Paul Féval
CŒUR D’ACIER
LES HABITS NOIRS
Tome II
(1865)
Table des matières
Première partie Prologue – Marguerite de Bourgogne
III Marguerite de Bourgogne et le troisième Buridan
XIII Dernière leçon de gymnastique
XIII Raymond Clare-Fitz-Roy, duc de Clare
XVIII L’intérieur du bon Jaffret
XX Le cauchemar du bon Jaffret
Troisième partie L’hôtel de Clare
III Similia similibus curantur
IV Comment s’engagea la bataille
À propos de cette édition électronique
Le cycle des Habits Noirs comprend huit volumes :
* Les Habits Noirs
* Cœur d’Acier
* La rue de Jérusalem
* L’arme invisible
* Maman Léo
* L’avaleur de sabres
* Les compagnons du trésor
* La bande Cadet
– Ma chère bonne Madame, dit le docteur Samuel, il faut être juste : si les personnes qui ont le moyen ne veulent plus payer, nous n’avons qu’à fermer boutique ! Moi, je fais beaucoup de bien, Dieu merci. Je suis connu pour ne jamais rien demander aux pauvres. Mais il y a des bornes à tout, et si les personnes qui ont le moyen ne veulent plus payer…
– Vous avez déjà dit cela une fois, Monsieur le docteur, l’interrompit une voix profondément altérée, mais dont l’accent douloureux parlait de joies évanouies, lointaines peut-être, et d’impérissables fiertés.
La malade ajouta :
– Monsieur le docteur, vous serez payé, je vous en réponds.
Le docteur Samuel était un homme entre deux âges, blond, rond, rouge, vêtu de beau drap et portant jabot. En l’année 1832, où nous sommes, le jabot faisait sa rentrée dans le monde. Le linge tuyauté du docteur Samuel et son beau drap tout neuf n’avaient pas l’air propre. C’était un médecin affable et doux, mais je ne sais pourquoi, il n’inspirait pas confiance. Ses consultations gratuites envoyaient le malade chez un certain pharmacien qui seul exécutait bien ses ordonnances. Ce pharmacien et lui comptaient ; on disait cela. Que Dieu nous aide ! Nous en sommes, et pour cause, à poursuivre l’usure abominable, jusque sous le blanc vêtement de la charité !
Ceci se passait dans une chambre petite, meublée avec parcimonie. Un feu mourant couvait sous les cendres du foyer. L’air épais s’imprégnait de ces effluves navrantes, épandues par les préparations pharmaceutiques et qui sont comme l’odeur de la souffrance. La malade était couchée dans un lit étroit, entouré de rideaux de coton blanc. Sa pâleur amaigrie gardait les souvenirs d’une grande beauté. Il y avait, sous son bonnet sans garniture, d’admirables cheveux noirs où quelques fils d’argent brillaient aux derniers rayons de ce jour d’hiver.
Le docteur Samuel tenait d’une main la main de cette pauvre femme, qui semblait de cire, et lui tâtait le pouls. Dans l’autre, il avait une belle montre à secondes, sur laquelle il suivait d’un regard distrait la marche hâtive et régulière de la trotteuse.
– Il y a du mieux, murmura-t-il comme par manière d’acquit, pendant qu’un sourire découragé naissait sur les lèvres blêmies de la malade. La bronchite est en bon train. Nous sommes spéciaux pour la bronchite. Mais la péricardite… Écoutez donc… Je vais toujours vous faire mon ordonnance.
– Inutile, docteur, dit doucement la malade.
– Parce que…
– Les remèdes sont chers et nous sommes un peu gênés en ce moment. Ces derniers mots « en ce moment » s’étouffèrent comme fait le mensonge en touchant des lèvres loyales.
– Ah !… ah !… ah ! fit par trois fois le docteur Samuel qui remit sa belle montre dans son gousset. Me remerciez-vous, chère bonne Madame ?
Un pas brusque sonna sur le carré. On frappa assez rudement à la porte d’un voisin et une voix demanda :
– La femme Thérèse.
Le timbre mâle et sonore de cette voix apporta les paroles prononcées aussi nettement que si on les eût dites à l’intérieur de la chambre.
– Porte à côté, répondit le voisin.
Le docteur Samuel murmura :
– Au moins, moi, je dis : Madame Thérèse !
La malade s’était levée sur son séant.
– Voilà bien des semaines que personne n’est venu me demander ! pensa-t-elle tout haut.
Son visage exprimait le naïf espoir des enfants et des faibles.
La porte s’ouvrit. Un homme entra. Le docteur Samuel se courba en deux aussitôt et tendit ses mains potelées qu’il lavait souvent, mais qui résistaient à l’eau.
– Vous ici, mon savant et cher confrère ! s’écria-t-il.
Le nouveau venu le regarda, lui adressa un signe de tête sobre et marcha droit au lit.
– Vous êtes la femme Thérèse ? dit-il de sa belle voix nette et grave.
Puis, après un coup d’œil et avant la réponse de la malade :
– Madame, ajouta-t-il, avec le ton qu’on prend pour faire une excuse, nous voyons beaucoup de monde, et nous avons le tort d’aller au plus pressé, en laissant de côté la courtoisie…
Le docteur Samuel haussa les épaules, mais il dit :
– Le docteur Lenoir est un saint Vincent de Paul !
L’œil de celui-ci interrogeait déjà le visage de la malade avec cette puissance d’investigation qui fit depuis son nom si célèbre.
Il était jeune encore. Il avait une tête vigoureusement intelligente. Chose singulière, son costume très négligé n’éveillait pas les mêmes doutes que la toilette inutilement soignée de son collègue. Une pensée sautait aux yeux de l’esprit à l’aspect de cet homme. C’était le prix excessif attaché au temps. Il devait vivre double, et regretter encore de ne pas assez vivre.
Ceux-là, les grands cœurs qui font le bien avec passion et avec suite, comme on accomplit un métier régulier, ces frères ou ces sœurs de charité, quel que soit leur sexe, ont souvent un tort, il faut le dire, un tort unique et qui donne prise contre eux au blâme de l’égoïsme coquin. Le chirurgien reste calme devant une jambe à amputer ; il n’est pas sensible. L’homme de charité, blasé comme le chirurgien ou aguerri, pour mieux parler, perd vite les symptômes extérieurs de l’émotion. Il devient froid dans l’exercice de sa sublime fonction ; il devient brusque, car son temps appartient à tous ; il devient dur, car il n’a pas le droit de donner à l’un ce dont l’autre a besoin. Sautez ces lignes, si vous voulez, ô vous, anges d’une fois, qui êtes doux et douces, et qui vous en vantez, – mais ne prenez jamais, croyez-moi, si vous avez une jambe à couper, un chirurgien trop impressionnable !
– Madame, reprit le docteur Lenoir, comme si la physionomie de la malade l’eût forcé à l’emploi de cette formule, je m’intéresse à votre fils Roland qui est garçon d’atelier chez Eugène Delacroix, mon ami.
– Mon pauvre Roland !… murmura la malade dont les yeux agrandis eurent une larme.
– Madame Thérèse a mes soins… gratuits, prononça le docteur Samuel assez courageusement. Je viens la voir tous les jours.
M. Lenoir se retourna et s’inclina. Samuel ajouta :
– Un asthme, quatrième degré, compliqué d’une péricardite aiguë. …
M. Lenoir tâtait le pouls de Thérèse. Pendant cela, le docteur Samuel s’était assis à une table et formulait prestement son ordonnance.
– Roland est un bon et joli garçon, disait le docteur Lenoir, nous le pousserons, je vous le promets… Il faut espérer, Madame ! vous avez grand besoin d’espoir.
– Oh ! oui ! fit Thérèse du fond de l’âme, grand besoin d’espoir !
Le docteur Samuel avait fini son ordonnance. D’un geste où il y avait de la vanité – et du respect, il la tendit au docteur Lenoir. Le docteur Lenoir lut l’ordonnance et la rendit en disant :
– C’est bien.
Après quoi, il s’approcha de la cheminée et mit ses pieds fortement chaussés au-dessus des tisons presque éteints. Cela lui servit de contenance et de prétexte pour déposer sournoisement un double louis au coin de la tablette.
N’attendez jamais de ceux-là une prodigalité romanesque. Chez eux, la prodigalité serait un vol. Ils ont une si nombreuse clientèle !
Néanmoins, au moment où il allait se retirer, après avoir fait semblant de chauffer la semelle de ses bottes, le docteur Lenoir arrêta son regard sur une miniature qui pendait à la muraille, à droite de la pauvre glace outrageusement détamée. Cette miniature représentait un homme en costume militaire, avec les épaulettes de général.
Le docteur Lenoir mit un second double louis à côté du premier et dit :
– Au revoir, Madame, me voilà de vos amis. Je reviendrai.
Il sortit. On l’entendit descendre l’escalier vivement.
Une teinte rosée avait monté aux joues de la malade. Samuel grommela :
– Peinture romantique, ce Delacroix ! médecine romantique, ce Lenoir ! Eugène Delacroix ! Abel Lenoir ! Ils mettent leurs prénoms pour allonger leurs noms. Voilà les gens à la mode ! Il n’a rien osé vous demander devant moi, mais il prend dix francs la visite. Moi, j’ai déjà vingt visites à quatre francs, et mes charges, de lourdes charges, ne me permettent pas… vous m’entendez bien ?
– S’il reste quelque chose ici, Monsieur, l’interrompit Thérèse avec une indicible fatigue, ce doit être sur la cheminée, là-bas. Prenez ce qu’il y a, et ne vous donnez plus la peine de vous déranger.
Elle se retourna sur son oreiller.
Le docteur Samuel, sans beaucoup d’espoir, alla vers la cheminée. Ses yeux devinrent bons et caressants quand il vit briller les deux larges pièces d’or.
– Si fait, chère Madame, dit-il. Oh ! si fait, je reviendrai. Je ne suis pas de ceux qui abandonnent les pauvres clients. C’est peu, mais je m’en contente. Voyez-vous, dix francs la visite, c’est une véritable exaction ! À vous revoir, ma bonne chère dame. Envoyez chez mon pharmacien ; pas chez un autre… Dix francs la visite ! Ma parole, c’est révoltant !
La voix du docteur Samuel se perdit derrière la porte fermée. La malade était seule. Pendant quelques minutes, le silence complet qui régna dans la chambre permit d’entendre les bruits du dehors. Le jour baissait ; la ville faisait tapage ; c’était un soir de mardi gras. Parmi le grand murmure fait de mille cris qui enveloppe Paris festoyant, la voix rauque de la trompe du carnaval arrivait par brusques bouffées.
Au bout d’un quart d’heure environ, la malade se retourna et se mit sur son séant.
– Comme mon Roland tarde ! murmura-t-elle. Il doit être plus de quatre heures. Ce sera fermé chez le notaire !
Elle prit sous son oreiller, à l’aide d’un effort qui arracha un cri à sa faiblesse, un portefeuille en cuir de Russie dont les dorures ternies annonçaient, par leur prodigalité un peu sauvage, une fabrication allemande. Elle baisa ce portefeuille avant de l’ouvrir.
Ses yeux que brûlait la fièvre eurent une larme bientôt séchée.
Dans le portefeuille, il y avait vingt billets de banque de mille francs.
La malade les compta lentement. Ses pauvres doigts transparents frémissaient au contact du soyeux papier. Quand elle eut détaché le dernier billet, elle les reprit un à un, à rebours, et compta encore.
– Dieu aura-t-il pitié de nous ! murmura-t-elle.
Son regard s’éclaira tout à coup ; elle glissa le portefeuille sous sa couverture, et le nom de Roland vint à ses lèvres.
On montait l’escalier quatre à quatre.
Une porte s’ouvrit sur le carré : ce n’était pas celle du voisin qui avait répondu au docteur Lenoir.
– Qu’est-ce que c’est que ça, mauvais sujet ? demanda une voix grondeuse et caressante à la fois.
– C’est un Buridan, répondit une autre voix. Cachez-moi cela. Voyez-vous, si je n’avais pas eu mon Buridan, je serais devenu fou.
Une voix joyeuse, celle-là, une voix fière : la chère voix de l’adolescent, heureux de vivre et pressé de combattre.
L’instant d’après, la porte de la malade s’ouvrit vivement, mais doucement. Les derniers rayons du jour éclairèrent un splendide jeune homme, beau et vaillant de visage sous ses grands cheveux châtains, haut de taille, gracieux de tournure, fanfaron, modeste, spirituel, naïf, bon et moqueur, selon les jeux soudains de sa physionomie : un vrai jeune homme, chose si rare à Paris et qui portait royalement en vérité ce merveilleux manteau de passions, d’audaces et de sourires qui s’appelle la jeunesse.
Celui-là, sa mère devait l’adorer follement : sa mère et bien d’autres.
Il traversa la chambre en deux pas, et je ne sais comment dire cela : ses larges mouvements étaient doux comme ceux d’un lion. En bondissant, il faisait moins de bruit qu’une fillette qui s’attarde à étouffer le bruit de son trottinement.
– Bonsoir, maman, maman chérie, disait-il, agenouillé déjà près du lit et pressant la santé de ses lèvres rouges contre ces pauvres mains si froides et si pâles. Tu ne me grondes pas, parce que tu es meilleure que les anges, mais je suis en retard, n’est-ce pas ? Baise-moi.
Il éleva son front jusqu’aux lèvres de la malade qui sourit en jetant toute son âme à Dieu dans un regard. Le baiser fut long et profond, un baiser de mère.
– Eh bien ! tu te trompes, maman à moi, reprit le grand garçon dont l’étrange prestige rendait charmantes et mâles ces façons de parler enfantines, car il y a des gens, vous savez, qui passent toujours vainqueurs au travers du ridicule comme Mithridate se riait des poisons ; je suis venu de l’atelier au pas de course, mais j’ai rencontré le docteur Lenoir… Et dame ! on a parlé de toi, maman bien-aimée… Et le temps a passé !
– Et le Buridan !… fit la malade à demi-voix.
– Tiens ! dit Roland rougissant et riant. Tu as entendu cela, toi ? C’est vrai ! J’ai un Buridan… le propre Buridan du maître qui est sorcier et qui a deviné dans mes yeux que je ferais une maladie mortelle, si je ne mettais pas une fois au moins sur mes épaules, cet hiver, ce costume du plus beau soldat pour rire qui ait jamais émerveillé le monde !
Il prit la voix d’angine que les comédiens affectaient alors (ils l’aiment encore, les malheureux !), et il poursuivit tout d’un temps, copiant drôlement les intonations de Bocage, le dieu du drame romantique :
– Bien joué, Marguerite ! à toi la première partie ! à moi la revanche ! Entendez-vous les cris des mamans ? C’est le roi Louis dixième qui fait son entrée dans sa bonne ville de Paris… Et vive la Charte !
Au lointain, les trompes du carnaval faisaient orchestre.
– Mon fou ! mon fou ! murmura la malade en l’attirant à elle passionnément, quand tu es là je ne souffre plus !
– Donc, j’ai le Buridan du maître et la permission de m’en servir, pas vrai, maman chérie ? Mme Marcelin viendra ce soir, avec son ouvrage, pour te tenir compagnie, et moi je rentrerai de bonne heure. Je suis gai, vois-tu, je suis heureux : le docteur Lenoir m’a dit qu’il te guérirait. Et c’est un médecin, celui-là ! Tu ne sais pas, toi : tout le monde nous aime, ma petite maman chérie. Le docteur m’a dit encore : « Roland, tu as une belle et bonne mère. Il lui faut du calme, de l’espoir, du bonheur… » Pourquoi soupires-tu ! Le calme dépend de toi, l’espoir je te l’apporte, le bonheur… Dame ! le bonheur viendra quand il pourra !
Thérèse l’attira sur son cœur encore une fois.
– J’ai à causer avec toi, dit-elle.
– Attends ! Je n’ai pas fini. Tu serais déjà guérie, si le docteur Lenoir était venu il y a un mois. Je vous défends de secouer votre belle tête pâle, ma mère… Ne t’ai-je pas dit que j’apportais l’espoir ! Le maître a vu mes dessins. Il a passé une grande heure… oui, une heure, entends-tu, à retourner mon carton sens dessus dessous. Je ne balayerai plus l’atelier, je n’irai plus acheter le déjeuner de ces Messieurs ; je suis rapin en titre d’office : rien que cela ! apprenti Michel-Ange ! bouture de Raphaël ! Demain, j’aurai mon chevalet, ma boîte, mes brosses, comme père et mère… et une indemnité de deux cents francs par mois !
– Ton maître est un grand et bon cœur, dit Thérèse les larmes aux yeux. Nous reparlerons de cela, Roland. Tu vas avoir toute ta soirée, mon enfant chéri, car je n’ai pas besoin de toi…
– Bien vrai, maman, c’est que tu n’aurais qu’un mot à dire… au diable le costume de Buridan ! Il est magnifique, tu sais ?
– Je n’ai pas besoin de toi, répéta doucement la malade. Seulement, avant de rejoindre tes amis, tu me feras une commission. Tu vas partir tout de suite.
– Tu ne veux donc plus causer ?
– Je voudrais causer toujours, et t’avoir là, sans cesse, près de moi, mon Roland, mon dernier bien ; mais il y va de ton avenir.
– À moi tout seul ?
– De notre avenir à tous deux, rectifia Thérèse avec un soupir. C’est grave. Écoute-moi bien, et ne pense pas à autre chose pendant que je vais te parler.
Roland se leva et prit une chaise qu’il approcha du chevet. Il s’assit.
– Tu me crois très pauvre, commença la malade avec une solennité qui n’était pas exempte d’embarras. Je suis pauvre, en effet. Cependant, je vais te confier vingt mille francs, que tu porteras…
– Vingt mille francs ! répéta Roland stupéfait. Vous ! ma mère !
Un peu de sang monta aux joues de Thérèse.
– Que tu porteras, continua-t-elle, rue Cassette, n° 3, chez maître Deban, notaire.
Roland garda le silence.
La malade mit le portefeuille doré sur la couverture.
Roland la regardait. Ses joues étaient redevenues pâles comme des joues de statue. L’expression de son visage amaigri indiquait non plus l’embarras, mais une subite et profonde rêverie.
– J’aurais voulu faire cela moi-même, pensa-t-elle tout haut, mais je ne pourrais pas… de longtemps… jamais, peut-être !
Elle s’arrêta et regarda vivement son fils comme pour voir dans ses yeux ce qu’elle avait dit. Roland avait les yeux baissés.
– Maintenant, murmura-t-elle, je parle comme cela sans savoir !
– Et que faudra-t-il dire au notaire ? demanda Roland.
– Il faudra lui dire : Madame Thérèse, de la rue Sainte-Marguerite, vous envoie ces vingt mille francs.
– Voilà tout ?
– Voilà tout.
– Le notaire me donnera son reçu ?
– Non, le notaire ne te donnera pas de reçu ; il ne peut pas te donner de reçu.
Elle sembla chercher ses mots et poursuivit avec fatigue :
– Le notaire te donnera autre chose. Et quand nous aurons cette autre chose… pas ce soir, car je sens ma tête bien faible… je t’expliquerai. …
Roland prit sa main qu’il porta à ses lèvres, disant :
– Des explications de toi à moi, maman chérie !
La malade le remercia d’un regard qui disait à la fois l’élan de son amour maternel et la fière candeur de sa conscience.
– Pas comme tu l’entends, reprit-elle. Il n’y a pas de mystère autour de ce pauvre argent, mon fils ! mais il est des choses que tu dois savoir…, un secret, qui est à toi…, qui est ton héritage : un lourd secret ! Prends le portefeuille, mon Roland, et compte les billets de banque. Il y en a vingt. Un de moins, ce serait la ruine de ma dernière espérance !
Roland compta les billets, depuis un jusqu’à vingt, et les remit dans leur enveloppe. Thérèse continua :
– Ferme bien le portefeuille et tiens-le à la main jusque chez le notaire. Je te répète le nom : M. Deban, rue Cassette, n°3. Tu as bien écouté, n’est-ce pas ?
– Oui, ma mère.
– Écoute mieux ! Il faut parler au notaire lui-même, et qu’il soit seul quand tu lui parleras. Tu lui diras : je suis le fils de Madame Thérèse. Ne t’étonne pas de la façon dont il te regardera. C’est un homme qui… mais peu importe… Où en suis-je ? t’ai-je dit ce que le notaire devait te donner ?
– Vous êtes bien lasse, ma mère. Non, vous ne me l’avez pas dit encore.
Thérèse passa ses doigts tremblants sur son front.
– C’est vrai, murmura-t-elle, je suis bien lasse ; mais je reposerai mieux quand j’aurai tout dit. En échange des vingt mille francs, le notaire te donnera trois papiers : un acte de naissance, un acte de mariage, un acte de décès… répète cela.
– Un acte de naissance, répéta docilement Roland, un acte de mariage, un acte de décès.
– Bien. Il faut les trois : tout ou rien. Faute d’un seul, tu garderas ton argent… Tu as bien compris ?
– Parfaitement, ma mère.
– Alors, va… et reviens vite !
Roland se dirigea aussitôt vers la porte.
– Mais, objecta-t-il avant de passer le seuil, quand le notaire me donnera cet acte de naissance, cet acte de mariage, cet acte de décès, comment saurais-je si ce sont bien ceux que vous voulez, ma mère ?
Elle se leva toute droite sur son séant.
– C’est juste ! s’écria-t-elle. Défie-toi, défie-toi ! Tu as des ennemis, et cet homme vendrait son âme pour de l’argent ! L’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès sont tous trois au même nom.
– Dites ce nom.
– Il est long. Écris-le pour ne pas l’oublier.
Roland prit une mine de plomb et un bout de papier. Elle dicta d’une voix plus altérée :
– Raymond Clare Fitz-Roy Jersey, duc de Clare.
– À bientôt, maman chérie, dit Roland sur qui ce nom ne sembla produire aucun effet. Raymond Clare Fitz-Roy Jersey, duc de Clare. Est-ce bien cela ? Oui. À bientôt.
Il sortit. Elle retomba, brisée, sur son oreiller, mouillé d’une sueur froide, et balbutia en fermant les yeux :
– Duc de Clare ! comte, vicomte et baron Clare ! comte et baron Fitz-Roy ! Baron Jersey ! Ce nom ! ce noble nom ! ces titres… Tout est à lui ! Mon Dieu ! ai-je bien agi que je voie l’enfant heureux et glorieux… Et puis que je meure !… Il est temps… Je deviens folle !
Vous êtes bien trop jeunes, Mesdames, pour vous souvenir de ces antiquités. 1832, Seigneur, était-ce avant le déluge ?
Il appert de la tradition, des mémoires du temps et du témoignage plus grave des historiens, qu’il y eut à Paris, au commencement de cette année 1832, un de ces succès prodigieux, convulsifs, épileptiques, qui mettent, de temps à autre, la ville et les faubourgs en démence.
Ce succès, illustre entre tous les succès du boulevard, fut conquis au vaillant théâtre de la Porte-Saint-Martin, par Bocage et Mlle Georges, continué par Frédéric Lemaître et Mme Dorval, exalté, longtemps après, par Mélingue et d’autres dames ou demoiselles. Il avait pour titre : La Tour de Nesle. (La Seine, Messires, charriait bien des cadavres !) C’était un drame, un grand drame auquel, dit-on, beaucoup de gens d’esprit avaient collaboré (et que l’assassin a revu plus d’une fois dans ses rêves !). Les auteurs nommés furent MM. F. Gaillardet et trois étoiles. Les trois étoiles cachaient un nom radieux, le nom du romancier le plus populaire, le nom du dramaturge le mieux aimé : notre ami et maître Alexandre Dumas (car il l’assassina, l’infâme !).
Ce drame était écrit en un style avantageux et solennel qui a un peu vieilli depuis le temps, mais qui n’a pas cessé d’être le plus étonnant de tous les styles. Malgré le style, chaque fois qu’on représente ce drame, la salle est pleine de gens heureux. C’est le roi des drames. On ne fera plus jamais de drame comme celui-là. C’est promis.
Il n’y a pas loin du tout du n° 10 de la rue Sainte-Marguerite au n° 3 de la rue Cassette. C’est bien le même quartier, et cependant pour aller de l’un à l’autre on traverse trois populations distinctes. Il y a encore des étudiants dans la rue Sainte-Marguerite, qui est l’extrême frontière du Quartier latin ; une colonie bourgeoise et commerçante habite la contrée qui sépare Saint-Germain-des-Prés de Saint-Sulpice. À la rue du Vieux-Colombier, commence l’Îlot bénédictin, patrie du labeur religieux et tranquille, un peu déshonoré parfois par l’âpre spéculation des marchands qui se glissent jusque dans le temple. On fait là de beaux livres, d’éloquents et savants traités, des brochures aigres-douces, des commissions et l’usure avec prospectus distribués dans les presbytères de campagne. L’histoire sainte dit ce que Jésus fit des champignons humains qui outrageaient le sanctuaire. De toutes les choses haïssables, la plus répugnante est certes la juiverie déguisée en dévotion catholique et vendant ses bragas un prix fou, sous le manteau de la propagande.
Le centre de la ville bénédictine, pleine de cabinets illustres et de boutiques impures, est la rue Cassette, voie étroite, bordée de maisons studieuses, à l’aspect mélancolique et muet. Il y a telle de ces maisons dont l’arrière-façade regarde tout un horizon de magnifiques jardins. On est bien là pour méditer et pour prier. On n’y est pas mal non plus, paraîtrait-il, pour revendre à la toilette les choses d’église et pour faire de douces fortunes, en pompant à bas bruit les économies des sacristies villageoises.
Mais il s’agit de la Tour de Nesle, marchandise franchement païenne et qui du moins ne portait pas de fausse étiquette. Si courte que fût la distance du n° 10 de la rue Sainte-Marguerite, où demeurait sa mère, au n° 3 de la rue Cassette, logis de maître Deban, Roland rencontra la Tour de Nesle plus de cinquante fois en route : aux murailles, sous forme d’immenses affiches ; aux stores des cafés, aux enseignes des marchands de vins, aux vitres des libraires, aux lanternes qui se balancent devant la porte des loueurs de costumes. Tout disait ce mot, tout criait ce titre. Il était sous le bras de la fillette qui passait ; les enfants errants le glapissaient dans le ruisseau ; il tombait de la portière des riches équipages.
Ceux qui allaient bras dessus, bras dessous le long des trottoirs le radotaient, ceux qui s’accostaient l’échangeaient comme le bon mot en circulation, et deux sergents de ville arrêtés à leur frontière respective en causaient tout bas d’un air astucieux.
Quand Paris se met à idolâtrer le café ou Racine, ou même quelque chose de moins important, Mme de Sévigné n’y peut rien. C’est une fièvre, un transport ; il faut que fantaisie se passe ; et notez que Mme de Sévigné, comme les autres, jette son cri dans la folle acclamation. L’opposition fait partie de la Chambre : partie nécessaire. Parler pour, parler contre, c’est toujours parler : la joie suprême !
Avant d’avoir tourné le coin de la rue Sainte-Marguerite, Roland, qui avait laissé son « Buridan » chez la voisine, avait déjà heurté deux Landri, un Gaulthier d’Aulnay, trois Orsini et un Enguerrand de Marigny. (Cet homme était peut-être un juste !) La rue Bonaparte n’existait pas encore, sans cela combien y eût-il coudoyé de filles de France, masquées et courant à l’orgie du bord de l’eau !
Dans la ruelle Taranne, il croisa Philippe d’Aulnay, ce jeune incestueux qui mourut à la fleur de l’âge. Au bout du passage du Dragon, Marguerite de Bourgogne (la reine ! ! !) lui proposa son cœur. À la Croix-Rouge, il culbuta la bohémienne qui aborde les cavaliers dans un but répréhensible. Pauvres vieux siècles qui sont comme le lion de la fable et qui ne peuvent plus se défendre !
– Où vas-tu Guénegoux ? demanda-t-il à un rapin de son atelier qui passait en Savoisy au tournant de la rue du Vieux-Colombier.
– À la Tour de Nesle ! lui répondit Guénegoux d’une voix terrible.
Et il sembla que toutes les rues de la patte-d’oie : la rue de Sèvres, la rue du Cherche-Midi, la rue de Grenelle, la rue du Four-Saint-Germain et la rue du Vieux-Colombier renvoyaient ce nom prestigieux, élevé sur un pavois, fait de tous les grondements joyeux, de tous les cris de trompe, de toutes les clameurs ivres, de tous les rires sonores du carnaval. Ainsi l’entendit Roland.
Comme il entrait rue Cassette, un homme sérieux qui avait bu, lui ouvrit paternellement ses bras en disant :
Il est trois heures, la pluie tombe,
Parisiens, dormez !
La Tour de Nesle était comme la vérité : dans le vin.
Quelle que fût l’autorité de cet homme sérieux, il mentait effrontément, sous son costume de veilleur de nuit. Quatre heures du soir venaient de sonner aux nombreux couvents de la rue de Sèvres. Le crépuscule luttait encore contre la lueur des réverbères. En outre, il faisait un temps superbe, et dans tout Paris il n’y avait pas un seul Parisien qui songeât à dormir.
Roland passa la porte cochère du n° 3 de la rue Cassette : une grande et belle maison. Le concierge traitait ses amis. Sa fille avait un hennin sur la tête, une escarcelle au côté, et aux pieds des souliers à la poulaine. L’Auvergnat du coin, déguisé en escholier, lui parlait « avec son âme ». Roland ayant demandé maître Deban, le concierge se mit à rire.
– Ah ! ah ! dit-il, maître Deban ! un mardi gras ! excusez !
La concierge, plus sobre, répondit :
– Première porte à droite, dans la cour.
– À quel étage ? interrogea Roland.
– À tous les étages, fut-il répliqué.
Et un soldat du guet, barbu comme une chèvre, qui accrochait sa clé à un clou, ajouta :
– Cornes d’Hérode ! je gage cinq sols parisis contre un angelot au soleil que ce brelandier de garde-notes est déjà chez Orsini.
La première porte à droite dans la cour servait d’entrée à un pavillon de quatre étages et de cinq fenêtres de façade. Le double écusson doré qui promet aux passants le bienfait du notariat en ornait le frontispice. Roland frappa ; on ne lui répondit point. Il fit un pas en arrière afin d’examiner la maison. Le rez-de-chaussée et le premier étage étaient noirs. Des lumières brillaient au second, au troisième et au quatrième.
Roland tourna un bouton et entra. La lanterne du vestibule lui montra le mot Étude écrit en grosses lettres sur une porte ; cette porte était fermée. Des bruits de diverses sortes : aboiements de chiens, plaintes de guitares, sons de casseroles descendaient l’escalier avec une vigoureuse odeur de cuisine. Roland monta la première volée et heurta du doigt un huis fort décent.
– Qui demandez-vous ? cria-t-on de l’intérieur.
C’était une voix de femme, demi-couverte par les jappements de plusieurs chiens.
– Maître Deban, notaire.
– Je sais bien qu’il est notaire, répliqua la voix. La paix, vermine de caniches !… Quelle heure est-il ?
– Quatre heures et demie.
– Merci. Montez. Il y a des clercs, en haut.
Roland monta ; au second étage, une furieuse guitare raclait pardessus une grosse voix qui chantait :
Brune Andalouse, ô jeune fille
De Séville, Je suis l’hidalgo de Castille
Dont l’œil brille.
Je sais chanter une gentille
Seguedille…
– Holà ! cria Roland après avoir inutilement frappé. Maître Deban !
– Quelle heure est-il ? demanda la voix toujours accompagnée par la guitare.
– Quatre heures et demie.
– Satanas ! Alors, il faut que je m’habille… Est-ce pour affaires que vous demandez maître Deban ?
– Pour affaire pressée.
– Montez ; il y a des clercs en haut.
Roland monta, mais en pestant. Et de fait, c’était là une singulière étude. Mais souvenez-vous que Paris était malade et fou. Il avait la Tour de Nesle, compliquée par un reste de guitare mal guérie qui roucoulait encore entre deux hoquets du quinzième siècle : mantille, Castille, charmille…
Au troisième étage, le saindoux grinçait avec fracas dans la poêle à frire. La porte était close, selon l’habitude de cette bizarre maison ; mais, au travers des battants, on entendait des gens qui riaient et qui s’embrassaient.
– Maître Deban, s’il vous plaît !
Un silence se fit parmi les rires étouffés.
– Est-ce M. Deban, le notaire, fut-il demandé.
– Précisément… Et je commence à trouver singulier…
– Quelle heure est-il, mon gentilhomme ?
– De part tous les diables ! s’écria Roland exaspéré : je vais casser quelqu’un ici, ou quelque chose !
Il était taillé pour cela, en vérité.
Un large éclat de rire répondit à sa menace. Derrière cette porte du troisième étage, il y avait nombreuse et joyeuse société.
– Silence, mes seigneurs, et vous, nobles dames ! ordonna la voix qui avait déjà parlé ; étranger ! le notariat est un sacerdoce. Sur le carré où vous respirez en ce moment, s’ouvrent deux escaliers : l’un qui descend, l’autre qui monte. Négligez le premier, à moins qu’il ne vous plaise de repasser demain. Prenez le second, gravissez-en les degrés, comptez avec soin dix-sept marches, à la dix-septième, vous vous arrêterez : car, seigneur, il n’y en a pas d’autres. Vous serez alors en face d’une porte semblable à celle-ci ; vous la contemplerez d’un œil impartial et vous lancerez dedans un coup de pied proportionné à vos forces en disant : « Hé ! là-bas ! Buridan ! Oh hé ! »
– Buridan ! répéta notre jeune homme radouci tout d’un coup par ce nom magique.
Car la Tour de Nesle répandait autour d’eux la concorde et la paix.
– Aux beignets ! commanda la voix anonyme au lieu de répondre. J’ai assez de l’étranger. Reprenons le cours de nos pantagruéliques esbattements !
La poêle à frire chanta de nouveau, le rire retentit et les baisers sonnèrent. Roland pensa qu’au point où il en était arrivé, mieux valait aller jusqu’au bout.
Il monta la dernière volée de l’escalier.
Là, tout était silencieux et sombre. Les autres, ceux du premier, du second et du troisième, avaient du moins donné signe de vie, mais Buridan appelé ne répondit point. De guerre lasse, Roland, moitié par colère, moitié par manière d’acquit et pour accomplir à la lettre les recommandations du voisin, lança contre la porte muette un coup de pied, proportionné à sa force.
Il était très fort. Le pêne sauta hors de la gâche et la porte s’ouvrit.
– Qui va là ? demanda la voix d’un dormeur évidemment éveillé en sursaut.
Et comme Roland restait tout déconcerté de son exploit, la voix reprit :
– Est-ce toi, Marguerite ?
Quoi de plus simple ? Buridan attendait sa Marguerite. La Tour de Nesle était là comme partout. Roland avait amassé, en montant ce fantastique escalier, tout un trésor de méchante humeur. Il entra, disant d’un ton bourru :
– Non, ce n’est pas Marguerite.
– Alors, qui vive ? cria le dormeur en sautant sur ses pieds.
Il faut bien dire que ce nom de Marguerite était pour un peu dans la méchante humeur de Roland. Il y avait une Marguerite qui l’attendait – ou qui devait l’attendre au boulevard Montparnasse, près de ce paradis perdu : la Grande-Chaumière, qui était alors dans tout son glorieux lustre.
La Grande-Chaumière ! quel souvenir ! La Grande-Chaumière mourut parce que son enseigne s’obstinait à caresser de vieilles vogues. Ce doux nom évoquait évidemment Ermenonville, les grottes de Bernardin de Saint-Pierre, les peupliers de Jean-Jacques Rousseau, l’être suprême, la paix de l’âme et les cœurs sensibles.
Corbœuf ! Il aurait fallu l’appeler la Taverne, quand vinrent les dagues de Tolède et les rotules cagneuses, quitte à la nommer plus tard le Tapis-Franc. Je sais une respectable compagnie qui s’est intitulée tour à tour : La Royale, la Républicaine et L’Impériale. Voilà du savoir-vivre !
Quand les talons du dormeur touchèrent le carreau, il se fit un grand bruit d’éperons de théâtre. Une allumette plongea au fond d’un briquet phosphorique et s’enflamma.
Déjà Roland se disait, car il était bon comme le bon pain, ce beau garçon-là :
« Il y a mille ou douze cents Marguerite dans Paris… De quoi diable vais-je m’occuper ? »
Une bougie brilla éclairant une mansarde assez vaste, où tout était sens dessus dessous. Au milieu de la chambre, Buridan était debout ; un charmant Buridan à la taille leste et bien prise, à la tête correcte et intelligente. Il portait à ravir toute sa friperie Moyen Âge ; sa joue pâle faisait merveille sous ses énormes cheveux aplatis à la malcontent, et sa fine lèvre avait bien l’ironique sourire qui est de rigueur.
Il était seulement un peu trop jeune, ou trop vieux. Ce n’était ni le Buridan du cachot, frisant la quarantaine et parlant amèrement du passé lointain, ni le Buridan des premières amours, Lyonnet de Bournonville, page du duc de Bourgogne. Il était entre le prologue et la pièce ; il avait vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Roland ôta, ma foi, son chapeau, Buridan le regarda et sourit :
– J’aurais mieux aimé Marguerite, dit-il, mais vous feriez un crâne Gaulthier d’Aulnay, vous ! Je m’appelle Léon Malevoy. Quelle heure est-il ?
Roland se dressa de son haut, et il était grand, quand il se dressait ainsi. Peut-être pensez-vous que cette question tant de fois et si mal à propos répétée : Quelle heure est-il ? lui échauffait décidément les oreilles, qu’il avait, du reste, singulièrement faciles à échauffer.
Vous vous tromperiez. La galante mine du Buridan avait caressé ses instincts de peintre. Il eût, en vérité, pardonné beaucoup à ce fier jeune homme qui portait avec une grâce si cavalière les guenilles à la mode, mais son regard venait de rencontrer le pied du lit, où M. Léon Malevoy sommeillait naguère. Sur le pied du lit, il y avait un madras quadrillé jaune vif et ponceau, chiffonné selon l’art suprême que les grisettes bordelaises prodiguent à la coquetterie de leur coiffure. Roland était très pâle et ses lèvres tremblaient :
– Il est l’heure de savoir, prononça-t-il entre ses dents serrées, comment s’appelle la Marguerite que vous attendiez, Monsieur Léon de Malevoy ?
– Marguerite de Bourgogne, parbleu !
– Est-ce à elle ce fichu qui est là ?
Il montrait le pied du lit avec son doigt étendu convulsivement.
Buridan regarda tour à tour le fichu de madras, puis le visage de son interlocuteur.
La ligne nette et délicate de ses sourcils se brisa. Il mit le poing sur la hanche et demanda d’un ton provocant :
– Qu’est-ce que cela vous fait ?
Roland avait ce calme des terribles colères.
– Dans Paris, reprit-il lentement, il y a encore plus de madras que de Marguerite. Je connais une Marguerite, et un madras tout pareil à celui-là, qui appartient à cette Marguerite. C’est justement pour cela que je vous demandais son nom.
Buridan réfléchit et répondit en posant son bougeoir sur la table de nuit, pour avoir les mains libres à tout événement :
– Elle se nomme Marguerite Sadoulas.
La pâleur de Roland devint plus mate.
– Je vous remercie, Monsieur Léon Malevoy, dit-il, je ne voudrais pas vous insulter, car vous êtes un jeune homme poli…
– Mais, s’interrompit-il avec une violence soudaine, vous avez volé ce madras à Marguerite ; c’est mon idée !
Il y eut de la pitié dans le sourire de Buridan.
– Ne vous battez pas pour cette belle fille-là, mon garçon, croyez-moi, murmura-t-il. Tirez-vous bien l’épée ?
– Assez bien. Et j’y pense, ce sera drôle ! J’ai, moi aussi, un costume de Buridan… un beau ! Dansez-vous cette nuit ?
– Je danse et je soupe.
– Il y a temps pour tout. Voulez-vous que nous fassions un tour, demain matin, derrière le cimetière Montparnasse ?
– Quel âge avez-vous ? demanda Buridan avec hésitation.
– Vingt-deux ans, répondit Roland qui se vieillissait à dessein.
– Vraiment ? Vous n’avez pas l’air. Comment vous appelez-vous ?
– Roland.
– Roland, qui ?
– Roland tout court.
– Va pour le cimetière Montparnasse, dit le Buridan, qui reprit son bougeoir. Je vais vous éclairer, Monsieur Roland tout court.
– C’est bien convenu ?
– Bien convenu. Mais le diable m’emporte si Marguerite…
Roland descendait déjà l’escalier.
Buridan, au lieu d’achever sa phrase, qui probablement n’était pas un cantique de louanges en l’honneur de Mlle ou Mme Sadoulas, se demanda :
– Au fait, pourquoi n’est-elle pas venue ?
– Hé ! cria dans l’escalier la voix de Roland, Monsieur Léon Malevoy !
– Qu’y a-t-il encore, Monsieur Roland tout court ?
– Il est cinq heures moins le quart.
– Bien obligé !… bonsoir !
– Monsieur Léon Malevoy !
– Après ?
– Savez-vous pourquoi on m’a demandé l’heure qu’il est à tous les étages de votre maison ?
– Parce que les montres de tous les étages sont au Mont-de-Piété. Bonne nuit !
– Dites donc ! un dernier mot. Vous êtes clerc chez M. Deban, n’est-ce pas, Monsieur Léon Malevoy ?
– Mais oui, Monsieur Roland tout court. Quatrième clerc.
– J’étais venu pour parler à votre patron… une affaire très pressée. … Il n’est pas à la maison ?
– Non.
– Savez-vous où je pourrais le rencontrer ?
– Oui… Palais-Royal, galerie de Valois, n° 113.
– À la maison de jeu ?
– Il est le notaire de l’établissement.
– Je vais aller l’y trouver.
– Inutile, si c’est pour lui demander de l’argent.
– Au contraire, c’est pour lui en remettre.
– Dangereux ! Attendez à demain, Monsieur Roland tout court… Nous reviendrons peut-être ensemble du cimetière Montparnasse.
Roland, s’étant acquitté ainsi de sa commission, revint au logis.
– Chut ! dit Mme Marcelin, la voisine, au moment où il entrouvrait avec précaution la porte de la chambre de sa mère. Elle dort.
La voisine était une bonne grosse femme de trente-cinq à quarante ans, qui regardait Roland avec un sourire de mentor. Elle était fière de son élève et ne se plaignait pas trop d’en être réduite au rôle de confidente, depuis l’avènement de Marguerite Sadoulas, premier roman de notre héros. Les élèves, d’ailleurs, manquent-ils jamais aux maîtresses habiles ? La voisine avait un excellent cœur ; elle veillait la malade par-dessus le marché. Madame Thérèse aimait la voisine, parce qu’elle la trouvait toujours prête à parler de son fou, de son chéri, de son Roland adoré.
Aujourd’hui, Thérèse et la voisine avaient causé longuement de Roland, puis, Thérèse s’était endormie avec le nom de Roland sur les lèvres.
Roland était un peu soucieux. Il avait bien réfléchi en revenant de la rue Cassette. Les cris de la trompe et les mille voix du carnaval n’avaient pu troubler sa méditation dont le résultat était naturellement ceci :
– Il y a un mystère ; mais Marguerite est pure comme les anges !
En somme, ce beau Roland n’avait que dix-huit ans. Quand un enfant doit devenir véritablement un homme avec le temps, les leçons de la voisine n’y font rien. Ceux que la voisine vieillit avant l’âge n’auraient pas mûri, soyez sûrs de cela, et n’en veuillez pas trop à Mme de Warens, malgré les plaintes hypocrites de ce cœur de caillou, d’où elle avait fait jaillir la première étincelle.
Grand cœur ! chante encore la postérité. Car l’admirable génie de Rousseau a ce privilège de vibrer comme un sentiment. Lui qui n’aima que les rêves secrets de la solitude ! lui qui calomnia le bienfait, douta de l’amitié et se défia de Dieu !
Roland n’avait pas de génie, et Roland, grâce au ciel, ne se défiait de personne. Il croyait à tout, comme un brave garçon qu’il était : à son maître, le demi-dieu de la couleur ; à sa mère, la douce et la sainte ; à l’avenir, à la voisine et même à Marguerite Sadoulas !
C’était peut-être aller un peu loin, mais que voulez-vous ?
– Tu n’as qu’à t’habiller, mauvais sujet, dit la voisine à voix basse. Ta mère va être bien tranquille, toute la nuit, et d’ailleurs je serai là.
Roland vint sur la pointe du pied jusqu’au lit et regarda la malade qui dormait les mains croisées sur sa poitrine. Elle était si pâle qu’une larme mouilla les yeux de Roland.
– Je la verrai ainsi une fois, murmura-t-il, endormie pour ne plus s’éveiller jamais !
La voisine avait des trésors d’expérience.
– Oh ! oh ! fit-elle, nous avons des idées mélancoliques, malgré le costume de Buridan qui attend là-bas, sur mon lit… Il est arrivé quelque chose !
Ceci était une interrogation.
– Non, rien, dit Roland, qui tomba dans un fauteuil.
– Avec qui l’as-tu trouvée ? demanda la voisine. Avec un étudiant ? avec un militaire ? avec un père noble ?
Roland haussa les épaules et, pour rompre les chiens, il se leva.
– Je vais t’aider à t’habiller… commença la voisine.
– Non, l’interrompit Roland, restez… maman pourrait s’éveiller.
– J’aime bien quand tu dis maman, moi, grand écervelé, murmura Mme Marcelin. Le fils du bonnetier dit : ma mère.
Roland sortit. Il poussa une porte sur le carré et entra dans la chambre de la voisine. C’est ici un lieu mystérieux, un sanctuaire, un laboratoire qui mériterait une description à la Balzac. Tant de jeunesse rancie ! tant de sourires pétrifiés ! tant de fleurs fanées ! mais nous n’avons pas le temps, et la voisine est si bonne personne !
Roland s’assit sur le pied du lit, auprès du costume de Buridan et mit sa tête entre ses mains.
La voisine s’était trompée trois fois ; ce n’était ni un père noble, ni un militaire, ni un étudiant : c’était un clerc de notaire. Mais comme la voisine avait bien deviné du premier coup pourquoi notre Roland avait, ce soir, des pensées mélancoliques !
La voisine vint pour voir où il en était de sa toilette. Elle le trouva qui pleurait comme un enfant.
– Ta mère dort bien, dit-elle, pendant que Roland faisait de son mieux pour cacher ses larmes. Il y a longtemps que je ne l’avais vue dormir de si bon cœur. Elle rêve : elle parle de vingt mille francs. Est-ce qu’elle a mis à la loterie ?
– Pauvre maman ! murmura Roland. Elle m’avait bien dit de prendre garde ! je tuerai ce coquin de Buridan !
Mme Marcelin aurait préféré parler des vingt mille francs qui l’intriguaient jusqu’au vif.
– Parfois, reprit-elle, on peut tomber sur un quaterne… quel Buridan veux-tu tuer ?
Roland sauta sur ses pieds.
– Il faut que je lui parle ! s’écria-t-il et que je la traite une bonne fois comme elle le mérite !
– C’est ça, répliqua la voisine en dépliant le costume ; ça doit joliment t’aller ces nippes-là. Tout te va. Si tu avais le fil et l’occasion, tu deviendrais rentier rien qu’à dire : « mon cœur » aux duchesses, en tout bien tout honneur… Mais, au lieu de ça, tu pleures comme un grand benêt, parce qu’une farceuse de cantine…
– Madame Marcelin ! s’écria Roland avec un geste magnifique, je vous défends d’insulter celle que j’aime !
Elle le regarda, partagée par l’envie de rire et l’émotion. L’émotion l’emporta. Elle lui jeta les deux bras autour du cou, et baisa ses cheveux en disant :
– Es-tu assez beau, mon pauvre grand nigaud ! es-tu assez bon ! Et dire que vous perdrez tous le meilleur de votre âme avec ces malheureuses !
– Encore ! fit Roland qui frappa du pied.
– Ah ! tais-toi, bambin, sais-tu, fit la voisine en se redressant. Pour un peu, je le dirais à ta mère !
Roland pâlit.
– Sortir la nuit, murmura-t-il, quand elle est si malade !
La voisine haussa les épaules, mais elle avait les yeux mouillés.
– Tu es un pauvre cher enfant ! dit-elle du fond de cette philosophie naïve et terrible qu’elles ramassent on ne sait où. Autant celle-là qu’une autre. On le promet que ta mère sera bien gardée. Et si elle te demande : « Il dort ! »
Elle lui tendit les chausses collantes, en tricot violet.
– Prends encore cette nuit de bon temps, continua-t-elle. Tu vas te disputer, puis pardonner, c’est le plaisir.
– Pardonner ! gronda Roland, jamais ! si c’était une grisette, je ne dis pas, mais une personne bien née !
La voisine se retourna pour lui laisser le loisir de passer les chausses et aussi pour cacher un éclat de rire que, cette fois, elle ne put réprimer.
– Oh ! certes, dit-elle d’un ton patelin, ce n’est pas une grisette, celle-là. Et sans la révolution…
– Son père était colonel, prononça Roland avec dignité. Ce n’est pas la révolution.
– Alors c’est la Restauration. Que veux-tu, on ne voit que malheurs !… Peut-on se retourner ?
– Et sa mère, poursuivit Roland, était la cousine d’un girondin.
– Quel âge a-t-elle donc, si ça date de la Terreur ? demanda bonnement la voisine.
Roland répondit :
– Attachez-moi mes chausses dans le dos et pas de mauvaises plaisanteries !
Pendant que la voisine obéissait, il reprit :
– Elle a l’âge qu’elle a. Ça ne vous regarde pas. Il n’y a rien de si beau qu’elle, rien de si noble, rien de si brillant. Tenez, si vous la voyiez…
Ces derniers mots s’étaient sensiblement radoucis.
– Tu me la montreras, dit complaisamment la voisine, si tu y tiens.
– Elle a un prix de piano au Conservatoire. Elle peint, elle déclame. …
– Oh ! oh ! fit la voisine dédaigneusement. Une artiste !
Il n’y a pas de milieu. Selon les goûts, ce mot-là est le plus charmant des éloges ou la plus envenimée des injures. Quoique la voisine se moquât du fils de la bonnetière, elle avait de bonnes petites rentes conquises dans le commerce.
Roland lui lança un regard exaspéré.
– Oui, une artiste ! prononça-t-il avec emphase. À l’Opéra, elle serait éblouissante, au Théâtre-Français elle écraserait tout le monde…
– Aussi, on n’en veut pas, glissa Mme Marcelin.
– Elle sera partout magnifique…
– Et pas chère !
– Même sur un trône !
– Benêt ! dit la voisine, qui déplia le pourpoint. Si tu savais combien j’en ai vu, des pigeonneaux de ta sorte, plumés, flambés, rôtis par ta demoiselle !
– Par Marguerite !…
– Ou par Clémence, ou par Athénas, ou par Madeleine. Le nom importe peu. Tiens, tu es joli comme un Amour. Passe-moi mon peigne que je te lisse tes cheveux. Si elle est belle, tant mieux. Ce serait trop fort aussi de te voir berné par une créature qui ne serait pas belle… Voilà ! tu es costumé ! regarde-toi dans mon miroir et demande à ta conscience, nigaud, si elle est moitié aussi belle que tu es beau ?… Est-il joli garçon aussi, l’autre ?
Roland ferma les poings et fit à sa glace une effroyable grimace.
– Puisque je le tuerai ! gronda-t-il.
– C’est juste, ça ne coûte rien… Dis donc, Roland, avant de le tuer, demande à l’autre s’il a sa mère.
Roland s’élança dehors ; mais il revint et mit un gros baiser sur le front de cette femme qui gardait des restes de beauté sous l’injure des années, comme son cœur, flétri par places, conservait en quelque recoin le parfum merveilleux des jeunes tendresses.
Il sortit, la poitrine serrée par je ne sais quelle douloureuse étreinte.
Le fracas joyeux de la rue lui fit mal. Les cris de cette ivresse folle sonnaient faux à son oreille.
Il marchait lentement. Une bande d’enfants se mit à le suivre en poussant la clameur du carnaval. Il n’entendait pas. Ce fut d’instinct qu’il prit comme il faut sa route en remontant la rue de Seine. Les enfants le quittèrent parce qu’il ne se fâchait point.
Comme il passait devant le palais des pairs, l’horloge sonna huit heures.
Il pressa le pas un peu. Sur la place Saint-Michel il tâta précipitamment sa poitrine en murmurant : le portefeuille !
Le portefeuille était là, parce que Roland avait gardé son gilet de tous les jours sous son pourpoint de théâtre.
Il suivit les rues d’Enfer et de l’Est. Au rond-point de l’Observatoire il s’assit sur un banc, malgré le froid qu’il faisait.
Le vent du nord avait porté les huit coups sonnés à l’horloge du Luxembourg jusqu’à une maison neuve, étroite et haute, située vers le milieu du boulevard Montparnasse, du même côté que la Grande-Chaumière, dont elle était voisine. C’était une de ces masures déguisées en élégantes demeures que le règne de Louis-Philippe sema dans Paris avec tant de profusion. Au-dehors, cela ressemble presque à quelque chose, mais la spéculation malsaine y économisa tellement la main-d’œuvre et les matériaux que cela chancelle déjà, et que, quand le marteau des démolitions y touche, cela tombe sous un nuage poudreux qui ne laisse après soi qu’un monceau de plâtras inutile.
Le cinquième étage de la maison neuve avait une terrasse régnante qui regardait Paris par-dessus les riches bosquets du jardin de Marie de Médicis. L’appartement se composait de quatre petites pièces, maigres d’architecture, mais meublées avec un certain luxe apparent. Il y avait en outre une cuisine.
Dans le salon, on voyait un très beau piano d’Érard, des vases, façon Sèvres, trop grands pour la mesquine cheminée, habillée de velours nacarat, une console en Boule authentique et deux fauteuils de vernis blanc recouverts en tapisserie des Gobelins. Les rideaux et le reste de l’ameublement étaient en damas vert chou à quarante sous le mètre.
C’était le logis de Mlle Marguerite-Aimée Sadoulas, dite Marguerite de Bourgogne, depuis le carnaval.
Si la voisine eût vu Marguerite de Sadoulas, couchée comme elle l’était sur son divan et jouant d’un air distrait avec le collier de grosses perles qui ruisselait sur sa poitrine demi-nue, la voisine, femme d’expérience et de connaissance, eût mis fin une fois pour toutes et du premier coup à ses mines dédaigneuses.
Marguerite était souverainement belle sous la couronne opulente de ses cheveux châtains qui jetaient leurs ondes désordonnées autour de son front pâle et rebondissaient en boucles prodigues jusque sur la splendeur ambrée de ses épaules. Oh ! certes, celle-là n’était pas une petite fille, une grisette, ce jouet inoffensif et joli qui sert à passer la jeunesse. Il y avait en elle de la grande dame et de la courtisane : que ce rapprochement nous soit pardonné, puisqu’il est dans la nature des choses : le rôle de la courtisane étant de singer le beau et de chercher la séduction où Dieu l’a mise.
Il y avait en elle de la grande dame plutôt que de la courtisane.
Et plus que de la grande dame. Ce fou de Roland, cet enfant subjugué, avait dit le vrai mot dans sa langue d’amour. C’était un trône, le vrai piédestal de cette miraculeuse statue, vautrée sur l’indigence d’un divan mal rembourré.
Taille de reine ! pourquoi dit-on cela ? C’est qu’on voudrait cette taille aux reines. Taille souple et noble, et fière et gardant, parmi son indolent repos, ces mystérieuses vigueurs que promet le sommeil de la tigresse.
Marguerite était belle hautement et orgueilleusement, à grand fracas, à toute lumière, non point de cette chère beauté qui répond au rêve secret de quelques-uns, mais qui cache aux autres ses rayonnements discrets : elle était belle à tous comme le soleil.
Elle avait sous l’arc audacieux et net de ses sourcils de longs yeux noirs pensifs, mais ardents, qui languissaient à leurs heures et dardaient, au réveil, entre les baisers de ses cils, cette langue de flamme qui affole ou qui ressuscite. Sa bouche correcte et sérieuse souriait pourtant, et alors c’était fête ; quand elle riait, cette bouche sobre, cette bouche qui semblait dérobée, dessin et couleur, au divin matérialisme d’un chef-d’œuvre de Rubens, quand ces lèvres voluptueuses vibraient et frémissaient, c’était orgie !
Marguerite était belle bruyamment et insolemment.
Quel âge, cependant, donner à l’ovale parfait de ce visage, aux reflets de cette chevelure, aux épanouissements hardis de ce sein ?
– Elle a l’âge qu’elle a.
Roland répondait ainsi aux questions de la voisine. Le duvet vierge de la jeunesse restait aux fossettes de ses joues ; ses tempes bleuâtres gardaient les gammes délicates de la récente floraison ; mais ses yeux disaient : il y a longtemps !
Elle était seule. Le costume de la reine théâtrale dont elle avait pris le nom pour quelques semaines la drapait à miracle. Elle attendait ce qu’on appelle le « plaisir », l’heure de la collation rieuse avant l’heure agitée du bal ; elle attendait, sans impatience et comme un chien bichon aux longues soies, pareilles à des franges, dormait sur le tapis.
Une voix d’homme monotone et rauque chantait quelque part dans la maison un cantique d’ivrogne.
Quand huit heures sonnèrent, elle écouta.
– Oui, dit-elle, cent mille livres de rentes me suffiraient pour commencer.
Ses belles lèvres eurent un amer sourire ; elle pensa tout haut : « Je suis peut-être trop belle… et certainement j’ai trop de cœur ! »
– Ohé ! Marguerite ! cria la voix rauque, viens causer nous deux.
– Non, répondit-elle.
– Alors, je vais laisser brûler le rôti.
– Laisse brûler, fit-elle avec fatigue.
Elle se leva indolemment et s’assit de travers devant son piano qu’elle ouvrit. Ses doigts d’aimée caressèrent les touches et le piano chanta. Roland avait raison : c’était une grande artiste.
Mais l’art, aujourd’hui, n’était pas le bienvenu, car elle referma l’instrument d’un geste brusque et mit sa tête sur sa main. Un peintre eût saisi ce moment pour jeter sur la toile la Vénus de notre France méridionale, belle autrement et plus belle que l’Italienne ou l’Espagnole.
« Il y en a tant, pensa-t-elle, qui ne me valent pas et qui ont cent mille livres de rentes ! C’est la chance. Et il faut s’arracher le cœur ! »
Elle tordit ses superbes cheveux entre ses doigts de statue.
– Joulou ! appela-t-elle.
– Après ? fit la voix rauque qui naguère chantait dans la cuisine.
– Où trouve-t-on les lords anglais et les princes russes ?
Joulou se mit à rire sourdement.
– Elle est bête ! grommela-t-il… Au marché, pardi !
– Joulou, poursuivit Marguerite, veux-tu assassiner quelqu’un ? Je ne sais plus comment faire !
C’était histoire de plaisanter.
Prenez garde, cependant, à ceux ou à celles qui rient avec ces choses lugubres. Joulou ne riait plus. On vit une tête large et blondâtre, à la fois puissante et innocente, qui se montrait dans l’entrebâillement de la porte. Joulou avait de gros yeux sans couleur, mal abrités par des cils trop clairs ; sa joue charnue et blême était coupée selon une ligne ronde qui se renflait par le bas. Il était jeune et solidement pris dans sa taille un peu courte, mais bien proportionnée ; ses cheveux d’un blond déteint et crépus foisonnaient comme une toison de caniche. C’était un pauvre diable, ce garçon-là, et pourtant son aspect éveillait je ne sais quelle idée de brutale domination.
Il était à la mode, lui aussi, et portait un costume complet de Buridan, sauf la toque : chausses vert sombre, jaque couleur de tan. Cette défroque plus ou moins authentique des soudards du quatorzième siècle lui allait comme une peau. Il était bien là-dedans, très bien, et si sa vocation l’eût porté vers l’art dramatique, jamais figurant, payé quinze sous par soirée, n’eût mérité mieux que lui l’or d’un directeur intelligent.
Il était du temps, comme les malandrins de Tony Johannot, comme les routiers d’Alphonse Royer ou du bibliophile Jacob. En le voyant, on oubliait l’invention des réverbères, et sa dague, qui pendait lâche comme une breloque, faisait presque peur.
Il regarda fixement Marguerite qui avait sur lui ses grands yeux distraits.
– As-tu faim ? demanda-t-il.
– Comme une louve, répondit-elle, pendant que ses prunelles élargies brillaient ; faim des choses qui coûtent des poignées de louis, soif des vins qui n’ont pas de prix et qu’on boirait dans de l’or, tout pétri de diamants !
– Elle est bête ! dit Joulou. As-tu faim ? faim de manger ?
Il ajouta :
– Nous avons un poulet et de la bière. Marguerite dessina un geste de suprême dédain.
Joulou reprit :
– Si je savais où ça pose, les lords anglais et les princes russes, j’irais t’en chercher tout de même, ma fille.
– C’est pour les laides et pour les vieilles ! répliqua Marguerite. Il n’y a plus de ces bonnes sorcières qui vous faisaient épouser des ducs pour dix louis.
Joulou eut son rire sourd qui montrait une rangée de dents formidables sous sa moustache rare et roussâtre. Il dit :
– Elle est bête.
Et il entra tout à fait. Cette belle Marguerite le regardait venir avec une caressante complaisance. La lourdeur de sa face n’excluait pas une sorte de beauté, et il avait un corps musclé magnifiquement. Marguerite, du reste, expliqua la caresse de son regard en disant :
– Chrétien, j’ai idée que tu feras ma fortune, une fois ou l’autre. Les innocents ont les mains pleines.
– Ça ne m’irait pas d’assassiner quelqu’un, commença-t-il paisiblement. Du tout, mais du tout !
– Brute ! l’interrompit Marguerite qui frissonna. Qui te parle de cela ?
– À moins, poursuivit Joulou, qu’on soit en colère… ou qu’on ait bu du vin chaud… ou qu’il m’ait fait du tort !
Il était tout auprès de Marguerite qui le repoussa d’un geste viril. Joulou chancela, rit et dit :
– Ah ! tu es forte, je sais bien. Mais je suis plus fort que toi.
Elle l’enveloppa d’une œillade étrange.
– M. Léon Malevoy est un beau jeune homme, murmura-t-elle.
– C’est possible, fit Joulou en mordant le bout d’un cigare à un sou. Je ne m’y connais pas et je me moque de lui. Tu ne l’aimes pas.
– Mais reprit Marguerite, il n’est pas si beau de moitié que Roland.
– C’est possible, répéta Joulou, qui alluma son cigare à une bougie. As-tu faim ? viens dîner à la cuisine : on est mieux.
– Je n’ai pas été au rendez-vous de Léon Malevoy.
– Tiens, c’est ma foi, vrai !
– Tu ne t’en étais pas aperçu ?
– Non… rapport au poulet, à qui je pensais.
– Brute ! brute ! fit la belle créature sans colère et en riant. Embrasse-moi.
Joulou se fit prier.
– Je ne recevrai pas Roland, répondit Marguerite en lui jetant ses deux bras autour du cou. Vois comme on t’aime !
– Au lieu de cette bière, dit Joulou, si j’allais prendre deux bouteilles de Beaune à crédit ?
– Tu n’es donc pas jaloux, toi, Chrétien ! s’écria Marguerite avec un soudain courroux.
– Non, répondit le gros Buridan, sans s’émouvoir le moins du monde.
Elle mordit son mouchoir et ses longs yeux eurent une lueur féline. Joulou poursuivit tranquillement :
– Jaloux de qui ? Des princes russes ? des lords anglais ? de M. Léon Malevoy ? du grand nigaud de Roland ? Qu’est-ce que tout cela me fait, à moi ?
Le poing serré de Marguerite lui arriva en plein visage et fit jaillir le sang.
– Brute ! brute ! brute ! grinça-t-elle par trois fois avec une colère folle.
Joulou déposa son cigare avec soin sur la tablette de la cheminée, saisit Marguerite brutalement, et la terrassa d’un seul effort.
Elle resta un instant immobile, les yeux troublés, les cheveux en désordre, le sein haletant.
– Est-elle bête ! fit Joulou doucement et du ton dont on implore un pardon.
Puis, il ajouta d’un accent sévère, au vu de quelque symptôme à lui connu :
– Pas d’attaque de nerfs ! ou on se fâche tout rouge, ma fille !
Une larme vint dans les yeux de Marguerite.
– Ne pleure pas, dit-il d’une voix tout à coup changée. Frappe, si tu veux, mais ne pleure pas !… Eh bien ! si, là ! je suis jaloux ! si tu frappais quelqu’un… si quelqu’un te battait… si tu disais à quelqu’un comme à moi : brute ! brute !… et du même ton… Je le tuerais !
– Est-ce vrai, cela, Chrétien ?
– C’est vrai !
Marguerite se releva. Elle rejeta en arrière son opulente chevelure qui ruissela sur son dos demi-nu comme un manteau.
– Est-ce tout ? gronda le Buridan dont les gros yeux flambaient enfin.
Marguerite sembla hésiter, puis son front devint sombre.
– Va-t’en, ordonna-t-elle durement. Tu m’as fait mal ! tu m’as fait honte ! Si j’étais ce que je dois être, je ne voudrais pas de toi pour mon laquais !
Joulou resta bouche béante à la regarder, comme si cette rancune l’eût étonné profondément.
– Est-elle bête ! murmura-t-il d’un accent plaintif en baissant sa tête crépue.
Marguerite tordait à deux mains son éblouissante chevelure et rêvait.
– Faut-il aller chercher les deux de Beaune ? demanda timidement Joulou.
La sonnette tinta. Une voix jeune et sonore appela :
– Marguerite ! Marguerite !
– Va ! tâche ! fit Joulou avec un rire triomphant. Nous n’y sommes pas.
Mais Marguerite l’interrompit, disant :
– Ouvre, brute, j’ai besoin de voir le visage d’un homme.
Là-bas, entre Josselin et Ploërmel, dans le département du Morbihan, les parents de Chrétien Joulou s’appelaient M. le comte et Mme la comtesse Joulou Plesguen du Bréhut. Ils avaient le premier banc fermé à la paroisse, à gauche du lutrin. Ils étaient nobles autant que le roi, mais moins riches que bien des bergères. C’étaient des gentilshommes de mille écus de rentes ; on en voit de plus pauvres encore, en ces pays heureux, et ils roulaient carrosse – non suspendu, par les bas-chemins de leurs anciens fiefs.
Croyez-vous rire ? La maison avait six domestiques et trois chevaux dont deux borgnes. Le troisième, à la vérité, était aveugle. On donnait des bals et des retours de noces au château du Bréhut. Les deux demoiselles ne se mariaient pas vite, mais c’est qu’on faisait beaucoup pour Chrétien, qui était l’espoir de la maison. Les choses vont de mal en pis. Avec mille écus de rentes, il y a cinquante ans, on faisait claquer son fouet à volonté, entre Ploërmel et Josselin, où est ce merveilleux palais des Rohan, princes de Léon, qui dépensaient à cinquante mille pistoles. Mille écus ! vous n’avez aucune idée de ce que vaut un écu sur la lande !
Seulement, M. le comte et Mme la comtesse faisaient douze cents francs de pension à Joulou, l’héritier, l’espoir, le héros de la famille.
Avec ces douze cents francs annuels, Chrétien Joulou devait devenir avocat et voir à gagner de l’argent.
Gagner de l’argent ! plaider ! tomber avocat ! Un Joulou Plesguen du Bréhut ! parent de Rohan, et du bon côté ! cousin de Rieux ! neveu de Goulaine ! allié aux Fitz-Roy de Clare, car Joulou était tout cela abondamment, authentiquement ! Plaider ! gratter le papier ! tondre la monnaie ! Hélas ! hélas ! savez-vous où nous allons ! Le comte et la comtesse – le bonhomme et la bonne femme, comme on les appelait – avaient bien réfléchi ; mais 1832, sur la lande, les écus, les beaux et bons écus d’autrefois avaient déjà bien perdu de leur patriarcale valeur.
De mille écus, ôtant douze cents francs, restaient six cents écus pour le père, la mère, les deux demoiselles, les six domestiques et les trois chevaux. On se serrait un peu à la ceinture.
Mais que d’espérances ! Joulou avocat ! Il n’y a plus de sot métier. Que parlez-vous de déroger ? Et les élections ! Chrétien Joulou était un peu député par droit de naissance. Les maîtres de forges n’auraient pas beau jeu à dire de lui « un hobereau sans éducation ! » Sacrebleu ! sans éducation ! douze cents francs par an, dans la « capitale ». Pendant trois ans ! Trois mille six cents francs. Gare aux maîtres de forges ! Joulou avait un grand avenir. La plume a remplacé la lance. Ouvrez pour Joulou les deux portes de l’arène moderne !
Que disions-nous ! Trois mille six cents francs ! et les huit ans de collège à Vannes ! à sept cents francs par an, comptez. Et les mille francs prodigués d’un coup au gaillard qui s’était déguisé en Joulou pour passer l’examen du baccalauréat ! Et les inscriptions de l’école de droit, religieusement lues par Joulou ! Et les examens dévorés ! Et tout l’argent envoyé en cachette par Mme la comtesse ! Taisez-vous ! Joulou était un animal hors de prix, un baudet de quinze mille francs, au bas mot ! Pour quinze mille francs, on aurait pu marier les deux demoiselles, acheter une ferme ou mettre à la tontine. Mais, réflexions faites, on aimait mieux avoir Joulou, coûte que coûte, à cause de son avenir, et l’on avait bien raison, vous verrez.
Il n’en était pas plus fier pour cela. Quand il revenait au château, il faisait l’amour à coups de poing avec les soubrettes en sabots et empruntait de l’argent à Yaumic le maître des écuries, qui avait, ma foi, 36 francs de gages, per annum !
Mais voilà le revers de la médaille : au bout de la troisième année de droit, Chrétien, qui devait revenir avocat, ne revint pas du tout. On apprit avec épouvante au château du Bréhut, que les quinze mille francs étaient dévorés en pures pertes. Joulou avait mené à Paris la vie de Polichinelle. Il jouait bien la poule ; c’était son seul talent. Il avait des dettes. La pauvre mère pleura toutes les larmes de son corps, les deux demoiselles roucoulèrent ce refrain de la femme, si terrible dans les familles : « Nous l’avions bien prédit. » Et le bonhomme, à qui on demandait de l’argent, envoya sa malédiction sans même payer le port.
Telle était l’histoire de Chrétien Joulou, « la Brute » de cette éblouissante Marguerite. Nous ne donnons pas cette histoire pour nouvelle. Le Pays latin la tire tous les ans à plusieurs douzaines d’exemplaires. Un gai pays ! C’est cette histoire-là qui fait des étudiants de quinzième année, une des classes sociales les plus utiles aux vaudevillistes. Quand le vaudeville la raconte, elle est à mourir de rire.
Seulement, Joulou ne ressemblait pas à tous les étudiants hors cours. C’était Joulou le paysan, Joulou le gentilhomme, Joulou, le lutteur des pardons de Bretagne, Joulou, le buveur de cidre et le galant à bras raccourcis. Il eût été bien couché dans la boue d’une ornière ; il s’y fût endormi, ivre et idiot comme tant d’autres. Dans la boue de Paris, ces loups ne peuvent pas dormir ; l’ivresse est là d’une autre sorte. Ils prennent la fièvre parfois et voient rouge.
Chose étrange à dire, Joulou avait gardé quelque part, sous son épaisse enveloppe, un vague ressouvenir de son sang et de son pays. On l’avait vu protéger le faible, par hasard ; il ôtait son chapeau en passant devant les églises, et ses yeux se mouillaient à la pensée de sa mère.
Ce loup, si quelque main vigoureuse l’eût pris au poil et tenu ferme, serait peut-être devenu un chien honnête ; un chien de prix, même, car il avait la race.
Mais il avait touché au couteau déjà, pour un salaire puéril et burlesque ; il n’y eût pas touché pour un salaire sérieux – en ce temps-là.
Une nuit pour un cent d’huîtres et ce que peut contenir de truffes le ventre d’une poularde, Chrétien Joulou Plesguen, vicomte du Bréhut, s’était battu mieux qu’un lion contre un enseigne de vaisseau en goguette à Paris. L’enseigne était breton comme lui, têtu comme lui, brave comme lui : l’arme choisie fut le poignard des officiers de marine ; l’épée eût été trop longue ; on s’aligna, en effet, pour employer la locution troupière avidement adoptée par MM. les étudiants, sur une table de marbre de cet estaminet tapageur qui déshonorait la place de l’École-de-Médecine, et qu’on appelait : la Taverne, de 1830 à 1840.
La table était juste assez large pour servir de piédestal à ce groupe de gladiateurs. Ce fut un duel célèbre et dont la justice se mêla, mais pas tant que la lithographie. Le marin finit par tomber la poitrine trouée. On ferma la Taverne. Joulou se cacha chez Marguerite. Ce fut son destin.
Car il s’agissait de Marguerite ; le marin avait encouru les rancunes de Marguerite. C’était Marguerite qui avait promis le cent d’huîtres et les truffes.
Chez Marguerite, Joulou se laissa glisser au-dessous de son propre niveau. Il fut le domestique de Marguerite – et son maître. Parlons de Marguerite.
D’où venait-elle, cette Marguerite ? Bordeaux est une provenance célèbre dans l’univers entier. Marguerite se coiffait volontiers à la mode charmante des filles de Bordeaux. Elle nouait le madras avec une coquetterie suprême. Mais elle parlait, elle écrivait surtout autrement qu’une grisette bordelaise, et son talent sur le piano annonçait des études sérieuses. D’où venait-elle ?
De Bordeaux et aussi d’ailleurs. On voyage.
Elle mentait quand elle se disait fille de colonel. Le lieutenant d’infanterie Sadoulas, un vieux brave qui avait conquis son épaulette lentement, à la pointe du sabre, avait ramené d’Espagne, en 1811, une verte Aragonaise qui plaisait beaucoup au régiment. L’Aragonaise était bonne personne, comme le sont généralement ses compatriotes. Depuis les sous-lieutenants, sortant de l’école militaire, jusqu’au gros major, homme sérieux et de poids, tout le monde avait à se louer d’elle. Aussi le lieutenant Sadoulas l’épousa. Vers la fin de 1812, elle mit au monde une petite fille que le gros major, son parrain, baptisa Marguerite-Aimée.
Le lieutenant Sadoulas mourut comme il put, ici ou là ; son Aragonaise n’avait plus déjà le temps de s’en inquiéter. Elle tenait la maison du gros major, retiré des affaires depuis 1815. Ce gros major était un bon parrain ; il mit sa filleule dans une de ces excellentes pensions qui croissent en pleine terre autour d’Écouen et de Villiers-le-Bel, pour rendre hommage à la mémoire de Mme Campan. Après quoi, l’Aragonaise et lui se brouillèrent. Il se maria ; l’Aragonaise courut la prétentaine à l’heur et le malheur.
Un matin du mois de mai 1827, le gros major et sa femme vinrent au pensionnat. Depuis six ans qu’ils étaient mariés, ils n’avaient point d’enfants, et le gros major, plaidant avec art diverses circonstances : son âge déjà très mûr, celui de Madame qui s’en allait mûrissant également, les déplaisirs de la solitude et autres, avaient déterminé Madame à adopter la jeune Marguerite-Aimée qui donnait, au dire du brave militaire, les plus heureuses espérances. Il était en deçà de la vérité ; Marguerite-Aimée faisait mieux que promettre ; le gros major apprit, en mettant le pied dans le parloir du pensionnat, que Marguerite-Aimée avait pris son vol, la veille au soir, avec un professeur de piano, qui, lui aussi, promettait et tenait.
Marguerite avait alors quinze ans. C’était un ange, au dire de la maîtresse du pensionnat, ni plus ni moins, du reste, que toutes ses autres élèves. On parla de pendre le professeur de piano. Les jeunes camarades de Marguerite, avec une sagesse au-dessus de leur âge, voyaient les choses plus froidement et confessaient entre elles que le professeur avait été enlevé par Marguerite.
À bien réfléchir, c’est l’histoire de toutes les séductions. Je propose pour don Juan, au lieu du châtiment épique par les poètes, un bonnet d’âne et le fouet.
On est naïve à quinze ans ; Marguerite, dès la première poste, demanda au professeur de piano s’il connaissait des princes russes, et certes, ce n’était pas mal avisé, car j’ai vu des professeurs de piano qui gagnaient bien de l’argent à connaître des princes russes.
À la seconde poste, les deux fugitifs se brouillèrent mortellement. À la troisième, Marguerite intéressa un conducteur, lequel faisait le commerce du gibier. Cela lui donnait d’éminentes relations. Après avoir fait la cour à Marguerite, pour un motif frivole, avec succès, il la confia au plus fort restaurateur de la place Saint-Martin, à Tours, en Touraine.
Quelques lecteurs irréfléchis pourront trouver que ce n’était pas beaucoup la peine d’avoir quitté l’excellent pensionnat d’Écouen ou de Villiers-le Bel. Nous répondrons que presque toutes les fortes natures, armées en course et décidées à mener rondement la bataille de la vie, ont un plan préfix. Ce plan a son envers. Marguerite était à cheval sur deux idées : le prince russe, qui pouvait être aussi bien un planteur américain, et l’homme qu’elle appelait, dans les précoces calculs de sa stratégie, « son premier mari ».
Elle n’avait pas peur de l’aventure, mais elle ne craignait pas la voie commune. Seulement, le prince russe et le « premier mari » apparaissaient tous deux à sa jeune imagination à l’état d’échelon ou de seuil : pour monter, pour entrer.
En se laissant jeter par-dessus le bord, ce nigaud de séducteur, le maître de piano, n’avait pas fait une mauvaise affaire !
La vie, la vraie vie de notre pensionnaire ne devait commencer qu’au lendemain de la banqueroute du prince russe, ou le premier jour de son veuvage. Jusque-là, elle était chrysalide et cachait sous son aisselle les plus longues ailes de papillon qui aient jamais porté une ancienne chenille dans les airs.
Le traiteur était veuf, mais on ne fait pas de folies sur la place Saint-Martin, à Tours. Le traiteur se moqua de notre belle Marguerite pour épouser une rentière blette, qui lui apportait une inscription de 2700 francs et un riche talent de comptable. Marguerite faisait son stage durement. La nouvelle épouse la mit à la porte. Elle tomba en proie à un commis voyageur qu’elle rongea jusqu’à l’os ; mais il n’y avait que la peau.
Paris serait la première ville de France, si Bordeaux n’existait pas ; c’est l’opinion des Bordelais. Marguerite vit Bordeaux, on y apprend beaucoup ; c’est plein d’agents de change. Elle fut deux ou trois fois sur le point d’y trouver son prince russe ou son « premier mari », mais elle était trop jeune, peut-être même trop belle ; cela nuit plus qu’on ne pense.
Elle fut demoiselle de magasin ; elle tourna des quantités de têtes gasconnes sans honneur ni profit. Elle monta sur un théâtre où le prince russe d’une poupée de carton la fit siffler pour cent écus. Elle donna des leçons de piano et fit peur aux instincts des mères.
Elle fut institutrice. Partie gagnée, n’est-ce pas ? Institutrice dans un premier cru de Médoc ; 1400 francs la pièce !
Ils sont marquis, ces vignerons ; ils sont bordelais, c’est-à-dire épicuriens, fleuris, chatouilleux, roués, naïfs. Partie gagnée !
Non. Marguerite était trop jeune. Le Cid illustra son premier coup ; Condé enfant écrivit le nom de Rocroy dans l’histoire, mais César attendit trente-trois ans. César est le plus grand des trois.
Il faut attendre, il faut échouer, il faut souffrir.
Je ne sais pas ce que Marguerite Sadoulas n’avait pas fait à dix-neuf ans qu’elle avait, quand la diligence de Lyon la jeta mal attifée, un peu malade, très découragée, mais miraculeusement belle, sur le pavé de la cour des Messageries, rue Saint-Honoré à Paris. Elle n’avait réussi à rien, voilà la chose certaine. Sa beauté effrayait. Là-bas, sur les brasses du Bengale où vont et viennent les princes russes de la mer, les navires corsaires, plus avisés que Marguerite, manquent l’œillade de leurs sabords et cachent avec soin la jolie ceinture de canons qui gagne leur vie.
Paris est l’écueil ou le port, selon le destin. Dès le premier pas, Marguerite y fit franchement naufrage. Celle-là ne pouvait jamais ni être heureuse, ni même se divertir, dans la joyeuse acception du mot. Elle n’aimait rien, ni le bien, ni le mal. Elle était cette terrible femme de bronze qui passe parmi nos rires comme l’arrière-pensée de la fatalité.
Eh bien ! Paris est si fort, si gai ! il a tant de montant ! il entoure d’un bras si chargé d’électricité le cou glacé de ces statues qu’on l’a vu les galvaniser un instant et les forcer à vivre. Pendant un an, Marguerite fut la reine du Quartier latin. Elle rit, si elle n’aima pas, et même elle chancela une fois au bord de l’amour.
La position de M. le vicomte Chrétien Joulou Plesguen du Bréhut dans la maison de Marguerite Sadoulas n’était pas du tout un mystère pour les habitués de la Taverne. Il existe là-bas, parmi beaucoup de dévergondages, certains sentiments de fierté, et il ne faut pas oublier que cette Taverne ou ce qui la remplace de nos jours est une sorte de creuset, chauffé diaboliquement, d’où sort çà et là une noble existence de magistrat, une pure renommée de grand médecin. Certes, il n’est pas nécessaire qu’un avocat illustre ou un éminent praticien ait passé à l’épreuve de ces fameux purgatoires, mais beaucoup les ont traversés, beaucoup les traverseront.
Il y a là un mystère de chimie morale qui a bien sa profondeur. À supposer que le proverbe soit vrai et qu’il faille « que jeunesse se passe », ces officines incendiées à toute vapeur font passer vite la jeunesse. Les faibles y laissent des lambeaux de leur vitalité, les forts en sortent intacts, nettement décatis et prêts à entrer de pied ferme dans le sérieux de la vie.
On y rit de tout, voilà peut-être le mal. On y riait de la position de Joulou, tout le monde et ceux-là même lui n’eussent point voulu l’accepter. Le ridicule tue le bien, mais il sauve le mal ; le ridicule masquait ici la honte : Joulou faisait la cuisine et s’en vantait. Pour les faciles, c’était une bizarre et burlesque vassalité ; pour les austères, le surnom de Joulou, « la Brute », couvrait toutes choses d’un pitoyable voile.
Il était pourtant, chez Marguerite, des visiteurs qui ne connaissaient point ce mystère domestique. Quand la sonnette tinta, quand cette voix jeune et sonore appela Marguerite, sur le carré, Joulou devint pâle. Marguerite dit :
– C’est le beau Roland.
– Tu as promis de ne pas le recevoir, murmura Joulou.
– J’ai promis, répéta Marguerite ; à qui ? J’étais seule : tu ne comptes pas… Et il y a des jours où il me semble que ce garçon-là est un prince déguisé. Je n’ai pas faim, va dîner tout seul.
Joulou ferma les poings. Au-dehors, la voix impatiente cria :
– Marguerite, je mets le feu, si on n’ouvre pas !
Ce n’était pas une plaisanterie ; aussi Marguerite sourit. Elle poussa Joulou qui gronda et disparut dans l’étroit couloir.
– Qui vous a donné le droit d’agir ainsi chez moi, Monsieur Roland ? demanda Marguerite en ouvrant elle-même la porte du carré.
Il y avait bien un peu de théâtre dans la majesté de sa pose, mais son accent était vraiment d’une reine. Roland, devant elle, baissa les yeux comme un enfant.
Certes il ne menaçait plus. Une rougeur pareille à celle qui naît du pudique embarras des jeunes filles couvrait sa joue.
– Si vous saviez ce qui m’est arrivé aujourd’hui, Marguerite ! balbutia-t-il, et combien je suis malheureux !
Marguerite répondit, laissant tomber à la fois son royal accent et sa pose pompeuse :
– Que voulez-vous que j’y fasse ?
De la cuisine, on entendait tout ce qui se disait sur le carré. Joulou débrocha le poulet qu’il avait éloigné du feu avant sa visite au salon. Il n’était pas maladroit pour un vicomte. Le poulet se trouvait parfaitement cuit et embaumait la cuisine exiguë. Les narines et les yeux de Joulou témoignaient sa vive satisfaction, tandis que ses sourcils froncés parlaient encore de jalouse rancune.
« Bah ! pensa-t-il, pourquoi se fâcher ? Je ne sortirais pas d’ici pour entrer chez le roi ! Ça me va, moi, cette vie-là ! C’est drôle !
C’est artiste ! Est-ce ma faute si j’ai des goûts au-dessus de mes rentes ? Celui-là aura le sort des autres. Elle n’aime personne, excepté moi ! »
Il se frotta les mains après avoir déposé le poulet dans un plat abondamment ébréché.
Roland était entré, cependant, et la porte extérieure avait été refermée au verrou. Joulou n’entendait plus qu’un murmure de voix du côté du salon.
– Brute ! grommela-t-il. Pas si brute ! la vie d’étudiant, quoi ! le Quartier latin ! on se moque pas mal des rabat-joie. Elle n’a pas faim ; je vais piquer un coup de fourchette, moi ! à la papa !
Marguerite était assise sur son divan et Roland s’agenouillait à ses pieds.
– Ça n’a pas de bon sens d’avoir des yeux pareils, murmura-t-elle. Je ne plaisante pas. Vous êtes bien trop beau pour un homme ! C’est laid.
– Ce n’est pas répondre, fit Roland dont la voix tremblait.
– Répondre à quoi ? toujours la même chanson ? Je ne vous aime pas, vous savez bien. C’est entendu, c’est convenu. Je n’ai pas le cœur des autres femmes. Je crois que je n’ai pas de cœur.
Roland la contemplait fasciné. Tout en prononçant ces dures paroles, elle avait enlevé la toque du beau Buridan et passait ses doigts doucement dans les larges boucles de sa chevelure.
– Oh ! dit le grand enfant, radotant de bonne foi ces lieux communs qui prennent une saveur en passant par la bouche des naïfs, et qui, d’ailleurs, convenaient si bien à son costume de comédie, ne blasphème pas, Marguerite ! Dieu te punirait ! Tu aimerais sans espoir !
– Est-ce que nous nous tutoyons ? demanda-t-elle en retirant sa main.
Il rougit encore. Elle ajouta :
– On est en carnaval. Je vous pardonne. Allez !
Ces quelques mots avaient été prononcés avec cette netteté légère et froide qui donnait à penser qu’elle avait pu s’asseoir parfois dans un vrai salon.
Joulou, lui, était assis devant la table de la cuisine et découpait le poulet avec sensualité, membre à membre, pour faire du tout une jolie pyramide sur une assiette fendue.
Marguerite jouait avec le chapelet de grosses perles qui ruisselait sur sa poitrine éblouissante. Il y avait des instants où Roland éprouvait une douleur aiguë à la regarder.
– Tout vous va bien, dit-elle après un silence. Si vous n’étiez pas fier et que vous fussiez pauvre, les tailleurs vous habilleraient pour rien.
Une larme roula dans les yeux de Roland.
– Je suis fier, prononça-t-il tout bas en relevant la tête.
– Et vous n’êtes pas pauvre ?
– Si fait… Je suis très pauvre.
Elle l’enveloppa d’un regard qui glissait comme un jet liquide et brillant à travers ses paupières demi-closes.
– Si je pouvais aimer, pensa-t-elle tout haut, ce serait un homme pauvre et fier.
Elle se leva, déployant d’un haut-le-corps hardi toute la gracieuse splendeur de sa taille.
– Mais, ajouta-t-elle, je sais bien que je ne peux pas aimer. Figurez-vous que les deux bouteilles de Beaune, conseillées par Joulou, pour remplacer la bière, étaient à la cuisine. Il les avait prises d’avance, au crédit de la belle pécheresse, au fond d’une de ces cornes d’abondance, spéciales au pays latin et à la contrée Bréda : le fameux épicier qui vend les truffes à quarante sous la livre.
Ô jeunesse ! âge noble et charmant ! Ô souriante poésie qui croit au Champagne de Seltz, à ces truffes et à ces amours !
Le vicomte Joulou avait des illusions médiocres, mais son estomac était beau comme un regard de Marguerite. Il aimait le madère de La Villette sans y croire. Nous espérons, à la longue, séduire complètement le lecteur par la peinture habilement réussie de ce grand caractère.
Au moment où Joulou débouchait avec respect la première bouteille de Beaune pour la poser auprès de l’assiette où le poulet découpé formait une appétissante pyramide, le célèbre « chœur des buveurs » que la mode commençait à introduire dans tous les opéras, envoya ses notes hurlantes à travers la fenêtre fermée :
Allons !
Chantons !
Trinquons !
Buvons !
Joulou aimait ce genre de vers qui n’a aucun des défauts de l’alexandrin fatigant. Il aimait aussi la musique, quand on criait faux et fort. Il murmura avec un soupir d’envie :
– On noce à la Tour de Nesle ! C’est fichant, de dîner tout seul !
Et machinalement, il ouvrit la croisée de la cuisine, donnant sur le jardin d’une guinguette, voisine de la Chaumière et portant pour enseigne le titre de la pièce en vogue.
Allons ! Chantons ! Trinquons ! Buvons !
Toutes ces rimes ingénieuses entrèrent tumultueusement dans la cuisine avec d’autres qui n’étaient pas moins expressives ; flacons, lurons, bouchons, tendrons, bourgeons et chansons. Joulou en avait l’eau à la bouche. Il s’accouda sur la barre d’appui de la fenêtre et plongea un regard perçant à l’intérieur d’un « salon », simple, austère et même crasseux où une société faisait bombance. Il n’y avait que des hommes et ils étaient tous en costume de bal masqué.
– Tiens, tiens ! pensa Joulou, c’est l’étude Deban qui folichonne !… Ohé ! l’étude Deban ! ohé !
– Ohé ! fut-il répondu. Joulou ! la brute ! Nous grignotons, nos sols parisis, Messire. Il y a Philippe, Gauthier, Landri, Orsini, le roi, le ministre, mais il manque Buridan et les dames. Jette-nous Marguerite et saute après elle, ribaud.
De l’autre côté de la maison, les mains de Marguerite, plus blanches que les touches d’ivoire, couraient sur le clavier. Le piano chantait comme une âme. Roland écoutait en extase ces larmes perlées que pleure Desdémone et qui sont la romance du Saule…
Une demi-heure s’était écoulée. Joulou n’avait point cédé à l’invitation de l’étude Deban. Au contraire, il avait refermé sa fenêtre et restait assis bien tranquillement devant la table de cuisine. La première bouteille de Beaune touchant à sa fin. Les deux cuisses du poulet et la carcasse avaient disparu. Joulou était déjà rouge et animé : nous ne disons pas gai, car le murmure de voix qui venait du salon, où le piano ne chantait plus la romance du Saule, lui mettait des rides au front, tandis qu’il écoutait avec un mélancolique regret le refrain obstiné de la bamboche voisine.
Allons ! Chantons ! Trinquons ! Buvons !
« Quant à avoir un poulet comme celui-là à la Tour de Nesle, pensa-t-il pour se consoler, bernique ! C’est une maison d’un sou… Est-ce que je vais laisser les deux ailes pour Marguerite ? »
Il ne parlait point de Roland dans son monologue que ralentissait un solide travail de mastication, mais ce n’était pas faute d’y songer. Déjà, trois ou quatre fois, Joulou s’était levé pour pousser une reconnaissance, sur la pointe de ses gros pieds, jusque dans le corridor. Chaque fois, il en était revenu plus sombre, quoique sans diminution notable d’appétit. Il prit le corps du poulet, afin de ménager les ailes, et se dit :
« Ce n’est pas que j’y tienne autrement à Marguerite, mais celui-là me déplaît ! »
Marguerite était demi-couchée sur le divan, les deux bras arrondis sous sa tête. Ses yeux rêveurs semblaient suivre au plafond de vagues images qui fuyaient.
– Non pas pure comme de l’or, disait-elle à Roland qui l’écoutait subjugué. Le moindre choc entame l’or. Il faut avoir de l’or ; il ne faut pas être d’or. Je suis d’acier. J’ai eu peur de moi-même parfois en me sentant si forte et si invulnérable. Que serait-il advenu si mon père, au lieu de mourir vaincu, était maintenant, comme il ne pourrait manquer de l’être, par le seul bénéfice du temps, un général heureux et glorieux ? Je n’en sais rien et peu m’importe. J’ai vu le monde, ce qu’ils appellent le grand monde ; j’ai fait plus : j’ai été du monde. J’aurais pu y rester, enchaînée par un lien de diamants et de fleurs. Le monde était comme vous, Roland, il me trouvait belle. Moi, je le regardai une fois avec les yeux de mon âme ; il me fit mépris et pitié. Je vous ai dit : je n’ai pas de cœur ; cela est vrai, dans le pauvre sens que vous attachez tous à ce mot. Cela signifie que ma conscience se révolte à l’idée d’avoir pour maître un homme…
– Mais si l’homme était votre esclave ! l’interrompit Roland. Toute sa passion était dans le tremblement profond de sa voix.
– Vous êtes bon, murmura-t-elle, comme si un souffle soudain eût détourné le cours de sa pensée. Je n’ai jamais vu un jeune homme si beau que vous, et j’entends par beauté tout ce qu’on aime. Il y a dans votre prunelle veloutée la vaillance d’un chevalier des grands jours, la chère folie d’un poète ; votre taille est souple et fait songer aux joies d’amour que j’ignore, que je dédaigne, mais que je devine et qui ont parfois troublé ma paix, quand la pensée d’aimer me venait avec votre souvenir.
– Est-ce vrai, Marguerite, est-ce vrai ? balbutia Roland dont les mains se joignirent, frémissantes.
– Je suis pure comme l’acier, reprit-elle en affermissant sa voix, pénétrante plus qu’un chant. Je suis restée pure, intacte et blanche au milieu de l’orgie qui m’entoure et que je traverse volontairement. Je suis libre. C’est ma liberté qui fait ma force. Je bénis Dieu chaque fois que je regarde mon âme, entendez-vous, Roland, et comprenez-vous ?
– Oh ! si je comprends ! soupira notre pauvre Buridan, la poitrine oppressée par une voluptueuse angoisse.
Marguerite ramena sur lui son regard franc jusqu’à la rudesse.
– Non, vous ne comprenez pas, dit-elle.
– Que faut-il faire !… s’écria Roland avec violence.
Elle lui tendit la main. Quand elle eut la sienne, elle pesa sur lui doucement, de manière à l’attirer jusqu’à elle.
Il n’y avait pas dans tout l’être de Roland une fibre qui ne tressaillit. Elle le baisa au front. Il chancela.
– Je suis plus vieille que vous, murmura-t-elle.
Puis, baissant à demi ses paupières qui laissaient sourdre du feu :
– Avez-vous senti ? ajouta-t-elle, mes lèvres sont froides.
– C’est vrai, dit Roland, vos lèvres sont froides.
– C’est que tout mon sang est là ! prononça lentement Marguerite en posant la main sur son cœur.
– Que disais-tu donc, Marguerite adorée !… s’écria Roland, qui l’étreignit dans ses bras.
– Laissez-moi, ordonna-t-elle tout bas.
Et Roland se releva comme si une main surnaturelle l’eût saisi aux cheveux par-derrière.
– Je disais, reprit-elle d’un accent glacé, que je n’aime pas, que je ne veux pas aimer. Je parlais de mon cœur qui est de pierre et de mon âme où je descends avec orgueil. Les jours viennent où il ne sera plus malséant d’ouïr une femme qui cause philosophie. Que disais-je auparavant ? je parlais de Dieu que je remerciais de m’avoir créée forte et intrépide… Auparavant encore ? Je disais qu’il n’y a rien au monde de si beau que vous, Roland. Et c’est vrai. Rien que j’aie vu, du moins, si ce n’est moi.
Les riches contours de son cou s’accusèrent tandis qu’elle redressait sa tête d’un mouvement orgueilleux et lent. Roland voyait des rayons tout autour de son front.
– Vous ne comprenez pas, reprit-elle en baissant les yeux avec une dédaigneuse lassitude. Personne ne comprend celles qui mettent le pied hors du sentier battu. Folles ou perverses ! On leur donne le choix entre ces deux injures. Ce qui peut exister dans leur pensée, nul ne prend souci de le chercher. Si elles disent, cependant, à l’oreille de ceux qui les admirent, comme on applaudit un ténor aux Bouffes ou un jongleur au Cirque, si elles disent : « J’ai ma tâche qui est grande, mon dessein qui est hardi » ; les sages raillent, les fous comme vous, Roland, remuent le fouillis de leurs romanesques lectures pour savoir à quelle héroïne idiote il faut comparer Marguerite. … Il ne faut comparer Marguerite à rien, entendez-vous, Roland, ni à personne. Vous êtes beau comme elle, mais elle est forte. Êtes-vous fort ?
– Cornebœuf ! grondait le vicomte Joulou dans la cuisine, elle a dit qu’elle n’avait pas faim, et le poulet vaux mieux qu’elle ! Il n’y a ni à Paris, ni à Ploërmel, ni même à Rome, une coquine aussi coquine que celle-là, j’en suis sûr ! Puisque j’ai bu les deux bouteilles, je peux bien manger la dernière aile.
La seconde bouteille de Beaune, en effet, était vide. Le verre de Joulou aussi. Il mit la dernière aile dans son assiette et se leva pour aller chercher la cruche de bière.
« Comme on dit, pensa-t-il, j’ai bu mon pain blanc le premier… Mais est-elle ennuyeuse l’étude Deban ! »
Allons ! Chantons ! Trinquons ! Buvons !
– Voilà une grande heure qu’ils radotent ce refrain ! C’est monotone. … Si je n’avais pas peur de perdre ma position ici, j’irais les égayer un petit peu.
Il plaça la cruche sur la table et se dirigea sur la pointe du pied vers le couloir. Quand il revint, il avait du sang aux joues. Il grondait.
« Celui-là me déplaît ! Elle a fermé les deux portes. Je ne peux pas entendre ce qu’ils se disent. Si quelqu’un voulait me prendre ma situation, tant pis pour ce quelqu’un-là ! Il n’est pas le prince russe, que diable !… Non… mais s’il était le premier mari !… »
Il cligna de l’œil à l’aile du poulet qui attendait sur son assiette. Elle était bonne, il en convint franchement. Cependant, un trouble restait dans son épaisse cervelle et ce fut avec mauvaise humeur qu’il entama la cruche de bière.
Roland était assis maintenant sur le divan auprès de Marguerite. C’était, en vérité, un couple merveilleux. Jamais théâtre n’eût pu trouver deux plus brillants acteurs, pour jouer ce mystérieux prologue de La Tour de Nesle qui est raconté dans la scène du cachot :
Marguerite à vingt ans, Lyonnet et Bournonville à dix-huit : le page et la princesse.
Pas si épaisse, la cervelle de la brute ! Roland était peut-être le « premier mari ».
Marguerite le regardait avec une souriante bonté, comme cette autre tigresse, Elisabeth Tudor, devait regarder le blond Dudley, comte de Leicester. Quant à Roland, sa physionomie exprimait un naïf et religieux respect.
Marguerite avait parlé, Marguerite avait menti, ce qui est tout un. Marguerite avait raconté je ne sais quelle fable, ajoutant au bout : ceci est mon histoire.
– Que pensez-vous de moi ? demanda-t-elle.
– Je pense, répondit le pauvre page, que vous êtes un ange.
Elle sourit amèrement.
« Ange déchu, alors, de par l’arrêt du monde ! ange dégradé à qui votre mère ne voudrait pas même entrouvrir la porte de sa maison ! »
– Ah ! fit Roland qui eut comme un élancement au cœur : ma mère !
Marguerite le vit terriblement pâlir.
– Où dansez-vous cette nuit ? demanda-t-elle d’un ton qui coupait court au précédent entretien.
– Je comptais aller où vous irez, répondit au hasard le page.
– Est-ce que la maman permet cela ? interrompit encore la reine. Maman ! ce nom si doux, si bon, si cher quand il tombait des lèvres émues de notre Roland ! comment exprimer cela ?
Ce mot sonnait ici comme une brutale profanation.
– Je vous en prie, Marguerite, murmura Roland, ne parlons pas de ma mère.
Elle pâlit à son tour. Il ajouta :
– Elle est malade… bien malade !
– Tais-toi ! l’interrompit Marguerite brusquement et comme une parole s’échappe du cœur à l’insu de l’esprit, ne parlons jamais, en effet, de ce qui peut nous séparer !
Roland releva sur elle ses yeux enivrés. Un instant leurs regards se confondirent : celui de Marguerite brûlait.
– Si je pouvais espérer… commença Roland avec tout l’élan de sa jeune passion.
– N’espère rien ! l’arrêta durement Marguerite. Je cherche un homme. Tu serais un obstacle sur mon chemin, car je t’aimerais. Je sens que je t’aimerais avec folie !
– Mon Dieu ! mon Dieu ! pria le page. Être aimé d’elle !…
– Mais sais-tu ce que cet espoir-là ferait de moi, Marguerite ! s’interrompit-il impétueusement. Sais-tu ce dont je serais capable, si tu me disais : « Fais, et tu seras aimé. »
– Serais-tu à moi, bien à moi ? interrogea-t-elle, tandis que l’amour languissait dans ses grands yeux.
– Tout à toi !
– M’obéirais-tu ?
– En esclave.
– Serais-tu fort ?
– Comme un lion !
– Hardi ?
– Aveuglément !
– Jusqu’où ?
– Dis toi-même !
– Jusqu’à la mort ?
– N’est-ce que cela ?… s’écria Roland rayonnant de jeunesse et de joie.
Marguerite lui mit sa main froide sur le front et prononça lentement :
– Jusqu’au crime !
Roland s’affaissa sous le poids de cette main et de ce mot. Mais la foi de son âge est si robuste qu’il se releva presque aussitôt.
– Marguerite, murmura-t-il, cesse cette épreuve. Je t’ai devinée… Tu conspires !
Le rire est tout près de la passion. La naïveté profonde de certains élans frise à chaque instant le ridicule. L’industrie du théâtre moderne n’ayant plus rien à démêler avec la grande comédie telle qu’elle est faite, a trouvé dans la parodie des sentiments une source inépuisable de comique. On ne savait pas autrefois que les choses tristes étaient si gaies. Le premier qui a noué une queue rouge à la nuque de nos jeunes enthousiasmes était peut-être un maraud, mais il a découvert une mine de houille marchande sous le filon épuisé qui n’avait plus de diamants. Cela mérite un brevet, sinon une statue.
Certes, le mot de notre pauvre grand garçon, cherchant une explication noble à l’énigme insensée ou criminelle que lui proposait Marguerite, ce sphinx de l’université sauvage ; certes, disons-nous, ce mot était drôle en soi. Tu conspires ! M. Prudhomme a de ces aperçus soudains qui jettent une exhilarante lumière sur les situations les plus tendues. Marguerite conspirant ! La Marguerite de son maître de piano ! Contre qui, bon Dieu, et en faveur de quoi ?
Permettez ! Je sais des conspirations très sérieuses (car voilà encore une chose qui est sérieuse ou burlesque à la volonté du hasard) ! Je sais de très historiques conspirations où Marguerite, telle que Dieu l’a faite, et même d’autres Marguerite, moins belles, moins braves, moins avisées, ont pu entrer, prospérer, fructifier à la barbe des contemporains et de la postérité. Des goûts, des couleurs et des conspirations, il ne faut jamais rien dire.
Seulement, cette splendide Marguerite ne conspirait pas, au moins dans le sens vulgaire du mot. Elle ne travaillait ni pour un roi déchu ni pour une république exilée. Elle était femme d’affaires et ne voyait dans l’univers entier qu’un idéal : Marguerite.
Marguerite Sadoulas, millionnaire ou duchesse, les deux à la fois, s’il se pouvait ; Marguerite, reine dans un palais ; Marguerite, châtelaine d’un Chenonceaux ou d’un Chambord, Marguerite entourée d’adorateurs, Marguerite, assourdie par les bravos sur ce grand théâtre du monde – elle qui était sortie un soir, les yeux rouges et le cœur meurtri, du petit théâtre gascon où les sots l’avaient sifflée.
Elle avait, pour atteindre ce but radieux, deux moyens, pas davantage : le prince russe et « le premier mari. » Troubler l’État n’était point sa vocation. Elle eût, néanmoins, et sans hésiter, refait 93, si 93 lui eût promis son château et son palais.
L’idée de la conspiration lui plut. Elle s’était trop avancée vis-à-vis de cette âme saine et loyale, qui pouvait bien glisser sur la pente folle des juvéniles entraînements, mais que certains mots devaient arrêter soudain, comme un choc éveille les rêves. Elle le sentait. On lui ouvrait une voie pour faire retraite. Elle y tourna sans hésiter.
– Ceci est au-dessus de votre jeunesse et de votre inexpérience, Roland, dit-elle en baissant les yeux et la voix. Dieu m’est témoin que je n’ai pas voulu vous engager dans cette route au bout de laquelle est l’inconnu… la puissance ou l’échafaud !
– Je ne suis pas ambitieux, répondit Roland, beau de candeur chevaleresque. Je n’ai pas peur de mourir. Si j’allais, ce serait pour vous suivre, si haut que vous montiez, si bas que l’injuste fortune puisse vous précipiter.
Marguerite réfléchissait. Le thème était large et rendait son chemin facile.
– Dans les conspirations, reprit-elle, on fait parfois des choses…
– Vous ne pouvez que bien faire, interrompit Roland.
Puis il ajouta d’un certain petit air dogmatique :
– Je ne suis pas seul à savoir que la morale des conspirations n’est pas la morale commune.
– Le nerf de la guerre… poursuivit la belle fille.
– L’argent ! l’interrompit Roland d’un air scélérat.
Qui n’a joué au Talleyrand au moins une fois en sa vie ? Marguerite fut sur le point d’éteindre sa lanterne… Elle crut avoir trouvé son homme.
– Écoutez ! reprit tout à coup Roland, je ne vous demande pas même pour qui vous combattez. Je ne sais rien en politique. Les chants de liberté me font battre le cœur, et ma pauvre bonne mère sait me tenir éveillé au récit des gloires impériales ; mais il me semble que vous devez tenir à quelque grande famille. Moi aussi, j’ai eu parfois ce rêve des magnificences du passé. Ma mère elle-même a laissé échapper des demi-mots… Il y a un lien entre moi et ces hommes qui criaient Dieu et le roi dans les guérets de la Vendée : j’en suis sûr. Peu m’importe le drapeau, c’est vous qui serez mon drapeau ; je l’ai dit et je le répète : où vous irez, j’irai… Mais ayez pitié de moi, Marguerite, j’étais venu ici le cœur bien troublé. Je voulais savoir, et, quand je vous ai vue, j’ai subi le charme comme toujours. Les paroles se sont arrêtées sur mes lèvres. Et pourtant, demain, je me bats en duel à cause de vous, Marguerite.
Il fallut ce dernier mot pour réveiller l’attention de la belle créature qui déjà se repliait sur elle-même et bâtissait en Espagne son éternel château.
– Vous vous battez… pour moi ! répéta-t-elle, tandis que ses yeux s’animaient.
– Un homme vous a calomniée, poursuivit Roland.
Elle dut rire en elle-même, mais une expression de hauteur se répandit sur son visage.
– Oh ! je savais bien, s’écria Roland, qui répondait en ce moment au témoignage du madras accusateur. Vous n’avez jamais été chez M. Léon Malevoy, n’est-ce pas ?
Le premier mouvement de Marguerite fut de répondre : jamais. Elles sont toutes ainsi. Leur habileté est de nier même l’évidence, vis-à-vis des aveugles qui demandent passionnément à ne point voir le soleil en plein midi. Mais elle se ravisa, parce qu’elle était comédienne et qu’un motif de scène se présentait.
– S’agit-il de M. Léon Malevoy ? demanda-t-elle.
Et sans attendre la réponse, elle ajouta d’un ton de sereine autorité :
– Roland, je vous défends de vous battre contre M. Léon de Malevoy.
– Je l’ai provoqué !
– Il vous pardonnera.
– Marguerite ! fit Roland qui se redressa droit comme un I. Excepté le bon Dieu, ma mère et vous, je ne connais personne à qui je veuille faire des excuses.
Elle sourit, car il était vraiment beau, dans sa crânerie, exempte d’emphase.
– Enfant ! murmura-t-elle, toi qui t’offrais à me servir, voudrais-tu te mettre du premier coup entre le succès et moi ?
Il n’en fallait pas plus que cela. Notre Roland tomba de son haut, comme on dit, et resta bouche béante.
C’était la conspiration. Il avait les deux pieds dans la conspiration !
Et sans doute que le madras était aussi de la conspiration !
Quelqu’un qui ne conspirait pas, c’était le vicomte Joulou, la brute. Il avait achevé son poulet, dont pas une bribe ne restait. On a de ces appétits entre Josselin et Ploërmel. Après le poulet, il avait même mangé un restant de bœuf, comme entremets sucré, pour achever son pot de bière. Maintenant il dévorait un fromage de marolles qu’il arrosait d’un grog très foncé, gardant le restant de la burette pour son café noir.
Il était de mauvaise humeur, croyez-le bien. Il avait fait déjà dix fois pour le moins le voyage du couloir. Il buvait en grondant, il mangeait en fermant les poings. La chanson que l’étude Deban radotait là-bas, à la Tour de Nesle, avec un entêtement héroïque, le mettait en colère. Ses joues étaient brûlantes, ses yeux avaient des filets de sang ; il était plein ; il était ivre.
Et l’idée fixe de son ivresse solitaire était que l’autre Buridan venait lui prendre « sa position ».
Cornebœuf ! sa grosse tête se montait là-dessus, et, à chaque coup de grog, il voyait l’avenir au travers d’un deuil plus rougeâtre.
Il se passait dans le salon pendant cela, quelque chose comme une veille d’armes. Marguerite, sans révéler aucunement le secret de cette fantastique conspiration, ceignait à Roland l’épée du mystère et le nommait son chevalier. Le pauvre beau page, subjugué et bien autrement ivre que Joulou, prenait au sérieux toutes ces mômeries d’amour. Et peut-être y avait-il quelque chose au fond des momeries, car Marguerite était jeune et femme. Une fois admis le point de départ romanesque, cette « mission » périlleuse qui rehaussait encore l’adorée dans son imagination d’enfant, Roland se jetait à corps perdu dans le plein océan des rêves. Il était bien l’homme de son costume, l’aventurier hardi, cherchant partout le tapis vert où l’on joue sa vie sur un tour de dés. À ses côtés, presque dans ses bras, il avait le plus éblouissant des enjeux, une femme souverainement belle, séduisante, entraînante et qui lui parlait de vaincre en lui parlant d’aimer.
Roland n’était plus sur la terre ; le souffle de la merveilleuse créature touchait ses tempes comme un feu. Elle avait des regards qui le poignaient et qui le transportaient au ciel. Entre eux, les paroles tombaient rares et brèves, car Marguerite buvait aussi, goutte à goutte, l’ivresse qu’elle versait :
– Il y a si longtemps, si longtemps, dit-elle, que j’avais peur de t’aimer !
Sa voix languissait comme une plainte.
Roland se mit à genoux, car il faut bien en arriver là.
Les mains de Marguerite frémirent dans les boucles électrisées de sa chevelure ; puis, tout à coup, cette violente vibration de tout son être s’arrêta comme par enchantement.
Au premier instant, Roland ne s’en aperçut pas ; son attention était prise par un accident inopiné.
Il était arrivé, en effet, quelque chose. Peu de chose.
Dans le mouvement qu’il avait fait pour se mettre à genoux, le seul bouton qui attachait son pourpoint s’était rompu. Du pourpoint ouvert, le portefeuille de Thérèse s’était échappé. Il était à terre. Les billets de banque se dispersaient sur le parquet.
Si vous aviez interrogé Roland, il vous eût dit, en conscience, que les yeux de Marguerite ne s’étaient pas détournés de ses yeux, tant fut rapide et furtif le regard qu’elle darda aux billets tombés.
Roland n’aurait peut-être pas ramassé le portefeuille tout de suite, mais Marguerite se leva brusquement, disant :
– Il fait chaud ici, j’étouffe.
Elle alla ouvrir la croisée. Roland remit les billets de banque dans le portefeuille et le serra.
Marguerite, penchée au balcon, plongeait un regard attentif dans l’ombre du boulevard. Sa joue était livide, mais ses yeux brûlaient toujours, quoique ce fût d’une autre flamme.
– Vingt mille francs ! murmura-t-elle en elle-même.
Non seulement ce regard furtif avait vu, mais il avait compté. Marguerite pensa encore :
« J’ai vingt ans passés. C’est l’heure ou jamais ! »
Le boulevard du Montparnasse n’est pas un de ces lieux qui aient beaucoup changé depuis le temps. À l’heure qu’il était, dix heures de nuit, vous le trouverez encore bien souvent sombre et désert.
Marguerite avait ouvert la fenêtre pour voir, précisément, si le boulevard Montparnasse était désert et sombre.
Elle fut satisfaite de son examen. En 1832, le gaz n’avait pas encore pénétré jusqu’à ces lointains pays. La longue voie bordée d’arbres dépouillés s’étendait à perte de vue, solitaire et muette. Les cris joyeux qui passaient dans l’air, voix avinées du carnaval, sortaient des guinguettes bien closes.
Marguerite referma sa fenêtre et dit en frissonnant :
– J’ai froid, maintenant ! grand froid !
Sa physionomie était si terriblement changée que Roland recula d’un pas en la regardant.
– Vous m’avez menti, reprit-elle, vous ne m’aimez pas.
Ce pouvait être maladroitement trouvé ; mais elle voulait brusquer l’aventure. Le boulevard était juste comme elle le souhaitait.
– Oh ! Marguerite ! balbutia Roland abasourdi.
L’incident du portefeuille l’avait déjà frappé comme un reproche ; c’était la pensée de sa mère qui parlait tout à coup.
Marguerite eut ce tour d’épaules qui marque une femme comme le fer chaud estampait jadis les galériens. Elle répéta, cherchant évidemment d’autres paroles qui ne venaient point :
– Vous m’avez menti. Vous êtes un lâche !
Roland restait stupéfait devant cette querelle d’Allemands. Marguerite frappa du pied avec emportement. C’était une créature adroite, rusée, prudente même, à ses heures. Nous verrons ses œuvres et leurs résultats. Mais, en ce moment elle allait droit devant elle comme le sanglier qui trace au travers d’un fourré. Le moyen à prendre importait peu : il ne s’agissait pas de raffiner une scène de préparations. Il fallait ouvrir la porte et jeter Roland dehors.
Dehors, sur ce boulevard où personne ne passait.
Et Marguerite était si troublée, qu’elle ne trouvait même pas le mot qui chasse.
Elle poursuivit au hasard, comme les enfants qui outragent à tort et à travers :
– Léon Malevoy n’est pas à Paris ! Vous ne vous battez pas avec Léon Malevoy.
Roland eut un sourire. Elle rabaissa d’un geste violent la tablette de son piano qui sonna une longue plainte.
– Et d’ailleurs, reprit-elle, que faites-vous chez une fille comme moi, quand votre mère agonise sur son grabat !
Roland devint si pâle, qu’elle reçut comme un vague contrecoup de l’horrible blessure qu’elle avait faite.
Mais Roland ne bougea pas. Elle se raidit et ajouta, rencontrant enfin ce quelque chose qui est le discours, soit que le discours ait vingt pages ou dix mots, soit qu’il flue la bouche intarissable d’un désert, soit que la passion l’arrache aux lèvres d’un bègue :
– Je me suis moquée de toi, mon capitaine ! Je t’ai rendu la monnaie de ta pièce. Tu es un beau petit bourgeois ! Et plus naïf encore que joli garçon ! Comme vous avez bien dit cela, Buridan, mon ami : « Tu conspires ! » Et encore cette guitare : « Ah ! Marguerite, ne parlons pas de ma mère ! »
Elle éclata en un rire strident et forcé.
Roland baissa la tête et répéta douloureusement :
– Marguerite, je vous le dis encore : ne parlez pas de ma mère.
– Pourquoi cela, mon capitaine ?
– Parce que je ne le veux pas.
– Le roi dit : nous voulons ! s’écria-t-elle. As-tu payé pour être le maître ici ?
C’était bien, de sa part, un choix volontaire de paroles révoltantes, et cependant cette question la blessa au passage, car son visage tout entier s’empourpra.
– Marguerite, balbutia le pauvre grand garçon, au risque de mériter davantage cette lourde accusation de naïveté : dites-moi que vous jouez une affreuse comédie ou que vous êtes folle !
Il n’avait que dix-huit ans. Ces choses se disent à cet âge. Et le théâtre, qui est si vieux pourtant, les radote encore à son vieux public qui les boit sans faire autrement la grimace.
Mais Marguerite n’en voulut pas. Elle répondit, comme jamais ne répond le théâtre, ce ventriloque qui joue toujours la même scène avec deux ou trois voix qu’il a dans sa poche, à l’instar de L’Homme à la poupée.
Elle répondit :
– Les folles ne savent pas si elles sont folles ; les comédiennes ne donnent jamais le secret de leur comédie. Je veux être franche autrement que cela, seigneur capitaine. Je me suis amusée une heure avec vous comme d’autres dépensent une heure avec moi. Voilà tout.
– Est-ce donc bien vrai, ce qu’on dit ? pensa tout haut Roland dont les grands yeux tristes se mouillèrent. Êtes-vous donc une si misérable femme !
Marguerite aiguisa un sourire mauvais, et répliqua :
– Ne dites pas de mal de votre mère, Monsieur Roland-sans-père !
Il se redressa comme si un serpent l’eût mordu. Marguerite soutint sans broncher le choc du feu de sa prunelle.
– Taisez-vous ! gronda-t-il d’une voix qu’elle ne connaissait pas.
Il semblait grandi dans sa colère.
– Holà ! holà ! fit-elle, montée au paroxysme de son impudence. Faut-il joindre les mains et se mettre à genoux pour prier cette madone qui, depuis le temps, n’a pas su vous ramasser un nom de famille !
Elle était intrépide comme un démon, et pourtant elle recula quand Roland fit un pas.
Mais il ne fit qu’un pas. Sa main se plongea dans son gousset, et quatre grosses pièces de cent sous roulèrent avec bruit sur le guéridon, pendant qu’il s’élançait vers la porte.
La porte, ouverte violemment, étouffa en grinçant une sourde exclamation que Roland n’avait pas poussée et qui ne tombait point des lèvres de Marguerite.
Marguerite s’appuyait à l’angle de la cheminée.
Elle dit en voyant sortir Roland :
– Un beau jeune lion !
La figure blême et bouleversée de Joulou se montra sur le seuil, dès que Roland eut disparu. Il était venu là pour écouter et voir. Il avait une blessure au-dessous de l’œil droit, produite par la clef qui était en dehors et qui l’avait frappé au moment où la porte s’ouvrait brusquement.
C’était lui qui avait laissé échapper la sourde exclamation.
Il y avait de la rage dans le pesant affaissement de son ivresse.
– Ah ! tu étais là, toi ! fit Marguerite. Voilà ce que c’est que d’espionner ! C’est bien fait !
Elle prêtait l’oreille en parlant.
Le pas lent et pénible de Roland descendait l’escalier. Joulou passa le seuil.
– Que t’a-t-il fait ? demanda-t-il.
Sa langue épaisse s’embarrassa dans ces quatre mots. Marguerite le regardait fixement et semblait hésiter.
– La brute est ivre ! murmura-t-elle.
Joulou porta la main sans précaution à la plaie vive qui gonflait sa joue et sa paupière. Sa gorge rendit un grognement :
– Que t’a-t-il fait ? répéta-t-il.
– Il m’a frappée, répondit Marguerite.
– Ah ! grinça Joulou. T’a-t-il fait mal ?
– Oui… beaucoup de mal.
Joulou ferma les poings et fit effort pour avaler sa salive qui l’étranglait.
Roland devait être au dernier étage. On entendait encore son pas dans l’escalier sonore, par la porte du carré qu’il avait laissée ouverte.
Joulou rassemblait les idées confuses qui se heurtaient dans le brouillard de sa cervelle.
– Et… demanda-t-il au grand étonnement de Marguerite, avait-il le droit de te frapper ?
– On trouverait du gentilhomme au fond de toi ! pensa-t-elle tout haut.
– Réponds ! ordonna Joulou. Il ne faut pas qu’il ait le temps d’aller trop loin… Avait-il le droit ?
– Eh bien ! oui, dit Marguerite, qui ramena sur son regard la frange de ses longs cils. Je l’aimais ; je n’ai jamais aimé que lui !
La gorge de Joulou râla. Il mit la main sur la dague qui pendait à sa ceinture.
– Après ! fit Marguerite d’un ton de défi.
Elle se retourna vers la fenêtre et l’ouvrit pour s’accouder sur le balcon. Joulou la suivit. Elle tressaillit de la tête aux pieds, aux sons de sa voix qui lui parlait à l’oreille.
– Après ! grinçait la voix de Joulou. Je vais le tuer.
Marguerite haussa les épaules.
Joulou leva sur sa tête, par-derrière, sa lourde main, mais il n’osa pas frapper.
La lumière intérieure glissait sur les belles épaules de Marguerite que les masses éparses de ses cheveux inondaient magnifiquement.
Elle pensait :
« Le boulevard est toujours désert… »
La porte de la maison s’ouvrit. Roland sortit. Son pas chancelait.
Marguerite se rejeta en arrière comme on fait en voyant un spectacle qui serre subitement le cœur.
Elle entendit Joulou qui traversait le salon pour gagner la porte du carré.
– Où vas-tu ? demanda-t-elle.
– Je te l’ai déjà dit, répliqua le Breton : Je vais le tuer.
– Non… Je te le défends ! dit-elle faiblement.
– Tu parles comme si tu ne l’aimais pas, gronda Joulou qui s’arrêta au moment de passer le seuil.
– Je l’aimerai ! s’écria-t-elle en un élan qui devait être la passion même. Je l’aimerai comme une folle !
Joulou s’élança dehors. Elle le rappela par son nom.
Sa voix était si nette et si froide que Joulou s’arrêta une seconde fois.
– Il a un portefeuille, dit-elle.
– Ah ! fit Joulou.
Puis il ajouta la tête basse :
– Je ne suis pas un voleur, sais-tu ?
– Le portefeuille est à moi.
– Il te l’a pris ? demanda Joulou incrédule. Il n’a pas l’air.
Puis, il ajouta, l’apathie de l’ivresse dominant déjà sa colère :
– Il doit être loin désormais.
Marguerite regagna le balcon d’un mouvement rapide et plongea un regard au-dehors.
– Il est là, sur le banc, dit-elle.
– Un voleur ne s’asseoit pas comme cela, si près de la maison où il a pris un portefeuille, pensa tout haut Joulou, dans une éclaircie de bon sens.
Marguerite revint vers la cheminée et se jeta sur le divan, en pleine lumière. Sa pose, étudiée savamment, développait toutes les perfections de sa merveilleuse beauté.
– Tu as peur de lui, dit-elle. Poltron de Chrétien !
Le blanc des yeux de Joulou devint rouge. Marguerite poursuivit :
– Tu as raison d’avoir peur. Il est brave, il est fort. Tiens ! on ne va pas contre sa destinée ! Je veux qu’il soit à moi, tout à moi… Adieu, Chrétien !
Elle se leva d’un bond et jeta une mante sur ses épaules. Joulou la saisit à bras-le-corps et la terrassa, puis il s’élança dehors et ferma la porte à clef.
– Le portefeuille ! cria Marguerite à travers le battant.
Joulou descendait l’escalier quatre à quatre.
– Ah ! tu veux me prendre ma position, toi ! grommelait-il, roulant d’étage en étage et rendu à toute son ivresse par le flux de sang qui bouillonnait dans son cerveau. Attends ! attends !
Marguerite se releva lentement. Elle appuya ses deux mains contre sa poitrine.
– C’est vrai ! murmura-t-elle avec angoisse. Je l’aurais aimé. Mon cœur naissait. Je l’écrase !
Elle se laissa choir, et prenant à poignées la richesse de ses cheveux, elle en voila sa face.
– Pour vingt mille francs ! dit-elle d’un accent de profonde détresse. Pour vingt mille francs misérables !
La porte de la rue, qui s’ouvrit et se referma de nouveau, lui arracha un gémissement.
Il n’y a de damnés qu’en enfer. Ici-bas, nous avons tous et toujours une heure pour garrotter le mal et ressaisir le bien.
Marguerite était une pécheresse bien abandonnée. Sa dette s’était longuement et lourdement accumulée. Depuis des années, elle qui était encore toute jeune, elle avait fermé le livre de sa conscience. Peu importe, l’heure du repentir pouvait sonner pour elle. Il ne faut pour cela, tant est haute et large la souveraine miséricorde, qu’un élan d’amour vrai, un sincère battement du cœur.
Était-ce l’heure qui sonnait pour Marguerite ? son cœur battait.
Elle disait :
– Il est bon, il est noble, je l’aime !
Mais une pensée vint qui pesa sur son espoir comme un poids glacé. Marguerite se répondit à elle-même :
– J’ai insulté sa mère ! Il ne pourrait jamais me pardonner ! Que leur faut-il à ces tristes âmes en équilibre entre la perte et le salut ? Une main tendue pour monter vers l’un ; un prétexte pour retomber tout au fond de l’autre.
La main tendue, Marguerite venait de la rabattre d’un geste outrageux et dénaturé. Le prétexte, hélas ! il sortait logique, éloquent, irrésistible des profondeurs de son passé.
Il saurait qui je suis, se dit-elle encore… et d’ailleurs, la pauvreté !
Les arguments se déroulaient d’eux-mêmes et dans l’ordre où ils avaient surgi pour plaider la cause contraire.
– Il est trop bon, il est trop noble, il est trop fier. Je l’aimerais trop !
Elle n’avait pas appris à combattre avec des armes loyales.
Cette bonté, cette noblesse, cette fierté lui ôtaient justement ses moyens d’action. Elle vit la misère, hideux fantôme qui étouffe l’amour.
Quand elle se redressa, jetant en arrière le voile de ses cheveux, elle était triste encore, mais elle n’hésitait plus.
« Les musulmans ont raison, pensa-t-elle en regagnant le balcon. C’était écrit. Tout est écrit. »
Roland était encore sur le banc, les deux coudes sur ses genoux, la tête entre ses mains.
Joulou avait gagné la chaussée et s’approchait de lui par-derrière.
Marguerite, droite et froide comme une statue, se mit à regarder, du haut de son balcon. L’heure était passée, l’heure de miséricorde.
Au moment où Joulou faisait un détour pour s’approcher de Roland, une lueur vacillante parut de l’autre côté du boulevard, et l’on entendit une voix rouillée qui écorchait une chanson à boire. Marguerite d’en haut, Joulou d’en bas, tournèrent à la fois les yeux vers ce nouvel obstacle qui venait au travers de leur dessein. La lueur qui sortait d’une lanterne au verre abondamment souillé n’éclairait guère que le sol, mais quand elle passa sous le réverbère le plus proche, Marguerite et Joulou distinguèrent une forme bizarre qui allait, décrivant des courbes capricieuses. La partie supérieure du corps était d’une femme. La tête disparaissait sous un ancien bonnet de bal, chargé de fleurs fanées et de bouchons de papier, comme la queue d’un cerf-volant ; les épaules avaient un châle-tapis en lambeaux qu’égayait une prodigieuse écharpe de mousseline, dont l’usure avait fait une dentelle. Là-dessous, il n’y avait point de jupe. Le bas du corps était vêtu d’un pantalon en guenilles. Le tout marchait dans des souliers à semelles de bois, ouatés avec de la paille.
On a beau dire que Paris est inconstant, oublieux, ingrat. Les faits sont là. Paris est, au contraire, la terre classique des obstinées traditions.
Paris a des jours où il doit s’amuser, sous peine de perdre le repos de sa conscience, comme le chrétien jeûne aux Quatre-Temps, comme le marronnier des Tuileries bourgeonne au 20 mars. C’est un rigoureux devoir.
Ces jours-là, vous rencontrez à chaque pas dans Paris non seulement le plaisir de tout le monde qui passe, brillant ou piteux, spirituel ou imbécile, mais une foule de plaisirs étranges, véritables curiosités de nos mœurs sans fond, qui, se montrant tout à coup, au milieu des gaietés populaires, font l’effet de ces bêtes apocalyptiques que jettent parfois sur nos grèves les cavernes inexplorées de l’Océan.
En ces jours de fête obligatoire, on se heurte à des joies si mélancoliques et si burlesques que l’esprit reste confondu. Ces choses-là, soyez sûrs, n’ont point lieu au village ; c’est à Paris, uniquement à Paris, que vous trouvez l’orgie solitaire, le carnaval d’un seul, le monologue de la mascarade : cet homme, enfin, ce citoyen, ce pauvre diable qui s’invite à boire dans un trou, qui bavarde avec lui-même, qui trinque la main droite contre la main gauche et qui se déguise pour se faire rire.
Ce masque qui passait de l’autre côté du boulevard était un chiffonnier, qui avait accompli ses dévotions bachiques à la barrière d’Enfer, et qui revenait chez lui, en travaillant, un peu malade, mais bien content d’avoir bu deux litres de cette médecine violette dont les sauvages de l’Ohio ne voudraient pas.
Il avait le bonnet à fleurs et le châle boiteux de sa défunte maîtresse. Il la pleurait en riant son rire d’ivrogne. C’était un garçon de cœur.
– Ohé ! Madame Théodore ! disait-il entre les couplets de sa chanson. Virginie ! ohé ! On en boit toujours du raide au Puits-sans-Vin, chez M. Reverchon ! Ça fait mal à l’estomac, mais c’est bon. Si tu avais été là, on aurait ri. On a ri tout de même, ohé ! Madame Théodore ! ohé !
Joulou s’était arrêté et caché derrière un arbre. Marguerite serrait le balcon de sa main crispée. Roland ne savait rien de ce qui se passait autour de lui.
– Ohé ! bourgeois ! cria le chiffonnier qui l’aperçut par hasard. Connaissez-vous Tourot ? C’est moi, Tourot… Vous allez vous enrhumer. … L’an passé, j’étais avec Madame Théodore ; elle a toussé, et puis bonsoir, les amis ! J’ai son châle et sa hotte, dites donc, pauvre femme ! Faut faire attention aux rhumes.
Il piqua un chiffon par habitude et s’en alla en disant :
– Vive la joie ! elle aimait ça. Bonsoir, bourgeois, n’y a pas d’offense ; j’ai bu deux litres chez M. Reverchon. J’étais à son enterrement, il n’y aura que moi au mien. Faut bien rire, dites donc, ohé !
Il tourna l’angle de la rue de Chevreuse, de l’autre côté du boulevard, et disparut.
Joulou bondit hors de sa cachette. Marguerite trembla convulsivement.
– Chrétien ! ne le frappe pas ! dit-elle d’une voix qui s’étrangla dans sa gorge.
C’était le dernier cri de la conscience, mais il ne parvint pas jusqu’à Joulou, qui déjà posait sa lourde main sur l’épaule de Roland en disant :
– Rends le portefeuille canaille !
Marguerite non plus ne pouvait entendre ce que disait Joulou, mais sa poitrine prit une longue aspiration, tandis qu’elle pensait :
« Chrétien attaque par-devant ! Chrétien est brave ! »
C’était vrai. Le passage du chiffonnier, veuf de Virginie, avait changé le plan de bataille de Joulou. Il venait d’un pays où les gens regardent en face.
Il méritait peut-être le nom de brute qui était son sobriquet, et dans les profondeurs où nous le voyons tombé, c’était heureux pour lui. Mais le gentilhomme couvait quelque part sous cette épaisse peau de dogue. Joulou était brave.
Marguerite aussi.
Roland releva sa tête. Il restait tout étourdi du choc moral qu’il venait d’éprouver et sa pensée était pleine de trouble. Il n’était pas des habitués de la Taverne ; il n’avait jamais rencontré Joulou. La vue de cet homme à la figure bouleversée, qui l’abordait tête nue, l’injure à la bouche et le poignard à la main fit naître en lui l’idée d’une méprise, fortifiée encore par le travestissement que Joulou portait.
– Mon ami, lui dit-il, passez votre chemin.
Joulou le saisit au collet et le secoua violemment. Roland était d’une force peu commune. Il se leva, mû seulement par un instinctif besoin de défense, et mit, d’un saut léger, le banc entre lui et son adversaire.
Celui-ci grommela :
– Tu es donc lâche, garçon ! Nous faisons pourtant la paire de Buridan, et tu as une dague toute semblable à la mienne… Rends le portefeuille, je te laisserai aller. Le mot de portefeuille frappa Roland, cette fois.
– Venez-vous de là ? demanda-t-il en montrant la maison de Marguerite.
Joulou grinça des dents et répondit :
– Oui, je viens de là…, voleur !
En même temps, faisant usage de ce coup, fameux dans les joutes bretonnes, et que les gars du Morbihan exécutent avec une étonnante perfection, il franchit le banc d’un brusque élan et jeta sa tête dans l’estomac de Roland.
Celui-ci avait reculé d’un pas. Il reçut à deux mains le choc amorti de ce bélier qui frappant d’aplomb, eût broyé sa poitrine.
Ce fut Joulou qui roula sur le pavé de la chaussée.
– Un lion ! murmura là-haut Marguerite. Un beau jeune lion !
La gorge de Joulou rendit un rugissement de rage.
– Tire ton couteau ! cria-t-il. Ne plaisantons plus, garçon, c’est bien à toi que j’en veux. Tire ton couteau !
Roland remit froidement le banc entre lui et son adversaire déjà relevé ; Joulou revint à la charge avec un acharnement de bête fauve. Roland dégaina enfin la dague pour rire qu’il portait à sa ceinture.
Mais il n’avait d’autre pensée que d’échapper à ce furieux. Des chants venaient par la rue Campagne-Première qui débouchait à quelques pas de là et qui n’était alors qu’une ruelle non pavée, servant de chemin charretier. C’était dans cette ruelle que s’ouvrait l’entrée principale du cabaret de la Tour de Nesle.
Roland allait à reculons. Par deux fois, Joulou put le joindre et fut terrassé, malgré sa brutale vigueur et l’habitude qu’il avait de la lutte. La troisième fois, au coin de la rue Campagne-Première, et comme Roland voyait déjà les lumières de la guinguette qu’il s’était désignée à lui-même comme un refuge, son pied toucha une « glissade » préparée par les enfants du quartier, et qu’il n’avait pas aperçue dans l’ombre. Il trébucha et tomba.
Joulou se jeta sur lui avec un hurlement de loup. Il lui donna de sa dague au travers de la poitrine si furieusement que le couteau entier disparut dans la blessure et que le sang chaud, jaillissant à sa face, comme s’il eût percé une outre, l’aveugla.
Roland ne poussa qu’un cri, bref et déchirant.
Là-haut, sur le balcon, Marguerite s’affaissa, puis se traîna dans le salon. À ce moment, la porte de la Tour de Nesle s’ouvrait et une bande joyeuse sortait en chantant.
À l’autre extrémité du boulevard, vers l’Observatoire, une ronde de police, marchant d’un pas tranquille, arrivait les mains derrière le dos.
Joulou tâtonnant comme un aveugle et pesant à deux mains sur ses yeux que le sang chaud brûlait, trouva la porte de la maison. Il rentra sans avoir été vu par la ronde de police, ni par la bande joyeuse qui sortait du cabaret de la Tour de Nesle.
Le froid était vif. Les rares fenêtres qui donnaient sur la partie du boulevard où le meurtre avait eu lieu étaient toutes fermées. Le crime, qui, pour une conscience large et mal éclairée, avait pris un instant, les allures d’un duel, n’avait pas eu d’autres témoins que cette femme, penchée là-haut, à son balcon, et qui était complice.
Le secret mortel restait entre cette femme, Joulou et Dieu.
Les jeunes gens, tous costumés, qui descendaient la rue Campagne-Première, causaient et chantaient.
Ceux qui causaient disaient :
– Fin du carnaval ! la tirelire est vide, on a mangé la dernière montre, et le père Lancelot ne fait pas crédit.
Ceux qui chantaient, ivres à demi, répétaient avec fatigue et mauvaise humeur ce refrain qui avait bercé le dîner de Joulou :
Allons !
Chantons !
Trinquons !
Buvons !
Les uns et les autres bâillaient. Il faut bien s’amuser. Ainsi s’amusent trop souvent les bandes joyeuses.
Quant aux fonctionnaires composant la ronde de police, ils discutaient avec une courtoisie calme des sujets littéraires ou politiques et dormaient debout du meilleur de leur cœur.
Les costumes de la bande joyeuse étaient tous empruntés au drame de la Tour de Nesle, nous savons cela. Le roi Louis le Hutin s’arrêta au milieu de la ruelle et dit :
– Si nous étions dans les temps de barbarie où j’avais l’honneur de gouverner la France, nous dévaliserions un passant et nous finirions la nuit au n° 113.
– Voilà ! soupira Enguerrand de Marigny. Il n’y a plus rien de bon, tout est fané, même mon gibet de Montfaucon… Cependant, soyons justes, au quatorzième siècle, le n° 113 était encore à naître !
– J’ai lu dans La Morale en action, dit Gaulthier d’Aulnay, que deux jeunes officiers mirent un jour leur honneur au Mont-de-Piété. Je propose…
– Garde ton honneur, fit observer Landry : au-dessous d’une valeur de trois francs, les commissionnaires ne prêtent plus.
En ce moment, Joulou, essoufflé, s’élançait dans le salon de Marguerite.
– Je l’ai tué, dit-il, comme si quelqu’un l’eût interrogé. Tué raide !
Personne ne l’entendit, car Marguerite était évanouie.
Joulou lui jeta de l’eau au visage. Elle ouvrit les yeux ; mais, en voyant ce hideux masque de sang qu’il avait sur la figure, elle referma ses paupières avec terreur.
– Lave-toi ! balbutia-t-elle. Si on venait !
Il se regarda dans la glace et recula effrayé.
– Cela me brûlait comme de l’eau bouillante, dit-il. Je suis fâché de ce que j’ai fait. Je ne lui en voulais pas avant ce soir, à ce jeune homme ! C’est bête !
Marguerite lui apporta elle-même de l’eau dans un bassin.
– Tu es blessé aussi ? demanda-t-elle.
– Non, c’est tout à lui, le sang, répliqua-t-il en plongeant sa tête dans le bassin dont l’eau devint rouge. Je suis fâché de ce que j’ai fait, bien fâché. Il ne se battait pas de bon cœur. Il avait peur de me blesser. Cornebœuf ! moi je l’ai tué ! C’est bête !
Marguerite changea l’eau du bassin. Elle avait une question sur les lèvres, mais elle ne parlait point. Joulou s’inondait d’eau fraîche, disant :
– Celle-là est froide, au moins ! sans la glissade, je n’aurais pas pu… Il n’y avait personne à regarder, l’homme était parti, l’homme à la lanterne… et lui, oh ! c’était un mâle ! un vrai ! Il n’a pas dit seulement : Au secours ! Mais parle donc toi ! car c’est toi qui as tout fait. Et pendant que j’étais caché derrière l’arbre, je t’ai bien vue à ton balcon !
– Je t’ai crié : Ne le tue pas ! balbutia Marguerite. As-tu entendu ?
– Il ne t’avait pas volé le portefeuille ? reprit Joulou qui fixa sur elle son œil égaré.
– Où est-il, le portefeuille ? demanda tout bas Marguerite.
Au lieu de répondre, Joulou se laissa choir sur le divan.
– Je n’ai pas peur de mourir, dit-il pendant que sa tête inclinée battait sur sa poitrine. Mais c’est l’échafaud… J’ai été une fois à la barrière Saint-Jacques voir l’échafaud. Je ne savais pas qu’un jour viendrait… Ah ! c’est bête ! c’est bête !
Il se tut, et son corps eut une convulsion. Marguerite s’assit les bras croisés et la tête haute.
– Les bonnes gens, là-bas ! poursuivit Joulou d’une voix changée et douce comme la plainte d’un enfant ; les pauvres bonnes gens ! le père et la mère ! Il n’y a jamais eu que de braves cœurs chez nous, sais-tu ? Je crois bien que je me tuerai… Ils auront bu à ma santé, ce soir, quoiqu’ils soient fâchés contre moi. Je leur ai coûté tant d’argent ! Demain, c’est mercredi des Cendres, ils iront tous deux à la paroisse et la mère aura des larmes dans les yeux en priant pour moi.
Marguerite avait les sourcils froncés. Un cercle violâtre entourait ses yeux, tranchant sur la mortelle pâleur de sa joue. Une crispation nerveuse déformait l’arc de ses lèvres. Elle planta ses mains glacées dans les cheveux de Joulou et le releva, mettant en lumière son visage bouffi par les larmes.
Car il pleurait comme un enfant.
– Est-ce fini ? dit-elle d’une voix sifflante.
Les deux poings de Joulou se fermèrent.
– Est-ce fini ! brute ! répéta-t-elle, rallumant l’éclair de ses yeux. Je souffre plus que toi, car je l’aimais, entends-tu ? je l’aimais… Donne le portefeuille.
– Il n’avait pas de portefeuille, gronda Joulou.
– Ah ! fit Marguerite dont la lèvre blêmit, j’ai eu dix minutes d’agonie. Est-ce pour rien que j’ai pleuré du sang ?
Joulou passa ses doigts écartés sur son front.
– Brute ! murmura-t-il. Tant mieux ; alors j’oublierai peut-être.
– Je veux le portefeuille ! s’écria follement Marguerite. Il est à moi.
– J’ai touché sa poitrine, prononça Joulou avec effort, non pas pour chercher ton portefeuille, mais pour tâter son cœur. Le coup aurait tué un bœuf… Brute ! brute !… son cœur ne battait plus. Il n’y avait pas de portefeuille, j’en suis sûr. Ah ! écoute ! je me souviens : quand il a glissé… quand il est tombé, j’ai vu sa main qui disparaissait sous le revers de sa jaquette. Je m’en souviens, parce que je me disais : il va me faire sauter le crâne d’un coup de pistolet… Mais non ! ce n’était pas un pistolet. La mémoire me revient à mesure que je parle. C’était peut-être le portefeuille. Il l’a jeté au loin par-dessus sa tête, et le portefeuille… c’était bien le portefeuille, j’en suis sûr maintenant… est allé tomber rue Campagne, à vingt pas de nous.
– Je l’aurai ! dit Marguerite. Il m’a coûté trop cher, je le veux !
Ses deux mains s’arrachèrent de la chevelure de Joulou, qui perdit l’équilibre et tomba en avant, la face contre terre. Il n’essaya point de se relever. Il pensait vaguement dans la nuit bouleversée de son cerveau :
« Celle-là est le démon ! Elle l’aimait… Faut-il me tuer ou retourner chez nous, là-bas, en Bretagne ? La mère me disait : Quand tu fais mal, j’ai de mauvais rêves. Que va-t-elle rêver, cette nuit ! Ah ! c’est bête ! On a tort de venir à Paris ! J’irai me confesser demain et me noyer après. »
Marguerite descendait l’escalier d’un pas ferme.
Elle s’arrêta, cependant, au seuil de la porte extérieure, parce que cette portion du boulevard, tout à l’heure si déserte, où le meurtre avait eu lieu, était maintenant pleine de monde. Les choses avaient marché. La bande joyeuse qui sortait de la Tour de Nesle et la ronde de police qui venait du carrefour de l’Observatoire s’étaient rencontrées à l’angle de la rue Campagne-Première, apercevant toutes deux à la fois le Buridan qui baignait dans une mare rouge, en travers de la glissade fondue. À Paris, les curieux jaillissent de terre. Il y avait déjà des curieux.
Marguerite referma doucement la porte qu’elle avait ouverte, et resta derrière la claire-voie.
Il n’y avait point de concierge. C’était chose commune alors et qui se retrouve encore, spécialement dans ce quartier, où le principal locataire, loueur de chambres, la plupart du temps, garde lui-même sa maison. Le principal locataire était ici une vieille étudiante qui avait rapine quelques milliers d’écus autour des écoles et qui couchait ses rhumatismes avec les poules.
La ronde, composée d’un officier de paix et de deux agents, était en quête d’un conciliabule républicain qui se tenait je ne sais où. Les nuits parisiennes ont leur colonne de profits et pertes. Le meurtre du Buridan n’était qu’une affaire courante : un problème qui devait être posé, le lendemain, aux virtuoses de la sûreté et résolu peut-être dans la journée – comme aussi, peut-être devait-il rester au fond des cartons, insoluble jusqu’à la consommation des âges et de la préfecture.
Ce sont des hommes prudents, avisés, doués d’un sûr coup d’œil. Nous autres qui tenons la plume, nous nous mettons volontiers contre eux, et chose singulière, en vérité, les trois quarts et demi de la population paisible qu’ils sauvegardent sont de ce capricieux avis. Il ne faut pas discuter l’opinion d’Athènes qui se déclare elle-même la ville la plus spirituelle du monde. On passerait pour béotien, rien qu’à la taxer d’outrecuidance. Mais tout en respectant l’opinion d’Athènes ; je prends, moi qui parle, la liberté grande de penser différemment. J’aime ceux qui me font la voie libre pour passer, la nuit calme pour dormir et, en vérité, si les sergents de ville n’arrivaient pas toujours après que la voiture a écrasé la dame…
D’un triple coup d’œil d’aigle, la ronde vit tout de suite qu’elle n’avait rien à faire avec la bande joyeuse, encore moins avec les curieux, arrivant un à un. La bande joyeuse portait l’innocence peinte dans ses regards un peu avinés, mais surtout ennuyés, comme il convient à des regards de carnaval. Parmi les curieux se trouva cet étudiant en médecine, qui ne manque nulle part de l’autre côté de l’eau, et qui deviendra sans doute un célèbre docteur. Cet étudiant, ayant vu le poignard et le sang, déclara que la mort du Buridan devait être attribuée aux suites d’une blessure.
On souleva Roland : deux ou trois femmes remarquèrent l’idéale beauté de ses traits, quand sa pauvre tête pâle pendit sur le bras de l’officier de paix. L’étudiant en médecine offrit généreusement ses services. Une sorte de convoi s’organisa, qui traversa le boulevard pour gagner la rue de Chevreuse et de là, la rue Notre-Dame-des-Champs où était située la maison des religieuses de Bon-Secours. L’officier de paix, n’étant pas encore bien convaincu de la mort du Buridan avait envoyé un express au n° 1 de la rue du Regard où demeurait le docteur Récamier.
Cet excellent médecin, célèbre par son talent, par ses grâces et par sa paresse, n’avait qu’un pas à faire de son hôtel au couvent de Bon-Secours, occupant une des premières maisons de la rue Notre-Dame-des-Champs.
Tout cela, on en conviendra, était supérieurement arrangé. Quoi que puisse en penser Athènes, j’ose à peine croire que des voleurs, arrivant sur le lieu, à la place des agents de police, eussent pris des mesures plus profitables.
Seulement la ronde se donna la peine d’arrêter, rue de Chevreuse, au coin d’une borne, le chiffonnier Tourot, ancien époux illégitime de feu Madame Théodore, parce que ce brave garçon s’était endormi, la tête contre la muraille, auprès de sa lanterne encore allumée.
On excusera cet excès, si on réfléchit que, par le froid qu’il faisait et grâce aux deux litres de poison qui congestionnaient le cerveau de l’amant de Virginie, cet honnête homme se fût éveillé dans l’autre monde, le lendemain, mercredi des Cendres.
La bande joyeuse, cependant, n’avait point suivi le convoi. Elle restait, silencieuse, au coin de la rue Campagne. Marguerite attendait son départ avec impatience. Marguerite était toujours derrière la claire-voie. Elle guettait.
– J’ai cru que c’était Léon Malevoy ! dit le premier Louis le Hutin.
– C’est le même costume, répliqua Landry, et nous n’avons pas vu Léon Malevoy de toute la soirée.
– Bah ! fit Enguerrand de Marigny, Léon est ici près, chez sa belle Marguerite… Je vais me coucher, Messires !
Les autres échangèrent un regard.
On laissa partir cependant le premier ministre qui allait se coucher, mais la bande joyeuse avait quelque arrière-pensée. Ceux qui la composaient se faisaient des signes et parlaient tout bas.
Au moment où Enguerrand de Marigny s’en allait les mains dans les poches et passait devant la porte de Marguerite, la voix du roi de France s’éleva tout à coup et cria :
– Holà ! coquin de Jaffret ! Tu nous voles, mon ministre !
Enguerrand de Marigny, paraîtrait-il, s’appelait Jaffret, de son nom. Il eut un vif tressaillement à la voix de son souverain qui était en même temps son maître clerc. Quelqu’un qui l’eût examiné de près en ce moment, aurait bien vu que l’idée de prendre ses jambes à son cou lui traversait l’esprit.
C’était un pauvre diable assez haut sur pieds, mais mal bâti et qui portait gauchement son costume de louage. Il était troisième clerc, à l’étude de maître Deban, notaire, rue Cassette. Il s’arrêta précisément en face de Marguerite, cachée derrière la claire-voie.
– Monsieur Comayrol, dit-il d’une voix qu’il voulait rendre ferme, je ne déteste pas la plaisanterie, mais, s’il vous plaît, pas de gros mots !
– Seigneur, on n’a pas l’intention de vous offenser, repartit le maître clerc qui s’approchait, entouré de ses compagnons. Mais n’est-ce pas déjà pour concussion que vous avez été pendu au Moyen Âge ?
Marguerite n’écoutait guère. Ces grotesques détails n’avaient aucun rapport avec l’objet de sa préoccupation. Elle attendait avec une impatience croissante, le départ de la bande joyeuse. Un mot, cependant, lui fit dresser l’oreille.
– Par Notre-Dame ! disait Landry, tu as ramassé quelque chose là-bas, Jaffret, Lorrain, vilain, traître à Dieu et à ton prochain. J’ai idée que ce n’est pas une prune de reine-claude. La saison s’y oppose, et les arbres qui nous ombragent sont des ormes !
Ce Landry, bien découplé sous son costume de routier, était le deuxième clerc de l’étude Deban, M. Urbain-Auguste Letanneur, jeune homme lettré, qui envoyait des articles satiriques au Riverain de la Meuse, journal de sa patrie.
Jaffret répondit :
– Je n’ai rien ramassé du tout !
Puis il se reprit, voyant qu’on faisait déjà cercle autour de lui.
– Peut-être mon mouchoir… balbutia-t-il.
– Archers ! ordonna terriblement le roi Comayrol, qu’on saisisse ce traître et qu’on le fouille !
Letanneur et un autre qui portait le modeste harnais d’un manant, appréhendèrent Jaffret au collet. Jaffret dit au manant :
– Monsieur Beaufils, vous n’êtes pas de l’étude. À bas les mains !
Mais Comayrol décida :
– Va bien, Beaufils ! Tu as qualité. Exécute !
M. Beaufils, qui n’était pas de l’étude Deban, exécuta. Sa jambe droite, évidemment habituée à cet élégant exercice, faucha doucement les deux jarrets de Jaffret, qui s’assit par terre à l’improviste.
Il n’y avait plus à résister. Jaffret dit :
– Voilà une affaire ! quoi ! la garde n’est pas loin. Voulez-vous ramasser les voisins ? Patience, donc ! on va s’expliquer comme des amis.
Puis, baissant la voix :
– Que savez-vous si l’histoire de l’homme mort n’a pas attiré du monde aux fenêtres ? ajouta-t-il.
Tous les membres de la bande joyeuse levèrent instinctivement les yeux, interrogeant à la fois les maisons voisines, la chaussée et les deux trottoirs. Rien de suspect ne se montrait, car ils ne pouvaient voir Marguerite, dans la nuit complète de l’allée.
Ils se rapprochèrent néanmoins et resserrèrent leur groupe, d’où il ne sortit plus que des murmures.
Personne, assurément, désormais, n’aurait pu les entendre des fenêtres. Mais ils avaient un témoin invisible qui ne perdait pas une seule de leurs paroles. Ils étaient maintenant si près de la porte que Marguerite aurait pu les toucher en étendant la main.
– Mon Dieu, dit Jaffret qu’on avait relevé, je voulais tout uniment aller chez moi, ou n’importe où, dans un endroit sûr, pour voir un peu ce que c’est… Après, il était toujours temps de partager, n’est-ce pas vrai ?
– Oui, oui, toujours temps, fit Landry, ça ne pressait pas… coquin.
– Silence ! ordonna le roi. Nous sommes un tribunal. Que l’accusé soit traité avec clémence… Alors, Jaffret, tu n’as pu voir encore ce que tu as ramassé ?
– Tâchez donc de ne pas nous entr’appeler par nos noms, vous ! grommela le troisième clerc. Ça peut porter malheur. Je sais bien que j’ai ramassé un portefeuille, parbleu ! mais je ne sais pas ce qu’il y a dedans.
Derrière la porte, Marguerite, qui écoutait la tête penchée, se redressa. Elle fut désormais moins attentive parce qu’elle avait davantage à réfléchir.
Le mot « portefeuille » avait produit aussi son effet sur la bande joyeuse.
Entre tous les objets qui chatouillent l’imagination des fantaisistes, comptant sur un gros lot à cette loterie du hasard dont les billets vont et viennent, le portefeuille tient le premier rang. En soi le portefeuille est une chose aussi capricieuse que la destinée elle-même : il peut ne rien contenir ; il peut contenir, moins que rien : des lettres d’anciennes maîtresses, des hémistiches de tragédie, des nigauderies de conspirateurs, des notes de blanchisseuse, mais il peut contenir une fortune.
Je dis le plus plat des portefeuilles. Comment ? sous l’espèce d’un secret, comme dans des mélodrames ? D’abord, oui, car les mélodrames sont bien forcés de partir d’un point possible, sinon probable. Oui, tel secret qui n’enflerait même pas le ventre plat d’un carnet de danseuse, peut valoir une fortune, et c’était justement un secret de cette sorte que Madame Thérèse, la malade du n° 10 de la rue Sainte-Marguerite, la mère de notre pauvre beau Roland, voulait acheter au prix des vingt billets de mille francs, contenus dans le portefeuille.
Racheter, devrions-nous dire plutôt, car ici les vingt mille francs étaient une rançon, et le secret appartenait bien légitimement à la mère de Roland.
Il y a, dit-on, en Angleterre trois bank-notes de deux cent mille livres, valant par conséquent, chacune cinq millions de francs. La première appartient à la succession du prince conjoint, la seconde est la propriété de Mme A.R…n, qui fit longtemps les affaires d’amour d’un célèbre banquier israélite ; la troisième est encadrée dans le salon du gouverneur de Royal-Exchange où son radieux aspect excite un enthousiasme profond et sincère que ne firent jamais naître les plus nobles pages de Murillo, de Raphaël ou de Léonard de Vinci. Laissant à part cette troisième épreuve, il existe donc au monde deux portefeuilles au moins qui, plats comme des crêpes de Basse-Bretagne, peuvent contenir deux cent cinquante mille francs de rentes.
Les rêves de la bande joyeuse n’allaient probablement pas si loin que cela. Pour dire le vrai, il s’agissait un peu de continuer cette fête du mardi gras, interrompue par défaut de subsides : la caisse sociale, parmi les clercs de l’étude Deban, étant dans un lamentable état, quelques centaines de francs eussent reçu ici le plus favorable accueil.
Nous savons que l’aubaine valait mieux que cela.
Jaffret, non sans répugnance, déboutonna sa dalmatique et en retira le portefeuille.
Le roi Comayrol le saisit comme une proie.
Aussitôt que les doigts experts du roi Comayrol eurent touché l’enveloppe de cuir, il poussa un petit cri de surprise. Beaucoup de mains savantes reconnaissent la soyeuse étoffe du billet de banque à travers le maroquin.
– Domino ! s’écria le roi, oubliant toute prudence, il y a du sucre !
Un mouvement involontaire de Marguerite fit tourner tous les yeux vers la porte qui montrait sa claire-voie noire comme une mystérieuse menace. M. Beaufils murmura :
– Mauvais endroit pour faire l’autopsie du calepin !
Et approchant sa bouche de l’oreille de Comayrol, il ajouta :
– J’ai vu une tête… là ; hé, bonhomme !
Ce Comayrol était un garçon de moyens, comme nous en aurons d’abondantes preuves par la suite. Il marcha sur le pied de M. Beaufils, qui n’appartenait point à l’étude Deban et reprit, comme si celui-ci lui eût dit tout autre chose :
– Truand, mon ami, je comprends votre légitime impatience. Procédons à l’inventaire. Je romps les scellés.
– Attention ! dit Beaufils tout haut. Pas de tricherie !
– Les scellés sont rompus ! N° 1, une contremarque du théâtre du Panthéon… pour la représentation des Bohémiens de la périlleuse montagne… je vous avais dit : Domino !
Il fit le geste de fouiller plus avant. La bande joyeuse qui flairait le stratagème éclata de rire.
– N°2, poursuivit Comayrol, une reconnaissance du Mont-de-Piété, un gilet : cinq francs ; il devait être élégant.
« N° 3 et dernier : une feuille de copie de lettres, pliée en huit, pour faire des cigarettes économiques, contact soyeux, propre consistance du billet de banque, origine de ma déplorable erreur et de mon cri : Domino !
D’une seule voix, en chœur, la bande joyeuse donna ces deux notes profondes et convaincues :
– Volés !
M. Beaufils ajouta :
– Pas de chance !
La scène était parfaitement bien jouée, ni trop longue, ni trop courte, sans détails inutiles, sans charge, sans affectation. Elle eût réussi près de Marguerite elle-même si Marguerite n’avait eu, par avance et d’après le témoignage même de ses yeux, la certitude que tout ceci était une effrontée comédie.
– Seigneur Enguerrand, reprit le roi Comayrol en s’adressant à Jaffret, nous vous relevons de l’accusation portée contre vous, mais nous confisquons le portefeuille en faveur de notre concierge, dont nous avons coutume d’entretenir l’amitié par de petits cadeaux, chaque fois que ces munificences ne nous coûtent rien. Vous pouvez vous retirer, Seigneur. Que Dieu vous ait en sa sainte et digne garde !
Il prit Jaffret par les épaules et le fit virer sur lui-même ; mais, dans ce mouvement, il lui glissa à l’oreille :
– Fais semblant de t’en aller et reviens. Il y en a… Nous serons à la Tour de Nesle.
– C’était bien la peine ! gronda Jaffret. Bonsoir, les vieux !
– À dodo ! cria Letanneur. C’est demain carême. Grâce au ciel, l’état de nos finances nous permettra de jeûner jusqu’à Pâques.
Ils quittèrent la place, Jaffret se dirigeant comme la première fois vers le quartier d’Enfer, les autres revenant sur leurs pas et chantant du propre accent qui convient à des vaincus, obligés, faute d’argent, à quitter le champ de bataille du mardi gras, leur refrain bachique, transformé en berceuse :
Allons ! Chantons ! Trinquons ! Buvons !
Ils dépassèrent ainsi la rue Campagne qu’ils regagnèrent bientôt après, en silence et un à un.
– Le pauvre diable a été bel et bien assassiné, dit Comayrol à voix basse, quand ils furent groupés à l’angle de la ruelle. Ça ne lui fait ni chaud ni froid que nous soyons ses héritiers. Il ne s’agit plus de s’amuser. L’affaire proposée par M. Beaufils devient possible. On soupe, les petits, mais sobrement, comme des rentiers, car avec ce qui est là-dedans, acheva-t-il en frappant sur le portefeuille, il faut que, l’hiver prochain à pareille époque, chacun de nous vive de ses rentes !
C’était dans ce petit salon de la guinguette, dite la Tour de Nesle, qui donnait sur les derrières de la maison de Marguerite, et d’où partaient, une heure auparavant, les monotones accords qui avaient égayé le dîner solitaire de Joulou. La fenêtre du salon par où ce même Joulou et les clercs de l’étude Deban avaient échangé quelques paroles était maintenant fermée, et le rideau d’étoffe, façon algérienne, laine et coton, qui remplace l’ancienne toile à matelas des tentures mal famées, tombait au-devant des carreaux.
La précaution n’était pas inutile. On pouvait craindre, non seulement la curiosité des voisins, mais encore celle des chalands mêmes du père Lancelot, maître de ces lieux, car la fenêtre donnait de plain-pied sur une terrasse qui communiquait avec le jardin.
Il ne s’agissait plus de s’amuser, le roi Comayrol nous l’a dit. Grâce au contenu du portefeuille, « l’affaire Beaufils » devenait possible. Ce devait être une bien bonne affaire, car le roi Comayrol en parlait avec une suprême onction.
Avant d’expliquer tout au long l’affaire Beaufils, nous croyons opportun de poser d’une façon claire et nette les divers personnages, portant les costumes du drame à la mode et réunis autour d’une table assez mal servie, dans ce cabaret dont l’enseigne devait sa vogue au même drame.
La réunion se composait de l’étude Deban, à laquelle s’adjoignait un étranger, le fameux M. Beaufils, solide gaillard qui n’avait du comparse que son costume de truand à la douzaine.
Quant à l’étude proprement dite, procédons par le bas, comme au conseil de guerre.
Il y avait d’abord deux petits clercs qui étaient naturellement déguisés en jeunes premiers : Gaulthier et Philippe d’Aulnay. Ils avaient nom : Jean Rebeuf et Nicolas Nivert, et nourrissaient l’espoir d’être appointés un jour ou l’autre.
Ensuite venait l’expéditionnaire Moynier, garçon d’une quarantaine d’années, qui avait mené autrefois une étude en province. Dix-huit cents francs fixes, trois mille francs par les écritures. Moynier avait le surcot du tavernier Orsini.
Immédiatement au-dessus de Moynier, dans l’ordre hiérarchique, sinon selon l’échelle des appointements, arrivait le quatrième clerc. Léon Malevoy, un noble et beau garçon, fine lame, heureux en amour, et qui parlait toujours de se ranger, à cause d’une petite sœur qu’il avait au couvent. Douze cents francs d’émoluments, sans tours de bâton. – Absent.
Puis, c’était le tour de Jaffret, le bon Jaffret, comme on l’appelait peut-être par ironie. Le bon Jaffret pouvait avoir trente ans. Il était veuf d’une femme qui ne passait pas pour être morte par trop de bien-être. Il se nommait, de son petit nom, Bénigne, comme Bossuet ; il avait des enfants à l’hôpital et donnait du pain aux moineaux. À part sa femme défunte et ses héritiers, adoptés par la charité, il possédait une famille, composée d’un chien, d’un chat et de beaucoup d’oiseaux. Voyez l’empire de la mansuétude. À force de douceur, le bon Jaffret avait habitué son chien et son chat à vivre comme des frères. Il était troisième clerc et valait quinze cents francs par an. C’était cher.
Urbain-Auguste Letanneur, second clerc, avait vingt-cinq ans, deux mille cinq cents francs et des goûts artistiques. Il mettait l’étude en train. Sans ses articles du Riverain de la Meuse, qui lui coûtaient quelques poulardes truffées et délicatement dédiées à la rédaction en chef, il eût été fort à son aise. C’était un Roger-Bontemps qui ne manquait ni d’esprit ni d’instruction spéciale. Il eût fait un « cheval pour l’ouvrage » dans une étude bien portante, mais nous verrons que la maison Deban était une boutique de fantaisie, bien différente de ces sages sanctuaires où le notariat parisien a coutume d’accomplir son pontificat.
L’étude Deban avait le diable au corps, dans la personne de son honoré maître. Elle vivait, parce que certaines vieilles choses sont incroyablement difficiles à tuer.
Le roi Comayrol avait au-dessus de Letanneur la majesté, la tenue, l’éloquence et l’accent méridional. Il gagnait cinq mille francs, sans parler de ses petites affaires privées. On le consultait pour les achats d’immeubles. Il avait cimenté de mauvais ménages.
C’était un homme de vingt-huit à trente ans, petit, un peu gros, mais frais et propre. Il avait cette prunelle brillamment veloutée des gens du pays d’ail. Il riait quand on voulait. Aux heures graves, il versait des phrases solennelles. La modestie a fait son temps, vous savez. On prend maintenant les clients de trois cent mille écus, mieux encore que les porteurs d’eau, avec de roides paroles. Le tout est de passer pour un homme fort.
J’ai connu un marchand de chimères, asphaltes, faucheuses américaines, canaux en l’air et autres californies, qui subjuguait des ducs et pairs en leur disant des choses désagréables dans le silence du cabinet. C’est un art. Mazarin battait Anne d’Autriche, et le jeune roi Louis XIV, qui avait vu cela, n’osa renvoyer que son cercueil. Le coquin dont je parle n’est pas mort. Le faubourg Saint-Germain lui envoie des confitures au bagne.
Un dernier trait : le roi Comayrol avait une de ces bouches bien organisées que les non-sens n’écorchent pas au passage. Ceci est suprême.
Quand la bande joyeuse revint à la Tour de Nesle, le cabaret était en grand émoi, par suite du meurtre commis à cent pas de la porte. Comayrol eut la vertu de dire à M. Lancelot, avec un accent pénétré :
– Papa, nous voulions aller danser quelque part, mais la vue de ce malheur nous a coupé les jambes. Faites-nous servir à souper dans le grand cabinet.
M. Lancelot, bonhomme qui tenait à riche honneur de peser cent cinquante kilogrammes, trouva tout simple que l’émotion coupât les jambes et ouvrit l’appétit de ses clients. Il roula vers ses fourneaux en lançant quelques invectives contre la police mal faite, et ralluma son charbon.
Le souper était là, mais on n’avait pas faim. Le souper n’était qu’un prétexte.
Le roi Comayrol, après avoir renvoyé les garçons et mis le verrou à la porte, ouvrit le portefeuille devant tous et compta loyalement sur la nappe les vingt billets de banque qu’il contenait.
Il y eut un silence ému, et nous devons constater d’abord qu’aucune voix ne s’éleva pour mettre en doute la légitimité du droit d’épave.
– Nous sommes huit, dit M. Beaufils en comptant à la ronde.
– Neuf, répliqua le roi Comayrol, avec Léon Malevoy, si toutefois la majorité de l’assemblée l’admet au partage, malgré son absence. Je dois dire que, pour l’affaire Beaufils, Léon Malevoy serait de première utilité.
– Léon Malevoy se bat demain, dit Letanneur ; c’est moi qui suis son témoin. S’il faut parler franchement, je ne crois pas qu’il veuille toucher à une machine comme ça.
– C’est un puritain, fit observer le bon Jaffret non sans amertume. Il pose pour la délicatesse.
Beaufils secoua la tête et dit :
– Si vous n’avez pas M. Léon de Malevoy, la combinaison perd cent pour cent. C’est justement Léon de Malevoy qui aurait plu à M. Lecoq et au colonel.
– Pourquoi ça ? demandèrent plusieurs membres de l’assemblée.
– Ah ! voilà, répliqua Beaufils, en allumant un cigare. M. Lecoq ne rend de comptes à personne, mes bibis !
– C’est donc le Grand Turc, ce M. Lecoq ? dit Letanneur en riant.
Beaufils répondit tout bas et avec emphase :
– Non… Il y a encore quelqu’un au-dessus de lui.
Ces paroles furent suivies d’un silence.
– Messieurs, dit le roi Comayrol d’un ton rassis, il faut éclairer la situation. Je vous prie de m’écouter attentivement, au nom de l’intérêt général. Je serai un peu long, j’en ai peur, mais je serai clair, et, quand j’aurai fini, chacun de vous pourra prononcer en connaissance de cause sur l’affaire Lecoq, qui est tout uniment notre radeau de la Méduse.
« Parlons de nous d’abord, en tant que travailleurs vivant de notre peine. M. Beaufils est en dehors : il ne s’agit que de l’étude Deban proprement dite. Nous sommes finis, mes enfants, perdus, rasés. Un de ces matins, l’eau va passer à dix pieds au-dessus de notre tête. Tant pis pour ceux qui ne savent pas nager !
« M. Deban, notre patron, ne m’a jamais fait que du bien ; je n’ai pas de mal à dire de lui. Vous l’aimez tous, je le sais, excepté le bon Jaffret, qui n’aime personne. Si nous sortons sains et saufs des décombres de sa baraque, nous pourrons lui être utiles un jour. Ça fait plaisir à penser. Moi, je ne lui refuserai jamais cent sous.
« M. Deban est entré dans le notariat par la grande porte, comme un acteur à succès monte sur le théâtre. Il n’a eu qu’à paraître pour être applaudi. Il était riche, bien fait de sa personne, soutenu par une belle coterie et successeur de son père, qu’on appelait Deban l’Authentique, comme on dit Charlemagne ou saint Louis. Ce papa Deban était le notaire le plus notaire qui ait jamais, avec son collègue fantastique, notarié un « Il appert. » Amen.
« On dit qu’il fut demandé à Mme Deban la mère, quand elle épousa le papa Deban, si elle consentait à prendre pour mari maître Deban et son collègue. On le dit.
« Mais voilà le diable. Les générations se suivent et ne se ressemblent pas ; le fils de Charlemagne, déjà nommé, fut Louis le Débonnaire. Le fils du papa Deban, l’unique héritier de Deban l’Authentique, tabellion du haut clergé et de la grande noblesse, qui eut entre les mains les deux tiers du milliard d’indemnités, le fils du vrai Deban et son collègue, Hilaire-François Deban, né sur les marches mêmes de l’autel du notariat, fut un homme d’esprit, un joli danseur, un musicien agréable ; il aima les chiens, les chevaux et même les arts, représentés par le corps de ballet ; il se mit bien, il plut aux douairières. Mais sa personne, pilée dans un mortier et soumise à l’analyse chimique la plus rigoureuse, n’eût pas même révélé la présence de l’acide notarique, qu’on nomme aussi notarine et qui devient bien rare.
« Pas de trace !
« Murons la vie privée de Mme Deban la mère, et ne l’accusons pas de ce malheur. Le fait, c’est que le jeune Deban n’était pas un notaire. Au lieu d’expédier sa vie régulièrement, en ronde ou en bâtarde, à mi-marge, sur timbre, il eut une jeunesse orageuse.
Le sénat notarial eut vent de ses débordements et pronostiqua la décadence de l’étude Deban.
« Cela ne manqua pas, Messieurs et chers collègues. Aussitôt que la mort eut fermé les yeux de Deban l’Authentique, son fils prit possession des cartons. J’étais jeune alors et aveugle. Je dois avouer que l’étude entière se frotta les mains en disant : Nous allons rire !
« Il y a de cela dix ans. C’est certain : on a ri. Je ne pense pas que la France ait jamais produit un patron aussi commode que maître Deban. Pourvu qu’on ne lui parlât jamais affaires, tout allait bien, toujours bien. Il spéculait, Dieu sait comme ! Il avait sa petite maison rue de Courcelles, sa folie, comme les financiers de la décadence ; il jouait surtout, il jouait les yeux fermés.
« Les hommes fortement constitués sont lents à mourir, lors même que la maladie victorieuse est au cœur de la place. Les maisons solidement bâties menacent ruine longtemps avant de tomber. Or, l’étude Deban était un monument, cimenté par quatre générations laborieuses, capables et honnêtes jusqu’au scrupule. Je sais de bonnes boutiques qui, attaquées par un sapeur de la force du patron, auraient sauté en six mois. À l’étude Deban, il y a dix ans que cela dure. Elle tient encore. Je n’ai pas eu vent d’un seul retrait de fonds parmi notre riche clientèle du faubourg Saint-Germain, et nos communautés gardent obstinément confiance.
« Si le patron était un ouvrier résolu dans le mal, il pourrait encore, à l’heure où je parle, emporter des valeurs énormes en prenant la fuite. Il y a tel dossier qui, mis à part et exploité comme il faut, suffirait…
Ici M. Beaufils siffla tout doucement.
Le roi Comayrol laissa sa phrase inachevée et poursuivit :
– Mais bast ! le pauvre patron n’a pas plus le courage du mal que la force du bien. Il se laisse charrier par son attelage de vices, espérant qu’un coup de fortune bouchera les trous qu’il a faits à la lune. Il n’emportera rien plus loin que le n° 113 ou Frascati ; il ne fuira pas, il se laissera mettre la main au collet. Il n’est pas assez criminel pour éviter le bagne.
« Messieurs, j’ai prononcé le mot. Il produit sur vous un effet médiocre, parce que vous en savez presque aussi long que moi sur le sujet qui nous occupe. J’ajouterai seulement que la catastrophe, désormais imminente, ne sera pas provoquée par les clients. Nos clients sont de ces sourds qui ne veulent pas entendre ; ils tiennent à deux mains le bandeau collé sur leurs yeux. C’est la chambre des notaires elle-même qui s’émeut, et c’est la justice qui procède.
« Le coup sera retentissant. Il y a là un désordre dont aucune déconfiture d’officier ministériel n’aura jamais offert l’exemple. Encore une fois, maître Deban n’est pas un coquin ; c’est un fou ; un coquin eût fait moins de mal.
« Je ne sais pas tout, moi qui en sais bien plus que lui, car il vit, depuis des mois, dans un état d’ivresse morale. Il y a eu gaspillage extravagant, effronté, inutile. Nous avons l’honneur d’être, tous tant que nous sommes, en ce moment, les palefreniers des écuries d’Augias.
« Nous ne sommes bons qu’à pendre !
« Demain, je vous le dis comme je le sens, les clercs de l’étude Deban, complices nécessaires de ce prodigieux gâchis, seront cloués tous, depuis le premier jusqu’au dernier, au pilori de l’opinion publique. …
Le roi Comayrol reprit haleine et but un verre de vin.
Letanneur dit :
– Pour commencer, ce n’est pas d’une gaieté folle. Voyons la suite.
– Autant se jeter à l’eau tout d’un coup ! murmura le bon Jaffret. On a été bien simple, dans toute cette affaire-là, de ne pas se mettre de côté une poire pour la soif… comme l’ami Comayrol, par exemple.
– Toi, riposta le premier clerc en adressant au bon Jaffret un signe de tête caressant, tu es une bête venimeuse, et tu peux rendre service à l’occasion ! Il ne s’agit que de savoir t’empoigner par le cou avant la morsure…
– Vous le voyez, Messieurs et chers confrères, poursuivit-il en reprenant son accent oratoire, la république est en danger. Nous sommes les rats du navire qui coule, et nous n’avons pas la ressource de déménager. Plus innocents que des enfants à la mamelle, nous sommes néanmoins flétris et marqués. Partout où nous nous présenterons, on nous répondra : Vade rétro ! vous étiez de l’étude Deban !
« C’est dans ces conjonctures difficiles que la Providence est venue aujourd’hui deux fois à notre secours : une fois, en amenant l’ami Beaufils sur notre chemin ; une fois, en nous envoyant ces vingt mille francs qui seront, si vous le voulez, notre première mise de fonds dans une merveilleuse entreprise.
« Cette entreprise, je la connais, et si j’ai négligé de vous l’expliquer tantôt, c’est que le manque absolu de capitaux était un infranchissable obstacle. À quoi bon ajouter à vos chagrins le regret de ne pouvoir saisir cette planche de salut qui nous était généreusement offerte ?
« Maintenant nous sommes riches : non pas pour partager, hélas ! car le partage donnerait à peine à chacun de nous les moyens de quitter la France et d’aller cacher sa honte à l’étranger ; mais, au contraire, pour réunir nos faibles ressources, mettre en commun l’effort de nos intelligences et nous bâtir une fortune en dépit du passé.
Il y eut une nouvelle pause. Quelques voix s’élevèrent pour déclarer que le roi Comayrol avait rembruni la situation à plaisir. De pauvres employés pouvaient-ils rester si étroitement solitaires des malversations de leur chef ?
Letanneur, esprit littéraire, soudain dans ses évolutions, vint inopinément au secours du maître clerc.
– Mes petits, dit-il, je vous donne ma parole d’honneur sacrée que je suis innocent du péché de notre mère Ève. Il y a plus : loin d’écouter le serpent, je lui aurais flanqué un coup de canne, car je n’aime pas ces animaux-là. Eh bien ! nonobstant, je suis sevré des agréments du paradis terrestre, où j’aurais mené paître Adélaïde avant tant de plaisir !
– Le monde est fait ainsi ! appuya Comayrol. Nous n’y pouvons rien. Toutes les pièces de théâtre ont pour sujet l’honnête criminel, plus ou moins retaillé, retourné et reteint ; mais les bourgeois, qui applaudiront éternellement cette bourde au théâtre, n’en veulent pas à leur bureau. Je demande à expliquer l’entreprise Beaufils ou Lecoq ad libitum.
Le silence s’établit aussitôt. On savait que M. Beaufils tenait à l’agence Lecoq. Dans une certaine zone d’affaires, l’agence Lecoq avait une de ces réputations toutes neuves, mal définies, mystérieuses même, ou tout au moins romanesques, qui surexcitent au plus haut degré l’imagination des nécessiteux, des errants, des déclassés, de cette population, en un mot, éminemment parisienne qui mène toute sa vie la grande chasse de Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale.
On ne connaissait pas bien ce M. Lecoq ; on le savait seulement commissionnaire en invisibles denrées. Il existe deux opinions à l’égard de ce commerce : ceux qui nient et ceux qui croient. Chose singulière, ceux qui nient, pareils aux esprits forts quand il s’agit de fantômes, se mettent dans l’imagination bien plus de diableries que les autres.
Ce qui était à la connaissance de tout le monde, c’est que M. Lecoq avait un passé mystérieux qui semblait ne point le gêner et possédait une influence considérable que nul ne savait définir.
– L’entreprise Beaufils, reprit Comayrol, mettant de côté tout d’un coup l’emphase un peu ironique de son débit, est l’achat d’une action de la maison qui commandite M. Lecoq.
– Quelle raison sociale a-t-elle, cette maison ? demanda le bon Jaffret.
– Elle n’a pas de raison sociale, répondit nettement Comayrol, mais son banquier est le baron Schwartz, et le chef de la boutique tient dans sa main des ficelles qui font gambader des princes !
M. Beaufils répondit à la muette interrogation de tous les regards tournés vers lui et qui semblaient dire : « Est-ce vrai ? » par une grave inclination de tête.
– Et quel est le prix de l’action ? demanda encore Jaffret.
– Un nom, et ce qu’il faut d’argent pour le soutenir pendant un temps donné, répliqua le maître clerc en scandant chacune de ses paroles.
La plupart des assistants crurent avoir mal entendu.
– Qu’est-ce que ce galimatias ? grommela Jaffret. Si on croit me soutirer ma part avec de semblables parabole !…
– Tu auras ta voix, rien que ta voix, mon brave, l’interrompit Comayrol ; on votera quand j’aurai fini. Le prix de l’action est un nom, parce qu’il faut un nom pour former un centre.
– Un centre ! répéta Jaffret. Comprends pas !
Cette fois, le fretin de l’étude, Moynier, expéditionnaire, et les deux clercs hors rang parurent se rallier à l’avis du bon Jaffret.
– Nous avons le temps, mes petits, reprit le roi Comayrol avec un confiant sourire. Ne nous décourageons pas. Où est le malin qui a appris à lire du premier coup ?
« La maison qui commandite M. Lecoq est le centre, le grand centre d’une association à degrés… Tu dois être franc-maçon, toi, Jaffret.
– Je suis ce que je suis, Monsieur Comayrol, repartit sèchement le troisième clerc, mais je n’entends pas le chinois !
– Dans la franc-maçonnerie, poursuivit le maître clerc, il y a le Grand Orient et il y a les loges. Voilà toute l’histoire. Ici, pareillement, nous avons le grand centre et des centres secondaires ; exemples : la maison Lecoq, la maison Schwartz et autres…
Le baron Schwartz était déjà, à cette époque, un banquier de premier ordre.
Les surnuméraires et les calligraphies tendirent l’oreille. Letanneur dit :
– Je n’y suis pas encore tout à fait, mais ça m’intéresse. Dévide ton écheveau.
– Les simples maçons n’ont pas le secret comme les cadoches, là-haut, dans la mécanique du roi Salomon, continua Comayrol. Une association à degrés ne peut pas faire manger tout le monde à la même table. Mais, soyez tranquilles, vous en saurez assez pour voir clair à vous conduire. Je suppose que le Père-à-tous, car le grand maître s’appelle comme cela : que voulez-vous que j’y fasse ? je suppose que le Père-à-tous ait dix maisons Schwartz pour la banque, un baron Schwartz pour l’industrie, un baron Schwartz pour le contentieux, un baron Schwartz pour la science… et il les a : on pourrait vous les nommer. Je suppose en outre qu’il lui en manque un, de baron Schwartz, le vrai, est arrivé à Paris, il y a sept ou huit ans, avec le diable dans sa poche. Qui en a fait un peut en faire deux, trois, dix, si c’est sa fantaisie. Nous sommes ici en train de faire un baron Schwartz !
– Voilà ! ajouta M. Beaufils en souriant à la ronde. C’est aussi bête que ça, mes petits.
– S’il ne faut qu’un nom sans tache… commença le bon Jaffret d’un ton sensiblement radouci.
– Tu proposeras le tien ? l’interrompit le maître clerc, merci, ça ne sonne pas, et puis tu aimes trop les bêtes et pas assez le monde. Je préférerais Letanneur.
– Présent ! fit le journaliste honoraire. La plume de ce jeune homme pourra le faire connaître dans l’avenir.
– Par pour ça ! expliqua Comayrol, mais parce qu’il y a dans les Ardennes une maison Letanneur, qui fait vingt-cinq millions d’affaires en draps tous les ans.
Un murmure courut autour de la table. Cette courte phrase avait avancé, plus que n’eût fait un long discours, l’éducation de l’honorable assemblée. L’idée sortait du brouillard. Un sourire bienveillant naissait sur tous les visages, et Jaffret lui-même, dépouillant tout esprit d’opposition, dit :
– Je ne prétends pas enterrer mes capitaux. Du moment qu’on me montre une pensée pratique, j’entre dans la combinaison. Je suppose la santé de notre honorable ami et Maître Petrus Comayrol, et j’ajoute que ce nom de Comayrol, bien connu sur la place de Montpellier, jouit dans les trois six d’un lustre que sa modestie. … j’entends la modestie de notre honorable ami et maître, lui permet… non ; l’empêche… Attendez, je dis bien : l’empêche de se mettre en avant pour la position dont il est cas !
Il leva son verre avec un geste agréable ; mais au moment où il allait le porter à ses lèvres, on le vit bondir sur son siège pour y retomber tout pâle.
Sa main crispée montrait la fenêtre.
– Ici ! dit-il. Nous sommes épiés ! J’ai vu une figure aux carreaux !
Entre les rideaux algériens il y avait une large fente qui laissait apercevoir les vitres, humides par places. Tout le monde se retourna. Une ombre se dessinait vaguement derrière les carreaux. Letanneur et les deux clercs hors rang s’élancèrent en même temps vers la fenêtre, mais avant qu’ils eussent touché l’espagnolette, l’ombre avait disparu.
Deux fenêtres s’ouvraient sur la petite terrasse qui, comme nous l’avons dit, communiquait par un double escalier ou plutôt par deux échelles fixes, au jardin de la Tour de Nesle : la croisée d’un cabinet où délibéraient nos futurs associés, et la croisée d’un cabinet voisin. Ce cabinet fut visité tout d’abord et trouvé vide. La fenêtre en était solidement fermée.
Letanneur et les deux surnuméraires, ayant fait le tour de la terrasse déserte, descendirent au jardin. Il n’y avait personne dans le jardin.
– Il faut que nous ayons rêvé, dirent-ils en revenant.
Jaffret secoua la tête et murmura :
– J’ai vu, de mes yeux vu !
Au fond du cœur, il s’exhorta lui-même à la prudence et fit un vœu d’être muet comme un poisson.
– Nous sommes en temps de carnaval, dit Comayrol, quand la fenêtre fut refermée. Il se peut qu’un mauvais plaisant ait voulu nous jouer une farce. En tout cas, je constate que nous n’avons rien fait ici, ni rien dit qui soit en désaccord avec la loi. Les citoyens français, grâce aux conquêtes de 89, ont le droit imprescriptible de dîner au restaurant en causant de leurs affaires. La Charte est désormais une vérité. Parlons bas, mais ne nous laissons pas intimider par le hasard ou la malveillance.
– Et vas-tu ! appuya M. Beaufils, laissant percer un ton d’autorité. Ça ne marche pas, bonhomme ! Pousse !
– D’abord, reprit le roi Comayrol, je remercie l’ami Jaffret des choses aimables qu’il a dites touchant la position de ma famille sur la place de Montpellier. J’accepterais avec plaisir la présidence de notre groupe, et peut-être y ai-je, en effet, quelques droits, mais n’oubliez pas que l’étude Deban est brûlée de fond en comble. C’est là notre point de départ. L’étude Deban étant brûlée, le maître clerc de ladite étude subit momentanément une tare assez forte. Il n’a qu’un droit, c’est de faire le mort jusqu’à voir, tout en gardant au sein du conseil l’influence que ses camarades voudront bien lui conserver… Il nous faut Malevoy.
– Pourquoi Malevoy ? demanda Jaffret, partagé entre ses frayeurs et sa curiosité.
– Parce que Malevoy est un gentilhomme qui a dérogé en entrant à l’étude et qui reçoit toutes les semaines dix lettres d’invitation pour les bals du faubourg Saint-Germain. J’en ai vu de ces lettres : « Mon cher cousin… Mon cher neveu… Mon cher chevalier… » Malevoy est leur cousin, Malevoy le quatrième clerc ; Malevoy est leur neveu ; sa sœur Mlle Rose de Malevoy, qui a neuf ans, est élevée aux Oiseaux, avec des petites duchesses, Malevoy n’est pas, comme nous, le premier venu ; c’est le chevalier Léon Garnier de Malevoy… Et il en a bien l’air, dites donc, vous autres !
– C’est vrai, fut-il confessé tout autour de la table : il en a bien l’air !
– Qu’est-ce que nous voulons faire ? vous commencez à comprendre, mais vous ne pouvez voir encore la combinaison…
– Explication complète ! demanda Jaffret.
– Mets les points sur les i, ajouta Letanneur. Après, je te dirai si Malevoy en sera ou s’il n’en sera pas.
– Messieurs et chers collègues ; reprit Comayrol, qui essuya la sueur de son front, il paraît que la poudre était connue du temps de Charlemagne ; seulement, on ne savait pas la manière de s’en servir. Le Père-à-tous a tout uniment inventé la famille, et le droit d’aînesse qui est la constitution et la sauvegarde de la famille. Ne vous impatientez pas : ceci n’est point de la philosophie rétrograde, et, surtout, ceci est sérieux. Qu’est-ce que le droit d’aînesse ? ou, sous quelque nom que ce soit, la transmission dynastique du pouvoir représentatif d’un groupe ? c’est la loi humaine tout entière, la multiplication des forces congénères dans l’unité, l’association naturelle, le levier mathématique, appliqué sans frottements, ni coudes, ni pertes de puissance ; c’est l’appareil simple et grand, conseillé par l’histoire des peuples virils : la nation sous son chef héréditaire : la famille sous son maître légitime, la maison de commerce, s’il faut aller tout en bas pour être clair, sous sa raison sociale immuable !
« Voici l’aînesse dans son droit : qu’est-elle dans son devoir ? Elle est la vie de tous non pas pour un, mais par un, mandataire laborieux et souvent exténué de tout un cercle irresponsable. Les vieilles choses m’importent peu, et cela m’est indifférent qu’on les calomnie après les avoir assassinées ; je demande seulement la permission de les ressusciter à mon profit, pour gagner beaucoup d’influence et beaucoup d’argent. – Et notez que c’est une place de cadet que je postule dans notre famille.
« Je suis un roi de mardi gras. Je ne me sens pas le dévouement qu’il faut pour être roi tous les autres jours de l’année. Ce sont des vocations.
« Les cadets étaient en majorité dans le monde ; ils ont tué l’aînesse, et c’est naturel. Mais, quelque beau jour, une majorité de bâtards décrétera l’infamie du sacrement de mariage. N’en doutez pas. Le monde marche. Il est dans la nature des choses que tout séminariste défroqué insulte à Jésus, et que la fiancée du roi de Garbe, continuant son voyage après la noce, crache en passant sur toute blanche robe nuptiale.
« Je ne me plains pas de cela. C’est le revers des logiques éternelles. Il en sort des traités curieux et des romans qui m’amusent.
« Seulement, moi qui ai réfléchi, moi qui crains ma peine et qui aime mes aises, je veux rétablir l’aînesse, la royauté franche et solidaire, au bénéfice de mes intérêts. J’ai pitié des travailleurs libres qui meurent de faim en faisant la fortune d’un fabricant ; parce qu’un maître ne doit rien, au-delà du rigoureux salaire, à des collaborateurs qui sont libres. Je ne veux pas être libre à ce prix-là. Je veux un maître qui travaille pour moi, un aîné, possesseur apparent, mais, en réalité, simple metteur en œuvre des forces vives de ma famille.
« Je lui donnerai non seulement mon argent, mais encore mon travail subalterne. Il commandera, j’obéirai : vous ferez comme moi. Notre maître disposera de tous les pécules mis ensemble et de toutes les valeurs personnelles additionnées. Or, ici est le grand mystère. La règle arithmétique change de nom, en ce cas, je ne sais pas pourquoi. Dix forces mises dans une seule ne s’additionnent plus, elles se multiplient. Et, s’annihilant ainsi, de parti pris, dix hommes donnent cent forces. C’est la vraie vérité.
« Mais comme je suis de mon temps et dévot à cette religion qui condense ses dogmes en ces mots spirituels, sinon sublimes : « Après moi la fin du monde ! », je ne prétends pas travailler pour ma postérité, dont je me moque comme du roi de Prusse ! je veux jouir. Le plat de lentilles n’a de charmes qu’à l’âge où l’appétit est bon. Je veux par conséquent un jour fixe pour tordre le cou de ma poule aux œufs d’or et pour casser ma tirelire.
« C’était le tort de l’ancien droit d’aînesse. Il était grand. Il travaillait pour l’humanité. Il en est mort. C’est bien fait. Nous, mes frères, soyons petits, et portons-nous bien. Vive nous ! tron de l’air ! et pour les autres le déluge !
Il y eut, à la suite de ce joli mouvement oratoire, une chaude et franche approbation.
Pendant qu’on applaudissait, les carreaux de la croisée rendirent un bruit singulier, dans le cabinet voisin. Les bravos empêchèrent d’entendre. Il faisait d’ailleurs beaucoup de vent.
– Il y a du bon là-dedans, dit Letanneur, mais revenons à Léon Malevoy. Que fera l’aîné de notre famille ?
– Tout, répondit Comayrol à voix basse et après un silence.
– Ce qui veut dire ? interrogea encore Letanneur.
Pour la seconde fois, le maître clerc fit attendre sa réponse, puis il prononça lentement :
– Il y a une fortune à prendre, une grande fortune. Les cartons ravagés de l’étude Deban renferment un secret qui vaut des millions.
On écoutait. Comayrol ajouta avec plus d’emphase :
– L’homme qui a fait l’agence Lecoq, la maison Schwartz et tant d’autres belles choses, assure ses abonnés contre les désagréments de la justice.
– Bravo ! s’écria vivement le bon Jaffret. J’ai toujours rêvé cela. C’est matériellement possible ! J’en suis de la tête aux pieds, moi, vous savez ! J’ai des idées excellentes… mais qui sont dangereuses.
Letanneur avait secoué la tête.
– Ne comptez pas sur Léon Malevoy, dit-il. On a prononcé le vrai mot ; Léon est un gentilhomme. Je crois d’ailleurs que sa famille travaille à faire les fonds pour lui acheter l’étude Deban.
Tout le monde éclata de rire.
– Acheter l’étude Deban ! s’écria le roi Comayrol. Acheter un panier sans anse ! une assiette fendue ! une soupière qui n’a plus de fond ! Va vers ce jeune insensé, Letanneur. Tu sais manier la parole. Dis-lui qu’une association puissante lui donnera cent pour cent de ses capitaux, le fera député dans trois ans, pair de France dans six…
– Mon brave, l’interrompit Letanneur, j’en suis bien fâché pour lui, puisque ça peut gêner son établissement, mais Léon Malevoy est honnête comme un demi-cent de rosières. De plus, il est fort et hardi, et têtu. D’un seul coup de pied, il serait capable d’envoyer votre association à tous les diables.
La figure de M. Beaufils se rembrunit. Comme le maître clerc l’interrogeait du regard, il répondit tout bas :
– Le Père veut un gentilhomme… Voilà ! Il faut un gentilhomme, à tout prix !
– On peut en faire un, morbleu ! l’interrompit Letanneur, qui était un garçon facile.
– Un vrai gentilhomme ! acheva solennellement M. Beaufils.
– Nous aurons un gentilhomme ! s’écria Comayrol, indigné de voir une si grande chose arrêtée pour si peu. Quand le diable y serait, les gentilshommes ne sont pas rares ! Nous voilà ici huit braves garçons. À nous huit, nous devons bien connaître un demi-cent de vicomtes. Mettons que, sur un demi-cent de vicomtes, il y ait 75
– C’est convenu, fut-il acclamé. Part à neuf !
Une voix sonore et nette s’éleva derrière la chaise du maître clerc.
– Part à dix ! prononça-t-elle d’un accent impérieux et profond.
Ce fut comme un choc. Malgré l’alerte donnée une demi-heure auparavant par cette ombre qui avait paru à la fenêtre, le conciliabule, tout entier à son affaire, était retombé dans une entière sécurité. Chacun tressaillit et chacun tourna un regard épouvanté vers la porte du cabinet qui était grande ouverte.
Le lieu était bon pour une apparition théâtrale. Le père Lancelot, homme de goût, n’avait pas manqué de donner à son cabaret une couche ou deux de couleur locale : à part les rideaux algériens et la pendule dédorée qui représentait une scène tendre de Mathilde, par Mme Cottin, tout ici avait une physionomie du Moyen Âge. La table, convenablement souillée, reposait sur quatre gros pieds tors ; on s’était procuré à peu de frais des toiles d’araignées pour orner les solives rugueuses du plafond ; les portes de sapin étaient peintes en vieux chêne, et sur les murailles, solidement bâties en boue et en crachat, un artiste sans prétention avait figuré des pierres de taille si noires, si crevassées, si mal équarries, qu’on aurait pu se croire, en vérité, rue du Fouarre, non loin du collège de « la nation de Picardie », au temps béni des capettes de Montaigu[1] !
Les costumes cadraient avec le décor, et il se trouva que l’apparition complétait justement l’ensemble des costumes.
C’était la reine – cette trop fameuse reine masquée de velours, qui faisait alors trembler du parterre au paradis la salle comble de la Porte-Saint-Martin, la reine, blanche derrière son loup noir dont les trous laissaient sourdre du feu, la reine mystérieuse et amoureuse qui assurait à coups de couteau, selon l’évangile du boulevard, le secret de ses infâmes plaisirs.
Et cependant, ô pauvres reines ! que fîtes-vous à ces hommes de plume pour être ainsi traînées dans le sang et dans la boue !
Vous étiez belles, vous étiez puissantes, vous n’aviez qu’à ouvrir vos douces mains pour répandre ces bienfaits qui découlent si facilement du trône. Que leur fîtes-vous à ces dramagogues ? L’une de vous, belle entre les plus belles, laissa tomber un jour son adoré sourire dans le panier du bourreau. Qu’avait-elle fait ? Ici-bas, l’auréole est terrible à porter, et vous aviez trop de rayons autour de votre front, ô pauvres belles reines !
La reine, la nôtre, la farouche reine des noyés et des assassinés, Marguerite de Bourgogne, avec son costume historique merveilleusement drapé, ses perles, son corsage d’or et son diadème royal, ruisselant de pierreries, encadrait l’admirable majesté de sa personne dans le parallélogramme sombre, formé par l’ouverture de la porte. Elle était debout et immobile. Elle avait le masque de rigueur qui montrait seulement une étroite ligne d’ivoire au-dessous de ses cheveux et le bas de son visage.
Malgré le masque, elle fut reconnue du premier coup d’œil. Ce costume était le sien. Il lui appartenait par droit de conquête.
– Marguerite de Bourgogne ! prononcèrent quelques voix, trahissant un tout autre sentiment que le plaisir.
Et d’autres :
– Marguerite Sadoulas !
La reine ôta son masque, découvrant ce visage de vingt ans dont nous avons dit la suprême beauté. Elle était très pâle, mais elle souriait.
– Oui, mes seigneurs, fit-elle gravement, Marguerite de Bourgogne, Marguerite Sadoulas.
Puis elle ajouta, changeant de ton, avec une gaieté un peu forcée :
– Bonsoir, l’étude Deban ! vous avez un maigre souper. Je croyais trouver ici mon Buridan, Léon Malevoy…
– Ma fille, l’interrompit Comayrol, qui s’était levé, on ne nous a pas donné ton Malevoy à garder. Il y a des jours où tu nous ferais plaisir en venant ainsi nous surprendre ; mais aujourd’hui…
– Aujourd’hui, je vous gêne, l’interrompit Marguerite à son tour.
– Tu l’as dit. Aujourd’hui tu nous gênes.
Elle fit un pas en avant, développant sans effort la gracieuse richesse de sa taille. Elle portait haut sa tête souriante. Les jeunes gens l’admiraient d’un regard ardent. M. Beaufils l’examinait en connaisseur et du coin de l’œil.
– Monsieur Comayrol, reprit-elle, vous n’avez pas le droit de me tutoyer. Je ne sais pas si nous sommes amis, tous deux ; j’en doute. Faites-moi place à table, je vous prie, j’ai à causer avec vous.
En passant, elle tendit la main à Letanneur qui lui dit :
– De quoi, diable, viens-tu te mêler, Marguerite ?
Le bon Jaffret se rapprochait déjà de la porte de sortie.
– Je viens pour affaires, répliqua la belle fille. Que personne ne sorte !
Elle s’assit.
La colère faisait trembler les lèvres de Comayrol.
– Nous ne sommes pas très galants, dites donc ! gronda-t-il entre ses dents serrées, et avec une gaillarde de votre espèce, on ne prend pas de gants beurre frais…
– Asseyez-vous, fit-elle.
Comayrol, au lieu d’obéir, promena autour de la table un regard qui voulait dire :
« Si on la jetait par la fenêtre ! »
Elle répondit à ce regard, comme si ce fut traduit par des paroles :
– Je suis entrée par la fenêtre et je sortirai par la porte.
« Comprenez donc, ajouta-t-elle d’un ton de bonhomie qui affirmait son absolue confiance en elle-même. J’ai pris la peine de casser un carreau et de faire toutes sortes de folies pour savoir au juste ce qui se disait ici.
– Vous avez entendu !… commença le maître clerc dont le regard âpre se faisait sérieusement menaçant.
– Tout, l’interrompit Marguerite. Vous avez bien parlé, Monsieur Comayrol. Présentez-moi donc à M. Beaufils, l’ambassadeur de la maison Lecoq.
– Vayadioux ! grinça le maître clerc qui n’en arrivait aux jurons de terroir que dans les grandes gaietés ou dans les grandes colères, nous n’avons rien dit qui puisse nous compromettre, et tu vas la danser, ma fille !
Mais M. Beaufils dessina de la main un geste pacificateur.
– On ne peut pas savoir, murmura-t-il. Mademoiselle est une bien belle personne… mais là, tout à fait, parole d’honneur !
– Vous ne la connaissez pas… commença Comayrol.
– C’est pour cela, Majesté, que j’ai envie de faire sa connaissance. Du calme. On ne gagne rien à casser les vitres… en dedans, se reprit-il en saluant Marguerite d’un sourire, car, au-dehors, cela peut servir à entrer. Expliquons-nous.
Le maître clerc était en train de reprendre son siège en haussant les épaules avec mauvaise humeur, lorsque le bon Jaffret poussa un petit cri et montra de son doigt crispé la porte par où Marguerite était entrée.
Une seconde apparition était là, bien différente de la première.
Une grosse tête livide, bouffie, coiffée de cheveux blonds hérissés, si défaite et si bouleversée qu’on eût dit un fiévreux échappé de l’hôpital.
– La brute ! dit le premier Letanneur, qui se mit à rire. Voilà qui va bien ! il paraît que la séance est publique.
– On ne viendra plus, répliqua Joulou d’une voix rauque et pénible. J’ai fermé le volet.
– Et pourquoi es-tu venu toi-même ? s’écria le roi Comayrol qui le saisit au collet.
Ce fut une mauvaise idée. Joulou, sans autrement se fâcher, et tout en gardant la somnolente expression de son regard atone, appuya sa grosse main contre la poitrine du maître clerc et l’envoya heurter la muraille.
– Je suis venu parce qu’elle est là, dit-il en même temps et comme s’il se fût parlé à lui-même. Où elle va, je vais. J’ai le droit d’entrer où elle entre. Elle est à moi : je l’ai achetée assez cher !
– Faites une place au vicomte ! dit Marguerite.
Elle appuya fortement sur ce dernier mot, et M. Beaufils se caressa le menton d’un geste tout approbateur, en lorgnant le nouveau venu.
Joulou s’assit dans la propre chaise de Comayrol, mit son coude sur la table, sa tête dans sa main et ne parla plus.
– Part à dix, répéta lentement Marguerite au milieu d’un silence qui semblait de plomb. Voici le dixième venu : nous sommes au complet, peut-on causer raison ? Ne vous désolez pas trop de l’arrivée de deux intrus. Ils sont utiles et vous les attendiez. Ils ont devancé l’appel, voilà tout, et qu’importe ? Ce n’est pas votre avis, Monsieur Comayrol ? vous comptiez ici retirer tranquillement les marrons du feu. N’ayez pas peur. Chacun dans notre association profitera selon son intelligence. Votre discours m’a sincèrement intéressée. Je l’ai médité, je l’approuve… Seulement, pour que l’aîné de la famille tienne décemment la maison, il lui faut une femme. Vous manquiez de femme. Je vous apporte la femme.
Joulou laissa tomber sa tête sur la table que son front choqua lourdement et bruyamment. Personne ne répondit à l’exode de Marguerite.
– Je vous apporte la femme, poursuivit-elle d’un ton froid et posé. Chacun est ici pour soi, n’est-il pas vrai, avant d’y être pour tous ? Vous avez trouvé dans la rue un portefeuille contenant des valeurs. Au lieu de le déposer chez le commissaire de police vous vous l’appropriez. C’est là un péché vulgaire, passible d’une peine insignifiante, et certes mon droit à l’association ne vient pas de ce que j’ai surpris le secret de cette fredaine. Il ne vient pas non plus de ce que je connais vaguement, très vaguement, les rouages d’une mystérieuse organisation qui va très haut et très bas, englobant dans son réseau la plupart des couches de notre formation sociale. Il vient d’un autre hasard. Je demeure au n° 39 du boulevard Montparnasse, ma cuisine a vue sur ce salon. Voici ce que j’ai pu remarquer ce soir et cette nuit. Je vous prie d’écouter attentivement, Monsieur Comayrol. L’étude Deban a soupé ici. Elle a quitté le cabaret au moment même où un jeune homme, dont j’ignore le nom, a été poignardé au coin de la rue Campagne et du boulevard…
– Est-ce que tu aurais le front ?… rougit Comayrol.
– Je vous ai déjà défendu de me tutoyer, fit observer Marguerite qui le regardait bien en face. Jusqu’à voir, vous êtes un simple gratte-papier. Moi, quand je voudrai – Joulou est majeur –, je serai vicomtesse.
– C’est une charmante personne, dit M. Beaufils qui se versa un petit verre d’eau-de-vie. Elle s’exprime avec une étonnante aisance.
Le bon Jaffret se frottait les mains et murmurait :
– Submergé le Comayrol !
Letanneur écoutait. Le fretin de l’étude s’amusait comme au spectacle.
Marguerite reprit :
– Quant au front, j’en ai autant qu’il en faut, rien de plus, rien de moins. Je continue : la fenêtre de mon salon donne sur le boulevard. De sorte que j’ai pu voir, à la rigueur, l’attaque du jeune homme inconnu, lequel portait le costume de Buridan… qui manque dans votre collection. Messieurs, il y a de ces querelles de taverne qui ont une issue déplorable… et je crois bien me souvenir qu’au moment où vous quittiez le cabaret de la Tour de Nesle, vous aviez votre Buridan avec vous.
– Lancelot pourra témoigner… s’écria Comayrol.
– Mon bon, l’interrompit M. Beaufils, taisez-vous, vous n’êtes pas à la hauteur. Mademoiselle vous excusera, car elle est bon enfant, j’en suis sûr.
– Oh ! fit Marguerite, bon garçon même !… Et quand je vais être votre chef de file, je donnerai une très jolie position à M. Comayrol, car je n’ai pas de rancune.
M. Beaufils ayant avancé son siège comme s’il prenait de l’importance, ce M. Beaufils, beaucoup d’importance.
Le roi Comayrol ne répliqua point, parce que M. Beaufils lui adressa un regard souriant mais dominateur.
Et pendant que M. Beaufils avançait son siège, Comayrol recula le sien en courbant la tête. La pièce tournait ; les rôles changeaient.
M. Beaufils ayant avancé son siège comme s’il prenait la présidence, dit avec aménité :
– Ma chère Demoiselle, veuillez, je vous en prie, nous découper votre vicomte. C’est le plat principal du présent festin…
Le vicomte de Marguerite n’avait pas bougé depuis que son front avait rebondi contre la table, et, certes, personne se s’occupait de lui.
– Mon vicomte, dit-elle, ne vaut peut-être pas Léon Malevoy, au point de vue de la figure et de l’intelligence, mais il est bien autrement vicomte ! On n’en fait plus comme cela qu’en Bretagne, où les princes marchent dans des sabots et où les filles d’auberge ont deux fois plus de quartiers qu’il n’en faut pour entrer dans les plus nobles chapitres de la Souabe. Mon vicomte a été à la croisade cinq ou six fois. Il est Joulou, cousin de Porhot, et possède quelques droits à la duché de Bretagne par les Goëllo, juveigneurs de Dreux et comtes de Vertus ; il est Plesguen, parent de Rieux, aîné de Rohan ; il est Bréhut, descendance de Goulaine, mésallié aux Plantagenet d’Angleterre : une race de parvenus !… Tenez, savez-vous un peu de blason ? Voilà nos dernières alliances !
Elle ôta de son doigt un beau jaspe gravé en creux et le tendit à M. Beaufils qui ne prit que sa main pour l’effleurer galamment de ses lèvres. C’était décidément un personnage, ce M. Beaufils, mais il ne savait pas le blason.
– Je vais donc vous déchiffrer moi-même l’écusson du comte actuel, notre père, reprit Marguerite. Il est parti d’un trait, coupé de deux ; au premier d’azur aux trois épis d’or, en un trescheur d’hermines, qui est Joulou. Bretagne, au deuxième écartelé de Bretagne et de Rieux au troisième d’hermines plein, au franc-canton de sable, qui est Plesguen, au quatrième de gueules au soleil radiant d’or avec la légende : clarus ante claros qui est de Clare…
– De Clare ! l’interrompirent à la fois M. Beaufils et Comayrol.
– Notre aïeule paternelle, poursuivit Marguerite, était la fille aînée de Robert Clare Fitz-Roy Jersey, duc de Clare, création de Jacques II ; marquis Clare et Fitz-Roy, comte Fitz-Roy, pour le peerage d’Écosse, baron Clare, Fitz-Roy et Jersey, au peerage du Royaume-Uni, grand d’Espagne de première classe et membre de l’Académie des Salamandres vertes de Bologne, A.M.D.G.
M. Beaufils et Comayrol avaient échangé un regard. Comayrol, qui s’était rapproché de M. Beaufils, lui dit à l’oreille :
– Tout cela est dans le dossier à l’étude. On jurerait qu’elle a appris sa leçon par cœur !
– A-t-elle pu tenir les papiers en main ? demanda M. Beaufils, également à voix basse.
– Impossible ! Le dossier de M. le duc est dans le propre secrétaire du patron, qui ne l’en a jamais sorti.
M. Beaufils adressa un salut souriant à Marguerite. Le rôle de ce Beaufils semblait grandir à mesure que celui du roi Comayrol s’effaçait et tombait.
– Mademoiselle, dit-il, non sans une petite pointe d’ironie, vous avez là un joli talent d’archiviste paléographe, et je vous en félicite de tout mon cœur.
– Il n’y a pas de quoi, répondit sérieusement Marguerite. J’ai été élevée dans un pensionnat où l’on apprenait toutes sortes de choses. Êtes-vous le maître ici, mon cher Monsieur ?
– Nous sommes tous égaux, lança Comayrol avec une certaine emphase.
Les expéditionnaires et les surnuméraires lui surent gré de cette libérale déclaration, mais M. Beaufils cligna de l’œil en regardant Marguerite. C’était aussi une réponse.
Marguerite lui adressa un sourire.
– Venez çà, dit-elle. Avant de signer notre contrat, j’ai un renseignement à vous demander.
M. Beaufils se leva aussitôt, obéissant à son geste mignon que n’eût point désavoué une grande dame. Elle lui prit le bras. Ils se dirigèrent tous deux vers le cabinet dont la porte resta ouverte.
– Ah çà ! dit Letanneur à demi-voix, la chose paraît se compliquer.
– Il faudra compter avec cette belle fille-là, répondit Comayrol qui réfléchissait. Beaufils m’étonne. Ça marchait si bien ! ajouta-t-il avec un soupir.
– Je n’y vois plus goutte ! gémit le bon Jaffret. C’est mystérieux comme une société secrète d’Allemagne !
Moynier, l’expéditionnaire, demanda :
– Saura-t-on le fin mot de s’en aller ?
– Le fin mot, répliqua le roi Comayrol d’un air contraint, c’est qu’il nous manquait deux marionnettes pour faire un théâtre complet. Les deux marionnettes qui manquaient sont tombées du ciel ou montées de l’enfer, je ne sais trop lequel. La chose certaine, c’est que la troupe y est et qu’on va commencer la comédie. Au rideau !
On entendait Marguerite et M. Beaufils qui riaient dans le cabinet.
En ce moment, Joulou poussa un soupir de bœuf et crispa son poing autour d’un objet imaginaire, en murmurant des paroles sans suite.
– Est-il ivre ou fou, ce gros-là ? murmura Letanneur. On dirait qu’il caresse un couteau.
Le bon Jaffret pensa tout haut :
– S’il y avait eu moyen de retirer ses fonds… Je n’aime pas les cachotteries quand ce n’est pas moi qui les fais.
Mais le fretin de l’étude Deban était d’un avis tout opposé. Il y avait là cinq jeunes gens prêts à se jeter tête baissée dans l’aventure, quelle qu’elle fût. Aucun d’eux n’était précisément un coquin pour le moment, aucun d’eux n’avait droit au titre d’honnête homme. L’étude Deban, nous n’avons pas pris la peine de le cacher, était une détestable école ; – mais si un barème, quelconque faisait tout à coup le compte des gens qui, dans Paris, vont au hasard de la vie, sans principe ni soutien moral, prêts à tomber, selon les caprices de l’équilibre, du côté du mal ou du côté du bien, les pessimistes eux-mêmes auraient un quart d’heure d’étonnement effrayé.
Ajoutons que les gens qui composent la grande armée des affaires ne deviennent positifs qu’après le succès. Il n’y a rien de si romanesque au début qu’un conscrit des chiffres, des contrats ou de la chicane. Le rêve de ces poètes griffus n’est pas gracieux, mais il est fou. Ce qu’on appelle vulgairement le « plomb dans la tête », c’est l’argent dans le sac. Avant d’avoir l’argent qui est son âme, l’homme d’argent n’a peur de rien. Plus la rivière est trouble, mieux il a le besoin d’y plonger.
Chaque mot prononcé depuis qu’il était question de « l’affaire Beaufils », chaque incident survenu semblait remuer à plaisir le fond de la rivière. Au-delà de ces brouillards, la jeunesse Deban devinait un horizon d’or : – cet immense inconnu, cette société révoltée, cette commandite des corsaires que tous les déclassés entrevoient dans leurs songes – et qui existe peut-être.
Au moment où Marguerite de Bourgogne quittait le salon, elle pesa sur le bras de M. Beaufils, toujours galant, qui lui dit, en passant le seuil du cabinet :
– Entièrement à vos ordres, chère Demoiselle.
Marguerite s’arrêta et baissa la voix tout naturellement, pour demander :
– Mon cher Monsieur, qui trompe-t-on ici ?
M. Beaufils éclata de rire franchement.
– Mais, tout le monde, répliqua-t-il, et personne.
– Oh ! parlons net, s’il vous plaît ! l’interrompit-elle presque sévèrement.
Puis montrant tout à coup le sourire de ses dents perlées, elle ajouta :
– Pensez donc ! Je suis pressée. J’ai vingt ans sonnés.
– Vous êtes adorablement belle ! murmura M. Beaufils.
– Comment vous appelez-vous ? interrogea Marguerite.
– Mais, ma chère Demoiselle, vous avez entendu mon nom…
– Bien, bien, Monsieur Beaufils, je sais… comment vous appelez-vous ?
L’employé de la maison Lecoq baissa les yeux sous son regard brillant et froid.
– J’ai beaucoup voyagé, poursuivit-elle. Il y avait à Bordeaux un commis voyageur pour les coffres-forts à défense et à secret de la maison Berthier et Cie, qui avait un faux air de vous…
– Un faux air… répéta Beaufils dont le sourire devint forcé.
– Je l’entendis nommer une fois, par un brave gaillard qui avait eu des malheurs… et qui sortait un peu de prison…
– Peste, chère Demoiselle, fit l’employé de la maison Lecoq, vous fréquentiez une société mêlée, à Bordeaux !
– Oui, cher Monsieur. Je vais et je viens, cherchant toujours ma voie, et je la trouverai. Ce n’est pas à la salle des croisades que j’ai rencontré mon vicomte, qui a les armes de Clare dans son écusson.
– Est-ce que vous savez quelque chose de particulier sur M. le duc de Clare ? demanda vivement Beaufils.
– Peut-être bien. Un vrai grand seigneur, celui-là, par exemple ! Une fortune comme on n’en voit plus. La théorie de ce bavard de Comayrol a du bon. Il faudrait une fortune pareille à l’aîné de notre famille. Mais ne nous égarons pas. Le brave gaillard qui sortait un peu de prison, là-bas, à Bordeaux, vous donnait un sobriquet bizarre : il vous appelait Toulonnais-l’Amitié…
Elle guettait un tressaillement du bras de son cavalier ; mais M. Beaufils ne broncha pas. Il avait eu le temps de se remettre.
– Vous ne trouvez pas ce nom-là drôle ? reprit Marguerite. Ce Toulonnais-l’Amitié, quand on l’appela ainsi, ne perdit pas plus que vous son sourire. Ce doit être un garçon très fort. Mais il fit l’aumône au brave gaillard en lui disant : « Tu es brûlé ici, ami Piquepuce. Grimpe sur l’impériale de la diligence et laisse-toi rouler jusqu’à Paris. Va, bonhomme ! »
– C’est encore un très drôle de nom que Piquepuce, fit observer M. Beaufils.
– Très drôle. Ils en ont comme cela. Comment vous appelez-vous ?
– Toulonnais-l’Amitié, si vous voulez, répondit M. Beaufils d’un ton grave.
– Non, dit Marguerite, je ne veux pas. Je vous connais, cher Monsieur. Vous êtes M. Lecoq en personne, le grand M. Lecoq !
M. Beaufils mit un doigt sur ses lèvres.
– Comment savez-vous cela ? demanda-t-il doucement.
– À l’automne, vous m’avez vendu, moyennant trois louis, ce qu’il fallait de renseignements pour me venger de ma meilleure amie.
Pour la seconde fois M. Beaufils éclata de rire.
– Riez aussi, ordonna-t-il. C’est dans le rôle.
Marguerite obéit bruyamment.
– Vous me plaisez, dit M. Beaufils, mais là, en grand, vous avez joué gros jeu, vous gagnerez… à moins qu’il ne vous prenne envie de me tenir tête, auquel cas, bonsoir les voisins !… Sommes-nous une paire d’amis, Bébelle ?
– Oui, répliqua Marguerite, nous sommes une paire d’amis… à moins qu’il ne vous prenne envie de me contrecarrer, auquel cas, bonsoir les voisins !
M. Beaufils lui planta sans façon deux gros baisers sur les yeux.
– Bébelle ! murmura-t-il. On ne menace pas papa !… Rentrons, ton affaire est faite.
Elle le retint par le bras au moment où il allait repasser le seuil du salon.
– Un mot encore, dit-elle. Qu’y a-t-il derrière le bavardage de ce Comayrol ?
M. Beaufils répondit :
– Un titre de duc, la pairie et trois cent mille livres de rentes… Il fera jour demain et nous causerons à notre aise.
– Bonhomme, dit-il au roi Comayrol dès qu’il eut franchi la porte du cabinet, fais ranger ma chiourme et qu’on présente les armes. Il ne s’agit plus de badiner. Tous ces agneaux-là en savent trop long désormais pour qu’on ne les tienne pas solidement liés par la patte !
L’étude Deban tout entière ouvrit de grands yeux, et ce fut comme dans le conte villageois, où quelques pauvres diables, enhardis par la chopine, s’avisent d’évoquer le diable, sans trop d’espoir de le voir venir.
Quand le diable paraît, tout le monde a la chair de poule.
Il semblait que tout le monde vît ce M. Beaufils pour la première fois.
– Vous avez de la chance, mes petits, reprit-il. Vous voilà constitués en loge du second degré sans peine ni soins, ni mise de fonds. Vous êtes les associés d’une maison qui prêterait de l’argent au roi, si elle voulait. Mais pas si sotte ! Vos sous viennent de se changer en francs, par l’opération du Saint-Esprit, et demain vos francs seront des pistoles. Est-ce gentil, cela ? On ne vous impose pas d’épreuves ; vous êtes l’étude Deban, ça suffit. On ne vous demande pas de serments ; Mlle Marguerite vient de vous dire comme quoi vous avez une corde au cou… Elle sera de soie et d’or, mes chérubins, votre corde, mais elle pendra toujours à ce balcon. Là-haut, d’où l’on a vu le Buridan tomber dans son sang… Tais-toi, Comayrol : tu vas dire un enfantillage !… Vous êtes innocents comme des nouveau-nés ; qui en doute ? J’étais là tout comme vous… mais il y a un coupable, pas vrai ? Ces choses-là, ça ne se fait pas tout seul… Eh bien ! partez de ce principe que le coupable ne viendra jamais réclamer sa prime devant le juge de paix… et soyez sages !
L’auditoire était effrayé mais content. C’était, en définitive, un peuple d’aventuriers. Ils avaient évoqué le diable. Le diable était là.
Seul, peut-être, le bon Jaffret s’en fût allé, si l’on avait ouvert les portes. Encore serait-il revenu.
Le diable parlait haut. Ce sont les bons diables, il avait du succès. Personne ne protesta contre cette corde métaphorique que chacun avait au cou. Il y a corde et corde, La Fontaine l’a dit, lui qui s’y connaissait : un chien sachant vivre se vante de son collier.
M. Beaufils reprit, après avoir jeté sur son auditoire un regard satisfait :
– Comayrol, mon vieux, tu conserves la place de premier clerc, sauvegardons les positions acquises. Seulement je te mets aux ordres immédiats de Madame la vicomtesse. Si tu te sens plus fort qu’elle, tu lui monteras sur la tête à la longue, mais prends garde ! C’est un joli sujet. Amène le portefeuille !
À ces mots « Madame la vicomtesse » Joulou, qui semblait une masse inerte, avait fait un vague mouvement.
Marguerite le regardait d’un air inquiet.
Comayrol donna le portefeuille. M. Beaufils le tendit à Marguerite en disant avec gravité :
– Le Père n’a besoin de personne en thèse générale. Il tient dans sa manche des gens qui sont véritablement au-dessus du niveau. Cependant, des vides peuvent se produire parmi les frères, et nous sommes tous mortels. Il se trouve que le Père est bien aise de recruter un gentilhomme pour une opération magnifique qui est semée déjà, levée, sarclée, et qui va mûrissant. L’opération sera ultérieurement expliquée. Vicomtesse Joulou, voulez-vous être la bergère de cet aimable troupeau qui est, je suppose, l’entourage et la clientèle de notre gentilhomme ; voulez-vous tenir l’enjeu d’une grande partie ?
Au moment où Marguerite ouvrait la bouche pour répondre, Joulou redressa son front morne où la sueur froide collait ses cheveux. Il fixa ses yeux sur M. Beaufils et lui dit :
– Vous, taisez-vous ! Je vous défends de prononcer le nom de mon père !
Tout le monde ici connaissait « la Brute » de Marguerite Sadoulas, et personne ne s’attendait à cet incident.
Marguerite, pâle, les dents serrées, darda sur son esclave un regard tout envenimé de mépris et de haine.
– Qu’est-ce que tu as dit ! s’écria-t-elle comme on menace les enfants. Répète donc !
– J’ai dit ma manière de voir, répliqua Joulou, qui abrita son regard, indécis déjà, derrière ses gros sourcils blonds. Tu ne me fais pas peur. Personne ne me fait peur !
M. Beaufils se mit à cheval sur une chaise retournée et posa son menton contre le dossier, examinant tour à tour Marguerite et sa brute. Comayrol, qui était vaguement de l’opposition, eut un sourire narquois. Les autres attendaient, curieux ou troublés.
Marguerite appuya ses deux mains sur les épaules de Joulou. Elle était muette à force de colère.
– Ton père est un mendiant, balbutia-t-elle enfin, affolée par la rage. Ta mère…
Elle n’acheva pas. Joulou se leva droit comme un I et lui dit avec un sang-froid terrible :
– Veux-tu que je t’assomme !
– Diable ! diable ! murmura M. Beaufils, cela se présentait mieux tout à l’heure. Il y a des difficultés entre les jeunes et nobles époux… Rien de fait, si la minette n’est pas vicomtesse !
Joulou avait les veines gonflées, et sa large main planait sur la tête de Marguerite qui le défiait d’un regard farouche.
– Tableau ! ricana Letanneur.
Comayrol dit :
– La brute a du sang dans les veines !
– Dans les veines… et ailleurs ! prononça la voix de Marguerite. Je pourrais dire où il a du sang !
– Oh ! là-dessus, répliqua Joulou avec fatigue, en laissant tomber sa main le long de son flanc, tu peux parler tant que tu voudras, ma fille. Je ne tiens pas à vivre, maintenant que je ne vais plus dormir tranquille.
Il allait poursuivre et chacun écoutait avidement. Marguerite lui mit la main sur la bouche.
Joulou baisa le dedans de cette main et une larme vint à ses yeux. Il chancela ; Marguerite le soutint et lui glissa à l’oreille :
– Tu ne sais pas ce que tu refuses, mon pauvre Chrétien !
– C’est vrai ! dit Joulou doucement et lentement. Je ne sais jamais. Si j’avais su, serais-je ici ? Tu m’as éveillé en montrant cette bague, ma fille, et en disant ce qui est gravé dessus. Tu sais, toi ! tu sais tout ! Pendant que tu parlais, j’ai vu l’écusson qui est au-dessus du buffet, là-bas, dans la salle à manger de notre maison. J’ai vu le bonhomme et la bonne femme et les deux sœurs. Ils ont parlé de moi, hier soir, en soupant, parce que c’était fête. Le jour n’est pas loin, désormais, n’est-ce pas ? La nuit a été bien longue, mais elle finira comme les autres nuits. À six heures, la messe sonnera. Ils iront tous, aussi bien l’homme que les trois femmes, car c’est l’ancien temps qui vit encore chez nous. Ils iront pour les Cendres. La mère en prendra deux fois, une fois pour elle, une fois pour celui qui est à Paris et qui oublie. On l’appelle la brute à Paris, là-bas on lui dirait : « Mon fils, mais il aime mieux Paris. Pourquoi ? Il ne sait pas, il ne sait rien. Il est le domestique de celle fille-là. Il est la brute. Il fait tout ce qu’on lui dit de faire, tout !… » Mais pourquoi a-t-elle parlé des armoiries ? Je lui donnerai tout ce qu’elle voudra. Ce que j’ai, ce que je n’ai pas, ce n’est pas son domestique que je suis, c’est son chien… Mais le nom de la bonne femme, écoutez, ce serait péché. Je ne veux pas qu’elle le porte. Jamais ! jamais !
Il remit sa tête entre ses mains. Marguerite fit un geste qui fut compris de tout le monde. M. Beaufils se leva aussitôt, disant :
– J’ai envie de me payer un petit tour de terrasse. On étouffe, ici.
Il prit le bras de Comayrol qui lui dit.
– Ces Bretons sont têtus. J’ai peine à croire qu’elle gagne la partie.
– Cette belle fille-là ! riposta M. Beaufils, elle le mangerait tout cru, sans poivre, ni sel ni moutarde. Et toi avec !
En passant derrière Marguerite, il ajouta tout bas :
– C’est ce garçon-là qu’il nous faut et non pas un autre. Il est superbe ! Enlevez-nous ça, trésor !
Marguerite ne se retourna pas.
– Que diable veulent-ils faire de cet idiot ? demanda le bon Jaffret à Letanneur. Il a l’air de croire en Dieu !
Letanneur répondit :
– Je pense qu’ils veulent l’empailler pair de France.
Le fretin suivait. Les expéditionnaires et les clercs hors rang avaient la méditative fierté qui sied si bien aux conspirateurs. Moyner dit à Jaffret :
– Ma vieille, c’est comme ça qu’on bouleverse les sociétés civilisées !
Marguerite et Joulou étaient seuls.
Marguerite passa brusquement sa main dans les cheveux de Joulou qui frémirent et se hérissèrent.
– Laisse-moi, balbutia-t-il, c’est fini. Je veux m’en retourner chez nous.
– Chrétien, il y a là quelqu’un qui sait ce que tu as fait, dit tout bas Marguerite.
Joulou repartit :
– Tu mens ! tu n’as rien dit ! tu as trop peur de mourir !
Puis, il ajouta en se redressant :
– Moi, je n’ai pas peur !
Les doigts de la belle fille se crispaient dans ses cheveux. Il eut presque un sourire.
– C’est quand tu me fais mal que je t’aime ! pensa-t-il tout haut.
– Tais-toi, dit-elle, essayant de donner à sa voix un accent plaintif. Tu m’as insultée devant tout le monde, tu me méprises !
Joulou répliqua :
– C’est vrai : je te méprise !
Il avait les yeux baissés. Il ne vit pas l’éclair qui s’alluma dans les prunelles de Marguerite.
Les lueurs vagues qui précèdent le jour dessinaient en gris les carreaux chargés de givre. La fenêtre entrouverte laissait passer les premiers bruits du matin. La ville ne s’éveille pas, à cette heure, le mercredi des Cendres : elle va se coucher. On entendait les chants rauques du plaisir qui n’en peut plus.
Sur la terrasse, on parlait de la descente de la Courtille qui devait commencer. La descente de la Courtille était encore à la mode. Chose surprenante ! Paris laisse mourir tour à tour, toutes ses absurdités adorées comme si c’étaient de bonnes choses.
Marguerite prit une chaise et s’assit auprès de Joulou. Il y eut peu de paroles échangées. Un instant, Joulou gémit et pleura. Ceux de la terrasse riaient bien un peu en regardant à travers les carreaux.
Marguerite, au contraire, menaçait ou souriait.
Il y eut un instant où M. Beaufils, arrêté devant la fenêtre, dit avec admiration :
– Elle est belle comme une diablesse, cette coquine-là !
Au bout de dix minutes, la tête orgueilleuse de Marguerite se tourna vers la croisée.
– Fait ! annonça M. Beaufils. Allons-y !
Il rentra le premier et tout le monde après lui. Jaffret referma la croisée.
– Eh bien ? interrogea Beaufils.
Marguerite baisa Joulou au front et répondit :
– Il est sage, mon pauvre Chrétien !
– Messieurs, criez bravo ! dit Beaufils, votre fortune est faite !
Tout le monde battit des mains de confiance et cria : « Bravo ! C’était froid. » Beaufils reprit :
– Demain soir, j’aurai l’avantage de vous recevoir à l’agence Lecoq. Ceux qui voudront rester à l’étude Deban resteront, les autres n’auront qu’à demander : j’ai ce qu’il faut à chacun.
– Même de l’argent ? interrogea Letanneur.
– Surtout de l’argent, répondit M. Beaufils.
Cette fois on applaudit de bon cœur, et M. Beaufils put voir autour de lui un cercle de visages radieux.
– Cependant, reprit-il avec un reste d’hésitation, M. le vicomte n’a encore rien dit.
Joulou hésita. Ses yeux brûlaient au milieu de sa face livide.
– J’ai peut-être compris ce que vous voulez faire de moi, dit-il enfin d’une voix altérée. J’ai entendu, moi aussi, la chanson de Comayrol. Je vais être l’aîné d’une famille qui mangera ma chair et boira mon sang. C’est bien. Je suis majeur : j’ai le droit de signer tout, fût-ce un pacte avec Satan : je signe.
La tête haute et d’un grand geste, il tendit la main à Marguerite. Marguerite pressa cette main contre son cœur.
– C’est vrai qu’il est superbe ! dit le roi Comayrol.
M. Beaufils glissa à l’oreille de Marguerite, par-derrière :
– Comme on se vengera de ce brutal ! hein, trésor ?
Puis il ajouta tout haut et d’un ton paternel :
– Mes enfants, je vous bénis. Allons-nous coucher. Nous avons fait de la bonne besogne.
En ce moment, une voix gaillarde et jeune chanta dans l’escalier.
– Ohé ! l’étude Deban ! cria-t-elle pendant qu’on frappait rondement à la porte.
– Léon Malevoy ! dit Comayrol. Abondance de biens nuit !
M. Beaufils ordonna d’ouvrir et mit un doigt sur sa bouche. Léon était en habit de ville et portait sous son bras des épées entortillées dans un manteau.
– Deux témoins de bonne volonté, s’il vous plaît, dit-il. Bonjour, les vieux ! Bonjour Marguerite. Le temps est magnifique. Avez-vous fini de souper ? Nous allons déjeuner. Il y a un beau grand nigaud qui m’attend pour me tuer, derrière le cimetière Montparnasse, à deux pas d’ici, parce qu’il a trouvé sur le pied de mon lit le madras de cette fille-là.
Du doigt il montrait Marguerite en riant.
Autour de ces paroles un grand silence se fit. Marguerite restait immobile comme une statue. Joulou se leva. Il y avait dans ses yeux une fierté farouche et je ne sais quelle lugubre joie.
– Monsieur Léon de Malevoy, prononça-t-il lentement, l’homme qui devait vous attendre derrière le cimetière Montparnasse est mort ; il avait insulté ma femme, je l’ai tué, comme je vais vous tuer, Monsieur Léon de Malevoy, parce que vous venez d’insulter ma femme !
Il y eut un frémissement parmi les assistants. M. Beaufils cligna de l’œil en regardant Marguerite qui devint plus livide qu’un cadavre.
– Sois tranquille, toi, reprit Joulou, qui semblait grandir. Si je suis à tous ceux qui sont ici, tout ceux qui sont ici m’appartiennent, excepté M. Léon de Malevoy, un noble et brave jeune homme. Rentre chez toi. Nous allons partir six : deux combattants et quatre témoins. Les choses iront comme il convient entre gens de cœur. De ce qu’il a vu, entendu ou supposé ce matin, M. Léon de Malevoy ne parlera jamais à personne !
L’ordre des sœurs de Bon-Secours, comme chacun le sait, n’est pas institué pour recevoir les malades, mais bien pour les soigner à domicile. Ce fut la proximité de la rue Notre-Dame-des-Champs et la charitable réputation des bonnes dames qui firent naître chez l’officier de paix l’idée de frapper à leur porte. En arrivant au seuil de la maison, un regard jeté sur le costume du mort lui donna à réfléchir. Il se dit que ce serait un scandale inutile et qu’il n’y avait point décence à introduire dans ce couvent, qui n’était pas un hôpital, le cadavre d’un pauvre jeune garçon dont le linceul était un déguisement de carnaval. Il hésita. L’étudiant en médecine consulté déclara que le Buridan était mort et bien mort. Dans le cortège, les uns goguenardaient, se représentant les bonnes sœurs, mises tout à coup en présence du héros de la Tour de Nesle, les autres, les femmes surtout, s’impatientaient et disaient :
– Ne voilà-t-il pas un grand malheur de secouer un peu ces fainéantes ! Les dames qui voyagent dans Paris les nuits de mardi gras sont douées d’un excellent cœur, comme toutes les dames ; mais, selon leur propre façon de se juger elles-mêmes, « elles ne sont pas bigotes », ce qui leur enlève un peu du respect que chacun doit aux choses respectables. La charité se venge d’elles en s’agenouillant, les mains jointes et les yeux au ciel, au chevet du lit banal où trop souvent elles viennent mourir.
Car il y a un lien étrange entre la couche triste de l’hospice et les joyeuses nuits du carnaval.
L’officier de paix par manière d’acquit, peut-être, entrouvrit le pourpoint de Buridan et lui tâta le cœur. Le cœur battait encore.
Et le marteau soulevé heurta violemment la porte.
– Ma sœur, dit l’officier de paix, déclinant sa qualité à la tourière, voici un jeune homme, presque un enfant, qui va mourir. Si son corps est perdu, aidez-nous à sauver son âme.
L’officier de paix s’excusa depuis, à son café, disant : « Il faut parler à chacun son langage. C’était un Alcibiade. Il a dû faire son chemin. »
La sœur tourière ouvrit le parloir, où notre pauvre beau Roland fut déposé sur un matelas. On éveilla deux sœurs. J’ai entendu un homme d’esprit qui disait, en parlant d’un praticien illustre : « J’aurais presque autant confiance en lui qu’en un garde-malade ! » C’était, en effet, beaucoup dire, et l’illustre praticien remercia, confessant qu’il avait rarement reçu un meilleur éloge.
Dès ce moment, Roland était en bonnes mains. Il fut soigné en conscience et comme il faut.
L’officier de paix descendit faire son rapport à la préfecture ; les curieux s’en allèrent à leurs guinguettes respectives, emmenant les voyageuses, qui trouvèrent là l’occasion de nouer des amitiés solides, devant durer jusqu’au lendemain matin.
Tourot, ancien amant de Mme Théodore, fut mis au violon. L’étudiant en médecine, rentré au sein de sa famille, accusa l’autorité de lui avoir enlevé son premier mort.
Le lendemain, le docteur Récamier vint, ce cher et souriant médecin des marquises, ce sceptique doux, à la fois voltairien et dévot, ce savant ami de la routine qui faisait des cornes à Esculape et que la foule cherchait précisément à cause de cette feinte bonhomie qu’il mettait à proclamer son impuissance. Aimez-vous les prêtres qui ne croient pas en Dieu ? Le docteur Récamier disait avec le charmant esprit qu’il avait : « Tenez-vous les pieds chauds, l’intestin libre, la tête froide, et moquez-vous de la Faculté ! »
Traduction scientifique : « Portez-vous bien et vous ne serez pas malade. » Ce sont de fortes choses qui réussissent chez nous. Londres se fâcherait.
Le docteur Récamier vint un peu tard, il ne venait jamais de bonne heure. Il avait tant de marquises ! Ayant examiné le mort de l’étudiant, il fut d’avis que ce malheureux Buridan avait reçu en pleine poitrine, un peu à droite, sous le sein, une énorme blessure, produite par un instrument tranchant et piquant. Il eut la bonté d’indiquer un chirurgien, lequel arriva au galop de chasse, parce qu’il avait peu de marquises. Chez la princesse où le docteur déjeuna, il fut question de cela, et ces dames se décidèrent enfin à envoyer louer une loge à la Porte-Saint-Martin, pour voir La Tour de Nesle.
Le chirurgien trouva le pansement, opéré par les sœurs de Bon-Secours, miraculeusement bien fait. Il le modifia néanmoins du tout au tout. Il n’y a que les paours[2] pour critiquer un traitement au lit du malade. Seulement on a sa méthode.
Roland était en vie. Il restait dans la position où on l’avait couché sur un lit, fait dans le parloir même. Il respirait d’un souffle intermittent et si faible, que chaque soupir exhalé de ses lèvres blanches semblait devoir être le dernier. Sans donner aucun espoir, le chirurgien avait déclaré que le moindre mouvement occasionnerait la mort immédiate.
Nous disons espoir, quoique Roland n’eût point d’amis parmi ceux qui entouraient son lit d’agonie. Le bienfait attache surtout le bienfaiteur : admirable côté de la nature humaine. Les sœurs de Bon-Secours avaient enfreint la règle de leur maison, et la présence d’un mourant, dans leur parloir, était un embarras plus grand que ne le peuvent juger ceux qui ne connaissent point les inexorables régularités de la vie conventuelle. Il y avait eu, en haut, dans le sénat des dignitaires, une discussion grave au sujet de cette infraction à la règle et des inconvénients qu’elle devait produire. Les deux bonnes sœurs qui avaient pansé et veillé Roland l’aimaient déjà ; il était leur protégé ; elles avaient combattu pour lui.
Les inconvénients et les embarras étaient de plusieurs sortes. À onze heures du matin, ce jour-là, il y eut descente de justice et de police à la maison de Bon-Secours. Personne ne chérit bien tendrement ces visites de la loi. Nous n’avons pas besoin de dire que tout interrogatoire était impossible. Roland, suspendu par un fil au plus extrême rebord de la vie, n’avait probablement pas la faculté d’entendre, encore moins celle de parler. L’opinion formelle du chirurgien était que toute connaissance lui manquait.
L’enquête se poursuivant ailleurs, à l’aide d’éléments tout à fait insuffisants, puisque le pauvre chiffonnier Tourot était, jusqu’à voir, le principal témoin, les gens de justice se bornèrent au rapport du chirurgien et à la visite des vêtements.
Les vêtements du mourant étaient muets comme lui-même. Ses poches ne contenaient rien, sinon un chiffon de papier sur lequel on put lire, écrite au crayon, cette série de noms : Raymond Clare Fitz-Roy Jersey, duc de Clare.
On se souvient que Roland, avant de partir pour sa visite à l’étude Deban, avait écrit ces noms sous la dictée de sa mère, en guise de memento.
La justice emporta le papier. Ce fut son seul butin. Elle promit de revenir.
C’était peu pour elle, ce papier chargé d’un nom qui ne se rapportait même pas exactement à la marque du linge du blessé. Le linge était marqué d’un R seulement : mais, parfois, les investigations de la justice commencent avec des indices plus vagues encore.
Ce fut, au contraire, beaucoup pour la maison des dames de Bon-Secours, qui entra décidément en émoi. Le chiffon de papier y fit une énorme sensation.
Il y avait là, au couvent, une vieille, une très vieille religieuse que la communauté tout entière entourait d’un respect profond. Elle se nommait la mère Françoise d’Assise en religion. Dans le monde, autrefois, elle avait porté le nom d’une noble et puissante famille, établie en France après l’expulsion du roi Jacques d’Angleterre. Les Clare-Fitz-Roy avaient suivi le monarque détrôné. On supposait qu’il y avait à cela des raisons qui ne se rapportaient pas à la politique. La chronique de la cour de Londres, donnait, en effet, à cette famille une origine royale, que son nom de Fitz-Roy semblait confirmer pleinement.
Le second prétendant, le chevaleresque et malheureux chevalier de Saint-Georges, s’était uni par un mariage secret à une fille de cette maison qui fournit deux vaillants capitaines à l’armée française, sous Louis XV, un compagnon à La Fayette dans la guerre de l’Indépendance américaine, et plus tard, pendant la Révolution, deux soldats encore, deux intrépides champions qui combattirent, malheureusement, sous des drapeaux opposés.
La mère Françoise d’Assise avait dans ses veines le sang des rois. Elle avait porté pendant sa jeunesse courte et brillante le nom de Stuart et le nom de Clare.
Deux fois par an, une fois l’été, une fois l’hiver, un équipage à quatre chevaux, timbré à cet écusson que Marguerite Sadoulas nous blasonnait naguère : d’azur au soleil radiant d’or avec la légende « clarus ante claros », s’arrêtait devant le seuil austère de la maison de Bon-Secours. Un homme de rare élégance et de grande mine en descendait, tenant par la main une petite fille très pâle, aux yeux hardis, que les bonnes religieuses trouvaient laide. On ne sait jamais avec ces petites filles : celles qui doivent être complètement belles se font en quelque sorte avec peine comme tous les chefs-d’œuvre.
– L’enfant a une paire d’yeux, disait la sœur portière, et c’est tout ! Cela suffit. Vous avez vu l’étrange et mystérieux travail des pleines lunes de l’été, qui mangent les nuages, selon l’expression des marins. Ces lunes se lèvent dans la brume ; à peine ont-elles émergé au-dessus de l’horizon, qu’une tumultueuse conspiration de nuées les aveugle et les noie. Mauvais temps ! vilain ciel ! La nuit est condamnée. Pas du tout. À mesure que ce lumineux regard du firmament monte en prenant de la puissance, les nuages étonnés se déchirent, troués par la mitraille de ses rayons. Le ciel sourit, la terre et la mer s’égayent. Il semblerait qu’une immense haleine a mouillé d’abord le cristal de ce disque, comme on essuie une glace, afin que viennent mieux s’y mirer les lointaines splendeurs du soleil. Voyez, l’œuvre féerique est achevée. Il n’y a plus là-haut qu’une vaste coupole d’azur où les dernières vapeurs argentent leurs flocons avant de s’évanouir.
Cela suffit. La paire d’yeux mange la laideur qui était le travail, l’enfantement même de la durable et fière beauté. Le rayon perce la nuée, affirmant le limpide avènement de son règne à la face de la terre et du ciel.
L’équipage à quatre chevaux était, comme son maître, élégant, riche, noble surtout, et vous n’eussiez pas trouvé dans tout Paris un brelan carré d’orgueilleux pur-sang, comparable à l’attelage de M. le duc de Clare.
M. le duc avait soixante ans, Il appartenait bien un peu à cette catégorie des lions empaillés qui se gardent eux-mêmes comme une conserve bien faite ; mais cette catégorie, comme toutes les autres, a ses couches. Le grotesque est par-bas, la comédie au milieu ; tout en haut, il y a les majestés de la perfection. M. le duc était à plusieurs coudées au-dessus de ce « tout en haut ». Il planait. Le procédé vulgaire disparaissait, laissant voir seulement le résultat triomphant : une figure hautaine et jeune encore, une bouche arquée fermement, un front magistral, mais sans rides sous la neige bouclée d’une admirable chevelure blanche.
Car, nous autres conteurs, nous avons çà et là quelques audaces, mais nous ne pouvons pousser l’effronterie jusqu’à teindre les cheveux d’un homme qui se respecte.
M. le duc appelait sa petite-fille Nita. Je ne sais si vous aimez ce nom. Il est presque latin et parle vaguement d’étincelles.
Au moment où M. le duc entrait dans le parloir, la sœur tourière ouvrait à Nita la porte des jardins et lui disait :
– Princesse, amusez-vous bien, mon ange.
Elle ajoutait, il est vrai, tout au fond de ses coiffes :
– Vanité des vanités !
Laide ou belle, cette petite était princesse. La maison de Clare avait marché depuis le temps où ses armoiries entraient, par alliance, dans l’écusson campagnard de Joulou. Par héritage de sa mère, princesse médiatisée d’Eppstein, Nita avait droit au titre d’altesse.
Aussitôt la porte du jardin ouverte, elle s’élançait comme un petit chevreuil, et, Dieu du ciel ! je ne suppose pas que sa principauté, cédée à l’Autriche, la gênât plus que de raison. Mais gare aux plates-bandes !
M. le duc faisait le signe de la croix en entrant dans le parloir, parce qu’il y avait un crucifix sur la table, au bout, devant le grand tableau représentant Notre-Dame-de-Bon-Secours. La sœur tourière disait : « Pardon, Monsieur le duc », et dérangeait un peu le troisième fauteuil, à droite, en entrant, toujours le même. Ce fauteuil était paillé, comme les autres. M. le duc s’y asseyait en disant :
– Ma sœur, je vous prie de vouloir bien prévenir Madame ma tante que je suis ici pour lui rendre mes respectueux devoirs.
C’était réglé. La sœur tourière s’inclinait et sortait. M. le duc attendait.
Bon moment pour observer une physionomie. M. le duc était évidemment plus qu’un gentilhomme, c’était, dans toute la force du terme, un grand seigneur et mieux que cela encore : un heureux, car vous eussiez trouvé en France peu de grands seigneurs, entourés d’un si complet ensemble de prospérités. On peut dire que ses titres de général de division et de pair de France étaient à peine au niveau de sa situation. Il était puissamment riche, et il était tout ce qu’on peut être. L’ambition, ce suprême refuge des années qui déclinent, ne lui offrait plus de prétextes à s’efforcer.
Aussi, à cet instant où nul regard n’était sur lui, le noble visage de M. le duc avait-il une expression d’ennui amer et découragé.
C’est en examinant de près un homme, parvenu au sommet des espérances humaines, que le vide apparaît effrayant et navrant.
Mais comme Nita bondissait dans les carrés, la princesse, la sauvage ! et comme elle fourrageait !
Au bout d’un quart d’heure, montre à la main, la porte intérieure du parloir, qui était derrière le crucifix, s’ouvrait, et la supérieure, en propre personne, paraissait au seuil, disant :
– Monsieur le duc, voici notre chère mère Françoise d’Assise.
Le duc se levait et marchait vers le crucifix.
La supérieure s’effaçait. Une grande femme qui ressemblait vaguement au duc et à Nita, montrait sa longue figure blême au fond de ses coiffes, et s’arrêtait derrière la table, d’où elle disait :
– Monsieur mon neveu, je suis toujours contente de vous voir.
Sur ce mot, la supérieure se retirait. C’était réglé.
Le duc, debout, de l’autre côté de la table, demandait à la vieille religieuse des nouvelles de sa santé. La conversation allait, notée comme un papier de musique ou une conférence diplomatique dont les termes ont été pesés d’avance.
Au bout de dix autres minutes, toujours montre à la main, la vieille religieuse disait avec un soupir :
– Avant de vous quitter, Monsieur mon neveu, je désirerais savoir si vous n’avez point de nouvelles de votre frère aîné, mon neveu Raymond, duc de Clare, général de division au service de Bonaparte – de sa veuve, s’il est mort, comme je le crains, et de sa postérité ?
– Aucune, répondait M. le duc tristement.
La porte d’entrée s’ouvrait alors, parce que la demi-heure s’achevait, et la sœur tourière ramenait Nita, qui était rouge de ses gambades dans le parterre. Nita allait un peu plus loin que son père, Elle tournait la table où était le crucifix et la vieille religieuse l’embrassait, après lui avoir donné une image de piété. C’était réglé.
Il y avait dans ce baiser beaucoup de respect de la part de l’enfant, beaucoup d’affection de la part de la recluse, qui adressait alors un signe d’adieu au duc et disait en repassant le seuil :
– Monsieur mon neveu, que Dieu soit avec vous. J’espère que, la prochaine fois, vous aurez des nouvelles de notre famille.
Ainsi était-ce chaque fois et jamais autrement. Puis les quatre chevaux descendaient en dansant le pavé de la rue Notre-Dame-des-Champs, pour gagner la rue Saint-Dominique, où M. le duc avait son hôtel.
Par ce qui précède, on peut comprendre pourquoi le papier trouvé dans la poche du mourant, et portant, écrits au crayon, les divers noms patronymiques de M. le duc de Clare, avait produit une certaine émotion dans la maison de Bon-Secours.
L’émotion gagnant de proche en proche, arriva jusqu’à la cellule reculée où la mère Françoise d’Assise priait et tâchait d’oublier. Il y avait un an maintenant que la vieille religieuse n’était pas sortie de sa chambre. Elle n’avait pas reçu les deux dernières visites de M. le duc qui lui avait fait passer, chaque fois, un pli, contenant, avec l’assurance de son respect, cette laconique mention : « Aucune nouvelle. »
La cellule était toute nue et aurait pu convenir à un anachorète, mais le cœur humain a de bizarres replis. Dans la ruelle du lit sans rideaux, il y avait un riche cartouche d’émail, formant bénitier et encadrant l’écu en losange, particulier aux femmes, lequel écu était « d’or, au lion rampant de gueules, en un double trescheur fleuré, contrefleuré du même ». La bannière des Stuarts ! Du fond de sa solitude, la fille des rois tournait encore la tête pour regarder le passé où se dressait un trône.
Au-dessus du bénitier, on voyait une miniature pâlie et dont les couleurs avaient passé. Elle représentait un homme, jeune encore et très beau, portant le costume de général de division, tel qu’il était dans les dernières années de l’Empire. C’était l’original ou la copie du portrait qui ornait la pauvre cheminée de Madame Thérèse, la mère de notre Roland.
À part ces deux objets, les murs de la cellule étaient entièrement nus.
Chaque soir, avant de se coucher, la mère Françoise d’Assise contemplait l’écusson et le portrait. C’était comme le couronnement quotidien de sa prière.
Quand la sœur converse qui lui portait son repas, lui eut raconté l’aventure du parloir, elle ne répondit rien. La sœur converse pensa que tout était fini en elle, et que son grand âge ne comprenait plus.
Elle fut deux jours entiers sans prononcer une parole qui eût trait à cet incident. Le matin du troisième jour, elle dit à la sœur converse :
– Si le jeune homme n’est pas mort, il doit parler, maintenant.
– Le jeune homme n’est pas mort, et il ne parle pas, répondit la sœur, étonnée de cette question lucide et nette. La justice est venue trois fois précisément pour le faire parler.
– Ah ! fit la mère Françoise d’Assise, la justice !
– Il est dans son lit, poursuivit la sœur, sans mouvement, sans voix, probablement sans connaissance. Je n’ai jamais vu un jeune homme si beau.
La vieille religieuse congédia la sœur converse. Dans la journée, elle manda son directeur et descendit à la chapelle. Son entrevue avec son père spirituel, qui était un jeune prêtre de la Compagnie de Jésus, fut longue. En sortant de la chapelle, au lieu de monter dans sa cellule, elle fit appeler la supérieure qui semblait être à ses ordres, et lui dit :
– Ma mère, je veux me rendre au parloir.
– Nous ne recevons plus au parloir, vénérable mère, repartit la supérieure, parce que le zèle imprudent de deux de nos sœurs y a placé un blessé qui ne pourrait subir le transport à l’hospice.
– C’est pour voir le blessé que je veux me rendre au parloir, répondit la vieille religieuse.
La supérieure, sans manifester son étonnement, lui offrit aussitôt l’appui de son bras.
C’était le cinquième jour depuis l’arrivée de Roland, qui était seul, gardé par une femme étrangère, car les sœurs de Bon-Secours avaient dû reprendre leurs pieux travaux. La garde était une pauvre veuve, chargée de famille et digne de tout intérêt, mais elle aimait dormir. Elle dormait, droite sur sa chaise, avec son chapelet entre ses doigts. L’entrée de la supérieure et de sa compagne ne la réveilla point.
Roland était couché sur le dos, les yeux fermés, la bouche entrouverte. Il n’y avait entre le blanc de sa joue et le blanc de la toile que l’opposition terne qui pourrait exister entre le marbre et le linge, si quelqu’un avait fantaisie de draper une statue dans un lit. Un souffle court et faible, qui agitait brusquement sa poitrine à des intervalles irréguliers, était le seul signe de vie qu’il donnât.
La mère Françoise d’Assise arrêta d’un geste la supérieure à quelques pas du seuil et marcha elle-même jusqu’au chevet. Elle était calme et froide comme toujours.
Quand elle fut tout près du lit, elle regarda, sans courber sa taille inflexible. Les années avaient passé sur ce corps, frêle en apparence, mais qui était d’acier, sans produire autre chose qu’une sorte de lente pétrification. L’âge la laissait intacte, et c’était avec ses yeux de cent ans qu’elle lisait dans son livre de prières.
Elle regarda longtemps – si longtemps que la supérieure étonnée prit un siège.
La supérieure, placée derrière elle, avait pu deviner seulement au mouvement de ses coudes qu’elle avait pris dans son sein un objet qui partageait avec le blessé son attention profonde.
Quand elle remit l’objet sous le revers de sa robe de bure, la supérieure put entendre un grand soupir.
La mère Françoise d’Assise remonta à sa cellule, sans mot dire et toujours appuyée au bras de la supérieure. Avant de franchir le seuil, elle murmura :
– Ma mère, je vous remercie. Si ce jeune homme vient à recouvrer l’usage de la parole, à quelque heure que ce soit du jour ou de la nuit, je vous prie de me faire prévenir.
– Votre volonté sera faite, vénérable mère, répondit la supérieure.
La vieille religieuse fit un pas pour entrer, mais elle s’arrêta et dit encore :
– Ma mère, la bonté de Dieu peut m’accorder une grâce qui me tient fort au cœur. Je voudrais un Pater et un Ave pour moi, à la prière de ce soir.
– Vous l’aurez, vénérable mère.
– Soyez bénie, sœur supérieure, dit alors la vieille religieuse en changeant de ton et avec un geste de fière protection : je n’ai plus besoin de vous.
La supérieure croisa ses deux mains sur sa poitrine, salua respectueusement et se retira.
La mère Françoise d’Assise, ayant fermé la porte de sa cellule, plia ses deux genoux roidis avec effort et les mit sur le carreau nu. Elle pria. Quand son oraison fut achevée, elle tira de son sein l’objet que la supérieure n’avait pu voir. C’était la miniature, dont la place restait vide au-dessous du bénitier armorié.
La miniature reprit son lieu, après que la vieille religieuse l’eut effleurée de ses lèvres froides.
Puis elle ouvrit le petit meuble où étaient ses livres de dévotion, pour y prendre du papier, une plume et de l’encre. Elle s’assit. Elle écrivit d’une main lente et lourde, mais ferme encore :
« Monsieur mon neveu,
« Je désire vous voir demain, sans faute. Que Dieu soit avec vous.
« Rolande Stuart de
Clare,
« en religion : Sœur Françoise d’Assise. »
Elle mit l’adresse :
« À Monsieur le général duc de Clare, pair de France, en son hôtel, à Paris. »
Le lendemain, la mère Françoise d’Assise attendit vainement. M. le duc de Clare, son neveu, ne vint point. Elle passa la journée entière dans une agitation inquiète ; le long et morne sommeil de cette existence claustrale s’éveillait. C’était comme une résurrection troublée et fiévreuse ; elle avait, la femme morte au monde depuis tant d’années, et séparée de la vie par un mur si épais de renoncement, elle avait des impatiences d’enfant, des désirs soudains, des colères, des caprices.
Elle descendit à la chapelle, deux fois ; elle conféra avec son directeur qui la quitta pour se rendre à l’hôtel de Clare. Elle manda près d’elle le chirurgien qui soignait le jeune blessé et voulut entretenir la garde-malade.
Le chirurgien fut interrogé par elle sur la question de savoir s’il était possible que le blessé mourût sans recouvrer la parole. À de semblables demandes si ces Messieurs prenaient seulement la peine de répondre : « Nous n’en savons rien », que de temps épargné ! Le chirurgien parla beaucoup et dit en somme que, si les muscles de la glotte ne recouvraient pas leur élasticité, le malade devait mourir muet ; il ajouta que si lesdits muscles cessaient d’être paralysés, on verrait revenir la parole.
La mère Françoise d’Assise voulut savoir si les investigations de la justice, tout impuissantes qu’elles étaient, ne pouvaient pas nuire à la guérison du jeune inconnu. Le chirurgien sourit au mot guérison et prononça le mot : miracle. Sa réplique fut néanmoins affirmative, parce que, dit-il, nul ne pouvait savoir au juste si le malade entendait. Il cita même des cas de catalepsie traumatique nombreux et fort extraordinaires. La vieille religieuse, l’ayant congédié, écrivit au garde des sceaux, afin que les interrogatoires fussent supprimés. Ils le furent.
Après le chirurgien, vint le tour de la pauvre femme qui gardait notre Roland. Celle-ci fut sévèrement admonestée et promit de ne plus fermer l’œil pendant sa faction. Comme elle avait donné pour excuse sa misère et les soins de son ménage qui la forçaient de travailler aux heures du repos, la mère Françoise d’Assise lui remit de l’argent et une lettre de recommandation qui plaça du jour au lendemain son mari dans une position aisée. Du fond de sa cellule, elle pouvait beaucoup, d’autant plus peut-être qu’elle voulait rarement.
La garde-malade avait nom Marie Davot. La mère Françoise d’Assise lui ordonna de veiller incessamment sur le blessé, d’interroger à chaque instant son sommeil ou sa fièvre, d’épeler chaque mouvement de sa physionomie, de surprendre enfin sa première parole, s’il venait à parler. À quelque heure de la journée ou de la nuit que ce fût, la cellule, fermée à tous, devait s’ouvrir pour elle, Marie Davot, si elle avait un rapport à faire.
Pour dernier mot, la vieille religieuse dit :
– Ne vous inquiétez point de votre avenir, si vous accomplissez comme il faut votre devoir.
Ce soir-là, Marie Davot n’eut garde de s’endormir. Elle rêva tout éveillée de fortune faite.
Le confesseur, cependant, revint de l’hôtel de Clare avec l’explication du silence de M. le duc. M. le duc était à Rome depuis un mois avec la princesse Nita, sa fille. Il devait y passer l’hiver.
Rome était loin, en ce temps, surtout en hiver. La mère Françoise d’Assise témoigna le désir qu’un exprès fût dépêché à Rome. Une demi-heure après, l’estafette montait à cheval.
Ces diverses choses firent causer, Dieu sait comme, dans le couvent. Depuis la fondation de l’ordre, jamais pareille charade n’avait été proposée à la curiosité des bonnes sœurs. Les préoccupations étranges de la mère Françoise d’Assise n’apparaissaient pas aux habitantes du couvent comme à nous ; un voile mystérieux restait entre elle et les regards ; mais quelque chose transpirait et ce quelque chose suffisait amplement à mettre en danse les langues, d’avance émoustillées par ce fait : la présence du blessé dans le parloir.
C’était déjà tout un roman que l’existence de cette vieille princesse, morte au monde, ensevelie sous la bure et qu’on sentait, plus qu’on ne la voyait à l’intérieur du couvent. Elle vivait de pénitence, de prière et d’oubli, mais on la traitait comme une reine, et l’apparition périodique du carrosse ducal, attelé de quatre chevaux, était toujours un événement.
Or, voilà que cet antique mystère se mêlait tout à coup à un mystère nouveau. Qui était ce jeune homme ? Quel lien le rattachait à cette grande race qui allait dépérissant et que le sexe du dernier enfant, la petite princesse Nita, condamnait fatalement à mourir ?
Une fois l’exprès parti, la mère Françoise d’Assise retomba dans son apparente immobilité. Elle ne descendit point au parloir pendant la semaine qui suivit : seulement, chaque matin, la Davot venait lui faire son rapport. C’était encore ici quelque chose de bizarre : pour entendre ce rapport, la vieille religieuse venait au seuil de sa cellule, et la garde-malade restait dans le corridor.
Le dimanche soir, douzième jour après l’arrivée du blessé dans la nuit du mercredi des Cendres, une neuvaine fut commencée à la chapelle de la Vierge. La communauté tout entière reçut invitation d’y prendre part.
La veille, la garde-malade avait dit dans son rapport quotidien : « Ce matin, il a remué en dormant. Quand il s’est éveillé, ses yeux se sont ouverts, et son premier regard m’a fait croire qu’il allait parler. Mais quand il a vu que mes yeux étaient sur lui, sa prunelle s’est éteinte. »
La mère Françoise d’Assise resta un instant pensive. La Davot eut un louis. On lui dit : « Redoublez de surveillance. »
Dans la journée, le père jésuite rendit visite au blessé pour lui offrir les secours de la religion. Il le trouva, selon ses propres expressions, engraissé et plus frais. La blessure allait parfaitement bien et promettait une guérison prochaine. Mais autant eût valu parler à une pierre. Le malade ne donna aucun signe de sensibilité, il était sourd, aveugle et muet.
La mère Françoise d’Assise avait bien recommandé à la Davot de garder bouche close sur tout ce qui avait trait au blessé. Mais, le moyen ? Un louis qu’on montre au travers d’un abondant et prolixe bavardage à la jaune jalousie des voisines vaut deux louis pour le moins.
La Davot parla et se vanta. Elle mit cent francs où il s’agissait d’une pistole. Le quartier, là-bas, est tranquille, mais provincial au plus haut degré. La rue de Vaugirard entra en émotion et se prit à causer avec la rue du Cherche-Midi qui fit signe à la rue de Sèvres : toutes longues et bonnes rues qui n’ont pas grand-chose à faire en dehors de leur salut. On babilla à la porte des innombrables couvents et chapelles, les bedeaux eurent des « renseignements ». L’histoire du Buridan, beau comme l’amour et plus mystérieux que le célèbre inconnu des mélodrames, s’enfla, gagna, s’extravasa jusqu’à l’Odéon d’un côté, jusqu’à la Croix-Rouge de l’autre, et passa même les ponts en prenant tout droit la rue du Bac.
Voici cependant un fait singulier : Madame Thérèse, la mère de Roland, demeurait au n° 10 de la rue Sainte-Marguerite, en plein milieu de ce quartier, mis en émoi par l’aventure du Buridan. Nous savons comme elle adorait passionnément ce fils, son dernier bien ; nous savons aussi quelle importance peut-être exagérée elle attachait au dépôt confié, les vingt billets de mille francs ; comment ne donnait-elle point signe de vie ?
Certes, la maladie et la pauvreté la faisaient bien impuissante, mais pourtant, elle n’était pas isolée au point de ne rien tenter en des circonstances si graves. Elle avait à tout le moins la voisine, Mme Marcelin, et le docteur Abel Lenoir, dont le généreux intérêt s’était traduit autrement que par des paroles.
La perte d’un fils bien-aimé est un de ces événements qui galvanisent la paralysie elle-même, et la mère de Roland avait toute sa raison. Avertie par la rumeur publique, qui bourdonnait tout autour d’elle, mise sur la voie par cette circonstance du costume, un des traits distinctifs de l’anecdote incessamment et partout répétée, comment Madame Thérèse pouvait-elle rester dans cette inaction et garder ce silence ? Ici, le premier venu peut servir de messager ; la police ne manque à personne et l’affaire en était arrivée à ce point que les passants du trottoir en savaient aussi long que le commissaire.
Nous avons soulevé cette question à laquelle il sera répondu, parce qu’elle explique la conduite de Roland et qu’elle donne la clef de l’énigme posée par lui à la science de son chirurgien, Roland, depuis plusieurs jours déjà, jouait la comédie.
Il avait été blessé horriblement. La dague de Joulou avait pénétré à de telles profondeurs et ravagé la région péricardiaque selon une ligne si dangereuse qu’il y avait eu, au premier moment, cent à parier contre un pour la mort immédiate. Jusqu’ici, rien que de vrai. Pendant plus d’une semaine, la vie était restée en lui à l’état de somnolente végétation. Dans cette période, le moindre effort, venant troubler la nature au moment où elle renouait avec lenteur la série des fibres rompues, eût été mortel. Le chirurgien avait raison ; ils ont toujours raison quand ils ordonnent ce repos et ce silence qui favorisent l’admirable travail du principe vital, luttant contre la destruction.
Les investigations de la justice avaient eu lieu réellement à une heure où le blessé ne pouvait ni répondre ni même entendre.
Mais, depuis plusieurs jours déjà, la Davot l’avait presque deviné, le blessé voyait, entendait, vivait dans toute la force du terme. S’il l’eût voulu, il aurait pu soutenir un interrogatoire.
Il ne voulait pas.
Une nuit que la Davot veillait consciencieusement, lisant un roman de Paul de Kock, demi-caché sous un livre de prières, Roland sortit de son lourd sommeil. Ce fut comme une naissance. La pensée lui revint lentement et confusément.
À ce premier instant, il n’aurait pu ni parler ni remuer.
Le roman était très gai, il faut le croire. De temps en temps, la garde riait toute seule et de bon cœur. Roland avait soif dans sa gorge et peur dans son cerveau.
Une peur vague qui se traduisit par le nom de sa mère, lequel monta de son cœur endolori jusqu’à ses lèvres muettes.
Ce nom suffit à lui raconter sa propre histoire. Il revit, comme un rêve, les événements de la dernière nuit du carnaval. La beauté de Marguerite passa devant ses yeux, pareille à un grand éblouissement, il eut la saveur de cette voluptueuse et terrible entrevue, puis l’angoisse du dénouement inattendu, puis encore, sa plaie le blessa : le couteau y rentrait. Il s’endormit, brisé de lassitude.
Il n’y avait pas eu place encore pour la pensée de jouer un rôle. Cette pensée vint le lendemain parce que la première parole qu’il entendit mentionna un message du parquet, demandant s’il était possible de reprendre les interrogatoires. L’instruction criminelle languissait lamentablement, et l’on avait grande impatience, au palais, d’entendre la déposition de la victime. En écoutant cela, Roland sentit renaître sa frayeur de la veille, mais elle prenait un corps et une signification. Cette frayeur, c’était la pensée même de sa mère.
Il avait tout compris, en masse, sans avoir souci des détails. Il était dans un asile, peu importait lequel, et la justice l’y gardait sous sa main comme une pièce du procès intenté à l’homme qui l’avait poignardé. Il vit sa pauvre bonne mère toute pâle sur le lit où elle souffrait. L’idée de fuir naquit aussitôt en lui, l’idée de fuir ou de mourir.
Ce fut précis et solide comme si cette conclusion eût été le résultat d’un long travail mental. Sa mère ! la justice ! Du choc de ces deux notions, la volonté de fuir jaillit impétueusement, impérieusement aussi. Sa mère était si noble et si fière au fond de son malheur ! La justice, conscience des peuples, parle si haut et touche si cruellement ceux-là même qu’elle prétend protéger ou venger !
On lui a choisi un symbole : c’est une main, une grande main de pierre, froide, dure, incorruptible, qui ne sait, qui ne peut avoir aucun ménagement. Cette main déchire tous les voiles, son droit est là, et son devoir, car les nations se soulèvent dès qu’on l’accuse de faiblesse. Il faut qu’elle mette tout à nu. Or, chaque crime suppose un groupe : l’assassin et la victime. Tant pis pour la victime !
Et les choses ici changent de nom ; les choses, si vous voulez, prennent leur vrai nom. Les lâches illusions s’en vont avec les secourables précautions de langage. C’est austère et impudent comme la morgue.
Roland entendit en lui-même le résumé de l’instruction qui disait en le montrant au doigt : celui-ci a été assassiné au seuil d’une maison infâme. Il en sortait. Il avait vingt billets de mille francs dans un portefeuille. Il est le fils d’une femme qui se meurt dans la misère !
Posée ainsi, l’accusation atteignait jusqu’à sa mère !
Il n’y avait que deux moyens d’empêcher l’accusation de se produire au grand jour de la publicité : fuir ou mourir incognito avant d’avoir parlé.
Pour un esprit sage, ces deux moyens étaient aussi absurdes et impossibles l’un que l’autre. Roland, cependant, n’en repoussa qu’un : la mort. Il avait contracté une nouvelle dette envers sa mère ; il le sentait profondément ; il voulait vivre pour sa mère.
Restait la fuite. Il ne pouvait pas faire un mouvement dans son lit. Une fois née, cependant, cette idée de fuir, ce fut chez lui un incessant et dévorant travail. Il était fait ainsi : hardi, patient et fort.
Il essaya dès la première minute. Son corps inerte désobéit à son effort. Il fit appel à son esprit.
Mais alors, une autre préoccupation vint à la traverse. La notion des jours écoulés depuis la catastrophe n’était pas exacte en lui. Il exagérait la mesure du temps qui lui semblait long mortellement. Il se faisait la question que précisément nous nous sommes faite ; il se demandait : comment ma mère ne me cherche-t-elle pas ? comment ne me trouve-t-elle pas, si elle me cherche ? La réponse n’était que trop facile. Le docteur Abel Lenoir avait dit : elle a grand besoin d’espérer…
Roland la vit sur son pauvre lit solitaire. Que pouvait-elle, sinon prier ?
Roland pria et pleura. Le premier mouvement de son bras fut pour essuyer une larme, et tout aussitôt un flux de joie lui inonda le cœur. Son bras, appuyé sur le matelas, fit levier. Il sentit ses muscles se roidir. Le drap remua. Il crut à un miracle.
Le miracle fut suivi d’une syncope et la Davot monta chez la mère Françoise d’Assise, pour lui dire que le blessé était au plus bas. Ceci ce passait le mercredi, quinzième jour.
Personne n’en est plus à renier cet auxiliaire tout puissant de la médecine qui a nom la gymnastique. La gymnastique n’est pas par elle-même un moyen curatif, mais elle aide à la cure d’une façon si triomphante que son modeste rôle d’accessoire met souvent dans l’ombre l’agent principal. Si les gymnastes, charlatans ou ignorants, ne déconsidéraient pas leur art en promettant sans cesse plus que leur art ne peut tenir, la gymnastique aurait bien vite droit d’entrée dans nos familles comme la médecine elle-même, et ce serait un grand bienfait pour la santé publique.
On ne fait jamais de meilleure gymnastique qu’au gymnase, et, certes, ce n’est pas en vain que Triat, le maître, a inventé les mille et un détails de ses ingénieuses machines, chargées d’exercer utilement tour à tour les divers muscles qui composent le mécanisme humain ; mais, à la rigueur, on peut faire de la gymnastique hors du gymnase et sans instrument.
Si Roland avait eu Triât et des outils, les choses auraient peut-être marché plus vite. Il n’avait rien, il fit comme il pût.
Il faut bien convenir que tout est gymnastique en ce monde et que chacun de nous fait de la gymnastique sans s’en apercevoir : gymnastique du corps et gymnastique de l’esprit.
Pour donner une définition qui n’ait aucunement couleur de science médicale et qui tourne légèrement au contraire du côté de la philosophie pittoresque, nous dirons que la gymnastique est la plus-value que l’usage obtient de toute chose : la bêche qui a bêché vaut mieux que la bêche neuve, la terre qui a été bêchée a gagné en valeur, et le bras qui a manié la bêche a gagné en vigueur. Ne trouvez-vous pas cela beau, consolant, social, providentiel ? C’est la grande parabole du travail.
N’opposez pas à cela l’usure, qui est le revers de l’usage, comme la mort est le verso de la vie. Ici-bas, on ne peut raisonner que dans des conditions humaines, c’est-à-dire mortelles. La victoire nous use comme la défaite ; c’est fatal. S’en suit-il que la victoire ne soit point préférable à la défaite ?
La gymnastique, au passif, étant la plus-value obtenue par l’usage ou l’effort, à l’actif, elle est la série bien entendue des efforts qui obtiennent cette plus-value.
Vous n’avez pas oublié, Madame, ce premier essai de gymnastique qui mit de jolies larmes dans vos yeux. L’enfant blond posa par terre ses deux jambes potelées. Il chancela ; et comme il fut près de tomber ! le père souriait. Ce fut le premier pas. Le second était déjà plus ferme, et vous eûtes un mouvement de fierté au troisième, heureuse mère ! Un mois plus tard les petites jambes trottaient. Puis les lèvres et le palais se mirent à essayer des syllabes. Autre orgueil ! Et qu’elle parle bien, maintenant, n’est-ce pas, Madame ?
Mais ce fut au piano ; les chers petits doigts étaient gauches, mous, révoltés, la première fois qu’ils balbutièrent, le long des touches indociles, cette gamme en ut qui va toujours tout droit pourtant, sans dièzes ni bémols, comme la grande route de Saint-Denis. Et maintenant, nous jouons du Prudent, les yeux fermés : est-ce vrai ? Songez, Madame, qu’il a fallu une gymnastique encore plus rude pour faire d’un conscrit alsacien un colonel !
Roland fit tout uniment de la gymnastique, sans trop savoir, je pense, et comme M. Jourdain faisait de la prose. Il fit de la gymnastique dans son lit, à l’insu de sa garde et de son chirurgien. Était-ce dangereux ? Peut-être. Néanmoins cela réussit.
En tout cas, c’était difficile, car le propre de la gymnastique est de progresser dans le mouvement, et Roland était surveillé de près.
Heureusement, pour lui, la Davot, reconnaissante ou avide de gain, ou poussée par ces deux mobiles réunis, prit une grande résolution. Jusqu’alors, elle avait eu six heures de repos chaque jour, et pendant ce temps une sœur converse relevait sa faction. La Davot, sous prétexte de surveillance plus étroite, supprima les vacances et se fit fort de ne plus perdre de vue le blessé un seul instant. Il en résulta pour elle huit heures de bon sommeil sur vingt-quatre, malgré les innombrables tasses de café fort, prises expressément pour combattre Morphée.
Elle se disait, car les excuses ne manquent jamais : « Je choisis pour dormir "quelques minutes" l’instant où il est profondément assoupi. »
Mais c’était, en réalité, Roland qui choisissait. Il jouait le sommeil quand la Davot veillait. Dès qu’elle fermait l’œil, la gymnastique allait son train.
Ce furent d’abord des mouvements imperceptibles, des efforts sourds combinés de façon à ne pas intéresser la plaie non encore fermée.
Une nuit que la Davot ronflait, pleine de café, il se leva sur son séant, plus pâle qu’un mort, car cet excès le brisait.
Oh ! certes, quand elle s’éveillait, il dormait bien ! Il dormait comme un chasseur qui a fait douze lieues dans ses guêtres mouillées ; il dormait comme un soldat au lendemain d’une triple étape ; il dormait de fatigue !
Le parloir était grand. On y avait installé un poêle et un vaste paravent qui défendait le lit du blessé contre l’air de la porte d’entrée. La Davot se tenait dans un grand vieux fauteuil que la mère Françoise d’Assise avait fait acheter pour elle ; ce fauteuil avait place à droite du lit, auprès de la table qui supportait les médicaments. Le paravent était dressé de l’autre côté du lit.
Le dix-neuvième jour après son entrée au couvent, à quatre heures du matin, Roland, pendant que la Davot ronflait rêvant qu’elle veillait, parvint à se glisser hors du lit et passa derrière le paravent.
Bon endroit pour faire de la gymnastique ! mais, une fois, là, le pauvre garçon ne sut que grelotter, pantelant sur la dalle froide. Il risquait sa vie, très certainement ; il le savait bien ; à son sens, il risquait même davantage, car, si la garde se fût éveillée à ce moment, tout était perdu.
La garde ne s’éveilla pas. Roland dépensa une demi-heure d’efforts intelligents et patients à regagner son lit, où il put rentrer à grande peine. Il avait gagné un fort accès de fièvre et la certitude d’être bientôt capable de fuir, si une occasion se présentait.
Nous devons faire remarquer toute l’importance de ce si. Les fenêtres du parloir étaient grillées ; la porte donnait sur le vestibule, servant provisoirement de parloir. Pour gagner le dehors, il fallait franchir une claire-voie, passer devant la conciergerie et obtenir l’ouverture de la porte cochère.
Roland, il est vrai, ignorait tout cela. Les êtres lui étaient totalement inconnus, puisque son entrée au couvent avait eu lieu pendant qu’il était évanoui, mais restait un dernier obstacle dont il pouvait se rendre compte et qui semblait bien autrement insurmontable : on l’avait apporté au couvent, trois semaines auparavant, avec son costume de carnaval, lequel costume lui-même, taché de sang, troué par le poignard, restait, depuis lors, entre les mains de la justice. Dans toute la maison, il n’existait pas un seul vêtement d’homme.
Roland n’avait pas d’argent. Son rôle de muet lui enlevait tout moyen d’intercéder ou de séduire. À quoi lui servait sa pauvre gymnastique ?
Le mercredi, vingt-deuxième jour après son arrivée à la maison des dames de Bon-Secours, Roland parvint à marcher derrière son paravent. Il fit plus de cinquante pas en se tenant à la muraille et regagna sa couche sans éveiller l’attention de la Davot. Celle-ci en était arrivée à croire qu’elle avait trouvé le moyen de vivre sans dormir.
– Je ferme les yeux, disait-elle, mais je ne perds jamais connaissance. Je l’entends respirer. C’est le café et l’envie de faire mon devoir. On s’habitue à tout. La mère Françoise est si bonne pour moi ! J’aurai un sort à la fin de tout ça, et elle m’a promis un habillement en mérinos pour le jeudi de la mi-carême.
C’était le lendemain, le jeudi de la mi-carême. Jugez si le zèle de la Davot avait sa raison d’être !
Le matin du mercredi qui suivait cette nuit laborieuse où Roland avait marché cinquante pas, une estafette en grande livrée arrêta son cheval fumant à la porte de la maison de Bon-Secours. C’était la réponse de M. le duc de Clare, envoyée de Rome.
La mère Françoise d’Assise attendait, depuis le temps, avec une profonde impatience. Elle comptait les heures. Jusqu’à présent, la neuvaine accomplie n’avait pas amené de résultats : au moins pour la vieille religieuse, qui ne connaissait pas le gymnase de notre Roland, derrière le paravent.
C’était toujours chez le blessé le même mutisme et la même immobilité. Les apparences de la vie avaient beau renaître en lui, il restait de pierre, et le chirurgien comptait bien soumettre ce cas si rare à l’Académie.
Ce fut en tremblant que la mère déchira la large enveloppe, timbrée de l’écusson de Clare. Le regard vif et perçant de la vieille religieuse parcourut d’un temps les quelques lignes tracées sur le papier épais.
– Dieu soit loué ! murmura-t-elle, c’est la neuvaine !
M. le duc de Clare, répondant respectueusement à l’appel de sa noble parente, annonçait son départ immédiat. Il devait suivre son courtier à vingt-quatre heures de distance.
– Demain ! dit-elle. Il sera ici demain !
Elle s’agenouilla devant son lit et pria ; mais son regard cherchait malgré elle la miniature qui pendait au mur, et parmi les formules de l’oraison, elle mêlait à son insu d’autres paroles :
– Il verra bien ! pensait-elle tout haut. Je ne suis pas folle. J’ai été dix fois à son chevet et dix fois cette ressemblance m’a frappée. M. le duc de Clare est un gentilhomme, un honnête homme aussi comme tous ceux qui ont le sang du roi dans leurs veines… Il verra bien ! il verra bien !
Elle se leva sans que, peut-être, sa prière fût achevée, elle décrocha la miniature qui lui sembla s’animer et sourire. Un coup d’œil rapide l’assura que sa cellule était vide. Elle approcha la miniature de ses lèvres et la baisa, disant :
– Raymond, fils de mon cœur ! Dieu est bon ! Je retrouverai ta veuve, et j’ai retrouvé déjà peut-être ! l’enfant que tu nommas de mon nom sur les fonts du baptême ! Le duc ! le vrai duc ! le chef de notre maison ! Roland de Clare, en qui Dieu perpétuera la gloire et la puissance de ses pères !
Un pas précipité se fit entendre dans le corridor. À travers la porte fermée la Davot s’écria :
– Ah ! bonne mère ! ah ! Madame ! Il faut que je vous parle !
La vieille religieuse se hâta vers la porte et l’ouvrit.
– N’ayez pas peur, dit la Davot, il est bien gardé. J’ai laissé une sœur en bas… Ah ! le jeune scélérat, qui l’aurait cru !
– De qui parlez-vous ? demanda la mère Françoise d’Assise avec hauteur.
– Je parle de ce petit comédien. Il se moque de nous, c’est clair. Et quelle ruse il lui a fallu ; puisque je n’ai pas fermé l’œil depuis six fois vingt-quatre heures, pas une minute, quoi ! c’est le café… Mais voilà que tout à coup, ce matin, j’étais à lire mes psaumes, bien tranquillement, quand il a sauté dans son lit. Ça m’a saisie. Sauté comme une carpe. C’est la première fois, j’en ai vu d’autres, des malades ; on ne saute pas de même pour la première fois. J’ai guetté. Il s’est mis à remuer les deux bras et les jambes. Vous auriez dit qu’il se défendait contre quelqu’un. Il était rouge ; il y avait de la fièvre. Marguerite ! qu’il a dit, Marguerite !…
– Il a parlé ! s’écria la vieille religieuse, oppressée par l’excès de son émotion.
– Ah ! mais oui ! et pas gêné encore ! Il en a dit long. Il a appelé cette Marguerite et sa maman, et je ne sais qui encore. Il a bavardé portefeuille, vingt mille francs en billets de banque… Et qu’il avait peur de la justice !
La garde s’arrêta sur ce mot.
La mère Françoise avait les yeux baissés et réfléchissait.
– Il n’a prononcé aucun nom ? demanda-t-elle.
– Marguerite… commença la Davot.
– J’entends aucun nom qui puisse servir d’indication.
– Attendez !… J’ai une fameuse mémoire, mais le manque de sommeil… Ah ! j’ai bien gagné ce qu’on a fait pour moi, oui !… Il a dit un nom.
– De Clare, peut-être ?
– Pour ça, non… C’était comme Charleroy…
– Fitz-Roy ?
– Non… pas Fitz-Roy… Palevoy, Malevoy… et il a causé d’une étude de notaire… Ce doit être une histoire à faire frémir, bien sûr !
Sans mot dire, la vieille religieuse lui fit signe de repasser le seuil et la suivit dans le corridor. Elles descendirent ensemble au parloir où une sœur veillait en effet.
La sœur dit, pendant qu’elles s’approchaient du lit sans bruit :
– Le voilà plus calme. Il avait un mauvais rêve. Quel beau jeune homme ! et ne croirait-on pas qu’il est en santé ?
Il y avait trois jours que la mère Françoise d’Assise n’avait visité le blessé. Elle fut frappée du changement qui s’était opéré en lui. La fièvre contribuait sans doute à ces vives couleurs qui animaient son visage, mais la fièvre ne pouvait tout faire et la sœur n’exagérait point ; on eût dit un beau jeune homme en pleine santé.
Comme toujours, la mère l’examina attentivement et longuement. Pendant qu’elle avait l’œil sur lui, il fit un brusque mouvement : un mouvement vigoureux et facile qui le retourna à demi sur sa couche.
– Voyez ! s’écria la garde avec un triomphe. Il cachait son jeu !
– Et jamais vous ne l’aviez vu bouger ? demanda la vieille religieuse dont la joue amaigrie avait comme un reflet des rougeurs qui teignaient la face du blessé.
– Jamais, au grand jamais ! répliqua la Davot. Pour nous avoir mis dedans, ça y est… Et le docteur n’est pas sorcier, non !
En ce moment Roland exhala ce long soupir des gens qui s’éveillent. Son œil s’ouvrit vif et clair. On ne peut pas même dire qu’il jeta un regard sur ce qui l’entourait. Il sembla deviner plutôt que voir, car un voile de morne insensibilité tomba subitement sur sa prunelle.
– Voyez, répéta la Davot, est-il rusé, celui-là ! Il refait le mort. D’un geste, la mère lui imposa silence. Elle s’approcha du lit et prit la main de Roland qui resta inerte, mais brûlante dans la sienne.
– Mon jeune ami, dit-elle avec douceur, m’entendez-vous ?
– Je t’en souhaite ! murmura la garde. C’est la bouteille du noir !
Le blessé demeura immobile et ne répondit point.
– Je vous préviens, dit la vieille religieuse dont la voix se fit plus sévère, que vous avez remué et parlé pendant votre sommeil. Il n’est plus temps de feindre.
Le blessé pâlit imperceptiblement. Ce fut tout. La mère attendit la moitié d’une minute et reprit d’un accent impérieux :
– Monsieur Roland, je vous ordonne de parler !
La garde et la sœur échangèrent un regard stupéfait. Pourquoi ce nom ? D’où savait-elle ce nom ?
Le blessé tressaillit faiblement et sa joue continua de pâlir.
La mère Françoise d’Assise attendit encore une minute.
Puis elle se dirigea vers la porte du parloir en disant avec toute sa froideur reconquise :
– Je vais donner des ordres pour que le parquet soit prévenu sur-le-champ. Ce jeune homme peut répondre aux questions du juge. Qu’on aille chercher le docteur. Il est vraisemblable qu’on doit désormais le transférer à la prison : c’est là sa place.
– Oh ! bonne mère ! supplia la sœur, ayez encore pitié de lui !
La Davot accompagna la vieille religieuse jusqu’à la porte et lui dit en montrant sa jupe :
– Il est grand temps que mon habillement neuf vienne. Je grelotte là-dessous.
La mère Françoise d’Assise se fit conduire à la chapelle et conféra avec son directeur. Ce fut le directeur lui-même qui se rendit au Palais de Justice.
Le chirurgien, appelé, déclara qu’il avait tout prévu, que la garde était une misérable sotte de faire tant de bruit pour une chose si simple. Il expliqua tout scientifiquement. Un quart d’heure avant sa mort M. de la Palisse était encore en vie ; une minute avant de remuer, de parler et même d’éternuer, un perclus peut avoir l’insensibilité d’une pierre. Il cita des cas cataleptiques fort divertissants. Sur la question de savoir si le blessé jouait actuellement la comédie, il raconta l’histoire d’un lapin empoisonné par M. Orfila, dans un but d’humanité, et qui accomplit virtuellement ses fonctions plus d’une heure après son décès. En somme, la plaie était fermée, la force était revenue par l’ingestion d’une certaine sorte de consommé, un consommé spécial, dont le docteur avait seul la recette. La garde s’était plainte parfois, il est vrai, des souris qui mangeaient son souper, et quelques sceptiques pensaient maintenant que le blessé avait bien pu… Non sens ! Le consommé spécial suffisait. Et niait-on les souris ! Il y avait un chat !
C’était une belle cure. On pouvait envoyer le sujet à la cour d’assises, si l’on voulait, et même aux Grandes-Indes. Seulement le docteur ne répondait pas des accidents.
Au couvent de Bon-Secours, la journée fut fort agitée. La supérieure dit plus d’une fois : « Voilà ce que peut produire une infraction à la règle ! » Les deux pauvres sœurs, coupables de cette infraction, furent rétrospectivement admonestées, mais rien n’y fit : le couvent tout entier s’intéressait à ce romanesque jeune homme ; un peu plus seulement, depuis qu’on le soupçonnait de jouer son rôle dans je ne sais quel imbroglio ténébreux. Impossible d’empêcher les bonnes sœurs de se glisser dans le parloir. Elles vinrent toutes, et la Davot dut recommencer vingt fois son histoire.
Ce qui frappait surtout dans cette histoire, c’était l’étrange parole de la mère. Elle avait dit au blessé : « Monsieur Roland ! » et par le fait le linge du blessé avait un R pour marque. Le blessé se nommait donc Roland, mais comment la mère l’avait-elle appris ?
Et Roland qui ?…
Et allait-on vraiment rappeler la justice avant l’arrivée de M. le duc qui devait avoir lieu le lendemain !
Car, de façon ou d’autre, la maison tout entière savait que M. le duc arrivait le lendemain.
À son retour du palais, le confesseur de la mère Françoise d’Assise avait un air fort mystérieux. On attendit la justice jusqu’au soir, et la justice ne vint point. Les bonnes sœurs parlèrent de relever la Davot pour la nuit, disant qu’elle devait être exténuée. On n’accepta point leur offre.
Et nous devons constater que, cette nuit, la Davot fut héroïque. Pendant douze heures, de huit heures du soir à huit heures du matin, elle resta à l’affût, sans fermer l’œil, écoutant et guettant. Son imagination avait énormément travaillé. Elle était désormais convaincue qu’une parole surprise pouvait lui donner de bonnes rentes.
Malheureusement, son zèle ne fut pas récompensé. Si elle eût fait semblant de dormir, on ne sait ce qui serait advenu. Elle veilla franchement ; le blessé fut comme un poisson. Sa fièvre était tout à fait calmée.
Huit heures sonnant, la mère Françoise d’Assise était au parloir.
Elle y trouva la garde, rouge d’une terrible migraine, et le blessé pâli par le retrait de sa fièvre, mais calme et beau dans son repos, si beau que la vieille recluse se redressa en un mouvement d’orgueilleuse tendresse. Une demi-heure après, la justice descendit avec un certain appareil, et accompagnée de trois médecins qui devaient fournir une consultation solennelle.
L’interrogatoire commença sous une forme sévère, et le juge déclara tout d’abord au blessé qu’il ne restait point de doute sur la possibilité où il était de répondre. Le juge ajouta que son silence obstiné pouvait lui être imputé à mal.
Le blessé demeura insensible ; ses paupières étaient closes. Pas un muscle de ce jeune et beau visage ne remua. Le magistrat, qui appartenait à la jeune école et s’occupait d’art, le compara malgré lui à un marbre antique. Le greffier songeait ; ce sont des hommes pratiques que ces officiers judiciaires, et, dans la salle des pas perdus, on ne voit pas la nature humaine sous ses plus radieux aspects ; le greffier songeait à ces curiosités du crime qui font de la Gazette des Tribunaux le plus excitant de tous les recueils utiles.
Après l’insuccès de cette première attaque, le corps médical donna comme une réserve. C’étaient trois savants hommes dont la cour d’assises avait rendu les noms illustres. Ils furent nécessairement de trois avis différents, motivés à merveille sur la situation du blessé, mais ils s’accordèrent à déclarer : l°que le sujet jouissait de ses facultés physiques et morales ; 2°que le transport, opéré avec les précautions convenables, ne représentaient actuellement aucun danger.
En conséquence, le magistrat notifia à la supérieure du couvent de Bon-Secours que, le lendemain, vendredi, à pareille heure, une voiture viendrait prendre le blessé pour le transférer en un lieu où il fût sous la main de l’instruction.
La mère Françoise d’Assise s’était retirée dans sa cellule. Après le départ des gens de justice, elle demanda la supérieure. Ordre fut donné de fermer le parloir où le blessé resta seul à la garde de la Davot. Celle-ci n’avait plus qu’un jour pour faire sa fortune. Quoiqu’elle n’eût réussi à rien dans sa vie, la pauvre femme, elle gardait bonne opinion d’elle-même. Elle se dit : « Peut-être qu’en y mettant de l’adresse je tournerai le jeune homme. »
Et certes, elle était bien plus près du succès qu’elle ne pensait, car le jeune homme avait précisément l’idée d’implorer son aide pour fuir.
Si elle eût seulement attendu dix minutes, peut-être que le jeune homme aurait fait le premier pas.
Mais elle parla, et sa ruse grossière se dévoila d’elle-même. Quoique Roland fût tout le contraire d’un diplomate, il la jugea au son seul de sa parole et se replongea tout au fond de son obstiné silence. Cette femme était une ennemie. Il regretta les bonnes sœurs et attendit la nuit.
Ce que la nuit pouvait lui apporter de chances pour fuir, il n’eût pas su le dire lui-même, mais l’espoir est ainsi fait. Il cave sur l’impossible, surtout à la dernière heure.
Vers midi, la Davot, lasse de parler, se tut. Un terrible besoin de sommeil la tourmentait. Sa tête était malade. Quand on lui apporta son repas, elle n’y toucha point, quoiqu’elle fût ordinairement de grand appétit. L’odeur des plats lui fit mal ; elle les porta derrière le paravent et sentit son front tourner en revenant. La lutte ne pouvait être longue désormais ; à peine fut-elle assise qu’elle s’endormit d’un lourd et profond sommeil.
Le regard de Roland glissait entre ses paupières demi-closes et la guettait avidement. Il ne crut pas d’abord à ce sommeil et craignit un piège. Il toussa faiblement, puis plus fort ; il s’agita sous ses couvertures ; la Davot ronflait. Roland, alors, feignant de rêver, prononça des mots sans suite et cria d’une voix étouffée : « Au secours ! on me tue ! »
La Davot ne bougea pas.
L’épreuve était faite, Roland se leva sur son séant tout droit et d’un seul temps. Son sourire salua ce témoignage de renaissante vigueur. Il quitta son lit sans effort et gagna l’arène ordinaire de ses exercices. Il marcha sans appui. Certes, il n’eût rien valu pour une bataille, et ces quelques pas qu’il essayait avec tant de joie mettaient de la sueur à son front, mais quel progrès depuis la veille ! En somme la route n’était pas longue. Ces derniers jours, en écoutant les bonnes sœurs, il avait appris où il était : un demi-quart d’heure de chemin le séparait de sa mère.
Le clair soleil de mars entrait par les fenêtres grillées du parloir. Pour la première fois Roland put jeter un regard au-dehors. Il vit des arbres et de l’herbe ; sa poitrine battit comme s’il eût respiré l’air libre. Il lui semblait déjà qu’une seule chose le séparait, en effet, de la liberté : le manque de vêtements. Il chercha, il fureta autour de cette vaste pièce toute nue, comme on poursuit l’objet perdu partout, même dans les tiroirs trop étroits pour le contenir.
Il n’y avait assurément aucune chance de trouver là un habillement quelconque, et Roland le savait bien, mais il cherchait. Sa volonté de fuir s’échauffait jusqu’à la passion. Il n’avait plus qu’une nuit. Le lendemain, entre lui et sa mère il y aurait les verrous d’une prison.
Et le secret qu’il avait contenu en lui avec tant de peine éclaterait ! Sa mère saurait tout, non point par lui, Roland, agenouillé et demandant pardon de sa première folie, mais par le bruit public ou la voix brutale des journaux judiciaires.
Il ne s’étonnait point d’aimer si ardemment sa pauvre mère malade, mais il s’avouait qu’il ne l’avait jamais si bien aimée. Dans la rigueur du terme, il eût risqué sa vie mille fois pour lui épargner cette honte et cette douleur.
Il se représentait cette chambre triste, cette couche solitaire et de si longs jours d’attente ! quelles nuits ! Elle avait murmuré si souvent à son oreille : « Je n’ai plus que toi !… »
Voilà le fait. En cherchant des habits, il fit le tour du parloir et revint derrière le paravent. Sa tête et son cœur étaient pleins, mais son estomac criait la famine. En passant près de la Davot, une idée triomphante surgit en lui : ne pouvait-on bâillonner cette femme et la lier solidement, puis la dépouiller, puis se revêtir de son costume !…
C’était une robuste personne. Dans l’état actuel des choses, elle eût terrassé notre Roland d’une chiquenaude, mais il n’en croyait rien. L’idée lui monta au cerveau et donna trêve à sa rêverie sentimentale. Il s’arrêta au coin du paravent et contempla sa garde le cœur plein de pensées belliqueuses. Il traça un plan d’attaque, cherchant avec bonté les moyens de lui faire le moins de mal possible.
La Davot ne se doutait guère du danger qu’elle courait.
Roland, cependant, se retourna ; une odeur tentatrice avait touché ses narines. La même chose peut produire des effets bien différents. Ce déjeuner, que la garde avait éloigné d’elle avec dégoût, Roland s’en rapprocha, tout frémissant de ce bienheureux appétit que seule la jeunesse convalescente peut connaître. Il pensait toujours à sa mère, à ses plats, à la Davot garrottée et bâillonnée, mais il y pensait la bouche pleine.
C’était délicieux, écoutez ! jamais il n’avait rien mangé de pareil ; le pain lui semblait tendre, l’aile de volaille avait un fumet céleste, et le vin ! oh ! le vin ! à la santé des bonnes sœurs ! Il riait tout seul, il avait envie de chanter. Plus d’obstacles ! après un semblable festin, on terrasse une demi-douzaine de gardes !
Et l’avenir est frais comme une rose. Plus d’obstacles ! Rien que des portes ouvertes, au-delà desquelles il allait trouver peut-être sa mère heureuse et guérie !
La journée avançait ; et les bruits extérieurs semblaient grandir. C’est ici un quartier silencieux, mais il y avait des moments où Roland croyait ouïr, au lointain de la ville vivante, cette voix des gaietés populaires, ce cri monotone et rauque, le dernier son qu’il eût entendu, ce soir où il avait quitté sa mère, la voix des trompes du carnaval.
Sa pensée allait tourner à cet appel, sa mémoire, tristement sollicitée, allait reprendre le fil sombre de ses aventures, lorsqu’un roulement rapide attaqua le pavé de la rue.
– Porte, s’il vous plaît ! cria une voix qui lui donna exactement la distance du parloir à la porte cochère, et aussi la direction à suivre pour se sauver, quand il aurait vaincu la Davot et conquis sa défroque.
Une agitation soudaine eut lieu à l’intérieur du couvent. Des pas précipités sonnèrent dans diverses directions, et ces mots dominèrent le sourd tumulte :
– Monsieur le duc ! Monsieur le duc !
Roland n’eut que le temps de glisser les débris de son festin dans le coin le plus obscur du parloir et de rentrer vivement dans son lit.
Les deux battants qui s’ouvrirent avec fracas éveillèrent la Davot en sursaut.
Le cérémonial usité depuis tant d’années pour l’entrée de M. le duc n’eut point lieu, et ce fut une raison de plus qui donna au couvent de Bon-Secours une grande idée de la gravité des circonstances.
La mère Françoise d’Assise avait quitté sa cellule d’avance et depuis longtemps. Elle attendait le voyageur avec une impatience croissante, et comptait les minutes. M. le duc, en descendant de son équipage à quatre chevaux, la trouva sous la voûte, appuyée au bras de la supérieure.
Comme toujours, Nita, la petite princesse, était avec lui, svelte, gracieuse et hautaine sous son costume de voyage qui indiquait la fin d’un deuil. Elle tendit son front à la mère qui lui donna un baiser distrait.
– La voilà grande comme sa sœur, dit-elle.
Un nuage passa sur le front de M. le duc. Nita devint pâle et ferma ses grands yeux à demi.
– Monsieur mon neveu, reprit la mère, je vous remercie de l’empressement que vous avez mis à répondre à mon appel. En tout ceci, je ne me suis point fiée à moi-même et j’ai agi d’après de sages conseils. Il s’agit du nom de Clare : le seul intérêt humain que j’aie gardé dans ma retraite avec la permission de mes supérieurs et comptant sur la miséricorde de Dieu. Le duc s’inclina en silence. La mère poursuivit :
– Princesse, ma chère enfant, allez jouer dans le jardin !
Au lieu d’obéir, la fillette se rapprocha et prit la main ridée de la mère, qu’elle porta respectueusement à ses lèvres.
– Madame ma tante, dit-elle d’une voix singulièrement harmonieuse, mais nette et posée comme la voix d’une femme, je ne suis plus un enfant ; mon père n’a plus que moi, maintenant ; je ne quitte jamais mon père.
La vieille religieuse fixa sur elle son œil perçant, où passa une étrange émotion.
– Vous souvenez-vous bien de votre sœur Raymonde, princesse ? murmura-t-elle.
Les yeux de Nita s’emplirent de larmes, et M. le duc fronça le sourcil.
– C’est bien, poursuivit la mère, vous n’êtes plus un enfant, en effet. Que Dieu et la Vierge vous bénissent, ma fille ! C’est un noble et bon sang qui bat dans votre jeune cœur. Soyez donc avec nous, et, quand vous aurez vu, portez hardiment témoignage.
Le regard de M. le duc se faisait soucieux.
– Qu’on ouvre la porte du parloir ! ordonna la mère.
En même temps, elle quitta le bras de la supérieure pour prendre celui de son neveu. Celui-ci, quoiqu’il eût semblé attendre une explication, n’était point sorti de sa réserve ordinaire et n’avait fait aucune question. La vieille religieuse, dès qu’on eut franchi le seuil, prit Nita par la main et remercia d’un signe de tête la supérieure qui resta au-dehors.
Le paravent cachait le lit et le blessé. Nita, qui marchait à droite, dépassa la première le paravent et poussa un léger cri en apercevant le visage de Roland que les rayons du soleil couchant éclairaient.
– C’est bien, princesse, dit la mère, je suis contente de vous avoir amenée.
Elle ajouta en s’adressant à la Davot qui avait eu le temps de se remettre :
– Laissez-nous, ma bonne, vous trouverez chez la sœur tourière ce qui vous a été promis.
– Il dort bien tranquillement, dit la Davot, à moins qu’il ne fasse semblant de dormir. Depuis ce matin, c’est la même chose.
Elle sortit avec force révérences.
La porte du parloir fut refermée.
La mère Françoise d’Assise, le duc et Nita étaient debout auprès du lit. La mère, avant de parler, interrogea d’un regard furtif les physionomies de ses compagnons. Le duc avait de l’étonnement sous sa grave impassibilité. La petite princesse était franchement émue.
– Regardez bien, dit-elle, Monsieur mon neveu, et vous, ma fille. Quand vous aurez bien regardé, nous sortirons. Pas un mot ne doit être prononcé ici.
Roland était couché sur le dos. Il n’avait eu que le temps de se glisser entre les draps. Ses yeux restaient fermés. L’effort qu’il venait de faire animait la pâleur de sa joue ; son souffle fréquent et brusque agitait la couverture au-dessus de sa poitrine. La richesse de ses longs cheveux épars cachait presque l’oreiller.
Nos trois personnages restèrent immobiles et muets pendant plusieurs minutes. Comme le jour allait baissant, M. le duc s’approcha de la fenêtre voisine à laquelle le blessé tournait le dos et releva le rideau de serge.
Une larme roula sur la joue de Nita, qui murmura :
– Comme il ressemble à ma sœur Raymonde !
La mère dit pour la troisième fois :
– C’est bien, princesse !
Elle mit un doigt sur ses lèvres. Les derniers rayons du jour prenaient les cheveux blonds de Roland à revers et se jouaient dans la profusion de leurs boucles. M. le duc revint et se pencha à son chevet.
Puis il se tourna vers la mère Françoise d’Assise et s’inclina en silence. Cela voulait dire : J’ai assez vu. La mère l’appela du geste et s’appuya de nouveau sur son bras. Pendant qu’ils se dirigeaient ensemble vers la porte, Nita, qui semblait s’éloigner à regret, resta un instant séparée d’eux par le paravent. Elle détacha quelques brins de réséda qui se fanaient à sa ceinture et les lança avec un baiser d’enfant à ce beau jeune homme endormi qui lui rappelait sa sœur bien-aimée.
– Princesse, venez, dit la mère.
Nita obéit, mais son dernier regard crut distinguer une lueur souriante qui glissait entre les paupières demi-closes du blessé.
La mère, en quittant le parloir, donna l’ordre d’y faire rentrer la Davot, qui revint, portant un gros paquet. Aussitôt qu’elle fut installée à son poste, elle ouvrit le paquet qui contenait un habillement complet de laine noire, plusieurs paires de bas, des souliers neufs, un bonnet et un châle. La Davot examina tout cela longuement et en détail. Elle était rouge de plaisir, mais elle grondait, parce qu’elles grondent toujours, reprochant à l’étoffe de n’être pas assez fine, au châle de n’avoir pas assez de largeur, au bonnet d’être trop simple. Elle disait :
– C’était bien la peine ! on a des souliers pareils pour quatre francs ! et les bas ne sont guère meilleurs que les miens ! C’est du monde qui est pingre ! Il doit y avoir quelque chose pourtant sous tous leurs cache-cache. Ils pourraient bien me ménager un petit peu… C’est égal, je n’ai pas la chance ! avoir trouvé une si bonne place et que ça finisse comme ça tout d’un coup ! l’individu va s’en aller demain… Et qu’est-ce que la vieille va me donner pour n’avoir pas fermé l’œil pendant huit jours et huit nuits ? Croit-elle être quitte du roi guenilles ?
Elle tournait et retournait sa robe, elle dépliait le châle, elle fourrait ses gros poings tout au bout des bas, et certes, elle s’occupait du blessé comme du roi de Prusse !
Mais le blessé ne lui rendait point la pareille ; le blessé s’occupait d’elle énormément, au contraire : non point qu’il écoutât ses doléances, il s’agissait de bien autres choses. Le blessé suivait chacun de ses mouvements ; c’était un regard sournois et avide qui passait sous ses paupières baissées. On eût dit qu’il examinait le trousseau avec autant de soin, avec plus de soin que la Davot elle-même.
Et la sueur lui venait au front, tant il avait peine à contenir les battements de sa poitrine.
Le duc, la petite princesse et la mère Françoise d’Assise étaient réunis dans la cellule de cette dernière. Le duc ni sa fille n’en avaient jamais passé le seuil jusqu’alors. Ils étaient assis tous les deux sur les deux seuls sièges qu’il y eût. La mère restait debout.
Nita regardait avec un étonnement effrayé l’austère tristesse de cette solitude.
– Vous voyez, Monsieur mon neveu, dit la mère Françoise après un silence, que j’avais des motifs pour désirer votre présence.
– Je le vois, Madame ma tante, répliqua le duc de Clare.
La mère alla vers la ruelle de son lit et décrocha la miniature qui pendait à la muraille. Le duc la prit de ses mains et l’examina. Sous son calme apparent, il y avait de l’émotion.
– Je n’avais pas besoin de cela, dit-il. Je me souviens de mon frère Raymond, qui était mon aîné. Je crois m’être conduit envers lui en ami, en frère, en gentilhomme.
– Vous êtes un de Clare, Monsieur mon neveu, prononça la vieille religieuse avec emphase. Le fils de votre père ne pouvait pas se conduire autrement.
Comme le duc rendait la miniature, Nita y jeta un regard curieux et s’écria :
– On dirait que c’est le portrait du jeune homme !
La mère se pencha et mit un baiser sur le front de Nita. M. le duc réprima un geste d’impatience.
– Ne croyez pas, Madame ma tante, reprit-il d’un accent courtois mais sévère, que vous ayez besoin de témoins contre moi. Mon frère Raymond était l’aîné et le préféré. Je l’aimais comme vous l’aimiez tous et je l’ai prouvé. Son héritier, s’il existe…
– Il existe ! l’interrompit la mère avec vivacité.
– Je le crois comme vous, Madame ma tante, dit froidement le duc, et peut-être ai-je, pour le croire, de meilleures raisons que vous…
La vieille religieuse lui tendit la main comme malgré elle et murmura pour la seconde fois :
– Après tout, Monsieur mon neveu, vous êtes un de Clare !
C’était, dans sa bouche, le suprême éloge. Le duc sourit avec hauteur.
– Je suis, poursuivit-il, sans s’animer, un gentilhomme et surtout un honnête homme. J’aime et je respecte le grand nom qui est menacé de mourir avec moi, puisque je n’ai point de fils. En vous-même, Madame ma tante, vous me reprochez de ne point partager votre enthousiasme. Je vous promets de me conduire comme si j’avais de l’enthousiasme. Le fils de mon frère, s’il existe, je répète le mot parce qu’il faut ici une rigoureuse certitude, aura la fortune et les titres de son père, j’y engage ma foi d’homme d’honneur !
– On ne peut vous demander plus, Monsieur mon neveu, répondit la vieille religieuse avec calme, car, ce faisant, vous vous dépouillerez de ce que vous possédez depuis longtemps.
– Je ne me dépouillerai pas, Madame. Je restituerai à qui de droit un dépôt confié, voilà tout.
Pendant le silence qui suivit ces mots, prononcés d’un ton froid et fier, la mère déposa la miniature sur son lit. Nita s’approcha et la regarda encore.
– Madame ma tante, reprit le duc d’une voix radoucie, car ses dernières paroles avaient été, à son sens, trop sévères, nous sommes d’accord pour ce qui regarde la ressemblance. Elle m’a frappé comme vous ; elle a frappé ma fille, elle frapperait tous ceux qui ont connu ceux de notre maison. C’est une ressemblance de famille dans toute la force du terme. Le jeune homme ressemble non seulement à Raymond de Clare, mais encore au portrait de moi qui est à l’hôtel, et à votre propre portrait que j’ai gardé dans ma chambre à coucher.
– C’est vrai, dit Nita tout bas. Et elle ajouta :
– Est-ce qu’il me ressemble ?
– Vous, princesse, mon cher ange, répondit le duc, dont la voix prit un accent de tendresse infinie, vous êtes le vivant portrait de votre noble mère qui n’était pas de Clare.
– Alors, fit-elle, il ne me ressemble pas ?
Elle se mit à rêver.
– En dehors de cette ressemblance, continua le duc, qui, à tout prendre, peut être un produit du hasard…
– Le supposez-vous, Monsieur mon neveu ? l’interrompit la mère d’un ton où il y avait du défi.
– Madame, répliqua le duc, je ne suppose rien. Je me sens juge et je cherche la vérité. Je suis jusqu’à voir Clare Fitz-Roy Jersey, duc de Clare, chef de nom et d’armes. C’est un noble, mais lourd fardeau. Je l’ai porté, je le porte, je le porterai de mon mieux… Voici ce que je voulais dire : en dehors de cette ressemblance extraordinaire, au point de valoir un commencement de preuve, avez-vous quelque autre indice à me communiquer ?
– Un seul, répondit la mère.
– J’écoute, fit le duc, qui prit une pose sérieusement attentive.
– Princesse, dit la mère, il y a de belles images dans mon livre d’heures.
Nita ouvrit le livre d’heures, mais elle fit comme son père, elle écouta.
– J’ai peur, poursuivit la mère, que cette circonstance dont je vais vous parler ne vous frappe pas assez. Il y a des choses qui frappent seulement les femmes et les enfants. Le jeune homme est venu ici, la nuit du mardi gras au mercredi des Cendres…
– Je sais toute l’histoire, l’interrompit le duc.
– Ah !… fit la vieille religieuse, puis-je vous prier de me dire qui vous a raconté l’histoire ?
– Je la sais, répliqua seulement le duc.
– Vous êtes-vous demandé, prononça la mère, si bas que Nita ne put l’entendre, quel homme, en ce bas monde, pouvait avoir intérêt à faire disparaître le fils du duc Raymond de Clare ?
– Madame ma tante, répondit le duc qui la regarda en face, sans fanfaronnade ni colère, je me le suis demandé, mais ma conscience ne m’a pas répondu.
Un instant leurs yeux se choquèrent.
– Que Dieu vous bénisse, Guillaume ! murmura la mère avec effusion, et prononçant le nom de baptême de son neveu pour la première fois depuis bien des années. Je vous estime autant que je vous aime !
Il sourit et reprit, désignant Nita d’un sourire véritablement paternel :
– Madame ma tante, celle-ci est mon dernier bien, le seul bien auquel mon cœur se rattache ; la princesse, ma fille, n’a pas besoin de ce qui appartient au fils de mon frère Raymond. Je suis assez riche pour doter trois filles et autant de gendres. Il y a un carton chez maître Deban, notaire, rue Cassette n° 3, qui contient tout ce qu’il faut pour rendre, au besoin, à l’aîné de Clare son état, ses titres et son patrimoine.
La mère appela Nita du geste et l’embrassa passionnément.
– Princesse, dit-elle, vous avez un noble père !
– Monsieur mon neveu, reprit-elle, je demande pardon à Dieu d’attacher tant d’importance à une chose qui est purement de ce monde. Ce sera la dernière fois. Et encore a-t-il fallu que la tentation vînt me chercher au fond de cette cellule où je m’étais ensevelie. Ce que j’avais à vous dire, le voici : le jeune homme n’a pas prononcé une parole depuis son entrée chez nous ; il y a à croire qu’il joue le rôle de muet. Sur lui, nous n’avons rien trouvé, sinon un chiffon de papier : je dis un chiffon semblable à ceux qui servent à écrire les adresses qu’on donne au commissionnaire du coin. Ce chiffon portait, tracés au crayon, les noms de votre frère aîné : Raymond Clare Fitz-Roy Jersey, duc de Clare.
Elle s’arrêta, le duc attendait.
– Tout à l’heure encore, murmura-t-elle, je trouvais le fait considérable et en quelque sorte concluant. Je sens, à présent, que l’opinion d’un homme comme vous ne peut être formée par des circonstances aussi vagues.
– C’est vague, en effet, dit le duc qui semblait pensif. Avez-vous achevé, Madame ma tante ?
– Oui, répondit la mère à voix basse.
Ses deux mains s’appuyèrent contre son front.
– Je suis bien vieille, pensa-t-elle tout haut. Je crois en vous fermement, Monsieur mon neveu, et cependant, j’aurais voulu ne m’en juger qu’à moi-même… L’enfant serait précisément celui…
Le duc l’interrompit et dit froidement :
– Le jeune homme serait votre filleul, Madame ma tante.
Il se leva et fit signe à Nita qui se rapprocha de lui.
– Père, dit-elle en lui tendant son front charmant et de cette douce voix qu’elle savait prendre pour obtenir les choses tout à fait impossibles, j’ai bien compris. C’est mon cousin Roland de Clare qui est là en bas. Je l’aime déjà de tout mon cœur.
Un éclair de jeunesse étincela dans les yeux de la mère Françoise d’Assise. Elle saisit Nita dans ses bras, et la baisa tendrement.
– Les enfants voient souvent plus clair que nous, mon neveu, murmura-t-elle.
– Dieu voulait qu’on laissât venir à lui les enfants, Madame ma tante, répondit le duc en souriant.
Le nuage qui restait sur le front de la mère se dissipa comme par magie.
– Madame ma tante, reprit le duc avec gravité, j’ai perdu beaucoup de la grande foi de nos aïeux sans prendre en échange rien des nouvelles religions qui mènent le monde. Je ne regrette point le passé, je ne crois pas au présent, je n’espère pas en l’avenir. Mais, par une contradiction singulière, le sang du roi tressaille dans mes veines quand il s’agit de la race du roi. Vous m’avez jugé parfois égoïste : je ne suis que désespéré peut-être. Je pensais être le dernier Clare Fitz-Roy ; bénie soit la Providence si je me suis trompé ! Tant que le navire n’a pas sombré, il y a chance d’éviter le naufrage : Et tenez, j’ai été sans doute plus loin que vous, Madame, car j’ai eu cette pensée que ma fille pourra devenir un jour la femme du fils de mon frère.
– Je le veux bien ! l’interrompit Nita sans hésiter.
Puis, elle baissa les yeux, tandis qu’une fière rougeur lui montait au visage. Il y eut une véritable stupéfaction dans le regard de la mère.
– Quoi ! balbutia-t-elle, sur un indice si faible, vous avez songé déjà ?… Vous !
– Madame ma tante, répondit le duc, j’avais songé à cela avant de voir le jeune homme du parloir. Aujourd’hui, en descendant de ma chaise de poste, j’ai trouvé à l’hôtel de Clare une lettre de la veuve de feu mon frère Raymond.
– La veuve de mon bien-aimé Raymond ! s’écria la mère qui se laissa choir sur le pied de son lit, la duchesse douairière de Clare !
Elle ajouta d’une voix brisée :
– Et vous ne me disiez pas cela, Monsieur mon neveu !
– Je ne voulais pas vous le dire, Madame, avant d’avoir vu et interrogé celle qui prétend être en effet, la duchesse de Clare, votre nièce et ma belle-sœur. C’est une riche proie que l’héritage de mon frère Raymond. Pour tout ce que j’ai perdu, j’ai gagné du moins de l’expérience et de la prudence. Je suis prêt à recevoir l’héritier de Clare, mais je suis prêt aussi à me défendre contre les imposteurs.
Il prit dans son portefeuille une lettre qu’il présenta tout ouverte à la mère. Celle-ci la parcourut d’un avide regard. Sa main tremblait, mais son œil resta perçant et clair.
La lettre était ainsi conçue :
« Monsieur le duc,
« J’ai bien tardé à implorer votre aide. Je m’y détermine enfin dans l’excès
de mon malheur, bien que je sache à quel point vous méprisez la pauvre femme à
qui votre frère donna son cœur et son nom. Je suis malade et à bout de ressources.
J’ai élevé mon fils sans rien réclamer jamais de l’héritage que vous détenez ;
je ne lui ai pas appris à vous haïr. Il ne sait rien de ses droits ; il
ignore le mal qu’on lui a fait.
« Le jour du mardi gras, mon fils a disparu. Il était porteur d’une somme considérable et qui m’avait coûté bien cher. Je destinais cette somme à vous faire la guerre, Monsieur le duc, car je croyais que c’était mon devoir.
« Aujourd’hui, je m’avoue vaincue, je suis brisée, et je me sens mourir. Venez pour recevoir des aveux qui vous intéressent personnellement et qui intéressent votre fille ; venez aussi pour porter secours à une désespérée. Vous êtes puissant ; vous sauvâtes un jour la vie de votre frère, en exigeant un énorme sacrifice, il est vrai. Je vous offre un sacrifice nouveau ; aidez-moi à retrouver mon fils et je vous bénirai à ma dernière heure ! »
Cette lettre était signée Thérèse de Clare et avait douze jours de date. La mère resta un instant silencieuse, regardant encore l’écriture après l’avoir lue.
– Pourquoi méprisez-vous ma nièce ? demanda-t-elle enfin avec toute sa défiance revenue.
– J’ai désapprouvé le mariage autrefois, répondit le duc. C’était une mésalliance. Blâmer n’est pas mépriser.
– Quel prix aviez-vous donc mis au salut de Raymond ? demanda encore la mère.
– Aucun, répliqua le duc qui se redressa malgré lui. Je l’affirme sous mon serment.
– Et pourquoi n’êtes-vous pas allé tout de suite chez la duchesse de Clare ? s’écria la vieille religieuse en éclatant. Pourquoi ? Dites pourquoi !
– Parce que vous m’attendiez, Madame, et que j’avais fait quatre cents lieues pour satisfaire un de vos désirs.
Il n’y avait rien à objecter. La mère Françoise d’Assise courba la tête de nouveau et se donna à ses réflexions :
– Monsieur mon neveu, dit-elle après un long silence, l’adresse de la duchesse douairière de Clare est ici au bas de sa lettre.
– Je vais m’y rendre en vous quittant, Madame ma tante, repartit le duc qui se leva.
– Attendez, fit-elle, j’ai encore quelque chose à vous dire. Je ne veux pas que notre blessé du parloir aille demain au Palais de Justice. Agissez aujourd’hui même auprès du parquet. Nous verrons bien s’il est héritier légitime ou imposteur, quand vous lui aurez donné un appartement à l’hôtel de Clare.
La princesse Nita sauta de joie, et battit des mains. Sans la princesse Nita, la mère n’aurait peut-être pas choisi l’hôtel de M. le duc.
Celui-ci s’inclina en signe de consentement.
La vieille religieuse reprit :
– Pour la première et la dernière fois, je vais passer le seuil de cette retraite. J’avais fait vœu de n’en sortir que morte. Monsieur mon neveu, je vous demande une place dans votre voiture. Je veux aller avec vous rendre visite à la veuve du duc Raymond de Clare.
La Davot dîna comme un ange. Elle avait le cœur content et de l’argent dans sa poche. Son regard était constamment récréé par la vue de l’habillement neuf dont les diverses pièces s’étalaient sur des chaises. En outre, nous savons qu’elle n’avait pas déjeuné ; Roland le savait encore mieux que nous.
Tout en mangeant, elle s’entretenait avec elle-même, non point en dedans, mais à voix haute, comme font les personnes bavardes qui ont des professions solitaires. Elle disait, la bouche pleine :
– Ça ne pouvait pas toujours durer, n’est-ce pas ? Il y a un terme à tout. J’en aurais fait une maladie ! Veiller le jour, veiller la nuit, c’est bon un temps… Oui, fais semblant de dormir, toi, s’interrompit-elle en pointant le blessé avec son couteau de table. Je parierais un franc que tu es un pas grand-chose et qu’on va découvrir quelque part un pot aux roses à propos de toi. Sois tranquille, les juges te feront bien parler. C’est louche, ce coup de couteau, mon mignon. Moi, je n’aime pas les mauvais sujets… Tu m’entends, je le sais bien, mais je m’en bats l’œil, à présent !
Elle but un bon verre de vin sur son rôti.
Roland l’entendait en effet, il lui aurait fait volontiers raison, car le grand appétit des convalescents le tenait ; mais son idée fixe n’allait pas vers la gourmandise. Ce qui l’occupait outre mesure c’était l’habillement neuf, étendu sur les chaises. Il regardait le corsage, la jupe, le châle, les bas, le bonnet, les souliers, surtout les souliers, d’un œil aussi tendre que la Davot elle-même.
La volonté de fuir grandissait en lui. Quelques heures seulement le séparaient désormais de la catastrophe redoutée. Demain son secret allait éclater comme un retentissant scandale ; son nom, le pauvre nom de sa mère, allait grossir et s’enfler, mordu par cette gloire venimeuse, la plus rapide, la plus bruyante de toutes les gloires, qui surgit, champignon monstrueux et délétère, des couches de la justice criminelle.
Chez nous, il y a un terrible dévergondage autour de ces choses. C’est une dernière débauche, je suppose, et nous serons une population tout aimable quand on nous aura guéris de cette ineffable fringale qui nous attire vers les héros du poison ou du poignard. On ne nous permet pas ces pâtés de sang et de chair morte que la boxe pétrit à la si grande volupté de la joyeuse Angleterre ; on nous défend ces grillades de toreros qu’on dévore en hurlant de joie sous le beau ciel de l’Espagne ; mais on nous permet la cour d’assises et nous réunissons là toutes nos forces : nous avons le premier théâtre criminel de l’univers.
Roland voulait fuir ; le rôle de héros d’une cause célèbre lui faisait peur et horreur. Pour fuir, il eût délibérément risqué sa vie.
Les dernières paroles de la Davot avaient exprimé sa propre pensée. Il sentait que cette force d’inertie opposée par lui aux efforts de l’instruction devait céder ; il comprenait qu’une fois sorti de cet asile où la justice était une étrangère, il perdrait son courage ; il devinait, il s’exagérait peut-être l’obsession dont il allait être l’objet, et sans cesse le sourire de sa mère envenimait ses craintes.
En somme, il ne faut pas chercher la logique parfaite dans le travail mental d’un fiévreux. La logique parfaite aurait beaucoup rabattu sans doute sur cet espoir chèrement caressé que la fuite sauvait tout et qu’une fois libre, il retournerait chez sa mère comme si rien ne s’était passé. Le propre de l’idée fixe est de voiler le raisonnement. Les obstacles se montrent plus tard. Au premier moment, le prisonnier ne voit jamais qu’un mur à franchir, au-delà duquel brille un avenir sans nuages.
Voilà pourquoi le regard de Roland, glissant à travers ses paupières demi-closes, caressait la jupe, le corsage, le châle, le bonnet, les souliers de la Davot. C’était pour lui la fuite, la liberté, le réveil d’un cauchemar hideux, le repos dans la maison de sa mère.
La Davot mangeait, buvait et bavardait.
– On a tiré de cette histoire-là tout ce qu’on en pouvait tirer, grommelait-elle. Davot a une situation, l’ivrogne. Il la gardera le temps qu’il la gardera. Et on est bien bête de se marier ! Les enfants ! la grêle ! enfin, ce qui est fait est fait, pas vrai ? Je suis toujours bien sûre d’être appelée comme témoin et de voir l’audience.
À la traverse de sa préoccupation principale, une pensée essayait de naître et de s’élucider dans le cerveau de Roland : cette religieuse au pas chancelant, mais droite encore sous sa robe de bure, ce vieillard qu’on avait appelé Monsieur le duc, et qui était habillé comme un jeune homme, cette gracieuse enfant qu’il avait entrevue un instant à son chevet et qui laissait après elle le doux parfum du réséda dont les tiges flétries parsemaient encore sa couverture…
Sa tête était trop faible pour chercher ainsi le mot d’une énigme. Il repoussait avec fatigue le souvenir de cette vision qui était pour lui comme un rêve sans commencement ni fin.
Il écoutait à l’intérieur du couvent une rumeur inaccoutumée, et au-dehors des bruits lointains qui montaient de la ville en goguette. On eût dit que la folie de la mi-carême était entrée pour un peu dans l’austère maison de Bon-Secours.
La Davot écoutait aussi cette rumeur, qui remplaçait le silence ordinaire du couvent. Elle en riait paisiblement et radotait :
« Elles sont toutes en l’air parce que la vieille sempiternelle a pris une heure ou deux de vacances. Il y avait des années et des années que ça n’était arrivé. C’est tout de même drôle, et il y en a long là-dessous. Je donnerais bien quelque chose pour savoir le fin mot de la charade. À la santé de Davot ! doit-il être gris à cette heure ! Les enfants n’ont que moi, c’est sûr. Vous donneriez des milliasses à Davot, qu’il les boirait. C’est un crâne homme ! »
Elle but son verre de vin avec sensualité, et Roland se sentit froid dans les veines, parce qu’elle dit :
– On va donc encore passer une bonne petite nuit sans fermer l’œil !
Mais elle dit cela en riant et se versa une abondante tasse de café.
– Iras-tu me dénoncer à la bonne femme, toi ? demanda-t-elle en se tournant brusquement vers le blessé. Il y a des gens que le café noir empêche de dormir. Moi, ça me connaît trop… Hé ! petit, veux-tu une goutte, ma poule ?
Sa bouteille était vide. Elle avait l’humeur folâtre, ce soir.
– Par moments, poursuivit-elle, on croirait qu’il est perclus comme un sabot. Comment donc que la vieille l’appelait ? Hé ! Monsieur Roland ! un gloria pour faire votre mi-carême ?
Ceci était pour le blessé une date et une explication de tous les bruits qui venaient du dehors. Roland fit rapidement le compte des jours. La sueur froide lui vint aux tempes. Sa mère attendait depuis plus de trois semaines !
– Tout de même, reprit la Davot en humant son café fortement saturé d’eau-de-vie ; ça doit lui sembler bon à la vieille de courir le guilledou dans Paris… De quoi ! pour cent francs de hardes ! ne voilà-t-il pas un riche cadeau !… Si je savais seulement de quoi il retourne, je parie que j’aurais une rente viagère… Voilà neuf heures, pourtant ! à dodo, Madame Davot !… que vous dormiez ou non, vous vous en irez demain. Il n’y a plus rien à faire. À dodo !
Elle s’arrangea bien commodément à l’indicible satisfaction de Roland qui la regardait faire. Sa face rouge et ses yeux chargés de sommeil disaient avec quelle rigueur elle allait accomplir la première partie de son programme : passer une bonne petite nuit.
Une demi-heure après, en effet, elle ronflait comme une toupie d’Allemagne.
Roland attendit une autre demi-heure. C’était beaucoup pour son impatience. Littéralement, le sang bouillait dans ses artères.
Dix heures sonnèrent à la pendule du parloir. Les bruits de la ville allaient en augmentant ; au contraire, la rumeur s’étouffait à l’intérieur du couvent.
Le cœur de Roland battait si fort qu’il s’y prit à trois fois pour soulever sa couverture. Quand il se mit sur son séant, sa tête tourna. Il fut plusieurs minutes avant de trouver en lui-même le peu de force qu’il fallait pour descendre de son lit. Mais sa volonté réagissait déjà. Il colla ses deux mains glacées contre son front qui brûlait et se redressa de toute sa hauteur.
– Je ne tomberai qu’en dehors du seuil ! dit-il.
Je le répète : ils ne songent qu’au premier mur. Ce qui doit advenir ensuite leur importe peu.
Il alla pieds nus jusqu’aux chaises où les diverses pièces du costume neuf de la Davot étaient étendues. Il prit tout, depuis le bonnet jusqu’aux souliers et passa derrière le paravent, son refuge ordinaire. Il mit d’abord les bas et les souliers trop larges ; c’était ce qu’il connaissait le mieux et cela le rendit plus brave de se savoir les pieds défendus. Le reste n’alla pas si aisément ; ses mains étaient tremblantes et maladroites ; on n’y voyait pas clair et le miroir manquait. Pour passer un pantalon, un gilet et une redingote, Roland n’aurait eu besoin ni de lumière ni de psyché, mais la première fois qu’on se déguise en femme, un peu d’aide fait grand bien, et Roland pensa malgré lui à la voisine, cette obligeante Mme Marcelin qui était son valet de chambre ordinaire dans les grandes occasions.
Tout en mettant la chemise sens devant derrière, il se dit :
« C’est chez elle que je vais entrer d’abord. Il faut de la prudence : elle préparera maman qui doit être bien faible… Pauvre maman !… Si j’allais la trouver guérie ! »
Il noua le jupon autour de sa taille, puis la jupe, tant bien que mal. Le corsage ne l’embarrassa point : il l’agrafa par-devant comme une veste et bouchonna ses longs cheveux sous le bonnet. Restait le châle. Avant de mettre le châle il s’arrêta, tout oppressé qu’il était par la crainte et par l’espoir.
Il faut vous dire qu’il avait un plan très net et véritablement simple. Son plan consistait à passer devant la conciergerie et à demander le cordon. Certes, c’était une invention fort bonne et qu’aucun détail surabondant ne venait compliquer ; mais, au moment d’exécuter ce coquin de plan, Roland sentait la chair de poule qui soulevait sa peau.
Il y a des misères. La Davot ne sortait jamais, surtout à ces heures. Comment demandait-elle le cordon quand elle sortait ? De quelle façon saluait-elle la sœur tourière ? Et les êtres ? Un pas fait dans une mauvaise direction pouvait tout perdre.
Quant à la tournure, à la voix, à l’accent, Roland avait fait des études. La Davot venait des frontières de Belgique : un balayeur d’atelier comme l’était notre Roland, a la science infuse de toutes les singeries.
Ce souvenir de la frontière belge lui donna justement un idée ; il jeta le châle sur sa tête comme une énorme marmotte, et, ma fois, sans plus réfléchir, il se dirigea vers la porte du parloir qu’il ouvrit au petit bonheur.
Il fut étonné du calme que lui donna ce commencement d’exécution. Les vaillants n’hésitent jamais qu’en deçà du Rubicon. Dès que le pied a touché l’eau, le sang-froid vient. Roland referma la porte tout doucement et mit la clef dans sa poche.
Il se trouva dans un froid vestibule, éclairé par un quinquet collé à la muraille. Dans la direction où, selon lui, devait être la sortie extérieure, il entendit des murmures chuchotants et touffus, comme si tout un conciliabule de discrets bavardages était là quelque part entre lui et la liberté.
C’était assurément de quoi faire reculer le plus hardi des hommes ; mais Roland marcha droit au péril. À l’issue du vestibule s’ouvrait une petite cour où était la conciergerie, où un véritable rassemblement de sœurs converses prolongeait la veillée.
On causait là dru comme grêle et la prodigieuse absence de la mère Françoise d’Assise faisait l’objet de l’entretien. Depuis une heure ou deux que cet entretien durait, toutes les suppositions humainement imaginables avaient été mises sur le tapis. On en était à se demander si M. le duc n’était point par hasard l’assassin du malheureux jeune homme.
La tourière aperçut un corps étranger qui faisait ombre à l’entrée de sa loge, et reconnut le châle neuf de la Davot.
– En voilà une à qui on en a donné ! murmura-t-elle.
– Celle-là doit en savoir long ! fut-il répondu.
– Est-ce qu’il y a quelque chose, Madame Davot ? reprit la tourière à haute voix.
– Je veux jeter un coup de pied jusque chez nous, répliqua Roland sous sa marmotte en imitant avec une admirable précision l’accent nasal et traînant de la garde, rien qu’une minute, vous comprenez, pour montrer toutes ces affaires-là à mon homme un petit peu.
– Et le blessé reste seul ?
– Non point, par exemple ! Y pensez-vous ! sœur Sainte-Lucie est avec lui.
Sœur Sainte-Lucie était une des deux braves religieuses qui, de leur autorité, avaient installé Roland dans le parloir, la nuit du mardi gras.
Roland resta tout pantelant après avoir fait ce mensonge, car il craignait que sœur Sainte-Lucie ne fût là dans quelque coin pour lui lancer un écrasant démenti.
La chance fut en sa faveur. Sœur Sainte-Lucie n’aimait point bavarder et reposait dans sa cellule.
– Une jolie manière de porter les châles, Madame Davot ! dit la tourière.
– C’est notre mode, de l’autre côté de Valenciennes, reprit Roland, et les fluxions me cherchent, savez-vous ?
La tourière tira le cordon en grommelant :
– La mère n’est pas encore rentrée, Madame Davot. Vous avez peut-être bien une commission à faire pour elle ? Je ne vous demande rien, non !… Mais si vous n’étiez pas une protégée, je saurais ce que j’aurais à vous dire.
Elle se tourna vers le cénacle et ajouta :
– Quand on refuse quelque chose à celle-là, c’est toujours une histoire !
Roland était déjà dans la rue.
– Comme elle paraît grande, ce soir ! dit une sœur converse.
– Et maigre, dit une autre.
– Mais, à la fin des fins, pourquoi la mère Françoise d’Assise a-t-elle été en ville ? demandèrent à la fois une demi-douzaine de voix.
Et la discussion reprit plus attachante que jamais.
Roland était appuyé au mur extérieur du couvent et tenait sa poitrine à deux mains. Ce premier danger surmonté le laissait sans force. Il se sentait près de défaillir.
La rue Notre-Dame-des-Champs, heureusement, est une des plus désertes de ce quartier solitaire. Personne ne passait. Roland put se traîner à quatre pattes jusqu’à l’angle de la rue de Vaugirard. Là, il s’assit dans l’enfoncement d’une porte et reprit haleine. C’était l’émotion qui l’étouffait bien plus que la fatigue.
Pendant qu’il se reposait, l’équipage à quatre chevaux de M. le duc de Clare passa et entra au grand trot dans la rue Notre-Dame-des-Champs. Ce fut pour Roland le signal du départ ; la fraude allait être découverte et il fallait s’éloigner à tout prix.
Il se leva et marcha bien plus facilement qu’il ne l’eût espéré. Il descendit la rue de Vaugirard jusqu’à la rue Cassette qu’il prit, et, une fois là, il se reposa encore. Désormais, il se regardait comme sauvé.
Onze heures sonnaient quand il reprit sa course. Il avait bien rencontré, le long de la rue de Vaugirard, quelques symptômes de mi-carême. Dans la rue Cassette, austère boyau, tout était silence. Il suivait péniblement le trottoir désert lorsqu’un grand bruit sortit d’une porte cochère. C’était la porte du n° 3 ; Roland la reconnut, et une sensation d’angoisse lui traversa le cœur : c’était pour venir là que, la dernière fois, il avait quitté sa mère.
Une joyeuse bande de masques s’élança au-dehors en tumulte : toute la Tour de Nesle, hommes et femmes, escortant triomphalement un gros Buridan aux trois quarts ivre, dont la vue arrêta Roland comme un choc.
Le souvenir de ce visage rude et fruste comme les saints de bois d’une église de village, reproduisit en lui le froid du couteau, pénétrant dans sa poitrine. Sa blessure eut un élancement. Il chancela et s’accota au mur.
Il avait reconnu son assassin.
La bande joyeuse s’éloignait, chantant et criant :
– Joulou est comte ! Pleurons le père de Joulou ! Joulou hérite ! Joulou nous recevra tous dans son château de Bretagne ! Vive Joulou ! le roi des brutes !
Et comme les clameurs continuaient au lointain, le nom de Marguerite Sadoulas frappa les oreilles de Roland.
Il fut longtemps à se relever cette fois, et sa pensée resta vacillante dans son cerveau. La fièvre revenue l’énervait. Minuit approchait quand il arriva devant la maison de sa mère.
Ici, c’était le quartier des écoles, et les folies de la mi-carême allaient bon train.
La porte se trouvait être grande ouverte ; on laissa Roland monter sans l’interroger. Il compta quatre étages, et Dieu sait si cette ascension fut une torture ! Sa poitrine le brûlait ; chaque marche à franchir lui coûtait un mortel effort. Quand il fut sur le carré du quatrième étage, un sentiment irrésistible le poussa vers le seuil de l’appartement de sa mère.
Il se crut fou. Derrière cette pauvre porte où l’on souffrait silencieusement et saintement, il y avait un bruit de bombance : des cliquetis de verres et de fourchettes, des éclats de voix, des rires et des chansons.
Il se crut fou. Pour mieux dire, il espéra que sa fièvre, atteignant au délire, le trompait.
Ou bien, c’était un pur mécompte : sa mère demeurait au-dessus.
Mais il reconnaissait si vivement cette trace lumineuse que la lampe dessinait sous la porte !
Et d’ailleurs la chambre de la voisine était là, avec la carte clouée qui disait son nom, selon les mœurs du pays latin.
Une terreur vague et profonde envahit le cœur de Roland.
– Ma mère est déménagée ! dit-il tout haut.
C’était un autre mot qui était dans sa pensée. La sueur qui perça sous ses cheveux glaçait son front.
Il heurta à la porte de la voisine. Comme elle ne répondait pas, il voulut appeler, mais sa voix s’étrangla dans sa gorge.
De la chambre de sa mère les bruits de fête venaient et broyaient son cerveau.
Il heurta encore.
– Qui est là ? demanda une voix troublée.
– Moi, Roland, répondit-il.
La voisine poussa un cri.
– Ah ! malheureux enfant ! fit-elle. D’où venez-vous ?
– Ma mère ! prononça-t-il d’un accent déchirant, ma mère ! où est ma mère ?
Il entendit que la voisine parlait tout bas. Une minute s’écoula, longue comme un siècle, puis la porte s’ouvrit, et Mme Marcelin parut, son bougeoir à la main.
– J’ai ma nièce chez moi, dit-elle avec embarras. Vous comprenez, ce n’est pas une heure convenable… Que Dieu ait pitié de nous ; il est déguisé en femme ! et gris, je crois !
Car Roland chancela prêt à tomber à la renverse. La voisine acheva indignée :
– Allez-vous-en chez les gens d’où vous venez, entendez-vous, mauvais cœur ! Vous avez tué votre mère qui est au cimetière depuis huit jours !
La poitrine de Roland rendit un grand gémissement, et il s’affaissa comme une masse en travers de la porte.
Ce n’était pas une méchante femme du tout, que Mme Marcelin, la voisine ; bien au contraire, son défaut était d’avoir le cœur trop compatissant. Elle était forte comme un Turc. Elle prit Roland évanoui dans ses bras et le déposa sur un vieux canapé qui ornait la principale pièce de son logement servant d’antichambre, de salon et de salle à manger. Ce lieu était chaud ; il gardait énergiquement l’odeur du café et de l’eau-de-vie. On y avait dîné avec appétit.
La voisine disait cependant à sa nièce qui était dans l’autre chambre :
– Monsieur Auguste, c’est très désagréable, j’en conviens, mais on ne peut pas laisser ce pauvre enfant sur le carré. Je l’ai connu tout petit. Il est le fils de la pauvre défunte ici à côté qu’on a loué son logement avant-hier à la fabricante de perles qui fait, ce soir, le métier de polichinelle. Quand il va revenir à lui, vous ferez le mort, s’il vous plaît, Monsieur Auguste, et pas de bêtise, rapport à ma réputation dans le quartier.
La réponse de la nièce importe peu. Ayant parlé ainsi, Mme Marcelin ferma la porte et brûla une plume d’oie sous le nez de Roland qui reprit ses sens. La voisine lui sucra un verre d’eau ; il n’y avait plus que cela sur la table. Roland but avec effort et murmura :
– Je n’ai pas rêvé, maman est morte !
Il y avait dans ses yeux une douleur si navrante que la voisine en ressentit vivement le contrecoup.
– Pauvre grand sot ! dit-elle en réchauffant ses mains qui étaient de marbre, je pensais toujours : il va revenir ! il va revenir ! Trois semaines de noce, ça n’a pas de bon sens ! du mardi gras à la mi-carême ! Elle t’aimait tant ! ah ! en voilà une qui a souffert !… quoique, je vous prie de croire, Monsieur Roland, qu’on ne l’a pas abandonnée : les cinq dernières nuits, j’ai couché dans sa chambre sur un matelas… et je l’ai menée jusqu’au Montparnasse, en grand noir. Un bien pauvre convoi, c’est sûr, il n’y avait que moi et le docteur.
La tête de Roland s’affaissa. La voisine sentit sur sa main un baiser qui lui mit des larmes dans les yeux.
– Sans doute, sans doute, fit-elle, tu as bon cœur. Parbleu ! ça m’a plus étonnée de toi que d’un autre. Tu l’embrassais si bien ! et puis vous n’étiez au monde que vous deux… mais voilà ! je l’ai dit souvent : il est trop beau ce garçon-là ! on l’attachera par une patte. Seulement, je ne pensais pas que tu irais si bien, dès la première fois. Trois semaines de noce ! trois semaines et deux jours ! quelle vie t’ont-ils fait mener, mon sauveur ! Tu es changé, abîmé, perdu !
– Ce n’est pas ce que vous croyez, voulut l’interrompre Roland.
– Bien, bien, dit-elle, je ne crois rien et j’ai ma nièce ; sans ça je t’aurais toujours donné à coucher, c’est certain, mais tu comprends, ayant ma nièce…
– Parlez-moi de maman, je vous en prie, l’interrompit encore Roland.
– Pauvre grand enfant, soupira Mme Marcelin, l’ont-elles assez arrangé ! que veux-tu que je te dise ? Elle avait des secrets, c’est sûr ; mais elle ne me les a pas confiés… Tu n’es pas un voleur, peut-être ! Pour ça, j’en mettrais ma main au feu ; eh bien ! elle parlait d’un portefeuille avec vingt billets de mille francs dedans. Vingt mille francs, la bonne dame ! Où les aurait-elle pris ! C’était sa tête qui déménageait !…
Pendant qu’elle parlait, son regard ne quittait point Roland, car elles sont espions, tout naturellement. Roland gardait les yeux baissés ; il ne répondit pas.
– Ah bah ! fit-elle, très étonnée : vraiment ! l’histoire des vingt mille francs était donc vraie ? Alors, il doit bien te rester quelque chose ? Réponds… Excusez, il ne lui reste rien ! Elles t’ont mangé jusqu’à l’os ? En vingt-trois jours, ça ferait trois cent cinquante mille francs par an ; une jolie aisance !
– Mon petit, reprit-elle en lui fermant la bouche d’un geste, elles ont plumé des oiseaux plus rusés que toi. C’est leur état. Je ne te demande pas tes aventures : j’ai ma nièce, sans cela je t’aurais offert… mais je te l’ai déjà dit.
Ici un ronflement sonore et de la plus mâle espèce se fit entendre derrière la porte de la chambre à coucher. Mme Marcelin toussa et poursuivit précipitamment :
– Voilà donc l’histoire : le mercredi des Cendres, elle n’était pas mal. Comme tu ne revenais pas, et qu’elle s’inquiétait, je lui touchai deux mots du fameux costume de Buridan. Elle prit bien la chose, très bien ; elle aurait voulu te voir en capitaine. Pauvre femme ! Le soir, elle eut plus de fièvre. Le docteur Lenoir me demanda si tu avais déjà fait des absences. Celui-là est un digne homme, sais-tu ? L’autre, le Samuel, est venu toucher quand on a fait la vente, pour vider la chambre… Ah ! on peut dire que ça n’a pas moisi, les affaires qui étaient là-dedans !
– Pourvu qu’on m’ait laissé de quoi me changer, dit Roland.
– On n’a rien laissé du tout, et le propriétaire réclame encore un demi-terme. Tu t’en iras comme tu es venu, mon pauvre ami ; tu as bien laissé une redingote et un pantalon là-bas, je suppose… Mais faisons vite : j’ai ma nièce… Ce fut le surlendemain qu’elle parla pour la première fois des vingt mille francs. À la fin de la semaine il y eut dans le quartier le bruit d’un jeune homme assassiné ; on ne parlait que de ça ; tu conçois qu’on n’alla pas le lui dire. J’abrège parce que ce n’est pas une heure à recevoir des visites, et je n’aime pas faire jaser ; mais tu reviendras quand tu voudras, et nous causerons… Ah ! les jeunes gens ! les jeunes gens !
– Que croyait-elle de moi ? demanda Roland qui ne pleurait pas et dont la voix sortait brève de sa gorge contractée.
– Tu prends encore assez bien la chose, répliqua Mme Marcelin sèchement. C’est heureux. Je m’attendais à des manières… peste ! nous avons du sang-froid ! Mais, au fait, un peu plus tôt, un peu plus tard, il fallait bien s’attendre à cela. Ce qu’elle pensait de toi ? Nous valons dix fois mieux que vous, nous autres femmes, et cent fois aussi, grâce à Dieu. Elle disait : « Il lui sera arrivé malheur ! » voilà donc que, l’avant-dernière nuit, tout à coup elle se sentit plus forte. Elle me demanda une plume, de l’encre et du papier, et elle écrivit. Je crus qu’elle allait me dire : portez la lettre ici ou là, mais des cachotteries, toujours ! sans reproche, je lui avais donné pourtant assez de preuves d’amitié. C’est égal. Je fis monter un commissionnaire ; elle resta toute seule avec lui et il emporta la lettre. Je connaissais le commissionnaire. En descendant je lui demandai : « Où donc Madame Thérèse vous a-t-elle envoyé comme ça, Jérôme ? » Il me répondit : « Mêlez-vous de vos affaires. » On est récompensé comme ça quand on porte de l’intérêt aux personnes… Mais arrivons au bout, pas vrai ? Voilà une heure du matin, et j’ai ma nièce.
Roland se releva tremblant.
– Ce n’est pas pour te renvoyer, reprit Mme Marcelin, avec un évident remords, rassieds-toi. As-tu où coucher ?
– Oui, répondit Roland au hasard.
– Je m’en doutais bien, mauvais sujet ! Après la lettre envoyée, elle ne fit plus que baisser. Il y a eu hier huit jours, dans la nuit du mercredi au jeudi, elle me donna un petit paquet de papiers à l’adresse du docteur Abel Lenoir et elle s’éteignit dans mes bras. Je pleure, tiens, petit, et toi, tu ne pleures pas !
Roland la regardait fixement et ses yeux étaient secs, en effet. Il poussa un grand soupir.
– Bois une goutte d’eau, reprit la voisine. J’aimerais mieux te voir pleurer. Ton nom est venu le dernier sur ses lèvres… Avant, elle avait parlé d’un duc… d’un pair de France… mais va-t’en voir ; ça n’y était plus !… J’espère bien que tu vas retourner à ton atelier ?
Roland fit un signe de tête affirmatif. Il demanda d’une voix morne :
– Quand elle a été morte, est-ce que sa figure était bien changée ?
Mme Marcelin le regarda en face.
– Toi, murmura-t-elle, tu deviendras fou un jour ou l’autre… T’es-tu regardé dans une glace ? Il n’y a pas de femme qui soit moitié si belle que toi !
Elle décrocha un miroir et le lui présenta. Roland détourna les yeux.
– Tu as honte, reprit-elle, c’est bien fait. Écoute donc, ça m’a porté un coup de te voir déguisé dans cette circonstance. Tu sens : elle a tant pleuré avant de mourir ! Et toi, tu arrives en carnaval !… Est-ce vrai qu’elle devait comme ça plus de soixante visites au docteur Samuel ? Il a bien poussé à la vente… Mais où avait-elle pris ces vingt mille francs-là ? Enfin, ce sont vos affaires. Je ne demande les secrets de personne.
Roland dit :
– Adieu, Madame Marcelin, je vous remercie de ce que vous avez fait pour maman.
Elle le retint encore au moment où il quittait son siège. Dans son bavardage, il y avait de l’embarras et de l’émotion.
– J’ai pourtant quelque chose à te dire, murmura-t-elle, mais ça ne me revient pas. Voyons ! t’ai-je parlé des paperasses remises au docteur Lenoir ? Ça ne doit pas valoir des millions, bien sûr ! Et puis, celui-là est un honnête homme. Quand il venait, je trouvais par-ci par-là une pièce de quarante francs sur la cheminée… Ah ! dame, te voilà tout rouge, maintenant, toi qui étais si pâle ! Il y a bien des pièces de quarante francs dans vingt billets de mille ? Te les avait-elle confiés ou les avais-tu pris ? La jeunesse, tout de même, la jeunesse ! Dire qu’ils sont tous pareils ! et qu’ils se font brouter comme de l’herbe par ces méchantes bêtes !…
– Tu es bien pressé ! s’interrompit-elle en voyant que Roland essayait de se lever pour la troisième fois. Est-ce qu’on t’attend ?
Elle eut frayeur de la pâleur livide qui se répandit sur les traits du jeune homme.
– Non, balbutia-t-il avec une détresse si profonde qu’elle eut froid jusque dans le cœur. On ne m’attend pas !
Elle lui caressa la joue comme on fait aux enfants et dit :
– Pauvre grand nigaud ! A-t-il du gros chagrin !… J’aurais voulu au moins que tu manges un morceau, mais ma nièce n’a rien laissé. C’est de son âge.
Tout à coup elle frappa joyeusement dans ses mains.
– Je savais bien ! s’écria-t-elle, je savais bien que j’oubliais quelque chose ! C’est tout bonnement le principal.
– Quelle tête j’ai ! Tu te souviens de la lettre dont je t’ai parlé ? La lettre qu’elle avait donnée au commissionnaire, l’avant-veille de l’événement ? Eh bien ! la réponse est venue aujourd’hui. Du moins je suppose que c’est la réponse, et je ne suis pas maladroite pour deviner ces charades-là. Madame Thérèse avait ce portrait de général à sa cheminée. Ils l’ont vendu comme le reste, et c’est un clerc de notaire qui l’a acheté, un clerc de l’étude Deban, connais-tu ? Dieu merci, on ne peut pourtant pas croire qu’elle fût la femme d’un général, quoique tu ressembles fameusement au portrait… c’est pour dire qu’elle a emporté avec elle un bon paquet d’histoires ! Devine devinaille !
« Si tu les sais, les histoires, tant mieux, car il y a des gens riches là-dedans. À preuve c’est que, ce soir, un peu après la brume, une voiture s’est arrêtée à notre porte, en bas ; excusez ! une voiture à quatre chevaux ! Je ne l’ai pas vue, mais toute la maison en parle. Un monsieur très comme il faut est monté avec une vieille, vieille religieuse et une petite demoiselle qu’ils appelaient : princesse. Vois-tu ça ? princesse ? Ils sont entrés tout droit ici, parce que la concierge leur avait dit mes bontés pour toi et la voisine. Je faisais un bout de rôti pour ma nièce, tu conçois ; ils ont bien vu qu’ils me gênaient. J’ai répondu au monsieur : La mère est défunte, le fils se promène. Dieu sait où ! La vieille religieuse faisait des signes de croix et radotait : Trop tard ! trop tard ! Elle a dit ça plus de quinze fois. La petite princesse est bien mignonne, mais effrontée.
« Qu’est-ce qu’une princesse est de plus qu’une autre à présent ! Tu me répondras : l’argent. Peut-être qu’ils en ont ; tant mieux pour eux ! Et si tu n’es pas bête, tu iras de ce côté-là. On flaire, on flâne, on se faufile. Je parierais ma tête à couper qu’il y a anguille sous roche. Ça avait vraiment l’air qu’ils venaient apporter le bonheur à la voisine. Mais que veux-tu ? comme chantait la vieille : trop tard ! trop tard !
Roland dit pour la seconde fois :
– Merci, Madame Marcelin.
Et il se dirigea d’un pas chancelant vers la porte. Sur le seuil, il s’arrêta.
– Je voudrais bien savoir où est maman, prononça-t-il à voix basse.
– Où est ta mère ! répéta la voisine. Ah ! pauvre femme ! où elle est !… Mais je te comprends, s’interrompit-elle, son adresse, là-bas, pas vrai ? Sans que j’ai ma nièce, j’irais avec toi demain. Mais ce n’est pas difficile à trouver : cimetière Montparnasse, troisième rue à droite dans la grande allée, une vingtaine de pas et tu rencontres une belle sépulture de famille avec des armoiries en veux-tu en voilà, et des dorures, et des histoires de toutes sortes. Le nom est de Clare avec d’autres noms anglais tout autour. J’ai remarqué cela parce que je voulais toujours porter une couronne à la voisine. Elle est derrière la sépulture. Et voilà une drôle d’affaire : c’est elle-même qui a choisi cet endroit-là. Elle avait acheté le terrain sans en souffler mot à personne… De Clare : veux-tu écrire ?
– Non, répondit Roland, je me souviendrai, adieu.
Il sortit ; la voisine rentra.
On festoyait toujours bruyamment et gaiement dans l’ancien logis de Madame Thérèse. Roland descendit le plus vite qu’il put. Il cacha son visage pour passer devant la loge du portier. Dans la rue, il se mit à marcher sans choisir sa direction. Il répétait en lui-même ce nom de Clare qui frappait vaguement son intelligence engourdie.
Il arriva au carrefour de l’Abbaye, qui était animé comme en plein jour, à cause d’un petit bal dont l’étroite entrée s’ouvrait derrière le corps de garde. La lanterne rouge, balancée au vent de l’hiver, criait : Bal de la Tour de Nesle.
Et cependant tout s’en va vite, à Paris. La Tour de Nesle descendait déjà ce courant de la vogue qui va perdre ses eaux on ne sait où. La mode avait changé de couche. C’étaient des masques un peu crottés qui portaient les chausses de Buridan ou le corsage pointu de Marguerite de Bourgogne. On eût dit que les trois premières semaines du carême avaient suffi à faner tous ces oripeaux.
À Pâques, ils pouvaient tourner en guenilles ; la Trinité devait les repêcher dans le ruisseau. Ainsi va notre monde capricieux. Les dentelles deviennent loques, et j’ai ouï conter bien souvent des histoires de gens portant la hotte qui regardaient avec mélancolie ce pavé où naguère rebondissait la roue fringante de leur équipage.
Roland allait, courbé en deux et la tête embéguinée dans son châle. Une femme seule, la nuit, en ces extravagants anniversaires, court grand risque d’être accostée, mais ceux qui croisaient cette créature maigre et cassée perdaient l’envie de rire. Un gémissement sourd sortait de l’espèce de cagoule qui voilait son visage. Sa longue taille inclinée et son pas trébuchant faisaient naître un lugubre soupçon de folie, d’ivresse morne et d’inanition : trois choses qui, souvent, à Paris, se prennent l’une pour l’autre : preuve suprême des excellentes raisons que Paris possède pour se proclamer lui-même la ville la plus spirituelle de l’univers.
Roland allait, sans rien entendre et sans rien voir, sinon des lueurs vagues et des bruits indistincts qui fatiguaient ses yeux et importunaient ses oreilles. Par soubresauts intermittents une pensée soulevait la torpeur de sa cervelle.
« Elle a parlé du portefeuille, se disait-il, et des vingt billets… On chante dans la chambre où elle est morte… Elle est morte… maman est morte ! »
C’était confus et c’était terrible.
– Maman ! reprenait-il, pauvre maman ! J’étais son grand fou ! elle n’avait que moi. Quand elle ne m’a plus vu, elle est morte…
Elle est morte ! Un grand sanglot déchira sa poitrine.
– Morte, morte, morte ! répéta-t-il par trois fois. Derrière la sépulture de ces riches, les de Clare… Elle connaissait les de Clare… Il y avait sur le papier qu’elle me donna : Raymond Clare Fitz-Roy Jersey, duc de Clare !…
Le secret de la pauvre femme était avec elle, sous la terre, et Roland n’avait pas envie de connaître ce secret.
Roland n’avait ni désir, ni espoir, ni crainte ; il végétait en une sorte d’anéantissement. La pensée de sa mère surnageait seule, réduite à des proportions enfantines ; son unique volonté était de chercher sa tombe au cimetière et de s’asseoir auprès.
Il se dirigeait vers ce but comme on rentre chez soi après une longue fatigue. Au-delà de ce dessein accompli, c’était le néant.
Il marchait donc pour gagner le cimetière Montparnasse ; mais il ne s’inquiétait point de savoir s’il suivait la bonne route, et le hasard seul le guidait dans une direction qui le rapprochait de son but.
« Je ne l’ai pas assez remerciée, se disait-il, en songeant à la voisine. Elle a veillé maman cinq nuits, et maman est morte dans ses bras. »
Il s’arrêta tout à coup à l’angle de la rue de l’Ancienne-Comédie. Sa taille courbée se redressa si brusquement, que ses deux mains se portèrent à sa blessure qui rendit un profond élancement. Il regarda tout autour de lui, et vous eussiez dit qu’il cherchait son chemin.
Mais ce n’était pas cela. Il cherchait quelqu’un dans les ténèbres de la fièvre qui le brûlait.
Il dit tout haut :
– C’est Marguerite qui a tué ma mère !
Et il s’élança comme s’il eût voulu saisir l’assassin. Au bout de quelques pas ses jambes fléchirent.
– Non, non, murmura-t-il, je ne m’arrêterai pas. Je suis resté trop longtemps là-bas. Il faut que je trouve Marguerite !
Il monta la rue en se tenant aux murailles, car sa force l’abandonnait ; il monta toute la rue de l’Ancienne-Comédie. Le trouble de son cerveau était au comble ainsi que son épuisement physique ; mais il cherchait Marguerite pour la tuer.
À un tournant de la rue, il vit la façade de l’Odéon illuminée du haut en bas. L’Odéon était alors un théâtre à la mode ; on y donnait des bals très brillants !
Roland eut d’abord envie de changer de route, mais ces clartés l’attiraient. Il marcha encore et sa cervelle se vida. Il allait sans plus savoir où, regardant ces lumières comme un maniaque ou comme un enfant.
Sur la place, il y avait un grand mouvement ; les rues convergentes étaient pleines de voitures qui attendaient. Tous les cafés encombrés de chalands répandaient au-dehors des chansons, des rires et des lumières. Le perron du théâtre ruisselait de masques et de dominos ; au-dessus de tous les bruits sortis de cette foule en goguette et qui emplissaient la place d’un long murmure, les murailles épaisses du théâtre laissaient sourdre les accords de l’orchestre.
Le cœur de Roland se serra mortellement. Il était entré dans cette foule malgré lui et comme le vertige vous pousse vers un abîme. Il y étouffait ; il eût voulu en sortir à tout prix. La fièvre glaçait de plus en plus ses membres grelottants et brûlait sa pauvre tête où rien ne restait, pas même cette confuse idée de vengeance contre Marguerite, qui avait tué sa mère.
Les maisons ont leurs destinées comme les hommes, et aussi, pourrait-on dire, leurs ridicules, leurs infirmités. Je ne sais comment exprimer cette chose subtile, mais vraie ; le théâtre de l’Odéon est né pingre et pauvre. Au milieu des prospérités méritées qui lui arrivent périodiquement et l’indemnisent de ses longues famines, il reste mal fourni, comme ces ménages d’artistes qui donnent à dîner sans vaisselle. Il a son luxe, à lui, de temps en temps, un luxe glorieux, mais il lui manque toujours quelque chose, soit une chemise, soit des chaussettes. Supposez-le vêtu avec splendeur, si son pourpoint s’entrouvre, vous verrez qu’il n’a pas eu le temps d’acheter une soubreveste.
Cette nuit, où l’Odéon donnait bal, les éblouissements de la façade s’arrêtaient juste à l’entrée des galeries noires comme de l’encre et dans chacune desquelles deux ou trois quinquets honteux charbonnaient leurs mèches avares. L’invention du gaz a supprimé ces contrastes autour de l’Odéon comme ailleurs, mais, à l’époque si rapprochée de nous où se passe notre histoire, l’envers d’une fête éclairée a giorno pouvait être encore l’obscurité complète.
Roland fit un circuit et gagna péniblement la galerie qui longe la rue Corneille. Il fut soulagé en entrant dans ces ténèbres. La galerie était à peu près déserte. Roland s’assit sur une marche et laissa tomber sa tête entre ses mains. Il essayait de penser. Presque à ses pieds, dans la rue, une élégante voiture stationnait avec son cocher endormi sur le siège.
Derrière lui, des couples rares allaient et venaient. En somme, il faut des bosquets autour des bals champêtres : ces galeries solitaires faisaient office de bosquets.
Un couple s’arrêta, non loin de Roland qui n’avait garde de l’épier. Le quinquet lointain dessinait la forte carrure d’un homme, jeune encore et portant un costume de ville ; la femme, toute jeune et de gracieuse tournure, avait un domino noir sans capuchon. Elle tenait son masque à la main.
– Il est honnête, dit-elle, plus honnête que je ne l’aurais cru. On n’y peut rien.
– Bah ! fit l’homme aux épaules carrées, sans vous flatter, Madame la comtesse, il n’y a pas dans Paris une femme aussi belle que vous. Vous savez ce garçon-là par cœur, il vous aime à la folie ; il fera tout ce que vous voudrez et nous comptons là-dessus.
Dans la manière dont furent prononcés ces mots : « Madame la comtesse », on aurait pu remarquer une petite pointe d’ironie.
Une bande de jeunes gens costumés tourna l’angle de la rue Corneille, précédée par deux masques qui avaient des torches. Mme la comtesse et son compagnon se reculèrent dans l’ombre du pilier, mais pas assez vite pour empêcher la lumière des torches de glisser un instant sur leurs visages.
L’homme avait raison : il n’y avait point dans Paris de femme plus belle que Marguerite Sadoulas dont les admirables cheveux s’étoilaient maintenant de pierreries et qui portait une rivière de diamants sur sa gorge nue.
L’homme était M. Lecoq, ni plus, ni moins : le grand M. Lecoq.
La bande titubante et hurlante se composait des clercs de l’étude Deban, qui avaient soupe outre mesure et qui traînaient en triomphe Joulou ivre mort dans son costume de Buridan débraillé et souillé.
– Il ne faut pourtant pas qu’on me le tue ! murmura Marguerite en regardant la tête blême de Joulou qui pendait, inerte et stupide, sur les épaules de ses porteurs.
– Il faut qu’on vous le forge ! répondit froidement M. Lecoq. Il est dur, on frappe fort. L’affaire en vaut la peine.
Jusqu’alors Roland n’avait rien entendu, ou plutôt les paroles passaient comme un vain son autour de ses oreilles. La voix de Marguerite elle-même n’avait produit sur lui aucune impression.
Une manière d’étudiant, vêtu d’une vareuse en peluche et coiffé d’un béret basque, enjamba les marches d’un bond et passa si près de Roland que le pan de la vareuse fouetta sa joue. L’étudiant s’arrêta immobile au haut des marches et plongea son regard dans l’ombre de la galerie.
– C’est pourtant bien la voiture ! grommela-t-il.
– Ici, Comayrol ! prononça tout bas M. Lecoq.
L’étudiant à la vareuse le rejoignit aussitôt.
Les compagnons de Joulou entraient à l’estaminet de l’hôtel Corneille et criaient à tue tête :
– Du punch ! plusieurs baquets de punch pour célébrer les noces du seigneur comte et son héritage ! Largesses aux manants ! L’histoire est une sotte et le théâtre de la Porte-Saint-Martin ment comme un ribaud ! Buridan a épousé Marguerite de Bourgogne la semaine passée et roule depuis ce temps-là dans les vignes ! Du punch ! un océan de punch ! hymen ! hyménée ! Vive la Chartre ! Le papa de Bretagne est enterré. Nous sommes chefs de nom et d’armes ! Orsini, tavernier d’enfer, nous avons des angelots plein nos escarcelles ! à boire ! à boire ! Liesse ! liesse !
– Patron, dit Comayrol, en les montrant du doigt, voilà un tas de bavards qui, désormais, ne vous serviront guère. Ils sont bons à brûler.
– Pourquoi ? demanda Marguerite.
– Bonsoir, comtesse, fit le faux étudiant.
Marguerite tendit la main à Comayrol, qui poursuivit au lieu de répondre à sa question.
– Est-ce qu’on ne pourrait pas trouver un endroit plus commode pour les affaires, patron ?
– Nous sommes bien ici, répliqua M. Lecoq. Je suis pressé.
Comayrol se rapprocha de Roland qui semblait une masse noire, appuyée contre le pilier, et se pencha sur lui.
– Dormez-vous, la bonne vieille ? demanda-t-il.
Comme Roland ne bougeait pas, il le poussa du pied. Roland s’affaissa de côté et resta immobile.
– C’est une souche ! dit Lecoq. Laisse-la dormir et parle. Pourquoi ceux-ci sont-ils bons à brûler ?
– Parce que, répondit Comayrol, Léon Malevoy a acheté et payé l’étude Deban, aujourd’hui même.
– Ah bah ! fit Lecoq. Jolie opération ! Et vous pensez qu’il va faire maison nette ?
– Il nous connaît assez bien pour cela, repartit modestement Comayrol.
M. Lecoq était pensif.
– Il n’est pas encore temps de prendre les titres, murmura-t-il en se parlant à lui-même. M. le duc pourrait les réclamer, et cela gâterait tout. Laissons aller. Ce Léon Malevoy ne connaît pas toutes les charges de son étude… Et il n’y a de bon à brûler que ce pauvre vieux Deban, dont je ne donnerais pas dix louis… Voilà où mène la mauvaise conduite !
Comayrol dit Amen de bon cœur ; Mme la comtesse eut un frisson sous son domino.
– J’ai froid, dit-elle, rentrons au bal.
– Non pas, ma toute belle, répliqua M. Lecoq. Si vous avez froid, marchons, cela réchauffe. Je suis ici pour plus d’une affaire, et celle que nous avons ensemble n’est pas finie. Quoi de nouveau au n° 10 de la rue Sainte-Marguerite, Comayrol ?
Ce disant, il offrit son bras à sa compagne et tous trois remontèrent la galerie qui était déserte en ce moment.
« Au n° 10 de la rue Sainte-Marguerite », tels furent les premiers sons qui touchèrent utilement l’oreille et l’intelligence de Roland. Cela ne l’éveilla pas, car son engourdissement était profond et tenace, mais il essaya d’écouter comme on fait parfois en rêve, et certes, si Marguerite eût parlé à la place où elle était naguère, il l’eût entendue.
Mais Marguerite, avec ses compagnons, tournait, en ce moment l’angle de la galerie qui regarde le jardin du Luxembourg.
Il y eut un silence autour de Roland, ou plutôt ce ne fut pas plus qu’un murmure confus, fait de bruits lointains, tels que les clameurs de la place, la musique du bal et le tapage de l’estaminet Corneille, où l’étude Deban, bonne à brûler qu’elle était, s’amusait comme une bienheureuse autour de Joulou pétrifié.
Puis tout à coup d’autres voix s’élevèrent auprès de Roland qui sentit deux paires de mains éprouver les poches vides du vêtement neuf de la Davot. Il eut l’instinctif désir de repousser cette agression. Pour la première fois il comprit l’étrange paralysie qui garrottait ses membres. Il était comme au lendemain de sa blessure, complètement perclus, mais sa pensée vivait.
– Rien à frire ! dit une voix. La pauvre diablesse n’en peut plus ! Elle n’ira pas dire à Toulonnais que nous avons visité ses poches !
– C’est drôle, répliqua l’autre voix : il y en a qui meurent de faim à Paris !
Les deux interlocuteurs tournèrent le dos à Roland et entrèrent sous la galerie.
– Une belle coquine tout de même, cette Mme la comtesse, reprit celui qui avait parlé le premier.
– Il n’y a pas longtemps qu’elle en mange, répondit l’autre ; on l’a englobée au dernier carnaval ; elle est là pour une mécanique de longueur que Toulonnais monte. Il s’agit d’un duc, général, pair de France et le reste, qui a plus d’argent que le roi et qui l’a bien gagné, car il a tué son frère aîné ou quelque chose comme cela, au temps jadis.
– En foi de quoi, conclut la première voix, l’Habit-Noir, remplaçant avantageusement la Providence, va le faire chanter comme un mirliton et saigner sa caisse à blanc… Qu’est-ce qui nous en reviendra à nous autres, Piquepuce, ma vieille ?
Piquepuce ouvrait en ce moment la lanterne de l’élégante voiture, arrêtée le long du trottoir, pour allumer sa pipe. C’était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, maigre, pâle et triste, portant un costume d’étudiant râpé.
Il haussa les épaules en poussant sa première bouffée, et répondit :
– Cocotte, mon petit, si tu avais une redingote de Sedan, première qualité, au lieu de ta blouse, un pantalon de Casimir noir, des bottes vernies et une conscience sans tache, je te montrerais une manière de t’en servir qui nous donnerait des rentes à perpétuité.
Il soupira et referma la lanterne.
Cocotte, gamin de dix-huit ans, leste, vif, bien tourné et bien couvert, quoique son vêtement principal fût, en effet, une blouse de laine, roulait une cigarette avec indolence.
– Si on prévenait ce M. le duc… commença-t-il.
Mais la main osseuse de Piquepuce s’appuya sur sa bouche et lui coupa la parole.
– Méfiance ! murmura Piquepuce. Les voilà !
M. Lecoq, Marguerite et Comayrol redescendaient la galerie. Cocotte et Piquepuce disparurent comme par enchantement.
Roland en était encore à chercher laborieusement le sens des paroles entendues. Son intelligence renaissait avant ses facultés physiques. Il y avait dans son cerveau un grand trouble d’où se dégageait cette pensée : « Il a tué son frère aîné… »
– J’ai vu l’acte de décès, disait en ce moment Comayrol. Il est au nom de Thérèse tout court, et ne contient pas d’autre indication.
Roland, frappé avec violence, essaya de se retourner, mais ses muscles étaient de pierre.
– Et le fils ? demanda M. Lecoq.
– Disparu depuis trois semaines, répondit Comayrol ; on ne l’a pas revu depuis la nuit du mardi gras au mercredi des Cendres.
– C’est drôle ! pensa-t-elle tout haut. La nuit du mardi gras !
Mais Roland ne l’entendit point, parce que nos trois interlocuteurs, continuant leur route vers la place de l’Odéon, avaient déjà dépassé d’une douzaine de pas l’arcade où il était assis.
M. Lecoq demanda à sa belle compagne :
– Pourquoi est-ce drôle ?
La comtesse répliqua sèchement :
– Parce que.
Ils arrivaient au bout de la galerie où plusieurs groupes se tenaient, éclairés à demi par les reflets perdus de la façade du théâtre. Le regard perçant de M. Lecoq interrogea tous les visages, qu’ils fussent ou non recouverts d’un masque. Sans doute, il ne trouva point là ce qu’il cherchait, car il se retourna brusquement et reprit, suivi de ses deux compagnons, sa promenade en sens contraire.
Roland les attendait. Il écoutait.
– C’est toute une histoire, disait Comayrol ; j’ai su la chose par une vieille voisine qui a veillé la mère à ses derniers moments et qu’on fait parler tant qu’on veut en lui contant fleurette. La mère était très pauvre, mais il paraît que ce nigaud de Deban avait entamé une négociation de ce côté. Vous savez qu’il est toujours prêt à tuer la poule aux œufs d’or pour un morceau de pain…
Ici, nos trois interlocuteurs dépassèrent encore l’arcade et la voix de Comayrol se perdit dans les murmures environnants. Roland fit un effort désespéré pour tourner le pilier ; mais ce fut en vain.
Comayrol, cependant continuait :
– Vingt mille francs ! voilà ce que maître Deban demandait à la mère pour lui remettre l’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès. Les aurait-il livrés ? je n’en sais rien, mais la mère s’était procuré les vingt mille francs…
– Vingt mille francs ! répéta Marguerite qui, depuis quelques minutes, était pensive.
M. Lecoq dit :
– Je suis comme Mme la comtesse : je pense au Buridan assassiné et à son portefeuille qui contenait vingt mille francs… juste !
– Ai-je dit que je pensais à cela ? murmura Marguerite d’une voix altérée.
– Nous allons causer nous deux, mon trésor, prononça tout bas M. Lecoq.
Puis il reprit gaillardement :
– Comayrol, mon garçon, nous passerions par un trou d’aiguille, cette nuit, hé ? Nous avons la crête basse, nous cherchons à nous rendre utiles et nous sommes profondément convaincus que notre avenir est aux mains de l’ami Beaufils, ou Lecoq, ou toute autre appellation qu’il lui plaira d’assumer pour désigner sa précieuse personne ? Il y a du vrai là-dedans, bonhomme, mais le découragement ne mène à rien. Ma Seigneurie est contente de vous ; vous avez travaillé comme un ange et mon rapport au colonel contiendra une mention honorable en votre faveur. Ce notaire gentilhomme, M. Léon de Malevoy, est-il décidément incorruptible ?
– Je le crois, répondit le maître clerc.
– Alors, il ne peut vous garder chez lui, puisqu’il a l’honneur de vous connaître.
– Avant de s’en aller, murmura Comayrol, on pourrait mettre les dix doigts et le pouce dans le carton de M. le duc…
– Probité ! l’interrompit Lecoq. J’ai mon idée. Letanneur et M. Léon Malevoy sont des camarades ; M. Léon Malevoy gardera peut-être Letanneur.
Comayrol laissa échapper un geste de dépit.
– Ceux qui resteront et ceux qui s’en iront, prononça M. Lecoq avec une gravité magistrale, seront toujours pour moi l’étude Deban, la vraie. Nous sommes des associés. Vous avez, tous tant que vous êtes, tiré un fier numéro à la loterie, la nuit du mardi gras au mercredi des Cendres. Les choses marchent ; il n’est pas nécessaire que vous sachiez comment elles marchent. Voulez-vous que je vous dise un mot qui va vous faire plaisir et peur, bonhomme, hé ? Là-bas dans la rue Campagne-Première, vous avez été témoin d’un meurtre. Chez le colonel, cela vaut de l’argent. Une demi-douzaine d’honnêtes garçons qui peuvent dire : « Telle nuit, à telle heure, un homme a été tué… » et reconnaître l’assassin…
– Mais, voulut l’interrompre Comayrol, nul d’entre nous n’a vu le meurtrier.
– Et reconnaître l’assassin ! répéta péremptoirement M. Lecoq. Diable ! ne dépréciez pas vos actions ! une demi-douzaine d’honnêtes garçons dans cette situation-là, voyez-vous, ne sont jamais bons à brûler !
Des applaudissements frénétiques éclatèrent tout à coup à l’entresol de l’estaminet Corneille dont les croisées s’ouvrirent. On put voir l’étude Deban danser en rond autour de Joulou, debout sur une table, le verre à la main, la tête nue et couronnée d’un triple diadème de bouchons enfilés. Il avait les yeux sanglants et la joue livide.
Marguerite serra le bras de Lecoq, qui dit :
– Bonhomme, Mme la comtesse s’ennuie de nous entendre parler affaires. Je vous donne congé pour aujourd’hui… Vous permettez, chère belle ? s’interrompit-il en s’adressant à Marguerite.
Il lui lâcha le bras et prit Comayrol à part. Marguerite descendit seule la galerie et vint jusqu’à l’arcade où était Roland, sous les habits de la Davot.
Elle resta là, parce que de là on découvrait tout l’intérieur de l’entresol où les clercs Deban fêtaient les noces et l’héritage du comte Joulou.
Les yeux de Marguerite restèrent fixés sur Joulou. Elle réfléchissait, immobile et silencieuse.
– Rue Notre-Dame-des-Champs, dit M. Lecoq au maître clerc, au couvent de Bon-Secours, il y a quelque chose qui nous regarde. Attention à ceci ! Le jeune homme du n° 10 a disparu le jour du meurtre, remarquez bien, et, depuis le jour du meurtre, les dames de Bon-Secours donnent l’hospitalité à un inconnu. Mes renseignements sont jusqu’à présent très vagues ; je n’ai pas d’aboutissant, mais mon flair est éveillé, nous sommes sur une piste… Les affaires d’une certaine sœur Françoise d’Assise ne sont-elles pas à l’étude ?
– C’est la propre tante de M. le duc, répondit Comayrol.
– Excellent prétexte ! Demain vous irez à Bon-Secours annoncer le changement de titulaire. Vous êtes adroit, quand vous voulez. Apportez-moi le mot de l’énigme et vous serez récompensé.
Il tendit la main à Comayrol qui ouvrit la bouche pour faire une question.
– À l’avantage ! ajouta péremptoirement M. Lecoq. J’ai dit.
– Fera-t-il jour demain ? demanda le maître clerc avec une sorte de timidité.
– À la caisse, oui, il fera jour jusqu’à minuit, pour ceux qui auront de bonnes nouvelles.
M. Lecoq tourna le dos et Comayrol entra à l’hôtel Corneille. M. Lecoq, au lieu de rejoindre Marguerite, fit quelques pas du côté de la rue de Vaugirard, en sifflant doucement le motif de Robin des bois : Chasseur diligent.
L’étudiant râpé Piquepuce et le flambant gamin de Paris Cocotte parurent aussitôt à ses côtés. On eût dit qu’ils sortaient de terre.
– Demain, dix heures, ordonna M. Lecoq, il fera jour, rue Cassette, n°3, étude Deban. Demander M. Jaffret, prendre le plan exact de la maison tout entière. Principalement : moyens d’aborder la pièce où sont les dossiers… À la niche !
Cocotte et Piquepuce reçurent chacun une légère indemnité en forme d’avance sur le travail commandé et s’éclipsèrent. M. Lecoq revint vers Marguerite qui, à ce moment même, touchait l’épaule de Roland, disant :
– Madame, êtes-vous malade ?
Lecoq se mit à rire. Roland n’avait pas donné signe de vie. Marguerite ouvrit son riche porte-monnaie et déposa un louis sur les genoux de la prétendue femme, ajoutant comme on s’excuse :
– J’ai eu faim : je m’en souviens.
– À tout prendre, murmura M. Lecoq en lui offrant son bras, quand on peut jouer le rôle d’ange pour vingt francs, ce n’est pas cher. Je suis fatigué : partons.
Il voulut entraîner Marguerite qui résista et montra du doigt l’orgie de l’estaminet Corneille. La figure de Joulou ressortait, effrayante de pâleur, au milieu de la confusion du tableau.
– Si celui-là s’éveille jamais, prenez garde… commença-t-elle.
– On le rendormira, l’interrompit Lecoq.
Elle se tourna vers lui, sombre et belle, car elle venait d’ôter son masque.
– Vous ne le connaissez pas comme moi ! murmura-t-elle.
Ils étaient maintenant sur les marches, entre Roland et la voiture dont le cocher sommeillait. Ils tournaient le dos à Roland qui fit un mouvement – le premier depuis une longue demi-heure. Sa main maladroite et lente dérangea les plis du châle qui voilait son visage, et son regard ardent se fixa sur Marguerite. Celle-ci poursuivait :
– J’ai peur de lui… et je ne voudrais pas qu’on lui fit du mal. C’est ma brute : un loup qui est beau comme un lion quand il se bat. Il n’a pas assassiné, non ! L’autre avait un couteau dans la main. L’autre était plus brave que lui et plus beau que les anges !
– Tu as sommeil, ma fille, prononça rudement Lecoq. Tu rêves.
Marguerite se tut. Du bout de la badine qu’il tenait à la main, M. Lecoq fouetta les doigts du cocher endormi qui se dressa sur son siège et rassembla mécaniquement ses guides. Marguerite demanda :
– Est-ce que dans cette affaire où il y a un duc, je pourrais devenir duchesse ?
– Parbleu ! repartit Lecoq en riant.
Il lui offrit son bras pour monter en voiture et ajouta froidement :
– C’est la moindre des choses pour la maîtresse de Toulonnais-l’Amitié… À la maison, Jacobi !
Le cocher enleva ses chevaux.
Roland se mit debout sans efforts. Il semblait qu’un choc électrique favorable eût rendu la vie à ses membres. Le trouble était maintenant à son cerveau. Quand la voiture, lancée déjà au grand trot, tourna l’angle de la rue Corneille, il appuya ses deux mains contre son front et murmura :
– Marguerite !… Marguerite !… Moi, je vais à la tombe de ma mère.
Il se mit en marche, en effet ; mais au lieu de prendre le chemin du cimetière, il suivit la voiture de Marguerite. La nuit se faisait de plus en plus dans sa pensée ; cependant il allait aisément et bien. Comme il traversait la place du théâtre, il reçut plus d’un choc dans la foule et ne s’en aperçut point. Il était fort. Dans la rue Racine, il put courir.
À cent pas de la place, la rue était déjà obscure et solitaire. Derrière lui, Roland entendait le fracas du carnaval ; devant, c’était le silence. Il chercha des yeux la voiture qui avait disparu depuis longtemps.
Cent pas encore et le pavé oscilla sous lui, comme le pont d’un navire qui tangue. Il revit la voiture au milieu d’un grand éblouissement. La voiture était découverte et glissait sous de grands arbres, baignés dans le soleil. Marguerite, en robe blanche, avec ses longs cheveux fleuris tombant sur ses épaules nues, se penchait vers un jeune homme…
« C’est moi ! se dit Roland que le vertige emportait, je me reconnais bien. Arrêtez ! je veux aller au cimetière ! »
À l’éblouissement succédèrent des ténèbres profondes.
Roland courait encore, mais en zigzags, comme un homme ivre.
Ses oreilles étaient entourées de larges rumeurs. Il lui parut que des étincelles ruisselaient impétueusement de son front jusqu’à terre.
Il tomba et ne fit aucun effort pour se relever, mais il baisa le pavé de la rue, pensant :
« Je suis arrivé : ceci est la tombe de ma mère ! »
La nuit sonna toutes ses heures au clocher voisin. La ville s’endormit, lasse d’orgie ; l’aube naquit, froide et triste.
Roland était couché de son long sur la terre. Une pluie patiente tombait sans bruit, mettant un mince filet d’eau dans le ruisseau qui se précipitait en microscopiques cascades. Le ciel gris montrait son étroite bande entre les pignons dentelés. C’était une de ces vieilles rues, reliques de Paris père, dont Paris fils a amputé récemment les derniers tronçons ; d’un côté elle montait à pic vers Sainte-Geneviève, de l’autre, frayant son chemin tortueux parmi les masures où le Moyen Age tout entier revivait, à cette heure indécise, elle allait heurter l’hôtel de Cluny.
Personne ne passait. Juste au-dessus de l’endroit où Roland gisait, semblable au cadavre d’une pauvresse morte de faim, un réverbère balançait sa mèche fumeuse, en gloussant plaintivement.
La lueur du réverbère éclairait une maison vaste et délabrée au devant de laquelle pendait un tableau, enluminé bizarrement. Ce tableau représentait un rapin barbu, en costume de sauvage, debout, les pinceaux et la palette à la main, en face d’une toile, tendue sur châssis, où deux hommes demi-nus luttaient à main plate, au milieu d’une foule de crocodiles, de tigres, de serpents, d’enfants, de bonnes et de militaires.
Au-dessous du tableau, un écusson presque effacé par l’âge portait :
Cœur d’Acier, peintre d’enseignes, fait les grands tableaux pour MM. les saltimbanques et artistes en foire
Dix années ont passé : nous sommes au mois de décembre 1842 et notre histoire se renoue à l’intérieur de cette maison du quartier de la Sorbonne devant laquelle Roland tomba, épuisé et mourant, dans la nuit de la mi-carême.
L’extérieur de la maison n’avait point changé. C’était toujours un corps de logis assez vaste, flanqué de deux étroits pignons à l’apparence misérable et délabrée. Rien n’annonçait encore aux alentours la féerique transformation qui, depuis lors, a mis tout à coup une ville neuve à la place de ces curieuses masures, racontant à notre siècle étonné les ténébreuses légendes du Moyen Âge.
Au centre du corps de logis et sous les fenêtres crasseuses du premier étage, le vent, égaré dans ces ruelles, balançait comme autrefois, un tableau, le même tableau, représentant un artiste barbu, en costume d’Iroquois, balayant une toile où deux lutteurs s’escrimaient, entourés de bêtes apocalyptiques. Et comme autrefois la légende de ce tableau criait :
Cœur d’Acier, peintre d’enseignes, fait les grands tableaux pour MM. les saltimbanques et artistes en foire
Avant de franchir la porte basse et surmontée d’une niche ogivale, qui doit nous ramener à notre drame, jetons un regard de l’autre côté de la rue. Là, s’élève une maison moderne, largement reculée et marquant l’espoir d’un alignement ultérieur. Cette maison est proprette, bourgeoise et percée de petites fenêtres bien carrées. Quatre des cinq croisées du premier étage sont grillées du haut en bas et laissent voir une population d’oiseaux, comme si l’appartement tout entier, déserté par l’homme, formait une immense volière.
Pour le moment, nous n’avons rien autre chose à dire de la maison d’en face, récemment bâtie par un rentier modeste et rangé, nommé M. Jaffret, et connu dans le quartier sous le nom du « bon Jaffret ». Il occupe le premier étage ; les oiseaux sont à lui et il est aux oiseaux : trois fois par jour, il paraît à la cinquième croisée et tous les moineaux de la rive gauche, partageant énergiquement l’opinion du voisinage, viennent lui manger dans la main. Excellent cœur !
Il était neuf heures du matin. Un rayon de soleil d’hiver faisait sourire au bout de la rue les charmantes toitures de l’hôtel de Cluny, laissant dans l’ombre la façade de la maison Cœur d’Acier. Les oiseaux du bon Jaffret chantaient et les moineaux libres voltigeaient impatients, attendant l’ouverture de la cinquième fenêtre.
L’escalier qui menait chez Cœur d’Acier, peintre d’enseignes, était de pierre et tombait presque en ruine. La belle rampe de fer forgé se rongeait sous la rouille. Les marches, couvertes d’une poussière humide, et les murailles salpêtrées exhalaient une odeur de cave. Une fois sur le carré, on poussait un battant vermoulu et l’on entrait de plain-pied dans un des plus remarquables ateliers de Paris, et le seul de cette capitale, comme le disait hautement M. Baruque, rapin d’un âge mûr, premier élève du fameux Tamerlan, le seul qui pût montrer, festonnant ses murailles, une guirlande de rats empaillés, mesurant soixante-douze aunes, et composée de huit cent quatre-vingt-trois sujets, tous tués dans l’établissement, sans le secours des chats !
Il ne faudrait pas croire que nous franchissons ici le seuil d’un séjour fantastique ou seulement inconnu. Beaucoup de poètes vont criant que Paris perd une à une toutes ses vieilles physionomies ; il y a du vrai là-dedans, mais l’atelier Cœur d’Acier subsiste encore, heureux et glorieux. Il ne mourra pas de si tôt. L’admirable équilibre établi entre son but et ses moyens d’exécution en fait une chose quasi éternelle.
Il changera de place, poursuivi par la démolition et par l’alignement, mais il ne mourra jamais, dût-il exiler sa guirlande de rats hors des fortifications et baraquer sa gloire au milieu de la plaine Saint-Denis. Il répond à un besoin. Pour toute une population intéressante et nombreuse, « MM. les artistes en foire », il est le temple même de la peinture et le moindre de ses tableaux vaut deux travées de notre exposition nationale.
À quelle époque fut-il fondé ? À quel esprit hardi doit-on cette manière à la fois enfantine et sublime, naïve comme Cimabué, colossale comme Michel-Ange ? Aucune académie, jusqu’au jour où nous sommes, n’a institué de prix pour éclaircir ce mystère. Il est français, voilà le fait, et postérieur à la découverte de l’Amérique, car ses toiles contiennent beaucoup de coton : il est français comme Paillasse son client, et comme le charbon d’Yonne son émule, qui trace des profils de soldats sur les murs nouvellement blanchis, malgré l’énergique défense des autorités.
S’appelait-il de son petit nom, ce grand peintre, ce fondateur, Barbacolozzo ou Pfafferspiegelbeer, l’atelier est français et s’en fait honneur. Parcourez les autres pays et l’univers et cherchez des portraits en pied de la femme-colosse, comparables à ceux de Muchamiel, qui était le Cœur d’Acier régnant à la fin de l’Empire ! On en paye encore les lambeaux au poids du cuivre ! M. Malpaigne, directeur des premiers théâtres européens, qui chante la romance de L’Éclair dans un porte-voix, de façon à vous tirer des larmes, et qui avale un cent de clous à crochet sans répugnance, possède dans sa galerie, rue de la Goutte-d’Or, une cuisse et une joue de Mlle Cuiraseu, jeune géante de quatorze ans, malheureusement enlevée à la France par les alliés en 1819. Le portrait était de Tamerlan, mort victime de son intempérance. M. Malpaigne a refusé neuf francs de ces débris. « Rien que dans la joue, dit-il avec une douce gaieté, il y a pour dix francs de viande. »
Eh bien ! M. Baruque est l’élève de ce même Tamerlan ! Et Gondrequin passe pour avoir plus de talent que M. Baruque ! Gondrequin, surnommé Militaire !
Revenons sur cette pittoresque appréciation de M. Malpaigne, non seulement directeur des premiers théâtres européens, mais premier pédicure aussi de toutes les premières cours étrangères et dont les prospectus portent ce cri du cœur : Sauver ou mourir !
« Rien que dans la joue, il y a pour dix francs de viande ! » L’explication du succès séculaire de l’atelier Cœur d’Acier est tout entière là-dedans. C’est une maison où l’on n’épargne rien pour contenter les pratiques. On vous y livre des pies voleuses grosses comme des dindons sans augmentation de prix. Personne n’est sans avoir admiré le tableau des frères Poitrail, premiers éleveurs de canons. On y voit Poitrail le jeune tenant sur chacun de ses bras tendus, neuf artilleurs à la brochette. Quelle Rossinante, auprès de Poitrail, que le cheval des fils Aymon ! On doit cette page à Quatrezieux, qui était Cœur d’Acier sous Louis XVIII, un roi d’esprit. Quatrezieux est également l’auteur du tableau de Mme Leduc, où cette célèbre artiste est représentée au moment où l’Arlésien, son mari par le cœur, lui casse des pavés sur le creux de l’estomac, à l’aide d’un marteau de forge. Cela étonne fortement l’imagination. L’Arlésien broyait du macadam avec ses dents et pratiquait l’art de se couler du plomb fondu dans les oreilles. Le tableau de Quatrezieux montrait tout cela dans les coins et laissait voir au fond plusieurs villageois, chaussés de sabots, qui dansaient sur le ventre de Mme Leduc. Elle riait, cette femme véritablement supérieure à son sexe, et semblait dire : « Allez, la musique ! »
Au ciel qui était complet, portant à la fois toutes ses décorations, le soleil, la lune et les étoiles, deux anges enlevaient le mouton à six pattes de Mme Leduc et se disaient entre eux, le long de deux rubans qui sortaient de leurs bouches : Il faut le voir pour le croire !
Nous ne sommes pas ici dans le grand monde, mais ces personnages, pourtant, ont leur éclat. Mme Leduc était première femme sauvage et son mouton était premier mouton.
Quand Mme Leduc fut mangée par son premier lion, Quatrezieux en fit un petit tableau qu’on accrochait sous le grand. Tout le corps de Mme Leduc était dans le lion, excepté les jambes qui gigotaient hors de la bouche. Le monde entrait, espérant que c’était là le spectacle du jour.
Quatrezieux finit très convenablement, grâce aux soins de M. Malpaigne, qui lui fit boire la médecine du tigre. Sa fille lui succéda en dépit de la loi salique. Son tableau de l’enfant encéphale a fait le tour du monde. Elle était malheureusement passionnée, et s’asphyxia pour un Hercule ingrat, qui n’en valait pas la peine.
Mais l’immortel atelier trouva Tamerlan tout prêt, et après Tamerlan un autre :
Cœur d’Acier est mort, vive Cœur d’Acier ! Il eût suffi d’un mannequin pour perpétuer la dynastie.
En entrant par l’escalier de pierre, il y avait d’abord une chambre assez vaste dont les croisées regardaient celles du bon Jaffret, de l’autre côté de la rue, vers l’ouest. Le mur oriental de cette chambre avait été supprimé dans sa presque totalité, ménageant une énorme baie qui donnait accès sur un hangar, lequel aurait pu servir d’église, tant il était haut et large. Le jour venait d’en haut et pouvait être modifié par des toiles d’emballage, disposées sous les châssis. Ces toiles, dont quelques-unes étaient à matelas, produisaient de beaux effets, variés par ces draperies naturelles qui sont l’œuvre de la patiente et cruelle araignée. Un poêle de fonte, chauffé à la tourbe, dégageait d’austères odeurs. Par les ouvertures du hangar, à droite, à gauche et au fond, on voyait des arbres, car ce monument était bâti dans un jardin, dont il occupait à peine le quart. Le jardin, admirablement planté, rejoignait la rue des Mathurins-Saint-Jacques et contenait plusieurs dépendances, entre autres un petit pavillon renaissance, qui se nommait dans le quartier la Tour-Bertaut. Bertaut, le poète, avait habité cette maison, au dire de ceux qui s’occupent de pareilles fadaises ; cela était égal à M. Gondrequin, et M. Baruque s’en battait l’œil avec franchise.
En l’année 1842 où nous sommes, le Cœur d’Acier régnant, autrement dit « M. Cœur » faisait sa demeure dans ce pavillon.
Car tout ici appartenait à Cœur d’Acier, la maison, le hangar, les jardins, les dépendances. Il payait ce domaine douze cents francs, en quatre termes de trois cents francs l’an. Le présent siècle prend des allures qui ne plaisent ni à M. Baruque, ni à Gondrequin-Militaire.
C’était là le bon temps, le temps de cocagne. Rien ne manquait dans l’atelier, où le nécessaire abondant admettait même un luxueux superflu. Outre la guirlande de rats empaillés déjà mentionnée, et qui festonnait orgueilleusement les murailles, une quantité d’objets curieux, donnés en payement ou offerts par l’amitié, meublaient le temple. On ne songeait pas à les vendre, quoiqu’il y eût là pour plus de cinquante écus de bragas qui eussent encombré dix grandes voitures de déménagement : des guenilles pailletées, des squelettes d’animaux, des appareils fantasmagoriques hors d’usage, des volailles rôties en carton et plusieurs automates admis à la retraite.
Le tout, couvert d’une respectable poussière, s’amalgamait avec un mobilier industriel dont nulle habileté de plume ne saurait dire le prodigieux désordre.
L’usine, cependant, marchait en pleine activité. Une armée de rapins jeunes et vieux, vêtus d’impossibilités, coiffés chimériquement et fiers au plus haut point de leur absurde apparence, brossaient à la vapeur des toiles mal assujetties ou balayaient des châssis simplement étendus sur le plancher. La couleur ruisselait à flots, produisant des choses indescriptibles, dessinées selon un ferme parti pris d’insulte à la raison. La plupart des soldats composant ce turbulent bataillon ignoraient les principes les plus élémentaires de l’art, mais ils étaient dirigés par des caporaux à l’œil sûr, à la main terrible, rompus au métier de mal peindre et qui savaient, les criminels, qui savaient comment on plaque une pelouse, comment on fige une rivière, comment on disproportionne un corps, comment on fausse un mouvement. Ceux-là étaient des artistes, si jamais il y en eut.
Au-dessus des artistes, les maîtres : deux demi-dieux, M. Baruque, dit Rudaupoil, et M. Gondrequin, surnommé Militaire.
M. Baruque était un petit homme de cinquante ans, maigre, sec et sérieux, froidement mystificateur et ami de toutes les charges d’atelier, sous son apparence sévère ; Gondrequin était un bon grand gaillard, naïf et convaincu, estimant haut la position sociale où l’avaient élevé son talent et la bonté de la Providence. On l’appelait Militaire, non point parce qu’il avait eu l’honneur d’appartenir à l’armée, mais à cause du fol amour qui l’entraînait vers la gloire martiale. Le dimanche, M. Gondrequin se déguisait en demi-solde, « dont il avait la moustache », pour employer les expressions de Cascadin l’apprenti. Cascadin l’accusait en outre de glisser sous sa redingote un foulard rouge, pour en laisser passer un coin par sa boutonnière, ce qui le décorait sans garantie de gouvernement.
M. Baruque et M. Gondrequin étaient les deux lieutenants de Cœur d’Acier. M. Baruque avait des vues d’ensemble et groupait les grandes masses, M. Gondrequin tirait l’œil.
Chaque tableau destiné à MM. les artistes en foire contient un ou plusieurs objets qui doivent tirer l’œil. Great attraction ! vocifère l’affiche du saltimbanque anglais. La France, toujours plus délicate, demande à Gondrequin un portrait flatté de son phoque ou de son jeune enfant à deux têtes. Gondrequin excellait surtout dans l’albinos, et quoiqu’il méprisât l’anatomie, ses hommes-squelettes faisaient autorité.
Au-dessus des demi-dieux, Jupiter gouvernait l’Olympe : Cœur d’Acier, le maître des maîtres, jeune, beau, brillant : à tous ces dons, il ajoutait l’attrait du mystère. MM. les artistes en foire ne l’avaient jamais vu. On disait qu’aux heures où la journée finie faisait de l’atelier une vaste solitude, il descendait parfois de ses nues pour enlever un raccourci impossible, pour creuser une perspective rebelle, pour fondre les flots gelés d’un océan. On le disait ; c’était la légende, mais nul ne connaissait l’invisible successeur des Muchamiel, des Tamerlan et des Quatrezieux. Supérieur à la nature humaine, « M. Cœur » exerçait de haut sa royale influence. Il était la poésie de tout un peuple. À la fête des Loges, à Saint-Cloud, à la foire au pain d’épices, sa radieuse image visitait les rêves de toutes les héritières baraquées, aux heures mystiques où la grosse caisse ne bat plus…
Ce matin, outre plusieurs enseignes figurant le cygne de la croix, le cheval blanc ou le coq hardi – bagatelles – outre divers tableaux, destinés à la tente de la somnambule parisienne, à la cabane de la jeune géante, à l’antre de la femme sauvage qui dévore des serpents empaillés – simples frivolités –, l’atelier Cœur d’Acier exécutait deux pages magistrales, deux grands tableaux d’histoire : la Tour de Nesle et les exercices de la famille Vacherie. La famille Vacherie, riche d’une vingtaine de membres, posait à gauche avec ses ustensiles et son tigre marin, apporté dans un baquet. La Tour de Nesle était à droite : trois scènes, séparées par des piliers ; la taverne, le magicien, le cachot. Au premier aspect, cela paraît tout simple, mais le dictateur du théâtre forain, imagination audacieuse et habile, avait commandé trois fenêtres ouvertes : une dans la taverne, une dans le palais de Louis le Hutin, une dans la prison. C’était pour donner une idée de ses intermèdes. La première fenêtre devait montrer les jeux zygomatiques, le Patagon jonglant avec ses deux enfants ; la seconde fenêtre laissait voir une lutte du Midi entre Arpin et Marseille, la troisième servait de cadre à la prise de la citadelle d’Anvers.
Allez demander des choses pareilles aux fainéants qu’on expose dans le palais de l’Industrie !
Sur une estrade se tenaient trois modèles : un misérable petit garçon posant pour les enfants du Patagon, et deux hommes dont l’un avait les jambes nues, tandis que l’autre découvrait orgueilleusement son torse dépouillé.
Ces deux hommes, coupés par le milieu du corps et ressoudés, le torse de l’un aux jambes de l’autre, devaient former un Hercule complet : un premier Hercule. Les jambes s’appelaient Similor, le torse avait nom Échalot. Ils possédaient en commun Saladin, le misérable enfant, et c’était toute leur fortune.
– Faites vos grâces, Mademoiselle Vacherie, et montrez vos talents, ordonna Gondrequin-Militaire en prenant le pinceau des mains d’un caporal. C’est vous qui devez tirer l’œil ici, au coin de droite. Eh ! loup ! Flambez !
Mlle Vacherie, noir et rouge comme une taupe qu’on aurait saupoudrée de sciure de campêche, plaça un poignard en équilibre sur le bout de son nez camard et se campa. Elle était laide à donner la chair de poule, mais Similor, l’homme pour les mollets, la contemplait avec un coupable plaisir.
Échalot, l’autre moitié d’athlète, souriait au petit Saladin, qui grouillait comme un ver sur l’estrade.
Un silence claustral régnait dans l’atelier où chacun travaillait ferme, sinon bien.
De temps en temps, M. Baruque élevait la voix pour dire :
– Bouchez vos becs et allez de l’avant, tout le monde ! hein, là-bas !
Militaire ajoutait fièrement :
– Le temps fuit, car il a des ailes ! au galop !
Et la chiourme, en effet, allait de l’avant. Parmi le désordre poudreux de ce Capharnaüm, un ordre parfait dirigeait la besogne. Chacun avait son poste de combat. Impossible de fabriquer de plus affreux produits avec plus de zèle et plus de méthode.
Seuls, MM. Baruque-Rudaupoil et Gondrequin-Militaire avaient le droit d’allumer leurs pipes et de parler haut. Les autres glissaient à peine dans l’oreille du voisin quelques vieux calembours appartenant au théâtre du Panthéon. Les modèles eux-mêmes chuchotaient timidement, et l’ours de la famille Vacherie, horrible vieillard dont la férocité tombait en enfance, laissait faire son portrait sans révolte, n’osant bâiller qu’à demi.
M. Baruque avait dit :
– Courte et bonne ! La séance ne durera pas jusqu’à deux heures, à cause qu’on célèbre la fête patrimoniale de M. Cœur, au jour d’aujourd’hui, dans le sein de notre famille.
– Festin de Balthazar, réjouissances et verres de couleurs ! avait ajouté M. Gondrequin-Militaire. Celui qui n’est pas invité à la noce pourra venir dans la rue des Mathurins voir le feu d’artifice pardessus la muraille. On ne paye rien pour ça. Allons-y ! Le temps fuit, car il a des ailes. Sans compter qu’on sera peut-être dérangé aujourd’hui par l’inspection des loups-cerviers qui ont acheté la maison et les terrains, et qui vont nous démolir ! eh ! houp !
– Ceux-là, on a l’honneur de les connaître, les loups-cerviers, dit orgueilleusement Similor, l’homme aux jambes, tandis qu’Échalot, modèle pour le torse, poussait un profond soupir.
À ce moment, de l’autre côté de la rue, le bon Jaffret ouvrit sa cinquième fenêtre, celle qui n’était pas grillée, et aussitôt les moineaux se mirent à voltiger alentour comme un essaim de mouches. Mais ils se sauvèrent en piaulant, parce que le bon Jaffret n’était pas seul.
La cinquième fenêtre de cet homme doux pour les bêtes dépassait un peu le plan nord de la maison Cœur d’Acier. Elle avait ainsi vue sur le jardin et sur le pavillon Bertaut, situé au bout de l’allée qui descendait vers la rue des Mathurins-Saint-Jacques.
Un pâle rayon de soleil d’hiver traversait le pavillon, éclairant un jeune homme élégant et beau, qui dormait tout habillé sur un lit de repos.
Le bon Jaffret avait à la main une lorgnette de spectacle et disait à son compagnon :
– Ce Lecoq nous tenait la tête sous l’eau ; maintenant qu’il est mort et bien mort, nous sommes les maîtres. Je sais que vous avez vos affaires comme tout le monde, mon cher monsieur Comayrol, et je ne vous aurais pas dérangé pour une bagatelle. Mettez ma jumelle à votre point, et attendez seulement que ce beau garçon-là se retourne : vous verrez que la chose en vaut la peine !
– Rosette !
–Nita !
Ce furent deux jolis petits cris de joie qui se croisèrent à l’angle des rues Cassette et du Vieux-Colombier. La voiture de la jeune princesse d’Eppstein s’arrêta court, sur un ordre donné avec pétulance, et Nita, rouge de plaisir, se pencha à la portière, disant :
– Monte vite, ou je vais descendre !
Mlle Rose de Malevoy était à pied, conduite par une femme de chambre qui portait un livre de prières. Nita ouvrit elle-même la portière, avant que le valet de pied eût quitté son siège. La dame de compagnie qui l’escortait s’écria scandalisée :
– Princesse ! oh ! princesse !…
Mais comme Rose hésitait à monter, la princesse Nita ne fit ni une, ni deux ; elle sauta sur le pavé et se jeta dans les bras de son amie.
– Méchante ! dit-elle, les larmes aux yeux, oh ! méchante ! y a-t-il longtemps qu’on ne t’a vue !
Rose de Malevoy, émue aussi, lui rendit son baiser et glissa un rapide regard à l’intérieur de la calèche.
– Ah ! fit-elle, tandis que son beau front s’éclairait, Mme la comtesse n’est pas là ?
– Non, répliqua Nita. Nous serons seules avec la bonne Favier, et j’ai tant de choses à te dire ! si tu savais !…
La dame de compagnie, personne considérable, amplement ouatée et fourrée, descendit à son tour avec l’aide du valet de pied. Loin de moi la prétention d’apprendre à mes lecteurs que Paris n’en demande pas tant pour ameuter quatre ou cinq douzaines de ses badauds sur le trottoir. Les badauds s’ameutèrent et regardèrent comme s’ils n’eussent jamais vu rien de si surprenant en leur vie.
– Princesse… fit la dame de compagnie qui commençait toujours et achevait rarement, je ne sais en vérité s’il est convenable…
– Ma chère Favier, l’interrompit Nita, pourquoi êtes-vous descendue ? vous vous êtes donné une peine inutile. Mlle de Malevoy est ma meilleure amie, et mon tuteur sera très content de la voir. Remontez, s’il vous plaît.
Rose de Malevoy hésitait encore.
– Dœs she speak english ? demanda-t-elle tout à coup à voix basse en désignant la dame de compagnie d’une rapide œillade.
– Not at all ! even a single word ! répondit Nita en riant. Viens ! Le comte va nous rejoindre rue des Mathurins-Saint-Jacques, et nous te remettrons chez toi en revenant.
Rose se tourna vers sa femme de chambre et lui dit :
– Rentrez à la maison, Julie, et prévenez mon frère que je suis avec la princesse d’Eppstein – qui n’est pas accompagnée par Mme la comtesse.
– Et mille amitiés de ma part pour mon cher notaire, ajouta Nita gaiement.
Nita fit asseoir Rose auprès d’elle, et la grosse dame de compagnie prit place sur le devant, roide, silencieuse et grave. Le magnifique attelage, impatient et battant du pied sur place, reprit sa course vers Saint-Sulpice. Les badauds allèrent à leurs affaires.
Soit dit sans manquer au respect que nous devons à Mlle Nita de Clare ou plutôt à Mme la princesse d’Eppstein, car elle était damée par son titre d’Altesse gros comme le bras, Rose et elle formaient bien la plus délicieuse paire de jolies filles qu’on puisse voir. Mlle de Malevoy avait vingt ans ; elle était brune avec de grands yeux d’un bleu sombre, un peu trop pâle de teint et aussi un peu trop élancée de taille, mais l’harmonie charmante de ses traits en rachetait la pâleur et l’on ne pouvait qu’admirer la grâce enchantée de cette frêle taille. Rose possédait au degré suprême cette qualité peu définie qui s’appelle la « distinction ». Comme chaque couche sociale se fait une idée particulière de la distinction, nous dirons que celle de Rose était la bonne.
Mais Nita avait mieux que cela, en vérité. Quoi qu’on puisse croire, la distinction est une qualité subalterne, et le mot lui-même l’indique énergiquement, désignant comme il le fait ce don vague qui marque un visage au milieu de la foule. Entendîtes-vous jamais dire qu’une reine est distinguée ? Certes, ce serait un non-sens.
Nita n’était pas, ne pouvait pas être de la foule. Bien entendu, nous faisons abstraction ici de sa naissance, de sa fortune, nous la débarrassons de cette guirlande de titres qui se nouait pompeusement autour de son nom. Nous la prenons telle que Dieu l’avait créée et telle que son éducation l’avait faite. Nita était belle admirablement, d’une beauté franche, riante et hardie. Quelque nuage avait pu passer sur la joyeuse splendeur de cette jeunesse ; quelque deuil, et sa sombre toilette le disait encore, avait pu éteindre pour un instant le noble feu de ce regard, mais la peine ne pouvait courber longtemps ce front véritablement royal. Elle devait se redresser dans sa force et dans son bonheur ; elle devait régner partout où la femme gagne les batailles de l’amour et de la vie.
Nous la vîmes enfant, autrefois, dans le cloître glacé, où la mère Françoise d’Assise expiait les gloires du passé vaincu. Elle était alors étrange plutôt que belle avec ses yeux trop grands qui envahissaient la maigreur de ses traits. L’âge avait changé tout cela. L’heure de la floraison éclatait, magnifique et presque imprévue. Chaque jour apportait en elle un charme, un parfum, un épanouissement. Elle éblouissait ceux qui l’aimaient et ceux qui la détestaient.
Elle avait une prodigue chevelure, d’un blond obscur et tout plein de mystérieux reflets que la lumière dorait comme une auréole ; ses sourcils, plus foncés et dessinés nettement, selon la courbe aquiline, donnaient de l’autorité à ses grands yeux, rieurs et doux, dont le regard semblait noir, quand l’émotion changeait, comme la baguette d’une fée, l’insouciante expression de sa physionomie. Son nez grec ouvrait ses narines délicates et fines comme des feuilles de rose ; sa bouche était d’un enfant, quand elle souriait, montrant la gaieté perlée de ses dents ; mais, dès qu’elle ne souriait plus, sa bouche, plus fraîche qu’une fleur, rapprochait ses lèvres hautaines, et, sans parler, disait : « Je veux ! »
Elle était d’une année plus jeune que Rose ; leurs tailles se ressemblaient, quoiqu’il y eût plus de ressort dans celle de Nita. Et quoique Nita fût plus hautement, plus profondément belle, Rose, auprès d’elle, gagnait en charme et en beauté. Elles donnaient à elles deux je ne sais quel accord, juste et plein, qui enchantait l’œil et faisait vibrer le cœur.
Quand elles furent assises, la princesse Nita prit les mains de Rose entre les siennes.
– Moi, je t’aime toujours, dit-elle ; moi, je pense toujours à toi. Tu as été mon bon ange pendant un an quand on me mit au Sacré-Cœur après… après…
Elle n’acheva pas, et ses yeux s’emplirent de larmes.
On l’avait mise au Sacré-Cœur après la mort du général duc de Clare.
– Pauvre bon père ! murmura-t-elle. Il y a eu vendredi deux ans… et son deuil n’était pas fini que ma vieille tante, la religieuse de Bon-Secours, est partie aussi. C’était la dernière, celle-là : je suis seule.
– Je vous ferai observer, princesse, prononça doucement la dame de compagnie, que vous n’êtes pas seule du tout : Mme la comtesse est pour vous une seconde mère.
– Bien, Favier, répondit Nita avec un mouvement d’impatience. Quand j’attaquerai Mme la comtesse, il sera temps de la défendre, ma bonne.
Puis elle ajouta en se rapprochant de sa compagne :
– Pourquoi m’as-tu abandonnée, Rosette ? Je t’ai bien désirée, va !
– Parce que, répondit Mlle de Malevoy après avoir hésité et en anglais, mon frère ne veut pas que j’aille à l’hôtel de Clare.
La dame de compagnie rougit ; ses yeux placides eurent une étincelle. Nita tourna vers elle un regard tout brillant de bonté et lui dit :
– Je n’ai pas souvent l’occasion de repasser mes leçons d’anglais. Permettez-vous, ma bonne ?
– Mme la comtesse et le vicomte Annibal parlent anglais tous les deux, répliqua la dame de compagnie. En vérité, ce ne sont pas les occasions qui manquent à Madame la princesse pour repasser ses leçons !
Elle croisa son boa sous les brides de son chapeau et prit une attitude résignée. Rose toucha légèrement le coude de son amie. Elles échangèrent une rapide œillade qui contenait beaucoup de paroles : question et réponse.
Le regard de Mlle de Malevoy voulait dire : Tout à l’heure je t’ai demandé si elle comprenait l’anglais : tu m’as répondu : « Non, pas du tout. » Es-tu bien sûre de ne point te tromper ?
Le coup d’œil de Nita confirmait pleinement sa première assertion, et répétait : Not at all ! Elle reprit vivement et non sans une petite pointe de colère, toujours en anglais :
– M’est-il permis de demander pourquoi Monsieur mon notaire ne veut pas que tu viennes à l’hôtel de Clare ?
Rose répondit :
– Il a connu Mme la comtesse, autrefois, dans sa jeunesse.
– Et il t’a dit ?… commença Nita. Que t’a-t-il dit ?
– Rien, l’interrompit froidement Rose. Il ne veut pas, voilà tout, et il est le maître.
Il y eut un silence. La dame de compagnie avait fermé les yeux. Rose mit ses lèvres tout contre l’oreille de Nita et murmura :
– Écoute… mon frère aurait besoin de te voir sans témoins. Ne me réponds pas et parlons d’autre chose. Tu feras ce que tu voudras ; moi, j’ai fait ce que je devais.
Les yeux de la bonne Favier se rouvrirent. Rose ajouta en français, négligemment :
– Je te croyais à Rome, Nita.
– Nous comptions y passer tout l’hiver, répondit la princesse qui avait peine à cacher son trouble. Une dépêche de Paris est venue et nous avons plié bagages du jour au lendemain.
Favier toussa et dit sèchement :
– La dépêche avait trait aux intérêts de Madame la princesse. Elle fit le signe de la croix, parce qu’on passait devant la porte latérale de Saint-Sulpice. Les deux jeunes filles l’imitèrent.
– As-tu quelquefois entendu parler de l’atelier Cœur d’Acier ? s’écria tout à coup Nita en jouant la gaieté.
– Non, répliqua Rose pensive. Qu’est-ce que c’est que l’atelier Cœur d’Acier ?
– C’est un mystère de Paris, figure-toi, et fort à la mode, comme tous les mystères de Paris… Tu as lu Les Mystères de Paris, d’Eugène Sue, je suppose ?
– Non, répondit Mlle de Malevoy. Je n’ai jamais lu de romans.
– Eh bien ! tu n’es pas curieuse ! Ma bonne Favier ne voulait pas que je les lise, mais la comtesse a dit : « Pourquoi non ! ça ne peut faire ni bien ni mal. »
– Madame la princesse est une enfant gâtée, prononça lentement Favier en regardant Rose. Mme la comtesse fait tout ce que Madame la princesse veut.
Rose sourit d’un air de doute et dit tout bas en anglais :
– Es-tu heureuse ?
Nita éclata de rire.
– Ma chérie, répondit-elle, tu ne lis pas de romans, c’est possible, mais tu en penses ! Voyons ! J’ai dix-neuf ans et je m’appelle la princesse d’Eppstein. Si je criais au secours avec le contralto que j’ai, accompagné par mon demi-million de rentes, on m’entendrait des antipodes ! Crois-tu encore aux tuteurs féroces, toi, ma pauvre Rosette ?
– Es-tu heureuse ? répéta Mlle de Malevoy.
– Mais oui, parfaitement heureuse, en vérité.
Rose dit avec simplicité :
– Tant mieux ; j’avais peur que tu ne fusses pas heureuse.
Nita n’aurait point su définir l’émotion qui la gagnait. Elle baissa la voix à son tour pour demander, toujours en anglais :
– Sais-tu pourquoi M. Léon de Malevoy a besoin de me voir ?
– Nous parlons bien souvent de toi, repartit Rose, mais il y a des choses que mon frère ne dit à personne.
– Tu es devenue bien sérieuse, depuis le temps ! pensa tout haut Nita.
– C’est vrai… c’est vrai ! prononça par deux fois Mlle de Malevoy. Mon frère pâlit et souffre. Il me semble que je ne sais plus rire.
Le radieux visage de Nita s’assombrit.
– Sois franche avec moi, murmura-t-elle. Il y a quelque chose ?
Elle vit une larme sous les paupières baissées de Rose et la pressa vivement contre son cœur.
– Princesse, commença la dame de compagnie, qui semblait à la torture, les convenances…
– Ne me grondez pas, ma bonne, l’interrompit Nita. Je n’ai jamais eu qu’une amie !
– Mme la comtesse n’est-elle pas votre meilleure amie, princesse ? voulut protester Favier.
– Certes, certes, mais ce n’est pas la même chose.
Et, sans s’excuser davantage, elle se tourna de nouveau vers Rose pour lui dire, en anglais, toujours :
– Est-ce à cause de ton frère que tu pleures !
Mlle de Malevoy secoua la tête sans répondre.
– L’as-tu jamais revu ! demanda la princesse, dont l’accent changea brusquement.
Ceci ne se rapportait point au frère, car Rose tressaillit sans relever les yeux.
– Tu l’aimes !… prononça Nita en baissant la voix. Ne mens pas !
– Je ne l’ai jamais revu qu’une fois, dit Mlle de Malevoy d’un ton lent et qui voulait être froid. Je n’aime personne. Mon frère est tout pour moi, ici-bas.
Si elle eût regardé la princesse en ce moment, elle aurait vu ses yeux briller et une nuance plus rose monter à ses joues.
– Moi, je l’ai revu, dit Nita ; au bois, plusieurs fois, monté sur un beau cheval, et seul, toujours seul, ne saluant personne… Il semblerait qu’il est inconnu au monde entier, car personne n’a jamais pu me dire son nom. Et pourtant je l’ai bien souvent demandé !
– T’a-t-il reconnue ? interrogea Rose.
– Je ne sais, répliqua la princesse, en vérité je ne sais.
Sa voix trembla en prononçant ces mots. Les paupières de Rose se relevèrent comme malgré elle. Leurs regards se croisèrent. Le rouge vint jusqu’au front de Nita, tandis que Rose pâlissait.
Cette dernière demanda, en français, et sans réussir à cacher l’effort pénible qu’elle faisait :
– Pourquoi me parlais-tu de cet atelier Cœur d’Acier ?
– Ah ! s’écria Nita, saisissant la balle au bond et heureuse d’étendre son bavardage, comme un voile protecteur, sur son irrésistible émotion, j’étais sûre que tu voudrais savoir ! C’est extrêmement curieux, à ce qu’il paraît : un vrai campement de sauvages au milieu de Paris ? Des choses de l’autre monde qu’on ne croirait pas si les voyageurs les rapportaient de la Chine. Le Louvre de la foire, enfin ! et des mœurs ! Ces messieurs disent que les Iroquois ne sont rien auprès de nos saltimbanques, et Cœur d’Acier est le peintre ordinaire de Biboquet. Il a une réputation, une gloire. On l’a découvert tout récemment dans un quartier qui est à cent pieds sous terre, et les vaudevillistes vont le mettre au théâtre. Mais tout cela n’est rien ; il y a quelque chose de bien plus intéressant. Ces Hurons sont des anges, au fond, quoiqu’ils n’en aient pas l’air. Ils ont recueilli autrefois par une terrible nuit d’hiver un héros de roman, beau comme les amours, qui gisait dans la rue, mourant de froid, de faim… attends donc ! non ! il était blessé, plutôt. Ils l’ont soigné, ils l’ont guéri ; ils ont fait de lui leur fils, leur maître, leur roi ; ils lui ont meublé un petit palais auprès de leur taudis. C’est maintenant un jeune homme élégant, distingué, montant à cheval, allant dans le monde… Rose sourit.
– Et c’est pour visiter de pareilles curiosités que la princesse Nita d’Eppstein s’est mise en campagne de si bonne heure ? dit-elle.
– Tu m’écoutais donc ? fit Nita d’un air moqueur. Vrai, je te croyais dans le pas des rêves, et c’était pour ma bonne Favier que je parlais… Eh bien ! non, Mademoiselle, vous êtes très loin du compte. Il s’agit d’affaires ; nous sommes sorties pour affaires ; ne vous ai-je pas dit que j’allais rejoindre le comte, mon tuteur ? C’est toute une histoire. Le gouvernement va nous acheter l’hôtel de Clare un peu malgré nous ; pour faire le remploi de mes fonds, mon tuteur a jeté les yeux sur le vaste terrain qui accompagne l’atelier Cœur d’Acier.
– Dans un quartier situé à cent pieds sous terre ? l’interrompit Rose avec une sorte d’amertume.
– Bravo ! tu m’écoutais, décidément ! s’écria la princesse pendant que la dame de compagnie, scandalisée, se pinçait les lèvres : dans un quartier qui va être mis en valeur par d’admirables percées. Les plans sont faits ; nous les avons eus de l’hôtel de ville, Nous aurons façades sur deux rues et un boulevard. Le nouvel hôtel de Clare couvrira les dépenses de sa construction par les maisons de rapport qui vont l’entourer… Je comptais bien consulter ton frère… quoique le comte, mon tuteur, soit entouré de personnes tout à fait compétentes…
– Va, Rosette, ma pauvre Rosette, s’interrompit-elle traduisant tout à coup sa pensée en anglais, peut-être sans y songer, je voudrais bien m’intéresser à ces choses-là. Je suis seule ! horriblement seule !
Comme Mlle de Malevoy ouvrait la bouche pour répondre, la voiture, engagée dans une rue étroite, s’arrêta. La portière de gauche touchait presque le vieux mur de l’hôtel de Cluny ; la portière de droite s’ouvrit et un homme d’apparence respectable présenta sa tête nue, coiffée de cheveux blonds grisonnants.
Cet homme, nous le connaissons, et cependant, il nous faudra quelques lignes pour le présenter au lecteur, car le changement produit en lui par ces dix années tenait presque du miracle. Nous dirons tout de suite que c’était Joulou, notre Joulou, « la Brute » de Marguerite Sadoulas ; nous ajouterons que rien ne restait, rien absolument du sauvage et hardi cuisinier de la belle pécheresse, rien de l’étudiant de dixième année, rien du féroce lutteur qui, debout sur une table de marbre, avait soutenu contre un officier de marine ce combat historique et terriblement fou, illustre dans le légendaire des écoles.
Rien : c’était M. le comte du Bréhut de Clare, un homme modéré, tiède, riche, grandi dans l’opinion par la position princière de sa pupille et en passe de devenir pair de France.
C’était en outre le mari de Mme la comtesse du Bréhut de Clare, ou mieux de Clare tout court : une créature d’élite, celle-là, une femme supérieurement belle et très forte, qui avait exhumé d’archives plus profondes que des puits ce droit à porter le nom de Clare, et conquis ainsi pour son mari, dans un conseil présidé judiciairement, la tutelle de la princesse d’Eppstein, malgré l’opposition de feu la mère Françoise d’Assise, qui était morte en gardant certains préjugés entêtés.
Le principal de ces préjugés était une défiance incurable à l’endroit de Mme la comtesse.
Au physique, M. le comte du Bréhut de Clare était plus vieux que son âge et paraissait au moins quarante-cinq ans. Son athlétique constitution avait considérablement fléchi ; autrefois, ses épaules larges et hautes auraient fatigué l’habit noir qu’il portait aujourd’hui comme tout le monde. Sa taille était un peu courbée ; il avait l’air souffrant et surtout triste. Mais la transformation était principalement dans ses traits et dans l’expression de sa physionomie.
Sa figure restait large, son teint terne ; seulement la maigreur, sculptant à nouveau les plans de cette face fruste qui jadis semblait une grossière ébauche, avait dégagé les lignes nettes et presque nobles. Les yeux agrandis pensaient, le front dégarni méditait.
À l’aspect d’une étrangère dans la calèche, le premier mouvement de M. le comte fut une sorte de tressaillement craintif. Il avait la vue très basse et demanda :
– Qui donc avez-vous là, princesse ?
Nita lui tendit la main familièrement au lieu de répondre, et Mme Favier murmura d’un ton de rancune :
– La princesse n’est plus une enfant, elle fait ce qu’elle veut, Dieu merci !
– Quoi qu’on vous dise ou qu’on vous fasse entendre, Madame, l’interrompit le comte avec une sévérité froide, vous êtes aux ordres de ma pupille, ne l’oubliez jamais !
Il serra la main de Nita dans ses deux mains. Son regard exprimait un respect tendre et bon. En descendant, Nita lui donna son front à baiser et prononça tout bas le nom de son amie.
Il y eut de la surprise dans les yeux demi-baissés de Rose, pendant que le comte la saluait avec une bienveillante courtoisie. La dame de compagnie pinça ses grosses lèvres et se prépara à descendre.
– Restez, lui dit le comte du Bréhut. Vous attendrez ici.
Il ajouta, en offrant sa main à Rose :
– Soyez la bienvenue, Mademoiselle de Malevoy ; je ne suis pas de ceux qui accusent votre frère.
– Qui donc accuse mon frère, Monsieur ? demanda Rose qui lui retira sa main d’un geste plein de hauteur.
– Ceux que ton frère accuse, peut-être, répondit Nita dont les grands yeux rêvaient.
Et M. le comte du Bréhut murmura :
– Entre votre frère et ceux-là, Mademoiselle, je crains que la lutte ne soit pas égale.
Ils étaient à la porte même de l’atelier Cœur d’Acier, sous le fameux tableau que la bise balançait. La calèche attendait au bout de la rue. Le comte se découvrit et fit passer les deux jeunes filles. Avant d’entrer, il leva la tête pour jeter un regard à la cinquième fenêtre du joli appartement du bon Jaffret. À cette fenêtre deux têtes curieuses étaient penchées. M. le comte agita son chapeau en s’inclinant gravement.
Dix heures sonnant, Gondrequin-Militaire poussa un cri aigu auquel M. Baruque répondit par un chant de coq. Aussitôt tous les caporaux imitèrent le gloussement de la poule. C’était à faire illusion. Plusieurs rapins lancèrent la note douce et monotone qui est l’appel d’amour du crapaud au printemps. Mlle Vacherie, qui avait plus d’un talent, imita la chanson du corbeau dans les montagnes solitaires ; son oncle, le Patagon, renifla comme un âne entier ; le directeur des singes savants chanta La Marseillaise, Similor aboya, Échalot miaula, Saladin, le misérable enfant, exhala des plaintes déchirantes, tandis que l’Albinos, ôtant sa filasse blanche, déclamait le récit de Théramène avec un haut accent méridional. Par-dessus ces livres soli, la grande voix de l’atelier Cœur d’Acier s’éleva, reproduisant tous les bruits de la nature et de la civilisation, depuis le grincement de la scie jusqu’aux cris de canards, qui firent jadis la réputation de la vallée de Tempe.
Tout cela s’exécutait dans un ordre admirable comme le remue-ménage célèbre de l’horloge de Strasbourg à l’heure de midi. Personne ne riait. La gaieté des peintres fait frémir, qu’ils soient élèves de Raphaël ou simplement vitriers de l’école Quatrezieux.
Quand le tapage quotidien et normal eut assez duré, Gondrequin-Militaire appela solennellement :
– Monsieur Baruque Rudaupoil !
– Plaît-il ? demanda le second lieutenant ; il me semble qu’une voix a murmuré mon nom !
– Le temps fuit, car il a des ailes, répondit Militaire. Sonnez la cloche.
M. Baruque, déposant sa palette et son pinceau, emmanché de long comme un balai, dit :
– Din-don, din-don ! c’est la cloche, à cette fin qu’on prenne sa nourriture librement, chacun pouvant en allumer une à sa volonté et bavarder entre soi, sans se fâcher. Rompez les rangs ! À la soupe !… qu’on l’augmente aujourd’hui spécialement du quart d’heure de grâce quotidien à cause de la fête de M. Cœur. Eh ! là-bas ! En avant, les bidons !
Ce discours, religieusement écouté, fut suivi d’un tumulte inexprimable. L’atelier tout entier, officiers, caporaux, soldats et modèles, se débanda bruyamment comme font les enfants après la classe finie. Aucun pays sur la carte humaine n’a des bas-fonds si étranges, des cavernes si profondes, des ravines si perdues que cette lumineuse contrée qu’on appelle l’art. L’art est un géant dont le front noble reçoit en plein les rayons du soleil, mais dont les pieds invisibles trempent on ne sait où, dans des océans de misères. Est-ce encore l’art ? demandera-t-on. Et ces pieds appartiennent-ils réellement à cette tête ? Je penche à le croire. Voyez la distance qui sépare le comédien-étoile de la pauvre litière humaine, les comparses, sur laquelle on le sert, comme un superbe coq de bruyère sur de la chair hachée. Rien ne ressemble tant à l’atelier Cœur d’Acier que ce bizarre troupeau des comparses, incessamment foulé aux pieds, et vivant d’orgueil, pourtant, prodigieux mystère ! L’art est l’art, en bas comme en haut, et la vanité, sang de ce grand corps, descend à l’extrémité la plus infime de ses tristes orteils.
Le savetier, cette moquerie de la pêche parisienne, cette petite bête non mangeable qui grouille dans la glaise du canal de l’Ourcq, est un poisson comme le bar argenté, comme le saumon aux formes magnifiques, comme la lamproie semée de pourpre, et comme le gigantesque esturgeon.
Le barbet crotté est un chien comme le noble blood-hound qu’on prime à l’exposition.
C’étaient des artistes, ces esclaves à vingt-cinq sous pièce. Ils s’étaient fait artistes, parce que la carrière de l’art est libre par excellence. On les commandait comme des enfants à l’école, mais qu’importe cela ? Ils étaient libres, puisqu’ils ne faisaient rien d’utile !
Chacun alla à son coin. Il y avait des multitudes de coins. Dans chaque coin, derrière des loques amoncelées, sous les bûches destinées au poêle, entre les châssis et les murs, partout enfin, quelque provende à l’odeur forte, au goût poivré, était cachée. L’art pauvre ne se nourrit pas comme le travail indigent. L’art a besoin de luxe toujours, et les épices sont le luxe de la misère.
Tout le monde eut bientôt son journal et sa bouteille. Le journal est l’assiette offerte à l’art par la civilisation : l’assiette et le buffet. De tous ces journaux bourrés d’esprit, de politique et de littérature, cent parfums redoutables surgirent, parmi lesquels dominait le flair austère et mâle de l’ail. Horace, le cher poète, a fulminé contre l’ail de furieuses imprécations ; je n’oserais défendre l’ail contre Horace, et cependant l’ail est bien nécessaire à l’art.
En un instant les journaux dépliés répandirent dans l’atelier une épaisse atmosphère d’ail ; ils sentaient tous l’ail uniformément : Le Siècle, tout jeune alors, La Presse, sa sœur aînée, préludant à cette rente de 365 idées qu’elle allait assurer annuellement à ses lecteurs ; La Patrie, Siècle du soir, le Courrier français, Patrie du matin, les Débats drapés dans leurs langes doctrinaires, la Gazette de France, mouche piquante, posée sur le nez du roi bourgeois ; La Quotidienne, souvenirs et regrets ; L’Estafette, Le Temps, Le Globe et vingt autres, les forts et les faibles, les intelligents et les obtus, tous sentaient l’ail. L’ail est le niveau. Une fois tombés à ces profondeurs, les chefs-d’œuvre de l’esprit humain ne respirent plus qu’un souffle : l’ail.
Cependant, auprès du poêle, l’aristocratie mangeait dans des assiettes, M. Baruque, un rognon, sauté par Viot l’aquatique ; Gondrequin-Militaire, l’aile d’un poulet maigre, rôti par l’aquatique Rousseau. Autour d’eux, la bourgeoisie et le peuple, disposés dans un joli désordre, tordaient le petit salé ou broyaient le cervelas avec un appétit unanime. On causait, on riait, on chantait. Dans cette foule joyeuse, nous choisirons trois groupes plus particulièrement liés à notre histoire.
Le premier groupe, composé de deux individus seulement, se tenait à l’écart : il était formé par Échalot (pour le torse), et le pauvre vilain petit enfant qui posait pour le bambin-volant dans le tableau des jeux zygomatiques. Les deux moitiés d’athlètes s’étaient en effet séparées ; pendant qu’Échalot, cœur véritablement maternel, s’occupait de l’héritier indivis, Similor-les-Mollets, homme de plaisir, avait rejoint Mlle Vacherie et déjeunait avec les saltimbanques.
C’était ici le second groupe, composé du pitre, du premier rôle, de l’Ours, de l’Albinos et du Physicien.
Le troisième groupe ne comptait guère que des artistes de l’atelier et entourait Gondrequin-Militaire, qui avait la parole solennelle, abondante et difficile.
M. Baruque, lui, semblait préoccupé : ses petits yeux gris allaient et venaient.
Saladin pouvait avoir deux ans moins quelques mois ; il ne parlait pas encore, mais il se traînait comme un reptile ; il était laid, chétif et mal tourné. Échalot le tenait tout frétillant dans ses bras et essayait de lui faire avaler un bon morceau de saucisson au gros poivre. Saladin résistait comme un diable. Échalot lui disait avec cette implacable douceur des gens patients :
– Saladin, tu n’es pas raisonnable ! Tu ne peux pas toujours téter jusqu’à l’âge de ta conscription, pas vrai ! Avale ça comme un mignon garçon, puisque c’est pour ton bien, ayant consulté un vétérinaire, et qu’il est temps de te sevrer, mioche, pour commencer ta première éducation.
Saladin ne voulait pas. Il faisait d’abominables grimaces et essayait de crier ; mais Échalot, qui connaissait la puissance de sa voix et craignait le scandale, lui tenait la bouche à poignée, disant :
– T’as les torts de ton côté. Ton papa ne fait rien pour toi, c’est moi seul qu’en ai toutes les charges. Sois gentil. Le saucisson te communiquera une force virile, bien supérieure au lait qu’est tripoté dans Paris, à l’aide d’amidon et de cervelles d’anciens chevaux de fiacre. N’y a pas plus brigands que les laitiers… Vas-tu l’ouvrir, petite drogue, ta bouche !… Tu vois, Saladin, tu m’as forcé pour la première fois à l’impolitesse à ton égard !
Saladin, qui se roulait comme un serpent, échappa à son étreinte et laboura de dix ongles noirs et crochus qu’il avait la pauvre joue maigre de son père nourricier. Échalot l’embrassa.
– Gamin d’espiègle, grommela-t-il en riant, auras-tu de l’esprit !
Puis, avec une fermeté douce :
– N’empêche que tu devrais remercier le ciel d’être sevré avec du saucisson ! Faut que l’homme soit sevré dans sa jeunesse. Tu m’en sauras gré plus tard. Allons, Saladin, sois raisonnable ! Ça te fera du bien à ta santé. Voyons ! goûte-moi ça ! Est-ce que je fête moi ? N’y a que toi ici qui fêtes ! t’as pas honte !
La sueur coulait de son front ; il l’essuya d’un revers de manche et pensa :
« Une idée qu’il a, quoi ! si jeune, c’est déjà buté contre le saucisson ! »
À quelques pas de là, le galant Similor oubliait son jeune fils ; c’était son habitude. Peu lui importait cette opération du sevrage, si délicate et si difficile. Esclave de ses passions, il dissipait son salaire avec Mlle Vacherie. Ce n’était pas un joli garçon, mais il avait une tournure artiste, sous son paletot de peluche trop étroit ; les jambes nues, la tête coiffée d’un vieux chapeau gris d’où s’échappaient ses cheveux jaunes en révolte, et il était en train de faire sa cour.
– On a le fil, quoi ! disait-il d’un air à la fois scélérat et naïf, on est ce qui s’appelle un roué de la Régence avec tous les divers trucs à sa portée, et susceptible de rendre une petite femme comme le poisson dans l’eau, pour la bouche, la toilette et tout. C’est pas l’embarras, l’amour m’a bien nui dans mes carrières ; mais que voulez-vous ! on a abusé de tout dans l’existence d’un jeune homme à la mode auprès des belles, sans perdre de vue, toutefois le sentier de l’honneur !
– Vous avez dû tout de même en voir de drôles, Monsieur Similor ! soupira Mlle Vacherie qui dévorait du gras-double dans une écuelle de terre brune.
Et combien Similor la trouvait belle ainsi, assise par terre, les pieds sur une chaise et le nez dans sa tasse !
La grosse caisse du Théâtre des Jeunes Élèves, dont le personnel se composait de trente-deux chiens savants, ajouta aigrement :
– Mais comment faites-vous donc, l’enflé, pour gagner tant d’argent !
Tant d’argent ! bonté divine ! Similor avait enfin trouvé un homme qui le prenait pour un capitaliste, un homme qui lui portait envie ! Son cœur grossit dans sa poitrine, sa tête se redressa, rayonnante de fierté.
– Dire que les citoyens naissent tous égaux dans leur berceau, répliqua-t-il d’un ton de professeur, c’est des faiblesses ! Voyez Échalot, mon domestique, que j’ai pris pour me suppléer dans les soins de mon enfant abandonné par sa noble mère, qu’appartient à la première société de la Chaussée-d’Antin, et que je pourrais la perdre de fond en comble rien qu’en disant à son millionnaire d’époux : Psst ! hé ! là-bas ! votre baronne a commis une importunité avec un jeune homme pas mal, qu’est moi, censé, dont j’ai les témoignages dans sa correspondance sur papier de soie où elle m’écrivait : Similor, idole de mon âme ! Et que Saladin en est la preuve matérielle d’un caprice coupable en ma faveur, avec quoi on pourrait faire chanter l’orgueilleuse famille sur tous les airs qu’on voudrait, si on n’écoutait pas les sentiments de sa délicatesse !
L’auditoire écoutait bouche béante et Mlle Vacherie oubliait d’avaler, tant elle était contente.
Une chose nous gêne, c’est la peur d’imiter Virgile ; Évidemment cette scène ressemble à l’entrevue d’Énée, fils d’Anchise, avec Didon, entourée de sa cour, mais il n’y a rien de nouveau sous le soleil.
Similor posa son chapeau de travers. Son double triomphe d’orateur et de séducteur l’enivrait.
– C’était pour vous faire observer, reprit-il, qu’Échalot a eu les mêmes occasions que moi dans le monde. Pourquoi est-il resté en bas du mur pendant que je montais à l’échelle ? C’est les facultés de l’âme. Quant à moi, parti de la danse des salons, dont j’ai tous les certificats et diplômes, j’ai arrivé par les femmes, joint à mon adresse. Tant que vous ne faites pas de tort à l’honneur, vous pouvez marcher la tête levée, c’est connu. La ficelle est permise comme la marque de la pénétration d’un chacun… Oui, ma poule, s’interrompit-il en offrant son cornet de tabac à Mlle Vacherie, j’en ai vu de drôles, et j’ai été mélangé à des machines où il s’agissait de millions de milliasses… Tel que vous me voyez, je déjeunais tous les matins avec Toulonnais-l’Amitié.
– Le fameux M. Lecoq ! fit-on à voix basse dans le cercle.
– Celui qui a été guillotiné par la porte d’un coffre-fort, chez le banquier Schwartz ! ajouta Mlle Vacherie. Voilà une histoire qui m’a amusée !
Chacun se rapprocha. Ce drame tout récent, et surtout la sauvage étrangeté de la péripétie avaient profondément impressionné la classe populaire, qui en savait plus long à ce sujet que le public ordinaire et même que la justice. Car, plus vous plongez, mieux vous entendez circuler les mélodramatiques rumeurs. Mille versions s’étaient produites après la mort violente de M. Lecoq. La légende des Habits Noirs courait les basses rues et défrayait les pauvres veillées. On était avide de savoir.
Similor siffla un chut retentissant.
– Un quelqu’un d’honnête et rusé qui veut se faire tout doucement sa fortune, reprit-il avec mystère, peut encore trouver des occasions, quoique ça. Les Habits Noirs n’y en a jamais eu ! C’est les badauds qu’inventent ces drôleries-là. Ce qu’est vrai, c’est qu’on trouve des gens qui fait un commerce quelconque, dans les brouillards, et qu’ont besoin d’individus pour veiller ou filer les paquets ; en tout bien tout honneur ; sans savoir de quoi qu’il retourne… Est-ce qu’on a seulement pu faire le moindre chagrin aux maîtres de l’estaminet de L’Épi-Scié où que l’on disait que les Habits Noirs tenaient leurs assemblées ? ni vu ni connu, c’était des limonadiers, voilà ; on venait chez eux bloquer la poule… Y en a donc deux qu’ont disparu : M. Lecoq et M. Trois-Pattes du Plat-d’Étain…
– Est-ce que vous avez connu Trois-Pattes, vous, Monsieur Similor ? demanda la belle Vacherie qui mit dans sa voix rauque une poignée de caresses.
Similor roidit ses magnifiques mollets. Il grandissait à vue d’œil. Son vieux chapeau gris laissait passer des rayons.
– Aussi vrai comme vous êtes la jolie des jolies, répondit-il, je l’ai non seulement connu, mais fréquenté dans sa particularité, ayant notre appartement sur le même carré du sien, dans la propre maison de l’agence Lecoq, et à même de vous dire qu’il recevait des dames, première catégorie, qu’on leur dérobait çà et là une caresse dans l’escalier en passant : histoire de badiner, sans y engager son cœur : que leurs caresses attendaient à la porte, et que malgré leurs falbalas, elles devenaient douces comme des agneaux dès qu’on leur coulait à l’oreille : « Fera-t-il jour demain ? »
Similor cessa de parler tout à coup. Il avait vu briller le petit œil gris de M. Baruque.
– Oui, cherche, Rudaupoil ! grommela-t-il au lieu de poursuivre. Tu as affaire à plus fin que toi, mon bonhomme !
Et il continua avec emphase :
– Rien dans les mains, rien dans les poches ! Je ne crains pas l’investigation de ma carrière, par l’œil jaloux de l’autorité, et, pour quant à mes secrets que j’ai recueillis, je saurais me les conserver au sein des plus cruelles tortures !
M. Baruque avait déjà tourné le dos et s’était perdu parmi les groupes. Dans le silence qui suivit, on put entendre les rapins qui criaient autour du poète :
– C’est ça, Militaire ! racontez-nous la naissance de M. Cœur !
Et plus loin, l’organe doux du pauvre Échalot, répétant avec une inépuisable patience :
– Saladin, sois raisonnable. Un jeune homme qui n’aurait pas été sevré, ça serait ridicule. Tu m’en remercieras plus tard !
– Fixe ! ordonna Gondrequin-Militaire. C’est une anecdote qui se raconte annuellement à la périodicité de la fête de M. Cœur, pour l’usage des nouveaux. On appelle ça La Naissance de M. Cœur, mais c’est impropre, M. Cœur, ayant dans les vingt-huit à trente ans, à vue de pays ; et la chose datant de 1832, nuit de la mi-carême. Seulement, il est né pour nous cette nuit-là, et ça suffit. Y sommes-nous ? Oui. C’est bien. Cascadin est chargé de se taire. C’était sous M. et Mme Lampion qui vinrent après Tamerlan : ôtez vos casquettes. M. Lampion avait du talent ; mais Madame aimait trop sa bouche : l’atelier ne fructifiait pas. M. Baruque cherchait une place dans le commerce, et moi, je tirais l’œil mollement. Quoi ! il faut la réussite pour étayer la capacité. Alors, on avait passé la nuit de la mi-carême à se débaucher à la Renaissance de Cypris, barrière d’Italie, chez Tronçon dont on mangeait l’enseigne. Fixe ! ou je me tais ! Nous descendions donc, sur le matin, après la bamboche, l’atelier à pied, Monsieur et Madame dans un fiacre et ronds comme des ballons : le fiacre arrivait ici dessous, dans la rue, quand les chevaux s’arrêtèrent court. Rudaupoil cria : allons de l’avant, comme des tigres ! moi, je dis : le temps fuit, car il a des ailes ! le cocher fouailla, rien n’y fit. En conséquence, je me portai sur le devant du véhicule pour reconnaître l’obstacle qui inconvénientait les chevaux.
– Ce fut moi ! l’interrompit M. Baruque.
– Parfait ! répliqua Militaire avec humeur. Ce fut vous. Mais lequel de nous deux cria : « Ô ciel ! une femme ! Pas possible ! »
– C’était donc une femme ? demanda Cascadin, curieux.
– Oui, blanc-bec, en noir et radicalement évanouie. Les chevaux s’étaient refusés à l’écraser, étant doués de cet instinct par les naturalistes.
– Nous la relevâmes et nous la portâmes ici, et en retrouvant ses sens, le pauvre jeune homme murmura : Ô ma mère !
– Comment ! le jeune homme ! fit-on de toutes parts. Quel jeune homme ?
– Monsieur Gondrequin, déclara Baruque, vous avez raté votre tire-l’œil ! Retouchez ça !
– C’était lui ! gronda Militaire. Tout le monde avait deviné ! N’est-ce pas, les enfants, que vous l’aviez deviné ? Néanmoins, j’intercale que la femme en noir était un déguisement sous lequel l’étranger cachait son sexe, et ses malheurs. Est-ce clair maintenant ? Personne n’a jamais connu son secret. Si M. Baruque le sait, qu’il le dise : ça me fera plaisir. Après quelques mois de maladie, Monsieur et Madame, séduits par ses bonnes qualités, lui proposèrent la main de Mademoiselle, briguée par M. Baruque, ici présent. Attrape !
– Et par vous, rectifia Rudaupoil, ah ! mais !
Militaire exhala un large soupir.
– Elle a mal fini, murmura-t-il, mais elle avait du zest ! Je pense à elle annuellement, à la périodicité de la fête de M. Cœur. L’étranger ne voulut pas de Mademoiselle, il eut raison à cause des mœurs. Néanmoins, Monsieur et Madame l’installèrent dans le pavillon du bout à faire des portraits et des paysages, et des frivolités qui sont jolies, si on veut, mais qui ne valent rien en foire.
– M. Cœur est un vrai peintre, voilà tout ! laissa tomber Baruque solennellement.
– Rien en foire ! répéta Gondrequin. La preuve, c’est qu’ayant été institué à l’unanimité Cœur d’Acier en chef et patriarche de l’atelier après le décès de M. et Mme Lampion, arrivé d’après les lois de la nature, par suite d’excès habituels et ripailles indéfinies, M. Cœur a eu la bonté de nous donner ici et là un coup de fion[3] à nos toiles. C’était superbe. On croyait qu’on allait gagner des sommes. Nisco !
Les clients, quand ils ont vu des jambes en proportion, des yeux posés d’ensemble et des bras bien d’aplomb se sont fâchés tout net, disant : Est-ce qu’on nous prend pour des bourgeois ?
« Par conséquence, M. Cœur est l’honneur et le lustre de l’atelier ; mais ne faut pas qu’il y touche ! Tout va bien, pourvu qu’il ne mette pas la main à la pâte. La foire veut ça ; le génie y remplace l’éducation. Vive tout de même M. Cœur ! pour le jour de sa fête !
La voix de M. Baruque ne se mêla point à l’acclamation générale qui ponctua le discours de Militaire. C’était pourtant un fanatique de M. Cœur. Depuis quelques secondes, il ne s’occupait plus de son rival et ami M. Gondrequin. Le groupe au centre duquel pérorait Similor attirait de nouveau son attention. Pendant que Gondrequin, changeant de sujet, parlait avec tristesse à ses rapins de loups-cerviers, de bande noire, de la maison mise en vente et de l’atelier menacé d’exil, M. Baruque, demi-caché derrière le tuyau du poêle, écoutait attentivement Similor, qui, serré de près par Mlle Vacherie, l’Ours, le Physicien, l’Albinos, le Poète et le premier rôle, disait mystérieusement :
– Méfiance ! La chose de « fera-t-il jour demain » est en baisse pour le quart d’heure actuel, mais on peut encore piquer une affaire de temps en temps. J’ai eu cent francs pour m’avoir promené un petit peu au coin de la rue Cassette, le jour qu’ils ont monté chez le notaire du numéro 3 par la fenêtre… Si ça vous va de travailler, on vous présentera, mais pas un mot à l’imbécile, là-bas : c’est pas un homme ! Il a descendu au sexe de nourrice !
Il montrait du doigt Échalot, qui, à bout de patience, venait de fourrer d’autorité le morceau de cervelas dans la gorge de Saladin. L’enfant, étouffé, criait avec désespoir. Échalot, heureux de son succès, lui tapait doucement entre les deux épaules, disant :
– Tu vois bien que c’était pas la mer à boire ! te voilà sevré sans t’en apercevoir, et tu me le dois, Saladin, pour le reste de tes jours !
Le malheureux enfant fut secoué par une dernière convulsion et resta sans mouvement.
– C’est ça, approuva Échalot. Fais ton petit dodo ; moi, je vais déjeuner.
En ce moment, Cascadin, le dernier des derniers, ouvrit à deux battants la porte de l’atelier et s’écria d’une voix retentissante :
– Les loups-cerviers !
Puis il ajouta en tirant sa casquette. :
– C’est pour avoir l’honneur de vous annoncer la bande noire qui vient jouer avec nous à « ôte-toi de là que je m’y mette » ! Saluez !
Cascadin s’effaça, agitant sa casquette de papier avec un respect ironique, et la bande noire entra. L’atelier Cœur d’Acier avait fini le déjeuner ; Gondrequin-Militaire venait justement de flétrir, à son point de vue, les dépeceurs de maisons. Ces pauvres bandes noires ont contre elles tous les gens qu’elles molestent et bien d’autres encore ; elles sont rangées a priori parmi les choses haïssables. Du sein d’un nuage épais, alimenté par toutes les pipes allumées, rapins, clients et modèles jetèrent aux nouveaux venus un regard hostile.
La bande noire, ici, était représentée par deux charmantes jeunes filles, portant sous leurs fourrures de fraîches toilettes du matin, et par un homme à l’aspect triste et doux qui, certes ne réalisait point le type du « loup cervier », abominé à tous les étages de l’art. L’atelier Cœur d’Acier, nous le voulons bien, n’occupait aucun étage d’art ; il habitait les caves à une très grande profondeur, mais tout rapin possède un grain de chevalerie, lors même qu’il balaye avec une lavette, trempée dans un sceau, les atroces toiles de la foire. La vue de Nita et de Rose avait tout à coup modifié les dispositions de ce peuple étranger qui fit la haie et mit casquette bas.
Seule, Mlle Vacherie, dit en grimaçant de dédain :
– Tiens ! c’est deux puces avec un bourgeois ! Excusez !
Nous savons que Nita était partie de l’hôtel de Clare avec l’intention de « bien s’amuser » ; il s’agissait de voir une des plus grotesques curiosités de la sauvagerie parisienne.
Sa conversation avec Rose, cependant, avait changé son humeur et ramené son esprit à des pensées d’un tout autre ordre. Nita était d’un caractère vaillant, franc et gai ; son enfance s’était écoulée près de son père, dans une sorte de solitude errante, au milieu d’un luxe austère et presque royal. Puis était venue cette année de deuil, passée au Sacré-Cœur où tout le monde, maîtresses et pensionnaires, l’avait traitée en princesse. Le premier essai de ce qu’on appelle le « plaisir » avait eu lieu pour elle seulement depuis son retour à l’hôtel de Clare, habité maintenant par le comte et la comtesse du Bréhut. On voyait là une nombreuse et brillante société où Nita, sans y regarder de bien près, découvrait pourtant de bizarres mélanges.
Peut-être n’en était-elle pas encore à creuser ce sujet de réflexions.
Beaucoup de familles, dont les beaux noms sonnaient sans cesse à son oreille du temps de son père, fréquentaient toujours l’hôtel et venaient aux grands lundis de Mme la comtesse ; mais il y avait, dans l’intimité, des hôtes dont le blason n’avait certes point pris ses émaux aux croisades. La comtesse elle-même, qui était une femme de grand ton, de grand esprit, avait parfois d’étranges moments, et ressemblait alors à une excellente comédienne que son rôle fatigue.
Une chose avait frappé Nita, ce matin, dans sa conversation avec son amie Rose : M. Léon Malevoy, notaire, ne voulait point permettre à sa sœur l’hôtel de Clare, parce que – c’étaient les propres paroles de Rose – « M. Léon Malevoy avait connu Mme la comtesse dans sa jeunesse. » N’était-ce pas là une singulière et brutale accusation !
En s’interrogeant à ce sujet, Nita trouvait en elle-même de vagues défiances, déjà nées, sans qu’elle eût pu expliquer pourquoi. La femme de son tuteur ne lui avait jamais inspiré de bien ardentes sympathies.
Mais quel abîme entre ces défiances d’enfant et le mépris nettement formulé de M. Léon Malevoy !
Nita se souvenait : en son vivant, M. le duc de Clare professait pour le jeune notaire une singulière estime, et la mère Françoise d’Assise l’avait appelé à sa dernière heure.
D’un autre côté, chez Mme la comtesse, on ne parlait pas bien de M. Léon Malevoy. Nita écoutait peu, quand il était question d’affaires, mais sa tendre affection pour Rose lui avait parfois ouvert l’oreille, et elle avait surpris de graves insinuations. Elle savait que l’intention de Mme la comtesse était de placer en d’autres mains ses intérêts à elle, Nita ; elle savait que Mme la comtesse appuyait ce désir sur la crainte d’un danger : à son dire, la position du jeune notaire était sérieusement menacée.
Il faut ajouter tout de suite que cette opinion de Mme la comtesse contrastait avec la croyance commune. Parmi ses confrères, dans sa clientèle et partout, Léon Malevoy, malgré son âge, s’était concilié des sentiments d’estime qui allaient presque jusqu’au respect.
Entre son affirmation et celle de Mme la comtesse du Bréhut, l’instinct de Nita n’eût pas longtemps hésité.
Ce n’est pas au hasard que nous avons prononcé le mot instinct, et il nous reste à déclarer que la majorité du faubourg Saint-Germain d’alors l’eût remplacé par le mot préjugé. Pour le monde, Mme la comtesse du Bréhut de Clare était en effet une de ces femmes accomplies qui savent unir la solide vertu à tous les prestiges de l’élégance. Elle s’était fait une haute réputation de piété ; les œuvres charitables, patronnées par elle, l’entouraient comme un rempart ; elle avait de nombreux et grands aboutissants ; on disait tout bas qu’elle n’était pas étrangère à certaines combinaisons politiques.
Elle était jeune encore, et belle, et remarquablement spirituelle. Elle avait pour son mari souffrant des tendresses de fille ou de mère. Certes, si elle l’eût voulu, elle aurait pris d’assaut le capricieux char de la mode pour le mener à grandes guides. Mais elle ne voulait pas, ou plutôt, elle voulait mieux que cela.
Dans ses rapports avec Nita, sa pupille, le juge le plus sévère n’aurait rien trouvé à reprendre. Il n’y avait là que l’accomplissement d’un sérieux devoir. En elle, Nita n’avait pas retrouvé une mère, mais une amie bienveillante et calme ; chez elle, Nita était heureuse et libre. Mme la comtesse semblait se défendre également de toute pression, de tout excès de pouvoir, et de ces tendresses exagérées, qui, vis-à-vis d’une héritière puissamment riche, prennent volontiers physionomie de captation.
C’était simple, c’était honnête et c’était digne. Quand nous avons parlé naguère de comédie et de rôle où la fatigue perçait, il s’agissait de l’intérieur. Devant le monde, le rôle était admirablement tenu. Aussi le monde, après s’être étonné de cette parenté inconnue qui avait surgi à l’improviste et au bon moment, finissait-il par reconnaître que tout était pour le mieux.
Quant à M. le comte, le monde s’occupait peu de lui. Il passait derrière sa femme, et nul ne devinait le terrible travail qui avait fait de cet ancien loup un mouton souffreteux et timide.
Revenons à l’atelier Cœur d’Acier.
La bande noire traversa la chambre d’entrée. Les deux belles jeunes filles marchaient côte à côte, pensives toutes deux. C’est à peine si elles accordèrent un regard distrait aux excentricités du fameux atelier.
Ces équipées doivent être osées dans une certaine disposition d’esprit, avec la volonté de trouver tout drôle et de rire quand même en explorant le pays inconnu.
Il y avait pourtant de quoi rire. Les groupes échelonnés, rapins, clients et modèles, étaient d’incroyables physionomies. Gondrequin-Militaire éprouvait un visible sentiment d’orgueil à exhiber ainsi son peuple.
– Il y a comme ça une légère odeur de pipe dans le local, dit-il en manière d’apologie au comte qui le saluait poliment ; mais l’artiste a ses habitudes comme le soldat français, et on ne s’attendait pas à la visite des dames. En plus que le temps fuit, car il a des ailes !
– Vous êtes chez vous, mon cher Monsieur, répondit le comte qui passa. Ne vous dérangez nullement pour nous.
Nita et Rose suivirent, le mouchoir aux lèvres, car la légère odeur de pipe était véritablement suffocante. Rose dit à sa compagne, en regardant la taille courbée du comte :
– Celui-là ne t’aurait jamais fait de mal !
Nita releva sur elle ses grands yeux étonnés.
– Ah çà ! murmura-t-elle, qui donc veut me faire du mal ?
– Il faut que tu voies mon frère, répliqua Rose à voix basse, car le comte se retournait. Cherche un moyen. Il le faut.
M. le comte dit paisiblement et d’un ton de cicérone :
– Tout ceci est pour être démoli. On achète seulement le terrain.
Une circonstance remarquable, c’est que M. Baruque, d’ordinaire si liant, ne s’était pas joint à Gondrequin-Militaire pour faire les honneurs de l’atelier. Il avait quitté sa place auprès du poêle et fait un grand tour lors de l’entrée des étrangers. Ce tour l’avait amené derrière le groupe, composé de Mlle Vacherie, du Pitre, de l’Ours et autres saltimbanques qui entouraient notre ami Similor. M. Baruque disait de lui-même, quand il était en joyeuse humeur, que sa vocation vraie l’appelait vers la police ; il se vantait d’avoir l’oreille longue et l’œil américain.
Dès le matin, M. Baruque avait découvert qu’il existait, pour employer son propre style une « manigance » entre Similor et les modèles, gens sujets à caution. Il voulait savoir, quoique le gouvernement ne lui fit pour cela aucun cadeau annuel. Sa vocation l’entraînait.
Similor n’était pas d’une nature impénétrable. M. Baruque possédait l’adresse et la perspicacité innées de détective. Entre eux, la partie n’était pas égale.
M. Baruque prit un godet à couleurs et se mit à broyer du bleu avec zèle. Il était placé de manière à entendre tout ce que disait Similor.
Celui-ci enflé comme un roué en bonne fortune, murmurait à l’oreille de Mlle Vacherie :
– On vous procurera toutes les voluptés de l’univers, châles boîteux, noces, places de première galerie, et le reste, quoi, c’est la moindre des choses, en regard de vos charmes… n’ayez pas peur !
Et il ajoutait pour le cercle :
– Méfiance ! quand on parle du loup, vous savez ce qu’on en voit ! Regardez bien ces trois-là : le vieux et les deux jeunesses. La brune, à gauche, c’est la petite sœur du notaire en question, que je faisais le guet pendant que M. Piquepuce et M. Cocotte travaillaient dans son intérieur… La blonde-châtaigne, c’est l’héritière des mille millions, et princesse en plus. Le vieux est son tuteur, et « il en mange » ! Méfiance !
– Comment ! s’écria Mlle Vacherie, cet homme-là serait un Habit-Noir !
On juge si M. Baruque était tout oreilles. Le cercle se rétrécit autour de Similor.
– Sa comtesse est une rude ! continua celui-ci en baissant la voix malgré lui. Moi je n’ai jamais été dans tout ça que comme l’innocent qui vient de naître. Mais on entend parler à droite, à gauche, pas vrai ? On finit par savoir. Il en mange ; sa comtesse aussi. C’était sa comtesse qui faisait la religieuse à l’hôtel de la rue Thérèse, quand le colonel est mort… et elle était la bonne amie de M. Lecoq, qui passa maître après le décès du colonel… M. Lecoq lui avait promis de la nommer duchesse.
– Aux balais ! commanda en ce moment Gondrequin-Militaire.
L’atelier obéissant se remit à la besogne.
Le comte et les deux jeunes filles venaient de sortir par la porte du jardin. M. Baruque regagna silencieusement son poste de combat, déterminé à ne plus perdre de vue ce conspirateur Similor, qui, les mains dans les entournures de son vieux gilet, le chapeau gris sur l’oreille et cambrant vaniteusement ses jambes nues, se rapprocha d’Échalot, son autre moitié d’Hercule. Échalot lui montra d’un geste doux Saladin endormi paisiblement. Tout autre enfant eût été étranglé net par le bon morceau de saucisson qu’Échalot avait fourré dans sa gorge, mais Saladin était à l’épreuve.
– Amédée, dit Échalot avec émotion, l’enfant se souviendra de cette date, qu’est le grand jour de son sevrage. J’ai mangé du pain sec pour lui laisser ma nourriture. Toi qu’es le père naturel, ça n’a pas l’air de t’attendrir !
Similor haussa les épaules et répliqua :
– Tu n’es pas fait pour me comprendre. Je travaille pour lui. Ça n’est pas impossible qu’on l’engage pour le désosser dans la famille Vacherie, où je nous ai ménagé des intelligences.
– Jamais ! s’écria Échalot. Je ne veux pas qu’on le désosse !
– Y as-tu des droits ? demanda froidement Similor. Reste au niveau de ton rôle, qu’est le dévouement du caniche. Moi, j’ai le don de parvenir à l’aide des femmes et de l’intrigue. Avec toi, l’enfant resterait dans les rangs du peuple : avec moi, il passera faraud et mauvais sujet, qui mène à tout dans le dix-neuvième siècle des lumières !
– Amédée ! tu nous perdras ! soupira Échalot avec un mélange de reproche et d’admiration. T’es plein de facultés séduisantes, mais ton cœur n’a pas d’entrailles paternelles !
– Fixe ! tonna Gondrequin-Militaire. Que tout un chacun soit à son ouvrage ! Poussez le nègre mangé par les crocodiles : il va bien. Un coup à la femme-squelette, Monsieur Baruque : les côtes ne coupent pas suffisamment. Puisque les cosaques vont brûler notre atelier, mourons du moins avec gloire. Attention ! Mademoiselle Vacherie, montrez vos grâces et vos talents ; je vais vous tirer un œil !
L’étrange usine rentra aussitôt en pleine activité. La Tour de Nesle mit en scène toute sa friperie Moyen Age ; Similor tendit ses jarrets mémorables, Échalot gonfla ses glorieux pectoraux ; Cascadin enleva par une patte l’enfant du malheur, et Mlle Vacherie, effrayante à voir, fit des grâces. En même temps, le Pitre, le Phoque, l’Albinos prirent posture parmi des mannequins de tigres, hideusement pelés, des crocodiles de carton et des poissons empaillés. Gondrequin, saisi par l’inspiration, balayait, M. Baruque brossait, les caporaux écouvillonnaient, les rapins barbouillaient ; la couleur nauséabonde ruisselait de toutes parts. C’était un beau spectacle.
Au-dehors le soleil d’hiver éclairait le jardin, passé à l’état de forêt vierge, mais vaste et plein de grands vieux arbres. Partout où le soleil pénétrait, l’herbe reluisait, humide ; à l’ombre, la neige restait, percée comme un crible par les larges gouttes du dégel. En sortant de l’atelier, les deux jeunes filles ouvrirent leurs poitrines à l’air libre et respirèrent avec délices. Le comte, au contraire, saisi par le changement de température, ramena en frissonnant les revers de sa pelisse sur sa poitrine rétrécie.
Il toussa péniblement et longtemps. Quand la quinte fut achevée, des gouttes du sueur perlaient à ses tempes, et deux taches rouges marquaient les rudes saillies de ses pommettes, au milieu de ses joues pâles.
– Toute cette masure est à démolir, répéta-t-il en montrant l’atelier. Le principal de l’affaire est ce magnifique terrain.
– Je crois la spéculation bonne, ajouta-t-il, après avoir retrouvé son haleine. Je me suis informé de mon mieux, et j’ai appris les affaires un peu, à cause de vous, princesse, ma chère enfant.
Le regard perçant et grave de Rose était pour lui. Il sourit avec mélancolie et murmura en s’adressant à elle :
– Votre frère ne me connaît pas, Mademoiselle… personne ne me connaît.
Un soupir souleva sa poitrine, et il passa ses mains sur son front.
– Vous sentez-vous mieux, bon ami ? demanda Nita avec intérêt.
Elle l’appelait ainsi : c’était lui qui l’avait voulu.
De son mouchoir brodé, elle essuya la sueur de ses tempes. Ce n’était pas un geste filial. Il y avait là de la charité et de la compassion. Le comte, cependant, la remercia en portant à ses lèvres la belle petite main qui tenait le mouchoir.
Il fut sur le point de parler et se retint. Rose dit :
– Monsieur le comte, si vous avez à entretenir la princesse en particulier, je me tiendrai à l’écart. J’ai moi-même besoin de réfléchir.
Nita les regarda étonnée.
– Qu’y a-t-il donc ? balbutia-t-elle. Je n’ai jamais éprouvé ce que je ressens ce matin. Vous me faites tous peur !
– Tant mieux, répondit Mlle de Malevoy avec un singulier sourire. La nuit, il ne faut pas être trop brave.
– La nuit !… répéta Nita, tandis que le comte détournait les yeux.
– Faut-il m’éloigner ? demanda Rose. C’était comme une prière.
Le comte était ému jusqu’à trembler de tous ses membres.
– Oui… oui, dit-il enfin d’une voix faible et profondément altérée, je crois que je pourrai parler. Éloignez-vous, mon enfant, et que Dieu vous bénisse ! Vous êtes bonne et noble comme un ange. Autrefois, j’étais fort… du temps que je n’étais pas bon. Votre frère m’a connu en ce temps-là. Dites-lui ce que vous avez deviné de moi, car vous avez deviné juste, et, pour lui comme pour nous, il est bon que votre frère ne fasse point fausse route.
Rose donna à Nita ce rapide baiser des jeunes filles où presque toujours une parole se glisse.
– Écoute bien, murmura-t-elle, souviens-toi et profite !
Puis elle prit un sentier qui tournait court et disparut presque au même instant.
Le cœur de la princesse battait comme si tout à coup et sans préparation on lui eût montré devant elle, ouverte et béante, l’entrée de quelque mystérieux abîme.
Elle n’avait eu jusqu’alors ni crainte ni soupçon sur quoi que ce fût au monde. Son existence à l’hôtel de Clare lui laissait regretter assurément tous les chers bonheurs de la famille, mais c’est là le sort commun à toutes les orphelines. Elle avait à peine connu sa mère, et rien ne remplace un père ; rien, sinon cet autre sentiment providentiel aussi : l’amour qui est l’avenir, comme la piété filiale est le passé.
À cet égard, Nita n’avait confié son secret à personne – si elle avait un secret.
Dans ce grand et noble hôtel qui était son héritage, elle avait les protecteurs que donne la loi ; elle était entourée de ces relations secourables, mais froides, auxquelles il faut se résigner quand la mort a moissonné les vraies, les seules affections. Tout lui semblait naturel et simple dans cette vie de deuil qui allait s’éclaircissant peu à peu, selon le cours du temps. Jamais, au grand jamais, elle n’avait eu l’idée de redouter un danger. Et personne ici ne lui parlait encore de danger, mais l’impression de frayeur ou tout au moins de doute était née.
Le comte écouta les pas légers de Rose qui allaient s’éloignant. Il offrit son bras à Nita, après lui avoir baisé la main pour la seconde fois.
– Vous êtes bien jeune pour m’écouter, princesse, dit-il d’une voix plus ferme qu’on ne l’eût attendu de son aspect chancelant, bien jeune, car je ne puis poser qu’une énigme dont moi-même je cherche encore le mot. Il faudrait ici un homme, un homme habile, honnête et fort. Je ne connais pas cet homme-là, et je me hâte de parler aujourd’hui, parce que je ne sais pas si j’aurai l’occasion ou la force de parler demain.
« Mon père était un honnête homme, un gentilhomme. Ma mère était une sainte. Moi, j’ai fait le mal : s’ils ne m’avaient pas envoyé à Paris, peut-être que j’aurais été comme mon père et ma mère. La race est bonne ; je suis le premier de mon nom qui ait perdu l’estime de lui-même.
– Vous, bon ami, murmura Nita incrédule, vous avez fait le mal ! Vous avez perdu l’estime de vous-même !
Le comte poursuivit au lieu de répondre :
– Il y a une femme qui veut se remarier et qui n’est pas encore veuve. Quand elle parle à ces complices, elle appelle l’homme qui lui a donné son nom : Mon premier mari. Vous comprenez bien, n’est-ce pas, princesse ? C’est comme si celui-là était déjà mort !
Ils marchaient dans une allée sombre où l’entrecroisement des branches dépouillées épaississait l’ombre comme un feuillage. Nita sentait le bras du comte tressaillir sous le sien.
– De quelle femme parlez-vous, bon ami ? demanda-t-elle d’une voix altérée.
– Je ne vous dis rien de ce que je voulais vous dire, murmura le comte qui pressa son front à deux mains. Ma tête est plus faible de jour en jour. Si vous saviez comme j’étais fort autrefois ! connaissez-vous quelqu’un ? quelqu’un de jeune, quelqu’un de brave qui puisse vous défendre quand je ne serai plus là ?
– Me défendre !… balbutia Nita.
– Vous défendre en vous aimant, ma fille. Vous êtes à l’âge où le cœur fait son choix. N’ayez ni scrupule ni fausse honte. Savez-vous quelqu’un qui vous aime et que vous pourriez aimer ?
Nita rougit puis pâlit. Elle baissa la tête et garda le silence. Le comte attendit.
– Peut-être n’avez-vous pas confiance en moi, prononça-t-il lentement, ou peut-être comptez-vous sur la loi ; mais, je vous le dis : s’ils le veulent, ils tromperont la loi !
Il ajouta en se penchant jusqu’à l’oreille de la jeune fille :
– Ils ont déjà trompé la loi !
– Tenez, s’interrompit-il, j’ai chaud, maintenant ; mon corps brûle. C’est toujours ainsi après le frisson… Quand mon père mourut, je fus ivre pendant six semaines ; il y avait une chose que je voulais oublier… et pourtant, je me disais en moi-même : tiens-toi droit, Joulou ! te voilà comte. Les aïeux sont en haut à te regarder ! Mais en bas, en bas ils étaient là, eux et ils criaient : Allons ! entonne, la brute ! Monsieur le comte, à votre santé !… Le sang avait jailli jusque dans mes yeux, cette nuit-là ; je voyais rouge… Et j’étais jaloux ! Cette femme tuait mon âme avant de tuer mon corps !
– La même femme ? interrogea Nita.
– Quand ma mère mourut, poursuivit encore le comte qui semblait n’avoir pas entendu, je compris que nous étions deux désormais à voir le fond de ma conscience, moi sur la terre, elle dans le ciel. Je la sentis près de moi et au-dessus de moi. Mais ils étaient là et ils me disaient : « Monsieur le comte, nous sommes une grande famille où vous avez le droit d’aînesse. Le pacte fut signé le matin du mercredi des Cendres, Monsieur le comte : signé avec du sang ! allons, il n’est plus temps de s’arrêter ! Obéissez-nous puisque vous êtes notre maître !… »
– Non, s’interrompit-il de nouveau pour répondre au regard inquiet de Nita, je ne suis pas fou, princesse… La troisième fois que je m’éveillai ce fut quand ils me nommèrent tuteur et gardien d’une jeune fille dont le sang est noble comme celui des rois. Depuis ce jour-là jamais je ne me suis rendormi. Quoi qu’on puisse vous dire contre moi, princesse, ayez confiance en moi, car je vous aime au péril de ma misérable vie !
– J’ai confiance en vous, murmura Nita. Je sais que vous m’aimez, mais…
– Mais vous avez hâte de savoir… ou plutôt vous écoutez avec trouble le rêve confus d’un fiévreux. Il y a des heures où je doute de moi-même, quand il leur plaît de me faire douter. Il y a des heures où elle me force à rire de mes épouvantes… Et pourtant, regardez-moi en face, princesse : n’ai-je pas l’air d’un homme qui va mourir ?
– Bon ami, vous êtes souffrant… commença Nita qui lui prit les deux mains.
– Je suis empoisonné ! prononça le comte d’une voix basse et brève.
La jeune fille recula terrifiée. Le comte se redressa et ses traits effacés prirent pour un instant une expression virile, pendant qu’il continuait :
– Je suis prêt, ma fille. Voilà déjà du temps que j’ai fait la paix avec Dieu ; je suis préparé à mourir.
– Empoisonné ! répéta la princesse dont le cœur défaillait, par qui ? dans quel but ?
– Tant que je vis, répondit le comte, elle ne peut pas être duchesse de Clare.
– Mais il n’y a plus de duc de Clare ! s’écria Nita, heureuse d’opposer une impossibilité à ces révélations qui opprimaient sa pensée comme un cauchemar. Bon ami, revenez à vous. Pour qu’elle fût duchesse de Clare, il faudrait un duc de Clare !…
Le comte garda un instant le silence.
Je donnerais la moitié du pauvre sang qui me reste, dit-il d’une voix tranchante et nette, pour que vous aimiez un homme, l’homme dont je parlais, jeune, brave et fort… Écoutez-moi bien, ma fille : moins que personne vous avez le droit d’affirmer qu’il n’y a point de duc de Clare !
Nita rougit et baissa la tête, comme si une lumière soudaine eût éclairé trop brusquement sa plus secrète pensée.
– Et s’il n’y a point de duc de Clare, acheva le comte, peu importe, rien ne résiste à cette femme. À l’heure où je vous parle, elle possède peut-être… elle possède sans doute, comme si elle était Dieu ou le roi, ce qu’il faut pour créer un duc de Clare !
Le bon poète abbé Jean Bertaud, qui fut évêque de Séez et premier aumônier de la reine Marie de Médicis, avait fait construire ce pavillon qu’on appelait « la Tour » à cause d’une lanterne octogone qui surmontait sa toiture haute et bien campée. C’était sans doute avant que son talent l’eût conduit à la fortune et aux honneurs. Plus tard, l’hôte admiré du palais que nous nommons aujourd’hui le Luxembourg, avait dédaigné cette modeste retraite.
Voici dix ans à peine, je me souviens d’avoir vu encore ce pavillon, intact et gracieux, derrière le vieux mur de clôture aux pierres tendres, profondément rongées. Il regardait les lucarnes de l’hôtel de Cluny à travers un massif de tilleuls et de faux-ébéniers. À tout prendre, je ne puis produire aucune charte prouvant que l’élève de Ronsard ait élucubré en ce lieu quelques-unes de ses belles poésies, mais la tradition le disait, le nom l’affirmait et le style de la charmante maison portait à le croire. Les briques rouges crucifiant la pierre de liais disparaissaient presque sous le lierre ; mais le cintre surbaissé de croisées détachait sa clef fleuronnée derrière le grêle feuillage, des jasmins, et les naïves sculptures de la frise, ombragées vigoureusement par l’avance du toit, bosselé comme un vieux feutre, dataient l’ensemble mieux que ne l’eût fait un chiffre.
Paris est semblable aux vieillards qui gardent un souvenir plus vif aux choses anciennes qu’aux nouvelles choses. Vous trouveriez inévitablement dans le quartier de la Sorbonne nombre de bonnes gens ayant connaissance de la tour Bertaut ; peut-être n’en est-il plus un seul pour conserver la mémoire de M. Cœur, son dernier locataire.
Néanmoins, M. Cœur était, en 1842, un personnage presque célèbre. Les tableaux signés de ce nom avaient de la réputation ailleurs qu’au pays latin. Il est vrai que les brocanteurs et marchands ne connaissaient point le peintre, dont les affaires étaient faites par une manière de vieux rapin, drôlement habillé, qui s’appelait M. Baruque ou Rudaupoil, et qui avait le pour rire.
Quand on lui demandait des renseignements sur son patron, cet original de Baruque répondait : Cherche ! à moins qu’il n’entamât, à propos de l’atelier Cœur d’Acier, un poème généalogique et confus où brillaient les noms de Muchamiel, Quatrezieux, Tamerlan, M. et Mme Lampion, etc.
C’était grâce à ses vanteries, au sujet de l’atelier Cœur d’Acier, que ce remarquable établissement commençait à exciter la curiosité, en dehors du petit monde à part qui formait sa bizarre clientèle.
Le moment était aux explorations de mœurs. L’exhibition du Tapis-Franc modèle, faite par un très éloquent romancier, avait mis les oisifs en goût de mystères. Il y avait des gens qui regardaient Paris, désormais, comme une immense boîte à double fond, et qui pensaient qu’en soulevant n’importe quel pavé, on devait découvrir une surprise.
Cette délicieuse princesse Nita nous l’a dit : l’atelier Cœur d’Acier était mûr pour la gloire : les vaudevillistes allaient s’occuper de lui !
Mais il y avait loin, quoi qu’on puisse penser, de l’atelier Cœur d’Acier à M. Cœur. M. Cœur ne cherchait point la gloire. C’était un parfait solitaire, vivant avec lui-même, ne donnant à personne aucune part de ses chagrins ni de ses joies. Ce n’est pas qu’il eût élevé un mur entre lui et ces braves rapins qui parlaient de lui avec tant de chaleur ; bien au contraire, il leur montrait chaque jour son visage ami et bon ; il faisait même mieux et pouvait passer pour la Providence visible de l’insouciant troupeau. Ce n’est pas non plus qu’il se cachât en aucune façon aux gens du dehors ou qu’il étendît un voile quelconque sur ses actions. Il sortait en plein soleil au vu et au su de tout le monde, son magnifique cheval anglais caracolait gaiement dans ces tristes rues qui descendent la montagne Sainte-Geneviève. En outre, quoiqu’il ne suivît point les caprices de la mode avec la minutieuse servilité des dandys, il était toujours mis fort élégamment.
Il eût été difficile de trouver un cavalier plus admirablement beau. Les pauvres filles de la ville des écoles avaient retenu l’heure à laquelle il passait, soucieux et pensif, tenant en bride son anglais fringant. Tout le long de sa route, il y avait bien des minois rougissants et curieux derrière les rideaux de mousseline.
Il avait deux routes. Tantôt il montait la rue de la Harpe et tournait le boulevard extérieur au rond-point de l’Observatoire, tantôt il prenait les quais et s’en allait, suivant la Seine, jusqu’aux Champs-Élysées, dont la grande avenue le menait au bois.
La première de ces deux routes le conduisait au cimetière Montparnasse, qu’il visitait au moins deux fois chaque semaine. Ceux ou plutôt celles qui s’intéressaient à lui savaient bien cela et depuis longtemps. Il laissait son cheval à la garde d’un enfant, qui ne lui manquait jamais à l’heure habituelle, toujours la même, et franchissait la porte du champ de repos.
À droite de la grande allée, il prenait un sentier et s’arrêtait devant une vaste et belle sépulture qui portait l’écusson et le nom des ducs de Clare. Derrière ce fastueux tombeau, il y avait une modeste tombe, entourée de fleurs. C’était là qu’il s’asseyait pensif et muet, pendant des heures entières.
Plus d’une fois, après son départ, un pas furtif s’était approché de la tombe, et deux jolis yeux indiscrets avaient adressé une question au marbre modeste. La tombe silencieuse ne pouvait répondre. Un nom de baptême, seulement, Thérèse, était gravé en creux au-dessus de la légende commune : Priez pour elle.
Le secret de M. Cœur était donc bien gardé de ce côté.
Quand M. Cœur prenait la seconde de ses deux routes, c’était, en apparence, pour faire cette banale promenade qui tourne maintenant autour des lacs et qui, en 1842, allait de la Porte Maillot à l’abbaye de Longchamps. Paris, le gaillard, passe pour inconstant, mais il s’amuse toujours de la même manière. Cependant un observateur examinant les choses de plus près aurait vu que M. Cœur avait un autre but que de faire, deux heures durant, ce long tour d’écureuil qui réjouit quotidiennement notre peuple fashionable. Il y avait une voiture, ou plutôt des dames, car la voiture pouvait changer ; les dames appartenaient à la plus riche couche sociale et à la plus noble. Il y avait donc des dames, deux dames, toutes deux souverainement belles, une princesse et une comtesse : la comtesse, femme de trente ans ou un peu plus ; la princesse, jeune fille de dix-huit ans.
Quand M. Cœur avait aperçu de loin ces deux dames, il mettait son cheval au pas et suivait, souvent à une large distance, comme s’il eût eu frayeur d’être remarqué.
Nous savons qu’il avait été remarqué.
Bien entendu, il ne saluait jamais ces dames. Du reste, dans toute cette foule brillante qui encombrait le bois alors comme aujourd’hui, M. Cœur n’avait personne à saluer. Tout le monde le connaissait de vue, à cause de sa grande tournure et de son merveilleux cheval ; personne n’aurait su mettre un nom sur ses traits.
Il fallait aller loin de là et regagner les rues qui avoisinent la Sorbonne pour trouver la première fillette qui, cachée derrière son rideau, disait, en le voyant revenir :
– Voici M. Cœur qui passe !
Elles ajoutaient, parlant pour elles-mêmes ou pour d’autres :
– Quel amour de joli garçon ! Et dire qu’il ne regarde jamais aux fenêtres !
Rentré chez lui, M. Cœur peignait ou pensait, ce qui, pour lui, était parfois une seule et même chose.
Or, le lecteur a deviné dès longtemps quel nom était sous ce pseudonyme de M. Cœur. Nous avons à nous rendre cette justice que rien n’a été fait pour égarer sa perspicacité. Chacun a pu reconnaître dans le grand maître de l’atelier Cœur d’Acier, dans l’auguste successeur de tant de barbouilleurs illustres parmi « MM. les artistes en foire, » notre Roland Buridan, l’amoureux de Marguerite de Bourgogne, le fils de cette pauvre Madame Thérèse morte au n° 12 de la rue Sainte-Marguerite.
Il y a mieux : par suite des conditions de ce récit, le lecteur se trouve en savoir déjà beaucoup plus long que notre héros lui-même. Nous avons assisté, en effet, pendant que Roland dormait l’inerte sommeil des mourants, à ces scènes significatives qui entourèrent son lit de douleur dans le parloir des dames de Bon-Secours. Nous avons vu à son chevet l’émotion de la vieille religieuse qui s’appelait de son nom Rolande de Clare, le trouble et les doutes du vieux duc ; nous avons compris que Roland, cette nuit de la mi-carême où il avait dépensé tant d’intelligence et tant de force morale pour fuir, sous les habits de la Davot, échappait, à son insu, non pas au malheur, mais à quelque brillante et facile destinée…
Ainsi faisons-nous, beaucoup d’entre nous, dans le cercle aveugle où tourne notre vie : ainsi prodiguons-nous des efforts ardents, puissants, parfois héroïques pour éviter je ne sais quel fantôme qui, de loin, nous semblait menacer terriblement et qui, si nous lui laissions le temps d’approcher, en déchirant ses voiles, nous montrerait la réalisation de nos plus chers espoirs.
Gondrequin-Militaire nous a raconté à sa façon comment Roland, privé de ses sens et presque mourant, avait été recueilli par l’atelier Cœur d’Acier, revenant de la barrière. À ce point de vue, l’atelier Cœur d’Acier était donc le bienfaiteur de Roland, chose d’autant plus méritoire que cette brave usine, malgré la multiplicité de ses travaux, logeait invariablement le diable dans sa caisse.
Chez Cœur d’Acier, Roland ne fut peut-être pas soigné selon toutes les règles, comme au couvent, de Bon-Secours, mais chacun fit de son mieux, y compris le vétérinaire, ami de la maison, et la riche nature du blessé triompha.
C’étaient de bonnes gens, car ils interrogèrent Roland qui ne voulut point leur répondre, et, nonobstant cela, ils le gardèrent.
Roland restait frappé de cette idée fixe qui l’avait tenu pendant toute sa maladie et qui survécut même à sa complète guérison : l’honneur d’être appelé en justice et de se voir publiquement le héros d’un drame de cour d’assises. Les événements du boulevard Montparnasse lui apparurent longtemps comme un mauvais rêve, et, par le fait, il n’en eut jamais la représentation nette dans son souvenir.
Au contraire, les choses qui s’étaient passées dans le parloir de Bon-Secours lui revenaient souvent comme les reflets d’une vision lointaine mais lucide. Il voyait parfaitement la Davot ; il voyait aussi cette religieuse, qui semblait avoir dépassé les limites de l’âge, ce vieillard à l’aspect haut et fier, cette petite fille déjà si belle… Ces trois dernières personnes lui apparaissaient liées entre elles, étroitement et liées encore par je ne sais quel fil invisible à des souvenirs plus anciens qui planaient comme des nuages au-dessus de sa petite enfance…
Gondrequin-Militaire avait dit l’exacte vérité. Il n’était pas au pouvoir de Roland de se rendre matériellement utile dans l’atelier Cœur d’Acier. Tout imbu encore des leçons du plus grand maître de ce siècle, leçons prises à l’époque la plus hardie, la plus radieuse de sa carrière, Roland ne pouvait que gâter les toiles destinées à MM. les artistes en foire. Il essaya consciencieusement, car il voulait gagner sa vie, mais il ne réussit point. De guerre lasse, il choisit un coin du vaste hangar, prit une toile de deux pieds carrés, de vrais pinceaux, de vraies couleurs, et commença un tableau de chevalet, représentant justement une des mille scènes, plaisantes jusqu’au burlesque, qui se passaient là chaque jour sous ses yeux.
Il se trouva que Roland était un peintre et que M. Baruque, dit Rudaupoil, avait le génie du placement. N’oublions pas que cela fait deux génies pour le seul M. Baruque, puisque nous avons déjà constaté chez lui cette faculté d’observation qui crée les grands diplomates et les détectifs aigus. M. Baruque vendit le premier tableau de Roland quarante-cinq francs, et déclara la patrie sauvée.
M. Baruque avait bien deviné. Un an après, Roland faisait restaurer le pavillon Bertaut qui tombait en ruine et y installait son modeste atelier. Les rôles étaient changés déjà. L’atelier Cœur d’Acier, gouverné par les époux Lampion, rois fainéants, languissait et menaçait faillite. Il fut donné à Roland de payer sa dette avec usure.
Si bien que, lors du décès des époux Lampion qui moururent à quelques semaines l’un de l’autre, une députation composée de Gondrequin-Militaire, de M. Baruque, de quatre caporaux et de Cascadin, nommée par le peuple, vint offrir à Roland le sceptre et la couronne.
Le sceptre n’était pas d’or, la couronne avait bien quelques épines, Roland savait tout cela ; néanmoins il accepta sans se faire prier et devint « M. Cœur » pour protéger cette association de pauvres vieux enfants, incapables de se gouverner eux-mêmes. Cela lui donna le droit de payer le loyer et de faire des billets pour le flot de mauvaises couleurs qui sans cesse inondait l’atelier.
On le respectait, on lui obéissait tant bien que mal, on l’aimait surtout, non seulement parce qu’il était le salut de la république, mais encore parce que la république se regardait toujours comme sa mère. Rien n’attache comme le rôle de bienfaiteur, et, en définitive, pour avoir payé cent fois sa dette, Roland n’en était pas moins l’obligé de l’atelier Cœur d’Acier, dans le principe.
Non point, certes, par cet esprit de misanthropie qui cherche à toute bonne action un motif égoïste ! mais pour aller au fond des choses et dessiner la situation avec une entière vérité, nous dirons que Roland avait ses raisons pour conserver cette posture sociale, bizarre au premier chef, ridicule, gênante pour son présent, compromettante pour son avenir.
Avec les années, Roland s’était accoutumé à sa solitude. Il vivait ici dans une sorte d’oasis, entourée par le désert et où ses plus proches voisins étaient des sauvages. Cela lui plaisait. Avec les années, il n’avait rien perdu de cette terreur que lui inspirait l’idée même de la lumière, faite tout à coup sur certaine époque de sa vie. Sa mère était morte de cela, il le pensait du moins, et il se fût caché sous terre pour fuir l’écho réveillé de ce drame nocturne qui avait eu pour lieu de scène le boulevard Montparnasse.
Bien des gens positifs pourront blâmer cette puérile épouvante. Roland était tout le contraire d’un homme positif. Son regard ne se portait jamais qu’avec une répugnance maladive vers cette nuit du mardi gras qui avait fait de sa vie deux tronçons dont l’un ne pouvait plus se renouer à l’autre.
Avec sa mère, du reste, son passé était mort. Il n’avait eu aucune relation à rompre, il ne regrettait aucun parent, aucun ami, à qui sa disparition eût pu causer l’ombre d’un chagrin.
Il n’avait aimé qu’une femme, et le souvenir de cette femme amenait le rouge de la honte à son front.
Dans cet état de lassitude morale, dépourvue de tout espoir et même de tout désir, où il végétait déjà depuis des années, que lui fallait-il ? Un refuge. Le hasard lui avait fourni ce refuge, il le gardait. Vis-à-vis de ces questions que la société a le droit de poser à tout homme, si paisible et si retiré qu’il soit, l’atelier Cœur d’Acier lui fournissait une réponse. La société, en effet, dans de certaines sphères, est bien obligée de ne pas pousser trop loin les investigations, à moins de motifs actuels et graves ; sans cela il faudrait démolir une moitié de Paris. Roland touchait précisément à ces contrées crépusculaires, et quoiqu’il n’eût jamais trempé dans la bohème le dessous même de la semelle de ses bottes, il bénéficiait du voisinage de la bohème. Il était « M. Cœur » ; sous son règne, la turbulente association se tenait tranquille ; ceux qui sont chargés de regarder au fond de ces halliers parisiens n’avaient garde de souffler mot.
Au commencement de la huitième année, depuis son entrée dans la maison Cœur d’Acier, survint un événement qui changea tout à coup la situation mentale de Roland. Cet événement sera relaté plus tard. Sans se mêler davantage à la vie extérieure, Roland transforma son mode de solitude. Il prit ces habitudes d’élégance que nous avons décrites ; le jour, il déserta volontiers sa retraite ; la nuit, il eut des rêves.
Pour la première fois de sa vie peut-être, il spécula sur lui-même et relut le livre fermé de ses souvenirs. L’existence de sa mère, dès qu’il l’eut interrogée, lui apparut sous un jour nouveau. Il y avait là un secret. Pourquoi n’avait-il jamais pris souci de le pénétrer ? et pourquoi, justement aujourd’hui le désir de connaître naissait-il en lui ?
Une chère et souriante vision, qui enchantait son insomnie, répondait. La belle jeune fille qu’il suivait de loin au bois lui avait inspiré ces curiosités incroyablement tardives.
Il était amoureux pour la seconde fois, amoureux autrement que la première fois, mais avec toutes les ardeurs que la paresse de sa nature réservait pour la passion seule.
Nous le vîmes jadis éperdu et mourant aux pieds de cette splendide Marguerite. Aujourd’hui, son amour brûlait à d’autres profondeurs : c’était un culte.
Il voulait savoir parce qu’il aimait, et parce que, si absurde, si impossible que soit un désir, aussitôt qu’il est né, il lui faut l’espoir. Il fouillait désormais le passé avec des yeux soudainement dessillés. Il découvrait avec un étonnement d’enfant des choses qui n’avaient jamais cessé d’être claires et limpides, mais qu’il n’avait point vues, parce que l’insouciance était sur ses yeux comme un bandeau.
La première de ces choses, c’est que le mystère de sa vie actuelle n’avait fait que succéder à un autre mystère. Ce nom de Roland, qu’il portait jadis, n’était pas plus un nom, dans le sens sérieux et social du mot, que ce sobriquet qui l’avait remplacé. Quel était le vrai nom de sa mère ? À quoi avait-elle travaillé si désespérément ? De quoi se mourait-elle, cette nuit où il l’avait quittée ? Quel nom, quel vrai nom lui eût-elle donné, si elle avait pu, à la place de ce nom de Roland, tout court, qui était devenu M. Cœur ?
Sa mère l’avait pris avec elle très peu de temps avant l’époque où commence notre histoire. Elle arrivait d’un pays d’outre-Rhin. Il avait été élevé au petit collège de Redon, au fond de la Bretagne. Une fois, une seule fois, sa mère lui avait dit : « Ne me demande jamais rien ; tu sauras tout quand le jour sera venu. »
Dans sa propre pensée, il était le fils d’un général, mort au début de la Restauration, et mort de telle façon que son nom même était pour sa veuve un suprême danger.
Il se reprochait maintenant comme un grand crime de n’avoir rien fait, quand il en était temps encore, pour éclaircir cette nuit complète.
Et il s’étonnait profondément d’avoir ainsi prolongé son enfance jusqu’à l’âge viril.
C’était tout, absolument tout. Il en arrivait sans transition aucune à cette scène qui nous fit aussi savants que lui ; cette scène où Madame Thérèse lui donna le portefeuille contenant vingt billets de mille francs.
La forme même des recommandations qui accompagnèrent ce dépôt disait assez à quel point Roland était étranger aux secrets de sa mère.
Il ne savait rien, et en ce moment suprême où elle avait besoin d’un messager sûr, elle ne lui disait rien encore, sinon qu’en échange des vingt billets de mille francs, maître Deban, notaire, devait placer entre ses mains un acte de naissance, un acte de mariage, un acte de décès, tous trois à ce noble nom dont chaque lettre restait gravée dans le souvenir de Roland : « Raymond Clare Fitz-Roy Jersey, duc de Clare ».
Laborieusement, péniblement, après mille doutes et s’accusant mille fois de folie, Roland avait mis deux années entières à repousser, et par conséquent à établir en lui cette pensée que, pour payer ces trois pièces au prix de ses derniers vingt mille francs – conquis, Roland ne savait par quel sacrifice –, il fallait que ces mystérieux papiers eussent trait étroitement à elle et à lui-même.
Or, la veille du jour où nous sommes, Roland avait reçu une lettre dont l’enveloppe portait le nom de M. Cœur, mais qui à l’intérieur était ainsi conçue :
« Monsieur le duc,
« Deux personnes qui vous connaissent mieux que vous ne vous connaissez
vous-même, auront l’honneur de se présenter chez vous demain à deux heures l’après-midi.
Faites en sorte d’être libre et de les recevoir sans témoins. »
Il n’y avait pas de signature.
Cette lettre, qui commençait par « Monsieur le duc », avait plongé Roland dans une indicible surprise. Il n’avait confié à personne au monde ses doutes ni ses rêves, et pourtant cette lettre mystérieuse, répondant à sa plus secrète pensée, lui semblait une amère moquerie ou le résultat d’une erreur.
Elle n’était, en réalité, cette lettre, que le premier symptôme du drame, envahissant tout à coup avec une violence folle le calme de son existence.
Après une nuit sans sommeil, il était en train de s’habiller lorsque son domestique lui apporta une seconde lettre, timbrée de Paris comme la première et d’une écriture également inconnue.
Dans la position où Roland s’était mis volontairement, il n’avait aucune espèce de relations et ne recevait jamais de lettres. Jean, son domestique, ancien rapin de l’atelier, semblait aussi étonné que lui, et lui dit :
– Ça va bien, la correspondance ! c’est peut-être pour le jour de votre fête, que je profite de l’occasion pour vous la souhaiter bonne et heureuse, monsieur Cœur.
Roland lui donna la pièce et Jean continua :
– Ça n’était pas par intérêt, mais en vous remerciant tout de même. Autre chose encore ! Vous savez, le monsieur qui cherche après vous ? le muscadin qui se dit envoyé par votre marchand de tableaux, rue Laffite ? il est revenu hier. Il veut vous acheter pour des mille et des cents, à ce qu’il prétend.
– Adresse-le à M. Baruque, dit Roland.
– C’est vous qu’il veut. Il évite l’atelier et arrive par la rue des Mathurins. Qu’est-ce que ça vous fait de le voir ? Tenez ; voilà sa carte.
La Tour-Bertaut, depuis que Roland l’avait appropriée à son usage, avait une entrée particulière sur la rue des Mathurins.
La carte du « muscadin » portait, sous un joli écusson de fantaisie, nageant dans un nuage lilas et timbré d’une couronne de vicomte, ce nom harmonieux : Annibal Gioja.
Et au-dessous, entre parenthèses : (des marquis Pallante).
Roland jeta la carte sur sa toilette.
– Faudra-t-il le recevoir la prochaine fois ? demanda Jean.
– Non, répondit Roland. Laisse-moi.
Jean quitta la chambre à coucher. Roland restait seul. Il ouvrit la lettre, après l’avoir tournée et retournée entre ses mains avec une sorte d’effroi. C’était un papier d’affaire, avec une tête lithographiée ainsi conçue : « Étude de maître Léon de Malevoy, rue Cassette, n°3. »
La lettre disait :
« Monsieur Cœur est prié de passer à l’étude pour affaire qui l’intéresse.
« Signé : Urbain-Auguste Letanneur, maître clerc. »
Il ne faut pas s’y tromper : de toutes les missives ce sont ici les plus romanesques, les plus poétiques, les plus éloquentes à l’imagination. Ces quelques paroles concises et froides contiennent pour la plupart des hommes tout un monde de promesses ou de menaces.
Si le lecteur n’a pas oublié l’étrange conciliabule tenu par les clercs de l’étude Deban au cabaret de la Tour de Nesle, ce nom d’Urbain-Auguste Letanneur peut lui être resté familier. Letanneur, alors second clerc, était un gaillard lettré, écrivant dans le journal de son département. Nous pouvons affirmer, sans déprécier son talent peu connu, que jamais scène émouvante d’aucune de ses nouvelles n’avait frappé l’abonné provincial comme ces deux lignes impressionnèrent celui qui les lisait.
Roland resta d’abord les yeux fixés sur la tête imprimée, lisant l’adresse et le nom avec une stupéfaction profonde. « Léon Malevoy, rue Cassette, n° 3 ! »
Quand une existence a été tranchée à son milieu, tout ce qui avoisine la blessure demeure sensible et douloureux toujours. Les moindres événements de cette soirée du mardi gras étaient gravés en traits indélébiles dans le souvenir de Roland. Sa mémoire pouvait faillir ou s’envelopper d’une brume, après le coup de poignard reçu, mais tout ce qui précédait le coup de poignard était net, profond, cuisant comme une marque de fer rouge. Il eût répété les paroles de sa mère, lors de son départ, il eût peint ressemblant son pauvre dernier sourire. L’aspect de la ville en carnaval était devant ses yeux, le son burlesque des trompes restait dans ses oreilles.
« Rue Cassette, n° 3 » ! disait la tête de lettre. Roland se vit traversant le carrefour de la Croix-Rouge et arrivant à la porte cochère de ce n° 3 qui logeait alors l’étude Deban. C’était là le but de sa course ; les 20 000 francs devaient acheter ici même l’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès.
Roland se vit devant la loge du concierge qui ricanait en prononçant le nom de M. Deban.
Il se vit regardant cette bizarre façade, et montant cet escalier dont chaque étage demandait : « Quelle heure est-il ? »
Il se vit au dernier étage, enfonçant une porte, et face à face avec ce beau jeune homme qui portait le costume de Buridan. Il vit sur le pied du lit le madras de Marguerite, et son cœur lui fit mal comme si on eût rouvert brutalement une ancienne blessure.
« L’Étude de maître Léon de Malevoy », disait encore la tête de lettre.
Les premiers mots du beau jeune homme déguisé en Buridan avaient été ceux-ci : « Comment vous nommez-vous ? Moi, je m’appelle Léon Malevoy ; est-ce à moi que vous en voulez ? »
Ils devaient se battre le lendemain du mardi gras, tous deux, derrière le cimetière Montparnasse – se battre pour Marguerite.
Aussi en dehors même de la ligne de prose, rédigée par M. Urbain-Auguste Letanneur, le message du notaire remuait un monde dans l’esprit de Roland.
La ligne de prose, cependant, eut son tour et ne produisit pas un moindre effet. Que voulait dire cette invitation de passer justement à cette étude où sa mère l’avait envoyé dix ans auparavant, invitation qui lui était adressée justement par cet homme !
Cet homme le connaissait-il ? était-ce un pur effet du hasard ? Comment avait-on pu découvrir sa demeure et reconnaître son identité ?
Dix ans ! Une retraite si profonde ! un déguisement si sûr ! Le fil brisé allait-il se renouer à l’improviste ?
Et cette lettre signée était-elle une conséquence de la lettre anonyme qui l’appelait « Monsieur le duc » ?
Nous avons prononcé déjà les deux mots caractérisant la situation, telle qu’elle se présentait à l’esprit de Roland. Il y avait là peut-être des promesses ; il y avait là très certainement des menaces.
Roland avait à la fois espérance et crainte : sa crainte d’autrefois, son espérance nouvelle ; car il n’y avait pas longtemps que l’ambition était née en lui, et son ambition portait un gracieux nom de jeune fille.
Pendant plus d’une demi-heure, il resta les yeux fixés sur la lettre, puis il reprit le billet reçu la veille au soir. Il compara les deux papiers, les deux écritures, les deux timbres de la poste.
Rien ne se ressemblait. L’intelligence se trouble et s’émousse en face de certaines énigmes. Roland sentait bien qu’il s’acharnait à un travail impossible, et cependant sa tête travaillait toujours.
Il sortit de sa chambre à coucher et passa dans son atelier, pièce assez vaste, très haute d’étage, restaurée avec un goût sévère, dans le style de sa première construction. L’atelier donnait sur le jardin par trois croisées, blindées dans leur partie inférieure, afin de faire le jour favorable, et par une porte-fenêtre, recouverte d’une portière épaisse.
Il y avait là plusieurs tableaux commencés, qui tous étaient d’un véritable artiste, mais dont aucun pourtant ne dépassait le niveau des choses bien faites. Nous ne donnons pas notre Roland pour un peintre de génie.
Il y avait aussi une toile, plus grande que les autres, posée sur son chevalet et recouverte d’un rideau qui la cachait complètement. Cette toile faisait face a la porte-fenêtre.
Roland ouvrit une des croisées pour rafraîchir son front qui brûlait. Le temps était froid et beau. Roland eut un sourire en voyant à quelques pas du pavillon les préparatifs du feu d’artifice enfantin que l’atelier Cœur d’Acier tirait annuellement en son honneur.
Mais son regard distrait se détourna bien vite des gaules plantées dans le gazon et des verres de couleur suspendus aux branches des arbres.
Il avait de la sueur aux tempes, et sa poitrine, malgré lui, se serrait.
La maison Cœur d’Acier et le hangar bâti au-devant lui cachaient presque entièrement la petite maison moderne, située de l’autre côté de la rue, où ce bon Jaffret, rivalisant avec la providence de Dieu, « aux petits des oiseaux donnait la pâture ». Une seule fenêtre, sur les cinq qui éclairaient l’appartement Jaffret, était visible, à travers un large vide que le hasard avait laissé entre les arbres : cette fenêtre par conséquent avait pleine vue sur l’atelier de Roland et pouvait plonger à l’intérieur.
Elle était close en ce moment. Roland ne remarqua point qu’à son apparition le rideau de mousseline qui doublait les carreaux remua. À plus forte raison ne put-il point se rendre compte d’un singulier travail auquel le bon Jaffret se livrait derrière la mousseline.
Le bon Jaffret tenait d’une main une lorgnette de spectacle qu’il avait mise au point avec beaucoup de soin, de l’autre une miniature encadrée de velours avec un cercle d’or.
Il regardait tantôt Roland dans la jumelle, tantôt la miniature à l’œil nu.
Et il avait l’air vivement satisfait, le bon Jaffret !
Roland, lui, gardait malgré lui les yeux fixés sur les deux lettres qu’il tenait toujours à la main.
Tout à coup, il tressaillit et se retourna. La porte-fenêtre, d’ordinaire inviolable, venait de s’ouvrir avec bruit et donnait passage à un visiteur.
– Je vous baise les mains, cher et illustre, lui dit le nouveau venu de but en blanc avec un salut du genre mixte : obséquieux et effronté à la fois, je n’ai pas eu besoin d’escalader votre muraille. J’y étais déterminé. Je suis un amateur. Nous autres Napolitains rien ne nous arrête… Le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, pour vous servir passionnément, s’il vous plaît, envers et contre tous, et, sans autre salaire que la joie de vous être agréable !
Second salut, déjà plus familier. La voix de cet homme souriant caressait l’oreille comme une cavatine. Roland n’avait pas changé de place et le regardait, étonné.
Les yeux du vicomte Gioja s’étant fixés sur la lettre qui appelait Roland : « Monsieur le duc », il eut un vrai sourire d’Italie, entre cuir et chair.
C’était un fort joli jeune homme, peau blanche, cheveux noirs, prunelles de jais nageant dans du bleu. Son costume avait une irréprochable élégance ; rehaussée par un ruban haché de nuances diverses et résumant tout un ensemble de décorations étrangères. Nous ne saurions dire comme tout cela brillait : le blanc du teint, le noir des cheveux, le jais des prunelles et les prismes des décorations exotiques. Le vernis que les autres gardent pour leurs bottes semblait s’étendre et miroiter sur toute la personne de ce cavalier éblouissant.
M. le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, ayant salué une troisième fois, s’assit en murmurant :
– Vous permettez ?
Il mit la pomme de sa canne, un pur onyx, à ses lèvres et son lorgnon dans son œil. Ainsi campé, il fit la revue de l’atelier d’une œillade admirative.
– Monsieur, lui dit Roland, trop surpris pour avoir déjà de la colère, j’ai coutume de ne recevoir personne chez moi.
– Je le sais pardieu bien ! répliqua le vicomte Annibal d’une voix en même temps douce et cristalline, comme est le sucre candi, j’ai eu assez de peine à forcer la consigne : mais, nous autres Napolitains, rien ne nous étonne ; nous avons le feu sacré dans l’âme comme dans les yeux, mon cher, mon illustre ami…
– Ami ! répéta Roland, qui ne put s’empêcher de sourire.
Le feu sacré qui était dans les yeux du vicomte Annibal s’attisa. Il prit une de ces poses nobles qui courent les rues dans son heureux pays, et poursuivit avec inspiration :
– Connaissez-vous l’Italie ? son ciel, ses femmes, ses brises à la fleur d’oranger ? ses horizons plus rosés que des gouaches ? l’azur dentelé de ses golfes ! Nous autres Napolitains, nous avons beau faire, notre cœur est un aimable fou qui se jette à la tête de la beauté ou du génie. Le climat veut cela, le climat de l’Italie, l’amour du monde, le monde de l’amour ! Rossini ! Pétrarque ! Pasta ! Les ténors ! Le soleil ! Ami, je le répète, illustre et cher ami ! cessez de peindre des chefs-d’œuvre, si vous ne voulez pas qu’on vous aime !
Ayant parlé ainsi d’un ton sonore, le vicomte Annibal déganta deux mains en marbre de Paros pour rouler une cigarette.
– Monsieur le vicomte, lui dit Roland froidement, je désirerais savoir si je puis faire quelque chose pour vous.
Annibal alluma sa cigarette en répétant : « Vous permettez ! » et montra en un sourire blanc le trésor d’ivoire nacré et d’émail rose qu’il avait dans la bouche.
– Fondons la glace, cher et illustre, répliqua-t-il. Je vais vous avouer une chose : je suis ardemment épris de votre manière. Pour nous autres Napolitains, les jouissances d’art arrivent à l’extase, vous savez ! Respirer l’air de votre sanctuaire, voir vos ébauches, c’est déjà du bonheur. J’aurais traversé l’épreuve du feu pour cela, mais…
Il se leva et présenta sa main d’une certaine manière à Roland qui ne bougea pas.
– Bon ! fit le vicomte Annibal. Vous n’êtes pas initié, mais vous le serez… Êtes-vous amoureux !
Son sourire étincelait d’aimable impudence. Roland fronça légèrement le sourcil. Annibal tourna sur son talon et vint prendre une pose de statue devant une petite toile, presque achevée, qui attendait le vernis. C’était joli comme tout ce que Roland faisait. Annibal l’examina selon l’art des profès et enfila deux ou trois douzaines de ces banalités techniques qui sont désormais à la portée de tout le monde, comme l’argot dévoilé. Ce pauvre pédantisme infecte les ateliers encore plus que la térébenthine. Les feuilletons d’art l’y vont chercher.
– Nous autres Napolitains, prononça le vicomte Annibal du bout des lèvres en quittant le tableau pour passer à un autre, nous aimons sincèrement à rendre un bon office. Nous sommes de vivants traits d’union en amour, en politique, en tout… Voici un coucher de soleil délectable, tenez ! Où diable Claude Lorrain avait-il caché sa palette, que vous l’avez retrouvée !… Dites-moi : à laquelle de ces deux dames en voulez-vous, cher et illustre ? J’ai mes raisons pour vous demander cela.
Il ne se retourna point. Roland tressaillit et ses yeux semblèrent se dessiller, tandis qu’il examinait le profil perdu de son hôte avec ce regard ébahi qu’on a pour douter des invraisemblances.
– Est-ce à Mme la comtesse ? poursuivait paisiblement le reluisant vicomte. Est-ce à cette délicieuse princesse ?… Quelle adorable petite scène de genre ! dans dix ans, cela vaudra mille louis !… Vous ne me répondez pas ?
Tout en parlant et tout en admirant les ébauches, le vicomte Annibal Gioja faisait le tour de l’atelier et s’approchait insensiblement du chevalet qui supportait la toile recouverte d’un voile.
– Cher et illustre, reprit-il en continuant sa revue, si j’étais riche, je sortirais de chez vous ruiné… Est-ce que vous avez toujours porté ce nom de M. Cœur ?
– Toujours, répliqua Roland qui désormais semblait s’attendre à quelque chose d’impossible.
– Nous autres Napolitains, dit Annibal, découvrant sa splendide mâchoire en un éblouissant sourire, nous feuilletons, comme si c’était un beau livre, la vie de nos maîtres bien-aimés… Je parie que derrière cette draperie il y a un ravissant secret !
– Je ne sais pas encore pourquoi vous êtes venu chez moi, Monsieur le vicomte, dit sèchement Roland qui fit un pas vers lui. Je crois vous connaître de vue…
Annibal l’interrompit par un signe de tête plein d’aménité.
– J’ai souvent l’honneur d’accompagner ces dames, murmura-t-il du ton le plus engageant, elles vous ont remarqué… toutes deux… et l’une d’elles a l’idée de vous pousser dans le monde.
En prononçant ces derniers mots, il aviva le feu sacré de ses yeux jusqu’à produire des étincelles. Sa main disparut derrière son dos et saisit la draperie qui glissa sur sa tringle en produisant un petit bruit métallique.
Le vicomte Annibal opéra un quart de conversion et lança un coup d’œil triomphant au tableau.
Mais l’heureuse expression qui égayait son visage disparut soudain. Roland avait fait un pas de plus. La main du vicomte Annibal ne put achever son travail, prise qu’elle était et arrêtée dans un étau de fer.
Roland avait refermé ses doigts sur le poignet du vicomte, et le vicomte cessa incontinent de briller. Ce fut comme l’éteignoir posé sur une bougie. La physionomie du malheureux trait d’union exprima désormais deux sentiments bien accusés : le désappointement et la frayeur.
Le désappointement naissait de ce fait que la draperie, en glissant sur sa tringle, avait découvert une figure inconnue, au lieu de celle que le vicomte Annibal s’attendait à voir.
La frayeur venait tout uniment de la pression vigoureuse qui lui écrasait le poignet, combinée avec la sauvage colère décomposant les traits du jeune peintre.
Le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, avait rôdé bien longtemps autour du pavillon de M. Cœur avant de s’y pouvoir introduire ; mais, maintenant, il regrettait sa réussite. Il eût doublé le double louis donné à ce bon Jean pour être dans la rue des Mathurins-Saint-Jacques, où sa voiture l’attendait.
– Nous autres Napolitains, balbutia-t-il pourtant, blême et entrechoquant ses belles dents, seize contre seize, nous n’avons peur de rien. Et d’ailleurs, je suis ici dans votre intérêt, mon cher Monsieur Cœur. Lâchez-moi, je vous prie. Vous avez un très robuste poignet !
Roland ne le lâcha pas avant d’avoir donné un coup d’œil au tableau que le rideau, à demi tiré, coupait juste à son milieu.
Un sourire traversa sa colère quand il vit l’état où les choses restaient.
– Allez au diable, gronda-t-il, et ne revenez pas !
Ses doigts se desserrèrent. Le vicomte recula aussitôt de plusieurs pas, balbutiant :
– Cher et illustre… corbac ! ce garçon est fort comme un bœuf !
Au-delà du seuil, et seulement au-delà, il dit :
– Celle qui m’envoie aurait pu changer une moitié de saltimbanque en grand seigneur ! Mon bon, vous venez de manquer votre fortune, et vous entendrez parler de moi !
Roland lui avait déjà tourné le dos.
Trois minutes après il ne songeait plus à M. le vicomte.
Il avait laissé la porte ouverte et le tableau découvert à demi.
La tête lourde et fatigué qu’il était d’une nuit entière d’insomnie, il s’était jeté sur son divan. Malgré le sommeil qui le cherchait, son esprit travaillait et son regard appesanti parcourait de temps en temps les deux lettres : la lettre anonyme et la lettre du notaire.
Ce fut à ce moment que le bon Jaffret ouvrit sans bruit sa cinquième fenêtre et offrit sa jumelle à l’ancien maître clerc de l’étude Deban, l’ex-roi Comayrol, en le prévenant qu’il ne s’agissait pas d’une petite affaire.
Le passage du temps avait produit sur ces deux hommes de talent des effets fort différents. Malgré ses mœurs pures et la paix de sa conscience, le bon Jaffret s’était notablement racorni. Il était jaune de teint ; ses yeux clignotaient, sa taille se déjetait, son excellent sourire d’autrefois tournait à la grimace. Un physionomiste imprudent, qui n’eût point connu sa belle conduite à l’égard des oiseaux, aurait pu le prendre pour un coquin. Comayrol, au contraire, avait fleuri : il était gras, il était propre et sain, son linge s’étalait, ses joues fleurissaient, il portait avec une incomparable grâce ce grain de beauté des pères nobles et des premiers comiques, les majestueuses, les coquettes, les fascinantes lunettes d’or !
Ce n’est pas très cher, notez bien, et c’est suprême. Un vrai roi, à notre époque, mettrait de côté la poule au pot trop vantée du Béarnais, et rêverait, comme signe béni de la prospérité publique, des lunettes d’or à tout son peuple !
Comayrol avait non seulement des lunettes d’or, mais encore cette forte habitude du coup de doigt qui pique la monture entre les deux yeux et dénote, comme Vénus est trahie par son tour de hanches (Virgile), le capitaliste endurci.
Comayrol était, en effet, un personnage solvable, le bon Jaffret aussi ; la famille, fondée par ce grand M. Lecoq au cabaret de la Tour de Nesle, dans la nuit du mardi gras, dix ans auparavant, avait prospéré. Les vingt billets de mille francs, contenus dans le portefeuille de Madame Thérèse, s’étaient multipliés comme les pains de l’Évangile.
Ayant mis ses lunettes d’or au bout de la jumelle, Comayrol la braqua sur le pavillon et laissa échapper une exclamation de surprise.
– On l’a donc fait exprès pour nous ! murmura-t-il.
Il quitta la jumelle pour examiner la miniature que lui tendait le bon Jaffret.
– Quand on regarde bien, dit-il, on voit des différences ; mais l’air de famille saute aux yeux. Vayadioux ! si c’était vraiment notre Grand d’Espagne, ce polisson-là ! hé ?
Le bon Jaffret haussa les épaules.
– Élevé dans une caverne, alors ! répliqua-t-il, comme le jeune Gaspard Hauser !
– Un bâtard peut-être, continua Comayrol. Cela s’est vu. Un frère…
– Possible ! fit Jaffret, mais, après tout, que nous importe ? La ressemblance suffit ; en apparence, l’âge se rapporte parfaitement.
Pour la seconde fois, Comayrol se servit de la lorgnette.
– Il faut voir ce beau garçon, dit-il, et lui parler.
– On le verra, répondit Jaffret, on lui parlera.
– Dès demain… continua Comayrol.
– Dès aujourd’hui.
– Mais, le temps de prendre des renseignements ?
– Ils sont pris.
– Le temps de lui fixer une entrevue ?
– Il a la lettre qui fixe l’entrevue.
– Comment avez-vous pris sur vous d’aller si vite en besogne, maître Jaffret ? demanda Comayrol, qui se retourna pour lui jeter un regard sévère.
L’ami des petits oiseaux répondit en se frottant les mains doucement :
– Mme la comtesse a encore été plus vite que nous, et son Annibal était tout à l’heure là-bas, en conférence avec le jeune homme, au bout de ma lorgnette !
Ils attendaient tous, les petits oiseaux, et avec quelle impatience ! ils attendaient l’audience du bon Jaffret.
Quand nos deux anciens clercs de l’étude Deban eurent achevé leur conférence, ils se séparèrent en se donnant rendez-vous pour deux heures après midi.
Tous les passereaux de Paris et de la banlieue arrivèrent alors à tire-d’aile, formant un essaim bruyant et tourbillonnant. Leur bienfaiteur était seul enfin ! Les gamins du quartier se rassemblèrent dans la rue pour voir le bon Jaffret distribuer ses aumônes. Ce fut la joie de tous les jours, car le bon Jaffret donnait spectacle et les moineaux effrontés venaient chercher les mies de pain jusque dans sa bouche.
Il y avait en bas des philosophes pour dire :
– Les moineaux, ça s’y connaît ! celui qu’est bon avec les bêtes n’est jamais méchant avec le monde !
Or, écoutez, il faut croire les philosophes, soit qu’ils aient un éditeur pour débiter leurs découvertes, soit qu’ils prêchent leurs naïvetés dans le ruisseau.
La fenêtre se referma. Les petits oiseaux s’en retournèrent dans leurs quartiers respectifs, gazouiller les louanges de Jaffret qui alla à ses affaires.
Dans le pavillon, Roland dormait enfin pour tout de bon. Il était couché sur son divan, vis-à-vis de la fenêtre donnant sur le jardin et un blanc rayon du soleil de décembre, passant à travers les arbres nus, venait jouer avec son sourire.
Car il souriait – à un rêve sans doute.
Les deux lettres échappées de ses mains gisaient sur le parquet.
Il y a, dit-on, des hommes trop beaux et que cette beauté même marque au sceau d’une fatalité. Roland n’était pas ainsi ; quoique son adolescence et sa jeunesse eussent connu bien peu de jours véritablement heureux, quoiqu’il y eût dans sa vie des souvenirs d’une indélébile tristesse, il était impossible de concevoir, à son aspect, une idée de condamnation ou de misère. Il était de ceux qui semblent riches au milieu de la gêne, et dont la physionomie, en dépit des chances contraires, parle de bonheur à venir.
Il était plus jeune que son âge de beaucoup, parce qu’il était admirablement fort et qu’il n’avait point vécu. Prisonnier d’une crainte puérile, d’une répugnance exagérée dans laquelle la science eût démêlé peut-être les résultats morbides de ce choc qui l’avait renversé, demi-mort et blessé à l’âme autant qu’au corps, il s’était caché comme un criminel, fuyant un fantôme et parquant, de parti pris, son existence dans un milieu obscur où les plus actives recherches ne devaient point le découvrir.
La loi, qu’il redoutait follement, ne le cherchait point. Ceux qui l’avaient cherché si longtemps avaient les mains pleines de richesses et d’honneurs qui étaient son héritage.
Mais ceux-là étaient morts. Et la loi endormie s’éveille à la longue souvent, interrogeant tout à coup des pistes à demi effacées.
Le danger, illusoire dix ans auparavant, pouvait devenir réel. Et à la place des amis décédés les ennemis surgissaient dans l’ombre, poursuivant à tâtons, non point Roland lui-même, mais une immense fortune que le hasard jetait en proie à l’intrigue. Et, sans le savoir, Roland s’était couché en travers du chemin qui menait à cette fortune.
Il n’avait point changé : tel nous l’avons vu il y a dix ans, tel il restait sous ce rayon qui éclairait son front mâle et doux, baigné dans la profusion de ses cheveux noirs ; vous l’eussiez reconnu d’un coup d’œil, songeant malgré vous à cette féerie qui garda pendant un siècle les seize ans de la Belle au bois-dormant. Tout avait changé, cependant, autour de lui, le temps ni la mort ne s’arrêtent jamais. Il y a dix ans, celle qui passait aujourd’hui, radieuse jeune fille, dans son rêve, n’était encore qu’une enfant.
Il souriait. Ses lèvres s’entrouvraient. Il songeait qu’il parlait d’amour.
Un amour aussi jeune, aussi neuf, aussi ardent que cette belle passion prodiguée par lui et perdue jadis aux pieds d’une femme indigne !
L’amour vaut par le cœur qui l’exhale, indépendamment de son objet. Que nous importe cette Marguerite si profondément tombée ? Il s’agit de Roland, noble, loyal, vaillant comme la vingtième année d’un chevalier. C’était un bel amour, parce que Roland était une belle âme.
Et cet amour, maintenant, au lieu de descendre, s’élevait, planant vers le bleu d’un ciel pur où brillait son étoile.
Le même amour, oh ! certes, l’amour de Roland, ou plutôt Roland tout entier, cet être franc, généreux et brave qui, par fortune, s’était un jour baptisé ou affublé de ce nom : M. Cœur, nom burlesque ou charmant selon le point de vue.
Mais charmant surtout, et nullement burlesque, dès qu’il s’appliquait à cette sève cordiale, à cette jeunesse vigoureuse et gracieuse, à ce noble corps, enveloppé d’une conscience noble.
Il dormait depuis un quart d’heure à peine, et Dieu sait le chemin que son rêve avait fait déjà dans le pays des enchantements, où la folie de nos souhaits se change en réalités enivrantes, lorsqu’un pas lent, mais léger, effleura le sable de l’allée voisine, rendue sonore par le froid. Une jeune fille parut au détour du sentier, pensive et sérieuse.
Rose de Malevoy se promenait seule, ayant laissé, comme nous l’avons vu, son amie, la princesse d’Eppstein, en tête à tête avec le comte du Bréhut de Clare.
Rose allait, la tête penchée, songeant peut-être à cette rencontre imprévue qui l’avait rapprochée ce matin d’une personne chère et tenant une large place dans l’existence de l’homme qui était toute sa famille. Mlle de Malevoy avait en effet une affection sans bornes pour son frère, lequel, depuis son enfance, l’entourait d’une tendresse paternelle. Ils étaient orphelins.
La veille de ce jour, Léon de Malevoy lui avait dit :
– Écris à la princesse ou vois-la. J’ai un besoin pressant de lui parler. Il y va de tout son avenir.
Mais ce n’était pas de la veille seulement que le jeune notaire était triste et visiblement inquiet.
Il avait eu la confiance entière du feu duc de Clare et aussi celle de la mère Françoise d’Assise, qui l’avait fait appeler à sa dernière heure ; mais, depuis la nomination du comte du Bréhut en qualité de tuteur de Nita et l’entrée de cette dernière dans sa nouvelle famille, on s’était éloigné de lui graduellement.
Il n’y avait là rien que de naturel. Léon avait opposé, en effet, une résistance énergique à la mesure qui faisait de M. le comte et de sa femme les gardiens de l’héritière de Clare. Et il avait motivé son opposition de manière à rendre une rupture inévitable.
La rupture, cependant, était un symptôme, mais non point encore un acte légalement accompli. Les affaires courantes de la jeune princesse se menaient en dehors de Léon Malevoy, on projetait même de larges mouvements de fonds, sans l’avoir ni consulté ni averti ; mais les papiers de la succession de Clare restaient à l’étude de la rue Cassette.
Malgré la victoire remportée, Mme la comtesse semblait hésiter avant d’entamer une guerre effective. De son côté, Léon attendait. Nous savons qu’il avait défendu à sa sœur la porte de l’hôtel de Clare.
Il y avait dans cette situation de graves menaces qu’un événement mystérieux aggravait encore. Depuis que Mlle de Malevoy avait quitté le pensionnat, son frère lui avait donné toutes ses heures de liberté, montrant qu’aucun lien ne l’occupait au monde en dehors d’elle, car il semblait avoir renoncé à une passion sans espoir dont Rose était l’unique confidente, et c’était au point que Rose se reprochait parfois de n’avoir pas un cœur si complètement libre à mettre dans la communauté.
Deux semaines environ avant le jour où reprend notre histoire, les choses avaient brusquement changé. Un choc s’était évidemment produit dans l’esprit de Léon, un choc violent. Après l’avoir quitté un soir gai, vivant, plein de confiance dans l’avenir, Rose l’avait retrouvé le lendemain pâle, brisé, malade d’esprit et de corps.
Et, chose plus étrange, étant donné la liaison si tendrement étroite du frère et de la sœur, aucune confidence n’avait suivi cette transformation.
Certes, il y avait là de quoi méditer, et Rose de Malevoy était trop bonne, trop véritablement dévouée à son frère, pour qu’il soit possible de penser que cet ordre d’idées restât étranger à sa rêverie, quand surtout la princesse Nita de Clare et le comte du Bréhut s’entretenaient à quelques pas d’elle et s’entretenaient peut-être des causes inconnues qui motivaient la tristesse de son frère.
Et pourtant il nous faut bien avouer que d’autres pensées venaient à la traverse de cette préoccupation. Si quelqu’un eût écouté les mots entrecoupés qui tombaient de ses lèvres, tandis qu’elle tournait le coude du sentier désert, ce quelqu’un eût bien vu qu’il ne s’agissait point des affaires de l’étude, en ce moment, pour Rose de Malevoy.
Elle murmurait, sans savoir qu’elle parlait, et ses grands yeux s’imprégnaient d’une mélancolie profonde.
– Elle l’a revu au bois plusieurs fois… monté sur un beau cheval, et seul, toujours seul !
C’étaient les propres paroles prononcées par la princesse d’Eppstein, dans sa voiture, ce matin même, et prononcées en anglais pour échapper aux curiosités très légitimes de la dame de compagnie.
– L’a-t-il reconnue ? ajouta Rose en ralentissant sa promenade. Cette question apportait avec soi un trouble et une tristesse. Les yeux de Rose se baissèrent ; elle devint plus pâle, pendant qu’elle pensait tout haut :
– Elle a dit : « Je ne sais », mais sa voix a tremblé… et le rouge lui a monté aux joues. Combien elle est plus belle qu’autrefois !
Mlle de Malevoy s’arrêta soudain dans sa promenade. Le massif dépassé venait de démasquer pour elle le pavillon qui était la demeure de Roland. Elle était juste en face de la porte ouverte de l’atelier. Le soleil tournant vers le midi caressait déjà d’un regard oblique la toile à demi découverte par la main indiscrète du vicomte Annibal Gioja.
Les yeux de Rose rencontrèrent tout naturellement cette toile, et une stupéfaction profonde se peignit d’abord sur ses traits.
– Moi ! fit-elle en reculant de plusieurs pas. C’est moi ! Est-ce que je rêve ?
L’idée essaya de naître en elle qu’une glace se trouvait au fond de cette chambre qui semblait déserte ; mais un raisonnement rapide comme l’éclair lui démontra que son image, là-bas, était en fraîche toilette d’été, tandis qu’en ce moment, elle portait des fourrures sur sa robe d’hiver.
– Moi ! répéta-t-elle. Mon portrait !
Ses beaux sourcils se froncèrent et son œil s’assombrit ; mais ce fut pour briller l’instant d’après, pour éclater, faut-il dire plutôt, en un splendide sourire d’allégresse.
Pendant une seconde, sa jeune beauté rayonna de joie ; pendant cette seconde, Nita elle-même n’aurait pu l’emporter sur elle, par-devant le berger qui jugeait les déesses.
Mais le feu de ses yeux s’éteignit bientôt et sa paupière se baissa.
– Je suis folle, dit-elle en rougissant de pudeur et de fierté.
Elle passa la main sur son front. La pâleur était déjà revenue à ses joues.
– Et pourtant, reprit-elle, en jetant désormais vers le pavillon des regards inquiets, il est peintre, j’en suis sûre ; n’avait-il pas son crayon à la main et son album ouvert sur ses genoux, là-bas, au cimetière ?
Elle sourit. Sa prunelle s’alanguit derrière la frange de ses longs cils d’ébène.
– Comme il m’a faite jolie ! murmura-t-elle d’une voix tremblante.
Et tout bas, si bas que le vent n’aurait pu cueillir ce mot sur ses lèvres :
– Il n’a fait que moi ! nous étions deux, pourtant !
Était-ce un aveu ? Il n’y avait qu’elle, en effet, sur la toile : une adorable jeune fille svelte dans une robe de mousseline fleurie. Et c’était bien elle ; seulement elle ne savait pas être si charmante.
– Il me voit donc ainsi ! dit-elle encore, tandis qu’une larme de gratitude passionnée diamantait le bord de sa paupière.
Doucement, bien doucement, sur la pointe de ses pieds de fée, elle approcha du pavillon. Quand elle fut tout près de la porte, elle écouta. Au-dedans, on n’entendait rien ; au-dehors, outre les bruits rares de la rue et le murmure indistinct que laissait sourdre l’atelier Cœur d’Acier, on pouvait ouïr au lointain les pas de Nita et de son tuteur, continuant leur promenade dans les allées du jardin.
Rose, la main sur son cœur pour en réprimer les battements précipités, monta les deux degrés qui conduisaient au pavillon. Elle avait peur, mais son désir était bien plus fort que sa crainte.
Ce qu’elle voulait, certes, elle n’aurait point pu le dire. Le bonheur mettait une adorable couronne à ses traits si suaves et si nobles. Elle était heureuse, voilà le vrai. Elle espérait encore plus de bonheur.
Sa tête effarouchée et souriante dépassa le montant de la porte. Elle parcourut tout l’atelier d’un seul regard et redescendit les deux marches en chancelant. Elle avait vu Roland endormi.
– Oh ! fit-elle, prête à défaillir, moi, je ne l’avais jamais revu… qu’une fois ! Rien qu’une fois !
L’idée de fuir la saisit, si pressante et si forte, qu’elle s’élança dans l’allée ; mais, en tournant l’angle du massif, elle voulut jeter en arrière un dernier regard. De là, on ne pouvait point voir Roland. Le tableau seul apparaissait, creusant de plus en plus ses saillies, à mesure que le soleil avançait dans sa course, l’éclairait mieux et plus favorablement.
Rose s’arrêta encore, hélas ! et ce fut pour envoyer à celui qu’elle n’apercevait plus un baiser plein de tendresse et de pudeur.
Il n’y avait nul témoin. Pourquoi craindre ? Il dormait.
Et s’il s’éveillait, quel danger ? Rose n’avait-elle pas ici protection et droit ? Ceux qui l’avaient amenée étaient à portée de l’entendre.
Il ne faut pas des arguments bien vigoureux pour convaincre un cœur qui désire. Rose revint sur ses pas, plus hardie, cette fois, quoique plus émue. L’ivresse donne soif ; elle voulait boire encore à cette coupe qui l’enivrait de joie.
Comme ce souvenir vivait en elle énergique et cher ! Et pourquoi ce souvenir avait-il laissé une empreinte si profonde ? Toute mémoire obstinée suppose un fait, un drame, un choc. Ici il n’y avait rien eu.
Rien ! une rencontre fortuite, une parole échangée…
Et Rose ne devait jamais oublier cette heure triste et bien-aimée, ce lieu mélancolique, dont le tableau parlait tout bas, car la rencontre avait eu lieu au cimetière, et parmi les arbres pleureurs qui fuyaient au fond du tableau, on devinait vaguement des tombes.
Il y avait longtemps déjà. Rose aurait pu dire combien de mois, combien de jours s’étaient écoulés depuis lors. C’était un matin de la fin du printemps, une belle et chaude matinée ; le bleu du ciel pâlissait sous les vapeurs légères qui le marbraient délicatement, jetant un voile de langueur au-devant des regards du soleil. Chacun de nous a connu cette heure d’ardente et molle fatigue, où tel chant lointain serre tout à coup le cœur, où la tête ne saurait supporter le parfum d’une rose effeuillée.
Rose et Nita étaient au couvent.
Nita, orpheline depuis trois mois, voulut visiter la tombe de son père ; elle pria son amie de l’accompagner, et toutes deux partirent sous la garde d’une religieuse.
La sépulture monumentale des ducs de Clare gardait un air d’abandon qui frappa Nita dès son arrivée et d’autant plus que derrière le funèbre édifice, une pauvre simple tombe, marquée seulement par une table de marbre blanc, s’entourait d’un étroit parterre, tout brillant de fleurs nouvelles.
Assis sur un banc de gazon, au pied de la petite tombe, se tenait un jeune homme très beau qui ne s’aperçut point de leur approche, tant sa douloureuse rêverie le tenait. Il avait un crayon à la main et un album sur ses genoux. L’album ouvert montrait un croquis commencé : des arbres et des tombeaux.
Rose n’avait accordé au beau jeune homme qu’un regard distrait, mais Nita éprouva une sorte d’étonnement à son aspect et se demanda, comme si elle eût poursuivi en vain un fugitif souvenir : où donc l’ai-je rencontré déjà !…
À cette question, sa mémoire ne voulut point répondre. Elle s’agenouilla et pria.
Nita portait sa robe de deuil, Rose n’avait point le costume de pensionnaire ce jour-là. Son frère l’avait demandée pour une fête de famille. Elle était charmante dans sa simple et fraîche toilette de ville. Elle pria d’abord comme Nita. La religieuse avait atteint son chapelet. Toutes trois restaient ainsi à genoux, dans l’ombre froide de la sépulture. Mais le vent qui passait sur l’humble jardin où le beau jeune homme rêvait, apportait de chaudes senteurs.
Nita dit :
– Mon pauvre bon père n’a pas de jardin, lui !
Des larmes coulaient sur sa joue. Rose la baisa.
On dit que les grains du chapelet prédisposent parfois à un repos salutaire.
La religieuse dormait.
Un mouvement léger se fit dans les arbustes voisins. Nita et Rose tournèrent la tête en même temps. Le beau jeune homme était debout, à l’angle du monument, et les regardait.
Je ne sais pourquoi ce regard ne sembla ni indiscret ni coupable.
Le beau jeune homme, pourtant, se retira, inclinant avec respect sa haute taille. Une nuance rosée montait aux joues de Nita ; Mlle de Malavoy avait pâli.
Rose s’assit. Nita s’agenouilla de nouveau pour la prière d’adieu. Elle s’accusait d’être distraite ; malgré elle, Rose rêvait : on ne voyait plus le beau jeune homme, mais elles savaient toutes deux qu’il était là.
Elles se levèrent et s’embrassèrent encore. Elles s’entraînaient davantage et ne savaient pas pourquoi.
Avant d’éveiller la religieuse pour le départ, Nita murmura :
– J’aurais voulu avoir quelques fleurs pour laisser un bouquet à mon père.
Elles tressaillirent toutes deux. Le jeune homme était près d’elles et tenait des fleurs à la main.
– Acceptez-les, dit-il d’une voix douce qui remuait le cœur. Elles sont à ma mère.
Ce fut Rose qui les prit machinalement, mais Nita dit : « Merci ».
Roland s’éloigna aussitôt : elles demeurèrent seules et n’échangèrent plus une parole.
Le bouquet fut déposé sur la tombe, fidèlement, sauf une clochette qui tomba d’une campanule azurée, et que Rose vola.
On éveilla la religieuse, et l’on partit.
Ce fut tout. Est-il, cependant, besoin d’autre chose ?
Rose rit beaucoup à la fête de famille. Elle s’étonnait de sa gaieté. En revenant elle pleura et s’irrita contre ces larmes sans motif.
Nita, au contraire, resta triste tout le jour et souffrit de sa solitude.
Elles parlèrent souvent du beau jeune homme : Rose, froidement ; Nita, avec moins de réserve. Nita gardait cette vague pensée de l’avoir rencontré quelque part, autrefois.
Rose avait un médaillon qui contenait quelques reliques chéries. La clochette bleue s’y dessécha.
Pendant le séjour de la princesse au couvent, elle obtint quatre fois la permission d’aller voir son père. Chaque fois Rose l’accompagna. Le jardin qui était autour de la petite tombe restait frais, grâce à des soins évidemment journaliers, mais elles n’y virent plus jamais le beau jeune homme.
Son offrande lui fut rendue, cependant, au centuple. Par trois fois, chacune des deux jeunes filles déposa un bouquet sur la table de marbre blanc.
Un soir de la semaine pascale, six mois après avoir quitté le couvent, Mlle de Malevoy, pieuse et cherchant dans ses pratiques de dévotion un remède contre je ne sais quel mal, dont personne n’avait le secret, se trouva tout à coup face à face avec Roland, au sortir du Salut de Saint-Sulpice.
Il était debout près du bénitier. Rose resta interdite, oubliant de faire le signe de la croix. Elle attendait, en vérité, une parole, comme s’il n’eût pas été un étranger pour elle, comme s’il avait eu le droit de lui parler.
Et, par le fait, il y avait un mot sur les lèvres de Roland. Il ne le prononça point ; seulement, une muette prière jaillit de son regard.
Quelle était cette prière ? question bien souvent ressassée aux heures de solitaire rêverie, question toujours insoluble.
Mais, maintenant, la question avait sa réponse éloquente et claire. Il n’était plus temps de douter. Le tableau parlait là-bas, caressé par son pâle rayon de soleil.
Le tableau disait à Rose : « Tu es aimée, bien-aimée ; ton image est là, embellie, adorée. On a fait de toi le bon ange de cette retraite ! »
Elle remonta les deux marches du pavillon, et certes, ce n’était point pour éclaircir un doute. Son bonheur l’éblouissait. Pour douter, il eût fallu être aveugle.
Mais la curiosité des jeunes filles est insatiable ; cette portion du tableau, cachée par la draperie, l’attirait comme un mystérieux aimant. Elle voulait voir d’abord, tout voir, et puis remettre le voile, car d’autres allaient venir, et elle se sentait le droit de cacher ce secret qui était désormais le sien.
Elle traversa l’atelier d’un pas léger, belle de sa joie profonde, gracieuse comme les bien-aimées. En passant devant Roland toujours endormi, elle pressait le médaillon chéri contre son cœur, et son regard était déjà celui d’une fiancée.
Sa main toucha le rideau qui glissa sans bruit sur sa tringle, découvrant d’un seul coup tout le reste de la toile.
Rose y porta des yeux souriants, mais le sourire se glaça aussitôt sur ses lèvres. Elle chancela et tomba brisée en murmurant :
– Ayez pitié de moi, mon Dieu, c’est elle qu’il aime !
Le tableau dont Rose de Malevoy venait de découvrir la seconde moitié représentait deux jeunes filles. Nous avons dit que M. Cœur n’était pas un grand peintre : pourtant il avait produit un chef-d’œuvre.
Ces choses arrivent, soit qu’on manie le pinceau ou le ciseau, soit qu’on se serve de la plume. Chaque homme peut avoir son jour de génie, quand son cœur jaillit tout à coup hors de sa poitrine, son propre cœur.
Il avait reproduit sa rencontre avec les deux jeunes filles, au cimetière Montparnasse.
Roland avait jeté son cœur sur la toile, le rêve de son cœur, du moins la poésie entière de son existence.
C’était bien cette matinée douce et tiède, ce ciel voilé, cette atmosphère où les premières ardeurs de l’année s’épandent comme une languide volupté. Sais-je pourquoi le jardin des morts chantait tout bas une plainte amoureuse ? Il y avait là, certes, de grandes mélancolies, mais adoucies par de chères tendresses. Il semblait que ceux qui n’étaient plus, assistaient, derrière cette brume de gaze transparente comme un pieux souvenir, à la fête invisible des fiançailles.
Car l’époux ne se montrait point, et pourtant on le devinait. Cette suave, cette fière enfant dont un trouble divin fleurissait la joue, était éclairée par un regard qu’on ne voyait pas, comme le soleil caché illuminait avec mystère tous les objets d’alentour.
Elle portait le deuil, et le peintre avait vaincu avec un bonheur inouï cette difficulté de marier l’étoffe noire de sa robe à la blanche toilette de sa compagne et aux pâles profils d’un mausolée.
Il faut, dit-on, une scène pour faire un tableau. Je ne crois pas. Ici, il n’y avait point de scène. Un livret d’exposition eût dit tout simplement : « Jeune fille qui s’apprête à déposer un bouquet sur une tombe ».
Il n’eût pas même mis « jeunes filles » au pluriel, le livret, car ce délicieux portrait de Rose qui, tout à l’heure, semblait être le tableau tout entier, s’effaçait, dès que la draperie repoussée découvrait l’adoré sourire de Nita. Nita était le tableau, Nita était l’épousée de ces mystiques fiançailles.
Nita laissait tomber sur le bouquet un regard, profond comme un aveu, doux comme un baiser.
Nita… Mais n’avons-nous pas tout dit à l’avance et d’un seul mot ? À la vue de Nita, Mlle de Malevoy, tombant du haut de son triomphe, s’était sentie mourir et avait dit :
– C’est elle qu’il aime !
Elle ne se trompait point. Pour lire cela sur la toile, il n’était même pas besoin d’un regard rival et jaloux. Nita ici était le parfum, le rayon, l’âme.
Elle ressortait, belle et réelle, au-devant de sa compagne embellie. La ressemblance tenait du prodige. Pour peindre ainsi de souvenir, il faut vivre avec l’adoré modèle.
Au moment où la draperie avait glissé sur sa tringle, découvrant ce secret d’amour, toutes ces pensées avaient étreint le cœur de Mlle de Malevoy comme une main de torture. Toutes et d’autres encore ; elle s’était affaissée en demandant pitié à Dieu, car ses espérances étaient mortes.
Elle fit effort pour fuir ; elle ne put : sa détresse l’enchaîna ; elle resta, privée de sentiment, à la place même où elle était tombée.
Quand elle reprit ses sens, elle était couchée sur le divan où Roland dormait naguère.
Celui-ci et le comte du Bréhut se tenaient debout à ses côtés ; Nita, agenouillée près d’elle, lui donnait des soins.
La pensée lui revenant avec la vie, elle jeta un regard inquiet vers le tableau qui devait révéler son secret à ceux qui l’entouraient, comme il lui avait révélé, à elle, le secret du jeune peintre. La draperie avait été remise en place : on ne voyait plus le tableau.
Après ce premier éclair d’intelligence, elle baissa les yeux et porta ses deux mains froides à son front.
– Te voilà mieux ! dit Nita. Mon Dieu ! comme tu m’as fait peur ! Que t’est-il donc arrivé ?
Mlle de Malevoy ne répondit point ; mais comme Nita se penchait pour parler à son oreille, elle l’attira convulsivement contre son cœur.
Puis elle la repoussa, et sa poitrine exhala un grand soupir.
Les deux spectateurs de cette scène restaient immobiles et muets. Le jeune peintre faisait de vains efforts pour cacher son émotion.
Le comte du Bréhut semblait frappé violemment, et sur son pâle visage on lisait la confusion de ses pensées.
– Je vous prie, Monsieur, dit-il à Roland d’une voix qui chevrotait dans sa gorge, un mot ! Il faut absolument que je vous parle.
Depuis son entrée dans l’atelier, son regard n’avait pas quitté Roland. Roland répondit :
– Monsieur, je suis à vos ordres.
Ils s’éloignèrent tous deux et gagnèrent la partie la plus reculée de l’atelier, mais Roland se plaça de manière à ne point perdre de vue la princesse d’Eppstein.
– Que s’est-il passé ? demanda rapidement celle-ci à Rose, qui gardait les yeux baissés.
– Rien, répondit Mlle de Malevoy. Ou plutôt, je ne sais, ma tête est si faible. Je suis entrée ici au hasard.
– Il n’y avait personne ? demanda Nita. Rose sembla hésiter.
– Non, répliqua-t-elle pourtant d’une voix mal assurée ; il n’y avait personne.
– Il n’est entré qu’après nous, murmura Nita, nous t’avons trouvée là, évanouie…
Le souffle de Rose sortit plus libre de sa poitrine.
– Alors, dit-elle, il n’a pas été seul avec moi ?
Elle mentait pour la première fois de sa vie, car elle devinait bien que Roland n’avait pu s’éveiller sans la voir.
– Si fait, répliqua Nita. Il a dû être seul avec toi, mais qu’importe ?
– Oh ! certes, fit Rose machinalement, qu’importe ?
– Quand il est entré, poursuivit la jeune princesse, il ne venait point du dehors, et il apportait de l’eau, des sels, tout ce qu’il fallait pour te secourir : donc il t’avait vue.
– C’est clair, prononça Mlle de Malevoy de ce même accent machinal : donc il m’avait vue.
Son regard glissa vers le tableau voilé. Il y avait encore une chose qu’elle voulait savoir.
– Je me sens mieux, dit-elle sans aborder de front la question qui la préoccupait, et je me souviens un peu plus : cette odeur de peinture, la chaleur… J’ai senti que ma tête tournait.
– Cela ne t’arrive jamais ? demanda Nita.
– Oh ! jamais. Il me reste deux angoisses sourdes… là… et là.
Elle montrait son front et son cœur.
– C’est drôle, reprit-elle poursuivant son but selon la diplomatie naïve des enfants, est-ce que tout était ici comme maintenant ?
– Oui, tout, répliqua la princesse.
– C’est drôle ! j’avais cru voir… Est-ce qu’il y avait une draperie sur ce grand tableau ?
– Certes.
– Tu as raison, elle y était ; ma pauvre Nita, je suis comme au sortir d’un rêve.
Elle la baisa au front pour la seconde fois, et ajouta tout bas, en se forçant à sourire :
– Est-ce qu’il t’a parlé ?
– Non, répondit Nita, qui rougit.
Il y eut un silence. À l’autre bout de la chambre, Roland et M. le comte du Bréhut s’entretenaient à voix basse.
– Monsieur, avait dit le comte en commençant et non sans un visible effort pour garder son calme, j’ai plusieurs choses à vous demander. Je vous prie d’être indulgent vis-à-vis de moi : je m’exprime avec peine, et je souffre beaucoup… n’avez-vous aucun souvenir de moi ?
Roland le regarda en face et répondit avec un parfait accent de vérité :
– Aucun, Monsieur.
Les sourcils du comte se froncèrent.
– Cherchez, Monsieur, je vous en prie, insista le comte. Roland regarda encore. Un nuage passa sur son front, un doute dans ses yeux. Cependant, il reprit, d’une voix ferme :
– Je suis sûr, Monsieur, de vous voir pour la première fois. Les yeux du comte se baissèrent. Il murmura :
– Je donnerais tout ce que j’ai au monde et la moitié de mon sang pour le revoir vivant !
– Vous cherchez quelqu’un qui me ressemble ? demanda le jeune peintre froidement.
– Qui vous ressemblait, rectifia son interlocuteur d’un ton morne.
L’expression de son pâle visage changea et il sembla fouiller sa pensée.
– Étiez-vous à Paris, il y a dix ans ? interrogea-t-il encore.
– Non, répliqua Roland sans hésiter.
L’idée lui venait que cette enquête se rapportait à la grande frayeur de toute sa vie : l’affaire du boulevard Montparnasse. Et il mentait de parti pris. Il mentait, comme il avait fui, au risque de tomber mort dans la rue, le parloir de la maison de Bon-Secours.
– Je suppose que vous êtes M. Cœur, reprit tout à coup le comte, comme s’il eût voulu fixer au passage une idée qu’il allait perdre.
– Je suis, en effet, M. Cœur, repartit le jeune peintre.
– Moi, Monsieur, je suis le comte Chrétien Joulou du Bréhut de Clare, tuteur de Mme la princesse d’Eppstein. En cette qualité, je viens ici pour acheter l’immeuble dont vous occupez la majeure partie, comme locataire. Il dépend de moi de rompre le marché : je le romprai, si vous voulez. Tenez-vous à votre habitation ?
– Je comptai la quitter, répondit Roland. Est-ce tout ?
Cette question fut faite avec une certaine brusquerie.
– Non, répondit le comte sans se formaliser ; je vous prie d’être patient avec moi. J’en ai besoin : j’ai beaucoup souffert et je voudrais faire quelque bien avant de mourir.
Roland le regarda étonné. Il y avait sur les traits frustes et comme effacés de cet homme un vague reflet de grandeur d’âme.
– J’ai fait le mal autrefois, reprit le comte, répétant sans le savoir les paroles dites à Nita, mais mon père était un gentilhomme ; ma mère était une sainte. Veuillez m’écouter avec attention : je vous ai prévenu que j’avais plusieurs choses à vous communiquer. Vous êtes jeune, fort, intelligent, cela se voit. Vous devez être brave. J’espère que vous avez le cœur généreux. Tout à l’heure, vous avez pâli en regardant la princesse d’Eppstein, ma pupille, et la princesse d’Eppstein a rougi en vous regardant. La connaissez-vous ?
Roland garda le silence.
– Un grand danger la menace, poursuivit lentement le comte, celui qui la défendra courra un danger plus grand : la connaissez-vous ?
– Oui, répondit Roland qui releva la tête, je la connais, Monsieur.
– Voilà qui est bien parlé ! dit le comte en se redressant aussi comme malgré lui. C’est une noble enfant. Moi, je l’aime parce qu’en elle j’ai retrouvé ma conscience. Le mal s’expie par le bien… N’avez-vous jamais été blessé d’un coup de poignard ?
Il prononça ces derniers mots d’un ton timide. Roland laissa échapper à dessein un geste d’impatience ; mais les yeux du comte s’étaient détournés de lui et il poursuivit comme on cause avec soi-même :
– Pour le bien reconnaître, il me faudrait le voir couché, la nuit : moi penché sur lui et ma figure tout près de la sienne…
Puis, s’adressant à Roland qui réussissait mal désormais à feindre l’indifférence, il continua en élevant la voix et avec une soudaine chaleur :
– Le jeune homme qu’on soigna au couvent de Bon-Secours, c’était lui. Il ne mourut pas ; il s’enfuit. On trouva un mort, cette nuit-là, qui était la nuit de la mi-carême, dans la rue Notre-Dame-des-Champs. Ce n’était pas lui. Sur l’honneur, ce n’était pas lui, j’en suis sûr, car j’allai voir le mort ; la police était là, aussi la justice ; je risquais gros, moi, l’assassin…
Il tressaillit de la tête aux pieds et s’arrêta.
– Ai-je dit que j’étais un assassin ? murmura-t-il, tandis que ses cheveux se hérissaient sur son crâne. Il ne faut pas me croire. Nous étions armés tous deux ; ce fut un duel… et je croyais, oh ! oui, je croyais qu’il avait volé vingt mille francs à Marguerite !
Roland dit, et c’était le résumé d’un monde de pensées :
– Comment êtes-vous le tuteur de la princesse d’Eppstein ?
– Un homme comme moi, n’est-ce pas ? s’écria le comte avec un éclair de vive intelligence dans les yeux : une fille comme elle ! c’est impossible ! Mais Marguerite l’a voulu. Ce que Marguerite veut arrive toujours.
– Et qui est cette Marguerite ? demanda Roland dont les cheveux étaient baignés de sueur.
Le comte ne répondit point. Un vague effroi parut dans son regard.
– Répondez ! ordonna le jeune homme. Je vous ai demandé : qui est cette Marguerite ?
Il ajouta en baissant la voix :
– J’ai le droit de savoir !
Le comte murmura pour la seconde fois :
– Je donnerais tout ce que j’ai au monde, et mon sang, tout mon sang pour le revoir en vie ! Où en étais-je ? Le mort de la rue Notre-Dame-des-Champs avait été tué d’un coup de pistolet à bout portant. Quand on me le montra, il avait encore son déguisement de carnaval : un costume de Buridan… mal attaché, c’est vrai, et qu’on semblait lui avoir mis après sa mort. Le juge qui était venu dit cela. Moi, le costume de Buridan me donna d’abord à penser… Vous vous êtes déguisé ainsi, en Buridan, une fois ou l’autre, Monsieur Cœur ?
Son regard, empreint d’une singulière expression de ruse, interrogea Roland.
– Jamais ! répondit celui-ci péremptoirement.
– Jamais ! répéta le comte. Vous ne voulez pas guérir la conscience d’un malheureux homme ! Si je le voyais vivant, il me semble que je n’aurais plus ce poids qui écrase ma poitrine. Et pourtant, c’était bien un duel, allez ! Il avait comme moi son poignard à la main ; nous étions en Buridan tous deux… vous souvenez-vous, Monsieur Cœur, comme il y avait des Buridan cette année ?
C’était une chose étrange : en prononçant ces derniers mots, il joignit les mains avec un geste de supplication désespérée.
Roland tourna son regard vers le groupe des deux jeunes filles.
– Elles n’ont pas besoin de nous, s’empressa de dire le comte. Il faut que vous sachiez la fin, il le faut ! La police et la justice crurent que le mort était bien le fugitif du couvent de Bon-Secours, quoiqu’il se fût évadé sous les habits d’une femme, sa propre garde. On avait pu l’affubler du costume de Buridan après le meurtre. Cela semblait même probable… D’un autre côté, le coup de pistolet rendait son visage méconnaissable… pour tout le monde : pas pour moi. Moi, je vis bien que ce n’était pas mon homme ! Le Buridan du boulevard Montparnasse n’est pas mort, entendez-vous, puisqu’on n’a jamais retrouvé son cadavre ! Non ! non ! il n’est pas mort et je ne suis pas un assassin !
Roland prononça froidement :
– Vous ne m’avez pas dit qui est cette Marguerite ?
– Et vous m’avez dit, vous : J’ai le droit de savoir ! Moi, je vous réponds : Oui, vous avez droit, si vous êtes celui que je cherche ; si vous n’êtes pas celui que je cherche, vous n’avez pas droit… et vous ne saurez pas !
Ces derniers mots, malgré leur apparente fermeté, furent prononcés timidement.
– La princesse d’Eppstein, répliqua tout bas Roland qui lui prit la main et la serra fortement, court un grand danger : ce sont vos propres paroles. J’aime la princesse Nita d’Eppstein, Monsieur.
– Et qui êtes-vous pour aimer la princesse Nita d’Eppstein ? s’écria le comte avec un rire éclatant où il y avait de la démence.
Les deux jeunes filles se retournèrent en même temps à ce bruit.
Avant même que Roland ouvrît la bouche pour répondre, l’éclat de rire du comte s’éteignit en un râle sourd. Il chancela et demanda du geste un siège.
– Monsieur Cœur, dit-il d’un accent si changé que Roland eut pitié, vous avez affaire à un malheureux homme. J’ai de bonnes intentions, et Dieu m’est témoin que si je tiens à la vie, c’est pour bien faire. Si Marguerite vous voyait, elle vous reconnaîtrait comme moi, car elle vous connaissait bien mieux que moi. Marguerite est Mme la comtesse du Bréhut de Clare : Marguerite est ma femme !
Il essuya la sueur de son front et continua :
– Vos vingt mille francs ont prospéré entre ses mains. Nous sommes puissamment riches.
Cette fois, chose singulière, Roland ne protesta point contre ces mots : vos vingt mille francs. Il réfléchissait.
Avait-il dès longtemps reconnu Marguerite dans cette femme noble et fière qui jouait le rôle de mère auprès de celle qu’il aimait ?
Marguerite Sadoulas !
Le comte attendit. Sa figure s’était éclairée. Sans demander un aveu plus explicite, il poursuivit :
– Monsieur Cœur, comprenez-moi bien. Je suis malade aujourd’hui, très malade. Je puis être mort demain. À de certaines heures, j’ai la faiblesse d’un enfant, je n’ai plus jamais cette force de la bête fauve qui me lançait en avant, autrefois, tête première, contre tout obstacle. Je hais Marguerite, et je l’aime. C’est elle qui me tuera. Ma pupille, la princesse d’Eppstein, est née dans un berceau d’or. Elle n’a jamais respiré d’autre air que celui de ses palais ; la richesse est le souffle même de sa poitrine. Et la princesse d’Eppstein est ruinée.
– Ruinée ! répéta Roland.
– Cela vous arrête ? demanda le comte avec défiance.
– Non, répliqua Roland simplement, mais cela répond à la question que vous m’adressiez tout à l’heure : Qui êtes-vous pour aimer la princesse d’Eppstein ?
Le comte secoua la tête et murmura :
– La question subsiste tout entière, Monsieur Cœur ? on n’aime pas la princesse d’Eppstein pour la rabaisser au niveau d’un fiancé vulgaire. Je suis son gardien. Je la veux riche et grande. Celui qui la sauvera sera duc de Clare, si je vis et s’il est digne. Comprenez-moi bien : sauver la princesse d’Eppstein, ce n’est point lui offrir l’humble maison du premier venu, quand même elle aimerait ce premier venu, c’est lui garder l’héritage de sa race. Du temps où il y avait encore des gentilshommes, on trouvait nombre de têtes ardentes qui jouaient volontiers de pareilles parties de vie et de mort.
Depuis quelques instants Roland rêvait profondément.
– Je me crois gentilhomme, dit-il, bien que j’ignore le nom de mon père. Je voudrais savoir si je suis ce premier venu qu’elle aime ?
Le comte répondit :
– Le regard des jeunes filles parle plus franchement que leurs lèvres. Je ne sais rien, sinon ce que m’a avoué le regard de la princesse… Êtes-vous prêt ?
– Je l’aime ! prononça tout bas Roland.
– Voulez-vous me tendre la main et me dire que vous me pardonnez ? demanda encore le comte avec toute son émotion revenue. Roland lui donna sa main et lui dit :
– De tout mon cœur, je vous pardonne.
Il n’y eut point d’autre explication. Le comte se leva.
– Monsieur Cœur, dit-il, je vous remercie et j’ai confiance en vous. Nous aurons à nous revoir seul à seul. En attendant je vous dois un renseignement. Demain, après-demain, au plus tard, vous recevrez une lettre anonyme ou peut-être signée de quelque nom d’emprunt…
– Une lettre commençant par « Monsieur le duc ! » l’interrompit Roland. Ce n’est donc pas vous qui me l’avez écrite ?
– Quoi ! fit le comte, vous l’avez déjà reçue !
Il se leva fort agité, et demanda :
– Voulez-vous me la montrer ? Roland lui tendit aussitôt la lettre.
À ce moment, Nita aidait Rose à se remettre sur ses pieds, et réparait le désordre de sa toilette. Mlle de Malevoy était bien pâle encore, mais elle paraissait plus calme.
– Ce sont bien eux ! murmura le comte, dont la tête s’inclina sur la poitrine.
– Eux, qui ? demanda Roland.
Le comte, au lieu de répondre, pensa tout haut :
– Ils se défient de moi !
– À propos, fit brusquement le jeune peintre, connaissez-vous un certain vicomte Annibal Gioja ?
M. du Bréhut tressaillit.
– Vous aurait-elle dépêché celui-là ? balbutia-t-il.
– Il sort d’ici, repartit Roland.
Le comte pressa son front pâle d’une main frémissante.
– Alors, dit-il en se parlant à lui-même, elle joue un jeu double ! Je savais bien qu’elle chercherait à les tromper !
Il froissa la lettre anonyme et ajouta :
– Pour quand ceux-ci vous annoncent-ils leur visite ?
– Pour aujourd’hui même, à deux heures.
M. du Bréhut consulta vivement sa montre, mais il n’était pas besoin : la pendule du salon tinta deux coups.
– Il faut nous séparer, dit le comte. Ce soir même, aussitôt après l’entrevue qui va avoir lieu, vous devrez quitter cette maison et me faire savoir votre nouvelle adresse. N’acceptez rien, ne refusez rien, surtout. Ils auront des promesses splendides pour vous séduire, des menaces pour vous effrayer…
Il s’arrêta ; Roland souriait. La princesse et Mlle de Malevoy traversaient l’atelier pour gagner la porte-fenêtre donnant sur le jardin.
Comme Roland s’inclinait devant elles, la porte de son appartement s’ouvrit et son domestique parut, disant :
– Deux Messieurs demandent à parler à Monsieur. Ils ne veulent pas dire leurs noms ; ils assurent que Monsieur les connaît et les attend.
Quand les deux « Messieurs » furent introduits dans l’atelier de M. Cœur, il n’y avait plus personne, sinon Roland lui-même. Le comte et les deux jeunes filles avaient pris congé précipitamment. Rose seule avait parlé au moment du départ pour remercier et s’excuser, le tout en quelques mots. Nita semblait pensive ; son regard et celui de Roland ne se rencontrèrent point.
En regagnant la calèche qui attendait toujours, rue des Mathurins-Saint-Jacques, Nita dit à son tuteur :
– Bon ami, cette propriété ne me convient pas. Vous me ferez plaisir si vous rompez l’affaire.
Les deux Messieurs avaient assurément l’air de personnes très respectables. Ils étaient de noir habillés tous les deux, depuis la tête jusqu’aux pieds. Tous deux portaient des cravates blanches, savoir : le gros une ample nappe de mousseline roulée à la Danton ; le maigre un mince carcan de percale empesée.
Le gros avait l’habit ouvert, étalant un gilet de satin noir tout neuf où ruisselaient des chaînes et breloques ; le maigre boutonnait sa redingote étriquée, laquelle ne laissait voir qu’un petit morceau de chemise. Son pantalon un peu court découvrait une paire de bas blancs. Il était coiffé en ange, séparant sur le front ses cheveux rares et grisonnants qui tombaient en mèches ternes sur ses épaules. Son chapeau avait de larges bords.
Il entra le premier, courbé en deux et souriant avec prévenance. La coiffure à l’ange donne aux personnes d’un certain âge qui ont les os pointus une physionomie tout particulièrement ascétique, surtout si les jambes sont mal attachées et le corps dégingandé suffisamment. Nous avons plusieurs apôtres qui se coiffent à l’ange, ils sont jolis.
Derrière lui venait le gros, la poitrine étalée, la joue bouffie, le sourire content et presque provocant. Il éblouissait, en vérité ; on baissait les yeux devant ses lunettes d’or.
D’un geste courtois et froid, Roland leur montra des sièges. L’ancien roi Comayrol toussa et s’assit ; le bon Jaffret dit, en restant debout :
– Monsieur et cher voisin, nous avons bien l’honneur de vous offrir nos compliments empressés et nous venons vous faire une petite visite de politesse.
– C’est vous qui m’avez écrit ce billet ? l’interrompit Roland en dépliant la lettre anonyme.
La main de Comayrol, ornée de bagues, dessina un geste affirmatif plein de franchise et de dignité. Jaffret s’assit au bord d’une chaise qu’il fit grincer sur le parquet.
– On a pris cette permission, répondit-il en croisant ses doigts maigres sur ses genoux, pour être bien sûr de vous rencontrer chez vous. Il s’agit d’une affaire tellement importante…
– Plus qu’importante, intercala Comayrol : capitale !
– Capitale, répéta Jaffret. Mon honorable ami et collègue a dit le mot. Il va se charger lui-même tout à l’heure de vous expliquer la combinaison. Moi, je prends la parole pour vous mettre à même d’apprécier les deux personnes qui ont l’honneur de se présenter aujourd’hui chez vous, dans des intentions honorables. Quoique bien jeune encore vous possédez la connaissance du monde, vous savez, Monsieur et cher voisin, ce que parler veut dire…
Il appuya légèrement sur ces derniers mots, et Comayrol sourit dans son immense cravate.
Roland s’inclina en silence.
– Nous n’avons, Dieu merci ! aucune espèce de raison, poursuivit Jaffret, pour vous cacher nos noms, professions et qualités, mais il y a des circonstances… Les papiers restent… On a préféré garder l’anonyme dans le billet en question. De vive voix c’est différent. Verba volant. Monsieur est M. Comayrol de la Palud, l’un des membres de notre conseil d’administration… J’entends du conseil d’administration de la Banque centrale immobilière.
Comayrol et Roland se saluèrent.
– C’est vous qui achetez ici ? dit Roland.
– Éventuellement, répondit Jaffret, et pour le compte de la succession de feu M. le duc de Clare, qui était puissamment intéressé dans notre magnifique entreprise, en son vivant…
– Ce monsieur, l’interrompit Comayrol avec une certaine impatience, est M. Jaffret, propriétaire de la maison qui fait face à votre atelier, et membre du même conseil d’administration. Voilà, j’espère, l’exposition faite clairement et explicitement : passons au fond, voulez-vous ?
– Auparavant, prononça agréablement Jaffret, je tiens à dire que ce voisinage est le motif pour lequel je me suis permis d’appeler M. Cœur, Monsieur et cher voisin, dans le courant de mon improvisation.
– Monsieur et cher voisin, dit Roland qui baissa la voix et le regarda en face, vous m’avez appelé encore autrement, dans votre lettre anonyme.
– Ça, c’est le fond ! répliqua Comayrol en donnant le coup de doigt à ses lunettes d’or, juste au milieu et d’un geste magistral. Roland reprit :
– Alors, Messieurs, venons au fond. J’avoue que je serais curieux de savoir comment vous avez appris que j’avais droit à ce titre de duc.
Ce disant, Roland s’assit d’un air tranquille et parfaitement délibéré. Comayrol et Jaffret échangèrent un regard. Tous deux avaient la même pensée : l’ancien Joulou avait dû parler !
Et Comayrol ajoutait en lui-même :
– Cette misérable brute me le payera !
– Je dois vous prévenir tout de suite, reprit Roland, que j’ai reçu ce matin la visite d’un charmant cavalier : M. le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante…
– Des marquis du diable ! gronda Comayrol, qui appuya sur sa cuisse un violent coup de poing, nous le savons pardieu bien, et si c’est comme cela qu’on mène les affaires, je n’en suis plus. Votre vicomte Annibal est un coquin, Monsieur Cœur !
– Cela me fait cet effet-là, répondit paisiblement le jeune peintre. Aussi l’ai-je mis à la porte.
La bouche du bon Jaffret eut une moue involontaire et Comayrol lui-même resta tout étonné.
– Diable ! murmura-t-il. La personne qui tire les ficelles de ce pantin-là est de celles avec qui on ne badine pas, jeune homme !
– Jeune homme ! répéta Roland en souriant. C’est léger vis-à-vis d’un duc, mon cher monsieur de la Palud. Je badine quand cela me plaît.
– Nous parlons sérieusement, n’est-ce pas ? demanda brusquement Comayrol. Nous avions un plan de campagne en venant ici, mais on peut en changer si le terrain n’en veut pas. La conversation prend une drôle de tournure. Vayadioux ! Pourquoi tourner autour du pot ? j’ouvre la bouche, moi ; qu’en dites-vous, Jaffret ?
– Prenez garde ! fit l’ami des oiseaux, soyez prudent, Monsieur et cher collègue !
Comayrol haussa les épaules.
– Franc comme l’or ! poursuivit-il. Nous fendons-nous, Monsieur le duc ?
– C’est selon, répliqua Roland. Je vous passe parole.
– En un mot comme en mille, en mangez-vous, oui ou non ? Roland resta froid. Jaffret avait des tics nerveux. Comayrol se renversa sur son siège et attendit une seconde, après quoi il reprit :
– Vous êtes un joli garçon, Monsieur Cœur. En plaidant le faux, comme on dit, pour savoir le vrai, vous avez presque démonté mon honorable ami et collègue, qui en a bien vu d’autres pourtant depuis qu’il a tiré à la conscription. Moi, j’aime les jeunes gens qui ont de la défense, et je crois bien que nous allons nous entendre nous deux… Alors, vous savez de quoi il retourne ?
– Pas le premier mot, repartit Roland. J’écoute.
– Bien ! très bien ! Ma parole, on dirait que vous tenez à être un vrai duc, même vis-à-vis de nous !
– Je ne tiens à rien, mon voisin. Je sais ce que je suis et je vous attends.
– De pied ferme, parbleu ! ne jaunissez donc pas comme cela, maître Jaffret ! Je vous dis que celui-là est un joli garçon, et que, pour dix mille écus comptant, sans escompte, je ne le changerais pas contre un plus facile à tourner. Vayadioux ! nous avons besoin d’un gaillard et non pas d’un mannequin ! Les choses ne se feront pas toutes seules. Il faut un premier ténor pour chanter le rôle de George Brown, dans La Dame blanche… refrain d’amour et de guerre… des chevaliers – des chevaliers – des chevaliers d’Avenel ! hein ! la roulade !
Il éclata de rire et tendit la main à Roland qui la prit du bout des doigts. Un peu de sérénité revint sur le maigre visage du bon Jaffret. Comayrol poursuivit :
– Rien ne nous manque, c’est vrai, si nous savons qui nous sommes ; mais la justice est la justice ; elle demande toujours trois certitudes pour une, et je trouve qu’elle a bien raison. Sans ça on ne verrait que des imposteurs dans Paris. Donc il faut que M. le duc apprenne la chanson ci-dessus, en grand, avec les variations. Il se souvient, par exemple, que, dans sa jeunesse… dans sa toute petite jeunesse, quand ça lui était bien égal d’avoir les lèvres barbouillées de raisiné, il habitait un grand château.
– C’est vrai, dit Roland d’un ton sérieux, je m’en souviens parfaitement : un très grand château.
– Parbleu ! s’écria Comayrol en ricanant, tandis que les yeux du bon Jaffret s’ouvraient tout ronds, on a de la mémoire ou on n’en a pas. Vayadioux ! Monsieur Cœur, vous êtes un cœur ! Combien y avait-il de tourelles à votre très grand château ?
Il vous eût semblé que le jeune peintre faisait effort et comptait dans son lointain souvenir. Pour le coup, Comayrol éclata de rire.
– Trois, quatre ou six, allez, dit-il, cela ne fait rien. Mettez-en huit pour la symétrie. Deux à chaque coin. La plus grosse était la tour du Nord. Elle avait une pleine charretée de lierre… Des chevaliers… des chevaliers… des chevaliers d’Avenel ! La Dame blanche a eu cinq cents représentations. C’est toujours amusant ces machines-là. Et la chambre tendue de lampas bleu où était le berceau…
– Rouge brun, murmura Roland, je la vois encore !
– Ah ! s’écria Comayrol, dont l’estomac dodu allait et venait aux balancements de son rire, rouge brun, avec des fleurs noires, pas vrai ?
– Le fond brun, les fleurs rouges, rectifia le jeune peintre.
– Parlez-moi de souvenirs d’enfance, mon voisin ! je parie ma tête à couper qu’il y avait des trophées d’armes dans la salle à manger !
– Un grand bois de cerf, répondit Roland, entouré de six têtes de biches.
– Six, mon fils, c’est cela ! hein ! Jaffret, quel amour ! Six ! pas une de plus ni de moins… et l’écusson de Clare au-dessus !
– C’est vrai ! fit Roland impétueusement. L’écusson de Clare ! Comment l’ai-je oublié ?
Puis il ajouta plus bas :
– L’écusson qui est sculpté sur un tombeau, là-bas, au cimetière du Montparnasse !
Comayrol cessa de rire et le sang lui vint aux joues. Jaffret s’agitait comme s’il eût été assis sur des épingles.
– Diable ! diable ! grommela Comayrol, vous êtes un fort ténor, Monsieur le duc ! Voyons, vayadioux ! dites-vous vrai en ce moment-ci, ou répétons-nous déjà notre comédie ?
– Je ne sais pas quelle comédie vous prétendez jouer, Messieurs, répliqua Roland plus froid que jamais ; moi, je vais droit mon chemin et je dis comme je pense.
– Diable ! diable ! répéta Comayrol. C’est de la haute voltige, cela, Monsieur le duc ! je prends du ventre, moi, et je m’essouffle vite. Peut-on fumer ici ?
Il atteignait en même temps son porte-cigares.
– Quand je le permets, répondit Roland doucement.
– Et le permettez-vous ?
– Non ; ce n’est pas la peine : nous avons presque fini.
Ceci fut prononcé d’un tel ton que le prudent Jaffret fit un mouvement pour se lever ; mais Comayrol le retint d’un geste impérieux et dit en repoussant son porte-cigares dans la poche de son habit :
– Bien ! très bien ! vayadioux ! voilà qui est mené ! moi, je croyais que nous avions à peine commencé ! Copain Jaffret, tenez-vous tranquille ; je vous engage ma parole solennelle que M. Cœur ne vous mordra pas ; avez-vous vos notes ?
– Oui, répondit Jaffret timidement. J’ai toujours tout ce qu’il faut.
– Voulez-vous expliquer en deux temps à notre jeune ami les motifs de l’intérêt que nous lui témoignons ? Non ! vous préférez me charger de ce soin ? Parfaitement. Donnez le petit papier…
« Mon cher Monsieur Cœur, s’interrompit-il en prenant un pli des mains de Jaffret, voici un galant homme qui n’est pas hardi avec les personnes qu’il voit pour la première fois. Mais ce n’est pas une poule mouillée, soyez certain de cela ! il vous mènerait en cour d’assises sans sourciller ni se fâcher.
– Oh ! Monsieur Comayrol ! fit l’ami des oiseaux avec reproche.
– C’est son caractère ! acheva l’ancien premier clerc. Avec le temps, d’ailleurs, il se familiarise, et je vous le donne pour un chrétien de grand talent. Mais parlons peu et parlons bien, puisque vous êtes pressé. Mon collègue et moi nous appartenons à une catégorie : tous deux dans les affaires depuis notre tendre adolescence, présentement capitalistes et assez gros bonnets, mais gardant un pied à l’étrier, concevez-vous ? ce n’est pas la police, fi donc ! ah ! mais du tout, c’est mieux… et ne vous gênez pas si vous avez besoin d’un bon renseignement, nous voilà !
– Je n’ai besoin de rien, l’interrompit Roland.
– Savoir ! Nous autres, nous avons besoin de tout. Voilà donc qu’un jour, où la pluie l’empêchait de se promener, notre ami et collègue Jaffret eut la curiosité d’apprendre un petit bout de votre histoire.
– Moi, s’écria Jaffret. Par exemple !
– Il n’aime pas à être mis en avant, reprit Comayrol. Ce fut peut-être moi, ou un autre ; il importe peu ; nous sommes comme cela beaucoup d’amis et collègues. Je me disais : quel abominable coup a-t-il donc fait, ce bel amoureux dans un moment d’erreur ou d’ivresse, pour en être réduit à mener paître ce troupeau de chenapans mal peignés, les rapins de l’atelier Cœur d’Acier ?
Roland le regarda fixement : Comayrol rougit et reprit en essayant de railler :
– Peste ! il y a des balles dans vos pistolets, Monsieur le duc ! Mettons que je n’ai rien dit. Tous vos rapins sont des amours. Des goûts et des couleurs, il ne faut jamais disputer… Je me demandais donc cela, et un matin que j’avais le temps, j’allai au marché acheter de la science, ce n’est pas la police, parole d’honneur ! Je rapportai un plein panier de science et pour pas cher ! toute votre histoire, depuis l’homme déguisé en femme qu’on trouva étendu sous un réverbère, ici près, rue de la Sorbonne, jusqu’à la petite tombe sans nom du cimetière Montparnasse, en passant sur le beau muscadin qui suit, au bois, l’équipage des dames de Clare.
Jaffret se frotta les mains, un peu. Roland avait baissé les yeux. Mais dès que l’ex-roi Comayrol eut cessé de parler, Roland releva les yeux et bâilla à grande bouche.
– Est-ce tout ? demanda-t-il avec ennui.
– Vous ne le croyez pas, cher Monsieur, répondit Comayrol ; mais, avant de poursuivre, permettez-moi d’établir en deux mots notre propre situation, à nous deux mon copain Jaffret, car, en conscience, nous avons l’air de tomber de la lune. Il y a dans Paris une jeune princesse qui possède une fortune immense, laquelle fortune ne lui appartient pas. Voilà que vous devenez attentif ; cela me fait plaisir pour vous et pour nous. Il y a dans Paris un jeune homme, pauvre comme Job, et à qui ses parents ont oublié de laisser un nom…
– Passez, dit Roland.
– Volontiers : je voulais ajouter seulement que le jeune homme adore la jeune princesse ; pas un mot de plus. Il y a dans Paris une maison… de commerce, si vous voulez, qui a eu… par héritage, je suppose, les titres établissant sur une autre tête la propriété des immenses biens que possède la jeune princesse. J’espère que vous comprenez ?
– Assez bien. Vous n’avez pas l’autre tête sous la main, Messieurs ?
Le bon Jaffret regarda Roland avec des yeux en coulisse.
– Heu ! heu ! fit le roi Comayrol, une tête… ça se trouve. Mais enfin, n’importe, vous nous allez !…
– La conclusion, s’il vous plaît ?
– Permettez ! Tout cela s’engrène comme une mécanique, et il ne nous faut pas plus de deux minutes désormais. Je reviens à la boîte aux renseignements. Il est bon, il est nécessaire que vous nous répondiez en pleine connaissance de cause, car nous nous avançons un petit peu ici, hein, Jaffret ?
– Beaucoup, dit ce dernier. Nous nous avançons énormément !
– Et ceux qui ne seraient pas avec nous, poursuivit l’ancien premier clerc d’un ton de menace sérieuse et contenue, seraient contre nous. C’est clair, cela, hein, Jaffret ?
– Que Dieu me garde, murmura l’ami des oiseaux, de faire jamais du mal à une mouche !
– À une mouche, repartit Comayrol, je ne dis pas… Il y a un vieux conte ainsi fait : sur mille passants, prenez le premier venu et coulez-lui à l’oreille : je sais tout ! Il vous donnera sa bourse, sa montre et son mouchoir de poche pour n’être pas conduit au poste. Nous avons mieux que cela. Ce fut la nuit de la mi-carême, en 1832, à quatre ou cinq heures du matin, qu’on vous releva sous votre réverbère, Monsieur Cœur, ici près, sous les fenêtres du bon Jaffret…
– Vers les six heures, rectifia Roland.
– Cette même nuit, un meurtre fut commis rue Notre-Dame-des-Champs.
La figure du jeune peintre s’anima malgré lui et vivement.
– Sur la personne d’un pauvre garçon, poursuivit Comayrol en soulignant chacun de ses mots, qui, en vérité, n’avait pas de chance. On l’avait déjà poignardé, trois semaines auparavant, boulevard du Montparnasse, la nuit du mardi-gras au mercredi des Cendres.
– Ah ! fit Roland, moitié raillant, moitié saisi, et la seconde fois, il en mourut, je suppose ?
– D’aplomb ! Ce soir-là, j’entends le soir du mardi-gras, un jeune homme était venu à l’étude Deban, notaire, rue Cassette. Et il y avait un des clercs qui savait que M. Deban avait promis, le pauvre diable, de livrer, pour vingt mille francs, des titres à lui confiés. Il est tombé bien bas, depuis lors, le pauvre Deban. Ce n’était pas du tout un homme capable. Les titres valaient à peu près quatre cent mille livres de rentes. Un joli denier, hein, Jaffret ?
– Que de bien on peut faire… murmura ce dernier avec componction.
– Aux oiseaux ! acheva Comayrol. Voilà ! pour le coup, j’ai fini, Monsieur Cœur. L’assassiné de la rue Notre-Dame-des-Champs sortait du couvent de Bon-Secours, d’où il s’était évadé sous les habits de sa propre garde. L’assassin le laissa revêtu tant bien que mal d’un costume de Buridan. Toutes ces choses sont constatées dans l’instruction criminelle, interrompue de guerre lasse, mais que le parquet reprendrait avec plaisir, pour peu qu’on lui fournît un fil de la grosseur d’un cheveu. Nous avons le fil, et il est gros comme un câble : la Davot, c’est le nom de la garde, vit encore. Vous aviez conservé précieusement, comme une relique, les habits de femme sous lesquels on vous trouva évanoui à la porte de l’atelier Cœur d’Acier. C’était crâne et ça déroutait les soupçons ; mais c’était dangereux aussi. Dites-moi : y a-t-il longtemps que vous n’avez contemplé vos reliques ?
Roland ne répondit point. Il avait rougi visiblement, et son regard exprimait une profonde surprise.
– Si vous voulez bien prendre la peine d’ouvrir l’armoire, ici, à gauche, continua Comayrol avec triomphe, vous verrez que les-dits habits de femme ne sont plus en votre pouvoir… et peut-être apprendrez-vous avec quelque intérêt que la Davot les a parfaitement reconnus. Dans ces circonstances exceptionnelles, cher Monsieur, nous avons espéré que vous inclineriez de votre mieux pour nous être agréable.
Le bon Jaffret soupira et ajouta :
– Quand on peut s’entendre à l’amiable, pourquoi s’occasionner mutuellement des peines et des chagrins, mon cher Monsieur Cœur. Ça n’est pas raisonnable !
Il y avait de quoi triompher, et nos deux anciens clercs de l’étude Deban durent croire qu’ils avaient atteint leur but. Roland avait été frappé tout d’un coup et au dernier moment. Jusqu’au dernier moment il avait gardé son air de froide indifférence, à tel point que Comayrol lui-même avait un instant désespéré.
Mais le nom de la Davot avait amené du sang à sa joue pâle.
Et à ce fait, péremptoirement annoncé, que les habits de la Davot ne se trouvaient plus dans son armoire, il avait tressailli et pâli de nouveau.
Son étonnement était désormais si profond et si violent, qu’il ne prenait même point la peine de le cacher.
Il se leva après un court silence, et mit une clef dans la serrure d’une armoire d’attache qui était à gauche en entrant.
Comayrol et Jaffret échangèrent une œillade victorieuse, dès qu’il eut le dos tourné.
– Touché ! dit Comayrol.
– En plein bois ! ajouta Jaffret qui se frotta les mains sans bruit. L’idée d’avoir pincé les nippes était assez mignonne.
– Très forte ! Veux-tu que je lui dise : « C’est mon copain Jaffret qui en est l’aimable auteur ? »
– La paix ? fit l’ami des oiseaux ; je n’aimerais pas plaisanter avec ce garçon-là ! Il a du talent.
– Il est superbe ! Et encore nous ne savons pas tout ! Le gaillard doit cacher sous roche une anguille d’une terrible longueur !
– Un boa ! Mais chut ! Il a fait sa revue.
Roland refermait l’armoire d’un geste courroucé, après l’avoir inspectée. Il ne se retournait point cependant ; il semblait songer.
– Et il était temps d’arriver ! poursuivit Comayrol. La comtesse avait pris les devants avec son Annibal !
– Tant que celle-là travaillera, murmura le bon Jaffret en soupirant, on aura bien de la peine à gagner sa vie !
– Messieurs, dit Roland qui revenait à eux le visage pensif, mais nullement déconcerté, je suppose que vous êtes des gens singulièrement habiles, quoiqu’il ne soit pas très malaisé de soustraire quelques vêtements oubliés dans une maison isolée, chez un homme sans défiance, à qui ces pauvres dépouilles n’importaient point, sinon comme souvenirs ; mais fussiez-vous cent fois plus habiles, eussiez-vous, réunies, toutes les qualités qui font les grands diplomates et les dangereux criminels, qui font aussi les limiers fins, les juges clairvoyants, les tacticiens vainqueurs, vous resteriez encore aux antipodes de la vérité pour ce qui me regarde. Vous êtes ici en face d’un problème inouï ; vous m’entendez bien : inouï ! Cet homme qu’on accusait d’avoir visé son ennemi à soixante-quinze pas et qui était aveugle ; cet autre à qui l’on imputait d’avoir crié vive l’empereur prisonnier ou vive le roi en exil et qui était muet ; et cet autre encore à qui l’on disait : « Vous avez frappé avec le poignard », et qui montrait ses deux épaules sans bras, toutes ces curiosités familières aux personnes de votre sorte, ces fleurs du jardin botanique du crime où croissent les alibis grossiers et ces autres impossibilités plus subtiles qu’on pourrait appeler des alibis métaphysiques, tous les anas[4] de cour d’assises, toutes les beautés de l’histoire correctionnelle vous paraîtraient de purs enfantillages en comparaison de mon cas. Un cas prodigieux ! Vous n’y comprenez rien, c’est moi qui vous le dis, vous n’y pouvez rien comprendre. Je vous donnerais vingt-cinq ans pour deviner le mot de l’énigme que vous jetteriez votre langue aux chiens !
– Vayadioux ! dit Comayrol, vous étiez pressé tout à l’heure, Monsieur le duc, et maintenant voilà que vous bavardez comme un avocat !
– Chacun se défend comme il peut, plaça Jaffret. Laissons causer M. Cœur.
– Je ne me défends pas, répliqua Roland qui s’assit, plus calme et plus froid que jamais. J’expose un fait. Je n’ai nulle envie de dissimuler que la bizarrerie des circonstances m’a donné une minute de réelle émotion. Je pense que, depuis la création du monde, ce qui m’advient n’est arrivé à personne. Le nouveau est rare sous le soleil ; j’ai salué malgré moi l’excentricité de ma situation. J’ajoute que, protégé comme je le suis par l’absurde poussé à la dixième puissance, par l’alibi le plus net et par l’impossibilité la plus absolue qui se puisse imaginer, j’aurai encore répugnance à braver, non pas les hasards, mais les publicités d’une exhibition judiciaire. En conséquence, Messieurs, j’attends vos offres, prêt à les admettre ou à les refuser, selon mon intérêt, qui se mettra d’accord avec ma conscience.
– Comprends pas ! s’écria Comayrol en riant. Mais vive la conscience !
Jaffret n’y alla pas par quatre chemins :
– Monsieur et cher voisin, dit-il, vous vous exprimez avec beaucoup de facilité. Avez-vous fini ? On est poli, on ne voudrait pas vous couper la parole.
Roland, désormais, avait une pose attentive. Il s’inclina gravement.
– Chacun de nous, reprit aussitôt Comayrol en changeant de ton, sait parfaitement qu’il s’agit ici d’une énorme affaire. En acquérant du jour au lendemain le titre de duc et un magnifique revenu, vous ne pouvez avoir l’idée de vous refuser à un léger sacrifice, qui ne vous coûtera rien, puisque vous n’avez rien. Avec nous, cher Monsieur, et j’entendis ici par nous la réunion de quelques hommes expérimentés à laquelle Jaffret et moi nous avons l’honneur d’appartenir, les plaidoyers ne servent pas à grand-chose, attendu que nous en savons plus long que l’orateur. Dans l’espèce, par exemple, peut-être sommes-nous suffisamment convaincus que le blessé du boulevard Montparnasse et le mort de la rue Notre-Dame-des-Champs ne sont pas une seule et même personne ; peut-être même connaissons-nous très bien l’assassin ; peut-être avons-nous un intérêt à mettre l’assassin à couvert, en laissant la justice sur une fausse piste. Je dis laisser et non point mettre, car l’instruction criminelle est précisément au point que je vous ai indiqué. Soit qu’on eût égaré le parquet déjà, dans le temps, soit qu’il se fût égaré lui-même, il suffirait de lui représenter l’homme qui portait les habits de Mme Davot, garde-malade, pour donner un essor nouveau à ce procès endormi. Et ne croyez pas qu’on se soit arrêté sans regret, là-bas, au palais : il y avait des gens puissants qui poussaient à la roue : entre autres, feu votre respectable oncle, le général duc de Clare, et votre grand-tante, sœur Françoise d’Assise qui, du fond de sa cellule, avait le bras long ; je dis long, comme un mât de cocagne !
Roland passa le bout de ses doigts sur son front ; ses yeux se fermaient à demi. Il écoutait de toute sa force, et en même temps, il rêvait.
– Attitude de George Brown ! s’écria Comayrol, qui le regardait d’un air bon enfant. Parfait au dernier acte de La Dame blanche.
Il fredonna :
Voici venir la bannière, Voici venir la bannière…
– Monsieur et cher collègue, dit Jaffret, je vous en supplie, soyez sérieux !
– Copain, un peu la paix ! répliqua Comayrol. On ne débute pas sans étudier son rôle. Notre premier ténor a besoin de savoir les noms de son oncle et de sa grand-tante, que diable ! et bien d’autres choses encore ! Cher Monsieur Cœur, avez-vous quelquefois entendu parler des Habits Noirs ?
– Comme tout le monde, répondit Roland avec distraction ; une bande de voleurs.
Jaffret haussa les épaules d’un air d’incrédulité.
– Copain, lui dit sévèrement Comayrol, il ne faut pas apporter ici votre scepticisme bourgeois. J’ai cru un instant que M. Cœur lui-même était un Habit-Noir, tant il y a de mystère autour de lui. Vous ne croyez pas, vous avez tort ! Les Habits Noirs ont existé ; ils existent encore. Leurs premiers sujets sont morts et la tête de leur troupe a disparu, c’est vrai, mais vous les verrez tôt ou tard représenter quelque pièce nouvelle. Je parle ici des Habits Noirs, parce que les gens qui dissertent partout et toujours leur ont attribué l’invention de la poudre à canon en plein dix-neuvième siècle. On a dit et répété que leur fameux « colonel » avait trouvé la grande équation de l’algèbre du vol, qui peut se formuler ainsi : « Pour tout crime commis, il faut payer un coupable à la justice. » C’est vieux comme Hérode, tout uniment. Et M. Cœur a trop d’intelligence pour ne pas comprendre qu’il est justement dans cette position particulière où l’on peut être pris, ficelé, cacheté et envoyé franc de port à la justice…
– En payement d’un arriéré, murmura Jaffret, ça, c’est exact.
– Maintenant, pour aborder un autre ordre d’idées, poursuivit ce disert Comayrol, car il faut prendre la question sous toutes ses faces, M. Cœur, ou plutôt M. le duc est amoureux fou de sa charmante cousine, Mme la princesse d’Eppstein.
– Je vous prie, l’interrompit Roland sans s’émouvoir, laissons de côté cette face de la question. Je ne permets pas qu’on y touche.
– Soit ! répliqua Comayrol saluant avec politesse, à la condition qu’il reste bien entendu que cet élément entre comme mémoire à notre crédit. Je saute par-dessus deux ou trois autres considérations, également délicates, et je pose le bilan de M. Cœur en un seul trait de plume. À droite, je vois un jeune peintre, moins célèbre que Raphaël, qui attend l’avenir, sous l’orme, qui cache son nom, pour cause, à moins qu’il n’ait pas de nom, et qui s’est mis, comme l’autruche abrite sa tête sous un caillou, derrière cette grotesque chose : l’atelier Cœur d’Acier. Soit glissé entre parenthèse : du moment qu’une voix aura pris la peine de murmurer : voilà le gibier ! l’atelier Cœur d’Acier est le meilleur endroit du monde pour livrer son homme à la loi dans des conditions désespérées. Faut-il insister ?
– Non, dit Roland, je suis de votre avis. Passez !
– Je passe, puisque vous le voulez, je passe tout, même l’affaire des nippes à la Davot : garde-robe de Damoclès, et je regarde à gauche. À gauche, je vois un nom ! tout une botte de noms ! un titre ! un plein panier de titres ! une position splendide, une page entière dans l’histoire, des hôtels, des châteaux, des forêts, de l’argent, des montagnes d’argent, et la pairie, car il faut un état social…
– Votre prix, l’interrompit Roland.
– Attendez ! nous avons encore à établir quelques préliminaires. Les gens sans nom sont mendiants ou princes, au gré du hasard parfois, parfois au gré de leur valeur personnelle. Au début de cette entrevue, vous nous avez donné à penser par des réponses où vous glissiez à dessein de mystérieuses emphases…
– Oh ! murmura Jaffret, il a du talent, j’en réponds !
– Vous nous avez donné à penser, poursuivit Comayrol, que vous couriez un lièvre, et que votre lièvre ressemblait au nôtre.
– Peu vous importe que le bien soit à moi, dit Roland le plus sérieusement du monde, si je consens à payer mon propre bien ?
Les deux anciens clercs de l’étude Deban se consultèrent du regard, et Jaffret murmura d’un ton d’admirable bonne foi :
– Pourquoi jouer au fin avec lui ? Déboutonnons-nous tout à fait !
– Monsieur le duc, dit aussitôt Comayrol, je suis, au fond, du même avis que mon collègue et ami. Nous voici en face les uns des autres, traitons de puissance à puissance. Nous sommes forts, vous n’êtes peut-être pas faible, malgré votre peu d’apparence. De vieux praticiens comme l’ami Jaffret et moi ont coutume de ne jamais juger les choses du premier coup d’œil, et il nous a semblé permis de vous tâter, pour employer l’expression vulgaire. À vrai dire, nous n’en savons pas beaucoup plus que devant ; j’ai seulement, pour ma part, acquis la certitude qu’avec les pièces que nous pouvons vous fournir, vous serez un duc de Clare si net, si droit, si bien planté, que le diable lui-même perdrait sa peine à vous demander des comptes !
– Quelles pièces pouvez-vous me fournir ? interrogea Roland.
– Ce qu’on appelle les papiers d’un homme, cher Monsieur : l’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès de Raymond Fitz-Roy Jersey, avant-dernier duc de Clare, aux droits duquel le dernier duc, son frère cadet, succéda après déclaration d’absence de la femme et du fils dudit frère aîné.
Pour la seconde fois, Roland eut du rouge à la joue. Il lui sembla qu’il entendait la voix de sa mère, le dernier jour, cette pauvre voix brisée, répétant comme on redit la leçon d’un enfant :
– Un acte de naissance, un acte de mariage, un acte de décès ! Et ajoutant, épuisée qu’elle était par l’effort, tandis que sa tête blêmie retombait sur l’oreiller :
– Tous trois au nom de Raymond Fitz-Roy Jersey, duc de Clare !
Comayrol continuait :
– La duchesse, femme de Raymond, le frère aîné, est morte ; nous avons son acte de décès ; vous êtes son fils : nous avons votre acte de naissance.
Roland fit un grave et simple signe d’assentiment.
– Et ne croyez pas, continua encore Comayrol, parlant avec une certaine émotion, pendant que le bon Jaffret s’agitait sur son siège, ne croyez pas que nous soyons absolument surpris de ce qui arrive ou saisis tout à fait au dépourvu…
– Mais qu’arrive-t-il, en définitive ? s’écria Jaffret hors de ses gonds. Vous avez trouvé un comédien plus fort que vous, mon cher, et puis voilà tout !
Sous la fine moustache de Roland il y eut un sourire qui pouvait passer pour cynique. Un instant, Comayrol demeura tout interdit à le regarder.
– Vayadioux ! jura-t-il enfin, il l’a dit ; je jette ma langue aux chiens, et je m’en bats l’œil, encore ! Après tout, nous cherchions une ressemblance, et nous l’avons trouvée ; il nous fallait un gaillard que ses antécédents missent sous notre main, nous l’avons ! Qu’il soit le duc de Clare ou l’Antéchrist, ou Satan, que nous importe ! Il nous donnera nos trois millions, et fera des choux ou des raves avec les titres, à son choix ! Voilà !
– S’il donne les trois millions… commença Jaffret timidement.
– Pourquoi pas ? l’interrompit Roland avec rondeur.
Il ferma d’un geste la bouche de Comayrol qui allait parler et ajouta :
– Si les titres valent trois millions.
– Ils les valent ! s’écria Comayrol. Ce n’est pas un impromptu que cette opération-là ! voilà onze ans qu’on la mitonne, et celui qui en eut la première idée s’y connaissait ! voilà onze ans que l’état des domaines de Clare fut dressé à l’étude Deban pour être communiqué à ce pauvre M. Lecoq ; il y avait dès lors trois cent cinquante mille livres de rentes, en terres, au soleil ! Et pensez-vous que les biens-fonds aient diminué de valeur depuis ce temps-là ? C’est une donnée !
– Ah ! soupira le bon Jaffret, une vraie donnée !
– Et comment allons-nous régler cela ? demanda Roland, qui mit sa main au-devant de ses lèvres pour dissimuler un léger bâillement.
Comayrol et Jaffret rapprochèrent leurs sièges.
– Nous aimerions un peu de comptant, dit Jaffret.
– Allons donc ! fit Comayrol, si j’étais tout seul, moi, je me contenterais de la parole de M. le duc.
– Mais vous êtes beaucoup ! laissa tomber le jeune peintre.
– Malheureusement, confessa Jaffret avec un gros soupir.
Roland se leva et dit négligemment, comme s’il se fût agi de l’affaire la plus simple :
– Je pense que le mieux sera de vous souscrire quelques effets.
– Excellent ! approuva Comayrol. Trente lettres de change de cent mille francs chacune.
– Signées comment ?
– Roland, duc de Clare.
– Ah ! ah ! fit le jeune peintre qui sourit. Je m’appelle donc Roland, de mon petit nom ?
– Bien entendu, répliqua Comayrol, que si les renseignements ou souvenirs possédés par vous ne sont pas suffisants, car vous ne vous êtes pas déboutonné avec nous, Monsieur Cœur, nous vous fournirons le nécessaire. En dix ans, vous comprenez, on a rassemblé tous les détails. Nous sommes ferrés à glace !
– À l’ordre de qui les lettres de change ? demanda Roland au lieu de répondre.
À son tour, Comayrol se leva et Jaffret l’imita aussitôt. Comayrol dit en appuyant sur chaque mot :
– Peut-être cela va-t-il vous surprendre, mais les mandats doivent être à l’ordre de M. le comte du Bréhut de Clare.
– Mon Dieu ! non, répliqua Roland qui repoussa son siège, comme pour donner formellement congé. Cela ne me surprend pas plus que le reste.
Nos deux diplomates s’inclinèrent et Comayrol prit les devants, pour se diriger vers la porte. Jaffret le suivit à reculons. Il était la politesse même.
Avant de passer le seuil, Comayrol se retourna.
– Je suppose, dit-il, que nous pouvons considérer l’affaire comme faite.
– Cela va sans dire, ajouta Jaffret.
– Permettez, répliqua Roland qui les reconduisait de loin, je n’ai pas engagé ma parole. La position me plaît assez et je crois être à la hauteur. Mais j’avais d’autres vues. Cela dérange certains petits projets. Messieurs, vous aurez ma réponse demain matin : un oui ou un non. J’ai bien l’honneur d’être votre serviteur.
Il salua de la main seulement et tourna le dos.
Comayrol et Jaffret gagnèrent la porte du jardin sans mot dire. Quand ils furent dans la rue des Mathurins-Saint-Jacques, Jaffret voulut parler ; Comayrol allongea le pas. Il monta d’un trait l’escalier de la maison neuve et ne s’arrêta que dans la salle à manger de Jaffret.
– Un verre de cognac ! s’écria-t-il, j’étouffe !
– Qu’est-ce que c’est que cet oiseau-là, demanda Jaffret, à ton idée ?
L’ancien premier clerc se versa coup sur coup deux verres d’eau-de-vie.
– C’est un parfait idiot, répliqua-t-il enfin, un splendide coquin ou un agent de police.
La coiffure à l’ange de Jaffret se dressa sur son crâne pointu.
– Lequel des trois ? balbutia-t-il.
Comayrol gronda :
– Il faut que les titres soient mis dans la caisse à défense et à secret, et que la combinaison soit changée. Je voudrais les enfouir à cent pieds sous terre. Ah ! vayadioux ! vayadioux ! jouons serré ! Pourquoi diable aussi cet imbécile de Lecoq s’est-il laissé mourir !
– Nous avons la comtesse… suggéra Jaffret.
Comayrol se frappa le front.
– Un fiacre ! ordonna-t-il, et au galop chez Marguerite !
Roland, resté seul, arpentait son atelier d’un pas tranquille. Le soleil allait descendant déjà derrière les hautes et vieilles maisons du quartier ; l’ombre vient vite en décembre. Roland se promena longtemps, fronçant parfois le sourcil, en réponse à une pensée amère, et tantôt souriant à un bien-aimé rêve. Les solitaires comme lui savent délibérer vis-à-vis d’eux-mêmes et tenir avec leur conscience de silencieux conseils.
Quatre heures sonnaient à l’horloge de la Sorbonne, quand il s’arrêta devant le tableau recouvert d’un rideau. Il écarta la draperie, et ces deux charmants visages de jeunes filles que nous décrivions naguère sortirent de la toile aux dernières lueurs du crépuscule.
Il y a nombre d’ermites en la grand-ville ; j’affirmerais volontiers qu’aucune Thébaïde ne renferme une aussi grande quantité de grottes. On peut être un solitaire sans se livrer, sous tout prétexte, à de fades et verbeux monologues. Le cœur de Roland s’élargit dans sa poitrine, ses lèvres s’entrouvrirent, ses yeux brillèrent, et une lueur d’ardent espoir éclaira la mâle beauté de ses traits.
Déjà, depuis quelque temps, des bruits mystérieux allaient et venaient dans le jardin ; Roland les entendait et ne s’en inquiétait point. Il savait d’avance que l’atelier Cœur d’Acier fêtait son chef à la Saint-Nicaise, et il se résignait bonnement à toutes sortes de surprises. Le bronze enrhumé de la Sorbonne vibrait encore dans l’air, quand l’explosion d’une boîte d’artifice, éclatant sous ses fenêtres, lui annonça que les réjouissances annuelles commençaient.
La draperie retomba aussitôt sur les deux jeunes sourires demi-voilés par la nuit, et M. Cœur, se redressant dans la dignité de ses fonctions patriarcales, fit un pas vers la porte, à la rencontre des honneurs qui allaient le submerger.
Il était temps. Une grande lumière incendia le jardin, tandis qu’une acclamation formidable s’élevait vers les cieux étonnés.
– Vive le patron et la salade !
Deux longues files de barbouilleurs, ornés de torches, fuyaient à perte de vue devant l’entrée du pavillon ; à tous les arbres, illuminés à la fois, des verres de couleurs pendaient comme les fruits d’un jardin féerique.
– Ah ! dit Roland avec conviction, mes enfants, je ne m’attendais pas à celle-là ! c’est bien plus fort que l’année dernière !
L’année dernière, Roland avait dit la même chose exactement ; mais c’en était assez pour payer la peine de tous ces pauvres grands enfants, qui agitèrent leurs torches et renouvelèrent leurs fantastiques acclamations.
Gondrequin-Militaire était naturellement à la tête de la première file ; M. Baruque commandait la seconde.
Dans les deux files, chacun portait sa torche de la main droite et avait la gauche derrière le dos. À un signal donné par M. Baruque, toutes les mains cachées apparurent, armées chacune d’un gros bouquet. Un monceau de fleurs s’éleva devant les marches du pavillon, au haut desquelles M. Cœur était debout.
– Vive le patron et la salade !
– À la suite de quoi, dit M. Baruque, qui ôta son chapeau de feutre mou, Militaire, comme c’est l’habitude, va prononcer le discours de tous les ans. Avalez vos langues ! c’est l’instant, c’est le moment, sans éternuer, ni tousser, ni rien… Hé ! houp !
Il y eut aussitôt un grand silence. À son tour et non sans émotion, Gondrequin, ôtant son feutre mou, fit un pas vers le perron. Il ne parla pas cependant tout de suite, parce que, à la surprise générale, M. Baruque, obéissant à un signe de M. Cœur, venait de monter les marches du petit perron.
M. Baruque écouta d’abord en souriant ce que le patron lui disait tout bas ; mais bientôt on le vit pâlir et faire un pas chancelant en arrière.
M. Baruque était un petit homme froid, et son surnom : Rudaupoil, rendait assez bien la qualité de sa nature. Généralement, il ne s’étonnait de rien et mystifiait tout le monde, excepté le patron, avec un flegme imperturbable. Curieux, fureteur, sans être autrement bavard, il savait quantité de petits secrets qu’il ne divulguait qu’à bon escient, et cela augmentait singulièrement son importance dans ce monde hybride où chacun avait quelque chose à cacher.
M. Baruque avait pour le « patron » un attachement sans bornes, quoique le patron fût le seul homme de son entourage qu’il ne connût pas à son gré.
Pour blêmir visiblement la joue parcheminée de M. Baruque, pour le faire chanceler sur ses jambes courtes et dures comme du bois, il fallait une mauvaise affaire ou un quine gagné à la loterie, car la joie aussi fait peur, comme l’a prouvé, par un succès sans rival, un des plus charmants écrivains de notre âge.
Nous dirons tout de suite ce qui avait fait chanceler et pâlir ce brave M. Baruque, pendant que M. Cœur lui parlait à l’oreille.
M. Cœur lui avait dit :
– Mon bonhomme, il ne faut pas que la fête dure longtemps aujourd’hui ; nous avons à travailler ce soir.
Et comme M. Baruque objectait les vieux usages, disant qu’on pouvait remettre la besogne au lendemain, M. Cœur avait répondu :
– Demain, il sera trop tard : je ne serai plus avec vous demain.
C’était là une de ces idées que la riche imagination de Rudaupoil n’aurait jamais pu concevoir ; il avait vu passer bien des patrons ; la royauté élective de l’atelier Cœur d’Acier changeait périodiquement de titulaire depuis sa petite jeunesse, sans exercer sa sensibilité d’une façon notable, mais celui-ci ! l’enfant de la maison ! l’obligé et le bienfaiteur ! celui-ci qu’on avait recueilli inconnu et soigné comme un fils, sans jamais lui demander son secret ; celui-ci qu’on aimait et qui régnait d’autant mieux qu’il gouvernait du sein d’un nuage ! celui-ci le fils et le maître !
M. Baruque se faisait mûr, et parmi les pensées reposantes qu’amène l’âge, sa meilleure pensée était la presque certitude de mourir avant M. Cœur.
Il était trop intelligent pour n’avoir pas deviné la distance morale qui séparait le patron de son atelier ; il était trop curieux pour n’avoir pas promené son esprit inquisiteur tout autour du problème offert par la position mystérieuse de M. Cœur, mais quelque chose qui était une tendresse sincère, une sorte d’amoureux respect, avait toujours arrêté ses investigations.
Qu’importait, d’ailleurs, cette distance ? M. Cœur était libre comme l’air. On lui avait érigé, sans qu’il le réclamât, un véritable piédestal. On ne lui demandait rien. Il n’avait, pour rendre tout ce petit peuple heureux, qu’à rester où il était et à vivre.
– Demain, je ne serai plus avec vous.
M. Cœur avait dit cela, et tout ce que disait M. Cœur était parole d’Évangile.
– Alors, balbutia M. Baruque, demain il n’y aura plus d’atelier Cœur d’Acier. Pour un corps faut une âme. On ne se tient pas, chez nous ; sans vous tout irait à la brindesinge. Si vous nous abandonnez comme ça, au lieu de faire la fête et de brûler l’artifice, autant vaut brûler la maison !
– Il faut faire la fête, vieux, repartit Roland, tu ne m’as pas compris. Non seulement je ne vous abandonne pas, mais je vais avoir besoin de vous.
Ici, la figure de Baruque s’éclaira d’une lueur d’espoir, et la foule des caporaux-rapins et gâte-couleurs, que son trouble visible avait jetés dans la consternation, reprit courage.
Gondrequin-Militaire, lui, n’avait rien vu, absorbé qu’il était par la responsabilité oratoire qui pesait sur lui. Il disait entre haut et bas :
– C’est délicat tout de même de rester dans l’attente avec un discours préparé impromptu, qui s’évapore à chaque instant, petit à petit, dans la mémoire !
– J’aurai besoin de toi surtout, ami Baruque, poursuivit Roland. Je vais tout à l’heure te lancer sur une piste. Il y a une grande partie à jouer : n’oublie pas de t’asseoir auprès de moi à table et de ne boire que ce qu’il faut pour te tenir l’œil clair.
Ayant ainsi parlé tout bas, M. Cœur reprit à voix haute :
– Marchez, mes enfants, j’y suis !
M. Baruque descendit les degrés d’un saut. Sa maigre figure rayonnait. Un murmure joyeux courut dans les rangs.
– Allez, Militaire ! Hé houp !
– Allez ! c’est ça, dit amèrement ce dernier. On est conséquemment aux ordres du patron, mais je voudrais bien vous y voir ! J’avait tout ici présent dans ma mémoire, mon commencement, mon milieu et ma fin, roide et bien dessiné, avec les tire-l’œil aux endroits sensibles pour amener les tonnerres d’applaudissements. C’est un grand honneur que de porter la parole à l’époque que le cours des saisons ramène la célébration de la périodicité de la Saint-Nicaise, en faveur de notre atelier qui est toujours bien aise de la souhaiter censément à M. Cœur. Les bouquets en sont l’image ! Si je patauge, l’origine s’en perd dans mon malheur d’avoir été stoppé tout net au moment d’entamer couramment l’improvisation que j’avais brossée…
Il s’arrêta, jetant autour de lui un regard d’angoisse.
Quelques applaudissements charitables se firent entendre.
Militaire, essuyant la sueur abondante de son front, murmura :
– Vous êtes bien gentils de claquer, mais je ne l’ai pas mérité, quoique, si je barbote, l’auteur en est ma destinée. Je l’ai déjà dit : en ces circonstances favorables… en ces occasions solennelles… ce n’est pas ça !… c’était le milieu !… Je donnerais cinq francs pour avoir mon commencement… Attendez !
Il se redressa tout droit et poussa un vigoureux soupir.
– Je l’ai ! s’écria-t-il. J’ai mon commencement ! Fixe !
Et, changeant de ton pour prendre un accent sonore et emphatique, il chanta à pleine voix :
– Honoré patron, bienveillants camarades.
« L’an passé, je débutais en disant : Le temps fuit, car il a des ailes…
À ces mots, une véritable tempête de bravos éclata et M. Cœur lui-même, pris d’un bon rire, battit des mains paternellement.
Gondrequin-Militaire profita de l’orage pour s’essuyer encore le front, et poursuivit, quand l’enthousiasme lui permit de se faire entendre :
– À la bonne heure ! cette fois-ci, ça y est ! Ce qui précède faisait partie intégrante de l’impromptu ; en conséquence, je ne peux pas repousser vos suffrages.
Ça continuait comme ça sur le même ton, un petit peu, après lequel on passait aux circonstances favorables du milieu et au cours des saisons qui ont déjà été mentionnées pour amener la périodicité annuelle. À la suite, toujours dans le milieu, il y avait la gloire de l’atelier et sa prospérité constante, grâce à ce que M. Cœur paye le loyer et pousse à la roue dans la limite de sa générosité, nous n’étant pas des comptables et aimant mieux bambocher que la caisse d’épargne… c’était un tire-l’œil d’occasion, préparé pour l’effet de l’ensemble. Les applaudissements ainsi commandés vinrent à l’ordre.
– C’est bon, continua Militaire. On l’a bien gagné, et après, il y avait des choses insignifiantes, en masse, pour arrondir et arriver tout doucement au tire-l’œil de la fin : le bouquet. Silence dans les rangs ! Je me souviens du textuel. Ça se terminait donc comme l’an dernier : « M. Cœur est le cœur des Cœurs d’Acier, ah, mais ! qu’est-ce qu’est l’atout ? du cœur ! Il possède les nôtres ! De fil en aiguille, on n’a pas l’habitude d’oublier l’estomac dans un repas de corps servi de chez Flicoteaux, qui nous attend. Allons-y, puisque l’heure est favorable de choquer les verres en l’honneur de la fidélité. Vive le patron et la salade !
– Et vive M. Gondrequin-Militaire ! hurla Cascadin au milieu du joyeux tumulte qui suivit cette péroraison. Il a remporté le grand prix d’honneur du discours français, comme l’an dernier. À la soupe !
Une seconde boîte éclata. En même temps, l’orchestre de la famille Vacherie, composé de deux clarinettes, d’un cornet à pistons, d’un trombone, de deux grosses caisses et de quatre tambours, attaqua un morceau tendre et doux, analogue à la circonstance. Aux sons de cette musique nationale, le roi, ses ministres et le peuple se dirigèrent processionnellement vers l’atelier, décoré à la hâte, mais avec un goût exquis, à l’aide de toutes les loques qui étaient le mobilier industriel de l’association. Par une innovation heureuse, M. Baruque avait attaché un petit lampion sous chaque cadavre de rat formant l’illustre guirlande ; cela faisait un joli effet, non sans produire d’assez fortes odeurs.
Dans l’atelier, une table immense manquant de nappes et de niveau, mais couverte d’abondantes ratatouilles, attendait les convives. Il y avait des dames.
Nous regrettons de ne pas donner ici une pleine description de ce festin, remarquable par la simplicité des mets et l’appétit unanime des convives. Sauf quelques légers désagréments occasionnés par les dames, tout se passa dans l’ordre le plus parfait. L’orchestre Vacherie fut prié de se taire et des voix autorisées racontèrent à la ronde les traits les plus saillants de la vie des hommes illustres. Ces héros, inconnus à Plutarque, se nommaient, chacun l’a deviné, Muchamiel, Tamerlan, Quatrezieux, etc. Quelques anecdotes de fantaisie exhumaient des personnalités moins célèbres. Ainsi furent mis sur le tapis : Mouffetard, premier tire-l’œil sous le règne de M. Potence ; Chalumeau, toujours vêtu de chefs-d’œuvre parce qu’il rachetait les vieilles enseignes pour s’en faire des redingotes, et Pompier, le dévorant, chassé de l’atelier pour avoir fait cuire le mouton à six pattes.
Comme excuse Pompier alléguait pourtant qu’il n’avait mangé ni la cinquième, ni la sixième qui étaient de bois.
Ainsi mêlant le plaisant au sévère les associations trouvent au sein de leur propre histoire le drame, la comédie, l’épopée parfois, toujours l’intérêt puissant qui, grandi à la taille d’un empire, devient le sentiment national. Bien des gens confondent ce levier avec l’égoïsme, moi, un dîner de barbistes[5] m’émeut jusqu’aux larmes. Il est bien doux surtout d’assister aux discours de la fin.
Au milieu de ces vieux enfants, incapables de se gouverner eux-mêmes et dont il avait été longtemps le salut, notre Roland ne jouait pas un rôle aussi ridicule que le pourraient penser quelques esprits dédaigneux. Entre lui et ses pauvres vassaux la ligne de démarcation était parfaitement tranchée, sans qu’il y eût de sa part aucune ombre de fierté. Il les aimait, ils l’adoraient, mais la nature avait mis entre eux une distance que nul ne songeait à franchir, excepté lui, Roland, qui était bon prince.
Ceci est excellent de rois à sujets, et rare.
D’ordinaire, Roland apportait parmi son petit peuple une gaieté communicative et franche. Il n’était jamais le dernier à rire d’une bonne charge, et Cascadin osait tout devant lui. Ce jour-là, au milieu de la joie générale, il garda une figure sereine, mais un peu rêveuse. Plus d’un observateur pensa et dit, entre le potage et le dessert : « M. Cœur est amoureux. »
Quand on servit le gâteau monumental, portant, écrits en lettres candies sur la croûte dorée, ces mots sacramentels : « l’atelier Cœur d’Acier à son maître », M. Cœur se leva et parla comme d’habitude brièvement et joyeusement, mais je ne sais pourquoi l’impression produite par ses paroles tourna en mélancolie.
On avait vu Rudaupoil essuyer furtivement une larme. Militaire pleurait abondamment ; il est vrai qu’il avait le vin humide tous les ans.
M. Baruque, au contraire, buvait roide et sec. Il devenait coupant à la troisième bouteille. Une larme à cette dure paupière était, pour employer le langage de MM. les artistes en foire un « phénomène ». Cascadin, en le voyant pleurer, dit : « Il va mourir ! »
Malgré les recommandations du patron, M. Baruque avait noyé son chagrin à grands verres. Sa figure tannée avait pris des tons rouges et son petit œil luisait sous ses gros sourcils.
Quand on se leva de table, il dit tout bas à Militaire :
– L’animal est bien bâti et son Échalot le défendra peut-être. Prêtez-moi un coup de main, l’ancien, nous le ramènerons chacun par une oreille.
Militaire resta la bouche ouverte à le regarder. Tout ceci était de l’hébreu pour lui.
– On sait ce qu’on sait, reprit M. Baruque. Ça n’est pas inutile d’avoir des yeux derrière le dos et de sortir ses oreilles de sa poche en temps et lieu. Motus, et prenez votre vareuse, si vous avez du cœur. C’est pour le patron.
– Pour le patron ! s’écria Gondrequin. Faut-il traverser les feux de l’enfer ? Un mot d’explication, Rudaupoil, au nom de l’amitié !
– Ça se dira en route, répliqua M. Baruque. C’est un sauvage. Faut l’avoir mort ou vif. En avant.
Ils s’esquivèrent et sortirent par la porte qui donnait en face de la maison du bon Jaffret. Leur absence ne fut point remarquée au milieu de l’allégresse générale qui devenait de plus en plus bruyante. Cascadin, grand artificier, mettait le feu aux soleils, aux tourniquets, aux fusées qui brûlaient tant bien que mal sous les fenêtres de l’atelier, et un chœur formidable saluait chaque étincelle.
Après le feu d’artifice, ce fut le bal. L’orchestre Vacherie, abondamment abreuvé, fit tout à coup entendre un infernal tapage, et des danses sans nom soulevèrent en nuages épais la poussière du hangar.
Roland était rentré dans son pavillon, où il faisait tout uniment ses malles. On sonna à la porte de la rue des Mathurins-Saint-Jacques. Roland ordonna d’ouvrir. L’instant d’après, M. Baruque et Militaire étaient introduits, tenant, selon le programme exact posé par Rudaupoil, un pauvre diable par les oreilles.
Ils étaient fort échauffés tous deux, et serraient plus fort qu’il ne fallait, car le pauvre diable se débattait en gémissant.
– Voilà l’animal, dit M. Baruque, tout vivant !
– Et ça n’a pas été sans peine ! ajouta Gondrequin. Il tape dur ! Aussitôt qu’ils eurent lâché prise, sur l’ordre de Roland, Similor, car c’était lui, sans son chapeau gris, sans sa jaquette jaune, bondit sur ses pieds, prit du champ et frotta ses deux mains contre la poussière du sol avant de tomber en garde, selon les principes les plus purs de la boxe française.
En face de lui, comme si chacun de ses mouvements eût été répercuté par un miroir, un autre personnage, qui venait de passer le seuil sans bruit, frottait aussi ses mains dans la poudre et se préparait silencieusement au combat. Seulement, sur le dos de ce dernier, un appendice se montrait en saillie, et quand l’homme se releva pour retrousser ses manches, l’appendice se mit à crier haut et fort.
L’homme dit avec douceur :
– Tu as raison, Saladin, les enfants n’en ont pas, vu leur âge. Je vais te coller contre le mur.
Ce qu’il fit, en y mettant les précautions de la mère la plus tendre. Après quoi, il ajouta en s’adressant à Roland :
– Voyez-vous, Monsieur Cœur, il est sevré d’aujourd’hui et ça l’agite un petit peu. Maintenant, tu peux y aller, Amédée, je suis prêt à défendre l’amitié contre n’importe quoi, quand ce serait des gendarmes !
Mais Similor avait remis ses mains dans ses poches sur un simple mot de Roland qui avait dit :
– Vous serez payé, mon camarade.
– Mes braves amis, reprit le jeune peintre en s’adressant à M. Baruque et à Militaire, vous avez outrepassé mes intentions de beaucoup. …
– Quand on veut avoir ces bêtes-là, Monsieur Cœur, interrompit Rudaupoil, il faut les prendre par la peau comme des chiens.
– Viens vitrier de gâcheur, s’écria Similor, qui savait prendre, quand il le fallait, des poses de gentilhomme, au jour que vous voudrez et à n’importe quel outil que vous choisirez, depuis le chausson, qu’est dans la nature, jusqu’au sabre de cavalerie, dont j’ai tous les brevets, ainsi que de la canne et de la danse des salons, je vous ferais votre affaire. Mais du moment que M. Cœur y met de la politesse et une rétribution, ça change tout… et si on veut que j’envoie celui-là voir ailleurs si j’y suis, je ne m’y oppose pas !
Échalot courba la tête devant ce comble de l’ingratitude.
– Toujours le même, Amédée ! murmura-t-il. Pour son dévouement, on n’a que de mauvaises raisons avec toi !
– Celui-là peut-il nous servir pour ce que vous savez ? demanda Roland à M. Baruque.
– Non, répondit Rudaupoil, il est honnête et imbécile. Échalot avait tout supporté, mais ceci passait les bornes.
– Honnête vous-même, dites donc ! répliqua-t-il avec indignation. Qu’on a eu, sans me flatter, une carrière un peu plus agitée que la vôtre et tenu une agence qu’était rivale de M. Lecoq… ça vous fait éternuer, ce nom-là ? Dieu vous bénisse ! Savez-vous s’il fera jour demain ? à midi ou à minuit ? En mangez-vous seulement ? Vous me faites de la peine, ancien croûton de purée !
Il se dirigea d’un air fier vers le coin où il avait déposé l’enfant, et le prit dans ses bras avec le vrai mouvement des nourrices émérites.
– Viens, Saladin, mon canard, poursuivit-il, l’ambition et l’orgueil a dévoré le cœur de l’auteur de tes jours. À revoir la société. Amédée, il est sevré d’aujourd’hui, tout frais, veux-tu le presser sur ton sein en passant ?
– À la niche ! ordonna Similor durement.
Échalot, révolté, étendit son bras vers lui pour le maudire, mais les grands écrivains l’ont dit : « De tous les sentiments qui honorent l’espèce humaine, le plus admirable est l’amitié. » La main d’Échalot retomba ; il lança l’enfant sur son dos et sortit en disant tout bas :
– C’est les passions ! Le fond n’en est pas mauvais. Viens, Saladin, nous allons attendre dans la rue. Il est ton père par suite des lois de la nature !
– Comme quoi, s’écria Similor en haussant les épaules, nous en voilà débarrassés ! Les vieux domestiques, ça se croit tout permis, et je le traite avec douceur, parce qu’il a été fidèle à ma famille. Mais, pour mes histoires particulières et mes plaisirs dans la société parisienne, il me gêne et me fait honte.
Un geste de Roland l’interrompit tout court. Il mit la main au toupet et se redressa, disant :
– Présent à l’ordre ! Je vas vous dévoiler tout ce qu’on voudra. C’est au choix, ayant fait partie du conseil supérieur de la chose avec le colonel, M. Lecoq, le comte Corona et autres, sans jamais manquer à la délicatesse. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
M. Baruque échangea quelques mots avec le patron, qui fit un signe d’assentiment.
– Monsieur Similor, dit Baruque, M. Gondrequin et moi nous avions bien dîné, et nous étions gais tout à l’heure, quand on a tutoyé vos oreilles.
Similor répliqua noblement :
– Ça arrive, Monsieur Baruque. J’accepte vos excuses et celles de M. Militaire, comme il convient entre gens d’honneur.
– Vous cherchez à faire des recrues dans notre atelier, Monsieur Similor, reprit Rudaupoil. Je vous ai entendu causer avec les modèles.
– Fine oreille, va ! s’écria le séducteur de Mlle Vacherie. Il a surpris mes bagatelles au vis-à-vis d’une jeune artiste ! Je ne m’en cache pas : J’aime les femmes, le jeu, le vin, toutes les fleurs de l’existence printanière…
– Alors, l’interrompit Baruque, la mécanique va toujours ?
– Fera-t-il jour demain ? Sans doute ! c’est immortel dans Paris, comme la colonne !
– Et on travaille ?
– Pas beaucoup, rapport à l’aventure de M. Lecoq, qu’a mis un froid, et que le comte Corona est en fuite. On se borne à mitonner des affaires d’industrie et de succession.
– Comme l’affaire de Clare ? dit Roland.
– Connais pas, repartit franchement Similor.
Roland ferma la bouche à M. Baruque qui allait parler.
– J’entends l’affaire du notaire de la rue Cassette, dit-il.
– Ah ! c’est différent ! s’écria Similor, les papiers du n° 3 ! J’en étais ! vous savez que ça m’est égal, quand même vous seriez de la police, Monsieur Cœur, et ces Messieurs. J’ai à nourrir Échalot, mon domestique, que jamais je ne l’abandonnerai, malgré ses familiarités, et Saladin, mon fils unique, dû à une dame du grand monde. Faut travailler ; il n’y a pas de sot métier ; l’espion n’est qu’un vain mot au dix-neuvième siècle, avec les progrès de l’éducation sociale. Pour de l’or, dans ma situation, je consens à trahir tous mes serments les plus sacrés, sans répugnance.
Gondrequin-Militaire, qui était un esprit chevaleresque, fit un pas en arrière, mais M. Baruque sourit. C’était un amateur.
– Savez-vous où sont les papiers soustraits chez le notaire ? demanda M. Cœur.
– On s’en doute, patron, répondit finement Similor.
– Connaissez-vous les noms des gens qui ont mené l’affaire, rue Cassette ?
– M. Cocotte et M. Piquepuce. Deux bons !
– Pas d’autres ?
Similor baissa la voix et marcha un pas de théâtre.
– Parlons la bouche ouverte, patron, dit-il. Est-ce les Habits Noirs que vous voulez connaître en grand, ainsi que leurs sombres mystères ?
M. Baruque était aux anges. Gondrequin ouvrait des yeux énormes.
– Oui, répliqua Roland, ce sont les Habits Noirs.
– Il y a le docteur Samuel, Louis XVII, l’abbé, le comte Corona ; qui sont des anciens, du temps du colonel… les nouveaux…
« Que je vous dise une chose, s’interrompit-il, vous n’en trouveriez pas deux dans Paris pour vous dévoiler des rébus du Charivari comme ça ! j’ai demeuré dans la propre maison de M. Lecoq et de Trois-Pattes ; j’ai fait la poule à l’estaminet de L’Épi-Scié…
– Les nouveaux ! répéta Roland impatient.
– Trois-Pattes a disparu, répliqua Similor, et le marchand d’habits aussi, M. Bruneau. Les nouveaux sont M. Jaffret et M. Comayrol, tous deux anciens clercs de l’étude rue Cassette, et vous sentez qu’ils en savaient les détours de ce sérail pour cause d’y avoir été nourris à la brochette.
– C’est tout ? demanda le jeune peintre dont les sourcils se fronçaient sous le poids de son travail mental.
– Non, patron, il y a encore le comte du Bréhut qu’ils appellent la brute…
Roland tressaillit.
– Ça vous étonne ! reprit Similor enchanté ; moi, j’étais là-dedans parce que c’est plein de personnes comme il faut. Il y a encore l’ancienne Marguerite de Bourgogne, femme du précédent, une vraie comtesse, oui ! qui était la bonne amie de Toulonnais-l’Amitié. Le gouvernement et les particuliers peuvent bien me payer : je suis un puits pour les renseignements… et une fois qu’on m’a dit : motus ! si l’intérêt y est, discret comme la tombe !
Roland pensait :
« Le comte aussi ! Et Marguerite… la comtesse ! Le tuteur et la tutrice de la princesse d’Eppstein ! »
La porte qui communiquait à sa chambre à coucher s’ouvrit :
– Une lettre pour Monsieur, dit Jean le domestique.
Roland prit le pli et l’ouvrit : sa main trembla pendant qu’il lisait la lettre ainsi conçue :
« M. le comte et Madame la comtesse Joulou du Bréhut de Clare prient Monsieur Cœur de leur faire l’honneur d’assister au bal qui sera donné le mardi 3 janvier prochain, à l’hôtel de Clare.
« Le travestissement est de rigueur. »
Au bas, il y avait une signature Marguerite, tracée à la main et un paraphe délicat dont la vue amena de la sueur aux tempes de Roland.
Maître Léon de Malevoy, le notaire noble, directeur et confesseur de tout le faubourg Saint-Germain, était assis devant son large bureau d’ébène, dans une chambre vaste et haute d’étage qui avait dû être le salon d’un ancien hôtel. L’aspect de la chambre était austère, l’aspect de l’homme n’égayait pas la chambre.
Sur le bureau, une lettre ouverte était posée en vedette devant une énorme quantité de papiers.
La lettre, satinée et glacée, disait :
« Monsieur le comte et Madame la comtesse Joulou du Bréhut de Clare prient Monsieur et Mademoiselle de Malevoy de leur faire l’honneur d’assister au bal qui sera donné le mardi, 3 janvier, à l’hôtel de Clare.
« Le travestissement est de rigueur. »
Au-dessous de cette dernière ligne il y avait une signature à la main : Marguerite, accompagnée d’un gentil paraphe…
C’était une froide après-dînée de décembre, le lendemain du jour que nous avons passé presque tout entier aux environs de la Sorbonne, dans l’atelier Cœur d’Acier. Une seule lampe éclairait le cabinet sombre, deux tisons éloignés l’un de l’autre et recouverts d’une cendre blanche, laissaient mourir le feu dans l’âtre. Au-dehors, les derniers rayons du crépuscule montraient les grands arbres du jardin poudrés de neige et lentement balancés par le vent.
Nous le vîmes jadis, Léon Malevoy, dans cette même maison de la rue Cassette, qui était alors l’étude Deban, nous le vîmes par une nuit de carnaval, beau, jeune, hardi, joyeux et fou, avec un madras de femme sur le pied de son lit, demandant : « Quelle heure est-il ? » comme tous ces autres fous qui allaient devenir criminels. Vous souvenez-vous ? Son front fier ne ressemblait point aux autres fronts de cette bohème de la basoche, il pouvait avoir le diable au corps, mais la franchise et l’honneur étaient dans ses yeux ; il se montrait prompt à parler d’épées, mais sans rancune ni fiel, et cette crânerie d’enfant allait bien à son costume de Buridan, si lestement porté.
Maintenant que nous le retrouvons après ces dix ans écoulés, il était beau encore ; peut-être encore était-il fier et hardi. Certainement, il n’était plus joyeux.
Son regard couvrait la lettre d’invitation avec une fixité morne. Il pensait profondément et laborieusement. L’ambition creuse ces rides précoces, le chagrin aussi. Léon Malevoy avait désiré beaucoup, sans doute, et beaucoup souffert. Il appuyait sa main pâle sur son front, blanc comme un ivoire, et couronné de cheveux déjà plus rares. Sa bouche avait un sourire amer et triste.
Êtes-vous de ceux qui croient encore aux physionomies professionnelles ? Chez nous, en France, plus que partout ailleurs la physionomie des états est morte. J’ai habité une maison du Marais où le concierge prenait le titre de « conservateur ». Il allait au cercle. Au cercle, on l’appelait major. Sans exagérer, il avait l’air pour le moins, d’un ancien écuyer du Cirque Olympique. Je dis ancien, les nouveaux n’ont plus d’air.
Les notaires ont résisté longtemps, plus longtemps que les avocats, plus longtemps que les avoués ; ils n’ont cédé qu’à la terreur d’être pris pour des greffiers. Je connais un homme superbe et pareil à un dieu de la fable ; sa prestance étonne les populations ; sa chevelure éclate comme la neige : vous diriez au bas mot un druide en habit noir. C’est un notaire. Je connais un homme plus dur que le fer, aiguisé, affilé, capable d’user la pierre du rémouleur, vivant scalpel qui saigne, ampute et taille dans l’intérêt des familles avec tout le sang-froid de Dupuytren ou de Jobert. Ce couteau est également un notaire. Je connais un troisième notaire doux, onctueux et même gluant qui a le parfum d’un sac de bonbons endommagé par l’humidité ; un quatrième notaire, naïf et bon jusqu’à croire à son « collègue » ; un cinquième, au contraire, sceptique, ravagé, veuf de ses illusions, un libre penseur du notariat, doutant de sa cravate et blasphémant la déesse Authenticité. Cela fait cinq bourgeois qui pourraient être aussi bien majors comme mon conservateur de concierge.
Maître Léon Malevoy, sixième notaire, était, de la tête aux pieds, un gentilhomme.
Tout auprès de la lettre d’invitation, qui venait d’être décachetée, un portefeuille de larges dimensions, fermé à clef, reposait sur la table, en avant des autres papiers. Maître Malevoy prit ce portefeuille et l’ouvrit à l’aide d’une petite clef qui pendait à la chaîne de sa montre. Sa main lente et en quelque sorte découragée étala devant lui, sur le bureau, un assez grand nombre de pièces que le portefeuille contenait.
Ces pièces se ressemblaient entre elles. Il y avait une demi-douzaine de petits dossiers, dont les chemises étaient faites de simple papier à lettre. Chaque dossier portait un nom avec un numéro ; ils étaient rangés dans l’ordre suivant :
N° 1, M. le duc de Clare (mort).
N°2, la mère Françoise d’Assise (morte).
N° 3, Mme Marcelin, rentière, 10, rue Sainte-Marguerite (déménagée).
N° 4, le docteur Abel Lenoir. – Le docteur Samuel.
N° 5, Mme Davot, la supérieure et les dames de Bon-Secours.
N° 6, Divers – maître Deban – la concierge du n° 10 – Lancelot, aubergiste – Tourot, chiffonnier – Letanneur, etc.
Maître Léon Malevoy resta longtemps immobile, les yeux fixés sur cette série de numéros et de noms. Son regard exprimait une douloureuse lassitude. Il ne souleva aucune des enveloppes.
– J’ai cherché, murmura-t-il enfin ; je sais tout ce qui se peut apprendre par le témoignage des vivants et des morts. J’ai combattu, j’ai prêté mon crédit, mon temps, mon argent, à cet homme énergique qui ne m’avait pas dit son secret : Lecoq est tombé foudroyé. L’association des Habits Noirs a disparu comme par enchantement et sans laisser de trace. Cela est ainsi, ou, du moins, cela semble être ainsi. Lecoq était la tête, le maître, le père ! Lecoq est mort. Ses ténébreux soldats sont rentrés sous terre !
« Et pourtant, s’interrompit-il en posant sa main étendue sur la lettre d’invitation, le coup est parti de là, je le sens, je le sais, j’en suis sûr !
Sa tête désespérée s’inclina jusque sur sa poitrine, et d’un geste machinal il toucha le bouton d’un tiroir qui était à sa gauche, sous la table de son bureau. Le tiroir s’ouvrit à demi. Il le referma brusquement parce qu’on frappait avec discrétion à la porte de son cabinet.
– Entrez ! fit le jeune notaire.
Urbain-Auguste Letanneur, maître clerc de l’étude Malevoy, ancien journaliste non entièrement converti, avait peu changé, depuis le soir où nous le vîmes, au cabaret de la Tour de Nesle, chez ce Lancelot, dont le nom était écrit, là, sur l’enveloppe du dossier n° 6. C’était encore un jeune homme, et sous la maturité qui venait à ce front rieur, quelques restes d’amour pour la bamboche perçaient. Il n’eût pas fallu plus d’un regard pour comprendre que ce cerveau, un peu téméraire, mais droit et nettement intelligent, n’avait rien de commun avec la forte tête du roi Comayrol, ni surtout avec la boîte à mielleuses coquineries qui surmontait le long cou du bon Jaffret.
Letanneur regardait franc, quoiqu’il y eût parfois sur son visage un voile d’inquiétude et de regret. C’était un travailleur qui n’avait pas cessé d’aimer le plaisir. Il avait changé sa vie le jour où Léon Malevoy, entrant en maître dans l’étude, avait dit à ses anciens camarades :
– Messieurs, je vous donne deux mois d’appointements et la clef des champs.
Il avait changé de vie, parce que Malevoy, le gardant à part, avait ajouté :
– Toi, tu es un brave garçon. Reste, mais sois sage ! Letanneur, principal employé de l’étude depuis plusieurs années, avait voué à Léon un dévouement sincère ; néanmoins, on ne pouvait pas dire qu’ils fussent amis dans toute la force du mot. Léon avait des secrets pour son maître clerc, et Letanneur ne s’était jamais déterminé à une confession générale.
L’idée d’être un dénonciateur lui fermait la bouche depuis dix ans. Ceci n’étonnera personne parmi ceux qui connaissent le point d’honneur parisien.
Letanneur était un vieux gamin de Paris.
– Patron, dit-il en entrant, les clercs sont partis. Avez-vous quelque chose à me commander avant la fermeture de l’étude ?
– J’ai quelque chose à te demander, répliqua maître Malevoy. Avance.
Letanneur fit quelques pas dans l’intérieur du cabinet. Léon reprit :
– Reconnaîtrais-tu bien ce garçon avec qui je devais me battre, le matin du mercredi des Cendres, en l’année 1832 ?
– Il est mort, prononça tout bas Letanneur, qui devint très pâle.
– Le reconnaîtrais-tu, s’il vivait ?
– Je ne l’ai vu qu’un instant, répondit le maître clerc, quand il était couché sous le réverbère. Mais ceux qu’on voit ainsi restent dans la mémoire. Oui, je crois bien que je le reconnaîtrais.
Léon resta un instant pensif, puis il dit :
– C’est bien !
Et il fit un geste qui donnait congé à son maître clerc. Celui-ci ne bougea pas. Léon ajouta :
– Cela suffit. Tu peux t’en aller.
– L’homme de la comtesse est venu, dit Letanneur en baissant la voix comme malgré lui : le vicomte Annibal Gioja.
Léon resta silencieux, mais ses sourcils se froncèrent. La maître clerc continua :
– Mme la comtesse est une dangereuse ennemie.
– C’est bien, prononça pour la seconde fois Léon.
– Il y a aussi les deux clercs nouveaux, continua Letanneur, et le nouveau domestique…
Maître Malevoy rougit.
– As-tu à t’en plaindre ? fit-il.
– Les deux clercs ne veulent pas travailler, et le domestique ne veut pas servir. Ils disent qu’ils n’ont pas d’ordre à recevoir de moi.
Pour la troisième fois, Léon répéta, mais d’une voix sourde et profondément altérée :
– C’est bien !
– Patron, reprit le maître clerc, qui hésitait grandement, je me trouve connaître un fait que vous ignorez peut-être. Dès le temps de maître Deban, il y avait des personnes intéressées à posséder certaines pièces, faisant partie du dossier de la famille de Clare…
– Les papiers de la famille de Clare sont intacts, l’interrompit sèchement maître Malevoy.
– Tant mieux, patron, car demain, à onze heures du matin, communication vous en sera demandée.
Léon le regarda en face. Letanneur poursuivit d’une voix émue :
– Monsieur de Malevoy, vous venez de me rappeler une époque où vous aviez quelque amitié pour moi, puisque vous me choisissiez pour votre témoin dans un duel…
– Après ? fit le jeune notaire avec impatience.
– Écoutez, Léon… commença le maître clerc. Il se reprit pour dire :
– Écoutez, Monsieur de Malevoy ! Il est impossible que vous n’ayez pas besoin d’aide à l’heure où nous sommes !
Léon se redressa et garda le silence.
– Monsieur de Malevoy, continua Letanneur d’un ton presque suppliant, vous avez été bon pour moi. Vous n’ignoriez pas mes liaisons avec ceux que vous avez chassés et vous m’avez gardé chez vous. J’étais un homme entraîné, je n’étais pas un homme perdu : vous comprîtes cela, vous qui aviez si peu d’âge… et, depuis ce temps-là, je suis à vous corps et âme, Monsieur de Malevoy !
– Je n’ai pas eu lieu de regretter ce que j’ai fait, répliqua le jeune notaire qui détourna les yeux.
– On penserait que vous n’en êtes pas bien sûr, dit Letanneur avec amertume. Vous n’avez pas confiance en moi.
Il fit un pas vers Léon et ajouta :
– Je vous ai servi fidèlement, je le jure ! Il n’y avait point de mérite à cela… Mais il y avait du danger.
L’œil perçant de Malevoy se releva sur lui.
– Si vous eussiez eu confiance, poursuivit le maître clerc, si vous m’aviez interrogé avec de bonnes paroles, je vous aurais avoué depuis bien longtemps ce qui fait ma peine. Il y a dans ma vie six semaines, deux mois peut-être, que je voudrais retrancher au prix de tout mon sang…
Léon lui tendit la main en souriant avec fatigue.
– Tu as été sollicité, dit-il, menacé peut-être, depuis lors…
– Obsédé, attaqué, blessé deux fois ! murmura Letanneur.
– Ah !… fit le jeune notaire.
Le mot qu’il allait prononcer s’arrêta sur ses lèvres.
– Tu n’as pas porté plainte en justice, dit-il, donc quelque chose t’arrête et tu ne peux rien.
– Pour moi, c’est vrai, prononça tout bas Letanneur, mais pour vous…
Léon retira sa main.
– Tu aimes ma sœur, murmura-t-il, tu es un fou !
Comme le rouge montait aux joues de Letanneur, Léon acheva d’un ton doux et affectueux :
– Tu n’es pas seul à souffrir. Tout ce que tu pourrais me dire, je le sais. Laisse-moi, et ne me garde pas rancune.
Le maître clerc se retira sans ajouter une parole. Malevoy mit sa tête entre ses deux mains, dès que la porte se fut refermée.
– Oui, pensa-t-il tout haut après un long silence, je sais tout, ou, du moins, je crois tout savoir, et cela ne me sert à rien ! Et il ne me servirait à rien d’en savoir davantage ! L’heure vient. Je la sens approcher. Ces gens resserrent le cercle autour de moi, le cercle sans issue. Il ne me convient pas de fuir : je n’ai pas d’armes pour combattre…
– Pas d’armes ! répéta-t-il avec une étrange expression d’égarement dans les yeux.
Sa main toucha de nouveau et comme malgré lui le bouton du tiroir qui s’ouvrait sous la tablette de son bureau.
Sa main disparut dans le tiroir et ressortit, tenant une riche paire de pistolets de poche, en ivoire, incrusté d’émail.
– Cela ne vaut rien pour combattre, murmura-t-il en découvrant les capsules toutes neuves qui brillaient à la cheminée des pistolets, mais cela délivre.
Son œil fixe s’ouvrit tout rond, comme font, dit-on, les yeux de ceux que le vertige penche et attire au-dessus du vide.
Il tressaillit violemment et se recula. C’était le vide, en effet, qu’il voyait au-dessous de lui. Une contraction pénible agita les muscles de sa face tandis qu’il murmurait encore, répondant aux lugubres tentations de sa pensée :
– Non ! oh ! non ! Rose resterait seule !
Un baiser effleura son front et une douce voix dit à son oreille :
– Merci, mon frère.
Il se retourna sans étonnement. Sur son visage bouleversé, le sourire luttait contre l’angoisse.
Rose de Malevoy était derrière lui, souriant aussi avec une tristesse profonde.
– Nous sommes donc bien malheureux ! prononça-t-elle lentement en lui prenant les deux mains.
Son œil doux et vaillant dont la prunelle, d’un bleu obscur, semblait noire sous l’ombre de ses longs cils, était fixé sur les yeux de son frère. Dans les demi-ténèbres qui emplissaient cette vaste pièce, sa taille gracieuse, mais trop frêle, grandissait, amincie. Il y avait en elle quelque chose de ces visions qui passent, aux heures extrêmes où là destinée étend sa main pour secourir ou pour frapper.
Léon l’attira contre lui, et les deux bras de la jeune fille se nouèrent autour de son cou.
– Tu viens de l’hôtel de Clare, dit-il.
Rose avait son manteau de velours et ses fourrures.
– J’ai promis que nous irions, fit-elle au lieu de répondre et en pointant du doigt la lettre d’invitation qui restait ouverte sur la table.
Léon baissa la tête et murmura :
– Pour quoi faire ?
Elle dépouilla son manteau d’un mouvement facile et charmant ; elle ôta son chapeau, elle releva d’un tour de main sa coiffure affaissée. Léon la regardait attendri. Elle s’assit sur ses genoux comme un enfant.
– C’est aujourd’hui la fin de mes dix-neuf ans, dit-elle. Pourquoi n’as-tu pas laissé parler M. Letanneur ?
– Tu étais là ? interrogea Léon. Tu écoutais ?
– J’arrivais comme tu disais : « Vous aimez ma sœur. » Es-tu bien sûr qu’il m’aime ?
Léon jouait avec ses noirs cheveux qui se déroulaient en boucles splendides.
– Madame Letanneur ! poursuivit-elle. Madame Urbain-Auguste Letanneur !
Malgré lui, Léon sourit.
– Moi, dit-elle, je ne ris pas. J’ai bien vieilli depuis hier. J’ai songé au couvent, comme tu as pensé à tes pistolets, mon frère. Le couvent sans vocation est aussi un suicide. Et puis tu resterais seul !
– En effet, pensa tout haut Léon. Depuis hier, petite sœur, te voilà bien changée !
Elle le regarda d’un œil sérieux.
– J’ai été bien longtemps une enfant, reprit-elle. Je faisais un beau rêve, peut-être. J’ai refusé la main d’un homme dont la recherche me rendait fière : un grand esprit et un grand cœur.
– Le docteur Abel Lenoir… murmura Léon.
– Oui, prononça lentement la jeune fille, et cela m’étonne d’avoir osé dire non au docteur Abel Lenoir. Nous ne devons repousser personne.
Elle leva la main de son frère jusqu’à ses lèvres, et, quoiqu’il fit résistance, elle y mit un baiser en disant :
– Je suis une femme maintenant. Tout ce que j’ai acquis, je te le dois. Tu me demandais pourquoi nous irions à l’hôtel de Clare, au bal, quand nos deux cœurs sont en deuil. Je te répondrai tout à l’heure. Auparavant il faut que je sache…
– Il faut ! répéta Léon un peu scandalisé. Cela veut dire : je veux !
– Cela veut dire : je veux, répéta la jeune fille à son tour. Je veux savoir !
Et, pendant que leurs regards se croisaient, elle ajouta :
– Tu as dit à Letanneur : « Je sais tout. » J’ai besoin de savoir tout ce que tu sais. Il y a là-dedans une femme ; les hommes ne peuvent pas combattre les femmes.
– Je ne songe plus à combattre, murmura le jeune notaire.
– C’est pour cela que me voici, prononça Rose d’une voix sourde et si résolue que Léon eut un mouvement au cœur. Je combattrai à ta place, mon frère.
– Pauvre sœur, dit-il, Dieu m’avait donné du courage. Si je suis désespéré c’est que tout est perdu.
Mlle de Malevoy fixa sur lui ses grands yeux qui brillaient d’un calme étrange.
– Tu n’es pas coupable, fit-elle, j’en jurerais sur mon salut !
– Demain, répliqua Léon, je passerai pour coupable.
– Demain est loin… si les titres étaient recouvrés cette nuit ?
– Les titres, répéta Léon stupéfait. Qui donc t’a dit ?…
– Je ne suis pas superstitieuse, fit Rose au lieu de répondre, mais certains souvenirs d’autrefois restent en moi comme des croyances vagues. J’ai été élevée dans le Morvan où les fantômes vont sur la lande, autour de l’eau qui dort. Nourrice-Nonor, ma pauvre vieille mère de lait, les avait vus bien souvent le long des grandes friches qui descendent des derniers sommets de la Côte-d’Or vers le cours sombre de l’Arroux. Elle disait toujours : « Il y a des lieux qui sont fées. » Et elle contait l’histoire de la Croix-Malou, derrière laquelle chacun trouve son bonheur ou son malheur. Il est pour moi, à Paris, un lieu qui est fée, car, deux fois, j’y ai trouvé mon destin.
Elle s’arrêta. Léon ne l’interrogea point.
– Aujourd’hui, reprit-elle lentement, je suis retournée au cimetière du Montparnasse.
– Toute seule ?
– Toute seule.
– Il était là ?
– Oui… assis, non plus auprès de la pauvre tombe, mais dans l’enceinte qui entoure la grande sépulture des Clare. Il aime la princesse Nita d’Eppstein.
– Qui est donc cet homme ? s’écria Léon brusquement. Tu ne me l’as jamais dit !
Un éclair renaissait dans ses yeux éteints. Rose l’embrassa.
– C’est cela, fit-elle. Éveille-toi, mon frère, fût-ce pour haïr !
– Qui est cet homme ? répéta Malevoy. Moi aussi, je veux savoir !
Mlle de Malevoy ne répondit pas.
– Mon frère, dit-elle après un silence, de ce ton rassis et résolu qui inspirait à Léon tout ensemble de la crainte et un confus espoir, tu sais ce que j’ai besoin d’apprendre, et je connais ce que tu ignores peut-être. Tu as prononcé le mot : depuis hier je suis bien changée. On peut vieillir de dix ans en un seul jour. Ne me traite plus comme une enfant pour qui l’on pense et pour qui l’on agit. Je pense par moi-même ; par moi-même, je veux agir. Je n’aimerai qu’une fois, et qui donc lui donnera une tendresse pareille à la mienne ? J’ai le droit de combattre. Si je remporte la victoire, je gagnerais peut-être ton bonheur avec le mien – et le sien, car ma vie entière sera consacrée à le faire heureux.
– Mon bonheur ! à moi ! murmura Léon qui secoua la tête tristement.
Rose se leva et prit un siège à côté de lui, disant :
– Jusqu’à ce que tu m’aies expliqué clairement et complètement le cas où tu te trouves, nos paroles se croiseront sans se répondre. Après toi je parlerai. Maintenant, je t’écoute.
Le regard du jeune homme se porta avec une lassitude effrayée sur les papiers qui étaient devant lui.
– Ce sera long, fit-il en se parlant à lui-même. La jeune fille répliqua froidement :
– La nuit entière est à nous.
Léon rapprocha de lui le dossier qui portait pour suscription : « n° 2, la mère Françoise d’Assise (morte) », l’ouvrit, non sans une visible hésitation.
– Ma sœur, prononça-t-il avec gravité, je ne connais pas de cœur plus loyal que le tien. Ceci est le secret d’une famille, et, nous autres notaires, nous sommes des confesseurs. Tu es la rivale de la princesse d’Eppstein, pourrais-tu affirmer sous serment que, demain, tu ne seras pas son ennemie ?
– Sous serment ! répondit Rose. Je l’affirme ! J’aime Nita comme si elle était ma sœur. Je jure que je l’aimerai toujours !
– Écoute donc, poursuivit Malevoy d’un ton solennel et presque menaçant. Si d’un malheureux qu’il est, certaines gens font jamais du fils de ton père un criminel, tu comprendras du moins pourquoi il meurt ou pourquoi il se venge !
Un instant, Léon de Malevoy feuilleta le dossier de la mère Françoise d’Assise ; puis il commença ainsi :
– Tu as connu Rolande de Clare, la religieuse de Bon-Secours, qui est morte à près de cent ans ; tu as connu également le feu général duc Guillaume de Clare, père de la princesse d’Eppstein. Le drame que je vais te raconter eut quatre personnages : Rolande, Guillaume, Raymond, Thérèse.
« Le père de Nita, le duc Guillaume, était le fils cadet de William Fitz-Roy Jersey, duc de Clare, reconnu pair de France et cousin du roi par la déclaration de 1776, grand d’Espagne de première classe, et, malgré tout cela, maintenu par rescrits spéciaux de la reine Anne, aux peerages d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, sous ses nombreux titres et qualités. La fortune de cette famille, dont le roi Jacques et le prétendant avaient proclamé l’origine quasi royale, était immense. Les biens d’Angleterre seulement auraient pu fournir plusieurs apanages de prince.
« William Fitz-Roy, compagnon et ami du second chevalier de Saint-Georges, Charles-Édouard, avait été mêlé dans sa jeunesse à toutes les entreprises ayant pour but de rétablir sur le trône d’Angleterre la race exilée des Stuarts. Ce fut un dissipateur double, jetant son or des deux mains aux conspirations et aux somptueuses folies de la cour française. Lorsque, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, George III confisqua enfin ses biens d’Angleterre, on le regardait déjà comme aux trois quarts ruiné, quoiqu’il possédât encore un revenu évalué à plusieurs centaines de mille livres.
« Il était veuf, et sa cousine Rolande de Clare, qu’on appelait lady Stuart, tenait sa maison à Rome où il avait choisi sa résidence. On disait de celle-là qu’elle avait élevé ses regards très haut et que les rayons du soleil lui avaient brûlé le cœur ; d’autres prétendaient qu’un mariage mystérieux la rapprochait de ce trône déchu qui était son berceau. À la mort de Charles-Édouard, le second prétendant, elle porta le deuil de veuve et ne le quitta que pour prendre le nom de sœur Françoise d’Assise et revêtir l’habit de religieuse qui devait être son linceul, après tant d’années de morne pénitence.
« Le duc William avait deux fils dont l’éducation se fit à Rome. L’aîné, Raymond, comte du Saint-Empire, en naissant, par don gracieux de Joseph II, son parrain, fut destiné à un grand état. On lui substitua tout ce qui restait des biens de France et d’Italie. Lady Rolande Stuart, sa marraine, acquit, en son nom, le château de la Nau-Fabas, en Dauphiné, qui touchait aux anciennes possessions de la famille et complétait un splendide domaine. Il devait être d’épée. Son frère puîné, Guillaume, fut réduit à la stricte portion des cadets de la noblesse anglaise. L’Église seule lui restait, avec la protection de son frère.
« Lady Rolande Stuart était une femme d’un haut caractère et d’un courage presque viril. Elle accomplit comme il faut ses fonctions de mère près des fils du vieux duc William, qui s’en allait diminuant et tombant.
« Lorsque vint la Révolution française, le vieux duc était mort ; Raymond venait de recevoir son brevet de colonel ; Guillaume allait entrer dans les ordres.
« C’étaient deux beaux jeunes gens. Ma sœur, tu as été à même trois fois d’apprécier l’admirable sang de cette race : tu as vu lady Rolande Stuart presque centenaire, tu as vu le duc Guillaume à soixante ans ; tu voyais ce matin encore la princesse Nita, brillante de grâce et de jeunesse…
– Je ne connais rien de si beau qu’elle, murmura Rose, si ce n’est lui !
– Lady Stuart, poursuivit Léon de Malevoy, aimait tendrement ses neveux Raymond et Guillaume, mais sa préférence était pour Raymond, le jeune duc, cœur généreux, esprit hardi. Le besoin de son éducation militaire avait nécessité pour lui un séjour de deux années à Paris. Quand il revint, il était impossible de voir un plus parfait cavalier.
« Seulement lady Stuart découvrit en lui avec une profonde inquiétude des idées qui n’étaient point celles de ses pères. En ce temps-là, Paris n’enseignait déjà plus l’amour du passé. Le fils des chevaliers avait détaché un fruit de l’arbre de la science. Il rapportait de ce brûlant foyer parisien qui chauffe périodiquement l’enthousiasme du monde entier, la fièvre nouvelle ; il était un homme de l’avenir.
« Cette grande date 1789 éclatait sur le monde. Les deux frères s’aimaient, et pourtant ils se dirent adieu, pour suivre deux routes opposées.
« Quelques années plus tard, lady Rolande Stuart, rentrée en France par la porte du danger, travaillait ardemment et au risque de sa vie au rétablissement du trône. Elle payait avec son sang cette hospitalité du château de Saint-Germain, maigre et presque honteuse, que les Bourbons avaient donnée jadis comme une aumône à Stuart dépossédé. Guillaume, laissant là le surplis, combattait à l’armée de Condé. Raymond, le duc, était simple sergent à Sambre-et-Meuse, malgré son brevet de colonel.
« On vit cela souvent à cette époque tempétueuse.
« La tempête se calma au-dedans, portée au-dehors par les gloires de l’Empire. En 1814, il y avait un général duc de Clare qui commandait une division à Montmirail : c’était Raymond, tandis qu’un autre général de Clare attendait près du roi Louis XVIII, à Hartwell : c’était Guillaume.
« L’abdication de Fontainebleau brisa l’épée de Raymond et rouvrit à Guillaume les portes de la patrie.
« Il y avait de longues années que les deux frères ne s’étaient rencontrés.
« Tout ce que je viens de te dire, ma sœur, est la préface indispensable du récit de la mère Françoise d’Assise. Voici maintenant le récit.
« Le 6 avril 1814, un mois environ après le retour de l’empereur, nous trouvons le général duc Raymond de Clare à son château de la Nau-Fabas, situé à peu de distance de la frontière de Savoie, en la paroisse de Pontcharra. Une blessure grave, reçue au début même de la campagne des Cent-Jours, le retenait loin des champs de bataille où se jouait le va-tout de l’empire.
« C’était un soir. Il y avait de l’orage dans la montagne, et l’on entendait parfois au loin des coups de feu, mêlés aux échos du tonnerre, car la gendarmerie de Grenoble poursuivait un corps de royalistes dans les gorges qui sont en avant de Cheylas.
« Raymond, demi-couché sur une chaise longue, avait les mains dans celles de la jeune duchesse de Clare, sa femme, et regardait jouer sur le tapis un chérubin de deux ou trois ans, qui était son fils Roland.
« Le général était jeune encore, et très beau ; j’ai vu son portrait, peint vers ce temps-là, entre les mains de la mère Françoise d’Assise.
Il avait épousé par amour, quatre ans auparavant, une fille de petite noblesse, en ce même pays dauphinois. Sa femme était presque une enfant, par l’âge, et plus encore par l’ignorance du monde, car elle n’avait jamais quitté sa famille, habitant la partie la plus retirée du val de Graisivaudan. Elle adorait son mari comme un dieu. La mère Françoise d’Assise, en parlant d’elle, après tant d’années écoulées, avait les larmes aux yeux, ces yeux austères que le martyre n’aurait point mouillés. Elle disait souvent : « Thérèse était bonne et belle comme les anges. »
– Thérèse ! murmura Mlle de Malevoy. Est-ce donc le nom qui manque à cette pauvre tombe ?…
– Deux fois, continua Léon : la première fois, à l’occasion de son mariage, la seconde fois, pour la naissance de son fils, le général duc Raymond de Clare avait renoué correspondance avec sa famille. La première réponse qu’il reçut était signée Guillaume. Elle ne manquait pas de tendresse, mais elle désapprouvait ce que le général royaliste appelait une mésalliance.
« La seconde lettre était de lady Rolande Stuart. Sous le style rigide de celle-là, on sentait battre un cœur de mère. Lady Stuart demandait à être la marraine de l’enfant.
« L’enfant fut nommé Roland, du nom de lady Stuart.
« Ce soir dont je te parle, ma sœur, quelques minutes avant l’heure du souper, un domestique entra dans la chambre du général, disant qu’une vieille paysanne et un paysan, tous deux étrangers à la contrée, demandaient l’hospitalité. C’était chose tellement simple que Raymond s’étonna d’être dérangé pour si peu : sa maison était ouverte à tout le monde.
« Mais le domestique ajouta :
« – Le paysan et la paysanne ont exigé que leurs noms fussent dits à M. le duc. Le paysan s’appelle Guillaume, et la paysanne Rolande.
« Raymond oublia sa blessure et se leva tout droit.
« L’instant d’après, les deux frères étaient dans les bras l’un de l’autre, et le petit Roland, étonné, jouait sur les genoux d’une grande femme à cheveux gris qui lui disait :
« – Aime-moi bien, enfant chéri, je suis ta tante et ta marraine. »
« Guillaume de Clare, fugitif et cherchant à gagner le Piémont par la Savoie, avait trouvé, cette nuit, les routes barrées de tous côtés. Il était blessé, lui aussi. Ce n’était pas au hasard qu’il avait frappé à la porte de Raymond.
« Je répète que les deux frères s’aimaient ; j’ajoute que chacun d’eux avait un noble cœur, Guillaume trouva un abri sûr au château de la Nau-Fabas que la présence de Raymond transformait en un sanctuaire pour les serviteurs du gouvernement impérial. Ce furent quelques semaines heureuses. La blessure du général royaliste était légère, celle de Raymond allait se guérissant.
« Thérèse, la jeune duchesse de Clare, avait conquis du premier coup la tendresse de lady Stuart. Je ne sais pas si elle eût brillé dans un salon de notre faubourg Saint-Germain, et je ne dis pas non ; car la simplicité, cette grâce souveraine, est partout à sa place ; mais ici, dans son rôle de châtelaine hospitalière, Thérèse était adorable, au point de trouver grâce devant son beau-frère lui-même. Le courtisan d’Hartwell ne pouvait s’empêcher d’admirer et d’aimer cette suave créature, douce et fière comme une image de la Vierge avec son enfant dans ses bras.
« Mais celles qui sentent vivement gardent longtemps le souvenir de la première impression reçue. Thérèse se souvenait du premier regard de Guillaume, quand il était entré avec sa veste de paysan. Ce regard lui avait mis du froid dans le cœur. Thérèse respectait Guillaume, le frère de son bien-aimé mari ; elle était pour lui empressée, prévenante et tendre, mais elle avait de lui une vague frayeur.
« Raymond était plus soldat, Guillaume plus grand seigneur ; l’aspect du général royaliste était comme une voix muette qui reprochait à Thérèse son éducation villageoise et son humble origine.
« Là-bas, dans ces montagnes du Dauphiné, le sang est chaud, les têtes sont dures. La passion politique s’y allume vivement et s’éteint avec peine. Depuis le retour de Napoléon, une sourde fermentation régnait : deux révolutions successives en l’espace de quelques mois avaient donné un furieux aliment aux rancunes particulières.
« Vers le milieu du second mois des Cent-Jours, des bandes armées commencèrent à paraître ; troupes de brigands selon les uns, selon les autres, avant-garde d’un bataillon fidèle ; en politique, les choses sont sujettes ainsi à être baptisées deux fois. Il y eut d’abord des engagements de village à village, puis on entendit parler de gendarmes tués à l’affût dans les gorges, et un détachement de recrues, marchant nuitamment pour gagner les Hautes-Alpes, fut presque entièrement détruit, sur la rive gauche de l’Isère, à la fin d’avril.
« Une autre nuit du commencement de mai, ceci importe davantage à mon histoire, un corps nombreux passa la frontière de Savoie sous prétexte de contrebande, et attaqua le dépôt d’un régiment d’infanterie, arrêté à Pontcharra. Il y eut là un combat sanglant et singulièrement meurtrier. Les prétendus contrebandiers furent repoussés, mais ils avaient mis le feu aux quatre coins du bourg, qui brûla pendant une semaine entière. Quelques maisons seulement restèrent debout çà et là autour de l’église calcinée. La mairie avec tous les papiers municipaux avait été détruite.
« C’était à la mairie de Pontcharra que le général Raymond, duc de Clare, avait célébré son mariage. Roland de Clare, son fils, avait été inscrit au registre de l’état civil dans cette même mairie de Pontcharra.
« Comme la perte des registres rendait Thérèse soucieuse, Raymond lui dit, la main dans celle de Guillaume :
« – Nous avons les extraits au château, ma chère femme, et rien n’est plus facile que de régulariser une situation pareille. Dès que je serai guéri, j’irai pour cela à Grenoble. »
« – D’ailleurs, ajouta Guillaume en souriant, nous sommes, ici présents, les derniers de Clare : Raymond, ma tante Rolande, et moi. Ni ma tante Rolande ni moi nous ne prendrons l’héritage de mon neveu, Madame ma sœur ! »
« Le sourire du général royaliste réchauffa le cœur de Thérèse, mais lady Stuart lui fit encore plus de bien en ajoutant :
« – Je répondrais de mon neveu Guillaume comme de moi-même, mais il faut que ces choses soient faites et bien faites. Les événements sont dans les mains de la Providence. Duc, nous irons tous à Grenoble, quand le temps sera propice, et nous témoignerons.
« Mais le temps, désormais, ne devait jamais être propice.
« Vers la fin de ce même mois de mai, les deux frères échangèrent l’adieu. Guillaume de Clare était guéri ; le sort semblait pencher de nouveau vers les Bourbons, et Guillaume ne voulait point rester oisif à l’heure de la lutte. Il partit. Lady Stuart le suivit.
« Quand le duc et sa jeune femme se trouvèrent seuls de nouveau dans le grand salon du château, Thérèse pleura.
« – Tu les regrettes ? demanda Raymond.
« – Ils s’en vont pour nous combattre, répondit Thérèse.
« – C’est le malheur des guerres civiles, murmura le duc. Mais je t’en prie, Thérèse, dis-moi que tu les aimes.
« – J’aime lady Stuart, prononça tout bas la jeune duchesse. Elle m’aime.
« – Mon frère Guillaume ne t’aime-t-il pas aussi ?
« – Je ne sais… fit-elle après un long silence.
« Puis elle ajouta en se couvrant le visage de ses mains :
« – Si notre petit Roland n’était plus en vie, Monsieur Guillaume (elle souligna le mot monsieur) serait héritier de tous les biens et de tous les titres de la maison de Clare ! »
« Le canon de Waterloo tonna, puis se tut. L’empereur était le prisonnier de l’Angleterre.
« Au dernier moment de la lutte, le duc Raymond, blessé qu’il était et si faible qu’il avait peine à monter à cheval, avait endossé le harnais pour se mettre à la tête d’un corps de volontaires. Il fut pris les armes à la main et conduit à Grenoble où siégeait la commission militaire.
« Thérèse était dans la ville avec son fils, mais elle n’obtint jamais la permission de passer le seuil de la prison.
« Les tribunaux exceptionnels sont partout et toujours les mêmes. Le duc Raymond, comme tant d’autres, avait fait sa soumission au roi Louis XVIII avant les Cent-Jours. Il fut appelé devant la cour prévôtale, sous l’accusation de haute trahison.
« La veille du jour où il devait être jugé, le même paysan qui avait frappé jadis une nuit à la porte du château de la Nau-Fabas fut introduit dans sa prison. Les ordres étaient pourtant bien sévères, mais il n’est point de clef que l’or ne puisse faire tourner.
« Les deux frères restèrent une demi-heure ensemble. Guillaume de Clare emporta le portefeuille de Raymond, lequel contenait tous ses papiers de famille.
« Ceci faisait partie d’un plan qui devait, sinon sauver l’accusé, du moins retarder le jugement.
« – Nous aurons ainsi quelques jours de répit, avait dit le général royaliste. En quelques jours on fait bien des choses ! »
« Le duc Raymond répondit :
« – Frère, j’irai jusqu’à fuir, s’il le faut, à cause de ma Thérèse bien-aimée et de mon enfant. Agis pour le mieux, je mets mon salut entre tes mains.
« Guillaume, qui était sur le point de sortir, revint pour ajouter :
« – Quand même tu trouverais un moyen de communiquer avec la duchesse, pas un mot de notre projet ! Sa frayeur et son indignation seront notre meilleur auxiliaire devant le tribunal. Si l’on pouvait supposer que toi et moi nous sommes d’accord, tout serait perdu.
« Ceci était très vrai, mais très subtil. Les choses trop subtiles sont dangereuses.
« Le lendemain, le général Raymond de Clare comparut devant ses juges. Dans un coin de la salle, il y avait une pauvre femme voilée qui portait un enfant dans ses bras.
« L’audience durait depuis une heure à peine, lorsqu’un huissier remit une lettre au président. Il y eut aussitôt un mouvement parmi les juges, et un nom courut de bouche en bouche dans l’auditoire :
« – Le général de Clare !
« Selon la mode anglaise, Guillaume, étant cadet, ne portait aucun titre.
« Chacun pensait qu’il venait au secours de son frère.
« Une seule personne, au lieu d’éprouver un mouvement d’espoir, se sentit froid jusque dans le cœur en écoutant le nom du général royaliste : ce fut la jeune femme voilée qui portait un enfant dans ses bras.
« La première impression de Thérèse subsistait toujours. Elle avait peur de son beau-frère ; peur pour elle-même et pour Roland.
« Aussi ne fut-elle point surprise, mais bien épouvantée, quand son beau-frère répondit à la question du président, touchant ses noms et qualités :
« – Lieutenant général Guillaume Clare Fitz-Roy Jersey, duc de Clare.
« Elle serra silencieusement son fils contre sa poitrine. Il lui semblait qu’on héritait de lui vivant.
« Le nouveau duc, cependant, prit dès l’abord une attitude qui étonna singulièrement le tribunal et les assistants.
« – Je viens, dit-il, protester contre la procédure, en la forme, et demander avec l’agrément du roi notre maître qu’il soit sursis quant au jugement du fond. Il n’y a qu’un duc de Clare, c’est moi, je n’ai plus de frère. L’homme que voici sur le banc des accusés, qu’il soit ou non un général au service de l’empire déchu, n’a aucun droit au nom de Clare et je le dénonce comme un imposteur.
« Le duc Raymond se leva très pâle et se rassit sans avoir parlé : ceci faisait partie du plan concerté dans la prison entre les deux frères.
« Un cri faible fut entendu. On emporta une femme évanouie et un enfant qui pleurait : ceci était le résultat du plan qui avait un côté trop subtil.
– Ma sœur, il faut faire bien attention à cette circonstance, s’interrompit ici Léon de Malevoy, car c’est l’explication d’une étrange énigme. Thérèse s’enfuit sous le coup d’une pensée terrible ; elle voyait la vie de son fils menacée par l’homme qui devait être son protecteur.
« La comédie qui se jouait était destinée à donner le change aux juges, mais cette comédie trompait Thérèse bien plus complètement que les juges eux-mêmes, parce qu’on ne l’avait point mise dans le secret. C’était une simple fille des champs, malgré tout, et le haut rang qu’elle avait occupé un instant ne pouvait lui avoir enseigné le monde, car le château de la Nau-Fabas était une solitude. Cet homme qu’elle avait soigné blessé, cet hôte ingrat, ce frère dénaturé qui revenait tout-puissant de Paris, non point pour secourir son frère malheureux, mais pour le dépouiller après l’avoir accablé, lui fit horreur et l’épouvanta.
« Elle n’eut plus qu’une pensée : cacher son fils. La vie de son fils opposait un dernier obstacle aux ambitions de cet homme, pauvre faible obstacle, facile à briser. Il fallait fuir, puisque la résistance était désormais impossible. À tout prix il fallait fuir.
« Thérèse quitta Grenoble, ce jour-là même.
« L’audience, cependant, continuait. Sur l’observation du président, tendant à établir que l’incident était entièrement étranger à la cause et en dehors de la compétence de la cour prévôtale qui pouvait connaître seulement du fait de trahison, Guillaume fit valoir la volonté du roi et plaida avec une rare énergie son intérêt personnel et de famille, son intérêt d’honneur. Il ne voulait pas, dit-il, que le noble nom de Clare, synonyme de loyauté en France comme en Angleterre, historique dix fois, cité à chaque page des annales de la fidélité, fût porté sur l’échafaud avec cette tache de trahison.
« – Les Clare, ajouta-t-il, meurent pour le roi, ils l’ont prouvé depuis deux siècles, que le roi ait nom Stuart ou Bourbon : ils ne meurent jamais contre le roi. La révolution triompherait à bon droit, si elle pouvait inscrire dans son martyrologue un fils de Stuart dont le sang ferait un contrepoids impie au sang royal du premier Charles.
« Que cet homme soit puni, termina-t-il enfin, il m’importe peu, je ne le connais pas, mais qu’on me laisse au moins le loisir de mettre mon écusson à l’abri d’une tache funeste. Il ne serait pas bon que l’Europe pût dire : un soldat de l’armée de Condé, un compagnon d’exil de Louis XVIII, un général français, un pair de France, a demandé huit jours de la vie d’un coupable pour sauvegarder son propre honneur, et cette grâce lui a été refusée ! Dans l’espace de huit jours, je m’engage à prouver que le général bonapartiste, assis au banc des accusés, n’a aucun droit à mon nom de Clare, aucun droit à mon titre de duc, et je mets la cour au défi d’affirmer que, parmi les papiers de cet homme, une seule pièce ait été trouvée qui établisse son prétendu état civil. Mon frère aîné, le duc de Clare, est mort, je suis son unique héritier ; dans huit jours, à cette même place, je m’engage à produire son acte de décès…
« Ma sœur, c’était un temps troublé profondément, où le cours des choses allait sans doute au vent de la faveur et de la passion. Il faut constater cela pour expliquer les hardiesses presque insensées de cette allégation, dans le pays même où le général Raymond de Clare possédait d’immenses domaines, et à quelques lieues seulement de sa résidence bien connue. Mais les juges composant la cour étaient étrangers à la contrée et il est des jours où la politique est friande de scandales. L’échafaud qui se dresse après les guerres civiles ne déshonore pas : c’est un calvaire. Ce qui déshonore, c’est le vol et l’imposture : l’idée de trouver, sous l’uniforme d’un général de division la peau d’un effronté coquin, était faite pour séduire.
« Guillaume de Clare ne demandait, après tout, qu’une semaine.
« La cour s’ajourna.
« C’en était assez pour la réussite du plan.
« Dans la nuit du surlendemain, Raymond de Clare s’évada des prisons de Grenoble, par les soins du duc Guillaume, son frère.
Léon de Malevoy reprit :
– Toutes ces choses sont relatées ici dans le récit de la mère Françoise d’Assise, écrit, partie de sa propre main, partie de la mienne, sous sa dictée.
« Lady Stuart était du voyage triste qui suivit l’évasion préparée par Guillaume. Ce fut elle qui accompagna Raymond à son château de la Nau-Fabas, où ils croyaient retrouver la jeune duchesse Thérèse et le petit Roland.
« Raymond regrettait ce qu’il avait fait ; lady Stuart partageait son avis. C’étaient deux nobles cœurs et dignes de s’entendre : pour l’un ni pour l’autre, cependant, la droite intention de Guillaume ne soulevait aucun doute.
« Ils arrivèrent au château de la Nau-Fabas avant le jour. La blessure de Raymond s’était rouverte en chemin. Les gens du château n’avaient vu ni la jeune duchesse Thérèse ni l’héritier, comme on appelait le petit Roland dans les domaines. De vagues rapports ayant donné à penser que la mère et le fils avaient passé la frontière de Savoie, Raymond voulut continuer son voyage. Il était très faible et il perdait beaucoup de sang.
« À trois jours de là, dans un petit hameau savoyard, non loin de Chambéry, les deux frères eurent leur dernière entrevue, à laquelle assista lady Stuart. Raymond était mourant et avait reçu déjà les secours de la religion. Il embrassa Guillaume, qui pleura en lui rendant son baiser. Il confia à Guillaume la tutelle de sa jeune femme et de son enfant ; en outre il l’institua, en cas de malheur, son légataire universel.
« Le lendemain, Raymond, duc de Clare, rendit son âme à Dieu. C’était le vingt-quatrième jour de juillet en l’année 1816. Son acte de décès fut dressé en due forme et joint au dépôt que Guillaume possédait déjà.
« Lady Stuart aimait le duc Raymond comme un fils. La communauté de foi politique l’avait toujours rapprochée de Guillaume ; mais, au fond du cœur, Raymond était son préféré. Elle resta violemment frappée et toutes les recherches pour découvrir la retraite de la jeune duchesse et de son fils ayant été inutiles, lady Stuart se retira au couvent de Bon-Secours, au commencement de 1817, sous le nom de sœur Françoise d’Assise.
« Il semblait que Thérèse eût tout d’un coup disparu de la surface terrestre, avec son fils, sans laisser de trace. Ce qui va suivre est purement conjectural et résulte de renseignements recueillis à droite et à gauche, indépendamment de ce que la mère Françoise d’Assise et feu M. le duc pouvaient savoir eux-mêmes.
« Les noms inscrits sur ces papiers, s’interrompit Léon Malevoy en rapprochant de lui les différents petits dossiers qui, naguère, étaient sous la même enveloppe, indiquent les personnes interrogées. Aucune, parmi ces personnes, ne savait rien de certain.
« Les probabilités sont que Thérèse, duchesse de Clare, trompée par l’apparente trahison de son beau-frère et lui attribuant peut-être tout le malheur de son mari, quitta la France, poursuivie par une terreur qui ne devait jamais se guérir. À ses yeux, c’était l’ambition, c’était aussi la cupidité qui avaient guidé Guillaume de Clare. Selon son raisonnement, et quelle mère, abusée comme elle l’était, n’eût fait un raisonnement pareil ? l’homme qui avait tué son propre frère ne devait pas reculer devant le meurtre de son neveu. Dès le premier moment sa préoccupation unique fut de fuir le plus loin possible et de cacher son fils à tous les yeux. Elle traversa la Savoie, puis la Suisse, puis une grande partie de l’Allemagne, poursuivie sans cesse par l’image fratricide de Guillaume.
« Elle dut vivre du travail de ses mains dans la retraite inconnue qu’elle s’était choisie. Elle avait emporté quelques bijoux ; mais, par une contradiction qui est dans le cœur de toutes les mères, elle gardait chèrement cette ressource suprême, pour combattre, au jour où son fils, devenu homme, pourrait revendiquer ses droits.
« Pendant que la veuve de Raymond menait ainsi la dure vie de l’exil, lady Stuart restait cloîtrée au couvent des dames de Bon-Secours, où un bref du Saint-Père lui donnait une autorité spéciale, en dehors de la hiérarchie, et Guillaume prenait place à la chambre des pairs en qualité de duc de Clare.
« Les papiers de la mère Françoise d’Assise contiennent mention d’une entrevue qui eut lieu aux Tuileries entre le nouveau duc et le roi Louis XVIII. Guillaume avait choisi son souverain pour confesseur, du consentement de lady Stuart. Toute l’affaire de Grenoble fut soumise au roi, qui approuva la conduite de son fidèle serviteur et promit, le cas échéant, de sauvegarder les intérêts du légitime héritier de la maison de Clare.
« Le cas ne devait jamais se présenter.
« En 1818, le duc Guillaume épousa la fille unique du prince médiatisé d’Eppstein, dont il eut deux filles. La première, Raymonde de Clare, princesse d’Eppstein, mourut en 1828, à l’âge de neuf ans. La seconde est la princesse d’Eppstein actuelle, Nita de Clare.
« Lorsque survint la révolution de 1830, le duc Guillaume était veuf depuis un an. Comme certains amis particuliers de Louis XVIII, il avait fait de l’opposition à Charles X, et l’avènement de Louis-Philippe le trouva prêt à se rallier. Néanmoins, par convenance et comme beaucoup d’autres encore, il resta pendant quelques mois à l’écart.
« Vers cette époque, justement, arriva à Paris une pauvre femme qui loua, sous le nom de Mme Thérèse, une modeste chambre, rue Sainte-Marguerite, n° 10. Elle avait avec elle un jeune garçon de seize à dix-huit ans, qui s’appelait Roland. Elle était très faible et semblait exténuée par une longue maladie. Son fils était beau comme une femme, quoique sa mâle vigueur fût au-dessus de son âge. Ils semblaient s’adorer tous deux et vivaient dans la plus complète solitude.
« La mère apportait d’Allemagne une lettre de recommandation, signée par M. Blaas, le célèbre peintre autrichien, et adressée à Eugène Delacroix. Le jeune Roland fut reçu dans l’atelier de ce dernier.
« La mère, libre alors de ses mouvements, commença une série de démarches hésitantes et timides qui nous portèrent à croire, à l’étude Deban, où j’étais déjà, qu’elle allait intenter une action contre M. le duc de Clare. De l’objet de l’action, nous ne savions rien.
« Maître Deban la reçut plusieurs fois. Il riait d’elle volontiers comme s’il se fût agi d’une folle.
« Quand M. le duc mit fin à sa courte bouderie et reprit paisiblement son siège à la Chambre haute, les démarches de Madame Thérèse cessèrent, et nous ne la vîmes plus à l’étude. Elle avait évidemment compté sur la disgrâce probable où le nouveau gouvernement tiendrait l’ancien général royaliste. Elle avait compté aussi sans doute sur un retour favorable du pouvoir vers les serviteurs de Napoléon.
« Sous le règne de Louis-Philippe, il y eut en effet de ceci et de cela. Il y eut de tout. Si la veuve du duc Raymond avait eu de l’argent et des conseils, sa cause était gagnée d’avance. J’ajouterai qu’elle n’eût même pas rencontré devant elle un adversaire, car le duc Guillaume ne songea pas un seul instant à se prévaloir du dépôt confié. Ce n’était peut-être pas un cœur chevaleresque ; c’était du moins un homme probe et d’honnête milieu. Je ne voudrais pas prétendre qu’il eût restitué avec joie l’immense héritage de son frère ; mais j’affirme qu’il l’eût restitué, si la duchesse, sa belle-sœur, l’avait mis hautement en demeure d’accomplir ce devoir.
« La duchesse Thérèse de Clare ne fit point cela. Après quinze ans d’exil, elle gardait l’impression toujours vive et ineffaçable qu’elle avait emportée l’heure de sa fuite. La voix de Guillaume reniant son frère devant la cour prévôtale de Grenoble sonnait encore à son oreille. Elle voyait en lui un spoliateur effronté, un ennemi inexorable. Personne n’était à même de lui révéler le mot de cette énigme : quelqu’un l’eût-il pu, elle aurait refusé de le croire.
« Pour elle, la sauvegarde de son fils était l’obscurité profonde où ils vivaient, elle et lui. Avant d’entamer des négociations avec le duc, la première chose à faire était de déchirer le voile qui cachait l’existence du fils de Raymond ; elle eût bravé mille morts plutôt que de livrer ce secret.
« Dans cette situation d’esprit, seule, privée de tous conseils et n’osant pas même s’ouvrir à son fils qui ignorait complètement sa naissance, elle fut prise tout à coup d’une angoisse nouvelle et terrible. Elle tomba malade ; l’idée lui vint qu’elle pouvait mourir en laissant l’unique héritier du duc Raymond sans ressources et sans nom.
« Ce fut alors qu’elle conçut, au milieu de sa fièvre, l’idée d’attaquer son prétendu ennemi par-derrière. La ruse est le refuge du faible et du vaincu. Mme Thérèse possédait l’acte de naissance de son fils, dressé à la paroisse de Pontcharra ; il lui manquait son acte de mariage, à elle, et les actes de naissance et de décès de son mari. J’ai ici la preuve qu’une sorte de marché fut conclu entre elle et maître Deban, mon prédécesseur, dépositaire de ces trois dernières pièces, comme de tous les papiers du duc Guillaume, qui avait en lui confiance entière.
« Maître Deban était un malheureux homme que le vice avait dégradé. D’un mot, il aurait pu clore par un dénouement heureux ce drame de famille ; car, dans ce drame, le sombre personnage qui précipite les catastrophes manquait : il n’y avait point de traître, à proprement parler, le traître était ici le hasard, et tout dépendait d’un malentendu si frêle que la main d’un enfant l’eût déchiré à jouer.
« Maître Deban ne prononça pas le mot. Il en était arrivé à ce point où l’on vend son âme pour quelques louis. Il consentit à livrer les trois pièces moyennant vingt mille francs comptant. Thérèse de Clare vendit ses derniers bijoux, et le marché allait recevoir son exécution, quand une aventure sanglante, dont je fus presque le témoin, fit disparaître le jeune Roland de Clare, le dernier jour du carnaval en l’année 1832.
« Roland, au moment du meurtre, était porteur des vingt mille francs à lui confiés par sa mère.
« Celle-ci mourut deux semaines après ; une lettre d’elle, adressée au duc de Clare, in extremis, éclaira tout le mystère.
« Sur ces entrefaites, j’acquis l’étude de maître Deban. Je trouvai dans le dossier de Clare les trois pièces convoitées par la duchesse Thérèse. Le docteur Abel Lenoir, qui avait reçu ses derniers aveux, déposa peu de temps après entre mes mains une quatrième et une cinquième pièce : l’acte de naissance du jeune duc Roland, qui passait pour mort, et l’acte de décès de Thérèse elle-même…
Jusqu’à ce moment, Rose de Malevoy avait écouté avec une attention extrême et sans prononcer une parole. Ici, elle interrompit son frère pour dire :
– Dans ton opinion, le fils de cette Thérèse est bien positivement l’héritier de Clare, n’est-ce pas ?
– Positivement, répondit Léon. L’héritier unique.
Rose avait baissé ses yeux tristes qui rêvaient. Elle reprit :
– Et ce sont les pièces, au nombre de cinq, établissant les droits de cet héritier unique, qui ont été soustraites récemment dans ton étude ?
Léon laissa échapper un geste d’étonnement ; il hésita, cette fois, avant de parler.
– Ma sœur, dit-il enfin, tu sais maintenant tout ce que tu avais besoin de savoir. Tu ne m’as pas appris encore comment tu as découvert la soustraction de ces papiers qui menace mon honneur et peut tuer tout mon avenir. Je n’ai confié mon secret à personne.
– En tout cas, Nita garderait toujours les biens de sa mère… murmura Rose, suivant un ordre d’idées qui restait comme une énigme pour son frère.
Celui-ci répondit :
– La princesse d’Eppstein ne garderait rien !
– Comment cela ?
– La princesse d’Eppstein a perdu, l’an dernier, son procès contre le gouvernement autrichien : les biens d’Allemagne ne lui appartiennent plus. Si la succession de Clare lui échappe, la princesse d’Eppstein est ruinée.
– Ruinée ! répéta Rose dont les yeux brillèrent sous ses longs cils baissés. Pauvre Nita ! C’est un cœur fier, mais saurait-elle supporter le malheur ?
– Je me suis fait cette question, prononça le jeune notaire à voix basse.
– Et quelle a été la réponse de ta conscience, mon frère ? Léon courba la tête.
– Je ne croyais pas, murmura-t-il, au début de cette entrevue, que ma confession pourrait aller jusque-là !
– Il faut que je sache tout ! déclara Rose résolument.
– Oui, fit Léon, tu as raison. J’ai besoin moi-même de te laisser, à défaut d’autre héritage, la connaissance entière et sincère des faits qui sont ma pauvre histoire. Ce n’est pas ma conscience que j’interrogeais, ma sœur : j’ai été follement épris de la princesse d’Eppstein… follement ! éperdument !
– Tu parles de cet amour au passé, mon frère ?…
– C’est que, pensa tout haut Léon, dont la main pâle tourmentait son front, sillonné de rides précoces, je l’ai tant combattu, cet amour ! On dit que, pour aimer, il faut espérer. Je ne crois pas avoir espéré jamais. Peut-être qu’on espère sans le savoir…
Rose poussa un long soupir et serra la main de son frère, qui poursuivit :
– Tu as raison, tu as raison ! j’éprouve je ne sais quel soulagement triste à me confesser à toi, qui remplaces toute ma famille, comme elle eût remplacé pour moi l’univers. Je dis que je n’avais pas d’espoir, parce que je suis d’un monde et d’un caractère à sentir très vivement certaines impossibilités. Nous sommes de race noble, ma sœur, mais j’ai pris cette profession de notaire qui appliquerait profondément la tare bourgeoise au nom le plus illustre. Je ne sais pourquoi, mais je le sens : il serait moins invraisemblable pour une princesse d’Eppstein, fille d’un duc et pair de France, d’épouser un comédien, un aventurier, que sais-je ? cherche ce qu’il y a de plus déclassé dans notre ordre social, que d’épouser un notaire. Les préjugés se meurent ou sont morts, les gens et les livres vont criant cela. Et pourtant, ce que je te dis, c’est la vérité vraie. Moi qui parle, ce rêve m’apparaît comme une monstruosité, à ce point que le rêve perdrait pour moi de son invraisemblance, si, de notaire honnête, je devenais tout à coup quelque chose d’osé, de bizarre, de hardi, quelque chose d’en dehors, comme certains disent quand le mot leur manque pour exprimer une pensée qui effraye ; moi, j’ai le mot et je le dis : quelque chose de criminel !
Rose resta froide.
Léon de Malevoy s’arrêta et reprit avec amertume :
– Au moins, si cela sort de la vie commune, cela rentre dans le roman qui émeut et qui étonne. Le roman, de nos jours, est une chose méprisée, mais c’est une chose souveraine.
Rose était de marbre.
Comme son frère s’arrêtait encore, elle dit avec un calme étrange :
– Je te comprends parfaitement.
Puis elle ajouta tout bas :
– Mon frère, as-tu songé parfois à franchir ce pas dont tu parles ?
– Peut-être, répliqua Léon d’une voix altérée. Mais tu es bien tranquille, ma sœur, en écoutant le récit d’une torture qui m’a vieilli de vingt ans au moins en douze mois !
Rose attira la main de son frère sur sa poitrine et l’y appuya fortement. Il tressaillit. Le cœur de Rose battait à briser sa poitrine.
– Je ne te dirai pas le reste ! s’écria-t-il. Cela pourrait te tuer !
– Non, fit-elle avec un navrant sourire. Ne crains rien. Si j’avais dû mourir d’angoisse, depuis hier mon cœur ne battrait plus. Continue.
Léon fit un pénible effort pour se recueillir.
– Je n’ai point franchi la ligne du vulgaire devoir, reprit-il d’une voix plus ferme. Si, en apparence et tout à la fois en réalité, je me trouve hors de cette ligne, c’est que la main du hasard a poussé à la roue. Quand une maison a glissé sur la pente par suite d’un tremblement de terre et se trouve inopinément au milieu de l’héritage voisin, que peut-on reprocher au maître de cette maison ? Mais pourquoi plaiderais-je ma cause ? Un simple exposé te fera juge :
« C’est pour toi, Rose, et ceci n’est pas un reproche, c’est pour toi seule que j’ai acheté autrefois l’étude de maître Deban. Mon adolescence a été plus sage que ma jeunesse. J’avais choisi pour nous deux, enfants d’un gentilhomme sans fortune, pour toi surtout qu’il faudrait marier, cette position de milieu, facile à soutenir, qui n’engage pas et qui borne nécessairement la fougue des jeunes ambitions.
« Eussé-je été seul et libre, j’aurais porté l’épée. J’ai le cœur d’un soldat : brave, mais faible contre les sourdes batailles où il faut aller, quand on n’est pas soldat et qu’on est notaire.
« J’ai relevé l’étude Deban ; c’est un miracle. Je ne pense pas qu’il y ait au monde beaucoup d’hommes plus solidement honnêtes que moi. J’ai eu l’amitié autant que la confiance du dernier duc de Clare qui m’a dit une fois : « Léon, si, avec le nom que vous portez, vous étiez simple spahi ou chasseur d’Orléans, je vous choisirais pour mon gendre ! »
« J’étais notaire, c’est-à-dire bien plus, mais bien moins aussi qu’un conscrit. Il n’y a aucun bâton de maréchal dans le portefeuille d’un notaire. Tel il naît, tel il meurt ! notaire, notaire ! Soldat est un mot immense qui comprend tous les grades, toutes les gloires. Notaire est un mot étroit qui n’a qu’une signification : notaire !
« La confiance du général duc de Clare me laissa, au moment de sa mort, deux missions qui, malheureusement, ne concordaient point entre elles : le décès de la mère Françoise d’Assise, qui était aussi ma cliente, rendit plus sacrée l’une de ces missions : celle qui m’était la moins chère.
« Tu as deviné ces deux missions, ma sœur : la première était la tutelle de Nita, que j’ai gardée, malgré les tribunaux et les gens de l’hôtel de Clare, qui sont mes mortels ennemis ; la seconde était la recherche de l’héritier légitime des grands biens de Clare.
« Dès longtemps, je te parle au moins de douze ans, j’avais eu vaguement connaissance d’un complot, ourdi à l’entour de cette riche succession, et tout à fait indépendant de ce marché dont je t’ai parlé déjà : l’achat des papiers, agité entre Madame Thérèse et maître Deban. Presque tous les clercs de l’étude trempaient plus ou moins dans cette machination, à la tête de laquelle était un homme d’une intelligence profonde, d’une audace remarquable, et que ses relations dans certain monde mystérieux auquel peu de gens croient, mais qui existe, rendaient très puissant.
« Il s’agit de M. Lecoq, l’agent d’affaires du carré Saint-Martin, qui était le chef – ou le père des Habits Noirs.
« On a colporté sur cette redoutable confrérie beaucoup de contes bleus. Elle exista, voilà ce que je puis t’affirmer, puisque j’ai reçu à trois reprises différentes, dans ce cabinet où nous sommes, des propositions fondées sur des faits indiscutables et qui, acceptées, auraient changé mon humble fortune en une position immense. Dans le fauteuil que tu occupes, un homme s’est assis qui m’offrait la fille du banquier Schwartz avec trois millions de dot et la direction d’une caisse qui fait à la Banque de France une concurrence souvent victorieuse…
« L’association, décapitée deux fois, existe-t-elle encore ? Je le crois, mais ses traces m’échappent.
« Je le crois, parce que c’est elle qui va me tuer.
« J’étais donc, je n’ai aucune raison pour le nier, en relations suivies avec ce Lecoq dont l’agence, établie en dehors de la police soudoyée par l’État, était néanmoins une police. Mon devoir est ici mon excuse. J’avais mission de trouver : je cherchais.
« Appuyé sur un fait que je tenais, que je tiens encore pour certain, le grand désir que M. Lecoq avait de m’absorber dans l’association, j’essayai de me servir de lui pour remplir les dernières volontés de mes deux clients, ou plutôt pour sauvegarder les intérêts de la princesse d’Eppstein. Car, entre deux devoirs qui se contrarient, l’homme choisit malgré lui-même. L’impartialité n’est qu’un mot. Je voulais passionnément le bonheur de Nita, et je cherchais, non point l’héritier légitime, ce Roland, fils du général Raymond de Clare, mais la preuve que ce Roland n’existait plus…
– Et cette preuve, demanda Rose de Malevoy, dont la voix avait une singulière expression, l’as-tu trouvée, mon frère ?
Léon répondit après un silence :
– La preuve matérielle, non, je ne l’ai pas trouvée, mais j’ai acquis à mes dépens la preuve morale de la mort de l’héritier de Clare.
Il ne vit point le singulier sourire qui errait sur les lèvres de sa sœur, et poursuivit :
– Cette preuve est pour moi dans le vol des papiers qui certifiaient l’identité et les droits du jeune Roland de Clare. Ces papiers n’étaient d’aucune utilité à la princesse d’Eppstein qui a possession d’état. Ils ne pouvaient servir qu’à une seule chose : établir les droits civils et l’état d’un imposteur.
– À quelle époque ces papiers t’ont-ils été soustraits ? demanda Rose.
– Six semaines après la mort de M. Lecoq.
– L’imposteur s’est-il présenté ?
– Non, pas encore.
– Et pourquoi n’as-tu pas porté plainte ?
– J’ai porté plainte.
– Contre qui ?
– Contre M. le comte et Mme la comtesse du Bréhut de Clare.
– Ah ! fit Rose, tu avais des raisons pour cela ?
– J’avais des raisons… des raisons graves.
– Qu’est-il résulté de ta plainte ?
Au lieu de répondre, Léon montra du doigt le tiroir où il avait renfermé ses pistolets.
– Explique-toi ! dit Rose avec une agitation contenue.
– Le chef du parquet m’a fait appeler, dit Léon. Mes relations avec M. Lecoq étaient connues ; on les a commentées, exagérées, dénaturées. On a dit que j’aimais la princesse, ce qui est vrai, que j’étais ambitieux, que j’avais intérêt, ce qui est plausible… Sais-tu l’histoire de ce caissier qui se mit un masque sur le visage pour voler lui-même sa propre caisse ! Les histoires de ce genre sont curieuses et ouvrent un champ nouveau aux calculateurs des probabilités criminelles. En notre siècle, d’ailleurs, on soupçonne aisément tout ce qui jadis était respecté. Les notaires s’en vont comme les prêtres…
– Tu es soupçonné, toi, mon frère ! prononça lentement Mlle de Malevoy.
– Je suis plus que soupçonné, je suis accusé. Je suis prisonnier chez moi, non pas sur parole, mais sous la garde de l’autorité. Il y a dans notre maison deux clercs qui ne sont pas des clercs, et un nouveau domestique qui n’est pas un domestique. Je ne pourrais pas sortir sans avoir l’un d’eux à mes côtés.
– Tu as consenti à cela ?
– J’ai consenti à cela. C’était de la clémence ; on aurait pu me mettre en prison.
– Et qu’espères-tu mon frère !
– Rien, ma sœur. J’attends.
Il y eut entre eux un silence. Rose reprit :
– Connaissais-tu le fils de la duchesse Thérèse ?
– Je l’avais vu une seule fois, répondit Léon avec fatigue ; il y a de cela bien longtemps.
– Connais-tu M. Cœur ?
– Non, fit le jeune notaire étonné. Pourquoi cette question ?
– Tu lui as écrit, cependant, de se rendre à ton étude…
– C’est vrai. Comment sais-tu cela ?
– M. Cœur vient prier souvent sur cette pauvre tombe qui est derrière la sépulture de Clare.
– Ah ! balbutia Léon stupéfait. Je ne sais pourquoi l’idée m’en était venue !
– C’est lui que j’aime, ajouta Rose, d’une voix distincte et nette.
– Ah !… fit encore Léon.
Puis il ajouta :
– Est-ce que cela serait possible ? Est-ce que ?…
– Cela est certain, l’interrompit Rose, comme si elle eût répondu à une phrase achevée. Il se souvient de toi. Vous deviez vous battre en duel tous deux le matin du mercredi des Cendres.
Léon restait bouche béante à la regarder.
– Ne crains rien : il ne m’aime pas ! murmura-t-elle en secouant la tête tristement. Ne t’ai-je pas dit que j’étais, comme toi, désespérée ? Je n’ai plus qu’un but dans la vie, mon frère chéri : je veux te sauver ! J’ai passé une heure aujourd’hui avec le duc Roland de Clare auprès de la tombe de sa mère. C’est un noble jeune homme. Es-tu encore son ennemi !
– Non, sur mon honneur ! répliqua Léon.
– Tant mieux, fit-elle, car il m’aurait fallu choisir entre vous deux. J’ai dit : je veux te sauver, mais loyalement. Je n’ai pas, comme toi, le mépris de la profession que tu as choisie. Il y a des moments où le notaire doit montrer dix fois le courage d’un soldat. Pour toi, ce moment-là est venu. Aimes-tu encore Nita de Clare ?
Léon courba la tête. Un cercle de bistre entourait ses yeux.
– Nita de Clare aime son cousin, le duc Roland, poursuivit Rose qui l’examinait attentivement.
– M. Cœur ! murmura Léon d’un ton de mépris.
Les beaux sourcils de la jeune fille se froncèrent.
– Je l’aime bien, moi ! dit-elle avec un si hautain regard que Léon détourna ses yeux.
Elle reprit plus doucement, car elle avait pitié :
– Je ne t’ai rien appris, mon frère, tu savais tout, seulement ta passion était entre toi et la vérité : tu ne voulais pas croire. Je t’ai forcé à croire. Tu aimes la princesse d’Eppstein, j’aime le duc de Clare : deux amours semblables, deux erreurs pareilles ; deux grands malheurs, deux terribles folies ! Tu me demandais naguère, et je sais bien que tu avais une arrière-pensée, tu me demandais si je pourrais être jamais l’ennemie de Nita. Non, t’ai-je répondu : jamais ! J’ajoute : sur ma conscience et sur mon honneur ! Réponds-moi à ton tour, maintenant que tu sais la vérité tout entière, l’amour providentiel qui unit les deux derniers rejetons d’une grande race, répète-moi : Non ! sur mon honneur ! je ne suis pas l’ennemi de Roland de Clare !
Léon pensait tout haut :
– Il y a d’étranges hasards. Nous nous sommes rencontrés une seule fois, lui et moi. Ce fut lui qui menaça ; ce fut lui qui provoqua. Il y avait encore une femme entre nous !…
– Ma sœur, ajouta-t-il d’un ton froid, je ne sais pas si je serai jamais l’ami de M. Cœur, qu’il soit ou non le duc de Clare, mais je te jure sur mon honneur que je ne suis pas son ennemi.
– Mon frère, dit Rose, dont l’accent devint également glacé, tu as été mon tuteur et mon bienfaiteur ; je n’ai pas le droit de mettre en doute ta parole. Il y a une heure à peine, tu me disais : « Si d’un malheureux qu’il est, certaines gens font jamais du fils de ton père un criminel… » Je ne t’ai pas compris alors, je crains de te comprendre maintenant. En face de deux devoirs qui tout à l’heure se contrariaient, selon ta propre appréciation, et que la main de Dieu rassemble en un seul et même devoir, je parle des deux volontés dernières de Guillaume de Clare : le legs de son amour paternel et le legs de sa conscience, l’intérêt de sa fille et le droit de son neveu…
– Le droit ! murmura Léon.
– Le droit ! répéta Rose avec force. En face de ce fait providentiel, tu hésites au lieu d’applaudir, tu cherches des raisons de douter, tu songes à toi-même…
– J’hésite, c’est vrai, l’interrompit Léon, mais je ne songe pas à moi, je songe à la princesse d’Eppstein, ma vraie pupille. Je suis un homme d’affaires, un notaire, puisqu’il faut toujours répéter ce mot. Tout ce qui regarde ce M. Cœur touche de si près à l’invraisemblable. …
– Tais-toi ! l’interrompit Rose à son tour. Tu ne crois pas à ce que tu dis, et je vais t’arracher jusqu’au dernier prétexte de douter auquel ta passion se cramponne ! Écoute-moi ; je vais te dire ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu depuis hier, entre l’heure où j’ai rencontré Nita, après une année de séparation, et le moment où nous sommes. J’exige toute ton attention, j’y ai droit, car ton honneur est le mien, et, quoi que tu fasses, mon frère, pour prendre ou pour donner le change, il ne s’agit ici, au fond des choses, ni de notre amour vaincu ni de l’amour heureux d’autrui ; il s’agit de ton honneur menacé, et de ceci, ajouta-t-elle avec un geste tragique en montrant le tiroir où étaient les pistolets.
« De ceci, prononça-t-elle une seconde fois à voix basse, qui est la fuite lâche et non pas le salut !
– Ai-je donc tout perdu, murmura Léon dans l’amertume de son angoisse, tout, jusqu’à la tendresse de ma sœur !
Un mot terrible vint jusqu’aux lèvres de Rose, mais elle vit la paupière de Léon frémir et une larme, qui s’en échappait, rouler lentement sur la pâleur de sa joue.
Elle se jeta dans ses bras, essuyant avec ses baisers la sueur froide qui lui mouillait le front.
– Mon frère ! mon frère chéri ! s’écria-t-elle, je ne t’ai jamais tant aimé ! Tu souffres. Oh ! si tu pouvais voir ce qu’il y a de torture dans mon cœur !
Léon la serra fortement contre sa poitrine.
– Parle, dit-il, je t’écoute. Mon Dieu ! si je pouvais ne plus l’aimer !
À son tour, Mlle de Malevoy prit la parole et fit un long récit. Le lecteur en connaît d’avance une partie. Elle raconta sa conversation avec Nita, la scène du pavillon, l’attitude du comte et les paroles pleines de mesure prononcées par lui, à l’égard de Léon. Léon voulut en savoir davantage. Rose, rougissant et d’une voix qui tremblait, lui expliqua le sujet du tableau voilé où il y avait deux jeunes filles et un bouquet de roses…
Elle lui répéta ensuite certaines paroles échangées entre elle et le comte du Bréhut dans le trajet de la rue des Mathurins à la rue Cassette, pendant qu’on la reconduisait à l’étude. Pour elle, le comte était la victime d’un ténébreux complot.
Léon secoua la tête et sourit d’un air incrédule. Il croyait connaître Joulou, « la Brute » de Marguerite de Bourgogne.
Enfin, Rose arriva au récit de ce qui s’était passé ce jour-là même.
Elle avait eu deux entrevues : une avec Roland, au tombeau de la duchesse Thérèse, l’autre avec Nita, dont elle avait guetté la voiture à la porte de l’hôtel de Clare : ce dernier entretien en anglais, devant la « bonne Favier », dame de compagnie qui ne savait pas un mot de la langue de Shakespeare : even a single word ! avait dit la jeune princesse.
– Léon, acheva-t-elle, j’ai porté de l’un à l’autre, de Roland à Nita, des paroles d’amour. Moi, moi dont le cœur était brisé ! La conspiration qui les entoure t’a choisi pour une de ses victimes : j’ai vu cela et j’ai fait taire mon angoisse. Roland est fort, il résistera.
– Lui aurais-tu demandé pitié pour moi ? murmura Léon d’un accent farouche.
– Pitié ! Pourquoi ce mot ? Je ne savais pas, quoique mon cœur devinât vaguement, je ne savais pas le danger qui t’écrase. Maintenant que je sais, je raisonne. La souffrance apprend à raisonner. Où est le péril ? J’entends le péril pour toi ? On t’a dérobé un dépôt confié, tu as porté ta plainte ; jusque-là, tout est net. Mais la justice prévenue oppose à ta plainte je ne sais quelle accusation subtile. Ou plutôt, cette accusation, je la sais ; à quoi bon ne point parler en termes clairs ? L’accusation te dit : « Vous avez voulu supprimer le droit de l’héritier de Clare pour garder la fortune entière à la princesse d’Eppstein, que vous aviez l’espoir d’épouser… »
– Les fous ! s’écria Léon avec violence. Ils ne comprennent jamais ! J’ai songé à un crime, c’est vrai ! Le contraire de leur crime à eux, les juges ! J’ai songé, en une nuit de fièvre, à appauvrir la princesse d’Eppstein, pour rendre possible ce qui n’était pas mon espoir, mais ce qui était mon rêve !
Les beaux yeux de Rose de Malevoy brillèrent.
– J’ai songé à cela, murmura-t-elle, moi aussi, une fois. J’ai vu Roland ! pauvre, abandonné, vaincu.
– Voilà le possible ! continua énergiquement Léon. Voilà la voie ouverte à la passion sincère, grande, inexorable. Mais la justice n’entre jamais dans ces sentiers qui ne sont point battus. L’intérêt, pour elle, c’est l’argent, l’ambition, que sais-je ? Elle ne connaît rien, sinon le vulgaire almanach des bagnes !
– Mon frère, prononça Rose d’un ton tranquille, tu n’es pas accusé de cet autre crime. N’en parlons point.
L’exaltation de Léon tomba. Rose reprit :
– Pour répondre à l’accusation portée contre toi, que faut-il ? La preuve que tu n’avais pas l’intention à toi prêtée par la justice ou plutôt par ceux qui ont essayé de tromper la justice. Cette preuve, tu l’auras, quand tu te présenteras devant ton juge avec la princesse d’Eppstein, fiancée au duc de Clare, et que tous deux diront : « Celui-là est notre fidèle ami. »
Léon fut frappé. Cette vérité brillait si éclatante, qu’elle lui éblouit les yeux.
– Le diront-ils ? demanda-t-il pourtant dans la mauvaise foi de son découragement. Es-tu sûre qu’ils le diront ?
– Ils le diront, répliqua Rose. Je l’affirme.
– Il y aurait, murmura Léon, raillant, une meilleure réponse que cela, ce serait la production des titres. La justice a de telles quintes !…
– Tu n’aimes pas la justice, mon frère, l’interrompit Rose. Tu prétendais autrefois que les malfaiteurs seuls médisaient les gendarmes.
– J’avais raison ! fit le jeune notaire avec un courroux qui ne savait à quoi se prendre. Les gendarmes sont une main, une main honnête : que Dieu les bénisse ! La justice est un œil qui peut être presbyte ou myope. J’ai peur. Je voulais les titres. Je veux les titres !
– Tu auras les titres, mon frère, prononça Rose de Malevoy lentement et tristement.
Il la regarda, étonné. Elle put lire un soupçon dans ce regard, et son paisible sourire n’exprima point de rancune.
– Tu promets beaucoup, dit encore Léon. Tu es donc autorisée à promettre ?
Comme elle ne répondait point, il reprit d’un ton grave et doux, où sa tendresse, réveillée par l’inquiétude, avait évidemment le dessus, sa tendresse de frère :
– Ma sœur, tu n’as point cherché cette intrigue. Tu ne sais même pas qu’une intrigue t’enlace dans ses fils. Le monde progresse, vois-tu, dans le mal comme dans le bien. On invente. Il y a maintenant des pièces invisibles dont les mailles sont d’acier comme celles du filet de Vulcain. Tu n’es qu’une jeune fille ; moi, j’ai l’expérience de la vie. Si tu savais de quels abîmes est coupée cette route sombre où tu vas, étourdiment engagée…
– Il n’y a point d’abîme sur ma route, répliqua Rose. Ma route est droite et va en plein soleil. Les abîmes étaient sur le chemin qui te conduisait vers ce Lecoq et ses complices.
– J’ai peur, murmura Léon, que tu sois justement entourée par les complices et successeurs de ce même Lecoq. Les Habits Noirs sont ici, j’en jurerais !
– Tu peux jurer sans crainte, mon frère, prononça Rose, qui devint plus pâle, mais dont la voix ne trembla point : les Habits Noirs sont ici.
– Qui te l’a dit ? s’écria Léon au comble de l’agitation. Ce M. Cœur et la princesse savent-ils donc ?…
– Roland de Clare ne sait rien, repartit Rose, ou du moins il ne m’a rien dit ; la princesse d’Eppstein ne sait rien. C’est toi qui sais, et c’est par toi que je sais. Tu m’as expliqué une fois, et cela m’est resté dans l’esprit comme une chose terrible et frappante entre toutes les inventions de l’enfer, tu m’as expliqué une fois, à propos de la mort de Lecoq, cette sauvage tragédie dont tout le monde parlait alors ; tu m’as expliqué, je le répète à dessein par trois fois, le système véritablement diabolique qui est la base de l’association des Habits Noirs : pour chaque crime commis, un coupable livré à la justice. Je m’étonnai peut-être de ta science. Je m’étonnai parce que, du moment qu’un honnête homme connaît ce dogme de la religion des assassins, il semble facile de déjouer les calculs qui en découlent. Tu dis bien vrai : je ne suis qu’une jeune fille. Non seulement tu n’as rien pu contre les Habits Noirs, toi qui te vantes de ton expérience de la vie ; mais encore, écoute bien cela, les Habits Noirs t’ont choisi pour appliquer leur règle implacable. Ils ont trouvé en toi la double victime du crime et de l’expiation ; tu es devant la justice, mon frère, parce que les Habits Noirs t’ont volé, et qu’ils te montrent du doigt en criant : Au voleur !
La tête de Léon pendait sur sa poitrine.
– Tu sais pourtant, toi ! poursuivit Rose de Malevoy, le front haut et le regard brûlant. Tu es fier de savoir ! Tu as l’œil perçant qu’il faut pour découvrir et reconnaître ces mailles d’acier, minces, mais fortes, comme celles des filets de Vulcain. Et tu ne peux rien ! Eh bien ! moi, ta sœur, je suis allée vers ceux qui ne savent pas, mais qui pourraient s’ils savaient, et je leur ai dit : « Venez vers mon frère : il a des armes, il vous les prêtera ! »
Léon se redressa. On n’eût point su dire quel sentiment bouleversait les traits de son visage.
– Tu as fait cela, toi, Rose ! s’écria-t-il.
– Je l’ai fait. Ne m’avais-tu pas demandé une entrevue avec Nita ?
– Avec Nita, c’est vrai, mais…
– Nita et Roland ne font qu’un désormais, mon frère.
Il retira sa main qu’il avait dans les siennes et murmura :
– Ma sœur, tu es contre moi !
Elle quitta son siège et vint, comme au début de l’entrevue, se mettre sur ses genoux. Elle déposa sur son front un de ces longs baisers de mère qui font sourire, dans le berceau, les enfants souffrants, au travers de leurs larmes.
– Vois, fit-elle, moi, je ne pleure pas, moi qui n’ai aimé qu’une fois, et qui n’aimerai jamais plus ! Veux-tu faire comme moi ? veux-tu oublier ? veux-tu que nous soyons, comme cette pauvre famille, les fermiers de notre père, là-bas, dans le Morvan ? un frère et une sœur aussi : un veuf et une veuve ? Unissons nos deuils, restons avec la paix de nos consciences. La vie est courte, et au-delà de la vie, il y a la grande paix de Dieu.
Il jouait avec ses cheveux, mélancoliquement, tandis qu’elle prêchait ce pauvre doux sermon des belles âmes.
– Toi qu’on devrait si bien adorer ! pensa-t-il tout haut. Toi, toute jeune ! et si délicieusement belle !
« Écoute ! s’interrompit-il avec violence, mon malheur retomberait sur toi ! Pour toi, je suis prêt à tout ! Mais je ne crois pas à cet homme ! C’est plus fort que moi ! Il ne pourrait pas avoir confiance en moi ! »
– Tu te trompes, mon frère, dit-elle dans un baiser. Il a confiance en toi : la preuve, c’est qu’il va venir.
– Ici ! chez moi !
– Chez toi, ici.
– Quand ?
– Ce soir.
– Ce soir ! répéta Léon avec une sorte d’angoisse. C’est impossible !
– Attends-tu quelqu’un d’autre ?
– Oui… et je deviendrai fou, Rose, avant de mourir !
Elle sentait ses tempes battre, elle entendait les palpitations de son cœur.
Une voiture entra dans la cour. Ils tressaillirent tous deux. On sonna à la porte du rez-de-chaussée. Léon voulut se lever ; elle le retint dans ses bras.
– Mon frère, dit-elle, Roland de Clare, c’est le devoir et le salut. L’autre que tu attends, qui est-ce ? Tu ne réponds pas ? Autrefois, quand nous étions enfants, nous jouions à un jeu, te souviens-tu ? Parmi ceux qui venaient chez notre père, il y avait les bons et les mauvais… et nous tirions des présages. Il me semble que ces pas qui montent l’escalier sont ton bonheur ou ton malheur. Je vais tirer des présages : si c’est Roland de Clare, nous sommes sauvés…
– Assez de folies ! l’interrompit Léon, qui avait les yeux fixés sur la porte.
– Si c’est l’autre…, commença Rose de Malevoy.
Elle n’acheva pas, la porte s’ouvrit.
Et le nouveau domestique annonça à haute voix :
– Mme la comtesse Marguerite de Clare !
C’est le siècle des transformations, et nous n’avons certes point l’espoir d’émerveiller le lecteur avec cette chose si simple : une fille du Quartier latin devenue comtesse.
D’autant qu’il y avait de la comtesse, et beaucoup, dans la fille du Quartier latin.
Dieu merci, chacun de nous en a pu voir bien d’autres : c’est le siècle de changements à vue ! Vous avez quitté ce pauvre diable, acheteur à crédit de la corde qui devait le pendre, vous retrouvez un gros capitaliste : un homme de vingt millions politiques et littéraires, tenant le dé dans des salons où il n’eût pas été admis jadis, fût-ce pour servir du punch ou des glaces à ceux qui baiseraient volontiers aujourd’hui l’auguste semelle de ses bottes. C’est tout simple, nul ne s’en émeut, sinon ce brave qui gagnait humblement sa vie à crier vive la Ligue et qui déjeune maintenant, et qui dîne, et qui soupe, et qui se truffe, et qui se chamarre, depuis qu’un beau jour la langue lui a fourché et qu’il a crié : Vive le roi !
C’est le siècle. Les ruelles infectes se réveillent un matin en boulevards. Tout est heur, rien n’est malheur. On rit, et à bon droit, des fâcheux qui se souviennent. En conscience, reprocherez-vous au boulevard, plein d’air et de soleil, les fétides odeurs de la ruelle démolie ?
La Bourse refait à ces beaux joueurs une virginité, non point la Bourse banale que chacun stigmatise du nom de tripot à ses heures de spleen, mais la grande Bourse du monde, la vraie Bourse, où Dieu invalide est maintenant simple coulissier et lit les livres de M. Renan avec des conserves vertes.
C’est le siècle. Marguerite Sadoulas, comtesse du Bréhut de Clare, n’était une exception qu’en ce point assez rare : elle ressemblait comme deux gouttes d’eau à une comtesse qui n’eût point été manufacturée.
Car il y a une punition sur ces fils et ces filles du hasard. Cela est certain, et le siècle tout-puissant n’y peut rien. Ils gardent l’étiquette au dos. L’univers ricane en les adorant.
Marguerite ne gardait rien. C’était une comtesse parfaite. Savez-vous pourquoi ? C’est bien simple. Elle n’avait point cette maladie que M. de Talleyrand regardait comme la plus désespérée de toutes les infirmités et qui perd uniformément les parvenus, quel que soit leur sexe, quelle que soit leur fortune : le zèle.
Ils veulent trop faire. Ils entendent en eux-mêmes une voix qui est leur conscience et qui leur crie : Gros-Jean, tu n’es pas assez duc. Et ils sont trop ducs, ce qui est ne plus être duc.
Ils se démènent, les malheureux vainqueurs, ils s’efforcent, ils se noient à force de tourmenter l’eau qui les porterait s’ils demeuraient tranquilles. Le zèle les pique comme un remords. Ils courent quand il suffirait de marcher, et leur haleine essoufflée les trahit. J’en sais un qui, semblable à Midas, y compris les oreilles, voulait que chez lui tout fût d’or. J’en sais une qui, fille de Vénus et d’un lapin, enrichie par ses œuvres que nul n’oserait éditer, anoblie par Mercure, voulait un vicomte dans ses écuries ! Un vrai vicomte pour palefrenier !
Elle l’eut. Il la bat.
Quand Mme la comtesse du Bréhut de Clare fut introduite dans le cabinet de maître Malevoy, Léon se tenait assis à la place où nous l’avons vu, près de son bureau. Rose s’était éloignée de quelques pas et restait debout. Tous les deux étaient très émus.
Rien de semblable n’existait chez Mme la comtesse ; au moment où elle franchit le seuil, sans empressement ni hésitation, elle présentait l’image du calme le plus parfait.
Léon se leva pour la recevoir. Rose demeura immobile.
Mme la comtesse avait peu vieilli dans le sens vulgaire du mot. On aurait pu dire même, en la voyant ainsi aux lumières, que le temps avait passé sur la remarquable beauté de ses traits, sans y laisser aucune injure. C’était toujours la belle Marguerite, mais elle était belle autrement, et il y avait un très grand changement dans l’ensemble de sa personne.
Un changement qui mentait d’une façon absolue aux promesses trop riches de son premier âge.
En voyant la jeune fille autrefois, vous auriez craint pour l’opulence précoce de cette taille, la cruelle abondance de biens, écueil et terreur de la seconde jeunesse. On dit que l’embonpoint préserve la beauté, qu’il l’enduit, qu’il l’émaille, que sais-je ? on dit mille choses, on plaide, c’est une preuve de procès. La cause de l’embonpoint n’est pas encore gagnée chez nous comme en Turquie. S’il garde le teint, il enfouit le regard, il alourdit, il charge, il opprime, et sur toutes choses il date. L’effort que supporte le corset d’une femme proclame son âge mieux que ces extraits indiscrets cueillis par les jalouses dans le jardin de la mairie.
Cette charmante et spirituelle dame qui est connue dans Paris pour lever ainsi les preuves irréfragables de l’antiquité de ses rivales aurait eu double peine avec Marguerite. Marguerite était née on ne savait où ; le travail du malheureux qui cherche une adresse de porte en porte dans la longue rue Saint-Honoré n’est rien auprès de cette autre tâche qui consisterait à compulser tous les registres de toutes les mairies de France. Encore, Marguerite était-elle née en France ? Il y avait une goutte de sang d’Espagne dans sa chaude carnation. D’Espagne ou d’Italie. Cherchez avec cela !
L’embonpoint menaçant n’était pas venu. La maigreur restait à distance, ennemie non moins redoutable. Cependant, Marguerite, contre toute attente, penchait plus vers la maigreur que vers l’embonpoint. Elle n’était plus la reine de théâtre ; elle était comtesse, purement et simplement.
Est-ce à dire que les reines et les comtesses aient des poids divers ? Au théâtre, oui. Une reine de théâtre doit peser tant de kilogrammes, ou mourir.
Mais, avez-vous observé cela ? Moi, j’en suis sûr, et je prépare un mémoire à l’Académie. Il y a moins de femmes grasses au faubourg Saint-Germain qu’au faubourg Saint-Honoré, moins au faubourg Saint-Honoré qu’à la Chaussée-d’Antin, moins à la Chaussée-d’Antin que dans ces lieux divers et peu connus, où se retirent les victorieuses de la confection et de la mercerie. J’ai les chiffres. C’est énorme. Il existe un écart de cinquante pour cent entre la rue Saint-Denis et la rue de Varennes.
Quoique la rue de Varennes consomme une quantité quadruple de matières sucrées propres à favoriser l’embonpoint.
Marguerite, et voilà ce que nous voulions établir, gardait ce milieu qui est précisément la jeunesse ; elle était jeune très sincèrement, malgré sa toilette qui appartenait, non point à son âge apparent, mais à son âge exact. Nous dirons cet âge avec franchise : à notre estime, Marguerite devait avoir trente-cinq ans, au bas mot. Peut-être davantage.
Vous lui eussiez donné dix bonnes années de moins au premier regard. Par-derrière, quand elle arpentait de son pied léger les allées ombreuses du jardin de l’hôtel de Clare, elle n’avait pas plus de vingt ans.
Revenons à sa toilette, qui était rigoureusement simple : une robe de moire noire, un manteau et un chapeau de velours noir, le tout sans garnitures.
C’était jeune. À la rigueur, Rose aurait pu porter cela ; mais une femme de cinquante ans aussi.
Mme la comtesse fit quelques pas dans la chambre, réussissant, tant elle était maîtresse d’elle-même, à rendre insignifiant et banal le beau sourire de ses lèvres.
– Monsieur de Malevoy, dit-elle, après avoir salué Rose gracieusement, je suppose que vous m’attendiez.
– Oui, Madame, répondit Léon, qui s’inclina et avança un siège.
– Dois-je me retirer ? demanda Rose à voix basse.
– Mais pourquoi donc ? répliqua Marguerite avant que Léon pût répondre. Notre chère Nita vous envoie tous ses compliments, mon enfant. Vous êtes deux bonnes amies et je suis ici pour les affaires de la princesse d’Eppstein.
Elle s’assit. Le regard de Léon se tourna vers sa sœur et sembla contredire la décision de Mme la comtesse.
– Vous savez, Mademoiselle Rose, reprit celle-ci sans aucune intention de sarcasme, la bonne Favier vous fait bien ses excuses : c’est la dame de compagnie. Elle comprend un peu l’anglais. Elle a entendu sans le vouloir votre conversation avec ma pupille.
Mlle de Malevoy rougit.
– Ma pupille ne pourra venir à votre rendez-vous, poursuivit la comtesse.
Elle ajouta en se tournant vers Léon :
– Un des objets de ma visite est de plaider ma propre cause auprès de vous, Monsieur de Malevoy. Vous avez défendu la porte de l’hôtel de Clare à votre sœur, paraîtrait-il…
Elle hésita très ostensiblement et ajouta :
– Parce que… ceci est une traduction de l’anglais… parce que vous m’avez connue dans ma jeunesse.
– Rose, laissez-nous, je vous prie, dit Léon.
Mlle de Malevoy salua aussitôt et se retira. Marguerite, en lui donnant son salut, dit :
– Sans rancune, ma chère enfant. Nous vous aurons mardi à notre petite fête. J’y compte, et je me charge d’obtenir l’agrément de ce cher frère.
Rose ne répondit point.
Dès qu’elle fut partie, Léon dit :
– Je vous en prie, Madame, que Rose ne soit point mêlée à tout ceci !
– À tout quoi ? demanda Marguerite.
Léon se mordit la lèvre dans un mouvement de puérile colère. Au lieu de répondre, il demanda à son tour :
– Que voulez-vous de moi ?
Elle hésita avant de répliquer. Elle s’arrangea dans son fauteuil, disposant d’une main distraite les plis de sa robe. Elle ne regardait point Léon et semblait rêver.
Elle dit enfin de cette voix indolente et si étrangement musicale que nous entendîmes autrefois dans la chambre du boulevard Montparnasse :
– Moi aussi, je vous ai connu dans votre jeunesse, cher Monsieur Léon de Malevoy, et je n’ai pas gardé un mauvais souvenir de vous.
Comme il ouvrait la bouche, elle fit un geste qui demandait le silence et poursuivit :
– Vous étiez un noble garçon, et vous parliez déjà de cette chère petite sœur qu’on élevait au couvent. Elle vous épargnait les trois quarts des folies qu’on fait à cet âge. Comment êtes-vous devenu un homme triste, faible et vieux avant le temps ?
– Madame, demanda Léon, est-ce pour causer de moi que vous avez désiré un entretien ?
– De vous et d’autres, Monsieur de Malevoy, répliqua Marguerite, mais de vous surtout.
– Puis-je savoir quel intérêt ?… commença Léon qui avait aux lèvres un amer sourire.
Elle releva sur lui le regard velouté de ses grands yeux et l’interrompit, disant :
– Mon pauvre ami, j’ai pitié de vous. Ne vous irritez pas, reprit-elle plus doucement, je n’ai point voulu vous offenser. Vous m’avez traitée en ennemie, c’est vrai, mais vous êtes trop vaincu pour que je vous garde de la rancune.
– Et vous êtes victorieuse, vous, n’est-ce pas, Madame ? murmura Léon, dont les lèvres devinrent pâles.
Marguerite sourit tristement.
– Vous ne savez rien, murmura-t-elle, vous ne vous doutez de rien. Il semble que vous ayez des yeux pour ne point voir, comme les condamnés du Psalmiste, et des oreilles pour ne pas entendre. J’ai pitié de vous, Monsieur de Malevoy, je le répète, non point encore tant pour votre malheur que pour votre profond aveuglement.
– Je ne vous comprends pas, Madame, dit le jeune notaire.
– Je vous crois. Est-il une seule chose que vous ayez comprise depuis des mois ? Depuis des années, de ce que vous cherchez, qu’avez-vous trouvé ? Dites !
– Un homme, à tout le moins, prononça Léon tout bas.
– En êtes-vous bien sûr ? fit-elle avec un dédain où se mêlait une sorte de reproche affectueux. Et depuis combien d’heures l’avez-vous trouvé ?…
« Oui, s’interrompit-elle, celui-là, vous l’avez trouvé, c’est vrai, je vous l’accorde, ou plutôt on l’a trouvé pour vous. À quoi vous servira-t-il ? C’est un vaincu comme vous, et ce serait comme vous une victime, si, par un pacte monstrueux, il ne s’était lié avec ceux qui rôdent comme des loups autour de son héritage !
Les regards de Léon interrogèrent.
– Vous comprenez encore moins, poursuivit Marguerite. C’est, en effet, difficile à comprendre. Et pourtant votre propre conduite pourrait vous donner la clef de l’énigme. N’aviez-vous pas, vous aussi, fait un marché de dupe avec vos plus cruels persécuteurs ? N’étiez-vous pas, vous, Monsieur de Malevoy, homme public, chargé d’intérêts immenses, l’une des marionnettes dont M. Lecoq tenait les fils dans sa main ?
Les yeux de Léon cessèrent de regarder en face.
– Vous êtes honnête, pourtant, continua Marguerite. Je le crois, j’en suis sûre. Moi, mes souvenirs de jeunesse sont mes meilleurs souvenirs, et je vous juge tel que je vous ai connu dans cette petite chambre qui est au dernier étage de la maison où nous sommes : votre mansarde de quatrième clerc. Vous voyez que j’ai de la mémoire, Monsieur de Malevoy, et que je ne fuis pas les réminiscences. Je vous ai aimé, non pas d’amour peut-être, les bonnes filles telles que moi, telle que j’étais alors, sont des camarades plutôt que des amantes. Elles font leur temps d’école, quelques-unes d’entre elles, du moins, étudiant la vie comme vous étudiez, vous, le droit ou la médecine. Et, leur temps d’école fini, elles montent, au moins quelques-unes d’entre elles, et font ce grand pas qui franchit le seuil de l’existence sérieuse. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi ? voulez-vous me répondre ? Pourquoi ce qui laisse l’homme intact souillerait-il la femme ? Pourquoi, en sortant de ce banal purgatoire qui est là-bas autour du Luxembourg, auriez-vous seuls le droit d’expier par un labeur grand, utile ou glorieux, le rire paresseux de votre jeunesse ?
Elle parlait ainsi sans passion, et comme l’avocat convaincu d’une bonne cause plaiderait un procès gagné d’avance.
Léon se taisait, pensif.
Elle reprit avec ce beau sourire qui la faisait si grande dame :
– Cela vous importe peu, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas de mon avis parce que vous êtes homme et dévot aux dogmes que les hommes ont établis ; mais vous vous sentez menacé de trop près pour discuter ces points de morale spéculative. Moi, de mon côté, cela m’importe moins encore. J’ai brisé les barrières qu’on m’opposait, ou j’ai passé par-dessus. Je ne me plains pas du sort qui est fait aux femmes. Quand les femmes le veulent, elles retournent l’argument et mettent le pied sur la tête de leurs maîtres. J’ai pris la liberté d’agir ainsi, Monsieur de Malevoy, et je m’en trouve bien. Ne vous impatientez pas, cependant, nous ne sommes pas si loin de la question que vous paraissez le croire. C’est en effet parce que j’ai marché droit et monté haut que je puis venir aujourd’hui chez vous et vous dire : Ma volonté est de vous sauver.
– Me sauver ! répéta Léon mécaniquement.
– Vous êtes plus bas que je ne le pensais ! murmura Marguerite qui le couvrait d’un regard connaisseur. Nous aurons peut-être de la peine.
Comment dire ces choses ? La franchise a un parfum net, connu auquel la majorité des hommes ne se trompe point, qui saisit à la fois l’intelligence et le cœur. Ce qui se dégageait des paroles et de la personne de Marguerite ce n’était pas de la franchise, mais c’était plus que cela : c’était la persuasion, la confiance, l’évidence. Elle était comme la statue glacée de la Vérité. En ce moment, Léon sentait avec une incroyable violence, et comme on se courbe devant un axiome indiscutable, la supériorité de cette femme. Il croyait en elle à cause de cela. De loin, il s’était accoutumé à la craindre sans cesser de nourrir la pensée de la combattre ; de près, la pensée de combattre s’évanouissait en même temps que la frayeur. À quoi, cependant, croyait-il ? À sa bonté, à sa miséricorde, à un invraisemblable retour vers les faiblesses du passé ? Non ; à rien de tout cela. Elle avait dit : « Je veux vous sauver ; » il croyait à ces mots purement et simplement, sans même faire un effort mental pour deviner l’arrière-pensée qui les avait dictés.
L’arrière-pensée était, pour lui, sous-entendue. Il l’acceptait sans la connaître et consentait d’avance à en profiter.
Si bas qu’il fût, pour employer les propres expressions de Marguerite, il était homme d’affaires, et se croyait certain de discerner le vrai du faux dans ce qui allait suivre.
Faut-il ajouter qu’il aimait mieux être sauvé par cette ennemie, à un prix usuraire, que d’acheter son salut en subissant la suprême angoisse de voir Nita unie à son rival ?
L’amour de Léon était ce qu’il a paru dans ces lignes, tenant peu de place au-dehors, mais emplissant tout son cœur. Jamais Léon ne parlait de son amour, et Rose était au monde sa seule confidente, une confidente qui l’avait deviné ; mais, depuis des années, sa vie entière avait été menée par cet amour taciturne, honteux de lui-même, conscient de sa propre folie : un de ces amours qui, lorsqu’ils n’élèvent pas un homme tout d’un coup jusqu’à l’audace héroïque, le diminuent, le minent et le tuent.
Marguerite reprit après un moment de silence :
– Si j’ai aimé quelqu’un d’amour, en ma vie, ce n’est pas vous, c’est l’autre ; ce beau, cet admirable jeune homme qui fut assassiné sous mes fenêtres. Je veux le sauver, lui aussi.
– Et c’est facile, murmura Léon, ce mariage avec la princesse d’Eppstein arrange toutes choses.
Les lèvres de la comtesse se relevèrent en un méprisant sourire.
– On a voulu vous donner un rôle là-dedans, n’est-ce pas ? interroge t-elle.
– Oui, répondit Léon.
– Et vous avez accepté ce rôle ?
– Presque.
Marguerite appuya ses deux coudes sur les bras du fauteuil et se pencha en avant :
– Savez-vous que votre sœur est bien belle ! dit-elle.
Léon rougit et baissa les yeux.
– Cela vous déplaît, reprit Marguerite, de m’entendre parler de votre sœur. Si c’était, cependant, pour faire d’elle une duchesse de Clare ?…
« N’espérez pas trop tôt, s’interrompit-elle, en voyant que Léon tressaillit. Elle est fière, audacieuse, intelligente… comme vous l’étiez autrefois, Léon de Malevoy. Mais il y a des obstacles. Et je puis vous donner seulement en tout ceci l’aide qui est compatible avec mes propres intérêts.
– Vous devez dire la vérité ! pensa tout haut Léon. Je vous crois à un point que je ne saurais exprimer !
– Parce que, répondit Marguerite d’un accent qui raillait froidement, sans avoir encore rien dit, j’ai remué en vous de vieux espoirs. Vous devinez qu’il va être question de la princesse Nita de Clare.
– C’est vrai, avoua Léon.
L’œil de Marguerite eut un éclair.
– La seule chose grande et fière, hardie et forte qu’il y ait eue en vous, prononça-t-elle en se redressant tout à coup, c’est cet amour. Cet amour me plaisait ; j’y reconnaissais mon Buridan fou, audacieux, généreux. Pourquoi l’avez-vous abandonné ?
– Parce que je n’espérais pas, répondit Léon à voix basse.
Et tandis qu’il disait cela, son cœur battait à briser sa poitrine.
– Pourquoi n’espériez-vous pas ?
– Parce que je suis un…
Il n’osa pas prononcer ce mot notaire qui, chose inconcevable, par cette puissance étrange de nos banales railleries, en arrive, dans certaines circonstances, à blesser la lèvre comme si c’était une obscénité ?
– Notaire ! acheva bravement Marguerite.
Elle eut son rire argentin et charmant.
– C’est vrai, reprit-elle ; mieux vaudrait être un bandit. C’est moins mal porté.
Elle s’interrompit pour ajouter sérieusement :
– Je suis bien loin de blâmer votre sœur, Léon. À sa place, j’agirais peut-être comme elle. Mais, croyez-moi, pour se mêler en quoi que ce soit de cette terrible et ténébreuse affaire, engagée comme elle l’est, il faut plus que l’expérience et le courage relatifs d’une pensionnaire. Ce ne serait pas trop de moi !
Ceci fut prononcé avec emphase.
Puis elle se renversa sur le dossier de son fauteuil et murmura :
– N’avez-vous jamais soupçonné, vous, Léon de Malevoy, que la princesse Nita d’Eppstein pouvait vous aimer d’amour ?
Léon se trouva debout, comme si la main d’un géant l’eût arraché de son siège.
– Madame ! Madame ! balbutia-t-il. Oh ! Marguerite ! qu’avez-vous dit ?
– J’ai dit, répliqua la comtesse, ce que vous avez parfaitement entendu.
– Ne jouez pas avec cela ! s’écria Léon qui chancelait comme un homme ivre.
– Je ne joue pas et j’ajoute, acheva Marguerite paisiblement, que je ne vois aucune impossibilité quelconque à cette affaire.
Léon de Malevoy, brisé par l’émotion, se laissa retomber sur son siège et cacha sa tête entre ses mains.
– Vous avez donc quelque chose de bien terrible à exiger de moi ? dit-il.
La comtesse le regarda étonnée, mais j’entends étonnée comme on l’est dans ces entretiens futiles où la surprise naît de la première bagatelle venue. Son étonnement souriait.
– Pauvre Léon ! fit-elle, vous redevenez un enfant !
Puis son regard prit une expression singulière.
– Vous ne me connaissez pas, Malevoy, dit-elle avec une familiarité douce, vous ne me connaîtrez jamais, cela d’autant mieux que je n’ai ni l’envie ni le besoin de me faire connaître. J’ai été ambitieuse, je le suis peut-être encore, mais ma carrière est tracée et mon lit est fait. Ni mes amis ni mes ennemis n’y peuvent rien. En ce moment, voici mon but : il est simple et si naïf que je ne me formaliserais pas s’il excitait quelque défiance… par la raison que, d’ordinaire, je ne suis ni simple ni naïve : je veux sauver deux hommes, deux camarades, deux anciens amants à moi, si vous voulez, en me vengeant de quelques autres hommes qui ont encouru mon déplaisir.
« Oyez-vous cela, Buridan, mon capitaine ! s’interrompit-elle avec une gaieté presque sinistre et en psalmodiant l’emphatique mélopée qui était alors de mise dans les théâtres romantiques. Je suis toujours Marguerite de Bourgogne – la reine ! – et il y a fête, mardi, à là Tour de Nesle, messire.
« Mais soyez tranquille, reprit-elle en changeant de ton encore une fois, la Seine, Dieu merci, ne coule pas sous nos balcons de l’hôtel de Clare, et le ruisseau de la rue de Grenelle n’est pas assez profond pour rouler « bien des cadavres ». Tout se passera convenablement : nous vous en donnons notre parole royale.
Elle agita sa main, gracieuse et si blanche que, dans la demi-obscurité qui emplissait le cabinet, elle semblait épandre une vague lumière. En même temps, elle se renversa sur le dossier de son fauteuil. Léon éprouvait à la regarder je ne sais quelle superstitieuse terreur où se mêlait un espoir plein de fièvre. Ce jeu, cette raillerie, ces lambeaux de prose théâtrale le ramenaient malgré lui à l’époque déjà lointaine où celle qui était là, devant lui, avait une gloire folle dans le quartier des turbulents plaisirs et drapait, comme pas une, dans les oripeaux historiques les splendeurs de son opulente jeunesse. Il cherchait, malgré lui, la Marguerite de Bourgogne du boulevard Montparnasse et ne la trouvait point. Toutes ces lignes hardies de la magnifique statue avaient en quelque sorte adouci et amignardé leurs contours ; c’était peut-être l’effet de cette lampe mélancolique qui éclairait le bureau ; mais les chaudes nuances du teint de Marguerite pâlissaient et tournaient à l’ivoire ; les cheveux seuls, gardant toute leur admirable richesse, semblaient en vérité trop épais pour cette figure amincie, sculptée à nouveau, si l’on peut dire ainsi, et reprise dans ses propres lignes moins amples et plus charmantes.
C’était sans doute cette lampe crépusculaire, la demi-lumière, si bien nommée le faux-jour et qui va trompant l’œil jusqu’à produire parfois des visions.
Mais c’était peut-être aussi le milieu maladif où nageait l’intelligence de Léon.
Il voyait devant lui, dans le cadre de cette chevelure sombre, une tête de jeune fille aux traits délicats et presque enfantins. Pour lui, l’illusion arrivait au surnaturel. Et il fallait ce regard subtil qui filtrait par instants sous les longs cils de Marguerite pour le rappeler au sentiment de la réalité.
– Vous avez rajeuni, dit-il, tandis que nous devenions vieux.
Elle eut un sourire content et coquet qui n’avait pas vingt ans.
– À la bonne heure ! fit-elle du bout des lèvres. Nous réveillons-nous, mon pauvre Léon ? Je prends cela pour une galanterie et pour une vague preuve de présence d’esprit. C’est vrai, j’ai rajeuni. Et nous allons pouvoir causer, n’est-ce pas, Monsieur de Malevoy ? Il est temps.
Ces derniers mots furent prononcés d’un ton sérieux et même sévère. Elle pointa de son doigt d’albâtre le paquet de petits dossiers que Léon avait remis sous leur enveloppe au moment de son entrée.
– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle.
– La lettre d’invitation !… commença Léon.
– Non, ce cahier de notes… Mais ne répondez pas. J’ai lu de loin deux ou trois noms, je sais parfaitement ce que c’est. Vous avez pris une terrible peine, savez-vous ? Je suis sûre que vous pourriez raconter l’histoire ancienne et moderne des de Clare depuis le temps de Jacques II jusqu’à nos jours. Après tout, ce n’est pas une belle histoire, et je ne voudrais pas jurer que ce bon duc, ami de Louis XVIII, ait monté tout droit en paradis. Cette vieille sempiternelle, la religieuse de Bon-Secours, est une nonne de mélodrame : ce qu’elle avait sur la conscience ne nous regarde pas. J’ai peine à croire que je me fasse ainsi ermite, quand je deviendrai vieille, Monsieur de Malevoy. Quelle charmante fille que cette Nita ! Elle était bien assez intelligente pour me deviner et m’aimer, mais on l’a mise en défiance de moi. C’est dommage. Quant à cette madone dauphinoise, la duchesse Thérèse, j’ai bien un peu mon idée. Je n’admets pas l’idiotisme poussé au-delà de certaines bornes. La duchesse Thérèse, dans son taudis de la rue Sainte-Marguerite, avec ses vingt mille francs de diamants et son grand fils, à qui elle avait caché pieusement le nom de son père… Savez-vous que c’est un roman très mal fait ?
Léon se fatiguait à suivre cette vagabonde série de pensées. Il répondit pourtant :
– J’y ai cru à cause de cela.
– Bon ! fit la comtesse ; voici enfin de la lucidité. Moi aussi, peut-être, j’y ai cru à cause de cela ; mais je n’y crois jamais un jour tout entier de suite. J’ai des doutes. Ce roman mal fait contient bon nombre de vraisemblances trop habilement interpolées. Ne pensez-vous pas que cette pauvre femme, après tout, ne pouvait avoir une confiance illimitée en la bonne foi de son illustre beau-frère ? C’est le plus spirituel, celui-là ; il est mort dans son lit avec les titres sous son oreiller, les revenus dans sa caisse…
– Mais sa fille ! murmura Léon.
– Ah, voilà ! on ne s’avise jamais de tout. Sa fille est la pupille de Marguerite Sadoulas et de Chrétien Joulou, la brute ! Avez-vous un peu de sang-froid dans ce moment-ci, Monsieur de Malevoy ?
– Je crois avoir tout mon sang-froid, Madame.
– Tant mieux pour vous. Nous allons bien le voir !
Ses deux petits pieds touchèrent le parquet d’un mouvement brusque et son fauteuil roula vers le bureau.
– Dans quel tiroir sont vos pistolets ? demanda-t-elle en fixant sur le jeune notaire ses prunelles aiguës.
Il sourit péniblement et dit :
– J’ai ma sœur.
– Grand enfant ! fit-elle avec une sorte d’effusion. Vous y aviez donc songé ! Mourir ainsi, vous ! J’ai bien fait de venir. Je vous répète que je viens à vous en camarade, et j’ai vécu assez longtemps dans le monde des camarades pour connaître la valeur du mot. Vous ne vous servirez pas de vos pistolets, c’est moi qui vous le dis, à moins que ce ne soit comme il convient à un homme : pour écarter un rival dans un loyal combat !
Léon releva ses paupières : ses yeux interrogeaient. Elle sourit encore et dit très légèrement :
– On ne sait pas. Tout est possible. En tout cas, vous serez juge, et vous n’agirez qu’à votre guise.
Elle mit son coude sur le coin du bureau, et les boucles épaisses de ses cheveux tombèrent le long de ses joues où montait une nuance rosée.
– Vous avez beaucoup étudié, reprit-elle, mais vous ne savez rien, sinon l’histoire banale et inutile, écrite à l’usage des écoliers. Vous ressemblez aux forts en thème de l’Université qui trébuchent et tombent, dès leur premier pas dans la vie réelle, en sortant de la Sorbonne, où dix boules blanches les ont salués, bacheliers, licenciés ou docteurs. Vous souvenez-vous de ces pages confuses et décourageantes d’ennui qui racontent, dans Rollin, les sottises des successeurs d’Alexandre ? Ce Lecoq était un Alexandre, dans son genre, moins fort que le colonel, mais très fort. Je les ai beaucoup connus tous les deux et appréciés. Depuis qu’ils ne sont plus là, le vaste cercle, fondé par eux, va à la débandade. C’est le règne des lieutenants incapables et vaniteux : vous voyez que je vous parle franchement ; j’appartenais à l’association du temps de Lecoq ; je suis un Habit-Noir, retiré des affaires. Ne me remerciez pas de ma confiance ; elle est sans danger. Si vous contiez aux gens une pareille fantaisie demain matin, demain soir, vous coucheriez à Charenton.
– Vous ne m’apprenez rien, prononça tout bas Léon.
– Bah ! s’écria gaiement Marguerite, savez-vous donc vraiment quelques bribes d’histoire sérieuse ? les Mémoires du temps, comme on dit ? Alors, je vous marque un bon point… mais prenez garde ! L’arbre de la science a des fruits funestes ! Les deux clercs nouveaux et le domestique d’espèce particulière qui veillent aux portes de votre Louvre, ô mon pauvre roi gardé à vue, sont là peut-être parce que vous en avez trop appris ! Je vais vous examiner. Savez-vous comment votre adversaire, le beau Buridan, aux vingt billets de mille francs, fut poignardé derrière le Luxembourg ?
– Oui, répondit Léon.
– Non, rectifia Marguerite, puisque vous, honnête homme, vous avez à la tête de votre étude un des complices de l’assassinat.
– Letanneur ! s’écria Léon. Il se pourrait ?
– Tout se peut. Vous qui êtes un légiste, l’homme qui jouait de l’orgue de Barbarie sous la fenêtre de la chambre où Fualdes était assassiné, fut-il le complice du crime ? J’ai encore dans les oreilles la voix de Letanneur chantant au cabaret de la Tour de Nesle.
Allons ! Chantons ! Trinquons ! Buvons !
Toute l’étude y était : toute, excepté vous…
– Pour vingt mille francs ! murmura Léon.
– Non pas ! Lecoq ne jouait pas de si maigres parties : pour une demi-douzaine de millions, s’il vous plaît.
– Savait-on déjà que le jeune homme était l’héritier de Clare ?
– Tout ce qui peut être appris, deviné ou surpris, Lecoq le savait.
– L’assassin fut donc ce Lecoq ?… commença Léon.
– Non pas, dit encore une fois Marguerite. L’assassin fut Chrétien Joulou, comte du Bréhut de Clare, tuteur actuel de la princesse d’Eppstein et mon mari.
Elle prononça ces mots avec un calme effrayant.
– Mais vous alors, balbutia Léon, vous, Marguerite ?…
– Moi ! répéta-t-elle d’une voix qui profondément tremblait.
Elle se redressa d’un mouvement lent et superbe, la comédienne sifflée. Et qui donc avait pu la siffler jamais ! Elle approcha son siège encore, et son pâle visage entra dans le cercle lumineux qui passait sous l’abat-jour de la lampe. Ses yeux brûlaient ; ses lèvres frémissaient.
– Moi ! fit-elle une seconde fois, il faudra bien enfin que vous me sachiez par cœur, Monsieur Léon de Malevoy. Moi, depuis ce soir-là, j’ai été la maîtresse de Lecoq et la femme de Joulou. Moi, je suis une misérable créature, non pas bourreau, mais victime… Attendez ! s’interrompit-elle, voyant que Léon allait parler, victime terrible, entendons-nous, victime comme on en trouve dans ces grands drames de la fatalité qui soulevaient les peuples antiques, victime avec du feu dans les prunelles et des serpents autour du front, victime qui change de nom à la dernière heure de la tragédie, et qui s’appelle le Châtiment !
« Écoutez cela ; j’étais bâillonnée sur le tapis de mon salon, et j’étais garrottée. Roland sortait de chez moi : je l’aimais. Oui, je l’aimais, cet enfant, fier comme un lion, doux comme une femme… Écoutez donc, et ne cherchez pas, fou que vous êtes, à deviner à droite ou à gauche. Je vais droit ma route et je dis tout.
« Il sortait de chez moi, Dieu m’avait donné une heure d’oubli, d’ivresse, de pardon : la première heure et la dernière ; la seule qui ait brillé dans ma vie. Oh ! je l’aimais ! et il m’aimait !
« Ils vinrent : Lecoq, froid et suivant son plan tracé implacablement ; Joulou, le malheureux, ivre de vin et de jalousie. Je fus maltraitée et frappée. Joulou eut les marques de mes ongles et de mes dents ; Lecoq les a gardées, ces traces, jusqu’au jour de sa mort.
« Je défendis Roland. On ne passa sur mon corps qu’après m’avoir ôté le sentiment.
« Quand je m’éveillai, ce fut pour entendre le cri d’agonie d’un côté, de l’autre la chanson :
Allons ! Chantons ! Trinquons ! Buvons !
« Joulou revint avec le sang de Roland, qui lui avait jailli dans les yeux.
« Monsieur de Malevoy, Lecoq est mort d’un coup de foudre. Il m’avait frappée dans mon corps et dans mon cœur. Joulou m’a frappée de même, de même il mourra.
Elle se tut et mit son mouchoir brodé à ses lèvres.
Léon restait aux prises avec ce bref récit où la vérité et le mensonge, concassés, piles en quelque sorte dans le même mortier, formaient un tout indivisible.
– M. Cœur, demanda-t-il après un silence, est-il bien, selon vous, ce Roland, le fils de la duchesse Thérèse ?
– Oui, répondit-elle, retirant son mouchoir où ses dents laissaient de nettes et profondes coupures. Cela semble ainsi, du moins, et que nous importe ? Il sera duc de Clare. Quel mal y voyez-vous ? Votre sœur peut être duchesse, si elle ne lève pas mal à propos cette belle tête rebelle. Réfléchissez à cela.
– Madame, objecta Léon, de votre plan je ne sais rien encore.
– Mon plan est à moi, répliqua brutalement Marguerite, vous n’en saurez pas un mot.
– Cependant…
– Assez ! l’interrompit-elle. On ne discute pas avec moi. Je propose, on accepte ou on refuse : c’est tout.
Elle se leva. Il fit de même, le front haut et le rouge à la joue. Il allait parler, elle lui mit en souriant sa main demi-gantée sur la bouche.
– Ne m’irritez pas, maître fou, dit-elle avec une sorte de gaieté bourrue, je suis femme, après tout, et j’ai les nerfs comme les autres femmes. Quand j’ai parlé de ces choses, il y a de la bête fauve en moi. Mes plans ! Que vous importent mes plans ! Ils sont grands, ils sont sûrs, ils ne concernent que moi. J’ai rompu avec ces malfaiteurs subalternes ; je les tiens dans ma main comme je vous tiens vous-même et bien d’autres avec vous. Lecoq m’a laissé, à son insu, un bizarre et puissant héritage qu’il tenait lui-même de cette vivante énigme qu’on appelait le Colonel. Les chrétiens disent que les voies de la Providence sont cachées : à supposer qu’il y ait une Providence, pourquoi ne choisirait-elle point une créature telle que moi, belle et forte, malgré tout, pour distribuer les récompenses et les peines ? Cette idée me flatte, j’ai mes faiblesses, et comme l’objet de mon ambition est en dehors de vous et bien loin de vous, je puis être impartiale à votre égard.
Elle acheva de mettre son gant.
– On ne vous demande rien, notez bien cela. Et il semblerait surprenant que le noyé interrogeât le sauveteur pour savoir de quel droit ce dernier s’est jeté à la nage. Vous êtes le noyé, je suis le sauveteur. Peut-être êtes-vous avec moi plus sûr d’être ramené à la rive que votre ancien rival lui-même, M. Cœur, ou Roland de Clare, quoique je m’intéresse à lui une idée davantage, à cause d’un souvenir sentimental. Il lui sera dit à peu près ce que vous venez d’entendre, sans ambage ni réticence, car je dois vous avouer que j’ai pris, près de l’autorité, une position qui me sauvegarde complètement : je suis utile. Comme ce pauvre Roland a vécu dans un trou et qu’il a passé son existence entière à revenir d’un Pontoise quelconque, situé dans l’autre monde, il est possible qu’il résiste… Sommes-nous bien sûrs, tenez, par exemple, qu’à l’heure où nous sommes, les titres qui vous manquent ne sont pas entre ses mains ? Comme il se croirait fort ! Comme il deviendrait insolent ! Il aurait tout, en effet : le droit et les preuves qui établissent le droit ! Ce serait trop pour moi, mon cher Monsieur de Malevoy ; je ne permets pas qu’on soit vainqueur sans moi, et alors nous serions obligés de lui tenir un peu la tête sous l’eau, pour réfléchir à la question de savoir s’il doit être ramené à la berge ou laissé au fond… Nous sommes-nous bien compris ?
– J’avoue… voulut dire Léon qui perdait plante.
– N’avouez rien, allez ! Tous ces aveux sont des mensonges. De deux choses l’une : ou vous m’avez comprise parfaitement, ou vous allez m’avoir parfaitement comprise, dès que je serai partie.
« À propos, fit-elle négligemment en achevant de boutonner son dernier gant, mon mari doit vous faire une visite… avec Nita : ils sont au mieux ensemble ; elle est sous le coup de menaces mystérieuses et tout à fait théâtrales. Si on obtenait d’elle qu’elle vous dît : Je ne vous aime pas, ou bien : J’aime Roland de Clare, consultez ceci.
Elle jeta sur la table un portefeuille mignon, timbré aux armes de Stuart-Fitz-Roy.
Léon la regardait bouche béante.
– Est-ce que jamais ?… fit-il d’une voix étranglée, est-ce que la princesse d’Eppstein aurait dit ?…
– Consultez ! répéta Marguerite avec un sourire plein de promesses, consultez ! votre défaut n’est plus comme autrefois l’audace, mon pauvre Léon. Cela m’a presque fait de la peine de vous voir si tristement écrasé. Consultez ! Peut-être vous souvenez-vous d’avoir écrit à la princesse ?
– Oh ! fit Léon, des lettres insensées ! que je regrette… qu’elle a dû détruire avec mépris.
Marguerite lui rit au nez du meilleur de son cœur, et répéta encore deux fois :
– Consultez ! consultez ! ce portefeuille est une relique de famille qui a appartenu à la mère de Nita, puis à sa sœur, morte si jeune. Dans les reliques de ce genre, on ne garde que des choses précieuses.
– Voyons ! s’interrompit-elle, en lui tendant la main. J’ai bien de la besogne encore, ce soir, avant de me mettre au lit. Me reste-t-il quelque chose à vous dire ? Mais certes, étourdie que je suis ! Je suis chargée par mes maîtres et seigneurs – que je mène, grâce à Dieu, comme un troupeau de marionnettes – de vous dire que mercredi, lendemain de mon bal, on exigera la remise des titres : c’est moi qui vous ai obtenu ce délai. Le motif en est simple : pour moi et par moi, dans la nuit de mardi à mercredi, vous serez jugé en dernier ressort : vainqueur avec moi, ou écrasé tout seul. Est-ce tout ? Oui… à mardi, cher Monsieur de Malevoy. Amenez-nous votre charmante sœur… et consultez le petit portefeuille, consultez !
Ce fut son dernier mot. Elle franchit le seuil en souriant et en saluant.
Léon, resté seul, ouvrit le portefeuille avec une hâte fiévreuse.
Ceci passait même avant le besoin de réfléchir sur cette étourdissante entrevue.
Le portefeuille était à la princesse Nita : il n’y avait pas moyen d’en douter ; il contenait divers mémento à l’usage intime de la jeune fille, des riens, des adresses de toilette et jusqu’à des promesses de contredanse. Non seulement ce mignon carnet appartenait à Nita, mais encore c’était bien le calepin qu’elle portait tous les jours. Deux ou trois bagatelles dataient jusqu’à la journée de la veille, où le crayon de Nita avait écrit ces six mots : « Léon a besoin de me voir. »
Léon ! comme son cœur battait ! Mais ce fut bien autre chose quand il fit sauter le bouton de la petite poche latérale sur laquelle des lettres d’or écrivaient le mot : Souvenir.
Il y avait là cinq lettres, cinq lettres de lui, Léon ; ces cinq lettres justement qu’il qualifiait d’insensées !
Cinq. Il les compta. En interrogeant sa mémoire, il ne se souvint pas d’en avoir jamais écrit d’autres.
Elles étaient jaunies par le temps et fatiguées comme si on les eût bien souvent relues.
Léon appuya ses deux mains sur sa poitrine qu’il sentait défaillir. …
Pendant cela, Mme la comtesse du Bréhut de Clare franchissait d’un saut juvénile et joyeux le marchepied de sa calèche. Cette entrevue semblait l’avoir encore rajeunie et allégée. Littéralement, elle ne pesait pas le poids d’une plume. Elle dit au valet de pied qui venait prendre ses ordres :
– Chez ce grand coiffeur de la rue de Richelieu !
Et la calèche roula, balançant doucement la gracieuse créature, demi-couchée dans son coin moelleux. La lumière du gaz et la nuit passaient tour à tour sur les exquises délicatesses de son sourire : car elle souriait, quoiqu’elle fût seule maintenant et qu’aucun regard n’épiât le langage de sa physionomie.
Elle souriait.
Elle commanda toujours souriant, chez ce grand coiffeur de la rue de Richelieu, une perruque blonde à longs cheveux, d’une nuance précise et particulière, dont elle fournit l’échantillon : une boucle légère et soyeuse qu’elle apportait dans la plus jolie bonbonnière d’émail où jamais comtesse ait mis des pastilles.
Ici, chez le grand coiffeur, elle n’était pas comtesse, elle était la première venue, car au lieu de donner son adresse à l’hôtel de Clare, elle dit :
– Je viendrai chercher moi-même cette coiffure. Il me la faut pour lundi : vous m’entendez, il me la faut !
Et, toujours souriant, elle remonta dans sa calèche, disant au valet de pied :
– Mme Bertrand était encore plus grande couturière que ce grand coiffeur de la rue de Richelieu n’était grand coiffeur. On veillait chez elle dix mois de l’année. Elle habillait Mme la comtesse et la princesse d’Eppstein. Mme la comtesse avait commandé son costume en temps utile, son costume de bal ; elle venait le voir : quoi de plus naturel ? Un costume du genre ébahissant, et qui semblait deviner les suaves excentricités de nos mascarades actuelles : c’était un mont-Vésuve, en vérité, oui, et croyez qu’on avait copié servilement le volcan, au moment précis de son éruption avec du satin, des dentelles, du velours et des rubis. Cela ressemblait comme deux gouttes d’eau, et vous auriez eu envie de fuir pour éviter cette lave brûlante. On avait déjà beaucoup de talent sous Louis-Philippe.
Le volcan était en bonne voie : il allait bien. Mme la comtesse ayant inspecté son cratère, voulut voir la toilette de Nita. Quoi de plus naturel encore ? Nita devait paraître au bal de l’hôtel de Clare en nuage d’été : Trouvez-vous l’idée jolie ? Mme Bertrand avait composé un pur chef-d’œuvre. La vue de ce « nuage d’été » vous eût plongé dans de vaporeuses délices. Aussi Mme la comtesse l’admira-t-elle hautement. Elle l’examina en tous sens, pièce par pièce et si bien, qu’elle devait le savoir par cœur, comme les enfants récitent une fable de ce bon La Fontaine.
Ainsi en était-il ; la preuve, c’est qu’en quittant le logis affairé de Mme Bertrand, Mme la comtesse se fit conduire au logis non moins laborieux de Mlle Valentine, autre grande couturière, chez laquelle on veillait dix mois et demi. Mme Bertrand était une aiguille noble ; les ciseaux de Mlle Valentine se ralliaient aux idées plus jeunes de la Chaussée-d’Antin. Voilà toute la différence.
Mme la comtesse commanda à Mlle Valentine un nuage d’été tout pareil à celui de Nita, mais tout pareil. Mlle Valentine, le crayon à la main, écouta sa description éloquente, où pas un détail ne fut oublié, pas un ruban, pas une gaze. Le « nuage d’été » coûte que coûte, fut promis pour le mardi matin, sans faute.
Aussi, Mme la comtesse souriait-elle encore et mieux que jamais, en reprenant son coin douillet dans sa calèche :
– Rue du Mont-Thabor, n° 5 ! ordonna-t-elle.
Au n° 5 de la rue du Mont-Thabor respirait M. le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, ce Napolitain d’ivoire et d’ébène qui aimait si passionnément les tableaux de M. Cœur.
C’était ce fameux mardi, 3 janvier, jour de bal masqué à l’hôtel de Clare. Le carnaval commençait à Paris et promettait d’atteindre à des gaietés folles. Ce fut l’année des légumes animés qu’on vient de reprendre à la Porte-Saint-Martin, tout comme La Tour de Nesle, et avec le même succès : joyeuse année ! joyeuse poésie ! Et que d’esprit a ce peuple ! Les melons surtout et les betteraves ! Vîtes-vous jamais rien de plus désopilant ? On ne rencontrait plus de Buridans par les rues. Ah non certes ; le Moyen Age était déjà mort, laissant derrière lui cette grande silhouette double et carrée : les tours de Notre-Dame, seul reste de tant d’ogives !
Elle fut bâtie deux fois, cette cathédrale, avec des matériaux immortels : du granit pour l’architecte, pour le poète du bronze.
De telle sorte qu’elle apparaît à ceux de ce siècle, basilique et poème, comme le fier mémento des passions de l’art, un instant soulevées et puis mortes.
Pour mon compte, je préfère Buridan aux asperges : mais Dieu ! qu’elles sont drôles, ces demoiselles, menées par leurs galants salsifis ! et les choux-fleurs, et les artichauts, et les navets ! Puissance divine ! se peut-il qu’une nation ait, à elle seule, tout le comique de l’univers ! quels succès ont toujours les haricots verts ! et ceux de Soissons ! et les pommes de terre, intéressantes malades ! et les fèves et les oignons ! Tous, tous ! Louons la Providence qui nous fit naître dans ce foyer d’inépuisable intelligence !
Car l’année prochaine ce sera autre chose, et l’année prochaine autre chose encore. Et toujours poli, toujours délicat, toujours digne de Paris, « cœur et cerveau du monde » !
Donc, le 3 janvier 1843, il était cinq heures du soir et le jour tombait. Cette vieille petite rue de Sorbonne montait, solitaire et triste, entre la maison neuve du bon Jaffret et l’antique masure où florissait l’atelier Cœur d’Acier.
La maison du bon Jaffret était exceptionnellement éclairée. On eût dit que les oiseaux, chassés de leur salon ordinaire, avaient été relégués dans la chambre du bout pour quelque circonstance solennelle. Le bon Jaffret n’était certes pas un homme de dépense, mais il offrait de temps en temps à ses amis et associés de petits dîners fins dont on parlait avec éloge.
De l’autre côté de la rue, au contraire la maison Cœur d’Acier était noire comme de l’encre. Il n’y avait pas une lueur aux fenêtres de l’atelier.
Deux chiffonniers se rencontrèrent devant la porte même de l’atelier, sous un réverbère qu’on venait d’allumer : deux chiffonniers classiques, vêtus de loques informes, porteurs du vaste panier d’osier, du crochet et de la lanterne. Leurs costumes, qui se ressemblaient dans leur irrémédiable ruine, provenaient cependant d’origines opposées. L’un avait une vieille veste d’ouvrier ; l’autre était vêtu d’une guenille sans nom, qui avait été un élégant paletot de drap noir.
L’homme à la veste montait la rue en chantonnant un couplet philosophique, l’homme au paletot de drap noir sortait de la maison de Jaffret en grommelant des plaintes et la tête basse.
Ils se saluèrent, ma foi, courtoisement, et l’homme en noir ayant regardé son collègue, dit :
– Tiens ! voilà un camarade que je ne connais pas. Bonjour, mon frère.
– Bonjour, bonjour, répondit l’homme à la veste, comment avez-vous nom, l’ancien ?
– Pas si ancien que vous, dites donc ! riposta le paletot noir en rejetant sa taille déjetée.
– C’est pourtant vrai, mon frère, vous êtes abîmé, mais pas vieux. Moi, j’ai nom Tourot : celui qui était dans les temps avec Mme Théodore.
– Moi, je m’appelle Deban, et j’ai roulé carrosse.
– Ça se voit, répondit Tourot, du premier coup !
– N’est-ce pas, frère ? Parce que j’ai encore un air, et que je parle mon français comme un monsieur ?
– Pas pour ça, répliqua Tourot froidement.
– Pourquoi donc ?
– Parce que, déclara Tourot, vous n’êtes pas si propre que les gens qu’est né dans la partie.
Le paletot noir se mit à rire au lieu de se fâcher.
– Donnez-vous une pipe de tabac ? demanda-t-il.
– Toujours, répondit Tourot noblement, y en a qui n’aiment pas ceux qu’ont été marquis, notaires ou autres, moi, ça m’est inférieur. Mme Théodore avait été également concierge. On en voit beaucoup qui viennent avec nous pour des malheurs.
Il tendit sa vessie à tabac, qui était couleur de crasse. Maître Deban, prédécesseur de Léon de Malevoy, y plongea avidement ses doigts et bourra une pipe avec sensualité.
– Vous avez touché juste, mon frère, dit-il, j’ai eu des malheurs. Et il faut que le monde soit sans entrailles ! Je viens de demander dix sous à un clampin qui a été mon troisième clerc. Il m’a mis à la porte !
– Ça s’est vu, fit observer Tourot. Mme Théodore ne demandait jamais rien à ses anciens locataires. Faut pas s’adresser aux personnes qu’on a eu de l’autorité dessus.
Il s’appuya contre une des bornes qui défendaient la porte cochère de l’atelier ; Deban s’assit sur l’autre. Tourot battit le briquet et reprit :
– Je n’aime pas allumer aux lanternes, qui sentent l’huile. Vous aviez donc trois clercs, dans votre bon temps ?
– Huit ! et qui sont tous calés maintenant, faut voir ! Êtes-vous honnête homme, vous ?
Ceci fut dit d’un ton goguenard.
Tourot, qui avait allumé, tourna vers lui sa candide figure.
– Prenez du feu, et vite, mon frère, dit-il, je suis pressé. Les notaires, ça fournit beaucoup dans l’état… mais méfiance !
Et dès que l’amadou fut sur la pipe du paletot noir, Tourot quitta sa borne, leva son débris de chapeau poliment et dit :
– À vous revoir, l’homme. Oui, je suis honnête.
Deban haussa les épaules.
Tourot montait vers la Sorbonne en grommelant :
– Mme Théodore le disait bien : c’est ça qui perd la société : les anciens marquis, les anciens notaires, les anciens farauds, quoi ! Tous malpropres ! Et ficelles !
Deban, lui, se disait :
– Si j’avais la petite pièce blanche, j’irais à la drogue, chez Marmelat, rue de l’Homme-Armé, et je ferais sauter la banque. Si je faisais sauter la banque, chez Marmelat, j’achèterais une défroque au Temple et je garderais six francs pour aller chez Mme Cocarde, à la montagne Sainte-Geneviève où je ferais ressauter la banque ! Alors je m’habillerais en grand, avec chemise et bottes, et je garderais cinquante francs pour aller au n° 7, rue Dauphine. J’aurais mille francs. J’irais à Hombourg. Ils diraient tous : Voilà Deban, le fils de l’Authentique ! Bonjour, Deban ! Comment va, Deban ? Pas mal, et vous ? Cent francs sur la rouge. Gagné ! Double ! Gagné ! Il a toujours eu de la chance, ce Deban. Double ! Gagné encore ! Payes-tu à déjeuner, Deban ? Double ! Gagné ! Voilà quatre fois qu’elle passe, la rouge ; change de côté, Deban ! Non, c’est une veine ! Double ! Gagné ! Change donc, étourneau ! Double ! Ah ! mais, c’est mon idée. Gagné ! Il a de la corde de pendu ! Double ! double ! gagné, gagné ! La rouge passe, passe, passe ! J’aime la rouge, moi, quoi ! C’est mon idée ! Mon tas grossit, dites donc ? Voilà le banquier qui le caresse avec son râteau. Combien à la masse, Monsieur Deban ? Savez-vous l’arithmétique, Monsieur Totivain ? Cent francs de mise, dix passes à la rouge, comptez : cinquante et un mille quatre cents francs ! Ils se consultent ; moi, je suis calme ; le jeu est fait. Allez. Rouge passe ! c’est cent deux mille huit cents francs à la masse. Votre serviteur ! Je fais charlemagne ! la banque renifle. Comme vous voudrez ! Qui est-ce qui me vend une escarcelle ? Je la paye dix louis si elle vaut dix francs. Au plaisir de vous revoir ; on recommencera demain !
Il ôta un vieux gibus qu’il avait pour étancher avec sa manche la sueur de son front ravagé.
– Ça irait tout seul, mais c’est la petite pièce blanche qui manque, prononça-t-il avec découragement.
– Eh ! là-bas ! s’interrompit-il en voyant un monsieur très proprement couvert qui soulevait le marteau de la maison Jaffret. Moynier, mon expéditionnaire, prêtez-moi dix sous, je vous rendrai mille francs.
Moynier poussa la porte et se sauva comme s’il eût vu le diable. Deux autres personnes montaient la rue.
– Eh ! là-bas ! mes petits clercs ! Rebeuf et Nivert ! cinq Sous chacun pour faire la pièce blanche !
– Passez votre chemin, l’ami, on ne vous connaît pas.
Une voiture tournait l’angle de la rue des Mathurins. Quand elle passa, l’ancien notaire reconnut à la portière le visage fleuri du roi Comayrol.
– Ils viennent donc tous, ce soir ! grommela-t-il. C’est qu’il y a quelque chose !
Et il s’en allait, de guerre lasse, découragé, quand une pièce de cent sous roula sur le pavé.
– Vayadioux ! dit Comayrol, va boire à notre santé ; vieil idiot ! Nous allons gagner trois millions, ce soir, avec ce que tu as laissé là-bas au fond de ton verre !
Peut-être que le malheureux homme entendit. En tout cas il se mit à genoux dans la boue pour ramasser l’écu de cent sous ; après quoi il courut, non pas boire, l’autre envie est bien autrement pressante ; il courut chez Marmelat, rue de l’Homme-Armé, où l’on jouait la drogue-chiffonnière avec de féroces entêtements. N’ayant pas fait sauter la banque, il ne put aller chez la veuve Cocarde qui tenait la roulette des pauvres, rue de la Montagne, et chez qui déjà il n’était pas permis de ponter moins de dix centimes.
Il avait perdu ses cinq francs jusqu’au dernier sou. Il passa la nuit à faire sauter successivement les diverses banques de l’Allemagne, en rêve, sur un tas de pavés.
Cependant, M. Moynier, l’expéditionnaire, MM. Rebeuf et Nivert, petits clercs, et le roi Comayrol, tous anciens employés de l’étude Deban et membres actuels du « conseil de surveillance », étaient réunis autour d’une table très délicatement servie chez le bon Jaffret, leur collègue. Cela rappelait un peu le festin du mardi gras à la Tour de Nesle ; pourtant, il manquait bon nombre de convives, et des plus importants : M. Beaufils, d’abord, qui avait parlé là-bas avec tant d’onction de la maison Lecoq et Cie, Urbain-Auguste Letanneur, Joulou, dit « la Brute », et Marguerite de Bourgogne. En revanche, il y avait un membre nouveau : ce dévoué docteur-médecin, M. Samuel, que nous vîmes chez la pauvre Thérèse, à la première page de cette histoire, et qui emporta les deux pièces de quarante francs laissées par son confrère, le docteur Abel Lenoir.
On mangeait très bien chez Jaffret, on buvait sec et on causait raison. C’était une maison sérieuse où il n’y avait jamais de dames, à moins que Mme la comtesse ne daignât honorer ces réunions de son auguste présence. Tout était ici calme et paisible, les domestiques parlaient bas et marchaient doucement, en hommes gagés sous condition de ne point effaroucher les oiseaux. Après le repas, les convives devaient se séparer et prendre leurs costumes pour se rendre au bal de l’hôtel de Clare.
Ils faisaient partie de cet élément hétérogène qui déparait les salons de Mme la comtesse, ou plutôt ils étaient cet élément lui-même.
– Messieurs et chers collègues, dit Comayrol au dessert et quand on eut mis les domestiques à la porte, Jaffret et moi avons jugé opportun de vous réunir avant le bal de l’hôtel de Clare, où Mme la comtesse interrogera peut-être séparément chacun de nous. C’est une personne capable. Nous sommes, à cet égard, tous du même avis.
– Très capable ! appuya le docteur Samuel qui avait toujours son apparence de pauvre hère, sous ses habits cossus. Je ne suis pas content de la santé de M. le comte, pas content du tout. Il baisse.
Il y eut un sourire autour de la table, et Rebeuf, usant du droit qu’ont les gamins de Paris d’être légers et gouailleurs jusqu’à leur soixante-dixième année, murmura :
– Pauvre Brute ! Il aura été dix ans premier mari !
Jaffret réclama le silence d’un geste doux et grave.
– Nous ne sommes pas ici pour faire des mots, déclara-t-il. La situation se tend, et il y a des nuages à l’horizon.
L’ancien expéditionnaire Moynier lança une boulette de pain à Jaffret. Il aimait ce style imagé. Comayrol reprit, heureux de prononcer un discours :
– Trop capable, Messieurs et chers collègues ! Je parle de Mme la comtesse. Elle tend à prendre parmi nous une position qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la dictature. Loin de moi la pensée de faire entendre qu’elle ne nous est pas utile. Elle a réalisé le rêve de cet homme éminent qui a laissé parmi nous d’ineffaçables souvenirs, M. Lecoq…
– A-t-il eu une bête de fin, ce Lecoq ! l’interrompit Nivert, qui avait pris trop d’embonpoint. Dites-nous la chose en deux mots, Comayrol, et laissons là les morts !
– Vayadioux ! s’écria l’ancien maître clerc, penses-tu que je parle seulement pour toi, mon bon ? Il y a ici des gens de goût qui aiment à m’entendre. Voilà le vrai : Nous avons mené à bonne issue une jolie affaire ; on peut dire que les trois millions sont dans notre main. Et avec ce qui se passe, voyez-vous, chacun de nous a le même désir : partager et travailler à son à part. Ces grandes associations ne valent rien : il y a toujours là-dedans des gaillards qui dirigent leur promenade du côté de la préfecture. Je n’accuse personne, bien entendu, mais je voudrais bien être hors de tout ceci avec un joli petit patrimoine.
– Honnêtement gagné ! ajouta Jaffret. J’ose dire que notre ami et collègue Comayrol a exprimé l’opinion générale.
– Eh bien ! poursuivit ce dernier, en fourrant sa main droite sous le revers de son frac, comme on a coutume de représenter les orateurs à la tribune parlementaire, Marguerite Sadoulas veut évidemment mettre des bâtons dans nos roues. J’en ai des preuves nombreuses, parmi lesquelles je choisirai trois faits : 1) elle entretient des relations avec Léon Malevoy ; 2) elle a envoyé son Annibal chez M. Cœur ; 3) elle a ordonné au docteur Samuel, ici présent, de ne pas reconnaître ledit M. Cœur pour le fils de Mme Thérèse, au cas où il y aurait confrontation judiciaire.
– Je puis affirmer seulement l’authenticité de ce dernier fait, dit le docteur.
– C’est le principal ! s’écria Comayrol. En effet, Messieurs et chers collègues, si nous traitons avec ce M. Cœur (dont j’aurai à vous parler bientôt, car il a mis un terme à ses hésitations et doit se décider ce soir même), si, dis-je, nous traitons avec ce jeune homme, il faut qu’il soit bel et bien duc de Clare ; sans cela, comment solderait-il nos trente traites de cent mille francs ?
– C’est juste ! fit-on de toutes parts.
– L’honnêteté dans les marchés, poursuivit Comayrol, je ne connais que cela. Nous vendons une position, livrons la position. Je vous demande pourquoi Marguerite ne veut pas que ce jeune homme soit reconnu. Ne sortirons-nous jamais de ces cachotteries, de ces ambages ? resterons-nous éternellement pris dans cette toile d’araignée ?
– Jusqu’à quand, enfin, Catilina ?… murmura Rebeuf, qui avait été jusqu’en troisième au collège Rollin.
– Ne rions pas, vayadioux ! Cette femme creuse des trous, et nous finirons par y tomber tête première. Je propose de déclarer que l’association est en danger.
– Aux voix ! soutint le bon Jaffret.
Le scrutin eut lieu ; La Fontaine a chanté avant nous l’audace des souris, en l’absence du chat. À l’unanimité, l’importante motion de Comayrol fut acceptée.
« – Messieurs et chers collègues, dit l’ancien premier clerc, après le vote, voilà un grand pas de fait. Maintenant, allons au fond des choses. Marguerite a du talent, personne ne nie cela. J’ai même idée que Toulonnais-l’Amitié lui a légué quelques-uns de ses trucs, si vous voulez bien me passer cette locution vulgaire. Mais ce n’est pas une raison pour nous laisser mettre le pied sur la tête. Si elle nous tient par les oreilles, nous la tenons par le cou. Lecoq lui-même nous le dit, il y a dix ans, quand nous jetions le manche après la cognée : une réunion de bons garçons qui ont rencontré un crime sur leur chemin, et qui ne sont ni sourds, ni muets, ni aveugles, n’est jamais à dédaigner. L’homme qui doit endosser le meurtre de la rue Campagne-Première n’est pas encore en prison. La prescription a un bon bout de chemin à faire avant d’atteindre son terme, et la justice est toujours créancière… Comprenez-vous cela ?
On ne riait plus autour de la table ; le bon Jaffret jetait de tous côtés ses regards inquiets, et Comayrol lui-même baissait la voix comme malgré lui.
– J’ai peut-être été un peu loin, mes bijoux, reprit-il en forme d’apologie, et chacun sait bien qu’au fond, je me ferais hacher en petits morceaux pour notre chère comtesse, mais enfin, quand on est attaqué et qu’on a des armes, il faut au moins faire mine de s’en servir. Marguerite veut tout prendre, c’est moi qui vous le dis, et nous laisser au fond de la nasse, par-dessus le marché : je connais son caractère. Ma seconde motion est celle-ci : je propose que l’étude Deban ne se laisse pas marcher dessus comme une poule mouillée. Vayadioux, dites donc ! on peut allier la fermeté à la prudence et montrer un peu les dents cette nuit !
– Les montrer beaucoup ! s’écria Moynier. Ce n’est qu’une femme !
– Trente-deux dents, l’étude Deban ! appuya Rebeuf, et des bonnes !
– En faisant jouer avec adresse la combinaison du « premier mari »… insinua le bon Jaffret.
– Le docteur Samuel doit savoir des choses sur la maladie de Joulou… commença Nivert.
– Stop ! ordonna Comayrol. La Brute ne nous intéresse pas. C’est un ménage, ne mettons pas le doigt entre l’arbre et l’écorce. Tout au plus pourrai-je permettre une allusion délicate, parce que Joulou vit encore et qu’on ne peut tenir une gaillarde comme Marguerite par un péché mignon qui n’est pas bel et bien commis. Jaffret, mon bon, aie l’honneur de nous faire passer au salon ; nous allons poursuivre la délibération en prenant le café.
Ils se levèrent et se groupèrent avant de franchir le seuil ; une mâle résolution était sur tous les visages. Oh ! certes, en ce moment, l’étude Deban n’avait pas peur !
Cependant, le roi Comayrol qui franchit le premier le seuil du salon fit un saut de côté comme s’il eût vu le diable. Le bon Jaffret, qui venait ensuite, poussa un petit cri. Les autres, le docteur Samuel, Moynier, Rebeuf et Nivert, témoignèrent à leur façon une surprise qui allait jusqu’au malaise.
Cette Marguerite était une maîtresse femme !
Chacun prit un air obséquieux et souriant.
Pourtant, ce n’était pas même Marguerite : ce n’était que le valet de Marguerite.
Dans les familles trop nombreuses où l’on se serre pour avoir de la place, il arrive fréquemment que certains meubles soient bizarrement logés. Ainsi chacun a-t-il pu voir un lit dans un salon ou une table de travail dans une salle à manger. Ces signes ne déplaisent point, ils inspirent au contraire un certain intérêt, parce qu’ils parlent de la fécondité dans le mariage, qui est presque toujours un signe de modeste bonheur.
Le bon Jaffret n’était point marié mais il avait, néanmoins, une nombreuse famille : ses oiseaux, qui le forçaient à se serrer.
Le principal meuble du salon de ce bon Jaffret était un coffre-fort.
Un immense coffre-fort de la maison Berthier et Cie, tout en fer, et qui semblait bien surpris de se trouver au milieu de ce demi-luxe étroit, propret, à la mode exacte de l’année, car il sortait tout battant neuf d’une boutique de la rue de Cléry, et bourgeois comme on n’est pas bourgeois.
Le dieu acajou va perdant les derniers rayons de son auréole plaquée. On fait du palissandre à très bon marché. Ce sont de prétentieuses laideurs que le petit Paris adore frénétiquement. Le salon de Jaffret était en bois de rose, hélas ! oui, et pas cher. Boule, en le contemplant, serait mort de chagrin.
Le bois de rose ! cette fleur du luxe charmant ! On fait du bois de rose au rabais, et c’est positivement hideux.
Mais souffrez que nous parlions un peu de cette caisse de fer qui valait trois ou quatre fois, elle toute seule, le bois de rose, ornant et meublant le salon supérieurement rangé du bon Jaffret.
Ceux de nos lecteurs qui ont lu le premier épisode des Habits Noirs l’auraient reconnue d’un seul coup d’œil. C’était un coffre-fort illustre, c’était une relique. Elle avait contenu des sommes folles.
Elle avait vu le feu des cours d’assises ; elle avait eu sa biographie dans les journaux, elle avait tué un homme en lui coupant le cou aussi net que le triangle d’une guillotine.
Ce n’était pas la première venue parmi les caisses. Elle avait été liée, par je ne sais quelle chaînée féerique, à la destinée de ce Lecoq qui avait dépensé à mal faire plus d’intelligence et plus de volonté qu’il n’en eût fallu pour produire une grande gloire honnête.
Chose étrange, celle-là ! et commune pourtant ! Ils ne veulent pas comprendre que le mal est cent fois plus difficile à faire que le bien, et que tout effort dirigé vers le mal rapporte cent fois moins qu’un effort identique dirigé vers le bien.
C’était la caisse Bancelle et la caisse Schwartz, la fameuse caisse à défense et à secret, où Toulonnais-l’Amitié avait enfermé ses cinq millions de faux billets de banque, et qui, des arêtes tranchantes de son massif battant, avait décapité Toulonnais-l’Amitié.
Le bon Jaffret était un amateur, quand il pouvait avoir les choses à bon compte : à la vente du baron Schwartz il s’était fait adjuger la caisse du célèbre banquier pour une bagatelle.
Et elle contenait encore des millions ou du moins des titres représentant des millions, car on y avait mis ces trois pièces que Thérèse avait voulu acheter jadis au prix de vingt mille francs, et qui manquaient dans les cartons de maître Malevoy : l’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès de Raymond, duc de Clare, plus l’acte de naissance de Roland et l’acte de décès de Thérèse.
C’était auprès de cette caisse que se tenait debout, courbé en deux pour examiner de très près la serrure, l’homme qui avait changé tout à coup, et par son seul aspect, en poltronnerie les audaces de l’étude Deban.
M. le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, que vous avons nommé, peut-être un peu énergiquement, le valet de Marguerite Sadoulas.
Il ne se dérangea pas, lorsque l’étude Deban entra au salon.
Mais au premier mot de Comayrol qui balbutiait une question, doublée d’excuses, il redressa l’élégance un peu féminine de sa taille et rejeta en arrière le jais liquide et soyeux de sa chevelure.
– Je regardais cela, dit-il, c’est un solide morceau. Bonjours, chers. Je n’ai pas voulu attrister votre dessert, mais je ne pouvais pas non plus rester dans la rue. Nous autres Napolitains, nous craignons le froid. Alors, j’ai dit le mot et l’on m’a fait entrer. Comment vous va ?
– Vous apportez un message de Mme la comtesse ? balbutia le roi Comayrol, plus déconcerté qu’un écolier pris en faute.
– Oui, très cher, répondit le vicomte Annibal en accentuant désormais chacun de ses mots. Je viens vous dire qu’il faut vous tenir prêt à tous événements. Il fera jour cette nuit à l’hôtel de Clare.
Comayrol essaya de sourire, mais il était très pâle ; le bon Jaffret tremblait tout franchement, les autres supportaient à l’avenant ce coup, qui était fait pour troubler la digestion la plus heureuse.
Figurez-vous un conscrit qu’on aurait laissé six ans et onze mois dans ses foyers et qui se verrait tout à coup appelé, en vue d’une bataille, au trois cent cinquantième jour de la septième année !
En vérité, toutes ces choses étaient oubliées et mortes, L’étude Deban, sorte de loge particulière, au milieu de cette romanesque confrérie des Habits Noirs qu’elle connaissait mal, et à laquelle elle avait été reliée seulement par son chef, M. Lecoq, n’avait pas encore vu le feu. Elle avait été instituée, cette loge, dans un but spécial et pour une affaire déterminée qui consistait à détourner au profit du même M. Lecoq l’héritage de Clare. M. Lecoq était mort. Les Habits Noirs étaient dispersés, et voilà que je ne sais quelle trompette de l’autre monde sonnait…
L’étude Deban n’était pas brave. Peut-être l’excusera-t-on pour cette faiblesse qui était son moindre défaut. Elle savait, l’étude Deban, que l’ancienne Marguerite de Bourgogne avait gardé, sous son titre de comtesse, toutes ses terribles témérités d’autrefois. Et bien que la mort de M. Lecoq laissât libre, en apparence, les membres de l’association, chacun ici se sentait plus ou moins dans la main de la comtesse du Bréhut de Clare.
– Est-ce au sujet de l’affaire du jeune duc ? demanda Comayrol au vicomte Annibal qui avait pris un siège.
– Quel jeune duc ? fit le Napolitain ; M. Cœur ? un rapin sans talent qui doit être né sous un chou ! Je crois que Mme la comtesse désire faire quelque petite chose pour lui. Asseyez-vous donc, très chers, et prenez votre café tranquillement. J’en accepterai une tasse avec plaisir.
Comayrol et ses amis se regardèrent.
– Vayadioux ! grommela l’ex-premier clerc. Va-t-on nous arracher le pain de la bouche ? C’était une affaire faite ! Nous y avons travaillé onze ans !
Le vicomte Annibal tendit sa tasse.
– Le docteur Samuel, dit-il en adressant à ce dernier un de ses sourires blancs, auxquels le plus subtil physionomiste n’aurait pu appliquer une signification quelconque, le docteur Samuel a dû vous apprendre les dernières nouvelles du jour. Cet excellent M. le comte est bien malade.
Il sucra son café, entouré qu’il était d’un silence inquiet.
– Bien malade, reprit-il. Je viens d’Italie, très chers, et il y a toujours eu une certaine obscurité autour de ma naissance. Savez-vous que ces de Clare avaient un goût particulier pour l’Italie ? Mon âge est bien à peu près celui qui convient. Avec un ensemble d’actes et de témoignages, je pourrais tout aussi bien hériter que le premier venu.
Personne ne souffla mot, mais toutes les figures se rembrunirent. Le vicomte Annibal but d’un trait la moitié de sa tasse de café.
– Est-ce qu’il serait question ?… demanda Comayrol atterré.
– Vaguement, l’interrompit le vicomte Annibal, Marguerite est une femme de génie. Cette nuit va voir des choses très surprenantes. Moi, je ne sais rien, si ce n’est qu’il faut un duc, puisque Marguerite a la fantaisie d’être duchesse.
Ayant lampé le reste de sa tasse, il répéta :
– Moi, je ne sais rien, je suis comme vous tous, très chers, une marionnette qui lève la main ou le pied, selon la ficelle tirée.
– Monsieur le vicomte, dit Jaffret avec dignité, je ne suis pas un polichinelle !
– Ouvrez la caisse, très cher, fit Annibal, qui se leva.
Et comme Jaffret, stupéfait, consultait ses collègues du regard, le bel Italien passa ses mains d’albâtre dans sa chevelure plus noire que du cirage et poursuivit :
– Inspection d’ordre ! Je suis chargé de voir si les titres sont encore là.
– Ah çà ! s’interrompit-il, entre marionnettes, on se doit aide et protection. Je ne parle pas pour ce bon M. Jaffret qui n’est pas un polichinelle. Avez-vous une idée quelconque, vous, très chers, de ce qui va se passer cette nuit à l’hôtel de Clare ? Voici la position du problème : Marguerite veut que les titres soient dans votre caisse, à l’heure qu’il est. Et d’un !
– Ils y sont, dit Jaffret.
– Très bien ! la comtesse a besoin qu’à un moment donné, cette nuit, les titres soient entre les mains de ce jeune étourneau, M. Cœur… et de deux !
– Il les aura pour trois millions de signatures, glissa Comayrol.
– Parfait. À moins qu’il ne les ait autrement. La comtesse veut rendre ces titres à maître Léon Malevoy… et de trois !
Il y eut un murmure courroucé parmi les convives.
– Bon ! fit encore Annibal. Il paraît que vous n’aviez pas la moindre idée de tout cela. Elle travaille sans confident ni collaborateurs, je m’en doutais. Mais, vous savez, nous autres Napolitains, on ne nous empoisonne pas. Si j’étais le second mari, je vous préviens que je durerais très longtemps. Ouvrez la caisse.
Le bon Jaffret, les clefs à la main, s’approcha du respectable meuble. Comayrol profita du moment pour dire tout bas à Annibal :
– Vous avez été chez M. Cœur de la part de la comtesse ?
– C’est de l’histoire ancienne, cela, très cher, répliqua l’Italien en haussant les épaules. Il y eut depuis lors une demi-douzaine de combinaisons. Mais laissez-moi voir un peu cette mécanique ; on dit que c’est très curieux !
Jaffret avait désarmé le ressort de défense ; il ouvrit la caisse comme on ouvre toutes les caisses à secret. Rien d’extraordinaire ne se produisit. Il montra les titres qui étaient intacts.
– Voyons la main de fer, maintenant, dit le vicomte.
Jaffret referma le massif battant, remit les ressorts en place et, laissant la clef dans la serrure, il prit les pincettes du foyer. À l’aide des pincettes, et non sans quelque peine, il fit tourner la clef. Au moment où la serrure jouait, une paire de griffes sortit du battant et saisit les pincettes si fortement que le vicomte Annibal eut besoin de faire un effort pour les dégager.
– C’est joli, dit-il, très joli. Mais quand Marguerite tient les gens, elle serre encore plus fort que cela. Très chers, veillez bien sur votre trésor ; j’ai idée qu’on vous escamotera les titres une fois ou l’autre… Dites-moi, ceci est pour ma propre édification : les trente lettres de change que va nous souscrire le peintre d’en face, M. Cœur, seront d’excellents coupons pour avoir accès au banc des accusés de la cour d’assises. Je n’aimerais pas ces valeurs-là, moi, très chers.
– Ils sont à l’ordre de la Brute, répondit Comayrol avec une fierté modeste. C’est moi qui ai arrangé tout cela avec Jaffret.
– Qui n’est pas un polichinelle ? Dernière réflexion : ce pauvre comte n’aura pas longtemps bon dos. Docteur, combien lui donnez-vous de semaines à vivre ? Il est amoureux comme un fou, vous savez : tantôt il veut tuer Marguerite, tantôt il se roule à ses pieds. J’ai été voir Van Amburgh, le dompteur de bêtes féroces. Quand Marguerite joue avec sa Brute, elle ressemble à Van Amburgh. Est-ce qu’on n’a pas dit, ces temps-ci, que ses bêtes l’avaient mangé ?
– Mes pauvres oiseaux sont reconnaissants, au moins ! soupira Jaffret, heureux d’avoir si bien placé son affection.
– Les lions de Van Amburgh n’auraient pas mangé Marguerite, dit tout bas Comayrol, c’est le diable. J’ai vu le temps où la Brute valait un lion, mais elle l’a maté ! Il mourra à genoux, cet innocent-là !
– Savoir ! fit le vicomte Annibal. Que je vous conte une histoire. La semaine dernière, la Brute a fait une tournée de santé chez une demi-douzaine des meilleurs médecins… après vous, docteur. Il les a priés tout de go de lui dire s’il était empoisonné, et avec quoi. Ils l’ont tâté, palpé, flairé, goûté ; les plus francs lui ont avoué que, pour répondre à cette question indiscrète, ils auraient besoin de faire préalablement son autopsie : d’autres lui ont demandé, vous savez bien quoi. Il n’a pas permis l’autopsie, mais il a fourni le reste aux hommes de l’art. Ceux-ci se sont livrés à de superbes analyses. Devinez ce qu’on a trouvé ?
Tous les regards étaient curieux, et le cercle se resserra autour du vicomte Annibal.
– Vayadioux ! gronda Comayrol ; je ne sais pas à quelle pharmacie elle se fournit, mais on a dû trouver quelque chose !
– Néant ! prononça le vicomte avec emphase. Pas un scrupule de quoi que ce soit ! pas un atome ! rien ! rien ! rien de rien !
– Il n’y a pas besoin de poison pour empoisonner, dit le docteur entre ses dents. Outre que vos grands faiseurs d’embarras de la Faculté sont tous des ânes de licou !
– Amen ! ponctua le vicomte Annibal, qui peignait la soie de ses moustaches devant une glace. Vous devez avoir raison, très cher, car les princes de la science lui ont tous dit, en prenant chacun ses vingt-cinq louis, que, s’il n’arrachait pas cette idée de poison de sa grosse tête obtuse, il mourrait comme un chien qui a avalé une boulette. Quel charmant démon que cette Marguerite ! Elle vous a des façons de sucrer le thé de son premier mari qui font frémir. Elle n’y met que du sucre, à ce qu’il paraît, mais le pauvre comte, après avoir bu, a des coliques d’arsenic. Ce que c’est que l’idée… Quelqu’un de vous, Messieurs, veut-il bien me donner l’adresse de deux vénérables citoyens nommés Cocotte et Piquepuce, escrocs de profession ?
– Il y a deux voies ouvertes, Messieurs, opina Comayrol ; mais, à l’heure qu’il est, vous les trouverez très certainement au tripot de Mme Cocarde, à la montagne Sainte-Geneviève.
Le vicomte Annibal inscrivit ce renseignement sur son carnet. Les convives du bon Jaffret étaient soucieux à l’unanimité.
– D’ici, reprit Annibal, il n’y a qu’un pas. J’y vais. Ah ! très chers, avec la confiance d’une femme comme Marguerite, on n’est pas un garçon de loisir ! J’ai du travail par-dessus les yeux, cette nuit, sans parler de mes devoirs de cavalier servant, car il faut que je sois à mon poste, en grand costume, dès l’ouverture du bal. On ne peut pas se passer de moi, vous savez ? À vous revoir ; ne venez pas trop tard, croyez-moi, ce sera curieux. Je ne sais pas tout : on ne sait jamais tout avec notre gracieuse souveraine, mais je puis vous promettre qu’avant le soleil de demain, l’hôtel de Clare aura vu peut-être, à l’insu de tous ceux qui vont encombrer ses salons, quelque diabolique aventure.
Il se coiffa. La soie de son chapeau était moins brillante que ses cheveux. Son sourire étincelant et froid illumina un instant le cadre de la porte, puis il disparut. L’ancienne étude Deban resta un instant immobile et muette.
– Quand donc, murmura Jaffret avec abattement, quand donc me sera-t-il permis de goûter les charmes d’une aisance tranquille !
– Il y a deux voies ouvertes, Messieurs, opina Comayrol : la résistance et la soumission. Voulez-vous que nous discutions brièvement ces deux alternatives ?
Avant que personne pût lui répondre, un domestique entra, portant une lettre. La lettre était pour Comayrol, qui dit en voyant l’écriture de la suscription :
– Encore !
C’étaient de ces caractères larges, lourds, informes, dont l’aspect seul irrite et indigne les gens que leur notoriété expose à recevoir souvent la lâche visite des lettres anonymes.
Ce n’était pas, cependant, tout à fait une lettre anonyme, car elle était signée Hubert Soyer, et chacun savait ici que Marguerite prenait ce nom pour correspondre avec ses fidèles.
La lettre était courte ; elle disait :
« N’écoutez pas trop l’Italien. Il est dépassé et joue de son reste.
« On n’espère pas conserver longtemps le premier mari.
« Cette nuit, on vous désignera l’homme que vous devrez reconnaître, savoir : l’étude pour la victime de l’assassinat de la rue Campagne, le docteur pour le fils de la veuve. La Davot et la concierge du n° 10 sont à nous.
« Soyez tous là, et prêts à tout. Il fera jour à onze heures.
« Hubert Soyer. »
Après avoir lu cette lettre à haute voix, Comayrol la froissa et la jeta au feu.
– Il y a des écrits qu’il faut garder, car ce sont des armes, murmura-t-il, mais il y a des armes qui brûlent les mains.
Chacun autour de lui gardait le silence.
– Pour le coup, dit Jaffret, dont les dents claquèrent, la mèche est allumée.
– Et ne rien savoir ! gronda Comayrol. Où est la mine !
Le docteur Samuel murmura :
– C’est la crise ! Tenons-nous bien !
Et il songea à la diligence de Calais qui partait le soir, menant à Londres en trente heures.
Il n’y avait pas un seul des assistants qui n’eût quelque pensée analogue. Mais perdre en une minute le travail de dix ans ! Et une part de ce splendide gâteau : l’héritage de Clare !
Comayrol dit le premier :
– Moi, Messieurs, j’irai, coûte que coûte ! Les autres répétèrent tour à tour :
–J’irai !
Tous, jusqu’au bon Jaffret qui soupirait gros pourtant à l’idée que ses oiseaux pourraient rester orphelins.
Les convives se séparèrent tristement, se donnant rendez-vous à l’hôtel de Clare, à onze heures.
Le bon Jaffret resta seul.
Certes, il n’était pas fait, celui-là, pour les luttes violentes. Il aimait la nature telle qu’on la peut admirer dans les bosquets du Jardin des Plantes, autour de l’enclos où grouillent les canards ; il aimait le petit vin blanc, consommé avec modération, en mangeant des marrons rôtis ; il aimait les lithographies coloriées, représentant les quatre parties du monde, sous la forme de quatre jeunes personnes bien coiffées et ornées d’attributs symboliques ; il aimait les tendres vaudevilles où Bouffé pleurait, les romances du père Panseron, les pralines et l’anisette.
Douce âme, cœur sensible à l’endroit de tous les oiseaux, quels qu’ils fussent, et ne donnant jamais rien aux pauvres, de peur d’encourager la paresse, il eût bien voulu gagner beaucoup d’argent honnêtement et sans courir aucun risque. Ce n’est pas lui qui cherchait les aventures !
Il remit une bûche au feu, et s’assit au coin de sa cheminée.
Il étendit ses jambes sur le tapis et se mit à tourner ses pouces.
« Après un dîner copieux, se dit-il, on peut être indisposé. Si j’étais indisposé, je ne pourrais pas aller au bal de Mme la comtesse. Est-ce vrai, cela ? »
Cette réflexion le porta à cesser de tourner ses pouces pour se frotter les mains tout doucement.
Il resta un gros quart d’heure à méditer, puis il dit encore :
– Une excuse ? J’en ai une ! une superbe ! Cet Italien, blanc et noir comme une pie, M. le vicomte Annibal Gioja ne nous a-t-il pas menacés indirectement d’un vol ? Il a dit devant tous les autres : « Veillez bien sur les titres ! » Quoi donc ! C’est le bien commun ! Je m’arme jusqu’aux dents et je fais sentinelle autour de la caisse ! Il me semble que c’est du dévouement, dites donc !
Pour la seconde fois, il se frotta les mains avec un sincère plaisir.
La pendule en doré mat, dont le sujet était une jeune bergère très grasse, regardant deux colombes qui se becquetaient pour le bon motif, marquait dix heures et demie.
Le valet de Jaffret vint demander s’il pouvait se coucher.
– Oui, Pierre, répondit le doux homme. Fermez bien les portes. Je vous souhaite un sommeil tranquille, mon ami.
Pierre s’en alla.
Quand onze heures sonnèrent, Jaffret prit sa lampe et pénétra dans le réduit où il avait parqué pour aujourd’hui ses oiseaux. Il avait besoin de voir quelqu’un. La solitude lui pesait.
Il y avait là une nombreuse et très intéressante collection de volatiles grands et petits, tous plus ou moins privés et qui étaient stylés à venir lui manger dans la bouche. Ils dormaient en ce moment sur leurs perchoirs. Aucun d’eux ne semblait avoir de mauvais rêves. Jaffret les regarda longtemps d’un œil attendri ; il fit le tour de la chambre-volière, souriant à ce repos qui ne connaît plus le remords. Il sourit à ses serins droits et hauts sur jambes, à ses chardonnerets, à ses rossignols, car il avait des rossignols qu’il appelait Philomèles, à ses sansonnets, à ses bouvreuils, à ses rouges-gorges, à ses bengalis, à ses cardinaux, à ses perruches, à ses aras, à ses merles, à ses fauvettes, à ses pintades, à ses faisans.
D’une voix douceâtre et fausse que la Providence lui avait départie, il fredonna :
Dormez donc mes chères amours, Pour vous je veillerai toujours…
– Toujours ! s’interrompit-il pourtant avec un sourire amer. C’est bête que l’homme bienfaisant soit mortel comme tout le monde. Petits êtres intéressants ! vous pleurerez votre protecteur quand il ne sera plus.
Cette pensée mélancolique amena une larme dans ses yeux. Il l’essuya.
Puis, ayant quitté ses oiseaux chéris avec une parole polie, il alla ouvrir son secrétaire, où il prit une paire de ces affreux pistolets dits coups de poing qui manquent leur homme à bout portant.
– Quand ils viendront demain, il faut qu’ils me trouvent armé, fit-il en examinant l’amorce de ses pistolets. C’est dans le rôle du factionnaire.
Il était onze heures et demie quand il revint à sa bergère avec une robe de chambre sur le dos et un bonnet de coton sur la tête.
Ce déshabillé de nuit va généralement bien aux âmes sensibles.
« C’est l’instant où ils arrivent là-bas, pensa-t-il. Grand bien leur fasse ! Si la mine éclate rue de Grenelle, j’aime à croire que la secousse ne se fera pas sentir jusqu’ici. »
Pour la troisième fois, il se frotta les mains, après quoi il posa ses pantoufles sur les chenets et se souhaita à lui-même la bonne nuit.
Le sommeil parut venir d’abord, et le nez busqué du bon Jaffret ébaucha même la première note de la chanson des ronfleurs, mais il s’éveilla en un tressaillement, parce que son pied droit, perdant l’appui du chenet glissant, venait de heurter les carreaux du foyer.
– Tout de même, fit le brave homme, si les voleurs venaient !
Il devint plus pâle que le tricot de son bonnet. Remarquez ceci : chaque fois qu’un brusque accident vous réveille à l’improviste, vous avez vaguement peur, peur de n’importe quoi.
Le bon Jaffret avait peur volontiers et souvent : il participait à la nature un peu timide de ses fils adoptifs, les petits oiseaux.
« J’aurais dû garder Pierre, pensa-t-il. J’ai eu tort de l’envoyer se coucher. Mais maintenant il faudrait monter au cinquième. Je ferai établir une sonnette. Je suis étonné de n’avoir pas songé à cela. Mon architecte est un sot. Cet Annibal a dit cela d’une certaine façon : Veillez bien sur nos titres. Il a été plus loin. Il a dit : « J’ai idée qu’on vous escamotera les titres une fois ou l’autre… » Et il a demandé l’adresse de Piquepuce et de Cocotte : deux désespérés coquins ! Marguerite serait bien capable… »
Il n’acheva pas, mais il frissonna de la tête aux pieds.
– C’est bête ! balbutia-t-il, les lambris craquent. Ces entrepreneurs vous mettent du bois vert. Est-ce qu’on ne parle point tout bas dans la rue sous la fenêtre ?
Il fit un mouvement pour se lever, mais il n’osa pas.
– Des rues pareilles, poursuivit-il, c’est sûr à peu près comme la forêt de Bondy ! Heureusement qu’il y a l’atelier Cœur d’Acier, des gaillards solides… mais je n’ai pas vu de lumière à leur croisée, ce soir…
Il sauta dans son fauteuil, parce que la porte battait un coup sec.
– Comme tout cela ferme mal ! prononça-t-il plaintivement. Si j’étais Grand Turc de France, tous ces architectes seraient brûlés vifs, à petit feu !
La pendule sonna minuit. Un silence absolu régnait au-dehors. Le bon Jaffret ramena le collet de sa robe de chambre sur ses oreilles et se mit à compter jusqu’à mille pour s’endormir. Vers sept cent cinquante, il perdit connaissance, rêvant que ses oiseaux ouvraient la porte de leur appartement et qu’ils venaient danser autour de lui ce fameux ballet des volatiles qui, monté d’abord au Cirque National, continuait son succès dans les petits théâtres et jusques en foire.
Cela l’amusait. Il était seulement contrarié par la familiarité du dindon qui lui caressait le nez avec l’appendice rouge et charnu de sa gorge. Il n’y a pas de plaisir pur en cette vallée de larmes.
Si seulement le bon Jaffret eût compté cent de plus, il aurait entendu dans la rue des bruits bien susceptibles de motiver ses terreurs : on allait, on venait, on parlait tout bas.
Je ne sais quelle ombre bizarre parut tout à coup à la hauteur du premier étage, du côté de l’atelier de Cœur d’Acier. Le réverbère fila le long de sa corde graisseuse. Aussitôt qu’il se fut rapproché du pavé, une autre ombre traversa la chaussée et ouvrit la lanterne qui subitement s’éteignit. La rue resta plongée dans une obscurité profonde.
En même temps, la porte cochère de la maison Cœur d’Acier s’ouvrit sans bruit, comme sans bruit s’était accompli le destin du réverbère. On put entendre sous la voûte humide un murmure confus comme si beaucoup de gens joyeux, mais ayant intérêt à étouffer les éclats de leur gaieté, étaient rassemblés là-dedans. Le regard était à peu près impuissant à percer ici les ténèbres ; cependant, le regard devinait confusément des choses étranges et burlesques.
La réalisation du rêve de ce bon Jaffret.
Des oiseaux, une cohue d’oiseaux de taille surnaturelle qui foisonnait et qui jouait dans cette nuit épaisse, sans faire entendre aucun ramage.
Les deux hommes qui avaient collaboré pour éteindre le réverbère, celui du premier étage et celui de la rue, se rejoignirent sur le pavé. Ils fouillèrent dans leurs poches qui rendirent un bruit de ferraille et attaquèrent incontinent la serrure de la maison Jaffret.
C’étaient des enchanteurs. Leurs mains étaient fées. Au bout d’une minute la porte céda.
Ils entrèrent tous deux. Leurs pas muets ne sonnèrent point sur les dalles, tandis qu’il passaient devant la loge du concierge. Ils étaient chaussés tous deux de lisière, quoiqu’ils fussent, du reste, bien couverts, et parussent appartenir à la classe des « Messieurs ».
Ils montèrent l’escalier du premier étage, restèrent une minute juste à la porte du carré de Jaffret, et redescendirent, laissant la porte ouverte.
Arrivés en bas, ils traversèrent la rue de nouveau et passèrent le seuil de Cœur d’Acier. Là, dans l’ombre, on entendit compter quelque argent, puis une voix mâle qui pouvait appartenir à M. Baruque, dit :
– En vous remerciant Monsieur Cocotte et Monsieur Piquepuce.
Une autre voix ajouta :
– Le reste nous regarde. En avant, marche ! Le temps fuit ; car il a des ailes !
M. Cocotte et M. Piquepuce remontèrent bras dessus bras dessous la rue de la Sorbonne.
Par la porte de l’atelier Cœur d’Acier, la foule des gigantesques oiseaux – le rêve de cet infortuné Jaffret – fit irruption sur le pavé. La chaussée fut traversée avec des sauts prodigieux, des bonds invraisemblables, des battements d’ailes qui ne se peuvent peindre, et le rêve s’engouffra dans l’allée proprette de la maison neuve.
L’horloge de Sorbonne sonnait une heure après minuit.
La pendule de Jaffret était toujours exacte et régulière comme le cours même du soleil. Il avait des vertus, cela est certain. Vivre à l’heure est une vertu sociale. Une statistique a établi que, sur cent faillis, il y avait en moyenne quatre-vingt-dix de ces malheureux et intolérables mortels qui arrivent au rendez-vous une heure après le moment fixé : de ces tortues mal organisées, en un mot, qui manquent les coches, les trains, les occasions, qui manquent tout !
J’ai eu un camarade, moi qui vous parle, un honnête jeune homme s’il en fut vers l’âge mûr, il devint sujet à caution ; son horloge retardait ; ses billets souffraient ; aux dernières et lamentables nouvelles, sa montre, arrêtée, dort dans le gousset d’un banqueroutier.
Qu’aurait-il fallu, en définitive, pour faire du bon Jaffret la perle des galants hommes ? Peu de chose : ce que la cuisinière bourgeoise, traitant un sujet plus grave, exige de ceux qui veulent faire un civet de lièvre.
La pendule de Jaffret, aiguë et argentine, répondait coup pour coup à la grosse voix du clocher de Sorbonne. La lampe baissait et le feu allait s’éteignant, jetant à ce tragique coffre-fort, qui faisait face à la cheminée, des lueurs incertaines. Les vibrations de la pendule duraient encore quand un murmure confus et de nature indéfinissable glissa parmi le silence ; vous eussiez dit un bourdonnement, produit par quantité de ces frôlements secs et sourds que rendent les bêtes mortes, clouées à la porte des logis campagnards, quand le vent nocturne tourmente leurs plumes hérissées.
Cela venait de la chambre où le bon Jaffret avait mis ses chers oiseaux tous ensemble, pour cette nuit. L’entrée de cette chambre était sur le carré.
Bientôt, les oiseaux du bon Jaffret se prirent à voleter et à crier, pris d’une mystérieuse panique. Le moindre vagissement d’enfant arrive aux oreilles d’une tendre mère. Jaffret, endormi ou éveillé, entendait toujours ses oiseaux, et, dans le cours de sa carrière, il avait sauvé nombre de canaris, menacés d’apoplexie foudroyante. Il entendit, mais ces bruits se rapportaient si bien à son rêve ! Il continua de dormir.
Cependant, la porte de la chambre aux oiseaux s’ouvrit doucement, et une tête de hibou se montra sur le seuil à hauteur d’homme. Le hibou promena son regard morne tout autour du salon, et dit :
– Il ronfle au coin de son feu, la racaille !
C’était fort pour un hibou.
Le bruit des plumes sèches redoubla ; en même temps, une nuée de petits oiseaux entra dans le salon par-dessus la tête du hibou et voleta autour des lambris. Jaffret, du fond de son sommeil, avait une conscience assez nette de cette invasion. Il sentit même trois ou quatre pierrots insolents qui se perchaient sur son bonnet de coton. Mais cela se confondait avec son rêve.
Le hibou franchit le seuil à son tour. Vous avez sans doute entendu parler de la fameuse file indienne, manœuvre élémentaire des Peaux-Rouges, quand ils marchent dans les sentiers de la guerre. Ce fut ainsi pour l’armée des fantastiques volatiles qui entra dans le salon de Jaffret. Après le hibou venait un vautour, après le vautour, un coq de gigantesque taille qui secouait orgueilleusement sa crête sanglante, après le coq un dindon qui tenait dans ses bras un tendre dindonneau.
Puis des corbeaux, des pies, des poules, des pigeons à la gorge étoffée, des perroquets, des cigognes, des oies, une autruche, un paon, deux canards, une chauve-souris et une hirondelle, symbole de l’exilé regrettant le pays qui l’a vu naître.
Peut-être y en avait-il d’autres encore.
Toutes ces bêtes avaient uniformément un plumage fané et même rongé aux mites en de larges places. Elles venaient d’un pays où les oiseaux sont plus grands que chez nous, et moins bien tenus. Le vautour, surtout, terrible animal, avait son cuir à nu en maintes places, et son cuir était en calicot jaune.
Elles s’introduisirent, ces bêtes, gardant avec ordre la file indienne, une par une, dans un profond silence. Elles marchaient sans produire aucun bruit. Le regard perçant d’un naturaliste n’aurait pas tardé à découvrir qu’elles étaient toutes munies de chaussons de lisières.
Les premières entrées firent le tour du salon, et le hibou, en passant, donna sa bénédiction à la caisse historique. Il gagna le coin de la cheminée en dessinant un grand circuit et se trouva placé juste en face de Jaffret. La procession qui le suivait s’arrêta en même temps que lui. Un large cercle dont aucune expression ne saurait peindre la burlesque immobilité entoura le foyer.
Le vautour semblait commander en chef. Il tenait le milieu.
– Fixe ! ordonna-t-il, sans ouvrir son bec sévère. Battez de l’aile avec précaution, pour témoigner que vous avez remporté la victoire !
Ces mots n’étaient qu’un murmure, et cependant, le bon Jaffret gronda dans son sommeil.
– Il n’est pas à son aise ! chuchota le grand coq.
Et le hibou ajouta en tirant un long bras de dessous ses plumes pour mettre en lieu de sûreté le pistolet coup de poing qui était sur la tablette de la cheminée :
– Y a deux faisans dorés, six perdrix, des cailles et tout un tremblement de mitraille d’oisillons. On peut faire une soignée gibelotte à la cuisine !
Derrière les rangs un seul volatile se tenait modestement dans l’ombre. C’était le dindon, muni de son petit. Il avait pris cette place de lui-même et comme par vocation. Les dindons passent cependant pour orgueilleux, et cela se conçoit, puisqu’ils sont stupides. Notre dindon berçait son dindonneau et coulait à son oreille :
– Tais ton bec, Saladin ! Te rends pas intolérable. T’es sevré, sois-en digne ! Tu m’exposerais à ce que je t’étouffe, si tu poussais, dans la circonstance, les hurlements que tu en as l’habitude. Écoute plutôt et regarde. Je sais bien que tu es jeune, mais ça va être cocasse, et je vais te donner des petites bêtes à tuer, pour t’amuser.
Il n’était pas cruel, pourtant, je l’affirme sous serment, ce dindon, modèle des mères ! Le vautour appela l’hirondelle.
– Cascadin, dit-il, cherche la cuisine, allume un bon feu. Si tu rencontres des domestiques, charge-les de chaînes. Tu reviendras pour la chasse. Fuis ! car tu es comme le temps, blanc-bec, tu as des ailes !
L’hirondelle, suivie d’une oie et d’un pigeon, sortit à la recherche des cuisines.
Alors, le vautour en chef prit entre l’index et le pouce l’extrémité de son redoutable bec et le releva vivement. Sa tête était à charnière : elle s’ouvrit comme une boîte à couteaux et découvrit le crâne belliqueux de M. Gondrequin, nommé Militaire, qui commanda :
– Ouvrez-vous ! à cette fin de respirer l’air pur, car il fait puant dans ces cadavres !
Tous les oiseaux bâillèrent aussitôt si énergiquement, que leurs becs renversés pendirent sur leur nuque. On put voir d’un coup d’œil à ce moment la composition de cet étrange sénat. M. Baruque, dit Rudaupoil, était dans la peau du grand coq ; Similor, toujours avantageux et sûr de lui-même, habitait le hibou et lutinait d’une façon répréhensible Mlle Vacherie, sa voisine, non moins hideuse en chauve-souris qu’en femme ; Échalot (nos cœurs l’ont reconnu) était le dindon et n’avait pas voulu se séparer de son petit, même dans cette occasion dangereuse. Le Pitre avait un costume de corbeau, l’Albinos se gobergeait dans le vaste corps de l’autruche, l’Équilibriste gigotait à l’intérieur de la cigogne ; les autres oiseaux, tout en fil de fer, carton et crin, contenaient les âmes des caporaux et des rapins de l’atelier Cœur d’Acier.
C’était l’entreprise Vacherie, riche entre toutes les directions foraines, qui avait fourni le matériel.
Les indications étaient dues à Similor, qui avait trempé dans l’expédition de la rue Cassette.
L’auteur du livret était M. Baruque.
Toutes ces figures se regardèrent avec un sérieux assombri jusqu’au lugubre, et qui eût soulevé, au parterre de certains théâtres, un rire épileptique.
Ils appartenaient tous, les pauvres diables, à ce monde enfantin qui grouille dans les profonds dessous de l’art, qui n’a pas d’âge et qui reste espiègle même quand il prend la barbe grise : monde joyeux, en définitive, insouciant, pas méchant, mais taquin et cruel aux heures de la mystification.
Échalot ouvrit aussi le crâne de Saladin son dindonneau ; ce fut pour l’embrasser avec passion et lui dire :
– N’y en a pas beaucoup qu’a commencé si jeune que toi à porter un costume de caractère ! T’es mignon comme un petit loup, là-dedans, amour ! hurle pas ! ça troublerait la cérémonie. Regarde plutôt ! Sont-ils cocasses ! V’là papa ! Mais, au lieu de te prodiguer mes caresses, il se livre à la fougue de ses passions. Du haut du ciel, si ta mère le contemple, mioche… hurle pas !… elle doit regretter que c’est pas moi-même avec qui elle a conçu son orphelin !
– Monsieur Baruque ! appela Gondrequin d’une voix creuse.
– Présent, Monsieur Militaire, répondit Rudaupoil.
– Qu’est-ce qui s’ensuit ? Je manque de mémoire. Soufflez, s’il vous plaît.
– Les plumes ! dit Baruque. Allez-y ! Gondrequin-Militaire sourit.
– J’y suis, Monsieur Baruque, dit-il. Garde à vous ! Je m’amuse ! Arrachez chacun une plume de vos ailes et chatouillez l’Iscariote modérément. Ensemble ! eh ! houp !
Avec la régularité d’un peloton qui fait l’exercice, chacun se prit une plume à soi-même.
– Attention, Saladin ! dit Échalot, grâce à moi, t’es sevré. Tu peux comprendre déjà, dès à présent, le truc qu’il faut toujours que le crime soit puni pour que la vertu, elle puisse avoir également sa juste récompense !
Saladin était ici la seule personne qui ne s’amusât pas de tout son cœur. Il avait l’air d’un diable dans un bénitier ; il faisait, pour hurler, des efforts désespérés, mais Échalot avait une manière de remplir son bec avec le poing, qui obtenait le silence.
Le cercle, cependant, s’était rétréci autour du bon Jaffret qui se prit à frétiller, semblable à un poisson dans la poêle, parce que l’extrémité de toutes les plumes cherchait et trouvait, pour les chatouiller, les parties les plus sensibles du corps : le dessous du nez, les coins de la bouche, le derrière des oreilles, les creux des mains et jusqu’à cette place bien connue des gens très gais qui est entre le jarret et le mollet.
Sans doute que tout cela rentrait dans son rêve, car le sommeil, chez lui, s’obstinait malgré cette torture, et il geignait misérablement sans s’éveiller.
– Allume ! cria Rudaupoil ; ça mord !
– Le temps fuit ! ajouta Militaire. Cette scène a des longueurs. Qui est-ce qui prend du tabac ?
Similor avait son cornet. Il ne se refusait aucun luxe. Le cornet fut posé sous les narines du bon Jaffret que son cauchemar oppressait et qui respirait comme un soumet de forge. Il s’éveilla en un éternuement qui menaça de le mettre en pièces.
– Fixe ! commanda Gondrequin-Militaire.
Tous les crânes se refermèrent en produisant un seul bruit comme si trois douzaines de canettes à bière eussent laissé retomber ensemble leurs couvercles d’étain.
Et le cercle des oiseaux, immobile, rangé dans un ordre admirable, prononça d’une seule voix lente, lugubre et profonde :
– Dieu vous bénisse, bon Jaffret !
– Hurle pas, Saladin ! murmura Échalot qui avait des larmes plein les yeux, faut que tu sois un bécasseau pour pas crever de rire !
Jaffret soulevait ses paupières pesantes. Son regard effaré voyagea tout autour de lui. C’était bien son cauchemar, mais si horriblement exagéré ! qu’il voulut pousser un cri de détresse. Ce fut un éternuement qui vint. Tous les oiseaux saluèrent avec gravité.
– Dieu vous bénisse, bon Jaffret ! répéta Gondrequin d’une voix sépulcrale.
Et le cercle, comme un écho sinistre :
– Bon Jaffret, Dieu vous bénisse !
– Le feu est allumé, cria le clair ténor de Cascadin. Envoyez la volaille !
Jaffret se frotta les yeux avec désespoir.
À un signe du vautour, le cercle des oiseaux se mit à chanter sur une mesure paresseuse et mélancolique :
C’est Jaffret qu’est pincé.
Pincé pour ses péchés.
Pour ses péchés Jaffret
Va t’être guillotiné !
Larifla, fia, fia, larifla, fia, fia.
Larifia, etc.
Après ce refrain le coq chanta, le corbeau croassa, le pigeon roucoula, la poule gloussa, le vautour cria, la chauve-souris glapit et le hibou hua.
En même temps, Saladin, échappant un instant à la tendre tyrannie d’Échalot, poussa un vagissement inhumain.
Jaffret, galvanisé par une terreur sans nom, se dressa sur ses jambes, chancelantes, appuyé qu’il était d’une main au marbre de la cheminée.
– Garde à vous ! ordonna Militaire. On demande la volaille. Je déclare la chasse ouverte, sans port d’armes. Eh ! houp ! rompez les rangs !
Il y eut un instant d’effrayante confusion. Les oiseaux, les vrais oiseaux, égorgés, rendaient des râles lamentables. On les poursuivait partout, Les deux faisans dorés vinrent se réfugier jusque dans le giron de leur malheureux bienfaiteur, où ils furent lâchement assassinés.
– Essaye d’étrangler un canari, bibi, disait Échalot à son élève. Faut jamais être méchant avec les bêtes, mais c’est pour le fricot. T’es sevré, t’en mangeras !
Le meurtre des deux faisans rejeta Jaffret frappé d’horreur sur son siège.
– Ce n’est pas un rêve ! balbutia-t-il.
– On dit aussi dans ces cas-là, lui glissa M. Baruque, entre deux cocoricos : « Dieu ! que vois-je ! » ou bien : « Ô ciel ! en croirai-je mes yeux ! » On va vous éveiller tout à l’heure, dépeceur d’atelier !
– La chasse est fermée ! cria Gondrequin. À la broche, marmiton ! Les autres, fixe ! Prenez des poses, s’il vous plaît, et tirez un œil au bon M. Jaffret, pendant que le rôti s’élabore !
Jaffret, aux abois, referma ses yeux et croisa ses bras sur son étroite poitrine.
Il était bien éveillé, il ne croyait plus à un rêve. Mais que signifiait cette invraisemblable et menaçante vision ? Dans les campagnes, les voleurs se mettent une cravate sur la figure. Ce devait être des voleurs, peut-être des assassins, mais alors pourquoi cette mise en scène qui faisait du bruit, quoi qu’on en eût ? Les assassins et les voleurs, à Paris comme en province, craignent le bruit.
– Tirez l’œil, Mademoiselle Vacherie ! faites vos grâces et montrez vos talents ! Allons ! Similor, du jarret ! vous en avez tous les brevets ! Hardi ! l’Albinos, un entrechat, Rudaupoil ! Eh houp ! Flambez !
Ainsi parlait le vautour, dont la tête triste et cruelle était violemment secouée par une danse épileptique.
Le ballet, en effet, le ballet de l’entreprise Vacherie allait à toute vapeur. Le hibou et la chauve-souris faisaient merveille, le coq bondissait sur ses ergots, les pies piétinaient, la cigogne et l’autruche allongeaient des pas prodigieux, tandis que les pigeons enflaient leur cou autour du paon étalant sa queue extravagante.
– Tu ne ris pas, sans cœur ! disait Échalot à Saladin. Toi qu’es sevré ! Regarde papa ! Quel homme, s’il n’avait pas autant de défauts que d’adresse ! C’est avec cette glissade-là, tiens, qu’il avait subtilisé le cœur de ta malheureuse mère.
– Stop ! cria Militaire. J’ai soif.
Les oiseaux s’arrêtèrent soudain.
Gondrequin devait avoir étudié la marche des vautours. Il s’approcha de Jaffret et lui dit avec respect :
– Si Monseigneur est satisfait de ses esclaves, il leur enseignera la route à suivre pour descendre à la cave où est le vin.
Mais la pie arrivait avec un énorme plateau chargé de bouteilles. Jaffret eut la larme à l’œil. Il n’avait pas pleuré pour ses oiseaux.
– Contre la pépie, mes frères ! dit Gondrequin en débouchant le premier flacon, à la santé de M. Cœur ! comme toujours.
– À la santé de M. Cœur ! répondit un ensemble bien nourri. Jaffret trembla jusque dans la moelle de ses os.
– Va bien, le rôti, annonça Cascadin ; va bien la gibelotte.
Et Similor, trinquant avec celle qui enflammait son cœur volage, chanta :
– Toi, tu es la volupté ; quoi, le délire d’un jeune homme qui se croyait blasé dessus le sentiment pour avoir remporté trop de victoires contre le sexe le plus piquant de la nature ! Pour t’exprimer clairement comme quoi l’on t’idolâtre, faudrait la langue des dieux de la fable et de Voltaire ! Si tu me trompais, j’en casserais de la vaisselle ! Veux-tu ma main, ma fortune et mon nom ? je m’en fiche ! je me serre avec toi dans un lien éternel !
Échalot parlait bien différemment :
– Une goutte de pur, disait-il à Saladin. T’es sevré. Entonne !
– Monsieur Baruque ! appela Gondrequin.
– Présent !
– C’est l’instant, c’est le moment. J’aurais pu faire le discours, mais je vous l’ai confié par bienveillance. Dites à l’Iscariote comme quoi le temps fuit, ayant des ailes, et qu’il aurait tort de faire le méchant devant la force majeure de la nécessité.
Baruque sortit des rangs aussitôt et vint se planter devant Jaffret qui recula instinctivement.
– Pas peur ! dit-il. C’est si vous n’êtes pas gentil, qu’on va vous pendre à la place du lustre ! Attention ! Je vas vous expliquer la chose en deux mots. On aurait pu venir tout uniment vous empoigner par la peau du cou et vous dire : « Ouvre ta caisse et lâche les papiers. » Mais on a préféré se revenger un peu et s’amuser dans une farce de longueur dont vous êtes le digne plastron, pour vous prouver qu’il y a une Providence au-dessus des humains et que tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse au milieu des petitesses de votre existence ratatinée !
– Écoute ça, Chinois ! hurle pas ! murmura Échalot qui retenait son souffle pour ne point perdre une seule de ces éloquentes paroles. T’es sevré.
– Par conséquence, reprit M. Baruque dont la voix devenait aigre et coupante, on est venu, le sarcasme à la bouche, pour se bafouer de vous, dans l’œil, là, ce qui s’appelle, et sans danger, car vous avez volé des papiers quant auxquels il y a une plainte en justice de M. Malevoy, et par conséquence…
– Tu l’as déjà dit, hé, là-bas ! l’interrompit Militaire, jaloux de sa faconde.
– En conclusion alors, se reprit M. Baruque, ça m’est égal, je voulais dire que la justice ayant l’œil dessus, l’animal ne peut pas souffler mot. Ah ! mais ! Et bien heureux encore qu’on ne le flanque pas dans les fers ! Ce qui découle de la chose que ce n’est pas le métier d’un artiste de dénoncer un coquin… Et pour preuve qu’on n’a pas peur, ni envie de se cacher de vous, à bas les masques, tout le monde !
Les becs, aussitôt, s’ouvrirent tout grands, découvrant de nouveau les visages.
– Vous voyez, poursuivit Baruque. Par conséquence… Non… En foi de quoi, avant le festin qu’on va s’y inviter sous vos propres yeux, pour vous apprendre à marchander des maisons où y a des ateliers, et à demander des trois millions de papiers timbrés à M. Cœur, qui vous fait bien des compliments, vous savez, vous allez partir du pied gauche et mettre la clef dans cette serrure-là, sinon… regardez-moi, l’Habit-Noir ! Il fait jour, pas vrai, cette nuit ? Je ne vous en dis pas davantage !
M. Baruque, à ces derniers mots, mit ses petits yeux dans les yeux de l’ami des oiseaux. Il avait une certaine figure maigre et coupante qui n’annonçait rien de bon. Jaffret n’essaya même pas de discuter.
– Je m’en lave les mains, murmura-t-il en quittant son siège. Je suis un homme paisible, d’une santé délicate et incapable de résister à la force. Un Habit-Noir, moi, grand Dieu ! Mes chers voisins, nous voici en temps de carnaval, et je suppose que vous avez soupé trop abondamment, puisque vous ne savez plus s’il est jour ou s’il est nuit. Je proteste contre vos violences.
– Halte ! l’interrompit Gondrequin. En voilà assez. À ta serrure, le temps fuit. Tu ne devinerais jamais pourquoi ? c’est qu’il a des ailes ! travaille.
Jaffret fit en effet virer les boutons du coffre-fort, afin d’écrire le mot de la combinaison, après quoi il prit la clef dans sa poche. Tournant ainsi le dos à ses persécuteurs, il n’était pas sans craindre quelques mauvais coups par-derrière : aussi se hâtait-il du mieux qu’il pouvait, disant :
– Je ne suis qu’un simple dépositaire, le dépositaire de M. le comte du Bréhut de Clare, et jamais je n’aurais pensé…
Un cri d’épouvante coupa sa phrase : un cri d’épouvante et d’angoisse.
Il s’était hâté si bien qu’il avait oublié de mettre au repos le ressort de la défense.
Au moment même où sa caisse s’ouvrait son bras se trouva pris dans un étau.
Ce fut un coup de théâtre, non point du genre dramatique, mais de ceux qui amènent Paris cent fois de suite dans ces pâturages émaillés de sottises qu’on appelle des féeries. Il n’était pas ici un seul oiseau qui n’eût ouï parler des merveilles de la caisse Lecoq. Ces merveilles se racontent ; on y croit un peu, mais pas tout à fait. Il faut les voir. On les voyait. Bravo !
Le malheureux Jaffret demandait grâce, mais personne ne l’écoutait. Il y eut une acclamation de sauvage allégresse. Le truc avait un énorme succès.
Puis tout le monde se mit à parler avec émotion, avec fièvre, comme font les antiquaires dans une fouille où l’on a découvert un vieux pot.
Similor tressa un entrechat à huit et vola un baiser à Mlle Vacherie ; M. Baruque battit des mains ; Gondrequin déclara que c’était un tire-l’œil de longueur comme on n’en voyait pas deux dans sa vie ; Échalot poussait en avant le mièvre minois de Saladin et lui disait :
– Regarde, ma fille, regarde ! perds pas l’occasion ! Si tu manquais ça, tu le regretterais plus tard ! Parce que c’est farce ! Ah ! si ta mère était là ! pauvre défunte !
Et chacun racontait à son voisin, qui n’écoutait pas, les gloires de ce coffre-fort légendaire : l’histoire du brassard, les malheurs d’André et de la belle Maynotte, les millions de la maison Schwartz, les méprises de la justice, et comme quoi ce même brassard ciselé servit de piège pour prendre M. Lecoq, le grand M. Lecoq – Toulonnais-l’Amitié –, qui eut enfin le cou tranché par cette porte, brillante et coupante comme un triangle de guillotine.
Cette porte-là, entendez-vous, que chacun pouvait toucher du doigt !
Ce qu’un témoin pareil, muet et menaçant qu’il est, ajoute aux ressouvenirs d’une tragédie ne se peut pas dire : c’est l’étrange puissance des reliques.
– Avance ta petite menotte, Saladin. Touche ça, aie pas peur. Tu pourras dire plus tard : « J’ai eu la chance de toucher la chose dans ma jeunesse ! » Et jusqu’au tombeau, je témoignerai : c’est sûr, l’enfant l’a vu, peu après l’époque de son sevrage.
Jaffret ne criait plus, l’infortuné Jaffret ; une agonie morale remplaçait pour lui la douleur physique, causée par l’étreinte un peu trop serrée de la griffe d’acier. Il entendait parler autour de lui de cette porte-guillotine, dont l’arête affilée envoyait à ses yeux un reflet de rasoir ! Et il se souvenait de ce terrible Larifla que naguère on chantait :
C’est Jaffret qu’est pincé,
Pincé pour ses péchés ;
Pour ses péchés Jaffret
Va t’être guillotiné !
Épouvantable fin pour un homme paisible ! Il pensa peut-être ce que dit une autre chanson : Il est un dieu !… Heureusement, la porte s’ouvrit, donnant passage à Cascadin et à ses deux aides dont chacun portait à deux mains un énorme plat de gibier. Toute la volière y était. Cela détourna les idées, et, pendant qu’on mettait le couvert, un accident survint qui dut rassurer le coupable Jaffret.
Ce n’était pas la caisse Schwartz, puissante et farcie de billets de banque ; ce n’était plus même la caisse Bancelle, contenant la fin du mois d’un riche banquier de province ; mais enfin, outre les titres de la maison de Clare, la caisse renfermait les économies de Jaffret.
Gondrequin-Militaire avait pris les titres, après les avoir soumis à l’examen éclairé de M. Baruque. Il s’éloignait content, lorsqu’il aperçut Similor, décrivant une courbe adroite pour s’approcher de la caisse. Mlle Vacherie le suivait. D’un autre côté, Échalot, mû par des sentiments bien autrement élevés, se coulait le long de la muraille. Il avait fourré son dindonneau sous son aisselle, afin d’avoir les deux mains libres. Faut-il le dire, le Pitre, l’Albinos, l’Hercule, le Jongleur, et même quelques rapins manquant de sens moral, convergeaient tous vers un même but, qui était la caisse.
Était-ce pour en admirer les grandeurs historiques ?
Les yeux brillaient, les mains frémissaient.
– Halte ! front ! s’écria Gondrequin au moment où les doigts crochus de Similor s’allongeaient déjà. Fixe ! la probité est le privilège de l’honneur !
M. Baruque, toujours plus prompt, se dressa entre la caisse et Similor à qui il arracha le coup de poing de Jaffret, disant :
– On casse la tête du premier qui n’est pas sage comme une image !
– Et à la soupe ! ordonna Gondrequin-Militaire. Demain, vous ferez comme vous voudrez ; mais aujourd’hui, par la circonstance momentanée que vous avez l’avantage de travailler avec des gens de cœur, tels que moi et Rudaupoil, garde à vous ! l’immobilité dans les rangs, ou on tape !
Similor hésita. Échalot mit son petit par terre et dit avec douceur en se déshabillant :
– Souhaites-tu qu’on leur en trempe une, de soupe, Amédée ? Je jure sur ma patrie que je placerai la somme qu’on va piquer, au nom de Saladin, pour sa conscription et son mariage. Y es-tu, bonhomme ?
Mais l’immense majorité des oiseaux cria :
– À table ! à table ! nous ne sommes pas des voleurs !
Le souper embaumait. La majorité l’emporta. Similor et Mlle Vacherie entrelacèrent leurs bras et s’éloignèrent de la caisse avec un soupir de regret. Échalot a dit bien souvent depuis :
– C’était l’occasion de se faire des ressources. Sans les deux balayeurs à l’huile, l’enfant aurait eu son sort assuré dans la société moderne !
Ce fut un gai repas ; les oiseaux du bon Jaffret étaient bien nourris. Nous ne décrirons pas les sensations poignantes qui déchirèrent le cœur de leur maître pendant qu’on les dévorait. Son dîner était loin déjà ; il n’avait plus la crainte de subir le dernier supplice ; l’estomac et l’âme sont deux organes bien différents. Jaffret s’avoua à lui-même qu’il eût mangé un blanc de ses amis avec plaisir. On ne lui en offrit point.
– Iscariote, lui dit Gondrequin-Militaire, quand on eut nettoyé les trois plats et consommé en sus les reliefs du dîner fin de la veille, M. Baruque et moi nous allons te mettre en liberté. Nous avons besoin d’aller cette nuit dans le grand monde, à l’hôtel de Clare. Fixe, animal, ou je vais te blesser ! Nous te faisons l’honneur de te prendre, n’ayant pas le choix, pour nous conduire chez l’ancienne Marguerite de Bourgogne. En avant, marche !
Pour l’intelligence des événements étranges, et certes, inattendus qui vont clore cet épisode de l’histoire des Habits Noirs, nous avons besoin de faire connaître au lecteur, avec certains détails qui pourront sembler minutieux, la topographie exacte de l’hôtel de Clare.
Cet édifice, déjà ancien, et qu’on a affecté depuis, en lui faisant subir d’assez notables changements, à un service quasi public, présentait alors à la rue de Grenelle-Saint-Germain l’arrière-façade de ses vastes communs, arrondis selon une courbe rentrée, au centre de laquelle était le monumental portail.
Au-delà de cette grande porte constamment fermée, et où l’hospitalité n’avait d’autres symboles que deux bancs de pierre, abrités dans l’épaisseur du mur, il y avait une cour intérieure d’une étendue considérable, entourée de bâtiments de tous côtés et ressemblant assez bien aux patios des palais espagnols, d’autant que le centre en était marqué par une fontaine jaillissante.
À droite et à gauche, comme par-devant, c’étaient les constructions accessoires qui ne doivent manquer à aucune grande demeure. Au fond, le véritable hôtel se dressait, déployant sa façade seigneuriale, précédée par un perron carré et demi régnant de seize marches en marbre, alternativement rouge et noir.
L’hôtel avait été bâti par Rowland Fitz-Roy Jersey, duc de Clare, compagnon et ministre de Jacques II, aux premières années de son exil. Par conséquent, il datait de la seconde moitié du règne de Louis XIV, mais l’auteur de la maison de Clare avait évidemment les yeux tournés vers le passé. Son œuvre mentait au style sévère du temps et remontait, par places, aux années fleuries qui nous laissèrent les charmants chefs-d’œuvre de la jeunesse de Louis XIII.
Vous eussiez dit une émigration du vieux Marais, en plein faubourg Saint-Germain, et que l’un des pavillons de la place Royale, agrandi, anobli surtout, avait quitté sa base trop plate pour monter ici sur un orgueilleux piédestal.
Nous ne parlerons que pour mémoire des splendeurs de l’hôtel, en ces temps écoulés où les ducs de Clare étaient classés à la tête des plus riches gentilhommes du monde.
Nous dirons seulement que, sous la Restauration, le feu duc Guillaume avait ébloui la cour et la ville par sa grande vie.
Sous le règne de Louis-Philippe, tout cela s’était éteint quelque peu. Le duc Guillaume, quoique rallié ne pouvait être le complice actif de la comédie bourgeoise qui se jouait aux Tuileries. Il vivait relativement retiré, depuis la mort de sa femme et de sa fille aînée. Ses hivers se passaient à Rome.
L’arrivée des du Bréhut de Clare, chargés par décision judiciaire de la tutelle de la jeune princesse d’Eppstein, fut pour le palais de la rue de Grenelle une sorte de révolution de Juillet. Il tomba tout d’un coup comme avaient fait les Tuileries elles-mêmes, mais il déchut dans une mesure moindre, acquérant moins d’hôtes incommodes et gardant plus de nobles ralliés.
Les premiers, comme aux Tuileries encore, étaient des inconvénients nécessaires : ils résultaient de la conquête. Les seconds restaient attachés au souvenir du duc Guillaume et à la grande position de la princesse d’Eppstein. Nous devons dire que la conduite irréprochable et habile de la comtesse du Bréhut de Clare en avait augmenté le nombre. Mme la comtesse était une femme charmante, souverainement distinguée quand elle voulait, et adroite au possible. Je ne crois pas qu’elle eût des confidents. Ceux qui pensaient la connaître à fond disaient qu’elle était trop portée à oser l’impossible. Cela, jusqu’à présent, lui avait réussi, et il y a un axiome latin qui crie, dans toutes les bouches pédantes : « La fortune favorise les audacieux. »
Quand se donnent les grands galas de la finance, nous voyons souvent nos seigneurs les banquiers élargir tout à coup leurs charmantes demeures, les nuits de fêtes, et parquer la foule immense des amis de leur caisse dans de beaux petits jardins, couverts et planchéiés expressément à cette occasion. Lors même que les de Clare auraient eu deux ou trois clientèles semblables, point n’eût été besoin de couvrir ni de parqueter tout ou en partie du jardin de leur hôtel. Les deux grands salons du rez-de-chaussée, la galerie et l’enfilade des chambres d’apparat eussent suffi amplement à contenir le tout-Paris et demi qui s’invite aux processions de la finance, et la maison de Clare n’avait pas tant d’intimes que cela, malgré son 29 juillet.
Elle était sûre, quand elle voulait, d’avoir une très convenable cohue, mélangée dans la proportion que nous avons dite. Le faubourg Saint-Germain n’aurait point osé faire défaut, parce que la comtesse avait eu la science de se poser en femme politique, sans jamais dire un mot de cette chose qui, vulgairement, s’appelle aussi la « politique », chose grave, utile et belle à la première page des journaux, mais qui prend de fatales odeurs en passant par les bouches profanes, comme ce blond tabac du Levant si suave, si parfumé, mais que les lèvres de certains fumeurs – Monsieur, je ne parle pas de vous – renvoient en vapeur infectante.
Il y avait pour cette foule, étincelante de titres, d’ordres ou de simples noms, valant mieux que les titres, les vingt et une fenêtres des appartements « pour recevoir », cinq à la galerie du milieu, trois à chacun des deux grands salons, trois à la bibliothèque, trois à la salle à manger, une à chacun des deux boudoirs, une encore à chacun des deux réduits, dits : « chambres du bout », et qui venaient sur le jardin, en retour, d’où ils regardaient la verdure par cinq croisées : trois et deux, en équerre. L’une de ces chambres du bout était le billard, l’autre le fumoir.
Hélas oui ! le fumoir ! Rowland de Clare y avait mis dans le temps des Poussin, des Vouet et des Lesueur.
Au premier étage, ou plutôt à l’étage unique, car au-dessus il n’y avait que des chambres mansardées, on trouvait les appartements de famille : ce que les Anglais ne montrent jamais ; ont-ils tort ?
À droite était le logis de la comtesse, à gauche celui du comte, au milieu l’appartement vaste et très complet de la princesse d’Eppstein. Cet appartement n’avait généralement pour occupant que la bonne Favier, dame de compagnie, car la princesse Nita, qui n’était pas sans avoir ses caprices, demeurait ailleurs.
Elle demeurait dans le jardin, non pas tout au bout, car il était énorme, mesurant six arpents en plein cœur de Paris, ce qui est, comme argent, plus grand que mille hectares en Picardie, mais à cent pas environ du pignon latéral qui avait le billard à son rez-de-chaussée et la chambre à coucher de M. le comte au premier étage.
Cela se nommait le petit hôtel, et véritablement, c’était un adorable pavillon, où feu la duchesse de Clare faisait habituellement sa demeure. Par suite de la disposition naturelle du sol, le rez-de-chaussée de ce petit hôtel était exactement à la même hauteur que le premier étage de l’édifice principal, et une terrasse, longeant une petite rue, dont nous ne pourrions dire le nom sans trahir la position exacte de l’hôtel de Clare, mettait les appartements de M. le comte de plain-pied avec le pavillon de Nita.
Cette terrasse à laquelle, du jardin, on pouvait monter par une rampe en pente douce, supportait une magnifique allée de tilleuls, à quatre rangs. L’hiver, on installait, tout le long de cette allée, une toiture mobile, de telle façon que la princesse d’Eppstein pût vivre de la vie commune sans autre peine qu’une promenade de deux minutes, à couvert, et le passage au travers du logis de son tuteur.
Si Mme la comtesse eût habité l’aile droite, peut-être que Nita n’aurait point pris l’habitude de couper ainsi au plus court, mais elle était au mieux avec le comte qui lui témoignait une tendresse de père, et rarement les heures des repas sonnaient, sans qu’elle eût dépensé quelques minutes avec lui en passant.
Ce n’était pas pour se divertir. M. le comte du Bréhut n’était pas gai de nature et ne savait guère parler aux jeunes filles ; il y avait des jours même où son pauvre esprit chancelait visiblement, mais chacun ressent les sympathies qu’il inspire, surtout ceux qui sont seuls, ayant perdu leurs protecteurs naturels : Nita avait deviné que son tuteur l’aimait, quoique ce dernier eût été bien longtemps avant de le lui dire.
Et quoique Mme la comtesse, au contraire, eût déployé du premier coup certain étalage d’affection, Nita s’était mis en tête que Mme la comtesse ne l’aimait point.
Les choses ont sans doute marché depuis le temps des comédies, les choses ont marché à califourchon sur ce fantastique coursier dont tout le monde parle, les uns pour l’exalter triomphalement, les autres pour le maudire d’une voix cassée, les autres encore pour le nier en face, les yeux et les poings fermés. Je parle du progrès. Une tutelle n’est plus une tyrannie, de même que votre manteau ne vous est plus volé en plein midi sur le pont Neuf. Mais votre manteau vous est parfois volé ailleurs, et je ne sache pas que vous ayez cessé de craindre pour votre bourse. De temps en temps, les journaux qui prennent soin d’accommoder et d’épicer le crime pour la consommation quotidienne des amateurs, racontent encore d’assez jolies histoires de tutelles. On peut même dire que tout progrès accompli dans le bien, amenant nécessairement, dans le mal, un effort en sens contraire, nous sommes en droit d’espérer que les histoires de tutelles et autres, en perdant leur antique naïveté, deviendront de plus en plus jolies.
Jadis, un tuteur se faisait geôlier ; c’était reçu, les meilleurs auteurs se plaisent à le dire. Le reste allait de soi ; tout geôlier pouvant faire de son prisonnier à peu près ce qu’il veut, les tuteurs taillaient en plein drap et les pupilles avaient beau crier, on leur répondait : « Allez le dire à Rome ! »
On vous les dépouillait, morbleu ! que c’était un plaisir ; elles maigrissaient, elles pâlissaient, elles pâtissaient. Ah ! les pauvres pupilles ! Et s’il y avait un sordide barbon aux environs, croyez qu’on le choisissait toujours pour être l’époux de l’infortunée demoiselle. Sans cela point de comédie.
Mais où donc ai-je lu une lugubre et incroyable aventure ? En vérité, je crois que c’était hier, ou avant-hier, ou la semaine passée, et j’avais lu déjà cette aventure vingt fois. Elle est toujours la même, éternelle, à ce qu’il paraît, comme la vieille intrigue de la comédie. Cette histoire glisse au travers du progrès comme l’épée meurtrière traverse une poitrine : elle le poignarde.
Vous la connaissez ; il n’est personne qui ne la connaisse. Elle est horrible, répugnante, lâche, barbare, hideuse, féroce, elle ferait peur à des sauvages ! Mme de Sévigné, la chère marquise aux épithètes, jetterait aux chiens sa langue si bien pendue avant d’avoir pu la flétrir assez énergiquement, cette histoire qui nous revient périodiquement, plusieurs fois chaque année, de l’étranger, de la province et aussi de Paris. De Paris, oui, le centre du progrès !
Ce n’est pas l’histoire Mortara, non, ni rien de semblable : l’histoire Mortara se passe en un pays ennemi du progrès ; ce n’est pas la légende des petits Chinois livrés aux pourceaux, ni le sanglant roman des Juifs de Damas, fouillant des poitrines humaines : c’est ici, je vous le dis, et c’est aujourd’hui, à Paris, à Londres, partout. Avez-vous deviné ? c’est l’histoire, banale à force d’être répétée, de cette misérable petite créature, hâve, déchirée, meurtrie, qui a crié pendant des mois avant d’éveiller le voisinage et qu’on apporte enfin mourante au bureau de police. S’agit-il de tuteurs ? Non. C’est la mère, toujours la mère dans cette histoire épouvantable ! La mère, entendez-vous ? le bourreau, le tourmenteur, l’assassin patient et impitoyable ! Et parfois le père est avec la mère ! Ils se sont mis deux pour cette œuvre de cannibales. Ils avaient pris leur enfant « en grippe ». Voilà tout.
Que Dieu ait pitié de vous si vous n’avez pas remarqué comme moi la fréquence décourageante de cette ignominieuse histoire. Les journaux la reproduisent avec ces frémissements stéréotypés qui sont le charme des faits divers, mais elle revient, tenace, avec ses odieux détails de plaies, de famine et de liens qui laissent des meurtrissures ; tout au plus le progrès a-t-il changé les chaînes en cordes. Il pourrait mieux faire.
Et cependant, serait-il juste de peser notre époque si grande au poids de ce haïssable forfait ? Vous ne pouvez même pas supprimer l’appréciation terriblement historique : Il y a des enfants qui sont si désagréables ! Mais que prouve cela ? Je vais vous le dire.
Cela prouve qu’il faut être clément envers les siècles et ne point se vanter trop bruyamment de peur d’avoir soi-même le fouet aux siècles qui viendront, car rarement le présent renonce à l’innocent plaisir de fustiger le passé, son père…
Ici, à l’hôtel de Clare, vous aviez en vérité le spectacle d’une tutelle moderne et modèle. Tout se passait selon la double loi du Code Napoléon et des plus charmantes convenances. On vivait portes et fenêtres ouvertes au grand soleil. Nita de Clare était libre comme l’air. Nous aurons tout dit quand le lecteur saura qu’on ne lui avait jamais parlé mariage.
Si fait pourtant, une seule fois, et c’était le comte, dans le jardin désolé qui appartenait à l’atelier Cœur d’Acier. Le comte avait souhaité ce jour-là que la princesse d’Eppstein pût trouver un homme jeune, fort, hardi, qui l’aimât.
Jusqu’à voir, ce désir ne semble pas bien coupable.
Quant à Mme la comtesse, elle ne souhaitait rien, sinon, disait-elle, accomplir loyalement son devoir. Il est vrai qu’elle laissait entendre que son devoir était difficile. Le faubourg Saint-Germain savait vaguement que cette grande fortune des de Clare pouvait à un moment donné être disputée et tout à coup s’évanouir.
Était-ce par les soins de Mme la comtesse que le faubourg Saint-Germain savait cela ?
Certes, en cas de trouble ou de bataille, Mme la comtesse était supérieurement placée pour défendre les droits de sa pupille. Et pour ce qui regardait son dévouement, nul n’avait prétexte à soulever l’ombre d’un doute.
On lui savait gré, même, dans une certaine mesure, de s’être entourée d’hommes d’affaires ; car ces figures hétéroclites qu’on rencontrait chez elle ne pouvaient être que des hommes d’affaires. Quand les entreprises politiques sont défendues à un parti, éloigné du pouvoir, les luttes du travail privé lui restent. Sous le règne de Louis-Philippe, le faubourg Saint-Germain fut spéculateur. Et Dieu sait qu’il s’en souvient ! Cela ne lui réussit pas.
Mme la comtesse, on vous l’a dit déjà, n’avait point de confidents. Elle tenait conseil avec elle-même et agissait de ses propres mains. Ses aides, quand elle en voulait user, étaient des hommes à la journée, des maçons de quelques heures qui taillaient la pierre ou maniaient la truelle, sans connaître le plan de l’édifice à bâtir.
Elle avait eu, dans sa vie, non pas un associé, mais un maître : M. Lecoq. Ce maître l’avait gênée. Il était mort.
Nous l’avons vue toute jeune et manquant de moyens pour agir. L’ambition la dévorait déjà ; elle avait déjà toute son audace.
Nous l’avons retrouvée puissante et grandie par un succès qui était l’œuvre de cette audace.
Sa force était là : dans l’audace froide, indomptable, aveugle peut-être.
Car il est bon parfois de ne pas voir l’obstacle, cela fait oser.
Les vieux marins de nos côtes ont coutume de dire que si l’on connaissait toutes les roches cachées à fleur d’eau, pas un navire n’oserait orienter sa voile. Ce n’est pas l’avis des savants ingénieurs qui dressent les cartes sous-marines ; mais les vieux matelots n’ont pas suivi les cours de l’École polytechnique. Et au fait, contre l’écueil connu, souvent on se brise.
Il y avait longtemps que Mme la comtesse conduisait sa barque au milieu des écueils.
Quoi qu’elle pût entreprendre sur cette mer, la belle, l’élégante, la noble pirate, on pouvait être sûr d’avance qu’elle ne suivrait point la route large et facile, tracée par l’hydrographie. Elle avait foi en son étoile qui jamais ne l’avait trahie ; elle avait foi surtout en sa force éprouvée que n’entravait aucun préjugé, que n’alourdissait aucun contrôle. N’est-ce pas là, en définitive, ce qui remporte les victoires impossibles ?
Nous entrons à l’hôtel de Clare dans la soirée du mardi 3 janvier 1843, à peu près à l’heure où les anciens clercs de l’étude Deban, le roi Comayrol en tête, quittaient le salon du bon Jaffret pour rentrer à leurs domiciles respectifs et y prendre leurs costumes de bal. Aucun d’eux n’était sans inquiétude, car aucun d’eux ne savait au juste ce que Marguerite allait exiger – et oser.
On achevait à l’hôtel de Clare les derniers préparatifs de la fête, qui promettait d’être splendide. Le perron, transformé en bosquet de plantes exotiques dont les hautes tiges laissaient pendre leurs fleurs parfumées, recevait son illumination, ainsi que les larges escaliers et le vestibule qui était un jardin des Tropiques.
Les salons, les galeries, tout l’espace enfin réservé au plaisir, allaient éclairant tour à tour leurs magnifiques décorations sous la main d’un peuple d’ordonnateurs et de valets.
Tous ces gens avaient le cœur à la besogne, parce que c’était beau, hautement et réellement beau. On allait, on venait ; les officiers généraux de cette armée tâchaient de mettre de l’ordre dans ces suprêmes évolutions, où la horde des pourvoyeurs du buffet, les bataillons de Blanche et de Chevet amenaient une confusion momentanée.
Il y avait un mot qui courait dans cette cohue préliminaire. Au fond, la nouvelle annoncée était à peu près indifférente à tout ce monde, mais elle frappait tout ce monde par le contraste. Au milieu des fastueux préparatifs de la joie, on parlait d’un deuil, on disait : « M. le comte est bien malade ! »
M. le comte du Bréhut de Clare, le maître de la maison !
M. le comte était bien malade !
Pas assez, pourtant, paraîtrait-il, pour obliger à contremander la fête au dernier moment.
Qu’avait-il, ce Monsieur le comte que personne ici ne connaissait bien, car il vivait solitaire, et l’on ne recevait d’ordres que de Mme la comtesse ? Un malaise qui durait depuis longtemps : on l’avait toujours vu passer blême et triste.
Il y a des gens qui savent tout. Les antichambres sont des salons surnuméraires, et les ouvriers du luxe, sans faire partie de l’antichambre, la côtoient. Ils ont un écho des mystères du monde.
Quel étrange Figaro on éditerait avec ces rédacteurs !
L’antichambre ne disait pas ce qu’avait M. le comte, mais elle parlait du vicomte Annibal et de jalousie. M. le comte aimait sa femme à la passion. Et quoiqu’elle eût fait sa première communion du temps de Louis XVIII, à leur estime chronologique, elle en valait encore bien la peine. Quelle femme pour porter la toilette !
L’antichambre parlait aussi de ces « hommes d’affaires » qui venaient prendre le thé deux fois par semaine. L’antichambre faisait la même remarque que nous. Les affaires réussissent rarement aux gentilshommes.
Elle parlait encore de certaines scènes, surprises par des trous de serrure. On avait entendu quelquefois M. le comte parler haut, et il avait alors une voix qui faisait peur. C’était un homme à casser les vitres ou les têtes – mais pas souvent et pas longtemps.
Bref, il avait eu de la peine, M. le comte, et il était bien malade.
Voilà le vrai.
Et à cette heure où les préparatifs de la fête s’achevaient, il était là-haut dans sa chambre, au-dessus du billard métamorphosé en paradis. Il était dans son lit ; il suait la fièvre. Trois grands médecins étaient venus dans la journée, et ressortis avec des figures de circonstance. Il ne devait rien voir, le pauvre homme, des féeriques splendeurs de cette nuit.
Le médecin ordinaire, le docteur Samuel, avait fait aussi sa visite, mais celui-là ne comptait point. Je ne sais ce qui inspire la confiance ; le docteur Samuel n’inspirait pas la confiance. L’antichambre, malade, n’aurait point voulu se laisser soigner par le docteur Samuel.
Enfin, un dernier médecin, un nouveau, avait passé, pour la première fois, la veille au soir, le seuil de l’hôtel de Clare ; quel que soit l’élément mystérieux qui dégage la confiance, celui-là le possédait au degré suprême. Rien n’est beau, je le déclare, comme la gloire d’un médecin. Il semblerait que ces nobles renommées, assises à la fois sur tous les degrés de l’échelle sociale, ne puissent exister sans la bienfaisance et le dévouement. Il y en eut comme cela, il y en a encore. Leur nom est parmi le peuple illustre comme dans le pauvre peuple. Hélas ! quel puissant niveau que l’agonie ! La famille d’un prince expirant s’agenouille, quand ce prince est aimé, devant la science secourable, comme l’indigente couvée foisonnant autour du lit mortuaire de l’humble travailleur. La différence n’est que dans l’énergie des espérances ou des regrets, et qui oserait sonder ces secrets, mesurer cette différence ?
Le docteur Abel Lenoir était de ces privilégiés, bienfaiteurs des grands et des petits, partageant les heures de sa journée trop courte entre les palais et les masures, en passant par cette galerie de misère où il était dieu : l’hôpital. Sa réputation européenne n’avait point cette tache que les yeux jaloux découvrent dans le disque même du soleil. Avec son immense talent et sa clientèle immense, il restait riche des six mille francs de rentes que lui avait laissés son père.
Nous l’avons vu, dès les premières lignes de ce récit, au chevet de la malade indigente qui était la veuve du duc de Clare.
Nous le connaissons, et si notre histoire, en son chemin, ne l’a plus rencontré jamais, c’est qu’il marchait rarement dans nos sentiers de plaisirs ou d’affaires.
Nous le retrouvons ici parce qu’un homme était couché sur son lit de souffrance.
Ouvriers et domestiques disaient justement au rez-de-chaussée de l’hôtel :
– Si celui-là ne sauve pas M. le comte, c’est qu’il n’y a plus rien à faire !
Le docteur Abel Lenoir était en effet assis auprès de Chrétien Joulou du Bréhut et lui tâtait le pouls, les yeux fixés sur sa montre à secondes.
C’était une chambre vaste et largement aérée. Deux grandes lampes placées sur la cheminée de manière à ne pas offenser la vue affaiblie du malade l’éclairaient. Le comte du Bréhut de Clare était couché dans un lit carré à colonnes qui tenait le centre d’un réduit trop grand pour porter le nom d’alcôve, et dont le sol, rehaussé d’une marche, était séparé de la chambre par une galerie à jour.
Auprès de lui et debout se tenait Mme la comtesse, en costume de ville, mais toute coiffée pour le bal et portant dans les belles masses de ses cheveux noirs des diamants montés sur vermillon, des rubis, du corail et des amarantes pour figurer la lave en fusion (vous savez qu’elle devait être en volcan). Son sourire affectueux et triste était parfaitement de circonstance, mais contrastait un peu avec sa bizarre coiffure.
Le docteur Abel Lenoir était assis comme nous l’avons dit, tenant d’une main le poignet du malade, de l’autre sa montre à secondes. Il avait peu changé pendant ces onze années. C’était bien toujours le même visage franc et grave, Seulement, quelques fils d’argent couraient parmi ses cheveux, et sous son paletot, qui n’avait point de décoration, on voyait à la boutonnière de sa redingote fermée la rosette de la Légion d’honneur.
Ses yeux intelligents et clairs allaient plus souvent au front dévasté du malade qu’aux aiguilles de sa montre.
Le malade était demi-relevé sur son séant. Il avait la tête inclinée à droite et les yeux fermés.
– Je vous en prie, Chrétien, dit la comtesse, donnez-moi la permission d’envoyer chez tous nos amis, et que cette fête n’ait point lieu ce soir !
– La fièvre est forte, murmura le docteur.
Les lèvres du malade s’entrouvrirent.
– La permission ! répéta-t-il.
On n’aurait point su distinguer s’il y avait dans la répétition de ce mot l’effort d’un esprit affaibli qui cherche à comprendre, ou un reproche amer et douloureusement sarcastique.
Le docteur demanda :
– Sommes-nous au-dessus de l’orchestre ?
– Non, répondit Marguerite, l’orchestre sera très loin : au centre de l’hôtel.
– Dansera-t-on dans la chambre au-dessous ?
– Non, certes. On peut même la fermer.
Le docteur regardait toujours le malade dont les paupières ne se soulevaient point.
– Inutile, Madame, décida-t-il après réflexion. Cette fête ne peut empirer l’état de M. le comte, à moins…
Il s’arrêta.
– À moins, acheva-t-il, répondant au regard interrogateur de Marguerite, que cette fête ne le contrarie en quoi que ce soit.
Marguerite joignit ses belles mains.
– Seigneur Dieu ! murmura-t-elle, contrarier mon pauvre mari !
Le docteur s’inclina froidement. Le comte prononça avec fatigue :
– Non, non, cette fête ne me contrarie pas ; au contraire.
Il y avait de l’hésitation dans le regard du docteur.
– Madame, dit-il, ce qu’il faut pour écrire, je vous prie. Je vais formuler une ordonnance.
Le bureau du comte était à l’autre extrémité de la chambre. La comtesse fit signe au docteur de s’en approcher.
– Que pensez-vous ? demanda-t-elle à voix basse, pendant qu’elle ouvrait le tiroir où était le papier.
– Maladie du cœur, répondit le docteur Lenoir, état nerveux, spasmodique, grand abattement moral… qui doit avoir une cause, Madame.
Ses yeux, à leur tour, interrogeaient.
Le regard de Marguerite, ouvert et ingénu, n’exprimait qu’une chose : sa profonde douleur.
– Je ne lui sais point de peine, murmura-t-elle. J’ai beau chercher.
– Bien, Madame, l’interrompit le docteur. C’est, alors, qu’il n’en a pas.
Il s’assit devant le bureau.
– Docteur, poursuivit Marguerite timidement, nous sommes riches à celui qui sauverait mon pauvre mari je donnerais la moitié de ma fortune.
La plume du docteur Lenoir, qui déjà courait sur le papier, s’arrêta. Il releva la tête et Marguerite baissa les yeux devant son bon et sincère sourire.
– Madame, dit-il, ce serait accomplir un devoir. Mais, nous autres médecins, nous faisons de notre mieux, sans avoir besoin de pareilles récompenses.
– Est-il en grand danger ? balbutia Marguerite qui pleurait de vraies larmes.
– Oui, Madame.
– Se pourrait-il que, cette nuit même… ?
Mme la comtesse ne termina point sa phrase. Le docteur se remit à écrire et répondit, ce faisant, d’un ton lent et froid :
– Non, Madame… à moins que…
C’était la seconde fois qu’il s’arrêtait sur ce mot.
Mais la première, il avait achevé sans qu’on l’interrogeât.
– À moins que ?… répéta Marguerite avec anxiété.
– Madame, dit le docteur, voici l’ordonnance. Qu’elle soit suivie de point en point. Je reviendrai demain à midi.
– Si tard ! s’écria la comtesse. La nuit entière sans vos conseils !
Puis, tout son visage brillant d’espoir :
– Mais, poursuivit-elle, vous ne voyez donc pas notre cher malade du même œil que vos confrères ?
– Si fait, Madame, prononça tout bas M. Lenoir : de deux choses l’une, ou ceci arrêtera le mal – il pointait l’ordonnance – ou les choses iront très vite, désormais. C’est pair ou non.
Un large soupir souleva le sein de la comtesse. Le docteur prit ses gants et son chapeau pour se retirer.
– Ne vous en allez pas encore, docteur, dit le comte d’une voix si faible qu’on avait peine à l’entendre.
Marguerite précéda le docteur, qui se rapprocha du lit aussitôt.
– Que voulez-vous, Chrétien ? demanda Marguerite.
– Je veux parler en particulier à M. Lenoir, répondit le comte.
Elle se pencha sur lui. Pendant qu’elle était ainsi, la lumière oblique des lampes caressait les belles lignes de son profil perdu. Le docteur la regardait et songeait.
Il n’entendit pas ce qu’elle murmura à l’oreille du malade ; mais celui-ci prononça distinctement :
– Je veux te voir avec ce costume. Je ne t’ai jamais tant aimée !
Vous eussiez dit que le docteur ne s’attendait pas à entendre ici des paroles d’amour. Son visage exprima une profonde surprise, où il y avait de la pitié. Marguerite parla encore, puis le malade murmura :
– Ne crains rien de moi ; je mourrai comme j’ai vécu : ton esclave !
– Et mon maître, à ce qu’il paraît ? fit la comtesse qui se releva en riant. Docteur, se reprit-elle, je lui proposais de passer la nuit près de lui. Il ne veut pas. Je vous laisse ensemble.
Elle envoya un baiser à son mari et ajouta en passant auprès de M. Lenoir :
– Sa tête, docteur, sa pauvre tête ! c’est la première fois que je lui vois le délire !
Ses beaux yeux étaient pleins de larmes : toujours de vraies larmes.
– Il m’a dit… poursuivit-elle d’une voix étouffée par les sanglots.
Mais elle n’acheva pas et serra fortement la main du médecin en balbutiant :
– Nous étions un ménage d’amour, Monsieur Lenoir, onze années de bonheur pour arriver à ce dénouement horrible… horrible ! Ce malheureux va mourir fou ; ne t’impatiente pas, bon ami, s’interrompit-elle. Je t’apporterai moi-même la potion. Ah ! Monsieur Lenoir, si vous pouviez lire dans mon cœur !
Sa main pressa encore une fois celle du docteur, et elle sortit. Le comte attendit un instant, puis il ouvrit ses yeux agrandis et caves :
– Mettez-vous près de moi, docteur, je vous prie, dit-il. Tout près.
M. Lenoir prit son siège et le rapprocha. Le malade poursuivit, comme on songe tout haut :
– Elle va apporter la potion… elle-même !
– Elle l’a promis, répliqua le docteur.
– Elle-même ! répéta le malade qui regardait le vide fixement.
– Préféreriez-vous que la potion fût apportée par un autre ? demanda M. Lenoir.
Le malade ne répondit point.
– Il me semble, dit-il tout à coup, que si je revoyais le vieux pays, là-bas, autour du manoir, la grande cour mouillée où ma mère venait jeter le pain aux poules, l’avenue au bout de laquelle était la croix, les champs étroits et bordés de haies énormes qui font ressembler de loin toute la paroisse à une forêt, et qui vont, descendant la montée jusqu’aux prés noyés, le long de la rivière ; il me semble que je respirerais, que j’espérerais, que je vivrais !
– L’air natal produit cet effet, parfois, repartit le docteur. Quel est votre pays ?
– La Bretagne.
– Les Bretons aiment leur clocher.
– Moi, j’aime le souvenir de mon père et de ma mère, interrompit le comte avec force.
Il y eut un silence. Le malade reprit d’une voix plus faible :
– Et j’ai encore les deux vieilles sœurs, qui sont restées chez nous. Mon père était un gentilhomme, Monsieur Lenoir ; ma mère était une sainte. Moi, j’ai fait le mal, j’avais oublié tous ceux-là qui m’aimaient tant… Oui, oui, j’ai fait le mal !
Il referma les yeux.
Le bruit des derniers préparatifs de la fête montait, confus et sourd. On entendait parfois sortir de ces vagues bourdonnements un coup de marteau, la note d’un instrument qu’on accorde ou un soudain éclat de rire.
– Peut-on guérir un homme, demanda brusquement le comte, un homme bien malade… aussi malade que moi… et qui ne dit pas tout à son médecin ?
– Oui, répliqua M. Lenoir, quand le médecin devine les choses que le malade ne lui dit pas.
Un regard cauteleux glissa entre les paupières demi-closes de Chrétien Joulou.
– Est-ce que je suis poitrinaire ? interrogea-t-il encore.
– En aucune façon, Monsieur le comte. Vous avez une névrose affectant spécialement le péricarde et les bronches. Votre toux est purement spasmodique.
Le malade secoua la tête et murmura :
– Je ne comprends pas ces mots-là. Est-ce que vous avez deviné ce que je ne vous ai pas dit, vous, Monsieur Lenoir ?
– Assurément, repartit le docteur.
Joulou se leva sur son séant avec la vivacité d’un homme en santé et ouvrit ses yeux tout grands :
– Ah ! fit-il ; assurément ! Vous avez dit : Assurément ? Le docteur continua :
– Monsieur le comte, vous êtes empoisonné !
La face de Joulou devint livide, pendant qu’il balbutiait par deux fois :
– Qui vous a dit cela ? qui vous a dit cela ?
– Personne ne m’a dit cela, Monsieur le comte ; mais voilà vingt ans que j’étudie l’âme des hommes pour guérir leur corps.
– Si vous saviez comme je l’aime ! murmura Joulou qui se tordait les mains sous sa couverture.
– Je sais comme vous l’aimez, prononça lentement M. Lenoir.
Les yeux du malade exprimèrent un effroi soudain.
– Quoi qu’il arrive, ne l’accusez pas ! balbutia-t-il. J’ai fait mes devoirs de religion ; je suis réconcilié avec Dieu qui pardonne tout… tout ! Je veux bien mourir ! Je suis content de mourir !
– Avez-vous autre chose à me dire ? demanda le docteur Lenoir.
– Je voudrais savoir avec quoi elle m’a empoisonné, gémit le malheureux en ramenant son drap sur son visage, baigné de sueur froide.
– Alors, aidez-moi, Monsieur le comte, nous allons chercher ensemble.
– Chercher ! répéta Joulou. Est-ce que la médecine ne reconnaît pas les traces ?
– Il n’y a pas de traces en vous.
– Elle a la beauté d’un ange, docteur ; elle a l’intelligence d’un démon. Elle aura inventé quelque nouveau poison…
– Peut-être, dit M. Lenoir qui avait aux lèvres ce bon sourire à l’aide duquel on calme les enfants.
Joulou s’étonna de ce sourire qui le frappait vivement et lui faisait du bien.
– Pensez-vous qu’elle ait des complices ? demanda le docteur.
– Non… pas pour cela.
– Et pour autre chose ?
Le docteur garda le silence.
– Jurez-moi que vous ne lui ferez point de mal ! intercéda Joulou d’un ton suppliant. L’idée qu’on pourrait toucher un cheveu de sa tête me torture !
– Et cependant, prononça le docteur tout bas, l’idée de la tuer vous vient souvent.
– Oh ! souvent, souvent, s’écria le malade qui prit sa tête à deux mains. Elle a fait de moi une si misérable créature !
– Monsieur le comte, reprit Lenoir gravement, je suis un médecin. Tout ce qu’on me dit reste entre le malade et moi.
Le comte lui tendit sa main tremblante et froide.
– Pour vous empoisonner, continua le docteur, il a fallu mêler à vos mets ou à votre boisson une substance quelconque. Cela ne se peut faire sans certains gestes qui donnent des soupçons. Ces soupçons, vous les avez eus ?
– Oui… et ces gestes je les ai vus.
– En quelles circonstances ?
– Les soirs… quand nous prenions le thé avec… avec des gens qu’elle connaît, et moi aussi…
– Et moi aussi, peut-être, fit le docteur d’un accent étrange.
Joulou ne dit plus rien.
M. Lenoir souriait toujours.
– Et le breuvage vous semblait-il amer ? questionna-t-il encore.
– Je me disais, murmura Joulou : ce sont des idées folles… car il y a des moments où elle m’aime, elle aussi, avec passion, avec délire !
– Et pour vous dire ainsi : ce sont des idées folles, spécifia le docteur, quelle saveur étrangère distinguiez-vous dans le breuvage ?
– Aucune.
Le docteur rapprocha son siège davantage.
– Monsieur le comte, reprit-il en baissant la voix, il y a bien longtemps que je vous connais, et bien longtemps que je connais votre femme.
Le regard de Joulou prit une expression de méfiance.
– N’ayez jamais frayeur de moi, continua le docteur. Je puis travailler pour réparer le mal que des gens mauvais ou égarés ont pu faire : jamais pour punir, ce n’est pas mon métier. Et ne vous étonnez pas trop, Monsieur le comte, il y a en ce monde mille routes qui se côtoient de très près sans jamais se croiser. Chaque homme ici-bas est entouré de témoins clairvoyants dont il ne soupçonne ni l’attention ni la présence. Si on ne m’avait pas appelé, je ne serais pas venu, et pourtant je pesais d’un grand poids dans la destinée de cette maison. Il est heureux pour vous, Monsieur le comte, que vous soyez dans votre lit à l’heure où nous sommes. Je vous le répète : n’ayez point frayeur de moi, je ne vous veux pas de mal.
Non seulement Joulou, le pauvre malheureux, n’avait pas frayeur, mais il ne comprenait point. Ces paroles mystérieuses glissaient sur son intelligence engourdie.
Il tressaillit, quand le docteur ajouta tout à coup :
– Votre breuvage n’avait aucune saveur étrangère, parce qu’il n’y avait rien dans votre breuvage, et pourtant, sans moi, vous alliez mourir empoisonné.
Le malade dardait sur lui le regard de ses yeux fixes.
– Elle veut être duchesse de Clare, vous saviez cela, n’est-ce pas ? prononça M. Lenoir d’une voix basse et cependant pénétrante.
De grosses gouttes de sueur perlèrent aux tempes de Joulou.
– Il y a, poursuivit le docteur, un étrange mot qui reste obstinément dans votre mémoire. Je vous dis que certains sentiers se côtoient… se côtoient de bien près ! Une nuit que vous étiez ivre à l’hôtel Corneille, j’étais, moi, au chevet d’un pauvre jeune étudiant qui payait cher quelques pauvres fredaines, et je sortais de la chambre d’une malheureuse femme dont vous aviez poignardé le fils…
Joulou poussa un grand cri :
– Sur mon honneur et sur ma foi en Dieu ! lui dit le docteur Lenoir, qui se leva, vous n’avez rien à redouter de moi. Je suis ici pour vous rendre la santé, non point pour autre chose.
Mais la terreur restait peinte sur les traits décomposés de Joulou.
– Elle vous avait empoisonné déjà, Monsieur le comte, reprit Lenoir qui lui toucha le front de sa main droite étendue en le regardant fixement, dès ce temps-là.
Le malade laissa retomber sa tête sur l’oreiller, et l’aspect convulsif de son visage changea comme si un vague bien-être était entré en lui.
– Merci, murmura-t-il. Oh ! non ! vous ne me voulez point de mal !
– Du chevet de ce pauvre étudiant, poursuivit le docteur, j’entendis un mot, un mot bizarre qui me frappa. Vous disiez : « Je suis le premier mari de Marguerite… »
La poitrine de Joulou rendit un gémissement et le docteur acheva :
– Dans votre breuvage, Monsieur le comte, il n’y avait rien, sinon ce mot-là. Marguerite Sadoulas n’est pas une empoisonneuse vulgaire. Elle tue à l’aide d’une arme invisible, subtile, sûre, qui ne laisse point de traces. L’autopsie qui ouvre la poitrine d’un mort n’y saurait retrouver ni la pensée, ni la parole. Et cependant, avec la parole, avec la pensée, Monsieur le comte, l’homme le plus robuste peut être assassiné !
Joulou songeait, plus tranquille, mais morne et harassé de son travail mental.
– Vous l’avez appelée Marguerite Sadoulas, murmura-t-il.
– Ne vous ai-je pas dit, répliqua le docteur amèrement, que je connaissais dès longtemps votre femme ? Il vint à Paris, voilà de cela treize ans, un pauvre joyeux enfant qui était officier de marine. On le nommait Julien Lenoir…
– Julien ! fit Joulou en un spasme. Julien Lenoir ! c’était votre frère !
– Marguerite Sadoulas était bien belle alors, vous souvenez-vous ? continua le docteur. Il y eut un combat extravagant entre deux jeunes gens, braves jusqu’à la folie ; sur une table de café, où chacun d’eux avait juste la place qu’il fallait pour tuer ou pour mourir. Vous avez dit vrai, Monsieur le comte, Julien Lenoir était mon frère, et sa mort a été le grand deuil de ma vie.
– Savez-vous le nom de son adversaire ? murmura le malade d’une voix plaintive et brisée.
Le docteur se pencha sur lui et lui donna par deux fois l’accolade fraternelle en disant :
– Celui qui tomba au coin de la rue Campagne-Première et du boulevard Montparnasse, il y a onze ans, dans la nuit du mardi gras au mercredi des Cendres, ne vous a-t-il pas déjà pardonné ?
– Oh ! fit Joulou défaillant, vous savez tout ! et Marguerite est perdue !
Il y eut une fierté sereine dans le regard de M. Lenoir, pendant qu’il répondait :
– Je vous l’ai dit une fois et je vous le répète : mon rôle n’est pas de punir. Si cette femme n’est pas en travers de mon chemin, quand il me faudra passer pour bien faire, qu’elle aille saine et sauve, et qu’elle ait le temps de se repentir !
– Elle se repentira ! s’écria Joulou. Elle se repent déjà ! nous avons causé. Si vous saviez quels trésors de tendresses il y a dans cette âme tourmentée, que l’enfer semble habiter à de certaines heures ! Pour la connaître, il faut avoir longtemps vécu près d’elle, et vous n’avez vu d’elle que les sanglants côtés de sa vie…
M. Lenoir dit froidement :
– Je vous vois sur ce lit, à trente-quatre ans, ressemblant à un vieillard qui meurt de son grand âge, vous, Joulou du Bréhut, le fils d’une race où l’on vit jusqu’à cent ans !
– Écoutez, fit le malade, qui joignit ses pauvres mains ; elle a été bonne pour moi, ces derniers jours. Demandez à la princesse d’Eppstein ! Je ne suis pas suspect envers celle-là qui m’a rendu ma conscience. Elle n’a jamais fait de mal, jamais, entendez-vous, à Nita de Clare. Savez-vous ce qu’elle a imaginé ? C’est un noble et beau dessein : unir les deux jeunes gens, Nita et ce Roland, qui a droit à toute la fortune. Elle me l’a dit…
– Et vous l’avez crue ! murmura le docteur qui songeait.
– Comment ne pas la croire ? s’écria naïvement Joulou. Elle se sent vaincue, elle a peur, elle veut acheter son pardon.
– Il n’est pas dans la nature de Marguerite Sadoulas de se croire jamais vaincue, pensa tout haut le docteur.
– Vous êtes son ennemi, Monsieur Lenoir, insista Joulou, et vous avez le droit de la juger sévèrement ; mais je vous jure qu’elle est bien changée !
– Tout à l’heure vous disiez, objecta le docteur, et votre voix avait un accent singulier : « Elle va apporter la potion – elle-même. »
– Oui, certes, mais ma tête est si faible ! Et vous-même aussi, n’avez-vous pas répondu à ces craintes puériles ? Je me croyais empoisonné. Je ne le suis pas !
– Vous l’êtes !
– Pas comme je l’entendais.
– Vous l’êtes ! répéta le docteur durement.
– Eh bien ! s’écria le malade, le rouge aux joues et l’œil brillant, je la défendrai, Monsieur Lenoir, je la défendrai, fût-ce contre vous ! Elle m’a rendu sa tendresse, elle m’a dit ses secrets, elle a confiance en moi…
– Depuis trois jours !
– Qu’importe le temps ?
– Le temps importe, Monsieur le comte, l’interrompit Lenoir en lui fermant la bouche d’un geste plein d’autorité. Le temps importe, et le mien ne m’appartient pas. Vous êtes empoisonné. J’ai vainement essayé d’adoucir l’amertume du contrepoison qu’il vous faut boire. Marguerite Sadoulas veut être duchesse de Clare ; elle le veut aujourd’hui plus qu’hier. Marguerite Sadoulas me demandait tout à l’heure si vous vivriez encore demain à midi. Elle est pressée. Et en quittant cette chambre, ceci est pour appuyer les preuves de confiance qu’elle a pu récemment vous prodiguer, elle avait une telle frayeur de ce que vous pourriez me dire qu’elle m’a glissé à l’oreille et comme on met un écriteau au-devant des rues défoncées : « N’écoutez pas ce malheureux qui va mourir fou ! »
Une heure s’était écoulée, et plus d’une fois le docteur Abel Lenoir avait cru entendre des pas furtifs, derrière la porte, dans le corridor qui communiquait avec le centre de l’hôtel.
Mais désormais, le comte du Bréhut de Clare et lui parlaient tout bas.
Pendant cette heure, les derniers préparatifs de la fête s’étaient achevés. On n’entendait plus aucun bruit de marteau. Au contraire, les tâtonnements de l’orchestre, cherchant son unisson, envoyaient des dissonances sauvages le long des corridors, et quelques voitures provinciales avaient déjà roulé sur le pavé de la cour.
La province a cet éternel privilège d’arriver avant minuit et de voir allumer les bougies. Quelques moralistes nous affirment que la vapeur, lien des nations et débouché du charbon de terre, est destinée à supprimer ce travers départemental. Acceptons-en l’augure.
Le docteur était toujours assis au chevet de M. le comte.
M. le comte était très pâle, mais son œil, profondément ombragé, avait des regards fermes et nets.
– Je l’ai reconnu du premier coup d’œil, dit-il. Oh ! vous avez bien raison : cette nuit-là, elle avait mis du poison dans mon sang ; un poison qui était du feu. Quand je descendis l’escalier après lui, mes tempes battaient et mes oreilles étaient pleines de grands bruits.
Elle et moi nous nous étions disputés dans la soirée ; il y avait eu des coups, des coups à faire peur. On m’appelait la Brute, vous savez. J’étais bien la Brute. Quand il y avait eu des coups entre elle et moi, je l’aimais jusqu’à la folie ! J’étais jaloux du jeune homme : jamais je ne l’avais vu, mais je savais qu’il venait souvent, et Marguerite disait qu’il était si beau. Ce soir-là, elle me fit croire qu’elle allait aimer : j’entends aimer d’amour pour la première fois de sa vie. Les vingt mille francs n’étaient rien pour moi ; je ne songeais guère aux vingt mille francs… Je vois encore, tenez, la glissade où son pied manqua. Je tombai sur lui comme une masse, et je vis sa pauvre belle figure. Après onze ans, je vous le dis, je l’ai reconnu d’un coup d’œil !
– Moi aussi, murmura le docteur, j’ai été du temps à le retrouver.
– Et n’est-ce pas une providence, pensa tout haut le malade, qu’ils se soient rencontrés tous deux, elle et lui, Roland et Nita, précisément à cet endroit : entre la riche sépulture de Clare et la pauvre tombe où dort celle qui mourut si malheureuse ! Depuis quelque temps, je vois bien souvent ma mère, quand je suis seul, la nuit ; elle vient ; mon père n’est pas encore venu, et je pense qu’il ne m’a point pardonné. Écoutez, Monsieur le docteur, je suis le premier des du Bréhut qui ait manqué à l’honneur, et le père tenait à l’honneur de notre nom, autant que s’il eût été un roi. Avant de mourir, il faudra bien que je fasse quelque chose pour avoir le pardon de mon père !
Sa pensée avait vacillé aussi plus d’une fois depuis le commencement de la longue entrevue, mais elle revenait toujours au sujet qui le remplissait tout entier, et le docteur Abel Lenoir l’écoutait attentivement.
– J’ai eu une étrange idée, dit tout à coup le malade dont les yeux se baissèrent. Je ne suis pas fou, non, mais cette pensée me poursuivait. Depuis qu’il m’a donné sa main, je l’aime comme un fils ou comme un frère. Je l’aime pour lui-même et pour Nita, cette noble enfant qui m’a rendu ma conscience… Regardez ici, sous l’édredon, je vous prie, Monsieur Lenoir.
Le docteur souleva l’édredon et vit dessous un costume de carnaval, le pourpoint tailladé, les chausses, la toque et les brodequins à la poulaine de Buridan. Le comte poursuivit :
– Je ne suis pas fou ; je cachais cette friperie parce qu’elle aurait fait peur à Marguerite, au dernier moment. J’ai écrit à ce jeune homme, M. Cœur, ne pouvant plus l’aller voir, et je l’ai prié de prendre un costume pareil pour cette nuit. Il y avait deux raisons à cela, dont l’une au moins vous semblera bonne. Je commence par celle qui n’était qu’une pauvre fantaisie : je voulais revoir le jeune homme comme il était ce soir-là, et comme j’étais aussi ; je voulais lui demander de m’embrasser et de me dire encore une fois : je vous pardonne. Attendez avant de me juger : l’autre raison était celle-ci. Je ne sais plus rien de ce qu’ils font et de ce qu’ils machinent, ces hommes dont nous parlions tout à l’heure : les Habits Noirs. J’ai de vagues appréhensions, quoiqu’un lieu comme l’hôtel de Clare ne soit pas assurément de ceux qu’on choisit pour jouer une scène de violence. Il y a, pour conduire ce drame, une main tellement audacieuse que tout est possible. La parité de costume devait me servir non pas seulement à veiller sur le jeune homme, mais encore à me jeter, le cas échéant, entre le danger et lui, peut-être même à donner le change.
Le front du docteur Lenoir se plissa.
– À votre sens, demanda-t-il, de quelle nature pourrait être ici le danger ?
Le malade allait répondre lorsqu’on frappa doucement à la porte qui menait à l’intérieur de l’hôtel.
C’était la femme de chambre de Mme la comtesse. Elle apportait la potion.
– Mme la comtesse, dit-elle, prie Monsieur le comte de l’excuser. Elle est à sa toilette et n’a point voulu faire attendre la potion. Aussitôt costumée elle va venir chercher des nouvelles de Monsieur le comte.
M. Lenoir avait pris la potion des mains de la camériste. Dès qu’ils furent seuls de nouveau, le malade étendit la main hors du lit, et dit :
– Montrez !
M. Lenoir lui passa la petite fiole qui avait une honnête tournure de manipulation pharmaceutique et qui puait cette sourde odeur de poison que suintent les portes des apothicaires : odieuse chose que le progrès devrait bien balayer pendant qu’il est en train de faire notre ménage universel.
Joulou regarda la fiole et dit :
– Elle est passée par ses mains.
Puis il ajouta :
– J’aime mieux l’autre remède. Il me semble que je suis déjà mieux.
L’autre remède était dans la poche du docteur Lenoir, et il paraît que, dans le cours de l’entretien, Joulou en avait déjà pris. Le docteur consulta sa montre et dit :
– Une heure de passée ; il est temps.
Il commença néanmoins par verser quelques gouttes de la potion officielle dans un verre, afin de les jeter au feu. Puis le verre fut posé sur la table de nuit.
Puis encore, le docteur Abel Lenoir atteignit une de ces petites boîtes de maroquin qui sont maintenant si bien connues, adorées par les uns, insultées par les autres, mais illustres, en définitive, autant et plus par la haine des détracteurs que par le culte des fidèles ; une de ces boîtes maudites et bénies qui soignent désormais la moitié de Paris, qui entrent dans le cabinet des ministres, qui passent des seuils plus nobles encore, et qui ont supprimé justement partout où elles ont eu la permission de s’ouvrir les honteuses odeurs de la pharmacopée antique.
Aujourd’hui, elles ont droit de cité, ces petites boîtes, dont le couvercle porte en lettres d’or la formule ressuscitée par cet esprit supérieur qui avait nom Hahnemann : Similia similibus curantur.
Soit dit en passant, Hahnemann, ce conquérant, fut chassé un jour à coups de pierre par les bonnes gens de la cité de Leipzig. Aujourd’hui, les bonnes gens de cette même cité de Leipzig ont fondu sa statue en bronze et l’ont érigée bel et bien au centre de leur forum. Ainsi vont Leipzig et le monde !
En 1843, Hahnemann vivait et ses petites boîtes étaient encore persécutées.
Que Dieu nous garde de pérorer médecine et d’ajouter l’opinion d’un ignorant à tant d’autres ! Nous n’entendons rien à la science, mais nous avons peut-être quelque expérience en fait de succès, ne fût-ce que pour avoir applaudi des deux mains à ceux de nos confrères. Qu’on nous croie : il ne s’agit ici que du succès de ces petites boîtes, qui malgré leur nom grotesque et pédant (car elles s’appellent homéopathie), ont conquis le plus rapide et le plus grand succès que nous ayons jamais salué en notre vie.
Un globule, un de ces globules tant raillés, fut extrait de la boîte et déposé sur la langue du malade : il ne produisit aucun miracle.
Seulement, à l’heure qu’il était, l’idée que cet homme pût mourir du mal qui, présentement, le tenait, soit cette nuit, soit le lendemain, vous eût semblé extravagante.
– J’ai confiance en vous, docteur, dit Joulou après un silence, confiance absolue. Je vous dirai tout. C’est une inconcevable passion qui m’entraîne vers Marguerite, et ce fut toujours ainsi, depuis le premier jour. Je la hais en même temps que je l’aime. Autrefois, quand j’étais « la Brute » et que je prenais sa tête à pleines mains, il me venait des envies de la broyer sous mes pieds. L’instant d’après, je me serais fait tuer mille fois pour elle.
Le docteur ne lui prêtait plus qu’une attention distraite.
– Alors, fit-il, changeant brusquement l’entretien, vous êtes sûr que M. Cœur va venir cette nuit à l’hôtel de Clare !
– J’en suis sûr, répondit Joulou.
M. Lenoir se mit à penser profondément.
Les bruits, cependant, augmentaient au rez-de-chaussée, dans la cour et partout. Il y eut un son de pas dans le corridor et un autre sur le gravier fin de l’allée qui conduisait des appartements de M. le comte au petit hôtel habité par la princesse d’Eppstein.
Le docteur prêta l’oreille.
– Avez-vous ici un autre déguisement ? demanda-t-il en replaçant l’édredon de manière à cacher le costume de Buridan.
– J’ai plusieurs dominos, répondit le comte.
– C’est bien, fit M. Lenoir. Je ne m’éloignerai pas beaucoup de l’hôtel aujourd’hui, et c’est moi-même qui, dans une heure, vous donnerai votre troisième prise de médicament.
Comme il repoussait son siège, les deux portes s’ouvrirent à la fois. Celle de l’intérieur donna passage au « volcan » : par celle du jardin, le « nuage d’été » entra.
C’étaient deux choses sans nom, après tout, qui ne représentaient rien absolument et qui étaient indescriptibles : deux gracieuses gerbes de gaze, de satin, de dentelles et de pierreries. La comtesse éblouissait ; Nita était un vivant charme.
Elles entrèrent, démasquées toutes les deux.
Marguerite courut à sa pupille et la prit par la main. Le docteur les salua tour à tour d’un sourire sincèrement admirateur.
– Il y avait longtemps, princesse, dit-il, que je n’avais eu l’honneur de vous offrir mes hommages.
– Vous vous connaissez ! fit Marguerite avec un léger étonnement.
– Le docteur Lenoir, s’écria Nita. Oh ! il y a bien longtemps en effet ! J’étais une enfant. Mon pauvre père parlait souvent de vous.
Elle tendit sa main charmante à M. Lenoir qui l’effleura de ses lèvres.
– Mesdames, dit-il en prenant son chapeau pour sortir, je suis heureux de vous annoncer qu’il y a du mieux chez votre cher malade.
– Oh ! ce bon ami ! s’écria joyeusement Nita qui vint tendre son front au baiser du comte. J’étais si triste de cette fête !
Le comte l’embrassa et lui dit tout bas :
– Il faudrait que je le voie… à tout prix !
Marguerite approchait à son tour. Sa joie, car il y avait de la joie sur ses traits, était d’espèce plus recueillie : Le docteur poursuivit en l’examinant :
– Vous pouvez, sans répugnance, prendre votre part de plaisir, Madame ; je me charge de veiller sur M. le comte, et je réponds de lui.
Nita revint sur ses pas pour lui serrer la main vivement. La comtesse était pâle d’émotion :
– Merci, fit-elle d’un accent pénétré. Je souhaite, Monsieur Lenoir, que Dieu vous rende la bonne joie que vous nous donnez !
Le docteur salua et sortit.
Les deux femmes se regardèrent. Bien rarement elles échangeaient une caresse ; mais Nita, ce soir, sauta au cou de Marguerite qui la serra contre son cœur. Puis Marguerite lui dit tout bas :
– Ne nous montrons pas trop ravies, chère enfant. Il n’est pas bon qu’il connaisse tout le danger qu’il a couru… et qu’il court peut-être encore, ajouta-t-elle en donnant à Nita un dernier baiser, car les médecins se trompent quelquefois.
Le comte s’était mis sur son séant.
– Venez donc, venez donc, disait-il, que je vous admire toutes deux. Êtes-vous assez belles !
– Commençons par Nita ! s’écria Marguerite en l’attirant par la main jusqu’à l’estrade. Allons, chère fille, laissez-vous tourner et retourner. Il faut qu’il voie tout !
Elle la tourna, en effet, et la retourna. On eût dit qu’elle passait, d’un œil avide et perçant, la revue complète du costume de sa pupille.
Elle pensait :
« C’est bien cela ! je n’ai rien oublié ! »
– À votre tour, comtesse, dit le malade d’une voix qui tremblait. Marguerite se mit en vue, sous les rayons unis des deux lampes, et cambra sa taille hardie. Elle était, en vérité, belle à miracle, plus belle, s’il est possible, que cette fleur de beauté qui s’épanouissait près d’elle, Nita de Clare, princesse d’Eppstein. C’était l’avis de Nita, qui murmurait :
– Oh ! Madame ! Madame ! je suis comme si je ne vous avais jamais vue !
– Et, pourtant, me voilà bien vieille ! dit Marguerite en riant ; n’est-ce pas, Chrétien ? Voilà onze ans que nous sommes heureux ensemble !
Le comte l’appela d’un geste suppliant et plein de caresses. Nita, devant la glace, faisait bouffer la gaze qui l’entourait comme un nimbe brillant.
– Je t’en prie, Marguerite, murmura Joulou dans un baiser ; oh ! je t’en prie ! sois bonne une fois ! pour les autres et pour toi ! nous avons fait une fortune inespérée. Je t’en prie, je t’en prie, arrête-toi !
Marguerite lui saisit la tête à deux mains et l’enveloppa d’un regard qui charmait :
– Te voilà bien portant, dit-elle. Tu vas revivre ! je le vois ! j’en suis sûre ! Je donnerais la moitié de mon sang à ce docteur Lenoir. Tu es le seul, le seul, entends-tu, que j’aie bien aimé ! Ma Brute ! mon roi ! Joulou de mes vingt ans ! Je veux que tu sois duc de Clare !
Les yeux du malade étincelèrent. La fièvre le brûlait de nouveau. Elle reprit :
– Ne te mets pas entre moi et notre avenir. Tu serais obstacle, et tous les obstacles, tu sais, je les brise ! Chrétien, tu ne me connais pas. Je t’aime de toute la passion qui brûle mes veines la nuit et le jour. Je veux que tu sois enfin grand, admiré, envié. Je veux te hausser jusqu’à ne plus te voir que d’en bas. Je veux un maître, entends-tu, et pour maître, je veux toi !
Sa prunelle nageait dans un fluide étrange.
En bas, l’orchestre lança un large et magnétique accord.
– Venez-vous, Madame ? demanda Nita, dont les pieds frémissaient.
Car elle était jeune fille celle-là, et la danse l’appelait.
Tout le corps du comte tremblait. Le regard de Marguerite était comme un creuset magique où sa volonté fondait.
Elle sourit, si follement belle, que les lèvres du malade blêmirent, tandis qu’il murmurait :
– Te faut-il encore un crime ?
Elle lui baisa les yeux.
– Repose-toi, dit-elle, repose-toi sur moi. Je t’aime, je t’aime, je t’aime !
Et elle s’enfuit, lui laissant aux lèvres la saveur d’un mortel baiser.
Elle prit Nita sous le bras. Le comte les vit disparaître comme un tourbillon fleuri qu’un souffle de vent d’août emporte sous le soleil.
Il retomba vaincu sur son oreiller. En ce moment, si elle lui avait dit : « Frappe ! frappe cet homme qui vient de te sauver !… »
Il eût frappé le docteur Abel Lenoir !
Elles glissaient le long du corridor, les deux rêves d’amour enchanté, le flocon de pourpre, le nuage d’azur rosé, Nita et Marguerite.
Les murmures du bal montaient : ce que vous avez entendu, tous et toutes, aux heures ivres de la première jeunesse, cette voix qui charme et qui attire, cette puérile harmonie, forte comme la passion, qui joue avec le cœur, comme le trille tresse les sons sur les cordes fiévreuses.
Ce sourire sonore, ce subtil excitement, cette vague et irrésistible volupté.
Que Dieu bénisse les lymphatiques choses qui jamais n’ont tressailli à cet enfantin délire ! et ces autres choses savantes qui ont appris à leurs dépens la philosophie du bal !
Le bal est de la jeunesse. Les poètes, les vrais, font de l’art pour l’art. La jeunesse danse pour danser. Et dans l’univers entier il n’y a rien au-dessus de cette adorable extase !
– Nous le sauverons ! dit Marguerite.
– Comme il est bien, ce soir, pauvre bon ami ! répliqua Nita.
Elles arrivaient au grand escalier.
– Ne descendons-nous point, Madame ? demanda la jeune princesse.
– J’ai quelque chose à prendre chez moi, répondit la comtesse, et je ne veux pas me priver de vous pour faire mon entrée, chère enfant.
Elles continuèrent leur route et gagnèrent la porte de Mme la comtesse. Elles entrèrent. Marguerite dit en montrant un siège à Nita dans le boudoir :
– Une minute, chérie, et je suis à vous.
Nita s’assit. Marguerite entra dans sa chambre à coucher, toute seule. Elle ouvrit une armoire et en retira, à pleines mains, des flots de gaze et de soie dont les nuances étaient exactement les mêmes que celles de ce travestissement idéal qui faisait Nita si jolie.
– Madame a-t-elle besoin de moi ? demanda la camériste dans le cabinet de toilette…
– Non, répliqua Marguerite vivement, fermez la porte !
Elle ajouta, examinant, dépliant, cherchant, parmi ce fouillis de fraîches couleurs :
– Il va venir, Nita. Pardon si je vous retiens, mon ange !
Nita se vit rougir dans la psyché, devant laquelle elle disposait les plis de son « nuage d’été ».
– Oh ! Madame ! fit-elle.
– Il va venir, répéta la comtesse de l’autre côté de la porte. Je l’ai vu, je le connais, je l’ai invité. Dieu veuille, chère fille, que tout aille selon vos désirs qui sont les nôtres. On juge mal souvent ces pauvres martyrs qui ont accepté une tutelle… et nous pourrions bien souffrir un peu, Nita, chère enfant, pour toute la joie que vous nous avez donnée, depuis qu’il nous est permis de vous appeler notre fille…
Elle souriait en parlant et en regardant ces frais chiffons qui l’entouraient comme une marée montante. Elle était évidemment contente de son examen.
Nita, confuse, ne répondit plus. Mais elle aussi souriait.
Marguerite, à pleines mains, repoussa dans l’armoire le flot de gaze et de rubans qu’elle venait d’examiner ainsi à la hâte.
Et comme elle l’avait dit déjà dans la chambre de son mari, elle répéta en se parlant à elle-même :
– C’est bien cela, je n’ai rien oublié !
Puis elle repassa le seuil du boudoir, radieuse.
– Chère enfant, dit-elle, j’ai ce que je cherchais. Prenez mon bras et venez affoler là-bas tout ce monde d’adorateurs qui vous attend.
Savez-vous ce que pourrait fournir de lignes et de pages la description d’un bal comme celui de l’hôtel de Clare ? La plume en frissonne et le papier tout blême se résigne d’avance : tant de festons, lecteur bienveillant, et tant de sourires ! Tant d’astragales et tant de fleurs ! Assez de guipures authentiques pour habiller une cathédrale, assez de diamants pour aveugler tout un peuple de consciences jolies ! Et des yeux dont chaque paire vaut tous ces diamants ! Cent paires de ces yeux, le velours des masques allumant les prunelles et lissant le satin rose des joues demi-cachées, le brasier des lèvres rougissant sous la dentelle propice, les cheveux blonds baignant les rangs de perles ou de saphirs, les cheveux noirs ruisselant sous les rubis ou le corail, la poudre aux discrets parfums, la gaze aux aveux indiscrets, toutes ces hardies exhibitions de marbres de Paros, d’ivoire ou de simple chair humaine, qui rendraient un tableau obscène ; mais qui, heureusement, dans un bal, ne sont pas même un péché véniel !
Tout le monde a décrit ces somptueuses cohues, tout le monde, hélas ! excepté ceux qui sauraient opposer sur leurs palettes savantes les vraies lumières aux vraies ombres. Je n’ai jamais lu, moi qui parle, que les hosannah de quelques fades admirateurs, étonnés de se trouver à pareilles fêtes, ou les amères calomnies d’une plume de laquais, broyant son fiel du mauvais côté de la porte : le côté de l’antichambre.
Voulez-vous connaître mon avis ? Je crois que ces choses ne se décrivent pas. Il y a trop de soleil là-dedans. Le clair-obscur y manque ; aucun trait d’ombre vigoureux n’y vient faire saillir les motifs du tableau.
Le jour vient de partout.
Et les voyageurs ont dit que, sous le ciel meurtrier de l’Inde, la nuit naît de l’éblouissement.
J’achève ma confidence : décrire ces choses, j’entends sérieusement décrire, c’est avouer déjà qu’on ne les sait pas bien.
On pourrait, à la rigueur, se sauver par le ridicule qui est aussi une ombre, mais nous sommes en plein faubourg Saint-Germain, un pays démissionnaire qui a gardé de son glorieux passé, à tout le moins, la science du bal. Est-elle ailleurs, cette science ? c’est probable. Elle est là, c’est certain. Le ridicule y doit exister, mais noyé, mais étouffé sous la belle apparence de l’ensemble. Pour le trouver, il faut fouiller les coins.
Et il est tard, dans notre histoire. Le dénouement, suspendu comme une invisible épée, menace déjà vaguement. Il y a une bataille dans l’air dont le champ nous échappe encore, et les armes, et les champions eux-mêmes, mais qui s’annonce par de mystérieuses oppressions, comme l’orage pèse déjà sur les poitrines nerveuses, au plein milieu d’un splendide jour d’été.
Nous savons que, dans ce bal, qui était magnifique et où dansait la meilleure moitié de la salle des Croisades, car la princesse d’Eppstein tenait étroitement aux plus hautes maisons du faubourg, nous savons qu’il y avait un élément vil, une intrusion effrontée ; nous savons qu’une femme rôdait là, beauté de reine, cœur de lionne, prête à défendre son rêve ambitieux comme une lionne justement protège ses lionceaux, avec les dents, avec les griffes. Nous savons que cette femme, poussant le calcul jusqu’au génie, mais l’audace jusqu’à la démence, allait lancer ici sur le tapis quelque bizarre et prodigieux va-tout.
Il ne faut plus décrire, il faut raconter. Aussi bien, le récit décrira peut-être. À une heure du matin, le coup d’œil était véritablement merveilleux, et Tolbecque, le vrai juge, avait déclaré du haut de son orchestre, que c’était un bal première qualité.
La comtesse et la princesse, seules démasquées au milieu de tous ces visages de soie, avaient fait jusqu’alors les honneurs avec une grâce charmante.
Ce fut à une heure du matin qu’elles mirent leurs masques toutes les deux, pour se mêler à la fête, et que le dernier acte de notre drame commença.
Il y avait en ce moment un couple qui excitait très vivement l’attention : deux jeunes gens en dominos noirs, l’un svelte et fièrement proportionné, l’autre portant un embonpoint précoce qui n’ôtait rien à la grâce de sa taille et lui donnait même une sorte de majesté. Ils avaient des demi-masques sans barbes, et quand leurs dalmatiques de soie s’entrouvraient on voyait à leurs poitrines de longues brochettes d’ordres étrangers.
Dans la première série des Habits Noirs, le fils de Louis XVII a joué un rôle ; dans le présent récit, il ne fera que passer.
Sous le masque, celui des deux jeunes gens qui était gros, laissait deviner un profil absolument bourbonien, et cela occupait beaucoup ce monde pour qui le roi ne s’appela jamais Louis-Philippe. On avait ici peu de sympathie pour le prétendu Louis XVII, et son fils, M. le duc de B…, n’inspirait que de la curiosité.
Mais il inspirait une énorme curiosité.
Son compagnon, celui qui avait une taille élancée, paraissait pour la première fois dans un salon parisien. Il avait nom le prince Orland Policeni. Il venait de Rome, où il avait, disait-on, manqué un grand avenir ecclésiastique en refusant de prononcer des vœux, et allait près du roi de Naples qui lui donnait un grade dans ses gardes du corps.
Nul ne saurait expliquer comment ni pourquoi aujourd’hui, justement, la romanesque histoire de la nuit du mardi gras, oubliée depuis dix ans, et tout d’un coup ressuscitée, allait et venait dans les nobles salons de l’hôtel de Clare, comme une nouvelle toute fraîche. Chacun la racontait, et cela donnait un certain à-propos à deux costumes de Buridan qui eussent été cruellement démodés sans cela.
Nous reviendrons à ces costumes de Buridan, portés sans doute par des antiquaires effrontés qui exhumaient ainsi une mode vieille de onze années. Ce n’étaient pas les premiers venus, car l’un dansait en ce moment avec la princesse Nita d’Eppstein tandis que l’autre promenait Mme la comtesse du Bréhut de Clare.
Parlons d’abord du prince Orland Policeni, garde du corps du roi de Naples.
Figurez-vous que notre joli vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, avec son sourire blanc, ses yeux noirs et ses cheveux mieux vernis que des escarpins, avait nourri jusqu’à ce dernier moment l’espoir de jouer un grand rôle, le rôle principal de la comédie, le rôle que le bon Jaffret et le roi Comayrol avaient offert à M. Cœur, le rôle que tenait maintenant le prince Orland Policeni.
Car c’était comme au théâtre, où parfois, par suite de la démission des vieux ou de l’impuissance des illustres, un débutant surgit aux dernières répétitions et s’empare de l’affiche.
Le prince Policeni, cet inconnu, écartait sans effort Gioja et M. Cœur. Il était duc de Clare, par la grâce de Marguerite.
Marguerite était ici supérieurement soutenue. Elle avait fait la leçon aux membres de l’ancienne étude Deban et à d’autres. On lui obéissait à demi-mot. Annibal Gioja lui-même, sans répugnance apparente, sinon sans regret, travaillait pour son rival victorieux.
Marguerite avait une armée nombreuse et bien disciplinée.
Mais que sont les soldats d’une pareille armée auprès de l’auxiliaire géant qui s’appelle le monde, énorme et lourd poisson, possédant tout l’esprit, toute l’intelligence, toute la malice de l’univers, mais toujours prêt à mordre au plus grossier hameçon ?
Les gens qui combattent à leur insu sont les meilleures de toutes les troupes.
Cette armée-là n’inspire aucun soupçon parce qu’elle n’en mérite aucun. Elle est honnête, noble, fière, candide. Elle manœuvre à cent coudées au-dessus des viles intrigues qu’elle sert. Mais elle les sert, et d’autant plus puissamment, qu’elle n’est jamais complice.
Ceux qui savent jouer de cet orgue puissant et terrible qui a nom « tout-le-monde » obtiennent de magiques résultats.
À mesure que les touches du vivant clavier sonnaient sous un doigt invisible et habile, les histoires du passé revenaient pour ceux qui les connaissaient vaguement, pour ceux aussi qui jamais n’en avaient entendu parler. Dans ce monde où nous sommes, les choses les plus scabreuses se disent aisément. La langue du mépris est riche. Ils ont une façon aisée et toute naturelle d’exprimer les idées devant lesquelles nos plumes reculent. C’est simple. Cela ne révolte pas. Les jeunes filles l’écoutent froidement. Il semble qu’on parle de choses scientifiques ou chinoises.
On parlait donc de cette maison du boulevard Montparnasse, d’où sortit l’héritier de Clare pour être poignardé. On appelait presque la maîtresse de cette maison par son vrai titre.
C’est du latin que cette langue noble ! Elle nomme un chat un chat. Mais de quel ton !
Et c’était, je vous l’affirme, d’un intérêt profond. Toutes les péripéties de cette nuit lugubre y passaient. On montait les cinq étages de la pauvre duchesse Thérèse. On entrait au couvent de Bon-Secours, derrière la civière qui portait le blessé. On voyait, penchés à son chevet, le duc Guillaume, la mère Françoise d’Assise, et cette enfant qui était maintenant une radieuse jeune fille, la princesse Nita d’Eppstein.
Le duc et la religieuse étaient morts. La princesse d’Eppstein allait-elle reconnaître le blessé de Bon-Secours et lui rendre son opulent héritage ?
Il y avait, à tout prendre, un dénouement possible et heureux : des fiançailles.
Ils étaient beaux tous deux, jeunes, riches, nobles.
Mais pourquoi s’était-il enfui du couvent de Bon-Secours autrefois ?
Pourquoi était-il allé se perdre en Italie ?
Que signifiait ce nom de Policeni ?
Joie des questions insolubles, plaisir des imbroglios dramatiques, voluptés inhérentes à ces problèmes, posés selon l’art, qui sont offerts et résolus deux cents fois de suite sur nos théâtres populaires !
Tout est spectacle ici-bas, et, au fond, le peuple noble est un peuple comme l’autre. Il a ses curiosités propres, ses naïvetés, ses commérages…
Quelques minutes après une heure du matin, cette charmante princesse Nita d’Eppstein dansait donc un quadrille avec l’un des deux seuls Buridan, qui fussent dans les salons de Clare, tandis que l’autre Buridan promenait Mme la comtesse.
Nous sommes forcés de nous occuper tout d’abord de ces deux Buridan, quoique l’entrée d’un très illustre avocat fit en ce moment sensation. Nous nommerons l’illustre avocat M. Mercier, permettant à chacun de reconnaître, sous cet humble pseudonyme, une des gloires les plus éclatantes du barreau français. Nous ajouterons seulement que sa présence donna un intérêt plus vif aux bruits qui couraient, d’autant que le jeune prince Policeni, quittant le bras du duc de B…, sur un signe de la comtesse, fut incontinent présenté à M. Mercier, qui l’entraîna dans une embrasure.
L’affaire s’engageait judiciairement.
Ce garde du corps du roi de Naples était-il assez puissant déjà pour que Mme la comtesse tentât un compromis ?
Ceux qui prétendaient savoir le fond des choses, et cette classe est toujours assez nombreuse dans de pareilles foules, souriaient avec suffisance et prononçaient le mot : procès. Procès inévitable.
Il y avait un autre héritier de Clare, un Louis XVII aussi de cette royauté privée, un personnage mystérieux, romanesque, impossible : un M. Cœur qui peignait des enseignes et des tableaux pour MM. les artistes en foire !
Une aventure de l’autre monde, celle-là, et à laquelle aucune personne raisonnable ne voulait entendre, excepté cette bonne dame là-bas, la marquise douairière de La Rochegaroux qui était devenue pauvre à force de croire. Elle avait cru, de compte fait, à treize Louis XVII différents, qui lui avaient coûté chacun un treizième de son douaire.
Elle aurait cru à Similor, si cet artiste était venu chez elle lui dire : « Je suis Agamemnon ! »
Au faubourg Saint-Germain, la douairière de La Rochegaroux s’appelle légion. Les escrocs savent cela et affluent.
Le premier Buridan, celui qui avait l’honneur très envié de promener Mme la comtesse du Bréhut de Clare, était Léon Malevoy. Il semblait calme ; il était fait désormais à sa fièvre.
– Eh bien ! lui dit la comtesse en sortant de la galerie où était l’orchestre, ai-je accompli ma promesse ? Avez-vous entendu parler du juge d’instruction ?
– Non, répondit le jeune notaire. Je suis maintenant fixé sur ce fait que vous tenez mon sort entre vos mains.
– C’est déjà quelque chose, murmura Marguerite en riant et en distribuant des signes de tête à la ronde, car elle voulait être reconnue et poser en quelque sorte son identité sous ce costume de volcan. Je ne suis pas bien méchante, vous savez, et j’ai conservé un grand faible pour vous. Pourquoi votre sœur n’est-elle pas venue ?
– Elle s’est trouvée malade au moment de partir, répliqua Léon avec embarras.
La comtesse resta un instant pensive, puis elle dit :
– C’est une charmante jeune personne. Peut-être vaut-il mieux, en effet, qu’elle ne soit point mêlée à tout ceci… Vous êtes-vous enfin rencontré avec notre fameux M. Cœur ?
– Il m’a fait trois visites, repartit Léon ; je suis allé le voir un nombre égal de fois. Il semble que le hasard s’en mêle et nous sépare.
– Qui sait ! murmura la comtesse avec une significative lenteur. Vous ne vous trouverez peut-être que trop tôt en face l’un de l’autre. Je vous l’ai dit déjà : je suis pour vous deux une manière de camarade ; je ne voudrais pas qu’il vous arrivât malheur… ni à l’un, ni à l’autre !
Léon ne répondit point.
– Vous ne me demandez pas de nouvelles de M. le comte ? reprit Marguerite.
– On le dit bien… souffrant ! murmura Léon qui détourna les yeux.
– Pas tant que cela. Nous avons mis la main sur un charlatan qui le ressuscite. C’est étonnant comme ces imposteurs font durer ceux qui glissent entre les doigts des médecins sérieux. Vous connaissez le docteur Lenoir ?
– Le docteur Abel Lenoir n’est pas un charlatan, Madame, répondit Léon. Je ne sais pas à Paris de réputation plus solide et plus honorable que la sienne.
– Moi, je l’appelle charlatan, répliqua la comtesse, parce qu’il guérit. Ne voyez-vous pas, Malevoy, que je suis très gaie, et qu’au fond j’aime tout bourgeoisement mon pauvre Joulou ?
Il y eut encore un silence. Léon tressaillit tout à coup.
– Est-elle délicieuse ! murmura la comtesse en suivant la direction de son regard.
Léon s’était arrêté. Il avait comme un éblouissement. Nita glissait devant ses yeux : Nita, le nuage d’été. Elle dansait avec l’autre Buridan, qui était masqué comme Léon lui-même. Les deux Buridan se regardèrent à travers les trous de la soie.
– Ah ! vous m’avez reconnue, Monsieur mon notaire ! dit Nita en riant, et en rougissant aussi, du moins son danseur crut-il voir le sang lui monter aux joues. Rose m’avait trahie, je vois cela ; mais elle vous a trahi de même. Je viens de recevoir une lettre d’elle, une lettre mystérieuse où je n’ai rien compris, sinon qu’elle est malade. Est-ce bien réel, cette maladie ?
– Bien réel, répondit Léon qui regardait toujours le cavalier de Nita.
Le cavalier de Nita regardait Marguerite.
Il offrit sa main à la princesse d’Eppstein pour la figure qui continuait.
– C’est M. de Malevoy ? dit-il en menant sa danseuse.
– Oui, répondit Nita. Vous connaissez sa sœur, ma meilleure amie.
– Je le connais, lui aussi ! murmura le Buridan avec un singulier accent.
Marguerite et l’autre Buridan s’éloignaient. Marguerite dit :
– Mlle de Malevoy a eu tort d’écrire à Nita. Une lettre mystérieuse ! Que signifie cela ? Je fais de mon mieux, mon pauvre Léon, mais si votre sœur vient se jeter à la traverse, tant pis pour vous !
– Tant pis pour moi ! répéta le jeune notaire. Quoi qu’il arrive, tant pis pour moi ! J’ai comme un pressentiment qui écrase ma pensée !
– Et tout cela, au moment de gagner le plus beau de tous les quines à la loterie ! s’écria la comtesse. Nous avons M. Mercier, vous savez ?
– À quoi vous servira M. Mercier ?
– Voyons ! fit nettement la comtesse qui s’arrêta tout d’un coup. Vous ne demandez que Nita, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas la prétention d’emporter sous votre bras la succession de Clare ?
– Nita ! murmura Léon dont les mains tremblantes se joignirent malgré lui. Oh ! si j’espérais ce bonheur impossible !…
La comtesse éclata de rire.
– Il y a donc encore des amoureux d’opéra-comique ! dit-elle. Avez-vous des yeux ? L’avez-vous vue changer de couleur quand elle vous a regardé ?
– Nita ! répéta Léon. Je n’ai rien vu. Je sais que je me laisse glisser sur une pente folle…
– Oh ! les lâches amoureux ! fit Marguerite qui lui secoua le bras avec une impatience admirablement jouée, les poltrons du sentiment ! les troubadours timides ! Il faudra que la malheureuse enfant monte sur un toit pour crier aux quatre coins du ciel : « J’aime M. Léon de Malevoy, quoiqu’il ait l’indignité d’être notaire ! »
– Ne raillez pas, Madame, murmura Léon, je souffre… Je souffre mortellement !
– Pourquoi souffrez-vous, puisqu’on vous affirme… Léon l’interrompit :
– Je souffre, parce que votre moquerie a dit vrai, Madame : je ne croirai pas avant d’avoir entendu mon arrêt prononcé par Nita de Clare elle-même.
Il y eut sous le masque de Marguerite un étrange mouvement de joie.
– Elle le prononcera ! dit-elle d’un accent si résolu que le cœur de Léon tressaillit dans sa poitrine. Avant la fin de cette fête, vous entendrez l’aveu tomber de sa propre bouche. Je m’y engage. Êtes-vous content ?
– Si Dieu veut cela, Madame, répondit le jeune notaire d’une voix étouffée, je vous appartiendrai : mon cœur et mon honneur !
Autour de ces étranges paroles, les quadrilles mêlaient leurs cérémonieuses figures. Et tout ce qui se peut dire de grave et de frivole se disait avec accompagnement des motifs du Domino noir qui était alors tout jeune, et du Pré-aux-Clercs, qui sera jeune toujours. On parlait du roman à la mode et du changement de ministère, de la partition promise par Meyerbeer, du drame de Victor Hugo et de la censure qui se torturaient l’un l’autre, d’une duchesse qui avait trompé une danseuse, d’une danseuse qui allait s’éveiller duchesse ; Dieu me pardonne ! On parlait de la dot de la reine des Belges, un pauvre étroit million, le dixième de la dot d’une baronne d’Israël, et l’on trouvait cela trop cher pour une fille et pour une femme de roi !
Et par-dessus tous ces bourdonnements, comme le dessin net d’une broderie court parmi des milliers de fils entrelacés, l’histoire de Clare allait, brodée aussi, aussi entrelacée.
Il y avait plus d’un quart d’heure que le grand avocat, M. Mercier, causait avec le prince Policeni.
Veuillez penser qu’il s’agissait d’une restauration, sujet particulièrement cher à M. Mercier et à presque tous ceux qui étaient rassemblés ici.
Plus d’une mère parmi celles qui étaient douées de filles à placer noblement suivaient déjà d’un œil diplomatique ce garde du corps du roi de Naples, chrysalide inconnue qui allait naître papillon. M. Cœur, le maître de l’atelier Cœur d’Acier, faisait rire. Un de Clare peindre des enseignes ! Il avait tout le monde contre lui, excepté Mme la marquise douairière de La Rochegaroux, l’amie des Louis XVII passés, présents et futurs.
Mme la comtesse traversait les salons en se dirigeant vers l’aile en retour qu’on appelait le « billard », et qui était située immédiatement au-dessous de l’appartement du comte, son mari. En arrivant au dernier boudoir, elle appela du doigt un maître de cérémonies et lui parla bas un instant. Celui-ci alla droit vers la porte du billard, où quelques groupes se reposaient et causaient. La salle de jeu était dans l’aile opposée, à l’autre extrémité de la fête.
À dater de ce moment, sans affectation aucune, le maître de cérémonies resta en sentinelle à la porte du boudoir. Il laissait sortir, mais il s’inclinait silencieusement devant ceux qui voulaient entrer, et disait ces seuls mots, discrètement accentués :
– Mme la comtesse vous prie de l’excuser…
On pensait ce que l’on voulait et l’on allait ailleurs.
De cette façon le billard se vida peu à peu, parce qu’on en sortait et qu’on n’y rentrait point.
La comtesse et Léon de Malevoy s’étaient éloignés. Au moment où ils reprenaient leur promenade en sens contraire, Léon demanda :
– Qui est ce Buridan qui danse avec elle ?
– Pauvre costume ! répondit Marguerite. Est-ce pour me rappeler le passé que vous l’avez choisi vous-même ?
Il y avait de la sévérité dans son accent. Léon n’y prit point garde et répéta :
– Qui est ce Buridan ?
– Un démodé comme vous… Je n’en sais rien.
– M. Cœur est-il ici ? interrogea encore le jeune notaire.
– Je l’attends, répliqua Marguerite, mais je ne l’ai pas encore rencontré. Le quadrille était fini : la princesse d’Eppstein et son cavalier passèrent à quelques pas d’eux, se dirigeant vers le billard.
Les deux Buridan échangèrent encore un regard. La comtesse dit :
– Je vais vous retenir un quadrille avec elle. Voulez-vous ?
À ce moment, Léon sentit la pression d’une main sur son bras. Il se retourna : deux dominos noirs allaient lentement dans la foule, un homme et une femme.
La femme dit à Léon :
– Prends garde : ne joue pas avec le feu !
Ceci pouvait être une allusion au « volcan ».
– Mon feu ne brûle pas, beau masque ! répondit la Comtesse gaiement.
Léon cherchait et se demandait à qui appartenait cette voix qui ne lui était pas inconnue.
Les deux dominos avaient disparu.
La comtesse avec Léon, la princesse avec Roland, s’éloignèrent dans des directions opposées.
À la porte du billard où ils arrivèrent bientôt, Nita de Clare et son Buridan ne trouvèrent point d’obstacle. La consigne n’était probablement pas pour eux. Le maître de cérémonies s’effaça dès qu’il les vit approcher. Ils entrèrent.
Derrière eux, mais assez loin pour ne les avoir point vus, le domino noir qui avait dit à Léon : « Ne joue pas avec le feu », et son cavalier, masqué jusqu’au menton, voulurent pénétrer à leur tour dans l’aile réservée.
Le maître de cérémonies, debout en travers de la porte, salua et dit :
– Mme la comtesse vous prie de l’excuser.
Les deux dominos noirs échangèrent quelques mots à voix basse et s’éloignèrent.
La comtesse, qui venait de quitter le bras de Léon en lui disant : à bientôt, appela d’un signe de tête son joli vicomte Annibal et se dirigea vers la porte de sortie.
– Ils ne se rencontreront pas désormais ! murmura-t-elle. J’y ai pourvu !
Puis elle ajouta :
– Mlle de Malevoy est dans le bal, le docteur Lenoir aussi. C’est une bataille rangée !
C’était une belle joueuse, cette Marguerite Sadoulas, une vraie Marguerite de Bourgogne ! Vous la verrez au théâtre de la Porte-Saint-Martin, quelque jour ! Elle n’enlevait aucune carte à ses adversaires. À quoi bon ? elle avait ses cartes à elle, toutes faites.
Loin d’entraver le tournoi, elle ouvrait les barrières toutes grandes. Voyez quel délicieux paradis elle avait donné à Roland et à Nita pour leur première entrevue d’amour ! Et comme elle avait aplani les obstacles sur leur route ! Et comme aussi elle avait éloigné de leur tête-à-tête jusqu’au bourdonnement des voisins importuns.
Sous le masque, on trouve aisément la solitude au milieu de la foule ; Marguerite savait bien cela, elle qui avait porté tant de masques. C’est égal ! dans sa complaisante sollicitude, elle avait sablé de fin les moindres rugosités de la route, et sur le sable, volontiers, eût-elle ajouté un lit de feuilles de rose.
Ah ! c’est qu’il ne lui fallait point aujourd’hui des amoureux à la glace ; elle avait fait dessein de chauffer au rouge, cette nuit, la tiède atmosphère de cet honnête faubourg Saint-Germain.
Elle avait besoin pour son drame de deux jeunes premiers nerveux, alertes, dispos, ardents. Tout ce qui pouvait allumer leur sang et leurs sens lui était bon. Qu’est une bonne pièce mal interprétée ? Une déroute : la pièce de Marguerite était bonne, quoique hardie au-delà des limites permises de la témérité. Pour jouer cela, il fallait du vitriol dans les veines de ses marionnettes.
Le lecteur a deviné depuis longtemps que le Buridan de la princesse d’Eppstein était Roland de Clare, M. Cœur en personne. Avant de suivre Roland et Nita dans ce sanctuaire, préparé par Marguerite pour la fête pure et charmante de leurs jeunes amours, il nous faut accompagner encore, pour un moment, cette Marguerite qui avait pris sur ses belles épaules le poids d’un monde à soulever.
Nous l’avons vue quittant le bal où elle avait mis en scène, dans toute la rigueur du terme, le prologue de son effrontée comédie.
Dans ce prologue, elle avait dit son dernier mot ; le reste du premier tableau pouvait et devait se jouer sans elle. Il faut les entractes pour reprendre haleine, souffler et changer de costumes.
Dans l’escalier qu’elle montait à la hâte pour gagner son appartement, le vicomte Annibal Gioja la suivait essoufflé.
Sa première et sa seconde femme de chambre attendaient à la porte de son boudoir. Elle refusa leurs services, disant :
– Ce dont j’ai besoin, c’est une minute de repos. J’étouffe.
Elle entra et poussa le verrou sans bruit derrière elle. Annibal l’accompagnait toujours.
Du repos, cette nuit ! quelle moquerie ! Vous allez voir comme Marguerite se reposait !
– Monsieur le vicomte, dit-elle en ouvrant à deux battants l’armoire laquée dont elle avait emporté la clef, dans votre beau pays, on prétend que les hommes ont très souvent des talents de femme.
– On le prétend, belle dame, répondit Gioja qui se mit dans une bergère et s’éventa avec son mouchoir de batiste brodé.
– J’ai besoin d’une camériste, reprit la comtesse. Annibal eut son sourire d’ivoire ; et repartit doucement :
– C’est un autre emploi que j’avais espéré chez vous.
La comtesse prenait à pleines mains dans son armoire de la gaze, de la soie, des rubans et disposait tout cela sur les meubles.
– Allons ! debout, dit-elle. L’autre emploi n’est ni vacant ni donné. Vous avez des qualités, Annibal ; mais j’ai peur que vous n’ayez pas cette bravoure un peu brutale, vous savez ? Je vous crois doué seulement du courage civil.
– Je me suis battu en duel sept fois, belle dame, repartit le vicomte sans s’émouvoir autrement ; mais il est certain que j’aime mieux regarder la pointe d’une épée que le blanc des yeux de certains hommes.
– Les yeux de M. Cœur, par exemple ?
Annibal s’était levé. Il s’inclina, comme il eût dit : c’est vrai. Ils ont leur franchise.
– Et le notaire ? demanda Marguerite en riant.
– Ces deux-là se mangeraient à belles dents ! répondit Annibal avec conviction.
Marguerite l’appela d’un signe amical et murmura :
– Vous êtes un Napolitain de beaucoup d’esprit, vicomte. Venez là et faisons ma toilette. Ils se mangeront si je veux.
Les débris du volcan ravagé couvraient déjà le tapis. Tout ce rouge, toute cette pourpre, toutes ces flammes sanglantes tombaient autour de Marguerite comme feuilles mortes au mois de novembre. C’était bien une actrice et ce n’était que cela. Pensez-vous ? on l’avait sifflée cette splendide créature, parce que l’agent de change d’une vulgaire coquine l’avait voulu. Et qui sait si tout ne venait pas de là ? Vingt-cinq louis de sifflet peuvent précipiter une âme en enfer. Vingt-cinq louis d’agent de change !
C’était toujours une actrice, car sous son « volcan » elle avait un habit de ville. Les soldats se couchent tout habillés à la veille d’une bataille. Marguerite était préparée et gréée pour n’importe quelle transformation. À la rigueur, elle n’avait qu’un manteau à jeter sur ses épaules pour monter dans une chaise de poste et s’éveiller, fraîche comme une rose, à Bruxelles ou à Turin.
En voyant cette robe de dessous, le vicomte Annibal dit :
– À la bonne heure ! la morale est sauvée !
Le regard que lui jeta Marguerite n’était pas exempt d’une certaine nuance de raillerie.
– À l’ouvrage ! fit-elle. Et vite ! nous ne sommes pas ici pour causer.
Ma foi, le vicomte Annibal pouvait avoir encore d’autres mérites, mais il est certain que, comme femme de chambre, il valait son prix. Tous les vicomtes, en définitive, ne sauraient pas coiffer une dame aussi nettement que le perruquier du coin. Il faut avoir étudié. Le vicomte Annibal prit d’une main savante cette fameuse perruque que Marguerite avait commandée chez le grand coiffeur de la rue Richelieu, le soir de sa première entrevue avec Léon de Malevoy ; il l’examina en connaisseur et la planta d’un temps sur la noire chevelure de la comtesse. La perruque était blonde.
– On dirait les cheveux de cette chère petite princesse ! murmura-t-il. Savez-vous que, dès la pastourelle, l’intimité était complète ? Ils s’entre-appelaient mon cousin et ma cousine à bouche-que-veux-tu !
– Bah ! fit Marguerite. Si tôt !
Elle ajouta :
– Puisque c’est la même nuance, coiffez-moi comme Nita.
Sur l’honneur, Annibal y avait la main. Sait-on ce qu’ils ont fait là-bas, avant d’arriver vicomtes à Paris ?
Il coiffait bien, il coiffait très bien.
Marguerite se regarda dans la glace et lui pinça la joue maternellement.
Elle était blonde, et plus jolie. Blonde à ravir.
– Au teint, maintenant, Lisette, dit-elle. Un teint de blonde ! Le teint de Nita !
Annibal frisa bien un peu sa moustache d’ébène, à ce nom de Lisette, mais il prit sur la toilette la boîte à fard, qui avait presque autant de compartiments qu’une boîte à pastels.
Nous savons de quelle passion il aimait la peinture. En deux minutes, avec son pinceau d’ouate il eut brossé sa blonde, délicate comme une rose du Bengale.
Fi de ceux qui ne savent pas rendre justice au talent ! La comtesse ne lui épargna point les éloges.
– Au costume, maintenant, dit-elle. Et attention ! Regardez-moi bien tout cela !
Annibal obéit. Ses yeux errèrent parmi tous ce frais fouillis de couleurs tendres et suaves. Il ne reconnut rien d’abord.
– N’avez-vous point vu quelque chose de pareil cette nuit ? demanda Marguerite à voix basse.
– Cette nuit ! répéta Annibal qui devint rêveur.
Il commença l’œuvre de la toilette sans rien ajouter. C’est à peine si la comtesse eut besoin de le diriger dans son travail. L’opération était à plus de moitié lorsqu’il murmura :
– Madame, ceci est une dangereuse confidence !
– Ah ! ah ! fit Marguerite, vous avez compris, à la fin !
– J’ai compris depuis longtemps, Madame.
– Et vous ne disiez rien ?
– Je réfléchissais, prononça lentement Annibal. Cela ne mérite-t-il pas réflexion ?
Marguerite se retourna, et leurs yeux se choquèrent.
– Ah ! fit-elle, vous réfléchissiez sans ma permission ! À quoi ?
– Il n’y a qu’un nom, répliqua le vicomte, pour désigner l’homme à qui l’on se confie si profondément… et quand on n’épouse pas cet homme on le tue.
La comtesse haussa les épaules. Il ne manquait plus à son costume que le manteau de gaze. Sa taille et sa tournure étaient déjà exactement celles de la princesse d’Eppstein.
– Mon pauvre Annibal, dit-elle, vous ne me croiriez pas si je vous disais : je vous aime, et vous auriez raison ; je ne vous aime pas. Je n’ai jamais aimé personne, je n’aime personne, je n’aimerai personne… Plus haut, ces nœuds d’azur, je vous prie ; Nita les a presque sur l’épaule… Qui vous a dit que vous ne seriez pas mon mari ?
– Vous avez inventé encore un duc de Clare cette nuit. Un Italien comme moi : ce prince Policeni.
– J’en inventerai d’autres… disposez les contre-glaces, afin que je me voie par-derrière. Bien ! cette affaire doit se présenter au public sous la forme d’une énigme inextricable : c’est nécessaire… L’écharpe qui tombe de mes tresses descend trop bas ; fixez-la à gauche, près de ma ceinture. Vous êtes-vous piqué, pauvre Annibal ?… J’ai besoin, pour en revenir à nos moutons, j’ai besoin d’un imposteur solennellement démasqué : ce garçon sera l’imposteur… démasqué.
– Le prince Policeni ?
– Fils d’un ancien piqueur du duc Guillaume, et qui, par conséquent, peut connaître tous les secrets de la maison, et en abuser.
Les yeux d’Annibal s’ouvrirent tout grands.
–Et M. Cœur ? fit-il.
– Quand vous avez parlé de lui et du notaire, prononça très bas Marguerite, j’ai cru que vous aviez deviné. N’aviez-vous pas deviné ?
Annibal disposait les plis du voile.
– C’est une machine de la force de cent chevaux, murmura-t-il, dont les courroies sont des fils d’araignée ! J’ai le vertige.
– Les filets de Vulcain qui prirent le dieu Mars en personne, répondit Marguerite d’un ton léger, étaient, dit-on, faits ainsi. N’ayez pas d’inquiétude pour ce qui me regarde. Avec vingt brins de soie, tressés convenablement, on étranglerait un géant. Tout autre que moi, peut-être, se perdrait parmi ces fils ; pour moi, ce n’est qu’un jeu. Et mettez, s’il vous plaît, vos yeux dans mes yeux ; Annibal : vous êtes le duc de Clare ; je vous le dis tout simplement et sans jurer sur ceci ou sur cela. Nous n’avons, ni l’un ni l’autre, rien de sacré sur quoi nous puissions jurer ou croire. Vous êtes le duc de Clare ! le seul possible, au moins, en tant que je serai, moi, la duchesse de Clare. Je vous ai choisi entre tous, parce que je vous connais, parce que vous me connaissez, parce qu’il n’y a pas au monde en dehors de vous un homme que je méprise assez pour lui donner une apparence de droit sur moi. Me croyez-vous ?
Ses grands yeux étaient clos à demi et ses narines délicates enflaient leurs ailes mobiles.
Un peu de rouge vint aux joues féminines du vicomte.
Il y avait en lui de la colère, mais aussi de la joie.
À chacun, cette femme savait parler la langue précise de sa conscience. Le vicomte croyait autant qu’un homme comme lui peut croire à une femme comme Marguerite.
Elle s’éloigna de lui et fit bouffer d’un mouvement gracieux les plis argentés de la gaze qui l’enveloppait comme une brume toute remplie de pâles et mystérieuses étincelles.
– Vous êtes plus jeune qu’elle ! murmura Annibal en un élan de sincère admiration.
– Et plus belle ! dit orgueilleusement Marguerite.
– Et plus belle ! répéta Annibal. C’est vrai ! c’est miraculeusement vrai !
Marguerite mit son masque.
– Corbac ! s’écria le vicomte en frappant ses mains l’une contre l’autre. Il y a sorcellerie ! C’est elle-même ! des pieds à la tête !
– Mais la voix… s’interrompit-il.
Une voix douce et grave, mais musicale comme un chant, tomba de ces lèvres que le masque cachait désormais. Elle dit :
– Mon cousin, mon pauvre bon père vous a cherché bien longtemps. …
Annibal tressaillit et regarda tout autour de lui.
– Est-ce vous qui avez parlé, Madame ? demanda-t-il confondu.
– Oui répliqua Marguerite, avec un rire victorieux. Oh ! j’ai étudié mon rôle à fond !
– Mais, fit Annibal, ce sont les propres paroles qu’elle disait à M. Cœur, au moment où je passais derrière eux, pendant le quadrille.
– Ses propres paroles, répéta Marguerite. Je n’y ai rien changé.
– Vous n’étiez pas là ! Vous étiez avec le notaire !
– Je suis partout, quand je veux. Elle jeta un dernier regard à la glace.
– Alors, dit-elle, vous êtes content de moi, Monsieur le duc ? Je vais subir tout à l’heure une épreuve bien autrement décisive. Je vais aller chercher des nouvelles de mon excellent tuteur. N’est-ce pas le devoir d’une pupille bien apprise ?
– Vous allez affronter votre mari ! s’écria le vicomte effrayé.
– Qu’ai-je à craindre ? demanda Marguerite. Remarquez bien cela : jusqu’au dernier moment, je ne cours aucun danger, même au cas où je serais découverte. Ne sommes-nous pas au bal masqué ? ces espiègleries, ces imitations de costumes, ces surprises plus ou moins réussies ne sont-elles pas un des meilleurs plaisirs du bal masqué ?
– Certes, fit Annibal, mais au dernier moment !
La voix de Marguerite s’altéra.
– Je me charge du dernier moment ! prononça-t-elle d’un accent sombre et résolu. Avez-vous porté les pistolets chez la princesse ?
– J’ai porté les pistolets.
– Il n’y avait personne au petit hôtel ?
– Personne… pas un seul domestique !
– Et vous avez placé les armes ?…
– À couvert, sur le guéridon… mais ne puis-je savoir ?…
– Rien ! l’interrompit froidement Marguerite. Vous diriez que je suis folle ! Quand tout sera fait, vous comprendrez… Et vous admirerez, je vous en donne ma parole ! Nous avons fini ici. Sortons.
Annibal se dirigeait vers la porte du boudoir. Marguerite l’arrêta.
– Pas par-là, dit-elle. Par-là, c’est le Volcan qui est entré, c’est le Volcan qui doit sortir par-là, le Nuage a une autre issue.
– Il paraît qu’on s’aimait ici autrefois. Ces bons vieux ducs de Clare et leurs duchesses étaient fort bien ensemble. Dans mon alcôve, il y a une issue sentimentale qui mène au corridor conduisant aux appartements de l’autre aile. Cela servait au temps du vieux Roland de Clare, qui venait voir ainsi discrètement dame Raymonde-Dorothée de Chevreuse-Lorraine, son épouse. Passez !
Ils étaient dans le corridor. Marguerite ferma la porte à double tour, et en présenta la clef à Annibal.
– Pourquoi faire ? demanda ce dernier.
Marguerite lui serra la main fortement.
– Annibal, dit-elle d’un accent étrange, si je faisais un faux pas, cette nuit, si je glissais… on peut glisser… si je tombais, enfin. Annibal, me regretteriez-vous ?
– Oh ! Madame ! voulut s’écrier le vicomte.
– Ne prenez pas la peine de mentir, Annibal ! l’interrompit Marguerite. Vous ne me regretteriez pas. Je vais vous dire pourquoi, c’est que vous n’auriez pas le temps. Chacun prend ses précautions, mon ami. Si je mourais cette nuit, vous ne seriez pas en vie demain matin, c’est moi qui vous l’affirme !
Quoiqu’il fit sombre dans cet étroit couloir, on eût pu voir l’Italien trembler et chanceler.
– Rassurez-vous, poursuivit Marguerite, il y a cent à parier contre un que je ne mourrai pas. Je me porte bien, et je suis gardée contre tous autres, comme je me garde contre vous. C’est la vraie confiance. Vous trouviez tout à l’heure que je me fiais à vous trop abondamment ; je vais aller beaucoup plus loin, je vais mettre le sort entier de ma partie entre vos mains. Approchez-vous, je vais parler très bas, ces vieux murs pourraient avoir des oreilles.
Elle mit ses lèvres jusque sous les brillants cheveux du vicomte, qui fit un geste d’étonnement.
– Il le faut ! reprit-elle ; il le faut absolument ! Mme la comtesse du Bréhut de Clare ne peut abandonner ainsi sa fête. Elle doit se montrer de temps en temps dans ses propres salons. Et ses chambrières qui l’ont vue rentrer chez elle, doivent la voir ressortir. En connaissez-vous une qui ait ma taille, ma tournure ?
Annibal réfléchissait.
– Pas trop cher, poursuivit Marguerite. Une grosse somme donnerait des soupçons : quinze ou vingt louis : c’est le prix d’une plaisanterie. Vous la ferez entrer par ce corridor, vous lui mettrez mon costume de volcan sur le dos, vous la ferez passer devant mes femmes de chambre bien ostensiblement, et vous ne la quitterez pas d’une semelle, entendez-vous, jusqu’au moment où j’aurai besoin de vous. Alors, son rôle sera fini. Est-ce entendu ?
– C’est entendu, répondit le vicomte qui descendit l’escalier d’un air soucieux.
Au lieu de passer la porte des salons, il prit le vestibule, mit son manteau et sortit.
Marguerite, elle, de son pas léger et tranquille, traversa toute la longueur du corridor et gagna l’aile opposée où étaient les appartements du comte.
On ne peut pas dire qu’elle fût pensive ; ses réflexions étaient faites. Elle marchait vaillamment dans cette route tortueuse, dont elle avait marqué d’avance tous les coudes et tous les retours.
Dans l’antichambre du malade, un vieux valet dormait à demi.
– Comment va-t-il, bon Valentin ? demanda Marguerite en entrant.
– Ah ! Madame la princesse, répondit le valet, comme on reconnaît bien Votre Altesse, malgré le masque ! M. le comte est avec son médecin et une dame que je ne connais pas. Il va être bien content de vous voir.
Marguerite hésita et fut sur le point de se retirer.
Mais, après tout, c’était une épreuve. Et quelle épreuve plus décisive pouvait-on choisir ? Marguerite savait le nom de la dame qui était avec le docteur Lenoir. Elle allait affronter la présence de Rose de Malevoy, l’amie de pension de Nita ! Elle allait défier le regard de Rose de Malevoy, son instinctive, sa mortelle ennemie !
Elle entra et dès le seuil :
– Bon ami, au risque de vous déranger, je suis venue. On m’a dit que vous vous trouviez beaucoup mieux.
– Nita ! s’écria une femme en domino noir qui était debout au chevet du lit où le comte se tenait sur son séant, que je suis contente de te voir !
– Rose ! fit la comtesse, qui s’arrêta comme frappée de surprise. Ton frère vient de me dire que tu étais souffrante, et j’ai ta lettre annonçant que tu ne viendrais pas. Que signifie cela ?
Le docteur Lenoir et le comte gardaient le silence. Évidemment, on avait tenu conseil ici. Marguerite alla droit à Rose et l’embrassa.
– Je n’ôte pas mon masque, dit-elle, il est pris dans mes cheveux et je crois qu’il faudra me tondre pour me l’enlever.
– Tu as donc vu mon frère ? demanda Rose de Malevoy.
– Mais oui, répondit la fausse princesse d’Eppstein qui s’approcha du malade et lui donna son front à baiser. Je le quitte.
– Et sait-il ce qui se passe ici ?
– Ici ? répéta la princesse d’un air innocent. Il se passe quelque chose ?
– Cet Italien qu’on promène ! poursuivit Mlle de Malevoy avec colère, ce prince Policeni ! tu n’as pas entendu que tout le monde l’appelle déjà le duc de Clare !
– Ma foi non, répondit la prétendue Nita ; j’ai causé avec Roland. …
– Chère enfant ! murmura le comte. Nous veillons pour vous.
« Bon ! pensa Marguerite, mon mari est franchement contre moi. Ayez donc des remords ! »
– Vous avez été plus heureuse que nous, princesse, dit en ce moment le docteur Lenoir. Nous avons essayé de parler à M. de Malevoy ; mais Mme la comtesse n’a cessé de l’accaparer.
– C’est vrai, dit Marguerite. Que pouvaient-ils donc avoir ensemble ? Bon ami, vous avez bien meilleur visage.
– Voulez-vous me permettre de vous demander, reprit le docteur, si c’était vous qui étiez tout à l’heure dans le billard, ici, au-dessous ?
– Et si tu étais avec M. Roland ? ajouta Rose.
– Nous avons été ici et là, répliqua Marguerite ingénument. Je pense bien que nous sommes entrés dans le billard.
– Et l’on vous a laissé passer ? interrogea le comte.
– Ah ! non ! fit la fausse Nita, comme si un souvenir subit l’eût frappée.
Je me le rappelle maintenant. Ce grand dadais de M. Constant, déguisé en maître de cérémonies, nous a barré le passage en marmottant : « Mme la comtesse vous prie de l’excuser… » ou quelque chose comme cela.
– Alors, s’écria Rose, qui est-ce qu’elle cache là-dedans ?
Le docteur se leva.
– Princesse, dit-il, grâce à vous, j’espère que nous allons rejoindre M. de Malevoy, à la fin !
Marguerite eut le rire argentin qui rendait Nita si jolie.
– Est-ce bien pressé ? demanda-t-elle.
– Pauvre chère ! murmura Rose à son oreille, si tu savais ce qui se passe !
– Rien ne menace Roland, mon cousin, j’espère ! s’écria Marguerite en reculant d’un pas et avec un geste qui était un chef-d’œuvre.
On ne lui répondit point.
– Écoutez, dit-elle, je suis toute drôle cette nuit, et quelque chose me serre le cœur. Je ne crois pas aux pressentiments, au moins. J’aurais dû vous le dire tout de suite, mais je ne sais à quoi je songe… j’avais oublié. M. de Malevoy est sorti.
– Sorti ! répétèrent les trois assistants d’une seule voix.
– Il est retourné chez lui… pour les papiers qu’on lui a enlevés. Oui, c’est cela, Mme la comtesse lui a donné des indications…
– Fausses ! l’interrompit Rose dont la voix tremblait de colère. Elle a voulu l’éloigner ! Elle a réussi !
– Êtes-vous sûre qu’il est à son étude ? demanda M. Lenoir qui prit son chapeau sur un siège.
– Oui… et puis voyons, que je me souvienne. Il a parlé de la rue de la Sorbonne.
– L’atelier Cœur d’Acier ! s’écria Rose.
– Ou la maison Jaffret ! fit le comte. Je donnerais cinq cents louis pour pouvoir sortir !
Le docteur était déjà à la porte. Rose s’élança sur ses pas.
– Je vais avec vous, docteur, dit-elle.
– Qu’ont-ils donc ? demanda Nita quand ils furent partis. Bon ami, je vous quitte aussi. J’ai promis la prochaine valse à mon cousin Roland… mais je reviendrai. Ils me font peur, savez-vous ?
– Soyez tranquille, ma fille, dit le malade en lui baisant les mains. Nous veillons autour de vous.
Elle s’enfuit.
Comme elle descendait le grand escalier, elle entendit le roulement d’une voiture, qui allait s’éloignant.
– Double victoire ! pensa-t-elle. L’épreuve est faite et les voilà partis ! J’ai pour le moins une grande heure devant moi. Or, dans une heure, tout sera dit.
En vérité, la vraie princesse Nita d’Eppstein et son beau cousin Roland de Clare – M. Cœur – ne se doutaient guère de tout ce qui se machinait autour d’eux. Nous avons un arriéré à régler avec M. Cœur, que nous perdîmes de vue le fameux soir du feu d’artifice. Nous savons seulement que, le lendemain, il s’était rencontré avec Mlle de Malevoy, entre la pauvre tombe de sa mère et la grande sépulture de Clare. Rose était une noble fille, fidèle et droite. Il y avait en elle trois sentiments de valeur inégale, mais forts tous les trois et qui grandissaient dans cet ordre : son amitié d’enfance pour Nita, son affection profonde et dévouée pour Léon qui lui avait servi de père, son amour pour Roland.
Cette passion romanesque, née d’un regard, nourrie au début, peut-être, par ses entretiens de pensionnaire, et qui, depuis sa sortie du couvent, remplissait sa solitude, avait été comme l’unique aliment de sa pensée. Le roman vit bien plus qu’on ne croit chez celles qui jamais n’ont lu de romans ; il serait presque vrai de dire que ces ignorantes de la fiction sont moins défendues que les autres contre l’imagination ennemie. Le roman, à toute rigueur, est une initiation et une expérience, si incomplètes et si mensongères qu’il vous plaise de les juger. Pour celles qui ne savent rien touchant la vie, ni la vérité, ni l’erreur, les choses prennent physionomie de miracles et arrivent à l’improviste comme de foudroyants coups de théâtre.
Pour celles qui sont, comme Rose, intelligentes, droites et vaillantes mieux vaudrait savoir.
Elle avait gardé en elle-même un souvenir. Et tenez, il y a dans nos campagnes bretonnes une croyance populaire qui a peut-être son origine au fond de la réalité. On montre là-bas de claires fontaines dont les eaux diamantées portent malheur. Des jeunes filles en ont bu qui emportèrent à la maison le germe d’un mal étrange. Et croyez bien que les médecins n’y voyaient que du feu : c’est toujours ainsi quand les médecins sont mentionnés dans la légende. Les médecins appelés disaient ceci et disaient cela, en grec, en latin, en français même, s’ils étaient bons enfants, mais ils laissaient mourir les jeunes filles.
Or, savez-vous, à la veillée qui suit le décès, par la pauvre bouche des jeunes filles mortes, un serpent sortait… un grand serpent !
La source claire contient d’imperceptibles couleuvres ; on les boit avec les diamants de l’eau. Une fois qu’elles sont dans le beau corps des jeunes filles, ces bêtes hideuses, elles grandissent, elles grandissent, car elles ont chaud et mangent bien.
Elles mangent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien que le cœur.
Alors, on va cueillir cette blanche couronne de fleurs qui coiffe là-bas le front des vierges décédées.
L’amour est beau, loin de ressembler à cette odieuse couleuvre, mais on le boit ainsi, sans savoir, mieux que cela : on le respire.
Oh ! ne croyez pas ces sages qui nient un fait parce que le roman l’affirma. Ne croyez pas non plus tout le roman, mais choisissez, car dans le roman c’est la vérité seule qui vous émeut et qui vous attire. S’il me fallait préciser le mal produit par le roman, je dirais : le roman est nuisible, parce qu’il empêche de croire. Il est comme ces menteurs qui démonétisent jusqu’à la vérité.
Laissez douter ces sages. Les chanteurs d’Italie à qui un chirurgien tailla la voix dans leur enfance ont aussi des doutes bizarres, et les aveugles passent pour n’avoir point de saines idées au sujet des couleurs.
L’amour se prend dans quelque chose qui est plus clair que l’eau diamantée, plus rapide qu’un souffle et plus subtil que l’air. Cinq fois sur dix, il naît d’un premier regard. Si le roman ne ressassait pas ces banalités elles seraient paroles d’Évangile.
Il y a une autre vérité, c’est que les amoureux ne comprennent rien en dehors du rayon de leur propre passion. Roland n’avait point deviné le secret de Rose. Nita lui cachait Rose, comme une lumière placée tout à coup entre l’œil qui regarde et l’objet regardé empêche de voir.
En Rose il voyait Nita.
Dans l’entrevue du cimetière Montparnasse, il ne fut question que de Nita. Et cependant, en sortant de cette entrevue, Rose aimait si passionnément que la pensée de lutter survivait en elle. Il fallut, pour la convertir à la résignation dévouée, une autre entrevue avec Nita.
Nous l’avons vue, au douloureux retour de ces deux voyages, triste et belle, dans le cabinet de son frère, où une troisième révélation l’attendait.
Son esprit était en fièvre, son cœur aveuglé doutait ; mais, du fond de ce trouble, l’idée du devoir surgissait. Depuis ce soir-là, et pour la première fois de sa vie, Rose marchait seule, dans une route qui n’était point celle de son frère.
Les aveux de celui-ci ne s’étaient point renouvelés, mais Rose savait désormais d’où venait sa réserve. La main de la comtesse était là.
Elle fit dessein de sauver Léon toute seule et malgré lui-même.
Quant à Roland, depuis cette soirée où il avait quitté le pavillon Bertaud, abdiquant solennellement la royauté de l’atelier Cœur d’Acier, il avait loué tout uniment un appartement en ville et vivait comme le premier venu.
Chaque existence a ainsi une heure qui est le pivot autour duquel tourne la destinée.
L’heure de Roland avait sonné.
Une minute avant la visite de Nita au pavillon Bertaud, Roland eût fui au bout du monde pour ne point voir surgir aux yeux de tous le fantôme de son passé. Mais il est certain que ces vieilles répugnances, ces terreurs enracinées par l’habitude, exagérées par la timidité native d’un caractère, s’évanouissent au premier souffle de la passion qui veut s’affirmer.
Le soir de ce même jour, Roland était prêt à combattre.
Sa pensée supprimait l’espace qui séparait le lointain prologue du drame de sa vie qui allait commencer.
Il sentait cela. Il voulait vaincre pour celle qu’il aimait. De sa propre main, il eût désormais déchiré le voile, ramené sur son visage avec tant de constance.
Dès le second jour de son existence nouvelle, il chercha et trouva l’adresse du docteur Abel Lenoir dont il fit son confesseur.
Le docteur Lenoir était de ces belles âmes qu’oblige et inféode la mémoire de leur propre bienfait. Il se souvint de la pauvre malade de la rue Sainte-Marguerite qui l’avait nommé, à la dernière heure, son exécuteur testamentaire. Par le docteur Lenoir, Roland eut le secret tout entier de Thérèse, duchesse de Clare, sa mère.
Par le conseil du docteur, il vit des hommes de loi et se fit reconnaître purement et simplement auprès des anciens élèves de l’atelier Delacroix, pour ce beau jeune rapin qu’on appelait jadis Roland tout court.
Roland ne garda qu’un secret vis-à-vis du docteur : il lui cacha la mission confidentielle qu’il avait donnée à M. Baruque et à Gondrequin-Militaire sur les indications de cet immoral Similor.
Pour tout le reste, il suivit exactement les indications de M. Lenoir, évitant tout rapport avec Mme la comtesse du Bréhut qui le cherchait, et avec Léon de Malevoy qui avait inséré à la quatrième page des journaux un avis à son adresse.
Le docteur connaissait et aimait Léon de Malevoy. Il avait pour Rose un respect enthousiaste.
La veille du bal de l’hôtel de Clare seulement, et sans qu’il eût rien fait pour cela, le docteur Abel Lenoir fut appelé auprès du comte du Bréhut qui était mourant. Il donna un médicament à cette première visite et ne se prononça point. En revenant, il dit à Roland :
– Vous comptiez aller malgré moi au bal de Mme la comtesse. À présent, nous sommes du même avis. Il faut qu’on vous y voie. Vous aurez votre ancien costume de Buridan. C’est nécessaire.
Roland vint en costume de Buridan.
La comtesse et lui n’échangèrent qu’une parole.
La comtesse lui dit en le saluant :
– Monsieur le duc, les apparences ont été contre moi. Il y a dix ans que je vous cherche pour vous faire heureux et glorieux. Voulez-vous épouser la princesse d’Eppstein, ma pupille ?
– Madame, répondit Roland, je ne vous accuse pas. Je ne suis pas encore duc de Clare, et la main de la princesse d’Eppstein n’est à personne qu’à elle-même.
Ils se séparèrent. Dans la pensée de Marguerite, il était condamné sans appel. Quand Roland s’approcha de Nita, elle lui dit :
– Je vous attendais. Vous m’avez fait faux bond pour la première contredanse.
Et comme Roland s’étonnait, elle ajouta :
– Mme la comtesse me l’avait demandée pour vous, de votre part.
Mais je vous affirme qu’il n’y eut point de longues explications au sujet de ce petit mystère. Nita et Roland avaient autre chose à se dire.
– Je ne saurais pas vous exprimer, murmura la jeune fille en pressant le bras de son cousin après la contredanse finie, comme ces souvenirs vivent en moi. J’étais tout enfant, puisque voilà onze ans de cela, et pourtant, il me semble que c’était hier. Je vous vois encore sur votre lit, dans ce parloir nu et froid du couvent de Bon-Secours, avec cette vieille femme à moitié endormie à votre côté. Ma bonne tante Rolande, votre marraine, mon cousin, celle qu’on nommait la mère Françoise d’Assise, vous avait deviné. Elle aimait si bien mon oncle Raymond, votre père ! Moi, je vous regardais, pâle et beau sur ce lit. Je ne pouvais comprendre ce qu’on disait ; que vous ne parliez pas et que vous aviez perdu la faculté d’entendre. Quand mon père consentit à vous prendre chez nous, à l’hôtel de Clare… chez vous, plutôt ; Roland, car vous eussiez été chez vous, ici, et vous y êtes ! quand mon père consentit à vous donner asile dans cette maison, si vous saviez comme j’étais heureuse !
Elle sentit que Roland, muet d’émotion, serrait son bras contre son cœur.
– Se peut-il, pensa-t-elle à demi-voix, qu’un enfant comme je l’étais alors, ressente déjà ce qui doit être plus tard de la tendresse !
– De l’amour ! Nita, l’interrompit Roland en extase. Oh ! répétez ce mot que vous avez déjà dit !
– C’est vrai, je l’ai dit ! fit la princesse en souriant ; je vous aime, je suis heureuse de vous aimer… peut-être pas depuis ce soir-là, pourtant, s’interrompit-elle, car je ne voudrais pas mêler des enfantillages à l’expression de ce sentiment qui remplira ma vie ; mais depuis le jour où je vous reconnus, près de la tombe de votre mère. Comment vous faire comprendre cela, Roland ? Je vous reconnaissais sans le savoir. J’éprouvais cette joie de l’âme qu’on a à revoir un cher ami. Et je veux vous dire une chose qui fait ma peine : j’ai bien peur que cette rencontre n’ait frappé deux cœurs à la fois. Mais que vais-je raconter là ! si vous alliez l’aimer, Roland ! elle est bien belle !
Une nuance de pâleur vint à ses lèvres souriantes. Ils traversaient le salon qui précédait le boudoir charmant, nommé : le billard.
Mme la comtesse et Léon de Malevoy venaient de les croiser.
– Oh ! vous, Nita, murmura Roland dont la voix trembla légèrement, vous ne pouvez pas être jalouse ; mais moi…
– Mais vous ! répéta la jeune fille étonnée.
Roland allait parler. Il se retint et dit seulement :
– Je vous aime tant, et tout le monde vous admire…
– C’est mon costume ! répondit la princesse. Est-il assez joli ?
– Bien moins joli que vous !
– Flatteur ! mais laissez-moi vous dire : je ne vous parlerais pas comme je le fais, si je n’avais la permission…
– De Mme la comtesse ? l’interrompit Roland qui s’arrêta court. Nita sourit.
– Oh non, fit-elle, j’ai peut-être tort ; mais je prends rarement les avis de Mme la comtesse.
Elle regarda son cousin dans les yeux et ajouta :
– Je parle de mon père qui est mort en caressant cet espoir.
– Dites-moi, s’interrompit-elle, Roland, dites-moi bien qu’il n’y a en vous ni doute ni rancune au sujet de mon pauvre bon père.
– Ni rancune ni doute, répéta le jeune homme. Ma mère est morte victime d’une erreur dont le duc Guillaume n’était pas le complice.
Comme ils arrivaient à la porte du petit vestibule, donnant accès dans le billard, le maître de cérémonies s’effaça pour les laisser passer. Ils entrèrent, mais ce fut sans prendre garde à la bizarre faveur dont ils étaient l’objet. Ni l’un ni l’autre n’avaient remarqué le manège de la sentinelle, mettant son profond salut et le nom de Mme la comtesse entre la porte et ceux qui voulaient franchir le seuil.
Parmi les radieux salons et les réduits exquis que la maîtresse de céans avait prodigués au plaisir de ses hôtes, le billard méritait une mention spéciale. Il semblait qu’une main caressante eût multiplié dans cet espace étroit tous les jolis prestiges du luxe parisien et toutes les mignonnes féeries. Rien ne rappelait l’usage habituel auquel le lieu était consacré. Une tenture de lampas fleuri habillait les lambris sévères et dissimulait les attributs du noble jeu qui fit de Chamillard un ministre de Louis XIV. La place même de cette table oblongue, recouverte d’un doux tapis, où les virtuoses de l’effet font décrire aux billes de si miraculeuses courbes, était occupée par un jardin en miniature, au milieu duquel un jet d’eau lançait ses gerbes perlées.
Roland et Nita ne s’étonnèrent point d’abord de la solitude qui régnait dans cette délicieuse retraite. Le bal les entourait : ils en respiraient la tiède atmosphère, ils en pouvaient écouter la voix qui venait en un large murmure, dominé par les accords lointains de l’orchestre.
Mais ils ne voyaient plus le bal ; un rideau était tombé entre eux et les regards de la foule. Ils étaient, comme s’ils eussent partagé dans leur premier baiser l’anneau du berger Gygès qui rendait invisible.
Ils furent du temps à s’apercevoir de cette éclipse ; car, Dieu merci, aucun d’eux ne s’occupait beaucoup du bal ni de la foule ; mais quand ils eurent fait le tour de la corbeille de fleurs, il y eut un moment où la conscience de leur isolement les saisit tout à coup.
Ils regardèrent autour d’eux. Tout ici parlait de la fête ; la splendide cohue était passée ici, précisément ; les traces de ce passage restaient ; les sièges étaient dérangés et groupés au hasard : des fleurs, évidemment butinées dans la corbeille, jonchaient le tapis.
Pourquoi cet abandon subit ?
Nita et Roland furent silencieux le temps qu’il faut pour ressentir cette émotion profonde et presque solennelle qui naît du premier tête-à-tête.
Quand ils parlèrent de nouveau, leurs voix étaient changées ; chacun d’eux sentait vaguement cette responsabilité nouvelle que reconnaît la conscience humaine, dès que le contrôle cesse d’être.
Sous l’arbre mystique où pend ce fruit redoutable qui fit rougir Ève pour la première fois, on n’est téméraire qu’à la condition de craindre l’œil du maître. La peur fait la hardiesse, comme l’école enseigne le buisson.
Puis tous les deux à la fois eurent cette pensée : ils vont revenir !
Eux ! ces mille regards qui sont le monde : le maître !
Roland porta la main de Nita à ses lèvres, en un long et religieux baiser.
Comme si l’écran qui, tout à l’heure, les effrayait presque eût été insufflant, ils allèrent loin, le plus loin possible, mettant la corbeille fleurie entre eux et la porte par où le maître pouvait venir.
Ils s’assirent l’un auprès de l’autre sur une causeuse, la dernière et la mieux ombragée. Le poids de leurs corps donna un mystérieux frémissement aux ressorts intérieurs du siège qui vibra tout entier, comme ils vibraient, elle et lui, dans chacune de leurs fibres.
– Je voudrais voir vos traits, Nita, dit Roland.
Elle ôta aussitôt son masque, montrant l’adoré sourire qui errait autour de ses lèvres pâlies.
Le masque de Roland aussi tomba.
Ils se contemplèrent en extase.
Bien peu se souviennent de ces heures. Quand ceux qui se souviennent racontent, les lecteurs disent : « Ce ne fut pas ainsi. » La mémoire, en effet, transforme en paroles tout ce que se disaient les deux pensées muettes. Les mots changent si complètement de signification alors ! on chante la langue des dieux avec les plus vulgaires paroles, et mieux encore, oh ! bien mieux, avec le silence !
Tout est amour, les sons, le souffle, le regard ; il est amour, ce jeu de prunelles, amour aussi ce voile qui tombe au-devant des yeux. Il est amour ce sang généreux qui monte aux joues, elle est amour, cette belle, cette profonde pâleur.
Les vieux poètes le disaient, et vous vous moquez de leurs chansons naïves. Ils avaient trouvé un mot pour exprimer la voix d’amour. Comme le cheval hennit, comme la colombe roucoule, l’homme soupire, quand il aime. Les vieux poètes disaient cela, et cela vous fait rire.
Parce que, au théâtre, ceux qui vous divertissent en parodiant l’amour, hurlent, gesticulent, dissertent, riment et sermonnent. Or, vous voyez tout désormais au travers du théâtre qui vous assotit comme l’habitude d’un vin déloyal.
Vous avez là le plus invraisemblable, le plus inattendu des symptômes qui trahissent la caduque vieillesse du monde. Le monde, myope outrageusement, ne sait plus se regarder au miroir. Il raille ceux dont la vue était bonne. Il lui faut des fantasmagories éclairées à blanc et montrant des marionnettes aux grossières enluminures : des tire-l’œil, comme dirait Gondrequin-Militaire. Devant ces poupées, le monde essuie des besicles et dit : « Parbleu ! Voilà mes voisins et amis : je les reconnais, parce qu’ils sont très laids. »
C’est pourtant vrai, comme il est vrai que l’alouette triomphe, que le cerf brame et que le lion rugit : l’homme qui aime soupire. Qu’importent les accompagnements de guitare qui ont déshonoré ce mot charmant ?
Roland et Nita, tous deux, écoutaient le merveilleux langage de leurs âmes. Les yeux de la jeune fille languissaient ; il y avait de superbes victoires dans la prunelle du jeune homme. Quand leurs mains se cherchèrent et s’unirent de nouveau., ce fut comme un hyménée, autour duquel toutes ces lumières envoyaient leurs rayons, toutes ces fleurs leurs parfums, tandis qu’une voix céleste, tombant d’un monde meilleur, la voix de Carlo-Maria Weber, arrivait, balançant les suaves mouvements de cette valse, profonde comme la rêverie qui berce et qui bénit…
Roland s’agenouilla. Nita mit ses belles petites mains dans les boucles de ses cheveux.
Après un long silence, Nita dit :
– Roland, voilà que vous devenez triste.
Roland baissa les yeux et répondit :
– Nous ne devons avoir rien de caché l’un pour l’autre.
– Oh ! rien ! s’écria Nita. Que peut-on cacher à son propre cœur ?
Il l’attira contre son sein et murmura à son oreille :
– Il faut avoir pitié de moi. Depuis quelques jours, il semble qu’il y a autour de ma vie une sourde conspiration. Moi qui, pendant des années, n’ai pas reçu une lettre par semaine, je reçois dix lettres par jour. J’ai un ennemi, Nita, et j’entends ici par ennemi un homme qui puisse mériter ce nom : un égal. Vous connaissez M. Léon de Malevoy ?
– Certes, répondit Nita, étonnée.
Roland l’examinait attentivement.
– C’est le frère de votre meilleure amie, poursuivit-il.
– Le frère d’une chère et noble créature qui vous aime de tout son cœur, murmura la princesse en baissant les yeux. C’est moi qui devrais être jalouse, mon cousin !
Elle essayait de montrer de la gaieté, mais elle avait un poids sur la poitrine.
– Vous devinez que je suis jaloux, Nita ! prononça tout bas Roland.
– C’est vous qui le dites… commença-t-elle.
– Non l’interrompit Roland, je ne l’avais pas encore dit.
Elle fronça malgré elle la ligne délicate de ses sourcils. Roland joignit ses deux mains comme on prie.
– Je suis superstitieux, Nita, reprit-il d’une voix douce et presque suppliante, c’est le malheur de ceux qui ont vécu solitaires et qui ont souffert beaucoup. Ne vous fâchez jamais contre moi. Si le sujet que j’ai entamé vous déplaît, je ne continuerai pas.
Elle sourit.
– Êtes-vous donc un si grand fou ! pensa-t-elle tout haut. Continuez, au contraire. Je vous aime mieux moins parfait. J’aurais eu peur de vous.
– Je suis superstitieux, poursuivit Roland d’un air pensif. Nous avons dû nous battre ensemble, M. de Malevoy et moi…
– Oh ! s’écria la princesse, dès qu’il y a deux hommes, toujours bataille ! Je préviendrai Rose !
Roland poursuivit encore :
– M. de Malevoy est un gentilhomme, et il a, dit-on, le cœur d’un gentilhomme ; je l’ai vu autrefois ; c’est un noble et beau cavalier. Je vous en prie, Nita, ayez pitié de moi : jurez-moi que M. de Malevoy ne vous a jamais adressé une parole trop hardie.
Nita rougit. C’était peut-être de fierté.
– Je jure, dit-elle, que je n’ai jamais aimé que vous, Roland, mon méchant cousin.
– Ce n’est pas cela que je vous demande, Nita, insista le jeune homme qui fronça le sourcil à son tour.
La princesse d’Eppstein releva son beau front, mais sa colère ne tint pas contre le regard si doux qui l’implorait.
Elle allait répondre, lorsqu’un pas précipité se fit entendre dans le petit vestibule.
Ils remirent tous deux leurs masques vivement.
Le vicomte Annibal Gioja entra, le visage découvert, et tenant un portefeuille à la main.
– Un Buridan ! s’écria-t-il avec un sourire si blanc que cela semblait surnaturel. Voilà mon affaire ! Princesse, depuis que j’existe, je n’ai jamais vu un costume aussi ravissant que le vôtre. Ce n’est qu’un cri dans le bal. Vous êtes par délices ! Monsieur Cœur, désolé de vous déranger ! Vous ne me garderez pas rancune ? Voici ce qui m’amène : nous autres Napolitains, nous tenons à notre réputation d’obligeance : on m’a chargé de vous remettre ce portefeuille.
– Ce portefeuille ! répéta Roland en prenant l’objet qu’on lui tendait.
– Bien entendu, reprit le vicomte Annibal, dont le sourire jaunit quelque peu, que je ne me suis pas permis de voir ce qu’il y a dedans. Incapables, nous autres Napolitains ! Cela vous est envoyé par deux braves garçons qu’on n’a pas laissé entrer, pour cause, et qui demandent instamment à vous voir : M. Gondrequin et M. Baruque ; ce sont bien les noms. Ils sont ivres comme deux anges… Madame la princesse, j’ai mission de vous dire que M. le comte dort et qu’il ne faudra point l’aller voir. Quel médecin que cet homéopathe ! J’ai bien l’honneur de vous baiser les mains.
Il pirouetta et s’en alla.
Roland ouvrit le portefeuille qui contenait les trois pièces que sa mère voulait acheter au prix de vingt mille francs : l’acte de naissance, l’acte de décès, l’acte de mariage du duc Raymond de Clare, plus son acte de naissance à lui Roland, et l’acte de décès de sa mère.
– Il faut que je voie ces hommes, dit-il à la princesse qui avait pu lire comme lui l’intitulé de ces diverses pièces. Je vous retrouverai tout à l’heure.
– Allez ! dit-elle. Vous voilà duc, mon cousin, Je disais autrefois à mon pauvre père que jamais je ne consentirais à rien recevoir d’un homme, fût-il un roi. Mais à vous, Roland, il me plaît de tout vous devoir !
Le rôle du billard était fini. Quand Roland et la princesse d’Eppstein l’eurent quitté, il redevint un boudoir banal : on y laissa entrer tout le monde.
Le rôle du « petit hôtel », ce gracieux paradis qu’habitait Nita de Clare, allait commencer.
Mais, avant de franchir le seuil de cette charmante solitude, dont le calme séculaire va s’éveiller en sursaut aux violences d’une terrible péripétie, nous avons un coup d’œil à jeter sur le bal.
Le bal était à son beau moment. Les ennemis les plus jaloux de Mme la comtesse du Bréhut de Clare n’auraient point pu dire autre chose, sinon que la fête était un brillant succès. Les bruits romanesques ou historiques qui allaient et venaient au travers des quadrilles, contribuaient eux-mêmes à mettre de l’animation dans le plaisir. On s’étonnait seulement de n’avoir point vu encore le garde du corps du roi de Naples, ce beau prince Policeni, danser avec le « nuage d’été ».
Les plus curieux avaient interrogé déjà le célèbre avocat qui semblait avoir reçu les confidences de la famille, les plus curieuses surtout. Mais le célèbre avocat n’était point là pour trahir les secrets de ses nobles clients. Quelques-uns disaient, et c’est une chose singulière de penser combien d’actions disparates peuvent se croiser dans ces illustres foules, où nous voyons souvent tant de drames intimes coudoyer tant d’affaires de finance ou d’État ; quelques-uns disaient qu’il se passait ici, au son des violons de Tolbecque, une grave et mystérieuse aventure. Devinez quoi. Je vous le donne en mille. Une instruction criminelle !
On n’y croyait pas, vous pensez bien, mais, après tout, était-ce donc impossible ?
Certes, il ne s’agissait point d’une instruction criminelle authentique et timbrée sur chaque page, avec témoins levant leur main droite et disant je le jure, avant de déclarer. Ce n’était pas ici le lieu ; mais, en dehors de la forme officielle, authentiquée par la présence du greffier, ce notaire de la justice criminelle, n’y a-t-il rien ? Chacun sait bien que si. Les convictions se forment comme elles peuvent, et il est toujours temps de cartonner dans la forme les feuilles volantes de l’investigation personnelle.
Un juge d’instruction était là, dans les salons, voilà le fait certain. Vingt personnes l’avaient reconnu.
En acceptant sa fonction honorable et utile, ce juge d’instruction cependant n’avait point fait serment de refuser toutes les invitations de bal. Il était marié. Sa femme, une très piquante brunette qui n’allait pas dire au greffe tous ses mignons secrets, valsait comme une perdue. Le juge d’instruction ne pouvait-il être venu pour le seul plaisir de Madame ?
Certes, certes. En cas de fantaisie, Madame l’eût mené bien plus loin que cela. Ces terribles hommes en robes noires sont sujets à cabrioler comme Aurio, quand Madame leur chatouille le creux de la main. Mais M. le juge d’instruction avait causé une heure durant avec l’illustre avocat.
Ils se connaissaient fort intimement ; l’illustre avocat avait l’oreille de la magistrature, certes, mais le prince Policeni était venu en tiers, puis il s’était formé, dans une embrasure discrète, un groupe tout composé de dominos noirs.
Le temps était aux Habits Noirs. L’affaire Schwartz-Lecoq, quoiqu’elle n’eût point éclaté judiciairement, avait produit un de ces fracas sourds dont l’écho s’entend de loin et longtemps. On ne craignait pas les Habits Noirs, auxquels beaucoup de gens même s’obstinaient à ne point croire, surtout dans ces hautes régions du monde parisien, mais on parlait d’eux volontiers, proverbialement, ne fût-ce que pour en rire.
Depuis deux ou trois années, combien de bouches éloquentes ou puissantes, combien aussi de charmantes bouches ont plaisanté sur Jud, sur Muller, sur les acteurs du drame Trumpi, qui vient d’élever la Suisse à la hauteur des autres pays civilisés ! Il faut avouer ingénument que rien n’est gai comme l’assassinat. Et prononcez donc en gardant votre sérieux (quand vous n’avez pas besoin d’elle), le nom de cette sinistre boutique qui paye un impôt dix fois plus exorbitant que celui du tabac, et qui fait fortune : les pompes funèbres ! Les choses lugubres font rire.
Quelqu’un nomma ce groupe de l’embrasure : les Habits Noirs. Ce quelqu’un plaisantait, mais le nom resta.
Et voyez, à part l’illustre avocat et le juge d’instruction, qui, assurément, n’étaient pas les Habits Noirs dans le sens populaire du mot, le groupe se composait du prince Policeni, du roi Comayrol, de Moynier, de Rebeuf et de Nivert : tous ceux qui étaient venus parce que Marguerite leur avait fait tenir ce message : Il fera jour, cette nuit, à l’hôtel de Clare.
Comme le rire myope se heurte souvent à la vérité sans le savoir !
Vers deux heures du matin, le bon Jaffret, pâle comme un spectre sous son masque, vint rejoindre ce groupe.
Il y avait une raison toute particulière pour donner aux dires et gestes de ce groupe une très grande importance, dans les salons de Mme la comtesse. Ceux qui composaient ce groupe avaient prononcé à diverses reprises le nom de maître Léon Malevoy.
Or, rien n’avait encore transpiré de la position dangereuse où se trouvait le jeune notaire ; mais il y a autour des positions de ce genre une atmosphère spéciale, étonnamment sonore. C’est dangereux comme les abords d’une poudrière, où la moindre étincelle peut déterminer l’explosion.
Souvenons-nous que tout le faubourg Saint-Germain dansait, cette nuit, chez Mme la comtesse, et que maître Malevoy avait la confiance du faubourg Saint-Germain.
L’explosion, si elle avait lieu, devait casser les vitres.
Jusqu’à présent rien n’éclatait ; ce feu de grisou des cancans bavards ne rencontrait point la lampe imprudente qui l’eût enflammé. On riait, on causait, on polkait, on valsait. Les glaces étaient excellentes, les femmes adorables. L’absence des deux maîtresses de la maison qui aurait pu mettre un temps d’hésitation dans la fête, à peine remarquée, avait déjà pris fin. Le Nuage d’été et le Volcan se promenaient bras dessus, bras dessous, double comète, suivie par une queue d’hommages.
Nous avons pris soin de donner d’avance au lecteur le mot de cette énigme.
Il y avait deux nuages d’été : celui de Nita et celui que Mme la comtesse avait commandé quelques jours auparavant en sortant de l’étude Malevoy.
Il n’y avait qu’un volcan, mais il était pour deux.
Ce profitable vicomte Annibal avait trouvé, Dieu et lui savaient où, une admirable paire d’épaules pour endosser le premier costume de la comtesse.
De sorte que le Nuage d’été et le Volcan que nous voyons passer ensemble, et qui, pour tout le bal, représentaient Nita au bras de la comtesse, étaient en réalité la comtesse et la trouvaille de cet utile Annibal.
La comtesse jouait le rôle de Nita, la trouvaille jouait le rôle de la comtesse.
Nita, la vraie Nita, avait dans le billard son tête-à-tête avec Roland.
Tout était au mieux, en vérité.
Je vous prie de ne point prendre le vicomte Annibal Gioja des marquis Pallante pour un Italien de loisir. Pendant les quelques minutes que dura la promenade-exhibition du Nuage d’été et du Volcan, le vicomte Annibal, prenant à peine le temps d’étancher la sueur qui perlait sur l’ivoire poli de son front, sous le vestibule, reçut le portefeuille des mains de MM. Baruque et Gondrequin, le porta à Roland dans le billard, envoya ledit Roland aux deux lieutenants généraux de l’atelier Cœur d’Acier qui l’attendaient à la porte de l’hôtel, ramena Nita dans le bal et la laissa au milieu d’un groupe d’admirateurs empressés qui sollicitaient sa main pour la danse prochaine.
Libre de ce côté, il traversa la fête comme une flèche, rejoignit la comtesse et la « trouvaille » dans la galerie du milieu et prit le bras de cette dernière comme c’était son étroit devoir.
La comtesse, vaporeuse sous son nuage d’été, put alors aller à ses affaires. La trouvaille paradait pour elle.
Et quel danger à tout cela ? Aucun.
Intrigues de fête, drôleries de carnaval. Pour Dieu ! si l’on voyait des crimes sous toutes ces innocentes supercheries qui diaprent les nuits de Paris depuis le premier jour de l’an jusqu’au mercredi des Cendres !…
Il y en a quelques-uns, c’est vrai, mais pas plus qu’ailleurs.
L’affaire présente de Mme la comtesse, s’appelait Léon de Malevoy.
Elle n’avait pas de temps à perdre maintenant que Nita était rentrée dans les salons. Le vrai danger, c’était une rencontre avec Nita. Les deux nuages d’été, en se choquant, auraient produit un coup de tonnerre.
Mais, en ce firmament, il y avait place pour les deux nuées. La comtesse se fiait en ses yeux perçants, en son adresse consommée, en son étoile.
Les cartes de son jeu étaient d’avance préparées, la fièvre clouait le comte dans son lit ; elle avait dépêché le docteur Lenoir et Mlle de Malevoy sur une piste imaginaire à la recherche de ce même Léon de Malevoy qu’il lui fallait et qu’elle avait ici sous la main. Roland lui-même était avec ses fidèles compagnons de l’atelier Cœur d’Acier.
Mais Roland ne pouvait tarder longtemps à revenir, car Nita l’attirait comme un aimant. Il fallait agir et agir vite.
En quittant Annibal, la comtesse lui dit :
– Dans une demi-heure, montre en main, vous conduirez de nouveau cette femme chez moi, par la même route. Elle reprendra ses habits, recevra son salaire et s’en ira. Alors, il sera temps pour vous d’agir ; vous aurez des armes et vous viendrez au petit hôtel. Je ne me trompe pas : vous m’avez bien dit que les pistolets sont sur le guéridon ?
– Oui, répliqua Annibal, tout est prêt.
– Allez, et soyez exact. Il s’éloigna aussitôt.
Léon était seul. Il errait inquiet et malheureux. La comtesse se débarrassa des danseurs importuns qui se pressaient autour d’elle, la prenant pour la princesse d’Eppstein, et marcha droit à lui.
– J’ai promis la prochaine contredanse au capitaine Buridan, dit-elle à haute voix, en arrivant à ses côtés.
Léon tressaillit et se retourna. Il fut trompé comme tout le monde. Malgré les précautions habiles, employées par Marguerite au commencement de la fête, il n’en pouvait croire ses oreilles.
– Princesse, balbutia-t-il, il y a ici un autre capitaine Buridan. Ce n’est peut-être pas à moi que vous croyez parler.
– Je crois parler, dit la fausse Nita qui lui saisit le bras d’une main qu’elle faisait tremblante à plaisir, à l’homme qui avait la confiance du duc de Clare, mon père, je crois parler au dépositaire des secrets de ma famille, à celui qui a juré, près d’un lit de mort, de me protéger et de me garder !
Sa voix était profondément altérée par l’émotion, mais c’était bien la voix de Nita, du moins Léon le jugea ainsi.
– Je suis à vous, Madame, dit-il, mon corps et mon âme !
– On prononce ces mots-là bien souvent ! murmura Marguerite. Venez. Dansons. En dansant, je vous parlerai.
Léon la suivit. L’orchestre préludait à un quadrille. Comme ils allaient se mettre en place, la prétendue princesse reprit :
– Je ne pourrai pas danser ! mes jambes chancellent et mon cœur me fait mal… je voudrais de l’air. Emmenez-moi !
Léon, stupéfait, la soutint défaillante dans ses bras.
– Au nom de Dieu, Nita… Madame ! dit-il, que vous est-il arrivé ?
– Venez ! fit Marguerite brusquement au lieu de répondre.
Elle l’entraîna vers une porte-fenêtre donnant sur les jardins.
Il était temps, et si Malevoy éperdu avait pu donner son attention à quoi que ce soit autre qu’elle-même, il aurait vu Nita, la vraie Nita, passer le seuil du salon au bras d’un danseur.
Il ne vit rien, parce que Marguerite tourna l’espagnolette d’une main nerveuse et l’entraîna au-dehors.
– Refermez la porte ! ordonna-t-elle.
Et quand il eut obéi :
– Je suis bien malheureuse, Monsieur de Malevoy, dit-elle, je suis bien seule ! et j’ai peur ! horriblement peur !
Léon, qui la voyait tremblante, la soutint dans ses bras. Elle s’appuya tout contre lui et poussa un long soupir.
– Cet air froid vous saisit, dit le jeune notaire. Vous frissonnez sous ces légers habits…
– Oh ! fit-elle, qu’importe cela ? Je brûle, plutôt, je brûle. Mon Dieu ! Monsieur de Malevoy, comment allez-vous me juger ?
– Je ne puis vous juger qu’avec mon cœur, Madame, murmura Léon. Pour moi, vous êtes pure comme les anges !
– Merci ! oh ! merci. Rose m’avait bien dit comme vous étiez généreux et bon…
– Mais nous ne pouvons rester ici ! s’interrompit-elle en un frémissement, vous avez raison. Cette nuit humide m’entoure comme un manteau de glace. Venez ! Hélas ! où aller ? fit-elle avec une sorte de désespoir si admirablement joué que la poitrine de Léon se serra.
Elle reprit tout à coup :
– Que m’importe ce qu’ils diront et ce qu’ils penseront ! Venez chez moi ! Je veux que vous veniez chez moi !
Léon hésitait.
– Avez-vous peur ? demanda-t-elle.
Léon lui prit le bras et se mit à marcher.
Ils longèrent l’arrière-façade de l’hôtel dont chaque fenêtre épandait un large éventail de lumière. Les carreaux, chargés de sueur, ne montraient à l’intérieur que des ombres indistinctes.
Ils montèrent en silence la rampe douce, conduisant à la terrasse plantée de grands arbres qui servait de communication entre le petit hôtel et les appartements du comte.
Au travers des murs épais, la voix du bal passait : accords et murmures.
Marguerite s’arrêta devant la porte-fenêtre de l’aile en retour, au premier étage au-dessus du billard.
Là, derrière les rideaux fermés, ce n’était plus qu’une lueur triste et morne.
Le doigt étendu de Marguerite désigna la chambre du comte.
– Il y a ici un homme qui se meurt parce qu’il a voulu me défendre ! murmura-t-elle d’un accent tragique.
Et elle continua sa route.
Cette parole toute seule peut donner la mesure de son audace.
Elle allait droit son chemin, usant de toute arme et menant l’intrigue avec cet inflexible courage qu’on croit être l’apanage de la vérité.
Léon avait froid jusque dans les veines, mais sa tête brûlait.
Ils atteignirent la porte du petit hôtel. Marguerite l’ouvrit. Il n’y avait personne. Marguerite savait bien cela. Elle avait pris soin elle-même d’éloigner, sous prétexte des nécessités du service, tous les domestiques de Nita.
Elle traversa l’antichambre et introduisit Léon au salon, éclairé par une seule lampe.
– Asseyez-vous, dit-elle, Monsieur de Malevoy. Vous êtes chez moi. Vous ! un jeune homme ! vous êtes chez la princesse Nita de Clare !
Léon obéit, mais elle resta debout. Léon la regardait.
Pas un instant l’ombre d’un doute ne lui vint. Elle porta la main à son masque, comme pour découvrir son visage, mais son bras retomba le long de son flanc.
– Non ! murmura-t-elle. Oh ! non, ceci est mon courage. Si votre œil était sur mes traits, je rougirais misérablement, et je pâlirais, et je tremblerais…, il me faut ce voile pour oser !
Léon gardait le silence. Il attendait, plein d’épouvante, mais aussi d’espoir.
Elle enleva, d’un geste violent, un châle de crêpe qui était jeté sur le guéridon comme par hasard. Sous le châle il y avait deux pistolets. Le vicomte Annibal avait rempli sa tâche.
– Tenez ! dit-elle d’une voix étouffée, j’ai de ces choses-là chez moi !
Léon essaya de se mettre sur ses pieds.
– Oh ! restez assis, fit-elle, nous ne sommes qu’au commencement !
Elle ajouta en repoussant les pistolets :
– Est-ce pour me défendre ? Est-ce pour me tuer ? Je n’en sais rien moi-même ! Il y a des heures où je suis folle !
– Nita ! au nom de Dieu ! expliquez-vous ! s’écria Léon, pris d’une véritable angoisse.
Elle vint jusqu’à lui et prononça d’une voix brisée :
– Vous allez bien voir que je ne pouvais pas ôter mon masque… Monsieur de Malevoy, on m’a dit que vous m’aimiez. Si vous m’aimez, je puis encore être sauvée.
Ce fut une joie trop violente ; Léon chancela et ses yeux se voilèrent.
Elle attendait et ne parlait plus ; seulement, on voyait, sous la gaze, les spasmodiques battements de son sein.
Léon se laissa glisser à deux genoux.
– Il faut me pardonner, balbutia-t-il. Je ne crois pas à ce que j’entends. Je cherche à m’éveiller d’un rêve qui, en s’évanouissant, va me laisser tout au fond de ma misère !
– Je n’ai pas beaucoup de force, Monsieur de Malevoy, fit-elle d’une voix qui allait s’altérant, comme si sa vigueur physique n’eût point été à la hauteur de sa vaillance morale. Notre temps est bien précieux désormais. Répondez, oui ou non : m’aimez-vous ?
– Si je vous aime, Nita ! s’écria Léon dans un élan de passion qui fit jaillir les larmes de ses yeux. Il y a une chose qui m’est bien chère, plus chère mille fois que ma vie, c’est l’honneur de mon nom, seul héritage que je puisse laisser à ma sœur. Nita, Nita ! depuis une semaine, je joue mon honneur contre je ne sais quelle chance impossible qu’on jette à ma folie comme un appât. Je suis payé pour ne pas avoir confiance en Mme la comtesse du Bréhut, et cependant, sur un simple mot d’elle…
– Vous avez raison, l’interrompit Marguerite, de ne pas avoir confiance en Mme la comtesse du Bréhut. Relevez-vous et donnez-moi votre main.
Léon obéit. Il sentit que la main de sa compagne était glacée, mais ferme.
– Vous avez raison de m’aimer, reprit-elle encore. Je vous en remercie. J’accepte cet amour, entendez-vous bien, Monsieur Léon de Malevoy, librement et avec reconnaissance. Même en ce moment où j’ai tant besoin d’aide, je ne saurais pas mentir. J’ai eu pour un autre que vous un sentiment tendre, une sympathie qui était peut-être de l’amour…
Elle s’arrêta, pensive. Léon dit :
– Ma sœur a prononcé un nom devant moi.
– Rose ! s’écria la fausse princesse d’Eppstein impétueusement. Pauvre chère âme trompée ! Oh ! ne craignez rien, Léon ! je ne l’accuserai pas. Mais si je n’ai jamais bien lu dans mon cœur, je connais le sien. Elle aime avec passion…
– Je le sais, l’interrompit Léon qui courba la tête. Elle me l’a dit !
– Rose ! ma meilleure, ma seule amie ! poursuivit Marguerite qui se détourna pour soulever son masque à demi et essuyer une larme. Elle combat contre nous sans le savoir ; elle est au nombre des victimes désignées. Mais laissez-moi achever, Monsieur de Malevoy : je ne saurais mentir, vous ai-je dit : ce que je ressens pour vous n’est pas encore de l’amour.
– N’est-ce pas assez, dit Léon avec ferveur, que vous me laissiez vous adorer à genoux !
– Non, répliqua Marguerite, ce n’est pas assez. Mon père avait songé à nous marier, Monsieur de Malevoy.
Le siège de Léon eut de lui-même un mouvement de recul. Marguerite ajouta, sûre d’elle et sachant que nul excès ne pouvait être ici une maladresse :
– Vous êtes gentilhomme. Mon père, en mourant, avait le désespoir dans l’âme. Il savait que les Habits Noirs, maîtres d’un secret de famille, étaient autour de l’immense fortune de Clare comme les chacals autour d’une proie…
– Mais je vous parle mal, Monsieur de Malevoy ! s’interrompit-elle en un élan de naïve terreur. Ce n’est point cela qui pourra vous déterminer. J’avais bien commencé : vous êtes gentilhomme. Je vous connais par notre pauvre chère Rose, à tout le moins… et je vous promets, oh ! je vous jure que je vous aimerai !
C’était jeune à un point que nous ne saurions dire, et c’était joué si merveilleusement, que le but faillit être dépassé.
Devant cette enfant qui semblait prise de vertige, Léon eut comme un scrupule.
Marguerite avait compté là-dessus. Elle se tordit les mains, disant avec un découragement soudain, mais noté d’avance :
– Vous ne m’aimez plus, parce que je viens m’offrir à vous !
Et avant que Léon eût le temps de protester, elle ajouta en un pétulant éclat de voix :
– Ou bien vous ne croyez pas au danger !
– Écoutez ! s’interrompit-elle, désordonnée et si belle que tout le cœur de Léon se suspendait à ses lèvres, j’aurais mieux fait de vous dire tout de suite où j’en suis, mais la fille du duc de Clare, qui se jette à la tête d’un homme étonné, presque effrayé…
– Madame, dit Léon, d’une voix grave, vous n’avez pas voulu que je reste à genoux.
– Oh ! que vous êtes bon et noble ! s’écria-t-elle. Je vous aimerai, je vous aimerai. Ne suis-je pas trop jeune, dites, Léon, pour être ainsi assassinée ?
– Assassinée ! répéta Léon qui bondit.
Elle lui saisit les deux mains avec une force convulsive.
– Surtout ne me croyez pas folle ! prononça-t-elle d’une voix creuse et qui sortait péniblement. C’est là le péril. L’idée de folie viendrait pour moins que cela. Ils sont ligués tous deux, ce M. Cœur et Marguerite, ligués étroitement. Il a fallu que je le voie pour le croire. Ce M. Cœur doit m’épouser, c’est convenu entre eux pour éviter tout procès. Je serai sa première femme, comme le comte, mon tuteur, est le premier mari de Mme la comtesse !
Ces derniers mots sonnèrent, lugubres, dans le silence de la maison solitaire.
– Comprenez-vous ? demanda Marguerite.
Et comme Léon de Malevoy ne répondait point, stupéfié qu’il était par l’horreur de cette révélation, elle ajouta en se laissant enfin tomber à ses côtés sur un siège :
– M. le comte mourra, moi aussi : la comtesse et cet homme seront le duc et la duchesse de Clare !
Il n’y a point de bruits dans les nuits parisiennes, entre deux heures du matin et le lever du jour. Dans le silence qui suivit les dernières paroles de Marguerite, on put entendre le clocher de Saint-Thomas-d’Aquin qui sonnait trois heures. Les autres églises du quartier pieux répétèrent tour à tour, comme de lointains échos, cette voix du temps qui passe.
Tout était muet dans la rue et dans le jardin ; mais le bal envoyait par bouffées ses murmures et ses harmonies.
Si Léon de Malevoy, qui restait immobile comme une pierre, eût pu deviner quels yeux le guettaient à travers les trous du masque, et quel cœur battait sous ces flots de gaze nuageuse qui, pour lui, composaient le costume de la princesse d’Eppstein, il n’aurait pas été frappé plus violemment.
Peut-être même n’eût-il pas tremblé davantage, car il était brave non seulement par caractère, mais encore par tempérament.
Il y a une chose qu’il faut dire pourtant, c’est que si Léon de Malevoy avait reconnu tout d’un coup Marguerite sous l’effronté mensonge de son rôle, sa première pensée aurait été celle-ci :
– Je vais être poignardé cette nuit.
En effet Marguerite, même dans le feu de cette martingale qu’elle doublait avec une si fiévreuse témérité, ne pouvait laisser tomber un pareil secret que dans une oreille condamnée.
Car la moitié de ce secret, à tout le moins, était l’effrayante et pure vérité.
Mais Léon ne devinait point, et Marguerite n’avait pas même l’idée qu’il pût deviner.
Comme toutes les grandes actrices, elle s’identifiait avec son rôle.
– Me croyez-vous, Monsieur de Malevoy ? demanda-t-elle après un silence.
– Oui, répondit Léon, je vous crois : le comte est perdu, vous aussi !
– Je dois ajouter, reprit-elle, que ce M. Cœur a été l’amant de Mme la comtesse autrefois.
– Personne ne sait cela mieux que moi, murmura le jeune notaire. Et, certes, personne mieux que Marguerite ne savait combien Léon était au fait de cette circonstance.
Il y eut une chose singulière. Léon s’offensa de ce mot cru : Amant, qui tombait des lèvres d’une jeune fille. C’était la première note douteuse qui échappât à Marguerite dans ce long et difficile morceau de musique. Il n’en eût pas fallu une seconde.
Elle dit, comme on rature une phrase dangereuse sur le papier :
– Tant que la journée dure, j’entends des mots pareils dans cette maison maudite !
Léon reprit :
– C’est pourtant bien lui qui est l’héritier. Pourquoi ce crime ?
– Je l’ai cru comme vous, répliqua vivement Marguerite. Il y a ici évidemment un mystère que je ne peux vous expliquer. La comtesse se trompe-t-elle comme elle trompe tout le monde ?…
– Je dois vous dire, l’interrompit Léon, qu’à votre sujet, Madame, la première lueur d’espoir m’est venue par la comtesse elle-même.
– Alors, gardez-vous bien ! il doit y avoir un piège tendu sur votre route ! Cette femme ne fait rien, ne dit rien sans avoir un but. Mais revenons à l’homme dont nous parlions. S’il est l’héritier de Clare, pourquoi vous a-t-il volé les papiers qui étaient en dépôt à votre étude ?
– Lui ! s’écria Léon. Ce serait lui ! Mais non. Les gens dont vous prononciez le nom tout à l’heure, les Habits Noirs…
– Précisément ! l’interrompit Marguerite.
– Il ferait partie de l’association ! lui ! le duc de Clare !
– La comtesse est le chef actuel de l’association ! Et il n’est pas le duc de Clare !
Sa voix ne trembla pas en prononçant ces mots. Encore une fois, Léon était condamné sans appel, puisqu’on lui jetait de pareils secrets.
– S’il était l’héritier de Clare, poursuivit Marguerite abordant avec une sorte de timidité ces raisonnements trop nets pour la logique des jeunes filles, consentirait-il à partager avec tous ces hommes ! J’oublie d’insister sur le point principal : non seulement il vous a volé les titres, mais il les porte sur lui sans cesse, et, à l’heure qu’il est, si vous le preniez au collet en plein bal, vous trouveriez dans la poche de son frac l’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès du duc Raymond, mon oncle, l’acte de naissance de mon cousin Roland, qui serait son acte de naissance à lui-même, si vraiment il est l’héritier, et l’acte de décès de la duchesse Thérèse !
– Tout ce qui m’a été soustrait ! murmura Léon, pensif.
– Tout, répéta Marguerite. Je vous prie, Monsieur de Malevoy, prenez un verre d’eau sur la console et apportez-le-moi, je me sens faible !
Ceci lança brusquement Léon hors de ses réflexions. Il se hâta d’obéir. Le danger d’un pareil entretien était d’éloigner l’amour en parlant trop d’affaires. Marguerite ne s’était point dissimulé cela. Les minutes étaient comptées. Il lui fallait la passion revenue sans transition ; elle l’eut.
Quand Léon revint, portant le verre d’eau, il trouva la prétendue Nita affaissée sur le dossier du fauteuil. Il s’agenouilla. Elle n’était pas tout à fait évanouie. Il voulut enlever son masque pour lui permettre de respirer mieux. Elle le repoussa doucement et prit le verre d’une main qui tremblait.
– J’ai peur, dit-elle. Il m’a semblé entendre des pas. Voyez !
Léon s’élança dans le vestibule. Marguerite posait le verre vide sur le guéridon, au moment où il rentrait.
– Il n’y a personne, n’est-ce pas ? murmura-t-elle. C’est la peur. Et c’est bien vrai que vous m’êtes cher, plus cher depuis cette entrevue, car la peur que j’ai ne se rapporte pas toute à moi. Elle est pour vous, surtout pour vous !
– Ma vie entière, dit Léon de Malevoy, qui ne trouvait point de paroles pour rendre la profondeur de son émotion, sera consacrée à vous payer la joie de cet instant !
– La joie ! répéta-t-elle amèrement. Votre vie entière…
Elle appuya les deux mains du jeune homme contre son cœur et ajouta d’un accent plein d’angoisse :
– Je vous dis que j’ai peur ! Une fois qu’ils étaient là réunis, dans la chambre de la comtesse, il y a déjà longtemps, l’homme qui était leur chef alors, le père, M. Lecoq de la Perrière, dont vous avez su la mort terrible, parla de vous et du mercredi des Cendres. Ils ont un système dont ils ne se départent jamais : pour chaque crime ils livrent à la justice un coupable. Vous deviez vous battre avec celui qui est mort, Monsieur de Malevoy…
– Mais il n’est pas mort ! l’interrompit Léon.
– Qu’en savez-vous ? Il y avait en moi une curiosité providentielle qui m’entraînait à tout braver pour surprendre leurs secrets. Je sais pourquoi, je sais comment ce malheureux homme, le comte du Bréhut a perdu la santé avec l’intelligence, et va perdre bientôt la vie. Mais je ne sais pas tout… Ne m’interrompez plus, Monsieur de Malevoy… Ce jour dont je vous parle on vous désigna. Connaissez-vous l’histoire d’André Maynotte ? Oui, car vous pâlissez. Lecoq vous désigna pour jouer à Paris le rôle que joua André Maynotte dans le procès de Caen… Elle s’arrêta et passa sa main sur son front.
– Qu’en savez-vous ? ai-je dit, murmura-t-elle, en parlant du mort de la nuit du mardi gras. D’abord, qui était cet homme ? Je puis vous affirmer un fait qui va vous replonger au plus profond de vos incertitudes. Celui qu’on appelle M. Cœur n’est pas la même personne que le blessé recueilli au couvent de Bon-Secours…
Léon laissa échapper un geste de surprise.
Elle l’enveloppait d’un réseau de mensonges, dont les mailles, en quelque sorte, étaient nouées avec des vérités. Il eût fallu la patience d’un long travail, le sang-froid d’un juge, et le coup d’œil perçant d’un détective pour démêler le vrai du faux dans cette trame.
À cette heure, Léon n’avait que la minute présente, un cœur ému, un esprit bouleversé.
– Je ne voulais pas vous le dire, reprit Marguerite. Un fait pareil, énoncé sans preuves, nuit à une cause, et c’est ma cause que je plaide près de vous, Monsieur de Malevoy ; mais, puisque je l’ai dit, je le soutiens : l’homme qui vous a volé les papiers de Clare est un imposteur… un assassin peut-être. Qui le sait mieux que moi, puisque j’accompagnais mon père au parloir de Bon-Secours ? C’est là ce qui fait mon péril ; c’est ma science même qui me condamne. Ils ont peur de moi. Oh ! quand même je ne vous aimerais pas, Léon, je vous supplierais encore à deux genoux de me sauver ! Ici, je suis menacée ; ici, je suis perdue !
– Madame, prononça timidement le jeune notaire, si vous étiez ma sœur ou ma femme, je vous arracherais de cette maison à l’instant même.
Elle se jeta dans ses bras avec un véritable élan d’allégresse.
– Soyez béni ! dit-elle. Vous m’aimez, je me donne à vous ! Je suis votre femme. Oh ! partons ! fuyons !
Léon la pressa sur sa poitrine.
– Je vous défendrais contre l’univers entier ! s’écria-t-il.
– Écoutez, reprit-elle, nous sommes fiancés ; je suis heureuse, oh ! bien heureuse de vous devoir ma délivrance ! Je suis prête. Le temps de jeter une mante sur mes épaules et de rassembler mes bijoux. Vous allez sortir par cette porte qui donne sur la rue, vous allez rejoindre toujours courant la rue de Grenelle. Là, j’ai une voiture, car j’aurais fui sans vous, si vous m’aviez refusée : mon parti était pris. La voiture a le numéro 110. Revenez avec elle à la porte extérieure. Je vous attends, allez !
Elle lui tendit sa main, que Léon baisa passionnément avant de s’élancer au-dehors.
Dès qu’il fut parti, Marguerite se démasqua et respira longuement.
Elle leva la lampe pour regarder son visage qui était de bronze. La glace lui renvoya son orgueilleux et implacable sourire.
La pendule marquait trois heures et demie.
Marguerite fit comme elle l’avait dit : elle jeta une mante sur ses épaules ; mais, au lieu d’entamer les préparatifs d’un départ, elle sortit dans l’allée qui conduisait aux appartements du comte.
Une ombre se détacha du tronc d’un tilleul et vint à elle.
– Tout s’est fait comme vous l’avez ordonné, dit le vicomte Annibal à voix basse. M. Cœur est dans le jardin, courant après sa princesse bien-aimée. Je n’ai pas même eu besoin de le mettre sur la piste. On a vu le Nuage d’été passer la porte-fenêtre. Il a suivi la trace du Nuage d’été.
– Et, demanda la comtesse, la femme que vous aviez amenée ?
– Elle a joué son rôle à ravir ; elle portait son costume vésuvien presque aussi bien que vous. Seulement, après la comédie, comme nous regagnions votre appartement par les corridors, deux dominos noirs nous ont barré le passage…
Marguerite devint plus attentive.
– L’un d’eux, poursuivit Annibal, s’est approché de ma protégée, et l’a saluée fort respectueusement. Nous étions sous un quinquet. Le domino a dit en se retirant :
– Ce n’est pas la comtesse du Bréhut.
Marguerite lui saisit le bras.
– Il a dit cela ! murmura-t-elle d’une voix sifflante. C’était un homme ?
– Un homme, oui, je pencherais à croire, même, que j’ai reconnu la voix du docteur Abel Lenoir.
– Et l’autre ? fit Marguerite, dont les dents se choquaient.
– L’autre domino ? c’était une femme. Elle a dit, en s’éloignant dans le corridor je ne sais quoi qui commençait ainsi : « Il y a deux Nuages d’été… »
– Il ne nous reste pas une minute à perdre ! murmura Marguerite au comble de l’agitation. À votre poste, Annibal ! je vais rejoindre Roland…
– Un instant, s’il vous plaît, belle dame ! l’interrompit le vicomte en la retenant par le bras sans trop de cérémonie. Je vous préviens que je ne comprends rien à tout ceci ; j’entrevois un diabolique danger…
– Est-ce que, dans le bal, on semble avoir des soupçons ? interrogea Marguerite.
– Oh ! pour cela, pas l’ombre ! Mes scrupules sont à moi tout seul. J’ai peur purement et simplement qu’on ne casse un peu les marionnettes à la fin du spectacle, et je voudrais savoir…
Marguerite, qui avait déjà fait quelques pas pour s’éloigner, revint.
– L’autre Buridan a-t-il les titres ? demanda-t-elle.
– Tous les titres, c’est moi-même qui les lui ai remis.
Elle le saisit violemment par les épaules et prononça quelques mots à son oreille.
– Ah bah !… fit le vicomte étonné. Marguerite était déjà loin.
« Le fait est, se dit Annibal, qui restait immobile à la même place et tout pensif, le fait est que les deux Buridan vont s’entre-dévorer, c’est clair ! Combien faudrait-il piler de vipères dans un mortier pour mouler une autre créature pareille ? Au fond, elle a toujours eu un faible pour moi. Duc de Clare ! corbac ! cela vaut bien la peine de jouer une dernière manche. Mais je me tiendrai près de la porte, et, à la moindre alerte, bonsoir les voisins ! »
Marguerite pensait en passant devant la porte de son mari pour gagner les jardins :
« Duchesse de Clare ! Mon duc paraîtra quand il en sera temps. Il est beau ! Je le ferai grand ! Je l’aimerai de toute la haine que j’ai dépensée pour vivre et pour vaincre. Oh ! je l’aimerai ! je l’aime… comme j’eusse adoré ce Roland, s’il l’eût voulu ! »
Sa poitrine rendit un soupir.
– Il s’est mis en travers de ma route, ajouta-t-elle d’une voix plus sombre. J’ai passé, voilà tout. Dans une heure, il n’y aura plus entre moi et ma fortune qu’un mourant et ce valet d’Italie : je passerai !
Au moment où Marguerite, après avoir donné ses dernières instructions au vicomte Annibal, descendait la pente de la terrasse, une forme humaine se dessinait derrière elle, sur les carreaux faiblement éclairés, à l’intérieur des appartements de M. le comte du Bréhut.
Le rideau fut soulevé à demi, puis retomba…
Roland errait dans les allées du parterre. Marguerite l’appela et s’élança vers lui.
– Méchant ! dit-elle en se pendant à son bras et feignant d’être essoufflée. Y a-t-il assez longtemps que je vous cherche !
– Je vous cherchais aussi, Nita, répondit Roland, je suis inquiet. Mais votre main tremble !
– Ce n’est rien. Pourquoi êtes-vous inquiet ?
– Parce que… commença Roland.
– Oh ! tenez, taisez-vous ! l’interrompit-elle. Je ne pourrais pas vous entendre !
Elle lâcha son bras pour appuyer ses deux mains contre sa poitrine.
– Je ne vous connais pas, moi ! murmura-t-elle avec une sorte d’égarement : Êtes-vous fort ? Êtes-vous brave ?
– Nita ! fit le jeune homme qui la soutint, car elle défaillait. Quelque chose en vous est changé depuis tantôt.
– Tout est changé ! prononça-t-elle d’une voix morne. Nous n’avons pas parlé de choses sérieuses, là-bas…
Elle montrait les fenêtres éclairées du billard.
– Nous avons parlé de notre amour, dit Roland avec reproche.
– Et il me semble que je vous aime à chaque instant davantage… mais nous étions fous, Roland ! Dites-moi que vous êtes fort ! Dites-moi que vous êtes brave ! Dites-moi que vous allez me défendre et me protéger !
Elle croisa ses deux mains sur l’épaule de Roland qui entourait de son bras sa taille flexible et frémissante.
– Au nom de Dieu, Nita, dit le jeune homme qui sentait les spasmes de sa poitrine, qu’avez-vous ? parlez ! Contre qui faut-il vous protéger et vous défendre ?
– Contre la comtesse, répondit Marguerite, étudiant mieux les inflexions de sa voix, depuis qu’on lui avait parlé d’un changement survenu en elle, contre M. Léon de Malevoy…
– Celui-là ! s’écria Roland avec une soudaine colère : je vous l’avais bien dit ! quelque chose m’avertissait !
S’il eût fait jour, Marguerite n’aurait pu cacher l’éclair qui brilla dans ses yeux. Elle tenait le renseignement cherché : la vraie Nita et Roland avaient parlé de Léon de Malevoy.
– C’est vrai ! murmura-t-elle en étouffant un soupir de triomphe, vous me l’aviez bien dit. Je ne voulais pas le croire ! L’homme en qui mon père avait mis toute sa confiance ! le frère de ma meilleure amie !…
– Nita, prononça Roland d’une voix impérieuse et presque sévère, j’exige que vous me disiez à l’instant même de quoi je dois punir M. de Malevoy !
La fausse princesse se détacha de lui et joignit les mains, comme si elle l’eût regardé avec admiration.
– Oh ! fit-elle, merci de parler ainsi, Roland, mon bien-aimé Roland ! si vous saviez combien je suis heureuse de cet ordre que vous me donnez ! Mais pas à présent, je vous en supplie… à présent, il faut fuir !
– Fuir ! répéta Roland, moi et vous ! Fuir cette maison qui est à l’un de nous deux, qui est à tous deux !
– Et qui est pleine de dangers, auxquels ni vous ni moi ne saurions résister, Roland. Écoutez-moi, ayez pitié de moi ! Une fois hors du seuil, je vous expliquerai tout ! Je ne suis pas une folle, allez ! Il y a là au-dessus du boudoir où nous causions d’amour un homme qui se meurt et qui pourrait vous dire si mes craintes sont extravagantes ! Vous avez les titres sur vous, les titres qui vous assurent la victoire. Avec ces titres, une fois hors d’ici, vous êtes mon maître, vous êtes le maître de ceux qui nous combattent…
– Mais, objecta Roland, dans ce bal, au milieu de cette noble foule, mes titres à la main, ne suis-je pas aussi le maître ?
La prétendue Nita demanda tout bas :
– Comment les avez-vous eus, ces titres ?
Et comme Roland hésitait, sacrifiant systématiquement et un à un tous ses secrets, à cette heure de la suprême partie qui ne devait point avoir de revanche, elle ajouta :
– Il a bien fallu quelque chose pour me changer, comme vous dites, Roland, et pour me ramener tremblante dans vos bras où j’étais tout à l’heure si joyeuse. J’ai entendu, vous saurez tout cela plus tard, j’ai surpris la conspiration. La comtesse elle-même a favorisé l’enlèvement des titres. Pensez-vous que vos pauvres grotesques de l’atelier Cœur d’Acier eussent réellement pu lutter contre la comtesse ? Vous la connaissez bien, pourtant ; si l’absurde complot de vos amis a réussi, c’est que la comtesse était complice. Et pourquoi était-elle complice ? C’est qu’à votre première attaque, dans cette fête, où précisément son terrain est préparé le mot vol sera prononcé. Les légitimes propriétaires ne volent pas, mon cousin ; vous êtes tombé dans un piège. Et autour du piège, il y aura un juge d’instruction, un avocat dont la gloire est européenne, et toute une armée de témoins apostés. Roland, nous ne faisons plus qu’un seul cœur. C’est pour moi que je tremble, mais c’est à cause de vous !
Elle opéra sur la main de Roland une douce et caressante pression ; la main céda, le corps suivit. Roland fit un pas vers la terrasse, puis deux.
Marguerite disait :
– Jusqu’à mon dernier jour, je vous serai reconnaissante de ce sacrifice. C’est là que je vois comme vous m’aimez !
– Où allons-nous ? demanda Roland. Marguerite hésita, tant le pas était dangereux.
Mais elle n’hésita qu’un instant. Elle attira les mains de Roland jusqu’à son cœur et murmura d’une voix qui était plus suave qu’un chant :
– Mon cousin, mon fiancé, mon mari, Roland, duc de Clare, me donnera un asile dans sa maison, où tout le monde me respectera, lui le premier !
– Marchons ! dit le jeune homme.
Ils montèrent la pente de la terrasse.
À peine avaient-ils dépassé l’entrée de l’appartement du comte, que la porte-fenêtre s’ouvrit sans bruit, donnant issue à trois personnes : deux dominos noirs et une sorte de spectre couvert d’un long manteau, qui allait tout chancelant. Ni Roland ni sa compagne ne virent ce mouvement.
Le reste fut rapide comme l’éclair, et il faudrait les planches d’un théâtre pour dérouler, presque sans paroles, la vive succession de ces suprêmes péripéties.
Péripéties de tous côtés à la fois, car le bal aussi semblait en trouble. De l’hôtel, un sourd fracas venait que ne dominaient plus les accords de l’orchestre. On eût dit que les splendeurs charmantes de cette fête aboutissaient à un dénouement tragique.
Marguerite entendait bien cela. Rien jamais ne lui échappait. Elle se disait :
« Mon premier mari est mort. »
Elle n’en était que plus ardente à la besogne.
La besogne, merveilleusement préparée, devait, du reste, se faire toute seule désormais.
C’était une finale sans musique, dont tous les effets étaient réglés d’avance.
Il commença par un éclat de foudre. Au moment même où la fausse Nita et Roland passaient le seuil du petit hôtel, Léon de Malevoy, traversant le salon en courant, parut à la porte opposée.
Il venait annoncer que la voiture était prête ; mais il n’eut pas le temps de prononcer un seul mot.
Marguerite échevelée, se laissa tomber à genoux en levant les mains vers le ciel.
– Voilà ce que je craignais ! s’écria-t-elle. Nous avons trop tardé. Oh ! défendez-moi ! défendez-moi !
Ces mots perfides qui, par suite des deux tête-à-tête successifs, s’adressaient aussi bien à Léon qu’à Roland, lancèrent les deux jeunes gens l’un contre l’autre.
Ils se démasquèrent en même temps.
Aucune insulte ne tomba de leurs lèvres.
– Il y a des armes ici ! dit seulement Léon dont les lèvres contractées se crispaient.
Et il rentra dans le salon.
Roland l’y suivit.
Chacun d’eux prit un pistolet.
Derrière eux, Marguerite, achevant jusqu’au bout sa terrible création de comédienne se traînait sur les mains et sur les genoux.
Elle râlait.
Elle balbutiait, comme si elle eût été une pauvre folle, et comme, certes, eût fait Nita, si la comédie eût été réalité.
– Pitié, Grâce, mon Dieu ! mon Dieu ! Pitié !
Puis elle resta comme pâmée.
Mais quand les deux pistolets se levèrent en même temps, au milieu d’un grand silence, car il n’y eut point d’explication, et quelle explication était possible ? quand, dis-je, les pistolets se levèrent puis s’abaissèrent, entre les deux hommes qui ne respiraient pas et qui, pâles, la tête haute, se regardaient dans les yeux, Marguerite se redressa lentement.
Il semblait qu’elle suivait le mouvement des armes.
Sa tête pendait en avant ; les trous de son masque rendaient ce feu bleuâtre et livide qui est le regard des bêtes fauves dans la nuit.
Elle avait soif du sang qui allait jaillir pour lui donner sa triple victoire : la mort de ses deux ennemis et le déshonneur de sa rivale.
Elle touchait au triomphe. Les armes étaient chargées jusqu’à la gueule. On allait tirer à bout portant.
Et cent témoins, appelés par l’explosion, allaient trouver deux cadavres dans la maison de Nita de Clare !
– Comptons en même temps, Monsieur, dit Roland. Un ! Car c’était un duel.
– Deux ! firent-ils de la même voix, rauque et ferme.
Un grand cri prévint le nombre trois qui était sur leurs lèvres.
Marguerite bondit sur ses pieds, cherchant à se défendre contre une attaque soudaine. Deux dominos noirs venaient de passer le seuil.
– Celle-ci vous assassinait l’un par l’autre ! dit une voix éclatante. Roland, mon frère ! Celle-ci n’est pas Nita de Clare !
D’un geste violent, Rose de Malevoy avait arraché le masque de Marguerite.
Les deux jeunes gens reculèrent stupéfaits, Marguerite sembla se replier sur elle-même, prête à bondir contre Rose, dont le beau visage était découvert.
– Sur mon honneur et ma conscience, prononça lentement l’autre domino noir, en désignant Roland, ce jeune homme est le fils de Thérèse, duchesse de Clare !
Il s’adressait à deux graves personnages qui entraient, précédant une foule bruyante. L’un d’eux était le juge d’instruction, l’autre maître Mercier.
L’illustre avocat dit :
– La justice prend ses garanties où et comme elle l’entend. Pour moi, le témoignage du docteur Abel Lenoir est l’évidence même.
Ils s’écartèrent pour donner passage à ce spectre, revêtu d’un long manteau qui, tout à l’heure était sorti de l’appartement du comte.
C’était le comte lui-même. Il était si pâle, que vous eussiez dit un homme à sa dernière heure. Il tenait à la main sa pupille, Nita de Clare, princesse d’Eppstein. Il marcha vers les deux jeunes gens qui restaient frappés de stupeur.
– Monsieur de Malevoy, dit-il, M. le duc de Clare que voici veut bien vous rendre les titres qui vous ont été dérobés.
Roland tendit à Léon son portefeuille, sans prononcer une parole.
– Monsieur le duc, continua Joulou, voici votre cousine, dont vous êtes désormais le tuteur et le père.
Nita prit la main de Roland et murmura dans un sourire :
– Là-bas, au bal, c’était bien moi qui vous parlais de tendresse…
Joulou se tourna vers le juge d’instruction et désigna du doigt la porte où la foule se pressait.
– Ne laissez pas entrer encore ceux qui viennent nous arrêter, dit-il, j’ai à parler à Mme la comtesse.
Sur un geste du magistrat, la porte resta libre. Joulou était si froid et semblait si calme que nul ne songea à s’interposer. Il s’approcha de sa femme, qui était de pierre.
– Madame, dit-il, avant de mourir, je me suis mis en paix avec Dieu et avec les hommes. À l’heure qu’il est, tous nos complices sont sous la main de la loi. Il n’y a plus de libres que deux coupables : vous et moi. Nous allons être arrêtés dans une minute.
Marguerite ne bougea pas : mais entre ses paupières demi-closes, qui brûlaient dans la livide pâleur de son visage, un regard de vipère écrasée glissa.
– Madame, reprit Joulou, je viens vous sauver.
La prunelle de Marguerite eut un fauve rayonnement. Elle crut. Cet homme avait été si longtemps son esclave !
– Je vais vous sauver, répéta Joulou, non point parce que je vous ai aimée profondément, et passionnément, mais parce que je ne veux pas que nous traînions plus bas, vous et moi, le nom de mon père et de ma mère.
Il rejeta son manteau. Il avait un pistolet dans chaque main. D’un double geste, si ferme et si net que personne n’eut le temps de s’élancer, il appuya l’un des canons entre ses deux yeux et l’autre à la tempe de Marguerite.
Les deux coups ne firent qu’une seule explosion. La cervelle de Marguerite éclata, souillant horriblement les fraîches nuances de son costume de bal. Joulou tomba mort.
L’année suivante, Gondrequin-Militaire et M. Baruque, dit Rudaupoil, escortés de leur fidèle Cascadin et de quelques membres importants de l’atelier Cœur d’Acier, accomplirent un mémorable voyage. Eux qui n’avaient jamais perdu de vue le dôme moisi de la Sorbonne, se trouvèrent tout à coup transportés à travers l’espace jusque dans les montagnes du Dauphiné. Ils étaient tous très bien couverts et voyageaient dans l’intérieur de la diligence comme des rentiers.
M. Baruque avait perdu en grande partie la gravité de son caractère ; il luttait d’inconvenances avec Cascadin. Gondrequin, au contraire, s’affaissait dans une sorte de béatitude.
– Pas accéléré, citoyen, disait-il au conducteur quand on s’arrêtait aux relais. Nous circulons pour deux circonstances agréables, apportant sur nous dans nos bagages un feu d’artifice complet avec soleil et artichaut pour la célébration de leur bonheur conjugal. Quand elles vinrent à l’atelier toutes deux, dans les temps, censé pour acheter l’immeuble, on n’aurait jamais cru que c’était la femme présomptive de M. Cœur ! Aimable et jolie, à la fleur de l’adolescence, princesse par la naissance et les millions qu’ils auront en partage, tirant l’œil au moyen de ses grâces et de son éducation, ça fait un couple assez bien comme ça. L’ancien, dites donc, faites comme le temps allégorique qui fuit, car il a des ailes. Eh ! houp ! flambez !
M. Baruque mettait la tête à la portière et s’écriait :
– Vous retardez la manivelle, Militaire, par vos discours ! L’autre petite n’était pas non plus déchirée, eh ! là-bas ! elle épouse le médecin des bourses plates, un bel homme, et qui fait attendre les marquises quand il a affaire chez le pauvre monde. Chante-nous une mélodie, Cascadin !
La diligence roulait, emportant la bande joyeuse. De temps en temps, Gondrequin murmurait :
– N’y a qu’une paille ! C’est ce joli garçon de notaire qui a cédé son fonds pour s’engager trappiste ! C’est chagrinant.
Par une belle soirée, nos voyageurs avaient laissé la diligence, et marchaient à pied dans la vallée de Graisivaudan. La masse imposante du château de la Nau-Fabas dessina tout à coup ses profils carrés au milieu des grands bois de sapins. L’atelier Cœur d’Acier se découvrit avec émotion et se mit en rond pour chanter un La-ï-tou :
Mes amis, c’est dans la patrie,
Qu’il est doux de passer sa vie…
– À bas la plaine de Saint-Denis ! cria Gondrequin-Militaire.
– Jurons, appuya M. Baruque, de cultiver avec soin le sol de ces montagnes écartées !
– Nous aimons tous le laitage ! ajouta Cascadin les larmes aux yeux ; et le vin blanc ! et les pois verts !
Ainsi se fondent les peuples pasteurs.
Le lendemain, l’atelier Cœur d’Acier tira son feu d’artifice, dont pas une pièce ne rata.
Il y avait deux mariées dont l’une, Nita de Clare, rayonnait de beauté et de bonheur ; l’autre, Rose de Malevoy, ne cachait point la mélancolie qui était parmi sa joie.
Bien que l’un des deux mariés s’appelât Roland, duc de Clare, et l’autre le docteur Abel Lenoir, l’atelier lança une dernière fois, au milieu des fusées, son cri bien-aimé : « Vive M. Cœur et la salade ! »
Les hôtes illustres du château de la Nau-Fabas ne songèrent point à railler. On se racontait, en rentrant au salon, une bizarre et touchante histoire.
Maître Léon de Malevoy avait dressé lui-même les deux contrats de mariage, la veille du jour où il s’était retiré du monde pour entrer au couvent de la Grande-Chartreuse.
Texte libre de droits.
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Adresse du site web du groupe :
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Mars 2006
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Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Patrick, Coolmicro et Fred.
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Votre aide est la bienvenue !
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[1] Le collège de Montaigu est fondé en 1314 par Gilles Aicelin, archevêque de Rouen, et transformé en 1483 en une sorte de congrégation comprenant deux cents élèves pauvres qu'on appelle « domestiques » ou « galoches » et quelques pensionnaires aisés nommés « caméristes ». Les élèves de Montaigu portent une cape fermée en guise de costume, d'où leur surnom de « capettes » ou de « capets ». (Note du correcteur – ELG.)
[2] Vieux terme populaire. Lourdaud, rustre, grossier. (Note du correcteur – ELG.)
[3] Donner le coup de fion : mettre la dernière touche à l’ouvrage (Note du correcteur – ELG.)
[4] Anas : recueil d’anecdotes (Note du correcteur – ELG.)
[5] Celui qui est ou qui a été élève de l'institution de Sainte-Barbe, à Paris. (Note du correcteur – ELG.)