Alexandre Dumas
DIVERS CONTES
Table des matières
La chemise de la Sainte Vierge
Comment saint Éloi fut guéri de la vanité
Roland, de retour de Roncevaux
Histoire du démon familier du sire de Corasse
Le diable et la cathédrale de Cologne
Le nain du lac et la dame Noire
Le dragon des chevaliers de Saint-Jean
À propos de cette édition électronique
Je n’ai jamais vu d’aspect plus original que celui de cette petite ville, placée entre l’étang de Berre et le canal de Bouc, et bâtie non pas au bord de la mer, mais dans la mer. Martigues est à Venise ce qu’est une charmante paysanne à une grande dame ; mais il n’eût fallu qu’un caprice de roi pour faire de la villageoise une reine.
Martigues fut, assure-t-on, bâtie par Marius. Le général romain, en l’honneur de la prophétesse Martha, qui le suivait, comme chacun sait, lui donna le nom qu’elle porte encore aujourd’hui. L’étymologie peut n’être point fort exacte ; mais, comme on le sait, l’étymologie est de toutes les serres chaudes celle qui fait éclore les plus étranges fleurs.
Ce qui frappe d’abord dans Martigues, c’est sa physionomie joyeuse ; ce sont ses rues, toutes coupées de canaux et jonchées de cyatis et d’algues aux senteurs marines ; ce sont ses carrefours, où il y a des barques comme autre part il y a des charrettes. Puis, de pas en pas, des squelettes de navires surgissent ; le goudron bout, les filets sèchent. C’est un vaste bateau où tout le monde pêche, les hommes au filet, les femmes à la ligne, les enfants à la main ; on pêche dans les rues, on pêche de dessus les ponts, on pêche par les fenêtres, et le poisson, toujours renouvelé et toujours stupide, se laisse prendre ainsi au même endroit et par les mêmes moyens depuis deux mille ans.
Et cependant, ce qui est bien humiliant pour les poissons, c’est que la simplicité des habitants de Martigues est telle que, dans le patois provençal, leur nom lé Martigao est proverbial. Lé Martigao sont les Champenois de la Provence ; et comme malheureusement il ne leur est pas né le moindre La Fontaine, ils ont conservé leur réputation première dans toute sa pureté.
C’est un Martigao, ce paysan qui, voulant couper une branche d’arbre, prend sa serpe, monte à l’arbre, s’assied sur la branche, et la coupe entre lui et le tronc.
C’est un Martigao qui, entrant dans une maison de Marseille, voit pour la première fois un perroquet, s’approche et lui parle familièrement comme on parle en général à un volatile.
– S… cochon, répond le perroquet avec sa grosse voix de mousquetaire aviné.
– Mille pardons, monsieur, dit le Martigao en ôtant son bonnet ; je vous avais pris pour un oiseau.
Ce sont trois députés martigaos qui, envoyés à Aix pour présenter une requête au Parlement, se font indiquer aussitôt leur arrivée la demeure du premier président et sont introduits dans l’hôtel. Conduits par un huissier, ils traversent quelques pièces dont le luxe les émerveille ; l’huissier les laisse dans le cabinet qui précède la salle d’audience, et étendant la main vers la porte, il leur dit : « Entrez » et se retire. Mais la porte que leur avait montrée l’huissier était fermée hermétiquement par une lourde tapisserie, ainsi que c’était la coutume de l’époque ; de sorte que les pauvres députés, ne voyant, entre les larges plis de la portière, ni clef, ni bouton, ni issue, s’arrêtèrent très embarrassés et ne sachant comment faire pour passer outre. Ils tinrent alors conseil, et au bout d’un instant le plus avisé des trois dit :
« Attendons que quelqu’un entre ou sorte, et nous ferons comme il fera. » L’avis parut bon, fut adopté, et les députés attendirent.
Le premier qui vint fut le chien du président, qui passa sans façon par-dessous le rideau.
Les trois députés se mirent aussitôt à quatre pattes, passèrent à l’instar du chien, et comme leur requête leur fut accordée, leurs concitoyens ne doutèrent pas un instant que ce ne fût à la manière convenable dont ils l’avaient présentée, plus encore qu’à la justice de la demande, qu’ils devaient leur prompt et entier succès.
Il y a encore une foule d’autres histoires non moins intéressantes que les précédentes ; par exemple, celle d’un Martigao qui, après avoir longtemps étudié le mécanisme d’une paire de mouchettes, afin de se rendre compte de l’utilité de ce petit ustensile, mouche la chandelle avec ses doigts et dépose proprement la mouchure sur le récipient ; mais je craindrais que quelques-unes de ces charmantes anecdotes ne perdissent beaucoup de leur valeur par l’exportation.
Tant il y a que sur les lieux elles ont une vogue charmante, et que depuis l’époque de sa fondation, qui remonte, comme nous l’avons dit, à Marius, Martigues défraye d’histoires et de coqs-à-l’âne toutes les villes, libéralité dont, à ce que m’assurait notre aubergiste, elle commence tant soit peu à se lasser.
Martigues a pourtant fourni un saint au calendrier ; ce saint est le bienheureux Gérard Tenque, de son vivant épicier dans la ville de Marius. Étant allé pour son commerce à Jérusalem, il fut indigné des mauvais traitements que les pèlerins éprouvaient dans les saints lieux ; dès lors il résolut de se dévouer au soulagement de ces pieux voyageurs, après avoir fait à la chrétienté le sacrifice de sa boutique, qui, comme on le voit par le voyage que Gérard avait entrepris, devait avoir une certaine importance. En conséquence il céda son fonds, réalisa son bien, puis, faisant de l’argent que lui rapporta cette double vente une masse première, il se mit immédiatement en mesure de doubler et de tripler cette masse en allant quêter pour les pauvres, le bourdon[1] à la main, auprès des négociants d’Alexandrie, du Caire, de Jaffa, de Beyrouth et de Damas, avec lesquels il était en relations d’affaires. Dieu bénit son intention et permit qu’elle eût le saint résultat que Gérard s’était proposé. En effet, sa quête ayant été plus abondante qu’il ne l’espérait lui-même, Gérard Tenque fit construire un hospice destiné à recueillir et à héberger tous les chrétiens que leur dévotion pour les saints lieux attirerait en Judée. La première croisade le surprit au milieu de cette pieuse fondation, à laquelle la conquête de Godefroi de Bouillon donna bientôt une immense importance, et dont les privilèges et les statuts, confirmés par lettres de Rome, devinrent ceux des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Ainsi cet ordre magnifique, qui n’admettait dans ses rangs que les chevaliers de la plus haute noblesse et du plus grand courage, avait eu pour fondateur un pauvre épicier.
Dans le partage des reliques qui s’était fait entre les chrétiens après la prise de Jérusalem, Gérard Tenque avait obtenu pour sa part la chemise que portait la Sainte Vierge le jour où l’ange Gabriel vint la saluer comme mère du Christ. La relique était d’autant plus précieuse, que, comme preuve d’authenticité, la chemise était marquée d’un M, d’un T et d’un L, ce qui voulait incontestablement dire : Marie de la tribu de Lévy.
Après sa mort, Gérard Tenque fut canonisé ; aussi, lorsque l’île de Rhodes fut reprise par les infidèles, les chevaliers, qui ne voulaient pas laisser les saints ossements de leur fondateur entre les mains des infidèles, exhumèrent son cercueil et le transférèrent au château de Manosque, dont la seigneurie appartenait à l’ordre de Malte. Là, le commandeur, qui, pour l’incrédulité, était une espèce de saint Thomas, sachant que la chemise de la Vierge avait été enterrée avec le défunt, fit ouvrir le cercueil, afin de s’assurer de l’identité des reliques qu’on lui donnait en garde : le corps était parfaitement conservé et la chemise était à sa place.
Alors le commandeur jugea avec beaucoup de sagacité que, puisque le bienheureux Gérard était canonisé, il n’avait pas besoin d’une aussi importante relique que celle qu’il avait accaparée, et qui, après avoir efficacement, sans doute, contribué à son salut, pouvait, non moins efficacement encore, contribuer au salut des autres. Or, comme charité bien ordonnée est de commencer par soi-même, le bon commandeur s’appropria la chemise, qu’il fit mettre dans une très belle châsse, et qu’il transporta en son château de Calissane en Provence, où elle fit force miracles. Au moment de mourir, à son tour, le commandeur, qui naturellement mourait sans postérité, ne voulut pas exposer une si sainte relique à tomber entre les mains de collatéraux, et la légua à la principale église de la ville murée, la plus proche de son château attendu qu’un si précieux dépôt ne pouvait pas être confié à une ville ouverte.
On comprend que, lorsque la teneur du testament fut connue, il fit grand bruit dans les cités avoisinantes ; chaque ville envoya ses géomètres, qui mesurèrent, la toise à la main, à quelle distance elle était du château de Calissane. La ville de Berre fut reconnue être celle qui avait les droits les plus incontestables à la sainte relique, et la chemise miraculeuse lui fut adjugée par l’archevêque d’Arles, au grand désespoir de Martigues, qui avait perdu d’une demi-toise.
À partir de ce moment, c’est-à-dire de la moitié du XVe siècle à peu près, la bienheureuse chemise fut exposée tous les ans, le jour de Sainte-Marie ; mais à l’époque de la Révolution elle disparut sans qu’on n’ait jamais pu savoir ce qu’elle était devenue.
Le vieux château qui domine Beaucaire, et qui a fait grand bruit au XIIe siècle avec ses machines de guerre et au XVIe avec ses canons, est bâti sur des substructions romaines ; ses différents ouvrages de guerre sont du XIe, du XIIIe et du XIVe siècle. Du haut de ses remparts on aperçoit un magnifique paysage, dont le premier plan est Tarascon et Beaucaire, séparés par le Rhône et liés par un pont, et le dernier Arles, la ville romaine, Arles, l’Herculanum de la France, engloutie et recouverte par la lave de la barbarie.
Nous descendîmes de notre vieux château, dans lequel il ne reste de complet qu’une charmante cheminée du temps de Louis XIII ; nous traversâmes le pont suspendu, qui est long de cinq cent cinquante pas, c’est-à-dire d’environ quinze cents pieds ; nous passâmes au pied de la forteresse, bâtie par le roi René, et nous entrâmes dans l’église, édifiée au XIIe siècle, restaurée au XIVe.
Cette église est sous l’invocation de sainte Marthe, l’hôtesse du Christ. Toute une pieuse et sainte histoire se rattache à son érection : la science la nie, mais la foi la consacre, et dans cette lutte de l’âme qui croit et de l’esprit qui doute, c’est la science qui a été vaincue.
Marthe naquit à Jérusalem. Son père Syrus et sa mère Eucharie étaient de sang royal. Elle avait un frère aîné qui s’appelait Lazare ; elle avait une sœur cadette qui s’appelait Madeleine.
Lazare était un beau cavalier, moitié asiatique, moitié romain, qui, ne pouvant employer son temps à la guerre, puisque Octave avait fait la paix au monde, le passait en chasse et en plaisirs. Il avait de jeunes esclaves achetés en Grèce ; il avait de beaux chevaux amenés d’Arabie ; et plus d’une fois, dans un char à quatre roues orné d’ivoire et d’airain, précédé par un coureur à robe retroussée, il avait croisé le fils de Dieu marchant pieds nus au milieu de son cortège de pauvres.
Madeleine était une belle courtisane, à la manière de Julie, la fille de l’empereur ; elle avait de longs cheveux blonds, qu’une esclave de Lesbos assemblait tous les matins sur sa tête en les nouant avec une chaîne de perles ; elle portait le manteau ouvert par-devant, qui laissait voir une gorge merveilleuse, soutenue par un réseau d’or, et que les Latins appelaient cæsicium, à cause des blessures qu’il faisait au cœur des hommes. Elle avait des tuniques parsemées de grandes fleurs d’or et de pourpre, qu’on nommait à Rome patagiata, du nom d’une maladie nommée patagus, qui laissait des taches sur tout le corps ; et comme ses pieds délicats et parfumés, tout couverts de bagues et de pierreries, n’étaient point faits pour marcher, on lui amenait des litières avec des rideaux d’étoffes asiatiques, où elle se faisait porter comme une matrone romaine par des esclaves vêtus de panulæ, tandis qu’une suivante, l’accompagnant à pied, étendait entre elle et le soleil un grand éventail recouvert de plumes de paon ; et les coureurs africains, qui marchaient devant elle pour ouvrir le chemin, firent plus d’une fois ranger devant l’équipage de la riche courtisane cette pauvre Marie qui était la mère du Sauveur.
Marthe voyait toutes ces choses avec peine, et souvent elle tenta de réformer l’existence dissipée de son frère et la vie dissolue de sa sœur ; car des premières elle avait écouté et recueilli la parole du Christ ; mais toujours tous deux avaient ri à ses discours. Enfin, elle leur proposa de venir recueillir la manne sainte que le Sauveur laissait tomber de ses lèvres. Madeleine et Lazare y consentirent ; ils y allèrent joyeux, railleurs et incrédules ; ils écoutèrent la parabole du trésor, de la perle et du filet ; ils entendirent la prédiction du dernier jugement ; ils virent Jésus marcher sur les eaux, et ils revinrent pensifs[2].
Et le soir même, Lazare dit à Marthe : Ma sœur, vendez mes biens et distribuez-les aux pauvres.
Et le lendemain, tandis que le fils de Dieu dînait chez Simon le pharisien, Madeleine entra, portant un vase d’albâtre plein d’huile de parfum.
Et se tenant derrière le Sauveur, elle s’agenouilla à ses pieds, et commença à les arroser de ses larmes, et elle les essuyait avec ses cheveux, les baisait et y répandait ce parfum.
Ce que voyant le pharisien qui l’avait invité, il dit en lui-même : Si cet homme était prophète, il saurait qui est celle qui le touche, et que c’est une femme de mauvaise vie.
Alors Jésus, prenant la parole, lui dit : Simon, j’ai quelque chose à vous dire. – Il répondit : Maître, dites.
Un créancier avait deux débiteurs : l’un lui devait cinq cents deniers, et l’autre cinquante.
Mais comme ils n’avaient pas de quoi les lui rendre, il leur remit à tous deux leur dette. Lequel des deux l’aimera donc davantage ?
Simon répondit : Je crois que ce sera celui auquel il a le plus remis. – Jésus lui dit : Vous avez fort bien jugé.
Et se retournant vers la femme, il dit à Simon : Je suis entré dans votre maison, vous ne m’avez point donné d’eau pour me laver les pieds ; et elle, au contraire, a arrosé mes pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux.
Vous me m’avez point donné de baiser ; mais elle, au contraire, depuis qu’elle est entrée, n’a cessé de baiser mes genoux.
Vous n’avez point répandu d’huile sur ma tête ; et elle a répandu ses parfums sur mes pieds.
C’est pourquoi je vous déclare que beaucoup de péchés lui seront remis, parce qu’elle a beaucoup aimé. Mais celui à qui on remet moins aime moins.
Alors il dit à cette femme : Vos péchés vous sont remis.
Et ceux qui étaient à table avec lui commencèrent à dire : Qui est celui qui remet même les péchés ?
Et Jésus dit encore à cette femme : Votre foi vous a sauvée ; allez en paix[3].
Et quelque temps après, Jésus, étant en chemin avec ses disciples, entra dans un bourg, et une femme nommée Marthe le reçut dans sa maison.
Elle avait une sœur nommée Marie-Madeleine, qui, se tenant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole.
Mais Marthe était fort occupée à préparer tout ce qu’il fallait ; et s’arrêtant devant Jésus, elle lui dit : Seigneur, ne considérez-vous point que ma sœur me laisse servir toute seule ? Dites-lui donc qu’elle m’aide.
Mais le Seigneur lui dit : Marthe, Marthe, vous vous empressez et vous vous troublez dans le soin de beaucoup de choses.
Cependant une seule est nécessaire ; Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée[4].
Or, vers le temps où Jésus, déclarant qu’il était la porte du bercail et le bon pasteur, prouvait sa mission et sa divinité par ses œuvres, un homme tomba malade, nommé Lazare, qui était du bourg de Béthanie[5], où demeuraient Marie et Marthe sa sœur.
Cette Marie était celle qui répandit sur le Seigneur une huile de parfums, et qui lui essuya les pieds avec ses cheveux, et Lazare, qui était alors malade, était son frère.
Ses sœurs envoyèrent donc dire à Jésus : Seigneur, celui que vous aimez est malade.
Ce que Jésus ayant entendu, il dit : Cette maladie ne va point à la mort, mais elle n’est que pour la gloire de Dieu et afin que le fils de Dieu en soit glorifié.
Or, Jésus aimait Marthe, et Marie sa sœur, et Lazare.
Ayant donc entendu qu’il était malade, il demeura encore deux jours au lieu où il était.
Et il dit ensuite à ses disciples : Retournez en Judée ; notre ami Lazare dort, et je m’en vais le réveiller.
Ses disciples lui répondirent : Seigneur, s’il dort il sera guéri.
Jésus leur dit alors clairement : Lazare est mort.
Jésus étant arrivé trouva qu’il y avait déjà quatre jours que Lazare était dans le tombeau.
Et comme Béthanie n’était éloignée de Jérusalem que d’environ quinze stades[6], il y avait quantité de Juifs qui étaient venus voir Marthe et Marie pour les consoler de la mort de leur frère.
Marthe ayant donc appris que Jésus venait alla au-devant de lui, et Marie demeura dans la maison.
Alors Marthe dit à Jésus : Seigneur, si vous eussiez été ici, mon frère ne serait pas mort.
Mais je sais que présentement même Dieu vous accordera tout ce que vous lui demanderez.
Jésus lui répondit : Votre frère ressuscitera.
Marthe lui répondit : Je sais qu’il ressuscitera en la résurrection qui se fera au dernier jour.
Jésus lui répondit : Je suis la résurrection et la vie ; celui qui croit en moi, quand il serait mort, vivra.
Et quiconque vit et croit en moi ne mourra point à jamais, croyez-vous cela ?
Elle lui répondit : Oui, Seigneur, je crois que vous êtes le Christ, le fils du Dieu vivant, qui êtes venu dans ce monde.
Lorsqu’elle eut parlé ainsi, elle s’en alla et appela secrètement Marie, sa sœur, en lui disant : Le maître est venu, et il vous demande.
Ce qu’elle n’eut pas plus tôt entendu qu’elle se leva et vint le trouver.
Car Jésus n’était pas encore entré dans le bourg, mais il était au même lieu où Marthe l’avait rencontré.
Cependant les Juifs qui étaient avec Marie dans la maison et qui la consolaient, ayant vu qu’elle s’était levée si promptement et qu’elle était sortie, la suivirent en disant : Elle s’en va au sépulcre pour y pleurer.
Lorsque Marie fut venue au lieu où était Jésus, l’ayant vu, elle se jeta à ses pieds et lui dit : Seigneur, si vous eussiez été ici, mon frère ne serait point mort.
Jésus, voyant qu’elle pleurait et que les Juifs qui étaient venus avec elle pleuraient aussi, frémit en son esprit et se troubla lui-même.
Et il leur dit : Où l’avez-vous mis ? – Ils lui répondirent : Seigneur, venez et voyez.
Alors Jésus pleura.
Et les Juifs dirent entre eux : Voyez comme il l’aimait.
Mais il y en eut aussi quelques-uns qui dirent : Ne pouvait-il pas empêcher qu’il ne mourût, lui qui a ouvert les yeux à un aveugle-né ?
Jésus, frémissant donc de nouveau en lui-même, vint au sépulcre : c’était une grotte, et on avait mis une pierre par-dessus.
Jésus dit : Ôtez la pierre. – Marthe, qui était la sœur du mort, lui dit : Seigneur, il sent déjà mauvais ; car il y a quatre jours qu’il est là.
Jésus lui répondit : Ne vous ai-je pas dit que si vous croyez, vous verrez la gloire de Dieu ?
Ils ôtèrent donc la pierre, et Jésus, levant les yeux en haut, dit ces paroles : Mon père, je vous rends grâce de ce que vous m’avez exaucé.
Pour moi, je savais que vous m’exaucez toujours ; mais je dis ceci pour ce peuple qui m’environne, afin qu’il croie enfin que c’est vous qui m’avez envoyé.
Ayant dit ces mots, il cria d’une voix forte : Lazare, sortez dehors.
Et à l’heure même le mort sortit, ayant les pieds et les mains liés de bandes et le visage enveloppé d’un linge. Alors Jésus leur dit : Déliez-le et le laissez aller.
Plusieurs donc d’entre les Juifs qui étaient venus voir Marthe et Marie, et qui avaient vu ce que Jésus avait fait, crurent en lui[7].
Or, la même année, six jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie, où était mort Lazare, qu’il avait ressuscité.
On lui apprêta là à souper ; Marthe servait, et Lazare était de ceux qui étaient à table avec lui.
Mais Marie ayant pris une livre d’huile de parfum de vrai nard, qui était de grand prix, elle le répandit sur les pieds de Jésus, et, comme la première fois, elle les essuya avec ses cheveux, et toute la maison fut remplie de l’odeur de ce parfum.
Alors un de ses disciples, à savoir Judas Iscariote, qui devait le trahir, dit : Pourquoi n’a-t-on pas vendu ce parfum trois cents deniers, qu’on aurait donnés aux pauvres ?
Mais Jésus lui dit : Laissez-la faire, parce qu’elle a gardé ce parfum pour le jour de ma sépulture.
Car vous aurez toujours des pauvres parmi vous, et moi vous ne m’aurez pas toujours.
Quelque temps après, accomplissant sa prophétie, Jésus mourait, léguant sa mère à saint Jean, et le monde à saint Pierre.
Le premier jour de la semaine, Marie-Madeleine vint dès le matin au sépulcre, lorsqu’il faisait encore obscur, et elle vit que la pierre avait été ôtée du sépulcre.
Et comme elle pleurait, s’étant baissée pour regarder dans le sépulcre, elle vit deux anges vêtus de blanc assis au lieu où avait été le corps de Jésus, l’un à la tête et l’autre aux pieds.
Ils lui dirent : Femme, pourquoi pleurez-vous ? – Elle leur répondit : C’est qu’ils ont enlevé mon Seigneur, et je ne sais où ils l’ont mis.
Ayant dit cela, elle se retourna, et vit Jésus debout, sans savoir néanmoins que ce fût Jésus.
Alors Jésus lui dit : Femme, pourquoi pleurez-vous ? qui cherchez-vous ? – Elle, pensant que c’était le jardinier, lui dit : Seigneur si c’est vous qui l’avez enlevé, dites-moi où vous l’avez mis, et je l’emporterai.
Jésus lui dit : Marie ! – Aussitôt elle se retourna et lui dit : Rabboni – c’est-à-dire : Mon maître.
Jésus lui répondit : Ne me touchez point, car je ne suis pas encore monté vers mon père ; mais allez trouver mes frères, et dites-leur de ma part : « Je monte vers mon père et votre père, vers mon Dieu et votre Dieu[8]. »
Ici s’arrête l’histoire écrite par les saints apôtres eux-mêmes, et commence la tradition.
Les Juifs, pour punir Marthe, Madeleine, Lazare, Maximin et Marcelle, d’être restés fidèles au Christ au-delà du tombeau, les forcèrent d’entrer dans une barque, et, un jour d’orage, lancèrent la barque à la mer. La barque était sans voile, sans gouvernail et sans aviron ; mais elle avait la foi pour pilote : aussi à peine les condamnés eurent-ils commencé de chanter les hymnes de grâce au Sauveur, que le vent s’abaissa, que les flots se calmèrent, que le ciel devint pur, et qu’un rayon de soleil vint entourer la barque d’une auréole de flamme. Tandis qu’une partie de ceux qui voyaient ce miracle blasphémait le Dieu qui l’avait fait, l’autre tombait à genoux pour l’adorer ; et cependant la barque, glissant comme poussée par une main divine, aborda aux côtes de Marseille, et les ouvriers de Dieu, les envoyés de sa parole, les apôtres de sa religion, se dispersèrent dans la province pour distribuer à ceux qui avaient faim la sainte nourriture qu’ils apportaient de la Judée.
Tandis que Marthe était à Aix avec Madeleine et Maximin, qui fut le premier évêque de cette ville, les députés d’une ville voisine, attirés par le bruit de ses miracles, accoururent à elle : ils venaient la supplier de les délivrer d’un monstre qui ravageait leur pays. Marthe prit congé de Madeleine et de Maximin, et suivit ces hommes.
En arrivant aux portes de la ville, elle y trouva tout le peuple qui était venu au-devant d’elle. À son approche il s’agenouilla, lui disant qu’il n’avait d’espoir qu’en elle, et elle répondit en demandant où était le monstre. Alors on lui montra un bois près de la ville, et elle s’achemina aussitôt seule et sans défense vers ce bois.
À peine y était-elle entrée qu’on entendit de longs rugissements, et chacun trembla, car tous pensèrent que c’en était fait de la pauvre femme, qui avait entrepris une chose que nul n’osait entreprendre, et qui était allée sans armes où aucun homme armé n’osait aller : mais bientôt les rugissements cessèrent, et Marthe reparut, tenant une petite croix de bois d’une main, et de l’autre le monstre, attaché au bout d’un ruban qui nouait la taille de sa robe.
Elle s’avança ainsi au milieu de la ville, glorifiant le nom du Sauveur, et amenant au peuple, pour lui servir de jouet, le dragon, encore tout sanglant de la dernière proie qu’il avait dévorée.
Voilà sur quelle légende repose la vénération qu’ont vouée à sainte Marthe les habitants de Tarascon. Une fête annuelle perpétue le souvenir de la victoire de la sainte sur la Tarasque, car le monstre a pris le nom de la cité qu’il désolait. La veille de ce jour solennel le maire de la ville fait publier à son de trompe que, s’il arrive quelque accident le lendemain, personne n’en sera responsable ; qu’il prévient les blessés qu’ils n’auront aucun droit de se plaindre, et que qui aura le mal le gardera. Grâce à ce formidable avis qui devrait cloîtrer chacun chez soi, dès le point du jour toute la ville est dans la rue ; quant à la Tarasque, elle attend sous son hangar.
C’est un animal d’un aspect tout à fait rébarbatif, et dont l’intention visible est de rappeler l’antique dragon qu’il représente. Il peut avoir vingt pieds de long, une grosse tête ronde, une gueule immense, qui s’ouvre et se ferme à volonté ; des yeux remplis de poudre apprêtée en artifice ; un cou qui rentre et s’allonge ; un corps gigantesque, destiné à renfermer les personnes qui le font mouvoir ; enfin, une queue longue et raide comme une solive, vissée à l’échine d’une manière assez triomphante pour casser bras et jambes à ceux qu’elle atteint.
Le second jour de la fête de la Pentecôte, à six heures du matin, trente chevaliers de la Tarasque, vêtus de tuniques et de manteaux, et institués par le roi René, viennent chercher l’animal sous son hangar ; douze portefaix lui entrent dans le ventre. Une jeune fille vêtue en sainte Marthe lui attache un ruban bleu autour du cou ; et le monstre se met en marche aux grands applaudissements de la multitude. Si quelque curieux passe trop près de sa tête, la Tarasque allonge le cou et le happe par le fond de sa culotte, qui lui reste ordinairement dans la gueule.
Si quelque imprudent s’aventure derrière elle, la Tarasque prend sa belle, et d’un coup de queue elle le renverse. Enfin, si elle se sent trop pressée de tous côtés, la Tarasque allume ses artifices, ses yeux jettent des flammes ; elle bondit, fait un tour sur elle-même, et tout ce qui se trouve à sa portée, dans une circonférence de soixante-quinze pieds est impitoyablement brûlé ou culbuté. Au contraire, si quelque personnage considérable de la ville se trouve sur son passage, elle va à lui, faisant mille gentillesses, caracolant en preuve de joie, ouvrant la gueule en signe de faim ; et l’individu, qui sait ce que cela veut dire, lui jette dans la gueule une bourse qu’elle digère incontinent au profit des portefaix qu’elle a dans le ventre.
En 93, les Arlésiens et les Tarasconnais étant en guerre, les Tarasconnais furent vaincus, et Tarascon fut prise. Alors les Arlésiens ne trouvèrent rien de mieux pour humilier leurs ennemis que de brûler la Tarasque sur la place publique. C’était un monstre de la plus grande magnificence, d’un mécanisme aussi compliqué qu’ingénieux, et qui avait coûté vingt mille francs à confectionner.
Depuis cette époque, les Tarasconnais n’ont jamais pu dignement remplacer l’ancienne Tarasque, qui est encore l’objet des regrets les plus vifs. On en a fait faire une, mais mesquine et pauvre en comparaison de son aînée ; c’est celle-là que nous visitâmes, et qui nous parut, malgré les lamentations de notre guide, d’un aspect encore très confortable.
Maintenant, comme dans toute tradition il y a un côté qui tourne à l’histoire, et dans tout miracle un point qui peut s’expliquer, il est probable qu’un crocodile venu d’Égypte, comme celui qui fut tué dans le Rhône, et dont la peau fut conservée jusqu’à la Révolution dans l’hôtel de ville de Lyon, avait établi son domicile dans les environs de Tarascon, et que Marthe, qui avait appris au bord du Nil comment on attaquait cet animal, parvint à délivrer de ce monstre la ville où son souvenir est en si grand honneur.
Après le dôme de la cathédrale, les deux églises les plus visitées par les étrangers sont celles de Saint-Pierre et de Sainte-Ursule.
Saint-Pierre vu, nous nous rendîmes aussitôt à la ci-devant abbaye des Dames de Sainte-Ursule. Sans aucun doute nos lecteurs ont entendu parler des onze mille martyres anglaises, mais peut-être ne connaissent-ils pas leur histoire dans tous ses principaux détails. Les voici ; car il est impossible de ne pas conter quelque chronique bien étrange quand on parle de l’Allemagne.
C’était vers l’an 220 de Jésus-Christ : Dionest et Daria régnaient dans la Grande-Bretagne, et n’avaient point d’héritiers ; aussi priaient-ils ardemment le ciel de leur en envoyer un. Le ciel, l’on ne sait pourquoi, ne fit les choses qu’à moitié ; il leur envoya une fille : il est vrai que cette fille devait être une sainte.
L’enfant si longtemps et si ardemment attendue reçut le nom d’Ursule. Dès sa jeunesse, trompant l’espérance de ses parents, qui, à défaut d’un fils, comptaient au moins sur un petit-fils, Ursule promit au Seigneur de se vouer à son service exclusif. Cette promesse imprudente fit grand peine à Dionest et à Daria, mais ils étaient trop religieux tous deux pour forcer la sainte inclination de leur fille ; si bien que des députés étant venus de la part d’Agrippinus, prince germain, afin de demander Ursule en mariage pour son fils, le prince Coman, Dionest refusa d’abord cette union. Mais un ange descendit la nuit suivante au chevet d’Ursule, la releva de son serment de la part de Dieu, et lui ordonna d’épouser le prince Coman.
Dionest et Daria n’étaient point gens à laisser partir leur fille sans lui donner une suite digne d’elle. Ils choisirent parmi les meilleures familles de la Grande-Bretagne onze mille vierges, pour servir de cortège à Ursule, et l’accompagner d’abord à Rome, où, selon le désir de son père, elles devaient être baptisées une seconde fois et revenir avec elle dans le pays des Germains. Ursule partit avec ses onze mille demoiselles d’honneur, et, en arrivant sur le port, elle trouva le plus grand vaisseau du roi son père qui l’attendait avec ses matelots et son capitaine. Elle renvoya tout l’équipage, s’assit au gouvernail, ordonna la manœuvre, et le vaisseau obéissant, s’éloigna de la terre, emportant vers les côtes bataves sa blanche volée de colombes.
Les ambassadeurs venaient derrière sur un autre bâtiment, et comme ils suivaient le sillage du premier, ils étaient fort récréés par les cantiques que chantaient toutes les belles jeunes filles qui les précédaient.
À cette époque, le Rhin ne se perdait point dans le sable ; il se jetait tout bonnement dans la mer, ainsi que doit le faire tout fleuve qui a la conscience de la mission, de sorte que les onze mille vierges, toujours guidées par Ursule, s’engagèrent dans le fleuve et le remontèrent jusqu’à Cologne. Aquilinus, préfet romain qui gouvernait alors la ville pour Septime Sévère, empereur régnant, les reçut avec de grands honneurs ; mais comme l’intention d’Ursule était de pousser jusqu’à Rome pour y recevoir un second baptême, elle ne fit que toucher terre à Cologne et se rembarqua aussitôt avec toute sa suite pour Bâle. Là, elle quitta son vaisseau qui, si bien manœuvré qu’il fût, aurait eu peine à remonter la chute du Rhin, et accompagnée de Pantulus, autre préfet romain, qu’une si bonne société tentait, elle traversa la Suisse et les Alpes à pied. Pantulus, qui était parti seulement pour faire quelques lieues avec elle, l’accompagna jusqu’à Rome : ce fut une heureuse idée, qui lui valut plus tard les honneurs de la canonisation.
Arrivées à Rome, les onze mille vierges firent leurs dévotions, furent baptisées par le pape Cyriaque, qui, touché de la foi qu’il trouvait dans toutes ces saintes filles, résolut de faire ce qu’avait fait Pantulus ; en conséquence, il donna sa démission de pape, et quand elles quittèrent Rome, il les accompagna à son tour avec une grande partie de son clergé.
De retour à Bâle, les onze mille vierges s’embarquèrent de nouveau sur le Rhin et descendirent jusqu’à Mayence ; Ursule y trouva Coman, son fiancé. C’était un prince païen, jusque-là même fort attaché à sa fausse religion ; mais lorsqu’il vit sa belle fiancée, lorsqu’il entendit sa douce voix, il pensa que le Dieu qu’adorait un pareil ange devait être le vrai Dieu, et il se convertit à la foi catholique. Le pape Cyriaque ne laissa pas refroidir son zèle, et le baptisa à l’instant même. Les deux fiancés descendirent ensuite vers Cologne, où devait se célébrer le mariage.
Mais à peine étaient-ils arrivés qu’une invasion de Goths fondit sur la ville. Les portes furent fermées, et les habitants, encouragés par Coman, firent la plus belle défense. Pendant ce temps, les onze mille vierges étaient en prières ; mais, malgré les prières d’Ursule et le courage de Coman, le ciel avait décidé que les Goths seraient vainqueurs. Donc, la ville fut prise et les onze mille vierges placées dans l’alternative d’épouser onze mille Goths ou d’être onze mille martyres. Leur choix ne fut pas douteux, elles choisirent le martyre, et le supplice commença.
Toutes furent massacrées en un jour, avec des raffinements de cruauté dont les Goths étaient seuls capables ; une seule, nommée Cordula, parvint d’abord à se sauver, en se glissant dans un bateau et en restant cachée sous un banc ; mais la nuit venue, ayant vu le ciel s’ouvrir et recevoir ses dix mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf compagnes, elle eut une si grande honte de sa faiblesse qu’à l’instant même elle alla se livrer aux bourreaux, et ayant été immédiatement mise à mort, arriva encore assez à temps pour entrer avec les autres avant que la porte des cieux se fût refermée.
Les os des saintes filles furent recueillis avec soin et portés dans une église. Les plus précieux manquaient, car quelques recherches qu’on eût faites on n’avait pu retrouver le corps de sainte Ursule. Mais un jour que saint Cumbert disait la messe, une colombe vint voler autour de sa tête ; or, le saint pensa bien que la messagère du Seigneur ne venait point ainsi à lui sans une mission particulière ; il la suivit dans la campagne. Arrivée au pied d’un peuplier, la colombe se mit à gratter la terre avec ses petites pattes roses. On creusa en cet endroit et on y trouva le corps de sainte Ursule.
Au village de Rhungsdof, au bord du Rhin, nous trouvâmes plusieurs barques à l’affût des voyageurs ; en quelques minutes encore nous fûmes transportés à Kœnigswinter, joli petit bourg situé sur l’autre rive. Nous nous informâmes de l’heure à laquelle passait le bateau à vapeur, on nous répondit qu’il passait à midi. Cela nous donnait une marge de près de cinq heures ; c’était plus de temps qu’il n’en fallait pour visiter les ruines du Drachenfelds.
Après trois quarts d’heure de montée à peu près, par un joli sentier qui contourne la montagne, nous arrivâmes au premier sommet, où se trouvent une auberge et une pyramide.
De cette première plate-forme, un joli chemin tournant et sablé comme celui d’un jardin anglais conduit au sommet du Drachenfelds. On arrive d’abord à une première tour carrée, dans laquelle on pénètre assez difficilement par une crevasse ; puis à une tour ronde, qui, entièrement éventrée par le temps, offre un accès plus facile. Cette tour est située sur le rocher même du Dragon. Le Drachenfelds tire son nom d’une vieille tradition qui remonte au temps de Julien l’Apostat. Dans une caverne que l’on montre encore, à moitié chemin de la montagne, s’était retiré un dragon énorme, si parfaitement réglé dans ses repas que lorsqu’on oubliait de lui amener chaque jour un prisonnier ou un coupable, à l’endroit où il avait l’habitude de le trouver, il descendait dans la plaine et dévorait la première personne qu’il rencontrait. Il est bien entendu que le dragon était invulnérable.
C’était, comme nous l’avons dit, au temps où Julien l’Apostat vint avec ses légions camper sur les bords du Rhin. Or, les soldats romains, qui n’avaient pas plus de vocation pour être dévorés que les naturels du pays, profitèrent de ce qu’ils étaient en guerre avec quelques peuplades des environs pour nourrir le monstre sans qu’il leur en coûtât rien. Parmi les prisonniers, il se trouva une jeune fille si belle que deux centurions se la disputèrent, et qu’aucun des deux ne voulant la céder à l’autre, ils étaient près de s’entrégorger, lorsque le général décida que, pour les mettre d’accord, la jeune fille serait offerte au monstre. On admira fort la sagesse de ce jugement, que quelques-uns comparèrent à celui de Salomon, et l’on s’apprêta à jouir du spectacle.
Au jour dit, la jeune fille fut conduite, vêtue de blanc et couronnée de fleurs, au sommet du Drachenfelds : on la lia à l’arbre, comme Andromède à son rocher ; seulement elle demanda qu’on lui laissât les mains libres, et l’on ne crut pas devoir lui refuser une si petite faveur.
Le monstre, nous l’avons dit, avait une vie très régulière, il dînait comme on dîne encore en Allemagne, de deux heures à deux heures et demie. Aussi, au moment où il était attendu, sortit-il de sa caverne et monta-t-il, moitié rampant, moitié volant, vers l’endroit où il savait trouver sa pâture. Il avait l’air, ce jour-là, plus féroce et plus affamé que d’habitude. La veille, soit hasard, soit raffinement de cruauté, on lui avait servi un vieux prisonnier barbare, fort dur et qui n’avait que la peau sur les os ; de sorte que chacun se promit un double plaisir de ce redoublement d’appétit. Le monstre lui-même, en voyant quelle délicate victime on lui avait offerte, en rugit de joie, fouetta l’air de sa queue écaillée et s’élança vers elle.
Mais lorsqu’il était prêt à l’atteindre, la jeune fille tira de sa poitrine un crucifix et le présenta au monstre. Elle était chrétienne.
À la vue du Sauveur, le monstre resta pétrifié ; puis, voyant qu’il n’y avait là rien à faire pour lui, il s’enfuit en sifflant dans sa caverne.
C’était la première fois que les populations voyaient fuir le dragon. Aussi, tandis que quelques-uns couraient à la jeune fille et la déliaient, le reste des habitants poursuivit le dragon, et encouragé par sa frayeur, introduisit dans la caverne force fagots sur lesquels on versa du soufre et de la poix résine, puis on y mit le feu.
Pendant trois jours la montagne jeta des flammes comme un volcan ; pendant trois jours on entendit le dragon se débattre en sifflant dans son antre ; enfin les sifflements cessèrent : le monstre était rôti.
On voit encore aujourd’hui la trace des flammes et la voûte de pierre, calcinée par la chaleur, s’écraser en poussière aussitôt qu’on la touche.
On conçoit qu’un pareil miracle aida fort à la propagation de la foi chrétienne. Dès la fin du IVe siècle, il y avait déjà force sectateurs du Christ sur les bords du Rhin.
Annibal et Charlemagne, comme Bonaparte, ont franchi les Alpes et à peu près conquis l’Italie ; mais derrière eux, effaçant les vestiges de leur passage, les défilés des montagnes se sont refermés, les pics du mont Genèvre et du petit Saint-Bernard se sont recouverts de neige, et les générations qui ont succédé à celles de leurs enfants, ne retrouvant aucune trace de la route qu’ils avaient suivie que dans la tradition des localités et dans la mémoire des populations, se sont prises à douter de ses miracles, et ont presque nié les dieux qui les avaient opérés. Bonaparte n’a pas voulu qu’il en fût ainsi pour lui, et afin que sa religion guerrière n’eût point à souffrir des ravages de l’oubli et de l’atteinte du doute, il a lié l’Italie à la France comme une esclave à sa maîtresse ; il a étendu une chaîne à travers les montagnes ; il a mis le premier anneau aux mains de Genèvre, sa nouvelle fille, et le dernier au pied de Milan, notre vieille conquête : ce souvenir de notre descente en Italie, cette chaîne dorée par le commerce, cette voie tracée par le passage de nos armées et battue par la sandale d’un géant, c’est la route du Simplon.
Cette route, rivale de celle de Tiberius Nero, de Julius César et de Domitianus, à laquelle chaque jour trois mille ouvriers ont travaillé pendant trois ans, qui grimpe aux flancs des montagnes, franchit les précipices et creuse les rochers, commence à Glys, laisse Brigg à gauche, et s’élève par une pente visible à l’œil, mais presque insensible à la marche, jusqu’au col du Simplon, c’est-à-dire pendant six lieues : c’est aux faiseurs d’itinéraires et non à nous de dire combien de ponts on passe, combien de galeries on traverse, combien d’aqueducs on franchit ; nous y renonçons d’autant plus facilement qu’aucune description ne peut donner une idée du spectacle qu’on y rencontre à chaque pas, des oppositions et des harmonies que forment entre elles les vallées de Gauther et de la Saltine, et la chute des cascades s’y réfléchissant aux miroirs des glaciers : à mesure qu’on monte, la végétation et la vie disparaissent. Ces sommités n’avaient point été faites pour le commun des hommes et des animaux ; là, le génie seul pouvait atteindre, là, l’aigle seul pouvait vivre : aussi le village du Simplon, cette conquête artificielle de la vallée sur les montagnes s’étend-il misérablement, comme un serpent engourdi, sur un plateau nu et sauvage : aucun arbre ne l’abrite, aucune fleur ne le décore, aucun troupeau ne l’anime ; il faut tout tirer des bas lieux, et l’on ne voit l’existence renaître, la nature revivre, qu’en descendant ses deux versants : quant à son sommet, c’est le domaine des glaces et des neiges, c’est le palais de l’hiver, c’est le royaume de la mort.
Presque en quittant le village du Simplon, on commence à descendre, et, par un effet d’optique naturel, cette descente paraît plus rapide que la montée ; d’ailleurs, elle est beaucoup plus tourmentée par les accidents de la montagne : tantôt elle pivote sur des angles aigus, tantôt elle se roule par mille ondulations autour de la montagne aussi loin que l’œil peut atteindre, et semble le serpent fabuleux qui encercle la terre. D’abord on rencontre la galerie d’Algaby, la plus longue et la plus belle, qui traverse deux cent quinze pieds de granit pour s’ouvrir sur la vallée de Gondo, chef-d’œuvre divin de décoration terrible qu’aucun pinceau ne peut imiter, qu’aucune plume ne peut décrire, qu’aucun récit ne peut rendre ; c’est un corridor de l’enfer, étroit et gigantesque ; à mille pieds au-dessous de la route, le torrent ; à deux mille pieds au-dessus de la tête, le ciel : la distance est si grande du chemin à la Doveria, qu’à peine l’entend-on mugir, quoiqu’on la voie furieusement écumer sur les roches qui forment le fond de la vallée : tout à coup un pont léger, d’une architecture aérienne, se présente, jeté d’une montagne à une autre comme un arc-en-ciel de pierre : il conduit, au bout de quelques pas, à la galerie de Gondo, longue de sept cents pas, éclairée par deux ouvertures.
Bientôt la vallée s’élargit, l’air se réchauffe, la poitrine respire, quelques traces de végétation reparaissent, des échappées à travers les sinuosités de la montagne permettent à l’œil de se reposer sur un plus doux horizon. Un village apparaît avec un doux nom : c’est Isella, la sentinelle avancée et presque perdue de la molle Italie. Aussi derrière elle la vallée se referme : les rochers nus et gigantesques se rapprochent ; l’imprudente fille de la Lombardie a été prise au sortir d’un défilé qu’elle ne peut plus repasser : sur la route par laquelle elle est venue, une galerie s’est formée, c’est l’avant-dernière : elle repose sur un pilier de granit colossal, dont la masse noire se détache à sa sommité sur l’azur du ciel, à son milieu sur le tapis vert de la colline, à sa base sur la mousse blanche des cascades. Celle-là, on se hâte de la traverser, et, soit illusion, soit véritable changement atmosphérique à sa sortie, les tièdes bouffées du vent d’Italie viennent au-devant de vous : à droite et à gauche les montagnes s’écartent, des plateaux se forment, et sur ces plateaux, comme des cygnes qui se réchauffent au soleil, on commence à apercevoir des groupes de maisons blanches, aux toits plats : c’est l’Italie, la vieille reine, la coquette éternelle, l’Armide séculaire qui envoie au-devant de vous ses paysannes et ses fleurs. Encore une rivière à franchir, encore une galerie à traverser, et vous voilà à Crevola, suspendu entre le ciel et la terre, sur un pont magique ; sous vos pieds vous avez la ville et son clocher, devant vous le Piémont. Puis, au loin, là-bas derrière l’horizon, Florence, Rome, Naples, Venise, ces villes merveilleuses dont les poètes vous ont raconté tant de féeries, et dont aucun rempart ne vous sépare plus. Aussi la route, comme lassée de ses longs détours, heureuse de retrouver la plaine, s’élance-t-elle d’un seul jet de deux lieues jusqu’à Domo-d’Ossola.
J’y tombai au milieu d’une procession tout italienne : une corporation de maréchaux-ferrants fêtait saint Éloi. Dans mon ignorance, j’avais toujours cru ce bienheureux le patron des orfèvres et l’ami du roi Dagobert, auquel il donnait parfois sur sa toilette des conseils fort judicieux ; mais j’ignorais complètement qu’il eût jamais été maréchal. Leur bannière, sur laquelle il était représenté brisant son enseigne, ne me laissait aucun doute à ce sujet : la seule chose qui me restât à éclaircir, c’était à quel moment de sa vie se rapportait l’action qui avait inspiré l’artiste ; car cette vie sanctifiée, je la connaissais à peu près, depuis son entrée chez le préfet de la monnaie de Limoges jusqu’à sa nomination au siège de Noyon, et je ne voyais rien dans tout cela qui pût s’appliquer au spectacle que j’avais sous les yeux. En conséquence, je m’adressai au maître de poste, pensant que, pour une tradition de fer à cheval, c’était le meilleur historien qui se pût trouver. Nous commençâmes par faire prix pour la voiture qui devait me conduire de Domo-d’Ossola à Baveno ; puis, ce prix fait au double de ce qu’il valait, tant j’étais pressé de revenir à ma procession, j’obtins sur le père d’Oculi les renseignements biographiques suivants. Au reste, voici la tradition telle qu’elle me fut transmise dans sa naïveté primordiale et dans sa simplicité primitive : il est inutile de dire que nous n’en garantissons point l’authenticité.
Vers l’an 610, Éloi, qui était alors un jeune maître de vingt-six à vingt-huit ans, habitait la ville de Limoges, située à deux lieues seulement de Cadillac, son pays natal : dès sa jeunesse, il avait manifesté une grande aptitude pour les arts mécaniques ; mais, comme il n’était pas riche, il lui avait fallu demeurer simple maréchal. Il est vrai qu’il avait fait faire à ce métier de tels progrès qu’entre ses mains il était presque devenu un art : les fers qu’il forgeait, et qu’il était parvenu à confectionner en trois chaudes[9], s’arrondissaient d’une courbe merveilleusement élégante, et brillaient comme de l’argent poli ; les clous par lesquels il les fixait aux pieds des chevaux étaient taillés en diamants, et eussent pu être enchâssés comme des chatons de bague dans une monture d’or ; cette habileté d’exécution, qui étonnait tout le monde, finit par exalter l’ouvrier lui-même ; la vanité lui tourna la tête, et oubliant que Dieu nous élève et nous abaisse à sa volonté, il fit faire une enseigne sur laquelle il était représenté ferrant un cheval, avec cette exergue, passablement insolente pour ses confrères, et blessante pour l’humilité religieuse : Éloi, maître sur maître, maître sur tous.
L’inscription fit grande rumeur dès son apparition, et comme Éloi avait surtout à faire à une clientèle de commerçants, de chevaliers et de pèlerins, qui se croisaient incessamment devant sa boutique, l’orgueilleuse enseigne alla bientôt éveiller la susceptibilité des autres maréchaux-ferrants non seulement de la France, mais encore de l’Europe. De tous côtés s’éleva alors contre l’orgueilleux maître une clameur si grande qu’elle monta jusqu’au paradis : le bon Dieu, ne sachant pas d’abord quelle cause l’occasionnait, s’en émut et regarda sur la terre ; ses yeux, qui par hasard étaient tournés vers Limoges, tombèrent sur la fameuse enseigne, et tout lui fut expliqué.
De tous les péchés mortels, celui qui a toujours le plus fâché le bon Dieu, c’est l’orgueil : ce fut l’orgueil qui souleva Satan et Nabuchodonosor contre le Seigneur, et le Seigneur foudroya l’un et ôta la raison à l’autre ; aussi Dieu cherchait-il déjà quelle punition il pourrait appliquer au nouvel Aman lorsque Jésus-Christ, voyant son père préoccupé, lui demanda ce qu’il avait. Dieu lui répondit en lui montrant l’enseigne ; Jésus-Christ la lut.
– Oui, oui, mon père, dit-il, c’est vrai, l’inscription est violente : mais Éloi est véritablement habile ; seulement, il a oublié que sa force lui vient d’en haut ; mais, à part son orgueil, il est plein de bons principes.
– J’en conviens, dit le bon Dieu, il a d’excellentes qualités ; mais son orgueil les dépasse toutes autant que le cèdre dépasse l’hysope[10], et il les fera mourir sous son ombre. Avez-vous lu : Éloi, maître sur maître, maître sur tous ? C’est un défi non seulement porté à l’habileté humaine, mais encore à la puissance céleste.
– Eh bien, mon père, que la puissance céleste lui réponde par la bonté, et non par la rigueur : vous voulez la conversion et non la mort du coupable, n’est-ce pas ? eh bien, je me charge de le convertir.
– Hum ! fit le bon Dieu en secouant la tête, tu te charges là d’une mauvaise besogne.
– Y consentez-vous ? continua Jésus-Christ.
– Tu ne réussiras pas, dit le bon Dieu.
– Laissez-moi toujours essayer.
– Et combien de temps me demandes-tu ?
– Vingt-quatre heures.
– Accordé, dit le Seigneur.
Jésus ne perdit pas de temps ; il dépouilla ses habits divins, revêtit le costume d’un compagnon du devoir, se laissa glisser sur un rayon de soleil, et descendit aux portes de Limoges.
Il entra aussitôt dans la ville, le bâton à la main, avec l’apparence d’un homme qui vient de faire une longue route ; ensuite, il alla droit à la maison d’Éloi ; il le trouva forgeant : il en était à la troisième chaude.
– Dieu soit avec vous, maître ! dit Jésus entrant dans la boutique.
– Amen ! répondit Éloi sans le regarder.
– Maître, continua Jésus, je viens de faire mon tour de France, et partout j’ai entendu parler de ta science de sorte que, pensant qu’il n’y avait que toi qui pouvais me montrer quelque chose de nouveau…
– Ah ! ah ! fit Éloi en jetant un regard rapide sur lui et en continuant de battre son fer.
– Veux-tu de moi pour compagnon ? reprit humblement Jésus. Je viens t’offrir mes services.
– Et que sais-tu ? dit Éloi, lâchant négligemment le fer auquel il venait de donner le dernier coup de marteau et jetant sa pince.
– Mais, continua Jésus, je sais forger et ferrer aussi bien, je crois, que qui que ce soit au monde.
– Sans exception ? dit dédaigneusement Éloi.
– Sans exception, répondit tranquillement Jésus.
Éloi se mit à rire.
– Que dis-tu de ce fer ? reprit Éloi montrant complaisamment à Jésus celui qu’il venait d’achever.
Jésus le regarda.
– Je dis que ce n’est pas mal ; mais je crois qu’on peut faire mieux.
Éloi se mordit les lèvres.
– Et en combien de chaudes ferais-tu un fer comme celui-là ?
– En une chaude, dit Jésus.
Éloi se mit à rire : comme nous l’avons dit, il lui en fallait trois à lui, et cinq ou six aux autres ; il crut que le compagnon était fou.
– Et veux-tu me montrer comment tu t’y prends ? dit-il d’un air goguenard.
– Volontiers, maître, répondit Jésus en ramassant tranquillement la pince, et en prenant auprès de l’enclume un lingot de fer brut qu’il mit dans la forge.
Puis il fit un signe à Oculi, qui se mit à tirer la corde du soufflet.
Le feu, étouffé d’abord sous le charbon, s’élança en petits jets bleus ; des millions d’étincelles pétillèrent ; bientôt la flamme rougissante embrasa l’aliment qui lui était offert : de temps en temps l’habile compagnon arrosait le foyer, qui, momentanément noirci, reprenait presque aussitôt une nouvelle force et une teinte plus vive ; enfin, la braise sembla une matière fondue. Au bout d’un instant, cette lave pâlit, tant toute la partie combustible du charbon était dévorée ; alors Jésus tira du brasier son fer presque blanc, le posa sur l’enclume, et le tournant d’une main, tandis qu’il le frappait et le façonnait de l’autre, en quelques coups de marteau il lui donna une forme et un fini desquels celui d’Éloi était loin d’approcher. La chose avait été si vivement faite que le pauvre maître sur maître n’y avait vu que du feu.
– Voilà ! dit Jésus-Christ.
Éloi prit le fer, dans l’espoir d’y découvrir quelque paille ; mais rien n’y manquait : aussi, quoique la mauvaise intention y fût, elle ne put trouver prise à en dire le moindre mal.
– Oui, oui, dit-il en le tournant et retournant, oui, pas mal… allons, pour un simple ouvrier, pas mal. Mais, continua-t-il, espérant prendre Jésus en défaut, ce n’est pas tout que de savoir confectionner un fer, il faut encore savoir l’appliquer au pied de l’animal. Tu m’as dit que tu savais ferrer, je crois ?
– Oui, maître, répondit tranquillement Jésus-Christ.
– Mettez le cheval au travail[11] ! cria Éloi à ses garçons.
– Oh ! ce n’est pas la peine, interrompit Jésus ; j’ai une manière à moi qui épargne beaucoup de peine, et abrège beaucoup de temps.
– Et quelle est ta manière ? dit Éloi étonné.
– Vous allez voir, répondit Jésus.
À ces mots, il tira un couteau de sa poche, alla au cheval, leva une de ses jambes de derrière, lui coupa le pied gauche à la première jointure, mit le pied dans l’étau, y cloua le fer avec la plus grande facilité, reporta le pied ferré, le rapprocha de la jambe, où il reprit aussitôt, coupa le pied droit, répéta la même cérémonie avec le même succès, continua ainsi pour les deux autres, et cela sans que l’animal parût s’inquiéter le moins du monde de ce que la manière du nouveau compagnon avait d’étrange et d’inusité. Quant à Éloi, il regardait l’opération s’accomplir dans la stupéfaction la plus profonde.
– Voilà ! maître, dit Jésus-Christ en recollant le quatrième pied.
– Je vois bien, dit saint Éloi, faisant tous ses efforts pour cacher son étonnement.
– Ne connaissez-vous point cette manière ? continua négligemment Jésus-Christ.
– Si fait, si fait, reprit vivement Éloi, j’en ai entendu parler… mais j’ai toujours préféré l’autre.
– Vous avez tort, celle-ci est plus commode et plus expéditive.
Éloi, comme on le pense bien, n’eut garde de renvoyer un si habile compagnon ; d’ailleurs il craignait, s’il ne traitait pas avec lui, qu’il ne s’établît dans les environs, et il ne se dissimulait pas que c’était un concurrent redoutable : il fit donc ses conditions, qui furent acceptées, et Jésus fut installé dans la boutique comme premier garçon.
Le lendemain matin, Éloi envoya Jésus-Christ faire une tournée dans les villages environnants ; il s’agissait de quelques commissions qui avaient besoin d’être remplies par un messager intelligent. Jésus partit.
Il était à peine disparu au tournant de la grande rue qu’Éloi se prit à songer sérieusement à cette nouvelle manière de ferrer les chevaux, qu’il ne connaissait pas. Il avait suivi l’opération avec le plus grand soin ; il avait remarqué à quelle jointure l’amputation avait été faite ; il ne manquait pas, comme nous l’avons dit, d’une grande confiance en lui-même, il résolut de profiter de la première occasion qui s’offrirait, de mettre à profit la leçon qu’il avait prise.
Elle ne tarda pas à se présenter : au bout d’une heure, un cavalier armé de toutes pièces s’arrêta à la porte d’Éloi ; son cheval s’était déferré d’un pied de derrière à un quart de lieue de la ville, et, attiré par la réputation du maître, il avait piqué droit chez lui ; il venait d’Espagne et retournait en Angleterre, où il avait, à propos de l’Écosse, de grandes affaires à régler avec saint Dunstan ; il attacha son cheval à un des anneaux de fer de la boutique, entra dans un cabaret et demanda un pot de bière, en recommandant à Éloi de se hâter.
Éloi pensa que, puisque la pratique était pressée, c’était le moment de mettre à exécution la manière expéditive dont il avait vu faire la veille un essai qui avait si bien réussi. Il prit son couteau le mieux affilé, lui donna un dernier coup sur sa pierre à rasoir, leva la jambe du cheval, et, prenant le joint avec une grande justesse, il lui coupa le pied au-dessus du sabot.
L’opération avait été si habilement faite que le pauvre animal, qui ne se doutait de rien, n’avait pas eu le temps de s’y opposer, et ne s’était aperçu de l’amputation que par la douleur même qu’elle lui avait causée ; mais alors il poussa un hennissement si plaintif et si douloureux que son maître se retourna et vit sa monture pouvant à peine se tenir debout sur les trois pieds qui lui restaient, et secouant sa quatrième jambe, d’où s’échappaient des flots de sang : il s’élança du cabaret, se précipita dans la boutique, et trouva Éloi qui ferrait tranquillement le quatrième pied dans son étau ; il crut que le maître était devenu fou. Éloi le rassura, lui disant que c’était une nouvelle manière qu’il avait adoptée, lui montra le fer parfaitement adhérent au sabot, et, sortant de sa boutique, se mit en devoir d’aller recoller le pied au moignon de la jambe, comme il l’avait vu faire la veille à son compagnon.
Mais il en advint cette fois tout autrement ; le pauvre animal qui, depuis dix minutes, perdait tout son sang, était couché sans force et tout près de mourir ; Éloi rapprocha le pied de la jambe ; mais, entre ses mains, rien ne reprit, le pied était déjà mort, et le reste du corps ne valait guère mieux.
Une sueur froide couvrit le front du maître : il sentit qu’il était perdu, et, ne voulant pas survivre à sa réputation, il tira de sa trousse le couteau qui avait si bien rempli son office, et il allait se l’enfoncer dans la poitrine, lorsqu’il sentit qu’on lui arrêtait le bras ; il se retourna : c’était Jésus-Christ. Le divin messager avait achevé ses commissions avec la même promptitude et la même habileté qu’il avait coutume de mettre à tout ce qu’il faisait, et il était de retour deux heures plus tôt que ne l’attendait Éloi.
– Que fais-tu, maître ? lui dit-il d’un ton sévère.
Éloi ne répondit pas, mais montra du doigt le cheval expirant.
– N’est-ce que cela ? dit le Christ.
Et il ramassa le pied et le rapprocha de la jambe et le sang cessa de couler, et le pied reprit, et le cheval se releva et hennit de bien-être ; de sorte que, moins la terre rougie, on eût juré qu’il n’était rien arrivé au pauvre animal tout à l’heure si malade, et maintenant si vif et si bien portant.
Éloi le regarda un instant, confus et stupéfait, étendit le bras, prit dans sa boutique un marteau, et, brisant son enseigne, il alla à Jésus-Christ et lui dit humblement :
– C’est toi qui es le maître, et c’est moi qui suis le compagnon.
– Heureux celui qui s’humilie, répondit le Christ d’une voix douce, car il sera élevé !
À cette voix si pure et si harmonieuse, Éloi leva les yeux, et il vit que son compagnon avait le front ceint d’une auréole ; il reconnut Jésus, et il tomba à genoux.
– C’est bien, je te pardonne, dit le Christ, car je te crois guéri de ton orgueil ; reste maître sur maître ; mais souviens-toi que c’est moi seul qui suis maître sur tous.
À ces mots, il monta en croupe derrière le cavalier et disparut avec lui.
Le cavalier était saint Georges.
Pendant une demi-heure ou trois quarts d’heure nous avons suivi une jetée étroite comme un ruban, avec la mer à notre droite et les salines à gauche. C’est au bout de ce ruban, qui par une courbe se rattache à l’Europe, que Cadix semble naviguer, comme un de ces petits bâtiments à voiles blanches que les enfants promènent avec un fil sur le bassin des Tuileries. À un demi-quart de lieue de la ville à peu près, une redoute coupe la jetée. Bientôt, au lieu de côtoyer la mer, nous lui tournâmes le dos, et nous nous enfonçâmes vers l’île de Léon. Nous avions alors le Trocadéro à notre gauche, et les grandes plaines qu’arrose le Guadalète à notre droite.
C’est dans cette plaine, c’est sur les bords de ce fleuve au doux nom que le roi Rodrigue livra cette bataille qui dura huit jours. Vous connaissez cette poétique tradition, n’est-ce pas, madame ? L’Espagne fut perdue comme Troie, perdue comme l’Italie, pour l’amour d’une femme. Seulement on connaît Homère, le père de l’Iliade ; seulement on connaît Tite-Live, le narrateur ou peut-être, même, l’inventeur de la tradition romaine ; tandis qu’on ne connaît pas l’auteur de ces charmants romanceros qui ont popularisé même en France les noms de Rodrigue, et de don Julien et de la Cava. Et cependant tous ces malheurs qui lui arrivèrent avaient été prédits au malheureux roi le jour où il ouvrit la tour d’Hercule. Oui, madame, cette tour d’Hercule, dont nous avons vu les ruines à Tolède, elle a été ouverte par le roi Rodrigue, onze cent trente-sept ans avant nous ; il croyait y trouver les trésors du dieu ; il n’y trouva que ces paroles terribles écrites sur la muraille : « Roi, c’est pour ton malheur que tu as ouvert cette tour ; car le roi qui ouvrira cette tour doit mettre en feu l’Espagne. »
Mais ces paroles n’arrêtèrent point l’imprudent ; un pilier creux était fermé par une porte de fer. Rodrigue brisa cette porte. Dans cette cavité était un coffre. Rodrigue ouvrit le coffre. Mais au lieu d’or, il n’y trouva que des bannières inconnues représentant des figures d’hommes à cheval emboîtés dans de grandes selles. Ces hommes étaient des Arabes. Ils avaient des épées suspendues à leur cou, et des arbalètes tout armées. Don Rodrigue, effrayé, sortit de la tour. Mais derrière lui un aigle s’abattit, qui semblait descendre du ciel. Il tenait un tison dans sa serre, il le secoua sur la tour, et la tour fut incendiée. Don Rodrigue se trompa au présage, il crut que Dieu lui ordonnait d’aller combattre les Mores d’Afrique. Il leva vingt-cinq mille chevaliers, les mit sous les ordres du comte Julien, et l’envoya conquérir l’Afrique.
Mais l’expédition était condamnée d’avance ; le comte Julien perdit deux cents navires, cent galères à rames, et tous ses gens, excepté quatre mille. Le comte Julien avait une fille. Elle s’appelait doña Florinde. Doña Florinde était la plus belle du royaume. Le comte Julien la gardait comme un trésor. Jamais elle n’était sortie, jamais un autre homme que son père ne lui avait vu le visage. Et en partant son père lui avait permis pour toute promenade un jardin ombragé de grands arbres, dont le feuillage, quand il était immobile, interceptait la vue comme un rideau.
Donc, pendant que l’ouragan dispersait la flotte de son père, doña Florinde, qui le croyait abordé et vainqueur, doña Florinde descendit avec ses compagnes dans le jardin, et elle se coucha sur le gazon. Ses compagnes se couchèrent autour d’elle. Les folles jeunes filles se croyaient à l’abri de tous les regards. Alors, doña Florinde leur proposa de se mesurer les jambes avec un ruban de soie jaune. Ses compagnes commencèrent, puis, quand chacune eut pris la mesure de sa jambe avec le ruban, doña Florinde prit le ruban à son tour, et à son tour mesura la sienne. Et il se trouva que doña Florinde avait parmi toutes la jambe la plus fine et la plus élégante. Toutes en convinrent.
Mais la fatalité voulut qu’une fenêtre du palais des rois goths donnât sur un jardin du comte, et par fatalité encore qu’il fît du vent. De sorte que le vent écarta les arbres, et que le regard ardent du roi Rodrigue passa à travers le feuillage. Or, le roi n’avait jamais vu si joli visage ni si jolie jambe. À peine l’eut-il vue qu’il sentit un grand feu qui lui brûlait le cœur. C’était le feu qui devait dévorer toute l’Espagne. Le même jour, il envoya chercher la fille du comte. Rodrigue était roi, et quand il ordonnait, il fallait obéir.
Doña Florinde obéit, et se rendit chez le roi. « Tu sauras, ma Florinde chérie, lui dit-il, que depuis que je t’ai vue, je m’en vais mourant : si tu veux me rendre à la vie, mon sceptre et ma couronne sont à toi. » On dit que d’abord Florinde ne répondit rien, et même on prétend qu’elle se fâcha. Mais à la fin de l’entrevue, ce que demandait le roi lui fut accordé ; et toute l’Espagne fut perdue, par le caprice de Rodrigue et par la faiblesse de Florinde. Et si l’on demande à qui des deux fut la faute, les hommes disent que c’est à la Cava, et les femmes à Rodrigue. Il faut pourtant croire que doña Florinde se repentit, car elle écrivit à son père pour lui avouer sa faute, qu’elle rejeta, bien entendu, sur le roi Rodrigue.
Quand le vieillard lut sa honte, il saisit ses cheveux à deux mains, les arracha de son front, et les jeta au vent, qui les emporta, pareils à ces fils d’argent que l’automne arrache à la quenouille de la Vierge.
« Oh, s’écria-t-il, oh ! roi qui t’es conduit comme un vilain ! Noble qui as commis une action par laquelle est détruite ma noblesse, qu’ils ne s’étonnent point ceux qui apprendront une chose qui n’eût pas dû se faire, car un roi perfide porte ses vassaux à la trahison. Vive le ciel ! elle amènera la ruine de l’Espagne entière, cette lâcheté que le roi a commise sur mon sang : les innocents payeront pour le coupable, les sujets pour le maître. Si j’eusse eu en mon pouvoir une autre vengeance moins terrible, c’est celle-là que j’eusse prise, mais je n’en avais pas d’autre. Malheur à toi, don Rodrigue, malheur à l’Espagne ! Que l’Africain entre donc ici par Tarifa, qui est à moi. Qu’il saccage, pille et tue dans mon propre domaine, et sur mes propres terres. On ne dira pas que je me suis plus ménagé que les autres. Fatal ou propice, le sort en est jeté maintenant, le dé roule sur la table, et nul ne l’empêchera de courir. Vive Dieu ! l’infâme roi, quoi qu’il fasse, perdra à ce coup, j’en réponds, l’honneur, le sceptre et la vie, et le ciel, qui est juste, ne pèsera la réparation qu’en même temps qu’il pèsera l’outrage. »
Et aussitôt qu’il eut dit, le comte Julien appela un vieux More. Et il lui dicta en espagnol une lettre que celui-ci écrivit en arabe. Puis, aussitôt qu’il eut achevé cette lettre, le comte Julien le tua, pour que nul ne sût ce qu’il avait écrit. Oh ! c’était un message de douleur pour toute l’Espagne que cette lettre, car elle était adressée au roi more, et au roi more le comte Julien disait que s’il lui donnait le nécessaire, lui, comte Julien, lui donnerait l’Espagne. Oh ! pauvre Espagne, Espagne si renommée, et renommée à si juste titre ! oh ! la meilleure, la plus belle, la plus aimable des contrées, Espagne si parfaite en beauté, si fertile en courage, voilà que, pour le crime de ton roi, tu vas passer sous la domination des Mores ! Si ce n’est pourtant les Asturies. Les Asturies sont la terre des braves.
Mais le roi don Rodrigue ne savait pas encore l’arrêt du destin. Il rassembla tout ce qu’il put réunir de chevaliers et de vassaux, et marcha à la rencontre des Mores. Mais les Mores étaient nombreux : Tarek les commandait. La bataille dura huit jours. Au huitième jour, les ennemis étaient vainqueurs, et les soldats de don Rodrigue fuyaient de tous côtés. Rodrigue quitta le champ de bataille à son tour. Il allait seul, le malheureux ! sans un seul ami qui l’accompagnât. Son cheval était si las qu’à peine pouvait-il marcher. D’ailleurs son maître ne le guidait plus et il allait où il voulait. Le roi, sans force, avait presque perdu le sentiment. Il allait, à demi mort de soif et de faim. C’était pitié que de le voir. Il était tellement rougi de son sang et du sang de ses ennemis qu’on eût dit une braise ardente. Son armure, resplendissante de pierreries avant la bataille, était bosselée de toutes parts ; son épée pendait à sa main, ébréchée comme une scie. Son casque, enfoncé sur sa tête, cachait son visage gonflé de fatigue et de douleur. Il monta sur la plus haute colline, et de là il jeta les yeux sur sa belle armée. Sa belle armée s’enfuyait toute en déroute. Il jeta les yeux sur ses drapeaux et ses étendards. Ses drapeaux et ses étendards étaient foulés aux pieds et couverts de poussière. Il cherche des yeux ses capitaines. Tous ses capitaines sont tués. Il regarde la plaine. La plaine est teinte de sang, et ce sang s’écoule en ruisseaux qui vont se jeter dans le fleuve. Et triste et honteux de voir cela, il dit tout en pleurant :
« Hier j’étais roi de toutes les Espagnes. Aujourd’hui je ne le suis plus d’une seule ville. Hier j’avais des forts et des châteaux par centaines. Aujourd’hui je n’en ai plus aucun. Aujourd’hui, aujourd’hui je n’ai plus même une tour crénelée que je puisse dire être à moi. Oh ! malheureux fut le jour, oh ! malheureuse fut l’heure où je naquis, puisque ma naissance devait faire la honte de l’Espagne ! Oh ! fatal fut le jour, fatale fut l’heure où j’héritai de cette magnifique seigneurie, puisque je devais perdre cette magnifique seigneurie en une seule bataille ! »
Puis, quand il eut dit cela, il frappa Orelio de l’éperon, et Orelio, retrouvant un reste de force, emporta son maître, qui fuyait la tête tournée encore vers le champ de bataille. Un seul de ses capitaines, nommé Alcastras, le vit fuir. Il était couché à terre dans le sang de ses blessures ; il se leva, fit quelques pas vers son maître ; mais son maître, emporté par Orelio, disparut.
Alors Alcastras s’achemina vers Tolède, où la cour était restée, et se présentant chez la reine, quoiqu’il lui en coûtât d’apporter un si mauvais message : « Madame, dit-il en ouvrant la porte, vous n’êtes plus reine. Vous n’avez plus aucun pouvoir, car en huit jours de bataille vous avez perdu votre état, et le roi Rodrigue lui-même, je l’ai vu fuyant, cruellement blessé, et à cette heure il doit être mort ou captif. »
La reine tomba évanouie sur son trône, et ce ne fut que quatre heures après qu’elle reprit ses sens. Alors elle ordonna à Alcastras de lui conter la chose comme elle s’était passée. Et Alcastras obéit sans rien omettre. Et la reine répondit : « Ce doit être ainsi, et je n’ai plus de doutes, car la nuit passée j’ai fait un mauvais songe. Je voyais don Rodrigue partant en hâte, le visage furieux et les yeux sanglants, pour aller venger la mort du malheureux don Sanche, et il revenait ensanglanté et le corps couvert de blessures, s’avançait vers moi, me tirant par le bras, et me disant en pleurant très fort : “Adieu, adieu, ma reine, calme-toi. Je pars. Les Mores m’ont vaincu. Les Mores ont triomphé de moi. Ne prends nul souci de pleurer ma mort, ne prends nul souci de ton royaume ; songe seulement à te mettre à l’abri là-bas, au loin, le plus au loin possible. Va-t’en vite, va-t’en vers les montagnes de l’Asturie, car là seulement tu seras en sûreté. Tout le reste du royaume est aux Mores.” »
Et pendant ce temps-là l’Espagne se lamentait, disant : « Ô Rodrigue, Rodrigue, tourne les yeux sur moi, et vois comme ces infidèles maudits me pillent et me brûlent. Vois le sang que perdent tes soldats dans la bataille, tes soldats qui sont mes enfants. Pauvre Espagne, perdue pour un caprice, perdue pour la Cava ! Car je n’appelle plus Florinde Florinde, je l’appelle la Cava. Cette gloire de tes aïeux amassée pendant tant de siècles, elle n’est plus ; tu l’as sacrifiée à un moment de plaisir, à un moment de plaisir tu as sacrifié ton royaume, ton corps et ton âme. Ton bonheur est fini et tes malheurs commencent. Pauvre Espagne, perdue par un caprice pour la Cava ! »
Cependant don Rodrigue fuyait toujours. Il s’enfonçait dans les montagnes les plus profondes, afin de n’être point trouvé par les Mores qui le poursuivaient. Il rencontra un berger qui faisait paître son troupeau, et il s’approcha de lui en disant : « Indique-moi, bonhomme, où je trouverai quelque habitation ou métairie où je puisse me reposer, car je meurs de fatigue. » Le berger lui répondit aussitôt : « Vous chercheriez vainement, seigneur, car il n’y a dans tout ce désert qu’un ermitage, où demeure un ermite qui mène une vie très sainte. »
Le roi fut heureux d’apprendre cela, il pensa qu’il pourrait finir ses jours avec cet ermite, et il demanda au berger de lui donner à manger s’il avait quelque chose. Le berger tira une besace dans laquelle il mettait son pain, et il partagea son pain avec don Rodrigue, ainsi qu’un morceau de viande fumée que d’aventure il avait. Le pain était noir et mauvais. Le roi se rappela les mets qu’il mangeait en d’autres temps, et des larmes coulèrent de ses yeux sans qu’il les pût retenir. Puis, après qu’il eut mangé et qu’il se fut reposé, il s’informa de l’ermitage ; le berger lui enseigna le chemin qui y conduisait, et le roi lui donna sa chaîne et sa bague. C’étaient des joyaux de grand prix et que le roi estimait beaucoup.
Puis il se mit en route et arriva en vue de l’ermitage comme le soleil se couchait. Aussitôt il s’agenouilla et fit sa prière. Puis, ayant aperçu l’ermite, il marcha droit à lui. L’ermite lui demanda qui il était, et comment il était venu là. Le roi lui répondit : « Hélas ! je suis don Rodrigue, qui fut roi d’Espagne. Dieu m’a ôté mon royaume en expiation de mes péchés. Je viens faire pénitence avec toi ; ne reçois pas de chagrin de ma présence, au nom de Dieu et de la vierge Marie. »
L’ermite lui répondit : « Certes, vous avez choisi le chemin qu’il fallait pour votre salut, et Dieu vous pardonnera. »
Et disant ces mots, l’ermite se mit à genoux, priant Dieu de lui indiquer la pénitence qu’il imposait au roi. Alors il lui fut révélé de la part de Dieu que Rodrigue eût à s’enfermer dans un tombeau avec une couleuvre vivante, et que Rodrigue eût à prendre cela en patience pour le mal qu’il avait fait. L’ermite, fort joyeux, retourna vers don Rodrigue et lui dit ce que Dieu ordonnait. Et don Rodrigue dit : « Que la volonté de Dieu soit faite. »
Il se coucha donc dans un tombeau avec une couleuvre près de lui. Et le troisième jour l’ermite alla le voir. « Comment vous trouvez-vous de votre compagne ? demanda-t-il au roi.
– Jusqu’à cette heure, elle ne m’a point touché, parce que Dieu, sans doute, ne l’a point voulu, dit Rodrigue. Mais prie pour moi, saint homme, afin qu’elle me touche et que j’achève bien ma vie. »
L’ermite pria, et trois jours après revint encore. « Eh bien ? dit-il. – Eh bien ! dit Rodrigue, Dieu a eu pitié de moi, la couleuvre me mord. » L’ermite l’encouragea, et le roi Rodrigue mourut de la morsure de la couleuvre.
Ainsi finit le roi Rodrigue, qui, ayant expié son crime sur la terre, s’en alla tout droit au ciel. Voilà, madame, le poème que chante encore l’habitant de ces belles plaines où coule le Guadalète, où s’élève Xérès. Je doute que dans mille ans la victoire des Français et la prise du Trocadéro aient laissé d’aussi poétiques souvenirs.
Le pèlerinage du Rolandseck[12] ou des ruines de Roland est une nécessité pour les âmes tendres qui habitent non seulement les deux rives du Rhin, depuis Schaffouse jusqu’à Rotterdam ; mais encore à cinquante lieues dans l’intérieur des terres. S’il faut en croire la tradition, ce fut là que Roland, remontant le Rhin pour répondre à l’appel de son oncle, prêt à partir pour combattre les Sarrasins d’Espagne, fut reçu par le vieux comte Raymond. Celui-ci, apprenant le nom de l’illustre paladin qu’il avait l’honneur de recevoir chez lui, voulut qu’il fût servi à table par sa fille, la belle Hildegonde. Peu importait à Roland par qui il serait servi pourvu que le dîner fût copieux et que le vin fût bon. Il tendit donc son verre : alors une porte s’ouvrit, et une belle jeune fille entra, un hanap[13] à la main, et s’avança vers le chevalier. Mais, à moitié chemin, les regards d’Hildegonde et de Roland se rencontrèrent, et, chose étrange ! tous deux commencèrent à trembler de telle façon que moitié du vin tomba sur les dalles, tant par la faute du convive que par celle de l’échanson.
Roland devait partir le lendemain ; mais le vieux comte Raymond insista pour qu’il passât huit jours au château. Roland sentait bien que son devoir était à Ingelheim[14] ; mais Hildegonde leva sur lui ses beaux yeux, et il resta.
Au bout de ces huit jours, les deux amants ne s’étaient point parlé de leur amour, et cependant, le soir du huitième jour, Roland prit la main d’Hildegonde et la conduisit dans la chapelle. Arrivés devant l’autel, ils s’agenouillèrent tous deux d’un même mouvement. Roland dit : « Je n’aurai jamais d’autre femme qu’Hildegonde. » Hildegonde ajouta : « Mon Dieu ! recevez le serment que je fais d’être à vous si je ne suis à lui. »
Roland partit. Une année s’écoula. Roland fit des merveilles, et le bruit de ses prouesses retentit des Pyrénées aux bords du Rhin ; puis tout à coup on entendit vaguement parler d’une grande défaite, et le nom de Roncevaux fut prononcé.
Un soir, un chevalier vint demander l’hospitalité au château du comte Raymond ; il arrivait d’Espagne où il avait suivi l’empereur. Hildegonde se hasarda à prononcer le nom de Roland, et alors le chevalier raconta comment, dans la gorge de Roncevaux, entouré de Sarrasins, et se voyant seul contre cent, il avait sonné de son cor pour appeler l’empereur à son secours, et cela avec une telle force, que, quoiqu’il fût à plus d’une lieue et demie, l’empereur avait voulu retourner ; mais Ganelon l’en avait empêché, et le bruit du cor s’en était allé mourant, car c’était le dernier effort du héros. Alors il l’avait vu, pour que sa bonne épée Durandal ne tombât point entre les mains des infidèles, essayer de la briser sur les roches ; mais, habituée à fendre l’acier, Durandal avait fendu le granit, et il avait fallu que Roland enfonçât la lame dans une gerçure, et la brisât en appuyant dessus. Puis, couvert de blessures, il était tombé à côté des tronçons de son épée, en murmurant le nom d’une femme qui s’appelait Hildegonde.
La fille du comte Raymond ne versa pas une larme et ne jeta pas un cri ; seulement, elle se leva pâle comme une morte, et, s’approchant du comte :
– Mon père, lui dit-elle, vous savez ce que Roland m’avait promis, et ce que, de mon côté, j’avais promis à Roland. Demain, avec votre permission, j’entrerai au couvent de Nonenwerth[15].
Le père regarda la fille en secouant tristement la tête, car il se disait en lui-même : Roland était-il donc tout ? et moi, n’étais-je donc rien ? Puis, se rappelant qu’il était chrétien avant d’être père :
– La volonté de Dieu soit faite en toute chose ! répondit-il.
Et le lendemain Hildegonde entra dans le couvent. Puis, comme elle avait hâte de prendre le voile, car il lui semblait que plus elle serait séparée de la terre, plus elle serait rapprochée de Roland, elle obtint de l’évêque diocésain, qui était son oncle, que le temps des épreuves fût réduit à trois mois pour elle ; et, au bout de ces trois mois, elle prononça ses vœux.
Huit jours ne s’étaient pas écoulés qu’un chevalier demande l’hospitalité au château du comte Raymond. Le comte descend au-devant de lui ; le chevalier s’arrête et le regarde avec étonnement car, depuis trois mois qu’il était séparé de sa fille, le comte avait vieilli de plus de dix ans. Alors le chevalier lève la visière de son casque.
– Mon père, dit-il, j’ai tenu ma parole. Hildegonde m’a-t-elle gardé la sienne ?
Le vieillard jeta un cri de douleur. Ce chevalier, c’était Roland. Les blessures qu’il avait reçues étaient profondes ; mais elles n’étaient point mortelles. Après une longue convalescence, il s’était mis en route pour venir rejoindre sa fiancée.
Le vieillard s’appuya sur l’épaule de Roland ; puis, rappelant son courage, il le conduisit, sans répondre une seule parole, à la chapelle, et là, lui faisant signe de s’agenouiller et s’agenouillant près de lui :
– Prions, lui dit-il.
– Elle est morte ? murmura Roland.
– Elle est morte pour toi et pour le monde ! N’avait-elle pas promis de n’être qu’à toi ou à Dieu ? Elle a tenu son serment.
Le lendemain matin, Roland sortit à pied, laissant son cheval et ses armes au château du vieux comte ; il s’enfonça dans la montagne, et vers le soir il arriva au sommet d’un des pics qui dominent le fleuve ; il vit à ses pieds, à l’extrémité de son île verdoyante, le couvent de Nonenwerth. En ce moment, les nonnes chantaient le salut, et au milieu de toutes ces saintes voix qui montaient au ciel, il y eut une voix qui vint droit à son cœur.
Roland passa la nuit étendu sur le rocher ; le lendemain, au point du jour, les nonnes chantèrent matines, et il entendit de nouveau cette voix qui faisait vibrer toutes les fibres de son âme. Alors il résolut de se bâtir un ermitage au sommet de cette montagne, afin de ne point s’éloigner du moins de celle qu’il aimait. Il se mit à l’œuvre.
Vers les onze heures, les nonnes sortirent et se répandirent dans leur île ; mais une d’elles s’éloigna de ses compagnes et vint s’asseoir sous un saule au bord de l’eau. Elle était voilée ; elle portait le même costume que les autres religieuses, et cependant Roland n’avait point douté un instant que ce ne fût Hildegonde.
Pendant deux ans, soir et matin, Roland entendit au milieu des voix religieuses cette voix qui lui était si chère ; pendant deux ans, tous les jours, à la même heure, la même religieuse solitaire vint s’asseoir à la même place, quoique chaque jour elle y vînt plus lentement. Enfin, un soir, la voix manqua. Le lendemain au matin la voix manqua encore. Onze heures vinrent, et Roland attendit inutilement. Les religieuses se répandirent, comme de coutume, dans le jardin, mais aucune d’elles ne vint s’asseoir sous le saule au bord de l’eau. Vers les quatre heures, quatre religieuses creusèrent, en se relayant, une fosse au pied du saule ; quand la fosse fut creusée, Roland entendit de nouveau les chants auxquels la plus douce et la plus belle voix manquait toujours, et la communauté tout entière sortit, escortant le cercueil dans lequel était couchée une vierge au front couronné de fleurs et au visage pâle et découvert.
C’était la première fois depuis deux ans qu’Hildegonde levait son voile.
Trois jours après, un pâtre qui avait perdu sa chèvre grimpa jusqu’au sommet de la montagne, et trouva Roland assis, le dos appuyé contre la muraille de son ermitage, et la tête inclinée sur la poitrine. Il était mort.
Saint Goar[16] est non seulement un débarcadère, mais encore un pèlerinage. Autrefois un beau château fortifié veillait sur la ville, mais en 1794 nous en avons fait sauter les murailles. Un aubergiste est entré par la brèche et y a bâti une auberge.
Quant au vieux saint qui avait donné son nom à la ville, il a bien perdu matériellement quelque chose aussi au passage des Français ; mais moralement, il a conservé une influence encore fort raisonnable pour le XIXe siècle.
Voici comment saint Goar a mérité cette grande réputation qui, de nos jours encore, s’étend depuis Strasbourg jusqu’à Nimègue.
Saint Goar était contemporain de Charlemagne, et par conséquent assistait à la lutte du grand empereur contre les infidèles. Pendant longtemps le saint regretta amèrement de ne pouvoir aider le fils de Pépin autrement que par ses prières. Saint Goar était non seulement ermite, mais encore batelier. Il se livrait à ce regret tout en allant prendre sur la rive droite du Rhin un voyageur qui lui avait fait signe de le venir chercher, lorsque tout à coup il lui vint une idée qui lui parut être tellement une inspiration du ciel qu’il résolut de la mettre à l’instant même à exécution.
En effet, à peine saint Goar se trouva-t-il avec le voyageur au milieu du Rhin, c’est-à-dire à l’endroit où le fleuve est le plus rapide et le plus profond, que, cessant tout à coup de ramer, il demanda à son passager de quelle religion il était, et ayant appris qu’il avait affaire à un hérétique, il quitta la rame, se jeta sur lui, le baptisa en un tour de main, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et aussitôt, de peur qu’un baptême ainsi administré perdît de sa vertu, il jeta le nouveau converti dans le fleuve, qui l’emmena tout droit dans le paradis. La même nuit, l’âme du noyé apparut à saint Goar, et, au lieu de lui faire des reproches sur la manière tant soit peu brutale dont il l’avait forcée de sortir de ce monde, elle le remercia de lui avoir procuré la félicité éternelle. Il n’en fallut pas davantage au saint, avec les dispositions naturelles qu’il avait, pour le lancer dans cette nouvelle voie convertissante ; aussi, à partir de ce moment, y eut-il peu de jours qui ne fussent marqués par une conversion nouvelle. Quand il avait affaire à un chrétien, au contraire, saint Goar ne se contentait pas de lui faire traverser le Rhin, il le conduisait à son ermitage, et là il partageait avec lui les dons que la piété des fidèles y entassait avec une prodigalité qui, en s’augmentant d’heure en heure, prouvait que la réputation du saint grandissait à vue d’œil.
Or il arriva que cette grande réputation parvint jusqu’à Charlemagne, qui, en sa qualité de connaisseur, appréciait le moyen de conversion adopté par saint Goar, et résolut de ne point laisser un si puissant auxiliaire sans récompense. Il vint donc comme un simple étranger pour passer le Rhin, et ayant fait le signe accoutumé, il vit venir à lui le bon ermite ; mais son désir de passer le fleuve incognito fut sans résultat, car Dieu avait empreint sur sa face une telle majesté, que saint Goar le reconnut avant même qu’il n’eût mis le pied dans la barque.
Un pareil hôte devait laisser trace de son passage ; aussi, arrivé à l’autre bord, et ayant bu d’un petit vin qui lui parut agréable, Charlemagne demanda des renseignements sur la terre qui le produisait, et, ayant appris qu’elle était à vendre, il l’acheta et en fit don à l’ermite, lui promettant de lui envoyer de plus un tonneau et un collier.
Effectivement, quelques semaines après le passage de l’empereur, saint Goar reçut les deux objets promis. Tous deux étaient l’ouvrage de l’enchanteur Merlin, et avaient chacun une propriété particulière. Le tonneau, tout au contraire de celui des Danaïdes, était toujours plein, pourvu qu’on n’en tirât le vin que par le robinet ; quant au collier c’était bien autre chose.
Dans l’épanchement du tête-à-tête, saint Goar s’était plaint à Charlemagne de la mauvaise foi des infidèles, qui maintenant qu’ils savaient les habitudes de saint Goar, au lieu d’avouer leur hérésie, répondaient tout bonnement qu’ils étaient chrétiens, traversaient le fleuve, protégés par ce titre, et, quand ils étaient sur l’autre rive, buvaient son vin et s’en allaient en lui faisant des cornes. Il n’y avait pas de remède à cela, rien ne ressemblant à un chrétien comme un infidèle qui fait le signe de la croix.
C’était à cet inconvénient que l’empereur Charles avait promis d’obvier, et c’était pour tenir sa promesse qu’il envoyait le collier préparé par Merlin.
En effet, le collier avait une vertu particulière. À peine avait-il touché la peau qu’il sentait à qui il avait affaire : si c’était à un chrétien, il restait dans son statu quo, et laissait tranquillement passer le vin de la bouche à l’estomac ; si c’était à un infidèle, il se resserrait immédiatement de moitié, de sorte que le buveur lâchait le verre, tirait la langue et tournait de l’œil. Alors, saint Goar, qui se tenait près de lui avec une tasse pleine d’eau, le baptisait lestement, et la chose revenait au même. C’étaient donc deux cadeaux inappréciables et bien faits pour aller ensemble que celui du tonneau et du collier.
Saint Goar sentit la valeur de ce don ; aussi, non seulement pendant toute sa vie en fit-il usage, mais encore ordonna-t-il aux moines, qui s’étaient réunis à l’entour de lui, et qui de son vivant avaient fondé une abbaye dont il était le supérieur, d’en faire usage après sa mort. Les moines n’y manquèrent pas, et le collier et le tonneau miraculeux traversèrent les siècles en conservant leur puissance.
Malheureusement, en 1794, les Français s’emparèrent de Saint-Goar tellement à l’improviste que les moines n’eurent point le temps de sauver leur tonneau. En entrant au couvent, le premier soin des vainqueurs fut de descendre à la cave, et comme par un seul robinet le vin ne coulait pas à leur soif, ils employèrent l’expédient en usage en pareil cas, et lâchèrent trois ou quatre coups de pistolet dans la bienheureuse futaille, sans se donner la peine de boucher le trou des balles. Le soir, le régiment était ivre, mais la tonne, dont le charme se trouvait rompu, était à tout jamais vide.
Quant au carcan, le tambour-maître l’avait pris pour en faire un collier à son caniche, et les amateurs d’archéologie peuvent le voir tel qu’il était encore en 1809, dans le joli tableau d’Horace Vernet, intitulé le Chien du régiment.
Mais depuis 1812 on ne sait pas ce qu’il est devenu, le pauvre caniche ayant été gelé avec son maître dans la retraite de Russie.
Au reste, saint Goar a pour sa réputation un terrible voisin, ou plutôt une terrible voisine, c’est la fée Lore, qui a donné son nom à un immense rocher à pic qu’on trouve à un demi-quart de lieue au-dessus des ruines de Katzenellen[17], et que, d’après elle, on appelle le Lore-Lei.
Depuis Coblence, nous entendions parler de cette partie du Rhin, à part la légende poétique qui s’y rattache, comme de la plus curieuse que le fleuve offre aux voyageurs durant tout son cours. En effet, pour traverser cet endroit, les passagers les plus indifférents étaient montés sur le pont, et il régnait sur tout l’équipage une agitation traditionnelle qu’on remarque sur le Rhône lorsqu’on s’approche du pont Saint-Esprit. C’est qu’effectivement, en cet endroit, le Rhin se resserre et s’assombrit ; son cours devient plus rapide ; car, dans un espace de cinq cents pas, ses eaux ont une pente de cinq pieds. Enfin, le Lore-Lei s’élève comme un sombre promontoire, et l’on voit sortir du fleuve la pointe des rochers qui ont roulé de ses flancs et qui ont semé ce passage d’écueils. C’est au sommet de cette montagne que se tenait la fée Lore.
C’était une belle jeune fille de dix-sept à dix-huit ans, si belle que les bateliers qui descendaient le Rhin oubliaient, pour la regarder, le soin de leurs bateaux, de sorte qu’ils allaient se briser contre les rochers, et qu’il n’y avait pas de jour où l’on n’eût à déplorer quelque nouveau malheur.
L’évêque qui habitait la ville de Lorch entendit parler de ces accidents, si souvent réitérés, qu’ils semblaient l’effet d’une fatale influence, et les filles, les femmes et les mères de ceux qu’elle avait fait périr étant venues, avec des habits de deuil, accuser la belle Lore de magie, il l’assigna à comparaître devant lui.
La belle Lore promit de venir, mais, au jour qu’elle devait venir, elle l’oublia, de sorte que l’évêque envoya deux hommes pour la prendre, et ces hommes la trouvèrent, selon son habitude, assise sur son rocher : elle chantait une vieille ballade comme en chantent les nourrices aux enfants qu’elles bercent, et, sans faire aucune résistance, elle se leva et les suivit.
Bientôt elle parut devant l’évêque, et l’évêque voulut l’interroger sévèrement ; mais à peine l’eut-il vue que, subissant le charme universel, il fixa ses yeux sur les siens ; puis, avec un accent qui trahissait la pitié qu’il éprouvait pour la jeune fille :
– Est-il vrai, belle Lore, lui dit-il, que vous soyez une magicienne ?
– Hélas ! hélas ! monseigneur, répondit la pauvre enfant, si j’étais une magicienne, j’aurais eu des charmes pour retenir mon amant, et mon amant ne serait point parti ; et je ne passerais pas mes jours et mes nuits à l’attendre au sommet d’un rocher, en chantant la ballade qu’il aimait.
Et en disant ces mots, la belle Lore se mit à chanter la ballade devant l’évêque, si bien que l’évêque vit qu’elle était folle.
Alors, au lieu de songer à la punir, il commença à la plaindre, et craignant en la voyant ainsi hors de sens, qu’après avoir perdu son corps elle ne perdît son âme, il ordonna qu’elle fût conduite au monastère de Marienberg, et la recommanda par une bulle à la supérieure qui était sa parente.
La belle Lore partit, montée sur la plus douce haquenée que l’on pût trouver, car l’évêque craignait qu’il ne lui arrivât malheur en route, et lui-même la suivit des yeux au milieu de l’escorte qui l’accompagnait, jusqu’à ce que l’escorte et elle eussent disparu derrière le château de Nottingen ; et tout alla bien ainsi jusqu’à ce que l’on fût en vue des rochers où elle avait l’habitude de se tenir pour attendre son amant.
Mais lorsque l’on fut en vue de ces rochers, elle demanda à monter à leur sommet pour jeter un dernier coup d’œil sur le Rhin, et pour voir si celui qu’elle attendait depuis si longtemps ne revenait pas ; et comme l’évêque avait commandé qu’on ne la contrariât en rien, ses gardes l’aidèrent à descendre de cheval, et deux d’entre eux la suivirent à quelques pas, afin de la rattraper si elle cherchait à fuir.
Mais à peine eut-elle posé le pied à terre qu’elle se mit à courir si légèrement, qu’elle semblait comme une hirondelle raser la terre, et qu’elle sautait de rocher en rocher avec tant de facilité, quels que fussent leur hauteur et leur escarpement, qu’on eût dit une ombre plutôt qu’une créature humaine appartenant encore à la terre des vivants.
Et ainsi, elle arriva au sommet de la montagne, à l’endroit même où elle surplombait le fleuve : et s’avançant sur la dernière extrémité, elle ramassa la harpe qu’elle y avait laissée la veille, et de cette voix triste qui ôtait la raison à ceux qui l’écoutaient, elle se mit à chanter sa ballade accoutumée. Mais cette fois, quand la ballade fut finie, elle prit sa harpe contre sa poitrine, et les yeux au ciel, les cheveux au vent, elle se laissa lentement choir, non pas comme un corps qui tombe, mais comme une colombe qui s’envole. Au même instant, l’escorte qui l’accompagnait jeta un grand cri ; la belle Lore avait disparu dans les flots.
L’escorte revint près de l’évêque et lui raconta ce qui s’était passé : alors l’évêque, tout en secouant sa tête mitrée, ordonna que des messes fussent dites pour le repos de l’âme de la pauvre folle ; mais il avait lui-même peu d’espérance car il savait que le crime que Dieu a le plus de peine à pardonner est le suicide.
En effet, quelques jours après, il apprit qu’on avait de nouveau vu la belle Lore sur son rocher, et qu’à sa douce vue et à son doux chant des bateliers s’étaient perdus ; or, comme il savait à n’en point douter qu’elle s’était précipitée dans le fleuve, il pensa que pour cette fois il y avait réellement là-dessous quelque enchantement, et fit venir un mathématicien très savant en affaire de magie.
Le savant consulta les astres, et dit à l’évêque qu’effectivement la belle Lore était morte, mais que, comme elle était morte en péché mortel, elle était condamnée à revenir au même lieu où elle se tenait de son vivant, et qu’elle reviendrait ainsi jusqu’à ce qu’elle rencontrât un jeune chevalier qui lui fît oublier son premier amour.
L’évêque était trop pieux pour s’opposer en quelque chose que ce fût aux arrêts du ciel ; seulement il fit annoncer en tout lieu qu’on eût à se défier de la fée Lore, attendu qu’en punition de ses péchés la pauvre folle était devenue une méchante enchanteresse ; et l’on n’eut point de peine à le croire, car les chants si doux qu’elle faisait entendre autrefois étaient devenus railleurs, et si quelque batelier échouait au pied de son rocher, elle répondait à son cri de mort par un grand éclat de rire, comme répondent la nuit les chats-huants aux cris des voyageurs perdus dans les forêts.
Et cela dura pendant plus d’un siècle ; l’évêque mourut. La génération qui avait vu la pauvre Lore vivante disparut en racontant son histoire à la génération qui devait la suivre, et quatre autres générations passèrent ainsi en se racontant les unes aux autres comment était venue là cette méchante fée que l’on voyait ainsi comme un spectre sur son rocher, et dont on entendait les éclats de rire chaque fois que quelque barque égarée chavirait dans les ténèbres.
Cent ans et plus s’étaient écoulés ; l’empereur Maximilien régnait en Allemagne, et Roderic-Lenzoli Borgia, de terrible mémoire, était pape à Rome, lorsqu’un soir un jeune chasseur, perdu dans la vallée de Ligrenkopf, parut tout à coup à la sortie de cette vallée et se trouva en face du Rhin.
C’était par une de ces chaudes soirées d’été, où toute eau fraîche et limpide vous attire ; aussi, fatigué de sa course, le jeune chasseur descendit aussitôt de cheval pour se baigner. Mais avant de descendre dans le fleuve, voulant indiquer à sa suite où il était, il sonna du cor ; aussitôt l’air qu’il venait de faire entendre fut répété si distinctement qu’il crut que quelque piqueur lui répondait ; il recommença aussitôt une autre fanfare, qui fut reproduite si parfaitement encore, qu’il commença à douter ; enfin, à une troisième épreuve, il secoua la tête en disant : – C’est l’écho ! et ayant posé son cor à terre, il se déshabilla et se jeta dans le fleuve.
Walter, c’était ainsi que se nommait le jeune nageur, était fils d’un comte palatin ; il avait dix-huit ans à peine, et c’était déjà non seulement le plus beau, mais encore le plus brave et le plus adroit des jeunes seigneurs qui, de Mayence à Nimègue, habitaient les bords du Rhin.
Aussi, à la vue de ce bel enfant, dont elle avait commencé par se moquer, en lui renvoyant le son de son cor, et qui venait pour ainsi dire se livrer à elle, la fée Lore éprouva-t-elle tout à coup un sentiment que depuis longtemps elle croyait mort dans son cœur ; mais, s’abusant elle-même, elle attribua son trouble à la pitié. La fée Lore se trompait : c’était de l’amour.
De son côté, le jeune homme l’avait aperçue assise sur son rocher, et s’était mis à nager vers elle ; la fée Lore le voyait s’approcher avec joie, et elle se mit à chanter cette vieille ballade que tout autour d’elle avait oublié, excepté elle ; et à cette voix, Walter redoubla d’efforts pour aborder au pied du rocher. Mais tout à coup la fée songea qu’entre le beau nageur et elle était l’abîme où tant de malheureux s’étaient engloutis ; aussitôt, elle interrompit son chant et disparut, si bien que tout rentra dans le silence et dans l’obscurité.
Alors Walter vit qu’il avait été le jouet d’une illusion, et comme il se sentait entraîné malgré lui, il se souvint du gouffre ; heureusement il était temps encore, et le jeune homme, grâce à sa vigueur et à son adresse, parvint à regagner le rivage ; à peine y était-il qu’il vit venir son vieil écuyer Blum. Blum avait entendu le triple appel du cor, et était accouru.
Walter et le vieil écuyer rejoignirent bientôt leur suite ; puis, tous les chasseurs ensemble reprirent le chemin du château. Chacun revenait en parlant joyeusement des exploits de la journée ; Walter, seul, marchait pensif et la tête inclinée sur sa poitrine ; il pensait à cette apparition gracieuse qui n’avait duré qu’un instant, mais qui lui avait laissé une impression si profonde.
Et le lendemain et les jours suivants, les pêcheurs eurent beau regarder sur le Lei, ils ne virent point la fée. En échange, à partir de ce moment, tout ce qu’entreprenait Walter lui réussissait ; on eût dit qu’un génie veillait près de lui, qui lui aplanissait toutes les difficultés.
En effet, le ciel était-il couvert de nuages, et la plus affreuse tempête menaçait-elle, il suffisait que Walter sortît pour que le ciel s’éclairât à l’instant même. Parlait-on dans les environs d’un cheval fougueux, Walter, selon ses habitudes, se le faisait amener, et à peine était-il en selle que le cheval devenait doux comme un mouton. Était-il altéré, une source fraîche et limpide s’offrait à sa vue ; était-il las, un lit de fleurs…
De sorte que sur les bords du Rhin on ne parlait plus que de son adresse et de son bonheur ; sa flèche atteignait le but partout où elle était lancée, que ce fût l’aigle planant au plus haut des airs ou le daim fuyant au plus épais de la forêt : ses faucons étaient les plus audacieux, ses chiens les plus fidèles.
Or, un jour que sa meute poursuivait un chevreuil, et que, pour la suivre dans les chemins escarpés où elle s’était engagée, il avait quitté son cheval, le jeune chasseur s’égara, et quoiqu’il se trouvât dans une partie de la contrée qui lui fût bien connue, il ne put retrouver son chemin ; car il lui semblait que, par une magie dont il ne pouvait se rendre compte, les objets avaient changé de forme.
Mais comme poussé par une puissance invisible, Walter avançait toujours. Bientôt, les sons d’une harpe parvinrent jusqu’à lui, et pensant qu’il devait être dans le voisinage de quelque château, il marcha vers l’endroit d’où lui semblait venir le son. Mais le son reculait à mesure qu’il avançait, demeurant toujours assez près pour qu’il ne cessât point de l’entendre, trop loin pour qu’il vît l’instrument que le rendait.
Il marcha ainsi depuis l’heure où l’ombre était descendue jusqu’à l’heure de minuit. À minuit, il se trouva presque au sommet d’une haute montagne qui dominait le Rhin, à droite et à gauche le fleuve fuyait dans la vallée, comme un large ruban argenté. Walter gravit un dernier mamelon, et sur la pointe la plus élevée du rocher, il vit une femme assise.
Cette femme tenait à la main la harpe dont les sons l’avaient guidé ; une douce lumière, pareille à celle de l’aube, l’enveloppait comme si elle n’eût pu respirer que dans une atmosphère différente de la nôtre, et elle souriait avec un si merveilleux sourire que ce sourire renfermait depuis le premier aveu de l’amour jusqu’aux dernières promesses de la volupté.
Walter reconnut à l’instant même l’être mystérieux qu’il avait déjà entrevu pendant la nuit où il se baignait dans le Rhin ; son premier mouvement fut d’aller à lui, mais à peine eut-il fait quelques pas qu’il s’arrêta en songeant à tout ce qu’on lui avait raconté de la Lore-Lei ; puis, comme c’était un cœur religieux, il fit dévotement le signe de la croix, à l’instant même la lumière s’éteignit, et celle qui la répandait jeta un cri et disparut comme une ombre.
Mais, disparue aux yeux de Walter, elle fut depuis ce moment présente à son esprit : sans cesse il entendait retentir à ses oreilles la musique mélodieuse qui l’avait guidé jusqu’au haut du rocher, et à peine fermait-il les yeux qu’il revoyait resplendissante de sa lumière étrange cette belle fée qui l’avait accueilli avec un si gracieux sourire.
Et Walter tomba dans une profonde mélancolie car, en face de cette image sans cesse présente à sa pensée, aucune femme ne lui paraissait belle ; et comme il sentait instinctivement qu’il aspirait à quelque chose qui n’était point de la terre, chaque fois qu’on lui demandait la cause de la tristesse, il secouait la tête, soupirait, et montrait du doigt le ciel.
Enfin, un jour, le père de Walter lui annonça qu’il eut à se préparer à partir pour Worms, où l’empereur Maximilien tenait sa cour : il était question de faire la guerre au roi de France, et l’empereur appelait à son aide ses plus braves chevaliers. Les yeux de Walter brillèrent un instant de joie à l’idée de la gloire qu’il pouvait acquérir en cette guerre, et il répondit à son père qu’il était prêt à partir.
Cependant, dès le lendemain, il retomba dans sa mélancolie habituelle. Sans cesse il semblait écouter des bruits que nul n’entendait, sans cesse ses yeux semblaient suivre une image qui échappait à tous les yeux, et le vieil écuyer, voyant cette préoccupation éternelle, pressait tant qu’il pouvait les préparatifs du départ, espérant tout d’un changement de lieux.
Mais, la veille de ce jour tant attendu par le pauvre Blum, Walter le fit appeler. L’écuyer se hâta de se rendre aux ordres de son jeune maître, et le trouva plus sombre et plus accablé que jamais ; cependant, il tendit comme d’habitude la main au vieil écuyer, lui dit qu’avant de quitter la contrée il avait résolu de faire une dernière pêche sur le Rhin, et lui demanda s’il voulait l’accompagner.
Blum, qui avait bien souvent partagé ce plaisir avec son jeune maître, ne vit dans cette demande rien que de très simple ; il ordonna de porter les filets dans la barque, et Walter ordonna que la barque les attendît en face du petit village d’Urbar[18].
C’était par une de ces belles soirées de printemps où toute la nature, se réveillant de son sommeil, est harmonieuse comme si chaque chose de la création, de cette voix que Dieu a donnée aux éléments comme aux hommes, chantait son hymne au Seigneur : le vent avait des mélodies étranges ; le soir des parfums inconnus ; le fleuve réfléchissait le ciel comme un miroir, et les étoiles filantes, traversant l’azur, semblaient, au milieu du calme universel, pleuvoir silencieusement sur la terre.
Le vieux Blum jeta les filets ; mais Walter, au lieu de s’occuper de la pêche, regardait le ciel, de sorte que la barque en dérive suivait le courant de l’eau. Tout à coup une mélodie bien connue parvint jusqu’aux oreilles du jeune comte ; il baissa les yeux, et, de sa place accoutumée, il vit, sa harpe à la main, la fée Lore assise sur son rocher.
C’était la troisième fois qu’elle lui apparaissait ainsi, et cette fois, comme il l’était venu chercher, il ne songea point à s’éloigner d’elle ; mais au contraire, il prit les avirons et se mit à ramer de son côté. À ce mouvement inattendu et qui dérangeait ses filets, Blum leva les yeux et vit que la barque se dirigeait droit vers le gouffre.
Alors il voulut arracher les rames des mains de Walter ; mais il était trop tard, et quoiqu’il les lui eût cédées sans résistance, le courant était si rapide, que, malgré tous les efforts du vieil écuyer, il emportait la barque vers l’abîme. Déjà on entendait les mugissements du gouffre qui appelait sa proie, Blum lâcha les avirons et se tourna vers Walter, espérant qu’en se jetant à l’eau avec lui ils pourraient encore tous deux gagner le rivage ; mais Walter avait les bras tendus vers l’apparition magique qui, de son côté, semblait glisser aux flancs de la montagne et se rapprocher de lui. Blum le conjura de ne point se jeter ainsi au-devant de sa perte ; mais Walter était sourd et immobile. Le vieil écuyer voulut le prendre à bras-le-corps et se précipiter avec lui dans le fleuve, mais Walter le repoussa. Alors, le fidèle serviteur, voyant qu’il ne pouvait le sauver, résolut de mourir avec lui, et comme Walter ne songeait point à prier, il se mit à genoux au fond de la barque, et pria pour eux deux.
Et la barque s’avançait toujours vers le gouffre, et les mugissements de l’abîme devenaient de plus en plus forts ; on voyait dans la nuit sortir du fleuve la tête noire des rochers, contre lesquels se brisait l’écume, et chacun d’eux semblait au pauvre Blum un monstre informe monté à la surface de l’eau pour le dévorer.
De son côté, la fée Lore, enveloppée de cette douce lumière qu’elle semblait répandre, comme une statue d’albâtre au milieu de laquelle brûlerait une flamme, s’approchait avec son doux sourire, et tendant les bras vers le jeune homme, comme le jeune homme les tendait vers elle : déjà elle était descendue du rocher, et légère comme une vapeur, semblait glisser sur l’eau ; enfin Blum sentit la barque trembler et frémir, comme un être animé qui s’approche de sa destruction. Il leva les yeux, il vit qu’ils étaient au milieu des rochers, à quelques pas du gouffre. Walter et la fée Lore allaient se rejoindre ; tout à coup il sentit que la barque, attirée comme par la main d’un géant, s’abîmait dans les profondeurs du fleuve ; il n’eut que le temps de faire le signe de la croix et de recommander son âme à Dieu ; car sa tête ayant porté contre un rocher, il sentit qu’il s’évanouissait, et crut qu’il allait mourir. Lorsqu’il revint à lui, il faisait grand jour, et il était couché sur le sable au pied du rocher.
Le pauvre écuyer chercha et appela Walter ; l’écho moqueur du Lei lui répondit seul ; alors il résolut de reprendre la route du château ; mais aux trois quarts du chemin, il rencontra le comte lui-même qui, inquiet de l’absence de son fils, s’était mis à sa recherche. Blum se jeta à ses pieds et se voila la tête avec son manteau en signe de deuil.
Enfin, il lui fallut s’expliquer, et il raconta tout au comte, comment deux fois son jeune maître avait échappé à la fée Lore ; mais comment, à la troisième fois, il l’était venu chercher lui-même. Le comte resta un instant immobile et comme écrasé par la douleur ; mais pas une larme ne tomba de ses yeux, pas un soupir ne sortit de sa bouche. Enfin, après un instant de silence :
– Celui, s’écria-t-il, qui me livrera cette infernale fée, recevra une récompense royale.
– Oh ! s’il en est ainsi, monseigneur, s’écria Blum, permettez que ce soit moi qui tente l’entreprise ; car, par l’âme de mon jeune maître ! j’y réussirai ou j’y perdrai la vie.
Le comte fit signe de la tête qu’il accueillait la demande du vieil écuyer, et reprit le chemin du château, où il s’enferma en rentrant ; et personne ne le vit plus de la journée, aucun serviteur ne fut appelé auprès de lui ; seulement, à travers la porte de l’oratoire, on l’entendait pleurer à sanglots.
Le soir venu, Blum choisit parmi les hommes d’armes du comte ceux sur lesquels il croyait pouvoir compter pour monter avec lui sur le rocher, tandis qu’il ferait envelopper sa base par les moins braves, afin que si la fée Lore cherchait à s’échapper, elle fût prise entre eux et le fleuve. Puis, ces dispositions arrêtées, il monta hardiment au sommet.
La nuit était sombre et pareille à cette autre nuit où Walter avait fait la même ascension : Blum arriva à ce premier sommet où s’était arrêté le jeune comte ; puis, ayant de nouveau encouragé les soldats, il gravit la dernière cime. Arrivé au sommet de celle-ci, il aperçut la fée Lore, assise sur son rocher et les yeux tendrement fixés sur le fleuve.
À cette vue, si peu faite qu’elle fût pour effrayer, les hommes d’armes, saisis de terreur, refusèrent d’aller plus loin ; mais le vieil écuyer, au lieu de partager leur épouvante, sentit redoubler sa colère contre l’enchanteresse qui lui avait enlevé son jeune maître ; et voyant que quelque instance qu’il fît aux soldats pour l’aider à prendre la fée, ils n’osaient faire un pas de plus, il s’avança seul vers elle en criant :
– Ô magicienne maudite ! tu vas enfin payer tout le mal que tu as fait.
À cette voix et à cette menace, la fée leva doucement la tête, et le regardant avec son doux sourire :
– Que veux-tu, vieillard, lui dit-elle, et qu’espères-tu me faire, à moi qui ne suis qu’une ombre ?
– Ce que je veux, répondit Blum, je veux que tu me rendes le cadavre de mon jeune maître que tu as précipité au fond du Rhin. Ce que j’espère, j’espère venger sur toi sa mort et celle de tant d’autres qui ont péri avant lui dans le gouffre où il a disparu.
– Le jeune comte n’appartient plus à la terre, murmura la fée de sa voix mélodieuse ; le jeune comte est mon époux. Il est le roi du fleuve comme j’en suis la reine ; il a une couronne de corail ; il a un lit de sable mêlé de perles ; il a un beau palais d’azur avec des piliers de cristal ; il est plus heureux qu’il n’aurait jamais été sur la terre ; il est plus riche que s’il eût hérité de l’héritage paternel, car il a toutes les richesses que le Rhin a englouties depuis le jour de la création jusqu’à ce jour. Retourne donc vers son père, et dis-lui de ne pas pleurer !
– Tu mens, méchante fée, répondit Blum, et tu voudrais échapper à ma vengeance ; mais tu ne me tromperas pas ainsi ; tu es en mon pouvoir, et ton heure est arrivée, à moins que je ne voie mon jeune maître lui-même, et que lui-même ne me confirme, soit de la voix, soit du geste, ce que tu m’as dit. Ainsi donc, apprête-toi à me suivre.
Et il tira son épée et fit un pas pour s’approcher de la fée ; mais d’une voix puissante, et en étendant le bras vers lui :
– Attends ! dit l’enchanteresse.
Et elle détacha son collier de son cou, et en prit deux perles qu’elle jeta dans le fleuve. Au même instant le fleuve bouillonna, et deux vagues énormes, ayant cette forme indécise et fantastique que l’on prête aux chevaux marins, montèrent le long des rochers jusqu’au sommet de la montagne, et sur l’une de ces deux vagues était un bel adolescent au visage pâle et aux longs cheveux pendants que le vieux Blum crut reconnaître pour le jeune comte, si bien qu’il resta immobile de stupeur.
Pendant ce temps, les deux vagues montaient toujours jusqu’à ce qu’elles vinssent mouiller les pieds nus de la fée ; alors la belle Lore s’assit sur celle qui était vide, et, enlaçant ses bras à ceux du jeune homme, elle lui donna un baiser. Puis les vagues commencèrent à redescendre, et, voyant que la fée lui échappait, Blum voulut la poursuivre. Alors le jeune homme le regarda en souriant.
– Blum, lui dit-il, va dire à mon père qu’il ne pleure pas, et que je suis heureux.
À ces mots, il rendit à son épouse le baiser qu’elle lui avait donné, et tous les deux disparurent dans le fleuve.
Depuis ce jour, nul ne revit la Lore-Lei, et les bateliers n’eurent plus à craindre son chant de sirène. Tout ce qui reste d’elle est un écho moqueur qui répète quatre ou cinq fois le son du cor, ou la Tyrolienne nationale que le pilote ne manque pas de chanter en passant devant le rocher de la Lore-Lei.
Les extrêmes se touchent. Après la pauvre Lore-Lei victime de son amour, viennent les sept vierges victimes de leurs rigueurs, ces sept vierges sont autant de sœurs qui s’amusaient à faire mourir les beaux jeunes gens d’amour. Saint Nicolas, sans doute l’antique protecteur des garçons, les changea en autant de roches qui sortent de l’eau, et qu’on ne manque pas de montrer en passant aux jeunes filles, pour les guérir de la même maladie, si par hasard elles en étaient atteintes.
L’ingelheim, qui est le johannisberg[19] de la petite propriété, peut, malgré l’infériorité où les gourmets le tiennent, se vanter d’avoir une origine non moins aristocratique que son rival, car, s’il n’est pas vendu par un prince, il fut planté par un empereur. Ce fut Charlemagne qui, ayant remarqué l’excellente exposition du terrain, y transporta les ceps du meilleur cru d’Orléans, et, selon son espérance, la vigne gagna cent pour cent par la transplantation. Ce fut une grande joie pour l’empereur d’avoir si bien réussi, attendu qu’après Aix-la-Chapelle sa résidence préférée était Ingelheim ou la maison de l’Ange. Voici à quelle occasion ce château fut baptisé de ce poétique et céleste nom.
Vers l’année 868, Charlemagne avait résolu de se faire bâtir un palais qui commandât le Rhin, et en 874 ce palais était bâti. C’était un magnifique édifice, moitié forteresse, moitié château, qui était soutenu par cinquante colonnes de marbre et cinquante colonnes de granit. Ces colonnes de marbre lui avaient été envoyées de Rome et de Ravenne par le pape Étienne III, et les colonnes de granit avaient été tirées de l’Adenwald[20]. Si bien que, voyant sa nouvelle demeure impériale si heureusement achevée, il résolut d’y tenir une diète. En conséquence, les princes et les seigneurs environnants furent convoqués à cette grande solennité.
La nuit qui précéda le jour où la diète devait avoir lieu, et comme l’empereur venait de s’endormir, un ange lui apparut et lui dit ces paroles : « Charles, lève-toi et vole. » Charlemagne se réveilla aussitôt et sentit un parfum céleste dans sa chambre. Mais comme les paroles que l’ange lui avait dites lui paraissaient médiocrement en rapport avec les Commandements de Dieu et de l’Église, il se figura avoir fait un rêve, et se rendormit.
Mais à peine l’empereur avait-il les yeux fermés que la même vision lui apparut de nouveau, et qu’avec un visage sévère comme celui d’un messager qui a droit de s’étonner qu’on n’obéisse pas à ses ordres, l’ange répéta une seconde fois, d’une voix sévère, les paroles qu’il avait déjà dites et que l’empereur croyait avoir mal entendues. Il ouvrit aussitôt les yeux, et vit la chambre pleine d’une lumière céleste, qui alla peu à peu s’affaiblissant et finit par s’éteindre tout à fait.
Cependant, l’ordre était si étrange que Charlemagne hésita encore d’y obéir, et reposant la tête sur l’oreiller, se rendormit une troisième fois. À cette fois encore, le même ange lui apparut, mais avec un visage si menaçant, et il lui réitéra le même ordre avec une voix si impérieuse, que l’empereur, qui cependant n’était point facile à effrayer, en tressaillit de terreur, et se réveilla en sursaut. Cette fois, non seulement la même céleste odeur était répandue et la même lumière éclatante brillait, mais encore l’ange était debout près de son lit, et ce ne fut que lorsqu’il eut été certain que l’empereur ne pouvait pas douter de la réalité de sa présence qu’il étendit ses ailes d’or et disparut. Cette fois, Charlemagne n’eut plus aucun doute que l’ordre ne lui vînt du ciel, car le messager était trop beau pour être un envoyé de l’enfer.
Charlemagne n’hésita donc plus ; il se leva aussitôt, s’habilla à tâtons, tout en déplorant ce commandement du ciel qui lui ordonnait de commencer si tard un métier si infâme. Mais l’empereur était, comme Abraham, décidé à tout sacrifier à Dieu, même son honneur. En conséquence, il revêtit sa cuirasse, ceignit son épée et prit son casque à sa main, comme s’il allait commander une de ces expéditions guerrières pour lesquelles il avait autant de sympathie que pour celle-ci il avait de répugnance ; enfin, il sortit de sa chambre, et s’arrêtant sur une galerie qui dominait tout le pays, il fit une pause pour décider de quel côté il irait commettre ce vol qui l’embarrassait tant à accomplir.
La nuit, au reste, était sombre, et comme il convient à une telle expédition ; mais, si inspiratrice que fût l’obscurité, l’empereur était tellement novice dans le nouvel art qu’il lui fallait exercer que, quoiqu’il se promenât de long en large depuis près d’une heure, il ne lui était pas encore venu la moindre bonne idée, lorsque, tout à coup, il s’aperçut qu’on venait de lui voler son casque, qu’il avait posé sur la balustrade de la galerie. L’empereur chercha bien de tous les côtés, regarda en dedans et en dehors ; mais toute recherche fut inutile : le casque avait disparu.
Plus le vol était audacieux, plus le voleur était adroit ; et, plus le voleur était adroit, plus, en pareille circonstance, il pouvait donner un bon conseil à l’empereur. Aussi, il lui parut que ce vol était une nouvelle faveur du ciel qui, voyant son embarras, en avait eu pitié. En conséquence, élevant la voix :
– Que celui qui m’a volé mon casque, s’écria-t-il, se présente devant moi, et, sur ma parole royale, au lieu d’être puni, il recevra une récompense de cent ducats.
Aussitôt, un éclat de rire aigu retentit dans la galerie même, et, de dessous le tapis qui recouvrait une table, Charlemagne vit sortir son nain, qui s’approcha de lui et lui tendit le casque afin qu’il y jetât la somme promise.
– Ah ! c’est toi, infâme voleur, dit Charlemagne ; j’aurais dû me douter qu’il n’y avait que toi capable de faire un pareil coup, et ordonner qu’on te donnât cent coups de verges, au lieu de te promettre aussi imprudemment que je l’ai fait cent ducats.
– Oui, maître, dit le nain, c’eût été plus économique : c’est vrai ; mais un honnête homme n’a que sa parole. Voilà ton casque ; où sont les cent ducats ?
– Tu les auras tout à l’heure, quand tu m’auras donné un bon conseil.
– Les cent ducats, dit le nain, ont été promis pour le casque et non pour le conseil ; donne-moi les cent ducats pour le casque, et tu auras le conseil gratis.
Charlemagne étendit la main pour empoigner le drôle qui lui parlait avec tant de hardiesse ; mais le nain vit le mouvement, et, rapide comme la pensée, il sauta sur la balustrade, et, avec l’adresse et l’agilité d’un singe, il se mit à grimper le long d’une des colonnes, et ne s’arrêta que lorsqu’il fut à cheval sur une des feuilles du chapiteau. Là il se mit à chanter une chanson dont il composait à la fois l’air et les paroles. Cette chanson disait :
J’ai déjà un casque, un beau casque, un casque surmonté d’une couronne royale : un casque qui me coûte cent ducats.
Et je vais tâcher d’avoir au même prix une cuirasse et une épée, et alors je me ferai armer chevalier par quelque empereur qui n’ait jamais manqué à sa parole.
Puis, quand je serai armé chevalier, que j’aurai une grande épée et une bonne lame, je m’en irai par monts et par vaux faisant justice, car dans les pays de Germanie et de France justice a grand besoin d’être faite.
Mais, hélas ! où trouverai-je, pour m’armer chevalier, un empereur qui n’ait jamais manqué à sa parole ?
Le bruit d’une bourse qui tombait sur les dalles interrompit l’improvisation du chanteur ; le nain comprit que sa morale avait produit son effet, descendit de sa corniche et alla ramasser la bourse, un œil sur elle et un œil sur l’empereur.
– Allons, viens ici, drôle, dit Charlemagne, et ne crains rien. J’ai besoin de toi.
– Oh ! alors, dit le nain, si tu as besoin de moi, c’est autre chose, et je n’ai plus peur.
– Je voudrais voler, dit Charlemagne.
– Mauvais métier, dit le nain, surtout lorsqu’on a affaire à des gens qui promettent et qui ne tiennent pas ; aussi, si tu m’en crois, puisque tu as le malheur d’être né honnête homme, reste honnête homme.
– Je te dis que je veux voler, dit Charlemagne d’un ton qui prouvait qu’il commençait à se lasser des réflexions philosophiques de son interlocuteur.
– Oh ! alors, dit le nain, si c’est une vocation décidée, il n’y a plus rien à dire. Que veux-tu voler ?
– Ah ! voilà ce que je ne sais pas, dit Charlemagne. Mais je veux voler quelqu’un, et cela tout de suite, cette nuit.
– Diable ! dit le nain, eh bien ! volons.
– Mais qui voler ? demanda Charlemagne.
– Tiens, dit le nain en étendant la main, vois-tu cette pauvre cabane ?
– Oui, dit l’empereur.
– Eh bien ! il y a là un bon coup à faire. Si pauvre qu’elle te paraisse, elle renferme aujourd’hui cent florins : depuis près de dix ans le paysan qui l’habite travaille tous les jours de cinq heures du matin à huit heures du soir, de sorte qu’à force de remuer la terre il a mis de côté cette somme. La porte ferme mal, le brave homme a le sommeil dur, tu vois qu’il est facile à voler.
– Misérable ! s’écria Charlemagne, tu veux que j’aille prendre à un malheureux le fruit de dix ans de travail, un argent tout trempé de sa sueur !
– Moi ! dit le nain, je ne veux rien ; tu me demandes un conseil, je te le donne, et voilà tout.
– À un autre, à un autre ! s’écria Charlemagne.
– Vois-tu cette maison de campagne ? dit le nain en étendant le doigt dans une autre direction.
– Je la vois, répondit l’empereur.
– C’est celle d’un riche commerçant ; celui-là, ce ne sont point des florins que tu trouveras chez lui, ce sont des ducats, et ce ne sera point par centaines que tu les trouveras, ce sera par milliers.
– Et sans doute, dit Charlemagne, c’est en faisant l’usure et en vendant à faux poids qu’il a acquis une pareille fortune.
– Non, dit le nain, non. C’est, au contraire, en faisant pour lui comme pour les autres des calculs tellement exacts que sa probité est devenue un proverbe, et que par hasard, à celui-là, la probité a rapporté ce que rapporte aux autres la friponnerie.
– Comment ! gredin, dit l’empereur, et c’est justement un homme qui a fait fortune d’une manière si honorable que tu veux que je ruine ?
– Je ne veux rien, dit le nain ; c’est toi au contraire qui veux voler. Je te dis quels sont ceux qui ont de l’argent, voilà tout.
– Oui, sans doute, je veux voler, dit l’empereur, mais non pas le pauvre laboureur, non pas le commerçant industrieux ; j’aimerais mieux voler quelque bon abbé, engraissé par le repos, enrichi par la dîme, qui n’ait jamais rien fait que dormir, manger et boire. Voilà qui je voudrais voler, si tu veux le savoir.
– Peste ! pour un commençant, dit le nain, ce n’est pas mal raisonné ; mais en volant un tel homme, ce serait toujours les pauvres que tu volerais, car il saurait bien se faire rendre le lendemain par le peuple le double de ce que tu lui aurais pris.
– Eh bien ! alors, dit l’empereur, je voudrais voler quelqu’un de ces mauvais chevaliers qui ne vivent que de pillages et de roberies[21] ; qui trahissent ceux qu’ils devraient servir, et qui oppriment ceux qu’ils devraient défendre.
– Oh ! alors, c’est autre chose, que ne t’expliquais-tu tout de suite, dit le nain. J’ai ton affaire. Vois-tu ce château fort ?
– Oui, dit Charlemagne.
– Eh bien ! c’est au seigneur Harderic, le plus grand brigand que la terre ait porté après le roi Attila et le faux prophète Mahomet.
– Tant mieux, dit l’empereur.
– Mais là, ce ne sera pas chose facile. Il a le sommeil léger et la main lourde. Il y aura des coups à gagner.
– Tant mieux, tant mieux ! dit l’empereur.
– Eh bien ! alors, va-t’en mettre une autre cuirasse, une cuirasse sombre comme la nuit dans laquelle il faut que nous nous glissions. Va prendre un poignard court au lieu de cette longue épée. L’épée est une arme de jour pour atteindre de loin. La nuit on ne frappe que ce qu’on touche. On a les yeux à la main, et il ne faut pas que les yeux soient trop loin de la lame. Va et reviens, je t’attends ici, en comptant les ducats pour voir si mon compte y est.
L’empereur ne se le fit pas dire à deux fois ; il rentra chez lui, et revint bientôt couvert d’une cotte de mailles d’acier bruni, qui lui prenait le corps comme un pourpoint, et lui emboîtait la tête comme un capuchon. Il avait de plus à sa ceinture un couteau, large, court et tranchant comme le glaive romain. Le nain l’examina des pieds à la tête et fit un signe approbatif.
– Allons, dit Charlemagne, en route.
– En route, dit le nain.
Et tous deux sortirent du palais ; et dans la route la plus directe, c’est-à-dire à travers terre, s’avancèrent vers le château de Harderic.
Chemin faisant, Charlemagne, ayant rencontré une borne qui servait à marquer les limites d’un champ, l’arracha de terre et la mit sur son épaule.
– Que diable fais-tu là ? dit le nain.
– Crois-tu que nous trouverons la porte ouverte ? demanda l’empereur.
– Non pas, répondit le nain.
– Eh bien ! j’emporte de quoi l’enfoncer.
Le nain éclata de rire.
– C’est cela, dit-il, et au premier coup que tu frapperas, toute la garnison sera sur pied, et alors que trouveras-tu à prendre ? quelque poule effarouchée qui se sera sauvée dans les fossés. Je te croyais plus fort, maître.
– Comment faut-il donc faire ? demanda Charlemagne un peu confus de son inexpérience.
– Cela me regarde, dit le nain.
Charlemagne laissa tomber sa borne, et continua sa route sans dire une seule parole.
Arrivés à la porte, comme l’avait pensé Charlemagne, ils trouvèrent la porte fermée. Alors il regarda son nain comme pour lui demander ce qu’il fallait faire ; le nain lui fit signe de se tenir le plus près de la porte qu’il lui serait possible ; et s’élançant sur un figuier qui croissait dans les fossés, et du figuier se cramponnant à la muraille, il monta, enfonça successivement ses mains et ses pieds dans les intervalles des pierres jusqu’aux créneaux, et disparut. Un instant après, Charlemagne entendit une clef grincer dans la serrure : la porte s’ébranla lourdement, mais sans bruit, puis s’entrebâilla juste ce qu’il fallait pour laisser passer un homme. Charlemagne passa ; le nain repoussa la porte avec les mêmes précautions qu’il avait prises pour l’ouvrir, et les deux voleurs se trouvèrent dans la cour du château.
– Voilà votre chemin, dit le nain en montrant à Charlemagne l’escalier qui conduisait aux appartements du château ; voilà le mien, continua-t-il en montrant l’écurie.
– Pourquoi ne viens-tu pas avec moi ? demanda Charlemagne.
– Parce que j’ai aussi mon coup à faire, moi, dit le nain.
Et se mettant à courir à quatre pattes comme un chien, afin de ne pas être reconnu pour une créature humaine dans le cas où il serait vu, il traversa le préau, et entra dans l’écurie.
Cette confiance du nain piqua d’honneur Charlemagne ; il monta l’escalier le plus doucement qu’il put, entra dans les appartements, et grâce à un rayon de la lune qui justement parut au ciel en ce moment, il parvint jusqu’à la chambre qui précédait celle où Harderic couchait avec sa femme. Arrivé là, il étendit la main pour voir s’il ne trouverait rien à prendre, et sa main tomba sur un coffre cerclé qui lui parut devoir contenir de l’argent ou des bijoux. En ce moment le cheval du châtelain hennit si violemment que Charlemagne en tressaillit.
– Holà ! dit Harderic en s’éveillant en sursaut, que se passe-t-il dans mon écurie ?
– Rien, répondit la voix de sa femme, c’est ton cheval qui hennit.
– Mon cheval n’a pas l’habitude de hennir ainsi, dit Harderic, il faut que quelqu’un qu’il ne connaît pas essaie de le détacher.
– Et qui veux-tu qui essaie de détacher ton cheval ?
– Qui, pardieu ! un voleur.
Et à ces mots, Charlemagne entendit Harderic descendre de son lit et prendre son épée. Alors il se retira en arrière et, grâce au rayon de la lune, il le vit passer. Charlemagne demeura dans son coin, en maudissant le nain, et en tenant à tout hasard sa main sur la garde de son épée.
Au bout d’un instant le châtelain rentra.
– Eh bien ! lui dit sa femme, qu’y avait-il dans l’écurie ?
– Il n’y avait rien, répondit Harderic, mais depuis trois ou quatre nuits je ne puis pas dormir.
– Et tu ne peux pas dormir parce que tu médites sans doute quelque chose.
– C’est vrai, dit le châtelain.
– Et que médites-tu ?
– Je puis te le dire maintenant, répondit Harderic, car le moment où notre projet doit s’accomplir est presque arrivé ; demain, moi et onze autres comtes, barons et seigneurs, nous devons tuer le roi Charles, qui nous empêche d’être les maîtres chez nous, ce que nous sommes las de supporter, et ce que nous ne voulons plus souffrir.
– Ah ! ah ! fit tout bas Charlemagne.
– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! dit la châtelaine désolée, et si votre complot échoue, vous êtes tous perdus.
– Impossible, dit le châtelain, nous sommes liés entre nous par les serments les plus terribles ; demain, convoqués à la diète avec tous les autres, nous entrons au palais sans exciter aucun soupçon ; nous serons bien armés, et il ne le sera pas, nous entourons son trône, nous le frappons, et il tombe.
– Et quels sont les conjurés ?
– C’est ce que je ne puis pas dire, même à toi ; mais leur engagement signé de leur sang est ici dans la chambre à côté, enfermé dans la cassette qui se trouve sur la table.
Charlemagne allongea la main, la cassette était bien là où l’avait dit Harderic.
– Hélas ! dit la châtelaine, Dieu veuille que tout cela tourne bien !
– Amen, dit le châtelain.
Et il se remit à dormir : pendant quelque temps encore on entendit les soupirs de la châtelaine, mais bientôt sa respiration douce et égale se mêla aux ronflements de son mari : tous deux avaient repris leur sommeil interrompu.
Alors Charlemagne prit la cassette, la mit sous son bras, traversa les appartements, descendit l’escalier, et arriva dans la cour. Là, il vit son nain qui se débattait sur le cheval de guerre du châtelain qui hennissait et piaffait, comme s’il jugeait indigne de lui d’obéir à un si misérable écuyer. Mais alors le bon empereur s’élança dessus, et à peine le cheval eut-il senti le poids d’un homme, et eut-il compris à quel cavalier exercé il avait affaire, qu’il devint doux comme un mouton. Alors Charlemagne prit le nain par le collet de son habit, le mit en croupe, et partit au grand galop.
En arrivant au château, Charlemagne ouvrit la cassette qu’il avait volée, et y trouva les engagements des douze conjurés signés de leur sang. Alors il fit éveiller ses gens et ordonna qu’on dressât dans une des cours du palais onze potences de taille ordinaire, et une douzième plus élevée que les autres, et au haut de chacune de ces onze potences, il fit clouer sur un écriteau le nom d’un des douze conjurés, et sur la potence la plus élevée le nom de leur chef Harderic.
Puis, comme il y avait deux entrées au palais, il ordonna de recevoir tous les autres barons convoqués par une autre porte et dans une autre cour, et de ne recevoir que les conjurés par la porte et dans la cour des potences.
Et il fut fait ainsi que Charlemagne l’avait ordonné, si bien que lorsqu’il vit tous les barons réunis, il leur raconta le complot tramé contre lui, leur montra l’engagement signé du sang des douze conjurés, et leur demanda quelle peine ils avaient méritée : et tous les barons, d’une seule voix, dirent qu’ils avaient mérité la mort.
Alors Charlemagne fit ouvrir les fenêtres qui donnaient sur la seconde cour, et les barons virent les douze conjurés pendus aux douze poteaux.
Et en mémoire de l’apparition céleste à laquelle il devait la vie, il nomma le palais où elle avait eu lieu Ingelheim, ou la maison de l’Ange.
Il y a dix ans à peu près que j’avais devant le pape d’Avignon un grand procès avec un clerc de Catalogne nommé Martin, lequel était très instruit en fait de sciences occultes. C’était à propos de dîmes qu’il prétendait avoir le droit d’exiger sur mon domaine de Corasse, et qui pouvaient bien s’élever à la somme de cent florins par an. Soit qu’effectivement il eût une charte en bon état, soit prédilection pour l’Église, le seigneur pape lui donna raison et le jugea en son droit. Le clerc leva copie de la sentence, et chevaucha tant et si bien qu’il arriva en Béarn afin de se mettre en possession. Mais j’étais prévenu, de sorte que je mis en armes tous mes écuyers et valets, et que j’allai le recevoir avec une si belle assemblée que jamais clerc n’en avait vu venir une pareille au-devant de lui pour l’honorer. Bientôt je l’aperçus qui approchait, la bulle du pape à la main. Mais bientôt je lui fis signe de ne pas aller plus loin, et, m’avançant vers lui :
– Maître Martin, lui dis-je, pensez-vous que vos lettres me fassent renoncer à un héritage qui m’a été légué par mon père, et cela tant que je pourrai le défendre par mon épée ? Si vous pensez ainsi, c’est grande erreur, Messire, et, si vous persévérez dans cette mauvaise entreprise, vous pourrez bien y laisser votre vie. Allez donc chercher ailleurs des bénéfices, car, de mon héritage, beau clerc, tant que j’aurai le casque en tête et la cuirasse sur le dos, vous ne toucherez rien, et j’espère mourir et être enterré dans mon armure. Alerte, donc, et retirez-vous en Catalogne ou à Avignon, comme il vous plaira ; mais videz le pays de Béarn, je vous le conseille.
– C’est là votre dernier mot ? me répondit le clerc.
– Non, ce n’est que l’avant-dernier ; le dernier sera : assomme.
– Sire chevalier, reprit-il alors avec plus de courage que je n’en attendais d’un homme de robe, par force et non par droit vous m’enlevez le revenu de mon église, et vous vous fiez sur ce que vous êtes fort dans le pays où vous êtes. Mais sachez que, de retour au couvent, je vous en enverrai tel champion que vous n’en aurez jamais vu de pareil.
– Allez au diable ! répondis-je, et envoyez-moi qui vous voudrez.
Or, je crois qu’il y alla réellement comme je lui avais dit de le faire ; car, environ trois mois après, une nuit que je dormais tranquillement en mon lit, près de ma femme, il commença à se faire un grand bruit par tout le château. Alors, ma femme, qui s’était réveillée la première, me saisit par le bras.
– Qu’y a-t-il ? lui dis-je.
– Entends-tu ? me répondit-elle.
– Bah ! fis-je, c’est le vent.
– Non, Sire, ce n’est point ; écoutez. On dirait qu’on brise, qu’on ferraille… Mon bon Seigneur ayez pitié de nous.
Et ma femme se mit à prier et à trembler.
En effet, c’était un bruit et un tempêtement comme je n’en avais oncques entendu. On eût cru que le château allait se fendre depuis les greniers jusqu’aux caves ; puis, de temps en temps, on venait frapper à la porte de la chambre de tels coups que ma pauvre femme en bondissait dans son lit. Je fus bien forcé d’avouer alors qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire ; mais, comme si je faisais bruit, j’avais peur que le lendemain mes chevaliers et valets ne me prissent pour un visionnaire, je me tins coi et sans sonner mot. Au premier coup de l’angélus le tapage cessa ; alors je m’endormis un tant soit peu, et me levai à mon heure ordinaire.
Je trouvai un grand assemblement de mes écuyers et valets. Chacun avait entendu le bruit infernal qui avait eu lieu toute la nuit, et partout on trouvait traces des tapageurs. Toute la vaisselle de faïence était brisée, toute celle d’étain tordue, toute celle d’argent était noircie, comme si elle eût passé par la flamme de Lucifer. Le reste du château était bouleversé de même manière ; les ustensiles de cuisine étaient dans la grande salle d’honneur ; les meubles de la grande salle d’honneur étaient dans les bûchers, et les bûches et fagots étaient partout. Il y en eut pour toute la journée à remettre les choses en ordre, et l’on n’avait pas encore fini la besogne, que la nuit était venue.
Celle-ci fut pire encore que la première : on eût dit un tremblement de terre ; les chiens hurlaient dans les niches, les chevaux hennissaient dans les écuries, les chouettes chantaient sur les arbres, les armures s’agitaient dans la salle d’armes, les meubles marchaient sur leurs quatre pieds, les poêlons dansaient sur leur queue ; c’était un sabbat diabolique : ma femme pleurait, tremblait et priait, tout cela en même temps. Quant à moi, je sautai en bas de mon lit, et, tout en chemise et l’épée à la main, je m’élançai dans le corridor.
– Qui est là ? criai-je ; qui fait tout ce tapage ?
– Moi, répondit une voix.
– Qui es-tu, toi ?
– Je suis Orthon.
– Hé bien, Orthon, qui t’envoie ?
– Un clerc de Catalogne, nommé Martin.
– Et pourquoi t’envoie-t-il ?
– Parce que tu as refusé de lui payer sa dîme, malgré le jugement du seigneur pape Urbain V ; de sorte que je ne te laisserai en paix que lorsque tu lui auras payé ce qui lui est dû, et qu’étant content, il me donnera mon congé.
Je réfléchis un instant, puis me vint une idée.
– Orthon ! lui dis-je.
– Hem ? fit la même voix.
– Écoute bien ce que je vais te dire.
– Dis.
– Le service d’un clerc est un pauvre service pour un gaillard comme toi, qui me parais alerte, dispos et entreprenant ; il rapporte trop de mal et pas assez de profit ; laisse-là ton clerc, et cherche un autre service.
– Je n’aime pas rester sans condition, répondit la voix.
– Hé bien, je t’en trouverai une, moi.
– Où donc ?
– Chez un brave chevalier qui a pourfendu plus d’ennemis que ton moine n’a de grains à son rosaire.
– Ce chevalier est-il riche ?
– Comme le roi.
– Bon chrétien ?
– Comme le pape.
– Hem ! fit Orthon, sa majesté le roi est en petite finance, et le pape est excommunié ; tu ne t’engages guère.
– Tu refuses ?
– C’est selon.
– Songe…
– Comment s’appelle le chevalier ?
– Raymond de Corasse.
– C’est donc toi ?
– C’est moi.
– Veux-tu sérieusement ce que tu me dis ?
– Sérieusement ; à une condition, pourtant.
– Laquelle ?
– Tu ne feras de mal à personne, ni au-dedans ni au-dehors.
– Je ne suis point un méchant esprit, dit Orthon, et je n’ai point faculté de faire le mal. Tout mon pouvoir se borne à te réveiller pendant ton sommeil, ainsi que me l’a ordonné frère Martin.
– Hé bien, laisse-là ton méchant clerc.
– Je veux bien.
– Et tu seras mon serviteur.
– C’est dit.
Et depuis ce jour ou plutôt cette nuit, ce bon petit esprit, sans exigence et rétribution aucune, s’enamoura tellement de moi, qui l’avais tiré des mains de son méchant clerc, qu’il ne se passe pas de semaine sans qu’il me visite.
– Et comment vous visite-t-il ? dit le comte de Foix, qui accordait grande attention au récit de sire Raymond.
– Toujours nuitamment et lorsque je suis couché. Or, comme je suis gisant au bord et ma femme dans la ruelle, il entre dans ma chambre.
– Par où ? interrompit le comte.
– Je n’en sais rien, sur ma foi, répondit le chevalier.
– C’est merveilleux, dit le comte ; continuez.
– Puis, venant au chevet de mon lit, il tire doucement mon oreiller ; alors je me réveille en disant : Qui est là ? – C’est moi, Orthon, me répond-il. Et bien souvent dis-je : Laisse-moi dormir. – Non pas, maître, me répond-il, car j’ai nouvelles à t’apprendre, et je viens de loin pour te les dire. – D’où viens-tu ? – Je viens d’Angleterre, de Hongrie, de Palestine ou d’un autre pays quelconque. J’en suis parti il y a deux heures, et voici quels événements me sont advenus. Alors, tandis que ma femme se cache sous la couverture, Orthon me raconte toutes nouvelles qu’il sait, et il les sait toutes, en quelque lieu du monde qu’elles arrivent. Par ainsi ai-je su cette nuit la grande merveille de la bataille d’Aljubarota[23], et, pensant que vous étiez en grande inquiétude de votre fils Yvain, je suis venu vous donner avis qu’il est encore de ce monde. Si, au contraire, il eût trépassé, j’aurais fait dire des messes pour le salut de son âme, mais j’aurais laissé à la renommée le soin de venir vous apprendre sa mort, et vous ne l’auriez sue que dans un temps, car il y a bien quinze jours de marche d’ici à la place où a été livrée la bataille.
– Cela est merveilleux, dit le comte de Foix.
– Cela est ainsi, répondit sire Raymond.
– Et votre messager a-t-il plusieurs maîtres ?
– Pour cela, je ne sais.
– Et dans quelle langue vous raconte-t-il ses histoires ?
– Dans le plus pur gascon que l’on puisse parler.
– Vous êtes bien heureux d’avoir un tel courrier qui ne vous coûte rien à loger, à habiller ou à nourrir, et je désirerais fort en avoir un pareil ; mais, si je l’avais, je le voudrais voir. Avez-vous jamais vu Orthon ?
– Jamais.
– Et vous n’en avez pas eu désir ?
– Je n’y ai pas pensé.
– Or, il faut que vous le voyiez, sire de Corasse, et que vous me disiez comment il est, et s’il a forme de dragon, de quadrupède ou d’oiseau.
– Par ma foi, vous avez raison, Monseigneur, et voilà que l’envie m’en vient comme à vous.
– Vrai.
– Si vrai qu’à la première occasion je me mettrai en peine de le voir et verrai, je vous promets, s’il a forme que les yeux d’un chrétien puissent distinguer.
Ces conventions faites, et comme il était trois heures du matin, les chevaliers se retirèrent chacun dans sa chambre, et le lendemain, après le déjeuner, vers l’heure de tierce, le sire Raymond prit congé du comte de Foix, et se mit en chemin pour regagner son château de Corasse.
Il y était depuis trois nuits, et dormait comme d’habitude en son lit, sa femme vers la ruelle et lui au bord, lorsqu’il sentit qu’on lui hochait son oreiller.
– Qui va là ? dit-il.
– Moi.
– Qui, toi ?
– Orthon.
– Que veux-tu ?
– Grande nouvelle te dire.
– Laquelle ?
– Le roi de Navarre est mort.
– Bah !
– C’est vrai.
– Il était encore jeune, cependant.
– Il avait cinquante-cinq ans, deux mois, vingt-deux jours, onze heures, dix-sept minutes.
– Et comment s’est faite la chose ?
– As-tu le temps de l’entendre ?
– Oui, certes.
– Or donc, je vais te le dire.
La femme de sire de Corasse se cacha sous la couverture, et Orthon commença :
– Tu sauras donc que le roi de Navarre se tenait en la cité de Pampelune, lorsqu’il lui vint en imagination et volonté de mettre sur son royaume une taille de deux cent mille florins ; il manda donc son conseil, lui exposa la demande et lui dit qu’il voulait que ce fût ainsi. Le conseil n’osa dire non. À donc furent aussitôt mandés à Pampelune les plus notables gens des cités et bonnes villes de Navarre ; tous y vinrent, nul n’ayant courage de refuser.
« Quand ils furent tous venus en la capitale, et qu’ils furent assemblés au palais du roi, celui-ci leur exposa la cause pour laquelle il les avait convoqués, et leur dit qu’il lui convenait d’avoir à cette heure, et pour les besognes pressées, la somme de deux cent mille florins ; qu’en conséquence il donnait ordre qu’une taille s’en fît, et que, pour acquitter cette taille, les grands paieraient dix livres, les moyens cinq livres et les petits une livre. Cette requête causa grand ébahissement parmi les notables, car, l’année précédente il y avait déjà eu une taille extraordinaire de cent mille florins, en raison du mariage de madame Jeanne fille du roi, avec le duc de Bretagne, de sorte que la moitié de cette taille restait encore à payer.
« Les députés demandèrent alors un délai pour tenir conseil et délibérer. Le roi leur donna quinze jours ; les notables retournèrent en leurs villes et cités.
« Alors le bruit de cette taille énorme se répandit, et toute la Navarre en fut en grand émoi, car les plus riches étaient obérés des impôts merveilleux que décrétait à tout moment leur souverain. Ceci n’empêcha point qu’au jour fixé les quarante notables, revenus de toutes les parties du royaume, se trouvèrent de nouveau réunis dans la cité de Pampelune.
« Le roi les assembla dans un grand verger du palais tout enclos de hauts murs ; et, quand ils furent entrés, il monta sur un siège et s’assit afin d’entendre la réponse de ses bonnes villes. Elle était unanime ; les notables envoyés par elles répondirent tout d’un accord qu’il n’était pas possible d’imposer une taille nouvelle, vu que la dernière n’était pas encore payée, et que le retard tenait à la pauvreté du royaume. Le roi leur fit répéter leurs discours comme s’il avait mal entendu, et, lorsqu’ils eurent fini : Vous êtes mal conseillés, leur dit-il, délibérez encore. Et il sortit en les enfermant dans le verger, où il leur fit porter dans la journée du pain et de l’eau, juste ce qu’il leur en fallait pour les empêcher de mourir de soif et de faim ; ils demeurèrent ainsi sans abri au soleil pendant trois jours, et chaque matin on leur demandait s’ils avaient délibéré, et, comme ils répondaient que non, on en prenait un au hasard et on lui coupait la tête.
« Le soir du troisième jour, le roi avait donné à souper à une belle demoiselle et amie dans une aile de son château, et, comme il quittait la chambre de la dame pour rentrer dans la sienne, il fut pris de froid en passant dans un grand corridor, si bien qu’il gagna son appartement tout frileux, et dit à un de ses valets : Faites-moi tiédir mon lit, car je tremble de froid et me veux coucher et reposer. Le valet obéit, mais, quoiqu’il eût chauffé les draps avec une bassinoire d’airain, le froid alla toujours en augmentant, de sorte que le roi, se sentant claquer les dents et croyant qu’il allait trépasser par la glace qu’il sentait dans la moelle de ses os, tenta d’un remède que lui avait indiqué un médecin de ses amis, à savoir : de se faire envelopper et coudre dans une couverture tout imbibée d’eau-de-vie. Il se roula dans le drap, que l’on trempa en tout point dans la liqueur, et un de ses valets se mit à le coudre. Lorsque l’opération fut finie, et comme le roi commençait à sentir grand bien de ce remède, le valet voulut rompre le fil de la couture ; mais ce fil étant trop fort et trop dur pour être facilement brisé, il en approcha la bougie de cire afin de le brûler. Or, le fil était imbibé d’eau-de-vie, de sorte que le feu y prit que c’était merveille, et gagna le drap. En un instant le roi de Navarre se trouva tout enflammé, et comme il avait les pieds et les bras pris dans son linceul, il ne put ni se sauver ni s’éteindre. Ainsi fut-il brûlé, malgré ses cris, et trépassa cette nuit au milieu des malédictions.
– Ah ! fit le sire de Corasse, tu me racontes là une piteuse histoire.
– Elle est vraie, dit Orthon.
– Il faudra que j’en écrive demain matin au comte de Foix.
– N’as-tu pas autre chose à me dire ?
– Si fait.
– Quoi donc ?
– J’ai à te demander comment tu fais pour aller si vite.
– C’est vrai, dit Orthon, je vais plus vite que le vent.
– As-tu donc des ailes ?
– Non point.
– Et comment fais-tu donc pour voler ainsi ?
– Tu n’as que faire de le savoir.
– Orthon, dit le chevalier, je te verrais volontiers pour savoir un peu de quelle façon tu es fait.
La femme de sire de Corasse se mit à trembler plus fort que de coutume, et, ne pouvant résister à sa crainte, elle pinça son mari de telle manière que celui-ci se retourna et dit d’une voix qui n’admettait pas la discussion :
– Tenez-vous tranquille, chère dame, car je suis le maître et ferai selon ma volonté.
La dame obéit, et ne toucha plus son mari ; mais on entendait ses dents claquer de la grande terreur qui s’était emparée d’elle.
– As-tu entendu ? dit le chevalier à Orthon, voyant qu’il ne répondait pas à sa demande.
– Oui, certes, dit l’esprit ; mais tu n’as que faire de me voir. Qu’il te suffise de m’entendre quand je t’apporte de grandes et vraies nouvelles.
– Pardieu ! reprit le sire, j’ai pourtant grande envie de te voir.
– C’est chose inutile, répondit l’esprit ; donne-moi congé et que je m’en aille.
– Non, dit le chevalier insistant, car je t’aime bien, Orthon ; mais il me semble que je t’aimerais mieux encore si je t’avais vu.
– Hé bien, puisque tu le veux absolument, dit Orthon, la première chose que tu verras dans ta chambre demain, en sortant du lit, ce sera moi.
– Il suffit, dit le chevalier.
– Et maintenant me donnes-tu congé ?
– Je te le donne.
Et le chevalier se retourna vers sa femme, qui tremblait toujours, la rassura et se rendormit.
Le lendemain matin le sire de Corasse commença de se lever ; mais quant à sa femme, qui n’avait pas dormi une seconde, elle fit la malade et dit qu’elle resterait couchée tout ce jour. Le chevalier insista, mais il n’y eut pas moyen de la décider ; elle avait peur de voir Orthon. Quant à sire Raymond, comme c’était tout son désir, il s’assit sur son lit et regarda de tout côté, mais il n’aperçut rien. Alors il alla vers les fenêtres et les ouvrit, espérant qu’au grand jour il serait plus heureux ; mais il ne vit aucune chose qui pût lui faire dire : Ah ! voici Orthon. Il crut donc que son messager lui avait manqué de parole, et il s’en alla à ses affaires. Sa femme n’entendant aucun bruit et n’apercevant aucune apparition, se décida à se lever, et la journée se passa tranquillement. Le soir venu, le chevalier et la dame se couchèrent ; puis, à l’heure de minuit, le sire de Corasse sentit qu’on tirait son oreiller.
– Qu’est-ce ?
– C’est moi.
– Qui, toi ?
– Orthon.
– Hé bien, Orthon, laisse-moi dormir tranquille, car je n’ai plus confiance en toi, et tu es un bourdeur[24].
– Pourquoi cela ? dit l’esprit.
– Parce que tu devais te montrer à moi, et que tu ne l’as point fait malgré tes promesses.
– Si l’ai-je fait.
– Tu mens.
– Non point ; quand tu t’es assis sur ton lit, ne vis-tu pas quelque chose ?
– Où cela ?
– Sur le plancher de ta chambre.
Le chevalier réfléchit un instant.
– Oui, dit-il, c’est vrai, en m’asseyant sur mon lit et en pensant à toi, je vis deux longs fétus de paille qui tournaient ensemble et s’agitaient comme des pattes de faucheux arrachées du corps.
– C’était moi, dit Orthon.
– Vraiment ! fit le sire de Corasse étonné.
– Oui ; il m’avait plu de prendre cette forme.
– Hé bien, choisis-en une autre pour demain, dit le chevalier ; car j’ai si grande envie de te connaître, qu’il faut que je te voie.
– Tu seras si exigeant que tu me perdras, dit l’esprit.
– Non pas, répondit le chevalier ; quand je t’aurai vu une seule fois, tout sera dit.
– Tu le promets ?
– Je le jure.
– Hé bien, reprit Orthon, la première chose que tu verras en te levant et en entrant dans le corridor, ce sera moi.
– C’est dit, répondit le chevalier.
– Et maintenant me donnes-tu mon congé ?
– Oui, et de grand cœur, car je veux dormir.
Quand vint le lendemain, à l’heure de tierce, le sire de Corasse se leva, et, s’habillant rapidement, ouvrit la porte du corridor, mais il n’y vit rien qu’une hirondelle qui, ayant son nid à l’une des fenêtres, avait passé par une vitre cassée. Or, l’oiseau, en voyant le sire de Corasse, vint voler autour de lui. Comme il avait les hirondelles en haine, parce que dès l’aube elles le réveillaient par leurs gazouillements, il voulut la frapper avec une houssine[25] qu’il tenait à la main, mais il n’atteignit que le bout de son aile. L’oiseau poussa un petit cri plaintif et sortit par la même vitre qu’il était entré. Alors le sire de Corasse se promena plusieurs fois d’un bout à l’autre de son corridor, mais il ne vit rien sur le plancher, sur les murs ni au plafond qui pût être son messager. Il s’en courrouça grandement et se promit de le quereller à la nuit suivante.
À l’heure mentionnée, le chevalier sentit qu’on lui tirait son oreiller ; cette fois il ne demanda pas qui venait, car il était d’une si grand’colère qu’il n’avait encore pu dormir ; aussi débuta-t-il en disant :
– Ah ! te voilà de retour, diseur de mensonges.
– À qui en as-tu ? dit Orthon.
– À toi, méchant esprit, qui promets et qui ne tiens pas tes promesses.
– À moi, dit Orthon ; tu as tort, je n’ai rien promis que je n’aie tenu.
– Ne m’avais-tu pas promis que je devais te voir en entrant dans le corridor ?
– Hé bien, tu m’as vu.
– Je n’ai rien vu qu’une méchante hirondelle dont je ferai jeter bas le nid.
– Cette hirondelle, c’était moi.
– Bah ! fit le chevalier, c’est impossible !
– Si possible, que tu m’as donné un coup de houssine sur l’aile, dont j’ai encore le bras tout meurtri.
– C’est vrai, dit le chevalier ; pardonne-moi donc, mon pauvre Orthon, car je ne te veux pas de mal.
– Je n’ai pas de rancune, répondit l’esprit.
– Hé bien, si cela est, indique-moi comment je pourrai te voir demain.
– Tu y tiens donc toujours ? dit tristement la voix.
– Plus que jamais.
– Tu feras tant, sire chevalier, que tu me bouteras hors de ton service, et que je ne viendrai plus te visiter et te dire des nouvelles.
– Si fait, tu y viendras toujours, car tu ne m’en seras que plus ami et plus cher lorsque je t’aurai vu.
– Il faut faire tout ce que tu veux, dit Orthon.
– Oui, il le faut, répondit le chevalier.
– Hé bien, soit.
– Tu consens ?
– Oui ; la première chose que tu verras demain en ouvrant la fenêtre de la salle à manger, dans la cour, ce sera moi.
– Hé bien, va-t’en à tes affaires, dit le chevalier, car je n’ai pas dormi encore de chagrin de ne t’avoir pas vu, et j’ai sommeil.
Le chevalier se réveilla tard, car il s’était endormi à la mi-nuit passée. Il lui prit aussitôt la crainte qu’Orthon n’eût pas la patience d’attendre et s’en fût allé. Il sauta donc à bas de son lit, traversa le corridor, courut à la salle à manger, ouvrit la fenêtre et fut fort émerveillé, car dans la cour il y avait, cherchant pâture parmi le fumier et les herbes, une grande laie de sanglier, plus grande qu’il n’en avait jamais vu, avec des tettes pendantes comme si elle eût nourri trente marcassins, et si maigre qu’elle n’avait que les os et la peau, et que son museau allongé comme une trompe était tout grognant et tout assumé.
Lorsque le sire de Corasse vit cela, il fut fort ébahi ; car il ne put croire que ce fût son gentil messager Orthon qui eût pris cette forme, mais bien pensa que c’était une truie sauvage qui s’était sauvée par famine de la forêt, et était venue chercher plus grasse pâture dans la cour du château. Or donc, comme il ne voyait pas volontiers chez lui un si piteux animal, il commanda ses gens et appela ses piqueurs, criant : Or tôt ! or tôt ! lâchez les chiens du chenil, et courez sus à cette laie, et qu’elle soit bravement pillée. Les piqueurs et les valets obéirent et lâchèrent la meute. À peine les chiens eurent-ils vu la truie, qu’ils s’élancèrent vers elle à grand courage et la gueule ouverte ; mais ils ne mordirent que le vent, car, lorsqu’ils furent près d’elle, elle s’évanouit en fumée.
Jamais plus ne revit son gentil messager Orthon, le sire de Corasse, qui mourut un an, jour pour jour, heure pour heure, minute pour minute, après l’aventure que nous venons de raconter.
Le comte Gaston Phœbus avait tué son fils bien-aimé, le seul héritier de son nom et de sa fortune.
Voilà pourquoi, à l’époque où commence cette histoire, il avait tant de cheveux blancs sur la tête et tant de rides au front ; voilà pourquoi il avait un retrait tout rempli d’oraisons, où il se renfermait une heure par jour pour y dire les heures de Notre-Dame, les litanies des saints et les vigiles des morts ; voilà pourquoi enfin il tressaillit si fortement lorsqu’on frappa à la porte du château d’Orthez, car tout en écrivant le soixante-troisième chapitre de son ouvrage sur la chasse des bêtes sauvages et des oiseaux de proie, il pensait à son pauvre petit garçon, qui reposait à cette heure dans la chapelle des frères mineurs à Orthez, tandis que son frère bâtard, Yvain, guerroyait avec les Castillans contre le roi Jean Ier de Portugal.
Or, six ans s’étaient écoulés depuis les événements que nous venons de raconter. Le comte de Foix, après avoir fait comme d’habitude sa prière en son retrait, venait de descendre en sa salle à manger, où l’attendait messire Yvain, qui était devenu un grand et beau chevalier ; messire Ernanton d’Espagne et messire Jehan Froissard[26] le chroniqueur, que le chevalier Espaires de Lyon avait rencontré à Carcassonne et avait amené en sa compagnie jusqu’au château d’Orthez, où il avait été merveilleusement reçu du comte de Foix.
On venait de se mettre à table, lorsqu’un valet entra dans la salle, et, se tenant près de la porte, attendit que son maître lui adressât la parole, quoiqu’on vît que bien évidemment il avait une nouvelle à annoncer ; au bout de quelques instants qu’il fut là le comte l’aperçut.
– Ah ! ah ! fit-il, c’est toi, Ramonet ; et bien, quelle nouvelle ? tu viens de loin, ce me semble.
– Du bois de Sauve-Terre, sur le chemin de Pampelune, en Navarre, monseigneur.
– Quelle nouvelle en apportes-tu ?
– On y a vu la laie, monseigneur.
– Ah ! dit le comte en se retournant vivement, et crois-tu qu’elle y soit restée ?
– Oui, je le crois, monseigneur, car elle y était depuis cinq jours, et si elle y reste cinq jours encore, vous aurez le temps d’y aller, de la joindre et de la pourchasser à loisir.
– Oui, certes, j’irai, dit le comte, et nous verrons cette fois si elle m’échappera encore.
– Qu’est-ce que cette laie ? dit Froissard.
– Messire clerc, lui répondit le comte de Foix, vous qui prenez grand plaisir aux aventures de guerre, d’amour et de chasse, peut-être trouverez-vous en celle-ci quelque chapitre merveilleux à ajouter à votre chronique ; pour le présent, tout ce que je puis vous dire, c’est que je commence à croire que cette laie est enchantée ; on la voit du jour au lendemain sur les points les plus opposés de mes comtés de Foix et de Béarn, et on a beau la pourchasser à outrance, jamais nul n’a pu la joindre ; au moment où l’on croit l’atteindre, elle disparaît comme si la terre manquait sous elle ; quelques-uns disent même l’avoir vue disparaître en fumée, et ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que tous ceux qui l’ont vue et poursuivie sont morts de malemort dans le courant de l’année.
– Vraiment ! s’écria Froissard, dont les yeux étincelaient de plaisir à l’idée d’une histoire de nécromancie. L’avez-vous vue, monseigneur ?
– Oui, certes, il y aura de cela demain un an : c’était en la forêt de Carcassonne, mais je ne fus pas plus heureux que les autres, je l’ai chassée toute une journée sans avoir pu la joindre ; le soir arriva, et je la perdis.
– Et comment est-elle ? dit Froissard.
– Oh ! pour cela c’est la truie la plus maigre que j’aie vue de ma vie, tant qu’elle n’a que la peau et les os, et avec cela le poil hérissé et de grandes tettes pendantes. Bref, j’ai bien chassé bêtes sauvages et carnassières depuis l’âge de quinze ans jusqu’à celui de cinquante-neuf où je suis arrivé, mais je n’ai jamais vu animal qui puisse lui être comparé.
– Croyez-moi, monseigneur et père, dit Yvain en secouant la tête ; n’y allez pas.
– Et pourquoi cela, beau fils ?
– Rappelez-vous ce qui est arrivé à monseigneur Pierre de Béarn, mon oncle, pour avoir chassé et mis à mort un ours.
– Et que lui est-il arrivé ? dit Froissard, toujours à l’affût des nouvelles.
– Folies que tous ces récits, interrompit Gaston Phœbus, d’un accent dans lequel perçait cependant quelque inquiétude.
– Il lui est arrivé, continua Yvain, laissant un intervalle de silence entre les paroles de son père et les siennes, et cela est chose sûre, monseigneur, car elle m’a été racontée à moi-même en Espagne après la bataille d’Aljubarota par la comtesse Florence de Biscaïe, sa femme, laquelle était nièce de don Pierre-le-Cruel ; il lui est arrivé qu’un jour un de ses piqueurs est venu lui dire, comme cet homme vient de le faire pour vous, qu’il y avait dans une forêt des Pyrénées un ours merveilleusement grand, et qui, près d’être forcé, s’était retourné et avait parlé aux chasseurs, ce dont tout le pays avait eu si grand effroi que nul n’osait plus le relancer ni le poursuivre. Alors Pierre, qui était, comme monseigneur, trop aventureux de sa personne, attendu qu’il était du même sang paternel, dit : « Si personne ne le chasse, je le chasserai, moi. » Et telle chose qu’on put lui dire ne se départit point de sa résolution. À donc il partit avec sa meute et ses piqueurs, et chevaucha tant qu’il arriva devers la forêt désignée, et qu’à peine y fût-il entré il y trouva l’ours. Aussitôt les piqueurs découplèrent les chiens, et la chasse commença ; mais l’ours se lassa bientôt de faire cette course ; il s’accula contre un arbre et là joua si merveilleusement des pattes, qu’en moins d’un instant il étouffa et blessa le tiers de la meute, ce dont mon bel oncle entra dans une grande colère, et tirant une épée de Bordeaux qu’il portait ordinairement en bataille, car elle était de si fin acier qu’elle ouvrait les cuirasses les plus fortes, il s’en vint à l’ours et l’attaqua corps à corps, comme il eût fait d’un brigand : la lutte fut longue, car il avait recommandé à ses gens, sur leur âme, que pas un d’entre eux ne vînt à son aide, à moins qu’ils ne le vissent renversé sur le dos comme un lutteur vaincu et au moment d’être occis par son terrible adversaire. Mais il fit tant et si bien que ce fut lui qui renversa et occit l’ours ; de sorte qu’il s’en revint triomphant à son château, ramenant en triomphe l’animal mort, qu’il faisait porter devant lui. Or, il advint qu’à la première couchée et comme les valets et les chambellans du comte dormaient dans la chambre et dans l’antichambre, ils le virent tout à coup se lever au milieu de la nuit, et, quoiqu’il eût les yeux fermés, aller droit à son épée, qui était sur un fauteuil ; puis, la tirant du fourreau, marcher contre une figure qui était peinte en la tapisserie, et là la poignarder avec fureur, comme s’il eût affaire à un Sarrasin d’Égypte ou à un Maure d’Espagne ; et cependant tous les chambellans et les valets étaient tout tremblants craignant que cette fureur ne se tournât contre eux ; mais pour cette nuit ils en furent quittes ainsi. Lorsqu’il eut poignardé sa tapisserie, messire Pierre de Béarn remit son épée au fourreau et s’en retourna devers son lit, où il se coucha et dormit le reste de la nuit comme si rien n’était arrivé.
« Le lendemain les serviteurs du comte, qui lui étaient fort attachés, ne sonnèrent mot de ce qui s’était passé, espérant que l’événement qui venait d’arriver n’était rien autre chose qu’un rêve ou vapeur causée par l’agitation qu’avait causée à messire Pierre de Béarn son combat avec l’ours ; mais la nuit suivante ce fut bien pis : comme on était arrivé à une autre couchée, et que cette fois il n’y avait pas de tapisserie à figures dans la chambre, messire Pierre s’en prit à son chambellan, et il s’en allait l’occire malgré ses cris et ses prières, lorsque deux écuyers vinrent à son aide, et s’emparant du dormeur, le désarmèrent et le portèrent dans son lit, où ils le maintinrent de force et malgré lui une partie de la nuit, et pendant tout cela il parlait et agissait, les yeux fermés.
– Encore était-il bien heureux qu’il ne fût pas de votre force, messire Ernanton, interrompit Gaston Phœbus en se retournant vers le chevalier qui portait ce nom, car il faut que je vous conte mon histoire aussi, messire Jehan Froissard. Pardon, Yvain, tu reprendras la tienne après.
– Faites, monseigneur.
– Or, je vous dirai donc qu’un jour de Noël, comme je tenais grande fête et assemblée nombreuse de chevaliers en ce même château où nous sommes, il arriva qu’en sortant de dîner, nous montâmes sur la galerie, dont l’escalier est large et où l’on arrive, comme vous avez pu voir, par vingt-cinq marches : or dans cette galerie il y a une cheminée où l’on fait du feu quand je suis au château, mais jamais autrement. Donc ce jour par hasard, quoique le Béarn soit un pays de bois, se trouvait la cheminée petitement chauffée, et m’en plaignis tout haut devant mes écuyers et pages, car il faisait grand froid ; par hasard en ce moment messire Ernanton regardait par une fenêtre une quantité d’ânes chargés de bûches : « Ah ! ah ! dit-il, monseigneur, vous manquez de bois : eh bien, attendez un instant et vous allez en avoir. » Alors il descendit et nous nous tournâmes tous vers la porte, car nous le savions jovial et bon compagnon, et nous nous attendions qu’il allait faire quelque jonglerie à sa manière. En effet, au bout d’un instant, nous le vîmes portant un âne tout chargé sur ses épaules. « Tenez, monseigneur, dit-il, voilà la chose que vous avez demandée ; seulement comme le bois était attaché sur l’âne, j’ai pris l’âne pour ne pas vous faire attendre. » Il ne faut pas demander si nous rîmes grandement et si nous nous émerveillâmes de sa force et comment tout seul il avait, chargé d’un si lourd fardeau, monté vingt-quatre degrés ; j’avais donc raison de dire, vous en conviendrez, messire Jehan, qu’il fut bien heureux que les chambellans et valets eussent affaire à mon frère Pierre de Béarn, et non à messire Ernanton d’Espagne.
– Monseigneur, répondit Froissard, puisque c’est vous qui me racontez ce fait, c’est la vérité, et je le consignerai dans mes chroniques, quoiqu’il soit étrange et incroyable ; mais à cette heure ne pourrions-nous pas revenir à l’aventure de Pierre de Béarn et de son ours, dont je ne suis pas moins curieux.
– Si fait, messire, et volontiers ; va donc, Yvain, je te donne congé de continuer.
– Donc, puisque vous le permettez, monseigneur et père, je vous dirai que le lendemain messire Pierre rentra dans son château, où l’attendait madame Florence de Biscaye, sa femme ; mais dès qu’elle vit l’ours elle s’évanouit et perdit la voix, car elle le reconnut pour être celui que son père avait chassé un jour dans le même bois où son mari avait tué celui-ci. Or, se trouvant pressé par le comte de Biscaye, qui le poursuivait seul, toute la chasse ayant tiré d’un autre côté, l’ours se retourna, et, prenant une voix humaine, il lui dit : « Tu me chasses, mais mal t’en arrivera, et tu mourras de mauvaise mort. » En effet, un an, jour pour jour, après cette menace, le comte de Biscaye étant tombé en la disgrâce de don Pierre-le-Cruel, celui-ci le fit décoller[27], et cela sans cause apparente, et comme pour accomplir seulement la prédiction de l’ours maudit. Or, elle raconta la chose à son mari, qui en rit d’abord et voulut faire clouer à sa porte la tête et les pattes de l’ours ; mais lorsque les chambellans et les valets eurent raconté à leur tour ce qui s’était passé pendant les deux dernières nuits, et comment messire Pierre de Béarn avait été tourmenté par des rêves et visions, il commença à tenir moins ferme, et permit que l’on enterrât les pattes et la tête de l’ours au lieu de les clouer à sa porte, ce qui fut fait dans la journée.
« Le soir, messire Pierre de Béarn ordonna à ses chevaliers d’emporter son épée avec eux, et de ne laisser aucune arme dans sa chambre ; mais il n’en eut pas meilleure chance. La nuit, ses chambellans furent éveillés par de grands cris ; messire Pierre de Béarn étouffait la comtesse entre ses bras, et ce ne fut qu’à grand-peine qu’ils la lui retirèrent. Le lendemain elle partit comme si elle allait en pèlerinage à Saint-Jacques en Galice, emmenant Pierre, son fils, et Adrienne, sa fille ; mais, au lieu de se rendre où elle avait dit, elle s’achemina vers le roi de Castille pour lui demander asile et protection, et ne revint plus ni en Biscaye ni en Béarn.
« Quant à messire Pierre, ses visions continuèrent ainsi chaque nuit, sans qu’il se souvînt jamais au matin de ce qui s’était passé pendant son sommeil : on voulut continuer de lui retirer son épée, mais alors c’était bien pis encore, car n’ayant plus rien avec quoi frapper, et croyant sans doute dans son rêve avoir besoin d’une arme pour se défendre, il faisait un tel sabbat que l’on eût cru que tous les diables d’enfer étaient avec lui.
« Il y avait déjà un an que les choses duraient ainsi lorsque messire Pierre, qui ne pouvait plus trouver ni chambellans ni valets pour rester à son service, envoya quérir au couvent des frères mineurs à Pampelune un moine très renommé sur le fait des possessions, et qui avait fait en exorcisme des choses tout à fait miraculeuses ; il se nommait frère Jean.
« Frère Jean se rendit à la requête de messire Pierre, et vint au château. Là il se fit raconter de point en point la chose, et comment elle s’était passée, tant autrefois pour le comte de Biscaye que pour messire Pierre de Béarn ; puis il demanda ce qu’on avait fait de l’ours, et lui fut répondu qu’on en avait abandonné le corps aux chiens pour en faire curée ; que, quant à la tête et aux pieds, messire Pierre les avait rapportés triomphalement pour les faire clouer à la porte de son château ; mais que, sur les instances de sa femme, il avait fini par les laisser enterrer au pied d’un arbre de la forêt. Frère Jean parut satisfait de ces explications, et ordonna à messire Pierre de se mettre en neuvaine. En effet messire Pierre, pendant neuf jours, pria et jeûna comme s’il était en carême, ne buvant que de l’eau, ne mangeant que du pain, et disant chaque jour cinq Pater et cinq Ave pour le soulagement des âmes du purgatoire, et frère Jean jeûna et pria tout ce temps avec lui, se mortifiant comme si c’était lui qui avait commis la faute ; enfin, la pénitence terminée, on fit venir l’homme qui avait enterré la tête et les pattes de l’ours, et on lui demanda s’il se rappelait bien la place où il avait fait l’inhumation ; il répondit que oui certainement ; alors on commanda tout ce qu’il y avait de prêtres et de chapelains au château et dans les environs ; puis, lorsque le cortège fut prêt, on se mit en marche, guidé par le paysan. Derrière lui venait messire Pierre, en chemise, pieds nus, et portant un cierge à la main. Arrivé à l’endroit désigné, on répéta en chœur les litanies des saints et les prières de la délivrance ; puis, les prières finies, frère Jean ordonna au paysan de creuser la terre, et, à la place où il avait mis la tête et les pattes d’un ours, il retrouva la tête, les mains et les pieds d’un homme.
« Or, il n’y avait pas à s’y tromper, car, pendant le combat, messire Pierre avait presque ouvert la tête de son adversaire d’un grand coup d’épée, et l’on retrouva la même blessure sur le crâne.
« Voyez bien, monseigneur et père, continua Yvain, que mieux serait, je crois, de laisser là cette laie enchantée, et de profiter de l’exemple de votre frère messire Pierre de Béarn.
– Que pensez-vous de cette histoire, notre hôte ? dit le comte de Foix à Froissard.
– Gentil comte, répondit Froissard, j’y crois sincèrement, et j’en ai entendu raconter, et plus d’une, qui avait ressemblance avec elle. Nous trouvons en l’Écriture qu’anciennement les dieux et déesses changeaient à leur plaisir et selon leur volonté les hommes en bêtes et en oiseaux, et ainsi faisaient à des femmes. Il n’est point, monseigneur, que vous, qui êtes savant plus que clerc qui soit au monde, n’ayez entendu parler de l’histoire du chevalier Actéon.
– Non pas, doux maître, répondit Gaston Phœbus, contez-m’en le conte, je vous en prie.
– Volontiers, reprit Froissard ; et ainsi ferai-je à l’instant, monseigneur, puisque tel est votre bon plaisir.
« Or, selon les anciennes écritures, nous trouvons écrit que le seigneur Actéon était un noble, brave et gentil chevalier de Grèce, qui, comme vous, monseigneur, aimait avant tout le plaisir de la chasse. Donc il advint qu’une fois qu’il chassait dans les bois de la Thessalie, il se leva devant ses chiens un cerf merveilleusement grand et beau qu’il chassa tout le jour. Piqueurs, écuyers et chiens l’avaient perdu, et lui seul suivait encore la trace, lorsqu’il arriva à une clairière tout enclose de bois et environnée de grands arbres. Dans cette clairière le chevalier Actéon, ayant entendu des cris et des voix de femmes, descendit de son cheval et entrouvrit doucement les buissons : il aperçut alors une grande fontaine dans laquelle se baignait à la vesprée une dame merveilleusement belle et entourée de ses suivantes. Or, cette dame était Diane, la déesse de la chasteté, et ces femmes qui s’ébattaient à l’entour de leur reine, les nymphes et les naïades habitantes de la forêt où chassait le gentil chevalier. Bien vous pensez, monseigneur, qu’Actéon, à cette vue, ne s’en retourna point en arrière. Il fut tout à coup aperçu de la déesse Diane, qui tout aussitôt poussa un cri. À ce cri toutes les nymphes et naïades se retournèrent, et, voyant un homme qui les regardait ainsi, se pressèrent vergogneuses et rougissantes tout autour de leur maîtresse, cachant les beautés d’une seule avec toutes leurs beautés. Alors, au milieu de ce gentil groupe, la déesse Diane éleva la tête et la voix, disant :
« – Actéon, celui qui t’a envoyé ici ne t’aime guère, car, attendu que je ne veux pas que la bouche d’un homme se puisse vanter de m’avoir vue ainsi, moi et mes femmes, je veux qu’à l’instant tu prennes la forme du cerf que tu as chassé aujourd’hui.
« Et aussitôt Actéon fut changé en l’animal qu’avait dit la déesse Diane, et se mit à courir par les bois, où ses chiens, qui avaient perdu la chasse de l’autre cerf, le retrouvèrent, et depuis lors le chassent jour et nuit sans qu’ils parviennent à le joindre, ni que lui se puisse délivrer de leur poursuite. Or, monseigneur, sans doute l’animal que tua messire Pierre de Béarn était quelque chevalier qui, ayant courroucé, comme l’avait fait Actéon, un dieu ou une déesse de son pays, avait été changé en ours, et accomplissait sa pénitence lorsqu’il fut tué. Voilà pourquoi le temps de sa pénitence étant fini, ou les prières du frère Jean ayant obtenu sa délivrance, on trouva la tête, les mains et les pieds d’un homme, au lieu de la tête et des pattes d’un ours.
– Messire, répondit le comte, votre explication est bonne et valable ; mais, avec votre permission et celle d’Yvain, cela ne nous empêchera pas de chasser demain la laie, si Dieu nous donne vie d’ici là ; à donc nous partirons demain ; par ainsi, que chacun se tienne prêt pour l’heure de l’angélus.
Or, comme on savait que lorsque monseigneur Gaston Phœbus avait pris une résolution, il ne s’en départait en aucune manière, chacun se trouva à l’heure dite au rendez-vous qu’il avait donné, moins messire Jehan Froissard, qui, se plaisant peu au plaisir de la chasse, resta au château, afin d’écrire les différentes histoires qu’on lui avait racontées, tant sur la route de Carcassonne à Pamiers que depuis qu’il était arrivé à Orthez.
La cavalcade se mit en route, suivie des piqueurs qui menaient la meute. La cavalcade se composait de toute la maison du comte : chevaliers, écuyers, chambellans et valets ; la meute se montait à seize cents chiens, car le comte était très luxueux sur l’article de la vénerie. À huit heures du matin on aperçut le bois de Sauve-Terre, qui était situé sur la route de Pampelune. Arrivé à la lisière on fit halte ; alors Gaston Phœbus, voulant essayer les chiens que lui avait envoyés le comte de Blois, ordonna à quatre piqueurs de prendre Tristan, Hector, Brux et Roland, et de se mettre en quête de la laie. Au bout d’un quart d’heure, Hector l’avait rencontrée. Les quatre piqueurs se réunirent, tracèrent une enceinte et renvoyèrent l’un d’eux annoncer au comte que la laie était détournée. À cette bonne nouvelle le comte ordonna aussitôt de se mettre en route ; arrivé à la place où la trace s’enfonçait dans le bois, on mit les chiens sur les fumées[28] : aussitôt toute la meute donna de la voix, et au bout d’un instant la laie déboucha furieuse et le poil hérissé. À sa vue le comte hua et sonna ; puis, mettant son cheval au galop, il s’emporta derrière les chiens, suivi de toute la chasse.
Pendant cinq heures tout alla au mieux, la laie allait au souhait de ceux qui la poursuivaient, se faisant battre merveilleusement et dans une circonférence de quatre ou cinq lieues ; mais vers Basse-Nonne elle prit un parti désespéré, cessant de ruser et piquant droit devant elle. Le comte, voyant que la chasse n’était point près de finir et que les chiens et les chevaux commençaient à se fatiguer, prit un cheval frais et ordonna de lâcher tous les autres jusqu’aux limiers qui avaient détourné. Les piqueurs obéirent, et la poursuite reprit à grand renfort de voix et de bruit de cors. Au bout de trois heures il ne restait plus sur la voie qu’une centaine de chiens, parmi lesquels Brux, Tristan, Hector et Roland faisaient merveille ; et derrière eux le comte Gaston Phœbus, suivi à grande peine des trois ou quatre chasseurs les mieux montés, parmi lesquels étaient messire Yvain, tout le reste, chiens et cavaliers, avait perdu la voie ou était demeuré en route par cause de fatigue.
Deux heures encore la chasse se continua avec la même vigueur. Pendant ces deux heures quatre-vingt-seize chiens faillirent et deux chasseurs s’égarèrent, de sorte qu’il ne resta que les quatre limiers qu’avait amenés Froissard, et messire Yvain qui, ayant comme son père un cheval de rechange, avait pu le suivre ; mais la compagnie ne fut pas longtemps si nombreuse ; au bout de deux heures de course le cheval de messire Yvain s’abattit et ne voulut plus se relever. Commençant alors à se douter qu’il y avait peut-être magie en cette vitesse infernale, il cria à son père de ne pas aller plus loin et de revenir avec lui ; mais le comte était tellement emporté que, soit qu’il n’entendît pas les cris de son fils, soit que le vent emportât la réponse, messire Yvain n’entendit rien et le vit disparaître au détour d’une route, ce dont il fut bien angoisseux et bien dolent.
Quant au comte, il continua de poursuivre seul la laie maudite, que les chiens suivaient toujours à la même distance, sans paraître se fatiguer plus qu’elle. Pour le cheval, il semblait doué d’un instinct merveilleux, si bien que la laie avait beau prendre à travers bois et fourrés, lui, par des chemins et des sentiers, coupait toujours au plus court, de sorte que de dix minutes en dix minutes, le comte la voyait traverser quelque route et quelque clairière, et se remettait à sonner et à huer pour prévenir le reste de la chasse ; mais tout était égaré, chevaliers, piqueurs et chiens, de sorte que personne ne répondait, et c’était une chose bien triste, je vous le dis, que ces chiens qui chassaient sans donner de la voix, et ces fanfares et ces cris qui mouraient dans les bois, sans que l’écho même leur répondît.
Le crépuscule vint ; le comte était si acharné à la poursuite, que l’obscurité qui commençait à se répandre ne put l’arrêter ; d’ailleurs, les yeux de la laie brillaient comme des flammes, de sorte que, malgré sa couleur sombre, il la voyait passer dans la nuit, et derrière elle, pareils à des ombres, les quatre limiers qui la suivaient toujours. Bientôt il n’en vit plus que trois, puis plus que deux, enfin plus qu’un seul. Tristan, Brux et Roland l’avaient abandonnée tour à tour. Restait Hector seulement, qui la suivait toujours à la même distance, et le comte, que son cheval emportait incessamment d’une égale ardeur.
Enfin la laie parut se fatiguer, si bien qu’Hector sembla gagner sur elle ; cela donna une nouvelle ardeur au noble animal et un nouveau courage au comte, qui hua et corna une dernière fois ; puis, laissant retomber son cor de ses lèvres, reprit sa course fantastique au travers des bruyères et des halliers ; enfin on arriva à une grande clairière au milieu de laquelle poussait un arbre solitaire et isolé. Hector gagnait toujours sur la laie, le cheval suivait toujours Hector, le comte pressait toujours son cheval ; enfin la laie ne pouvant plus aller plus loin s’accula contre l’arbre. Hector se précipita courageusement dessus ; mais au moment où il ouvrait la gueule pour faire sa prise la laie jeta un grand cri et s’évanouit en fumée ; en même temps le cheval du comte s’abattit pour ne plus se relever : il était au bout de ses forces et de sa vie. Le comte se dégagea des étriers, tira son couteau de chasse et courut vers l’endroit où s’était arrêtée la laie, ne pouvant croire à sa disparition ; mais, arrivé au pied de l’arbre, il chercha vainement et ne vit rien qu’Hector, qui, désappointé d’avoir perdu la piste, levait la tête et hurlait piteusement.
Quel que fût son courage bien éprouvé, le comte ne put s’empêcher de ressentir un mouvement de crainte ; un frisson courut par tout son corps, et comme Hector continuait de se plaindre, il lui imposa silence ; puis, regardant tout autour de lui pour chercher à s’orienter, et voyant qu’il se trouvait dans une partie de la forêt qui lui était entièrement inconnue, il monta sur l’arbre pour voir s’il n’apercevait pas aux environs quelque château, quelque maison ou quelque chaumière. En effet, arrivé au faîte, il vit parmi les arbres une lumière qui brillait comme une étoile ; cela lui fit grand plaisir, car il avait craint d’abord de n’avoir que la terre pour lit et le ciel pour dais. Ayant donc pris la direction de la lumière le plus exactement qu’il lui fut possible, il descendit de l’arbre et s’achemina vers elle, suivi d’Hector, qui, ayant perdu toute ardeur cette fois, n’allait plus devant, mais le suivait par-derrière, la tête inclinée et la queue pendante.
Au bout de cent pas, le comte quitta la clairière et s’engagea de nouveau dans la forêt ; mais il avait si bien pris sa mesure qu’il ne s’égara ni à droite ni à gauche, mais piqua directement vers la lumière. Après une demi-heure de marche, il aperçut son étoile à travers le feuillage des arbres : il en continua son chemin avec une nouvelle ardeur, puis ayant fait cinq cents pas encore à peu près, il se trouva devant un château dont une seule fenêtre était éclairée : c’était tout ce qu’il fallait pour indiquer qu’il était habité, et le comte n’en demandait pas davantage, car partout en la marche d’Orthez où allait frapper monseigneur Gaston Phœbus, il était certain qu’à son nom la porte s’ouvrirait avec joie et avec honneur.
Néanmoins, une chose qui étonnait le comte, c’est que, quoique éloigné à peine de trente lieues d’Orthez, en supposant même que la laie eût suivi une ligne droite, il ne connaissait point ce château, lequel cependant, autant qu’il en pouvait juger au clair de la lune qui commençait de se lever, paraissait parfaitement fort et merveilleusement beau. Il n’était pas non plus bâti si nouvellement que le comte n’eût point encore eu le temps d’en entendre parler, car son architecture, qui datait de la première partie du XIIe siècle, lui assignait au moins cent soixante ans d’existence.
Cependant, quel que fût l’étonnement du comte, il n’allait pas jusqu’à l’irrésolution : aussi, sans chercher à approfondir plus longtemps ce mystère, comme le pont était levé, sonna-t-il de toute sa force, pour avertir le châtelain qu’un voyageur demandait l’hospitalité. Le cor retentit tristement, mais n’en eut pas moins son effet. Le pont-levis s’abaissa sans que l’on vît quelles mains le faisaient mouvoir. Au reste, peu importait au comte ; il était sûr d’un souper et d’un gîte, c’était tout ce qu’il lui fallait.
Monseigneur Gaston Phœbus s’engagea donc sur le pont. Arrivé de l’autre côté il s’aperçut que son chien ne l’avait pas suivi ; il se retourna et l’aperçut de l’autre côté du fossé assis et hésitant. Il le siffla alors deux fois sans qu’il vînt ; à la troisième cependant il se décida, et traversa le pont à son tour.
Le comte ne vit à l’entrée ni serviteurs, ni valets, ni pages ; il écouta, mais n’entendit aucun bruit ; cependant, comme la porte était ouverte, il s’engagea sous une galerie qu’éclairait à son extrémité une lampe dont la lumière venait jusqu’à lui, s’affaiblissant et tremblant le long des murailles. Le comte s’engagea sous la voûte, remarquant avec étonnement que, contre l’habitude, ses pas n’avaient point d’écho, et qu’il marchait sans bruit comme l’eût fait une ombre. Tout étrange qu’était cette circonstance, elle ne l’arrêta point un instant. Arrivé à la lampe, il vit qu’elle éclairait un grand escalier. Cet escalier conduisait à la chambre dont il avait aperçu la lumière ; il espéra enfin y trouver quelqu’un et monta sans hésitation. Quant à Hector, il s’arrêta une seconde fois, mais une seconde fois son maître l’appela à voix basse, et, quoiqu’il parût combattre entre une terreur instinctive et l’affection qu’il portait au comte, le sentiment noble l’emporta, et il se mit à son tour à monter l’escalier, mais lentement et comme à regret.
Arrivé à la porte de la chambre, monseigneur Gaston Phœbus vit un souper servi : cela lui annonça les intentions hospitalières du châtelain, et écarta de son esprit toutes les craintes qu’il avait pu concevoir. Au reste, la salle était immense, et comme elle n’était éclairée que par un lustre suspendu au-dessus de la table, toutes les profondeurs étaient plongées dans l’obscurité.
Quoique le comte s’étonnât encore quelque peu de cette solitude continue, il n’en marcha pas moins vers le repas, qui paraissait d’autant mieux être préparé pour lui que, quoique le service fût abondant, il n’y avait qu’un couvert à la table. Arrivé près d’elle, il jeta un dernier regard autour de lui pour voir si personne ne s’approcherait enfin. Personne ne paraissant, monseigneur Gaston Phœbus s’assit, et, voyant que son chien ne l’avait pas suivi et était demeuré à la porte, il lui fit signe de venir à lui, en frappant avec sa main sur son genou. L’animal, toujours dévoué, obéit et vint rejoindre le comte et se coucha à ses pieds, mais cette fois avec tous les signes d’une répugnance manifeste et en rampant comme une couleuvre.
Si résolu que fût monseigneur Gaston Phœbus, cette solitude et ce silence prolongé prenaient un caractère si étrange, qu’il ne put se défendre d’un frissonnement intérieur, et qu’il porta la main à la courte épée qui lui servait de couteau de chasse, pour s’assurer qu’elle était toujours à son côté ; mais, voyant que sa compagne fidèle ne l’avait point abandonné, et n’apercevant dans les dispositions faites pour le recevoir que des préparatifs amis, il se raffermit avec la rapidité du courage, et, s’apercevant qu’un sifflet d’argent avait été posé près de lui, il le prit résolument, et comme, dans les habitudes de cette époque, on ne commençait jamais de souper sans se laver les mains, il porta le sifflet à sa bouche, et siffla pour appeler un écuyer, un valet ou un page, qui lui apportât l’aiguière et le bassin.
Ce son pénétra si triste et si aigu dans les profondeurs de la salle, que le comte se retourna en tressaillant malgré lui, et en désirant dans son cœur que personne ne l’entendît et ne vînt, tant il lui semblait que ce bruit lugubre ne devait appeler qu’un serviteur en harmonie avec lui. Ce fut sans doute ce que pensa Hector, car, lorsque l’on vit se soulever dans l’ombre la tapisserie qui retombait devant la porte du fond, il hurla doucement avec un accent si triste que le comte mit le pied sur son dos pour lui imposer silence ; mais, pour cette fois, moins obéissant que d’habitude, Hector n’en continua pas moins à gémir.
Cependant, du moment où le comte avait vu se soulever la tapisserie, ses yeux n’avaient plus quitté le point de la chambre où les avait attirés ce mouvement : il vit d’abord une forme humaine s’agiter dans l’ombre ; mais, quoiqu’il fût évident qu’elle marchait et s’avançait vers lui, il n’entendit sur les dalles de pierre aucun retentissement pareil à celui que fait le bruit des pas ; en même temps Hector cessa de gémir, mais il sentit qu’il commençait à trembler.
Néanmoins, celui qu’avait attiré le bruit du sifflet s’avançait toujours ; il était facile pour le comte de reconnaître que c’était un jeune page vêtu avec élégance, portant un bassin et une aiguière d’argent et sur son bras la toile à essuyer ; cependant, à mesure qu’il approchait, un frisson involontaire s’emparait du comte : il lui semblait dans la démarche et dans la tournure du page, reconnaître celles du pauvre enfant que, six ans auparavant, il avait tué et qu’il pleurait encore. Bientôt le jeune homme entra dans le cercle de lumière projeté par le lustre, et, alors il n’y eut plus de doute, celui qui s’approchait c’était Gaston.
Le comte resta les yeux fixés sur cette apparition terrible, et sentant ses cheveux se dresser sur son front mouillé de sueur. L’enfant s’avançait toujours du même pas lent et silencieux. Maintenant le comte pouvait distinguer ses traits tristes et pâles, ses yeux fixes et atones, et à son cou cette petite blessure béante et livide par laquelle sa jeune âme s’était en allée. Enfin il fit le tour de la table, s’approcha de monseigneur Gaston Phœbus, et, sans dire une parole à celui qu’il avait tant aimé, sans que ses yeux reprissent vie pour regarder son père, il souleva l’aiguière et tendit le bassin. Le comte, immobile et muet lui-même comme le spectre qu’il avait devant les yeux, étendit machinalement les deux mains. L’enfant souleva l’aiguière, le comte sentit une impression glacée et mortelle, voulut jeter un cri, mais sentant que sa voix mourait étouffée dans sa poitrine, il se renversa en arrière et s’évanouit. L’enfant avait obtenu de Dieu la grâce de venir laver son propre sang aux mains de son père.
Le lendemain, la chasse inquiète, et conduite par Yvain, trouva monseigneur Gaston Phœbus mort au pied d’un arbre de la clairière, et près de lui Hector, qui lui léchait le visage. Quant au château, il avait disparu.
Dieu fasse miséricorde à tout pécheur qui s’est repenti !
Ce fut l’archevêque Engelbert, surnommé le saint, qui conçut vers 1225 l’idée de faire bâtir une cathédrale à Cologne ; mais ce ne fut que son successeur, Conrad de Hochsteden, qui ayant résolu vers 1247 de passer de l’idée à l’exécution fit venir le premier architecte de la ville, et lui ordonna de bâtir un monument qui surpassât en architecture religieuse tout ce qu’on avait fait de plus beau jusqu’alors. Il mettait à sa disposition, pour arriver à ce but, le trésor du chapitre, l’un des plus riches du monde, et les carrières du Drakenfels[29], la plus haute des sept montagnes.
C’était là une de ces propositions qui rendent fou un artiste ; aussi celui auquel s’était adressé le digne prélat sortit de l’archevêché doutant encore qu’il fût chargé d’une si glorieuse entreprise : néanmoins force lui fut de le croire, car le même jour Conrad lui envoya un sac plein d’or pour les premiers frais.
L’architecte auquel s’était adressé le généreux prélat était modeste comme un homme de génie ; aussi résolut-il de visiter les plus belles églises de l’Allemagne, de la France et de l’Angleterre, avant de commencer la sienne. Il alla donc trouver l’archevêque et lui demanda la permission de commencer en tournée. L’archevêque la lui accorda, à la condition que dans une année il serait de retour. L’artiste sollicita, mais en vain, quelques mois de plus ; ce fut tout le délai qu’il put obtenir, tant l’archevêque était désireux de voir mettre son projet à exécution.
Au bout d’une année l’architecte revint, plus indécis que jamais. Il était bien fixé sur la pensée mythique de son ouvrage : c’est-à-dire qu’il voulait que le monument eût deux tours pour rappeler que le chrétien doit lever ses deux bras au ciel ; qu’il eût douze chapelles en mémoire des douze apôtres ; qu’il fût bâti sur la forme d’une croix, afin que les fidèles n’oubliassent pas un instant le signe de leur rédemption ; que le chœur fût un peu plus incliné à droite qu’à gauche, parce que Jésus-Christ inclina la tête sur l’épaule droite en mourant ; enfin que le tabernacle fût éclairé par trois fenêtres, parce que Dieu est triple et que toute lumière vient de Dieu. Mais ce n’était là, si on peut le dire, que l’âme du monument, restait encore son corps, sa forme, c’est-à-dire la traduction visible de cette pensée religieuse, si puissante au Moyen Âge, qu’elle fit éclore comme une sève toute une végétation de granit : c’était donc cette forme que l’architecte cherchait le matin, le soir, à toute heure de la journée et partout où il se trouvait.
Or, un après-midi que l’architecte, toujours rêvant à son plan, avait, sans s’en apercevoir, dépassé les murailles de la ville et était arrivé à un endroit de la promenade appelé la Porte-des-Francs, il s’assit sur un banc, et du bout de sa baguette commença de tracer sur le sable des façades et des profils de cathédrale, les effaçant tous avant qu’ils ne fussent achevés, car tous lui paraissaient incomplets et mesquins, à côté du riche monument que les anges bâtissaient dans son imagination ; enfin, à force de tentatives différentes, il venait d’arriver à un ensemble plein de grandeur et de majesté qu’il regardait déjà avec une certaine satisfaction, lorsqu’il entendit derrière lui une voix aigre qui disait :
– Bravo ! l’ami, voilà bien le dôme de Strasbourg.
L’architecte se retourna, et vit debout derrière lui, et la tête presque appuyée sur son épaule, un petit vieillard à la barbe taillée en pointe comme celle d’un juif, aux yeux creux et étincelants, et au sourire sardonique, vêtu d’un pourpoint noir qui lui collait tellement sur tous les membres, qu’on eût pu le prendre pour la peau d’un nègre, encore plus maigre que lui, et dont il se serait fait un vêtement. Tel qu’il se présentait à notre architecte, le petit vieillard n’était point de nature à lui inspirer une vive sympathie : cependant, comme son observation était juste, et comme l’artiste venait de reconnaître qu’en croyant inventer il s’était souvenu, au lieu de défendre son œuvre, il répondit en soupirant : « Cela est vrai. » Puis il effaça son œuvre presque achevée et en recommença une autre. Mais à peine la baguette avait-elle gravé sur la planche mobile les premières lignes d’un autre édifice, que la même voix aigrelette, accompagnée du même sourire sardonique, s’écria :
– À merveille, et c’est bien là la cathédrale de Reims.
– Oui, oui, murmura l’artiste, et j’aurais mieux fait de rester ici et de ne rien voir, car il n’y a de véritable créateur que Dieu.
– Et Satan, murmura le petit vieillard d’une voix qui fit tressaillir l’architecte.
Mais comme une seule et éternelle pensée l’absorbait, il effaça de nouveau les malheureuses lignes, sans s’inquiéter du timbre métallique de cette voix, et se remit de nouveau à la besogne. Il y était depuis un quart d’heure, doucement bercé par les encouragements de son voisin, qui murmurait à son oreille : « Bien, très bien, parfaitement ! » lorsqu’il en fut tiré par l’approbateur, qui lui dit tout à coup :
– Vous avez beaucoup voyagé, à ce qu’il paraît ?
– Pourquoi cela ?
– Parce qu’après avoir traversé l’Alsace et visité la France, vous êtes revenu par l’Angleterre.
– Qui vous dit cela ?
– Le dessin de cette église, qui est celle de Cantorbéry.
L’artiste poussa un profond gémissement. La critique du petit vieillard était terrible, mais vraie. Il effaça donc le monument avec son pied ; puis, cédant à un mouvement d’impatience, il se retourna vers le petit vieillard, et lui présentant sa baguette :
– Pardieu, mon maître, lui dit-il, vous qui êtes un si bon critique, est-ce que vous ne pourriez pas joindre un peu l’exemple au précepte, en me montrant à votre tour ce que vous savez faire ?
– Volontiers, dit le petit vieillard, en prenant la baguette avec son rire éternel.
L’architecte voulut lui donner sa place, mais lui, faisant signe de la tête que non, il s’appuya d’un bras sur l’épaule de l’artiste, et de l’autre, sans appui et à main levée, commença de tracer sur le sable de nouvelles lignes, à la fois si hardies, si élégantes et si correctes, que l’artiste s’écria aussitôt :
– Ah ! je vois bien que nous sommes frères.
– Dis, répondit en ricanant le petit vieillard, que tu es écolier et que je suis maître.
– Je suis tout prêt à l’avouer, répondit l’artiste avec la bonne foi du génie ; mais il faudrait que je visse pour cela quelque chose de plus que des lignes isolées. Le détail n’est rien, l’ensemble est tout.
– Tu as du bon, et l’on peut faire de toi quelque chose, dit le petit vieillard ; mais il ne me plaît pas, à moi, d’en faire davantage.
– Pourquoi cela ? dit l’architecte.
– Parce que tu me prendrais mon plan.
– Vous avez donc aussi une cathédrale à bâtir, vous ?
– J’espère en avoir une.
– Laquelle ?
– Celle de Cologne.
– Comment, la mienne ?
– La tienne ?
– Sans doute, la mienne.
– Oui, si tu donnes un plan ?
– J’en donnerai un.
– Et moi aussi : monseigneur Conrad choisira entre les deux.
L’architecte pâlit.
– Ah ! ah ! s’écria l’inconnu en ricanant ; cela t’inquiète, confrère : tu as peur d’être obligé de rendre le sac d’or que t’a envoyé l’archevêque, et qu’à l’exception de cent écus tu as dépensé à faire inutilement ton tour de France et d’Angleterre ?
L’architecte regarda autour de lui ; il vit que le jour tombait et qu’il était seul avec le vieillard.
– Écoute, lui dit-il, je ne sais comment tu as appris qu’il me reste encore cent écus sur les arrhes que m’a données monseigneur Conrad ; mais, achève le dessin que tu avais commencé, ces cent écus sont à toi.
Le vieillard éclata de rire, et, tirant de son pourpoint une petite bourse de cuir, il l’ouvrit et fit voir à l’artiste qu’elle était pleine de diamants dont le plus petit valait au moins mille écus d’or.
L’architecte soupira profondément, car il vit qu’il n’y avait pas moyen de corrompre cet homme ; aussi demeura-t-il immobile et consterné, car il reconnaissait malgré lui à l’architecte étranger une supériorité étrange et incontestable dans son art. Pendant ce temps, le petit vieillard avait ajouté négligemment au plan commencé quelques lignes nouvelles si merveilleusement hardies, que l’architecte vit bien qu’il était perdu s’il avait à lutter avec un pareil homme. Alors, éperdu, hors de lui, il résolut de prendre par la violence ce qu’il n’avait pu obtenir par la corruption, et, comme l’autre s’arrêtait de nouveau et le regardait avec son rire goguenard, il le saisit par le bras, et, lui appuyant son poignard sur la poitrine :
– Vieillard ! lui dit-il, achève ce plan, ou tu mourras !
À peine avait-il prononcé ces paroles, qu’il se sentit saisi à bras-le-corps, qu’il se vit renversé en arrière, qu’un genou pesa sur sa poitrine, et que son propre poignard arraché de sa main brilla sur sa gorge.
– Ah ! ah ! dit alors le vieillard en ricanant, corrupteur et meurtrier ! bien, bien ; il y a encore récolte d’âmes à faire en ce monde, à ce qu’il me paraît.
– Tuez-moi ! dit l’artiste, mais ne me raillez pas.
– Et si je ne veux pas te tuer, moi ?
– Alors, donnez-moi votre plan ?
– Je suis prêt, mais à une condition.
– Laquelle ?
– Relève-toi d’abord, dit le vieillard en lâchant son ennemi qu’il avait tenu jusque-là terrassé et en lui rendant son poignard ; nous sommes mal ainsi pour causer, asseyons-nous.
Et l’étrange petit homme s’assit au bout du banc, une jambe sur l’autre, et les deux mains croisées sur son genou, regardant le pauvre architecte qui, tout honteux, se relevait et, secouant la poussière attachée à ses habits, restait à la même place.
– Voyons, approche, lui dit le vieillard ; tu vois bien que je suis sans rancune.
– Mais qui donc êtes-vous ? s’écria l’architecte.
– Qui je suis ? Eh bien ! je vais te le dire.
L’artiste se rapprocha d’un pas, sa curiosité l’emportant sur sa terreur.
– Tu as entendu parler, lui dit le vieillard, de la tour de Babel, des jardins de Sémiramis et du Colysée ?
– Oui, lui répondit l’artiste en s’asseyant près de lui.
– Eh bien ! c’est moi qui les ai bâtis.
– Alors, vous êtes Satan ? s’écria en bondissant sur ses pieds le pauvre artiste.
– Pour vous servir, dit Satan avec son ricanement éternel.
– Vade retro ! dit l’architecte en faisant le signe de la croix.
Le rire commencé s’acheva dans un grincement de dents ; un éclair brilla, la terre s’ouvrit comme une trappe, et le démon disparut.
L’architecte rentra chez lui et trouva sa pauvre vieille mère qui l’attendait pour souper. Mais il ne voulut pas se mettre à table, et, prenant un crayon et du papier, il commença, sans répondre à ses instances, à essayer de fixer quelques-unes de ces lignes fugitives qu’il avait vues éclore sous la baguette de Satan.
La bonne femme alla se coucher tout en pleurs ; depuis son retour de ses voyages, elle ne reconnaissait plus son fils, tant il était inquiet et tourmenté, et tant cette inquiétude et ce tourment le changeaient à son égard.
L’architecte passa la nuit tout entière à tirer des lignes et à les effacer. Il y avait, dans ce plan mystérieux dont il avait entrevu un angle, un caractère de hardiesse fantastique à laquelle il ne pouvait atteindre. Au jour, accablé de lassitude, il se jeta sur son lit ; mais le sommeil, au lieu d’être pour lui un repos, lui fut un nouveau supplice. Il se réveilla à moitié fou, et courut à l’église de Saint-Géréon, auquel il avait une dévotion toute particulière.
Arrivé en face d’elle, il s’arrêta devant le portail. C’était une petite et lourde basilique romane du XIe siècle, construite par l’archevêque Annon, sur l’emplacement de l’ancien temple de Sainte-Hélène, et qui ressemblait bien plus à un tombeau qu’à une église. Alors il ne put s’empêcher de songer à la différence qu’il y avait entre ces tours élancées, ces flèches aiguës et ces colonnettes hardies qu’il avait vues la veille éclore sous la baguette magique de Satan et la massive bâtisse byzantine qu’il avait devant les yeux. Aussi oublia-t-il complètement qu’il était venu pour prier, et s’en alla-t-il droit devant lui, sans savoir où il allait, préoccupé de sa seule et éternelle pensée.
Il erra ainsi tout le jour ; puis le soir, sans qu’il pût se souvenir des chemins qu’il avait pris, ni se rendre compte comment il se trouvait là, il se retrouva en dehors de la porte des Francs, sur la promenade et près du banc où la veille il s’était assis. La nuit était tombée ; la promenade était solitaire, et un seul homme, ainsi que lui, était resté hors des murs. C’était le petit vieillard. Au premier coup d’œil, l’artiste le reconnut et s’approcha de lui.
Il était debout devant le rempart et, avec une verge d’acier, dessinait sur la muraille. Chacun de ses traits était une ligne de feu, qui s’effaçait petit à petit, de sorte qu’à mesure que le plan magnifique s’avançait, la partie la plus anciennement faite commençait par pâlir et finissait par s’éteindre. Si bien qu’il était impossible à l’œil de suivre les nouvelles lignes, et à la mémoire de se rappeler les anciennes ; l’architecte haletant vit ainsi passer devant lui, dans ses moindres détails, une cathédrale phosphorique qui, au bout d’un instant, se perdit dans l’obscurité, mais dont il lui eût été impossible de reproduire l’ensemble.
Il poussa un profond soupir.
– Ah ! ah ! c’est toi, dit Satan en se retournant. Je t’attendais.
– Me voilà, répondit l’architecte.
– Je savais que nous n’étions pas brouillés, moi. Tiens, j’ai retouché le plan. Que dis-tu de ce portail ?
Et promenant de nouveau sa baguette sur la muraille, il y fit éclore la triple porte d’une basilique de feu.
– Magnifique, dit l’architecte, n’essayant pas même de dissimuler son enthousiasme.
– Et de cette tour ? continua Satan en répétant le même jeu.
– Splendide !
– Et de cette nef ?
– Merveilleuse !
– Eh bien ! tout cela est à toi, si tu veux.
– Et qu’exiges-tu en échange ?
– Ta signature.
– Et tu me donneras ton plan ?
– En toute propriété.
– Je ferai tout ce que tu voudras.
– À demain, minuit.
– À demain, minuit.
Satan disparut sans qu’on pût savoir de quel côté il était parti, et l’architecte rentra dans la ville.
Sa vieille mère l’attendait comme la veille ; elle non plus, n’avait point mangé. L’architecte se mit à table, et d’abord cette démonstration rassura quelque peu la pauvre femme ; mais bientôt elle s’aperçut que son fils obéissait purement et simplement à un besoin physique, mais que son esprit était si loin de son corps, que l’un n’était pour rien dans ce que l’autre faisait.
De plus en plus préoccupé, l’architecte se leva de table et se retira dans sa chambre ; sa mère n’osa l’y suivre, mais elle s’assit sur le seuil, afin d’être à sa portée s’il avait besoin de quelque chose.
Pendant quelque temps, elle l’entendit soupirer et prier ; mais comme il n’y avait encore rien là d’inquiétant, elle se garda bien d’entrer. Puis il se coucha. Longtemps encore elle l’entendit se tourner et se retourner dans son lit ; puis il se fit un instant de repos, auquel succédèrent des plaintes et des gémissements. Enfin, il lui parut qu’on se disputait dans la chambre ; un bruit se fit entendre, pareil à celui d’une lutte ; cette lutte amena des cris étouffés. Il lui sembla que son fils appelait au secours. Alors elle entra, croyant le trouver aux prises avec quelque assassin. Il était seul et rêvait, criant de toute sa force :
– Non, non, Satan ! tu n’auras pas mon âme !
À ce nom redouté, la pauvre mère fit le signe de la croix sur le front même du dormeur, ce qui parut quelque peu le calmer ; puis elle se mit en prières, au pied du lit, devant une belle madone aux vives couleurs, qu’avait donnée à son fils un pèlerin qui arrivait de Constantinople. À mesure que la prière avançait, le sommeil de l’architecte redevenait plus tranquille ; enfin, quand elle fut finie, sa respiration était pure et douce comme celle d’un enfant.
Le lendemain il se leva assez calme, et s’étant mis à la fenêtre pour respirer l’air du matin, il vit sortir sa mère vêtue de deuil ; elle l’aperçut et vint à lui.
– Où allez-vous ainsi, ma mère ? demanda-t-il, et pourquoi êtes-vous tout en noir ?
– Parce que c’est aujourd’hui l’anniversaire de la mort de ton père, et que je vais à Saint-Géréon demander au curé une messe pour les âmes du purgatoire.
– Hélas ! hélas ! murmura l’architecte, il n’y aura ni messe ni prière qui pourra tirer mon âme de l’abîme où elle sera.
– Ne veux-tu pas venir avec moi ? demande la bonne femme.
– Non, ma mère ; seulement si vous rencontrez le vieux père Clément, envoyez-le-moi : c’est un saint homme, et je serais bien aise de le consulter sur un cas de conscience qui me tourmente.
– Dieu te conserve dans ces saintes intentions, mon fils ; car, ou je me trompe bien, ou l’ennemi des hommes tourne autour de toi.
– Allez, ma mère, dit l’architecte.
La bonne femme s’éloigna, et l’artiste resta pensif à sa fenêtre. Au bout d’un instant, il vit le vieux père Clément qui tournait le coin de la rue, et qui s’avançait vers la maison. Il referma la fenêtre et l’attendit.
Le vieux moine entra : c’était, comme l’avait dit l’architecte, non seulement un saint homme, mais encore un savant homme qui avait tiré des griffes de Satan nombre d’âmes prêtes à se perdre. Mais comme il vivait dans un éternel état d’innocence et de pureté, quelque envie qu’eût le diable de lui rendre le mal qu’il lui faisait, la chose avait toujours été impossible ; et si violentes qu’eussent été les différentes luttes qu’il avait eu à soutenir avec lui, il en était toujours sorti vainqueur : de sorte que Satan s’était si souvent brûlé les griffes à l’endroit du saint homme, que depuis longtemps il ne s’y frottait plus, et lui laissait tranquillement gagner le paradis.
Aussi était-il si expert en ces sortes de matières, qu’à peine eut-il jeté les yeux sur l’architecte, qu’en voyant ses traits fatigués et défaits, il jugea de l’âme par le visage, et s’écria :
– Ô mon fils ! vous avez de mauvaises pensées.
– Oui, oui, murmura l’architecte, oui, de bien mauvaises pensées, mon père ; aussi vous ai-je fait appeler pour m’aider à les combattre.
– Contez-moi cela, mon fils, dit le moine en s’asseyant.
– Mon père, vous savez que je suis chargé par monseigneur l’archevêque Conrad de bâtir la cathédrale.
– Oui je le sais, et il ne pouvait s’adresser à un plus digne architecte.
– Voilà qui vous trompe, mon père, répondit l’artiste en baissant la voix comme s’il était honteux de l’aveu humiliant que la vérité le forçait à faire ; j’ai composé plans sur plans, et peut-être y en avait-il parmi tous quelques-uns qui eussent été dignes de quelques villes secondaires comme Vorms, Dusseldorf ou Coblentz ; mais celui qui a composé un plan digne de notre ville de Cologne, continua l’architecte avec un soupir, c’est un autre que moi, mon père.
– Ah ! ah ! fit le moine ; et n’y a-t-il donc pas moyen de le lui acheter pour de l’or ?
– Je lui ai offert tout ce que j’en avais, et il m’a répondu en me montrant une bourse pleine de diamants.
– N’y a-t-il donc pas moyen de le lui prendre de force ? dit le moine qui, dans son désir de voir Cologne devenir la reine du Rhin, se laissait malgré lui entraîner un peu au-delà des bornes de la charité chrétienne.
– J’ai voulu le lui prendre de force, mon père ; mais il m’a terrassé comme un enfant, et m’a mis mon propre poignard sur la poitrine.
– Alors il ne le veut céder à aucune condition ?
– Si fait ; mais à une seule, mon père.
– Laquelle ?
– C’est que je lui engagerai mon âme.
– Mais cet autre architecte, c’est donc Satan ?
– C’est Satan.
– Et tu dis, répondit le moine sans paraître autrement effrayé du nom terrible que venait de prononcer l’artiste, que cette cathédrale ferait de Cologne la merveille de l’Allemagne.
– Elle en ferait la reine du monde, mon père.
– Jésus ! s’écria le saint homme enjoignant les mains et en levant les yeux au ciel.
Puis se retournant du côté de l’architecte :
– Est-ce que tu tiens beaucoup à ton âme ? lui demanda-t-il.
L’architecte regarda le moine sans étonnement, car il comprenait, lui qui était prêt à vendre son éternité, combien l’éternité d’un autre devait être peu de chose aux yeux d’un homme qui voyait, au prix de cette éternité, sa ville devenir la plus belle de la terre.
– Mon père, lui dit-il, sans doute j’y tiens comme à un don qui vient de Dieu et que j’aurais voulu rendre à Dieu ; mais cependant je suis prêt à la sacrifier, si ce sacrifice peut faire de moi le premier architecte du monde.
– J’aimerais mieux, dit le moine, te voir faire ce sacrifice à Dieu qu’à toi-même. Mais, quel que soit le motif qui te pousse, comme c’est la religion qui doit en profiter, je viendrai à ton aide. Cependant prends garde à l’orgueil, car c’est l’orgueil qui te perdra.
– Eh quoi ! s’écria l’architecte, je pourrais avoir le plan sans être damné ?
– Peut-être.
– Comment cela, mon père ? dites vite.
– Tu as essayé de la corruption et de la force : il te reste la ruse.
– La ruse, mon père. Oubliez-vous que l’Écriture appelle Satan le Rusé ?
– Oh ! oh ! si fin qu’il soit, dit le moine, ce n’est pas la première fois qu’avec l’aide de Dieu, un pauvre moine l’emportera sur lui. Saint Antoine, qui a eu toute sa vie affaire à lui, n’a-t-il pas fini par en triompher ? Saint Barnabé ne lui a-t-il pas pris le nez avec des pincettes rouges ? Enfin, les magistrats d’Aix-la-Chapelle ne lui ont-ils pas donné l’âme d’un loup au lieu de celle d’un homme ?
– C’est vrai, dit l’architecte.
– Eh bien ! dit le moine, viens te confesser et communier dans l’église de Saint-Géréon, et, quand tu seras en état de grâce, je te dirai ce que tu as à faire.
L’architecte suivit le père Clément, se confessa et communia. Puis, après qu’il eut reçu le corps de notre Seigneur Jésus-Christ, le moine, l’emmenant dans sa cellule, lui remit une relique dont la sainteté et la puissance lui avaient été démontrées par une quantité d’expériences qu’il avait faites avec elle.
– Tenez, mon fils, lui dit-il, prenez cette relique, et ce soir, quand Satan vous montrera le plan diabolique, prenez-le d’une main comme pour l’examiner à votre aise, tandis que lui le tiendra de l’autre : alors touchez-lui la main avec cette relique, et, quelque envie qu’il ait de le retenir, je vous réponds qu’il le lâchera. Alors, ne vous effrayez de rien, il hurlera, il menacera, il tournera autour de vous, faites-lui toujours face avec la relique, et ne craignez rien. Dieu est plus fort que Satan, et Satan se lassera le premier.
– Mais, mon père, dit l’architecte, quand je n’aurai plus la relique, n’y a-t-il point de danger que Satan revienne, et me torde le cou ?
– Non, tant que vous serez en état de grâce ; mais gare au péché mortel.
– Alors, s’écria l’architecte, je suis sauvé, mon père, car je ne suis ni gourmand, ni envieux, ni avare, ni paresseux, ni colère, ni luxurieux.
– Vous avez oublié l’orgueil, mon fils ; prenez garde à l’orgueil : c’est celui-là qui a perdu le plus beau des anges, et il peut vous perdre à votre tour.
– Je veillerai sur moi, dit l’architecte ; d’ailleurs, j’aurai recours à vous, mon père.
– Que le Seigneur te conduise, mon enfant ! murmura le vieillard en lui donnant sa bénédiction.
– Amen ! dit l’architecte, et il se retira chez lui, où il passa le reste de la journée en prières.
À l’heure convenue, il se rendit à l’endroit indiqué par le diable : mais la promenade était solitaire ; il n’y avait nulle part ni vieillard, ni homme, ni enfant. L’artiste se promena un instant seul, craignant que le diable ne manquât à sa parole. Sur ces entrefaites, minuit sonna. Au dernier coup du battant de la cloche :
– Me voilà, dit une voix pleine et forte qui parlait derrière l’architecte.
Celui-ci se retourna en tressaillant, car il ne reconnaissait point là la voix qui lui était familière. En effet, non seulement Satan avait changé de voix, mais encore de forme. Ce n’était plus le petit vieillard aux yeux ardents, à la barbe pointue et au pourpoint noir ; c’était un beau jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, aux formes merveilleuses, à la figure hautaine, au front large et pâle, tout sillonné encore de la foudre du ciel. Il tenait d’une main le plan et de l’autre le pacte. L’artiste recula d’un pas, ébloui qu’il était de cette infernale beauté.
– Ah ! cette fois, je te reconnais, lui dit-il, et tu n’as pas besoin de me dire ton nom : tu es le démon de l’orgueil.
– Eh bien ! lui dit Satan, tu vois que je ne t’ai pas trompé ; es-tu prêt ?
– Oui, dit l’architecte ; mais, avant de signer, montre-moi le plan ; je te paie assez cher pour savoir ce que j’achète.
– C’est juste, dit Satan, regarde.
Et, déroulant le plan, il le lui présenta sans le lâcher.
L’architecte fit alors ce que le moine lui avait dit de faire. Sous prétexte de le voir de plus près, il prit le parchemin par le bas de la feuille, tandis que Satan le tenait par en haut ; et, pendant qu’au clair de la lune, il le dévorait du regard, il glissa son autre bras en dessous, et toucha avec la relique sainte la main dont le diable tenait le plan.
Celui-ci, brûlé jusqu’aux os, fit un bond en arrière en jetant un grand cri, laissant le précieux papier aux mains de l’architecte.
– Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit, s’écria l’artiste en faisant le signe de la croix avec la relique, retire-toi, Satan.
Celui-ci poussa un rugissement terrible.
– C’est un prêtre qui t’a conseillé ; c’est une ruse d’Église, c’est encore quelque nouveau tour de ce misérable moine.
– Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit, continua l’architecte en redoublant ses signes de croix.
– Attends, attends, dit le démon, tout n’est pas fini.
Au même instant l’architecte vit devant lui un lion énorme qui se battait les flancs avec sa queue, et qui, la gueule béante et les dents découvertes, s’apprêtait à le dévorer.
Mais il ne se laissa point intimider par le lion ; l’animal furieux eut beau secouer sa crinière, tourner autour de lui et bondir, il lui présenta sans cesse la sainte relique ; de sorte que, constamment repoussé, le lion finit par reculer. L’architecte profita de ce moment pour faire le signe de la croix. Le monstre poussa un rugissement et disparut.
Au même moment l’architecte entendit un grand bruit d’ailes au-dessus de sa tête. Un aigle immense fondait sur lui des profondeurs du ciel, et la lune était voilée par sa puissante envergure ; mais il se douta bien que c’était Satan qui venait l’attaquer sous une nouvelle arme, et serrant toujours son plan d’une main sur sa poitrine, de l’autre il présenta au roi de l’air la relique bénie.
Alors il en fut de l’aigle comme du lion. Après avoir volé tout autour de lui, avoir essayé de l’assommer à coups d’ailes, de l’étreindre dans ses serres, de le déchirer avec son bec, Satan comprit qu’il n’y avait rien encore à faire sous cette nouvelle forme. L’oiseau gigantesque poussa un cri et disparut.
L’architecte croyait être quitte enfin de son ennemi, lorsqu’il vit une masse qui se mouvait dans l’ombre : c’était un serpent colossal qui déroulait ses mille anneaux et s’approchait en sifflant ; trois fois il s’enroula sur lui-même autour de l’architecte, l’enfermant dans un triple cercle d’écailles, tandis que, dressant sa tête vacillante, il cherchait de ses yeux ardents la place où plonger la flamme bisaiguë qui lui sortait de la gueule ; mais ses combats précédents avaient déjà familiarisé l’artiste avec ces luttes fantastiques, et le talisman sacré, après l’avoir préservé du lion et de l’aigle, le préserva du serpent, qui poussa un long sifflement et disparut à son tour.
Alors Satan se retrouva devant l’architecte sous sa première forme.
– C’est bien, lui dit-il, je suis vaincu, et tu triomphes, grâce à ton Dieu, à tes prêtres et à tes religieux. Mais cette église que tu m’as volée ne s’achèvera pas, et ton nom, que tu veux rendre immortel, sera oublié et inconnu. Adieu, prends garde que je te surprenne en péché mortel.
À ces mots, Satan bondit de l’endroit où il était jusque dans le Rhin, où il s’enfonça et disparut avec un frémissement pareil à celui qu’eût produit un fer rougi.
L’architecte, tout joyeux, rentra dans la ville et regagna sa maison, où il trouva sa mère et le père Clément en prières. Il leur raconta tout ce qui s’était passé. La pauvre femme pleurait et faisait le signe de la croix ; le bon moine se frottait les mains et applaudissait à sa ruse. L’artiste lui dit quels avaient été les adieux de Satan.
– Eh bien ! dit le moine, le diable est encore plus loyal que je ne croyais, puisqu’il t’a prévenu ; maintenant, c’est à toi de te tenir sur tes gardes, et d’écarter de toi tout péché mortel. Une dernière fois, défie-toi de l’orgueil.
L’architecte promit qu’il veillerait sur lui, et le moine sortit pour regagner son couvent, le laissant l’homme le plus heureux de la terre. La mère se retira à son tour, ne comprenant qu’à demi tout ce qui s’était passé, mais heureuse parce que son fils était heureux.
Resté seul, l’artiste, sans quitter le plan qu’il avait failli payer au prix de son âme, s’agenouilla, et fit une longue prière pour remercier Dieu de l’aide qu’il lui avait donnée ; puis il se coucha après avoir roulé le plan sous son oreiller, s’endormit, et vit sa cathédrale en rêve.
Le lendemain, dès le matin, il alla chez l’archevêque, qui commençait à s’impatienter de tant de lenteur, et lui montra le plan, Monseigneur Conrad avoua qu’il n’avait rien perdu pour attendre, et, ouvrant les trésors du chapitre, il autorisa l’artiste à y fouiller à pleines mains.
Le même jour, l’architecte jeta les fondations de sa cathédrale ; et comme depuis longtemps un monde d’ouvriers creusait les flancs du Drakenfels, la matière ne lui manqua point ; aussi la vit-on bientôt sortir de terre comme une immense végétation de pierre pressée de s’épanouir au soleil.
Trois mois s’étaient déjà passés, et chaque semaine le monument montait d’une assise, lorsqu’un vendredi que l’architecte, emporté par son travail, était resté jusqu’au soir sans manger et revenait chez lui affamé, il rencontra le bourguemestre, bon vivant, connu pour les merveilleux repas qu’il donnait. Il venait justement de chez l’architecte, afin de l’inviter à souper avec le bourguemestre de Mayence et celui d’Aix-la-Chapelle, qui passaient tous deux, de leur côté, pour de joyeux convives ; et, ne l’ayant pas trouvé, il se dirigeait vers le lieu où on était sûr de le trouver toujours. L’architecte voulut refuser, disant que sa mère n’était point prévenue ; mais le bourguemestre ne voulut entendre à rien, disant que c’était chose faite, puisqu’il lui avait parlé à elle-même, si bien que, si fort qu’il s’en défendît, il fallut que l’architecte suivît le bourguemestre, qui l’introduisit dans une salle à manger au milieu de laquelle s’élevait une table splendidement chargée des mets les plus délicats, tant en volaille qu’en venaison.
L’architecte, comme nous l’avons dit, mourait de faim ; aussi commença-t-il, en voyant une si riche collation, à se féliciter d’avoir suivi le bourguemestre ; mais, en se mettant à table, il se rappela qu’on était justement au vendredi, saint jour d’abstinence, où il était moins permis que dans tout autre de se livrer au péché de la gourmandise. Aussi, lorsqu’il eut fait sa prière, ne voulut-il rien prendre autre chose qu’un morceau de pain et un verre d’eau, refusant les viandes les plus délicates et les vins les plus exquis ; car, ainsi qu’il l’avait dit, il n’était pas gourmand.
Quant aux trois bourguemestres, ils mangèrent de toutes ces viandes sans crainte de Dieu ni du diable, raillant pendant tout le repas le pauvre architecte de la maigre chère qu’il faisait.
Le lendemain, l’architecte se remit à son œuvre, et comme ni l’argent ni les hommes ne manquaient, on vit chaque jour la cathédrale s’élever davantage. De temps en temps, l’artiste pensait bien aux menaces du diable ; mais, à chaque fois qu’il y pensait, il puisait dans la crainte même une nouvelle force pour résister à la tentation, et comme la cathédrale marchait son train, il espérait que les prédictions infernales ne s’accompliraient pas.
Vers ce temps-là, le pape Innocent IV, qui était génois, voulut faire bâtir à un de ses neveux un palais à Rome, et comme la ville de Cologne était réputée pour l’habileté de ses constructeurs, il fit demander à monseigneur Conrad un architecte. Monseigneur Conrad désigna à sa sainteté un fort habile homme, qu’il avait eu un instant l’intention de charger du soin de bâtir sa cathédrale, croyant faire grand-peine à l’architecte du dôme, avec lequel il avait eu, quelques jours auparavant, une légère discussion ; mais celui-ci, tout entier à son travail, se félicita de ce que ce choix n’était pas tombé sur lui et au moment du départ il embrassa son rival et lui souhaita un bon voyage, car, ainsi qu’il l’avait dit, il n’était point envieux.
La cathédrale continua de gagner à cette sérénité d’esprit. L’artiste ne vivait que pour le monument ; tout son temps se passait au milieu des pierres, sculptant lui-même les parties qui avaient besoin de délicatesse et de fini. De son côté, l’archevêque, tout froid qu’il était avec son architecte, le payait royalement, de sorte que l’artiste, tout en rêvant une grande gloire pour son nom, amassait une jolie fortune pour son existence : il en résulta qu’au bout de dix-huit mois, il avait déjà près de 6 000 florins à lui, ce qui, pour cette époque, était une fort jolie somme.
Mais un soir, en rentrant, sa mère lui remit une lettre cachetée de noir : elle était de sa sœur, et lui annonçait qu’elle venait de perdre son mari, qui, en mourant, la laissait sans fortune avec trois petits enfants. La pauvre femme terminait sa lettre en le priant de lui envoyer quelques secours pour l’aider à élever sa famille.
L’artiste lui envoya ses 6 000 florins ; car, ainsi qu’il l’avait dit, il n’était point avare.
La cathédrale marchait toujours ; l’architecte semblait en avoir fait sa demeure réelle : dès le point du jour il y était, et souvent la nuit était venue qu’il ne l’avait pas encore quittée. Cependant il avait sous ses ordres plusieurs ouvriers assez habiles pour qu’il pût se reposer sur eux de certains travaux importants ; aussi, après en avoir fait un dessin très détaillé, avait-il confié à l’un d’eux une porte latérale, pleine de merveilleuses arabesques, et où pendait, comme à une treille, une vigne toute chargée de raisins. L’ouvrier qui devait mener à bout ce travail s’était enfermé dans une espèce d’atelier de planche afin de n’être pas dérangé. L’architecte respectait sa solitude, et, confiant dans son habileté, attendait que le voile tombât. Ce grand jour vint. L’ouvrier enleva son échafaudage ; mais alors l’espoir de l’architecte fut trompé ; quelques parties de la porte étaient loin d’être dignes du reste de l’édifice ; de sorte qu’il résolut de refaire cette porte lui-même, quoiqu’il y eût au moins pour six mois de travail ; et cette résolution ne lui coûta point à prendre ; car, ainsi qu’il l’avait dit, il n’était point paresseux.
Depuis que le monument était commencé, et il y avait déjà près de quatre ans, jamais l’artiste n’avait manqué un seul jour de surveiller lui-même ses ouvriers et de juger par ses propres yeux si chaque détail de son plan était scrupuleusement suivi : de sorte qu’il lui semblait qu’il lui eût été impossible de vivre autre part qu’au milieu de ses colonnades et de ses ogives. Or, il arriva qu’une nuit, des voleurs qui ignoraient que, grâce à la paie des ouvriers qui avait eu lieu la veille, il ne restait plus un sou dans sa maison, s’étant introduits chez lui et n’ayant point trouvé l’argent qu’ils cherchaient, se dédommagèrent sur sa garde-robe de ce que son coffre était vide, et lui emportèrent jusqu’à l’habit qu’il venait de quitter et qui était sur une chaise au pied de son lit ; de sorte que le lendemain il s’aperçut qu’il ne pouvait se lever faute de vêtements. Il fit aussitôt venir son tailleur qui lui promit un habillement complet pour le soir même, et qui ne le lui apporta qu’au bout de trois jours ; de sorte que le malheureux architecte fut obligé de rester soixante-douze heures dans son lit. Aussi, lorsque après l’avoir fait attendre ainsi, le tailleur lui apporta l’habillement tant désiré, lui fit-il force reproches ; mais cependant d’un ton modéré et ainsi qu’il convient à un homme calme et modéré ; car, ainsi qu’il l’avait dit, il n’était point colère.
Cependant le bruit qu’une nouvelle merveille allait enrichir le monde commençait à se répandre ; car il était déjà facile de voir, d’après ce qui existait, ce que serait l’édifice une fois achevé ; de sorte que l’on venait déjà comme en pèlerinage, de France, d’Allemagne et de Flandre. Souvent, tous ces pèlerins, après avoir visité l’édifice, étaient curieux de voir l’architecte ; de sorte que, lorsqu’il revenait de la cathédrale chez lui, il n’était pas rare qu’il rencontrât des groupes d’étrangers qui l’attendaient, afin de voir quel homme était celui-là qui avait eu assez de hardiesse et de génie pour espérer mener à bonne fin une pareille entreprise. Or, parmi ces pèlerins, il y avait bien aussi quelques pèlerines ; et il arriva que l’une d’entre elles se prit d’une si grande passion pour notre architecte, qu’elle loua une maison dans la rue qui conduisait de chez lui à la cathédrale, si bien que, lorsqu’il passait, soit qu’il allât, soit qu’il revînt, il la voyait toujours à sa fenêtre, le sourire à la bouche et le suivant des yeux tant qu’elle le pouvait voir. Cela durait depuis trois semaines, lorsqu’un soir qu’il revenait elle laissa tomber, de sa fenêtre à ses pieds, le bouquet qu’elle tenait à la main. L’artiste le ramassa, et, sans penser à mal, entra dans la maison pour le remettre à quelque serviteur ; mais, par hasard, tous les valets étaient sortis, de sorte qu’il fut obligé de monter lui-même à l’appartement de la belle inconnue, qui le reçut dans une chambre tout embaumée des plus doux parfums et éclairée de ce demi-jour si dangereux pour un cœur qui n’est pas sûr de lui. Une fois arrivé là, il était impossible à l’architecte de se retirer aussitôt. Il accepta donc l’invitation que lui fit la belle pèlerine de s’asseoir un instant auprès d’elle. Mais à peine y était-il qu’elle lui avoua que c’était la cathédrale qu’elle était venue voir, mais que c’était l’architecte qui la retenait ainsi depuis un mois à Cologne ; et, tout en lui disant de douces choses pareilles à celles-ci, elle lui jeta un de ses beaux bras autour du cou et, appuyant sa bouche sur la sienne, elle lui donna un de ces longs et brûlants baisers qui se glissent des lèvres au cœur. Mais l’architecte se leva aussitôt, modeste et rougissant, et lui fit un long et éloquent sermon sur la nécessité de contenir les tentations de la chair, et, ce sermon achevé, il se retira, malgré ses instances et ses larmes ; car, ainsi qu’il l’avait dit, il n’était point luxurieux.
Six mois à peu près s’étaient passés depuis cet événement : l’affluence des curieux augmentait tous les jours, car le portail était entièrement achevé ainsi que l’abside ; et quoique l’une des tours n’eût encore atteint que la hauteur de vingt et un pieds, l’autre en avait déjà plus de cent quarante, et faisait bien voir ce qu’elle serait lorsqu’elle aurait atteint sa dimension entière qui devait être de cinq cents pieds ; mais, plus sa cathédrale s’avançait, plus l’idée qu’elle ne serait jamais terminée et que son nom demeurerait oublié et inconnu tourmentait l’artiste ; aussi résolut-il d’aller au-devant de cette dernière crainte, en faisant des lettres mêmes de son nom la balustrade qui devait entourer la plate-forme de la tour : de cette façon, ce nom frapperait tous les yeux tant que durerait le monument ; ce nom vivrait avec lui. Cette résolution prise, l’artiste fut plus tranquille et résolut de la mettre à exécution dès le lendemain.
Au moment où il venait de s’arrêter à ce projet, l’archevêque l’envoya chercher pour lui montrer, disait-il, différentes reliques qu’il venait de recevoir ; l’architecte descendit de sa tour, et se rendit à l’archevêché, où il trouva monseigneur Conrad tout joyeux, car il venait de recevoir de Milan les têtes des trois mages, Gaspard, Melchior et Balthazar, avec des couronnes précieuses d’or, ornées de diamants et de perles. L’architecte s’agenouilla dévotement devant ces saintes reliques, fit sa prière, et, s’étant relevé, félicita fort l’évêque d’avoir reçu un si riche et si miraculeux présent.
– Eh bien ! dit l’évêque, je viens de recevoir quelque chose de plus précieux encore que tout cela, de l’empereur de Constantinople.
– Vraiment ! demanda l’architecte ; serait-ce un morceau de la vraie croix retrouvé par l’impératrice Hélène ?
– Mieux que cela.
– Serait-ce la couronne d’épines mise en gage par l’empereur Baudoin ?
– Au-dessus encore.
– Qu’est-ce donc ?
– Le plan du plus bel édifice qui ait jamais été construit.
– Ah ! ah ! fit l’architecte en souriant avec dédain.
– Un plan qui laisse aussi loin derrière lui les autres plans, que le soleil laisse derrière lui les étoiles, puisque tous les autres plans sont l’ouvrage des hommes, et que celui-là est l’ouvrage de Dieu lui-même qui l’a envoyé par un de ses anges au roi Salomon.
– Vous avez le plan du temple de Jérusalem ? s’écria l’architecte.
– Oui.
– Je serais curieux de le voir.
– Levez ce rideau, dit l’évêque en indiquant du doigt une tapisserie qui recouvrait un cadre.
L’architecte obéit avec empressement, et se trouva en face du plan céleste que d’un seul regard il embrassa dans tous ses détails.
– Eh bien ! dit l’évêque, que dites-vous de ce plan ?
– Peuh ! fit l’architecte en allongeant les lèvres ; j’aime mieux le mien.
En ce moment un éclat de rire infernal retentit aux oreilles de l’architecte : il reconnut le rire de Satan ; après avoir échappé aux six autres péchés, il venait de tomber dans le péché d’orgueil.
L’architecte ne fit qu’un bond de l’archevêché à l’église de Saint-Géréon, où il espérait trouver le père Clément ; mais le père Clément était mort pendant la nuit d’une apoplexie foudroyante. Au moment où on lui annonça cette nouvelle, il entendit une seconde fois bruire à ses oreilles l’éclat de rire satanique qui l’avait déjà épouvanté, et un frisson qui lui courut par tous les membres pénétra jusqu’à son cœur et le glaça.
Cependant il rappela toute sa résolution, et, comme il n’éprouvait aucune douleur physique, il reprit peu à peu courage et résolut de retourner à sa cathédrale, espérant que cet enthousiasme qu’il retrouvait toutes les fois qu’il se revoyait en face de son œuvre, chasserait le reste de crainte qui frissonnait au fond de son cœur.
L’artiste essaya de se perdre dans les profondeurs de sa cathédrale ; mais il sentit bientôt que l’air commençait à y manquer et qu’il y étouffait comme dans un tombeau ; en conséquence, il prit l’escalier qui conduisait à la plate-forme. Arrivé là, il continua de monter par les échafaudages ; au haut des échafaudages était une échelle qui conduisait au sommet de la tour. Ce sommet de la tour était le point le plus avancé de l’ouvrage, et c’était de là que l’architecte dominait ordinairement tout l’ensemble de ses travaux.
Rien ne paraissait changé, chacun était à sa besogne et y resta assidûment jusqu’à l’heure de la retraite ; enfin cette heure sonna comme le jour commençait à tomber. L’architecte entendit les ouvriers se retirer en chantant, contents qu’ils étaient de leur journée. Alors il resta seul comme il en avait l’habitude, car jamais, ainsi que nous l’avons dit, il ne revenait que le dernier.
Le soleil se couchait majestueux comme un roi, n’éclairant déjà plus que les toits les plus élevés. Bientôt le fleuve et la ville furent entièrement plongés dans l’ombre ; mais quelque temps encore le sommet de la tour, qui n’avait cependant encore atteint que le tiers de sa hauteur, demeura éclairé, et l’artiste, noyé dans la lumière, songea orgueilleusement que, lorsque la tour aurait atteint toute sa hauteur, elle semblerait un phare allumé dans la nuit. Enfin le soleil abandonna lentement la montagne de pierre, et l’architecte songea qu’il était temps de descendre.
Mais lorsqu’il chercha l’échelle, ce fut vainement, l’échelle n’y était plus.
Cet événement n’avait rien d’extraordinaire, car un des ouvriers, croyant que l’architecte était parti, pouvait avoir enlevé l’échelle ; cependant, dans les circonstances où l’architecte se trouvait, il en conçut quelque inquiétude ; d’abord, selon sa coutume, il avait déjeuné fort légèrement, et ayant été rappelé chez l’archevêque, vers les deux heures, il avait complètement oublié de dîner. Il en résultait que la faim commençait à le gagner ; d’ailleurs on était au mois d’octobre et les nuits devenaient froides : il tenta donc tous les moyens de descendre ; mais si adroit qu’il fût, il y avait impossibilité complète. Alors il essaya d’appeler ; mais comme, avant de recourir à ce moyen, il avait usé plus d’une heure en tentatives inutiles, les rues étaient déjà désertes, et sa voix, sans qu’il s’en rendît compte lui-même, avait pris un tel caractère d’angoisse, que le peu de passants attardés qui l’entendirent, au lieu de s’arrêter pour lui répondre, pressèrent leur marche, épouvantés qu’ils étaient de ces cris nocturnes et inconnus.
Force fut à l’architecte de se résigner ; mais il fallait pour cela une certaine résolution. Le sommet de la tour présentait une surface nue et n’offrait aucun abri. Pour comble de malheur, vers les onze heures, un orage terrible s’amassa au ciel. Il n’y avait pas moyen de dormir, aussi l’artiste se tenait-il assis, car il passait de temps en temps de telles rafales de vent que s’il eût été debout, comme il n’y avait point de parapet, il eût sans doute été emporté ; cependant l’orage croissait toujours.
À onze heures et demie, il s’arrêta sur Cologne, et l’on entendit gronder les premiers coups de tonnerre. De temps en temps un éclair, qui semblait ouvrir jusqu’aux dernières profondeurs du ciel, entrouvrait cette mer de nuages, et éclairait pour un instant la ville et le fleuve d’une lueur fantastique. Il semblait alors à l’architecte que la ville avait la forme d’un lion, le nuage celle d’un aigle, et le fleuve celle d’un serpent.
À minuit moins un quart, tout cet océan de vapeur poussé par le vent contre la cathédrale, s’arrêta à son sommet, comme font parfois les nuages à la cime des montagnes. Alors l’architecte se trouva être au centre de la tempête. Le tonnerre grondait à son oreille, l’éclair serpentait autour de lui.
À minuit sonnant, il se fit un bruit étrange et inconnu ; une insupportable odeur de soufre se répandit ; et, comme le battant de l’horloge des saints apôtres frappait le dernier coup, cet éclat de rire, qui lui était si bien connu, retentit derrière l’architecte. Il se retourna et se trouva en face de Satan.
Cette fois, c’était lui qui, à son tour, était en puissance de son ennemi.
L’architecte comprit qu’il était perdu : car il n’y avait pas à fuir. Cependant, comme Satan étendait la main vers lui, il fit un pas en arrière, ce qui lui donna le temps de prononcer un acte de contrition. Alors Satan vit que son âme allait lui échapper pour la seconde fois, il fit un bond vers lui et, le touchant du doigt, le précipita du sommet de la tour.
Mais, si rapide qu’eût été ce mouvement, la prière avait eu le temps de monter jusqu’au trône de Dieu, et lorsque Satan s’élança après sa victime pour l’entraîner avec lui en enfer, il la trouva entre les bras de deux anges qui l’emportaient au ciel.
Satan demeura un instant stupéfait ; puis, s’élançant après les messagers célestes, il passa près d’eux, rapide comme un tourbillon, en jetant encore une fois à la pauvre âme ce mot qui avait tant tourmenté son corps : Inconnu ! inconnu !
En effet, la prédiction de Satan s’est accomplie ; la cathédrale interrompue resta dans l’état où elle était lorsqu’arriva cette nuit fatale, car, lorsqu’on voulut la continuer, on ne put retrouver le plan sur lequel elle avait été commencée, et, quelques recherches que depuis cette époque aient faites les savants, on n’a jamais découvert le nom de l’architecte.
La pauvre âme sait au ciel qu’elle est oubliée sur la terre ; et c’est la punition de son orgueil.
Nous rentrâmes à Aix-la-Chapelle par la porte de Cologne, et comme je le lui avais recommandé, mon cocher m’arrêta devant la ruelle des Lutins ; c’est encore une vieille tradition qui a donné à cette petite rue le nom de Hinzen Geeschen.
C’est qu’il y avait autrefois dans le pays du Limbourg, à l’endroit même où s’élèvent aujourd’hui les ruines de ce château d’Emmaburch, que, grâce à la tyrannie de Frédéric-Guillaume, je n’avais pu voir qu’en me démanchant le cou, d’immenses souterrains dont personne n’avait jamais trouvé l’extrémité : ces souterrains, déserts en apparence le jour, devenaient la nuit la demeure de ces bons lutins de la famille des Trilby, dont Nodier nous a écrit l’histoire[30] ; là, ces gracieux enfants de la Terre, aux malices innocentes et aux folles joies, se réunissaient dès que le soleil était couché, et restaient jusqu’à une heure du matin rangés autour de longues tables, chantant des chansons dans une langue inconnue, et trinquant dans de petites coupes d’or, dont le choc imitait si bien le tintement d’une clochette qu’un jour un berger, qui avait perdu sa génisse, croyant qu’elle s’était enfoncée dans les souterrains, y descendit guidé par le son, et vit tout ce monde joyeux et souterrain buvant ses vins exquis et chantant ses folles chansons. Alors il comprit que ce bruit, qu’il avait pris pour celui de la clochette de sa génisse, était celui des petites timbales d’or, et il se retira aussitôt, sans que les lutins, qui cependant l’avaient vu, lui eussent fait le moindre mal.
Mais le berger ne leur garda point le secret qu’ils espéraient de lui, et sa première démarche, en sortant du souterrain, fut pour aller dénoncer à son confesseur les petits démons qui faisaient si bonne chère : le confesseur était un moine sévère qui n’aimait point les fêtes clandestines, et qui voulait qu’on ne s’amusât que les jours autorisés par le calendrier. Il fit une quête, rassembla une somme considérable, bâtit une église à l’endroit même où le berger était entré dans le souterrain, plaça une croix sur sa coupole, et vint en toute pompe et suivi du clergé dans la chapelle y dire une messe, et y procéder aux exorcismes indiqués par le rituel.
Mais il n’y avait pas besoin de tant de cérémonies : au premier coup de cloche, les pauvres petits diables de lutins avaient été forcés de déguerpir.
Cependant les exilés, privés de leur antique logement, avaient choisi un autre domicile ; et tandis qu’en punition de son indiscrétion le berger s’en allait mourant d’une maladie de langueur, ils s’étaient installés dans les souterrains d’une tour située entre les portes de Cologne et de Sand-Kaul. Mais hélas ! les pauvres petits diables n’avaient point eu le temps, en quittant leur domicile, d’en emporter le mobilier qui le garnissait ; de sorte qu’ils n’avaient plus ni plats d’argent ni timbales d’or ; de sorte qu’il leur fallait, chaque fois qu’ils avaient à célébrer quelque fête, emprunter des chaudières, des casseroles et des verres aux habitants des rues voisines ; ce qu’ils faisaient en entrant dans les maisons par les cheminées, et en emportant avec grand bruit les ustensiles dont ils avaient besoin, et que les habitants retrouvaient le lendemain soigneusement rapportés à leurs portes. Ils comprirent donc qu’il valait mieux, lorsque certains signes, comme le pétillement du feu, comme le hennissement des chevaux, comme le frémissement de la batterie de cuisine, leur annonçaient que c’était jour de fête chez les lutins, mettre d’eux-mêmes à la porte de leur maison les ustensiles que les visiteurs nocturnes avaient l’habitude de leur emprunter, et ainsi en agirent-ils. Les lutins, reconnaissants, ne firent plus aucun bruit, et les habitants des rues avoisinant la tour purent enfin dormir.
Mais il arriva qu’un soir deux braves soldats qui étaient logés à l’hôtel du Sauvage, justement situé dans la rue qu’on appelle aujourd’hui la ruelle des Lutins, virent l’hôtelier qui récurait les casseroles avec un soin tout particulier, et qui, lorsqu’elles étaient brillantes comme de l’argent, les mettait sur le pas de sa porte. Ils lui demandèrent alors dans quel but il se donnait tant de peine, et ayant appris que c’était à l’intention des lutins, ils se mirent à rire, et comme c’étaient des hommes qui n’avaient peur de rien, et ne croyaient ni en Dieu ni en diables, ils lui dirent : « C’est bien, rentrez vos casseroles, et nous allons nous mettre sur la porte, de sorte que quand les lutins viendront, au lieu de toute votre batterie de cuisine, ils trouveront deux épées bien affilées. » L’hôtelier fit tout ce qu’il put pour les empêcher de commettre cette imprudence ; mais les deux soldats relevèrent leurs moustaches en jurant le nom du Seigneur ; de sorte que l’aubergiste leur tira sa révérence, et les laissa faire à leur volonté.
Lorsque la nuit fut venue, les deux soldats se mirent en effet sur le seuil de la porte, que l’aubergiste referma derrière eux ; pendant quelque temps il les entendit causer amicalement, puis lorsque vinrent les dix heures du soir, il les entendit hausser la voix, puis se disputer, puis croiser le fer ; pendant quelque temps il put suivre le cliquetis des épées ; il cessa tout à coup, et un profond silence lui succéda.
Le lendemain, au point du jour, l’aubergiste sortit et trouva les deux soldats ; ils s’étaient battus et enferrés l’un l’autre.
On ne douta point que ce ne fût une vengeance des lutins ; aussi, le bruit de cette aventure étant venu aux oreilles du moine, il résolut de les chasser de la ville comme il les avait déjà chassés de l’Emmaburch : en conséquence, armé d’un bénitier et d’un goupillon, il descendit dans les souterrains de la tour, et les aspergea entièrement d’eau bénite, en accompagnant chaque aspersion des paroles puissantes qui déjà une fois les avaient chassés.
Depuis ce temps les lutins ont quitté Aix-la-Chapelle, et nul ne sait ce qu’ils sont devenus ; mais en mémoire du séjour qu’ils ont fait dans les souterrains de la tour, la rue où l’on trouva les deux soldats morts s’appelle encore aujourd’hui Hinzen-Geeschen, ou la ruelle des Lutins.
Comme nous n’avions plus rien à voir à Aix-la-Chapelle, nous rentrâmes vertueusement dans l’hôtel du Grand-Monarque, avec l’intention bien arrêtée de partir le lendemain matin, et d’aller coucher à Cologne.
Or, comme aucun lutin ne vint contrecarrer ce projet, le lendemain, à six heures du matin, nous mîmes, en quittant Aix-la-Chapelle, sa première partie à exécution.
Vers les trois heures, nous nous remîmes en route et descendîmes d’Eberstein par Stauffenberg ; là était aussi autrefois un magnifique château dont on voit encore quelques restes. Mais après la mort du dernier comte, personne n’osant plus l’habiter, parce qu’il était hanté, disait-on, par des fantômes, le château tomba en ruines. Voici l’aventure qui donna lieu à cette croyance, encore si vivante aujourd’hui, qu’après une certaine heure les habitants de la vallée de la Murg[31] aiment mieux faire un détour d’une demi-lieue que de passer près de ses ruines.
Pierre de Stauffenberg était le dernier des comtes de ce nom, mais quoique le dernier, la race ne promettait pas de s’éteindre en lui, car c’était un beau jeune homme, plein de jeunesse et de force, et l’un des plus braves chevaliers de tout le Rhingaw.
Mais comme pour le moment tout était tranquille dans les terres de l’empire, Pierre avait déposé le casque et la cuirasse, et ne pouvant faire la guerre aux hommes il la faisait aux sangliers et aux daims de la vallée de la Murg, lorsqu’un soir, après une chasse longue et fatigante, accablé de chaleur et de soif, il se souvint d’une charmante fontaine à laquelle plusieurs fois il s’était désaltéré ; la fontaine ne devant pas être éloignée de l’endroit où il se trouvait, il mit son cheval au galop, et bientôt entendant le murmure de l’eau, il sauta à bas de son cheval, et l’attachant à un arbre de la route il entra à pied dans la forêt.
À peine eut-il fait quelques pas qu’il aperçut la fontaine qu’il cherchait, plus fraîche et plus délicieuse encore qu’il ne l’avait jamais vue, car c’était à cette heure charmante du soir où la rosée tombe sur la terre, et où la vapeur monte au ciel.
Mais cette fois, la fontaine n’était pas solitaire comme d’habitude : une charmante jeune fille, qui paraissait avoir quinze ou seize ans au plus, était couchée sur sa rive, le bout de ses petits pieds pendant dans la source, soutenant avec sa main sa tête couronnée de nymphéas, et regardant mélancoliquement couler l’eau. Au premier coup d’œil, Pierre de Stauffenberg s’arrêta, croyant que c’était une vision qu’il avait devant les yeux, car il n’avait jamais rien rencontré de pareil sur la terre.
Mais au bruit qu’il fit, la jeune fille leva les yeux, et prenant près d’elle un coquillage qui semblait pétri d’argent et d’azur, elle le remplit d’eau et le présenta au chevalier, qui, en la regardant, avait tout oublié, chaleur, fatigue et soif. Le chevalier en buvant leva la tête, mais lorsqu’il baissa les yeux et les reporta vers l’endroit où était la jeune fille, il ne vit plus rien. À la place même où elle était, l’herbe ne paraissait pas foulée, et les fleurs les plus frêles étaient debout sur leurs tiges pleines de fraîcheur et tout humides de rosée ; il lui sembla seulement voir l’eau agitée se calmer peu à peu, comme si la belle inconnue s’était laissée glisser dans la fontaine ; mais lorsque l’eau fut calmée, il ne resta plus aucune trace de sa présence, et n’était le beau coquillage d’azur et d’argent qu’il tenait à la main, le chevalier aurait cru qu’il avait fait un songe.
Peut-être serait-il resté là toute la nuit, espérant qu’elle reviendrait, s’il n’eût entendu le cor de ses piqueurs, et si son cheval en hennissant ne les eût guidés vers l’endroit où il était ; mais craignant qu’une si grande suite n’effrayât la jeune fille et ne l’empêchât de revenir, non seulement ce soir-là, mais les autres jours, il sortit vivement de la forêt, ordonna que personne n’allât boire à la fontaine, et reprit avec toute sa suite le chemin de son château.
Le lendemain, le comte ne voulut boire que dans sa belle coupe de nacre ; mais quoique son vin fût des meilleurs crus du Rhin et de la Moselle, il était loin de lui paraître aussi bon que cette eau pure de la source que lui avait présentée la belle inconnue.
Aussi le soir, à la même heure, Pierre de Stauffenberg sortit seul de son château et s’achemina vers la fontaine : à la même place il vit la jeune fille couchée, qui, en l’apercevant, le salua d’un doux sourire. Sa joie fut grande, car la veille elle était disparue sans lui donner aucune espérance de retour. L’inconnue lui fit signe de s’asseoir près d’elle, comme si elle l’eût attendu ; alors le comte lui demanda quel était son nom et sa demeure.
– Je m’appelle Ondine, répondit la jeune fille, et je demeure près d’ici ; souvent je vous ai vu venir vous désaltérer à cette fontaine, et voilà comment je vous connais.
Ils causaient ainsi depuis une demi-heure, lorsqu’un chevreuil, qui sans doute venait pour se désaltérer à sa source favorite, fit quelque bruit ; le chevalier, craignant que ce ne fût quelque indiscret, se tourna du côté où était venu le bruit ; mais lorsque rassuré sur sa cause il voulut reprendre sa conversation avec Ondine, Ondine avait disparu, et comme la veille l’eau bouillonnante lui indiqua que c’était de ce côté qu’elle avait fui.
Comme la veille, le chevalier resta encore longtemps à attendre, mais rien ne reparut, et, comme la veille, au bout d’un certain temps, il fut forcé de s’en aller ; cependant il ne voulut pas quitter la fontaine sans boire une seconde fois de cette eau qui lui avait paru si savoureuse la première, et comme il n’avait point là sa belle coupe, il se coucha sur la rive et approcha sa tête de la surface de l’eau ; mais au lieu de voir son portrait répété dans le miroir de la fontaine, il lui sembla que c’était l’image d’Ondine qui venait au-devant de lui, et lorsque sa bouche toucha à l’eau, au lieu du contact humide qu’il attendait, il sentit l’impression frémissante de deux lèvres ; Pierre de Stauffenberg poussa un soupir d’amour ; un soupir d’amour qui semblait sortir du fond de la source répondit au sien ; les amants avaient échangé leur premier baiser.
Pierre de Stauffenberg revint au château presque fou de bonheur. De toute la nuit il ne put dormir ; il avait sans cesse sur les lèvres l’impression de cet ardent baiser, et il se reprochait de n’avoir pas poursuivi Ondine jusqu’au fond de sa retraite ; puis pour le soir il faisait mille projets plus insensés les uns que les autres : à chaque instant il regardait le soleil, car le soir n’arrivait pas.
Le soir vint enfin. Mais bien avant l’heure où il avait l’habitude de rencontrer Ondine, Pierre de Stauffenberg était auprès de la fontaine ; mais la fontaine était solitaire, et le pauvre chevalier se désespérait, lorsque tout à coup il crut entendre un doux chant qui sortait du fond de l’eau, et parmi les nymphéas qui couvraient le cours du ruisseau, il vit apparaître la blonde tête d’Ondine ; il fit un mouvement pour se précipiter vers elle, mais la jeune fille l’arrêta d’un signe, et marchant sur les larges feuilles des plantes aquatiques que le poids de son corps ne faisait pas fléchir, elle arriva au bord, chose étrange, sans que l’eau, qui roulait sur elle en grosses gouttes pareilles à des perles, parût mouiller ni ses cheveux ni ses vêtements. Arrivée près du chevalier, elle s’assit comme elle avait fait la veille ; Pierre se mit à genoux devant elle, lui prit les mains, et la regarda si tendrement qu’il n’y avait point à se tromper aux sentiments qu’elle lui inspirait. Ondine sourit, puis après un moment de silence pendant lequel elle le regarda avec la même tendresse :
– Oui, vous m’aimez, lui dit-elle, car quoique vous gardiez le silence, je lis dans votre cœur : et moi aussi je vous aime ; une fille des hommes vous eût fait attendre cet aveu, et peut-être eussé-je bien fait d’agir comme une fille des hommes, mais, vous l’avez vu, je suis d’une autre nature que la vôtre, et, transparente comme le palais de cristal que j’habite, je ne sais rien cacher.
– Oh ! que je suis heureux, s’écria le chevalier, car moi je vous aime plus que je ne puis dire, et cela depuis le premier jour que je vous ai vue, et cela pour toujours.
– Pour toujours ? murmura Ondine, faites attention à ce que vous dites, car nous autres fées des eaux, nous n’accordons notre amour qu’avec notre main, et notre main qu’avec notre amour ; et comme nous sommes immortelles, le serment que nous faisons nous lie pour l’éternité ; en sera-t-il de même de vous ?
– Je ne puis m’engager que pour ma vie, répondit le chevalier ; mais tant que durera ma vie, je vous aimerai.
– Êtes-vous sûr de ce que vous dites ? demanda Ondine ; ne faites point d’imprudentes promesses, ou n’engagez pas votre foi, ou que votre foi soit pure comme le cristal de cette eau, ferme comme l’acier de votre épée ; songez que la peine que vous me feriez ne serait point une peine momentanée comme les peines de la terre, mais une douleur éternelle comme les douleurs de l’enfer.
Alors le chevalier étendit la main sur la croix de son épée.
– Aussi vrai, lui dit-il, qu’il m’est impossible de vivre sans vous ; aussi vrai il m’est impossible de vous être infidèle. Je puis mourir, mais cesser de vous aimer, jamais !
– Alors, je suis à vous, répondit Ondine ; fixez vous-même le jour de nos noces, et demain vous trouverez en vous réveillant la dot de votre fiancée.
– Oh ! demain, demain, s’écria le chevalier, pourquoi retarder d’un jour le jour où nous serons heureux ?
– Demain, dit Ondine, car j’ai autant de désir d’être à vous que vous d’être à moi. Songez seulement cette nuit à l’engagement que vous avez pris, demain matin il sera temps encore de dégager votre parole ; demain soir nous serons unis pour toujours.
– Oh ! que ne suis-je déjà à demain soir ! s’écria le chevalier en serrant Ondine sur sa poitrine ; mais elle, se dégageant de ses bras, se releva tout debout, puis, s’inclinant comme une fleur que le vent courbe, elle déposa sur les lèvres du chevalier un baiser mille fois plus doux que celui de la veille ; et, marchant de nouveau sur les larges feuilles des nymphéas, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à l’endroit où la source était la plus profonde, elle s’enfonça lentement, en saluant le chevalier du sourire et de la main, et disparut sous les eaux.
Le lendemain, en s’éveillant, le chevalier trouva sur la table qui était au milieu de la chambre à coucher trois corbeilles : l’une pleine d’ambre, l’autre pleine de corail, la troisième pleine de perles : Ondine avait accompli sa promesse ; c’était la dot de l’épouse. Mais nul ne put dire qui les avait apportées là.
Le chevalier sauta en bas de son lit et s’habilla à la hâte. À peine avait-il achevé sa toilette qu’on lui annonça qu’un cortège de jeunes filles s’avançait vers le château. Il courut à sa fenêtre, et reconnut Ondine qui s’approchait avec une suite de reines. C’étaient les nymphes des eaux qui lui étaient soumises depuis le Necker jusqu’au Kensig ; elles étaient toutes vêtues comme elle, couronnées des mêmes fleurs qu’elle ; et cependant au premier coup d’œil on reconnaissait la reine des esclaves. Pierre de Stauffenberg courut au-devant d’elle ; et comme la veille au soir il avait prévenu le chapelain, il voulait la conduire droit à l’église, mais Ondine demanda à lui parler une dernière fois encore auparavant, et le chevalier la conduisit dans un cabinet ; là, se voyant seul à seul avec lui, Ondine le regarda fixement, et lisant dans ses yeux les mêmes promesses d’amour :
– Avez-vous bien réfléchi ? lui dit-elle.
– Je ne sais si j’ai réfléchi, répondit le chevalier, je sais que je n’ai pensé qu’à vous, que je n’aime que vous, que je n’aimerai que vous.
– Songez encore une fois à ce que vous venez de promettre et à ce que vous allez faire ; car si jamais votre cœur se refroidit pour moi, ou s’échauffe pour une autre, si d’une façon ou d’autre enfin vous deveniez infidèle, si loin que vous seriez du lieu où je serais, vous seriez perdu, et vous auriez un signe de votre mort prochaine. Ce signe serait l’apparition de ce pied que voilà ; c’est la seule et dernière partie que vous verriez de celle à qui vous avez promis de l’aimer toujours.
Le chevalier tomba à genoux, et baisant ce pied, si joli qu’il était impossible de croire qu’il devînt jamais un signe sinistre, il renouvela le serment d’aimer Ondine jusqu’à la mort. Ondine ne demandait pas mieux que de croire ; elle fut donc facilement persuadée, et le même jour l’aumônier du château unit les deux amants.
Leur bonheur fut grand, et pendant un an ce bonheur, au lieu de diminuer, ne fit que s’accroître, car au bout de neuf mois Ondine accoucha d’un fils beau comme sa mère ; mais cette année écoulée, Louis de Bavière, qui, à la sollicitation d’Édouard III d’Angleterre, avait déclaré la guerre à Philippe de Valois, fit un appel à tous les chevaliers qui relevaient de lui, et comme Pierre de Stauffenberg était un des plus puissants, et surtout un des plus braves, on devine qu’il fut compris dans cet appel.
Ondine vit venir le moment d’une séparation avec terreur, et cependant elle était trop jalouse de la gloire de son mari pour le retenir auprès d’elle ; aussi fut-elle la première à lui inspirer le courage qui lui manquait. Seulement, en son nom et au nom de son fils, elle lui rappela son serment et les risques qu’il y avait pour lui à y manquer. Tout ce que le cœur peut inventer de tendres promesses, Pierre de Stauffenberg les fit : si bien qu’Ondine le vit partir, sinon consolée, du moins confiante.
Une seconde année s’écoula pendant laquelle Pierre de Stauffenberg fit force beaux faits d’armes, et pendant laquelle le duc de Brabant donna de magnifiques fêtes à toute la cour d’Angleterre qui était venue à Bruxelles. Le duc de Brabant n’avait point de fils, mais seulement une fille, de sorte que, pour assurer son duché dans sa famille, il lui fallait un gendre vaillant de cœur et fort d’esprit. À son courage, il avait distingué Pierre de Stauffenberg, de sorte qu’un jour ayant fait venir le jeune chevalier, il s’ouvrit franchement à lui, et lui offrit la main de sa fille et la survivance de son duché. Pierre le remercia du grand honneur qu’il voulait bien lui faire, mais il avoua qu’il était marié, et lui raconta à qui et comment. Le vieux duc alors secoua la tête, non pas qu’il doutât de la chose, il savait qu’un homme comme Pierre était incapable de mentir, mais parce que la chose lui paraissait tant soit peu diabolique ; puis, après un instant de silence pendant lequel cette croyance ne fit que s’affermir dans son esprit :
– Croyez-moi, mon jeune ami, lui dit-il, vous n’êtes point tenu par une pareille promesse, et il y a quelque magie là-dessous.
Deux ans auparavant, Pierre de Stauffenberg eût répondu que la seule magie qui existât était l’amour ; mais deux ans s’étaient écoulés depuis son mariage, un an de possession, un an d’absence : il lui sembla que le vieux duc pourrait bien avoir raison. Cependant il répondit au duc de Brabant qu’au fond du cœur il partageait ses doutes, mais qu’il ne s’en croyait pas moins engagé par le serment qu’il avait fait. Alors le duc lui proposa de recourir aux lumières de monseigneur l’archevêque de Cologne, Walrame de Juliers, qui était un grand clerc en matière pareille, et Pierre de Stauffenberg, chez lequel sa nouvelle ambition grandissait d’heure en heure aux dépens de son ancien amour, consentit à accepter son arbitrage, et promit de s’en rapporter à lui.
Comme on le pense bien, monseigneur Walrame de Juliers fut de l’avis du duc de Brabant, et il ajouta même que de pareilles alliances étaient réprouvées par l’Église, et que c’était faire une œuvre méritoire que de la rompre. En face de pareilles autorités, Pierre de Stauffenberg, déjà poussé par son secret désir, ne trouva plus d’objections à faire : les fiançailles furent célébrées, et le mariage fixé à huitaine.
La veille du jour où le mariage devait avoir lieu, un des vassaux de Pierre de Stauffenberg demanda à parler à son maître. Il venait lui annoncer que sept jours auparavant sa femme avait disparu emportant son enfant. Le chevalier calcula les dates ; le moment de la disparition d’Ondine correspondait, minute par minute, à l’heure des fiançailles de Pierre. Pierre n’en demeura que plus convaincu que son premier mariage n’était qu’une œuvre magique, et qu’il avait été le jouet de quelque démon qui avait pris la ressemblance d’une femme pour le faire tomber dans le piège. Le peu de remords qu’il ressentait au fond du cœur s’en effaça, et il se prépara joyeusement à la cérémonie du lendemain.
Le grand jour arriva enfin : la bénédiction nuptiale fut donnée aux nouveaux époux par monseigneur Walrame, puis l’on revint à une campagne voisine, où le dîner était préparé. Après le dîner, les nouveaux époux devaient se rendre à un magnifique château, situé entre Louvain et Malines, et qui était un don que le duc de Brabant faisait aux nouveaux époux.
On était au dessert, les meilleurs vins du Rhin circulaient dans les plus grandes coupes qu’on eût pu trouver. Tout le monde était joyeux et content : Pierre de Stauffenberg semblait partager la gaieté générale, lorsque tout à coup ses yeux se fixèrent sur la portion de la muraille qui était en face de lui : un pied, si joli et si mignon que ce ne pouvait être qu’un pied de femme, sortait de la paroi, sans qu’on pût voir aucune autre partie du corps de celle à qui il appartenait. Pierre se rappela la prédiction d’Ondine et la menace qui s’y rattachait : si brave qu’il fût, ses cheveux se dressèrent sur sa tête, et une sueur froide lui tomba du front, car le danger dont il était menacé était un danger inconnu et invisible, un danger auquel il ne pouvait faire face, et par conséquent qui devait l’intimider, si brave qu’il fût.
La vision dura quelques minutes, pendant lesquelles les yeux de Stauffenberg demeurèrent constamment fixés sur la muraille, puis elle disparut.
Mais quelle que fût l’impression morale produite sur le chevalier, il avait assez de puissance sur lui-même pour la dérober à tous les yeux ; personne ne s’aperçut donc du souci où son esprit était tombé. On plaisanta seulement sur ce qu’il cessait de manger et de boire, mais il répondit avec tant d’à propos et de gaieté que personne n’y fit plus attention.
L’heure de quitter la table arriva. Le château où devaient se rendre les nouveaux époux était situé à deux lieues à peu près de la maison de campagne où avait eu lieu le dîner. Vers les onze heures, chacun se leva de table, et les convives, montant à cheval, résolurent de conduire les deux jeunes gens jusqu’à leur demeure.
Le cortège se mit en route : la nuit était sombre, et à peine y voyait-on assez clair pour suivre le chemin mal tracé qui conduisait au château, lorsqu’en passant près d’une ruine quelque chose comme une ombre se dressa devant le cheval de Pierre de Stauffenberg, qui, effrayé de cette apparition, fit un écart et s’emporta. Mais comme on savait le jeune comte excellent cavalier, chacun ne fit que rire du caprice de sa monture, et on continua d’avancer, certain qu’il ne tarderait pas à rejoindre le cortège après avoir mis son cheval à la raison.
Mais il n’en fut pas ainsi, il semblait que le cheval du comte avait un démon dans le corps ; aussi ne fut-ce qu’après une demi-heure qu’il s’arrêta. Le chevalier alors essaya de s’orienter, ce n’était pas chose facile, car, ainsi que nous l’avons dit, il faisait nuit obscure ; mais au bout d’un instant, il vit tout à coup à l’horizon s’illuminer les fenêtres d’un château, et il ne douta point que ce ne fût celui où il devait se rendre, et où, sans doute, s’était rendu avant lui le reste de la noce. Il prit aussitôt son chemin à travers terres, et à mesure qu’il approcha, il reconnut qu’il avait deviné juste ; il n’en était plus qu’à quelques centaines de pas lorsqu’il se trouva sur les bords d’une petite rivière.
Le chevalier tourna les yeux de tous côtés pour chercher un pont ; il remonta et descendit même la rive pendant l’espace d’un quart de lieue à peu près, mais voyant qu’il ne trouvait point ce qu’il cherchait, il en augura que la rivière était guéable, et y poussa son cheval.
Mais à peine Pierre de Stauffenberg fut-il au milieu du courant que la même ombre qui avait déjà effrayé son cheval sortit de l’eau, et se dressa de nouveau devant lui. À cette vue, le cheval se cabra, renversa son maître dans la rivière, gagna le rivage, et s’élança vers le château en hennissant de frayeur.
Et ce qui arriva du chevalier, nul n’en sut rien ; car, quoique le lendemain la trace des pieds du cheval conduisît directement à l’endroit où il était tombé, et que cet endroit eût été connu jusqu’alors pour n’avoir que deux ou trois pieds de profondeur, il s’y était tout à coup creusé un gouffre, dont encore aujourd’hui il est impossible de trouver le fond.
Quant au château de Stauffenberg, comme il ne put jamais être prouvé que le comte était mort, puisqu’on n’avait point retrouvé son cadavre, l’empereur ne jugea pas qu’il pût en disposer, si bien qu’à partir de ce moment le château tomba en ruines.
Ce sont ces ruines qui, aux dires des paysans, sont hantées par Ondine et par son fils.
Derrière Achern et Salzbach s’élève la montagne Dettonik-Gross, l’une des plus hautes de la chaîne à laquelle elle appartient, et au sommet de laquelle se trouve le Mummelsée[32], lac dont on n’a jamais pu trouver le fond, ce qui, comme on le pense bien, dans un pays aussi poétique que l’est le Rhingaw, a donné lieu à une foule de traditions plus fantastiques les unes que les autres.
D’abord, si l’on noue dans un linge des pois, des balles ou des cailloux, en nombre impair, et qu’on les suspende au-dessus du lac, le nombre devient pair ; si on les suspend pair, le nombre devient impair, ce qui, comme on le voit, est déjà un assez joli tour de passe-passe.
Passons à autre chose.
Un jour, un pâtre gardait son troupeau sur les bords du lac : tout à coup il vit sortir de l’eau un taureau brun qui avait les pieds palmés, et qui vint se mêler à ses bœufs ; un instant après un nain sortit à son tour de l’eau, courut après le taureau brun, le ramena vers le lac, le força de s’y replonger, et s’y replongea après lui, tout en grommelant de ce qu’il n’avait pas de chien pour garder son troupeau. L’hiver suivant le lac était gelé : un paysan passa dessus avec deux bœufs traînant des troncs d’arbres, et il ne lui arriva rien, malgré le poids énorme qu’il charriait ; derrière lui venait son chien, la glace se rompit sous les pieds du chien, et le chien disparut. Dès lors personne ne douta plus que le nain du lac n’eût pris le chien du paysan pour garder son troupeau marin.
Un autre jour, un chasseur de chamois vit, en passant au bord du lac, un petit homme qui était assis sur la rive, les jambes pendantes dans l’eau : il tenait entre ses mains une foule de perles et des morceaux d’ambre et de corail, qu’il comptait en les cachant dans sa chemise, ouverte sur sa poitrine. Le chasseur eut alors la mauvaise pensée de s’approprier toutes ces richesses, et le mit en joue ; mais au moment où il appuyait le doigt sur la détente, le petit homme plongea et disparut ; un moment après il revint à la surface et dit au chasseur :
– Si tu m’avais demandé ces perles, cet ambre et ce corail, je te les aurais donnés, et tu fusses devenu riche à jamais ; mais tu as voulu me les prendre avec ma vie, sois maudit.
Et le chasseur demeura toujours pauvre, lui et sa postérité.
Deux ou trois fois encore le nain du lac apparut ainsi : on fit des recherches pour savoir vers quelle époque il était venu dans le pays. Un paysan raconta alors qu’il avait entendu raconter à son père que son aïeul lui avait dit que, lorsqu’il était jeune homme, un nain était venu demander, le soir, l’hospitalité à son père : son père, qui était un chenevier[33], lui avait alors donné la moitié de son souper, mais après son souper, comme il n’avait pas de lit pour lui-même, il lui avait offert, ou de rester avec lui dans la chambre où ils étaient, ou d’aller se coucher dans la grange, où il trouverait du bon foin pour s’étendre dessus. Le petit nain lui avait dit alors de ne pas s’inquiéter de lui, qu’il trouverait bien où se loger, et était sorti. Le paysan l’avait accompagné jusqu’au seuil de sa chaumière, et l’avait vu s’éloigner dans la direction d’une fontaine du milieu de laquelle sortaient des joncs gigantesques. Comme il faisait un peu clair de lune, il le vit descendre dans la fontaine et disparaître dans les joncs, mais il pensa qu’il avait mal vu, ne pouvant croire qu’une créature humaine choisît de préférence une couche d’eau glacée à un bon lit de foin. Cependant, comme ce qu’il avait vu lui paraissait fort extraordinaire, il se leva avec le jour pour voir ce qu’était devenu le petit homme, et alors, en arrivant sur le seuil de sa porte, il le vit sortir des joncs où il était entré la veille au soir ; mais, chose étrange, pas un fil de son habit n’était mouillé, et il était aussi sec de la tête aux pieds que s’il eût passé la nuit dans le four du poêle.
Alors le paysan lui exprima sa surprise de ce qu’il voyait, mais le petit homme se mit à rire, et lui répondit qu’il n’y avait rien là d’étonnant, puisqu’il était un homme des eaux. Le paysan lui demanda, s’il en était ainsi, ce qu’il venait faire sur la terre. Le nain raconta alors au paysan qu’il était né dans un lac, au fond d’un pays qui touche le pôle et qu’on appelle le Groenland. Qu’il avait épousé là une ondine qu’il aimait fort ; mais que, comme cette ondine était très frileuse et aimait beaucoup à se jouer dans les herbes des prairies et à cueillir des fleurs sur les bords du lac, plaisirs dont elle était privée là-bas pendant neuf mois de l’année, attendu que pendant neuf mois la terre est couverte de neige, elle l’avait souvent tourmenté pour chercher une contrée plus douce et plus proche du soleil, lui disant que s’il la forçait de rester dans cet affreux Groenland, elle se sauverait un jour et irait chercher, pour en faire sa demeure, quelque beau lac limpide, au ciel bleu et aux rives riantes. Mais ce Groenland que détestait l’ondine était la patrie du pauvre nain. Il l’aimait comme on aime sa patrie, et il répondit qu’il ne voulait pas la quitter. Il en résulta qu’un jour où il venait de chercher du corail pour en faire un collier à son ondine, il la trouva disparue ; l’ondine avait accompli sa menace, elle s’était enfuie. Depuis ce temps, il s’était mis à sa recherche et avait visité tous les lacs de la terre, depuis le lac Ontario, en Amérique, jusqu’au lac de Génésareth, en Syrie. Mais nulle part il n’avait retrouvé sa femme ; il ne lui restait plus que le Mummelsée, et si l’ondine n’était pas là, elle était perdue. Il se rendait donc au Mummelsée lorsque, la veille, il avait demandé l’hospitalité au paysan auquel il venait de raconter son histoire.
Alors le paysan, qui avait pris une grande part aux tribulations du pauvre petit homme des eaux, lui offrit de le faire conduire jusqu’au lac par son fils, ce que le nain accepta avec une grande reconnaissance, attendu que sur la terre il marchait mal et n’y voyait pas très bien, tandis qu’une fois dans l’eau il nageait comme un brochet, et voyait briller une perle à mille pieds au-dessous de lui. Alors le jeune homme et le nain se mirent en route, et tout en marchant, le nain raconta au jeune homme comment l’eau était plus peuplée que la terre ; comment le fond des lacs était tapissé de grands pâturages au milieu desquels paissaient des troupeaux de bœufs et de veaux marins, plus nombreux que ceux qui couvrent les plus grasses montagnes de la Suisse. Comment enfin il y avait, dans les plaines liquides comme dans les plaines des hommes, de riches moissons. Seulement ces moissons étaient des champs de perles, d’ambre et de corail, dont une seule récolte enrichirait pour toute sa vie le moissonneur qui la ferait.
Et tout en discourant ainsi, le jeune homme et le nain arrivèrent au bord du lac ; alors le nain remercia le jeune homme, et lui dit de l’attendre au bord de l’eau une demi-heure, et qu’au bout d’une demi-heure, s’il ne revenait pas lui-même, c’est qu’il aurait retrouvé sa femme, et qu’en ce cas il verrait remonter à la surface de l’eau un petit sac de peau qu’il lui montra ; qu’alors il pourrait prendre ce sac de peau, et que ce qu’il renfermerait serait pour lui.
À ces mots, le petit nain plongea dans le lac et disparut.
Au bout d’une demi-heure, le jeune homme vit remonter le sac de peau à la surface du lac, il l’attira à lui avec le crochet de son bâton de montagne, et l’ouvrit : le petit sac était plein de perles, de branches de corail et de morceaux d’ambre, que son père alla vendre à Strasbourg, et avec le prix il acheta de magnifiques prairies, qui, depuis cette époque, sont dans sa famille.
C’était le paiement de l’hospitalité que le pauvre chenevier avait donnée au petit homme des eaux, qui ayant, à ce qu’il paraît, retrouvé sa femme dans le Mummelsée, n’a plus depuis ce moment quitté le lac, qu’il habite toujours, mais sur les rives duquel il se montre par malheur plus rarement aujourd’hui qu’autrefois.
J’avais grande envie de le voir, mais comme mon conducteur me dit, en secouant la tête, que ce serait une chance si je le rencontrais, je continuai mon chemin, d’autant plus qu’à son défaut il me restait à visiter les ruines d’un vieux château que je voyais s’élever à ma gauche, et que mon conducteur se contenta de me désigner sous le nom des ruines de l’Érable. Voici la légende qui a donné lieu à ce nom.
Il y avait déjà deux cents ans que le château n’était plus qu’un monceau de pierres écroulées, et au milieu de ces pierres avait poussé un magnifique érable que plusieurs fois les paysans des environs voulurent abattre sans pouvoir y réussir, tant son bois était dur et noueux. Enfin, un jeune homme, nommé Wilhelm, vint à son tour pour tenter l’aventure ; comme les autres, et après avoir jeté bas son habit, saisissant une hache qu’il avait fait affiler tout exprès, il frappa le tronc de l’arbre de toute sa force, mais l’arbre repoussa le fer comme s’il eût été d’acier. Wilhelm ne se rebuta point et frappa un second coup, la hache fut repoussée de nouveau ; enfin, il leva le bras et, rassemblant toutes ses forces, il frappa un troisième coup, mais à ce troisième coup, ayant entendu comme un soupir, il leva les yeux et aperçut devant lui une femme de vingt-huit à trente ans, vêtue de noir, et qui eût été parfaitement belle si sa pâleur n’eût donné à toute sa personne un aspect cadavéreux qui indiquait que depuis longtemps cette femme n’appartenait plus à ce monde.
– Que veux-tu faire de cet arbre ? demanda la dame Noire.
– Madame, dit Wilhelm en la regardant avec étonnement, car il ne l’avait pas vue venir, et il ne pouvait deviner d’où elle sortait ; madame, j’en veux faire une table et des chaises, car je me marie à la Saint-Martin prochain avec Roschen, ma fiancée, que j’aime depuis trois ans.
– Promets-moi d’en faire un berceau pour ton premier-né, répondit la dame Noire, et je lèverai le charme qui défend cet arbre contre la hache du bûcheron.
– Je vous le promets, madame, dit Wilhelm.
– Eh bien ! frappe ! répondit la dame.
Wilhelm leva sa hache, et du premier coup il fit dans le tronc une entaille profonde ; au second coup, l’arbre trembla depuis son faîte jusqu’à ses racines ; au troisième, il tomba entièrement détaché de sa base et roula sur le sol. Alors Wilhelm leva la tête pour remercier la dame Noire, mais la dame Noire avait disparu.
Wilhelm n’en tint pas moins la promesse qu’il lui avait faite, et quoiqu’on le plaisantât fort de ce qu’il faisait le berceau de son premier-né avant que le mariage ne fût accompli, il ne s’en mit pas moins à l’ouvrage avec tant d’ardeur et d’adresse, qu’avant que huit jours se fussent écoulés, il avait achevé un charmant berceau.
Le lendemain il épousa Roschen, et neuf mois après, jour pour jour, Roschen accoucha d’un beau garçon, que l’on déposa dans son berceau d’érable.
La même nuit, comme l’enfant pleurait et que sa mère, de son lit, le berçait dans son berceau, la porte de la chambre s’ouvrit, et la dame Noire parut sur le seuil, tenant à la main un rameau d’érable desséché ; Roschen voulut crier, mais la dame Noire mit un doigt sur sa bouche, et Roschen, craignant d’irriter l’apparition, resta muette et immobile, les yeux fixés sur elle. La dame Noire alors s’approcha du lit d’un pas lent et qui n’avait aucun écho.
Arrivée à l’enfant, elle joignit les mains, pria un instant tout bas, puis, après l’avoir embrassé au front :
– Roschen, dit-elle à la pauvre mère tout effrayée, prends cette branche sèche et qui vient de l’érable même dont est fait le berceau de ton fils, garde-la avec soin, et dès que ton enfant aura atteint sa seizième année, mets-la dans l’eau pure, puis, quand sur cette branche auront repoussé les feuilles et les fleurs, donne-la à ton fils, et qu’il aille avec elle toucher la porte de la tour du côté de l’Orient, ce sera pour son bonheur et pour ma délivrance.
Puis, à ces mots, laissant la branche sèche aux mains de Roschen, la dame Noire disparut.
L’enfant grandit et devint un beau jeune homme ; en tout ce qu’il faisait, un bon génie semblait le garder ; de temps en temps Roschen jetait les yeux sur la branche d’érable qu’elle avait mise au-dessous du crucifix, avec les buis bénis des dimanches des Rameaux. Et comme la branche se desséchait de plus en plus, elle secouait la tête, en doutant qu’un rameau si desséché pût jamais porter ni feuilles ni fleurs.
Cependant, le jour même où son fils eut seize ans, elle n’en obéit pas moins aux injonctions de la dame Noire, et prenant la branche au-dessous du crucifix, elle alla la planter au milieu d’une source d’eau vive qui coulait dans le jardin.
Le lendemain, elle alla visiter le rameau, et il lui sembla que la sève commençait à se glisser sous l’écorce ; le surlendemain, elle vit poindre les bourgeons, le jour d’après les bourgeons s’ouvrirent, puis les feuilles grandirent, les fleurs parurent, et au bout de huit jours que la branche était dans la source, on eût dit qu’on venait de la cueillir à l’érable voisin.
Alors Roschen prit son fils, le conduisit à la source, et lui raconta ce qui s’était passé le jour de sa naissance. Le jeune homme, aventureux comme un chevalier errant, prit aussitôt la branche, et s’inclinant devant sa mère, il lui demanda sa bénédiction, car il voulait tenter l’aventure à l’instant même. Roschen le bénit, et le jeune homme s’achemina aussitôt vers les ruines.
C’était au moment de la journée où le soleil en s’abaissant à l’horizon fait monter l’ombre des endroits profonds aux endroits élevés. Le jeune homme, tout brave qu’il était, n’était point exempt de cette inquiétude qu’éprouve l’homme le plus courageux au moment où il va au-devant d’un événement surnaturel et inattendu ; en mettant le pied dans les ruines, son cœur battait si fort qu’il s’arrêta un instant pour respirer. Le soleil alors était caché tout à fait, et l’obscurité commençait à atteindre le pied des murailles, dont les derniers rayons du jour doraient encore le sommet.
Le jeune homme s’avança, son rameau d’érable à la main, vers la tour de l’Orient, et à l’orient de la tour il trouva une porte ; il y frappa trois coups, et au troisième coup la porte s’ouvrit, et la dame Noire parut sur le seuil. Le jeune homme fit malgré lui un pas en arrière, mais l’apparition étendit la main vers lui, et d’une voix douce et avec un visage souriant :
– N’aie point peur, jeune homme, lui dit-elle, car ce jour est un jour heureux pour toi et pour moi.
– Mais qui êtes-vous, madame, et ne puis-je savoir quel est le service que je vous ai rendu ?
– Je suis la dame de ce château, reprit le fantôme, et comme tu le vois, notre sort est le même ; il n’est plus qu’une ruine et je ne suis plus qu’une ombre. Jeune, je fus fiancée au jeune comte de Windeck, qui demeurait à quelques lieues d’ici, dans le château dont les débris portent encore son nom. Après m’avoir dit qu’il m’aimait, après s’être assuré que je partageais son amour, il m’abandonna pour une autre femme dont il devint l’époux ; mais leur bonheur ne fut pas de longue durée. Le comte de Windeck était ambitieux ; il entra dans la ligue contre l’empereur, et il fut tué dans un combat où son parti fut vaincu ; alors les impériaux se répandirent dans les montagnes, pillant, brûlant les châteaux de leurs ennemis. Le château de Windeck fut pillé et brûlé comme les autres, et la jeune comtesse se sauva, son enfant dans les bras ; mais bientôt épuisée de fatigue, elle cueillit une branche d’érable pour soutenir sa marche. Elle avait vu de loin les tours du château que j’habitais, et comme elle ignorait ce qui s’était passé entre moi et son mari, elle venait me demander l’hospitalité ; mais si elle ne me connaissait pas, je la connaissais, moi ; je l’avais vue passer dans une chasse, enivrée d’amour, ardente au plaisir, suivie au loin de beaux jeunes gens, qui, échos de mon ingrat amant, lui disaient qu’elle était belle. À sa vue, au lieu de prendre pitié d’elle comme devait le faire une chrétienne, toute ma haine se réveilla. Je la vis avec joie écrasée sous le poids de son fardeau maternel, monter les pieds nus et déchirés à travers le sentier rocailleux qui conduisait à la porte de mon château. Mais bientôt elle s’arrêta sur le plateau qui domine cette pièce d’eau sombre que tu vois ; par un dernier effort, enfonçant son bâton en terre pour s’appuyer dessus, elle tendit vers moi ses deux bras chargés de son fils, et mourante, se laissa tomber sans force et serrant encore son pauvre enfant sur sa poitrine. Alors, oui, je le sais bien, j’aurais dû descendre de mon balcon, j’aurais dû aller à elle, la relever dans mes bras, la soutenir sur mon épaule, la conduire en ce château et en faire ma sœur. C’eût été beau et charitable devant Dieu ; oui, je le sais, mais j’étais jalouse du comte, même après sa mort. Je voulus me venger sur sa pauvre femme innocente de ce que j’avais souffert. J’appelai mes valets, et je leur ordonnai de la chasser comme une bohémienne. Hélas ! ils m’obéirent : je les vis s’approcher d’elle, l’insulter, lui dénier jusqu’à cette couche de terre où elle reposait un instant ses membres fatigués. Alors, elle se releva folle, insensée, et prenant son enfant dans ses bras, je la vis courir tout échevelée vers le rocher qui domine le lac, monter jusqu’à son sommet, puis jetant une malédiction terrible sur moi, se précipiter dans l’eau, elle et son enfant. Je poussai un cri. En ce moment je me repentis, mais il était trop tard. La malédiction de ma victime était montée jusqu’au trône de Dieu. Elle avait crié vengeance, et vengeance devait être faite.
« Le lendemain, un pêcheur en jetant ses filets dans le lac en tira la mère et l’enfant qui se tenaient encore embrassés. Comme selon le rapport de mes valets elle avait attenté elle-même à sa vie, le chapelain du château refusa de l’enterrer en terre sainte, et elle fut déposée à l’endroit même où elle avait enfoncé son bâton d’érable ; bientôt ce bâton, qui était vert encore, prit racine, et, au printemps suivant, il portait des fruits et des fleurs.
« Quant à moi, dévorée de repentir, sans tranquillité pendant mes jours, sans repos pendant mes nuits, je passais mon temps à prier, agenouillée dans la chapelle, ou à errer autour du château. Peu à peu je sentis ma santé s’affaiblir, et j’eus la conscience que j’étais atteinte d’une maladie mortelle. Bientôt une langueur insurmontable s’empara de moi et me força de garder le lit. On fit venir les meilleurs médecins de l’Allemagne, mais tous secouaient la tête en me regardant, et disaient : Nous n’y pouvons rien, la main de Dieu est sur elle. Ils avaient raison, j’étais condamnée. Et le jour anniversaire de la troisième année où était morte la comtesse, je mourus à mon tour. On me revêtit de ma robe noire, que je portais toujours, afin, comme je l’avais recommandé, de porter même après ma mort le deuil de mon crime ; et comme, toute coupable que j’étais, on m’avait vue mourir en sainte, on me déposa dans la chapelle funéraire de ma famille, et l’on scella sur moi la pierre de ma tombe.
« La nuit même du jour où je m’y étais couchée, il me sembla, au milieu de mon sommeil mortel, entendre sonner l’heure à l’horloge de la chapelle. Je comptai les coups du battant, et je l’entendis frapper douze fois.
« Au dernier coup, il me sembla qu’une voix me disait à l’oreille :
« – Femme, lève-toi.
« Je reconnus la voix de Dieu et je m’écriai :
« – Seigneur ! Seigneur ! ne suis-je donc pas morte, et quand je croyais être à jamais endormie dans votre miséricorde, allez-vous me rendre à la vie ?
« – Non, dit la même voix, ne crains rien, on ne vit qu’une fois ; oui, tu es bien morte, mais avant d’implorer ma miséricorde, il faut que tu satisfasses à ma justice.
« – Mon Dieu, Seigneur ! m’écriai-je tout en frissonnant, qu’allez-vous ordonner de moi ?
« – Tu erreras, pauvre âme en peine, répondit la voix, jusqu’à ce que l’érable qui ombrage la tombe de la comtesse soit assez gros pour fournir les planches du berceau de l’enfant qui doit te délivrer. Lève-toi donc de la tombe et accomplis ton jugement.
« Alors, du bout de mon doigt je levai la pierre de mon sépulcre, et je descendis pâle, froide, inanimée, et j’errai ainsi autour de mon château jusqu’à ce que se fît entendre le premier chant du coq ; aussitôt, de moi-même, et comme poussée par un bras irrésistible, je rentrai dans cette tour dont la porte s’ouvrit toute seule devant moi, et je me couchai dans mon tombeau, dont le couvercle se referma de lui-même. La seconde nuit ce fut la même chose, et toutes les nuits qui suivirent la seconde nuit, il en fut ainsi.
« Cela dura près de trois siècles. Je vis chaque année tomber une à une toutes les pierres du château, et pousser une à une toutes les branches de l’érable. Enfin, du bâtiment et des quatre tours, il ne resta que celle-ci ; enfin, l’arbre grandit et grossit au point que je vis l’heure de ma délivrance approcher.
« Un jour ton père vint une hache à la main. L’érable, qui jusque-là avait résisté à l’acier le plus tranchant, amolli par moi, céda au fer de sa cognée ; à ma prière, il fit du tronc un berceau où tu fus couché le jour de ta naissance.
« Le Seigneur m’a tenu parole, le Seigneur soit béni, car il est puissant et miséricordieux.
Le jeune homme se signa.
– Et maintenant, dit-il, ne me reste-t-il rien à faire ?
– Si fait, répondit la dame Noire, si fait, jeune homme, il vous reste à achever votre œuvre.
– Ordonnez, madame, dit le jeune homme, et j’obéirai.
– Creusez au pied de l’érable, et vous trouverez les ossements de la comtesse de Windeck et de son fils ; faites enterrer ces ossements en terre sainte, et quand ils seront enterrés, levez la pierre de mon tombeau, mettez-moi un rameau de buis béni de la dernière Pâque dans la main, et faites sceller hardiment le couvercle, car je ne le soulèverai plus qu’au jour du jugement dernier.
– Mais comment reconnaîtrai-je votre tombeau ?
– C’est le troisième à droite en entrant ; d’ailleurs, ajouta la dame Noire en étendant vers le jeune homme une main qui eût été parfaite sans son extrême pâleur, regardez cette bague, vous la reconnaîtrez à mon doigt.
Le jeune homme regarda et vit une escarboucle[34] si pure qu’elle éclairait non seulement la main de la dame, mais encore son beau et mélancolique visage, auquel, comme à la main, on ne pouvait reprocher qu’une trop grande blancheur.
– Il sera fait comme vous le désirez, dit le jeune homme en couvrant ses yeux avec sa main, ébloui qu’il était par les feux que jetait l’escarboucle, et cela dès demain matin.
– Ainsi soit-il ! répondit la dame Noire.
Et elle disparut comme si elle s’était abîmée dans la terre.
Le jeune homme sentit bien qu’il venait de se passer quelque chose d’étrange, il retira sa main de devant ses yeux et regarda autour de lui, mais il était seul au milieu des ruines, son rameau d’érable à la main, en face de la porte de la tour de l’Orient, et cette porte était fermée.
Le jeune homme revint chez lui, et raconta tout à son père et à sa mère, qui reconnurent la main de Dieu dans tout cela ; le lendemain, on prévint le curé d’Achern, qui se rendit à l’endroit indiqué par le jeune homme, chantant le Magnificat, tandis que deux fossoyeurs creusaient au pied de l’érable. À cinq ou six pieds de profondeur, comme l’avait dit la dame Noire, on trouva les deux squelettes, les os des bras de la mère serraient encore l’enfant contre les os de sa poitrine.
Le même jour, la comtesse et son fils furent inhumés en terre sainte.
Puis, en sortant de l’église, le jeune homme prit au-dessous du crucifix un rameau béni à la dernière Pâque, et appelant deux de ses amis dont l’un était maçon et l’autre serrurier, il les emmena avec lui vers la tour de l’Orient. Quand ils virent où on les conduisait, les deux compagnons hésitèrent, mais le jeune homme leur dit avec une telle confiance qu’en lui obéissant ils obéissaient à Dieu lui-même, qu’ils n’hésitèrent plus et le suivirent.
En arrivant à la porte de la tour, le jeune homme s’aperçut qu’il avait oublié le rameau d’érable avec lequel il l’avait touchée la veille, mais il pensa que son rameau béni aurait sans doute la même puissance ; il ne se trompait pas. À peine du bout de la branche sèche eut-il effleuré la porte massive qu’elle tourna sur ses gonds, comme si un géant l’eût poussée, et que l’escalier s’offrit à lui et à ses deux compagnons.
Alors ils allumèrent chacun une torche dont ils s’étaient munis à l’avance, et descendirent : à la vingtième marche, ils se trouvèrent dans le caveau.
Le jeune homme marcha droit au troisième tombeau, et appela ses deux compagnons pour qu’ils l’aidassent à en soulever le couvercle ; encore une fois ils hésitèrent, mais leur camarade leur assura que ce qu’ils allaient faire, au lieu d’être une profanation, était une piété, ils réunirent donc leurs efforts aux siens et découvrirent la tombe.
Elle renfermait un squelette décharné dans lequel le jeune homme hésita d’abord à reconnaître cette belle femme qui lui avait parlé la veille, et à laquelle, comme nous l’avons dit, on ne pouvait reprocher qu’une trop grande pâleur. Mais à l’os de son doigt, il vit briller cette escarboucle si magnifique qu’il n’y en avait pas deux pareilles au monde ; il lui mit donc à la main le rameau béni et, refermant la pierre de la tombe, il invita ses deux amis à la sceller le plus solidement qu’il leur était possible. Les deux compagnons obéirent.
C’est dans cette tombe que l’on montre encore aux voyageurs assez courageux pour se hasarder sous les voûtes croulantes de la chapelle souterraine que repose la dame Noire, dans l’attente du dernier jugement.
Et comme nous l’avons dit, quoiqu’il ne reste aucune trace de l’arbre qui leur a donné son nom, ces ruines, que l’on voit à gauche de la route en sortant d’Achern, sont encore appelées les ruines de l’Érable.
Nous étions arrivés à un des endroits les plus curieux de la route du Saint-Gothard à Altorf[35] : c’est un défilé formé par le Galenstok et le Crispalt, rempli entièrement par les eaux de la Reuss, que j’avais vue naître la veille au sommet de la Furca, et qui, cinq lieues plus loin, mérite déjà, par l’accroissement qu’elle a pris, le nom de Géante, qu’on lui a donné. La route, arrivée à cet endroit, s’est donc heurtée contre la base granitique du Crispalt, et il a fallu creuser le roc pour qu’elle pût passer d’une vallée à l’autre. Cette galerie souterraine, longue de cent quatre-vingts pieds, et éclairée par des ouvertures qui donnent sur la Reuss, est vulgairement appelée le trou d’Uri.
Après avoir fait quelques pas de l’autre côté de la galerie, je me trouvai en face du pont du Diable : je devrais dire des ponts du Diable[36] ; car il y en a effectivement deux : il est vrai qu’un seul est pratiqué, le nouveau ayant fait abandonner l’ancien.
Je laissai ma voiture prendre le pont neuf, et je me mis en devoir de gagner, en m’aidant des pieds et des mains, le véritable pont du Diable, auquel le nouveau favori est venu voler non seulement ses passagers, mais encore son nom.
Les ponts sont tous deux jetés hardiment d’une rive à l’autre de la Reuss, qu’ils franchissent d’une seule enjambée, et qui coule sous une seule arche : celle du pont moderne a soixante pieds de haut et vingt-cinq de large ; celle du vieux pont n’en a que quarante-cinq sur vingt-deux. Ce n’en est pas moins le plus effrayant à traverser, vu l’absence des parapets.
La tradition à laquelle il doit son nom est peut-être une des plus curieuses de toute la Suisse : la voici dans toute sa pureté.
La Reuss, qui coule dans un lit creusé à soixante pieds de profondeur entre des rochers coupés à pic, interceptait toute communication entre les habitants du val Cornera et ceux de la vallée de Goschenen, c’est-à-dire entre les Grisons et les gens d’Uri. Cette solution de continuité causait un tel dommage aux deux cantons limitrophes, qu’ils rassemblèrent leurs plus habiles architectes, qu’à frais communs plusieurs ponts furent bâtis d’une rive à l’autre, mais jamais assez solides pour qu’ils résistassent plus d’un an à la tempête, à la crue des eaux ou à la chute des avalanches. Une dernière tentative de ce genre avait été faite vers la fin du XIVe siècle, et l’hiver, presque fini, donnait l’espoir que, cette fois, le pont résisterait à toutes ces attaques, lorsqu’un matin on vint dire au bailli de Goschenen que le passage était de nouveau intercepté.
– Il n’y a que le diable, s’écria le bailli, qui puisse nous en bâtir un.
Il n’avait pas achevé ces paroles qu’un domestique annonça messire Satan.
– Faites entrer, fit le bailli.
Le domestique se retira et fit place à un homme de trente-cinq à trente-six ans, vêtu à la manière allemande, portant un pantalon collant de couleur rouge, un justaucorps noir fendu aux articulations des bras, dont les crevés laissaient voir une doublure couleur de feu. Sa tête était couverte d’une toque noire, coiffure à laquelle une grande plume rouge donnait par ses ondulations une grâce toute particulière. Quant à ses souliers, anticipant sur la mode, ils étaient arrondis du bout, comme ils le furent cent ans plus tard, vers le milieu du règne de Louis XII, et un grand ergot, pareil à celui d’un coq, et qui adhérait visiblement à sa jambe, paraissait destiné à lui servir d’éperon lorsque son bon plaisir était de voyager à cheval.
Après les compliments d’usage, le bailli s’assit dans un fauteuil, et le diable dans un autre ; le bailli mit ses pieds sur les chenets, le diable posa tout bonnement les siens sur la braise.
– Eh bien, mon brave ami, dit Satan, vous avez donc besoin de moi ?
– J’avoue, monseigneur, répondit le bailli, que votre aide ne nous serait pas inutile.
– Pour ce maudit pont, n’est-ce pas ?
– Eh bien ?
– Il vous est donc bien nécessaire ?
– Nous ne pouvons nous en passer.
– Ah ! ah ! fit Satan.
– Tenez, soyez bon diable, reprit le bailli après un moment de silence, faites-nous-en un.
– Je venais vous le proposer.
– Eh bien, il ne s’agit donc que de s’entendre… sur…
Le bailli hésita.
– Sur le prix, continua Satan en regardant son interlocuteur avec une singulière expression de malice.
– Oui, répondit le bailli, sentant que c’était là que l’affaire allait s’embrouiller.
– Oh ! d’abord, continua Satan en se balançant sur les pieds de derrière de sa chaise et en affilant ses griffes avec le canif du bailli, je serai de bonne composition sur ce point.
– Eh bien, cela me rassure, dit le bailli ; le dernier nous a coûté soixante marcs d’or ; nous doublerons cette somme pour le nouveau, mais c’est tout ce que nous pouvons faire.
– Eh ! quel besoin ai-je de votre or ? reprit Satan ; j’en fais quand je veux. Tenez.
Il prit un charbon tout rouge au milieu du feu, comme il eût pris une praline dans une bonbonnière.
– Tendez la main, dit-il au bailli.
Le bailli hésitait.
– N’ayez pas peur, continua Satan.
Et il lui mit entre les doigts un lingot d’or le plus pur, et aussi froid que s’il fût sorti de la mine.
Le bailli le tourna et le retourna en tous sens ; puis il voulut le lui rendre.
– Non, non, gardez, reprit Satan en passant d’un air suffisant une de ses jambes sur l’autre ; c’est un cadeau que je vous fais.
– Je comprends, dit le bailli en mettant le lingot dans son escarcelle, que, si l’or ne vous coûte pas plus de peine à faire, vous aimiez autant qu’on vous paye avec une autre monnaie ; mais, comme je ne sais pas celle qui peut vous être agréable, je vous prierai de faire vos conditions vous-même.
Satan réfléchit un instant.
– Je désire que l’âme du premier individu qui passera sur ce pont m’appartienne, répondit-il.
– Soit, dit le bailli.
– Rédigeons l’acte, continua Satan.
– Dictez vous-même.
Le bailli prit une plume, de l’encre et du papier, et se prépara à écrire.
Cinq minutes après, un sous-seing en bonne forme, fait double et de bonne foi, était signé par Satan en son propre nom, et par le bailli au nom et comme fondé de pouvoir de ses paroissiens. Le diable s’engageait formellement, par cet acte, à bâtir dans la nuit un pont assez solide pour durer cinq cents ans ; et le magistrat, de son côté, concédait, en paiement de ce pont, l’âme du premier individu que le hasard ou la nécessité forcerait de traverser la Reuss sur le passage diabolique que Satan devait improviser.
Le lendemain, au point du jour, le pont était bâti.
Bientôt le bailli parut sur le chemin de Goschenen ; il venait vérifier si le diable avait accompli sa promesse. Il vit le pont, qu’il trouva fort convenable, et, à l’extrémité opposée à celle par laquelle il s’avançait, il aperçut Satan, assis sur une borne et attendant le prix de son travail nocturne.
– Vous voyez que je suis homme de parole, dit Satan.
– Et moi aussi, répondit le bailli.
– Comment, mon cher Curtius, reprit le diable stupéfait, vous dévoueriez-vous pour le salut de vos administrés ?
– Pas précisément, continua le bailli en déposant à l’entrée du pont un sac qu’il avait apporté sur son épaule, et dont il se mit incontinent à dénouer les cordons.
– Qu’est-ce ? dit Satan, essayant de deviner ce qui allait se passer.
– Prrrrrooooou ! dit le bailli.
Et un chien, traînant une poêle à sa queue, sortit tout épouvanté du sac, et, traversant le pont, alla passer en hurlant aux pieds de Satan.
– Eh ! dit le bailli, voilà votre âme qui se sauve ; courez donc après, monseigneur.
Satan était furieux ; il avait compté sur l’âme d’un homme, et il était forcé de se contenter de celle d’un chien. Il y aurait eu de quoi se damner, si la chose n’eût pas été faite. Cependant, comme il était de bonne compagnie, il eut l’air de trouver le tour très drôle, et fit semblant de rire tant que le bailli fut là ; mais à peine le magistrat eut-il le dos tourné que Satan commença à s’escrimer des pieds et des mains pour démolir le pont qu’il avait bâti ; il avait fait la chose tellement en conscience qu’il se retourna les ongles et se déchaussa les dents avant d’en avoir pu arracher le plus petit caillou.
– J’étais un bien grand sot, dit Satan.
Puis, cette réflexion faite, il mit les mains dans ses poches et descendit les rives de la Reuss, regardant à droite et à gauche, comment aurait pu le faire un amant de la belle nature. Cependant, il n’avait pas renoncé à son projet de vengeance. Ce qu’il cherchait des yeux, c’était un rocher d’une forme et d’un poids convenables, afin de le transporter sur la montagne qui domine la vallée, et de le laisser tomber de cinq cents pieds de haut sur le pont que lui avait escamoté le bailli de Goschenen.
Il n’avait pas fait trois lieues qu’il avait trouvé son affaire.
C’était un joli rocher, gros comme une des tours de Notre-Dame : Satan l’arracha de terre avec autant de facilité qu’un enfant aurait fait d’une rave, le chargea sur son épaule, et, prenant le sentier qui conduisait au haut de la montagne, il se mit en route, tirant la langue en signe de joie et jouissant d’avance de la désolation du bailli quand il trouverait le lendemain son pont effondré.
Lorsqu’il eut fait une lieue, Satan crut distinguer sur le pont un grand concours de populace ; il posa son rocher par terre, grimpa dessus, et, arrivé au sommet, aperçut distinctement le clergé de Goschenen, croix en tête et bannière déployée, qui venait de bénir l’œuvre satanique et de consacrer à Dieu le pont du Diable. Satan vit bien qu’il n’y avait rien de bon à faire pour lui ; il descendit tristement, et, rencontrant une pauvre vache qui n’en pouvait mais, il la tira par la queue et la fit tomber dans un précipice.
Quant au bailli de Goschenen, il n’entendit jamais reparler de l’architecte infernal ; seulement, la première fois qu’il fouilla à son escarcelle, il se brûla vigoureusement les doigts : c’était le lingot qui était redevenu charbon.
Le pont subsista cinq cents ans, comme l’avait promis le diable.
En sortant de Kouppenheim[37], notre guide nous montra le village de Rothenfeltz, et, sur la roche dont la couleur sanglante a donné son nom au village, les ruines d’un vieux château.
Voici ce qu’on raconte du dernier seigneur qui l’habita :
C’était un homme sombre et sévère, qui avait eu successivement trois femmes, qui avaient disparu on ne savait comment, seulement on disait que lorsqu’au bout de trois ans de mariage avec la première, il avait vu qu’elle ne lui donnait pas d’enfant, il l’avait empoisonnée pour en épouser une seconde. Mais au bout de trois ans cette seconde étant demeurée stérile, il s’était arrangé de façon à pouvoir en épouser une troisième, dont trois ans après il s’était défait comme des deux autres.
Il vivait donc isolé dans son château, sans héritiers, sans parent et sans amis, faisant retomber sa colère sur ses pauvres paysans, qu’il forçait de travailler d’une manière si terrible, que plusieurs en moururent de fatigue ; et au nombre de ces derniers était un bon vieillard nommé Gottfried. On le plaignit beaucoup dans le village, d’abord parce qu’il était fort aimé, ensuite parce qu’il laissait une pauvre petite orpheline âgée de sept ans.
Aussi les paysans se cotisèrent-ils entre eux, et il fut résolu qu’on élèverait la petite Claire à frais communs. Heureusement, ce n’était pas une grande dépense, car les vassaux du comte de Rothenfeltz étaient si pauvres, qu’ils n’eussent pas pu y satisfaire. Il s’agissait tout bonnement d’un morceau de pain tous les jours et d’une robe tous les ans. Quant au reste de ses vêtements, la petite fille, qui filait à merveille, les filait elle-même, et le tisserand du village les lui tissait gratis.
Sept ans se passèrent pendant lesquels Claire grandit, et devint une belle jeune fille. Beaucoup l’aimèrent ; mais celui qu’elle préféra à tous était le jardinier du château. Comme, par les fonctions qu’il remplissait, il avait occasion de voir quelquefois son maître, il lui demanda plusieurs fois la permission de se marier ; mais toujours le comte la lui avait refusée. Enfin, une fois qu’il se hasardait à lui faire une nouvelle demande :
– Et avec qui veux-tu te marier ? lui demanda le comte.
– Sauf votre permission, monseigneur, c’est avec la petite Claire.
– Qu’est-ce que la petite Claire ?
– Monseigneur, répondit le jardinier avec quelque embarras, c’est la fille du pauvre Gottfried.
– Ah ! oui, je sais, répondit le comte ; c’est celle qu’on appelle l’orpheline, n’est-ce pas ?
Le jardinier fit signe que oui.
– Eh bien envoie-la-moi. On dit qu’elle file à merveille ?
– Ni plus ni moins que la sainte Vierge, monseigneur. C’est la vieille du Roken qui lui a appris.
– Raison de plus ! j’ai de l’ouvrage à lui donner. Si j’en suis content, eh bien ! nous verrons.
Et il accompagna ces paroles d’un sourire si étrange, que le pauvre jardinier, au lieu de se réjouir de l’espèce de promesse que lui avait faite le comte, trembla de tous ses membres qu’il n’eût quelques mauvais desseins sur la pauvre Claire : mais il était trop tard, il fallait faire ce que le comte avait ordonné. Claire fut donc prévenue par son amant qu’il lui fallait se rendre au château dans la journée du lendemain.
Claire obéit. Elle trouva le comte assis près d’une fenêtre qui plongeait sur le cimetière du village. Elle s’approcha de lui toute tremblante.
– Vous avez désiré me voir, monseigneur ? balbutia la pauvre enfant.
– Oui, répondit le comte.
– Me voici, monseigneur.
– Écoute, dit le comte, on dit qu’après la vieille du Roken, tu es la meilleure fileuse de la vallée de la Murg.
– Monseigneur, je ne file pas mieux qu’une autre, seulement, au lieu de chanter je prie en filant, de sorte que Dieu bénit mon ouvrage.
– En ce cas, viens ici, dit le comte.
La jeune fille obéit.
– Regarde par cette fenêtre.
La jeune fille obéit encore. La fenêtre, comme nous l’avons dit, donnait sur le cimetière.
– Vois-tu cette fosse là-bas ? continua le comte.
– Hélas ! répondit la jeune fille, c’est celle de mon père.
– Elle est toute couverte d’orties, comme tu vois.
– Les orties poussent bien sur les tombes, murmura en soupirant la jeune fille.
– Eh bien ! reprit le comte, j’ai entendu dire par ma nourrice que les orties faisaient du fil plus fin que la soie la plus fine. File-moi une pièce de deux chemises avec ces orties ; l’une sera ta chemise de noces, l’autre sera ma chemise de mort. Quand tu me les apporteras toutes deux, je donnerai mon consentement à ton mariage.
– Hélas ! monseigneur, répondit la jeune Claire, je n’ai jamais entendu dire qu’on fît du fil avec des orties, et je ne sais pas comment cela peut se faire.
– Informe-t’en. Ton mariage est à cette condition.
– Mais, monseigneur !
– J’ai dit. Va-t’en, et ne rentre ici qu’avec les deux chemises.
La pauvre Claire sortit en pleurant. À moitié chemin du village, elle rencontra le jardinier qui l’attendait. Elle lui raconta ce qui s’était passé, et lui demanda s’il avait jamais entendu dire que l’on fît du fil avec des orties ?
– Hélas ! oui, répondit le pauvre garçon, mais du fil si fin, qu’il te faudrait plus de vingt ans à toi, et plus de quinze ans à la vieille du Roken pour filer ces deux chemises. Ainsi, c’est comme s’il nous avait refusé.
– Il ne faut pas encore nous désespérer, répondit la jeune fille. J’irai ce soir sur la tombe de mon père, et je prierai tant que peut-être Dieu aura pitié de nous et viendra à notre secours.
Mais son amant secoua la tête, et comme il vit que le comte regardait par la fenêtre, il craignit d’être puni d’avoir abandonné pour un instant son ouvrage, et rentra dans le jardin. Quant à Claire, elle descendit vers le village, et quand le soir fut venu, elle s’en alla au cimetière, et s’agenouilla sur la tombe de ses parents ; et là, elle pria si fort et si profondément, qu’elle ne vit pas que la vieille du Roken était entrée après elle, et se tenait debout à ses côtés, attendant qu’elle eût fini sa prière. Mais comme la pauvre enfant priait toujours :
– Claire, lui dit la bonne vieille, que vous est-il donc arrivé que vous pleurez ainsi, et que vous pleurez en priant ?
Et Claire poussa un grand cri de joie, car elle avait reconnu la voix de la vieille du Roken, même avant de la voir elle-même, et comme on disait tout bas dans le village que c’était une bonne fée, elle pensa que le secours qu’elle attendait du ciel était venu. Aussi se jeta-t-elle dans ses bras en lui racontant tout ce qui s’était passé entre elle et le châtelain.
– N’est-ce que cela, ma bonne Clairette ? dit la vieille en riant. En ce cas, la chose se peut arranger, et dans trois mois vous aurez vos deux chemises.
Et à ces mots elle se mit à arracher les orties qui poussaient sur la tombe du père Gottfried, et en ayant empli son tablier, elle sortit du cimetière en répétant à l’orpheline de ne s’inquiéter de rien, et Claire, qui avait une grande confiance dans les paroles de la vieille, rentra chez elle plus tranquille.
Six semaines s’étaient écoulées depuis ce jour, et le comte, qui n’avait pas revu Claire, ne pensait plus à elle, lorsqu’en chassant dans la montagne, il se laissa emporter à la poursuite d’un lièvre, et, en passant devant une grotte, vit une petite vieille qui filait au fuseau, mais cela si vite, mais cela si habilement, et un si beau chanvre, qui, sous ses doigts devenait un si beau fil, qu’il s’arrêta, et s’approchant d’elle :
– Bonjour, bonne vieille, lui dit-il, vous filez sans doute votre chemise de noces ?
– Chemise de noces, chemise de mort ; à votre service, monseigneur, murmura la vieille.
Le comte se sentit frissonner malgré lui. Mais se remettant aussitôt :
– Voilà de bien beau lin, lui dit-il, où l’as-tu volé ?
– Je ne l’ai pas volé, monseigneur, répondit la vieille : c’est tout bonnement du cru de la tombe du bonhomme Gottfried, c’est du chanvre d’orties. Votre Seigneurie n’a-t-elle pas entendu dire par sa nourrice que les orties faisaient du fil plus fin que la soie la plus fine ?
– Oui, oui, j’ai entendu dire cela, répondit le comte de plus en plus ému. Mais je croyais que c’était un conte de bonne femme.
– Ce n’était pas un conte, dit la vieille.
– Et pour qui filez-vous ainsi ?
– Pour ma bonne petite Clairette, la fiancée du jardinier du château, à laquelle le châtelain de Rothenfeltz a commandé deux chemises. Si vous connaissez le châtelain de Rothenfeltz, mon seigneur, dites-lui que dans six semaines ses deux chemises seront faites.
Le châtelain se sentit défaillir malgré lui, et honteux de sa faiblesse, il mit son cheval au galop sans répondre ; quant à la vieille, elle continua de filer en chantant une de ces vieilles chansons comme on en chante aux veillées d’hiver.
Trois mois, heure pour heure, après celle où il avait commandé les chemises à Claire, le sire de Rothenfeltz vit entrer la jeune fille ; elle tenait une chemise sous chaque bras.
– Monseigneur, dit-elle, voici les deux chemises que vous m’avez commandées ; elles sont filées avec les orties qui couvraient la tombe de mon pauvre père. J’ai fidèlement suivi vos ordres, j’espère que vous accomplirez fidèlement votre promesse.
En effet, le seigneur de Rothenfeltz, comme il l’avait promis, ordonna pour le lendemain les noces de Claire et du garçon jardinier, et comme l’aumônier du château venait de les bénir, on l’envoya chercher en toute hâte de la part du châtelain. Il avait eu un coup de sang et se mourait.
Et le soir, au même moment où deux jeunes filles passaient à Claire sa chemise de noces, deux vieilles femmes ensevelissaient le châtelain dans sa chemise de mort.
Les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, qui, comme on le sait, avaient été fondés par Gérard Tenque, gentilhomme provençal, dont nous retrouverons plus tard le berceau aux Martigues, habitaient au XIVe siècle l’île de Rhodes, dont ils portaient aussi le nom. Or, Rhodes vient du mot phénicien Rod, qui veut dire serpent. Ce nom, comme on le pense bien, avait une cause, et cette cause, c’était la quantité innombrable de reptiles que de temps immémorial la patrie du colosse renfermait.
Il est juste de dire cependant que les serpents avaient fort diminué depuis deux cents ans que les moines guerriers s’étaient établis dans l’île, attendu que, dans leurs moments perdus, et pour s’entretenir la main, les chevaliers leur faisaient une rude chasse. Il résulta de cette activité que la commanderie se croyait à peu près délivrée de ses ennemis, lorsqu’un jour un dragon apparut, d’une grandeur si gigantesque et d’une forme si monstrueuse, que près de lui le fameux serpent de Régulus[38] n’était qu’une couleuvre.
Les chevaliers furent fidèles à leurs traditions, si dangereux qu’il fût de les suivre. Plusieurs se présentèrent pour combattre le monstre, et sortirent tour à tour de Rhodes pour l’aller relancer dans la vallée où il avait sa caverne. Mais de tous ceux qui sortirent, pas un ne revint ; et en ce cas comme toujours, la perte tomba sur les plus vaillants. Le grand maître, Hélion de Villeneuve, fut si désespéré du résultat des premières tentatives, qu’il défendit, sous peine de dégradation, qu’aucun des chevaliers qui étaient sous ses ordres combattît le serpent, disant qu’un pareil fléau ne pouvait être suscité que par Dieu, et que par conséquent c’était avec les armes spirituelles, et non avec les armes temporelles, qu’il le fallait combattre. Les chevaliers cessèrent donc leurs entreprises, au grand désappointement du monstre, qui commençait à s’habituer à la chair humaine, et qui fut forcé d’en revenir tout bonnement à celle des bœufs et des moutons.
Sur ces entrefaites arriva à Rhodes un chevalier de la Camargue, nommé Dieudonné de Gozon : c’était à la fois un chevalier d’une grande bravoure et d’une grande prudence, mais qui ne s’était jamais battu qu’en Occident ; de sorte qu’il résolut, à l’endroit du serpent, de donner à ses compagnons un échantillon de ce qu’il savait faire ; mais comme, ainsi que nous l’avons dit, c’était un homme aussi sage que brave, il résolut de ne pas risquer imprudemment sa vie, comme avaient fait de la leur ceux qui avaient entrepris l’aventure avant lui ; et, avant de combattre, il voulut bien savoir à quel ennemi il avait à faire.
En conséquence, Dieudonné de Gozon prit sur le monstre les renseignements les plus exacts qu’il put se procurer, et il apprit qu’il habitait un marais à deux lieues de la ville. Vers les onze heures du matin, c’est-à-dire au moment le plus chaud de la journée, il sortait de sa caverne et venait dérouler au soleil ses immenses anneaux, restait jusqu’à quatre heures à l’affût de sa proie, puis, cette heure arrivée, rentrait dans sa caverne pour n’en sortir que le lendemain.
Ce n’était point assez, Gozon voulut voir le serpent de ses propres yeux. En conséquence, il sortit un matin de Rhodes, et s’achemina vers le marais, muni, au lieu d’armes, d’un crayon et d’une feuille de papier. Arrivé à un millier de pas de la caverne, il chercha un lieu sûr, d’où il pût tout voir sans être vu, et l’ayant trouvé, il attendit, son crayon et son papier à la main, qu’il plût au serpent de venir prendre l’air. Le serpent était très exact dans ses habitudes ; à son heure ordinaire, il sortit, se jeta sur un bœuf qui s’était aventuré dans ses domaines, l’engloutit tout entier dans son vaste estomac, et, satisfait de sa journée, s’en vint digérer au soleil, à cinq cents pas de l’endroit où Gozon était caché.
Gozon eut donc tout le temps de faire son portrait : le serpent posait comme un modèle ; aussi reproduisit-il avec une fidélité scrupuleuse les moindres détails de sa personne, puis, le dessin terminé, le chevalier se retira avec la même précaution et s’en revint à Rhodes.
Ses camarades lui demandèrent s’il avait vu le serpent. Gozon leur montra son dessin, et ceux qui n’avaient fait même que l’entrevoir reconnurent qu’il était de la plus grande exactitude.
Le lendemain, Gozon sortit de nouveau de Rhodes, et retourna à sa cachette. Le soir, il revint à la même heure que la veille. Les autres chevaliers lui demandèrent ce qu’il avait fait, et il répondit qu’il avait fait quelques corrections à son dessin de la veille. Les chevaliers se mirent à rire.
Le surlendemain, mêmes sorties, mêmes précautions, et au retour même réponse. Les chevaliers crurent leur camarade fou, et ne s’en occupèrent plus.
Ce manège dura trois semaines : au bout de trois semaines, le jeune chevalier savait son serpent par cœur. Alors il demanda au grand maître un congé de six mois, et l’ayant obtenu, il s’en revint en son château de Gozon, qui était situé sur le Petit-Rhône, en Camargue.
À son retour, chacun lui fit grande fête, et surtout deux magnifiques dogues qu’il avait : c’étaient des chiens de la plus grande race, habitués à tenir les taureaux en arrêt, tandis que l’intendant de Gozon les marquait avec un fer rouge. Gozon, de son côté, leur fit grande fête, car il avait ses vues sur eux, et comme il craignait qu’ils n’eussent dégénéré en son absence, il les lança sur deux ou trois taureaux qu’ils coiffèrent à la minute.
Le même jour, Gozon, sûr d’avoir en eux deux auxiliaires comme il les lui fallait, se mit à l’œuvre.
Grâce au dessin qu’il avait pris sur les lieux, et enluminé d’après nature, Gozon fit un serpent si parfaitement exact, que c’était la même taille, les mêmes couleurs, le même aspect ; alors, à l’aide d’un mécanisme intérieur, il lui donna les mêmes mouvements ; puis, son automate achevé, il commença l’éducation de son cheval et de ses chiens.
La première fois qu’ils virent le monstre, tout artificiel qu’il était, le cheval se cabra et les chiens s’enfuirent. Le lendemain, chevaux et chiens furent moins effrayés ; mais cependant ni les uns ni les autres ne voulurent approcher de l’animal. Le surlendemain, le cheval vint à la distance de cinquante pas du monstre, et les chiens lui montrèrent les dents. Huit jours après, le cheval foulait le serpent sous ses pieds, et les deux dogues donnaient dessus comme sur le taureau.
Cependant Gozon les exerça deux mois encore, habituant ses chiens à faire leurs prises sous le ventre, car il avait remarqué que sous le ventre le serpent n’avait pas d’écailles. À cet effet, il mettait de la chair fraîche dans l’estomac de son automate, et les chiens, qui savaient que leur déjeuner les attendait là, allaient le chercher jusqu’au fond de ses entrailles. Au bout de deux mois, il n’avait plus rien à leur apprendre : d’ailleurs, si bien raccommodé qu’il fût tous les jours, le monstre commençait à s’en aller en morceaux.
Le chevalier partit pour Rhodes, où, après une traversée d’un mois, il aborda heureusement. Il y avait un peu moins de six mois qu’il en était parti.
En mettant le pied dans le port, il demanda des nouvelles du monstre. Le monstre se portait à merveille ; seulement comme de jour en jour les troupeaux et le gibier devenaient plus rares, il étendait maintenant ses excursions jusque sous les murs de la ville. Le grand maître Hélion de Villeneuve avait ordonné des prières de quarante heures. Mais les prières de quarante heures n’y faisaient pas plus que si elles eussent été de simples Ave Maria de sorte que l’île de Rhodes était dans la désolation la plus profonde.
Le chevalier, monté sur son cheval et suivi de ses deux dogues, s’en alla droit à l’église, où il fit ses dévotions, et où il resta en prières depuis sept heures du matin jusqu’à midi, laissant ses chiens sans manger, et donnant au contraire force avoine à son cheval ; puis à midi, c’est-à-dire à l’heure où le monstre avait l’habitude de faire sa sieste, il sortit de la ville et se dirigea vers le marais suivi de ses chiens, qui hurlaient lamentablement, tant ils enrageaient de faim.
Mais, comme je l’ai dit, le monstre s’était fort rapproché de la ville ; de sorte que le chevalier eut à peine fait un mille hors des portes qu’il le vit bâillant au soleil et attendant une proie quelconque. Aussi, à peine de son côté le monstre eut-il vu le chevalier, qu’il releva la tête en sifflant, battit des ailes et s’avança rapidement contre lui.
Mais la proie sur laquelle il comptait était de difficile digestion, car à peine les deux dogues l’eurent-ils vu qu’ils crurent que c’était leur serpent de carton, et que, se souvenant qu’il avait leur déjeuner dans le ventre, au lieu de fuir, ils se jetèrent sur lui et l’attaquèrent avec acharnement. De leur côté, le cheval et le chevalier faisaient de leur mieux, l’un ruant des quatre pieds, l’autre frappant des deux mains ; de sorte que le malheureux serpent, qui ne s’était jamais trouvé à pareille fête, voulut fuir vers sa caverne ; mais il était condamné ; un coup d’estoc du chevalier le jeta sur le flanc, en même temps qu’un coup de pied du cheval lui brisait l’aile, et que les deux dogues lui fouillaient l’un l’estomac pour lui manger le cœur, et l’autre les entrailles pour lui manger le foie. En même temps, les habitants de la ville, qui étaient montés sur les remparts, et qui, d’où ils étaient, voyaient le combat, battirent des mains à l’agonie du monstre. Les applaudissements encouragèrent le chevalier, qui sauta à terre, coupa la tête du serpent, et l’ayant attachée en signe de trophée à l’arçon de son cheval, rentra dans la ville de Rhodes, triomphant comme le jeune David, et fut reconduit au palais des chevaliers, accompagné de toute la population. Ses deux chiens le suivaient en se léchant le museau.
Mais arrivé à la commanderie, il trouva le grand maître Hélion de Villeneuve qui l’attendait, et qui, au lieu de le féliciter sur son courage, lui rappela l’ordonnance qu’il avait rendue, et qui défendait à aucun chevalier de Saint-Jean de se mesurer contre le monstre ; puis, en vertu de cette ordonnance à laquelle le chevalier avait si heureusement contrevenu, il l’envoya en prison en disant que mieux valait que tous les troupeaux et la moitié des habitants de l’île soient mangés qu’un seul chevalier de l’ordre manquât à la discipline. En conséquence de cet axiome, dont les Rhodiens contestaient la vérité, mais dont le chevalier fut obligé de subir l’application, le grand maître envoya Gozon au cachot, assembla le conseil, qui, séance tenante, condamna le vainqueur à la dégradation ; mais, comme on le comprend bien, à peine le jugement fut-il rendu que la grâce ne se fit point attendre. Gozon fut réhabilité, réintégré dans son titre et comblé d’honneurs ; puis quelques mois après, Hélion de Villeneuve étant mort, il fut élu grand maître à sa place. Ce fut à compter de ce moment que Gozon prit pour armes un dragon, armes qui furent conservées par sa famille jusqu’au commencement du XVIIe siècle, époque à laquelle cette famille s’éteignit.
Quant au cheval et aux deux dogues, ils furent nourris tout le temps de leur vie aux frais de la commune de Rhodes et empaillés après leur mort.
– Savez-vous comment on appelle cette grande montagne rouge et décharnée, qui a trois sommets, en souvenir des trois croix du Calvaire ?
– On l’appelle le Pilate.
– Et d’où l’appelle-t-on comme cela ?
– Du mot latin, pileatus, qui veut dire coiffé, parce que, ayant toujours des nuages à sa cime, il a l’air d’avoir la tête couverte ; d’ailleurs, c’est bien prouvé par le proverbe que je vous ai entendu dire à vous ce matin, lorsque je vous ai demandé quel temps nous aurions :
Quand Pilate aura mis son chapeau.
Le temps sera serein et beau.
– Vous n’y êtes pas, dit le batelier.
– Et d’où lui vient ce nom alors ?
– De ce qu’il sert de tombe à celui qui condamna le Christ.
– À Ponce Pilate ?
– Oui, oui.
– Allons donc ; le père Brottier dit qu’il est enterré à Vienne, et Flavien, qu’il a été jeté dans le Tibre.
– Tout cela est vrai.
– Il y a donc trois Ponce Pilate, alors ?
– Non, non, il n’y en a qu’un seul, toujours le même ; seulement, il voyage.
– Diable ! cela me semble assez curieux : et peut-on savoir cette histoire ?
– Oh ! pardieu ! ce n’est pas un mystère, et le dernier paysan vous la racontera.
– La savez-vous ?
– On m’a bercé avec ; mais ces histoires-là, voyez-vous, c’est bon pour nous, qui sommes des imbéciles ; mais vous autres, vous n’y croyez pas.
– La preuve que j’y crois, c’est qu’il y aura cinq francs de trinkgeldt[39] si vous me la racontez.
– Vrai ?
– Les voilà.
– Qu’est-ce que vous en faites donc, des histoires, que vous les payez ce prix-là ?
– Que vous importe ?
– Ah ! au fait, ça ne me regarde pas. Pour lors, comme vous le savez, le bourreau de Notre-Seigneur avait été appelé de Jérusalem à Rome par l’empereur Tibère.
– Non, je ne savais pas cela.
– Eh bien, je vous l’apprends. Donc, voyant qu’il allait être condamné à mort pour son crime, il se pendit aux barreaux de sa prison. De sorte que, lorsqu’on vint pour l’exécuter, on le trouva mort. Mécontent de voir sa besogne faite, le bourreau lui mit une pierre au cou et jeta le cadavre dans le Tibre. Mais à peine y fut-il que le Tibre cessa de couler vers la mer, et que, refluant à sa source, il couvrit les campagnes et inonda Rome. En même temps, des tempêtes affreuses vinrent éclater sur la ville, la pluie et la grêle battirent les maisons, la foudre tomba et tua un esclave qui portait la litière de l’empereur Auguste[40], lequel eut une telle peur qu’il fit vœu de bâtir un temple à Jupiter Tonnant. Si vous allez à Rome, vous le verrez, il y est encore. Mais, comme ce vœu n’arrêtait pas le carillon, on consulta l’oracle : l’oracle répondit que, tant qu’on n’aurait pas repêché le corps de Ponce Pilate, la désolation de l’abomination continuerait. Il n’y avait rien à dire. On convoqua les bateliers, et on les mit en réquisition ; mais pas un ne se souciait de plonger pour aller chercher le farceur qui faisait un pareil sabbat au fond de l’eau. Enfin on fut obligé d’offrir la vie à un condamné à mort, s’il réussissait dans l’entreprise. Le condamné accepta : on lui mit une corde autour du corps ; il plongea deux fois dans le Tibre, mais inutilement ; à la troisième, voyant qu’il ne remontait pas, on tira la corde, alors il remonta à la surface de l’eau, tenant Ponce Pilate par la barbe. Le plongeur était mort ; mais, dans son agonie, ses doigts crispés n’avaient point lâché le maudit. On sépara les deux cadavres l’un de l’autre ; on enterra magnifiquement le condamné, et l’on décida qu’on emporterait l’ex-proconsul de Judée à Naples, et qu’on le jetterait dans le Vésuve. Ce qui fut dit fut fait ; mais à peine le corps fut-il dans le cratère que toute la montagne mugit, que la terre trembla : les cendres jaillirent, des laves coulèrent ; Naples fut renversée, Herculanum ensevelie et Pompéï détruite. Enfin comme on se douta que tous ces bouleversements venaient encore du fait de Ponce Pilate, on proposa une grande récompense à celui qui le tirerait de sa nouvelle tombe. Un citoyen dévoué se présenta, et, un jour que la montagne était un peu plus calme, il prit congé de ses amis et partit pour tenter l’entreprise, défendant que personne ne le suivît, afin de n’exposer que lui seul. La nuit qui suivit son départ, tout le monde veilla ; mais nul bruit ne se fit entendre : le ciel resta pur, et le soleil se leva magnifique ; et, comme on ne l’avait pas vu depuis longtemps, alors on alla en procession sur la montagne, et l’on trouva le corps de Pilate au bord du cratère ; mais de celui qui l’en avait tiré, jamais, au grand jamais, on n’en entendit reparler.
« Alors, comme on n’osait plus jeter Pilate dans le Tibre à cause des inondations, comme on ne pouvait le pousser dans le Vésuve à cause des tremblements de terre, on le mit dans une barque, que l’on conduisit hors du port de Naples, et qu’on abandonna au milieu de la mer, afin qu’il s’en allât, puisqu’il était si difficile, choisir lui-même la sépulture qui lui conviendrait. Le vent venait de l’orient, la barque marcha donc vers l’occident ; mais, après huit ou dix jours, il changea, et, comme il tourna au midi, la barque navigua vers le nord. Enfin elle entra dans le golfe de Lyon, trouva une des bouches du Rhône, remonta le fleuve jusqu’à ce que, rencontrant près de Vienne, en Dauphiné, l’arche d’un ancien pont cachée par l’eau, l’embarcation chavirât.
« Alors, les mêmes prodiges recommencèrent ; le Rhône s’émut, le fleuve se gonfla, et l’eau couvrit les terres basses ; la grêle coupa les moissons et les vignes des terres hautes, et le tonnerre tomba sur les habitations des hommes. Les Viennois, qui ne savaient à quoi attribuer ce changement dans l’atmosphère, bâtirent des temples, firent des pèlerinages, s’adressèrent aux plus savants devins de France et d’Italie ; mais nul ne put dire la cause de tous les malheurs qui affligèrent la contrée. Enfin la désolation dura ainsi près de deux cents ans. Au bout de ce temps, on entendit dire que le Juif errant allait passer par la ville, et, comme c’était un homme fort savant, attendu que, ne pouvant mourir, il avait toute la science des temps passés, les bourgeois résolurent de guetter son passage et de le consulter sur les désastres dont ils ignoraient la cause. Or, il est connu que le Juif errant est passé à Vienne…
– Ah ! pardieu ! dis-je interrompant mon batelier, vous me tirez là une fameuse épine du pied ; certainement que le Juif errant est passé à Vienne…
– Ah ! voyez-vous ! dit mon homme tout radieux.
– Et la preuve, continuai-je, c’est qu’on a fait une complainte avec une gravure représentant son vrai portrait, dans laquelle il y a ce couplet :
En passant par la ville
De Vienne en Dauphiné,
Des bourgeois fort dociles
Voulurent lui parler.
– Oui, dit le batelier, on les voit dans le fond, le chapeau à la main…
– Eh bien, nous avons passé une nuit et un jour à chercher, Méry et moi, ce que les bourgeois de Vienne pouvaient avoir à dire au Juif errant ; c’est tout simple, ils avaient à lui demander ce que signifiaient le tonnerre, la pluie et la grêle…
– Justement.
– Ah bien, mon ami, je vous suis bien reconnaissant ; voilà un fameux point historique éclairci ; allez, allez, allez.
– Donc ils prièrent le Juif errant de les débarrasser de cette peste : le Juif errant y consentit, les bourgeois le remercièrent et voulurent lui donner à dîner ; mais, comme vous savez, il ne pouvait pas s’arrêter plus de cinq minutes au même endroit, et, comme il y en avait déjà quatre qu’il causait avec les bourgeois de Vienne, il descendit vers le Rhône, s’y jeta tout habillé, et reparut au bout d’un instant portant Ponce Pilate sur ses épaules ; les bourgeois le suivirent quelque temps en le comblant de bénédictions. Mais, comme il marchait trop vite, ils l’abandonnèrent à deux lieues de la ville, en lui disant que, si jamais ses cinq sous venaient à lui manquer, ils lui en feraient la rente viagère. Le Juif errant les remercia et continua son chemin, assez embarrassé de ce qu’il allait faire de son ancienne connaissance Ponce Pilate.
« Il fit ainsi le tour du monde, tout en pensant où il pourrait le mettre, et cela, sans jamais trouver une place convenable, car partout il pouvait renouveler les malheurs qu’il avait déjà causés ; enfin, en traversant la montagne que vous voyez, qui, à cette époque, s’appelait Fracmont[41], il crut avoir trouvé son affaire : en effet, presque à sa cime, au milieu d’un désert horrible, et sur un lit de rochers, s’étend un petit lac qui ne nourrit aucune créature vivante, ses bords sont sans roseaux et ses rivages sans arbres. Le Juif errant monta sur le sommet de l’Esel, que vous voyez, d’ici, le plus pointu des trois pics, et d’où l’on découvre, par le beau temps, la cathédrale de Strasbourg, et de là jeta Ponce Pilate dans le lac.
« À peine y fut-il qu’on entendit à Lucerne un carillon auquel on n’était pas habitué. On eût dit que tous les lions d’Afrique, tous les ours de la Sibérie et tous les loups de la Forêt-Noire rugissaient dans la montagne. À compter de ce jour-là, les nuages, qui ordinairement passaient au-dessus de sa tête, s’y arrêtèrent ; ils arrivaient de tous les côtés du ciel comme s’ils s’y étaient donné rendez-vous ; cela faisait, au reste, que toutes les tempêtes éclataient sur le Fracmont et laissaient assez tranquille le reste du pays. De là vient le proverbe que vous disiez :
Quand Pilate a mis un chapeau, etc., etc.
– Oui ! oui ! c’est clair ; d’ailleurs, ça ne le serait pas, que j’aime beaucoup mieux cette histoire-ci que l’autre.
– Oh ! mais c’est qu’elle est vraie, l’histoire !
– Mais je vous dis que je la crois !
– C’est que vous avez l’air…
– Non, je n’ai pas l’air…
– À la bonne heure, parce qu’alors ce serait inutile de continuer.
– Un instant, un instant ; je vous dis que j’y crois, parole d’honneur ; allez, je vous écoute.
– Ça dura comme ça mille ans à peu près ; Ponce Pilate faisait toujours les cent dix-neuf coups ; mais, comme la montagne est à trois ou quatre lieues de la ville, il n’y avait pas grand inconvénient, et on le laissait faire. Seulement, toutes les fois qu’un paysan ou qu’une paysanne se hasardaient dans la montagne sans être en état de grâce, c’était autant de flambé ; Ponce Pilate leur mettait la main dessus, et bonsoir.
« Enfin, un jour, c’était au commencement de la réforme, en 1525 ou 1530, je ne sais plus bien l’année, un frère rose-croix, espagnol de nation, qui venait de visiter la Terre sainte, et qui cherchait des aventures, entendit parler de Ponce Pilate, et vint à Lucerne dans l’intention de mettre le païen à la raison. Il demanda à l’avoyer[42] de lui laisser tenter l’entreprise, et, comme la proposition était agréable à tout le monde, on l’accepta avec reconnaissance. La veille du jour fixé pour l’expédition, le frère rose-croix communia, passa la nuit en prières, et, le premier vendredi du mois de mai 1531, je me le rappelle maintenant, il se mit en route pour la montagne, accompagné jusqu’à Steinbach, ce petit village, à notre droite, que nous venons de passer, par toute la ville ; quelques-uns, plus hardis, s’avancèrent même jusqu’à Nergiswil ; mais là le chevalier fut abandonné de tout le monde, et continua sa route ayant son épée pour toute arme.
« À peine fut-il dans la montagne qu’il trouva un torrent furieux qui lui barrait le chemin ; il le sonda avec une branche d’arbre ; mais il vit qu’il était trop profond pour être traversé à gué ; il chercha de tous côtés un passage et n’en put trouver ; enfin, se confiant à Dieu, il fit sa prière, résolu de le franchir quelque chose qui pût arriver, et, lorsque sa prière fut finie, il releva la tête et reporta les yeux sur l’obstacle qui l’avait arrêté. Un pont magnifique était jeté d’un bord à l’autre ; le chevalier vit bien que c’était la main du Seigneur qui l’avait bâti, et s’y engagea hardiment. À peine avait-il fait quelques pas sur l’autre rive qu’il se retourna pour voir encore une fois l’ouvrage miraculeux ; mais le pont avait disparu.
« Une lieue plus avant, et comme il venait de s’engager dans une gorge étroite et rapide, qui conduisait au plateau de la montagne où se trouve le lac, il entendit un bruit effroyable au-dessus de sa tête ; au même moment, la masse de granit sembla chanceler sur sa base, et il vit venir à lui une avalanche qui, se précipitant pareille à la foudre, remplissait toute la gorge et roulait bondissante comme un fleuve de neige ; le rose-croix n’eut que le temps de mettre un genou en terre et de dire : « Mon Dieu ! Seigneur ! ayez pitié de moi ! » mais à peine avait-il prononcé ces paroles que le flot immense se partagea devant lui, passant à ses côtés avec un fracas affreux, et, le laissant isolé comme sur une île, alla s’engloutir dans les abîmes de la montagne.
« Enfin, comme il mettait le pied sur la plate-forme, un dernier obstacle, et le plus terrible de tous, vint s’opposer à sa marche. C’était Pilate lui-même, en tenue de guerre, et tenant pour arme à la main un pin dégarni de ses branches, dont il s’était fait une massue.
« La rencontre fut terrible : et, si vous montiez sur la montagne, vous pourriez voir encore l’endroit où les deux adversaires se joignirent. Tout un jour et toute une nuit ils combattirent et luttèrent ; et le rocher a conservé l’empreinte de leurs pieds. Enfin le champion de Dieu fut vainqueur, et, généreux dans sa victoire, il offrit à Pilate une capitulation qui fut acceptée : le vaincu s’engagea à rester six jours tranquille dans son lac, à la condition que le septième, qui serait un vendredi, il lui serait permis d’en faire trois fois le tour en robe de juge ; et, comme ce traité fut juré sur un morceau de la vraie croix, Pilate fut forcé de l’exécuter de point en point. Quant au vainqueur, il redescendit de la montagne, et ne retrouva plus ni l’avalanche ni le torrent, qui étaient des œuvres du démon, et qui avaient disparu avec sa puissance.
« Alors le conseil de Lucerne prit une décision, ce fut d’interdire l’ascension du Pilate le vendredi ; car, ce jour, la montagne appartenait au maudit, et le rose-croix avait prévu que ceux qui le rencontreraient mourraient dans l’année. Pendant trois cents ans, cette coutume fut observée : aucun étranger ne pouvait gravir le Pilate sans permission ; ces permissions étaient accordées par l’avoyer pour tous les jours de la semaine, excepté le vendredi ; et chaque semaine, les pâtres prêtaient serment de n’y conduire personne pendant l’interdiction ; cette coutume dura jusqu’à la guerre des Français, en 99. Depuis ce temps, va qui veut et quand il veut au Pilate. Mais il y a eu plusieurs exemples que le bourreau du Christ n’a pas renoncé à ses droits.
Une voiture, que j’avais louée pour faire une course dans les environs d’Aix-la-Chapelle, m’attendait à la porte de l’église. Je montai dedans, et j’ordonnai au cocher de me conduire au marché aux poissons ; c’est que le marché aux poissons est célèbre non seulement par ses anguilles de la Meuse et ses carpes du Rhin, mais encore par une vieille tradition qui remonte au jour de la Saint-Mathieu, de l’an de Notre-Seigneur 1549.
Donc, ce jour de la Saint-Mathieu, de l’an 1549, un pauvre musicien bossu, qui venait de faire danser une noce dans un village, rentrait avec les trois florins qu’il avait gagnés dans sa poche, lorsqu’en arrivant au parvis il fut tout étonné de voir la place aux poissons parfaitement éclairée. Minuit venait de sonner à la cathédrale, ce n’était point l’heure du marché, aussi le pauvre musicien, croyant qu’il y avait cette nuit à Aix quelque fête particulière dont son calendrier ne l’avait pas prévenu, s’avança vers les lumières, espérant que si, comme il le croyait, on se réjouissait là, son violon n’y serait pas plus déplacé qu’ailleurs.
En effet, il y avait joyeuse assemblée sur la place ; tous les étalages des marchands de poissons étaient illuminés avec une telle profusion que le musicien se demandait comment on avait pu trouver tant de bougies dans la ville. Des mets tout fumants étaient servis dans des plats d’or ; les vins les plus exquis brillaient dans des carafes de cristal, qu’ils faisaient de topaze ou de rubis ; enfin, grand nombre de jeunes dames des plus élégantes et de cavaliers des mieux vêtus faisaient honneur au repas, qui tirait à sa fin. À cette vue, le musicien, ne doutant point qu’il fût tombé au milieu de quelque sabat, voulut fuir ; mais, en se retournant, il trouva derrière lui des pages et des valets qui lui barrèrent le chemin, et lui ordonnèrent, au nom de leur maître et de leur maîtresse, de monter sur une table et de leur jouer du violon.
Jamais le pauvre musicien qui, même en état de quiétude, avait grand-peine à jouer juste, n’avait été disposé à jouer plus faux, lorsqu’à son grand étonnement, au premier coup d’archet qu’il donna, ses doigts se mirent à courir sur les cordes avec une rapidité et une justesse qui eussent fait honneur à Paganini ou à Bériot. En même temps, des sons, d’une suavité si grande que le pauvre diable ne pouvait croire qu’ils émanassent de lui, se répandirent dans l’air, et chaque cavalier ayant choisi sa danseuse, une valse effrénée, une de ces valses comme en a vu Faust et comme les peint Boulanger, commença, s’enlaçant, s’enroulant, se tordant comme les mille replis d’un immense serpent, et tout cela avec des cris de joie, des rires, des contorsions si étranges, que le vertige gagna le musicien sur sa table, et que, ne pouvant rester en place, il sauta à bas de son trône improvisé, s’élança d’un seul bond au milieu du cercle, et là, sautant sur un pied, sautant sur l’autre, marquant ainsi la mesure de plus en plus rapide, il finit à son tour par crier, rire et trépigner de toute sa force, si bien qu’à la fin de la danse il était aussi fatigué que les valseurs.
Alors une belle dame s’approcha de lui, tenant sur un plateau d’argent une coupe d’or pleine de vin délicieux, que le musicien avala jusqu’à la dernière goutte ; pendant ce temps, deux pages lui ôtaient son habit, et la dame, lui appliquant le plateau sur sa bosse, prit un fin couteau à lame d’or, et, sans la moindre douleur, lui enleva l’excroissance qu’il avait jusque-là patiemment portée entre ses deux épaules. Enfin, un beau seigneur, fouillant à son escarcelle, versa dans la coupe vide une poignée de florins d’or pour remplacer le vin qu’il avait bu : le pauvre musicien, voyant que jusque-là on ne lui voulait que du bien, laissait faire les beaux messieurs et les belles dames, tout en se confondant en excuses sur la peine qu’il leur donnait, lorsque tout à coup un coq chanta dans les environs ; à l’instant même, bougies, souper, vins, dames, chevaliers, pages, tout disparut comme si la bouche même du néant avait soufflé dessus, et il se retrouva seul dans la nuit, sans bosse, tenant son violon et son archet d’une main, et sa coupe pleine d’or de l’autre.
Il resta un moment tout étourdi et comme s’il venait de faire un rêve, mais s’étant peu à peu rassuré, il vit qu’il était bien éveillé en se parlant à lui-même et en se félicitant tout haut sur le bonheur qui lui était arrivé. Il reprit le chemin de sa maison, frappa à la porte et appela. Sa femme se leva aussitôt et vint lui ouvrir ; mais à l’aspect de cet homme parfaitement droit, à la place où elle s’attendait à voir un bossu, elle referma vivement la porte, croyant que c’était un voleur qui, pour pénétrer chez elle, avait imité la voix de son mari. Si bien que le pauvre diable eut beau faire et beau dire, force lui fut de passer la nuit sur le banc de pierre qui était près du seuil de sa maison.
Le lendemain au matin, le pauvre musicien fit une nouvelle tentative, et, plus heureux que dans la nuit, finit par être reconnu par sa moitié. Il est vrai que la bonne dame, voyant un homme droit et riche à la place d’un homme pauvre et bossu, donna peut-être quelque chose au hasard en voyant qu’elle ne perdait pas au change. Le musicien lui raconta alors tout ce qui s’était passé, et sa femme qui, comme on a déjà pu s’en apercevoir, était une femme de sens, lui conseilla de donner en aumônes le quart de son or, et comme avec le reste ils avaient encore de quoi vivre tranquillement et honorablement, de suspendre, en manière d’ex-voto, le violon miraculeux au-dessous de l’image de son patron. C’était un bon conseil ; aussi fut-il de point en point suivi par l’ex-bossu.
L’aventure, comme on le pense bien, fit grand bruit à Aix-la-Chapelle ; les uns en furent contents, et c’était le plus grand nombre, car le pauvre musicien était généralement fort aimé ; d’autres en furent affligés, et ceux-là c’étaient les envieux.
Or, parmi ces derniers, il y avait un musicien bossu par-devant, qui, à cause de cette infirmité, ne pouvant jouer du violon comme son confrère qui était bossu par-derrière, jouait de la clarinette, et qui, à cause de l’infériorité de l’instrument qu’il avait été forcé d’adopter, avait voué de longue main une grande haine au pauvre violoniste. Il avait donc naturellement été on ne peut plus affligé du bonheur qui lui était arrivé, et cependant il était venu des premiers avec un visage joyeux le féliciter sur sa bonne fortune, tout en trouvant cependant qu’il était mieux quand il avait sa bosse, et il s’était fait raconter l’histoire dans ses moindres détails. Alors, quand il avait été bien renseigné, il était parti, et d’après ce qu’il avait appris, il avait fait son plan.
Malheureusement, un an devait s’écouler avant qu’il ne le mît à exécution, et pour le pauvre bossu cette année fut un siècle. Enfin, le jour ou plutôt la nuit de la Saint-Mathieu arriva : le musicien prit son instrument, s’en alla faire danser dans le village où un an auparavant avait fait danser son confrère, puis à minuit sonnant revint par la même porte, de sorte qu’il se trouva à minuit et quelques minutes sur la place du marché aux poissons ; et arrivé là, sa joie fut grande, car elle était illuminée comme un an auparavant ; les mêmes dames et les mêmes cavaliers étaient attablés à un banquet pareil, mais autant l’autre était joyeux, autant celui-là paraissait triste. Le musicien n’en porta pas moins sa clarinette à sa bouche, et malgré les signes réitérés qu’on lui fit de se taire, il commença une valse, qu’accompagnèrent aussitôt les chouettes et les hiboux, perchés sur les saints de pierre de la vieille cathédrale : alors les fantômes se prirent par la main, et, au lieu de cette joie folle avec laquelle ils avaient dansé un an auparavant, ils commencèrent un grave et triste menuet, qui finit par des révérences roides et empesées, comme doivent en faire les statues de marbre couchées sur les tombeaux. Néanmoins la dame qui, un an auparavant, avait donné au bon violon la récompense qu’ambitionnait si fort l’envieuse clarinette, s’approcha du musicien, et lorsque les deux pages lui eurent ouvert son pourpoint, opération qu’il laissa faire avec une patience remarquable, elle lui appliqua dans le dos le plat d’argent. Or, comme c’était le plat où avait été soigneusement conservée la bosse de son confrère, et que l’application se faisait juste à la même place, la bosse reprit de bouture à l’instant même, de sorte que, sur ces entrefaites, le coq ayant chanté, tout disparut, et que la clarinette se trouva bossue par-derrière et par-devant.
Chaque musicien avait été récompensé selon ses mérites.
Malgré le nom ambitieux qu’elles portent, les ruines de Kœnigsfelden ne sont l’objet d’aucune tradition du Moyen Âge ; tout ce que l’histoire en dit, c’est que le dernier rejeton de ses comtes étant mort en 1581, cette forteresse devint la bastille de l’archevêque de Mayence, qui mettait là ses prisonniers.
L’envie nous prit de déjeuner au milieu de cette ruine de notre façon.
De notre salle à manger, que nous avions établie sur la plate-forme de Koenigsfelden[43], nous avions une vue magnifique. À notre gauche, l’Alt-Kœnig, la seule montagne du Taunus que le vautour des Alpes juge digne de son nid ; le grand Felberg, où une ancienne tradition dit que se retira la reine Brunehaut, et où l’on montre encore son ermitage creusé dans le rocher ; enfin, en face de nous, Falkenstein ou la Pierre-aux-Faucons, dont les ruines conservent la vieille tradition du chevalier Cuno de Sagen et d’Ermangarde.
C’étaient deux beaux jeunes gens qui s’aimaient ; ils étaient jeunes, riches et nobles tous deux, et chacun avait à offrir autant qu’il donnait. Ils ne virent donc à leur bonheur d’autre empêchement que l’humeur fantasque du vieux comte de Falkenstein. Au moment où le chevalier de Sagen fit sa demande, le père d’Ermangarde était sans doute dans de mauvaises dispositions d’estomac ; car, conduisant celui qui désirait être son gendre sur un balcon, d’où l’on dominait toute la montagne sur laquelle était situé le château appelé la Pierre-aux-Faucons, parce qu’il fallait, en quelque sorte, les ailes de cet oiseau pour y parvenir :
– Vous me demandez ma fille ? lui dit-il. Eh bien ! elle est à vous, mais à une condition : faites tailler dans la montagne un chemin par lequel on puisse monter à cheval jusque dans la cour du château, car je commence à me faire vieux, et monter à pied me fatigue.
– La chose est difficile, dit Sagen ; mais n’importe ! mes mineurs sont les meilleurs de tout le Taunus, et je l’entreprendrai. Combien de temps me donnez-vous pour cela ?
– Je vous donne jusqu’à demain matin, à six heures.
Sagen crut avoir mal entendu.
– Jusqu’à demain matin ! reprit-il.
– Pas une heure de plus, pas une heure de moins ; venez demain matin me demander à cheval la main de ma fille, et cela par un chemin où je puisse la conduire à cheval à l’église, et Ermangarde est à vous.
– Mais c’est impossible ! s’écria Sagen.
– Rien n’est impossible à l’amour, répondit le vieillard en riant. Ainsi, à demain, mon gendre.
Et il ferma la porte au nez du pauvre chevalier.
Sagen descendit tout pensif le sentier maudit ; à peine si, à pied et avec de grandes précautions, on ne courait pas le risque de se rompre le cou. Tout le long du chemin il frappait la montagne du taillant de son épée. C’était une véritable malédiction. La montagne était composée de la roche la plus dure, du véritable granit de première formation.
Aussi ne fut-ce que pour l’acquit de sa conscience et pour n’avoir rien à se reprocher qu’il s’achemina vers ses mines. Arrivé à l’ouverture, il fit appeler le chef de ses mineurs.
– Wigfrid, lui dit-il, tu t’es toujours vanté à moi d’être le plus habile de tes confrères.
– Et je m’en vante encore, monseigneur, répondit Wigfrid.
– Eh bien ! combien te faudrait-il de temps, en rassemblant tous tes ouvriers, pour tailler, depuis le bas jusqu’au haut du Falkenstein, un chemin par lequel on pût monter au château à cheval ?
– Mais, dit le mineur, à tout autre il faudrait dix-huit mois, moi je ferai le travail en un an.
Le chevalier poussa un soupir et ne répondit même pas. Puis, faisant signe au vieux mineur qu’il pouvait retourner à sa besogne, il s’assit pensif à l’entrée de la galerie.
Il tomba dans une si profonde rêverie qu’il ne s’aperçut pas que, l’heure du repos étant arrivée, tous les ouvriers avaient quitté la mine.
Bientôt le soir arriva, et avec lui ce moment qui n’est déjà plus le jour et pas encore la nuit, où les vapeurs s’élevant de la terre montent au ciel en nuages pour en retomber en rosée ; mais le chevalier ne voyait qu’une chose, c’était, perdu dans la brume fantastique des prairies, le château inaccessible de Falkenstein.
Tout à coup il entendit qu’on l’appelait par son nom ; il se retourna. Au haut de l’échelle qui conduisait de la galerie inférieure au jour, et sur le dernier échelon, se tenait debout un petit vieux bonhomme, haut d’une coudée à peine, dont les cheveux et la barbe étaient blanchis par l’âge, et dont cependant les yeux brillaient comme ceux d’un jeune homme.
– Chevalier de Sagen ! dit encore une fois le nain.
– Eh bien ! que me veux-tu ? demanda le chevalier en regardant avec étonnement cette étrange apparition.
– Je veux t’offrir mes services ; j’ai entendu ce que tu demandais au vieux mineur.
– Après ?
– J’ai entendu aussi ce qu’il t’a répondu.
Le chevalier poussa un soupir.
– C’est un brave garçon qui sait bien son métier, continua le nain, mais moi je le sais encore mieux que lui.
– Et combien te faudrait-il de temps, à toi, pour faire ce chemin ?
– Avec l’aide de mes compagnons, bien entendu ?
– Avec l’aide de tes compagnons.
– À moi, il me faudrait une heure.
Le chevalier poussa un cri de joie.
– Une heure ! Et qui es-tu donc ?
– Je suis le chef des lutins qui habitent les profondeurs de la montagne.
Le chevalier se signa.
– Oh ! ne crains rien, dit le nain, nous ne sommes ni ennemis des hommes ni maudits de Dieu ; nous sommes un des anneaux invisibles qui unissent la terre au ciel, seulement, autant au-dessus des hommes que les hommes sont au-dessus de la bête, nous avons mille moyens qui sont inconnus de tes pareils.
– Et parmi ces moyens, tu auras celui de faire le chemin en une heure ?
– Oui, mais tu sais, rien pour rien.
– Que veux-tu dire ? demanda le chevalier avec inquiétude.
– Je te parle la langue des hommes, cependant.
– Eh bien ! demande ce que tu voudras, et tout ce qui est au pouvoir de l’homme, tout ce qui ne compromettra pas le salut de mon âme, je te l’accorderai.
– Fais cesser aujourd’hui même la mine de Sainte-Marguerite, qui est déjà si près de mon palais souterrain que j’entends de mon lit les coups de marteau de tes ouvriers. Je ne te demande pas un grand sacrifice, car tu dois remarquer que le filon s’épuise et que le minerai devient rare.
– N’est-ce que cela ? s’écria le chevalier.
– Pas davantage, dit le nain, et encore je te donnerai un dédommagement. À gauche de la mine, à l’endroit où tu trouveras la tête d’un cheval, creuse, et tu trouveras deux filons abondants à enrichir un roi.
– Cent fois merci ! dit le chevalier. À compter de demain, tu dormiras tranquille.
– Ta parole ?
– Foi de chevalier ! La tienne ?
– Foi de lutin !
– Et qu’y a-t-il à faire maintenant ?
– Rien, va te coucher, rêve à ta belle, et demain à cinq heures, monte à cheval, tu trouveras la route faite.
Et, à ces mots, le petit vieux disparut comme si l’échelon eût manqué sous ses pieds et qu’il se fût abîmé dans un puits.
Le chevalier rentra chez lui, fit appeler Wigfrid, lui donna ordre de changer dès le lendemain la direction des travaux, puis il attendit avec impatience.
Lorsque la nuit fut tout à fait tombée, il s’avança vers son balcon qui donnait sur Falkenstein, et comme il en était éloigné d’une demi-lieue à peu près, il n’entendit rien, mais il vit une multitude de lueurs qui montaient et qui descendaient aux flancs de la montagne, si nombreuses qu’on eût dit un essaim de lucioles.
Le vieux comte de Falkenstein entendit, au contraire, un grand bruit et courut à sa fenêtre, mais ne vit rien ; il lui semblait que des milliers de mineurs sapaient la montagne par sa base ; il entendait le marteau retentir, il entendait la pioche mordre, il entendait les roches rouler, et il se dit :
« C’est mon gendre qui est à la besogne. Demain, il fera jour, nous verrons où il en sera. »
Et il se recoucha bien tranquille, attendant le jour.
À six heures du matin, il fut réveillé par le hennissement d’un cheval, et en même temps sa fille entra toute joyeuse dans sa chambre, criant :
– Mon père, mon père, le chemin est fait, et voilà le chevalier Cuno de Sagen qui vient vous faire visite, monté sur son bon cheval de bataille.
Mais le vieux comte ne voulut pas croire ce que lui dit sa fille, et il se mit à rire en haussant les épaules. Cependant, ayant entendu une seconde fois les hennissements d’un coursier, il se leva et alla à sa fenêtre.
Le chevalier était dans la cour, caracolant sur le plus beau et le plus fringant de ses palefrois. En ce moment six heures sonnèrent à l’horloge du château.
– Comte, dit le chevalier en saluant le vieux seigneur, j’espère que vous serez aussi fidèle à votre promesse que j’ai été exact au rendez-vous, et qu’aujourd’hui même vous essaierez, en venant à l’église, le chemin que je vous ai fait faire cette nuit.
– Un gentilhomme n’a que sa parole, et ma parole est donnée, répondit le vieux comte ; si le chemin est tel que vous le dites, ma fille est à vous.
Le même jour, une cavalcade descendit du château de Falkenstein, se dirigeant vers l’église de Kronberg, par le chemin taillé dans le roc qui existe encore aujourd’hui, et qu’aujourd’hui encore on appelle le chemin du diable.
En revenant à l’hôtel, nous passâmes par l’hospice de la Charité[44] ; c’est dans l’église de cet hospice que sont renfermés les deux chefs-d’œuvre de Murillo : le Moïse frappant le rocher et la Multiplication des pains. Vous connaissez ces deux tableaux par la gravure, et nous avons au musée des Murillo qui peuvent vous donner une idée du coloris. Mais ce que vous ne connaissez pas, ce sont les tableaux de Valdès qui se trouvent dans la même église. Young, qui a fait ces tristes Nuits que vous savez, et Orcagna, ce grand peintre poète qui a esquissé sur les murs du Campo Santo[45] son Triomphe de la Mort, étaient deux farceurs en comparaison de Juan Valdès. Je n’essayerai pas de vous faire connaître les tableaux de Juan Valdès. J’ai peu de goût pour tous ces mystères d’outre-tombe qu’il nous révèle ; et toute cette population de vers, de chenilles, d’escargots et de limaces, qui a ses germes dans notre pauvre poussière humaine, et qui éclot en nous après la mort, me semble trop bien où elle est d’ordinaire, c’est-à-dire recouverte par six pieds de terre, pour que je fasse pénétrer jusqu’à elle le moindre rayon de soleil.
Par qui cette église et ce couvent ont-ils été fondés ? Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille, je vous le donne en dix mille, madame, comme dit l’illustre marquise, cousine de Bussy-Rabutin. Par don Juan de Marana. Oui, madame, par ce don Juan que vous connaissez ; celui que j’ai traduit à la barre de la Porte-Saint-Martin, et qui y a fait si bonne figure sous les traits de Bocage. Voici à quelle occasion cette fondation eut lieu.
Une nuit, don Juan sortait (je serais fort embarrassé de vous dire d’où sortait don Juan, madame, si, à propos de Cordoue, je ne vous avais point parlé de la maison de Sénèque en particulier et des caravansérails en général), don Juan sortait d’un fort méchant lieu, lorsqu’il rencontra un convoi se rendant à l’église de Saint-Isidore. Don Juan était fort curieux, surtout lorsqu’il était ivre, et ce soir-là don Juan avait voulu comparer les vins d’Italie aux vins d’Espagne ; et, après une longue balance, il avait fini par déclarer, en buvant d’un seul trait une bouteille de Chypre, que les vins grecs étaient les rois des vins. Don Juan, dont la curiosité était exaltée ce soir-là, demanda donc aux porteurs comment de son vivant s’appelait le pécheur qu’ils allaient mener en terre. « Il s’appelait le seigneur don Juan de Marana », répondirent ceux-ci. Vous comprenez, madame, que la réponse frappa notre hidalgo, qui se croyait réel et bien vivant, et qui avait toutes sortes de raisons pour cela. Aussi ne se laissa-t-il point convaincre par cette réponse ; il arrêta le convoi et demanda à voir le mort. C’était chose facile en Espagne, comme en Italie encore aujourd’hui : on enterrait à cette époque les morts à visage découvert. Les porteurs obéirent, déposèrent leur fardeau ; don Juan se pencha vers le visage du cadavre, et se reconnut parfaitement. La chose le dégrisa. Don Juan vit dans cet événement un avertissement du ciel plus sérieux qu’aucun de ceux qu’il avait encore reçus. Il suivit le cadavre à l’église, qu’il trouva illuminée a giorno et desservie par une foule de moines d’une pâleur étrange, qui ne faisaient aucun bruit en marchant, et dont les voix chantaient le Dies irae, dies illa avec un accent qui n’avait rien d’humain. Don Juan commença à chanter avec eux ; mais peu à peu sa voix s’arrêta dans son gosier. Il tomba sur un genou, puis sur deux, puis enfin la face contre terre, et le lendemain on le retrouva évanoui sur la dalle.
Quinze jours après, don Juan prit l’habit monacal, et fonda l’hospice de la Charité, auquel il légua tous ses biens. Il est vrai que don Juan avait déjà l’esprit frappé par une aventure non moins étonnante que celle-ci. Un soir qu’il revenait sur le quai où s’élève la Tour d’or, et que son cigare s’était éteint (don Juan avait tous les défauts, madame, et par conséquent était un fumeur enragé), un soir donc que son cigare s’était éteint, il aperçut de l’autre côté de la rivière, large en cet endroit comme la Seine à Rouen, il aperçut un individu dont le cigare flamboyant étincelait à chaque aspiration comme une étoile. Don Juan, qui ne doutait de rien, et qui, grâce à la terreur qu’il avait inspirée, avait l’habitude de voir tout le monde obéir à ses caprices, don Juan interpella le fumeur, et lui ordonna de passer le Guadalquivir et de lui apporter du feu. Mais celui-ci, sans se donner tant de peine, allongea le bras du côté de don Juan et l’allongea si bien que le bras traversa le Guadalquivir comme un pont, et vint apporter à don Juan, pour y rallumer le sien, un cigare qui sentait le soufre à faire frémir. Mais don Juan ne frémit point, ou du moins fit semblant de ne pas frémir. Il alluma son cigare à celui du fumeur et continua son chemin en chantant Los Toros de la puerta. Ce fumeur, c’était le diable en personne, qui avait parié avec Pluton qu’il ferait peur à don Juan, et qui revint en enfer furieux d’avoir perdu.
Rien n’est plus promptement visité qu’une ville de Calabre ; excepté les éternels temples de Pestum qui restent obstinément debout à l’entrée de cette province, il n’y a pas un seul monument à voir de la pointe de Palinure au cap de Spartinento ; les hommes ont bien essayé, comme partout ailleurs, d’y enraciner la pierre, mais Dieu ne l’a jamais souffert. De temps en temps il prend la Calabre à deux mains, et comme un vanneur fait avec du blé, il secoue rochers, villes et villages. Cela dure plus ou moins longtemps ; puis, lorsqu’il s’arrête, tout est changé d’aspect sur une surface de soixante-dix lieues de long et de trente ou quarante de large. Où il y avait des montagnes il y a des lacs, où il y avait des lacs il y a des montagnes, et où il y avait des villes il n’y a généralement plus rien du tout. Alors, ce qui reste de la population, pareil à une fourmilière dont un voyageur en passant a détruit l’édifice, se remet à l’œuvre ; chacun charrie son moellon, chacun traîne sa poutre ; puis, tant bien que mal et autant que possible, à la place où était l’ancienne ville, on bâtit une ville nouvelle qui, comme chacune des villes qui l’ont précédée, durera ce qu’elle pourra. On comprend qu’avec cette éternelle éventualité de destruction, on s’occupe peu de bâtir selon les règles de l’un des six ordres reconnus par les architectes. Vous pouvez donc, à moins que vous n’ayez quelque recherche historique, géologique ou botanique à faire, arriver le soir dans une ville quelconque de la Calabre, et en partir le lendemain matin : vous n’aurez rien laissé derrière vous qui mérite la peine d’être vu. Mais, ce qui est digne d’attention dans un pareil voyage, c’est l’aspect sauvage du pays, les costumes pittoresques de ses habitants, la vigueur de ses forêts, l’âpreté de ses rochers, et les mille accidents de ses chemins. Or, tout cela se voit dans le jour, tout cela se rencontre sur les routes ; et un voyageur qui, avec une tente et des mulets, irait de Pestum à Reggio sans entrer dans une seule ville, aurait mieux vu la Calabre que celui qui, en suivant la grande route par étapes de trois lieues, aurait séjourné dans chaque ville et dans chaque village.
Nous ne cherchâmes donc aucunement à voir les curiosités de Palma, mais bien à nous assurer la meilleure chambre et les draps les plus blancs de l’auberge de l’Aigle d’Or, où, pour se venger de nous sans doute, nous conduisit notre guide ; puis, les premières précautions prises, nous fîmes une espèce de toilette pour aller porter à son adresse une lettre que nous avait prié de remettre en passant et en mains propres notre brave capitaine. Cette lettre était destinée à monsieur Piglia, l’un des plus riches négociants en huile de la Calabre.
Nous trouvâmes dans monsieur Piglia non seulement le négociant pas fier dont nous avait parlé Pietro, mais encore un homme fort distingué. Il nous reçut comme eût pu le faire un de ses aïeux de la Grande-Grèce, c’est-à-dire en mettant à notre disposition sa maison et sa table. À cette proposition courtoise, ma tentation d’accepter l’une et l’autre fut grande, je l’avoue : j’avais presque oublié les auberges de la Sicile, et je n’étais pas encore familiarisé avec celles de Calabre, de sorte que la vue de la nôtre m’avait un peu terrifié ; nous n’en refusâmes pas moins le gîte, retenus par une fausse honte ; mais heureusement il n’y eut pas moyen d’en faire autant du déjeuner offert pour le lendemain. Nous objectâmes bien à la vérité la difficulté d’arriver le lendemain soir à Monteleone si nous partions trop tard à Palma, mais monsieur Piglia détruisit à l’instant même l’objection en nous disant de faire partir le lendemain, dès le matin, le muletier et les mules pour Gioja, et en se chargeant de nous conduire jusqu’à cette ville en voiture, de manière à ce que, trouvant les hommes et les bêtes bien reposés, nous puissions repartir à l’instant même. La grâce avec laquelle nous était faite l’invitation, plus encore que la logique du raisonnement, nous décida à accepter, et il fut convenu que le lendemain, à neuf heures du matin, nous nous mettrions à table, et qu’à dix heures nous monterions en voiture.
Une nouvelle surprise nous attendait en rentrant à l’hôtel : outre toutes les chances que nos chambres par elles-mêmes nous offraient de ne pas dormir, il y avait un bal de noces dans l’établissement. Cela me rappela notre fête de la veille si singulièrement interrompue, notre chorégraphe Agnolo, et la danse du Tailleur. L’idée me vint alors, puisque j’étais forcé de veiller, vu le bruit infernal qui se faisait dans la maison, d’utiliser au moins ma veille. Je fis monter le maître de l’hôtel, et je lui demandai si lui ou quelqu’un de sa connaissance savait, dans tous ses détails, l’histoire du maître de Térence le tailleur. Mon hôte me répondit qu’il la savait à merveille, mais qu’il avait quelque chose à m’offrir de mieux qu’un récit verbal : c’était la complainte imprimée qui racontait cette lamentable aventure. La complainte était une trouvaille : aussi déclarai-je que j’en donnerais la somme exorbitante d’un carlin si l’on pouvait me la procurer à l’instant même ; cinq minutes après j’étais possesseur du précieux imprimé. Il est orné d’une gravure coloriée représentant le diable jouant du violon, et maître Térence dansant sur son établi.
Voici l’anecdote :
C’était par un beau soir d’automne ; maître Térence, tailleur à Catanzaro, s’était pris de dispute avec la signora Judith sa femme, à propos d’un macaroni que, depuis quinze ans que les deux conjoints étaient unis, elle tenait à faire d’une certaine façon, tandis que maître Térence préférait le voir faire d’une autre. Or, depuis quinze ans, tous les soirs à la même heure la même dispute se renouvelait à propos de la même cause.
Mais cette fois la dispute avait été si loin, qu’au moment où maître Térence s’accroupissait sur son établi pour travailler encore deux petites heures, tandis que sa femme au contraire employait ces deux heures à prendre un à-compte sur sa nuit, qu’elle dormait d’habitude fort grassement : or, dis-je, la dispute avait été si loin, qu’en se retirant dans sa chambre, Judith avait, par manière d’adieu, lancé à son mari une pelote toute garnie d’épingles, et que le projectile, dirigé par une main aussi sûre que celle d’Hippolyte, avait atteint le pauvre tailleur entre les deux sourcils. Il en était résulté une douleur subite, accompagnée d’un rapide dégorgement de la glande lacrymale ; ce qui avait porté l’exaspération du pauvre homme au point de s’écrier :
– Oh ! que je donnerais de choses au diable pour qu’il me débarrassât de toi !
– Eh ! que lui donnerais-tu bien, ivrogne ? s’écria en rouvrant la porte la signora Judith, qui avait entendu l’apostrophe.
– Je lui donnerais, s’écria le pauvre tailleur, je lui donnerais cette paire de culottes que je fais pour don Girolamo, curé de Simmari !
– Malheureux ! répondit Judith en faisant un nouveau geste de menace qui fit que, autant par sentiment de la douleur passée que par crainte de la douleur à venir, le pauvre diable ferma les yeux et porta les deux mains à son visage ; malheureux ! tu ferais bien mieux de glorifier le nom du Seigneur, qui t’a donné une femme qui est la patience même, que d’invoquer le nom de Satan.
Et, soit qu’elle fût intimidée du souhait de son mari, soit que, généreuse dans sa victoire, elle ne voulût point battre un homme à terre, elle referma la porte de sa chambre assez brusquement pour que maître Térence ne doutât point qu’il y eût maintenant un pouce de bois entre lui et son ennemie.
Cela n’empêcha point que maître Térence, qui, à défaut du courage du lion, avait la prudence du serpent, ne restât un instant immobile et la figure couverte des deux mains que Dieu lui avait données comme armes offensives, et que par une disposition naturelle de la douceur de son caractère, il avait converties en armes défensives. Cependant, au bout de quelques secondes, n’entendant aucun bruit et n’éprouvant aucun choc, il se hasarda à regarder entre ses doigts d’abord, et puis à ôter une main, puis l’autre, puis enfin à porter la vue sur les différentes parties de l’appartement. Judith était bien entrée dans sa chambre, et le pauvre tailleur respira en pensant que, jusqu’au lendemain matin, il était au moins débarrassé.
Mais son étonnement fut grand lorsqu’en ramenant ses yeux sur les culottes de don Girolamo, qui reposaient sur ses genoux, déjà à moitié exécutées, il aperçut en face de lui, assis au pied de son établi, un petit vieillard de bonne mine, habillé tout de noir, et qui le regardait d’un air goguenard, les deux coudes appuyés sur l’établi et le menton dans ses deux mains.
Le petit vieillard et maître Térence se regardèrent un instant face à face ; puis maître Térence rompant le premier le silence :
– Pardon, Votre Excellence, lui dit-il, mais puis-je savoir ce que vous attendez là ?
– Ce que j’attends ! demanda le petit vieillard ; tu dois bien t’en douter.
– Non, le diable m’emporte ! répondit Térence.
À ce mot : le diable m’emporte, il eût fallu voir la joie du petit vieillard ; ses yeux brillèrent comme braise, sa bouche se fendit jusqu’aux oreilles, et l’on entendit derrière lui quelque chose qui allait et venait en balayant le plancher.
– Ce que j’attends, dit-il, ce que j’attends.
– Oui, reprit Térence.
– Eh bien ! j’attends mes culottes.
– Comment, vos culottes ?
– Sans doute.
– Mais vous ne m’avez pas commandé de culottes, vous.
– Non ; mais tu m’en as offert, et je les accepte.
– Moi ! s’écria Térence stupéfait ; moi, je vous ai offert des culottes ? lesquelles ?
– Celles-là, dit le vieillard en montrant du doigt celles auxquelles le tailleur travaillait.
– Celles-là ? reprit maître Térence de plus en plus étonné ; mais celles-là appartiennent à don Girolamo, curé de Simmari.
– C’est-à-dire qu’elles appartenaient à don Girolamo il y a un quart d’heure, mais maintenant elles sont à moi.
– À vous ? reprit maître Térence de plus en plus ébahi.
– Sans doute ; n’as-tu pas dit, il y a dix minutes, que tu donnerais bien ces culottes pour être débarrassé de ta femme ?
– Je l’ai dit, je l’ai dit, et je le répète.
– Eh bien ! j’accepte le marché ; moyennant ces culottes, je te débarrasse de ta femme.
– Vraiment ?
– Parole d’honneur !
– Et quand cela ?
– Aussitôt que je les aurai entre les jambes.
– Oh ! mon gentilhomme, s’écria Térence en pressant le vieillard sur son cœur, permettez-moi de vous embrasser.
– Volontiers, dit le vieillard en serrant à son tour si fortement le tailleur dans ses bras, que celui-ci faillit tomber à la renverse étouffé, et fut un instant à se remettre. Eh bien ! qu’as-tu donc ? demanda le vieillard.
– Que Votre Excellence m’excuse, dit le tailleur qui n’osait se plaindre, mais je crois que c’est la joie. J’ai failli me trouver mal.
– Un petit verre de cette liqueur, cela te remettra, dit le vieillard en tirant de sa poche une bouteille et deux verres.
– Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Térence la bouche ouverte et les yeux étincelant de joie.
– Goûtez toujours, dit le vieillard.
– C’est de confiance, reprit Térence.
Et il porta le verre à sa bouche, avala la liqueur d’un trait, et fit claquer sa langue en amateur satisfait.
– Diable ! dit-il.
Soit satisfaction de voir sa liqueur appréciée, soit que l’exclamation par laquelle le tailleur lui avait rendu justice plût au petit vieillard, ses yeux brillèrent de nouveau, sa bouche se fendit derechef, et l’on entendit, comme la première fois, ce petit frôlement qui était évidemment chez lui une marque de satisfaction. Quant à maître Térence, il semblait qu’il venait de boire un verre de l’élixir de longue vie, tant il se sentait gai, alerte, dispos et valeureux.
– Ainsi vous êtes venu pour cela, ô digne gentilhomme que vous êtes ! et vous vous contenterez d’une paire de culottes ! C’est pour rien ; et aussitôt qu’elles seront faites vous emmènerez ma femme, vraiment ?
– Eh bien ! que fais-tu ? dit le vieillard ; tu te reposes ?
– Eh non ! vous le voyez bien, j’enfile mon aiguille. Tenez, c’est ce qui retardera la livraison de vos culottes ; rien qu’à enfiler son aiguille un tailleur perd deux heures par jour. Ah ! la voilà enfin.
Et maître Térence se mit à coudre avec une telle ardeur qu’on ne voyait pas aller la main, si bien que l’ouvrage avançait avec une rapidité miraculeuse ; mais ce qu’il y avait de plus étonnant dans tout cela, ce qui de temps en temps faisait pousser une exclamation de surprise à maître Térence, c’est que, quoique les points se succédassent avec une rapidité à laquelle lui-même ne comprenait rien, le fil restait toujours de la même longueur ; si bien qu’avec ce fil, il pouvait, sans avoir besoin de renfiler son aiguille, achever, non seulement les culottes du vieillard, mais encore coudre toutes les culottes du royaume des Deux-Siciles. Ce phénomène lui donna à penser, et pour la première fois il lui vint à l’idée que le petit vieillard qui était devant lui pourrait bien ne pas être ce qu’il paraissait.
– Diable ! diable ! fit-il tout en tirant son aiguille plus rapidement qu’il n’avait fait encore.
Mais cette fois, probablement, le vieillard saisit la nuance de doute qui se trouvait dans la voix de maître Térence, et aussitôt, empoignant la bouteille au collet :
– Encore une goutte de cet élixir, mon maître, dit-il en remplissant le verre de Térence.
– Volontiers, répondit le tailleur, qui avait trouvé la liqueur trop superfine pour ne pas y revenir avec plaisir ; et il avala le second verre avec la même sensualité que le premier. Voilà de fameux rosolio, dit-il ; où diable se fait-il ?
Comme ces paroles avaient été dites avec un tout autre accent que celles qui avaient inquiété le vieillard, ses yeux se remirent à briller, sa bouche se refendit, et l’on entendit de nouveau ce singulier frôlement qu’avait déjà remarqué le tailleur.
Mais cette fois maître Térence était loin de s’en inquiéter ; l’effet de la liqueur avait été plus souverain encore que la première fois, et l’étranger qu’il avait sous les yeux lui paraissait, quel qu’il fût, venu dans l’intention de lui rendre un trop grand service pour qu’il le chicanât sur l’endroit d’où il venait.
– Où l’on fait cette liqueur ? dit l’étranger.
– Où ? demanda Térence.
– Eh bien ! dans l’endroit même où je compte emmener ta femme.
Térence cligna de l’œil et regarda le vieillard d’un air qui voulait dire : Bon ! je comprends. Et il se remit à l’ouvrage ; mais au bout d’un instant le vieillard étendit la main.
– Eh bien ! eh bien ! lui dit-il, que fais-tu ?
– Ce que je fais ?
– Oui, tu fermes le fond de mes culottes.
– Sans doute, je le ferme.
– Alors, par où passerai-je ma queue ?
– Comment, votre queue ?
– Certainement, ma queue.
– Ah ! c’est donc votre queue qui fait sous la table ce petit frôlement ?
– Juste : c’est une mauvaise habitude qu’elle a prise de s’agiter ainsi d’elle-même quand je suis content.
– En ce cas, dit le tailleur en riant de toute son âme, au lieu de s’effrayer comme il l’aurait dû d’une si singulière réponse ; en ce cas, je sais qui vous êtes ; et, du moment que vous avez une queue, je ne serais pas étonné que vous eussiez aussi le pied fourchu, hein ?
– Sans doute, dit le petit vieillard, regarde plutôt.
Et levant la jambe, il la passa à travers l’établi comme s’il n’eût eu à percer qu’un simple papier, et montra un pied aussi fourchu que celui d’un bouc.
– Bon ! dit le tailleur, bon ! Judith n’a qu’à bien se tenir.
Et il continua de travailler avec une telle promptitude, qu’au bout d’un instant les culottes se trouvèrent faites.
– Où vas-tu ? demanda le vieillard.
– Je vais rallumer le feu afin de chauffer mon fer à presser, et de donner un dernier coup aux coutures de vos culottes.
– Oh ! Si c’est pour cela ce n’est pas la peine de te déranger.
Et il tira de la même poche dont il avait déjà tiré les verres et la bouteille un éclair qui s’en alla en serpentant allumer un fagot posé sur les chenets, et qui, s’enlevant par la cheminée, illumina pendant quelques secondes tous les environs. Le feu se mit à pétiller, et en une seconde le fer rougit.
– Eh ! eh ! s’écria le tailleur, que faites-vous donc ? vous allez faire brûler vos culottes.
– Il n’y a pas de danger, dit le vieillard ; comme je savais d’avance qu’elles me reviendraient, j’ai fait faire l’étoffe en laine d’amiante.
– Alors c’est autre chose, dit Térence en laissant glisser ses jambes le long de l’établi.
– Où vas-tu ? demanda le vieillard.
– Chercher mon fer.
– Attends.
– Comment, que j’attende ?
– Sans doute ; est-ce qu’un homme de ton mérite est fait pour se déranger pour un fer !
– Mais il faut bien que j’aille à lui, puisqu’il ne peut venir à moi.
– Bah ! dit le vieillard ; parce que tu ne sais pas le faire venir.
Alors il tira de sa poche un violon et un archet, et fit entendre quelques accords.
À la première note, le fer s’agita en cadence et vint en dansant jusqu’au pied de l’établi ; arrivé là, le vieillard tira de l’instrument un accord plus aigu, et le fer sauta sur l’établi.
– Diable ! fit Térence, voilà un instrument au son duquel on doit bien danser.
– Achève mes culottes, dit le vieillard, et je t’en jouerai un air après.
Le tailleur saisit le fer avec une poignée, retourna les culottes, étendit les coutures sur un rouleau de bois, et les aplatit avec tant d’ardeur qu’elles avaient disparu, et que les culottes semblaient d’une seule pièce. Puis lorsqu’il eut fini :
– Tenez, dit-il au vieillard, vous pouvez vous vanter d’avoir là une paire de culottes comme aucun tailleur de la Calabre n’est capable de vous en faire. Il est vrai aussi, ajouta-t-il à demi-voix, que, si vous êtes homme de parole, vous allez me rendre un service que vous seul pouvez me rendre.
Le diable prit les culottes, les examina d’un air de satisfaction qui ne laissait rien à désirer à l’amour-propre de maître Térence. Puis, après avoir eu la précaution de passer sa queue par le trou ménagé à cet effet, il les fit glisser du bout de ses pieds à leur place naturelle, sans avoir eu la peine d’ôter les anciennes, attendu que, comptant sans doute sur celles-là, il s’était contenté de passer simplement un habit et un gilet ; puis il serra la boucle de la ceinture, boutonna les jarretières, et se regarda avec satisfaction dans le miroir cassé que maître Térence mettait à la disposition de ses pratiques pour qu’elles jugeassent incontinent du talent de leur honorable habilleur. Les culottes allaient comme si, au lieu de prendre mesure sur don Girolamo, on l’avait prise sur le vieillard lui-même.
– Maintenant, dit le vieillard après avoir fait trois ou quatre pliés à la manière des maîtres de danse, pour assouplir le vêtement au moule qu’il recouvrait ; maintenant tu as tenu ta parole, à mon tour de tenir la mienne : et, prenant son violon et son archet, il se mit à jouer un cotillon si vif et si dansant, qu’au premier accord maître Térence se trouva debout sur son établi, comme si la main de l’ange qui portait Habacuc[46] l’avait soulevé par les cheveux, et qu’aussitôt il se mit à sauter avec une frénésie dont, même à l’époque où il passait pour un beau danseur, il n’avait jamais eu l’idée. Mais ce ne fut pas tout, ce délire chorégraphique fut aussitôt partagé par tous les objets qui se trouvaient dans la chambre, la pelle donna la main aux pincettes et les tabourets aux chaises ; les ciseaux ouvrirent leurs jambes, les épingles et les aiguilles se dressèrent sur leurs pointes, et un ballet général commença, dont maître Térence était le principal acteur, et dont tous les objets environnants étaient les accessoires. Pendant ce temps, le vieillard se tenait au milieu de la chambre, battant la mesure de son pied fourchu, et indiquant d’une voix grêle les figures les plus fantastiques, qui étaient à l’instant même exécutées par le tailleur et ses acolytes, et pressant toujours la mesure de façon que non seulement maître Térence paraissait hors de lui-même, mais encore que la pelle et les pincettes étaient rouges comme si elles sortaient du feu, que les chaises et les tabourets s’échevelaient, et que l’eau coulait le long des ciseaux, des épingles et des aiguilles, comme s’ils étaient en nage ; enfin, à un dernier accord plus violent que les autres, la tête de maître Térence alla frapper le plafond avec une telle violence, que toute la maison en fut ébranlée, et que la porte de la chambre à coucher s’ouvrant, la signora Judith parut sur le seuil.
Soit que le terme du ballet fût arrivé, soit que cette apparition stupéfiât le vieillard lui-même, à la vue de la digne femme la musique cessa. Aussitôt maître Térence retomba assis sur son établi, la pelle et les pincettes se couchèrent à côté l’une de l’autre, les tabourets et les chaises se raffermirent sur leurs quatre pieds, les ciseaux rapprochèrent leurs jambes, les épingles se renfoncèrent dans leur pelote, et les aiguilles rentrèrent dans leur étui.
Un silence de mort succéda à l’horrible brouhaha qui depuis un quart d’heure se faisait entendre.
Quant à Judith, la pauvre femme, comme on le comprend bien, était stupéfaite de colère en voyant que son mari profitait de son sommeil pour donner bal chez lui. Mais elle n’était pas femme à contenir sa rage et à rester figée en face d’un pareil outrage : elle sauta sur les pincettes afin d’étriller vigoureusement son mari ; mais, comme de son côté maître Térence était familiarisé avec son caractère, en même temps qu’elle saisissait l’arme avec laquelle elle comptait corriger le délinquant, il sautait, lui, à bas de son établi, et, saisissant le diable par sa longue queue, il se fit un rempart de son allié. Malheureusement Judith n’était pas femme à compter ses ennemis, et, comme dans certains moments il fallait qu’elle frappât n’importe sur qui, elle alla droit au vieillard qui la regardait faire de son air goguenard, et, levant sur lui la pincette, elle lui en donna de toute sa force un coup sur le front ; mais ce coup, au grand étonnement de Judith, n’eut d’autre résultat que de faire jaillir de l’endroit frappé une longue corne noire. Judith redoubla et frappa de l’autre côté, ce qui fit à l’instant même jaillir une seconde corne de la même dimension et de la même couleur. À cette double apparition, Judith commença de comprendre à qui elle avait affaire, voulut faire retraite dans sa chambre ; mais, au moment où elle allait en franchir le seuil, le vieillard porta son violon à son épaule, posa l’archet sur les cordes et commença un air de valse, mais si jovial, si entraînant, si fascinateur, que, si peu que le cœur de la pauvre Judith fût disposé à la danse, son corps, forcé d’obéir, sauta du seuil de la porte au milieu de la chambre, et se mit à valser frénétiquement, bien qu’elle jetât les hauts cris et s’arrachât les cheveux de désespoir ; tandis que Térence, sans lâcher la queue du diable, tournait sur lui-même, et que les pelles, les pincettes, les chaises, les tabourets, les ciseaux, les épingles et les aiguilles reprenaient part au ballet diabolique. Cela dura dix minutes ainsi, pendant lesquelles le vieux gentilhomme eut l’air de fort s’amuser des cris et des contorsions de Judith, qui, à la dernière mesure, finit, comme avait fait Térence, par tomber haletante sur le carreau, en même temps que tous les autres meubles, auxquels la tête tournait, roulaient pêle-mêle dans la chambre.
– Maintenant, dit le musicien avec une petite pause, comme tout cela n’est qu’un prélude et que je suis homme de parole, vous allez, mon cher Térence, ouvrir la porte ; je vais jouer un petit air pour Judith toute seule, et nous allons nous en aller danser ensemble en plein air.
Judith poussa un cri terrible en entendant ces paroles et essaya de fuir ; mais au même instant un air nouveau retentit, et Judith, entraînée par une puissance surnaturelle, se remit à sauter avec une vigueur nouvelle, tout en suppliant maître Térence, par tout ce qu’il avait de plus sacré au monde, de ne point souffrir que le corps et l’âme de sa pauvre femme suivissent un pareil guide ; mais le tailleur, sourd aux cris de Judith, comme si souvent Judith avait été sourde aux siens, ouvrit la porte comme le lui avait commandé le gentilhomme cornu ; aussitôt le vieillard s’en alla, sautillant sur ses pieds fourchus, et tirant une langue rouge comme flamme, suivi par Judith, qui se tordait les bras de désespoir tandis que ses jambes battaient les entrechats les plus immodérés et les bourrées les plus frénétiques. Le tailleur les suivit quelque temps pour voir où ils allaient comme cela, et il les vit d’abord traverser en dansant un petit jardin, puis s’enfoncer dans une ruelle qui donnait sur la mer, puis enfin disparaître dans l’obscurité. Quelque temps encore il entendit le son strident du violon, le rire aigre du vieillard et les cris désespérés de Judith ; mais tout à coup, musique, rires, gémissements cessèrent ; un bruit, comme celui d’une enclume rougie qu’on plongerait dans l’eau, leur succéda ; un éclair rapide et bleuâtre sillonna le ciel, répandant une effroyable odeur de soufre par toute la contrée, puis tout rentra dans le silence et dans l’obscurité.
Térence rentra chez lui, referma la porte à double tour, remit pelles, pincettes, tabourets, chaises, ciseaux, épingles et aiguilles en place, et alla se coucher en bénissant à la fois Dieu et le diable de ce qui venait de lui arriver.
Le lendemain, et après avoir dormi comme cela ne lui était pas arrivé depuis dix ans, Térence se leva, et, pour se rendre compte du chemin qu’avait pris sa femme, il suivit les traces du vieux gentilhomme, ce qui était on ne peut plus facile, son pied fourchu ayant laissé son empreinte d’abord dans le jardin, ensuite dans la petite ruelle, et enfin sur le sable du rivage, où il s’était perdu dans la frange d’écume qui bordait la mer.
Depuis ce moment, Térence le tailleur est l’homme le plus heureux de la terre, et n’a pas manqué, un seul jour, à ce qu’il assure, de prier soir et matin pour le digne gentilhomme qui est si généreusement venu à son aide dans son affliction.
Je ne sais si ce fut Dieu ou le diable qui s’en mêla, mais je fus loin d’avoir une nuit aussi tranquille que celle dont avait joui le bonhomme Térence la nuit du départ de sa femme ; aussi à sept heures du matin étais-je dans les rues de Palma. Comme je l’avais présumé, il n’y avait absolument rien à voir ; toutes les maisons étaient de la veille, et les deux ou trois églises où nous entrâmes datent d’une vingtaine d’années ; il est vrai qu’en échange on a du rivage de la mer, réunie dans un seul panorama, la vue de toutes les îles Ioniennes.
La nation napolitaine, toute proportion gardée et en raison de l’état politique de l’Italie actuelle, n’est ni une nation militaire comme la Prusse ni une nation guerrière comme la France : c’est une nation passionnée. Le Napolitain insulté dans son honneur, exalté par son patriotisme, menacé dans sa religion, se bat avec un courage admirable. À Naples, un duel est aussi vite et aussi bravement accepté que partout ailleurs : et s’il varie sur les préliminaires qui appartiennent à des habitudes de localités, le dénouement en est toujours mené à bout aussi vigoureusement qu’à Paris, à Saint-Pétersbourg ou à Londres. Citons quelques faits.
Le comte de Rocca Romana, le Saint-Georges de Naples, se prend de querelle avec un colonel ; le rendez-vous est indiqué à Castellamare, l’arme choisie est le sabre. Le colonel français se rend sur le terrain à cheval ; Rocca Romana prend un fiacre, arrive au lieu désigné où l’attend son adversaire ; le colonel rappelle à Rocca Romana qu’une des conditions du duel est qu’il aura lieu à cheval. – C’est vrai, répond Rocca Romana, je l’avais oublié ; mais qu’à cela ne tienne, l’oubli est facile à réparer. Aussitôt il dételle un des chevaux de son fiacre, saute sur le dos de l’animal, combat sans selle et sans bride et tue son adversaire.
À l’époque de la Restauration, c’est-à-dire vers 1815, Ferdinand, grand-père du roi actuel, de retour à Naples, qu’il avait quitté depuis dix ou douze ans, voulut rétablir les gardes du corps. En conséquence, on recruta cette troupe privilégiée dans les premières familles des deux royaumes, et on les divisa en cinq compagnies, dont trois napolitaines et deux siciliennes.
J’ai dit dans le Spéronare, et à l’article de Palerme, quelle est l’antipathie profonde qui sépare les deux peuples. On comprend donc que les Siciliens et les Napolitains ne se trouvèrent pas plutôt en contact, surtout à cette époque où les haines politiques étaient encore toutes chaudes, que les querelles commencèrent d’éclater. Quelques duels sans conséquence eurent lieu d’abord, mais bientôt on résolut de confier en quelque sorte la cause des deux peuples à deux champions choisis parmi leurs enfants. On y voulait voir non seulement une haine accomplie, mais une superstitieuse révélation de l’avenir. Le choix tomba sur le marquis de Crescimani, Sicilien, et sur le prince Mirelli, Napolitain. Ce choix fait, et accepté par les adversaires, on décida qu’ils se battraient au pistolet à vingt pas, et jusqu’à blessure grave de l’un ou de l’autre champion.
Un mot sur le prince Mirelli, dont nous allons nous occuper particulièrement.
C’était un jeune homme de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, prince de Teora, marquis de Mirelli, comte de Conza, et qui descendait en droite ligne du fameux condottiere, Dudone di Conza, dont parle le Tasse. Il était riche, il était beau, il était poète ; il avait par conséquent reçu du ciel toutes les chances d’une vie heureuse ; mais un mauvais présage avait attristé son entrée dans la vie. Mirelli était né au village de Sant’Antimo, fief de sa famille. À peine eût-on su que sa mère était accouchée d’un fils, que l’ordre fut envoyé à la chapelle d’un couvent de mettre les cloches en branle pour annoncer cet heureux événement à toute la population. Le sacristain était absent ; un moine se chargea de ce soin, mais, inhabile à cet exercice, il se laissa enlever par la volée de la corde, et au plus haut de son ascension, perdant la tête, pris par un vertige, il lâcha son point d’appui, tomba dans le chœur et se brisa les deux cuisses. Quoique mutilé ainsi, le pauvre religieux ne se traîna pas moins du chœur à la porte, où il appela au secours ; on vint à son aide, on le transporta dans sa cellule ; mais quelque soin qu’on prît de lui, il expira le lendemain.
Cet événement avait fait une grande sensation dans la famille, et cette histoire, souvent racontée au jeune Mirelli, s’était profondément gravée dans son esprit. Cependant il en parlait rarement.
Voilà l’homme que les Napolitains avaient choisi pour leur champion.
Quant au marquis Crescimani, c’était un homme digne en tout point d’être opposé à Mirelli, quoique les qualités qu’il avait reçues du ciel fussent peut-être moins brillantes que celles de son jeune adversaire.
Au jour et à l’heure dits, les deux champions se trouvèrent en présence : ni l’un ni l’autre n’était animé d’aucune haine personnelle, et ils avaient vécu jusque-là au contraire plutôt en amis qu’en ennemis.
En arrivant au rendez-vous, ils marchèrent l’un à l’autre en souriant, se serrèrent la main et se mirent à causer de choses indifférentes, tandis que les témoins réglaient les conditions du combat.
Le moment arrivé, ils s’éloignèrent de vingt pas, reçurent leurs armes toutes chargées, se saluèrent en souriant, puis, au signal donné, tirèrent tous les deux l’un sur l’autre : aucun des deux coups ne porta.
Pendant qu’on rechargeait les armes, Mirelli et Crescimani échangèrent quelques paroles sur leur maladresse mutuelle, mais sans quitter leur place. On leur remit les pistolets chargés de nouveau. Ils firent feu une seconde fois, et, cette fois, comme l’autre, ils se manquèrent tous deux.
Enfin, à la troisième décharge Mirelli tomba.
Une balle l’avait percé à jour au-dessus des deux hanches ; on le crut mort, mais lorsqu’on s’approcha de lui, on vit qu’il n’était que blessé. Il est vrai que la blessure était terrible ; la balle lui avait traversé tout le corps, et avait en passant ouvert le tube intestinal.
On fit approcher une voiture pour transporter le blessé chez lui ; on voulut le soutenir pour l’aider à y monter ; mais il écarta de la main ceux qui lui offraient leur secours, et, se relevant vivement par un effort incroyable sur lui-même, il s’élança dans la voiture en disant :
– Allons donc ! il ne sera pas dit que j’aie eu besoin d’être soutenu pour monter, fût-ce dans mon corbillard !
À peine fut-il entré dans la voiture que la douleur reprit le dessus, et il s’évanouit. Arrivé chez lui, il voulut descendre comme il était monté ; mais on ne le souffrit point. Deux amis le prirent à bras et le portèrent sur son lit.
On envoya chercher le meilleur chirurgien de Naples, le docteur Penza ; c’était un homme qui s’était fait dans la science un nom européen. Le docteur sonda la blessure et dit qu’il ne répondait de rien, mais qu’en tout cas la cure serait longue et horriblement douloureuse.
– Faites ce que vous voudrez, docteur, dit Mirelli. Marius n’a pas jeté un cri pendant qu’on lui disséquait la jambe, je serai muet comme Marius.
– Oui, dit le docteur ; mais lorsque le chirurgien en eut fini avec la jambe droite, Marius ne voulut jamais lui donner la gauche. N’allez pas me laisser entreprendre une opération et m’arrêter au milieu.
– Vous irez jusqu’au bout, docteur, soyez tranquille, répondit Mirelli ; mon corps vous appartient, et vous pouvez l’anatomiser tout à votre aise.
Sur cette assurance le docteur commença.
Mirelli tint sa parole ; mais à mesure que la nuit s’approcha, il parut plus agité, plus inquiet, il avait une fièvre terrible. Sa mère le gardait avec deux de ses amis. Vers les onze heures, il s’endormit, mais au premier coup de minuit il se réveilla. Alors sans paraître voir ceux qui étaient là, il s’appuya sur son coude et parut écouter. Il était pâle comme un mort, mais ses yeux étaient ardents de délire. Peu à peu ses regards se fixèrent sur une porte qui donnait dans un grand salon. Sa mère se leva et lui demanda s’il avait besoin de quelque chose.
– Non, rien, répondit Mirelli, c’est lui qui vient.
– Qui, lui ? demanda sa mère avec inquiétude.
– Entendez-vous le traînement de sa robe dans le salon ? s’écria le malade. L’entendez-vous ? Tenez, il vient, il s’approche ; voyez ; la porte s’ouvre… sans que personne la pousse… Le voilà… le voilà !… il entre… il se traîne sur ses cuisses brisées… il vient droit à mon lit. Lève ton froc, moine, lève ton froc, que je voie ton visage. Que veux-tu ?… parle… voyons !… viens-tu pour me chercher ?… d’où sors-tu ?… de la terre… Tenez, voyez-vous ?… il lève les deux mains ; il les frappe l’une contre l’autre ; elles rendent un son creux, comme si elles n’avaient plus de chair… Eh bien ! oui, je t’écoute, parle !
Et Mirelli, au lieu de chercher à fuir la terrible vision, s’approchait au bord de son lit comme pour entendre ses paroles ; mais au bout de quelques secondes d’attention, pendant lesquelles il resta dans la pose d’un homme qui écoute, il poussa un profond soupir et tomba sur son lit en murmurant :
– Le moine de Sant’Antimo !
C’est alors qu’on se rappela seulement cet événement arrivé le jour de sa naissance, c’est-à-dire vingt-cinq ans auparavant, et qui, conservé toujours vivant dans la pensée du jeune homme, prenait corps au milieu de son délire.
Le lendemain, soit que Mirelli eût oublié l’apparition, soit qu’il ne voulût donner aucun détail, il répondit à toutes les questions qui lui furent faites qu’il ignorait complètement ce qu’on voulait lui dire.
Pendant trois mois, l’apparition infernale se renouvela chaque nuit, détruisant ainsi en quelques minutes les progrès que le reste du temps le blessé faisait vers la guérison. Mirelli ressemblait à un spectre lui-même. Enfin une nuit il demanda instamment à rester seul, avec tant d’insistance que sa mère et ses amis ne purent s’opposer à sa volonté. À neuf heures, tout le monde ayant quitté sa chambre, il mit son épée sous le chevet de son lit et attendit. Sans qu’il le sût, un de ses amis était caché dans une chambre voisine, voyant par une porte vitrée et prêt à porter secours au malade s’il en avait besoin. À dix heures il s’endormit comme d’habitude, mais au premier coup de minuit il s’éveilla. Aussitôt on le vit se soulever sur son lit et regarder la porte de son regard fixe et ardent ; un instant après il essuya son front, d’où la sueur ruisselait ; ses cheveux se dressèrent sur sa tête, un sourire passa sur ses lèvres : puis, saisissant son épée, il la tira hors du fourreau, bondit hors de son lit, frappa deux fois comme s’il eût voulu poignarder quelqu’un avec la pointe de sa lame, et, jetant un cri, il tomba évanoui sur le plancher.
L’ami qui était en sentinelle accourut et porta Mirelli sur son lit ; celui-ci serrait si fortement la garde de son épée qu’on ne put la lui arracher de la main.
Le lendemain, il fit venir le supérieur de Sant’Antimo et lui demanda, dans le cas où il mourrait des suites de sa blessure, à être enterré dans le cloître du couvent, réclamant la faveur, en supposant qu’il en échappât cette fois, pour l’époque où sa mort arriverait, quelle que fût cette époque et en quelque lieu qu’il expirât. Puis il raconta à ses amis qu’il avait résolu la veille de se débarrasser du fantôme en luttant corps à corps, mais qu’ayant été vaincu, il lui avait promis enfin de se faire enterrer dans son couvent ; promesse qu’il n’avait pas voulu lui accorder jusque-là, tant il lui répugnait de paraître céder à une crainte, même religieuse et surnaturelle.
À partir de ce moment, la vision disparut, et neuf mois après Mirelli était complètement guéri.
– Mettez-vous là, me dit le vieillard en approchant une chaise du couvert qui m’était destiné. C’était la place de mon pauvre François.
– Écoutez, père, lui dis-je, si vous n’étiez pas une âme puissante, un cœur plein de religion, un homme selon Dieu, je ne vous demanderais ni ce qu’était votre fils, ni comment il est mort ; mais vous croyez, et, par conséquent, vous espérez. Comment François vous a-t-il donc quitté ici-bas pour aller vous attendre au ciel ?
– Vous avez raison, répondit le vieillard, et vous me faites du bien en me parlant de mon fils ; quand nous ne sommes que nous trois, Fidèle, ma fille et moi, peut-être l’oublions-nous parfois, ou avons-nous l’air de l’oublier, pour ne pas nous affliger les uns les autres ; mais, dès qu’un étranger entre, qui nous rappelle son âge, dès qu’il dépose son bâton où François déposait sa carabine, dès qu’il prend au foyer ou à table la place que prenait habituellement celui qui nous a quittés, alors nous nous regardons tous les trois, et nous voyons bien que la blessure n’est pas cicatrisée encore et demande à saigner des larmes : n’est-ce pas, Marianne, n’est-ce pas, mon pauvre Fidèle ?
La veuve et le chien s’approchèrent en même temps du vieillard : l’une lui tendit la main, l’autre lui posa sa tête sur le genou. Quelques larmes silencieuses coulèrent sur les joues du père et de la femme ; le chien poussa un gémissement plaintif.
– Oui, continua le vieillard, un jour il rentra, venant de Speringen, qui est à cinq lieues d’ici, du côté d’Altorf[48] ; il tenait sur son bras celui-ci – le vieillard étendit la main et la posa sur la tête de Fidèle –, qui n’était pas plus gros que le poing. Il l’avait trouvé sur un fumier où on l’avait jeté avec deux autres de ses frères ; mais les autres étaient tombés sur un pavé et s’étaient tués. On lui fit chauffer du lait, et on commença de le nourrir comme un enfant, avec une cuiller : ce n’était pas commode ; mais enfin la pauvre petite bête était là, on ne pouvait pas la laisser mourir de faim.
« Le lendemain, Marianne, en ouvrant la porte, trouva une belle chienne sur le seuil de la maison ; elle entra comme si elle était chez elle, alla droit à la corbeille où était Fidèle, et lui donna à téter ; c’était sa mère ; elle avait fait, par la montagne, et conduite par son instinct, la même route que François ; la chose finie, et lorsque le petit eut bu, elle sortit et reprit la route de Speringen. À cinq heures, elle revint pour remplir le même office, repartit ensuite de la même manière qu’elle avait déjà fait, et le lendemain, en ouvrant la porte, on la retrouva de nouveau sur le seuil.
« Elle fit de cette manière, pendant six semaines, et deux fois par jour, le chemin de Speringen en aller et retour, c’est-à-dire vingt lieues ; car son maître lui avait laissé un chien à Sissigen, et François avait apporté l’autre ici ; de sorte qu’elle se partageait entre ses deux petits : dans tous les animaux de la création, depuis le chien jusqu’à la femme, le cœur d’une mère est toujours une chose sublime. Au bout de ce temps, on ne la vit plus que tous les deux jours. Car Fidèle commençait à pouvoir manger ; puis elle ne vint plus que toutes les semaines, puis enfin on ne l’aperçut plus qu’à des espaces éloignés et à la manière d’une voisine de campagne qui fait sa visite.
« François était un hardi chasseur de montagnes ; il était rare que la carabine que vous voyez là suspendue au-dessus de la cheminée envoyât une balle qui se perdît ; presque tous les jours nous le voyions descendre de la montagne avec un chamois sur les épaules ; sur quatre, nous en gardions un et nous en vendions trois : c’était un revenu de plus de cent louis par an. Nous eussions mieux aimé que François ne gagnât que la moitié de cette somme à un autre métier ; mais François était encore plus chasseur par goût que par état, et vous savez ce que c’est que cette passion dans nos montagnes.
« Un jour, un Anglais passa chez nous. François venait de tuer un superbe lammer-geyer[49] ; l’oiseau avait seize pieds d’envergure ; l’Anglais demanda si l’on ne pourrait pas en avoir un pareil vivant ; François répondit qu’il fallait le prendre dans l’aire, et que cela se pouvait seulement au mois de mai, époque de la pondaison des aigles. L’Anglais offrit douze louis de deux aiglons, tira l’adresse d’un négociant de Genève qui était en correspondance avec lui, et qui se chargerait de les lui faire passer, donna à François deux louis d’arrhes, et lui dit que son correspondant lui remettrait le reste de la somme contre les deux aiglons.
« Nous avions oublié, Marianne et moi, la visite de l’Anglais, lorsqu’au printemps d’ensuite François nous dit un soir en rentrant :
« – À propos, j’ai trouvé un nid d’aigle.
« Nous tressaillîmes tous deux, Marianne et moi, et cependant c’était une chose bien simple qu’il nous disait, et il nous l’avait déjà dite bien souvent.
« – Où cela ? lui demandai-je.
« – Dans le Frohn-Alp.
Le vieillard étendit le bras vers la fenêtre.
– C’est, dit-il, cette grande montagne à la tête neigeuse que vous apercevez d’ici.
Je fis de la tête signe que je la voyais.
– Trois jours après, François sortit comme d’habitude avec sa carabine. Je l’accompagnai pendant une centaine de pas ; car j’allais moi-même à Zug, et je ne devais revenir que le lendemain. Marianne nous regardait aller tous les deux ; François l’aperçut sur le pas de la porte, lui fit de la main un signe d’adieu, lui cria à ce soir et s’enfonça dans le bois de sapins, jusqu’à la lisière duquel nous avons été aujourd’hui.
« Le soir vint sans que François reparût ; mais cela n’inquiéta pas trop Marianne, parce qu’il arrivait souvent que François couchât dans la montagne.
– Pardon, mon père, pardon, vous vous trompez, interrompit la veuve, chaque fois que François tardait, j’étais fort tourmentée, et ce soir-là, comme si j’avais eu des pressentiments, j’étais plus tourmentée encore que d’habitude. D’ailleurs, j’étais seule, vous n’étiez pas là pour me rassurer ; Fidèle, que François n’avait point emmené, était parti dans la journée pour rejoindre son maître ; il était tombé de la neige vers la brune, le vent était froid et triste ; je regardais dans le foyer des flammes bleuâtres pareilles à ces feux follets qui courent dans les cimetières. Je frissonnais à chaque instant, j’avais peur, et je ne savais de quoi. Les bœufs étaient tourmentés dans l’étable, et mugissaient tristement comme lorsqu’il y a un loup qui rôde dans la montagne ; tout à coup j’entendis quelque chose éclater derrière moi ; c’était cette petite glace que vous nous aviez donnée le jour de notre mariage, et qui se brisait toute seule comme vous la voyez encore aujourd’hui. Je me levai et j’allai me mettre à genoux devant le crucifix ; j’avais commencé de prier à peine, que je crus entendre dans la montagne le hurlement d’un chien qui se lamentait ; je me levai toute droite ; je sentis courir un frisson par tout mon corps. En ce moment, le christ, mal attaché, tomba et brisa un de ses bras d’ivoire ; je me baissai pour le ramasser, mais j’entendis un second hurlement plus rapproché ; je laissai le christ à terre, et ce fut un sacrilège, sans doute, mais j’avais cru reconnaître la voix de Fidèle. Je courus à la porte, la main sur la clef, n’osant pas ouvrir, les yeux fixés sur cette croix de bois noir, où il ne restait plus que la tête de mort et les deux os ; ce n’était plus un signe d’espérance, c’était un symbole de mort. J’étais ainsi, tremblante et glacée, lorsqu’un violent coup de vent ouvrit la fenêtre et éteignit la lampe. Je fis un pas pour aller fermer cette fenêtre et rallumer cette lampe ; mais au même instant un troisième hurlement retentit à la porte même ; je m’élançai, je l’ouvris ; c’était Fidèle tout seul. Il sauta après moi comme d’habitude ; mais au lieu de me caresser, il me prit par ma robe et me tira. Je devinai qu’il y avait pour François danger de mort, toute ma force me revint ; je ne fermai ni porte ni fenêtre. Je m’élançai dehors ; Fidèle marcha devant moi, je suivis.
« Au bout d’une heure, je n’avais plus de souliers, mes vêtements étaient en lambeaux, le sang coulait de ma figure et de mes mains, je marchais pieds nus sur la neige, sur les épines, sur les cailloux ; je ne sentais rien. De temps en temps j’avais envie de crier à François que j’arrivais à son secours, mais je ne pouvais pas, ou plutôt je n’osais pas.
« Partout où Fidèle passa, je passai ; vous dire où et comment, je n’en sais rien. Une avalanche tomba de la montagne, j’entendis un bruit pareil à celui du tonnerre, je sentis tout vaciller comme dans un tremblement de terre ; je me cramponnai à un arbre, l’avalanche passa. Je fus entraînée par un torrent, je me sentis rouler quelque temps, puis j’allai me heurter contre un roc auquel je me retins, et, sans savoir comment, je me retrouvai sur mes pieds et hors de l’eau. Je vis briller les yeux d’un loup dans un buisson qui se trouvait sur ma route ; je marchai droit au buisson, sentant que j’étranglerais l’animal s’il osait m’attaquer ; le loup eut peur et prit la fuite. Enfin, au point du jour, toujours guidée par Fidèle, j’arrivai au bord d’un précipice au-dessus duquel planait un aigle ; je vis quelque chose au fond, comme un homme couché ; je me laissai couler sur un rocher en pente, et je tombai près du cadavre de François.
« Le premier moment fut tout à la douleur : je ne cherchai pas comment il s’était tué ; je me couchai sur lui, je tâtai son cœur, ses mains, sa figure, tout était froid, tout était mort ; je crus que j’allais mourir aussi, mais je pus pleurer.
« Je ne sais combien de temps je restai ainsi ; enfin je levai la tête et je regardai autour de moi.
« Près de François était une femelle d’aigle étranglée ; sur la pointe d’un roc, un petit aiglon vivant, triste et immobile comme un oiseau sculpté, et dans l’air le mâle décrivant des cercles éternels et faisant entendre de temps en temps un cri aigu et plaintif ; quant à Fidèle, haletant et mourant lui-même, il était couché près de son maître et léchait son visage couvert de sang.
« François avait été surpris par le père et la mère : attaqué par eux au moment, sans doute, où il venait de s’emparer de leur petit, et forcé de détacher ses mains du roc à pic contre lequel il gravissait, il était tombé étranglant celui des deux aigles qui s’était abattu sur lui, et dont les serres étaient encore marquées sur son épaule.
– Voilà pourquoi nous aimons tant Fidèle, voyez-vous, continua le vieillard ; sans lui le corps de François aurait été dévoré par les loups et par les vautours, tandis que, grâce à lui, il est tranquillement couché dans une tombe chrétienne, sur laquelle, de temps en temps, lorsque la résignation nous manque, nous pouvons aller prier…
Je compris que Jacques et Marianne avaient besoin de rester seuls, et au lieu de me mettre à table, je sortis.
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Mai 2010
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[1] Bâton de pèlerin. (Note du correcteur – ELG.)
[2] Histoire de sainte Marthe.
[3] Évangile selon saint Luc.
[4] Évangile selon saint Luc.
[5] Village à l’est de Jérusalem. (Note du correcteur – ELG.)
[6] Mesure de Grèce antique, env. 157,5 m. (Note du correcteur – ELG.)
[7] Évangile selon saint Jean.
[8] Évangile selon saint Jean.
[9] En les remettant trois fois à la forge : terme caractéristique que nous avons voulu conserver et que nous nous empressons d’expliquer à nos lecteurs.
[10] Arbrisseau méditerranéen. (Note du correcteur – ELG.)
[11] Le travail est un appareil en charpente, au milieu duquel on attache le cheval que l’on veut ferrer.
[12] À Remagen, aux environs de Bonn. (Note du correcteur – ELG.)
[13] Vase à boire du Moyen-Âge. (Note du correcteur – ELG.)
[14] Résidence d’été de Charlemagne. (Note du correcteur – ELG.)
[15] Dans l’île du même nom au milieu du Rhin. (Note du correcteur – ELG.)
[16] À 25 kms au sud de Coblence, sur le Rhin. (Note du correcteur – ELG.)
[17] Château Katz, à Saint-Goarshausen, sur l’autre rive. (Note du correcteur – ELG.)
[18] Village en face du rocher de la Lorelei. (Note du correcteur – ELG.)
[19] Crus de vins blancs du Rhin. (Note du correcteur – ELG.)
[20] Certainement Odenwald, aux confins du Bade-Wurtemberg, de la Bavière et de la Hesse. (Note du correcteur – ELG.)
[21] Vol, brigandage. (Note du correcteur – ELG.)
[22] Coarraze, près de Pau (voir « Histoire de l’Esprit familier du Seigneur de Corasse », de Froissart, XIVe) (Note du correcteur – ELG.)
[23] Au Portugal (1385) (Note du correcteur – ELG.)
[24] Menteur. (Note du correcteur – ELG.)
[25] Baguette de houx. (Note du correcteur – ELG.)
[26] Le nom s’orthographie également avec un t à la place du d. (N. d. E.)
[27] Décapiter. (Note du correcteur – ELG.)
[28] Excréments. (Note du correcteur – ELG.)
[29] Actuellement : Drachenfels (Sieben Gebirge), voir « Le rocher du Dragon » (Note du correcteur – ELG.)
[30] Trilby ou le Lutin d’Argail (Charles Nodier, 1822) (Note du correcteur – ELG.)
[31] Affluent du Rhin venant de la Forêt Noire. (Note du correcteur – ELG.)
[32] Mummelsee, en Forêt Noire, à 35 kms à l’est de Strasbourg. (Note du correcteur – ELG.)
[33] Cultivateur de chanvre. (Note du correcteur – ELG.)
[34] Pierre fine rouge. (Note du correcteur – ELG.)
[35] Altdorf, canton d’Uri, en Suisse. (Note du correcteur – ELG.)
[36] Entre Göschenen (nord) et Andermatt (sud) (Note du correcteur – ELG.)
[37] Kuppenheim, entre Rastatt et Gaggenau, près de Karlsruhe. (Note du correcteur – ELG.)
[38] Un boa gigantesque qui arrêta l’armée romaine entre Utique et Carthage. (Note du correcteur – ELG.)
[39] Pourboire. (Note du correcteur – ELG.)
[40] J’espère qu’on nous croit assez instruit en histoire pour que ce ne soit pas nous qu’on accuse d’avoir fait tuer, sous Tibère, un esclave qui portait la litière d’Octave.
[41] Mons fractus. (Mont Pilate, au sud de Lucerne) (Note du correcteur – ELG.)
[42] Représentant du seigneur en matière de justice. (Note du correcteur – ELG.)
[43] Actuellement Koenigstein im Taunus, près de Mayence. (Note du correcteur – ELG.)
[44] À Séville, en Espagne. (Note du correcteur – ELG.)
[45] À Pise, en Italie (Note du correcteur – ELG.)
[46] Prophète de l’Ancien Testament. (Note du correcteur – ELG.)
[47] Village au nord de Naples. (Note du correcteur – ELG.)
[48] Voir « Le pont du Diable ». (Note du correcteur – ELG.)
[49] Vautour des Alpes.