Paul Féval

 

 

 

L’ARME INVISIBLE

 

 

 

LES HABITS NOIRS

Tome IV

 

 

 

(1869)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

Avant-propos. 5

I  Les diamants de Mlle Bernetti 9

II  Le confessionnal de Toulonnais-l’Amitié. 18

III  Chapitre aux portraits. 31

IV  Le colonel 39

V  La demande en mariage. 48

VI  Première entrevue. 58

VII  Première dompteuse. 65

VIII  Souper à la baraque. 74

IX  Valet de carreau, neuf de pique. 85

X  Biographie de Maurice. 92

XI  L’assassinat. 99

XII  Le colonel 108

XIII  L’arrestation.. 115

XIV  Le réveil 124

XV  Le conseil des Habits Noirs. 135

XVI  Le manuscrit de Remy d’Arx. 143

XVII  Remy d’Arx. 156

XVIII  L’interrogatoire. 165

XIX  Valentine. 173

XX  Cadeau de noces. 182

XXI  La confession de Valentine. 190

XXII  La corbeille. 199

XXIII Le diable. 208

À propos de cette édition électronique. 219

 

 

Le cycle des Habits Noirs comprend huit volumes :

 

* Les Habits Noirs

 

* Cœur d’Acier

 

* La rue de Jérusalem

 

* L’arme invisible

 

* Maman Léo

 

* L’avaleur de sabres

 

* Les compagnons du trésor

 

* La bande Cadet

Avant-propos

 

Le présent récit est tout à fait indépendant des quatre séries qui ont été précédemment publiées : Les Habits Noirs, Cœur d’Acier, L’Avaleur de sabres, La Rue de Jérusalem, et il n’est aucunement nécessaire de connaître l’un ou l’autre de ces ouvrages pour suivre l’action de notre drame. Néanmoins, nous jugeons utile de présenter ici en quelques mots la physionomie vraie de la redoutable association, défigurée aux yeux du public par le hasard d’une de ces rencontres judiciaires qu’on appelle des causes célèbres.

 

La contrefaçon se glisse partout, même dans le sombre commerce qui brave le bagne et l’échafaud. Quelques vulgaires coquins vinrent un jour s’asseoir sur les bancs de la cour d’assises, où ils avouèrent, non sans un naïf orgueil, qu’ils étaient les Habits Noirs. C’était là une vanterie : s’ils eussent été les Habits Noirs, la cour d’assises ne les aurait pas jugés.

 

En effet, la base même de l’association Fera-t-il jour demain était la sécurité presque merveilleuse dont jouissaient tous ses membres, au moyen du mécanisme savant qui, pour eux, « payait la loi ». Pendant les trois quarts d’un siècle, la justice et la police firent le siège de cette étrange forteresse sans jamais pouvoir y entrer ; une muraille magique semblait la ceindre, et n’eussent été les quelques filous à la tête desquels un vaudevilliste sans ouvrage vint jouer au Palais la dernière scène de sa piteuse comédie, on pourrait affirmer qu’aucune trace de cette raison sociale, si tristement légendaire : les Habits Noirs, n’existe dans les différents greffes de l’Europe.

 

Et pourtant, il est bien avéré que la confrérie promenait son quartier général tantôt à Paris, tantôt à Londres. Sous la monarchie de Juillet, les capitales allemandes, Vienne, Berlin, Dresde, Munich, lui fournirent d’abondantes récoltes. Du temps de la Restauration, Naples, qui était son berceau, l’avait vu refleurir avec le fameux Beldemonio, maître des compagnons du Silence. Vingt ans auparavant, en Angleterre, un multiple et mystérieux personnage, Thomas Brown (Jean Diable), avait ressuscité la Great Family des voleurs de Londres en donnant aux gentilshommes de la Nuit le nom nouveau de Black Coats (Habits Noirs).

 

Pourquoi tous ces bandits, commandant à de nombreuses armées, étaient-ils restés invisibles et insaisissables ? Pourquoi l’égide qui semblait les protéger en face de la loi couvrait-elle aussi leurs lieutenants et jusqu’à leurs soldats ? c’est que, retournant la loi contre elle-même, un coquin de génie avait inventé pour eux l’assurance en cas de crime.

 

Lorsque je révélai pour la première fois ce très curieux mystère, on m’accusa de jouer avec le feu, mais je répondis la vérité même : le procédé était connu de tous les malfaiteurs, il ne restait déjà plus que les honnêtes gens à instruire.

 

Nos temps modernes n’édictent plus de lois fondamentales. Ce sont les Romains qui ont bâti ces larges monuments dont les pierres, solidement cimentées, ont résisté à l’injure des siècles. Sauf de rares exceptions, nos législateurs se logent dans des maisons toutes bâties.

 

Les vieux Romains, courts et carrés comme leurs glaives, parlaient par axiomes, coulant dans le même bronze l’erreur avec la vérité. Ce sont eux qui ont inventé le prodigieux apophtegme : « L’exception confirme la règle », à l’aide duquel Tartufe dialecticien pourrait mettre la logique universelle dans sa poche. Ils pensaient ne tuer que l’exception, mais c’est la règle même qu’ils assassinaient par ce hardi mensonge. Dans leurs lois ils partent souvent ainsi de tel fait contestable érigé par eux en solennelle évidence.

 

Ces considérations, abstraites en apparence, ne nous éloignent pas de notre sujet. L’association des Habits Noirs était fondée sur un des plus célèbres parmi les dictons de la jurisprudence romaine, Non bis in idem, qu’il faut paraphraser ainsi pour le rendre intelligible : « Ne punissez pas deux hommes pour un seul crime. »

 

Ce fut peut-être dans le principe une barrière opposée à la gourmandise proverbiale de dame Thémis, mais on peut dire que jamais règle ne se confirma par de plus lamentables exceptions.

 

Elle a deux torts : elle suppose en premier lieu l’infaillibilité du juge (encore une règle que des exceptions terribles, les erreurs judiciaires, viennent trop souvent confirmer) ; ensuite elle compte sur la naïveté des bandits, ce qui dépasse les bornes de l’enfantillage. Le crime est prudent et instruit ; il va à l’école. Depuis que cette légende écrite sur la porte qui mène au supplice a, pour la première fois, crié aux docteurs es scélératesse : « Fais passer un autre à ta place et tout sera dit », combien d’innocents, poussés par la force ou entraînés par la ruse, ont-ils franchi le seuil fatal !

 

Une fois le seuil franchi, la loi payée biffe le crime au droit et à l’avoir de son grand livre. Alors, Thémis, sereine, ayant balancé ses écritures, dort appuyée sur le glaive qui jamais ne peut se tromper.

 

Jamais ! la loi l’a dit, et les têtes coupées ne parlent pas. Il y a telles exceptions plus connues que le loup blanc, ainsi Lesurques, par exemple, qui dorment ainsi côte à côte avec la loi et qui semblent destinées à confirmer la règle jusqu’à la consommation des siècles !

 

L’Italie fut toujours la terre classique du brigandage. Vers la fin du siècle dernier, le fameux Fra Diavolo réunit sous sa carabine les Camorre deuxième et troisième, composées des bandes calabraises et siciliennes, auxquels se joignirent les proscrits, réfugiés sur le versant de l’Apennin qui descend vers la Capitanate. La terreur publique leur fit bientôt une renommée à cause de leur costume. Les gouvernements de Naples et de Rome mirent à prix la tête de leur chef, ce qui n’empêcha point le cardinal Ruffo de les enrôler militairement et de les lancer contre nos soldats en 1799.

 

Les Veste Nere combattirent et pillèrent autour de Naples de 1799 à 1806, époque où Michel Pozza (d’autres disent Pozzo ou Bozzo), surnommé Fra Diavolo, périt sur l’échafaud.

 

Les livres disent cela, mais dans l’Italie du Sud, on écrit autrement l’histoire. Dès le lendemain de l’exécution, Fra Diavolo traversait les Abruzzes et gravissait les sentiers de la montagne.

 

Il semble certain que plusieurs chefs, soit imposture, soit simple droit de succession, portèrent ce nom de Fra Diavolo. Le dernier quitta le pays de Naples avant la chute du roi Murât et acquit dans l’île de Corse, à beaux deniers comptants, un domaine considérable, possédé jadis par les moines de la Merci. Les mille gorges qui sillonnent la montagne, d’Ascoli jusqu’à Cozenza, n’en devinrent pas beaucoup plus sûres, car les bandits, adonnés au tromblon et à la guitare, croissent là-bas en pleine terre avec une effrayante abondance, mais les Veste Nere avaient disparu.

 

En revanche, on commença à parler des Habits Noirs en France et des Black Coats en Angleterre. Habit Noir comme Black Coat est la traduction littérale de Vesta Nera.

 

Cédant arma togœ ! L’association mettait un terme à ses folies de jeunesse. Après Romulus, qui ne connaît que l’épée, vient toujours un pacifique Numa, dont le rôle est de remplacer la violence stérile par d’intelligents et profitables efforts. Parvenue à cette période de maturité, la confrérie des Habits Noirs garda son but en changeant ses moyens. Le crime était toujours l’objet unique de son commerce, mais non plus le crime brutal, accompli aux risques et périls du malfaiteur. Le Maître, ou, pour parler la langue technique des Veste Nere, le Père-à-tous (il Padre di ogni), homme impassible et rusé, noble de naissance, ruiné dès longtemps par le jeu, mais ayant toujours gardé de grands dehors, avait précisément ce qu’il fallait pour organiser la terrible cité du brigandage international.

 

Les circonstances le favorisèrent ; la restauration des Bourbons mit l’Europe en trouble juste au début de son entreprise, et fit de Paris une foire cosmopolite où les romans les plus audacieux pouvaient se nouer impunément.

 

Ce fut pendant cet âge d’or de la fraude où le comte Pontis de Sainte-Hélène, forçat évadé, commandait une légion de la garde nationale parisienne et passait la revue du roi dans la cour des Tuileries, que s’organisa aisément, au milieu du tohu-bohu politique, ce qu’on pourrait appeler la commandite générale du meurtre et du vol.

 

L’histoire de cet étrange comptoir n’a point de pièces justificatives, parce que le principe même de sa formation élevait une barrière entre lui et les tribunaux. C’est presque toujours l’instruction criminelle qui rassemble ou qui crée les matériaux écrits dont l’ensemble donne un cachet historique aux prouesses des malfaiteurs, mais ici, néant. Les Habits Noirs n’eurent jamais de procès, grâce à cette ingénieuse et redoutable combinaison qui, pour chacun de leurs méfaits, jetait un coupable en pâture à la loi.

 

Ils tuaient deux fois : ils tuaient Pierre, par exemple, pour avoir sa bourse, et jetaient Paul entre les jambes de la justice qui courait après le voleur de la bourse de Pierre. Cela faisait un coup de hache qui raturait un coup de couteau.

 

Cependant, si les documents officiels font défaut, les preuves légendaires abondent, et toute personne assez malheureuse pour avoir passé la cinquantaine se souvient des paniques qui firent trembler Paris sous les règnes de Charles X et de Louis-Philippe.

 

Paris traduit à sa façon toute parole dont il ignore la véritable étymologie. Ces deux mots réunis, les Habits Noirs, après avoir tenté sa curiosité, prirent pour lui une signification menaçante. L’habit noir est l’uniforme des gens du monde ; Paris supposa que la bande fashionable s’était tirée ainsi pour bien établir la différence qui la séparait du commun des coquins, dont la toilette est généralement peu soignée. Son imagination s’échauffa et il fabriqua lui-même le type d’une société mystérieuse recrutant ses affiliés dans les classes les plus élevées de l’ordre social.

 

Paris ne se trompait pas tout à fait. Il y avait dans le conseils des Habits Noirs plusieurs gentilshommes déclassés, une vraie comtesse et un prétendant (Louis XVII) qui opérait des pêches miraculeuses dans le faubourg Saint-Germain.

 

En outre, le Maître était un homme considérable dont l’influence allait haut et loin. Il dépensait noblement de larges revenus et le respect public entourait sa vieillesse.

 

Le siège de la société n’était à proprement parler nulle part, et suivait le scapulaire, signe de maîtrise choisi par le Père-à-tous en souvenir des moines de la Merci. L’ancien couvent de ces derniers, situé dans l’île de Corse, au pays de Sartène, servait de place forte à l’association. Le Maître y avait fondé un hospice, et c’était là que les soldats blessés ou compromis de la ténébreuse armée trouvaient un asile.

 

Cette page préliminaire résume les explications contenues dans les quatre romans qui ont pour sujet commun les Habits Noirs ; le reste appartient à notre drame.

 

Un mot encore : mon ami et confrère Emile Gaboriau a rendu célèbre le nom d’un de nos personnages, M. Lecoq.

 

Je ne prétends pas du tout qu’il m’ait pris ce nom, mais comme je ne veux point être accusé de le lui avoir emprunté moi-même, je constate ici que L’Affaire Lerouge, où Gaboriau parle pour la première fois de son M. Lecoq, a paru plus de deux ans après Les Habits Noirs, mon M. Lecoq remplissait déjà un rôle principal.

 

I

Les diamants de Mlle Bernetti

 

Un soir de vendredi, vers la fin de septembre, en 1838, à la tombée de la nuit, le garçon du marchand revendeur établi à l’angle des rues Dupuis et de Vendôme était en train de fermer la boutique lorsqu’un élégant coupé s’arrêta devant la porte. Les échoppes du quartier du Temple reçoivent souvent d’aussi belles visites que les magasins à la mode ; le faubourg Saint-Germain et la Chaussée-d’Antin ont appris dès longtemps le chemin de cette foire et y viennent en tapinois, soit pour acheter, soit pour vendre.

 

Le garçon remit à terre le volet qu’il avait déjà soulevé à demi et attendit, pensant que la portière du coupé allait s’ouvrir.

 

Mais la portière ne s’ouvrit point et le store rouge qui défendait l’intérieur de la voiture contre les regards curieux resta baissé. Le cocher, beau garçon au teint fleuri, planta son fouet dans la gaine comme s’il eût été arrivé au terme de sa course et tira de sa poche une pipe qu’il bourra paisiblement.

 

Le garçon, quoiqu’il fût d’Alsace, connaissait assez bien son Paris, car il se demanda :

 

Est-un monsieur qui attend une dame là-dedans ou une dame qui espère un monsieur ?

 

Et avant de reprendre son volet il tourna le coin de la rue de Vendôme pour voir à quel sexe appartenait le retardataire ; mais il se trouva tout à coup en face d’un bon gros père qui arrivait les mains dans ses manches et qui le salua d’un débonnaire sourire.

 

Tiens ! tiens ! dit le garçon, c’est M. l’Amitié qui venait voir le patron ! Vous n’avez pas de chance, papa Kœnig et sa dame viennent de partir pour leur petit jardin de Saint-Mandé. Des propriétaires, quoi ! ça n’est heureux que dans leur campagne ; un carré de gazon large comme un mouchoir et douze manches à balai qui ont chacun trois feuilles malades… faudra-t-il dire quelque chose au patron de votre part ?

 

M. l’Amitié l’écarta du coude et continua sa route après lui avoir adressé un signe de tête amical.

 

C’était un homme jeune encore à ne regarder que ses yeux vifs et rieurs, mais il portait une barbe grisonnante, très mal peignée, qui trahissait l’approche de la cinquantaine. Sous les plis d’une houppelande délabrée et très large qui semblait venir en droite ligne de la Judengasse de Francfort, on pouvait deviner la remarquable carrure de ses épaules. Il marchait sans bruit dans une paire de ces doubles bottes fourrées que les voyageurs mettaient par-dessus leurs chaussures, au temps où il y avait des diligences.

 

En passant devant le cocher bien mieux habillé que lui, il secoua la tête doucement, puis il franchit le seuil de la boutique.

 

Quand je vous dis que le patron est sorti… marmottait derrière lui le garçon alsacien.

 

M. l’Amitié, gardant toujours ses mains dans ses manches, traversa le magasin encombré de débris misérables, parmi lesquels on eût découvert quelques meubles de prix et de riches étoffes. Parvenu à la porte du fond, il l’ouvrit en silence et continua sa route.

 

Ah çà ! ah çà ! s’écria l’Alsacien, êtes-vous sourd, l’homme ? Quand je vous dis…

 

Il n’acheva pas. M. l’Amitié s’était enfin arrêté. Sa main se posa sur l’épaule du garçon, qu’il regarda en face, il prononça tout bas ces trois mots :

 

Il fait jour.

 

L’Alsacien recula de plusieurs pas et son visage naïf exprima la consternation la plus complète.

 

Faut-il en avoir du guignon ! grommela-t-il en crispant ses doigts dans ses cheveux : m’être mis dans un pareil pétrin pour une fois que je me suis fait payer à boire ! À Paris, avant de parler avec quelqu’un, faudrait lui demander ses papiers.

 

M. l’Amitié approuva du bonnet et choisit un bon vieux fauteuil où il s’assit commodément.

 

Tu parles comme un livre, Meyer, mon ami, dit-il d’un ton doux et jovial. Est-ce que tu as les clefs de la cave ?

 

Meyer haussa les épaules, et M. l’Amitié reprit :

 

Non ? le père Kœnig est un homme prudent… Alors, va-t’en au cabaret me chercher une bouteille de mâcon cachetée à vingt-cinq.

 

L’Alsacien se dirigeait vers la porte, M. l’Amitié l’arrêta.

 

Attends, continua-t-il, je vais te donner toutes tes instructions d’un seul coup. Tu viens toi-même de constater le faible de ton maître pour les plaisirs des champs ; en conséquence, nous n’avons nulle crainte d’être dérangés. Jusqu’à voir, je suis ici chez moi…

 

Comment, chez vous ! voulut interrompre Meyer.

 

Tais-toi. Il va venir un brave jeune homme d’une trentaine d’années, un peu boiteux, et qui se sert en marchant d’une grosse canne de jonc à pomme d’ivoire ; il te demandera si M. Kœnig est à la maison, tu lui répondras oui.

 

L’Alsacien protesta par un geste énergique, mais il baissa les yeux sous le regard de M. l’Amitié, qui poursuivit :

 

Et tu diras en t’adressant à moi : Patron, v’là quelqu’un qui voudrait vous parler. Je consentirai à recevoir le visiteur en question, et comme il m’est envoyé par un ami, je l’inviterai à prendre un verre de vin. Tu apporteras alors, comme si elle venait de la cave, la bouteille de mâcon cachetée à vingt-cinq. Est-ce compris ?

 

Et pourquoi tout cela ? demanda Meyer.

 

Est-ce compris ? répéta M. l’Amitié.

 

L’Alsacien laissa échapper un geste d’impuissante colère.

 

Et après ? demanda-t-il.

 

Après, tu fermeras ta devanture et tu iras te promener.

 

Mais vous ?

 

Ne t’inquiète point de moi, répondit M. l’Amitié.

 

Vous coucherez ici ?

 

Il y a la petite porte de l’allée, mon fils.

 

Elle est fermée.

 

Voici la clef.

 

Meyer resta bouche béante à regarder le loquet rouillé que son interlocuteur lui montrait.

 

Est-ce que papa Kœnig en mange ? balbutia-t-il.

 

Peut-être bien, répliqua l’Amitié, qui remit ses mains dans ses manches. Meyer avait les joues rouges jusqu’aux oreilles.

 

Écoutez, s’écria-t-il, tout ça a mauvaise odeur et vous êtes capable de faire un méchant coup. Je suis un honnête homme, vous allez prendre la porte et tout de suite, ou j’appelle la garde !

 

M. l’Amitié croisa l’une sur l’autre ses jambes chaudement chaussées et s’arrangea le plus commodément qu’il put dans son fauteuil.

 

Il y avait une fois, dit-il sans élever la voix, un jeune garçon qui faisait semblant de dormir sur une table du cabaret de la Pomme de Pin, pendant qu’on assassinait le receveur de la banque dans la salle voisine…

 

Je dormais ! fit Meyer avec épouvante, je jure devant Dieu que je dormais ! j’étais ivre pour la première fois de ma vie.

 

On cherche ce jeune garçon poursuivit M. l’Amitié… As-tu quelquefois vu des billets doux comme celui-là, bonhomme ?

 

Sa main se plongea sous les revers de sa houppelande et un papier frappé d’un large timbre vint tomber aux pieds de Meyer.

 

Le malheureux garçon se pencha pour mieux voir, puis ses genoux fléchirent comme s’il eût reçu un coup sur la tête.

 

Un mandat d’amener ! prononça-t-il d’une voix étranglée ; oui, je connais cela ; j’ai été domestique au greffe de Colmar… et mon nom ! mon nom écrit en toutes lettres !… qui donc êtes-vous ?

 

Peut-être un inspecteur dans l’exercice de ses fonctions, répliqua M. l’Amitié, dont le sourire devint cruel. Parlons en français : je suis en train de pêcher aujourd’hui un plus gros poisson que toi. Si tu marches droit, je fermerai un œil et tu auras le temps d’aller te faire pendre ailleurs. Tiens, voilà un louis, va acheter le vin et garde la monnaie pour ton voyage. Si tu m’en crois, tu coucheras cette nuit sur la route d’Allemagne.

 

Meyer sortit d’un pas chancelant ; ses cheveux hérissés remuaient sur son crâne.

 

Un quart d’heure après, toujours dans l’arrière-boutique du papa Kœnig, revendeur de vieilleries et amateur de joies champêtres, M. l’Amitié était assis devant un guéridon soutenant une bouteille entamée, deux verres pleins et une chandelle de suif.

 

De l’autre côté de la table s’asseyait le visiteur mystérieux dont il avait donné le signalement à Meyer.

 

Meyer avait disparu.

 

Je suis tout joyeux, disait M. l’Amitié, qui parlait maintenant avec un léger accent allemand, de faire la connaissance d’un compatriote et d’un coreligionnaire. Comment vont tous nos bons amis de Carlsruhe, mon cher monsieur Hans ?

 

Les uns bien, les autres mal, répondit le visiteur, dont le visage accusait énergiquement le type israélite.

 

L’Amitié frappa ses mains l’une contre l’autre.

 

Voilà des réponses comme je les aime ! s’écria-t-il. Passé le pont de Kehl, de ce côté-ci, on ne rencontre plus que des fous qui parlent droit, hé ! mon frère ?

 

Hans ne répondit que par un signe de tête approbatif. C’était un jeune homme aux traits pointus, à l’air maladif. Sa physionomie inquiète exprimait la dureté et la méfiance.

 

Trinquons, reprit l’Amitié, qui affectait au contraire une extrême rondeur : à la santé de Moïse, de Jacob, d’Issachar, de Jéroboam, de Nathan, de Salomon et des autres.

 

Les verres se choquèrent et l’Amitié ajouta :

 

Comme cela, mon bon frère, vous voulez me vendre un petit tas de bric-à-brac. Ce ne sont pas des meubles, je pense, car le port serait cher du grand-duché jusqu’ici. Ne serait-ce pas plutôt un lot d’étoffes ? Ah ! vous souriez, compère ? Je parie qu’il y a de la dentelle ! il en passe à Bade tous les ans pour des millions et sur de jolies épaules encore. Mais vous devez être un homme sage, Hans Spiegel, vous laissez les épaules et vous ne vous occupez que des dentelles.

 

Hans Spiegel souriait peut-être en dedans, mais sa figure restait morne et chagrine.

 

On m’a dit, prononça-t-il tout bas, après avoir trempé ses lèvres dans son verre sans boire, que vous étiez homme à traiter au comptant une affaire d’une certaine importance.

 

Au comptant, répéta l’Amitié au lieu de répondre, au comptant, cela dépend. L’argent a peur ; il se cache. Qu’est-ce que vous appelez une affaire importante, frère Hans ?

 

Spiegel rougit imperceptiblement et répliqua en baissant la voix davantage :

 

Une affaire dans les cent… deux cents… peut-être trois cent mille francs.

 

Vive Dieu ! s’écria l’Amitié, les jolies épaules étaient donc diantrement chargées ?

 

Spiegel toussa d’un air mécontent.

 

D’ordinaire, dit-il avec sécheresse, les gens de notre état et de notre religion ne plaisantent pas quand ils parlent d’affaires.

 

L’Amitié répondit à son regard sévère par un coup d’œil humide, mais narquois.

 

Bon ! bon ! fit-il, vous n’aimez pas le mot pour rire, frère Hans ? Chacun son caractère. Moi, je ne suis jamais mélancolique quand il s’agit de gagner honnêtement de l’argent… Parlons donc sérieusement, bonhomme, et faites-moi voir vos petites pierres.

 

Hans Spiegel s’agita sur son siège et regarda la porte.

 

Mon compagnon, reprit l’Amitié, je vous sers suivant votre envie, je parle net maintenant parce que vous l’avez désiré. Souhaitez-vous qu’on mette tout à fait les pieds dans le plat ? Soit ! Frère Hans, vous ne venez pas de Carlsruhe. Si vous étiez de l’autre côté du Rhin, vous y resteriez et vous donneriez bien la moitié du prix des diamants de la Bernetti à l’homme qui vous fournirait les moyens de passer la frontière.

 

De rouge qu’il était, Hans Spiegel devint très pâle et murmura :

 

Maître Kœnig, je ne sais pas ce que vous voulez dire.

 

Ces coquines-là, reprit l’Amitié sans s’arrêter à cette protestation, font maintenant un tort énorme aux duchesses. Je connais quelqu’un qui avait eu avant vous l’idée de l’opération, mais vous êtes un jeune homme actif et plein de talent, monsieur Spiegel ; vous avez été plus vite que nous en besogne. Combien demandez-vous des écrins de la Bernetti ?

 

La figure maladive du juif s’assombrissait. Son regard était celui du renard poltron qui devient brave à toute extrémité et fait fête aux chiens quand on l’accule.

 

L’Amitié le considérait du coin de l’œil. Il se versa un verre de vin.

 

Je suis bien forcé de boire tout seul, reprit-il, puisque vous n’avez pas soif.

 

Il ajouta en posant sur la table son verre, vidé d’un trait :

 

Un joli jonc que vous avez là, mon camarade.

 

D’un mouvement instinctif, Spiegel serra entre ses jambes sa canne à pomme d’ivoire.

 

Mais ce l’Amitié était beaucoup plus vif qu’il n’en avait l’air. Il jeta son corps en avant comme un tireur d’armes qui se fend à fond, et son bras allongé par-dessus la table atteignit la canne, qui lui resta dans la main.

 

Alors eut lieu une scène muette et rapide comme l’éclair. Un pistolet jaillit en quelque sorte de la poche de Spiegel, qui visa et tomba terrassé avant d’avoir pu presser la détente.

 

L’Amitié, riant bonnement, désarma le pistolet et le jeta à l’autre bout de la chambre.

 

Je n’ai plus vingt-cinq ans, murmura-t-il, mais ma poigne est restée solide. Allons relevez-vous, mon camarade, et si vous avez un autre joujou comme celui-là, gardez-le pour une meilleure occasion.

 

Tout en parlant, il dévissait la pomme d’ivoire de la canne et la secouait au-dessus de la table comme il aurait fait d’un étui. Un assez grand nombre de diamants démontés qui, pour la majeure partie, étaient d’une grosseur considérable, roulèrent et s’éparpillèrent sur le tapis en lambeaux.

 

Spiegel restait désormais immobile, et semblait pétrifié.

 

L’Amitié prit au hasard trois ou quatre pierres et les examina d’un air indifférent.

 

Avec cela, dit-il, un garçon comme vous qui n’a pas de mauvaises habitudes peut rentrer dans son village, épouser Lischen ou Gretchen, acheter une ferme, voire même un manoir et avoir sa place au conseil municipal, quand sa barbe devient grise. Mais il faut d’abord vendre cette marchandise qu’on ne peut pas porter au marché ; il faut ensuite passer la barrière de Paris, où il y a des collets tendus ; il faut enfin franchir la frontière d’Allemagne, tout le long de laquelle le télégraphe a envoyé des pièges à loup avec le signalement du futur conseiller municipal… Je ne vous en veux pas pour votre frasque, mon frère Hans, chacun défend son bien comme il l’entend, et ceci est votre bien puisque vous l’avez volé, mais vous ne savez pas ce que vous faites : sans moi vous étiez perdu.

 

Et comme le regard du juif exprimait une rancuneuse incrédulité, l’Amitié ajouta :

 

Les oreilles ne vous ont donc pas tinté ? Vers quatre heures, aujourd’hui, on a réglé votre histoire au bureau de la Sûreté. Les diamants de Carlotta Bernetti venaient du levant et du couchant, du midi et du septentrion ; elle avait une parure appartenant à la famille des princes Bérézow, une rivière qui avait quitté pour elle l’antique écrin des comtesses Ratthianyi ; tel bracelet avait orné le poignet d’une pairesse d’Angleterre, telle broche avait brillé sur la poitrine d’une grande d’Espagne. C’est une collectionneuse, et selon son propre calcul, sa pacotille vaut plus de la moitié d’un million.

 

Au bas mot ! murmura Spiegel, qui retrouvait sa nature israélite.

 

À la bonne heure ! s’écria l’Amitié, voilà que nous nous réveillons. Les demoiselles de l’espèce de la Bernetti, quand elles se mettent à crier, ont des voix qui s’entendent à trois lieues à la ronde comme les sifflets de chemin de fer ; autour de cet instrument principal et suraigu se sont groupées des voix plus mâles, appartenant à M. le prince, à M. le comte, à M. le président, à M. le maréchal et même à quelque mauvais petit agent de change. La Sûreté en a failli perdre la tête. Résultat prévu : à cinq heures, on avait tout ce qu’il fallait pour pincer votre canne et vous.

 

Et c’est vous qui êtes chargé de m’arrêter ? demanda Spiegel avec assez de sang-froid.

 

L’Amitié éclata de rire.

 

Mais pas du tout ! répliqua-t-il, je vous dis que je suis votre salut ! Je n’appartiens pas le moins du monde à la police, mais la police m’appartient un peu, parce que je vais et je viens d’une fleur à l’autre comme les papillons.

 

« Notre métier n’est pas facile, monsieur Spiegel, pour ceux qui ne veulent pas, comme vous, se mettre dans le pétrin du premier coup. Vous avez fait une grosse affaire, c’est vrai, mais, la belle avance, si elle vous rapporte en bénéfice net vingt ans de séjour à Brest ou à Toulon !

 

« Nous autres, car je ne me vante pas, je suis tout bonnement membre d’une société qui jouit d’un certain crédit sur la place, nous autres, nous agissons prudemment, regardant deux fois plutôt qu’une l’endroit où il s’agit de poser le pied. Nous n’improvisons rien ; nos combinaisons ne s’exécutent qu’après avoir été fouillées avec un soin parfait.

 

« Moi qui vous parle, je verrais un million pendu à un arbre du bois de Boulogne, que j’en ferais douze fois le tour avant de le décrocher.

 

« Mais arrivons à ce qui vous concerne : vous êtes entre mes mains, mon bon frère, je pourrais vous rançonner, je ne le veux pas ; l’habitude de notre maison est de se contenter d’un honnête bénéfice : je vous offre 50 000 francs et un passeport à l’étranger : est-ce gentil ?

 

– Donnez ! s’écria Spiegel avec empressement, j’accepte.

 

M. l’Amitié eut encore son bon gros rire.

 

– Minute ! fit-il en remettant un à un les diamants dans la canne creuse, nous avons passé l’âge des étourderies. Moi, je ne me connais pas du tout à ces brimborions-là, et vous pourriez tout aussi bien me donner, en échange de mes 2500 louis, des petits morceaux de verre valant une trentaine d’écus. Les affaires sont les affaires, monsieur Spiegel, vous allez reprendre tout cela, ce qui vous prouve bien que je n’ai point envie de vous tromper, et cette nuit même, un employé de chez nous, qui est expert en joaillerie, se rendra à votre domicile, examinera les pierres et vous comptera l’argent.

 

Le juif resta un instant indécis.

 

– Ah ! ah ! fit l’Amitié, vous aimeriez mieux prendre tout de suite la clef des champs, je comprends ça, mais soyez tranquille, on va vous donner l’ordre et la marche. Si vous suivez de point en point mes instructions, votre nuit sera bonne et vous voyagerez demain sur la route de notre chère patrie.

 

« En sortant d’ici, allez-vous-en dîner où vous voudrez et restez longtemps à table. Vous concevez bien que ce serait folie de rentrer chez vous en ce moment.

 

« Vers minuit, pas avant, rendez-vous rue de l’Oratoire-des-Champ-Élysées et demandez la chambre que le papa Kœnig aura retenue pour vous dans la petite maison située au fond de la cour du n° 6. À deux heures du matin, je dis deux heures sonnantes, vous entendrez gratter à votre porte, vous demanderez qui est là, on vous répondra : Le bijoutier. Je n’ai pas besoin de vous expliquer le reste. Quand vous aurez votre argent, vous dormirez la grasse matinée ou vous prendrez la poudre d’escampette, à votre choix… Est-ce dit ?

 

Il tendait la canne à Spiegel qui la prit et répliqua :

 

– C’est dit.

 

– Et bien dit ! appuya l’Amitié en le regardant dans les yeux. Ce qui est là-dedans vous brûle désormais les doigts et je ne crains pas que vous nous faussiez compagnie.

 

Il se leva et ouvrit la petite porte donnant sur l’allée.

 

– C’est que, murmura Spiegel d’un air honteux, pour exécuter vos instructions, il faudrait avoir de quoi dîner.

 

– Ma parole ! s’écria l’Amitié, je me doutais de cela ! Vous avez jeûné, mon pauvre garçon, avec des diamants plein vos poches ! Allons, allons, vous n’êtes pas fort ! Reprenez votre pistolet, voilà dix louis ; à vous revoir ! je vous souhaite bonne chance.

 

Spiegel le quitta au bout de l’allée et se dirigea vers le marché du Temple. Il avait caché la fameuse canne sous sa redingote et marchait à grands pas, regardant tout autour de lui avec inquiétude.

 

M. l’Amitié, au contraire, tourna le coin de la rue de Vendôme, cheminant d’une allure paisible, avec les deux mains dans ses manches.

 

Le cocher du coupé, qui semblait dormir, prit aussitôt son fouet, toucha son cheval et suivit au pas à quelques toises de distance.

 

II

Le confessionnal de Toulonnais-l’Amitié

 

Il était environ huit heures du soir et le boulevard du Temple, ce rendez-vous des plaisirs populaires qui reste dans la mémoire de tous les Parisiens, malgré le square lugubre qu’on a mis à sa place, éclatait en mille bruits joyeux. La foule se pressait autour des théâtres dont l’enseigne promettait le rire ou les larmes, la foire des petits marchands allumait ses lanternes et ceux-là mêmes qui n’avaient pas trois sous pour entrer chez le regretté Lazari trouvaient à passer leur soirée gratis devant la baraque de quelque successeur de Bobèche.

 

Quand le singulier personnage qu’on nommait M. l’Amitié déboucha par la rue Charlot en quittant le logis du papa Kœnig, le boulevard était à l’apogée de son allégresse quotidienne ; mais ces joies, paraîtrait-il, n’étaient pas l’affaire de notre homme à la houppelande juive, car il n’accorda pas même un regard aux fameuses illuminations de la foire, et tourna court dans la direction de la colonne de Juillet.

 

Le coupé aux stores fermés fit comme lui et longea lentement le trottoir.

 

Le costume choisi par M. l’Amitié se rencontrait alors plus souvent qu’aujourd’hui dans le quartier du Temple. Les choses caractéristiques tendent à s’effacer de plus en plus et les vieux vautours de la petite semaine s’habillent maintenant comme des casse-noisettes ordinaires. Les jeunes ont parfois leur tailleur aux environs de l’Opéra.

 

M. l’Amitié pouvait donc continuer sa promenade sans exciter autrement l’attention des passants. Il allait d’un pas doux comme la peau de mouton qui rembourrait ses bottes et chantait à demi-voix cet air qui n’eut jamais rien de factieux :

 

il pleut, il pleut bergère,

Ramenez vos moutons…

 

Mais tout en fredonnant, il songeait et sa rêverie ne ressemblait point à sa chanson.

 

– Le colonel, pensait-il, m’a tracé mon chemin pouce par pouce et je fais comme à l’ordinaire le métier de marionnette. Voilà longtemps que ça dure. Au commencement je m’amusais à deviner ses manigances qui sont cousues de fil blanc, mais j’en ai trop deviné et le bonhomme m’ennuie. Il serait temps à la fin que le vieux fit un peu de place aux jeunes, d’autant que les jeunes comme moi commencent à mûrir. Qu’est-ce que c’est que tout cet argent qui reste là-bas enterré dans un trou, au fond de la Corse ? et pourquoi continuer les affaires quand on pourrait rouler carrosse ? c’est joli les combinaisons du bonhomme ; ça a trois, six, neuf compartiments comme les baux de mon propriétaire, mais la liquidation ne vient pas et tant va la cruche à l’eau…

 

Il s’interrompit et descendit jusqu’au bord du trottoir, cherchant une place propice pour traverser la chaussée. Un sergent de ville qui marchait derrière lui dit tout bas :

 

– Bonsoir, Monsieur Lecoq.

 

L’Amitié regarda tout autour de lui avant de répondre :

 

– Bonsoir, Bonhomme.

 

– On dit là-bas, à la préfecture, reprit le sergent, que vous chauffez une histoire pour cette nuit.

 

– Fais ton ouvrage, répliqua brusquement l’Amitié, qui se lança sur le pavé boueux.

 

– Ma parole, grommelait-il, il n’y a pas bavards comme ces hirondelles ! On risque à chaque pas de se compromettre avec eux. Le Père est bien tranquillement à faire son whist pendant qu’on s’éreinte. Il a juré ses grands dieux que l’affaire de M. Remy d’Arx, le juge d’instruction, serait sa dernière affaire, mais voilà dix ans qu’il radote cela. Moi, je patiente et j’obéis ; mais du diable si je comprends, cette fois, la mécanique du vieux, avec ses diamants et tout l’embrouillamini qu’il a imaginé à l’entour. Quand je l’ai interrogé, il m’a répondu comme moi au sergent de ville : Fais ton ouvrage.

 

Il s’arrêta de l’autre côté du boulevard, et conclut :

 

– On fera l’ouvrage, papa, mais tout a une fin, et une fois l’ouvrage faite, je connais quelqu’un qui vous demandera son compte un peu bien !

 

Le bruit et le mouvement qui donnaient autrefois un aspect si particulier au vieux boulevard du Temple ne s’étendaient pas très loin. Chacun peut se souvenir que le Château-d’Eau d’un côté, les environs de la Galiotte de l’autre, étaient relativement des lieux déserts.

 

On appelait la Galiotte la dernière maison formant angle entre la rue des Fossés-du-Temple et le boulevard, parce que l’entreprise des bateaux-poste du canal de l’Ourcq tenait là ses bureaux.

 

Derrière la Galiotte et très près de l’endroit où la façade du Cirque éclaire maintenant ce quartier jadis si misérable, s’ouvrait, au milieu de maisons décrépites et de masures à physionomie campagnardes, une ruelle étroite qui s’en allait rejoindre, après un long et tortueux parcours, la rue du Faubourg-Saint-Martin à la hauteur de la mairie actuelle.

 

Cette ruelle n’avait point de nom officiel, sinon au point où elle coupait le faubourg du Temple, derrière les chantiers de Malte. Là un écriteau l’intitulait rue du Haut-Moulin ; mais partout ailleurs on l’appelait familièrement le Chemin-des-Amoureux.

 

La première maison du Chemin-des-Amoureux, en entrant par la rue des Fossés, était un café borgne qui portait pour enseigne ce hardi calembour : Estaminet de L’Épi-Scié. Cet établissement, entouré d’une détestable renommée et dans lequel la police faisait de fréquentes razzias, avait sa façade tournée vers le boulevard, à cause d’un coude brusque de la ruelle.

 

Du lieu où M. l’Amitié s’était arrêté, il pouvait voir à travers les rideaux rouges de deux fenêtres les lueurs de la salle de billard. On y jouait la poule, selon la promesse d’un petit écriteau, fabriqué à la main et placé sous la lanterne rouge qui disait aux passants du boulevard les prix du gloria et de la demi-tasse : 10 et 20 centimes.

 

Le billard, large comme une prairie, haut sur jambes et recouvert d’un tapis abondamment graisseux, était placé au milieu d’une salle assez spacieuse, mais basse d’étage. Tout à l’entour, des tables de bois, soutenues par deux pieds seulement, s’appuyaient de l’autre côté sur une tringle appliquée contre le mur.

 

Vis-à-vis de la porte d’entrée il y avait un comptoir de marchand de vins, où trônait une grosse mère à la figure violette dont le bonnet, garni de vieux rubans rouges, laissait échapper des mèches de cheveux gris pommelé.

 

Son nom était Mme Lampion ; elle avait ruiné des porteurs d’eau dans sa jeunesse.

 

La poule, bien nourrie, comptait une douzaine de joueurs dont les costumes étaient sensiblement disparates. Quelques-uns portaient des blouses, d’autres des paletots plus ou moins déguenillés ; d’autres, enfin, des habits de bon drap, presque propres et assez cossus.

 

La toilette semblait d’ailleurs être ici un élément de considération assez médiocre ; il y avait des haillons qui parlaient haut et qui obtenaient le sourire des dames, tandis que certaine redingote tolérable gardait la timidité du simple soldat, admis à la table des fourriers. Le lion, car il y a partout un favori qui fait la mode, était un jeune gars de vingt à vingt-cinq ans, avec une toute petite casquette posée de travers sur une forêt de cheveux blonds frisés.

 

Il jouait en bras de chemise. Il avait des bottes et son pantalon froncé sur les hanches le serrait à la ceinture comme une robe de femme.

 

C’était lui qui « bloquait » le plus de billes et qui plaçait le plus de « mots ». Son succès était complet ; tous les hommes l’admiraient, toutes les dames le caressaient du regard. Cocotte, c’était le nom qu’on lui donnait, acceptait ces hommages comme une chose due et gagnait gaiement les sous de ses partners en guenilles.

 

Deux personnes seulement, dans toute l’assemblée, paraissaient ne point s’occuper de lui. C’était d’abord Mme Lampion, qui, selon l’habitude, sommeillait majestueusement derrière son comptoir, et c’était ensuite un homme de taille herculéenne, dont la figure hâve et malheureuse se cachait à demi sous ses cheveux en désordre. Cet homme occupait la table la plus éloignée du centre, à droite de la porte, et un large vide existait autour de lui, à droite comme à gauche. Il s’était fait servir un petit verre qui restait intact. Depuis son entrée, il demeurait immobile, la tête enfoncée entre ses deux robustes mains.

 

Les regards que les joueurs et la galerie jetaient à ce personnage étaient rares ; ils exprimaient à la fois de la répugnance et de la crainte. Cocotte seul lui avait dit lors de son entrée :

 

– Bonjour, marchef ; comment va ?

 

Encore avait-il ajouté à voix basse :

 

– Il y a du tabac, puisque voici le Coyatier ! Quand cet oiseau-là sort de son trou, méfiance ! Je parie que nous allons avoir du nouveau cette nuit.

 

Aussi quand la porte s’ouvrit pour donner passage à la judaïque figure de M. l’Amitié, il y eut un effet produit, comme on dit au théâtre.

 

Les conversations se turent autour des tables, les billes s’arrêtèrent sur le billard, et, de groupe en groupe, on aurait pu entendre ce nom prononcé à voix basse : Toulonnais-l’Amitié.

 

– Qu’est-ce que je vous avais dit ? ajouta le jeune M. Cocotte en clignant de l’œil à la ronde, Tabac !

 

Le nouveau venu referma la porte et dit d’une bonne grosse voix toute ronde que nous n’aurions point reconnue, car il parlait sur un autre ton dans l’échoppe du père Kœnig :

 

– Bonsoir, les petits vieux, ça va-t-il comme vous voulez ? Je passais ici en me promenant, j’ai eu l’idée d’entrer pour savoir un peu ce que vous pensez du cours de la Bourse et des affaires politiques.

 

Il y eut un éclat de rire un peu contraint, et quelques dames allèrent jusqu’à dire :

 

– Est-il farceur, ce M. l’Amitié !

 

L’homme à la taille d’athlète qui était tout seul dans son coin n’avait pas bougé, et Mme Lampion dormait toujours.

 

L’Amitié, en changeant de voix, avait changé aussi de tournure et de visage. Son allure était brusque, son regard hardi et franc.

 

– Vous apportez de l’ouvrage, patron ? demanda Cocotte d’un air soumis et presque caressant.

 

– Savoir, bijou, savoir… Je ne vois pas ton ami Piquepuce, hé ?

 

– Il n’est pas venu ce soir.

 

– Il viendra… nous avons à causer… Holà ! amour, ajouta-t-il en secouant l’épaule massive de la limonadière, qui ouvrit en sursaut ses yeux frangés d’écarlate, je paye une tournée de vin chaud à tout ce joli monde-là pour boire à la santé du roi de Prusse et de son auguste famille.

 

On rit encore, mais au milieu du rire une voix lugubre se fit entendre.

 

C’était l’homme au bout de la salle qui avait relevé la tête et qui disait :

 

– Monsieur Lecoq, moi je ne suis pas ici pour m’amuser. On m’a ordonné de venir, et je suis venu. Dites-moi tout de suite ce qu’on veut de moi.

 

– Je n’en sais rien, répondit sèchement l’Amitié ; chacun son tour, tu auras le tien. Bois un verre de vin chaud, marchef, si tu veux, et prends patience. Ce soir, il y en a d’autres que toi qui ne sont pas ici pour s’amuser.

 

L’athlète reprit son immobilité chagrine et repoussa un verre plein que le garçon lui tendait.

 

– Amour, reprit l’Amitié, qui revint vers la grosse dame de comptoir, fais allumer le confessionnal.

 

Et il ajouta en s’adressant à Cocotte :

 

– Allons, petit, monte.

 

– C’est que, objecta le plus élégant des joueurs de poule, ma bille vaut 1 franc 75.

 

– Je t’en donne 2 francs, repartit l’Amitié, et je l’offre à ce bon Coyatier.

 

– Nous ne jouons pas avec le marchef ! dirent les autres d’une seule voix.

 

Celui-ci ne répondit point, mais ses yeux s’ouvrirent tout grands et se fixèrent tour à tour sur chacun de ceux qui avaient parlé.

 

Il n’y en eut pas un seul pour soutenir ce regard à la fois triste et terrible.

 

L’Amitié ricanait.

 

– Quand M. Piquepuce va revenir, ajouta-t-il en se dirigeant vers un petit escalier en colimaçon, situé derrière le comptoir, il faudra l’envoyer à confesse.

 

Cocotte le suivit.

 

Dès qu’ils furent éloignés, au lieu de continuer la partie, joueurs et buveurs se massèrent en un seul groupe où l’on se mit à parler tout bas. Le résumé de l’entretien aurait pu se traduire ainsi :

 

– Cocotte, Piquepuce et le marchef ! c’est une mécanique à grand spectacle !

 

L’endroit que ce bon M. l’Amitié appelait son confessionnal était tout bonnement un cabinet particulier, situé au premier étage. L’unique fenêtre de ce réduit, destiné à fêter l’amour en guenilles et Bacchus frelaté, donnait en face de la ruelle et avait vue sur le boulevard. Une double porte toute neuve et bien rembourrée faisait contraste avec l’indigence malpropre de l’ameublement. Ce luxe était dû à Toulonnais-l’Amitié, qui avait fait de ce lieu une succursale de ses divers cabinets d’affaires.

 

Car c’était un homme considérablement occupé.

 

Au moment où Cocotte passait le seuil, une voix cria du bas de l’escalier :

 

– Ne fermez pas, j’arrive à l’ordre !

 

L’instant d’après, Toulonnais était assis sur le vieux divan entre ses deux acolytes.

 

M. Piquepuce avait une dizaine d’années de plus que le joli Cocotte, dont il était l’inséparable : Virgile, avant nous, avait mis cette différence d’âges entre Nisus et Euryale. L’apparence de M. Piquepuce était celle d’un rat de chicane prétentieux et romantique ; il portait de longs cheveux, cachant le col d’un habit pelé.

 

– Cause, lui dit l’Amitié, le petit n’est pas de trop ; il est bon qu’il sache un bout de l’histoire.

 

– Eh bien ! commença Piquepuce d’un air important, notre jeune homme est à Paris.

 

– Parbleu ! fit Toulonnais, qui haussa les épaules. Si tu veux, je vas te donner son adresse.

 

– Si vous en savez plus long que moi… voulut dire Piquepuce.

 

– Cela se pourrait bien, bonhomme, interrompit l’Amitié, mais tu es là pour répondre et non point pour te fâcher. As-tu vu la dompteuse ?

 

– Je la quitte. Elle a sa baraque place Valhubert, devant le Jardin des Plantes, et doit emballer après-demain pour la fête des Loges.

 

– Se souvient-elle de Fleurette ?

 

– Je le crois bien ! quand ce ne serait que par jalousie !

 

– Ah ! ah ! fit l’Amitié avec une certaine vivacité, voyons ça… Ce vieux Père a décidément de la corde de pendu plein ses poches !

 

– J’ai donc payé le petit noir à la dompteuse, reprit Piquepuce, au café de la gare d’Orléans. C’est encore une femme agréable, quoiqu’un peu puissante. Il paraît qu’elle en tenait dans l’aile pour ce jeune Maurice et que ça lui est même resté malgré la suite des temps. Vous savez, les dompteuses d’animaux féroces, c’est presque toujours des femmes romanesques ; il n’y a pas plus langoureuse que Mme Samayoux, quoiqu’elle ait mis jadis son mari à l’hôpital d’un coup de boulet ramé, en jouant et sans malice, dont il est mort au bout de cinq semaines de souffrances ! Elle fait des vers comme père et mère, sauf l’orthographe, et pince la guitare à l’espagnole…

 

L’Amitié frappa du pied.

 

– Il ne s’agit pas de Mme Samayoux, dit-il, mais de Maurice et de Fleurette.

 

– J’allais y arriver. Quand on vint chercher la petite à la baraque de la part de ses parents, pour la faire comtesse ou autre, et Mme Samayoux dit que c’est encore là une drôle d’histoire, car l’enfant n’avait ni marque, ni signe, ni croix de sa mère, à l’aide desquels il est facile d’effectuer une reconnaissance dans les règles : quand donc on vint la réclamer, le jeune Maurice faillit devenir fou. Vous savez ou vous ne savez pas qu’il était fils de parents comme il faut et qu’il s’était engagé chez la Samayoux pour le trapèze, la boule et la perche à cause de Fleurette, qu’il idolâtrait.

 

La petite était en ce temps-là somnambule lucide et manigançait la seconde vue. Ça a dû être un drôle de rêve tout de même quand elle a vu le carrosse qui venait la chercher pour la mener dans un hôtel des Champs-Élysées, où elle a présentement des robes de soie et des cachemires… Ne vous impatientez pas… Le jeune Maurice fit donc un coup de sa tête ; malgré que Mme Samayoux lui proposait de l’épouser en lui laissant par contrat sa baraque, ses outils et ses bêtes, il s’engagea soldat et partit pour l’Afrique. Qui est-ce qui pleura ? ce fut la dompteuse. Elle se serait même périe par le charbon sans un musicien de son orchestre qui lui adoucit momentanément sa douleur.

 

– Pour une chose racontée agréablement, murmura Cocotte, ça y est !

 

– Et la fillette ? demanda l’Amitié, non sans donner de nouveaux signes d’impatience.

 

– J’allais y venir. Mme Samayoux fut cinq ou six mois sans entendre parler de la fillette ; elle ne savait pas même où elle était, car on lui avait compté une gentille somme pour avoir mademoiselle Fleurette, mais une fois partie, ni vu ni connu, tout s’était fait dans le plus grand mystère.

 

Un beau matin, à la foire de Saint-Cloud, Mme Samayoux, après avoir pris sa chopine de blanc, allait porter le déjeuner à ses bêtes, lorsqu’elle vit entrer dans la baraque une brassée de taffetas, de jais, de fleurs et de dentelles : c’était Fleurette qui se jeta à son cou en lui disant : « Où est-il ? j’en mourrai si vous ne voulez pas m’apprendre où il est ! »

 

– Je vous dis qu’il en a ! s’écria l’Amitié, qui claqua ses mains l’une contre l’autre, il en a tout un rouleau !

 

Piquepuce, interloqué, le regarda avec étonnement, mais Cocotte expliqua :

 

– Le patron entend de la corde de pendu… va toujours.

 

– Ça lui importe donc, au vieux dont vous avez fait mention, poursuivit Piquepuce, que mademoiselle Fleurette et le jeune monsieur Maurice s’entradorent ? Alors tout va pour lui comme sur des roulettes, car la petite demoiselle est revenue plus de dix fois, au risque de se compromettre et rien que pour parler de lui. Il n’y a pas comme les dompteuses pour avoir de la sensibilité ; ça fendait l’âme de maman Samayoux de voir l’inclination mutuelle des deux jeunes gens, mais elle s’intéressait à leurs amours comme si c’était une pièce de la Gaieté, et elle a même fait là-dessus une romance qu’elle voulait me chanter à toute force.

 

« C’est elle qui a écrit au jeune homme en Afrique en lui disant : « Revenez, on vous attend », mais sans lui révéler les mystères de l’aventure, parce que mademoiselle Fleurette dit qu’il y a de grands dangers autour d’elle… et vous devez bien savoir si elle a tort ou raison, patron. Par quoi, il n’est pas toujours si facile de revenir d’Afrique que d’y aller ; mais le jeune homme a fini par trouver la clef des champs, et Mme Samayoux était tantôt dans tous ses états, car c’est aujourd’hui même que monsieur Maurice doit venir la trouver pour savoir enfin ce que parler veut dire.

 

M. Piquepuce se tut et l’Amitié resta un instant pensif.

 

– Voilà ! murmura-t-il ; j’essaye des carambolages absurdes et les trois billes du bonhomme reviennent toujours dans le petit coin !

 

– À ton tour, Cocotte, ajouta-t-il brusquement. M. Piquepuce a fini et il peut aller voir en bas si nous y sommes.

 

Ce dernier obéit aussitôt, et dès que la double porte fut refermée, l’Amitié reprit :

 

– À nous deux, petit, ce n’est pas toi qui vas parler, c’est moi, et tâche d’écouter comme il faut. Ta besogne n’est pas difficile, puisque tu as été dans la partie, mais il faut que la chose soit faite avec soin : c’est pour payer la loi Rue de l’Oratoire-du-Roule n° 6, tout auprès des Champs-Élysées, il y a un garni…

 

– Je vois ça, interrompit Cocotte, deux corps de logis. J’ai connu une dame qui demeurait sur le derrière ; on montait une cour en pente pour arriver chez elle et sa fenêtre était à cinq pieds du carreau parce que Mme la marquise d’Ornans ne voulait pas qu’on regardât dans son jardin.

 

– C’est parfait, petit ; tant mieux si tu connais les êtres. Il s’agit justement du second corps de logis où demeurait la dame ; il y a là deux chambres au second qui se touchent.

 

– Les n° 17 et 18, dit encore Cocotte.

 

– Précisément. Tu vas prendre avec toi ta trousse, et tu ouvriras la porte du n° 17.

 

– Minute ! objecta le jeune bandit, le concierge m’a vu vingt fois.

 

– Tu arrangeras ta tête, ça te regarde.

 

– Mais s’il y avait quelqu’un dans la chambre n° 17…

 

– Il n’y aura personne. Quand un amoureux revient d’Afrique et trouve quelqu’un à qui parler de sa belle…

 

– Est-ce que ce serait ?… commença Cocotte.

 

– La paix ! fit M. l’Amitié d’un ton péremptoire, et note sur ton calepin le nom que je vais te dire : M. Chopin. C’est un pauvre diable de musicastre qui court le cachet. Si le concierge te laisse passer tu ne diras rien ; s’il s’arrête, tu lui jetteras ce nom de Chopin ; il a une classe le soir. Est-ce fait ?

 

– C’est fait.

 

– À la bonne heure ! Te voilà donc entré au n° 17…

 

– En crochetant la porte ?

 

– Oui, mais à l’œuf ! et sans laisser de traces. Au milieu de la cloison de gauche, en entrant et tout auprès du lit, il y a une porte condamnée qui communique avec la chambre n° 18. Nous te payons cher, petit, parce que tu es un des plus habiles serruriers de Paris ; il faut que tu nous fasses ici quelque chose de soigné. Tu dévisseras d’abord les deux verrous, puis tu briseras la serrure.

 

– Sans laisser de trace encore ?

 

– Du tout ! au contraire ! Tu joues désormais le rôle d’un voleur novice ; tout doit être fait grossièrement et les preuves d’effraction doivent sauter aux yeux. Seulement, et voilà où tu montreras ton talent, les choses doivent rester en place et paraître en bon état jusqu’à ce que quelqu’un touche la porte condamnée, s’y appuie, la pousse… Tu m’entends ?

 

– Oui, répondit Cocotte qui souriait, je vous entends… et après ?

 

– Après, tu laisses un « monseigneur » sous une chaise, une pince dans la ruelle du lit ; tu refermes proprement la porte d’entrée et tu files en te disant : Voilà une soirée qui m’a apporté un billet de cinq cents francs… Roule ta bosse et fait monter le marchef.

 

Quand Coyatier entra, M. l’Amitié était debout. Il devint un peu pâle, en voyant l’athlète refermer successivement les deux portes, et, certes, il y avait de quoi.

 

Mme Samayoux n’avait point dans sa ménagerie de bête féroce comparable à celle-là.

 

C’était un homme grand et gros dont les membres massifs semblaient posséder une puissance extraordinaire ; sa tête, écrasée, s’enfonçait entre deux épaules d’une largeur énorme.

 

Il était laid, il était triste ; il faisait peur.

 

Pourtant, à le bien regarder, il n’avait point ce qu’on appelle l’air méchant, et le brutal ensemble de ses traits dégageait je ne sais quelle expression de douleur résignée.

 

Il avait été soldat, bon soldat, et même sous-officier, comme son sobriquet de marchef l’indiquait. Il ne racontait son histoire à personne, mais on disait qu’il avait été trompé par une femme, et qu’il l’avait tuée dans un transport d’amour jaloux. Il s’était enfui après ce meurtre, et on avait trouvé son rival couché sur une grande route avec la tête broyée.

 

Quand il eut refermé les portes, il resta immobile auprès du seuil.

 

– Bonhomme, lui dit l’Amitié en essayant de prendre un ton léger, nous avons de la besogne : il va faire jour cette nuit.

 

Coyatier ne répondit point.

 

– Tu n’es pas plus bavard qu’à l’ordinaire, reprit l’Amitié, dont l’accent se raffermit, mais tu es un garçon de bon sens et tu sais bien que nous t’avons mis une corde au cou une fois pour toutes. Tant que nous serons contents de toi, la justice aura beau faire et beau dire, tu n’a rien à craindre ; mais le jour où tu désobéiras…

 

– J’attends ! interrompit le marchef avec rudesse.

 

– À la bonne heure, nous sommes d’accord. C’est rue de l’Oratoire-du-Roule, n° 6.

 

– Écrivez l’adresse sur un bout de papier, dit le marchef, je vas perdant la mémoire.

 

L’Amitié fit ce qu’on lui demandait et poursuivit :

 

– Tu pars tout de suite, car la route est longue ; en entrant là-bas, tu diras au concierge : M. Chopin pour la classe du soir.

 

– Écrivez cela, dit encore le marchef.

 

– Soit ! Tu traverseras la cour ; M. Chopin demeure au troisième étage sur le derrière. Tu monteras au quatrième, où sont les greniers, et tu te cacheras dans le bûcher, à droite de l’escalier.

 

– À droite de l’escalier, répéta le marchef, c’est bien.

 

– Là, tu attendras pas mal de temps, car la classe de M. Chopin finit à dix heures et il faut arriver avant la sortie de ses élèves ; d’un autre côté, la besogne n’est que pour deux heures du matin.

 

– Deux heures du matin, répéta encore Coyatier, bon !

 

– Il y a une horloge à l’hôtel d’Ornans, tu l’entendras comme si elle sonnait dans ton bûcher. À deux heures juste, tu descendras deux étages et tu frapperas doucement à la porte, qui est à gauche, sur le carré du second.

 

– Au second, dit le marchef, porte à gauche, ça y est.

 

– On te demandera : Qui est là ? tu répondras : Le bijoutier.

 

– Ah ! fit Coyatier, le bijoutier… bon !

 

– On t’ouvrira, et tu te trouveras en face d’un homme armé.

 

– Armé… bien !

 

– Pour entrer en matière, tu l’assommeras d’un coup de poing, car si tu montrais ton couteau il te brûlerait la cervelle.

 

Coyatier fit un signe d’assentiment.

 

– Ensuite, poursuivit l’Amitié, tu l’achèveras comme tu voudras.

 

– Bien ; et que faudra-t-il prendre ?

 

– Rien, sinon une canne à pomme d’ivoire que tu trouveras quelque part dans la chambre. Cherche vite, car il y aura quelqu’un dans la pièce voisine.

 

– Bien ! et quand j’aurai la canne à pomme d’ivoire ?

 

– Tu t’en iras.

 

– Par la porte ?

 

– Non, il y a une fenêtre qui donne sur le jardin de l’hôtel d’Ornans, et le mur est couvert d’un treillage du haut en bas ; tu pourras descendre comme par une échelle. Une fois dans le jardin, tu prendras la première charmille à droite, au bout de laquelle est une porte qui te mettra dans les terrains de Beaujon.

 

– Il faudra la forcer ?

 

– Voici de quoi l’ouvrir.

 

Sans s’approcher du marchef, l’Amitié lui jeta une clef enveloppée dans un billet de banque. L’athlète attrapa le tout à la volée. Il déplia le papier, regarda le chiffre du billet de banque et dit :

 

– Qu’y aura-t-il une fois la chose faite, monsieur Lecoq ?

 

– Le double, répondit l’Amitié.

 

Le marchef tourna le dos, rouvrit les deux portes et se retira sans ajouter une parole. L’Amitié respira fortement.

 

– J’ai toujours l’idée, murmura-t-il, que ce sanglier-là, quelque jour, me plantera son boutoir dans le ventre, mais à part cet inconvénient là, quel meuble ! On le ferait faire sur commande que jamais on n’en obtiendrait un pareil !

 

Il redescendit l’escalier en colimaçon et traversa de nouveau la salle basse de l’estaminet de L’Épi-Scié, où la poule était en pleine activité.

 

– Bonsoir, amour, dit-il à la grosse limonadière, qu’est-ce que nous offririons bien à tous ces braves enfants-là ? Une goutte de punch ? Allons ! va pour un punch, puisque le vin chaud est bu.

 

Il déposa un double louis sur le comptoir et s’éloigna au milieu d’une acclamation générale.

 

À quelques pas de là, au coin de La Galiote, le coupé aux stores baissés l’attendait fidèlement. Il y monta en disant au cocher :

 

– Hôtel d’Ornans, Giovan, et brûlons le pavé !

 

Quand le coupé, après avoir traversé tout Paris au trot allongé de son cheval, eut franchi la porte cochère élégante de l’hôtel, situé aux Champs-Élysées, à droite de la rue de l’Oratoire-qui-Roule, ce ne fut point le Juif à la houppelande sordide et aux vieilles bottes fourrées qui en sortit.

 

L’homme qui sauta sur le perron, propre et rasé de frais, était chaussé de bottes vernies et portait un habit noir tout chamarré de décorations étrangères.

 

Il passa dans l’antichambre, la mine haute, en habitué de la maison, et fut annoncé ainsi à la porte du salon :

 

– Monsieur le baron de la Perrière !

 

Le cocher ne parut nullement surpris du miracle qui s’était accompli dans sa voiture et alla prendre place parmi les équipages rangés en ligne le long des trottoirs de la grande allée de l’Étoile.

 

III

Chapitre aux portraits

 

C’est un pays original et qui ne ressemble nullement aux autres quartiers de Paris.

 

D’abord les rues ne s’y appellent point comme ailleurs : Louis-le-Grand, Bonaparte, aux Ours, de la Chopinette, Chilpéric ou Oberkampf ; on a eu la bizarre idée de leur donner des noms de poètes, quoique ce soit très loin de l’Odéon ; il y a la rue Balzac, la rue Chateaubriand, la rue Lord-Byron.

 

C’est un drôle de coin où l’alignement désormais nécessaire au bonheur des peuples et de M. le préfet de la Seine n’a pu encore pénétrer ; on y monte, et y descend, on y tourne, comme si la baguette d’une fée avait mis cette petite montagne à l’abri des aplatissements universels.

 

Paris passe à droite et à gauche par le boulevard Haussmann et par la grande avenue des Champs-Élysées, mais on dirait qu’il n’entre pas là. On y respire la paisible odeur des capitales étrangères. Tout le monde y est anglais, russe ou ottoman ; les hommes qu’on y voit sont grooms, les femmes school mistresses ; on n’y vend rien en effet, sinon des chevaux de sang noble et la pâle éducation des boarding houses.

 

En 1838, on trouvait là de grands terrains vagues ayant appartenu à la Folie-Beaujon ; il n’était pas encore question de l’avenue Friedland. À part quelques pensions cosmopolites, une célèbre maison d’accouchement et trois ou quatre hôtels perdus dans de magnifiques jardins, il n’y avait de constructions importantes que sur les anciennes voies de communication, telles que la rue de l’Oratoire et la grande avenue des Champs-Élysées.

 

La principale de ces maisons était, sans contredit, l’hôtel habité par Mme la marquise d’Ornans, veuve d’un ancien pair de France et sœur d’un ministre de la Restauration.

 

C’était une charmante maison de style italien, dont le principal corps de logis avait été bâti, dit-on, par le célèbre financier qui a laissé son nom à tout le quartier. Elle était beaucoup plus grande que le petit temple grec où mourut Delphine de Girardin, de l’autre côté de l’avenue, mais l’œil allait involontairement de l’une à l’autre, attiré par une vague ressemblance de style.

 

La blanche colonnade, élevée au-dessus d’un perron circulaire d’aspect monumental, était tout ce qu’on apercevait de l’hôtel d’Ornans. Des bosquets touffus, aidant l’inégalité des terrains, cachaient entièrement le surplus des constructions, qui étaient considérables. Il y avait par-derrière un jardin qui eût presque mérité le nom de parc ; une passerelle entourée de lianes franchissant le chemin qui porte maintenant le nom de Balzac et prolongeait le gracieux domaine de la marquise à travers des pelouses veloutées, de grands massifs sombres et des corbeilles de fleurs jusqu’au mur du Bel-Respiro.

 

On démolit l’hôtel vers la fin du règne de Louis-Philippe, et ses dépendances furent morcelées.

 

Mme la marquise d’Ornans, née Julie de la Mothe-d’Andaye, avait déjà franchi, à l’époque où se passe notre histoire, les dernières limites de la jeunesse ; elle se coiffait en cheveux gris et ne détestait point qu’on lui donnât le titre de femme politique.

 

Elle avait aussi quelques prétentions au bel esprit.

 

Sa politique, du reste, était plutôt une religion, et rarement son chapeau sortait de l’étui dévot où elle le gardait au fond de son armoire.

 

Elle croyait à Louis XVII.

 

C’est un fait assez remarquable que l’allure uniformément paisible des divers personnages, imposteurs ou non, qui jouèrent le rôle de Louis XVII. On en vit beaucoup dans la première moitié de ce siècle : quelques collectionneurs soigneux en ont compté, je crois, jusqu’à une douzaine ; mais tous ces prétendants, ainsi que leurs partisans, avaient, depuis le premier jusqu’au dernier, des physionomies débonnaires.

 

Aucun d’eux, à ma connaissance, ne battit bien vivement le briquet pour allumer le flambeau de la guerre civile.

 

On eût dit que leur ambition se bornait à réunir autour d’eux une petite église de gens riches et crédules qui pussent les appeler tout bas « Votre Majesté », en leur assurant bonne table, bon logis et chaude garde-robe.

 

Ils furent pourtant, on doit le dire, malgré leur inertie, un des dissolvants les plus efficaces de ce grand parti royaliste qui, malade dès le temps de la Restauration, gardait encore sous Louis-Philippe une considérable vitalité. Aussi la sagesse bourgeoise du gouvernement de Juillet se gardait-elle bien d’apporter la moindre entrave au commerce pacifique des prétendus héritiers du roi martyr ; le mot d’ordre était donné d’un bout à l’autre de la France ; les Louis XVII pouvaient se promener dans le faubourg Saint-Germain et en province sans être inquiétés le moins du monde.

 

Volontiers leur eût-on signé des feuilles de route, avec secours, pour faire pièce à l’opposition légitimiste. Tout ce qu’on exigeait d’eux, c’était de garder l’oriflamme sous leur chemise et de ne se faire sacrer qu’à huis clos dans le salon fermé de quelque vieux manoir ou dans la salle à manger d’un presbytère.

 

Mme la marquise d’Ornans possédait une très belle fortune et nourrissait un Louis XVII qu’elle espérait bien un jour voir assis sur le trône de France, mais cela sans verser préalablement des flots de sang, et grâce au seul travail de la Providence qui, tôt ou tard, dessille les yeux des peuples aveugles.

 

Pour aider tout doucement la Providence et favoriser la restauration de son prince, Mme la marquise d’Ornans donnait en son hôtel des Champs-Élysées de fort jolies fêtes où elle recevait le meilleur monde.

 

Nous ne saurions trop répéter que ses salons n’avaient aucune couleur politique ; on y trouvait réunis des partisans du gouvernement et des orateurs de l’opposition, quelques écrivains, quelques membres du clergé ; beaucoup de jolies femmes et bon nombre d’hommes à la mode, parmi lesquels nous devons citer un jeune magistrat de haut avenir, honoré de l’amitié du garde des Sceaux et qui, certes, se fût éloigné de tout conciliabule suspect : le juge d’instruction Remy d’Arx.

 

Remy d’Arx, malgré ses travaux sérieux, et les avances qui l’appelaient vers le monde officiel, était un fidèle habitué de l’hôtel d’Ornans. La marquise et son cercle intime l’accueillaient avec le plus vif empressement.

 

Il était surtout le favori d’un homme vénérable qui trônait dans toute la force du terme, à l’hôtel d’Ornans, et qui partageait avec le « prince » les respects religieux de la marquise. C’était un vieillard de très grand âge, fort riche et de bonne maison, qui s’était fait de la bienfaisance une occupation, on pourrait presque dire une carrière. Il avait servi autrefois dans les armées des Bourbons de Naples et portait de préférence son titre militaire. On l’appelait le colonel Bozzo-Corona.

 

Au-dessous du prince et du colonel, un troisième personnage était admis fort avant dans la familiarité de la marquise : c’était un de ces gentilshommes dont il ne faut point fatiguer les parchemins, d’autant plus qu’il se livrait franchement à la pratique des affaires ; il avait nom de la Perrière et ne se fâchait point quand on passait sous silence son titre de baron. La marquise lui avait dès longtemps confié ses intérêts, qu’il administrait avec une minutieuse probité.

 

Nous ajouterons, mais c’est un grand secret, que M. de la Perrière, qui était un des hommes les plus répandus de France et de Navarre, avait mission, sans rien compromettre et en usant de la plus extrême prudence, de tâter les gens et de rassembler autour du « prince » un noyau de partisans discrets.

 

On n’arrivait jamais tard chez la marquise, c’était la loi de la maison, et bien que dix heures vinssent à peine de sonner, les salons commençaient à se remplir.

 

Au côté droit de la cheminée en marbre blanc rehaussé d’or, se tenait un groupe composé de M. de Saint-Louis, comme on appelait le « prince », du colonel Bozzo et d’un vieux prêtre à cheveux blancs.

 

M. de Saint-Louis n’avaient rien en lui de précisément remarquable, sinon sa personnalité même et l’intérêt qui ne peut manquer de s’attacher à une position romanesque. Il était gras et même un peu joufflu ; son nez aquilin, mais charnu et un peu court, avait précisément cette forme qu’on est convenu d’appeler bourbonienne ; son habit bleu semblait taillé sur le patron de celui que les gravures prêtent au comte de Provence de 1810 à 1815. Il portait les cheveux ramenés en arrière et rattachés en une petite queue, qui laissait au collet une légère trace de poudre.

 

Ce genre de coiffure ne courait assurément plus les rues en 1838, mais vous en eussiez trouvé encore plus d’un spécimen dans les vieux hôtels du faubourg Saint-Germain.

 

Le prêtre était un chanoine de la cathédrale de Paris qui occupait ses vieux jours à rassembler les matériaux d’un livre intitulé : Histoire miraculeuse du dauphin, fils de Louis XV.

 

Entre ces deux figures insignifiantes, la tête du colonel énergique et fine, ressortait vivement.

 

C’était un homme de taille moyenne, maigre, vêtu avec la simplicité qui convient à son âge, mais portant merveilleusement l’habit noir. Bien des gens croyaient qu’il plaisantait lorsqu’il se vantait lui-même d’avoir plus de quatre-vingt-dix ans. Malgré ses rides, en effet, le dessin de ses traits restait net et harmonieux. Il avait dû être très beau, et avait dû garder longtemps sa beauté.

 

Maintenant encore je ne sais quel charme restait autour de ce front d’ivoire, garni de rares cheveux blancs. Il y avait dans son sourire une spirituelle bienveillance, et sous ses paupières, largement tombantes, ses yeux bleus, presque toujours muets, comme ceux des magnétiseurs et des diplomates, retrouvaient parfois de pétulants éclairs.

 

De l’autre côté de la cheminée, Mme la marquise d’Ornans, ancienne jolie femme aux manières courtoises et presque caressantes, présidait un petit cercle de dames auxquelles se mêlaient quelques invités.

 

Très loin de là, auprès du piano ouvert, il y avait un groupe de jeunes filles qui semblaient attendre l’heure de sauter.

 

Car on dansait à l’hôtel d’Ornans, depuis qu’était revenue d’Italie la nièce de Mme la marquise, la belle, la délicieuse Valentine de Villanove.

 

Nous n’avons point parlé encore de celle-là qui était la vie, qui était la joie, mais qui était aussi un peu le mystère de la maison.

 

Un beau jour, Mme la marquise avait dit à ses nombreux amis : « Ma nièce est arrivée » et huit jours après, Mme la marquise avait donné son premier bal pour présenter sa nièce, qui était bien la plus ravissante créature du monde.

 

Il en vient comme cela d’Italie qui sont charmantes à éblouir, et le nom de Mlle de Villanove indiquait suffisamment son origine ; mais les connaisseurs, pourtant, ne trouvaient point en elle le type italien très nettement accusé. Il y avait de la joliesse française parmi sa beauté florentine, et sous l’admirable fierté de sa paupière, je ne sais quelle espièglerie parisienne couvait.

 

Mme la marquise expliquait cela du reste fort naturellement : Valentine était la fille de sa cousine germaine, une Lamothe-d’Andaye qui avait épousé en Italie M. le comte de Villanove, dignitaire de la petite cour de Modène.

 

Valentine était orpheline de père et de mère.

 

Par un hasard heureux, ce comte de Villanove se trouvait être un assez proche parent de la famille Bozzo-Corona, et le colonel témoignait à Valentine une tendresse paternelle.

 

Voilà tout ce qu’on savait de son histoire ; on ne connaissait pas davantage sa position de fortune, mais les arithméticiens de salon qui vont supputant les probabilités de dot cotaient la sienne dans les plus hauts cours.

 

Mme la marquise, en effet, manquant d’héritiers directs, était maîtresse de sa fortune ; elle traitait Valentine comme une fille chérie, et d’un autre côté, il était facile de voir que ce noble Crésus, le colonel Bozzo, comptait, en cas de mariage, dorer abondamment la corbeille.

 

Rien ne pressait, Valentine n’avait pas dix-huit ans, et pourtant le nuage des prétendants commençait à se détacher de l’horizon.

 

Il y avait de tout dans ce nuage qui couvrait déjà la moitié du ciel : il y avait d’abord ce qu’on appelle des « partis » au faubourg Saint-Germain, un bataillon de ces braves petits gentilshommes que leurs mamans poussent et casent, le mariage étant une chose de règle comme la vaccine et la conscription ; il y avait ensuite de purs calculateurs, de jeunes diplomates qui voyaient l’affaire sous ses deux faces sérieuses, l’argent et l’influence ; il y avait enfin des amoureux, de vrais amoureux, car il en reste, quoi qu’on dise ; et n’en fût-il plus, Valentine, l’enchanteresse, avait tout ce qu’il fallait pour en ressusciter la race éteinte.

 

Elle semblait plutôt petite, comme toutes celles dont la taille a d’exquises proportions, mais sa démarche se relevait en de gracieuses et juvéniles fiertés. Tout en elle était charme, et comment dire cela ? le charme variait de minute en minute, toujours attrayant et ne se ressemblant jamais à lui-même.

 

C’était dans toute la force du terme une nature abondante, variable, pleine d’imprévu et de surprises.

 

Elle avait tour à tour, et presque au même instant, la molle indolence de la jeune fille créole et ces explosions de vivacité féminine qui éblouissent l’esprit, qui étonnent le cœur comme les paupières cherchent et fuient l’éclat trop brillant d’un feu d’artifice.

 

Elle était gaie, mais rêveuse ; il y avait d’étranges tristesses au milieu de ses joies d’enfant. Alors, l’éclair de ses prunelles se voilait et ses grands yeux bleus, limpides sous l’arc de ses sourcils noirs, semblaient chercher dans le vague quelque chose qu’elle seule voyait, quelque chose qui était le secret de son âme à la fois candide et impénétrable.

 

Dès les premiers jours, ses compagnes nouvelles, qui pourtant s’étaient prises bien vite à l’aimer, l’avaient déclarée capricieuse ; plus tard, son histoire, que chacune espérait connaître avant les autres, étant restée incomplète comme un livre auquel manqueraient de nombreuses pages, ces demoiselles avaient essayé loyalement d’en combler les lacunes, et il était arrivé que plusieurs d’entre elles, se rencontrant dans la même pensée, avaient mis à la place du mot caprice cet autre mot soucis.

 

Les romans vont et viennent dans notre monde qui pourtant a la prétention d’être positif, et quand on commence à voir clair à travers les brumes de l’adolescence, que ne peut-on expliquer par ces vagues échos du passé qu’on nomme des souvenirs ?

 

Cette belle Valentine avait peut-être des souvenirs. Pourquoi non ? Mais quand il arrivait à ses compagnes, trop curieuses, de poser leur doigt indiscret sur quelque feuillet de sa rêverie, elles reculaient confuses ou déroutées devant un clair regard de la vierge, si un franc éclat de rire ne les mettait pas en déroute.

 

Aussi, parmi ces demoiselles, y avait-il des impatientes qui disaient déjà que Valentine était une énigme.

 

Il arrive parfois que le mot de ces ravissantes énigmes est tout bonnement un nom.

 

Parmi ces demoiselles, quelques-unes n’étaient pas sans connaître le moyen de deviner les rébus.

 

Elles cherchèrent le nom, et il arriva un jour qu’elles crurent toutes à la fois avoir fait la grande découverte.

 

Le nom que ces demoiselles soupçonnaient de pouvoir bien être le mot de l’énigme, appartenait à un jeune magistrat dont nous avons déjà fait mention et qui se promenait en ce moment dans la serre contiguë au salon avec la belle comtesse Corona, petite-fille du colonel Bozzo.

 

C’est ici le chapitre aux portraits ; nous ne ferons pas celui de Francesca Corona, noble et malheureuse créature dont nous avons dit ailleurs la bizarre histoire. Elle n’a point de place dans ce drame ; mais il nous faut peindre au contraire son cavalier, M. Remy d’Arx, qui est un de nos principaux personnages.

 

C’était un homme de trente ans, à la taille haute, élégante, mais un peu roide. La gravité, dans la profession qui était celle de M. d’Arx, peut passer quelquefois pour un masque ou tout au moins pour un accessoire nécessaire à l’uniforme ; mais il suffisait de jeter un regard sur la belle figure de Remy pour éloigner toute idée de parti pris théâtral.

 

Son caractère sautait aux yeux : c’était une intelligence laborieuse et forte, mariée à une âme sincère jusqu’à la naïveté. Il était aimé généralement et universellement estimé, malgré les chances de grande fortune judiciaire que l’opinion publique lui accordait.

 

Il ne faut pas toujours juger l’importance spécifique d’un homme par le grade qu’il occupe. Tel général, qui a eu ses épaulettes comme les poires mûrissent, donne souvent des ordres à de simples officiers qui ont leur valeur notée et qu’on mettra en lumière vienne le premier coup de canon. Les supérieurs de Remy d’Arx n’ignoraient point que le ministre avait l’œil sur lui et ils le traitaient en conséquence.

 

La ressource des envieux était de dire qu’il appartenait à une puissante famille de robe, et qu’il arriverait en dépit de tout par cette sorte de droit de succession qui, malheureusement, n’est pas sans influence sur les fortunes judiciaires en France.

 

Il y avait du reste une circonstance qui permettait aux prophètes de prédire à coup sûr en donnant une grande valeur aux titres que Remy d’Arx aurait pu faire valoir pour son avancement. Son père, procureur général près d’une des cours du midi, était mort violemment dans l’exercice de ses fonctions et en quelque sorte sur la brèche.

 

C’était une très dramatique histoire.

 

Mais de tout cela on peut dire que le jeune juge d’instruction s’inquiétait médiocrement.

 

Dans tout le tribunal de la Seine, il était peut-être l’homme que la question d’avancement personnel préoccupait le moins. Jamais il n’avait rien sollicité ; il remplissait ses fonctions avec zèle, parce que sa vocation de magistrat était très fortement développée, il allait droit son chemin, parce qu’il était l’honneur même ; mais loin de chercher les occasions de se pousser, il semblait fuir le monde officiel et employer les heures que ses fonctions laissaient libres à un travail opiniâtre dont nul ne connaissait bien la nature.

 

C’est encore là, dira-t-on, un moyen de parvenir. Tel ouvrage de doctrine ou de jurisprudence bien fait, bien appuyé et lancé à l’heure propice, est un outil excellent pour percer le trou par où les réputations sérieuses jaillissent parfois hors de terre comme des champignons.

 

Mais le travail de Remy d’Arx, quel qu’il fût, ressemblait un peu à celui de Pénélope ; il se continuait sans cesse et ne s’achevait jamais.

 

À propos de ce travail, le meilleur ami de Remy d’Arx, l’excellent colonel Bozzo-Corona, laissait volontiers deviner qu’il en savait un peu plus long que les autres. Quand on l’interrogeait à ce sujet, il souriait bonnement, caressait la boîte d’or émaillée sur laquelle l’empereur de Russie lui avait donné son portrait, et murmurait tout doucement :

 

– Il y avait longtemps que personne ne cherchait plus la pierre philosophale !

 

Mais il ajoutait tout de suite en prenant un air sérieux :

 

– Il ira loin, fiez-vous à moi ! et s’il la cherche, je ne connais au monde que lui pour être capable de la trouver.

 

Et, en vérité, ce beau Remy d’Arx, avec ses traits pâles, son regard inspiré, son grand front déjà dégarni de cheveux sous lequel semblaient lutter silencieusement la passion et la pensée, avait un peu la physionomie que notre imagination prête aux mystiques ouvriers du grand œuvre.

 

Malgré son apparente gravité, l’esprit d’aventure n’était pas mort en lui ; il avait eu une jeunesse très chaude ; on lui connaissait au moins un duel où il avait poussé la bravoure jusqu’à la folie ; il était doux comme une femme, mais tous les chevaliers sont ainsi, et sous les plis de sa toge peut-être y avait-il encore une épée.

 

Nous ajouterons qu’indépendamment des promesses de son avenir M. Remy d’Arx avait soixante mille livres de rentes.

 

Avant l’arrivée de Valentine, plus d’une parmi les belles dames qui fréquentaient l’hôtel d’Ornans avait tenté peut-être de nouer ses couleurs à l’épaule de ce magnifique berger ; plus d’une mère aussi l’avait montré à sa fille d’un doigt discret en prononçant ces paroles utiles qui ouvrent les yeux de la vierge sans maculer l’entière blancheur de sa robe ; aucun résultat n’avait été obtenu, Remy passait doux et indifférent dans ce monde où l’attiraient la marquise elle-même, ancienne amie de sa mère, le colonel Bozzo, pour qui il professait un respect filial, et cette charmante comtesse Corona, qu’il aimait comme une sœur.

 

Au premier moment, on put croire que la présence de Mlle de Villanove ne modifierait point la situation, du moins en ce qui concernait Remy d’Arx.

 

Aux yeux de ce petit monde dont il était le favori, son seul défaut était un tantinet de sauvagerie. On crut s’apercevoir qu’il devenait un peu plus sauvage, mais ce fut tout.

 

Le jour où l’une de ces demoiselles découvrit que Valentine, pour employer la locution si prudente et si expressive du bon monde, avait « remarqué » M. Remy d’Arx, la grande nouvelle fut naturellement publiée dans tous les petits coins, et il y eut bien des sourires moqueurs échangés en tapinois, car la froideur de Remy était chose notoire. On aurait pu même aller plus loin : ses visites à l’hôtel devenaient de plus en plus rares, et c’est à peine si, dans ces occasions, il adressait à Mlle de Villanove les paroles exigées par la simple politesse.

 

Mais si clairvoyantes que soient généralement ces demoiselles, quand il s’agit d’intrigues mignonnes et de petits romans à la douzaine, elles sont sujettes à se tromper aux manifestations inconnues de cette chose si rare : un grand, un puissant amour.

 

IV

Le colonel

 

Elles riaient auprès du piano, où l’on babillait sur n’importe quoi. Autour du foyer, la conversation languissait un peu parce qu’on attendait la table de whist. Çà et là, dans le reste du salon, les groupes ressassaient la chronique du jour.

 

Dans la serre, où l’on voyait paraître et disparaître de rares promeneurs, l’entretien de Remy d’Arx et de la comtesse Corona allait s’animant de plus en plus.

 

Le jeune juge d’instruction était très pâle et parlait avec une chaleur contenue ; la belle comtesse s’arrêtait parfois pour l’écouter, tantôt riant aux éclats, tantôt émue et comme stupéfaite.

 

Soit par hasard, soit à dessein, Valentine, dont les doigts blancs se jouaient avec distraction sur les touches du piano, s’était placée de manière à ne rien perdre de ce qui se passait derrière les châssis de la serre.

 

Ces demoiselles, de leur côté, ne perdait rien de ce qui se passait sur les traits charmants de Valentine.

 

On pouvait dire ce qu’on voulait, les paroles ne signifiaient rien, puisque l’intérêt de la comédie était ailleurs : Valentine ne relevait-elle pas malgré elle ses grands yeux qu’elle eût voulu tenir baissés ? une rougeur fugitive ne montait-elle pas tout à coup à sa joue ? et n’avait-on pas surpris le froncement de ses sourcils délicats ?

 

Marie de Tresme, un blond amour, conclut une discussion musicale en disant :

 

– C’est égal, moi, j’aime mieux Schubert. Le Roi des Aulnes, voyez-vous, c’est un délice.

 

Elle ajouta du bout des lèvres :

 

– Mais comme M. Remy d’Arx a de l’esprit ce soir avec la comtesse !

 

Valentine ferma le piano et tourna le dos à la serre.

 

On entendit la voix un peu cassée de Mme la marquise qui disait :

 

– Alors, nous avons encore une cause célèbre ce mois-ci ?

 

– Un succès colossal, repartit Mme de Tresme, la mère de cette blonde Marie ; on ne parle plus ni de Rachel, ni de Duprez, ni de Mario, ni de Grisi, tout est aux Habits Noirs !

 

Un gros homme, assis auprès de la marquise, ajouta :

 

– Nous nous en occupons aussi à Saumur.

 

– Et qu’est-ce que c’est donc que ces Habits Noirs ? demanda d’un ton indolent M. de Saint-Louis de l’autre côté de la cheminée.

 

Ce fut à ce moment que le valet annonça M. le baron de la Perrière, qui fit son entrée rondement et en homme suffisamment appris.

 

– Voici la vingtième fois pour le moins que j’entends faire cette question aujourd’hui, dit-il, après avoir salué la marquise ; les Parisiens en deviendront fous, et jamais, depuis la girafe, on ne vit une vogue pareille !

 

Il y eut des groupes qui se rapprochèrent et le gracieux conciliabule réuni auprès du piano se mit à écouter.

 

– J’ai peine à croire, reprit le gros homme, qui était un cousin de la marquise, habitant la province et s’occupant d’améliorations agricoles, j’ai peine à croire que ces Habits Noirs aient l’importance de la bande Châtelain et surtout des Escarpes dont la Gazette des Tribunaux nous a raconté les méfaits à Saumur.

 

– Vous avez l’air très fort, à Saumur, monsieur de Champion, dit M. de la Perrière, qui lui offrit la main en souriant, sur la Gazette des Tribunaux.

 

– La Bourse va bien, répondit le gros homme, mes bitumes ont monté de trois francs. C’est bon signe pour la paix de l’Europe.

 

Puis, prenant tout à coup cet accent oratoire, qui se gagne dans la pratique des comices agricoles, il ajouta :

 

– La Gazette des Tribunaux, monsieur le baron, répond à un besoin de notre époque. Je cherchais depuis longtemps pour ma fille un organe qui ne parlât ni politique, ni religion, ni morale, ni surtout littérature, car c’est la ruine des familles. La Gazette des Tribunaux remplit admirablement ces diverses conditions.

 

– Elle a évidemment été fondée pour le délassement des demoiselles, murmura M. de la Perrière en gardant son grand sérieux.

 

– Avant de m’abonner, continua le cousin de Saumur, j’ai fait prendre des renseignements par mon notaire, car j’avais été la victime de plusieurs publicistes qui avaient mis la clef sous la porte après avoir encaissé mon argent.

 

– On dit, interrompit encore M. de la Perrière, que les Habits Noirs avaient un journal officiel !

 

– La Gazette des Tribunaux, repartit très ingénument le gros homme, ne fait pas mention de cette circonstance. Les renseignements fournis furent excellents, j’eus la preuve que l’entreprise était dans une situation florissante, et depuis dix-huit mois nous recevons cette feuille véritablement intéressante dont Mlle de Champion nous lit les articles après le dîner.

 

– Ce doit être une jeune personne instruite, fit observer Mme de Tresme avec son bienveillant sourire.

 

Le cousin de Saumur la regarda d’un air un peu inquiet.

 

– Il est bien entendu, madame, ajouta-t-il en baissant la voix, que je marque au crayon, pour n’être point lus, les articles spécialement faits pour notre sexe, tels que les affaires d’infanticides et les attentats à la pudeur.

 

Le groupe du piano ne bougea pas plus que si l’on eût parlé latin. La marquise eut une quinte de toux et Mme de Tresme joua de l’éventail.

 

– Vous autres, Parisiens, s’écria M. de Champion pendant qu’un rire discret faisait à bas bruit le tour des salles, vous aimez mieux lire des romans, toujours inutiles quand ils ne sont pas dangereux, ou dévorer les attaques incendiaires que les plumes de l’opposition dirigent contre le gouvernement. Chacun son goût ! À Saumur, nous respectons les mœurs et nous savons apprécier les bienfaits de l’ordre public.

 

– Je suis entièrement de l’avis de M. de Champion, dit le fils méconnu de Louis XVI, à qui la marquise offrait une carte pour le whist. La province est le dernier espoir de notre civilisation malade.

 

La marquise revint au cousin de Saumur et lui dit tout bas en lui présentant le jeu de cartes :

 

– Il est la sagesse même et vous voyez qu’il partage les opinions de Saumur.

 

M. de la Perrière s’était rapproché du colonel Bozzo.

 

– Pas de whist ce soir, murmura-t-il rapidement, soyez tout entier à votre mécanique : il fait jour.

 

Les longues paupières du vieillard s’abaissèrent pour cacher l’étincelle qui s’allumait dans ses yeux.

 

– Monsieur l’abbé, dit-il de sa voix câline et douce, soyez assez charitable pour me débarrasser de cette carte. L’habitude est une seconde nature ; quand on m’offre une partie de whist, j’accepte toujours sans songer à ma vue, qui n’en veut plus. Prenez, c’est sans compliment, vous me rendrez service.

 

Il s’appuya sur le bras du baron et l’entraîna vers la serre.

 

Sur le passage, tout le monde causait de la bande des Habits Noirs.

 

Il n’y a pas à établir de catégories entre les diverses classes de la société parisienne, quand il s’agit d’une cause célèbre ; cela intéresse et passionne tout le monde au même degré. La conversation avait pris feu comme une traînée de poudre ; jolies filles, jeunes gens et personnages graves y allaient avec le même entrain.

 

Assurément le cousin de Saumur était beaucoup moins naïf qu’il n’en avait l’air quand il disait que la Gazette des Tribunaux répond à un besoin de notre époque : nous sommes fous de crimes, et l’on connaît l’histoire de cet éditeur qui disait à ses manœuvres littéraires. « Nous n’avons plus besoin de livres qui ait deux ou trois assassinats dans chaque chapitre. »

 

Il se trouvait que tout le monde avait une provision de ces renseignements qui se ramassent chez nous à poignées dans les journaux, dans les cafés, dans les salons ; chacun savait les noms de ces misérables, obscurs la veille et qu’entourait aujourd’hui une sorte de gloire populaire.

 

On dit que dans leur geôle fermée, le bruit de cette hideuse célébrité parvient toujours jusqu’à eux et que leur sauvage orgueil s’en exalte jusqu’au délire.

 

– Est-ce vrai ? demanda cette blonde Marie, prononçant le nom du chef de la bande, comme si elle eût parlé d’un vaillant soldat ou d’un poète à la mode, est-ce vrai que M. Mack Labussière est un joli homme ?

 

– Très joli, lui fut-il répondu ; il est danois d’origine et de la meilleure noblesse. Il se faisait habiller chez Haumann, il était habitué des coulisses de l’Opéra, et on prétend que deux de nos lionnes les plus à la mode se sont rencontrées à la porte de sa prison…

 

– Voyez ces curieuses ! dit Mme de Tresme essayant de moraliser l’anecdote.

 

– Et monsieur Mayliand ?

 

– Oh ! celui-là allait à la cour, tout uniment !

 

– Bien plus, il collaborait avec M. Scribe !

 

– J’ai sa marchande de gants ; il en usait une douzaine et demie par semaine.

 

– Mme Mayliand se mettait à ravir…

 

– Il y a donc une Mme Mayliand ?

 

– Oui, très liée avec la femme d’un député qu’on nomme.

 

– Et dame de charité.

 

– Hébert, celui qu’on appelle le comte de Castres, quand on l’a arrêté, était sur le point d’épouser quinze cent mille francs et des espérances.

 

– C’est M. Mayliand, demanda Marie, qui était connu sous le sobriquet de Cancan ?

 

Elle s’arrêta, confuse parce que Mme de Tresme la foudroyait du regard.

 

– Et qui le dansait ! s’écria un échappé de collège avec l’accent de l’enthousiasme ; je l’ai vu l’année dernière au bal Musard…

 

– Comment ! monsieur Ernest, vous allez au bal Musard !

 

Au milieu de ce feu croisé, Valentine restait silencieuse.

 

Écoutait-elle ?

 

Ses lèvres avaient un pâle sourire, et à la voir de loin, les yeux baissés à demi, la tête inclinée, vous eussiez dit une adorable statue. Elle tressaillit faiblement parce qu’une voix dit derrière elle :

 

– Quelqu’un qui en sait long sur tout cela, c’est M. Remy d’Arx.

 

Elle releva les yeux et vit fixés sur elle ceux de la marquise, qui la regardait affectueusement.

 

– Soyons au jeu, madame, dit à cette dernière M. de Saint-Louis, vous avez coupé mon sept de carreaux qui était roi.

 

La marquise s’excusa en souriant. Avant de quitter le salon le colonel lui avait parlé à l’oreille, et depuis lors, elle restait toute rêveuse.

 

– Fillette, dit-elle de loin à Valentine, quand tu voudras, tu arrangeras une contredanse.

 

– À Saumur, fit observer le cousin, on n’oserait danser devant un membre du clergé. Il n’y a plus d’atout, et mes trèfles sont maîtres. Est-ce joué, monsieur le chanoine ?

 

Il étendit ses trois cartes sur la table.

 

– À Paris, pour ce qui regarde la danse, répondit le vieux prêtre, nous faisons comme nous pouvons. Mais vous n’avez pas bien compté les atouts, cher monsieur, ajouta-t-il en coupant, et vous venez de perdre deux levées par votre faute.

 

Valentine et Marie, assises au piano, attaquaient déjà un quadrille à quatre mains.

 

– C’est vrai, pourtant, dit Mlle de Tresme pendant le prélude, M. d’Arx doit savoir bien des choses, car c’est lui qui avait commencé l’instruction. Mais c’est l’homme du mystère, on n’en peut jamais rien tirer.

 

Dans la serre, il n’y avait plus que deux couples ; le colonel Bozzo et M. le baron de la Perrière, auprès de la porte d’entrée, Remy d’Arx et la comtesse Corona tout à l’autre bout et cachés derrière un massif de yucca.

 

M. le baron avait quitté cette apparence de respect qu’il gardait naguère vis-à-vis du vieillard, et lui parlait avec une familiarité presque effrontée.

 

Le colonel, lui, ne changeait jamais ; c’était toujours la même placidité discrète et douce.

 

– Voilà ! dit le baron, toutes vos histoires s’arrangent toujours avec la main ; vous avez une chance de possédé, papa !

 

– Monsieur Lecoq, répondit le colonel, les histoires ne s’arrangent jamais d’elles-mêmes, on les arrange. Tes yeux ne sont pas mauvais, mais il te faudrait des lunettes que tu n’as point pour voir où et comment j’attache les fils de ma trame. Dans ma jeunesse, je te ressemblais, j’allais comme une corneille qui abat des noix, mais vers l’âge de quarante ans, un matin, au Castel-Vecchio de Naples, où j’étais prisonnier, il m’arriva de regarder travailler une araignée. Ce sont des bêtes fort intelligentes, et crois-moi, quand elles attrapent une mouche, il n’y a ni bonne ni mauvaise chance, c’est du talent et voilà tout.

 

– Alors, s’écria Lecoq avec impatience, vous voulez me faire croire que tout cela était arrangé de longueur ; le jeune homme d’Algérie, la jeune fille de la foire et le reste, pour pincer de seconde main les diamants de Carlotta Bernetti !

 

Le colonel eut un rire silencieux.

 

– Quand je ne serai plus là, murmura-t-il, vous me regretterez. Je me moque des diamants de la Carlotta comme d’une guigne ; s’il ne s’agissait que de faire une rafle d’argent, Mme la marquise d’Ornans est mûre, on pourrait la cueillir d’aujourd’hui à demain ; mais nous n’en sommes pas là, mon bijou ; dans la partie qui est engagée, nous jouons plus gros jeu que cela : c’est une question de vie ou de mort, non pas pour les autres, comme à l’ordinaire, mais pour nous-mêmes, cette fois. Me comprends-tu ?

 

– Pas encore, fit Lecoq.

 

La voix du vieillard s’était raffermie ; il parlait bas, mais net.

 

– Il y a un limier sur nos traces, dit-il, un fin limier. Ne cherche pas à deviner, celui-là n’est pas de ton monde et tu ne l’as jamais rencontré dans les corridors de la rue de Jérusalem, M. de la Perrière.

 

– Ah bah ! fit Lecoq avec un vaniteux sourire, je fréquente plus d’une sorte de monde, papa, et il ne faudrait pas croire non plus que vous êtes le seul pour voir plus loin que le bout de votre nez.

 

Le colonel le regarda par-dessous ses paupières demi-baissées.

 

– Tu as de la capacité, mon chéri, prononça-t-il tout bas, et d’un ton de caresse, beaucoup de capacité ; c’est toi que j’aime le mieux, tu le sais bien, et je te garde mon héritage. Voyons si tu as touché juste : où prends-tu le limier dont je parle ?

 

– Parbleu ! fit Lecoq, le voilà qui cause là-bas avec Fanchette.

 

Son doigt tendu montrait M. Remy d’Arx, au bras de qui la belle Francesca Corona s’appuyait maintenant, sérieuse et attentive.

 

– Tiens ! tiens ! murmura le vieillard du ton d’un maître que les progrès de son élève surprennent agréablement, j’ai toujours dit que tu étais un joli sujet, mon fils. Tu as mis dans le blanc du premier coup.

 

– Et si j’étais à votre place, interrompit Lecoq, ce bel oiseau-là ne m’inquiéterait guère, c’est moi qui vous le dis.

 

Les sourcils du colonel étaient froncés légèrement ; un sourire dédaigneux se jouait dans les rides de sa bouche.

 

– Je suis bien vieux, dit-il avec lenteur, c’est quand je ne serai plus là qu’on saura ce que je valais. Ce bel oiseau, comme tu l’appelles, est le plus terrible danger, le seul danger véritable, pour mieux dire, qui ait jamais menacé l’association depuis que je l’ai fondée. Il a du sang corse dans les veines et il a juré la vendetta contre nous. Voilà dix ans qu’il travaille en silence. C’est un chercheur, c’est presque un sorcier. Si le hasard n’avait placé sur sa route un homme plus fort que lui (et cet homme-là c’est moi), nous serions tous morts à l’heure qu’il est.

 

Lecoq ouvrit ses yeux tout grands.

 

– Vous ne plaisanteriez pas avec moi sur un sujet pareil, papa, grommela-t-il ; pourquoi n’avez-vous pas prévenu le conseil ?

 

– Le conseil est convoqué pour demain. Ne me demande pas d’autres comptes : je veillais et je suis le Maître.

 

– Mais, de par tous les diables ! s’écria Lecoq, il en sait donc bien long ?

 

– Il en sait plus long que toi, il en sait presque aussi long que moi, et si je n’avais pas été là, placé comme un obstacle au devant de ses yeux et trompant tous ses calculs par le respect qu’il me porte, il connaîtrait dès longtemps les hommes comme il connaît déjà les choses.

 

– Il suffirait donc d’un hasard ?… commença Lecoq, dont l’accent était inquiet.

 

– Il n’y a pas besoin de hasard interrompit le colonel, la logique même de son travail rigoureux et implacable doit le conduire à la vérité.

 

– Mais alors… dit Lecoq, qui regarda le vieillard en face.

 

Il n’acheva pas : son geste brutalement expressif traduisit sa pensée. Le colonel était assis et tournait ses pouces d’un air bénin.

 

– Voilà le hic ! murmura-t-il en soupirant, on ne peut pas empêcher ces diables d’auteurs dramatiques de faire leur état, mais ils ont quelquefois des idées bien dangereuses. Il y a dans La Tour de Nesle, à l’acte de la prison, une invention tout à fait agaçante pour les personnes qui, comme nous, ont quelquefois besoin de se défaire de quelqu’un. La précaution de Buridan est simple et à la portée de tout le monde, un enfant peut s’en servir : il a les mains liées, le fin matois, et le carcan autour du cou, on vient lui mettre le couteau sous la gorge, ça semble aller tout seul, pas du tout ! il avait prévu le cas et déposé en lieu sûr une arme qui partira si on le tue. Mon ami d’Arx ne s’est pas mis en frais d’imagination, il a fait tout uniment comme Buridan et si aujourd’hui pour demain, il était supprimé par notre industriel, la mine qu’il a creusée éclaterait et nous sauterions comme un bouchon de Champagne. Voilà !

 

Pendant le silence qui suivit cette déclaration faite d’un ton sec et péremptoire, on put entendre, à travers le grêle feuillage des plantes tropicales, la voix de la comtesse Corona qui disait :

 

– Mais c’est inimaginable ! je vous écoute comme on lirait un roman. Vous êtes plus extraordinaire qu’un collégien et plus timide qu’une jeune fille !

 

Remy d’Arx répondit :

 

– Je l’aime comme jamais femme ne fut aimée. Tant que je n’ai pas parlé, mon espoir me reste, et il me semble que si je perdais mon espoir, je mourrais.

 

Le colonel se frotta les mains tout doucement, pendant que sa tête battait la mesure du quadrille qu’on dansait dans le salon voisin.

 

– Le capitaine Buridan, reprit-il avec sa gaieté sénile et doucette, n’avait affaire qu’à Marguerite de Bourgogne, une femme de bien mauvaise conduite. Le bon colonel Bozzo n’était pas dans tout cela. Pour un habile prévôt d’armes, et j’étais un assez fin tireur dans le temps, il n’y a point de botte qui n’ait sa parade. Revenons à nos moutons, l’Amitié : tu as visité toi-même les deux chambres contiguës ?

 

– C’est comme si on les avait faites exprès. Je les connaissais d’avance.

 

– Qui as-tu chargé du travail d’art pour l’effraction ?

 

– Cocotte.

 

– J’ai vu de son ouvrage, il va bien… et pour exécuter, qui as-tu choisi ?

 

– Le marchef.

 

Le colonel eut un petit frisson de femme et dit entre ses dents :

 

– Une bête brute qui me fait peur, mais qui ne rate jamais la besogne !

 

– Et avec cela, demanda Lecoq, dont l’accent exprimait une curiosité mêlée de crainte, vous comptez arrêter votre homme ?

 

– Qui ? le Buridan ? s’écria gaillardement le colonel ; tant que je suis là, mon trésor, n’aie jamais peur ; je suis fort sur la loi comme Thalberg sur le piano. Nous mettons en branle, cette nuit, une petite mécanique à compartiments et à ressorts dont je t’expliquerai les détails une autre fois. Avec ce système mignon, je suis sûr de fourrer le Buridan dans ma poche.

 

– Je comprends à moitié, dit Lecoq ; si la jeune fille accepte…

 

– Il est perdu, mon fils.

 

– Mais si elle refuse ?

 

– Mon fils, il est perdu !

 

Lecoq lui jeta un regard où il y avait de l’envie et de l’admiration. Le colonel surprit ce coup d’œil et son antique visage s’épanouit en une expression de naïf contentement.

 

– Ce sera ma dernière affaire, dit-il, et je veux que ce soit mon chef-d’œuvre !

 

Il s’interrompit pour consulter sa montre et s’écria :

 

– Onze heures ! Cocotte doit avoir achevé son travail préparatoire, et le marchef attend déjà dans son bûcher ; il est temps que j’entame ma scène avec le Buridan. Rentrez au salon, monsieur de la Perrière, et, s’il vous plaît, dites à la marquise que le mariage de Mlle de Villanove… Non, dites-lui seulement que tout va comme sur des roulettes.

 

V

La demande en mariage

 

C’était un repos entre deux quadrilles, et quelques groupes rentraient dans la serre. Le colonel saisit au passage Marie de Tresme et une autre jeune fille pour s’appuyer paternellement sur leurs bras.

 

– La danse vous a-t-elle fait oublier les Habits Noirs, demanda-t-il, chers enfants ?

 

– Mais pas du tout ! répliqua la blonde Marie, et nous venions rôder autour de M. Remy d’Arx pour tâcher de surprendre quelque intéressant secret… car, ajouta-t-elle malicieusement, je suis bien sûre que, depuis le temps, ils causent Habits Noirs tous deux, lui et Mme la comtesse !

 

Le colonel lui caressa la joue et dit en élevant la voix :

 

– Remy, mon enfant, voici deux charmants démons qui accusent la petite Fanchette du crime d’accaparement.

 

La belle comtesse se retourna aussitôt, souriante, mais Remy rougit comme si on lui eût adressé un reproche sérieux.

 

– N’est-ce pas, s’écria Mlle de Tresme avec sa candeur effrontée, que vous causiez de Mack Labussière, de Mayliand et du comte de Castres ?

 

– Non, répondit Francesca Corona sans perdre son sourire ; il s’agissait entre nous de choses beaucoup plus intéressantes, et je vous demande bien pardon, mes chères belles, si je vous enlève mon bon père, mais nous avons à lui confier un grand secret.

 

– Allons ! dit Marie en quittant le bras du colonel, nous n’en saurons rien. Ah ! que je voudrais être de Saumur !

 

– Pourquoi cela ? fit bonnement le colonel.

 

– Parce que toutes les demoiselles de Saumur ont la Gazette des Tribunaux sur leur table de nuit.

 

Elle ajouta pendant que tout le monde riait :

 

– Ou bien je voudrais être comme Valentine, que la curiosité ne démange jamais, parce qu’elle a autre chose en tête.

 

Elle s’enfuit, décochant son regard entre les deux yeux de Remy d’Arx comme un trait de Parthe.

 

– Voyons ce grand secret, dit le colonel, qui semblait enchanté.

 

Il triomphait en lui-même pensant :

 

– Lecoq est le plus fort, mais il ne me va pas à la cheville. Il appelle cela jouer de bonheur ! moi, je dis que c’est bien joué, voilà la différence !

 

Remy avait pris les deux mains de la comtesse.

 

– Je vous en supplie, madame, murmura-t-il avec une fatigue découragée ; j’ai mis à nu pour vous, qui êtes ma meilleure amie, le fond même de mon cœur ; j’avais besoin de me confesser un peu, mais cet effort m’a brisé et je sens qu’il ne faudrait point aujourd’hui toucher davantage à ma blessure.

 

Dans le regard du colonel il y avait une petite pointe de sarcasme, émoussée par un attendrissement bien marqué.

 

– Voilà un grave magistrat, prononça-t-il entre haut et bas, voilà le plus savant et le plus clairvoyant de nos jeunes jurisconsultes. Je voudrais gager qu’il sera conseiller dans un an, et que, vers sa quarantième année, il s’éveillera un matin garde des Sceaux. Mais ! sangodémi ! quand il ne s’agit plus du Code civil ou des Pandectes, il perd la tête volontiers, et c’est bien l’amoureux le plus poltron que j’aie rencontré de ma vie !

 

– Bon père ! fit la comtesse avec reproche.

 

– Vous ne savez pas… commença Remy d’Arx.

 

– Je sais, interrompit le colonel, que je ne veux rien savoir. Je n’aime pas forcer la confiance de mes amis et toutes ces histoires-là ne sont plus guère de mon âge.

 

« Parlons d’autre chose, s’il vous plaît ; Remy, mon cher enfant, j’ai lu d’un bout à l’autre le remarquable travail que vous m’avez confié.

 

« Pour moi, qui connais le pays de Corse et qui ai pour ainsi dire été le témoin des faits présentés par vous, je suis très vivement frappé de votre discussion et de vos conclusions ; mais si je me mets au point de vue du ministre et même du public, faut-il l’avouer ? j’ai peur que l’ensemble des faits ne soit pas pris au sérieux à cause de je ne sais quelle couleur romanesque…

 

La comtesse fit un geste de franche impatience.

 

– Bon père, dit-elle, je te jure que le ministre et le public nous importent bien peu en ce moment.

 

– Laisse, mon enfant, répliqua le colonel presque sévèrement, tu vois bien que M. Remy d’Arx écoute.

 

Le jeune juge d’instruction écoutait, en effet ; il avait les yeux baissés et un rouge vif remplaçait la pâleur habituelle de sa joue.

 

– Je vous remercie, mon excellent et cher ami, répondit-il ; j’ai voulu avoir sur ce travail les conseils de votre expérience. Les faits sont d’une exactitude rigoureuse ; ils empruntent au procès qui va se juger devant la cour d’assises de la Seine un intérêt d’actualité. Je suis déterminé à soumettre mon mémoire à qui de droit ; ne fût-ce que pour empêcher la justice de s’égarer dans une fausse voie. Il n’y a pas un seul Habit-Noir dans la bande qui porte ce nom, et voulez-vous savoir ? la grande, la terrible association de malfaiteurs que je me suis donné la mission de poursuivre profitera certainement de ce quiproquo judiciaire.

 

– Si vous craignez cela, repartit vivement le colonel, pourquoi n’avez-vous pas retenu l’instruction qui vous avait été confiée ?

 

– J’ai eu tort, peut-être, dit Remy d’un air pensif, mais je ne trouvais rien là de ce que cherchais. C’est une bande peu nombreuse de coquins vulgaires qui ne connaît ni les statuts, ni le mot d’ordre des frères de la Merci. Je sens que je suis sur la piste, et que chaque pas me rapproche d’un but ardemment poursuivi, je n’ai pas voulu me détourner de ma route.

 

– Avez-vous quelque fait nouveau ? demanda plus tranquillement le colonel, depuis que vous m’avez remis votre mémoire ?

 

– J’ai reçu les lettres attendues de Sartènes, répondit le jeune juge d’instruction ; je ferai le voyage, et dussé-je m’introduire moi-même dans cette caverne…

 

Le colonel hocha la tête.

 

– De deux choses l’une, fit-il avec froideur, ou il y a là-bas un repaire de loups, ou il n’y en a pas ; s’il n’y en a pas, rien à faire ; s’il y en a, le plus mauvais moyen de prendre les loups est de se fourrer dans leur gueule.

 

– Je n’ai pas tout dit, ajouta Remy d’Arx ; demain, je dois recevoir la visite d’un révélateur.

 

– Au sujet des bandits de la Corse ?

 

– Au sujet des bandits de Paris.

 

Un observateur très attentif eût peut-être remarqué un certain mouvement de révolte parmi les mille rides qui se croisaient sur le visage du colonel, mais ce fut l’affaire d’une seconde et il répéta d’une voix parfaitement calme :

 

– Demain ! ah ! ah ! demain ! voici qui prend une tournure, Croyez-moi, cher enfant, ne négligez aucune précaution et soyez bien armé lors de cette entrevue. Pour ce qui regarde votre travail, je vous prie de me le laisser encore un jour ou deux ; j’ai déjà pris quelques notes qui pourront vous êtes utiles ; ma connaissance complète du pays donnera une certaine valeur à mon témoignage, surtout auprès de Son Excellence, qui était inspecteur des prisons sous le règne de Charles X et qui, lors de sa dernière tournée, voulut bien accepter ma modeste hospitalité au château de Bozzo. À mon âge, vous le savez, les souvenirs ne se présentent plus en foule. Ils reviennent un à un et je les écris à mesure.

 

Remy ouvrait la bouche pour rendre grâce de nouveau en acceptant volontiers le délai proposé lorsque la comtesse Corona, dont les ongles roses battaient la générale sur les vitres de la serre, se retourna et dit avec une véritable explosion de colère :

 

– Ah ça ! quel jeu jouons-nous ici ? M. d’Arx s’est-il moqué de moi quand il m’a parlé pendant deux heures… deux heures d’horloge ! de son martyre, de ses craintes, de ses espoirs, de son amour enfin qui s’exhalait en paroles embaumées, douces et pures comme un chant de rossignol ?

 

– Au nom du ciel !… balbutia le jeune magistrat.

 

– Il n’y a pas de ciel qui tienne ! ou plutôt le ciel est bleu comme votre flamme, et il faut que j’en aie le cœur net. Vous seriez capable de recommencer demain et je ne veux pas faire tous les jours pareille dépense de tendre pitié.

 

– Ne vous insurgez pas, bon père, ajouta-t-elle en tendant son front au baiser du colonel, vous avez dit le vrai mot : ce grand homme est poltron comme un lièvre. Il a saisi aux cheveux votre conversation d’Habits Noirs, de bandits, de cavernes, de mémoire à consulter, tout exprès pour m’empêcher d’entrer en matière, mais on ne nous donne pas le change ainsi, et je crois avoir mérité suffisamment un premier prix de patience. Je vous déclare donc, bon père, que notre bel ami ici présent, se meurt du mal d’amour, qu’il n’y a pas besoin des Habits Noirs pour l’exterminer, et que, si vous refusez de lui venir en aide, nous n’avons plus qu’à porter son deuil.

 

Remy d’Arx avait baissé la tête et gardait le silence ; il était facile de voir combien cette façon légère de parler lui était blessante et douloureuse.

 

– Voyons, voyons, dit le colonel, tu n’as pas l’habitude d’être cruelle ainsi, Fanchette.

 

– Je suis cruelle, repartit la comtesse, parce que je veux être cruelle ; il ne faut pas qu’un médecin ait l’âme trop sensible. Nous avons un malade qu’il faut guérir à tout prix ; tout ce que je peux faire, c’est d’abréger l’opération, en vous disant du premier coup que Remy aime éperdument Mlle de Villanove, et que, si vous ne la lui donnez pas, il compte bel et bien mourir de chagrin.

 

– Valentine ! murmura le vieillard, qui jouait l’étonnement au naturel ; comment ! il s’agit de Valentine et notre ami ne m’a rien dit ?

 

Remy d’Arx leva sur lui un regard de détresse, pendant que Francesca reprenait haleine.

 

– Il ne vous dira rien, continua-t-elle en saisissant les deux mains du jeune magistrat, qu’elle serra affectueusement entre les siennes ; il tremble de fièvre ; il fait pitié.

 

– Ah ! c’est un grand amour, mon père, continua-t-elle d’une voix changée ; j’aurais voulu que vous pussiez l’entendre tout à l’heure, la passion s’épandait hors de son âme comme un flot d’éloquence et de poésie. Il était si beau que je pleurais, si ridicule que je riais comme une folle !

 

Une larme roula sur sa joue tandis qu’elle poursuivait :

 

– Un homme fort ! le plus fort peut-être de ceux que j’ai rencontrés et admirés. Je viens de le voir timide plus qu’une jeune fille, irrésolu plus qu’un enfant et radotant parmi de sublimes élans le fade cantique de Céladon. Deux heures ! je vous le dis, deux heures ! Il me semblait que je ne l’avais jamais vu : il était beau comme un archange ; sa voix avait des vibrations de harpe. Quel poète ! et quel collégien monté en graine !… ami, bien cher ami, pardonnez-moi, je me venge d’avoir été trop puissamment émue.

 

Elle se tourna vers le colonel et acheva en contenant un profond soupir :

 

– Il y en a qui sont heureuses ! notre Valentine sera bien aimée.

 

Personne n’était là pour souligner le côté comique de la situation. Le colonel calculait son jeu froidement, tout en se donnant l’air de gagner l’émotion contagieuse qui soulevait le sein de Francesca ; Remy tournait vers eux et à la dérobée un regard timide et déjà reconnaissant. Le colonel rompit le premier le silence.

 

– Ah ! pauvre bichette, dit-il en atteignant son mouchoir pour essuyer ses yeux secs, tu n’as pas eu beaucoup de bonheur en ménage, c’est vrai. Si, aussi bien, je t’avais donné une perle comme ce cher Remy !… Mais voyons, voyons, nous n’avons pas le sens commun, mes trésors. Ce n’est pas en pleurnichant qu’on arrange les affaires ; Moi, d’abord, ce mariage-là m’enchanterait : Remy et Valentine ! les deux chers enfants gagneraient tous deux, du même coup, un gros lot à la loterie de l’avenir. Quel joli couple et quelle bonne maison aussi, car ils sont riches tous les deux ; je connais, à l’égard de Valentine, les intentions de Mme d’Ornans et d’une autre personne, qu’il est inutile de nommer… Parlons peu et parlons bien : notre bon Remy s’est-il déclaré vis-à-vis de la jeune personne ?

 

– Oh ! fit le jeune magistrat, jamais !

 

– Mais regardez-le donc ! s’écria la comtesse, et ne lui faites pas semblable question ! c’est à moi qu’il adresse ses déclarations : des paroles qui brûlent et qui attendriraient une tigresse.

 

– C’est que, fit le colonel, ce n’est pas la même chose. A-t-il au moins quelque donnée sur l’état du cœur de notre Valentine ?

 

– Si j’avais eu la moindre espérance… commença Remy d’un ton désolé.

 

– C’est la peine du talion, interrompit Francesca ; pauvre M. d’Arx ! vous avez tenu en votre vie tant de gens sur la sellette ; voilà qu’on vous fait subir à votre tour un interrogatoire.

 

– C’est moi qu’il faut interroger, père, se reprit-elle, je vais prêter serment, si on veut, pour dire qu’en mon âme et conscience, devant Dieu et devant les hommes, il ne serait pas impossible que la chère enfant eût tourné ses beaux yeux du côté de l’accusé.

 

– Par pitié, madame, ne raillez pas, supplia Remy, dont la détresse était au comble.

 

– Vous n’avez pas la parole, repartit gaiement Francesca. Père, je me suis aperçue plus d’une fois que vous aviez la vue admirablement perçante…

 

– Pour mon âge, rectifia le colonel, il est vrai que je me passe encore de lunettes.

 

– Interrogez vos souvenirs, n’avez-vous pas remarqué souvent que Valentine devenait toute rêveuse quand M. Remy d’Arx tient au salon le dé de la conversation ?

 

Le colonel eut son petit rire débonnaire.

 

– Pauvre Minette, dit-il, voilà où ma vue faiblit. Quoi que tu en dises, je n’ai plus les yeux qu’il faut pour voir ces choses-là, et je suis en vérité fort embarrassé, car je me trouve entre deux opinions contraires : tu vois tout en rose, le pauvre Remy voit tout en noir, il faut un tiers arbitre pour vous départager ; choisissons-le. Que diriez-vous de la marquise ou de Valentine elle-même ?

 

La comtesse se jeta à son cou et lui donna un retentissant baiser.

 

– Il n’y a rien au monde de si charmant que toi, père, bon père, s’écria-t-elle. Puisque tu es avec nous, la bataille est gagnée. À genoux, Remy, et remerciez votre sauveur !

 

– Folle que tu es ! dit le colonel ; tu est seule à te réjouir ; tu vois bien que Remy garde le silence.

 

Un instant ils restèrent muets tous les trois ; puis la comtesse reprit, essayant en vain de garder sa gaieté :

 

– Il n’y a pas dans l’univers entier deux hommes comme celui-là. Il aime tant que sa torture même lui est chère, et qu’il a peur de regretter le tourment de son incertitude.

 

– Tout cela est fort joli, déclara le colonel, et j’ai peut-être été ainsi il y a soixante-dix ans ; mais j’avoue que je ne m’en souviens plus. Je demande purement et simplement à M. d’Arx s’il lui convient que je porte la parole en sa faveur.

 

– Colonel, répliqua Remy d’Arx, qui se redressa et dont la voix se raffermit, je connais votre amitié dévouée, j’en suis profondément reconnaissant ; je sais du reste que je ne pourrais choisir un meilleur avocat que vous ; faites donc pour le mieux et recevez mes remerciements à l’avance. Vous m’accusez à bon droit de lâcheté ; j’aurais voulu, je le confesse, retarder ce moment où mon arrêt va être prononcé, l’arrêt de ma vie ou de ma mort. Quoi qu’il arrive, ne me trompez point, je vous prie, et que la réponse de Mlle de Villanove me soit transmise dans les termes mêmes où elle aura été prononcée. J’attendrai ici ; je désire être seul.

 

La comtesse ainsi congédiée prit le bras de son grand-père et l’entraîna vers le salon.

 

Elle tourna encore un regard vers Remy d’Arx, qui s’était assis derrière la touffe de yucca, la tête entre ses mains, et ce fut avec une ardente, une jalouse admiration qu’elle murmura :

 

– On peut donc être aimée ainsi !

 

Le colonel était de ces comédiens qui ne s’oublient jamais en scène et jouent jusque dans la coulisse.

 

– Que va dire la marquise ? murmura-t-il, comme s’il se fût parlé à lui-même.

 

– Oh ! père, s’écria Francesca, la marquise est préparée, la marquise va être enchantée ; dans toute cette affaire-là, il n’y a que toi de surpris.

 

– Et tu sais, ajouta-t-elle, c’est bien vrai, ce que je disais tout à l’heure : cette chère Valentine est suspendue aux lèvres de M. d’Arx dès qu’il cause. Quand il parlait l’autre soir de cette mystérieuse association, qui me fait peur parce qu’elle ressemble à des choses vagues dont je me souviens ou que j’ai rêvées au temps où nous habitions en Corse, elle dévorait ses moindres mots. Je ne suis pas la seule pour m’être aperçue de cela : ces demoiselles en chuchotent et en rient.

 

– Ah ! fit le colonel d’un air distrait, ces demoiselles ! voilà qui est grave. Quelle singulière chose que l’âge ! moi je n’ai rien vu du tout.

 

Le salon était rempli et le petit bal s’agitait gaiement.

 

Valentine, animée par la danse, resplendissait de beauté.

 

La marquise venait de gagner trois robs au whist ; elle céda ses cartes au cousin de Saumur parce que le colonel lui avait dit à l’oreille :

 

– Madame, je désirerais vous parler en particulier sur-le-champ.

 

Le colonel lui offrit son bras, et ils se dirigèrent vers le boudoir, dont la porte s’ouvrait vis-à-vis de la serre.

 

– Est-ce qu’il s’est déclaré ? demanda la marquise.

 

– Formellement.

 

– Alors, nous parlerons à la chère petite dès demain.

 

– Nous lui parlerons dès ce soir.

 

– Comment ! ce soir, s’écria Mme d’Ornans.

 

– Chère madame, répondit le colonel Bozzo, qui s’était assis dans son attitude favorite, les jambes croisées l’une sur l’autre, et qui tournait déjà ses pouces, vous n’avez pas idée de cette passion-là ; le feu est à la maison.

 

– En vérité ! fit la marquise en riant, le superbe Hippolyte a trouvé son Aricie ?

 

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Valentine en passant le seuil du boudoir. Francesca m’a enlevé mon cavalier au moment où nous allions entamer un cotillon ; elle m’a dit que j’étais attendue ici pour une communication importante.

 

Elle souligna ce mot et vint s’asseoir sur un tabouret, entre la marquise et le colonel.

 

Ceux-ci souriaient tous les deux. Ce fut la marquise qui prit la parole.

 

– Tu es une charmante enfant, dit-elle, on t’adore ; mais ceux qui t’aiment le mieux ne savent pas toujours sur quel pied danser avec toi. Le mieux est de te dire tout uniment qu’il s’agit de te marier.

 

– Bravo ! murmura le colonel, voilà de la diplomatie !

 

Valentine resta un peu interdite, puis elle dit :

 

– Déjà, belle maman ? Je pensais bien que cela viendrait un jour où l’autre, mais je croyais avoir encore du temps devant moi.

 

Puis elle ajouta avec une pétulance pleine de câlinerie :

 

– Est-ce que vous voulez me faire du chagrin à vous deux, voyons ! Je suis heureuse ici, ma chère tante est pour moi la meilleure des mères…

 

Elle prit une des mains de la marquise, qu’elle baisa, et demanda, certaine de sa réponse :

 

– Est-ce que vous ne voulez plus de moi, belle maman ?

 

Le colonel atteignit sa petite boîte d’or et en tapota le couvercle d’un air pensif.

 

– Voici cette bonne marquise qui a déjà la larme à l’œil, dit-il. Après le jeune chat, la jeune fille est l’animal le plus gracieux de la création. Alors, minette, tu ne veux pas te marier ?

 

– Moi, dit Valentine, je n’ai pas beaucoup réfléchi à cela. Quel est celui de vos petits gentilshommes qui m’a fait l’honneur de demander ma main ? car, en définitive, on peut accepter l’un et refuser l’autre.

 

– C’est trop juste, dit la marquise, dont les yeux mouillés riaient. Tu raisonnes comme un ange ! Il y en a donc au moins un parmi eux que tu accepterais sans répugnance ?

 

– Pour danser, répliqua Valentine, j’en connais trois ou quatre qui ne sont pas maladroits, mais pour épouser…

 

Elle s’arrêta et son regard, qui allait tout pétillant d’espièglerie du colonel à la marquise, se voila soudain.

 

– Il y en a un qui ne danse pas, commença-t-elle à voix basse. Celui-là…

 

Elle s’interrompit encore et resta toute rêveuse. La marquise se pencha et attira le front de la charmante enfant jusqu’à ses lèvres.

 

– Si c’était M. Remy d’Arx ? lui dit-elle dans un baiser.

 

Valentine éprouva comme un choc. Ses joues devinrent plus pâles que la bastide brodée de sa collerette.

 

Elle garda un instant le silence ; ses yeux baissés restaient cloués au sol.

 

– Eh bien ! fit le colonel, tu ne réponds pas, minette ?

 

La marquise, déjà triomphante, murmura :

 

– Comme nous avions bien deviné !

 

Le sein de Valentine bondit, malgré le visible et violent effort qu’elle faisait pour en contenir les battements ; elle releva sur la marquise ses yeux hardis où brillait un éclat sombre.

 

– Qu’est-ce que vous aviez deviné ma mère ? demanda-t-elle presque rudement.

 

La marquise se tut, étonnée et offensée. Le colonel ouvrit sa boîte d’or et grommela entre ses dents :

 

– Drôle de fillette ! drôle de fillette !

 

Valentine attendit un instant, puis, d’un ton sérieux et rassis :

 

– Il faut me pardonner, madame, dit-elle, je n’ai point voulu vous manquer de respect. Vous savez bien que je vous aime comme si vous étiez véritablement ma mère.

 

Pour la seconde fois, la marquise l’attira contre son cœur, pendant que le colonel humait quelques grains de tabac d’un air songeur.

 

– Ils s’aimeront trop, dit-il en ricanant ; dans ce petit ménage-là les baisers auront des dents et les caresses des griffes.

 

Valentine eut un froncement de sourcil qui se termina en sourire. Elle retrouva l’exquise douceur de sa voix pour dire tout bas :

 

– Bon ami, si vous pouviez voir le fond de mon âme, vous ne vous moqueriez pas de moi.

 

Puis elle ajouta plus bas encore :

 

– Est-ce bien vrai ? M. Remy d’Arx a-t-il réellement demandé ma main ?

 

– C’est bien vrai, chérie, répliqua la marquise ; as-tu pu croire qu’il fût possible de plaisanter sur un pareil sujet ? Veux-tu réfléchir, te consulter ? Veux-tu un jour, deux jours ?

 

– Non, dit Valentine, qui se leva toute droite, je n’ai pas à me consulter, je suis décidée.

 

Ces mots furent prononcés d’un tel accent que Mme d’Ornans regarda le colonel avec inquiétude. Celui-ci n’avait jamais été plus calme.

 

– Eh bien ! trésor, dit-il, si tu es décidée, donne-nous ta réponse, pour que nous puissions la transmettre à ce cher ami, qui attend.

 

– Ah ! fit Valentine, dont une inexplicable émotion étouffait la voix, M. Remy d’Arx attend ma réponse ?

 

Elle hésita, puis elle partit comme un trait, disant :

 

– Je vais la lui porter moi-même.

 

VI

Première entrevue

 

La marquise resta littéralement abasourdie et la voix lui manqua pour rappeler Mlle de Villanove, qui traversait déjà le salon en se dirigeant vers la serre où Remy d’Arx était seul.

 

– Mais courez donc ! s’écria la bonne dame, dès qu’elle se retrouva elle-même ; moi, je suis toute saisie ! cette enfant me rendra folle. Valentine ! Valentine ! Voyez, si elle m’entendra !

 

– Drôle de fillette, dit le colonel, qui ne bougea pas.

 

La marquise parvint à se mettre sur ses pieds ; elle chancelait et tremblait.

 

– J’admire votre tranquillité, dit-elle avec dépit, mais il m’est impossible de la partager.

 

– Marquise, répondit le colonel, moi, je n’ai jamais eu de nerfs ; si j’en avais eu autrefois, ils seraient fondus, depuis le temps.

 

– Mais c’est inconvenant ! s’écria Mme d’Ornans, au comble de l’agitation ; je ne suis pas collet monté, mais ceci passe les bornes… Une jeune fille de son âge !

 

– Ce sera une femme dans trois semaines, bonne amie.

 

– Que va-t-elle faire ?

 

– Je n’en sais rien.

 

– Il faut courir.

 

– Gardez-vous-en bien. Je ne demande pas mieux que de vous offrir mon bras, car vous voilà dans un état pitoyable, mais ce sera pour regagner votre table de whist. Je suis un peu médecin, vous savez, et je connais votre tempérament sur le bout du doigt. Je vous ordonne un rob et une tasse de thé au lait.

 

Tout en parlant, il s’était levé à son tour et présentait son bras galamment à la vieille dame, qui le regardait d’un air courroucé.

 

– Bonne amie, reprit-il, parlons un peu raison. Nous ne pouvons pas la refaire, n’est-ce pas ? elle est élégante, fine, spirituelle ; elle a, je l’espère, un excellent petit cœur ; elle portera, en un mot, fort dignement, c’est moi qui vous en réponds, le nom du mari que vous lui donnerez ; mais vous savez où nous l’avons prise !

 

« J’ai connu une charmante enfant qui avait eu la danse de Saint-Guy, vers l’âge où on l’a ; elle se guérit, mais elle ne fut jamais comme tout le monde.

 

« L’événement romanesque qui a tenu notre Valentine éloignée si longtemps du monde où elle devait vivre vaut deux ou trois douzaines de danses de Saint-Guy. Loin de nous plaindre, en définitive, nous devons remercier la Providence qui, au lieu d’une de ces filles grossières, peuplant les lieux où Valentine a passé sa jeunesse, nous a fait retrouver une ravissante créature, originale, c’est vrai, mais où est le grand mal ? volontaire, mais tant mieux ! elle sera la maîtresse dans son ménage ; bonne, enfin, pas plus ignorante qu’une autre demoiselle de son âge ; se tenant bien quand elle veut, éblouissante d’esprit quand elle daigne être en belle humeur, et honnête avec cela comme toute une congrégation de petites puritaines !

 

– Certes, certes, fit la marquise consolée par un mouvement d’orgueil, elle a bien gagné depuis qu’elle est avec moi, et, dans notre cercle, je ne vois aucune jeune personne qui puisse lui être comparée. Mais cette imagination d’aller chercher un tête-à-tête avec M. d’Arx, est d’une force !…

 

– Comme tout ce qu’elle fait, chère amie, ni plus ni moins. Elle va droit devant elle à la manière des sauvages, et c’est le plus court chemin si on en croit la géométrie.

 

« Ce qui vous semble une énormité ne sera pas même remarqué, pour peu que vous laissiez aller les choses.

 

« Vous demandiez tout à l’heure : « Que va-t-elle faire ? » et moi je vous répondais : « Je n’en sais rien » ; c’est l’exacte vérité, mais voulez-vous m’en croire ? Il n’y a rien de tel que ces petites luronnes pour conduire leur barque dans des passages difficiles.

 

« Ne vous inquiétez de rien et préparez la corbeille en attendant.

 

Ils avaient regagné le salon. Le colonel toucha du doigt l’épaule trapue du cousin de Saumur, qui avait dans son jeu six atouts, dont trois honneurs.

 

La marquise reprit la place qui lui appartenait légalement et gagna le trick, quoiqu’elle pût entrevoir, à travers les châssis de la serre, Remy et Valentine en grande conférence derrière le yucca.

 

Aussitôt que le colonel fut libre, M. le baron de la Perrière, qui semblait l’attendre, vint à sa rencontre.

 

– Eh bien ! fit-il après l’avoir respectueusement salué, tout va-t-il comme vous voulez, papa ?

 

– Tu sais, répondit le vieillard d’un air fat, je suis né coiffé, j’ai une chance de possédé et de la corde de pendu dans toutes mes poches. Nous allons encore gagner cette partie-là, haut la main, et ce sera ma dernière affaire.

 

– Dans cinquante ans, papa, répliqua Lecoq, nous parlerons de votre retraite. Ne me gardez pas rancune pour un mot ; les vrais maîtres de billard sont ceux qui jouent bien et qui réussissent pardessus le marché. Voilà qu’il se fait plus de minuit, avez-vous des ordres à me donner ?

 

– Après moi, l’Amitié, répondit le colonel en s’appuyant familièrement sur son épaule, tu es celui qui fait le plus de carambolages ; aussi tu me succéderas, je l’ai promis, je l’ai juré, je te le signerai quand tu voudras. J’ai oublié de te demander qui tu avais choisi pour soigner le flagrant délit au n° 6.

 

– Je me suis choisi moi-même, patron, répliqua Lecoq ; quand il s’agit de vous seconder, je ne m’en fie qu’à moi. Je vais de ce pas me mettre au lit, ici près, dans ma chambre, au troisième étage du n° 6, porte à porte avec M. Chopin, le professeur de musique, qui a une voix à réveiller tout le quartier. Comptez sur moi, au premier cri de M. Chopin toute la maison sera debout.

 

Le colonel lui prit la main et la serra.

 

– Mon bon chéri, lui dit-il avec émotion, tu ne sers pas un ingrat, et quand le moment sera venu, tu verras bien si ton vieux maître t’aimait d’une tendresse sincère.

 

Ils se séparèrent et Lecoq quitta l’hôtel d’Ornans en se disant :

 

– Si on ne connaissait pas le vieux vampire, il serait capable de vous faire voir des étoiles en plein midi !

 

Valentine était entrée dans la serre d’un pas vif et résolu, elle avait marché droit à Remy d’Arx ; mais il arrive souvent aux enfants de se monter la tête, de courir étourdiment à l’assaut d’une situation, sûrs qu’ils croient être d’eux-mêmes, puis de s’arrêter tout à coup, manquant de paroles ou de force.

 

Valentine était une enfant ; à la vue du jeune magistrat qui s’était levé à son approche et qui fixait sur elle son regard profondément troublé, elle s’arrêta interdite et confuse.

 

Il y avait de la fièvre dans les yeux de Remy ; on y lisait l’angoisse de sa longue attente, mais ce qu’ils exprimaient surtout, c’était un indicible étonnement.

 

Ce fut cet étonnement même qui glaça le téméraire courage de Valentine.

 

Les mots qu’elle comptait prononcer ne lui venaient plus, et ils restèrent un instant vis-à-vis l’un de l’autre, lui intrigué jusqu’à la détresse, elle cherchant en vain sa présence d’esprit qui la fuyait.

 

– J’aurais mieux fait de ne pas venir, dit-elle enfin ; vous allez me juger sévèrement, peut-être.

 

– Moi ! balbutia Remy, tandis que ses mains se joignaient malgré lui.

 

Il y avait un si profond amour dans ce geste et dans cette simple parole que Valentine eut le cœur serré.

 

Elle tendit la main à Remy en murmurant :

 

– J’avais tant de choses à vous dire !… je croyais que vous me méprisiez.

 

– Moi ! dit encore Remy d’une voix à peine intelligible.

 

– Vous ne m’adressiez jamais la parole, il me semblait que vous m’évitiez…

 

Remy fit un grand effort et répondit :

 

– Vous ne vous trompiez pas, mademoiselle ; j’ai combattu tant que j’ai pu, avec énergie, avec désespoir !

 

– Pourquoi ? demanda-t-elle doucement.

 

Un délicieux regard se glissait entre ses paupières demi-closes. Remy répondit encore :

 

– Parce que, dès le premier moment, j’ai deviné que le malheur de ma vie était là.

 

– Mais pourquoi ? répéta Valentine avec pétulance.

 

– Quelque chose me disait : Tu ne seras pas aimé.

 

– Et il n’y avait que cela ? murmura Valentine, qui eut presque un sourire. Parlez franc, n’y avait-il que cela ?

 

Comme la réponse du jeune homme se faisait attendre, elle ajouta impatiemment :

 

– Alors, vous ne m’aviez pas reconnue ?

 

Remy la considéra stupéfait.

 

– Je suis bien sûr de ne vous avoir jamais vue, dit-il, avant ce soir où Mme la marquise d’Ornans me présenta à vous.

 

– Avant ! répéta Mlle de Villanove d’un accent étrange.

 

Puis, après un silence, elle ajouta tout bas :

 

– Mais depuis ?

 

Remy interrogeait laborieusement ses souvenirs.

 

– Quand on ne devine pas du premier coup, reprit-elle, d’un ton libéré, il faut renoncer. Je vais vous aider, monsieur d’Arx, d’autant que ce sera une occasion de payer ma dette : une jeune fille seule, la nuit, dans un quartier désert…

 

– Sur le quai du Jardin des Plantes ! fit Remy, qui croyait rêver. Serait-il possible !

 

– Oui, sur le quai, le long du jardin. La jeune fille portait un voile que les étudiants en goguette voulaient lui arracher ; elle cherchait à rejoindre sa voiture qui l’attendait à quelques pas de là, mais les jeunes fous lui barraient le chemin. Un passant entendit ses cris par bonheur… et par un plus grand bonheur, le passant était de ceux qui peuvent être timides vis-à-vis d’une femme, mais qui deviennent des lions en face du danger. Il tomba sur les insulteurs comme la foudre, et c’est à peine si la jeune inconnue, reconduite à sa voiture avec respect, eut le temps de balbutier quelques mots de reconnaissance.

 

– Dois-je donc croire que c’était vous ? prononça tout bas Remy.

 

– Vous devez le croire, monsieur d’Arx, puisque du fond du cœur je vous remercie en vous donnant le droit de me demander pourquoi moi, Mlle de Villanove, j’ai eu besoin de votre secours, à cette heure et en ce lieu.

 

Remy porta la main qu’il tenait à ses lèvres.

 

– Je douterais de moi-même, dit-il avant de vous soupçonner. Rien ne vous forçait de faire allusion à un événement qui était si loin de ma pensée.

 

– Vous vous trompez, repartit Valentine, dont la voix devint grave ; à mes yeux, la recherche d’un homme tel que vous est un très grand honneur et un très grand bonheur. J’ai voulu vous apporter ma réponse moi-même pour vous dire non seulement quel prix j’attacherais à votre amitié, mais encore pour vous expliquer les raisons d’un refus nécessaire qui me laisse dans l’âme un véritable regret.

 

Une pâleur mortelle couvrit le visage de Remy, qui porta la main à sa poitrine et dit :

 

– J’avais le pressentiment de mon malheur !

 

Il se laissa tomber sur un siège et Valentine s’assit près de lui en ajoutant :

 

– Monsieur d’Arx, il m’est défendu d’être votre femme.

 

Ceci fut dit d’un tel accent que le jeune magistrat frémit en relevant sur elle des yeux épouvantés.

 

Mais le regard qu’elle lui rendit était limpide comme ceux des anges.

 

– Oh ! fit-elle sans orgueil et avec un bon sourire, ce n’est pas cela ; je suis une honnête fille et je puis bien répondre que je serai un honnête femme, mais à part ces deux points qui ne dépendent que de moi-même, tout ce qui me concerne est problème et incertitude. Allez ! ne me regrettez pas ; mon passé, que vous connaîtrez, je le veux, aurait de quoi effrayer un homme dans votre position et tuerait peut-être sa carrière, son avenir…

 

– Un mot, un seul mot ! interrompit Remy avec une ferveur passionné, avez-vous dans le cœur un autre amour ?

 

– Oui, répondit Valentine.

 

Elle ajouta étourdiment :

 

– Sans cela je crois bien que je vous aurais aimé.

 

Remy courba la tête ; elle le regarda d’un air triste, puis elle demanda :

 

– Voulez-vous que je sois votre sœur ?

 

– Au nom de Dieu ! fit le jeune magistrat d’une voix brisée, laissez-moi ! Ne voyez-vous pas comme je souffre !

 

– Si fait, répliqua-t-elle, et je ressens cruellement votre blessure, mais il n’est pas en notre pouvoir de nous séparer ainsi, monsieur d’Arx ; un lien que je ne saurais définir nous unit. Vous me connaîtrez demain, je vous l’ai dit : je le veux. Moi, je vous connais à votre insu ; je sais à quelle œuvre de mystérieuse vengeance vous avez dépensé votre jeunesse : vous poursuivez les assassins de votre père…

 

– Ah ! s’interrompit-elle, vous vous éveillez enfin : vous avez tressailli !

 

Leurs yeux se rencontrèrent encore une fois ; jamais Remy d’Arx ne l’avait admirée plus belle. Elle continua :

 

– Vous êtes un grand cœur, vous êtes une vaillante intelligence ; vous avez bien cherché, mais ils savent fuir comme les Indiens sauvages en cachant la trace de leurs pas. Qui sait ? Si pour vous je ne puis être l’amour, peut-être que je serais la vengeance.

 

Remy la contemplait ardemment.

 

– Les connaissez-vous donc ceux que je cherche ? demanda-t-il.

 

Elle répondit :

 

– J’en connais au moins un.

 

– Son nom ! s’écria le jeune magistrat.

 

Elle mit un doigt sur ses lèvres.

 

– Pas ici, prononça-t-elle en baissant la voix jusqu’au murmure, nous en avons déjà trop dit dans cette maison où les murailles écoutent. Il faut que je vous revoie demain ; voulez-vous m’accorder cette entrevue ?

 

– En quel lieu ? demanda Remy.

 

– Chez vous.

 

– Chez moi ! répéta le jeune magistrat.

 

– Nous serons seuls, reprit Mlle de Villanove d’un ton résolu. À dater de six heures du soir, vous défendez votre porte.

 

– Vous le voyez, monsieur Remy d’Arx, ajouta-t-elle en se levant, tandis que son beau sourire s’imprégnait de mélancolie ; je suis une étrange fille, et vous ne me regretterez pas longtemps. À demain soir ! je serais chez vous à six heures.

 

VII

Première dompteuse

 

Voici une histoire qui rappelle vaguement celle de la grande Catherine de Russie :

 

Jean-Paul Samayoux, premier dompteur de la reine de Portugal et inventeur de la poudre insectivore pour les messieurs, les dames et les animaux, se trouvait avec sa ménagerie dans la ville de Saint-Brieuc, chef-lieu du département des Côtes-du-Nord.

 

Il avait perdu depuis peu sa compagne, qui était femme à barbe, incombustible, nécromancienne et sauvage.

 

Saint-Brieuc est une ville grise et muette, entourée d’un océan de petits choux : ses habitants sont doux et frais comme le légume qui les fait vivre, mais ils dédaignent la bagatelle et ne vont jamais au spectacle.

 

C’était en vain que les animaux féroces de Jean-Paul Samayoux rugissaient dans leur baraque, établie sur la place du Marché ; c’était en vain que Jean-Paul lui-même énumérait dans son porte-voix les preuves d’admiration et d’amitié que lui avaient décernées les différents souverains de l’Europe ; les bancs graisseux de sa petite salle restaient vides, et au bout de trois jours il n’avait pas encore vendu un seul paquet de sa poudre insectivore.

 

Un malheur ne vient jamais seul. Comme il pliait tristement bagage pour aller à la recherche de rivages plus hospitaliers, l’essieu de sa voiture se rompit.

 

Il s’agissait de relever à la force des reins le fond de la carriole pour passer dessous un nouveau moyeu.

 

Jean-Paul Samayoux essaya, mais il était amolli par les chagrins du veuvage et la mauvaise fortune ; un soldat de bonne volonté ne fut pas plus heureux, un portefaix échoua de même.

 

Une jeune fille traversait la place portant sur sa tête les fleurs du pays : une corbeille de choux si haute et si large que cela ressemblait à une montagne qui marche.

 

La jeune fille s’arrêta pour voir le motif du rassemblement ; après avoir regardé d’un air de pitié le militaire, le portefaix et même Jean-Paul Samayoux, elle déposa son fardeau, passa entre les deux roues et d’un seul tour de reins releva les planches faussées de la carriole, qu’elle soutint tout le temps qu’il fallut pour remonter un autre essieu.

 

Samayoux aurait pu lui donner de l’or, en faible quantité, il est vrai, car sa caisse était basse ; il préféra lui offrir sa main et son cœur.

 

Sans cet événement, la jeune fille, qui avait nom Bastienne, aurait vécu et serait morte dans les choux.

 

Au lieu de cela, Jean-Paul, après l’avoir épousée devant Dieu et sur la grande route de Saint-Brieuc à Rennes, la baptisa Léocadie, lui conféra le casaquin pailleté de la défunte et la nomma première dompteuse des principales cours de l’Europe.

 

Ce fut un ménage modèle ; Léocadie, qui était une belle personne, malgré sa vigueur extraordinaire, ramena dans la maison roulante la bonne chance avec la gaieté.

 

Elle rendit ce brave Jean-Paul si heureux, qu’à la fête de Louis-Philippe, en 1832, il put remplir en foire le rôle de l’homme colosse et offrir au public le spectacle toujours attrayant de 150 kilogrammes de graisse bourrés dans une peau humaine. Quant à Léocadie, elle luttait à main plate avec son ours et portait son tigre comme un veau sur ses épaules.

 

Elle aimait à s’exercer aux heures de récréation, et Samayoux, pour sa santé, lui donnait volontiers la réplique.

 

C’étaient alors entre eux de joyeux tournois, où les coups, amicalement échangés, mais appliqués de main de maître, augmentaient l’estime mutuelle que se portaient les deux époux.

 

Un soir qu’ils folâtraient ainsi après souper, Samayoux eut l’idée de jouer un peu avec les boulets ramés de 64 qui servaient aux exercices de force.

 

On s’amusait comme des bienheureux et Léocadie, riant à gorge déployée, lança un dernier coup si bien dirigé que Jean-Paul tomba avec un gémissement de bœuf.

 

Ce fut la fin de la partie. Jean-Paul Samayoux ne se releva point.

 

Il était bel et bien assommé.

 

Léocadie, comme elle le dit elle-même à tous ses camarades de la foire, fut plus contrariée que lui, car elle ne l’avait pas fait exprès. Elle dépensa les yeux de la tête pour l’enterrement, et la justice ne se mêla pas même de l’aventure, tant il était avéré que ce pauvre Samayoux avait eu la tête écrasée pour rire.

 

Au bout d’un mois, Léocadie composa sur l’événement une complainte tragi-comique qu’elle chantait elle-même dans la baraque en s’accompagnant de la guitare, car elle avait tous les talents. Au bout de six semaines, elle disait avec une certaine amertume :

 

– Jeu de mains, jeu de vilains ; il aurait pu m’en faire autant. C’est bête !

 

Elle était déjà consolée et de la même manière que la grande Catherine, dont nous avons parlé, non sans raison. Douée d’une rare sensibilité, elle laissa errer son cœur au gré de ses inclinations naturelles et ne voulut point lier son sort à celui d’un autre époux.

 

– Il pourrait arriver un accident, disait-elle, et ça donne trop d’embarras.

 

Par suite de cette impériale détermination, elle eut tour à tour une foule de premiers ministres qui ne s’appelaient, il est vrai, ni Poniatowski, ni Orloff, ni Potemkin, mais qui, jouant à peu près le même rôle, arrivaient et passaient selon le caprice de son excellent cœur.

 

L’empire prospérait, cependant, et au mois de septembre 1838, nous retrouvons Mme veuve Samayoux installée avec sa ménagerie, toujours la première de l’Europe, dans les terrains voisins de la place Valhubert où l’on allait bâtir la gare du chemin de fer d’Orléans.

 

Son établissement, nouvellement réchampi, semblait un palais au milieu des baraques voisines, et portait, aux deux côtés de la galerie où se faisait la parade, deux énormes affiches qui déclaraient hardiment que les animaux du Jardin des Plantes n’étaient que du petit bétail à côté des bêtes féroces et curieuses de Mme veuve Samayoux, première dompteuse, première somnambule et première chanteuse des cours de Portugal et du Nord réunies.

 

Il était environ neuf heures du soir.

 

Quelques pauvres diables de saltimbanques essayaient de battre la caisse et de monter un boniment pour le public rebelle qui ne venait pas dans ce quartier perdu.

 

La baraque de Mme Samayoux, au contraire, fermait fièrement ses portes à l’abri d’un écriteau annonçant qu’il y aurait le lendemain, jeudi, grande représentation à l’usage des habitants de Paris, des voyageurs étrangers et de MM. les élèves des collèges.

 

L’intérieur de la baraque lui-même était solitaire et silencieux ; toute la troupe avait congé, à l’exception des gardiens de la ménagerie, qui dormaient au-devant des cages.

 

Une lumière brillait cependant à la croisée de la maison montée sur roues qui attenait à la baraque, et on aurait pu voir du dehors la forme véritablement athlétique de Léocadie passer et repasser derrière les carreaux.

 

L’endroit où elle se démenait ainsi était d’aspect assez original pour mériter une courte description.

 

Cela ressemblait assez, par le peu de hauteur du plafond et par l’exiguïté des proportions, aux cabines des grands bateaux qui naviguent en Seine et dans lesquelles il n’est pas rare de voir une nombreuse famille manger, dormir, faire son ménage en un lieu où le moins exigeant des ouvriers parisiens refuserait de coucher tout seul, par crainte d’asphyxie.

 

C’était un peu plus large pourtant et beaucoup plus caractéristique : il y avait là de la prétention au luxe et une sorte de vaniteux étalage que contrariait un désordre sans nom.

 

C’était un salon, car deux fauteuils en acajou flanquaient un petit canapé de bois peint, recouvert d’une magnifique housse de perse à ramages.

 

C’était aussi une cuisine, comme le témoignait un fourneau rivé à la cloison et sur lequel chantait une casserole munie de son couvercle.

 

C’était encore une chambre à coucher : on voyait l’alcôve avec son petit lit qui semblait incapable de contenir la maîtresse de céans, les robes plus ou moins fatiguées qui pendaient dans la ruelle et la table de nuit avec ses accessoires effrontément démasqués.

 

C’était enfin une salle à manger, puisque la table était dressée pour deux convives.

 

Et c’était, par-dessus le marché, un cabinet de toilette, comme l’affirmaient le pot à l’eau, la cuvette, les peignes, les brosses et d’autres ustensiles plus intimes encore.

 

Comme si tout cela n’eût point suffi pour encombrer un espace si exigu, un filet régnant au-dessous du plafond soutenait du linge, des paquets de guenilles pailletées, des légumes, des fruits, des bouteilles, des bottes, des chaussures de femme, une guitare et un vieux parapluie.

 

Léocadie Samayoux, vaste comme une tour, mais leste et alerte, semblait fort à son aise au milieu de ce tohu-bohu. C’était maintenant une femme de trente-cinq à quarante-deux ans, dont la figure trop virile gardait des restes de beauté.

 

Son teint éclatait de fraîcheur, quoiqu’il eût peut-être des nuances écarlates trop foncées, et ses petits yeux avenants riaient avec une franchise tout à fait communicative.

 

Quoiqu’elle fit en ce moment office de femme de chambre et de cuisinière, son costume n’était pas dépourvu d’une certaine élégance : elle avait un jupon de laine rouge retroussé abondamment qui craquait autour de ses hanches robustes ; une basquine de velours noir frangée de paillettes emprisonnait les surprenants trésors de son torse, et dans ses cheveux, qui étaient noirs et très beaux, un collier de perles fausses s’enroulait.

 

Deux personnages, qui tenaient à la vérité très peu de place, étaient avec elle dans la chambre et semblaient flairer avec gourmandise la fumée de la casserole. Tous deux avaient à peu près le même âge, une quarantaine d’années, et le même aspect d’indigence ; mais là s’arrêtait la similitude.

 

L’un d’eux, en effet, debout auprès de la porte, souriait d’un air avantageux en ramenant sur ses tempes deux mèches de cheveux jaunâtres, qu’on eût dit graissées à l’aide d’un bout de chandelle.

 

Il avait une redingote vert pomme veuve de ses boutons, un pantalon écossais percé aux deux genoux et des bottes sans talons dont les bouts se relevaient à la poulaine.

 

Sa main gauche, aux ongles longs et noirs, tenait un chapeau gris tirant sur le roux, dont les bords cassés tombaient en parapluie.

 

C’était avec une fierté naïve qu’il portait ces débris, de même que sa figure plate et laide exprimait une fatuité enfantine.

 

Il cambrait orgueilleusement ses jambes, qui étaient bien musclées, et le sourire qu’il adressait à Mme Samayoux n’aurait point été déplacé sur les lèvres de don Juan.

 

L’autre, au contraire, dissimulait ses jambes, vêtues d’un pauvre pantalon noir luisant, et montrait sa vigoureuse poitrine, qui ressortait sous un gilet à manches également noires.

 

Un tablier à bretelles comme celui que portent les infirmiers complétait son costume.

 

Celui-là était assis humblement sur une chaise de cuisine et avait déposé à terre auprès de lui une gibecière qui semblait contenir un objet assez volumineux.

 

– Je suis dans mon coup de feu, disait Léocadie qui allait de son fourneau à sa table ; j’attends quelqu’un dont je ne donnerais pas la visite pour la moitié de Paris. Chacun a ses idées, pas vrai ?

 

– Ça c’est certain, répliqua l’élégant au chapeau gris.

 

Et l’homme humble à tournure d’infirmier ajouta doucement :

 

– Comme de juste.

 

– En plus, reprit Léocadie, ça ne me paraît pas que nous pourrons faire affaire ensemble, parce que ma troupe est au complet pour le travail et pour la musique. Avec ça qu’on ne gagne pas des mille et des cents au jour d’aujourd’hui, mais j’ai le respect des artistes et je ne vous ai pas fermé la porte à cette fin qu’on ne puisse pas dire que la veuve Samayoux a renvoyé comme cela n’importe qui sans avoir vu ce que les personnes ont dans l’œil. Comment vous appelez-vous et quel emploi tenez-vous ?

 

– Parle le premier, Amédée, dit modestement l’homme à la gibecière.

 

Le dandy passa sa manche sur le feutre chauve de son chapeau gris et répondit :

 

– Mon nom est Similor, assez connu dans Paris, mon prénom Amédée, comme le vieux l’a spécifié. Je suis pour la danse des salons avec tous mes brevets en règle, pour la canne, le bâton et les caractères, poses plastiques, tableaux vivants, grosse caisse si on veut et jeune premier dans la comédie.

 

– J’ai de l’œil, j’attire les dames et je fais des avant-scènes. Léocadie avait lâché la queue de la casserole pour le regarder bouche béante.

 

– Drôle de tête, dit-elle avec son gros rire bienveillant et franc. Ah ! tu fais des avant-scènes, toi, l’enflé ? il n’y en a pas chez nous.

 

– Chez vous, repartit Similor avec une imperturbable confiance, j’amorcerais les petites bourgeoises en civil et les bonnes d’enfants sous l’habit militaire.

 

– Comme de juste, approuva l’homme modeste, qui tourna la tête pour se moucher discrètement dans le coin de son tablier.

 

Il y avait de l’admiration dans la gaieté de Mme Samayoux.

 

– J’en ai vu de bien cocasses en foire, murmura-t-elle, mais ceux-là sont de première qualité. À ton tour, pharmacien ; cause, ma poule.

 

– Vous croyez plaisanter, patronne, répliqua l’humble compagnon de Similor, eh bien ! vous avez mis dans le cinq cents : j’ai pratiqué avec succès la pharmacie dont je garde l’uniforme, n’ayant pas eu depuis le temps l’opportunité de changer ma garde-robe.

 

« Moins célèbre qu’Amédée, qui plaît par ses manières brillantes, je suis plus sérieux que lui et j’ai aussi ma réputation dans la capitale.

 

« C’est la chance qui manque.

 

« J’ai essayé de tout, depuis l’agence des affaires jusqu’au bureau de placement et le commerce des contremarques. Si vous aviez quelquefois besoin de celui qui reçoit les gifles à la porte et les coups de pieds en bas, j’accepterais la chose pour commencer : j’ai besoin de gagner pour moi et ma famille.

 

– Ah ! fit Mme Samayoux, qui était retournée à ses fourneaux, tu as de la famille ?

 

Échalot soupira et répondit :

 

– Pour laquelle, comme de juste, je me ferais saigner aux quatre membres dans l’intérêt de sa subsistance et de son avenir. Allez, je vous serais joliment utile dans votre ménagerie, avec mes études spéciales, si quelqu’une de vos bêtes tombait malade…

 

– La remplacerais-tu ?

 

– Tout de même, pour vous être agréable.

 

– Tu as l’air d’un bon garçon, toi dit Mme Samayoux, qui tira de sa poche une grosse montre d’argent, mais je n’ai besoin de personne, et voici l’heure de mon rendez-vous.

 

Échalot étendit la main pour reprendre sa gibecière, mais Similor lui dit d’un ton de commandement :

 

– Attaque la chose du lion marin, et vivement.

 

Échalot obéissant, murmura :

 

– S’il n’y a pas d’autre ouvrage, la patronne, je prendrais sans répugnance la peau du phoque et je descendrais dans le baquet, quoique votre dernier poisson n’a pas duré longtemps, à ce qu’on dit.

 

– Ça, ma vieille, répliqua Mme Samayoux, qui était désormais impatiente et prêtait l’oreille à tous les bruits du dehors, je n’en veux plus, rapport à la police, qui dit que c’est immoral de tenir un homme dans l’eau du matin au soir à manger de la limande crue. Le fait est que mon ancien lion marin est mort perclus à force de rhumes de cerveau. J’y ai donc renoncé au nom de l’humanité, quoique ce soit un spectacle agréable qui plaît aux deux sexes et qui rapporte un joli bénéfice à la direction.

 

Elle écarta sans façon Similor pour ouvrir la porte et regarder sur la place.

 

Similor s’approcha vivement d’Échalot.

 

– Enlève-moi ça, lui dit-il, c’est un emploi sédentaire et où on n’est pas foulé d’ouvrage. La grosse a envie d’un lion marin pour corser son affiche, ça se voit ; dis-lui que tu manges du poisson faisandé avec plaisir et que de rester assis dans l’eau toute la journée ça fait partie de ton tempérament… et demande quarante sous d’arrhes.

 

À ces dernières paroles, les yeux du pauvre Échalot brillèrent :

 

– Patronne, s’écria-t-il, je sollicite l’emploi nonobstant ses dangers !

 

– Le chérubin se fait diantrement attendre, grommela Mme Samayoux, qui rentrait, sa grosse montre à la main.

 

– Tout dépend de la nature, ajouta Échalot avec chaleur ; ma vocation c’est l’amphibie !

 

– Et même, renchérit Similor, ça lui est recommandé par son docteur !

 

Léocadie n’écoutait plus guère ; elle donna un coup d’œil distrait à son fourneau et se planta devant un quart de miroir suspendu à la cloison pour rétablir sa coiffure un peu affaissée par les soins du ménage.

 

En ce moment et sans que personne y prît garde, Similor détacha un petit coup de pied à la gibecière, il en sortit aussitôt un cri rauque, suivi de vagissements.

 

– Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria Léocadie.

 

Échalot tira de sa poche une bouteille dans le bouchon de laquelle était inséré un tuyau de plume.

 

– Pardon, excuse, dit-il en ouvrant précipitamment la gibecière, c’est la famille en question pour laquelle j’accepte la position de veau marin auprès de vous, dans votre administration.

 

– Un petit enfant ! fit la dompteuse déjà attendrie. Similor avait croisé les bras sur sa poitrine.

 

– On espérait qu’il serait sage, dit-il hypocritement, et qu’il ne nous obligerait pas à montrer toute l’horreur de nos infortunes privées.

 

Échalot tirait cependant du cabas une misérable petite créature maigre, laide et pâlotte, à qui il fourra le tuyau de plume dans la bouche.

 

– Ça lui remplace le sein de sa pauvre mère, dit-il les larmes aux yeux.

 

Il n’en fallait pas tant pour faire battre le cœur herculéen de Léocadie.

 

– Dire que je n’ai jamais pu avoir un oiseau mignon comme ça ! fit-elle sincèrement émue, ni avec Samayoux ni par la suite… Il n’a plus donc plus de mère ?

 

– Elle est au ciel ! répondit Échalot.

 

– Et c’est vous le père ?

 

– Dans l’ordre de la nature, non, c’est Amédée ici présent, mais j’en ai quelques-uns des droits pour l’avoir nourri de mon propre lait, toujours à mes frais, dans les circonstances de la plus extrême débine. Je ressentais une attache platonique pour la mère, mais jamais de jalousie envers Similor plus heureux que moi. Elle avait un bon état : elle allait rire avec les invalides sur l’esplanade ; un seul défaut : la boisson ; ça l’a tuée. J’espère que du haut des Champs-Élysées elle voit ce que je fais en faveur de son orphelin, resté seul sur la terre ici-bas.

 

– Ça a beau être vilain comme tout, dit Léocadie, qui regardait boire l’enfant ça intéresse… Ça, deviendra peut-être un gaillard !

 

Échalot embrassa le petit avec une tendresse de mère et dit en le berçant :

 

– Comme de juste, il a de qui tenir ! On le destine, Amédée et moi, à la carrière de théâtre, mais faut subvenir à sa frêle existence, et si vous vouliez m’accorder l’emploi fixe de votre poisson…

 

– Avec la bonté que vous auriez, interrompit Similor, de nous procurer une faible avance, non pas pour nous, mais pour la nourrice de l’innocent.

 

Mme Samayoux, qui s’était baissée, se redressa tout à coup sur ses fortes jambes, et du bond qu’elle fit, toute la baraque trembla. Elle s’élança impétueusement vers la porte.

 

– C’est l’Amour ! s’écria-t-elle radieuse, j’ai reconnu son pas après deux ans d’absence.

 

– Vous autres, ajouta-t-elle en courant vers le fourneau, si mon fricandeau a brûlé, que le diable vous emporte avec votre singe !… Non, le ragoût embaume… Allons ! vous êtes de braves garçons, et le mioche est gentil.

 

Elle fouilla dans la poche où était sa montre avec quantité d’autres objets, et en retira une pleine poignée de gros sous.

 

– Tenez, reprit-elle, je suis contente, il faut que tout le monde en ait sa part. L’artiste est comme ça, le cœur sur la main. Vous reviendrez me voir, on vous casera si on peut ; mais pour le moment, place nette ! Voilà le bijou, filez !

 

Joignant le geste à la parole, elle les poussa dehors si énergiquement que Similor dégringola un peu sur les reins l’escalier en planche de la galerie.

 

Au même instant montait un beau jeune homme qui portait l’uniforme des officiers du spahis.

 

Léocadie descendit à sa rencontre, le saisit par la taille et l’enleva dans ses bras jusqu’au milieu de la cabine en disant avec une tendresse folle :

 

– Maurice ! mon chéri de Maurice ! mon fils, mon Dieu mon tout ! ça fait mal d’avoir trop de joie. Je lève encore cent livres à bout de bras, sais-tu, eh bien ! mes jambes tremblent, mon cœur s’en va, et je pense bien qu’on est comme ça, quand on va s’évanouir sans connaissance.

 

VIII

Souper à la baraque

 

Nous avons déjà entendu ce nom de Maurice, à l’estaminet de L’Épi-Scié, cabinet de l’entresol, dans la bouche du bandit Piquepuce, rendant ses comptes à Toulonnais-l’Amitié.

 

C’était vraiment un beau soldat que ce Maurice, et son uniforme de spahis lui allait à ravir.

 

Il pouvait avoir vingt-cinq ans, sa figure riante et hardie portait les traces du soleil africain sans avoir perdu pour cela sa délicatesse native : son teint avait bruni jusqu’à prendre une nuance complètement bistrée, mais il n’avait point grossi, et ces tons de cuivre mat allaient bien à la virile finesse de ses traits.

 

Il avait le front haut sous ses cheveux blonds, coupés ras ; son nez aquilin taillé selon de vives et tranchantes arêtes relevait ses narines à la moindre émotion ; sa bouche était ferme, nette, singulièrement douce dans le sourire, mais sévère aussi à l’occasion, et en quelque sorte rembrunie par la courbe énergique de son menton.

 

Ses yeux noirs brillaient et brûlaient, protégés par des cils soyeux comme ceux d’une femme, et c’est à peine si le duvet de sa moustache naissante ombrageait suffisamment sa lèvre supérieure.

 

Il était grand, avec cela ; gracieux dans sa taille souple et bien prise, dont les moindres mouvements annonçaient une remarquable agilité.

 

– Je vous préviens, maman Léo, dit-il en rendant de bon cœur l’accolade de la dompteuse, que si vous me serrez comme cela, je reprends ma démission pour retourner en Afrique. Heureusement que les Arabes n’ont pas le poignet si bien attaché que vous, sans quoi je n’aurais pas le plaisir de vous revoir.

 

– Car tu les as frottés de près, n’est-ce pas, mon Maurice ? s’écria la bonne femme, dont la voix était douce comme un solo de clarinette ; j’ai lu tout ça sur les journaux. Et figure-toi, je ne te reconnaissais pas dans les premiers temps : tu nous avais caché ton nom, méchant que tu es !

 

– Dame ! fit Maurice, pour entrer dans la cage du tigre et gigoter sur le trapèze américain…

 

– Ah oui ! tu méprises bien l’état maintenant !

 

– Pas trop, puisque me voici chez vous, ma grosse maman.

 

– C’est vrai. Mais ajouta-t-elle en soupirant, ce n’est pas pour moi que tu est chez moi, et tu voudrais déjà que je te parle d’elle, sans cœur !

 

Le jeune officier l’embrassa encore en disant :

 

– Vous êtes bonne comme du bon pain. Oui, pourquoi vous le cacherais-je, puisque vous le savez si bien ? je viens vous parler d’elle, je ne songe qu’à elle ; je l’aimais bien autrefois, n’est-ce pas ?

 

– Tu ne l’aimais que trop, fit Léocadie, dont la poitrine se souleva en un vaste soupir.

 

– Je l’aime cent fois plus maintenant ; je l’aime mille fois plus, et je viens à vous sans crainte, car mon cœur me dit qu’elle ne m’a pas oubliée.

 

Mme Samayoux le regarda avec surprise.

 

– Ton cœur ! répéta-t-elle ; tu n’as donc pas reçu ma lettre ?

 

– Je n’ai rien reçu, répondit Maurice, je ne sais rien d’elle, sinon ce que je savais lorsque j’ai quitté votre maison pour m’engager soldat, parce que je me trouvais séparé d’elle, parce que, et comme j’en avais le pressentiment, au lieu d’appartenir à une pauvre famille, elle était l’enfant de parents nobles et riches qui l’avaient recherchée, qui l’avaient retrouvée et qui étaient venus la réclamer.

 

– Te voilà tout pâle, murmura Léocadie, rien qu’en pensant à elle. Comme tu l’aimes, Maurice ! Sans elle, dis, m’aurais-tu aimée un petit peu ?

 

– Maman Léo, répliqua gaiement le jeune officier, vous n’avez que ce défaut-là, mais il est gros. Vous savez bien que je vous aime comme un fils.

 

– Ne dis pas cela ! interrompit-elle en lui mettant la main sur la bouche, ça me vieillit, trésor !

 

– Comme un neveu…

 

– Avec ça que les neveux sont tendres ! Non, comme un petit frère chéri, c’est réglé. As-tu faim ? te souviens-tu de mes fricandeaux à l’oseille ? Moi, je n’ai pas oublié tes goûts, et dès que j’ai su que tu allais venir, je t’ai mijoté une rouelle qui serait digne des dieux de la fable ; avec ça une jolie salade, du raisin de Fontainebleau, du fromage de Brie et ce petit Mâcon vieux, tu sais ?

 

– J’aurai peut-être faim, maman Léo, dit Maurice, car ne j’ai pas bien vécu depuis quelques jours, mais auparavant j’ai besoin de savoir. Ne me faites pas languir, je ne vous en demande pas long, dites-moi ce qu’elle est, où elle est et si elle m’aime encore.

 

Léocadie prit sa casserole et en vida le contenu dans un plat.

 

– Nous allons donc pouvoir souper tout de suite, répondit-elle d’un air malin, car il ne me faudra pas beaucoup de temps pour répondre à tes questions.

 

« Ce qu’elle est, elle est grande demoiselle, nièce de duchesse ou marquise, je ne pourrais pas le dire au juste.

 

« Où elle est, je n’en sais rien, mais elle te l’apprendra elle-même.

 

« Si elle t’aime encore, oui, à la folie, car c’est de la folie dans la position où elle est que de quitter l’hôtel de sa tante, le soir, en fiacre, pour venir chez Mme veuve Samayoux, tout exprès pour causer du maréchal des logis Maurice Pagès.

 

– Elle a fait cela ! s’écria le jeune officier, qui se jeta à son cou.

 

– Oui, mon lieutenant, j’ai dit maréchal des logis parce que la dernière fois qu’elle est venue, ni elle ni moi nous ne savions que vous aviez l’épaulette. Peut-on servir ?

 

Maurice essuya la sueur de son front et dit en appuyant la main sur son cœur :

 

– Servez, maman Léo ; ceux qui prétendent que la joie coupe l’appétit sont des menteurs. À table ! je vais manger comme un de vos tigres !

 

En un clin d’œil le souper fut servi, et Léocadie, qui, une fois assise, tenait tout un côté de la table, commença prestement à découper.

 

– Voilà, fit-elle, c’est le morceau de gauche que tu préfères. Chaque fois que je m’en servais une tranche, je pensais à toi et je me disais : Il n’en a peut-être pas de si bien rissolé là-bas, au fond des déserts. Le trouves-tu bon ?

 

– Délicieux, repartit Maurice la bouche pleine.

 

– Eh bien ! pendant que tu manges, mon chéri, tu me laisseras bien parler un peu de ce qui est le cadet de tes soucis, c’est-à-dire de toi-même. Pourquoi as-tu donné ta démission, puisque tu n’avais pas reçu ma lettre qui te disait de revenir au galop ?

 

– Parce que je n’avais pas besoin de lettre pour avoir le diable au corps, maman ; je voulais la revoir à tout prix, je serais devenu enragé là-bas.

 

– C’est comme ça que j’ai toujours rêvé d’être idolâtrée ! soupira Mme Samayoux. Combien de temps as-tu été officier ?

 

– Trois jours. Je n’avais tant travaillé que pour avoir mon grade, et je ne désirais mon grade que pour gagner le droit de donner ma démission. Mes chefs m’en ont assez dit, et de sévères, mais j’aurais passé par-dessus le corps du maréchal pour revenir à Paris.

 

Léocadie lui versa un grand verre de vin.

 

– C’est étonnant, dit-elle, ça me fait plaisir et peine de t’entendre parler de même ! Et pourtant, je me raisonne, va ! Je suis un peu puissante pour toi, en plus de l’âge qu’il y a de trop, tandis qu’avec la Fleurette vous ferez une vraie paire de jolis cœurs. Mais comme c’est ça, hein ? Donner sa démission au bout de trois jours, après avoir gagné son grade en deux ans ! sais-tu que pareille chose ne s’est jamais vue ? Il n’y avait que Lamoricière pour être mis si souvent que toi dans les rapports et dans les journaux ! Quand on se marie de même c’est bien plus court que de passer par l’École de Saumur. Ça te va un peu crânement, dis donc, cette tape de soleil que tu as sur les joues ! Moi, d’abord, les officiers blonds qui se basanent à Alger, j’en croquerais !

 

– Une autre tranche, maman, interrompit Maurice.

 

– Ah Cupidon ! va, s’écria-t-elle avec un fougueux élan d’enthousiasme, c’est une déesse de l’Olympe qu’il faudrait pour être digne de toi ! et j’en ai composé assez de strophes en vers sur l’ivresse de la tendresse d’amour au point du jour que je ne pouvais pas m’en guérir le cœur en ta faveur. Je vas t’en chanter une petite, veux-tu ? Qu’est-ce que ça te fait, puisque tu manges ? On reparlera d’elle après, sois tranquille.

 

Elle se leva impétueusement et prit dans le filet qui servait de grenier la vieille guitare placée entre les pommes de terre et le parapluie. Pendant qu’elle en resserrait les cordes lâchées, Maurice dit sur un ton de la clémence :

 

– Chantez, maman, vous avez une fièrement jolie voix.

 

Ce fut comme un tonnerre langoureux qui éclata dans la petite cabine. Les yeux au ciel et le sein agité par un orage, Léocadie se mit à rugir, sur l’air fade d’une romance passée de mode, la poésie suivante, qui était due à sa propre inspiration :

 

Les lions et les tigres sont plus faciles à dompter

Que le jeune militaire dont mon âme en soupire ;

Il est séduisant par toutes ses qualités,

Mais ça lui est égal que je souffre le martyre.

 

– Bravo ! s’écria Maurice, c’est stylé !

 

– Tu ris, sans cœur ! répondit Léocadie ; n’empêche qu’il y a des gens qui s’y connaissent et qui m’ont dit qu’on aurait bien pu la faire imprimer chez les marchands de musique.

 

Elle reprit avec moins de vigueur, mais plus de sensibilité :

 

Ah ! puissent mes bêtes féroces un jour me dévorer

Plutôt que de continuer dans un pareil supplice !

On ne souffre pas longtemps à être mangé,

Et c’est pour toujours que mon bourreau est Maurice !

 

– Bravo ! bravo ! fit de nouveau le jeune officier, mais c’est assez pour une fois, maman : encore une tranche.

 

– Je voudrais être à la place du fricandeau, puisqu’il a su te plaire, murmura Léocadie en mettant la main au plat, mais je ne veux pas me rendre à charge par mes plaintes mélancoliques. Assez de guitare, quoiqu’il y ait encore dix-neuf couplets, tous aussi soignés les uns que les autres, Je te disais donc, bibi, que dans les premiers temps je ne te reconnaissais pas sur les journaux à cause que tu nous avais dissimulé le nom de ta famille, mais tous ceux qui s’appellent Maurice me tirent l’œil ; quand je lus dans le Journal du Commerce la première diablerie du spahi Maurice Pagès, ça m’émoustilla ; quelques semaines après, nouveau tour de force ; le caporal Maurice Pagès avait ramené à lui tout seul un demi-quarteron de Béni Zoug-Zoug ; après ça fut une équipée du brigadier Maurice Pagès ! et des gibelottes d’Arabes, et des mirotons de Kabyles ; tous fricassés par le même Maurice Pagès ! ça m’agaçait, à la fin, mazette ! je me disais : si seulement mon petit agneau de Maurice… Jusqu’au moment où je reçus ta première lettre signée Maurice Pagès, brigadier. Ah ! nom d’un chien ! j’ai nourri trois numéros à la loterie pendant quatorze ans, mais je n’aurais pas été si contente quand on m’aurait annoncé la sortie de mon terne !

 

Le jeune lieutenant lui tendit son verre vide en disant :

 

– Puisque vous êtes la crème des femmes, maman Léo !

 

– C’est bon ! La lettre ne parlait guère de moi, mais elle bavardait beaucoup d’elle, et je ne pouvais pas répondre à tes questions, puisqu’en ce temps-là je n’en savais pas plus long que toi.

 

– Et maintenant ?

 

– Maintenant, ça a changé. En es-tu au café ?

 

Maurice repoussa son assiette et mit ses coudes sur la table.

 

– Oui, maman, mais en double, s’il vous plaît. Ce que je veux, c’est mon vrai dessert.

 

Léocadie soupira bien un peu, mais elle allait se résignant, car elle dit en posant devant lui la demi-tasse de porcelaine épaisse et le petit verre :

 

– On va te le donner, ton dessert, et on n’en mourra qu’à sa dernière heure, sais-tu ? C’est le caillou que l’âme de ce garçon-là, pour tout ce qui me concerne personnellement.

 

– Et pourtant, continua-t-elle en laissant couler par-dessus les bords de la tasse un abondant bain de pied, il y en a d’autres qui ne me trouvent pas encore trop déchirée et je ne parle pas du premier venu, non ! Ça m’est permis de choisir, si je veux, entre un pompier gradé, un savant du Jardin des Plantes qu’est gardien des bêtes et un petit de l’entrepôt à lunettes vertes, dans les trois-six.

 

« Tout le monde ne méprise pas Mme Samayoux, monseigneur, faut que vous sachiez ça.

 

« Cherche voir un brin d’étoupe sous son corset et tous ses cheveux tiennent sur sa tête, ah mais ! et ses couleurs ne sont pas au fond du pot au rouge !

 

« Quant à ses moyens de ressource, vois-tu, la baraque est toute neuve, la renommée est vieille ; le grand tableau vient d’être repiqué, le tigre va comme un charme à la suite de ce qu’on lui a percé un cautère, et depuis ton départ le lion n’a perdu que trois dents.

 

« J’ai une autruche mâle qui fait l’admiration des amateurs, et mon ours blanc des mers polaires excite la jalousie du gouvernement.

 

« As-tu confiance dans les fonds publics, toi ? Moi, pas. J’aime mieux mon saint-frusquin dans ma paillasse. Mais, jour de Dieu ! quand je voudrai j’aurai des rentes. Je te dis tout cela, mon mignon, parce qu’il vaut mieux faire envie que pitié.

 

« On ne t’offrait pas des lambris dorés, c’est vrai ; on n’a pas des équipages tout reluisants, des diamants, des perles ni des cachemires, mais…

 

Elle s’interrompit brusquement et donna un maître coup de poing sur la table.

 

– Mais tu ne m’écoutes seulement pas ! reprit-elle, et je ne suis qu’une imbécile. C’est drôle, comme les choses du sentiment ça se cheville dans votre cœur ! N-i ni, c’est fini ; tu as humé ton café, fait ta risette, amour, on va te donner le sucre de la fin.

 

Elle lampa d’une seule gorgée son verre à vin à demi plein d’eau-de-vie et continua plus tranquillement :

 

– Voilà l’histoire : c’était trois ou quatre jours après ta première lettre ; j’étais toute seule dans ma chambre, quoiqu’il ne manque pas de gens pour me tenir compagnie : – Toc ! toc ! – Entrez ! Qu’est-ce qui entra ?

 

« Tu t’en doutes bien : une robe de taffetas noir, un chapeau de velours noir, un voile de dentelle noire, mais là, plein la main et si épais de broderie qu’on ne voyait pas la frimousse.

 

« – Qu’est-ce que c’est ?

 

« – C’est moi, répondit une petite voix douce qui me fit penser à toi tout de suite, car je lui gardais rancune à cette enfant-là, c’est sûr. Mais va-t’en voir si c’est possible de ne pas l’aimer !

 

« – Vous qui ? que je demandai pourtant.

 

« Elle se jeta à mon cou et m’embrassa comme pour du pain. – Ma bonne madame Samayoux ! – Fleurette ! – Où est-il ? que fait-il ? m’a-t-il oubliée ?…

 

Maurice, immobile, retenait son souffle.

 

– Juste les mêmes questions que toi, continua Mme Samayoux, et si tu savais comme tu as l’air innocent à écouter tout cela ! Un jocrisse, quoi !

 

– Allez ! maman, vengez-vous, dit Maurice, qui avait les yeux humides, mais parlez, je vous en conjure, parlez !

 

– Parlez, bonne Léocadie, parlez ! répéta Mme Samayoux en flûtant sa voix autant que cela était possible à la puissance de ses poumons : la minette disait cela aussi, car vous êtes aussi nigauds l’un que l’autre.

 

« Je parlais, parbleu ! je savais que j’allais lui faire deuil, et ça rend méchant la jalousie.

 

« Elle ne connaissait rien de rien, elle te croyait encore à la baraque. Au premier mot, la voilà partie à pleurer comme une Madeleine. Oh ! mais elle pleurait, elle sanglotait ! si bien que je la pris dans mes bras, ni plus ni moins qu’un petit enfant, et que je la calmai à force de baisers, en lui disant : Allons, allons, l’Alger n’est pas au bout du monde.

 

« – Et si on me le tuait ! s’écria-t-elle.

 

« – Dame, que je répondis, ne pouvant pas partager entièrement tous ces enfantillages-là, ça fait partie de son état pour le quart d’heure, mais jusqu’à présent ce n’est pas lui qu’on tue, c’est lui qui massacre les autres.

 

« – Il est donc bien brave, Maurice, mon pauvre Maurice !… et un tas de bêtises pareilles, quoi ! nous sommes toutes les mêmes, celles qui pèsent 50 kilos, comme ta donzelle, et celles qu’ont du poids comme moi, marquant 237 livres à la dernière de Saint-Cloud. Est-ce que tu fumerais quelque chose avec plaisir ?

 

– Mais ça ne peut pas être tout ! s’écria Maurice. Maman Léo, ma bonne Léo, ne me cachez rien, je vous en prie !

 

– Il n’y a pas égoïstes comme les hommes ! gronda la dompteuse. Tu bois du lait doux, toi, gourmand, et tu ne t’aperçois seulement pas que ça se change pour moi en vinaigre. Eh bien ! le reste, parbleu ! ça se devine assez, à savoir qu’elle est là-bas comme un bijou dans du coton, mais que les aises de l’opulence ne suffisent pas au bonheur. Faut que l’âme ait ce que son cœur désire. Et qu’elle n’y pouvait plus résister, et que, bravant tous les périls, elle avait quitté le domicile de sa duchesse ou baronne pour monter dans un sapin et venir à la découverte…

 

– Mais a-t-elle bien dit qu’elle m’aimait ? insista le jeune lieutenant.

 

– Jusqu’à la mort ! répondit noblement Mme Samayoux, et que ça ne se terminerait qu’à son dernier soupir !

 

– Quel ange vous faites, maman ! murmura Maurice. Mais, voyons, elle n’a pas été sans vous donner quelques renseignements sur elle-même ?

 

– J’ai assez demandé, bibi, ça me tenait de savoir les détails, car je n’avais plus entendu parler de rien depuis que le vieux monsieur était venu, tu te souviens, celui qu’on appelait le colonel et qui avait l’air d’une momie d’Egypte à ressorts. Je n’ai pas à me plaindre de lui, bien sûr ; en emmenant Fleurette, dont il avait tous les papiers dans sa poche, il me fit un mignon cadeau, mais ça, c’est de l’histoire ancienne. Je vas te dire en bref tout ce que la petite m’a dit, et tu seras aussi savant que moi : elle s’appelle maintenant Valentine de son petit nom…

 

– Valentine ! répéta Maurice, dont la voix était une caresse.

 

– Ça te plaît, c’est bon, Fanfan. Elle est heureuse ; si elle voulait, elle n’aurait qu’à choisir, pour le bon motif, parmi un tas de jeunes marquis, tous avec tilburys, chevaux de courses, maison à la ville et à la campagne. Sa duchesse est riche comme un puits, son colonel ne compte que par millions, et elle m’a parlé d’un prince, qui est son parrain ou approchant, destiné à remplacer Louis-Philippe en cas que les événements s’y montrent favorables. Ah ! pour bavarde, elle est bavarde, la petite, et agitée, ne tenant pas en place, et ayant toujours l’air de penser à je ne sais quoi ; tantôt les yeux allumés comme des lampions, tantôt l’air abattu, la mine fatiguée, qu’on dirait qu’il vient de lui arriver un grand malheur d’accident… Mais te voilà aussi tout défait, amour ! qu’est-ce qui te chiffonne ?

 

– Si elle est si riche que cela… murmura Maurice.

 

– Ah ! ah ! voilà le hic, pas vrai ? tout n’ira pas sur des roulettes.

 

Maurice resta un instant silencieux, puis il reprit :

 

– Vous m’aviez parlé d’une lettre ?

 

– Elle est en route pour Oran, répliqua Mme Samayoux, ta dernière résidence, et si ça peut te remettre du cœur au ventre, je vas te dire que la petite ne doute de rien ; c’est elle qui m’avait dicté la lettre où je te donnais avis qu’il fallait revenir tout de suite, au grand galop. Elle était encore plus détraquée qu’à l’ordinaire, ce jour-là, la petite ; jamais je ne l’avais vue si pâle, et j’aurais juré qu’elle avait peur.

 

– Peur de quoi ? demanda vivement Maurice.

 

– Elle ne m’a pas fait sa confession, bijou ; mais je ne suis pas plus bête qu’un autre, pas vrai ? J’ai vu une pièce au théâtre de l’Ambigu, dans les temps, pleine de dangers et de mystères. Il s’en passe de drôles, dans ce Paris. Après tout, nous ne sommes pas ici au greffe avec un propre à rien qui prend des notes pour vous faire du tort par la suite : ça m’a semblé qu’en t’écrivant de revenir, elle avait envie d’avoir quelqu’un pour la défendre.

 

Un monde de pensées se pressait dans la cervelle du jeune lieutenant ; la connaissance qu’il pouvait avoir de la vie parisienne ne s’étendait pas très loin, mais il avait du bon sens et il demanda :

 

– À quel genre de péril peut être exposée une jeune fille dans sa position ?

 

– Cherche ! répliqua Léocadie. Je ne pouvais pas lui arracher les paroles avec des tenailles, dis donc ! Tu en sauras plus long si elle se déboutonne avec toi, mais c’est déjà bien assez drôle l’histoire de ces gens qui sont venus la chercher ici. Est-ce que tu te souviens d’un flâneur qui rôdait autour de la baraque, voici deux ans à peu près, vers l’époque, justement, où la petite nous quitta : quelque chose comme un vieil étudiant ou clerc d’huissier sans ouvrage, qui avait un drôle de nom : Piquepuce ?

 

– Oui, répondit Maurice, je me le rappelle vaguement, mais que nous importe celui-là ?

 

– Ce n’est peut-être rien, fit la dompteuse, qui songeait, mais j’ai martel en tête, et jour de Dieu ! je ne voudrais pas qu’il t’arrivât malheur.

 

« Ce Piquepuce est revenu aujourd’hui ; je n’y ai pas vu de malice sur le moment, et j’ai trouvé tout simple qu’il m’invite à prendre le petit noir. On s’était connus, pas vrai, en société, et le particulier a la parole agréable. Des compliments par-ci, des politesses par-là. Mais ça me revient à présent parce que je te vois : c’est sûr qu’il était là pour me tirer les vers du nez.

 

« Il m’a parlé du temps, et c’était le bon temps, où Fleurette et toi vous ameniez à la baraque la meilleure compagnie de la capitale. Et qu’est-il devenu, le petit ? et qu’est-elle devenue, la petite ? et ci et là.

 

« Moi, je croyais que c’était pour causer, mais maintenant que j’y pense, l’idée me passe que j’ai trop causé. Quand je lui ai dit à la bonne franquette votre histoire à tous les deux, depuis tes victoires et conquêtes en Algérie, jusqu’aux escapades de la fillette qui court en fiacre pendant qu’on la croit dans son lit, ses yeux brillaient comme des chandelles.

 

– Je ne crois pas, repartit Maurice, qui ne partageait à aucun degré les inquiétudes de la veuve Samayoux, je ne crois pas que le nommé Piquepuce fréquente de très près le monde où vit maintenant notre Fleurette ; d’ailleurs, vous n’avez pu lui dire son vrai nom puisque vous ne le savez pas.

 

– C’est bon, grommela Léocadie, tant mieux si je me trompe, mais chacun a sa manière de voir ; j’aurais mieux fait de me couper la langue avant de lui dire que tu étais revenu, que la fillette raffole de toi et que je t’attendais ce soir.

 

De tout cela Maurice n’écouta qu’une seule phrase. Il se leva triomphant et s’écria :

 

– Elle raffole de moi ! voilà tout ce qui m’intéresse ! Il se fait tard, maman Léo, et je demeure au bout du monde. Avant que je vous dise au revoir, vous avez encore un renseignement à me donner, le plus important de tous : où pourrais-je la rencontrer ?

 

– Ici, répondit la dompteuse d’un air distrait.

 

– Quand ? Léocadie resta muette.

 

Elle se versa de l’eau-de-vie, mais elle repoussa son verre sans le boire.

 

– Quand elle viendra, parbleu ! répondit-elle enfin avec mauvaise humeur.

 

– Vient-elle souvent ? demanda Maurice qui souriait, car il attribuait cette petite colère à un accès de jalousie.

 

– Oui, oui, répliqua Mme Samayoux du même ton, elle est encore venue hier, disant qu’elle allait t’écrire elle-même puisque tu ne répondais pas.

 

– Et elle reviendra ?

 

– Demain.

 

– Alors, s’écria le jeune lieutenant joyeusement, c’est demain que je la reverrai.

 

Mme Samayoux répondit sèchement :

 

– Non, pas demain.

 

– Pourquoi ? fit Maurice toujours gaiement.

 

Mais il perdit son sourire au premier mot de la dompteuse qui dit avec brusquerie :

 

– Parce qu’elle ne serait pas prévenue. Moi, petit, je t’ai parlé franc, je t’ai dit qu’elle t’aimait, je le crois, j’en suis sûre, mais nous autres femmes, vois-tu, depuis le temps de la mère Eve…

 

Elle s’interrompit et ajouta :

 

– En un mot, comme en mille, la Fleurette vient demain, c’est vrai, mais elle ne vient pas pour toi.

 

IX

Valet de carreau, neuf de pique

 

Maurice devint si pâle que Léocadie s’élança pour le soutenir.

 

– Eh bien ! eh bien ! fit-elle, pas de mauvaise plaisanterie, garçon ! vas-tu avoir une attaque de nerfs ou une syncope d’évanouissement ? Si j’avais su que les soldats d’Afrique étaient des demoiselles, j’aurais acheté un flacon d’alcali. J’ai dit la vérité, mais il n’y a peut-être pas de quoi fouetter un chat dans tout cela ; il faut voir.

 

Elle aida Maurice à s’asseoir sur le petit divan.

 

– Si c’est un coup de boutoir, maman Léo, murmura-t-il d’une voix changée, vous avez frappé trop fort ; si, au contraire, votre accusation est sérieuse…

 

– Je n’ai accusé personne, d’abord, interrompit la veuve Samayoux.

 

– Ce rendez-vous dont vous avez parlé…

 

– Je n’ai pas parlé de rendez-vous. Ce n’est pas chez moi qu’elle donnerait des rendez-vous, et si elle en donne, je n’en sais rien, garçon. J’ai dit une seule chose et je ne m’en dédis pas : demain elle ne vient pas ici pour toi.

 

– De la manière dont vous l’aviez dit, maman, soupira Maurice prompt à se rassurer, j’avais compris qu’elle venait pour un autre que moi.

 

– Et tu avais bien compris, dit la veuve d’un accent ferme ; mais doux ; sois homme un petit peu. Fleurette vient ici demain pour un autre que toi.

 

– Mais alors ?

 

– Mais alors c’est tout. Il y a cela et pas autre chose : mademoiselle Valentine a des secrets pour moi tout en se servant de moi. En aura-t-elle pour toi, je n’en sais rien, c’est ton affaire. Tu me reproches d’avoir parlé ; peut-être que tu as raison, mais je suis femme, après tout, et je me connais. Ne te fâche pas si je me compare à celle que tu aimes ; les femmes comme moi ne sont pas les plus mauvaises des femmes : ça ne les gêne pas de se jeter à l’eau ou dans le feu quand il s’agit de prouver leur dévouement. Essaye et tu verras si je dis vrai.

 

« Mais c’est égal, petit, se reprit-elle en changeant de ton, justement parce que je me connais, je n’ai pas confiance dans les femmes.

 

Maurice la regardait d’un air épouvanté ; il demanda tout bas :

 

– Vous l’avez vu ?

 

– Qui ?

 

– L’autre.

 

– Jamais.

 

– Elle vous a parlé de lui ?

 

– Beaucoup.

 

– Ayez pitié de moi, je vous en prie, dites-moi tout…

 

– C’est ce que je fais, mais tu t’évanouis à la première bredouille.

 

– Est-il jeune ? demanda encore Maurice.

 

– Assez, répondit la dompteuse, et beau comme Apollon à ce qu’il paraît.

 

– Mais vous voulez donc me faire mourir !

 

– Le plus souvent ! au contraire. Vous êtes deux, je t’aime mieux qu’elle, si vous devez jouer ensemble à certain jeu que je sais bien, je veux te mettre en main les bonnes cartes, voilà tout.

 

Maurice inclina sa tête sur sa main dans une attitude d’accablement.

 

– Sois homme un petit peu, répéta la dompteuse ; dans ce monde-ci, on n’a rien sans combattre, et mademoiselle Valentine vaut bien une bataille, c’est mon avis.

 

– S’il ne s’agit que de le tuer… s’écria Maurice en se redressant.

 

– Je ne sais pas, répondit la dompteuse, faudra voir. Si elle a quelque chose pour lui, et je le crois, ce n’est certainement pas ce qu’elle a pour toi, j’en suis sûre. Mais je te l’ai dit : il y a là-dedans des mystères et des dangers, ça saute aux yeux. Je suppose bien que cet homme-là est dans les mystères, je crois deviner qu’il partage le danger. Elle cherche un défenseur, pourquoi n’étais-tu pas là ?

 

– J’y suis, fit le jeune lieutenant ; allez toujours.

 

– À la bonne heure ! tu te retrouves. On va pouvoir causer. Les hommes qui s’évanouissent, vois-tu, moi, ça me fait mal. Est-ce bien fini ?

 

– Oui, c’est bien fini.

 

– Alors, je commence : on ne vient pas comme cela, le soir, toute seule, derrière le Jardin des Plantes sans risquer d’avoir quelque aventure. Ce n’est plus la Chaussée-d’Antin, dis donc ; passé neuf heures, le quai, depuis l’hôtel-Dieu jusqu’ici, ne sert pas de rendez-vous aux gants jaunes, ah ! mais non ! J’aimerais mieux traverser la forêt de Bondy. Il y a donc qu’elle prenait ce chemin-là et qu’elle laissait son fiacre de l’autre côté de la place Valhubert, rapport au cocher qui ne devait point savoir où elle allait. Tu n’as pas trop à te plaindre, en définitive, puisque c’est pour toi qu’elle venait. Eh bien ! elle a eu son aventure, pas bien grosse à ce qu’il paraît, la moindre des choses : cinq ou six morveux qui voulaient l’affronter. Mais ça suffit pour poser un homme en jeune premier rôle.

 

Maurice ferma les poings.

 

– Attends qu’il soit là pour prendre la garde du boxeur français, bibi, dit la dompteuse en riant. Aurais-tu mieux aimé qu’on la laissât se débattre avec cette racaille ?

 

– Et c’est l’homme en question qui la défendit ? murmura Maurice.

 

– Crânement, oui, et qui mit en fuite les rôdeurs comme une volée d’étourneaux. Ça fait toujours bien dans une histoire.

 

– C’était un inconnu pour elle ?

 

– Mais non, voilà le curieux. Quand je la revis, deux ou trois jours après, elle me dit : « Mon secret n’est plus à moi ». Et après m’avoir raconté l’anecdote, elle ajouta : « Il est impossible que M. Remy d’Arx ne m’ait pas reconnue. »

 

– Remy d’Arx ! répéta Maurice ; je n’oublierai pas ce nom-là.

 

– Tu auras raison, Fanfan, répliqua Léocadie, quand ce ne serait que pour le remercier de sa politesse à l’occasion, car il ne dit pas un mot plus haut que l’autre à la petite. C’est comme cela qu’il faut s’y prendre, vois-tu : il la reconduisit jusqu’à sa voiture, lui fit un grand salut et s’en alla.

 

– Et elle l’a revu ?

 

– Puisque c’est un des habitués du salon de sa duchesse.

 

– Il n’a pas manqué de faire allusion à cette rencontre ?

 

– Tu reviens de chez les Arabes, toi ! Il n’a pas seulement soufflé mot. Fleurette me le disait encore hier : « Avant la bagarre, il ne me parlait pas beaucoup, mais depuis il ne me parle plus du tout. Il s’éloigne de moi avec un soin qui m’inquiète ; on dirait qu’il a peur de me faire rougir. »

 

– Et plus il fait semblant de l’éviter, plus elle s’occupe de lui, pensa tout haut le jeune lieutenant.

 

– Naturellement, c’est l’ordre et la marche de notre sexe.

 

– Mais si les choses sont ainsi, comment expliquer l’entrevue qu’ils doivent avoir demain ?

 

– T’ai-je dit que cette entrevue dût avoir lieu entre Fleurette et M. Remy d’Arx ?

 

– Ne me cachez rien, maman Léo, je vous en prie !

 

– Je ne te cache rien, Fanfan, mon pauvre amour, et j’en suis à regretter d’avoir eu la langue trop longue, car tu as la figure comme si tu sortais de l’hôpital ; mais je ne peux pas t’en apprendre plus long que je n’en sais moi-même.

 

« J’ai deviné bien ou mal, voilà tout.

 

« Une fois il est échappé à Fleurette de dire devant moi : « Pourquoi était-il en ce lieu à cette heure ? »

 

« Une autre fois, je crus comprendre que ce Remy d’Arx, qui est procureur du roi ou quelque chose comme cela, laissant de côté ses mouchards et ses gendarmes, faisait seul dans la forêt de Paris une de ces parties de chasse où l’on peut laisser sa peau. Tu me diras que M. Vidocq est pour ces battues-là et qu’il faut laisser à chacun son métier, mais le Remy d’Arx est piqué au jeu, et il paraît qu’avec son air sévère il est plus hardi qu’un zouave. Je ne sais pas le nom de l’homme qui doit venir demain et qui est déjà venu, il a mauvaise mine et travaille pour de l’argent : j’ai vu Fleurette lui donner un billet de banque ; ce dont il est question dans leurs entrevues, je l’ignore, ou m’éloigne, mais j’ai surpris un mot, un nom : Coyatier.

 

Ceci fut prononcé à voix basse et avec une sorte d’effroi.

 

La pensée du jeune lieutenant avait tourné ; sa jalousie restait en éveil, mais un vif sentiment de curiosité le prenait à son insu et soulageait d’autant sa blessure.

 

À mesure que le débit de la bonne femme, devenait, malgré elle, plus confidentiel, Maurice écoutait plus avidement.

 

Il avait attendu surtout avec une sorte d’anxiété le nom prononcé par le mystérieux visiteur à qui Fleurette donnait des billets de banque.

 

En écoutant ce nom, il éprouva un pur et simple désappointement.

 

– Ce nom de Coyatier ne me dit rien, fit-il avec indifférence.

 

– Ça va te faire un autre effet tout à l’heure, répondit la dompteuse, qui entrouvrit la porte et jeta un coup d’œil sur la galerie, comme si elle eût craint les oreilles indiscrètes.

 

– Ça n’est jamais bien sûr, ajouta-t-elle en repoussant le battant, de parler trop haut quand il s’agit de ces gens-là. Assieds-toi un petit peu ; il y en a pour cinq minutes. Quand je t’aurai dit pourquoi le nom de Coyatier se prononce tout bas, tu en sauras juste aussi long que moi sur tous ces rébus qui me font jeter ma langue aux chiens, et tu iras te coucher si tu veux.

 

Elle donna l’exemple en prenant place dans un fauteuil que son poids fit frémir.

 

– Voilà ! reprit-elle ; la foire est un drôle de monde qui ressemble un peu à ma ménagerie ; il y a de tout chez nous, excepté pourtant des pairs de France et des banquiers millionnaires. J’y connais des honnêtes gens, parole d’honneur, mais on y bavarde beaucoup des machines de la cour d’assises.

 

« Ça occupe, ça amuse, on dirait que c’est du sucre.

 

« Chaque fois qu’il y a une histoire de voleurs, tout le monde ouvre l’oreille, si bien qu’on raconte tout haut derrière les baraques des faits divers qui écarquilleraient les yeux de la police. Si le nom de Coyatier ne te dit rien, celui des Habits Noirs est-il dans le même cas, bijou ?

 

– Ils sont en prison, voulut interrompre Maurice, j’ai vu cela dans les journaux.

 

– Bon, bon, fit la veuve Samayoux, les journaux disent ce qu’ils peuvent, et la préfecture laisse dire ce qui lui est avantageux. Là-bas, au camp de la Loupe de la barrière d’Italie, il y a un chiffonnier qui ne boit que de l’eau, les jours où il n’avale pas ce qu’il faut d’eau-de-vie pour enivrer six hommes : c’est Coyatier. Attention ! il fait peur à voir avec sa tête hérissée comme une hure de sanglier ; il ne parle à personne, jamais, et tout le monde l’évite, même ceux qui ont quelque chose sur la conscience.

 

« Moi, je ne l’ai vu qu’une fois, c’est un rude homme.

 

« Il y avait, ce jour-là, un gamin qui pleurait parce qu’il avait cassé la bouteille dans laquelle il rapportait le vin de ses parents ; les passants l’appelaient imbécile pour le consoler ; Coyatier lui mit une pièce blanche dans la main et voulut le caresser, mais l’enfant se sauva avec les vingt sous.

 

« Comprends-tu ça ?

 

« Voici un an, au brun de nuit, une pauvre minette se noyait sous le pont, ici près ; c’était une fille trompée et abandonnée qui s’en allait parce qu’elle n’avait plus de quoi nourrir son petit enfant. Coyatier la retira de l’eau et l’emmena chez lui, où il la soigna pendant un mois sans rien dire à personne, excepté au médecin dont il payait les visites.

 

« Tu penses bien que la minette et l’enfant l’aimaient comme on adore le bon Dieu.

 

– C’est tout simple, pas vrai ?

 

– Mais la minette se rétablit, elle alla un jour s’asseoir sur un banc au bout du boulevard de l’Hôpital ; là, les gens lui parlèrent de l’homme à qui elle devait tout. Elle rentra, prit ses nippes et se sauva sans attendre Coyatier pour lui dire merci ni au revoir.

 

« Qu’en penses-tu ?

 

« Je ne veux pas te faire languir, Fanfan, cet homme-là n’a pas la lèpre, mais il est tout comme : il gagne l’argent qu’il dépense avec son couteau.

 

– Et cela se dit tout haut ! s’écria Maurice stupéfait.

 

– Non, répliqua Léocadie, cela se dit tout bas. Dans ce pays-ci on connaît les argousins comme on connaît ceux qu’ils cherchent. Rien ne sort, primo d’abord parce qu’on déteste la police, et secondement parce que chacun sait bien ce qu’il en coûterait pour causer. Il y en a qui passaient pour trop bavards et qu’on ne voit plus. À bon entendeur, salut ; les autres savent qu’on en meurt, dame ! et ils se taisent.

 

Elle se leva la première et tendit la main à Maurice comme pour lui donner congé.

 

– Où demeures-tu ? demanda-t-elle en arrivant au seuil.

 

– Rue de l’Oratoire, Champs-Elysées, n° 6, répondit Maurice.

 

– Est-ce à l’hôtel ?

 

– Non, l’Afrique n’est pas la Californie ; mes fonds sont très bas et j’étais assez embarrassé en arrivant…

 

– Bête que je suis ! s’écria Léocadie avec une cordiale effusion, je n’avais pas songé à cela ! tu m’as fait pourtant gagner assez d’argent autrefois, en veux-tu ?

 

– Merci, répliqua le jeune lieutenant, j’ai assez pour attendre jusqu’à demain, et peut-être que demain je reprendrai ma feuille de route pour Marseille. Je voulais dire que je suis forcé d’économiser parce qu’il me faut un costume civil, n’ayant plus le droit de porter l’uniforme de lieutenant.

 

– Et si tu t’en retournais là-bas, que serais-tu ?

 

– Soldat. Le bonheur a voulu que j’aie rencontré une ancienne connaissance. Vous devez vous souvenir de ce gai vivant qui venait autrefois à la baraque, et qu’on appelait le commis voyageur ?

 

– M. Lecoq ! s’écria la dompteuse, quel joyeux luron !

 

– Il m’a procuré une petite chambre garnie pas chère, dans une maison qui n’est pas belle, mais qui a l’air bien tranquille.

 

– Tout est donc pour le mieux, amour, dit Mme Samayoux. La nuit porte conseil, réfléchis, et pas de coup de tête.

 

Maurice fit un pas pour sortir, mais elle n’avait point lâché sa main, elle le retint d’autorité.

 

– Mon lieutenant, dit-elle, tu as refusé l’argent de maman Léo. Tu lui en veux, tu te figures qu’elle a essayé de te mettre dans l’esprit de mauvaises idées. Elle n’est pas capable de ça, mon fils, elle a voulu tout uniment couler un peu de plomb dans ta cervelle de linotte. L’appétit vient en mangeant, c’est certain ; elle t’en a dit peut-être un peu plus long qu’elle ne l’avait résolu, mais elle ne t’en a pas trop dit. Résumé du président : la jeune fille t’aime ; mais il y a un valet de carreau, et le neuf de pique sur enjeu. Conclusion générale : veille au grain et tiens bien tes cartes, ou tu seras obligé, comme tu l’as dit sans y croire, de reprendre, soit demain, soit plus tard, ta feuille de route pour Marseille. Embrasse-moi et dis merci !

 

Elle lui secoua la main avec une vigueur toute virile et l’attira presque de force dans ses bras.

 

– Merci, maman, dit Maurice, qui essaya de sourire.

 

La dompteuse murmura dans un baiser véritablement maternel :

 

– Que comptes-tu faire ?

 

Au lieu de répondre, le jeune officier demanda :

 

– À quelle heure cet inconnu et Valentine doivent-ils se rencontrer chez vous ?

 

– À quatre heures de l’après-midi.

 

– C’est bien, répliqua Maurice, je vais réfléchir comme vous me le conseillez. Je ne sais pas encore si je verrai Fleurette, si je lui parlerai, mais je sais que, le cas échéant, elle n’aura pas besoin d’un défenseur de hasard : je serai là pour veiller sur elle.

 

X

Biographie de Maurice

 

Ce beau Maurice n’était point précisément un prince déguisé, bien que sa naissance et son éducation ne l’eussent pas destiné à la carrière artistique suivie avec tant d’éclat chez Mme veuve Samayoux.

 

Il avait pour père un honnête bourgeois, ancien notaire à Angoulême, qui s’était retiré avec une certaine aisance, mais qui restait chargé de famille.

 

Maurice ne comptait pas moins de cinq frères dont il était l’aîné ; entre chaque frère, une petite sœur s’était glissée : cela faisait dix enfants.

 

Dieu bénit les nombreuses familles : la preuve, c’est qu’il avait octroyé au père Pagès une remarquable faculté de prévoyance et un talent réel pour calculer les chances de l’avenir.

 

Le père Pagès, dès le bas âge de ses garçons, avait établi, à son point de vue, dans la ville d’Angoulême, une statistique professionnelle, avec l’âge des titulaires et des notes raisonnées sur leur santé.

 

On eût dit qu’il avait assuré chacun d’eux sur la vie ou qu’il était leur héritier en cas de mort.

 

Cette dernière hypothèse se rapprochait un peu de la vérité : non point que le père Pagès eût des prétentions sur leur patrimoine, mais bien parce que son regard d’aigle lorgnait toutes les clientèles et en faisait, un jour venant, le pain quotidien de ses garçons.

 

Il se trouva que des trois médecins les plus demandés par la ville, l’un avait une mauvaise toux, l’autre des couleurs trop accentuées, et que le troisième enfin était affligé d’une fistule.

 

Le père Pagès était incapable de souhaiter la mort de quelqu’un, mais confiant dans la Providence, il envoya son fils à l’École de Médecine de Paris en se disant :

 

– Voici l’affaire de ce gaillard-là réglée, et ce serait bien le diable s’il ne dotait pas une de ses sœurs.

 

Et il recommença ses calculs pour régler l’affaire de son second garçon, l’aîné étant désormais solidement établi.

 

Maurice avait un peu plus de vingt ans quand il arriva dans le quartier des écoles.

 

Il aimait les chevaux, le bruit, la chasse, les plaisirs ; il était passé maître à tous les exercices du corps et n’avait jamais gagné que des prix de gymnastique au collège.

 

Du reste, c’était un beau petit homme, bon garçon jusqu’à la faiblesse, un peu plus étourdi que ceux de son âge et innocent comme une demoiselle.

 

Le père Pagès lui avait dit lors de son départ :

 

– J’ai deviné ton goût pour les études médicales ; c’est la première de toutes les professions quand elle est honorablement remplie. Va, mon ami, je ne suis pas homme à contrarier ta vocation, travaille beaucoup, dépense peu, et souviens-toi que ta fortune est entre tes mains.

 

Maurice ne prit point la peine de contrôler cette vocation, qui jusqu’alors ne l’avait pas considérablement démangé.

 

L’idée de voir Paris, de vivre à Paris, enchante et entraîne tous les enfants.

 

Dans ces études inconnues qu’il n’avait point souhaitées, mais qu’il ne craignait pas non plus, Maurice ne vit pas autre chose que la vie de Paris, dont les plus ignorants ont savouré l’avant-goût au fond de leur province.

 

Il paya ses premières inscriptions, suivit les cours avec une assiduité modérée, fit des amis et apprit tout naturellement une foule de choses qui n’étaient pas indispensables pour recueillir la succession des trois docteurs d’Angoulême.

 

Au bout de six mois, il écrivit au père Pagès que son ambition la plus chère était d’être officier de hussards.

 

Le père Pagès lui répondit poste pour poste que l’aveuglement des adolescents passe pour être une chose proverbiale, que les parents seuls connaissent bien ce qu’il faut à leurs enfants, et que s’il n’était pas reçu à son premier examen, lui, le père Pagès, n’enverrait plus rien à son fils indigne, pas même sa malédiction.

 

Il y a des révoltés de naissance, Maurice n’était aucunement de ce caractère-là ; il n’eût pas mieux demandé que d’obéir, mais il avait une tête légère, un cœur ardent et un invincible dégoût pour l’amphithéâtre.

 

Un délai de trois mois lui restait jusqu’aux examens.

 

Il prit du bon temps sans faire trop de folies, et s’endormit plutôt qu’il ne s’enivra.

 

Son parti était arrêté, son régiment choisi ; le dernier jour du mois où se passent les examens, il devait aller voir le colonel des hussards, en garnison à Versailles.

 

Donc, le 30 août 1835, Maurice Pagès, relaps de la Faculté de médecine, ayant dans son gousset la dernière pièce de cent sous qui dût lui arriver d’Angoulême gagna les Champs-Élysées et prit place dans un coucou, frété pour la ville bâtie par Louis XIV.

 

Justement, ce jour-là, un des trois docteurs d’Angoulême marqués d’une croix par la sollicitude du père Pagès passait de vie à trépas.

 

C’était la fistule.

 

Les deux autres battaient de l’aile.

 

Maurice alla tout droit chez son colonel, qui était absent.

 

C’était la fête de Versailles.

 

Pour tuer le temps, notre futur hussard se rendit sur la grande place, où les saltimbanques avaient planté leurs tentes.

 

Nous avons dit que Maurice était fort habile à tous les exercices du corps.

 

Chacun va où son attrait l’appelle.

 

S’étant arrêté par hasard devant la baraque de Mme Samayoux, Maurice y entra, non point pour la ménagerie dont le tableau présentait d’effrayants spécimens, non point même pour la jeune fille cataleptique qui, sur le tableau encore, accomplissait ce tour merveilleux de la suspension horizontale, mais bien pour un gaillard en maillot couleur de chair qui, toujours sur le même tableau, voltigeait à trente pieds du sol autour de la barre d’un trapèze.

 

Il se trouva que Maurice fut trompé dans son attente ; le gymnaste si pompeusement annoncé était un pauvre diable maladroit et poltron, essayant timidement les tours que les enfants font dans les collèges.

 

Vous verrez que cette circonstance ne fut pas sans influer sur la destinée de notre lieutenant.

 

Il se trouva au contraire que la jeune fille cataleptique l’intéressa considérablement, non pas tant pour le miracle de la suspension aérienne que par les grâces de sa personne elle-même.

 

Nous n’avons pas ici de portrait à faire : cette jeune fille était Valentine de Villanove à l’âge de quinze ans.

 

Dans sa vie d’étudiant, Maurice avait eu des « connaissances, » comme on disait alors au Quartier latin.

 

Nombre de jeunes filles lui avaient plu, mais il n’avait jamais aimé.

 

À l’aspect de Valentine, qui portait en foire le nom de Fleurette, il fut frappé violemment et resta d’abord tout étourdi du trouble qui s’empara de son être.

 

Bien des gens ont nié ces foudroyantes sympathies en les reléguant avec mépris dans le domaine du roman.

 

Grand bien leur fasse !

 

L’évidence est là qui raille les railleurs, et pour le dire en passant, je ne sache rien au monde qui soit si près des réalités de la vie que le roman bien conçu et bien étudié.

 

En sortant du théâtre, Maurice ressemblait à un homme ivre.

 

Sa pensée le fuyait.

 

Il marchait en rêve.

 

Il alla ainsi longtemps dans une de ces immenses avenues qui rayonnent du palais vers la campagne.

 

Quand la nuit vint, il allait encore, brisé de fatigue physique, ému jusqu’à l’angoisse et n’ayant pas pu joindre bout à bout deux idées qui eussent l’apparence d’un dessein formé.

 

Machinalement pourtant, il prit le chemin de la maison du colonel, mais il passa deux fois devant la porte sans soulever le marteau.

 

C’était une nature soudaine en ses résolutions ; il y avait en lui de l’enfant, mais aussi de l’aventurier.

 

Sans savoir encore assurément ce qu’il comptait faire, il suivit son instinct qui l’attirait de nouveau vers le lieu où il avait ressenti la première, la seule grande émotion de sa jeunesse.

 

Tout en songeant, il fit le tour de la ménagerie ambulante.

 

Sur la porte de derrière, il y avait un petit écriteau collé.

 

Maurice s’étant approché, y lut ces mots écrits par une main qui dédaignait à la fois la calligraphie et l’orthographe : On demande un homme fort pour la perche et le trapèze.

 

Il eut de la sueur aux tempes, car la digne et brave figure du père Pagès passa devant ses yeux ; mais une autre image exquise, délicieuse, vint se mettre entre lui et le bonhomme : il vit les quinze ans de Fleurette, et la porte fut poussée.

 

Mon Dieu, oui, le sort de Maurice était de passer un engagement, ce jour-là ; au lieu de contracter avec le colonel des hussards, ce fut avec Mme veuve Samayoux qu’il s’arrangea.

 

Nous savons le reste, ou du moins le lecteur a dû le deviner : Maurice, conservant un atome de prudence, ne donna que son nom de baptême, de sorte que l’ancien notaire d’Angoulême évita cette suprême avanie de s’entendre demander par ses amis et voisins des nouvelles de son fils le Parisien qui faisait parler de lui dans toutes les foires de France et de Navarre, non seulement en qualité de trapéziste, mais encore comme homme à la perche, homme à la boule, etc.

 

Douze mois passèrent comme un éclair.

 

Maurice ne s’inquiétait ni de sa famille ni du reste du monde.

 

Il était heureux, plus qu’un roi ; il avait dans le cœur un grand amour et la certitude d’être aimé.

 

Au bout d’un an, à cette même fête de Versailles qui lui avait ouvert le paradis, Maurice reçut un coup de massue.

 

La dompteuse lui dit un matin : « Fleurette est partie, ses parents sont venus la chercher. »

 

Combien de fois Maurice avait songé à cela ! combien de fois avait-il pensé que Fleurette n’appartenait point à ce monde où le hasard l’avait jetée !

 

Elle avait des fiertés, des délicatesses qui semblaient appartenir à une autre caste.

 

Elle s’était instruite elle-même : elle parlait bien, d’une voix douce et distinguée, enfin sa sagesse n’était pas seulement celle d’une pauvre fille, c’était l’honneur fier et calme de celles à qui le respect est dû.

 

Maurice ne prononça qu’un mot :

 

– Je le craignais !

 

Et son dessein de l’année précédente fut exécuté sur l’heure.

 

Il se fit soldat ; seulement, comme il voulait se faire tuer, il s’engagea dans un régiment d’Afrique.

 

Ce soir, en quittant la cabine de la dompteuse, après deux ans d’absence, Maurice était ivre et sentait son esprit chanceler comme au premier jour où il avait adoré Fleurette.

 

Son entrevue avec Léocadie ne lui laissa que des impressions confuses et contradictoires.

 

Deux notions surtout se heurtaient dans son cerveau et y faisaient la nuit.

 

Fleurette l’aimait encore, elle l’avait prouvé en visitant la baraque à ses risques et périls.

 

Mais un autre homme occupait la pensée de Fleurette, et ses visites à la baraque n’étaient pas pour Maurice tout seul.

 

Que croire ?

 

Le côté mystérieux des renseignements fournis par Léocadie, les Habits Noirs, les dangers, l’histoire tronquée de ce bandit sanguinaire et charitable, le chiffonnier Coyatier, tout cela papillonnait devant les yeux troublés de Maurice.

 

Il n’y comprenait rien et se demandait si Léocadie y comprenait quelque chose elle-même.

 

Un seul point clair et net faisait tache dans sa nuit comme une lame d’acier brille sourdement dans les ténèbres ; c’était un nom qui sans cesse résonnait, malgré lui, à son oreille : Remy d’Arx.

 

Il détestait jusqu’à la folie l’homme inconnu qui portait ce nom ; il eût donné une moitié de son sang pour voir cet homme en face de lui, l’épée à la main.

 

La route est interminable du Jardin des Plantes jusqu’aux environs de l’Arc de l’Étoile ; c’est Paris tout entier qu’il faut traverser dans sa plus grande longueur.

 

Le chemin sembla court à Maurice et le passage des heures lui parut singulièrement rapide ; il fut tout étonné d’entendre une heure du matin sonner à l’horloge de l’Elysée comme il franchissait le rond-point, entre la rue Montaigne et l’allée des Veuves.

 

– Je le verrai, se disait-il, résumant le décousu de ses rêveries : il faut que je la voie, c’est le principal. Tant mieux, s’il y a du péril, je la protégerai. Quel est mon espoir, cependant ? Sa famille me chassera. Eh bien ! mon espoir, c’est le sien. Il faut que je la voie pour savoir ce qu’elle espère. Si elle m’aimait assez pour jeter de côté toute cette noblesse, toute cette fortune… Elle a un projet, puisqu’elle est venue.

 

Il s’arrêta au milieu de l’avenue des Champs-Élysées et s’assit sur un banc pour mettre sa tête brûlante dans ses mains, qui étaient de glace.

 

– Mais ce Remy d’Arx ! murmura-t-il d’une voix étouffée. Il est riche, lui, sans doute, il est de ceux qu’on épouse sans fuir sa famille, sans renoncer au monde…

 

Un instant il resta muet dans le grand silence de la promenade déserte, mais il se leva brusquement et dit en reprenant sa route à pas précipités :

 

– Je suis fou ! Cette pauvre femme la juge selon elle-même. Est-ce qu’il y a une comparaison possible entre elles deux ? Elle m’aime, puisqu’elle me le dit et puisqu’il n’y a rien sur la terre de si vrai, de si loyal qu’elle ! Il faut que je la voie, au premier mot tout sera éclairci, et quelle joie quand elle tendra son beau front à mon premier baiser ! Si M. Remy d’Arx… Eh bien ! les Arabes ont encore des balles dans leurs fusils et cette fois je ne prendrai pas la peine de me défendre.

 

Au coin de la rue de l’Oratoire, il vit la file des équipages qui stationnaient devant le portail d’un riche hôtel.

 

Il allait passer franc, car tout ce qui sentait l’opulence et le bonheur lui inspirait, cette nuit, une sombre jalousie, mais il s’arrêta court parce qu’un valet, ouvrant le portail et faisant quelques pas sur le trottoir, cria d’une voix haute :

 

– La voiture de M. Remy d’Arx… avancez !

 

XI

L’assassinat

 

À ce nom que le hasard lui jetait comme un écho de sa haine, Maurice resta immobile.

 

Il sembla qu’une force inconnue clouait ses pieds au sol.

 

À l’appel du valet, un élégant coupé quitta la file des équipages et monta le chemin pavé qui traversait le trottoir pour entrer dans la cour de l’hôtel.

 

Un instant encore, Maurice demeura immobile, puis il pensa :

 

– Je suis trop éloigné, je ne le verrai pas. Et d’un bond il gagna la porte cochère.

 

Le coupé, après avoir pris son maître au perron, redescendait la pente au petit pas. Les deux portières étaient fermées, car la nuit se faisait froide à cette heure matinale.

 

– Gare, dit le cocher à Maurice, qui barrait la route. Maurice s’écarta aussitôt, mais si peu que la roue le frôla en passant. Il tendit la tête avidement et son regard se heurta contre la glace de la portière, troublée par l’humidité de la nuit.

 

Sans savoir ce qu’il faisait peut-être, il suivit la voiture, dont son coude effleurait le panneau.

 

– Gare ! dit encore le cocher au moment de tourner pour prendre la chaussée.

 

Il enleva ses chevaux.

 

Maurice se mit à courir en redescendant l’avenue, puis il fut pris de honte et revint sur ses pas.

 

– Je suis fou ! pensa-t-il.

 

L’équipage roulait vers la place de la Concorde. Maurice s’arrêta rue de l’Oratoire devant la porte du numéro 6. Ses tempes étaient baignées de sueur et son cœur révolté l’étouffait à force de battre. Il se disait :

 

– Non, je ne suis pas fou, je donnerai de mon sang pour l’avoir vu, et pour le reconnaître entre mille, fût-ce au bout du monde !

 

Il frappa.

 

Le portier vint le regarder à travers un petit guichet grillé.

 

– Ah ! fit-il, voici le commencement ! c’est l’officier d’Afrique qui a pris le numéro 17, au second sur le derrière, et ce sera comme ça tous les jours !

 

Il tira le cordon.

 

– Les locataires de M. Chopin ! dit-il, les élèves de M. Chopin ! de l’ouvrage en masse ! mais pour des profits, cherche ! Est-ce que c’est votre habitude de rentrer à ces heures-là, mon officier ?

 

Maurice, qui ne l’entendait même pas, passa sans répondre.

 

– Bon ! continua le concierge, au moins en voici un qui est poli ! un va-nu-pieds de zéphir qui amènera on ne sait pas qui dans la maison ! Avec ça que l’autre, son voisin de carré, a une mine de revenant de Brest ! Et deux nouveaux élèves, ce soir, pour M. Chopin : un furet qui s’est glissé… où donc que j’ai vu cette figure-là ? et une manière d’ours que je n’ai pas osé seulement lui dire qu’il n’avait pas une tournure à apprendre la musique !… Je ne l’ai pas vu ressortir, l’ours mal léché… n’empêche que j’en ai par-dessus les oreilles de M. Chopin et de ses chalands ; je le dirai au propriétaire. Il n’y aurait rien d’étonnant qu’avec un va-et-vient de camarades comme ça, un malheur arriverait dans la maison.

 

Il se retourna vivement au moment d’entrer dans sa loge, parce qu’une voix se faisait entendre du côté de la cour.

 

C’était Maurice qui se promenait de long en large, les bras croisés, la tête baissée, et qui disait :

 

– Il est riche, il est beau, je le hais, oh ! je le hais !

 

– Après qui donc que vous en avez ? demanda le concierge, qui avait entendu seulement ces derniers mots.

 

Maurice disparut dans l’allée du second corps de logis et le concierge referma sa loge en murmurant :

 

– Des sauvages, je vous dis ! faudra qu’on fasse maison nette ou bien il arrivera quelque chose.

 

Maurice avait monté précipitamment les deux étages qui menaient à sa chambre. Il voulut mettre la clef dans la serrure, mais sa main tremblait et il ne pouvait trouver le trou.

 

Le carré, qui n’avait point de fenêtres, était très obscur ; une lueur passait entre le seuil et la porte du voisin.

 

Maurice y gratta et demanda :

 

– Puisque vous êtes encore éveillé, voulez-vous me donner de la lumière ?

 

Il n’eut point de réponse.

 

Il crut entendre le bruit d’une bougie qu’on souffle et la lueur disparut.

 

À force de tâtonner, il finit par trouver la serrure, et comme il était harassé de fatigue, il se jeta tout habillé sur son lit, sans même allumer sa lampe.

 

La lassitude de son corps n’était rien auprès de celle de son esprit.

 

Chaque fois qu’il voulait réfléchir, sa pensée le fuyait douloureusement et son intelligence était comme meurtrie.

 

Aussitôt étendu sur sa couche, il tomba dans un sommeil pénible, coupé par de fréquents et brusques réveils.

 

Quand il ouvrait les yeux ainsi, il voyait un rayon de lune découpant sur la muraille qui lui faisait face les feuilles tremblantes d’un arbre à moitié dépouillé.

 

Quand il refermait les yeux, une figure surgissait dans la nuit, toujours la même : le visage de cet homme qu’il n’avait jamais vu, mais que son imagination lui montrait fier et beau, de cet homme dont il avait appris le nom depuis quelques heures et qui était son ennemi mortel.

 

Une fois, il se releva sur le coude en frottant ses paupières.

 

La lueur qu’il avait remarquée, en arrivant sous la porte du voisin inhospitalier, brillait maintenant à travers les planches mal jointes de la cloison de droite, vers laquelle le rayon de lune inclinait lentement.

 

Le numéro 18 avait rallumé sa bougie.

 

Maurice, dont la tête était de plus en plus faible, eut une fantaisie d’enfant ; il souhaita de voir à travers les planches qui était cet homme et ce qu’il faisait.

 

Mais il aurait fallu quitter son lit, où son anéantissement le clouait.

 

Sa nuque lourde retomba sur le traversin et il s’endormit cette fois, pour tout de bon.

 

Il eut un rêve fiévreux et absurde. Des voix passaient autour de ses oreilles qui chuchotaient le nom de Remy d’Arx.

 

Dans une chambre aux somptueuses tentures, Fleurette était toute seule, le front dans ses mains ; elle pleurait.

 

Puis c’était un long corridor qui menait à cette chambre et dans lequel un homme marchait à pas de loup.

 

Maurice entendait le craquement du parquet et Fleurette l’entendait aussi, car elle tournait vers la porte un regard épouvanté.

 

Deux coups sonnèrent à une horloge. Maurice savait bien que c’était deux heures de la nuit.

 

Et il se disait : Je ne rêve pas puisque j’ai entendu une heure dans les Champs-Élysées.

 

Le plancher cessa de craquer, mais le bruit de trois petits coups frappés à la porte vint distinctement à l’oreille de Maurice.

 

Fleurette se levait, tremblante, pour aller ouvrir, quand le rêve tourna tout à coup.

 

Une voix d’homme inquiète et contenue demanda :

 

– Qui est là ?

 

Et une autre voix répondit au-dehors :

 

– C’est moi, le bijoutier.

 

Les gens qui dorment avec la fièvre jugent leurs songes et cherchent presque toujours à repousser loin d’eux ces extravagantes illusions.

 

Maurice se retourna sur son lit avec colère.

 

Mais le rêve s’obstinait.

 

Une clef grinça dans une serrure et les gonds d’une porte qui s’ouvrait crièrent.

 

Il n’y eut aucune parole échangée entre celui qui ouvrait ainsi sa porte et le nouveau venu ; pourtant Maurice, galvanisé, se mit sur son séant et tendit avidement l’oreille.

 

Il ne dormait plus.

 

Une plainte sourde et dont il connaissait bien la lugubre intonation avait mis un frisson d’horreur dans ses veines.

 

Plus d’une fois, en Afrique, il avait entendu ce râle court et rauque de l’homme qui tombe pour ne plus se relever.

 

Etait-ce encore le rêve ?

 

Maurice écoutait, haletant. La lueur brillait toujours à travers les planches de la cloison.

 

Un pas lourd et qui semblait ne point se presser traversa la chambre du voisin ; une fenêtre fut ouverte. Maurice se glissa hors de son lit et demanda :

 

– Voisin, qu’avez-vous donc ?

 

On ne répondit pas.

 

Mais un bruit de feuillages froissés se fit au-dehors, tandis qu’une seconde plainte plus faible dressait les cheveux sur la tête de Maurice.

 

La lune avait marché.

 

Le rayon éclairait maintenant une porte de communication située au centre de la cloison de droite du lit que Maurice venait de quitter.

 

Il y eut de l’autre côté de cette porte un grand soupir, puis tout se tut, sauf un bruit de pas qui montait du jardin.

 

Maurice s’élança vers la porte de communication et en toucha la serrure, dans laquelle un morceau de fer se trouvait engagé.

 

En même temps ses pieds rencontrèrent sur le carreau un autre objet qui le fit trébucher.

 

Quant à la serrure, on ne peut pas dire qu’elle s’ouvrit, ce serait trop peu : elle tomba littéralement désemparée et disloquée, laissant la porte ouverte à demi.

 

En foire, on connaît beaucoup de choses, et Maurice avait été pendant deux ans de la foire.

 

L’objet contre lequel son pied venait de heurter était une pince en acier.

 

Maurice pouvait donner un nom technique à la tige de fer engagée dans la serrure : c’était ce que les voleurs nomment un « monseigneur ».

 

Une idée rapide comme l’éclair lui traversa le cerveau ; il se demanda :

 

– Est-ce que tous ces préparatifs étaient pour moi, et l’assassin s’est-il trompé de victime ?

 

Car sans avoir vu encore l’intérieur de la chambre voisine, il savait être à deux pas d’un homme assassiné.

 

Ce n’était pas l’heure des réflexions ; il poussa la porte et se trouva en présence du malheureux Hans Spiegel, le juif allemand qui était venu, la veille au soir, dans l’arrière-boutique de la rue Dupuis, proposer au faux revendeur Kœnig les diamants de Carlotta Bernetti, cachés dans une canne à pomme d’ivoire.

 

Hans Spiegel avait encore à la main un pistolet à deux coups tout armé.

 

Une trace bleuâtre qu’il portait autour du poignet disait pourquoi il n’avait pas pu s’en servir. Il était couché de tout son long, la nuque sur le carreau, les deux bras étendus ; il avait au nœud de la gorge une effrayante blessure, large de quatre doigts, et qui avait rendu déjà une mare de sang.

 

On l’avait tué comme on égorge un bœuf, et il était mort en poussant le gémissement unique du bœuf qu’on égorge. Le couteau du boucher était encore là.

 

La lutte avait été si courte et si décisive que la chambre ne présentait aucune trace de désordre. La canne à pomme d’ivoire manquait, mais Maurice en ignorait l’existence.

 

La plupart des officiers qui n’ont pas gagné leur grade à courir les villes de garnison savent juger et même panser une blessure.

 

Maurice avait vu d’un seul regard que le coup porté par le malfaiteur inconnu était mortel ; mais il est un sentiment souverainement humain qui entraîne l’homme de cœur à tenter l’impossible et à essayer les secours lors même que les secours sont devenus inutiles.

 

On peut se tromper, d’ailleurs, et les médecins eux-mêmes ne se dispensent point de ce suprême effort, qui est l’acquit de la conscience.

 

Maurice s’agenouilla auprès du blessé, ou, pour mieux dire, du cadavre et se mit en devoir de bander la plaie.

 

Il n’en eut pas le temps. Des pas qui semblaient nombreux et précipités se firent entendre dans l’escalier, puis dans le corridor.

 

La première impression de Maurice fut une sorte de soulagement, car c’était de l’aide qui lui venait ou tout au moins une décharge pour sa responsabilité ; mais comme il se levait pour ouvrir la porte extérieure et introduire lui-même les nouveaux arrivants, il s’arrêta stupéfait, comme si la foudre fût tombée à ses pieds.

 

Une voix effarée disait sur le carré :

 

– Comment n’avez-vous pas entendu ? le pauvre juif a crié plus de dix fois au secours avant de tomber ; il disait : « Grâce, lieutenant ! que vous ai-je fait ? »

 

– Le juif avait donc de l’argent ? demanda une autre voix.

 

Et un troisième dit :

 

– Le portier ne l’a pas mâché, il s’est écrié tout de suite : « Ça ne m’étonne pas ! J’avais bien dit qu’il y aurait un malheur dans la maison ! Quand l’Africain est rentré cette nuit, il avait l’air de tout ce qu’on voudra. Je lui ai parlé, il ne m’a pas seulement répondu, et il était là dans la cour qui gesticulait comme un fou et qui radotait : « Je le hais, ainsi je le hais ! c’est plus fort que moi, faut que je fasse la fin de cet homme-là ! »

 

C’était faux, mais il y avait quelque chose de vrai.

 

Encore une fois le pâle visage de Remy d’Arx passa devant les yeux de Maurice, et vaguement il se souvint d’avoir pensé tout haut bien des fois cette nuit : « Que ne suis-je en face de lui l’épée à la main ! je le hais, oh ! je le hais ! »

 

Mais le reste, mais ces prétendus cris au secours poussés par un homme qui était tombé en laissant échapper à peine un gémissement, et ces paroles à coup sûr inventées : « Lieutenant, que vous ai-je fait ? ayez pitié de moi ! »

 

Maurice était sorti d’un rêve insensé pour entrer dans un cauchemar plus épouvantable et plus fou.

 

Sa raison chancelait ; il y avait comme une paralysie sur ses membres et sur son intelligence. Pourtant, une idée essayait de se faire jour en lui, l’idée d’un complot inouï, dirigé par des gens qu’il ne connaissait pas contre sa liberté, contre sa vie peut-être.

 

Ces choses sont longues à raconter, mais elles se succédaient plus rapides que l’éclair.

 

Deux minutes ne s’étaient pas écoulées depuis le réveil de Maurice, et ce qui va suivre dura à peine quelques secondes.

 

La première voix qui avait parlé dans le corridor reprit :

 

– Moi, je ne dormais pas, j’ai entendu le commencement. L’officier du numéro 17 a d’abord forcé la porte de communication et brisé la serrure. Au premier cri j’ai éveillé M. Chopin. Quand nous sommes descendus chez le concierge, ça devait être fini.

 

– Oui, dit une honnête voix qui devait appartenir au maître de musique, on n’entendait plus rien.

 

– Le portier est parti dare-dare pour le bureau de police, et les trois garçons du boulanger qui étaient encore après le four font faction dans les terrains, là-bas, devant la petite porte du jardin de l’hôtel d’Ornans. Il est pincé comme un rat dans une ratière, le lieutenant !

 

Maurice appuya ses deux mains contre son front.

 

Il avait donné en sa vie des preuves de bravoure indomptable.

 

Au milieu de cette armée d’Afrique, basée sur les prodiges d’intrépidité, il passait pour un des plus intrépides ; on l’avait vu courir à la mort en riant, et nul n’avait poussé plus loin que lui cette furie française qui s’exalte aux ardentes ivresses de l’épée.

 

Il avait peur aujourd’hui, horriblement peur ; une sueur glacée inondait ses tempes et ses jambes chancelantes grelottaient sous lui.

 

Chaque parole prononcée était désormais un coup de massue.

 

On disait vrai de l’autre côté de la porte : il se sentait pris au piège et restait comme écrasé sous la conscience de sa perte certaine.

 

L’idée lui était bien venue de s’élancer au-dehors et de crier : « Mensonge ! c’est un autre qui a tué ; moi je suis venu pour porter secours. »

 

Mais son trouble, remarqué par le concierge, mais ces paroles échappées à sa colère, mais cette porte fracturée, cette serrure forcée !.…

 

Et par-dessus tout, l’ensemble des précautions prises par ses ennemis invisibles : la pince d’acier, la fausse clef : l’évidence d’une conspiration tramée contre lui !

 

Tout l’écrasait, tout lui manquait ; il n’avait plus ni paroles, ni force, et ses mains frémissantes qui se promenaient sur son crâne faisaient bruire ses cheveux hérissés.

 

– Le commissaire ! cria-t-on dans l’escalier, voilà le commissaire !

 

Maurice jeta tout autour de lui un regard de détresse. Plusieurs voix dirent à la fois :

 

– Monsieur le commissaire, on n’a pas voulu ouvrir avant votre arrivée.

 

La main de Maurice, qui tremblait comme celle d’un centenaire, poussa doucement le verrou à l’intérieur de la chambre de Spiegel.

 

Il respira, content de cette frêle barrière mise entre lui et ses persécuteurs.

 

Des pas nouveaux retentirent sur le carré et l’on frappa.

 

– Ouvrez, au nom de la loi ! fut-il dit.

 

Maurice recula de plusieurs pas. Deux larmes vinrent à sa paupière. Il regarda son uniforme où il y avait du sang, car il avait essayé de relever le cadavre.

 

La sommation légale fut répétée pour la seconde fois, et en même temps on attaqua du dehors, non seulement la serrure du numéro 18, mais encore celle du numéro 17 : sa propre chambre à lui, Maurice.

 

Il se souvint de l’avoir fermée, par hasard, en rentrant.

 

Dans la position où il était, éloigné le plus possible de la porte, un vent froid tombait sur son crâne. Il se retourna et leva les yeux ; la fenêtre ouverte était au-dessus de lui.

 

Toutes les voix parlaient ensemble sur le carré parce qu’on donnait des détails au commissaire.

 

– Fuir, c’est avouer ! pensa Maurice.

 

– Nous avons un juge d’instruction, dit le commissaire, qui mène les choses un peu à rebrousse-poil. On croirait qu’il cherche des innocents au lieu de faire la chasse aux coupables. Mais si votre Africain est là comme vous le dites, je constaterai tout uniment le flagrant délit, et du diable si le bourreau ne s’en mêle pas, cette fois !

 

Maurice se redressa de son haut. On avait fait la troisième sommation, et la porte du numéro 17, cédant à une pesée, s’ouvrait avec bruit.

 

D’un saut Maurice atteignit l’appui de la croisée, qui était très élevé au-dessus du sol, et disparut.

 

En ce moment même les gens du corridor faisaient irruption dans les deux chambres, dont la première était vide ; la seconde ne contenait que le cadavre du juif assassiné.

 

XII

Le colonel

 

Les petites fêtes de l’hôtel d’Ornans se terminaient d’habitude par un souper intime où n’étaient admis que les amis très particuliers et les joueurs de whist de la marquise.

 

C’étaient tous gens de l’autre siècle : Louis XVII avait date certaine et le bon colonel Bozzo se vantait d’avoir marivaudé dans sa jeunesse avec Mme de Pompadour, qui était, à son dire, une très aimable femme.

 

Mme d’Ornans, elle-même, beaucoup moins âgée, aimait les modes de jadis.

 

Ces petits soupers, assurément, ne ressemblaient point à ceux de la régence, mais on y causait librement, surtout quand Valentine prenait la fuite pour aller se retirer dans sa chambre.

 

On se couchait alors au jour pour se lever Dieu sait à quelle heure.

 

La marquise, femme de vie discrète et parfaitement régulière, confessait qu’elle n’avait point entendu sonner midi depuis sa plus tendre jeunesse.

 

Le colonel, au contraire, entendait sonner toutes les heures de la journée et de la nuit.

 

Il avait un côté fantastique, ce charmant et doux vieillard : il passait pour ne jamais se mettre au lit.

 

Quarante minutes après que son coupé modeste avait quitté la cour de l’hôtel d’Ornans, vous l’eussiez trouvé en robe de chambre assis à son austère bureau, dans sa maison de la rue Thérèse, qu’il avait transformée en établissement de bienfaisance.

 

Cette nuit-là, les invités de la marquise avaient pris congé de bonne heure, peut-être parce Mlle de Villanove, qui était l’âme de ces petites fêtes, s’était retirée chez elle tout de suite après son entrevue avec M. Remy d’Arx.

 

La danse avait langui ; cette belle comtesse Corona n’était pas la femme qu’il fallait pour faire les honneurs d’une réunion de jeunes filles : elle était triste, dès qu’un intérêt vif et actuel ne la distrayait point de ses peines, et le drame de sa vie la préoccupait trop passionnément pour qu’elle pût prendre part à des amusements presque enfantins.

 

À l’heure du souper Mme la marquise se mit à table d’assez mauvaise humeur ; elle n’avait aujourd’hui, par hasard, qu’un seul fidèle, le colonel Bozzo, agréable causeur, mais médiocre convive, parce qu’il mangeait moins encore qu’il ne dormait.

 

Une alouette eût jeûné si on l’eût condamnée à son régime.

 

Il s’assit néanmoins gaillardement vis-à-vis de sa vieille amie et déclara qu’il était en disposition de faire une petite débauche cette nuit.

 

– Que vous a dit M. d’Arx ? demanda la marquise en lui servant un blanc de poulet mince comme une feuille de papier à lettre.

 

– Rien, répondit le colonel, le cher garçon n’y était plus du tout ; il avait l’air d’un homme qui vient de tomber d’un troisième étage.

 

– Mais enfin vous avez pu deviner ?…

 

– D’excellentes choses, oui, marquise. Il m’a jeté un regard effaré et s’est sauvé plus vite que si le diable eût été à ses trousses.

 

– Et cela vous fait supposer ?…

 

– Une réussite complète. Je le connais : il a le bonheur sauvage et l’allégresse mélancolique.

 

Il se prit à rire tout doucement et tendit son verre par-dessus son épaule en disant au domestique qui servait :

 

– Une véritable orgie, Germain ! je me sens gai comme un pinson et je veux boire un demi-doigt de vin pur.

 

– Moi, je ne suis pas gaie, bon ami, reprit la marquise avec impatience ; il y a des moments où toutes ces charades me fatiguent. Je suis fort mécontente de Mlle de Villanove.

 

– Merci, Germain, dit le colonel au domestique.

 

Puis il ajouta en approchant le verre de ses lèvres :

 

– Drôle de fillette !

 

Il but une gorgée.

 

– Quand vous avez lâché ce mot-là, murmura la marquise, il semblerait que vous avez tout dit.

 

– Eh ! eh ! eh ! fit le colonel ; savez-vous à quoi elle s’occupe maintenant !

 

– Je pense qu’elle est couchée.

 

– Non, elle fait tout uniment sa correspondance.

 

La marquise faillit avaler de travers, car il faut bien avouer que l’excellente dame, malgré l’agacement de ses nerfs, ne perdait pas une bouchée.

 

– À qui peut-elle écrire ainsi ? demanda-t-elle avec une véritable colère.

 

– Bonne amie, répondit paisiblement le colonel, je n’ai pas pu lire sa lettre par le trou de la serrure.

 

– Comment ! vous avez regardé par le trou de la serrure !

 

La manière dont ces mots furent accentués donnait une certaine âpreté au reproche qu’ils contenaient.

 

Le colonel se frotta les mains et répondit :

 

– Vous ne sauriez croire combien je m’intéresse à cette enfant-là. Vous n’êtes pas seule à être malade de curiosité, bonne amie ; je suis allé là-haut pendant qu’on dansait encore, la porte était fermée en dedans, j’ai glissé un regard d’aïeul… non, de bisaïeul, car elle pourrait être aisément mon arrière-petite-fille, et croyez-moi, marquise, ce regard-là vaut celui d’une mère.

 

– Vous arrangez tout avec votre excellent cœur, dit Mme d’Ornans.

 

– Je n’ai pas de nerfs, voilà tout, répondit malicieusement le vieil homme. Vous demandiez à qui elle peut écrire ? pensez-vous qu’il soit possible de supprimer sa vie passée ? Seize ans sur dix-huit ! huit cents pour cent, comme dirait notre financier, M. de la Perrière. La chère enfant a très probablement ses petits secrets.

 

Il s’interrompit et repoussa son assiette.

 

– Là ! fit-il, on peut dire que j’ai soupe comme un chasseur… Si j’allais faire de nouveau ma ronde, peut-être que j’apporterais des nouvelles.

 

– Vous voulez me laisser seule ! s’écria la marquise. Elle eut comme un léger frisson.

 

– Est-ce que vous avez peur ? dit le colonel en riant.

 

Il mit en même temps les deux mains sur les bras de son fauteuil pour se lever avec lenteur et précaution.

 

– Mon Dieu, repartit Mme d’Ornans, je ne sais, il y a longtemps que je n’avais passé une soirée aussi maussade. Toutes ces histoires de voleurs… Avez-vous entendu ce que racontait M. Champion : l’habileté incroyable avec laquelle les Habits Noirs s’introduisaient dans les maisons isolées ?

 

Le colonel, qui était debout, appela Germain et lui dit :

 

– Prends une pique, toi, et monte la garde autour de Mme la marquise, pendant que je vais opérer une sortie pour reconnaître l’ennemi.

 

Le valet resta bouche béante à le regarder, et Mme d’Ornans dit d’un ton offensé :

 

– Voici vraiment la première fois que je vous entends risquer une plaisanterie de mauvais goût, bon ami.

 

Le colonel fit le tour de la table et lui baisa la main avec un redoublement de gaieté en disant :

 

– Que voulez-vous ! les suites d’une débauche ! j’ai le vin tapageur.… Reste ici, Germain, je vais revenir.

 

Il traversa la salle à manger d’un pas tardif et lourd, mais aussitôt qu’il fut dans l’escalier, il en gravit les marches avec l’agilité d’un vieux chat.

 

Ses pieds, tout à l’heure si pesants, ne produisirent aucune espèce de bruit en foulant le parquet du deuxième étage.

 

La porte de l’appartement de Mlle de Villanove était la première dans le corridor ; le colonel s’en approcha sans en avoir fait crier une seule planche, et mit aussitôt son œil au trou de la serrure.

 

– La lettre est longue, pensa-t-il. Oui, oui, je veille sur toi, ma jolie fille, me sollicitude égale celle d’une mère ; je te guette et j’ai mes raisons pour cela !

 

Il s’éloigna de la porte et descendit même deux ou trois marches de l’escalier, qu’il remonta en mettant de côté toute précaution, puis il revint vers l’appartement de Valentine en laissant sonner chacun de ses pas.

 

– Est-ce que vous êtes couchée, mignonne ? demanda-t-il.

 

– Non, répondit la jeune fille.

 

– Ne venez-vous point à table ?

 

– Je n’ai pas faim.

 

– Alors, ouvre-moi, petite, car je suis bien vieux pour qu’une gamine de ton âge me laisse sur le carré.

 

Deux ou trois secondes s’écoulèrent, puis la porte s’ouvrit.

 

– J’aurais désiré être seule, dit Valentine, dont la voix était froide et presque rude ; que me voulez-vous ?

 

– On ne peut pas lancer quelqu’un dehors plus nettement, murmura le colonel, qui ajouta en la baisant au front : « Drôle de fillette ! »

 

Il entra et referma la porte.

 

Son regard s’était dirigé tout de suite vers le gentil bureau où Mlle de Villanove était naguère occupée à écrire.

 

Le bureau était fermé et la chaise où s’asseyait Valentine avait été remise contre la boiserie.

 

– Qu’est-ce que tu faisais-là ? demanda le colonel, dont l’accent était plein de paternelles caresses.

 

– Je pensais, répondit Valentine.

 

– À qui ? à ce beau Remy d’Arx ?

 

– Oui, répliqua encore Valentine.

 

– Et tu ne pensais qu’à lui ?

 

Elle garda le silence. Le vieillard s’assit en murmurant :

 

– Il y a vingt-deux marches de la salle à manger jusqu’ici, songe donc, je suis las.

 

Les sourcils délicats de Mlle de Villanove étaient froncés.

 

– Je vous ai demandé ce qu’on me voulait, dit-elle.

 

– Prête à faire des barricades si ce qu’on veut ne te convient pas, hein ? Et voilà la chose curieuse, les mauvaises têtes comme toi sont toujours adorées. Mignonne, tu as grand tort de te révolter, car ceux qui devraient te commander t’obéissent ; tu es la reine ici, on ne veut rien sinon savoir ta fantaisie pour s’y conformer humblement. Tu as refusé ce pauvre Remy ?

 

– Est-ce lui qui vous a appris cela ? demanda Valentine.

 

– Non ! c’est moi qui l’ai deviné, comme je devine tout ce qui te concerne… à l’exception d’une chose pourtant : je ne devine pas pourquoi tu as refusé l’homme que tu aimes.

 

Pour la seconde fois, Mlle de Villanove resta muette.

 

Le colonel lui prit la main, la força de s’asseoir auprès de lui et poursuivit d’un ton savamment calculé qui alliait une nuance de sévérité à l’affection la plus tendre :

 

– Tranquillisez-vous, mignonne ; je n’en ai pas pour longtemps, et comme je vous dispense de me répondre, cela abrégera encore notre entretien. Le cœur des jeunes filles est sujet à se tromper, interrogez le vôtre avec soin, écoutez bien ce qu’il vous répondra. Mme la marquise a pour vous la tendresse d’une mère, moi je ne vous dis même pas comme je vous aime. Si le jeune homme à qui vous écriviez tout à l’heure… ne frémis pas, va, petite, il n’y a pas de sorcellerie dans mon fait… si le jeune homme à qui tu as gardé ton petit cœur est digne de toi, compte sur moi. M’entends-tu bien ? Je suis avant tout du parti de ton bonheur.

 

Il pressa la main de Valentine qui restait froide entre les siennes et l’attira jusque sur son cœur.

 

– Voilà ce qu’on te voulait, ajouta-t-il dans un baiser ; on voulait te dire que tu n’as rien à craindre, que tes désirs sont des lois et qu’on se charge d’amener la marquise à trouver bon, convenable, parfait, tout ce que tu auras résolu dans ta sagesse. Et là-dessus, mademoiselle de Villanove, reprit-il en quittant son siège, on vous souhaite la bonne nuit en vous demandant bien pardon de vous avoir dérangée.

 

Le sein de Valentine battait violemment ; deux larmes jaillirent de ses yeux ; elle se jeta au cou du vieillard entraînée par un irrésistible élan.

 

Le colonel, malgré toute sa prudence diplomatique, ne put défendre à son regard d’exprimer un espoir.

 

Mais l’espoir fut déçu ; Valentine ne parla point ou plutôt elle ne dit que ces seuls mots, prononcés avec une inexplicable froideur :

 

– Bon ami, je vous remercie.

 

Elle reconduisit le colonel jusqu’à la porte et la referma derrière lui.

 

En descendant l’escalier, le colonel fredonnait entre ses dents une petite ariette d’Italie.

 

– Eh bien ? demanda la marquise après avoir renvoyé Germain, son garde du corps, allez-vous me dire autre chose que : Drôle de fillette ?

 

– J’avais le mot sur les lèvres, répliqua le colonel. Sangodémi ! belle dame, plus drôle encore que vous ne le croyez !

 

– Qu’y a-t-il donc de nouveau ? vous m’inquiétez…

 

– Il y a une simple bagatelle : je sais pour qui était la lettre.

 

– Pour Remy ?

 

– Non, pour Maurice.

 

La marquise bondit sur sa chaise.

 

– Qu’est-ce que c’est que Maurice ? s’écria-t-elle.

 

– C’est un lieutenant de cavalerie.

 

– Un lieutenant ! répéta Mme d’Ornans avec une véritable horreur.

 

Le colonel consulta sa montre, qui marquait deux heures moins un quart.

 

– Et vous ne voulez pas, reprit-il avec un singulier sourire qu’il avait dans les grandes circonstances, vous ne voulez pas que je dise : drôle de fillette !

 

– Elle aime ce jeune homme ? balbutia la marquise.

 

– Ma foi, c’est supposable, belle dame, nous avons tous un cœur. Mais, s’il vous plaît, mettons de côté ces détails, l’important c’est de presser l’achat de la corbeille.

 

– Comment ! voulut interrompre la marquise stupéfaite.

 

– Parce que, poursuivit le vieillard avec son imperturbable tranquillité, grâce au lieutenant de cavalerie, le mariage de notre bon Remy avec Mlle de Villanove se fera peut-être plus vite que nous ne le pensions tous les deux.

 

XIII

L’arrestation

 

C’était une chambre de belle étendue, ornée suivant le style des premières années du règne de Louis XVI.

 

On sentait là le château encore plus que la maison parisienne : les meubles étaient du temps et n’avaient point été changés depuis la création de l’hôtel.

 

Les boiseries sculptées ménageaient de larges panneaux, remplis par des tapisseries des Gobelins, représentant des sujets de chasses traités dans le goût mythologique et qui se rapportaient aux motifs de la frise, où des chiens et des cerfs couraient tout autour du plafond.

 

Les sièges, également en gobelins, avaient des médaillons empruntés à la vénerie moderne.

 

C’avait été l’appartement du fils unique de la marquise d’Ornans, qui était mort justement, disait-on, d’un accident de chasse.

 

Les deux fenêtres, maintenant fermées, donnaient sur le jardin, dont la lune éclairait les magnifiques bosquets.

 

Il y avait un grand cabinet, fermé seulement par une draperie, et dont la croisée ouverte laissait passer le bruit des feuillages doucement agités par le vent.

 

Mlle de Villanove était assise auprès d’un meuble de Boule, formant bureau : celui-là même dont elle avait rabattu la tablette lors de l’arrivée du colonel.

 

On voyait à l’autre bout de la chambre, entre les rideaux relevés de l’alcôve, le lit, dont la couverture était faite.

 

Valentine elle-même avait sa toilette de nuit sous le peignoir brodé qui recouvrait ses épaules, et ses admirables cheveux noirs dénoués tombaient en désordre autour d’elle.

 

Le colonel Bozzo venait de partir ; Valentine avait le coude appuyé sur un cahier de papier à lettre dont la première page était aux trois quarts couverte d’écriture, et sa main soutenait son front.

 

La lumière de la lampe éclairait vivement son visage très pâle, mais marqué, vers les pommettes, de deux taches de vermillon.

 

Un cercle de bistre entourait ses beaux yeux, qui avaient la fièvre.

 

Un peintre aurait cherché longtemps avant de trouver un modèle plus exquis pour reproduire les gracieuses et délicates splendeurs de la dix-huitième année, mais un poète eût hésité, ne sachant s’il devait dire en parlant d’elle : jeune fille charmante ou adorable jeune femme.

 

Elle resta quelque temps ainsi, pensive ou plutôt absorbée.

 

C’est l’heure où Paris se tait.

 

On entendait encore dans le lointain ce bruit vague et profond qui ressemble à la voix de la mer, mais cette voix allait s’éteignant et mourait par intervalles.

 

Quelquefois un souffle de brise agitait brusquement les feuilles, que septembre faisait déjà sonores.

 

D’autres fois, Valentine écoutait les sons mystérieux de la nuit et un frémissement léger agitait son beau corps sous la mousseline de son peignoir.

 

Au bout de quelques minutes, ses lèvres s’entrouvrirent.

 

– Remy d’Arx ! murmura-t-elle sans savoir peut-être qu’elle parlait ; Maurice…

 

Elle releva la tête ; ses traits exprimaient une souffrance indéfinissable.

 

Elle voulut relire le commencement de sa lettre, mais avant d’avoir achevé la première ligne, elle saisit sa plume d’un mouvement violent et la trempa dans l’encre.

 

Elle écrivit :

 

« Je suis seule. Il y a en moi quelque chose qui me dit : Tu es perdue. Pourquoi suis-je seule à l’heure du danger ? Pourquoi n’es-tu pas là ? J’aurais dû te rappeler plus vite. J’ai eu peur du monde ; on m’a appris les lois, les convenances du monde ; il m’a semblé un instant que je devais leur obéir.

 

« Que m’importe tout cela ! tu serais venu, j’en suis bien sûre, et tu me dirais : Courage !

 

« Courage ! contre qui ? de quoi suis-je menacée ? ils m’entourent et ils m’aiment, je n’ai pas le temps de concevoir un désir.

 

« Mais je me souviens, il y a des choses que je n’ai pas dites, même à toi ; j’essaie souvent de me persuader que j’ai fait un rêve terrible quand j’étais tout enfant… oh ! terrible !

 

« Ceux qui s’intéressent à une jeune fille la surveillent, n’est-ce pas ? Il me surveille, il en a le droit, il veut me donner une partie de sa fortune ; il est le meilleur ami de celle qui me tient lieu de mère.

 

« Il vient de venir à l’improviste, comme il fait toutes choses. Il voit à travers les murailles, on ne peut lui cacher aucun secret. Il m’a parlé avec bonté, avec tendresse, et je reste brisée comme si j’avais lutté contre un implacable ennemi !

 

« Peut-on respecter ainsi un homme presque à l’égal d’un père, et le craindre plus qu’un démon ?…

 

« Vois, ma main tremble ; pourras-tu me lire ?… J’ai froid jusque dans mon sang, et pourtant il me faut cette croisée ouverte, ce vent de la nuit qui rafraîchit la brûlure de mon front.

 

« Sous la fenêtre, c’est un beau jardin, tout plein de fleurs, et dont mon jeune cousin, Albert d’Ornans, qui est mort, franchissait, dit-on, les murailles pour aller à ses amours et à ses plaisirs.

 

« Je ne l’ai pas connu, mais j’habite sa chambre et quelque chose de lui est autour de moi. Son portrait est dans le salon ; c’était un beau jeune homme, hardi et rieur comme toi.

 

« Une fois, de son château de Sologne, il écrivit à sa mère une lettre qui disait à peu près ceci : Es-tu bien sûre de ceux qui t’entourent ? Je sais des choses graves que je ne veux point confier au papier. Invite à dîner Remy d’Arx pour le jour de mon arrivée…

 

« Remy d’Arx est un juge. Maurice, tu me rendrais heureuse si tu devenais son ami.

 

« Mais à quel propos te dis-je cela ? oh ! ma pauvre tête !

 

« Il ne se leva jamais, le jour de l’arrivée, pour le jeune marquis d’Ornans, mon cousin. Quelques jours après on reçut la nouvelle de sa mort. Un coup de fusil tiré sous bois. On ne lui connaissait pas d’ennemis et ces accidents surviennent si souvent à la chasse…

 

« Mais qu’aurait-il dit à sa mère et à Remy d’Arx, s’il était revenu ?

 

« Tu dois me croire folle, je ne t’ai pas encore parlé de toi. J’ai peur. Il y a de grands terrains déserts au-delà du jardin, dont les murs sont forts élevés, mais puisque mon cousin les franchissait, d’autres pourraient faire comme lui.

 

« Moi aussi je me crois folle, il me semble à chaque instant que j’entends des pas. Tiens ! en ce moment même je jurerais… c’est que, toute la soirée, au salon, ils ont parlé de voleurs et d’assassins.… des Habits Noirs. Ce nom seul me fait frissonner, et si tu savais pourquoi ! J’ai peur comme les enfants qui se mettent au lit, l’esprit plein de brigands et de fantômes.

 

« Moi qui étais si brave autrefois, te souviens-tu ? Mais ce sont des idées de fièvre, car j’ai la fièvre. Je voudrais n’avoir pas d’autres frayeurs que celle-là. Le vrai danger n’est pas sous mes fenêtres.

 

« Maurice, il faut venir à mon secours. Maurice, Maurice chéri, j’ai besoin de toi et je t’aime ! Oh ! ne doute jamais de mon cœur, quoi qu’il arrive : je t’aime ; je suis sûre de t’aimer !

 

« Aujourd’hui même on m’a demandée en mariage, et c’est lui… Écoute ! je te le jure devant Dieu, je n’aime que toi. Remy d’Arx est mon ami, mon allié naturel, il me faut son aide, il lui faut aussi la mienne. Comment t’expliquer cela dans une lettre ? Si tu étais là, tu verrais mon âme dans mes yeux, je te dirais la différence qu’il y a entre l’ardente tendresse que j’ai pour toi et l’affection tranquille qui m’attire vers M. d’Arx. Toi, tu es mon cœur tout entier, tu es mon mari, je veux que tu sois mon mari ; lui, j’ai refusé sa main sans hésitation, sans regret… »

 

Sa plume s’arrêta après avoir tracé ce mot et resta un moment suspendue.

 

Son sein battait ; une larme perla sous ces belles paupières baissées.

 

– Mon Dieu, murmura-t-elle, je vous prends à témoin, c’est la vérité ce que je dis : je n’aime que Maurice !

 

Elle déposa la plume pour échauffer sa main glacée contre l’ardeur de son front.

 

– Et pourtant, reprit-elle avec une sorte de désolation, la pensée de M. d’Arx est aussi en moi tenace, obstinée… mais ce n’est pas la même chose et je peux dire la main sur ma conscience : M. d’Arx et le reste du monde fussent-ils d’un côté et Maurice tout seul de l’autre, c’est Maurice qui emporterait la balance !

 

Deux heures venaient de sonner à l’horloge de l’hôtel.

 

Dans le silence de la nuit, devenu plus complet, un bruit s’était fait vers la partie orientale du jardin, du côté de la rue de l’Oratoire, mais Valentine était dominée si fortement par sa rêverie qu’elle ne l’avait point entendu.

 

Sa plume courait de nouveau sur le papier :

 

« … Mon Maurice bien-aimé, je suis descendue en moi-même, j’ai regardé jusqu’au fond de mon âme, je ne veux que toi, je suis toute à toi.

 

« Écoute bien, quand tu vas revenir, notre première entrevue aura lieu chez la bonne Léocadie, mais nous n’aurons qu’une entrevue de cette sorte. Ma détermination est bien prise, rien ne pourrait la changer, je te ramènerai avec moi à l’hôtel, ouvertement, en triomphe, devrais-je dire, car je suis fière de toi, je suis fière de t’aimer. Je te prendrai par la main, nous monterons ensemble chez Mme la marquise ; tant mieux si le colonel Bozzo est là ! elle et lui sont les deux seules personnes qui aient des droits sur moi.

 

« Avec toute autre jeune fille, ce qui va suivre aurait l’air d’un enfantillage ou d’un roman, mais ma position n’est pas celle des autres jeunes filles : crois-moi sur parole, j’ai beaucoup réfléchi et je te parle sérieusement.

 

« Je dirai à Mme la marquise et au colonel que tu peux regarder l’une comme ma mère d’adoption, l’autre comme mon tuteur ; je leur dirai : « Voici Maurice ; il n’est ni riche ni noble, mais je l’aime et je veux être sa femme. » S’ils acceptent, que Dieu soit béni ! nous serons leurs enfants et ne t’inquiète pas du monde : le monde nous applaudira puisque nous serons riches ; s’ils refusent, je redeviens Fleurette. C’est Fleurette que tu aimais et non pas Mlle de Villanove ; nous sommes jeunes tous les deux et nous pouvons faire d’autres métiers que celui de saltimbanque, nous travaillerons, nous serons heureux. N’aie pas peur qu’avec toi je regrette jamais le somptueux hôtel où j’ai passé deux années ; ce sera dans mon souvenir comme un rêve brillant, il est vrai, mais trop souvent douloureux.… »

 

Elle s’interrompit tout à coup et prêta l’oreille.

 

On eût dit que la petite porte du jardin qui donnait sur les terrains de l’ancienne villa Beaujon venait de s’ouvrir et de se refermer.

 

Elle regarda sa pendule, qui marquait dix minutes au-delà de deux heures.

 

– Il est temps de reposer, se dit-elle, cette lettre ne partira que demain.

 

Elle sera en route pour l’Algérie quand je verrai M. d’Arx.

 

Elle écrivit encore :

 

« Au revoir donc, cher, bien cher Maurice. Désormais je vais compter les jours. Peut-être es-tu déjà en route, puisque tu as dû recevoir la lettre de Léocadie, mais j’ai craint que tu n’eusses pas confiance et j’ai voulu t’envoyer ma propre parole, signée de mon vrai nom. Je t’attends, je t’aime, et quelque chose me dit que nous aurons du bonheur. »

 

Elle signa et rejeta sa plume avec une sorte de colère.

 

– Est-ce bien vrai cela, pensa-t-elle, du bonheur ? Non, mes pressentiments sont douloureux, mais pourquoi lui faire partager ces craintes que rien ne justifie ?

 

Par la fenêtre ouverte du cabinet, un cri faible et lointain se fit entendre, suivi d’un bruit dont Valentine n’aurait point su expliquer la nature.

 

Elle était brave, elle nous l’a dit elle-même, et les faiblesses qui la tourmentaient, cette nuit, n’appartenaient point à son caractère.

 

Elle passa dans le cabinet pour interroger le dehors.

 

C’était une belle nuit, la brise agitait doucement les arbres, et la lune, à travers les feuillages, glissait de blanches échappées de lumière.

 

Le bruit ne venait pas du jardin, qui était solitaire et tranquille.

 

Mais il y avait un mouvement inusité dans la maison située à droite des bosquets, en retour sur la rue de l’Oratoire.

 

Valentine vit des lumières courir au troisième étage de cette maison, etc, dans l’escalier, au second, il y avait une fenêtre éclairée.

 

En même temps un murmure de voix parvint jusqu’à elle.

 

– Quelque pauvre malade, pensa-t-elle en gagnant son lit.

 

Elle s’agenouilla pour faire sa prière, car elle n’y manquait jamais, et le premier mot de Léocadie, lorsque le colonel était venu à la baraque pour réclamer Fleurette, avait été celui-ci : « J’avais toujours eu l’idée que l’enfant n’était pas née sous un chou ; ça n’accepte jamais un verre de n’importe quoi et c’est pieux comme une petite demoiselle. »

 

Mais, ce soir, la prière de Valentine était distraite.

 

À peine fut-elle agenouillée que sa frayeur vague la reprit.

 

Elle regretta de n’avoir pas fermé la fenêtre.

 

Les bruits qui, tout à l’heure, lui semblaient naturels et dont elle avait trouvé elle-même l’explication probable lui semblaient maintenant tout autres.

 

La peur est faite ainsi et Valentine avait peur.

 

Elle voulut s’obstiner, cherchant les paroles de sa prière, mais tendant l’oreille et retenant son souffle.

 

Des voix venaient, non plus de la rue de l’Oratoire, mais des terrains de Beaujon, et il lui sembla distinguer un mot qui mit de la glace dans ses veines : « Assassin. »

 

Le fait assuré, c’est que le bruit augmentait.

 

Il y avait un haut treillage qui soutenait des plantes grimpantes destinées à cacher le mur du numéro 6 de la rue de l’Oratoire.

 

Illusion ou réalité, les lattes de ce treillage craquèrent.

 

Ceci était distinct et le craquement se renouvela plusieurs fois.

 

Or, le treillage touchait à un grand tilleul dont le sommet dépassait de beaucoup la toiture de l’hôtel et dont les branches venaient caresser la première croisée de la chambre de Valentine.

 

De cette croisée à celle du cabinet un balcon régnait, reliant ainsi les trois fenêtres.

 

Valentine n’essaya plus de prier ; elle se mit sur ses pieds toute tremblante, étonnée et irritée de la terreur sans nom qui paralysait ses mouvements, car sa volonté était de courir au cabinet pour barricader la fenêtre, et ses jambes chancelantes refusaient de faire un pas.

 

Il n’y avait plus à douter, quelque chose d’extraordinaire se passait auprès d’elle ; les craquements du treillage avaient cessé, mais les branches du tilleul remuaient, secouées par un effort qui n’était pas celui du vent.

 

Et les voix éclataient de tous côtés, et la petite porte du jardin s’ouvrait avec fracas, et l’on marchait, et l’on courait dans les allées.

 

– Il doit être là, disait-on, le brigand, l’assassin ! il a dû grimper dans l’arbre.

 

– Il est capable de passer par-dessus la terrasse et de gagner les Champs-Elysées…

 

– Dressez l’échelle ! nous l’aurons si on peut atteindre ce balcon.

 

À ce moment, des coups redoublés retentirent frappés à la porte cochère, et bientôt un grand mouvement se fit à l’intérieur de l’hôtel.

 

Valentine écoutait, haletante.

 

Tout cela était clair comme une histoire racontée de point en point.

 

Un meurtrier essayait de fuir ; il était là, dans l’arbre, et c’était son poids qui secouait les branches.

 

À l’instant où le bout de l’échelle dressée sonnait contre la rampe du balcon, les branches cessèrent de se mouvoir et le bruit d’une chute eut lieu sur le balcon même, à côté de la première croisée.

 

Tout de suite après, une ombre glissa derrière les carreaux.

 

Valentine, éperdue, s’élança dans le cabinet et saisit les deux battants de la croisée pour la fermer ; mais il était trop tard, l’ombre se dressa devant elle et fit obstacle à son effort.

 

– Au nom de Dieu, dit une voix suppliante, je suis innocent, ayez pitié de moi !

 

Valentine n’entendit pas, peut-être ; elle était folle.

 

Valentine ne vit rien, sinon ce que son imagination en délire lui montra : un être hideux, souillé du sang de son semblable ; un assassin.

 

Elle poussa un cri terrible qui fit croire aux gens du dehors qu’un second meurtre avait été commis, et marcha à reculons jusqu’à la porte du corridor, que son dos heurta violemment.

 

Mue par son instinct, car elle n’avait plus de pensée, elle ouvrit cette porte en criant :

 

– Au secours ! au secours ! il est là !

 

Le corridor était vivement éclairé. Mlle de Villanove se trouva en présence de tous les gens de l’hôtel, qui arrivaient précédés par le colonel Bozzo, lequel tenait un flambeau à la main.

 

Auprès du colonel il y avait un personnage portant l’écharpe tricolore et dont la mine froide contrastait avec l’émotion générale.

 

C’était le commissaire de police.

 

Ce fut lui qui entra le premier, au moment où les gens du jardin qui avaient grimpé au moyen de l’échelle sautaient en tumulte sur le balcon.

 

– Où est-il ? demanda le commissaire.

 

Le doigt convulsivement tendu de Valentine montra le cabinet.

 

Il n’était pas besoin de cela.

 

Dans le cabinet, il y avait déjà lutte, et au bout de quelques secondes un groupe confus, formé par l’assassin et ceux qui l’assaillaient, fut poussé dans la chambre à coucher.

 

C’était l’assassin lui-même qui entraînait ses adversaires.

 

Aussitôt qu’il eut passé le seuil, il fit un effort puissant et se dégagea de leur étreinte.

 

On le vit seul un instant, quoique entouré de tous côtés.

 

Il n’essaya point de fuir ; il croisa ses bras sur sa poitrine, éclairé qu’il était par la lueur de dix flambeaux.

 

– Lieutenant Maurice Pagès, dit le commissaire en faisant un pas vers lui, je vous arrête au nom de la loi.

 

On n’entendit pas la fin de la formule ; elle fut coupée par un cri déchirant.

 

Mlle de Villanove, qui avait appuyé sa tête contre le sein du colonel, venait de rouvrir les yeux et son regard s’était fixé sur le pâle jeune homme debout au milieu de la chambre.

 

– Maurice ! prononça-t-elle en se traînant vers lui la face livide et les yeux égarés.

 

Sa voix s’étranglait dans sa gorge.

 

La tête du jeune lieutenant, tout à l’heure si haute, s’inclina sur sa poitrine tandis qu’il murmurait :

 

– Fleurette !

 

Elle arriva jusqu’à lui et se pendit à son cou, disant :

 

– Tu es innocent ! oh ! tu es innocent !

 

– Oui, je te le jure, répondit Maurice dans un baiser : je suis innocent.

 

Le commissaire appela :

 

– Monsieur Mégaigne, monsieur Badoît !

 

Deux hommes, de ceux qui avaient escaladé le balcon, s’avancèrent, démasquant ainsi la figure de M. Lecoq, qui se replongea précipitamment dans l’ombre du cabinet.

 

Les bras de Valentine lâchèrent prise, elle tomba agenouillée.

 

– Entendez-vous, fit-elle en se tordant les mains, il est innocent ! Il l’a juré, je le jure aussi !

 

Les deux agents s’emparaient déjà de Maurice.

 

– Et c’est moi, dit Valentine dans le paroxysme de son désespoir, c’est moi qui l’ai trahi… qui l’ai livré… qui l’ai tué !

 

Maurice détourna la tête parce que les larmes l’aveuglaient.

 

Valentine voulut se relever, pour le défendre peut-être, car les agents l’entraînaient.

 

Elle étendit vers lui ses pauvres bras tremblants, puis elle s’affaissa sur elle-même et sa tête rebondit contre le plancher, où elle resta comme morte.

 

XIV

Le réveil

 

Le jour naissait. C’était encore dans la chambre de Mlle de Villanove, qu’on avait portée sur son lit.

 

Valentine n’avait point encore recouvré ses sens.

 

Le Dr Samuel, un très habile médecin que le colonel avait introduit depuis peu à l’hôtel d’Ornans, avait déclaré tout de suite que la crise pouvait être longue.

 

Autour du lit de Valentine, dont la tête pâle se renversait dans les masses de ses grands cheveux, le colonel, le docteur et Mme la marquise étaient réunis.

 

Le docteur, debout auprès du chevet, accomplissait les devoirs de sa profession ; le colonel et la marquise, assis un peu à l’écart, causaient tout bas.

 

La bonne dame semblait arrivée au dernier degré de l’agitation, tandis que le colonel, modérément ému, regardait le portrait de l’empereur de Russie sur le couvercle de sa boîte d’or.

 

– Voilà plus de quatre heures qu’elle est sans connaissance, disait Mme d’Ornans. Un évanouissement de cette durée ne peut manquer d’être dangereux.

 

– Vous êtes bien la meilleure des femmes, répondit le colonel.

 

– Oh ! cela ne m’empêche pas d’être en colère, ou plutôt désolée, car le passé de la pauvre petite donnait à craindre quelque aventure de ce genre-là – j’entends pour la condition du jeune homme, petit officier, commis ou autre. Mais comment croire !… Tenez, mon ami, dès qu’elle va reprendre ses sens, je me mettrai au lit pour vingt-quatre heures, pour huit jours peut-être, car je me connais, après un pareil ébranlement je vais être très malade.

 

– Cela regarde notre ami Samuel, répliqua le colonel.

 

– Et vous n’en donnez que cela, mon cher Bozzo ? Vous devenez un tantinet égoïste.

 

– Je l’ai toujours été, belle dame, seulement je m’arrange de manière à ce que mes amis ne s’en aperçoivent pas trop.

 

La marquise lui tendit une main encore blanchette qu’il approcha galamment de ses lèvres.

 

– Eh bien ! docteur, reprit-elle, que dites-vous ?

 

– C’est une syncope nerveuse d’une certaine gravité, repartit le médecin ; le rapprochement tétanique des mâchoires n’a pas permis l’ingestion d’une quantité suffisante de médicament. Néanmoins l’antispasmodique que j’ai distribué commence à produire son effet ; le pouls est toujours extrêmement faible ; mais les intermittences s’amoindrissent. Il y a du moins mal.

 

– Et vous ne voyez pas de danger ?

 

– Aucun danger, à moins que les mêmes causes, amenant un effet analogue…

 

– En résumé, interrompit le colonel, il faudrait du calme, n’est-ce pas ?

 

– Beaucoup de calme.

 

– Et comment procurer du calme à la pauvre enfant ! dit la marquise avec soupir. Cela ne se vend pas dans les pharmacies.

 

Le colonel mit un doigt sur sa bouche et murmura :

 

– Belle dame, le docteur ne sait rien, sinon ce qu’il m’a plu de lui dire ; il est inutile de le mettre au fait, d’autant que M. Remy d’Arx est aussi son client.

 

– Est-ce que vous espérez encore quelque chose de ce côté-là ? demanda Mme d’Ornans.

 

– Comment ! si j’espère ! ne vous ai-je pas recommandé la corbeille ?

 

– Mais, après ce qui s’est passé ?…

 

Le colonel entrouvrit sa boîte d’or et la referma sans y rien prendre, ce qu’il faisait souvent, ennemi qu’il était de tout excès.

 

– Je suis un singulier égoïste, murmura-t-il ; je n’ai jamais très bien fait mes propres affaires, mais quand il s’agit des affaires des autres, j’avoue que j’y mets une certaine coquetterie.

 

– Mlle de Villanove, disait en ce moment le docteur insistant sur la question du calme nécessaire, n’est pas exposée à éprouver souvent des émotions semblables à celle de cette nuit : on n’arrête pas tous les jours des assassins à l’hôtel d’Ornans.

 

– C’est vrai, c’est vrai, fit la marquise, Dieu merci !

 

Puis elle ajouta pour le colonel :

 

– Mlle de Villanove ! la fille de ma sœur ! un assassin ! J’ai beau faire, il m’arrive à chaque instant de croire que tout cela est un rêve. Je fais la part des circonstances et du terrible malheur qui transplanta sa jeunesse si loin du lieu de sa naissance, si loin du cercle où ses protecteurs naturels auraient pu veiller sur elle. Nous avions à craindre, je ne le nie pas, des chagrins de plus d’une sorte ; j’ai tremblé quelquefois, quand j’étais toute seule et que je réfléchissais, de voir arriver un beau matin quelque brave garçon tournant son chapeau entre ses doigts et demandant, d’un air timide, après mademoiselle Fleurette…

 

– Les grandes dames ont une manière charmante de dire ces horreurs-là, murmura le colonel, qui croisa ses jambes maigres l’une sur l’autre pour se renverser dans son fauteuil.

 

– Horreurs, en effet ! répéta la marquise. Mais alors, comment caractériser ce qui nous arrive ? C’est tellement en dehors des accidents, des catastrophes même qui se peuvent prévoir…

 

– Cela rentre dans l’impossible, belle dame, interrompit le colonel, et voilà précisément ce qui nous sauve.

 

Le regard de la marquise l’interrogea.

 

– C’est vous-même qui m’avez dit… commença-t-elle.

 

– Certes, certes, interrompit pour la seconde fois le vieillard, je vous ai dit la vérité, comme toujours, la pure vérité. J’avais été témoin, et la pauvre enfant, c’est certain, à la vue du personnage, n’a caché ni son désespoir ni son amour ; mais je le répète, il y a des choses impossibles. Un petit employé du commerce, un ouvrier, un saltimbanque même, étant donné le caractère résolu de votre chère nièce, nous aurait mis dans un embarras inextricable, mais celui-ci…

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! fit Mme d’Ornans qui eut un frémissement nerveux, un assassin !

 

– Il n’y a pas à dire, fit le colonel en comprimant un bâillement léger, c’est épouvantable, mais cela tranche la question, et la loi va se charger elle-même de supprimer notre embarras.

 

La marquise poussa un gros soupir.

 

– Et que pensera le monde ? dit-elle d’une voix gémissante ; le prince, qui avait la bonté de lui porter tant d’intérêt, va savoir cela, et tous nos amis, et tout Paris…

 

– Ta, ta, ta ! fit le colonel avec une mauvaise humeur non dissimulée ; n’exagérons rien. L’invraisemblance d’un pareil roman, le mariage avec un homme honorable, vont donner un éclatant démenti à des rumeurs que la malveillance seule peut colporter.

 

La main de la marquise lui coupa la parole en se posant sur son bras.

 

– Un homme honorable ! répéta-t-elle tout bas.

 

– Douteriez-vous de M. d’Arx ?

 

– Non, au contraire, mais à cause de l’estime singulière que je fais de lui, je me demande s’il nous est permis en conscience de l’engager dans une semblable union.

 

Pour le coup, les jambes du colonel se décroisèrent.

 

– Ah çà, chère madame, s’écria-t-il avec une colère admirablement jouée, allez-vous plaider contre votre propre nièce ? et vais-je être soupçonné, moi, d’attirer mon meilleur ami dans un piège ? Jusqu’à présent vous m’aviez fait l’honneur d’avoir quelque confiance en moi, vous m’accordiez en outre une certaine sagacité et je vous ai entendu dire souvent que moi seul au monde je connaissais bien Mlle de Villanove.

 

– Ma confiance n’a pas diminué, voulut dire la marquise, mais…

 

– Permettez ! il y a un raisonnement bien simple que vous auriez dû faire, chère madame. Vous auriez pu vous dire, puisque vous me faites la grâce de me regarder comme un galant homme, que si je persiste à marier votre nièce avec ce jeune homme, non seulement honorable, mais respectable, qui est pour moi un fils, un fils bien-aimé, c’est qu’il y a en moi je ne dirai pas l’espérance, mais la certitude de faire son bonheur au moyen de cette union.

 

En toute occasion, Mme d’Ornans subissait énergiquement l’empire de cette intelligence très supérieure à la sienne.

 

– Que Dieu vous entende ! dit-elle pourtant ; je suis habituée à vous croire, mais ne me serait-il pas possible d’interroger cette enfant quand elle va revenir à elle ? Je voudrais savoir le fond même de sa pensée.

 

– C’est tout naturel, chère madame ; répliqua le colonel, qui se leva et prit son chapeau ; mais, en ce cas, je vous offre ma démission et j’ai bien l’honneur de vous saluer.

 

– Mais pourquoi ? fit la marquise, étonnée ; quelle mouche vous pique !

 

– Je travaille seul, bonne amie, répondit délibérément le vieillard, ou je ne travaille pas du tout. Je me déclare trop vieux pour traîner votre voiture si vous vous amusez vous-même à mettre des bâtons dans les roues. Vous connaissez le moyen préconisé par La Cuisinière bourgeoise pour faire un civet : il faut d’abord un lièvre ; eh bien ! pour faire un mariage, il faut une épousée. Le docteur, qui ne trouve peut-être pas très poli notre aparté prolongé, vient de nous dire que le salut de Mlle de Villanove était au prix d’un calme absolu, et votre première idée est de l’interroger, de la tourmenter plutôt. Quelque bonté, quelque délicatesse que vous mettiez dans votre interrogatoire, ne voyez-vous pas d’ici l’émotion revenue, le trouble, le choc des souvenirs imprudemment réveillés !…

 

Il avait élevé la voix et tourné furtivement son regard vers le Dr Samuel.

 

Celui-ci était homme sans doute à comprendre la signification d’un coup d’œil, car il agita les mains d’un air effrayé et dit :

 

– Pas si haut, je vous en prie ! nous arrivons à l’instant critique.

 

– Vous voyez, madame, reprit le colonel, qui baissa aussitôt la voix jusqu’au murmure.

 

Il ajouta en prenant la main de la marquise :

 

– Nous ne nous brouillons pas pour cela, mais voici mon dernier mot : lequel de nous deux va se retirer ? Je ne veux de vous sous aucun prétexte au chevet de Valentine en ce moment dangereux où elle reprendra ses sens.

 

– Je m’en vais, dit précipitamment Mme d’Ornans, gardez-nous tout votre intérêt, bien cher ami, nous en avons grand besoin.

 

Il lui offrit son bras et la reconduisit jusqu’à la porte.

 

– Et mettez vos inquiétudes de côté, chère madame, dit-il en arrivant au seuil : puisque j’ai carte blanche, je réponds de tout. Voyons, vous aviez l’intention de vous reposer un peu, je vous accorde quatre heures de bon sommeil, jusqu’à midi ; mais après votre déjeuner qu’on attelle et voyagez tout l’après-midi pour la corbeille.

 

– Parlez-vous donc sérieusement ? demanda la marquise, incrédule et triste.

 

Le colonel lui baisa la main en répétant :

 

– La corbeille ! Toutes affaires cessantes, la corbeille, la corbeille !

 

Il rentra et referma la porte.

 

Le Dr Samuel, quittant le lit de Valentine, vint à lui aussitôt.

 

C’était un homme de cinquante ans à peu près, très pâle, le nez busqué, la bouche rentrée, l’œil terne, le crâne ravagé.

 

Les veilles laborieuses produisent parfois le même résultat physique que l’inconduite.

 

Il y a des savants usés par le travail qui ressemblent aux invalides de l’orgueil.

 

Le docteur devait sa clientèle noble au colonel, qui avait eu d’abord de la peine à l’ancrer dans un certain monde ; mais désormais sa réputation était bien établie, et la confiance que lui témoignait M. de Saint-Louis avait consacré son succès.

 

– On l’éveillera quand on voudra, dit-il très bas, mais s’il valait mieux qu’elle ne s’éveillât point, tout se passerait le plus naturellement du monde.

 

Le colonel haussa les épaules et demanda :

 

– Est-ce vrai que dans l’état où elle est on peut entendre et comprendre ?

 

– On cite des cas variés qui établiraient le pour et le contre, répondit le médecin, mais vous voyez que je parle très bas. S’éveillera-t-elle ou faut-il qu’elle dorme toujours ?

 

– Ma parole, fit le colonel, on dirait que nous passons notre vie à rêver plaies et bosses ! Nous ne t’avons pourtant pas encore acheté beaucoup de mort aux rats, vieux Samuel !

 

– Comme elle est héritière de la marquise… commença le docteur.

 

– Vous êtes tous de bons petits enfants, interrompit le colonel, mais vous n’avez pas inventé la poudre : pas plus Lecoq que les autres, avec ses grands airs, et quand il me faudra choisir mon successeur, c’est toi que je prendrai, mon fils, tu peux compter là-dessus. Soigne bien cette jeune personne-là, entends-tu ; elle vaut pour nous trois ou quatre fois l’héritage de la marquise.

 

– Un joli denier, alors, fit le docteur.

 

– Dix fois, vingt fois l’héritage de la marquise ! poursuivit le colonel.

 

Il atteignit sa montre.

 

– Voilà huit heures qui vont sonner ; continua-t-il ; à dix heures juste, le conseil se réunira chez moi. Ne manque pas d’y venir ; tu apprendras des choses curieuses. Et maintenant, éveille-moi cette enfant-là avec précaution ; tu sais que tu me réponds d’elle !

 

Valentine était toujours immobile comme une belle statue couchée.

 

Le docteur se rapprocha d’elle, mais au lieu de lui donner le médicament qu’il avait administré jusqu’ici, il tira de sa poche un flacon et versa quelques gouttes de son contenu dans une petite cuiller.

 

D’un geste familier à ceux de sa profession, deux de ses doigts pesèrent sur les joues de la malade, dont la bouche s’entrouvit.

 

Ses dents, plus blanches que l’ivoire, étaient serrées ; une légère pression opérée sur les narines leur fit faire un mouvement dont le docteur profita pour passer le bout de la cuiller.

 

Cela fait, il remit toutes choses en place et attendit.

 

Le colonel l’imita.

 

Il s’était assis de nouveau, mais plus près du lit, et son œil placide regardait la charmante malade, tandis que ses pouces tournaient.

 

Après trois ou quatre minutes écoulées, le docteur se pencha jusque sur le visage de Valentine ; il déboucha de nouveau son flacon et le lui fit respirer.

 

– Voilà ! dit-il en se relevant.

 

Presque au même instant, un soupir faible passa entre les lèvres de la jeune fille, puis la couverture monta et redescendit parce que son sein commençait à battre.

 

Le docteur regarda le colonel.

 

– Est-il nécessaire que vous restiez ici ? demanda ce dernier.

 

– Je vous l’ai dit, répliqua Samuel, une émotion nouvelle pourrait déterminer un nouvel accident. Je puis attendre dans une pièce voisine.

 

Le colonel lui montra la porte, mais il ne le laissa pas sortir sans ajouter :

 

– À dix heures, rue Thérèse, soyez exact. Ce sera curieux, très curieux.

 

La porte s’ouvrit et se referma.

 

Le colonel était seul avec Mlle de Villanove, qui reprenait lentement ses sens. Il rapprocha son fauteuil du chevet et s’établit en homme qui veut avoir toutes ses aises.

 

Les yeux de la jeune fille s’ouvrirent, mais ils semblaient privés de la faculté de voir.

 

– Au théâtre, pensa le colonel, dans de bonnes occasions comme celle-ci, elles disent généralement : « Où suis-je ? Que s’est-il passé ? » et autres faridondaines. Je voudrais abréger les préliminaires. Voyons !

 

Il eut une petite toux sèche qui fixa sur lui les regards de Mlle de Villanove ; elle fit aussitôt un effort pour se dresser sur son séant, mais elle ne put.

 

– Comment vous trouvez-vous, ma bonne chérie ? demanda le colonel du ton le plus affectueux.

 

Valentine jeta ses yeux égarés tout autour de la chambre.

 

– Oui, oui, prononça doucement le bonhomme, il n’y a pas à dire, c’est une mauvaise affaire.

 

– Là ! murmura Valentine, dont le doigt convulsif se tendit, c’est là !

 

Elle montrait l’endroit où naguère Maurice s’était tenu debout les bras croisés sur sa poitrine.

 

– C’est là, en effet, répéta le colonel, c’est là qu’il a dit : « Fleurette ! » et que vous avez répondu : « Maurice ! » en ajoutant d’autres paroles également imprudentes dans votre situation.

 

Valentine se couvrit le visage de ses mains.

 

– Malheureusement, reprit le colonel, il y avait des témoins. Mais vos amis sont riches, ma belle petite, et avec de l’argent on étouffe bien des cancans.

 

– Je n’ai rien à cacher ! s’écria Mlle de Villanove, qui montra son visage fier et presque provocant.

 

– Certes, certes, on dit ces choses-là dans le premier moment, mais en fin de compte…

 

Valentine l’interrompit et demanda :

 

– Monsieur, êtes-vous chargé de m’interroger ? Ce ne sera pas long : je l’aime et je l’aimerai toujours.

 

– Pour ce qui me regarde, répliqua le colonel très doucement, il ne me déplaît pas de vous entendre parler ainsi ; c’est du cœur, de la générosité ; je ne déteste pas ces défauts-là. Mais, voyez-vous bonne petite, le cœur, la générosité, la folie même, ne servent à rien quand il s’agit d’un homme placé dans la position de ce pauvre diable.

 

– Il est innocent ! s’écria impétueusement Valentine.

 

– Pourquoi vous fâcher, mon ange ? repartit le colonel ; moi je ne demande pas mieux qu’il soit innocent, c’est un joli jeune homme, mais voilà ! les apparences lui tournent diantrement le dos : un gaillard, pauvre comme Job, car on n’a pas trouvé tout à fait la monnaie d’un louis dans sa poche, amoureux d’une jeune personne qui passe à tort ou à raison pour être millionnaire, un homme assassiné, non pas le premier venu, mais un receleur ou un voleur qui avait en sa possession les diamants de la fameuse Carlotta Bernetti : joli coup de filet ! je ne sais plus combien de centaines de mille francs ! Flagrant délit avec cela, ou quelque chose qui y ressemble comme deux gouttes d’eau, car on a suivi le meurtrier à la trace, on l’a arrêté sans l’avoir perdu de vue et n’ayant pas encore eu le temps de laver ses habits ni ses mains, où il y avait du sang.

 

La tête de Valentine retomba sur l’oreiller.

 

– Ça va être encore une cause célèbre, poursuivit le colonel ; il en pleut et je crois…

 

Il s’arrêta et glissa entre ses paupières demi-closes un regard vers Valentine.

 

– Oui, continua-t-il, ce sera le côté vraiment romanesque de ce procès. Je crois que notre ami, M. d’Arx, sera chargé de l’instruction.

 

Valentine était redevenue aussi pâle qu’avant de reprendre ses sens.

 

– En thèse générale, poursuivit le colonel, paisible comme si de rien n’eût été, je n’aime pas les mariages forcés ; j’en ai eu dans ma famille un bien funeste exemple : ma fille, qui était pourtant une digne créature, pesa un peu sur notre pauvre chère Fanchette, ma petite-fille, lors de son union avec son cousin le comte Corona… Certes, avec la marquise, nous n’avons rien à craindre de semblable, et d’ailleurs comment comparer Remy d’Arx à un mauvais sujet comme mon neveu Corona ; Remy d’Arx est la perle des hommes, et je ne sais point de dévouements dont il ne soit capable.

 

Il s’arrêta de nouveau. Valentine était immobile, et muette, et froide comme une statue.

 

– Mon Dieu, poursuivit encore le vieillard, j’ai vu en ma vie des aventures plus extraordinaires. Il y a bien des orages menaçants qui n’éclatent pas. Il faut que je retourne auprès de la marquise, presque aussi bouleversée, presque aussi malheureuse que vous, ma pauvre enfant. Je n’ai pas besoin de vous dire quel coup terrible elle a reçu, mais en vous quittant, je voudrais vous laisser dans une situation d’esprit plus calme.

 

Il se leva et prit la main de Mlle de Villanove, qui eut à ce contact un sourd frémissement.

 

– Il y a une chose certaine et consolante pour vous, dit-il avec un accent de bienveillante onction, c’est que vous êtes entourée de bons cœurs, de cœurs dévoués. À votre âge, on se met parfois dans l’esprit des idées de révolte. Réfléchissez, pensez à ceux qui vous aiment, à ceux que votre malheur réduirait au désespoir.

 

Il s’inclina sur le front de Valentine, qu’il baisa. C’était un front de marbre. La jeune fille ne fit pas un mouvement, ne prononça pas une parole. En gagnant la porte à pas lents, le colonel se disait :

 

– Drôle de fillette ! je suis sûr qu’elle a déjà son idée.

 

Avant de franchir le seul, il lui envoya encore un baiser avec ces mots :

 

– Du calme ! on veille sur vous et on vous aime.

 

Dans le corridor, il y avait une soubrette qui s’éloignait précipitamment et qui avait tout l’air d’avoir écouté à la porte.

 

– Suzon ! appela le colonel à voix basse, Sidonie ! viens çà, Marion !

 

La soubrette revint sur ses pas en disant :

 

– Victoire, s’il vous plaît, monsieur le colonel.

 

– Victoire, soit ! Dis-moi, et ne mens pas, est-ce toi qui vas chercher le fiacre, les soirs où Mlle de Villanove sort par la petite porte du jardin ?

 

Victoire joignit les mains et voulut se récrier.

 

– Bon, fit le colonel, c’est toi, je m’en doutais. Eh bien, ma fille, si Mlle de Villanove envoie par hasard chercher une voiture ce soir…

 

– Dans l’état où elle est, y pensez-vous, grand Dieu !

 

– Oui, dans l’état où elle est.

 

– Je me garderais bien… commença Victoire.

 

– De refuser, interrompit le colonel ; tu aurais raison, il faut obéir à ses maîtres.

 

Il lui glissa une couple de louis dans la main, et comme Victoire le regardait, stupéfaite, il ajouta :

 

– Hélas ! ma fille, à l’âge que j’ai, on a tout vu, et l’on ne sait plus être sévère.

 

– Est-ce possible, s’écria la soubrette, qu’il y ait des gens si bons que cela ? Qu’est-ce que vous m’ordonnez, monsieur le colonel ?

 

– D’amener une voiture à notre belle chérie, mais non pas la première venue. Je protège un certain cocher dont tu trouveras le fiacre ici près, un peu en dehors de la station. Pour être bien sûre de ne pas te tromper, tu lui diras… Car tu parles un peu italien, n’est-ce pas ?

 

– Mademoiselle ne m’aurait pas prise sans cela.

 

– Tu diras au cocher : « Giovan-Battista. » C’est son nom.

 

– Et il me répondra ?

 

– Le tien, qui est charmant comme toi : « Vittoria. »

 

Il lui caressa doucement le menton et ils restèrent un instant à se regarder en souriant.

 

– Maintenant, reprit le colonel, va délivrer le Dr Samuel, qui attend ici près ; dis-lui qu’il fasse une petite visite à notre belle chérie et surtout, tu entends bien, dis-lui de ne pas manquer au rendez-vous qu’il sait bien : dix heures sonnant. Ce sera curieux. Dis-lui que ce sera très curieux.

 

XV

Le conseil des Habits Noirs

 

C’était une grande chambre très haute d’étage et dont les boiseries sombres avaient quelque chose de claustral. L’hôtel du colonel Bozzo, situé rue Thérèse, était du reste une ancienne maison religieuse, bâtie pour servir de succursale aux dames de Port-Royal, sur un terrain donné par la maison de Choiseul.

 

La chambre où nous entrons se trouvait au premier étage, sur le derrière, et regardait par trois fenêtres grillées un jardin petit, mais planté de vieux arbres.

 

Pour meubles, il y avait des chaises recouvertes de cuir noir, avec deux canapés pareils placés des deux côtés de la vaste cheminée.

 

Au centre se voyait une table oblongue avec un tapis de drap vert, comme on en trouve dans tous les lieux où se réunissent des comités ou des conseils d’administration.

 

Rien ne manquait de ce qui garnit habituellement ces tables consacrées, ni l’écritoire, ni les deux sébiles rondes contenant l’une des pains à cacheter, l’autre la poudre, ni même la sonnette présidentielle, destinée à maintenir l’ordre dans les délibérations.

 

C’était bien plutôt, néanmoins, un conseil de famille qui entourait ce tapis vert, car le colonel Bozzo, assis au fauteuil, avait aux pieds de bonnes pantoufles fourrées et s’emmitouflait dans une chaude robe de chambre à ramages.

 

En le comptant, l’assemblée se composait de huit personnages, qui siégeaient pour la plupart autour de la table et dont deux seulement se tenaient à l’écart.

 

Nous eussions retrouvés là quelques-unes de nos connaissances, entre autres M. Lecoq et le Dr Samuel, assis à droite et à gauche du président ; mais il nous aurait fallu un certain travail d’intelligence pour reconnaître le Louis XVII de l’hôtel d’Ornans dans la personne d’un fort gaillard de trente-cinq à quarante ans qui s’accoudait sur la table en face du colonel.

 

On ne rencontre pas tous les jours des acteurs qui aient naturellement et complètement le physique de leur rôle ; la ténébreuse commandite dont le colonel Bozzo était le gérant avait usé déjà plusieurs Louis XVII à Paris, en province et dans les diverses capitales de l’Europe.

 

M. de Saint-Louis était un martyr d’occasion, et il lui fallait se grimer quand il entrait en scène.

 

Nous n’avons pas encore vu les autres membres du conseil, à savoir un homme très pâle, aux traits coupants, au front chauve, entouré de rares cheveux blondâtres, qu’on désignait sous le nom de l’abbé, et un gros réjoui portant un costume sans gêne qu’on nommait « le docteur en droit ».

 

À gauche de la cheminée, un assez beau garçon, jeune encore mais portant énergiquement sur son visage ravagé les traces que laisse après soi l’habitude de l’orgie, était vautré plutôt qu’assis sur un des canapés : c’était le comte Corona, petit gendre du colonel et mari de la belle Francesca.

 

Sur l’autre canapé se tenait une femme vêtue avec une parfaite élégance et dont la figure se cachait derrière un voile. Cette femme n’était pas, comme le lecteur s’y attend peut-être, la comtesse Corona.

 

Damnée en quelque sorte par le funeste hasard de sa naissance, Francesca n’avait pas échappé sans doute aux fatalités du péché originel, mais son cœur généreux et bon n’eût point subi volontairement certaines complicités.

 

On se défiait d’elle avec raison, et vivant au milieu du mal, elle ignorait profondément le mystère d’iniquité qui pesait sur elle et qui précipitait le drame de sa jeunesse vers un dénouement tragique.

 

La belle dame assise sur le canapé pouvait passer au contraire pour une des mains les plus actives de l’association.

 

Elle s’appelait Marguerite Soûlas, mais elle était comtesse de Clare par légitime mariage. Nous avons raconté ailleurs[1] l’étrange histoire de cette femme qui occupa un instant une position de premier ordre dans la haute vie parisienne.

 

Le colonel avait l’air tout guilleret ; les rides de sa face souriaient et il y avait en vérité des teintes roses au parchemin de ses joues.

 

Il se frottait les mains tout doucement en regardant du coin de l’œil les papiers rangés devant lui, parmi lesquels se trouvait un assez volumineux cahier.

 

Juste au moment où la pendule marquait dix heures, il agita sa sonnette et dit :

 

– Mes petits enfants, mettons un terme aux conversations particulières. La séance est ouverte, je vous promets qu’elle sera intéressante, et comme elle peut se prolonger, donnez-moi, je vous prie, toute votre attention.

 

Son regard fit le tour de la chambre avec bienveillance et bonne humeur.

 

– Je remercie tous et chacun, reprit-il, de l’exactitude qu’on a bien voulu mettre à répondre à mon appel. Notre chère comtesse ases petites affaires privées qui fatigueraient trois grandes coquettes, deux notaires et une demi-douzaine d’avocats ; mon neveu Corona, qui se tient là-bas dans une posture peu convenable, n’a pas l’air d’être ivre plus qu’à moitié ; le bon Samuel a quitté ses clients ; Lecoq nous a sacrifié son bureau ou plutôt ses bureaux, car il se pousse, le gaillard, et nous le verrons bientôt homme d’importance ; enfin l’abbé et notre savant professeur de droit criminel ont fait relâche à leurs travaux, sans parler du prince qui a brusqué son absinthe, son bifteck et ses côtelettes. Vous êtes tous gentils à croquer, et je me fais une fête de vous servir une mignonne surprise qui récompensera votre peine.

 

Ce discours d’ouverture fut accueilli avec une certaine froideur.

 

Les gouvernements qui durent n’inspirent plus d’enthousiasme et le gouvernement de ce brave homme avait duré plus d’un demi-siècle.

 

Il reprit en clignant de l’œil d’une façon tout espiègle :

 

– Nous sommes tièdes, je m’y attendais ; il y a toujours un peu de jalousie autour de moi parce que le proverbe : « Tant va la cruche à l’eau, etc. » ne m’est pas applicable. J’allais à l’eau déjà du temps du maréchal de Saxe, et je n’ai pas encore une fêlure. Une chance de possédé, n’est-ce pas, mes trésors ? et douze ou quinze brasses de corde de pendu !

 

Il fit signe à l’abbé, qui s’approcha, et lui dit à l’oreille :

 

– J’ai à te parler après la séance. Tu sais que je n’ai confiance qu’en toi ; celui qui est destiné à me succéder doit en savoir plus long que les autres.

 

– Je vais, reprit-il tout haut, donner la parole à l’Amitié, qui dans toute cette histoire s’est comporté comme un ange.

 

Sa main sèche caressa l’oreille de Lecoq comme font les maîtres de pensions aux écoliers qui donnent de jolies étrennes et il acheva :

 

– Le cher garçon va vous exposer le côté matériel et historique de l’affaire, après quoi je vous fournirai personnellement quelques explications qui, je l’espère, auront le don de vous intéresser. Tu as la parole, mon ami ; sois bref, mais clair, et point de fausse modestie.

 

M. Lecoq de la Perrière, espèce de Protée qui poussait jusqu’à l’héroïsme le talent de changer sa figure et son allure, se montrait ici tel que Dieu l’avait fait.

 

C’était un robuste luron, assez bel homme au demeurant, mais commun, vulgaire dans sa rondeur et gai avec fracas.

 

Il appartenait très nettement à la catégorie des forts d’estaminet et réalisait le type du commis voyageur tel que l’ont dépeint les écrivains du règne de Louis-Philippe.

 

Il avait, ce matin, le costume de son choix, celui qu’il affectionnait et portait dès qu’une mission particulière ne l’obligeait pas à prendre un déguisement : jaquette de velours bleu, froncée sur les hanches, gilet de velours écossais quadrillé des plus fraîches, des plus vives couleurs, pantalon flamme-d’enfer, coupé à la hussarde et ne laissant voir que la pointe de la botte.

 

Son chapeau était de la forme dite bouzingo : haut, pointu, largement bordé, et l’on n’aurait pas pu faire le nœud de sa cravate avec une serviette.

 

Avec cela il aurait dû tenir à la main quelque canne triomphante, gourdin de malcontent ou badine à sculptures impossibles mais ce détail manquait à sa toilette.

 

La canne qu’il avait entre les jambes aurait pu servir à un rentier du Marais ; c’était un bon gros jonc surmonté d’une pomme d’ivoire.

 

Il prit la parole qu’on lui donnait, et selon la recommandation du président, il raconta brièvement, mais avec une précision remarquable, la singulière histoire de voleurs qui sert de thème aux premiers chapitres de ce récit.

 

L’opération ainsi détaillée, depuis les moyens pris pour amener Hans Spiegel, l’homme qui avait volé les diamants de la Bernetti dans l’échoppe du prétendu revendeur Kœnig, jusqu’au passage sanglant du marchef (le bijoutier), dans la chambre numéro 18, ressemblait à une mécanique construite savamment, dont on eût démonté un à un les rouages multipliés.

 

Tout était prévu, pesé, ajusté ; rien n’était donné au hasard, et pour que la victime marquée eût échappé à son sort il aurait fallu un miracle.

 

Le conseil écoutait Lecoq avec intérêt, mais sans surprise.

 

L’attention qu’on lui accordait pourrait être comparée à celle que les membres de nos académies donnent à la lecture d’un rapport bien fait et traitant des matières qui ne laissent pas que d’être curieuses.

 

C’était tout.

 

Si nos académies sont blasées sur les curiosités de la science ou de l’art ; si chacun de leurs membres, froid pour ses collègues, s’échauffe seulement quand sa propre personnalité est en jeu, on peut dire que nous sommes ici en présence de gens plus rassasiés de méfaits choisis que les académiciens eux-mêmes ne le sont de découvertes et de chefs-d’œuvre ; on peut dire, en outre, sans manquer au respect dû aux académies, que nous pénétrons ce matin dans le giron d’une académie sui generis relativement plus forte et mieux triée que tout autre institut portant ce nom glorieux.

 

Seulement, au lieu d’avoir pour but le bien ou le beau, le ténébreux institut dont nous avons franchi le seuil appliquait un savoir considérable, une grande somme d’intelligence et tout un faisceau de volontés résolues à perfectionner la science de mal faire.

 

Ils étaient là tous virtuoses du crime, lauréats du vol et du meurtre ; nous ne croyons pas qu’il fût possible de trouver dans l’univers entier une réunion de scélérats mieux cuirassés, une société de bandits plus redoutables.

 

Quand Lecoq eut achevé son exposé, il dévissa la pomme d’ivoire de la canne qui avait appartenu au malheureux Spiegel et en versa le contenu sur le tapis vert : chacun alors s’approcha pour examiner les diamants de la Bernetti.

 

– Ce n’est pas mal, dit le docteur en droit, mais il faut convenir que l’imbécile qui va payer la loi a fait de son mieux pour s’enferrer lui-même. Sa fuite est tout bonnement une ânerie.

 

– Savant professeur, répliqua le colonel, vous connaissez mieux le code que le cœur humain. Il n’y a point d’homme pris au piège qui ne commette quelque ânerie ; c’est là notre force : le premier coup de massue les étourdit et les prive de leur sang-froid, sans cela, si bien tendus que soient nos collets, quelque pièce de gibier nous échapperait de temps en temps. Or, il ne nous en échappe aucune.

 

– Voici un brillant qui a un crapaud, fit observer l’abbé employant un terme technique de lapidaire.

 

Mme la comtesse de Clare s’était levée comme les autres pour examiner le butin.

 

– En vérité, dit-elle du bout des lèvres, ces créatures sont étonnantes ! La Bernetti n’est pas jeune, j’en connais de plus jolies qu’elle…

 

– Toi, par exemple, n’est-ce pas minette ? interrompit le président.

 

La comtesse répondit avec hauteur :

 

– Je suppose que vous ne me comparez pas à cette fille… J’allais dire tout uniment que moi, Mme de Clare, je n’ai pas de diamants pareils.

 

– C’est criant ! dit le colonel sans rire.

 

Le comte Corona demanda, en rejetant sur le tapis une poignée de brillants qu’il avait examinés :

 

– Combien cela peut-il valoir en masse ?

 

– Dans la plainte de la Bernetti, répondit Lecoq, l’importance du vol est évalué à 400 000 francs.

 

– Quatre cent mille francs ! répéta Mme de Clare, une Bernetti !

 

– Et à quoi cela nous sert-il, demanda encore le comte Corona, qui cherchait évidemment l’occasion de manifester une colère à grand-peine contenue, d’avoir 400 000 francs de plus à ajouter aux millions que le Père garde dans un trou.

 

Cette question eut de l’écho parmi les membres de l’assemblée.

 

– Le fait est, dit la comtesse de Clare, que nous sommes bien pauvres avec toute notre richesse. Aucun de nous ne sait où est le trésor, et si un malheur arrivait au Père…

 

Le colonel agita sa sonnette avec fièvre ; l’indignation faisait trembler sa main.

 

– Il ne m’arrivera pas de malheur ! s’écria-t-il parlant comme un enfant irrité. Je me porte bien, je suis fort comme un Turc et je vous enterrerai tous…

 

« Viens çà ! fit-il en s’interrompant.

 

De la main il appelait le docteur en droit, auquel il dit tout précipitamment :

 

– Tu sais, ça te regarde, mes dispositions sont prises : tu es mon seul héritier.

 

En même temps il toucha le genou de Lecoq et lui glissa à l’oreille :

 

– Défends ton patrimoine, mon fils, tu es mon légataire universel ! Son œil demi-fermé partagea un regard significatif entre M. de Saint-Louis et le Dr Samuel.

 

– Veut-on que je me retire ? continua-t-il tout haut ; trouve-t-on que j’ai vécu trop longtemps ? où est le parricide qui portera la main sur mes cheveux blancs ? Sangodémi ! vous seriez bien avancés, mes chéris ! Le traître qui me percerait le sein croit-il donc qu’il trouverait le scapulaire sur ma poitrine ? rayez cela de vos papiers ; il y a longtemps que je mets le scapulaire en lieu sûr quand je viens présider nos assemblées. Ah ! ah ! il y a parmi vous des révoltés ! Ceux-là oublient que j’ai fait la fortune de la confrérie, ceux-là ne songent pas que je suis seul à posséder le secret, et que mes entrailles ouvertes ne leur diraient pas la route qui conduit au trésor.

 

« Je t’ordonne de te taire ! ajouta-t-il en montrant au doigt Marguerite qui ouvrait la bouche, tu n’as pas la parole ! Quand tu vins à nous, ce n’étaient pas des diamants que tu demandais, c’était des souliers pour mettre à tes pieds nus. Qui t’a fait comtesse de Clare, sinon moi ? Tu étais une Bernetti, mais au lieu de cachemires, tu portais des haillons. Toi, Corona, je t’ai donné ma petite Fanchette, mon pauvre ange ; sais-tu bien que si je voulais dire en ce moment, et malgré le soleil qui nous éclaire : il fait nuit ! tu ne passerais pas le seuil de cette chambre ?

 

Corona était pâle, mais la comtesse souriait.

 

Lecoq mit sa main sur le bras du vieillard, qui s’arrêta aussitôt et regarda tout autour de lui comme un homme qui s’éveille.

 

Samuel, le docteur en droit, l’abbé et le prince l’entouraient, immobiles comme des statues.

 

Lecoq dit :

 

– Le Père est le Père. Corona a mal parlé, comme toujours, et Marguerite regrette son impudence.

 

Les quatre membres dont nous venons de citer les noms s’inclinèrent gravement.

 

C’était un vote.

 

Corona retourna sur son canapé en grondant, et Mme de Clare, relevant son voile, vint offrir sa main au colonel.

 

– Le Père sait combien nous l’aimons, murmura-t-elle.

 

– Le Père est bien vieux, dit celui-ci, dont la voix, perdant le diapason de la colère, exprima tout à coup une larmoyante émotion : il a les faiblesses de son âge. Tout à l’heure, il disait, fanfaron comme ceux qui n’ont plus de force : « Je vous enterrerai tous !… » Ah ! mes pauvres enfants, les jours qui me restent à vivre sont comptés. Croyez-moi, pour attendre, il ne vous faudra pas grande patience. Marguerite, tu es belle, tu es jeune, tu as raison d’être ambitieuse ; tu souhaites de l’or, beaucoup d’or, tu en auras ; tu veux être duchesse, tu le seras.

 

Il l’attira jusqu’à lui et ajouta dans un baiser :

 

– Folle que tu es ! ne sais-tu pas que je t’ai instituée mon unique héritière ?

 

– Mes enfants, mes chers enfants, reprit-il tout haut, pardonnez à celui qui vous aime comme si vous étiez sa famille. Que Corona lui-même oublie une parole peut-être trop sévère ; sa conduite envers ma pauvre petite Fanchette me laisse bien de l’amertume dans le cœur. Ah ! si j’avais donné ce cher ange à l’Amitié, ou bien au prince, ou bien au bon Samuel, ou bien à notre digne professeur !… mais ce qui est fait est fait, et en définitive Corona est mon neveu ; vivons en paix.

 

« Et ne perdons pas notre temps, continua-t-il en changeant de ton tout à coup ; je ne suis pas encore aveugle, j’ai bien vu que les paroles de cette chère révoltée répondaient à un désir unanime. Soyez tranquilles, ceci est décidément ma dernière affaire.

 

Sa main s’étendit à plat sur les papiers qui étaient devant lui et y resta.

 

– Il y a donc autre chose ? demandèrent plusieurs voix.

 

– Vous allez bien le voir, répondit le vieillard, qui avait repris cette physionomie du patriarche, heureux de faire une surprise à son entourage bien-aimé : les diamants de la Bernetti ne sont qu’un tout petit épisode de notre histoire, c’est le prologue en quelque sorte, et la pièce va commencer. Voyons, de bonne foi, avez-vous pu croire que je voudrais finir par une broutille de 400 000 francs ? J’ai dit : c’est ma dernière affaire, et j’ai dit vrai ; il faut que ma dernière affaire en vaille la peine, mes trésors, et si vous voulez l’évaluer vous-mêmes, je vais vous fournir les éléments. Combien estimez-vous les têtes que nous avons sur nos épaules, ici, tous tant que nous sommes ?

 

Les membres du conseil se regardèrent les uns les autres ; le colonel était un grand comédien, mais il avait abusé des coups de théâtre.

 

On hésitait, bien que l’inquiétude fût éveillée.

 

Lecoq dit à demi-voix :

 

– Écoutez ! il s’agit vraiment de vie et de mort.

 

Le colonel leva la main, qu’il laissa retomber lourdement sur les papiers.

 

– Elles sont là, vos têtes, prononça-t-il avec lenteur, la mienne aussi. Je ne suis qu’un pauvre homme, tout prêt à revenir à l’état d’enfance, mais si la mort me prenait aujourd’hui, je vous le dis, vous seriez bien malades ! Elles sont là, vos têtes, elles ne tiennent qu’à un fil, et le fil est dans ma main. Ma dernière affaire sera de vous les rendre saines et sauves avec le trésor que vous m’avez confié. Quand il aura fait cela, le père de famille rassemblera encore une fois ses enfants et leur dira : Ma tâche est accomplie, j’ai gagné le droit de me reposer, puisque je vous ai sauvé du péril suprême.

 

Il prit le cahier de papier, sur lequel tous les yeux étaient fixés avec une terreur croissante, et le tendit à Lecoq en ajoutant :

 

– Lis, l’Amitié, afin que chacun mesure la grandeur du péril. Quand ils connaîtront bien le mal, nous verrons lequel d’entre nous tous apportera le meilleur remède.

 

XVI

Le manuscrit de Remy d’Arx

 

Lecoq prit le cahier et lut :

 

« Rapport à Son Excellence M. le garde des Sceaux.

 

« Monsieur le ministre,

 

« Votre Excellence voudra bien m’excuser si je prends la liberté de lui soumettre une œuvre encore inachevée : il y a urgence, le procès pendant devant la cour d’assises de la Seine et que la voix publique désigne déjà sous le titre : Les Habits Noirs, me paraît de nature à égarer l’opinion et, ce qui est beaucoup plus grave, la justice elle-même :

 

« J’ai abandonné l’instruction de cette cause qui m’était confiée et qui n’est qu’une ombre, pour m’attacher à la réalité.

 

« Les faits que je vais avoir l’honneur de porter à la connaissance du ministre, chef de la magistrature de mon pays, sont considérables et j’ose réclamer toute son attention. Il s’agit des Habits Noirs, non point de ceux qui sont actuellement sous la main de la loi, mais des vrais Habits Noirs, c’est-à-dire, selon moi, de la plus dangereuse association de malfaiteurs qui ait existé jamais.

 

« Votre Excellence ne vit pas dans le cercle où cette appellation est déjà populaire, et l’administration, qui serait à même de soulever le voile, semble portée à penser qu’il s’agit d’une légende de faubourg, d’une histoire à faire peur, comme il s’en fabrique dans les bas-fonds de la vie parisienne. M. le préfet de police, à qui je me suis adressé tout d’abord, n’a certes pas transgressé à mon égard les règles de la courtoisie, mais son aide m’a manqué complètement, et j’ai cru deviner qu’il me prenait pour un rêveur.

 

« La raison de cette erreur est simple ; et je la constate tout de suite, afin que Votre Excellence ne puisse tomber dans le même piège : les Habits Noirs n’existent pas pour la justice ; ils n’ont jamais comparu devant elle ; la base même de leur organisation les met à l’abri du glaive de la loi.

 

« Voilà précisément ce qui paraît invraisemblable et ce que j’expliquerai avec clarté dans le cours du présent travail.

 

« Une seule fois, à ma connaissance, et j’ai la prétention de connaître à peu près tout en cette matière qui a occupé mes jours et mes nuits depuis que j’ai l’âge d’homme, une seule fois, le mystère de l’association courut un risque sérieux parce que trois de ses membres comparurent devant un tribunal ; je fais allusion à l’affaire Quattrocavalli et consorts, qui coûta la vie à mon père.

 

« Je place ici un court exposé historique :

 

« Le 30 août 1816, M. Mathieu d’Arx fut nommé procureur général près de la cour royale d’Ajaccio ; au mois d’octobre de la même année, il porta la parole dans un procès important où certains personnages haut placés dans l’arrondissement de Sartène se trouvaient impliqués.

 

« Le maire d’un chef-lieu de canton était accusé de complicité dans un assassinat commis par les frères Quattrocavalli, notoirement connus pour faire partie de la bande des Veste Nere… »

 

Ici Lecoq s’interrompit et demanda :

 

– Que signifient ces marques au crayon rouge ?

 

– Cela veut dire : « Passe, » mon fils, répondit le colonel ; c’est la partie scientifique du travail. Nous savons tous notre histoire ancienne, et j’ai marqué les paragraphes que tu dois sauter ; sans cela nous resterions en séance jusqu’à demain.

 

Le rapport de Remy d’Arx donnait, en effet, des détails circonstanciés sur les Camorre de l’Italie du sud et sur l’origine des premiers Habits Noirs. Ces détails se trouvent consignés dans l’avant-propos de notre récit.

 

Lecoq tourna deux ou trois pages et continua :

 

« … Il y eut acquittement devant les premiers juges. Sur l’appel du ministère public, la cause vint devant la cour d’Ajaccio, où les frères Quattrocavalli furent acquittés pour la seconde fois, malgré un ensemble de preuves que Votre Excellence trouverait sans doute accablantes. Je tiens les pièces à sa disposition.

 

« Dans toute cette affaire, M. Mathieu d’Arx s’était trouvé aux prises avec des difficultés d’une nature inexplicable.

 

« Deux jeunes gens de la ville de Sartène, évidemment innocents à ses yeux, avaient été jetés dans la cause pour donner le change à l’instruction, et les preuves fabriquées contre eux témoignaient d’une prodigieuse habileté.

 

« Le jury donnait à pleine course dans cette fausse voie et l’opinion de la ville était sourdement travaillée dans le même sens. On sentait là l’effort d’une influence occulte, puis puissante, qui ne put manquer de faire sur l’esprit de M. d’Arx une vive et durable impression.

 

« On ne peut dire qu’il devina dès l’abord la vérité dans ses détails étranges et invraisemblables, mais il avait senti l’effet, il chercha la cause, et j’ai retrouvé dans ses papiers des notes incomplètes qui semblaient être les éléments d’un rapport analogue à celui que j’ai l’honneur de présenter aujourd’hui.

 

« Les notes dont je parle et que je possède encore sont rares et tronquées ; je n’ai pu en effet que glaner après la moisson faite ; car, lors de la catastrophe qui termina sa vie, le secrétaire de mon père fut violé et ses papiers, en grande partie, furent détruits.

 

« Quant au rapport lui-même, je doute qu’il soit parvenu jamais au garde des Sceaux de cette époque ; du moins n’en reste-t-il aucune trace aux archives.

 

« Du mois de décembre 1816 au mois d’avril 1820, trois tentatives d’assassinat eurent lieu sur la personne de mon père, et le 22 juin de la même année, le plancher de son cabinet s’effondra pendant qu’il était assis à son bureau.

 

« Il demanda et obtint son changement, non point pour fuir sa destinée ; car tous ceux de ma famille savent que mon père était résigné à la mort violente qui bientôt devait le frapper, mais au contraire pour suivre la guerre engagée énergiquement, obstinément.

 

« Il pensait qu’une fois hors du pays de Corse, ses mouvements deviendraient plus libres et qu’il ne trouverait plus les mêmes obstacles élevés entre lui et l’autorité centrale.

 

« Dans le voyage qu’il fit de Marseille à Toulouse, où il devait diriger le parquet, un coup de feu, tiré derrière une haie, brisa en plein jour la portière de sa chaise de poste.

 

« J’étais là, bien jeune encore, ainsi que ma mère et ma sœur au berceau.

 

« Je fus mis au collège royal de Toulouse. Aux vacances de 1822, je trouvai mon père vieilli de vingt ans. Ma mère me dit, en pleurant, qu’à la suite d’un repas officiel à la préfecture, mon père avait failli mourir et que, depuis lors, sa santé était perdue… »

 

La lecture du rapport fut interrompue ici par un petit rire sec qui venait du fauteuil de la présidence.

 

Le colonel tournait ses pouces ; il dit avec gaieté :

 

– Je m’en souviens de ce dîner, j’y étais.

 

Et il ajouta :

 

– Ah ! ah ! ce vieux Mathieu d’Arx avait la vie bien dure !

 

Lecoq poursuivit :

 

« … Le 14 juillet 1823, à neuf heures du matin, on vint me chercher au collège. Le domestique qui m’emmenait n’osa pas me dire quel affreux malheur était arrivé à la maison. Je trouvai ma mère assise dans la salle à manger ; elle me regarda, mais elle ne me reconnut pas : elle était folle. Mon père avait été étouffé dans son lit, auprès duquel couchait ma petite sœur, qui avait alors trois ans et demi.

 

« Les assassins n’avaient pas vu d’abord l’enfant, qui s’était réveillée peut-être pendant la perpétration du crime et qui avait crié.

 

« Ils l’avaient enlevée – ou tuée.

 

« Je fus le premier à entrer dans le cabinet de mon père.

 

« Le bureau, le secrétaire, les casiers, tout était ravagé ; on avait aussi volé de l’argent, quoique l’épargne bien modeste de l’austère magistrat ne pût être le but d’un semblable crime. Ma fortune actuelle m’est venue longtemps après et par la famille de ma mère.

 

« J’ai raconté en deux mots, monsieur le ministre, ce dernier épisode d’une lugubre histoire, parce que le fait vous est connu ; il émut douloureusement la magistrature entière, et bien des gens prétendent que ce grand malheur est pour beaucoup dans la bienveillance que me témoigne le pouvoir.

 

« Un pauvre homme, un ancien serviteur de notre famille, fut accusé, jugé, condamné et porta sa tête sur l’échafaud. J’affirme sur l’honneur que ce pauvre homme était innocent… »

 

– Ah çà ! s’écria rudement Corona, est-ce pour entendre cette histoire, vieille comme le déluge, qu’on nous a fait venir ici ?

 

– Le fait est, ajouta la comtesse de Clare, que cela ne nous regarde en rien.

 

Les autres semblaient partager cet avis. La lecture de ce rapport annoncé comme si terrible laissait l’auditoire indifférent et presque somnolent.

 

Le colonel promena à la ronde son regard félin où brillait une petite pointe de causticité.

 

– Patience donc ! mes chers amours, dit-il ; l’aventure en elle-même vous est étrangère, car il ne reste plus personne de ce temps-là, sauf l’Amitié, qui était mon petit domestique et qui a bien grandi depuis. Tout passe excepté moi, et comme j’en ai usé de ces bons amis ! Patience ! l’auteur du présent rapport a du sang corse dans les veines par sa mère, qui était une Adriani. Ceci est tout uniment une bonne petite vendetta. Moi, je ne le trouve pas trop mal stylé le rapport ; un peu sec peut-être, mais il fallait de la place pour ce qui va suivre. J’espère que cela aura le don de vous plaire davantage. Nous allons bien le voir. Marche, l’Amitié, tu lis comme un ange !

 

Au moment où Lecoq ouvrait la bouche pour obéir, le colonel l’arrêta.

 

– Un mot encore, mes bons chéris, dit-il, pour bien établir vis-à-vis de nous la situation de ce garçon-là : M. Remy d’Arx, qui est jeune et ardent, qui tient la loi dans sa main comme un soldat brandit son épée, qui a du talent, des protections et par-dessus le marché de l’argent. Nous avons tué son père et il le sait, sa mère est morte folle ; quant à sa sœur, ma foi ! ce détail m’échappe un peu, mais je crois qu’elle doit être bien loin si elle court toujours depuis le temps. Le voilà donc seul, nous lui avons pris tout ce qu’il aimait : ne vous étonnez pas s’il a le diable au corps. J’ai dit.

 

Il fit signe à Lecoq, qui poursuivit aussitôt la lecture. « … Monsieur le ministre, je n’ajouterai rien au récit de cette catastrophe. Mon adolescence fut triste ; je cherchai une consolation dans le travail ; j’achevai mes études, je fis mon droit et je fus reçu avocat en 1828.

 

« Je passai les vacances de cette année dans une terre, à nous appartenant, aux environs d’Arcachon. C’était là que j’avais vu pour la dernière fois ma mère ; elle n’avait jamais recouvré la raison, mais dans sa folie, qui était tranquille, elle s’était occupée à rassembler tout ce qui restait des papiers et livres de mon père.

 

« Je souffrais d’une maladie de langueur, les médecins m’avaient condamné, et je voyais arriver avec une secrète joie le terme de mon existence. Les heures de ma solitude se passaient dans la bibliothèque, où ma mère avait amassé son pieux trésor. Je me souviens que, par les fenêtres, je regardais l’océan lointain par-dessus la jeune forêt des sapins qu’on avait plantés pour assainir la lagune.

 

« Le choix d’une carrière à suivre me restait indifférent, ou plutôt je ne voulais point de carrière. Je lisais çà et là quelques ouvrages de droit, plus volontiers ceux qui traitaient de matières criminelles, et surtout, Votre Excellence comprendra cet instinct, les passages qui touchaient aux erreurs judiciaires.

 

« En ce genre, la collection faite par ma mère était riche, car Mathieu d’Arx, par des motifs analogues aux miens, avait subi le même entraînement.

 

« Un soir que je parcourais le recueil des mémoires relatifs à la révision du procès Lesurques, j’arrivai à la fameuse consultation signée par Berryer le père, le professeur Toullier, Pardessus et Dupin l’aîné. À la page qui contenait la nomenclature et l’étrange entassement des preuves accumulées par le hasard contre le prétendu assassin du courrier de Lyon, je cessai tout à coup de suivre le texte, parce que plusieurs lignes tracées en marge par la main de mon père attirèrent violemment mon attention.

 

« La note était ainsi conçue :

 

« À part le fait entièrement fortuit de la ressemblance entre l’innocent et le coupable, il y a ici un ensemble de circonstances qui devait dérouter le juge. Je vois dans cette cause le point de départ du système inventé par les Veste Nere. Ce qui est ici l’œuvre du hasard tout seul fut reproduit volontairement et avec intelligence dans l’affaire Quattrocavalli. Les Habits Noirs ont évidemment trouvé le moyen de CRÉER l’erreur judiciaire, mais quelqu’un a désormais leur secret et Dieu veille… »

 

La voix de Lecoq s’était ralentie en lisant ce passage.

 

– Cela commence à chauffer, dit le colonel, et notre Marguerite a ouvert ses beaux yeux.

 

– Dieu n’a pas bien veillé, répliqua la comtesse de Clare, puisque l’homme est mort.

 

– Il a un héritier. Marchons, Toulonnais, marchons, mon fils.

 

« … Les médecins, continuait le mémoire de Remy d’Arx, avaient bien fait sans doute de me condamner, car ils ne pouvaient prévoir la réaction extraordinaire que produisit en moi la lecture de ces lignes. Il me sembla qu’un bandeau tombait de mes yeux et ce n’est pas assez dire : un sang nouveau venait de se transfuser dans mes veines ; j’avais un but, je voulais vivre, je vivais !

 

« Le soleil en se levant, le lendemain matin, me trouva feuilletant les livres favoris de mon père.

 

« On avait bien détruit sa correspondance, ses notes, ses manuscrits, mais on ne s’était pas défié des volumes de sa bibliothèque.

 

« Je passai trois jours et trois nuits à un travail ingrat, mais fiévreux ; je ne rassemblai pas peut-être la valeur de deux pages, mais c’en fut assez : j’avais l’héritage de mon père, et la pensée qui couvait en moi à l’état latent se formulait, je voulais non seulement venger mon père, mais poursuivre, mais traquer, mais écraser la monstrueuse association qui, faisant du crime une science exacte, le multiplie par lui-même, crée systématiquement l’erreur judiciaire et brave impunément la loi en tenant magasin de sang innocent, toujours prêt à payer le sang de ses victimes. »

 

Le colonel hocha la tête et murmura en chatouillant le portrait de l’empereur de Russie sur sa boîte d’or :

 

– Voilà une maîtresse phrase ! le gaillard a de l’acquit et de la capacité. J’ai un peu collaboré, sans que ça paraisse. Va, l’Amitié.

 

« … Après dix ans d’un travail non interrompu, je ne puis pas encore dire à Votre Excellence que je sois arrivé à un résultat décisif quant aux personnes, mais quant aux choses, je déclare connaître le secret des Habits Noirs comme les Habits Noirs eux-mêmes.

 

« J’ai été les chercher à leur point de départ, en Corse ; j’ai suivi leur piste dans les diverses contrées de l’Europe, et je suis arrivé à cette certitude que leur meilleure sauvegarde est l’invraisemblable même de leur machiavélique combinaison.

 

« Nul ne veut croire à un pareil excès de perversité, et ils peuvent étendre sans cesse le cercle de leur hideuse industrie, abrités qu’ils sont derrière l’incrédulité même des intelligents et des puissants…

 

« … Pour eux, la conception de tout crime est double : Outre le courrier de Lyon qu’on dépouille et qu’on tue, il faut Lesurques pour payer la dette de l’échafaud.

 

« À l’instant même où Dubose a frappé en pleine sécurité, car sa fuite est préparée, Lesurques arrive fatalement sur le théâtre du crime.

 

« Il devait passer là, il ne pouvait passer ailleurs : un fil mystérieux l’a conduit, et dix témoins, j’entends des témoins honorables, viendront affirmer au besoin qu’il a quitté une affaire ou un plaisir pour se glisser vers cet endroit maudit.

 

« Car la force des Habits Noirs n’est pas seulement en eux-mêmes, et c’est un génie véritablement infernal qui tissa le voile dont ils se couvrent : leurs meilleurs complices sont ceux qui ne les connaissent pas et qui auraient horreur de leurs sanguinaires manœuvres.

 

« Ces complices d’un jour, d’une heure, d’une minute, c’est mon voisin, c’est mon ami, c’est moi, et veuillez me pardonner, monsieur le ministre, c’est vous peut-être, car ils se glissent partout, en haut et en bas, et nul ne peut dire qu’il n’a jamais touché la main de l’un d’eux… »

 

Le colonel eut une petite explosion de gaieté.

 

– Excusez-moi, mes amours, dit-il, cela me fait rire parce que la première fois que j’ai lu ce passage, je revenais justement de dîner chez le ministre.

 

« … Voici donc Lesurques à son poste, continuait le rapport ; j’ai dit Lesurques pour bien caractériser le malheureux qu’on va jeter en proie à la vindicte publique. Lesurques ne sait pas sur quel terrain il marche, il ignore le piège tendu devant ses pas, il est au lieu précis où il faut être et cela suffit pour le perdre.

 

« On arrive, on le fouille, il a sur lui, à son insu, quelques papiers compromettants ; le pistolet fumant ou le couteau qui saigne encore sont à ses pieds ; la veille, il a fait quelque chose d’insignifiant qui tourne tout à coup à mal : il s’est plaint de quelqu’un dans un instant de mauvaise humeur, il a murmuré quelques menaces, ou bien encore il a laissé paraître un besoin d’argent, une inquiétude au sujet d’une échéance.

 

« Tout cela se groupe, tout cela s’échafaude, tout cela l’entoure et le presse ; la vraisemblance naît, grandit, se change en certitude ; il est perdu, il le sent ; il est si victorieusement déguisé en coupable que, dans sa conscience épouvantée, il se dit : Si j’étais magistrat, si j’avais à juger un homme dans la position où je suis, je le condamnerais !

 

« C’est là ce qu’ils appellent dans leur langage l’arme invisible. Elle frappe coup pour coup, autant de fois que l’arme de l’assassin ; elle blesse d’une façon sûre, et par une combinaison qui est le comble du sacrilège, c’est la loi, toujours la loi qui achève ceux qu’elle a blessés.

 

« Mais l’arme invisible peut tuer aussi pour elle-même et remplacer les autres armes émoussées ou insuffisantes.

 

« Il y a des gens cuirassés : Achille, l’invulnérable, ou Mithridate qui se joue des poisons. Contre eux les moyens matériels ne peuvent rien, il faut dégainer l’arme invisible qui passe à travers les mailles du plus dur acier. Les eaux du Styx elles-mêmes ne détournent pas ses atteintes, et Mithridate chercherait en vain un antidote au poison diabolique qui l’a trempée.

 

« Celle-là c’est la parole, ou la pensée plus subtile encore, le soupçon, l’envie, l’ambition, la terreur, l’amour, que sais-je ? Ceux qui manient cette arme terrible et inévitable sont nombreux, ils ont de l’or, et le monde aveuglé se fait leur complice…

 

« … Ils ont l’ancienne organisation des Camorre qui rappelaient elles-mêmes les Saintes Vehme et les associations secrètes de la Lombardie. Le grand maître ou Père est entouré d’un sénat dont les membres s’appellent Maîtres ou frères de la Merci. Au-dessous de cet état-major, vient un corps d’officiers admis dans une certaine mesure à l’initiation : ce sont des voleurs actifs et intelligents qu’on peut appeler au conseil quand les circonstances l’exigent.

 

« Les maîtres portent alors le voile noir ; excepté le Père et les membres du conseil, nul ne voit jamais leur visage.

 

« Au-dessous encore, il y a les soldats ou « simples », qui obéissent comme des machines, reçoivent le prix de leur sinistre ouvrage et ne connaissent aucun secret.

 

« La loge centrale est à Paris ; elle peut se déplacer ; elle était à Londres lors de la tentative hardie qui faillit ruiner les réserves de la Banque d’Angleterre.

 

« Quant un vol retentissant a été commis et qu’il faut laisser à l’émotion publique le temps de se calmer, la loge centrale disparaît et prend ses quartiers de repos en Corse. C’est en Corse peut-être que j’obtiendrai la suprême indication qui mettra enfin les Habits Noirs sous la main de la justice.

 

« La loge centrale, pour le présent, ou du moins à la date de mes derniers renseignements, se compose du Père et de dix Maîtres. Je ne sais pas leurs noms ; les affiliés de qui j’ai acheté ou obtenu des révélations ne sont pas Maîtres et n’ont pu voir les Maîtres que sous le voile ; d’un autre côté, les employés supérieurs de la police, tout en ne perdant jamais le respect dû à ma robe, se sont obstinés dans leur scepticisme et ne m’ont prêté qu’un secours illusoire.

 

« Mais si je n’ai pu conquérir ni les portraits ni les noms des principaux Habits Noirs, les renseignements touchant leurs personnes ne me manquent pas tout à fait, et je sais du moins à peu près ce qu’ils sont.

 

« Le Père est un vieillard du plus grand âge, puissamment riche, faufilé dans le monde de la cour aussi bien que dans les salons du faubourg Saint-Germain. L’association l’entoure d’un respect superstitieux. Son habileté tient de la sorcellerie ; on ferait un gros volume avec la série interminable des crimes qu’il a ordonnés ou commis, tout en conservant au-dehors une renommée d’inattaquable honneur et presque de sainteté… »

 

– Mon article est assez flatteur, comme vous voyez, mes enfants, dit benoîtement le colonel ; ne vous en étonnez pas trop, je l’ai retouché légèrement et j’espère que les vôtres pourront aussi vous satisfaire. Je n’ai plus besoin de vous engager à écouter désormais, vous êtes, Dieu merci ! tout oreilles.

 

« … Un homme dont la vénération publique couronne les dernières années, reprenait le rapport, un ancien ami de mon père, qui possède d’immenses propriétés en Corse, dans le district même où les Habits Noirs ont eu très certainement et ont peut-être encore leur lieu de refuge, le colonel Bozzo-Corona, a bien voulu faire appel à ses souvenirs et me communiquer un certain nombre de légendes. Le chef des Habits Noirs ne serait autre que le plus célèbre des bandits italiens, devenu vieux. Au lieu de se faire ermite, le diable des Calabres aurait au contraire agrandi le cercle de ses méfaits et abandonné le mousquet désormais trop lourd pour prendre l’arme infernale dont je parlais tout à l’heure.

 

« Auprès de lui est un coquin d’espèce secondaire, mais tout particulièrement dangereux, un échappé de bagne, ancien domestique, ancien commis voyageur, actuellement agent d’affaires à Paris… »

 

Lecoq s’interrompit de lui-même et demanda brusquement :

 

– Est-ce que vous avez collaboré aussi à ma notice, papa ?

 

– Non, répondit le colonel, j’ai laissé tel quel ton article et celui de nos chers amis. Au jeu de cache-cache qu’il joue contre nous, Remy d’Arx est bien près de gagner : il brûle, et j’ai voulu que vous vissiez cela par vous-mêmes.

 

Lecoq continua sa lecture : il était pâle, et ses sourcils se fronçaient.

 

« … Je ne serais pas éloigné de croire que ce misérable touche à la police par quelque côté ; je n’ai point à donner mon avis sur certaines alliances adultères, mais le refus de concours de l’administration doit avoir une cause, et il m’est arrivé parfois de la chercher. Je crains de l’avoir trouvée. J’espère aussi, car si j’ai deviné juste, avant huit jours j’aurai arraché le masque de cet homme… »

 

Après avoir lu cette dernière ligne, Lecoq déposa le manuscrit sur la table et regarda le colonel en face.

 

– Papa, murmura-t-il, pour mon compte, je n’ai pas besoin d’en voir davantage. Les autres liront, s’ils veulent, ce qui les concerne, moi j’ai mon affaire et j’attends vos explications.

 

Le colonel lui adressa un petit signe de tête souriant et prit à son tour le manuscrit.

 

– Autrefois, dit-il, je vous aurais lu un drame en cinq actes sans reprendre haleine, car j’ai joué la comédie dans mon temps, et j’ai même chanté les ténors ; mais maintenant je m’enroue si vite ! On ne peut pas être et avoir été. L’article de l’Amitié vous semble-t-il bien touché, mes trésors ?

 

Les membres du conseil avaient changé de tenue et de physionomie ; tous étaient attentifs et Corona lui-même écoutait avec une visible anxiété.

 

– Lecoq est percé à jour, dit la comtesse ; évidemment ce Remy d’Arx n’a plus qu’à étendre la main pour le saisir.

 

– Eh bien, chérie, répliqua le vieillard, ta notice est encore plus complète que celle de ce bon l’Amitié ; c’est une véritable photographie. L’abbé est peint en pied, un gendarme le reconnaîtrait ; le portrait de Corona est parlant, et quant à l’excellent Samuel, je lui conseille de se faire remplacer par un confrère si jamais Remy d’Arx le demande, car on l’a fait en vérité ressemblant comme les poires qui sont sur les murailles avec les favoris et le toupet de Louis-Philippe ! mais le chef-d’œuvre c’est notre éminent professeur en droit, celui qui nous taille des outils dans les cinq codes, celui qui, pour la première fois, nous a dit : « Il faut savoir jouer de la loi comme Paganini joue du violon ; quand on connaît la manière de s’en servir, la loi est un instrument qui vole et qui assassine. »

 

– Et moi ? fit le prince, dont la voix tremblait. Mon coquin de rôle est un écriteau que j’ai au dos : je suis le plus facile de tous à reconnaître.

 

– Aussi, répliqua le colonel, quand Remy d’Arx a eu la bonne idée de me confier son manuscrit, c’est à ton article que j’ai couru le premier. Tu as du bonheur, mon fils, et nous de même ; car, depuis deux mois, tous les soirs, notre beau juge d’instruction nous a vus ensemble à l’hôtel d’Ornans. Le moindre soupçon jeté sur toi lui donnait la clef de tout le reste, mais l’homme qui lui a fourni ses renseignements se trouve en retard d’une demi-année. À l’article Louis XVII, il n’y a qu’un seul mot : Mort.

 

– Nos bons amis, reprit-il sur un ton de joyeuse humeur qui contrastait avec le trouble général, seront peut-être bien aises de voir par eux-mêmes. Fais passer le manuscrit, l’Amitié, afin que chacun lise son propre éloge.

 

Le mémoire alla de main en main. Un silence de triste augure régnait autour du tapis vert. Seul, le colonel gardait son air content ; il avait trempé sa plume dans l’encre et dessinait sur le papier blanc qui était devant lui des bonshommes très drôles, avec de petits corps et de grosses têtes.

 

Quand le mémoire eut fait le tour du cercle, il déposa sa plume.

 

– Eh bien, mes très bons, dit-il avec une tranquillité si provocante qu’un éclair d’irritation s’alluma dans tous les yeux, je vous avais annoncé une séance curieuse, vous me m’accuserez pas de vous avoir manqué de parole. Que pensez-vous de tout cela ?

 

– Nous sommes trahis, répondit le docteur en droit, c’est clair.

 

– Cet homme, ajouta la comtesse de Clare, est désormais si près de nous qu’il pourrait nous toucher rien qu’en étendant la main.

 

– D’autant mieux, chérie, appuya le colonel, qu’il a le bras long. La préfecture de police le gêne bien un peu parce qu’elle n’aime pas les gens qui vont sur ses brisées ; elle est comme l’Académie qui refuse d’admettre tout ce qu’elle n’a pas inventé ; mais le présent mémoire a précisément pour but de mettre au pas la préfecture.

 

Il prit le manuscrit et le retourna pour arriver d’un coup à la dernière page.

 

– En voici les conclusions, reprit-il ; elles sont logiques, précises, et il me paraît bien difficile que le ministre les repousse. Écoutez-moi cela :

 

« … Je demande donc à Votre Excellence l’aide directe du gouvernement. Il me faut des agents de l’administration mais il me faut en même temps une liberté d’allure complète et une indépendance absolue, surtout en ce qui regarde la préfecture de police.

 

« Je mets volontiers dans la balance mon avenir professionnel tout entier ; si j’ai fait fausse route, je suis un impudent et un fou, je me condamne moi-même à la retraite.

 

« Si au contraire j’ai bien vu, je ne sollicite rien, parce que je n’aurais rien fait qui ne soit du devoir d’un magistrat.

 

« Que Votre Excellence m’accorde trois choses : un titre pour agir, le choix de mes agents, carte blanche vis-à-vis de la préfecture, et sous quinze jours, à dater d’aujourd’hui, je m’engage à mettre les clefs des Habits Noirs sous la main de la justice… »

 

– Il y a le marchef ! s’écria Corona ; on nous menace de nous noyer dans un verre d’eau. Frappons les premiers et tout sera dit.

 

Le colonel feuilleta rapidement le cahier.

 

– Certes, certes, fit-il, c’est la première idée qui vient. Notre juge d’instruction n’est ni Achille ni Mithridate ; mais il y a un petit passage qui répond à cela… vous permettez ? J’ai vraiment un petit passage qui répond à cela… vous permettez ? J’ai vraiment peur d’abuser de votre complaisance : ce sera ma dernière citation.

 

Il lut :

 

« … Les Habits Noirs me connaissent, ils m’entourent, je le sais et surtout je le sens ; c’est de mon plein gré que je joue ainsi avec le feu. L’homme qui m’a fourni les indications les plus sûres est un meurtrier, l’exécuteur des hautes-œuvres, l’assassin juré du grand conseil des Habits Noirs… »

 

Il y eut un murmure de stupéfaction et le nom de Coyatier vint à toutes les lèvres.

 

Le colonel cligna de l’œil avec malice.

 

– À qui se fier ! murmura-t-il. Mon Dieu, oui, la plus lourde brute que j’ai rencontrée en ma vie, le marchef, a eu une idée, peut-être deux : l’idée de s’amender et celle de faire fortune, car ce diable de Remy sème l’argent comme s’il avait les mines du Pérou dans sa poche. Mais laissez-moi achever.

 

« … D’un jour à l’autre je puis subir le sort de mon père ; seulement, moi, ils ne m’auront pas tout entier. J’ai pris mes précautions, mon œuvre me survivra. Le présent mémoire est en effet copié à trois exemplaires, lesquels sont déposés en trois mains différentes et pareillement sûres. Au cas où il m’arriverait malheur, mes trois dépositaires se sont engagés à ne point laisser mourir mon entreprise, et leur premier acte devrait, être de faire tenir cet écrit auquel la mort donnerait une gravité solennelle, d’abord à vous, monsieur le ministre, en second lieu au duc d’Orléans, héritier de la couronne, en troisième lieu au roi lui-même… »

 

Le colonel ferma le cahier, le déposa sur la table et dit, en ramenant les revers de sa douillette sur sa poitrine frileuse :

 

– Vous le voyez, mes mignons, c’est simple comme bonjour, un petit enfant comprendrait cela : tuer le cher garçon dans les circonstances où nous sommes, ce serait tout uniment mettre le feu à un baril de poudre.

 

Il se tut. Tous les membres du conseil avaient la tête basse. Lecoq, qui semblait le moins inquiet, dit :

 

– Voyons, papa, on n’est jamais perdu quand on a un maître tel que vous. Ne nous faites pas languir, soyez comme à l’ordinaire notre Providence : vous devez garder quelque bon tour dans votre sac à malice.

 

– Pauvre sac et pauvre malice ! répondit le vieillard avec une modestie exagérée ; je compte bien plutôt sur vous, mes chers enfants, vous êtes dans la force de l’âge, vous avez du talent, de la hardiesse, tout ce qu’il faut pour combattre, tandis que moi je baisse… vous me l’avez bien fait sentir quelquefois… et je n’avais pas besoin de vos avertissements pour voir que mon rôle était fini sur cette terre.

 

– Debout tout le monde ! ordonna Lecoq, du ton des officiers qui commandent l’exercice. Garde à vous ! deux pas en avant ! genoux terre ! nous sommes en présence de notre Dieu, il faut l’adorer !

 

– Railles-tu, Toulonnais ? demanda le vieillard en lui lançant un regard si raide et si aigu, que les yeux de Lecoq se baissèrent.

 

– Non, sur ma foi, balbutia-t-il ; et voyez plutôt, vous êtes entouré de mains jointes.

 

– Père, ajouta humblement là comtesse de Clare, vous aviez raison, nos têtes sont là, nous chancelons au bord d’un abîme, vous seul êtes capable de nous sauver, sauvez-nous !

 

Le colonel Bozzo se redressa et un instant son crâne, poli comme un ivoire, domina tous les fronts inclinés.

 

– Ah ! ah ! fit-il, et sa voix retrouva des vibrations sonores, on a besoin de moi et de la corde de pendu que j’ai plein mes poches ? Il paraît que petit bonhomme vit encore. Du moment que le feu est à la maison, vous revenez à moi, toujours à moi, parce que je suis toujours le plus fort à l’heure même où mon souffle va s’éteindre. Vous faites bien, vous feriez mieux de ne jamais oublier qui je suis et qui vous êtes. Je ne sais plus les noms de ceux qui s’asseyaient à votre place voici dix ans ; vingt fois, le conseil s’est renouvelé autour de moi ; les autres meurent, je vis ! Je suis l’âme et vous êtes les corps. Vous ne savez rien et je sais tout. Vous aviez aux lèvres le sourire de l’ignorance incrédule en écoutant la lecture de cette page qui parle d’arme invisible et de gens invulnérables ; pourtant nous voici en présence d’un homme que ni le fer ni le poison ne peuvent attaquer. Contre celui-là il faut l’arme invisible : où est-elle ? qui de vous la connaît ? qui d’entre vous saurait l’aiguiser et la brandir ?

 

– Il n’y a que vous, père, répondit la comtesse avec conviction.

 

Les autres ajoutèrent :

 

– Maître, il n’y a que vous.

 

Le vieillard sembla jouir un instant de son triomphe, puis le feu de ses yeux s’éteignit et ses longues paupières retombèrent comme un voile.

 

– Mes amis, poursuivit-il en reprenant son accent bénin, vous en saurez bientôt autant que moi ; il me reste si peu de jours ! C’est ma dernière affaire. Il n’y a point de famille unie comme la nôtre ; vous êtes mes enfants, mes héritiers bien-aimés, et pensez-vous que j’aie attendu votre prière pour vous défendre ? non, je veillais sur vous et sur votre fortune. Ce qui forme l’égide de votre ennemi, ce sont les trois exemplaires de sa dénonciation, j’en possède un, j’aurai les deux autres ; mais d’ici là, soyez sans crainte. L’arme invisible est sortie du fourreau ; elle a déjà touché la poitrine de Remy d’Arx ; il vivra, puisque sa mort trop prompte vous tuerait ; mais il vivra enchaîné : je lui ai garrotté le cœur !

 

XVII

Remy d’Arx

 

Les juges d’instruction, en 1838, étaient encore plus mal logés qu’aujourd’hui.

 

On n’avait pas entamé les restaurations du Palais de Justice, et le cabinet de Remy d’Arx, situé tout au bout du long corridor qui règne au-dessus de la Conciergerie, présentait un aspect assez triste.

 

C’était une pièce de large étendue, mais carrelée comme une mansarde, et qui ne participait en aucune façon aux magnificences sévères de la maison de Saint-Louis.

 

Le fenêtre, étroite et haute, donnait sur la cour de la Sainte-Chapelle, alors encombrée de pierres de taille.

 

Le plafond s’écaillait, les lambris demandaient une lessive et l’apparence de l’ensemble allait presque jusqu’au délabrement.

 

Au centre de la pièce il y avait une table carrée, posée sur une natte et couverte de papiers en désordre : vous eussiez dit la table d’un poète.

 

Une autre table en bois noir, portant pupitre et écritoire, se plaçait en travers de la première comme la barre d’un T.

 

La muraille qui faisait face à la fenêtre était cachée par des casiers contenant des cartons étiquetés ; la tablette de la cheminée supportait un buste de Louis-Philippe, et l’on voyait des deux côtés de la porte principale, à droite une vieille pendule, à gauche un baromètre à cadran.

 

Tout château à ses communs ; c’étaient ici les communs du château de Thémis.

 

Remy d’Arx était seul, debout, le chapeau sur la tête, devant la croisée, dont ses doigts distraits battaient les carreaux étroits et brouillés.

 

Il regardait sans le voir un vieil orme aux branches à demi dépouillées qui s’en allait mourant parmi les décombres et les moellons entassés dans la cour de la Sainte-Chapelle.

 

Cet orme avait sa renommée.

 

Il était un des trois arbres célébrés sous la Restauration par M. de Jouy comme servant d’hôtellerie aux moineaux parisiens.

 

L’un d’eux, le plus illustre, qui avait grandi dans la rue Coq-Héron, vivait encore l’année dernière ; l’autre est mort en 1860, tué par les démolitions du quai de la Grève.

 

Six heures du soir venaient de sonner à la tour de l’horloge.

 

Il n’y a point de bourgeois rangé qui soit si exact qu’un moineau pour le moment de la couchée.

 

Des milliers d’oisillons arrivaient en voletant de tous les points du ciel.

 

Pendant quelques minutes, ce fut dans l’arbre hospitalier un bruyant remue-ménage : on s’agitait en piaulant, on s’embrassait peut-être en échangeant les souhaits de bonne nuit, peut-être on disputait, à coups de becs ou d’ailes, les meilleures places du perchoir.

 

Mais graduellement, les mouvements désordonnés se calmèrent, le caquetage aigu baissa d’un ton, puis se tut ; au bout d’un quart d’heure, les vingt mille hôtes de l’auberge aérienne dormaient comme d’honnêtes pierrots.

 

Remy d’Arx n’avait pas bougé depuis longtemps ; il sembla s’éveille à ce silence et découvrit son front pour y passer sa main.

 

À ces heures crépusculaires du matin et du soir, quand le jour vient et qu’il s’en va, les objets changent de formes et surtout de couleurs : c’était peut-être la brune qui creusait ces rides profondes entre les sourcils du jeune juge d’instruction et qui mettait à ses joues cette mortelle pâleur.

 

Il se retourna lentement, déposa son chapeau sur un meuble et fit dans la chambre quelques pas chancelants.

 

Quand il s’arrêta, ce fut pour déployer un papier froissé qu’il tenait à la main.

 

– Je ne l’ai dit à personne, murmura-t-il ; hier, j’aurais pu affirmer que je ne me l’étais pas dit à moi-même. L’idée d’un si grand bonheur n’a jamais pu entrer en moi ; je n’espérais pas, j’étais sûr d’être vaincu avant même d’entamer la bataille. Il a fallu les conseils de Francesca, l’obsession, devrais-je dire, et l’augure favorable porté par le colonel Bozzo pour combattre à la fois mes pressentiments trop fondés, et mes craintes, qui devaient se réaliser si vite !

 

Il s’approcha de la table et s’assit, déposant le papier froissé auprès de deux autres lettres dont les enveloppes étaient, à terre.

 

– Qui peut m’écrire ainsi ? reprit-il, et pourquoi m’écrit-on comme si ce mariage était une chose possible, publique, certaine ? Les gens qui m’adressent ces calomnies, savent et ne savent pas ; ils ont pénétré le secret de mon amour, que je n’aurais pas confié à mon meilleur ami ; mais ils croient que mon amour est heureux, ils essayent d’empoisonner ma joie avec du fiel…

 

Il prit à la main les trois lettres, que son regard, chargé d’une immense fatigue, parcourut tour à tour.

 

– Ma joie ! répéta-t-il avec une amertume qui allait jusqu’à l’angoisse. Ah ! s’il était vrai, si Valentine m’avait laissé un espoir, je les défierais bien de troubler mon triomphe ! Ne sais-je pas aussi bien qu’eux qu’il y a un mystère dans sa vie ? Ne me l’a-t-elle pas dit elle-même, et ne s’est-elle pas offerte à me le révéler ?

 

Il s’interrompit, lisant à demi-voix et sans savoir peut-être quelques lignes de la première lettre :

 

« Vous êtes trompé, votre passion vous aveugle, cette jeune fille est de celles à qui un galant homme ne peut pas donner son nom… »

 

« … Prenez garde, disait une autre lettre, votre mission ici-bas est grave et sacrée. Souvenez-vous de ceux qui sont morts et ne mettez pas cette honteuse aventure entre vous et votre vengeance. Celle que vous allez épouser sera un obstacle au-devant de vos pas, ceux que vous poursuivez sont puissants et manient des armes inconnues ; l’amour est un poison : prenez garde… »

 

La troisième lettre disait :

 

« Mme Samayoux, saltimbanque et propriétaire d’une ménagerie foraine, a sa baraque, en ce moment, sur la place Valhubert. Allez lui demander des nouvelles de Fleurette et vous saurez ce qu’est Mlle de Villanove. »

 

Les doigts du jeune magistrat se crispèrent, et d’un geste violent il jeta les trois lettres dans le foyer.

 

– Arme inconnue ! pensa-t-il tout haut, arme invisible ! Tout cela sort de leur mystérieux arsenal ? sont-ils autour de moi déjà ? essayent-ils de tuer mon âme, parce que j’ai mis la vie de mon corps à l’abri de leurs atteintes ?

 

Sa tête tomba entre ses mains et sa poitrine rendit un sanglot.

 

– Oh ! Valentine ! Valentine ! murmura-t-il, que m’importe tout cela ! Désormais, y a-t-il au monde pour moi une autre pensée que la tienne ? Ce n’est pas leur haine qui me brise, et ils n’ont pas forgé l’arme dont la blessure me fait mourir. Une de ces lettres au moins disait vrai : si je n’ai pas encore déserté ma tâche commencée, je suis sans force et sans ardeur pour l’achever. Valentine ! Elle est là, toujours, devant mes yeux, enivrante comme l’amour qui me dévore ; je suis son regard divin qui va vers un autre et la jalousie me torture. Puis je me reprends à vivre, éclairé par les lueurs de son sourire. Elle devait venir chez moi, car il y a en elle une étrange clémence : on dirait qu’elle souffre du mal qu’elle me fait. Chez moi, elle ne trouvera personne ; j’ai pris la fuite et j’ai bien fait, je ne veux pas la voir. Que m’apprendrait-elle ? est-il au monde une révélation qui puisse guérir la maladie de mon cœur ?

 

Ses deux mains glissèrent le long de ses joues, découvrant son visage défait, où il y avait des larmes.

 

– Je le sens bien, dit-il encore d’une voix brisée, j’ai honte, mais je ne combats plus parce que la lutte est impossible : je l’aime malgré et en dépit de moi-même ! je l’aimerai quand un autre sera son maître ! Si elle était coupable, je l’aimerais encore, et s’ils venaient me dire ici, ceux qui peuvent tout : Pour la conquérir, il faut commettre un crime…

 

Il n’acheva pas et tout son sang révolté vint rougir sa joue, pendant que son front découragé s’inclinait de nouveau.

 

Trois petits coups furent frappés au-dehors, et un homme du palais, entrouvant la porte, demanda :

 

– Monsieur le juge d’instruction veut-il interroger l’accusé ?

 

Remy regarda cet homme avec hébétement. Il ne savait plus ce dont on lui parlait.

 

– Quel accusé ? balbutia-t-il.

 

– L’assassin de la rue de l’Oratoire, répondit l’employé. Les pièces sont sur le bureau de monsieur le juge depuis midi, et il paraît qu’on veut presser l’instruction de cette affaire-là.

 

Remy jeta les yeux sur un dossier qui était auprès de lui et dont la chemise portait deux noms : Hans Spiegel, Maurice Pagès.

 

Le nom du mort et celui du meurtrier.

 

Il eut conscience alors seulement d’avoir été avisé dès le matin que l’instruction de cette affaire lui était attribuée.

 

– J’ai encore quelques notes à prendre, dit-il, dans une demi-heure je serai prêt.

 

L’employé repassa la porte ; Remy attira à lui le dossier et l’ouvrit.

 

Le dossier contenait quatre pièces principales, le procès-verbal du commissaire de police, le rapport de l’inspecteur Badoît, celui de l’inspecteur Mégaigne et une double feuille volante non signée qui portait le timbre de la préfecture, 2e division.

 

Remy d’Arx étala ces divers documents sur son bureau ; il essaya de lire le procès-verbal, mais aussitôt qu’il eut dépassé les formules connues qui, dans les actes de cette sorte, précèdent toujours l’exposé des faits, l’écriture dansa devant ses yeux.

 

C’est à peine s’il y prit garde, car il était retombé déjà au plus profond de son rêve.

 

Il croyait travailler, et sa pensée l’emportait vers la soirée de la veille ; il se voyait au bras de la comtesse Corona épanchant pour la première fois le trop-plein de son cœur ; il s’écoutait lui-même confessant les ardeurs, les timidités, les douleurs et les joies de cet immense amour qui était entré malgré lui dans sa vie, et qui désormais était sa vie tout entière.

 

Tout lui revenait : les étonnements de Francesca, l’intérêt si vif et si franc qu’elle avait pris à sa peine, et jusqu’à ses gaietés de femme du monde pleine d’admiration et de pitié.

 

– Depuis le déluge, avait dit la comtesse, on n’a rien vu de pareil ! Et c’était bien vrai, du moins Remy le croyait ainsi.

 

Ce qu’il avait vu, ce qu’il avait lu ne lui fournissait aucun point de comparaison ; rien ne ressemblait à la chère, à la brûlante tyrannie exercée sur tout son être par cet amour dont la puissance lui apparaissait invincible.

 

C’était une maladie, une fièvre, un délire qui exaltait au même degré les sens, l’imagination et l’âme.

 

L’image évoquée de Valentine le plongeait dans une extase sans nom où il se sentait mourir à force de trop vivre ; il la voyait belle comme les éblouissements de son martyre enchanté, il écoutait au loin les harmonies pénétrantes de sa voix et buvait à longs traits le philtre magnétique qui jaillissait de ses prunelles.

 

Ceux dont la jeunesse fut austère sont incendiés parfois ainsi par la foudre qui frappe tardivement.

 

Les joyeux jours du printemps, les souriantes années que d’autres dépensent en folles amourettes, Remy d’Arx les avaient données tout entières au sombre travail qui avait été si longtemps le but unique de son existence.

 

Son adolescence n’avait rien prodigué au-dehors ; tout ce qui brûle chez l’homme s’était amassé en lui silencieusement et la première étincelle d’amour venant à le toucher avait allumé un volcan.

 

C’était la violence inouïe et la naïveté sans égale de sa passion qui avaient si fort étonné, la veille, Francesca Corona.

 

Il aimait à la fois comme un enfant et comme un vieillard, avec les effervescences du premier âge, avec l’ardeur stérile et désespérée des derniers jours.

 

Rien ne restait en lui, sinon cette flamme triste et souveraine, combattue en vain par l’impuissante volonté de continuer son œuvre.

 

Tout lui parlait de Valentine, mais Valentine elle-même, entrant à l’improviste dans son ancienne vie et lui apportant une aide inespérée, n’avait pu réveiller en lui le feu éteint de la vengeance.

 

Valentine, parlant des assassins de Mathieu d’Arx, de ces Habits Noirs que Remy poursuivait depuis tant d’années, Valentine, promettant d’apporter la lumière dans la nuit que tant d’efforts n’avaient pu dissiper, avait été à peine écoutée.

 

De Valentine, Remy ne voulait qu’elle-même, et la révélation promise l’indignait, parce qu’il y voyait l’offre d’un dérisoire dédommagement.

 

Il lisait tout cela, c’est-à-dire la confusion de ses souvenirs et l’angoisse de sa pensée, à travers les lignes tortueuses que le commissaire de police avait déposées sur le papier timbré.

 

Le temps passait, sa distraction de plus en plus tyrannique achevait de voiler dans son esprit le vague remords d’avoir négligé son devoir de juge, lorsqu’un bruit de pas lourds se fit entendre dans le corridor.

 

La demi-heure était écoulée et l’escorte du prisonnier approchait.

 

Cette fois, Remy d’Arx s’éveilla en sursaut.

 

Avec cette sûreté de coup d’œil que donne l’habitude, il parcourut en quelque sorte du même regard les papiers étalés devant lui.

 

Le procès-verbal du commissaire de police et les rapports des deux inspecteurs concordaient entièrement ; ils étaient clairs et courts ; ils équivalaient presque, tant les circonstances du crime ressortaient frappantes, à une constatation de flagrant délit.

 

Au moment où la porte s’ouvrait, les yeux du jeune magistrat tombaient sur la quatrième pièce, qui n’avait point de signature.

 

Cette pièce, qui tenait toute une large feuille, remplie d’une écriture fine et serrée, se terminait ainsi :

 

« Observation importante : on n’a rien trouvé chez l’accusé en fait d’argent, et il portait seulement sur lui une somme insignifiante. On prouvera qu’il avait conçu le romanesque espoir d’épouser une jeune fille noble dont la dot probable s’élève à plus d’un million. »

 

La fonction domine l’homme et le relève.

 

Pour un instant, Remy d’Arx avait recouvré toute la lucidité de sa pensée parce qu’il s’était éveillé juge.

 

Son œil demeura fixé sur cette page qui apportait à l’évidence le surcroît inutile d’une présomption.

 

Un doute de nature particulière lui traversa l’esprit, un doute qui ne pouvait appartenir qu’à lui et qui se rapportait à la série habituelle de ses recherches.

 

Il pensa :

 

– Une note analogue était dans le dossier du malheureux qui « paya la loi » après le meurtre de mon père.

 

Vous ne l’eussiez pas reconnu lorsqu’il releva ses yeux brillants et clairs sur l’accusé qui venait d’entrer, laissant ses deux gardiens en dehors de la porte.

 

Il y avait dans le regard du jeune magistrat une curiosité très vive et quelque chose qui ressemblait à de la sympathie.

 

Le greffier, sortant d’une pièce voisine, s’était glissé vers sa petite table et frottait déjà sa plume contre l’éponge de son écritoire.

 

L’accusé s’arrêta à trois pas de la table principale et resta debout, les bras tombants, la tête haute, mais sans affectation de forfanterie.

 

Il avait les mains libres et ne portait du costume des prisons que la veste, sous laquelle on voyait son pantalon d’uniforme.

 

Il était pâle et très défait ; néanmoins son regard mâle ne laissait paraître aucune faiblesse.

 

Au moment où ce regard, qui était dans toute la force du terme celui d’un honnête homme, se croisa pour la première fois avec celui de Remy d’Arx, les sourcils du jeune magistrat se froncèrent malgré lui et la paupière de Maurice se baissa.

 

L’interrogatoire commença aussitôt.

 

Sur la demande du juge, Maurice donna ses nom, prénoms et qualités.

 

Le greffier, petit homme maigre, à pince-nez prétentieux, écrivait en songeant à ses affaires.

 

Sur le terrain de l’instruction, il se croyait bien plus avancé que Remy lui-même, et rassasié qu’il était des cancans du palais, il regardait déjà comme une très vieille histoire ce meurtre qui ne datait que de quelques heures.

 

Son opinion était formée solidement ; il avait en lui-même condamné Maurice à l’échafaud ou tout au moins au bagne, pour le cas où les jurés auraient la faiblesse d’admettre des circonstances atténuantes.

 

Maurice fut quelque temps avant de répondre à la première question qui aborda le fait.

 

Le greffier eut tout le loisir de l’examiner par-dessus son pince-nez et de s’avouer à lui-même qu’il devinait très bien les mauvais instincts de ce beau garçon-là, à travers son masque de douceur et de franchise.

 

Maurice dit enfin à voix basse :

 

– Je sais bien que je suis perdu, à quoi bon tout cela ?

 

– Est-ce un aveu ? demanda Remy, dont la voix grave prenait à son insu l’accent de la compassion.

 

– Non, repartit Maurice vivement, je jure devant Dieu que je suis innocent ; mais qu’importe, puisque vous ne pouvez pas me croire ?

 

Le jeune magistrat dit avec lenteur :

 

– Je ne sais rien, je ne crois rien, je suis ici pour découvrir la vérité. Votre vie passée plaide le pour et le contre : vous avez quitté les études qui vous préparaient à une carrière honorable pour suivre une troupe de saltimbanques, mais depuis lors, vous avez porté l’uniforme et votre conduite en Algérie a été celle d’un vaillant soldat. Regardez-moi en face et parlez librement. Si vous êtes tombé dans un piège, dites-le, je vous écoute.

 

Pour la seconde fois, les yeux de Maurice rencontrèrent ceux de Remy d’Arx et il murmura :

 

– Monsieur, que Dieu vous récompense ; je n’espérais pas trouver tant de bonté en vous, mais je n’ai plus d’espoir.

 

Le greffier avait mis sa plume derrière l’oreille et se disait :

 

– C’est donc comme ça qu’on interroge maintenant ? excusez !

 

Maurice poursuivit :

 

– Depuis douze heures que je suis seul dans ma prison, j’ai bien réfléchi ; tout ce qui s’est passé me revenait à l’esprit de point en point, et il me semblait que j’étais mon propre juge. Mon malheur est grand ; j’ai souffert cruellement pendant cette journée, mais je n’ai point perdu la tête et je possède toute ma raison. Vous connaissez la pauvre histoire de ma jeunesse, monsieur le juge ; moi, je ne vous connais pas et j’ignore jusqu’à votre nom ; mais si une lueur d’espoir pouvait naître en moi, elle me viendrait de vous. La loi vous défend-elle de m’entendre en particulier ?

 

– La loi exige que l’interrogatoire soit recueilli par le greffier, répondit Remy d’Arx, et c’est la garantie de l’accusé, mais la loi ne pose aucune limite au libre arbitre du juge choisissant les moyens d’éclairer sa conscience.

 

Il s’interrompit et ajouta en s’adressant au greffier :

 

– Laissez-nous, monsieur Préault, mais ne vous éloignez pas ; je vous rappellerai quand il me plaira de reprendre l’interrogatoire légal.

 

M. Préault rangea ses papiers, déposa sa plume et gagna la porte en répétant :

 

– Excusez ! ça prépare des jolis moyens de cassation.

 

La porte fut bruyamment refermée, car M. Préault était de méchante humeur.

 

– Lieutenant Pagès, reprit le juge en se levant, personne ne nous écoute ; vous êtes ici en présence du seul homme qui puisse vous comprendre ; j’ai des raisons pour vous croire innocent.

 

– Serait-il vrai ?… s’écria Maurice stupéfait.

 

Remy lui tendit la main en ajoutant :

 

– Il se peut que je me trompe, c’est vous qui allez m’éclairer. Si j’ai deviné juste, je suis votre ami, lieutenant Pagès, parce que nous avons les mêmes ennemis.

 

XVIII

L’interrogatoire

 

Remy d’Arx et Maurice étaient assis maintenant en face l’un de l’autre. Maurice parlait ; Remy, penché sur les pièces éparses du dossier, écoutait attentivement et prenait des notes.

 

Ce n’était plus l’homme de tout à l’heure ; quelque chose de son ancienne passion se réveillait en lui, et, pour un instant, il redevenait lui-même.

 

Sur son ordre, Maurice avait commencé le récit détaillé de sa vie depuis son départ d’Angoulême jusqu’à son retour d’Afrique.

 

Tout en l’écoutant, Remy consultait les pièces de l’instruction et semblait comparer les dires du jeune lieutenant aux renseignements recueillis par la police.

 

Elle était profonde et peut-être mortelle, la blessure que lui avait faite l’arme invisible, la main qui avait porté le coup était exercée : elle avait frappé en plein cœur. Mais les plaies de l’âme sont comme celles du corps, et tel remède qui n’a pas la puissance de guérir peut du moins calmer la fièvre et produire une trêve.

 

Ainsi en était-il de Remy d’Arx qui oubliait un moment son angoisse et se redressait, ravivé par une diversion inattendue.

 

Le lévrier mourant bondit encore si on lui montre la trace du cerf ; Remy venait de tomber à l’improviste sur la piste de ceux qui avaient tué son père.

 

Les Habits Noirs étaient là, il le sentait ; le sang corse, rallumé tout à coup, bouillonnait dans ses veines comme aux jours de sa jeunesse.

 

Ses narines dilatées tremblaient, son œil brûlait.

 

Quand Maurice aborda cet épisode de son histoire où, se trompant de porte, il était entré dans une baraque de saltimbanques au lieu d’aller coucher à la caserne, Remy l’arrêta du geste et prit à la main celui des trois rapports qui n’avait pas de signature.

 

– Voici un travail admirablement fait, murmura-t-il, trop bien fait ; cela tient du miracle. Le crime a été commis ce matin, et ce soir nous avons au dossier quelque chose qui pourrait être intitulé : « Les mémoires de l’accusé ». J’y trouve tout ce que vous me dites, lieutenant Pagès, avec des détails encore plus intimes sur Mme Veuve Samayoux, votre patronne, et sur cette jeune fille qui portait le nom de Fleurette. On a dû interroger un de vos amis, un ami pour qui vous n’aviez rien de caché.

 

– Je me connais de bons camarades au régiment, répliqua Maurice, mais je n’ai jamais confié mes affaires à personne.

 

– Alors, demanda le juge, qui avait aux lèvres un sourire presque triomphant, comment expliquer cette merveille ? La police mérite rarement qu’on l’accuse d’être trop habile. En quelques heures, il a fallu rassembler les renseignements que voici, et qui, en vérité, semblent avoir été donnés, par vous-même, tant leur exactitude est complète ; il a fallu, en outre, rédiger ce rapport, le mettre au net et le déposer à la préfecture, qui l’a fait parvenir ici avant mon arrivée. Il y a des sortes d’encres qui sèchent très vite, je le sais, mais l’écriture de ce document ne semble pas toute fraîche ; on dirait que la nuit a passé sur cette copie.

 

Pendant qu’il parlait, Maurice le regardait avec étonnement.

 

– Monsieur le juge, dit-il d’une voix très émue, cherchez-vous donc vraiment à me trouver innocent ?

 

– Je cherche les coupables, répliqua Remy d’Arx, qui fixa sur lui ses yeux perçants ; vous ne les connaissez pas encore, et pourtant vous allez m’aider à les trouver. Monsieur Pagès, cette pièce était fabriquée d’avance.

 

– Vous croiriez !… s’écria le jeune lieutenant stupéfait.

 

– J’en suis sûr. Ils sont arrivés à ce point d’habileté qu’ils dépassent quelquefois le but, et la perfection de leur œuvre devient une signature. Je reconnais, moi qui vous parle, tout ce qui sort de cette terrible fabrique.

 

Les yeux de Maurice interrogeaient et laissaient percer une vague inquiétude.

 

– Soyez tranquille, dit Remy, répondant à ce regard, j’ai tout mon sang-froid, et vous comprendrez bientôt le sens de mes paroles. Tout était préparé, je vous le répète ; on rédigeait ce rapport à l’heure même où un autre acteur, jouant dans la même comédie, profitait de votre absence pour briser chez vous une serrure et laisser dans votre chambre deux de ces outils qui n’appartiennent qu’aux voleurs de profession.

 

La bouche de Maurice resta béante un instant, puis il balbutia :

 

– Je ne vous ai rien dit de tout cela ; comment le savez-vous ?

 

Le juge d’instruction sourit encore et poursuivit au lieu de répondre :

 

– Qui a pu fournir ces renseignements sur votre vie passée ? Cherchez bien, il est impossible que vous ne trouviez pas un moyen de me mettre sur la trace.

 

– Je n’ai pas besoin de chercher, répliqua Maurice, frappé soudain d’un trait de lumière ; hier au soir, j’ai vu la veuve Samayoux, mon ancienne patronne.

 

Évidemment, interrompit Remy, ce doit être elle. Maurice secoua la tête.

 

– Vous vous trompez, monsieur le juge, dit-il : celle-là est le plus honnête cœur qui soit au monde. Sa tête, par exemple, n’est pas de si bonne qualité ; elle m’a avoué elle-même qu’on était venu, qu’on avait tourné autour d’elle et qu’on l’avait fait causer à mon sujet.

 

– Depuis peu ?

 

– Hier, dans la matinée.

 

– Vous voyez bien ! s’écria le magistrat, qui battit des mains comme pour applaudir. Vous a-t-elle dit le nom de celui qui a tourné autour d’elle ?

 

– Elle a prononcé deux noms, repartit Maurice, et je ne sais plus lequel des deux se rapporte à ce détail : Piquepuce et Lecoq.

 

Remy ouvrit avec vivacité sa redingote et prit dans sa poche un carnet, qu’il consulta en répétant :

 

– Piquepuce… Lecoq !

 

Il tira brusquement le cordon de la sonnette qui pendait au-dessus de son bureau.

 

– Lecoq ! dit-il tout bas pour la première fois.

 

Il ajouta, en s’adressant au garçon qui accourait, appelé par son coup de sonnette :

 

– Passez sur-le-champ à la préfecture et dites au chef de la 2e division que j’ai besoin de l’agent Lecoq. Vous entendez : sur-le-champ !

 

Le garçon partit ; Remy resta pensif.

 

Maurice croyait bien faire un de ces rêves troublés où les incidents bizarres se mêlent et s’entassent pour fatiguer le sommeil des fiévreux.

 

Les corridors du Palais communiquent avec ceux de la préfecture ; le garçon envoyé en exprès revint au bout de quelques minutes et dit :

 

– Monsieur le chef de la 2e division demande un ordre écrit.

 

Remy haussa les épaules avec colère, et sa plume grinça sur le papier.

 

– Sur-le-champ ! répéta-t-il encore en remettant un pli au garçon ; le refus de M. le chef de division serait à ses risques et périls.

 

Il se leva, et en attendant le retour de son envoyé, il arpenta la chambre à grands pas.

 

Maurice, qui n’osait l’interroger, l’entendait murmurer :

 

– L’administration… la plaie ! L’obstacle éternel !

 

Remy d’Arx s’arrêta devant la porte pour écouter les pas de son messager dans le corridor et reçut des mains du garçon un pli pareil au sien.

 

Le contenu de ce pli était ainsi :

 

« Il n’y a ni dans mon service général, ni dans le service de la sûreté, aucun agent du nom de Lecoq. »

 

Remy froissa la lettre violemment et la jeta ; mais, se ravisant aussitôt, la reprit pour la serrer dans son carnet, qu’il remit dans sa poche.

 

Puis il s’assit de nouveau devant sa table et dit à Maurice :

 

– Vous n’avez plus rien à m’apprendre. Le rapport de ce Lecoq est exact et je l’ai lu. Vous quittâtes la France à une heure de désespoir ; vous emportiez avec vous un cher souvenir. En Afrique, vous avez joué follement votre vie pour gagner l’épaule, et vous ne souhaitiez l’épaulette que pour avoir le droit de donner votre démission. Vous êtes revenu ; celle que vous aimez est noble et riche, je n’ai pas besoin de savoir quelle était votre espérance : vous êtes aimé, cela suffit pour justifier votre retour. Mon opinion est fixée. Je vais rappeler mon greffier pour que mes demandes et vos réponses soient consignées selon le vœu de la loi, c’est désormais une simple formalité. Vous êtes innocent, lieutenant Pagès, j’en ai la certitude absolue, et vous n’avez plus rien à craindre.

 

Maurice voulut remercier, mais le juge lui imposa silence en montrant la porte qui s’ouvrait.

 

M. Préault reprit sa place à la petite table ; il était manifestement de très mauvaise humeur.

 

L’interrogatoire de Maurice ne contenait rien qui ne soit déjà connu de nous, M. Préault, qui était un vieux rat de Palais, ne cacha point, en transcrivant les réponses de Maurice, la complète incrédulité qu’elles faisaient naître en lui.

 

Quand le jeune lieutenant parla de l’effraction pratiquée à l’avance, du monseigneur et de la pince introduits chez lui à son insu, le greffier ne put réprimer un petit accès de ricanement.

 

Maurice poursuivit :

 

– Ce fut justement la réunion de toutes ces circonstances qui me donna ou plutôt qui m’imposa la pensée de fuir. Je sentais le piège tendu, je voyais la trappe qui allait retomber sur ma tête ; les paroles que j’entendais au-dehors étaient accablantes, elles m’ôtaient jusqu’à la volonté de me défendre. On disait : « L’assassin est là ! » et j’y étais, et comme j’avais essayé de secourir mon malheureux voisin, son sang couvrait mes mains et mes habits. Le concierge de la maison allait répétant une phrase terrible, réellement prononcée par moi et qui se rapportait à un tout autre ordre d’idées, mais elle venait en aide à l’échafaudage des indices qu’on avait entassés autour de moi et semblait compléter l’évidence.

 

« J’aurais dû rester, je le sais, et attendre le danger de pied ferme ; c’est mon métier de soldat. Fuir, c’est crier : je suis coupable ; mais j’avais été frappé à l’improviste, nul éclair n’avait précédé ce coup de foudre. Une seule chose m’occupait, je dois le dire : c’était la conscience de mon apparente culpabilité. Mes jambes tremblaient, mon regard se voila, et j’entendis autour de mes oreilles un murmure horrible qui était le bruit de la foule rassemblée autour de l’échafaud.

 

« J’eus peur jusqu’à perdre la raison. Au moment où ceux du corridor entraient à la fois par la porte du numéro 17, qui était ma chambre, et par la porte du numéro 18, où le cadavre gisait, j’étais fou. Je sautai sur l’appui de la fenêtre sans dessein arrêté ; je pense que mon envie était de me laisser tomber dans le jardin, mais mon pied rencontra les barreaux d’un treillage où des plantes grimpantes s’enlaçaient.

 

« Rompu comme je le suis à tous les exercices gymnastiques, je n’eus aucune peine à suivre ce chemin aérien, et en quelques secondes j’atteignis un grand arbre, où j’essayai d’abord de me cacher.

 

« Mais il y avait déjà du monde dans le jardin. Par où ces gens étaient-ils entrés ? Que faisaient-ils ? Le drame où je venais d’être acteur avait passé, rapide comme la pensée ; j’affirme que dix minutes ne s’étaient pas écoulées entre le premier cri de la victime et le moment présent. Ces gens étaient donc là d’avance ; le piège avait donc été tendu au-dehors comme au-dedans.

 

– Notez bien cela, monsieur Préault, n’oubliez rien, dit le juge, qui venait de prendre dans le dossier un plan figuratif et qui le déployait devant lui sur la table.

 

– Où est l’arbre ? demanda-t-il en s’adressant à Maurice.

 

– Ici, répondit le jeune lieutenant, qui posa son doigt sur le papier. De là, je voyais ceux qui couraient dans le jardin et ceux qui se pressaient déjà aux fenêtres. On m’avait aperçu aux rayons de la lune, car tous criaient à la fois : « Regardez ! le voici ! nous le tenons ! »

 

Maurice passa la main sur son front où perlaient des gouttes de sueur froide.

 

Les yeux de Remy, qui s’étaient fixés d’abord sur la partie du plan indiquant le chemin suivi par l’accusé, embrassaient en ce moment l’ensemble du dessin.

 

Le plan formait un angle droit dont un des côtés portait pour légende : Rue de l’Oratoire ; l’autre : Avenue des Champs-Élysées.

 

– Mais, murmura Remy d’Arx avec étonnement, c’est l’hôtel d’Ornans qui est là.

 

– Parbleu ! fit le greffier.

 

Il ajouta à part lui :

 

– Voilà comme on étudie les pièces ! Le traitement de ces gaillards-là n’est pas difficile à gagner.

 

Une curiosité nouvelle semblait s’éveiller chez le juge, et il écoutait désormais avec un redoublement d’attention.

 

– Fuir ! continua Maurice, il n’y avait plus en moi que la misérable idée de fuir ! J’étais entouré de trois côtés, mon regard se tourna vers le quatrième et je vis une grande maison tout auprès de moi. Deux croisées restaient éclairées au milieu de la façade sombre ; à travers la mousseline des rideaux, je distinguais la forme d’une femme agenouillée qui priait.

 

« À la suite des deux fenêtres éclairées et sur le même balcon, une troisième croisée restait entrouverte…

 

– L’appartement de Valentine ! pensa le juge.

 

Le greffier se disait :

 

– Ça a l’air de l’amuser. À la place de l’accusé, je demanderais un verre d’eau sucrée.

 

– Ce que j’espérais, poursuivit Maurice, je ne saurais le dire. Les femmes ont parfois pitié ; j’avais une chance sur mille de trouver passage au travers de cette maison et de gagner les Champs-Elysées. Je choisis la branche qui se rapprochait le plus de la maison, je la suivis avec précaution, et je me laissai tomber sur le balcon à la vue de tous ceux qui étaient en bas.

 

« Je les entendais ; ils disaient : « Frappez à la porte du grand salon ! qu’on fasse le tour par la rue de l’Oratoire pour aller prévenir le concierge ! une échelle ! ce sera plus tôt fait. »

 

« Je poussai la fenêtre entrouverte, qui était celle d’un cabinet, juste au moment où la jeune femme que j’avais vue agenouillée s’élançait hors de sa chambre, effrayée par le bruit. Elle avait entendu sans doute répéter bien des fois au-dehors le mot assassin ; à ma vue, elle se rejeta dans la chambre en poussant un grand cri.

 

« Certes, ceux du jardin n’avaient pas eu le temps de faire le tour par les Champs-Elysées, et pourtant une porte s’ouvrit donnant passage à des gens qui disaient aussi : « L’assassin, l’assassin ! »

 

« Elle me montra du doigt, celle en qui j’espérais ; elle s’écria : « Le voici ! » et je fus entouré, car on avait trouvé une échelle, et les gens du jardin entraient par le cabinet.

 

« Je regardai alors cette jeune fille qui m’avait livré et mon cœur cessa de battre ; je ne prononçai qu’un mot : Fleurette !

 

– Fleurette ! répéta le juge qui retenait son souffle et dont le visage était devenu livide.

 

– Elle me reconnut aussi, poursuivit Maurice d’une voix altérée, car elle prononça mon nom et vint tomber dans mes bras.

 

– Dans vos bras ! répéta encore Remy d’Arx.

 

Ses yeux étaient baissés, ses lèvres contractées. Maurice ne prenait point garde au changement de sa physionomie, car l’émotion l’aveuglait.

 

– Quelle position, demanda le juge avec égarement, cette fleurette occupe-t-elle à l’hôtel d’Ornans ? est-elle au service de la marquise ou au service de Mlle de Villanove ?

 

Maurice répondit :

 

– Cette fleurette est Mlle Valentine de Villanove elle-même.

 

Il y eut un grand silence. Le greffier regarda tour à tour les deux interlocuteurs et s’écria :

 

– Monsieur le juge se trouve mal !

 

Remy d’Arx avait, en effet, chancelé sur son siège.

 

– Ce n’est rien, dit-il.

 

Et faisant sur lui-même un effort terrible, il ajouta :

 

– Lieutenant Pagès, avez-vous tout dit ?

 

– Tout, répliqua Maurice absorbé en lui-même.

 

– Alors, monsieur le greffier, prononça péniblement Remy, donnez à l’accusé lecture de son interrogatoire.

 

Tout en rassemblant ses feuilles et en assurant ses lunettes, M. Préault se demandait :

 

– Que diable y a-t-il donc ?

 

Il commença :

 

« Le vendredi, 22 septembre 1838, en présence de M. le juge d’instruction Remy d’Arx, a comparu… »

 

Mais il n’acheva pas, parce que, à ce nom de Remy d’Arx, Maurice s’était levé tout debout.

 

D’un mouvement pareil qui ne dépendait point de sa volonté, le jeune magistrat repoussa son siège et se dressa de sa hauteur.

 

Il y eut entre leurs regards un choc sinistre.

 

Pas une parole ne fut prononcée.

 

Maurice se rassit le premier ; Remy d’Arx l’imita, disant :

 

– Greffier, poursuivez votre lecture.

 

XIX

Valentine

 

Ce soir-là, le greffier Préault dînait à la goguette des Enfants d’Apollon, presque entièrement composée d’artistes judiciaires, auxquels se joignaient pourtant quelques administrateurs des pompes funèbres.

 

Ce peuple lugubre est tout particulièrement folâtre dans ses joies ; les messieurs noirs et décorés qui marchent à la tête des convois font des chansons à mourir de rire, et telle pièce du Palais-Royal dont les coq-à-l’âne nous ont procuré une gaieté spasmodique est arrivée au théâtre en sortant du cimetière.

 

Quand Maurice, après la lecture de son interrogatoire, eut quitté le parquet pour rentrer en prison, le greffier alla faire un bout de toilette dans son bureau et dit son commis ;

 

– M. d’Arx a un coup de marteau, un bon ! Je viens de voir une scène qui ferait de l’effet à l’Ambigu. Je n’ai pas compris tout à fait, mais il y a une dame dans l’histoire et ça promet d’être raide. J’ai mes couplets à faire d’ici la barrière du Maine, ne vous en allez pas sans prendre les ordres de M. d’Arx.

 

Aussitôt après le départ de son chef, le commis brossa le collet de sa redingote, mit un faux col et lustra son chapeau.

 

– Bernard, dit-il au garçon du greffe, j’ai une affaire de famille du côté de Mme Saqui, ne sortez pas sans prendre les ordres de M. d’Arx.

 

Je ne sais pas où Bernard était attendu, mais dès que le commis eut tourné les talons, il décrocha sa casquette et ferma le bureau.

 

Quelque chose de semblable se passait dans l’antichambre du cabinet ; on ne veille pas tard au Palais de justice et les mœurs y sont patriarcales.

 

Remy d’Arx ne s’apercevait pas du silence qui se faisait graduellement autour de lui.

 

Depuis longtemps aucun bruit de porte ouverte ou fermée ne s’entendait, aucun pas ne résonnait dans les corridors.

 

L’horloge du palais tinta neuf heures.

 

Remy était assis à la place même où nous l’avons laissé, sa tête reposait dans sa main, la lumière de la lampe tombait sur son front où se creusaient des rides profondes ; ses yeux grands ouverts et mornes regardaient le vide.

 

Il n’avait pas bougé depuis le départ de Maurice et le travail de sa pensée était si intense que les muscles de sa face semblaient pétrifiés.

 

Quand pour la première fois ses lèvres remuèrent, il prononça ces mots :

 

– C’est lui qu’elle aime !

 

Et il ajouta presque aussitôt après :

 

– Sans lui, elle m’aimerait !

 

Sa paupière se baissa et ses doigts se crispèrent dans ses cheveux.

 

– Elle me l’a dit, poursuivit-il parlant à son insu et laissant entre chaque phrase de longs intervalles ; il y a un lien entre nous, quelque chose la pousse vers moi et le danger de la lutte où je me suis jeté tête baissée l’épouvante. Pourquoi ? Je lui ai rendu un service grave, mais avant le service rendu, elle s’occupait déjà de moi : pourquoi ?

 

Le dossier de Maurice restait ouvert devant lui ; il l’écarta d’un geste fatigué et répéta d’une voix où il y avait des larmes :

 

– C’est lui qu’elle aime !

 

Une angoisse plus aiguë lui traversa le cœur, car la pâleur de sa joue s’empourpra tout à coup et il porta la main à sa poitrine.

 

– Il est bien jeune, murmura-t-il ; que m’a-t-il fait ? Savait-il seulement que j’existais ? Que de bonheur un mot écrit de ma main pourrait lui rendre ! Mais pourquoi écrivais-je ce mot ? Mon bonheur à moi, tout mon bonheur, il me l’a pris ! Et sans moi ne serait-il pas condamné ? Il y a évidence, sinon flagrant délit ; donnez-lui n’importe quel juge, hormis moi, c’est un homme mort.

 

Un sourire amer releva sa lèvre pendant qu’il poursuivait :

 

– Je n’ai même pas besoin de dire : Il est coupable ; je n’ai qu’à abandonner l’instruction, un autre prendra ma tâche inachevée et…

 

Il s’arrêta.

 

– Et je l’aurai tué ! prononça-t-il tout bas en frémissant.

 

Ses doigts convulsifs ramenèrent le dossier, dont il éparpilla les pièces pour trouver celle qui n’avait point de signature ; il la déplia et lut à demi-voix la dernière phrase :

 

« On prouvera qu’il avait conçu le romanesque espoir d’épouser une jeune fille noble dont la dot probable s’élève à plus d’un million. »

 

– Leur main est là, dit-il après un silence ; je les reconnais ! Vais-je me faire le complice de ceux qui ont assassiné mon père ?

 

Il se leva brusquement et resta un instant immobile.

 

– C’est un tout jeune homme, pensa-t-il pendant que ses mains pressaient son front douloureusement ; son regard loyal reste devant mes yeux. Il y a des gens dont les cœurs sont frères et que la destinée force à se haïr… Ma main a touché sa main, je lui ai promis de le sauver !

 

Il marcha d’un pas lent vers la fenêtre qui donnait sur la cour de la Sainte-Chapelle.

 

Une lanterne fumeuse, placée au-dessus de la porte des bâtiments voisins de la préfecture, allongeait l’ombre des matériaux épars sur le pavé ; l’arbre se dressait noir au milieu des décombres blanchâtres.

 

Au ciel les nuages orageux couraient, découvrant parfois la lune qui nageait dans un lac d’azur.

 

Il n’y avait plus de lumières aux fenêtres ; la journée des ouvriers de la justice était finie.

 

Le Palais dormait.

 

Remy n’aurait rien vu de tout cela si un mouvement ne s’était fait parmi les pierres.

 

Une femme, une ombre plutôt, glissa derrière les décombres et traversa la cour.

 

Remy se frotta les yeux et s’éloigna de la fenêtre en disant :

 

– Je la vois partout ! c’est de lui que je parle, mais c’est à elle que je pense. J’aurais beau lutter, j’aurais beau combattre, cet amour est plus fort que moi, il m’entraîne, je mourrai fou et peut-être criminel !

 

Au profond abattement qui l’accablait naguère, l’agitation succédait ; il parcourait la chambre d’un pas rapide, tandis que des paroles entrecoupées tombaient de ses lèvres.

 

Il murmurait :

 

– Si j’étais fou déjà ? Qu’est-ce que la folie, sinon une façon de voir entièrement opposée à l’opinion de tous ? Que je vienne dire : Il est innocent, devant un tribunal, les juges, les jurés, le public me répondront : Il est coupable ! Cela saute aux yeux, la raison le crie, il n’y a qu’un fou pour prétendre le contraire.

 

– Et pourtant, mon Dieu, mon Dieu ! dit-il en se laissant tomber sur son siège, il est innocent, je le sais, et sa vie est entre mes mains parce que je suis seul à le savoir. Je cherche en vain à me tromper moi-même ; je donnerais ma fortune, je donnerais tout mon sang pour trouver en moi un doute, il n’y en a pas ! Et Valentine l’aime ! Et plutôt que de renoncer à Valentine, je mettrais sous mes pieds ma conscience et mon honneur !

 

Ces derniers mots s’échappèrent de sa poitrine comme un râle et sa tête, où les cheveux se dressaient, s’affaissa lourdement.

 

Il resta ainsi longtemps, le front contre ses bras croisés sur la table et pareil à un homme que l’ivresse aurait vaincu.

 

Parfois, tout son corps frissonnait, secoué par un tressaillement douloureux ; parfois aussi le nom de Valentine s’exhalait de ses lèvres.

 

Un bruit se fit à la porte du corridor, il ne l’entendit pas ; une main froide toucha la sienne, il crut rêver et ne bougea pas.

 

Mais une voix douce et grave dit auprès de lui :

 

– C’est moi, monsieur d’Arx, je vous avais promis de venir. Il releva les yeux et se prit à trembler.

 

Mlle de Villanove était devant lui.

 

– On dirait que je vous fais peur ? murmura-t-elle avec un triste sourire.

 

Et en effet le regard de Remy exprimait un étrange épouvante. Son premier mot trahit sa pensée.

 

– J’ai parlé ! balbutia-t-il, vous m’avez entendu…

 

– Je n’ai rien entendu, monsieur d’Arx, répondit Valentine doucement, vous n’avez point parlé ; mais vous serait-il possible de prononcer des paroles que je ne dois pas entendre ?

 

Les paupières du juge se baissèrent, et son visage prit une expression farouche.

 

– Comment êtes-vous entrée jusqu’ici ? demanda-t-il.

 

Remy d’Arx était homme du monde dans la meilleure acception du mot, et sa courtoisie élégante avait passé en proverbe dans le cercle où vivait Valentine.

 

Pourtant, elle ne parut ni étonnée ni offensée ; on eût dit qu’elle s’attendait à la rudesse de cet accueil.

 

– J’ai eu bien de la peine, répliqua-t-elle avec une sorte d’humilité, je suis allée chez vous d’abord, comme c’était convenu. Germain, votre domestique, ne voulait pas me permettre d’attendre, mais j’étais si pâle qu’il a eu pitié de moi.

 

– C’est vrai, pensa tout haut Remy, vous êtes très pâle, mademoiselle de Villanove, et, depuis ce matin, vous devez cruellement souffrir.

 

– Je n’en suis pas morte, dit Valentine, avec une expression si navrante que Remy tourna la tête pour cacher une larme.

 

Elle continua :

 

– J’ai attendu deux heures et votre valet de chambre m’a dit : « Je crois bien qu’il est au Palais pour cette affaire de la rue de l’Oratoire. »

 

La voix de Valentine chevrotait comme si le froid l’eût tout à coup saisie. Les yeux de Remy se séchèrent.

 

– Je me suis fait conduire au Palais, reprit la jeune fille qui parlait désormais avec une fatigue extrême, et j’ai demandé à être introduite auprès de vous, mais cela ne se pouvait pas, monsieur d’Arx, vous étiez occupé, vous interrogiez l’accusé.

 

Elle chancela, le juge n’eut que le temps de la soutenir. Un instant, il l’eut dans ses bras et il tremblait plus fort qu’elle. Il l’assit dans son propre fauteuil ; ses genoux plièrent et il tomba prosterné.

 

Il la regardait les mains jointes, mais sans parler.

 

– Asseyez-vous, monsieur d’Arx, lui dit-elle en lui montrant un siège. Je suis encore bien faible, j’ai failli mourir ce matin.

 

Le juge recula comme si on l’eût frappé. Les impressions contraires se succédaient en lui avec un terrible rapidité.

 

– Il faut m’écouter patiemment, continua Valentine, j’ai beaucoup de choses à vous dire et je voudrais avoir la force d’aller jusqu’au bout. J’ai attendu la fin de l’interrogatoire dans ma voiture ; un homme du Palais était chargé de me prévenir, il n’est pas venu, la grille s’est fermée, et quand je me suis présentée au guichet, j’ai reçu pour réponse : « On n’entre plus. » Moi, je disais : « Au nom du ciel ! laissez-moi passer, il faut que je le voie ! » Les gens me regardaient, il y avait déjà un attroupement sur le trottoir ; mon cocher, que je ne connais pas, a eu pitié de moi comme votre domestique ; il m’a entraînée vers le fiacre en disant : « Signora, je vais vous tirer de peine. »

 

C’est un Italien. Je ne sais comment il avait deviné que moi aussi je viens d’Italie.

 

Le fiacre me conduisit sur le quai à une porte qu’on me dit être celle de la préfecture de police ; mon cocher donna son cheval à garder et m’introduisit sous la voûte.

 

Nous traversâmes plusieurs corridors : mon guide appela un homme et lui parla. L’homme répondit : « Je risque ma place : c’est dix louis. » Je donnais ma bourse, et je me trouvai dans la cour de la Sainte-Chapelle où l’on me montra une fenêtre éclairée en me disant : C’est là.

 

Remy n’écoutait plus, ses yeux étaient cloués au sol, il dit :

 

– Vous venez me demander sa vie.

 

– Je viens vous dire, répliqua Valentine dont la voix se raffermit : Il est innocent et vous le savez.

 

– Je le sais ! interrompit Remy d’Arx avec une colère soudaine, moi qui ai les pièces sous les yeux ! moi qui viens de lire l’ensemble accablant des témoignages !

 

– Vous le savez ! interrompit Valentine à son tour.

 

Et ce mot fut prononcé avec une autorité si grande que le juge garda le silence.

 

Valentine se taisait aussi.

 

Dans un duel à mort, le moment le plus solennel est celui où les deux adversaires se reposent appuyés sur leurs épées sanglantes.

 

Ce fut Valentine qui renoua l’entretien la première.

 

Par un effort puissant de volonté, elle avait rappelé à ses lèvres le souffle résigné qui la faisait belle comme une sainte.

 

– Que la soirée d’hier est loin de nous, monsieur d’Arx ! dit-elle. Hier, vous m’avez demandé ma main et je vous ai répondu par un refus, en ajoutant que je voulais vous expliquer mes motifs et me confesser à vous en quelque sorte, parce que personne au monde ne m’a inspiré au même degré que vous une complète estime, une sérieuse sympathie.

 

« Depuis hier, la foudre est tombée entre nous.

 

« Monsieur d’Arx, Maurice est accusé d’assassinat et vous êtes le juge de Maurice.

 

« Vous l’avez interrogé, il a dû vous répondre franchement, car jamais un mensonge n’a passé entre ses lèvres ; vous devez savoir au moins une partie de ce que je voulais vous apprendre, et la romanesque histoire de Fleurette n’aura plus pour vous l’attrait de la nouveauté.

 

« Je vous avais annoncé aussi des révélations d’un autre genre ; le hasard a mis sous mes yeux le travail confié par vous au colonel Bozzo, et c’est en faisant allusion à la bataille que vous livrez, monsieur d’Arx, que je vous avais dit : Je suis comme vous la victime de cette redoutable association ; de vous à moi il existe une attache mystérieuse…

 

« Eh bien ! la même attache vous lie maintenant à Maurice Pagès ; refuserez-vous de le défendre contre ceux qui ont tué votre père ?

 

Remy n’osa pas la regarder en répondant d’un ton glacé :

 

– J’ai cru à ces choses, mademoiselle, mais je n’y crois plus.

 

– Ne mentez pas ! s’écria Valentine sévèrement ; vous y croyez encore, vous y croirez jusqu’au dernier jour de votre vie !

 

Elle prit la main de Remy, qui essayait de la retirer.

 

– Ayez compassion de vous-même, lui dit-elle en le suppliant du regard, un cruel malheur est sur Maurice et sur moi, mais c’est vous que je plains, et je n’accuse que la fatalité. J’ai tué deux fois celui que j’aime en le livrant à la justice et en vous inspirant ce funeste amour qui aveugle votre conscience.

 

Remy retenait la main qu’on lui avait tendue ; elle le brûlait ; il la pressa passionnément contre son cœur.

 

– Je suis dans l’enfer, murmura-t-il, et c’est le paradis ! Chacune de vos paroles m’enivre en me torturant. Je vous aime, oh ! je vous aime comme jamais créature humaine ne fut adorée ! Vous êtes venue apporter un aliment nouveau au feu qui me dévore, je suis seul avec vous, j’ai votre main dans les miennes, savez-vous ce que peut le délire d’une pareille fièvre ?

 

Il la repoussa avec violence et recula son siège.

 

– Oh ! pourquoi êtes-vous venue ? ajouta-t-il en un gémissement.

 

– Je suis venue, répondit Valentine, qui le couvrait de son regard calme et clair, parce que je veux le sauver et parce que je veux me venger.

 

– Vous l’aimez donc, vous aussi, jusqu’à la folie ! balbutia Remy, dont un sarcasme crispait la lèvre.

 

– Je l’aime bien, répondit simplement Valentine.

 

– Car c’est de la folie, continua le juge, que d’espérer en moi après ce que je viens de vous dire. Voulez-vous davantage ? Ce que je viens de vous dire n’explique pas la millième partie des misères de mon âme ; je me l’avouais à moi-même tout à l’heure, pourquoi vous le cacherais-je ? Plus de feinte ! Cet homme est innocent, mais il est l’obstacle qui me sépare de vous, il mourra. Dites que c’est un crime lâche et froidement conçu. Le magistrat est un prêtre, c’est un sacrilège. Voilà comme je vous aime, il mourra !

 

Ses deux mains étreignaient les bras de son fauteuil, et sa voix haletait, épuisée.

 

Le regard de Mlle de Villanove était plus triste, mais il n’avait rien perdu de sa douceur.

 

– Non, fit-elle comme si elle se fut parlé à elle-même, je ne l’aime pas comme cela et il ne voudrait pas d’un pareil amour. Vous avez prononcé un mot, monsieur d’Arx, qui me rassure et qui vous excuse. Le délire s’est emparé de vous, c’est le délire qui parle, je ne crois pas ce qu’il dit. Je suis calme, vous le voyez, écoutez-moi froidement d’abord. Maurice n’est pas un obstacle entre vous et moi.

 

Les yeux du juge devinrent fixes, il crut avoir mal entendu.

 

– Comprenez-moi bien, reprit Valentine, je vous ai dit : Je veux le sauver et je veux me venger. C’est précis et c’est net : Je le veux ! Vous êtes maître de sa vie, je suis maîtresse de ma main, je vous offre ma main pour sa vie.

 

Il y avait de l’égarement dans les yeux de Remy.

 

– Il ne faudrait point, poursuivit Valentine, donner à mes paroles d’hier un sens qu’elles n’avaient pas ; je vous ai dit que je ne pouvais pas être à vous et j’ai opposé à votre recherche mon passé comme une barrière ; une partie de l’énigme vous a été révélée : j’ai été Fleurette la saltimbanque avant de m’appeler Mlle de Villanove, mais je vous l’ai dit aussi : Fleurette était une honnête fille, Mlle de Villanove sera une honnête femme.

 

– Je ne rêve donc pas, balbutia Remy d’Arx.

 

Valentine prit sous sa mantille un rouleau de papier et le déposa près de lui.

 

– Il faut, dit-elle, que vous connaissiez complètement celle qui portera votre nom. Voici ma vie tout entière, et j’affirme devant Dieu que ces pages contiennent l’exacte vérité. Vous y trouverez une révélation qui vous est due, je vous l’avais promise, Dans cet écrit, vous verrez que nos ennemis sont les mêmes. Votre haine est ancienne déjà, et je la servais avant que la mienne fût née. Pourquoi allais-je vers vous ? Je ne sais. Peut-être était-ce mon destin. Mais maintenant il me faut, à moi aussi, ma vengeance ; elle entre dans mon pacte : vous punirez ces hommes qui m’ont pris mon bonheur.

 

– Votre bonheur !… répéta Remy d’une voix oppressée.

 

– Oh ! dit Valentine, l’accent tranquille et la tête haute, nous parlons franchement, monsieur d’Arx ; c’est un marché que je vous offre, je vous en ai posé les conditions, répondez franchement aussi : l’acceptez-vous ?

 

XX

Cadeau de noces

 

Il n’y avait pas la moindre nuance de mépris dans l’accent de Valentine ; elle disait vrai dans toute la force du terme, c’était un marché qu’elle proposait.

 

Elle agissait de bonne foi, sans scrupule ni fausse honte ; d’autres auraient certainement tourné la question de façon à la rendre plus acceptable, mais Valentine agissait selon sa nature, qui était de marcher tout droit.

 

C’était une singulière fille et son âme avait l’héroïque beauté de son visage.

 

Quelle que fût sa naissance, car aucune certitude n’existait à cet égard et nous verrons qu’elle doutait elle-même de son droit à porter le nom de Villanove, ce devait être un sang froid et fier qui coulait dans ses veines.

 

Au fond des campagnes, il y a de ces sérénités que rien n’arrête ni ne détourne ; il y en a aussi dans les villes.

 

Les flatteurs du peuple affirment que les mansardes en sont pleines les flatteurs des puissants n’osent pas prétendre qu’elles encombrent les boudoirs.

 

Elles existent, voilà le vrai ; on en a vu, mais elles sont rares en bas comme en haut.

 

Valentine n’était à proprement parler ni du boudoir ni de la mansarde.

 

Le milieu misérable où son enfance et sa jeunesse s’étaient passées ne participe en effet ni de l’un ni de l’autre.

 

Cette population de la foire dont elle faisait partie autrefois sans lui ressembler en rien l’avait admirée et entourée.

 

Le monde noble où elle était entrée en sortant de là, Sans transition aucune, l’avait examinée en vain de son regard le plus sévère et le plus perçant : rien ne restait en elle qui décelât le long voyage qu’elle avait fait dans le pays des saltimbanques.

 

Elle ne ressemblait pas plus, il est vrai, à ses charmantes compagnes de salon qu’elle n’avait ressemblé à ses pauvres amies de la baraque, mais elle restait si digne et si décente dans sa libre originalité, que le grand monde de l’hôtel d’Ornans, comme le petit monde de la foire, l’entourait et l’admirait.

 

Elle était elle-même, elle agissait suivant son impulsion propre, elle ne demandait conseil qu’à son goût exquis pour les choses frivoles, pour les choses sérieuses qu’à sa conscience.

 

Dans la conjoncture bizarre où elle se trouvait aujourd’hui, étant donné le but qu’elle voulait atteindre, peut-être eût-il mieux valu s’y prendre autrement, mais elle ne savait qu’une route, elle la suivait.

 

Remy d’Arx était aussi un solitaire et sa voie s’écartait pareillement des sentiers battus : néanmoins il côtoyait de trop près la vie commune pour n’être point surpris et offensé par la brutalité apparente de cette offre, qui, au fond, exauçait son plus ardent, son unique désir.

 

Nous l’avons dit, il n’y avait aucun mépris dans l’accent de Valentine ; mais sa proposition même impliquait un mépris si terrible que Remy d’Arx resta comme pétrifié.

 

Sa passion, qui était sa vie même, subissait une sorte d’écrasement.

 

À l’heure où, par un miracle, l’abîme qui rendait pour lui l’espoir impossible se comblait tout à coup, la dernière lueur d’espoir s’éteignait en lui.

 

Son orgueil, humilié profondément, essayait de se révolter contre cet amour qui n’était plus rien sinon une mortelle angoisse, mais qui grandissait par la douleur même et qui le tenait terrassé comme la main d’un géant.

 

Dans la vaillance naïve de son sacrifice, Valentine répéta sa question.

 

Sa voix n’avait rien perdu de son inflexion sonore et tranquille.

 

Le sang monta aux joues de Remy d’Arx, il fit effort pour parler ; ses yeux s’injectèrent.

 

En ce moment un fougueux élan de haine passa au travers de son amour.

 

La beauté de Valentine prenait pour lui des rayonnements surhumains qui insultaient à son supplice, qui envenimaient son martyre.

 

Une immense colère bouillonnait en lui ; ce fut une pensée de vengeance qui rompit son mutisme et cette parole s’étrangla dans sa gorge :

 

– J’accepte !

 

Valentine pâlit, mais elle sourit.

 

– C’est bien, murmura-t-elle, vous avez confiance en moi et je vous remercie.

 

– À quand la noce ? demanda brusquement Remy.

 

Son accent essayait d’être sarcastique.

 

– Quand vous voudrez, monsieur d’Arx, répondit Valentine, dont les yeux se baissèrent pour la première fois.

 

– Le plus tôt sera le mieux, n’est-ce pas ? murmura le juge entre ses dents serrées.

 

Valentine répliqua :

 

– Je vous ai peut-être fâché : vous dites cela comme on raille ou comme on menace.

 

Remy essuya la sueur de son front.

 

– Railler ! dit-il en se parlant à lui-même, je puis bien me railler, c’est la dernière ressource ; mais menacer, fi donc ! je suis esclave et vous êtes reine.

 

Son regard devint suppliant, et il ajouta :

 

– Écoutez ! l’excès de la souffrance rend méchant, j’ai senti cela tout à l’heure ; j’aurais voulu vous faire un peu de mal, tant mon cœur était atrocement broyé.

 

Le regard de Valentine s’attrista, mais elle garda le silence.

 

– Répondez, continua Remy d’Arx, vous qui ne savez pas mentir, dites-moi quelle arrière-pensée est en vous.

 

– Je n’ai pas d’arrière-pensée, prononça tout bas Mlle de Villanove ; quand j’aurai sauvé l’homme que j’aime et quand je l’aurai vengé, tout sera dit entre lui et moi. J’ai pesé ma tâche et je l’accomplirai. Je suis sûre de moi-même.

 

– Et l’homme qui aura accepté votre sacrifice, prononça timidement Remy, que lui donnerez-vous ?

 

– Pour le présent, je lui donne ma foi ; pour l’avenir… Elle hésita.

 

– Pour l’avenir, répéta Remy.

 

Et comme elle tardait à répondre, il s’agenouilla devant elle, disant toute sa passion revenue :

 

– Oh ! Valentine, Valentine ! vous n’êtes pas comme les autres femmes, et qu’ai-je de commun avec les autres hommes ? Si le monde était pris pour juge, il me condamnerait à refuser ; mais savent-ils, ceux du monde, ce que c’est qu’un grand, un irrésistible amour ? Je suis entraîné par une force qui me subjugue, j’ai essayé de combattre ; chacun de mes efforts attise le feu qui me consume. Je vous aime à un point que nul ne saurait dire ; vous êtes ma conscience, vous êtes mon honneur ; hors de vous, dans cette vie comme dans l’autre, il n’y a rien pour moi. Je sens si bien que mon existence entière serait consacrée à votre bonheur ! Vous avez parlé d’avenir, Valentine, je sens si bien que je vous rendrais la plus heureuse des femmes, si vous m’aimiez dans l’avenir, et que je vous donnerais le ciel sur la terre ! Ce n’est pas un rêve, non, l’amour appelle l’amour ; à force de vous adorer, je fléchirai votre cœur. Jusque-là, je vous le jure, Valentine, et voilà comment j’accepte, je resterai près de vous respectant vos regrets, consolant vos douleurs comme un frère… et je mourrai ainsi, je vous le jure encore, patient, résigné, si le jour ne vient pas où vos lèvres, d’elles-mêmes, s’abaisseront vers celles de votre mari prosterné.

 

Une larme tremblait aux cils de Valentine ; elle dit pour la première fois :

 

– Monsieur d’Arx, je vous remercie.

 

Puis, changeant de ton et rappelant son beau sourire, elle ajouta :

 

– Nous sommes des fiancés ; je vais vous demander mon cadeau de noces.

 

– Parlez ! s’écria Remy, dussiez-vous souhaiter l’impossible !…

 

Elle le prit par la main et le releva.

 

– Monsieur d’Arx, dit-elle, je veux voir Maurice pour la dernière fois. Ce fut comme un poids de glace qui tomba sur le cœur du juge.

 

– Ah ! fit-il amèrement, j’aurais dû m’attendre à cela ! vous répondez à mon défi, vous me demandez l’impossible !

 

Elle répéta sans rien perdre de sa douceur, mais avec fermeté :

 

– Il faut que je voie Maurice.

 

Remy ne pouvait plus pâlir, mais ses traits se décomposèrent.

 

– Vous savez bien, dit-il très bas, car sa colère contenue lui taisait peur à lui-même, vous savez bien que je ne puis vous refuser. Plus tard… demain…

 

– Aujourd’hui, interrompit Valentine, ce soir.

 

– À cette heure de nuit ! se récria Remy, je ne connais pas d’exemple…

 

Elle l’interrompit encore et dit :

 

– Monsieur d’Arx, vous êtes juge d’instruction ; à l’égard de l’accusé que la loi vous livre, votre pouvoir n’a point de bornes.

 

Remy courba la tête ; le souffle s’embarrassait dans sa poitrine. Après un instant, il saisit brusquement la lampe et dit :

 

– Vous le voulez, suivez-moi.

 

Il prit le chemin de la porte. Valentine marchait derrière lui. Comme il atteignait le seuil, deux mots tombèrent de ses lèvres, peut-être à son insu :

 

– L’arme invisible ! prononça-t-il.

 

Valentine l’avait rejoint, elle prit son bras.

 

– Vous chancelez, monsieur d’Arx, dit-elle ; appuyez-vous sur moi. Oui, l’arme invisible vous a frappé comme elle me frappa. Il semblerait que, même avant la bénédiction qui doit nous unir, Dieu avait créé entre nous un lien fatal.

 

– J’ai lu, continua-t-elle, répondant à l’interrogation muette de Remy, ces pages où se résume le travail de toute votre vie, vous avez bien fait d’en tirer trois exemplaires. Sait-on à qui se fier ici-bas ? Je vous ai apporté moi aussi ma confession, lisez-la. Chacun de nous, vous le verrez, connaît une moitié du sombre secret ; c’est pour cela que nous partageons les coups de l’arme invisible.

 

Remy ne demandait pas mieux que de trouver un obstacle sur la route où il marchait malgré lui ; il s’était arrêté.

 

– Vous trouverez dans l’écrit qui est là sur votre table, poursuivit Valentine, l’explication de mes paroles. Désormais, la source dangereuse où vous puisiez vos renseignements est tarie. J’ai eu peur pour vous, monsieur Remy d’Arx, à dater de cette rencontre nocturne qui me fit votre obligée. Je savais trop bien quelle était la puissance de l’association à laquelle s’attaquait votre courage, j’ai voulu voir celui qu’ils appellent le marchef.

 

– Vous avez vu Coyatier, s’écria le juge, vous !

 

– Je l’ai vu et vous ne le verrez plus. Cette nuit, le sang a été répandu…

 

– Ce serait lui !… balbutia Remy.

 

– Oh ! dit Mlle de Villanove, sans la précaution que vous avez prise de mettre en trois mains différentes les exemplaires de votre mémoire, on n’aurait pas eu besoin contre vous de l’arme invisible. Coyatier aurait suffi… Car vous êtes riche, monsieur d’Arx, mais Coyatier a une chaîne autour du cou, et si prodigue que vous ayez été, les Habits Noirs auraient pu centupler votre enchère.

 

– Expliquez-vous… voulut dire Remy.

 

– Marchons, répliqua la jeune fille, tout ceci n’ajoute rien à la certitude que vous avez de l’innocence de Maurice : Coyatier a disparu après la besogne faite, mais ne le regrettez pas, il vous avait tout dit. Les choses qu’il ne pouvait vous apprendre parce qu’il ne les savait pas, l’écrit qui est là vous les révélera.

 

Elle se retourna et son doigt tendu montra la table où était le rouleau de papier.

 

Puis elle entraîna Remy vers le corridor.

 

Au moment où la porte de l’antichambre se refermait sur eux, l’autre porte, celle par où le greffier Préault était sorti après l’interrogatoire, s’ouvrit sans bruit.

 

Le cabinet du juge d’instruction n’était plus éclairé que par une vague lueur venant de la lanterne qui brûlait dans la cour.

 

Deux hommes entrèrent à pas de loup.

 

– Drôle de fillette ! dit l’un d’eux, elle le retourne comme un goujon dans la poêle. Il faudra donner une gratification à Giovan-Battista, sais-tu ?

 

– Nous jouons avec le feu, papa, répondit l’autre homme, on n’est pas bien ici pour causer, ça sent la cour d’assises.

 

Tout en parlant, sa main tâtait la table et finit par trouver le rouleau de papier déposé par Valentine.

 

– Voilà l’objet, dit-il, filons… Mais, de par tous les diables, que faites-vous là papa ?

 

Celui qui avait parlé le premier s’était installé dans le fauteuil de Remy d’Arx. Il dit avec ce petit rire sénile que nous avons entendu si souvent :

 

– Une coquinette comme cela vaut deux ou trois douzaines de Coyatier, hé ! l’Amitié ?… Et alors ce cher Remy t’a fait demander à la 2e division ?

 

– Il faudrait avoir trente-six noms, répondit Lecoq en haussant les épaules ; la veuve Samayoux aura bavardé. Vous vous tirerez peut-être encore de cette affaire-là et nous aussi, patron ; mais la corde est bien tendue désormais, et je crois que le meilleur serait de liquider, puisque nous sommes riches.

 

Le colonel se leva.

 

– Mon fils, répondit-il, nous avons du temps devant nous ; quand on fait des équipées comme celles-ci, on n’a que trente ans. Sangodémi ! je suis tout aise d’avoir pénétré dans le sanctuaire de la justice. Allons-nous-en par où nous sommes venus ; la préfecture est aussi un bien joli séjour, et il fait bon avoir des amis partout.

 

Ils sortirent. On aurait pu entendre ces derniers mots prononcés par le colonel pendant qu’ils traversaient le bureau du greffier :

 

– Drôle de fillette !… Ah ! j’oubliais de te dire une chose qui a son importance : Je suis sur la trace des deux exemplaires du fameux mémoire. Il faut quelquefois aider un peu l’arme invisible. Eh ! l’Amitié, à qui servira la corbeille de noces ? on ne pourra pas dire que je n’ai pas mené rondement ma dernière affaire !

 

Remy d’Arx et Valentine suivaient les corridors solitaires ; ils ne rencontrèrent pas une âme depuis le parquet jusqu’à l’escalier descendant à la Conciergerie. La route était courte, elle leur parut bien longue ; Remy allait d’un pas pénible, et plus d’une fois il fut obligé de s’arrêter.

 

Désormais ils gardaient tous les deux le silence.

 

Le premier guichetier qu’ils rencontrèrent vint à eux vivement, mais il se détourna en portant la main à sa casquette quand il reconnut le juge.

 

À la pistole, Remy ordonna qu’on lui ouvrît la cellule du lieutenant Pagès. Cet ordre fut reçu avec étonnement, mais ne souleva aucune objection : les magistrats chargés d’instruire les affaires criminelles exercent là-bas, en concurrence avec le ministère public, un pouvoir absolu ; leur responsabilité dégage de plein droit celle des employés de l’administration, quel que soit le grade de ces derniers.

 

C’était la présence de Valentine qui excitait l’étonnement, c’était aussi la détresse visible qui se lisait sur les traits du juge.

 

Quand le porte-clefs fit jouer la serrure, Valentine fut obligée de soutenir Remy, qui semblait prêt à se trouver mal.

 

– Courage, monsieur d’Arx, lui dit-elle, vous souffrez ; mais pour cet instant de souffrance, moi, je vous donne toute ma vie.

 

Ils entrèrent.

 

Au bruit que fit la porte, Maurice, qui était couché sur son lit, releva la tête indolemment.

 

Il bondit à la vue de Valentine et s’élança vers elle, mais l’aspect de Remy l’arrêta stupéfait.

 

– Ensemble ! murmura-t-il.

 

Remy était resté près du seuil et s’appuyait à la porte refermée.

 

Valentine aurait voulu se retenir peut-être ; elle ne put, son cœur l’entraîna ; elle courut à la rencontre de Maurice et lui jeta ses deux bras autour du cou en sanglotant.

 

Ils se tinrent ainsi embrassés pendant toute une minute qui fut pour Remy plus longue qu’un siècle.

 

Le transport de sa jalousie furieuse mais impuissante lui montait au cerveau ; il avait passé sous le revers de son habit, pour s’empêcher de rugir, sa main qui ensanglantait sa poitrine.

 

En même temps, son oreille se tendait avidement pour saisir la moindre parole prononcée ; mais il ne surprit que ces mots qui restèrent sans réponse :

 

– Maurice, M. d’Arx connaît ton innocence ; il a promis de te sauver.

 

Valentine, il est vrai, avait ajouté tout bas :

 

– Je t’aime, ne me juge pas ; je suis à toi, je ne serai qu’à toi.

 

Il y eut entre eux une dernière étreinte échangée, et leurs bouches se rencontrèrent en un baiser rapide comme l’éclair. Puis Valentine se dégagea et revint vers le juge en disant :

 

– Sortons, je souffre plus que vous.

 

Elle repassa le seuil la première.

 

Remy, au lieu de la suivre, fit un pas vers le prisonnier.

 

– Lieutenant Pagès, lui dit-il d’une voix lente et qui allait se brisant à chaque mot, vous êtes innocent, je le crois ; vous serez sauvé, je le promets ; Mme Remy d’Arx ne vous a point trompé.

 

– Mme Remy d’Arx ! répéta Maurice, qui recula comme si la foudre l’eût frappé.

 

Les lèvres blêmes du juge eurent un sourire. Au fond de son agonie, il triomphait.

 

– Elle m’appartient, dit-il encore ; je l’ai achetée, je vous épargne l’échafaud, mais c’est pour avoir le choix des armes, et vous ne me devez rien. Le lendemain du jour où vous serez libre, je vous tuerai.

 

XXI

La confession de Valentine

 

Il était deux heures du matin. Le colonel Bozzo venait de se mettre au lit, et la belle comtesse Corona, empressée autour de lui, bordait sa couverture, comme on fait aux enfants, après avoir noué l’espèce de béguin qui lui emmitouflait la figure.

 

Le vieillard grelottait un peu saisi par le froid des draps, et sa coiffe tuyautée lui donnait l’air d’une vieille femme frileuse.

 

La chambre à coucher était simple jusqu’à l’austérité. Certes, ceux qui savaient que ce tremblant débris était le général en chef d’une armée d’assassins devaient se demander quelle bizarre, quelle inexplicable manie le poussait à répandre le sang pour conquérir de l’or.

 

De l’or ! il n’en pouvait rien faire, tout ce que l’or achète lui était superflu ; depuis bien longtemps, les passions qu’on assouvit avec de l’or étaient mortes en lui. Il ne dépensait rien et les gages de son dernier domestique auraient suffi trois fois à son entretien.

 

– Mets du bois dans le feu, chérie, dit-il à la comtesse, c’est étonnant ce que je gaspille en chauffage, et nous ne sommes encore qu’au mois de septembre ! Y avait-il beaucoup de monde chez la marquise, cette nuit ?

 

– Comme à l’ordinaire, répondit Francesca, sauf Remy d’Arx, qui n’est pas venu. On l’attendait avec impatience à cause de l’aventure d’hier matin.

 

– Hein ! fit le bonhomme, qui ramena ses draps jusque sur son nez, voilà une histoire ! et dans un quartier ordinairement si tranquille.

 

– On vous regrettait bien aussi, bon père, continua Francesca. Il paraît que vous étiez présent à l’arrestation de ce malheureux.

 

– J’en suis encore tout ébranlé, répliqua le colonel, et c’est pour cela que j’ai gardé la chambre aujourd’hui.

 

– On dit, reprit Francesca, que c’est un beau jeune homme.

 

– Grand et fort, oui, mais l’air trop effronté.

 

– On dit que Valentine l’a reconnu ?

 

– Que veux-tu ? soupira le colonel, il faudra bien que le monde sache enfin le roman de sa jeunesse. C’est désagréable, mais ça explique tout. Ce jeune malfaiteur a été saltimbanque avec elle chez la dompteuse d’animaux féroces… Comment l’appelles-tu, celle-là ?

 

– Mme veuve Samayoux, père.

 

– C’est ça, Heureusement que notre Valentine est pourvue, maintenant. La marquise a-t-elle annoncé le mariage ?

 

– Oui, et tout le monde a fait de grands compliments mais on en revenait toujours à l’assassinat de la rue de l’Oratoire. C’est très singulier, l’homme qu’on a tué était un voleur et il avait dans une canne à pomme d’ivoire les diamants de cette fille dont on parle tant, Carlotta Bernetti.

 

– Vraiment ! fit le colonel, les journaux en auront pour longtemps à radoter… Et que disait notre Valentine ?

 

– Elle n’est venue que très tard.

 

– À quelle heure ?

 

– Entre onze heures et minuit.

 

– Et quelle air avait-elle ?

 

– Son air de tous les jours… un peu fatiguée peut-être… Elle a été parfaite avec ceux qui lui faisaient compliment sur son mariage. Sais-tu, père, elle a bien meilleure façon que toutes ces demoiselles qui n’ont pourtant pas été en pension chez la veuve Samayoux ?

 

– C’est une drôle de fillette, répliqua le colonel. Va te coucher, mon ange ; j’ai sommeil.

 

La comtesse vint aussitôt l’embrasser et se retira en lui souhaitant la bonne nuit.

 

À peine avait-elle passé le seuil de la porte principale, qu’on gratta doucement au-dehors, derrière la tête du lit.

 

– Entre, l’Amitié, dit le colonel.

 

Une petite porte masquée s’ouvrit, et M. Lecoq parut.

 

– Dernières nouvelles ! s’écria-t-il en entrant, la grande scène du cachot à la Conciergerie a eu lieu, mais à trois personnages. Le Remy d’Arx en était ! Voyez-vous cela d’ici ? Cette Valentine est décidément une créature très originale. La scène n’a pas duré longtemps, mais elle a été si dramatique qu’en sortant notre beau juge d’instruction est tombé les quatre fers en l’air !

 

– Que s’est-il donc passé ? demanda le colonel en mettant sa tête curieuse hors des couvertures. Raconte.

 

– Nous saurons cela plus tard, papa ; je vous répète seulement ce que j’ai ouï dire à la Conciergerie. On a relevé M. Remy d’Arx évanoui et Mlle de Villanove l’a fait porter à bras jusqu’à sa voiture ; c’est donc Giovan-Battista qui a eu l’honneur de conduire les futurs époux au logis du juge d’instruction. Celui-ci avait recouvré ses sens ; quand on est arrivé, Mlle de Villanove n’a point voulu qu’il eût d’autre bras que le sien pour monter chez lui ; elle l’a mis sur une chaise longue et ne s’est déterminée à le quitter qu’après l’arrivée du médecin. Il était près de onze heures quand elle a ordonné à Giovan-Battista de prendre le galop pour regagner l’hôtel d’Ornans.

 

– Et vers onze heures et demie, dit le colonel, elle entrait en grande toilette dans le salon de la marquise pour recevoir avec un calme éblouissant les compliments au sujet de son mariage. Une pareille enfant, dressée par moi dans le temps où j’avais encore du sang plein les veines, aurait fait un fameux sujet, sais-tu l’Amitié ?

 

– Oui, répondit Lecoq, elle a du chien, pas mal, mais maintenant que nous avons tout dit, papa, puisque vous voilà couché, je vais aller, moi aussi, faire un petit somme.

 

– Non pas ! s’écria le vieillard, qui se souleva sur le coude, nous n’avons pas tout dit, tu as oublié le résultat de notre expédition d’hier soir, au greffe.

 

Il prit sous son traversin le rouleau de papier que Valentine avait remis à M. d’Arx. Lecoq fit la grimace.

 

– Ce sera long, grommela-t-il, et ça ne presse pas.

 

– Ce sera l’affaire d’une demi-heure, tout au plus, répliqua le colonel, et ça presse beaucoup. J’ai idée que nous savons les trois quarts de ce qui est là-dedans, mais le quatrième quart peut être de la plus haute importance.

 

Il avait déroulé le cahier, qu’il tendait à Lecoq.

 

– Je vais me mettre sur mon séant, poursuivit-il, tu vas relever un peu mes oreillers et bien m’arranger, comme autrefois, quand tu me faisais la lecture… Eh ! eh ! coquinet, tu as allongé depuis ce temps-là ! le petit domestique est devenu maître ; je ne donnerais pas ta part dans notre patrimoine pour la dot que Louis-Philippe a payée en mariant sa fille à un roi.

 

– Je le crois bien, fit Lecoq avec mépris, un misérable million !

 

– Sans compter, acheva le colonel, que tu es mon seul héritier. Voyons, me voilà campé bien commodément, tu peux commencer, nous sauterons les choses inutiles.

 

Il se frotta les mains pendant que ses rides souriaient fantastiquement entre les barbes de sa coiffe. Lecoq, assis au chevet du lit, se mit à feuilleter le cahier.

 

– Ça a l’air d’une confession générale, dit-il ; la demoiselle prend les choses de loin ; voyez si cela vous amuse :

 

« Mon premier souvenir me montre à moi-même tout enfant et bien triste dans la campagne de Rome, au milieu d’une troupe de musiciens ambulants.

 

« J’entends mon premier souvenir précis, car j’en ai eu d’autres, depuis lors, qui remontaient au-delà de cette époque…, »

 

– Tiens, tiens ! fit le colonel.

 

– Faut-il continuer ? demanda Lecoq.

 

– Parle-t-elle de cette seconde sorte de souvenirs ?

 

– Non, elle raconte sa vie parmi les pifferari.

 

– Alors, saute.

 

Lecoq tourna quelques feuillets avec un plaisir évident.

 

« … Mon nouveau maître, reprit-il en continuant sa lecture, était un danseur de corde qui, dégoûté de l’Italie, où il avait peine à gagner du pain noir, résolut de passer en France… »

 

– Saute le voyage, interrompit le colonel.

 

Même jeu de la part de Lecoq qui continua, lisant toujours : « … Je venais d’avoir treize ans, et le physicien Sartorius m’avait dressée à feindre le sommeil magnétique. J’avais aussi le don de seconde vue, et je m’essayais à la suspension aérienne. J’entendais dire autour de moi que je devenais jolie ; mais on continuait à me battre… »

 

– Saute, cabri !

 

« … Une fois j’éprouvai une impression singulière : notre baraque était sur une grande place, non loin du tribunal ; j’avais fini mes exercices et je me reposais à la fenêtre de notre maison roulante,

 

quand je vis sortir d’un hôtel une bonne qui tenait par la main une petite fille de deux ou trois ans. C’est tout, mais je le répète, c’est très singulier : l’hôtel me sauta aux yeux en quelque sorte, il me sembla que je le connaissais ; bien plus, il me sembla que cette petite fille c’était moi-même à une autre époque. J’essuyai, tout en colère, mes yeux qui s’étaient mouillés par suite d’une incompréhensible émotion… »

 

– Tiens, tiens ! fit la seconde fois le colonel.

 

– Est-ce qu’il faut continuer ce bavardage ? demanda Lecoq en bâillant.

 

– Oui, répondit le colonel, si elle parle encore de la bonne et de la petite fille.

 

– La bonne tourne le coin de la place, dit Lecoq, et mademoiselle Fleurette songe à autre chose.

 

– Alors, saute !

 

Lecoq feuilleta largement, et, tout en feuilletant, il disait :

 

– La voilà qui est délivrée de Sartorius, son physicien ; elle entre chez la veuve Samayoux. Éloge assez long bien senti de cette première dompteuse des principales cours de l’Europe…

 

– Nous savons cela, saute.

 

– Arrivée en la ville de Versailles du jeune étudiant Maurice, qui veut se faire soldat et qui devient clown : idylle, bucolique et pastorale d’une entière blancheur entre ce jeune premier et cette ingénue qui a passé décidément à l’état de très jolie fille : six pages dont une tante permettrait la lecture à sa nièce.

 

– Économise ton esprit, dit le colonel, et saute ; nous devons brûler.

 

– Peut-être. Entrée en scène du colonel Bozzo-Corona et de Mme la marquise d’Ornans, grande péripétie dramatique et romanesque de l’héritière d’une noble famille, enlevée autrefois par des bohémiens ou quelque chose d’approchant et retrouvée miraculeusement, grâce aux soins de la Providence. La petite semble en vérité garder quelques doutes sur l’authenticité de cette reconnaissance où manquent les actes de l’état civil et même la simple croix de sa mère.

 

– Tu m’impatientes, l’Amitié, dit le bonhomme d’un ton enfantin ; ne cherche pas de mots et finissons notre besogne, j’ai sommeil.

 

Il s’interrompit pour regarder Lecoq, qui s’était redressé sur sa chaise et dont les lèvres entrouvertes faisaient entendre une sorte de long sifflement.

 

C’était une manière à lui d’exprimer la surprise soudaine et profonde.

 

– Qu’as-tu donc ? demanda le vieillard déjà effrayé.

 

Les yeux de Lecoq étaient fixés sur le papier ; il ne riait plus, et son regard parcourait le manuscrit avec avidité.

 

– Le diable m’emporte, prononça-t-il tout bas, je n’ai jamais vu de chance pareille à la vôtre, papa ! Si nous n’avions pas mis la main sur ces papiers, pour le coup la maison sautait comme une poudrière !

 

– Et tu appelles cela de la chance, toi ?

 

– Dame ! au lieu de laisser l’objet sur la table, M. d’Arx aurait bien pu l’emporter dans sa poche. Écoutez seulement :

 

« Mme Samayoux vint me chercher et me conduisit dans sa chambre où il y avait un homme très vieux et d’apparence respectable, avec une dame que je pris d’abord pour ma mère, car depuis deux ou trois jours, j’avais surpris quelques mots et je m’attendais à un événement extraordinaire.

 

« Mme Samayoux me dit : « Fleurette, voici tes parents et tu vas nous quitter. »

 

« La dame me prit dans ses bras et me baisa tendrement ; le vieillard tournait ses pouces en murmurant : « Comme elle ressemble à notre pauvre comtesse ! »

 

« Ce fut tout.

 

« On m’emmena ; je n’eus pas même le temps de dire adieu à Maurice… »

 

– Et que vois-tu de particulier là-dedans ? demanda le colonel ; tu m’as fait peur !

 

« … Quand je fus seule dans mon appartement de l’hôtel d’Ornans, poursuivit Lecoq sans répondre, je me souviens que je fermai les yeux pour regarder au-dedans de moi-même. Chose singulière, ce n’était pas à Maurice que je pensais ; je revoyais cet hôtel de la place du Tribunal, d’où la bonne était sortie en tenant une petite fille par la main, et je me disais : « C’est bien vrai, c’était moi. »

 

« Mes souvenirs essayaient de s’éveiller, mais si vagues et si changeants ! le moindre souffle les bouleversait.

 

« J’étais bien sûre de n’avoir jamais vu la dame ; le vieil homme, au contraire, avait produit sur moi une impression étrange : c’était comme l’écho affaibli d’un cri d’angoisse. Je torturais ma mémoire et je n’y trouvais rien, sinon une frayeur navrante et inexplicable… »

 

Le colonel sortit ses bras hors du lit et appuya sa tête embéguinée sur sa main, pour mieux écouter.

 

– Eh bien ! que fais-tu ? demanda-t-il en voyant Lecoq tourner deux ou trois pages.

 

– Je vais au plus important, répondit Lecoq ; ce que je passe peut se résumer ainsi : votre belle nièce avait vu le loup dans sa petite enfance, et la peur qu’elle avait eu d’être mangée lui donnait encore des frissons. Vous êtes bien fin, mais elle a du flair aussi, beaucoup de flair. Mme la marquise d’Ornans ne lui a jamais inspiré l’ombre d’un doute ni d’une inquiétude, elle la sépare nettement de vous qui, au contraire, lui avez donné singulièrement à penser. Vous êtes bon, à ce qu’elle dit, vous êtes charmant, elle est à chaque instant sur le point de vous aimer, et si vous saviez comme tout cela est bien exprimé dans son petit poème ! Ah ! elle a du talent, cette enfant-là ! mais, en définitive, elle ne peut pas vous souffrir, et vous lui donnez la chair de poule, parce que vous ressemblez au loup qui eut le tort de lui montrer toutes ses dents sans la manger.

 

– Le fait est, soupira le vieillard, que j’ai toujours eu l’âme trop tendre.

 

Lecoq éclata de rire et lui envoya un baiser.

 

– Arrivons au bouquet, dit-il brusquement, car vous croiriez que j’ai triché tout à l’heure en vous annonçant une grosse surprise. Attention ! c’est la petite qui parle :

 

« … Je restai ainsi longtemps avec un voile sur la vue, un voile que je ne pouvais soulever, et qui était juste assez transparent pour irriter l’impuissance de ma mémoire. Voici bien peu de jours que le voile s’est déchiré ; la semaine dernière, je suis venue chez le colonel Bozzo pour lui souhaiter sa fête ; son domestique le croyait dans son cabinet, où je suis entrée sans frapper, selon mon habitude.

 

« Le colonel ne devait pas être loin, car son grand fauteuil restait devant la tablette abaissée de son secrétaire.

 

« Pour l’attendre, je m’assis dans le grand fauteuil en me jouant ; j’étais à cent lieues de pressentir quoi que ce soit.

 

« Ce fut le hasard que mes yeux tombèrent sur un manuscrit ouvert sur la tablette… »

 

Le colonel se frappa le front.

 

– Sangodémi ! murmura-t-il, j’étais descendu au salon pour laver la tête à ce coquin de Corona.

 

– Vous voyez, répliqua Lecoq, que ce n’est pas seulement M. Remy d’Arx qui oublie ses papiers sur les tables. Papa, ce jour-là, vous n’aviez pas mis votre corde de pendu dans votre poche.

 

Le colonel prit un accent plaintif pour murmurer :

 

– Quand il m’arrive quelque chose de malheureux, vous triomphez. Au fond, vous me détestez tous… Est-ce qu’elle parcourut le mémoire de Remy ?

 

– Je penche à croire qu’elle l’avala d’un bout à l’autre, voyez plutôt :

 

« … Les mots Habits Noirs, qui sortaient soulignés au milieu de la page me frappèrent, ma curiosité fut éveillée et je n’eus aucun scrupule, car je pensai qu’il s’agissait de l’affaire pendante devant la cour d’assises et dont tout le monde s’occupe ; mais je ne fus pas plus tôt entrée dans la lecture de votre travail, Remy, que mon cœur se serra violemment ; il me sembla que je trouvais une clef à l’énigme vague de mes souvenirs. Remy, je les ai vus, ces hommes à masques noirs. J’ai entendu leur terrible formule : Il fait jour ! Ils étaient rassemblés je ne sais où, dans un lieu sombre, et moi, pauvre petite enfant qu’ils croyaient endormie, j’écoutais, je regardais.

 

« Il y en avait qui disaient : « Elle est trop jeune pour comprendre et pour se souvenir. » D’autres répondaient : « La prudence veut qu’elle meure ! »

 

« C’était de moi qu’on parlait.

 

« Le voile de celui qui était le maître tomba… »

 

– Tu mens ! interrompit le colonel d’une voix que la frayeur et la colère faisaient trembler ; il n’y a pas cela ! Jamais je n’ai laissé tomber mon masque !

 

En même temps son bras maigre s’allongea avec une vigueur inattendue, et il arracha le manuscrit des mains de Lecoq en repoussant celui-ci violemment.

 

Tout son corps s’agitait sous les couvertures pendant qu’il approchait le papier de ses yeux.

 

Il lut en silence ; pendant qu’il lisait, ses sourcils d’abord froncés se détendirent peu à peu et un sourire véritablement diabolique vint à ses lèvres.

 

– Est-ce que nous avons une idée, papa ? demanda Lecoq, qui suivait d’un œil curieux le changement de sa physionomie.

 

– Que veux-tu l’Amitié ? répliqua le vieillard avec une humilité feinte évidemment, chacun de ces deux chers enfants possède une moitié de notre secret ; en réunissant ce qu’ils savent, on forme un tout et nous sommes de pauvres agneaux marqués pour la boucherie.

 

– Mais Remy d’Arx, repartit vivement Lecoq, n’a pas encore lu cela ; il suffit d’empêcher que Valentine et lui se trouvent ensemble.

 

– Puisqu’ils sont fiancés, l’Amitié !

 

– Fadaises ! il n’est plus l’heure de combiner ces petites comédies, il s’agit de sauver notre peau, et voici mon avis : brûlons d’abord ce satané papier, ensuite nous nous occuperons du Remy d’Arx et de sa Valentine.

 

Le colonel caressa du regard le manuscrit qu’il tenait à la main.

 

– Mon fils, dit-il doucement, parmi tous les nôtres, tu es le plus intelligent et le plus capable ; moi, je me fais si vieux, si vieux, que ma cervelle s’en va par morceaux. Je n’ai plus pour moi que ma chance, tu sais, ma chance de possédé. Ceci est dangereux, je l’avoue, très dangereux, mais tous les poisons sont dans le même cas. Mets-toi bien en face de la situation, qui n’a pas changé ; nous ne pouvons rien contre Remy d’Arx tant que nous n’avons pas les deux autres exemplaires de son mémoire. Ne m’interromps pas, je les aurai, j’en suis sûr, mais il faut le temps ; jusque-là, notre seule ressource est l’arme invisible. Eh bien ! en trempant l’arme invisible dans ce poison-là (il frappait sur le manuscrit), on tuerait un demi-cent de taureaux, mon bon. Or, nous n’avons affaire qu’à un juge d’instruction et à une petite demoiselle.

 

Lecoq et lui se regardèrent ; Lecoq baissa les yeux le premier en murmurant :

 

– Je l’ai dit bien des fois : vous êtes le diable.

 

Le colonel sourit à ce compliment et glissa le rouleau de papier sous son traversin en disant :

 

– Il fera jour demain, mon bibi ; nous allons faire dodo, bonsoir !

 

– J’oubliais, dit-il, un renseignement qui m’a été fourni par M. Préault, le greffier. Le lieutenant Pagès et le juge ont commencé par être une paire d’amis, hier, et un instant, Préault a cru que, malgré l’évidence, M. d’Arx allait accoucher d’une ordonnance de non-lieu. Ils avaient causé plus d’une demi-heure, le lieutenant et son juge, sans savoir mutuellement à qui ils avaient l’honneur de parler. C’est tout à la fin de l’interrogatoire que M. d’Arx a deviné qu’il était en face du particulier de Valentine, et c’est seulement lorsqu’on a lu le protocole du procès-verbal que le lieutenant a connu le nom de Remy d’Arx. M. Préault dit que leurs yeux lançaient des flammèches et qu’il n’a jamais vu deux hommes si près de s’entre-dévorer.

 

Le colonel avait remis sa tête sur l’oreiller.

 

– Voilà ! fit-il d’une voix déjà endormie, il y a des gens qui ont toujours quinte et quatorze dans leur jeu. J’en connais plusieurs dans l’histoire : Alexandre le Grand, César, Charlemagne, Napoléon… et moi !

 

XXII

La corbeille

 

Quinze jours s’étaient à peine écoulés et c’était déjà la veille du mariage.

 

Les choses vont vite et bien quand on a dans sa manche un ami comme le colonel Bozzo ; il avait fait sa principale affaire de cette union qui rapprochait sa nièce chérie et le mieux aimé de ses amis, celui qu’il appelait volontiers son fils d’adoption : M. Remy d’Arx.

 

Tous les délais avaient été abrégés, toutes les dispenses obtenues à la mairie comme à l’église, et ce bon colonel était venu aujourd’hui à l’hôtel, dès le matin, échanger des congratulations avec Mme la marquise d’Ornans, tout heureuse d’un résultat si prompt et si complet.

 

Il y avait matinée chez la marquise ; la fameuse corbeille était exposée sur une manière d’autel dans le salon d’été, et tout à l’entour on avait étendu les robes de la mariée, les cachemires et les dentelles.

 

C’était riche et charmant ; la marquise avait fait des folies, le colonel s’était piqué d’émulation, et M. de Saint-Louis, brochant sur le tout, avait envoyé des cadeaux dignes d’un prince.

 

Les amis de la maison s’extasiaient à l’envi et admiraient tout haut ce gracieux étalage, mais tout bas ils se dédommageaient en distribuant des coups de dents à tout ce qui se pouvait mordre.

 

La marquise n’entendait que les compliments et disait de temps en temps au colonel, qui n’avait cédé à personne l’honneur d’être son cavalier :

 

– Ah ! bon ami, comme vous avez mené tout cela !

 

– Uranie, répondait le vieillard, exhumant pour la circonstance ce nom de baptême qui avait été poétique autrefois, le bonheur de nos deux chers enfants sera ma récompense.

 

– C’est stylé, disait M. de Champion (de Saumur), c’est artiste, c’est cossu, mais nous avons à Saumur des trousseaux qui valent celui-là.

 

La voix authentique de maître Constance-Isidore Souëf, notaire rédacteur du contrat, se faisait entendre à l’autre bout du salon.

 

Il savait par cœur les chiffres stipulés et additionnait pour qui voulait l’entendre :

 

– Du côté de Mme la marquise, la maison de la rue de Richelieu, qui vaut annuellement 35 000 francs nets et quittes d’impôts ; les cinq fermes de Picardie, qu’on peut évaluer à 1000 louis en bloc, et l’hôtel de la rue de Varennes où demeurera le jeune ménage ; côté du colonel Bozzo-Corona, la terre de Normandie qui, au train de poste que courent les biens ruraux, vaudra un demi-million avant une couple d’années, plus une inscription de rentes 5% au capital de 400 000 francs ; du côté de M. de Saint-Louis, sa plantation de l’Ile-de-France qu’on ne peut pas évaluer à moins de 5000 piastres de revenu, la piastre équivalant à peu près à notre écu de cinq francs ; tout cela nous donne, avec la fortune personnel de l’époux, un petit total qui dépasse gaillardement deux cent mille livres de rentes !

 

– C’est fort joli pour entrer en ménage, déclara Mme de Tresme, non sans une légère pointe d’amertume.

 

– Sans compter les espérances, dit en passant M. le baron de la Perrière, qui venait d’entrer et qui se dirigeait vers le colonel.

 

– Voilà un amour ! s’écria Marie de Tresme en contemplation devant une parure de pierres mêlées.

 

Elle ajouta en se penchant à l’oreille d’une autre petite demoiselle :

 

– Mettra-t-elle cela pour sortir le soir en fiacre ?

 

L’autre petite demoiselle ricana et répondit :

 

– Tu es une méchante ! elle n’aura plus besoin de sortir en fiacre puisque son brigand sait entrer par les fenêtres.

 

Au-dessus de ces murmures, les paroles élogieuses éclataient dans tous les coins du salon :

 

– Charmant ! délicieux ! exquis !

 

– Idéal ! trouva même monsieur Ernest, l’échappé du collège, qui avait fait de grand progrès depuis deux semaines.

 

– Comme elle sera jolie avec cela !

 

– Elle qui porte si merveilleusement la toilette !

 

M. le baron de la Perrière, après avoir présenté son respect à la marquise, glissa rapidement à l’oreille du colonel :

 

– Il y a eu un petit incendie à l’hôtel Meurice, justement dans la chambre de lord Francis Godwin, et cette nuit on a profité du moment où le général Conrad soupait au Café anglais pour entrer chez lui et forcer son secrétaire. Il n’y a plus qu’un seul exemplaire du mémoire de Remy d’Arx.

 

– Baron, vous ne nous dites pas votre avis sur la corbeille ? répliqua le vieillard en comprimant un mouvement de triomphe.

 

– Délicieuse, adorable, inouïe de richesse et de bon goût ! s’écria aussitôt M. de la Perrière.

 

Mme de Tresme disait au cousin de Saumur :

 

– Moi, d’abord, je ne crois pas à tous ces bruits-là.

 

– Des cancans ! répondit M. de Champion, des bêtises ! nous avons à Saumur des gens qui passent leur vie à fabriquer des bourdes pareilles. Je ne dis pas qu’il n’y ait absolument rien, car enfin le lieutenant l’a appelée Fleurette, et ce n’était pas une erreur, puisqu’elle a répondu : Maurice !

 

– Quelque hasard… fit Mme de Tresme.

 

– Évidemment, et puis vous savez, cette chère Valentine a eu une enfance…

 

– Oui, oui… et une jeunesse…

 

– Voilà ! en bonne conscience, on ne peut pas la juger comme on jugerait Mlle de Tresme ou Mlle de Champion. Avez-vous remarqué comme M. Remy d’Arx est changé ?

 

– Il a vieilli de dix ans en quinze jours, tout uniment.

 

– Oh ! le bijou de robe ! s’écria Marie. Que fera-t-elle de tout cela ! Et de loin on entendit, comme un écho persistant, la voix de maître Constance-Isidore Souëf qui répétait la fin de sa chanson :

 

–… Un total qui dépasse, haut la main, 200 000 livres de rentes !

 

L’entretien de Mme de Tresme et du cousin de Saumur était devenu confidentiel.

 

– Moi, chuchotait M. de Champion, je vous répète ce qu’on m’a dit, la Gazette des Tribunaux n’en parle pas : il y a eu scandale au Palais. La chose était, en vérité, plus claire que le jour, et c’était presque un cas de flagrant délit.

 

– Puisqu’on avait suivi le malfaiteur, repartit Mme de Tresme, depuis la maison de la rue de l’Oratoire jusqu’ici ! C’est une bien singulière affaire !

 

Quelques habitués de l’hôtel s’étaient rapprochés d’eux et un groupe intime se formait.

 

– Est-ce que cela est bien vrai ? demanda un des joueurs de whist de la marquise, est-ce que l’ordonnance de non-lieu est rendue ?

 

– Si bel et si bien, répondit M. de Champion, qu’à l’heure présente le lieutenant Pagès se promène en toute liberté dans Paris.

 

– C’est impossible ! fit-on à la ronde.

 

Mme de Tresme appela du doigt monsieur Ernest et ajouta en manière d’explication :

 

– Ce petit bonhomme a un frère au parquet, et nous allons avoir des détails.

 

Elle s’interrompit pour crier à sa fille, qui s’approchait curieusement avec quelques compagnes :

 

– Regardez, mesdemoiselles, admirez, c’est de votre âge, nous n’avons pas besoin de vous.

 

Aussitôt interrogé, monsieur Ernest prit la pose d’un homme d’importance.

 

– Vous ne pouviez pas mieux vous adresser, dit-il ; c’est mon frère, le substitut, qui a occupé dans cette affaire-là. Une affaire tout bonnement incroyable ! M. Remy d’Arx est un homme d’un immense talent…

 

– Je crois bien ! fit le chœur.

 

– Mais, reprit monsieur Ernest, personne n’est à l’abri d’avoir un accident, une maladie, un coup de marteau… Enfin moi je ne sais pas ce qu’a eu M. d’Arx, mais il a eu quelque chose.

 

Le chœur demeura muet.

 

– Voici l’histoire, poursuivit le petit jeune homme, heureux d’être écouté : la procédure était plus claire que de l’eau de roche, les rapports de police ne laissaient pas l’ombre d’un doute, les divers témoignages concordaient avec un ensemble accablant…

 

– Il s’exprime bien, ce polisson-là, fit observer le cousin de Saumur.

 

Tout fier de cette caresse, monsieur Ernest redoubla d’éloquence.

 

– Mesdames, dit-il ex professo, vous ne connaissez probablement pas bien les formes de procéder, le mécanisme, je vais tâcher de me faire comprendre : le juge d’instruction forme à lui tout seul une sorte de tribunal préalable…

 

– Au fait ! au fait ! dit M. de Champion.

 

– Le juge, continua l’échappé de collège, résume son travail dans une pièce qu’on nomme une ordonnance de « soit communiqué » ; cette ordonnance saisit le ministère public, et le procureur du roi délègue un substitut pour examiner l’instruction ; le substitut fait un rapport dont les conclusions se nomment un réquisitoire…

 

– Les petits enfants savent cela ! gronda M. de Champion.

 

– Toutes ces dames, repartit aigrement monsieur Ernest, ne lisent pas la Gazette des Tribunaux avec la même assiduité que mademoiselle votre fille. On m’a prié de parler, je parle. Le réquisitoire de mon frère concluait au renvoi de l’assassin devant la cour d’assises, contrairement à quoi M. d’Arx a rendu une ordonnance de non-lieu pure et simple. Mon frère en a référé à son chef, le procureur du roi a lancé aussitôt un appel, mais M. d’Arx, usant d’un droit extrême, a délivré, je dois le dire, à la stupéfaction générale de tout le parquet, une mainlevée du mandat de dépôt et le lieutenant Pagès est aussi libre que vous et moi.

 

– Exact ! dit M. le baron de la Perrière en s’approchant, et cela ne laisse pas que de paraître un peu singulier à ceux qui connaissent…

 

Il fut interrompu par un murmure qui s’élevait dans le salon. M. Remy d’Arx entrait donnant le bras à la comtesse Corona.

 

Le petit conciliabule présidé par Mme de Tresme se dispersa aussitôt, et ses membres ne furent pas les moins empressés à entourer le nouvel arrivant.

 

Il n’y avait, en vérité, rien d’exagéré dans le dire de Mme de Tresme : en deux semaines, Remy d’Arx avait vieilli de dix ans, pour le moins.

 

Sa taille élégante s’était amaigrie ; ses traits, naguère si beaux, creusaient et tourmentaient leurs lignes ; des mèches grisonnantes marbraient le noir de ses cheveux, et son front s’inclinait sous je ne sais quel poids qui semblait écraser tout son être.

 

Il regarda d’un œil troublé ceux qui venaient à sa rencontre et qui, tout en lui faisant mille démonstrations affectueuses, l’examinaient avec une implacable curiosité. L’expression de sa physionomie était craintive et comme farouche.

 

Bien des regards d’intelligence furent échangés entre les intimes de l’hôtel d’Ornans.

 

Chacun remarqua le regard triste que Remy jetait sur la corbeille et ses accessoires.

 

Francesca dit, comme si elle eût voulu expliquer son morne accablement :

 

– Voilà un homme trop heureux !

 

– Il y a des personnes, murmura Mme de Tresme avec un grand sérieux, à qui la joie produit cet effet-là.

 

Mademoiselle Marie pinça le coude à l’autre demoiselle. La marquise arrivait les deux mains tendues ; le colonel embrassa Remy avec effusion. Ce dernier se laissait faire ; il demanda :

 

– Où donc est Mlle de Villanove ?

 

Et il n’y eut personne qui ne remarquât l’altération profonde de sa voix.

 

– Elle est à sa toilette, répondit la marquise ; ah ! nous voulons nous faire belle pour ce grand jour !

 

Remy passa comme s’il eût voulu éviter la fatigue d’un entretien, et cette conduite bizarre fit renaître les chuchotements.

 

Le colonel toucha le bras de Francesca qui répondit tout haut à cette question muette :

 

– Je viens de rencontrer Remy à la porte de l’hôtel ; nous n’avons pas encore eu le temps de causer, mais je vais l’emmener dans la serre et lui faire votre commission.

 

– Quelle commission ? demanda le juge, qui se retourna lentement.

 

Le colonel lui sourit et répliqua d’un ton caressant :

 

– Vous allez le savoir, mon cher enfant, suivez seulement ma petite Fanchette.

 

La comtesse serra le bras de Remy en souriant et l’entraîna vers la serre.

 

– C’est drôle, dit tout bas Mme de Tresme.

 

– Cette noce-là, repartit le cousin de Saumur, a l’air d’un enterrement.

 

La comtesse Corona, conduisant toujours Remy, traversa toute la serre et ne s’arrêta qu’à l’extrémité la plus éloignée du salon.

 

C’était l’endroit même où avait eu lieu, quinze jours auparavant, la première entrevue entre le juge et Mlle de Villanove.

 

Remy eut ce souvenir, car il porta la main à son front.

 

– Vous souffrez, lui dit Francesca en s’asseyant auprès de lui ; il y a tant de misères dans ma propre vie que j’ai bien peu de temps à donner à ceux que j’aime le mieux. Je suis peut-être ici la seule à ne point savoir ce qui se passe depuis quinze jours ; je vous croyais au comble du bonheur, Remy, et je m’applaudissais d’avoir été pour quelque chose dans votre joie. Dites-moi pourquoi vous souffrez.

 

Le juge avait les yeux baissés ; il répondit après un silence :

 

– Je sens qu’il y a sur moi un horrible malheur.

 

– Mais pourquoi ? s’écria la comtesse, vous avez l’esprit frappé…

 

– L’esprit, oui… et le cœur, le cœur surtout !

 

Il s’arrêta, et la comtesse demanda :

 

– N’avez-vous plus confiance en moi ?

 

Le juge releva sur elle son regard découragé.

 

– J’aurais dû fuir, murmura-t-il enfin, ou me tuer.

 

Et comme Francesca répétait ce dernier mot avec reproche, il ajouta dans un élan d’inexprimable angoisse :

 

– Je l’aimais trop ! cet amour n’a rien laissé en moi. Je ne vis que de cet amour, et j’en mourrai, c’est mon espoir.

 

– Mais puisque vous avez obtenu celle que vous aimiez !

 

Le visage de Remy se contracta pendant qu’il répondait.

 

– Je n’ai pas commis le crime, et pourtant il y a en moi comme un cuisant remords. Je suis brave et j’ai peur. Ce mariage est-il celui d’un honnête homme ? dites, me regardez-vous comme un honnête homme ?

 

– Je vous regarde comme le dernier chevalier, dit la comtesse en lui prenant les deux mains ; vous êtes la bonté, vous êtes la loyauté même. Je connais assez Valentine pour savoir qu’elle ne vous a rien caché, car elle est digne de vous, Remy, j’en jurerais. Ce mariage la sauve d’elle-même, ce mariage la défend contre le monde…

 

– Ce mariage est un marché, prononça lentement Remy, qui avait des larmes dans la voix.

 

Francesca craignit d’interroger.

 

– Il y a des choses, reprit Remy, que vous ne comprendriez pas et qui, racontées sans préparation, vous sembleraient un symptôme de folie ; mais je ne suis pas fou, malheureusement. L’arme invisible est suspendue au-dessus de ma tête, elle m’a blessé déjà blessé à mort !

 

Les beaux yeux de Francesca exprimèrent cette inquiétude caractéristique que font naître les paroles d’un malade qui délire. Le juge sourit amèrement et murmura :

 

– Vous voyez bien ! et pourtant les effets de cette arme ne se montrent-ils pas assez cruellement ? Ce matin, je me suis regardé dans la glace et je ne me suis pas reconnu. Voici quinze jours entiers que je vis avec la fièvre, ou plutôt que je meurs peu à peu, empoisonné par la certitude de mon malheur et par le mépris de moi-même.

 

« Je ne sais rien de Valentine, sinon, et très vaguement, les traverses de son enfance, son amour pour ce jeune homme… Oh ! ne la défendez pas, madame, je suis bien loin de l’accuser…

 

« Une fois, Valentine me dit en m’apportant des papiers : « Ceci est ma confession », mais elle se ravisa sans doute car je ne retrouvai point ces papiers à la place où elle les avait mis, et depuis quinze jours, c’est à peine si nous avons échangé quelques paroles.

 

« Elle m’évite, et, faut-il le dire, je crois que je la fuis. Notre union se fait en dehors de nous par les soins de ce bon, de cet excellent ami, le colonel Bozzo, votre père…

 

Francesca ouvrit précipitamment le sac de velours brodé d’acier, que toute femme élégante portait en ce temps-là. Elle en retira un large pli en disant :

 

– Pour cette fois, c’est vous qui m’y faites penser ! J’allais encore oublier la commission de mon bon père, Tout ce qui vient de lui fait du bien, qui sait si je ne vous apporte pas un remède à votre tristesse ? Il souriait quand il m’a remis cela pour vous, et il m’a dit : « Notre bien-aimé Remy doit lire cet écrit ce matin même ; quand tu le lui auras donné, chérie, tu le laisseras seul. »

 

Elle tendit le pli au juge en ajoutant :

 

– Je vous le donne et je vous laisse.

 

Remy ne fit point effort pour la retenir, il dit seulement :

 

– Je voudrais être prévenu quand Mlle de Villanove aura achevé sa toilette.

 

Il était seul, mais il n’ouvrit point encore le pli qu’on venait de lui remettre.

 

Les murmures du salon arrivaient à peine jusqu’à lui à travers la serre dont la comtesse avait refermé la porte.

 

Il avait croisé ses deux mains sur ses genoux, ses yeux regardaient le vide, ses lèvres s’agitaient par intervalles, murmurant un nom et deux mots :

 

– Valentine !… l’arme invisible !

 

Au bout de quelques minutes et machinalement, il déchira l’enveloppe qu’il tenait entre ses mains et dit :

 

– C’est elle… c’est l’amour que j’ai pour elle qui est l’arme invisible ! Son regard rencontra le papier et tout son corps eut un frémissement.

 

– C’est d’elle ! dit-il, c’est son écriture, c’est le cahier qu’elle m’avait apporté ! Et pourquoi avait-il disparu de mon cabinet ? et comment me revient-il maintenant par le colonel Bozzo ?

 

Un domestique à la livrée d’Ornans entra dans la serre ; il portait trois lettres sur un plateau.

 

– Le valet de chambre de monsieur vient d’apporter ceci, dit-il ; les trois lettres sont pressées.

 

Remy les prit et le congédia.

 

Il déposa les trois lettres auprès de lui, sur la caisse où était le yucca, sans même regarder les adresses.

 

L’instant d’après, il était plongé dans la lecture du manuscrit de Valentine.

 

XXIII Le diable

 

Remy d’Arx lisait avec avidité ; une sorte de magnétisme se dégageait pour lui de cette écriture bien-aimée.

 

Chaque ligne retournait le poignard dans sa blessure, mais l’excès de la souffrance a aussi son ivresse, et tout au fond de la coupe terrible le supplicié, dit-on, trouve une goutte de nectar.

 

Il aimait ; son amour grandissait en dépit de tout, et les motifs qui auraient dû l’éteindre l’attisaient.

 

Mais il aimait sans espoir, ce fiancé à la veille de ses noces ; quelque chose lui disait que tout était rêve autour de lui et que les préparatifs de ce mariage certain allaient s’évanouir comme un rêve.

 

Le mariage lui-même n’aurait point apaisé ses craintes ni calmé son trouble.

 

Même devant le magistrat qui rapproche légalement les deux époux, devant le prêtre même qui bénit leur union, il aurait refusé de croire.

 

Une voix criait dans sa conscience : « Tout ceci est mensonge, il n’y a de vrai que les coups répétés et implacables de l’arme mystérieuse… »

 

Il s’absorbait dans sa lecture à chaque instant davantage, il n’entendait plus les bruits qui venaient du salon, rien n’existait pour lui en dehors de la pensée qui le charmait et l’opprimait.

 

Ces pages, c’était Valentine elle-même ; il lisait comme on s’enivre.

 

La pâleur de son visage était livide, il y avait à son front des gouttes de sueur glacée, il lisait toujours.

 

Il s’arrêta pourtant, car ses yeux se voilaient quand il arriva au passage où Valentine dépeignait les premiers mouvements de son cœur.

 

Le nom de Maurice le choqua comme un outrage ; la force lui manqua, et il laissa aller le manuscrit.

 

– Qu’ai-je fait à Dieu, murmura-t-il, pour qu’il m’ait infligé cette torture ? Je l’aime et je brise sa vie ! jamais elle ne pourra m’aimer, et c’est en vain que je l’entraîne au fond de mon malheur !

 

Ses yeux tombèrent sur les trois lettres que le domestique venait d’apporter ; les adresses des deux premières étaient de deux plumes amies ; il ne reconnut point l’écriture de la troisième.

 

Ce fut celle-là qu’il ouvrit d’abord.

 

En déchirant l’enveloppe, sa main tremblait, parce qu’il pensait :

 

– Quand je reviendrai après l’avoir tué, que me dira-t-elle ? et pourtant je suis condamné à le tuer !

 

En ce moment, la signature de la lettre éblouit son regard.

 

– C’est de lui ! s’écria-t-il, pendant que tout son sang lui remontait au visage.

 

La lettre disait :

 

« Monsieur d’Arx, je vous dois la vie et la liberté ; je voudrais être votre ami, mais cela ne dépend pas de moi. Vous m’avez fait promettre qu’aussitôt libre je me tiendrais à votre disposition ; malgré ma répugnance, je ne puis manquer à ma parole : je demeure rue d’Anjou-Saint-Honoré, n° 28. Je ne vous chercherai pas, monsieur d’Arx, mais je n’ai pas le droit de vous éviter. »

 

C’était signé Maurice PAGES.

 

Une flamme s’était allumée dans les prunelles de Remy.

 

Il n’est pas même jaloux de moi ! dit-il avec une colère concentrée, il n’a pas de haine contre moi ! sa lettre n’essaye pas de railler, mais c’est le plus outrageant de tous les sarcasmes. J’ai le temps ; demain, à l’heure où Valentine deviendra ma femme, je n’aurai plus de rival.

 

Sans y songer, il rompit le second cachet. Il lut d’un air distrait :

 

« Mon cher d’Arx,

 

« Voici un contretemps fâcheux ; les papiers que vous aviez déposés chez moi ont disparu cette nuit avec d’autres valeurs, soustraites dans mon secrétaire. J’ai fait, bien entendu, ma déclaration, mais j’ai voulu vous aviser pour le cas probable où la police ne mettrait pas la main sur nos brigands. J’en suis pour une trentaine de mille francs et pourtant je ne mens point en disant que je regrette surtout les pièces auxquelles vous paraissiez tenir.

 

« Bien à vous,

 

« Général CONRAD »

 

Les lèvres de Remy laissèrent échapper malgré lui ces mots :

 

L’arme invisible !

 

Il froissa le papier et ajouta :

 

L’autre lettre est justement de Godwin. Quelle est donc la puissance de ces hommes ?

 

Il déplia la lettre, qui disait :

 

« Cher ami,

 

« Il y a eu un petit incendie chez moi à l’hôtel Meurice, et votre dépôt est détruit. Vous ne m’aviez point dit quel était le contenu du paquet et je devais seulement l’adresser à M. le duc d’Orléans dans le cas de votre décès.

 

« Néanmoins, sur votre simple déclaration qu’il contenait des valeurs, je suis prêt à vous en rembourser le montant.

 

« Yours truly,

 

« Francis GODWIN »

 

J’avais deviné ! dit Remy, qui replia la lettre avec assez de calme. Il ajouta :

 

Reste le colonel, dont la maison peut-être aura été frappée par la foudre…

 

Il reprit le manuscrit de Valentine et en poursuivit plus froidement la lecture.

 

Nous connaissons ce manuscrit, au moins par extraits, jusqu’à la dernière page, au milieu de laquelle Lecoq fut interrompu par le colonel Bozzo.

 

C’était à l’endroit où Valentine, éveillée par un choc violent, retrouvait le fil de ses souvenirs d’enfance.

 

Le brouillard se dissipait pour elle ; elle se revoyait au lendemain d’une catastrophe sanglante, seule, sans protecteur, entourée d’hommes dont le visage était voilé et qui discutaient sur sa vie ou sa mort.

 

La dernière ligne lue par Lecoq était celle-ci :

 

Le masque de celui qui était le maître tomba…

 

Après ces paroles, qui avaient mis le colonel en un si grand émoi, le manuscrit de Valentine n’avait plus qu’une demi-page et nous la transcrivons :

 

« … Quand le masque fut tombé, je vis un homme de grand âge, au regard bon et doux, au front respectable que couronnait une chevelure blanche.

 

« Cet homme, ce chef des Habits Noirs, je l’ai revu, je le connais, vous le connaissez aussi, et vous l’aimez.

 

« Il est un de mes bienfaiteurs, j’ai essayé de douter, mais l’évidence m’accable. C’est le même, c’est lui !

 

« J’hésite, j’ai voulu écrire ici son nom et je n’ai pu, le papier peut trahir une pareille confidence.

 

« Mais je vous dois tout, monsieur d’Arx ; pour vous je n’aurai aucun secret ; le jour où vous me demanderez ce nom, je m’engage à vous le dire. »

 

C’était le dernier mot.

 

Remy referma le manuscrit et demeura immobile, les yeux cloués au sol.

 

Il était si profondément noyé dans ses réflexions qu’il n’entendit point le bruit de la porte qui s’ouvrait.

 

Il n’entendit pas non plus qu’on marchait dans la serre.

 

Quand il releva enfin les yeux, il vit devant lui le colonel Bozzo-Corona debout et les bras croisés sur la poitrine.

 

Remy le regarda fixement et dit :

 

C’est vous qui m’avez fait remettre cet écrit, monsieur ?

 

Le colonel fit un signe de tête affirmatif.

 

On me l’avait volé, reprit Remy, dans mon cabinet, au Palais de Justice. Pourquoi me l’a-t-on rendu ?

 

Ne l’avez-vous deviné ? murmura le colonel.

 

Si fait, répliqua Remy, j’ai le pressentiment d’un grand malheur ; peut-être ne dois-je plus la revoir, car si je la revoyais, elle me dirait le nom qu’elle n’a pas osé écrire…

 

La physionomie du vieillard était à peindre ; elle n’exprimait pas l’ombre d’une crainte personnelle, mais on y lisait une grave, une sincère compassion.

 

Et le dépôt que je vous ai confié ? demanda tout à coup Remy ; a-t-on forcé aussi votre secrétaire ? ou votre chambre à coucher a-t-elle brûlé cette nuit ?

 

Malheureux jeune homme, prononça tout bas le colonel, aucun soupçon venant de vous ne peut m’offenser. Je vous aime, je vous plains du plus profond de mon cœur. Vous êtes magistrat, Remy d’Arx, quand vous voudrez, je répondrai aux questions que vous croyez avoir le droit de m’adresser, puisqu’un siècle presque entier de dévouement et de vertu n’a pu me mettre à l’abri de la calomnie ; mais en ce moment, il s’agit de vous, il ne s’agit que de vous. Encore une fois, avez-vous deviné ?

 

J’ai deviné, répondit le juge, dont la voix se raffermit, que le Maître des Habits Noirs joue ici une suprême partie. Malgré son audace, il ne la gagnera pas.

 

Le colonel se redressa.

 

La plupart des grands comédiens ne sont pas au théâtre : il y eut quelque chose de véritablement majestueux dans l’immense douleur exprimée par son regard.

 

Je suis un exilé, monsieur d’Arx, dit-il avec lenteur, vous touchez là, sans le savoir, une cruelle blessure : j’avais un frère, est-ce vous qui allez me forcer à déshonorer la mémoire de celui qui n’est plus ?

 

Quoi !… s’écria le juge, vous prétendriez !…

 

Mon malheur est un fait accompli, interrompit le vieillard avec une étrange autorité, le vôtre menace et va vous écraser. Une dernière fois, avez-vous deviné, monsieur d’Arx ? rapprochez les dates ; Valentine a dix-huit ans, elle en avait trois quand elle vit cette figure de vieillard, qui ressemblait à la mienne… et le jour où cette lugubre scène frappa son imagination d’enfant, elle était sous l’impression d’une tragédie plus sinistre encore. Elle n’a pas écrit cela, mais je le sais, elle me l’a dit. Devinez-vous ? Les yeux de Remy se fermèrent.

 

– Vous devinez ! reprit le vieillard. Elle avait assisté à un meurtre, quel meurtre ? Votre famille demeurait à Toulouse, sur la place du Tribunal.

 

Un cri s’étouffa dans la gorge du juge. Le vieillard implacable poursuivit :

 

– Elle avait assisté au meurtre de Mathieu d’Arx, votre père.

 

– Mon père ! râla Remy.

 

Puis, se levant tout droit, il ajouta, en un cri déchirant :

 

– Elle est donc ma sœur !

 

Il chancela après avoir prononcé ce mot, qui s’étranglait dans sa gorge, et recula jusqu’à la muraille.

 

Puis il repoussa avec violence le colonel, qui s’avançait pour le soutenir.

 

Il traversa la serre en courant comme un insensé.

 

Le salon était vide.

 

Remy put monter, sans être arrêté, à l’étage où était la chambre de Valentine.

 

La chambre de Valentine se trouvait déserte aussi ; seulement, le premier regard de Remy rencontra une lettre déposée sur la table.

 

Il s’en empara comme d’une proie ; elle lui était adressée ; il l’ouvrit, mais ses yeux aveuglés n’en pouvaient déchiffrer les caractères.

 

Sa poitrine défaillait, sa tête était en feu ; il s’appuya des deux mains contre la table en balbutiant :

 

– L’arme… l’arme invisible ! je n’aurai pas le temps ! je suis blessé à mort !

 

– Jésus ! dit Victoire, la femme de chambre, qui sortait du cabinet,

 

voilà M. d’Arx qui se trouve mal ; je vais vous préparer un verre d’eau sucrée.

 

– Ici ! dit le juge en l’appelant d’un geste impérieux.

 

– Je ne suis pourtant pas un chien, gronda la camériste.

 

Mais elle s’approcha et Remy lui donna la lettre de Valentine en ajoutant :

 

– Lisez-moi cela sur-le-champ !

 

Elle obéit, car la figure bouleversée du juge lui faisait peur.

 

– On va lire, dit-elle ; Dieu merci ! j’ai reçu de l’éducation et les pattes de mouches ne m’embarrassent pas.

 

Elle lut :

 

« Voici quinze jours que je vous ai remis ma confession ; non seulement vous n’y avez pas répondu, mais encore vous semblez m’éviter… »

 

– L’éviter ! répéta Remy en un gémissement.

 

– C’est vrai, ça, dit Victoire, tous les jours, plutôt deux fois qu’une, mademoiselle me demandait : « Est-ce que M. d’Arx n’est pas venu ? »

 

Elle continua de lire :

 

« … Ceux qui ont aidé sans doute à précipiter le dénouement ont bien travaillé pendant ces deux semaines : nous voici à la veille de ce mariage.

 

« Monsieur d’Arx, nous avions fait ensemble un marché ; pour votre part, vous avez rempli votre engagement ; moi, ce que j’ai promis est au-dessus de mes forces. La mort seule, à mes yeux, peut et doit éteindre une dette de cette sorte.

 

« Ne pouvant vous payer, je meurs.

 

« Adieu ! »

 

– Il y a cela ! dit le juge qui haletait, en arrachant la lettre des mains de Victoire.

 

Et sans attendre la réponse, il la saisit par les épaules et cria comme si quelqu’un d’autre eût pu l’entendre :

 

– Écoutez ! ne la laissez pas se tuer ! je suis vaincu ! je le sais bien ; je demande grâce ! Ne frappez plus ou bien ne frappez que moi ! Je me rends ! vous êtes les plus forts ; je me rends à votre merci !

 

– Le voilà fou ! pensa Victoire. Elle ajouta tout haut :

 

– Monsieur d’Arx, ne faites pas un malheur sur moi ; je vous jure bien que je ne suis pour rien dans tout cela !

 

Remy fit un effort suprême pour ressaisir sa pensée et demanda :

 

– Y a-t-il longtemps qu’elle est sortie ?

 

– Un quart d’heure.

 

– Où est-elle ?

 

En prononçant ces derniers mots, il jeta sa bourse sur la table.

 

– Pour ça, répondit Victoire, je peux vous le dire, puisque je l’ai conduite jusqu’au fiacre. Sans moi, je l’aurais bien défiée de descendre l’escalier ; elle ne se tenait pas, quoi ! et comme elle parlait tout bas, j’ai été obligée de répéter l’adresse pour le cocher : rue d’Anjou-Saint-Honoré, n° 28.

 

– Ah ! fit Remy, dont la voix ne tremblait plus.

 

Il s’était redressé ; il ajouta avec un calme extraordinaire :

 

– Chez lui ! chez Maurice Pagès !

 

Il sortit.

 

Derrière lui, le colonel Bozzo, sortant on ne sait d’où et alerté comme le chat qui guette une souris, descendit l’escalier sans être vu.

 

Sous la porte cochère, il se rencontra avec M. Lecoq, qui lui dit en montrant une voiture stationnant de l’autre côté de la chaussée :

 

– Ces messieurs sont là et ils vous attendent.

 

C’était une pauvre chambre au troisième étage d’une vieille maison de la rue d’Anjou.

 

La fenêtre donnait sur de grands jardins où le soleil d’automne jouait tristement dans les feuillages déjà flétris.

 

Ils étaient là tous deux, Maurice et Valentine, assis l’un près de l’autre et se tenant par la main.

 

Valentine avait jeté son mantelet sur un meuble ; elle avait la tête nue, ses cheveux dénoués ruisselaient en boucles abondantes.

 

Elle était belle jusqu’au ravissement.

 

Maurice la contemplait en extase.

 

Leurs lèvres se joignirent en un long et silencieux baiser.

 

– Je voudrais prier, murmura Valentine, car je sens que je ne suis pas condamnée. Nous avons tant souffert, Dieu nous pardonnera !

 

Il y avait à côté d’eux sur la table un verre plein d’une liqueur brillante et dorée comme le vin des îles espagnoles. Ce verre était seul, aucun flacon ne l’accompagnait. Maurice et Valentine évitaient de regarder ce verre. Valentine s’agenouilla.

 

Maurice resta debout ; il était pâle, mais ferme. Ce qui se passait ici avait été résolu froidement et de longue main. Quand Valentine eut achevé sa courte prière, elle dit :

 

– Il faut nous hâter, car on pourrait venir.

 

Elle jeta ses deux bras autour du cou de Maurice, et il y eut un dernier baiser qui souriait encore, mais qui était navrant comme un adieu.

 

Puis tous les deux à la fois tendirent leurs mains vers la coupe.

 

Ni l’un ni l’autre ne la prit ; un bruit soudain et violent se faisait entendre derrière la porte, qu’on essayait d’ouvrir du dehors.

 

La porte résista, elle était fermée à clef, mais elle battait contre le chambranle, parce que la serrure usée ne tenait plus.

 

Un choc irrésistible fit sauter le pêne hors de la gâche.

 

Remy d’Arx, semblable à un spectre, se montra sur le seuil.

 

Sa course et l’effort qu’il venait de faire avaient mis le comble à son épuisement ; il était si effrayant à voir que Valentine entoura Maurice de ses bras et lui dit :

 

– Ne te défends pas, nous lui appartenons.

 

Remy traversa toute la chambre sans parler. En marchant, il se soutenait aux meubles comme ceux que l’ivresse va terrasser. Arrivé auprès de la table, il demeura un instant immobile. Son regard se détournait de Valentine ; il dit à Maurice :

 

– Je vous pardonne, tâchez d’être heureux.

 

Puis il saisit le verre et l’avala d’un trait.

 

Et il tomba foudroyé, non point, certes, par l’effet du poison quel qu’il fût, mais parce qu’il n’avait plus rien à faire ici-bas et qu’en une heure il avait dépensé toute sa vie.

 

C’est à peine si Maurice, aidé par Valentine, eut le temps de le relever pour le transporter dans le lit.

 

Quand ils se retournèrent, la chambre était pleine de gens de police amenés par Lecoq et le colonel Bozzo-Corona.

 

Le Dr Samuel, qui les accompagnait aussi, s’empara tout d’abord du verre et le flaira.

 

Son geste et l’expression de sa physionomie criaient le résultat de son examen.

 

– Nous sommes arrivés trop tard, dit le colonel en un gémissement, mon malheureux ami n’est plus.

 

Puis, s’adressant au commissaire et montrant au doigt les deux jeunes gens atterrés :

 

– Je suis presque centenaire, poursuivit-il, mais dans ma vie trop longue je ne me souviens pas d’avoir subi jamais une si cruelle épreuve ; Je me regardais comme le père de cette jeune fille et sa mère d’adoption est ma meilleure amie, mais, dût mon pauvre vieux cœur se briser, j’accomplirai un suprême devoir. Le lieutenant Pagès et Valentine de Villanove s’aimaient, Remy d’Arx devait épouser demain Valentine de Villanove, elle s’est enfuie de l’hôtel d’Ornans pour rejoindre son amant, et dans la retraite qu’ils ont choisie, nous trouvons Remy d’Arx assassiné !

 

Les deux jeunes gens anéantis allaient néanmoins protester de leur innocence, lorsqu’un mouvement se fit du côté du lit, où le Dr Samuel s’empressait autour de la victime.

 

– La vie lutte encore, dit le docteur.

 

Le colonel réprima un tressaillement de terreur, mais Samuel ajouta :

 

– Il a été empoisonné par la belladone, il va mourir fou.

 

– Valentine ! appela la voix de l’agonisant, ma sœur…

 

Mlle de Villanove fit un pas vers lui.

 

– Ma sœur ! répéta-t-il en se dressant sur son séant.

 

Il tendit les bras, mais ses deux mains firent aussitôt un geste de répulsion, et il ajouta avec une indicible horreur :

 

– N’approche pas, je t’aime encore ! C’est avec toi qu’ils m’ont tué ! Tu étais, oh ! tu étais l’arme invisible !…

 

Il retomba.

 

Le colonel se pencha sur lui ; on l’entendait qui sanglotait en pressant le mourant contre son cœur. Quand il se releva, il essuya ses yeux et dit :

 

– J’ai recueilli le dernier soupir de mon pauvre enfant !

 

Le Dr Samuel et Lecoq étaient plus pâles que le mort.

 

D’une voix navrée, le colonel ajouta, montrant Valentine et Maurice :

 

– J’avais tout fait pour prévenir la catastrophe, je voudrais encore les sauver, mais ils appartiennent à la loi. Messieurs, elle était ma seconde fille. Laissez-moi me retirer avant d’accomplir votre devoir.

 

Ils étaient trois dans la voiture qui reconduisait le colonel Bozzo à son hôtel de la rue Thérèse.

 

Lecoq et Samuel pouvaient passer pour des scélérats endurcis, et pourtant ils regardaient avec une superstitieuse terreur ce vieillard souffreteux et frissonnant dans sa douillette.

 

– Depuis soixante-dix ans, dit le colonel, il en a été ainsi de tous ceux qui se sont attaqués à moi. Vous êtes sauvés, mes bijoux ; tressez-moi des couronnes, s’il vous plaît !

 

– Mais, objecta Lecoq, ils ne sont pas encore condamnés. Ils parleront.…

 

– Savoir ! ils ont un tendre ami que je connais bien et qui leur fera parvenir le nécessaire pour éviter la honte de l’échafaud.

 

Un rire sec le prit, qui n’eut point d’écho. À ce rire une petite quinte de toux succéda. Le colonel porta son mouchoir à ses lèvres et le mit ensuite auprès de lui. Quand il fut descendu de voiture, Lecoq et Samuel se regardèrent.

 

– Est-ce le diable ? dit Lecoq.

 

Samuel prit le mouchoir oublié sur le coussin.

 

– Le diable ne meurt pas, répondit-il.

 

Et il montra une tache rougeâtre qui restait à l’endroit où les lèvres du colonel avaient touché le mouchoir.

 

– Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Lecoq.

 

– C’est la fin, répliqua le Dr Samuel.

 

Lecoq examina curieusement la toile et dit :

 

– Pas possible ! je pensais que Dieu l’avait oublié.

 

– Tu crois donc à Dieu, toi, l’Amitié ?

 

– Non, mais tout de même ce serait drôle s’il y avait quelqu’un là-haut.

 

 

 

 

 

 


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Juin 2006

 

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[1] Voir Cœur d’Acier.