maintenant que je pourrais m'instruire : les choses, à mon âge, n'entrent plus facilement dans la tête. Je le sais bien, ma petite mère, que je ne suis pas habile dans l'art d'écrire et je n'ignore pas, sans que je doive y être rappelé par d'autres avec moquerie, que je ne fais qu'accumuler des sottises lorsque je me mêle de faire des phrases un peu plus élevées… Je vous ai vue à la fenêtre aujourd'hui, j'ai vu comment vous avez baissé le rideau. Adieu, adieu, que le Seigneur vous garde ! Adieu, Varvara Alexéievna.

 

Votre ami désintéressé,

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

P.-S. Je n'écris de satire sur personne, ma bien chère amie. Je suis trop vieux, ma petite mère Varvara Alexéievna, pour m'amuser à être méchant sans motif. On se moquerait de moi aussi en ce cas, d'après le vieux proverbe russe qui dit : « Tel qui creuse un fossé pour autrui, y tombe… lui-même. »

 

* * * * *

 

9 avril.

 

Cher Monsieur Makar Alexéievitch,

 

Comment n'avez-vous pas honte, Makar Alexéievitch, mon ami et mon bienfaiteur, de vous renfrogner ainsi et de faire le capricieux ? Se peut-il vraiment que je vous aie blessé ! Hélas ! il m'arrive souvent d'être imprudente, mais j'étais bien loin de penser que vous prendriez mes paroles pour des allusions ironiques. Soyez certain que je ne me permettrai jamais de plaisanter au sujet de votre âge et de votre caractère. Tout çà, c'est à cause de ma légère, et plus encore parce que je m'ennuie terriblement, et l'on sait bien que l'ennui peut pousser à tout. J'avais pensé, de mon côté, que vous aviez vous-même plaisanté dans votre lettre. Je me suis sentie affreusement triste ensuite en me rendant compte que vous êtes mécontent de moi. Non, mon bon ami et bienfaiteur, vous vous trompez si vous me prenez pour une insensible et une ingrate. Je sais apprécier dans mon cœur tout ce que vous avez fait pour moi, en prenant ma défense contre les méchants, en me protégeant de leurs persécutions et de leur haine. Je prierai éternellement le Seigneur pour vous et si seulement mes prières atteignaient le ciel et pouvaient être exaucées, vous serez heureux.

 

Je me sens très malade aujourd'hui. J'ai de la fièvre, entrecoupée de frissons. Fédora est très inquiète à mon sujet. C'est à tort que vous vous gênez de nous rendre visite, Makar Alexéievitch. Cela ne regarde personne. Vous êtes notre connaissance, c'est bien simple !… Adieu, Makar Alexéievitch. Je n'ai rien d'autre à dire pour l'instant, et je ne pourrais pas écrire davantage, car je me sens très mal. Je vous prie encore une fois de ne pas m'en vouloir et de croire au respect et à l'attachement que j'aurai toujours l'honneur d'éprouver pour vous

 

votre servante fidèle et dévouée,

Varvara DOBROSIOLOVA.

 

* * * * *

 

12 avril.

 

Chère Madame Varvara Alexéievna,

 

Que vous arrive-t-il donc, oh ! ma petite mère ! Vous me causez continuellement des angoisses ! Je vous supplie, dans chacune de mes lettres, de prendre soin de vous, de vous vêtir chaudement, de ne pas sortir par mauvais temps, d'être prudente en tout, mais vous ne voulez pas m'écouter, mon bon ange ! Vrai, ma petite colombe, vous n'êtes qu'une enfant ! Vous êtes de constitution fragile, vous êtes comme un fétu de paille, je le sais. Il suffit d'un peu de vent pour vous rendre malade. Il faut prendre garde pour cette raison, veiller sur vous-même, ne pas vous exposer au danger et ne pas plonger vos amis dans la douleur et le désespoir.

 

Vous me dites, ma petite mère, que vous désirez être exactement informée de mon train de vie et de tout ce qui m'entoure. Je m'empresse avec joie d'obtempérer à votre vœu, ma très chère amie. Je commencerai par le commencement, parce qu'il faut de l'ordre. Tout d'abord, l'entrée de la maison. Elle est très convenable et les escaliers sont parfaits, notamment celui qui est utilisé par les maîtres : il est clair, large et propre, partout du métal ou de l'acajou. Quant à l'escalier de service, mieux vaudrait ne pas en parler : il est en colimaçon ; avec cela humide et sale, et les marches en sont à moitié brisées ; en outre, les murs sont à ce point graisseux que la main y colle quand on s'y appuie. Sur chaque palier, des débris de vieux meubles, de malles, de chaises et d'armoires traînent en désordre, des chiffons sont pendus çà et là, et les carreaux des fenêtres sont cassés. Dans les coins, il y a des caisses de détritus, pleines de saletés, de déchets, de coquilles d'œufs et de vessies de poissons. Ça sent mauvais… bref, ce n'est pas très beau.

 

Je vous ai déjà décrit la disposition des chambres. Il n'y a rien à dire là-dessus. C'est très commode, il est vrai, mais on y étouffe un peu, ou plutôt – comment l'indiquer ? Ce n'est point que l'odeur y soit mauvaise, non, mais cela sent, si l'on peut dire, le moisi, avec des relents piquants et douçâtres. La première impression est assez désagréable, mais ce n'est rien. Il suffit de rester quelques minutes chez nous pour que cette impression disparaisse, sans même qu'on se rende compte qu'elle a disparu. L'odeur en question vous imprégnera vous-même, et tout sentira en vous de la même façon. Vos vêtements, vos mains, prendront la même odeur, en sorte que vous ne la remarquerez plus car vous y serez habitué. Les serins meurent chez nous l'un après l'autre. L'enseigne de vaisseau vient d'acheter le cinquième, mais ils ne peuvent pas vivre dans l'air de notre appartement. Notre cuisine est vaste, large et claire. Certes, il y a de la fumée le matin, lorsqu'on rôtit la viande ou qu'on cuit le poisson. Et puis, le plancher est mouillé en maints endroits, il y a de l'eau ou de la sauce par terre. Le soir, en revanche, c'est un vrai paradis. Du vieux linge pend constamment à la cuisine sur une corde, et comme ma chambre n'en est pas loin, qu'elle est, pour ainsi dire, attenante à la cuisine, l'odeur de ce linge m'incommode parfois. Mais ce n'est rien, car on s'y habitue avec le temps.

 

Dès les premières heures du matin, Varinka, c'est un grand remue-ménage chez nous. Les gens se lèvent, marchent, font du bruit. Tous ceux qui doivent aller travailler se dépêchent, et les autres se lèvent aussi. Tout le monde boit du thé à ce moment. Les samovars appartiennent pour la plupart à notre logeuse et, comme il n'y en a que très peu, nous nous servons à tour de rôle. Celui qui se présente avec sa théière avant son tour reçoit une volée de bois vert. Il paraît que je n'ai pas observé le roulement le premier jour, mais… à quoi bon en parler d'ailleurs ? C'est ainsi que j'ai fait la connaissance de tous mes voisins. J'ai lié conversation, tout d'abord, avec l'enseigne de vaisseau. C'est un homme si franc : il m'a raconté sa vie, m'a parlé de son père, de sa mère, de sa sœur, celle qui a épousé un assesseur de Toula, et il m'a décrit la ville de Cronstadt. Il m'a promis sa protection en tout et m'a aussi invité à prendre le thé chez lui. Je l'ai retrouvé dans cette chambre où l'on joue habituellement aux cartes chez nous. On m'a offert du thé et on a voulu à tout prix me pousser à jouer à ces jeux passionnés. Se moquaient-ils de moi à ce moment, je l'ignore ? Le fait est qu'ils ont joué eux-mêmes toute la nuit sans arrêter. Le jeu allait grand train lorsque je suis entré dans cette pièce : la craie et les cartes, voilà ce que je vis au premier instant, car la chambre était pleine de fumée de cigarettes, au point que mes yeux me faisaient mal. J'ai refusé de jouer, et on m'a fait observer alors que je faisais de la philosophie. Personne ne m'a plus adressé la parole après cela, et, à vrai dire, je ne m'en plaignais pas. Je n'irai pas chez eux à l'avenir ; ce sont des joueurs, ils ne songent qu'au jeu, à ce damné jeu de hasard. Chez le fonctionnaire de la chancellerie littéraire il y a aussi des réunions le soir, mais là tout est bien, discret, innocent et plein de délicatesse. Tout y est très distingué.

 

Tout de même, Varinka, il faut que je le note en passant : notre logeuse est une vilaine mégère, et avec cela une vraie sorcière. Vous avez vu Thérèse. Elle fait réellement pitié à voir, maigre, pareille à un poulet phtisique que l'on aurait plumé. Il y a deux domestiques en tout dans la maison : Thérèse et Faldoni, le serviteur de la logeuse. Il se peut qu'il ait un autre nom encore, mais je ne le connais pas, car c'est ainsi qu'on l'appelle toujours. Tout le monde lui donne ce nom. Il est roux ; c'est un Finnois quelconque, tordu, au nez camus, un grossier personnage. Il ne fait que s'insulter avec Thérèse et ils en viennent presque aux mains. D'une manière générale, je ne puis pas dire que ma vie ici soit en tous points agréable… Et pour ce qui est de la nuit, cela ne m'arrive jamais de pouvoir m'endormir du premier coup dans le calme et le repos. On entend constamment du bruit quelque part. Tantôt ce sont des joueurs de cartes, tantôt d'autres choses qui se passent ici et que l'on aurait honte de raconter. Je m'y suis plus ou moins habitué maintenant, mais je m'étonne seulement que des gens avec des enfants puissent vivre dans cette Sodome. C'est ainsi qu'une famille entière de miséreux loue une pièce chez notre logeuse. Toutefois leur chambre n'est pas située à côté des autres chambres ; elle est à l'autre bout du corridor, dans un coin, comme isolée. Ce sont des gens si tranquilles ! On ne les entend jamais. Ils vivent tous dans cette seule pièce, qu'ils ont partagée en deux par une cloison. Le père semble être un fonctionnaire sans emploi, qui a été exclu du service il y a sept ans pour un motif que j'ignore. Son nom est Gorchkov. Il est petit et grisonnant. Il porte des vêtements tellement graisseux et usés que cela fait peine à voir. Bien plus usés que les miens ! Il a l'air pitoyable, maladif aussi (il m'arrive de le croiser dans le corridor). Ses genoux tremblent, ses mains tremblent, sa tête tremble, comme s'il était atteint d'une maladie particulière. Dieu sait ! Il est timide, a peur de tout le monde, et marche en s'effaçant. Je suis timide moi-même, mais celui-ci l'est bien plus. Sa famille se compose de sa femme et de trois enfants. L'aîné, un garçon, est le portrait de son père, aussi chétif que lui. La femme a dû être assez bien jadis et on s'en aperçoit encore, mais elle est si lamentablement fagotée, la pauvre ! On m'a dit qu'ils doivent de l'argent à la logeuse, qui n'est pas très gentille avec eux d'ailleurs. J'ai ouï dire également que ce Gorchkov a des difficultés, qui sont la cause de son chômage. Il ne s'agit pas exactement d'un procès, ni de poursuites judiciaires, mais d'une enquête administrative, semble-t-il. Je ne sais au juste. Pauvres, ils le sont, Seigneur ! C'est toujours tranquille dans leur chambre, au point qu'on ne croirait pas qu'elle est habitée. Même les enfants ne font pas de bruit. On ne les entend jamais crier ou courir, et c'est un mauvais signe. Il m'est arrivé un soir de passer devant leur porte. C'était à un moment où l'appartement était silencieux de façon inaccoutumée. J'ai perçu des soupirs, comme des sanglots étouffés, suivis de chuchotements, puis des sanglots de nouveau. On pleurait là-dedans, mais si bas, si pitoyablement, que mon cœur s'est serré, et la pensée de ces malheureux ne me quitta plus de la nuit, si bien que j'ai eu beaucoup de peine à m'endormir.

 

Adieu, mon inestimable amie, ma douce petite Varinka ! Je vous ai décrit ma vie comme je l'ai pu. Je n'ai fait que penser à vous de toute la journée. Mon cœur se brise, ma très chère, quand je songe à votre situation. Vous n'avez même pas de manteau chaud à vous mettre, je le sais, mon âme. Oh ! ces printemps de Saint-Pétersbourg, ces vents, ces vilaines pluies mêlées de neige – c'est une malédiction, Varinka. C'est un climat impossible ; que le ciel nous en préserve ! Ne m'en voulez pas, ma petite âme, de la façon dont j'ai rédigé cette lettre. Je n'ai pas de style, Varinka, je n'en ai aucun.  Si je savais écrire un peu ! Je dis les choses comme elles me viennent à l'esprit, avec le seul désir de vous distraire légèrement. C'eût été autre chose si j'avais fait des études autrefois. Mais où donc aurais-je pu étudier ? J'étais trop pauvre pour cela. Votre ami fidèle, votre ami de toujours.

 

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

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25 avril.

 

Cher Monsieur Makar Alexéievitch,

 

J'ai rencontré aujourd'hui ma cousine Sacha ! Quelle horreur ! Elle aussi est en train de périr, la pauvre ! J'ai appris également, de divers côtés, qu'Anna Fiodorovna ne cesse de s'informer à mon sujet. Elle n'aura donc jamais fini, celle-, de me persécuter ! Elle prétend qu'elle serait prête à me pardonner, à oublier le passé, et qu'elle viendra elle-même me rendre visite. Elle affirme que vous n'êtes pas du tout parent avec moi, que sa parenté avec moi est plus proche que la vôtre, que vous n'avez aucun droit d'intervenir dans nos rapports familiaux et qu'il est honteux pour moi, et même indécent, de vivre de votre charité en acceptant votre aide matérielle… Elle dit que j'ai oublié ses bienfaits, le pain que j'ai mangé chez elle ; qu'elle nous a sauvées, ma mère et moi, alors que nous risquions de mourir de faim ; qu'elle nous a logées, nourries, se dépensant pour nous pendant plus de deux ans et demi, et que, en plus de tout cela, elle a renoncé à se faire rembourser l'argent que nous lui devions. Elle n'a même pas ménagé ma mère ! Si ma pauvre maman pouvait savoir tout ce qu'ils m'ont fait !  Dieu m'est témoin !… Anna Fiodorovna prétend encore que je n'ai pas été capable de conserver mon bonheur, que je n'ai pas su le garder par sottise, qu'elle même voulait me rendre heureuse, qu'elle m'y a conduite, mais qu'elle n'est en rien fautive dans ce qu'il est advenu ensuite, car je n'ai pas su, et peut-être pas voulu défendre mon honneur.  Qui donc est coupable en ce cas, grand Dieu ? ! Elle assure que Monsieur Bykov a parfaitement raison, et qu'on n'épouse pas la première femme venue parce que… mais à quoi bon le répéter ici ! Il est dur d'entendre de telles injustices, Makar Alexéievitch. Je ne sais ce qui m'arrive maintenant, je tremble de tout mon corps, je pleure, je sanglote. J'ai mis deux heures à vous écrire cette lettre. Je pensais qu'elle aurait fini, à tout le moins, par reconnaître ses torts envers moi, et voilà comment elle se comporte aujourd'hui… Au nom du ciel, ne vous tourmentez pas, mon ami, mon unique ami sincère ! Fédora exagère toujours : je ne suis pas malade. J'ai seulement pris froid hier, un petit rhume, en me rendant à Volkovo pour l'office des morts qu'on disait à la mémoire de ma mère. Pourquoi n'y êtes-vous pas venu avec moi, je vous en avais tellement prié. Oh, ma mère ! ma pauvre maman ! si tu pouvais sortir de ta tombe, si tu pouvais savoir, si tu voyais ce qu'ils ont fait de moi !…

 

V. D.

 

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20 mai.

 

Ma colombe, ma petite Varinka !

 

Je vous envoie un peu de raisin, ma tourterelle. On dit que cela fait du bien d'en manger pendant la convalescence et le médecin le recommande d'ailleurs pour la soif. C'est donc pour la soif uniquement. Vous avez eu envie de petits pains blancs l'autre jour, ma petite mère, je vous en envoie également. Avez-vous de l'appétit, mon âme ? Car c'est l'essentiel. D'ailleurs c'est fini maintenant, le ciel en soit loué, c'est passé, terminé, et nos malheurs aussi vont prendre fin complètement. Remercions-en le Créateur ! Pour ce qui est des livres, il m'a été impossible de m'en procurer jusqu'ici. On dit qu'il y a chez nous un livre excellent, écrit dans un très bon style. On prétend qu'il est très intéressant. Je ne l'ai pas lu moi-même, mais on le loue beaucoup par ici. On m'a promis de me le faire parvenir. Mais le lirez-vous ? Je vous connais, je sais que vous êtes difficile sur ce point. On n'arrive pas toujours à satisfaire votre goût, je le sais, mon petit ange. Il vous faut de la poésie sans doute, des soupirs, des mamours – soit, je me procurerai des poèmes, je trouverai ce qu'il vous faut. J'ai vu quelque part un cahier plein de vers…

 

Ma vie est fort agréable. Ne vous faites pas de soucis pour moi, ma petite mère, je vous en supplie. Ce que Fédora vous a raconté sur moi n'est que balivernes. Dites-lui qu'elle a menti, dites-le lui absolument, à cette calomniatrice !… Je n'ai même pas songé à vendre mon nouvel uniforme ! Et pourquoi donc le vendrais-je, réfléchissez, pourquoi le ferais-je ? Il paraît, à ce qu'on dit, que je dois toucher quarante roubles argent de gratification. Pourquoi le vendrais-je en ce cas ? Ne vous inquiétez pas, ma petite mère… Fédora est une pessimiste, elle prend tout au tragique. Nous vivrons heureux, ma tourterelle. Pourvu seulement que vous vous rétablissiez ! Guérissez, au nom du ciel, ne faites pas de chagrin à un vieillard. Qui donc vous a raconté que j'aurais maigri ? Calomnie, pure calomnie encore ! Je me porte à merveille et j'ai même grossi au point que j'en ai presque honte. Je mange à ma faim, je suis content, j'ai de tout en abondance. Pourvu que vous guérissiez ! Adieu maintenant, mon petit ange ! Je couvre de baisers vos doigts mignons et je demeure votre ami indéfectible, votre ami dévoué,

 

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

P.-S. Voyons,  ma petite âme, que m'écrivez-vous là encore ?… C'est tout à fait déraisonnable ; à quoi songez-vous donc ? Comment pourrais-je vous rendre visite si souvent, ma petite mère, je vous le demande ? À la faveur de la nuit peut-être, de manière à ne pas être aperçu ? Mais il ne fait presque plus nuit à cette saison. D'ailleurs, ma petite mère, mon bon ange, je n'ai pour ainsi dire pas quitté votre chevet de tout le temps que vous avez été malade, pendant que vous étiez sans connaissance surtout. Je ne sais même pas comment j'ai pu m'arranger pour y parvenir. J'ai néanmoins préféré cesser mes visites ensuite. Les gens ont commencé à se montrer curieux et à poser des questions. Déjà des cancans se colportent par ici. Je compte sur Thérèse : c'est une femme discrète. Jugez cependant vous-même, ma petite mère, qu'adviendrait-il s'ils apprenaient tout au sujet de nos relations ? Que penseront-ils et que diront-ils alors ?… Prenez donc patience, ma petite mère, soyez courageuse, attendez d'être guérie. Nous nous arrangerons ensuite pour nous donner rendez-vous quelque part, hors de la maison.

 

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1er juin.

 

Mon très cher Makar Alexéievitch,

 

J'avais tellement envie de vous faire plaisir, de trouver quelque chose d'agréable pour vous récompenser de tant de soucis et de tant de peine que vous vous êtes donnés pour moi, de toute cette affection que vous m'avez vouée, que je me suis finalement décidée, dans un moment de loisir, à fouiller les tiroirs de ma commode pour y retrouver ce cahier de souvenirs que je vous envoie maintenant. J'avais commencé à l'écrire dans une époque encore heureuse de ma vie. Vous m'avez fréquemment questionnée sur mon existence passée, sur ma mère, sur Pokrovski, sur mon séjour chez Anna Fiodorovna et, enfin, sur mes récents malheurs, et vous étiez si impatient de pouvoir lire ce cahier où j'ai eu l'idée, Dieu sait pourquoi, de raconter certaines heures de ma vie, que je suis certaine de vous procurer une grande satisfaction en vous le communiquant. Quant à moi, je me suis sentie très triste en le relisant. Il me semble que je suis devenue deux fois plus vieille depuis que j'y ai écrit la dernière ligne. Ces impressions ont été notées à des époques diverses. Adieu, Makar Alexéievitch. Je m'ennuie terriblement et je souffre souvent d'insomnie. C'est une bien triste convalescence !

 

V. D.

 

 

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I

 

J'avais à peine quatorze ans lorsque mon père mourut. Mon enfance avait été l'époque la plus heureuse de ma vie. Elle débuta loin d'ici, loin de cette ville, dans une province reculée. Mon père était intendant des domaines du prince P., dans le gouvernement de T. Nous vivions dans l'un des villages appartenant au prince, et notre existence s'y écoulait doucement dans le calme et le bonheur… J'étais alors une petite fille très vive. Je passais mon temps, je m'en souviens, à courir à travers champs, à errer dans les fourrés ou à me promener dans le jardin, et personne ne s'occupait de moi. Mon père était continuellement pris par ses affaires, et quant à ma mère, les soins du ménage absorbaient tout son temps. On ne m'enseignait rien, on me laissait tranquille, et je m'en trouvais heureuse. Il m'arrivait parfois de me sauver de bon matin de la maison pour me rendre à l'étang ou dans le bois, ou pour voir faire les foins, ou bien je me mêlais aux moissonneurs, sans m'inquiéter du soleil qui me brûlait, sans craindre de m'égarer en m'éloignant du village, ou de m'égratigner aux ronces et de déchirer ma robe. On me grondait ensuite quand je rentrais à la maison, mais cela m'était égal.

 

Il me semble que j'aurais été si heureuse s'il m'avait été permis de demeurer toute ma vie à la campagne et de vivre toujours au même endroit. Mais j'étais une enfant encore quand je dus quitter les lieux qui m'étaient chers. J'avais douze ans seulement lorsque nous partîmes pour Saint-Pétersbourg. Avec quelle tristesse je me rappelle maintenant nos pénibles préparatifs de départ ! Combien de pleurs j'ai versés en prenant congé de tout ce que j'aimais. Je me souviens que je me suis jetée au cou de mon père en le suppliant, avec des larmes, de me laisser quelque temps encore au village. Mon père s'emporta contre moi, ma mère se mit à pleurer. Elle me dit que ce départ était nécessaire, que nos affaires l'exigeaient. Le vieux prince P. était mort. Ses héritiers avaient résilié l'engagement de mon père. Nous possédions un peu d'argent que mon père avait placé chez des particuliers à Saint-Pétersbourg. Espérant améliorer sa situation, il jugea nécessaire de venir en personne dans cette ville. Tout cela, je l'appris de ma mère. Nous nous installâmes sur la rive droite, et nous devions y vivre jusqu'à la mort de mon père.

 

Ce fut si pénible pour moi de m'habituer à notre nouvelle existence. Nous sommes arrivés à Saint-Pétersbourg en plein automne. Le jour de notre départ du village il avait fait si beau, la journée était si claire, si chaude, si lumineuse. Les travaux de récolte s'achevaient. Dans les champs, d'énormes meules de blé s'entassaient, et des vols d'oiseaux criards tournaient autour d'elles. Tout paraissait si gai, si plein de bonheur. Mais quand nous arrivâmes à Saint-Pétersbourg ce fut la pluie, une vilaine gelée d'automne, le temps couvert, la boue, et cette foule de gens inconnus dans les rues, aux visages peu accueillants, renfrognés, mécontents ! Nous nous installâmes tant bien que mal. Je me souviens comment tout le monde s'agitait les premiers jours dans un perpétuel va-et-vient, car il s'agissait d'aménager notre nouveau domicile. Mon père était constamment dehors, ma mère n'avait pas une minute à elle, et moi, on m'oublia complètement. Avec quelle tristesse je me suis levée le matin, après la première nuit passée à notre nouveau domicile ! Nos fenêtres donnaient sur une palissade jaune. La rue était toujours sale. On ne voyait que peu de passants, et ils étaient tous habillés si chaudement, ils avaient tous l'air d'avoir si froid.

 

Dans notre logis, l'ennui et la mélancolie régnaient du matin au soir. Nous n'avions presque pas d'amis ou de parents. Pour ce qui est d'Anna Fiodorovna, mon père s'était disputé avec elle (il lui devait une certaine somme d'argent). Fréquemment, on venait chez nous pour affaires. Ces visiteurs amenaient en général des disputes, des cris, des scènes. Après chacun de ces entretiens, mon père devenait renfrogné, colérique. Durant des heures, il marchait alors d'un bout à l'autre de la pièce, les sourcils froncés et sans adresser la parole à personne. Ma mère n'osait pas lui parler dans ces moments et gardait le silence. Je m'asseyais dans un coin avec un livre, et j'y demeurais sans bouger, craignant, en remuant, d'attirer sur moi l'attention.

 

Trois mois après notre arrivée à Saint-Pétersbourg, on me plaça dans un pensionnat. Qu'elle fut triste, au début, ma vie parmi des étrangers. Tout m'y semblait froid, hostile. Les gouvernantes ne faisaient que crier, les jeunes filles étaient si moqueuses et moi si sauvage en ce temps-là ! On y était sévère, on grondait pour des riens. Tout s'y accomplissait selon un horaire rigide ; les repas se prenaient en commun ; les professeurs me semblaient ennuyeux, et, les premiers mois, je m'y sentais meurtrie, comme écrasée. Je ne pouvais plus dormir. Il m'arrivait de pleurer toute la nuit, durant de longues nuits mornes et froides. Je me revois certains soirs, à l'heure où les pensionnaires préparaient leurs leçons pour le lendemain, assise devant mes exercices ou mes vocabulaires, sans oser bouger, l'esprit ailleurs, songeant à mon foyer, à mon père, à ma mère, à ma vieille nourrice et aux belles histoires qu'elle me contait… Oh ! quelle tristesse m'envahissait dans ces instants ! Le moindre objet lié à ma vie domestique me paraissait soudain si beau dans le souvenir ! Je rêvais, me disant : « Qu'il ferait bon chez moi maintenant. Je serais avec les miens dans la petite pièce, devant le samovar. On y est au chaud, et c'est si doux, si intime. Comme j'embrasserais ma mère, avec quels baisers ardents, en me serrant contre elle de toutes mes forces ! » Je rêvais ainsi, puis, je me mettais à pleurer silencieusement de nostalgie, en étouffant les sanglots dans ma poitrine, et je ne parvenais pas à retenir mon vocabulaire. « Je ne saurai pas ma leçon demain», me disais-je. Toute la nuit, je voyais en rêve le professeur, Madame, les jeunes filles. Dans mon sommeil, je répétais mes leçons et le lendemain je ne savais rien en classe. On me punissait en me faisant rester à genoux, on me privait d'un repas. J'étais devenue une jeune fille triste, ennuyeuse. Au début, les pensionnaires se moquaient de moi, me chicanaient, s'amusaient à me troubler quand je récitais mes leçons, me pinçaient quand nous nous rendions en file au dîner ou au goûter, et se plaignaient de moi sans motif à la gouvernante. Mais quel paradis, en revanche, lorsque ma nourrice venait me chercher le samedi soir. J'étouffais presque, en l'étreignant de joie, l'adorable vieille. Elle m'habillait, me couvrait chaudement et avait de la peine à marcher du même pas que moi dans la rue, tandis que je bavardais sans arrêt, lui racontant tous les détails de ma vie. J'arrivais avec elle à la maison, gaie, heureuse, j'embrassais les miens avec effusion comme si je ne les avais pas revus depuis dix ans. Tout le monde se mettait à parler, à questionner, à raconter. Je disais bonjour à chacun, je riais aux éclats, je courais, je sautais dans la chambre. Mon père m'entretenait de questions sérieuses, de mes progrès en français, de la grammaire de Lhomond et nous étions, ces soirs-là, si gais, si contents. Aujourd'hui encore, j'ai du plaisir à évoquer ces souvenirs. Je faisais de mon mieux pour réussir dans mes études et donner satisfaction à mon père. Je voyais qu'il dépensait ses derniers sous pour moi, alors qu'il se débattait dans une situation inextricable. Il devenait de jour en jour plus sombre, plus maussade, plus irritable, et son caractère se gâta complètement pour finir. Ses affaires n'allaient pas, et il s'endettait terriblement. Certains jours, ma mère craignait de pleurer pour ne pas irriter davantage mon père, s'abstenait même de parler, et parut bientôt malade. Elle maigrissait à vue d'œil, et il lui vint une mauvaise toux. Quand je revenais du pensionnat, à cette époque, pour leur rendre visite, je ne voyais que des visages tristes. Ma mère pleurait doucement, mon père s'emportait. Ce furent alors des reproches à n'en plus finir. Mon père déclarait tout à coup que je ne lui procurais aucune joie, aucune consolation ; qu'ils se privaient de tout, lui et ma mère, et que je ne savais pas encore parler le français. Bref, tous les échecs, tous les malheurs, tout ce qu'il avait à souffrir nous retombait sur le dos, à moi et à ma mère. Comment pouvait-il tourmenter ainsi ma pauvre maman ? Mon cœur se déchirait parfois quand je la regardais. Ses joues s'étaient affaissées, ses yeux s'étaient enfoncés, et elle avait un teint de phtisique. Mais c'est à moi que mon père s'en prenait de préférence. Cela débutait chaque fois à propos de bagatelles quelconques, et s'enflait au point d'aboutir à Dieu sait quoi ! Je ne comprenais même pas, certains jours, de quoi il était question. Que n'ai-je entendu de lui en ces occasions ! Que mon français n'allait pas, que j'étais une sotte, et que la directrice de notre pensionnat n'avait pas de cervelle dans sa tête ; qu'elle ne se préoccupait pas de notre moralité ; que mon père ne parvenait pas à retrouver un emploi et que la grammaire Lhomond ne valait rien, que celle de Zapolski lui était bien supérieure ; qu'on dépensait pour moi de l'argent en pure perte ; que j'étais, apparemment, une fille insensible, au cœur de pierre – en un mot, j'avais beau, malheureuse que j'étais, me démener, m'efforcer de faire de mon mieux les exercices et d'apprendre mon vocabulaire, je n'en demeurais pas moins responsable de tous les malheurs, j'étais fautive en tout ! Ce n'est point que mon père ne m'aimât pas : il ne vivait que pour ma mère et pour moi. Mais, hélas ! son caractère était ainsi.

 

Les soucis, les chagrins et les échecs rongeaient l'âme de mon père et l'usaient à l'extrême. Il devint méfiant, bilieux. Il était souvent dans un état proche du désespoir, commença à négliger sa santé, prit froid un jour et tomba subitement malade. Il ne souffrit pas longtemps : sa mort survint d'une façon si brusque, si imprévue, que nous demeurâmes plusieurs jours comme foudroyées par ce coup du destin. Ma mère était dans une sorte de prostration, si bien que je craignis même pour sa raison. À peine mon père s'était-il éteint, que les créanciers affluèrent chez nous, comme s'ils sortaient de terre, et envahirent notre logis. Nous dûmes leur abandonner tout ce que nous possédions. Il fallut se résoudre à vendre également la petite maison que mon père avait achetée sur la rive droite six mois après notre installation à Saint-Pétersbourg. Je ne sais pas comment nous avons fait pour nous tirer d'affaire pour le reste, mais nous sommes restées nous-mêmes sans gîte, sans abri, sans moyens d'existence. Ma mère souffrait d'une maladie de langueur et il était impossible de l'alimenter ainsi que son état l'exigeait. Nous n'avions pas de quoi vivre, et devant nous s'ouvrait l'abîme. Je venais d'avoir quatorze ans. C'est à ce moment qu'Anna Fiodorovna vint nous voir. Elle nous raconta qu'elle possédait des domaines et qu'elle nous était parente en quelque sorte. Ma mère disait aussi qu'elle était notre parente, mais très éloignée. Du vivant de mon père, elle n'était jamais venue chez nous. Elle nous rendit visite maintenant, affirmant, avec des larmes dans les yeux, qu'elle s'intéressait beaucoup à notre sort. Elle se lamenta sur la perte que nous avions faite, sur notre situation désastreuse, en ajoutant que mon père en avait été lui-même l'artisan, qu'il avait voulu vivre sur un pied ne correspondant pas à ses ressources, qu'il était ambitieux et comptait trop sur ses propres forces. Elle exprima le désir de mieux nous connaître et nous proposa d'oublier nos griefs mutuels. Lorsque ma mère lui déclara n'avoir jamais éprouvé d'hostilité pour elle, Anna Fiodorovna passa son mouchoir sur ses yeux, et conduisit ensuite ma mère à l'église où elle commanda une messe pour le repos de l'âme de mon pauvre père (c'est ainsi qu'elle s'exprima). Ensuite, elle se réconcilia pompeusement avec ma mère.

 

Après toutes sortes d'exhortations et de réflexions générales, Anna Fiodorovna nous dépeignit en couleurs vives notre situation désespérée, notre abandon, notre impuissance, l'absence de tout espoir d'en sortir, et nous invita, selon sa propre expression, à nous réfugier chez elle. Ma mère la remercia, mais hésita longtemps. Cependant, comme il n'y avait pas d'autre chose à faire et qu'aucune issue ne s'offrait à nous, elle déclara finalement à Anna Fiodorovna que nous acceptions son invitation avec gratitude. Je me souviens, comme si c'était hier, de la matinée où nous quittâmes notre domicile pour l'île Vassilievski. C'était un matin d'automne, clair, sec et glacé. Ma mère pleurait. Je ressentais une affreuse tristesse. Mon cœur paraissait vouloir se rompre dans ma poitrine et une lourde mélancolie, comme un pressentiment inexplicable, pesait sur mon âme… Ce fut une époque douloureuse.

 

 

* * * * *

 

 

II

 

Dans les premiers temps, alors que nous n'étions pas encore, ma mère et moi, habituées à notre nouveau domicile, nous nous sentions mal à l'aise et comme angoissées chez Anna Fiodorovna. Celle-ci vivait dans sa propre maison, dans la sixième rue. Il y avait en tout et pour tout cinq chambres dans cet immeuble. Trois d'entre elles étaient occupées par Anna Fiodorovna et ma cousine germaine Sacha, une enfant, orpheline de père et de mère, qu'elle avait prise chez elle. Une autre pièce nous fut réservée, et dans la dernière chambre enfin, voisine de la nôtre, logeait un étudiant pauvre du nom de Pokrovski, un locataire d'Anna Fiodorovna. Notre hôtesse vivait très largement et semblait beaucoup plus riche que nous ne le supposions auparavant. Mais l'origine de ses ressources demeurait énigmatique, tout comme ses occupations réelles. Elle était perpétuellement en mouvement, paraissait avoir de constantes préoccupations, sortait ou prenait la voiture plusieurs fois par jour. En quoi consistait son activité, de quoi ou de qui elle se préoccupait, c'est là une chose que je ne parvins pas à savoir. Ses relations étaient nombreuses et variées. À tout instant, des gens venaient la voir, et Dieu sait quelles gens, toujours pour affaires et pour quelques minutes seulement. Ma mère m'emmenait chaque fois dans ma chambre, dès que retentissait la sonnette de la porte d'entrée. Cette attitude de ma mère déplaisait à Anna Fiodorovna ; elle répétait constamment que nous étions trop fières, plus que ne le permettait notre situation. « S'il y avait encore de quoi », disait-elle, en se lançant dans des rodomontades interminables. Je ne comprenais pas alors ces reproches de fierté. C'est aujourd'hui seulement que je comprends, ou que je devine à tout le moins pour quelle raison ma mère avait tant hésité à s'installer chez Anna Fiodorovna. C'était une femme méchante. Elle nous tourmentait sans cesse. Je me demande, à présent encore, ce qui avait bien pu l'inciter à nous inviter chez elle. Au début elle se montra assez gentille avec nous, mais son vrai caractère ne tarda pas à se montrer en plein, dès qu'elle s'aperçut que nous étions absolument sans défense et ne savions où aller. Par la suite, elle se fit plus douce envers moi, d'une douceur déplaisante, exagérée, allant jusqu'à la flatterie. Mais les premiers mois, je dus souffrir autant que ma mère. Elle nous faisait de constants reproches, nous rappelant ses bienfaits à tout bout de champ. Elle nous présentait aux étrangers comme des parents pauvres, une veuve et une orpheline sans appui, qu'elle avait accueillies chez elle par charité, par dévouement chrétien. À table, elle suivait des yeux chaque morceau que nous nous mettions dans la bouche. En revanche, lorsque nous ne mangions pas, cela devenait une histoire : nous méprisions l'ordinaire de sa maison, disait-elle. « Je ne puis vous donner que ce que j'ai. Je souhaiterais moi-même pouvoir m'offrir davantage. » Elle ne se lassait pas de dire du mal de mon père, prétendant qu'il se croyait supérieur aux autres et que cela a mal fini pour cette raison ; qu'il avait laissé sa femme et sa fille sans ressources, et que si nous n'avions pas eu la chance de rencontrer une parente généreuse, une âme chrétienne et compatissante, Dieu sait si nous n'aurions pas dû, pour finir, crever de faim dans la rue. Nous l'écoutions avec plus de répugnance encore que d'amertume. Ma mère pleurait tout le temps, et sa santé empirait de jour en jour. Elle dépérissait à vue d'œil, et nous devions néanmoins travailler du matin jusqu'au soir. Nous prenions des commandes de couture au dehors, ce qui déplaisait fort à Anna Fiodorovna ; elle ne cessait de répéter que sa maison n'était pas un salon de modes. Mais il nous fallait avoir de quoi nous vêtir, il nous fallait mettre aussi de l'argent de côté pour l'imprévu. Nous voulions absolument disposer de quelques ressources à nous. Nous nous faisions une petite réserve d'argent, à tout hasard, dans l'espoir que cela nous permettrait, avec le temps, de nous établir quelque part. Les dernières forces de ma mère s'usèrent à ce travail. Elle faiblissait chaque jour davantage. Comme un ver rongeur, la maladie minait lentement sa vie et la menait au tombeau. Je le voyais, je le sentais ; ce que j'en ai souffert ! Tout cela se passait sous mes yeux.

 

Les jours se suivaient sans changement, monotones et tristes. Nous vivions dans la retraite, comme si nous n'étions plus de la ville. Anna Fiodorovna s'était peu à peu calmée, en prenant pleinement conscience de son omnipotence. D'ailleurs, personne ne songea jamais à la contredire. Notre chambre était séparée par le corridor des pièces qu'elle habitait, et nous avions pour voisin, ainsi que je l'ai dit déjà, l'étudiant Pokrovski. Il donnait à Sacha des leçons de français, d'allemand, d'histoire et de géographie ; bref, il lui enseignait toutes les sciences, comme disait Anna Fiodorovna, qui, en échange, le logeait et le nourrissait gratuitement. Sacha était fort intelligente, bien que très vive et espiègle. Elle avait alors treize ans. Anna Fiodorovna fit observer un jour à ma mère que je ferais bien de profiter de ces leçons, car mon éducation n'avait pas été très poussée au pensionnat. Ma mère y consentit avec joie, et j'étudiai une année entière avec Pokrovski et Sacha.

 

Pokrovski était un jeune homme pauvre, extrêmement pauvre. Sa santé ne lui permettait pas de suivre régulièrement les cours, et c'est plutôt par une sorte d'habitude qu'on continuait à le qualifier d'étudiant. Il menait une existence modeste, retirée, silencieuse, si bien que nous ne l'entendions même pas de notre chambre. Il paraissait étrange : marchant avec tant de gaucherie, saluant avec tant de maladresse timide, parlant de façon si bizarre. Au début, je ne pouvais pas le regarder sans rire. Sacha lui jouait constamment des tours, surtout pendant les leçons. Il était, par surcroît, irascible, se fâchait tout de suite ; il se mettait hors de lui pour des bêtises, criait, se plaignait de nous et, bien souvent, rentrait furieux dans sa chambre sans achever la leçon. Il passait son temps chez lui à lire des livres. Il en avait une grande quantité, et des ouvrages chers, rares. Les quelques leçons qu'il donnait en ville lui rapportaient un peu d'argent et dès qu'il avait touché ses cachets, il s'empressait d'aller acheter des livres.

 

Avec le temps, j'appris à le connaître mieux et plus intimement. C'était un cœur d'or, un garçon digne de la plus grande estime, l'homme le meilleur qu'il m'ait été donné de rencontrer dans la vie. Ma mère l'appréciait beaucoup. Par la suite, il devint également mon meilleur ami, après ma mère bien entendu.

 

Moi aussi, au commencement, toute grande fille que je fusse, je me divertissais avec Sacha à ses dépens. Il nous arrivait de nous creuser la tête durant des heures, à ma cousine et à moi, pour imaginer de quelle façon nous pourrions le chicaner encore et le mettre hors de lui. Il était affreusement drôle quand il éclatait de colère et cela nous amusait énormément. (J'ai honte aujourd'hui de devoir l'avouer.) Un jour, nous le poussâmes à bout par quelque sotte gaminerie, et les larmes lui vinrent aux yeux tandis qu'il murmurait : « Méchants enfants. » J'entendis fort bien ces mots et me sentis très confuse tout à coup. J'avais honte, cela me faisait mal, je me sentais émue de pitié pour lui. Je me souviens que j'ai rougi jusqu'aux oreilles ; je le priai, presque en pleurant moi-même, de se calmer, de ne pas nous en vouloir de nos stupides plaisanteries ; mais il ferma brusquement le livre sans achever la leçon et se retira dans sa chambre. Toute la journée je fus tourmentée de remords. La pensée que nous, des enfants, l'avions poussé aux larmes par notre cruauté m'était intolérable. Ces larmes, nous les avions donc attendues, souhaitées. Nous avions désiré le voir pleurer. Nous étions parvenues à lui faire perdre toute patience. Nous l'avions amené de force, lui qui était malheureux déjà, à prendre conscience, le pauvre, de son sort misérable ! Je ne pus dormir de la nuit, en proie au dépit, à la tristesse, au remords. On prétend que le remord soulage l'âme, c'est tout à fait faux. Une piqûre d'amour-propre se mêlait étrangement à mon chagrin. Cela me chicanait qu'il m'eût traitée en enfant. À cette époque j'avais déjà quinze ans.

 

À partir de ce jour, je me torturai l'esprit pour trouver le moyen de le faire changer d'opinion sur moi. Je forgeais mille plans. Mais j'étais, en certaines circonstances, timide et craintive. Dans la situation où je me trouvais, je n'osais me résoudre à rien et me bornais à rêver. (Et Dieu sait quels rêves !) Mais je cessai de le chicaner avec Sacha, et il ne se fâcha plus contre nous. Néanmoins, cela paraissait insuffisant à mon amour-propre.

 

Il faut que je dise maintenant quelques mots de l'homme le plus bizarre, le plus curieux et le plus pitoyable que j'aie rencontré de ma vie. Si j'en parle ici, à cet endroit exactement de mes notes, c'est parce que je n'avais presque pas fait attention à lui jusqu'à cette époque. Mais tout ce qui touchait à Pokrovski commença à m'intéresser, du jour au lendemain.

 

On apercevait parfois, dans notre maison, un petit vieux malpropre, mal vêtu, grisonnant, chétif et maladroit, en un mot étrange au delà de toute expression. Il donnait l'impression, au premier coup d'œil, d'avoir honte de quelque chose ou d'être embarrassé de sa propre personne. Il avait l'air, ainsi, de se ratatiner volontairement et de se contorsionner pour passer inaperçu. Il faisait avec cela de ces gestes et de ces grimaces qui pouvaient faire conclure à coup sûr qu'il n'avait plus toute sa raison. Il arrivait parfois dans notre maison et demeurait dans le corridor, devant la porte vitrée, sans oser entrer. Quand quelqu'un d'entre nous passait près de là – moi ou Sacha, ou un domestique qu'il savait être bien disposé pour lui – il saluait silencieusement du geste, faisait de la main divers signaux, et c'est seulement quand on l'appelait d'un mouvement de tête, signe convenu pour dire qu'il n'y avait pas d'étrangers dans la maison et qu'il pouvait entrer, que le petit vieux entr'ouvrait doucement la porte, le visage épanoui dans un sourire heureux et, se frottant les mains de satisfaction, se dirigeait tout droit vers la chambre de Pokrovski. C'était son père.

 

J'ai su par la suite en détail l'histoire de ce pauvre vieillard. Il avait servi jadis quelque part ; mais, dépourvu des moindres dons de l'intelligence et insignifiant de sa personne, il était demeuré jusqu'au bout dans un humble emploi. Après la mort de sa première femme (la mère de l'étudiant Pokrovski), il eut l'idée de se remarier et épousa une fille de petits bourgeois. Avec sa nouvelle femme, tout alla à l'envers dans sa maison. Elle ne laissait de paix à personne et, le verbe haut, régentait tout le monde. L'étudiant Pokrovski était à cette époque un enfant d'une dizaine d'années. La marâtre le prit en haine. Mais le sort fut favorable à l'enfant. Un grand propriétaire foncier, Monsieur Bykov, qui avait connu le fonctionnaire Pokrovski et l'avait protégé autrefois, se chargea de veiller sur le garçon et le plaça dans un pensionnat. Il s'intéressait à lui parce qu'il avait connu sa défunte mère qui, du temps où elle était jeune fille, bénéficia des bienfaits d'Anna Fiodorovna et fut donnée par celle-ci en mariage au fonctionnaire Pokrovski. Monsieur Bykov, proche ami d'Anna Fiodorovna, donna, mû par un sentiment de générosité, cinq mille roubles de dot à la fiancée. On ignore ce que devint cet argent. Je connais ces détails par Anna Fiodorovna. Quant à l'étudiant Pokrovski, il n'aimait guère parler de sa famille. On prétend que sa mère avait été fort belle et je trouve étrange qu'elle ait fait un mariage si malencontreux en épousant un homme absolument insignifiant… Elle mourut jeune encore, quelques années après ce mariage.

 

Le jeune Pokrovski passa du pensionnat au gymnase, et entra ensuite à l'Université. Monsieur Bykov, qui venait assez fréquemment à Saint-Pétersbourg, continuait à le protéger. À cause de sa mauvaise santé, Pokrovski dut interrompre ses études. Monsieur Bykov lui fit faire alors la connaissance d'Anna Fiodorovna et le lui recommanda chaleureusement ; en sorte qu'il fut accueilli dans sa maison où on lui assura le gîte et le couvert, à charge de donner à Sacha des leçons dans toutes les branches nécessaires.

 

Quant au vieux Pokrovski, le chagrin que lui causait la méchanceté de sa seconde femme le fit sombrer dans le vice le plus abominable, et il était presque continuellement ivre. Sa femme le battait, l'obligeait à coucher à la cuisine et l'amena à un tel point d'abdication qu'il finit par accepter les coups sans protester et ne se plaignit plus des mauvais traitements qu'il subissait. C'était un homme moins âgé, en réalité, qu'il ne paraissait ; mais ses mauvais penchants l'avaient conduit jusqu'au seuil de la folie. L'unique sentiment élevé qui lui restait était un amour sans borne pour son fils. On prétendait que le jeune Pokrovski ressemblait comme une goutte d'eau à sa mère. Peut-être est-ce le souvenir de sa première femme, si bonne envers lui, qui engendra dans l'âme du vieillard déchu, cet amour immense pour son fils ? Le vieux en avait plein la bouche et ne parlait jamais d'autre chose que de son garçon. Il venait régulièrement, deux fois par semaine, lui rendre visite. Il n'osait pas venir plus souvent, car le jeune Pokrovski détestait la présence de son père. Il est certain que l'irrespect pour son père était son plus grand et son plus grave défaut. Il faut d'ailleurs reconnaître que le vieux devenait par moments insupportable. Il se montrait tout d'abord terriblement curieux, et puis, il dérangeait continuellement son fils dans son travail en lui adressant la parole à tout bout de champ et en le harcelant de questions oiseuses autant que stupides. Enfin, il lui arrivait de se présenter chez lui en état d'ivresse. Son fils s'efforçait de le déshabituer peu à peu de ses vices, de son bavardage sans arrêt et de sa curiosité indiscrète, et il aboutit à ce résultat que son père l'écoutait, bouche bée, comme un oracle, et n'osait plus dire un mot sans sa permission.

 

Le pauvre vieux ne se lassait pas d'admirer son Petinka (c’est ainsi qu'il appelait son fils) et de s'extasier devant lui. Quand il venait lui rendre visite, il avait presque toujours l'air timide et comme soucieux, sans doute parce qu'il n'était pas sûr de l'accueil que lui ferait son fils. D'habitude, il hésitait longtemps avant d'entrer, et si je me trouvais là par hasard, il se mettait à me questionner, pendant quinze à vingt minutes parfois, sur ce que faisait Petinka. Était-il en bonne santé ? Dans quel état d'esprit se trouvait-il et n'avait-il pas quelque travail important à faire ? De quoi s'occupait-il exactement en ce moment ? Écrivait-il ou s'adonnait-il à quelque grave réflexion ? Quand je l'avais suffisamment rassuré et encouragé, le vieux se décidait enfin à entrer et, doucement, avec circonspection, entr'ouvrait la porte de la chambre de son fils, passait la tête d'abord, et si celui-ci ne se fâchait pas mais l'invitait d'un geste, il pénétrait à pas feutrés dans la pièce. Il enlevait alors sa misérable capote et son chapeau toujours froissé, troué par endroits, les ailes à demi arrachées ; il les pendait à un crochet, s'efforçant, dans tous ses mouvements, de faire le moins de bruit possible, comme pour ne pas attirer l'attention. Il s'asseyait ensuite prudemment sur une chaise et ne quittait plus son fils des yeux, suivant chacun de ses mouvements, pour deviner l'état d'âme de son Petinka. S'il remarquait chez celui-ci le moindre signe de mauvaise humeur, il se levait aussitôt de sa chaise, expliquait qu'il était venu, comme ça, de passage. « Petinka, j'avais une longue course à faire et, passant devant la maison, je suis entré pour me reposer une minute. » Puis, sans un mot, humblement, il prenait sa capote, son chapeau, ouvrait la porte de façon aussi silencieuse qu'à l'arrivée, et s'en allait en s'efforçant de sourire pour contenir le chagrin qui débordait dans son âme et ne pas le laisser voir à son fils.

 

Mais si, en revanche, le fils faisait bon accueil au père, le vieux ne se sentait plus de joie. Le bonheur éclatait dans ses yeux, dans ses gestes, dans ses mouvements. Quand son fils, d'aventure, lui adressait la parole, le vieux se soulevait sur sa chaise et répondait d'une voix douce, humble, soumise, flatteuse, pénétrée d'un respect quasi religieux, en prenant soin d'employer des termes « choisis », et qui dans sa bouche étaient d'un comique achevé. Mais il ne savait pas s'exprimer, et finissait par bredouiller et s'embrouiller, cherchait alors où cacher ses mains, essayait de se faire petit et continuait, pendant de longues minutes, à murmurer des mots indistincts comme pour réparer sa réponse maladroite. Lorsque, par hasard, il avait répondu convenablement, il s'enhardissait, rajustait son gilet, sa cravate, son habit, et paraissait retrouver, dans ces instants, la conscience de sa dignité. Il reprenait confiance alors et poussait, certaines fois, l'audace jusqu'à se lever sans bruit de sa chaise, s'approcher de l'étagère des livres et en sortir un volume, n’importe lequel, où il se mettait même à lire un passage au hasard, quel que fût le sujet traité. Il faisait tout cela avec un air d'indifférence feinte et un calme affecté, comme s'il lui était naturel et permis en même temps de disposer des livres de son fils, comme si la gentillesse de Petinka envers lui n'avait rien de surprenant. Mais j'ai remarqué un jour l'effroi qui s'empara du malheureux lorsque Pokrovski le pria de ne pas toucher à ses livres. Il s'effara, se hâta, dans sa confusion, de remettre le livre en place, se trompa, le mit à l'envers, le ressortit fébrilement et le replaça, mais cette fois avec le dos de la reliure contre le mur. Il souriait, rougissait, ne savait comment racheter son crime. Peu à peu, Pokrovski détournait par ses conseils le vieux de ses mauvais penchants ; lorsqu'il lui arrivait de le voir trois fois de suite parfaitement sobre, il lui glissait, dès la visite suivante, vingt-cinq kopecks ou même un demi-rouble dans la main au moment de son départ. D'autres fois, il lui achetait des souliers, une cravate ou un gilet. Il fallait voir alors le père se dandiner comme un coq dans ses nouveaux atours. Quelquefois, il entrait chez nous, nous apportait, à moi et à Sacha, des pains d'épice, des pommes, et nous parlait sans fin de son Petinka. Il nous suppliait, dans ces occasions, d'être attentives à ses leçons, de l'écouter, affirmait que Petinka était un bon fils, un fils exemplaire, et, par surcroît, un fils savant. À ces derniers mots, il avait une façon tellement drôle de nous cligner de l'œil gauche d'un air entendu et se tortillait si bizarrement que nous ne pouvions nous contenir et lui pouffions de rire au nez. Ma bonne maman l'aimait beaucoup. Mais le vieux avait en horreur Anna Fiodorovna, tout en demeurant, en sa présence, humble, soumis et silencieux, plus bas que terre. Je cessai bientôt de prendre des leçons avec Pokrovski. Il me considérait toujours comme une enfant, une gamine turbulente, et me plaçait sur le même plan que Sacha. J'en souffrais beaucoup car je m'efforçais de mon mieux d'effacer l'impression de ma conduite précédente. Mes efforts passèrent inaperçus. Cela m'irritait de plus en plus. Je ne parlais presque jamais avec Pokrovski en dehors des leçons, et je n'aurais pas eu le courage de le faire. Je rougissais, me troublais en l'apercevant, et j'allais ensuite me cacher dans un coin pour y pleurer de dépit.

 

J'ignore comment tout cela aurait fini, si une circonstance étrange n'avait contribué à nous rapprocher. Un soir, alors que ma mère se tenait chez Anna Fiodorovna, j'entrai sur la pointe des pieds dans la chambre de Pokrovski. Je savais qu'il était sorti et l'idée me vint, je ne sais vraiment pas pourquoi, de jeter un coup d'œil chez lui. Jusque-là, je n'étais jamais entrée dans cette pièce, bien que nous fussions voisins depuis plus d'une année. Cette fois, mon cœur se mit à battre dans ma poitrine avec tant de force, tant de rapidité, que j'ai cru qu'il allait se rompre. Je regardai autour de moi avec une curiosité avide. La chambre de Pokrovski était pauvrement meublée, et il y avait beaucoup de désordre. Des papiers traînaient sur la table et sur les chaises. Partout, des livres et des papiers ! Une idée bizarre me vint en même temps qu'un sentiment pénible de dépit m'envahissait : il me semblait qu'il ne pourrait pas se contenter de mon amitié et de mon cœur aimant. Il était savant, instruit, tandis que j'étais sotte et ne savais rien, n'ayant jamais rien lu, pas un seul livre… Je jetai à ce moment un regard d'envie sur les longues planches de l'étagère qui paraissaient crouler sous le poids des volumes. Je me sentais tiraillée entre la tristesse, la déception et une sorte de rage d'agir. J'eus envie tout à coup de lire tous ses livres, tous jusqu'au dernier, et le plus vite possible. Je m'y décidai sur-le-champ. Peut-être me suis-je imaginée, en cet instant, qu'en apprenant tout ce qu'il savait je me rendrais plus digne de son amitié. Je me précipitai vers la première planche de l'étagère. Sans réfléchir, sans hésiter et sans choisir, je m'emparai du premier tome venu, un vieux bouquin poussiéreux et, rougissante, pâle, tremblante d'émotion et de crainte, j'emportai chez moi le livre chipé comme un butin, avec l'intention de le lire durant la nuit qui suivrait, à la lueur de la veilleuse, quand ma mère se serait endormie.

 

Mais quelle ne fut pas ma déception lorsque, de retour dans notre chambre, j'ouvris avec hâte ce volume et n'y trouvai qu'un texte latin qui s'étalait sur des pages à demi pourries et rongées par les vers. Sans perdre de temps, je retournai chez Pokrovski. À peine me disposais-je à replacer le livre sur sa planche que j'entendis un bruit dans le corridor et des pas s'approchèrent. Je me hâtai, je me dépêchai de mon mieux, mais ce méchant bouquin avait été si étroitement serré entre d'autres livres que ceux-ci s'étaient détendus comme un ressort lorsque je l'avais sorti et tenaient maintenant toute la place disponible sans souci de leur collègue absent. Je n'avais pas la force de l'y intercaler. Je poussai cependant les volumes de toute mon énergie. Le clou rouillé qui retenait la planche, et qui semble-t-il n'avait attendu que cette minute pour céder, se brisa. La planche s'affaissa à l'une de ses extrémités et les livres roulèrent avec fracas sur le plancher. La porte s'ouvrit en cet instant et Pokrovski entra dans la chambre.

 

Il convient de dire ici qu'il ne pouvait supporter qu'on touche à ses affaires. Malheur à qui se permettrait de porter la main sur les livres ! Qu'on juge donc de mon effroi lorsque ces volumes, les uns petits, les autres gros, des formats les plus divers, de toutes les dimensions et de toutes les épaisseurs, dégringolèrent de la planche, roulèrent sur le plancher et se mirent à danser sous la table, sous les chaises, dans toute la chambre. Je voulus fuir, il était trop tard. « Tout est fini, me dis-je, fini, fini ! Je suis perdue, définitivement perdue ! Je m'amuse et j'ai l'air de commettre des bêtises comme un enfant de dix ans. Je ne suis qu'une fille sotte, je ne suis qu'une grande sotte ! »

 

Pokrovski se fâcha terriblement. « Il ne manquait plus que cela ! cria-t-il. N'avez vous pas honte de vous conduire ainsi ? Quand donc deviendrez-vous raisonnable ? », et il se mit en devoir de ramasser les livres. Je me penchai pour l'aider. « Ce n'est pas nécessaire, pas du tout nécessaire, cria-t-il encore. Vous feriez mieux de ne pas entrer là où on ne vous a pas invitée. »

 

Mais, un peu adouci par mon attitude humble, il poursuivit d'une voix moins courroucée, sur le ton de mentor qu'il avait eu durant nos leçons et en usant du droit que lui conférait son rôle tout récent encore de professeur : « Voyons ! Quand donc deviendrez-vous sage, réfléchissez à ce que vous faites ! Regardez-vous, vous n'êtes plus une enfant, vous n'êtes plus une petite fille, vous avez quinze ans déjà, voyons ! »

 

Et, comme pour vérifier que je n'étais effectivement plus une petite fille, il jeta un regard sur moi et rougit aussitôt jusqu'aux oreilles. Je ne comprenais pas ce qui lui arrivait. J'étais là devant lui et le regardais avec de grands yeux étonnés. Il se leva, s'approcha de moi l'air confus, se troubla affreusement, balbutia quelques mots, parut s'excuser de quelque chose, peut-être de n'avoir pas remarqué jusque-là que j'étais une si grande jeune fille. Je compris tout à coup. Je ne sais ce qui m'arriva à ce moment. Je me troublai, je perdis contenance, je rougis plus encore que Pokrovski, je me couvris le visage de mes mains et m'enfuis en courant de la chambre.

 

Je ne savais plus que devenir, où me cacher dans ma honte. Qu'il m'ait trouvée dans sa chambre ! Ce seul fait déjà me semblait maintenant intolérable. Trois jours durant, je n'osai même pas le regarder. Je rougissais jusqu'aux larmes dès que je l'apercevais. Les pensées les plus terrifiantes, mêlées à des idées comiques, tournaient dans ma tête. L'une de ces idées, la plus abracadabrante, était d'aller le trouver pour m'expliquer avec lui, de tout lui avouer, lui dire franchement la vérité et le convaincre que je n'avais pas agi comme une petite fille sotte, mais mue par une bonne intention. J'avais déjà pris la décision de me rendre chez lui, mais, Dieu merci, le courage me manqua au dernier moment. J'imagine ce qu'aurait été mon attitude, les bêtises que je lui aurais débitées. Aujourd'hui encore, je me sens toute honteuse en me remémorant ces moments.

 

Quelques jours plus tard, ma mère tomba gravement malade. Elle garda le lit deux jours, et, la troisième nuit, eut une forte fièvre avec délire. J'avais déjà passé une nuit blanche auprès d'elle, assise à son chevet, l'entourant de soins, lui donnant à boire et lui administrant les remèdes aux heures prescrites. La seconde nuit, je me sentis à bout de forces. Le sommeil me gagnait par moments, tout se brouillait devant mes yeux, la tête me tournait et je me sentais sur le point, d'un instant à l'autre, de m'affaisser de faiblesse. Les plaintes sourdes de ma mère me réveillaient chaque fois ; je sursautais, rouvrais les yeux pendant quelques secondes, pour retomber dans ma somnolence tout de suite après. Je luttais désespérément contre la fatigue. Me suis-je endormie quelques secondes, je ne sais, je ne m'en souviens pas bien. Mais un rêve effrayant, une vision d'épouvante surgit dans mon cerveau exténué, gagné par le sommeil pénible contre lequel il luttait. Je rouvris les yeux avec effroi. La chambre était plongée dans l'obscurité, la flamme de la veilleuse agonisait, des rais de lumière glissaient sur les murs, tantôt s'élargissant et envahissant la pièce, tantôt disparaissant tout à fait. J'eus peur subitement, une terreur inexplicable me saisit. Mon imagination était bouleversée par ce rêve épouvantable, mon cœur était lourd d'appréhension… Je me levai en sursaut et poussai involontairement un cri, en proie à un sentiment d'oppression anxieuse, à une crainte obscure et terrible. La porte s'ouvrit à cet instant et Pokrovski entra dans notre chambre.

 

Je me souviens seulement qu'il me soutenait dans ses bras lorsque je revins à moi. Il me fit asseoir, avec précaution, dans un fauteuil, me tendit un verre d'eau et m'assaillit de questions. Je ne sais plus ce que je lui ai répondu. « Vous êtes malade, très malade vous-même », me dit-il en me prenant la main. « Vous avez de la fièvre, vous ruinez votre santé, vous ne vous ménagez pas assez. Calmez-vous, étendez-vous, dormez. Je vous réveillerai d'ici deux heures. » « Calmez-vous… couchez-vous, reposez-vous un peu ! », reprit-il sans me laisser le temps de placer un mot d'objection. La fatigue me privait de toute velléité de résistance, mes paupières se fermaient. Je m'étendis à demi dans le fauteuil, avec l'intention de ne sommeiller qu'une demi-heure, mais je dormis jusqu'au matin. Pokrovski ne me réveilla que lorsque vint l'heure de faire prendre le remède à ma mère.

 

Le lendemain, ayant pris du repos dans la journée, je m'apprêtais à passer de nouveau la nuit dans un fauteuil au chevet de ma mère, avec la ferme décision, cette fois, de ne pas m'endormir, lorsque Pokrovski frappa à la porte de notre chambre. Il était onze heures. J'ouvris. « J'ai pensé que vous vous ennuieriez ici, à veiller toute seule », me dit-il. « Voici un livre, prenez-le, il vous aidera à passer le temps. » Je pris le volume. Je ne me souviens pas du titre de ce livre. Je doute même que je l'aie ouvert, bien que je sois restée éveillée toute la nuit. Une agitation intérieure étrange ne me permettait pas de m'endormir. Je ne pouvais tenir en place. À diverses reprises je quittai mon fauteuil et me mis à marcher dans la pièce. Une sorte de joie profonde m'emplissait, inondant mon être entier. J'étais si touchée de l'attention de Pokrovski. Je me sentais fière du souci qu'il avait pris de moi, de la peine qu'il s'était donnée pour moi. Toute la nuit, je ne fis que méditer et rêver. Pokrovski ne revint pas. Je savais d'ailleurs qu'il ne reviendrait pas cette fois, et je m'efforçais de deviner ce qui se passerait le soir suivant.

 

Le lendemain soir, alors que tout le monde était déjà couché dans la maison, Pokrovski ouvrit la porte de sa chambre et, se tenant sur le seuil, engagea la conversation avec moi. Je n'ai pas retenu un seul mot des paroles que nous échangeâmes cette fois-là. Je me souviens seulement que la timidité me paralysait, que j'étais troublée et, en même temps, mécontente de moi-même, si bien que j'attendais avec impatience la fin de cet entretien, que j'avais appelé pourtant de toute mon âme, dont j'avais rêvé depuis le matin, préparant d'avance mes questions et mes réponses… Ce soir-là marqua le début de notre amitié. Durant la maladie de ma mère, nous passâmes chaque nuit plusieurs heures ensemble. Peu à peu, je parvins à triompher de ma timidité, bien qu'il restât, après chaque entretien, de quoi être mécontente de moi-même. Je remarquais d'ailleurs, avec une joie secrète et une satisfaction d'amour-propre, qu'il négligeait pour moi ses affreux bouquins. Un jour, la conversation tomba, par plaisanterie, sur l'incident de la planche qui s'était écroulée et des livres qui avaient roulé par terre. Ce fut une minute étrange, où je manifestai une franchise exagérée, une sincérité excessive. Une exaltation singulière, un élan passionné m'entraînèrent à lui dire toute la vérité… Je lui avouai tout : que j'avais envie de m'instruire, de meubler mon esprit, que cela m'irritait d'être considérée comme une gamine, une enfant… J'étais, je le répète, dans un état d'âme bizarre. Mon cœur s'amollissait, des larmes perlaient à mes yeux… Je ne lui cachai rien, je lui confiai tout, absolument tout… l'amitié que j'éprouvais pour lui, mon désir de l'aimer, de vivre en communion avec lui, de le consoler, de l'encourager. Il me regarda drôlement, avec une sorte de stupeur, l'air confus, et ne prononça pas un mot. Je ressentis soudain une profonde amertume, une immense tristesse. Il me sembla qu'il ne me comprenait pas, qu'il se moquait même de moi peut-être. Je me mis à pleurer, j'éclatai en sanglots comme une enfant, incapable de me maîtriser davantage. J'étais secouée de convulsions, ce fut comme une crise. Il me saisit les mains, les couvrit de baisers, les serra sur sa poitrine et me parla doucement, d'une voix consolante. Il était fortement ému lui-même. Je ne me souviens pas de ce qu'il me dit, je sais seulement que je pleurais et que je riais tour à tour, que je devenais rouge et ne me sentais pas capable d'articuler un seul mot dans ma joie. Cependant, et en dépit de mon émotion, je sentais que Pokrovski demeurait  un  peu  confus et contraint. Il ne revenait pas de son étonnement, semble-t-il, en voyant mon emballement et mon enthousiasme, en constatant chez moi une amitié si soudaine, si ardente et passionnée. Il se peut qu'une certaine curiosité l'ait emporté chez lui au début, mais son hésitation disparut par la suite, et il répondit à mon amitié avec la même simplicité et le même naturel que j'y apportai ; il réagit à mes paroles affectueuses, à mon attachement, à mes intentions en me témoignant une affection égale à la mienne, en se comportant vis-à-vis de moi comme un ami sincère, comme un frère véritable. Mon cœur s'épanouissait dans cette atmosphère chaleureuse, je me sentais si contente, si heureuse… Je ne lui cachais rien et ne lui taisais rien. Il le voyait, et son attachement grandissait de jour en jour.

 

Je ne me souviens pas au juste des entretiens que nous avons eus, de tout ce que nous nous sommes dit l'un à l'autre au cours des heures à la fois pénibles et douces que nous passions ensemble la nuit, à la lumière tremblante de la veilleuse, presque au chevet de ma pauvre mère malade… De quoi n'avons-nous pas parlé ? Je disais tout ce qui me venait à l'esprit, tout ce qui jaillissait spontanément de mon cœur, tout ce qui me sortait irrésistiblement, et nous étions si près du bonheur dans ces instants… Oh ! ce fut là un temps triste et plein de bonheur, et dans cette minute même je me sens heureuse et triste en me souvenant de lui. Les souvenirs, qu'ils soient gais ou amers, sont toujours douloureux. Il en est ainsi chez moi en tout cas. Mais cette souffrance aussi est douce. Aux heures où le cœur ploie sous l'infortune, où une lourde mélancolie envahit l'âme assombrie par les épreuves, les souvenirs viennent la rafraîchir et la ranimer, comme ces gouttes de rosée que l'humidité du soir dépose, après une journée étouffante, sur les fleurs et qui rappellent à la vie les pauvres pétales presque desséchés déjà, brûlés par la chaleur implacable du soleil.

 

Ma  mère se  rétablit, mais je continuai à veiller la nuit auprès de son lit. Pokrovski me passait fréquemment des livres. Je lisais d'abord pour ne pas m'endormir, puis avec un certain intérêt, et avec avidité pour finir. Un monde nouveau, jusque-là inconnu, insoupçonné de moi, surgit devant mes yeux. Sous le choc de la lecture, des pensées et des impressions nouvelles affluèrent à mon cœur dans un tumulte généreux. Plus grand était l'effort que je devais fournir pour m'assimiler ces idées neuves pour moi, plus il m'en coûtait de trouble et d'agitation intérieure, et plus j'appréciais cet enrichissement moral dont je me sentais bouleversée. Tant de choses surgirent dans mon cœur et s'y accumulèrent sans trêve. Un étrange chaos se fit en moi, qui paraissait envahir jusqu'aux profondeurs de mon être. Mais cette violence spirituelle ne put pas troubler définitivement mon équilibre. J'étais trop rêveuse, et c'est ce qui me sauva.

 

Lorsque la maladie de ma mère prit fin, nos entrevues nocturnes et nos longues conversations en tête à tête s'interrompirent. Nous avions encore l'occasion d'échanger de temps à autre quelques paroles, le plus souvent banales et insignifiantes. Mais je me plaisais à leur attacher une signification spéciale, une valeur particulière, sous-entendue. Ma vie était si riche, si pleine, et j'étais si heureuse, si calme, si pénétrée d'un bonheur doux et tranquille. Quelques semaines s'écoulèrent ainsi…

 

Un jour, le vieux Pokrovski vint nous voir. Il bavarda longuement avec nous et paraissait plus gai, plus vaillant, plus loquace qu'à l'ordinaire. Il était extraordinairement animé, riait constamment, et faisait de l'esprit à sa façon. Il nous dévoila finalement la cause de son enthousiasme en nous informant que Petinka aurait son anniversaire dans une semaine exactement, et qu'il viendrait rendre visite à son fils à cette occasion. Il nous confia qu'il mettrait pour la circonstance un nouveau gilet et que sa femme lui avait promis de lui acheter des souliers neufs. En un mot, le vieux était pleinement heureux et il parlait à tort et à travers.

 

Son anniversaire ! La pensée de cet anniversaire ne me laissa plus de repos, ni de jour, ni de nuit. Je résolus de rappeler à tout prix mon amitié à Pokrovski en lui faisant un cadeau. Mais que pouvais-je lui donner ? Je finis par me décider pour des livres. Je savais qu'il désirait acquérir la collection complète des œuvres de Pouchkine dans la dernière édition, et je voulus les lui acheter. Je possédais une trentaine de roubles à moi, produit de mes travaux de couture. J'avais mis cette somme de côté pour m'acheter une nouvelle robe. J'envoyai immédiatement notre cuisinière, la vieille Matrena, s'informer du prix des œuvres complètes de Pouchkine. Malheur ! Les onze volumes, en y ajoutant les dépenses de reliure, coûteraient une soixantaine de roubles pour le moins. Où prendre cet argent ? Je réfléchis longuement sans trouver de solution. Il me déplaisait d'en demander à ma mère. Elle ne me l'aurait certainement pas refusé, mais tout le monde, dans la maison, serait mis ainsi au courant du cadeau, et celui-ci prendrait le caractère d'une récompense accordée à Pokrovski pour une année de leçons. Je souhaitais être seule à lui faire un cadeau, à l'insu des autres. Quant à la peine qu'il s'était donnée pour moi, je désirais lui en demeurer reconnaissante toute ma vie durant, sans aucune espèce de rémunération en dehors du don de mon amitié. Je découvris finalement le moyen de sortir de la difficulté.

 

Je savais qu'on peut obtenir, chez certains bouquinistes des Arcades Gostinny, des livres à moitié prix, en marchandant un peu, et que l'on trouve parfois chez eux des ouvrages en bon état, presque neufs. Je pris la ferme décision de m'y rendre à la première occasion. Celle-ci se présenta dès le lendemain. Il y avait quelques achats à faire pour notre maison. Ma mère ne se sentait pas assez bien ; quant à Anna Fiodorovna, elle eut, pour ma chance, un accès de paresse, en sorte que c'est moi qui fus chargée des emplettes. Je me rendis aux Arcades en compagnie de Matrena.

 

Par bonheur, je tombai assez vite sur les œuvres de Pouchkine, fort joliment reliées. Je me mis à marchander. Le bouquiniste fixa tout d'abord un prix au-dessus de celui qu'on paie en librairie pour des ouvrages neufs. À force de marchander, je parvins, non sans peine il est vrai et après avoir fait mine plusieurs fois de me retirer, à faire baisser les exigences du vendeur qui, de réduction en réduction, ne me demanda plus pour finir que dix roubles en argent. Avec quelle joie je discutais avec lui !… La pauvre Matrena se demandait ce qui m'arrivait, et pourquoi j'avais eu soudain l'idée d'acheter tant de livres. Mais malheur ! Je possédais en tout trente roubles en assignats et le marchand se refusait obstinément à me céder l'ouvrage pour un prix inférieur. Je le suppliai, j'insistai, et réussis finalement à le fléchir. Cependant, il ne consentit à rabattre que deux roubles cinquante, et jura qu'il ne faisait cette ultime concession que par égard pour moi, parce que j'étais une jeune fille si sympathique, mais qu'il n'aurait jamais fixé un tel prix à quelqu'un d'autre. Cependant, il me manquait encore deux roubles cinquante pour conclure l'achat. Je fus sur le point de pleurer de dépit. Une circonstance tout à fait imprévue vint me tirer d'embarras.

 

Non loin de moi, j'aperçus, à l'extrémité d'une autre table chargée de livres, le vieux Pokrovski autour duquel s'empressaient quatre ou cinq bouquinistes. Ils l'avaient complètement désarçonné par leurs offres contradictoires et il paraissait égaré, comme s'il avait perdu ce qui lui restait de raison. Chacun des vendeurs lui prônait sa marchandise ; Dieu sait ce qu'ils lui proposaient et ce qu'il aurait été capable d'acheter ! Le pauvre vieillard paraissait perdu au milieu d'eux et ne savait pas à qui il devait répondre, qui il devait croire. Je m'approchai et lui demandai ce qu'il faisait là. Le vieux se réjouit énormément de me voir. Il avait pour moi une affection sans bornes, tout aussi grande peut-être que pour Petinka. « C'est que je veux acheter des livres, Varvara Alexéievna, m'expliqua-t-il. J'achète des livres pour Petinka. Ce sera bientôt son anniversaire, et, comme il adore les livres, je suis venu en acheter pour lui… » Le vieux était d'habitude comique dans ses façons de parler et il se trouvait, par surcroît, en proie à la plus grande confusion. Quel que fût le livre qu'il choisissait, le prix était chaque fois de un rouble d'argent, ou de deux roubles, trois même. Il n'osait plus demander le prix des gros volumes et se bornait à glisser vers eux des regards d'envie, à feuilleter au hasard quelques pages, à les tourner et retourner dans ses mains avant de les remettre en place. « Non, non, ils sont trop chers, ceux-ci, murmurait-il à mi-voix. Peut-être trouverai-je quelque chose par ici », et il se mettait à fouiller parmi les cahiers de musique, les brochures et les almanachs liquidés en solde.

 

– Pourquoi donc songez-vous à acheter ces brochures, lui dis-je, elles sont dépourvues d'intérêt.

 

– Mais non, mais non, répondit-il ; regardez donc ! Il y a là d'excellents petits livres, de très gentils petits livres !

 

Il traînait si pitoyablement ces derniers mots d'une voix chantante que j'eus l'impression qu'il était sur le point de pleurer de chagrin parce que les beaux livres coûtaient si cher. Je croyais voir déjà une larme perler à ses yeux pour glisser le long de ses joues pâles et de son nez rouge. Je lui demandai combien il avait d'argent. « Voici », expliqua le malheureux en sortant toutes les pièces de monnaie qu'il possédait et qu'il tenait enveloppées dans un papier de journal graisseux : « Il y a là cinquante kopecks, puis vingt-cinq kopecks, puis pour vingt kopecks de monnaie de cuivre ».

 

Je l'entraînai aussitôt vers mon bouquiniste. « Ces onze volumes ne coûtent ensemble, lui dis-je, que trente-deux roubles et demi en assignats. J'ai déjà trente roubles, ajoutez deux roubles et demi et nous achèterons tous ces livres pour en faire cadeau en commun à Petinka. »

 

Le vieux était fou de joie ; il versa sur la table toutes les pièces de monnaie qu'il possédait et le bouquiniste le chargea de notre bibliothèque commune. Mon brave vieux fourra quelques livres dans ses poches, en prit dans les mains, sous le bras, et les emporta chez lui en me promettant de me les apporter tous le lendemain de façon discrète. Le jour suivant, il vint rendre visite à son fils et resta chez lui comme à l'ordinaire une heure environ, après quoi il entra chez nous et s'assit auprès de moi avec des airs de mystère ultra-comiques. Il souriait et se frottait les mains dans la fière satisfaction de détenir un secret, puis il m'expliqua qu'il avait transporté les volumes chez nous sans être vu et les avait cachés dans un coin de la cuisine, sous la sauvegarde de Matrena. La conversation passa ensuite à l'anniversaire que nous attendions. Le vieux parla avec abondance de la façon dont nous ferions ce cadeau à son fils, et plus il s'enfonçait dans ce sujet, entrant dans les détails, plus on sentait qu'il avait quelque chose sur le cœur dont il ne pouvait ou n'osait parler, comme si une crainte le retenait. J'attendais en me taisant. La joie secrète, la satisfaction intime que je lisais si clairement jusque-là dans ses gestes bizarres, dans ses grimaces et dans les clignements de son œil gauche, avaient disparu. Il devenait de minute en minute plus inquiet et plus triste. Enfin, il ne put plus se contenir.

 

– Écoutez-moi, commença-t-il timidement d'une voix mal assurée. Écoutez-moi, Varvara Alexéievna… Savez-vous quoi, Varvara Alexéievna ?…

 

Il paraissait tout à fait bouleversé.

 

– Voici quoi : Quand viendra son anniversaire, vous prendrez dix volumes et les lui donnerez vous-même, c'est-à-dire de votre part, comme venant de vous uniquement. De mon côté, je lui donnerai le onzième tome et je lui en ferai cadeau en mon nom seulement, comme venant de moi seul. De cette façon, voyez-vous, vous lui ferez un cadeau, et j'aurai, moi aussi, un cadeau à lui faire. Chacun de nous aura quelque chose à lui donner.

 

Ici le vieux se troubla et se tut. Je le regardai : il attendait ma décision avec une timidité anxieuse.

 

Pourquoi donc renoncez-vous à lui faire un cadeau en commun avec moi, Zahar Petrovitch ?

 

– C'est que, Varvara Alexéievna, c'est que… Je pensais… je… parce que…

 

Bref, il acheva de se troubler, rougit, s'embarrassa dans sa phrase et parut tout à coup cloué sur place.

 

– Voyez-vous, m'expliqua-t-il finalement, voyez-vous, Varvara Alexéievna, il m'arrive parfois de prendre le mauvais chemin… c'est-à-dire que je crois devoir vous informer que je prends presque toujours le mauvais chemin, que je recommence constamment… je suis prisonnier de mes mauvaises habitudes, je fais ce que je ne devrais pas… Comprenez-vous, il fait si froid dehors certains jours, et j'ai aussi toutes sortes d'ennuis, ou bien c'est la tristesse qui m'envahit brusquement. Alors il suffit qu'un petit désagrément m'arrive pour que je ne puisse plus me retenir… je prends le mauvais chemin, et je bois un ou deux verres de trop. Petroucha est très mécontent de moi dans ces cas. Il se fâche, voyez-vous, Varvara Alexéievna, il me gronde et me fait tout le temps la morale. C'est pourquoi je voudrais lui prouver maintenant par mon cadeau que je me suis corrigé et que je commence à bien me conduire. Je veux lui montrer que j'ai économisé des sous pour acheter un livre, que j'ai mis de côté pendant longtemps, car je ne possède guère, en fait d'argent, que ce que Petroucha me donne de temps à autre. Il le sait bien. Il verra de cette façon quel emploi j'ai fait des pièces de monnaie qu'il me glisse, et il saura que j'ai fait cela pour lui.

 

Une immense pitié me vint pour le vieux. Je ne fus pas longue à me décider. Il continuait à me regarder avec inquiétude.

 

– Écoutez-moi, Zahar Petrovitch, lui dis-je, vous lui donnerez tous les onze volumes.

 

– Comment ça, tous ? Lui donner tous les volumes ?

 

– Mais oui, tous.

 

– Les donner de ma part ?

 

– Oui, de votre part.

 

– C'est-à-dire, comme si cela venait de moi ?

 

– Mais oui, de vous, de vous…

 

Je le lui avais dit assez clairement, semble-t-il, mais il lui fallut du temps pour comprendre.

 

– Soit, reprit-il d'un air songeur, soit ! Ce serait très bien, ce serait vraiment bien, mais vous, Varvara Alexéievna, que ferez-vous en ce cas ?

 

– Moi, c'est simple, je ne donnerai rien.

 

– Comment ? ! s'écria le vieux, qui parut s'effrayer soudain, comment ? vous ne donnerez rien à Petinka, vous ne désirez donc pas lui faire de cadeau ?

 

Il était consterné, et aurait été prêt à cet instant, je crois, à renoncer à son projet, afin que je puisse, moi aussi, donner quelque chose à son fils. Il avait un cœur d'or, ce vieux ! Je le rassurai en affirmant que j'aurais été heureuse de faire un cadeau à Petinka, mais que je ne voulais pas le priver de son plaisir. « Si votre fils est content du cadeau et si vous en êtes heureux, j'en serai heureuse moi aussi, ai-je ajouté, car j'aurai le sentiment, dans le secret de mon cœur, d'avoir effectivement donné ces livres. » Ce raisonnement acheva de le persuader. Il resta chez nous deux heures encore, et ne put pas tenir en place pendant ce temps, se levait, s'agitait, faisait du bruit, s'amusait à des gamineries avec Sacha, m'embrassait en cachette ou me pinçait le bras, et faisait, à la dérobée, des grimaces à Anna Fiodorovna. Celle-ci finit par le chasser. Bref, le vieux se démena d'enthousiasme comme cela ne lui était jamais arrivé peut-être.

 

Le grand jour arriva, et le vieux se présenta à onze heures précises, tout de suite après la messe. Il était en habit décemment rapiécé, et portait effectivement un nouveau gilet ainsi que des souliers neufs. Il tenait dans chaque main un paquet de livres. Nous nous trouvions tous, à ce moment, chez Anna Fiodorovna, en train de prendre le café (c'était un dimanche). Le vieux se mit à parler, je crois, de Pouchkine pour commencer, en déclarant que ce fut un versificateur très distingué. Puis il se troubla, s'embrouilla, et affirma tout à coup qu'il est indispensable, en ce monde, de se conduire convenablement et que, lorsqu'un homme se conduit mal on peut en déduire qu'il suit un mauvais chemin. Il ajouta que les mauvaises inclinations mènent l'homme à sa perte et à sa destruction. Il énuméra même quelques cas frappants et moralisateurs d'intempérance, et annonça, pour terminer, qu'il s'était complètement amendé depuis un certain temps et que sa conduite était devenue irréprochable, exemplaire ; qu'il avait senti, auparavant déjà, la justesse des remontrances de son fils, qu'il s'était rendu compte depuis longtemps de leur vérité, qu'il avait eu à cœur de s'y conformer, en avait pris maintes fois la décision, qu'il y était effectivement parvenu maintenant et s'abstenait de boire, non seulement en paroles, mais en réalité. En preuve de quoi, il faisait cadeau à son fils de ces livres, achetés avec de l'argent qu'il avait économisé pendant une longue période.

 

J'avais grand’peine à me retenir, à la fois, de rire et de pleurer, en écoutant le pauvre vieillard. Il savait si bien mentir quand il le fallait ! On porta les livres dans la chambre de Pokrovski et on les y déposa sur le plancher. Pokrovski devina immédiatement la vérité. Le vieux fut invité à dîner avec nous. Toute cette journée, nous fûmes tous très heureux. Après le dîner, on joua à divers jeux de société et aux cartes. Sacha s'abandonnait à la vivacité de son tempérament et je ne demeurais pas en reste. Pokrovski se montra particulièrement attentif envers moi et chercha, à diverses reprises, l'occasion de me parler en tête à tête, mais je ne m'y prêtai pas. Ce fut la journée la plus heureuse de ces quatre années de ma vie.

 

J'en arrive maintenant à des souvenirs tristes, douloureux. Tout ce qui suivit fut si pénible. Je vais parler des jours noirs de ma vie. C'est pour cela peut-être que ma plume résiste et se meut plus lentement sur le papier, comme si elle se refusait à écrire ce qui me reste à dire encore. Voilà pourquoi, sans doute, je me suis laissée aller à évoquer, avec tant d'émotion et d'amour, les moindres détails de mon humble existence au temps où je fus heureuse. Ce temps fut si bref, et les malheurs vinrent ensuite, des malheurs tout noirs dont Dieu seul sait s'ils prendront fin un jour. Les malheurs de ma vie débutèrent avec la maladie et la mort de Pokrovski.

 

Il tomba malade deux mois après les événements que je viens de décrire. Au cours des dernières semaines, il s'était démené pour s'assurer des moyens d'existence, car il n'avait pas de situation régulière. Comme tous les phtisiques, il caressa, jusqu'au dernier moment, l'espoir de vivre très longtemps encore. On lui offrait quelque part un emploi d'instituteur, mais cette profession lui faisait horreur. Sa santé ne lui permettait pas, par ailleurs, d'entrer dans une administration publique, et il lui aurait fallu attendre trop longtemps, en ce cas, la première tranche de son traitement. Bref, il enregistra des échecs de tous les côtés et son caractère s'en ressentit. Son état s'aggravait en même temps, mais il ne s'en rendait pas compte. Survint l'automne. Il sortait chaque jour dans sa légère capote d'étudiant, pour essayer d'améliorer ses affaires en sollicitant, en quémandant un poste n'importe où, et ces démarches lui infligeaient une torture morale. L'eau pénétrait dans ses chaussures, il rentrait trempé par la pluie et, un beau jour, il dut s'aliter pour ne plus se relever… Il mourut au cœur de l'automne, vers la fin d'octobre.

 

Je ne quittai pour ainsi dire pas sa chambre durant sa maladie, l'entourant de soins et veillant sur lui. Il m'arriva de passer des nuits blanches à son chevet. Il n'avait que rarement toute sa connaissance. Souvent il délirait, parlait Dieu sait de quoi, de l'emploi qu'il cherchait, de ses livres, de moi, de son père… J'ai appris de cette façon de nombreux détails de sa vie que j'ignorais jusque-là et que je ne soupçonnais même pas. Les premiers temps de sa maladie, tout le monde me regardait bizarrement dans la maison, et Anna Fiodorovna hochait la tête, mais je ne baissais pas les yeux et on cessa de blâmer l'intérêt que je portais à Pokrovski, ma mère en tout cas.

 

Par moments, Pokrovski me reconnaissait, mais c'était rare. Il était presque constamment sans connaissance. Certaines nuits, il discuta longuement avec quelqu'un d'imaginaire sans doute. Ses paroles étaient obscures, indistinctes, et sa voix caverneuse résonnait dans sa chambre étroite comme dans un tombeau. Je prenais peur dans ces instants. La dernière nuit surtout, il fut dans un état étrange d'excitation. Il souffrait terriblement, se lamentait, et ses plaintes me déchiraient le cœur. L'effroi se lisait dans la maison sur tous les visages. Anna Fiodorovna ne cessait de prier pour que le Seigneur l'enlève le plus vite possible. On appela le médecin, qui déclara que le malade mourrait certainement vers le matin.

 

Le vieux Pokrovski passa toute la nuit dans le couloir, devant la porte de la chambre de son fils, où on avait étendu une natte pour lui sur le plancher. Il entrait à tout moment chez son fils. Il était effrayant à voir. Le chagrin l'écrasait à tel point qu'il semblait devenu complètement insensible et stupide. Sa tête branlait de frayeur. Il tremblait du reste de tout son corps et chuchotait sans arrêt comme s'il discutait avec lui-même. Je pensais qu'il deviendrait fou de chagrin.

 

Peu avant l'aube, le vieillard, épuisé par la souffrance, s'endormit sur sa natte. Vers huit heures, son fils commença à mourir, et je réveillai le père. Pokrovski avait toute sa lucidité à ce moment et il prit congé de nous tous. Chose bizarre : je ne parvenais pas à pleurer, mais mon âme se déchirait.

 

Ce furent surtout ses derniers instants qui me torturèrent le plus. Il ne cessait de demander quelque chose de sa langue qui s'embrouillait, et je ne parvenais pas à comprendre ce qu'il désirait. Mon cœur se brisait de désespoir. Il s'agita une heure entière, possédé par un désir incompréhensible, s'efforçait de se faire comprendre par signe avec ses mains refroidies et se remettait ensuite à supplier d'une voix éteinte, lamentable et sourde où passaient déjà des râles. Mais les mots qu'il prononçait n'étaient plus que des sons inarticulés, et je fus de nouveau incapable de les comprendre. Je lui amenai l'une après l'autre toutes les personnes de la maison, je lui offris à boire, mais il ne cessait de hocher tristement la tête. Je compris finalement ce qu'il voulait. Il me demandait de soulever le rideau de la fenêtre et d'ouvrir les volets. Il désirait probablement jeter un dernier regard sur le jour, sur la création divine, sur le soleil. J'écartai le rideau, mais le jour naissant était pâle et triste, comme la vie qui s'éteignait dans le pauvre mourant. Il n'y avait pas de soleil. Les nuages couvraient le ciel d'un voile opaque. Le temps était pluvieux, et tout paraissait sombre, désolé. Une fine pluie tambourinait contre les vitres et dégoulinait sur elles en ruissellements froids, sales. La lumière du jour pénétrait à peine dans la chambre, sans parvenir à faire pâlir la petite lampe brûlant devant l'icône. Le mourant posa sur moi un regard chargé d'une tristesse immense et secoua la tête. Une minute plus tard, il était mort.

 

Anna Fiodorovna prit les mesures nécessaires pour les funérailles. On acheta un cercueil tout simple, et on loua un charretier. Pour se dédommager de ses dépenses, elle s'empara de tous les livres et des objets personnels du défunt. Le vieux père protesta, se disputa avec elle bruyamment, lui reprit autant de volumes qu'il put, en remplit ses poches, en fourra jusque dans son chapeau, et ne voulut pas se séparer d'eux durant les trois jours qui suivirent, prétendant même les prendre avec lui à l'église. Il semblait devenu stupide et s'agitait continuellement, l'air hébété, autour du cercueil comme pour l'entourer de soins étranges. Tantôt il rajustait le bandeau mortuaire sur le front du défunt, tantôt il allumait les bougies ou les déplaçait. Il était visible que son esprit ne parvenait plus à se fixer sur rien. Ni ma mère, ni Anna Fiodorovna n'assistèrent à l'office funèbre à l'église. Ma mère se sentait mal, et Anna Fiodorovna, qui avait eu l'intention de s'y rendre, se disputa au dernier moment avec le vieux Pokrovski et préféra rester à la maison. J'y assistai donc seule, avec le père. Pendant l'office, une sorte d'angoisse m'envahit, comme un pressentiment effrayé de l'avenir. J'eus à peine la force de rester jusqu'à la fin du service. On ferma enfin le cercueil, on le cloua et on le plaça sur la voiture du charretier qui s'éloigna aussitôt. Je l'accompagnai jusqu'au bout de la rue seulement, car le charretier poussa son cheval au trot à partir de cet endroit. Le vieux courait derrière la voiture en pleurant à pleine voix, et ses sanglots saccadés paraissaient secoués par la rapidité de sa course. Le malheureux perdit son chapeau et ne s'arrêta même pas pour le ramasser. La pluie mouillait sa tête, le vent s'était levé, un froid très vif piquait son visage que fouettaient les rafales. Mais le vieux ne sentait rien et, en pleurant, passait d'un côté à l'autre de la voiture. Les pans de sa redingote fripée volaient et se soulevaient dans l'air comme des ailes. Des livres sortaient de toutes ses poches, et il tenait dans ses mains un énorme volume auquel il paraissait se cramponner comme à une bouée. Les passants ôtaient leurs chapeaux et se signaient. D'autres s'arrêtaient et regardaient avec étonnement le malheureux vieillard. À chaque instant, des livres s'échappaient de ses poches et tombaient dans la boue de la route. On l'arrêtait, on attirait son attention sur la chute, il les ramassait et repartait pour rattraper le corbillard. À l'angle de la rue, une pauvresse, une sorte de vieille mendiante se joignit à lui et suivit avec lui le convoi solitaire. La voiture obliqua et je la perdis de vue finalement. Je rentrai chez nous, et me jetai sur la poitrine de ma mère, en proie à un désespoir profond. Je serrais très fort ma mère dans mes bras, je la couvrais de baisers et je sanglotais, en me pressant contre elle craintivement, comme si je m'efforçais de retenir dans mon étreinte le dernier ami qui me restait en ce monde, de le disputer à la mort… Mais l'ange de la mort se tenait déjà aux côtés de ma pauvre maman…

 

 

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11 juin.

 

Comment vous remercier, Makar Alexéievitch, pour cette promenade d'hier sur les îles ! Il faisait si frais là-bas, si bon, et que de verdure ! Tant de temps déjà que je n'avais vu de verdure – durant ma maladie je croyais que j'allais mourir, je considérais ma mort comme proche et inéluctable – jugez  ainsi de ce que j'ai dû ressentir, éprouver hier au cours de cette promenade ! Ne m'en voulez pas de ce que j'aie été si triste tout le temps. J'étais très contente, très heureuse, au contraire, mais il se mêle toujours de la tristesse à mes meilleurs instants de bonheur. Si j'ai pleuré un peu, il ne faut pas y faire attention, je ne sais pas moi-même pourquoi je pleure parfois. Ma sensibilité est aiguë, facilement irritable, et mes impressions ont des prolongements douloureux. Le ciel pâle et sans nuages, le coucher du soleil, la paix du soir, tout cela y a contribué peut-être, je l'ignore. J'étais sans doute prédisposée hier à ressentir les choses avec tristesse et d'un cœur lourd, si bien que mon âme semblait sur le point d'éclater par moments et les larmes se pressaient soudain à mes yeux. Mais pourquoi vous écrire tout cela ? Ce sont des sentiments pénibles, et qu'il est plus pénible encore d'exprimer. Peut-être me comprendrez-vous néanmoins : j'étais joyeuse et triste à la fois ! Que vous êtes bon, en vérité, Makar Alexéievitch ! Hier, vous ne cessiez de me regarder dans les yeux, afin d'y lire mes impressions, et vous vous enthousiasmiez de mon enthousiasme. Qu'il s'agît d'un bosquet, d'une allée, d'une pièce d'eau, vous étiez là aussitôt, devant moi, tout fier, et me regardiez dans les yeux sans cesse, comme si vous me faisiez admirer vos domaines. Cela prouve que vous avez un bon cœur, Makar Alexéievitch. C'est pour cela que je vous aime justement. Adieu maintenant. Je suis de nouveau malade aujourd'hui. Je me suis mouillé les pieds hier et j'ai pris froid. Fédora n'est pas bien non plus, en sorte que nous voilà deux malades à la maison. Ne m'oubliez pas, venez me voir plus souvent.

 

Votre V. D.

 

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12 juin.

 

Ma chère Varvara Alexéievna, ma tourterelle !

 

Moi qui avais cru, ma petite mère, que vous me décririez cette journée en vers véritables, et c'est tout juste un petit feuillet que vous avez rempli. Si je le dis ici, c'est parce que vous avez écrit peu, il est vrai, mais que vous avez si bien, si joliment exprimé les choses en revanche ! La nature, les tableaux de la campagne, et tout le reste avec les sentiments, tout y est, en un mot, vous avez tout dépeint admirablement. Moi, je n'ai pas de talent. J'aurais beau noircir des pages et des pages, cela ne donne rien, je n'y parviens pas. J'ai déjà essayé.

 

Vous me dites, ma chère amie, que je suis un brave homme, que j'ai bon cœur, que je suis incapable de faire du mal à mon prochain, et que je sais apprécier les beautés que le Seigneur a jetées dans la création, bref, vous me faites toutes sortes d'éloges. Tout cela est vrai, ma petite mère, tout cela est parfaitement exact. Je suis en effet tel que vous me décrivez, et je le sais moi-même. Mais quand je lis des choses comme celles que vous me dites dans votre lettre, mon âme s'attendrit involontairement, et ce sont ensuite des pensées tristes qui me viennent. Écoutez-moi donc, ma petite mère, j'ai quelque chose à vous raconter, moi aussi, ma chère amie.

 

Sachez, pour commencer, que j'avais dix-sept ans seulement lorsque je suis entré dans l'administration, et que je compte près de trente années de service actuellement ; je pourrai les célébrer bientôt. Ah ! je puis le dire, j'en ai usé des uniformes durant cette période ! J'ai pris de l'âge, du sérieux, mon esprit a mûri, j'ai appris à connaître les gens. J'ai vécu, oui, je peux dire que j'ai vécu en ce monde, à tel point que j'ai failli être proposé pour la croix une fois. Vous ne me croirez pas peut-être, mais je vous dis la vérité, je vous l'assure. Eh bien ! Il a fallu pourtant qu'il se trouve des méchants pour me nuire ! Je ne vous le cacherai pas, ma bonne amie : je suis un homme obscur, un homme borné sans doute, mais mon cœur est aussi bon que celui de n'importe qui d'autre. Savez-vous bien, Varinka, ce qu'ils m'ont fait, ces méchants ? À quoi bon parler du reste de ce qu'ils ont fait. Demandez-moi plutôt pourquoi ils ont agi ainsi. Pourquoi ? Parce que je suis un être doux, un petit homme tranquille, oui, parce que je suis un bon cœur. Cela ne leur a pas convenu, alors il a fallu que je paie ! On s'en est pris à moi ! Ils ont commencé par me dire : « Vous, Makar Alexéievitch, vous êtes ceci et cela. » Puis ce fut : « Quant à Makar Alexéievitch, ce n'est même pas la peine d'en parler » et ils en sont venus pour finir à proclamer : « Ça, c'est pour sûr Makar Alexéievitch ! » Vous voyez, ma petite mère, comment tout ça est venu : tout sur le compte de Makar Alexéievitch. C'est ce qu'ils ont trouvé de mieux à faire : ériger Makar Alexéievitch en proverbe d'un bout à l'autre de notre département ! Il ne leur a pas suffi du reste de faire de mon nom un proverbe et presque une insulte. Ils se sont attaqué à mes chaussures, à mon uniforme, à mes cheveux, et même à mon visage ! Tout leur déplaît en moi et il faudrait tout modifier selon eux ! Et cela dure depuis des temps immémoriaux, et cela se répète chaque jour ! Je m'y suis habitué à la longue, parce que je me fais à tout, parce que je suis un homme paisible, un humble. Mais pourquoi, pourquoi tout cela, dites-le moi ! À qui donc ai-je fait du mal ? De qui ai-je empêché l'avancement ? Qui ai-je calomnié devant les supérieurs ? Aurais-je obtenu des gratifications imméritées ? Aurais-je ourdi des intrigues, monté des cabales ? Voyons, ma petite mère, ce serait péché que de le croire ! Comment l'aurais-je pu, moi ? Jugez vous-même, ma chère amie : ai-je assez d'intelligence pour la perfidie et les intrigues ? Pourquoi s'en prend-on à moi alors si méchamment ? Que le Seigneur me pardonne ! Vous trouvez, vous, que je suis un digne homme, et vous êtes incomparablement meilleure qu'eux tous, ma petite mère. Quelle est la plus grande des vertus civiques, voyons ? Récemment, au cours d'une conversation privée, Eustache Ivanovitch a déclaré que la vertu civique la plus importante est de savoir amasser de l'argent. Il l'a dit en plaisantant (je sais que c'est en plaisantant), mais la morale qu'il convient d'en tirer est qu'il ne faut être à charge de personne en ce monde. Or je ne dépends de personne. J'ai un morceau de pain assuré. C'est un humble morceau de pain, je le veux bien, et de pain sec parfois, mais il est à moi, je l'ai gagné par mon travail, légalement, et je le mange avec honneur. Que veut-on de plus de moi ? Je sais parfaitement que ce n'est pas un grand mérite de faire des copies toute la journée. Cependant je suis fier de mon travail. Je peine à la tâche, à la sueur de mon front. Quel mal y a-t-il donc à être un copiste ? Serait-ce un péché, par hasard, que de copier ? « Hé ! hé ! ont-ils l'air de dire, c'est un copiste ». « C'est un rat fonctionnaire qui ne fait que copier ! » Qu'y a-t-il donc là de déshonorant ? Mon écriture est nette, claire, agréable à voir, et Son Excellence en est pleinement satisfaite. Je copie pour Son Excellence les documents les plus importants. Je manque de style quant à moi, je ne l'ignore pas. Je sais que je n'en ai pas, de ce maudit style. C'est pourquoi je n'ai pas avancé dans mon service, et c'est aussi pourquoi, en cet instant même, je vous écris, ma chère amie, en toute simplicité, sans bien construire mes phrases, disant les choses comme elles me viennent sur le cœur… Je sais tout cela. Mais enfin ! si tout le monde se mettait à écrire pour son propre compte, qui donc ferait les copies ? Voilà la question que je vous pose et je vous prie de me répondre, ma petite mère, si j'ai raison ou non. Aussi je reconnais aujourd'hui que je suis nécessaire, que je suis indispensable, et que c'est mal de chercher à troubler sans raison l'esprit d'un honnête homme en le chicanant sur des bêtises. Je suis un rat, soit, je l'admets, puisqu'on a trouvé que je ressemble à un rat. Mais le rat aussi est nécessaire, il a son utilité en ce monde et on tient parfois aux rats, on leur donne des gratifications – voilà quel rat je suis ! C'en est assez sur ce sujet, ma chère amie. Ce n'est d'ailleurs point de cela que je désirais vous parler, et je me suis échauffé un peu. Il est tout de même agréable de se rendre justice à soi-même de temps à autre. Adieu, ma chère amie, ma tourterelle, ma consolatrice au grand cœur. Je viendrai vous voir, je viendrai sûrement vous rendre visite, mon rayon de lumière. Ne vous ennuyez pas trop en attendant, je vous apporterai un livre. Adieu maintenant, Varinka.

 

Votre ami affectionné et dévoué,

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

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20 juin.

 

Cher Monsieur Makar Alexéievitch,

 

Je vous écris à la hâte, car je dois me dépêcher, ayant un travail à livrer qu'il me faut achever aujourd'hui. Voici de quoi il s'agit : L'occasion s'offre de faire un achat avantageux. Fédora me dit qu'il y a, chez une de ses connaissances, une tenue complète de fonctionnaire à vendre, presque neuve, avec pantalon, gilet et casquette, et on la céderait, paraît-il, pour un prix modique. Je pense que vous feriez bien de l'acheter. Vous n'êtes plus dans le besoin, vous avez un peu d'argent de côté, vous me l'avez affirmé vous-même. Ne dites pas non, voyons, ne faites pas l'avare ! C'est une chose absolument nécessaire. Regardez-vous, voyez à quel point vos vêtements sont usés ! N'avez-vous pas honte ? Des rapiéçages partout ! Et vous ne possédez pas d'uniforme neuf. Je le sais, bien que vous affirmiez le contraire. Dieu sait ce que vous en avez fait, de cet uniforme neuf, où vous l'avez vendu. Écoutez-moi, suivez mon conseil, achetez cette tenue, je vous en prie. Faites-le pour moi. Si vous m'aimez, achetez-la.

 

Vous m'avez envoyé du linge en cadeau. Voyons, Makar Alexéievitch, vous vous ruinez ! Cela a dû vous coûter très cher, comment pouvez-vous tant dépenser pour moi ? Vraiment, vous trouvez du plaisir à gaspiller de l'argent, à le jeter par les fenêtres. Je n'avais pas besoin de ce linge. Tout cela est superflu. Je sais très bien que vous m'aimez, je n'en doute nullement. Croyez-moi : c'est inutile de me le rappeler en me faisant des cadeaux ! Il m'est très pénible de les accepter de vous. Je sais ce qu'ils vous coûtent. Une fois pour toutes, cela suffit. M'entendez-vous ? Je vous prie, je vous supplie de cesser. Vous me demandez, Makar Alexéievitch, de vous envoyer la suite de mes souvenirs, vous voudriez que j'achève de les rédiger. Je ne sais comment j'ai fait pour écrire ce que vous en avez lu, mais je n'aurais certainement pas la force maintenant de revenir sur mon passé. Je préfère l'oublier, ce sont des souvenirs dont j'ai peur. Quant à ma pauvre mère, qui a laissé sa malheureuse enfant en proie à ces monstres, parler d'elle me serait plus dur encore que le reste. Mon sang reflue à mon cœur quand j'y songe. Tout cela est encore si frais, si récent. Je n'ai pas eu le temps de revenir à moi pleinement, pas même de me calmer un peu, bien qu'une année se soit déjà écoulée depuis lors. Vous savez tout d'ailleurs.

 

Je vous ai parlé des dispositions présentes d'Anna Fiodorovna. Elle me taxe d'ingratitude, moi, et décline toute responsabilité, rejette l'accusation d'avoir été de connivence avec Monsieur Bykov ! Elle m'invite à revenir chez elle, affirmant que je deviens une mendiante et que je suis sur un mauvais chemin. Elle promet, pour le cas où je retournerai chez elle, d'arranger les choses avec Monsieur Bykov et d'obliger celui-ci à réparer ses torts envers moi. Elle assure que Monsieur Bykov est disposé à me constituer une dot. J'aime mieux les ignorer ! Je me trouve bien ici, avec vous, avec ma bonne Fédora, dont l'attachement pour moi me rappelle ma défunte nourrice. Et quant à vous, bien que mon parent éloigné seulement, vous me protégez par l'autorité de votre nom. Ces gens-là, je ne les connais pas au fond. Je m'efforcerai de les oublier si je puis. Que me veulent-ils encore ? Fédora prétend que ce ne sont que cancans de leur part et qu'ils finiront par me laisser tranquille. Que Dieu nous l'accorde !

 

V. D.

 

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21 juin.

 

Ma tourterelle, ma petite mère,

 

Je désire vous écrire, mais ne sais par où commencer. N'est-il pas étrange, ma petite mère, que nous vivions maintenant de cette façon, vous et moi ? Je le dis parce que je n'ai jamais encore connu, de toute mon existence, des journées aussi heureuses. C'est comme si le Seigneur avait daigné m'accorder un foyer et une famille. Mon enfant, vous êtes mon adorable petit enfant ! Que me racontez-vous là au sujet de ces quatre chemisettes que je vous ai envoyées ? Vous en avez besoin, je l'ai su par Fédora. Pour moi, ma petite mère, c'est un immense bonheur que de pouvoir satisfaire vos vœux. C'est mon plaisir à moi, laissez-le moi, ma petite mère ! Ne m'en privez pas, ne me faites pas de chagrin, n'élevez pas d'objections tout le temps. Jamais je n'ai connu de période comme celle-ci. Je commence à savoir ce que c'est que la vie, je me lance dans le monde. Tout d'abord, j'ai l'impression de vivre doublement, puisque vous demeurez près de moi, pour ma consolation. Ensuite, un autre locataire m'a invité à prendre aujourd'hui le thé avec lui. C'est mon voisin, Rataziaiev, ce fonctionnaire justement qui organise des soirées littéraires chez lui. Il y a réunion ce soir, nous ferons de la littérature. Voilà ce que nous faisons maintenant, ma petite mère, voilà ce que nous sommes actuellement ! Adieu pour l'instant. J'écris tout cela comme ceci, sans aucun but, uniquement pour vous faire savoir que je me porte bien. Vous m'avez fait dire, ma douce âme, par Thérèse, que vous avez besoin d'un peu de soie teinte pour vos travaux de couture. J'en achèterai, ma petite mère, j'en achèterai ; j'achèterai de la soie aussi. Dès demain, j'aurai le plaisir de vous donner pleine satisfaction sur ce point. Je sais où l'on en vend d'ailleurs. Et je demeure, en attendant,

 

Votre ami sincère,

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

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22 juin.

 

Chère Madame Varvara Alexéievna,

 

Je dois vous informer, ma très chère amie, qu'un grand malheur est survenu dans notre appartement, un événement digne de la plus profonde compassion ! Ce matin vers cinq heures, la mort a enlevé l'un des enfants de Madame Gorchkov. J'ignore de quoi il était malade, si c'est de scarlatine ou de quelque autre mal, Dieu sait ! J'ai rendu visite à ces Gorchkov. Eh bien ! ma petite mère, en voilà de pauvres gens ! Quelle misère chez eux ! Et quel désordre aussi ! Ce n'est pas surprenant d'ailleurs : toute la famille vit dans une seule chambre, partagée en deux par un simple paravent pour la décence. Ils ont déjà acquis un petit cercueil, très simple mais assez joli : ils l'ont acheté tout fait. C'était un garçon d'une dizaine d'années qui leur donnait, dit-on, des espérances. Ça fait pitié de les voir, savez-vous, Varinka. La mère ne pleure point, mais elle a l'air si affreusement triste, la malheureuse ! C'est sans doute un soulagement pour eux qu'il y en ait un de moins à nourrir maintenant. Mais il leur en reste deux encore, un nourrisson et une petite fille, âgée d'un peu plus de six ans. Quel plaisir peut-il y avoir en vérité à voir souffrir un enfant, lorsque c'est le vôtre par surcroît, votre propre chair, et qu'on n'a pas la possibilité de l'aider en rien ! Le père, dans son habit usé et graisseux, ne bouge pas de sa chaise branlante. Des larmes coulent sur ses joues. Ce n'est peut-être pas de chagrin qu'il pleure, du reste, mais comme ça, par habitude, parce que ses yeux se mouillent, étant pourris de misère et de faiblesse. Il est si bizarre, cet homme ! Il rougit constamment quand on lui parle, se trouble et ne sait que répondre. La fillette, sa fille, se tient appuyée contre le cercueil avec un petit visage si triste, si pensif, la pauvrette ! Je n'aime pas, ma petite mère Varinka, je n'aime pas, savez-vous, que les enfants se mettent à réfléchir. Ce n'est pas agréable à voir. Une sorte de poupée faite de chiffons traîne sur le plancher à ses pieds, mais elle ne joue pas. Un petit doigt appuyé sur la bouche, elle reste là, sans bouger. Notre logeuse lui a donné un bonbon, elle ne l'a pas mangé. C'est bien triste, Varinka, n'est-ce pas ?

 

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

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25 juin.

 

Excellent Makar Alexéievitch !

 

Je vous renvoie le livre que vous m'avez prêté. C'est un livre impossible, on a honte de le tenir en mains. Où donc avez-vous déniché cette perle ? Plaisanterie à part, aimez-vous réellement des ouvrages de ce genre, Makar Alexéievitch ? On m'a promis ici l'autre jour de me procurer quelque chose à lire. Je vous prêterai ce livre si vous le voulez. Pour l'instant, au revoir. Je n'ai réellement pas le temps d'écrire davantage.

 

V. D.

 

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26 juin.

 

Ma chère Varinka !

 

Le fait est que je n'avais réellement pas lu ce petit livre-là, ma petite mère. J'en ai parcouru quelques lignes, il m'a semblé que c'était amusant, qu'il était écrit pour faire rire les gens, et je me suis dit alors qu'il devait être sans doute très drôle. Peut-être aura-t-il la chance de plaire à Varinka ? C'est pour cela que je vous l'ai envoyé.

 

Il se trouve que Rataziaiev m'a promis de me passer de la littérature intéressante. De cette façon vous aurez des livres, ma petite mère. Rataziaiev s'y entend, c'est un homme savant. Il écrit lui-même, et comment ! Il a une plume si vive, si alerte, et quel style ! Il a du style dans chaque mot, c'est incroyable. Dans le mot le plus simple, le plus banal, dans un de ces mots que je pourrais dire, moi par exemple, à Faldoni ou à Thérèse, il trouve le moyen, lui, de mettre du style. J'assiste également à ses soirées. Nous fumons la pipe et il nous fait la lecture, parfois jusqu'à cinq heures de suite, tandis que nous écoutons. Vrai, ce n'est même pas de la littérature, c'est une délectation ! C'est de la beauté, des fleurs, tout le temps des fleurs. Il y aurait de quoi en faire un bouquet à chaque page. Il est d'ailleurs si prévenant, si bon, si gentil. Que suis-je, moi, devant lui ? Rien, absolument rien ! C'est un homme avec de la renommée, tandis que moi, que suis-je donc ? Rien, je n'existe pas. Et pourtant, il est si bienveillant envers moi. Je copie pour lui certaines choses. Surtout, ne vous imaginez pas, Varinka, qu'il y ait une arrière-pensée dans tout cela, et qu'il se montre gentil envers moi pour que je lui fasse des copies. Ne croyez pas les calomnies, ma petite mère. Ne croyez pas ces viles calomnies ! Non, non ! Je le fais spontanément, de ma propre volonté, je copie ses travaux pour lui faire plaisir, et s'il se montre bienveillant envers moi, c'est aussi pour me faire plaisir, c'est certain. Je sais apprécier la délicatesse de ce procédé, ma petite mère. C'est un homme bon, très bon, et un écrivain incomparable.

 

C'est une bonne chose que la littérature, Varinka, une chose remarquable, je l'ai su par eux avant-hier. Et c'est une chose profonde ! Elle raffermit le cœur, elle instruit, et ainsi de suite, je ne me souviens pas de tout ce qui est dit à ce sujet dans leur livre. C'est un ouvrage si bien écrit ! La littérature, c'est un tableau, c'est-à-dire à la fois un tableau et un miroir. On y trouve des passions, de l'expression, une critique tellement fine, des enseignements édifiants et des documents. Je l'ai appris chez eux, tout cela. Je vous avouerai franchement, ma petite mère, que lorsque je suis assis parmi eux, écoutant (en allumant ma pipe, tout comme eux), et qu'ils commencent à discuter, à parler de différentes matières, je me trouve souvent très penaud, ma petite mère. Nous ne pouvons plus que nous taire, vous et moi, en de telles circonstances. Je sens alors que je ne suis qu'un imbécile, j'ai honte de moi, et je m'efforce durant des heures de trouver un petit mot, ne fût-ce qu'un demi-mot à placer dans la conversation. Mais, comme par un fait exprès, ce petit mot ne me vient pas. Quel regret me prend, Varinka, dans ces moments, de ne pas être à la hauteur, de ne pas savoir, d'avoir grandi, selon le proverbe, en oubliant d'emporter avec moi mon intelligence. À quoi est-ce que je passe, par exemple, mes heures de loisir ? Je dors, je dors stupidement, alors qu'au lieu de ce sommeil superflu, je pourrais m'adonner à des occupations agréables. M'asseoir à ma table, et écrire, par exemple. Ce serait utile pour moi, et agréable pour d'autres. Si vous saviez seulement, ma petite mère, si vous saviez ce qu'ils se font payer leurs écrits, que le Seigneur leur pardonne ! Tenez, ce Rataziaiev, il en touche, il en touche ! Qu'est-ce que ça lui coûte d'écrire une feuille ? Il peut en remplir cinq certains jours, et il reçoit, à ce qu'il m'a dit, jusqu'à trois cents roubles par feuille. Et s'il lui arrive d'y ajouter une anecdote ou quelque chose d'original, il obtient cinq cents roubles, rubis sur l'ongle, et il les obtient, rien à faire ! Parfois même – mais c'est plus rare – on lui paie jusqu'à mille roubles. Qu'en pensez-vous, Varvara Alexéievna ? Ce n'est pas tout. Il possède un cahier de vers. Ce ne sont pas des vers très longs, et il en demande sept mille roubles, ma petite mère, sept mille roubles, imaginez-vous ça ! Mais c'est le prix d'une propriété immobilière, d'une maison de rapport ! Il me dit qu'on lui en a offert déjà cinq mille, mais il a refusé. J'ai voulu le raisonner : « Acceptez donc cinq mille de ces gens-là, acceptez l'offre et envoyez-les promener ensuite. Après tout, cinq mille roubles, c'est une fortune ! » « Non, me répondit-il, j'en veux sept mille, et ils finiront par me les donner, ces filous ! » Vrai, c'est un homme remarquable ! Puisque je vous parle de lui, ma petite mère, eh bien, pourquoi ne vous transcrirais-je pas ici un passage des Passions italiennes ? Allons-y ! C'est le titre d'une œuvre qu'il a écrite. Lisez vous-même, Varinka, et jugez ensuite :

 

« … Vladimir tressaillit, et les passions se déchaînèrent en lui furieusement, son sang se mit à bouillonner…

 

» – Comtesse ! – s'écria-t-il – Oh, comtesse ! Vous ne devinez pas à quel point cette passion est terrible, vous ne mesurez pas l'immensité de ma folie. Non, mes rêves ne m'ont point menti. J'aime, j'aime avec fureur, avec extase, avec rage, j'aime comme un insensé ! Tout le sang de ton époux ne suffirait pas pour éteindre cet enthousiasme délirant, pour calmer ce feu qui me dévore. De misérables obstacles n'arrêteront pas les vagues tumultueuses et irrésistibles qui soulèvent mon cœur, et ne viendront pas à bout des flammes infernales qui se démènent dans mon âme lasse et inassouvie. Oh, Zénaïde, Zénaïde…

 

» – Vladimir ! – murmura la comtesse, en appuyant la tête sur son épaule.

 

» – Zénaïde ! – s'écria Smielski au comble de la joie.

 

» Un soupir s'échappa de sa poitrine. L'incendie alluma des lueurs éclatantes sur l'autel de l'amour, et fit tressaillir la poitrine des malheureux amants.

 

» – Vladimir ! – murmura de nouveau la comtesse en extase. Sa poitrine se soulevait, ses joues s'empourpraient, ses yeux brillaient…

 

» De nouvelles, de monstrueuses épousailles furent consommées ! »

 

« Une demi-heure plus tard, le vieux comte pénétrait dans le boudoir de sa femme.

 

» – Ne conviendrait-il pas, ma gazelle, de commander un samovar pour notre cher hôte ? demanda-t-il en pinçant amicalement la joue de son épouse. »

 

Eh bien, je vous le demande, ma petite mère, qu'en pensez-vous après cela ? C'est un peu osé, je l'admets, on ne peut le nier, mais quelle beauté en revanche, et quel style ! Ce qui est bien est bien. Si vous le permettez, je vous transcrirai encore un fragment du récit intitulé : Ermak et Zouleïka.

 

Figurez-vous, ma petite mère, que le cosaque Ermak, le farouche et redoutable conquérant de la Sibérie, est tombé amoureux de Zouleïka, fille du tsar sibérien Koutchoum, devenue sa captive. C'est une histoire de l'époque d'Ivan le Terrible comme vous le voyez. Voici l'entretien d'Ermak avec Zouleïka :

 

« – Tu m'aimes donc, Zouleïka ? Oh ! répète-le, répète-le !

 

» – Je t'aime, Ermak ! murmura Zouleïka.

 

» – Ô cieux ! ô terre ! grâces vous en soient rendues ! Je suis heureux ! Vous m'avez donné tout ce dont rêva, depuis l'adolescence, mon âme ardente et tragique. Voilà donc où tu m'as conduit, étoile de mon destin, voilà pourquoi tu m'as mené si loin, au delà de la Ceinture de pierre ! Je ferai admirer ma Zouleïka au monde entier, et les hommes, ces monstres furieux, n'oseront pas me blâmer ! Oh ! s'ils étaient capables de comprendre les souffrances de son âme tendre, s'ils pouvaient voir le poème qu'enferme une seule des larmes de ma Zouleïka ! Oh ! laisse-moi essuyer cette larme avec mes baisers, laisse-moi boire cette larme bénie, cette larme divine… créature céleste !

 

» – Ermak ! dit Zouleïka, le monde est méchant, les hommes sont injustes. Ils nous persécuteront, ils nous condamneront, mon cher Ermak ! Que deviendra dans votre société froide, glacée, orgueilleuse et sans cœur la pauvre fille grandie dans les neiges de sa Sibérie natale, et qui n'a jamais vécu que sous la tente de son père ? Les hommes ne me comprendront pas, mon adoré, chevalier de mes rêves !

 

» – En ce cas, le sabre cosaque s'abattra en sifflant sur leurs têtes ! hurla Ermak, les yeux fous. »

 

Vous imaginez-vous maintenant, Varinka, comment il s'agitera, cet Ermak, lorsqu'il apprendra que sa Zouleïka a été assassinée ? Le vieux roi aveugle Koutchoum, profitant de la nuit, s'est glissé, en l'absence d'Ermak, dans son camp, et il a tué sa propre fille dans le dessein de porter un coup mortel à Ermak qui lui a ravi son sceptre et sa couronne.

 

« – J'aime le bruit du fer contre la pierre ! s'écrie Ermak en état de fureur sauvage, tout en aiguisant son poignard sur une meule. Je veux du sang, du sang ! Il faut les tuer, les massacrer tous, les tailler en pièces ! ! !»

 

Après quoi Ermak, ne se sentant pas la force de survivre à sa Zouleïka, se jette dans le fleuve Irtyche, et tout s'achève là-dessus.

 

Lisez encore ceci, ce n'est qu'un bref passage. C'est écrit dans un esprit de description comique, au fond pour faire rire seulement :

 

« Connaissez-vous Ivan Prokofiévitch Joltopouzov ? Celui-là même qui a mordu Prokope Ivanovitch à la jambe ? Ivan Prokofiévitch est un homme d'un caractère un peu rude, mais doué de grandes vertus par ailleurs. Prokope Ivanovitch, tout au contraire, adore manger de la rave avec du miel. Du temps où il était encore lié avec Pélagie Antonovna… Mais peut-être ne connaissez-vous pas Pélagie Antonovna ? C'est cette femme qui met toujours sa jupe à l'envers. »

 

Ça c'est de l'humour, Varinka, et quel humour ! Nous nous tordions les côtes tandis qu'il nous lisait ce récit. Ah ! mais c'est un gaillard celui-là, que le Seigneur lui pardonne ! J'admets du reste, ma petite mère, que cette œuvre est un peu audacieuse, et trop badine aussi, mais elle est, en revanche, si saine, sans le moindre mélange d'athéisme ou de libéralisme. Il faut remarquer, ma petite mère, que Rataziaiev a une conduite excellente, ce qui explique qu'il est un écrivain admirable, pas du tout comme les autres auteurs.

 

Et si moi-même – c'est une idée bizarre qui me vient parfois à l'esprit – si je me mettais, mais oui, à écrire moi aussi ? Qu'adviendrait-il alors ? Supposons, là, par exemple, qu'un beau jour, et sans crier gare, un petit livre paraisse et s'étale en librairie avec le titre : Poèmes de Makar Diévouchkine ! Eh bien ! qu'en diriez-vous alors, mon petit ange ? Comment le trouveriez-vous, et qu'en penseriez-vous ? Pour ce qui est de moi, ma petite mère, il faut que je vous l'avoue : dès que mon livre aurait été publié, je n'oserais plus jamais mettre les pieds sur la Perspective Nevski. Je n'ose même pas y songer. Chacun pourrait me désigner du doigt en ce cas en disant : le voici, cet auteur, cet écrivain, Diévouchkine, le poète, mais c'est lui, c'est Diévouchkine en personne ! Qu'adviendrait-il à ce moment, ciel ! qu'adviendrait-il à cause de mes souliers ? Car je dois vous confier, en passant, ma petite mère, que mes souliers sont presque toujours rapiécés, et quant aux semelles, il leur arrive souvent de bâiller de façon peu convenable. Qu'adviendrait-il le jour où tout le monde apprendrait que l'auteur Diévouchkine porte des souliers rapiécés ? Quelque comtesse-duchesse viendrait à le savoir, et que dirait-elle, ma chère amie, que dirait-elle, je vous le demande ? Peut-être ne s'en apercevrait-elle pas ? J'imagine, en effet, que les comtesses ne s'intéressent pas aux souliers, et surtout pas aux souliers des petits fonctionnaires (car il y a enfin chaussures et chaussures). Mais on le lui raconterait, mes propres amis me trahiraient, Rataziaiev serait le premier à vendre la mèche. Il rend fréquemment visite à la comtesse V. Il prétend qu'il y va sans façons, quand le cœur lui en dit. C'est, dit-il, une femme admirable, pleine de littérature, une vraie dame. C'est un type, ce Rataziaiev. Mais j'en ai déjà assez écrit là-dessus. Je vous en parle comme ça, mon petit ange, pour l'amusement seulement, afin de vous distraire un peu. Adieu, ma tourterelle. C'est une longue lettre que je vous envoie aujourd'hui, ce qui vient du fait surtout que je suis particulièrement de bonne humeur cette fois-ci. Nous avons dîné chez Rataziaiev ; ils nous ont servi de fameux vins ; (ce sont des galopins, ma petite mère)… mais ce n'est pas à vous que je pourrais en parler. Je vous en prie seulement, ne pensez rien de mal de moi, Varinka. Je le dis comme cela. Je vous enverrai des livres, je vous en enverrai sûrement. Il y a, par ici, un Paul de Kock qui circule, mais Paul de Kock n'est pas pour vous, ma petite mère, on ne vous le donnera pas… nenni ! Cet ouvrage ne vous convient pas. On dit que cet auteur a provoqué la noble indignation de tous les critiques de Saint-Pétersbourg. Je vous envoie une petite livre de bonbons, je les ai achetés exprès pour vous. Mangez-les, ma chère âme, et pensez à moi en croquant chacun de ces bonbons. Quant au sucre candi, ne le rongez pas, mais sucez-le, sans quoi vos dents vous feraient mal. Peut-être aimez-vous aussi les fruits confits ? Dites-le moi en ce cas. Adieu maintenant, adieu. Que le Seigneur soit avec vous, ma tourterelle. Quant à moi, je demeurerai toujours

 

votre ami le plus sûr,

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

* * * * *

 

27 juin.

 

Cher Monsieur Makar Diévouchkine !

 

Fédora assure que si je le voulais, certaines gens s'intéresseraient très volontiers à ma situation, et me procureraient une excellente place dans une famille, en qualité de gouvernante. Qu'en pensez-vous, mon ami ? Faut-il que je l'accepte ou non ? Il est évident que je ne vous serais plus à charge en ce cas, et l'emploi est, paraît-il, bien rétribué. Mais, d'un autre côté, cela me fait peur un peu d'aller dans une maison étrangère. Il s'agit de propriétaires fonciers. Ils voudront s'informer à mon sujet, commenceront à me questionner, deviendront curieux… Que leur dirai-je alors ? Avec cela, je suis extrêmement sauvage et farouche dans le monde. J'aime les coins où j'ai longtemps vécu et je ne m'en éloigne pas volontiers. On est toujours mieux là où l'on a déjà pris ses habitudes. On a beau y tirer le diable par la queue, on y est encore mieux qu'ailleurs. En outre, ces gens habitent loin d'ici. Et Dieu sait ce qu'on y attend de moi. Peut-être m'obligera-t-on simplement à faire la bonne d'enfants ! Et puis, ces gens ne m'inspirent pas confiance : c'est la troisième fois qu'ils changent de gouvernante en deux ans. Conseillez-moi, Makar Alexéievitch, je vous en supplie. Faut-il ou non que j'accepte cette offre ?… Mais pourquoi donc ne venez-vous jamais me voir ? C'est si rare que vous fassiez un saut chez moi. C'est tout juste si nous nous voyons le dimanche à la messe. Quel sauvage vous êtes ! Tout à fait comme moi. C'est vrai que je suis presque votre parente. Vous ne m'aimez pas, Makar Alexéievitch, et je me sens souvent très triste quand je suis seule. Certains jours, particulièrement vers le crépuscule, il m'arrive de me trouver seule, toute seule. Fédora est allée faire quelques achats. Je m'assieds et je rêve, je rêve sans fin. Je revois le passé, les heures heureuses et les heures tristes. Tout surgit de nouveau dans mon esprit, les souvenirs semblent émerger du brouillard. Je revois des visages familiers (je crois parfois les voir véritablement), et celui de ma mère surtout, plus que les autres… Quels rêves je fais aussi ! Je sens que ma santé est ébranlée. Je suis si faible. Ce matin, par exemple, en me levant, je me suis trouvée mal. En outre, j'ai une si mauvaise toux. Je sais, je pressens que je mourrai bientôt. Qui donc s'occupera alors de mon ensevelissement ? Qui suivra mon cercueil ? Qui pleurera sur moi ?… Faudra-t-il que je meure dans une maison étrangère, chez des gens que je ne connais pas, dans une ville éloignée !… Dieu que la vie est triste, Makar Alexéievitch !… Pourquoi, cher ami, me bombardez-vous continuellement de bonbons ? Je me demande en vérité d'où vous vient tant d'argent. Cher ami, ménagez vos ressources, au nom du ciel, ne les gaspillez pas. Fédora est en train de vendre un tapis que j'ai brodé. On nous en offre cinquante roubles en assignats. C'est un très bon prix, et je n'espérais pas en obtenir autant. Je donnerai à Fédora trois roubles d'argent et me ferai une robe pour le reste, une petite robe simple, mais chaude. Je ferai aussi un gilet pour vous, j'y travaillerai moi-même et je choisirai une bonne étoffe.

 

Fédora m'a procuré un livre, Les Contes de Bielkine, que je vous envoie pour le cas où vous aimeriez le lire. Je vous prie seulement de prendre bon soin du volume et de ne pas le garder trop longtemps, car il ne m'appartient pas. C'est une œuvre de Pouchkine. J'ai lu, il y a deux ans, ces récits en compagnie de ma mère, et j'ai éprouvé tant de tristesse à les relire maintenant. Si vous avez d'autres livres, envoyez-les moi, mais à condition qu'ils ne viennent pas de Rataziaiev. Il ne manquerait pas de vous donner ses propres œuvres s'il a déjà publié quelque chose. Comment pouvez-vous goûter ce qu'il écrit, Makar Alexéievitch ? Ce sont des inepties… Adieu pour l'instant ! Je me suis attardée à bavarder avec vous. Quand je suis triste, je trouve du plaisir à causer de n'importe quoi. C'est un bon remède. Je me sens soulagée ensuite, tout particulièrement si j'ai pu dire ce que j'avais sur le cœur. Adieu, adieu, mon ami.

 

Votre V. D.

 

* * * * *

 

28 juin.

 

Ma petite mère Varvara Alexéievna !

 

Quand donc cesserez-vous de vous tourmenter et de vous affliger sans motif ? Comment n'avez-vous pas honte ? Voyons, mon petit ange, soyez raisonnable ! Comment pouvez-vous vous faire des idées pareilles ? Vous n'êtes pas malade, mon âme, pas du tout malade. Vous êtes florissante, au contraire, épanouie, je vous l'assure. Un peu pâle peut-être, mais florissante malgré tout. Qu'est-ce aussi que ces histoires de rêves que vous faites ou de visions ? Laissez donc ces sottises, ma tourterelle, n'y pensez plus. Envoyez ces rêves à tous les diables, et basta ! Comprenez-vous ? Pourquoi est-ce que je n'en fais pas, moi ? Est-ce que je rêve, moi, est-ce que j'ai des visions ? Répondez-moi, prenez exemple sur moi, ma petite mère. Je vis paisiblement, je dors bien, je me porte comme un charme, cela fait plaisir à voir. Oubliez ces sornettes, mon âme, oubliez-les ! Je connais votre petite tête, mon enfant. Il suffit d'un rien pour que vous vous mettiez à rêver, et vous devenez triste aussitôt. Pour l'amour de moi, ne le faites plus, mon amour.

 

Prendre un emploi dans une maison étrangère ? Jamais de la vie ! Non et non, quelle idée avez-vous eue là ? Qu'est-ce qui vous a pris tout à coup ? Et loin d'ici encore ! Mais non, ma petite mère, je ne le permettrai pas, je m'opposerai de toutes mes forces à ce projet. Je vendrai mon vieux frac, et sortirai en chemise s'il le faut, mais vous ne manquerez de rien chez nous. Non, Varinka, non ! Je vous connais, moi. Ce sont des idées absurdes, insensées. Pour sûr, c'est Fédora qui est cause de tout. C'est, je crois, une femme stupide et c'est elle qui a dû vous influencer. Ne croyez pas ce qu'elle dit, ma petite mère. Sans doute ne la connaissez-vous pas encore, cette Fédora ? C'est une femme sotte, querelleuse, qui parle à tort et à travers. C'est ainsi qu'elle a conduit au tombeau son malheureux mari. Ou bien vous aurait-elle inspiré quelque mécontentement de votre vie présente ? Non, non, ma petite mère, pour rien au monde. Que deviendrais-je, moi, en ce cas, que me resterait-il à faire ? Non, Varinka, ma petite âme, chassez ces idées de votre tête. Que vous manque-t-il donc chez nous ? Votre présence est une source permanente de joie pour nous, vous nous aimez, vivez donc tranquillement là où vous êtes maintenant. Faites de la couture ou lisez, ou plutôt non, ne cousez pas, c'est égal, mais restez avec nous. Sinon, où irons-nous, jugez vous-même… Je vous apporterai des livres, et peut-être que nous ferons une nouvelle promenade dans quelque temps, mais laissez ces projets, ma petite mère, laissez-les, devenez raisonnable et ne faites pas de sottes histoires pour des riens. Je viendrai vous voir, je viendrai bientôt, mais en revanche permettez-moi de vous le dire franchement et sincèrement : c'est mal, ma petite âme, c'est très mal. Je sais que je suis un homme sans instruction, je le reconnais moi-même, je n'ai pas fait d'études et ce n'est pas de cela d'ailleurs que je veux parler, ce n'est pas de moi qu'il s'agit en ce moment. Mais je ne laisserai pas toucher à Rataziaiev, c'est vous qui l'avez voulu. Il est mon ami et c'est pourquoi je le défends. Il écrit bien, très bien même, il écrit admirablement, je dirai même qu'il écrit à merveille. Je ne suis pas d'accord avec vous et ne saurais en aucun cas approuver votre jugement. Il a un style fleuri, élégant, avec des images, et avec des idées. C'est très bien, en vérité. Vous avez peut-être lu ces passages dans un moment de distraction ou d'insensibilité, Varinka, vous les avez lus sans cœur, ou bien vous étiez de mauvaise humeur, ou peut-être étiez-vous fâchée contre Fédora, ou quelque incident désagréable vous préoccupait-il à ce moment. Non, il faut que vous les relisiez encore une fois, et avec du sentiment ; il faut que vous les relisiez de façon attentive, lorsque vous serez dans un état d'âme agréable, que vous vous sentirez contente ou gaie, par exemple en croquant un bonbon ou en le suçant : c'est à ce moment-là que vous devriez relire ces passages. Je ne conteste pas (qui donc le contesterait ?) qu'il existe de plus grands écrivains que Rataziaiev, il en est même de beaucoup plus grands. Mais si ces auteurs célèbres sont excellents, Rataziaiev, lui aussi, est remarquable. Ils écrivent fort bien, et il écrit très bien aussi. Il est à part, il écrit comme ça à sa façon, et il fait très bien d'écrire. Adieu maintenant, ma petite mère, il m'est impossible de prolonger cette lettre. Je suis pressé, des affaires m'appellent. Mais je vous en supplie, ma petite mère, mon hirondelle, calmez-vous, et que le Seigneur soit avec vous. Pour moi, je demeure

 

votre ami fidèle,

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

P.-S. Merci pour le livre, ma chère amie. Je lirai aussi Pouchkine, puisque vous le désirez. Et ce soir, je viendrai chez vous, je vous le promets.

 

* * * * *

 

Mon cher Makar Alexéievitch !

 

Non, mon ami, non, je ne puis continuer à vivre parmi vous. J'ai changé d'avis et j'ai compris que j'agirais très mal en refusant un emploi si avantageux. J'y trouverai à tout le moins un morceau de pain assuré. Je me donnerai de la peine, je saurai gagner la sympathie de ces étrangers, je m'efforcerai même de modifier mon caractère si c'était nécessaire. Il est certes dur et douloureux de vivre chez des étrangers, de dépendre de leur bienveillance, de se contraindre et de cacher ses sentiments, mais le Seigneur m'aidera. Je ne puis tout de même pas rester une sauvage toute ma vie. Il m'est déjà arrivé de me trouver dans des situations de ce genre. Je m'en souviens, c'était quand j'étais petite et vivais dans un pensionnat. Parfois, je passais tout le dimanche à la maison à sauter, à gambader, au point que ma mère me grondait certains jours, mais cela ne me faisait rien, je me sentais l'âme si gaie, si légère. Mais quand le soir venait, une tristesse mortelle tombait sur moi, car il fallait rentrer au pensionnat pour neuf heures, et là tout m'était étranger, tout me semblait froid, sévère. Les gouvernantes se montraient si acariâtres le lundi. Alors, mon cœur se serrait douloureusement, l'envie de pleurer me venait. J'allais me cacher dans un coin obscur et j'y versais secrètement des larmes silencieuses, des larmes solitaires que je cachais, de crainte qu'on ne me taxe de paresse. Mais ce n'est pas pour cela que je pleurais, ce n'est pas parce qu'il fallait reprendre le travail et les leçons. Eh bien, j'ai fini par m'y habituer ! Je m'y suis si bien habituée que, plus tard, lorsque vint le moment de quitter le pensionnat, je pleurai également, en prenant congé de mes amies. Je fais mal de vivre à votre charge à vous deux. Cette pensée-là me torture. Je vous le dis ouvertement parce que je suis toujours franche avec vous. Croyez-vous que je ne remarque pas que Fédora se lève de bonne heure chaque matin pour se mettre à la lessive et qu'elle travaille ensuite jusque tard dans la nuit ? Or ses vieux os ont besoin de repos. Pensez-vous que j'ignore que vous vous ruinez pour moi, que vous sortez jusqu'à vos derniers kopecks et les dépensez pour moi ? Ce n'est pas avec vos ressources que vous pouvez le faire, mon ami. Vous m'écrivez, dans votre lettre, que vous vendrez au besoin vos derniers objets afin que je ne manque de rien. Je vous crois, mon ami, je crois en votre bon cœur, mais ce sont là des choses que vous dites maintenant. Actuellement, vous avez des ressources inespérées, par suite de la gratification que vous avez reçue. Mais qu'en sera-t-il plus tard ? Je suis constamment souffrante, vous le savez bien. Je ne suis pas en état de travailler comme vous, encore que je ne demande pas mieux que de le faire. Et d'ailleurs je ne trouve pas du travail autant qu'il m'en faudrait. Que me reste-t-il à tenter en ce cas ? Que vais-je devenir ici ? Me morfondre de tristesse en vous voyant travailler tous les deux, mes chers, mes bons amis ? Comment pourrais-je me rendre utile à vous si peu que ce fût ? Et en quoi vous suis-je tellement indispensable, mon ami ? Quel bien vous ai-je fait ? Je suis seulement attachée à vous de toute mon âme, je vous aime beaucoup, énormément, de tout mon cœur, mais mon destin est amer ! Je sais aimer et je puis aimer, et c'est tout, hélas ! car je ne suis pas en mesure de faire le bien moi-même, ni de vous rendre la pareille pour vos bienfaits. Ne me retenez donc pas davantage, réfléchissez bien et faites-moi connaître votre dernier mot. Dans cette attente, je demeure

 

votre dévouée,

V. D.

 

* * * * *

 

1er juillet.

 

Absurde, absurde, Varinka ! Tout cela est absurde. Dès qu'on cesse de veiller sur vous, vous vous mettez Dieu sait quoi dans la tête, et vous trouvez alors qu'il y a ceci qui ne va pas, et puis ceci encore, et je ne sais quoi. Je vois maintenant que tout cela ne tient pas debout. Que vous faut-il donc, de quoi vous plaignez-vous, ma petite mère ? Dites-nous ce qui vous manque ici. On vous aime, vous nous aimez, nous voici tous heureux et contents ; que vous faut-il de plus ? Vous imaginez-vous, par contre, ce que serait votre existence chez des étrangers ? C'est que vous ne savez pas encore ce que c'est que des étrangers, sûrement vous ignorez ce que c'est qu'un étranger ?… Adressez-vous à moi, je pourrai vous le dire. Je le connais, ma petite mère, l'homme étranger, je le connais bien. Il m'est arrivé de manger de son pain. Il est méchant, Varinka, méchant, tellement méchant que ton pauvre petit cœur tout entier y passera, car il le rongera continuellement de ses reproches, de ses griefs, et puis de son mauvais regard. Chez nous, vous êtes bien, vous êtes au chaud, comme dans un petit nid, à l'abri de tout. En partant, c'est comme si vous nous abandonniez et nous preniez notre vie. Voyons, que deviendrions-nous ici sans vous ? Que ferais-je, moi, pauvre vieillard, en ce cas ? Vous dites que vous ne nous êtes utile en rien ? Vous inutile ? Comment cela ? Non, ma petite mère, réfléchissez vous-même. Comment pourriez-vous ne pas nous être nécessaire ? Vous m'êtes très utile, Varinka. Vous avez une influence si bienfaisante sur moi… En ce moment par exemple, je pense à vous et il y a de la gaieté dans mon cœur… Certains jours, je vous écris une lettre et j'y mets tout ce que je sens, toute mon âme, à quoi je reçois ensuite de vous une réponse détaillée. Je vous ai acheté une garde-robe, je vous ai fait faire un petit chapeau. Parfois, vous me chargez d'une commission, et je l'exécute également… Non, non, comment pouvez-vous dire après cela que vous ne m'êtes pas utile ? Que ferai-je moi, sans vous, tout seul dans ma vieillesse, à quoi serai-je bon encore ? Peut-être n'y avez-vous pas songé jusqu'ici, Varinka ? Non, non, il faut absolument que vous y réfléchissiez, que vous vous demandiez : « À quoi sera-t-il utile désormais sans moi ? » Je me suis habitué à vous, ma chère amie. Qu'adviendra-t-il en ce cas ? Je m'en irai vers les rives de la Néva, et c'en sera fini ! Oui, parfaitement, voilà comment les choses se passeront, Varinka ! Que voulez-vous donc que je devienne sans vous ? Oh ! Varinka, Varinka, ma petite âme ! Sans doute souhaitez-vous qu'un charretier m'emmène un de ces jours au cimetière de Volkovo, qu'une pauvresse, une mendiante en haillons se traîne derrière mon cercueil, seule à suivre le convoi, que des hommes jettent quelques pelletées de terre sur moi, pour s'éloigner ensuite, me laissant seul là-bas… C'est péché, péché que de parler ainsi, ma petite mère. C'est un péché, si, si, un péché, Dieu m'en est témoin ! – Je vous retourne votre livre, mon enfant, chère Varinka, et si vous désirez, ma bonne petite, savoir ce que je pense de ces récits, je vous dirai que, de toute ma vie, je n'avais lu de livre aussi admirable. Je me demande aujourd'hui, ma petite mère, comment j'ai pu vivre jusqu'ici dans une telle ignorance, imbécile que je suis, que le Seigneur me le pardonne ! Qu'ai-je fait ? De quelle forêt suis-je sorti ? Car je ne sais rien, ma petite mère, rien, absolument rien ! Je vous le dirai, Varinka, en toute simplicité : je suis un homme sans instruction. J'ai peu lu jusqu'à présent, très peu, autant que rien : j'ai lu le Tableau de l'Homme, une œuvre profonde ; j'ai lu Le Petit Garçon  qui  joue  avec  des  Clochettes, et  les Oiseaux d'Ibicus, c'est tout, car je n'ai rien lu d'autre de ma vie. je viens d'achever maintenant, dans votre livre, Le Maître de Poste. Il faut que je vous le dise, ma petite mère : c'est extraordinaire que l'on puisse vivre en ce monde sans se douter qu'il existe, à proximité, un livre où toute notre vie se trouve contée comme par un témoin ! Des choses qui étaient demeurées obscures pour moi dans mon passé, m'apparurent peu à peu, surgirent dans ma mémoire à mesure que je lisais ce récit, et je les revoyais, et je les comprenais pour la première fois. Et puis, il y a une autre raison encore qui m'a fait aimer votre livre : il y a des œuvres, admirables certes, mais quelle que soit leur valeur, on a beau les lire, on a beau se retourner les méninges parfois, c'est trop profond, trop intelligent, on n'y comprend rien, nous autres. Moi, par exemple, je l'avoue, j'ai l'esprit obtus, il a toujours été obtus d'ailleurs, c'est de naissance. Alors je ne suis pas capable de lire des ouvrages trop graves, trop importants pour moi. Mais ce livre-là, je le lis, et c'est comme si je l'avais écrit moi-même ! Comme si l'auteur avait pris – si je puis m'exprimer ainsi – mon propre cœur, tel qu'il est en réalité, et l'avait montré publiquement, le tournant et le retournant de tous les côtés, pour le décrire dans tous ses détails, tout comme c'est – voilà ce que c'est ! Et c'est si simple en vérité, si simple, mais oui ! Bien sûr, et j'aurais pu en faire autant. Pourquoi n'en ferais-je pas autant, après tout ? Car je sens exactement les mêmes choses, je les sens comme c'est dit dans ce livre, et il m'est arrivé de me trouver, moi aussi, dans des situations semblables à celle, par exemple, de ce Samson Vyrine, le malheureux ! Car il y en a beaucoup parmi nous de ces Samson Vyrine, de ces êtres bons et misérables ! Comme c'est habilement décrit ! Les larmes ont presque jailli de mes yeux, ma petite mère, quand j'ai lu qu'il a bu, l'infortuné pécheur, au point d'en perdre la mémoire et que, avec son chagrin amer, il a dormi toute la journée ensuite dans sa pelisse de mouton. Un petit verre pour noyer sa peine, quand il se réveille, et il se remet aussitôt à pleurer pitoyablement, s'essuyant les yeux avec ses manches sales, parce qu'il se souvient de sa pauvre petite brebis égarée, de sa fille Douniacha. Non, mais c'est si naturel, si vrai, ça ! Relisez-le vous-même : c'est du vrai, ça vit ! Je l'ai vu moi-même, car tout cela existe sous mes yeux : cette Thérèse par exemple, il ne faut pas chercher bien loin pour trouver des exemples. Celui-ci également, notre pauvre fonctionnaire… lui aussi, c'est peut-être un homme comme ce Samson Vyrine, sauf qu'il ne s'appelle pas comme lui mais GORCHKOV. C'est le sort commun, ma petite mère, et le même malheur peut nous arriver à nous, et à moi aussi. Et le comte également, le fier comte qui demeure sur la Perspective Nevski ou sur le quai de la Néva, il pourrait le connaître, ce sort-là. Cela semblera peut-être différent dans son cas, parce que chez eux, chez les gens de son espèce, tout se passe d'une autre façon, sur un ton plus distingué, mais il deviendra pareil, au fond, car tout peut arriver, et cela pourrait m'advenir à moi aussi. Voilà ce que c'est, ma petite mère, et vous parlez encore de nous quitter. Je pourrais tomber dans le péché, Varinka, dans le malheur. Vous allez vous perdre vous-même et nous mener à notre perte à la fois, ma chère amie. Oh ! mon alouette, chassez donc de votre tête mignonne ces pensées rebelles, et ne me tourmentez plus inutilement. Voyons, mon pauvre petit oisillon, dont les plumes n'ont pas poussé encore, comment ferez-vous pour vous entretenir vous-même, pour vous préserver de la perdition, pour vous défendre contre les méchants ? Soyez raisonnable, Varinka, revenez à vous. N'écoutez plus les conseils stupides qu'on vous donne, ne prêtez plus l'oreille à ces balivernes ! Mais relisez encore une fois votre livre, relisez-le avec attention. Cela vous fera du bien.

 

J'ai parlé du Maître de Poste à Rataziaiev. Il m'a répondu que tout cela a vieilli, et qu'actuellement on écrit des livres contenant des tableaux et toutes sortes de descriptions. Je dois avouer du reste que je n'ai pas très bien saisi ses explications sur ce point. Il a conclu que Pouchkine est un bon écrivain, qu'il a fait beaucoup pour la gloire de la Sainte Russie, et il m'a dit beaucoup d'autres choses de lui. Oui, c'est très bien en effet, Varinka, très, très bien. Relisez donc ce livre de nouveau, mais avec attention. Suivez mon conseil et, en m'écoutant, vous réjouirez le cœur du pauvre vieillard que je suis. Le Seigneur vous en récompensera en ce cas, ma colombe, il vous en récompensera sûrement.

 

Votre ami sincère,

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

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Cher Monsieur Makar Alexéievitch !

 

Fédora m'a rapporté aujourd'hui quinze roubles d'argent. Comme elle s'est réjouie, la pauvre, lorsque je lui ai donné trois roubles sur cette somme ! Je vous écris à la hâte. Je suis en train de couper pour vous un gilet – c'est une étoffe merveilleuse, avec de petites fleurs sur fond jaune. Je vous envoie un livre contenant des nouvelles diverses. J'en ai lu quelques-unes, et je vous recommande surtout celle qui est intitulée Le Manteau. Lisez-la. Vous insistez pour me conduire au théâtre. Ne serait-ce pas trop coûteux ? À moins que nous ne prenions des billets à la galerie. Il y a très longtemps que je ne suis allée au spectacle, je ne me souviens même plus quand ce fut pour la dernière fois. Je crains seulement que cela ne revienne trop cher, voilà ce qui me tracasse. Fédora ne fait que hocher la tête tout le temps. Elle assure que vous dépensez actuellement plus que vous ne gagnez. Je m'en rends compte moi-même d'ailleurs. Que d'argent vous avez dépensé pour moi, par exemple ! Prenez garde, mon ami, qu'il n'en résulte des désagréments pour vous ! Fédora m'a déjà parlé de certaines rumeurs selon lesquelles vous auriez eu des discussions avec votre logeuse, à cause d'un retard dans le paiement de votre loyer. Je suis très inquiète pour vous. Adieu maintenant, je dois me hâter. J'ai un travail urgent, je dois changer les rubans d'un chapeau.

 

P.-S. Il me vient une idée. Si nous allons au théâtre, je mettrai mon petit chapeau neuf, et je me couvrirai les épaules d'une mantille noire. Pensez-vous que cela m'ira ?

 

* * * * *

 

7 juillet.

 

Chère Madame Varvara Alexéievna,

 

…Je reviens sur ce que je vous ai raconté hier. Oui, ma petite mère, moi aussi j'ai connu, en ce temps-là, ce que c'est que la déraison. Je me suis amouraché à fond de cette petite actrice, j'en suis tombé éperdument amoureux. Et ce ne serait rien encore. Mais le plus fort est que je ne l'avais presque pas vue, que je ne m'étais rendu qu'une seule fois au théâtre, et j'ai trouvé le moyen, avec cela, de m'enticher de cette femme. Je vivais à cette époque dans un appartement où j'avais pour voisins, à peine séparés de moi par le mur, cinq jeunes gens, des têtes folles, je vous le dis. Je me suis lié avec eux ; c'est arrivé sans que je le veuille, bien que je me sois toujours efforcé de garder mes distances vis-à-vis d'eux. Et alors, pour ne pas rester en arrière, je me suis mis à les imiter tous. Ils m'en ont parlé, de cette actrice, ils m'en ont parlé ! Chaque fois qu'il y avait une représentation au théâtre, toute la compagnie s'y rendait – pour les choses nécessaires, ils n'avaient jamais d'argent. Ils prenaient des places à la galerie et là, ils battaient des mains, applaudissaient à tout rompre, comme des possédés, et ils rappelaient l'actrice continuellement ! Quand ils rentraient à la maison ensuite, il n'y avait plus moyen de dormir. Ils ne faisaient que parler de cette actrice toute la nuit, l'appelant chacun par son prénom. Ils en étaient tous amoureux, ils portaient tous le même canari dans leur cœur ! Ils ont fini par me troubler l'esprit, avec leurs récits, pauvre de moi ! J'étais encore très jeune en ce temps-là. Je ne sais même pas comment c'est arrivé que je me sois trouvé un soir au théâtre avec eux, tout au fond de la dernière galerie. Je ne pouvais apercevoir de là qu'un tout petit coin du rideau. En revanche, j'entendais tout. Cette actrice avait en effet une voix délicieuse : un timbre clair, argentin, un vrai petit rossignol. Nous avons applaudi tous, au point que les mains nous faisaient mal, et nous avons crié d'enthousiasme. En un mot, c'est tout juste si la police ne nous a pas arrêtés. Il y en a eu même un qui s'est fait sortir. Je suis rentré chez moi, comme dans un rêve. Il ne me restait plus qu'un rouble d'argent en poche, et il fallait attendre dix bons jours encore pour toucher mon traitement. Que pensez-vous donc que j'aie fait, ma petite mère ? Le lendemain matin, avant de me rendre au bureau, je suis entré dans un magasin de parfumerie française, et j'ai acheté des parfums ainsi que du savon aromatisé ; j'ai dépensé pour cela mes derniers kopecks. Je me demande aujourd'hui encore pourquoi j'ai acheté toutes ces choses. Vrai, je n'en sais rien moi-même. Je ne suis pas rentré chez moi pour dîner ce jour-là, et j'ai passé mon temps à me promener sous ses fenêtres. Elle habitait sur la Perspective Nevski, au troisième étage. J'ai fait ensuite un saut chez moi, pour prendre une petite heure de repos, et je suis retourné immédiatement sur la Perspective Nevski, rien que pour me promener sous ses fenêtres. Un mois et demi durant j'ai mené cette vie-là, courant sur les pas de l'actrice. À chaque instant, je louais des fiacres pour la suivre, et je choisissais les cochers qui avaient le plus d'allure. J'ai gaspillé mon argent, je me suis endetté, et puis, un beau jour, je cessai de l'aimer : l'affaire commençait à me lasser. Voilà, ma petite mère, ce qu'une actrice peut faire d'un homme convenable. Il est vrai que j'étais jeune en ce temps-là, bien jeune encore…

 

M. D.

 

* * * * *

 

8 juillet.

 

Bien chère Madame Varvara Alexéievna !

 

J'ai hâte de vous retourner le livre que vous m'avez prêté le 6 de ce mois, et je m'empresse de saisir l'occasion pour m'expliquer avec vous à ce sujet. C'est mal, ma petite mère, très mal de votre part de m'avoir poussé à pareille extrémité. Permettez-moi de vous le dire : le destin de chacun et sa situation en ce monde résultent d'un décret du Tout-Puissant. À celui-ci les épaulettes de général, à celui-là l'humble rang de conseiller titulaire dans l'administration. Ainsi en a décidé la Providence. L'un est appelé à commander, tandis que l'autre a été créé pour obéir avec respect et sans murmurer. Tout cela est réglé d'après les aptitudes diverses des hommes. Il en est qui sont aptes à faire certaines choses, il en est qui y sont inaptes mais ont d'autres capacités en revanche. Or les dons de chacun sont l'œuvre du Seigneur.

 

Voici trente ans bientôt que je sers dans l'administration. J'ai toujours rempli mes fonctions de façon irréprochable, ma conduite a été bonne, je ne suis pas buveur, et je n'ai jamais été mêlé à des troubles politiques. En tant que citoyen, j'ai, je le reconnais, mes défauts, que je ne me cache point, mais je possède aussi des qualités. Je jouis de l'estime de mes supérieurs et Son Excellence elle-même est satisfaite de moi. Encore qu'elle ne m'ait point donné jusqu'ici de témoignages particuliers de bienveillance, je sais qu'elle est contente de moi. Mon écriture est nette, assez élégante, pas trop grosse, mais pas trop menue non plus, assez proche de la cursive et toujours lisible, toujours satisfaisante. Il n'y a guère, dans notre service, qu'Ivan Prokofiévitch, et encore, qui possède une écriture semblable. Mes cheveux sont devenus gris à la tâche. Je n'ai pas de péché sérieux à me reprocher. Certes, de petits péchés, j'en ai commis, mais qui donc ne commet pas de petits péchés parfois ? Par contre, je n'ai jamais été soupçonné de quelque méfait grave, ou de quelque crime, comme la violation d'un règlement par exemple, ou une atteinte à la tranquillité publique. On n'a jamais eu à me le reprocher, ça n'a pas existé dans ma vie ! J'ai même failli être proposé pour la Croix et c'est tout dire ! Tout cela, à la vérité, vous auriez dû le savoir, ma petite mère, et il aurait dû le savoir également ! Du moment qu'il se mettait en tête de me dépeindre, il aurait dû connaître la vérité entière. Non, ma petite mère, je ne me serais pas attendu à cela de votre part, non, Varinka ! Pas de votre part en tout cas, pas de votre part.

 

Comment ? On ne pourra plus vivre, après cela, dans son coin tranquille, quel que soit ce coin d'ailleurs. Plus permis de vivre sans troubler l'eau de son voisin, selon le proverbe, sans faire de mal à personne, craignant Dieu et veillant sur soi-même, afin qu'on ne me touche pas non plus, afin qu'on ne pénètre pas dans mon réduit pour fourrer le nez dans ma vie intime : savoir quel est mon petit train d'existence domestique, si je possède, par exemple, un bon gilet, si j'ai tout ce qu'il faut en fait de linge de corps, si j'ai des souliers et s'ils sont convenablement ressemelés ; si je mange à ma faim et comment je me nourris et ce que je bois, et quels sont les documents que je copie ? Quel mal y a-t-il donc, ma petite mère, à ce que je traverse parfois la chaussée sur la pointe des pieds, là où elle est mal pavée, afin de ne pas user mes chaussures ? Quel besoin a-t-on donc d'écrire de son prochain qu'il lui arrive de connaître des jours de misère et de ne pas prendre de thé ? Comme s'il était indispensable que tout le monde boive du thé ! Est-ce que je regarde, moi, dans la bouche de chacun, pour savoir ce qu'il se met dans le ventre ? Envers qui donc me suis-je comporté ainsi, qui ai-je offensé de cette façon ? Non, ma petite mère, c'est mal de blesser un homme quand il ne nous a rien fait. Tenez, Varvara Alexéievna, pour prendre un exemple : On remplit sa tâche chaque jour avec zèle, avec dévouement, et les chefs sont contents, ils nous respectent (quoi qu'ils puissent dire, ils nous respectent, c'est certain) et voici que quelqu'un se met à écrire, à ma barbe pour ainsi dire, un pamphlet, une pasquinade sur moi, sans aucun motif visible, sans que je lui en aie donné prétexte le moins du monde. Certes, il peut m'arriver, à moi aussi, de me faire un vêtement neuf ou d'acheter des chaussures, et de m'en réjouir au point de ne pas en dormir une nuit, de m'en réjouir, car c'est vraiment si agréable de mettre son pied dans une chaussure élégante et neuve, c'est de la volupté. C'est un sentiment que j'ai éprouvé, je l'avoue, et la description est exacte sur ce point. Je m'étonne pourtant, que Fédor Fiodorovitch, notre chef, ait laissé passer par mégarde ce livre où il est après tout pris à partie également. C'est vrai que c'est encore un jeune fonctionnaire et qu'il aime, à l'occasion, élever la voix. Et pourquoi donc ne crierait-il pas un peu ? Pourquoi n'admonesterait-il pas vertement l'un de nous quand cela devient nécessaire ? J'admets qu'il lui arrive de s'emporter comme ça, sans raison apparente. C'est indispensable pour le bon ton, pour l'éducation morale des gens. Il leur faut inspirer un respect salutaire. Car – je le dis entre nous, Varinka – nous autres, on ne fait rien de bon sans crainte. Chacun ne songe qu'à ses avantages, à son avancement, voudrait être inscrit ici, cité là, et quant au travail, on cherche à s'en décharger le plus possible. Étant donné, d'autre part, que tous les fonctionnaires n'ont pas le même rang, qu'il en est de plus élevés que d'autres, il est naturel que le ton de la rodomontade doive varier de l'un à l'autre, selon le rang de chacun, c'est dans l'ordre des choses. C'est ainsi que ce monde est construit, ma petite mère. La vie sociale repose sur les allures d'autorité que nous affichons les uns envers les autres et sur la façon dont nous nous admonestons réciproquement. Sans ces précautions, le monde ne pourrait pas exister, et il n'y aurait d'ordre nulle part. Je m'étonne donc sincèrement que Fédor Fiodorovitch ait pu laisser passer par inadvertance un pamphlet aussi blessant.

 

Et quel diable l'a donc poussé à écrire, cet auteur ? À quoi cela sert-il, je vous le demande ? L'un des lecteurs va-t-il, par hasard, m'envoyer un manteau neuf après avoir lu ce récit ? M'achètera-t-il peut-être de nouvelles chaussures ? Non, Varinka, les gens liront l'histoire et voudront simplement en connaître la suite. On se cache de son mieux, on se fait petit, on s'efforce de passer inaperçu, on craint parfois de mettre le nez dehors, parce qu'on n'aime pas les jugements d'autrui, parce qu'on a peur d'être tourné en ridicule pour un rien, et voilà que toute notre vie civique ou familiale se trouve étalée sans vergogne dans la littérature. Tout y est imprimé, dévoilé, jugé et ridiculisé ! On n'osera plus sortir dans la rue maintenant, car tout y est décrit avec tant d'exactitude qu'on reconnaîtra notre homme à sa démarche déjà. Passe encore si l'auteur avait racheté son œuvre en l'atténuant vers la fin, en ajoutant quelque chose pour adoucir son histoire. À l'endroit, par exemple, où on a bombardé le malheureux avec des paperasses, l'auteur aurait pu dire que cet homme avait été vertueux, qu'il fut un bon citoyen, et qu'il ne méritait pas d'être traité de cette façon par ses collègues, car il avait toujours respecté les gens plus âgés que lui (ici, l'auteur aurait pu glisser un exemple édifiant), qu'il n'avait fait de mal à personne, qu'il crut en Dieu et qu'il mourut (si l'auteur tient absolument à le faire mourir) pleuré et regretté de tous. Mieux aurait encore valu ne pas le laisser mourir, ce malheureux, mais faire en sorte qu'on retrouve son manteau ou que Fédor Fiodorovitch – mais non, qu'est-ce que je dis ! – que le général, ayant appris les vertus de ce subalterne, le fît venir dans son bureau pour lui annoncer une promotion en grade et lui accorder un bon traitement. De cette façon, tout aurait été sauvé, voyez-vous : les méchants auraient été punis, et la vertu se serait trouvé récompensée. Quant aux vilains collègues de chancellerie, ils en auraient été pour leurs frais et seraient demeurés gros Jean comme devant. Moi, par exemple, j'aurais terminé l'histoire de cette manière. Qu'y a-t-il de bon dans ce récit, qu'y a-t-il d'extraordinaire ? L'auteur n'a fait que raconter un fait divers banal, il a fourni un exemple emprunté à la vie quotidienne. Comment avez-vous pu songer, ma très chère, à m'envoyer un livre pareil ? C'est un ouvrage malintentionné, Varinka. Et puis, c'est une histoire invraisemblable, car des fonctionnaires de ce genre, cela n'existe pas. Non, non, je me plaindrai aux autorités, Varinka, je me plaindrai, c'est décidé.

 

Votre serviteur dévoué,

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

* * * * *

 

27 juillet.

 

Cher Monsieur Makar Alexéievitch !

 

Les derniers événements, ainsi que vos lettres, m'ont effrayée, m'ont stupéfaite et consternée, mais j'ai fini par tout comprendre en apprenant ce que Fédora m'a rapporté. Pourquoi donc avez-vous désespéré à ce point, pourquoi vous êtes-vous jeté soudain dans l'abîme où vous vous débattez maintenant, dites-le moi, Makar Alexéievitch ! Vos explications ne m'ont nullement satisfaite. N'avais-je pas eu raison, reconnaissez-le, d'insister pour accepter l'emploi avantageux qu'on m'offrait ? En outre, ma dernière aventure commence à m'inquiéter pour de bon. L'amour que vous me portiez, me dites-vous, vous obligeait à vous cacher de moi. Je n'avais pas été sans songer, certes, que je vous devais beaucoup au temps encore où vous m'assuriez ne dépenser pour moi que quelques économies, mises en réserve en banque à toute éventualité. Mais je sais aujourd'hui que vous ne disposiez d'aucune réserve, qu'ayant été informé, par hasard, de ma misère, vous vous en êtes ému et avez décidé de m'aider en dépensant l'argent de votre traitement que vous vous étiez fait verser d'avance pour plusieurs mois. Je sais que vous êtes allé ensuite jusqu'à vendre votre habit lorsque je suis tombée malade, et la découverte de la vérité m'a mise dans une situation si pénible, que je me demande maintenant comment je puis accepter tout cela et ce qu'il convient d'en penser. Oh ! Makar Alexéievitch, pourquoi ne vous en êtes-vous pas tenu à vos premiers bienfaits, inspirés uniquement par la compassion et les sentiments de parenté, au lieu de dépenser l'argent pour des choses inutiles, ainsi que vous l'avez fait par la suite ! Vous avez trahi notre amitié, Makar Alexéievitch, en n'étant pas franc envers moi. Aujourd'hui où je constate que vos derniers kopecks ont passé en achats de toilettes pour moi, en bonbons, en promenades, en billets de théâtre et en cadeaux de livres, j'expie chèrement ces plaisirs par le remords que je ressens de mon impardonnable légèreté (car j'acceptais de vous tout cela, sans m’inquiéter de votre situation à vous). Tout ce que vous avez entrepris dans l'intention de me procurer de la joie se mue maintenant en douleur pour moi, et il n'en reste que des regrets stériles. J'avais remarqué votre mélancolie depuis un certain temps, et bien que je me fusse attendue anxieusement à quelque événement pénible, ce qui est arrivé ne me serait jamais venu à l'esprit. Comment ! vous, Makar Alexéievitch, vous avez pu vous abandonner un tel désespoir ? Que penseront de vous désormais, que diront de vous demain tous ceux qui vous connaissent ? Vous, que tout le monde et moi-même respectaient pour votre bonté de cœur, votre modestie et votre sagesse, vous avez chu brusquement dans ce vice exécrable qu'on ne vous connaissait point jusqu'ici, à ce que je crois. Dans quel état j'ai été plongée en apprenant, de la bouche de Fédora, qu'on vous a ramassé ivre dans la rue et que la police vous a ramené à votre domicile ! J'en fus frappée de stupeur, j'en demeurai stupide au premier instant, bien que je m'attendisse à quelque chose d'exceptionnel, car vous aviez disparu de chez vous depuis quatre jours. Avez-vous réfléchi, Makar Alexéievitch, à ce que diront vos chefs lorsqu'ils apprendront la cause vraie de votre absence ? Vous me dites que tout le monde se moque de vous maintenant, que tous vos voisins sont au courant désormais de notre amitié et qu'ils ne m'oublient pas, moi non plus, dans leurs plaisanteries. Ne vous faites point de souci à ce sujet, Makar Alexéievitch, et calmez-vous, au nom du ciel ! Je suis très inquiète, également, à cause de cet incident que vous avez eu avec les officiers, car j'en ai eu vent vaguement. Expliquez-moi, je vous prie, ce que tout cela signifie. Vous m'écrivez que vous n'osiez pas vous ouvrir à moi, que vous redoutiez de perdre mon amitié par vos aveux, que vous étiez au désespoir de ne pas savoir comment m'aider pendant ma maladie et que vous avez vendu tout ce que vous possédiez pour m'éviter d'aller à l'hôpital. Vous me dites que vous avez emprunté de tous les côtés et que vous avez journellement des discussions avec votre logeuse. Mais en me cachant la vérité, vous avez choisi la pire des solutions ! De toute façon, je sais tout maintenant. Vous ne vouliez pas m'obliger à reconnaître que j'étais cause de votre malheureuse situation présente, mais vous m'avez fait deux fois plus de chagrin encore par votre conduite actuelle ! Tout cela me bouleverse, Makar Alexéievitch. Oh ! mon ami, le malheur est une maladie contagieuse. Les malheureux et les pauvres devraient s'éviter les uns les autres, ils devraient fuir tout contact entre eux afin de ne pas accroître leurs maux en se contaminant mutuellement ! Je vous ai amené des épreuves que vous n'aviez jamais connues auparavant, dans votre existence modeste et solitaire. Cela me torture et me tue de le constater aujourd'hui.

 

Écrivez-moi franchement toute la vérité, dites-moi ce qui vous est arrivé et comment vous avez pu vous décider à un tel acte. Rassurez-moi, si vous le pouvez. Ce n'est point l'amour-propre ou l'égoïsme qui m'incitent à vous parler, en cet instant, de ma tranquillité, mais j'y suis amenée par mon amitié pour vous, par l'affection que je vous ai vouée et que rien ne pourra jamais effacer de mon cœur. Adieu. J'attends votre réponse. Vous m'avez mal jugée, Makar Alexéievitch.

 

Votre affectueusement dévouée,

Varvara DOBROSIOLOVA.

 

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28 juillet.

 

Mon inestimable Varvara Alexéievna !

 

Soit, du moment que tout est fini maintenant, et que les choses redeviennent peu à peu à leur état précédent, je vous dirai, ma petite mère, je vous dirai ceci : Vous vous inquiétez de ce que l'on pourra penser à mon sujet, à quoi je m'empresse de vous déclarer, Varvara Alexéievna, que ma réputation m'est plus chère que tout au monde. Aussi crois-je devoir, en portant à votre connaissance mes malheurs ainsi que tous ces désordres, vous informer en même temps que personne, parmi mes chefs, n'est au courant de ce qui s'est passé et ne l'apprendra jamais, en sorte qu'ils continueront à me témoigner la même estime qu'auparavant. Il n'y a qu'un point qui me tourmente : je redoute les cancans. Chez nous, à la maison, notre logeuse crie continuellement. Il est vrai que maintenant, depuis que je lui ai payé une partie de ma dette grâce à vos dix roubles, elle se borne à grogner, et rien de plus. Pour ce qui est des locataires, il n'y a rien de particulier à en dire. Ils se conduisent convenablement. Il faut seulement éviter de leur emprunter de l'argent, et ils sont alors très convenables, eux aussi. En conclusion de ces explications, je désire que vous sachiez, ma petite mère, que votre estime est ce que je possède de plus précieux au monde, et c'est ce qui me console à cette heure dans les désordres passagers de ma vie. Dieu merci, le plus terrible est surmonté, le premier coup et les premières convulsions de ce drame ont passé, et vous avez pu les supporter sans me condamner comme un ami traître à notre amitié, ni comme un égoïste, parce que je m'efforçais de vous conserver auprès de moi et vous trompais, n'ayant pas la force de me séparer de vous, de vous que j'aime, et en qui je vois mon petit ange ! Je me suis remis au travail avec zèle et j'accomplis ma tâche quotidienne de façon consciencieuse. Eustache Ivanovitch n'a même pas dit un mot, lorsque j'ai passé hier devant lui. Je ne vous cacherai pas, ma petite mère, que mes dettes me tourmentent et me tuent, et aussi le mauvais état de ma garde-robe, mais tout cela n'est rien, je le répète, et je vous supplie, sur ce point également, de ne pas désespérer, ma petite mère. Vous m'avez envoyé un demi-rouble encore. Varinka, ce demi-rouble m'a transpercé le cœur ! Voilà donc où nous en sommes aujourd'hui, voilà ce qu'il en est advenu ! C'est-à-dire que ce n'est plus moi, vieil imbécile que je suis, qui vous viens en aide, mon doux ange, mais c'est vous, ma pauvre petite orpheline, qui venez à mon secours ! Il faut savoir gré à Fédora d'avoir pu se procurer de l'argent. Pour l'instant, je n'ai aucune espérance de ce côté-ci, ma petite mère, je ne toucherai rien, et si quelque perspective favorable devait surgir, je ne manquerai pas de vous le faire savoir en détail. Mais ce sont les cancans, les odieux cancans qui me tourmentent par-dessus tout. Adieu, mon angelet. J'embrasse votre main mignonne et je vous supplie de vous rétablir. Je ne vous écris pas longuement en ce moment parce que je dois me rendre au travail, car je tiens à faire preuve de zèle et de dévouement pour effacer ma faute et faire oublier mon absence au service. Je renvoie à ce soir la suite de mes explications au sujet de tous ces événements, ainsi que de l'incident avec les officiers.

 

Votre ami qui vous respecte et vous aime profondément,

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

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28 juillet.

 

Ma petite mère Varinka !

 

Oh ! Varinka, Varinka ! C'est sur vous que retombe le péché maintenant, et c'est sur votre conscience qu'il restera. Vous avez achevé, par votre lettre, de me mettre la cervelle sens dessus dessous, vous m'avez jeté dans la perplexité, et c'est maintenant seulement que plongeant, à tête reposée, jusqu'au plus profond de mon cœur, je me rends compte d'avoir eu raison, entièrement raison. Ce n'est pas de ma débauche que je parle ici (au diable, cette débauche, ma petite mère, et n'en parlons plus), mais du fait que je vous aime et que ce ne fut pas du tout déraisonnable de ma part de vous aimer, pas déraisonnable du tout. Je dois vous dire, ma petite mère, que vous ne savez rien. Car si vous pouviez savoir pourquoi tout cela est arrivé, et pourquoi il est juste que je vous aime, vous parleriez tout autrement. Toutes ces choses raisonnables que vous me dites, vous ne les pensez pas. Vous l'écrivez, mais c'est tout différent dans votre cœur, j'en ai la certitude.

 

Ma petite mère ! Je ne sais plus très bien moi-même et ne me souviens pas clairement de cette histoire que j'aie eue avec les officiers. Il faut que vous sachiez, mon angelet, que j'avais passé auparavant par une période extrêmement agitée. Imaginez que depuis un mois entier je ne tenais plus que par un fil pour ainsi dire. C'était une situation qui sentait la catastrophe imminente. Je me cachais de vous et je m'efforçais même de passer inaperçu chez moi, mais ma logeuse a fait du scandale et s'est mise à crier. Cela n'aurait pas eu d'importance d'ailleurs. Qu'elle crie tant qu'elle veut, cette vilaine femme, mais il y a d'abord que cela me fait honte, et il y a ensuite qu'elle a appris, Dieu sait comment, l'existence de notre amitié. Alors elle s'est mise à crier par toute la maison, au sujet de notre liaison, des choses tellement abominables que j'en ai été glacé d'effroi et me suis bouché les oreilles. Il s'est trouvé malheureusement que les autres locataires n'ont pas bouché leurs oreilles comme moi et les ont, au contraire, ouvertes toutes grandes. Si bien qu'aujourd'hui, je ne sais plus où me cacher…

 

C'est tout cela, mon doux ange, c'est cette affreuse accumulation de malheurs qui m'a mené à bout et qui acheva de me briser définitivement. Voici que tout à coup j'apprends de Fédora des choses étranges : qu'un visiteur indigne se serait présenté chez vous et vous aurait offensée, par une proposition infâme. Il vous a blessée, blessée au plus profond de vous-même, je le sais, ma petite mère, car j'en juge par moi qui me sens blessé de cette façon. C'est à ce moment, mon doux ange, c'est à ce moment exactement que je perdis pied, c'est là que j'ai dévié et que j'ai roulé dans l'abîme complètement. Je me suis précipité hors de la maison, Varinka, dans une sorte de fureur inouïe. Je voulais me rendre chez cet individu abominable, chez ce pécheur sans vergogne. Je ne savais même pas exactement ce que j'allais faire, parce que je ne peux pas supporter, mon petit ange, qu'on vous offense. Oh ! que c'était triste, et je me sentais si misérable ! Justement, il pleuvait ce jour-là, partout de la boue, une atmosphère morne et lugubre !… Déjà, je songeais à rentrer, renonçant à mon projet… C'est à ce moment que je suis tombé, ma petite mère. J'ai rencontré Émile, c'est-à-dire Émilien Ilitch, un fonctionnaire de notre administration, ou plutôt un ancien fonctionnaire, car il ne l'est plus maintenant, on l'a exclu du service. J'ignore ce qu'il fait actuellement, il se démène pour vivre. Nous nous sommes rencontrés, nous avons fait chemin ensemble, je l'ai suivi ensuite, et voilà comment tout ça est arrivé. Nous… mais que vous importe, Varinka, quel plaisir pouvez-vous avoir à lire le récit des malheurs d'un ami, à connaître les avatars qu'il a subis et les tentations par lesquelles il a passé ? Le troisième jour, vers le soir, ce fut cet Émilien qui m'a poussé, qui m'a excité : je me suis rendu chez cet individu, chez cet officier donc. J'avais obtenu son adresse auprès du portier de notre maison. Pour dire la vérité, il y avait déjà longtemps que je l'avais noté, ce gaillard. Je le surveillais du temps encore où il logeait dans notre appartement, bref… Je me rends compte aujourd'hui que j'ai commis une inconvenance, car je n'étais pas dans mon état normal lorsqu'on lui annonça ma visite. Je dois dire, Varinka, pour être sincère, que je ne me rappelle pas exactement ce qui s'est passé alors. Je me souviens seulement qu'il y avait beaucoup de monde chez lui, c'était plein d'officiers, à moins que j'aie vu double en cet instant, Dieu sait. J'ignore aussi ce que je lui ai dit, mais je me souviens que j'ai parlé longuement, emporté par une noble indignation. C'est là, eh ! oui, c'est là qu'on m'a sorti, qu'on m'a jeté au bas de l'escalier, c'est-à-dire qu'on ne m'a pas exactement jeté, mais poussé simplement. Vous savez le reste, Varinka, et dans quelles conditions je suis rentré chez moi. Voilà, c'est tout. Certes, je me suis abaissé, et mon prestige en a souffert, mais personne ne le sait, personne d'étranger à nous, en dehors de vous, personne n'est au courant. Alors c'est comme si rien n'était arrivé. Après tout, c'est peut-être ainsi, qu'en pensez-vous, Varinka ? Tout ce que je sais de certain, c'est que l'an passé, dans notre service, Hyacinthe Ossipovitch s'est attaqué de la même façon à la personne de Pierre Petrovitch. Seulement, il a agi en secret, en cachette, à l'insu de tous. Il l'a fait venir dans la chambre du garde, j'ai tout observé par une fente de la porte. Là, il s'est comporté comme il convient en pareil cas, mais d'une façon noble et digne, car personne ne l'a vu en dehors de moi. Or moi, ce n'était rien, je veux dire que je ne l'ai raconté à personne. Après cet incident, Pierre Petrovitch et Hyacinthe Ossipovitch n'ont fait semblant de rien. Pierre Petrovitch est, sachez-le, un homme fier et qui tient beaucoup à sa réputation, alors il n'a rien dit, si bien qu'ils continuent actuellement à se saluer et à se serrer les mains en public. Je ne nie pas, Varinka, je n'essaierai même pas de nier que je suis tombé profondément, je ne le conteste pas. Et, ce qui est le pire, j'ai chu dans ma propre estime. Sans doute étais-je prédestiné à ce malheur depuis ma naissance, c'était le destin très certainement, et nul n'échappe à son destin en ce monde, vous le savez bien. Voilà, Varinka, voilà l'explication complète et le récit détaillé de mes malheurs et de mes avatars. Tout ça, ce sont des choses qu'on pourrait ne pas lire, à quoi bon, car cela revient au même maintenant.

 

Je me sens assez mal, ma petite mère, et j'ai perdu tout enjouement, toute joie de l'âme et du cœur. Aussi je me borne à vous assurer de mon attachement, de mon amour et de mon respect, et je demeure, ma très honorée, ma très chère Varvara Alexéievna,

 

votre très humble serviteur,

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

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29 juillet.

 

Cher Monsieur Makar Alexéievitch !

 

J'ai lu vos deux lettres, et j'ai failli en pousser une exclamation de surprise. Voyons, mon ami ! Ou bien vous me cachez quelque chose et ne m'avez raconté qu'une partie seulement de tous ces désagréments que vous avez eus, ou bien… ou bien alors, Makar Alexéievitch, pour dire la vérité, vos lettres reflètent encore un certain trouble de l'âme… Venez me voir, pour l'amour de Dieu, venez me rendre visite aujourd'hui même. Écoutez-moi, venez sans façon pour le dîner, savez-vous. J'ignore complètement comment vous vivez dans ce logis et si vous vous êtes entendu avec votre logeuse pour finir. Vous ne m'écrivez rien à ce sujet, comme si vous désiriez passer intentionnellement cette question sous silence. Pour l'instant, au revoir mon ami. Venez nous voir aujourd'hui, venez absolument. Le mieux serait d'ailleurs que vous dîniez tous les jours avec nous. Fédora fait très bien la cuisine. Adieu.

 

Votre

Varvara DOBROSIOLOVA.

 

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1er août.

 

Ma petite mère Varvara Alexéievna !

 

Vous êtes heureuse, ma petite mère, que Dieu vous ait donné l'occasion de rendre à votre tour le bien qu'on vous a fait et de me témoigner votre gratitude. Je l'apprécie, Varinka, et je crois à la bonté de votre petit cœur d'ange, ce n'est donc pas un reproche que je vous fais – mais ne me rappelez pas, comme l'autre fois, que je me suis laissé aller à des folies dans mes vieux jours. Eh bien oui, j'ai péché, que voulez-vous ! Si vous tenez absolument à ce que ce soit un péché… Seulement ma bonne et brave amie, il m'est dur, à moi, d'entendre de telles choses de votre bouche. Il m'en coûte. Ne m'en voulez pas de parler ainsi, il y a quelque chose qui se déchire dans ma poitrine, ma petite mère. Les pauvres gens sont capricieux, c'est la nature qui l'a voulu ainsi. C'est une chose que j'avais sentie déjà auparavant. L'homme pauvre est exigeant, méfiant. Il a une façon à lui de voir le monde, et il regarde chaque passant de travers, il promène autour de lui des regards inquiets, craintifs, dressant l'oreille à chaque mot qu'il entend – ne serait-ce pas de lui par hasard que l'on parle ? N'aurait-on pas fait une remarque sur son allure gênée et ridicule ? N'a-t-on pas voulu lire ironiquement dans son cœur ? Voilà qu'on l'examine maintenant, pour savoir l'air qu'il a du côté gauche, et puis on l'étudie ensuite du côté droit ! Car on sait bien, Varinka, que l'homme pauvre ne vaut pas plus qu'un chiffon et qu'il ne saurait prétendre pour lui-même à aucune espèce de respect, quoi qu'on dise ou quoi qu'on écrive là-dessus. Ah ! ces écrivailleurs, ces noircisseurs de papier ! Ils ont beau aligner des phrases : l'homme pauvre restera ce qu'il est et rien ne sera changé en lui. Pourquoi donc demeurera-t-il toujours le même ? Mais parce que, selon tous ces gens-là, tout doit être à découvert chez lui, étalé aux yeux de chacun. Rien ne doit demeurer secret ou sacré dans son âme. Il lui est interdit d'avoir de l'amour-propre ou de la fierté, ah ça non, non, par exemple ! Tenez ! Émilien m'a raconté l'autre jour qu'on avait organisé une souscription en sa faveur et que pour chaque dix kopecks qu'ils lui donnaient, les souscripteurs se croyaient autorisés à entreprendre une inspection quasi officielle de sa personne et de sa vie. Ils s'imaginaient lui faire cadeau de leurs sous. Ce n'était pas vrai : ils payaient en réalité pour qu'on leur fasse voir un homme pauvre. De nos jours, Varinka, tout se fait bizarrement, même la bienfaisance… mais il en a peut-être été toujours ainsi, qui sait ! Ou bien ces gens ne savent pas s'y prendre pour faire le bien, ou bien ils sont trop habiles, l'un des deux. Ce sont des choses que vous ignoriez sans doute, ma petite mère : apprenez-les maintenant. Pour tout le reste, on ne compte pas, mais sur ce point on sait ce qu'on est. Pourquoi, me demanderez-vous, l'homme pauvre sait-il tout cela ? Pourquoi pense-t-il de cette façon ? Mais par expérience, tout simplement, par expérience. Parce qu'il sait, par exemple, que ce monsieur, qui marche à quelques pas de lui dans la rue et se dirige vers un restaurant, se dit à lui-même : « Je voudrais bien savoir ce que ce miséreux de petit fonctionnaire va manger aujourd'hui ? Moi, je m'en vais commander un sauté-papillotes, tandis que lui, il devra se contenter sans doute d'un gruau cuit sans beurre. » Il y a des hommes comme cela, Varinka, il y en a qui passent leur temps à faire des réflexions de ce genre. Ils se promènent, ces pamphlétaires inconvenants, ces vils gribouilleurs, et vous observent dans la rue pour voir, par exemple, si vous posez le pied à plat sur la chaussée ou si vous marchez sur la pointe de vos chaussures. Ils veulent savoir si ce fonctionnaire, humble conseiller titulaire de tel ou tel département, n'aurait pas, par hasard, des chaussures trouées d'où sortent des orteils nus, ou bien si ses manches ne sont pas usées jusqu'à la corde. Ils notent tout cela en passant et puis ils le décrivent et publient ensuite d'abominables livres… Que lui importe, diable, que mes manches soient trouées au coude ? Pardonnez-moi, Varinka, cette comparaison grossière ; mais je vous dirai que l'homme pauvre possède en tout cela la même pudeur que vous, par exemple, en tant que jeune fille. Vous n'irez pas, n'est-il pas vrai – pardonnez-moi encore cette comparaison brutale – vous dévoiler en public ? Eh bien, l'homme pauvre n'aime pas, lui non plus, qu'on fourre le nez dans sa tanière pour voir comment il vit en famille. Ce n'était donc pas bien de m'offenser, l'autre fois, Varinka, de connivence avec mes ennemis, qui cherchent à s'en prendre à l'honneur et à l'amour-propre d'un honnête homme.

 

Je me sentais si mal à l'aise, aujourd'hui, à la chancellerie ; je me ramassais sur moi-même comme un hérisson, je me serrais comme un moineau plumé. Il me semblait que la honte me dévorait et me brûlait des pieds à la tête. J'étais gêné et honteux de moi-même, Varinka ! Et comment ne serait-on pas timide et embarrassé quand le coude nu transparaît à travers la manche de la tunique et que les boutons de l'uniforme dansent au bout d'un fil ? Comme par un fait exprès, tout était en désordre dans ma toilette, ce matin. On perd involontairement courage dans ces conditions. Et puis !… Stéphane Karlovitch lui-même s'était mis à me parler d'affaires aujourd'hui, et au bout d'un moment il lâcha tout à coup, comme par hasard : « Hé ! Makar Alexéievitch, mon petit père ! » Il n'acheva pas de dire à quoi il pensait, mais je l'ai deviné immédiatement et j'ai rougi de telle façon que ma calvitie est devenue rouge elle aussi. Cette exclamation semblait anodine à vrai dire, mais elle m'inquiète néanmoins, et me donne toutes sortes d'idées. N'aurait-on pas appris, dans mon service, ce qui s'est passé ? Dieu m'en préserve ! Qu'adviendrait-il, s'ils le savaient ? Je soupçonne fortement, je dois l'avouer, une certaine personne. Ces misérables sont sans pitié. Ils me trahiront : ils vendront toute ma vie secrète – rien n'est sacré pour eux.

 

Je sais maintenant qui a vendu la mèche. C'est Rataziaiev qui m'a joué ce tour-là ! Il connaît quelqu'un dans notre service, et il a dû lui raconter la chose, en passant, au cours d'une conversation, avec des adjonctions de son cru, j'imagine. Ou bien il en a parlé dans son service à lui et la rumeur s'est glissée de là dans notre service. Car dans mon appartement tout le monde, sans exception, est au courant de cette histoire et on y montre votre fenêtre du doigt. Hier, au moment où je suis allé dîner chez vous, ils se sont tous mis à la fenêtre ; et notre logeuse a cité le dicton sur le diable qui tourne autour de l'enfant. Après quoi elle s'est servie d'un mot inconvenant pour parler de vous. Mais tout cela n'est rien encore en présence de la lâche intention de Rataziaiev de nous mettre, vous et moi, dans sa littérature et de nous dépeindre dans une fine satire ! Il l'a déclaré lui-même, et de braves gens chez nous m'ont rapporté ses paroles. Ma tête est sens dessus dessous depuis lors ; je ne puis penser à rien, ma petite mère, et je ne sais quelle décision prendre. À quoi bon nous le cacher, nous avons attiré par nos péchés le courroux du Seigneur sur nous, mon doux ange. Vous vous proposiez, ma petite mère, de m'envoyer un livre pour me distraire. Au diable ce livre, je n'en veux pas ! Cela ne vaut rien, les livres ! Ce sont des histoires invraisemblables, impossibles. Les romans ne sont que des tissus d'inepties ; ils ont été écrits par désœuvrement, sans but sérieux, uniquement pour occuper les oisifs ! Croyez-moi, ma petite mère, fiez-vous, dans ces choses, à ma longue expérience. N'écoutez pas les gens qui vous parlent d'un certain Shakespeare, car il existe, paraît-il, un écrivain de ce nom dans la littérature. Au diable Shakespeare ! Ce Shakespeare ne vaut rien non plus, inepties, inepties que tout cela ! C'est des inventions pour servir de prétexte à des pamphlets et à des pasquinades !

 

Votre

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

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2 août.

 

Cher Monsieur Makar Alexéievitch !

 

Ne vous tourmentez donc pas ainsi. Avec l'aide de Dieu, tout s'arrangera. Fédora s'est procuré une masse de travail, pour elle et pour moi, et nous nous sommes mises à l'œuvre avec beaucoup d'entrain. Peut-être parviendrons-nous à surmonter de cette façon toutes les difficultés. Fédora pense qu'Anna Fiodorovna n'est pas étrangère, peut-être, à mes derniers ennuis. Mais cela m'est égal maintenant. Je me sens particulièrement gaie aujourd'hui. Vous parlez d'emprunter de l'argent – que le ciel vous en garde ! Vous ne vous en sortirez plus par la suite, lorsqu'il faudra rembourser. Vous feriez mieux de vous rapprocher un peu plus de nous, de venir plus souvent nous rendre visite ; et, quant à votre logeuse, n'y faites pas attention. Pour ce qui est de vos autres ennemis et persécuteurs, je suis sûre que vous vous tourmentez avec des soupçons injustes, Makar Alexéievitch ! Surveillez-vous ; ne vous ai-je pas dit, la dernière fois, que votre style est très saccadé depuis quelque temps. Adieu maintenant, au revoir. Je vous attends chez moi aujourd'hui, n'y manquez pas.

 

Votre V. D.

 

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3 août.

 

Mon doux ange Varvara Alexéievna !

 

Je m'empresse de vous informer, mon rayon de lumière, qu'il m'est venu quelques espérances. Tout d'abord vous m'écrivez, mon petit ange, que je ne dois pas emprunter de l'argent. Mais voyons, ma colombe, je ne puis m'en passer maintenant. Ma situation à moi est déjà précaire en elle-même, et si, par malheur, il vous arrivait quelque chose avec cela ? Car vous êtes de constitution faible. Je vous écris donc, en ce moment, pour vous dire qu'il est devenu indispensable d'emprunter. Par conséquent, je poursuis.

 

Sachez, Varvara Alexéievna, que ma place à la chancellerie est voisine de celle d'Émilien Ivanovitch. Ce n'est pas l'Émilien que vous connaissez. Celui-ci est, tout comme moi, conseiller titulaire, et nous sommes, lui et moi, les deux fonctionnaires les plus anciens de notre service ; nous en sommes, en quelque sorte, les piliers. C'est une bonne âme, un homme désintéressé, mais très taciturne et qui se tient toujours à l'écart, un véritable ours ! En revanche, un travailleur infatigable ; et il a une de ces plumes ! de la pure calligraphie anglaise. Pour dire toute la vérité, il écrit aussi bien que moi, le digne homme ! Nous n'avons pas été très liés jusqu'ici, nous bornant à échanger les « bonjour » et les « au revoir » d'usage. Parfois, quand j'avais besoin d'un canif, je m'adressais à lui comme ça : « Prêtez-moi donc votre canif », lui disais-je. Bref, tout se bornait aux civilités exigées par les convenances. Voilà qu'il me dit tout à coup ce matin : « Qu'avez-vous, Makar Alexéievitch, vous paraissez pensif ?» Je me suis rendu compte qu'il me voulait du bien. Alors je me suis ouvert à lui. « Voyez-vous, Emilien Ivanovitch, lui ai-je dit, il y a ceci et cela » ; c'est-à-dire que je ne lui ai pas tout dit, que Dieu m'en garde ! Je ne lui dirai jamais tout, le courage m'en manquerait d'ailleurs. Je me suis seulement ouvert à lui de quelques détails, lui confiant que je suis dans la gêne, et ainsi de suite. « Mais – m'a-t-il répondu – pourquoi n'empruntez-vous pas de l'argent en ce cas, mon brave ? Adressez-vous donc à Pierre Petrovitch, il prête contre intérêt. Il m'en a avancé, et à un taux convenable, supportable. » Ah ! Varinka, mon cœur a bondi dans ma poitrine à ces paroles. Je me mis à réfléchir, à réfléchir longuement. Qui sait ? le Seigneur lui inspirera peut-être, à Pierre Petrovitch, à ce bienfaiteur, de m'accorder une avance à moi aussi. J'ai calculé ainsi que je pourrai payer ma dette à la logeuse, et vous aider également ; et enfin que je pourrai améliorer quelque peu ma tenue. Car c'est une honte d'être mis de cette façon ; je ne me sens plus à mon aise au bureau, sans parler de tous ces moqueurs malveillants qui ne cherchent que prétextes à vous railler. Mais laissons-les. Toutefois, il pourrait arriver que Son Excellence passe devant notre table, cela arrive de temps en temps. Il pourrait, que Dieu m'en garde, jeter un coup d'œil sur moi et s'apercevoir que je ne suis pas vêtu convenablement. Or, la propreté et la correction comptent plus que tout à ses yeux. Il ne me dira rien sans doute ; mais je mourrai sur place de honte et de confusion ; voilà ce qui risque d'arriver. C'est pourquoi, ayant pris mon courage à deux mains, et fourrant ma honte dans ma poche trouée, je me suis dirigé vers Pierre Petrovitch, plein d'espoir, mais tremblant de crainte à la fois, le souffle coupé par mon attente anxieuse. Eh bien, Varinka ! Imaginez-vous que tout cela a fini en queue de poisson. Il était occupé à ce moment, et s'entretenait avec Thadée Ivanovitch. Je me suis approché de lui, comme ça de côté, et l'ai tiré par la manche, disant : « Pierre Petrovitch, hé ! Pierre Petrovitch ! » Il s'est retourné et j'ai poursuivi en lui expliquant que j'avais, comme ça, besoin de trente roubles, etc. Il n'a pas compris tout d'abord ce que je voulais. Ensuite, quand je lui expliquai la chose, il s'est mis à rire, mais n'a rien répondu et s'est tu tout simplement. J'ai répété ma demande : « Avez-vous un gage ? » fit-il alors, et il se replongea dans ses écritures, poursuivant son travail sans me regarder. Je me suis troublé légèrement. « Non, ai-je répondu, non, je n'ai pas de gage, Pierre Petrovitch », et je me suis efforcé de le convaincre que je le rembourserai dès que j'aurai touché mon traitement, que je le paierai immédiatement, que ce sera pour moi un devoir sacré. Quelqu'un l'appela en cet instant. J'attendis. Il revint et commença à tailler sa plume, comme s'il ne remarquait pas ma présence. Je suis revenu à la charge : « N'y aurait-il pas moyen, Pierre Petrovitch, de quelque façon ? » Il continuait de se taire et faisait semblant de ne pas m'entendre. J'ai attendu quelques instants encore, debout près de lui ; puis j'ai décidé de tenter un dernier essai. Je l'ai donc tiré par la manche de nouveau. Il n'a pas dit un mot, et, ayant achevé de tailler sa plume, s'est remis à écrire. Je me suis éloigné. Voyez-vous, ma petite mère, ce sont tous des gens très dignes et très respectables sans doute, mais tellement fiers, tellement fiers, qu'on ne sait plus comment les prendre. Nous sommes trop petits pour eux, Varinka ! C'est pourquoi je vous écris tout cela.

 

Émilien Ivanovitch s'est mis à rire quand je lui ai raconté l'histoire, et il a hoché la tête avec ça, lui aussi. En revanche, il m'a donné des espérances, le brave homme. Émilien Ivanovitch est un digne homme. Il m'a promis de me recommander à une de ses connaissances. Il s'agit de quelqu'un, Varinka, qui habite dans le quartier de Vyborg, et qui prête également à intérêt, un fonctionnaire de quatorzième classe, paraît-il. Émilien Ivanovitch prétend qu'il m'avancera la somme à coup sûr. J'irai le trouver demain, mon doux ange ; j'irai le voir, qu'en pensez-vous ? N'ai-je pas raison ? Il est indispensable d'emprunter. La logeuse parle de me mettre à la porte et ne consent plus à me donner à dîner. Mes chaussures sont dans un état pitoyable, ma petite mère, et il me manque des boutons, et tant d'autres choses encore. Qu'arriverait-il si l'un ou l'autre de mes chefs remarquait ma tenue inconvenante ? Ce serait un malheur, Varinka, un malheur, une vraie catastrophe !

 

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

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4 août.

 

Cher Makar Alexéievitch,

 

Au nom du ciel, Makar Alexéievitch, procurez-vous de l'argent, empruntez-en le plus vite possible. Pour rien au monde je n'aurais voulu vous demander une aide dans les circonstances présentes, mais vous ne savez pas dans quelle situation je me trouve. Il nous est impossible de demeurer dans cet appartement, en aucun cas. J'ai eu de terribles désagréments, et vous ne pouvez imaginer dans quelle agitation intérieure je me trouve en cet instant, combien je suis bouleversée. Figurez-vous, mon ami, que ce matin, un monsieur inconnu, âgé, presque un vieillard, avec beaucoup de décorations, est venu chez nous. J'étais extrêmement surprise, ne comprenant pas le motif de sa visite. Fédora venait justement de sortir pour faire une course. Il se mit à me questionner, m'interrogea sur mon genre de vie et sur mes occupations. Sans attendre la fin de mes explications, il me déclara qu'il était l'oncle de cet officier. Il affirma être indigné de la mauvaise conduite de son neveu et de la façon dont il m'a compromise dans toute la maison. Il m'assura que son neveu n'est qu'un gamin, une tête brûlée ; il m'offrit de me prendre sous sa protection. Il insista en même temps pour que je ne prête pas l'oreille aux jeunes gens, ajoutant qu'il sympathisait à ma situation comme un père, qu'il éprouvait des sentiments paternels pour moi, et serait disposé à m'aider en tout. Je rougissais, me demandant ce que je devais en penser, mais je ne me hâtais point de le remercier. Il m'a pris la main de force, m'a tripoté le menton, observa que j'étais charmante et qu'il était ravi de constater que j'avais des fossettes sur les joues (Dieu sait ce qu'il m'en a dit !). Pour finir, il voulut m'embrasser en prétextant qu'il était vieux (il est si répugnant). Fédora entra à ce moment. Il se troubla un peu, affirma de nouveau qu'il ressentait de l'estime pour moi à cause de ma modestie et de ma bonne conduite et qu'il souhaitait que j'aie confiance en lui et ne le craigne point. Il a attiré ensuite Fédora dans un coin et a voulu, en alléguant des motifs bizarres, lui remettre de l'argent. Fédora a refusé, cela va de soi. Finalement, il s'est décidé à partir, mais a renouvelé ses assurances, promettant de revenir une autre fois et de m'apporter des boucles d'oreilles (il paraissait très confus lui-même). Il m'a conseillé de changer d'appartement et m'a recommandé un logement qu'il dit être très bien et qui ne me coûterait rien. Il a déclaré qu'il ressentait beaucoup d'affection pour moi parce que je suis une jeune fille honnête et raisonnable ; il m'a conseillé d'éviter les jeunes gens dépravés, m'a dit qu'il connaissait Anna Fiodorovna, et qu'elle l'avait chargé de m'annoncer qu'elle viendrait me voir, elle aussi. À ce moment, j'ai tout compris. Je ne sais quelle colère m'a saisie. C'était la première fois de ma vie que je me trouvais dans une situation pareille. Je me suis mise dans tous mes états ; je lui ai crié mon indignation à la face. Il s'est troublé complètement. Fédora est venue à la rescousse à cet instant et l'a presque mis à la porte de notre logis. Nous avons conclu que toute l'affaire avait été montée par Anna Fiodorovna : d'où nous connaîtrait-il sans cela ?

 

Je m'adresse à vous maintenant, Makar Alexéievitch, et je vous supplie de nous aider. Ne nous abandonnez pas, pour l'amour de Dieu, dans une telle situation ! Empruntez de l'argent, je vous en prie, procurez-vous ne fût-ce qu'une petite somme, car nous n'avons pas de quoi payer notre déménagement et il nous est absolument impossible de demeurer ici plus longtemps. C'est l'avis de Fédora également. Il nous faut disposer de vingt-cinq roubles au moins. Je vous les rendrai, je les gagnerai par mon travail. Fédora m'apportera de nouvelles commandes dans quelques jours, en sorte que si vous hésitiez par hasard à cause du taux élevé exigé, ne vous laissez pas arrêter par cette difficulté : consentez à tout. Je vous rembourserai entièrement, mais au nom du ciel ne me laissez pas sans appui ! Il m'en coûte, certes, de vous importuner actuellement, mais vous êtes, à cette heure, mon seul espoir. Adieu, Makar Alexéievitch, pensez à moi, et que le Seigneur vous accorde de réussir dans vos démarches.

 

V. D.

 

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4 août.

 

Ma tourterelle, ma chère Varvara Alexéievna !

 

Tous ces coups inattendus du sort m'accablent ! Ce sont ces terribles calamités-là qui brisent mon courage et paralysent mon âme. Cette vile engeance de parasites divers et de petits vieux dégoûtants vous poussent non seulement au désespoir, vous, mon doux ange, mais ils ont juré, par surcroît, de me mener à bout, de m'achever complètement, et ils y parviendront, ces parasites, ils y réussiront, je vous le jure ! Car je préférerais mourir maintenant plutôt que de ne pas vous aider. Si je ne vous aide pas, c'est la mort pour moi, Varinka, la mort certaine, la vraie mort. Et si je vous aide, vous vous éloignerez de moi, vous vous envolerez, mon oisillon, de votre petit nid, où de vilains hiboux ont cherché à vous tuer à coups de bec. Voilà ce qui me tourmente, ma petite mère. Mais aussi comment pouvez-vous, Varinka, vous montrer si cruelle, vous aussi ! À quoi songez-vous ? On vous persécute, on vous offense, vous souffrez, mon oiselet, et avec cela vous vous reprochez de m'importuner. Vous promettez de travailler pour payer votre dette, c'est-à-dire que vous vous tuerez, avec votre frêle santé, pour arriver à me rembourser dans les délais. Avez-vous réfléchi, Varinka, à ce que vous dites là ? Pourquoi parlez-vous de faire des travaux de couture, pourquoi vous fatiguer, vous tourmenter l'âme par tous ces soucis, fatiguer vos petits yeux charmants, et miner vos forces ? Oh ! Varinka, Varinka ! Voyez-vous, mon bon ange, je ne suis bon à rien peut-être, et je le sais moi-même que je ne suis bon à rien, mais je ferai en sorte de me rendre utile quand même ! Je surmonterai tous les obstacles ; je me procurerai du travail au dehors ; je ferai des copies pour divers écrivains. J'irai les trouver moi-même, je leur offrirai mes services, je m'imposerai, je les forcerai à me donner du travail, car ils ont besoin de bons copistes, je sais qu'ils en ont besoin ! Mais je ne vous permettrai pas de vous tuer à la tâche, je ne tolérerai pas que vous mettiez à exécution ce projet abominable. J'emprunterai de l'argent, mon doux ange, rassurez-vous, et je mourrai plutôt que de ne pas en emprunter. Vous me dites, ma tourterelle, de ne pas reculer devant des intérêts usuraires ; je ne reculerai pas, ma petite mère, je ne m'effraierai pas, je ne reculerai devant rien désormais. Je demanderai, ma petite mère, un prêt de quarante roubles en assignats. Ce n'est pas beaucoup, Varinka, n'est-ce pas ? Pensez-vous qu'on m'avancera quarante roubles sur parole ? Peut-on se fier à moi, à première vue ? Suis-je capable, c'est-à-dire, suis-je capable, selon vous, d'inspirer confiance et certitude d'emblée ? J'entends : par ma physionomie, par mon aspect ? Est-ce que je fais bonne impression ? Tâchez de vous souvenir, mon doux ange, si je fais bonne impression au premier regard, si je puis bien disposer les gens envers moi. Qu'en pensez-vous, vous, par exemple ? C'est que je ressens une sorte de terreur à cette idée, une crainte maladive, à vrai dire. Sur ces quarante roubles, j'en réserve vingt-cinq pour vous, Varinka. Je donnerai deux roubles d'argent à ma logeuse, et le reste sera pour moi, pour mes besoins à moi. Il conviendrait, à la vérité, de donner davantage à la logeuse. Ce serait même indispensable. Mais réfléchissez vous-même, ma petite mère, faites le compte des dépenses que je suis obligé de faire, et vous verrez que je suis dans l'impossibilité de lui verser plus de deux roubles d'argent. Par conséquent, la question ne se pose pas, et mieux vaut ne plus en parler. Je m'achèterai une paire de chaussures pour un rouble d'argent. Je me demande si ma vieille paire tiendra encore jusqu'à demain et si je pourrai la mettre pour me rendre à mon bureau. J'aurais besoin également d'un foulard pour le cou, car l'ancien a près d'une année déjà. Mais puisque vous m'avez promis de me couper, dans un de vos vieux tabliers, un foulard et même un plastron, je ne m'en préoccupe plus pour l'instant. Voici donc des chaussures et un foulard. Il me faut en outre des boutons, car j'ai perdu une bonne moitié de ceux de ma tunique. Je tremble en songeant que Son Excellence pourrait s'apercevoir de ce désordre, et que dirait-il alors, ciel, que dirait-il ! Je n'entendrais pas d'ailleurs les remarques qu'il ferait en cette occasion, car je mourrais, oui, je mourrais sur place, je mourrais tout bonnement de honte et de désespoir à cette seule idée ! Oh ! que c'est dur, ma petite mère ! Il me restera ainsi, après toutes ces dépenses indispensables, un billet de trois roubles et cela suffira pour vivre, ainsi que pour m'acheter une demi-livre de tabac, car je suis incapable, mon doux ange, de vivre sans fumer, et voici neuf jours bientôt que je n'ai pas mis ma pipe à la bouche. J'aurais pu, à la rigueur, m'acheter ce tabac sans vous en parler, mais je rougirais de le faire. Vous êtes dans le malheur, vous vous privez de tout, et moi, je m'offre toutes sortes de menus plaisirs. C'est pourquoi je vous en parle ici, afin que les remords ne me tourmentent point. Il faut que je vous l'avoue franchement, Varinka : je me trouve actuellement dans une situation désastreuse, et je n'ai jamais connu rien de pareil dans mon existence, jamais ! La logeuse me méprise ; je ne possède plus le respect de personne. Des difficultés de tous les côtés, et des dettes, des dettes. Dans mon travail au bureau, où mes collègues ne me témoignaient pas, même auparavant, une sympathie exagérée, la situation est pire encore, ma petite mère. Je tâche de passer inaperçu, je me fais petit, je me cache, je me glisse vers ma place au bureau en m'efforçant d'éviter les regards et de ne rien voir moi-même. C'est à peine si j'ai assez de courage pour avouer toutes ces choses… Et s'il me refusait cette avance ? Non, non, mieux vaut, Varinka, ne pas y penser, et ne pas me ronger le cœur avec de telles idées. C'est aussi pourquoi je vous écris, afin de vous mettre en garde, et que vous ne vous tourmentiez pas non plus par une mauvaise pensée de ce genre. Mon Dieu, mon Dieu, qu'adviendra-t-il de nous en ce cas ? Il est vrai que vous ne déménageriez pas alors et resteriez dans cet appartement, en sorte que je continuerais à vivre près de vous. Mais non, je n'oserais même pas rentrer chez moi si cela devait arriver, je me laisserais périr quelque part, je me laisserais mourir. Je m'aperçois que ma lettre est bien longue : il faudrait pourtant que je me rase. C'est plus convenable d'être rasé ; les convenances ont toujours leur raison d'être. Que le Seigneur nous aide ! Je vais faire ma prière, et en route.

 

M. DIÉVOUCHKINE.

 

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5 août.

 

Mon très cher Makar Alexéievitch !

 

Si du moins vous ne vous tourmentiez pas ainsi ! Il y a déjà assez de malheur sans cela. Je vous envoie trente kopecks d'argent, il m'est absolument impossible de faire plus. Achetez-vous ce dont vous avez le plus besoin, afin de vivre jusqu'à demain en tout cas. Il ne nous reste presque plus rien, et j'ignore ce que sera le lendemain. C'est bien triste, Makar Alexéievitch. Il ne sert à rien d'ailleurs de vous affliger : la chose n'a pas réussi, qu'y pouvons-nous ? Fédora assure que ce n'est pas une catastrophe, que nous pouvons demeurer provisoirement dans ce logement, que nous n'aurions pas beaucoup gagné du reste à changer de domicile : on aurait toujours pu nous retrouver si on le voulait absolument. Cependant je trouve que ce n'est pas bien de rester ici maintenant. Si je ne me sentais si triste, je vous aurais écrit quelque chose à ce sujet.

 

Vous avez un caractère étrange, Makar Alexéievitch. Vous prenez trop à cœur les malheurs d'autrui. De cette façon, vous serez toute votre vie un homme extrêmement malheureux. Je lis attentivement chacune de vos lettres ; je me rends compte que vous vous tourmentez pour moi et que vous vous faites des soucis à mon sujet, plus que vous ne vous en êtes jamais fait pour vous-même. Tout le monde dira évidemment que vous avez bon cœur. Mais moi, je trouve que vous êtes trop bon. C'est un conseil d'amie que je vous donne ici, Makar Alexéievitch. Je vous suis reconnaissante, très reconnaissante même, de tous les efforts que vous vous êtes donnés pour moi ; je les reconnais et j'y suis profondément sensible. Jugez vous-même, dans ces conditions, combien il m'est pénible de constater qu'aujourd'hui encore, après tous ces malheurs que vous avez connus et dont j'ai été involontairement cause, qu'aujourd'hui encore vous n'existez et ne vivez que par moi et pour moi : mes joies, mes peines, mon âme, on dirait qu'il n'y a rien d'autre pour vous au monde. Si l'on devait prendre à cœur à ce point tout ce qui arrive à des étrangers et si l'on sympathisait de cette façon aux malheurs de chacun, il y aurait réellement de quoi devenir l'être le plus infortuné de la terre. Lorsque vous êtes entré chez moi aujourd'hui en sortant de votre bureau, j'ai pris peur en voyant votre expression. Vous aviez l'air pâle, épouvanté, désespéré. Vous aviez la mine défaite, et tout cela parce que vous redoutiez de me raconter votre insuccès, que vous craigniez de m'affliger, de m'inquiéter. Mais en vous rendant compte que j'étais disposée à en rire, vous avez paru soulagé tout à coup. Makar Alexéievitch, ne vous tourmentez pas, ne désespérez pas, devenez raisonnable, je vous en prie, je vous en supplie. Vous verrez que tout finira par s'arranger, que tout changera pour le mieux. Sinon, vous ne pourrez plus vivre en souffrant ainsi continuellement du malheur des autres. Adieu mon ami. Je vous supplie encore une fois de ne point trop vous inquiéter à mon sujet.

 

V. D.

 

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5 août.

 

Ma tourterelle, ma Varinka !

 

Tant mieux, mon doux ange, tant mieux ! Vous trouvez que le malheur n'est pas si grand de n'avoir pu me procurer de l'argent jusqu'ici. Tant mieux, me voici content et heureux pour vous. Je me réjouis même à l'idée que vous ne songez plus à me quitter, pauvre vieillard que je suis, et que vous restez dans ce logement. Pour vous dire la vérité entière, mon cœur s'est inondé de joie quand j'ai lu ce que vous dites, dans votre lettre, de mes sentiments pour vous, et que j'ai vu de quelle façon gentille vous savez les apprécier. Je n'en parle pas par fierté, mais parce que j'y vois la preuve de l'affection que vous me portez, du moment que vous vous inquiétez pareillement de l'état de mon cœur. Tant mieux, mais qu'importe mon cœur maintenant. Le cœur, c'est à part. Vous m'ordonnez d'être courageux. Oui, mon doux ange, je le sais bien moi-même qu'il faut du courage. Mais décidez vous-même, ma petite mère, et réfléchissez : dans quelles chaussures me rendrai-je demain à mon travail ? Voilà ce qu'il en est, ma petite mère ; c'est là une pensée qui peut tuer un homme, l'anéantir complètement. Surtout, ma petite mère, que je ne peine pas pour moi seul, que je ne souffre pas à cause de moi uniquement. Cela me serait égal d'ailleurs de sortir sans manteau et sans chaussures par un temps glacial ; je pourrais le supporter, je suis prêt à tout subir, quant à moi. Je suis un homme simple, un petit homme ; mais que diront les autres, grand ciel ? Que diront mes ennemis, et toutes ces mauvaises langues, en me voyant sans manteau ? Car c'est pour eux, c'est pour les gens, qu'on est obligé de porter un manteau, et des chaussures aussi ; c'est pour eux sans doute qu'on les met. J'ai donc besoin de chaussures, mon âme, ma petite mère, pour préserver mon honneur et ma bonne réputation. Avec des bottines trouées, l'un et l'autre sont compromis, croyez-moi, ma petite mère. Croyez-en l'expérience d'un vieillard qui a beaucoup vécu, qui connaît le monde et les hommes. Croyez ce que je vous dis, et non pas ce qu'écrivent ces gribouilleurs de papier, ces écrivaillons littéraires.

 

Je ne vous ai pas encore raconté en détail, ma petite mère, comment tout ça s'est passé aujourd'hui. J'en ai tant souffert ; j'en ai tant subi de misères morales durant cette seule matinée, plus qu'il ne m'arrivait jadis pour une année entière. Voici ce qui est arrivé : je me suis levé et je suis sorti de très bonne heure afin de le trouver chez lui et d'arriver à temps ensuite à mon bureau. Il pleuvait, il y avait de la boue dans la rue. Je me suis enveloppé dans mon manteau. J'allais ainsi dans la rue, et je murmurais : « Seigneur, pardonne-moi mes péchés et envoie-moi le succès dans cette entreprise. » En passant devant l'église de N., je me suis signé, je me suis repenti de tout le mal que j'ai fait, et j'ai songé alors que je suis indigne de converser avec Dieu. Je suis rentré en moi-même, sans vouloir regarder autour de moi. J'allais, sans me soucier du chemin que je suivais. Les rues étaient désertes, et les rares passants que je croisais paraissaient tous tellement préoccupés, tellement affairés. Ce n'est pas étonnant : qui donc ira se promener à une telle heure et par un temps pareil ? Un groupe d'ouvriers aux mains sales vint à ma rencontre, et ils m'ont bousculé en passant, ces moujiks. Mon courage m'abandonna alors, et je me sentis envahi de crainte. Je ne voulais même pas penser à cette somme que je devais emprunter, je n'osais pas y songer, j'allais comme ça, à tout hasard. Près du pont de la Résurrection, une semelle de mes chaussures s'est à moitié détachée, si bien que je ne sais pas comment j'ai poursuivi mon chemin. Voilà que j'aperçois soudain le copiste Ermolaïev, qui venait en sens inverse. Il s'est arrêté devant moi, m'a regardé, et m'a suivi des yeux comme s'il désirait me demander de l'argent pour aller boire. « Il s'agit bien de boire en ce moment», me suis-je dit alors. Je me sentais très fatigué ; je me suis arrêté pour me reposer quelques instants, et je me suis remis en route ensuite. Je cherchais autour de moi un objet sur lequel j'aurais pu arrêter mes pensées afin de me distraire et de me donner du courage. Mais non, impossible de fixer mes idées sur quoi que ce soit. Et avec cela, je m'étais sali terriblement à cause de cette boue, si bien que j'avais honte de moi. J'aperçus enfin, de loin, une maison en bois, de couleur jaune, avec une sorte de balustrade. « C'est là, me suis-je dit, c'est la maison que m'a décrite Émilien Ivanovitch, c'est là qu'habite Markov » (ce Markov, ma petite mère, est précisément celui qui prête à intérêt). J'ai tout oublié en cet instant. J'étais sûr que c'était la maison de Markov, mais j'ai voulu le vérifier encore, et je me suis renseigné auprès du portier. « Est-ce bien la maison de Markov, mon petit père ? » Ce portier est tellement grossier, il m'a répondu de mauvaise grâce, comme s'il était fâché contre quelqu'un, et comme s'il comptait chaque mot qu'il prononçait.    « Oui, fit-il, c'est la maison de Markov. » Tous ces portiers sont tellement renfrognés, mais que m'importe ! Seulement, cela m'a laissé une impression désagréable. C'est toujours la même chose : tout ce qui nous arrive s'accorde à notre état d'âme et quand on est triste, il ne survient que des choses désagréables. J'ai passé à trois reprises devant cette maison et chaque fois je sombrais un peu plus bas dans le découragement. « Non, me disais-je, non, il me refusera cette avance. Il ne me connaît pas d'abord, et puis l'affaire est délicate, et je n'en impose pas par mon aspect. » « Que le sort en décide, me suis-je dit pour finir. Du moins je ne pourrai pas me reprocher ensuite de n'avoir pas tenté la chose. On ne me tuera pas pour un essai. » Je me suis donc décidé finalement à ouvrir discrètement le portail. Voilà qu'un nouveau malheur s'abat sur moi : un méchant petit chien, une petite bête stupide se fâche contre moi et se met à aboyer de toutes ses forces. Il ne s'arrêtait pas, ce sale chien, de japper furieusement. Ce sont des détails de ce genre, de misérables petits faits comme celui-ci qui peuvent achever un homme, le pousser hors de lui parfois, mettre à néant d'un seul coup les décisions les plus fermement mûries ! J'étais déjà plus mort que vif en pénétrant dans la maison, et là un nouveau malheur surgit ! Dans l'obscurité, je n'ai pas bien distingué où je mettais le pied en franchissant le seuil de la porte d'entrée. Il y avait, à cet endroit, une femme justement, une femme qui versait un seau de lait dans des pots, et comme je l'ai heurtée, le seau lui a échappé des mains et le lait s'est répandu par terre. Elle s'est mise à hurler et à glapir, cette idiote. « Regarde donc où tu marches, petit vieux, criait-elle, que cherches-tu ici ? » et des tas de mots encore, après quoi elle a entonné des lamentations interminables. Je vous raconte tout ça, ma petite mère, parce que ce sont des histoires qui m'arrivent régulièrement dans ces sortes d'affaires. Toujours il faut, en pareil cas, que j'accroche quelque chose ou quelqu'un ! Une vieille sorcière accourut au bruit, c'était la propriétaire de la maison visiblement. Je vais droit à elle, je lui demande : « Est-ce bien ici qu'habite Monsieur Markov ? »      « Non », me répondit-elle et puis, m'ayant examiné des pieds à la tête, elle ajouta au bout d'une ou deux secondes : « Que lui voulez-vous ? » Je lui ai expliqué de quoi il s'agissait, comme quoi Émilien Ivanovitch… et tout le reste. « Je désire parler d'affaires », lui ai-je déclaré. La vieille appela sa fille, une gamine déjà grande, mais nu-pieds. « Va chercher le père. Il est là-haut chez les locataires. Veuillez entrer, monsieur. » Je suis entré dans la chambre. C'était une pièce convenable, avec des tableaux sur les murs, rien que des portraits de généraux. Il y avait aussi un divan, une table ronde, un pot de balsamine et du réséda. Demeuré seul, je me mis à réfléchir : « Et si je m'en allais, si je partais tout simplement sans attendre la suite ? » Ma parole, ma petite mère, j'avais envie de me sauver. « Je ferais mieux, me suis-je dit, de revenir demain, le temps sera meilleur. Il vaut mieux patienter un peu, la journée n'est pas favorable, j'ai versé ce seau de lait, et les généraux sur les murs ont l'air si sévère. Je préfère revenir demain. » Déjà, je me dirigeais vers la porte lorsqu'il est entré. C'est un homme grisonnant, avec des yeux de filou, vêtu d'une robe de chambre graisseuse, une simple ficelle lui tenant lieu de ceinture. Il s'informa du but de ma visite. Je lui ai expliqué, que c'était Émilien Ivanovitch qui m'avait envoyé, qu'il me fallait quarante roubles, et que je venais lui parler d'affaires. Mais il ne me laissa pas achever. Je lus immédiatement dans ses yeux que tout était perdu. « Je ne traite pas d'affaires, fit-il, car je n'ai pas d'argent. Auriez-vous un gage à m'offrir par hasard ? » Je lui ai répondu que je n'avais pas de gage, mais qu'Émilien Ivanovitch… bref je lui ai dit que j'en avais un besoin urgent. Il m'a écouté jusqu'au bout cette fois. « Rien à faire, reprit-il alors, et il ne s'agit pas ici d'Émilien Ivanovitch. Je n'ai pas d'argent, c'est tout. » C'est bien ça, ai-je songé alors, c'est ce que j'avais prévu, je l'avais pressenti. J'aurais mieux aimé en cet instant, Varinka, que la terre m'engloutît. J'eus froid tout à coup, j'avais les jambes fauchées, je sentais des fourmillements dans le dos. Je le regarde, et lui, il me regarde aussi, avec l'air de dire : « Va-t'en donc, qu'attends-tu encore ? » En d'autres circonstances, je serais mort de honte sur place.    « Pour quoi vous faut-il cet argent ? » me demande-t-il soudain (il a osé me poser cette question, ma petite mère). J'ai ouvert la bouche alors, pour ne pas paraître stupide, mais il n'a même pas voulu m'écouter. « Non, répéta-t-il, non, je n'ai pas d'argent, sans quoi je vous aurais rendu ce service très volontiers. » J'ai essayé de le convaincre, j'ai parlé, parlé, disant que ce n'est pas une forte somme et que je la lui rendrai, que je la rembourserai dans les délais, et même avant l'échéance. J'ai ajouté que j'accepterai n'importe quel intérêt, et que je paierai tout, je le lui ai juré. J'ai pensé à vous en ce moment, ma petite mère, j'ai songé à vos malheurs, à vos difficultés, à votre misère, je me suis souvenu aussi de ce demi-rouble que vous m'avez envoyé l'autre jour. « Mais non, s'est-il écrié, inutile de parler d'intérêts, passe encore si vous me donniez un gage. Mais comme ça, non ! Je n'ai pas d'argent, hélas ! je vous jure que je n'en ai pas, sinon c'eût été avec plaisir, Dieu m'est témoin. » Il a osé le jurer, le brigand !

 

Voilà, ma petite mère ! Je ne sais plus comment je suis sorti de là, comment j'ai traversé le quartier de Vyborg et me suis retrouvé sur le pont de la Résurrection. J'étais las affreusement, sans forces, gelé, frissonnant, et c'est à dix heures seulement que je suis arrivé à mon bureau, j'avais voulu me nettoyer un peu dans le vestibule, mais Sniéguirev, le garde, m'a fait observer que ce n'était pas permis, que je risquais d'abîmer la brosse. « Or la brosse est propriété de l'État, mon cher monsieur », fit-il. C'est comme cela qu'ils sont maintenant avec moi, ma petite mère, et je compte moins, à leurs yeux, qu'un paillasson ! C'est cela qui m'accable, Varinka. Ce ne sont pas les difficultés d'argent qui me tuent, mais toutes ces avanies, ces chuchotements, ces sourires, ces plaisanteries. Son Excellence pourrait, l'un de ces jours, faire une réflexion à mon sujet. Oh ! ma petite mère, les beaux temps sont finis pour moi ! J'ai relu aujourd'hui toutes vos lettres. Que c'est triste, triste, ma petite mère. Adieu, ma chère amie, que le Seigneur vous protège !

 

M. DIÉVOUCHKINE.

 

P.-S. Je me suis efforcé de vous raconter mon malheur en y mêlant un peu d'humour. Mais cela ne me réussit pas à cette heure, l'humour. J'avais voulu me conformer à vos conseils. Je viendrai vous voir, ma petite mère, je viendrai certainement.

 

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11 août.

 

Varvara Alexéievna ! Ma tourterelle, ma petite mère ! Je suis perdu, nous sommes perdus tous les deux, nous sommes perdus l'un et l'autre, irrémédiablement, définitivement perdus. Ma réputation, ma dignité – tout est fini maintenant. Je vais périr, et vous allez périr aussi, ma petite mère, nous allons périr ensemble, sans espoir de salut ! Et c'est moi, moi, qui vous ai conduite dans cet abîme. On me bafoue, ma petite mère, on me méprise, on me tourne en ridicule, et la logeuse s'est mise tout bonnement à m'insulter. Elle a crié contre moi aujourd'hui ; elle m'en a dit de toutes les couleurs et m'a traité plus bas que terre. Vers le soir, l'un des amis de Rataziaiev a commencé à lire à haute voix un brouillon de lettre que j'avais rédigé pour vous et qui m'était, par mégarde, tombé de la poche. Ma petite mère, si vous saviez quelles plaisanteries ils se sont permis à ce sujet. Ils ont ri à gorge déployée, les traîtres, en faisant toutes sortes de remarques et de réflexions sur nous. Je me suis précipité dans leur chambre et j'ai confondu Rataziaiev ; je lui ai reproché de trahir notre amitié, je lui ai dit qu'il était un traître. Il m'a répondu, Rataziaiev, que c'était moi le traître, parce que je me préoccupais en cachette de faire des conquêtes. « Vous nous avez caché la vérité, m'a-t-il dit, vous êtes un Lovelace, un vieux séducteur. » Ils m'appellent tous Lovelace maintenant, et ils ne connaissent plus que ce nom pour moi. Comprenez-vous, mon doux ange, comprenez-vous ? Ils sont au courant de tout, ils savent tout désormais, à votre sujet également, ma chère amie. Ils connaissent les détails de votre existence, ils ont tout appris ! Ce ne serait rien encore, mais Faldoni, le domestique, fait cause commune avec eux. Je l'ai envoyé aujourd'hui à la charcuterie pour quelques achats ; il a refusé d'y aller, prétextant qu'il avait affaire. « C'est ton devoir d'obéir », lui ai-je dit. « Mais non, m'a-t-il répliqué, je ne suis pas obligé de vous obéir. Vous ne payez pas la patronne, et je n'ai pas de devoirs envers vous par conséquent. » Je n'ai pas pu supporter ce ton blessant de la part de ce moujik ignare et je l'ai traité d'imbécile. Lui alors : « À imbécile, imbécile et demi. » J'ai cru qu'il avait bu et que le vin le rendait grossier à ce point, et je le lui ai fait observer : « Tu n'es pas de sang-froid, tu es ivre sans doute, manant ! » À quoi il a osé répliquer : « Est-ce avec votre argent, par hasard, que j'aurais bu ? Vous n'avez pas vous-même de quoi vous offrir un petit verre. Vous mendigotez des sous auprès d'une espèce de femme. » Il a ajouté : « Et cela se prend pour un Monsieur. » Voilà, ma petite mère, où j'en suis aujourd'hui. J'ai honte de vivre, Varinka. C'est comme si j'étais cloué au pilori. Je suis tombé plus bas qu'un vagabond sans passeport. Quelles épreuves, quelles terribles épreuves ! Je suis tombé, tombé pour de bon. Je suis perdu sans retour !

 

M. D.

 

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13 août.

 

Mon très cher Makar Alexéievitch ! Tous les malheurs s'abattent sur nous ; et je ne sais plus moi-même ce que je vais devenir. Qu'allez-vous faire maintenant, car je ne puis guère vous être utile en ce moment. Je me suis brûlée aujourd'hui la main gauche avec le fer à repasser. Je l'ai laissé tomber par mégarde ; ma main a été meurtrie, brûlée aussi, à la fois meurtrie et brûlée. Impossible de travailler ; quant à Fédora, voilà trois jours déjà qu'elle est malade. Je suis dans une terrible angoisse. Je vous envoie trente kopecks d'argent. Il ne nous reste presque plus rien et pourtant, Dieu sait combien je souhaiterais vous aider dans vos difficultés présentes. C'est à en pleurer de dépit ! Adieu, mon ami. Vous me consoleriez grandement en venant nous rendre visite aujourd'hui.

 

V. D.

 

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14 août.

 

Au nom du ciel, Makar Alexéievitch, qu'avez-vous donc ? Sans doute ne craignez-vous point Dieu ? Vous allez me rendre folle pour de bon. Honte à vous ! Vous vous perdez complètement. Songez au moins à votre réputation. Vous êtes un homme honnête, de noble caractère, avec de l'amour-propre. Qu'arrivera-t-il si tout le monde apprenait votre conduite ! Il ne vous resterait plus qu'à mourir de honte ! Ayez donc pitié de vos cheveux gris. Craignez Dieu ! Fédora a déclaré qu'elle ne vous aidera plus désormais, et je ne vous donnerai pas d'argent, moi non plus, à l'avenir. Voilà où vous m'avez amenée, Makar Alexéievitch. Vous imaginez sans doute que cela m'est égal que vous vous conduisiez bien ou non ? Vous ignorez encore ce que je subis à cause de vous. Je n'ose plus me montrer dans l'escalier de la maison : tous les voisins me dévisagent, me montrent du doigt, et colportent des choses abominables. Ils ne se gênent même plus pour affirmer que « je me suis acoquinée à un ivrogne ». Croyez-vous que ce soit agréable d'entendre des choses pareilles ? Quand on vous ramène ivre chez vous, tous les locataires de la maison haussent les épaules avec mépris en vous désignant : « C'est ce fonctionnaire qu'on ramène », disent-ils alors. J'ai honte pour vous, à un point que je ne saurais exprimer. Je quitterai cette maison, je vous le jure. Je m'engagerai n'importe où comme domestique, comme lavandière s'il le faut, mais je ne resterai pas ici. Je vous ai écrit de venir me rendre visite ; vous ne l'avez pas fait. C'est donc que mes larmes et mes plaintes sont sans effet sur vous, Makar Alexéievitch ! Où donc vous êtes vous procuré de l'argent pour boire ? Pour l'amour de Dieu, ayez pitié de vous-même. Vous allez périr, périr stupidement ! Et quelle honte avec ça, quel déshonneur ! Votre logeuse n'a pas voulu vous laisser entrer hier soir et vous avez dû passer la nuit dans l'entrée. Je sais tout. Vous n'imaginez pas combien j'ai eu de peine en apprenant ces choses. Venez me voir, vous vous distrairez chez nous. Nous lirons ensemble, nous évoquerons des souvenirs. Fédora nous racontera des épisodes de ses pèlerinages. Ayez pitié de moi, mon bon ami, ne vous perdez pas et ne me menez pas à ma perte non plus. Car je ne vis que pour vous ; c'est pour vous que je reste ici. Sachez-le et conduisez-vous en conséquence. Soyez digne et ferme dans le malheur. Rappelez-vous que pauvreté n'est point vice. Pourquoi désespérer d'ailleurs ? Ces ennuis passeront. Tout s'arrangera avec l'aide de Dieu, mais il faut que vous teniez bon. Je vous envoie vingt kopecks ; achetez-vous du tabac et tout ce dont vous auriez envie, mais au nom du ciel, ne dépensez pas cet argent pour le péché. Venez nous voir, venez absolument. Il se peut que vous ressentiez de la honte, comme l'autre fois, à vous montrer chez nous. Surmontez ce sentiment : c'est une fausse honte. Il suffirait que vous vous repentiez sincèrement. Espérez en Dieu. Il arrangera tout pour le mieux.

 

V. B.

 

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19 août.

 

Varvara Alexéievna, ma petite mère !

 

J'ai honte, mon hirondelle, Varvara Alexéievna, je me sens confondu de honte ! Mais ma petite mère, qu'y a-t-il donc là de si extraordinaire après tout ? Pourquoi ne pas s'égayer un peu, ne pas permettre au cœur de se détendre ? Quand je bois, je ne pense plus aux semelles de mes chaussures : les semelles ne sont qu'une misérable chose et resteront toujours de viles semelles usées et sales ! D'ailleurs, les chaussures aussi sont méprisables ! Les sages de la Grèce ne portaient pas de chaussures. Pourquoi devrait-on, nous autres, nous faire du souci pour un objet si dénué d'importance ? Est-ce une raison pour me critiquer et m'offenser ; y a-t-il là-dedans de quoi me marquer du dédain ? Hé ! ma petite mère, ma petite mère, vous avez trouvé de quoi vous inquiéter dans vos lettres ! Quant à Fédora, dites-lui de ma part qu'elle est une femme futile, agitée, éprise de scandale, et avec cela bête, indiciblement bête ! Encore un mot au sujet de mes cheveux gris : vous vous trompez sur ce point également ma très chère, car je ne suis pas du tout le vieillard que vous paraissez croire. Émilien vous salue. Vous m'écrivez que vous avez été très affligée et que vous avez pleuré. Je vous réponds, moi, que j'ai été très affligé, moi aussi, et que j'ai pleuré également. Pour conclure, je vous souhaite de vous bien porter et d'être contente. En ce qui me concerne, je me porte fort bien, je suis content et je demeure, mon doux ange, votre ami

 

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

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21 août.

 

Bien chère Madame et amie, Varvara Alexéievna !

 

Je sens que je suis fautif ; j'ai conscience d'être coupable devant vous. Seulement, il n'y a aucun avantage, à mon avis, à ce que je reconnaisse tout cela, ma petite mère, quoi que vous en disiez ! Même avant mon péché, je le savais déjà, je le sentais. Mais j'ai perdu courage : j'ai sombré moralement à cause de la conscience de ma faute. Oh ! ma petite mère, je ne suis ni méchant ni cruel, et pour tourmenter votre petit cœur adorable, ma tourterelle, il faudrait être, à tout le moins, un tigre féroce. Or j'ai, moi, une âme d'agneau, et je n'ai pas de propension, vous le savez, à la férocité sanguinaire. Il s'ensuit, mon doux ange, que je ne suis pas tout à fait responsable de ma conduite : ni mon cœur, ni mon esprit n'en portent la faute. Qui est coupable ? je ne le sais pas en vérité. C'est une sombre histoire ; c'est une affaire obscure, ma petite mère ! Vous m'avez envoyé trente kopecks d'argent, et une pièce de vingt kopecks quelques jours plus tard : mon cœur s'est mis à gémir tandis que je regardais ces sous, cette obole d'une orpheline. Vous vous êtes brûlé la main, vous n'aurez rien à manger bientôt, et vous m'écrivez pour me dire de m'acheter du tabac ! Que devais-je faire, voyons, dans cette situation ? Fallait-il consentir à vous dépouiller, comme un brigand, à prendre sans remords votre argent, ma pauvre orpheline ? C'est alors que j'ai perdu courage, ma petite mère. C'est-à-dire que j'ai involontairement senti, pour commencer, que je ne suis bon à rien et que je ne vaux guère mieux, moi-même, que la semelle de mes chaussures. J'ai donc jugé inconvenant de m'accorder une importance quelconque et je me suis convaincu, tout au contraire, d'être moins que rien, d'être moi-même une chose honteuse et en quelque sorte indigne. Ayant ainsi perdu le respect de moi-même, m'étant abandonné à la négation de mes bonnes qualités et de ma dignité, je me suis senti perdu. Ce fut, à ce moment, la chute, la chute inéluctable. C'est le destin qui l'a voulu ainsi, le destin ; et je n'y suis pour rien, je ne suis pas coupable. J'étais sorti simplement pour prendre l'air. Mais tout concourait à mon malheur ce jour-là : la nature paraissait éplorée et désolée. Il faisait froid et il pleuvait. Naturellement, Émilien s'est trouvé sur mon chemin, c'était inévitable. Il a déjà mis au mont-de-piété tout ce qu'il possédait et a dépensé l'argent obtenu de cette façon. Lorsque je l'ai rencontré, il n'avait rien mangé depuis deux jours, et il songeait à mettre en gage des objets qu'on ne peut réellement pas engager, car des gages de ce genre, ça n'existe vraiment pas. Que voulez-vous, Varinka, j'ai cédé ! j'ai cédé par compassion pour l'humanité plus que par inclination personnelle. Voilà comment je suis tombé dans le péché, ma petite mère. Ce que nous avons pleuré ensemble, lui et moi ! Nous avons parlé de vous. Il est si bon, c'est un homme au cœur d'or et très sensible. Je le sens très bien moi-même, ma petite mère. C'est justement pour cela qu'il m'arrive tant de malheurs, parce que je sens si fortement les choses. Je sais ce que je vous dois, ma tourterelle. Depuis que je vous ai connue, j'ai commencé à mieux me connaître moi-même, et je me suis mis à vous aimer. Avant de vous avoir trouvée, mon doux ange, j'étais solitaire, et je ne vivais pas réellement, j'étais comme endormi. Ils prétendaient tous, ces misérables, que j'ai une tête impossible, et ils se gaussaient de moi, si bien que j'avais fini par me mépriser moi-même. Ils affirmaient que je suis stupide, et j'ai cru que je l'étais effectivement. Mais quand vous êtes apparue, vous avez illuminé mon existence entière, vous avez apporté la lumière dans ma sombre vie. Tout s'est éclairé en moi alors, le cœur et l'âme, tout s'est mis à rayonner et j'ai acquis le calme intérieur en comprenant, grâce à vous, que je ne suis pas pire que les autres. Il me manque seulement l'éclat extérieur, un certain brillant, l'allure, mais je suis un homme ; je suis un être humain par le cœur et par l'esprit. Hélas ! quand je me suis rendu compte, dernièrement, que le destin s'acharnait contre moi malgré tout ; quand, humilié par le sort, je me suis abandonné à la négation de ma propre dignité, le malheur a eu raison de moi. Accablé par les catastrophes, je suis tombé dans le découragement et dans le désespoir. Maintenant que vous savez tout, ma petite mère, et comment cela m'est arrivé, je vous supplie, les yeux pleins de larmes, de ne pas insister davantage et de ne pas me poser d'autres questions à ce sujet : mon cœur se déchire et je me sens rempli d'une lourde amertume. En vous exprimant tout mon respect, ma petite mère, je demeure votre fidèle

 

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

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3 septembre.

 

Je n'ai pas achevé ma lettre précédente, Makar Alexéievitch, parce que je me sentais trop triste pour écrire. Il est des moments où je désire me trouver seule, pour m'abandonner sans témoin à ma tristesse et à ma mélancolie, pour m'y complaire sans partage, et ces instants-là tendent à devenir de plus en plus fréquents dans ma vie. Il y a dans mes souvenirs quelque chose d'inexplicable qui m'attire irrésistiblement, et avec tant de force qu'il peut m'arriver de demeurer des heures durant comme insensible à tout ce qui m'entoure et d'oublier complètement le présent. Toute impression de mon existence actuelle, qu'elle soit agréable, pénible ou mélancolique me rappelle des émotions analogues dans mon passé ; c'est le plus souvent à mon enfance, à mon enfance dorée que je songe alors. Je me sens toujours accablée après ces rêveries. Je deviens faible, les rêves intérieurs m'épuisent, et ma santé déjà chancelante ne fait qu'empirer dans ces conditions.

 

Mais il fait aujourd'hui un matin clair et frais, doré de soleil, comme on en voit rarement ici en automne, et cela m'a ranimée si bien que je me suis levée d'un cœur joyeux. C'est donc l'automne déjà ! Combien j'aimais cette saison à la campagne ! Bien qu'enfant encore, j'avais alors une vie intérieure très riche. Je préférais les soirs d'automne aux matinées. Je me souviens d'un petit lac qui se trouvait au pied d'une colline, non loin de notre maison. Ce lac – je crois le revoir en cette minute – était si large, si harmonieusement calme, si pur et si lumineux, on eût dit du cristal ! Parfois, quand le soir était doux, la surface de ce lac demeurait immobile. Pas une feuille ne bougeait sur les arbres qui poussaient sur ses rives ; l'eau paraissait dormir, aussi paisible qu'un miroir. Il faisait frais, presque froid. La rosée se posait sur l'herbe, et des lumières s'allumaient aux fenêtres des chaumières au bord du lac. On rentrait les troupeaux. C'était l'heure où j'aimais me glisser hors de la maison pour aller rêver près de mon lac et je m'y perdais en contemplations silencieuses. Un feu de bois mort brûlait devant une cabane de pêcheurs tout près de l'eau et la lumière des flammes se reflétait en longues traînées à sa surface. Le ciel paraissait froid, profondément bleu, coupé de raies flamboyantes à l'horizon, et ces raies pâlissaient lentement. Le croissant se détachait sur le ciel. L'air semblait si sonore. Qu'un oiseau effrayé s'envole subitement, qu'une pierre glisse sous la poussée d'un vent léger, ou qu'un poisson surgisse en clapotant à la surface du lac, on percevait distinctement chacun de ces bruits. Une vapeur blanchâtre, fine et transparente, s'élevait au-dessus de l'eau bleutée. Au loin, l'obscurité devenait plus épaisse et tout semblait s'y noyer dans le brouillard, tandis que les objets rapprochés prenaient des contours plus nets, comme s'ils avaient été découpés au couteau : tout se détachait avec tant de précision, un petit bateau oublié près des rives, des îlots silencieux, un tonneau abandonné quelque part au bord du lac. À peine un frisson ridait-il la surface de l'eau, une branche de cytise aux feuilles jaunies s'agitait parmi les roseaux. Une mouette attardée prenait son vol soudain, puis plongeant dans l'onde froide, repartait en battant des ailes et disparaissait ensuite dans la brume… Je regardais rêveusement, j'écoutais. Il faisait si bon dans ces instants, je me sentais si heureuse. Je n'étais qu'une enfant alors, une gamine. J'aimais tant l'automne, lorsque la saison est déjà avancée, que les blés ont été moissonnés et les travaux des champs terminés. C'est l'époque des longues réunions intimes à l'intérieur des isbas, dans l'attente de l'hiver qui vient. La nature prend des teintes foncées, le ciel morose se couvre de nuages sombres, les feuilles jaunes s'entassent et forment des tapis mous à l'orée des bois dénudés. La forêt devient bleue et passe au noir ensuite, surtout vers le soir, quand tombe une buée humide et que les arbres émergent de la brume, semblables à des géants, dans une vision de fantasmagories effrayantes ou grotesques. Il m'arrivait parfois de m'attarder au cours d'une promenade, de rester en arrière et de me trouver seule tout à coup. Je me hâtais alors, prise de peur. Je tremblais comme une feuille, angoissée à l'idée qu'une forme terrifiante, un géant méchant pouvait surgir, d'une seconde à l'autre, derrière les troncs d'arbres menaçants. Le vent faisait soudain frémir la forêt, qu'il emplissait d'une rumeur sourde d'abord. Puis le grondement se multipliait de proche en proche, soulevant de tous les côtés des plaintes lugubres et des gémissements obscurs. Dans sa course désespérée, le vent s'abattait sur les branches amaigries, en arrachait brusquement les feuilles jaunies et les poussait devant lui dans des tourbillons furieux. Des vols d'oiseaux s'élevaient subitement, comme effrayés, et suivaient les feuilles mortes avec des cris aigus, en groupes compacts, formant de longues traînées dans le ciel qu'ils rendaient noir et recouvraient complètement de leurs multitudes innombrables. Quelle angoisse m'étreignait dans ces instants ! Je croyais entendre une voix, comme si quelqu'un murmurait près de moi : « Cours, cours vite, sauve-toi, enfant, ne t'attarde pas en ce lieu, car il se prépare ici des choses terribles, cours, cours vite, sauve-toi ! » La terreur me paralysait et le cœur battant, je m'élançais de toutes mes jambes, courant aussi vite que je le pouvais. J'arrivais à la maison, tout essoufflée. La chambre était pleine de bruit et de gaîté. On distribuait à tous les enfants des travaux faciles : écosser des pois ou d'autres légumes. Des bûches de bois trop frais et humide encore crépitaient dans le poêle. La vieille nourrice Ouliana nous parlait du temps passé, nous contait des histoires effrayantes où intervenaient des sorciers et des revenants. Nous, les enfants, nous nous serrions les uns contre les autres, en souriant dans un sentiment de sécurité. Mais soudain, nous nous taisions, inquiets : « Psst, quel est ce bruit, on dirait que quelqu'un a frappé. » Ce n'était rien, c'était le rouet de la vieille Frolovna qui faisait entendre son ronron paisible. Quels rires fusaient alors de notre groupe ! Ensuite, il nous arrivait de ne pas pouvoir nous endormir la nuit, en proie à des terreurs inexplicables ou poursuivies par des rêves effrayants. Par moment, réveillées, nous n'osions pas bouger, et restions immobiles et tremblantes sous nos couvertures. Mais le matin, on se levait, fraîche comme une fleur. Un coup d'œil vers la fenêtre : dehors, la campagne a gelé, un givre fin pend aux branches décharnées, et une couche de glace, mince comme une feuille, s'étend sur le lac. Une vapeur blanche s'élève de sa surface, et des oiseaux remplissent l'air de leurs cris joyeux. Le soleil envoie de tous les côtés ses rayons brillants qui, en tombant sur la mince couche de glace, la brisent comme du verre. Tout est clair, gai, lumineux. Le feu crépite de nouveau dans le poêle ; nous nous asseyons autour du samovar et sourions lorsque apparaît derrière les vitres le museau noir de notre chien Polkan, complètement transi pour avoir passé la nuit dehors et qui nous salue en agitant joyeusement sa queue. Un petit moujik passe rapidement devant nos fenêtres, sur un char traîné par un bon cheval. Il va chercher du bois dans la forêt.  Tout le monde se sent si content, si heureux !… La moisson a été abondante et le blé s'entasse dans les champs où brillent au soleil d'énormes meules recouvertes de paille. C'est un plaisir que de les voir ! On se sent tranquille, rassuré, heureux : le Seigneur a envoyé à tous une bonne récolte. Chacun sait que le pain ne manquera pas cet hiver. Le petit moujik est sûr que sa femme et ses enfants n'auront pas faim durant les grands froids. C'est pourquoi, dans les longues soirées, retentissent sans fin les chants vibrants des jeunes filles, dont les chœurs accompagnent des rondes dans les cours des fermes. C'est pourquoi aussi les yeux se mouillent à l'église, le dimanche, dans un sentiment de gratitude émue envers le Créateur… Qu'il fut beau, ce temps doré de mon enfance !…

 

Voilà que je me suis mise à pleurer tout à coup comme une enfant, entraînée que j'ai été par tant de souvenirs. J'ai revu tout cela avec tant de netteté, tant de précision, et ce passé a surgi en moi dans une telle clarté, tandis que le présent est si sombre, si terne… Comment cela finira-t-il, comment cela finira-t-il ? Il me vient par moments, savez-vous, une sorte de certitude, comme une intuition que je mourrai cet automne. Je suis en réalité très, très malade. Je songe souvent à la mort, mais je ne voudrais pas, tout de même, mourir ici, être ensevelie dans cette terre inhospitalière. Qui sait, je serai peut-être obligée de m'aliter bientôt, comme l'autre fois, au printemps, alors que je n'ai pas encore eu le temps de me rétablir pleinement. En cet instant, par exemple, je me sens très mal. Fédora s'est absentée toute la journée pour des affaires qui la concernent, et je suis restée seule à la maison. Or je redoute la solitude depuis un certain temps. J'ai constamment l'impression que quelqu'un d'invisible est là, dans la chambre, près de moi, et qu'il me parle. Cela m'arrive surtout après de longues méditations, quand je reviens brusquement à la réalité présente. Une lourde angoisse m'envahit dans ces moments, je prends peur. C'est pourquoi je vous envoie une si longue lettre aujourd'hui. Quand j'écris, ces craintes se dissipent. Adieu, j'achève cette lettre, car le papier me manque, et je n'ai pas le temps de la continuer d'ailleurs. De ce qu'avait rapporté la vente de mes robes et de mon petit chapeau, il ne me reste qu'un rouble d'argent. Vous avez donné deux roubles en argent à votre logeuse. Vous avez bien fait ; elle va se tenir tranquille pendant quelque temps.

 

Vous devriez vous arranger pour réparer un peu votre costume. Adieu, je me sens si lasse. Je ne comprends pas pourquoi je deviens si faible. Le moindre effort me fatigue. Comment ferai-je si je recevais un peu de travail ? Tout cela me tue en vérité.

 

V. D.

 

* * * * *

 

5 septembre.

 

Ma tourterelle, ma chère Varinka !

 

J'ai connu, durant cette journée, tant d'impressions diverses. Tout d'abord, j'ai eu mal à la tête, mon doux ange, sans discontinuer. Pour me rafraîchir un peu, je suis allé faire une promenade sur la Fontanka. La soirée était sombre et humide. À six heures il fait déjà obscur – c'est la saison. Il ne pleuvait pas, mais il y avait un brouillard qui valait une bonne pluie. De grands nuages allongés glissaient sur le ciel, il y avait foule sur le quai du canal. Mais tous ces gens montraient, comme exprès, d'affreux visages tristes et moroses qui vous plongeaient dans la mélancolie et la désolation : des moujiks ivres, des femmes bavardes au nez camus, chaussées mais têtes nues, des ouvriers, des cochers, çà et là un monsieur qui se hâtait pour quelque affaire, des gamins, un apprenti serrurier en manteau rayé, au visage chétif et maigre, noirci par la fumée, qui tenait un cadenas à la main. Un peu plus loin, un soldat retraité, une sorte de géant, attendait l'occasion de vendre à un passant un canif ou une bague de bronze. Voilà le public que j'y ai trouvé. Ce n'était sans doute pas l'heure où sortent les gens distingués. Après tout, la Fontanka n'est qu'un canal pour la circulation des bateaux. Quel désordre ! On se demande comment tant de choses peuvent y trouver place, c'est à n'y rien comprendre. Des paysannes se tiennent sur les ponts devant leurs étalages de biscuits trempés et de pommes à moitié pourries. Elles sont si sales, ces femmes, avec leurs vêtements mouillés d'eau. C'est plutôt triste, une promenade sur la Fontanka. Des pavés humides sous les pieds, et de chaque côté de hautes et sombres bâtisses, noircies par la fumée. Devant moi le brouillard, au-dessus de ma tête le brouillard également. C'était une soirée sombre et si mélancolique.

 

Lorsque j'ai obliqué vers la rue Gorohovaïa, il faisait déjà nuit et on commençait à allumer les réverbères. Il y avait si longtemps que je ne m'étais trouvé à la Gorohovaïa, l'occasion ne s'en présentait pas. Quelle artère bruyante ! Les magasins ont des devantures si riches. Tout brille, tout reluit, les étoffes, les fleurs derrière les vitres, les petits chapeaux ornés de rubans coloriés. On pourrait croire que tout cela n'est là que pour le décor. Mais non : il existe des gens qui achètent ces objets pour les offrir à leur femme. C'est une rue luxueuse. On trouve de nombreuses boulangeries allemandes à la Gorohovaïa, et ce sont probablement des gens très riches qui les exploitent. Que de voitures passent à chaque instant ! Comment la chaussée peut-elle y résister ? Ce sont des équipages grandioses, les vitres brillent comme des miroirs, dedans tout n'est que velours et soie, et les laquais ont l'allure si aristocratique, avec des épaulettes et l'épée au côté. Je regardais dans chaque voiture. C'était plein de dames, si bien vêtues, des princesses probablement et des comtesses. C'était sans doute l'heure où tout ce beau monde se hâtait pour se rendre à des bals ou à des assemblées. Ce serait si intéressant de voir de près une princesse ou une grande dame. Je suppose que cela doit être bien agréable, car je n'en ai jamais vu pour ma part, si ce n'est de loin, comme ce soir en jetant un coup d'œil dans les voitures. J'ai songé à vous en ce moment – oh ! ma tourterelle, ma chère amie ! Dès que je pense à vous, mon cœur se met à saigner. Pourquoi, Varinka, êtes-vous si malheureuse ? Mon doux ange ! En quoi seriez-vous pire que toutes ces dames ? Vous êtes bonne, belle, instruite, pourquoi faut-il qu'un si triste sort vous soit échu ? D'où cela vient-il que les bonnes âmes vivent dans la détresse et l'abandon, tandis que d'autres n'ont même pas besoin de chercher le bonheur : il se jette dans leurs bras. C'est mal, ma petite mère, de raisonner ainsi, c'est mal, je le sais, c'est du libéralisme et de l'athéisme. En toute sincérité cependant, et au nom de la sainte vérité, je me le demande : pourquoi certaines femmes ont-elles été vouées au bonheur, par un décret du destin, alors qu'elles gisaient encore dans le ventre de leur mère, tandis que d'autres voient le jour dans des orphelinats ? Il arrive si souvent que le bonheur échoit à un quelconque Ivan le simple. « Tu n'es qu'Ivan le simple, semble lui dire le destin, mais je veux que tu vives dans la joie, jouissant des revenus de tes grands-parents, buvant, mangeant et t'amusant. Va, tends la main vers tous ces plaisirs. C'est pour cela que tu es fait, mon bon, voilà comment tu es, mon brave.» C'est un péché, ma petite mère, un grand péché de faire des réflexions de ce genre, mais c'est involontairement qu'on tombe par moments dans ce péché-là. Pourquoi ne possédez-vous pas également des équipages luxueux, ma douce hirondelle ? Des généraux mendieraient, en passant, vos regards indulgents – pas comme nous autres, pauvres bougres. Vous seriez vêtue de soie et d'or, au lieu de porter comme maintenant de vieilles robes en gros drap. Vous ne seriez pas maigre, pas chétive, mais pareille à une statuette de porcelaine, fraîche, rondelette, avec des joues roses. Je me contenterais en ce cas, pour mon bonheur, de vous apercevoir, de la rue, derrière une fenêtre brillamment éclairée, d'entrevoir votre ombre glissant sur un mur. La seule pensée que vous seriez heureuse et gaie, mon adorable oisillon, me remplirait de joie déjà. Mais qu'en est-il aujourd'hui ? Comme s'il ne suffisait pas que de méchantes gens vous aient conduite au malheur, il faut encore qu'un misérable, un fêtard éhonté vienne vous insulter ! Du moment qu'il porte un habit élégant et qu'il vous regarde, l'impudent, à travers un lorgnon cerclé d'or, tout lui est permis, pense-t-il ; vous devez écouter avec indulgence ses discours infâmes ! N'est-ce pas ainsi, voyons, mes bons amis ! Et pourquoi tout cela ? Parce que vous êtes une orpheline, un être sans défense, et que vous n'avez pas d'ami assez puissant pour vous défendre. Qu'est-ce donc que cet homme, que sont donc ces gens qui ne craignent pas d'offenser une pauvre enfant comme vous ? Ce sont des misérables, en réalité, et non pas des êtres humains : ils ne sont que néant. Ils font seulement semblant d'exister pour qu'on tienne compte d'eux, mais au fond ils ne sont rien, j'en ai la conviction profonde. Voilà ce qu'ils sont, ces gens-là ! Selon moi, ma chère amie, le joueur d'orgue de Barbarie que j'ai vu aujourd'hui à la rue Gorohovaïa mérite plus de respect qu'eux. Il a beau se traîner dans les rues du matin au soir, en se démenant pour obtenir quelques vieux kopecks usés qui lui permettront de manger ; il est son propre maître et subvient à son existence sans rien demander à personne. Il ne veut pas d'aumône ; il peine, au contraire, pour le plaisir d'autrui, comme une bonne machine bien remontée. « Voilà, a-t-il l'air de dire, je me rends utile comme je peux, je m'efforce de vous distraire de mon mieux. » C'est un miséreux, je l'admets, un miséreux, et sa fierté n'enlève rien à sa misère. Mais c'est un miséreux plein de noblesse. Il est fatigué, il se sent geler, mais il travaille, il continue de travailler, bien qu'à sa façon, c'est vrai. Il y en a beaucoup en ce monde, de ces hommes honnêtes, ma petite mère, de ces hommes qui gagnent peu certes, selon la grandeur et l'utilité de leur travail, mais ne doivent rien à personne, n'ont besoin de rechercher les bonnes grâces de personne, et ne mangent pas le pain d'autrui. Je suis comme eux, moi aussi, comme ce joueur d'orgue de Barbarie. C'est-à-dire que je ne suis pas pareil à lui, non, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, pas du tout comme lui. En un certain sens toutefois, je lui ressemble, du point de vue de la noblesse de l'effort. Comme lui je peine selon mes forces, et je fais ce que je peux. Ce n'est pas beaucoup, je le sais, mais on ne peut donner que ce qu'on a !

 

Si je parle ici de ce joueur d'orgue de Barbarie, ma petite mère, c'est parce que j'ai ressenti doublement, dans la journée, le poids de la pauvreté. Je m'étais arrêté pour le regarder jouer. Il me venait des idées noires, alors, pour les chasser, je me suis arrêté en face de lui. Il avait posé son instrument sous une fenêtre. Autour de lui s'était formé un petit groupe : moi, des cochers, une grande fille, puis une petite gamine toute sale, toute fripée. Il y avait là aussi un bambin, un garçonnet d'une dizaine d'années. Il aurait été assez joli sans son air maladif. Il était si chétif, en chemise seulement, à peine couvert d'un petit manteau, et les pieds presque nus. Bouche bée, il écoutait la musique, c'est de son âge. Il ne pouvait détacher ses yeux des marionnettes qui tournaient sur l'orgue, tandis que ses mains et ses pieds gelaient. Il tremblait de froid, en mordillant le bout de sa manche. Je remarquai qu'il tenait un bout de papier dans son poing fermé. Un monsieur passa et jeta de loin une piécette au joueur d'orgue ; la pièce de monnaie tomba dans le tiroir muni d'un grillage derrière lequel on voit danser un Français avec de belles dames. En entendant tinter la monnaie, le bambin tressaillit, regarda craintivement autour de lui et conclut, apparemment, que c'était moi qui avais lancé de l'argent. Il accourut vers moi. Ses mains tremblaient, sa voix tremblait, il me tendit le bout de papier en me disant : « Lisez ». Je déroulai le billet. C'est une histoire connue, que voulez-vous. « Mes bienfaiteurs, y était-il écrit, je suis leur mère et je vais mourir. Mes trois enfants ont faim. Aidez-nous aujourd'hui, et quand je serai morte, je ne vous oublierai pas dans l'autre monde et je veillerai sur vous, mes bienfaiteurs, parce que vous avez eu pitié de mes pauvres oisillons. » Que voulez-vous ? C'est un cas banal, la chose est claire, mais que pouvais-je faire ? Je ne lui ai rien donné par conséquent. Cela me fendait le cœur de devoir refuser une aide. Le petit garçon, le pauvret, était bleui par le froid, et il avait faim peut-être. Qui sait, après tout, il ne mentait pas sans doute, il disait la vérité pour sûr. Je m'y connais dans ces choses. Ce qui m'indigne, en revanche, c'est que ces mauvaises mères ne ménagent pas leurs enfants et les envoient dans la rue à demi nus par un tel froid avec des billets. C'est probablement une femme stupide, sans caractère. Je suppose que personne ne s'occupe d'elle. Alors elle reste là, chez elle, désespérée, et peut-être est-elle réellement malade. Tout de même elle devrait s'adresser quelque part, demander une aide. D'ailleurs, il pourrait s'agir d'une menteuse tout bonnement, qui envoie exprès un enfant chétif et affamé dans la rue pour faire croire qu'elle est malade. Qu'apprendra-t-il, ce gosse malheureux en portant des billets de ce genre ? Quelle leçon tirera-t-il de la vie ? Son cœur s'y endurcira, voilà tout. Il va, le pauvret, il court, il quémande. Les gens passent, trop pressés pour l'écouter. Ils sont durs, insensibles, et les phrases qu'ils lui lancent en réponse le blessent cruellement. « Va-t-en ! Décampe, garnement ! Tu mens, on les connaît ces histoires ! » ; voilà ce qu'il entend de chacun, et son cœur d'enfant s'emplit de sourde rancune. C'est en vain qu'il tremble dans le froid, le pauvre petit garçon terrorisé, pareil à un oisillon tombé d'un nid qui s'est défait. Il a les mains et les pieds gelés, son souffle est coupé par le froid. Un jour, il se mettra à tousser. Encore un peu, et la maladie, comme un reptile mauvais, se glissera dans son corps, se logera dans sa poitrine. Bientôt la mort se penchera sur lui, dans quelque coin obscur et sale où il sera étendu sans soins, sans secours aucun –voilà ce que sera sa vie ! Voilà ce que peut être une existence en ce monde. Oh ! Varinka ! Il est pénible d'entendre demander la charité et de devoir passer sans rien donner, se bornant à répondre « Dieu t'aidera ». Il y a des appels à l'aumône qui sont tolérables encore (car il y a toutes sortes de façons de supplier les passants, ma petite mère). Certaines de ces supplications, traînantes et chantantes, sentent l'habitude, l'intonation apprise, la mendicité régulière et professionnelle. En ce cas, c'est beaucoup moins pénible de ne rien donner : il s'agit là de mendiant de longue date, habitué à cette vie, et l'on se dit alors qu'il surmontera la difficulté et qu'il sait, qu'il a appris comment il faut s'y prendre pour s'en tirer. Mais il est d'autres implorations qui n'ont rien d'habituel dans leur ton, qui sont rauques, presque rudes, effrayantes. Aujourd'hui par exemple, lorsque j'ai pris le billet des mains de ce garçonnet, j'ai aperçu à deux pas, près de la palissade, un autre miséreux qui n'arrêtait pas les passants et qui s'est adressé à moi tout à coup : « Donnez-moi, monsieur, cinq kopecks pour l'amour du Christ ! » Il l'a dit d'une voix tellement saccadée et dure que j'ai tressailli comme en proie à une sorte de frayeur ; mais je ne lui ai pas donné de kopeck : je n'en avais pas moi-même. Il faut dire aussi que les gens riches n'aiment pas du tout que les pauvres se plaignent à haute voix de leur triste sort. Il paraît que cela les dérange et qu'ils se sentent importunés par là. Du reste, la misère est toujours importune : on dirait que les gémissements des malheureux empêchent les riches de dormir !

 

Je dois vous avouer, ma très chère amie, que je vous écris toutes ces choses, en partie pour me soulager le cœur et en partie aussi pour vous donner une petite démonstration de mon style. Car vous avez certainement remarqué, ma petite mère, que mon style s'est grandement amélioré depuis quelque temps. J'ai appris à rédiger. En ce moment toutefois, je me sens gagné par une telle mélancolie que je commence à me complaire avec sympathie à ma propre vie intérieure, que je me sens comme empli d'une bienveillance extrême pour moi-même. Bien que je sache, ma petite mère, que cette sympathie-là ne changera rien à ma situation, elle me permet néanmoins de me rendre justice jusqu'à un certain point. C'est un fait, ma chère amie, qu'il nous arrive parfois de nous rapetisser à nos propres yeux sans aucune raison, de nous ravaler à moins que rien, de nous abîmer dans la conscience de notre nullité. Si j'osais faire ici une comparaison, je dirais peut-être que cela me vient de ce que je suis, moi aussi, un être malheureux et terrorisé, comme ce pauvre garçonnet qui m'avait demandé l'aumône tantôt. Je voudrais, si vous me le permettez, m'exprimer ici de façon figurée et allégorique, ma petite mère. Écoutez-moi : Il m'arrive, ma très chère, en me rendant à mon travail de bon matin, de contempler le spectacle de la ville qui se réveille et renaît à la vie, tandis que montent dans l'air les fumées des usines et que les rues commencent à s'agiter comme une chaudière en ébullition, dans un vacarme grandissant qui enveloppe tout. Il m'arrive alors d'être tellement saisi par le tableau qui se déroule devant moi, que j'en ressens comme une chiquenaude reçue à l'improviste sur un nez trop curieux. Je m'empresse de m'éloigner, me sentant si petit tout à coup, et de poursuivre mon chemin comme si cette vie tumultueuse n'était point faite pour moi. Mais réfléchissez bien, demandez-vous ce qui se passe derrière les murs noircis de suie de ces grandes maisons de pierre. Essayez de pénétrer leur secret, et dites-moi ensuite si je n'avais pas tort de m'abaisser ainsi moi-même sans raison et de permettre à mon âme de se laisser gagner par une telle pusillanimité. Notez bien, Varinka, que je parle ici de façon allégorique, et qu'il ne faut pas interpréter mes paroles à la lettre. Voyons donc ce qui se cache dans ces fières maisons. Là, dans quelque coin obscur et fumeux, dans un trou humide que l'on qualifie, faute de mieux, de chambre ou de logis, un humble artisan vient de se réveiller. Pendant la nuit, il n'a fait que rêver, par exemple, d'une paire de chaussures qu'il aurait par mégarde entaillées la veille avec ses ciseaux, comme si une telle misère devait absolument poursuivre l'homme jusque dans son sommeil. Il est vrai que ce n'est qu'un artisan, un pauvre cordonnier, et il est excusable, par conséquent, de ne penser toujours qu'à la même chose, qui est sa préoccupation quotidienne. Il a des enfants qui piaillent et sa femme a faim, elle aussi. Ce ne sont d'ailleurs pas les cordonniers seulement, ma petite mère, qui se réveillent dans cet état d'âme. Ce ne serait rien encore, et il n'y aurait guère lieu d'en parler, sans une autre circonstance qui s'y ajoute, ma petite mère : Dans cette même maison, un étage plus haut ou plus bas, il y a un appartement très luxueux, et l'homme riche qui y habite a rêvé aussi de chaussures cette nuit-là, supposons. C'est-à-dire que ce ne sont pas les mêmes chaussures. Les siennes sont d'une coupe différente, plus élégantes en quelque sorte. Toujours est-il que ce ne sont que des chaussures ; et c'est là le sens de mon allégorie, ma petite mère : nous sommes tous plus ou moins cordonniers à certains égards. Tout cela ne serait rien encore. Car le mal vient uniquement de ce qu'il ne se trouve personne, à côté de ce riche personnage, pour lui souffler discrètement à l'oreille : « Allons, voyons, n'as-tu donc pas honte de ne penser qu'à ces choses, de n'être préoccupé que de toi-même et de vivre pour toi seul ? Tu n'es pas un cordonnier, tes enfants sont en bonne santé, et ta femme n'a pas faim. Regarde autour de toi, et peut-être découvriras-tu ainsi un objet plus digne de tes soucis et plus noble que des chaussures ! » Voilà ce que je voulais vous dire, ma petite mère, de façon allégorique. Il se peut que je fasse preuve en ce moment d'une trop grande indépendance d'esprit, ma chère amie. Mais c'est une pensée qui me vient parfois, qui m'assaille de temps à autre ; c'est involontairement que m'échappent alors du cœur des paroles violentes. C'est pourquoi j'avais tort de me déprécier, de me ravaler moi-même, impressionné que j'étais par le vacarme et les grondements de la ville ! Je vais conclure : Vous croirez peut-être, ma petite mère, que je me calomnie, que j'invente des histoires, que je m'abandonne à la mélancolie, ou que j'ai copié tout ça dans un livre ? Eh bien ! détrompez-vous, ma petite mère ! Non : je ne m'abaisse pas à la calomnie, je n'invente pas, je ne broie pas du noir et je n'ai rien copié dans les livres – voilà ce que c'est !

 

Je suis rentré chez moi, plein de tristesse. Je me suis installé à ma table ; j'ai chauffé la théière sur le samovar, et je me disposais à boire tranquillement un verre de thé, deux peut-être, quand tout à coup, Gorchkov, ce locataire misérable, est entré dans ma chambre. J'avais déjà remarqué ce matin qu'il tournait timidement autour des autres locataires de l'appartement et il fit même mine, à un moment donné, de s'approcher de moi. Il faut que je vous dise en passant, ma petite mère, qu'ils sont bien plus à plaindre que moi dans leur misère. Pensez donc : une femme ! des enfants ! À la place de Gorchkov, je ne sais vraiment pas ce que j'aurais fait, moi ! Voilà donc mon Gorchkov qui s'amène, une petite larme sale collant, comme toujours, à ses cils. Il salue, claque des talons, mais paraît embarrassé et n'arrive pas à prononcer un mot. Je l'ai fait asseoir sur une chaise ; elle était cassée, il est vrai, mais je n'en ai pas d'autre chez moi. Je lui ai offert, du thé. Il s'est excusé d'abord, a refusé, s'est excusé encore et a fini par prendre le verre que je lui tendais. Il voulut le boire sans sucre ; comme j'insistai pour le sucrer, il recommença à s'excuser, refusa longtemps, contesta la nécessité du sucre. Puis il s'est décidé à en jeter dans son verre un tout petit morceau, après quoi, il m'a assuré que le thé était extraordinairement doux. Voilà à quelle humilité la misère peut conduire un homme. « Eh bien, mon petit père, que me raconterez-vous ? » lui ai-je dit. « Voici», fit-il, et il m'expliqua comme quoi il se trouvait dans le besoin. « Makar Alexéievitch, mon bienfaiteur, de grâce, pour l'amour du ciel, venez en aide à une famille dans le malheur. Ma femme, mes enfants, n'ont rien à manger. Je n'ai pas la force de le supporter, moi, le père », ajouta-t-il. J'ai voulu lui répondre, mais il ne m'a pas laissé parler. « Je crains tout le monde ici, Makar Alexéievitch, poursuivit-il. Ce n'est pas que j'aie peur d'eux, non, mais, voyez-vous, je me gêne. Ce sont tous des gens si fiers, si importants. Je craignais aussi de vous importuner, mon petit père et mon bienfaiteur, car je sais que vous avez eu des ennuis vous-même et qu'il ne vous est pas possible de donner beaucoup. Mais prêtez-moi, du moins, une petite somme. Je me suis risqué à vous le demander, a-t-il ajouté, parce que je connais votre bonté, parce que je sais que vous avez été vous-même dans le besoin, que vous avez des difficultés maintenant encore, et que votre cœur est, pour cette raison, compatissant à la souffrance d'autrui. » Il conclut en me priant d'excuser son audace et l'incorrection de sa démarche. Je lui répondis que je n'aurais pas demandé mieux que de l'aider, mais qu'il ne me restait plus rien, plus rien du tout. « Mon petit père Makar Alexéievitch, a-t-il insisté alors, il ne me faut pas beaucoup, si seulement vous consentiez… » (Il rougit jusqu'aux cheveux à ce moment.) « Ma femme, mes enfants, ils ont faim… si vous pouviez m'avancer quelques dix kopecks. » Mon cœur s'est serré affreusement. Ils m'ont dépassé ceux-là, en fait de misère, me suis-je dit. Il me restait en tout et pour tout vingt kopecks, dont j'avais disposé d'avance : je comptais m'acheter demain, avec cet argent, certaines choses indispensables. « Non, mon cher, je le regrette, mais c'est impossible, voyez-vous », lui ai-je dit à peu près. « Mon petit père Makar Alexéievitch, donnez n'importe quoi, fit-il alors, avancez-moi ne fût-ce que dix kopecks. » Là, je n'ai pu résister plus longtemps. Je sortis du tiroir mes vingt kopecks et je les lui donnai, ma petite mère, n'ai-je pas eu raison ? Oh ! cette misère, cette misère ! Nous avons causé ensuite. « Comment avez-vous fait, lui ai-je demandé, comment avez-vous fait, mon petit père, pour plonger dans une telle détresse, et pourquoi, étant si pauvre, avez-vous cru devoir louer une chambre pour cinq roubles d'argent ? » Il m'a expliqué qu'il s'est installé dans cette pièce six mois plus tôt et qu'il a payé à ce moment trois mois de loyer d'avance. Ensuite, des difficultés ont surgi, et sa situation s'est aggravée au point qu'il ne sait plus maintenant, le pauvre, où donner de la tête. Il espérait que son affaire serait réglée d'ici là. Or c'est une histoire délicate et extrêmement désagréable qu'il s'est attirée. Il est obligé, voyez-vous, Varinka, de comparaître devant le tribunal pour y répondre de je ne sais pas bien quoi. Il est en procès avec un marchand, qui a volé l'État lors d'une concession. L'escroquerie a été découverte ; le marchand a été traduit en justice, et il a entraîné avec lui Gorchkov, l'a compromis dans sa filouterie, alors que le malheureux n'y a participé qu'indirectement. En réalité, Gorchkov n'est fautif que de négligence et d'imprudence, et d'avoir perdu de vue, de façon impardonnable, le véritable intérêt de la Caisse publique. C'est une affaire qui traîne depuis des années déjà ; des faits nouveaux surgissent constamment pour accroître les difficultés de Gorchkov. « Je n'ai pas commis l'acte déshonorant qu'on m'impute, m'affirme-t-il. Je ne suis pas coupable sur ce point ; je ne suis pas fautif, je n'ai pas commis de vol ni d'abus de confiance. » Cette affaire lui a gravement nui. On l'a exclu du service, et bien qu'on n'ait pas pu mettre une faute précise à sa charge, il se voit dans l'impossibilité, avant de s'être complètement réhabilité, d'obtenir de ce marchand le remboursement d'une somme importante que celui-ci lui doit et qu'il conteste devant le tribunal. Moi, je le crois sur parole, mais le tribunal n'est malheureusement pas convaincu. Il faut dire que cette affaire est très compliquée, très retorse, embrouillée à plaisir et qu'il n'y a pas moyen de la démêler. Dès qu'on croit avoir tiré un point au clair, voilà que ce marchand l'embrouille de nouveau au moyen de détours rusés. Je prends part au malheur de Gorchkov, ma chère amie, je sympathise de tout cœur avec lui. C'est un homme sans travail, et il ne peut pas trouver d'emploi parce qu'on n'a plus confiance en lui. Il a dépensé toutes ses économies. Le procès traîne, se complique de jour en jour, et cependant, il faut bien vivre, manger. Par surcroît, sans but ni raison, un nouvel enfant leur est né, ce qui leur a fait des frais. Leur fils est tombé malade : encore des frais ; il est mort : des frais, et des frais toujours. Sa femme est souffrante. Lui-même est atteint d'une vieille maladie qu'il ne soigne pas. Bref, il a souffert, souffert l'inimaginable. Il prétend du reste que son affaire s'achemine en ce moment vers une solution heureuse, que ce n'est plus qu'une question de jours, et qu'il n'y a plus de doute quant au résultat. Il me fait de la peine, beaucoup de peine, je le plains tellement, ma petite mère. Je l'ai réconforté, consolé. C'est un homme désemparé, apeuré. Il a besoin de se sentir protégé, alors je lui ai parlé avec douceur. Adieu maintenant, ma petite mère, que le Seigneur soit avec vous et portez-vous bien. Oh ! ma tourterelle ! Quand je pense à vous, c'est comme un baume que je sens sur mon âme endolorie, et bien que je souffre aussi pour vous, c'est une souffrance qui m'est douce.

 

Votre ami sincère,

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

* * * * *

 

9 septembre.

 

Ma petite mère Varvara Alexéievna !

 

Je vous écris dans un état épouvantable. Je suis bouleversé par le terrible événement qui s'est produit. Ma tête tourne et il me semble que tout danse autour de moi. Oh ! ma chère amie, comment vais-je vous le raconter ? Nous ne l'aurions jamais pensé, jamais pressenti. Non, il est impossible que je n'en aie pas eu le pressentiment. Si, si, j'en ai eu d'avance l'intuition obscure. Tout cela, mon cœur l'avait deviné. Je me souviens même que j'ai rêvé l'autre jour, et c'était de cela sans doute qu'il s'agissait dans mon rêve.

 

Voici ce qui est arrivé. Je vais vous le raconter simplement, sans style, avec les mots que le Seigneur me dictera. Je me suis donc rendu au travail ce matin ; j'arrive au bureau, je m'assieds à ma place et je me mets à écrire. Il faut que je vous dise, ma petite mère, que j'ai fait de la copie hier aussi. Il est donc arrivé, hier, que Timothée Ivanovitch s'est approché de ma table et a daigné me donner personnellement l'ordre de recopier une pièce, un document urgent, à ce qu'il m'a dit, et très important. « Recopiez-le, m'a-t-il recommandé, recopiez-le, Makar Alexéievitch, de votre plus belle écriture, faites-le très soigneusement et promptement : la pièce doit être soumise aujourd'hui même pour signature. » Il faut que je vous confie ici, mon doux ange, que je n'étais pas en forme hier, que je me sentais de mauvaise humeur, au point que j'évitais de regarder autour de moi : une tristesse si profonde, une mélancolie si sombre m'étaient venues. J'avais froid au cœur et il faisait nuit dans mon âme. Votre pensée ne me quittait pas, ma pauvre petite hirondelle. Bref, je me suis mis à copier. J'ai transcrit la pièce d'une façon très propre, impeccable, mais comment vous l'expliquer, je me le demande. Est-ce le diable qui m'a poussé, les forces mystérieuses de la destinée sont-elles intervenues, ou était-ce simplement fatal, inévitable : le fait est que j'ai omis, dans ma copie, une ligne entière. Cela a donné un sens, Seigneur, c'est-à-dire que la phrase n'avait pas de sens du tout. On n'a pas eu le temps de faire signer le document hier et c'est aujourd'hui seulement qu'on l'a soumis à Son Excellence. Moi, je me suis rendu à mon bureau ce matin comme d'habitude, sans me douter de rien ; et je me suis installé à côté d'Émilien Ivanovitch. Je dois vous dire, ma chère amie, que je suis devenu, depuis un certain temps, beaucoup plus timide qu'à l'ordinaire et que je me sens constamment gêné, confus et craintif. Ces derniers temps, j'évitais même de regarder mes collègues et je fuyais leurs regards. Il suffisait que la chaise d'un voisin se mît à grincer pour que je me sente aussitôt plus mort que vif de terreur. C'est dans cet état d'âme que je me trouvais, aujourd'hui également, collé à mon siège et baissant la tête, roulé en hérisson, si bien qu'Euthyme Akimovitch (c'est un terrible chicaneur, il n'en existe pas de pareil au monde) me dit soudain à voix haute de façon à ce que tous pussent l'entendre : « Qu'avez-vous donc ce matin, Makar Alexéievitch, vous faites une drôle de tête, hi-hi-hi ! » Et il esquissa, avec cela, une telle grimace que tous ceux qui étaient là, à côté de lui ou de moi, éclatèrent de rire, naturellement, à mes dépens ! Ah ! ils ne se gênaient pas ! Ils se tordaient littéralement. Moi, je me suis fait tout petit, mes oreilles se sont serrées contre ma tête, et j'ai fermé les yeux. Je demeurai comme cela, à ma place, sans remuer. C'est mon habitude en pareil cas ; ils ne tardent pas alors à me laisser tranquille. Tout à coup j'entendis du bruit, des pas précipités dans le corridor, un va-et-vient. J'entends – est-ce bien vrai, mes oreilles ne sont-elles pas le jouet d'une illusion ? – oui, c'est cela, on m'appelle, j'entends crier mon nom, on appelle Diévouchkine ! Le cœur s'est mis à trembler dans ma poitrine, et j'ai été saisi d'une frayeur inexplicable. Je ne sais de quoi j'ai eu peur en cet instant, mais je puis dire que jamais encore je n'avais éprouvé une pareille terreur de ma vie ! Je me suis collé plus fortement à ma chaise, comme si je n'avais rien entendu, faisant semblant, en quelque sorte, de ne pas être là. Mais voilà que la rumeur grandit et se rapproche. Déjà, elle résonne au-dessus de mes oreilles. « Diévouchkine ! crie une voix, Diévouchkine ! Où donc est Diévouchkine ? » Je lève les yeux, Eustache Ivanovitch était devant moi. Il me dit : « Makar Alexéievitch, on vous demande dans le bureau de Son Excellence, dépêchez-vous ! Vous avez fait un malheur avec ce document ! » Ce furent ses seules paroles, mais cela suffisait, n'est-il pas vrai, ma petite mère ; c'était bien assez, ne le pensez-vous pas ? Je me sentais foudroyé, glacé d'épouvante, comme privé de sens. Je me mis en route, marchant machinalement, plus mort que vif. On m'a fait traverser une pièce, puis une seconde et une troisième pièce, et on m'a conduit ainsi dans le cabinet de Son Excellence. Je me suis soudain trouvé là, planté devant lui ! Vous décrire exactement quelles furent mes pensées en cet instant serait impossible ; je ne m'en souviens plus. J'ai vu devant moi Son Excellence et ils se tenaient tous autour d'elle. Je crois que j'ai même oublié de saluer, tant ma confusion fut grande. J'étais stupide, mes lèvres tremblaient, mes jambes tremblaient. Il y avait d'ailleurs de quoi, ma petite mère. Tout d'abord j'avais honte. Mon regard venait de tomber par hasard sur un miroir placé à droite, et ce que j'y ai vu aurait pu me rendre fou tout bonnement ! En second lieu, j'avais toujours fait mon possible pour passer inaperçu, faisant semblant de ne pas exister en ce monde, en sorte que Son Excellence ne s'était sans doute pas avisée de ma présence dans ses services. Peut-être avait-elle entendu mentionner, en passant, le nom d'un certain fonctionnaire Diévouchkine, mais sans entrer dans les détails et sans s'occuper de moi en rien.

 

Elle a commencé d'une voix très courroucée : « Comment avez-vous pu, monsieur ? Où donc aviez-vous vos yeux ? C'est un document important, dont j'avais besoin d'urgence, et vous l'avez abîmé ! À quoi songez-vous, voyons ? » Ici, Son Excellence s'est tournée vers Eustache Ivanovitch. Je perçois, à travers un brouillard, des mots détachés qui frappent mes oreilles. « Négligence, inattention ! Vous nous amenez des ennuis ! » J'ouvris la bouche, j'ignore pourquoi. Je voulus demander pardon, je n'y suis pas parvenu. Fuir ? Je n'osais pas l'essayer. Et alors, ma petite mère, alors il est arrivé une chose si atroce que la plume, en cet instant même, m'en tombe des mains de honte ! Mon bouton, ce bouton – que le diable l'emporte – ce bouton qui ne pendait qu'à un fil, s'est détaché soudain (j'ai dû le heurter par inadvertance), a sauté, a bondi, a tournoyé, a roulé sur le plancher avec un bruit de clochette et s'est arrêté juste devant les pieds de Son Excellence ! Cela, au milieu du silence général ! Ce fut là toute mon explication, la seule excuse, la seule réponse que j'aie trouvé le moyen de donner ; je n'osai plus rien dire ensuite. Les conséquences en furent terribles. Son Excellence s'est immédiatement avisée de mon allure et a remarqué ma tenue. Je me souvins, en cet instant, de ce que j'avais vu dans le miroir. Comme si j'avais perdu la raison, je me précipitai pour ramasser le bouton. Je crois que je ne savais plus ce que je faisais. Je me suis penché, j'ai voulu saisir le bouton, il m'échappe des mains, roule et tournoie de nouveau, et je n'arrive pas à le rattraper. Bref, j'ai brillé, de surcroît, par ma maladresse. À ce moment, je sentis que mes dernières forces m'abandonnaient, que tout était perdu désormais, perdu sans retour. Ma réputation, ma dignité, tout était fini, brisé ; l'homme avait sombré tout entier ! À mes oreilles, des phrases bizarres tintaient, bourdonnaient, je croyais entendre la voix de Thérèse, celle de Faldoni. Finalement, je parvins à ramasser le bouton, je me suis relevé, redressé. Si du moins, imbécile que je suis, je m'étais tenu tranquille ensuite, les mains sur les coutures de mon pantalon ! Mais non ! Il a fallu encore que je me mette à rattacher le bouton aux fils cassés, comme s'il pouvait tenir ainsi. Et je souriais, avec cela, je souriais ! Son Excellence s'est détournée d'abord de moi, puis m'a regardé de nouveau et je l'entendis dire alors à Eustache Ivanovitch : « Comment se peut-il ? Mais voyez donc l'air qu'il a !… Que lui est-il arrivé… pourquoi est-il ainsi ? » Oh ! ma petite mère, que devenir dans une situation pareille ? « Que lui est-il arrivé… pourquoi est-il ainsi ? » Ah ! je me suis distingué, je puis le dire ! J'entendis Eustache Ivanovitch qui parlait de moi : « Il n'a jamais donné lieu à aucune plainte, sa conduite est exemplaire, il touche un traitement suffisant, conforme aux statuts. » « En ce cas, ne pourriez-vous pas, pour l'aider un peu, lui accorder une avance ? » dit Son Excellence. « C'est qu'il a déjà touché son traitement d'avance et pour plusieurs mois, il l'a touché jusqu'à telle date. Sans doute a-t-il eu des difficultés personnelles, mais sa conduite a été bonne, il ne s'est jamais fait remarquer en rien, n'a pas encouru de reproches. » J'avais chaud, mon doux ange, les flammes de l'enfer me léchaient le visage, je pensais que j'allais mourir sur place. « Soit, reprit Son Excellence à voix haute, qu'on établisse une nouvelle copie de cette pièce, mais vite ! Diévouchkine, venez par ici, vous recopierez ce papier, mais sans faute cette fois. À propos… » Son Excellence se tourna à ce moment vers les autres personnes présentes et leur donna diverses instructions. Elles se dispersèrent. À peine étaient-elles parties que Son Excellence tira hâtivement son portefeuille, en sortit un billet de cent roubles. « Voici, dit-il, je vous donne ce que je peux, prenez-le sans façon, vous pourrez me le rendre plus tard », et il me mit le billet dans la main. J'ai tressailli, mon ange, et mon âme a été comme secouée. Je ne savais pas ce qui m'arrivait. Je voulus prendre sa main pour la baiser. Lui, il a rougi alors jusqu'aux cheveux ; je vous jure que je n'exagère pas, que je vous dis maintenant l'exacte vérité, ma petite mère : Il a saisi ma main indigne, et il l'a secouée en la serrant, il l'a secouée comme cela, je vous le dis, comme si j'étais son égal, comme si j'étais un général, moi aussi. « Allez, me dit-il ensuite, j'ai fait ce que j'ai pu… Ne commettez plus d'erreurs à l'avenir, et pour cette fois, à tout péché miséricorde. »

 

Et maintenant, ma petite mère, voici ce que j'ai décidé : Je vous demande, à vous et à Fédora, comme je le demanderais, comme je l'exigerais de mes enfants si j'en avais, de prier Dieu pour Son Excellence. C'est-à-dire que ce serait de la façon suivante : ils ne prieraient pas pour leur père, mais ils diraient tous les jours, et durant toute l'éternité, une prière pour Son Excellence. Il y a une chose encore que je désire exprimer, ma petite mère, et je l'affirme ici solennellement. Écoutez-moi bien, ma petite mère : Je jure ici que, si grande qu'ait été ma souffrance dans les sombres jours de notre misère, si profonde qu'ait été l'affliction de mon cœur lorsque je pensais à vous, que je voyais vos malheurs ou que je prenais conscience de ma propre situation, de mon humiliation et de mon incapacité, je vous jure, en dépit de tout cela, que ce ne sont pas tant ces cent roubles qui me réjouissent, mais le fait que Son Excellence a daigné serrer ma main indigne, ma main à moi, brin d'herbe que je suis, ivrogne que je suis ! Il m'a rendu par là le respect de moi-même. Il a ressuscité mon âme par ce geste, a rendu ma vie plus douce pour l'éternité ; je suis fermement convaincu, si grand pécheur que je sois aux yeux du Très-Puissant, que ma prière pour le bonheur et le succès de Son Excellence montera jusqu'au trône du Seigneur !…

 

Ma petite mère ! Je me trouve en ce moment dans un terrible bouleversement moral, je me sens tout remué en dedans. Mon cœur bat comme s'il voulait s'élancer hors de ma poitrine. Avec cela, il me vient une sorte de faiblesse dans tout le corps. Je vous envoie quarante-cinq roubles en assignats, je remettrai vingt roubles à ma logeuse, et j'en garderai trente-cinq pour moi-même : pour vingt roubles, je ferai réparer mes vêtements, et il me restera quinze roubles encore pour les dépenses courantes. Mais toutes ces impressions qui se sont accumulées durant la matinée m'ont ébranlé de fond en comble, m'ont secoué par les racines de mon être. Je vais me coucher pour me reposer un peu. Je suis tranquille d'ailleurs, très calme. Il y a seulement mon âme qui semble se briser d'émotion et je la sens là, tout au fond de mon être, qui tremble, qui tressaille, qui remue. Je viendrai vous voir. Pour l'instant, je me sens désorienté, un peu comme si j'étais ivre à la suite de toutes ces émotions… Le Seigneur voit tout, ma petite mère, Dieu voit tout, ma tourterelle adorable.

 

Votre digne ami,

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

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10 septembre.

 

Mon très cher Makar Alexéievitch,

 

Je me réjouis infiniment de votre bonheur et je sais apprécier comme il convient les qualités morales de votre chef, mon ami. Ainsi, vous pourrez connaître un peu d'apaisement maintenant, après tant de souffrances. Mais je vous en supplie : au nom du ciel, ne recommencez pas à dépenser de l'argent à tort et à travers. Vivez tranquillement, aussi modestement que possible, et décidez, à partir de ce jour, de mettre de côté tout ce que vous pouvez épargner, afin de ne pas être pris au dépourvu, une autre fois, par des difficultés inattendues. Pour ce qui est de nous, ne vous inquiétez pas à notre sujet, je vous en prie. Fédora et moi, nous saurons nous tirer d'affaire d'une manière ou d'une autre. Il ne fallait pas nous envoyer une somme si forte, Makar Alexéievitch ! Nous n'en avons aucunement besoin. Nous sommes contentes de ce que nous avons, nous ne demandons pas davantage. Il est vrai qu'il nous faudra de l'argent prochainement pour quitter cet appartement, mais Fédora espère toucher bientôt un montant qu'on lui doit depuis très longtemps. Néanmoins, je garderai vingt roubles pour moi en prévision de besoins urgents. Quant au reste, je vous le retourne. Ménagez vos ressources, Makar Alexéievitch, croyez-moi. Adieu maintenant. Vous pouvez jouir désormais d'une vie calme, portez-vous bien et soyez gai. Je vous aurais écrit plus longuement, mais je me sens affreusement lasse. Hier, j'ai dû garder le lit toute la journée. Je vous remercie de m'avoir promis une visite. Venez me voir, Makar Alexéievitch, vous me ferez plaisir.

 

V. D.

 

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11 septembre.

 

Très chère Varvara Alexéievna !

 

Au nom du ciel, ma très chère amie, je vous en supplie, ne me quittez pas maintenant, ne vous éloignez pas à l'instant où je suis devenu heureux tout à fait et content de ma vie. Ma tourterelle ! N'écoutez point les conseils de Fédora et sachez que je me comporterai toujours de la façon que vous le désirez. Je me conduirai bien, ne fût-ce que par respect déjà pour Son Excellence. Je me conduirai très bien, je serai correct et consciencieux. Nous continuerons à nous écrire des lettres heureuses et satisfaites, nous nous confierons l'un à l'autre, comme deux amis, nos pensées, nous partagerons nos joies et nos soucis, si toutefois nous devions avoir des soucis encore. Nous vivrons ensemble dans la joie et dans l'harmonie. Nous nous occuperons de littérature… mon doux ange, voulez-vous ? Mon destin a complètement changé, et pour le mieux. Ma logeuse, par exemple, est devenue beaucoup plus tolérante. Thérèse se trouve être moins sotte que je ne l'avais cru, et Faldoni lui-même commence à donner des preuves d'agilité et de souplesse. Pour ce qui est de Rataziaiev, je me suis réconcilié avec lui. Je suis allé le voir le premier, dans la grande joie qui m'emplissait. C'est un très bon garçon, ma petite mère, sachez-le, et le mal qu'on m'avait dit de lui n'était que bavardages ineptes. J'ai pu me convaincre que tout cela ne fut qu'une basse calomnie. Jamais, au grand jamais, il n'avait eu l'idée de nous décrire, de faire de nous le sujet d'un roman. Il me l'a assuré lui-même. Il m'a lu quelques pages de sa dernière œuvre. Quant à ce terme de Lovelace, qu'il m'avait lancé l'autre fois, il paraît que ce n'est pas du tout une insulte ou un mot inconvenant. Il m'en a expliqué le sens. C'est une expression empruntée à une langue étrangère et qui signifie quelque chose comme « un gaillard qui a de l'allure et de l'audace », ou pour le dire avec plus d'élégance, dans un style plus littéraire, « un monsieur qui sait ce qui lui est dû » – voilà le sens vrai de ce mot ! Il ne s'agissait donc pas d'une allusion déplaisante. Ce fut une plaisanterie inoffensive, mon doux ange. Je ne suis qu'un ignorant et c'est pourquoi je m'étais sottement offensé de la chose. Mais tout est en règle maintenant et je lui ai présenté des excuses… Il fait d'ailleurs si beau aujourd'hui, Varinka, un temps merveilleux et si doux ! Il est vrai qu'il a gelé légèrement le matin, avec un peu de giboulée dans l'air, mais ce n'est rien. En revanche, l'air est devenu plus frais. Je suis allé m'acheter des chaussures, et j'en ai trouvé une paire qui est vraiment admirable. Ensuite, j'ai fait une promenade sur la Perspective Nevski. J'ai lu un numéro de L'Abeille. Ah, oui ! J'oubliais l'essentiel, il faut que je vous le raconte.

 

Voici de quoi il s'agit :

 

Ce matin, je me suis entretenu avec Émilien Ivanovitch et Hyacinthe Mihaïlovitch, au sujet de Son Excellence. Oui, Varinka, il paraît que je ne suis pas le seul envers qui il s'est montré si généreux. D'autres que moi ont connu ses bienfaits également, et sa grande bonté de cœur est connue partout. Nombreux sont ceux qui chantent ses louanges, et dans maints logis on verse des larmes de reconnaissance en parlant de lui. Il avait accueilli une orpheline dans sa maison, et il a veillé sur son avenir : il l'a donnée en mariage à un homme considérable, un fonctionnaire de son cabinet. Il s'est occupé du fils d'une veuve et l'a casé dans une administration. Il a accompli bien d'autres actions charitables encore. En apprenant tout cela, ma petite mère, j'ai jugé de mon devoir d'entonner mon petit hymne en son honneur, moi aussi, et j'ai raconté à tous, à haute voix, le geste que Son Excellence a eu envers moi. Je leur ai dit toute la vérité sans rien leur cacher. J'ai mis ma honte dans ma poche. Il s'agit bien de honte, en vérité, et d'amour-propre personnel en présence d'une telle magnanimité. J'ai donc clamé la vérité, afin que nul n'ignore la grandeur d'âme de Son Excellence. J'ai parlé avec ferveur, avec chaleur, sans rougir et me sentant, tout au contraire, fier d'avoir à raconter une telle chose. Je leur ai tout confié (je ne me suis tu, ma petite mère, qu'en ce qui vous concerne, ainsi qu'il se devait), mes démêlés avec ma logeuse et avec Faldoni, je leur ai parlé de Rataziaiev, de mes chaussures et de Markov ; bref, je leur ai tout dit, absolument tout. Certains d'entre eux ont souri, il est vrai, par moments. Pour dire la vérité, ils ont même tous souri ou ri légèrement. Sans doute y avait-il quelque chose de drôle dans mon visage ou dans mon allure, ou bien est-ce l'histoire de mes chaussures qui les a amusés, oui, c'est cela, c'étaient les chaussures. Car ils ne pouvaient pas plaisanter dans un mauvais esprit, j'en suis certain. Ils ont ri parce qu'ils sont jeunes, peut-être aussi parce qu'ils sont riches ; mais ils n'ont certainement pas songé à se moquer de mes paroles. Ils ne pouvaient pas tourner en dérision des louanges adressées à Son Excellence, cela c'est tout à fait exclu, ne le croyez-vous pas, Varinka ?

 

Je ne suis pas arrivé jusqu'ici à me ressaisir pleinement, ma petite mère. Tous ces événements m'ont tellement troublé. Avez-vous assez de bois pour vous chauffer ? Prenez garde de ne pas prendre froid, Varinka. Un rhume est si vite attrapé. Oh ! ma petite mère ! Vous me tuez, savez-vous, avec vos idées tristes. Je ne fais que prier Dieu pour vous, et si vous saviez comment je prie, ma petite mère. Dites-moi, par exemple, avez-vous des chaussettes de laine ou, à tout le moins, quelque chose de chaud à vous mettre sur le corps ? Soyez prudente, ma tourterelle. S'il vous manquait quelque chose, je vous en supplie, pour l'amour de Dieu, n'offensez pas un pauvre vieillard. N'hésitez pas à vous adresser à moi en ce cas. Les temps difficiles sont loin. Ne vous faites pas d'inquiétude pour moi. L'avenir est souriant, et il n'y aura désormais que de beaux jours clairs et heureux.

 

Oh ! que ces temps furent difficiles et douloureux, Varinka ! Bah ! c'est passé maintenant, n'en parlons plus ! D'ici quelques années, on ne s'en souviendra même pas, de cette époque. Je me rappelle mes années de jeunesse. Quel temps ! Je n'avais pas un kopeck en poche certains jours ; j'avais froid, j'avais faim, mais quelle joie dans l'âme, à n'en plus finir ! Il m'arrivait le matin de faire une promenade sur le Nevski, d'apercevoir un joli minois, et c'en était assez pour me rendre heureux jusqu'au soir. Oh ! quel temps, quel beau temps ce fut là, ma petite mère ! Qu'il fait bon vivre en ce monde, Varinka ! Qu'il fait bon, à Saint-Pétersbourg surtout ! Hier je me suis repenti, en pleurant, je me suis repenti devant Dieu, j'ai prié le Seigneur de pardonner les péchés auxquels je me suis laissé entraîner durant cette sombre période : les murmures de révolte, les tendances au libéralisme, la débauche et les jeux de hasard. Je vous ai mentionnée, dans ma prière, avec une émotion si profonde. Vous seule, mon doux ange, m'avez donné des forces ; vous m'avez consolé et réconforté, vous m'avez guidé avec de bons conseils et de sages recommandations. Cela, ma petite mère, je ne l'oublierai jamais. Aujourd'hui, j'ai pris vos lettres et je les ai embrassées toutes, l'une après l'autre, oui, ma tourterelle. Adieu maintenant, ma petite mère. On m'a dit qu'il y avait, non loin d'ici, un costume à vendre d'occasion. Je vais me renseigner. Adieu, mon doux ange, adieu !

 

Votre ami profondément dévoué,

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

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15 septembre.

 

Très cher Monsieur Makar Alexéievitch !

 

Je suis tout à fait bouleversée. Écoutez donc ce qui nous est arrivé. Je dois dire que je pressentais un événement fatal depuis quelque temps déjà. Mais jugez vous-même, mon inestimable ami : Monsieur Bykov est à Saint-Pétersbourg. Fédora l'a rencontré. Il a fait arrêter sa voiture en l'apercevant, s'est approché de Fédora et a voulu savoir où elle habite maintenant. Elle a refusé tout d'abord de le lui dire. Il lui a déclaré ensuite, avec un petit rire sarcastique, qu'il savait qui elle hébergeait chez elle (c'est sûrement Anna Fiodorovna qui lui a tout raconté). Alors, Fédora ne put plus se contenir : là, dans la rue, elle l'a invectivé, l'a assailli de reproches, lui lançant qu'il était un homme dénué de moralité et qu'il avait été cause de tous mes malheurs. Il a répondu en affirmant qu'il n'est pas étonnant qu'on se trouve malheureux quand on est sans le sou. Fédora a répliqué que j'aurais pu parfaitement vivre par mon travail, que je me serais mariée, ou que j'aurais pris un emploi, mais que mon bonheur est maintenant brisé pour toujours, qu'avec cela je suis malade et ne tarderai pas à mourir. À quoi il a observé que je suis bien jeune encore, que je me mets des idées stupides dans la tête et que nos vertus ont semble-t-il pâli (ce sont ses propres mots). Nous avons conclu, Fédora et moi, qu'il ignorait notre adresse. Mais imaginez-vous qu'hier, alors que je venais de sortir pour faire quelques emplettes aux Arcades Gostinny, il est tout à coup entré dans notre chambre. Apparemment, il ne souhaitait pas me trouver chez moi. Il a longuement questionné Fédora sur notre train de vie ; il a minutieusement examiné les lieux, s'est intéressé à mon travail de couture, puis a demandé à brûle-pourpoint : « Qui est donc ce fonctionnaire avec lequel vous entretenez des relations d'amitié ? » Il se trouvait que vous traversiez la cour juste à ce moment-là, et Fédora vous a désigné. Il a jeté un regard sur vous et a souri. Fédora l'a supplié alors de partir, lui disant que les chagrins m'avaient déjà rendue malade, et qu'il me serait extrêmement désagréable de le voir chez nous. Il se tut un moment, puis expliqua qu'il était venu en passant et par désœuvrement, sans but aucun. Il voulut donner vingt-cinq roubles à Fédora qui, naturellement, les refusa. Que signifie cette visite ? Que voulait-il de nous ? Je n'arrive pas à comprendre d'où il peut être si bien renseigné sur nous ! Je me perds en hypothèses. Fédora prétend qu'Axinia, sa belle-sœur, qui vient chez nous parfois, connaît la blanchisseuse Anastasie, et que le cousin d'Anastasie a un emploi de garde dans un ministère où travaille également un ami du neveu d'Anna Fiodorovna. Je me demande, pour cette raison, si des cancans n'auraient pas pu leur parvenir par cette voie. Il est possible, d'ailleurs, que Fédora se trompe. Nous ne savons en vérité que penser de tout cela. Se pourrait-il réellement qu'il revienne chez nous ? Cette seule pensée me remplit d'épouvante. Quand Fédora m'a mise au courant, hier soir, de ce qui s'était passé, je me suis effrayée au point que j'ai failli m'évanouir de peur. Que leur faut-il encore ? Je ne veux plus les connaître maintenant ! Pourquoi s'obstinent-ils à s'occuper de moi, malheureuse que je suis. Oh ! quelles craintes je ressens à cette heure ! Il me semble que Bykov va entrer d'un instant à l'autre. Que va-t-il m'arriver en ce cas ? Que me prépare encore le destin ? Pour l'amour du Christ, venez me voir sans tarder, Makar Alexéievitch. Venez, je vous en supplie, venez.

 

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18 septembre.

 

Ma petite mère Varvara Alexéievna !

 

Il nous est arrivé aujourd'hui, dans notre appartement, un événement extrêmement triste, absolument inexplicable et inattendu. Notre pauvre Gorchkov (il faut que je vous le dise en passant, ma petite mère) a pu se réhabiliter complètement. Le tribunal s'était déjà prononcé sur son cas il y a longtemps, et il s'y est rendu aujourd'hui pour prendre connaissance de l'arrêt définitif. L'affaire s'est terminée de façon très satisfaisante pour lui. Même s'il a pu commettre des erreurs de négligence et d'imprudence, il a été acquitté sur tous les points. Le tribunal a ordonné de lui faire verser, sur les biens saisis du marchand, la somme considérable qui lui était due, si bien que sa situation matérielle s'est grandement améliorée, elle aussi. Son honneur n'est plus entaché, par ailleurs, en sorte que tout va beaucoup mieux pour lui ; bref, ses vœux ont été entièrement exaucés. Il est rentré à la maison à trois heures avec un visage bouleversé, pâle comme un linge. Ses lèvres tremblaient, mais il souriait. Il a embrassé sa femme et ses enfants. Nous nous sommes tous précipités chez lui pour le féliciter. Il parut vivement touché par notre attitude, ne cessait de saluer de tous les côtés et serra à plusieurs reprises la main de chacun. Il m'a semblé même qu'il avait grandi physiquement, comme si sa taille s'était redressée, et je crois que la petite larme habituelle ne collait plus à ses cils. Il était si bouleversé, le malheureux, et ne pouvait tenir deux minutes en place. Ses mains s'emparaient constamment d'un objet ou d'un autre, puis le rejetaient ensuite sans plus de raison, et il souriait sans arrêt, saluait, s'asseyait, se levait de nouveau et se rasseyait encore, tout en parlant sans beaucoup de suite dans les idées. Il disait des choses dans le genre de : « Mon honneur, ma réputation, mes enfants, mon bon renom. » À un moment donné, il s'est mis à sangloter. Nous aussi, nous avions pour la plupart des larmes aux yeux. Rataziaiev, désirant sans doute le réconforter, lui dit, en lui tapotant amicalement l'épaule : « Voyons, mon brave, à quoi bon vous préoccuper d'honneur quand vous n'avez rien à manger ? L'argent, mon cher, l'argent, voilà ce qu'il vous fallait. Remerciez Dieu de vous avoir accordé cette somme, car c'est de cela qu'il faut être surtout reconnaissant ! » J'ai eu l'impression, en cet instant, que Gorchkov s'est vexé. Non qu'il ait manifesté quelque mauvaise humeur, mais il a jeté un regard étrange sur Rataziaiev et a écarté sa main de son épaule. C'est une attitude qu'il n'aurait pas eue auparavant, ma petite mère. À chacun son caractère, du reste. Moi, par exemple, je ne me serais pas montré si fier dans un tel moment de bonheur. Ne nous arrive-t-il pas, ma petite mère, de faire parfois un salut de trop et de nous imposer un geste d'humilité supplémentaire, sans autre motif qu'un accès de bonté et par simple tendresse excessive du cœur… Mais laissons cela, et ce n'est pas de moi qu'il s'agit en ce moment ! « Oui, fit Gorchkov, l'argent me réjouit aussi. Dieu soit loué, Dieu soit loué ! » Il ne fit que répéter ensuite, durant tout le temps que nous fûmes là : « Dieu soit loué, Dieu soit loué !… » Sa femme commanda un dîner plus fin et plus copieux que d'habitude, et notre logeuse voulut le préparer elle-même. Notre logeuse est, à sa façon, une brave femme, en certaines choses du moins. Gorchkov allait et venait continuellement avant le dîner. Il entrait chez tout le monde, qu'on l'ait appelé ou non. Il pénétrait dans les chambres, souriait, prenait place sur une chaise, disait quelques mots ou restait silencieux, puis partait tout à coup. Chez l'enseigne de vaisseau, il alla jusqu'à prendre des cartes en mains. On le prit comme quatrième partenaire. Il joua quelques instants, s'embrouilla dans ses cartes, fit deux ou trois passes et se leva brusquement. « Non, dit-il, non, ce n'était pas sérieux, j'ai voulu voir », et il s'en alla. M'ayant rencontré dans le couloir, il me saisit les deux mains et me regarda droit dans les yeux, de façon certes un peu bizarre, après quoi il s'éloigna, toujours souriant. Mais son sourire avait quelque chose de lourd, il faisait une impression pénible, on eût dit le sourire d'un mort. Sa femme pleurait de joie. Pour une fois, la gaîté régnait chez eux, il y avait comme une atmosphère de fête dans leur chambre. Ils dînèrent avec une sorte de hâte. Après le repas, il dit à sa femme : « Écoutez, ma chère, je désire me reposer un peu », et il s'étendit sur le lit. Il appela sa fille, lui posa la main sur la tête et lui caressa longuement les cheveux. Ensuite, il se tourna vers sa femme : « Et Petia, notre Petinka, où est-il, Petinka ? » Sa femme se signa et lui répondit avec effroi que leur fils était mort, et qu'il le savait bien. « Mais oui, je le sais, je sais tout, je sais que Petinka est maintenant dans le royaume des cieux. » Sa femme se rendit compte alors qu'il ne se trouvait pas dans son état normal, que l'événement l'avait trop profondément remué, et elle lui dit : « Vous feriez mieux, mon cher, de dormir quelques instants. » « Oui, en effet – fit-il – oui, tout de suite… Je… un peu. » Il se détourna, demeura quelques minutes sans bouger, puis se tourna de nouveau vers sa femme et voulut, semble-t-il, prononcer quelques mots. Sa femme ne l'entendant pas bien, lui demanda : « Que désirez-vous, mon ami ? » Mais il ne répondit pas. Elle attendit quelques secondes, puis se dit qu'il avait dû s'endormir. Elle se rendit chez notre logeuse et bavarda une petite heure avec elle. Quand elle revint dans la chambre, elle vit que son mari ne s'était pas encore réveillé et demeurait immobile sur son lit. Elle pensa qu'il dormait, s'assit sur une chaise et prit un travail. Elle affirme qu'elle se plongea alors dans ses réflexions, et qu'une demi-heure s'écoula ainsi. Elle ne se souvient même pas de l'objet de ses méditations, et prétend simplement qu'elle avait oublié complètement, pendant ce temps, la présence de son mari. Elle est revenue brusquement à la réalité, à cause d'une sensation inquiétante qu'elle venait d'éprouver, et l'étrange silence, le silence sépulcral qui régnait dans la pièce la frappa tout d'abord. Elle jeta un coup d'œil sur le lit et remarqua que son mari n'avait pas changé de position. Elle s'approcha de lui, souleva la couverture, et c'est à ce moment seulement qu'elle s'aperçut qu'il était déjà froid. Il est mort, ma petite mère, Gorchkov est mort ; il est mort, subitement, comme s'il avait été foudroyé. Quant à la cause de son décès, je l'ignore complètement. J'ai été tellement saisi, tellement frappé par cet événement, Varinka, que je ne suis pas encore revenu à moi en ce moment. Je n'arrive pas à croire qu'un homme puisse mourir comme cela, d'un instant à l'autre. Pauvre, pauvre Gorchkov, qui a connu tant de malheurs ! Oh ! quel destin, quel destin ! Sa femme est tout en larmes. Elle a l'air si apeurée. La fillette s'est blottie dans un coin et y demeure sans remuer. Il y a dans la chambre un grand va-et-vient. On parle d'une enquête médicale… je ne sais pas exactement et ne puis vous donner des détails à ce sujet. Mais cela me fait tant de peine, oh ! tant de peine pour eux. Il est triste de songer que, véritablement, l'on ne sait ni le jour, ni l'heure… On peut mourir bêtement, à un moment où on s'y attend le moins…

 

Votre Makar DIÉVOUCHKINE.

 

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19 septembre.

 

Chère Madame Varvara Alexéievna !

 

Je me hâte de vous informer que mon ami Rataziaiev m'a procuré du travail à faire pour un écrivain. C'est un auteur qui est venu lui rendre visite et lui a remis un manuscrit très épais, en sorte que la besogne ne manquera pas, Dieu merci ! Malheureusement, l'écriture en est à tel point illisible que je me demande comment je parviendrai à la déchiffrer. D'autre part, on exige que je le recopie dans un délai très bref, car c'est urgent. Il y est question de beaucoup de choses, auxquelles j'ai l'impression de ne rien comprendre… Nous avons convenu d'un prix de quarante kopecks par feuille. Je vous indique tous ces détails, ma chère amie, afin que vous sachiez que j'aurai désormais de l'argent de trop. Pour l'instant, adieu, ma petite mère. Je vais me mettre à la tâche immédiatement.

 

Votre ami dévoué,

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

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23 septembre.

 

Mon très cher ami Makar Alexéievitch !

 

Voilà sept jours, mon ami, que je ne vous ai pas écrit et j'ai eu, durant ce temps, pas mal de préoccupations et de sujets d'agitation.

 

Avant-hier, Bykov est venu me rendre visite. Je me trouvais seule à ce moment, car Fédora était sortie. Je lui ai ouvert la porte, et, en l'apercevant, j'ai été saisie de frayeur, si bien que je fus incapable d'esquisser le moindre mouvement. Je me sentis pâlir. Il est entré, selon son habitude, en faisant résonner son rire bruyant, a pris une chaise lui-même et s'est assis. Je demeurai longtemps sans pouvoir me ressaisir. Finalement, j'allai me réfugier dans un coin de la pièce et je me plongeai dans mon travail. Bientôt, il cessa de rire. Il semble que mon aspect l'ait frappé. J'ai tellement maigri ces derniers temps. Mes joues se sont affaissées, mes yeux se sont creusés, et j'étais pâle comme un linge… Ceux qui m'ont connue il y a une année doivent avoir de la peine, en effet, à me reconnaître. Il m'examina longuement et avec une grande attention, puis il redevint gai. Il fit une remarque dont je ne me souviens plus ; je ne sais pas ce que je lui ai répondu, mais il s'est remis à rire en m'entendant. Il est resté chez moi toute une heure et m'a parlé sans arrêt, me posant de nombreuses questions. Enfin, au moment où il allait prendre congé, il me prit la main et me dit (je reproduis textuellement ses paroles) : « Varvara Alexéievna, je dois constater, entre nous, qu'Anna Fiodorovna, qui est votre parente, et avec qui je suis lié d'une grande amitié, est une femme très méprisable et vile. » (Il employa un autre mot encore, mais qui est inconvenant.) « Elle a fait prendre le mauvais chemin à votre petite cousine, elle vous a menée à votre perte vous aussi. De mon côté, je me suis conduit en cette circonstance comme un lâche. Mais que faire ? C'est là une histoire banale et courante. » Il éclata de rire à ces mots ; il riait à gorge déployée. Il observa ensuite qu'il ne savait pas faire de grands discours, qu'il m'avait déjà déclaré l'essentiel, ce que sa conscience lui dictait de me dire parce que l'honneur l'exigeait ainsi, et qu'il serait bref sur le reste. Il m'expliqua alors, sans périphrase, qu'il désirait m'épouser, qu'il estimait de son devoir de me restituer mon honneur, qu'il est riche, qu'il m'amènera après le mariage dans ses terres où il compte s'adonner à la chasse aux lièvres. Il a ajouté qu'il ne reviendrait plus jamais à Saint-Pétersbourg, parce que c'est une ville ennuyeuse et malsaine, qu'il possède ici un neveu lequel est, selon sa propre expression, un vaurien et qu'il s'est juré de déshériter. C'est même pour cette raison, m'a-t-il indiqué, qu'il tient à m'épouser, afin d'avoir des héritiers légitimes, et c'est le motif essentiel de sa démarche auprès de moi. Il me fit observer ensuite que je vis très pauvrement, qu'il n'est pas étonnant que je sois malade en habitant dans un tel taudis ; il m'a prédit la mort à bref délai au cas où je m'obstinerais à demeurer ici, ne fût-ce qu'un mois encore. Il remarqua que les appartements ne valent rien à Saint-Pétersbourg et me demanda finalement si je n'avais besoin de rien.

 

J'étais tellement éberluée par cette proposition que, sans savoir pourquoi, je me mis à pleurer. Il crut que je versais des larmes de gratitude ; il me dit qu'il m'avait toujours considérée comme une jeune fille bonne, sensible et instruite, mais qu'il ne s'était pas décidé, néanmoins, à sa démarche présente avant de s'être informé en détail de ma conduite actuelle. Il m'a posé alors quelques questions à votre sujet ; il m'a dit qu'il était au courant de tout, que vous êtes un homme de toute moralité, qu'il ne veut pas rester en dette vis-à-vis de vous, et il aimerait savoir si la somme de cinq cents roubles représenterait à vos yeux un dédommagement suffisant pour tout ce que vous avez fait dans mon intérêt ? Quand je lui répondis que vos bienfaits envers moi sont de ceux qu'aucune somme d'argent ne saurait rémunérer, il s'écria que tout cela n'était que sottises, que c'était du roman, que je suis jeune encore et que j'aime lire des vers sans doute, que les romans sont la perdition des jeunes filles, dont ils gâtent la moralité, et qu'il déteste tous les livres en général. Il m'a conseillé d'attendre que j'aie quelques années de plus pour porter des jugements sur les gens. « Vous apprendrez alors à les connaître », ajouta-t-il. Il m'engagea ensuite à réfléchir mûrement à sa proposition ; il lui serait très désagréable que je prenne à la légère et superficiellement une décision aussi grave ; il observa que l'irréflexion et l'entraînement de la passion mènent les jeunes gens inexpérimentés à leur perte, mais qu'il souhaite vivement, pour sa part, que je lui donne une réponse favorable. Dans le cas contraire, il se verrait en effet obligé d'épouser une commerçante de Moscou, car il a juré, m'a-t-il répété, de déshériter son vaurien de neveu. Il m'a laissé cinq cents roubles qu'il m'a presque forcé d'accepter, afin que je puisse m'acheter des bonbons, m'a-t-il expliqué. Il assure que dans son village, je ne tarderai pas à engraisser, que je deviendrai rondelette et que je vivrai chez lui dans l'abondance et la satiété. Il m'a fait remarquer ensuite qu'il était extrêmement occupé ces jours-ci, qu'il avait un grand nombre d'affaires à régler, et qu'il était venu chez moi en passant, entre deux rendez-vous sérieux. Il est parti après cela. J'ai longuement réfléchi ensuite ; j'ai médité sans fin ; je me suis tourmentée avec mes pensées, et puis, mon ami, je me suis décidée finalement. J'ai résolu, mon ami, de l'épouser, il faut que j'accepte sa proposition. C'est le seul homme qui ait la possibilité de me sauver du déshonneur, de me rendre un nom intact, de m'épargner la misère, les privations et les malheurs dans l'avenir. Que puis-je espérer d'autre désormais ; que dois-je encore attendre du destin ? Fédora m'assure qu'il faut savoir saisir le bonheur par les cheveux. Elle assure… mais qu'est-ce donc que le bonheur après tout ? Pour ce qui est de moi, en tout cas, je n'entrevois pas d'autre issue, sachez-le, mon inestimable ami. Que faire ? Je me suis déjà abîmé la santé en travaillant, et il me serait impossible de continuer toujours ce travail. Prendre un emploi dans une famille ? J'y mourrais de tristesse, et personne ne voudrait de moi d'ailleurs, je suis de constitution maladive, et je serais, pour cette raison, un fardeau pour les autres. Certes, ce n'est point le paradis que je choisis là, je le sais ; mais que dois-je faire, mon ami, que puis-je faire ? En vérité, je n'ai pas le choix.

 

Je ne vous ai pas demandé conseil. J'ai voulu peser moi-même tous les aspects de la situation. La résolution que je viens de vous communiquer est irrévocable, et j'en ferai part tout à l'heure à Bykov qui insiste pour obtenir une réponse définitive. Il me presse maintenant, prétendant que les affaires n'attendent pas, qu'il doit repartir et qu'il ne peut pas retarder son voyage pour des futilités. Dieu seul sait si je trouverai le bonheur là-bas, et mon destin repose dans Sa sainte et impénétrable Volonté ; mais j'ai pris ma résolution. On dit que Bykov est un brave homme. Il aura du respect pour moi, et peut-être que j'apprendrai à le respecter, lui aussi. Peut-on espérer davantage de notre union ?

 

Je vous fais part de la situation, Makar Alexéievitch. Je suis sûre que vous comprendrez ma tristesse. Ne cherchez pas à me détourner de mon intention. Vos efforts dans ce sens demeureraient vains. Pesez plutôt dans votre propre cœur toutes les raisons qui m'ont incitée à prendre cette décision. J'étais très tourmentée au début, mais je suis tout à fait calme actuellement. J'ignore ce que l'avenir me réserve. Il adviendra ce qu'il adviendra ; il en sera selon la volonté de Dieu !…

 

Bykov vient d'arriver, et j'interromps cette lettre qui n'est pas achevée. J'avais beaucoup de choses à vous dire encore.

 

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23 septembre.

 

Ma petite mère Varvara Alexéievitch !

 

Je me hâte, ma petite mère, de vous répondre. Je m'empresse, ma petite mère, de vous dire que je suis stupéfait. Tout cela est étrange, contradictoire… Hier, nous avons enterré Gorchkov. Oui, Varinka, c'est donc ainsi. Varinka, c'est ainsi. Bykov s'est conduit en homme d'honneur. Seulement, voyez-vous, ma chère amie, voilà que vous acceptez tout à coup. Certes, nos destins dépendent de Dieu. C'est ainsi, je le sais, cela doit être ainsi ; je veux dire que la volonté de Dieu doit absolument s'accomplir, et c'est sans doute Sa Volonté. Les intentions du Très-Haut sont incontestablement profondes et justes, mais impénétrables, et nos destinées aussi, nos destinées sont comme ses intentions. Bykov vous veut du bonheur, j'en suis sûr. Il est évident que vous serez heureuse maintenant, ma petite mère, que vous vivrez dans l'abondance, ma tourterelle, mon petit ange adorable, mon oisillon ; seulement, Varinka, seulement, pourquoi y mettre tant de hâte ?… Les affaires, je sais, les affaires… Monsieur Bykov est très occupé, bien sûr ; qui donc n'est pas occupé en ce monde, et cela peut lui arriver aussi… Je l'ai aperçu au moment où il sortait de chez vous. C'est un homme imposant, très imposant ; je dirais qu'il est presque trop imposant. Mais tout cela n'est pas tout à fait clair, ce n'est pas de son air imposant qu'il s'agit, et puis j'ai l'esprit un peu égaré en cet instant, je ne trouve pas facilement mes idées. Il y a surtout ceci : comment ferons-nous maintenant pour continuer à nous écrire ? Et moi, et moi donc, vais-je rester seul désormais ? Oui, mon doux ange, j'ai tout pesé ; j'ai tout considéré, comme vous me l'avez demandé vous-même, j'ai tout pesé dans mon cœur, toutes ces raisons que vous me dites. J'allais achever la copie de la vingtième feuille, et voilà que tous ces événements me tombent sur la tête. Vous allez partir, ma petite mère, et il vous faudra faire différents achats pour le voyage, des chaussures, une robe. Je connais justement un magasin à la rue Gorohovaïa. Vous vous souvenez encore de la description que je vous en ai faite ? Mais non, voyons, à quoi songez-vous, ma petite mère, réfléchissez ! Vous ne pouvez pas partir maintenant, c'est impossible, absolument impossible. Vous avez tant d'emplettes à faire auparavant, et vous aurez besoin d'une voiture, d'un équipage privé. En outre, le temps s'est gâté. Voyez, il pleut à verse en ce moment, et c'est une mauvaise pluie, une pluie humide, et en outre… en outre, vous aurez froid, mon doux ange, vous aurez froid moralement. Vous, qui craignez tant les gens, vous vous êtes décidée à partir. Et moi, avec qui resterai-je ici ? Vais-je être seul ? Eh oui ! Votre Fédora assure que c'est votre bonheur là-bas… C'est une femme violente, et elle ne songe qu'à ma perte. Viendrez-vous aux vêpres, ce soir, ma petite mère ? Je m'y rendrai volontiers pour vous voir. C'est tout à fait exact, ma petite mère, c'est absolument vrai que vous êtes une jeune fille vertueuse, sensible et instruite ; mais il vaudrait mieux, à mon avis, qu'il épouse cette marchande. Ne le pensez-vous pas, ma petite mère ? Il serait préférable qu'il choisisse cette marchande, qu'il l'épouse donc. Je ferai un saut chez vous, ma bonne Varinka, dès que le soir sera tombé, je passerai chez vous pour une petite heure. Le crépuscule vient de bonne heure en cette saison, et j'irai vous trouver. En ce moment vous attendez Bykov. Quand il sera parti, nous verrons… Attendez ma visite, ma petite mère, je viendrai ce soir…

 

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

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27 septembre.

 

Mon ami, cher Makar Alexéievitch !

 

Monsieur Bykov prétend que je dois avoir absolument trois douzaines de chemises en toile de Hollande. Il faudrait donc trouver au plus vite deux lingères pour deux douzaines de chemises encore, car il ne nous reste que peu de temps. Monsieur Bykov s'impatiente et dit que ces histoires de chiffons traînent trop. Notre mariage aura lieu dans cinq jours, et nous partirons dès le lendemain. Monsieur Bykov désire hâter les choses ; il assure qu'il ne faut pas perdre du temps pour des futilités. Je suis exténuée, à cause de tous ces soucis, et c'est à peine si je tiens sur mes jambes. J'ai une masse de choses à régler ; j'en ai par-dessus la tête et je me demande s'il n'aurait pas mieux valu renoncer à toute cette histoire. À propos : nous n'avons pas assez de dentelles et de guipures. Il faudrait donc en racheter, car Monsieur Bykov déclare qu'il ne souffrirait pas que sa femme soit vêtue comme une cuisinière, et qu'il est indispensable que je « rabatte le caquet à toutes les femmes des propriétaires du voisinage». Ce sont ses propres mots. C'est pourquoi, Makar Alexéievitch, je vous prie d'aller trouver Madame Chiffon à la rue Gorohovaïa. Dites-lui, premièrement, de nous envoyer des lingères et demandez-lui, en second lieu, de bien vouloir passer chez moi. Je suis souffrante aujourd'hui. Il fait si froid dans notre nouveau logis, et tout y est en désordre. La tante de Monsieur Bykov est si vieille qu'elle respire à peine. Je crains tout le temps qu'elle ne meure avant notre départ ; mais Monsieur Bykov assure que ce n'est rien, qu'elle reprendra des forces. Tout est sens dessus dessous dans la maison. Monsieur Bykov ne vit pas avec nous, si bien que les domestiques s'absentent à tout bout de champ. On ne sait jamais où les trouver. Il arrive par moments que Fédora soit seule à nous servir. Quant au valet de chambre de Monsieur Bykov, qui devait veiller à tout, voilà trois jours qu'il est parti sans rien dire. Monsieur Bykov vient nous voir chaque matin, gronde constamment et a même rossé hier le gérant de la maison, à la suite de quoi il a eu des difficultés avec la police… J'ignorais par qui vous faire porter ma lettre. J'ai recours à la poste pour vous la faire parvenir. Ah ! oui, j'allais oublier l'essentiel ! Dites à madame Chiffon qu'il faut absolument qu'elle change les guipures, en se conformant à l'échantillon examiné hier, et qu'elle vienne elle-même chez moi pour me montrer un nouveau choix. Dites-lui aussi que j'ai changé d'avis au sujet du canezou : il faudra le faire au petit point. Et puis : les initiales sur les mouchoirs devront être faites au tambour, vous m'entendez ? Au tambour et non pas à plat. Faites bien attention, n'oubliez pas que je veux un travail au tambour. Ah ! j’allais oublier encore : Recommandez-lui, pour l'amour du ciel, de coudre les feuilles très haut sur la pèlerine, je la renforcerai avec des baleines, et d'entourer le col de dentelle ou d'un large falbala. N'oubliez pas, je vous en prie, de le lui dire, Makar Alexéievitch.

 

Votre V. D.

 

P.-S. Je me fais des scrupules de vous tourmenter ainsi avec mes commissions. Avant-hier déjà, vous avez couru la ville toute la matinée pour moi. Mais que faire ! Il n'y a aucun ordre dans notre maison, et je suis souffrante moi-même. Ne m'en voulez donc pas, Makar Alexéievitch. Quelle tristesse ! Que sortira-t-il de tout cela, mon ami, mon cher, mon brave, mon bon Makar Alexéievitch ? Je crains d'interroger l'avenir. Je suis poursuivie de pressentiments et je vis comme dans un brouillard.

 

P.-S. Pour l'amour du ciel, mon ami, n'oubliez rien de ce que je viens de vous confier. Je crains que vous ne vous trompiez ou ne fassiez une confusion. Souvenez-vous bien : au tambour, et non pas à plat.

 

V. D.

 

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27 septembre.

 

Très honorée Varvara Alexéievna,

 

J'ai rempli consciencieusement toutes les commissions dont vous m'avez chargé. Madame Chiffon prétend qu'elle avait songé elle-même à faire le travail au tambour, que c'est plus convenable ainsi, si j'ai bien compris, car je ne sais pas très bien ce qu'elle m'a dit à ce sujet. Il y a encore ce falbala dont vous m'avez écrit, et elle m'a parlé de falbala, elle aussi. Seulement, ma petite mère, je n'arrive pas à me souvenir de ce qu'elle m'a expliqué au sujet du falbala. Tout ce que je puis dire est qu'elle m'en a parlé longuement. C'est une femme impossible. De quoi peut-il bien s'agir ? D'ailleurs, elle vous le répétera elle-même. Je dois avouer, ma petite mère, que je me sens comme égaré. J'ai même manqué mon travail aujourd'hui. Croyez-moi, ma chère amie, c'est à tort que vous désespérez. Pour vous tranquilliser, je suis prêt à visiter tous les magasins de la ville. Vous m'écrivez que vous redoutez d'interroger l'avenir. Pourquoi donc, du moment que vous saurez tout ce soir à six heures : madame Chiffon viendra chez vous elle-même. Ne vous tourmentez pas ; gardez bon espoir, ma petite mère. Vous verrez que tout s'arrangera pour le mieux, comme je vous le dis. Quant à ce falbala, quant à ce maudit falbala – au diable tous ces falbalas ! Je serais venu vous voir, mon doux ange, j'aurais fait un saut chez vous, je serais venu certainement. Je me suis même approché, à deux reprises, des portes de votre maison. Mais ce Bykov, pardon, je voulais dire Monsieur Bykov, a l'air si fâché, alors je ne me suis pas risqué… Et puis quoi !

 

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

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28 septembre.

 

Cher Monsieur Makar Alexéievitch !

 

Je vous en supplie, courez vite chez le joaillier. Dites-lui que je renonce aux pendants d'oreilles avec perles et émeraudes, et qu'il faut les décommander. Monsieur Bykov trouve que ce serait trop luxueux, et trop cher surtout. Il est très fâché ; il prétend que nous faisons trop de dépenses, que nous le dévalisons. Il a même déclaré hier que s'il avait pu prévoir tous ces frais, il aurait évité de s'engager ainsi. Il dit que nous partirons tout de suite après la cérémonie du mariage, qu'il n'y aura pas d'invités, et que je ne dois pas m'attendre à pouvoir danser et m'amuser, car les fêtes de fin d'année sont encore éloignées. Voilà comment il me parle ! Dieu sait pourtant si j'avais besoin de toutes ces choses. C'est Monsieur Bykov lui-même qui avait tenu à les commander au début. Je n'ose pas lui répondre, il est si irascible. Que sera ma vie ?

 

V. D.

 

* * * * *

 

28 septembre.

 

Ma tourterelle Varvara Alexéievna !

 

Je – c'est-à-dire que le joaillier dit que c'est en ordre. Quant à moi, j'avais voulu vous dire, en commençant cette lettre, que je suis malade, hors d'état de quitter le lit. Cela tombe bien, au moment où il y a tant de choses à régler et où on a besoin de moi. Oh ! ces rhumes, que le diable les emporte ! Je dois vous informer également que, pour parachever mes malheurs, Son Excellence a cru devoir faire preuve de sévérité aujourd'hui, s'emportant vivement contre Émilien Ivanovitch, si bien que Son Excellence se trouvait à bout de force finalement, l'infortuné, et avait le souffle coupé. Je vous fais part de tous ces ennuis. Je voulais vous parler d'autre chose encore ; mais je crains de vous importuner, car je ne suis, ma petite mère, qu'un homme simple et sans instruction. J'écris, comme cela, ce qui me passe par la tête, et il se pourrait que vous trouviez çà et là… bref… et puis quoi !

 

Votre Makar DIÉVOUCHKINE.

 

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29 septembre.

 

Varvara Alexéievna, ma chère amie !

 

J'ai vu Fédora aujourd'hui, ma tourterelle. Elle m'a dit que votre mariage est fixé pour demain, que vous partirez après-demain et que Monsieur Bykov a déjà retenu des chevaux. Pour ce qui est de Son Excellence, je vous en ai parlé dans ma dernière lettre. Ah ! oui : j'ai vérifié les factures du magasin de la rue Gorohovaïa : les comptes sont exacts, mais je trouve leurs prix très élevés. Pourquoi donc Monsieur Bykov vous fait-il ces reproches ? Bah ! Soyez heureuse, ma petite mère. Je me réjouis pour vous ; oui, je me réjouirai de vous savoir heureuse. Je me serais rendu à l'église, mais c'est impossible, car j'ai des douleurs aux hanches. Je reviens encore à cette question de correspondance qui me tracasse : qui se chargera désormais de nous faire parvenir nos lettres, ma petite mère ? À propos : vous avez été très généreuse envers Fédora, ma chère amie. Vous avez bien fait, ma chère, vous avez très bien fait ! C'est une bonne action, et le Seigneur vous bénira pour chacun de vos bienfaits. Les bonnes œuvres sont toujours payées de retour, et les vertus trouvent un jour ou l'autre leur récompense, selon la Justice divine, tôt ou tard ! Ma petite mère ! Il y a tant de choses dont j'aimerais vous parler. Je pourrais vous écrire comme cela toutes les heures, toutes les minutes même, je vous aurais tout raconté, tout confié. J'ai encore chez moi votre livre Les Contes de Bielkine. Ne me le reprenez pas, ma petite mère, faites-m'en cadeau, ma tourterelle. Ce n'est pas que j'aie tellement envie de le lire. Mais l'hiver approche, vous le savez. Les soirées seront longues ; je m'ennuierai, je serai triste peut-être, alors ce sera une lecture pour me distraire. J'ai décidé, ma petite mère, de quitter ma chambre actuelle et de m'installer dans votre ancien appartement, comme sous-locataire de Fédora. Pour rien au monde je ne voudrais me séparer maintenant de cette brave femme. Avec cela, elle est si travailleuse. J'ai examiné en détail, hier, votre appartement abandonné et désert. Tout y est à la même place. Le châssis de couture n'a pas bougé, et le travail que vous étiez en train de faire s'y trouve encore, dans l'angle de la pièce. J'ai regardé ce que vous aviez commencé à coudre. De petits morceaux d'étoffe traînent çà et là. Vous aviez même enroulé un bout de fil autour de l'une de mes lettres. Dans le tiroir de votre table, j'ai découvert une feuille de papier sur laquelle il était écrit : « Cher Monsieur Makar Alexéievitch. Je me hâte de… » et c'est tout. Quelqu'un, apparemment, a dû vous interrompre à l'endroit le plus intéressant. Dans un autre coin, derrière un paravent, j'ai vu votre petit lit… Oh ! ma tourterelle ! Adieu, maintenant, adieu. Pour l'amour de Dieu, répondez-moi à cette lettre, répondez n'importe quoi, ne me faites pas attendre.

 

Makar DIÉVOUCHKINE.

 

* * * * *

 

30 septembre.

 

Makar Alexéievitch, mon inestimable ami !

 

Les destins sont accomplis ! Mon sort est décidé. J'ignore ce qu'il sera, mais je me soumets à la volonté du Seigneur. Nous partons demain. Je vous dis adieu pour la dernière fois, mon inestimable ami, mon bienfaiteur, vous qui avez été pour moi comme un père ! Ne vous laissez pas accabler par mon départ, vivez heureux ; souvenez-vous de moi, et que la bénédiction divine soit avec vous ! Je penserai à vous souvent, très souvent, et je vous mentionnerai dans mes prières. Elle est finie maintenant, cette période de ma vie. Je n'emporte pas beaucoup de souvenirs heureux dans ma nouvelle existence ; il me sera d'autant plus agréable de me rappeler ce que vous avez été pour moi, la place que vous avez dans mon cœur n'en sera que plus grande. Vous êtes mon unique ami. Vous seul m'avez aimée ici. Car j'ai tout vu, je savais combien vous m'aimiez. Mon sourire suffisait à vous rendre heureux ; une seule ligne de mes lettres pouvait vous remplir de joie. Il va falloir maintenant vous déshabituer de moi. Que ferez-vous désormais dans votre vie solitaire ? Qui s'occupera de vous, mon inestimable, mon unique ami ? Je vous laisse mon livre, mon châssis de couture, ainsi que la lettre commencée que vous avez trouvée dans mon tiroir. Lorsque vous regarderez ces lignes inachevées, vous pourrez les compléter en pensée en y ajoutant tout ce que vous auriez aimé lire, tout ce que j'aurais pu vous écrire en réalité, et Dieu sait ce que je vous aurais écrit aujourd'hui. Pensez quelquefois à votre pauvre Varinka, qui vous a tant aimé. Toutes vos lettres sont restées dans la commode de Fédora, dans le tiroir d'en haut. Vous me dites que vous êtes malade ; mais Monsieur Bykov ne veut pas que je sorte en ce moment. Je vous écrirai, mon ami, je le promets. Nul ne sait d'avance ce qui peut nous arriver. Je vous dis donc adieu pour toujours, mon ami, mon cher ami, mon frère, pour toujours !… Oh ! comme je vous aurais embrassé en cet instant ! Adieu, mon ami, adieu, adieu. Soyez heureux, portez-vous bien. Je prierai pour vous éternellement. Oh ! que je me sens triste en cette minute ; quel poids j'ai sur l'âme. Monsieur Bykov m'appelle. Votre amie qui vous aimera toujours.

 

V.

 

P.-S. Mon âme est pleine, mon âme déborde de larmes… Les sanglots comprimés dans ma poitrine m'étouffent.

 

Adieu.

 

Oh ! mon Dieu, que c'est triste !

 

N'oubliez jamais votre malheureuse Varinka.

 

* * * * *

 

Varinka, ma petite mère, ma tourterelle, mon adorable Varinka !

 

On vous emmène, vous partez. Oh ! ils auraient mieux fait de m'arracher le cœur de la poitrine, plutôt que de vous éloigner de moi. Comment avez-vous pu ? Voyez : vous pleurez et vous partez néanmoins. Là, je viens de recevoir une lettre de vous, une lettre toute trempée de larmes. C'est donc que vous n'avez pas envie de partir. C'est donc qu'on vous emmène de force. C'est donc que vous avez pitié de moi. C'est donc que vous m'aimez ! Comment allez-vous vivre maintenant, et avec qui ? Là-bas, votre petit cœur se morfondra de tristesse, d'ennui et de solitude morale. La mélancolie le rongera, votre petit cœur, le chagrin le fera éclater. Vous mourrez, et on vous ensevelira dans la terre humide et froide de ce lieu étranger, et il n'y aura personne pour pleurer sur vous. Monsieur Bykov n'en aura pas le temps. Monsieur Bykov ne songera qu'à chasser les lièvres… Oh ! ma petite mère, ma petite mère ! Pourquoi avez-vous pris cette décision ? Comment avez-vous pu vous résoudre à une telle chose ? Qu'avez-vous fait, qu'avez-vous fait, quel crime vous avez commis envers vous-même ! C'est la tombe que vous trouverez chez eux. Ils vous feront mourir, mon doux ange. Car vous êtes de si faible constitution, ma petite mère. Où donc étais-je pendant ce temps ? Où avais-je les yeux, imbécile que je suis ! Au lieu de m'opposer carrément – eh bien non ! idiot, idiot que je suis, je n'ai pensé à rien, je n'ai rien vu. Comme si tout ce qui est arrivé était juste, nécessaire, comme si tout cela ne me regardait en rien. Et je me démenais durant ces jours pour un falbala… Non, Varinka, non, je ne le permettrai pas. Je me lèverai du lit. D'ici demain je serai guéri peut-être et je pourrai sortir… Je me jetterai, ma petite mère, sous les roues de la voiture, mais je ne vous laisserai pas partir. Voyons, vous n'y songez pas ! De quel droit, de quel droit agit-on ainsi ? Je partirai avec vous, je courrai derrière la voiture, si vous refusez de m'emmener, je courrai de toutes mes forces, jusqu'à en rendre l'âme. Vous doutez-vous seulement de ce qui vous attend là-bas, là où vous allez maintenant, ma petite mère ? Peut-être l'ignorez-vous encore ? Demandez-le-moi en ce cas. Vous ne verrez autour de vous que des steppes désolées, ma chère amie, des steppes, des plaines nues s'étendant à l'infini, de la terre nue comme la paume de ma main. Les paysannes qui vivent dans ce pays sont insensibles, dures, et les moujiks grossiers sont ivres tout le temps.  Les arbres ont perdu leurs feuilles en cette saison ; il y pleut, il y fait froid – et c'est là que vous allez ! Passe pour Monsieur Bykov, qui a de quoi s'occuper : il vivra avec ses lièvres. Mais vous, vous, que ferez-vous ? Vous tiendrez votre rôle d'épouse d'un grand propriétaire, ma petite mère ? Voyons, mon angelet, regardez-vous : avez-vous l'air d'une femme de ce genre ?… Comment tout cela a-t-il pu arriver, Varinka ? À qui vais-je écrire maintenant, ma petite mère ? Eh oui ! vous devriez vous le demander, ma petite mère : à qui va-t-il envoyer des lettres désormais ? Qui pourrai-je appeler ma petite mère, à qui devrai-je donner ce nom si doux et si tendre ? Où vous retrouverai-je ensuite, mon doux ange ? J'en mourrai, Varinka, j'en mourrai sûrement ! Mon cœur ne supportera pas un si grand malheur ! Je vous ai aimée plus que la lumière du jour ; je vous ai aimée comme si vous étiez ma propre fille, j'ai tout aimé en vous, ma petite mère ! C'est pour vous uniquement que je vivais d'ailleurs, pour vous seule. Je travaillais, je copiais des documents, je marchais, me promenais, je couchais mes impressions sur le papier sous forme de lettres amicales, et tout cela parce que vous habitiez, ma petite mère, en face de moi, tout près. Vous l'ignoriez peut-être, mais c'était ainsi ! Mais non, écoutez-moi, ma petite mère, réfléchissez, ma tourterelle : comment pourriez-vous partir, nous quitter maintenant ? Voyons, mon amie, c'est impossible, vous n'êtes pas en état de faire ce voyage ; vous ne pouvez pas l'entreprendre, c'est exclu, absolument exclu ! Il pleut en ce moment, et vous êtes si faible, vous prendrez froid ! Votre voiture sera trempée, la pluie la traversera, c'est certain ! D'ailleurs, elle se brisera, cette voiture, dès que vous aurez franchi la barrière des faubourgs. Elle se brisera exprès. Ignorez-vous donc qu'on construit très mal les châssis à Saint-Pétersbourg ? Je les connais ces carrossiers : pourvu que le châssis ait du style, qu'il ressemble à un jouet bien soigné, ils ne s'inquiètent guère de sa solidité. Je jure qu'ils se brisent comme de rien ! Je me jetterai à genoux devant Monsieur Bykov, ma petite mère, et je le lui prouverai, je le lui démontrerai ! Et vous aussi, ma petite mère, vous le lui prouverez, vous lui expliquerez, avec des arguments raisonnables, décisifs, que vous devez rester ici, qu'il vous est impossible de partir… Oh ! que n'a-t-il épousé cette commerçante de Moscou ! Il aurait mieux fait de la prendre pour femme. Une commerçante lui aurait convenu davantage ; c'eût été infiniment plus indiqué pour lui. Je le sais, moi, je le sais fort bien, et je sais aussi pourquoi. Quant à vous, je vous aurais gardée ici, près de moi. Que vous est-il, après tout, ce Bykov ? En quoi a-t-il su vous plaire tout à coup ? Serait-ce, peut-être, parce qu'il vous a acheté des tas de falbalas, est-ce la raison par hasard ? Mais qu'est-ce donc qu'un falbala ? À quoi sert le falbala ? Vétilles que cela, ma petite mère ! Il y va d'une vie humaine, tandis que le falbala, ma petite mère, n'est qu'un misérable torchon ! Voilà ce que c'est, le falbala, un torchon et rien de plus ! Mais moi aussi, mais moi-même, je vous en achèterai, des falbalas ! Je vous en achèterai dès que j'aurai touché mon traitement. Si, si, j'en achèterai, je connais un magasin où l'on en vend. Attendez seulement que j'aie touché mon traitement, mon chérubin adoré, ma Varinka ! Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! Vous tenez donc absolument à partir pour les steppes avec Monsieur Bykov, vous avez irrévocablement décidé de partir, de partir sans esprit de retour ! Ah ma petite mère !… Non ! Vous m'écrirez encore, vous m'enverrez encore une lettre pour me décrire tout en détail, et quand vous serez loin, vous m'écrirez de là-bas également. Sinon, mon petit ange radieux, cette lettre-ci serait la dernière. Or, comment se pourrait-il que cette lettre fût la dernière ? C'est impossible, voyons ! Pourquoi la dernière, et pourquoi celle-ci justement ? Comme ça, tout à coup ? Mais non, non, j'écrirai encore, et vous aussi, vous m'écrirez… Voyez, mon style est en train de se former… Oh ! mon amie, je me moque bien du style ! En ce moment même, je ne sais plus ce que j'écris, je ne le sais pas, je ne sais plus rien, je ne me relis pas et je ne corrige pas mes phrases. J'écris pour écrire seulement, pour vous parler le plus longtemps possible… Oh ! ma tourterelle, ma petite fille, ma petite mère !

 

 

 

 

 

 


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Novembre 2005

 

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