Alexandre Dumas

 

 

 

JOSEPH BALSAMO

Mémoires d’un médecin

Tome I

 

 

(1846 – 1848)

 

 

 

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » - http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE

 

Introduction I Le Mont-Tonnerre

Introduction II Celui qui est

Introduction III L P D

Chapitre I L’orage

Chapitre II Althotas

Chapitre III Lorenza Feliciani

Chapitre IV Gilbert

Chapitre V Le baron de Taverney

Chapitre VI Andrée de Taverney

Chapitre VII Eurêka

Chapitre VIII Attraction

Chapitre IX La voyante

Chapitre X Nicole Legay

Chapitre XI Maîtresse et chambrière

Chapitre XII Au jour

Chapitre XIII Philippe de Taverney

Chapitre XIV Marie-Antoinette-Josèphe, archiduchesse d’Autriche

Chapitre XV Magie

Chapitre XVI Le baron de Taverney croit enfin entrevoir un petit coin de l’avenir

Chapitre XVII Les vingt-cinq louis de Nicole

Chapitre XVIII Adieux à Taverney

Chapitre XIX L’écu de Gilbert

Chapitre XX Où Gilbert commence à ne plus tant regretter d’avoir perdu son écu

Chapitre XXI Où l’on fait connaissance avec un nouveau personnage

Chapitre XXII Le vicomte Jean

Chapitre XXIII Le petit lever de madame la comtesse du Barry

Chapitre XXIV Le roi Louis XV

Chapitre XXV La salle des Pendules

Chapitre XXVI La cour du roi Pétaud

Chapitre XXVII Madame Louise de France

Chapitre XXVIII Loque, Chiffe et Graille

Chapitre XXIX Madame de Béarn

Chapitre XXX Le Vice

Chapitre XXXI Le brevet de Zamore

Chapitre XXXII Le roi s’ennuie

Chapitre XXXIII Le roi s’amuse

Chapitre XXXIV Voltaire et Rousseau

Chapitre XXXV Marraine et filleule

Chapitre XXXVI La cinquième conspiration du maréchal de Richelieu

Chapitre XXXVII Ni coiffeur, ni robe, ni carrosse

Chapitre XXXVIII La présentation

Chapitre XXXIX Compiègne

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

 

 

Introduction I
Le Mont-Tonnerre

Sur la rive gauche du Rhin, à quelques lieues de la ville impériale de Worms, vers l’endroit où prend sa source la petite rivière de Selz, commencent les premiers chaînons de plusieurs montagnes dont les croupes hérissées paraissent s’enfuir vers le nord, comme un troupeau de buffles effrayés qui disparaîtrait dans la brume.

 

Ces montagnes qui, dès leur talus, dominent déjà un pays à peu près désert, et qui semblent former un cortège à la plus haute d’entre elles, portent chacune un nom expressif qui désigne une forme ou rappelle une tradition : l’une est la Chaise du Roi, l’autre la Pierre des Eglantiers, celle-ci le Roc des Faucons, celle-là la Crête du Serpent.

 

La plus élevée de toutes, celle qui s’élance le plus haut vers le ciel, ceignant son front granitique d’une couronne de ruines, est le Mont-Tonnerre.

 

Quand le soir épaissit l’ombre des chênes, quand les derniers rayons du soleil viennent dorer en mourant les hauts pitons de cette famille de géants, on dirait alors que le silence descend peu à peu de ces sublimes degrés du ciel jusqu’à la plaine, et qu’un bras invisible et puissant développe de leurs flancs, pour l’étendre sur le monde fatigué par les bruits et les travaux de la journée, ce long voile bleuâtre au fond duquel scintillent les étoiles. Alors tout passe insensiblement de la veille au sommeil. Tout s’endort sur la terre et dans l’air.

 

Seule au milieu de ce silence, la petite rivière dont nous avons déjà parlé, le Selzbach, comme on l’appelle dans le pays, poursuit son cours mystérieux sous les sapins de la rive ; et quoique ni jour ni nuit ne l’arrêtent, car il faut qu’elle se jette dans le Rhin qui est son éternité à elle, quoique rien ne l’arrête, disons-nous, le sable de son lit est si frais, ses roseaux sont si flexibles, ses roches si bien ouatées de mousses et de saxifrages, que pas un de ses flots ne bruit de Morsheim, où elle commence, jusqu’à Freiwenheim, où elle finit.

 

Un peu au-dessus de sa source, entre Albishein et Kircheim-Poland, une route sinueuse creusée entre deux parois abruptes et sillonnée de profondes ornières conduit à Danenfels. Au delà de Danenfels la route devient un sentier, puis le sentier lui-même diminue, s’efface, se perd, et l’œil cherche en vain autre chose sur le sol que la pente immense du Mont-Tonnerre, dont le mystérieux sommet, visité si souvent par le feu du Seigneur, qui lui a donné son nom, se dérobe derrière une ceinture d’arbres verts, comme derrière un mur impénétrable. En effet, une fois arrivé sous ces arbres touffus comme les chênes de l’antique Dodone, le voyageur peut continuer son chemin sans être aperçu de la plaine, même en plein jour, et son cheval fût-il plus ruisselant de grelots qu’une mule espagnole, on n’entendra point le bruit de ses grelots ; fût-il caparaçonné de velours et d’or comme un cheval d’empereur, pas un rayon d’or ou de pourpre ne percera le feuillage, tant l’épaisseur de la forêt étouffe le bruit, tant l’obscurité de son ombre éteint les couleurs.

 

Aujourd’hui encore que les montagnes les plus élevées sont devenues de simples observatoires, aujourd’hui encore que les légendes les plus poétiquement terribles n’éveillent qu’un sourire de doute sur les lèvres du voyageur, aujourd’hui encore cette solitude effraie et rend si vénérable cette partie de la contrée, que quelques maisons de chétive apparence, sentinelles perdues des villages voisins, ont seules apparu, à distance de cette ceinture magique, pour témoigner de la présence de l’homme dans ce pays.

 

Ceux qui habitent ces maisons égarées dans la solitude sont des meuniers qui laissent gaiement la rivière broyer leur blé dont ils vont porter la farine à Rockenhausen et à Alzey, ou des bergers qui, en menant paître leurs troupeaux dans la montagne, tressaillent parfois, eux et leurs chiens, au bruit de quelque sapin séculaire qui tombe de vieillesse dans les profondeurs inconnues de la forêt.

 

Car les souvenirs du pays sont lugubres, nous l’avons déjà dit, et le sentier qui se perd au delà de Danenfels, au milieu des bruyères de la montagne, n’a pas toujours, disent les plus braves, conduit d’honnêtes chrétiens au port de leur salut.

 

Peut-être même quelqu’un d’entre ses habitants d’aujourd’hui a-t-il entendu raconter autrefois à son père ou à son aïeul ce que nous allons essayer de raconter nous-mêmes aujourd’hui.

 

Le 6 mai 1770, à l’heure où les eaux du grand fleuve se teignent d’un reflet blanc irisé de rose, c’est-à-dire au moment où, pour tout le Rhingau, le soleil descend derrière l’aiguille de la cathédrale de Strasbourg, qui la coupe en deux hémisphères de feu, un homme qui venait de Mayence, après avoir traversé Alzey et Kircheim-Poland, apparut au delà du village de Danenfels, suivit le sentier, tant que le sentier fut visible, puis, lorsque toute trace de chemin fut effacée, descendant de son cheval et le prenant par la bride, il alla sans hésitation l’attacher au premier sapin de la redoutable forêt.

 

L’animal hennit avec inquiétude, et la forêt sembla tressaillir à ce bruit inaccoutumé.

 

– Bien ! bien ! murmura le voyageur ; calme-toi, mon bon Djérid. Voici douze lieues faites, et toi, du moins, tu es arrivé au terme de ta course.

 

Et le voyageur essaya de percer avec le regard la profondeur du feuillage ; mais déjà les ombres étaient si opaques, qu’on ne distinguait que des masses noires se découpant sur d’autres masses d’un noir plus épais.

 

Cet examen infructueux achevé, le voyageur se retourna vers l’animal, dont le nom arabe indiquait à la fois l’origine et la vélocité, et, prenant à deux mains le bas de sa tête, il approcha de sa bouche ses naseaux fumants.

 

– Adieu, mon brave cheval, dit-il, si je ne te retrouve pas, adieu.

 

Et ces mots furent accompagnés d’un regard rapide que le voyageur promena autour de lui, comme s’il eût redouté ou désiré d’être entendu.

 

Le cheval secoua sa crinière soyeuse, frappa du pied la terre et hennit de ce hennissement qu’il devait, dans le désert, faire entendre à l’approche du lion.

 

Le voyageur, cette fois, se contenta de secouer la tête de haut en bas avec un sourire, comme s’il eût voulu dire :

 

– Tu ne te trompes pas, Djérid, le danger est bien ici.

 

Mais alors, décidé sans doute d’avance à ne pas combattre ce danger, l’aventureux inconnu tira de ses arçons deux beaux pistolets aux canons ciselés et à la crosse de vermeil, puis avec le tire-bourre de leur baguette, il les déchargea l’un après l’autre, en extirpant la bourre et la balle, puis enfin il sema la poudre sur le gazon.

 

Cette opération terminée, il remit les pistolets dans les fontes.

 

Ce n’est pas tout.

 

Le voyageur portait à sa ceinture une épée à poignée d’acier ; il déboucla le ceinturon, le roula autour de l’épée, passa le tout sous la selle, l’assujettit avec l’étrier, de façon à ce que la pointe de l’épée correspondît à l’aine du cheval et la poignée à l’épaule.

 

Enfin, ces formalités étranges accomplies, le voyageur secoua ses bottes poudreuses, ôta ses gants, fouilla dans ses poches, et y ayant trouvé une paire de petits ciseaux et un canif à manche d’écaille, il les jeta l’un après l’autre par-dessus son épaule, sans même regarder où ils allaient tomber.

 

Cela fait, après avoir passé une dernière fois la main sur la croupe de Djérid, après avoir respiré, comme pour donner à sa poitrine tout le degré de dilatation qu’elle pouvait acquérir, le voyageur chercha inutilement un sentier quelconque, et n’en voyant point, il entra au hasard dans la forêt.

 

C’est le moment, nous le croyons, de donner à nos lecteurs une idée exacte du voyageur que nous venons de faire apparaître à leurs yeux, et qui est destiné à jouer un rôle important dans le cours de notre histoire.

 

Celui qui après être descendu de cheval venait de s’aventurer si hardiment dans la forêt, paraissait être un homme de trente à trente-deux ans, d’une taille au-dessus de la moyenne, mais si admirablement pris, qu’on sentait circuler tout à la fois la force et l’adresse dans ses membres souples et nerveux. Il était vêtu d’une espèce de redingote de voyage de velours noir à boutonnières d’or ; les deux bouts d’une veste brodée apparaissaient au-dessous des derniers boutons de cette redingote, et une culotte de peau collante dessinait des jambes qui eussent pu servir de modèle à un statuaire, et dont l’on devinait la forme élégante à travers des bottes de cuir verni.

 

Quant à son visage, qui avait toute la mobilité des types méridionaux, c’était un singulier mélange de force et de finesse : son regard, qui pouvait exprimer tous les sentiments, semblait, lorsqu’il s’arrêtait sur quelqu’un, plonger dans celui sur lequel il s’arrêtait deux rayons de lumière destinés à éclairer jusqu’à son âme. Ses joues brunes avaient été, cela se voyait tout d’abord, hâlées par les rayons d’un soleil plus brûlant que le notre. Enfin, une bouche grande, mais belle de forme, s’ouvrait pour laisser voir un double rang de dents magnifiques que la haleur du teint faisait paraître plus blanches encore. Le pied était long, mais fin ; la main était petite, mais nerveuse.

 

À peine celui dont nous venons de tracer le portrait eut-il fait dix pas au milieu des noirs sapins, qu’il entendit de rapides piétinements vers l’endroit où il avait laissé son cheval. Son premier mouvement, mouvement sur l’intention duquel il n’y avait point à se tromper, fut de retourner sur ses pas ; mais il se retint. Cependant, ne pouvant résister au désir de savoir ce qu’était devenu Djérid, il se haussa sur la pointe des pieds, dardant son regard par une éclaircie ; entraîné par une main invisible qui avait dénoué sa bride, Djérid avait déjà disparu.

 

Le front de l’inconnu se plissa légèrement, et quelque chose comme un sourire crispa ses joues pleines et ses lèvres ciselées à fines arêtes.

 

Puis il continua son chemin vers le centre de la forêt.

 

Pendant quelques pas encore, le crépuscule extérieur pénétrant à travers les arbres guida sa marche ; mais bientôt ce faible reflet venant à lui manquer, il se trouva dans une nuit tellement épaisse que, cessant de voir où il mettait le pied et craignant sans doute de s’égarer, il s’arrêta.

 

– Je suis bien venu jusqu’à Danenfels, dit-il tout haut, car de Mayence à Danenfels il y a une route ; j’ai bien été de Danenfels à la Bruyère-Noire, parce que de Danenfels à la Bruyère-Noire il y a un sentier ; je suis bien venu de la Bruyère-Noire ici, quoiqu’il n’y eût ni route ni sentier, car j’apercevais la forêt ; mais ici, je suis forcé de m’arrêter : je n’y vois plus.

 

À peine ces mots étaient-ils prononcés dans un dialecte moitié français, moitié sicilien, qu’une lumière jaillit subitement à cinquante pas à peu près du voyageur.

 

– Merci, dit-il ; maintenant que cette lumière marche, je la suivrai.

 

Aussitôt la lumière marcha sans oscillation, sans secousse, avançant d’un mouvement égal, comme glissent sur nos théâtres ces flammes fantastiques dont la marche est réglée par le machiniste et le metteur en scène.

 

Le voyageur fit encore cent pas à peu près, puis il crut entendre comme un souffle à son oreille.

 

Il tressaillit.

 

– Ne te retourne pas, dit une voix à droite, ou tu es mort !

 

– Bien, répondit sans sourciller l’impassible voyageur.

 

– Ne parle pas, dit une voix à gauche, ou tu es mort !

 

Le voyageur s’inclina sans parler.

 

– Mais si tu as peur, articula une troisième voix qui, pareille à celle du père d’Hamlet, semblait sortir des entrailles de la terre, si tu as peur, reprends le chemin de la plaine, cela signifiera que tu renonces, et on te laissera retourner d’où tu viens.

 

Le voyageur se contenta de faire un geste de la main, et continua sa route.

 

La nuit était si sombre et la forêt si épaisse, que, malgré la lueur qui le guidait, le voyageur n’avançait qu’en trébuchant. Durant une heure à peu près, la flamme marcha, et le voyageur la suivit sans faire entendre un murmure, sans donner un signe de crainte.

 

Tout à coup elle disparut.

 

Le voyageur était hors de la forêt. Il leva les yeux ; à travers le sombre azur du ciel scintillaient quelques étoiles.

 

Il continua de marcher en avant dans la direction où avait disparu la lumière, mais bientôt il vit surgir devant lui une ruine, spectre d’un vieux château.

 

En même temps son pied heurta des décombres.

 

Aussitôt un objet glacé se colla sur ses tempes et mura ses yeux. Dès lors il ne vit plus même les ténèbres.

 

Un bandeau de linge mouillé emprisonnait sa tête. C’était chose convenue sans doute, c’était au moins chose à laquelle il s’attendait, car il ne fit aucun effort pour enlever ce bandeau. Seulement il étendit silencieusement la main comme fait un aveugle qui réclame un guide.

 

Ce geste fut compris, car à l’instant même une main froide, aride, osseuse, se cramponna aux doigts du voyageur.

 

Il reconnut que c’était la main décharnée d’un squelette ; mais si cette main eût été douée du sentiment, elle eût, de son côté, reconnu que la sienne ne tremblait pas.

 

Alors le voyageur se sentit rapidement entraîné pendant l’espace de cent toises.

 

Soudain la main quitta la sienne, le bandeau s’envola de son front, et l’inconnu s’arrêta : il était arrivé au sommet du Mont-Tonnerre.

Introduction II
Celui qui est

Au milieu d’une clairière formée par des bouleaux chauves de vieillesse, s’élevait le rez-de-chaussée d’un de ces châteaux en ruines que les seigneurs féodaux semèrent jadis dans l’Europe au retour des croisades.

 

Les porches sculptés de fins ornements, et dont chaque cavité, au lieu de la statue, mutilée et précipitée au pied de la muraille, recelait une touffe de bruyères ou de fleurs sauvages, découpaient sur un ciel blafard leurs ogives dentelées par les éboulements.

 

Le voyageur, en ouvrant les yeux, se trouva devant les marches humides et moussues du portique principal : sur la première de ces marches se tenait debout le fantôme à la main osseuse qui l’avait amené jusque-là.

 

Un long suaire l’enveloppait de la tête au pied ; sous les plis du linceul, ses orbites sans regard étincelaient, sa main décharnée était étendue vers l’intérieur des ruines, et semblait indiquer au voyageur, comme terme de sa route, une salle dont l’élévation au-dessus du sol cachait les parties inférieures, mais aux voûtes effondrées de laquelle on voyait trembler une lumière sourde et mystérieuse.

 

Le voyageur inclina sa tête en signe de consentement. Le fantôme monta lentement un à un et sans bruit les degrés, et s’enfonça dans les ruines ; l’inconnu le suivit du même pas tranquille et solennel sur lequel il avait toujours réglé sa marche, franchit un à un à son tour les degrés qu’avait franchis le fantôme, et entra.

 

Derrière lui se referma, aussi bruyamment qu’un mur vibrant d’airain, la porte du porche principal.

 

À l’entrée d’une salle circulaire vide, tendue de noir et éclairée par trois lampes aux reflets verdâtres, le fantôme s’était arrêté.

 

À dix pas de lui le voyageur s’arrêta à son tour.

 

– Ouvre les yeux, dit le fantôme.

 

– J’y vois, répondit l’inconnu.

 

Tirant alors avec un geste rapide et fier une épée à deux tranchants de son linceul, le fantôme frappa sur une colonne de bronze qui répondit au coup par un mugissement métallique.

 

Aussitôt et tout autour de la salle des dalles se soulevèrent et des fantômes sans nombre, pareils au premier, apparurent armés chacun d’une épée à double tranchant et prirent place sur des gradins de même forme que la salle où se reflétait particulièrement la lueur verdâtre des trois lampes et où ils semblaient, confondus avec la pierre par leur froideur et leur immobilité, des statues sur leurs piédestaux.

 

Chacune de ces statues humaines se détachait étrangement sur la draperie noire qui, comme nous l’avons dit, couvrait les murs.

 

Sept sièges étaient placés en avant du premier degré ; sur ces sièges étaient assis six fantômes qui paraissaient des chefs ; un de ces sièges était vide.

 

Celui qui était assis sur le siège du milieu se leva.

 

– Combien sommes-nous ici, mes frères ? demanda-t-il en se tournant du côté de l’assemblée.

 

– Trois cents, répondirent les fantômes d’une seule et même voix qui tonna dans la salle, puis presque aussitôt alla se briser sur la tenture funéraire des murailles.

 

– Trois cents, reprit le président, dont chacun représente dix mille associés ; trois cents épées qui valent trois millions de poignards.

 

Puis se retournant vers le voyageur.

 

– Que désires-tu ? lui demanda-t-il.

 

– Voir la lumière, répondit celui-ci.

 

– Les sentiers qui mènent à la montagne de feu sont âpres et durs ; ne crains-tu pas de t’y engager ?

 

– Je ne crains rien.

 

– Une fois que tu auras fait encore un pas en avant, il ne te sera plus permis de retourner en arrière. Songes-y.

 

– Je ne m’arrêterai qu’en touchant le but.

 

– Es-tu prêt à jurer ?

 

– Dictez-moi le serment et je le répéterai.

 

Le président leva la main, et d’une voix lente et solennelle prononça les paroles suivantes :

 

– « Au nom du Fils crucifié, jurez de briser les liens charnels qui vous attachent encore à père, mère, frères, sœurs, femme, parents, amis, maîtresses, rois, bienfaiteurs, et à tout être quelconque à qui vous auriez promis foi, obéissance ou service. »

 

Le voyageur, d’une voix ferme, répéta les paroles qui venaient de lui être dictées par le président qui, passant au deuxième paragraphe du serment, reprit avec la même lenteur et la même solennité :

 

– « De ce moment vous êtes affranchi du prétendu serment fait à la patrie et aux lois : jurez donc de révéler au nouveau chef que vous reconnaissez ce que vous avez vu ou fait, lu ou entendu, appris ou deviné, et même de rechercher et d’épier ce qui ne s’offrirait pas à vos yeux. »

 

Le président se tut, et l’inconnu répéta les paroles qu’il venait d’entendre.

 

– « Honorez et respectez l’aqua tofana, reprit le président sans changer de ton, comme un moyen prompt, sur et nécessaire de purger le globe par la mort ou l’hébétation de ceux qui cherchent à avilir la vérité ou à l’arracher de nos mains. »

 

Un écho n’eût pas plus fidèlement reproduit ces paroles que ne le fit l’inconnu ; le président reprit :

 

– « Fuyez l’Espagne, fuyez Naples, fuyez toute terre maudite, fuyez la tentation de rien révéler de ce que vous allez voir et entendre, car le tonnerre n’est pas plus prompt à frapper que ne le sera à vous atteindre, en quelque lieu que vous soyez, le couteau invisible et inévitable.

 

« Vivez au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. »

 

Il fut impossible, malgré la menace que contenaient ces dernières lignes, de surprendre aucune émotion sur le visage de l’inconnu, qui prononça la fin du serment et l’invocation qui le suivit avec un accent aussi calme qu’il en avait prononcé le commencement.

 

– Et maintenant, continua le président, ceignez le front du récipiendaire avec la bandelette sacrée.

 

Deux fantômes s’approchèrent de l’inconnu, qui inclina la tête : l’un d’eux lui appliqua sur le front un ruban aurore chargé de caractères argentés, entremêlés de la figure de Notre Dame de Lorette, l’autre en noua derrière lui les deux bouts à la naissance du col.

 

Puis ils s’écartèrent, en laissant de nouveau l’inconnu seul.

 

– Que demandes-tu ? lui dit le président.

 

– Trois choses, répondit le récipiendaire.

 

– Lesquelles ?

 

– La main de fer, le glaive de feu, les balances de diamant.

 

– Pourquoi désires-tu la main de fer ?

 

– Pour étouffer la tyrannie.

 

– Pourquoi désires-tu le glaive de feu ?

 

– Pour chasser l’impur de la terre.

 

– Pourquoi désires-tu les balances de diamant ?

 

– Pour peser les destins de l’humanité.

 

– Es-tu préparé pour les épreuves ?

 

– Le fort est préparé à tout.

 

– Les épreuves ! les épreuves ! s’écrièrent plusieurs voix.

 

– Retourne-toi, dit le président.

 

L’inconnu obéit et se trouva en face d’un homme pâle comme la mort, garrotté et bâillonné.

 

– Que vois-tu ? demanda le président.

 

– Un criminel ou une victime.

 

– C’est un traître qui, après avoir fait le serment que tu as fait, a révélé le secret de l’ordre.

 

– C’est un criminel alors.

 

– Oui. Quel châtiment a-t-il encouru ?

 

– La mort.

 

Les trois cents fantômes répétèrent :

 

– La mort !

 

Au même instant le condamné, malgré des efforts surhumains, fut entraîné dans les profondeurs de la salle : le voyageur le vit se débattre et se tordre aux mains de ses bourreaux ; il entendit sa voix sifflant à travers l’obstacle du bâillon. Un poignard étincela, reflétant comme un éclair la lueur des lampes, puis on entendit frapper un coup mat, et le bruit d’un corps tombant lourdement sur le sol retentit sourd et funèbre.

 

– Justice est faite, dit l’inconnu en se retournant vers le cercle effrayant, dont les regards avides avaient, à travers leurs suaires, dévoré ce spectacle.

 

– Ainsi, dit le président, tu approuves l’exécution qui vient d’avoir lieu ?

 

– Oui, si celui qui vient d’être frappé fut véritablement coupable.

 

– Et tu boirais à la mort de tout homme qui, comme lui, trahirait les secrets de l’association sainte ?

 

– J’y boirais.

 

– Quelle que fût la boisson ?

 

– Quelle qu’elle fût.

 

– Apportez la coupe, dit le président.

 

L’un des deux bourreaux s’approcha alors du récipiendaire et lui présenta une liqueur rouge et tiède dans un crâne humain monté sur un pied de bronze.

 

L’inconnu prit la coupe des mains du bourreau, et la levant au-dessus de sa tête :

 

– Je bois, dit-il, à la mort de tout homme qui trahira les secrets de l’association sainte.

 

Puis abaissant la coupe à la hauteur de ses lèvres, il la vida jusqu’à la dernière goutte et la rendit froidement à celui qui la lui avait présentée.

 

Un murmure d’étonnement courut par l’assemblée, et les fantômes semblèrent se regarder entre eux à travers leurs linceuls.

 

– C’est bien, dit le président. Le pistolet !

 

Un fantôme s’approcha du président, tenant d’une main un pistolet et de l’autre une balle de plomb et une charge de poudre.

 

À peine le récipiendaire daigna-t-il tourner les yeux de son côté.

 

– Tu promets donc obéissance passive à l’association sainte ? demanda le président.

 

– Oui.

 

– Même si cette obéissance devait s’exercer sur toi-même ?

 

– Celui qui entre ici n’est pas à lui, il est à tous.

 

– Ainsi, quelque ordre qu’il te soit donné par moi, tu obéiras ?

 

– J’obéirai.

 

– À l’instant même ?

 

– À l’instant même.

 

– Sans hésitation ?

 

– Sans hésitation.

 

– Prends ce pistolet et charge-le.

 

L’inconnu prit le pistolet, fit glisser la poudre dans le canon, l’assujettit avec une bourre, puis laissa tomber la balle, qu’il assura avec une seconde bourre, après quoi il amorça l’arme.

 

Tous les sombres habitants de l’étrange demeure le regardaient avec un morne silence, qui n’était interrompu que par le bruit du vent se brisant aux angles des arceaux rompus.

 

– Le pistolet est chargé, dit froidement l’inconnu.

 

– En es-tu sûr ? demanda le président.

 

Un sourire passa sur les lèvres du récipiendaire qui tira la baguette et la laissa couler dans le canon de l’arme qu’elle dépassa de deux pouces.

 

Le président s’inclina en signe qu’il était convaincu.

 

– Oui, dit-il, il est en effet chargé et bien chargé.

 

– Que dois-je en faire ? demanda l’inconnu.

 

– Arme-le.

 

L’inconnu arma le pistolet, et l’on entendit au milieu du profond silence qui accompagnait les intervalles du dialogue le craquement du chien.

 

– Maintenant, reprit le président, appuie la bouche du pistolet contre ton front.

 

Le récipiendaire obéit sans hésiter.

 

Le silence s’étendit sur l’assemblée, plus profond que jamais ; les lampes semblèrent pâlir, ces fantômes étaient bien véritablement des fantômes, car pas un n’avait d’haleine.

 

– Feu, dit le président.

 

La détente partit, la pierre étincela sur la batterie ; mais la poudre du bassinet seule prit feu, et aucun bruit n’accompagna sa flamme éphémère.

 

Un cri d’admiration s’échappa de presque toutes les poitrines, et le président, par un mouvement instinctif, étendit la main vers l’inconnu.

 

Mais deux épreuves ne suffisaient point aux plus difficiles, et quelques voix crièrent :

 

– Le poignard ! le poignard !

 

– Vous l’exigez ? demanda le président.

 

– Oui, le poignard ! le poignard ! reprirent les mêmes voix.

 

– Apportez donc le poignard, dit le président.

 

– C’est inutile, fit l’inconnu, en secouant la tête d’un air de dédain.

 

– Comment, inutile ? s’écria l’assemblée.

 

– Oui, inutile, reprit le récipiendaire d’une voix qui couvrait toutes les voix ; inutile, je vous le répète, car vous perdez un temps précieux.

 

– Que dites-vous là ? s’écria le président.

 

– Je dis que je sais tous vos secrets, que ces épreuves que vous me faites subir sont des jeux d’enfant, indignes d’occuper un instant des être sérieux. Je dis que cet homme assassiné n’est point mort ; je dis que ce sang que j’ai bu était du vin renfermé dans une outre aplatie sur sa poitrine et caché sous ses vêtements ; je dis que la poudre et les balles de ce pistolet sont tombées dans la crosse au moment où, en armant le chien, j’ai fait jouer la bascule qui les engloutit. Reprenez donc votre arme impuissante, bonne à effrayer les lâches. Relève-toi donc, cadavre menteur : tu n’épouvanteras pas les forts.

 

Un cri terrible fit retentir les voûtes.

 

– Tu connais nos mystères ! s’écria le président ; tu es donc un voyant ou un traître ?

 

– Qui es-tu ? demandèrent ensemble trois cents voix, en même temps que vingt épées étincelaient aux mains des fantômes les plus proches, et par un mouvement régulier, comme eût été celui d’une phalange exercée, venaient s’abaisser et se réunir sur la poitrine de l’inconnu.

 

Mais lui, souriant, calme, relevant la tête en secouant sa chevelure sans poudre, et retenue par le seul ruban qu’on avait noué autour de son front :

 

Ego sum qui sum, dit-il, je suis celui qui est.

 

Puis il promena ses regards sur la muraille humaine qui l’entourait étroitement. À son regard dominateur les épées s’abaissèrent par mouvements inégaux, selon que ceux que l’inconnu écrasait de ce regard cédaient instantanément à son influence ou essayaient de la combattre.

 

– Tu viens de prononcer une imprudente parole, dit le président, et sans doute tu ne l’as prononcée que parce que tu n’en connais point la portée.

 

L’étranger secoua la tête en souriant.

 

– J’ai répondu ce que je dois répondre, dit-il.

 

– D’où viens-tu donc alors ? demanda le président.

 

– Je viens du pays d’où vient la lumière.

 

– Nos instructions annoncent cependant que tu viens de Suède.

 

– Qui vient de Suède peut venir d’orient, reprit l’étranger.

 

– Une seconde fois, nous ne te connaissons pas. Qui es-tu ?

 

– Qui je suis !… Soit, reprit l’inconnu ; je vous le dirai tout à l’heure, puisque vous feignez de ne me point comprendre ; mais auparavant je veux vous dire qui vous êtes vous-mêmes.

 

Les fantômes tressaillirent, et leurs glaives s’entrechoquèrent en passant de leur main gauche dans leur main droite et en se relevant à la hauteur de la poitrine de l’inconnu.

 

– D’abord, reprit l’étranger en étendant la main vers le président, toi qui te crois un dieu et qui n’es qu’un précurseur, toi le représentant des cercles suédois, je te dirai ton nom, pour n’avoir point besoin de te dire celui des autres. Swedenborg, les anges qui causent familièrement avec toi ne t’ont-ils pas révélé que celui que tu attendais s’était mis en chemin ?

 

– C’est vrai, répondit le président en relevant son linceul pour mieux voir celui qui lui parlait ; ils me l’ont dit.

 

Et celui qui relevait son linceul, contre toutes les habitudes des rites de la société, montrait en le relevant le visage vénérable et la barbe blanchie d’un vieillard de quatre-vingts ans.

 

– Bien, reprit l’étranger, maintenant à ta gauche est le représentant du cercle anglais, qui préside la loge de la Calédonie. Salut, milord. Si le sang de votre aïeule revit en vous, l’Angleterre peut espérer que la lumière éteinte se rallumera.

 

Les épées s’abaissèrent, la colère commençait à faire place à l’étonnement.

 

– Ah ! c’est vous, capitaine ? continua l’inconnu en s’adressant au dernier chef placé à la gauche du président ; dans quel port avez-vous laissé votre beau bâtiment, que vous aimez comme une maîtresse ? C’est une brave frégate, n’est-ce pas, que la Providence, et un nom qui portera bonheur à l’Amérique ?

 

Puis se retournant vers celui qui se tenait à la droite du président :

 

– À ton tour, dit-il, prophète de Zurich, voyons regarde-moi en face, toi qui as poussé jusqu’à là divination la science physionomique, et dis tout haut si dans les lignes de mon visage tu ne reconnais pas le témoignage de ma mission.

 

Celui auquel il s’adressait recula d’un pas.

 

– Allons, continua l’étranger en s’adressant à son voisin, allons, descendant de Pélage, il s’agit de chasser une seconde fois les Maures de l’Espagne. Ce sera chose facile si les Castillans n’ont point à tout jamais perdu l’épée du Cid.

 

Le cinquième chef resta muet et immobile ; on eût dit que la voix de l’inconnu l’avait changé en pierre.

 

– Et à moi, reprit le sixième chef, allant au-devant des paroles de l’inconnu, qui semblait l’oublier, à moi, n’as-tu rien à me dire ?

 

– Si fait, répondit le voyageur en fixant sur divination un de ces regards perçants qui fouillaient les cœurs ; si fait, j’ai à te dire ce que Jésus dit à Judas : je te le dirai tout à l’heure.

 

Celui auquel il s’adressait devint plus pâle que son linceul, tandis qu’un murmure courant par toute l’assemblée semblait demander compte au récipiendaire de cette étrange accusation.

 

– Tu oublies le représentant de la France, dit le président.

 

– Celui-là n’est point parmi nous, répondit l’étranger avec hauteur, et tu le sais bien, toi qui parles, puisque voilà son siège vide. Maintenant rappelle-toi que les pièges font sourire celui qui voit dans les ténèbres, qui agit malgré les éléments et qui vit malgré la mort.

 

– Tu es jeune, reprit le président, et tu parles avec l’autorité d’un dieu… Réfléchis bien, à ton tour : l’audace n’étourdit que les hommes irrésolus ou ignorants.

 

Un sourire de suprême dédain se dessina sur les lèvres de l’étranger.

 

– Vous êtes tous irrésolus, dit-il, puisque vous ne pouvez agir sur moi ; vous êtes tous ignorants, puisque vous ne savez pas qui je suis, tandis qu’au contraire je sais, moi, qui vous êtes : donc je réussirais près de vous rien qu’avec de l’audace ; mais à quoi sert l’audace à celui qui est tout-puissant ?

 

– La preuve de cette puissance, dit le président, la preuve, donnez-nous-la.

 

– Qui vous a convoqués ? demanda l’inconnu, passant du rôle d’interrogé à celui d’interrogateur.

 

– Le cercle suprême.

 

– Ce n’est pas sans but, dit l’étranger en se retournant vers le président et vers les cinq chefs, que vous êtes venus, vous de Suède, vous de Londres, vous de New-York, vous de Zurich, vous de Madrid, vous de Varsovie, vous tous enfin, continua-t-il en s’adressant à la foule, des quatre parties du monde, pour vous réunir dans le sanctuaire de la foi terrible.

 

– Non, sans doute, répondit le président, nous venons au-devant de celui qui a fondé un empire mystérieux en orient, qui a réuni les deux hémisphères dans une communauté de croyances, qui a enlacé les mains fraternelles du genre humain.

 

– Y a-t-il un signe certain auquel vous puissiez le reconnaître ?

 

– Oui, dit le président, et Dieu a daigné me le dévoiler par l’intermédiaire de ses anges.

 

– Vous seul connaissez ce signe, alors ?

 

– Moi seul le connais.

 

– Vous n’avez révélé ce signe à personne ?

 

– À personne au monde.

 

– Dites-le tout haut.

 

Le président hésita.

 

– Dites, répéta l’étranger avec le ton du commandement, dites, car le moment de la révélation est venu !

 

– Il portera sur la poitrine, dit le chef suprême, une plaque de diamant, et sur cette plaque étincelleront les trois premières lettres d’une devise connue de lui seul.

 

– Quelles sont ces trois lettres ?

 

– L. P. D.

 

L’étranger écarta d’un mouvement rapide sa redingote et son gilet, et sur sa chemise de fine batiste apparut, resplendissante comme une étoile de flamme, la plaque de diamant sur laquelle flamboyaient les trois lettres de rubis.

 

– LUI ! s’écria le président épouvanté ; serait-ce lui ?

 

– Celui que le monde attend ! dirent avec anxiété les chefs.

 

– Le Grand Cophte ! murmurèrent trois cents voix.

 

– Eh bien ! s’écria l’étranger avec l’accent du triomphe, me croirez-vous maintenant quand je vous répéterai pour la seconde fois : Je suis celui qui est ?

 

– Oui, dirent les fantômes en se prosternant.

 

– Parlez, maître, dirent le président et les cinq chefs, le front incliné vers la terre ; parlez, et nous obéirons.

 

Introduction III
L P D

Il se fit un silence de quelques secondes, pendant lequel l’inconnu parut recueillir toutes ses pensées. Puis au bout d’un instant :

 

– Seigneurs, dit-il, vous pouvez déposer les épées qui fatiguent inutilement vos bras et me prêter une oreille attentive ; car vous aurez beaucoup à apprendre dans le peu de paroles que je vais vous adresser.

 

L’attention redoubla.

 

– La source des grands fleuves est presque toujours divine, c’est pour cela qu’elle est inconnue ; comme le Nil, comme le Gange, comme l’Amazone, je sais où je vais, mais j’ignore d’où je viens ! Tout ce que je me rappelle, c’est que le jour où les yeux de mon âme s’ouvrirent à la perception des objets extérieurs, je me trouvais dans Médine la ville sainte, courant à travers les jardins du muphti Salaaym.

 

« C’était un respectable vieillard que j’aimais comme mon père, et qui cependant n’était point mon père ; car, s’il me regardait avec tendresse, il ne me parlait qu’avec respect ; trois fois par jour il s’écartait pour laisser arriver jusqu’à moi un autre vieillard dont je ne prononce le nom qu’avec une reconnaissance mêlée d’effroi ; ce vieillard respectable, auguste réceptacle de toutes les sciences humaines, instruit par les sept esprits supérieurs dans tout ce qu’apprennent les anges pour comprendre Dieu, s’appelle Althotas ; il fut mon gouverneur, il fut mon maître ; il est encore mon ami, ami vénérable, car il a deux fois l’âge du plus âgé d’entre vous. »

 

Ce langage solennel, ces gestes majestueux, cet accent onctueux et sévère à la fois, produisirent sur l’assemblée une de ces impressions qui se résolvent en longs frémissements d’anxiété.

 

Le voyageur continua :

 

– Lorsque j’atteignis ma quinzième année, j’étais déjà initié aux principaux mystères de la nature. Je savais la botanique, non pas cette science étroite que chaque savant circonscrit à l’étude du coin du monde qu’il habite, mais je connaissais les soixante mille familles de plantes qui végètent par tout l’univers. Je savais, quand mon maître m’y forçait, en m’imposant les mains sur le front et en faisant descendre dans mes yeux fermés un rayon de la lumière céleste, je savais, par ma contemplation presque surnaturelle, plonger mon regard sous le flot des mers, et classer ces monstrueuses et indescriptibles végétations qui flottent et se balancent sourdement entre deux couches d’eau vaseuse, et couvrent de leurs rameaux gigantesques le berceau de tous ces monstres hideux et presque sans forme que la vue de l’homme n’a jamais atteints, et que Dieu doit avoir oubliés depuis le jour où les anges rebelles forcèrent à les créer son pouvoir un instant vaincu.

 

« Je m’étais en outre adonné aux langues mortes et vivantes. Je connaissais tous les idiomes qui se parlent depuis le détroit des Dardanelles jusqu’au détroit de Magellan. Je lisais ces mystérieux hiéroglyphes écrits sur ces livres de granit qu’on appelle les pyramides. J’embrassais toutes les connaissances humaines, depuis Sanchoniathon jusqu’à Socrate, depuis Moïse jusqu’à saint Jérôme, depuis Zoroastre jusqu’à Agrippa.

 

« J’avais étudié la médecine non seulement dans Hippocrate, dans Galien, dans Averrhoës, mais encore avec ce grand maître qu’on appelle la nature. J’avais surpris les secrets des Cophtes et des Druses. J’avais recueilli les semences fatales et les semences heureuses. Je pouvais, quand le simoun et l’ouragan passaient sur ma tête, livrer à leur souffle des graines qui allaient porter loin de moi la mort ou la vie, selon que j’avais condamné ou béni la contrée vers laquelle je tournais mon visage courroucé ou souriant.

 

« Ce fut au milieu de ces études, de ces travaux, de ces voyages, que j’atteignis ma vingtième année.

 

« Un jour mon maître vint me trouver dans la grotte de marbre où je me retirais pendant la grande chaleur du jour. Son visage était à la fois austère et souriant… Il tenait à la main un flacon.

 

« – Acharat, me dit-il, je t’ai toujours dit que rien ne naissait, que rien ne mourait dans le monde ; que le berceau et le cercueil étaient frères ; qu’il manquait seulement à l’homme, pour voir clair dans ses existences passées, cette lucidité qui le fera l’égal de Dieu, puisque, du jour où il aura acquis cette lucidité, il se sentira immortel comme Dieu. Eh bien ! j’ai trouvé le breuvage qui dissipe les ténèbres, en attendant que je trouve celui qui chasse la mort. Acharat, j’ai bu hier ce qui manque à ce flacon ; bois le reste aujourd’hui.

 

« J’avais une grande confiance, j’avais une vénération suprême dans mon digne maître, et cependant ma main trembla en touchant le flacon que me présentait Althotas, comme la main d’Adam dut trembler en touchant la pomme que lui offrait Ève.

 

« – Bois, me dit-il en souriant.

 

« Alors il m’imposa les mains sur la tête, comme il avait coutume de le faire lorsqu’il voulait momentanément me douer de la double vue.

 

« – Dors, me dit-il, et souviens-toi.

 

« Je m’endormis aussitôt. Alors je rêvai que j’étais couché sur un bûcher de bois de santal et d’aloès ; un ange qui passait, portant de l’orient à l’occident la volonté du Seigneur, toucha mon bûcher du bout de l’aile, et mon bûcher prit feu. Mais, chose étrange, au lieu d’être ému par la crainte, au lieu de redouter cette flamme, je m’étendis voluptueusement au milieu des langues ardentes, comme fait le phénix, qui vient puiser une nouvelle vie au principe de toute vie.

 

« Alors tout ce qu’il y avait de matériel en moi disparut, l’âme seule resta, conservant la forme du corps, mais transparente, impalpable, plus légère que l’atmosphère où nous vivons, et au-dessus de laquelle elle s’éleva. Alors, comme Pythagore, qui se souvenait avoir été au siège de Troie, je me souvins des trente-deux existences que j’avais déjà vécues.

 

« Je vis passer sous mes yeux les siècles, comme une série de grands vieillards. Je me reconnus sous les différents noms que j’avais portés depuis le jour de ma première naissance jusqu’à celui de ma dernière mort, car, vous le savez, mes frères, et c’est un des points les plus positifs de notre croyance, les âmes, ces innombrables émanations de la divinité, qui à chacun de ses souffles s’échappent de la poitrine de Dieu, les âmes remplissent l’air, elles se distribuent en une nombreuse hiérarchie, depuis les âmes sublimes jusqu’aux âmes inférieures, et l’homme qui, à l’heure de sa naissance, aspire, au hasard peut-être, une de ces âmes préexistantes, la rend à l’heure de son trépas à une carrière nouvelle et à de successives transformations. »

 

Celui qui parlait ainsi parlait avec un accent si convaincu, ses yeux se levaient au ciel avec un regard si sublime, qu’à cette période de sa pensée résumant toute sa croyance, il fut interrompu par un murmure d’admiration ; l’étonnement faisait place à l’admiration, comme la colère avait fait place à l’étonnement.

 

– Quand je me réveillai, continua l’illuminé, je sentis que j’étais plus qu’un homme ; je compris que j’étais presque un dieu.

 

« Alors je résolus de vouer non seulement mon existence actuelle, mais encore toutes les existences qui me restent à vivre, au bonheur de l’humanité.

 

« Le lendemain, comme s’il eût deviné mon projet, Althotas vint à moi et me dit :

 

« – Mon fils, il y a vingt ans que votre mère expira en vous donnant le jour ; depuis vingt ans un obstacle invincible empêche votre illustre père de se révéler à vous ; nous allons reprendre nos voyages ; votre père sera parmi ceux que nous rencontrerons, il vous embrassera, mais vous ignorerez qu’il vous a embrassé.

 

« Ainsi tout en moi, comme dans les élus du Seigneur, devait être mystérieux : passé, présent, avenir.

 

« Je dis adieu au muphti Salaaym qui me bénit et me combla de présents ; puis nous nous joignîmes à une caravane qui partait pour Suez.

 

« Pardon, seigneurs, si je m’émeus à ce souvenir ; un jour, un homme vénérable m’embrassa, et je ne sais quel tressaillement étrange remua tout mon être quand je sentis battre son cœur.

 

« C’était le chérif de La Mecque, prince très magnifique et très illustre. Il avait vu des batailles, et, d’un geste de son bras, il courbait les têtes de trois millions d’hommes. Althotas se détourna pour ne pas s’émouvoir, pour ne point se trahir peut-être, et nous continuâmes notre chemin.

 

« Nous nous enfonçâmes en Asie ; nous remontâmes le Tigre, nous visitâmes Palmyre, Damas, Smyrne, Constantinople, Vienne, Berlin, Dresde, Moscou, Stockholm, Pétersbourg, New-York, Buenos-Ayres, Le Cap, Aden ; puis, nous retrouvant presque au point d’où nous étions partis, nous gagnâmes l’Abyssinie, nous descendîmes le Nil, nous abordâmes à Rhodes, puis à Malte ; un navire était venu au-devant du nôtre à vingt lieues en mer, et deux chevaliers de l’ordre, m’ayant salué et ayant embrassé Althotas, nous avaient conduits triomphalement au palais du grand maître Pinto.

 

« Sans doute, vous allez me demander, seigneurs, comment le musulman Acharat était reçu avec tant d’honneur par ceux-là même qui jurent dans leurs vœux l’extermination des infidèles. C’est qu’Althotas, catholique et chevalier de Malte lui-même, ne m’avait jamais parlé que d’un Dieu puissant, universel, ayant, avec l’aide des anges ses ministres, établi l’harmonie générale, et ayant donné à ce tout harmonieux le beau, le grand nom de Cosmos. J’étais théosophe enfin.

 

« Mes voyages étaient achevés ; mais la vue de toutes ces villes aux noms divers, aux mœurs opposées, ne m’avait causé aucun étonnement : c’est que rien n’était nouveau pour moi sous le soleil ; c’est que pendant le cours des trente-deux existences que j’avais déjà vécu, j’avais déjà visité les mêmes villes ; c’est que la seule chose qui me frappa, c’étaient les changements qui s’étaient opérés parmi les hommes qui les peuplaient. Alors, je pus planer en esprit au-dessus des événements et suivre la marche de l’humanité. Je vis que tous les esprits tendaient au progrès, que le progrès menait à la liberté. Je vis que tous les prophètes apparus successivement avaient été suscités par le Seigneur pour soutenir la marche chancelante de l’humanité, qui, partie aveugle de son berceau, fait chaque siècle un pas vers la lumière : les siècles sont les jours des peuples.

 

« Alors je me suis dit que tant de choses sublimes ne m’avaient pas été révélées pour que je les ensevelisse en moi, que c’est vainement que la montagne renferme ses filons d’or et que l’océan cache ses perles ; car le mineur obstiné pénètre au fond de la montagne ; car le plongeur descend dans les profondeurs de l’océan, et que mieux valait, au lieu de faire comme l’océan et la montagne, faire comme le soleil, c’est-à-dire secouer mes splendeurs sur le monde.

 

« Vous comprenez donc maintenant, n’est-ce pas, que ce n’est point pour accomplir de simples rites maçonniques que je suis venu d’orient. Je suis venu pour vous dire : Frères, empruntez les ailes et les yeux de l’aigle, élevez-vous au-dessus du monde, gagnez avec moi la cime de la montagne où Satan emporta Jésus, et jetez les yeux sur les royaumes de la terre.

 

« Les peuples forment une immense phalange ; nés à différentes époques et dans des conditions diverses, ils ont pris leurs rangs et doivent arriver, chacun à son tour, au but pour lequel ils ont été créés. Ils marchent incessamment, quoiqu’ils semblent se reposer, et s’ils reculent par hasard, ce n’est pas qu’ils vont en arrière, c’est qu’ils prennent un élan pour franchir quelque obstacle ou bien pour briser quelque difficulté.

 

« La France est à l’avant-garde des nations ; mettons-lui un flambeau à la main. Ce flambeau dût-il être une torche, la flamme qui la dévorera sera un salutaire incendie, puisqu’il éclairera le monde.

 

« C’est pour cela que le représentant de la France manque ici ; peut-être eût-il reculé devant sa mission… Il faut un homme qui ne recule devant rien… j’irai en France.

 

– Vous irez en France ? reprit le président.

 

– Oui, c’est le poste le plus important… je le prends pour moi ; c’est l’œuvre la plus périlleuse… je m’en charge.

 

– Alors vous savez ce qui se passe en France ? reprit le président.

 

L’illuminé sourit.

 

– Je le sais, car je l’ai préparé moi-même : un roi vieux, timoré, corrompu, moins vieux, moins désespéré encore que la monarchie qu’il représente, siège sur le trône de France. Quelques années à peine lui restent à vivre. Il faut que l’avenir soit convenablement disposé par nous pour le jour de sa mort. La France est la clef de voûte de l’édifice ; que les six millions de mains qui se lèvent à un signe du cercle suprême déracinent cette pierre, et l’édifice monarchique s’écroulera, et le jour où l’on saura qu’il n’y a plus de roi en France, les souverains de l’Europe, les plus insolemment assis sur leur trône, sentiront le vertige leur monter au front, et d’eux-mêmes ils s’élanceront dans l’abîme qu’aura creusé ce grand écroulement du trône de saint Louis.

 

– Pardon, très vénérable maître, interrompit le chef qui se tenait à la droite du président, et qu’à son accent d’un germanisme montagnard on pouvait reconnaître pour Suisse, votre intelligence a sans doute tout calculé ?

 

– Tout, répondit laconiquement le grand Cophte.

 

– Et cependant, le très vénérable maître m’excusera de lui parler ainsi ; mais sur la cime de nos montagnes, dans le fond de nos vallées, sur les rives de nos lacs, nous sommes habitués à parler aussi librement que parlent le souffle du vent et le murmure des eaux ; cependant, je le répète, je crois le moment inopportun, car voici qu’un grand événement se prépare, et auquel la monarchie française devra sa régénération. J’ai vu, moi qui ai l’honneur de vous parler, très vénérable grand maître, j’ai vu une fille de Marie-Thérèse se diriger en grande pompe vers la France, pour unir le sang de dix-sept Césars avec celui du successeur de soixante et un rois ; et les peuples se réjouissaient aveuglément, comme ils font toujours lorsqu’on relâche ou qu’on dore leur joug. Je le répète donc en mon nom et au nom de mes frères, je crois le moment inopportun.

 

Chacun se tourna plein de recueillement vers celui qui affrontait avec tant de calme et tant de hardiesse à la fois le mécontentement du grand maître.

 

– Parle, frère, dit le grand Cophte, sans paraître ému, ton avis sera suivi s’il est bon. Nous autres, élus de Dieu, nous ne repoussons personne et nous ne sacrifions point l’intérêt d’un monde au froissement de notre amour-propre.

 

Le député de la Suisse poursuivit au milieu d’un profond silence :

 

– Dans mes études j’ai réussi, très vénérable grand maître, à me convaincre d’une vérité : c’est que toujours la physionomie des hommes révèle à l’œil qui sait y lire leurs vices et leurs vertus. L’homme compose son visage, il adoucit son regard, il fait sourire ses lèvres ; tous ces mouvements musculaires sont en sa puissance ; mais le type principal de son caractère reste en saillie, lisible et irréfragable témoignage de ce qui se passe dans son cœur. Ainsi le tigre, lui aussi, a de charmants sourires et de caressantes œillades ; mais à son front bas, à ses pommettes saillantes, à son occiput énorme, à son rictus sanglant, vous le reconnaissez tigre. Le chien, de son côté, fronce le sourcil, montre ses dents et joue la rage ; mais à son œil doux et franc, à sa face intelligente, à sa démarche obséquieuse, vous le reconnaissez serviable et amical. Dieu a écrit sur les faces de chaque créature son nom et sa qualité. Eh bien ! moi, j’ai lu sur le front de la jeune fille qui doit régner en France la fierté, le courage et la charité si tendre des filles d’Allemagne ; j’ai lu sur le visage du jeune homme qui sera son époux le sang-froid calme, la mansuétude chrétienne et l’esprit minutieux de l’observateur. Or comment un peuple, et surtout ce peuple français qui n’a pas de mémoire pour le mal et qui n’oublie jamais le bien, puisqu’il lui a suffi de Charlemagne, de saint Louis et de Henri IV pour sauvegarder vingt rois lâches et cruels ; comment un peuple qui espère toujours et qui ne désespère jamais, n’aimerait-il pas une reine jeune, belle et bonne, un roi doux, clément et bon administrateur, après l’ère désastreuse et dilapidatrice de Louis XV, après ses publiques orgies et ses sournoises vengeances, après le règne des Pompadour et des du Barry ! La France ne bénira-t-elle pas des princes qui seront le modèle des vertus que j’ai citées, et qui apporteront en dot la paix européenne ? Voilà que la dauphine, Marie-Antoinette, va traverser la frontière ; l’autel et le lit nuptial s’apprêtent à Versailles ; est-ce bien le moment de commencer par la France et pour la France, votre œuvre de réformation ? Pardonnez-moi encore, mais j’ai dû dire, très vénérable seigneur, ce que je pensais au fond de l’âme, et ce que je crois de mon devoir de soumettre à votre infaillible sagesse.

 

À ces mots, celui qui venait de parler, et que l’inconnu avait désigné sous le nom de l’apôtre de Zurich, s’inclina, recueillant le murmure flatteur des approbations unanimes, et attendit la réponse du grand Cophte.

 

Elle ne se fit point attendre, et celui-ci reprit aussitôt :

 

– Si vous lisez dans les physionomies, très illustre frère, dit-il, moi je lis dans l’avenir. Marie-Antoinette est fière ; elle s’entêtera dans la lutte et périra sous nos attaques. Le dauphin Louis-Auguste est bon et clément ; il faiblira dans la lutte et périra comme sa femme et avec sa femme ; seulement ils périront chacun par la vertu ou le défaut contraire. Ils s’estiment en ce moment, nous ne leur donnerons pas le temps de s’aimer, et dans un an ils se mépriseront. D’ailleurs, pourquoi délibérer, frères, pour savoir de quel côté vient la lumière quand cette lumière m’est révélée, à moi ; quand je viens d’orient, conduit comme les bergers par cette étoile qui annonce une seconde régénération ? Demain je me mets à l’œuvre, et avec votre concours je vous demande vingt ans pour accomplir notre œuvre ; vingt ans suffiront si nous marchons unis et forts vers un même but.

 

– Vingt ans ! murmurèrent plusieurs fantômes, c’est bien long !

 

Le grand Cophte se retourna vers ces impatients.

 

– Oui, sans doute, dit-il, c’est bien long pour quiconque se figure qu’on tue un principe comme on tue un homme, avec le couteau de Jacques Clément ou avec le canif de Damiens. Insensés !… le couteau tue l’homme, c’est vrai ; mais, pareil à l’acier régénérateur, il tranche un rameau pour en faire jaillir dix autres de la souche, et à la place du cadavre royal couché dans son tombeau, il suscite un Louis XIII, tyran stupide ; un Louis XIV, despote intelligent ; un Louis XV, idole arrosée des pleurs et du sang de ses adorateurs, comme ces monstrueuses divinités que j’ai vues dans l’Inde écraser avec un monotone sourire les femmes et les enfants qui jettent des guirlandes sur les roues de leur char. Ah ! vous trouvez que c’est trop de vingt ans pour effacer le nom de roi du cœur de trente millions d’hommes, qui naguère encore offraient à Dieu la vie de leurs enfants pour racheter celle du petit roi Louis XV ! Ah ! vous croyez que c’est une tâche facile que de rendre odieuse à la France ces fleurs de lis qui, radieuses comme les étoiles du ciel, caressantes comme les parfums de la fleur qu’elles rappellent, ont porté durant mille ans la lumière, la charité, la victoire, dans tous les coins du monde ! Essayez donc, mes frères, essayez : ce n’est pas vingt ans que je vous donne, moi, c’est un siècle !

 

« Vous êtes épars, tremblants, ignorés les uns des autres ; moi seul sais tous vos noms ; moi seul estime, pour en faire un tout, vos valeurs divisées ; moi seul suis la chaîne qui vous relie dans un grand nœud fraternel. Eh bien ! je vous le dis, philosophes, économistes, idéologues, je veux que dans vingt ans ces principes, que vous murmurez à voix basse au foyer de la famille, que vous écrivez, l’œil inquiet, à l’ombre de vos vieilles tours, que vous vous confiez les uns aux autres, le poignard à la main, pour frapper du poignard le traître ou l’imprudent qui répéterait vos paroles plus haut que vous ne le dites ; je veux – ces principes– que vous les proclamiez tout haut dans la rue, que vous les imprimiez au grand jour, que vous les fassiez répandre dans toute l’Europe par des émissaires pacifiques, ou au bout des baïonnettes de cinq cent mille soldats qui se lèveront, combattants le la liberté, avec ces principes écrits sur leurs étendards ; enfin je veux que vous, qui tremblez au nom de la tour de Londres ; vous, au nom des cachots de l’Inquisition ; moi, au nom de cette Bastille que je vais affronter, je veux que nous riions de pitié en foulant du pied les ruines de ces effrayantes prisons, sur lesquelles danseront vos femmes et vos enfants. Eh bien ! tout cela ne peut se faire qu’après la mort, non pas du monarque, mais de la monarchie, qu’après le mépris des pouvoirs religieux, qu’après l’oubli complet de toute infériorité sociale, qu’après l’extinction enfin des castes aristocratiques et la division des biens seigneuriaux. Je demande vingt ans pour détruire un vieux monde et reconstruire un monde nouveau, vingt ans, c’est-à-dire vingt secondes de l’éternité, et vous dites que c’est trop ! »

 

Un long murmure d’admiration et d’assentiment succéda au discours du sombre prophète. Il était évident qu’il avait conquis toutes les sympathies de ces mystérieux mandataires de la pensée européenne.

 

Le grand Cophte jouit un instant de son triomphe ; puis, lorsqu’il le sentit complet, il reprit :

 

– Maintenant, frères, voyons, maintenant que je vais attaquer le lion dans son antre ; maintenant que je vais vouer ma vie contre la liberté du monde, que ferez-vous pour le succès de la cause à laquelle nous avons voué notre vie, notre fortune et notre liberté ? Que ferez-vous ? dites. Voilà ce que je suis venu vous demander.

 

Un silence, effrayant à force de solennité ; succéda à ces paroles. On ne voyait dans la sombre salle que d’immobiles fantômes absorbés dans la pensée austère qui devait ébranler vingt trônes.

 

Les six chefs se détachèrent des groupes et revinrent, après quelques minutes de délibération, vers le chef suprême.

 

Le président parla le premier.

 

– Moi, dit-il, je représente la Suède. Au nom de la Suède, j’offre, pour défaire le trône de Wasa, les mineurs qui ont élevé le trône de Wasa, plus cent mille écus d’argent.

 

Le grand Cophte tira ses tablettes et y inscrivit l’offre qui venait de lui être faite.

 

Celui qui était à la gauche du président parla à son tour.

 

– Moi, dit-il, envoyé des cercles irlandais et écossais, je ne puis rien promettre au nom de l’Angleterre, que nous trouverons ardente à nous combattre ; mais au nom de la pauvre Irlande, mais au nom de la pauvre Écosse, je promets une contribution de trois mille hommes et de trois mille couronnes par an.

 

Le chef suprême écrivit cette offre à côté de l’offre précédente.

 

– Et vous ? dit-il au troisième chef.

 

– Moi, répondit celui-ci, dont la vigueur et la rude activité se trahissaient sous la robe gênante de l’initié, moi, je représente l’Amérique, dont chaque pierre, chaque arbre, chaque goutte d’eau, chaque goutte de sang appartient à la révolte. Tant que nous aurons de l’or, nous le donnerons ; tant que nous aurons du sang, nous le verserons ; seulement nous ne pouvons agir que lorsque nous serons libres. Divisés, parqués, numérotés comme nous sommes, nous représentons une chaîne gigantesque aux anneaux séparés. Il faudrait qu’une main puissante soudât les deux premiers chaînons, les autres se souderaient bien d’eux-mêmes. C’est donc par nous qu’il faudrait commencer, très vénérable maître. Si vous voulez faire les Français libres de la royauté, faites-nous d’abord libres de la domination étrangère.

 

– Ainsi sera-t-il fait, répondit le grand Cophte ; vous serez libres les premiers, et la France vous y aidera. Dieu a dit dans toutes les langues : « Aidez-vous les uns les autres. » Attendez donc. Pour vous, frère, au moins, l’attente ne sera pas longue, je vous en réponds.

 

Puis il se tourna vers le député de la Suisse.

 

– Moi, dit celui-ci, je ne puis rien promettre que ma contribution personnelle. Les fils de notre république sont depuis longtemps les alliés de la monarchie française ; ils lui vendent leur sang depuis Marignan et Pavie ; ce sont de fidèles débiteurs : ils livreront ce qu’ils ont vendu. Pour la première fois, très vénérable grand maître, j’ai honte de notre loyauté.

 

– Soit, répondit le grand Cophte, nous vaincrons sans eux et malgré eux. À votre tour, député de l’Espagne.

 

– Moi, dit celui-ci, je suis pauvre, je n’ai que trois mille frères à donner ; mais ils contribueront chacun pour mille réaux par an. L’Espagne est un pays paresseux, où l’homme sait dormir sur un lit de douleurs, pourvu qu’il dorme.

 

– Bien, dit le Cophte. Et vous ?

 

– Moi, répondit celui auquel il s’adressait, moi, je représente la Russie et les cercles polonais. Nos frères sont des riches mécontents ou de pauvres serfs voués à un travail sans repos et à une mort prématurée. Je ne puis rien promettre au nom des serfs, puisqu’ils ne possèdent rien, pas même la vie ; mais je promets pour trois mille riches vingt louis par chaque tête pour chaque année.

 

Les autres députés vinrent à leur tour : chacun représentait soit un petit royaume, soit une grande principauté, soit un pauvre État, chacun fit inscrire son offre sur les tablettes du chef suprême et s’engagea par serment à tenir ce qu’il avait promis.

 

– Maintenant, dit le grand Cophte, le mot d’ordre, symbolisé par les trois lettres auxquelles vous m’avez reconnu, déjà donné dans une partie de l’univers, va se répandre dans l’autre. Que chaque initié porte ces trois lettres non seulement dans son cœur, mais sur son cœur, car nous souverain maître des loges d’orient et d’occident, nous ordonnons la ruine des lis. Je te l’ordonne, à toi frère de Suède, à toi frère d’Écosse, à toi frère d’Amérique, à toi frère de Suisse, à toi frère d’Espagne, et à toi frère de Russie, LILIA PEDIBUS DESTRUE.

 

Une acclamation puissante comme la voix de la mer mugit au fond de l’antre, et s’échappa en rafales lugubres dans les gorges de la montagne.

 

– Et maintenant, au nom du père et du maître, retirez-vous, dit le chef suprême quand le murmure eut été apaisé, regagnez avec ordre les souterrains qui aboutissent aux carrières du Mont-Tonnerre, et les uns par la rivière, les autres par le bois, le reste par la vallée, dispersez-vous avant le lever du soleil. Vous me reverrez encore une fois et ce sera le jour de notre triomphe. Allez !

 

Puis il termina cette allocution par un geste maçonnique que comprirent seuls les six chefs principaux, de sorte qu’ils demeurèrent autour du grand Cophte, après que les initiés d’ordre inférieur eurent disparu.

 

Alors le chef suprême prit le Suédois à part.

 

– Swedenborg, lui dit-il, tu es véritablement un homme inspiré, et Dieu te remercie par ma voix. Envoie l’argent en France à l’adresse que je t’indiquerai.

 

Le président salua humblement et s’éloigna stupéfait de cette seconde vue qui avait révélé son nom au grand Cophte.

 

– Salut, brave Fairfax, continua-t-il, vous êtes le digne fils de votre aïeul. Recommandez-moi au souvenir de Washington la première fois que vous lui écrirez.

 

Fairfax s’inclina à son tour, et se retira sur le pas de Swedenborg.

 

– Viens, Paul Jones, dit le Cophte à l’Américain, viens, car tu as bien parlé ; j’attendais cela de toi Tu seras un des héros de l’Amérique. Qu’elle et toi se tiennent prêts au premier signal.

 

Et l’Américain, frissonnant comme sous le souffle d’un dieu, se retira à son tour.

 

– À toi, Lavater, continua l’élu ; abjure les théories, car il est temps de passer à la pratique ; n’étudie plus ce qu’est l’homme, mais ce que l’homme peut être. Va, et malheur à ceux de tes frères qui se lèveront contre nous, car la colère du peuple sera rapide et dévorante comme celle de Dieu !

 

Le député suisse s’inclina tremblant et disparut.

 

– Écoute-moi, Ximénès, fit ensuite le Cophte s’adressant à celui qui avait parlé au nom de l’Espagne ; tu es zélé, mais tu te défies ; ton pays dort, dis-tu ; mais c’est parce qu’on ne le réveille pas. Va, la Castille est toujours la patrie du Cid.

 

Le dernier s’avança à son tour ; mais il n’avait pas fait trois pas que le Cophte l’avait arrêté du geste.

 

– Toi, Scieffort de Russie, tu trahiras ta cause avant un mois ; mais dans un mois tu seras mort.

 

L’envoyé moscovite tomba à genoux ; mais le grand Cophte le releva d’un geste de menace, et le condamné de l’avenir sortit en chancelant.

 

Alors, resté seul, l’homme étrange que nous avons introduit dans ce drame pour en être le principal personnage regarda autour de lui, et voyant la salle de réception vide et silencieuse, il ferma sa redingote de velours noir aux boutonnières brodées, assura son chapeau sur sa tête, poussa le ressort de la porte de bronze qui s’était refermée derrière lui, s’engagea dans les défilés de la montagne comme si depuis longtemps ces défilés lui étaient connus ; puis, arrivé à la forêt, quoiqu’il n’eût ni guide, ni lumière, il la franchit comme si une main invisible le guidait.

 

Arrivé de l’autre côté de la lisière du bois, il chercha des yeux son cheval, et ne le voyant point, il écouta : il lui sembla alors entendre un hennissement lointain. Un coup de sifflet modulé d’une certaine façon sortit alors de la bouche du voyageur. Un instant après on eût pu voir Djérid accourir dans l’ombre, fidèle et obéissant comme un chien joyeux. Le voyageur s’élança légèrement sur lui, et tous deux, emportés d’une course rapide, disparurent bientôt, confondus avec la bruyère sombre qui s’étend entre Danenfels et la cime du Mont-Tonnerre.

 

Chapitre I
L’orage

Huit jours après la scène que nous venons de raconter, vers cinq heures du soir à peu près, une voiture attelée de quatre chevaux et conduite par deux postillons sortait de Pont-à-Mousson, petite ville située entre Nancy et Metz. Elle venait de relayer à l’hôtel de la Poste, et malgré les instances sans résultat d’une hôtesse accorte qui, sur le seuil de sa maison, guettait les voyageurs attardés, elle continuait sa route vers Paris.

 

Les quatre chevaux qui l’entraînaient eurent à peine disparu à l’angle de la rue avec la lourde machine, que vingt enfants et dix commères, qui avaient stationné autour de ce coche pendant les quelques minutes qu’il avait mis à relayer, rentrèrent dans leurs demeures respectives, avec des gestes et des exclamations qui décelaient chez les uns une hilarité excessive et chez les autres un profond étonnement.

 

C’est que rien de pareil à cette voiture n’avait encore traversé le pont, que cinquante ans auparavant le bon roi Stanislas avait fait jeter sur la Moselle, pour établir de plus faciles communications entre son petit royaume et la France. Nous n’en exceptons pas même ces curieux fourgons d’Alsace, qui, aux jours de foire, amenaient de Phalsbourg les phénomènes à deux têtes, les ours dansants et les tribus nomades de ses saltimbanques, bohémiens des pays civilisés.

 

En effet, sans être un enfant frivole et railleur, une vieille médisante et curieuse, on pouvait s’arrêter avec surprise en voyant passer ce monumental véhicule, qui, suspendu sur ses quatre roues de pareil diamètre et soutenu par de solides ressorts, avançait néanmoins avec assez de rapidité pour justifier cette exclamation échappée aux spectateurs :

 

– Voilà une singulière voiture pour courir la poste !

 

Que nos lecteurs, qui fort heureusement pour eux ne l’ont pas vue passer, nous permettent de la leur décrire.

 

D’abord la caisse principale (nous disons la caisse principale, parce que cette caisse était précédée d’une manière de cabriolet), d’abord la caisse principale, disons-nous, était peinte en bleu clair et portait en pleins panneaux un élégant tortil, surmontant un J et un B artistement entrelacés.

 

Deux fenêtres, nous disons des fenêtres et non des portières, deux fenêtres, avec des rideaux de mousseline blanche, donnaient du jour dans l’intérieur ; seulement ces fenêtres, à peu près invisibles au profane vulgaire, étaient pratiquées dans la partie antérieure de cette caisse et donnaient dans le cabriolet. Un grillage permettait à la fois de causer avec l’être, quel qu’il fût, qui habitait cette caisse, et de s’appuyer, ce qu’on n’eût pu faire avec sécurité sans cette précaution, et de s’appuyer, disons-nous, contre les vitres sur lesquelles étaient tendus ces rideaux.

 

Cette caisse postérieure, qui paraissait être la partie importante de ce singulier coche, et qui pouvait avoir huit pieds de long sur six de large, ne recevait donc de jour que par ces fenêtres, et d’air que par un vasistas vitré ouvrant sur l’impériale ; enfin, pour compléter la série des singularités que ce véhicule offrait aux regards des passants, un tuyau de tôle, excédant cette impériale d’un bon pied pour le moins, vomissait une fumée aux panaches bleuâtres qui s’en allaient blanchissant en colonnes, et s’élargissant en vagues dans le sillage aérien de la voiture emportée.

 

De nos jours une pareille particularité n’aurait d’autre résultat que de faire croire à quelque invention nouvelle et progressive, dans laquelle le mécanicien aurait savamment combiné la puissance de la vapeur avec la force des chevaux.

 

La chose eût été d’autant plus probable que la voiture, précédée, comme nous l’avons dit, de quatre chevaux et de deux postillons, était suivie d’un seul cheval retenu à l’arrière par une longe. Ce cheval qui offrait, grâce à sa tête petite et busquée, à ses jambes grêles, à sa poitrine étroite, sa crinière épaisse et à sa queue flamboyante, les signes caractéristiques de la race arabe, était tout sellé ; ce qui indiquait que parfois quelqu’un des voyageurs mystérieux enfermés dans cette arche de Noé se donnait le plaisir de la cavalcade, et galopait à côté de la voiture à laquelle une pareille allure semblait irrévocablement interdite.

 

À Pont-à-Mousson, le postillon du relais précédent avait reçu, avec le prix de sa poste, doubles guides d’une main blanche et musculeuse, qui s’était glissée entre les deux rideaux de cuir qui fermaient la partie antérieure du cabriolet presque aussi hermétiquement que les rideaux de mousseline fermaient la partie antérieure de la caisse.

 

Le postillon émerveillé avait, en ôtant vivement son chapeau, dit :

 

– Merci, monseigneur.

 

Et une voix sonore avait répondu en allemand, langue qu’on entend encore si on ne la parle plus dans les environs de Nancy :

 

Schnell, schneller !

 

Ce qui, traduit en français, voulait dire :

 

– Vite, plus vite !

 

Les postillons entendent à peu près toutes les langues, quand on accompagne les paroles qu’on leur adresse d’une certaine musique métallique, dont cette race – la chose est parfaitement connue des voyageurs, – dont cette race, disons-nous, est particulièrement friande ; aussi les deux nouveaux postillons firent-ils tout ce qu’ils purent pour partir au galop, et ce ne fut qu’après des efforts qui faisaient plus d’honneur à la vigueur de leurs bras qu’à celle des jarrets de leurs chevaux qu’ils purent enfin consentir, de guerre lasse, à se restreindre à un trot fort convenable, puisqu’il permettait évidemment de faire deux lieues et demie ou trois lieues à l’heure.

 

Vers sept heures on relayait à Saint-Mihiel ; la même main passait à travers les rideaux le payement de la poste franchie, et la même voix faisait entendre pareille recommandation.

 

Il va sans dire que la singulière voiture excitait la même curiosité qu’à Pont-à-Mousson, la nuit qui s’approchait contribuant à lui donner un aspect plus fantastique encore.

 

Après Saint-Mihiel commence la montagne. Arrivés là, il fallut bien que les voyageurs se contentassent d’aller au pas : on mit une demi-heure à faire un quart de lieue à peu près.

 

Sur la cime de la montée, les postillons s’arrêtèrent pour laisser souffler un instant leurs chevaux, et les voyageurs du cabriolet purent, en écartant les rideaux de cuir, embrasser un horizon assez étendu, mais que les premières vapeurs du soir commençaient à voiler.

 

Le temps, qui avait été clair et chaud jusqu’à trois heures de l’après-midi, était devenu étouffant vers le soir. Un gros nuage blanc venant du sud, et qui semblait suivre la voiture avec préméditation, menaçait de l’atteindre avant qu’elle eût gagné Bar-le-Duc, où les postillons proposaient à tout hasard de s’arrêter pour passer la nuit.

 

Le chemin, resserré d’un côté par la montagne et de l’autre par un talus escarpé, descendant vers une vallée au fond de laquelle on voyait serpenter la Meuse, offrait pendant une demi-lieue une pente si rapide, qu’il eût été dangereux de descendre cette pente autrement qu’au pas ; aussi fut-ce l’allure prudente qu’adoptèrent les postillons lorsqu’ils se remirent en route.

 

Le nuage avançait toujours, et, comme il était puissant et rasait de près la terre, il s’étendait en agglomérant les vapeurs qui montaient du sol ; aussi le voyait-on, dans sa blancheur sinistre, repousser toutes les autres nuées bleuâtres qui cherchaient à se placer sous le vent, comme font les navires un jour de bataille.

 

Bientôt, grâce à ce nuage qui s’étendait au ciel avec la rapidité d’une marée qui monte, les derniers rayons du soleil furent interceptés : un jour gris et terne filtra péniblement sur la terre, et les feuillages tremblants, sans que la moindre brise passât dans l’air, prirent cette teinte noire qu’ils revêtent sous les premières couches d’obscurité qui suivent l’absence du soleil.

 

Tout à coup un éclair sillonna la nuée, le ciel se fendit en losanges de feu, et l’œil effrayé put plonger dans les profondeurs incommensurables du firmament, ardentes comme celles de l’enfer.

 

Au même instant un coup de tonnerre bondissant d’arbre en arbre jusqu’au bout du bois que traversait la route, secoua la terre elle-même et fit courir la grande nuée comme un cheval furieux.

 

De son côté la voiture roulait toujours, continuant de lancer de la fumée par sa cheminée ; seulement, de noire qu’elle était d’abord, cette fumée était devenue subtile et couleur d’opale.

 

Sur ces entrefaites le ciel s’assombrit comme par secousses ; alors le vasistas de l’impériale s’empourpra d’une vive lueur et demeura éclairé ; il était évident que l’habitant de la cellule roulante, étranger aux accidents extérieurs, prenait ses précautions contre la nuit afin de ne pas être interrompu dans l’œuvre qu’il accomplissait.

 

La voiture était encore sur le plateau de la montagne ; elle n’avait pas encore commencé d’opérer sa descente, lorsqu’un second coup de tonnerre, plus violent et plus chargé de vibrations métalliques que le premier, dégagea la pluie des nuages ; elle tomba d’abord en larges gouttes, puis bientôt elle jaillit drue et raide, comme des brassées de flèches qu’on eût lancées du ciel.

 

Les postillons semblèrent se consulter : la voiture s’arrêta.

 

– Eh bien ! demanda la même voix, mais cette fois en excellent français, que diable faisons-nous ?

 

– Nous nous demandons si nous devons aller plus loin, dirent les postillons.

 

– Il me semble, d’abord, que c’est à moi, non pas à vous, qu’il faudrait demander cela, reprit la voix. Allez !

 

Il y avait un accent de commandement si puissant et si réel dans cette voix, que les postillons obéirent et que la voiture commença de rouler sur la pente de la montagne.

 

– À la bonne heure ! reprit la voix.

 

Et les rideaux de cuir, un instant entrouverts, retombèrent de nouveau entre les voyageurs et l’avant-train du cocher.

 

Mais la route, naturellement glaiseuse, humide et détrempée encore par les torrents de pluie qui tombaient du ciel, devint tout à coup si glissante, que les chevaux refusèrent d’avancer.

 

– Monsieur, dit le postillon qui montait le timonier, il est impossible d’aller plus loin.

 

– Pourquoi cela ? demanda la voix que nous connaissons.

 

– Parce que les chevaux ne marchent plus : ils patinent.

 

– À combien sommes-nous du relais ?

 

– Ah ! celui-ci est long, monsieur ; nous en sommes à quatre lieues.

 

– Eh bien ! postillon, mets à tes chevaux des fers d’argent et ils marcheront, dit l’étranger en ouvrant le rideau et en lui tendant quatre écus de six livres.

 

– Vous êtes bien bon, dit le postillon en recevant les écus dans sa large main et en les glissant dans sa vaste botte.

 

– Monsieur te parle, il me semble ? dit le second postillon, lequel ayant entendu le bruit argentin qu’avaient rendu en s’engloutissant les écus de six livres, désirait n’être point exclu d’une conversation qui prenait un si grand intérêt.

 

– Oui, il dit comme ça que nous marchions.

 

– Avez-vous quelque chose contre ce désir, mon ami ? dit le voyageur d’une voix affectueuse mais ferme, et qui indiquait que, sur ce point, il ne souffrirait point de contradiction.

 

– Non, monsieur, ce n’est pas moi, ce sont les chevaux ; voyez, ils refusent d’avancer.

 

– Et à quoi servent donc les éperons ? dit le voyageur.

 

– Ah ! je leur enfoncerais la molette dans le ventre, qu’ils ne feraient pas un pas de plus ; je veux que le ciel m’extermine si…

 

Le postillon ne put achever ce blasphème : un coup de foudre effrayant par le bruit et la flamme lui coupa la parole.

 

– Ce n’est pas un temps chrétien, dit le brave homme. Eh ! monsieur, voyez donc… voici la voiture qui marche toute seule maintenant ; dans cinq minutes elle ira plus vite que nous ne voudrons. Jésus Dieu ! voilà que nous roulons malgré nous !

 

En effet le lourd carrosse, pesant sur la croupe des chevaux, qui ne pouvaient plus le soutenir, faute de tenir pied, prit un mouvement de course progressive que la multiplication des pesanteurs changea bientôt en une impétueuse rotation.

 

Les chevaux s’emportèrent de douleur, et l’équipage vola comme une flèche sur la pente obscure, se rapprochant visiblement du précipice.

 

Ce ne fut plus seulement la voix, ce fut aussi la tête du voyageur qui sortit alors de la voiture.

 

– Maladroit ! cria-t-il, tu vas nous tuer tous ! À gauche les guides ! à gauche, donc !

 

– Eh ! monsieur, je voudrais bien vous y voir ! répondit le postillon effaré en essayant inutilement de réunir ses rênes et de reprendre sur ses chevaux la supériorité qu’il avait perdue.

 

– Joseph ! cria à son tour une voix de femme qui se faisait entendre pour la première fois ; Joseph ! au secours ! au secours ! Ah ! sainte madone !

 

Effectivement le danger était urgent, terrible, suprême, et pouvait motiver cette invocation à la Mère de Dieu. La voiture, toujours entraînée par son poids et cessant d’être dirigée par une main sûre, continuait de s’avancer vers le précipice, sur lequel un des deux chevaux semblait déjà suspendu ; trois tours de roues encore, et chevaux, voiture, postillons, tout était précipité, broyé, anéanti, lorsque le voyageur, s’élançant du cabriolet sur le timon, saisit le postillon par le collet de son habit et la ceinture de sa culotte, l’enleva comme il eût fait d’un enfant, le lança à dix pas, sauta en selle à sa place, réunit les guides, et, d’une voix terrible :

 

– À gauche ! cria-t-il au second postillon ; à gauche, drôle ! ou je te brûle la cervelle !

 

L’ordre eut un effet magique ; le postillon qui conduisait les deux chevaux de devant, poursuivi par le cri de son malheureux compagnon, fit un effort surhumain, et donnant l’impulsion à la voiture, la ramena, puissamment aidé par le voyageur, sur le milieu du pavé, où elle commença de rouler avec la rapidité et le bruit du tonnerre contre lequel elle semblait lutter.

 

– Au galop ! cria le voyageur, au galop ! Si tu faiblis, je te passe sur le corps, à toi et à tes chevaux.

 

Le postillon comprenait que ce n’était pas là une menace frivole, aussi redoubla-t-il d’énergie, et la voiture continua de descendre avec une vélocité effrayante ; on eût dit, en la voyant passer dans la nuit avec son grondement terrible, sa cheminée flamboyante, ses cris étouffés, voir quelque char infernal traîné par des chevaux fantastiques et poursuivi par un ouragan.

 

Mais les voyageurs n’avaient évité un danger que pour tomber dans un autre. Le nuage électrique qui planait sur la vallée avait des ailes et se précipitait aussi rapide que les chevaux. De temps en temps le voyageur levait la tête ; c’était surtout lorsqu’un éclair déchirait la nuée, et à la lueur de cet éclair, on pouvait distinguer sur son visage un sentiment d’inquiétude qu’il ne cherchait pas à dissimuler ; car personne, excepté Dieu, n’était là pour le surprendre. Tout à coup, au moment où la voiture atteignait le bas de la pente, et continuait, emportée par son élan, de rouler sur un terrain égal, le brusque déplacement de l’air combina les deux électricités, la nuée se déchira avec un fracas terrible pour laisser passer ensemble éclair et tonnerre. Un feu, violet d’abord, puis verdâtre, puis blanc, enveloppa les chevaux ; ceux de derrière se cabrèrent en battant l’air chargé de soufre ; ceux de devant s’abattirent comme si la terre eût manqué sous leurs pieds ; mais presque aussitôt celui que montait le postillon se releva, et, sentant ses traits brisés par la secousse, il emporta son maître, qui disparut dans les ténèbres, tandis que la voiture, après avoir roulé dix pas encore, s’arrêtait en heurtant le cadavre du cheval foudroyé.

 

Tout cet épisode avait été accompagné de cris déchirants poussés par la femme de la voiture.

 

Il y eut un moment de confusion singulière pendant laquelle aucun ne sut s’il était mort ou vivant. Le voyageur lui-même se tâta pour constater son identité.

 

Il était sain et sauf, mais sa femme était évanouie.

 

Quoique le voyageur se doutât de ce qui venait d’arriver, car le silence le plus profond avait succédé tout à coup aux cris qui s’échappaient du cabriolet, ce ne fut point à la femme éplorée qu’il porta ses premiers soins.

 

À peine eut-il touché le sol, au contraire, qu’il courut à l’arrière-train de la voiture.

 

C’est là que le beau cheval arabe dont nous avons parlé se tenait épouvanté, raidi, hérissé, dressant chacun de ses crins, comme s’il eût été vivant, et secouant la porte, à la poignée de laquelle il était attaché, en tendant violemment sa longe. Enfin, l’œil fixe, la bouche écumante, le fier animal, après d’inutiles efforts pour briser ses liens, était resté fasciné par l’horreur de la tempête, et lorsque son maître, tout en le sifflant selon son habitude, lui passa pour le caresser sa main sur la croupe, il fit un bond et poussa un hennissement comme s’il ne l’avait pas reconnu.

 

– Allons, encore ce cheval endiablé, murmura une voix cassée dans l’intérieur de la voiture ; maudit soit l’animal qui ébranle mon mur !

 

Puis cette voix, doublant de volume, cria en arabe avec l’accent de l’impatience et de la menace :

 

Nhe goullac hogoud shaked, haffrit ! [1]

 

– Ne vous fâchez point contre Djérid, maître, dit le voyageur en détachant le cheval, qu’il alla attacher à la roue de derrière de la voiture ; il a eu peur, voilà tout, et, en vérité, on aurait peur à moins.

 

Et, en disant ces mots, le voyageur ouvrit la portière, abaissa le marchepied et entra dans la voiture dont il referma la porte derrière lui.

 

Chapitre II
Althotas

Le voyageur se trouva alors en face d’un vieillard aux yeux gris, au nez crochu, aux mains tremblantes mais actives, qui, enseveli dans un grand fauteuil, compulsait de la main droite un gros manuscrit de parchemin, intitulé la Chivre del Gabinetto, et tenait de la main gauche une écumoire d’argent.

 

Cette attitude, cette occupation, ce visage aux rides immobiles, et dont les yeux et la bouche seuls semblaient vivre, ce tout, enfin, qui paraîtra sans doute étrange au lecteur, était certainement bien familier à l’étranger, car il ne jeta pas même un regard autour de lui, quoique l’ameublement de cette partie du coche en valût bien la peine.

 

Trois murailles, – le vieillard, on se le rappelle, nommait ainsi les parois de la voiture, – trois murailles, chargées de casiers qui eux-mêmes étaient pleins de livres, enfermaient le fauteuil, siège ordinaire et sans rival de ce personnage bizarre, en faveur duquel on avait ménagé, au-dessus des livres, des tablettes où l’on pouvait placer bon nombre de fioles, de bocaux et de boîtes enchâssées dans des étuis de bois, comme on fait de la vaisselle et des verreries dans un navire ; à chacun de ces casiers ou de ces étuis, le vieillard, qui paraissait avoir l’habitude de se servir tout seul, pouvait atteindre en roulant son fauteuil, que arrivé à destination, il haussait ou abaissait à l’aide d’un cric attaché aux flancs du siège, et qu’il faisait jouer lui-même.

 

La chambre, appelons ainsi ce compartiment, avait huit pieds de long, six de large, six de haut ; en face de la portière, outre les fioles et les alambics, s’élevait, plus rapproché du quatrième panneau resté libre pour l’entrée et la sortie, s’élevait, disons-nous, un petit fourneau avec son auvent, son soufflet de forge et ses grilles ; c’était ce fourneau, employé en ce moment à chauffer à blanc un creuset et à faire bouillir une mixture qui laissait échapper dans ce tuyau, que nous avons vu sortir par l’impériale, cette mystérieuse fumée sujet incessant d’étonnement et de curiosité pour les passants de tout pays, de tout âge et de tout sexe.

 

En outre, parmi les fioles, les boîtes, les livres et les cartons semés à terre avec un pittoresque désordre, on voyait des pinces de cuivre, des charbons trempant dans différentes préparations, un grand vase à moitié plein d’eau, et, pendant au plafond à des fils, des paquets d’herbes qui semblaient, les unes récoltées de la veille, les autres cueillies depuis cent ans.

 

Cet intérieur exhalait une odeur pénétrante que dans un laboratoire moins grotesque on eût appelée un parfum.

 

Au moment où entrait le voyageur, le vieillard, roulant son fauteuil avec une adresse et une agilité merveilleuses, se rapprocha du fourneau et se mit à écumer sa mixture avec une attention qui tenait du respect ; puis, distrait par l’apparition qui s’offrait à lui, il renfonça de la main droite le bonnet de velours, jadis noir, qui empaquetait sa tête jusqu’au-dessous des oreilles, et duquel s’échappaient quelques mèches rares de cheveux brillants comme des fils d’argent, retirant de dessous la roulette de son fauteuil, avec une dextérité remarquable, le pan de sa longue robe de soie ouatée, que dix ans d’usage avaient transformée en une guenille sans couleur, sans forme, et surtout sans continuité.

 

Le vieillard paraissait être de fort mauvaise humeur, et grommelait tout en écumant sa mixture et en relevant sa robe :

 

– Il a peur, le maudit animal ; et de quoi, je vous le demande ? Il a secoué ma porte, ébranlé mon fourneau, et renversé un quart de mon élixir dans le feu. Acharat ! au nom de Dieu, abandonnez moi cette bête-là dans le premier désert que nous traverserons.

 

Le voyageur sourit.

 

– D’abord, maître, dit-il, nous ne traversons plus de déserts, puisque nous sommes en France, et ensuite je ne puis me décider à abandonner ainsi un cheval de mille louis, ou plutôt qui n’a pas de prix, étant de la race d’Al Borach.

 

– Mille louis, mille louis ! je vous les donnerai quand vous voudrez, les mille louis, ou leur équivalent. Voilà plus d’un million qu’il me coûte, à moi, votre cheval, sans compter les jours d’existence qu’il m’enlève.

 

– Qu’a-t-il donc fait encore, ce pauvre Djérid ? Voyons !

 

– Ce qu’il a fait ? Il a fait que quelques minutes encore et l’élixir bouillait sans qu’une seule goutte s’en fût échappée, ce que n’indiquent, il est vrai, ni Zoroastre, ni Paracelse, mais ce que recommande positivement Borri.

 

– Eh bien ! cher maître, encore quelques secondes, et l’élixir bouillira.

 

– Ah ! oui, bouillir ! voyez, Acharat, c’est comme une malédiction, mon feu s’éteint, je ne sais ce qui tombe par la cheminée.

 

– Je le sais, moi, ce qui tombe par la cheminée, reprit le disciple en riant, c’est de l’eau.

 

– Comment ! de l’eau ? De l’eau ! eh bien ! alors voilà mon élixir perdu ! c’est encore une opération à recommencer. Comme si j’avais du temps à perdre ! Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria le vieux savant en levant les mains au ciel avec désespoir, de l’eau ! et quelle eau, je vous le demande, Acharat ?

 

– De l’eau pure du ciel, maître ; il pleut à verse, ne vous en êtes-vous pas aperçu ?

 

– Est-ce que je m’aperçois de quelque chose quand je suis à l’œuvre ! De l’eau !… c’est donc cela !… Voyez-vous, Acharat, c’est impatientant, sur ma pauvre âme ! Comment ! depuis six mois je vous demande une mitre pour ma cheminée… Depuis six mois !… que dis-je ? depuis un an. Eh bien ! vous n’y pensez jamais… vous qui n’avez que cela à faire, cependant, puisque vous êtes jeune. Qu’arrive-t-il, grâce à votre négligence ? c’est que la pluie aujourd’hui, c’est que le vent demain, confondent tous mes calculs et ruinent toutes mes opérations ; et pourtant il faut que je me presse, par Jupiter ! vous le savez bien, mon jour arrive, et si je ne suis pas en mesure pour ce jour-là, si je n’ai pas retrouvé l’élixir vital, adieu le sage, adieu le savant Althotas ! Ma centième année commence le 13 juillet, à onze heures précises du soir, et d’ici là il faut que mon élixir ait atteint toute sa perfection.

 

– Mais cela se prépare à merveille, il me semble, cher maître, dit Acharat.

 

– Sans doute, j’ai déjà fait des essais par absorption ; mon bras gauche, à peu près paralysé, a repris toute son élasticité ; puis je gagne le temps que je mettais à mes repas, puisque je n’ai plus besoin de manger que tous les deux ou trois jours, et que, dans l’intervalle, une cuillerée de mon élixir, tout imparfait qu’il est encore, me soutient. Oh ! quand je pense qu’il ne me faut probablement qu’une plante, qu’une feuille de cette plante pour que mon élixir soit complet ! que nous avons peut-être déjà passé cent fois, cinq cents fois, mille fois près de cette plante, que nous l’avons peut-être foulée aux pieds de nos chevaux, sous les roue de notre voiture, Acharat, cette plante dont parle Pline, et que les savants n’ont pas retrouvée ou n’ont pas reconnue, car rien ne se perd ! Tenez, il faudra que vous demandiez son nom à Lorenza pendant une de ses extases, n’est-ce pas ?

 

– Oui, maître, soyez tranquille, je le lui demanderai.

 

– En attendant, dit le savant avec un profond soupir, voilà encore pour cette fois mon élixir manqué, et il me faut trois fois quinze jours pour arriver où j’en étais aujourd’hui, vous le savez bien. Prenez-y garde, Acharat, vous perdrez au moins autant que moi le jour où je perdrai la vie. Mais quel est donc ce bruit ? La voiture roule-t-elle ?

 

– Non, maître, c’est le tonnerre.

 

– Le tonnerre ?

 

– Oui, qui a même failli nous tuer tout à l’heure, tous tant que nous sommes, et moi particulièrement ; il est vrai que j’étais habillé de soie, ce qui m’a garanti.

 

– Eh bien, voilà, dit le vieillard en frappant sur son genou qui résonna comme un os vide, voilà à quoi m’exposent vos enfantillages, Acharat : à mourir par le tonnerre, à être tué bêtement par une flamme électrique que je forcerais, si j’avais le temps, à descendre dans mon fourneau pour faire bouillir ma marmite ; ce n’est donc pas assez d’être exposé à tous les accidents provenant de la maladresse ou de la méchanceté des hommes, il faut que vous m’exposiez encore à ceux qui viennent du ciel, à ceux qui sont les plus faciles à prévenir ?

 

– Pardon, maître, mais vous ne m’avez pas encore expliqué…

 

– Comment ! je ne vous ai pas développé mon système des pointes, mon cerf-volant conducteur ? Quand j’aurai trouvé mon élixir, je vous le redirai encore ; mais dans ce moment-ci, vous comprenez, je n’ai pas le temps.

 

– Ainsi, vous croyez qu’on peut maîtriser la foudre ?

 

– Non seulement on peut la maîtriser, mais la conduire où l’on veut. Un jour, un jour, quand ma seconde cinquantaine sera passée, quand je n’aurai plus qu’à attendre tranquillement la troisième, je mettrai au tonnerre une bride d’acier, et je le conduirai aussi facilement que vous conduisez Djérid. En attendant, faites mettre une mitre à ma cheminée, Acharat, je vous en supplie.

 

– Je le ferai, soyez tranquille.

 

– Je le ferai ! je le ferai ! toujours l’avenir, comme si l’avenir était à nous deux. Oh ! je ne serai jamais compris ! s’écria le savant s’agitant sur son fauteuil et se tordant les bras de désespoir. Soyez tranquille !… Il me dit d’être tranquille, et dans trois mois, si je n’ai point parachevé mon élixir, tout sera fini pour moi. Mais aussi que je passe ma seconde cinquantaine, que je retrouve ma jeunesse, l’élasticité de mes membres, la faculté de me mouvoir, et alors je n’aurai plus besoin de personne, on ne me dira plus : « Je ferai » ; c’est moi qui dirai : « J’ai fait ! »

 

– Pouvez-vous enfin dire cela à propos de notre grande œuvre ? y avez vous pensé ?

 

– Oh ! mon Dieu, oui, et si j’étais aussi sûr de trouver mon élixir que je suis sûr de faire le diamant…

 

– Vous en êtes donc bien réellement sûr, maître ?

 

– Sans doute, puisque j’en ai fait déjà.

 

– Vous en avez fait ?

 

– Tenez, voyez plutôt.

 

– Où ?

 

– Là, à votre droite, dans ce petit récipient de verre, justement, vous y êtes.

 

Le voyageur saisit avec avidité le récipient indiqué ; c’était une petite coupe en cristal extrêmement fin, dont tout le fond était couvert d’une poudre presque impalpable et adhérente aux parois du verre.

 

– De la poussière de diamant ! s’écria le jeune homme.

 

– Sans doute, de la poussière de diamant ; et au milieu, cherchez bien.

 

– Oui, oui, un brillant de la grosseur d’un grain de mil.

 

– La grosseur ne signifie rien ; nous arriverons à réunir toute cette poussière, à faire du grain de mil un grain de chènevis, du grain de chènevis un pois ; mais, pour Dieu ! mon cher Acharat, en échange de cet engagement que je prends avec vous, faites mettre une mitre à ma cheminée et un conducteur à votre voiture, afin que l’eau ne tombe pas dans ma cheminée, et que le tonnerre aille se promener ailleurs.

 

– Oui, oui, soyez tranquille.

 

– Encore ! encore ! avec son éternel Soyez tranquille, il me fait damner. Jeunesse ! folle jeunesse ! présomptueuse jeunesse ! s’écria-t-il avec un rire funèbre qui laissait voir sa bouche vide de dents, et qui sembla creuser encore les orbites profondes de ses yeux.

 

– Maître, dit Acharat, votre feu s’éteint, votre creuset se refroidit ; qu’y avait-il donc dans votre creuset ?

 

– Regardez-y.

 

Le jeune homme obéit, ouvrit le creuset, et y trouva une parcelle de charbon vitrifié de la grosseur d’une petite noisette.

 

– Un diamant ! s’écria-t-il.

 

Puis presque aussitôt :

 

– Oui, mais taché, incomplet, sans valeur.

 

– Parce que le feu s’est éteint, Acharat ; parce qu’il n’y avait pas de mitre à ma cheminée, entendez-vous !

 

– Voyons, pardonnez-moi, maître, dit le jeune homme en tournant et retournant son diamant, qui tantôt jetait de vifs reflets de lumière, tantôt restait sombre ; voyons, pardonnez-moi, et prenez quelque nourriture pour vous soutenir.

 

– C’est inutile, j’ai bu ma cuillerée d’élixir il y a deux heures.

 

– Vous vous trompez, maître, c’est ce matin à six heures que vous l’avez bue.

 

– Eh bien ! quelle heure est-il donc ?

 

– Il est tantôt deux heures et demie du soir.

 

– Jésus ! s’écria le savant en joignant les mains, encore une journée passée, enfuie, perdue ! Mais les jours diminuent donc ? mais ils n’ont donc plus vingt-quatre heures ?

 

– Si vous ne voulez pas manger, dormez au moins quelques instants, maître.

 

– Eh bien ! oui, je dormirai deux heures ; mais dans deux heures regardez à votre montre ; dans deux heures vous viendrez me réveiller.

 

– Je vous le promets.

 

– Voyez-vous, quand je m’endors, Acharat, dit le vieillard d’un ton caressant, j’ai toujours peur que ce ne soit dans l’éternité. Vous viendrez me réveiller, n’est-ce pas ? Ne me le promettez pas, jurez-le-moi.

 

– Je vous le jure, maître.

 

– Dans deux heures ?

 

– Dans deux heures.

 

On en était là quand on entendit sur la route quelque chose comme le galop d’un cheval. Ce bruit fut suivi d’un cri qui exprimait à la fois l’inquiétude et l’étonnement.

 

– Que veut dire encore ceci ? s’écria le voyageur en ouvrant vivement la porte, et en sautant sur la grand-route sans employer l’aide du marchepied.

 

Chapitre III
Lorenza Feliciani

Voici ce qui s’était passé à l’extérieur de la voiture, tandis que dans l’intérieur causaient le voyageur et le savant.

 

Au coup de tonnerre qui avait abattu les chevaux de devant et fait cabrer ceux de derrière, nous avons dit que la femme du cabriolet s’était évanouie.

 

Elle resta quelques instants privée de ses sens, puis peu à peu, comme la peur seule avait causé son évanouissement, elle revint à elle.

 

– Oh ! mon Dieu, dit-elle, suis-je abandonnée ici sans secours, et n’y a-t-il aucune créature humaine qui prenne pitié de moi ?

 

– Madame, dit une voix timide, il y a moi, si toutefois je pouvais vous être bon à quelque chose.

 

À cette voix, qui résonnait presque à son oreille, la jeune femme se redressa, et, passant sa tête et ses deux bras à travers les rideaux de cuir de son cabriolet, elle se trouva en face d’un jeune homme qui se tenait debout sur le marchepied.

 

– C’est vous qui m’avez parlé, monsieur ? dit-elle.

 

– Oui, madame, répondit le jeune homme.

 

– Et vous m’avez offert votre secours ?

 

– Oui.

 

– Qu’est-il arrivé d’abord ?

 

– Il est arrivé, madame, que le tonnerre vient de tomber presque sur vous, et qu’en tombant il a brisé les traits des chevaux de devant, qui se sont sauvés emportant le postillon.

 

La femme regarda autour d’elle avec l’expression d’une vive inquiétude.

 

– Et… celui qui conduisait les chevaux de derrière, où est-il ? demanda-t elle.

 

– Il vient d’entrer dans la voiture, madame.

 

– Il ne lui est rien arrivé ?

 

– Rien.

 

– Vous êtes sûr ?

 

– Il a du moins sauté à bas de son cheval en homme sain et sauf.

 

– Ah ! Dieu soit loué !

 

Et la jeune femme respira plus librement.

 

– Mais où donc étiez-vous, vous, monsieur, que vous vous trouvez là si à propos pour m’offrir votre aide ?

 

– Madame, surpris par l’orage, j’étais là dans cet enfoncement sombre, qui n’est autre chose que l’entrée d’une carrière, quand tout à coup j’ai vu venir du tournant une voiture lancée au galop. J’ai cru d’abord que les chevaux s’emportaient, mais j’ai bientôt vu qu’au contraire ils étaient guidés par une main puissante, quand tout à coup le tonnerre est tombé avec un fracas si terrible que je me suis cru foudroyé moi-même, et qu’un instant je suis demeuré anéanti. Tout ce que je viens de vous raconter, je l’ai vu comme dans un rêve.

 

– Alors vous n’êtes pas sûr que celui qui conduisait les chevaux de derrière soit dans la voiture ?

 

– Oh ! si, madame. J’étais revenu à moi, et je l’ai parfaitement vu entrer.

 

– Assurez-vous qu’il y est encore, je vous prie.

 

– Comment cela ?

 

– En écoutant. S’il est dans l’intérieur de la voiture, vous entendrez deux voix.

 

Le jeune homme sauta à bas du marchepied, s’approcha de la paroi extérieure de la caisse et écouta.

 

– Oui, madame, dit-il en revenant, il y est.

 

La jeune femme fit un signe de tête qui voulait dire : « C’est bien ! » mais elle demeura la tête appuyée sur sa main, comme plongée dans une profonde rêverie.

 

Pendant ce temps, le jeune homme eut le temps de l’examiner.

 

C’était une jeune femme de vingt-trois à vingt-quatre ans, au teint brun, mais de ce brun mat plus riche et plus beau que le ton le plus rose et le plus incarnat. Ses beaux yeux bleus levés au ciel, qu’elle semblait interroger, brillaient comme deux étoiles, et ses cheveux noirs, qu’elle gardait sans poudre malgré la mode du temps, retombaient en boucles de jais sur son cou nuancé comme l’opale.

 

Tout à coup elle parut avoir pris sa résolution.

 

– Monsieur, dit-elle, où sommes-nous ici ?

 

– Sur la route de Strasbourg à Paris, madame.

 

– Et sur quel point de la route ?

 

– À deux lieues de Pierrefitte.

 

– Qu’est-ce que cela, Pierrefitte ?

 

– C’est un bourg.

 

– Et après Pierrefitte, que rencontre-t-on ?

 

– Bar-le-Duc.

 

– C’est une ville ?

 

– Oui, madame.

 

– Populeuse ?

 

– Quatre ou cinq mille âmes, je crois.

 

– Y a-t-il d’ici quelque route de traverse qui aille plus directement que la grand-route à Bar-le-Duc ?

 

– Non, madame, ou du moins je n’en connais pas.

 

Peccato [2], murmura-t-elle tout bas et en se rejetant dans le cabriolet.

 

Le jeune homme attendit un instant pour voir si la jeune femme l’interrogerait encore ; mais, voyant qu’elle gardait le silence, il fit quelques pas pour s’éloigner. Ce mouvement la tira de sa rêverie, à ce qu’il paraît, car elle se rejeta avec vivacité sur le devant du cabriolet.

 

– Monsieur ! dit-elle.

 

Le jeune homme se retourna.

 

– Me voici, madame, fit-il en s’approchant.

 

– Encore une question, s’il vous plaît.

 

– Faites.

 

– Il y avait un cheval attaché à l’arrière de la voiture ?

 

– Oui, madame.

 

– Y est-il toujours ?

 

– Non, madame : la personne qui est entrée dans l’intérieur de la caisse l’a détaché pour le rattacher à la roue de la voiture.

 

– Il ne lui est rien arrivé non plus, au cheval ?

 

– Je ne le crois pas.

 

– C’est une bête de prix et que j’aime beaucoup ; je voudrais m’assurer par moi-même qu’il est sain et sauf ; mais le moyen d’aller jusqu’à lui par cette boue ?

 

– Je puis amener le cheval ici, dit le jeune homme.

 

– Ah ! oui, s’écria la femme, faites cela, je vous prie, et je vous en serai tout à fait reconnaissante.

 

Le jeune homme s’approcha du cheval, qui releva la tête et hennit.

 

– Ne craignez rien, reprit la femme du cabriolet ; il est doux comme un agneau.

 

Puis, baissant la voix :

 

– Djérid ! Djérid ! murmura-t-elle.

 

L’animal connaissait sans doute cette voix pour être celle de sa maîtresse, car il allongea sa tête intelligente et ses naseaux fumants du côté du cabriolet.

 

Pendant ce temps le jeune homme le détachait.

 

Mais à peine eut-il senti sa longe aux mains inhabiles qui la tenaient, que d’une violente secousse il se fit libre et d’un seul bond se trouva à vingt pas de la voiture.

 

– Djérid ! répéta la femme de sa voix la plus caressante, ici, Djérid ! ici !

 

L’arabe secoua sa belle tête, aspira l’air bruyamment, et, tout en piaffant, comme s’il eût suivi une mesure musicale, il se rapprocha du cabriolet.

 

La femme sortit à moitié son corps des rideaux de cuir.

 

– Viens ici, Djérid, viens ! dit-elle.

 

Et l’animal, obéissant, vint présenter sa tête à la main qui s’avançait pour le flatter.

 

Alors, de cette main effilée, saisissant la crinière du cheval, et s’appuyant de l’autre sur le tablier du cabriolet, la jeune femme sauta en selle avec la légèreté de ces fantômes des ballades allemandes qui bondissent sur la croupe des chevaux et se cramponnent aux ceintures des voyageurs.

 

Le jeune homme s’élança vers elle ; mais, d’un geste impérieux de la main, elle l’arrêta.

 

– Écoutez, lui dit-elle, quoique jeune, ou plutôt parce que vous êtes jeune, vous devez avoir des sentiments d’humanité. Ne vous opposez pas à mon départ. Je fuis un homme que j’aime, mais avant toute chose je suis Romaine et bonne catholique. Or, cet homme perdrait mon âme si je restais plus longtemps avec lui ; c’est un athée et un nécromancien, que Dieu vient d’avertir par la voix de son tonnerre. Puisse-t-il profiter de l’avertissement ! Dites-lui ce que je viens de vous dire et soyez béni pour l’aide que vous m’avez donnée. Adieu !

 

Et, à ce mot, légère comme ces vapeurs qui flottent au-dessus des marais, elle s’éloigna et disparut, emportée par le galop de Djérid.

 

Le jeune homme, en la voyant fuir, ne put retenir un cri de surprise et d’étonnement.

 

C’était ce cri qui avait retenti jusque dans l’intérieur de la voiture, et qui avait donné l’éveil au voyageur.

 

Chapitre IV
Gilbert

C’était ce cri, avons-nous dit, qui avait donné l’éveil au voyageur.

 

Il sortit précipitamment de la caisse, qu’il referma avec soin, et jeta avec inquiétude les yeux autour de lui.

 

La première chose qu’il aperçut fut le jeune homme debout et effaré. Un éclair qui apparut en même temps lui permit de l’examiner des pieds à la tête, examen qui paraissait être habituel au voyageur lorsqu’un personnage nouveau ou une chose nouvelle frappait son regard.

 

C’était un enfant de seize à dix-sept ans à peine, petit, maigre et nerveux ; ses yeux noirs, qu’il fixait hardiment sur l’objet qui appelait son attention, manquaient de douceur, mais non de charme ; son nez mince et recourbé, sa lèvre fine et ses pommettes saillantes annonçaient l’astuce et la circonspection, tandis que la résolution se révélait en lui par la proéminence vigoureuse d’un menton arrondi.

 

– Est-ce vous qui avez crié tout à l’heure ? lui demanda-t-il.

 

– Oui, monsieur, c’est moi, répondit le jeune homme.

 

– Et pourquoi avez-vous crié ?

 

– Parce que…

 

Le jeune homme s’arrêta irrésolu.

 

– Parce que ? répéta le voyageur.

 

– Monsieur, dit le jeune homme, il y avait une dame dans le cabriolet ?

 

– Oui.

 

Et les yeux de Balsamo se portèrent sur la caisse, comme s’ils eussent voulu percer l’épaisseur des parois.

 

– Il y avait un cheval attaché aux ressorts de la voiture ?

 

– Oui ; mais où diable est-il ?

 

– Monsieur, la dame du cabriolet est partie sur le cheval qui était attaché aux ressorts.

 

Le voyageur ne poussa pas une exclamation, ne prononça point un mot ; il bondit vers le cabriolet, tira les rideaux de cuir : un éclair qui incendiait le ciel en ce moment lui montra que le cabriolet était vide.

 

– Sang du Christ ! s’écria-t-il avec un rugissement pareil au coup de tonnerre qui lui servait d’accompagnement.

 

Puis il regarda autour de lui comme pour chercher quelque moyen de se mettre à sa poursuite ; mais il reconnut bientôt l’insuffisance de ces moyens.

 

– Essayer de rejoindre Djérid, reprit-il en secouant la tête, avec un de ces chevaux-là, autant vaudrait envoyer la tortue à la poursuite de la gazelle… Mais je saurai toujours où elle est, à moins que…

 

Il porta vivement et avec anxiété la main à la poche de sa veste, en tira un petit portefeuille et l’ouvrit. Dans une des poches de ce portefeuille était un papier plié, et dans le papier une boucle de cheveux noirs.

 

À la vue de ces cheveux, la figure du voyageur se rasséréna, et tout son être se calma, du moins en apparence.

 

– Allons, dit-il en passant sur son front une main qui ruissela aussitôt de sueur, allons, c’est bien ; et elle ne vous a rien dit en partant ?

 

– Si fait, monsieur.

 

– Que vous a-t-elle dit ?

 

– De vous annoncer qu’elle ne vous quittait point par haine, mais par crainte ; qu’elle était une digne chrétienne tandis que vous, au contraire…

 

Le jeune homme hésita.

 

– Tandis que moi, au contraire ?… répéta le voyageur.

 

– Je ne sais si je dois vous redire ?… fit le jeune homme.

 

– Eh ! redites, parbleu !

 

– Tandis que vous, au contraire, étiez un athée et un mécréant, à qui Dieu avait bien voulu donner ce soir un dernier avertissement ; qu’elle l’avait compris, elle, cet avertissement de Dieu, et qu’elle vous invitait à le comprendre.

 

– Et c’est tout ce qu’elle vous a dit ? demanda-t-il.

 

– C’est tout.

 

– Bien ; alors parlons d’autre chose.

 

Et les dernières traces d’inquiétude et de mécontentement parurent s’envoler du front du voyageur.

 

Le jeune homme regardait tous ces mouvements du cœur reflétés sur le visage, avec une curiosité indiquant que lui aussi était doué d’une certaine dose d’observation.

 

– Maintenant, dit le voyageur, comment vous nommez-vous, mon jeune ami ?

 

– Gilbert, monsieur.

 

– Gilbert, tout court ? Mais c’est un nom de baptême, ce me semble.

 

– C’est mon nom de famille, à moi.

 

– Eh bien ! mon cher Gilbert, c’est la Providence qui vous place sur mon chemin pour me tirer d’embarras.

 

– À vos ordres, monsieur, et tout ce que je pourrai faire…

 

– Vous le ferez, merci. Oui, à votre âge, on oblige pour le plaisir d’obliger, je sais cela ; d’ailleurs, ce que je vais vous demander n’est pas bien difficile, c’est purement et simplement de m’indiquer un abri pour cette nuit.

 

– Il y a d’abord cette roche, dit Gilbert, sous laquelle je m’étais mis à couvert de l’orage.

 

– Oui, dit le voyageur ; mais j’aimerais mieux quelque chose comme une maison où je trouverais un bon souper et un bon lit.

 

– Cela, c’est plus difficile.

 

– Sommes-nous donc bien éloignés du premier village ?

 

– De Pierrefitte ?

 

– C’est Pierrefitte qu’il s’appelle ?

 

– Oui, monsieur ; nous en sommes éloignés d’une lieue et demie à peu près.

 

– Une lieue et demie par cette nuit, par ce temps, avec ces deux chevaux seulement, nous en aurions pour deux heures. Voyons, mon ami, cherchez bien, n’y a-t-il donc aux environs d’ici aucune habitation ?

 

– Il y a le château de Taverney, qui est à trois cents cas au plus.

 

– Eh bien ! alors…, fit le voyageur.

 

– Quoi, monsieur ? demanda le jeune homme en ouvrant de grands yeux.

 

– Que ne disiez-vous cela tout de suite !

 

– Mais le château de Taverney n’est pas une auberge.

 

– Est-il habité ?

 

– Sans doute.

 

– Par qui ?

 

– Mais… par le baron de Taverney.

 

– Qu’est-ce que c’est que le baron de Taverney ?

 

– C’est le père de mademoiselle Andrée, monsieur.

 

– Cela me fait grand plaisir à savoir, dit en souriant le voyageur ; mais je vous demandais quelle espèce d’homme est le baron.

 

– Monsieur, c’est un vieux seigneur de soixante à soixante-cinq ans, qui a été riche autrefois, à ce qu’on dit.

 

– Oui, et qui est pauvre maintenant. c’est leur histoire à tous. Mon ami, conduisez-moi chez le baron de Taverney, je vous prie.

 

– Chez le baron de Taverney ? s’écria le jeune homme presque effrayé.

 

– Eh bien ! refuserez-vous de me rendre ce service ?

 

– Non, monsieur ; mais c’est que…

 

– Après ?

 

– C’est qu’il ne vous recevra pas.

 

– Il ne recevra pas un gentilhomme égaré qui vient lui demander l’hospitalité ? C’est donc un ours que votre baron ?

 

– Dame ! fit le jeune homme avec une intonation qui voulait dire : « Cela y ressemble beaucoup, monsieur. »

 

– N’importe, dit le voyageur, je me risquerai.

 

– Je ne vous le conseille pas, répondit Gilbert.

 

– Bah ! répondit le voyageur. Si ours que soit votre baron, il ne me mangera pas vivant.

 

– Non ; mais peut-être vous fermera-t-il sa porte.

 

– Alors je l’enfoncerai, et à moins que vous ne refusiez de me servir de guide…

 

– Je ne refuse pas, monsieur.

 

– Montrez-moi donc le chemin.

 

– Volontiers.

 

Le voyageur remonta alors dans le cabriolet et y prit une petite lanterne.

 

Le jeune homme espéra un instant, la lanterne étant éteinte, que l’étranger rentrerait dans l’intérieur de la voiture, et qu’il pourrait voir, par l’entrebâillement de la porte, ce que cet intérieur renfermait.

 

Mais le voyageur ne s’approcha pas même de la porte de la caisse.

 

Il mit la lanterne aux mains de Gilbert.

 

Celui-ci la tourna et la retourna en tous sens.

 

– Que voulez-vous que je fasse de cette lanterne, monsieur ? dit-il.

 

– Que vous éclairiez la route tandis que je conduirai les chevaux.

 

– Mais elle est éteinte, votre lanterne.

 

– Nous allons la rallumer.

 

– Ah ! oui, dit Gilbert, vous avez du feu dans l’intérieur de la voiture.

 

– Et dans ma poche, répondit le voyageur.

 

– Ce sera difficile d’allumer de l’amadou par cette pluie-là.

 

Le voyageur sourit.

 

– Ouvrez la lanterne, dit-il.

 

Gilbert obéit.

 

– Mettez votre chapeau au-dessus de mes deux mains.

 

Gilbert obéit encore ; on le voyait suivre ces préparatifs avec la plus grande curiosité. Gilbert ne connaissait d’autre moyen de se procurer du feu que de battre le briquet.

 

Le voyageur tira de sa poche un étui d’argent et de cet étui une allumette ; puis, ouvrant le bas de l’étui, il plongea cette allumette dans une pâte inflammable sans doute, car aussitôt l’allumette prit feu avec un léger pétillement.

 

L’action fut si instantanée et si inattendue, que Gilbert tressaillit.

 

Le voyageur sourit à cette surprise, bien naturelle à une époque où quelques chimistes seulement connaissaient le phosphore, et gardaient ce secret pour leurs expériences personnelles.

 

Le voyageur communiqua la flamme magique à la mèche de sa bougie, puis il referma l’étui, qu’il remit dans sa poche.

 

Le jeune homme suivait le précieux récipient avec des yeux ardents de convoitise. Il était évident qu’il eût donné bien des choses pour être possesseur d’un pareil trésor.

 

– Maintenant que nous avons de la lumière, voulez-vous me conduire ? demanda le voyageur.

 

– Venez, monsieur, dit Gilbert.

 

Et le jeune homme marcha devant tandis que son compagnon, prenant le cheval au mors, le forçait d’avancer.

 

Au reste, le temps était devenu plus tolérable, la pluie avait à peu près cessé et l’orage s’éloignait en grondant.

 

Le voyageur éprouva le premier le besoin de reprendre la conversation.

 

– Vous paraissez bien connaître ce baron de Taverney, mon ami ? dit-il.

 

– Oui, monsieur, et c’est tout simple, car je suis chez lui depuis mon enfance.

 

– C’est votre parent, peut-être ?

 

– Non, monsieur.

 

– Votre tuteur ?

 

– Non.

 

– Votre maître ?

 

Le jeune homme tressaillit à ce mot ce maître, et une vive rougeur colora ses joues ordinairement pâles.

 

– Je ne suis pas domestique, monsieur, dit-il.

 

– Mais enfin, reprit le voyageur, vous êtes quelque chose.

 

– Je suis le fils d’un ancien métayer du baron ; ma mère a nourri mademoiselle Andrée.

 

– Je comprends : vous êtes dans la maison à titre de frère de lait de cette jeune personne, car je suppose que la fille du baron est jeune.

 

– Elle a seize ans, monsieur.

 

Sur les deux questions, comme on le voit, Gilbert en escamotait une. C’était celle qui lui était personnelle.

 

Le voyageur parut faire la même réflexion que nous ; cependant il dirigea son interrogatoire vers un autre point.

 

– Par quel hasard étiez-vous sur la route par un temps comme celui qu’il fait ? demanda-t-il.

 

– Je n’étais pas sur la route, monsieur, j’étais sous une roche qui longe le chemin.

 

– Et que faisiez-vous sous cette roche ?

 

– Je lisais.

 

– Vous lisiez ?

 

– Oui.

 

– Et que lisiez-vous ?

 

– Le Contrat social, de monsieur J.J. Rousseau.

 

Le voyageur regarda le jeune homme avec un certain étonnement.

 

– Vous aviez pris ce livre dans la bibliothèque du baron ? demanda-t-il.

 

–Non, monsieur, je l’ai acheté.

 

– Où cela ?… À Bar-le-Duc ?

 

– Non, monsieur, ici, à un colporteur qui passait : il passe comme cela depuis quelque temps dans la campagne beaucoup de colporteurs avec de bons livres.

 

– Qui vous a dit que le Contrat social était un bon livre ?

 

– Je l’ai vu en le lisant, monsieur.

 

– En avez-vous donc lu de mauvais, que vous puissiez établir cette différence ?

 

– Oui.

 

– Et qu’appelez-vous de mauvais livres ?

 

– Mais le Sofa, Tanzaï et Néadarné, et autres livres de cette espèce.

 

– Où diable avez-vous trouvé ces livres ?

 

– Dans la bibliothèque du baron.

 

– Par quel moyen le baron se procure-t-il ces nouveautés, dans un trou comme celui qu’il habite ?

 

– On les lui envoie de Paris.

 

– Comment, s’il est pauvre comme vous le dites, mon ami, le baron met-il son argent à de pareilles fadaises ?

 

– Il ne les achète pas, on les lui donne.

 

– Ah ! on les lui donne ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Qui cela ?

 

– Un de ses amis, un grand seigneur.

 

– Un grand seigneur ? Savez-vous son nom, à ce grand seigneur ?

 

– Il s’appelle le duc de Richelieu.

 

– Comment ! le vieux maréchal ?

 

– Oui, le maréchal, c’est cela.

 

– Et je présume qu’il ne laisse pas traîner de pareils livres devant mademoiselle Andrée.

 

– Au contraire, monsieur, il les laisse traîner partout.

 

– Mademoiselle Andrée est-elle de votre avis, que ces livres sont de mauvais livres ? demanda en souriant narquoisement le voyageur.

 

– Mademoiselle Andrée ne les lit pas, monsieur, répondit sèchement Gilbert.

 

Le voyageur se tut un instant. Il était évident que cette singulière nature, mélange de bon et de mauvais, de vergogne et de hardiesse, l’intéressait malgré lui.

 

– Et pourquoi avez-vous lu ces livres, puisque vous saviez qu’ils étaient mauvais ? continua celui que le vieux savant avait désigné sous le nom d’Acharat.

 

– Parce qu’en les ouvrant j’ignorais leur valeur.

 

– Vous l’avez cependant facilement jugée.

 

– Oui, monsieur.

 

– Et vous avez continué de les lire, néanmoins ?

 

– J’ai continué.

 

– Dans quel but ?

 

– Ils m’apprenaient des choses que je ne savais pas.

 

– Et le Contrat social ?

 

– Il m’apprend des choses que j’avais devinées.

 

– Lesquelles ?

 

– C’est que tous les hommes sont frères, c’est que les sociétés sont mal organisées, qui ont des serfs ou des esclaves ! C’est qu’un jour tous les individus seront égaux.

 

– Ah ! ah ! fit le voyageur.

 

Il y eut un instant de silence pendant lequel Gilbert et son compagnon continuèrent de marcher, le voyageur tirant le cheval par la bride, Gilbert tenant la lanterne à sa main.

 

– Vous avez donc bien envie d’apprendre, mon ami ? dit tout bas le voyageur.

 

– Oui, monsieur, c’est mon plus grand désir.

 

– Et que voudriez-vous apprendre ? Voyons !

 

– Tout, dit le jeune homme.

 

– Et pourquoi voulez-vous apprendre ?

 

– Pour m’élever.

 

– Jusqu’où ?

 

Gilbert hésita. Il était évident qu’il avait un but dans sa pensée ; mais ce but, c’était sans doute son secret, et il ne voulait pas le dire.

 

– Jusqu’où l’homme peut atteindre, répondit-il.

 

– Mais, au moins, avez-vous étudié quelque chose ?

 

– Rien. Comment voulez-vous que j’étudie, n’étant pas riche et habitant Taverney ?

 

– Comment ! vous ne savez pas un peu de mathématiques ?

 

– Non.

 

– De physique ?

 

– Non.

 

– De chimie ?

 

– Non. Je sais lire et écrire, voilà tout ; mais je saurai tout cela.

 

– Quand ?

 

– Un jour.

 

– Par quel moyen ?

 

– Je l’ignore ; mais je le saurai.

 

– Singulier enfant ! murmura le voyageur.

 

– Et alors…, murmura Gilbert se parlant à lui-même.

 

– Alors ?

 

– Oui.

 

– Quoi ?

 

– Rien.

 

Cependant Gilbert et celui auquel il servait de guide marchaient depuis un quart d’heure à peu près ; la pluie avait tout à fait cessé, et la terre commençait même à exhaler cet âcre parfum qui remplace au printemps les brûlantes émanations de l’orage.

 

Gilbert semblait réfléchir profondément.

 

– Monsieur, dit-il tout à coup, savez-vous ce que c’est que l’orage ?

 

– Sans doute, je le sais.

 

– Vous ?

 

– Oui, moi.

 

– Vous savez ce que c’est que l’orage ? Vous savez ce qui cause la foudre ?

 

Le voyageur sourit.

 

– C’est la combinaison des deux électricités, l’électricité du nuage et l’électricité du sol.

 

Gilbert poussa un soupir.

 

– Je ne comprends pas, dit-il.

 

Peut-être le voyageur allait-il donner au pauvre jeune homme une explication plus compréhensible, mais malheureusement, en ce moment même, une lumière brilla à travers le feuillage.

 

– Ah ! ah ! fit l’inconnu, qu’est-ce que cela ?

 

– C’est Taverney.

 

– Nous sommes donc arrivés ?

 

– Voici la porte charretière.

 

– Ouvrez-la.

 

– Oh ! monsieur, la porte de Taverney ne s’ouvre pas comme cela.

 

– Mais c’est donc une place de guerre que votre Taverney ? Voyons, frappez.

 

Gilbert s’approcha de la porte, et, avec l’hésitation de la timidité, il frappa un coup.

 

– Oh ! oh ! dit le voyageur, on ne vous entendra jamais, mon ami ; frappez plus fort.

 

En effet, rien n’indiquait que l’appel de Gilbert eût été entendu. Tout restait dans le silence.

 

– Vous prenez la chose sur vous ? dit Gilbert.

 

– N’ayez pas peur.

 

Gilbert n’hésita plus ; il quitta le marteau et se pendit à la sonnette, qui rendit un son tellement éclatant, qu’on eût pu l’entendre d’une lieue.

 

– Ma foi ! si votre baron n’a pas entendu cette fois, il faut qu’il soit sourd, dit le voyageur.

 

– Ah ! voilà Mahon qui aboie, dit le jeune homme.

 

– Mahon ! reprit le voyageur ; c’est sans doute une galanterie de votre baron en faveur de son ami le duc de Richelieu.

 

– Je ne sais pas, monsieur, ce que vous voulez dire.

 

– Mahon est la dernière conquête du maréchal.

 

Gilbert poussa un second soupir.

 

– Hélas ! monsieur, je vous l’ai déjà avoué, je ne sais rien, dit-il.

 

Ces deux soupirs résumaient pour l’étranger une série de souffrances cachées et d’ambitions comprimées sinon déçues.

 

En ce moment un bruit de pas se fit entendre.

 

– Enfin ! dit l’étranger.

 

– C’est le bonhomme La Brie, dit Gilbert.

 

La porte s’ouvrit ; mais, à l’aspect de l’étranger et de sa voiture étrange, La Brie, pris à l’improviste et qui croyait ouvrir à Gilbert seulement, voulut refermer la porte.

 

– Pardon, pardon, l’ami, dit le voyageur ; mais c’est bien ici que nous venons ; il ne faut point nous jeter la porte au nez.

 

– Cependant, monsieur, je dois prévenir M. le baron qu’une visite inattendue…

 

– Ce n’est pas la peine de le prévenir, croyez-moi. Je risquerai sa mauvaise mine, et si l’on me chasse, ce ne sera, je vous en réponds, qu’après que je me serai réchauffé, séché, repu. J’ai entendu dire que le vin était bon par ici ; vous devez en savoir quelque chose, hein ?

 

La Brie, au lieu de répondre à l’interrogation, essaya de résister ; mais c’était un parti pris de la part du voyageur, et il fit avancer les deux chevaux et la voiture dans l’avenue, tandis que Gilbert refermait la porte, ce qui fut fait en un clin d’œil. La Brie, alors, se voyant vaincu, prit le parti d’aller annoncer lui-même sa défaite, et prenant ses vieilles jambes à son cou, il s’élança vers la maison en criant de toute la force de ses poumons :

 

– Nicole Legay ! Nicole Legay !

 

– Qu’est-ce que Nicole Legay ? demanda l’étranger continuant de s’avancer vers le château avec la même tranquillité.

 

– Nicole, monsieur ? reprit Gilbert avec un léger tremblement.

 

– Oui, Nicole, celle qu’appelle maître La Brie.

 

– C’est la femme de chambre de mademoiselle Andrée, monsieur.

 

Cependant, aux cris de La Brie, une lumière apparut sous les arbres, éclairant une charmante figure de jeune fille.

 

– Que me veux-tu, La Brie, demanda-t-elle, et pourquoi tout ce tapage ?

 

– Vite, Nicole, vite, cria la voix chevrotante du vieillard ; va annoncer à monsieur qu’un étranger, surpris par l’orage, lui demande l’hospitalité pour cette nuit.

 

Nicole ne se le fit point répéter, et elle s’élança si légèrement vers le château, qu’en un instant on l’eut perdue de vue.

 

Quant à La Brie, certain maintenant que le baron ne serait pas pris à l’improviste, il se permit un instant de reprendre haleine.

 

Bientôt le message produisit son effet, car on entendit une voix aigre et impérieuse qui, du seuil de la porte, et du haut du perron, entrevu sous les acacias, répétait d’un ton peu hospitalier :

 

– Un étranger !… Qui cela ? Quand on se présente chez les gens, on se nomme au moins.

 

– C’est le baron ? demanda à La Brie celui qui causait tout ce dérangement.

 

– Hélas ! oui, monsieur, répondit le pauvre homme tout contrit ; vous entendez ce qu’il demande ?

 

– Il demande mon nom… n’est-ce pas ?

 

– Justement. Et moi qui ai oublié de vous le demander, à vous.

 

– Annonce le baron Joseph de Balsamo, dit le voyageur ; la similitude du titre désarmera peut-être ton maître.

 

La Brie fit son annonce, un peu enhardi par le titre que venait de s’attribuer l’inconnu.

 

– C’est bien, alors, grommela la voix ; qu’il entre, puisque le voilà… Entrez, monsieur, s’il vous plaît : là… bon ; par ici…

 

L’étranger s’avança d’un pas rapide ; mais, en arrivant à la première marche du perron, il lui prit l’envie de se retourner pour voir s’il était suivi de Gilbert.

 

Gilbert avait disparu.

 

Chapitre V
Le baron de Taverney

Tout prévenu qu’il était par Gilbert de la pénurie du baron de Taverney, celui qui venait de se faire annoncer sous le nom du baron Joseph de Balsamo n’en fut pas moins étonné en voyant la médiocrité de la demeure baptisée emphatiquement par Gilbert du nom de château.

 

La maison n’avait guère qu’un étage formant un carré long, aux extrémités duquel s’élevaient deux pavillons carrés en forme de tourelles. Cet ensemble irrégulier ne manquait pas cependant, vu à la pâle lueur d’une lune glissant entre des nuages déchirés par l’ouragan, d’un certain agrément pittoresque.

 

Six fenêtres par bas, deux fenêtres à chaque tourelle, c’est-à-dire une par étage, un perron assez large, mais dont les marches disloquées formaient de petits précipices à chaque jointure, tel fut l’ensemble qui frappa le nouvel arrivant avant de monter jusqu’au seuil, où, ainsi que nous l’avons dit, attendait le baron en robe de chambre, un bougeoir à la main.

 

Le baron de Taverney était un petit vieillard de soixante à soixante-cinq ans, à l’œil vif, au front élevé mais fuyant ; il était coiffé d’une mauvaise perruque dont les bougies de la cheminée avaient peu à peu et accidentellement dévoré tout ce que les rats de l’armoire avaient épargné de boucles. Il tenait en main une serviette d’une blancheur problématique, ce qui indiquait qu’il avait été dérangé au moment où il allait se mettre à table.

 

Sa figure malicieuse, à laquelle on eût pu trouver quelque ressemblance avec celle de Voltaire, s’animait en ce moment d’une double expression facile à saisir : la politesse voulait qu’il sourît à son hôte inconnu ; l’impatience changeait cette disposition en une grimace dont la signification tournait décidément à l’atrabilaire et au rechigné ; de sorte qu’éclairée par les lueurs tremblantes du bougeoir, dont les ombres hachaient les principaux traits, la physionomie du baron de Taverney pouvait passer pour celle d’un très laid seigneur.

 

– Monsieur, dit-il, puis-je savoir à quel heureux hasard je dois le plaisir de vous voir ?

 

– Mais, monsieur, à l’orage qui a effrayé les chevaux, lesquels, en s’emportant, ont failli briser ma voiture. J’étais donc là sur la grand-route, sans postillons : l’un s’était laissé tomber de cheval, l’autre s’était sauvé avec le sien, lorsqu’un jeune homme que j’ai rencontré m’a indiqué le chemin qui conduisait à votre château, en me rassurant sur votre hospitalité bien connue.

 

Le baron leva son bougeoir pour éclairer un plus large espace de terrain et pour voir si, dans cet espace, il découvrirait le maladroit qui lui valait cet heureux hasard dont il parlait tout à l’heure.

 

De son côté, le voyageur chercha autour de lui pour voir si bien décidément son jeune guide s’était retiré.

 

– Et savez-vous comment se nomme celui qui vous a indiqué mon château, monsieur ? demanda le baron de Taverney en homme qui veut savoir a qui exprimer sa reconnaissance.

 

– Mais c’est un jeune homme qui s’appelle, je crois, Gilbert.

 

– Ah ! ah ! Gilbert ; je n’aurais pas cru qu’il fût bon, même à cela. Ah ! c’est le fainéant Gilbert, le philosophe Gilbert !

 

À ce flux d’épithètes, accentuées d’une menaçante façon, le visiteur comprit qu’il existait peu de sympathie entre le seigneur suzerain et son vassal.

 

– Enfin, dit le baron après un moment de silence non moins expressif que ses paroles, veuillez entrer, monsieur.

 

– Permettez d’abord, monsieur, dit le voyageur, que je fasse remiser ma voiture, qui contient des objets assez précieux.

 

– La Brie ! cria le baron, La Brie ! conduisez la voiture de monsieur le baron sous le hangar ; elle y sera un peu plus à couvert qu’au milieu de la cour, attendu qu’il y a encore beaucoup d’endroits où il reste des lattes ; quant aux chevaux, c’est autre chose, je ne vous réponds pas qu’ils trouvent à souper ; mais, comme ils ne sont point à vous et qu’ils sont au maître de poste, cela vous doit être à peu près égal.

 

– Cependant, monsieur, dit le voyageur impatient, si je vous gêne par trop, comme je commence à le croire…

 

– Oh ! ce n’est pas cela, monsieur, interrompit poliment le baron, vous ne me gênez point ; seulement, vous serez gêné, vous, je vous en préviens.

 

– Monsieur, croyez que je vous serai toujours reconnaissant…

 

– Oh ! je ne me fais pas d’illusion, monsieur, dit le baron en levant de nouveau son bougeoir pour étendre le cercle de lumière du côté où Joseph Balsamo, aidé de La Brie, conduisait sa voiture, et en haussant la voix à mesure que son hôte s’éloignait ; – oh ! je ne me fais pas d’illusion, Taverney est un triste séjour, et un pauvre séjour surtout.

 

Le voyageur était trop occupé pour répondre ; il choisissait, comme l’y avait invité le baron de Taverney, l’endroit le moins délabré du hangar pour y abriter sa voiture, et, quand elle fut à peu près à couvert, il glissa un louis dans la main de La Brie, et revint près du baron.

 

La Brie mit le louis dans sa poche, convaincu que c’était une pièce de vingt quatre sous, et remerciant le ciel de l’aubaine.

 

– À Dieu ne plaise que je pense de votre château le mal que vous en dites, monsieur, répondit Balsamo en s’inclinant devant le baron, qui, comme seule preuve qu’il lui avait dit la vérité, le conduisit, en secouant la tête, à travers une large et humide antichambre en grommelant :

 

– Bon, bon, je sais ce que je dis ; je connais malheureusement mes ressources ; elles sont fort bornées. Si vous êtes Français, monsieur le baron, mais votre accent allemand m’indique que vous ne l’êtes pas, quoique votre nom italien… Mais cela ne fait rien à la chose ; si vous êtes Français, disais-je, ce nom de Taverney vous eût rappelé des souvenirs de luxe ; on disait autrefois Taverney le Riche.

 

Balsamo pensait d’abord que cette phrase allait se terminer par un soupir, mais il n’en fut rien.

 

– De la philosophie ! pensa-t-il.

 

– Par ici, monsieur le baron, par ici, continua le baron en ouvrant la porte de la salle à manger. Holà ! maître La Brie, servez-nous comme si vous étiez cent valets de pied à vous tout seul.

 

La Brie se précipita pour obéir à son maître.

 

– Je n’ai que ce laquais, monsieur, dit Taverney, et il me sert bien mal. Mais je n’ai pas le moyen d’en avoir un autre. Cet imbécile est resté avec moi depuis près de vingt ans sans avoir touché un sou de gage, et je le nourris… à peu près comme il me sert… Il est stupide, vous verrez !

 

Balsamo poursuivait le cours de ses études.

 

– Sans cœur ! dit-il ; mais, au reste, peut-être n’est-ce que de l’affectation.

 

Le baron referma la porte de la salle à manger, et seulement alors, grâce à son bougeoir qu’il élevait au-dessus de sa tête, le voyageur put embrasser la salle dans toute son étendue.

 

C’était une grande salle basse qui avait été autrefois la pièce principale d’une petite ferme élevée par son propriétaire au rang de château, laquelle était si chichement meublée, qu’au premier coup d’œil elle semblait vide. Des chaises de paille à dos sculpté, des gravures, d’après les batailles de Lebrun, encadrées de bois noir verni, une armoire de chêne noircie par la fumée et la vieillesse, voilà pour l’ornement. Au milieu s’élevait une petite table ronde sur laquelle fumait un unique plat qui se composait de perdreaux et de choux. Le vin était renfermé dans une bouteille de grés à large ventre ; l’argenterie, usée, noircie, bosselée, se composait de trois couverts, d’un gobelet et d’une salière. Cette dernière pièce, d’un travail exquis et d’une grande pesanteur, semblait un diamant de prix au milieu de cailloux sans valeur et sans éclat.

 

– Voilà, monsieur, voilà, dit le baron en offrant un siège à son hôte, dont il avait suivi le coup d’œil investigateur. Ah ! votre regard s’arrête sur ma salière ; vous l’admirez, c’est de bon goût ; c’est poli ; car vous tombez sur la seule chose qui soit présentable ici. Monsieur, je vous remercie, et de tout mon cœur ; mais non, je me trompe. J’ai encore quelque chose de précieux, par ma foi ! et c’est ma fille.

 

– Mademoiselle Andrée ? dit Balsamo.

 

– Ma foi, oui, mademoiselle Andrée, dit le baron étonné que son hôte fût si bien instruit, et je veux vous présenter à elle. Andrée ! Andrée ! viens, mon enfant, n’aie pas peur.

 

– Je n’ai pas peur, mon père, répondit d’une voix douce et sonore à la fois une grande et belle personne qui se présenta à la porte sans embarras et pourtant sans hardiesse.

 

Joseph Balsamo, quoique profondément maître de lui, comme on a déjà pu le voir, ne put cependant s’empêcher de s’incliner devant cette souveraine beauté.

 

En effet, Andrée de Taverney, qui venait d’apparaître comme pour dorer et enrichir tout ce qui l’entourait, avait des cheveux d’un blond châtain qui s’éclairaient aux tempes et au cou ; ses yeux noirs, limpides, largement dilatés, regardaient fixement, comme les yeux des aigles. Cependant, la suavité de son regard était inexprimable ; sa bouche vermeille se découpait capricieusement en arc, d’un corail humide et brillant ; d’admirables mains blanches, effilées, d’un dessin antique, s’attachaient à des bras éblouissants de forme et d’éclat ; sa taille, à la fois souple et ferme, semblait celle d’une belle statue païenne, à laquelle un prodige eût donné la vie ; son pied, dont la cambrure eut été remarquable près de celui de Diane chasseresse, semblait ne pouvoir porter le poids de son corps que par un miracle d’équilibre ; enfin sa mise, quoique de la plus grande simplicité, était d’un goût si parfait et si bien approprié à tout l’ensemble de sa personne, qu’un habillement complet tiré de la garde-robe de la reine eût peut-être, au premier abord, semblé moins élégant et moins riche que son simple vêtement.

 

Tous ces détails merveilleux frappèrent au premier coup d’œil Balsamo ; il avait tout vu, tout remarqué, du moment où mademoiselle de Taverney était entrée dans la salle à manger jusqu’au moment où il l’avait saluée, et, de son côté, le baron n’avait pas perdu une seule des impressions produites sur son hôte par cet assemblage unique de perfections.

 

– Vous avez raison, dit à voix basse Balsamo en se retournant vers son hôte, mademoiselle est d’une précieuse beauté.

 

– Ne lui faites pas trop de compliments à cette pauvre Andrée, monsieur, dit négligemment le baron ; elle sort du couvent, et elle croirait à ce que vous lui dites. Ce n’est pas, ajouta-t-il, que je redoute sa coquetterie ; au contraire, la chère enfant n’est pas assez coquette, monsieur, et en bon père je m’applique à développer en elle cette qualité, qui fait la première force de la femme.

 

Andrée baissa les yeux et rougit. Quelque bonne volonté qu’elle y mit, elle n’avait pu faire autrement que d’entendre cette singulière théorie émise par son père.

 

– Disait-on cela à mademoiselle lorsqu’elle était au couvent ? demanda en riant Joseph Balsamo au baron, et cette prescription faisait-elle partie de l’enseignement donné par les religieuses ?

 

– Monsieur, reprit le baron, j’ai mes idées à moi, comme vous avez peut être déjà pu le voir.

 

Balsamo s’inclina en signe qu’il adhérait complètement à cette prétention du baron.

 

– Non, continua-t-il, je ne veux pas imiter, moi, ces pères de famille qui disent à leur fille : « Sois prude, inflexible, aveugle ; enivre-toi d’honneur, de délicatesse et de désintéressement ! » Les imbéciles ! Il me semble voir des parrains conduisant leur champion dans la lice, après l’avoir désarmé de toutes pièces, pour lui faire combattre un adversaire armé de pied en cap. Non, pardieu ! il n’en sera pas ainsi de ma fille Andrée, bien qu’élevée à Taverney, dans un trou provincial.

 

Quoique de l’avis du baron sur la désignation donnée à son château, Balsamo crut devoir mimer une contradiction polie.

 

– Bon, bon, reprit le vieillard, répondant au jeu de physionomie de Balsamo, bon ! je connais Taverney, vous dis-je ; mais, quoi qu’il en soit, et si éloigné que nous nous trouvions de ce soleil resplendissant qu’on appelle Versailles, ma fille connaîtra le monde, que j’ai si bien connu autrefois ; elle y entrera… si elle y entre jamais, avec un arsenal complet, que je lui forge à l’aide de mon expérience et de mes souvenirs… Mais, monsieur, je dois vous l’avouer, oui, le couvent a gâté tout cela… Ma fille, – ces choses-là ne sont faites que pour moi, – ma fille est la première pensionnaire qui ait pris le bon de l’enseignement et suivi la lettre de l’Évangile. Corbleu ! convenez que c’est jouer de malheur, baron !

 

– Mademoiselle est un ange, répondit Balsamo, et en vérité, monsieur, ce que vous me dites ne me surprend pas.

 

Andrée salua le baron en signe de remerciement et de sympathie, puis elle s’assit, comme le lui ordonnait son père par un signe des yeux.

 

– Asseyez-vous, baron, dit Taverney, et, si vous avez faim, mangez. C’est un horrible ragoût que cet animal de La Brie a fricassé.

 

– Des perdreaux ! vous appelez cela un abominable ragoût ? dit en souriant l’hôte du baron ; mais vous calomniez votre table. Des perdreaux en mai ! Ils sont donc de vos terres ?

 

– Des terres, à moi ! Il y a longtemps que tout ce que j’en avais, – et je dois dire que mon bonhomme de père m’en avait laissé une certaine quantité, – il y a longtemps, dis-je, que tout ce que j’en avais est vendu, mangé, digéré. Oh ! mon Dieu ! non, grâce au ciel, je n’en ai plus un pouce de terre, non. C’est ce fainéant de Gilbert, qui n’est bon à rien qu’à lire et rêvasser, et qui, dans ses moments perdus, aura volé je ne sais où un fusil, de la poudre et du plomb, et qui va tuer ces volatiles en braconnant sur les terres de mes voisins. Il ira aux galères, et bien certainement je l’y laisserai aller, car cela me débarrassera de lui. Mais Andrée aime le gibier, ce qui fait que je pardonne à mon Gilbert.

 

Balsamo examina le beau visage d’Andrée, et n’y découvrit pas un pli, pas un tressaillement, pas une ombre de rougeur.

 

Il s’assit à table entre elle et le comte, et elle lui servit, sans paraître le moins du monde embarrassée de la pénurie de la table, sa portion de ce plat fourni par Gilbert, assaisonné par La Brie, et que dépréciait si fort le baron.

 

Pendant ce temps, le pauvre La Brie, qui ne perdait pas un mot des éloges que Balsamo donnait à lui et à Gilbert, offrait des assiettes avec une mine contrite qui devenait triomphante à chaque louange que le baron croyait devoir accorder aux assaisonnements.

 

– Il n’a pas seulement salé son affreux ragoût ! s’écria le baron après avoir dévoré deux ailes de perdreau que sa fille avait placées sur son assiette au milieu d’une onctueuse couche de choux. Andrée, passez donc la salière à M. le baron.

 

Andrée obéit en étendant le bras avec une grâce parfaite.

 

– Ah ! je vous prends à admirer encore ma salière, baron ! dit Taverney.

 

– Pour cette fois, vous vous trompez, monsieur, reprit Balsamo ; c’est la main de mademoiselle que j’admirais.

 

– Ah ! parfait ! c’est du Richelieu tout pur ! Mais puisque vous la tenez, baron, cette fameuse salière, que vous avez reconnue tout de suite pour ce qu’elle est, regardez-la ! elle fut commandée par le Régent à Lucas l’orfèvre. Ce sont des amours de satyres et de bacchantes ; c’est libre, mais c’est joli.

 

Balsamo remarqua seulement alors que le groupe de figures, charmant de travail et précieux d’exécution, était non pas libre, mais obscène. Cette vue le porta à admirer le calme et l’indifférence d’Andrée, qui, à l’ordre de son père, lui avait présenté la salière sans sourciller, et qui continuait de manger sans rougir.

 

Mais comme si le baron eût pris à tâche d’écailler ce vernis d’innocence qui, pareil à la robe virginale dont parle l’Écriture, recouvrait toute la personne de sa fille, il continua de détailler les beautés de son orfèvrerie, malgré les efforts de Balsamo pour détourner la conversation.

 

– Ah, çà ! mangez, baron, dit Taverney, car il n’y a que ce plat, je vous en avertis. Peut-être vous figurez-vous que le rôt va venir, et que les entremets attendent : détrompez-vous, car vous seriez horriblement désappointé.

 

– Pardon, monsieur, dit Andrée avec sa froideur ordinaire ; mais, si Nicole m’a bien comprise, elle doit avoir commencé un tôt-fait dont je lui ai appris la recette.

 

– La recette ! Vous avez appris la recette d’un plat à Nicole Legay, à votre femme de chambre ? Votre femme de chambre fait la cuisine ? Il ne manquerait plus qu’une chose, c’est que vous la fissiez vous-même. Est-ce que la duchesse de Châteauroux ou la marquise de Pompadour faisaient la cuisine au roi ? C’était, au contraire, le roi qui leur faisait les omelettes… Jour de Dieu ! que je voie les femmes faire la cuisine chez moi ! Baron, excusez ma fille, je vous en supplie.

 

– Mais, mon père, il faut bien qu’on mange, dit tranquillement Andrée. Voyons, Legay, ajouta-t-elle d’une voix plus haute, est-ce fait ?

 

– Oui, mademoiselle, répondit la jeune fille, qui apportait un plat de la plus appétissante odeur.

 

– Je sais bien qui ne mangera pas de ce plat-là, dit Taverney furieux en brisant son assiette.

 

– Monsieur en mangera peut-être, dit froidement Andrée.

 

Puis, se tournant vers son père :

 

– Vous savez, monsieur, que vous n’avez plus que dix-sept assiettes de ce service, qui me vient de ma mère.

 

Cela dit, elle trancha le gâteau fumant que Nicole Legay, la jolie chambrière, venait de poser sur la table.

 

Chapitre VI
Andrée de Taverney

L’esprit d’observation de Joseph Balsamo trouvait une ample pâture dans chaque détail de cette existence étrange et isolée, perdue dans un coin de la Lorraine.

 

La salière seule lui révélait toute une face du caractère du baron de Taverney, ou plutôt son caractère sous toutes ses faces.

 

Aussi, ce fut en appelant à son aide sa plus délicate pénétration qu’il interrogea les traits d’Andrée au moment où elle effleura du bout de son couteau ces figures d’argent qui semblaient échappées d’un de ces repas nocturnes du régent, à la suite desquels Canillac avait la charge d’éteindre les bougies.

 

Soit curiosité, soit qu’il fût mû par un autre sentiment, Balsamo considérait Andrée avec une telle persévérance, que deux ou trois fois, en moins de dix minutes, les regards de la jeune fille durent rencontrer les siens. D’abord, la pure et chaste créature soutint ce regard singulier sans confusion mais enfin sa fixité devint telle, tandis que le baron déchiquetait du bout de son couteau le chef-d’œuvre de Nicole, qu’une impatience fébrile, qui lui fit monter le sang aux joues, commença à s’emparer d’elle. Bientôt, se sentant troublée sous ce regard presque surhumain, elle essaya de le braver, et ce fut elle, à son tour, qui regarda le baron de son grand œil clair et dilaté. Mais, cette fois encore, elle dut céder, et sa paupière, inondée du fluide magnétique que projetait l’œil ardent de son hôte, s’abaissa lourde et craintive, pour ne plus se lever qu’avec hésitation.

 

Cependant, tandis que cette lutte muette s’établissait entre la jeune fille et le mystérieux voyageur, le baron grondait, riait et maugréait, jurait en vrai seigneur campagnard, et pinçait le bras de La Brie, qui, malheureusement pour lui, se trouvait à sa portée dans un moment où son irritation nerveuse lui faisait éprouver le besoin de pincer quelque chose.

 

Il allait sans doute en faire autant à Nicole, quand les yeux du baron, pour la première fois sans doute, se portèrent sur les mains de la jeune femme de chambre.

 

Le baron adorait les belles mains : c’était pour de belles mains qu’il avait fait toutes ses folies de jeunesse.

 

– Voyez donc, dit-il, quels jolis doigts a cette drôlesse. Comme l’ongle s’effile, comme il se recourberait sur la peau, ce qui est une beauté suprême, si le bois qu’on fend, si les bouteilles qu’on rince, si les casseroles qu’on récure n’usaient affreusement la corne ; car c’est de la corne que vous avez au bout des doigts, mademoiselle Nicole.

 

Nicole, peu habituée aux compliments du baron, le regardait avec un demi sourire, où l’étonnement avait plus de part encore que l’orgueil.

 

– Oui, oui, dit le baron, qui s’aperçut de ce qui se passait dans le cœur de la coquette jeune fille, fais la roue, je te le conseille. – Oh ! c’est que je vous dirai, mon cher hôte, que mademoiselle Nicole Legay, ici présente, n’est point une prude comme sa maîtresse et qu’un compliment ne lui fait pas peur.

 

Les yeux de Balsamo se portèrent vivement sur la fille du baron, et il vit luire le dédain le plus suprême sur le beau visage d’Andrée. Alors il trouva convenable d’harmoniser sa figure avec celle de la fière enfant ; celle-ci le remarqua, et lui en sut gré sans doute, car elle le regarda avec moins de dureté ou plutôt avec moins d’inquiétude qu’elle n’avait fait jusque-là.

 

– Croyez-vous, monsieur, continua le baron en passant le dos de sa main sous le menton de Nicole qu’il paraissait décidé à trouver charmante ce soir là, croiriez-vous que cette donzelle arrive du couvent comme ma fille et a presque reçu de l’éducation ? Aussi mademoiselle Nicole ne quitte pas sa maîtresse un seul instant. C’est un dévouement qui ferait sourire de joie messieurs les philosophes qui prétendent que ces espèces-là ont des âmes.

 

– Monsieur, dit Andrée mécontente, ce n’est point par dévouement que Nicole ne me quitte point, c’est parce que je lui ordonne de ne pas me quitter.

 

Balsamo leva les yeux sur Nicole pour voir l’effet que feraient sur elle les paroles de sa maîtresse, fières jusqu’à l’insolence, et il vit, à la crispation de ses lèvres, que la jeune fille n’était point insensible aux humiliations qui ressortaient de son état de domesticité.

 

Cependant, cette expression passa comme un éclair sur le visage de la chambrière ; car, en se détournant pour cacher une larme sans doute, ses yeux se fixèrent sur une fenêtre de la salle à manger qui donnait sur la cour. Tout intéressait Balsamo, qui semblait chercher quelque chose de son côté au milieu des personnages parmi lesquels il venait d’être introduit ; tout intéressait Balsamo, disons-nous : son regard suivit donc le regard de Nicole, et il lui sembla, à cette fenêtre, objet de l’attention de Nicole, voir apparaître un visage d’homme.

 

– En vérité, pensa-t-il, tout est curieux dans cette maison ; chacun a son mystère, et j’espère ne pas être une heure sans connaître celui de mademoiselle Andrée. Je connais déjà celui du baron, et je devine celui de Nicole.

 

Il avait eu un moment d’absence, mais si court qu’eût été ce moment, le baron s’en aperçut.

 

– Vous rêvez aussi, vous, dit-il ; bon ! vous devriez au moins attendre à cette nuit, mon cher hôte. La rêverie est contagieuse, et c’est une maladie qui se gagne ici, à ce qu’il me semble. Comptons les rêveurs. Nous avons d’abord mademoiselle Andrée qui rêve ; puis nous avons encore mademoiselle Nicole qui rêve ; puis enfin je vois rêver à tout moment ce fainéant qui a tué ces perdreaux, qui rêvait peut-être aussi quand il les a tués…

 

– Gilbert ? demanda Balsamo.

 

– Oui ! un philosophe comme M. La Brie. À propos de philosophes, est-ce que vous êtes de leurs amis, par hasard ? Oh ! je vous en préviens alors, vous ne serez pas des miens…

 

– Non, monsieur, je ne suis ni bien ni mal avec eux ; je n’en connais pas, répondit Balsamo.

 

– Tant mieux, ventrebleu ! Ce sont de vilains animaux, plus venimeux encore qu’ils ne sont laids. Ils perdent la monarchie avec leurs maximes ! on ne rit plus en France, on lit, et que lit-on encore ? Des phrases comme celle-ci : Sous un gouvernement monarchique, il est très difficile que le peuple soit vertueux ; ou bien : La vraie monarchie n’est qu’une constitution imaginée pour corrompre les mœurs des peuples et les asservir ; ou bien encore : Si l’autorité des rois vient de Dieu, c’est comme les maladies et les fléaux du genre humain. Comme tout cela est récréatif ! Un peuple vertueux ! à quoi servirait-il ? je vous le demande. Ah ! tout va mal, voyez-vous, et cela depuis que Sa Majesté a parlé à M. de Voltaire et a lu les livres de M. Diderot.

 

En ce moment, Balsamo crut encore voir la même figure pâlissante apparaître derrière les vitres. Mais cette figure disparut aussitôt qu’il fixa les yeux sur elle.

 

– Mademoiselle serait-elle philosophe ? demanda en souriant Balsamo.

 

– Je ne sais pas ce que c’est que la philosophie, répondit Andrée. Je sais seulement que j’aime ce qui est sérieux.

 

– Eh ! mademoiselle ! s’écria le baron, rien n’est plus sérieux, à mon avis, que de bien vivre ; aimez donc cela.

 

– Mais mademoiselle ne hait point la vie, à ce qu’il me semble ? demanda Balsamo.

 

– Cela dépend, monsieur, répliqua Andrée.

 

– Voilà encore un mot stupide, dit Taverney. Eh bien ! croiriez-vous, monsieur, qu’il m’a déjà été répondu lettre pour lettre par mon fils ?

 

– Vous avez un fils, mon cher hôte ? demanda Balsamo.

 

– Oh ! mon Dieu, oui, j’ai ce malheur : un vicomte de Taverney, lieutenant aux gendarmes Dauphin, un excellent sujet !…

 

Le baron prononça ces trois derniers mots en serrant les dents comme s’il eût voulu en mâcher chaque lettre.

 

– Je vous en félicite, monsieur, dit Balsamo en s’inclinant.

 

– Oui, répondit le vieillard, encore un philosophe. Cela fait hausser les épaules, parole d’honneur. Ne me parlait-il pas, l’autre jour, d’affranchir les nègres. « Et le sucre ! ai-je fait. J’aime mon café fort sucré, moi, et le roi Louis XV aussi. – Monsieur, a-t-il répondu, plutôt se passer de sucre que de voir souffrir une race… – Une race de singes ! » ai-je dit, et encore je leur faisais bien de l’honneur. Savez-vous ce qu’il a prétendu ? Foi de gentilhomme, il faut qu’il y ait quelque chose dans l’air qui leur tourne la tête, il a prétendu que tous les hommes étaient frères ! – Moi, le frère d’un Mozambique !

 

– Oh ! fit Balsamo, c’est aller bien loin.

 

– Hein ! qu’en dites-vous ? j’ai de la chance, n’est-ce pas ? avec mes deux enfants, et l’on ne dira pas de moi que je revis dans ma progéniture. La sœur est un ange et le frère un apôtre ! Buvez donc, monsieur… Mon vin est détestable.

 

– Je le trouve exquis, dit Balsamo en regardant Andrée.

 

– Alors, vous êtes philosophe aussi, vous !… Ah ! prenez garde, je vous ferai faire un sermon par ma fille. Mais non, les philosophes n’ont pas de religion. C’était cependant bien commode, mon Dieu, d’avoir de la religion : on croyait en Dieu et au roi, tout était dit. Aujourd’hui, pour ne croire ni à l’un ni à l’autre, il faut apprendre trop de choses et lire trop de livres ; j’aime mieux ne jamais douter. De mon temps, on n’apprenait que des choses agréables, au moins ; on s’étudiait à bien jouer au pharaon, au biribi ou au passe-dix ; on tirait agréablement l’épée, malgré les édits ; on ruinait des duchesses et l’on se ruinait pour des danseuses : c’est mon histoire à moi. Taverney tout entier a passé à l’Opéra ; et c’est la seule chose que je regrette, attendu qu’un homme ruiné n’est pas un homme. Tel que vous le voyez, je parais vieux, n’est-ce pas ? Eh bien ! c’est parce que je suis ruiné et que je vis dans une tanière, parce que ma perruque est râpée et mon habit gothique ; mais, voyez mon ami le maréchal, qui a des habits neufs et des perruques retapées, qui habite Paris et qui a deux cent mille livres de rentes. Eh bien ! il est jeune encore ; il est encore vert, dispos, aventureux ! Dix ans de plus que moi, mon cher monsieur, dix ans !

 

– Est-ce de M. de Richelieu que vous voulez parler ?

 

– Sans doute.

 

– Du duc ?

 

– Pardieu ! ce n’est pas du cardinal, je pense ; je ne remonte pas encore jusque-là. D’ailleurs, il n’a pas fait ce qu’a fait son neveu ; il n’a pas duré si longtemps.

 

– Je m’étonne, monsieur, qu’avec de si puissants amis que ceux que vous paraissez avoir, vous quittiez la cour.

 

– Oh ! c’est une retraite momentanée, voilà tout, et j’y rentrerai quelque jour, dit le vieux baron en lançant sur sa fille un regard étrange.

 

Ce coup d’œil fut ramassé en route par Balsamo.

 

– Mais, au moins, dit-il, M. le maréchal fait avancer votre fils ?

 

– Mon fils, lui ! il l’a en horreur.

 

– Le fils de son ami ?

 

– Et il a raison.

 

– Comment, c’est vous qui le dites ?

 

– Pardieu ! un philosophe !… Il l’exècre.

 

– Et Philippe le lui rend bien du reste, dit Andrée avec un calme parfait. Desservez, Legay !

 

La jeune fille, arrachée à la vigilante observation qui rivait son regard à la fenêtre, accourut.

 

– Ah ! dit le baron en soupirant, autrefois on restait à table jusqu’à deux heures du matin. C’est qu’on avait de quoi souper ! c’est que, quand on ne mangeait plus, on buvait encore ! Mais le moyen de boire de la piquette quand on ne mange plus… Legay, donnez un flacon de marasquin… si toutefois il en reste.

 

– Faites, dit Andrée à Legay, qui semblait attendre les ordres de sa maîtresse pour obéir à ceux du baron.

 

Le baron s’était renversé dans son fauteuil, et, les yeux fermés, il poussait des soupirs d’une mélancolie grotesque.

 

– Vous me parliez du maréchal de Richelieu… reprit Balsamo, qui paraissait décidé à ne point laisser tomber la conversation.

 

– Oui, dit Taverney, je vous en parlais, c’est vrai.

 

Et il chantonna un air non moins mélancolique que ses soupirs.

 

– S’il exècre votre fils, et s’il a raison de l’exécrer parce qu’il est philosophe, continua Balsamo, il a du vous garder son amitié, à vous, car vous ne l’êtes pas.

 

– Philosophe ? Non, Dieu merci !

 

– Ce ne sont pas les titres qui vous manquent, je présume. Vous avez servi le roi ?

 

– Quinze ans. J’ai été aide de camp du maréchal ; nous avons fait ensemble la campagne de Mahon, et notre amitié date… ma foi, attendez donc… du fameux siège de Philippsburg, c’est-à-dire de 1742 à 1743.

 

– Ah ! fort bien, dit Balsamo ; vous étiez au siège de Philippsburg… Et moi aussi.

 

Le vieillard se redressa sur son fauteuil et regarda Balsamo en face, en ouvrant de grands yeux.

 

– Pardon, dit-il ; mais quel âge avez-vous donc, mon cher hôte ?

 

– Oh ! je n’ai pas d’âge, moi, dit Balsamo en tendant son verre, afin que le marasquin lui fût servi par la belle main d’Andrée.

 

Le baron interpréta la réponse de son hôte à sa façon, et crut que Balsamo avait quelque raison de ne pas avouer son âge.

 

– Monsieur, dit-il, permettez-moi de vous dire que vous ne paraissez pas avoir l’âge d’un soldat de Philippsburg. Il y a vingt-huit ans de ce siège, et vous en avez tout au plus trente, si je ne me trompe.

 

– Eh ! mon Dieu, qui n’a pas trente ans ? dit le voyageur avec négligence.

 

– Moi, pardieu ! s’écria le baron, puisqu’il y a juste trente ans que je ne les ai plus.

 

Andrée regardait l’étranger avec une fixité qui indiquait l’irrésistible attrait de la curiosité. En effet, à chaque instant cet homme étrange se révélait à elle sous un nouveau jour.

 

– Enfin, monsieur, vous me confondez, dit le baron, à moins toutefois que vous ne vous trompiez, ce qui est probable, et que vous ne preniez Philippsburg pour une autre ville. Je vous vois trente ans au plus, n’est-ce pas, Andrée ?

 

– En effet, répondit celle-ci, qui essaya encore de soutenir le regard puissant de son hôte, et qui cette fois encore ne put y réussir.

 

– Non pas, non pas, dit ce dernier ; je sais ce que je dis, et je dis ce qui est. Je parle du fameux siège de Philippsburg, où M. le duc de Richelieu a tué en duel son cousin le prince de Lixen. C’était en revenant de la tranchée que la chose eut lieu, sur la grand-route, ma foi ; au revers de cette route, du côté gauche, il lui logea son épée au beau travers du corps. Je passais là comme le prince de Deux-Ponts le tenait agonisant entre ses bras. Il était assis sur le revers du fossé, tandis que M. de Richelieu essuyait tranquillement son épée.

 

– Monsieur, s’écria le baron, sur mon honneur ! vous me bouleversez. Cela s’est passé comme vous le dites.

 

– Vous avez entendu raconter la chose ? demanda tranquillement Balsamo.

 

– J’étais là, j’avais l’honneur d’assister comme témoin M. le maréchal, qui n’était pas maréchal alors ; mais cela n’y fait rien.

 

– Attendez donc, fit Balsamo en regardant fixement le baron.

 

– Quoi ?

 

– Ne portiez-vous pas à cette époque l’uniforme de capitaine ?

 

– Justement.

 

– Vous étiez au régiment des chevau-légers de la reine, qui furent écharpés à Fontenoy ?

 

– Y étiez-vous aussi, à Fontenoy ? demanda le baron en essayant de goguenarder.

 

– Non, répondit tranquillement Balsamo, à Fontenoy j’étais mort.

 

Le baron ouvrit de grands yeux, Andrée tressaillit, Nicole fit le signe de la croix.

 

– Donc, pour en revenir à ce que je vous disais, continua Balsamo, vous portiez l’uniforme des chevau-légers, je me le rappelle parfaitement à cette heure. Je vous ai vu en passant, vous teniez votre cheval et celui du maréchal, tandis que celui-ci se battait. Je m’approchai de vous et je vous demandai des détails ; vous me les donnâtes.

 

– Moi ?

 

– Eh ! oui, pardieu ! vous. Je vous reconnais maintenant, vous portiez le titre de chevalier alors. Et l’on ne vous appelait que le petit chevalier.

 

– Mordieu ! s’écria Taverney tout émerveillé.

 

– Excusez-moi de ne pas vous avoir remis d’abord. Mais trente ans changent un homme. Au maréchal de Richelieu, mon cher baron !

 

Et Balsamo, après avoir levé son verre, le vida jusqu’à la dernière goutte.

 

– Vous, vous m’avez vu à cette époque ? répéta le baron. Impossible !

 

– Je vous ai vu, dit Balsamo.

 

– Sur la grand-route ?

 

– Sur la grand-route.

 

– Tenant les chevaux ?

 

– Tenant les chevaux.

 

– Au moment du duel ?

 

– Comme le prince rendait le dernier soupir, je vous l’ai dit.

 

– Mais vous avez donc cinquante ans ?

 

– J’ai l’âge qu’il faut avoir pour vous avoir vu.

 

Cette fois le baron se renversa sur son fauteuil avec un mouvement si dépité, que Nicole ne put s’empêcher de rire.

 

Mais Andrée, au lieu de rire comme Nicole, se prit à rêver, les yeux fixés sur Balsamo.

 

On eût dit que celui-ci attendait ce moment et l’avait prévu.

 

Se levant tout à coup, il lança deux ou trois éclairs de sa prunelle enflammée à la jeune fille, qui tressaillit comme si elle eût été frappée d’une commotion électrique.

 

Ses bras se raidirent, son cou s’inclina, elle sourit comme malgré elle à l’étranger, puis ferma les yeux.

 

Celui-ci, toujours debout, lui toucha les bras : elle tressaillit encore.

 

– Et vous aussi, mademoiselle, dit-il, vous croyez que je suis un menteur, lorsque je prétends avoir assisté au siège de Philippsburg ?

 

– Non, monsieur, je vous crois, articula Andrée en faisant un effort surhumain.

 

– Alors c’est moi qui radote, dit le vieux baron. Ah ! pardon ! à moins toutefois que monsieur ne soit un revenant, une ombre !

 

Nicole ouvrit de grands yeux effarés.

 

– Qui sait ! dit Balsamo, avec un accent si grave qu’il acheva de captiver la jeune fille.

 

– Voyons, sérieusement, monsieur le baron, reprit le vieillard, qui paraissait décidé à tirer la chose au clair, est-ce que vous avez plus de trente ans ? En vérité, vous ne les paraissez pas.

 

– Monsieur, dit Balsamo, me croirez-vous, si je vous dis quelque chose de peu croyable ?

 

– Je ne vous en réponds pas, dit le baron en secouant la tête d’un air narquois, tandis qu’Andrée, au contraire, écoutait de toutes ses forces. Je suis fort incrédule, je vous en préviens, moi.

 

– Que vous sert-il, alors, de me faire une question dont vous n’écouterez pas la réponse ?

 

– Eh bien ! si, je vous croirai. Là, êtes-vous content ?

 

– Alors, monsieur, je vous répéterai ce que je vous ai déjà dit ; non seulement je vous ai vu, mais encore je vous ai connu au siège de Philippsburg.

 

– Alors vous étiez enfant ?

 

– Sans doute.

 

– Vous aviez quatre ou cinq ans au plus !

 

– Non pas ; j’en avais quarante et un.

 

– Ah ! ah ! ah ! s’écria le baron en riant aux éclats, tandis que Nicole lui faisait écho.

 

– Je vous l’avais bien dit, monsieur, dit gravement Balsamo ; vous ne me croyez point.

 

– Mais comment croire sérieusement, voyons !… donnez-moi une preuve.

 

– C’est bien clair, pourtant, reprit Balsamo sans montrer aucun embarras. J’avais quarante et un ans à cette époque, c’est vrai ; mais je ne dis pas que je fusse l’homme que je suis.

 

– Ah ! ah ! mais ceci devient du paganisme, s’écria le baron. N’y a-t-il pas eu un philosophe grec, – ces misérables philosophes, il y en a eu de tout temps ! – n’y a-t-il pas eu un philosophe grec qui ne mangeait pas de fèves, parce qu’il prétendait qu’elles avaient des âmes, – comme mon fils prétend que les nègres en ont ; qui avait inventé cela ? C’est… comment diable l’appelez-vous donc ?

 

– Pythagore, dit Andrée.

 

– Oui, Pythagore, les jésuites m’ont appris cela autrefois. Le père Porée m’a fait composer là-dessus des vers latins en concurrence avec le petit Arouet. Je me rappelle même qu’il trouva mes vers infiniment meilleurs que les siens. Pythagore, c’est cela.

 

– Eh bien ! qui vous dit que je n’aie pas été Pythagore ? répliqua très simplement Balsamo.

 

– Je ne nie pas que vous n’ayez été Pythagore, dit le baron ; mais enfin Pythagore n’était point au siège de Philippsburg. Je ne l’y ai pas vu, du moins.

 

– Assurément, dit Balsamo ; mais vous y avez vu le vicomte Jean des Barreaux, lequel était aux mousquetaires noirs ?

 

– Oui, oui, je l’ai vu, celui-là… et ce n’était pas un philosophe, bien qu’il eût horreur des fèves et qu’il n’en mangeât que lorsqu’il ne pouvait faire autrement.

 

– Eh bien ! c’est cela. Vous rappelez-vous que, le lendemain du duel de M. de Richelieu, des Barreaux était de tranchée avec vous ?

 

– Parfaitement.

 

– Car, vous vous souvenez de cela, les mousquetaires noirs et les chevau-légers montaient ensemble tous les sept jours.

 

– C’est exact… après ?

 

– Eh bien ! après… la mitraille tombait comme grêle ce soir-là. Des Barreaux était triste ; il s’approcha de vous et vous demanda une prise, que vous lui offrîtes, dans une boîte d’or.

 

– Sur laquelle était le portrait d’une femme ?

 

– Justement. Je la vois encore ; blonde, n’est-ce pas ?

 

– Mordieu ! c’est cela, dit le baron tout effaré. Ensuite ?

 

– Ensuite, continua Balsamo, comme il savourait cette prise, un boulet le prit à la gorge, comme autrefois M. de Berwick, et lui emporta la tête.

 

– Hélas ! oui, dit le baron, ce pauvre des Barreaux !

 

– Eh bien ! monsieur, vous voyez bien que je vous ai vu et connu à Philippsburg, dit Balsamo, puisque j’étais des Barreaux en personne.

 

Le baron se renversa en arrière dans un accès de frayeur ou plutôt de stupéfaction, qui donna aussitôt l’avantage à l’étranger.

 

– Mais c’est de la sorcellerie cela ! s’écria-t-il. il y a cent ans, vous eussiez été brûlé, mon cher hôte. Eh ! mon Dieu ! il me semble qu’on sent ici une odeur de revenant, de pendu, de roussi !

 

– Monsieur le baron, dit en souriant Balsamo, un vrai sorcier n’est jamais ni pendu, ni brûlé, mettez-vous bien cela dans l’esprit ; ce sont les sots qui ont affaire au bûcher ou à la corde. Mais vous plaît-il que nous en restions là pour ce soir, car voilà mademoiselle de Taverney qui s’endort ? Il paraît que les discussions métaphysiques et les sciences occultes ne l’intéressent que médiocrement.

 

En effet, Andrée, subjuguée par une force inconnue, irrésistible, balançait mollement son front, comme une fleur dont le calice vient de recevoir une trop forte goutte de rosée.

 

Mais, aux derniers mots du baron, elle fit un effort pour repousser cette invasion dominatrice d’un fluide qui l’accablait ; elle secoua énergiquement la tête, se leva, et, tout en trébuchant d’abord, puis soutenue par Nicole, elle quitta la salle à manger.

 

En même temps qu’elle disparut aussi la face collée aux carreaux, et que, depuis longtemps déjà, Balsamo avait reconnue pour celle de Gilbert.

 

Un instant après, on entendit Andrée attaquer vigoureusement les touches de son clavecin.

 

Balsamo l’avait suivie de l’œil tandis qu’elle traversait, chancelante, la salle à manger.

 

– Allons, dit-il triomphant, lorsqu’elle eut disparu, je puis dire comme Archimède : Eurêka.

 

– Qu’est-ce qu’Archimède ? demanda le baron.

 

– Un brave homme de savant que j’ai connu il y a deux mille cent cinquante ans, dit Balsamo.

 

Chapitre VII
Eurêka

Cette fois, soit que la gasconnade parût trop forte au baron, soit qu’il ne l’eût pas entendue, soit enfin que, l’ayant entendue, il ne fût point fâché de débarrasser la maison de son hôte étrange, il suivit des yeux Andrée jusqu’à ce qu’elle eût disparu ; puis, lorsque le bruit de son clavecin lui eut prouvé qu’elle était occupée dans la chambre voisine, il offrit à Balsamo de le faire conduire à la ville prochaine.

 

– J’ai, dit-il, un mauvais cheval qui en crèvera peut-être, mais enfin qui arrivera, et vous serez sûr, au moins, d’être couché convenablement. Ce n’est pas qu’il manque d’une chambre et d’un lit à Taverney, mais j’entends l’hospitalité à ma façon. Bien ou rien, c’est ma devise.

 

– Alors vous me renvoyez ? dit Balsamo en cachant sous un sourire la contrariété qu’il éprouvait. C’est me traiter en importun.

 

– Non, pardieu ! c’est vous traiter en ami, mon cher hôte. Vous loger ici, au contraire, serait vous vouloir du mal. C’est à mon grand regret que je vous dis cela, et pour l’acquit de ma conscience ; car, en vérité, vous me plaisez fort.

 

– Alors, si je vous plais, ne me forcez pas à me lever quand je suis las, à courir à cheval quand je pourrais étendre mes bras et dégourdir mes jambes dans un lit. N’exagérez pas votre médiocrité, enfin, si vous ne voulez pas que je croie à un mauvais vouloir qui me serait personnel.

 

– Oh ! s’il en est ainsi, dit le baron, vous coucherez au château.

 

Puis, cherchant La Brie des yeux et l’apercevant dans un coin :

 

– Avance ici, vieux scélérat ! lui cria-t-il.

 

La Brie fit timidement quelques pas.

 

– Avance donc, ventrebleu ! Voyons, penses-tu que la chambre rouge soit présentable ?

 

– Certes, oui, monsieur, répondit le vieux serviteur, puisque c’est celle de M. Philippe quand il vient à Taverney.

 

– Elle peut être fort bien pour un pauvre diable de lieutenant qui vient passer trois mois chez un père ruiné, et fort mal pour un riche seigneur qui court la poste à quatre chevaux.

 

– Je vous assure, monsieur le baron, dit Balsamo, qu’elle sera parfaite.

 

Le baron fit une grimace qui voulait dire : « C’est bon, je sais ce qu’il en est. »

 

Puis tout haut :

 

– Donne donc la chambre rouge à monsieur, continua-t-il, puisque monsieur veut absolument être guéri de l’envie de revenir à Taverney. Ainsi, vous tenez à coucher ici ?

 

– Mais oui.

 

– Cependant, attendez donc, il y aurait un moyen.

 

– À quoi ?

 

– À ce que vous ne fissiez pas la route à cheval.

 

– Quelle route ?

 

– La route qui mène d’ici à Bar-le-Duc.

 

Balsamo attendit le développement de la proposition.

 

– Ce sont des chevaux de poste qui ont amené votre voiture ici ?

 

– Sans doute, à moins que ce ne soit Satan.

 

– J’ai pensé d’abord que cela pouvait être, car je ne vous crois pas trop mal avec lui.

 

– Vous me faites infiniment plus d’honneur que je n’en mérite.

 

– Eh bien ! les chevaux qui ont amené votre voiture peuvent la remmener.

 

– Non pas, car il n’en reste que deux sur quatre. La voiture est lourde et les chevaux de poste doivent dormir.

 

– Encore une raison. Décidément vous tenez à coucher ici.

 

– J’y tiens aujourd’hui pour vous revoir demain. Je veux vous témoigner ma reconnaissance.

 

– Vous avez un moyen tout simple pour cela.

 

– Lequel ?

 

– Puisque vous êtes si bien avec le diable, priez-le donc de me faire trouver la pierre philosophale.

 

– Monsieur le baron, si vous y teniez beaucoup…

 

– À la pierre philosophale ! parbleu ! si j’y tiendrais !

 

– Il faudrait alors vous adresser à une personne qui n’est pas le diable.

 

– Quelle est cette personne ?

 

– Moi, comme dit Corneille dans je ne sais plus quelle comédie qu’il me récitait, tenez, il y a juste cent ans, en passant sur le Pont-Neuf, à Paris.

 

– La Brie ! vieux coquin ! s’écria le baron, qui commençait à trouver la conversation dangereuse à une pareille heure et avec un pareil homme, tâchez de trouver une bougie et d’éclairer monsieur.

 

La Brie se hâta d’obéir, et tout en faisant cette recherche, presque aussi chanceuse que la pierre philosophale, il appela Nicole pour qu’elle montât la première et donnât de l’air à la chambre rouge.

 

Nicole laissa Andrée seule, ou plutôt Andrée fut enchantée de trouver cette occasion de congédier sa chambrière : elle avait besoin de demeurer avec sa pensée.

 

Le baron souhaita le bonsoir à Balsamo et alla se coucher.

 

Balsamo tira sa montre, car il se rappelait la promesse qu’il avait faite à Althotas. Il y avait deux heures et demie déjà, au lieu de deux heures, que le savant dormait. C’étaient trente minutes perdues. Il demanda donc à La Brie si le carrosse était toujours au même endroit.

 

La Brie répondit qu’à moins qu’il n’eût marché tout seul, il devait y être.

 

Balsamo s’informa alors de ce qu’était devenu Gilbert.

 

La Brie assura que Gilbert était un fainéant qui devait être couché depuis une heure au moins.

 

Balsamo sortit pour aller réveiller Althotas, après avoir étudié la topographie du chemin qui conduisait à la chambre rouge.

 

M. de Taverney n’avait point menti relativement à la médiocrité de cette chambre : l’ameublement répondait à celui des autres pièces du château.

 

Un lit de chêne, dont la couverture était de vieux damas vert jauni, comme les tentures à festons ; une table de chêne à pieds tordus ; une grande cheminée de pierre qui datait du temps de Louis XIII, et à qui le feu pouvait donner une certaine somptuosité l’hiver, mais à qui l’absence du feu donnait un aspect des plus tristes l’été, vide de chenets, vide d’ustensiles à feu, vide de bois, mais pleine en échange de vieilles gazettes, tel était le mobilier dont Balsamo allait, pour une nuit, se trouver l’heureux propriétaire.

 

Nous y joindrons deux chaises et une armoire de bois, mais peinte en gris avec des panneaux creusés.

 

Pendant que La Brie essayait de mettre un peu d’ordre dans cette chambre aérée par Nicole, qui s’était retirée chez elle cette opération faite, Balsamo, après avoir réveillé Althotas, rentrait dans la maison.

 

Arrivé en face de la porte d’Andrée, il s’arrêta pour écouter. Au moment où Andrée avait quitté la salle du souper, elle s’était aperçue qu’elle échappait à cette mystérieuse influence que le voyageur exerçait sur elle. Et pour combattre jusqu’à ces pensées, elle s’était mise à son clavecin.

 

Les sons arrivaient jusqu’à Balsamo à travers la porte fermée.

 

Balsamo, comme nous l’avons dit, s’était arrêté devant cette porte.

 

Au bout d’un instant, il fit plusieurs gestes arrondis qu’on eût pu prendre pour une espèce de conjuration, et qui en étaient une sans doute, puisque, frappée d’une nouvelle sensation pareille à celle qu’elle avait déjà éprouvée, Andrée cessa lentement de jouer son air, laissa ses mains retomber immobiles à ses côtés, et se retourna vers la porte d’un mouvement lent et raide, pareil à celui d’une personne qui obéit à une influence étrangère et accomplit des choses qui ne lui sont pas commandées par son libre arbitre.

 

Balsamo sourit dans l’ombre, comme s’il eût pu voir à travers cette porte fermée.

 

C’était sans doute tout ce que désirait Balsamo, et il avait deviné que ce désir était accompli ; car, ayant étendu la main gauche et trouvé sous cette main la rampe, il monta l’escalier raide et massif qui conduisait à la chambre rouge.

 

À mesure qu’il s’éloignait, Andrée, du même mouvement lent et raide, se détournait de la porte et revenait à son clavecin. En atteignant la dernière marche de l’escalier, Balsamo put entendre les premières notes de la reprise de l’air interrompu.

 

Balsamo entra dans la chambre rouge et congédia La Brie.

 

La Brie était visiblement un bon serviteur, habitué à obéir sur un signe. Cependant, après avoir fait un mouvement vers la porte, il s’arrêta.

 

– Eh bien ? demanda Balsamo.

 

La Brie glissa sa main dans la poche de sa veste, parut palper quelque chose au plus profond de cette poche muette, mais ne répondit pas.

 

– Avez-vous quelque chose à me dire, mon ami ? demanda Balsamo en s’approchant de lui.

 

La Brie parut faire un violent effort sur lui-même, et tirant sa main de sa poche :

 

– Je veux dire, monsieur, que vous vous êtes sans doute trompé ce soir, répondit-il.

 

– Moi ? fit Balsamo ; et en quoi donc, mon ami.

 

– En ce que vous avez cru me donner une pièce de vingt-quatre sous et que vous m’avez donné une pièce de vingt-quatre livres.

 

Et il ouvrit sa main qui laissa voir un louis neuf et étincelant.

 

Balsamo regarda le vieux serviteur avec un sentiment d’admiration qui semblait indiquer qu’il n’avait pas d’ordinaire pour les hommes une grande considération à l’endroit de la probité.

 

And honest ! dit-il comme Hamlet.

 

Et fouillant à son tour dans sa poche, il mit un second louis à côté du premier.

 

La joie de La Brie à la vue de cette splendide générosité ne saurait se concevoir. Il y avait vingt ans au moins qu’il n’avait vu d’or.

 

Il fallut, pour qu’il se crût l’heureux propriétaire d’un pareil trésor, que Balsamo le lui prît dans la main et le lui glissât lui-même dans la poche.

 

Il salua jusqu’à terre, et se retirait à reculons, lorsque Balsamo l’arrêta.

 

– Quelles sont le matin les habitudes du château ? demanda-t-il.

 

– M. de Taverney reste tard au lit, monsieur ; mais mademoiselle Andrée se lève toujours de bonne heure.

 

– À quelle heure ?

 

– Mais vers six heures.

 

– Qui couche au-dessus de cette chambre ?

 

– Moi, monsieur.

 

– Et au-dessous ?

 

– Personne. C’est le vestibule qui donne sous cette chambre.

 

– Bien, merci, mon ami ; laissez-moi maintenant.

 

– Bonsoir, monsieur.

 

– Bonsoir. À propos, veillez à ce que ma voiture soit en sûreté.

 

– Oh ! monsieur peut être tranquille.

 

– Si vous y entendiez quelque bruit, ou si vous y aperceviez de la lumière, ne vous effrayez pas. Elle est habitée par un vieux serviteur impotent que je mène avec moi, et qui habite le fond du carrosse. Recommandez à M. Gilbert de ne pas le troubler ; dites-lui aussi, je vous prie, qu’il ne s’éloigne pas demain matin avant que je lui aie parlé. Retiendrez-vous bien tout cela, mon ami ?

 

– Oh ! oui certes : mais monsieur nous quitterait-il si tôt ?

 

– C’est selon, dit Balsamo avec un sourire. Cependant, pour bien faire, il faudrait que je fusse à Bar-le-Duc demain au soir.

 

La Brie poussa un soupir de résignation, jeta un dernier coup d’œil au lit, et approcha la bougie du foyer pour donner un peu de chaleur à cette grande chambre humide, en brûlant tous les papiers a défaut de bois.

 

Mais Balsamo l’arrêta.

 

– Non, dit-il, laissez tous ces vieux journaux où ils sont ; si je ne dors pas, je m’amuserai à les lire.

 

La Brie s’inclina et sortit.

 

Balsamo s’approcha de la porte, écouta les pas du vieux serviteur, qui faisaient à leur tour craquer l’escalier. Bientôt les pas retentirent au-dessus de sa tête. La Brie était rentré chez lui.

 

Alors le baron alla à la fenêtre.

 

En face de sa fenêtre, à l’autre aile du pavillon, une petite mansarde, aux rideaux mal fermés, était éclairée. C’était celle de Legay. La jeune fille détachait lentement sa robe et son fichu. Souvent elle ouvrait sa fenêtre et se penchait en dehors pour voir dans la cour.

 

Balsamo la regardait avec une attention qu’il n’avait sans doute pas voulu lui accorder au souper.

 

– Étrange ressemblance ! murmura-t-il.

 

En ce moment la lumière de la mansarde s’éteignit, quoique celle qui l’habitait ne fût point couchée.

 

Balsamo demeura appuyé à la muraille.

 

Le clavecin retentissait toujours.

 

Le baron parut écouter si aucun autre bruit ne se mêlait à celui de l’instrument… Puis, lorsqu’il se fut bien assuré que l’harmonie veillait seule au milieu du silence général, il rouvrit sa porte, fermée par La Brie, descendit l’escalier avec précaution, et poussa doucement la porte du salon, qui tourna sans bruit sur ses gonds usés.

 

Andrée n’entendit rien.

 

Elle promenait ses belles mains, d’un blanc mat, sur l’ivoire jauni de l’instrument ; en face d’elle était une glace incrustée dans un parquet sculpté dont la dorure écaillée avait disparu sous une couche de couleur grise.

 

L’air que jouait la jeune fille était mélancolique. Au reste, c’étaient plutôt de simples accords qu’un air. Elle improvisait sans doute, et repassait sur le clavecin les souvenirs de sa pensée ou les rêves de son imagination. Peut-être son esprit, si attristé par le séjour de Taverney, quittait-il momentanément le château pour aller se perdre dans les immenses et nombreux jardins de l’Annonciade de Nancy, tout peuplés de joyeuses pensionnaires. Quoi qu’il en fût, pour le moment, son regard vague et à demi voilé se perdait dans le sombre miroir place devant elle, et qui reflétait les ténèbres que ne pouvait aller combattre au fond de cette grande pièce la lumière de la seule bougie qui, placée sur le clavecin, éclairait la musicienne.

 

Parfois elle s’arrêtait tout à coup. C’est qu’alors elle se rappelait l’étrange vision de la soirée et les impressions inconnues qui en avaient été la suite. Or, avant que sa pensée eût rien précisé à cet égard, le cœur avait déjà battu, et le frisson avait parcouru ses membres. Elle tressaillait comme si, tout isolée qu’elle était alors, le contact d’un être animé fût venu l’effleurer et la troubler en l’effleurant.

 

Tout à coup, comme elle cherchait à se rendre compte de ces impressions bizarres, elle les éprouva de nouveau. Toute sa personne frissonna comme secouée d’une commotion électrique. Ses regards prirent de la netteté, sa pensée se solidifia pour ainsi dire, et elle aperçut comme un mouvement dans la glace.

 

C’était la porte du salon qui s’ouvrait sans bruit.

 

Derrière cette porte apparut une ombre.

 

Andrée frémit, ses doigts s’égarèrent sur les touches.

 

Rien n’était plus naturel cependant que cette apparition.

 

Cette ombre, qu’il était impossible de reconnaître, encore plongée dans les ténèbres qu’elle était, ne pouvait-elle être celle de M. de Taverney ou celle de Nicole ? La Brie, avant de se coucher, n’avait-il pas à rôder par les appartements et à entrer au salon pour quelque besogne ? La chose lui arrivait fréquemment, et, dans ces sortes de tournées, le discret et fidèle serviteur ne faisait jamais de bruit.

 

Mais la jeune fille voyait avec les yeux de l’âme que ce n’était ni l’une ni l’autre de ces trois personnes.

 

L’ombre s’approcha d’un pas muet, se faisant de plus en plus distincte au milieu des ténèbres. Lorsque l’apparition fut entrée dans le cercle qu’embrassait la lumière, Andrée reconnut l’étranger, si effrayant, avec son visage pâle et sa redingote de velours noir.

 

Il avait, sans doute pour quelque mystérieux motif, quitté l’habit de soie qu’il portait.

 

Elle voulut se retourner, crier.

 

Mais Balsamo étendit ses bras en avant, et elle ne bougea plus.

 

Elle fit un effort.

 

– Monsieur, dit-elle, monsieur !… au nom du ciel, que voulez-vous ?

 

Balsamo sourit, la glace répéta cette expression de sa physionomie, et Andrée l’absorba avidement.

 

Mais il ne répondit pas.

 

Andrée tenta encore une fois de se lever, mais elle ne put y parvenir : une force invincible, un engourdissement qui n’était point sans charme la clouèrent sur son fauteuil, tandis que son regard restait rivé sur le miroir magique.

 

Cette sensation nouvelle l’épouvanta, car elle se sentait entièrement à la discrétion de cet homme, et cet homme était un inconnu.

 

Elle fit pour appeler au secours un effort surhumain : sa bouche s’ouvrit, mais Balsamo étendit ses deux mains au-dessus de la tête de la jeune fille, et aucun son ne sortit de sa bouche.

 

Andrée resta muette ; sa poitrine s’emplit d’une sorte de chaleur stupéfiante qui monta lentement jusqu’à son cerveau, se déroulant comme une vapeur aux tourbillons envahissants.

 

La jeune fille n’avait plus ni force ni volonté ; elle laissa retomber sa tête sur son épaule.

 

En ce moment, il sembla à Balsamo entendre un léger bruit du côté de la fenêtre : il se retourna vivement et crut voir extérieurement s’éloigner de la vitre le visage d’un homme.

 

Il fronça le sourcil ; et, chose étrange, la même impression sembla se refléter sur le visage de la jeune fille.

 

Alors, se retournant du côté d’Andrée, il abaissa les deux mains qu’il avait constamment tenues levées au-dessus de sa tête, les releva d’un geste onctueux, les abaissa encore, et persévérant pendant quelques secondes à entasser sur la jeune fille des colonnes écrasantes d’électricité :

 

– Dormez ! dit-il.

 

Puis, comme elle se débattait encore sous le charme :

 

– Dormez ! répéta-t-il avec l’accent de la domination. Dormez ! je le veux !

 

Dès lors tout céda à cette puissante volonté. Andrée appuya le coude sur le clavecin, posa la tête sur sa main et s’endormit.

 

Puis Balsamo sortit à reculons, tira la porte après lui, et l’on put l’entendre remonter l’escalier de bois et regagner sa chambre.

 

Aussitôt que la porte du salon se fut refermée derrière lui, la figure qu’avait cru entrevoir Balsamo reparut aux vitres.

 

C’était celle de Gilbert.

 

Chapitre VIII
Attraction

Gilbert, exclu du salon par l’infériorité de sa position au château de Taverney, avait surveillé toute la soirée les personnages à qui leur rang permettait d’y figurer.

 

Durant tout le souper, il avait vu Balsamo sourire et gesticuler. Il avait remarqué l’attention dont l’honorait Andrée ; l’affabilité inouïe du baron à son égard ; l’empressement respectueux de La Brie.

 

Plus tard, lorsqu’on s’était levé de table, il s’était caché dans un massif de lilas et de boules-de-neige, dans la crainte que Nicole, en fermant les volets ou en regagnant sa chambre, ne l’aperçût et ne le dérangeât dans son investigation, ou plutôt dans son espionnage.

 

Nicole avait en effet opéré sa ronde, mais elle avait dû laisser ouvert un des volets du salon, dont les charnières à moitié descellées ne permettaient pas aux contrevents de rouler sur leurs gonds.

 

Gilbert connaissait bien cette circonstance. Aussi n’avait-il pas, comme nous l’avons vu, quitté son poste, sûr qu’il était de continuer ses observations quand Legay serait partie.

 

Ses observations, avons-nous dit ? – ce mot, peut-être, semblera bien vague au lecteur. – Quelles observations Gilbert pouvait-il faire ? ne connaissait-il pas le château de Taverney dans tous ses détails, puisqu’il y avait été élevé, les personnages qui l’habitaient sous toutes leurs faces, puisque depuis dix sept ou dix-huit ans il les voyait tous les jours ?

 

C’est que ce soir-là Gilbert avait d’autres desseins que d’observer ; il ne guettait pas seulement, il attendait.

 

Quand Nicole eut quitté le salon en y laissant Andrée, quand, après avoir lentement et négligemment fermé les portes et les volets, elle se fut promenée dans le parterre, comme si elle y eût attendu quelqu’un ; quand elle eut plongé de tous côtés de furtifs regards, quand elle eut fait enfin ce que venait de faire et allait faire encore Gilbert, elle se décida à la retraite et regagna sa chambre.

 

Gilbert, comme on le comprend bien, immobile contre le tronc d’un arbre, à moitié courbé, respirant à peine, n’avait pas perdu un des mouvements, pas perdu un des gestes de Nicole ; puis, lorsqu’elle eut disparu, lorsqu’il eut vu s’illuminer la fenêtre des mansardes, il traversa l’espace vide sur la pointe du pied, parvint jusqu’à la fenêtre, s’y accroupit dans l’ombre et attendit, sans savoir peut-être ce qu’il attendait, dévorant des yeux Andrée, nonchalamment assise à son clavecin.

 

Ce fut dans ce moment que Joseph Balsamo entra dans le salon.

 

Gilbert tressaillit à cette vue, et son regard ardent se concentra sur les deux personnages de la scène que nous venons de raconter.

 

Il crut voir que Balsamo complimentait Andrée sur son talent, que celle-ci lui répondait avec sa froideur accoutumée ; qu’il insistait avec un sourire, qu’elle suspendait son étude pour répondre et congédier son hôte.

 

Il admira la grâce avec laquelle celui-ci se retirait. De toute la scène qu’il avait cru comprendre, il n’avait absolument rien compris, car la réalité de cette scène était le silence.

 

Gilbert n’avait rien pu entendre, il avait seulement vu remuer des lèvres et s’agiter des bras. Comment, si bon observateur qu’il fût, eût-il reconnu un mystère là où tout se passait naturellement en apparence ?

 

Balsamo parti, Gilbert demeura non plus en observation, mais en contemplation devant Andrée, si belle dans sa pose nonchalante, puis bientôt il s’aperçut avec étonnement qu’elle dormait. Il demeura encore quelques minutes dans la même attitude, pour s’assurer bien positivement que cette immobilité était bien du sommeil. Puis, lorsqu’il en fut bien convaincu, il se leva tenant sa tête à deux mains, comme un homme qui craint que son cerveau n’éclate sous le flot des pensées qui y affluent ; puis, dans un moment de volonté qui ressemblait à un élan de fureur :

 

– Oh ! sa main, dit-il ; approcher seulement mes lèvres de sa main. Allons ! Gilbert, allons ! je le veux…

 

Et cela dit, s’obéissant à lui-même, il s’élança dans l’antichambre et atteignit la porte du salon, qui s’ouvrit sans bruit pour lui comme elle avait fait pour Balsamo.

 

Mais à peine cette porte fut-elle ouverte, à peine se trouva-t-il en face de la jeune fille sans que rien l’en séparât plus, qu’il comprit l’importance de l’action qu’il allait commettre ; lui, Gilbert, lui, le fils d’un métayer et d’une paysanne, lui, le jeune homme timide, sinon respectueux, qui à peine, du fond de son obscurité, avait osé lever les yeux sur la fière et dédaigneuse jeune fille, il allait toucher de ses lèvres le bas de la robe ou le bout des doigts de cette majesté endormie, qui pouvait en se réveillant le foudroyer de son regard. À cette pensée, tous ces nuages d’enivrement qui avaient égaré son esprit et bouleversé son cerveau se dissipèrent. Il s’arrêta, se retenant au chambranle de la porte, car les jambes lui tremblaient si fort, qu’il lui semblait qu’il allait tomber.

 

Mais la méditation ou le sommeil d’Andrée était si profond, car Gilbert ne savait encore bien précisément si la jeune fille dormait ou méditait, qu’elle ne fit pas un seul mouvement, quoiqu’elle eût pu entendre les palpitations du cœur de Gilbert, que celui-ci essayait vainement de comprimer dans sa poitrine ; il resta un moment debout, haletant ; la jeune fille ne bougea point.

 

Elle était si belle ainsi, doucement appuyée sur sa main, avec ses longs cheveux sans poudre, épars sur son cou et sur ses épaules, que cette flamme assoupie, mais non pas éteinte par la terreur, se réveilla. Un nouveau vertige le prit ; c’était comme une enivrante folie ; c’était comme un dévorant besoin de toucher quelque chose qui la touchât elle-même ; il fit de nouveau un pas vers elle.

 

Le plancher craqua sous son pied mal affermi ; à ce bruit, une sueur froide perla au front du jeune homme, mais Andrée ne parut pas l’avoir entendu.

 

– Elle dort, murmura Gilbert. Oh ! bonheur, elle dort !

 

Mais Gilbert, au bout de trois pas, s’arrêta de nouveau ; une chose semblait l’épouvanter ; c’était l’éclat inaccoutumé de la lampe qui, près de s’éteindre, lançait ses dernières lueurs, ces fulgurantes lueurs qui précèdent les ténèbres.

 

Du reste, pas un bruit, pas un souffle dans toute la maison ; le vieux La Brie était couché et sans doute endormi ; la lumière de Nicole était éteinte.

 

– Allons, dit-il.

 

Et il s’avança de nouveau.

 

Chose étrange, le parquet cria de nouveau, et Andrée ne remua point encore.

 

Gilbert s’étonna de cet étrange sommeil, il s’en effraya presque.

 

– Elle dort, répéta-t-il avec cette mobilité de la pensée qui fait chanceler vingt fois en une minute la résolution d’un amant ou d’un lâche. – Est lâche quiconque n’est plus maître de son cœur. – Elle dort, ô mon Dieu ! mon Dieu !

 

Mais, au milieu de toutes ces fiévreuses alternatives de crainte et d’espérance, Gilbert, avançant toujours, se trouva à deux pas d’Andrée. Dès lors, ce fut comme une magie ; il eût voulu fuir que la fuite lui eût été impossible ; une fois entré dans le cercle d’attraction dont la jeune fille était le centre, il se sentait lié, garrotté, vaincu ; il se laissa tomber sur ses deux genoux.

 

Andrée demeura immobile, muette : on eût dit une statue. Gilbert prit le bas de sa robe et la baisa.

 

Puis il releva la tête lentement, sans souffle, d’un mouvement égal : ses yeux cherchèrent les yeux d’Andrée.

 

Ils étaient tout grands ouverts, et cependant Andrée ne voyait pas.

 

Gilbert ne savait plus que penser, il était anéanti sous le poids de la surprise. Un moment il eut l’effroyable idée qu’elle était morte. Pour s’en assurer, il osa prendre sa main ; elle était tiède et l’artère y battait doucement. Mais la main d’Andrée resta immobile dans la main de Gilbert. Alors Gilbert se figura, enivré sans doute par cette voluptueuse pression, qu’Andrée voyait, qu’elle sentait, qu’elle avait deviné son amour insensé ; il crut, pauvre cœur aveuglé, qu’elle attendait sa visite, que son silence était un consentement, son immobilité une faveur.

 

Alors il souleva la main d’Andrée jusqu’à ses lèvres, et y imprima un long et fiévreux baiser.

 

Tout à coup Andrée frissonna, et Gilbert sentit qu’elle le repoussait.

 

– Oh ! je suis perdu ! murmura-t-il en abandonnant la main de la jeune fille et en frappant le parquet de son front.

 

Andrée se leva comme si un ressort l’eût dressée sur ses pieds ; ses yeux ne s’abaissèrent pas même sur le plancher où gisait Gilbert à demi écrasé par la honte et la terreur, Gilbert qui n’avait pas seulement la force d’implorer un pardon sur lequel il ne comptait pas.

 

Mais Andrée, la tête haute, le cou tendu, comme si elle eût été entraînée par une force secrète vers un but invisible, effleura en passant l’épaule de Gilbert, passa outre, et commença de s’avancer vers la porte avec une démarche contrainte et pénible.

 

Gilbert, la sentant s’éloigner, se souleva sur une main, se retourna lentement et la suivit d’un regard étonné.

 

Andrée continua son chemin vers la porte, l’ouvrit, franchit l’antichambre et arriva au pied de l’escalier.

 

Gilbert, pâle et tremblant, la suivait en se traînant sur ses genoux.

 

– Oh ! pensa-t-il, elle est si indignée qu’elle n’a pas daigné s’en prendre à moi ; elle va trouver le baron, elle va lui raconter ma honteuse folie, et l’on va me chasser comme un laquais !

 

La tête du jeune homme s’égara à cette pensée qu’il quitterait Taverney, qu’il cesserait de voir celle qui était sa lumière, sa vie, son âme ; le désespoir lui donna du courage ; il se redressa sur ses pieds et s’élança vers Andrée.

 

– Oh ! pardon, mademoiselle, au nom du ciel ! pardon ! murmura-t-il.

 

Andrée parut n’avoir point entendu ; mais elle passa outre et n’entra point chez son père.

 

Gilbert respira.

 

Andrée posa le pied sur la première marche de l’escalier, puis sur la seconde.

 

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Gilbert ; où peut-elle donc aller ainsi ? Cet escalier ne conduit qu’à la chambre rouge qu’habite cet étranger, et à la mansarde de La Brie. Si c’était pour La Brie, elle appellerait, elle sonnerait… Elle irait donc ?… Oh ! c’est impossible ! impossible !

 

Et Gilbert crispait ses poings de rage à la seule idée qu’Andrée pouvait aller chez Balsamo.

 

Devant la porte de l’étranger, elle s’arrêta.

 

Une sueur froide coulait au front de Gilbert ; il se cramponna aux barreaux de l’escalier pour ne pas tomber lui-même ; car il avait continué de suivre Andrée. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il croyait deviner lui semblait monstrueux.

 

La porte de Balsamo était entrebâillée ; Andrée la poussa sans y frapper. La lumière qui s’en échappa éclaira ses traits si nobles et si purs, et tourbillonna en reflets d’or dans ses yeux tout grands ouverts.

 

Au milieu de la chambre, Gilbert put entrevoir l’étranger, debout, l’œil fixe, le front plissé, et la main étendue avec le geste du commandement.

 

Puis la porte se referma.

 

Gilbert sentit ses forces défaillir. Une de ses mains lâcha la rampe, l’autre se porta à son front brûlant ; il tourna sur lui-même comme une roue sortie de l’essieu, et tomba étourdi sur la pierre froide de la première marche, l’œil encore attaché sur cette porte maudite par laquelle venait de s’engloutir tout le rêve passé, tout le bonheur présent, toute l’espérance de l’avenir.

 

Chapitre IX
La voyante

Balsamo vint au-devant de la jeune fille, qui était entrée ainsi chez lui sans se déranger de la ligne directe, ferme dans sa marche comme la statue du Commandeur.

 

Si étrange que fût cette apparition pour tout autre que Balsamo, elle ne parut point surprendre celui-ci.

 

– Je vous ai commandé de dormir, dit-il ; dormez-vous ?

 

Andrée poussa un soupir, mais ne répondit point.

 

Balsamo s’approcha de la jeune fille et la chargea d’une plus grande quantité de fluide.

 

– Je veux que vous parliez, dit-il.

 

La jeune fille tressaillit.

 

– Avez-vous entendu ce que j’ai dit ? demanda l’étranger.

 

Andrée fit signe que oui.

 

– Pourquoi ne parlez-vous point alors ?

 

Andrée porta la main à sa gorge, comme pour exprimer que les paroles ne pouvaient point se faire jour.

 

– Bien ! asseyez-vous là, dit Balsamo.

 

Il la prit par la même main que Gilbert venait de baiser sans qu’elle s’en aperçût, et ce seul contact lui donna le même tressaillement que nous lui avons déjà vu éprouver quand le fluide souverain lui était venu d’en haut tout à l’heure.

 

La jeune fille, conduite par Balsamo, fit trois pas à reculons et s’assit dans un fauteuil.

 

– Maintenant, dit-il, voyez-vous ?

 

Les yeux d’Andrée se dilatèrent comme si elle eut voulu embrasser tous les rayons lumineux répandus dans la chambre par les lueurs divergentes de deux bougies.

 

– Je ne vous dis pas de voir avec les yeux, continua Balsamo ; voyez avec la poitrine.

 

Et tirant de dessous sa veste brodée une baguette d’acier, il en posa l’extrémité sur la poitrine palpitante de la jeune fille.

 

Celle-ci bondit comme si un dard de flamme eût traversé sa chair et pénétré jusqu’à son cœur ; ses yeux se fermèrent aussitôt.

 

– Ah ! bien, dit Balsamo, vous commencez à voir, n’est-ce pas ?

 

Elle fit un signe de tête affirmatif.

 

– Et vous allez parler, n’est-ce pas ?

 

– Oui, répondit Andrée.

 

Mais en même temps elle porta la main à son front avec un geste d’indicible douleur.

 

– Qu’avez-vous ? demanda Balsamo.

 

– Oh ! je souffre !

 

– Pourquoi souffrez-vous ?

 

– Parce que vous me forcez de voir et de parler.

 

Balsamo leva deux ou trois fois les mains au-dessus du front d’Andrée et sembla écarter une portion du fluide prêt à le faire éclater.

 

– Souffrez-vous encore ? demanda-t-il.

 

– Moins, répondit la jeune fille.

 

– Bien ; alors regardez où vous êtes.

 

Les yeux d’Andrée restèrent fermés ; mais sa figure s’assombrit et parut exprimer le plus vif étonnement.

 

– Dans la chambre rouge, murmura-t-elle.

 

– Avec qui ?

 

– Avec vous, continua-t-elle en tressaillant.

 

– Qu’avez-vous ?

 

– J’ai peur ! j’ai honte !

 

– De quoi ? Ne sommes-nous pas sympathiquement unis ?

 

– Si fait.

 

– Ne savez-vous pas que je ne vous fais venir qu’avec des intentions pures ?

 

– Ah ! oui, c’est vrai, dit-elle.

 

– Et que je vous respecte à l’égal d’une sœur ?

 

– Oui, je le sais.

 

Et sa figure se rasséréna, puis se troubla de nouveau.

 

– Vous ne me dites pas tout, continua Balsamo. Vous ne me pardonnez pas entièrement.

 

– C’est que je vois que, si vous ne me voulez point de mal à moi, vous en voulez peut-être à d’autres.

 

– C’est possible, murmura Balsamo ; mais ne vous occupez point de cela, ajouta-t-il avec le ton du commandement.

 

Andrée reprit son visage habituel.

 

– Tout le monde dort-il dans la maison ?

 

– Je ne sais pas, dit-elle.

 

– Alors regardez.

 

– De quel côté voulez-vous que je regarde ?

 

– Voyons. Du côté de votre père, d’abord. Où est-il ?

 

– Dans sa chambre.

 

– Que fait-il ?

 

– Il est couché.

 

– Dort-il ?

 

– Non, il lit.

 

– Que lit-il ?

 

– Un de ces mauvais livres qu’il veut toujours me faire lire.

 

– Et que vous ne lisez pas ?

 

– Non, dit-elle.

 

– Bien. Nous sommes donc tranquilles de ce côté. Regardez du côté de Nicole, dans sa chambre.

 

– Il n’y a point de lumière dans sa chambre.

 

– Avez-vous besoin de lumière pour y voir ?

 

– Non, si vous l’ordonnez.

 

– Voyez ! je le veux.

 

– Ah ! je la vois !

 

– Eh bien ?

 

– Elle est à moitié vêtue ; elle pousse doucement la porte de sa chambre ; elle descend l’escalier.

 

– Bien. Où va-t-elle ?

 

– Elle s’arrête à la porte de la cour ; elle se cache derrière cette porte ; elle guette, elle attend.

 

Balsamo sourit.

 

– Est-ce vous, dit-il, qu’elle guette et qu’elle attend ?

 

– Non.

 

– Eh bien ! voilà le principal. Quand une jeune fille est libre de son père et de sa femme de chambre elle n’a plus rien à craindre, à moins que…

 

– Non, dit-elle.

 

– Ah ! ah ! vous répondez à ma pensée ?

 

– Je la vois.

 

– Ainsi, vous n’aimez personne ?

 

– Moi ? dit dédaigneusement la jeune fille.

 

– Eh ! sans doute ; vous pourriez aimer quelqu’un, ce me semble. On ne sort pas du couvent pour vivre dans la réclusion, et l’on donne la liberté au cœur en même temps qu’au corps ?

 

Andrée secoua la tête.

 

– Mon cœur est libre, dit-elle tristement.

 

Et une telle expression de candeur et de modestie virginale embellit ses traits, que Balsamo radieux murmura :

 

– Un lis ! une pupille ! une voyante !

 

Et il joignit les mains en signe de joie et de remerciement, puis, revenant à Andrée :

 

– Mais si vous n’aimez pas, continua-t-il, vous êtes aimée, sans doute ?

 

– Je ne sais pas, dit la jeune fille avec douceur.

 

– Comment ! vous ne savez pas ? répondit Balsamo assez rudement. Cherchez ! Quand j’interroge, c’est pour avoir une réponse.

 

Et il toucha une seconde fois la poitrine de la jeune fille du bout de sa baguette d’acier.

 

La jeune fille tressaillit encore, mais sous l’impression d’une douleur visiblement moins vive que la première.

 

– Oui, oui, je vois, dit-elle ; ménagez-moi, car vous me tueriez.

 

– Que voyez-vous ? demanda Balsamo.

 

– Oh ! mais c’est impossible ! répondit Andrée.

 

– Que voyez-vous donc ?

 

– Un jeune homme qui, depuis mon retour du couvent, me suit, m’épie, me couve des yeux, mais toujours caché.

 

– Quel est ce jeune homme ?

 

– Je ne vois pas son visage, mais seulement son habit c’est presque l’habit d’un ouvrier.

 

– Où est-il ?

 

– Au bas de l’escalier ; il souffre, il pleure.

 

– Pourquoi ne voyez-vous pas son visage ?

 

– C’est qu’il le tient caché dans ses mains.

 

– Voyez à travers ses mains.

 

Andrée parut faire un effort.

 

– Gilbert ! s’écria-t-elle. Oh ! je disais bien que c’était impossible !

 

– Et pourquoi impossible ?

 

– Parce qu’il n’oserait pas m’aimer, répondit la jeune fille avec l’expression d’un suprême dédain.

 

Balsamo sourit en homme qui connaît l’homme, et qui sait qu’il n’y a pas de distance que le cœur ne franchisse, cette distance fût-elle un abîme.

 

– Et que fait-il au bas de l’escalier ?

 

– Attendez, il écarte les mains de son front, il se cramponne à la rampe, il se soulève, il monte.

 

– Où monte-t-il ?

 

– Ici… C’est inutile, il n’osera entrer.

 

– Pourquoi n’osera-t-il entrer ?

 

– Parce qu’il a peur, dit Andrée avec un sourire de mépris.

 

– Mais il écoutera.

 

– Sans doute, il approche son oreille de la porte, il écoute.

 

– Il vous gêne alors ?

 

– Oui, parce qu’il peut entendre ce que je dis.

 

– Et il est homme à en abuser, même envers vous, qu’il aime ?

 

– Oui, dans un moment de colère ou de jalousie ; oh ! oui, dans un de ces moments-là, il est capable de tout.

 

– Alors débarrassons-nous de lui, dit Balsamo. Et il marcha bruyamment vers la porte.

 

Sans doute l’heure de la bravoure n’était pas encore venue pour Gilbert, car, au bruit des pas de Balsamo, craignant d’être surpris, il s’élança à cheval sur la rampe et se laissa glisser jusqu’à terre.

 

Andrée poussa un petit cri d’épouvante.

 

– Cessez de regarder de ce côté, dit Balsamo en revenant vers Andrée. Ce sont choses de peu d’importance que les amours vulgaires. Parlez-moi du baron de Taverney, voulez-vous ?

 

– Je veux tout ce que vous voulez, dit Andrée avec un soupir.

 

– Il est donc bien pauvre, le baron ?

 

– Très pauvre.

 

– Trop pauvre pour vous donner aucune distraction ?

 

– Aucune.

 

– Alors, vous vous ennuyez dans ce château ?

 

– Mortellement.

 

– Vous avez de l’ambition, peut-être ?

 

– Non.

 

– Vous aimez votre père ?

 

– Oui, dit la jeune fille presque avec hésitation.

 

– Cependant il me semble, hier au soir, qu’il y avait un nuage sur cet amour filial ? reprit Balsamo en souriant.

 

– Je lui en veux d’avoir follement dépensé toute la fortune de ma mère, de sorte que le pauvre Maison-Rouge languit en garnison et ne peut plus porter dignement le nom de notre famille.

 

– Qu’est-ce que Maison-Rouge ?

 

– Mon frère Philippe.

 

– Pourquoi l’appelez-vous Maison-Rouge ?

 

– Parce que c’est le nom, ou plutôt parce que c’était le nom d’un château à nous, et que les aînés de la famille portaient ce nom jusqu’à la mort de leur père ; alors ils s’appellent Taverney.

 

– Et vous aimez votre frère ?

 

– Oh ! oui, beaucoup ! beaucoup !

 

– Plus que toute chose ?

 

– Plus que toute chose.

 

– Et pourquoi l’aimez-vous avec cette passion, quand vous aimez votre père si modérément ?

 

– Parce qu’il est un noble cœur, lui, qui donnerait sa vie pour moi.

 

– Tandis que votre père ?…

 

Andrée se tut.

 

– Vous ne répondez pas ?

 

– Je ne veux pas répondre.

 

Sans doute Balsamo ne jugea pas à propos de forcer la volonté de la jeune fille. Peut-être, d’ailleurs, savait-il déjà sur le baron tout ce qu’il voulait savoir.

 

– Et où est en ce moment le chevalier de Maison-Rouge ?

 

– Vous me demandez où est Philippe ?

 

– Oui.

 

– Il est en garnison à Strasbourg.

 

– Le voyez-vous en ce moment ?

 

– Où cela ?

 

– À Strasbourg.

 

– Je ne le vois pas.

 

– Connaissez-vous la ville ?

 

– Non.

 

– Je la connais, moi ; cherchons ensemble, voulez-vous ?

 

– Je veux bien.

 

– Est-il au spectacle ?

 

– Non.

 

– Est-il au café de la Place avec les autres officiers ?

 

– Non.

 

– Est-il rentré chez lui dans sa chambre ? Je veux que vous voyiez la chambre de votre frère.

 

– Je ne vois rien. Je crois qu’il n’est plus à Strasbourg.

 

– Connaissez-vous la route ?

 

– Non.

 

– N’importe ! je la connais, moi ; suivons-la. Est-il à Saverne ?

 

– Non.

 

– Est-il à Sarrebruck ?

 

– Non.

 

– Est-il à Nancy ?

 

– Attendez, attendez !

 

La jeune fille se recueillit ; son cœur battait à briser sa poitrine.

 

– Je vois ! je vois ! dit-elle avec une joie éclatante ; oh ! cher Philippe, quel bonheur !

 

– Qu’y a-t-il ?

 

– Cher Philippe ! continua Andrée, dont les yeux étincelaient de joie.

 

– Où est-il ?

 

– Il traverse à cheval une ville que je connais parfaitement.

 

– Laquelle ?

 

– Nancy ! Nancy ! Celle où j’ai été au couvent.

 

– Êtes-vous sûre que ce soit lui ?

 

– Oh ! oui, les flambeaux dont il est entouré éclairent son visage.

 

– Des flambeaux ? dit Balsamo avec surprise. Pourquoi faire ces flambeaux ?

 

– Il est à cheval ! à cheval ! À la portière d’un beau carrosse doré.

 

– Ah ! ah ! fit Balsamo, qui paraissait comprendre, et qu’y a-t-il dans ce carrosse ?

 

– Une jeune femme… Oh ! qu’elle est majestueuse ! qu’elle est gracieuse ! qu’elle est belle ! Oh ! c’est étrange, il me semble l’avoir déjà vue ; non, non, je me trompais, c’est Nicole qui lui ressemble.

 

– Nicole ressemble à cette jeune femme, si fière, si majestueuse, si belle ?

 

– Oui ! oui ! mais comme le jasmin ressemble au lis.

 

– Voyons, que se passe-t-il à Nancy en ce moment ?

 

– La jeune femme se penche vers la portière et fait signe à Philippe d’approcher : il obéit, il approche, il se découvre respectueusement.

 

– Pouvez-vous entendre ce qu’ils vont dire ?

 

– J’écouterai, dit Andrée en arrêtant Balsamo d’un geste comme si elle eût voulu qu’aucun bruit ne détournât son attention. J’entends ! j’entends ! murmura-t-elle.

 

– Que dit la jeune femme ?

 

– Elle lui ordonne, avec un doux sourire, de faire presser la marche des chevaux. Elle dit qu’il faut que l’escorte soit prête le lendemain, à six heures du matin, parce qu’elle veut s’arrêter dans la journée.

 

– Où cela ?

 

– C’est ce que demande mon frère… Oh ! mon Dieu ! c’est à Taverney qu’elle veut s’arrêter. Elle veut voir mon père. Oh ! une si grande princesse s’arrêter dans une si pauvre maison !… Comment ferons-nous, sans argenterie, presque sans linge ?

 

– Rassurez-vous. Nous pourvoirons à cela.

 

– Ah ! merci ! merci !

 

Et la jeune fille qui s’était soulevée à demi, retomba épuisée sur son fauteuil en poussant un profond soupir.

 

Aussitôt Balsamo s’approcha d’elle, et, changeant par des passes magnétiques la direction des courants d’électricité, il rendit la tranquillité du sommeil à ce beau corps qui penchait brisé, à cette tête alourdie qui retombait sur sa poitrine haletante.

 

Andrée sembla rentrer alors dans un repos complet et réparateur.

 

– Reprends des forces, lui dit Balsamo en la regardant avec une sombre extase ; tout à l’heure, j’aurai encore besoin de toute ta lucidité. O science ! continua-t-il avec le caractère de la plus croyante exaltation, toi seule ne trompes pas ! C’est donc à toi seule que l’homme doit tout sacrifier. Cette femme est bien belle, ô mon Dieu ! Cet ange est bien pur ! Et tu le sais, toi qui crées les anges et les femmes ! Mais, pour moi, que vaut en ce moment la beauté ? que vaut l’innocence ? Un simple renseignement que la beauté et l’innocence seules me peuvent donner. Meure la créature, si belle, si pure, si parfaite qu’elle soit, pourvu que sa bouche parle ! Meurent, les délices du monde entier, amour, passion, extase, pourvu que je puisse toujours marcher d’un pas sûr et éclairé ! Et maintenant, jeune fille, maintenant que, par le pouvoir de ma volonté, quelques secondes de sommeil t’ont rendu autant de forces que si tu venais de dormir vingt ans, maintenant réveille-toi, ou plutôt replonge-toi dans ton clairvoyant sommeil. J’ai encore besoin que tu parles ; cette fois, seulement, tu vas parler pour moi.

 

Et Balsamo, étendant de nouveau les mains vers Andrée, força la jeune fille de se redresser sous un souffle tout-puissant.

 

Puis, lorsqu’il la vit préparée et soumise, il tira de son portefeuille un papier plié en quatre, dans lequel était renfermée une boucle de cheveux d’un noir chaud comme la résine. Les parfums dont elle était imprégnée avaient rendu le papier diaphane.

 

Balsamo mit la boucle de cheveux dans la main d’Andrée.

 

– Voyez, demanda-t-il.

 

– Oh ! encore ! dit la jeune fille avec angoisse. Oh ! non, non ; laissez-moi tranquille ; je souffre trop… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! tout à l’heure je me sentais si bien !

 

– Voyez ! répondit Balsamo en posant impitoyablement le bout de la verge d’acier sur la poitrine de la jeune fille.

 

Andrée se tordit les mains ; elle essaya de se soustraire à la tyrannie de l’expérimentateur. L’écume vint à ses lèvres, comme autrefois à celles de la pythie assise sur le trépied sacré.

 

– Oh ! je vois, je vois ! cria-t-elle avec le désespoir de la volonté vaincue.

 

– Que voyez-vous ?

 

– Une femme.

 

– Ah ! murmura Balsamo avec une joie sauvage, la science n’est donc pas un vain mot comme la vertu ! Mesmer a vaincu Brutus. Voyons, dépeignez moi cette femme, afin que je sache si vous avez bien vu.

 

– Brune, grande, des yeux bleus, des cheveux noirs, des bras nerveux.

 

– Que fait-elle ?

 

– Elle court, elle vole, elle semble emportée par un cheval magnifique, couvert de sueur.

 

– De quel côté va-t-elle ?

 

– Par là, par là, dit la jeune fille en montrant l’ouest.

 

– Sur la route ?

 

– Oui.

 

– De Châlons ?

 

– Oui.

 

– C’est bien, fit Balsamo ; elle suit la route que je dois suivre. Elle va à Paris comme j’y vais ; c’est bien : je la retrouverai à Paris. Reposez-vous maintenant, dit-il à Andrée en lui reprenant la boucle qu’elle n’avait point lâchée.

 

Les bras d’Andrée retombèrent immobiles le long de son corps.

 

– Maintenant, dit Balsamo, retournez au clavecin.

 

Andrée fit un pas vers la porte ; mais ses jambes, brisées par une inexprimable fatigue, refusèrent de la porter : elle chancela.

 

– Reprenez de la force et continuez, reprit Balsamo en l’enveloppant d’une nouvelle émission de fluide.

 

Andrée imita le généreux coursier qui se raidit pour accomplir la volonté de son maître, cette volonté fût-elle injuste.

 

Elle marcha.

 

Balsamo rouvrit sa porte, et Andrée, toujours endormie, descendit lentement l’escalier.

 

Chapitre X
Nicole Legay

Gilbert avait passé tout le temps que dura l’interrogatoire de Balsamo dans des angoisses inexprimables.

 

Tapi sous la cage de l’escalier, parce qu’il n’osait plus monter jusqu’à la porte pour écouter ce qui se disait dans la chambre rouge, il avait fini par entrer dans un désespoir dont un éclat, grâce aux élans d’un caractère comme celui de Gilbert, devait sans aucun doute faire le dénouement.

 

Ce désespoir s’augmentait du sentiment de sa faiblesse et de son infériorité. Balsamo n’était qu’un homme ; car Gilbert, esprit fort, philosophe en herbe, croyait peu aux sorciers. Mais cet homme était fort, Gilbert était faible ; cet homme était brave, Gilbert ne l’était pas encore. Vingt fois Gilbert se souleva pour remonter l’escalier avec l’intention, le cas échéant, de tenir tête au baron. Vingt fois ses jambes tremblantes fléchirent sous lui, et il retomba sur ses genoux.

 

Une idée lui vint alors, c’était d’aller chercher une échelle dont La Brie, qui était tout à la fois cuisinier, valet de chambre et jardinier, se servait pour palisser les jasmins et les chèvrefeuilles de la muraille. En l’appliquant contre la galerie de l’escalier, et parvenu là, il ne perdrait pas un des bruits révélateurs qu’il désirait si ardemment surprendre.

 

Il gagna donc l’antichambre, puis la cour, et courut à l’endroit où il savait trouver l’échelle, couchée au pied de la muraille. Mais comme il se baissait pour la ramasser, il lui sembla entendre quelque froissement du côté de la maison ; il se retourna.

 

Alors son œil dilaté dans l’obscurité crut voir passer à travers le cadre noir de la porte ouverte une forme humaine, mais si rapide, si muette qu’elle semblait plutôt appartenir à un spectre qu’à un être vivant.

 

Il laissa retomber l’échelle, et s’avança, le cœur palpitant, vers le château.

 

Certaines imaginations sont nécessairement superstitieuses ; ce sont d’ordinaire les plus riches et les plus exaltées ; elles admettent moins volontiers la raison que la fable ; elles trouvent le naturel trop vulgaire, entraînées qu’elles sont par leurs instincts vers l’impossible, ou tout au moins vers l’idéalité. C’est pour cela qu’elles raffolent d’un beau bois sombre, parce que les voûtes ténébreuses doivent être peuplées de fantômes ou de génies. Les anciens, qui furent de si grands poètes, rêvaient de ces choses-là en plein jour. Seulement, comme leur soleil à eux, foyer de lumière ardente dont nous n’avons pour ainsi dire que le relief, comme leur soleil, disons-nous, bannit l’idée des larves et des fantômes, ils avaient imaginé les riantes dryades et les oréades légères.

 

Gilbert, enfant d’un pays nuageux où les idées sont plus lugubres, crut voir passer une vision. Cette fois, malgré son incrédulité, ce que lui avait dit en fuyant la femme de Balsamo lui revint à l’esprit ; le sorcier ne pouvait-il pas avoir évoqué quelque fantôme, lui qui avait le pouvoir d’entraîner au mal l’ange même de la pureté ?

 

Cependant Gilbert avait toujours un second mouvement pire que le premier : celui de la réflexion. Il appela à son secours tous les arguments des esprits forts contre les spectres, et l’article Revenant du Dictionnaire philosophique lui rendit un certain courage en lui donnant une peur plus grande, mais plus fondée.

 

S’il avait effectivement vu quelqu’un, ce devait être une personne bien vivante, et surtout bien intéressée à venir ainsi guetter.

 

Sa frayeur lui indiqua M. de Taverney ; sa conscience lui souffla un autre nom.

 

Il regarda au deuxième étage du pavillon. Nous l’avons dit, la lumière de Nicole était éteinte, et ses vitres ne trahissaient aucune lumière.

 

Pas un souffle, pas un bruit, pas une lueur par toute la maison, excepté dans la chambre de l’étranger. Il regarda, il écouta ; puis, ne voyant plus rien, n’entendant plus rien, il reprit son échelle, bien convaincu cette fois qu’il avait eu les yeux troublés comme un homme dont le cœur bat trop vite, et que cette vision était une intermittence de la faculté voyante, comme on peut dire techniquement, plutôt qu’un résultat de l’exercice de ses facultés.

 

Comme il venait de placer son échelle et qu’il posait le pied sur le premier échelon, la porte de Balsamo s’ouvrit et se referma, laissant passer Andrée, qui descendit sans lumière et sans bruit, comme si une puissance surnaturelle la guidait et la soutenait.

 

Andrée arriva de la sorte sur le palier de l’escalier, passa près de Gilbert, qu’elle effleura de sa robe dans l’ombre où il était plongé et continua son chemin.

 

M. de Taverney endormi, La Brie couché, Nicole dans l’autre pavillon, la porte de Balsamo fermée, garantissaient le jeune homme contre toute surprise.

 

Il fit sur lui-même un effort violent et suivit Andrée, emboîtant son pas sur le sien.

 

Andrée traversa l’antichambre et entra dans le salon.

 

Gilbert la suivait le cœur déchiré. Cependant quoique la porte fût restée ouverte, il s’arrêta. Andrée alla s’asseoir sur le tabouret placé près du clavecin, sur lequel la bougie brûlait toujours.

 

Gilbert se déchirait la poitrine avec ses ongles crispés ; c’était à cette même place qu’une demi-heure auparavant il avait baisé la robe et la main de cette femme sans qu’elle se fâchât ; c’était là qu’il avait espéré, qu’il avait été heureux ! Sans doute l’indulgence de la jeune fille venait d’une de ces corruptions profondes, telles que Gilbert en avait trouvé dans les romans qui faisaient le fond de la bibliothèque du baron, ou d’une de ces trahisons des sens comme il en avait vu analyser dans certains traités physiologiques.

 

– Eh bien ! murmurait-il flottant de l’une à l’autre de ces idées, s’il en est ainsi, moi, comme les autres, je bénéficierai de cette corruption, ou je mettrai à profit cette surprise des sens. Et puis que l’ange jette au vent sa robe de candeur, à moi quelques lambeaux de sa chasteté !

 

La résolution de Gilbert était prise cette fois, il s’élança vers le salon.

 

Mais comme il allait en franchir le seuil, une main sortit de l’ombre et le saisit énergiquement par le bras.

 

Gilbert se retourna épouvanté, et il lui sembla que son cœur se dérangeait dans sa poitrine.

 

– Ah ! je t’y prends cette fois, impudent ! lui glissa dans l’oreille une voix irritée ; essaye encore de nier que tu aies des rendez-vous avec elle, essaye de nier que tu l’aimes…

 

Gilbert n’eut même pas la force de secouer son bras pour l’arracher à l’étreinte qui le retenait.

 

Cependant l’étreinte n’était pas telle qu’il ne pût la rompre. L’étau était tout simplement le poignet d’une jeune fille. C’était enfin Nicole Legay qui retenait Gilbert prisonnier.

 

– Voyons, que voulez-vous encore ? demanda-t-il tout bas avec impatience.

 

– Ah ! tu veux que je parle tout haut, à ce qu’il paraît ? articula Nicole avec toute la plénitude de sa voix.

 

– Non, non, je veux que tu te taises, au contraire, répondit Gilbert, les dents serrées et entraînant Nicole dans l’antichambre.

 

– Eh bien ! suis-moi alors.

 

C’était ce que demandait Gilbert, car, en suivant Nicole, il s’éloignait d’Andrée.

 

– Soit, je vous suis, dit-il.

 

Il marcha effectivement derrière Nicole, laquelle l’emmena dans le parterre, en tirant la porte derrière elle.

 

– Mais, dit Gilbert, mademoiselle va rentrer dans sa chambre, elle va vous appeler pour l’aider à se mettre au lit, et vous ne serez point là.

 

– Si vous croyez que c’est cela qui m’occupe en ce moment-ci, en vérité vous vous trompez fort. Que m’importe qu’elle m’appelle ou ne m’appelle point ! Il faut que je vous parle.

 

– Vous pourriez, Nicole, remettre à demain ce que vous avez à me dire, mademoiselle est sévère, vous le savez.

 

– Ah ! oui, je lui conseille d’être sévère, et avec moi, surtout !

 

– Nicole, demain, je vous promets…

 

– Tu promets ! Elles sont belles, tes promesses, et l’on peut compter dessus ! Ne m’avais-tu pas promis de m’attendre aujourd’hui, à six heures, du côté de Maison-Rouge ? Où étais-tu à cette heure-là ? Du côté opposé, puisque c’est toi qui as ramené le voyageur. Tes promesses, j’en fais autant de cas maintenant que de celles du directeur du couvent des Annonciades, lequel avait fait serment de garder le secret de la confession, et s’en allait rapporter tous nos péchés à la supérieure.

 

– Nicole, songez que l’on vous renverra si l’on s’aperçoit…

 

– Et vous, l’on ne vous renverra pas, vous, l’amoureux de mademoiselle ; non, M. le baron se gênera pour cela !

 

– Moi, dit Gilbert essayant de se défendre, il n’y a aucun motif pour qu’on me renvoie.

 

– Vraiment ! vous aurait-il autorisé à faire la cour à sa fille ? Je ne le savais pas si philosophe que cela.

 

Gilbert pouvait d’un mot prouver à Nicole que, s’il était coupable, il n’y avait pas au moins de complicité de la part d’Andrée. Il n’avait qu’à lui raconter ce qu’il avait vu, et, tout incroyable qu’était la chose, Nicole, grâce à cette bonne opinion que les femmes ont les unes des autres, l’eût sans doute cru. Mais une idée plus profonde arrêta le jeune homme au moment de la révélation. Le secret d’Andrée était de ceux qui enrichissent un homme, soit que cet homme désire les trésors de l’amour, soit qu’il désire d’autres trésors plus matériels et plus positifs.

 

Les trésors que désirait Gilbert étaient des trésors d’amour. Il calcula que la colère de Nicole était moins dangereuse que n’était désirable la possession d’Andrée. Il fit à l’instant même son choix, et garda le silence sur la singulière aventure de la nuit.

 

– Voyons, puisque vous le voulez absolument, expliquons-nous, dit-il.

 

– Oh ! ce sera vite fait ! s’écria Nicole, dont le caractère, absolument contraire à celui de Gilbert, ne la laissait maîtresse d’aucune de ses sensations ; mais tu as raison, nous sommes mal dans ce parterre ; allons dans ma chambre.

 

– Dans votre chambre ! s’écria Gilbert effrayé ; impossible.

 

– Pourquoi cela ?

 

– C’est nous exposer à être surpris.

 

– Allons donc ! répliqua Nicole avec un sourire de dédain, qui nous surprendrait ? Mademoiselle ? En effet, elle doit être jalouse de ce beau monsieur ! Malheureusement pour elle, les gens dont on sait le secret ne sont point à craindre. Ah ! mademoiselle Andrée jalouse de Nicole ! Je n’aurais jamais cru à cet honneur-là !

 

Et un rire forcé, terrible comme le grondement de la tempête, vint effrayer Gilbert beaucoup plus que ne l’eût fait une invective ou une menace.

 

– Ce n’est point de mademoiselle que j’ai peur, Nicole, j’ai peur pour vous.

 

– Ah ! oui, c’est vrai, vous m’avez toujours dit que, là où il n’y avait pas de scandale, il n’y avait pas de mal. Les philosophes sont jésuites quelquefois ; du reste, le directeur des Annonciades disait cela comme vous, et me l’avait dit avant vous ; c’est pour cela que vous donnez vos rendez-vous à mademoiselle pendant la nuit. Allons ! allons ! assez de mauvaises raisons comme cela… Venez dans ma chambre, je le veux.

 

– Nicole ! dit Gilbert en grinçant des dents.

 

– Eh bien ! fit la jeune fille, après ?…

 

– Prends garde !

 

Et il fit un geste menaçant.

 

– Oh ! je n’ai pas peur ; vous m’avez déjà battue une fois, mais parce que vous étiez jaloux. Vous m’aimiez dans ce temps-là. C’était huit jours après notre beau jour de miel, et je me suis laissé battre. Mais je ne me laisserai pas faire aujourd’hui. Non ! non ! non ! car vous ne m’aimez plus, et c’est moi qui suis jalouse.

 

– Et que feras-tu ? dit Gilbert en saisissant le poignet de la jeune fille.

 

– Oh ! je crierai tant, que mademoiselle vous demandera de quel droit vous donnez à Nicole ce que vous ne devez qu’à elle en ce moment. Lâchez-moi donc, je vous le conseille.

 

Gilbert lâcha la main de Nicole.

 

Puis, prenant son échelle et la traînant avec précaution, il alla l’appliquer en dehors du pavillon, de façon à ce qu’elle atteignît la fenêtre de Nicole.

 

– Voyez ce que c’est que la destinée, dit celle-ci ; l’échelle qui devait probablement servir à escalader la chambre de mademoiselle servira tout bonnement à descendre de la mansarde de Nicole Legay. C’est flatteur pour moi.

 

Nicole se sentait la plus forte ; en conséquence elle se hâtait de triompher avec cette précipitation des femmes qui, à moins que d’être réellement supérieures dans le bien ou dans le mal, payent toujours cher cette première victoire trop vite proclamée.

 

Gilbert avait senti la fausseté de sa position : en conséquence, il suivait la jeune fille en rassemblant toutes ses facultés pour la lutte qu’il pressentait.

 

Et d’abord, en homme de précaution, il s’assura de deux choses.

 

La première, en passant devant la fenêtre, c’est que mademoiselle de Taverney était toujours au salon.

 

La seconde, en arrivant chez Nicole, c’est qu’on pouvait, sans trop risquer de se casser le cou, atteindre le premier échelon et de là se laisser glisser jusqu’à terre.

 

Comme simplicité, la chambre de Nicole ne différait pas du reste de l’habitation.

 

C’était un grenier dont la muraille avait disparu sous un papier gris à dessins verts. Un lit de sangle et un grand géranium placé près de la lucarne meublait la chambre. En outre, Andrée avait prêté à Nicole un énorme carton qui lui servait à la fois de commode et de table.

 

Nicole s’assit sur le bord du lit, Gilbert sur l’angle du carton.

 

Nicole s’était calmée en montant l’escalier. Maîtresse d’elle-même, elle se sentait forte. Gilbert, au contraire, tout tremblant encore des secousses antérieures, ne pouvait parvenir à reprendre son sang-froid, et sentait la colère monter en lui à mesure que, par la force de sa volonté, elle semblait s’éteindre chez la jeune fille.

 

Il se fit un moment de silence pendant lequel Nicole couvrit Gilbert d’un œil ardent et irrité.

 

– Ainsi, dit-elle, vous aimez mademoiselle, et vous me trompez ?

 

– Qui vous dit que j’aime mademoiselle ? fit Gilbert.

 

– Dame ! vous avez des rendez-vous avec elle.

 

– Qui vous dit que c’est avec elle que j’ai eu un rendez-vous ?

 

– À qui donc aviez-vous affaire dans le pavillon ? Au sorcier ?

 

– Peut-être ! vous savez que j’ai de l’ambition.

 

– Dites de l’envie.

 

– C’est le même mot interprété en bonne et en mauvaise part.

 

– Ne faisons pas d’une discussion de choses une discussion de mots. Vous ne m’aimez plus, n’est-ce pas ?

 

– Si fait, je vous aime toujours.

 

– Alors pourquoi vous éloignez-vous de moi ?

 

– Parce que, lorsque vous me rencontrez, vous me cherchez querelle.

 

– Justement, je vous cherche querelle parce que nous ne faisons plus que nous rencontrer.

 

– J’ai toujours été sauvage et cherchant la solitude, vous le savez.

 

– Oui, et l’on monte chez la solitude avec une échelle… Pardon, je ne savais pas cela.

 

Gilbert était battu sur ce premier point.

 

– Allons, allons, soyez franc, si cela vous est possible, Gilbert, et avouez que vous ne m’aimez plus, ou que vous nous aimez à deux ?

 

– Eh bien ! si cela était, fit Gilbert, que diriez-vous ?

 

– Je dirais que c’est une monstruosité.

 

– Non pas, mais une erreur.

 

– De votre cœur ?

 

– De notre société. Il y a des pays où chaque homme, vous le savez, a jusqu’à sept ou huit femmes.

 

– Ce ne sont pas des chrétiens, répondit Nicole avec impatience.

 

– Ce sont des philosophes, répondit superbement Gilbert.

 

– Oh ! monsieur le philosophe ! ainsi vous trouveriez bon que je fisse comme vous, que je prisse un second amant ?

 

– Je ne voudrais pas être injuste et tyrannique envers vous, je ne voudrais pas comprimer les mouvements de votre cœur… La sainte liberté consiste surtout à respecter le libre arbitre… Changez d’amour, Nicole, je ne saurais vous contraindre à une fidélité qui, selon moi, n’est pas dans la nature.

 

– Ah ! s’écria Nicole, vous voyez bien que vous ne m’aimez pas !

 

La discussion était le fort de Gilbert, non pas que son esprit fût précisément logique, mais il était paradoxal. Puis, si peu qu’il sût, il en savait toujours plus que Nicole… Nicole n’avait lu que ce qui lui paraissait amusant ; Gilbert avait lu non seulement ce qui lui paraissait amusant, mais encore ce qui lui avait paru utile.

 

Gilbert commençait donc, en discutant, à regagner le sang-froid que perdait Nicole.

 

– Avez-vous de la mémoire, monsieur le philosophe ? demanda Nicole avec un sourire ironique.

 

– Quelquefois, répondit Gilbert.

 

– Vous rappelez-vous ce que vous m’avez dit lorsque j’arrivai des Annonciades avec mademoiselle, il y a cinq mois ?

 

– Non ; mais rappelez-le-moi.

 

– Vous m’avez dit : « Je suis pauvre. » C’était le jour où nous lisions ensemble Tanzaï sous une des voûtes du vieux château écroulé.

 

– Bien, continuez.

 

– Vous trembliez très fort, ce jour-là.

 

– C’est possible ; je suis d’un naturel timide, mais je fais ce que je puis pour me corriger de ce défaut-là comme des autres.

 

– De sorte que, lorsque vous serez corrigé de tous vos défauts, dit en riant Nicole, vous serez parfait.

 

– Je serai fort, du moins, car c’est la sagesse qui fait la force.

 

– Où avez-vous lu cela, s’il vous plaît ?

 

– Que vous importe ? Revenez à ce que je vous disais sous la voûte.

 

Nicole sentait qu’elle perdait de plus en plus son terrain.

 

– Eh bien ! vous me disiez : « Je suis pauvre, Nicole, personne ne m’aime, on ne sait pas que j’ai quelque chose là », et vous frappiez votre cœur.

 

– Vous vous trompez, Nicole ; si je frappais quelque chose en vous disant cela, ce ne devait pas être mon cœur, mais ma tête. Le cœur n’est qu’une pompe foulante destinée à pousser le sang aux extrémités. Lisez le Dictionnaire philosophique, article Cœur.

 

Et Gilbert se redressa avec suffisance. Humilié devant Balsamo, il se faisait superbe devant Nicole.

 

– Vous avez raison, Gilbert, et ce devait être effectivement votre tête que vous frappiez. Vous disiez donc, en frappant votre tête : « On me traite ici comme un chien de basse-cour, et encore Mahon est plus heureux que moi. » Je vous répondis alors qu’on avait tort de ne pas vous aimer, et que, si vous aviez été mon frère, je vous eusse aimé, moi. Il me semble que c’est avec mon cœur et non avec ma tête que je vous ai répondu cela. Mais peut être me trompé-je : je n’ai pas lu le Dictionnaire philosophique.

 

– Vous avez eu tort, Nicole.

 

– Vous me prîtes alors dans vos bras. « Vous êtes orpheline Nicole, me dîtes-vous ; moi aussi, je suis orphelin ; notre misère et notre abjection nous font plus que frères : aimons-nous donc, Nicole, comme si nous l’étions réellement. D’ailleurs, si nous l’étions réellement, la société nous défendrait de nous aimer comme je veux que tu m’aimes. » Alors vous m’avez embrassée.

 

– C’est possible.

 

– Vous pensiez donc ce que vous disiez ?

 

– Sans doute. On pense presque toujours ce que l’on dit dans le moment où on le dit.

 

– De sorte qu’aujourd’hui… ?

 

– Aujourd’hui, j’ai cinq mois de plus ; j’ai appris des choses que j’ignorais ; j’en devine que je ne connais pas encore. Aujourd’hui, je pense autrement.

 

– Vous êtes donc faux, menteur, hypocrite ? s’écria Nicole en s’emportant.

 

– Pas plus que ne l’est un voyageur à qui on demande au fond d’une vallée ce qu’il pense du paysage, et à qui l’on fait la même question lorsqu’il est parvenu au haut de la montagne qui lui fermait son horizon. J’embrasse un plus grand paysage, voilà tout.

 

– De sorte que vous ne m’épouserez pas ?

 

– Je ne vous ai jamais dit que je vous épouserais, répondit Gilbert avec mépris.

 

– Eh bien ! eh bien ! s’écria la jeune fille exaspérée, il me semble que Nicole Legay vaut bien Sébastien Gilbert.

 

– Tous les hommes se valent, dit Gilbert ; seulement, la nature ou l’éducation ont mis en eux des valeurs diverses et des facultés différentes. Selon que ces valeurs ou ces facultés se développent plus ou moins, ils s’éloignent les uns des autres.

 

– De sorte qu’ayant des facultés et des valeurs plus développées que les miennes, vous vous éloignez de moi.

 

– Naturellement. Vous ne raisonnez pas encore, Nicole, mais vous comprenez déjà.

 

– Oui, oui ! s’écria Nicole exaspérée, oui, je comprends.

 

– Que comprenez-vous ?

 

– Je comprends que vous êtes un malhonnête homme.

 

– C’est possible. Beaucoup naissent avec des instincts mauvais, mais la volonté est là pour les corriger. M. Rousseau, lui aussi, était né avec des instincts mauvais ; il s’est corrigé cependant. Je ferai comme M. Rousseau.

 

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! dit Nicole, comment ai-je pu aimer un pareil homme ?

 

– Aussi vous ne m’avez pas aimé, Nicole, reprit froidement Gilbert ; je vous ai plu, voilà tout. Vous sortiez de Nancy, où vous n’aviez vu que des séminaristes qui vous faisaient rire, ou des militaires qui vous faisaient peur. Nous étions jeunes tous les deux, innocents tous les deux, désireux tous les deux de cesser de l’être. La nature parlait en nous avec sa voix irrésistible. Il y a quelque chose qui s’allume dans nos veines alors que nous désirons, une inquiétude dont on cherche la guérison dans des livres qui vous rendent plus inquiets encore. C’est en lisant ensemble un de ces livres, vous vous le rappelez, Nicole, non pas que vous avez cédé, car je ne vous demandais rien, car vous ne me refusiez rien, mais que nous avons trouvé le mot d’un secret inconnu. Pendant un mois ou deux, ce mot a été : Bonheur ! Pendant un mois ou deux, nous avons vécu au lieu de végéter. Cela veut-il dire, parce que nous avons été deux mois heureux l’un par l’autre, que nous devions être l’un par l’autre éternellement malheureux ? Allons donc, Nicole, si l’on prenait un pareil engagement en donnant et recevant le bonheur, on renoncerait à son libre arbitre, et ce serait absurde.

 

– Est-ce de la philosophie que vous me faites là ? dit Nicole.

 

– Je le crois, répondit Gilbert.

 

– Alors il n’y a donc rien de sacré pour les philosophes ?

 

– Si fait, il y a la raison.

 

– De sorte que, moi qui voulais rester honnête fille…

 

– Pardon, mais il est déjà trop tard pour cela.

 

Nicole pâlit et rougit comme si une roue faisait faire à chaque goutte de son sang le tour de son corps.

 

– Honnête quant à vous, dit-elle. On est toujours honnête femme, avez-vous dit pour me consoler, quand on est fidèle à celui que le cœur a choisi. Vous vous rappelez cette théorie sur les mariages ?

 

– J’ai dit les unions, Nicole, attendu que je ne me marierai jamais.

 

– Vous ne vous marierez jamais ?

 

– Non. Je veux être un savant et un philosophe. Or, la science ordonne l’isolement de l’esprit, et la philosophie celle du corps.

 

– Monsieur Gilbert, dit Nicole, vous êtes un misérable, et je crois que je vaux encore mieux que vous.

 

– Résumons, dit Gilbert en se levant, car nous perdons notre temps, vous à me dire des injures, moi à les écouter. Vous m’avez aimé parce que cela vous a plu, n’est-ce pas ?

 

– Sans doute.

 

– Eh bien ! ce n’est pas une raison pour me rendre malheureux, moi, parce que vous avez fait, vous, une chose qui vous a plu.

 

– Le sot, dit Nicole, qui me croit pervertie, et qui fait semblant de ne pas me craindre !

 

– Vous craindre, vous, Nicole ? Allons donc ! Que pouvez-vous contre moi ? La jalousie vous égare.

 

– La jalousie ! moi jalouse ? dit avec un rire fiévreux la jeune fille. Ah ! vous vous trompez fort si vous me croyez jalouse. Et de quoi serais-je jalouse, je vous prie ? Est-il dans tout le canton une plus jolie fille que moi ? Si j’avais les mains blanches de mademoiselle, et je les aurai le jour où je ne travaillerai plus, ne vaudrais-je pas mademoiselle ? Mes cheveux, regardez mes cheveux (et la jeune fille dénoua le ruban qui les retenait), mes cheveux peuvent m’envelopper des pieds à la tête comme un manteau. Je suis grande, je suis bien faite. (Et Nicole emprisonna sa taille entre ses deux mains.) J’ai des dents qui ressemblent à des perles. (Et elle regarda ses dents dans un petit miroir accroché à son chevet.) Quand je veux sourire à quelqu’un et le regarder d’une certaine façon, je vois ce quelqu’un rougir, frissonner, se tordre sous mon regard. Vous êtes mon premier amant, c’est vrai ; mais vous n’êtes pas le premier homme avec lequel j’aie été coquette. Tiens, Gilbert, continua la jeune fille plus menaçante avec son sourire saccadé qu’elle ne l’était avec ses menaces véhémentes, tu ris. Crois-moi, ne me force pas à te faire la guerre ; ne me fais pas sortir tout à fait de l’étroit sentier où me retient encore je ne sais quel vague souvenir des conseils de ma mère, je ne sais quelle monotone prescription de mes prières d’enfant. Si une fois je me jette hors de la pudeur, prends garde à toi, Gilbert, car tu auras non seulement à te reprocher les malheurs qui en résulteront pour toi, mais encore ceux qui en résulteront pour les autres !

 

– À la bonne heure, dit Gilbert, vous voilà parvenue à une certaine hauteur, Nicole, et je suis convaincu d’une chose.

 

– De laquelle ?

 

– C’est que si je consentais à vous épouser maintenant…

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! c’est vous qui refuseriez.

 

Nicole réfléchit ; puis, les mains crispées, les dents grinçantes :

 

– Je crois que tu as raison, Gilbert, dit-elle ; je crois que, moi aussi, je commence à gravir cette montagne dont tu me parlais ; je crois que, moi aussi, je vois s’élargir mon horizon ; je crois que, moi aussi, je suis destinée à devenir quelque chose ; et c’est vraiment trop peu que de devenir la femme d’un savant ou d’un philosophe. Maintenant, regagnez votre échelle, Gilbert, et tâchez de ne pas vous casser le cou, quoique je commence à croire que ce serait un grand bonheur pour les autres, et peut-être même pour vous.

 

Et la jeune fille, tournant le dos à Gilbert, commença de se déshabiller comme s’il n’était point là.

 

Gilbert demeura un instant immobile, indécis, hésitant, car, excitée ainsi par la poésie de la colère et la flamme de la jalousie, Nicole était une ravissante créature. Mais il y avait un dessein bien arrêté dans le cœur de Gilbert, c’était de rompre avec Nicole. Nicole pouvait nuire à la fois à ses amours et à ses ambitions. Il résista.

 

Au bout de quelques secondes, Nicole, n’entendant plus aucun bruit derrière elle, se retourna ; la chambre était vide.

 

– Parti ! murmura-t-elle, parti !

 

Elle alla vers la fenêtre ; tout était obscur, la lumière était éteinte.

 

– Et mademoiselle ! dit Nicole.

 

La jeune fille alors descendit l’escalier sur la pointe du pied, s’approcha de la porte de la chambre de sa maîtresse et écouta.

 

– Bon ! dit-elle, elle s’est couchée seule et elle dort. À demain. Oh ! je saurai bien si elle l’aime, elle !

 

Chapitre XI
Maîtresse et chambrière

L’état dans lequel Nicole était rentrée chez elle n’était point le calme qu’elle affectait. La jeune fille, de toute cette rouerie dont elle avait voulu faire preuve, de toute cette fermeté dont elle croyait avoir fait parade, la jeune fille ne possédait réellement qu’une dose de fanfaronnade suffisante pour la rendre dangereuse et la faire paraître corrompue. Nicole était une imagination naturellement déréglée, un esprit perverti par de mauvaises lectures. La combinaison de cet esprit et de cette imagination donnait l’essor à des sens brûlants. mais ce n’était point une âme sèche ; et si son amour-propre, tout-puissant sur elle, parvenait parfois à arrêter les larmes dans ses yeux, ces larmes, repoussées violemment, retombaient sur son cœur, corrosives comme des gouttes de plomb fondu.

 

Une seule démonstration avait été chez elle significative et réelle. C’était le sourire plein de mépris avec lequel elle avait accueilli les premières insultes de Gilbert : ce sourire trahissait toutes les blessures de son cœur ! Certes, Nicole était une fille sans vertus, sans principes ; mais elle avait attaché quelque prix à sa défaite, et lorsqu’elle s’était donnée, comme elle s’était donnée tout entière, elle avait cru faire un présent. L’indifférence et la fatuité de Gilbert l’avilissaient à ses propres yeux. Elle venait d’être rudement châtiée de sa faute et elle avait cruellement senti la douleur de cette punition ; mais elle se releva sous le fouet, et se jura à elle-même qu’elle rendrait à Gilbert, sinon tout le mal, du moins partie du mal qu’il lui avait fait.

 

Jeune, vigoureuse, pleine de sève rustique, douée de cette faculté d’oublier, si précieuse pour quiconque n’aspire qu’à commander à ceux qui l’aiment, Nicole put dormir après avoir concerté son petit plan de vengeance avec tous les démons qui lui faisaient l’honneur d’habiter son petit cœur de dix sept ans.

 

Au reste, mademoiselle de Taverney lui paraissait aussi et même plus coupable que Gilbert. Une fille de noblesse, toute raide de préjugés, toute bouffie d’orgueil, qui, au couvent de Nancy, donnait de la troisième personne aux princesses, le vous aux duchesses, le toi aux marquises et rien au-dessous ; une statue froide en apparence, mais sensible sous son écorce de marbre ; cette statue lui paraissait ridicule et mesquine lorsqu’elle se faisait femme pour un Pygmalion de village comme Gilbert.

 

Car, il faut le dire, Nicole, avec ce sens exquis dont la nature a doué les femmes, Nicole se sentait inférieure en esprit seulement à Gilbert, mais supérieure pour le reste. Sans cette suprématie de l’esprit, que son amant avait acquise sur elle par cinq ou six ans de lecture, elle dérogeait, elle, la chambrière d’un baron ruiné, en se donnant à un paysan.

 

Que faisait donc sa maîtresse, si sa maîtresse s’était réellement donnée à Gilbert ?

 

Nicole réfléchit que raconter ce qu’elle avait cru voir, mais ce qu’elle se figurait avoir vu en réalité, à M. de Taverney, ce serait une faute énorme : d’abord à cause du caractère de M. de Taverney, qui en rirait après avoir souffleté et chassé Gilbert ; puis à cause du caractère de Gilbert, qui trouverait la vengeance mesquine et méprisable.

 

Mais faire souffrir Gilbert dans Andrée, prendre un droit sur tous deux, les voir pâlir ou rougir sous son regard de chambrière, devenir maîtresse absolue et faire regretter peut-être à Gilbert le temps où la main qu’il baisait n’était dure qu’à la surface ; voilà ce qui flatta son imagination et caressa son orgueil, voilà ce qui lui parut réellement avantageux ; voilà ce à quoi elle s’arrêta. Puis elle s’endormit.

 

Il faisait jour lorsqu’elle se réveilla, fraîche, légère, l’esprit dispos. Elle donna le temps ordinaire à sa toilette, c’est-à-dire une heure ; car, pour démêler ses longs cheveux seulement, une main moins habile ou plus scrupuleuse que la sienne eût absorbé le double de temps ; Nicole regarda ses yeux dans ce triangle de verre étamé dont nous avons parlé tout à l’heure et qui lui servait de miroir ; ses yeux lui parurent plus beaux que jamais. Elle continua l’examen et passa de ses yeux à sa bouche ; ses lèvres n’avaient point pâli et s’arrondissaient comme une cerise, sous l’ombre d’un nez fin et légèrement retroussé ; son cou, qu’elle avait le plus grand soin de dérober aux baisers du soleil, était d’une blancheur de lis, et rien ne pouvait se présenter de plus riche que sa poitrine et de plus insolemment cambré que sa taille.

 

Se voyant si belle, Nicole pensa qu’elle pourrait facilement inspirer de la jalousie à Andrée. Elle n’était point entièrement corrompue, comme on le voit, puisqu’elle ne songea point à un caprice ou à une fantaisie, et que cette idée lui vint que mademoiselle de Taverney pouvait aimer Gilbert.

 

Ainsi armée au physique et au moral, Nicole ouvrit la porte de la chambre d’Andrée, comme elle était autorisée à le faire par sa maîtresse, quand à sept heures celle-ci n’était point levée.

 

À peine entrée dans la chambre, Nicole s’arrêta.

 

Andrée, pâle et le front couvert d’une sueur dans laquelle nageaient ses beaux cheveux, était étendue sur son lit, respirant avec peine, et se tordant parfois dans son lourd sommeil avec une sombre expression de douleur.

 

Ses draps, roulés et froissés sous elle, n’avaient point recouvert son corps à demi vêtu, et, dans un désordre qui révélait ses agitations, elle appuyait une de ses joues sur son bras, et serrait son autre main sur sa poitrine marbrée.

 

De temps en temps sa respiration, suspendue par intervalles, s’échappait comme un râle de douleur, et elle poussait un gémissement inarticulé.

 

Nicole la considéra un moment en silence et secoua la tête, car elle se rendait justice, et elle comprenait qu’il n’y avait pas de beauté qui pût lutter avec la beauté d’Andrée.

 

Puis elle alla vers la fenêtre et ouvrit le contrevent.

 

Un flot de lumière envahit aussitôt la chambre, et fit trembler les paupières violacées de mademoiselle de Taverney.

 

Elle s’éveilla, et, voulant se soulever, elle sentit une lassitude si grande et en même temps une douleur si aiguë, qu’elle retomba sur son oreiller en poussant un cri.

 

– Eh ! mon Dieu ! dit Nicole, qu’avez-vous donc, mademoiselle ?

 

– Est-ce qu’il est tard ? demanda Andrée en se frottant les yeux.

 

– Très tard ; mademoiselle est restée au lit une heure de plus que d’habitude.

 

– Je ne sais ce que j’ai, Nicole, dit Andrée en regardant autour d’elle pour s’assurer où elle était. Je me sens comme courbaturée. J’ai la poitrine brisée.

 

Nicole fixa ses yeux sur elle avant que de répondre.

 

– C’est un commencement de rhume que mademoiselle aura gagné cette nuit, dit-elle.

 

– Cette nuit ? répondit Andrée avec surprise. Oh ! fit-elle en remarquant tout le désordre de sa toilette, je ne me suis donc pas déshabillée ? Comment cela se fait-il ?

 

– Dame ! fit Nicole, que mademoiselle se rappelle.

 

– Je ne me rappelle rien, dit Andrée prenant son front de ses deux mains. Que m’est-il arrivé ? Suis-je folle ?

 

Et elle se dressa sur son séant, regardant une seconde fois autour d’elle avec un visage presque égaré.

 

Puis, faisant un effort :

 

– Ah ! oui, dit-elle, je me souviens : hier, j’étais si lasse, si épuisée… c’était cet orage sans doute ; puis…

 

Nicole lui montra du doigt son lit froissé, mais couvert, malgré son désordre.

 

Elle s’arrêta ; elle songeait à cet étranger qui l’avait regardée d’une si singulière façon.

 

– Puis ?… dit Nicole, avec l’apparence de l’intérêt, mademoiselle avait l’air de se souvenir.

 

– Puis, reprit Andrée, je me suis endormie sur le tabouret de mon clavecin. À partir de ce moment, je ne me souviens plus de rien. Je serai remontée chez moi à moitié endormie, et je me serai jetée sur mon lit sans avoir la force de me déshabiller.

 

– Il fallait m’appeler, mademoiselle, dit Nicole d’un ton doucereux ; ne suis-je pas la femme de chambre de mademoiselle ?

 

– Je n’y aurai pas songé, ou je n’en aurai pas eu la force, dit Andrée avec une sincère candeur.

 

– Hypocrite ! murmura Nicole.

 

Puis elle ajouta :

 

– Mais mademoiselle est restée bien tard au clavecin alors, car, avant que mademoiselle fût rentrée dans sa chambre, ayant entendu du bruit en bas, je suis descendue.

 

Ici, Nicole s’arrêta, espérant surprendre quelque mouvement d’Andrée, un signe, une rougeur ; mais celle-ci resta calme, et l’on pouvait voir en quelque sorte jusqu’à son âme par le limpide miroir de son visage.

 

– Je suis descendue…, répéta Nicole.

 

– Eh bien ? demanda Andrée.

 

– Eh bien ! mademoiselle n’était pas à son clavecin.

 

Andrée releva la tête ; mais il était impossible de lire autre chose que l’étonnement dans ses beaux yeux.

 

– Voilà qui est étrange ! dit-elle.

 

– C’est comme cela.

 

– Tu dis que je n’étais point au salon ; je n’en ai pas bougé.

 

– Mademoiselle m’excusera, dit Nicole.

 

– Où étais-je donc, alors ?

 

– Mademoiselle doit le savoir mieux que moi, dit Nicole en haussant les épaules.

 

– Je crois que tu te trompes, Nicole, dit Andrée avec la plus grande douceur. Je n’ai point quitté mon tabouret. Il me semble seulement me rappeler avoir eu froid, avoir éprouvé des lourdeurs, une grande difficulté de marcher.

 

– Oh ! dit Nicole en ricanant, quand j’ai vu mademoiselle elle marchait cependant bien.

 

– Tu m’as vue ?

 

– Oui, sans doute.

 

– Cependant, tout à l’heure, tu disais que je n’étais point au salon.

 

– C’est que ce n’est point au salon que j’ai vu mademoiselle.

 

– Où était-ce donc ?

 

– Dans le vestibule, près de l’escalier.

 

– Moi ? fit Andrée.

 

– Mademoiselle elle-même ; je connais bien mademoiselle, peut-être, fit Nicole avec un rire qui affectait la bonhomie.

 

– Je suis sûre, cependant, de n’avoir pas bougé du salon, reprit Andrée en cherchant avec naïveté dans ses souvenirs.

 

– Et moi, dit Nicole, je suis sûre d’avoir vu mademoiselle dans le vestibule. J’ai même pensé, ajouta-t-elle en redoublant d’attention, que mademoiselle revenait de se promener au jardin. Il faisait beau hier dans la nuit, après l’orage. C’est agréable de se promener la nuit : l’air est plus frais, les fleurs sentent meilleur, n’est-ce pas, mademoiselle ?

 

– Mais tu sais bien que je n’oserais me promener la nuit, dit Andrée en souriant, je suis trop peureuse !

 

– On peut se promener avec quelqu’un, répliqua Nicole, et alors on n’a pas peur.

 

– Et avec qui veux-tu que je me promène ? dit Andrée, qui était loin de voir un interrogatoire dans toutes les questions de sa chambrière.

 

Nicole ne jugea point à propos de pousser plus loin l’investigation. Ce sang froid, qui lui paraissait le comble de la dissimulation, lui faisait peur.

 

Aussi jugea-t-elle prudent de donner un autre tour à la conversation.

 

– Mademoiselle a dit qu’elle souffrait, tout à l’heure ? reprit-elle.

 

– Oui, en effet, je souffre beaucoup, répondit Andrée ; je suis abattue, fatiguée, et cela sans aucune raison. Je n’ai fait hier au soir que ce que je fais tous les jours. Si j’allais être malade !

 

– Oh ! mademoiselle, dit Nicole, on a quelquefois des chagrins !

 

– Eh bien ? répliqua Andrée.

 

– Eh bien ! les chagrins produisent le même effet que la fatigue. Je sais cela, moi.

 

– Bon ! est-ce que tu as des chagrins, toi, Nicole ?

 

Ces mots furent dits avec une espèce de négligence dédaigneuse qui donna à Nicole le courage d’entamer sa réserve.

 

– Mais oui, mademoiselle, répliqua-t-elle en baissant les yeux, oui, j’ai des chagrins.

 

Andrée descendit nonchalamment de son lit, et, tout en se déshabillant pour se rhabiller.

 

– Conte-moi cela, dit-elle.

 

– En effet, je venais justement auprès de mademoiselle pour lui dire…

 

Elle s’arrêta.

 

– Pour lui dire quoi ? Bon Dieu ! Comme tu as l’air effaré, Nicole !

 

– J’ai l’air effaré comme mademoiselle a l’air fatigué ; sans doute nous souffrons toutes deux.

 

Le nous déplut à Andrée, qui fronça le sourcil et fit entendre cette exclamation :

 

– Ah !

 

Mais Nicole s’étonna peu de l’exclamation, quoique l’intonation avec laquelle elle avait été faite eût dû lui donner à réfléchir.

 

– Puisque mademoiselle le veut bien, je commence, dit-elle.

 

– Voyons, répondit Andrée.

 

– J’ai envie de me marier, mademoiselle, continua Nicole.

 

– Bah !… fit Andrée, tu penses à cela, et tu n’as pas encore dix-sept ans ?

 

– Mademoiselle n’en a que seize.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! quoique mademoiselle n’en ait que seize, ne songe-t-elle pas à se marier quelquefois ?

 

– En quoi voyez-vous cela ? demanda sévèrement Andrée.

 

Nicole ouvrit la bouche pour dire une impertinence, mais elle connaissait Andrée, elle savait que ce serait couper court à l’explication, laquelle n’était point encore assez avancée ; elle se ravisa donc.

 

– Au fait, je ne puis savoir ce que pense mademoiselle, je suis une paysanne et je vais selon la nature, moi.

 

– Voila un singulier mot.

 

– Comment ! n’est-il pas naturel d’aimer quelqu’un et de s’en faire aimer ?

 

– C’est possible ; après ?

 

– Eh bien ! j’aime quelqu’un.

 

– Et ce quelqu’un vous aime ?

 

– Je le crois, mademoiselle.

 

Nicole comprit que le doute était trop pâle et que, dans une occasion pareille, il était besoin de l’affirmative.

 

– C’est-à-dire que j’en suis sûre, ajouta-t-elle.

 

– Très bien ; mademoiselle occupe son temps à Taverney, à ce que je vois.

 

– Il faut bien songer à l’avenir. Vous qui êtes une demoiselle, vous aurez sans doute une fortune de quelque parent riche ; moi qui n’ai même pas de parents, je n’aurai que ce que je trouverai.

 

Comme tout cela paraissait assez simple à Andrée, elle oublia peu à peu le ton avec lequel avaient été prononcées les paroles qu’elle avait trouvées inconvenantes, et sa bonté naturelle ayant pris le dessus :

 

– Au fait, dit-elle, qui veux-tu épouser ?

 

– Oh ! quelqu’un que mademoiselle connaît, dit Nicole en attachant ses deux beaux yeux sur ceux d’Andrée.

 

– Que je connais ?

 

– Parfaitement.

 

– Qui est-ce ? Tu me fais languir ; voyons.

 

– J’ai peur que mon choix ne déplaise à mademoiselle.

 

– À moi ?

 

– Oui !

 

– Tu le juges donc toi-même peu convenable ?

 

– Je ne dis pas cela.

 

– Eh bien ! alors, dis sans crainte, il est du devoir des maîtres de s’intéresser à ceux de leurs gens qui les servent bien, et je suis contente de toi.

 

– Mademoiselle est bien bonne.

 

– Dis donc vite, et achève de me lacer.

 

Nicole rassembla toutes ses forces et toute sa pénétration.

 

– Eh bien ! c’est… c’est Gilbert, dit-elle.

 

Au grand étonnement de Nicole, Andrée ne sourcilla point.

 

– Gilbert, le petit Gilbert, le fils de ma nourrice ?

 

– Lui-même, mademoiselle.

 

– Comment ! c’est ce garçon-là que tu veux épouser ?

 

– Oui, mademoiselle, c’est lui.

 

– Et il t’aime ?

 

Nicole se crut arrivée au moment décisif.

 

– Il me l’a dit vingt fois, répondit-elle.

 

– Eh bien ! épouse-le, dit tranquillement Andrée ; je n’y vois aucun obstacle. Tu n’as plus de parents, il est orphelin ; vous êtes chacun maîtres de votre sort.

 

– Sans doute, balbutia Nicole, stupéfaite de voir l’événement succéder d’une façon si peu en rapport avec ses prévisions. Quoi ! mademoiselle permet… ?

 

– Tout à fait ; seulement, vous êtes bien jeunes tous deux.

 

– Nous aurons ensemble à vivre un peu plus longtemps.

 

– Vous n’êtes riches ni l’un ni l’autre.

 

– Nous travaillerons.

 

– À quoi travaillera-t-il, lui qui n’est bon à rien ?

 

Pour le coup, Nicole n’y tint plus ; tant de dissimulation l’avait épuisée.

 

– Mademoiselle me permettra de lui dire qu’elle traite bien mal ce pauvre Gilbert, répondit-elle.

 

– Dame ! fit Andrée, je le traite comme il le mérite ; c’est un paresseux.

 

– Oh ! mademoiselle, il lit toujours, et ne demande qu’à s’instruire.

 

– Rempli de mauvaise volonté, continua Andrée.

 

– Pas pour mademoiselle, toujours, répliqua Nicole.

 

– Comment cela ?

 

– Mademoiselle le sait mieux que personne, elle qui lui commande de chasser pour la table.

 

– Moi ?

 

– Et qui lui fait faire quelquefois dix lieues avant qu’il trouve un gibier.

 

– Ma foi, j’avoue que je n’y ai jamais fait la moindre attention.

 

– Au gibier ?… dit Nicole en ricanant.

 

Andrée eût ri peut-être de cette saillie, et n’eût pas deviné tout le fiel contenu dans les sarcasmes de sa chambrière, si elle eût été dans sa disposition ordinaire d’esprit. Mais ses nerfs tressaillaient comme les cordes d’un instrument qu’on a fatigué outre mesure. Des frissonnements nerveux précédaient chaque acte de sa volonté, chaque mouvement de son corps. Le moindre mouvement d’esprit lui était une difficulté qu’il fallait vaincre : en style de nos jours, nous dirions qu’elle était agacée. Mot heureux, conquête de philologie qui rappelle cet état de frisson révoltant où nous jette la succion d’un fruit âpre ou le contact de certains corps raboteux.

 

– Que veut dire cet esprit ? demanda Andrée se ranimant tout à coup, et prenant, avec l’impatience, toute la perspicacité que sa mollesse l’empêchait d’avoir depuis le commencement de la scène.

 

– Je n’ai pas d’esprit, mademoiselle, dit Nicole. L’esprit est bon pour les grandes dames. Je suis une pauvre fille, et dis tout bonnement ce qui est.

 

– Qu’est-ce qui est ? Voyons !

 

– Mademoiselle calomnie Gilbert, qui est plein d’attentions pour elle. Voilà ce qui est.

 

– Il ne fait que son devoir en qualité de domestique ; après ?

 

– Mais Gilbert n’est pas domestique, mademoiselle ; on ne le paye pas.

 

– Il est fils de nos anciens métayers ; on le nourrit, on le loge ; il ne fait rien en échange de la nourriture et du logement qu’on lui donne ; tant pis pour lui, car il les vole. Mais où voulez-vous en venir et pourquoi défendre si chaudement ce garçon que l’on n’attaque pas ?

 

– Oh ! je sais bien que mademoiselle ne l’attaque pas, dit Nicole avec un sourire tout hérissé d’épines.

 

– Voilà encore des paroles que je ne comprends pas.

 

– Parce que mademoiselle ne veut pas les comprendre, sans doute.

 

– Assez, mademoiselle, dit Andrée sévèrement ; expliquez-moi à l’instant même ce que vous voulez dire.

 

– Mademoiselle le sait certainement mieux que moi, ce que je veux dire.

 

– Non, je ne sais rien, et surtout je ne devine rien, car je n’ai pas le temps de deviner les énigmes que vous me posez. Vous me demandez mon consentement à votre mariage, n’est-ce pas ?

 

– Oui, mademoiselle, et je prie mademoiselle de ne pas m’en vouloir si Gilbert m’aime.

 

– Qu’est-ce que cela me fait, à moi, que Gilbert vous aime ou ne vous aime pas ? Tenez, en vérité, vous me fatiguez, mademoiselle.

 

Nicole se haussa sur ses petits pieds comme un jeune coq sur ses ergots. La colère, si longtemps contenue en elle, se fit jour enfin.

 

– Après cela, dit-elle, mademoiselle a peut-être déjà dit la même chose à Gilbert.

 

– Est-ce que je parle à votre Gilbert ? Laissez-moi en paix, mademoiselle, vous êtes folle.

 

– Si mademoiselle ne lui parle pas, ou ne lui parle plus, je ne pense pas qu’il y ait fort longtemps.

 

Andrée s’avança vers Nicole, qu’elle couvrit tout entière d’un admirable regard de dédain.

 

– Vous tournez depuis une heure autour de quelque impertinence. Finissez en. Je le veux.

 

– Mais…, fit Nicole un peu émue.

 

– Vous dites que j’ai parlé à Gilbert ?

 

– Oui, mademoiselle, je le dis.

 

Une pensée qu’elle avait longtemps regardée comme impossible vint à l’esprit d’Andrée.

 

– Mais cette malheureuse fait de la jalousie, Dieu me pardonne ! s’écria-t-elle en éclatant de rire. Rassure-toi, ma pauvre Legay, je ne le regarde pas, ton Gilbert, et je ne saurais même te dire de quelle couleur sont ses yeux.

 

Et Andrée se sentait toute prête à pardonner ce qui, selon elle, n’était plus une impertinence, mais une folie.

 

Ce n’était point le compte de Nicole ; c’était elle qui se regardait comme l’offensée, et elle ne voulait point de pardon.

 

– Je le crois, répliqua-t-elle, et ce n’est pas le moyen de le savoir que de le regarder la nuit.

 

– Plaît-il ? fit Andrée, qui commençait à comprendre, mais qui ne pouvait croire encore.

 

– Je dis que si mademoiselle ne parle à Gilbert que la nuit, comme elle l’a fait hier, ce n’est pas le moyen de connaître bien exactement les détails de son visage.

 

– Si vous ne vous expliquez pas sur-le-champ, prenez garde ! fit Andrée fort pâle.

 

– Oh ! ce sera bien aisé, mademoiselle, dit Nicole abandonnant tout son plan de prudence. J’ai vu cette nuit…

 

– Taisez-vous, on me parle d’en bas, dit Andrée.

 

Effectivement une voix criait du parterre.

 

– Andrée ! Andrée !

 

– C’est monsieur votre père, mademoiselle, dit Nicole, avec l’étranger qui a passé la nuit ici.

 

– Descendez ; dites que je ne puis répondre ; dites que je souffre, que j’ai une courbature, et revenez, que je finisse comme il convient cet étrange débat.

 

– Andrée ! cria de nouveau le baron, c’est M. de Balsamo qui veut tout simplement vous faire son compliment du matin.

 

– Allez, vous dis-je, répéta Andrée en montrant la porte à Nicole avec un geste de reine.

 

Nicole obéit, comme on obéissait à Andrée quand elle ordonnait, sans répliquer, sans sourciller.

 

Mais, lorsque Nicole fut partie, Andrée éprouva quelque chose d’étrange ; si bien résolue qu’elle fût à ne pas se montrer, elle se sentit comme entraînée par une puissance supérieure et irrésistible vers la fenêtre laissée entrouverte par Legay.

 

Elle vit alors Balsamo, qui la saluait profondément en fixant ses yeux sur elle.

 

Elle chancela et se retint aux volets pour ne pas perdre l’équilibre.

 

– Bonjour monsieur, répondit-elle à son tour.

 

Elle prononça ces deux mots juste au moment où Nicole, qui venait prévenir le baron que sa fille ne répondrait point, restait stupéfaite et la bouche béante, sans rien comprendre à cette capricieuse contradiction.

 

Presque aussitôt Andrée, abandonnée de toutes ses forces, tomba sur un fauteuil.

 

Balsamo la regardait toujours.

 

Chapitre XII
Au jour

Le voyageur s’était levé de grand matin pour donner un coup d’œil à la voiture et s’informer de la santé d’Althotas.

 

Tout le monde dormait encore au château, excepté Gilbert qui, caché derrière les barreaux d’une chambre qu’il habitait à la porte d’entrée, avait curieusement suivi les manœuvres de Balsamo et interrogé toutes ses démarches.

 

Mais Balsamo s’était retiré, fermant la porte du compartiment d’Althotas, et il était loin avant que Gilbert eût mis le pied dans l’avenue.

 

En effet, Balsamo, en remontant vers le massif avait été frappé du changement que le jour apportait dans le tableau qui lui avait paru si sombre.

 

Le petit château blanc et rouge, car il était fait de pierres et de briques, était surmonté d’une forêt de sycomores et de faux ébéniers immenses, dont les grappes parfumées tombaient sur son toit et ceignaient les pavillons comme des couronnes d’or.

 

En avant sur le parterre, une pièce d’eau de trente pas en carré avec une large bordure de gazon et une haie de sureaux en fleurs faisaient un délicieux repos pour la vue sacrifiée de ce côté, grâce à la hauteur des marronniers et des trembles de l’avenue.

 

De chaque côté des pavillons montait, jusqu’à un petit bois touffu, asile d’une multitude d’oiseaux dont on entendait au château le concert matinal, montait, disons-nous, une large allée d’érables, de platanes et de tilleuls. Balsamo prit celle de gauche, et, au bout d’une vingtaine de pas, il se trouva dans un massif de verdure dont les roses et les seringats, trempés la veille par la pluie d’orage, exhalaient des parfums délicieux. Sous des bordures de troènes perçaient les chèvrefeuilles et les jasmins, et une longue allée d’iris, entremêlés de fraisiers, se perdait sous un bois tout enchevêtré de ronces en fleurs et d’aubépines roses.

 

Balsamo arriva ainsi jusqu’à la partie culminante du terrain. Il y vit les ruines, majestueuses encore, d’un château bâti en silex. Une moitié de tour subsistait seule au milieu d’un énorme amoncellement de pierres, sur lesquelles serpentaient de longues guirlandes de lierre et de vigne vierge, ces sauvages enfants de la destruction que la nature a placés sur les ruines pour indiquer à l’homme que les ruines elles-mêmes sont fécondes.

 

Ainsi considéré, le domaine de Taverney, borné à sept ou huit arpents, ne manquait ni de dignité ni de grâce. La maison ressemblait à ces cavernes dont la nature embellit les abords, avec ses fleurs, ses lianes et la capricieuse fantaisie de ses groupes de rochers, mais dont la nudité extérieure effraye et repousse le voyageur égaré qui demande à ces roches creuses asile pour la nuit.

 

Tandis que Balsamo revenait après une heure de promenade des ruines vers la maison d’habitation, il vit le baron, ensevelissant sa frêle personne dans sa grande robe de chambre d’indienne à fleurs, sortir de la maison par une porte latérale donnant sur l’escalier, et parcourir le jardin en épluchant ses roses et en écrasant des colimaçons.

 

Balsamo se hâta d’accourir à sa rencontre.

 

– Monsieur, dit-il avec une politesse d’autant plus recherchée qu’il avait sondé plus avant la pauvreté de son hôte, permettez-moi de vous présenter mes excuses en même temps que mes respects. J’aurais dû attendre votre réveil pour descendre, mais de ma fenêtre le coup d’œil de Taverney m’a séduit, j’ai voulu voir de près ce beau jardin et ses ruines imposantes.

 

– Le fait est, monsieur, que les ruines sont fort belles, répondit le baron, après avoir rendu ses politesses à Balsamo. C’est même tout ce qu’il y a de beau ici.

 

– C’était un château ? demanda le voyageur.

 

– Oui, c’était le mien, ou plutôt celui de mes ancêtres ; on l’appelait Maison-Rouge, et nous avons longtemps porté ce nom avec celui de Taverney. La baronnie est même celle de Maison-Rouge. Mais, mon cher hôte, ne parlons plus de ce qui n’est plus.

 

Balsamo s’inclina en signe d’adhésion.

 

– Je voulais de mon côté, monsieur, continua le baron, vous faire mes excuses. Ma maison est pauvre, et je vous avais prévenu.

 

– Je m’y trouve admirablement bien, monsieur.

 

– Un chenil, mon cher hôte, un chenil, dit le baron ; un nid que les rats commencent à prendre en affection, depuis que les renards, les lézards et les couleuvres les ont chassés de l’autre château. Ah ! pardieu, monsieur, continua le baron, vous qui êtes sorcier ou peu s’en faut, vous devriez bien relever d’un coup de baguette le vieux château de Maison-Rouge, et ne pas oublier surtout les deux mille arpents de prés et de bois qui formaient sa ceinture. Mais je gage qu’au lieu de songer à cela, vous avez eu la politesse de dormir dans un exécrable lit.

 

– Oh ! monsieur.

 

– Ne vous défendez pas, mon cher hôte. Le lit est exécrable, je le connais, c’est celui de mon fils.

 

– Je vous jure, monsieur le baron, que, tel qu’il est, le lit m’a paru excellent. En tout cas, je suis confus des bontés que vous avez pour moi, et je voudrais, de tout mon cœur, vous le prouver en vous rendant un service quelconque.

 

Le vieillard, qui raillait toujours, ne manqua pas de répliquer.

 

– Eh bien ! dit-il en montrant La Brie, qui lui apportait un verre d’eau pure sur une magnifique assiette de Saxe, l’occasion s’en présente, monsieur le baron : faites pour moi ce que Notre Seigneur a fait pour les noces de Cana, changez cette eau en vin, mais en vin de Bourgogne au moins, en Chambertin, par exemple, vous me rendrez en ce moment le plus grand service que vous puissiez me rendre.

 

Balsamo sourit ; le vieillard prit le sourire pour une dénégation ; il prit le verre et avala son contenu d’un trait.

 

– Excellent spécifique, dit Balsamo. L’eau est le plus noble des éléments, baron, attendu que c’est sur l’eau que fut porté l’esprit de Dieu avant la création du monde. Rien ne résiste à son action ; il perce la pierre, et peut être un jour reconnaîtra-t-on qu’il dissout le diamant.

 

– Eh bien ! l’eau me dissoudra, dit le baron. Voulez-vous trinquer avec moi, mon hôte ? Elle a sur mon vin l’avantage d’être d’un excellent cru. Oh ! il en reste encore. Ce n’est pas comme de mon marasquin.

 

– Si vous aviez à votre verre ajouté un verre pour moi, mon cher hôte, peut-être eussé-je pu tirer de cette politesse un moyen de vous être utile.

 

– Bon ! expliquez-moi cela. Est-il encore temps ?

 

– Oh ! mon Dieu, oui ! ordonnez à ce brave homme de m’apporter un verre d’eau bien pure.

 

– La Brie, vous entendez ? dit le baron.

 

La Brie partit avec son activité ordinaire.

 

– Comment, dit le baron en se retournant vers son hôte, comment, le verre d’eau que je bois chaque matin renfermerait des propriétés ou des secrets dont je ne me doutais pas ? Comment, j’aurais depuis dix ans fait de l’alchimie, comme M. Jourdain faisait de la prose, sans m’en douter ?

 

– J’ignore ce que vous avez fait, répondit gravement Balsamo, mais je sais ce que je fais, moi.

 

Puis, se retournant vers La Brie, qui avait fait la commission avec une rapidité miraculeuse :

 

– Merci, mon brave serviteur, dit-il.

 

Et, prenant le verre de ses mains, il l’éleva à la hauteur de ses yeux, et interrogea le contenu du cristal, sur lequel le grand jour faisait nager des perles et courir des zébrures violettes ou diamantées.

 

– C’est donc bien beau, ce que l’on voit dans un verre d’eau ? dit le baron. Diable ! diable !

 

– Mais oui, monsieur le baron, répondit l’étranger ; aujourd’hui du moins, c’est fort beau.

 

Et Balsamo parut redoubler d’attention, tandis que le baron, malgré lui, le suivait des yeux, et que La Brie, tout ébahi, continuait de lui tendre son assiette.

 

– Qu’y voyez-vous, mon cher hôte ? dit le baron continuant son persiflage. En vérité, je bous d’impatience ; un héritage pour moi, un nouveau Maison-Rouge pour rétablir un peu mes petites affaires ?

 

– J’y vois l’invitation, que je vais vous transmettre, de vous tenir sur le qui vive.

 

– Vraiment ! dois-je être attaqué ?

 

– Non ; mais vous devez ce matin même recevoir une visite.

 

– Alors c’est que vous avez donné rendez-vous à quelqu’un chez moi. C’est mal, monsieur, c’est très mal. Il n’y aura peut-être pas de perdreaux ce matin, prenez-y garde.

 

– Ce que j’ai l’honneur de vous dire est sérieux, mon cher hôte, reprit Balsamo, et de la plus haute importance. Quelqu’un s’achemine en ce moment vers Taverney.

 

– Par quel hasard, mon Dieu ! et quelle espèce de visite ? Instruisez-moi, mon cher hôte, je vous en supplie, car je vous avouerai que pour moi, – vous avez dû vous en apercevoir à l’accueil un peu vinaigre que je vous ai fait, – tout visiteur est importun. Précisez, cher sorcier, précisez, si cela vous est possible.

 

– Non seulement cela m’est possible, mais je dirai plus, pour que vous ne m’ayez pas une trop grande obligation, cela m’est même facile.

 

Et Balsamo ramena son œil scrutateur sur la couche d’opale qui ondulait dans le verre.

 

– Eh bien ! voyez-vous ? demanda le baron.

 

– Parfaitement.

 

– Alors parlez, ma sœur Anne.

 

– Je vois venir une personne de haute condition.

 

– Bah ! vraiment ! et cette personne vient comme cela, sans être invitée par personne ?

 

– Elle s’est invitée elle-même. Elle est conduite par monsieur votre fils.

 

– Par Philippe ?

 

– Par lui-même.

 

Ici le baron fut saisi d’un accès d’hilarité fort désobligeant pour le sorcier.

 

– Ah ! ah ! dit-il, conduite par mon fils… Vous dites que cette personne est conduite par mon fils ?

 

– Oui, baron.

 

– Vous le connaissez donc, mon fils ?

 

– Pas le moins du monde.

 

– Et mon fils est en ce moment ?…

 

– À une demi-lieue, un quart de lieue peut-être !

 

– D’ici ?

 

– Oui.

 

– Mon cher monsieur, mon fils est à Strasbourg, où il tient garnison, et à moins de s’exposer à être déclaré déserteur, ce qu’il ne fera pas, je vous jure, il ne peut m’amener personne.

 

– Il vous amène cependant quelqu’un, dit Balsamo en continuant d’interroger son verre d’eau.

 

– Et ce quelqu’un, demanda le baron, est-ce un homme, est-ce une femme ?

 

– C’est une dame, baron, et même une très grande dame. Ah ! tenez, quelque chose de particulier, d’étrange.

 

– Et d’important ? reprit le baron.

 

– Ma foi, oui.

 

– Achevez, en ce cas.

 

– C’est que vous ferez bien d’éloigner votre petite servante, cette petite drôlesse, comme vous dites, qui a de la corne au bout des doigts.

 

– Et pourquoi cela l’éloignerais-je ?

 

– Parce que Nicole Legay a dans le visage quelques traits de la personne qui vient ici.

 

– Et vous dites que c’est une grande dame, une grande dame qui ressemble à Nicole ? Vous voyez bien que vous tombez dans la contradiction.

 

– Pourquoi pas ? J’ai acheté autrefois une esclave qui ressemblait tellement à la reine Cléopâtre, qu’il était question de la conduire à Rome pour la faire figurer dans le triomphe d’Octave.

 

– Bon ! voilà que cela vous reprend, dit le baron.

 

– Ensuite, faites-en ce que vous voudrez, de ce que je vous dis, mon cher hôte ; vous comprenez, la chose ne me regarde aucunement et est toute dans vos intérêts.

 

– Mais en quoi cette ressemblance de Nicole peut-elle blesser la personne ?

 

– Supposez que vous soyez roi de France, ce que je ne vous souhaite pas, ou dauphin, ce que je vous souhaite moins encore, seriez-vous charmé, en entrant dans une maison, de trouver au nombre des domestiques de cette maison une contrefaçon de votre auguste visage ?

 

– Ah ! diable ! dit le baron, voici un dilemme des plus forts ; il résulterait donc de ce que vous dites… ?

 

– Que la très haute et très puissante dame qui va venir serait peut-être mal contente de voir son image vivante en jupe courte et en fichu de toile.

 

– Eh bien ! dit le baron, toujours riant, nous y aviserons quand il le faudra. Mais voyez-vous, cher baron, dans tout cela c’est mon fils qui me réjouit le plus. Ce cher Philippe, qu’un heureux hasard va nous amener comme cela, sans crier gare !

 

Et le baron se mit à rire plus fort.

 

– Ainsi, dit gravement Balsamo, ma prédiction vous fait plaisir ? Tant mieux, ma foi ; mais à votre place, baron…

 

– À ma place ?

 

– Je donnerais quelques ordres, je ferais quelques dispositions…

 

– Vraiment ?

 

– Oui.

 

– J’y songerai, cher hôte, j’y songerai.

 

– Il serait temps.

 

– C’est donc sérieusement que vous me dites cela ?

 

– On ne peut plus sérieusement, baron ; car, si vous voulez recevoir dignement la personne qui vous fait la faveur de vous visiter, vous n’avez pas une minute à perdre.

 

Le baron secoua la tête.

 

– Vous doutez, je crois ? dit Balsamo.

 

– Ma foi, cher hôte, j’avoue que vous avez affaire à l’incrédule le plus endurci…

 

Ce fut en ce moment que le baron se dirigea du côté du pavillon de sa fille, pour lui faire part de la prédiction de son hôte, et qu’il appela :

 

– Andrée ! Andrée !

 

Nous savons comment la jeune fille répondit à l’invitation de son père, et comment le regard fascinateur de Balsamo l’attira près de la fenêtre.

 

Nicole était là, regardant avec étonnement La Brie, qui lui faisait des signes et cherchait à comprendre.

 

– C’est diablement difficile à croire, répétait le baron, et à moins que de voir…

 

– Alors, puisqu’il faut absolument que vous voyiez, retournez-vous, dit Balsamo en étendant la main vers l’avenue, au bout de laquelle galopait à toute bride un cavalier dont le cheval faisait résonner la terre sous ses pas.

 

– Oh ! oh ! s’écria le baron, voilà en effet…

 

– M. Philippe ! s’écria Nicole en se haussant sur la pointe des pieds.

 

– Notre jeune maître, fit La Brie avec un grognement de joie.

 

– Mon frère ! mon frère ! exclama Andrée en lui tendant les deux bras par sa fenêtre.

 

– Serait-ce par hasard monsieur votre fils, cher baron ? demanda négligemment Balsamo.

 

– Oui, pardieu ! oui, c’est lui-même, répondit le baron stupéfait.

 

– C’est un commencement, dit Balsamo.

 

– Décidément vous êtes donc sorcier ? demanda le baron.

 

Un sourire de triomphe se dessina sur les lèvres de l’étranger.

 

Le cheval grandissait à vue d’œil ; on le vit bientôt, ruisselant de sueur, entouré d’une vapeur humide, franchir les dernières rangées d’arbres, et il courait encore, qu’un jeune officier de taille moyenne, couvert de boue et la figure animée par la rapidité de sa course, sautait à bas du coursier et venait embrasser son père.

 

– Ah ! diable ! disait le baron ébranlé dans ses principes d’incrédulité. Ah ! diable !

 

– Oui, mon père, disait Philippe, qui voyait un reste de doute flotter sur le visage du vieillard, c’est moi ! c’est bien moi !

 

– Sans doute, c’est toi, répondit le baron ; je le vois mordieu bien ! Mais par quel hasard est-ce toi ?

 

– Mon père, dit Philippe, un grand honneur est réservé à notre maison.

 

Le vieillard releva la tête.

 

– Une visite illustre se dirige vers Taverney ; dans une heure, Marie-Antoinette-Josèphe, archiduchesse d’Autriche et dauphine de France, sera ici.

 

Le baron laissa tomber ses bras avec autant d’humilité qu’il avait montré de sarcasme et d’ironie, et, se tournant vers Balsamo :

 

– Pardonnez, dit-il.

 

– Monsieur, dit Balsamo en saluant Taverney, je vous laisse avec monsieur votre fils ; il y a longtemps que vous ne vous êtes vus et vous devez avoir mille choses à vous dire.

 

Et Balsamo, après avoir salué Andrée, qui, toute joyeuse de l’arrivée de son frère, se précipitait à sa rencontre, se retira, faisant un signe à Nicole et à La Brie, qui, sans doute, comprirent ce signe, car ils suivirent Balsamo et disparurent avec lui sous les arbres de l’avenue.

Chapitre XIII
Philippe de Taverney

Philippe de Taverney, chevalier de Maison-Rouge, ne ressemblait point à sa sœur, quoiqu’il fût aussi beau comme homme qu’elle était belle comme femme. En effet, des yeux d’une expression douce et fière, une coupe irréprochable de visage, d’admirables mains, un pied de femme et la taille la mieux prise du monde en faisaient un charmant cavalier.

 

Comme tous les esprits distingués qui se trouvent gênés dans la vie telle que la leur fait le monde, Philippe était triste sans être sombre. C’est à cette tristesse peut-être qu’il devait sa douceur, car, sans cette tristesse accidentelle, il eût été naturellement impérieux, superbe et peu communicatif. Le besoin de vivre avec tous les pauvres, ses égaux de fait, comme avec tous les riches, ses égaux de droit, assouplissait une nature que le ciel avait créée rude, dominatrice et susceptible ; il y a toujours un peu de dédain dans la mansuétude du lion.

 

Philippe avait à peine embrassé son père, qu’Andrée, arrachée à sa torpeur magnétique par la secousse de cet heureux événement, vint, comme nous l’avons dit, se jeter au cou du jeune homme.

 

Cette action était accompagnée de sanglots qui révélaient toute l’importance que donnait à cette réunion le cœur de la chaste enfant.

 

Philippe prit la main d’Andrée et celle de son père et les entraîna tous deux dans le salon, où ils se trouvèrent seuls.

 

– Vous êtes incrédule, mon père ; tu es surprise, ma sœur, dit-il, après les avoir fait asseoir tous deux à ses côtés. Cependant rien n’est plus vrai ; encore quelques instants et madame la dauphine sera dans notre pauvre demeure.

 

– Il faut l’en empêcher à tout prix, ventrebleu ! s’écria le baron ; mais, s’il arrivait une pareille chose, nous serions déshonorés à jamais ! Si c’est ici que madame la dauphine vient chercher un échantillon de la noblesse de France, je la plains. Mais par quel hasard, dis-moi, a-t-elle été justement choisir ma maison ?

 

– Oh ! c’est toute une histoire, mon père.

 

– Une histoire ! répéta Andrée ; raconte-nous-la.

 

– Oui, une histoire, qui ferait bénir Dieu à ceux qui oublieraient qu’il est notre sauveur et notre père.

 

Le baron allongea les lèvres en homme qui doute que l’arbitre souverain des hommes et des choses ait daigné abaisser ses yeux vers lui et se mêler de ses affaires.

 

Andrée, voyant que Philippe était joyeux, ne doutait de rien, elle, et lui serrait la main pour le remercier de la nouvelle qu’il apportait et du bonheur qu’il paraissait éprouver, en murmurant :

 

– Mon frère ! mon bon frère !

 

– Mon frère ! mon bon frère ! répétait le baron ; elle a, ma foi, l’air satisfait de ce qui nous arrive.

 

– Mais vous voyez bien, mon père, que Philippe semble heureux !

 

– Parce que M. Philippe est un enthousiaste ; mais moi qui, heureusement ou malheureusement, pèse les choses, dit Taverney en jetant un coup d’œil attristé sur l’ameublement de son salon, je ne vois rien dans tout cela de bien riant.

 

– Vous en jugerez autrement tout à l’heure, mon père, dit le jeune homme, quand je vous aurai raconté ce qui m’est arrivé.

 

– Raconte donc alors, grommela le vieillard.

 

– Oui, oui, raconte, Philippe, dit Andrée.

 

– Eh bien ! j’étais, comme vous le savez, en garnison à Strasbourg. Or, vous savez que c’est par Strasbourg que la dauphine a fait son entrée.

 

– Est-ce qu’on sait quelque chose dans cette tanière ? dit Taverney.

 

– Tu dis donc, cher frère, que c’est par Strasbourg que la dauphine… ?

 

– Oui ; nous attendions depuis le matin sur le glacis, il pleuvait à verse, nos habits ruisselaient d’eau. On n’avait aucune nouvelle bien certaine de l’heure positive à laquelle arrivait madame la dauphine. Mon major m’envoya en reconnaissance au-devant du cortège. Je fis une lieue à peu près. Tout à coup, au détour d’un chemin, je me trouvai face à face avec les premiers cavaliers de l’escorte. J’échangeai quelques paroles avec eux ; ils précédaient Son Altesse royale, qui passa la tête par la portière et demanda qui j’étais.

 

« Il paraît qu’on me rappela ; mais, pressé d’aller porter une réponse affirmative à celui qui m’avait envoyé, j’étais déjà reparti au galop. La fatigue d’une faction de six heures avait disparu comme par enchantement.

 

– Et madame la dauphine ? demanda Andrée.

 

– Elle est jeune comme toi, elle est belle comme tous les anges, dit le chevalier.

 

– Dis donc, Philippe ?… dit le baron en hésitant.

 

– Eh bien, mon père ?

 

– Madame la dauphine ne ressemble-t-elle point à quelqu’un que tu connais ?

 

– Que je connais, moi ?

 

– Oui.

 

– Personne ne peut ressembler à madame la dauphine, s’écria le jeune homme avec enthousiasme.

 

– Cherche.

 

Philippe chercha.

 

– Non, dit-il.

 

– Voyons… à Nicole, par exemple ?

 

– Oh ! c’est étrange ! s’écria Philippe surpris. Oui, Nicole en effet a quelque chose de l’illustre voyageuse. Oh ! mais, c’est si loin d’elle, si au-dessous d’elle ! Mais d’où avez-vous pu savoir cela, mon père ?

 

– Je le tiens d’un sorcier, ma foi.

 

– D’un sorcier ? dit Philippe étonné.

 

– Oui, lequel m’avait en même temps prédit ta venue.

 

– L’étranger ? demanda timidement Andrée.

 

– L’étranger, est-ce cet homme qui était près de vous quand je suis arrivé, monsieur, et qui s’est discrètement retiré à mon approche ?

 

– Justement ; mais achève ton récit, Philippe, achève.

 

– Peut-être vaudrait-il mieux faire quelques préparatifs ? dit Andrée.

 

Mais le baron la retint par la main.

 

– Plus vous préparerez, plus nous serons ridicules, dit-il. Continuez, Philippe, continuez.

 

– J’y suis, mon père. Je revins donc à Strasbourg, je m’acquittai de mon message ; on prévint le gouverneur, M. de Stainville, qui accourut aussitôt. Comme le gouverneur, prévenu par un messager, arrivait sur le glacis, on battait aux champs, le cortège commença de paraître et nous courûmes à la porte de Kehl. J’étais près du gouverneur.

 

– M. de Stainville, dit le baron ; mais attends donc, j’ai connu un Stainville, moi…

 

– Beau-frère du ministre, de M. de Choiseul.

 

– C’est cela ; continue, dit le baron.

 

– Madame la dauphine, qui est jeune, aime sans doute les jeunes visages, car elle écouta distraitement les compliments de M. le gouverneur, et, fixant les yeux sur moi, qui m’étais reculé par respect :

 

« – N’est-ce pas monsieur, demanda-t-elle en me montrant, qui a été envoyé au-devant de moi ?

 

« – Oui, madame, répondit M. de Stainville.

 

« – Approchez, monsieur, dit-elle.

 

– Je m’approchai.

 

« – Comment vous nomme-t-on ? demanda madame la dauphine d’une voix charmante.

 

« – Le chevalier Taverney-Maison-Rouge, répondis-je en balbutiant.

 

« – Prenez ce nom sur vos tablettes, ma chère, dit madame la dauphine en s’adressant à une vieille dame que j’ai su depuis être la comtesse de Langershausen, sa gouvernante, et qui écrivit effectivement mon nom sur son agenda.

 

« Puis, se tournant vers moi :

 

« – Ah ! monsieur, dit-elle, dans quel état vous a mis cet affreux temps ! En vérité, je me fais de grands reproches quand je songe que c’est pour moi que vous avez tant souffert. »

 

– Que c’est bien à madame la dauphine, et quelles charmantes paroles ! s’écria Andrée en joignant les mains.

 

– Aussi je les ai retenues mot pour mot, dit Philippe, avec l’intonation, l’air du visage qui les accompagnaient, tout, tout, tout !

 

– Très bien ! très bien ! murmura le baron avec un singulier sourire dans lequel on pouvait lire à la fois et la fatuité paternelle et la mauvaise opinion qu’il avait des femmes et même des reines. Bien, continuez, Philippe.

 

– Que répondîtes-vous ? demanda Andrée.

 

– Je ne répondis rien ; je m’inclinai jusqu’à terre, et madame la dauphine passa.

 

– Comment ! vous n’avez rien répondu ? s’écria le baron.

 

– Je n’avais plus de voix, mon père. Toute ma vie s’était retirée en mon cœur, que je sentais battre avec violence.

 

– Du diable si à votre âge, quand je fus présenté à la princesse Leczinska, je ne trouvai rien à dire !

 

– Vous avez beaucoup d’esprit, vous, monsieur, répondit Philippe en s’inclinant.

 

Andrée lui serra la main.

 

– Je profitai du départ de Son Altesse, continua Philippe, pour retourner à mon logis et y faire une nouvelle toilette, car j’étais effectivement trempé d’eau et souillé de boue à faire pitié.

 

– Pauvre frère ! murmura Andrée.

 

– Cependant, continua Philippe, madame la dauphine était arrivée à l’hôtel de ville et recevait les félicitations des habitants. Les félicitations épuisées, on vint la prévenir qu’elle était servie, et elle se mit à table.

 

« Un de mes amis, le major du régiment, le même qui m’avait envoyé au-devant de Son Altesse, m’a assuré que la princesse regarda plusieurs fois autour d’elle, cherchant dans les rangs des officiers qui assistaient à son dîner.

 

« – Je ne vois pas, dit Son Altesse après une investigation pareille renouvelée inutilement deux ou trois fois, je ne vois pas le jeune officier qui a été envoyé au-devant de moi ce matin. Ne lui a-t-on pas dit que je désirais le remercier ?

 

« Le major s’avança.

 

« – Madame, dit-il, M. le lieutenant de Taverney a dû rentrer chez lui pour changer de vêtements et se présenter ensuite d’une façon plus convenable devant Votre Altesse royale.

 

« Un instant après je rentrai.

 

« Je n’étais pas depuis cinq minutes dans la salle que madame la dauphine m’aperçut.

 

« Elle me fit signe de venir à elle, je m’approchai.

 

« – Monsieur, me dit-elle, auriez-vous quelque répugnance à me suivre à Paris ?

 

« – Oh ! madame ! m’écriai-je, tout au contraire, et ce serait pour moi un suprême bonheur ; mais je suis au service, en garnison à Strasbourg, et…

 

« – Et… ?

 

« – C’est vous dire, madame, que mon désir seul est à moi.

 

« – De qui dépendez-vous ?

 

« – Du gouverneur militaire.

 

« – Bien… J’arrangerai cela avec lui.

 

« Elle me fit un signe de la main, et je me retirai.

 

« Le soir, elle s’approcha du gouverneur.

 

« – Monsieur, lui dit-elle, j’ai un caprice à satisfaire.

 

« – Dites ce caprice, et ce sera un ordre pour moi, madame.

 

« – J’ai eu tort de dire un caprice à satisfaire ; c’est un vœu à accomplir.

 

« – La chose ne m’en sera que plus sacrée… Dites, madame.

 

« – Eh bien ! j’ai fait vœu d’attacher à mon service le premier Français, quel qu’il fût, que je rencontrerais en mettant le pied sur la terre de France, et de faire son bonheur et celui de sa famille, si toutefois il est au pouvoir des princes de faire le bonheur de quelqu’un.

 

« – Les princes sont les représentants de Dieu sur la terre. Et quelle est la personne qui a eu le bonheur d’être rencontrée la première par Votre Altesse ?

 

« – M. de Taverney-Maison-Rouge, le jeune lieutenant qui a été vous prévenir de mon arrivée.

 

« – Nous allons tous être jaloux de M. de Taverney, madame, dit le gouverneur ; mais nous ne troublerons pas le bonheur qui lui est réservé ; il est retenu par sa consigne ; mais nous lèverons sa consigne ; il est lié par son engagement, mais nous briserons son engagement ; il partira en même temps que Votre Altesse royale.

 

« En effet, le jour même où la voiture de Son Altesse quittait Strasbourg, je reçus l’ordre de monter à cheval et de l’accompagner. Depuis ce moment, je n’ai pas quitté la portière de son carrosse. »

 

– Eh ! eh ! fit le baron avec son même sourire, eh ! eh ! ce serait singulier ; mais ce n’est pas impossible !

 

– Quoi, mon père ? dit naïvement le jeune homme.

 

– Oh ! je m’entends, dit le baron, je m’entends, eh ! eh !

 

– Mais, cher frère, dit Andrée, je ne vois pas encore comment, au milieu de tout cela, madame la dauphine a pu venir à Taverney.

 

– Attends ; c’était hier au soir, vers onze heures, nous arrivâmes à Nancy, et nous traversâmes la ville aux flambeaux. La dauphine m’appela.

 

« – Monsieur de Taverney, dit-elle, pressez l’escorte.

 

« Je fis signe que la dauphine désirait aller plus vite.

 

« – Je veux partir demain de bon matin, ajouta la dauphine.

 

« – Votre Altesse désire faire demain une longue étape ? demandai-je.

 

« – Non, mais je désire m’arrêter en route.

 

« Quelque chose comme un pressentiment me troubla le cœur à ces mots.

 

« – En route ? répétai-je.

 

« – Oui, dit Son Altesse royale.

 

« Je me tus.

 

« – Vous ne devinez pas où je veux m’arrêter ? demanda-t-elle en souriant.

 

« – Non, madame.

 

« – Je veux m’arrêter à Taverney.

 

« – Pourquoi faire, mon Dieu ? m’écriai-je.

 

« – Pour voir votre père et votre sœur.

 

« – Mon père ! ma sœur !… Comment, Votre Altesse royale sait… ?

 

« – Je me suis informée, dit-elle, et j’ai appris qu’ils habitaient à deux cents pas de la route que nous suivons. Vous donnerez l’ordre qu’on arrête à Taverney.

 

« La sueur me monta au front, et je me hâtai de dire à Son Altesse royale, avec un tremblement que vous comprenez :

 

« – Madame, la maison de mon père n’est pas digne de recevoir une si grande princesse que vous êtes.

 

« – Pourquoi cela ? demanda Son Altesse royale.

 

« – Nous sommes pauvres, madame.

 

« – Tant mieux, dit-elle, l’accueil n’en sera, j’en suis certaine, que plus cordial et plus simple. Il y a bien, si pauvre que soit Taverney, une tasse de lait pour une amie qui désire oublier un instant qu’elle est archiduchesse d’Autriche et dauphine de France.

 

« – Oh ! madame ! répondis-je en m’inclinant.

 

« Ce fut tout. Le respect m’empêchait d’en dire davantage.

 

« J’espérais que Son Altesse royale oublierait ce projet, ou que sa fantaisie se dissiperait ce matin avec l’air vif de la route, mais il n’en fut rien. Au relais de Pont-à-Mousson, Son Altesse me demanda si nous approchions de Taverney, et je fus forcé de répondre que nous n’en étions plus qu’à trois lieues.

 

– Maladroit ! s’écria le baron.

 

– Hélas ! on eût dit que la dauphine devinait mon embarras : « Ne craignez rien, me dit-elle, mon séjour ne sera pas long ; mais, puisque vous me menacez d’un accueil qui me fera souffrir, nous serons quittes, car, moi aussi, je vous ai fait souffrir à mon entrée à Strasbourg. » Comment résister à de si charmantes paroles ? Dites, mon père !

 

– Oh ! c’était impossible, dit Andrée, et Son Altesse royale, si bonne à ce qu’il paraît, se contentera de mes fleurs et d’une tasse de mon lait, comme elle a dit.

 

– Oui, dit le baron ; mais elle ne se contentera pas de mes fauteuils qui lui briseront les os, de mes lambris qui lui attristeront la vue. Au diable les caprices ! Bon ! la France sera encore bien gouvernée par une femme qui a de ces fantaisies-là. Peste ! voilà l’aurore d’un singulier règne !

 

– Oh ! mon père, pouvez-vous dire de semblables choses d’une princesse qui nous comble d’honneurs !

 

– Qui me déshonore bien plutôt ! s’écria le vieillard. Qui songe en ce moment aux Taverney ? Personne. Le nom de la famille dort sous les ruines de Maison-Rouge, et j’espérais qu’il n’en sortirait que d’une certaine façon et quand le moment serait venu ; mais non, j’espérais à tort, et voilà que le caprice d’une enfant va le ressusciter terni, poudreux, mesquin, misérable. Voilà que les gazettes, à l’affût de tout ce qui est ridicule, pour en tirer le scandale dont elles vivent, vont consigner dans leurs sales recueils la visite d’une grande princesse au taudis de Taverney. Cordieu ! j’ai une idée !

 

Le baron prononça ces paroles d’une façon qui fit tressaillir les deux jeunes gens.

 

– Que voulez-vous dire, mon père ? demanda Philippe.

 

– Je dis, mâchonna le baron, que l’on sait son histoire, et que, si le comte de Médina a bien incendié son palais pour embrasser une reine, je puis bien, moi, brûler une bicoque pour être dispensé de recevoir une dauphine. Laissez arriver la princesse.

 

Les deux jeunes gens n’avaient entendu que les derniers mots, et ils se regardaient avec inquiétude.

 

– Laissez-la arriver, répéta Taverney.

 

– Elle ne peut tarder, monsieur, répéta Philippe. J’ai pris la traverse par le bois de Pierrefitte pour gagner quelques minutes sur le cortège, mais il ne doit pas être loin.

 

– En ce cas, il n’y a pas de temps à perdre, dit le baron.

 

Et, agile encore comme s’il eût eu vingt ans, le baron sortit du salon, courut à la cuisine, arracha du foyer un tison brûlant, et courut aux granges pleines de paille sèche, de luzerne et de féveroles ; il l’approchait déjà des bottes de fourrage lorsque Balsamo surgit derrière lui et lui saisit le bras.

 

– Que faites-vous donc là, monsieur ? dit-il en arrachant le brandon des mains du vieillard ; l’archiduchesse d’Autriche n’est point un connétable de Bourbon dont la présence souille une maison à ce point qu’on la brûle plutôt que de la laisser y mettre le pied.

 

Le vieillard s’arrêta, pâle, tremblant, et ne souriant plus comme d’habitude. Il lui avait fallu réunir toutes ses forces pour adopter au profit de son honneur, du moins à la façon dont il l’entendait, une résolution qui faisait d’une médiocrité encore supportable une misère complète.

 

– Allez, monsieur, allez, continua Balsamo, vous n’avez que le temps de quitter cette robe de chambre et de vous habiller d’une façon convenable. Quand j’ai connu au siège de Philippsburg le baron de Taverney, il était grand-croix de Saint-Louis. Je ne sache pas d’habit qui ne redevienne riche et élégant sous une pareille décoration.

 

– Mais, monsieur, reprit Taverney, avec tout cela la dauphine va voir ce que je ne voulais pas même vous montrer à vous : c’est que je suis malheureux.

 

– Soyez tranquille, baron ; on l’occupera tellement, qu’elle ne remarquera pas si votre maison est neuve ou vieille, pauvre ou riche. Soyez hospitalier, monsieur, c’est votre devoir comme gentilhomme. Que feront les ennemis de Son Altesse royale, et elle en a bon nombre, si ses amis brûlent leurs châteaux pour ne pas la recevoir sous leur toit ? N’anticipons pas sur les colères à venir, monsieur ; chaque chose aura son tour.

 

M. de Taverney obéit avec cette résignation dont une fois déjà il avait donné la preuve, et alla rejoindre ses enfants, qui, inquiets de son absence, le cherchaient de tous côtés.

 

Quant à Balsamo, il se retira silencieusement comme pour achever une œuvre commencée.

Chapitre XIV
Marie-Antoinette-Josèphe, archiduchesse d’Autriche

Il n’y avait pas de temps à perdre en effet, comme l’avait dit Balsamo ; un grand bruit de voitures, de chevaux et de voix retentissait dans le chemin, si paisible d’ordinaire, qui conduisait de la route à la maison du baron de Taverney.

 

On vit alors trois carrosses, dont l’un, chargé de dorures et de bas-reliefs mythologiques, n’était pas, malgré sa magnificence, moins poudreux ou moins éclaboussé que les autres, s’arrêter près de la porte que tenait ouverte Gilbert, dont les yeux dilatés et le tremblement fébrile indiquaient la vive émotion à l’aspect de tant de grandeurs.

 

Vingt cavaliers, tous jeunes et brillants, vinrent se ranger près de la principale voiture, lorsqu’en descendit, soutenue par un homme vêtu de noir, portant en sautoir sous l’habit le grand cordon de l’ordre, une jeune fille de quinze à seize ans, coiffée sans poudre, mais avec une simplicité qui n’empêchait pas sa chevelure de s’élever un pied au-dessus de son front.

 

Marie-Antoinette, car c’était elle, arrivait en France avec une réputation de beauté que n’y apportaient pas toujours les princesses destinées à partager le trône de nos rois. Il était difficile d’avoir une opinion sur ses yeux, qui, sans être précisément beaux, prenaient à sa volonté toutes les expressions, et surtout celles si opposées de la douceur et du dédain ; son nez était bien fait, sa lèvre supérieure était belle ; mais sa lèvre inférieure, aristocratique héritage de dix-sept césars, trop épaisse, trop avancée, et quelquefois même tombante, ne semblait aller convenablement à ce joli visage que lorsque ce joli visage voulait exprimer la colère ou l’indignation. Son teint était admirable ; on voyait le sang courir sous le tissu délicat de sa peau ; sa poitrine, son cou, ses épaules, étaient d’une suprême beauté ; ses mains étaient royales. Elle avait deux démarches bien distinctes : l’une qu’elle prenait, et celle-là était ferme, noble et un peu pressée ; l’autre, à laquelle elle se laissait aller, et celle-là était molle, balancée, et pour ainsi dire caressante. Jamais femme n’a fait la révérence avec plus de grâce ; jamais reine n’a salué avec plus de science. Pliant la tête une seule fois pour dix personnes, et dans cette seule et unique inclinaison, donnant à chacun ce qui lui revenait.

 

Ce jour-là, Marie-Antoinette avait son regard de femme, son sourire de femme, et même de femme heureuse ; elle était décidée, si la chose était possible, à ne pas redevenir dauphine de la journée. Le calme le plus doux régnait sur son visage, la bienveillance la plus charmante animait ses yeux. Elle était vêtue d’une robe de soie blanche, et ses beaux bras nus supportaient un mantelet d’épaisses dentelles.

 

À peine eut-elle mis pied à terre qu’elle se retourna pour aider à descendre de voiture une de ses dames d’honneur que l’âge appesantissait un peu ; puis, refusant le bras que lui offrait l’homme à l’habit noir et au cordon bleu, elle s’avança, libre, aspirant l’air et jetant les yeux autour d’elle, comme si elle voulait profiter jusqu’en ses moindres détails de la rare liberté qu’elle se donnait.

 

– Oh ! le beau site, les beaux arbres, la gentille maisonnette ! dit-elle. Qu’on doit être heureux dans ce bon air et sous ces arbres qui vous cachent si bien !

 

En ce moment Philippe de Taverney arriva suivi d’Andrée, qui, avec ses longs cheveux tordus en nattes, et vêtue d’une robe de soie gris de lin, donnait le bras au baron, vêtu d’un bel habit de velours bleu de roi, débris de son ancienne splendeur. Il va sans dire que, suivant la recommandation de Balsamo, le baron n’avait pas oublié son grand cordon de Saint-Louis.

 

La dauphine s’arrêta sitôt qu’elle vit les deux personnes qui venaient à elle.

 

Autour de la jeune princesse se groupa sa cour : officiers tenant leurs chevaux par la bride, courtisans le chapeau à la main, s’appuyant aux bras les uns des autres et chuchotant tout bas.

 

Philippe de Taverney s’approcha de la dauphine, pâle d’émotion et avec une noblesse mélancolique.

 

– Madame, dit-il, si Votre Altesse royale le permet, j’aurai l’honneur de lui présenter M. le baron de Taverney-Maison-Rouge, mon père, et mademoiselle Claire-Andrée de Taverney, ma sœur.

 

Le baron s’inclina profondément et en homme qui sait saluer les reines ; Andrée déploya toute la grâce de la timidité élégante, toute la politesse si flatteuse d’un respect sincère.

 

Marie-Antoinette regardait les deux jeunes gens et, comme ce que lui avait dit Philippe de la pauvreté de leur père lui revenait à l’esprit, elle devinait leur souffrance.

 

– Madame, dit le baron d’une voix pleine de dignité, Votre Altesse royale fait trop d’honneur au château de Taverney ; une si humble demeure n’est pas digne de recevoir tant de noblesse et de beauté.

 

– Je sais que je suis chez un vieux soldat de France, répondit la dauphine, et ma mère, l’impératrice Marie-Thérèse, qui a beaucoup fait la guerre, m’a dit que dans votre pays les plus riches de gloire sont presque toujours les plus pauvres d’argent.

 

Et, avec une grâce ineffable, elle tendit sa belle main à Andrée, qui la baisa en s’agenouillant.

 

Cependant le baron, tout à son idée dominante, s’épouvantait de ce grand nombre de gens qui allaient emplir sa petite maison et manquer de sièges.

 

La dauphine le tira tout à coup d’embarras.

 

– Messieurs, dit-elle en se tournant vers les personnes qui composaient son escorte, vous ne devez ni porter la fatigue de mes fantaisies, ni jouir du privilège d’une dauphine. Vous m’attendrez donc ici, je vous prie : dans une demi-heure je reviens. Accompagnez-moi, ma bonne Langershausen, dit-elle en allemand à celle de ses femmes qu’elle avait aidée à descendre de voiture. – Suivez-nous, monsieur, dit-elle au seigneur vêtu de noir.

 

Celui-ci qui sous son simple habit offrait une élégance remarquable, était un homme de trente ans à peine, beau de visage, et de gracieuses manières. Il se rangea pour laisser passer la princesse.

 

Marie-Antoinette prit à son côté Andrée et fit signe à Philippe de venir auprès de sa sœur.

 

Quant au baron, il se trouva près du personnage, éminent sans doute, à qui la dauphine accordait l’honneur de l’accompagner.

 

– Vous êtes donc un Taverney-Maison-Rouge ? dit celui-ci au baron en chiquenaudant avec une impertinence tout aristocratique son magnifique jabot de dentelle d’Angleterre.

 

– Faut-il que je réponde monsieur ou monseigneur ? demanda le baron avec une impertinence qui ne le cédait en rien à celle du gentilhomme vêtu de noir.

 

– Dites tout simplement mon prince, répondit celui-ci, ou Votre Éminence, si vous l’aimez mieux.

 

– Eh bien ! oui, Votre Éminence, je suis un Taverney-Maison-Rouge, un vrai, dit le baron sans quitter tout à fait le ton railleur qu’il perdait si rarement.

 

L’Éminence, qui avait le tact des grands seigneurs, s’aperçut facilement qu’elle avait affaire à quelque chose de mieux qu’un hobereau.

 

– Cette maison est votre séjour d’été ? continua-t-elle.

 

– D’été et d’hiver, répliqua le baron, qui désirait en finir avec des interrogations déplaisantes, mais en accompagnant chacune de ses réponses d’un grand salut.

 

Philippe, de son côté, se retournait de temps en temps du côté de son père avec inquiétude. La maison semblait, en effet, s’approcher menaçante et ironique pour montrer impitoyablement sa pauvreté.

 

Déjà le baron étendait avec résignation la main vers le seuil désert de visiteurs, quand la dauphine se tournant vers lui :

 

– Excusez-moi, monsieur, de ne point entrer dans la maison : ces ombrages me plaisent tant, que j’y passerais ma vie. Je suis un peu lasse des chambres. C’est dans les chambres que l’on me reçoit depuis quinze jours, moi qui n’aime que l’air, l’ombrage et le parfum des fleurs.

 

Puis s’adressant à Andrée :

 

– Mademoiselle, vous me ferez bien apporter sous ces beaux arbres une tasse de lait, n’est-ce pas ?

 

– Votre Altesse, dit le baron pâlissant, comment oser vous offrir une si triste collation ?

 

– C’est ce que je préfère, avec des œufs frais, monsieur. Des œufs frais et du laitage, c’étaient mes festins de Schoenbrunn.

 

Tout à coup La Brie, radieux et bouffi d’orgueil sous une livrée magnifique, tenant une serviette au poing, apparut en avant d’une tonnelle de jasmin dont depuis quelques instants la dauphine semblait envier l’ombrage.

 

– Son Altesse royale est servie, dit-il avec un mélange impossible à rendre de sérénité et de respect.

 

– Oh ! mais je suis chez un enchanteur ! s’écria la princesse en riant.

 

Et elle courut plutôt qu’elle ne marcha vers le berceau odorant.

 

Le baron, très inquiet, oublia l’étiquette, et quitta les côtés du gentilhomme vêtu de noir pour courir sur les pas de la dauphine.

 

Philippe et Andrée se regardaient avec un mélange d’étonnement et d’anxiété, dans lequel l’anxiété dominait visiblement.

 

La dauphine, en arrivant sous les arceaux de verdure, poussa un cri de surprise.

 

Le baron, qui arrivait derrière elle, poussa un soupir de satisfaction.

 

Andrée laissa tomber ses mains d’un air qui signifiait : « Qu’est-ce que cela veut dire, mon Dieu ? »

 

La jeune dauphine vit du coin de l’œil toute cette pantomime ; elle avait un esprit capable de comprendre ces mystères, si son cœur ne les lui eût déjà fait deviner.

 

Sous les lianes de clématites, de jasmins et de chèvrefeuilles fleuris, dont les noueuses tiges lançaient mille épais rameaux, une table ovale était dressée, éblouissante, et par l’éclat du linge de damas qui la couvrait, et par le service de vermeil ciselé qui couvrait le linge.

 

Dix couverts attendaient dix convives.

 

Une collation recherchée, mais d’une composition étrange, avait tout d’abord attiré les regards de la dauphine.

 

C’étaient des fruits exotiques confits dans du sucre, des confitures de tous les pays, des biscuits d’Alep, des oranges de Malte, des limons et des cédrats d’une grosseur inouïe, le tout reposant dans de vastes coupes. Enfin les vins les plus riches de tous et les plus nobles d’origine étincelaient de toutes les nuances du rubis et de la topaze dans quatre admirables carafes taillées et gravées en Perse.

 

Le lait qu’avait demandé la dauphine emplissait une aiguière de vermeil.

 

La dauphine regarda autour d’elle et ne vit parmi ses hôtes que des visages pâles et effarés.

 

Les gens de l’escorte admiraient et se réjouissaient sans rien comprendre, mais aussi sans chercher à comprendre.

 

– Vous m’attendiez donc, monsieur ? demanda la dauphine au baron de Taverney.

 

– Moi, madame ? balbutia celui-ci.

 

– Sans doute. Ce n’est pas en dix minutes que l’on fait de pareils préparatifs, et je suis chez vous depuis dix minutes à peine.

 

Et elle acheva sa phrase en regardant La Brie d’un air qui voulait dire : « Surtout quand on n’a qu’un seul valet. »

 

– Madame, répondit le baron, j’attendais effectivement Votre Altesse royale, ou plutôt j’étais prévenu de son arrivée.

 

La dauphine se tourna vers Philippe.

 

– Monsieur vous avait donc écrit ? demanda-t-elle.

 

– Non, madame.

 

– Personne ne savait que je dusse m’arrêter chez vous, monsieur, pas même moi, dirais-je presque, car je cachais mon désir à moi-même, pour ne pas causer ici l’embarras que je cause, et je n’en ai parlé que cette nuit à monsieur votre fils, lequel était encore près de moi il y a une heure, et n’a dû me précéder que de quelques minutes.

 

– En effet, madame, d’un quart d’heure à peine.

 

– Alors c’est quelque fée qui vous aura révélé cela ; la marraine de mademoiselle peut-être, ajouta la dauphine en souriant et en regardant Andrée.

 

– Madame, dit le baron en offrant un siège à la princesse, ce n’est point une fée qui m’a averti de cette bonne fortune, c’est…

 

– C’est ? répéta la princesse voyant que le baron hésitait.

 

– Ma foi, c’est un enchanteur !

 

– Un enchanteur ! Comment cela ?

 

– Je n’en sais rien, car je ne me mêle point de magie ; mais enfin c’est à lui, madame, que je dois de recevoir à peu près décemment Votre Altesse royale, dit le baron.

 

– Alors nous ne pouvons toucher à rien, dit la dauphine, puisque cette collation que nous avons devant nous est l’œuvre de la sorcellerie, et Son Éminence s’est trop pressée, ajouta-t-elle en se tournant vers le seigneur vêtu de noir, d’ouvrir ce pâté de Strasbourg, dont nous ne mangerons certainement pas. Et vous, ma chère amie, dit-elle à sa gouvernante, défiez vous de ce vin de Chypre et faites comme moi.

 

Ce disant, la dauphine se versa, d’une carafe ronde comme un globe et à petit col, un grand verre d’eau dans un gobelet d’or.

 

– Mais, en effet, dit Andrée avec une sorte d’effroi, Son Altesse a peut-être raison.

 

Philippe tremblait de surprise, et, ignorant tout ce qui s’était passé la veille, regardait alternativement son père et sa sœur, essayant de deviner dans leurs regards ce qu’ils devinaient par eux-mêmes.

 

– C’est contraire aux dogmes, dit la dauphine, et M. le cardinal va pécher.

 

– Madame, dit le prélat, nous sommes trop mondains, nous autres princes… de l’Église, pour croire aux colères célestes à propos de victuailles, et trop humains surtout pour brûler de braves sorciers qui nous nourrissent de si bonnes choses.

 

– Ne plaisantez pas, monseigneur, dit le baron. Je jure à Votre Éminence que l’auteur de tout ceci est un sorcier, très sorcier, qui m’a prédit, voilà une heure à peu près, l’arrivée de Son Altesse et celle de mon fils.

 

– Voilà une heure ? demanda la dauphine.

 

– Oui, tout au plus.

 

– Et depuis une heure, vous avez eu le temps de faire dresser cette table, de mettre à contribution les quatre parties du monde pour réunir ces fruits, de faire venir les vins de Tokay, de Constance, de Chypre et de Malaga ? Dans ce cas, monsieur, vous êtes plus sorcier que votre sorcier.

 

– Non, madame ; c’est lui, et toujours lui.

 

– Comment ! toujours lui ?

 

– Oui, qui a fait sortir de terre cette table toute servie, telle qu’elle est enfin.

 

– Votre parole, monsieur ? demanda la princesse.

 

– Foi de gentilhomme ! répondit le baron.

 

– Ah ! bah ! s’écria le cardinal du ton le plus sérieux et en abandonnant son assiette, j’ai cru que vous plaisantiez.

 

– Non, Votre Éminence.

 

– Vous avez chez vous un sorcier, un vrai sorcier ?

 

– Un vrai sorcier ! Et je ne serais pas même étonné que l’or dont est composé ce service ne fût de sa façon.

 

– Il connaîtrait la pierre philosophale ! s’écria le cardinal les yeux brillants de convoitise.

 

– Oh ! comme cela va à M. le cardinal, dit la princesse, lui qui l’a cherchée toute sa vie sans la pouvoir trouver.

 

– J’avoue à Votre Altesse, répondit la mondaine Éminence, que je ne trouve rien de plus intéressant que les choses surnaturelles, rien de plus curieux que les choses impossibles.

 

– Ah ! j’ai touché l’endroit vulnérable, à ce qu’il paraît, dit la dauphine ; tout grand homme a ses mystères, surtout quand il est diplomate. Moi aussi, je vous en préviens, monsieur le cardinal, je suis très forte en sorcellerie, et je devine parfois des choses, sinon impossibles, sinon surnaturelles, du moins… incroyables.

 

C’était là, sans doute, une énigme compréhensible pour le cardinal seul, car il se montra visiblement embarrassé. Il est vrai de dire que l’œil si doux de la dauphine s’était allumé, en lui parlant, d’un de ces éclairs qui annonçaient chez elle un orage intérieur.

 

Cependant l’éclair seul parut, rien ne gronda, la dauphine se contint et reprit :

 

– Voyons, monsieur de Taverney, pour rendre la fête complète, montrez nous votre sorcier. Où est-il ? dans quelle boîte l’avez-vous mis ?

 

– Madame, répondit le baron, c’est bien plutôt lui qui me mettrait, moi et ma maison, dans une boîte.

 

– Vous piquez ma curiosité, en vérité, dit Marie-Antoinette ; décidément, monsieur, je veux le voir.

 

Le ton dont avaient été prononcées ces paroles, tout en gardant ce charme que Marie-Antoinette savait donner à ses paroles, n’admettait cependant point de réplique. Le baron, qui était resté debout avec son fils et sa fille pour servir la dauphine, le comprit parfaitement. Il fit un signe à La Brie, qui, au lieu de servir, contemplait les illustres convives et semblait se payer, par cette vue, de vingt ans de gages arriérés.

 

Celui-ci releva la tête.

 

– Allez prévenir M. le baron Joseph Balsamo, dit Taverney, que Son Altesse royale madame la dauphine désire le voir.

 

La Brie partit.

 

– Joseph Balsamo ! dit la dauphine ; quel singulier nom est-ce là ?

 

– Joseph Balsamo ! répéta en rêvant le cardinal ; je connais ce nom, il me semble.

 

Cinq minutes s’écoulèrent sans que personne eût l’idée de rompre le silence.

 

Tout à coup Andrée tressaillit : elle entendait, bien avant qu’il fût perceptible aux autres oreilles, un pas qui s’avançait sous la feuillée.

 

Les branches s’écartèrent et Joseph Balsamo apparut, juste en face de Marie Antoinette.

Chapitre XV
Magie

Balsamo s’inclina humblement ; mais presque aussitôt, relevant sa tête pleine d’intelligence et d’expression, il attacha fixement, quoique avec respect, son regard clair sur la dauphine, et attendit silencieusement que celle-ci l’interrogeât.

 

– Si c’est vous dont vient de nous parler M. de Taverney, dit Marie-Antoinette, approchez-vous, monsieur, que nous voyions comment est fait un sorcier.

 

Balsamo fit encore un pas et s’inclina une seconde fois.

 

– Vous faites métier de prédire, monsieur, dit la dauphine regardant Balsamo avec une curiosité plus grande peut-être qu’elle n’eût voulu la lui accorder, et en buvant son lait à petites gorgées.

 

– Je n’en fais pas métier, madame, dit Balsamo, mais je prédis.

 

– Nous avons été élevée dans une foi éclairée, dit la dauphine, et les seuls mystères auxquels nous ajoutions foi sont les mystères de la religion catholique.

 

– Ils sont vénérables sans doute, dit Balsamo avec un recueillement profond. Mais voilà M. le cardinal de Rohan qui dira à Votre Altesse, tout prince de l’Église qu’il est, que ce ne sont point les seuls mystères qui méritent le respect.

 

Le cardinal tressaillit ; il n’avait dit son nom à personne, personne ne l’avait prononcé, et cependant l’étranger le connaissait.

 

Marie-Antoinette ne parut point remarquer cette circonstance, et continua :

 

– Vous avouerez du moins, monsieur, que ce sont les seuls que l’on ne controverse point.

 

– Madame, répondit Balsamo avec le même respect, mais avec la même fermeté, à côté de la foi il y a la certitude.

 

– Vous parlez un peu obscurément, monsieur le sorcier, je suis bonne Française de cœur, mais pas encore d’esprit, et je ne comprends pas très bien les finesses de la langue : il est vrai que l’on m’a dit que M. de Bièvre m’apprendrait tout cela ; mais, en attendant, je suis forcée de vous prier d’être moins énigmatique, si vous voulez que je vous comprenne.

 

– Et moi, dit Balsamo en secouant la tête avec un mélancolique sourire, je demanderai à Votre Altesse la permission de rester obscur. J’aurais trop de regret de dévoiler à une si grande princesse un avenir qui, peut-être, ne serait point selon ses espérances.

 

– Oh ! oh ! ceci est plus grave, dit Marie-Antoinette, et monsieur veut piquer ma curiosité, espérant que j’exigerai de lui qu’il me dise ma bonne aventure.

 

– Dieu me préserve, au contraire, d’y être forcé, madame, dit froidement Balsamo.

 

– Oui, n’est-ce pas ? reprit la dauphine en riant ; car cela vous embarrasserait fort.

 

Mais le rire de la dauphine s’éteignit sans que le rire d’aucun courtisan lui fît écho. Tout le monde subissait l’influence de l’homme singulier qui était pour le moment le centre de l’attention générale.

 

– Voyons, avouez franchement, dit la dauphine.

 

Balsamo s’inclina sans répondre.

 

– C’est vous cependant qui avez prédit mon arrivée à M. de Taverney ? reprit Marie-Antoinette avec un léger mouvement d’impatience.

 

– Oui, madame, c’est moi.

 

– Comment cela, baron ? demanda la dauphine qui commençait à éprouver le besoin d’entendre une autre voix se mêler à l’étrange dialogue qu’elle regrettait peut-être d’avoir entrepris, mais qu’elle ne voulait pas cependant abandonner.

 

– Oh ! mon Dieu, madame, dit le baron, de la façon la plus simple, en regardant dans un verre d’eau.

 

– Est-ce vrai ? interrogea la dauphine revenant à Balsamo.

 

– Oui, madame, répondit celui-ci.

 

– C’est là votre grimoire ? Il est innocent du moins ; puissent vos paroles être aussi claires !

 

Le cardinal sourit.

 

Le baron s’approcha.

 

– Madame la dauphine n’aura rien à apprendre de M. de Bièvre, dit-il.

 

– Oh ! mon cher hôte, dit la dauphine avec gaieté, ne me flattez pas, ou flattez-moi mieux. J’ai dit quelque chose d’assez médiocre, ce me semble. Revenons à monsieur.

 

Et Marie-Antoinette se retourna du côté de Balsamo, vers lequel une puissance irrésistible semblait l’attirer malgré elle, comme on est parfois attiré vers un endroit où nous attend quelque malheur.

 

– Si vous avez lu l’avenir pour monsieur dans un verre d’eau, ne pourriez vous pas le lire pour moi dans une carafe ?

 

– Parfaitement, madame, dit Balsamo.

 

– Pourquoi refusiez-vous donc alors tout à l’heure ?

 

– Parce que l’avenir est incertain, madame, et que, si j’y voyais quelque nuage…

 

Balsamo s’arrêta.

 

– Eh bien ? demanda la dauphine.

 

– Eh bien ! j’aurais, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, le regret d’attrister Votre Altesse royale.

 

– Vous me connaissiez déjà ? Où m’avez-vous vue pour la première fois ?

 

– J’ai eu l’honneur de voir Votre Altesse tout enfant dans son pays natal, près de son auguste mère.

 

– Vous avez vu ma mère ?

 

– J’ai eu cet honneur ; c’est une auguste et puissante reine.

 

– Impératrice, monsieur.

 

– J’ai voulu dire reine par le cœur et par l’esprit, et cependant…

 

– Des réticences, monsieur, et à l’endroit de ma mère ! dit la dauphine avec dédain.

 

– Les plus grands cœurs ont leurs faiblesses, madame, surtout quand ils croient qu’il s’agit du bonheur de leurs enfants.

 

– L’histoire, je l’espère, dit Marie-Antoinette, ne constatera pas une seule faiblesse dans Marie-Thérèse.

 

– Parce que l’histoire ne saura pas ce qui n’est su que de l’impératrice Marie-Thérèse, de Votre Altesse royale et de moi.

 

– Nous avons un secret à nous trois, monsieur ? dit en souriant dédaigneusement la dauphine.

 

– À nous trois, madame, répondit tranquillement Balsamo, oui, à nous trois.

 

– Voyons ce secret, monsieur ?

 

– Si je le dis, ce n’en sera plus un.

 

– N’importe, dites toujours.

 

– Votre Altesse le désire ?

 

– Je le veux.

 

Balsamo s’inclina.

 

– Il y a au palais de Schoenbrunn, dit-il, un cabinet qu’on appelle le cabinet de Saxe, à cause des magnifiques vases de porcelaine qu’il renferme.

 

– Oui, dit la dauphine ; après ?

 

– Ce cabinet fait partie de l’appartement particulier de Sa Majesté l’impératrice Marie-Thérèse.

 

– Oui.

 

– C’est dans ce cabinet qu’elle fait d’habitude sa correspondance intime.

 

– Oui.

 

– Sur un magnifique bureau de Boule, qui fut donné à l’empereur François Ier par le roi Louis XV.

 

– Jusqu’ici, ce que vous dites est vrai, monsieur ; mais tout le monde peut savoir ce que vous dites.

 

– Que Votre Altesse daigne prendre patience. Un jour, c’était un matin vers sept heures, l’impératrice n’était pas encore levée, Votre Altesse entra dans ce cabinet par une porte qui lui était particulière, car, parmi les augustes filles de Sa Majesté l’impératrice, Votre Altesse était la bien-aimée.

 

– Après, monsieur ?

 

– Votre Altesse s’approcha du bureau. Votre Altesse doit s’en souvenir, il y a juste cinq ans de cela.

 

– Continuez.

 

– Votre Altesse s’approcha du bureau ; sur le bureau était une lettre tout ouverte que l’impératrice avait écrite la veille.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! Votre Altesse lut cette lettre.

 

La dauphine rougit légèrement.

 

– Et après l’avoir lue, sans doute Votre Altesse fut mécontente de quelques expressions, car elle prit la plume, et de sa propre main…

 

La dauphine semblait attendre avec anxiété. Balsamo continua :

 

– Elle raya trois mots.

 

– Et ces trois mots, quels étaient-ils ? s’écria vivement la dauphine.

 

– C’étaient les premiers de la lettre.

 

– Je vous demande non pas la place où ils se trouvaient, mais quelle était leur signification.

 

– Un trop grand témoignage d’affection, sans doute, pour la personne à qui la lettre était adressée ; de là cette faiblesse dont je disais qu’en une circonstance, au moins, votre auguste mère avait pu être accusée.

 

– Ainsi vous vous souvenez de ces trois mots ?

 

– Je m’en souviens.

 

– Vous pourriez me les redire ?

 

– Parfaitement.

 

– Redites-les.

 

– Tout haut ?

 

– Oui.

 

Ma chère amie.

 

Marie-Antoinette se mordit les lèvres en pâlissant.

 

– Maintenant, dit Balsamo, Votre Altesse royale veut-elle que je lui dise à qui cette lettre était adressée ?

 

– Non, mais je veux que vous me l’écriviez.

 

Balsamo tira de sa poche une espèce d’agenda à fermoir d’or, écrivit sur une de ses feuilles quelques mots avec un crayon de même métal, déchira la feuille de papier et la présenta en s’inclinant à la princesse.

 

Marie-Antoinette prit la feuille de papier et lut.

 

« La lettre était adressée à la maîtresse du roi Louis XV, à madame la marquise de Pompadour »

 

La dauphine releva son regard étonné sur cet homme aux paroles si nettes, à la voix si pure et si peu émue, qui, tout en saluant très bas, paraissait la dominer.

 

– Tout cela est vrai, monsieur, dit-elle, et, quoique j’ignore par quel moyen vous avez surpris ces détails, comme je ne sais pas mentir, je le répète tout haut, cela est vrai.

 

– Alors, dit Balsamo, que Votre Altesse me permette de me retirer et se contente de cette preuve innocente de ma science.

 

– Non pas, monsieur, reprit la dauphine piquée, plus vous êtes savant, plus je tiens à ma prédiction. Vous ne m’avez parlé que du passé, et ce que je réclame de vous, c’est l’avenir.

 

La princesse prononça ces quelques mots avec une agitation fébrile qu’elle essayait vainement de cacher à ses auditeurs.

 

– Je suis prêt, dit Balsamo, et cependant, je supplierai encore une fois Votre Altesse royale de ne point me presser.

 

– Je n’ai jamais répété deux fois Je veux et vous vous rappelez, monsieur, que je l’ai déjà dit une fois.

 

– Laissez-moi tout au moins consulter l’oracle, madame, dit Balsamo d’un ton suppliant. Je saurai ensuite si je puis révéler la prédiction à Votre Altesse royale.

 

– Bonne ou mauvaise, je la veux, entendez-vous bien, monsieur ? reprit Marie-Antoinette avec une irritation croissante. Bonne, je n’y croirai pas, la prenant pour une flatterie ; mauvaise, je la considérerai comme un avertissement, et, quelle qu’elle soit, je vous promets de vous en savoir gré. Commencez donc.

 

La princesse prononça ces derniers mots d’un ton qui n’admettait ni observation ni retard.

 

Balsamo prit la carafe ronde au col court et étroit dont nous avons déjà parlé, et la posa sur une coupe d’or.

 

Ainsi éclairée, l’eau rayonna de reflets fauves qui, mêlés à la nacre des parois et au diamant du centre, parurent offrir quelque signification aux regards attentifs du devin.

 

Chacun fit silence.

 

Balsamo éleva dans ses mains la carafe de cristal, et, après l’avoir considérée un instant avec attention, il la reposa sur la table en secouant la tête.

 

– Eh bien ? demanda la dauphine.

 

– Je ne puis parler, dit Balsamo.

 

Le visage de la princesse prit une expression qui signifiait visiblement : « Sois tranquille ; je sais comment on fait parler ceux qui veulent se taire. »

 

– Parce que vous n’avez rien à me dire ? reprit-elle tout haut.

 

– Il y a des choses qu’on ne doit jamais dire aux princes, madame, répliqua Balsamo d’un ton indiquant qu’il était décidé à résister, même aux ordres de la dauphine.

 

– Surtout, reprit celle-ci, quand ces choses-là, je le répète, se traduisent par le mot rien.

 

– Ce n’est point là ce qui m’arrête, madame ; au contraire.

 

La dauphine sourit dédaigneusement.

 

Balsamo paraissait embarrassé ; le cardinal commença de lui rire au nez, et le baron s’approcha en grommelant.

 

– Allons, allons, dit-il, voilà mon sorcier usé : il n’a pas duré longtemps. Maintenant, il ne nous reste plus qu’à voir toutes ces tasses d’or se changer en feuilles de vigne, comme dans le conte oriental.

 

– J’eusse aimé mieux, reprit Marie-Antoinette, de simples feuilles de vigne que tout cet étalage fait par monsieur pour en arriver à m’être présenté.

 

– Madame, répondit Balsamo fort pâle, daignez vous rappeler que je n’ai pas sollicité cet honneur.

 

– Eh ! monsieur, il n’était pas difficile de deviner que je demanderais à vous voir.

 

– Pardonnez-lui, madame, dit Andrée à voix basse, il a cru bien faire.

 

– Et moi, je vous dis qu’il a eu tort, répliqua la princesse de façon à n’être entendue que de Balsamo et d’Andrée. On ne se hausse pas en humiliant un vieillard ; et quand elle peut boire dans le verre d’étain d’un gentilhomme, on ne force pas une dauphine de France à boire dans le verre d’or d’un charlatan.

 

Balsamo se redressa, frissonnant comme si quelque vipère l’eut mordu.

 

– Madame, dit-il d’une voix frémissante, je suis prêt à vous faire connaître votre destinée, puisque votre aveuglement vous pousse à la savoir.

 

Balsamo prononça ces quelques paroles d’un ton si ferme et si menaçant à la fois, que les assistants sentirent un froid glacial courir dans leurs veines.

 

La jeune archiduchesse pâlit visiblement.

 

Gieb ihm kein gehoer, meine tochter [3], dit en allemand la vieille dame à Marie-Antoinette.

 

Lass sie hœren, sie hat weissen gewollen, und so soll sie wissen [4], répondit Balsamo dans la même langue.

 

Ces mots, prononcés dans un idiome étranger, et que quelques personnes seulement comprirent, donnèrent encore plus de mystère à la situation.

 

– Allons, dit la dauphine en résistant aux efforts de sa vieille tutrice, allons, qu’il parle. Si je lui disais de se taire maintenant, il croirait que j’ai peur.

 

Balsamo entendit ces paroles et un sombre mais furtif sourire se dessina sur ses lèvres.

 

– C’est bien ce que j’avais dit, murmura-t-il, un courage fanfaron.

 

– Parlez, dit la dauphine, parlez, monsieur.

 

– Votre Altesse royale exige donc toujours que je parle ?

 

– Je ne reviens jamais sur une décision.

 

– Alors, à vous seule, madame, dit Balsamo.

 

– Soit, dit la dauphine. Je le forcerai dans ses derniers retranchements. Éloignez-vous.

 

Et, sur un signe qui faisait comprendre que l’ordre était général, chacun se retira.

 

– C’est un moyen comme un autre, dit la dauphine en se retournant vers Balsamo, d’obtenir une audience particulière, n’est-ce pas, monsieur ?

 

– Ne cherchez point à m’irriter, madame, reprit l’étranger ; je ne suis qu’un instrument dont Dieu se sert pour vous éclairer. Insultez la fortune, elle vous le rendra, elle, car elle sait bien se venger. Moi, je traduis seulement ses caprices. Ne faites donc pas plus peser sur moi la colère qui vous vient de mon retard, que vous ne me ferez payer les malheurs dont je ne suis que le héraut sinistre.

 

– Alors, il paraît que ce sont des malheurs ? dit la dauphine, adoucie par l’expression respectueuse de Balsamo et désarmée par son apparente résignation.

 

– Oui, madame, et de très grands malheurs.

 

– Dites-les tous.

 

– J’essayerai.

 

– Eh bien ?

 

– Interrogez-moi.

 

– D’abord, ma famille vivra-t-elle heureuse ?

 

– Laquelle ? celle que vous quittez ou celle qui vous attend ?

 

– Oh ! ma vraie famille, ma mère Marie-Thérèse, mon frère Joseph, ma sœur Caroline.

 

– Vos malheurs ne les atteindront pas.

 

– Ces malheurs me seront donc personnels ?

 

– À vous et à votre nouvelle famille.

 

– Pouvez-vous m’éclairer sur ces malheurs ?

 

– Je le puis.

 

– La famille royale se compose de trois princes ?

 

– Oui.

 

– Le duc de Berry, le comte de Provence, le comte d’Artois.

 

– À merveille.

 

– Quel sera le sort de ces trois princes ?

 

– Ils régneront tous trois.

 

– Je n’aurai donc pas d’enfants ?

 

– Vous en aurez.

 

– Alors, ce ne seront pas des fils ?

 

– Il y aura des fils parmi les enfants que vous aurez.

 

– J’aurai donc la douleur de les voir mourir ?

 

– Vous regretterez que l’un soit mort, vous regretterez que l’autre soit vivant.

 

– Mon époux m’aimera-t-il ?

 

– Il vous aimera.

 

– Beaucoup ?

 

– Trop.

 

– Mais quels malheurs peuvent m’atteindre, je vous le demande, avec l’amour de mon mari et l’appui de ma famille ?

 

– L’un et l’autre vous manqueront.

 

– Il me restera l’amour et l’appui du peuple.

 

– L’amour et l’appui du peuple !… C’est l’océan pendant le calme… Avez vous vu l’océan pendant une tempête, madame ?…

 

– En faisant le bien, j’empêcherai la tempête de se lever, ou, si elle se lève, je m’élèverai avec elle.

 

– Plus la vague est haute, plus l’abîme qu’elle creuse est grand.

 

– Dieu me restera.

 

– Dieu ne défend pas les têtes qu’il a condamnées lui-même.

 

– Que dites-vous là, monsieur ? ne serai-je point reine ?

 

– Au contraire, madame, et plût au ciel que vous ne le fussiez pas !

 

La jeune femme sourit dédaigneusement.

 

– Écoutez, madame, reprit Balsamo, et souvenez-vous.

 

– J’écoute, reprit la dauphine.

 

– Avez-vous remarqué, continua le prophète, la tapisserie de la première chambre où vous avez couché en entrant en France ?

 

– Oui, monsieur, répondit la dauphine en frissonnant.

 

– Que représentait cette tapisserie ?

 

– Un massacre… celui des Innocents.

 

– Avouez que les sinistres figures des massacreurs sont restées dans le souvenir de Votre Altesse royale ?

 

– Je l’avoue, monsieur.

 

– Eh bien ! pendant l’orage, n’avez-vous rien remarqué ?

 

– Le tonnerre a brisé, à ma gauche, un arbre qui, en tombant, a failli écraser ma voiture.

 

– Ce sont des présages, cela, dit d’une voix sombre Balsamo.

 

– Et des présages funestes ?

 

– Il serait difficile, ce me semble, de les interpréter autrement.

 

La dauphine laissa tomber sa tête sur sa poitrine, puis la relevant après un moment de recueillement et de silence :

 

– Comment mourra mon mari ?

 

– Sans tête.

 

– Comment mourra le comte de Provence ?

 

– Sans jambes.

 

– Comment mourra le comte d’Artois ?

 

– Sans cour.

 

– Et moi ?

 

Balsamo secoua la tête.

 

– Parlez, dit la dauphine ; parlez donc !

 

– Je n’ai plus rien à dire.

 

– Mais je veux que vous parliez ! s’écria Marie-Antoinette toute frémissante.

 

– Par pitié, madame.

 

– Oh ! parlez !… dit la dauphine.

 

– Jamais, madame, jamais !

 

– Parlez, monsieur, reprit Marie-Antoinette avec le ton de la menace, parlez, ou je dirai que tout ceci n’est qu’une comédie ridicule. Et, prenez-y garde, on ne se joue pas ainsi d’une fille de Marie-Thérèse, d’une femme… qui tient dans ses mains la vie de trente millions d’hommes.

 

Balsamo resta muet.

 

– Allons, vous n’en savez pas davantage, dit la princesse en haussant les épaules avec mépris ; ou plutôt votre imagination est à bout.

 

– Je sais tout, vous dis-je, madame, reprit Balsamo, et puisque vous le voulez absolument…

 

– Oui, je le veux.

 

Balsamo prit la carafe, toujours dans sa coupe d’or ; puis il la déposa dans un sombre enfoncement de la tonnelle où quelques rochers factices figuraient une grotte ; puis, saisissant l’archiduchesse par la main, il l’entraîna sous l’ombre noire de la voûte.

 

– Êtes-vous prête ? dit-il à la princesse, que cette action véhémente avait presque effrayée.

 

– Oui.

 

– Alors, à genoux, madame, à genoux, et vous serez en posture de prier Dieu qu’il vous épargne le terrible dénouement que vous allez voir.

 

La dauphine obéit machinalement et se laissa aller sur ses deux genoux.

 

Balsamo toucha de sa baguette le globe de cristal, au milieu duquel se dessina sans doute quelque sombre et terrible figure.

 

La dauphine essaya de se relever, chancela un instant, retomba, poussa un cri terrible et s’évanouit.

 

Le baron accourut, la princesse était sans connaissance.

 

Au bout de quelques minutes, elle revint à elle.

 

Elle passa ses mains sur son front, comme une personne qui cherche à rappeler ses souvenirs.

 

Puis tout à coup :

 

– La carafe ! s’écria-t-elle avec un accent d’inexprimable terreur. La carafe !

 

Le baron la lui présenta. L’eau était limpide et sans une seule tache.

 

Balsamo avait disparu.

 

Chapitre XVI
Le baron de Taverney croit enfin entrevoir un petit coin de l’avenir

Le premier qui s’aperçut de l’évanouissement de madame la dauphine fut, comme nous l’avons dit, le baron de Taverney, il se tenait à l’affût, plus inquiet que personne de ce qui allait se passer entre elle et le sorcier. Il avait entendu le cri que Son Altesse royale avait poussé, il avait vu Balsamo s’élancer hors du massif ; il était accouru.

 

Le premier mot de la dauphine avait été pour qu’on lui montrât la carafe, le second pour qu’on ne fît aucun mal au sorcier. Il était temps que cette recommandation fût faite : Philippe de Taverney bondissait déjà sur sa trace comme un lion irrité, quand la voix de la dauphine l’arrêta.

 

Alors sa dame d’honneur s’approcha d’elle à son tour, et l’interrogea en allemand ; cependant à toutes ses questions elle ne répondit rien, sinon que Balsamo ne lui avait aucunement manqué de respect ; mais que, fatiguée probablement par la longueur de la route et l’orage de la veille, elle avait été surprise par un accès de fièvre nerveuse.

 

Ces réponses furent traduites à M. de Rohan, qui attendait des explications, mais sans oser en demander.

 

À la cour, on se contente d’une demi-réponse ; celle de la dauphine ne satisfit point, mais parut satisfaire tout le monde. En conséquence, Philippe s’approcha d’elle.

 

– Madame, dit-il, c’est pour obéir aux ordres de Son Altesse royale que je viens, à mon grand regret, lui rappeler que la demi-heure pendant laquelle elle comptait s’arrêter ici est écoulée et que les chevaux sont prêts.

 

– Bien, monsieur, dit-elle avec un geste charmant de nonchalance maladive, mais je reviens à mon intention première. Je suis incapable de partir en ce moment… Si je dormais quelques heures, il me semble que ces quelques heures de repos me remettraient.

 

Le baron pâlit. Andrée regarda son père avec inquiétude.

 

– Votre Altesse sait combien le gîte est indigne d’elle, balbutia le baron de Taverney.

 

– Oh ! je vous en prie, monsieur, répondit la dauphine du ton d’une femme qui va défaillir ; tout sera bien, pourvu que je me repose.

 

Andrée disparut aussitôt pour faire préparer sa chambre. Ce n’était pas la plus grande, ce n’était même pas la plus ornée peut-être ; mais il y a toujours dans la chambre d’une jeune fille aristocratique comme l’était Andrée, fût-elle pauvre comme l’était Andrée, quelque chose de coquet qui réjouit la vue d’une autre femme.

 

Chacun voulut alors s’empresser près de la dauphine ; mais, avec un mélancolique sourire, elle fit signe de la main, comme si elle n’avait plus la force de parler, qu’elle désirait être seule.

 

Alors chacun s’éloigna pour la seconde fois.

 

Marie-Antoinette suivit tout le monde des yeux jusqu’à ce que le dernier pan d’habit et la dernière queue de robe eussent disparu ; puis, rêveuse, elle laissa tomber sa tête pâlie sur sa belle main.

 

N’étaient-ce pas, en effet, d’horribles présages que ceux qui l’accompagnaient en France ! Cette chambre où elle s’était arrêtée à Strasbourg, la première où elle eût mis le pied sur ce sol où elle devait être reine, et dont la tenture était faite d’une tapisserie représentant le massacre des Innocents ; cet orage qui la veille avait brisé un arbre près de sa voiture, et enfin ces prédictions faites par un homme si extraordinaire, prédictions suivies de la mystérieuse apparition dont la dauphine paraissait décidée à ne révéler le secret à personne !

 

Au bout de dix minutes à peu près, Andrée revint. Son retour avait pour but d’annoncer que la chambre était prête. On ne jugea point que la défense de la dauphine fût pour elle, et Andrée put pénétrer sous le berceau.

 

Elle demeura pendant quelques instants debout devant la princesse, n’osant parler, tant Son Altesse royale paraissait plongée dans une profonde rêverie.

 

Enfin Marie-Antoinette leva la tête et fit en souriant à Andrée un signe de la main.

 

– La chambre de Son Altesse est prête, dit celle-ci ; nous la supplions seulement…

 

La dauphine ne laissa point la jeune fille achever.

 

– Grand merci, mademoiselle, dit-elle. Appelez, je vous prie, la comtesse de Langershausen, et nous servez de guide.

 

Andrée obéit ; la vieille dame d’honneur s’avança empressée.

 

– Donnez-moi le bras, ma bonne Brigitte, dit la dauphine en allemand, car, en vérité, je ne me sens pas la force de marcher seule.

 

La comtesse obéit. Andrée fit un mouvement pour la seconder.

 

– Entendez-vous donc l’allemand, mademoiselle ? demanda Marie Antoinette.

 

– Oui, madame, répondit en allemand Andrée, et même je le parle un peu.

 

– Admirablement ! s’écria la dauphine avec joie. Oh ! cela s’accorde bien avec mes projets !

 

Andrée n’osa demander à son auguste hôtesse quels étaient ces projets, malgré le désir qu’elle eût eu de les connaître.

 

La dauphine s’appuya sur le bras de madame de Langershausen et s’avança à petits pas. Ses genoux semblaient se dérober sous elle.

 

Comme elle sortait du massif, elle entendit la voix de M. de Rohan qui disait :

 

– Comment ! monsieur de Stainville, vous prétendez parler à Son Altesse royale malgré la consigne ?

 

– Il le faut, répondit d’une voix ferme le gouverneur, et elle me pardonnera, j’en suis bien certain.

 

– En vérité, monsieur, je ne sais si je dois…

 

– Laissez avancer notre gouverneur, monsieur de Rohan, dit la dauphine en apparaissant au milieu de l’ouverture du massif comme sous un arc de verdure ; venez, monsieur de Stainville.

 

Chacun s’inclina devant le commandement de Marie-Antoinette, et l’on s’écarta pour laisser passer le beau-frère du ministre tout-puissant qui gouvernait alors la France.

 

M. de Stainville regarda autour de lui comme pour réclamer le secret. Marie-Antoinette comprit que le gouverneur avait quelque chose à lui dire en particulier ; mais, avant qu’elle eût même témoigné le désir d’être seule, chacun s’était éloigné.

 

– Dépêche de Versailles, madame, dit à demi-voix M. de Stainville en présentant à la dauphine une lettre qu’il avait tenue cachée jusque-là sous son chapeau brodé.

 

La dauphine prit la lettre et lut sur l’enveloppe :

 

« À Monsieur le baron de Stainville, gouverneur de Strasbourg. »

 

– La lettre n’est point pour moi, mais pour vous, monsieur, dit-elle ; décachetez-la et lisez-la moi, si toutefois elle contient quelque chose qui m’intéresse.

 

– La lettre est à mon adresse, en effet, madame ; mais dans ce coin, voyez, est le signe convenu avec mon frère M. de Choiseul, indiquant que la lettre est pour Votre Altesse seule.

 

– Ah ! c’est vrai, une croix, je ne l’avais pas vue : donnez.

 

La princesse ouvrit la lettre et lut les lignes suivantes :

 

« La présentation de madame du Barry est décidée, si elle trouve une marraine. Nous espérons encore qu’elle n’en trouvera point. Mais le moyen le plus sûr de couper court à cette présentation serait que Son Altesse royale madame la dauphine se hâtât. Une fois Son Altesse royale madame la dauphine à Versailles, personne n’osera plus proposer une pareille énormité. »

 

– Fort bien ! dit la dauphine, non seulement sans laisser paraître la moindre émotion, mais encore sans que cette lecture eût paru lui inspirer le plus petit intérêt.

 

– Votre Altesse royale va se reposer ? demanda timidement Andrée.

 

– Non, merci, mademoiselle, dit l’archiduchesse. l’air vif m’a ranimée ; voyez comme je suis forte et bien disposée maintenant.

 

Elle repoussa le bras de la comtesse et fit quelques pas avec la même rapidité et la même force que s’il ne fût rien arrivé.

 

– Mes chevaux ! dit-elle ; je pars.

 

M. de Rohan regarda tout étonné M. de Stainville, comme pour lui demander l’explication de ce changement subit.

 

– M. le dauphin s’impatiente, répondit le gouverneur à l’oreille du cardinal.

 

Le mensonge avait été glissé avec tant d’adresse, que M. de Rohan le prit pour une indiscrétion et s’en contenta.

 

Quant à Andrée, son père l’avait habituée à respecter tout caprice de tête couronnée ; elle ne fut donc pas surprise de cette contradiction de Marie-Antoinette ; aussi celle-ci se retournant vers elle et ne voyant sur son visage que l’expression d’une ineffable douceur :

 

– Merci, mademoiselle, dit-elle, votre hospitalité m’a vivement touchée.

 

Puis, s’adressant au baron :

 

– Monsieur, dit-elle, vous saurez qu’en partant de Vienne j’ai fait le vœu de faire la fortune du premier Français que je rencontrerais en touchant aux frontières de France. Ce Français, c’est votre fils… Mais il ne sera point dit que je m’arrêterai là, et que mademoiselle… Comment nomme-t-on votre fille, monsieur ?

 

– Andrée, Votre Altesse.

 

– Et que mademoiselle Andrée sera oubliée…

 

– Oh ! Votre Altesse ! murmura la jeune fille.

 

– Oui, j’en veux faire une demoiselle d’honneur ; nous sommes en état de faire nos preuves, n’est-ce pas, monsieur ? continua la dauphine en se tournant vers Taverney.

 

– Oh ! Votre Altesse, s’écria le baron, dont cette parole réalisait tous les rêves, nous ne sommes point inquiets de ce côté-là, car nous avons plus de noblesse que de richesse… cependant… une si haute fortune…

 

– Elle vous est bien due… Le frère défendra le roi aux armées, la sœur servira la dauphine chez elle ; le père donnera au fils des conseils de loyauté, à la fille des conseils de vertu… Dignes serviteurs que j’aurai là, n’est-ce pas, monsieur ? continua Marie-Antoinette en s’adressant au jeune homme, qui ne put que s’agenouiller, et sur les lèvres duquel l’émotion fit expirer la voix.

 

– Mais…, murmura le baron, auquel revint le premier la faculté de réfléchir.

 

– Oui, je comprends, dit la dauphine, vous avez des préparatifs à faire, n’est-ce pas ?

 

– Sans doute, madame, répondit Taverney.

 

– J’admets cela ; cependant ces préparatifs ne peuvent être bien longs.

 

Un sourire triste qui passa sur les lèvres d’Andrée et de Philippe, tout en se dessinant amer sur celles du baron, l’arrêta dans cette voie, qui devenait cruelle pour l’amour-propre des Taverney.

 

– Non, sans doute, si j’en juge par votre désir de me plaire, ajouta la dauphine. D’ailleurs, attendez, je vous laisserai ici un de mes carrosses, il vous conduira à ma suite. Voyons, monsieur le gouverneur, venez à mon aide.

 

Le gouverneur s’approcha.

 

– Je laisse un carrosse à M. de Taverney, que j’emmène à Paris avec mademoiselle Andrée, dit la dauphine. Nommez quelqu’un pour accompagner ce carrosse et le faire reconnaître comme étant des miens.

 

– À l’instant même, madame, répondit le baron de Stainville. Avancez, monsieur de Beausire.

 

Un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, à la démarche assurée, à l’œil vif et intelligent sortit des rangs de l’escorte et s’avança le chapeau à la main.

 

– Vous garderez un carrosse pour M. de Taverney, dit le gouverneur, et vous accompagnerez le carrosse.

 

– Veillez à ce qu’ils nous rejoignent bientôt, dit la dauphine ; je vous autorise à doubler, s’il le faut, les relais.

 

Le baron et ses enfants se confondirent en actions de grâces.

 

– Ce brusque départ ne vous fait point trop de peine, n’est-ce pas, monsieur ? demanda la dauphine.

 

– Nous sommes aux ordres de Votre Altesse, répondit le baron.

 

– Adieu ! adieu ! dit la dauphine avec un sourire. En voiture, messieurs !… Monsieur Philippe, à cheval !

 

Philippe baisa la main de son père, embrassa sa sœur et sauta en selle.

 

Un quart d’heure après, de toute cette cavalcade, tourbillonnant comme la nuée de la veille, il ne resta plus rien dans l’avenue de Taverney, sinon un jeune homme assis sur la borne de la porte, et qui, pâle et triste, suivait d’un œil avide les dernières traînées poudreuses que soulevaient au loin, sur la route, les pieds rapides des chevaux.

 

Ce jeune homme, c’était Gilbert.

 

Pendant ce temps, le baron, resté seul avec Andrée, n’avait pas encore pu retrouver la parole.

 

C’était un singulier spectacle que celui qu’offrait le salon de Taverney.

 

Andrée, les mains jointes, réfléchissait à cette foule d’événements étranges, inattendus, inouïs, qui venaient de passer tout à coup à travers de sa vie si calme, et croyait rêver.

 

Le baron épilait ses sourcils gris, du milieu desquels jaillissaient de longs poils recourbés, et déchiquetait son jabot.

 

Nicole, adossée à la porte, regardait ses maîtres.

 

La Brie les bras pendants, la bouche ouverte, regardait Nicole.

 

Le baron se réveilla le premier.

 

– Scélérat ! cria-t-il à La Brie, tu restes là comme une statue, et ce gentilhomme, cet exempt de la maison du roi, attend dehors.

 

La Brie fit un bond de côté, s’accrocha la jambe gauche avec la jambe droite, et disparut en trébuchant.

 

Un instant après il revint.

 

– Monsieur, dit-il, ce gentilhomme est là-bas.

 

– Que fait-il ?

 

– Il fait manger les pimprenelles à son cheval.

 

– Laisse-le faire. Et le carrosse ?

 

– Le carrosse est dans l’avenue.

 

– Tout attelé ?

 

– De quatre chevaux. Oh ! les belles bêtes, monsieur ! elles mangent les grenadiers du parterre.

 

– Les chevaux du roi ont le droit de manger ce qu’ils veulent. À propos, et le sorcier ?

 

– Le sorcier, monsieur, il a disparu.

 

– En laissant la table toute servie, dit le baron, ce n’est pas croyable. Il reviendra, ou quelqu’un pour lui.

 

– Je ne crois pas, dit La Brie. Gilbert l’a vu partir avec son fourgon.

 

– Gilbert l’a vu partir avec son fourgon ? répéta le baron pensif.

 

– Oui, monsieur.

 

– Ce fainéant de Gilbert, il voit tout. Va faire la malle.

 

– Elle est faite, monsieur.

 

– Comment, elle est faite ?

 

– Oui ; dès que j’ai entendu l’ordre de madame la dauphine, je suis entré dans la chambre de M. le baron, et j’ai emballé ses habits et son linge.

 

– De quoi te mêles-tu, drôle ?

 

– Dame ! monsieur, j’ai cru bien faire en prévenant vos désirs.

 

– Imbécile ! Allons, aide ma fille.

 

– Merci, mon père, j’ai Nicole.

 

Le baron se mit à réfléchir de nouveau.

 

– Mais, triple coquin, dit-il à La Brie, il y a une chose impossible !

 

– Laquelle, monsieur ?

 

– Et à quoi tu n’as pas pensé, car tu ne penses a rien.

 

– Dites, monsieur.

 

– C’est que Son Altesse royale soit partie sans laisser quelque chose à M. de Beausire ou que le sorcier ait disparu sans remettre un mot à Gilbert.

 

En ce moment on entendit comme un petit sifflement dans la cour.

 

– Monsieur, dit La Brie.

 

– Eh bien !

 

– On appelle.

 

– Qui cela ?

 

– Ce monsieur.

 

– L’exempt du roi ?

 

– Oui, et voilà Gilbert aussi qui se promène comme s’il avait quelque chose à dire.

 

– Alors, va donc, animal.

 

La Brie obéit avec sa promptitude accoutumée.

 

– Mon père, dit Andrée en s’approchant du baron, je comprends ce qui vous tourmente à cette heure. Vous le savez, j’ai une trentaine de louis et cette belle montre garnie de diamants que la reine Marie Leczinska a donnée à ma mère.

 

– Oui, mon enfant, oui, c’est bien, dit le baron ; mais, garde, garde, il te faudra une belle robe pour ta présentation… En attendant, c’est à moi de trouver des ressources. Chut ! voici La Brie.

 

– Monsieur, s’écria La Brie en entrant, et en tenant d’une de ses mains une lettre et de l’autre quelques pièces d’or ; monsieur, voilà ce que la dauphine a laissé pour moi, dix louis ! monsieur, dix louis !

 

– Et cette lettre, faquin ?

 

– Ah ! cette lettre est pour vous, monsieur ; elle vient du sorcier.

 

– Du sorcier ; et qui te l’a remise ?

 

– Gilbert.

 

– Je te le disais bien, double brute ; donne, mais donne donc vite !

 

Le baron arracha la lettre à La Brie, l’ouvrit précipitamment et lut tout bas :

 

« Monsieur le baron, depuis qu’une si auguste main a touché cette vaisselle chez vous, elle appartient à vous, gardez-la donc comme une relique, et pensez quelquefois à votre hôte reconnaissant.

 

Joseph Balsamo »

 

– La Brie ! cria le baron après avoir réfléchi un moment.

 

– Monsieur ?

 

– N’y a-t-il pas un bon orfèvre à Bar-le-Duc ?

 

– Oh ! oui, monsieur, celui qui a ressoudé la timbale d’argent de mademoiselle Andrée.

 

– C’est bien. Andrée, mettez à part le verre dans lequel a bu Son Altesse royale, et faites porter dans le carrosse le reste du service. Et toi, bélître, cours à la cave, et fais servir à ce gentilhomme ce qui reste ici de bon vin.

 

– Une bouteille, monsieur, dit La Brie avec une profonde mélancolie.

 

– C’est tout ce qu’il faut.

 

La Brie sortit.

 

– Allons, Andrée, continua le baron en prenant les deux mains de sa fille, allons, du courage, mon enfant. Nous allons à la cour ; il y a beaucoup de titres vacants là-bas, beaucoup d’abbayes à donner, pas mal de régiments sans colonel, bon nombre de pensions en jachère. C’est un beau pays que la cour, bien éclairé par le soleil. Mets-toi toujours du côté où il luira, ma fille, tu es belle à voir. Va, mon enfant, va.

 

Andrée sortit à son tour après avoir présenté son front au baron.

 

Nicole la suivit.

 

– Holà ! monstre de La Brie, cria Taverney en sortant le dernier, aie bien soin de monsieur l’exempt, entends-tu ?

 

– Oui, monsieur, répondit La Brie du fond de la cave.

 

– Moi, continua le baron en trottinant vers sa chambre, moi, je vais ranger mes papiers… Que dans une heure nous soyons hors de ce bouge, Andrée, entends-tu bien !… J’en sortirai donc enfin, de Taverney, et par la bonne porte encore. Quel brave homme que ce sorcier !… En vérité, je deviens superstitieux comme un diable… Mais dépêche-toi donc, misérable La Brie.

 

– Monsieur, j’ai été obligé d’aller à tâtons. Il n’y avait plus de chandelle au château.

 

– Il était temps, à ce qu’il paraît, dit le baron.

 

Chapitre XVII
Les vingt-cinq louis de Nicole

Cependant, de retour dans sa chambre, Andrée activait les préparatifs de son départ. Nicole aida à ces préparatifs avec une ardeur qui dissipa promptement le nuage qui s’était élevé entre elle et sa maîtresse à l’occasion de la scène du matin.

 

Andrée la regardait faire du coin de l’œil et souriait en voyant qu’elle n’aurait pas même besoin de pardonner.

 

– C’est une bonne fille, se disait-elle tout bas, dévouée, reconnaissante ; elle a ses faiblesses comme ici-bas toute créature. Oublions !

 

Nicole, de son côté, n’était pas fille à avoir perdu de vue la physionomie de sa maîtresse, et elle remarquait la bienveillance croissante qui se peignait sur son beau et calme visage.

 

– Sotte que je suis, pensa-t-elle, j’ai failli me brouiller, pour ce petit coquin de Gilbert, avec mademoiselle qui m’emmène à Paris, où l’on fait presque toujours fortune.

 

Il était difficile que sur cette pente rapide deux sympathies roulant l’une vers l’autre ne se rencontrassent point, et, en se rencontrant, ne se missent point en contact.

 

Andrée donna la première réplique.

 

– Mettez mes dentelles dans un carton, dit-elle.

 

– Dans quel carton, mademoiselle ? demanda la chambrière.

 

– Mais que sais-je ! N’en avons-nous point ?

 

– Si fait, j’ai celui que mademoiselle m’a donné, et qui est dans ma chambre.

 

Et Nicole courut chercher le carton avec une prévenance qui acheva de déterminer Andrée à oublier tout à fait.

 

– Mais c’est à toi ce carton, dit-elle en voyant reparaître Nicole, et tu peux en avoir besoin, pauvre enfant.

 

– Dame ! si mademoiselle en a plus besoin que moi, comme c’est à elle en définitive que le carton appartient…

 

– Quand on veut entrer en ménage, reprit Andrée, on n’a jamais assez de meubles. Ainsi c’est donc toi, en ce moment, qui en as plus besoin que moi.

 

Nicole rougit.

 

– Il te faut des cartons, continua Andrée, pour mettre ta parure de noces.

 

– Oh ! mademoiselle, dit gaiement Nicole en secouant la tête, mes parures de noces, à moi, seront faciles à loger et ne tiendront pas grand-place.

 

– Pourquoi ? Si tu te maries, Nicole, je veux que tu sois heureuse, riche même.

 

– Riche ?

 

– Oui, riche, proportionnellement, sans doute.

 

– Mademoiselle m’a donc trouvé un fermier général ?

 

– Non ; mais je t’ai trouvé une dot.

 

– En vérité, mademoiselle ?

 

– Tu sais ce qu’il y a dans ma bourse ?

 

– Oui, mademoiselle, vingt-cinq beaux louis.

 

– Eh bien ! ces vingt-cinq louis sont à toi, Nicole.

 

– Vingt-cinq louis ! Mais c’est une fortune cela ! s’écria Nicole ravie.

 

– Tant mieux, si tu dis cela sérieusement, ma pauvre fille.

 

– Et mademoiselle me donne ces vingt-cinq louis ?

 

– Je te les donne.

 

Nicole eut un mouvement de surprise, puis d’émotion, puis des larmes lui vinrent aux yeux, et elle se jeta sur la main d’Andrée qu’elle baisa.

 

– Alors ton mari sera content, n’est-ce pas ? dit mademoiselle de Taverney.

 

– Sans doute, bien content, dit Nicole ; du moins, mademoiselle, je l’espère.

 

Et elle se mit à songer que ce qui avait causé le refus de Gilbert, c’était sans doute la crainte de la misère et que, maintenant qu’elle était riche, elle allait peut-être paraître plus désirable à l’ambitieux jeune homme. Alors elle se promit d’offrir à l’instant même à Gilbert sa part de la petite fortune d’Andrée, voulant se l’attacher par la reconnaissance et l’empêcher de courir au mal. Voilà ce qu’il y avait de vraiment généreux dans le projet de Nicole. Maintenant, peut-être un malveillant commentateur de sa rêverie eût-il découvert dans toute cette générosité un petit germe d’orgueil, un involontaire besoin d’humilier celui qui l’avait humiliée.

 

Mais ajoutons vite, pour répondre à ce pessimiste, qu’en ce moment – nous en sommes à peu près sûr – la somme des bonnes intentions l’emportait de beaucoup, chez Nicole, sur celle des mauvaises.

 

Andrée la regardait penser.

 

– Pauvre enfant ! soupira-t-elle, elle qui, insouciante, pourrait être si heureuse ?

 

Nicole entendit ces mots et tressaillit. Ces mots laissaient en effet entrevoir à la frivole jeune fille tout un Eldorado de soie, de diamants, de dentelles, d’amour, auquel Andrée, pour qui la vie tranquille était le bonheur, n’avait pas même songé.

 

Et cependant Nicole détourna les yeux de ce nuage d’or et de pourpre qui passait à l’horizon.

 

Elle résista.

 

– Enfin mademoiselle, je serai peut-être heureuse ici, dit-elle ; au petit bonheur !

 

– Réfléchis bien, mon enfant.

 

– Oui, mademoiselle, je réfléchirai.

 

– Tu feras sagement ; rends-toi heureuse à ta façon, mais ne sois plus folle.

 

– C’est vrai, mademoiselle, et puisque l’occasion s’en présente, je suis aise de dire à mademoiselle que j’étais bien folle, et surtout bien coupable ; mais que mademoiselle me pardonne, quand on aime…

 

– Tu aimes donc sérieusement Gilbert ?

 

– Oui, mademoiselle ; je… je l’aimais, dit Nicole.

 

– C’est incroyable ! dit Andrée en souriant ; quelque chose a donc pu te plaire dans ce garçon ? La première fois que je le verrai, il faut que le regarde, ce M. Gilbert qui ravage les cœurs.

 

Nicole regarda Andrée avec un dernier doute : Andrée, en parlant ainsi, usait-elle d’une profonde hypocrisie, ou se laissait-elle aller à sa parfaite innocence ?

 

Andrée n’avait peut-être pas regardé Gilbert, c’était ce que se disait Nicole ; mais à coup sûr, se disait-elle encore, Gilbert avait regardé Andrée.

 

Elle voulut être mieux renseignée en tout point avant de tenter la demande qu’elle projetait.

 

– Est-ce que Gilbert ne vient pas avec nous à Paris, mademoiselle ? demanda Nicole.

 

– Pour quoi faire ? répliqua Andrée.

 

– Mais…

 

– Gilbert n’est pas un domestique ; Gilbert ne peut être l’intendant d’une maison parisienne. Les oisifs de Taverney, ma chère Nicole, sont comme les oiseaux qui gazouillent dans les branches de mon petit jardin et dans les haies de l’avenue. Le sol si pauvre, qu’il soit, les nourrit. Mais un oisif, à Paris, coûte trop cher, et nous ne saurions là-bas le tolérer à rien faire.

 

– Si je l’épouse, cependant…, balbutia Nicole.

 

– Eh bien ! Nicole, si tu l’épouses, tu demeureras avec lui à Taverney, dit Andrée d’un ton ferme, et cette maison que ma mère aimait tant, vous nous la garderez.

 

Nicole fut abasourdie du coup ; impossible de trouver le moindre mystère dans les paroles d’Andrée. Andrée renonçait à Gilbert sans arrière-pensée, sans l’ombre d’un regret ; elle livrait à une autre celui que, la veille, elle avait honoré de sa préférence ; c’était incompréhensible.

 

– Sans doute, les demoiselles de qualité sont ainsi faites, se dit Nicole ; c’est pour cela que j’ai vu si peu de chagrins profonds au couvent des Annonciades, et cependant que d’intrigues !

 

Andrée devina probablement l’hésitation de Nicole ; probablement aussi vit-elle son esprit flotter entre l’ambition des plaisirs parisiens et la douce et tranquille médiocrité de Taverney, car, d’une voix douce, mais ferme :

 

– Nicole, dit-elle, la résolution que tu vas prendre décidera peut-être de toute ta vie ; réfléchis, mon enfant, il te reste une heure pour te décider. Une heure, c’est bien peu sans doute, je le sais, mais je te crois prompte dans tes décisions : mon service ou ton mari, moi ou Gilbert. Je ne veux pas être servie par une femme mariée, je déteste les secrets de ménage.

 

– Une heure, mademoiselle ! répéta Nicole ; une heure !

 

– Une heure.

 

– Eh bien ! mademoiselle a raison, c’est tout autant qu’il m’en faut.

 

– Alors, rassemble tous mes habits, joins-y ceux de ma mère, que je vénère, tu le sais, comme des reliques, et reviens m’annoncer ta résolution. Quelle qu’elle soit, voici tes vingt-cinq louis. Si tu te maries, c’est ta dot ; si tu me suis, ce sont tes deux premières années de gages.

 

Nicole prit la bourse des mains d’Andrée et la baisa.

 

La jeune fille ne voulait sans doute pas perdre une seconde de l’heure que lui avait accordée sa maîtresse, car elle s’élança hors de la chambre, descendit rapidement l’escalier, traversa la cour et se perdit dans l’avenue.

 

Andrée la regarda s’éloigner en murmurant :

 

– Pauvre folle, qui pouvait être heureuse !

 

Est-ce donc si doux, l’amour ? Cinq minutes après, toujours pour ne pas perdre de temps sans doute, Nicole frappait aux vitres du rez-de-chaussée qu’habitait Gilbert, décoré si généreusement par Andrée du nom d’oisif, et par le baron de celui de fainéant.

 

Gilbert tournait le dos à cette fenêtre donnant sur l’avenue, et remuait on ne sait quoi au fond de sa chambre.

 

Au bruit des doigts de Nicole tambourinant sur la vitre, il abandonna, comme un voleur surpris en flagrant délit, l’œuvre qui l’occupait, et se retourna plus prompt que si un ressort d’acier l’eût fait mouvoir.

 

– Ah ! fit-il, c’est vous, Nicole ?

 

– Oui, c’est encore moi, répondit la jeune fille à travers les carreaux, avec un air décidé mais souriant.

 

– Alors soyez la bienvenue, Nicole, dit Gilbert en allant ouvrir la fenêtre.

 

Nicole, sensible à cette première démonstration de Gilbert, lui tendit la main ; Gilbert la serra.

 

– Voilà qui va bien, pensa-t-elle ; adieu le voyage de Paris !

 

Et c’est ici qu’il faut louer sincèrement Nicole, qui n’accompagna cette réflexion que d’un seul soupir.

 

– Vous savez, dit la jeune fille en s’accoudant sur la fenêtre, vous savez, Gilbert, que l’on quitte Taverney.

 

– Je le sais, répondit Gilbert.

 

– Vous savez où l’on va ?

 

– On va à Paris.

 

– Et vous savez encore que je suis du voyage ?

 

– Non, je ne le savais pas.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! je vous en félicite, si la chose vous plaît.

 

– Comment avez-vous dit cela ? demanda Nicole.

 

– J’ai dit : si la chose vous plaît ; c’est clair, ce me semble.

 

– Elle me plaît… c’est selon, reprit Nicole.

 

– Que voulez-vous dire, à votre tour ?

 

– Je veux dire qu’il dépendrait de vous que la chose ne me plût pas.

 

– Je ne comprends pas, dit Gilbert en s’asseyant sur la fenêtre de telle façon que ses genoux effleuraient les bras de Nicole, et que tous deux pouvaient continuer leur conversation, à moitié cachés par les lianes de liserons et de capucines enroulées au-dessus de leurs têtes.

 

Nicole regarda tendrement Gilbert.

 

Mais Gilbert fit un signe du cou et des épaules qui voulait dire qu’il ne comprenait pas plus le regard que les paroles.

 

– C’est bien… Puisqu’il faut tout vous dire, écoutez donc, reprit Nicole.

 

– J’écoute, dit froidement Gilbert.

 

– Mademoiselle m’offre de la suivre à Paris.

 

– Bon, dit Gilbert.

 

– À moins que…

 

– À moins que ?… répéta le jeune homme.

 

– À moins que je ne trouve à me marier ici.

 

– Vous tenez donc toujours à vous marier ? dit Gilbert impassible.

 

– Oui, surtout depuis que je suis riche, répéta Nicole.

 

– Ah ! vous êtes riche ? demanda Gilbert avec un flegme qui dérouta les soupçons de Nicole.

 

– Très riche, Gilbert.

 

– Vraiment ?

 

– Oui.

 

– Et comment ce miracle s’est-il fait ?

 

– Mademoiselle m’a dotée.

 

– C’est un grand bonheur, et je vous en félicite, Nicole.

 

– Tenez, dit la jeune fille en faisant ruisseler dans sa main les vingt-cinq louis.

 

Et ce disant, elle regardait Gilbert pour saisir dans ses yeux un rayon de joie ou tout au moins de convoitise.

 

Gilbert ne sourcilla point.

 

– Par ma foi ! dit-il, c’est une belle somme.

 

– Ce n’est pas le tout, continua Nicole, M. le baron va redevenir riche. On songe à rebâtir Maison-Rouge et à embellir Taverney.

 

– Je le crois bien.

 

– Et alors le château aura besoin d’être gardé.

 

– Sans doute.

 

– Eh bien ! mademoiselle donne la place de…

 

– De concierge à l’heureux époux de Nicole, continua Gilbert avec une ironie qui ne fut point assez dissimulée cette fois pour que ne s’en effarouchât pas la fine oreille de Nicole.

 

Elle se contint cependant.

 

– L’heureux époux de Nicole, reprit-elle, n’est-ce point quelqu’un que vous connaissez, Gilbert ?

 

– De qui voulez-vous parler, Nicole ?

 

– Voyons… est-ce que vous devenez imbécile, ou est-ce que je ne parle pas français ? s’écria la jeune fille, qui commençait à s’impatienter à ce jeu.

 

– Je vous entends à merveille, dit Gilbert ; vous m’offrez d’être votre mari, n’est-ce pas, mademoiselle Legay ?

 

– Oui, monsieur Gilbert.

 

– Et c’est après être devenue riche, se hâta de dire celui-ci, que vous conservez pour moi de pareilles intentions ; en vérité, je vous en suis bien reconnaissant.

 

– Vraiment ?

 

– Sans doute.

 

– Eh bien ! dit franchement Nicole, touchez là.

 

– Moi ?

 

– Vous acceptez, n’est-ce pas ?

 

– Je refuse.

 

Nicole fit un bond.

 

– Tenez, dit-elle, vous êtes un mauvais cœur ou tout au moins un mauvais esprit, Gilbert, et, croyez-moi, ce que vous faites en ce moment ne vous portera point bonheur. Si je vous aimais encore, et si j’avais mis en ce que je fais en ce moment autre chose qu’un point d’honneur et de probité, vous me déchireriez l’âme. Mais, Dieu merci ! j’ai voulu qu’il ne fût pas dit que Nicole, devenue riche, méprisait Gilbert et lui rendait une souffrance pour une insulte. À présent, Gilbert, tout est fini entre nous.

 

Gilbert fit un geste d’indifférence.

 

– Ce que je pense de vous, vous ne pouvez en douter, dit Nicole ; me décider, moi, moi dont vous connaissez le caractère aussi libre, aussi indépendant que le vôtre, me décider, moi, à m’enterrer ici, quand Paris m’attend ! Paris qui sera mon théâtre, comprenez-vous ? Me décider à avoir tout le jour, toute l’année et toute la vie, cette froide et impénétrable figure derrière laquelle se cachent tant de vilaines pensées ! C’était un sacrifice ; vous ne l’avez pas compris, tant pis pour vous. Je ne dis pas que vous me regretterez, Gilbert ; je dis que vous me redouterez et que vous rougirez de me voir là où m’aura conduite votre mépris de ce jour. Je pouvais redevenir honnête, une main amie me manquait pour m’arrêter au bord de l’abîme, où je penche, où je glisse, où je vais tomber. J’ai crié : « Aidez-moi ! soutenez-moi ! » vous m’avez repoussée, Gilbert. J’y roule, j’y tombe, je m’y perds. Dieu vous tiendra compte de ce crime. Adieu, Gilbert, adieu.

 

Et la fière jeune fille s’en retourna sans colère, sans impatience, ayant fini, comme toutes les natures d’élite, par laisser venir à la surface le fond généreux de son âme.

 

Gilbert ferma tranquillement sa fenêtre et rentra dans sa cabane, où il reprit cette mystérieuse occupation interrompue par l’arrivée de Nicole.

 

Chapitre XVIII
Adieux à Taverney

Nicole, avant de rentrer près de sa maîtresse, s’arrêta sur l’escalier pour comprimer les derniers cris de la colère qui grondait en elle.

 

Le baron la rencontra immobile, pensive, le menton dans sa main et les sourcils contractés ; et, tout occupé qu’il était, la voyant si jolie, il l’embrassa, comme l’eût fait M. de Richelieu à trente ans.

 

Nicole, tirée de sa rêverie par cette gaillardise du baron, remonta précipitamment chez Andrée, qui achevait de fermer un coffret.

 

– Eh bien ! dit mademoiselle de Taverney, ces réflexions ?…

 

– Elles sont faites, mademoiselle, répondit Nicole avec un air des plus délibérés.

 

– Tu te maries ?

 

– Non pas, au contraire.

 

– Ah bah ! et ce grand amour ?

 

– Ne me vaudra jamais ce que me vaudront les bontés dont mademoiselle me comble à toute heure. J’appartiens à mademoiselle et lui veux appartenir toujours. Je connais la maîtresse que je me suis donnée ; connaîtrais-je aussi bien le maître que je me donnerais ?

 

Andrée fut touchée de cette manifestation de sentiments, qu’elle était loin de croire trouver chez l’étourdie Nicole. Il va sans dire qu’elle ignorait que cette même Nicole fit d’elle un pis-aller.

 

Elle sourit, heureuse de trouver une créature humaine meilleure qu’elle ne l’espérait.

 

– Tu fais bien de m’être attachée, Nicole, répliqua-t-elle. Je ne l’oublierai pas. Confie-moi ton sort, mon enfant, et si quelque bonheur m’arrive, tu en auras ta part, je te le promets.

 

– Oh ! mademoiselle, c’est décidé, je vous suis.

 

– Sans regrets ?

 

– Aveuglément.

 

– Ce n’est pas répondre, dit Andrée. Je ne voudrais pas qu’un jour tu pusses me reprocher de m’avoir suivie aveuglément.

 

– Je n’aurai de reproches à faire qu’à moi-même, mademoiselle.

 

– Alors tu t’es donc entendue de cela avec ton prétendu ?

 

Nicole rougit.

 

– Moi ? dit-elle.

 

– Oui, toi, je t’ai vue causer avec lui.

 

Nicole se mordit les lèvres. Elle avait une fenêtre parallèle à celle d’Andrée, et elle savait bien que ce cette fenêtre on voyait celle de Gilbert.

 

– C’est vrai, mademoiselle, répondit Nicole.

 

– Et tu lui as dit ?

 

– Je lui ai dit, reprit Nicole, qui crut remarquer qu’Andrée la questionnait, et qui, rendue à ses premiers soupçons par cette fausse manœuvre de l’ennemi, essaya de répondre hostilement, je lui ai dit que je ne voulais plus de lui.

 

Il était décidé que ces deux femmes, l’une avec sa pureté de diamant, l’autre avec sa tendance naturelle au vice, ne s’entendraient jamais.

 

Andrée continua de prendre les aigreurs de Nicole pour des cajoleries.

 

Pendant ce temps, le baron complétait l’attirail de son bagage : une vieille épée qu’il portait à Fontenoy, des parchemins qui établissaient son droit à monter dans les carrosses de Sa Majesté, une collection de la Gazette, et certaines correspondances formaient la portion la plus volumineuse de son avoir. Comme Bias, il portait tout cela sous un bras.

 

La Brie avait l’air de suer en marchant, courbé sous une malle à peu près vide.

 

On retrouva dans l’avenue M. l’exempt qui, pendant tous ces préparatifs, avait vidé sa bouteille jusqu’à la dernière goutte.

 

Le galant avait remarqué la taille si fine, la jambe si ronde de Nicole, et ne cessait de rôder de la pièce d’eau aux marronniers pour revoir cette charmante coureuse, aussi vite disparue qu’entrevue sous les massifs.

 

M. de Beausire, ainsi avons-nous déjà dit qu’on l’appelait, fut tiré de sa contemplation par l’invitation que lui fit le baron d’appeler la voiture. Il fit un soubresaut, salua M. de Taverney, et commanda d’une voix sonore au cocher d’entrer dans l’avenue.

 

Le carrosse entra. La Brie déposa la malle sur ses ressorts avec un indicible mélange de joie et d’orgueil.

 

– Je vais donc monter dans les carrosses du roi, murmura-t-il, emporté par son enthousiasme, et croyant être seul.

 

– Derrière, mon bel ami, répliqua Beausire avec un sourire protecteur.

 

– Quoi ! vous emmenez La Brie, monsieur, dit Andrée au baron ; et qui gardera Taverney ?

 

– Pardieu ! ce fainéant de philosophe !

 

– Gilbert ?

 

– Sans doute ; n’a-t-il pas un fusil ?

 

– Mais avec quoi se nourrira-t-il ?

 

– Avec son fusil, pardieu ! et il fera bonne chère, soyez tranquille : les grives et les merles ne manquent point à Taverney.

 

Andrée regarda Nicole ; celle-ci se mit à rire.

 

– Voilà comme tu le plains, méchant cœur ! dit Andrée.

 

– Oh ! il est fort adroit, mademoiselle, riposta Nicole, et soyez tranquille, il ne se laissera pas mourir de faim.

 

– Il faut lui laisser un ou deux louis, monsieur, dit Andrée au baron.

 

– Pour le gâter. Bon ! il est déjà assez vicieux comme cela.

 

– Non, pour le faire vivre.

 

– On lui enverra quelque chose, s’il crie.

 

– Bah ! dit Nicole, soyez tranquille, mademoiselle, il ne criera pas.

 

– N’importe, dit Andrée, laisse lui trois ou quatre pistoles.

 

– Il ne les acceptera point.

 

– Il ne les acceptera point ? Il est bien fier, ton M. Gilbert.

 

– Oh ! mademoiselle, ce n’est plus le mien, Dieu merci !

 

– Allons, allons, dit Taverney, pour rompre tous ces détails dont son égoïsme se fatiguait, allons, au diable M. Gilbert ! le carrosse nous attend, montons en voiture, ma fille.

 

Andrée ne répliqua point, elle salua du regard le petit château, et rentra dans le lourd et massif carrosse.

 

M. de Taverney s’y plaça près d’elle. La Brie, toujours vêtu de sa magnifique livrée, et Nicole, qui semblait n’avoir jamais connu Gilbert, s’installèrent sur le siège. Le cocher enjamba un des chevaux en postillon.

 

– Mais M. l’exempt, où se place-t-il ? cria Taverney.

 

– À cheval, monsieur le baron, à cheval, répondit Beausire en lorgnant Nicole, qui rougissait d’aise d’avoir si vite remplacé un grossier paysan par un élégant cavalier.

 

Bientôt la voiture s’ébranla sous les efforts de quatre vigoureux chevaux ; et les arbres de l’avenue, de cette avenue si connue d’Andrée, commencèrent à glisser des deux côtés du carrosse et disparaître un à un, tristement inclinés sous le vent d’est, comme pour dire un dernier adieu aux maîtres qui les abandonnaient. On arriva près de la porte cochère.

 

Gilbert s’était placé droit, immobile à cette porte. Le chapeau à la main, il ne regardait pas, et pourtant il voyait Andrée.

 

Elle, penchée de l’autre côté de la portière, cherchait à voir le plus longtemps possible sa chère maison.

 

– Arrêtez un peu, s’écria M. de Taverney au postillon.

 

Celui-ci retint ses chevaux.

 

– Çà, monsieur le fainéant, dit le baron à Gilbert, vous allez être bien heureux ; vous voilà seul comme doit être un vrai philosophe, rien à faire, pas de gronderie à essuyer. Tâchez au moins que le feu ne brûle pas tandis que vous dormirez, et prenez soin de Mahon.

 

Gilbert s’inclina sans répondre. Il croyait sentir le regard de Nicole peser sur lui d’un poids insupportable ; il craignait de voir la jeune fille triomphante et ironique, et il craignait cela comme on peut craindre la morsure d’un fer rouge.

 

– Allez, postillon ! cria M. de Taverney.

 

Nicole n’avait pas ri, comme le craignait Gilbert ; il lui avait même fallu plus que sa force habituelle, plus que son courage personnel pour ne pas plaindre tout haut le pauvre garçon qu’on abandonnait sans pain, sans avenir, sans consolation ; il lui avait fallu regarder M. de Beausire, qui avait si excellente mine sur son cheval qui caracolait.

 

Or, comme Nicole regardait M. de Beausire, elle ne put voir que Gilbert dévorait Andrée des yeux.

 

Andrée ne voyait rien, elle, à travers ses yeux mouillés de larmes, que la maison où elle était née et où sa mère était morte.

 

La voiture disparut. Gilbert, si peu de chose déjà pour les voyageurs un instant auparavant, commençait à n’être plus rien du tout pour eux.

 

Taverney, Andrée, Nicole et La Brie, en franchissant la porte du château, venaient d’entrer dans un nouveau monde.

 

Chacun avait sa pensée.

 

Le baron calculait qu’à Bar-le-Duc on lui prêterait facilement cinq ou six mille livres sur le service doré de Balsamo.

 

Andrée récitait tout bas une petite prière que lui avait apprise sa mère pour éloigner d’elle le démon de l’orgueil et de l’ambition.

 

Nicole fermait son fichu, que le vent dérangeait trop peu au gré de M. de Beausire.

 

La Brie comptait au fond de sa poche les dix louis de la reine et les deux louis de Balsamo.

 

M. de Beausire galopait.

 

Gilbert ferma la grande porte de Taverney, dont les battants gémirent comme d’habitude, faute d’huile.

 

Alors il courut à sa petite chambre et tira sa commode de chêne, derrière laquelle se trouvait un paquet tout prêt. Il passa les nœuds de ce paquet, enfermé dans une serviette, au bout de sa canne de cornouiller. Puis, découvrant son lit de sangle formé d’un matelas bourré de foin, il éventra le matelas. Ses mains y rencontrèrent bien vite un papier plié dont il s’empara. Ce papier contenait un écu de six livres poli et luisant. C’étaient les économies de Gilbert depuis trois ou quatre ans peut-être.

 

Il ouvrit le papier, regarda l’écu pour bien s’assurer qu’il n’était point changé et le mit dans la poche de sa culotte, toujours protégé par son papier.

 

Mahon hurlait, en bondissant de toute la longueur de sa chaîne ; le pauvre animal gémissait de se voir ainsi abandonné successivement par tous ses amis, car, avec son admirable instinct, il devinait que Gilbert allait l’abandonner à son tour.

 

Il se mit donc à hurler de plus en plus.

 

– Tais-toi, lui cria Gilbert, tais-toi, Mahon !

 

Puis, comme souriant au parallèle antithétique qui se présentait à son esprit :

 

– Ne m’abandonnait-on pas comme un chien ? ajouta-t-il ; pourquoi ne t’abandonnerait-on pas comme un homme ?

 

Puis, réfléchissant :

 

– Mais on m’abandonnait libre, au moins, libre de chercher ma vie comme je l’entendais. Eh bien ! soit, Mahon, je ferai pour toi ce que l’on faisait pour moi, ni plus ni moins.

 

Et, courant à la niche et détachant la chaîne de Mahon :

 

– Te voilà libre, dit-il ; cherche ta vie comme tu l’entendras.

 

Mahon bondit vers la maison, dont il trouva les portes fermées, puis alors il s’élança vers les ruines, et Gilbert le vit disparaître dans les massifs.

 

– Bien, dit-il ; maintenant nous verrons lequel a le plus d’instinct, du chien ou de l’homme.

 

Cela dit, Gilbert sortit par la petite porte, qu’il ferma à double tour et dont il jeta la clef par-dessus la muraille jusque dans la pièce d’eau avec cette adresse qu’ont les paysans à lancer les pierres.

 

Toutefois, comme la nature, monotone dans la génération des sentiments, est variée dans leur manifestation, Gilbert éprouva, en quittant Taverney, quelque chose de pareil à ce qu’avait éprouvé Andrée. Seulement, de la part d’Andrée, c’était le regret du temps passé ; de la part de Gilbert, c’était l’espérance d’un temps meilleur.

 

– Adieu ! dit-il en se retournant pour voir une dernière fois le petit château dont on apercevait le toit perdu dans le feuillage des sycomores et dans les fleurs des ébéniers ; adieu, maison où j’ai tant souffert, où chacun m’a détesté, où l’on m’a jeté le pain en disant que je volais ; adieu, sois maudite ! Mon cœur bondit de joie et se sent libre depuis que tes murs ne m’enferment plus ; adieu, prison ! adieu, enfer ! antre de tyrans ! adieu, pour jamais adieu !

 

Et après cette imprécation, moins poétique peut-être, mais non moins significative que tant d’autres, Gilbert prit son élan pour courir après la voiture, dont le bruissement lointain retentissait encore dans l’espace.

 

Chapitre XIX
L’écu de Gilbert

Après une demi-heure de course effrénée, Gilbert poussa un cri de joie : il venait d’apercevoir à un quart de lieue devant lui la voiture du baron qui montait une côte au pas.

 

Alors Gilbert sentit en lui-même un véritable mouvement d’orgueil ; car il se dit qu’avec les seules ressources de sa jeunesse, de sa vigueur et de son intelligence, il allait égaler les ressources de la richesse, de la puissance et de l’aristocratie.

 

C’est alors que M. de Taverney eût pu appeler Gilbert un philosophe, le voyant sur la route, son bâton à la main, son mince bagage accroché à sa boutonnière, faisant des enjambées rapides, sautant des talus pour économiser le terrain et s’arrêtant à chaque montée comme s’il eût dit dédaigneusement aux chevaux :

 

– Vous n’allez pas assez vite pour moi, et je suis forcé de vous attendre !

 

Philosophe ! oh ! oui, certes, il l’était bien alors, si l’on appelle philosophie le mépris de toute jouissance, de toute facilité. Certes, il n’avait pas été accoutumé à une vie molle ; mais combien de gens l’amour n’amollit-il pas !

 

C’était donc, il faut le dire, un beau spectacle, un spectacle digne de Dieu, père des créatures énergiques et intelligentes, que celui de ce jeune homme courant, tout poudreux et tout rougissant, pendant une heure ou deux, jusqu’à ce qu’il eût presque rattrapé le carrosse, et se reposant avec délices lorsque les chevaux n’en pouvaient plus. Gilbert, ce jour-là, n’eût dû inspirer que de l’admiration à quiconque eût pu le suivre des yeux et de l’esprit, comme nous le suivons ; et qui sait même si la superbe Andrée, le voyant, n’eut pas été touchée, et si cette indifférence qu’elle avait manifestée à l’endroit de sa paresse ne se fût point changée en estime pour son énergie ?

 

La première journée se passa ainsi. Le baron s’arrêta même une heure à Bar-le-Duc, ce qui donna à Gilbert tout le temps, non seulement de le rejoindre, mais encore de le dépasser. Gilbert fit le tour de la ville, car il avait entendu l’ordre donné de s’arrêter chez un orfèvre, puis, quand il vit venir le carrosse, il se jeta dans un massif, et, le carrosse passé, il se mit comme auparavant à sa suite.

 

Vers le soir, le baron rejoignit les voitures de la dauphine au petit village de Brillon, dont les habitants, amoncelés sur la colline, faisaient entendre des cris de joie et des souhaits de prospérité.

 

Gilbert n’avait mangé pendant toute la journée qu’un peu de pain emporté de Taverney, mais en récompense il avait à discrétion bu de l’eau d’un magnifique ruisseau qui traversait la route, et dont le cours était si pur, si frais, si brodé de cressons et de nymphéas jaunes, que, sur la demande d’Andrée, le carrosse s’était arrêté, et qu’Andrée était descendue elle-même et avait puisé un verre de cette eau dans la tasse d’or de la dauphine, seule pièce de service que, sur la prière de sa fille, le baron eût conservée.

 

Caché derrière un des ormes de la route, Gilbert avait vu tout cela.

 

Aussi, lorsque les voyageurs s’étaient éloignés, Gilbert était-il venu juste au même endroit, avait-il mis le pied sur le petit tertre où il avait vu monter Andrée, et bu l’eau dans sa main, comme Diogène, aux mêmes flots où venait de se désaltérer mademoiselle de Taverney.

 

Puis, bien rafraîchi, il avait repris sa course.

 

Une seule chose inquiétait Gilbert, c’était de savoir si la dauphine coucherait en route. Si la dauphine couchait en route, ce qui était probable, – car après la fatigue dont elle s’était plainte à Taverney, elle aurait certes besoin de repos, – si la dauphine couchait en route, disons-nous, Gilbert était sauvé. On s’arrêterait sans doute, dans ce cas, à Saint-Dizier. Deux heures de sommeil dans une grange lui suffiraient, à lui, pour rendre l’élasticité à ses jambes, qui commençaient à se raidir ; puis, ces deux heures écoulées, il se remettrait en chemin, et pendant la nuit, tout en marchant à petits pas, il gagnerait facilement cinq ou six lieues sur eux. On marche si bien à dix-huit ans, par une belle nuit du mois de mai !

 

Le soir vint, enveloppant l’horizon de son ombre sans cesse rapprochée, jusqu’à ce que cette ombre eût gagné même le chemin où courait Gilbert. Bientôt il ne vit plus de la voiture que la grosse lanterne placée au côté gauche du carrosse, et dont le reflet faisait sur la route l’effet d’un fantôme blanc toujours courant effaré sur le revers du chemin.

 

Après le soir, vint la nuit. On avait fait douze lieues, on arriva à Combles, les équipages parurent s’arrêter un instant. Gilbert crut décidément que le ciel était pour lui. Il s’approcha pour entendre la voix d’Andrée. Le carrosse était stationnaire ; il se glissa dans le renfoncement d’une grande porte. Il vit Andrée au rayonnement des flambeaux, il l’entendit demander quelle heure il était. Une voix répondit : « Onze heures. » En ce moment Gilbert n’était point las, et il eût repoussé avec mépris l’offre de monter dans une voiture.

 

C’est que déjà aux yeux ardents de son imagination apparaissait Versailles, doré, resplendissant ; Versailles, la ville des nobles et des rois. Puis, au delà de Versailles, Paris, sombre, noir, immense ; Paris, la ville du peuple.

 

Et en échange de ces visions qui récréaient son esprit, Gilbert n’eût point accepté tout l’or du Pérou.

 

Deux choses le tirèrent de son extase, le bruit que firent les voitures en repartant et un coup violent qu’il se donna contre une charrue oubliée sur la route.

 

Son estomac aussi commençait à crier famine.

 

– Heureusement, se disait Gilbert, j’ai de l’argent, je suis riche.

 

On sait que Gilbert avait un écu.

 

Jusqu’à minuit, les voitures roulèrent.

 

À minuit, on arriva à Saint-Dizier. C’était là que Gilbert avait l’espoir qu’on coucherait.

 

Gilbert avait fait seize lieues en douze heures.

 

Il s’assit sur le revers du fossé.

 

Mais à Saint-Dizier on relaya seulement ; Gilbert entendit le bruit des grelots qui s’éloignaient de nouveau. Les illustres voyageurs avaient rafraîchi seulement au milieu des flambeaux et des fleurs.

 

Gilbert eut besoin de tout son courage. Il se remit sur ses jambes avec une énergie de volonté qui lui fit oublier que, dix minutes auparavant, ses jambes faiblissaient sous lui.

 

– Bien, dit-il, partez, partez ! Moi aussi, tout à l’heure, je m’arrêterai à Saint-Dizier, j’y achèterai du pain et un morceau de lard, j’y boirai un verre de vin ; j’aurai dépensé cinq sous, et pour mes cinq sous je serai mieux réconforté que les maîtres.

 

C’était avec son emphase ordinaire que Gilbert prononçait ce mot maîtres, que nous soulignons à cet effet.

 

Gilbert entra comme il se l’était promis à Saint-Dizier, où l’on commençait, l’escorte étant passée, à fermer les volets et les portes des maisons.

 

Notre philosophe vit une auberge de bonne mine, servantes parées, valets emmanchés et fleuris aux boutonnières, bien qu’il fût une heure du matin ; il aperçut, sur les grands plats de faïence à fleurs des volailles, sur lesquelles une forte dîme avait été prélevée par les affamés du cortège.

 

Il entra résolument dans l’auberge principale : on mettait la dernière barre aux contrevents ; il se baissa pour entrer dans la cuisine.

 

La maîtresse de l’hôtel était là, surveillant tout et comptant sa recette.

 

– Pardon, madame, dit Gilbert, donnez-moi, s’il vous plaît, un morceau de pain et du jambon.

 

– Il n’y a pas de jambon, mon ami, répondit l’hôtesse, Voulez-vous du poulet ?

 

– Non pas ; j’ai demandé du jambon, parce que c’est du jambon que je désire ; je n’aime pas le poulet.

 

– Alors c’est fâcheux, mon petit homme, dit l’hôtesse, car il n’y a que cela. Mais croyez-moi, ajouta-t-elle en souriant, le poulet ne sera pas plus cher pour vous que du jambon ; aussi prenez-en une moitié, un tout entier pour dix sous, cela vous fera votre provision pour demain. Nous pensions que Son Altesse royale s’arrêterait chez M. le bailli et que nous débiterions nos provisions à ses équipages ; mais elle n’a fait que passer, et voilà nos provisions perdues.

 

On pourrait croire que Gilbert ne voulut point, puisque l’occasion était si belle, et l’hôtesse si bonne, manquer l’occasion unique qui se présentait de faire un bon repas, mais ce serait complètement méconnaître son caractère.

 

– Merci, dit-il, je me contente de moins ; je ne suis ni un prince ni un laquais.

 

– Alors je vous le donne, mon petit Artaban, dit la bonne femme, et que Dieu vous accompagne.

 

– Je ne suis pas un mendiant non plus, bonne femme, dit Gilbert humilié. J’achète et je paye.

 

Et Gilbert, pour joindre l’effet aux paroles, enfonça majestueusement sa main dans le gousset de sa culotte, où elle disparut jusqu’au coude.

 

Mais il eut beau fouiller et refouiller en pâlissant, dans cette vaste poche, il n’en tira que le papier dans lequel était renfermé l’écu de six livres. L’écu, ballotté, avait usé son enveloppe, qui était vieille et macérée, puis la toile de la poche, qui était mûre, enfin il s’était glissé dans la culotte, d’où il était sorti par la jarretière débouclée.

 

Gilbert avait débouclé ses jarretières pour donner plus d’élasticité à ses jambes.

 

L’écu était sur la route, probablement aux bords du ruisseau dont les flots avaient tant charmé Gilbert.

 

Le pauvre enfant avait payé six francs un verre puisé dans le creux de sa main. Au moins, quand Diogène philosophait sur l’inutilité des écuelles de bois, n’avait-il ni poche à trouer, ni écu de six livres à perdre.

 

La pâleur, le tremblement de honte de Gilbert émurent la bonne femme. Assez d’autres eussent triomphé de voir un orgueilleux puni ; elle, elle souffrit de cette souffrance si bien peinte sur les traits bouleversés du jeune homme.

 

– Voyons, mon pauvre enfant, lui dit-elle, soupez et couchez ici ; puis demain, s’il faut absolument que vous partiez, vous continuerez votre route.

 

– Oh ! oui, oui ! il le faut, dit Gilbert, il le faut, pas demain, mais tout de suite.

 

Et, reprenant son paquet sans vouloir rien entendre, il s’élança hors de la maison pour cacher dans l’obscurité sa honte et sa douleur.

 

Le contrevent se referma. La dernière lumière s’éteignit dans le bourg, les chiens eux-mêmes, fatigués de la journée, cessèrent d’aboyer.

 

Gilbert demeura seul, bien seul au monde, car nul n’est plus isolé sur la terre que l’homme qui vient de se séparer de son dernier écu, surtout quand ce dernier écu est le seul qu’il ait possédé jamais !

 

La nuit était obscure autour de lui : que faire ? Il hésita. Retourner sur ses pas pour chercher son écu, c’était se livrer d’abord à une recherche bien précaire ; puis cette recherche le séparait à tout jamais, ou du moins pour bien longtemps, de ces voitures qu’il ne pourrait plus rejoindre. Il résolut de continuer sa course et se remit en chemin ; mais à peine eut-il fait une lieue, que la faim le prit. Calmée ou plutôt endormie un instant par la souffrance morale, elle se réveilla plus mordante que jamais, lorsqu’une course rapide eut recommencé de fouetter le sang du malheureux.

 

Puis, en même temps que la faim, la fatigue, sa compagne, commença d’envahir les membres de Gilbert. Avec un effort inouï, il rejoignit encore une fois les carrosses. Mais on eût dit qu’il y avait conspiration contre lui. Les voitures ne s’arrêtaient que pour relayer, et encore relayaient-elles si rapidement, qu’au premier relais le pauvre voyageur ne gagna pas cinq minutes de repos.

 

Cependant il repartit. Le jour commençait à poindre à l’horizon. Le soleil apparaissait au-dessus d’une grande bande de vapeurs sombres dans tout l’éclat et toute la majesté d’un dominateur ; il promettait une de ces ardentes journées de mai qui devancent l’été de deux mois. Comment Gilbert pourrait-il supporter la chaleur du midi ?

 

Gilbert eut un instant cette idée consolante pour son amour-propre, que les chevaux, les hommes et Dieu même étaient ligués contre lui. Mais, pareil à Ajax, il montra le poing au ciel, et s’il ne dit point comme lui : « J’échapperai malgré les dieux », c’est qu’il connaissait mieux son Contrat social que son Odyssée.

 

Comme l’avait prévu Gilbert, un moment arriva où il comprit l’insuffisance de ses forces et la détresse de sa position. Ce fut un moment terrible que celui de cette lutte de l’orgueil contre l’impuissance ; un moment l’énergie de Gilbert se trouva doublée de toute la force de son désespoir. Par un dernier élan, il se rapprocha des voitures qu’il avait perdues de vue, et les revit à travers un nuage de poussière auquel le sang dont ses yeux étaient injectés donnait une couleur fantastique ; leur roulement retentissait dans ses oreilles, mêlé au tintement de ses artères. La bouche ouverte, le regard fixe, les cheveux collés au front par la sueur, il semblait un automate habile faisant à peu près les mouvements de l’homme, mais avec plus de raideur et de persévérance. Depuis la veille, il avait fait vingt ou vingt-deux lieues ; enfin le moment arriva où ses jambes brisées refusèrent de le porter plus longtemps ; ses yeux ne voyaient plus ; il lui semblait que la terre était mobile et tournait sur elle même ; il voulut crier et ne retrouva point sa voix ; il voulut se retenir, sentant qu’il allait tomber, et battit l’air de ses bras comme un insensé. Enfin la voix se fit jour dans son gosier par des cris de rage, et, se tournant vers Paris, ou plutôt dans la direction où il croyait que Paris devait être, il hurla contre les vainqueurs de son courage et de ses forces une série d’imprécations terribles. Puis, saisissant ses cheveux à pleines mains, il fit un ou deux tours sur lui-même et tomba sur la grande route, avec la conscience et par conséquent la consolation d’avoir, pareil à un héros de l’Antiquité, lutté jusqu’au dernier moment.

 

Il tomba en s’affaissant sur lui-même, les yeux encore menaçants, les poings encore crispés.

 

Puis ses yeux se fermèrent, ses muscles se détendirent : il était évanoui.

 

– Gare donc ! gare, enragé ! lui cria, au moment où il venait de tomber, une voix enrouée, accompagnée des claquements d’un fouet.

 

Gilbert n’entendit pas.

 

– Mais gare donc ! ou je t’écrase, morbleu !

 

Et un vigoureux coup de fouet allongé en manière de stimulant accompagna ce cri.

 

Gilbert fut saisi et mordu à la ceinture par la pliante lanière du fouet.

 

Mais il ne sentait plus rien, et il demeura sous les pieds des chevaux, qui arrivaient par une route secondaire rejoignant la route principale entre Thiéblemont et Vauclère, et que dans sa folie il n’avait ni vus ni entendus.

 

Un cri terrible sortit de la voiture que les chevaux emportaient comme l’ouragan fait d’une plume.

 

Le postillon fit un effort surhumain ; mais, malgré cet effort, il ne put retenir le premier cheval, placé en arbalète, lequel bondit par-dessus Gilbert. Mais il parvint à arrêter les deux autres, plus sous sa main que le premier. Une femme sortit à moitié de la chaise.

 

– Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle avec angoisse, il est donc écrasé, le malheureux enfant ?

 

– Ma foi ! madame, dit le postillon en essayant de démêler quelque chose à travers la poussière que soulevaient les jambes de ses chevaux, ma foi, ça m’en a bien l’air.

 

– Pauvre fou ! pauvre enfant ! Pas un pas de plus. Arrêtez ! arrêtez !

 

Et la voyageuse, ouvrant la portière, se précipita hors de la voiture.

 

Le postillon était déjà à bas de son cheval, occupé à tirer d’entre les roues le corps de Gilbert qu’il croyait sanglant et mort.

 

La voyageuse aidait le postillon de toutes ses forces.

 

– Voilà une chance ! s’écria celui-ci, pas une écorchure, pas un coup de pied.

 

– Mais il est évanoui cependant.

 

– De peur, sans doute. Rangeons-le sur le fossé et, puisque madame est pressée, continuons notre route.

 

– Impossible ! je ne puis abandonner cet enfant dans un pareil état.

 

– Bah ! il n’a rien. Il reviendra tout seul.

 

– Non, non. Si jeune, pauvre petit ! C’est quelque échappé de collège qui aura voulu entreprendre un voyage au-dessus de ses forces. Voyez comme il est pâle : il mourrait. Non, non, je ne l’abandonnerai pas. Mettez-le dans la berline, sur la banquette de devant.

 

Le postillon obéit. La dame était déjà remontée en voiture. Gilbert fut déposé transversalement sur un bon coussin, la tête appuyée aux parois rembourrées du carrosse.

 

– En route, maintenant, continua la jeune dame ; c’est dix minutes perdues : une pistole pour ces dix minutes.

 

Le postillon fit claquer son fouet au-dessus de sa tête, et les chevaux, qui connaissaient ce signal menaçant, repartirent au grand galop.

 

Chapitre XX
Où Gilbert commence à ne plus tant regretter d’avoir perdu son écu

Lorsque Gilbert revint à lui, et ce fut au bout de quelques minutes, il ne se trouva point médiocrement surpris d’être placé pour ainsi dire en travers sur les pieds d’une jeune femme qui le regardait attentivement.

 

C’était une jeune femme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, aux grands yeux gris, au nez retroussé, aux joues brunies par le soleil méridional ; une petite bouche d’un dessin capricieux et délicat donnait à sa physionomie ouverte et joviale un caractère précis de finesse et de circonspection. Elle avait les plus beaux bras du monde, qui se modelaient pour le moment dans des manches de velours violet à boutons d’or. Les plis onduleux d’une jupe de soie grise à grands ramages emplissaient presque toute la voiture. Car Gilbert, avec non moins de surprise que pour tout le reste, s’aperçut qu’il était dans une voiture emportée par le galop de trois chevaux de poste.

 

Comme la physionomie de la dame était souriante et exprimait l’intérêt, Gilbert se mit à la regarder jusqu’à ce qu’il fût bien sûr de ne pas rêver.

 

– Eh bien ! mon enfant, dit la dame après un instant de silence, vous voilà donc mieux ?

 

– Où suis-je ? demanda Gilbert se rappelant à propos cette phrase des romans qu’il avait lus, et qui ne se dit jamais que dans les romans.

 

– En sûreté maintenant, mon cher petit monsieur, répondit la dame avec un accent méridional des plus prononcés. Mais tout à l’heure, en vérité, vous couriez grand risque d’être broyé sous les roues de ma chaise. Ah çà ! que vous est-il donc arrivé, pour tomber comme cela juste au milieu du grand chemin ?

 

– J’ai ressenti une faiblesse, madame.

 

– Comment ! une faiblesse ? Et d’où venait cette faiblesse ?

 

– J’avais beaucoup trop marché.

 

– Il y a longtemps que vous êtes en route ?

 

– Depuis hier quatre heures de l’après-midi.

 

– Et depuis quatre heures de l’après-midi, vous avez fait ?…

 

– Je crois bien avoir fait seize ou dix-huit lieues.

 

– En douze ou quatorze heures ?

 

– Dame ! j’ai toujours couru.

 

– Où allez-vous donc ?

 

– À Versailles, madame.

 

– Et vous venez ?

 

– De Taverney.

 

– Où est-ce, cela, Taverney ?

 

– C’est un château situé entre Pierrefitte et Bar-le-Duc.

 

– Mais vous avez eu à peine le temps de manger ?

 

– Non seulement je n’en ai pas eu le temps, madame, mais encore je n’en ai pas eu les moyens.

 

– Comment cela ?

 

– J’ai perdu mon argent en chemin.

 

– De sorte que, depuis hier, vous n’avez pas mangé… ?

 

– Que quelques bouchées de pain que j’avais emportées avec moi.

 

– Pauvre enfant ! mais pourquoi n’avez-vous pas demandé à manger quelque part ?

 

Gilbert sourit dédaigneusement.

 

– Parce que je suis fier, madame.

 

– Fier ! c’est très beau, d’être fier ; cependant, lorsqu’on meurt de faim…

 

– Mieux vaut mourir que de se déshonorer.

 

La dame regarda son sentencieux interlocuteur avec une sorte d’admiration.

 

– Mais qui êtes-vous donc pour parler ainsi, mon ami ? demanda-t-elle.

 

– Je suis orphelin.

 

– Et vous vous nommez ?

 

– Gilbert.

 

– Gilbert de quoi ?

 

– De rien.

 

– Ah ! ah ! fit la jeune femme de plus en plus étonnée.

 

Gilbert vit qu’il produisait de l’effet et s’applaudit de s’être posé en Jean Jacques Rousseau.

 

– Vous êtes bien jeune, mon ami, pour courir les grands chemins, continua la dame.

 

– J’étais resté seul et abandonné dans un vieux château que ses maîtres venaient de quitter. J’ai fait comme eux, je l’ai quitté à mon tour.

 

– Sans but ?

 

– La terre est grande, et il y a place, dit-on, pour tout le monde au soleil.

 

– Bien, murmura tout bas la dame, c’est quelque bâtard de campagne qui se sera enfui de sa gentilhommière.

 

– Et vous dites que vous avez perdu votre bourse ? demanda-t-elle tout haut.

 

– Oui.

 

– Était-elle bien garnie ?

 

– Je n’avais qu’un seul écu de six livres, dit Gilbert, partagé entre la honte d’avouer sa détresse et le danger d’afficher une trop grande fortune, que l’on pouvait supposer mal acquise ; mais j’en eusse fait assez.

 

– Un écu de six livres pour un si long voyage ! mais à peine aviez-vous assez pour acheter du pain pendant deux jours ! Et le chemin, bon Dieu ! quel chemin ! de Bar-le-Duc à Paris, dites-vous ?

 

– Oui.

 

– Quelque chose comme soixante à soixante-cinq lieues, je pense ?

 

– Je n’ai pas compté les lieues, madame. J’ai dit : « Il faut que j’arrive », voilà tout.

 

– Et là-dessus, vous êtes parti, pauvre fou ?

 

– Oh ! j’ai de bonnes jambes.

 

– Si bonnes qu’elles soient, elles se fatiguent cependant ; vous en avez la preuve.

 

– Oh ! ce ne sont pas les jambes qui ont failli, c’est l’espoir qui m’a manqué.

 

– En effet, il me semble vous avoir vu très désespéré.

 

Gilbert sourit amèrement.

 

– Que vous passait-il donc dans l’esprit ? Vous vous frappiez la tête, vous vous arrachiez les cheveux.

 

– Croyez-vous, madame ? demanda Gilbert assez embarrassé.

 

– Oh ! je suis sûre ; c’est même votre désespoir qui a dû vous empêcher d’entendre la voiture.

 

Gilbert pensa qu’il ne serait pas mal de se grandir encore par le récit de la vérité même. Son instinct lui disait que sa position était intéressante, pour une femme surtout.

 

– J’étais en effet désespéré, dit-il.

 

– Et de quoi ? demanda la dame.

 

– De ne pouvoir plus suivre une voiture que je suivais.

 

– En vérité ! dit la jeune femme en souriant ; mais c’est donc une aventure. Y aurait-il de l’amour là-dessous ?

 

Gilbert n’était pas encore assez maître de lui-même pour ne point rougir.

 

– Et quelle voiture était-ce, mon petit Caton ?

 

– Une voiture de la suite de la dauphine.

 

– Comment ! que dites-vous ? s’écria la jeune femme ; la dauphine est donc devant nous ?

 

– Sans doute.

 

– Je la croyais derrière, à Nancy à peine. Ne lui rend-on donc point d’honneurs sur la route ?

 

– Si fait, madame ; mais il paraît que Son Altesse est pressée.

 

– Pressée, la dauphine ? qui vous a dit cela ?

 

– Je le présume.

 

– Vous le présumez ?

 

– Oui.

 

– Et d’où vous vient cette présomption ?

 

– De ce qu’elle avait dit d’abord qu’elle se reposerait deux ou trois heures au château de Taverney.

 

– Eh bien ! après ?

 

– Elle y est restée trois quarts d’heure à peine.

 

– Savez-vous s’il lui serait arrivé quelque lettre de Paris ?

 

– J’ai vu entrer, tenant une lettre à la main, un monsieur dont l’habit était couvert de broderies.

 

– A-t-on nommé ce monsieur devant vous ?

 

– Non ; je sais seulement que c’est le gouverneur de Strasbourg.

 

– M. de Stainville, le beau-frère de M. de Choiseul ! Pécaïre ! plus vite, postillon, plus vite !

 

Un vigoureux coup de fouet répondit à cette recommandation, et Gilbert sentit que la voiture, quoique déjà lancée au galop, gagnait encore en vélocité.

 

– Ainsi, reprit la jeune dame, la dauphine est devant nous ?

 

– Oui, madame.

 

– Mais elle s’arrêtera pour déjeuner, fit la dame comme se parlant à elle-même, et alors nous la dépasserons, à moins que cette nuit… S’est-elle arrêtée cette nuit ?

 

– Oui, à Saint-Dizier.

 

– Quelle heure était-il ?

 

– Onze heures, à peu près.

 

– C’était pour souper. Bon, il faudra qu’elle déjeune ! Postillon, quelle est la première ville un peu importante que nous trouvons sur notre chemin ?

 

– Vitry, madame.

 

– Et à combien sommes-nous de Vitry ?

 

– À trois lieues.

 

– Où relayons-nous ?

 

– À Vauclère.

 

– Bien. Allez, et si vous voyez une file de voitures sur la route, prévenez moi.

 

Pendant ces quelques paroles échangées entre la dame de la voiture et le postillon, Gilbert était presque retombé en faiblesse. En se rasseyant, la voyageuse le vit pâle et les yeux fermés.

 

– Ah ! pauvre enfant, le voilà qui va se trouver mal encore ! s’écria-t-elle. C’est ma faute aussi, moi qui le fais parler quand il meurt de faim et de soif, au lieu de lui donner de quoi boire et de quoi manger.

 

Et d’abord, pour réparer le temps perdu, la dame tira de la poche de la voiture un flacon ciselé, au goulot duquel pendait à une chaîne d’or un petit gobelet de vermeil.

 

– Buvez d’abord une larme de cette eau de la Côte, dit-elle en emplissant le verre et en le présentant à Gilbert.

 

Gilbert ne se fit pas prier cette fois. Était-ce l’influence de la jolie main qui lui présentait le gobelet ? était-ce que le besoin fût plus pressant qu’à Saint Dizier ?

 

– Là ! dit la dame, maintenant mangez un biscuit ; dans une heure ou deux, je vous ferai déjeuner plus solidement.

 

– Merci, madame, dit Gilbert.

 

Et il mangea le biscuit comme il avait bu le vin.

 

– Bon ! maintenant que vous voilà un peu restauré, reprit la dame, dites-moi, si toutefois vous voulez de moi pour confidente, dites-moi quel intérêt vous aviez à suivre cette voiture, qui fait, m’avez-vous dit, partie de la suite de madame la dauphine ?

 

– Voici la vérité en deux mots, madame, dit Gilbert. Je demeurais chez M. le baron de Taverney quand Son Altesse y est venue, car elle a commandé à M. de Taverney de la suivre à Paris. Il a obéi. Comme je suis orphelin, personne n’a songé à moi, et l’on m’a abandonné sans argent, sans provisions. Alors j’ai juré que, puisque tout le monde allait à Versailles avec le secours de bons chevaux et de beaux carrosses, moi aussi, j’irais à Versailles, mais à pied, avec mes jambes de dix-huit ans, et qu’avec mes jambes de dix-huit ans, j’arriverais aussi vite qu’eux avec leurs chevaux et leurs voitures. Malheureusement mes forces m’ont trahi, ou plutôt la fatalité a pris parti contre moi. Si je n’avais pas perdu mon argent, j’eusse pu manger ; et si j’eusse mangé cette nuit, j’eusse pu ce matin rattraper les chevaux.

 

– À la bonne heure, voilà du courage ! s’écria la dame, et je vous en félicite, mon ami. Mais il me semble qu’il y a une chose que vous ne savez pas…

 

– Laquelle ?

 

– C’est qu’à Versailles on ne vit pas de courage.

 

– J’irai à Paris.

 

– Paris, à ce point de vue, ressemble fort à Versailles.

 

– Si l’on ne vit point de courage, on vit de travail, madame.

 

– Bien répondu, mon enfant. Mais de quel travail ? Vos mains ne sont pas celles d’un manouvrier ou d’un portefaix ?

 

– J’étudierai, madame.

 

– Vous me paraissez déjà très savant.

 

– Oui, car je sais que je ne sais rien, répondit sentencieusement Gilbert se rappelant le mot de Socrate.

 

– Et sans être indiscrète, puis-je vous demander quelle science vous étudierez de préférence, mon petit ami ?

 

– Madame, dit Gilbert, je crois que la meilleure des sciences est celle qui permet à l’homme d’être le plus utile à ses semblables. Puis, d’un autre côté, l’homme est si peu de chose, qu’il doit étudier le secret de sa faiblesse pour connaître celui de sa force. Je veux savoir un jour pourquoi mon estomac a empêché mes jambes de me porter ce matin ; enfin, je veux savoir encore si ce n’est point cette même faiblesse d’estomac qui a amené en mon cerveau cette colère, cette fièvre, cette vapeur noire, qui m’ont terrassé.

 

– Ah ! mais vous ferez un excellent médecin, et il me semble que vous parlez déjà admirablement médecine. Dans dix ans, je vous promets ma pratique.

 

– Je tâcherai de mériter cet honneur, madame, dit Gilbert.

 

Le postillon s’arrêta. On était arrivé au relais sans avoir vu aucune voiture.

 

La jeune dame s’informa. La dauphine venait de passer il y avait un quart d’heure ; elle devait s’arrêter à Vitry pour relayer et déjeuner.

 

Un nouveau postillon se mit en selle.

 

La jeune dame le laissa sortir du village au pas ordinaire ; puis, arrivé à quelque distance au delà de la dernière maison :

 

– Postillon, dit-elle, vous engagez-vous à rattraper les voitures de madame la dauphine ?

 

– Sans doute.

 

– Avant qu’elles soient à Vitry ?

 

– Diable ! elles allaient au grand trot.

 

– Mais il me semble qu’en allant au galop…

 

Le postillon la regarda.

 

– Triples guides ! dit-elle.

 

– Il fallait donc nous conter cela tout de suite, répondit le postillon, nous serions déjà à un quart de lieue d’ici.

 

– Voilà un écu de six livres à compte ; réparons le temps perdu.

 

Le postillon se pencha en arrière, la jeune dame en avant, leurs mains finirent par se joindre, et l’écu passa de celle de la voyageuse dans celle du postillon.

 

Les chevaux reçurent le contrecoup. La chaise partit, rapide comme le vent.

 

Pendant le relais, Gilbert était descendu, il avait lavé son visage et ses mains à une fontaine. Son visage et ses mains y avaient fort gagné, puis il avait lissé ses cheveux, qui étaient magnifiques.

 

– En vérité, avait dit en elle-même la jeune femme, il n’est pas trop laid pour un futur médecin.

 

Et elle avait souri en regardant Gilbert.

 

Gilbert alors avait rougi comme s’il eut su ce qui faisait sourire sa compagne de route.

 

Le dialogue terminé avec le postillon, la voyageuse revint à Gilbert, dont les paradoxes, les brusqueries et les sentences l’amusaient fort.

 

De temps en temps seulement, elle s’interrompait au milieu d’un éclat de rire provoqué par quelque réponse sentant le philosophisme à une lieue à la ronde, pour regarder au fond de la route. Alors si son bras avait effleuré le front de Gilbert, si son genou arrondi avait serré le flanc de son compagnon, la belle voyageuse s’amusait à voir la rougeur des joues du futur médecin contraster avec ses yeux baissés.

 

On fit ainsi une lieue, à peu près. Tout à coup la jeune femme poussa un cri de joie, se jetant sur la banquette de devant avec si peu de ménagement, que cette fois elle couvrit Gilbert tout entier de son corps.

 

Elle venait d’apercevoir les derniers fourgons de l’escorte gravissant péniblement une longue côte sur laquelle s’étageaient vingt carrosses dont presque tous les voyageurs étaient descendus.

 

Gilbert se dégagea des plis de la robe à grandes fleurs, glissa sa tête sous une épaule et s’agenouilla à son tour sur la banquette de devant, cherchant avec des yeux ardents mademoiselle de Taverney au milieu de tous ces pygmées ascendants.

 

Il crut reconnaître Nicole à son bonnet.

 

– Voilà, madame, dit le postillon ; que faut-il faire maintenant ?

 

– Il faut dépasser tout cela.

 

– Dépasser tout cela ! impossible, madame. On ne dépasse pas la dauphine.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que c’est défendu. Peste ! dépasser les chevaux du roi ! j’irais aux galères.

 

– Écoute, mon ami, arrange-toi comme tu pourras, mais il faut que je les dépasse.

 

– Mais vous n’êtes donc pas de l’escorte ? demanda Gilbert, qui avait pris jusque-là le carrosse de la jeune dame pour une voiture en retard, et qui n’avait vu dans toute cette diligence qu’un désir de reprendre la file.

 

– Désir de s’instruire est bon, répondit la jeune dame, indiscrétion ne vaut rien.

 

– Excusez-moi, madame, répondit Gilbert en rougissant.

 

– Eh bien ! que faisons-nous ? demanda la voyageuse au postillon.

 

– Dame ! nous marcherons derrière jusqu’à Vitry. Là, si Son Altesse s’arrête, nous demanderons la permission de passer.

 

– Oui, mais on s’informera qui je suis, et l’on saura… Non, non, cela ne vaut rien ; cherchons autre chose.

 

– Madame, dit Gilbert, si j’osais vous donner un avis…

 

– Donnez, mon ami, donnez, et, s’il est bon, on le suivra.

 

– Ce serait de prendre quelque chemin de traverse tournant autour de Vitry, et ainsi l’on se trouverait en avant de madame la dauphine sans lui avoir manqué de respect.

 

– L’enfant dit vrai, s’écria la jeune femme. Postillon, n’y a-t-il pas un chemin de traverse ?

 

– Pour aller où ?

 

– Pour aller où vous voudrez, pourvu que nous laissions madame la dauphine en arrière.

 

– Ah ! au fait, dit le postillon, il y a ici à droite la route de Marolle, qui tourne autour de Vitry et va rejoindre le grand chemin à La Chaussée.

 

– Bravo ! s’écria la jeune femme ; c’est cela !

 

– Mais, dit le postillon, madame sait qu’en faisant ce détour je double la poste.

 

– Deux louis pour vous, si vous êtes à La Chaussée avant la dauphine.

 

– Madame ne craint pas de casser sa chaise ?

 

– Je ne crains rien. Si la chaise casse, je continuerai ma route à cheval.

 

Et la voiture, tournant sur la droite, quitta la grand route, entra dans un chemin de traverse aux ornières profondes, et suivit une petite rivière aux eaux pâles qui va se jeter dans la Marne, entre La Chaussée et Mutigny. Le postillon tint parole ; il fit tout ce qu’il était humainement possible pour briser la chaise, mais aussi pour arriver.

 

Vingt fois Gilbert fut jeté sur sa compagne, qui vingt fois aussi tomba dans les bras de Gilbert.

 

Celui-ci sut être poli sans être gênant. Il sut commander à sa bouche de ne pas sourire quand ses yeux cependant disaient à la jeune femme qu’elle était bien belle.

 

L’intimité naît promptement des cahots et de la solitude ; au bout de deux heures de route de traverse, il semblait à Gilbert qu’il connaissait sa compagne depuis dix ans, et, de son côté, la jeune femme eût juré qu’elle connaissait Gilbert depuis sa naissance.

 

Vers onze heures, on rejoignit la grand-route de Vitry à Châlons. Un courrier que l’on interrogea annonça que non seulement la dauphine déjeunait à Vitry, mais encore qu’elle s’était trouvée si fatiguée, qu’elle y prendrait un repos de deux heures.

 

Il ajouta qu’il était dépêché au prochain relais pour inviter les officiers d’attelage à se tenir prêts vers trois ou quatre heures de l’après-midi.

 

Cette nouvelle combla de joie la voyageuse.

 

Elle donna au postillon les deux louis promis, et se tournant vers Gilbert :

 

– Ah ! par ma foi, dit-elle, nous aussi, nous allons dîner au prochain relais.

 

Mais il était décidé que Gilbert ne dînerait pas encore à ce relais-là.

 

Chapitre XXI
Où l’on fait connaissance avec un nouveau personnage

Au haut de la montée que la chaise de poste était en train de gravir, on apercevait le village de La Chaussée, où l’on devait relayer.

 

C’était un charmant fouillis de maisons couvertes en chaume, et placées, selon le caprice des habitants, au milieu du chemin, au coin d’un massif de bois, à la portée d’une source, et suivant le plus souvent la pente du grand ruisseau dont nous avons parlé, ruisseau sur lequel des ponts ou des planches étaient jetés devant chaque maison.

 

Mais, pour le moment, la chose la plus remarquable de ce joli petit village était un homme qui, en aval du ruisseau, planté au milieu du chemin comme s’il eût reçu quelque consigne d’une puissance supérieure, passait son temps, tantôt à convoiter des yeux la grand-route, tantôt à explorer du regard un charmant cheval gris à longs crins qui, attaché au contrevent d’une chaumière, ébranlait les ais de coups de tête, en exprimant une impatience, que semblait devoir faire excuse la selle qu’il portait sur le dos, laquelle annonçait qu’il attendait son maître.

 

De temps en temps l’étranger, fatigué, comme nous l’avons dit, d’explorer inutilement la route, s’approchait du cheval et l’examinait en connaisseur, se hasardant à passer une main exercée sur sa croupe charnue, ou à pincer du bout des doigts ses jambes grêles. Puis, lorsqu’il avait évité le coup de pied qu’à chaque tentative de ce genre détachait l’animal impatient, il revenait à son observatoire et interrogeait la route toujours déserte.

 

Enfin, ne voyant rien venir, il finit par heurter au contrevent.

 

– Holà ! quelqu’un ! s’écria-t-il.

 

– Qui frappe ? demanda une voix d’homme.

 

Et le contrevent s’ouvrit.

 

– Monsieur, dit l’étranger, si votre cheval est à vendre, l’acheteur est tout trouvé.

 

– Vous voyez bien qu’il n’a pas de bouchon de paille à la queue, dit, en refermant le contrevent qu’il avait ouvert, une manière de paysan.

 

Cette réponse ne parut point satisfaire l’étranger, car il heurta une seconde fois.

 

C’était un homme d’une quarantaine d’années, grand et robuste, au teint rouge, à la barbe bleue, à la main noueuse sous une large manchette de dentelles. Il portait un chapeau galonné posé de travers, à la mode des officiers de province qui veulent effaroucher les Parisiens.

 

Il frappa une troisième fois. Puis, s’impatientant :

 

– Savez-vous que vous n’êtes point poli, mon cher, dit-il, et que, si vous n’ouvrez pas votre volet, je vais l’enfoncer tout à l’heure !

 

Le volet se rouvrit à cette menace, et le même visage reparut.

 

– Mais quand on vous dit que le cheval n’est point à vendre, répondit pour la seconde fois le paysan. Que diable ! cela doit vous suffire !

 

– Et moi, quand je vous dis que j’ai besoin d’un coureur.

 

– Si vous avez besoin d’un coureur, allez en prendre un à la poste. Il y en a là soixante qui sortent des écuries de Sa Majesté, et vous aurez de quoi choisir. Mais laissez son cheval à la personne qui n’en a qu’un.

 

– Et moi, je vous répète que c’est celui-là que je veux.

 

– Pas dégoûté, un cheval arabe !

 

– Raison de plus pour que j’aie envie de l’acheter.

 

– C’est possible que vous ayez l’envie de l’acheter… malheureusement il n’est pas à vendre.

 

– Mais à qui appartient-il donc ?

 

– Vous êtes bien curieux.

 

– Et toi, tu es bien discret.

 

– Eh bien ! il appartient à une personne qui loge chez moi, et qui aime cette bête comme elle aimerait un enfant.

 

– Je veux parler à cette personne.

 

– Elle dort.

 

– Est-ce un homme ou une femme ?

 

– C’est une femme.

 

– Eh bien ! dis à cette femme que si elle a besoin de cinq cents pistoles, on les lui donnera en échange de ce cheval.

 

– Oh ! oh ! fit le paysan en ouvrant de grands yeux ; cinq cents pistoles ! c’est un joli denier.

 

– Ajoute, si tu veux, que c’est le roi qui a envie de cette bête.

 

– Le roi ?

 

– En personne.

 

– Allons donc, vous n’êtes pas le roi, peut-être ?

 

– Non, mais je le représente.

 

– Vous représentez le roi ? dit le paysan en ôtant son chapeau.

 

– Fais vite, l’ami, le roi est très pressé.

 

Et l’hercule jeta sur la route un regard de surveillance.

 

– Eh bien ! quand la dame sera réveillée, dit le paysan, vous pouvez être tranquille, je lui en toucherai deux mots.

 

– Oui ; mais je n’ai pas le temps d’attendre qu’elle soit réveillée, moi.

 

– Que faire alors ?

 

– Parbleu ! réveille-la.

 

– Ah ! par exemple, jamais je n’oserais !

 

– Eh bien ! je vais la réveiller moi-même, attends, attends.

 

Et le personnage qui prétendait représenter Sa Majesté s’avança pour frapper le volet supérieur d’une longue cravache à pommeau d’argent qu’il tenait à la main.

 

Mais sa main déjà levée s’abaissa sans même effleurer le volet, car au même moment il aperçut une chaise qui arrivait au grand, mais au dernier trot de trois chevaux épuisés.

 

L’œil exercé de l’étranger reconnut les panneaux de la voiture, et il s’élança aussitôt au-devant d’elle d’un train qui eût fait honneur au cheval arabe dont il ambitionnait la possession.

 

Cette voiture était la chaise de poste qui amenait la voyageuse, ange gardien de Gilbert.

 

En voyant cet homme qui lui faisait des signes, le postillon, qui ne savait pas si ses chevaux iraient jusqu’à la poste, fut enchanté de s’arrêter.

 

– Chon ! ma bonne Chon ! cria l’étranger, est-ce toi enfin ? Bonjour ! bonjour !

 

– Moi-même, Jean, répondit la voyageuse interpellée par ce singulier nom ; et que fais-tu là ?

 

– Pardieu ! belle demande, je t’attends.

 

Et l’hercule sauta sur le marchepied, et par l’ouverture de la portière, enveloppant la jeune femme de ses longs bras, il la couvrit de baisers.

 

Tout à coup il aperçut Gilbert, qui, ne connaissant aucun des rapports qui pouvaient exister entre les deux nouveaux personnages que nous venons de mettre en scène, faisait une mine rechignée assez semblable à celle d’un chien dont on prend l’os.

 

– Tiens, dit-il, qu’as-tu donc ramassé là ?

 

– Un petit philosophe des plus amusants, répondit mademoiselle Chon, peu soucieuse de blesser ou de flatter son protégé.

 

– Et où l’as-tu trouvé ?

 

– Sur la route. Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit.

 

– C’est vrai, répondit celui qu’on nommait Jean. Eh bien ! notre vieille comtesse de Béarn ?

 

– C’est fait.

 

– Comment, c’est fait ?

 

– Oui, elle viendra.

 

– Elle viendra ?

 

– Oui, oui, oui, fit mademoiselle Chon de la tête.

 

Cette scène se passait toujours du marchepied au coussin de la chaise.

 

– Que lui as-tu donc conté ? demanda Jean.

 

– Que j’étais la fille de son avocat, maître Flageot, que je passais par Verdun et que j’avais pour commission de lui annoncer, de la part de mon père, la mise au rôle de son procès.

 

– Voilà tout ?

 

– Sans doute. J’ai seulement ajouté que la mise au rôle rendait sa présence à Paris indispensable.

 

– Qu’a-t-elle fait alors ?

 

– Elle a ouvert ses petits yeux gris, humé son tabac, prétendu que maître Flageot était le premier homme du monde et donné des ordres pour son départ.

 

– C’est superbe, Chon ! Je te fais mon ambassadeur extraordinaire. Maintenant, déjeunons-nous ?

 

– Sans doute, car ce malheureux enfant meurt de faim ; mais lestement, n’est-ce pas ?

 

– Pourquoi donc ?

 

– Parce qu’on arrive là-bas !

 

– La vieille plaideuse ? Bah ! pourvu que nous la précédions de deux heures, le temps de parler à M. de Maupeou.

 

– Non, la dauphine.

 

– Bah ! la dauphine, elle doit être encore à Nancy.

 

– Elle est à Vitry.

 

– À trois lieues d’ici ?

 

– Ni plus ni moins.

 

– Peste ! ceci change la thèse ! Allons, postillon, allons.

 

– Où cela, monsieur ?

 

– À la poste.

 

– Monsieur monte-t-il, ou descend-il ?

 

– Je reste où je suis, allez !

 

La voiture partit emportant le voyageur sur son marchepied ; cinq minutes après, elle arrêtait devant l’hôtel de la poste.

 

– Vite, vite, vite ! dit Chon, des côtelettes, un poulet, des œufs, une bouteille de vin de Bourgogne, la moindre chose ; nous sommes forcés de repartir à l’instant même.

 

– Pardon, madame, dit le maître de poste s’avançant sur le seuil de sa porte ; si vous repartez à l’instant même, ce sera avec vos chevaux.

 

– Comment ! avec nos chevaux ? dit Jean sautant lourdement à bas du marchepied.

 

– Oui, sans doute, avec ceux qui vous ont amenés.

 

– Non pas, dit le postillon ; ils ont déjà doublé la poste ; voyez en quel état ils sont, ces pauvres animaux.

 

– Oh ! c’est vrai, dit Chon, et il est impossible qu’ils aillent plus loin.

 

– Mais qui vous empêche de me donner des chevaux frais ?

 

– C’est que je n’en ai plus.

 

– Eh ! vous devez en avoir… Il y a un règlement, que diable !

 

– Monsieur, le règlement m’oblige d’avoir quinze chevaux dans mes écuries.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! j’en ai dix-huit.

 

– C’est plus que je n’en demande, puisqu’il ne m’en faut que trois.

 

– Sans doute, mais ils sont dehors.

 

– Tous les dix-huit ?

 

– Tous les dix-huit.

 

– Vingt-cinq tonnerres ! sacra le voyageur.

 

– Vicomte ! vicomte ! dit la jeune femme.

 

– Oui, oui, Chon, dit le matamore, soyez tranquille, on se modérera… Et quand reviendront-elles, tes rosses ? continua le vicomte s’adressant au maître de poste.

 

– Dame ! mon gentilhomme, je n’en sais rien ; cela dépend des postillons ; peut-être dans une heure, peut-être dans deux.

 

– Vous savez, maître, dit le vicomte Jean en enfonçant son chapeau sur l’oreille gauche et en pliant la jambe droite, vous savez ou vous ne savez pas que je ne plaisante jamais ?

 

– J’en suis désespéré, j’aimerais mieux que l’humeur de monsieur fût à la plaisanterie.

 

– Çà, voyons, qu’on attelle et au plus vite, dit Jean, ou je me fâche.

 

– Venez à l’écurie avec moi, monsieur, et si vous trouvez un seul cheval au râtelier, je vous le donne pour rien.

 

– Sournois ! et si j’en trouve soixante ?

 

– Ce sera absolument comme si vous n’en trouviez pas un seul, monsieur, attendu que ces soixante chevaux sont à Sa Majesté.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! on ne loue pas ceux-là.

 

– Pourquoi sont-ils ici, alors ?

 

– Mais pour le service de madame la dauphine.

 

– Quoi ! soixante chevaux à la crèche et pas un pour moi ?

 

– Dame ! vous comprenez…

 

– Je ne comprends qu’une chose, c’est que je suis pressé.

 

– C’est fâcheux.

 

– Et, continua le vicomte sans s’inquiéter de l’interruption du maître de poste, comme madame la dauphine ne sera ici que ce soir…

 

– Vous dites ?… dit le maître de poste abasourdi.

 

– Je dis que les chevaux seront rentrés avant l’arrivée de madame la dauphine.

 

– Monsieur, s’écria le pauvre homme, auriez-vous, par hasard, la prétention ?…

 

– Parbleu ! dit le vicomte entrant sous le hangar, je me gênerai : attends !

 

– Mais, monsieur…

 

– Trois seulement. Je ne demande pas huit chevaux, comme les altesses royales, quoique j’y aie droit, par alliance, du moins ; non, trois me suffiront.

 

– Mais vous n’en aurez pas seulement un ! s’écria le maître de poste s’élançant entre les chevaux et l’étranger.

 

– Maroufle, dit le vicomte pâlissant de colère, sais-tu qui je suis ?

 

– Vicomte, criait la voix de Chon, vicomte, au nom du ciel ! pas de scandale !

 

– Tu as raison, ma bonne Chonchon, tu as raison.

 

Puis, après avoir réfléchi un instant :

 

– Allons, dit-il, pas de mots, des faits…

 

Alors, se retournant vers l’hôte de l’air le plus charmant du monde :

 

– Mon cher ami, dit-il, je vais mettre votre responsabilité à couvert.

 

– Comment cela ? demanda l’hôte mal rassuré encore, malgré le visage gracieux de son interlocuteur.

 

– Je me servirai moi-même. Voici trois chevaux de taille parfaitement égale. Je les prends.

 

– Comment, vous les prenez ?

 

– Oui.

 

– Et vous appelez cela mettre ma responsabilité à couvert ?

 

– Sans doute, vous ne les avez pas donnés, on vous les a pris.

 

– Mais je vous dis que c’est impossible.

 

– Çà, voyons, où met-on les harnais ici ?

 

– Que personne ne bouge ! cria le maître de poste aux deux ou trois valets d’écurie qui vaquaient dans la cour et sous les hangars.

 

– Ah ! drôles !

 

– Jean ! mon cher Jean ! cria Chon, qui, par l’ouverture de la grand-porte, voyait et entendait tout ce qui se passait. Pas de mauvaise affaire, mon ami ! en mission, il faut savoir souffrir.

 

– Tout, excepté le retard, dit Jean avec son plus beau flegme ! Aussi, comme il me retarderait d’attendre que ces coquins-là m’aidassent à faire la besogne, je vais la faire moi-même.

 

Et, joignant l’effet à la menace, Jean détacha successivement de la muraille trois harnais, qu’il déposa sur le dos de trois chevaux.

 

– Par pitié, Jean ! cria Chon joignant les mains, par pitié !

 

– Veux-tu arriver, ou non ? dit le vicomte en grinçant des dents.

 

– Je veux arriver, sans doute ! Tout est perdu si nous n’arrivons pas !

 

– Eh bien, alors, laisse-moi donc faire !

 

Et le vicomte, séparant des autres chevaux les trois bêtes qu’il avait choisies, et qui n’étaient pas les plus mauvaises, marcha vers la chaise, les tirant après lui.

 

– Songez-y, monsieur, songez-y, criait le maître de poste en suivant Jean, c’est crime de lèse-majesté que le vol de ces chevaux !

 

– Je ne les vole pas, imbécile, je les emprunte, voilà tout. Avancez, mes petits noirs, avancez !

 

Le maître de poste s’élança sur les guides ; mais, avant qu’il les eût touchées, l’étranger l’avait déjà repoussé rudement.

 

– Mon frère ! mon frère ! cria mademoiselle Chon.

 

– Ah ! c’était son frère, murmura Gilbert en respirant plus librement dans le fond de sa voiture.

 

En ce moment une fenêtre s’ouvrit juste en face de la porte de la ferme, de l’autre côté de la rue, et une admirable tête de femme s’y montra, tout effarée au bruit qu’elle entendait.

 

– Ah ! c’est vous, madame, dit Jean changeant de conversation.

 

– Comment, moi ? dit la jeune femme en mauvais français.

 

– Vous voilà réveillée ; tant mieux. Voulez-vous me vendre votre cheval ?

 

– Mon cheval ?

 

– Oui, le cheval gris, l’arabe qui est attaché là au contrevent. Vous savez que j’en offre cinq cents pistoles.

 

– Mon cheval n’est pas à vendre, monsieur, dit la jeune femme en refermant la fenêtre.

 

– Allons, je n’ai pas de chance aujourd’hui, dit Jean, on ne veut ni me vendre ni me louer. Corbleu ! je prendrai l’arabe si l’on ne me le vend pas, et je crèverai les mecklembourgeois si l’on ne me les loue pas. Viens çà, Patrice.

 

Le laquais du voyageur sauta du haut siège de la voiture à terre.

 

– Attelle, dit Jean au laquais.

 

– À moi les garçons d’écurie ! à moi ! cria l’hôtelier.

 

Deux palefreniers accoururent.

 

– Jean ! vicomte ! criait mademoiselle Chon en s’agitant dans la voiture qu’elle essayait vainement d’ouvrir, vous êtes fou ! vous allez nous faire massacrer tous !

 

– Massacrer ! C’est nous qui massacrerons, je l’espère bien ! Nous sommes trois contre trois. Allons, jeune philosophe, cria Jean de tous ses poumons à Gilbert, qui ne bougeait pas tant sa stupéfaction était grande. Allons, à terre ! à terre ! et jouons de quelque chose, soit de la canne, soit des pierres, soit du poignet. Descendez donc, morbleu ! vous avez l’air d’un saint de plâtre.

 

D’un œil inquiet et suppliant à la fois, Gilbert interrogea sa protectrice, qui le retint par le bras.

 

Le maître de poste s’égosillait à crier, tirant de son côté les chevaux que Jean traînait de l’autre.

 

Ce trio faisait le plus lugubre et le plus bruyant des concerts.

 

Enfin, la lutte devait avoir un terme. Le vicomte Jean, fatigué, harcelé, à bout, allongea au défenseur des chevaux un si rude coup de poing, que celui-ci alla rouler dans sa mare, au milieu des canards et des oies effarouchés.

 

– Au secours ! cria-t-il, au meurtre ! à l’assassin !

 

Pendant ce temps, le vicomte, qui paraissait connaître le prix du temps, se hâtait d’atteler.

 

– Au secours ! au meurtre ! à l’assassin ! au secours ! au nom du roi ! continua l’hôtelier essayant de rallier à lui les deux palefreniers ébahis.

 

– Qui réclame secours au nom du roi ? s’écria tout à coup un cavalier qui se jeta au galop dans la cour de la poste, et arrêta sur les acteurs mêmes de la scène son cheval écumant de sueur.

 

– M. Philippe de Taverney ! murmura Gilbert en se blottissant plus que jamais au fond de la voiture.

 

Chon, qui ne perdait rien, entendit le nom du jeune homme.

 

Chapitre XXII
Le vicomte Jean

Le jeune lieutenant des gendarmes-dauphin, car c’était bien lui, sauta à bas de son cheval à l’aspect de la scène bizarre qui commençait à rassembler autour de l’hôtel de la poste toutes les femmes et tous les enfants du village de La Chaussée.

 

En apercevant Philippe, le maître de poste alla pour ainsi dire se jeter aux genoux de ce protecteur inattendu que la Providence lui envoyait.

 

– Monsieur l’officier, cria-t-il, savez-vous ce qui se passe ?

 

– Non, répondit froidement Philippe, mais vous allez me le dire, mon ami.

 

– Eh bien ! on veut prendre de force les chevaux de Son Altesse royale madame la dauphine.

 

Philippe dressa l’oreille en homme à qui l’on annonce une chose incroyable.

 

– Et qui donc veut prendre les chevaux ? demanda-t-il.

 

– Monsieur, dit le maître de poste.

 

Et il désigna du doigt le vicomte Jean.

 

– Monsieur ? répéta Philippe.

 

– Eh ! mordieu ! oui, moi-même, dit le vicomte.

 

– Vous vous trompez, dit Taverney en secouant la tête, c’est impossible, ou monsieur est fou, ou monsieur n’est pas gentilhomme.

 

– C’est vous qui vous trompez sur ces deux points, mon cher lieutenant, dit le vicomte ; on a sa tête parfaitement à soi, et l’on descend des carrosses de Sa Majesté, en attendant que l’on y remonte.

 

– Comment, ayant la tête à vous et descendant des carrosses de Sa Majesté, osez-vous alors porter la main sur les chevaux de la dauphine ?

 

– D’abord il y a ici soixante chevaux. Son Altesse royale n’en peut employer que huit ; j’aurais donc bien du malheur si en en prenant trois au hasard, je prenais justement ceux de madame la dauphine.

 

– Il y a soixante chevaux, c’est vrai, dit le jeune homme. Son Altesse royale n’en emploie que huit, c’est encore vrai ; mais cela n’empêche point que tous ces chevaux, depuis le premier jusqu’au soixantième, ne soient à Son Altesse royale, et vous ne pouvez admettre de distinction dans ce qui compose le service de la princesse.

 

– Vous voyez cependant que l’on en admet, répondit-il avec ironie, puisque je prends cet attelage. Faut-il que j’aille à pied, moi, quand des faquins de laquais courront à quatre chevaux ? Mordieu ! qu’ils fassent comme moi, qu’ils se contentent de trois, et ils en auront encore de rechange.

 

– Si ces laquais vont à quatre chevaux, monsieur, dit Philippe étendant le bras vers le vicomte, pour lui faire signe de ne pas s’entêter dans la voie qu’il avait prise, c’est que l’ordre du roi est qu’ils aillent ainsi. Veuillez donc, monsieur, ordonner à votre valet de chambre de reconduire ces chevaux où vous les avez pris.

 

Ces paroles furent prononcées avec autant de fermeté que de politesse ; et à moins que d’être un misérable, on devait y répondre poliment.

 

– Vous auriez peut-être raison, mon cher lieutenant, de parler ainsi, répondit le vicomte, s’il entrait dans votre consigne de veiller sur ces animaux ; mais je ne sache point encore que les gendarmes-dauphin aient été élevés au grade de palefrenier ; fermez donc les yeux, dites à vos hommes d’en faire autant, et bon voyage !

 

– Vous faites erreur, monsieur ; sans être élevé ou descendu au grade de palefrenier, ce que je fais en ce moment rentre dans mes attributions, car madame la dauphine elle-même m’envoie en avant pour veiller sur ses relais.

 

– C’est différent, alors, répondit Jean ; mais permettez-moi de vous le dire, vous faites là un triste service, mon officier, et si c’est comme cela que la jeune dame commence à traiter l’armée…

 

– De qui parlez-vous en ces termes ? interrompit Philippe.

 

– Eh ! parbleu ! de l’Autrichienne.

 

Le jeune homme devint pâle comme sa cravate.

 

– Vous osez dire, monsieur ?… s’écria-t-il.

 

– Non seulement j’ose dire, mais encore j’ose faire, continua Jean. Allons, Patrice, attelons, mon ami, et dépêchons-nous, car je suis pressé.

 

Philippe saisit le premier cheval par la bride.

 

– Monsieur, dit Philippe de Taverney de sa voix calme, vous allez me faire le plaisir de me dire qui vous êtes, n’est-ce pas ?

 

– Vous y tenez ?

 

– J’y tiens.

 

– Eh bien ! je suis le vicomte Jean du Barry.

 

– Comment ! vous êtes le frère de celle… ?

 

– Qui vous fera pourrir à la Bastille, mon officier, si vous ajoutez un seul mot.

 

Et le vicomte s’élança dans la voiture.

 

Philippe s’approcha de la portière.

 

– Monsieur le vicomte Jean du Barry, dit-il, vous allez me faire l’honneur de descendre, n’est-ce pas ?

 

– Ah ! par exemple ! j’ai bien le temps, dit le vicomte en essayant de tirer à lui le panneau ouvert.

 

– Si vous hésitez une seconde, monsieur, reprit Philippe en empêchant avec sa main gauche le panneau de se refermer, je vous donne ma parole d’honneur que je vous passe mon épée au travers du corps.

 

Et de sa main droite restée libre, il tira son épée.

 

– Ah ! par exemple ! s’écria Chon ; mais c’est un assassinat ! Renoncez à ces chevaux, Jean, renoncez.

 

– Ah ! vous me menacez ! grinça le vicomte exaspéré, en saisissant à son tour son épée qu’il avait posée sur la banquette de devant.

 

– Et la menace sera suivie d’effet si vous tardez une seconde, une seule, entendez-vous ? dit le jeune homme en faisant siffler son épée.

 

– Nous ne partirons jamais, dit Chon à l’oreille de Jean, si vous ne prenez cet officier par la douceur.

 

– Il n’y a ni douceur ni violence qui m’arrête dans mon devoir, dit Philippe en s’inclinant avec politesse, car il avait entendu la recommandation de la jeune femme ; conseillez donc vous-même l’obéissance à monsieur, ou, au nom du roi, que je représente, je me verrai forcé de le tuer s’il consent à se battre, à le faire arrêter s’il refuse.

 

– Et moi, je vous dis que je partirai malgré vous ! hurla le vicomte en sautant hors du carrosse et en tirant son épée du même mouvement.

 

– C’est ce que nous verrons, monsieur, dit Philippe en tombant en garde et en engageant le fer ; y êtes-vous ?

 

– Mon lieutenant, dit le brigadier qui commandait sous Philippe six hommes de l’escorte, mon lieutenant, faut-il… ?

 

– Ne bougez pas, monsieur, dit le lieutenant, ceci est une affaire personnelle. Allons, monsieur le vicomte, je suis à vos ordres.

 

Mademoiselle Chon poussait des cris aigus ; Gilbert eût voulu que le carrosse fût profond comme un puits, afin d’être mieux caché.

 

Jean commença l’attaque. Il était d’une rare habileté dans cet exercice des armes, qui demande plus de calcul encore que d’adresse physique.

 

Mais la colère ôtait visiblement au vicomte une partie de sa force. Philippe, au contraire, semblait manier son épée comme un fleuret, et s’exercer dans une salle d’armes.

 

Le vicomte rompait, avançait, sautait à droite, sautait à gauche, criait en se fendant à la manière des maîtres de régiment.

 

Philippe, au contraire, avec ses dents serrées, son œil dilaté, ferme et immobile comme une statue, voyait tout, devinait tout.

 

Chacun avait fait silence et regardait, Chon comme les autres.

 

Pendant deux ou trois minutes, le combat dura sans que toutes les feintes, tous les cris, toutes les retraites de Jean aboutissent à rien, mais aussi sans que Philippe, qui, sans doute, étudiait le jeu de son adversaire, se fendît une seule fois.

 

Tout à coup le vicomte Jean fit un bond en arrière en jetant un cri.

 

En même temps sa manchette se teignit de son sang et des gouttes rapides coulèrent le long de ses doigts.

 

Philippe, d’un coup de riposte, venait de traverser l’avant-bras de son adversaire.

 

– Vous êtes blessé, monsieur, dit-il.

 

– Je le sens sacrebleu bien ! cria Jean en pâlissant et en laissant tomber son épée.

 

Philippe la ramassa et la lui rendit.

 

– Allez, monsieur, lui dit-il, et ne faites plus de pareilles folies.

 

– Peste ! si j’en fais, je les paye, gronda le vicomte. Viens vite, ma pauvre Chonchon ; viens, ajouta-t-il s’adressant à sa sœur, qui venait de sauter à bas du carrosse et qui accourait pour lui porter secours.

 

– Vous me rendrez la justice d’avouer, madame, dit Philippe, qu’il n’y a pas de ma faute, et j’en suis aux plus profonds regrets d’avoir été poussé à cette extrémité de tirer l’épée devant une femme.

 

Et, saluant, il se retira.

 

– Dételez ces chevaux, mon ami, et reconduisez-les à leur place, dit Philippe au maître de poste.

 

Jean montra le poing à Philippe, qui haussa les épaules.

 

– Ah ! justement, cria le maître de poste, voilà trois chevaux qui reviennent. Courtin ! Courtin ! attelez-les tout de suite à la chaise de ce gentilhomme.

 

– Mais, notre maître…, dit le postillon.

 

– Allons, pas de réplique, dit l’hôtelier, monsieur est pressé.

 

Cependant, Jean continuait à pester.

 

– Mon cher monsieur, criait le maître de poste, ne vous désolez pas ; voilà des chevaux qui arrivent.

 

– Bon ! gronda du Barry, ils auraient bien dû arriver il y a une demi-heure, tes chevaux.

 

Et il regardait en frappant du pied son bras percé d’outre en outre, que Chon bandait avec son mouchoir.

 

Pendant ce temps Philippe, remonté sur son cheval, donnait ses ordres comme si rien n’était arrivé.

 

– Partons, frère, partons, dit Chon en entraînant du Barry vers la chaise.

 

– Et mon arabe ? dit-il. Ah ! ma foi, qu’il aille au diable ! je suis dans un jour de malheur.

 

Et il rentra dans la chaise.

 

– Allons, bon ! dit-il en apercevant Gilbert, voilà que je ne pourrai pas allonger mes jambes, à présent.

 

– Monsieur, dit le jeune homme, je serais désespéré de vous être importun.

 

– Allons, allons, Jean, dit mademoiselle Chon, laissez-moi mon petit philosophe.

 

– Qu’il monte sur le siège, parbleu !

 

Gilbert rougit.

 

– Je ne suis point un laquais pour monter sur votre siège, répondit-il.

 

– Voyez-vous ! fit Jean.

 

– Laissez-moi descendre et je descendrai.

 

– Eh ! mille diables, descendez ! cria du Barry.

 

– Mais non, mais non ! mettez-vous en face de moi, dit Chon retenant le jeune homme par le bras ; de cette façon vous ne dérangerez pas mon frère.

 

Et se penchant à l’oreille du vicomte :

 

– Il connaît l’homme qui vient de vous blesser, dit-elle.

 

Un éclair de joie passa dans les yeux du vicomte.

 

– Très bien ; alors qu’il reste. Comment s’appelle ce monsieur ?

 

– Philippe de Taverney.

 

En ce moment le jeune officier passait près de la voiture.

 

– Ah ! vous voilà, mon petit gendarme, cria Jean ; vous êtes bien fier à cette heure ; mais chacun aura son tour.

 

– C’est ce que nous verrons, quand la chose vous fera plaisir, monsieur, répartit Philippe impassible.

 

– Oui, oui, c’est ce que nous verrons, monsieur Philippe de Taverney ! cria Jean en essayant de saisir l’effet que son nom lancé ainsi inopinément, ferait sur le jeune homme.

 

En effet, Philippe leva la tête avec une vive surprise dans laquelle entra un léger sentiment d’inquiétude ; mais, se remettant à l’instant même et ôtant son chapeau avec la meilleure grâce du monde :

 

– Bon voyage, monsieur Jean du Barry, dit-il.

 

La voiture partit avec rapidité.

 

– Mille tonnerres ! dit le vicomte en grimaçant, sais-tu que je souffre horriblement, petite Chon ?

 

– Au premier relais, nous demanderons un médecin pendant que cet enfant déjeunera, répondit Chon.

 

– Ah ! c’est vrai, dit Jean, nous n’avons pas déjeuné. Quant à moi, le mal m’ôte la faim ; j’ai soif, voilà tout.

 

– Voulez-vous boire un verre d’eau de la Côte ?

 

– Ma foi, oui, donne.

 

– Monsieur, dit Gilbert, si j’osais vous faire une observation…

 

– Faites.

 

– C’est que les liqueurs sont une bien mauvaise boisson dans la situation où vous êtes.

 

– Ah ! vraiment ?

 

Puis, se retournant vers Chon :

 

– Mais c’est donc un médecin que ton philosophe ? demanda le vicomte.

 

– Non, monsieur, je ne suis pas médecin ; je le serai un jour, s’il plaît à Dieu, répondit Gilbert ; mais j’ai lu dans un traité à l’usage des gens de guerre que la première défense qu’on doit faire à un blessé, c’est l’usage de liqueurs, vins et café.

 

– Ah ! vous avez lu cela. Eh bien ! n’en parlons plus.

 

– Seulement, si M. le vicomte voulait me donner son mouchoir, j’irais le tremper dans cette fontaine, il envelopperait son bras de ce linge mouillé, et il en éprouverait un grand soulagement.

 

– Faites, mon ami, faites, dit Chon. Postillon, arrêtez ! cria-t-elle.

 

Le postillon arrêta ; Gilbert alla tremper le mouchoir du vicomte dans la petite rivière.

 

– Ce garçon-là va nous gêner horriblement pour causer ! dit du Barry.

 

– Nous causerons en patois, dit Chon…

 

– J’ai bien envie de crier au postillon de partir et de le laisser là avec mon mouchoir.

 

– Vous avez tort, il peut nous être utile.

 

– En quoi ?

 

– Il m’a déjà donné des renseignements d’une grande importance.

 

– Sur quoi ?

 

– Sur la dauphine ; et tout à l’heure encore, vous l’avez vu, il nous a dit le nom de votre adversaire.

 

– Eh bien ! soit, qu’il reste.

 

En ce moment, Gilbert revenait avec son mouchoir imbibé d’eau glacée.

 

L’application du linge autour du bras du vicomte lui fit grand bien, comme l’avait prévu Gilbert.

 

– Il avait ma foi raison ; je me sens mieux, dit-il, causons.

 

Gilbert ferma les yeux et ouvrit les oreilles ; mais il fut trompé dans son attente. Chon répondit à l’invitation de son frère dans ce dialecte brillant et vif, désespoir des oreilles parisiennes, qui ne distinguent dans le patois provençal qu’un ronflement de consonnes grasses, roulant sur des voyelles musicales.

 

Gilbert, si maître qu’il fût de lui-même, fit un mouvement de dépit qui n’échappa point à mademoiselle Chon, laquelle, pour le consoler, lui adressa un gentil sourire.

 

Ce sourire fit comprendre à Gilbert une chose, c’est qu’on le ménageait : lui le ver de terre, il avait forcé la main à un vicomte honoré des bontés du roi.

 

Si Andrée le voyait dans cette bonne voiture !

 

Il en gonfla d’orgueil.

 

Quant à Nicole, il n’y pensa même point.

 

Le frère et la sœur reprirent leur conversation en patois.

 

– Bon ! s’écria tout à coup le vicomte en se penchant à la portière et en regardant en arrière.

 

– Quoi ? demanda Chon.

 

– Le cheval arabe qui nous suit !

 

– Quel cheval arabe ?

 

– Celui que j’ai voulu acheter.

 

– Tiens, dit Chon, il est monté par une femme. Oh ! la magnifique créature !

 

– De qui parlez-vous ?… De la femme ou du cheval ?

 

– De la femme.

 

– Appelez-la donc, Chon ; elle aura peut-être moins peur de vous que de moi. Je donnerais mille pistoles du cheval.

 

– Et de la femme ? demanda Chon en riant.

 

– Je me ruinerais pour elle… Appelez-la donc !

 

– Madame ! cria Chon, madame !

 

Mais la jeune femme aux grands yeux noirs, enveloppée dans un manteau blanc, le front ombragé d’un feutre gris à longues plumes, passa comme une flèche sur le revers du chemin, en criant ;

 

Avanti ! Djérid ! avanti !

 

– C’est une Italienne, dit le vicomte ; mordieu ! la belle femme ! Si je ne souffrais pas tant, je sauterais à bas de la voiture et je courrais après elle.

 

– Je la connais, dit Gilbert.

 

– Ah çà ! mais ce petit paysan est donc l’almanach de la province ? Il connaît tout le monde !

 

– Comment s’appelle-t-elle ? demanda Chon.

 

– Elle s’appelle Lorenza.

 

– Et qu’est-elle ?

 

– C’est la femme du sorcier.

 

– De quel sorcier ?

 

– Du baron Joseph Balsamo.

 

Le frère et la sœur se regardèrent. La sœur semblait dire :

 

– Ai-je bien fait de le garder ?

 

– Ma foi, oui, semblait répondre le frère.

 

Chapitre XXIII
Le petit lever de madame la comtesse du Barry

Maintenant, que nos lecteurs nous permettent d’abandonner mademoiselle Chon et le vicomte Jean courant la poste sur la route de Châlons, et de les introduire chez une autre personne de la même famille.

 

Dans l’appartement de Versailles qu’avait habité madame Adélaïde, fille de Louis XV, ce prince avait installé madame la comtesse du Barry, sa maîtresse depuis un an à peu près, non sans observer longtemps à l’avance l’effet que ce coup d’État produirait à la cour.

 

La favorite, avec son laisser-aller, ses façons libres, son caractère joyeux, son intarissable entrain, ses bruyantes fantaisies, avait transformé le silencieux château en un monde turbulent, dont chaque habitant n’était toléré qu’à la condition de se mouvoir beaucoup et le plus joyeusement du monde.

 

De cet appartement restreint, sans doute, si l’on considère la puissance de celle qui l’occupait, partait à chaque instant l’ordre d’une fête ou le signal d’une partie de plaisir.

 

Mais ce qui certainement paraissait le plus étrange aux magnifiques escaliers de cette partie du palais, c’était l’affluence incroyable de visiteurs qui, dès le matin, c’est-à-dire vers neuf heures, montaient parés et reluisants pour s’installer humblement dans une antichambre remplie de curiosités moins curieuses que l’idole que les élus étaient appelés à adorer dans le sanctuaire.

 

Le lendemain du jour où se passait à la porte du petit village de La Chaussée la scène que nous venons de raconter, vers neuf heures du matin, c’est-à-dire à l’heure consacrée, Jeanne de Vaubernier, enveloppée d’un peignoir de mousseline brodée qui laissait deviner sous la dentelle floconneuse ses jambes arrondies et ses bras d’albâtre, Jeanne de Vaubernier, puis demoiselle Lange, enfin comtesse du Barry par la grâce de M. Jean du Barry, son ancien protecteur, sortait du lit, nous ne dirons point pareille à Vénus, mais certes plus belle que Vénus pour tout homme qui préfère la vérité à la fiction.

 

Des cheveux d’un blond châtain admirablement frisés, une peau de satin blanc veinée d’azur, des yeux tour à tour languissants et spirituels, une bouche petite, vermeille, dessinée au pinceau avec le plus pur carmin, et qui ne s’ouvrait que pour laisser voir une double rangée de perles ; des fossettes partout, aux joues, au menton, aux doigts ; une gorge moulée sur celle de la Vénus de Milo, une souplesse de couleuvre, avec un embonpoint d’exacte mesure, voilà ce que madame du Barry s’apprêtait à laisser voir aux élus de son petit lever ; voilà ce que Sa Majesté Louis XV, l’élu de la nuit, ne manquait cependant pas de venir contempler le matin comme les autres, mettant à profit ce proverbe qui conseille aux vieillards de ne point laisser perdre les miettes qui tombent de la table de la vie.

 

Depuis quelque temps déjà la favorite ne dormait plus. À huit heures, elle avait sonné pour que l’on permît au jour, son premier courtisan, d’entrer dans sa chambre peu à peu, à travers d’épais rideaux d’abord, puis à travers de plus légers ensuite. Le soleil, radieux ce jour-là, avait été introduit, et, se rappelant ses bonnes fortunes mythologiques, était venu caresser cette belle nymphe qui, au lieu de fuir, comme Daphné, l’amour des dieux, s’humanisait au point d’aller parfois au-devant de l’amour des mortels. Il n’y avait donc déjà plus ni bouffissure ni hésitation dans les yeux brillants comme des escarboucles qui interrogeaient en souriant un petit miroir à main, tout cerclé d’or, tout brodé de perles ; et ce corps souple, dont nous avons essayé de donner une idée, s’était laissé glisser du lit où il avait reposé, bercé par les plus doux rêves, jusque sur le tapis d’hermine, où des pieds qui eussent fait honneur à Cendrillon avaient trouvé deux mains tenant deux pantoufles, dont une seule eût pu enrichir un bûcheron de la forêt natale de Jeanne, si ce bûcheron l’eût trouvée.

 

Tandis que la séduisante statue se redressait, se faisait de plus en plus vivante, on lui jetait sur les épaules un magnifique surtout de dentelles de Malines ; puis on passait à ses pieds potelés, sortis un instant de ses mules, des bas de soie rose d’un tissu si fin, qu’on n’eût pas su les distinguer de la peau qu’ils venaient de recouvrir.

 

– Pas de nouvelles de Chon ? demanda-t-elle tout d’abord à sa camériste.

 

– Non, madame, répondit celle-ci.

 

– Ni du vicomte Jean ?

 

– Non plus.

 

– Sait-on si Bischi en a reçu ?

 

– On est passé ce matin chez la sœur de madame la comtesse.

 

– Et pas de lettres ?

 

– Pas de lettres, non, madame.

 

– Ah ! que c’est fatigant d’attendre ainsi, dit la comtesse avec une moue charmante ; n’inventera-t-on jamais un moyen de correspondre à cent lieues en un instant ? Ah ! ma foi ! je plains ceux qui me tomberont sous la main ce matin ! Ai-je une antichambre passablement garnie ?

 

– Madame la comtesse le demande ?

 

– Dame ! écoutez donc, Dorée, la dauphine approche et il n’y aurait rien d’étonnant qu’on me quittât pour ce soleil. Moi, je ne suis qu’une pauvre petite étoile. Qui avons-nous ? voyons !

 

– Mais M. d’Aiguillon, M. le prince de Soubise, M. de Sartine, M. le président Maupeou.

 

– Et M. le duc de Richelieu ?

 

– Il n’a pas encore paru.

 

– Ni aujourd’hui ni hier ! Quand je vous le disais, Dorée. Il craint de se compromettre. Vous enverrez mon coureur à l’hôtel de Hanovre, savoir si le duc est malade.

 

– Oui, madame la comtesse. Madame la comtesse recevra-t-elle tout le monde à la fois, ou donnera-t-elle audience particulière ?

 

– Audience particulière. Il faut que je parle à M. de Sartine : faites-le entrer seul.

 

L’ordre était à peine transmis par la camériste de la comtesse à un grand valet de pied qui se tenait dans le corridor conduisant des antichambres à la chambre de la comtesse, que le lieutenant de police apparut en costume noir, modérant la sévérité de ses yeux gris et la raideur de ses lèvres minces par un sourire du plus charmant augure.

 

– Bonjour, mon ennemi, dit, sans le regarder, la comtesse, qui le voyait dans son miroir.

 

– Votre ennemi, moi, madame ?

 

– Sans doute, vous. Le monde, pour moi, se divise en deux classes de personnes : les amis et les ennemis. Je n’admets pas les indifférents, ou je les range dans la classe de mes ennemis.

 

– Et vous avez raison, madame. Mais dites-moi comment j’ai, malgré mon dévouement bien connu pour vous, mérité d’être rangé dans l’une ou l’autre de ces deux classes ?

 

– En laissant imprimer, distribuer, vendre, remettre au roi tout un monde de petits vers, de pamphlets, de libelles dirigés contre moi. C’est méchant ! c’est odieux ! c’est stupide !

 

– Mais enfin, madame, je ne suis pas responsable…

 

– Si fait, monsieur, vous l’êtes, car vous savez quel est le misérable qui fait tout cela.

 

– Madame, si ce n’était qu’un seul auteur, nous n’aurions pas besoin de le faire crever à la Bastille, il crèverait bientôt tout seul de fatigue sous le poids de ses ouvrages.

 

– Savez-vous que c’est tout au plus obligeant ce que vous dites là ?

 

– Si j’étais votre ennemi, madame, je ne vous le dirais pas.

 

– Allons, c’est vrai, n’en parlons plus. Nous sommes au mieux maintenant, c’est convenu, cela me fait plaisir ; mais une chose m’inquiète encore cependant.

 

– Laquelle, madame ?

 

– C’est que vous êtes au mieux avec les Choiseul.

 

– Madame, M. de Choiseul est premier ministre ; il donne des ordres, et je dois les exécuter.

 

– Donc, si M. de Choiseul vous donne l’ordre de me laisser persécuter, harceler, tuer de chagrin, vous laisserez faire ceux qui me persécuteront, me harcèleront, me tueront ? Merci.

 

– Raisonnons, dit M. de Sartine, qui prit la liberté de s’asseoir sans que la favorite se fâchât, car on passait tout à l’homme le mieux renseigné de France ; qu’ai-je fait pour vous il y a trois jours ?

 

– Vous m’avez fait prévenir qu’un courrier partait de Chanteloup pour presser l’arrivée de la dauphine.

 

– Est-ce donc d’un ennemi, cela ?

 

– Mais dans toute cette affaire de la présentation, dans laquelle, vous le savez, je mets tout mon amour-propre, comment avez-vous été pour moi ?

 

– Du mieux qu’il m’a été possible.

 

– Monsieur de Sartine, vous n’êtes pas bien franc.

 

– Ah ! madame, vous me faites injure !… Qui vous a retrouvé au fond d’une taverne, et cela en moins de deux heures, le vicomte Jean, dont vous aviez besoin pour l’envoyer je ne sais où, ou plutôt je sais où ?

 

– Bon ! il eût mieux valu que vous me laissassiez perdre mon beau-frère, dit madame du Barry en riant, un homme allié à la famille royale de France.

 

– Enfin, madame, ce sont cependant des services que tout cela.

 

– Oui, voilà pour il y a trois jours. Voilà pour avant-hier ; mais hier, avez vous fait quelque chose pour moi, hier ?

 

– Hier, madame ?

 

– Oh ! vous avez beau chercher… Hier, c’était le jour d’être obligeant pour les autres.

 

– Je ne vous comprends point, madame.

 

– Oh ! je me comprends, moi. Voyons, répondez, monsieur, qu’avez-vous fait hier ?

 

– Le matin, ou le soir ?

 

– Le matin, d’abord.

 

– Le matin, madame, j’ai travaillé comme de coutume.

 

– Jusqu’à quelle heure avez-vous travaillé ?

 

– Jusqu’à dix heures.

 

– Ensuite ?…

 

– Ensuite j’ai envoyé prier à dîner un de mes amis de Lyon, qui avait parié de venir à Paris sans que je le susse, et qu’un de mes laquais attendait à la barrière.

 

– Et après le dîner ?

 

– J’ai envoyé au lieutenant de police de Sa Majesté l’empereur d’Autriche l’adresse d’un fameux voleur qu’il ne pouvait trouver.

 

– Et qui était ?

 

– À Vienne.

 

– Ainsi, vous faites non seulement la police de Paris, mais encore celle des cours étrangères ?

 

– Dans mes moments perdus, oui, madame.

 

– Bien, je prends note de cela. Et après avoir expédié ce courrier, qu’avez vous fait ?

 

– J’ai été à l’Opéra.

 

– Voir la petite Guimard ? Pauvre Soubise !

 

– Non pas : faire arrêter un fameux coupeur de bourses que j’avais laissé tranquille tant qu’il ne s’était adressé qu’aux fermiers généraux, et qui avait eu l’audace de s’adresser à deux ou trois grands seigneurs.

 

– Il me semble que vous auriez dû dire la maladresse, monsieur le lieutenant… Et après l’Opéra ?

 

– Après l’Opéra ?

 

– Oui. C’est bien indiscret ce que je demande, n’est-ce pas ?

 

– Non. Après l’Opéra… Attendez que je me rappelle.

 

– Ah ! il paraît que c’est ici que la mémoire vous manque.

 

– Non pas. Après l’Opéra… Ah ! j’y suis.

 

– Bon.

 

– Je suis descendu, ou plutôt monté chez certaine dame qui donne à jouer, et je l’ai moi-même conduite au For-l’Évêque.

 

– Dans sa voiture ?

 

– Non, dans un fiacre.

 

– Après ?

 

– Comment, après ? C’est tout.

 

– Non, ce n’est pas tout.

 

– Je suis remonté dans mon fiacre.

 

– Et qui avez-vous trouvé dans votre fiacre ?

 

M. de Sartine rougit.

 

– Ah ! s’écria la comtesse en frappant ses deux petites mains l’une contre l’autre, j’ai donc eu l’honneur de faire rougir un lieutenant de police.

 

– Madame…, balbutia M. de Sartine.

 

– Eh bien ! je vais vous le dire, moi ; qui était dans ce fiacre, reprit la favorite ; c’était la duchesse de Grammont.

 

– La duchesse de Grammont ! s’écria le lieutenant de police.

 

– Oui, la duchesse de Grammont, laquelle venait vous prier de la faire entrer dans l’appartement du roi.

 

– Ma foi, madame, s’écria M. de Sartine en s’agitant sur son fauteuil, je remets mon portefeuille entre vos mains. Ce n’est plus moi qui fais la police, c’est vous.

 

– En effet, monsieur de Sartine, j’ai la mienne, comme vous voyez : ainsi gare à vous !… Oui ! oui ! la duchesse de Grammont dans un fiacre, à minuit, avec monsieur le lieutenant, et dans un fiacre marchant au pas ! Savez-vous ce que j’ai fait faire tout de suite, moi ?

 

– Non, mais j’ai une horrible peur. Heureusement qu’il était bien tard.

 

– Bon ! cela n’y fait rien : la nuit est l’heure de la vengeance.

 

– Et qu’avez-vous fait ? voyons !

 

– De même que ma police secrète, j’ai ma littérature ordinaire, des grimauds affreux, sales comme des guenilles et affamés comme des belettes.

 

– Vous les nourrissez donc bien mal ?

 

– Je ne les nourris pas du tout. S’ils engraissaient, ils deviendraient bêtes comme M. de Soubise ; la graisse absorbe le fiel ; c’est connu, cela.

 

– Continuez, vous me faites frémir.

 

– J’ai donc pensé à toutes les méchancetés que vous laissez faire aux Choiseul contre moi. Cela m’a piquée, et j’ai donné à mes Apollon les programmes suivants : 1° M. de Sartine déguisé en procureur, et visitant, rue de l’Arbre-Sec, au quatrième étage, une jeune innocente, à laquelle il n’a pas honte de compter une misérable somme de trois cents livres tous les 30 du mois.

 

– Madame, c’est une belle action que vous voulez ternir.

 

– On ne ternit que celles-là. 2° M. de Sartine déguisé en révérend père de la mission, et s’introduisant dans le couvent des Carmélites de la rue Saint Antoine.

 

– Madame, j’apportais à ces bonnes sœurs des nouvelles d’orient.

 

– Du petit ou du grand ? 3° M. de Sartine déguisé en lieutenant de police, et courant les rues à minuit, dans un fiacre, en tête à tête avec la duchesse de Grammont.

 

– Ah ! madame, dit M. de Sartine effrayé, voudriez-vous déconsidérer à ce point mon administration ?

 

– Eh ! vous laissez bien déconsidérer la mienne, dit la comtesse en riant. Mais attendez donc.

 

– J’attends.

 

– Mes drôles se sont mis à la besogne, et ils ont composé, comme on compose au collège, en narration, en version, en amplification, et j’ai reçu ce matin une épigramme, une chanson et un vaudeville.

 

– Ah ! mon Dieu !

 

– Effroyables tous trois. J’en régalerai ce matin le roi, ainsi que du nouveau Pater Noster que vous laissez courir contre lui, vous savez ?

 

« Notre Père qui êtes à Versailles, que votre nom soit honni comme il mérite de l’être ; votre règne est ébranlé, votre volonté n’est pas plus faite sur la terre que dans le ciel ; rendez-nous notre pain quotidien, que vos favorites nous ont ôté ; pardonnez à vos parlements, qui soutiennent vos intérêts, comme nous pardonnons à vos ministres, qui les ont vendus. Ne succombez point aux tentations de la du Barry, mais délivrez-nous de votre diable de chancelier.

 

« Ainsi soit-il ! »

 

– Où avez-vous encore découvert celui-là ? dit M. de Sartine en joignant les mains avec un soupir.

 

– Eh ! mon Dieu ! je n’ai pas besoin de les découvrir, on m’a fait la galanterie de m’envoyer tous les jours ce qui paraît le mieux dans ce genre. Je vous faisais même les honneurs de ces envois quotidiens.

 

– Oh ! madame…

 

– Aussi, par réciprocité, demain vous recevrez l’épigramme, la chanson et le vaudeville en question.

 

– Pourquoi pas tout de suite ?

 

– Parce qu’il me faut le temps de les distribuer. N’est-ce pas l’habitude, d’ailleurs, que la police soit prévenue la dernière de ce qui se fait ? Oh ! ils vous amuseront fort, en vérité. Moi, j’en ai ri ce matin pendant trois quarts d’heure. Quant au roi, il en est malade d’une désopilation de la rate. C’est pour cela qu’il est en retard.

 

– Je suis perdu ! s’écria M. de Sartine en frappant de ses deux mains sur sa perruque.

 

– Non, vous n’êtes pas perdu ; vous êtes chansonné, voilà tout. Suis-je perdue pour la Belle Bourbonnaise, moi ? Non. J’enrage, voilà tout ; ce qui fait qu’à mon tour je veux faire enrager les autres. Ah ! les charmants vers ! J’en ai été si contente, que j’ai fait donner du vin blanc à mes scorpions littéraires, et qu’ils doivent être ivres morts en ce moment.

 

– Ah ! comtesse ! comtesse !

 

– Je vais d’abord vous dire l’épigramme.

 

– De grâce !

 

France, quel est donc ton destin

D’être soumise à la femelle !…

 

– Eh ! non, je me trompe, c’est celle que vous avez laissée courir contre moi, celle-là. Il y en a tant, que je m’embrouille. Attendez, attendez, m’y voici :

 

Amis, connaissez-vous l’enseigne ridicule

Qu’un peintre de Saint-Luc fait pour les parfumeurs ?

Il y met en flacon, en forme de pilule

Boynes, Maupeou, Terray sous leurs propres couleurs ;

Il y joint de Sartine, et puis il l’intitule :

Vinaigre des quatre voleurs !

 

– Ah ! cruelle, vous me changerez en tigre.

 

– Maintenant, passons à la chanson ; c’est madame de Grammont qui parle :

 

Monsieur de la Police

N’ai-je pas la peau lisse ?

Rendez-moi le service

D’en instruire le roi…

 

– Madame ! madame ! s’écria M. de Sartine furieux.

 

– Oh ! rassurez-vous, dit la comtesse, on n’a encore tiré que dix mille exemplaires. Mais c’est le vaudeville qu’il faut entendre.

 

– Vous avez donc une presse ?

 

– Belle demande ! Est-ce que M. de Choiseul n’en a pas ?

 

– Gare à votre imprimeur !

 

– Ah ! oui ! essayez ; le brevet est en mon nom.

 

– C’est odieux ! Et le roi rit de toutes ces infamies ?

 

– Comment donc ! c’est lui qui fournit les rimes quand mes araignées en manquent.

 

– Oh ! vous savez que je vous sers, et vous me traitez ainsi ?

 

– Je sais que vous me trahissez. La duchesse est Choiseul, elle veut ma ruine.

 

– Madame, elle m’a pris au dépourvu, je vous jure.

 

– Vous avouez donc ?

 

– Il le faut bien.

 

– Pourquoi ne m’avez-vous pas avertie ?

 

– Je venais pour cela.

 

– Bast ! je n’en crois rien.

 

– Parole d’honneur !

 

– Je parie le double.

 

– Voyons, je demande grâce, dit le lieutenant de police tombant à genoux.

 

– Vous faites bien.

 

– La paix, au nom du ciel, comtesse.

 

– Comment, vous avez peur de quelques mauvais vers, vous, un homme, un ministre ?

 

– Ah ! si je n’avais peur que de cela.

 

– Et vous ne réfléchissez pas combien une chanson peut me faire passer de mauvaises heures, moi qui suis une femme !

 

– Vous êtes une reine.

 

– Oui, une reine non présentée.

 

– Je vous jure, madame, que je ne vous ai jamais fait de mal.

 

– Non, mais vous m’en avez laissé faire.

 

– Le moins possible.

 

– Allons, je veux bien le croire.

 

– Croyez-le.

 

– Il s’agit donc maintenant de faire le contraire du mal : il s’agit de faire le bien.

 

– Aidez-moi, je ne puis manquer d’y réussir.

 

– Êtes-vous pour moi, oui ou non ?

 

– Oui.

 

– Votre dévouement ira-t-il jusqu’à soutenir ma présentation ?

 

– Vous-même y mettrez des bornes.

 

– Songez-y, mon imprimerie est prête ; elle fonctionne nuit et jour, et dans vingt-quatre heures mes grimauds auront faim, et, quand ils ont faim, ils mordent.

 

– Je serai sage. Que désirez-vous ?

 

– Que rien de ce que je tenterai ne soit traversé.

 

– Oh ! quant à moi, je m’y engage !

 

– Voilà un mauvais mot, dit la comtesse en frappant du pied, et qui sent le grec ou le carthaginois, la foi punique, enfin.

 

– Comtesse !…

 

– Aussi, je ne l’accepte pas ; c’est une échappatoire. Vous serez censé ne rien faire, et M. de Choiseul agira. Je ne veux pas de cela, entendez-vous ? Tout ou rien. Livrez-moi les Choiseul garrottés, impuissants, ruinés, ou je vous annihile, je vous garrotte, je vous ruine. Et, prenez garde, la chanson ne sera pas ma seule arme, je vous en préviens.

 

– Ne menacez pas, madame, dit M. de Sartine devenu rêveur, car cette présentation est devenue d’une difficulté que vous ne sauriez concevoir.

 

– Devenue est le mot, parce qu’on y a mis des obstacles.

 

– Hélas !

 

– Pouvez-vous les lever ?

 

– Je ne suis pas seul ; il nous faut cent personnes.

 

– On les aura.

 

– Un million…

 

– Cela regarde Terray.

 

– Le consentement du roi…

 

– Je l’aurai.

 

– Il ne le donnera point.

 

– Je le prendrai.

 

– Puis, quand vous aurez tout cela, il vous faudra encore une marraine.

 

– On la cherche.

 

– Inutile : il y a ligue contre vous.

 

– À Versailles ?

 

– Oui, toutes les dames ont refusé, pour faire leur cour à M. de Choiseul, à madame de Grammont, à la dauphine, au parti prude, enfin.

 

– D’abord le parti prude sera obligé de changer de nom si madame de Grammont en est. C’est déjà un échec.

 

– Vous vous entêtez inutilement, croyez-moi.

 

– Je touche au but.

 

– Ah ! c’est pour cela que vous avez dépêché votre sœur à Verdun ?

 

– Justement. Ah ! vous savez cela ? dit la comtesse mécontente.

 

– Dame ! j’ai ma police aussi, moi, fit M. de Sartine en riant.

 

– Et vos espions ?

 

– Et mes espions.

 

– Chez moi ?

 

– Chez vous.

 

– Dans mes écuries ou dans mes cuisines ?

 

– Dans vos antichambres, dans votre salon, dans votre boudoir, dans votre chambre à coucher, sous votre chevet.

 

– Eh bien ! comme premier gage d’alliance, dit la comtesse, nommez-moi ces espions.

 

– Ah ! je ne veux pas vous brouiller avec vos amis, comtesse.

 

– Alors, la guerre.

 

– La guerre ! Comme vous dites cela !

 

– Je le dis comme je le pense. Allez-vous-en, je ne veux plus vous voir.

 

– Ah ! cette fois, je vous prends à témoin. Puis-je livrer un secret… d’État ?

 

– Un secret d’alcôve.

 

– C’est ce que je voulais dire : l’État est là aujourd’hui.

 

– Je veux mon espion.

 

– Qu’en ferez-vous ?

 

– Je le chasserai.

 

– Faites maison nette alors.

 

– Savez-vous que c’est effrayant, ce que vous dites là.

 

– C’est vrai surtout. Eh ! mon Dieu ! il n’y aurait pas moyen de gouverner sans cela, vous le savez bien, vous qui êtes si excellente politique.

 

Madame du Barry appuya son coude sur une table de laque.

 

– Vous avez raison, dit-elle, laissons cela. Les conditions du traité ?

 

– Faites-les, vous êtes le vainqueur.

 

– Je suis magnanime comme Sémiramis. Que voulez-vous ?

 

– Vous ne parlerez jamais au roi des réclamations sur les farines, réclamations auxquelles, traîtresse, vous avez promis votre appui.

 

– C’est dit ; emportez tous les placets que j’ai reçus à ce sujet : ils sont dans ce coffre.

 

– Recevez en échange ce travail des pairs du royaume sur la présentation et les tabourets.

 

– Travail que vous étiez chargé de remettre à Sa Majesté…

 

– Sans doute.

 

– Comme si vous l’aviez fait faire ?

 

– Oui.

 

– Bien ; mais que direz-vous ?

 

– Je dirai que je l’ai remis. Cela fera gagner du temps, et vous êtes trop habile tacticienne pour ne pas en profiter.

 

En ce moment les deux battants de la porte s’ouvrirent, et un huissier entra, criant :

 

– Le roi !

 

Les deux alliés s’empressèrent de cacher chacun son gage d’alliance et se retournèrent pour saluer Sa Majesté Louis quinzième du nom.

 

Chapitre XXIV
Le roi Louis XV

Louis XV entra la tête haute, le jarret tendu, l’œil gai, le sourire aux lèvres.

 

On voyait sur son passage, par la porte ouverte à deux battants, une double haie de têtes inclinées et appartenant à des courtisans, une fois plus désireux encore d’être introduits, depuis qu’ils voyaient dans l’arrivée de Sa Majesté une occasion de faire à la fois leur cour à deux puissances.

 

Les portes se refermèrent. Le roi, n’ayant fait signe à personne de le suivre, se trouva seul avec la comtesse et M. de Sartine.

 

Nous ne parlerons pas de la chambrière intime ni d’un petit négrillon ; ni l’un ni l’autre ne comptait.

 

– Bonjour, comtesse, dit le roi en baisant la main de madame du Barry. Dieu merci, sommes-nous fraîche ce matin !… Bonjour, Sartine. Est ce qu’on travaille ici ? Bon Dieu ! que de papiers ! Cachez-moi cela, hein ! Oh ! la belle fontaine, comtesse !

 

Et avec sa curiosité versatile et ennuyée, les yeux de Louis XV se fixèrent sur une gigantesque chinoiserie qui ornait depuis la veille seulement un des angles de la chambre à coucher de la comtesse.

 

– Sire, répondit madame du Barry, c’est, comme Votre Majesté peut le voir, une fontaine de Chine. Les eaux, en lâchant le robinet qui est derrière, font siffler des oiseaux de porcelaine et nager des poissons de verre ; puis les portes de la pagode s’ouvrent pour donner passage à un défilé de mandarins.

 

– C’est très joli, comtesse.

 

En ce moment, le petit négrillon passa, vêtu de cette façon fantastique et capricieuse dont on habillait à cette époque les Orosmane et les Othello. Il avait un petit turban à plumes droites planté sur l’oreille, une veste de brocart d’or qui laissait voir ses bras d’ébène, une culotte bouffante de satin blanc broché qui descendait jusqu’au genou, et une ceinture aux vives couleurs qui reliait cette culotte à un gilet brodé ; un poignard étincelant de pierreries était passé à sa ceinture.

 

– Peste ! s’écria le roi, comme Zamore est magnifique aujourd’hui !

 

Le nègre s’arrêta complaisamment devant une glace.

 

– Sire, il a une faveur à demander à Votre Majesté.

 

– Madame, dit Louis XV souriant avec le plus de grâce possible, Zamore me paraît bien ambitieux.

 

– Pourquoi cela, sire ?

 

– Parce que vous lui avez déjà accordé la plus grande faveur qu’il puisse désirer.

 

– Laquelle ?

 

– La même qu’à moi.

 

– Je ne comprends pas, sire.

 

– Vous l’avez fait votre esclave.

 

M. de Sartine s’inclina souriant et se mordit les lèvres à la fois.

 

– Oh ! vous êtes charmant, sire, s’écria la comtesse.

 

Puis, se penchant à l’oreille du roi :

 

– La France, je t’adore, lui dit-elle tout bas.

 

Louis sourit à son tour.

 

– Eh bien ! demanda-t-il, que désirez-vous pour Zamore ?

 

– La récompense de ses longs et nombreux services.

 

– Il a douze ans.

 

– De ses longs et nombreux services futurs.

 

– Ah ! ah !

 

– Ma foi, oui, sire ; il me semble qu’il y a assez longtemps que l’on récompense les services passés et qu’il serait temps de récompenser les services à venir, on serait plus sûr de ne pas être payé d’ingratitude.

 

– Tiens ! c’est une idée, cela, dit le roi. Qu’en pensez-vous, monsieur de Sartine ?

 

– Que tous les dévouements y trouveraient leur compte ; par conséquent, je l’appuie, sire.

 

– Enfin, voyons, comtesse, que demandez-vous pour Zamore ?

 

– Sire, vous connaissez mon pavillon de Luciennes ?

 

– C’est-à-dire que j’en ai entendu parler seulement.

 

– C’est votre faute : je vous ai invité cent fois à y venir.

 

– Vous connaissez l’étiquette, chère comtesse ; à moins d’être en voyage, le roi ne peut coucher que dans les châteaux royaux.

 

– Justement, voilà la grâce que j’ai à vous demander. Nous érigeons Luciennes en château royal, et nous en nommons Zamore gouverneur.

 

– Ce sera une parodie, comtesse.

 

– Vous savez que je les adore, sire.

 

– Cela fera crier les autres gouverneurs.

 

– Ils crieront !

 

– Mais à raison, cette fois.

 

– Tant mieux : ils ont si souvent crié à tort ! Zamore, mettez-vous à genoux et remerciez Sa Majesté.

 

– Et de quoi ? demanda Louis XV.

 

Le nègre s’agenouilla.

 

– De la récompense qu’il vous donne, pour avoir porté la queue de ma robe et fait enrager, en la portant, les routiniers et les prudes de la cour.

 

– En vérité, dit Louis XV, il est hideux.

 

Et il éclata de rire.

 

– Relevez-vous, Zamore, dit la comtesse ; vous êtes nommé.

 

– Mais en vérité, madame…

 

– Je me charge de faire expédier les lettres, les brevets, les provisions, c’est mon affaire. La vôtre, sire, est de pouvoir, sans déroger, venir à Luciennes. À compter d’aujourd’hui, mon roi, vous avez un château royal de plus.

 

– Savez-vous un moyen de lui refuser quelque chose, Sartine ?

 

– Il existe peut-être, mais on ne l’a pas encore trouvé.

 

– Et si on le trouve, sire, je puis vous répondre d’une chose, c’est que ce sera M. de Sartine qui aura fait cette belle découverte.

 

– Comment cela, madame ? demanda le lieutenant de police tout frémissant.

 

– Imaginez-vous, sire, qu’il y a trois mois que je demande à M. de Sartine une chose, et que je la demande inutilement.

 

– Et quelle chose demandez-vous ? fit le roi.

 

– Oh ! il le sait bien.

 

– Moi, madame ? Je vous jure…

 

– Est-ce dans ses attributions ? demanda le roi.

 

– Dans les siennes ou dans celles de son successeur.

 

– Madame, s’écria M. de Sartine, vous m’inquiétez véritablement.

 

– Que lui demandez-vous ?

 

– De me trouver un sorcier.

 

M. de Sartine respira.

 

– Pour le faire brûler ? dit le roi. Oh ! il fait bien chaud ; attendez l’hiver.

 

– Non, sire, pour lui donner une baguette d’or.

 

– Ce sorcier vous a donc prédit un malheur qui ne vous est point advenu, comtesse ?

 

– Au contraire, sire, il m’a prédit un bonheur qui m’est arrivé.

 

– Arrivé de point en point ?

 

– Ou à peu près.

 

– Contez-moi cela, comtesse, dit Louis XV en s’étendant au fond d’un fauteuil et du ton d’un homme qui n’est pas bien sur s’il va s’amuser ou s’ennuyer, mais qui se risque.

 

– Je veux bien, sire, mais vous serez de moitié dans la récompense.

 

– De tout, s’il le faut.

 

– À la bonne heure, voilà une parole royale.

 

– J’écoute.

 

– M’y voici. Il était une fois…

 

– Cela commence comme un conte de fée.

 

– C’en est un, sire.

 

– Ah ! tant mieux, j’adore les enchanteurs.

 

– Vous êtes orfèvre, monsieur Josse. Il était donc une fois une pauvre jeune fille qui, à cette époque, n’avait ni pages, ni voiture, ni nègre, ni perruche, ni sapajou.

 

– Ni roi, dit Louis XV.

 

– Oh ! sire.

 

– Et que faisait cette jeune fille ?

 

– Elle trottait.

 

– Comment, elle trottait ?

 

– Oui, sire, par les rues de Paris, à pied comme une simple mortelle. Seulement, elle trottait plus vite parce qu’on prétendait qu’elle était gentille et qu’elle avait peur que cette gentillesse ne lui valût quelque sotte rencontre.

 

– Cette jeune fille était donc une Lucrèce ? demanda le roi.

 

– Votre Majesté sait bien que, depuis l’an… je ne sais combien de la fondation de Rome, il n’y en a plus.

 

– Oh ! mon Dieu ! comtesse, deviendriez-vous savante, par hasard ?

 

– Non, si je devenais savante, j’aurais dit une fausse date, mais j’en aurais dit une.

 

– C’est juste, dit le roi, continuez.

 

– Elle trottait donc, trottait donc, trottait donc, tout en traversant les Tuileries ; lorsque tout à coup elle s’aperçut qu’elle était suivie.

 

– Ah ! diable ! fit le roi ; alors elle s’arrêta ?

 

– Ah ! bon Dieu ! que vous avez mauvaise opinion des femmes, sire. On voit bien que vous n’avez connu que des marquises, des duchesses et…

 

– Et des princesses, n’est-ce pas ?

 

– Je suis trop polie pour contredire Votre Majesté. Mais ce qui l’effrayait surtout, c’est qu’il tombait du ciel un brouillard qui, de seconde en seconde, devenait plus épais.

 

– Sartine, savez-vous ce qui fait le brouillard ?

 

Le lieutenant de police, pris à l’improviste, tressaillit.

 

– Ma foi non, sire.

 

– Eh bien ! ni moi non plus, dit Louis XV. Continuez, chère comtesse.

 

– Elle avait donc pris ses jambes à son cou ; elle avait franchi la grille, elle se trouvait sur la place qui a l’honneur de porter le nom de Votre Majesté lorsque tout à coup l’inconnu qui la suivait, et dont elle se croyait débarrassée, se trouva en face d’elle. Elle jeta un cri.

 

– Il était donc bien laid ?

 

– Au contraire, sire, c’était un beau jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, au visage brun, aux yeux dilatés, à la parole sonore.

 

– Et votre héroïne avait peur, comtesse ; peste ! elle était bien effrayée !

 

– Elle le fut un peu moins quand elle le vit, sire. Cependant, la situation n’était pas rassurante : grâce au brouillard, si cet inconnu avait eu de mauvaises intentions, il n’y avait pas moyen d’espérer de secours ; aussi, joignant les mains :

 

« – Oh ! monsieur, dit la jeune fille, je vous supplie de ne point me faire de mal.

 

« L’inconnu secoua la tête avec un charmant sourire.

 

« – Dieu m’est témoin que ce n’est pas mon intention, dit-il.

 

« – Que voulez-vous donc ?

 

« – Obtenir de vous une promesse.

 

« – Que puis-je vous promettre ?

 

« – De m’accorder la première faveur que je vous demanderai quand…

 

« – Quand ? répéta la jeune fille avec curiosité.

 

« – Quand vous serez reine. »

 

– Et que fit la jeune fille ?

 

– Sire, elle croyait ne s’engager à rien. Elle promit.

 

– Et le sorcier ?

 

– Il disparut.

 

– Et M. de Sartine refuse de retrouver le sorcier ? Il a tort.

 

– Sire, je ne refuse pas, je ne peux pas.

 

– Ah ! monsieur le lieutenant, voilà un mot qui ne devrait pas être dans le dictionnaire de la police, dit la comtesse.

 

– Madame, on est sur sa trace.

 

– Ah ! oui, la phrase sacramentelle.

 

– Non pas, c’est la vérité. Mais, vous comprenez, c’est un bien faible renseignement que vous donnez là.

 

– Comment ! jeune, beau, le teint brun, les cheveux noirs, des yeux magnifiques, une voix sonore.

 

– Peste ! comme vous en parlez, comtesse ! Sartine, je vous défends de retrouver ce gaillard-là.

 

– Vous avez tort, sire, car je n’ai à lui demander qu’un simple renseignement.

 

– C’est donc de vous qu’il est question ?

 

– Sans doute.

 

– Eh bien ! qu’avez-vous à lui demander encore ? Sa prédiction s’est accomplie.

 

– Vous trouvez ?

 

– Sans doute. Vous êtes reine.

 

– À peu près.

 

– Il n’a donc plus rien à vous dire.

 

– Si fait. Il a à me dire quand cette reine sera présentée. Ce n’est pas le tout que de régner la nuit, sire, il faut bien régner aussi un peu le jour.

 

– Cela ne regarde pas le sorcier, dit Louis XV allongeant les lèvres en homme qui voit passer la conversation sur un terrain malencontreux.

 

– Et de qui cela dépend-il donc ?

 

– De vous.

 

– De moi ?

 

– Oui, sans doute. Trouvez une marraine.

 

– Parmi vos bégueules de la cour ? Votre Majesté sait bien que c’est impossible ; elles sont toutes vendues aux Choiseul, aux Praslin.

 

– Allons, je croyais qu’il était convenu que nous ne parlerions plus ni des uns ni des autres.

 

– Je n’ai pas promis cela, sire.

 

– Eh bien ! je vous demande une chose.

 

– Laquelle ?

 

– C’est de les laisser où ils sont, et de rester où vous êtes. Croyez-moi, la meilleure place est à vous.

 

– Pauvres affaires étrangères ! pauvre marine !

 

– Comtesse, au nom du ciel, ne faisons pas de politique ensemble.

 

– Soit ; mais vous ne pourrez pas m’empêcher d’en faire toute seule.

 

– Oh ! toute seule, tant que vous voudrez.

 

La comtesse étendit la main vers une corbeille pleine de fruits, y prit deux oranges, et les fit sauter alternativement dans sa main.

 

– Saute, Praslin ! saute, Choiseul ! dit-elle ; saute, Praslin ! saute, Choiseul !

 

– Eh bien ! dit le roi, que faites-vous ?

 

– J’use de la permission que m’a donnée Votre Majesté, sire, je fais sauter le ministère.

 

En ce moment, Dorée entra, et dit un mot à l’oreille de sa maîtresse.

 

– Oh ! certainement ! s’écria celle-ci.

 

– Qu’y a-t-il ? demanda le roi.

 

– Chon, qui arrive de voyage, sire, et qui demande à présenter ses hommages à Votre Majesté.

 

– Qu’elle vienne, qu’elle vienne ! En effet, depuis quatre ou cinq jours, je sentais qu’il me manquait quelque chose, sans savoir quoi.

 

– Merci, sire, dit Chon en entrant.

 

Puis, s’approchant de l’oreille de la comtesse.

 

– C’est fait, dit-elle.

 

La comtesse ne put retenir un petit cri de joie.

 

– Eh bien ! qu’y a-t-il ? demanda Louis XV.

 

– Rien, sire ; je suis heureuse de la revoir, voilà tout.

 

– Et moi aussi. Bonjour, petite Chon, bonjour.

 

– Votre Majesté permet que je dise quelques mots à ma sœur ? demanda Chon.

 

– Dis, dis, mon enfant. Pendant ce temps-là, je vais demander à Sartine d’où tu viens.

 

– Sire, dit M. de Sartine, qui voulait esquiver la demande, Votre Majesté voudra-t-elle m’accorder un instant ?

 

– Pourquoi faire ?

 

– Pour parler de choses de la dernière importance, sire.

 

– Oh ! j’ai bien peu de temps, monsieur de Sartine, dit Louis XV en bâillant d’avance.

 

– Sire, deux mots seulement.

 

– Sur quoi ?…

 

– Sur ces voyants, ces illuminés, ces déterreurs de miracles.

 

– Ah ! des charlatans. Donnez-leur des patentes de jongleurs, et ils ne seront plus à craindre.

 

– Sire, j’oserai insister pour dire à Votre Majesté que la situation est plus grave qu’elle ne le croit. À chaque instant, il s’ouvre de nouvelles loges maçonniques. Eh bien ! sire, ce n’est déjà plus une société, c’est une secte, une secte à laquelle s’affilient tous les ennemis de la monarchie : les idéologues, les encyclopédistes, les philosophes. On va recevoir en grande cérémonie M. de Voltaire.

 

– Il se meurt.

 

– Lui ? Oh ! que non, sire – pas si niais.

 

– Il s’est confessé.

 

– C’est une ruse.

 

– En habit de capucin.

 

– C’est une impiété, sire ! tout cela s’agite, écrit, parle, se cotise, correspond, intrigue, menace. Quelques mots même, échappés à des frères indiscrets, indiquent qu’ils attendent un chef.

 

– Eh bien ! Sartine, quand ce chef sera venu vous le prendrez, vous le mettrez à la Bastille, et tout sera dit.

 

– Sire, ces gens-là ont bien des ressources.

 

– En aurez-vous moins qu’eux, monsieur, vous, lieutenant de police d’un royaume ?

 

– Sire, on a obtenu de Votre Majesté l’expulsion des jésuites ; c’est celle des philosophes qu’on aurait du demander.

 

– Allons, vous voilà encore avec vos tailleurs de plumes.

 

– Sire, ce sont de dangereuses plumes que celles qu’on taille avec le canif de Damiens.

 

Louis XV pâlit.

 

– Ces philosophes que vous méprisez, sire… continua M. de Sartine.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! je vous le dis, ils perdront la monarchie.

 

– Combien leur faut-il de temps pour cela, monsieur ?

 

Le lieutenant de police regarda Louis XV avec des yeux étonnés.

 

– Mais, sire, puis-je savoir cela ? Quinze ans, vingt ans, trente ans peut-être.

 

– Eh bien ! mon cher ami, dit Louis XV, dans quinze ans je n’y serai plus ; allez parler de cela à mon successeur.

 

Et le roi se retourna vers madame du Barry.

 

Celle-ci semblait attendre ce moment.

 

– Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle avec un grand soupir, que me dis-tu là, Chon ?

 

– Oui, que dit-elle ? demanda le roi ; vous avez toutes deux des airs funèbres.

 

– Ah ! sire, dit la comtesse, il y a bien de quoi.

 

– Voyons, parlez, qu’est-il arrivé ?

 

– Pauvre frère !

 

– Pauvre Jean !

 

– Crois-tu qu’il faudra le lui couper ?

 

– On espère que non.

 

– Lui couper quoi ? demanda Louis XV.

 

– Le bras, sire.

 

– Couper le bras du vicomte ! et pourquoi faire ?

 

– Parce qu’il est blessé grièvement.

 

– Grièvement blessé au bras ?

 

– Oh ! mon Dieu, oui, sire.

 

– Au milieu de quelque bagarre, chez quelque baigneur, dans quelque tripot !…

 

– Non, sire, c’est sur la grand-route.

 

– Mais comment cela est-il venu ?

 

– Cela est venu qu’on a voulu l’assassiner, voilà tout.

 

– Ah ! pauvre vicomte ! s’écria Louis XV, qui plaignait fort peu les gens, mais qui savait merveilleusement avoir l’air de les plaindre. Assassiné ! ah ! mais voilà qui est sérieux, dites donc, Sartine.

 

M. de Sartine, beaucoup moins inquiet que le roi en apparence, mais beaucoup plus ému en réalité, s’approcha des deux sœurs.

 

– Est-il possible qu’un pareil malheur soit arrivé, mesdames ? demanda-t-il avec anxiété.

 

– Malheureusement, oui, monsieur, cela est possible, dit Chon toute larmoyante.

 

– Assassiné !… Et comment cela ?

 

– Dans un guet-apens.

 

– Dans un guet-apens !… Ah çà ! mais, Sartine, dit le roi, il me semble que ceci est une affaire de votre ressort.

 

– Racontez-nous cela, madame, dit M. de Sartine. Mais, je vous en supplie, que votre juste ressentiment n’exagère pas les choses. Nous serons plus sévères étant plus justes, et les faits vus de près et froidement perdent souvent de leur gravité.

 

– Oh ! l’on ne m’a pas dit, s’écria Chon, j’ai vu la chose, de mes yeux vu.

 

– Eh bien ! qu’as-tu vu, grande Chon ? demanda le roi.

 

– J’ai vu qu’un homme s’est jeté sur mon frère, l’a forcé de mettre l’épée à la main et l’a blessé grièvement.

 

– Cet homme était-il seul ? demanda M. de Sartine.

 

– Pas du tout, il en avait six autres avec lui.

 

– Ce pauvre vicomte ! dit le roi regardant toujours la comtesse pour juger du degré précis de son affliction et régler là-dessus la sienne. Pauvre vicomte ! forcé de se battre !

 

Il vit dans les yeux de la comtesse qu’elle ne plaisantait nullement.

 

– Et blessé ! ajouta-t-il d’un ton apitoyé.

 

– Mais à quel propos est venue cette rixe ? demanda le lieutenant de police essayant toujours de voir la vérité dans les détours qu’elle faisait pour lui échapper.

 

– Le plus frivole, monsieur ; à propos de chevaux de poste qu’on disputait au vicomte, qui était pressé de me ramener près de ma sœur, à laquelle j’avais promis de revenir ce matin.

 

– Ah ! mais cela crie vengeance, dit le roi, n’est-ce pas, Sartine ?

 

– Mais, je le crois, sire, répondit le lieutenant de police, et je vais prendre des informations. Le nom de l’agresseur, madame, s’il vous plaît ? sa qualité ? son état ?

 

– Son état ? C’était un militaire, un officier aux gendarmes-dauphin, je crois. Quant à son nom, il s’appelle Baverney, Faverney, Taverney ; oui, c’est cela, Taverney.

 

– Madame, dit M. de Sartine, il couchera demain à la Bastille.

 

– Oh ! que non ! dit la comtesse, qui jusque-là avait gardé le plus diplomatique silence, oh ! que non !

 

– Comment cela, oh ! que non ? dit le roi. Et pourquoi, je vous prie, n’emprisonnerait-on pas le drôle ? Vous savez bien que les militaires me sont insupportables.

 

– Et moi, sire, répéta la comtesse avec la même assurance, je vous dis que l’on ne fera rien à l’homme qui a assassiné M. du Barry.

 

– Ah ! par exemple, comtesse, répliqua Louis XV voilà qui est particulier ; expliquez-moi cela, je vous prie.

 

– C’est facile. Quelqu’un le défendra.

 

– Quel est ce quelqu’un ?

 

– Celui à l’instigation duquel il a agi.

 

– Ce quelqu’un-là le défendra contre nous ? Oh ! oh ! c’est fort, ce que vous dites là, comtesse.

 

– Madame, balbutia M. de Sartine, qui voyait s’approcher le coup et qui lui cherchait en vain une parade.

 

– Contre vous, oui, contre vous ; et il n’y a pas de oh ! oh ! Est-ce que vous êtes le maître, vous ?

 

Le roi sentit le coup qu’avait vu venir M. de Sartine et se cuirassa.

 

– Ah ! bien, dit-il, nous allons nous jeter dans les raisons d’État, et chercher à un pauvre duel des motifs de l’autre monde.

 

– Ah ! vous voyez bien, dit la comtesse, voilà déjà que vous m’abandonnez et que cet assassinat de tout à l’heure n’est plus qu’un duel, maintenant que vous vous doutez d’où il nous vient.

 

– Bon ! nous y voici, dit Louis XV en lâchant le robinet de la fontaine, qui se mit à jouer, faisant chanter les oiseaux, faisant nager les poissons, faisant sortir les mandarins.

 

– Vous ne savez pas d’où vient le coup ? demanda la comtesse en chiffonnant les oreilles de Zamore, couché à ses pieds.

 

– Non, ma foi, dit Louis XV.

 

– Vous ne vous en doutez pas ?

 

– Je vous jure. Et vous, comtesse ?

 

– Eh bien ! moi, je le sais, et je vais vous le dire, et je ne vous apprendrai rien de nouveau, j’en suis bien certaine.

 

– Comtesse, comtesse, dit Louis XV essayant de reprendre sa dignité, savez-vous que vous donnez un démenti au roi ?

 

– Sire, peut-être suis-je un peu vive, c’est vrai ; mais si vous croyez que je laisserai tranquillement M. de Choiseul me tuer mon frère…

 

– Bon ! voilà que c’est M. de Choiseul ! dit le roi avec un éclat de voix, comme s’il ne s’attendait pas à ce nom, que depuis dix minutes il redoutait de voir figurer dans la conversation.

 

– Ah ! dame ! si vous vous obstinez à ne pas voir qu’il est mon plus cruel ennemi, moi, je le vois et clairement, car il ne se donne point la peine de cacher la haine qu’il me porte.

 

– Il y a loin de haïr les gens à les assassiner, chère comtesse.

 

– Pour les Choiseul, toutes choses se touchent.

 

– Ah ! chère amie, voilà encore les raisons d’État qui reviennent.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! voyez donc si ce n’est pas damnant, monsieur de Sartine.

 

– Mais non, si ce que vous croyez…

 

– Je crois que vous ne me défendez pas, voilà tout, et même, je dirai plus, je suis sûre que vous m’abandonnez ! s’écria la comtesse avec violence.

 

– Oh ! ne vous fâchez pas, comtesse, dit Louis XV. Mon seulement vous ne serez pas abandonnée, mais encore vous serez défendue, et si bien…

 

– Si bien ?

 

– Si bien, qu’il en coûtera cher à l’agresseur de ce pauvre Jean.

 

– Oui, c’est cela, on brisera l’instrument et on serrera la main.

 

– N’est-ce pas juste de s’en prendre à celui qui a fait le coup, à ce M. Taverney ?

 

– Sans doute, c’est juste, mais ce n’est que juste ; ce que vous faites pour moi, vous le feriez pour le premier marchand de la rue Saint-Honoré qu’un soldat battrait au spectacle. Je vous en préviens, je ne veux pas être traitée comme tout le monde. Si vous ne faites pas plus pour ceux que vous aimez que pour les indifférents, j’aime mieux l’isolement et l’obscurité de ces derniers ; ils n’ont pas d’ennemis qui les assassinent, au moins.

 

– Ah ! comtesse, comtesse, dit tristement Louis XV, moi qui me suis par hasard levé si gai, si heureux, si content, comme vous me gâtez ma charmante matinée !

 

– Voilà qui est adorable, par exemple ! Elle est donc jolie, ma matinée à moi, à moi dont on massacre la famille ?

 

Le roi, malgré la crainte intérieure que lui inspirait l’orage grondant autour de lui, ne put s’empêcher de sourire au mot massacre.

 

La comtesse se leva furieuse.

 

– Ah ! voilà comme vous me plaignez ? dit-elle.

 

– Eh ! là, là, ne vous fâchez pas.

 

– Mais je veux me fâcher moi.

 

– Vous avez tort ; vous êtes ravissante quand vous souriez, tandis que la colère vous enlaidit.

 

– Que m’importe à moi ? ai-je besoin d’être belle, puisque la beauté ne m’empêche pas d’être sacrifiée à des intrigues ?

 

– Voyons, comtesse.

 

– Non, choisissez, de moi ou de votre Choiseul.

 

– Chère belle, impossible de choisir : vous m’êtes nécessaires tous deux.

 

– Alors je me retire.

 

– Vous ?

 

– Oui, je laisse le champ libre à mes ennemis. Oh ! j’en mourrai de chagrin ; mais M. de Choiseul sera satisfait et cela vous consolera.

 

– Eh bien ! moi, je vous jure, comtesse, qu’il ne vous en veut pas le moins du monde, et qu’il vous porte dans son cœur. C’est un galant homme après tout, ajouta le roi en ayant soin que M. de Sartine entendit bien ces dernières paroles.

 

– Un galant homme ! Vous m’exaspérez, sire. Un galant homme qui fait assassiner les gens !

 

– Oh ! dit le roi, nous ne savons pas encore.

 

– Et puis, se hasarda de dire le lieutenant de police, une querelle entre gens d’épée est si piquante, si naturelle !

 

– Ah ! ah ! répliqua la comtesse ; et vous aussi, monsieur de Sartine !

 

Le lieutenant comprit la valeur de ce tu quoque, et il recula devant la colère de la comtesse.

 

Il y eut un moment de silence sourd et menaçant.

 

– Vous voyez, Chon, dit le roi au milieu de cette consternation générale, vous voyez, voilà votre ouvrage.

 

Chon baissa les yeux avec une tristesse hypocrite.

 

– Le roi pardonnera, dit-elle, si la douleur de la sœur l’a emporté sur la force d’âme de la sujette.

 

– Bonne pièce ! murmura le roi. Voyons, comtesse, pas de rancune.

 

– Oh ! non, sire, je n’en ai pas… Seulement, je vais à Luciennes, et de Luciennes à Boulogne.

 

– Sur mer ? demanda le roi.

 

– Oui, sire, je quitte un pays où le ministre fait peur au roi.

 

– Madame ! dit Louis XV offensé.

 

– Eh bien ! sire, permettez que, pour ne pas manquer plus longtemps de respect à Votre Majesté, je me retire.

 

La comtesse se leva, observant du coin de l’œil l’effet que produisait son mouvement.

 

Louis XV poussa son soupir de lassitude, soupir qui signifiait :

 

– Je m’ennuie considérablement ici.

 

Chon devina le sens du soupir et comprit qu’il serait dangereux pour sa sœur de pousser plus loin la querelle.

 

Elle arrêta sa sœur par sa robe, et, allant au roi :

 

– Sire, dit-elle, l’amour que ma sœur porte au pauvre vicomte l’a entraînée trop loin… C’est moi qui ai commis la faute, c’est à moi de la réparer… Je me mets au rang de la plus humble sujette de Sa Majesté ; je lui demande justice pour mon frère ; je n’accuse personne : la sagesse du roi saura bien distinguer.

 

– Eh ! mon Dieu ! c’est tout ce que je demande, moi, la justice ; oui, mais que ce soit la justice juste. Si un homme n’a pas commis un crime, qu’on ne lui reproche pas ce crime ; s’il l’a commis, qu’on le châtie.

 

Et Louis XV regardait la comtesse en disant ces paroles, essayant de rattraper, s’il était possible, les bribes de la joyeuse matinée qu’il s’était promise, et qui finissait d’une si lugubre façon.

 

La comtesse était si bonne, qu’elle eut pitié de ce désœuvrement du roi qui le faisait triste et ennuyé partout, excepté près d’elle.

 

Elle se retourna à moitié, car déjà elle avait commencé de marcher vers la porte.

 

– Est-ce que je demande autre chose, moi ? dit-elle avec une adorable résignation. Mais qu’on ne repousse pas mes soupçons, quand je les manifeste.

 

– Vos soupçons, ils me sont sacrés, comtesse, s’écria le roi ; et qu’ils se changent un peu en certitude, vous verrez. Mais j’y songe, un moyen bien simple.

 

– Lequel, sire ?

 

– Que l’on mande ici M. de Choiseul.

 

– Oh ! Votre Majesté sait bien qu’il n’y vient jamais. Il dédaigne d’entrer dans l’appartement de l’amie du roi. Sa sœur n’est pas comme lui ; elle ne demanderait pas mieux, elle.

 

Le roi se mit à rire.

 

– M. de Choiseul singe M. le dauphin, continua la comtesse encouragée. On ne veut pas se compromettre.

 

– M. le dauphin est un religieux, comtesse.

 

– Et M. de Choiseul est un tartufe, sire.

 

– Je vous dis, chère amie, que vous aurez le plaisir de le voir ici ; car je vais l’y appeler. C’est pour service d’État, il faudra bien qu’il vienne, et nous le ferons s’expliquer en présence de Chon, qui a tout vu. Nous confronterons, comme on dit au Palais, n’est-ce pas, Sartine ? Qu’on aille me chercher M. de Choiseul.

 

– Et moi, que l’on m’apporte mon sapajou. Dorée ; mon sapajou ! mon sapajou ! cria la comtesse.

 

À ces mots, qui s’adressaient à la femme de chambre rangeant dans un cabinet de toilette, et qui purent être entendus de l’antichambre puisqu’ils furent prononcés juste au moment où la porte s’ouvrait devant l’huissier envoyé chez M. de Choiseul, une voix cassée répondit en grasseyant :

 

– Le sapajou de madame la comtesse, ce doit être moi ; je me présente, j’accours, me voilà.

 

Et l’on vit moelleusement entrer un petit bossu vêtu avec la plus grande magnificence.

 

– Le duc de Tresmes ! s’écria la comtesse impatientée ; mais je ne vous ai pas fait appeler, duc.

 

– Vous avez demandé votre sapajou, madame, dit le duc tout en saluant le roi, la comtesse et M. de Sartine, et comme je n’ai pas vu parmi tous les courtisans de plus laid singe que moi, je suis accouru.

 

Et le duc rit en montrant de si longues dents, que la comtesse ne put s’empêcher de rire aussi.

 

– Resterai-je ? demanda le duc, comme si c’eût été la faveur ambitionnée de toute sa vie.

 

– Demandez au roi, il est maître ici, monsieur le duc.

 

Le duc se tourna vers le roi d’un air suppliant.

 

– Restez, duc, restez, dit le roi, enchanté d’accumuler les distractions autour de lui.

 

En ce moment l’huissier de service ouvrit la porte.

 

– Ah ! dit le roi avec un léger nuage d’ennui, est-ce déjà M. de Choiseul ?

 

– Non, sire, répondit l’huissier, c’est monseigneur le dauphin, qui voudrait parler à Votre Majesté.

 

La comtesse fit un bond de joie, car elle croyait que le dauphin se rapprochait d’elle ; mais Chon, qui pensait à tout, fronça le sourcil.

 

– Eh bien ! où est-il, M. le dauphin ? demanda le roi impatienté.

 

– Chez Sa Majesté. M. le dauphin attendra que Sa Majesté rentre chez elle.

 

– Il est dit que je ne serai jamais tranquille un instant, gronda le roi.

 

Puis, tout à coup, comprenant que cette audience demandée par le dauphin lui épargnait, momentanément du moins, sa scène avec M. de Choiseul, il se ravisa.

 

– J’y vais, dit-il, j’y vais. Adieu, comtesse. Voyez comme je suis malheureux, voyez comme on me tiraille.

 

– Votre Majesté s’en va, s’écria la comtesse, au moment où M. de Choiseul va venir ?

 

– Que voulez-vous ! le premier esclave, c’est le roi. Ah ! si MM. les philosophes savaient ce que c’est que d’être roi, et roi de France surtout !

 

– Mais, sire, restez.

 

– Oh ! je ne puis pas faire attendre le dauphin. On dit déjà que je n’aime que mes filles.

 

– Mais enfin, que dirai-je à M. de Choiseul ?

 

– Eh bien ! vous lui direz de venir me trouver chez moi, comtesse.

 

Et pour briser court à toute observation, le roi baisa la main de la comtesse, frémissante de colère, et disparut en courant, comme c’était son habitude, chaque fois qu’il craignait de perdre le fruit d’une bataille gagnée par ses temporisations et son astuce de bourgeois.

 

– Oh ! il nous échappe encore ! s’écria la comtesse en frappant ses deux mains avec dépit.

 

Mais le roi n’entendit pas même cette exclamation. La porte s’était déjà refermée derrière lui et il traversait l’antichambre en disant :

 

– Entrez, messieurs, entrez. La comtesse consent à vous recevoir. Seulement, vous la trouverez bien triste de l’accident arrivé à ce pauvre Jean.

 

Les courtisans se regardèrent étonnés. Ils ignoraient quel accident pouvait être arrivé au vicomte.

 

Beaucoup espéraient qu’il était mort.

 

Ils se composèrent des figures de circonstance. Les plus joyeux se firent les plus tristes, et ils entrèrent.

 

Chapitre XXV
La salle des Pendules

Dans une vaste salle du palais de Versailles, qu’on appelle la salle des Pendules, un jeune homme au teint rose, aux yeux doux, à la démarche un peu vulgaire, se promenait, les bras pendants, la tête inclinée. Il paraissait avoir de seize à dix-sept ans.

 

Sur sa poitrine étincelait, rehaussée par le velours violet de son habit, une plaque de diamants, tandis que le cordon bleu tombait sur sa hanche, froissant de la croix qu’il supportait une veste de satin blanc brodée d’argent.

 

Nul n’eût pu méconnaître ce profil à la fois sévère et bon, majestueux et riant, qui formait le type caractéristique des Bourbons de la première branche, et dont le jeune homme que nous introduisons sous les yeux de nos lecteurs était à la fois l’image la plus vive et la plus exagérée ; seulement, à voir la filiation peut-être dégénérescente de ces nobles visages depuis Louis XIV et Anne d’Autriche, on eut pu dire que celui dont nous parlons ne pouvait transmettre ses traits à un héritier sans une sorte d’altération du type primitif, sans que la beauté native de ce type dont il était la dernière bonne épreuve se changeât en une figure aux traits surchargés, sans que le dessin enfin devînt une caricature.

 

En effet, Louis-Auguste, duc de Berry, dauphin de France, qui fut depuis le roi Louis XVI, avait le nez bourbonien plus long et plus aquilin que ceux de sa race ; son front, légèrement déprimé, était plus fuyant encore que celui de Louis XV, et le double menton de son aïeul tellement accentué chez lui, que, maigre encore, comme il était à cette époque, le menton occupait un tiers à peu près de sa figure.

 

En outre, sa démarche était lente et embarrassée ; bien pris dans sa taille, il semblait pourtant gêné dans le mouvement des jambes et des épaules. Ses bras seuls, et ses doigts surtout, avaient l’activité, la souplesse, la force et, pour ainsi dire, cette physionomie qui, chez les autres, est écrite sur le front, la bouche et les yeux.

 

Le dauphin arpentait donc en silence cette salle des Pendules, la même où, huit ans auparavant, Louis XV avait remis à madame de Pompadour l’arrêt du parlement qui exilait les jésuites du royaume, et, tout en parcourant cette salle, il rêvait.

 

Cependant, il finit par se lasser d’attendre ou plutôt de songer à ce qui l’occupait, et regardant tour à tour les pendules qui décoraient la salle, il s’amusa, comme Charles-Quint, à remarquer les différences toujours invincibles que conservent entre elles les plus régulières horloges ; manifestation bizarre, mais nettement formulée, de l’inégalité des choses matérielles réglées ou non réglées par la main des hommes.

 

Il s’arrêta bientôt en face de la grande horloge, située alors au fond de la salle, à la même place où elle est encore aujourd’hui, laquelle marque, par une habile combinaison des mécanismes, les jours, les mois, les années, les phases de la lune, le cours des planètes ; enfin tout ce qui intéresse cette autre machine plus surprenante encore que l’on appelle homme, dans le mouvement progressif de la vie vers la mort.

 

Le dauphin regardait en amateur cette pendule qui avait toujours fait son admiration, et se penchait tantôt à droite, tantôt à gauche pour examiner tel ou tel rouage dont les dents, aigües comme de fines aiguilles, mordaient un autre ressort encore plus fin. Puis, ce côté de la pendule examiné, il se reprenait à la regarder en face, et à suivre de l’œil l’échappement de l’aiguille rapide glissant sur les secondes, pareille à ces mouches des eaux qui courent sur les étangs et les fontaines avec leurs longues pattes, sans même rider le cristal liquide sur lequel elles s’agitent incessamment.

 

De cette contemplation au souvenir du temps écoulé, il n’y avait pas loin. Le dauphin se rappela qu’il attendait depuis beaucoup de secondes. Il est vrai qu’il en avait déjà laissé écouler un grand nombre avant d’oser faire dire au roi qu’il l’attendait.

 

Tout à coup l’aiguille sur laquelle le jeune prince avait les yeux fixés s’arrêta.

 

À l’instant même, comme par enchantement, les rouages de cuivre cessèrent leur rotation pondérée, les axes d’acier se reposèrent dans leurs trous de rubis, et un profond silence se fit dans cette machine où fourmillaient naguère le bruit et le mouvement. Plus de secousses, plus de balancement, plus de frémissements de timbres, plus de courses d’aiguilles et de roues.

 

La machine était arrêtée, la pendule était morte.

 

Quelque grain de sable fin comme un atome était-il entré dans la dent d’une roue, ou bien était-ce tout simplement le génie de cette merveilleuse machine qui se reposait, fatigué de son éternelle agitation ?

 

À la vue de ce trépas subit, de cette apoplexie foudroyante, le dauphin oublia pourquoi il était venu et depuis quel temps il attendait ; il oublia surtout que l’heure n’est point lancée dans l’éternité par les secousses d’un balancier sonore, ou retardée sur la pente des temps par l’arrêt momentané d’un mouvement de métal, mais bien marquée sur l’horloge éternelle qui a précédé les mondes et qui doit leur survivre, par le doigt éternel et invariable du Tout-Puissant.

 

Il commença en conséquence par ouvrir la porte de cristal de la pagode où sommeillait le génie, et passa sa tête dans l’intérieur de la pendule pour y voir de plus près.

 

Mais il fut tout d’abord gêné dans son observation par le grand balancier.

 

Alors il glissa délicatement ses doigts si intelligents par l’ouverture de cuivre et détacha le balancier.

 

Ce n’était point assez ; car le dauphin eut beau regarder de tous côtés, la cause de cette léthargie resta invisible à ses yeux.

 

Le prince supposa alors que l’horloger du château avait oublié de remonter la pendule, et qu’elle s’était arrêtée naturellement. Il prit alors la clef suspendue à son socle, et commença d’en monter les ressorts avec un aplomb d’homme exercé. Mais, au bout de trois tours, il fallut s’arrêter, preuve que la mécanique était soumise à un accident inconnu ; et le ressort, quoique tendu, n’en fonctionna point davantage.

 

Le dauphin tira de sa poche un petit grattoir d’écaille à lame d’acier, et, du bout de la lame, donna l’impulsion à une roue. Les rouages crièrent une demi-seconde, puis s’arrêtèrent.

 

L’indisposition de la pendule devenait sérieuse.

 

Alors, avec la pointe de son grattoir, Louis commença de démonter plusieurs pièces dont il étala soigneusement les vis sur une console.

 

Puis, son ardeur l’entraînant, il continua de démonter la machine compliquée et en visita jusqu’aux recoins les plus secrets et les plus mystérieux.

 

Tout à coup il poussa un cri de joie : il venait de découvrir qu’une vis de pression, jouant dans sa spirale, avait relâché un ressort et arrêté la roue motrice.

 

Alors il se mit à serrer la vis.

 

Puis, une roue de la main gauche, son grattoir de la main droite, il replongea sa tête dans la cage.

 

Il en était là de sa besogne, absorbé dans la contemplation du mécanisme, quand la porte s’ouvrit et qu’une voix cria :

 

– Le roi !

 

Mais Louis n’entendit rien que le tic-tac mélodieux né sous sa main, comme le battement d’un cœur qu’un habile médecin rend à la vie.

 

Le roi regarda de tous côtés et fut quelque temps sans voir le dauphin, dont on n’apercevait que les jambes écartées, le torse étant caché par la pendule et la tête perdue dans l’ouverture.

 

Il s’approcha souriant et frappa sur l’épaule de son petit-fils.

 

– Que diable fais-tu là ? lui demanda-t-il.

 

Louis se retira précipitamment, mais cependant avec toutes les précautions nécessaires pour n’endommager en rien le beau meuble dont il avait entrepris la restauration.

 

– Mais sire, Votre Majesté le voit, dit le jeune homme tout rougissant de honte d’avoir été surpris dans cette occupation, je m’amusais en attendant que vous vinssiez.

 

– Oui, à massacrer ma pendule. Joli amusement !

 

– Au contraire, sire, je la réparais. La roue principale ne fonctionnait plus, elle était gênée par cette vis que Votre Majesté voit là. J’ai resserré la vis, et elle va maintenant.

 

– Mais tu t’aveugleras à regarder là dedans. Je ne tournerais pas ma tête dans un pareil guêpier pour tout l’or du monde.

 

– Oh ! que non, sire. Je m’y connais : c’est moi qui démonte, remonte et nettoie ordinairement l’admirable montre que Votre Majesté m’a donnée le jour où j’ai eu quatorze ans.

 

– Soit ; mais laisse là, momentanément, ta mécanique. Tu veux me parler ?

 

– Moi, sire ? dit le jeune homme en rougissant.

 

– Sans doute, puisque tu m’as fait dire que tu m’attendais.

 

– C’est vrai, sire, répondit le dauphin en baissant les yeux.

 

– Eh bien ! que me voulais-tu ? Réponds. Si tu n’as rien à me dire, je pars pour Marly.

 

Et déjà Louis XV cherchait à s’évader, selon sa coutume.

 

Le dauphin posa son grattoir et son rouage sur un fauteuil, ce qui indiquait qu’il avait effectivement quelque chose d’important à dire au roi, puisqu’il interrompait l’intéressante besogne qu’il faisait.

 

– As-tu besoin d’argent ? demanda vivement le roi. Si c’est cela, attends, je vais t’en envoyer.

 

Et Louis XV fit un pas de plus vers la porte.

 

– Oh ! non, sire, répondit le jeune Louis ; j’ai encore mille écus sur ma pension du mois.

 

– Quel économe ! s’écria le roi, et comme M. de Lavauguyon me l’a bien élevé ! En vérité, je crois qu’il lui a juste donné toutes les vertus que je n’ai pas.

 

Le jeune homme fit un effort violent sur lui-même.

 

– Sire, dit-il, est-ce que madame la dauphine est encore bien loin ?

 

– Mais ne le sais-tu pas aussi bien que moi ?

 

– Moi ? demanda le dauphin embarrassé.

 

– Sans doute ; on nous a lu hier le bulletin du voyage ; elle devait passer lundi dernier à Nancy ; elle doit être maintenant à quarante-cinq lieues de Paris, à peu près.

 

– Sire, Votre Majesté ne trouve-t-elle pas, continua le dauphin, que madame la dauphine va bien lentement ?

 

– Mais non, mais non, dit Louis XV, je trouve qu’elle va très vite, au contraire, pour une femme, et en raison de toutes ces fêtes, de toutes ces réceptions ; elle fait au moins dix lieues tous les deux jours, l’un dans l’autre.

 

– Sire, c’est bien peu, dit timidement le dauphin.

 

Le roi Louis XV marchait d’étonnement en étonnement à la révélation de cette impatience, qu’il n’avait point soupçonnée.

 

– Ah bah ! fit-il avec un sourire goguenard, tu es donc pressé, toi ?

 

Le dauphin rougit plus fort qu’il n’avait encore fait.

 

– Je vous assure, sire, balbutia-t-il, que ce n’est point le motif que Votre Majesté suppose.

 

– Tant pis ; je voudrais que ce fût ce motif-là. Que diable ! tu as seize ans, on dit la princesse jolie ; il t’est bien permis d’être impatient. Eh bien ! sois tranquille, elle arrivera, ta dauphine.

 

– Sire, ne pourrait-on abréger un peu ces cérémonies sur la route ? continua le dauphin.

 

– Impossible. Elle a déjà traversé sans s’arrêter deux ou trois villes où elle devait faire séjour.

 

– Alors, ce sera éternel. Et puis, je crois une chose, sire, hasarda timidement le dauphin.

 

– Que crois-tu ? Voyons, parle !

 

– Je crois que le service se fait mal, sire.

 

– Comment ! quel service ?

 

– Le service du voyage.

 

– Allons donc ! J’ai envoyé trente mille chevaux sur la route, trente carrosses, soixante fourgons, je ne sais combien de caissons ; si l’on mettait caissons, fourgons, carrosses et chevaux sur une seule ligne, il y en aurait depuis Paris jusqu’à Strasbourg. Comment donc peux-tu croire qu’avec toutes ces ressources le service se fait mal ?

 

– Eh bien ! sire, malgré toutes les bontés de Votre Majesté, j’ai la presque certitude de ce que je dis ; seulement, peut-être ai-je employé un terme impropre, et, au lieu de dire que le service se faisait mal, peut-être aurais-je dû dire que le service était mal organisé.

 

Le roi releva la tête à ces mots, et fixa ses yeux sur ceux du dauphin. Il commençait à comprendre qu’il se cachait beaucoup de choses sous le peu de mots que l’Altesse royale venait de dire.

 

– Trente mille chevaux, répéta le roi, trente carrosses, soixante fourgons, deux régiments employés à ce service… Je te demande, monsieur le savant, si tu as jamais vu une dauphine entrer en France avec un cortège pareil à celui-là ?

 

– J’avoue, sire, que les choses sont royalement faites, et comme sait les faire Votre Majesté ; mais Votre Majesté a-t-elle bien recommandé que ces chevaux, ces carrosses et tout ce matériel, en un mot, fussent spécialement affectés au service de madame la dauphine et de sa suite ?

 

Le roi regarda Louis pour la troisième fois ; un vague soupçon venait de le mordre au cœur, un souvenir à peine saisissable commençait d’illuminer son esprit, en même temps qu’une analogie confuse entre ce que disait le dauphin et quelque chose de désagréable qu’il venait d’essuyer lui passait par la tête.

 

– Quelle question ! dit le roi ; certainement que tout cela est pour madame la dauphine, et voilà pourquoi je te dis qu’elle ne manquera pas d’arriver bien vite ; mais pourquoi me regardes-tu ainsi ? Voyons, ajouta-t-il d’un ton ferme, et qui parut menaçant au dauphin, t’amuserais-tu, par hasard, à étudier mes traits comme le ressort de tes mécaniques ?

 

Le dauphin, qui ouvrait la bouche pour parler, se tut soudainement à cette apostrophe.

 

– Eh bien ! fit le roi avec vivacité, il me semble que tu n’as plus rien à dire, hein ?… Tu es content, n’est-ce pas ?… Ta dauphine arrive, son service se fait à merveille, tu es riche comme Crésus, de ta cassette particulière ; c’est au mieux. Maintenant donc que rien ne t’inquiète plus, fais-moi le plaisir de me remonter ma pendule.

 

Le dauphin ne remua point.

 

– Sais-tu, dit Louis XV en riant, que j’ai envie de te donner l’emploi de premier horloger du château, avec un traitement, bien entendu.

 

Le dauphin baissa la tête, et, intimidé par le regard du roi, il reprit sur le fauteuil le grattoir et la roue.

 

Louis XV, pendant ce temps, gagnait tout doucement la porte.

 

– Que diable voulait-il dire avec son service mal fait ? pensait le roi tout en le regardant. Allons, allons, voilà encore une scène esquivée ; il est mécontent.

 

En effet, le dauphin, si patient d’ordinaire, frappait du pied le parquet.

 

– Cela se gâte, murmura Louis XV en riant ; décidément je n’ai que le temps de fuir.

 

Mais tout à coup, comme il ouvrait la porte, il trouva sur le seuil M. de Choiseul profondément incliné.

 

Chapitre XXVI
La cour du roi Pétaud

Louis XV recula d’un pas, à l’aspect inattendu du nouvel acteur qui venait se mêler à la scène pour empêcher sa sortie.

 

– Ah ! par ma foi ! pensa-t-il, j’avais oublié celui-là. Qu’il soit le bienvenu ; il va payer pour les autres… Ah ! vous voilà ! s’écria-t-il. Je vous avais mandé, vous savez cela ?

 

– Oui, sire, répondit froidement le ministre, et je m’habillais pour me rendre près de Votre Majesté lorsque l’ordre m’est parvenu.

 

– Bien. J’ai à vous entretenir d’affaires sérieuses, commença Louis XV en fronçant le sourcil, afin, s’il était possible, d’intimider son ministre.

 

Malheureusement pour le roi, M. de Choiseul était un des hommes les moins intimidables du royaume.

 

– Et moi aussi, s’il plaît à Votre Majesté, répondit-il en s’inclinant, d’affaires très sérieuses.

 

En même temps il échangeait un regard avec le dauphin, à moitié caché derrière sa pendule.

 

Le roi s’arrêta court.

 

– Ah ! bon ! pensa-t-il, de ce côté aussi ! Me voilà pris dans le triangle, impossible d’échapper maintenant.

 

– Vous devez savoir, se hâta de dire le roi, afin de porter la première botte à son antagoniste, que le pauvre vicomte Jean a failli être assassiné.

 

– C’est-à-dire qu’il a reçu un coup d’épée dans l’avant-bras. Je venais parler de cet événement à Votre Majesté.

 

– Oui, je comprends, vous préveniez le bruit.

 

– J’allais au-devant des commentaires, sire.

 

– Vous connaissez donc cette affaire, monsieur ? demanda le roi d’un air significatif.

 

– Parfaitement.

 

– Ah ! fit le roi, c’est ce que l’on m’a déjà dit en bon lieu.

 

M. de Choiseul resta impassible.

 

Le dauphin continuait de visser son écrou de cuivre ; mais, la tête baissée, il écoutait, ne perdant pas un mot de la conversation.

 

– Maintenant je vais vous dire comment la chose s’est passée, dit le roi.

 

– Votre Majesté se croit-elle bien renseignée ? demanda M. de Choiseul.

 

– Oh ! quant à cela…

 

Nous écoutons, sire.

 

– Nous écoutons ? répéta le roi.

 

– Sans doute, monseigneur le dauphin et moi.

 

– Monseigneur le dauphin ? répéta le roi, dont les yeux allèrent de Choiseul respectueux à Louis Auguste attentif ; et qu’a de commun M. le dauphin avec cette échauffourée ?

 

– Elle touche monseigneur, continua M. de Choiseul avec un salut à l’adresse du jeune prince, en ce que madame la dauphine est en cause.

 

– Madame la dauphine en cause ? s’écria le roi frissonnant.

 

– Sans doute ; ignoriez-vous cela, sire ? En ce cas, Votre Majesté était mal renseignée.

 

– Madame la dauphine et Jean du Barry, dit le roi, cela va être curieux. Allons, allons, expliquez-vous, monsieur de Choiseul, et surtout ne me cachez rien, fût-ce la dauphine qui ait donné le coup d’épée à du Barry.

 

– Sire, ce n’est point madame la dauphine, fit Choiseul toujours calme, mais c’est un de ses officiers d’escorte.

 

– Ah ! fit le roi redevenu sérieux, un officier que vous connaissez, n’est-ce pas, monsieur de Choiseul ?

 

– Non, sire, mais un officier que Votre Majesté doit connaître, si Votre Majesté se souvient de tous ses bons serviteurs ; un officier dont le nom, dans la personne de son père, a retenti à Philippsburg, à Fontenoy, à Mahon, un Taverney-Maison-Rouge.

 

Le dauphin sembla respirer ce nom avec l’air de la salle pour le mieux conserver dans sa mémoire.

 

– Un Maison-Rouge ? dit Louis XV. Mais certainement que je connais cela. Et pourquoi s’est-il battu contre Jean que j’aime ? Parce que je l’aime, peut-être… Des jalousies absurdes, des commencements de mécontentement, des séditions partielles !

 

– Sire, Votre Majesté daignera-t-elle écouter ? dit M. de Choiseul.

 

Louis XV comprit qu’il n’avait plus d’autre moyen de se tirer d’affaire que de s’emporter.

 

– Je vous dis, monsieur, que je vois là un germe de conspiration contre ma tranquillité, une persécution organisée contre ma famille.

 

– Ah ! sire, dit M. Choiseul, est-ce en défendant madame la dauphine, bru de Votre Majesté, qu’un brave jeune homme mérite ce reproche ?

 

Le dauphin se redressa et croisa les bras.

 

– Moi, dit-il, j’avoue que je suis reconnaissant à ce jeune homme d’avoir exposé sa vie pour une princesse qui dans quinze jours sera ma femme.

 

– Exposé sa vie, exposé sa vie ! balbutia le roi, à quel propos ? Faut-il encore le savoir, à quel propos.

 

– À propos, reprit M. de Choiseul, de ce que M. le vicomte Jean du Barry, qui voyageait fort vite, a imaginé de prendre les chevaux de madame la dauphine au relais qu’elle allait atteindre, et cela pour aller sans doute plus vite encore.

 

Le roi se mordit les lèvres et changea de couleur ; il entrevoyait comme un fantôme menaçant l’analogie qui l’inquiétait naguère.

 

– Il n’est pas possible ; je sais l’affaire : vous êtes mal renseigné, duc, murmura Louis XV pour gagner du temps.

 

– Non, sire, je ne suis pas mal renseigné, et ce que j’ai l’honneur de dire à Votre Majesté est la vérité pure. Oui, M. le vicomte Jean du Barry a fait cette insulte à madame la dauphine de prendre pour lui les chevaux destinés à son service, et déjà il les emmenait de force, après avoir maltraité le maître de poste, quand M. le chevalier Philippe de Taverney est arrivé, expédié par Son Altesse royale, et après plusieurs sommations civiles et conciliantes…

 

– Oh ! oh ! grommela le roi.

 

– Et après plusieurs sommations civiles et conciliantes, je le répète, sire…

 

– Oui, et moi, j’en suis garant, dit le dauphin.

 

– Vous savez cela aussi, vous ? dit le roi saisi d’étonnement.

 

– Parfaitement, sire.

 

M. de Choiseul, radieux, s’inclina.

 

– Son Altesse veut-elle continuer ? dit-il. Sa Majesté aura sans doute plus de foi dans la parole de son auguste fils que dans la mienne.

 

– Oui, sire, continua le dauphin sans manifester cependant pour la chaleur que M. de Choiseul avait mise à défendre l’archiduchesse toute la reconnaissance que le ministre avait le droit d’en attendre ; oui, sire, je savais cela, et j’étais venu pour instruire Votre Majesté que non seulement M. du Barry a insulté madame la dauphine en gênant son service, mais encore en s’opposant violemment à un officier de mon régiment qui faisait son devoir en le reprenant de ce manque de convenance.

 

Le roi secoua la tête.

 

– Il faut savoir, il faut savoir, dit-il.

 

– Je sais, sire, ajouta doucement le dauphin, et pour moi il n’y a plus aucun doute : M. du Barry a mis l’épée à la main.

 

– Le premier ? demanda Louis XV, heureux qu’on lui eut ouvert cette chance d’égaliser la lutte.

 

Le dauphin rougit et regarda M. de Choiseul, qui, le voyant embarrassé, se hâta de venir à son secours.

 

– Enfin, sire, dit-il, l’épée a été croisée par deux hommes dont l’un insultait et dont l’autre défendait la dauphine.

 

– Oui, mais lequel a été l’agresseur ? demanda le roi. Je connais Jean ; il est doux comme un agneau.

 

– L’agresseur, à ce que je crois du moins, est celui qui a eu tort, sire, dit le dauphin avec sa modération accoutumée.

 

– C’est chose délicate, dit Louis XV ; l’agresseur celui qui a eu tort… celui qui a eu tort…Et si cependant l’officier a été insolent ?

 

– Insolent ! s’écria M. de Choiseul, insolent contre un homme qui voulait emmener de force les chevaux destinés à la dauphine ! Est-ce possible, sire ?

 

Le dauphin ne dit rien, mais pâlit. Louis XV vit ces deux attitudes hostiles.

 

– Vif, je veux dire, ajouta-t-il en se reprenant.

 

– Et d’ailleurs, reprit M. de Choiseul profitant de ce pas de retraite pour faire un pas en avant, Votre Majesté sait bien qu’un serviteur zélé ne peut avoir tort.

 

– Ah çà ! mais comment avez-vous appris cet événement, monsieur ? demanda le roi au dauphin, sans perdre de vue M. de Choiseul, que cette brusque interpellation gêna si fort que, malgré l’effort qu’il tenta sur lui même pour le cacher, on put s’apercevoir de son embarras.

 

– Par une lettre, sire, dit le dauphin.

 

– Une lettre de qui ?

 

– De quelqu’un qui s’intéresse à madame la dauphine et qui trouve probablement étrange qu’on l’offense.

 

– Allons, s’écria le roi, encore des correspondances secrètes, des complots. Voilà que l’on recommence à s’entendre pour me tourmenter, comme du temps de madame de Pompadour.

 

– Mais non pas, sire, reprit M. de Choiseul ; il y a une chose bien simple, un délit de lèse-majesté au second chef. Une bonne punition sera appliquée au coupable, et tout sera fini.

 

À ce mot de punition, Louis XV vit se dresser la comtesse furibonde et Chon hérissée ; il vit s’envoler la paix du ménage, ce qu’il avait cherché toute sa vie sans le trouver jamais, et entrer la guerre intestine aux doigts crochus et aux yeux rouges et bouffis de pleurs.

 

– Une punition ! s’écria-t-il, sans que j’aie entendu les parties, sans que je puisse apprécier de quel côté est le bon droit ! Un coup d’État, une lettre de cachet ! oh ! la belle proposition que vous me faites là, monsieur le duc, la belle affaire dans laquelle vous m’entraînez !

 

– Mais, sire, qui respectera désormais madame la dauphine, si un exemple sévère n’est point fait sur la personne du premier qui l’a insultée ?…

 

– Sans doute, ajouta le dauphin, et ce serait un scandale, sire.

 

– Un exemple ! un scandale ! dit le roi. Oh ! pardieu ! faites donc un exemple pour chaque scandale qui se produit autour de nous, et je passerai ma vie à signer des lettres de cachet ! j’en signe déjà bien assez comme cela, Dieu merci !

 

– Il le faut, sire, dit M. de Choiseul.

 

– Sire, je supplie Votre Majesté…, dit le dauphin.

 

– Comment ! vous ne le trouvez point assez puni déjà par le coup d’épée qu’il a reçu ?

 

– Non, sire, car il pouvait blesser M. de Taverney.

 

– Et dans ce cas-là, qu’eussiez-vous donc demandé, monsieur ?

 

– Je vous eusse demandé sa tête.

 

– Mais on n’a pas fait pis à M. de Montgomery pour avoir tué le roi Henri II, dit Louis XV.

 

– Il avait tué le roi par accident, sire, et M. Jean du Barry a insulté la dauphine avec intention de l’insulter.

 

– Et vous, monsieur, dit Louis XV se retournant vers le dauphin, demandez-vous aussi la tête de Jean ?

 

– Non, sire, je ne suis point pour la peine de mort ; Votre Majesté le sait, ajouta doucement le dauphin. Ainsi, je me bornerai à vous demander l’exil.

 

Le roi tressaillit.

 

– L’exil pour une querelle d’auberge ! Louis, vous êtes sévère, malgré vos idées philanthropiques. Il est vrai qu’avant d’être philanthrope, vous êtes mathématicien, et qu’un mathématicien…

 

– Votre Majesté daignera-t-elle achever ?

 

– Et qu’un mathématicien sacrifierait l’univers à son chiffre.

 

– Sire, dit le dauphin, je n’en veux pas à M. du Barry personnellement.

 

– Et à qui en voulez-vous donc ?

 

– À l’agresseur de madame la dauphine.

 

– Quel modèle des maris ! s’écria ironiquement le roi. Heureusement qu’on ne m’en fait pas facilement accroire. Je vois qui l’on attaque ici, et je vois surtout jusqu’où l’on veut me mener avec toutes ces exagérations.

 

– Sire, dit M. de Choiseul, ne croyez pas que l’on exagère ; véritablement le public est indigné de tant d’insolence.

 

– Le public ! Ah ! encore un monstre que vous vous faites, ou plutôt que vous me faites. Le public, est-ce que je l’écoute, moi, quand il me dit par les mille bouches des libellistes et de ses pamphlétaires, de ses chansonniers, de ses cabaleurs, que l’on me vole, que l’on me berne, que l’on me trahit ? Eh ! mon Dieu, non. Je le laisse dire et je ris. Faites comme moi, pardieu ! fermez l’oreille, et, quand il sera las de crier, votre public, il ne criera plus… Allons, bon ! voilà que vous me faites votre salut de mécontent. Voilà Louis qui me fait sa grimace de boudeur. En vérité, c’est étrange qu’on ne puisse faire pour moi ce que l’on fait pour le dernier particulier, qu’on ne veuille pas me laisser vivre à ma guise, qu’on haïsse sans cesse ce que j’aime, qu’on aime éternellement ce que je hais ! Suis-je sage ou suis-je fou ? Suis-je le maître ou ne le suis-je pas ?

 

Le dauphin prit son grattoir et revint à sa pendule.

 

M. de Choiseul s’inclina de la même façon que la première fois.

 

– Bon ! l’on ne me répond rien. Mais répondez-moi donc quelque chose, mordieu ! Vous voulez donc me faire mourir de chagrin, avec vos propos et avec vos silences, avec vos petites haines et vos petites craintes ?

 

– Je ne hais pas M. du Barry, sire, dit le dauphin en souriant.

 

– Et moi, sire, je ne le crains pas, dit avec hauteur M. de Choiseul.

 

– Tenez, vous êtes tous de mauvais esprits ! cria le roi jouant la fureur, quoiqu’il n’éprouvât que du dépit. Vous voulez que je me rende la fable de l’Europe, que je me fasse railler par mon cousin le roi de Prusse, que je réalise la cour du roi Pétaud de ce faquin de Voltaire. Eh bien ! non, je ne le ferai pas. Non, vous n’aurez pas cette joie. Je comprends mon honneur à ma façon, et je le garderai à ma manière.

 

– Sire, dit le dauphin avec son inépuisable douceur, mais avec son éternelle persistance, j’en demande bien pardon à Votre Majesté, il ne s’agit point de son honneur, mais de la dignité de madame la dauphine qui a été insultée.

 

– Monseigneur a raison, sire ; un mot de la bouche de Votre Majesté et personne ne recommencera.

 

– Et qui donc recommencerait ? On n’a point commencé : Jean est un balourd, mais il n’est point méchant.

 

– Soit, dit M. de Choiseul, mettons cela sur le compte de la balourdise, sire, et qu’il fasse de sa balourdise des excuses à M. de Taverney.

 

– Je vous ai déjà dit, s’écria Louis XV, que tout cela ne me regarde pas ; que Jean fasse des excuses, il est libre d’en faire ; qu’il n’en fasse pas, il est libre encore.

 

– L’affaire ainsi abandonnée à elle-même fera du bruit, sire, dit M. de Choiseul, j’ai l’honneur d’en prévenir Votre Majesté.

 

– Tant mieux ! cria le roi. Et qu’elle en fasse tant et tant, que j’en devienne sourd, pour ne plus entendre toutes vos sottises.

 

– Donc, répondit M. de Choiseul avec son implacable sang-froid, Votre Majesté m’autorise à publier qu’elle donne raison à M. du Barry ?

 

– Moi ! s’écria Louis XV, moi ! donner raison à quelqu’un dans une affaire noire comme de l’encre ! Décidément, on veut me pousser à bout. Oh ! prenez-y garde, duc… Louis, pour vous-même, ménagez-moi davantage… Je vous laisse songer à ce que je vous dis, car je suis las, je suis à bout, je n’y tiens plus. Adieu, messieurs, je passe chez mes filles, et je me sauve à Marly, où j’aurai peut-être un peu de tranquillité, si vous ne m’y suivez pas, surtout.

 

En ce moment, et comme le roi se dirigeait vers elle, la porte s’ouvrit, un huissier parut sur le seuil.

 

– Sire, dit-il, Son Altesse royale Madame Louise attend dans la galerie le moment de faire ses adieux au roi.

 

– Ses adieux ! fit Louis XV effaré, et où va-t-elle donc ?

 

– Son Altesse dit qu’elle a eu de Votre Majesté la permission de quitter le château.

 

– Allons, encore un événement ! Voilà ma bigote qui fait des siennes, maintenant. En vérité, je suis le plus malheureux des hommes !

 

Et il sortit tout courant.

 

– Sa Majesté nous laisse sans réponse, dit le duc au dauphin ; que décide Votre Altesse royale ?

 

– Ah ! la voilà qui sonne ! s’écria le jeune prince en écoutant avec une joie feinte ou réelle les tintements de sa pendule remise en mouvement.

 

Le ministre fronça le sourcil et sortit à reculons de la salle des Pendules, où le dauphin demeura seul.

 

Chapitre XXVII
Madame Louise de France

La fille aînée du roi attendait son père dans la grande galerie de Lebrun, la même où Louis XIV en 1683, avait reçu le doge impérial et les quatre sénateurs génois qui venaient implorer le pardon de la République.

 

À l’extrémité de cette galerie, opposée à celle par laquelle le roi devait entrer, se trouvaient deux ou trois dames d’honneur qui semblaient consternées.

 

Louis XV arriva au moment où les groupes commençaient à se former dans le vestibule ; car la résolution qui semblait avoir été prise le matin même par la princesse commençait à se répandre dans le palais.

 

Madame Louise de France, princesse d’une taille majestueuse et d’une beauté toute royale, mais dont une tristesse inconnue ridait parfois le front pur ; Madame Louise de France, disons-nous imposait à toute la cour, par la pratique des plus austères vertus, ce respect pour les grands pouvoirs de l’État que, depuis cinquante ans, on ne savait plus vénérer en France que par intérêt ou par crainte.

 

Il y a plus : dans ce moment de désaffection générale du peuple pour ses maîtres, – on ne disait pas encore tout haut pour ses tyrans, – on l’aimait. C’est que sa vertu n’était point farouche ; bien que l’on n’eût jamais parlé hautement d’elle, on se rappelait qu’elle avait un cœur. Et chaque jour elle le témoignait par des bienfaits, tandis que les autres ne le montraient que par le scandale.

 

Louis XV craignait sa fille, par la seule raison qu’il l’estimait. Quelquefois même il en était fier ; aussi était-ce la seule de ses enfants qu’il ménageât dans ses railleries piquantes ou dans ses familiarités triviales ; et tandis qu’il appelait ses trois autres filles, – Adélaïde, Victoire et Sophie, – Loque, Chiffe et Graille, il appelait Louise de France Madame.

 

Depuis que le maréchal de Saxe avait emporté au tombeau l’âme des Turenne et des Condé, Marie Leckzinska l’esprit de conduite de la reine Marie-Thérèse, tout se faisait petit autour du trône rapetissé, alors Madame Louise, d’un caractère vraiment royal, et qui, par comparaison, semblait héroïque, faisait l’orgueil de la couronne de France, qui n’avait plus que cette seule perle fine au milieu de son clinquant et de ses pierres fausses.

 

Nous ne disons pas pour cela que Louis XV aimât sa fille. Louis XV, on le sait, n’aimait que lui. Nous affirmons seulement qu’il tenait à elle plus qu’aux autres.

 

En entrant, il vit la princesse seule au milieu de la galerie, appuyée contre une table en incrustation de jaspe sanguin et de lapis-lazuli.

 

Elle était vêtue de noir ; ses beaux cheveux sans poudre se cachaient sous la dentelle à double étage ; son front, moins sévère que de coutume, était peut-être plus triste. Elle ne regardait rien autour d’elle ; quelquefois seulement elle promenait ses yeux mélancoliques sur les portraits des rois de l’Europe, à la tête desquels brillaient ses ancêtres les rois de France.

 

Le costume noir était l’habit ordinaire des princesses ; il cachait les longues poches que l’on portait encore à cette époque comme au temps des reines ménagères, et Madame Louise, à leur exemple, gardait à sa ceinture, attachées à un anneau d’or, les nombreuses clefs de ses coffres et de ses armoires.

 

Le roi devint fort pensif lorsqu’il vit avec quel silence et surtout avec quelle attention on regardait le résultat de cette scène. Mais la galerie est si longue, que, placés aux deux extrémités, les spectateurs ne pouvaient manquer de discrétion pour les acteurs. Ils voyaient, c’était leur droit ; ils n’entendaient pas, c’était leur devoir.

 

La princesse fit quelques pas au-devant du roi et lui prit la main, qu’elle baisa respectueusement.

 

– On dit que vous partez, Madame ? lui demanda Louis XV. Allez-vous donc en Picardie ?

 

– Non, sire, dit la princesse.

 

– Alors, je devine, dit le roi en haussant la voix, vous allez en pèlerinage à Noirmoutiers.

 

– Non, sire, répondit Madame Louise, je me retire au couvent des Carmélites de Saint-Denis, dont je puis être abbesse, vous le savez.

 

Le roi tressaillit ; mais son visage resta calme, quoique son cœur fût réellement troublé.

 

– Oh ! non, dit-il, non, ma fille, vous ne me quitterez point, n’est-ce pas ? C’est impossible que vous me quittiez.

 

– Mon père, j’ai depuis longtemps décidé cette retraite, que Votre Majesté a bien voulu autoriser ; ne me résistez donc pas, mon père, je vous en supplie.

 

– Oui, certes, j’ai donné cette autorisation, mais après avoir combattu longtemps, vous le savez. Je l’ai donnée parce que j’espérais toujours qu’au moment de partir le cœur vous manquerait. Vous ne pouvez pas vous ensevelir dans un cloître, vous ; ce sont des mœurs oubliées ; on n’entre au couvent que pour des chagrins ou des mécomptes de fortune. La fille du roi de France n’est point pauvre, que je sache, et si elle est malheureuse, personne ne doit le voir.

 

La parole et la pensée du roi s’élevaient à mesure qu’il rentrait plus avant dans ce rôle de roi et de père que jamais l’acteur ne joue mal quand l’orgueil conseille l’un et que le regret inspire l’autre.

 

– Sire, répondit Louise, qui s’apercevait de l’émotion de son père, et que cette émotion, si rare chez l’égoïste Louis XV, touchait à son tour plus profondément qu’elle ne voulait le faire paraître ; sire, n’affaiblissez pas mon âme en me montrant votre tendresse. Mon chagrin n’est point un chagrin vulgaire ; voilà pourquoi ma résolution est en deçà des habitudes de notre siècle.

 

– Vous avez donc des chagrins ? s’écria le roi avec un éclair de sensibilité. Des chagrins ! toi, pauvre enfant !

 

– De cruels, d’immenses, sire ! répondit Madame Louise.

 

– Eh ! ma fille, que ne me le disiez-vous ?

 

– Parce que ce sont de ces chagrins qu’une main humaine ne peut guérir.

 

– Même celle d’un roi ?

 

– Même celle d’un roi.

 

– Même celle d’un père ?

 

– Non plus, sire, non plus.

 

– Vous êtes religieuse, cependant, vous, Louise, et vous puisez de la force dans la religion…

 

– Pas encore assez, sire, et je me retire dans un cloître pour en trouver davantage. Dans le silence, Dieu parle au cœur de l’homme ; et dans la solitude, l’homme parle au cœur de Dieu.

 

– Mais vous faites au Seigneur un sacrifice énorme que rien ne compensera. Le trône de France jette une ombre auguste sur les enfants élevés autour de lui ; cette ombre ne vous suffit-elle pas ?

 

– Celle de la cellule est plus profonde encore, mon père ; elle rafraîchit le cœur, elle est douce aux forts comme aux faibles, aux humbles comme aux superbes, aux grands comme aux petits.

 

– Est-ce donc quelque danger que vous croyez courir ? En ce cas, Louise, le roi est là pour vous défendre.

 

– Sire, que Dieu défende d’abord le roi !

 

– Je vous le répète, Louise, vous vous laissez égarer par un zèle mal entendu. Prier est bien, mais non pas prier toujours. Vous si bonne, vous si pieuse, qu’avez-vous besoin de tant prier ?

 

– Jamais je ne prierai assez, ô mon père ! jamais je ne prierai assez, ô mon roi ! pour écarter tous les malheurs qui vont fondre sur nous. Cette bonté que Dieu m’a donnée, cette pureté que, depuis vingt ans, je m’efforce de purifier sans cesse, ne font pas encore, j’en ai peur, la mesure de candeur et d’innocence qu’il faudrait à la victime expiatoire.

 

Le roi se recula d’un pas, et, regardant Madame Louise avec étonnement.

 

– Jamais vous ne m’avez parlé ainsi, dit-il. Vous vous égarez, chère enfant ; l’ascétisme vous perd.

 

– Oh ! sire, n’appelez pas de ce nom mondain le dévouement le plus vrai et surtout le plus nécessaire que jamais sujette ait offert à son roi, et fille à son père, dans un pressant besoin. Sire, votre trône, dont tout à l’heure vous m’offriez orgueilleusement l’ombre protectrice, sire, votre trône chancelle sous des coups que vous ne sentez pas encore, mais que je devine déjà, moi. Quelque chose de profond se creuse sourdement, comme un abîme où peut tout à coup s’engloutir la monarchie. Vous a-t-on jamais dit la vérité, sire ?

 

Madame Louise regarda autour d’elle pour voir si nul n’était à portée de l’entendre, et, sentant tout le monde à distance, elle continua :

 

– Eh bien ! je la sais moi, moi qui, sous l’habit d’une sœur de la Miséricorde, ai vingt fois visité les rues sombres, les mansardes affamées, les carrefours pleins de gémissements. Eh bien ! dans ces rues, dans ces carrefours, dans ces mansardes, sire, on meurt de faim et de froid l’hiver, de soif et de chaud l’été. Les campagnes que vous ne voyez pas, vous, sire, car vous allez de Versailles à Marly et de Marly à Versailles seulement, les campagnes n’ont plus de grain, je ne dirai pas pour nourrir les peuples, mais pour ensemencer les sillons, qui, maudits par je ne sais quelle puissance ennemie, dévorent et ne rendent pas. Tous ces gens, qui manquent de pain, grondent sourdement, car des rumeurs vagues et inconnues passent dans l’air, dans le crépuscule, dans la nuit, qui leur parlent de fers, de chaînes, de tyrannie, et à ces paroles ils se réveillent, cessent de se plaindre et commencent à gronder.

 

« De leur côté, les parlements demandent le droit de remontrance, c’est-à-dire le droit de vous dire tout haut ce qu’ils disent tout bas : « Roi, tu nous perds ! sauve-nous, ou nous nous sauvons seuls… »

 

« Les gens de guerre creusent de leur épée inutile une terre où germe la liberté, que les encyclopédistes y ont jetée à pleines mains. Les écrivains – comment cela se fait-il, si ce n’est que les yeux des hommes commencent à voir des choses qu’ils ne voyaient pas ? – les écrivains savent ce que nous faisons de mal en même temps que nous le faisons et l’apprennent au peuple, qui fronce le sourcil maintenant chaque fois qu’il voit passer ses maîtres. Votre Majesté marie son fils ! Autrefois, lorsque la reine Anne d’Autriche maria le sien, la ville de Paris fit des présents à la princesse Marie-Thérèse. Aujourd’hui, au contraire, non seulement la ville n’offre rien, mais encore Votre Majesté a dû forcer les impôts pour payer les carrosses avec lesquels on conduit une fille de César chez un fils de saint Louis. Le clergé est habitué depuis longtemps à ne plus prier Dieu, mais il sent que les terres sont données, les privilèges épuisés, les coffres vides, et il se remet à prier Dieu pour ce qu’il appelle le bonheur du peuple Enfin, sire, faut-il que l’on vous dise ce que vous savez bien, ce que vous avez vu avec tant d’amertume, que vous n’en avez parlé à personne ? Les rois nos frères, qui jadis nous jalousaient, les rois nos frères se détournent de nous. Vos quatre filles, sire, les filles du roi de France ! vos quatre filles n’ont pas été mariées, et il y a vingt princes en Allemagne, trois en Angleterre, seize dans les États du Nord, sans compter nos parents les Bourbons d’Espagne et de Naples, qui nous oublient ou se détournent de nous comme les autres. Peut-être le Turc eût-il voulu de nous si nous n’eussions pas été les filles du roi Très Chrétien ! Oh ! je ne parle pas pour moi, mon père, je ne me plains pas ; c’est un état heureux que le mien, puisque me voici libre, puisque je ne suis nécessaire à aucun de ma famille, puisque je vais pouvoir, dans la retraite, dans la méditation, dans la pauvreté, prier Dieu pour qu’il détourne de votre tête et de celle de mon neveu cet effrayant orage que je vois tout là-bas, grondant dans le ciel de l’avenir.

 

– Ma fille ! mon enfant, dit le roi, tes craintes te font cet avenir pire qu’il n’est !

 

– Sire, sire, dit Madame Louise, rappelez-vous cette princesse antique, cette prophétesse royale ; elle prédisait comme moi à son père et à ses frères la guerre, la destruction, l’incendie, et son père et ses frères riaient de ses prédictions, qu’ils disaient insensées. Ne me traitez pas comme elle. Prenez garde, ô mon père ! réfléchissez, ô mon roi !

 

Louis XV croisa ses bras et laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

 

– Ma fille, dit-il, vous me parlez sévèrement ; ces malheurs que vous me reprochez sont-ils donc mon ouvrage ?

 

– À Dieu ne plaise que je le pense ! mais ils sont ceux du temps où nous vivons. Vous êtes entraîné, comme nous tous. Écoutez, sire, comme on applaudit dans les parterres à la moindre allusion contre la royauté ; voyez, le soir, les groupes joyeux descendre à grands fracas les petits escaliers des entresols, quand le grand escalier de marbre est sombre et désert. Sire, le peuple et les courtisans se sont fait des plaisirs à part de nos plaisirs ; ils s’amusent sans nous, ou plutôt, quand nous paraissons où ils s’amusent, nous les attristons. Hélas ! continua la princesse avec une adorable mélancolie ; hélas ! pauvres beaux jeunes gens ! pauvres charmantes femmes ! aimez ! chantez ! oubliez ! soyez heureux ! Je vous gênais ici, tandis que là-bas je vous servirai. Ici, vous étouffez vos rires joyeux de peur de me déplaire ; là-bas, là-bas, je prierai, oh ! je prierai de tout mon cœur, pour le roi, pour mes sœurs, pour mes neveux, pour le peuple de France, pour vous tous, enfin, que j’aime avec l’énergie d’un cœur que nulle passion n’a encore fatigué.

 

– Ma fille, dit le roi après un sombre silence, je vous en supplie, ne me quittez pas, en ce moment du moins : vous venez de briser mon cœur.

 

Louise de France saisit la main de son père, et attachant avec amour ses yeux sur la noble physionomie de Louis XV :

 

– Non, dit-elle, non, mon père ; pas une heure de plus dans ce palais. Non, il est temps que je prie ! Je me sens la force de racheter par mes larmes tous les plaisirs auxquels vous aspirez, vous encore jeune, vous qui êtes un bon père, vous qui savez pardonner.

 

– Reste avec nous, Louise, reste avec nous, dit le roi en serrant sa fille dans ses bras.

 

La princesse secoua la tête.

 

– Mon royaume n’est pas de ce monde, dit-elle tristement en se dégageant de l’embrassement royal. Adieu, mon père. J’ai dit aujourd’hui des choses qui, depuis dix ans, me surchargeaient le cœur. Le fardeau m’étouffait. Adieu : je suis contente. Voyez : je souris, je suis heureuse d’aujourd’hui seulement. Je ne regrette rien.

 

– Pas même moi, ma fille ?

 

– Oh ! je vous regretterais si je ne devais plus vous voir ; mais vous viendrez quelquefois à Saint-Denis ; vous ne m’oublierez pas tout à fait.

 

– Oh ! jamais, jamais !

 

– Ne vous attendrissez pas, sire. Ne laissons pas croire que cette séparation soit durable. Mes sœurs n’en savent rien encore, à ce que je crois, du moins ; mes femmes seules sont dans la confidence. Depuis huit jours je fais tous mes apprêts, et je désire ardemment que le bruit de mon départ ne retentisse qu’après celui des lourdes portes de Saint-Denis. Ce dernier bruit m’empêchera d’entendre l’autre.

 

Le roi lut dans les yeux de sa fille que son dessein était irrévocable. Il aimait mieux d’ailleurs qu’elle partît sans bruit. Si Madame Louise craignait l’éclat des sanglots pour sa résolution, le roi le craignait bien plus encore pour ses nerfs.

 

Puis il voulait aller à Marly, et trop de douleur à Versailles eût nécessairement fait ajourner le voyage.

 

Enfin il songeait qu’il ne rencontrerait plus, au sortir de quelque orgie, indigne à la fois du roi et du père, cette figure grave et triste qui lui semblait un reproche de cette insouciante et paresseuse existence qu’il menait.

 

– Qu’il soit donc fait comme tu voudras, mon enfant, dit-il ; seulement, reçois la bénédiction de ton père, que tu as toujours rendu parfaitement heureux.

 

– Votre main seulement, que je la baise, sire, et donnez-moi mentalement cette précieuse bénédiction.

 

C’était, pour ceux qui étaient instruits de sa résolution, un spectacle grand et solennel que celui de cette noble princesse, qui, à chaque pas qu’elle faisait, s’avançait vers ses aïeux, qui, du fond de leurs cadres d’or, semblaient la remercier de ce qu’elle venait, vivante, les retrouver dans leurs sépulcres.

 

À la porte, le roi salua sa fille, et revint sur ses pas sans dire un seul mot.

 

La cour le suivit, comme c’était l’étiquette.

 

Chapitre XXVIII
Loque, Chiffe et Graille

Le roi se dirigea vers le cabinet des équipages, où il avait l’habitude, avant la chasse ou la promenade, de passer quelques moments pour donner des ordres particuliers au genre de service dont il avait besoin pour le reste de la journée.

 

Au bout de la galerie, il salua les courtisans et leur fit un signe de la main indiquant qu’il voulait être seul.

 

Louis XV, demeuré seul, continua son chemin à travers un corridor sur lequel donnait l’appartement de Mesdames. Arrivé devant la porte, fermée par une tapisserie, il s’arrêta un instant et secoua la tête.

 

– Il n’y en avait qu’une bonne, grommela-t-il entre ses dents, et elle vient de partir !

 

Un éclat de voix répondit à cet axiome passablement désobligeant pour celles qui restaient. La tapisserie se releva, et Louis XV fut salué par ces paroles que lui adressa en chœur un trio furieux :

 

– Merci, mon père !

 

Le roi se trouvait au milieu de ses trois autres filles.

 

– Ah ! c’est toi, Loque, dit-il s’adressant à l’aînée des trois, c’est-à-dire Madame Adélaïde. Ah ! ma foi tant pis, fâche-toi ou ne te fâche pas, j’ai dit la vérité.

 

– Ah ! dit Madame Victoire, vous ne nous avez rien appris de nouveau, sire, et nous savons que vous avez toujours préféré Louise.

 

– Ma foi ! tu as dit là une grande vérité, Chiffe.

 

– Et pourquoi nous préférer Louise ? demanda d’un ton aigre Madame Sophie.

 

– Parce que Louise ne me tourmente pas, répondit-il avec cette bonhomie dont, dans ses moments d’égoïsme, Louis XV offrait un type si parfait.

 

– Oh ! elle vous tourmentera, soyez tranquille, mon père, dit Madame Sophie avec un ton d’aigreur qui attira particulièrement vers elle l’attention du roi.

 

– Qu’en sais-tu, Graille ? dit-il. Est-ce que Louise, en partant, t’a fait ses confidences, à toi ? Cela m’étonnerait, car elle ne t’aime guère.

 

– Ah ! ma foi ! en tout cas, je le lui rends bien, répondit Madame Sophie.

 

– Très bien ! dit Louis XV, haïssez-vous, détestez-vous, déchirez-vous, c’est votre affaire ; pourvu que vous ne me dérangiez pas pour rétablir l’ordre dans le royaume des amazones, cela m’est égal. Mais je désire savoir en quoi la pauvre Louise doit me tourmenter ?

 

– La pauvre Louise ! dirent ensemble Madame Victoire et Madame Adélaïde, en allongeant les lèvres de deux façons différentes.

 

– En quoi elle doit vous tourmenter ? Eh bien ! je vais vous le dire, mon père.

 

Louis s’étendit dans un grand fauteuil placé près de la porte, de sorte que la retraite lui restait toujours chose facile.

 

– Parce que Madame Louise, répondit Sophie, est un peu tourmentée du démon qui agitait l’abbesse de Chelles, et qu’elle se retire au couvent pour faire des expériences.

 

– Allons, allons, dit Louis XV, pas d’équivoques, je vous prie, sur la vertu de votre sœur ; on n’a jamais rien dit au dehors, où cependant l’on dit tant de choses. Ne commencez pas, vous.

 

– Moi ?

 

– Oui, vous.

 

– Oh ! je ne parle pas de sa vertu, dit Madame Sophie, fort blessée de l’accentuation particulière donnée par son père au mot vous, et de sa répétition affectée ; je dis qu’elle fera des expériences, et voilà tout.

 

– Eh ! quand elle ferait de la chimie, des armes et des roulettes de fauteuil, quand elle flûterait, quand elle tambourinerait, quand elle écraserait des clavecins ou raclerait le boyau, quel mal voyez-vous à cela ?

 

– Je dis qu’elle va faire de la politique.

 

Louis XV tressaillit.

 

– Étudier la philosophie, la théologie et continuer les commentaires sur la bulle Unigenitus ; de sorte que, pris entre ses théories gouvernementales, ses systèmes métaphysiques et sa théologie, nous paraîtrons les inutiles de la famille, nous…

 

– Si cela conduit votre sœur en paradis, quel mal y voyez-vous ? reprit Louis XV, assez frappé cependant du rapport qu’il y avait entre l’accusation de Graille et la diatribe politique dont Madame Louise avait chauffé sa sortie. Enviez-vous sa béatitude ? Ce serait le fait de bien mauvaises chrétiennes.

 

– Ah ! ma foi, non, dit Madame Victoire ; où elle va, je la laisse aller ; seulement, je ne la suis pas.

 

– Ni moi non plus, répondit Madame Adélaïde.

 

– Ni moi non plus, dit Madame Sophie.

 

– D’ailleurs, elle nous détestait, dit Madame Victoire.

 

– Vous ? dit Louis XV.

 

– Oui, nous, nous, répondirent les deux autres sœurs.

 

– Vous verrez, dit Louis XV, qu’elle n’aura choisi le paradis que pour ne pas se rencontrer avec sa famille, cette pauvre Louise !

 

Cette saillie fit rire médiocrement les trois sœurs.

 

Madame Adélaïde, l’aînée des trois, rassemblait toute sa logique pour porter au roi un coup plus acéré que ceux qui venaient de glisser sur sa cuirasse.

 

– Mesdames, dit-elle du ton pincé qui lui était particulier quand elle sortait de cette indolence qui lui avait fait donner par son père le nom de Loque, Mesdames, vous n’avez pas trouvé ou vous n’avez pas osé dire au roi la véritable raison du départ de Madame Louise.

 

– Allons, bon, encore quelque noirceur, reprit le roi. Allez, Loque, allez !

 

– Oh ! sire, reprit celle-ci, je sais bien que je vous contrarierai peut-être un peu.

 

– Dites que vous l’espérez, ce sera plus juste.

 

Madame Adélaïde se mordit les lèvres.

 

– Mais, ajouta-t-elle, je dirai la vérité.

 

– Bon ! cela promet. La vérité ! Guérissez-vous donc de dire de ces choses-là. Est-ce que je la dis jamais, la vérité ? Eh ! voyez, je ne m’en porte pas plus mal, Dieu merci !

 

Et Louis XV haussa les épaules.

 

– Voyons, parlez, ma sœur, parlez, dirent à l’envi les deux autres princesses, impatientes de savoir cette raison qui devait tant blesser le roi.

 

– Bons petits cœurs, grommela Louis XV, comme elles aiment leur père, voyez !

 

Et il se consola en songeant qu’il le leur rendait bien.

 

– Or, continua Madame Adélaïde, ce que notre sœur Louise redoutait le plus au monde, elle qui tenait tant à l’étiquette, c’était…

 

– C’était ?… répéta Louis XV. Voyons, achevez au moins, puisque vous voilà lancée.

 

– Eh bien ! sire, c’était l’intrusion de nouveaux visages.

 

– L’intrusion, avez-vous dit ? fit le roi mécontent de ce début parce qu’il voyait d’avance où il tendait, l’intrusion ! Est-ce qu’il y a des intrus chez moi ? est-ce qu’on me force à recevoir qui je ne veux pas ?

 

C’était une façon assez adroite de changer absolument le sens de la conversation.

 

Mais Madame Adélaïde était trop fin limier de malice pour se laisser dépister ainsi, quand elle était sur la trace de quelque bonne méchanceté.

 

– J’ai mal dit, et ce n’est pas le mot propre. Au lieu d’intrusion, j’aurais dû dire introduction.

 

– Ah ! ah ! dit le roi, voici déjà une amélioration ; l’autre mot me gênait, je l’avoue : j’aime mieux introduction.

 

– Et cependant, sire, continua Madame Victoire, je crois que ce n’est pas encore là le véritable mot.

 

– Et quel est-il, voyons ?

 

– C’est présentation.

 

– Ah ! oui, dirent les autres sœurs se réunissant à leur aînée, je crois que le voilà trouvé, cette fois.

 

Le roi se pinça les lèvres.

 

– Ah ! vous croyez ? dit-il.

 

– Oui, reprit Madame Adélaïde. Je dis donc que ma sœur craignait fort les nouvelles présentations.

 

– Eh bien ! fit le roi, qui désirait en finir tout de suite, après ?

 

– Eh bien ! mon père, elle aura eu peur, par conséquent, de voir arriver à la cour madame la comtesse du Barry.

 

– Allons donc ! s’écria le roi avec un élan irrésistible de dépit ; allons donc ! dites le mot, et ne tournez pas si longtemps autour ; cordieu ! comme vous nous lanternez, madame la Vérité !

 

– Sire, répondit Madame Adélaïde, si j’ai tant tardé à dire à Votre Majesté ce que je viens de lui dire, c’est que le respect m’a retenue ; et que son ordre seul pouvait m’ouvrir la bouche sur un pareil sujet.

 

– Ah ! oui ! avec cela que vous la tenez fermée, votre bouche ; avec cela que vous ne bâillez pas, que vous ne parlez pas, que vous ne mordez pas !…

 

– Il n’en est pas moins vrai, sire, continua Madame Adélaïde, que je crois avoir trouvé le véritable motif de la retraite de ma sœur.

 

– Eh bien ! vous vous trompez.

 

– Oh ! sire, répétèrent ensemble et en hochant la tête de haut en bas Madame Victoire et Madame Sophie ; oh ! sire, nous sommes bien certaines.

 

– Ouais ! interrompit Louis XV, ni plus ni moins qu’un père de Molière. Ah ! on se rallie à la même opinion, que je crois. J’ai la conspiration dans ma famille, il me semble. C’est donc pour cela que cette présentation ne peut avoir lieu ; c’est donc pour cela que Mesdames ne sont pas chez elles lorsqu’on veut leur faire visite ; c’est donc pour cela qu’elles ne font point réponse aux placets ni aux demandes d’audience.

 

– À quels placets, et à quelles demandes d’audience ? demanda Madame Adélaïde.

 

– Eh ! vous le savez bien ; aux placets de mademoiselle Jeanne Vaubernier, dit Madame Sophie.

 

– Non pas, aux demandes d’audience de mademoiselle Lange, dit Madame Victoire.

 

Le roi se leva furieux ; son œil, si calme et si doux d’ordinaire, lança un éclair assez peu rassurant pour les trois sœurs.

 

Comme, au reste, il n’y avait point dans le trio royal d’héroïne capable de soutenir la colère paternelle, toutes trois baissèrent le front sous la tempête.

 

– Voilà, dit-il, pour me prouver que je me trompais quand je disais que la meilleure des quatre était partie.

 

– Sire, dit Madame Adélaide, Votre Majesté nous traite mal, plus mal que ses chiens.

 

– Je le crois bien ; mes chiens, quand j’arrive, ils me caressent ; mes chiens, voilà de véritables amis ! Aussi, adieu, Mesdames. Je vais voir Charlotte, Belle-Fille et Gredinet. Pauvres bêtes ! oui, je les aime, et je les aime surtout parce qu’elles ont cela de bon qu’elles n’aboient pas la vérité, elles.

 

Le roi sortit furieux ; mais il n’eût pas fait quatre pas dans l’antichambre qu’il entendît ses trois filles qui chantaient en chœur :

 

Dans Paris, la grand-ville,

Garçons, femmes et filles

Ont tous le cœur débile

Et poussent des hélas ! Ah ! ah ! ah ! ah !

La maîtresse de Blaise

Est très mal à son aise,

Aise,

Aise,

Aise,

Elle est sur le grabat. Ah ! ah ! ah !

 

C’était le premier couplet d’un vaudeville contre madame du Barry, lequel courait les rues sous le nom de la Belle Bourbonnaise.

 

Le roi fut tout près de revenir sur ses pas, et peut-être Mesdames se fussent-elles assez mal trouvées de ce retour ; mais il se retint, et continua son chemin en criant pour ne pas entendre :

 

– Monsieur le capitaine des levrettes ! holà ! monsieur le capitaine des levrettes !

 

L’officier que l’on décorait de ce singulier titre accourut.

 

– Qu’on ouvre le cabinet des chiens, dit le roi.

 

– Oh ! sire, s’écria l’officier en se jetant au-devant de Louis XV, que Votre Majesté ne fasse pas un pas de plus !

 

– Eh bien ! qu’y a-t-il ? Voyons ! dit le roi s’arrêtant au seuil de la porte, sous laquelle passaient en sifflant les haleines des chiens qui sentaient leur maître.

 

– Sire, dit l’officier, pardonnez à mon zèle, mais je ne puis permettre que le roi entre près des chiens.

 

– Ah ! oui ! dit le roi, je comprends, le cabinet n’est point en ordre… Eh bien ! faites sortir Gredinet.

 

– Sire, murmura l’officier, dont le visage exprima la consternation, Gredinet n’a ni bu ni mangé depuis deux jours, et l’on craint qu’il ne soit enragé.

 

– Oh ! bien décidément, s’écria Louis XV, je suis le plus malheureux des hommes ! Gredinet enragé ! voilà qui mettrait le comble à mes chagrins.

 

L’officier des levrettes crut devoir verser une larme pour animer la scène.

 

Le roi tourna les talons et regagna son cabinet, où l’attendait son valet de chambre.

 

Celui-ci, en apercevant le visage bouleversé du roi, se dissimula dans l’embrasure d’une fenêtre.

 

– Ah ! je le vois bien, murmura Louis XV sans faire attention à ce fidèle serviteur, qui n’était pas un homme pour le roi, et en marchant à grands pas dans son cabinet ; ah ! je le vois bien, M. de Choiseul se moque de moi ; le dauphin se regarde déjà comme à moitié maître et croit qu’il le sera tout à fait quand il aura fait asseoir sa petite Autrichienne sur le trône. Louise m’aime, mais bien durement, puisqu’elle me fait de la morale et qu’elle s’en va. Mes trois autres filles chantent des chansons où l’on m’appelle Blaise. M. le comte de Provence traduit Lucrèce. M. le comte d’Artois court les ruelles. Mes chiens deviennent enragés et veulent me mordre. Décidément il n’y a que cette pauvre comtesse qui m’aime. Au diable donc ceux qui veulent lui faire déplaisir !

 

Alors, avec une résolution désespérée, s’asseyant près de la table sur laquelle Louis XIV donnait sa signature, et qui avait reçu le poids des derniers traités et des lettres superbes du grand roi :

 

– Je comprends maintenant pourquoi tout le monde hâte autour de moi l’arrivée de madame la dauphine. On croit qu’elle n’a qu’à se montrer ici pour que je devienne son esclave, ou que je sois dominé par sa famille. Ma foi, j’ai bien le temps de la voir, ma chère bru, surtout si son arrivée ici doit encore m’occasionner de nouveaux tracas. Vivons donc tranquille, tranquille le plus longtemps possible, et pour y parvenir, retenons-la en route. Elle devait, continua le roi, passer Reims et passer Noyon sans s’arrêter, et venir tout de suite à Compiègne : maintenons le premier cérémonial. Trois jours de réception à Reims, et un… non, ma foi ! deux… bah ! trois jours de fête à Noyon, cela fera toujours six jours de gagnés, six bons jours.

 

Le roi prit la plume et adressa lui-même à M. de Stainville l’ordre de s’arrêter trois jours à Reims et trois jours à Noyon.

 

Puis, mandant le courrier de service.

 

– Ventre à terre, dit-il, jusqu’à ce que vous ayez remis cet ordre à son adresse.

 

Puis de la même plume :

 

« Chère comtesse, écrivit-il, nous installons aujourd’hui Zamore dans son gouvernement. Je pars pour Marly. Ce soir j’irai vous dire à Luciennes tout ce que je pense en ce moment.

 

« La France. »

 

– Tenez, Lebel, dit-il, allez porter cette lettre à la comtesse, et tenez-vous bien avec elle : c’est un conseil que je vous donne.

 

Le valet de chambre s’inclina et sortit.

 

Chapitre XXIX
Madame de Béarn

Le premier objet de toutes ces fureurs, la pierre d’achoppement de tous ces scandales désirés ou redoutés à la cour, madame la comtesse de Béarn, comme l’avait dit Chon à son frère, voyageait rapidement vers Paris.

 

Ce voyage était le résultat d’une de ces merveilleuses imaginations qui, dans ses moments d’embarras, venaient au secours du vicomte Jean.

 

Ne pouvant trouver parmi les femmes de la cour cette marraine tant désirée et si nécessaire, puisque sans elle la présentation de madame du Barry ne pouvait avoir lieu, il avait jeté les yeux sur la province, examiné les positions, fouillé les villes, et trouvé ce qu’il lui fallait sur les bords de la Meuse, dans une maison toute gothique, mais assez bien tenue.

 

Ce qu’il cherchait, c’était une vieille plaideuse et un vieux procès.

 

La vieille plaideuse était la comtesse de Béarn.

 

Le vieux procès était une affaire d’où dépendait toute sa fortune et qui relevait de M. de Maupeou, tout récemment rallié à madame du Barry, avec laquelle il avait découvert un degré de parenté inconnu jusque-là, et qu’il appelait en conséquence sa cousine. M. de Maupeou, dans la prévision de la chancellerie, avait pour la favorite toute la ferveur d’une amitié de la veille et d’un intérêt du lendemain, amitié et intérêt qui l’avaient fait nommer vice chancelier par le roi, et par abréviation, le Vice par tout le monde.

 

Madame de Béarn était bien réellement une vieille plaideuse fort semblable à la comtesse d’Escarbagnas ou à madame Pimbêche, les deux bons types de cette époque-là, portant du reste comme on le voit, un nom magnifique.

 

Agile, maigre, anguleuse, toujours sur le qui-vive, toujours roulant des yeux de chat effaré sous ses sourcils gris, madame de Béarn avait conservé le costume des femmes de sa jeunesse, et comme la mode, toute capricieuse qu’elle est, consent à redevenir raisonnable parfois, le costume des jeunes filles de 1740 se trouvait être un habit de vieille en 1770.

 

Amples guipures, mantelet dentelé, coiffes énormes, poches immenses, sac colossal et cravate de soie à fleurs, tel était le costume sous lequel Chon, la sœur bien-aimée et la confidente fidèle de madame du Barry, avait trouvé madame de Béarn lorsqu’elle se présenta chez elle sous le nom de mademoiselle Flageot, c’est-à-dire comme la fille de son avocat.

 

La vieille comtesse le portait – on sait qu’il est question de costume – autant par goût que par économie. Elle n’était pas de ces gens qui rougissent de leur pauvreté, car sa pauvreté ne venait point de sa faute. Seulement, elle regrettait de ne pas être riche pour laisser une fortune digne de son nom à son fils, jeune homme tout provincial timide comme une jeune fille, et bien plus attaché aux douceurs de la vie matérielle qu’aux faveurs de la renommée.

 

Il lui restait, d’ailleurs, la ressource d’appeler mes terres les terres que son avocat disputait aux Saluces ; mais, comme c’était une femme d’un grand sens, elle sentait bien que, s’il lui fallait emprunter sur ces terres-là, pas un usurier, et il y en avait d’audacieux en France à cette époque, pas un procureur, et il y en a eu de bien roués en tout temps, ne lui prêterait sur cette garantie, ou ne lui avancerait la moindre somme sur cette restitution.

 

C’est pourquoi, réduite au revenu des terres non engagées dans le procès et à leurs redevances, madame la comtesse de Béarn, riche de mille écus de rente à peu près, fuyait la cour, où l’on dépensait douze livres par jour rien qu’à la location du carrosse qui traînait la solliciteuse chez MM. les juges et MM. les avocats.

 

Elle avait fui surtout parce qu’elle désespérait de tirer avant quatre ou cinq ans son dossier du carton où il attendait son tour. Aujourd’hui les procès sont longs, mais enfin, sans vivre l’âge d’un patriarche, celui qui en entame un peut espérer de le voir finir, tandis qu’autrefois un procès traversait deux ou trois générations, et, comme ces plantes fabuleuses des Mille et une Nuits, ne fleurissait qu’au bout de deux ou trois cents ans.

 

Or madame de Béarn ne voulait pas dévorer le reste de son patrimoine à essayer de récupérer les dix douzièmes engagés ; c’était, comme nous l’avons dit, ce que dans tous les temps on appelle une femme du vieux temps, c’est-à-dire sagace, prudente, forte et avare.

 

Elle eût certainement dirigé elle-même son affaire, assigné, plaidé, exécuté, mieux que procureur, avocat ou huissier quelconque ; mais elle avait nom Béarn, et ce nom mettait obstacle à beaucoup de choses. Il en résultait que, dévorée de regrets et d’angoisses, très semblable au divin Achille retiré sous sa tente, qui souffrait mille morts quand sonnait cette trompette à laquelle il feignait d’être sourd, madame de Béarn passait la journée à déchiffrer de vieux parchemins, ses lunettes sur le nez, et ses nuits à se draper dans sa robe de chambre de Perse, et, ses cheveux gris au vent, à plaider devant son traversin la cause de cette succession revendiquée par les Saluces, cause qu’elle se gagnait toujours avec une éloquence dont elle était si satisfaite, qu’en circonstance pareille elle la souhaitait à son avocat.

 

On comprend que, dans ces dispositions, l’arrivée de Chon, se présentant sous le nom de mademoiselle Flageot, causa un doux saisissement à madame de Béarn.

 

Le jeune comte était à l’armée.

 

On croit ce qu’on désire. Aussi madame de Béarn se laissa-t-elle prendre tout naturellement au récit de la jeune femme.

 

Il y avait bien cependant quelque ombre de soupçon à concevoir : la comtesse connaissait depuis vingt ans maître Flageot ; elle l’avait été visiter deux cents fois dans sa rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur, et jamais elle n’avait remarqué sur le tapis quadrilatère qui lui avait paru si exigu pour l’immensité du cabinet, jamais, disons-nous, elle n’avait remarqué sur ce tapis les yeux d’un enfant habile à venir chercher les pastilles dans les boites des clients et des clientes.

 

Mais il s’agissait bien de penser au tapis du procureur ; il s’agissait bien de retrouver l’enfant qui pouvait jouer dessus ; il s’agissait bien enfin de creuser ses souvenirs : mademoiselle Flageot était mademoiselle Flageot, voilà tout.

 

De plus, elle était mariée, et enfin, dernier rempart contre toute mauvaise pensée, elle ne venait pas exprès à Verdun, elle allait rejoindre son mari a Strasbourg.

 

Peut-être madame de Béarn eût-elle dû demander à mademoiselle Flageot la lettre qui l’accréditait auprès d’elle ; mais si un père ne peut pas envoyer sa fille, sa propre fille, sans lettre, à qui donnera-t-on une mission de confiance ? et puis, encore un coup, à quoi bon de pareilles craintes ? Où aboutissent de pareils soupçons ? dans quel but faire soixante lieues pour débiter un pareil conte ?

 

Si elle eût été riche, si, comme la femme d’un banquier, d’un fermier général ou d’un partisan, elle eût dû emmener avec elle équipages, vaisselle et diamants, elle eût pu penser que c’était un complot monté par des voleurs. Mais elle riait bien, madame de Béarn, lorsqu’elle songeait parfois au désappointement qu’éprouveraient des voleurs assez mal avisés pour songer à elle.

 

Aussi, Chon disparue avec sa toilette de bourgeoise, avec son mauvais petit cabriolet attelé d’un cheval, qu’elle avait pris à l’avant-dernière poste en y laissant sa chaise, madame de Béarn, convaincue que le moment était venu de faire un sacrifice, monta-t-elle à son tour dans un vieux carrosse, et pressa-t-elle les postillons de telle façon qu’elle passa à La Chaussée une heure avant la dauphine, et qu’elle arriva à la barrière Saint-Denis cinq ou six heures à peine après mademoiselle du Barry.

 

Comme la voyageuse avait fort peu de bagage, et que le plus pressant pour elle était d’aller aux informations, madame de Béarn fit arrêter sa chaise rue du Petit-Lion, à la porte de maître Flageot.

 

Ce ne fut pas, on le pense bien, sans qu’un bon nombre de curieux, et les Parisiens le sont tous, ne s’arrêtât devant ce vénérable coche qui semblait sortir des écuries de Henri IV, dont il rappelait le véhicule favori par sa solidité, sa monumentale architecture et ses rideaux de cuir recroquevillés, courant avec des grincements affreux sur une tringle de cuivre verdâtre.

 

La rue du Petit-Lion n’est pas large. Madame de Béarn l’obstrua majestueusement, et, ayant payé les postillons, leur ordonna de conduire la voiture à l’auberge où elle avait l’habitude de descendre, c’est-à-dire au Coq chantant, rue Saint-Germain-des-Prés.

 

Elle monta, se tenant à la corde graisseuse, l’escalier noir de M. Flageot ; il y régnait une fraîcheur qui ne déplut point à la vieille, fatiguée par la rapidité et l’ardeur de la route.

 

Maître Flageot, lorsque sa servante Marguerite annonça madame la comtesse de Béarn, releva son haut-de-chausses, qu’il avait laissé tomber fort bas à cause de la chaleur, enfonça sur sa tête une perruque qu’on avait toujours soin de tenir à sa portée, et endossa une robe de chambre de basin à côtes.

 

Ainsi paré, il s’avança souriant vers la porte. Mais, dans ce sourire perçait une nuance d’étonnement si prononcée, que la comtesse se crut obligée de lui dire :

 

– Eh bien, quoi ! mon cher monsieur Flageot, c’est moi !

 

– Oui-da, répondit M. Flageot, je le vois bien, madame la comtesse.

 

Alors, fermant pudiquement sa robe de chambre, l’avocat conduisit la comtesse à un fauteuil de cuir, dans le coin le plus clair du cabinet, tout en l’éloignant prudemment du papier de son bureau, car il la savait curieuse.

 

– Maintenant, madame, dit galamment maître Flageot, voulez-vous bien me permettre de me réjouir d’une si agréable surprise ?

 

Madame de Béarn, adossée au fond de son fauteuil, levait en ce moment les pieds pour laisser entre la terre et ses souliers de satin broché l’intervalle nécessaire au passage d’un coussin de cuir que Marguerite posait devant elle. Elle se redressa rapidement.

 

– Comment ! surprise ? dit-elle en pinçant son nez avec ses lunettes, qu’elle venait de tirer de leur étui afin de mieux voir M. Flageot.

 

– Sans doute, je vous croyais dans vos terres, madame, répondit l’avocat, usant d’une aimable flatterie pour qualifier les trois arpents de potager de madame de Béarn.

 

– Comme vous voyez, j’y étais ; mais à votre premier signal je les ai quittées.

 

– À mon premier signal ? fit l’avocat étonné.

 

– À votre premier mot, à votre premier avis, à votre premier conseil, enfin, comme il vous plaira.

 

Les yeux de M. Flageot devinrent grands comme les lunettes de la comtesse.

 

– J’espère que j’ai fait diligence, continua celle-ci, et que vous devez être content de moi.

 

– Enchanté, madame, comme toujours ; mais permettez-moi de vous dire que je ne vois en aucune façon ce que j’ai à faire là dedans.

 

– Comment ! dit la comtesse, ce que vous avez à faire ?… Tout, ou plutôt c’est vous qui avez tout fait.

 

– Moi ?

 

– Certainement, vous… Eh bien ! nous avons donc du nouveau ici ?

 

– Oh ! oui, madame, on dit que le roi médite un coup d’État à l’endroit du parlement. Mais pourrais-je vous offrir de prendre quelque chose ?

 

– Il s’agit bien du roi, il s’agit bien de coup d’État.

 

– Et de quoi s’agit-il donc, madame ?

 

– Il s’agit de mon procès. C’est à propos de mon procès que je vous demandais s’il n’y avait rien de nouveau.

 

– Oh ! quant à cela, dit M. Flageot en secouant tristement la tête, rien, madame, absolument rien.

 

– C’est-à-dire, rien…

 

– Non, rien.

 

– Rien, depuis que mademoiselle votre fille m’a parlé. Or, comme elle m’a parlé avant-hier, je comprends qu’il n’y ait pas grand-chose de nouveau depuis ce moment-là.

 

– Ma fille, madame ?

 

– Oui.

 

– Vous avez dit ma fille ?

 

– Sans doute, votre fille, celle que vous m’avez envoyée.

 

– Pardon, madame, dit M. Flageot, mais il est impossible que je vous aie envoyé ma fille.

 

– Impossible !

 

– Par une raison infiniment simple, c’est que je n’en ai pas.

 

–Vous êtes sûr ? dit la comtesse.

 

– Madame, répondit M. Flageot, j’ai l’honneur d’être célibataire.

 

– Allons donc ! fit la comtesse.

 

M. Flageot devint inquiet ; il appela Marguerite pour qu’elle apportât les rafraîchissements offerts à la comtesse, et surtout pour qu’elle la surveillât.

 

– Pauvre femme, pensa-t-il, la tête lui aura tourné.

 

– Comment ! dit la comtesse, vous n’avez pas une fille ?

 

– Non, madame.

 

– Une fille mariée à Strasbourg ?

 

– Non, madame, non, mille fois non.

 

– Et vous n’avez pas chargé cette fille, continua la comtesse poursuivant son idée, vous n’avez pas chargé cette fille de m’annoncer en passant que mon procès était mis au rôle ?

 

– Non.

 

La comtesse bondit sur son fauteuil en frappant ses deux genoux de ses deux mains.

 

– Buvez un peu, madame la comtesse, dit M. Flageot, cela vous fera du bien.

 

En même temps il fit un signe à Marguerite, qui approcha deux verres de bière sur un plateau ; mais la vieille dame n’avait plus soif ; elle repoussa le plateau et les verres si rudement, que mademoiselle Marguerite, qui paraissait avoir quelques privilèges dans la maison, en fut blessée.

 

– Voyons, voyons, dit la comtesse en regardant M. Flageot par-dessous ses lunettes, expliquons-nous un peu, s’il vous plaît.

 

– Je le veux bien, dit M. Flageot. Demeurez, Marguerite ; madame consentira peut-être à boire tout à l’heure. Expliquons-nous.

 

– Oui, expliquons-nous, si vous le voulez bien, car vous êtes inconcevable aujourd’hui, mon cher monsieur Flageot ; on dirait, ma parole, que la tête vous a tourné depuis les chaleurs.

 

– Ne vous irritez pas, madame, dit l’avocat en faisant manœuvrer son fauteuil sur les deux pieds de derrière pour s’éloigner de la comtesse, ne vous irritez pas et causons.

 

– Oui, causons. Vous dites que vous n’avez pas de fille, monsieur Flageot ?

 

– Non, madame, et je le regrette bien sincèrement, puisque cela paraissait vous être agréable, quoique…

 

– Quoique ? répéta la comtesse.

 

– Quoique, pour moi, j’aimerais mieux un garçon ; les garçons réussissent mieux ou plutôt tournent moins mal dans ces temps-ci.

 

Madame de Béarn joignit les deux mains avec une profonde inquiétude.

 

– Quoi ! dit-elle, vous ne m’avez pas fait mander à Paris par une sœur, une nièce, une cousine quelconque ?

 

– Je n’y ai jamais songé, madame, sachant combien le séjour de Paris est dispendieux.

 

– Mais mon affaire ?

 

– Je me réserve de vous tenir au courant quand elle sera appelée, madame.

 

– Comment, quand elle sera appelée ?

 

– Oui.

 

– Elle ne l’est donc pas ?

 

– Pas que je sache, madame.

 

– Mon procès n’est pas évoqué ?

 

– Non.

 

– Et il n’est pas question d’un prochain appel ?

 

– Non, madame ! mon Dieu, non !

 

– Alors, s’écria la vieille dame en se levant, alors on m’a jouée, on s’est indignement moqué de moi.

 

M. Flageot hissa sa perruque sur le haut de son front en marmottant.

 

– J’en ai bien peur, madame.

 

– Maître Flageot !… s’écria la comtesse.

 

L’avocat bondit sur sa chaise et fit un signe à Marguerite, laquelle se tint prête à soutenir son maître.

 

– Maître Flageot, continua la comtesse, je ne tolérerai pas cette humiliation, et je m’adresserai à M. le lieutenant de police pour qu’on retrouve la péronnelle qui a commis cette insulte vis-à-vis de moi.

 

– Peuh ! fit M. Flageot ; c’est bien chanceux.

 

– Une fois trouvée, continua la comtesse emportée par la colère, j’intenterai une action.

 

– Encore un procès ! dit tristement l’avocat.

 

Ces mots firent tomber la plaideuse du haut de sa fureur ; la chute fut lourde.

 

– Hélas ! dit-elle, j’arrivais si heureuse !

 

– Mais que vous a donc dit cette femme, madame ?

 

– D’abord, qu’elle venait de votre part.

 

– Affreuse intrigante !

 

– Et de votre part elle m’annonçait l’évocation de mon affaire ; c’était imminent ; je ne pouvais faire assez grande diligence, ou je risquais d’arriver trop tard.

 

– Hélas ! répéta M. Flageot à son tour, nous sommes loin d’être évoqués, madame.

 

– Nous sommes oubliés, n’est-ce pas ?

 

– Oubliés, ensevelis, enterrés, madame, à moins d’un miracle, et, vous le savez, les miracles sont rares…

 

– Oh ! oui, murmura la comtesse avec un soupir.

 

M. Flageot répondit par un autre soupir modulé sur celui de la comtesse.

 

– Tenez, monsieur Flageot, continua madame de Béarn, voulez-vous que je vous dise une chose ?

 

– Dites, madame.

 

– Je n’y survivrai pas.

 

– Oh ! quant à cela, vous auriez tort.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! dit la pauvre comtesse, je suis au bout de ma force.

 

– Courage, madame, courage ! dit Flageot.

 

– Mais n’avez-vous pas un conseil à me donner ?

 

– Oh ! si fait : celui de retourner dans vos terres et de ne plus croire désormais ceux qui se présenteront de ma part sans un mot de moi.

 

– Il faudra bien que j’y retourne, dans mes terres !

 

– Ce sera sage.

 

– Mais croyez-moi, monsieur Flageot, gémit la comtesse, nous ne nous reverrons plus, en ce monde du moins.

 

– Quelle scélératesse !

 

– Mais j’ai donc de bien cruels ennemis ?

 

– C’est un tour des Saluces, j’en jurerais.

 

– Le tour est bien mesquin, en tout cas.

 

– Oui, c’est faible, dit M. Flageot.

 

– Oh ! la justice, la justice ! s’écria la comtesse, mon cher monsieur Flageot, c’est l’antre de Cacus.

 

– Pourquoi ? dit celui-ci. Parce que la justice n’est plus elle-même, parce qu’on travaille le parlement, parce que M. de Maupeou a voulu devenir chancelier au lieu de rester président.

 

– Monsieur Flageot, je boirais bien à présent.

 

– Marguerite ! cria l’avocat.

 

Marguerite rentra. Elle était sortie, voyant le tour pacifique que prenait la conversation.

 

Elle rentra, disons-nous, tenant le plateau et les deux verres qu’elle avait emportés. Madame de Béarn but lentement son verre de bière, après avoir honoré son avocat du choc de son gobelet, puis elle gagna l’antichambre après une triste révérence et des adieux plus tristes encore.

 

M. Flageot la suivait, sa perruque à la main.

 

Madame de Béarn était sur le palier et cherchait déjà la corde qui servait de rampe, lorsqu’une main se posa sur la sienne et qu’une tête donna dans sa poitrine.

 

Cette main et cette tête étaient celles d’un clerc qui escaladait quatre à quatre les raides marches de l’escalier.

 

La vieille comtesse, grondant et maugréant, rangea ses jupes et continua à descendre, tandis que le clerc, arrivé au palier à son tour, repoussait la porte en criant avec la voix franche et enjouée des basochiens de tous les temps :

 

– Voilà, maître Flageot, voilà ; c’est pour l’affaire Béarn !

 

Et il lui tendit un papier.

 

Remonter à ce nom, repousser le clerc, se jeter sur maître Flageot, lui arracher le papier, bloquer l’avocat dans son cabinet, voilà ce que la vieille comtesse avait fait, avant que le clerc eût reçu deux soufflets que Marguerite lui appliquait ou faisait semblant de lui appliquer en riposte à deux baisers.

 

– Eh bien ! s’écria la vieille dame, qu’est-ce qu’on dit donc là dedans, maître Flageot ?

 

– Ma foi, je n’en sais rien encore, madame la comtesse ; mais, si vous voulez me rendre le papier, je vous le dirai.

 

– C’est vrai, mon bon monsieur Flageot ; lisez, lisez vite.

 

Celui-ci regarda la signature du billet.

 

– C’est de maître Guildou, notre procureur, dit-il.

 

– Ah ! mon Dieu !

 

– Il m’invite, continua maître Flageot avec une stupéfaction croissante, à me tenir prêt à plaider pour mardi, parce que notre affaire est évoquée.

 

– Évoquée ! cria la comtesse en bondissant, évoquée ! Ah ! prenez garde, monsieur Flageot, ne plaisantons pas cette fois, je ne m’en relèverais plus.

 

– Madame, dit maître Flageot, tout abasourdi de la nouvelle, si quelqu’un plaisante, ce ne peut être que M. Guildou, et ce serait la première fois de sa vie.

 

– Mais est-ce bien de lui cette lettre ?

 

– Il a signé Guildou, voyez.

 

– C’est vrai !… Évoquée de ce matin, plaidée mardi. Ah çà ! maître Flageot, cette dame qui m’est venue voir n’était donc pas une intrigante ?

 

– Il paraît que non.

 

– Mais puisqu’elle ne m’était pas envoyée par vous… Vous êtes sûr qu’elle ne m’était pas envoyée par vous ?

 

– Pardieu ! si j’en suis sûr !

 

– Par qui donc m’était-elle envoyée ?

 

– Oui, par qui ?

 

– Car enfin elle m’était envoyée par quelqu’un.

 

– Je m’y perds.

 

– Et moi, je m’y noie. Ah ! laissez-moi relire encore, mon cher monsieur Flageot ; évoquée, plaidée, c’est écrit ; plaidée devant M. le président Maupeou.

 

– Diable ! cela y est-il ?

 

– Sans doute.

 

– C’est fâcheux !

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce que c’est un grand ami des Saluces que M. le président Maupeou.

 

– Vous le savez ?

 

– Il n’en sort pas.

 

– Bon ! nous voilà plus embarrassés que jamais. J’ai du malheur.

 

– Et cependant, dit maître Flageot, il n’y a pas à dire, il faut l’aller voir.

 

– Mais il me recevra horriblement.

 

– C’est probable.

 

– Ah ! maître Flageot, que me dites-vous là ?

 

– La vérité, madame.

 

– Quoi ! non seulement vous perdez courage, mais encore vous m’ôtez celui que j’avais.

 

– Devant M. de Maupeou, il ne peut rien vous arriver de bon.

 

– Faible à ce point, vous, un Cicéron ?

 

– Cicéron eut perdu la cause de Ligarius s’il eût plaidé devant Verrès au lieu de parler devant César, répondit maître Flageot, qui ne trouvait que cela de modeste à répondre pour repousser l’honneur insigne que sa cliente venait de lui faire.

 

– Alors vous me conseillez de ne pas l’aller voir ?

 

– À Dieu ne plaise, madame, de vous conseiller une pareille irrégularité ; seulement, je vous plains d’être forcée à une pareille entrevue.

 

– Vous me parlez là, monsieur Flageot, comme un soldat qui songe à déserter son poste. On dirait que vous craignez de vous charger de l’affaire.

 

– Madame, répondit l’avocat, j’en ai perdu quelques-unes dans ma vie qui avaient plus de chance de gain que celle-là.

 

La comtesse soupira ; mais, rappelant toute son énergie :

 

– J’irai jusqu’au bout, dit-elle avec une sorte de dignité qui contrasta avec la physionomie comique de cet entretien, il ne sera pas dit qu’ayant le droit j’aurai reculé devant la brigue. Je perdrai mon procès, mais j’aurai montré aux prévaricateurs le front d’une femme de qualité comme il n’en reste pas beaucoup à la cour d’aujourd’hui. Me donnez-vous le bras, monsieur Flageot, pour m’accompagner chez votre vice-chancelier ?

 

– Madame, dit maître Flageot appelant, lui aussi, à son aide toute sa dignité, madame, nous nous sommes juré, nous, membres opposants du parlement de Paris, de ne plus avoir de rapports en deçà des audiences, avec ceux qui ont abandonné les parlements dans l’affaire de M. d’Aiguillon. L’union fait la force ; et comme M. de Maupeou a louvoyé dans toute cette affaire, comme nous avons à nous plaindre de lui, nous resterons dans nos camps jusqu’à ce qu’il ait arboré une couleur.

 

– Mon procès arrive mal, à ce que je vois, soupira la comtesse ; des avocats brouillés avec leurs juges, des juges brouillés avec leurs clients… C’est égal, je persévérerai.

 

– Dieu vous assiste, madame, dit l’avocat en rejetant sa robe de chambre sur son bras gauche, comme un sénateur romain eût fait de sa toge.

 

– Voici un triste avocat, murmura en elle-même madame de Béarn. J’ai peur d’avoir moins de chance avec lui devant le parlement que je n’en avais là-bas devant mon traversin.

 

Puis tout haut, avec un sourire sous lequel elle essayait de dissimuler son inquiétude :

 

– Adieu, maître Flageot, continua-t-elle ; étudiez bien la cause, je vous prie, on ne sait pas ce qui peut arriver.

 

– Oh ! madame, dit maître Flageot, ce n’est point le plaidoyer qui m’embarrasse. Il sera beau, je le crois, d’autant plus beau que je me promets d’y mêler des allusions terribles.

 

– À quoi, monsieur, à quoi ?

 

– À la corruption de Jérusalem, madame, que je comparerai aux villes maudites, et sur qui j’appellerai le feu du ciel. Vous comprenez, madame, que personne ne s’y trompera, et que Jérusalem sera Versailles.

 

– Monsieur Flageot, s’écria la vieille dame, ne vous compromettez pas, ou plutôt ne compromettez pas ma cause !

 

– Eh ! madame, elle est perdue avec M. de Maupeou, votre cause ; il ne s’agit donc plus que de la gagner devant nos contemporains ; et puisque l’on ne nous fait pas justice, faisons scandale !

 

– Monsieur Flageot…

 

– Madame, soyons philosophes… tonnons !

 

– Le diable te tonne, va ! grommela la comtesse, méchant avocassier qui ne vois dans tout cela qu’un moyen de te draper dans tes loques philosophiques. Allons chez M. de Maupeou ; il n’est pas philosophe, lui, et j’en aurai peut être meilleur marché que de toi !

 

Et la vieille comtesse quitta maître Flageot et s’éloigna de la rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur, après avoir parcouru en deux jours tous les degrés de l’échelle des espérances et des désappointements.

 

Chapitre XXX
Le Vice

La vieille comtesse tremblait de tous ses membres en se rendant chez M. de Maupeou.

 

Cependant une réflexion propre à la tranquilliser lui était venue en chemin. Selon toute probabilité, l’heure avancée ne permettrait pas à M. de Maupeou de la recevoir, et elle se contenterait d’annoncer sa visite prochaine au suisse.

 

En effet, il pouvait être sept heures du soir, et quoiqu’il fît jour encore, l’habitude de dîner à quatre heures déjà répandue dans la noblesse interrompait, en général, toute affaire depuis le dîner jusqu’au lendemain.

 

Madame de Béarn, qui désirait rencontrer ardemment le vice-chancelier, fut cependant consolée à cette idée qu’elle ne le trouverait pas. C’est là une de ces fréquentes contradictions de l’esprit humain, que l’on comprendra toujours sans les expliquer jamais.

 

La comtesse se présenta donc, comptant que le suisse allait l’évincer. Elle avait préparé un écu de trois livres pour adoucir le cerbère et l’engager à présenter son nom sur la liste des audiences demandées.

 

En arrivant en face de l’hôtel, elle trouva le suisse causant avec un huissier, lequel semblait lui donner un ordre. Elle attendit discrètement, de peur que sa présence ne dérangeât les deux interlocuteurs ; mais en l’apercevant dans son carrosse de louage, l’huissier se retira.

 

Le suisse alors s’approcha du carrosse et demanda le nom de la solliciteuse.

 

– Oh ! je sais, dit-elle, que je n’aurai probablement pas l’honneur de voir Son Excellence.

 

– N’importe, madame, répondit le suisse, faites-moi toujours l’honneur de me dire comment vous vous nommez.

 

– Comtesse de Béarn, répondit-elle.

 

– Monseigneur est à l’hôtel, répliqua le suisse.

 

– Plaît-il ? fit madame de Béarn au comble de l’étonnement.

 

– Je dis que monseigneur est à l’hôtel, répéta celui-ci.

 

– Mais, sans doute, monseigneur ne reçoit pas ?

 

– Il recevra madame la comtesse, dit le suisse.

 

Madame de Béarn descendit, ne sachant pas si elle dormait ou veillait. Le suisse tira un cordon qui fit deux fois résonner une cloche. L’huissier parut sur le perron, et le suisse fit signe à la comtesse qu’elle pouvait entrer.

 

– Vous voulez parler à monseigneur, madame ? demanda l’huissier.

 

– C’est-à-dire, monsieur, que je désirais cette faveur sans oser l’espérer.

 

– Veuillez me suivre, madame la comtesse.

 

– On disait tant de mal de ce magistrat ! pensa la comtesse en suivant l’huissier ; il a cependant une grande qualité, c’est d’être abordable à toute heure. Un chancelier !… c’est étrange.

 

Et tout en marchant, elle frémissait à l’idée de trouver un homme d’autant plus revêche, d’autant plus disgracieux qu’il se donnait ce privilège par l’assiduité à ses devoirs. M. de Maupeou, enseveli sous une vaste perruque et vêtu de l’habit de velours noir, travaillait dans un cabinet, portes ouvertes.

 

La comtesse, en entrant, jeta un regard rapide autour d’elle ; mais elle vit avec surprise qu’elle était seule, et que nulle autre figure que la sienne et celle du maigre, jaune et affairé chancelier ne se réfléchissait dans les glaces.

 

L’huissier annonça madame la comtesse de Béarn.

 

M. de Maupeou se leva tout d’une pièce et se trouva du même mouvement adossé à sa cheminée.

 

Madame de Béarn fit les trois révérences de rigueur.

 

Le petit compliment qui suivit les révérences fut quelque peu embarrassé. Elle ne s’attendait pas à l’honneur… elle ne croyait pas qu’un ministre si occupé eût le courage de prendre sur les heures de son repos…

 

M. de Maupeou répliqua que le temps n’était pas moins précieux pour les sujets de Sa Majesté, que pour ses ministres ; que cependant il y avait encore des distinctions à faire entre les gens pressés ; qu’en conséquence il donnait toujours son meilleur reste à ceux qui méritaient ces distinctions.

 

Nouvelles révérences de madame de Béarn, puis silence embarrassé, car là devaient cesser les compliments et commencer les requêtes.

 

M. de Maupeou attendait en se caressant le menton.

 

– Monseigneur, dit la plaideuse, j’ai voulu me présenter devant Votre Excellence pour lui exposer très humblement une grave affaire de laquelle dépend toute ma fortune.

 

M. de Maupeou fit de la tête un léger signe qui voulait dire : « Parlez. »

 

– En effet, monseigneur, reprit-elle, vous saurez que toute ma fortune, ou plutôt celle de mon fils, est intéressée dans le procès que je soutiens en ce moment contre la famille Saluces.

 

Le vice-chancelier continua de se caresser le menton.

 

– Mais votre équité m’est si bien connue, monseigneur, que, tout en connaissant l’intérêt, je dirai même l’amitié que Votre Excellence porte à ma partie adverse, je n’ai pas hésité un seul instant à venir supplier Son Excellence de m’entendre.

 

M. de Maupeou ne put s’empêcher de sourire en entendant louer son équité : cela ressemblait trop aux vertus apostoliques de Dubois, que l’on complimentait aussi sur ses vertus cinquante ans auparavant.

 

– Madame la comtesse, dit-il, vous avez raison de dire que je suis ami des Saluces ; mais vous avez aussi raison de croire qu’en prenant les sceaux j’ai déposé toute amitié. Je vous répondrai donc, en dehors de toute préoccupation particulière, comme il convient au chef souverain de la justice.

 

– Oh ! monseigneur, soyez béni ! s’écria la vieille comtesse.

 

– J’examine donc votre affaire en simple jurisconsulte, continua le chancelier.

 

– Et j’en remercie Votre Excellence, si habile en ces matières.

 

– Votre affaire vient bientôt, je crois ?

 

– Elle est appelée la semaine prochaine, monseigneur.

 

– Maintenant, que désirez-vous ?

 

– Que Votre Excellence prenne connaissance des pièces.

 

– C’est fait.

 

– Eh bien ! demanda en tremblant la vieille comtesse, qu’en pensez-vous, monseigneur ?

 

– De votre affaire ?

 

– Oui.

 

– Je dis qu’il n’y a pas un seul doute à avoir.

 

– Comment ? sur le gain ?

 

– Non, sur la perte.

 

– Monseigneur dit que je perdrai ma cause ?

 

– Indubitablement. Je vous donnerai donc un conseil.

 

– Lequel ? demanda la comtesse avec un dernier espoir.

 

– C’est, si vous avez quelque payement à faire, le procès jugé, l’arrêt rendu…

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! c’est de tenir vos fonds prêts.

 

– Mais, monseigneur, nous sommes ruinés, alors !

 

– Dame ! vous comprenez, madame la comtesse, que la justice ne peut entrer dans ces sortes de considérations.

 

– Cependant, monseigneur, à côté de la justice, il y a la pitié.

 

– C’est justement pour cette raison, madame la comtesse, qu’on a fait la justice aveugle.

 

– Mais, cependant, Votre Excellence ne me refusera point un conseil.

 

– Dame ! demandez. De quel genre le voulez-vous ?

 

– N’y a-t-il aucun moyen d’entrer en arrangement, d’obtenir un arrêt plus doux ?

 

– Vous ne connaissez aucun de vos juges ? demanda le vice-chancelier.

 

– Aucun, monseigneur.

 

– C’est fâcheux ! MM. de Saluces sont liés avec les trois quarts du parlement, eux !

 

La comtesse frémit.

 

– Notez bien, continua le vice-chancelier, que cela ne fait rien quant au fond des choses, car un juge ne se laisse pas entraîner par des influences particulières.

 

C’était aussi vrai que l’équité du chancelier et les fameuses vertus apostoliques de Dubois. La comtesse faillit s’évanouir.

 

– Mais enfin, continua le chancelier, la part faite de l’intégrité, le juge pense plus à son ami qu’à l’indifférent ; c’est trop juste lorsque c’est juste, et, comme il sera juste que vous perdiez votre procès, madame, on pourra bien vous en rendre les conséquences aussi désagréables que possible.

 

– Mais c’est effrayant, ce que Votre Excellence me fait l’honneur de me dire.

 

– Quant à moi, madame, continua M. de Maupeou, vous pensez bien que je m’abstiendrai ; je n’ai pas de recommandation à faire aux juges, et, comme je ne juge pas moi-même ; je puis donc parler.

 

– Hélas ! monseigneur, je me doutais bien d’une chose !

 

Le vice-chancelier fixa sur la plaideuse ses petits yeux gris.

 

– C’est que, MM. de Saluces habitant Paris, MM. de Saluces sont liés avec tous mes juges, c’est que MM. de Saluces, enfin, seraient tout-puissants.

 

– Parce qu’ils ont le droit d’abord.

 

– Qu’il est cruel, monseigneur, d’entendre sortir ces paroles de la bouche d’un homme infaillible comme est Votre Excellence.

 

– Je vous dis tout cela, c’est vrai, et cependant, reprit avec une feinte bonhomie M. de Maupeou, je voudrais vous être utile, sur ma parole.

 

La comtesse tressaillit ; il lui semblait voir quelque chose d’obscur, sinon dans les paroles, du moins dans la pensée du vice-chancelier, et que si cette obscurité se dissipait, elle découvrirait derrière quelque chose de favorable.

 

– D’ailleurs, continua M. de Maupeou, le nom que vous portez, et qui est un des beaux noms de France, est auprès de moi une recommandation très efficace.

 

– Qui ne m’empêchera pas de perdre mon procès, monseigneur.

 

– Dame ! je ne peux rien, moi.

 

– Oh ! monseigneur, monseigneur, dit la comtesse en hochant la tête, comme vont les choses !

 

– Vous semblez dire, madame, reprit en souriant M. de Maupeou, que de notre vieux temps elles allaient mieux.

 

– Hélas ! oui, monseigneur, il me semble cela du moins, et je me rappelle avec délices ce temps où, simple avocat du roi au parlement, vous prononciez ces belles harangues que, moi, jeune femme à cette époque, j’allais applaudir avec enthousiasme. Quel feu ! quelle éloquence ! quelle vertu ! Ah ! monsieur le chancelier, dans ce temps-là, il n’y avait ni brigues ni faveurs ; dans ce temps là, j’eusse gagné mon procès.

 

– Nous avions bien madame de Phalaris qui essayait de régner dans les moments où le régent fermait les yeux, et la Souris, qui se fourrait partout pour essayer de grignoter quelque chose.

 

– Oh ! monseigneur, madame de Phalaris était si grande dame, et la Souris était si bonne fille !

 

– Qu’on ne pouvait rien leur refuser.

 

– Ou qu’elles ne savaient rien refuser.

 

– Ah ! madame la comtesse, dit le chancelier en riant d’un rire qui étonna de plus en plus la vieille plaideuse, tant il avait l’air franc et naturel, ne me faites pas mal parler de mon administration par amour pour ma jeunesse.

 

– Mais Votre Excellence ne peut cependant m’empêcher de pleurer ma fortune perdue, ma maison à jamais ruinée.

 

– Voilà ce que c’est de ne pas être de son temps, comtesse ; sacrifiez aux idoles du jour, sacrifiez.

 

– Hélas ! monseigneur, les idoles ne veulent pas de ceux qui viennent les adorer les mains vides.

 

– Qu’en savez-vous ?

 

– Moi ?

 

– Oui ; vous n’avez pas essayé, ce me semble ?

 

– Oh ! monseigneur, vous êtes si bon, que vous me parlez comme un ami.

 

– Eh ! nous sommes du même âge, comtesse.

 

– Que n’ai-je vingt ans, monseigneur, et que n’êtes-vous encore simple avocat ! Vous plaideriez pour moi, et il n’y aurait pas de Saluces qui tinssent contre vous.

 

– Malheureusement, nous n’avons plus vingt ans, madame la comtesse, dit le vice-chancelier avec un galant soupir ; il nous faut donc implorer ceux qui les ont, puisque vous avouez vous-même que c’est l’âge de l’influence… Quoi ! vous ne connaissez personne à la cour ?

 

– De vieux seigneurs retirés, qui rougiraient de leur ancienne amie… parce qu’elle est devenue pauvre. Tenez, monseigneur, j’ai mes entrées à Versailles, et j’irais si je voulais ; mais à quoi bon ? Ah ! que je rentre dans mes deux cent mille livres, et l’on me recherchera. Faites ce miracle, monseigneur.

 

Le chancelier fit semblant de ne point entendre cette dernière phrase.

 

– À votre place, dit-il, j’oublierais les vieux, comme les vieux vous oublient, et je m’adresserais aux jeunes qui tâchent de recruter des partisans. Connaissez-vous un peu Mesdames ?

 

– Elles m’ont oubliée.

 

– Et puis elles ne peuvent rien. Connaissez-vous le dauphin ?

 

– Non.

 

– Et d’ailleurs, continua M. de Maupeou, il est trop occupé de son archiduchesse qui arrive pour penser à autre chose ; mais voyons parmi les favoris.

 

– Je ne sais plus même comment ils s’appellent.

 

– M. d’Aiguillon ?

 

– Un freluquet contre lequel on dit des choses indignes ; qui s’est caché dans un moulin tandis que les autres se battaient… Fi donc !

 

– Bah ! fit le chancelier, il ne faut jamais croire que la moitié de ce que l’on dit. Cherchons encore.

 

– Cherchez, monseigneur, cherchez.

 

– Mais pourquoi pas ? Oui… Non… Si fait…

 

– Dites, monseigneur, dites.

 

– Pourquoi ne pas vous adresser à la comtesse elle-même ?

 

– À madame du Barry ? dit la plaideuse en ouvrant son éventail.

 

– Oui ; elle est bonne au fond.

 

– En vérité !

 

– Et officieuse surtout.

 

– Je suis de trop vieille maison pour lui plaire, monseigneur.

 

– Eh bien ! je crois que vous vous trompez, comtesse ; elle cherche à se rallier les bonnes familles.

 

– Vous croyez ? dit la vieille comtesse déjà chancelante dans son opposition.

 

– La connaissez-vous ?

 

– Mon Dieu, non.

 

– Ah ! voilà le mal… J’espère qu’elle a du crédit, celle-là ?

 

– Ah ! oui, elle a du crédit ; mais jamais je ne l’ai vue.

 

– Ni sa sœur Chon ?

 

– Non.

 

– Ni sa sœur Bischi ?

 

– Non.

 

– Ni son frère Jean ?

 

– Non.

 

– Ni son nègre Zamore ?

 

– Comment, son nègre ?

 

– Oui, son nègre est une puissance.

 

– Cette petite horreur dont on vend les portraits sur le Pont-Neuf et qui ressemble à un carlin habillé ?

 

– Celui-là même.

 

– Moi, connaître ce moricaud, monseigneur ! s’écria la comtesse offensée dans sa dignité ; et comment voulez-vous que je l’aie connu ?

 

– Allons, je vois que vous ne voulez pas garder vos terres, comtesse.

 

– Comment cela ?

 

– Puisque vous méprisez Zamore.

 

– Mais que peut-il faire, Zamore, dans tout cela ?

 

– Il peut vous faire gagner votre procès, voilà tout.

 

– Lui, ce Mozambique ! me faire gagner mon procès ! Et comment cela, je vous prie ?

 

– En disant à sa maîtresse que cela lui fait plaisir que vous le gagniez. Vous savez, les influences… Il fait tout ce qu’il veut de sa maîtresse, et sa maîtresse fait tout ce qu’elle veut du roi.

 

– Mais c’est donc Zamore qui gouverne la France ?

 

– Hum ! fit M. de Maupeou en hochant la tête, Zamore est bien influent, et j’aimerais mieux être brouillé avec… avec la dauphine, par exemple, qu’avec lui.

 

– Jésus ! s’écria madame de Béarn, si ce n’était pas une personne aussi sérieuse que Votre Excellence qui me dise de pareilles choses…

 

– Eh ! mon Dieu, ce n’est pas seulement moi qui vous dirai cela, c’est tout le monde. Demandez aux ducs et pairs s’ils oublient, en allant à Marly ou à Luciennes, les dragées pour la bouche ou les perles pour les oreilles de Zamore. Moi qui vous parle, n’est-ce pas moi qui suis le chancelier de France, ou à peu près ? eh bien ! à quelle besogne croyez-vous que je m’occupais quand vous êtes arrivée ? Je dressais pour lui des provisions de gouverneur.

 

– De gouverneur ?

 

– Oui ; M. de Zamore est nommé gouverneur de Luciennes.

 

– Le même titre dont on a récompensé M. le comte de Béarn après vingt années de services ?

 

– En le faisant gouverneur du château de Blois ; oui, c’est cela.

 

– Quelle dégradation, mon Dieu ! s’écria la vieille comtesse ; mais la monarchie est donc perdue ?

 

– Elle est bien malade, au moins, comtesse ; mais, d’un malade qui va mourir, vous le savez, on tire ce que l’on peut.

 

– Sans doute, sans doute ; mais encore il faut pouvoir s’approcher du malade.

 

– Savez-vous ce qu’il vous faudrait pour être bien reçue de madame du Barry ?

 

– Quoi donc ?

 

– Il faudrait que vous fussiez admise à porter ce brevet à son nègre… La belle entrée en matière !

 

– Vous croyez, monseigneur ? dit la comtesse consternée.

 

– J’en suis sûr. mais…

 

– Mais ?… répéta madame de Béarn.

 

– Mais vous ne connaissez personne auprès d’elle ?

 

– Mais vous, monseigneur ?

 

– Eh ! moi…

 

– Oui.

 

– Moi, je serais bien embarrassé.

 

– Allons, décidément, dit la pauvre vieille plaideuse, brisée par toutes ces alternatives, décidément la fortune ne veut plus rien faire pour moi. Voilà que Votre Excellence me reçoit comme je n’ai jamais été reçue, quand je n’espérais pas même avoir l’honneur de la voir. Eh bien ! il me manque encore quelque chose : non seulement je suis disposée à faire la cour à madame du Barry, moi une Béarn ! pour arriver jusqu’à elle, je suis disposée à me faire la commissionnaire de cet affreux négrillon que je n’eusse pas honoré d’un coup de pied au derrière si je l’eusse rencontré dans la rue, et voilà que je ne puis pas même arriver jusqu’à ce petit monstre…

 

M. de Maupeou recommençait à se caresser le menton et paraissait chercher, quand tout à coup l’huissier annonça :

 

– M. le vicomte Jean du Barry !

 

À ces mots, le chancelier frappa dans ses mains en signe de stupéfaction, et la comtesse tomba sur son fauteuil sans pouls et sans haleine.

 

– Dites maintenant que vous êtes abandonnée de la fortune, madame ! s’écria le chancelier. Ah ! comtesse, comtesse, le ciel, au contraire, combat pour vous.

 

Puis, se retournant vers l’huissier sans donner à la pauvre vieille le temps de se remettre de sa stupéfaction :

 

– Faites entrer, dit-il.

 

L’huissier se retira ; puis, un instant après, il revint précédant notre connaissance, Jean du Barry, qui fit son entrée le jarret tendu et le bras en écharpe.

 

Après les saluts d’usage, et comme la comtesse, indécise et tremblante, essayait de se lever pour prendre congé, comme déjà le chancelier la saluait d’un léger mouvement de tête, indiquant par ce signe que l’audience était finie :

 

– Pardon, monseigneur, dit le vicomte, pardon, madame, je vous dérange, excusez-moi ; demeurez, madame, je vous prie… avec le bon plaisir de Son Excellence : je n’ai que deux mots à lui dire.

 

La comtesse se rassit sans se faire prier ; son cœur nageait dans la joie et battait d’impatience.

 

– Mais peut-être vous gênerai-je, monsieur ? balbutia la comtesse.

 

– Oh ! mon Dieu, non. Deux mots seulement à dire à Son Excellence, dix minutes de son précieux travail à lui enlever ; le temps de porter plainte.

 

– Plainte, dites-vous ? fit le chancelier à M. du Barry.

 

– Assassiné, monseigneur ; oui, assassiné ! Vous comprenez ; je ne puis laisser passer ces sortes de choses-là. Qu’on nous vilipende, qu’on nous chansonne, qu’on nous noircisse, on survit à tout cela ; mais qu’on ne nous égorge pas, mordieu ! on en meurt.

 

– Expliquez-vous, monsieur, dit le chancelier en jouant l’effroi.

 

– Ce sera bientôt fait ; mais, mon Dieu, j’interromps l’audience de madame.

 

– Madame la comtesse de Béarn, fit le chancelier en présentant la vieille dame à M. le vicomte Jean du Barry.

 

Du Barry recula gracieusement pour sa révérence, la comtesse pour la sienne, et tous deux se saluèrent avec autant de cérémonie qu’ils l’eussent fait à la cour.

 

– Après vous, monsieur le vicomte, dit-elle.

 

– Madame la comtesse, je n’ose commettre un crime de lèse-galanterie.

 

– Faites, monsieur, faites, il ne s’agit que d’argent pour moi, il s’agit d’honneur pour vous : vous êtes naturellement le plus pressé.

 

– Madame, dit le vicomte, je profiterai de votre gracieuse obligeance.

 

Et il raconta son affaire au chancelier, qui l’écouta gravement.

 

– Il vous faudrait des témoins, dit M. de Maupeou après un moment de silence.

 

– Ah ! s’écria du Barry, je reconnais bien là le juge intègre qui ne veut se laisser influencer que par l’irrécusable vérité. Eh bien ! on vous en trouvera, des témoins…

 

– Monseigneur, dit la comtesse, il y en a déjà un qui est tout trouvé.

 

– Quel est ce témoin ? demandèrent ensemble le vicomte et M. de Maupeou.

 

– Moi, dit la comtesse.

 

– Vous, madame ? fit le chancelier.

 

– Écoutez, monsieur, l’affaire ne s’est-elle pas passée au village de La Chaussée ?

 

– Oui, madame.

 

– Au relais de la poste ?

 

– Oui.

 

– Eh bien ! je serai votre témoin. Je suis passée sur les lieux où l’attentat avait été commis, deux heures après cet attentat.

 

– Vraiment, madame ? dit le chancelier. Ah ! vous me comblez, dit le vicomte.

 

– À telles enseignes, poursuivit la comtesse, que tout le bourg racontait encore l’événement.

 

– Prenez garde ! dit le vicomte, prenez garde ! Si vous consentez à me servir en cette affaire, très probablement les Choiseul trouveront un moyen de vous en faire repentir.

 

– Ah ! fit le chancelier, cela leur serait d’autant plus facile que madame la comtesse a dans ce moment un procès dont le gain me paraît fort aventuré.

 

– Monseigneur, monseigneur, dit la vieille dame en portant les mains à son front, je roule d’abîmes en abîmes.

 

– Appuyez-vous un peu sur monsieur, fit le chancelier à demi-voix, il vous prêtera un bras solide.

 

– Rien qu’un, fit du Barry en minaudant ; mais je connais quelqu’un qui en a deux bons et longs, et qui vous les offre.

 

– Ah ! monsieur le vicomte, s’écria la vieille dame, cette offre est-elle sérieuse ?

 

– Dame ! service pour service, madame ; j’accepte les vôtres, acceptez les miens. Est-ce dit ?

 

– Si je les accepte, monsieur… Oh ! c’est trop de bonheur !

 

– Eh bien ! madame, je vais de ce pas rendre visite à ma sœur : daignez prendre une place dans ma voiture…

 

– Sans motifs, sans préparations ? Oh ! monsieur, je n’oserais.

 

– Vous avez un motif, madame, dit le chancelier en glissant dans la main de la comtesse le brevet de Zamore.

 

– Monsieur le chancelier, s’écria la comtesse, vous êtes mon dieu tutélaire. Monsieur le vicomte, vous êtes la fleur de la noblesse française.

 

– À votre service, répéta encore le vicomte en montrant le chemin à la comtesse, qui partit comme un oiseau.

 

– Merci pour ma sœur, dit tout bas Jean à M. de Maupeou ; merci, mon cousin. Mais ai-je bien joué mon rôle, hein ?

 

– Parfaitement, dit Maupeou. Mais racontez un peu aussi là-bas comment j’ai joué le mien. Au reste, prenez garde, la vieille est fine.

 

En ce moment la comtesse se retournait.

 

Les deux hommes se courbèrent pour un salut cérémonieux.

 

Un carrosse magnifique aux livrées royales attendait près du perron. La comtesse s’y installa toute gonflée d’orgueil. Jean fit un signe et l’on partit.

 

Après la sortie du roi de chez madame du Barry, après une réception courte et maussade, comme le roi l’avait annoncée aux courtisans, la comtesse était restée enfin seule avec Chon et son frère, lequel ne s’était pas montré tout d’abord, afin que l’on ne pût pas constater l’état de sa blessure, assez légère en réalité.

 

Le résultat du conseil de famille avait alors été que la comtesse, au lieu de partir pour Luciennes, comme elle avait dit au roi qu’elle allait le faire, était partie pour Paris. La comtesse avait là, dans la rue de Valois, un petit hôtel qui servait de pied-à-terre à toute cette famille, sans cesse courant par monts et par vaux, lorsque les affaires commandaient ou que les plaisirs retenaient.

 

La comtesse s’installa chez elle, prit un livre et attendit.

 

Pendant ce temps, le vicomte dressait ses batteries.

 

Cependant la favorite n’avait pas eu le courage de traverser Paris sans mettre de temps en temps la tête à la portière. C’est un des instincts des jolies femmes de se montrer, parce qu’elles sentent qu’elles sont bonnes à voir. La comtesse se montra donc, de sorte que le bruit de son arrivée à Paris se répandit, et que, de deux heures à six heures, elle reçut une vingtaine de visites. Ce fut un bienfait de la Providence pour cette pauvre comtesse, qui fût morte d’ennui si elle était restée seule ; mais grâce à cette distraction, le temps passa en médisant, en trônant et en caquetant.

 

On pouvait lire sept heures et demie au large cadran lorsque le vicomte passa devant l’église Saint-Eustache, emmenant la comtesse de Béarn chez sa sœur.

 

La conversation dans le carrosse exprima toutes les hésitations de la comtesse à profiter d’une si bonne fortune.

 

De la part du vicomte, c’était l’affectation d’une certaine dignité de protectorat et des admirations sans nombre sur le hasard singulier qui procurait à madame de Béarn la connaissance de madame du Barry.

 

De son côté, madame de Béarn ne tarissait point sur la politesse et l’affabilité du vice-chancelier.

 

Malgré ces mensonges réciproques, les chevaux n’en avançaient pas moins vite, et l’on arriva chez la comtesse à huit heures moins quelques minutes.

 

– Permettez, madame, dit le vicomte laissant la vieille dame dans un salon d’attente, permettez que je prévienne madame du Barry de l’honneur qui l’attend.

 

– Oh ! monsieur, dit la comtesse, je ne souffrirai vraiment pas qu’on la dérange.

 

Jean s’approcha de Zamore, qui avait guetté aux fenêtres du vestibule l’arrivée du vicomte. et lui donna un ordre tout bas.

 

– Oh ! le charmant petit négrillon ! s’écria la comtesse. Est-ce à madame votre sœur ?

 

– Oui, madame ; c’est un de ses favoris, dit le vicomte.

 

– Je lui en fais mon compliment.

 

Presque au même moment, les deux battants du salon d’attente s’ouvrirent, et le valet de pied introduisit la comtesse de Béarn dans le grand salon où madame du Barry donnait ses audiences.

 

Pendant que la plaideuse examinait en soupirant le luxe de cette délicieuse retraite, Jean du Barry était allé trouver sa sœur.

 

– Est-ce elle ? demanda la comtesse.

 

– En chair et en os.

 

– Elle ne se doute de rien ?

 

– De rien au monde.

 

– Et le Vice ?…

 

– Parfait. Tout conspire pour nous, chère amie.

 

– Ne restons pas plus longtemps ensemble alors : qu’elle ne se doute de rien.

 

– Vous avez raison, car elle m’a l’air d’une fine mouche. Où est Chon ?

 

– Mais vous le savez bien, à Versailles.

 

– Qu’elle ne se montre pas, surtout.

 

– Je le lui ai bien recommandé.

 

– Allons, faites votre entrée, princesse.

 

Madame du Barry poussa la porte de son boudoir et entra.

 

Toutes les cérémonies d’étiquette déployées en pareil cas, à l’époque où se passent les événements que nous racontons, furent scrupuleusement accomplies par ces deux actrices, préoccupées du désir de se plaire l’une à l’autre.

 

Ce fut madame du Barry qui, la première, prit la parole.

 

– J’ai déjà remercié mon frère, madame, dit-elle, lorsqu’il m’a procuré l’honneur de votre visite ; c’est vous que je remercie à présent d’avoir bien voulu penser à me la faire.

 

– Et moi, madame, répondit la plaideuse charmée, je ne sais quels termes employer pour vous exprimer toute ma reconnaissance du gracieux accueil que vous me faites.

 

– Madame, fit à son tour la comtesse avec une révérence respectueuse, c’est mon devoir envers une dame de votre qualité que de me mettre à sa disposition, si je pouvais lui être bonne à quelque chose.

 

Et les trois révérences accomplies de part et d’autre, la comtesse du Barry indiqua un fauteuil à madame de Béarn, et en prit un pour elle-même.

 

Chapitre XXXI
Le brevet de Zamore

– Madame, dit la favorite à la comtesse, parlez, je vous écoute.

 

– Permettez, ma sœur, dit Jean demeuré debout, permettez que j’empêche madame d’avoir l’air de vous solliciter ; madame n’y pensait pas le moins du monde ; M. le chancelier l’a chargée d’une commission pour vous, voilà tout.

 

Madame de Béarn jeta un regard plein de reconnaissance sur Jean et tendit à la comtesse le brevet signé par le vice-chancelier, lequel brevet érigeait Luciennes en château royal, et confiait à Zamore le titre de son gouverneur.

 

– C’est donc moi qui suis votre obligée, madame, dit la comtesse après avoir jeté un coup d’œil sur le brevet, et si j’étais assez heureuse pour trouver une occasion de vous être agréable à mon tour…

 

– Oh ! ce serait facile, madame ! s’écria la plaideuse avec une vivacité qui enchanta les deux associés.

 

– Comment cela, madame ? Dites, je vous prie.

 

– Puisque vous voulez bien me dire, madame, que mon nom ne vous est pas tout à fait inconnu…

 

– Comment donc, une Béarn !

 

– Eh bien ! vous avez peut-être entendu parler d’un procès qui laisse vagues les biens de ma maison.

 

– Disputés par MM. de Saluces, je crois ?

 

– Hélas ! oui, madame.

 

– Oui, oui, je connais cette affaire, dit la comtesse. Sa Majesté en parlait l’autre soir chez moi à mon cousin, M. de Maupeou.

 

– Sa Majesté ! s’écria la plaideuse, Sa Majesté a parlé de mon procès ?

 

– Oui, madame.

 

– Et en quels termes ?

 

– Hélas ! pauvre comtesse ! s’écria à son tour madame du Barry en secouant la tête.

 

– Ah ! procès perdu, n’est-ce pas ? fit la vieille plaideuse avec angoisse.

 

– S’il faut vous dire la vérité, je le crains bien, madame.

 

– Sa Majesté l’a dit !

 

– Sa Majesté, sans se prononcer, car elle est pleine de prudence et de délicatesse, Sa Majesté semblait regarder ces biens comme déjà acquis à la famille de Saluces.

 

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu, madame, si Sa Majesté était au courant de l’affaire, si elle savait que c’est par cession à la suite d’une obligation remboursée !… Oui, madame, remboursée ; les deux cent mille francs ont été rendus. Je n’en ai pas les reçus certainement, mais j’en ai les preuves morales, et si je pouvais devant le parlement plaider moi-même, je démontrerais par déduction…

 

– Par déduction ? interrompit la comtesse, qui ne comprenait absolument rien à ce que lui disait madame de Béarn, mais qui paraissait néanmoins donner la plus sérieuse attention à son plaidoyer.

 

– Oui, madame, par déduction.

 

– La preuve par déduction est admise, dit Jean.

 

– Ah ! le croyez-vous, monsieur le vicomte ? s’écria la vieille.

 

– Je le crois, répondit le vicomte avec une suprême gravité.

 

– Eh bien ! par déduction, je prouverais que cette obligation de deux cent mille livres, qui, avec les intérêts accumulés, forme aujourd’hui un capital de plus d’un million, je prouverais que cette obligation, en date de 1400, a dû être remboursée par Guy Gaston IV, comte de Béarn, à son lit de mort, en 1417, puisqu’on trouve de sa main, dans son testament : « Sur mon lit de mort, ne devant plus rien aux hommes, et prêt à paraître devant Dieu… »

 

– Eh bien ? dit la comtesse.

 

– Eh bien ! vous comprenez : s’il ne devait plus rien aux hommes, c’est qu’il s’était acquitté avec les Saluces. Sans cela, il aurait dit : « Devant deux cent mille livres », au lieu de dire : « Ne devant rien. »

 

– Incontestablement il l’eût dit, interrompit Jean.

 

Mais vous n’avez pas d’autre preuve ?

 

– Que la parole de Gaston IV, non, madame, mais c’est celui que l’on appelait l’irréprochable.

 

Tandis que vos adversaires ont l’obligation.

 

– Oui, je le sais bien, dit la vieille, et voilà justement ce qui embrouille le procès.

 

Elle aurait dû dire ce qui l’éclaircit ; mais madame de Béarn voyait les choses à son point de vue.

 

– Ainsi, votre conviction, à vous, madame, c’est que les Saluces sont remboursés ? dit Jean.

 

– Oui, monsieur le vicomte, dit madame Béarn avec élan, c’est ma conviction.

 

Eh mais ! reprit la comtesse en se tournant vers son frère d’un air pénétré, savez-vous, Jean, que cette déduction, comme dit madame de Béarn, change terriblement l’aspect des choses ?

 

– Terriblement, oui, madame, dit Jean.

 

– Terriblement pour mes adversaires, continua la comtesse ; les termes du testament de Gaston IV sont positifs : « Ne devant plus rien aux hommes. »

 

– Non seulement c’est clair, mais c’est logique, dit Jean. Il ne devait plus rien aux hommes ; donc, il avait payé ce qu’il leur devait.

 

– Donc, il avait payé, répéta à son tour madame du Barry.

 

– Ah ! madame, que n’êtes-vous mon juge s’écria la vieille comtesse.

 

– Autrefois, dit le vicomte Jean, dans un cas pareil, on n’eût pas eu recours aux tribunaux, et le jugement de Dieu eût vidé l’affaire. Quant à moi, j’ai une telle confiance dans la beauté de la cause, que je jure, si un pareil moyen était encore en usage, que je m’offrirais pour le champion de madame.

 

– Oh ! monsieur !

 

– C’est comme cela ; d’ailleurs, je ne ferais que ce que fit mon aïeul du Barry-Moore, qui eut l’honneur de s’allier à la famille royale de Stuart, lorsqu’il combattit en champ clos pour la jeune et belle Edith de Scarborough, et qu’il fit avouer à son adversaire qu’il en avait menti par la gorge. Mais, malheureusement, continua le vicomte avec un soupir de dédain, nous ne vivons plus dans ces glorieux temps, et les gentilshommes, lorsqu’ils discutent leurs droits, doivent aujourd’hui soumettre la cause au jugement d’un tas de robins, qui ne comprennent rien à une phrase aussi claire que celle-ci : « Ne devant plus rien aux hommes. »

 

– Écoutez donc, cher frère, il y a trois cents ans passés que cette phrase a été écrite, hasarda madame du Barry, et il faut faire la part de ce qu’au Palais on appelle, je crois, la prescription.

 

– N’importe, n’importe, dit Jean, je suis convaincu que si Sa Majesté entendait madame exposer son affaire, comme elle vient de le faire devant nous…

 

– Oh ! je la convaincrais, n’est-ce pas, monsieur ? j’en suis sûre.

 

– Et moi aussi.

 

– Oui, mais comment me faire entendre ?

 

– Il faudrait pour cela que vous me fissiez l’honneur de me venir voir un jour à Luciennes ; et comme Sa Majesté me fait la grâce de m’y visiter assez souvent…

 

– Oui, sans doute, ma chère ; mais tout cela dépend du hasard.

 

– Vicomte, dit la comtesse avec un charmant sourire, vous savez que je me fie assez au hasard. Je n’ai point à m’en plaindre.

 

– Et cependant le hasard peut faire que de huit jours, de quinze jours, de trois semaines, madame ne se rencontre pas avec Sa Majesté.

 

– C’est vrai.

 

– En attendant, son procès se juge lundi ou mardi.

 

– Mardi, monsieur.

 

– Et nous sommes à vendredi soir.

 

– Oh ! alors, dit madame du Barry d’un air désespéré, il ne faut plus compter là-dessus.

 

– Comment faire ? dit le vicomte paraissant rêver profondément. Diable ! diable !

 

– Une audience à Versailles ? dit timidement madame de Béarn.

 

– Oh ! vous ne l’obtiendrez pas.

 

– Avec votre protection, madame ?

 

– Oh ! ma protection n’y ferait rien. Sa Majesté a horreur des choses officielles, et dans ce moment-ci elle n’est préoccupée que d’une seule affaire.

 

– Celle des parlements ? demanda madame de Béarn.

 

– Non, celle de ma présentation.

 

– Ah ! fit la vieille plaideuse.

 

– Car vous savez, madame, que, malgré l’opposition de M. de Choiseul, malgré les intrigues de M. de Praslin, et malgré les avances de madame de Grammont, le roi a décidé que je serais présentée.

 

– Non, non, madame, je ne le savais pas, dit la plaideuse.

 

– Oh ! mon Dieu, oui, décidé, dit Jean.

 

– Et quand aura lieu cette présentation, madame ?

 

– Très prochainement.

 

– Voilà… le roi veut que la chose ait lieu avant l’arrivée de madame la dauphine, afin de pouvoir emmener ma sœur aux fêtes de Compiègne.

 

– Ah ! je comprends. Alors madame est en mesure d’être présentée ? fit timidement la comtesse.

 

– Mon Dieu, oui. Madame la baronne d’Aloigny… Connaissez-vous madame la baronne d’Aloigny ?

 

– Non, monsieur. Hélas ! je ne connais plus personne : il y a vingt ans que j’ai quitté la cour.

 

– Eh bien ! c’est madame la baronne d’Aloigny qui lui sert de marraine. Le roi la comble, cette chère baronne ; son mari est chambellan ; son fils passe aux gardes avec promesse de la première lieutenance ; sa baronnie est érigée en comté ; les bons sur la cassette du roi sont permutés contre des actions de la ville, et le soir de la présentation elle recevra vingt mille écus comptant. Aussi elle presse, elle presse !

 

– Je comprends cela, dit la comtesse de Béarn avec un gracieux sourire.

 

– Ah ! mais j’y pense !… s’écria Jean.

 

– À quoi ? demanda madame du Barry.

 

– Quel malheur ! ajouta-t-il en bondissant sur son fauteuil, quel malheur que je n’aie pas rencontré huit jours plus tôt madame chez notre cousin le vice-chancelier.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! nous n’avions aucun engagement avec la baronne d’Aloigny à cette époque-là.

 

– Mon cher, dit madame du Barry, vous parlez comme un sphinx, et je ne vous comprends pas.

 

– Vous ne comprenez pas ?

 

– Non.

 

– Je parie que madame comprend.

 

– Pardon, monsieur, mais je cherche en vain…

 

– Il y a huit jours, vous n’aviez pas de marraine ?

 

– Sans doute.

 

– Eh bien ! madame… Je m’avance peut-être trop ?

 

– Non, monsieur, dites.

 

– Madame vous en eût servi ; et ce qu’il fait pour madame d’Aloigny, le roi l’eut fait pour madame.

 

La plaideuse ouvrait de grands yeux.

 

– Hélas ! dit-elle.

 

– Ah ! si vous saviez, continua Jean, quelle grâce le roi a mise à lui accorder toutes ces faveurs. Il n’a pas été besoin de les lui demander, il a été au-devant. Dès qu’on lui eut dit que la baronne d’Aloigny s’offrait pour être marraine de Jeanne : « À la bonne heure, a-t-il dit, je suis las de toutes ces drôlesses qui sont plus fières que moi, à ce qu’il paraît… Comtesse, vous me présenterez cette femme, n’est-ce pas ? A-t-elle un bon procès, un arriéré, une banqueroute ?… »

 

Les yeux de la comtesse se dilataient de plus en plus.

 

– « Seulement, a ajouté le roi, une chose me fâche. »

 

– Ah ! une chose fâchait Sa Majesté ?

 

– Oui, une seule. « Une seule chose me fâche, c’est que pour présenter madame du Barry, j’eusse voulu un nom historique. » Et en disant ces paroles, Sa Majesté regardait le portrait de Charles Ier par Van Dyck.

 

– Oui, je comprends, dit la vieille plaideuse. Sa Majesté disait cela à cause de cette alliance des du Barry-Moore avec les Stuarts dont vous parliez tout à l’heure.

 

– Justement.

 

– Le fait est, dit madame de Béarn avec une intention impossible à rendre, le fait est que les d’Aloigny, je n’ai jamais entendu parler de cela.

 

– Bonne famille cependant, dit la comtesse, qui a fourni ses preuves, ou à peu près.

 

– Ah ! mon Dieu ! s’écria tout à coup Jean en se soulevant sur son fauteuil à la force du poignet.

 

– Eh bien ! qu’avez-vous ? fit madame du Barry ayant toutes les peines du monde à s’empêcher de rire en face des contorsions de son beau-frère.

 

– Monsieur s’est piqué peut-être ? demanda la vieille plaideuse avec sollicitude.

 

– Non, dit Jean en se laissant doucement retomber, non, c’est une idée qui me vient.

 

– Quelle idée ! dit la comtesse en riant, elle vous a presque renversé.

 

– Elle doit être bien bonne ! fit madame de Béarn.

 

– Excellente !

 

– Dites-nous-la, alors.

 

– Seulement, elle n’a qu’un malheur.

 

– Lequel ?

 

– Elle est impossible à exécuter.

 

– Dites toujours.

 

– En vérité, j’ai peur de laisser des regrets à quelqu’un.

 

– N’importe, allez, vicomte, allez.

 

– Je pensais que, si vous faisiez part à madame d’Aloigny de cette observation que faisait le roi en regardant le portrait de Charles Ier…

 

– Oh ! ce serait peu obligeant, vicomte.

 

– C’est vrai.

 

– Alors n’y pensons plus.

 

La plaideuse poussa un soupir.

 

– C’est fâcheux, continua le vicomte comme se parlant à lui-même, les choses allaient toutes seules ; madame, qui a un grand nom et qui est une femme d’esprit, s’offrait à la place de la baronne d’Aloigny. Elle gagnait son procès, M. de Béarn fils avait une lieutenance dans la maison, et, comme madame a fait de grands frais pendant les différents voyages que ce procès l’a contrainte de faire à Paris, on lui donnait un dédommagement. Ah ! une pareille fortune ne se rencontre pas deux fois dans la vie !

 

– Hélas ! non, hélas ! non, ne put s’empêcher de dire madame de Béarn, étourdie par ce coup imprévu.

 

Le fait est que, dans la position de la pauvre plaideuse, tout le monde eût dit comme elle, et, comme elle, fût resté écrasé dans le fond de son fauteuil.

 

– Là, vous voyez, mon frère, dit la comtesse avec un accent de profonde commisération, vous voyez que vous avez affligé madame. N’était-ce pas assez à moi que de lui prouver que je ne pouvais rien demander au roi avant ma présentation ?

 

– Oh ! si je pouvais faire reculer mon procès !

 

– De huit jours seulement, dit du Barry.

 

– Oui, de huit jours, dit madame de Béarn ; dans huit jours madame sera présentée.

 

– Oui, mais le roi sera à Compiègne dans huit jours ; le roi sera au milieu des fêtes ; la dauphine sera arrivée.

 

– C’est juste, c’est juste, dit Jean ; mais…

 

– Quoi ?

 

– Attendez donc ; encore une idée.

 

– Laquelle, monsieur, laquelle ? dit la plaideuse.

 

– Il me semble… Oui… non… Oui, oui, oui !

 

Madame de Béarn répétait avec anxiété les monosyllabes de Jean.

 

– Vous avez dit oui, monsieur le vicomte, dit-elle.

 

– Je crois que j’ai trouvé le joint.

 

– Dites.

 

– Écoutez ceci.

 

– Nous écoutons.

 

– Votre présentation est encore un secret, n’est-ce pas ?

 

– Sans doute ; madame seule…

 

– Oh ! soyez tranquille ! s’écria la plaideuse.

 

– Votre présentation est donc un secret. On ignore que vous avez trouvé une marraine.

 

– Sans doute : le roi veut que la nouvelle éclate comme une bombe.

 

– Nous y sommes, cette fois.

 

– Bien sûr, monsieur le vicomte ? demanda madame de Béarn.

 

– Nous y sommes ! répéta Jean.

 

Les oreilles s’ouvrirent, les yeux se dilatèrent, Jean rapprocha son fauteuil des deux autres fauteuils.

 

– Madame, par conséquent, ignore comme les autres que vous allez être présentée, et que vous avez trouvé une marraine.

 

– Sans doute. Je l’ignorais si vous ne me l’eussiez pas dit.

 

– Vous êtes censée ne pas nous avoir vus ; donc, vous ignorez tout. Vous demandez audience au roi.

 

– Mais madame la comtesse prétend que le roi me refusera.

 

– Vous demandez audience au roi, en lui offrant d’être la marraine de la comtesse. Vous comprenez, vous ignorez qu’elle en a une. Vous demandez donc audience au roi, en vous offrant d’être la marraine de ma sœur. De la part d’une femme de votre rang, la chose touche Sa Majesté. Sa Majesté vous reçoit, vous remercie, vous demande ce qu’elle peut faire pour vous être agréable. Vous entamez l’affaire du procès, vous faites valoir vos déductions. Sa Majesté comprend, recommande l’affaire, et votre procès, que vous croyiez perdu, se trouve gagné.

 

Madame du Barry fixait sur la comtesse des regards ardents. Celle-ci sentit probablement le piège.

 

– Oh ! moi, chétive créature, dit-elle vivement, comment voulez-vous que Sa Majesté… ?

 

– Il suffit, je crois, dans cette circonstance, d’avoir montré de la bonne volonté, dit Jean.

 

– S’il ne s’agit que de bonne volonté…, dit la comtesse hésitant.

 

– L’idée n’est point mauvaise, reprit madame du Barry en souriant. Mais peut-être que, même pour gagner son procès, madame la comtesse répugne à de pareilles supercheries ?

 

– À de pareilles supercheries ? reprit Jean. Ah ! par exemple ! et qui les saura, je vous le demande, ces supercheries ?

 

– Madame a raison, reprit la comtesse espérant se tirer d’affaire par ce biais, et je préférerais lui rendre un service réel, pour me concilier réellement son amitié.

 

– C’est, en vérité, on ne peut plus gracieux, dit madame du Barry avec une légère teinte d’ironie, qui n’échappa point à madame de Béarn.

 

– Eh bien ! j’ai encore un moyen, dit Jean.

 

– Un moyen ?

 

– Oui.

 

– De rendre ce service réel ?

 

– Ah çà ! vicomte, dit madame du Barry, vous devenez poète, prenez garde ! M. de Beaumarchais n’a pas dans l’imagination plus de ressources que vous.

 

La vieille comtesse attendait avec anxiété l’exposition de ce moyen.

 

– Raillerie à part, dit Jean. Voyons, petite sœur, vous êtes bien intime avec madame d’Aloigny n’est-ce pas ?

 

– Si je le suis !… Vous le savez bien.

 

– Se formaliserait-elle de ne point vous présenter ?

 

– Dame ! c’est possible.

 

– Il est bien entendu que vous n’irez pas lui dire à brûle-pourpoint ce que le roi a dit, c’est-à-dire qu’elle était de bien petite noblesse pour une pareille charge. Mais vous êtes femme d’esprit, vous lui direz autre chose.

 

– Eh bien ? demanda Jeanne.

 

– Eh bien ! elle céderait à madame cette occasion de vous rendre service et de faire fortune.

 

La vieille frissonna. Cette fois l’attaque était directe. Il n’y avait pas de réponse évasive possible.

 

Cependant elle en trouva une.

 

– Je ne voudrais pas désobliger cette dame, dit-elle, et, entre gens de qualité, on se doit des égards.

 

Madame du Barry fit un mouvement de dépit que son frère calma d’un signe.

 

– Notez bien, madame, dit-il, que je ne vous propose rien. Vous avez un procès, cela arrive à tout le monde ; vous désirez le gagner, c’est tout naturel. Il paraît perdu, cela vous désespère ; je tombe au milieu de ce désespoir ; je me sens ému de sympathie pour vous ; je prends intérêt à cette affaire qui ne me regarde pas ; je cherche un moyen de la faire tourner à bien quand elle est déjà aux trois quarts tournée à mal. J’ai tort, n’en parlons plus.

 

Et Jean se leva.

 

– Oh ! monsieur, s’écria la vieille avec un serrement de cœur qui lui fit apercevoir les du Barry, jusqu’alors indifférents, ligués désormais eux-mêmes contre son procès ; oh ! monsieur, tout au contraire, je reconnais, j’admire votre bienveillance !

 

– Moi, vous comprenez, reprit Jean avec une indifférence parfaitement jouée, que ma sœur soit présentée par madame d’Aloigny, par madame de Polastron ou par madame de Béarn, peu m’importe.

 

– Mais sans doute, monsieur.

 

– Seulement, eh bien ! je l’avoue, j’étais furieux que les bienfaits du roi tombassent sur quelque mauvais cœur, qui, gagné par un intérêt sordide, aurait capitulé devant notre pouvoir, comprenant l’impossibilité de l’ébranler.

 

– Oh ! c’est ce qui arriverait probablement, dit madame du Barry.

 

– Tandis, continua Jean, tandis que madame, qu’on n’a pas sollicitée, que nous connaissons à peine, et qui s’offre de bonne grâce enfin, me paraît digne en tout point de profiter des avantages de la position.

 

La plaideuse allait peut-être réclamer contre cette bonne volonté dont lui faisait honneur le vicomte ; mais madame du Barry ne lui en donna pas le temps.

 

– Le fait est, dit-elle, qu’un pareil procédé enchanterait le roi, et que le roi n’aurait rien à refuser à la personne qui l’aurait eu.

 

– Comment ! le roi n’aurait rien à refuser, dites-vous ?

 

– C’est-à-dire qu’il irait au-devant des désirs de cette personne ; c’est-à-dire que, de vos propres oreilles, vous l’entendriez dire au vice-chancelier : « Je veux que l’on soit agréable à madame de Béarn, entendez-vous, monsieur de Maupeou ? » Mais il paraît que madame la comtesse voit des difficultés à ce que cela soit ainsi. C’est bien. Seulement, ajouta le vicomte en s’inclinant, j’espère que madame me saura gré de mon bon vouloir.

 

– J’en suis pénétrée de reconnaissance, monsieur ! s’écria la vieille.

 

– Oh ! bien gratuitement, dit le galant vicomte.

 

– Mais…, reprit la comtesse.

 

– Madame ?

 

– Mais madame d’Aloigny ne cédera point son droit, dit la plaideuse.

 

– Alors nous revenons à ce que nous avons dit d’abord : madame ne s’en sera pas moins offerte, et Sa Majesté n’en sera pas moins reconnaissante.

 

– Mais en supposant que madame d’Aloigny acceptât, dit la comtesse, qui cavait au pis pour voir clairement au fond des choses, on ne peut faire perdre à cette dame les avantages…

 

– La bonté du roi pour moi est inépuisable, madame, dit la favorite.

 

– Oh ! s’écria du Barry, quelle tuile sur la tête de ces Saluces, que je ne puis pas souffrir !

 

– Si j’offrais mes services à madame, reprit la vieille plaideuse se décidant de plus en plus, entraînée qu’elle était à la fois par son intérêt et par la comédie que l’on jouait avec elle, je ne considérerais pas le gain de mon procès ; car enfin ce procès, que tout le monde regarde comme perdu aujourd’hui, sera difficilement gagné demain.

 

– Ah ! si le roi le voulait pourtant ! répondit le vicomte se hâtant de combattre cette hésitation nouvelle.

 

– Eh bien ! madame a raison, vicomte, dit la favorite, et je suis de son avis, moi.

 

– Vous dites ? fit le vicomte ouvrant des yeux énormes.

 

– Je dis qu’il serait honorable pour une femme du nom de madame que le procès marchât comme il doit marcher. Seulement, nul ne peut entraver la volonté du roi, ni l’arrêter dans sa munificence. Et si le roi, ne voulant pas, surtout dans la situation où il est avec ses parlements, si le roi, ne voulant pas changer le cours de la justice, offrait à madame un dédommagement ?

 

– Honorable, se hâta de dire le vicomte. Oh ! oui, petite sœur, je suis de votre avis.

 

– Hélas ! fit péniblement la plaideuse, comment dédommager de la perte d’un procès qui enlève deux cent mille livres ?

 

– Mais d’abord, dit madame du Barry, par un don royal de cent mille livres, par exemple ?

 

Les deux associés regardèrent avidement leur victime.

 

– J’ai un fils, dit-elle.

 

– Tant mieux ! c’est un serviteur de plus pour l’État, un nouveau dévouement acquis au roi.

 

– On ferait donc quelque chose pour mon fils, madame, vous le croyez ?

 

– J’en réponds, moi, dit Jean ; et le moins qu’il puisse espérer, c’est une lieutenance dans les gendarmes.

 

– Avez-vous encore d’autres parents ? demanda la favorite.

 

– Un neveu.

 

– Eh bien ! on inventerait quelque chose pour le neveu.

 

– Et nous vous chargerions de cela, vicomte, vous qui venez de nous prouver que vous étiez plein d’invention, dit en riant la favorite.

 

– Voyons, si Sa Majesté faisait pour vous toutes ces choses, madame, dit le vicomte, qui, suivant le précepte d’Horace, poussait au dénouement, trouveriez-vous le roi raisonnable ?

 

– Je le trouverais généreux au delà de toute expression, et j’offrirais toutes mes actions de grâces à madame, convaincue que c’est à elle que je dois tant de générosité.

 

– Ainsi donc, madame, demanda la favorite, vous voulez bien prendre au sérieux notre conversation ?

 

– Oui, madame, au plus grand sérieux, dit la vieille comtesse, toute pâle de l’engagement qu’elle prenait.

 

– Et vous permettez que je parle de vous à Sa Majesté ?

 

– Faites-moi cet honneur, répondit la plaideuse avec un soupir.

 

– Madame, la chose aura lieu, et pas plus tard que ce soir même, dit la favorite en levant le siège. Et maintenant, madame, j’ai conquis, je l’espère, votre amitié.

 

– La vôtre m’est si précieuse, répondit la vieille dame en commençant ses révérences, qu’en vérité je crois être sous l’empire d’un songe.

 

– Voyons, récapitulons, dit Jean, qui voulait donner à l’esprit de la comtesse toute la fixité dont l’esprit a besoin pour mener à fin les choses matérielles. Voyons, cent mille livres d’abord comme dédommagement des frais de procès, de voyages, d’honoraires d’avocat, etc., etc., etc.

 

– Oui, monsieur.

 

– Une lieutenance pour le jeune comte.

 

– Oh ! ce lui serait une ouverture de carrière magnifique.

 

– Et quelque chose pour un neveu, n’est-ce pas ?

 

– Quelque chose.

 

– On trouvera ce quelque chose, je l’ai déjà dit ; cela me regarde.

 

– Et quand aurai-je l’honneur de vous revoir, madame la comtesse ? demanda la vieille plaideuse.

 

– Demain matin mon carrosse sera à votre porte, madame, pour vous mener à Luciennes, où sera le roi. Demain à dix heures j’aurai rempli ma promesse ; Sa Majesté sera prévenue, et vous n’attendrez point.

 

– Permettez que je vous accompagne, dit Jean offrant son bras à la comtesse.

 

– Je ne le souffrirai point, monsieur, dit la vieille dame ; demeurez, je vous prie.

 

Jean insista.

 

– Jusqu’au haut de l’escalier, du moins.

 

– Puisque vous le voulez absolument…

 

Et elle prit le bras du vicomte.

 

– Zamore ! appela la comtesse.

 

Zamore accourut.

 

– Qu’on éclaire madame jusqu’au perron, et qu’on fasse avancer la voiture de mon frère.

 

Zamore partit comme un trait.

 

– En vérité, vous me comblez, dit madame de Béarn.

 

Et les deux femmes échangèrent une dernière révérence.

 

Arrivé au haut de l’escalier, le vicomte Jean quitta le bras de madame de Béarn et revint vers sa sœur, tandis que la plaideuse descendait majestueusement le grand escalier.

 

Zamore marchait devant ; derrière Zamore suivaient deux valets de pied portant des flambeaux, puis venait madame de Béarn, dont un troisième laquais portait la queue, un peu courte.

 

Le frère et la sœur regardaient par une fenêtre, afin de suivre jusqu’à sa voiture cette précieuse marraine, cherchée avec tant de soin, et trouvée avec tant de difficulté.

 

Au moment où madame de Béarn arrivait au bas du perron, une chaise entrait dans la cour, et une jeune femme s’élançait par la portière.

 

– Ah ! maîtresse Chon ! s’écria Zamore en ouvrant démesurément ses grosses lèvres ; bonsoir, maîtresse Chon !

 

Madame de Béarn demeura un pied en l’air ; elle venait, dans la nouvelle arrivante, de reconnaître sa visiteuse, la fausse fille de maître Flageot.

 

Du Barry avait précipitamment ouvert la fenêtre, et de cette fenêtre faisait des signes effrayants à sa sœur, qui ne le voyait pas.

 

– Ce petit sot de Gilbert est-il ici ? demanda Chon aux laquais sans voir la comtesse.

 

– Non, madame, répondit l’un d’eux, on ne l’a point vu.

 

Ce fut alors qu’en levant les yeux elle aperçut les signaux de Jean.

 

Elle suivit la direction de sa main, qui était invinciblement étendue vers madame de Béarn.

 

Chon la reconnut, jeta un cri, baissa sa coiffe et s’engouffra dans le vestibule.

 

La vieille, sans paraître avoir rien remarqué, monta dans le carrosse et donna son adresse au cocher.

 

Chapitre XXXII
Le roi s’ennuie

Le roi, qui était parti pour Marly, selon qu’il l’avait annoncé, donna l’ordre, vers trois heures de l’après-midi, qu’on le conduisit à Luciennes.

 

Il devait supposer que madame du Barry, au reçu de son petit billet, s’empresserait de quitter à son tour Versailles pour aller l’attendre dans la charmante habitation qu’elle venait de se faire bâtir, et que le roi avait déjà visitée deux ou trois fois sans y avoir cependant jamais passé la nuit, sous prétexte, comme il l’avait dit, que Luciennes n’était point château royal.

 

Aussi fut-il fort surpris, en arrivant, de trouver Zamore, très peu fier et très peu gouverneur, s’amusant à arracher les plumes de la perruche qui essayait de le mordre.

 

Les deux favoris étaient en rivalité, comme M. de Choiseul et madame du Barry.

 

Le roi s’installa dans le petit salon et renvoya sa suite.

 

Il n’avait pas l’habitude de questionner les gens ni les valets, bien qu’il fût le plus curieux gentilhomme de son royaume ; mais Zamore n’était pas même un valet, c’était quelque chose qui prenait son rang entre le sapajou et la perruche.

 

Le roi questionna donc Zamore.

 

– Madame la comtesse est-elle au jardin ?

 

– Non, maître, dit Zamore.

 

Ce mot remplaçait le titre de Majesté, dont madame du Barry, par un de ses caprices, avait dépouillé le roi à Luciennes.

 

– Elle est aux carpes, alors ?

 

On avait creusé à grands frais un lac sur la montagne, on l’avait alimenté par les eaux de l’aqueduc, et l’on y avait transporté les plus belles carpes de Versailles.

 

– Non, maître, répondit encore Zamore.

 

– Où est-elle donc ?

 

– À Paris, maître.

 

– Comment, à Paris !… La comtesse n’est pas venue à Luciennes ?

 

– Non, maître, mais elle y a envoyé Zamore.

 

– Pourquoi faire ?

 

– Pour y attendre le roi.

 

– Ah ! ah ! fit Louis XV, on te commet le soin de me recevoir ? C’est charmant, la société de Zamore ! Merci, comtesse, merci.

 

Et le roi se leva un peu dépité.

 

– Oh ! non, dit le négrillon, le roi n’aura pas la société de Zamore.

 

– Et pourquoi ?

 

– Parce que Zamore s’en va.

 

– Et où vas-tu ?

 

– À Paris.

 

– Alors, je vais rester seul. De mieux en mieux. Mais que vas-tu faire à Paris ?

 

– Rejoindre maîtresse Barry et lui dire que le roi est à Luciennes.

 

– Ah ! ah ! la comtesse t’a chargé de me dire cela, alors ?

 

– Oui, maître.

 

– Et elle n’a pas dit ce que je ferais en attendant ?

 

– Elle a dit que tu dormirais.

 

– Au fait, pensa le roi, c’est qu’elle ne va pas tarder, et qu’elle a quelque nouvelle surprise à me faire.

 

Puis tout haut :

 

– Pars donc vite, et ramène la comtesse… Mais, à propos, comment t’en vas-tu ?

 

– Sur le grand cheval blanc, avec la housse rouge.

 

– Et combien de temps faut-il au grand cheval blanc pour aller à Paris ?

 

– Je ne sais pas, dit le nègre, mais il va vite, vite, vite. Zamore aime à aller vite.

 

– Allons, c’est encore bien heureux que Zamore aime à aller vite.

 

Et il se mit à la fenêtre pour voir partir Zamore.

 

Un grand valet de pied le hissa sur le cheval, et, avec cette heureuse ignorance du danger qui appartient particulièrement à l’enfance, le négrillon partit au galop, accroupi sur sa gigantesque monture.

 

Le roi, demeuré seul, demanda au valet de pied s’il y avait quelque chose de nouveau à voir à Luciennes.

 

– Il y a, répondit le serviteur, M. Boucher, qui peint le grand cabinet de madame la comtesse.

 

– Ah ! Boucher… Ce pauvre bon Boucher, il est ici, dit le roi avec une espèce de satisfaction ; et où cela, dites-vous ?

 

– Au pavillon, dans le cabinet. Sa Majesté désire-t-elle que je la conduise près de M. Boucher ?

 

– Non, fit le roi, non ; décidément, j’aime mieux aller voir les carpes. Donne-moi un couteau.

 

– Un couteau, sire ?

 

– Oui, et un gros pain.

 

Le valet revint, portant sur un plat de faïence du Japon un gros pain rond dans lequel était fiché un couteau long et tranchant.

 

Le roi fit signe au valet de l’accompagner et se dirigea, satisfait, vers l’étang.

 

C’était une tradition de famille que de donner à manger aux carpes. Le grand roi n’y manquait pas un seul jour.

 

Louis XV s’assit sur un banc de mousse d’où la vue était charmante.

 

Elle embrassait le petit lac d’abord, avec ses rives gazonnées ; au delà, le village planté entre les deux collines, dont l’une, celle de l’ouest, s’élève à pic comme la roche moussue de Virgile, de sorte que les maisons couvertes de chaume qu’elle supporte semblent des jouets d’enfant emballés dans une boîte pleine de fougère.

 

Plus loin, les pignons de Saint-Germain, ses escaliers gigantesques, et les touffes infinies de sa terrasse ; plus loin encore, les coteaux bleus de Sannois et de Cormeilles, enfin un ciel teinté de rose et de gris, enfermant tout cela comme eût fait une magnifique coupole de cuivre.

 

Le temps était orageux, le feuillage tranchait en noir sur les prés d’un vert tendre ; l’eau, immobile et unie comme une vaste surface d’huile, se trouait parfois tout à coup quand de ses profondeurs glauques quelque poisson, pareil à un éclat d’argent, s’élançait pour saisir la mouche des étangs traînant ses longues pattes sur l’eau.

 

Alors de grands cercles tremblotants s’élargissaient à la surface du lac, et moiraient toute la nappe de cercles blancs mêlés de cercles noirs.

 

On voyait aussi sur les bords s’élever les museaux énormes des poissons silencieux qui, sûrs de n’avoir jamais à rencontrer ni l’hameçon ni la maille, venaient sucer les trèfles pendants et regarder de leurs gros yeux fixes, qui ne semblent pas voir, les petits lézards gris et les grenouilles vertes s’ébattant parmi les joncs.

 

Quand le roi, en homme qui sait comment on perd son temps, eut regardé le paysage par tous les coins, compté les maisons du village et les villages de la perspective, il prit le pain dans l’assiette déposée à côté de lui, et se mit à le couper par grosses bouchées.

 

Les carpes entendirent crier le fer sur la croûte, et, familiarisées avec ce bruit qui leur annonçait le dîner, elles vinrent d’aussi près qu’il était possible se montrer à Sa Majesté, pour qu’il lui plut de leur octroyer le repas quotidien. Elles en faisaient autant pour le premier valet de pied, mais le roi crut naturellement qu’elles se mettaient en frais pour lui.

 

Il jeta les uns après les autres les morceaux de pain qui, plongeant d’abord, puis revenant ensuite à la surface du lac, étaient disputés quelque temps, puis tout à coup s’émiettant, dissous par l’eau, disparaissaient en un instant.

 

C’était en effet un assez curieux et assez amusant spectacle, que celui de toutes ces croûtes poussées par des museaux invisibles, et s’agitant sur l’eau jusqu’au moment où elles s’engloutissaient pour toujours.

 

Au bout d’une demi-heure, Sa Majesté, qui avait eu la patience de couper cent morceaux de pain à peu près, avait la satisfaction de n’en plus voir surnager un seul.

 

Mais aussi alors le roi s’ennuya, et se rappela que M. Boucher pouvait lui offrir une distraction secondaire : cette distraction était moins piquante que celle des carpes, c’est vrai, mais à la campagne on prend ce que l’on trouve.

 

Louis XV se dirigea donc vers le pavillon. Boucher était déjà prévenu. Tout en peignant, ou plutôt tout en faisant semblant de peindre, il suivait le roi des yeux ; il le vit s’acheminer vers le pavillon, et tout joyeux, rajusta son jabot, tira ses manchettes et monta sur son échelle, car on lui avait bien recommandé d’avoir l’air d’ignorer que le roi fût à Luciennes. Il entendit le parquet crier sous les pas du maître, et se mit à blaireauter un Amour joufflu dérobant une rose à une jeune bergère vêtue d’un corset de satin bleu, et coiffée d’un chapeau de paille. La main lui tremblait, le cœur lui battait.

 

Louis XV s’arrêta sur le seuil.

 

– Ah ! monsieur Boucher, lui dit-il, comme vous sentez la térébenthine !

 

Et il passa outre.

 

Le pauvre Boucher, si peu artiste que fût le roi, s’attendait à un autre compliment et faillit tomber de son échelle.

 

Il descendit et s’en alla les larmes aux yeux sans gratter sa palette et sans laver ses pinceaux, ce qu’il ne manquait pas cependant de faire chaque soir.

 

Sa Majesté tira sa montre. Il était sept heures.

 

Louis XV rentra au château, lutina le singe, fit parler la perruche, et tira des étagères, les unes après les autres, toutes les chinoiseries qu’elles contenaient.

 

La nuit vint.

 

Sa Majesté n’aimait pas les appartements obscurs ; on alluma.

 

Mais elle n’aimait pas davantage la solitude.

 

– Mes chevaux dans un quart d’heure, dit le roi. Ma foi, ajouta-t-il, je lui donne encore un quart d’heure, pas une minute de plus.

 

Et Louis XV se coucha sur le sofa en face de la cheminée, se donnant pour tâche d’attendre que les quinze minutes, c’est-à-dire neuf cents secondes, fussent écoulées.

 

Au quatre centième battement du balancier de la pendule, laquelle représentait un éléphant bleu monté par une sultane rose, Sa Majesté dormait.

 

Comme on le pense, le laquais qui venait pour annoncer que la voiture était prête, le voyant dormir, se garda bien de l’éveiller. Il résulta de cette attention pour l’auguste sommeil, qu’en s’éveillant tout seul, le roi vit devant lui madame du Barry fort peu endormie, à ce qu’il paraissait du moins, et qui le regardait avec de grands yeux. Zamore, à l’angle de la porte, attendait le premier ordre.

 

– Ah ! vous voilà, comtesse, dit le roi en restant assis, mais en reprenant la position verticale.

 

– Mais oui, sire, me voilà, et depuis fort longtemps même, dit la comtesse.

 

– Oh ! c’est-à-dire depuis longtemps…

 

– Dame ! depuis une heure au moins. Oh ! comme Votre Majesté dort !

 

– Ma foi, écoutez donc, comtesse, vous n’étiez point là et je m’ennuyais fort ; puis je dors si mal la nuit. Savez-vous que j’allais partir ?

 

– Oui, j’ai vu les chevaux de Votre Majesté attelés.

 

Le roi regarda la pendule.

 

– Oh ! mais, dix heures et demie ! dit-il ; j’ai dormi près de trois heures.

 

– Tout autant, sire ; dites qu’on ne dort pas bien à Luciennes.

 

– Ma foi si ! Mais que diable vois-je là ? s’écria le roi en apercevant Zamore.

 

– Vous voyez le gouverneur de Luciennes, sire.

 

– Pas encore, pas encore, dit le roi en riant. Comment ! ce drôle-là porte l’uniforme avant d’être nommé ? Il compte donc bien sur ma parole !

 

– Sire, votre parole est sacrée, et nous avons tout le droit de compter dessus. Mais Zamore a plus que votre parole, ou plutôt moins que votre parole, sire, il a son brevet.

 

– Comment ?

 

– Le vice-chancelier me l’a envoyé : le voici. Maintenant le serment est la seule formalité qui manque à son installation ; faites-le jurer vite et qu’il nous garde.

 

– Approchez, monsieur le gouverneur, dit le roi.

 

Zamore s’approcha ; il était vêtu d’un habit d’uniforme à collet brodé, portait les épaulettes de capitaine, la culotte courte, les bas de soie et l’épée en broche. Il marchait raide et compassé, un énorme chapeau à trois cornes sous le bras.

 

– Saura-t-il jurer seulement ? dit le roi.

 

– Oh ! que oui ; essayez, sire.

 

– Avancez à l’ordre, dit le roi regardant curieusement cette noire poupée.

 

– À genoux, dit la comtesse.

 

– Prêtez serment, ajouta Louis XV.

 

L’enfant posa une main sur son cœur, l’autre dans les mains du roi, et dit :

 

– Je jure foi et hommage à mon maître et à ma maîtresse, je jure de défendre jusqu’à la mort le château dont on me confie la garde, et d’en manger jusqu’au dernier pot de confiture avant de me rendre si l’on m’attaquait.

 

Le roi se mit à rire, tant de la formule du serment que du sérieux avec lequel Zamore le prononçait.

 

– En retour de ce serment, répliqua-t-il en reprenant la gravité convenable, je vous confère, monsieur le gouverneur, le droit souverain, droit de haute et basse justice, sur tous ceux qui habitent l’air, la terre, le feu et l’eau de ce palais.

 

– Merci, maître, dit Zamore en se relevant.

 

– Et maintenant, dit le roi, va promener ton bel habit aux cuisines et laisse nous tranquilles. Va !

 

Zamore sortit.

 

Comme Zamore sortait par une porte, Chon entrait par l’autre.

 

– Ah ! vous voilà, petite Chon. Bonjour, Chon !

 

Le roi l’attira sur ses genoux et l’embrassa.

 

– Voyons, ma petite Chon, continua-t-il, tu vas me dire la vérité, toi.

 

– Ah ! prenez garde, sire, dit Chon, vous tombez mal. La vérité ! je crois que ce serait la première fois de ma vie. Si vous voulez savoir la vérité, adressez-vous à Jeanne ; elle ne sait pas mentir, elle.

 

– Est-ce vrai, comtesse ?

 

– Sire, Chon a trop bonne opinion de moi. L’exemple m’a perdue, et, depuis ce soir surtout, je suis décidée à mentir comme une vraie comtesse, si la vérité n’est pas bonne à dire.

 

– Ah ! dit le roi, il paraît que Chon a quelque chose à me cacher.

 

– Ma foi, non.

 

– Quelque petit duc, quelque petit marquis, quelque petit vicomte que l’on sera allé voir ?

 

– Je ne crois pas, répliqua la comtesse.

 

– Qu’en dit Chon ?

 

– Nous ne croyons pas, sire.

 

– Il faudra que je me fasse faire là-dessus un rapport de la police.

 

– De celle de M. de Sartine ou de la mienne ?

 

– De celle de M. de Sartine.

 

– Combien le payerez-vous ?

 

– S’il me dit des choses curieuses, je ne marchanderai pas.

 

– Alors donnez la préférence à ma police, et prenez mon rapport. Je vous servirai… royalement.

 

– Vous vous vendrez vous-même ?

 

– Pourquoi pas, si la somme vaut le secret ?

 

– Eh bien, soit ! Voyons le rapport. Mais surtout pas de mensonges.

 

– La France, vous m’insultez.

 

– Je veux dire, pas de détours.

 

– Eh bien ! sire, apprêtez les fonds, voici le rapport.

 

– J’y suis, dit le roi en faisant sonner quelques pièces d’or au fond de sa poche.

 

– D’abord, fit la comtesse, madame du Barry a été vue à Paris vers deux heures de l’après-midi.

 

– Après, après ? Je sais cela.

 

– Rue de Valois.

 

– Je ne dis pas non.

 

– Vers six heures, Zamore est venu l’y rejoindre.

 

– C’est encore possible ; mais qu’allait faire madame du Barry rue de Valois ?

 

– Elle allait chez elle.

 

– Je comprends bien ; mais pourquoi allait-elle chez elle ?

 

– Pour attendre sa marraine.

 

– Sa marraine ! dit le roi avec une grimace qu’il ne put dissimuler tout à fait ; elle va donc se faire baptiser ?

 

– Oui, sire, sur les grands fonts de Versailles.

 

– Ma foi, elle a tort ; le paganisme lui allait si bien !

 

– Que voulez-vous, sire ! vous savez le proverbe : « On veut avoir ce qu’on n’a pas. »

 

– De sorte que nous voulons avoir une marraine ?

 

– Et nous l’avons, sire.

 

Le roi tressaillit et haussa les épaules.

 

– J’aime beaucoup ce mouvement, sire ; il me prouve que Votre Majesté serait désespérée de voir la défaite des Grammont, des Guéménée et de toutes les bégueules de la cour.

 

– Plaît-il ?

 

– Sans doute, vous vous liguez avec tous ces gens-là !

 

– Je me ligue ?… Comtesse, apprenez une chose, c’est que le roi ne se ligue qu’avec des rois.

 

– C’est vrai ; mais tous vos rois sont les amis de M. de Choiseul.

 

– Revenons à votre marraine, comtesse.

 

– J’aime mieux cela, sire.

 

– Vous êtes donc parvenue à en fabriquer une ?

 

– Je l’ai bien trouvée toute faite, et de bonne façon encore : une comtesse de Béarn, famille de princes qui ont régné ; rien que cela. Celle-là ne déshonorera pas l’alliée des alliés des Stuarts, j’espère.

 

– La comtesse de Béarn ? fit le roi avec surprise. Je n’en connais qu’une, qui doit habiter du côté de Verdun.

 

– C’est celle-là même ; elle a fait le voyage tout exprès.

 

– Elle vous donnera la main ?

 

– Les deux mains !

 

– Et quand cela ?

 

– Demain, à onze heures du matin, elle aura l’honneur d’être reçue en audience secrète par moi ; et en même temps, si la question n’est pas bien indiscrète, elle demandera au roi de fixer son jour, et vous le lui fixerez le plus rapproché possible, n’est-ce pas, monsieur la France ?

 

Le roi se prit à rire, mais sans franchise.

 

– Sans doute, sans doute, dit-il en baisant la main de la comtesse.

 

Mais tout à coup :

 

– Demain, à onze heures ? s’écria-t-il.

 

– Sans doute, à l’heure du déjeuner.

 

– Impossible, chère amie.

 

– Comment ! impossible ?

 

– Je ne déjeune pas ici, je m’en retourne ce soir.

 

– Qu’est-ce encore ? dit madame du Barry, qui sentait le froid lui monter jusqu’au cœur. Vous partez, sire ?

 

– Il le faut bien, chère comtesse, j’ai donné rendez-vous à Sartine pour un travail très pressé.

 

– Comme vous voudrez, sire ; mais vous souperez au moins, je l’espère.

 

– Oh ! oui, je souperai peut-être… Oui, j’ai assez faim ; je souperai.

 

– Fais servir, Chon, dit la comtesse à sa sœur en lui adressant un signe particulier, et qui avait sans doute rapport à une convention arrêtée d’avance.

 

Chon sortit.

 

Le roi avait vu le signe dans une glace, et, quoiqu’il n’eût pas pu le comprendre, il devina un piège.

 

– Eh bien ! non, non, dit-il ; impossible même de souper… Il faut que je parte à l’instant même. J’ai les signatures ; c’est aujourd’hui samedi.

 

– Allons, soit ! je vais faire avancer les chevaux alors.

 

– Oui, chère belle.

 

– Chon !

 

Chon reparut.

 

– Les chevaux du roi ! dit la comtesse.

 

– Bien, dit Chon avec un sourire.

 

Et elle sortit de nouveau.

 

Un instant après on entendit sa voix qui criait dans l’antichambre :

 

– Les chevaux du roi !

 

Chapitre XXXIII
Le roi s’amuse

Le roi, charmé de son coup d’autorité, qui punissait la comtesse de l’avoir fait attendre en même temps qu’il le délivrait des ennuis de la présentation, marcha vers la porte du salon.

 

Chon rentrait.

 

– Eh bien ! voyez-vous mon service ?

 

– Non, sire, il n’y a personne à Votre Majesté dans les antichambres.

 

Le roi s’avança jusqu’à la porte à son tour.

 

– Mon service ! cria-t-il.

 

Personne ne répondit : on eût dit que le château muet n’avait pas même d’écho.

 

– Qui diable croirait, dit le roi en rentrant dans la chambre, que je suis le petit-fils de celui qui a dit : « J’ai failli attendre ! »

 

Et il alla vers la fenêtre qu’il ouvrit.

 

Mais l’esplanade était vide comme les antichambres : ni chevaux, ni piqueurs, ni gardes. La nuit seulement s’offrait aux yeux et à l’âme dans tout son calme et dans toute sa majesté, éclairé par une admirable lune qui montrait, tremblante comme des vagues agitées, la cime des arbres du bois de Chatou, et arrachait des millions de paillettes lumineuses à la Seine, serpent gigantesque et paresseux dont on pouvait suivre les replis depuis Bougival jusqu’à Maisons, c’est-à-dire pendant quatre ou cinq lieues de tours et de détours.

 

Puis, au milieu de tout cela, un rossignol improvisait un de ces chants merveilleux comme on n’en entend que pendant le mois de mai, comme si ces notes joyeuses ne pouvaient trouver une nature digne d’elles que pendant ces premières journées de printemps que l’on sent fuir à peine venues.

 

Toute cette harmonie fut perdue pour Louis XV, roi peu rêveur, peu poète, peu artiste, mais très matériel.

 

– Voyons, comtesse, dit-il avec dépit, commandez, je vous en supplie. Que diable ! il faut que cette plaisanterie ait une fin !

 

– Sire, répondit la comtesse avec cette charmante bouderie qui lui réussissait presque toujours, ce n’est pas moi qui commande ici.

 

– En tout cas, ce n’est pas moi non plus, dit Louis XV, car voyez un peu comme on m’obéit.

 

– Ce n’est pas plus vous que moi, sire.

 

– Qui donc alors ? Est-ce vous, Chon ?

 

– Moi, lui dit la jeune femme assise de l’autre côté de la chambre sur un fauteuil où elle faisait pendant avec la comtesse, j’ai bien de la peine à obéir, ce n’est pas pour prendre celle de commander.

 

– Mais qui donc est le maître, alors ?

 

– Dame ! sire, M. le gouverneur.

 

– M. de Zamore ?

 

– Oui.

 

– C’est juste ; qu’on sonne quelqu’un.

 

La comtesse, avec un geste d’adorable nonchalance, étendit le bras vers un cordon de soie terminé par un gland de perles, et sonna.

 

Un valet de pied à qui la leçon était, selon toute probabilité, faite d’avance, se trouvait dans l’antichambre et parut.

 

– Le gouverneur ? dit le roi.

 

– Le gouverneur, répondit respectueusement le valet, veille sur les jours précieux de Votre Majesté.

 

– Où est-il ?

 

– En ronde.

 

– En ronde ? répéta le roi.

 

– Avec quatre officiers, répondit le valet.

 

– Juste comme M. de Marlborough, s’écria la comtesse.

 

Le roi ne put réprimer un sourire.

 

– Oui, c’est drôle, dit-il ; mais cela n’empêche point qu’on attelle.

 

– Sire, M. le gouverneur a fait fermer les écuries, de peur qu’elles ne donnassent refuge à quelque malfaiteur.

 

– Mes piqueurs, où sont-ils ?

 

– Aux communs, sire.

 

– Que font-ils ?

 

– Ils dorment.

 

– Comment ! ils dorment ?

 

– Par ordre.

 

– Par ordre de qui ?

 

– Par ordre du gouverneur.

 

– Mais les portes ? dit le roi.

 

– Quelles portes, sire ?

 

– Les portes du château.

 

– Elles sont fermées.

 

– Très bien. Mais on peut s’en procurer les clefs.

 

– Sire, les clefs sont à la ceinture du gouverneur.

 

– Voilà un château bien tenu, dit le roi. Peste ! quel ordre !

 

Le valet de pied sortit, voyant que le roi ne lui adressait pas de nouvelles questions.

 

La comtesse, étendue sur un fauteuil, mordillait une belle rose, près de laquelle ses lèvres semblaient de corail.

 

– Voyons, sire, lui dit-elle avec ce sourire languissant qui n’appartenait qu’à elle, j’ai pitié de Votre Majesté, prenez mon bras et mettons-nous en quête. Chon, éclaire le chemin.

 

Chon sortit la première, faisant l’avant-garde, et prête à signaler les périls s’il s’en présentait.

 

Au détour du premier corridor, un parfum qui eût éveillé l’appétit du gourmet le plus délicat commença de chatouiller les narines du roi.

 

– Ah ! ah ! dit-il en s’arrêtant, qu’est-ce donc que cette odeur, comtesse.

 

– Dame ! sire, c’est celle du souper. Je croyais que le roi me faisait l’honneur de souper à Luciennes, et je m’étais arrangée en conséquence.

 

Louis XV respira deux ou trois fois le parfum gastronomique, tout en réfléchissant, à part lui, que son estomac lui donnait déjà, depuis quelque temps, signe d’existence ; qu’il lui faudrait, en faisant grand bruit, une demi-heure pour réveiller les piqueurs, un quart d’heure pour atteler les chevaux, dix minutes pour aller à Marly ; qu’à Marly, où il n’était pas attendu, il ne trouverait qu’un en-cas ; il respira encore le fumet séducteur, et, conduisant la comtesse, il s’arrêta devant la porte de la salle à manger.

 

Deux couverts étaient mis sur une table splendidement éclairée et somptueusement servie.

 

– Peste ! dit Louis XV, vous avez un bon cuisinier, comtesse.

 

– Sire, c’était justement son coup d’essai aujourd’hui, et le pauvre diable avait fait merveille pour mériter l’approbation de Votre Majesté. Il est capable de se couper la gorge, comme ce pauvre Vatel.

 

– Vraiment, vous croyez ? dit Louis XV.

 

– Il y avait surtout une omelette aux œufs de faisan, sire, sur laquelle il comptait…

 

– Une omelette aux œufs de faisan ? Justement je les adore, les omelettes aux œufs de faisan !

 

– Voyez quel malheur !

 

– Eh bien ! comtesse, ne faisons pas de chagrin à votre cuisinier, dit le roi en riant, et peut-être, tandis que nous souperons, maître Zamore rentrera-t-il de sa ronde.

 

– Ah ! sire, c’est une triomphante idée, dit la comtesse, ne pouvant cacher sa satisfaction d’avoir gagné cette première manche. Venez, sire, venez.

 

– Mais qui nous servira ? dit le roi, cherchant inutilement un seul laquais.

 

– Ah ! sire, dit madame du Barry, votre café vous semble-t-il plus mauvais quand c’est moi qui vous le présente ?

 

– Non, comtesse, et je dirai même quand c’est vous qui le faites.

 

– Eh bien ! venez donc, sire.

 

– Deux couverts seulement ? dit le roi. Et Chon, elle a donc soupé ?

 

– Sire, on n’aurait pas osé, sans un ordre exprès de Votre Majesté…

 

– Allons donc ! dit le roi, en prenant lui-même une assiette et un couvert sur une étagère. Viens, petite Chon, là, en face de nous.

 

– Oh ! sire…, dit Chon.

 

– Ah ! oui, fais la très humble et très obéissante sujette, hypocrite ! Mettez vous là, comtesse, près de moi, de côté. Quel charmant profil vous avez !

 

– C’est d’aujourd’hui que vous remarquez cela, monsieur la France ?

 

– Que voulez-vous ! j’ai pris l’habitude de vous regarder en face, comtesse. Décidément, votre cuisinier est un grand cordon ; quelle bisque !

 

– J’ai donc eu raison de renvoyer l’autre ?

 

– Parfaitement raison.

 

– Alors, sire, suivez mon exemple, vous voyez qu’il n’y a qu’à y gagner.

 

– Je ne vous comprends pas.

 

– J’ai renvoyé mon Choiseul, renvoyez le vôtre.

 

– Pas de politique, comtesse ; donnez-moi de ce madère.

 

Le roi tendit son verre ; la comtesse prit une carafe à goulot étroit, et servit le roi.

 

La pression fit blanchir les doigts et rougir les ongles du gracieux échanson.

 

– Versez longtemps et doucement, comtesse, dit le roi.

 

– Pour ne pas troubler la liqueur, sire ?

 

– Non, pour me donner le temps de voir votre main.

 

– Ah ! décidément, sire, dit la comtesse en riant, Votre Majesté est en train de faire des découvertes.

 

– Ma foi ! oui, dit le roi, qui reprenait peu à peu sa belle humeur ; et je crois que je suis tout près de découvrir…

 

– Un monde ? demanda la comtesse.

 

– Non, non, dit le roi ; un monde, c’est trop ambitieux, et j’ai déjà bien assez d’un royaume. Mais une île, un petit coin de terre, une montagne enchantée, un palais dont une dame de mes amies sera l’Armide, et dont toutes sortes de monstres défendront l’entrée quand il me plaira d’oublier.

 

– Sire, dit la comtesse en présentant au roi une carafe de vin de Champagne glacé (invention tout à fait nouvelle à cette époque) au roi, voici justement une eau puisée au fleuve Léthé.

 

– Au fleuve Léthé, comtesse ! en êtes-vous sûre ?

 

– Oui, sire ; c’est le pauvre Jean qui l’a rapportée des enfers, où il vient de descendre aux trois quarts.

 

– Comtesse, dit le roi en levant son verre, à son heureuse résurrection ; mais pas de politique, je vous prie.

 

– Alors, je ne sais plus de quoi parler, sire. et si Votre Majesté voulait raconter une histoire, elle qui raconte si bien…

 

– Non ; mais je vais vous dire des vers.

 

– Des vers ! s’écria madame du Barry.

 

– Oui, des vers… Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?

 

– Votre Majesté les déteste !

 

– Parbleu ! sur cent mille qui se fabriquent, il y en a quatre-vingt-dix mille contre moi.

 

– Et ceux que Votre Majesté va me dire appartiennent aux dix mille qui ne peuvent lui faire trouver grâce pour les quatre-vingt-dix mille autres ?

 

– Non, comtesse, ceux que je vais vous dire vous sont adressés.

 

– À moi ?

 

– À vous.

 

– Et par qui ?

 

– Par M. de Voltaire.

 

– Et il charge Votre Majesté… ?

 

– Pas du tout, il les adressait directement à Votre Altesse.

 

– Comment cela ?… sans lettre ?

 

– Au contraire, dans une lettre toute charmante.

 

– Ah ! je comprends : Votre Majesté a travaillé ce matin avec son directeur des postes.

 

– Justement.

 

– Lisez, sire, lisez les vers de M. de Voltaire.

 

Louis XV déplia un petit papier et lut :

 

Déesse des plaisirs, tendre mère des Grâces,

Pourquoi veux-tu mêler aux fêtes de Paphos

Les noirs soupçons, les honteuses disgrâces ?

Pourquoi médites-tu la perte d’un héros ?

 

Ulysse est cher à la patrie ;

Il est l’appui d’Agamemnon.

Sa politique active et son vaste génie

Enchaînent la valeur de la fière Ilion.

 

Soumets les dieux à ton empire,

Vénus, sur tous les cœurs règne par la beauté ;

Cueille, dans un riant délire,

Les roses de la volupté ;

Mais à nos yeux daigne sourire,

Et rends le calme à Neptune agité.

 

Ulysse, ce mortel aux Troyens formidable,

Que tu poursuis de ton courroux

Pour la beauté n’est redoutable

Qu’en soupirant à ses genoux.

 

– Décidément, sire, dit la comtesse, plutôt piquée que reconnaissante du poétique envoi, décidément M. de Voltaire veut se raccommoder avec vous.

 

– Oh ! quant à cela, c’est peine perdue, dit Louis XV ; c’est un brouillon qui mettrait tout à sac s’il rentrait à Paris. Qu’il aille chez son ami, mon cousin Frédéric II. C’est déjà bien assez que nous ayons M. Rousseau. Mais prenez donc ces vers, comtesse, et méditez-les.

 

La comtesse prit le papier, le roula en forme d’allumette, et le déposa près de son assiette.

 

Le roi la regardait faire.

 

– Sire, dit Chon, un peu de ce tokay.

 

– Il vient des caves mêmes de Sa Majesté l’empereur d’Autriche, dit la comtesse ; prenez de confiance, sire.

 

– Oh ! des caves de l’empereur…, dit le roi ; il n’y a que moi qui en aie.

 

– Aussi me vient-il de votre sommelier, sire.

 

– Comment ! vous avez séduit… ?

 

– Non, j’ai ordonné.

 

– Bien répondu, comtesse. Le roi est un sot.

 

– Oh ! oui, mais M. la France…

 

– M. la France a au moins le bon esprit de vous aimer de tout son cœur, lui.

 

– Ah ! sire, pourquoi n’êtes-vous pas véritablement M. la France tout court ?

 

– Comtesse, pas de politique.

 

– Le roi prendra-t-il du café ? dit Chon.

 

– Certainement.

 

– Et Sa Majesté le brûlera comme d’habitude ? demanda la comtesse.

 

– Si la dame châtelaine ne s’y oppose pas.

 

La comtesse se leva.

 

– Que faites-vous ?

 

– Je vais vous servir, monseigneur.

 

– Allons, dit le roi en s’allongeant sur sa chaise comme un homme qui a parfaitement soupé et dont un bon repas a mis les humeurs en équilibre, allons, je vois que ce que j’ai de mieux à faire est de vous laisser faire, comtesse.

 

La comtesse apporta sur un réchaud d’argent une petite cafetière contenant le moka brûlant ; puis elle posa devant le roi une assiette supportant une tasse de vermeil et un petit carafon de Bohême ; puis près de l’assiette elle posa une petite allumette de papier.

 

Le roi, avec l’attention profonde qu’il donnait d’habitude à cette opération, calcula son sucre, mesura son café, et, versant doucement son eau-de-vie pour que l’alcool surnageât, il prit le petit rouleau de papier qu’il alluma à la bougie, et avec lequel il communiqua la flamme à la liqueur brûlante.

 

Puis il le jeta dans le réchaud, où il acheva de se consumer.

 

Cinq minutes après, il savourait son café avec toute la volupté d’un gastronome achevé.

 

La comtesse le laissa faire ; mais, à la dernière goutte :

 

– Ah ! sire, s’écria-t-elle, vous avez allumé votre café avec les vers de M. de Voltaire, cela portera malheur aux Choiseul.

 

– Je me trompais, dit le roi en riant, vous n’êtes pas une fée, vous êtes un démon.

 

La comtesse se leva.

 

– Sire, dit-elle, Votre Majesté veut-elle voir si le gouverneur est rentré ?

 

– Ah ! Zamore ? Bah ! pourquoi faire ?

 

– Mais pour vous en aller à Marly, sire.

 

– C’est vrai, dit le roi en faisant un effort pour s’arracher au bien-être qu’il éprouvait. Allons voir, comtesse, allons voir.

 

Madame du Barry fit un signe à Chon, qui s’éclipsa.

 

Le roi reprit son investigation, mais, il faut le dire, avec un esprit bien différent de celui qui avait présidé au commencement de la recherche. Les philosophes ont dit que la façon sombre ou couleur de rose dont l’homme envisage les choses dépend presque toujours de l’état de leur estomac.

 

Or, comme les rois ont des estomacs d’homme, moins bons généralement que ceux de leurs sujets, c’est vrai, mais communiquant leur bien-être ou leur mal-être au reste du corps exactement comme les autres, le roi paraissait d’aussi charmante humeur qu’il est possible à un roi de l’être.

 

Au bout de dix pas faits dans le corridor un nouveau parfum vint par bouffées au-devant du roi.

 

Une porte donnant sur une charmante chambre tendue de satin bleu, broché de fleurs naturelles, venait de s’ouvrir et découvrait, éclairée par une mystérieuse lumière, l’alcôve vers laquelle, depuis deux heures, avaient tendu les pas de l’enchanteresse.

 

– Eh bien ! sire, dit-elle, il paraît que Zamore n’a point reparu, que nous sommes toujours enfermés, et qu’à moins que nous ne nous sauvions du château par les fenêtres…

 

– Avec les draps du lit ? demanda le roi.

 

– Sire, dit la comtesse avec un admirable sourire, usons, n’abusons pas.

 

Le roi ouvrit les bras en riant, et la comtesse laissa tomber la belle rose, qui s’effeuilla en roulant sur le tapis.

 

Chapitre XXXIV
Voltaire et Rousseau

Comme nous l’avons dit, la chambre à coucher de Luciennes était une merveille de construction et d’aménagement.

 

Située à l’orient, elle était fermée si hermétiquement par les volets dorés et les rideaux de satin, que le jour n’y pénétrait jamais avant d’avoir, comme un courtisan, obtenu ses petites et grandes entrées.

 

L’été, des ventilateurs invisibles y secouaient un air tamisé, pareil à celui qu’aurait pu produire un millier d’éventails.

 

Il était dix heures lorsque le roi sortit de la chambre bleue.

 

Cette fois, les équipages du roi attendaient depuis neuf heures dans la grande cour.

 

Zamore, les bras croisés, donnait ou faisait semblant de donner des ordres.

 

Le roi mit le nez à la fenêtre et vit tous ces apprêts de départ.

 

– Qu’est-ce à dire, comtesse ? demanda-t-il ; ne déjeunons-nous pas ? on dirait que vous m’allez renvoyer à jeun.

 

– À Dieu ne plaise, sire ! répondit la comtesse ; mais j’ai cru que Votre Majesté avait rendez-vous à Marly avec M. de Sartine.

 

– Pardieu ! fit le roi, il me semble qu’on pourrait bien faire dire à Sartine de me venir trouver ici, c’est si près.

 

– Votre Majesté me fera l’honneur de croire, dit la comtesse en souriant, que ce n’est pas à elle que la première idée en est venue.

 

– Et puis, d’ailleurs, la matinée est trop belle pour qu’on travaille : déjeunons.

 

– Sire, il faudra pourtant bien me donner quelques signatures, à moi.

 

– Pour madame de Béarn ?

 

– Justement, et puis m’indiquer le jour.

 

– Quel jour ?

 

– Et l’heure.

 

– Quelle heure ?

 

– Le jour et l’heure de ma présentation.

 

– Ma foi, dit le roi, vous l’avez bien gagnée, votre présentation, comtesse. Fixez le jour vous-même.

 

– Sire, le plus proche possible.

 

– Tout est donc prêt ?

 

– Oui.

 

– Vous avez appris à faire vos trois révérences ?

 

– Je le crois bien ; il y a un an que je m’y exerce.

 

– Vous avez votre robe ?

 

– Vingt-quatre heures suffisent pour la faire.

 

– Vous avez votre marraine ?

 

– Dans une heure elle sera ici.

 

– Eh bien ! comtesse, voyons, un traité.

 

– Lequel ?

 

– Vous ne me parlerez plus de cette affaire du vicomte Jean avec le baron de Taverney ?

 

– Nous sacrifions donc le pauvre vicomte ?

 

– Ma foi, oui !

 

– Eh bien ! sire, nous n’en parlerons plus… Le jour ?

 

– Après-demain.

 

– L’heure ?

 

– Dix heures du soir, comme de coutume.

 

– C’est dit, sire ?

 

– C’est dit.

 

– Parole royale ?

 

– Foi de gentilhomme.

 

– Touche là, la France.

 

Et madame du Barry tendit au roi sa jolie petite main, dans laquelle Louis XV laissa tomber la sienne.

 

Ce matin-là, tout Luciennes se ressentit de la gaieté du maître ; il avait cédé sur un point sur lequel depuis longtemps il était décidé à céder, mais il avait gagné sur un autre : c’était donc tout bénéfice. Il donnerait cent mille livres à Jean, à condition que celui-ci irait les perdre aux eaux des Pyrénées ou d’Auvergne, et cela passerait pour un exil aux yeux des Choiseul. Il y eut des louis d’or pour les pauvres, des gâteaux pour les carpes et des compliments pour les peintures de Boucher.

 

Quoiqu’elle eût parfaitement soupé la veille, Sa Majesté déjeuna de grand appétit.

 

Cependant onze heures venaient de sonner. La comtesse, tout en servant le roi, lorgnait la pendule, trop lente à son gré.

 

Le roi lui-même avait pris la peine de dire que si madame de Béarn arrivait, on pouvait l’introduire dans la salle à manger.

 

Le café fut servi, goûté, bu, sans que madame de Béarn arrivât.

 

À onze heures un quart, on entendit retentir dans la cour le galop d’un cheval.

 

Madame du Barry se leva rapidement et regarda par la fenêtre.

 

Un courrier de Jean du Barry sautait à bas d’un cheval ruisselant de sueur.

 

La comtesse frissonna ; mais, comme elle ne devait laisser rien voir de ses inquiétudes, afin de maintenir le roi dans ses bonnes dispositions, elle revint s’asseoir près de lui.

 

Un instant après, Chon entra, un billet dans sa main.

 

Il n’y avait pas à reculer, il fallait lire.

 

– Qu’est-ce là, grande Chon ? un billet doux ? dit le roi.

 

– Oh ! mon Dieu, oui, sire.

 

– Et de qui ?

 

– Du pauvre vicomte.

 

– Bien sûr ?

 

– Voyez plutôt.

 

Le roi reconnut l’écriture, et comme il pensa qu’il pouvait être question dans le billet de l’aventure de La Chaussée :

 

– Bon, bon, dit-il en l’écartant de la main, cela suffit.

 

La comtesse était sur des épines.

 

– Le billet est pour moi ? demanda-t-elle.

 

– Oui, comtesse.

 

– Le roi permet ?…

 

– Faites, pardieu ! Chon me dira Maître Corbeau pendant ce temps-là.

 

Et il attira Chon entre ses jambes en chantant de la voix la plus fausse de son royaume, comme disait Jean-Jacques :

 

J’ai perdu mon serviteur,

J’ai perdu tout mon bonheur.

 

La comtesse se retira dans l’embrasure d’une fenêtre et lut :

 

« N’attendez pas la vieille scélérate ; elle prétend s’être brûlé le pied hier soir, et elle garde la chambre. Remercions Chon de sa bonne arrivée d’hier, car c’est elle qui nous vaut cela ; la sorcière l’a reconnue, et voilà notre comédie tournée.

 

« C’est bien heureux que ce petit gueux de Gilbert, qui est la cause de tout cela, soit perdu. Je lui tordrais le cou. Mais si je le retrouve, qu’il soit tranquille, cela ne peut pas lui manquer.

 

« Je me résume. Venez vite à Paris, ou nous redevenons tout comme devant,

 

« Jean »

 

– Qu’est-ce ? fit le roi, qui surprit la pâleur subite de la comtesse.

 

– Rien, sire ; un bulletin de la santé de mon beau-frère.

 

– Et il va de mieux en mieux, ce cher vicomte ?

 

– De mieux en mieux, dit la comtesse. Merci, sire. Mais voici une voiture qui entre dans la cour.

 

– Notre comtesse, sans doute ?

 

– Non, sire c’est M. de Sartine.

 

– Eh bien ! fit le roi voyant que madame du Barry gagnait la porte.

 

– Eh bien ! sire, répondit la comtesse, je vous laisse avec lui, et je passe à ma toilette.

 

– Et madame de Béarn ?

 

– Quand elle arrivera, sire, j’aurai l’honneur de faire prévenir Votre Majesté, dit la comtesse en froissant le billet dans le fond de la poche de son peignoir.

 

– Vous m’abandonnez donc, comtesse ? dit le roi avec un soupir mélancolique.

 

– Sire, c’est aujourd’hui dimanche ; les signatures, les signatures !…

 

Et elle vint tendre au roi ses joues fraîches, sur chacune desquelles il appliqua un gros baiser, après quoi elle sortit de l’appartement.

 

– Au diable les signatures, dit le roi, et ceux qui viennent les chercher ! Qui donc a inventé les ministres, les portefeuilles et le papier tellière ?

 

Le roi avait à peine achevé cette malédiction que le ministre et le portefeuille entraient par la porte opposée à celle qui avait donné sortie à la comtesse.

 

Le roi poussa un second soupir, plus mélancolique encore que le premier.

 

– Ah ! vous voilà, Sartine, dit-il ; comme vous êtes exact !

 

La chose était dite avec un tel accent, qu’il était impossible de savoir si c’était un éloge ou un reproche.

 

M. de Sartine ouvrit le portefeuille et s’apprêta à en tirer le travail.

 

On entendit alors crier les roues d’une voiture sur le sable de l’avenue.

 

– Attendez, Sartine, dit le roi.

 

Et il courut à la croisée.

 

– Quoi ! dit-il, c’est la comtesse qui sort ?

 

– Elle-même, sire, dit le ministre.

 

– Mais elle n’attend donc pas madame la comtesse de Béarn ?

 

– Sire, je suis tenté de croire qu’elle s’est lassée de l’attendre et qu’elle va la chercher.

 

– Cependant, puisque la dame devait venir ce matin…

 

– Sire, je suis à peu près certain qu’elle ne viendra pas.

 

– Comment ! vous savez cela, Sartine ?

 

– Sire, il faut bien que je sache un peu tout, afin que Votre Majesté soit contente de moi.

 

– Qu’est-il donc arrivé ? Dites-moi cela, Sartine.

 

– À la vieille comtesse, sire ?

 

– Oui.

 

– Ce qui arrive en toutes choses, sire : des difficultés.

 

– Mais enfin viendra-t-elle, cette comtesse de Béarn ?

 

– Hum ! hum ! sire, c’était plus sûr hier au soir que ce matin.

 

– Pauvre comtesse ! dit le roi, ne pouvant s’empêcher de laisser briller dans ses yeux un rayon de joie.

 

– Ah ! sire, la quadruple alliance et le pacte de famille étaient bien peu de chose auprès de l’affaire de la présentation.

 

– Pauvre comtesse ! répéta le roi en secouant la tête, elle n’arrivera jamais à ses fins.

 

– Je le crains, sire, à moins que Votre Majesté ne se fâche.

 

– Elle croyait être si sûre de son fait !

 

– Ce qu’il y a de pis pour elle, dit M. de Sartine, c’est que si elle n’est pas présentée avant l’arrivée de madame la dauphine, il est probable qu’elle ne le sera jamais.

 

– Plus que probable, Sartine, vous avez raison. On la dit fort sévère, fort dévote, fort prude, ma bru. Pauvre comtesse !

 

– Certainement, reprit M. de Sartine, ce sera un chagrin très grand pour madame du Barry de n’être point présentée, mais aussi cela épargnera bien des soucis à Votre Majesté.

 

– Vous croyez, Sartine ?

 

– Mais sans doute ; il y aura de moins les envieux, les médisants, les chansonniers, les flatteurs, les gazettes. Si madame du Barry était présentée sire, cela nous coûterait cent mille francs de police extraordinaire.

 

– En vérité ! Pauvre comtesse ! Elle le désire cependant bien !

 

– Alors, que Votre Majesté ordonne, et les désirs de la comtesse s’accompliront.

 

– Que dites-vous là, Sartine ? s’écria le roi. En bonne foi, est-ce que je puis me mêler de tout cela ? est-ce que je puis signer l’ordre d’être gracieux envers madame du Barry ? est-ce vous, Sartine vous, un homme d’esprit, qui me conseilleriez de faire un coup d’État pour satisfaire le caprice de la comtesse ?

 

– Oh ! non pas, sire. Je me contenterai de dire comme Votre Majesté : « Pauvre comtesse ! »

 

– D’ailleurs, dit le roi, sa position n’est pas si désespérée. Vous voyez tout de la couleur de votre habit, vous, Sartine. Qui nous dit que madame de Béarn ne se ravisera point ? Qui nous assure que madame la dauphine arrivera si tôt ? Nous avons quatre jours encore avant qu’elle touche Compiègne ; en quatre jours on fait bien des choses. Voyons travaillerons nous ce matin, Sartine ?

 

– Oh ! Votre Majesté, trois signatures seulement.

 

Et le lieutenant de police tira un premier papier du portefeuille.

 

– Oh ! oh ! fit le roi, une lettre de cachet ?

 

– Oui, sire.

 

– Et contre qui ?

 

– Votre Majesté peut voir.

 

– Contre le sieur Rousseau. Qu’est-ce que ce Rousseau-là, Sartine, et qu’a t-il fait ?

 

– Dame ! le Contrat social, sire.

 

– Ah ! ah ! c’est contre Jean-Jacques ? Vous voulez donc l’embastiller ?

 

– Sire, il fait scandale.

 

– Que diable voulez-vous qu’il fasse ?

 

– D’ailleurs, je ne propose pas de l’embastiller.

 

– À quoi bon la lettre, alors ?

 

– Sire, pour avoir l’arme toute prête.

 

– Ce n’est pas que j’y tienne, au moins, à tous vos philosophes ! dit le roi.

 

– Et Votre Majesté a bien raison de n’y pas tenir, fit Sartine.

 

– Mais on crierait, voyez-vous ; d’ailleurs, je croyais qu’on avait autorisé sa présence à Paris.

 

– Toléré, sire, mais à la condition qu’il ne se montrerait pas.

 

– Et il se montre ?

 

– Il ne fait que cela.

 

– Dans son costume arménien ?

 

– Oh ! non, sire ; nous lui avons fait signifier de le quitter.

 

– Et il a obéi ?

 

– Oui, mais en criant à la persécution.

 

– Et comment s’habille-t-il maintenant ?

 

– Mais comme tout le monde, sire.

 

– Alors le scandale n’est pas grand.

 

– Comment ! sire, un homme à qui l’on défend de se montrer, devinez où il va tous les jours ?

 

– Chez le maréchal de Luxembourg, chez M. d’Alembert, chez madame d’Épinay ?

 

– Au café de la Régence, sire ! Il y joue aux échecs chaque soir, par entêtement, car il perd toujours ; et chaque soir j’ai besoin d’une brigade pour surveiller le rassemblement qui se fait autour de la maison.

 

– Allons, dit le roi, les Parisiens sont encore plus bêtes que je ne le croyais. Laissez-les s’amuser à cela, Sartine ; pendant ce temps-là, ils ne crieront pas misère.

 

– Oui, sire ; mais s’il allait un beau jour s’aviser de faire des discours comme il en faisait à Londres !

 

– Oh ! alors, comme il y aurait délit, et délit public, vous n’auriez pas besoin d’une lettre de cachet, Sartine.

 

Le lieutenant de police vit que l’arrestation de Rousseau était une mesure dont le roi désirait délivrer la responsabilité royale ; il n’insista donc point davantage.

 

– Maintenant, sire, dit M. de Sartine, il s’agit d’un autre philosophe.

 

– Encore ? répondit le roi avec lassitude. mais nous n’en finirons donc pas avec eux ?

 

– Hélas ! sire, ce sont eux qui n’en finissent pas avec nous.

 

– Et duquel s’agit-il ?

 

– De M. de Voltaire.

 

– Est-il rentré en France aussi, celui-là ?

 

– Non, sire, et mieux vaudrait-il peut-être qu’il y fût ; nous le surveillerions, au moins.

 

– Qu’a-t-il fait ?

 

– Ce n’est pas lui qui fait, ce sont ses partisans : il ne s’agit pas moins que de lui élever une statue.

 

– Équestre ?

 

– Non, sire, et cependant c’est un fameux preneur de villes, je vous en réponds.

 

Louis XV haussa les épaules.

 

– Sire, je n’en ai pas vu de pareil depuis Poliorcète, continua M. de Sartine. Il a des intelligences partout ; les premiers de votre royaume se font contrebandiers pour introduire ses livres. J’en ai saisi l’autre jour huit caisses pleines ; deux étaient à l’adresse de M. de Choiseul.

 

– Il est très amusant.

 

– Sire, en attendant, remarquez que l’on fait pour lui ce qu’on fait pour les rois : on lui vote une statue.

 

– On ne vote pas de statues aux rois, Sartine, ils se les votent. Et qui est chargé de cette belle œuvre ?

 

– Le sculpteur Pigalle. Il est parti pour Ferney afin d’exécuter le modèle. En attendant, les souscriptions pleuvent. Il y a déjà six mille écus, et remarquez, sire, que les gens de lettres seuls ont le droit de souscrire. Tous arrivent avec leur offrande. C’est une procession. M. Rousseau lui-même a apporté ses deux louis.

 

– Eh bien ! que voulez-vous que j’y fasse ? dit Louis XV. Je ne suis pas un homme de lettres, cela ne me regarde point.

 

– Sire, je comptais avoir l’honneur de proposer à Votre Majesté de couper court à cette démonstration.

 

– Gardez-vous-en bien, Sartine. Au lieu de lui voter une statue de bronze, ils la lui voteraient d’or. Laissez-les faire. Eh ! mon Dieu, il sera encore plus laid en bronze qu’en chair et en os !

 

– Alors Votre Majesté désire que la chose ait son cours ?

 

– Désire, entendons-nous, Sartine, désire n’est point le mot. Je voudrais pouvoir arrêter tout cela certainement ; mais, que voulez-vous ! c’est chose impossible. Le temps est passé où la royauté pouvait dire à l’esprit philosophique, comme Dieu à l’océan : « Tu n’iras pas plus loin. » Crier sans résultat, frapper sans atteindre, serait montrer notre impuissance. Détournons les yeux, Sartine, et faisons semblant de ne pas voir.

 

M. de Sartine poussa un soupir.

 

– Sire, dit-il, si nous ne punissons pas les hommes, détruisons les œuvres, au moins. Voici une liste d’ouvrages auxquels il est urgent de faire leur procès ; car les uns attaquent le trône, les autres l’autel ; les uns sont une rébellion, les autres un sacrilège.

 

Louis XV prit la liste, et d’une voix languissante :

 

La Contagion sacrée, ou Histoire naturelle de la superstition ; Système de la nature, ou Lois du monde physique et moral ; Dieu et les hommes, discours sur les miracles de Jésus-Christ ; Instructions du capucin de Raguse à frère Perduicloso partant pour la terre sainte…

 

Le roi n’était pas au quart de la liste, et cependant il laissa tomber le papier ; ses traits, ordinairement calmes, prirent une singulière expression de tristesse et de découragement.

 

Il demeura rêveur, absorbé, comme anéanti, pendant quelques instants.

 

– Ce serait un monde à soulever, Sartine, murmura-t-il ; que d’autres y essayent.

 

Sartine le regardait avec cette intelligence que Louis XV aimait tant à voir chez ses ministres, parce qu’elle lui épargnait un travail de pensée ou d’action.

 

– La tranquillité, n’est-ce pas, sire, la tranquillité, dit-il à son tour, voilà ce que le roi veut ?

 

Le roi secoua la tête de haut en bas.

 

– Eh ! mon Dieu ! oui, je ne leur demande pas autre chose, à vos philosophes, à vos encyclopédistes, à vos thaumaturges, à vos illuminés, à vos poètes, à vos économistes, à vos folliculaires qui sortent on ne sait d’où, et qui grouillent, écrivent, croassent, calomnient, calculent, prêchent, crient. Qu’on les couronne, qu’on leur fonde des statues, qu’on leur bâtisse des temples, mais qu’on me laisse tranquille.

 

Sartine se leva, salua le roi, et sortit en murmurant :

 

– Heureusement qu’il y a sur nos monnaies : Domine, salvum fac regem[5].

 

Alors Louis XV, resté seul, prit une plume et écrivit au dauphin :

 

« Vous m’avez demandé d’activer l’arrivée de madame la dauphine : je veux vous faire ce plaisir.

 

« Je donne l’ordre de ne pas s’arrêter à Noyon ; en conséquence, mardi matin elle sera à Compiègne.

 

« Moi-même, j’y serai à dix heures précises, c’est-à-dire un quart d’heure avant elle. »

 

– De cette façon, dit-il, je serai débarrassé de cette sotte affaire de la présentation, qui me tourmente plus que M. de Voltaire, que M. Rousseau, et que tous les philosophes venus et à venir. Ce sera une affaire alors entre la pauvre comtesse, le dauphin et la dauphine. Ma foi ! faisons dériver un peu les chagrins, les haines et les vengeances sur les esprits jeunes qui ont la force de lutter. Que les enfants apprennent à souffrir, cela forme la jeunesse.

 

Et enchanté d’avoir tourné ainsi la difficulté, certain que nul ne pourrait lui reprocher d’avoir favorisé ou empêché la présentation qui occupait tout Paris, le roi remonta en voiture et partit pour Marly, où la cour l’attendait.

 

Chapitre XXXV
Marraine et filleule

La pauvre comtesse… conservons-lui l’épithète que le roi lui avait donnée, car elle la méritait certes bien en ce moment ; la pauvre comtesse, disons-nous, courait comme une âme en peine sur la route de Paris.

 

Chon, terrifiée comme elle de l’avant-dernier paragraphe de la lettre de Jean, cachait dans le boudoir de Luciennes sa douleur et son inquiétude, maudissant la fatale idée qu’elle avait eue de recueillir Gilbert sur le grand chemin.

 

Arrivée au pont d’Antin, jeté sur l’égout qui aboutissait à la rivière et entourait Paris de la Seine à la Roquette, la comtesse trouva un carrosse qui l’attendait.

 

Dans ce carrosse était le vicomte Jean en compagnie d’un procureur, avec lequel il paraissait argumenter d’énergique façon.

 

Sitôt qu’il aperçut la comtesse, Jean laissa son procureur, sauta à terre en faisant signe au cocher de sa sœur d’arrêter court.

 

– Vite, comtesse, dit-il, vite, montez dans mon carrosse, et courez rue Saint-Germain-des-Prés.

 

– La vieille nous berne donc ? dit madame du Barry en changeant de voiture, tandis que le procureur, averti par un signe du vicomte, en faisait autant.

 

– Je le crois, comtesse, dit Jean, je le crois : c’est un prêté pour un rendu, ou plutôt un rendu pour un prêté.

 

– Mais que s’est-il donc passé ?

 

– En deux mots, voici. J’étais resté à Paris, moi, parce que je me défie toujours et que je n’ai pas tort, comme vous voyez. Neuf heures du soir venues, je me suis mis à rôder autour de l’hôtellerie du Coq chantant. Rien, pas de démarches, pas de visite, tout allait à merveille. Je crois, en conséquence, que je puis rentrer et dormir. Je rentre et je dors.

 

« Ce matin, au point du jour, je m’éveille, j’éveille Patrice, et je lui ordonne de se mettre en faction au coin de la borne.

 

« À neuf heures, notez bien, une heure plus tôt que l’heure dite, j’arrive avec le carrosse ; Patrice n’a rien vu d’inquiétant, je monte l’escalier assez rassuré.

 

« À la porte, une servante m’arrête et m’apprend que madame la comtesse ne pourra sortir de la journée et peut-être de huit jours.

 

« J’avoue que, préparé à une disgrâce quelconque, je ne m’attendais point à celle-là.

 

« – Comment ! elle ne sortira pas ? m’écriai-je ; et qu’a-t-elle donc ?

 

« – Elle est malade.

 

« – Malade ? Impossible ! Hier, elle se portait à ravir.

 

« – Oui, monsieur. Mais madame a l’habitude de faire son chocolat, et ce matin, en le faisant bouillir, elle l’a répandu du fourneau sur son pied, et elle s’est brûlée. Aux cris qu’a poussés madame la comtesse, je suis accourue. Madame la comtesse a failli s’évanouir. Je l’ai portée sur son lit, et en ce moment je crois qu’elle dort.

 

« J’étais pâle comme votre dentelle, comtesse. Je m’écriai :

 

« – C’est un mensonge !

 

« – Non, cher monsieur du Barry, répondit une voix si aigre, qu’elle semblait percer les solives ; non, ce n’est pas un mensonge, et je souffre horriblement.

 

« Je m’élançai du côté d’où venait cette voix, je passai à travers une porte qui ne voulait pas s’ouvrir ; la vieille comtesse était réellement couchée.

 

« – Ah ! madame !… lui dis-je.

 

« Ce fut tout ce que je pus proférer de paroles. J’étais enragé : je l’eusse étranglée avec joie.

 

« – Tenez, me dit-elle en me montrant un méchant marabout gisant sur le carreau, voilà la cafetière qui a fait tout le mal.

 

« Je sautai sur la cafetière à pieds joints.

 

« Celle-là ne fera plus de chocolat, je vous en réponds.

 

« – Quel guignon ! continua la vieille de sa voix dolente, ce sera madame d’Aloigny qui présentera madame votre sœur. Que voulez-vous ! c’était écrit ! comme disent les orientaux.

 

– Ah ! mon Dieu ! s’écria la comtesse, vous me désespérez, Jean.

 

– Je ne désespère pas, moi, si vous vous présentez à elle : voilà pourquoi je vous ai fait appeler.

 

– Et pourquoi ne désespérez-vous pas ?

 

– Dame ! parce que vous pouvez ce que je ne puis pas, parce que vous êtes une femme, et que vous ferez lever l’appareil devant vous, et que, l’imposture prouvée, vous pourrez dire à madame de Béarn que jamais son fils ne sera qu’un hobereau, que jamais elle ne touchera un sou de l’héritage des Saluces ; parce qu’enfin vous jouerez les imprécations de Camille avec beaucoup plus de vraisemblance que je ne jouerais les fureurs d’Oreste.

 

– Il plaisante, je crois ! s’écria la comtesse.

 

– Du bout des dents, croyez-moi.

 

– Où demeure-t-elle, notre sibylle ?

 

– Vous le savez bien : au Coq chantant, rue Saint-Germain-des-Prés, une grande maison noire, avec un coq énorme peint sur une plaque de tôle. Quand la tôle grince, le coq chante.

 

– J’aurai une scène affreuse !

 

– C’est mon avis. Mais mon avis aussi est qu’il faut la risquer. Voulez-vous que je vous escorte ?

 

– Gardez-vous-en bien, vous gâteriez tout.

 

– Voilà ce que m’a dit notre procureur, que j’ai consulté à cet endroit ; c’est pour votre gouverne. Battre une personne chez elle, c’est l’amende et la prison. La battre dehors…

 

– Ce n’est rien, dit la comtesse à Jean, vous savez cela mieux que personne.

 

Jean grimaça un mauvais sourire.

 

– Oh ! dit-il, les dettes qui se payent tard amassent des intérêts, et si jamais je retrouve mon homme…

 

– Ne parlons que de ma femme, vicomte.

 

– Je n’ai plus rien à vous en dire ; allez !

 

Et Jean se rangea pour laisser passer la voiture.

 

– Où m’attendez-vous ?

 

– Dans l’hôtellerie même ; je demanderai une bouteille de vin d’Espagne, et s’il vous faut main-forte, j’arriverai.

 

– Touche, cocher ! s’écria la comtesse.

 

– Rue Saint-Germain-des-Prés, au Coq chantant, ajouta le vicomte.

 

La voiture partit impétueusement dans les Champs-Élysées.

 

Un quart d’heure après, elle s’arrêtait près de la rue Abbatiale et du marché Sainte-Marguerite.

 

Là, madame du Barry mit pied à terre, car elle craignit que le roulement d’une voiture n’avertît la vieille rusée, aux aguets sans doute, et que, se jetant derrière quelque rideau, elle n’aperçût la visiteuse assez à temps pour l’éviter.

 

En conséquence, seule avec son laquais, qui marchait derrière elle, la comtesse gagna rapidement la rue Abbatiale, qui ne renfermait que trois maisons, dont l’hôtellerie sise au milieu.

 

Elle s’engouffra plutôt qu’elle n’entra dans le porche béant de l’auberge.

 

Nul ne la vit entrer ; mais au pied de l’escalier de bois, elle rencontra l’hôtesse.

 

– Madame de Béarn ? dit-elle.

 

– Madame de Béarn est bien malade, et ne peut recevoir.

 

– Malade ; justement, dit la comtesse, je viens demander de ses nouvelles.

 

Et, légère comme un oiseau, elle fut au haut de l’escalier en une seconde.

 

– Madame, madame, cria l’hôtesse, on force votre porte !

 

– Qui donc ? demanda la vieille plaideuse du fond de sa chambre.

 

– Moi, fit la comtesse en se présentant soudain sur le seuil avec une physionomie parfaitement assortie à la circonstance, car elle souriait la politesse et grimaçait la condoléance.

 

– Madame la comtesse ici ! s’écria la plaideuse pâle d’effroi.

 

– Oui, chère madame, et qui vient vous témoigner toute la part qu’elle prend à votre malheur, dont j’ai été instruite à l’instant même. Racontez-moi donc l’accident, je vous prie.

 

– Mais je n’ose, madame, vous offrir de vous asseoir en ce taudis.

 

– Je sais que vous avez un château en Touraine et j’excuse l’hôtellerie.

 

La comtesse s’assit. Madame de Béarn comprit qu’elle s’installait.

 

– Vous paraissez beaucoup souffrir, madame ? demanda madame du Barry.

 

– Horriblement.

 

– À la jambe droite ? Oh ! Dieu ! mais comment avez-vous donc fait pour vous brûler à la jambe ?

 

– Rien de plus simple : je tenais la cafetière, le manche a glissé dans ma main, l’eau s’en est échappée bouillante, et mon pied en a reçu la valeur d’un verre.

 

– C’est épouvantable !

 

La vieille poussa un soupir.

 

– Oh ! oui, fit-elle, épouvantable. Mais que voulez-vous ! les malheurs vont par troupes.

 

– Vous savez que le roi vous attendait ce matin ?

 

– Vous redoublez mon désespoir, madame.

 

– Sa Majesté n’est point contente, madame, d’avoir manqué à vous voir.

 

– J’ai mon excuse dans ma souffrance, et je compte bien présenter mes très humbles excuses à Sa Majesté.

 

– Je ne dis pas cela pour vous causer le moindre chagrin, dit madame du Barry, qui voyait combien la vieille était gourmée, je voulais seulement vous faire comprendre combien Sa Majesté tenait à cette démarche et en était reconnaissante.

 

– Vous voyez ma position, madame.

 

– Sans doute ; mais voulez-vous que je vous dise une chose ?

 

– Dites ; je serai fort honorée de l’entendre.

 

– C’est que, selon toute probabilité, votre accident vient d’une grande émotion que vous avez ressentie.

 

– Oh ! je ne dis pas non, dit la plaideuse en faisant une révérence du buste seulement ; j’ai été fort émue de l’honneur que vous me fîtes en me recevant si gracieusement chez vous.

 

– Je crois qu’il y a eu encore autre chose.

 

– Autre chose ? Ma foi, non, rien que je sache, madame.

 

– Oh ! si fait, une rencontre ?…

 

– Que j’aurais faite !

 

– Oui, en sortant de chez moi.

 

– Je n’ai rencontré personne, madame. J’étais dans le carrosse de monsieur votre frère.

 

– Avant de monter dans le carrosse.

 

La plaideuse eut l’air de chercher.

 

– Pendant que vous descendiez les degrés du perron.

 

La plaideuse feignit une plus grande attention encore.

 

– Oui, dit madame du Barry avec un sourire mêlé d’impatience, quelqu’un entrait dans la cour comme vous sortiez de la maison.

 

– J’ai du malheur, madame, je ne me souviens pas.

 

– Une femme… Ah ! vous y êtes maintenant.

 

– J’ai la vue si basse, qu’à deux pas de moi que vous êtes, madame, je ne distingue point. Ainsi, jugez.

 

– Allons, elle est forte, se dit tout bas la comtesse. Ne rusons pas, elle me battrait.

 

– Eh bien ! puisque vous n’avez pas vu cette dame, continua-t-elle tout haut, je veux vous dire qui elle est.

 

– Cette dame qui est entrée comme je sortais ?

 

– Précisément. C’était ma belle-sœur, mademoiselle du Barry.

 

– Ah ! très bien, madame, très bien. Mais comme je ne l’ai jamais vue…

 

– Si fait.

 

– Je l’ai vue ?

 

– Oui, et traitée même.

 

– Mademoiselle du Barry ?

 

– Oui, mademoiselle du Barry. Seulement, ce jour-là, elle s’appelait mademoiselle Flageot.

 

– Ah ! s’écria la vieille plaideuse avec une aigreur qu’elle ne put dissimuler ; ah ! cette fausse mademoiselle Flageot, qui m’est venue trouver et qui m’a fait voyager ainsi, c’était madame votre belle-sœur ?

 

– En personne, madame.

 

– Qui m’était envoyée ?

 

– Par moi.

 

– Pour me mystifier ?

 

– Non, pour vous servir en même temps que vous me serviriez.

 

La vieille femme fronça son épais sourcil gris.

 

– Je crois, dit-elle, que cette visite ne me sera pas très profitable.

 

– Auriez-vous été mal reçue par M. de Maupeou, madame ?

 

– Eau bénite de cour.

 

– Il me semble que j’ai eu l’honneur de vous offrir quelque chose de moins insaisissable que de l’eau bénite.

 

– Madame, Dieu dispose quand l’homme propose.

 

– Voyons, madame, parlons sérieusement, dit la comtesse.

 

– Je vous écoute.

 

– Vous vous êtes brûlé le pied ?

 

– Vous le voyez.

 

– Gravement ?

 

– Affreusement.

 

– Ne pouvez-vous, malgré cette blessure, douloureuse sans doute, mais qui ne peut être dangereuse, ne pouvez-vous faire un effort, supporter la voiture jusqu’à Luciennes et vous tenir debout une seconde dans mon cabinet, devant Sa Majesté ?

 

– Impossible, madame ; à la seule idée de me lever, je me sens défaillir.

 

– Mais c’est donc une affreuse blessure que vous vous êtes faite ?

 

– Comme vous dites, affreuse.

 

– Et qui vous panse, qui vous conseille, qui vous soigne ?

 

– J’ai, comme toute femme qui a tenu maison, des recettes excellentes pour les brûlures ; je m’applique un baume composé par moi.

 

– Peut-on, sans indiscrétion, voir ce spécifique ?

 

– Dans cette fiole, sur la table.

 

– Hypocrite ! pensa la comtesse, elle a poussé jusque-là la dissimulation ; elle est décidément très forte ; mais voyons la fin.

 

– Madame, dit tout bas la comtesse, moi aussi, j’ai une huile admirable pour ces sortes d’accidents ; mais l’application dépend beaucoup du genre de brûlure.

 

– Comment cela ?

 

– Il y a la rougeur simple, l’ampoule et l’écorchure. Je ne suis pas médecin ; mais tout le monde s’est brûlé plus ou moins dans sa vie.

 

– Madame, c’est une écorchure, dit la comtesse.

 

– Oh ! mon Dieu ! que vous devez souffrir ! Voulez-vous que je vous applique mon huile ?

 

– De grand cœur, madame. Vous l’avez donc apportée ?

 

– Non ; mais je l’enverrai…

 

– Merci mille fois.

 

– Il convient seulement que je m’assure du degré de gravité.

 

La vieille se récria.

 

– Oh ! non, madame, dit-elle, je ne veux pas vous offrir un pareil spectacle.

 

– Bon ! pensa madame du Barry, la voilà prise.

 

– Ne craignez point cela, madame, dit-elle, je suis familiarisée avec la vue des blessures.

 

– Oh ! madame, je connais trop les bienséances…

 

– Là où il s’agit de secourir notre prochain, oublions les bienséances, madame.

 

Et brusquement elle étendit la main vers la jambe que la comtesse tenait allongée sur un fauteuil.

 

La vieille poussa un effroyable cri d’angoisse, quoique madame du Barry l’eût à peine touchée.

 

– Oh ! bien joué ! murmura la comtesse, qui étudiait chaque crispation sur le visage décomposé de madame de Béarn.

 

– Je me meurs, dit la vieille. Ah ! quelle peur vous m’avez faite, madame !

 

Et, les joues pâles, les yeux mourants, elle se renversa comme si elle allait s’évanouir.

 

– Vous permettez, madame ? continua la favorite.

 

– Faites, madame, dit la vieille d’une voix éteinte.

 

Madame du Barry ne perdit point de temps ; elle détacha la première épingle des linges qui entouraient sa jambe, puis rapidement déroula la bandelette.

 

À sa grande surprise, la vieille la laissa faire.

 

– Elle attend que je sois à la compresse pour jeter les hauts cris ; mais, quand je devrais l’étouffer, je verrai sa jambe, murmura la favorite.

 

Et elle poursuivit.

 

Madame de Béarn gémissait, mais ne s’opposait à rien.

 

La compresse fut détachée, et une véritable plaie s’offrit aux yeux de madame du Barry. Ce n’était pas de l’imitation, et là s’arrêtait la diplomatie de madame de Béarn. Livide et sanguinolente, la brûlure parlait éloquemment. Madame de Béarn pouvait avoir vu et reconnu Chon ; mais alors elle s’élevait à la hauteur de Porcie et de Mucius Scévola.

 

Madame du Barry se tut et admira.

 

La vieille, revenue à elle, jouissait pleinement de sa victoire ; son œil fauve couvait la comtesse agenouillée à ses pieds.

 

Madame du Barry replaça la compresse avec cette délicate sollicitude des femmes, dont la main est si légère aux blessés, rétablit sur le coussin la jambe de la malade, et s’asseyant auprès d’elle :

 

– Allons, madame, lui dit-elle, vous êtes encore plus forte que je ne le croyais, et je vous demande pardon de ne pas avoir, du premier coup, attaqué la question comme il convenait à une femme de votre valeur. Faites vos conditions.

 

Les yeux de la vieille étincelaient, mais ce ne fut qu’un éclair qui s’éteignit aussitôt.

 

– Formulez nettement votre désir, madame, dit-elle, et je verrai en quoi je puis vous être agréable.

 

– Je veux, dit la comtesse, être présentée à Versailles par vous, madame, dût-il m’en coûter une heure des horribles souffrances que vous avez subies ce matin.

 

Madame de Béarn écouta sans sourciller.

 

– Et puis ? dit-elle.

 

– C’est tout, madame ; maintenant, à votre tour.

 

– Je voudrais, dit madame de Béarn, avec une fermeté qui prouva nettement à la comtesse qu’on traitait avec elle de puissance à puissance, je voudrais les deux cent mille livres de mon procès garanties.

 

– Mais, si vous gagnez votre procès, cela fera quatre cent mille livres, ce me semble.

 

– Non, car je regarde comme à moi les deux cent mille livres que me disputent les Saluces. Les deux cent mille autres seront une bonne fortune à ajouter à l’honneur que j’ai eu de faire votre connaissance.

 

– Vous aurez ces deux cent mille livres, madame. Après ?

 

– J’ai un fils que j’aime tendrement, madame. L’épée a toujours été bien portée dans notre maison ; mais, nés pour commander, vous devez comprendre que nous faisons de médiocres soldats. Il me faut une compagnie sur-le-champ pour mon fils, avec un brevet de colonel pour l’année prochaine.

 

– Qui fera les frais du régiment, madame ?

 

– Le roi. Vous comprenez que si je dépense à ce régiment les deux cent mille livres de mon bénéfice, je serai aussi pauvre demain que je le suis aujourd’hui.

 

– De bon compte, cela fait six cent mille livres.

 

– Quatre cent mille, en supposant que le régiment en vaille deux cents, ce qui est l’estimer bien haut.

 

– Soit ; vous serez satisfaite en ceci.

 

– J’ai encore à demander au roi la restitution de ma vigne de Touraine ; ce sont quatre bons arpents que les ingénieurs du roi m’ont pris, il y a onze ans, pour le canal.

 

– On vous l’a payée.

 

– Oui, mais à dire d’expert ; et je l’estimerai, moi, juste le double du prix qu’ils l’ont estimée.

 

– Bien ! on vous la payera une seconde fois. Est-ce tout ?

 

– Pardon. Je ne suis pas en argent, comme vous devez le penser. Je dois à maître Flageot quelque chose comme neuf mille livres.

 

– Neuf mille livres.

 

– Oh ! ceci est l’indispensable. Maître Flageot est d’excellent conseil.

 

– Oui, je le crois, dit la comtesse. Je payerai ces neuf mille livres sur mes propres deniers. J’espère que vous m’avez trouvée accommodante ?

 

– Oh ! vous êtes parfaite, madame ; mais je crois, de mon côté, vous avoir prouvé toute ma bonne volonté.

 

– Si vous saviez combien je regrette que vous vous soyez brûlée, dit madame du Barry en souriant.

 

– Je ne le regrette pas, madame, répondit la plaideuse, puisque, malgré cet accident, mon dévouement, je l’espère, me donnera la force de vous être utile, comme s’il n’était pas arrivé.

 

– Résumons, dit madame du Barry.

 

– Attendez.

 

– Vous avez oublié quelque chose ?

 

– Un détail.

 

– Dites.

 

– Je ne pouvais m’attendre à paraître devant notre grand roi. Hélas ! Versailles et ses splendeurs ont cessé depuis longtemps de m’être familières, de sorte que je n’ai pas de robe.

 

– J’avais prévu le cas, madame ; hier, après votre départ, votre habit de présentation a été commencé, et j’ai eu le soin de le commander chez une autre tailleuse que la mienne pour ne pas l’encombrer. Demain, à midi, il sera achevé.

 

– Je n’ai pas de diamants.

 

– MM. Boëhmer et Bassange vous donneront demain, sur un mot de moi, une parure de deux cent dix mille livres, qu’ils vous reprendront après demain pour deux cent mille livres. Ainsi votre indemnité se trouvera payée.

 

– Très bien, madame : je n’ai plus rien à désirer.

 

– Vous m’en voyez ravie.

 

– Mais le brevet de mon fils ?

 

– Sa Majesté vous le remettra elle-même.

 

– Mais la promesse des frais de levée du régiment ?

 

– Le brevet l’impliquera.

 

– Parfait. Il ne reste plus que la question des vignes.

 

– Vous estimiez ces quatre arpents, madame ?…

 

– Six mille livres l’arpent. C’étaient d’excellentes terres.

 

– Je vais vous souscrire une obligation de douze mille livres qui, avec les douze mille que vous avez déjà reçues, feront juste les vingt-quatre mille.

 

– Voici l’écritoire, madame, dit la comtesse en montrant du doigt l’objet qu’elle nommait.

 

– Je vais avoir l’honneur de vous la passer, dit madame du Barry.

 

– À moi ?

 

– Oui.

 

– Pour quoi faire ?

 

– Pour que vous daigniez écrire à Sa Majesté la petite lettre que je vais avoir l’honneur de vous dicter. Donnant donnant.

 

– C’est juste, dit madame de Béarn.

 

– Veuillez donc écrire, madame.

 

La vieille attira la table près de son fauteuil, apprêta son papier, prit la plume et attendit.

 

Madame du Barry dicta :

 

« Sire, le bonheur que je ressens de voir acceptée par Votre Majesté l’offre que j’ai faite d’être la marraine de ma chère amie, la comtesse du Barry… »

 

La vieille allongea les lèvres et fit cracher sa plume.

 

– Vous avez une mauvaise plume, comtesse, dit la favorite, il faut la changer.

 

– Inutile, madame, elle s’habituera.

 

– Vous croyez ?

 

– Oui.

 

Madame du Barry continua :

 

«…m’enhardit à solliciter Votre Majesté de me regarder d’un œil favorable quand demain je me présenterai à Versailles, comme vous daignez le permettre. J’ose croire, sire, que Votre Majesté peut m’honorer d’un bon accueil, étant alliée d’une maison dont chaque chef a versé son sang pour le service des princes de votre auguste race. »

 

– Maintenant, signez, s’il vous plaît.

 

Et la comtesse signa :

 

« Anastasie-Euphémie-Rodolphe,

Comtesse de Béarn »

 

La vieille écrivait d’une main ferme ; les caractères, grands d’un demi-pouce, se couchaient sur le papier, qu’ils saupoudrèrent d’une quantité aristocratique de fautes d’orthographe.

 

Lorsqu’elle eut signé, la vieille, tout en retenant d’une main la lettre qu’elle venait d’écrire, passa de l’autre main l’encre, le papier et la plume à madame du Barry, laquelle, d’une petite écriture droite et épineuse, souscrivit une obligation de vingt et une mille livres, douze mille pour indemniser de la perte des vignes, neuf mille pour payer les honoraires de maître Flageot.

 

Puis elle écrivit une petite lettre à MM. Boëhmer et Bassange, joailliers de la couronne, les priant de remettre au porteur la parure de diamants et d’émeraudes appelée Louise, parce qu’elle venait de la princesse tante du dauphin, laquelle l’avait vendue pour ses aumônes.

 

Cela fini, marraine et filleule échangèrent leur papier.

 

– Maintenant, dit madame du Barry, donnez-moi une preuve de bonne amitié, chère comtesse.

 

– De tout mon cœur, madame.

 

– Je suis sûre que si vous consentez à vous installer chez moi, Tronchin vous guérira en moins de trois jours. Venez-y donc ; en même temps vous essayerez de mon huile, qui est souveraine.

 

– Montez toujours en carrosse, madame, dit la prudente vieille ; j’ai quelques affaires à terminer ici avant de vous rejoindre.

 

– Vous me refusez ?

 

– Je vous déclare, au contraire, que j’accepte, madame ; mais pas pour le moment présent. Voici une heure qui sonne à l’Abbaye ; donnez-moi jusqu’à trois heures ; à cinq heures précises, je serai à Luciennes.

 

– Permettez-vous qu’à trois heures mon frère vienne vous prendre avec son carrosse ?

 

– Parfaitement.

 

– Maintenant, soignez-vous d’ici là.

 

– Ne craignez rien. Je suis gentilfemme, vous avez ma parole, et, dussé-je en mourir, je vous ferai honneur demain à Versailles.

 

– Au revoir, ma chère marraine !

 

– Au revoir, mon adorable filleule !

 

Et elles se séparèrent ainsi, la vieille toujours couchée, une jambe sur ses coussins, une main sur ses papiers ; madame du Barry, plus légère encore qu’à son arrivée, mais le cœur légèrement serré de n’avoir pas été la plus forte avec une vieille plaideuse, elle qui, à son plaisir, battait le roi de France.

 

En passant devant la grande salle, elle aperçut Jean qui, sans doute pour ne pas donner de soupçons sur sa présence prolongée, venait d’attaquer une seconde bouteille.

 

En apercevant sa belle-sœur, il bondit de sa chaise et courut à elle.

 

– Eh bien ? lui dit-il.

 

– Voici ce qu’a dit le maréchal de Saxe à Sa Majesté en lui montrant le champ de bataille de Fontenoy : « Sire, apprenez par ce spectacle combien une victoire est chère et douloureuse. »

 

– Nous sommes donc vainqueurs ? demanda Jean.

 

– Un autre mot. Mais celui-là nous vient de l’antiquité : « Encore une victoire comme celle-là, et nous sommes ruinés. »

 

– Nous avons la marraine ?

 

– Oui ; seulement, elle nous coûte près d’un million !

 

– Oh ! oh ! fit du Barry avec une effroyable grimace.

 

– Dame ! c’était à prendre ou à laisser !

 

– Mais c’est criant !

 

– C’est comme cela. Et ne vous rebroussez pas trop encore, car il se pourrait, si vous n’étiez pas bien sage, que nous n’eussions rien du tout ou que cela nous coûtât le double.

 

– Tudieu ! quelle femme !

 

– C’est une Romaine.

 

– C’est une Grecque.

 

– N’importe ! Grecque ou Romaine, tenez-vous prêt à la prendre à trois heures, et à me l’amener à Luciennes. Je ne serai tranquille que lorsque je la tiendrai sous clef.

 

– Je ne bouge pas d’ici, dit Jean.

 

– Et moi, je cours tout préparer, dit la comtesse.

 

Et, s’élançant dans son carrosse :

 

– À Luciennes ! cria-t-elle. Après-demain, je dirai : à Marly.

 

– C’est égal, dit Jean en suivant de l’œil le carrosse, nous coûtons joliment cher à la France !… C’est flatteur pour les du Barry.

 

Chapitre XXXVI
La cinquième conspiration du maréchal de Richelieu

Le roi était revenu tenir son Marly comme de coutume.

 

Moins esclave de l’étiquette que Louis XIV, qui cherchait dans les réunions de la cour des occasions d’essayer sa puissance, Louis XV cherchait dans chaque cercle des nouvelles dont il était avide, et surtout cette variété de visages, distraction qu’il mettait au-dessus de toutes les autres, surtout quand ces visages étaient souriants.

 

Le soir même de l’entrevue que nous venons de rapporter, et deux heures après que madame de Béarn, selon sa promesse, tenue fidèlement cette fois, était installée dans le cabinet de madame du Barry, le roi jouait dans le salon bleu.

 

Il avait à sa gauche la duchesse d’Ayen, à sa droite la princesse de Guéménée.

 

Sa Majesté paraissait fort préoccupée ; elle perdit huit cents louis par suite de cette préoccupation ; puis, disposé aux choses sérieuses par cette perte, – Louis XV, en digne descendant de Henri IV, aimait fort à gagner, – le roi se leva à neuf heures pour aller causer dans l’embrasure d’une fenêtre avec M. de Malesherbes, fils de l’ex-chancelier, tandis que M. de Maupeou, causant avec M. de Choiseul dans l’embrasure d’une fenêtre en face, suivait d’un œil inquiet la conversation.

 

Cependant, depuis le départ du roi, un cercle s’était formé près de la cheminée. Mesdames Adélaïde, Sophie et Victoire, à leur retour d’une promenade aux jardins, s’étaient assises à cet endroit avec leurs dames d’honneur et leurs gentilshommes.

 

Et comme autour du roi, – certainement occupé d’affaires, car on connaissait l’austérité de M. de Malesherbes, – comme autour du roi, disons-nous, il y avait un cercle d’officiers de terre et de mer, de grands dignitaires, de seigneurs et de présidents, retenus par une respectueuse attente, la petite cour de la cheminée se suffisait à elle-même, et préludait à une conversation plus animée par quelques escarmouches que l’on pouvait ne regarder que comme affaires d’avant-garde.

 

Les principales femmes composant ce groupe étaient, outre les trois filles du roi, madame de Grammont, madame de Guéménée, madame de Choiseul, madame de Mirepoix et madame de Polastron.

 

Au moment où nous prenons ce groupe, Madame Adélaïde racontait une histoire d’évêque mis en retraite au pénitencier du diocèse. L’histoire, que nous nous abstiendrons de répéter, était passablement scandaleuse, surtout pour une princesse royale ; mais l’époque que nous essayons de décrire n’était pas, comme on le sait, précisément sous l’invocation de la déesse Vesta.

 

– Eh bien ! dit Madame Victoire, cet évêque a pourtant siégé ici, parmi nous, il y a un mois à peine.

 

– On serait exposé à pire rencontre encore chez Sa Majesté, dit madame de Grammont, si ceux-là y venaient qui, n’y étant jamais venus, veulent y venir.

 

Tout le monde sentit, aux premières paroles de la duchesse, et surtout au ton avec lequel ces paroles étaient prononcées, de qui elle voulait parler et sur quel terrain allait manœuvrer la conversation.

 

– Heureusement que vouloir et pouvoir sont deux, n’est-ce pas, duchesse ? dit en se mêlant à la conversation un petit homme de soixante-quatorze ans, qui en paraissait cinquante à peine, tant sa taille était élégante, sa voix fraîche, sa jambe fine, ses yeux vifs, sa peau blanche, et sa main belle.

 

– Ah ! voilà M. de Richelieu qui se jette aux échelles, comme à Mahon, et qui va prendre notre pauvre conversation par escalade, dit la duchesse. Nous sommes toujours un peu grenadier, mon cher duc ?

 

– Un peu ? Ah ! duchesse, vous me faites tort, dites beaucoup.

 

– Eh bien ! ne disais-je pas vrai, duc ?

 

– Quand cela ?

 

– Tout à l’heure.

 

– Et que disiez-vous ?

 

– Que les portes du roi ne se forcent pas…

 

– Comme des rideaux d’alcôve. Je suis de votre avis, duchesse, toujours de votre avis.

 

Le mot amena les éventails sur quelques visages, mais il eut du succès, quoique les détracteurs du temps passé prétendissent que l’esprit du duc avait vieilli.

 

La duchesse de Grammont rougit sous son rouge, car c’était à elle surtout que l’épigramme s’adressait.

 

– Mesdames, continua-t-elle, si M. le duc nous dit de pareilles choses, je ne continuerai pas mon histoire et vous y perdrez beaucoup je vous jure, à moins que vous ne demandiez au maréchal de vous en raconter une autre.

 

– Moi, dit le duc, vous interrompre quand vous allez probablement dire du mal de quelqu’un de mes amis ? Dieu m’en préserve ! j’écoute de toutes les oreilles qui me restent.

 

On resserra le cercle autour de la duchesse.

 

Madame de Grammont lança un regard du côté de la fenêtre pour s’assurer que le roi était toujours là. Le roi y était toujours ; mais, bien que causant avec M. de Malesherbes, il ne perdait pas de vue le groupe, et son regard se croisa avec celui de madame de Grammont.

 

La duchesse se sentit un peu intimidée de l’expression qu’elle avait cru lire dans les yeux du roi ; mais elle était lancée, elle ne voulut pas s’arrêter en chemin.

 

– Vous saurez donc, continua madame de Grammont s’adressant principalement aux trois princesses, qu’une dame – le nom n’y fait rien, n’est-ce pas ? – désira dernièrement nous voir, nous, les élues du Seigneur, trônant dans notre gloire, dont les rayons la font mourir de jalousie.

 

– Nous voir, où ? demanda le duc.

 

– Mais à Versailles, à Marly, à Fontainebleau.

 

– Bien, bien, bien.

 

– La pauvre créature n’avait jamais vu de nos grands cercles que le dîner du roi, où les badauds sont admis derrière les barrières à regarder manger Sa Majesté et ses convives, en défilant, bien entendu, sous la baguette de l’huissier de service.

 

M. de Richelieu prit bruyamment du tabac dans une boîte de porcelaine de Sèvres.

 

– Mais pour nous voir à Versailles, à Marly, à Fontainebleau, il faut être présentée, dit le duc.

 

– Justement, la dame en question sollicita la présentation.

 

– Je parie qu’elle lui fut accordée, dit le duc ; le roi est si bon !

 

– Malheureusement, pour être présentée, il ne suffit pas de la permission du roi, il faut encore quelqu’un qui vous présente.

 

– Oui, dit madame de Guéménée, quelque chose comme une marraine, par exemple.

 

– Mais tout le monde n’a pas une marraine, dit madame de Mirepoix, témoin la belle Bourbonnaise, qui en cherche une et qui n’en trouve pas.

 

Et elle se mit à fredonner :

 

La belle Bourbonnaise

Est fort mal à son aise.

 

– Ah ! maréchale, maréchale, dit le duc de Richelieu, laissez donc tout l’honneur de son récit à madame la duchesse.

 

– Voyons, voyons, duchesse, dit Madame Victoire, voilà que vous nous avez fait venir l’eau à la bouche, et que vous nous laissez là en chemin.

 

– Pas du tout ; je tiens au contraire à raconter mon histoire jusqu’au bout. N’ayant pas de marraine, on en chercha une. « Cherchez, et vous trouverez », dit l’Évangile. On chercha si bien qu’on trouva ; mais quelle marraine, bon Dieu ! Une bonne femme de campagne, toute naïve, toute candide. On la tira de son colombier, on la mijota, on la dorlota, on la para.

 

– C’est à faire frémir, dit madame de Guéménée.

 

– Mais, tout à coup, voilà que, quand la provinciale est bien mijotée, bien dorlotée, bien parée, elle tombe du haut en bas de son escalier…

 

– Eh ?… dit M. de Richelieu.

 

– La jambe se cassa.

Ah ! ah ! ah ! ah !

 

dit la duchesse, ajoutant un vers de circonstance aux deux vers de la maréchale de Mirepoix.

 

– De sorte, dit madame de Guéménée, que de présentation ?…

 

– Pas l’ombre, ma chère.

 

– Ce que c’est que la Providence ! dit le maréchal en levant les deux mains au ciel.

 

– Pardon, dit Madame Victoire ; mais je plains fort la pauvre provinciale, moi.

 

– Au contraire, madame, dit la duchesse, félicitez-la ; de deux maux, elle a choisi le moindre.

 

La duchesse s’arrêta court : elle venait de rencontrer un second regard du roi.

 

– Mais de qui donc venez-vous de parler, duchesse ? reprit le maréchal faisant semblant de chercher quelle était la personne dont il pouvait être question.

 

– Ma foi, l’on ne m’a pas dit le nom.

 

– Quel malheur ! dit le maréchal.

 

– Mais j’ai deviné ; faites comme moi.

 

– Si les dames présentées étaient courageuses et fidèles aux principes d’honneur de la vieille noblesse de France, dit madame de Guéménée avec amertume, elles iraient toutes s’inscrire chez la provinciale qui a eu l’idée sublime de se casser la jambe.

 

– Ah ! ma foi, oui, dit Richelieu, voilà une idée. Mais il faudrait savoir comment s’appelle cette excellente dame qui nous sauve d’un si grand danger ; car nous n’avons plus rien à craindre, n’est-ce pas, chère duchesse ?

 

– Oh ! plus rien, je vous en réponds ; elle est sur son lit, la jambe empaquetée et incapable de faire un seul pas.

 

– Mais, dit madame de Guéménée, si cette femme allait trouver une autre marraine ?… Elle est fort remuante.

 

– Oh ! il n’y a rien à craindre ; cela ne se trouve pas comme cela, les marraines.

 

– Peste ! je le crois bien, dit le maréchal en grignotant une de ces pastilles merveilleuses auxquelles il devait, prétendait-on, son éternelle jeunesse.

 

En ce moment, le roi fit un mouvement pour se rapprocher. Chacun se tut.

 

Alors la voix du roi, si claire et si connue, retentit dans le salon :

 

– Adieu, mesdames. Bonsoir, messieurs.

 

Chacun se leva aussitôt, et il se fit un grand mouvement dans la galerie.

 

Le roi fit quelques pas vers la porte ; puis se retournant au moment de sortir :

 

– À propos, dit-il, il y aura demain présentation à Versailles.

 

Ces paroles tombèrent comme la foudre sur l’assemblée.

 

Le roi promena son regard sur le groupe des femmes qui pâlissaient en s’entre-regardant.

 

Puis il sortit sans rien ajouter.

 

Mais à peine eut-il franchi le seuil du salon avec le nombreux cortège de gentilshommes de son service et de sa suite, que l’explosion se fit parmi les princesses et les personnes demeurées après son départ.

 

– Une présentation ! balbutia la duchesse de Grammont devenue livide. Qu’a donc voulu dire Sa Majesté ?

 

– Eh ! duchesse, fit le maréchal avec un de ces sourires que ne lui pardonnaient pas ses meilleurs amis, est-ce que cette présentation serait la vôtre, par hasard ?

 

Mesdames se mordaient les lèvres avec dépit.

 

– Oh ! impossible ! répondait sourdement madame de Grammont.

 

– Écoutez donc, duchesse, dit le maréchal, on remet si bien les jambes aujourd’hui.

 

M. de Choiseul s’approcha de sa sœur et lui pressa le bras en signe d’avertissement ; mais la comtesse était trop profondément blessée pour rien écouter.

 

– Ce serait une indignité ! s’écria-t-elle.

 

– Oui, une indignité ! répéta madame de Guéménée.

 

M. de Choiseul vit qu’il n’y avait rien à faire, il s’éloigna.

 

– Oh ! Mesdames, s’écria la duchesse s’adressant aux trois filles du roi, nous n’avons plus de ressources qu’en vous. Vous, les premières dames du royaume, souffrirez-vous que nous soyons exposées à trouver dans le seul asile inviolable des dames de qualité, une société dont ne voudraient pas nos filles de chambre ?

 

Mais les princesses, au lieu de répondre, baissèrent tristement la tête.

 

– Mesdames, au nom du ciel ! répéta la duchesse.

 

– Le roi est le maître, dit Madame Adélaïde en soupirant.

 

– C’est assez juste, dit le duc de Richelieu.

 

– Mais alors toute la cour de France est compromise ! s’écria la duchesse. Ah ! messieurs, que vous avez peu de souci pour l’honneur de vos familles !

 

– Mesdames, dit M. de Choiseul en essayant de rire, comme ceci tourne à la conspiration, vous trouverez bon que je me retire, et qu’en me retirant j’emmène M. de Sartine. Venez-vous, duc ? continua M. de Choiseul en s’adressant au maréchal.

 

– Oh ! ma foi, non ! dit le maréchal, j’adore les conspirations, moi ; je reste.

 

M. de Choiseul se déroba, emmenant M. de Sartine.

 

Les quelques hommes qui se trouvaient encore là suivirent leur exemple.

 

Il ne resta autour des princesses que madame de Grammont, madame de Guéménée, madame d’Ayen, madame de Mirepoix, madame de Polastron et huit ou dix des femmes qui avaient embrassé avec le plus d’ardeur la querelle de la présentation.

 

M. de Richelieu était le seul homme.

 

Les dames le regardaient avec inquiétude, comme on eût fait d’un Troyen dans le camp des Grecs.

 

– Je représente ma fille, la comtesse d’Egmont ; allez, dit-il, allez.

 

– Mesdames, dit la duchesse de Grammont, il y a un moyen de protester contre l’infamie que l’on veut nous imposer, et, pour ma part, j’emploierai ce moyen.

 

– Quel est-il ? demandèrent en même temps toutes les femmes.

 

– On nous a dit, reprit madame de Grammont : « Le roi est le maître. »

 

– Et j’ai répondu : « C’est juste », dit le duc.

 

– Le roi est maître chez lui, c’est vrai ; mais chez nous, nous sommes maîtresses. Or, qui peut m’empêcher, ce soir, de dire à mon cocher : « À Chanteloup », au lieu de lui dire : « À Versailles » ?

 

– C’est vrai, dit M. de Richelieu ; mais quand vous aurez protesté, duchesse, qu’en résultera-t-il ?

 

– Il en résultera qu’on réfléchirait bien davantage encore, s’écria madame de Guéménée, si beaucoup vous imitaient, madame.

 

– Et pourquoi n’imiterions-nous pas toutes la duchesse ? dit la maréchale de Mirepoix.

 

– Oh ! Mesdames, dit alors la duchesse en s’adressant de nouveau aux filles du roi ; oh ! le bel exemple à donner à la cour, vous, filles de France !

 

– Le roi nous en voudrait-il ? dit Madame Sophie.

 

– Non, non ! que Vos Altesses en soient certaines ! s’écria la haineuse duchesse. Non ; lui qui a un sens exquis, un tact parfait, il vous en serait reconnaissant, au contraire. Le roi, croyez-moi, ne violente personne.

 

– Au contraire, dit le duc de Richelieu faisant, pour la deuxième ou troisième fois, allusion à une invasion que madame de Grammont avait faite, dit-on, un soir, dans la chambre du roi ; c’est lui qu’on violente, c’est lui qu’on prend de force.

 

Il y eut en ce moment, à ces paroles, dans les rangs des dames, un mouvement pareil à celui qui s’opère dans une compagnie de grenadiers quand une bombe éclate.

 

Enfin, on se remit.

 

– Le roi n’a rien dit, c’est vrai, lorsque nous avons fermé notre porte à la comtesse, dit Madame Victoire enhardie et échauffée par le bouillonnement de l’assemblée ; mais il se pourrait que, dans une occasion si solennelle…

 

– Oui, oui, sans doute, insista madame de Grammont, bien certainement cela pourrait être ainsi, si vous seules, Mesdames, lui faisiez défaut ; mais quand on verra que nous manquons toutes.

 

– Toutes ! s’écrièrent les femmes.

 

– Oui, toutes, répéta le vieux maréchal.

 

– Ainsi vous êtes du complot ? demanda Madame Adélaïde.

 

– Certainement que j’en suis, et c’est pour cela que je demanderai la parole.

 

– Parlez, duc, parlez, dit madame de Grammont.

 

– Procédons méthodiquement, dit le duc ; ce n’est pas le tout que de crier : « Toutes, toutes ! » Telle crie à tue-tête : « Je ferai ceci ! » qui, le moment venu, fera justement le contraire ; or comme je suis du complot, ainsi que je viens d’avoir l’honneur de vous le dire, je ne me soucie pas d’être abandonné, comme je le fus chaque fois que je complotais sous le feu roi, ou sous la Régence.

 

– En vérité, duc, dit ironiquement la duchesse de Grammont, ne dirait-on pas que vous oubliez où vous êtes ? Dans le pays des Amazones, vous vous donnez des airs de chef !

 

– Madame, dit le duc, je vous prie de croire que j’aurais quelque droit à ce rang que vous me disputez ; vous haïssez plus madame du Barry – bon ! voilà que j’ai dit le nom à présent, mais personne ne l’a entendu, n’est-ce pas ? – vous haïssez plus madame du Barry que moi, mais je suis plus compromis que vous.

 

– Vous, compromis, duc ? demanda la maréchale de Mirepoix.

 

– Oui, compromis, et horriblement encore ; il y a huit jours que je n’ai été à Versailles ; c’est au point que, hier, la comtesse a fait passer au pavillon de Hanovre pour demander si j’étais malade, et vous savez ce que Rafté a répondu : que je me portais si bien, que je n’étais pas rentré depuis la veille. Mais j’abandonne mes droits, je n’ai pas d’ambition, je vous laisse le premier rang, et même je vous y porte. Vous avez tout mis en branle, vous êtes le boute-feu, vous révolutionnez les consciences, à vous le bâton de commandement.

 

– Après Mesdames, dit respectueusement la duchesse.

 

– Oh ! laissez-nous le rôle passif, dit Madame Adélaïde. Nous allons voir notre sœur Louise à Saint-Denis ; elle nous retient, nous ne revenons pas, il n’y a rien à dire.

 

– Rien absolument, dit le duc, ou il faudrait avoir l’esprit bien mal fait.

 

– Moi, dit la duchesse, je fais mes foins à Chanteloup.

 

– Bravo ! s’écria le duc ; à la bonne heure, voilà une raison !

 

– Moi, dit la princesse de Guéménée, j’ai un enfant malade, et je prends la robe de chambre pour soigner mon enfant.

 

– Moi, dit madame de Polastron, je me sens tout étourdie ce soir, et serais capable de faire une maladie dangereuse si Tronchin ne me saignait pas demain.

 

– Et moi, dit majestueusement la maréchale de Mirepoix, je ne vais pas à Versailles, parce que je n’y vais pas ; voilà ma raison, le libre arbitre !

 

– Bien, bien, dit Richelieu, tout cela est plein de logique ; mais il faut jurer.

 

– Comment ! il faut jurer ?

 

– Oui, l’on jure toujours dans les conjurations ; depuis la conspiration de Catilina jusqu’à celle de Cellamare, dont j’avais l’honneur de faire partie, on a toujours juré ; elles n’en ont pas mieux tourné, c’est vrai, mais respect à l’habitude. Jurons donc ! c’est très solennel, vous allez voir.

 

Il étendit la main au milieu du groupe de femmes et dit majestueusement :

 

– Je le jure.

 

Toutes les femmes répétèrent le serment, à l’exception de Mesdames, qui s’étaient éclipsées.

 

– Maintenant c’est fini, dit le duc ; quand une fois on a fait serment dans les conjurations, on ne fait plus rien.

 

– Oh ! quelle fureur quand elle se trouvera seule au salon ! s’écria madame de Grammont.

 

– Hum ! le roi nous exilera bien un peu, dit Richelieu.

 

– Eh ! duc, s’écria madame de Guéménée, que deviendra la cour si l’on nous exile ?… N’attend-on pas Sa Majesté Danoise ? que lui montrera-t-on ? N’attend-on pas Son Altesse la dauphine ? à qui la montrera-t-on ?

 

– Et puis on n’exile pas toute une cour ; on choisit.

 

– Je sais bien que l’on choisit, dit Richelieu, et même je suis chanceux, moi, l’on me choisit toujours ; on m’a déjà choisi quatre fois ; car, de bon compte, j’en suis à ma cinquième conspiration, mesdames.

 

– Bon ! ne croyez pas cela, duc, dit madame de Grammont ; c’est moi que l’on sacrifiera.

 

– Ou M. de Choiseul, ajouta le maréchal ; prenez garde, duchesse !

 

– M. de Choiseul est comme moi : il subira une disgrâce, mais ne souffrira pas un affront.

 

– Ce ne sera ni vous, duc, ni vous, duchesse, ni M. de Choiseul, qu’on exilera, dit la maréchale de Mirepoix ; ce sera moi. Le roi ne pourra me pardonner d’être moins obligeante pour la comtesse que je ne l’étais pour la marquise.

 

– C’est vrai, dit le duc, vous qu’on a toujours appelée la favorite de la favorite. Pauvre maréchale ! on nous exilera ensemble !

 

– On nous exilera toutes, dit madame de Guéménée en se levant ; car j’espère bien que nulle de nous ne reviendra sur la détermination prise.

 

– Et sur la promesse jurée, dit le duc.

 

– Oh ! et puis, dit madame de Grammont, à tout hasard, je me mettrai en mesure, moi !

 

– Vous ? dit le duc.

 

– Oui. Pour être demain à Versailles à dix heures, il lui faut trois choses.

 

– Lesquelles ?

 

– Un coiffeur, une robe, un carrosse.

 

– Sans doute.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! elle ne sera pas à Versailles à dix heures ; le roi s’impatientera ; le roi congédiera, et la présentation sera remise aux calendes grecques, vu l’arrivée de madame la dauphine.

 

Un hourra d’applaudissements et de bravos accueillit ce nouvel épisode de la conjuration ; mais tout en applaudissant plus haut que les autres, M. de Richelieu et madame de Mirepoix échangèrent un coup d’œil.

 

Les deux vieux courtisans s’étaient rencontrés dans l’intelligence d’une même pensée.

 

À onze heures, tous les conjurés s’envolaient sur la route de Versailles et de Saint-Germain, éclairés par une admirable lune.

 

Seulement, M. de Richelieu avait pris le cheval de son piqueur, et tandis que son carrosse, stores fermés, courait ostensiblement sur la route de Versailles, il gagnait Paris à fond de train par une route de traverse.

 

Chapitre XXXVII
Ni coiffeur, ni robe, ni carrosse

Il eût été de mauvais goût que madame du Barry partît de son appartement de Versailles pour se rendre à la grande salle des présentations.

 

D’ailleurs, Versailles était bien pauvre de ressources dans un jour aussi solennel.

 

Enfin, mieux que tout cela, ce n’était point l’habitude. Les élus arrivaient avec un fracas d’ambassadeur, soit de leur hôtel de Versailles, soit de leur maison de Paris.

 

Madame du Barry choisit ce dernier point de départ.

 

Dès onze heures du matin, elle était arrivée rue de Valois avec madame de Béarn, qu’elle tenait sous ses verrous quand elle ne la tenait point sous son sourire, et dont on rafraîchissait à chaque instant la blessure avec tout ce que fournissaient de secrets la médecine et la chimie.

 

Depuis la veille, Jean du Barry, Chon et Dorée étaient à l’œuvre, et qui ne les avait pas vus à cette œuvre se fût fait difficilement une idée de l’influence de l’or et de la puissance du génie humain.

 

L’une s’assurait du coiffeur, l’autre harcelait les couturières. Jean, qui avait le département des carrosses, se chargeait en outre de surveiller couturières et coiffeurs. La comtesse, occupée de fleurs, de diamants, de dentelles, nageait dans les écrins, et recevait d’heure en heure des courriers de Versailles qui lui disaient que l’ordre avait été donné d’éclairer le salon de la reine, et que rien n’était changé.

 

Vers quatre heures, Jean du Barry rentra pâle, agité, mais joyeux.

 

– Eh bien ? demanda la comtesse.

 

– Eh bien ! tout sera prêt.

 

– Le coiffeur ?

 

– J’ai trouvé Dorée chez lui. Nous sommes convenus de nos faits. Je lui ai glissé dans la main un bon de cinquante louis. Il dînera ici à six heures précises, nous pouvons donc être tranquilles de ce côté-là.

 

– La robe ?

 

– La robe sera merveilleuse. J’ai trouvé Chon qui la surveillait ; vingt-six ouvrières y cousent les perles, les rubans et les garnitures. On aura ainsi fait lé par lé ce travail prodigieux, qui eût coûté huit jours à d’autres que nous.

 

– Comment, lé par lé ? fit la comtesse.

 

– Oui, petite sœur. Il y a treize lés d’étoffe. Deux ouvrières pour chaque lé : l’une prend à gauche, l’autre prend à droite chaque lé qu’elles ornent d’applications et de pierreries, de sorte qu’on n’assemblera qu’au dernier moment. C’est l’affaire de deux heures encore. À six heures du soir, nous aurons la robe.

 

– Vous en êtes sur, Jean ?

 

– J’ai fait hier le calcul des points avec mon ingénieur. Il y a dix mille points par lé ; cinq mille par chaque ouvrière. Dans cette épaisse étoffe, une femme ne peut pas coudre plus d’un point en cinq secondes ; c’est douze par minute, sept cent vingt par heure, sept mille deux cents en dix heures. Je laisse les deux mille deux cents pour les repos indispensables et les fausses piqûres, et nous avons encore quatre heures de bon.

 

– Et le carrosse ?

 

– Oh ! quant au carrosse, vous savez que j’en ai répondu ; le vernis sèche dans un grand magasin chauffé exprès à cinquante degrés. C’est un charmant vis-à-vis, près duquel, je vous en réponds, les carrosses envoyés au-devant de la dauphine sont bien peu de chose. Outre les armoiries qui forment le fond des quatre panneaux, avec le cri de guerre des du Barry : Boutés en avant ! sur les deux panneaux de côté j’ai fait peindre, d’une part, deux colombes qui se caressent, et de l’autre, un cœur percé d’une flèche. Le tout enrichi d’arcs, de carquois et de flambeaux. Il y a queue chez Francian pour le voir ; à huit heures précises, il sera ici.

 

En ce moment Chon et Dorée rentrèrent. Elles venaient confirmer tout ce qu’avait dit Jean.

 

– Merci, mes braves lieutenants, dit la comtesse.

 

– Petite sœur, fit Jean, vous avez les yeux battus ; dormez une heure, cela vous remettra.

 

– Dormir ? Ah bien, oui ! Je dormirai cette nuit, et beaucoup n’en pourront pas dire autant.

 

Pendant que ces préparatifs se faisaient chez la comtesse, le bruit de la présentation courait par la ville. Tout désœuvré qu’il est et tout indifférent qu’il paraît, le peuple parisien est le plus nouvelliste de tous les peuples. Nul n’a mieux connu les personnages de la cour et leurs intrigues que le badaud du dix-huitième siècle, celui-là même qui n’était admis à aucune fête d’intérieur, qui ne voyait que les panneaux hiéroglyphiques des carrosses et les mystérieuses livrées des laquais coureurs de nuit. Il n’était point rare alors que tel ou tel seigneur de la cour fût connu de tout Paris ; c’était simple : au spectacle, aux promenades, la cour jouait le principal rôle. Et M. de Richelieu, sur son tabouret de la scène italienne, madame du Barry, dans son carrosse éclatant comme celui d’une reine, posaient autant devant le public qu’un comédien aimé ou qu’une actrice favorite de nos jours.

 

On s’intéresse bien plus aux visages que l’on connaît. Tout Paris connaissait madame du Barry, ardente à se montrer au théâtre, à la promenade, dans les magasins, comme les femmes riches, jeunes et belles. Puis il la connaissait encore par ses portraits, par ses caricatures, par Zamore. L’histoire de la présentation occupait donc Paris presque autant qu’elle occupait la cour. Ce jour-là, il y eut encore rassemblement à la place du Palais-Royal, mais nous en demandons bien pardon à la philosophie, ce n’était point pour voir M. Rousseau jouant aux échecs au café de la Régence, c’était pour voir la favorite dans son beau carrosse et dans sa belle robe, dont il avait été tant parlé. Le mot de Jean du Barry : « Nous coûtons cher à la France », était profond, et il était tout simple que la France, représentée par Paris, voulût jouir du spectacle qu’elle payait si cher.

 

Madame du Barry connaissait parfaitement son peuple ; car le peuple français fut bien plus son peuple qu’il n’avait été celui de Marie Leckzinska. Elle savait qu’il aimait à être ébloui ; et comme elle était d’un bon caractère, elle travaillait à ce que le spectacle fût en proportion de la dépense, Au lieu de se coucher, comme le lui avait conseillé son beau-frère, elle prit de cinq à six heures un bain de lait ; puis enfin, à six heures, elle se livra à ses femmes de chambre, en attendant l’arrivée du coiffeur.

 

Il n’y a pas d’érudition à faire à propos d’une époque si bien connue de nos jours, qu’on pourrait presque la dire contemporaine, et que la plupart de nos lecteurs savent aussi bien que nous, Mais il ne sera pas déplacé d’expliquer, en ce moment surtout, ce qu’une coiffure de madame du Barry devait coûter de soins, de temps et d’art.

 

Qu’on se figure un édifice complet. Le prélude de ces châteaux que la cour du jeune roi Louis XVI se bâtissait tout crénelés sur la tête, comme si tout, à cette époque, eût dû être un présage, comme si la mode frivole, écho des passions sociales qui creusaient la terre sous les pas de tout ce qui était ou de tout ce qui paraissait grand, avait décrété que les femmes de l’aristocratie avaient trop peu de temps à jouir de leurs titres pour ne pas les afficher sur leur front ; comme si, prédiction plus sinistre encore, mais non moins juste, elle leur eût annoncé qu’ayant peu de temps à garder leurs têtes, elles devaient les orner jusqu’à l’exagération et les élever le plus possible au dessus des têtes vulgaires.

 

Pour natter ces beaux cheveux, les relever autour d’un coussin de soie, les enrouler sur des moules de baleine, les diaprer de pierreries, de perles, de fleurs, les saupoudrer de cette neige qui donnait aux yeux le brillant, au teint la fraîcheur ; pour rendre harmonieux, enfin, ces tons de chair, de nacre, de rubis, d’opale, de diamants, de fleurs omnicolores et multiformes, il fallait être non seulement un grand artiste, mais encore un homme patient.

 

Aussi, seuls de tous les corps de métiers, les perruquiers portaient l’épée comme les statuaires.

 

Voilà ce qui explique les cinquante louis donnés par Jean du Barry au coiffeur de la cour, et la crainte que le grand Lubin, – le coiffeur de la cour à cette époque se nommait Lubin, – et la crainte, disons-nous, que le grand Lubin ne fût moins exact ou moins adroit qu’on ne l’espérait.

 

Ces craintes ne furent bientôt que trop justifiées : six heures sonnèrent, le coiffeur ne parut point ; puis six heures et demie, puis sept heures moins un quart. Une seule chose rendait un peu d’espérance à tous ces cœurs haletants, c’est qu’un homme de la valeur de M. Lubin devait naturellement se faire attendre.

 

Mais sept heures sonnèrent ; le vicomte craignit que le dîner préparé pour le coiffeur ne refroidît, et que cet artiste ne fût pas satisfait. Il envoya donc chez lui un grison pour le prévenir que le potage était servi.

 

Le laquais revint un quart d’heure après.

 

Ceux qui ont attendu en pareille circonstance savent seuls ce qu’il y a de secondes dans un quart d’heure.

 

Le laquais avait parlé à madame Lubin elle-même, laquelle avait assuré que M. Lubin venait de sortir, et que s’il n’était déjà rendu à l’hôtel, on pouvait être assuré du moins qu’il était en route.

 

– Bon, dit du Barry, il aura trouvé quelque embarras de voitures. Attendons.

 

– D’ailleurs, il n’y a rien de compromis encore, dit la comtesse, je puis être coiffée à demi habillée ; la présentation n’a lieu qu’à dix heures précises Nous avons encore trois heures devant nous et il ne nous en faut qu’une pour aller à Versailles. En attendant, Chon, montre-moi ma robe, cela me distraira. Eh bien ! où est donc Chon ? Chon ! ma robe, ma robe !

 

– La robe de madame n’est pas encore arrivée, dit Dorée, et la sœur de madame la comtesse est partie, il y a dix minutes, pour l’aller quérir elle même.

 

– Ah ! dit du Barry, j’entends un bruit de roues, c’est sans doute notre carrosse qu’on amène.

 

Le vicomte se trompait : c’était Chon qui rentrait dans son carrosse, attelé de deux chevaux ruisselants de sueur.

 

– Ma robe ! cria la comtesse, alors que Chon était encore dans le vestibule ; ma robe !

 

– Est-ce qu’elle n’est pas arrivée ? demanda Chon tout effarée.

 

– Non.

 

– Ah bien, elle ne peut tarder, continua-t-elle en se rassurant, car la faiseuse, quand je suis montée chez elle, venait de partir en fiacre avec deux de ses ouvrières pour apporter et essayer la robe.

 

– En effet, dit Jean, elle demeure rue du Bac, et le fiacre a dû marcher moins vite que nos chevaux.

 

– Oui, oui, assurément, dit Chon, qui ne pouvait cependant se défendre d’une certaine inquiétude.

 

– Vicomte, dit madame du Barry, si vous envoyiez toujours chercher le carrosse ? que nous n’attendions pas de ce côté-là, au moins.

 

– Vous avez raison, Jeanne.

 

Et du Barry ouvrit la porte.

 

– Qu’on aille chercher le carrosse chez Francian, dit-il, et cela avec les chevaux neufs, afin qu’ils se trouvent tout attelés.

 

Le cocher et les chevaux partirent.

 

Comme le bruit de leurs pas commençait à se perdre dans la direction de la rue Saint-Honoré, Zamore entra avec une lettre.

 

– Lettre pour maîtresse Barry, dit-il.

 

– Qui l’a apportée ?

 

– Un homme.

 

– Comment, un homme ! Quel homme ?

 

– Un homme à cheval.

 

– Et pourquoi te l’a-t-il remise, à toi ?

 

– Parce que Zamore était à la porte.

 

– Mais lisez, comtesse, lisez, plutôt que de questionner, s’écria Jean.

 

– Vous avez raison, vicomte.

 

– Pourvu que cette lettre ne contienne rien de fâcheux, murmura le vicomte.

 

– Eh ! non, dit la comtesse, quelque placet pour Sa Majesté.

 

– Le billet n’est pas plié en forme de placet.

 

– En vérité, vicomte, vous ne mourrez que de peur, dit la comtesse en souriant.

 

Et elle brisa le cachet.

 

Aux premières lignes, elle poussa un horrible cri, et tomba sur son fauteuil à demi expirante.

 

– Ni coiffeur, ni robe, ni carrosse ! dit-elle.

 

Chon s’élança vers la comtesse, Jean se précipita sur la lettre.

 

Elle était d’une écriture droite et menue : c’était évidemment une écriture de femme.

 

« Madame, disait la lettre, méfiez-vous : ce soir, vous n’aurez ni coiffeur, ni robe, ni carrosse.

 

« J’espère que cet avis vous parviendra en temps utile.

 

« Pour ne point forcer votre reconnaissance, je ne me nomme point. Devinez-moi si vous voulez connaître une sincère amie. »

 

– Ah ! voilà le dernier coup ! s’écria du Barry au désespoir. Sang bleu ! il faut que je tue quelqu’un. Pas de coiffeur ! Par la mort ! j’éventrerai ce bélître de Lubin. Mais c’est qu’en effet voilà sept heures et demie qui sonnent, et il n’arrive pas. Ah ! damnation ! malédiction !

 

Et du Barry, qui n’était pas présenté ce soir-là, s’en prit à ses cheveux, qu’il fourragea indignement.

 

– C’est la robe ! mon Dieu ! c’est la robe ! s’écria Chon. Un coiffeur, on en trouverait encore.

 

– Oh ! je vous en défie ! Quels coiffeurs trouverez-vous ? Des massacres ! Ah ! tonnerre ! ah ! carnage ! ah ! mille légions du diable !

 

La comtesse ne disait rien, mais elle poussait des soupirs qui eussent attendri les Choiseul eux-mêmes, s’ils eussent pu les entendre.

 

– Voyons, voyons, un peu de calme, dit Chon. Cherchons un coiffeur, retournons chez la faiseuse, pour savoir ce qu’est devenue la robe.

 

– Pas de coiffeur ! murmurait la comtesse mourante, pas de robe ! pas de carrosse !

 

– C’est vrai, pas de carrosse ! s’écria Jean ; il ne vient pas non plus, le carrosse, et cependant, il devrait être ici. Oh ! c’est un complot, comtesse. Est-ce que Sartine n’en fera pas arrêter les auteurs ? est-ce que Maupeou ne les fera pas pendre ? est-ce qu’on ne brûlera pas les complices en Grève ? Je veux faire rouer le coiffeur, tenailler la couturière, écorcher le carrossier.

 

Pendant ce temps, la comtesse était revenue à elle, mais c’était pour mieux sentir l’horreur de sa position.

 

– Oh ! pour cette fois, je suis perdue, murmurait-elle ; les gens qui ont gagné Lubin sont assez riches pour avoir éloigné tous les bons coiffeurs de Paris. Il ne se trouvera plus que des ânes qui me hacheront les cheveux… Et ma robe ! pauvre robe !… Et mon carrosse tout neuf qui devait les faire toutes crever de jalousie !…

 

Du Barry ne répondait rien, il roulait des yeux terribles et s’allait heurter à tous les angles de la chambre, et à chaque fois qu’il rencontrait un meuble, il le brisait en morceaux, puis, si les morceaux lui paraissaient encore trop gros, il les brisait en plus petits.

 

Au milieu de cette scène de désolation, qui du boudoir s’était répandue dans les antichambres et des antichambres dans la cour, tandis que les laquais, ahuris par vingt ordres différents et contradictoires, allaient, venaient, couraient, se heurtaient, un jeune homme en habit vert-pomme et veste de satin, en culotte lilas et en bas de soie blancs, descendait d’un cabriolet, franchissait le seuil abandonné de la porte de la rue, traversait la cour, bondissant de pavé en pavé sur les orteils, montait l’escalier et venait frapper à la porte du cabinet de toilette.

 

Jean était en train de trépigner sur un cabaret de porcelaine de Sèvres que la basque de son habit avait accroché, tandis qu’il évitait la chute d’une grosse potiche japonaise qu’il avait apostrophée d’un coup de poing.

 

On entendit doucement, discrètement, modestement frapper trois coups à la porte.

 

Il se fit un grand silence. Chacun était dans une telle attente, que personne n’osait demander qui était là.

 

– Pardon, dit une voix inconnue, mais je désirerais parler à madame la comtesse du Barry.

 

– Mais, monsieur, on n’entre point comme cela, cria le suisse, qui avait couru après l’étranger pour l’empêcher de pénétrer plus avant.

 

– Un instant, un instant, dit du Barry, il ne peut pas nous arriver pis que ce qui nous arrive. Que lui voulez-vous, à la comtesse ?

 

Et Jean ouvrit la porte d’une main qui eût enfoncé les portes de Gaza.

 

L’étranger esquiva le choc par un bond en arrière, et, retombant à la troisième position :

 

– Monsieur, dit-il, je voulais offrir mes services à madame la comtesse du Barry, qui est, je crois, de cérémonie.

 

– Et quels services, monsieur ?

 

– Ceux de ma profession.

 

– Quelle est votre profession ?

 

– Je suis coiffeur.

 

Et l’étranger fit une seconde révérence.

 

– Ah ! s’écria Jean en sautant au cou du jeune homme. Ah ! vous êtes coiffeur. Entrez, mon ami, entrez !

 

– Venez, mon cher monsieur, venez, dit Chon saisissant à bras-le-corps le jeune homme éperdu.

 

– Un coiffeur ! s’écria madame du Barry en levant les mains au ciel. Un coiffeur ! Mais c’est un ange. Êtes-vous envoyé par Lubin, monsieur ?

 

– Je ne suis envoyé par personne. J’ai lu dans une gazette que madame la comtesse était présentée ce soir, et je me suis dit : « Tiens, si par hasard madame la comtesse n’avait pas de coiffeur, ce n’est pas probable, mais c’est possible », et je suis venu.

 

– Comment vous nommez-vous ? dit la comtesse un peu refroidie.

 

– Léonard, madame.

 

– Léonard ! vous n’êtes pas connu.

 

– Pas encore. Mais si madame accepte mes services, je le serai demain.

 

– Hum ! hum ! fit Jean, c’est qu’il y a coiffer et coiffer.

 

– Si madame se défie trop de moi, dit-il, je me retirerai.

 

– C’est que nous n’avons pas le temps d’essayer, dit Chon.

 

– Et pourquoi essayer ? s’écria le jeune homme dans un moment d’enthousiasme et après avoir fait le tour de madame du Barry. Je sais bien qu’il faut que madame attire tous les yeux par sa coiffure. Aussi, depuis que je contemple madame, ai-je inventé un tour qui fera, j’en suis certain, le plus merveilleux effet.

 

Et le jeune homme fit de la main un geste plein de confiance en lui-même, qui commença à ébranler la comtesse et à faire rentrer l’espoir dans le cœur de Chon et de Jean.

 

– Ah ! vraiment ! dit la comtesse émerveillée de l’aisance du jeune homme, qui prenait des poses de hanches comme aurait pu le faire le grand Lubin lui-même.

 

– Mais, avant tout, il faudrait que je visse la robe de madame pour harmonier les ornements.

 

– Oh ! ma robe ! s’écria madame du Barry, rappelée à la terrible réalité, ma pauvre robe !

 

Jean se frappa le front.

 

– Ah ! c’est vrai ! dit-il. Monsieur, imaginez-vous un guet-apens odieux !… On l’a volée ! robe, couturière, tout !… Chon ! ma bonne Chon !

 

Et du Barry, las de s’arracher les cheveux, se mit à sangloter.

 

– Si tu retournais chez elle, Chon ? dit la comtesse.

 

– À quoi bon, dit Chon, puisqu’elle était partie pour venir ici ?

 

– Hélas ! murmura la comtesse en se renversant sur son fauteuil, hélas ! À quoi me sert un coiffeur, si je n’ai pas de robe ?

 

En ce moment, la cloche de la porte retentit. Le suisse, de peur qu’on ne s’introduisît encore, comme on venait de le faire, avait fermé tous les battants, et derrière tous les battants, poussé tous les verrous.

 

– On sonne, dit madame du Barry.

 

Chon s’élança aux fenêtres.

 

– Un carton ! s’écria-t-elle.

 

– Un carton ! répéta la comtesse. Entre-t-il ?

 

– Oui… Non… Si… On le remet au suisse.

 

– Courez, Jean, courez, au nom du ciel.

 

Jean se précipita par les montées, devança tous les laquais, arracha le carton des mains du suisse.

 

Chon le regardait à travers les vitres.

 

Il ouvrit le couvercle du carton, plongea la main dans ses profondeurs et poussa un hurlement de joie.

 

Il renfermait une admirable robe de satin de Chine avec des fleurs découpées et toute une garniture de dentelles d’un prix immense.

 

– Une robe ! une robe ! cria Chon en battant des mains.

 

– Une robe ! répéta madame du Barry, près de succomber à la joie, comme elle avait failli succomber à la douleur.

 

– Qui t’a remis cela, maroufle ? demanda Jean au suisse.

 

– Une femme, monsieur.

 

– Mais quelle femme ?

 

– Je ne la connais pas.

 

– Où est-elle ?

 

– Monsieur, elle a passé ce carton en travers de ma porte, m’a crié : « Pour madame la comtesse ! » est remontée dans le cabriolet qui l’avait amenée, et est repartie de toute la vitesse du cheval.

 

– Allons ! dit Jean, voilà une robe, c’est le principal !

 

– Mais montez donc, Jean ! cria Chon ; ma sœur pâme d’impatience.

 

– Tenez, dit Jean, regardez, voyez, admirez, voilà ce que le ciel nous envoie.

 

– Mais elle ne m’ira point, elle ne pourra m’aller, elle n’a pas été faite pour moi. Mon Dieu ! mon Dieu ! quel malheur ! car enfin elle est jolie.

 

Chon prit rapidement une mesure.

 

– Même longueur, dit-elle, même largeur de taille.

 

– L’admirable étoffe ! dit du Barry.

 

– C’est fabuleux ! dit Chon.

 

– C’est effrayant ! dit la comtesse.

 

– Mais au contraire, dit Jean, cela prouve que, si vous avez de grands ennemis, vous avez en même temps des amis bien dévoués.

 

– Ce ne peut être un ami, dit Chon, car comment eût-il été prévenu de ce qui se tramait contre nous ? Il faut que ce soit quelque sylphe, quelque lutin.

 

– Que ce soit le diable, s’écria madame du Barry peu m’importe, pourvu qu’il m’aide à combattre les Grammont ! il ne sera jamais aussi diable que ces gens-là !

 

– Et maintenant, dit Jean, j’y pense…

 

– Que pensez-vous ?

 

– Que vous pouvez livrer en toute confiance votre tête à monsieur.

 

– Qui vous donne cette assurance ?

 

– Pardieu ! il a été prévenu par le même ami qui nous a envoyé la robe.

 

– Moi ? fit Léonard avec une surprise naïve.

 

– Allons ! allons ! dit Jean, comédie que cette histoire de gazette, n’est-ce pas, mon cher monsieur ?

 

– C’est la vérité pure, monsieur le vicomte.

 

– Allons, avouez, dit la comtesse.

 

– Madame, voici la feuille dans ma poche ; je l’ai conservée pour faire des papillotes.

 

Le jeune homme tira en effet de la poche de sa veste une gazette dans laquelle était annoncée la présentation.

 

– Allons, allons, à l’œuvre, dit Chon ; voilà huit heures qui sonnent.

 

– Oh ! nous avons tout le temps, dit le coiffeur ; il faut une heure à madame pour aller.

 

– Oui, si nous avions une voiture, dit la comtesse.

 

– Oh ! mordieu ! c’est vrai, dit Jean, et cette canaille de Francian qui n’arrive pas !

 

– N’avons-nous pas été prévenus, dit la comtesse ; ni coiffeur, ni robe, ni carrosse !

 

– Oh ! dit Chon épouvantée, nous manquerait-il aussi de parole ?

 

– Non, dit Jean, non, le voilà.

 

– Et le carrosse ? le carrosse ? dit la comtesse.

 

– Il sera resté à la porte, dit Jean. Le suisse va ouvrir, il va ouvrir. Mais qu’a donc le carrossier ?

 

En effet, presque au même instant, maître Francian s’élança tout effaré dans le salon.

 

– Ah ! monsieur le vicomte, s’écria-t-il, le carrosse de madame était en route pour l’hôtel, quand, au détour de la rue Traversière, il a été arrêté par quatre hommes qui ont terrassé mon premier garçon qui vous l’amenait, et qui, mettant les chevaux au galop, ont disparu par la rue Saint-Nicaise.

 

– Quand je vous le disais, fit du Barry radieux, sans se lever du fauteuil où il était assis en voyant entrer le carrossier, quand je vous le disais !…

 

– Mais c’est un attentat, cela ! cria Chon. Mais remuez-vous donc, mon frère !

 

– Me remuer, moi ! et pourquoi faire ?

 

– Mais pour nous trouver une voiture ; il n’y a ici que des chevaux éreintés et des carrosses sales. Jeanne ne peut pas aller à Versailles dans de pareilles brouettes.

 

– Bah ! dit du Barry, celui qui met un frein à la fureur des flots, qui donne la pâture aux oisillons, qui envoie un coiffeur comme monsieur, une robe comme celle-là, ne nous laissera pas en chemin faute d’un carrosse.

 

– Eh ! tenez, dit Chon, en voilà un qui roule.

 

– Et qui s’arrête même, reprit du Barry.

 

– Oui, mais il n’entre pas, dit la comtesse.

 

– Il n’entre pas, c’est cela ! dit Jean.

 

Puis, sautant à la fenêtre, qu’il ouvrit :

 

– Courez, mordieu ! cria-t-il, courez, ou vous arriverez trop tard. Alerte ! alerte ! que nous connaissions au moins notre bienfaiteur.

 

Les valets, les piqueurs, les grisons, se précipitèrent, mais il était déjà trop tard. Un carrosse doublé de satin blanc, et attelé de deux magnifiques chevaux bais, était devant la porte.

 

Mais de cocher, mais de laquais, pas de traces ; un simple commissionnaire maintenait les chevaux par le mors.

 

Le commissionnaire avait reçu six livres de celui qui les avait amenés et qui s’était enfui du côté de la cour des Fontaines.

 

On interrogea les panneaux ; mais une main rapide avait remplacé les armoiries par une rose.

 

Toute cette contrepartie de la mésaventure n’avait pas duré une heure.

 

Jean fit entrer le carrosse dans la cour, ferma la porte sur lui et prit la clef de la porte. Puis il remonta dans le cabinet de toilette où le coiffeur s’apprêtait à donner à la comtesse les premières preuves de sa science.

 

– Monsieur ! s’écria-t-il en saisissant le bras de Léonard, si vous ne nous nommez pas notre génie protecteur, si vous ne le signalez pas à notre reconnaissance éternelle, je jure…

 

– Prenez garde, monsieur le vicomte, interrompit flegmatiquement le jeune homme, vous me faites l’honneur de me serrer le bras si fort, que j’aurai la main tout engourdie quand il s’agira de coiffer madame la comtesse ; or, nous sommes pressés, voici huit heures et demie qui sonnent.

 

– Lâchez ! Jean, lâchez ! cria la comtesse.

 

Jean retomba dans un fauteuil.

 

– Miracle ! dit Chon, miracle ! la robe est d’une mesure parfaite… un pouce de trop long par devant, voilà tout ; mais dans dix minutes le défaut sera corrigé.

 

– Et le carrosse, comment est-il ?… présentable ? demanda la comtesse.

 

– Du plus grand goût… Je suis monté dedans, répondit Jean ; il est garni de satin blanc, et parfumé d’essence de rose.

 

– Alors tout va bien ! cria madame du Barry en frappant ses petites mains l’une contre l’autre. Allez, monsieur Léonard, si vous réussissez, votre fortune est faite.

 

Léonard ne se le fit pas dire à deux fois ; il s’empara de la tête de madame du Barry, et, au premier coup de peigne, il révéla un talent supérieur.

 

Rapidité, goût, précision, merveilleuse entente des rapports du moral avec le physique, il déploya tout dans l’accomplissement de cette importante fonction.

 

Au bout de trois quarts d’heure madame du Barry sortit de ses mains, plus séduisante que la déesse Aphrodite ; car elle était beaucoup moins nue, et n’était pas moins belle.

 

Lorsqu’il eut donné le dernier tour à cet édifice splendide, lorsqu’il en eut éprouvé la solidité, lorsqu’il eut demandé de l’eau pour ses mains et humblement remercié Chon, qui, dans sa joie, le servait comme un monarque, il voulut se retirer.

 

– Ah ! monsieur, dit du Barry, vous saurez que je suis aussi entêté dans mes amours que dans mes haines. J’espère donc maintenant que vous voudrez bien me dire qui vous êtes.

 

– Vous le savez déjà, monsieur ; je suis un jeune homme qui débute et je m’appelle Léonard.

 

– Qui débute ? Sang bleu ! vous êtes passé maître, monsieur.

 

– Vous serez mon coiffeur, monsieur Léonard, dit la comtesse en se mirant dans une petite glace à main, et je vous payerai chaque coiffure de cérémonie cinquante louis. Chon, compte cent louis à monsieur pour la première, il y en aura cinquante de denier à Dieu.

 

– Je vous le disais bien, madame, que vous feriez ma réputation.

 

– Mais vous ne coifferez que moi…

 

– Alors gardez vos cent louis, madame, dit Léonard ; je veux ma liberté, c’est à elle que je dois d’avoir eu l’honneur de vous coiffer aujourd’hui. La liberté est le premier des biens de l’homme.

 

– Un coiffeur philosophe ! s’écria du Barry en levant les deux mains au ciel ; où allons-nous, Seigneur mon Dieu ! où allons-nous ? Eh bien ! mon cher monsieur Léonard, je ne veux pas me brouiller avec vous, prenez vos cent louis, et gardez votre secret et votre liberté… En voiture, comtesse, en voiture !

 

Ces mots s’adressaient à madame de Béarn, qui entrait raide et parée comme une châsse, et qu’on venait de tirer de son cabinet juste au moment de s’en servir.

 

– Allons, allons, dit Jean, qu’on prenne madame à quatre et qu’on la porte doucement au bas des degrés. Si elle pousse un seul soupir, je vous fais étriller.

 

Pendant que Jean surveillait cette délicate et importante manœuvre, dans laquelle Chon le secondait en qualité de lieutenant, madame du Barry cherchait des yeux Léonard.

 

Léonard avait disparu.

 

– Mais par où donc est-il passé ? murmura madame du Barry, encore mal revenue de tous les étonnements successifs qu’elle venait d’éprouver.

 

– Par où il est passé ? Mais par le parquet ou par le plafond ; c’est par là que passent les génies. Maintenant, comtesse, prenez bien garde que votre coiffure ne devienne un pâté de grives, que votre robe ne se change en toile d’araignée, et que nous n’arrivions à Versailles dans un potiron traîné par deux rats !

 

Ce fut sur l’énonciation de cette dernière crainte que le vicomte Jean monta à son tour dans le carrosse, où avaient déjà pris place madame la comtesse de Béarn et sa bienheureuse filleule.

 

Chapitre XXXVIII
La présentation

Versailles, comme tout ce qui est grand, est et sera toujours beau.

 

Que la mousse ronge ses pierres abattues, que ses dieux de plomb, de bronze ou de marbre, gisent disloqués dans ses bassins sans eau, que ses grandes allées d’arbres taillés s’en aillent échevelées vers le ciel, il y aura toujours, fût-ce dans les ruines, un spectacle pompeux et saisissant pour le rêveur ou pour le poète qui, du grand balcon, regardera les horizons éternels après avoir regardé les splendeurs éphémères.

 

Mais c’était surtout dans sa vie et dans sa gloire que Versailles était splendide à voir. Quand un peuple sans armes, contenu par un peuple de soldats brillants, battait de ses flots les grilles dorées ; quand les carrosses de velours, de soie et de satin, aux fières armoiries, roulaient sur le pavé sonore, au galop de leurs chevaux fringants ; quand toutes les fenêtres, illuminées comme celles d’un palais enchanté, laissaient voir un monde resplendissant de diamants, de rubis, de saphirs, que le geste d’un seul homme courbait comme fait le vent d’épis d’or entremêlés de blanches marguerites, de coquelicots de pourpre et de bluets d’azur ; oui, Versailles était beau, surtout quand il lançait par toutes ses portes des courriers à toutes les puissances, et quand les rois, les princes, les seigneurs, les officiers, les savants du monde civilisé foulaient ses riches tapis et ses mosaïques précieuses.

 

Mais c’était surtout lorsqu’il se parait pour une grande cérémonie, quand les somptuosités du garde-meuble et les grandes illuminations doublaient la magie de ses richesses, que Versailles avait de quoi fournir aux esprits les plus froids une idée de tous les prodiges que peuvent enfanter l’imagination et la puissance humaines.

 

Telle était la cérémonie de réception d’un ambassadeur, telle aussi, pour les simples gentilshommes, la cérémonie de la présentation. Louis XIV, créateur de l’étiquette, qui renfermait chacun dans un espace infranchissable, avait voulu que l’initiation aux splendeurs de sa vie royale frappât les élus d’une telle vénération, que jamais ils ne considérassent le palais du roi que comme un temple dans lequel ils avaient le droit de venir adorer le dieu couronné à une place plus ou moins près de l’autel.

 

Ainsi, Versailles, déjà dégénéré sans doute, mais resplendissant encore, avait ouvert toutes ses portes, allumé tous ses flambeaux, mis à jour toutes ses magnificences pour la présentation de madame du Barry. Le peuple des curieux, peuple affamé, peuple misérable, mais qui oubliait, chose étrange ! sa misère et sa faim à l’aspect de tant d’éblouissements, le peuple garnissait toute la place d’Armes et toute l’avenue de Paris. Le château lançait le feu par toutes ses fenêtres, et ses girandoles ressemblaient de loin à des astres nageant dans une poussière d’or.

 

Le roi sortit de ses appartements à dix heures précises. Il était paré plus que de coutume, c’est-à-dire que ses dentelles étaient plus riches, et que les boucles seules de ses jarretières et de ses souliers valaient un million.

 

Il avait été instruit par M. de Sartine de la conspiration tramée la veille entre les dames jalouses ; aussi son front était-il soucieux ; il tremblait de ne voir que des hommes dans la galerie.

 

Mais il fut bientôt rassuré quand, dans le salon de la reine, destiné spécialement aux présentations, il vit, dans un nuage de dentelles et de poudre où fourmillaient les diamants, d’abord ses trois filles, puis la maréchale de Mirepoix, qui avait fait tant de bruit la veille ; enfin, toutes les turbulentes qui avaient juré de rester chez elles, et qui se trouvaient là au premier rang.

 

M. le duc de Richelieu courait comme un général de l’une à l’autre, et leur disait :

 

– Ah ! je vous y prends, perfide !

 

Ou bien :

 

– Que j’étais certain de votre défection !

 

Ou bien encore :

 

– Que vous disais-je à propos des conjurations ?

 

– Mais vous-même, duc ? répondaient les dames.

 

– Moi, je représentais ma fille, je représentais la comtesse d’Egmont. Cherchez, Septimanie n’y est point ; elle seule a tenu bon avec madame de Grammont et madame de Guéménée, aussi je suis sûr de mon affaire. Demain, j’entre dans mon cinquième exil ou ma quatrième Bastille. Décidément, je ne conspire plus.

 

Le roi parut. Il se fit un grand silence au milieu duquel on entendit sonner dix heures, l’heure solennelle. Sa Majesté était entourée d’une cour nombreuse. Il y avait près d’elle plus de cinquante gentilshommes, qui ne s’étaient point juré de venir à la présentation, et pour cette raison, probablement, étaient tous présents.

 

Le roi remarqua, tout d’abord, que madame de Grammont, madame de Guéménée et madame d’Egmont manquaient à cette splendide assemblée.

 

Il s’approcha de M. de Choiseul, qui affectait un grand calme, et qui, malgré ses efforts, n’arrivait qu’à une fausse indifférence.

 

– Je ne vois pas madame la duchesse de Grammont ici ? dit-il.

 

– Sire, répondit M. de Choiseul, ma sœur est malade, et m’a chargé d’offrir à Sa Majesté ses très humbles respects.

 

– Tant pis ! fit le roi.

 

Et il tourna le dos à M. de Choiseul.

 

En se retournant, il se trouva en face du prince de Guéménée.

 

– Et madame la princesse de Guéménée, dit-il, où est-elle donc ? Ne l’avez vous pas amenée, prince ?

 

– Impossible, sire, la princesse est malade ; en allant la prendre chez elle, je l’ai trouvée au lit.

 

– Ah ! tant pis ! tant pis ! dit le roi. Ah ! voici le maréchal. Bonsoir, duc.

 

– Sire…, fit le vieux courtisan en s’inclinant avec la souplesse d’un jeune homme.

 

– Vous n’êtes pas malade, vous, dit le roi assez haut pour que MM. de Choiseul et de Guéménée l’entendissent.

 

– Chaque fois, sire, répondit le duc de Richelieu, qu’il s’agit pour moi du bonheur de voir Votre Majesté, je me porte à merveille.

 

– Mais, dit le roi en regardant autour de lui, votre fille, madame d’Egmont, d’où vient donc qu’elle n’est pas ici ?

 

Le duc, voyant qu’on l’écoutait, prit un air de profonde tristesse :

 

– Hélas ! sire, ma pauvre fille est bien privée de ne pouvoir avoir l’honneur de mettre ses humbles hommages aux pieds de Votre Majesté, ce soir, surtout ; mais malade, sire, malade…

 

– Tant pis ! dit le roi. Malade, madame d’Egmont, la plus belle santé de France ! Tant pis ! tant pis !

 

Et le roi quitta M. de Richelieu comme il avait quitté M. de Choiseul et M. de Guéménée.

 

Puis il accomplit le tour de son salon, complimentant surtout madame de Mirepoix, qui ne se sentait pas d’aise.

 

– Voilà le prix de la trahison, dit le maréchal à son oreille ; demain, vous serez comblée d’honneurs, tandis que nous !… je frémis d’y penser.

 

Et le duc poussa un soupir.

 

– Mais il me semble que vous-même n’avez pas mal trahi les Choiseul, puisque vous voici… Vous aviez juré…

 

– Pour ma fille, maréchale, pour ma pauvre Septimanie ! La voilà disgraciée pour avoir été trop fidèle.

 

– À son père ! répliqua la maréchale.

 

Le duc fit semblant de ne pas entendre cette réponse, qui pouvait passer pour une épigramme.

 

– Mais, dit-il, ne vous semble-t-il pas, maréchale, que le roi est inquiet ?

 

– Dame ! il y a de quoi.

 

– Comment ?

 

– Dix heures un quart.

 

– Ah ! c’est vrai, et la comtesse ne vient pas. Tenez, maréchale, voulez vous que je vous dise ?

 

– Dites.

 

– J’ai une crainte.

 

– Laquelle ?

 

– C’est qu’il ne soit arrivé quelque chose de fâcheux à cette pauvre comtesse. Vous devez savoir cela, vous ?

 

– Pourquoi, moi ?

 

– Sans doute, vous nagiez dans la conspiration jusqu’au cou.

 

– Eh bien ! répondit la maréchale en confidence, duc, j’en ai peur comme vous.

 

– Notre amie la duchesse est une rude antagoniste qui blesse en fuyant, à la manière des Parthes ; or, elle a fui. Voyez comme M. de Choiseul est inquiet, malgré sa volonté de paraître tranquille ; tenez, il ne peut demeurer en place, il ne perd pas de vue le roi. Voyons, ils ont tramé quelque chose ? Avouez-moi cela.

 

– Je ne sais rien, duc, mais je suis de votre avis.

 

– Où cela les mènera-t-il ?

 

– À un retard, cher duc, et vous savez le proverbe : « A tout gagné qui gagne du temps. » Demain, un événement imprévu peut arriver qui retarde indéfiniment cette présentation. La dauphine arrive peut-être demain à Compiègne, au lieu d’arriver dans quatre jours. On aura voulu gagner demain, peut-être.

 

– Maréchale, savez-vous que votre petit conte m’a tout l’air d’une réalité. Elle n’arrive pas, sang bleu !

 

– Et voilà le roi qui s’impatiente, regardez.

 

– C’est la troisième fois qu’il s’approche de la fenêtre. Le roi souffre réellement.

 

– Alors ce sera bien pis tout à l’heure.

 

– Comment cela ?

 

– Écoutez. Il est dix heures vingt minutes.

 

– Oui.

 

– Je puis vous dire cela maintenant.

 

– Eh bien ?

 

La maréchale regarda autour d’elle ; puis à voix basse :

 

– Eh bien ! elle ne viendra pas.

 

– Ah ! mon Dieu, maréchale ! mais ce sera un scandale abominable.

 

– Matière à procès, duc, à procès criminel… capital… car il y aura dans tout cela, je le sais de bon lieu, enlèvement, violence, lèse-majesté même si l’on veut. Les Choiseul ont joué le tout pour le tout.

 

– C’est bien imprudent à eux.

 

– Que voulez-vous ! la passion les aveugle.

 

– Voilà l’avantage de ne pas être passionné, d’être comme nous, maréchale ; on y voit clair, au moins.

 

– Tenez, voilà le roi qui s’approche encore une fois de la fenêtre.

 

En effet, Louis XV, assombri, anxieux, irrité, s’approcha de la croisée et appuya sa main à l’espagnolette ciselée et son front aux vitres fraîches.

 

Pendant ce temps, on entendait bruire, comme un cliquetis de feuillage avant la tempête, les conversations des courtisans.

 

Tous les yeux allaient de la pendule au roi.

 

La pendule sonna la demie. Son timbre pur sembla pincer l’acier, et la vibration s’éteignit frémissante dans la vaste salle.

 

M. de Maupeou s’approcha du roi.

 

– Beau temps, sire, dit-il timidement.

 

– Superbe, superbe… Comprenez-vous quelque chose à cela, monsieur de Maupeou ?

 

– À quoi, sire ?

 

– À ce retard… Pauvre comtesse !

 

– Il faut qu’elle soit malade, sire, dit le chancelier.

 

– Cela se conçoit que madame de Grammont soit malade, que madame de Guéménée soit malade, que madame d’Egmont soit malade aussi ; mais la comtesse malade, cela ne se conçoit pas !

 

– Sire, une forte émotion peut rendre malade : la joie de la comtesse était si grande !

 

– Ah ! c’est fini, dit Louis XV en secouant la tête, c’est fini ; maintenant, elle ne viendra plus !

 

Quoique le roi eût prononcé ces derniers mots à voix basse, il se faisait un silence tel, qu’ils furent entendus par presque tous les assistants.

 

Mais ils n’avaient pas encore eu le temps d’y répondre, même par la pensée, qu’un grand bruit de carrosses retentit sous la voûte.

 

Tous les fronts oscillèrent, tous les yeux s’interrogèrent mutuellement.

 

Le roi quitta la fenêtre et s’alla poster au milieu du salon pour voir l’enfilade de la galerie.

 

– J’ai bien peur que ce ne soit quelque fâcheuse nouvelle qui nous arrive, dit la maréchale à l’oreille du duc, qui dissimula un fin sourire.

 

Mais soudain la figure du roi s’épanouit, l’éclair jaillit de ses yeux.

 

– Madame la comtesse du Barry ! cria l’huissier au grand maître des cérémonies.

 

– Madame la comtesse de Béarn !

 

Ces deux noms firent bondir tous les cœurs sous des sensations bien opposées. Un flot de courtisans, invinciblement entraîné par la curiosité, s’avança vers le roi.

 

Madame de Mirepoix se trouva être la plus proche de Louis XV.

 

– Oh ! qu’elle est belle ! qu’elle est belle ! s’écria la maréchale en joignant les mains comme si elle était prête à entrer en adoration.

 

Le roi se retourna et sourit à la maréchale.

 

– Ce n’est pas une femme, dit le duc de Richelieu, c’est une fée.

 

Le roi envoya la fin de son sourire à l’adresse du vieux courtisan.

 

En effet, jamais la comtesse n’avait été si belle, jamais pareille suavité d’expression, jamais émotion mieux jouée, regard plus modeste, taille plus noble, démarche plus élégante, n’avaient excité l’admiration dans le salon de la reine, qui cependant, comme nous l’avons dit, était le salon des présentations.

 

Belle à charmer, riche sans faste, coiffée à ravir surtout, la comtesse s’avançait, tenue par la main de madame de Béarn, qui, malgré d’atroces souffrances, ne boitait pas, ne sourcillait pas, mais dont le rouge se détachait par atomes desséchés, tant la vie se retirait de son visage, tant chaque fibre tressaillait douloureusement en elle au moindre mouvement de sa jambe blessée.

 

Tout le monde arrêta les yeux sur le groupe étrange.

 

La vieille dame, décolletée comme au temps de sa jeunesse, avec sa coiffure d’un pied de haut, ses grands yeux caves et brillants comme ceux d’une orfraie, sa toilette magnifique et sa démarche de squelette, semblait l’image du temps passé donnant la main au temps présent.

 

Cette dignité sèche et froide guidant cette grâce voluptueuse et décente, frappa d’admiration et d’étonnement surtout la plupart des assistants.

 

Il sembla au roi, tant le contraste était vivant, que madame de Béarn lui amenait sa maîtresse plus jeune, plus fraîche, plus riante que jamais il ne l’avait vue.

 

Aussi, au moment où, suivant l’étiquette, la comtesse pliait le genou pour baiser la main du roi, Louis XV la saisit par le bras, et la releva d’un seul mot, qui fut la récompense de ce qu’elle avait souffert depuis quinze jours.

 

– À mes pieds, comtesse ? dit le roi. Vous riez !… C’est moi qui devrais et qui surtout voudrais être aux vôtres.

 

Puis le roi ouvrit les bras, comme c’était le cérémonial ; mais, au lieu de faire semblant d’embrasser, cette fois il embrassa réellement.

 

– Vous avez là une bien belle filleule, madame, dit-il à madame de Béarn ; mais aussi elle a une noble marraine, que je suis on ne peut plus aise de revoir à ma cour.

 

La vieille dame s’inclina.

 

– Allez saluer mes filles, comtesse, dit tout bas le roi à madame du Barry, et montrez-leur que vous savez faire la révérence. J’espère que vous ne serez point mécontente de celle qu’elles vous rendront.

 

Les deux dames continuèrent leur marche au milieu d’un grand espace vide qui se formait autour d’elles à mesure qu’elles avançaient, mais que les regards scintillants semblaient emplir de flammes brûlantes.

 

Les trois filles du roi voyant madame du Barry s’approcher d’elles, se levèrent comme des ressorts et attendirent.

 

Louis XV veillait. Ses yeux fixés sur Mesdames leur enjoignaient la plus favorable politesse.

 

Mesdames, un peu émues, rendirent la révérence à madame du Barry, laquelle s’inclina beaucoup plus bas que l’étiquette ne l’ordonnait, ce qui fut trouvé du meilleur goût, et toucha tellement les princesses qu’elles l’embrassèrent comme avait fait le roi, et avec une cordialité dont le roi parut enchanté.

 

Dès lors, le succès de la comtesse devint un triomphe, et il fallut que les plus lents ou les moins adroits des courtisans attendissent une heure avant de faire parvenir leurs saluts à la reine de la fête.

 

Celle-ci, sans morgue, sans colère, sans récrimination, accueillit toutes les avances et sembla oublier toutes les trahisons. Et il n’y avait rien de joué dans cette bienveillance magnanime : son cœur débordait de joie et n’avait plus de place pour un seul sentiment haineux.

 

M. de Richelieu n’était pas pour rien le vainqueur de Mahon ; il savait manœuvrer. Tandis que les courtisans vulgaires se tenaient, pendant les révérences, à leur place et attendaient l’issue de la présentation pour encenser ou dénigrer l’idole, le maréchal avait été prendre position derrière le siège de la comtesse, et, pareil au guide de cavalerie qui va se planter à cent toises dans la plaine pour attendre le déploiement d’une file à son point juste de conversion, le duc attendait madame du Barry, et devait naturellement se trouver près d’elle sans être foulé. Madame de Mirepoix, de son côté, connaissant le bonheur que son ami avait toujours eu à la guerre, avait imité cette manœuvre, et avait insensiblement rapproché son tabouret de celui de la comtesse.

 

Les conversations s’établirent dans chaque groupe, et toute la personne de madame du Barry fut passée à l’étamine.

 

La comtesse, soutenue par l’amour du roi, par l’accueil gracieux de Mesdames et par l’appui de sa marraine, promenait un regard moins timide sur les hommes placés autour du roi, et, certaine de sa position, cherchait ses ennemies parmi les femmes.

 

Un corps opaque interrompit la perspective.

 

– Ah ! monsieur le duc, dit-elle, il fallait que je vinsse ici pour vous rencontrer.

 

– Comment cela, madame ? demanda le duc.

 

– Oui, il y a quelque chose comme huit jours qu’on ne vous a vu, ni à Versailles, ni à Paris, ni à Luciennes.

 

– Je me préparais au plaisir de vous voir ici ce soir, répliqua le vieux courtisan.

 

– Vous le prévoyiez peut-être ?

 

– J’en étais certain.

 

– Voyez-vous ! En vérité, duc, quel homme vous faites ! avoir su cela et ne pas m’en avoir prévenue, moi, votre amie, moi qui n’en savais rien.

 

– Comment cela, madame ? dit le duc, vous ne saviez point que vous dussiez venir ici ?

 

– Non. J’étais à peu près comme Ésope quand un magistrat l’arrêta dans la rue. « Où allez-vous ? lui demanda-t-il. – Je n’en sais rien, répondit le fabuliste. – Ah ! vraiment ? En ce cas, vous irez en prison. – Vous voyez bien que je ne savais pas où j’allais. » De même, duc, je pouvais croire aller à Versailles, mais je n’en étais pas assez sûre pour le dire. Voilà pourquoi vous m’eussiez rendu service en me venant voir… mais… vous viendrez à présent, n’est-ce pas ?

 

– Madame, dit Richelieu sans paraître ému le moins du monde de la raillerie, je ne comprends pas bien pourquoi vous n’étiez pas sûre de venir ici.

 

– Je vais vous le dire : parce que j’étais entourée de pièges.

 

Et elle regarda fixement le duc, qui soutint ce regard imperturbablement.

 

– De pièges ? Ah ! bon Dieu ! que me dites-vous là, comtesse ?

 

– D’abord, on m’a volé mon coiffeur.

 

– Oh ! oh ! votre coiffeur.

 

– Oui.

 

– Que ne m’avez-vous fait dire cela ; je vous eusse envoyé, – mais parlons bas, je vous prie, – je vous eusse envoyé une perle, un trésor, que madame d’Egmont a déterré, un artiste bien supérieur à tous les perruquiers, à tous les coiffeurs royaux, mon petit Léonard.

 

– Léonard ! s’écria madame du Barry.

 

– Oui ; un petit jeune homme qui coiffe Septimanie et qu’elle cache à tous les yeux, comme Harpagon fait de sa cassette. Du reste, il ne faut pas vous plaindre, comtesse ; vous êtes coiffée à merveille et belle à ravir ; et, chose singulière, le dessin de ce tour ressemble au croquis que madame d’Egmont demanda hier à Boucher, et dont elle comptait se servir pour elle-même, si elle n’avait point été malade. Pauvre Septimanie !

 

La comtesse tressaillit et regarda le duc plus fixement encore ; mais le duc restait souriant et impénétrable.

 

– Mais pardon, comtesse, je vous ai interrompue. vous parliez de pièges ?…

 

– Oui ; après m’avoir volé mon coiffeur, on m’a soustrait ma robe, une robe charmante.

 

– Oh ! voilà qui est odieux : mais, de fait, vous pouviez vous passer de celle qu’on vous a soustraite ; car je vous vois habillée d’une étoffe miraculeuse… C’est de la soie de Chine, n’est-ce pas, avec des fleurs appliquées ? Eh bien ! si vous vous fussiez adressée à moi dans votre embarras, comme il faut le faire à l’avenir, je vous eusse envoyé la robe que ma fille avait fait faire pour sa présentation, et qui était tellement pareille à celle-ci, que je jurerais que c’est la même.

 

Madame du Barry saisit les deux mains du duc, car elle commençait à comprendre quel était l’enchanteur qui l’avait tirée d’embarras.

 

– Savez-vous dans quelle voiture je suis venue, duc ? lui dit-elle.

 

– Non ; dans la vôtre, probablement.

 

– Duc, on m’avait enlevé ma voiture, comme ma robe, comme mon coiffeur.

 

– Mais c’était donc un guet-apens général ? Dans quelle voiture êtes-vous donc venue ?

 

– Dites-moi d’abord comment est la voiture de madame d’Egmont ?

 

– Ma foi, je crois que, dans la prévision de cette soirée, elle s’était commandé une voiture doublée de satin blanc. Mais on n’a pas eu le temps d’y peindre ses armes.

 

– Oui ? n’est-ce pas, une rose est bien plus vite faite qu’un écusson. Les Richelieu et les d’Egmont ont des armes fort compliquées. Tenez, duc, vous êtes un homme adorable.

 

Et elle lui tendit ses deux mains, dont le vieux courtisan fit un masque tiède et parfumé.

 

Tout à coup, au milieu des baisers dont il les couvrait, le duc sentit tressaillir les mains de madame du Barry.

 

– Qu’est-ce ? demanda-t-il en regardant autour de lui.

 

– Duc…, dit la comtesse avec un regard égaré.

 

– Eh bien ?

 

– Quel est donc cet homme, là-bas, près de M. de Guéménée ?

 

– Cet habit d’officier prussien ?

 

– Oui.

 

– Cet homme brun, aux yeux noirs, à la figure expressive ? Comtesse, c’est quelque officier supérieur que Sa Majesté le roi de Prusse envoie ici sans doute pour faire honneur à votre présentation.

 

– Ne riez pas, duc ; cet homme est déjà venu en France il y a trois ou quatre ans ; cet homme, que je n’avais pas pu retrouver, que j’ai cherché partout, je le connais.

 

– Vous faites erreur, comtesse. c’est le comte de Fœnix, un étranger, arrivé d’hier ou d’avant-hier seulement.

 

– Voyez comme il me regarde, duc !

 

– Tout le monde vous regarde, madame ; vous êtes si belle !

 

– Il me salue, il me salue, voyez-vous !

 

– Tout le monde vous saluera, si tous ne vous ont déjà saluée, comtesse.

 

Mais la comtesse, en proie à une émotion extraordinaire, n’écoutait point les galanteries du duc, et, les yeux rivés sur l’homme qui avait captivé son attention, elle quitta, comme malgré elle, son interlocuteur pour faire quelques pas vers l’inconnu.

 

Le roi, qui ne la perdait pas de vue, remarqua ce mouvement ; il crut qu’elle réclamait sa présence, et, comme il avait assez longtemps gardé les bienséances en se tenant éloigné d’elle, il s’approcha pour la féliciter.

 

Mais la préoccupation qui s’était emparée de la comtesse était trop forte pour que son esprit se détournât vers un autre objet.

 

– Sire, dit-elle, quel est donc cet officier prussien qui tourne le dos à M. de Guéménée ?

 

– Et qui nous regarde en ce moment ? demanda Louis XV.

 

– Oui, répondit la comtesse.

 

– Cette forte figure, cette tête carrée encadrée dans un collet d’or ?

 

– Oui, oui, justement.

 

– Un accrédité de mon cousin de Prusse… quelque philosophe comme lui. Je l’ai fait venir ce soir, Je voulais que la philosophie prussienne consacrât le triomphe de Cotillon III par ambassadeur.

 

– Mais son nom, sire ?

 

– Attendez… Le roi chercha. Ah ! c’est cela : le comte de Fœnix.

 

– C’est lui ! murmura madame du Barry, c’est lui, j’en suis sûre !

 

Le roi attendit encore quelques secondes pour donner le temps à madame du Barry de lui faire de nouvelles questions ; mais, voyant qu’elle gardait le silence :

 

– Mesdames, dit-il en élevant la voix, c’est demain que madame la dauphine arrive à Compiègne. S. A. R. sera reçue à midi précis : toutes les dames présentées seront du voyage, excepté pourtant celles qui sont malades ; car le voyage est fatigant, et madame la dauphine ne voudrait pas aggraver les indispositions.

 

Le roi prononça ces mots en regardant avec sévérité M. de Choiseul, M. de Guéménée et M. de Richelieu.

 

Il se fit autour du roi un silence de terreur. Le sens des paroles royales avait été bien compris : c’était la disgrâce.

 

– Sire, dit madame du Barry, qui était restée aux côtés du roi, je vous demande grâce en faveur de madame la comtesse d’Egmont.

 

– Et pourquoi, s’il vous plaît ?

 

– Parce qu’elle est la fille de M. le duc de Richelieu, et que M. de Richelieu est mon plus fidèle ami.

 

– Richelieu ?

 

– J’en suis certaine, sire.

 

– Je ferai ce que vous voudrez, comtesse, dit le roi.

 

Et s’approchant du maréchal, qui n’avait pas perdu de vue un seul mouvement des lèvres de la comtesse, et qui avait, sinon entendu, du moins deviné ce qu’elle venait de dire :

 

– J’espère, mon cher duc, dit-il, que madame d’Egmont sera rétablie pour demain ?

 

– Certainement, sire. Elle le sera pour ce soir, si Votre Majesté le désire.

 

Et Richelieu salua le roi de façon à ce que son hommage s’adressât à la fois au respect et à la reconnaissance.

 

Le roi se pencha à l’oreille de la comtesse et lui dit un mot tout bas.

 

– Sire, répondit celle-ci avec une révérence accompagnée d’un adorable sourire, je suis votre obéissante sujette.

 

Le roi salua tout le monde de la main et se retira chez lui.

 

À peine avait-il franchi le seuil du salon, que les yeux de la comtesse se reportèrent plus effrayés que jamais sur cet homme singulier qui la préoccupait si vivement.

 

Cet homme s’inclina comme les autres sur le passage du roi ; mais, quoique en saluant, son front conservait une singulière expression de hauteur et presque de menace. Puis, aussitôt que Louis XV eut disparu, se frayant un chemin à travers les groupes, il vint s’arrêter à deux pas de madame du Barry.

 

La comtesse, de son côté, attirée par une invincible curiosité, fit un pas. De sorte que l’inconnu, en s’inclinant, put lui dire tout bas et sans que personne autre l’entendît :

 

– Me reconnaissez-vous, madame ?

 

– Oui, monsieur, vous êtes mon prophète de la place Louis XV.

 

L’étranger leva alors sur elle son regard limpide et assuré.

 

– Eh bien ! vous ai-je menti, madame, lorsque je vous prédis que vous seriez reine de France ?

 

– Non, monsieur ; votre prédiction est accomplie, ou presque accomplie du moins. Aussi, me voici prête à tenir de mon côté mon engagement. Parlez, monsieur. que désirez-vous ?

 

– Le lieu serait mal choisi, madame ; et, d’ailleurs, le temps de vous faire ma demande n’est pas venu.

 

– À quelque moment que vienne cette demande, elle me trouvera prête à l’accomplir.

 

– Pourrai-je en tout temps, en tout lieu, à toute heure, pénétrer jusqu’à vous, madame ?

 

– Je vous le promets.

 

– Merci.

 

– Mais sous quel nom vous présenterez-vous ? Est-ce sous celui du comte de Fœnix ?

 

– Non, ce sera sous celui de Joseph Balsamo.

 

– Joseph Balsamo…, répéta la comtesse, tandis que le mystérieux étranger se perdait au milieu des groupes. Joseph Balsamo ! C’est bien ! je ne l’oublierai pas.

 

Chapitre XXXIX
Compiègne

Le lendemain, Compiègne se réveilla ivre et transporté, ou, pour mieux dire, Compiègne ne se coucha point.

 

Dès la veille, l’avant-garde de la maison du roi avait disposé ses logements dans la ville, et tandis que les officiers prenaient connaissance des lieux, les notables, de concert avec l’intendant des menus, préparaient la ville au grand honneur qu’elle allait recevoir.

 

Des arcs de triomphe en verdure, des massifs de roses et de lilas, des inscriptions latines, françaises et allemandes, vers et prose, occupèrent jusqu’au jour l’édilité picarde.

 

Des jeunes filles vêtues de blanc, selon l’usage immémorial, les échevins vêtus de noir, les cordeliers vêtus de gris, le clergé paré de ses habits les plus riches, les soldats et les officiers de la garnison sous leurs uniformes neufs, furent placés à leurs postes, tous se tenant prêts à marcher aussitôt qu’on signalerait l’arrivée de la princesse.

 

Le dauphin, parti de la veille, était arrivé incognito vers les onze heures du soir avec ses deux frères. Il monta de grand matin à cheval, sans autre distinction que s’il eût été un simple particulier, et, suivi de M. le comte de Provence et de M. le comte d’Artois, âgés, l’un de quinze ans, l’autre de treize, il se mit à galoper dans la direction de Ribecourt, suivant la route par laquelle madame la dauphine devait venir.

 

Ce n’était point au jeune prince, il faut le dire, que cette idée galante était venue ; c’était à son gouverneur, M. de Lavanguyon, qui, mandé la veille par le roi, avait reçu de Louis XV l’injonction d’instruire son auguste élève de tous les devoirs que lui imposaient les vingt-quatre heures qui allaient s’écouler.

 

M. de Lavanguyon avait donc jugé à propos, pour soutenir en tout point l’honneur de la monarchie, de faire suivre au duc de Berry l’exemple traditionnel des rois de sa race, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV et Louis XV, lesquels avaient voulu analyser par eux-mêmes, sans l’illusion de la parure, leur future épouse, moins préparée sur le grand chemin à soutenir l’examen d’un époux.

 

Emportés sur de rapides coureurs, ils firent trois ou quatre lieues en une demi-heure. Le dauphin était parti sérieux et ses deux frères riants. À huit heures et demie, ils étaient de retour en ville : le dauphin sérieux comme lorsqu’il était parti, M. de Provence presque maussade, M. le comte d’Artois seul plus gai qu’il n’était le matin.

 

C’est que M. le duc de Berry était inquiet, que le comte de Provence était envieux, que le comte d’Artois était enchanté d’une seule et même chose : c’était de trouver la dauphine si belle.

 

Le caractère grave, jaloux et insoucieux des trois princes était épandu sur la figure de chacun d’eux.

 

Dix heures sonnaient à l’hôtel de ville de Compiègne quand le guetteur vit arborer sur le clocher du village de Claives le drapeau blanc qu’on devait déployer lorsque la dauphine serait en vue.

 

Il sonna aussitôt la cloche d’avis, signal auquel répondit un coup de canon tiré de la place du Château.

 

Au même instant, comme s’il n’eût attendu que cet avis, le roi entra en carrosse à huit chevaux à Compiègne, avec la double haie de sa maison militaire, suivi par la foule immense des voitures de sa cour.

 

Les gendarmes et les dragons ouvraient au galop cette foule partagée entre le désir de voir le roi et celui d’aller au-devant de la dauphine ; car il y avait l’éclat d’un côté et l’intérêt de l’autre.

 

Cent carrosses à quatre chevaux, tenant presque l’espace d’une lieue, roulaient quatre cents femmes et autant de seigneurs de la plus haute noblesse de France. Ces cent carrosses étaient escortés de piqueurs, d’heiduques, de coureurs et de pages. Les gentilshommes de la maison du roi étaient à cheval et formaient une armée étincelante qui brillait au milieu de la poussière soulevée par les pieds des chevaux, comme un flot de velours, d’or, de plumes et de soie.

 

On fit une halte d’un instant à Compiègne, puis on sortit de la ville au pas pour s’avancer jusqu’à la limite convenue, qui était une croix placée sur la route, à la hauteur du village de Magny.

 

Toute la jeunesse de France entourait le dauphin ; toute la vieille noblesse était près du roi.

 

De son côté, la dauphine, qui n’avait pas changé de carrosse, s’avança d’un pas calculé vers la limite convenue.

 

Les deux troupes se joignirent enfin.

 

Tous les carrosses furent aussitôt vides. Des deux côtés, la foule des courtisans descendit ; deux seuls carrosses étaient encore pleins : l’un, celui du roi, et l’autre, celui de la dauphine.

 

La portière du carrosse de la dauphine s’ouvrit, et la jeune archiduchesse sauta légèrement à terre.

 

La princesse alors s’avança vers la portière du carrosse royal.

 

Louis XV, en apercevant sa bru, fit ouvrir la portière de son carrosse et descendit à son tour avec empressement.

 

Madame la dauphine avait si heureusement calculé sa marche, qu’au moment où le roi posait le pied à terre elle se jetait à ses genoux.

 

Le roi se baissa, releva la jeune princesse et l’embrassa tendrement, tout en la couvrant d’un regard sous lequel, malgré elle, elle se sentit rougir.

 

– M. le dauphin ! dit le roi en montrant à Marie-Antoinette le duc de Berry, qui se tenait derrière elle sans qu’elle l’eût encore aperçu, du moins officiellement.

 

La dauphine fit une révérence gracieuse que lui rendit le dauphin en rougissant à son tour.

 

Puis, après le dauphin, vinrent ses deux frères ; après les deux frères, les trois filles du roi.

 

Madame la dauphine trouva un mot gracieux pour chacun des deux princes, pour chacune des trois princesses.

 

À mesure que s’avançaient ces présentations, en attendant avec anxiété, madame du Barry était debout derrière les princesses. Serait-il question d’elle ? serait-elle oubliée ?

 

Après la présentation de Madame Sophie, la dernière des filles du roi, il y eut une pause d’un instant pendant laquelle toutes les respirations étaient haletantes.

 

Le roi semblait hésiter, la dauphine semblait attendre quelque incident nouveau dont d’avance elle eût été prévenue.

 

Le roi jeta les yeux autour de lui, et voyant la comtesse à sa portée, il lui prit la main.

 

Tout le monde s’écarta aussitôt. Le roi se trouva au milieu d’un cercle avec la dauphine.

 

– Madame la comtesse du Barry, dit-il, ma meilleure amie !

 

La dauphine pâlit, mais le plus gracieux sourire se dessina sur ses lèvres blêmissantes.

 

– Votre Majesté est bien heureuse, dit-elle, d’avoir une amie si charmante, et je ne suis pas surprise de l’attachement qu’elle peut inspirer.

 

Tout le monde se regardait avec un étonnement qui tenait de la stupéfaction. Il était évident que la dauphine suivait les instructions de la cour d’Autriche, et répétait probablement les propres paroles dictées par Marie-Thérèse.

 

Aussi M. de Choiseul crut-il que sa présence était nécessaire. Il s’avança pour être présenté à son tour ; mais le roi fit un signe de tête, les tambours battirent, les trompettes sonnèrent, le canon tonna.

 

Le roi prit la main de la jeune princesse pour la conduire à son carrosse. Elle passa, conduite ainsi devant M. de Choiseul. Le vit-elle ou ne le vit-elle point, c’est ce qu’il est impossible de dire ; mais, ce qu’il y eut de certain, c’est qu’elle ne fit ni de la main, ni de la tête, aucun signe qui ressemblât à un salut.

 

Au moment où la princesse entra dans le carrosse du roi, les cloches de la ville se firent entendre au-dessus de tout ce bruit solennel.

 

Madame du Barry remonta radieuse dans son carrosse.

 

Il y eut alors une halte d’une dizaine de minutes pendant laquelle le roi remonta dans son carrosse, et lui fit reprendre le chemin de Compiègne.

 

Pendant ce temps, toutes les voix, comprimées par le respect ou l’émotion, éclatèrent en un bourdonnement général.

 

Du Barry s’approcha de la portière du carrosse de sa sœur ; celle-ci le reçut le visage souriant : elle attendait toutes ses félicitations.

 

– Savez-vous, Jeanne, lui dit-il en lui montrant du doigt un cavalier qui causait à l’un des carrosses de la suite de madame la dauphine, savez-vous quel est ce jeune homme ?

 

– Non, dit la comtesse ; mais, vous-même, savez-vous ce que la dauphine a répondu quand le roi m’a présentée à elle ?

 

– Il ne s’agit pas de cela. Ce jeune homme est M. Philippe de Taverney.

 

– Celui qui vous a donné le coup d’épée ?

 

– Justement. Et savez-vous quelle est cette admirable créature avec laquelle il cause ?

 

– Cette jeune fille si pâle et si majestueuse ?

 

– Oui, que le roi regarde en ce moment, et dont, selon toute probabilité, il demande le nom à madame la dauphine.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! c’est sa sœur.

 

– Ah ! fit madame du Barry.

 

– Écoutez, Jeanne, je ne sais pourquoi, mais il me semble que vous devez autant vous défier de la sœur que moi du frère.

 

– Vous êtes fou.

 

– Je suis sage. En tout cas, j’aurai soin du petit garçon.

 

– Et moi, j’aurai l’œil sur la petite fille.

 

– Chut ! dit Jean, voici notre ami le duc de Richelieu.

 

En effet, le duc s’approchait en secouant la tête.

 

– Qu’avez-vous donc, mon cher duc ? demanda la comtesse avec son plus charmant sourire. On dirait que vous êtes mécontent.

 

– Comtesse, dit le duc, ne vous semble-t-il pas que nous sommes tous bien graves, et je dirais presque bien tristes, pour la circonstance si joyeuse dans laquelle nous nous trouvons ? Autrefois, je me le rappelle, nous allâmes au-devant d’une princesse aimable comme celle-ci, belle comme celle-ci : c’était la mère de Monseigneur le dauphin ; nous étions tous plus gais. Est ce parce que nous étions plus jeunes ?

 

– Non, dit une voix derrière le duc, mon cher maréchal, c’est que la royauté était moins vieille.

 

Tous ceux qui entendirent ce mot éprouvèrent comme un frissonnement. Le duc se retourna et vit un vieux gentilhomme au maintien élégant, qui lui posait, avec un sourire misanthropique, une main sur l’épaule.

 

– Dieu me damne ! s’écria le duc, c’est le baron de Taverney. Comtesse, ajouta-t-il, un de mes plus vieux amis, pour lequel je vous demande toute votre bienveillance : le baron de Taverney-Maison-Rouge.

 

– C’est le père ! dirent à la fois Jean et la comtesse en se baissant tous deux pour saluer.

 

– En voiture, messieurs, en voiture ! cria en ce moment le major de la maison du roi commandant l’escorte.

 

Les deux vieux gentilshommes firent un salut à la comtesse et au vicomte et s’acheminèrent tous deux vers la même voiture, heureux qu’ils étaient de se retrouver après une si longue absence.

 

– Eh bien ! dit le vicomte, voulez-vous que je vous dise, ma chère ? le père ne me revient pas plus que les enfants.

 

– Quel malheur, dit la comtesse, que ce petit ours de Gilbert se soit sauvé ! il nous aurait donné des renseignements sur tout cela, lui qui a été élevé dans la maison.

 

– Bah ! dit Jean, nous le retrouverons, maintenant que nous n’avons plus que cela à faire.

 

La conversation fut interrompue par le mouvement des voitures.

 

Le lendemain, après avoir passé la nuit à Compiègne, les deux cours, couchant d’un siècle, aurore de l’autre, s’acheminaient confondues vers Paris, gouffre béant qui devait les dévorer tous.

 

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.



[1] Je te dis de rester tranquille, démon ! (N.d.A.)

[2] Dommage.

[3] Ne l’écoute pas, ma fille.

[4] Laisse-la écouter, elle a voulu savoir, et elle saura.

[5] « Seigneur, protège le roi »