Paul Féval
L’AVALEUR DE SABRES
LES HABITS NOIRS
Tome VI
(1867)
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Table des matières
XVII Suite des mémoires d’Échalot
XVIII Fin des mémoires d’Échalot – Le premier roman de Saphir
XXII Madame la duchesse de Chaves
DEUXIÈME PARTIE MADEMOISELLE SAPHIR
V Saladin voit le pied d’un Habit-Noir
VIII Le Club des Bonnets de soie noir
XIII Mademoiselle Guite ronfle
XVI Justin s’éveille tout à fait
XVIII Décadence d’une grande institution
XXI Un vieux lion qui s’éveille
À propos de cette édition électronique
Le cycle des Habits Noirs comprend huit volumes :
* Les Habits Noirs
* Cœur d’Acier
* La rue de Jérusalem
* L’arme invisible
* Maman Léo
* L’avaleur de sabres
* Les compagnons du trésor
* La bande Cadet
Il y avait quatre musiciens : une clarinette qui mesurait cinq pieds huit pouces et qui pouvait être au besoin « géant belge » quand elle mettait six jeux de cartes dans chacune de ses bottes, un trombone bossu, un triangle en bas âge et une grosse caisse du sexe féminin, large comme une tour.
Il y avait en outre un lancier polonais pour agiter la cloche, un paillasse habillé de toile à matelas pour crier dans le porte-voix, et une fillette rousse de cheveux, brune de teint, qui tapait à coups redoublés sur le tam-tam, roi des instruments destinés à produire la musique enragée.
Cela faisait un horrible fracas au-devant d’une baraque assez grande, mais abondamment délabrée, qui portait pour enseigne un tableau déchiré représentant la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, des serpents boas, une charge de cavalerie, un lion dévorant un missionnaire et le roi Louis-Philippe avec sa nombreuse famille, recevant les ambassadeurs de Tippoo-Saïb.
Le ciel du tableau où voltigeaient des hippogriffes, des ballons, des comètes, des trapèzes, Auriol en train d’exécuter le saut périlleux, et un oiseau rare, emportant un âne dans ses serres, était coupé par une vaste banderole, déroulée en fantastiques méandres, qui laissait lire la légende suivante :
Théâtre français et hydraulique
Prestiges savants, exercices et variétés du XIXe siècle des lumières
Dirigé par madame Canada
Première physicienne des capitales de l’Europe civilisée
La clarinette venait d’Allemagne, comme toutes les clarinettes. C’était un pauvre diable maigre, osseux, habillé en chirurgien militaire. Il portait un nez considérable, qui faisait presque le cercle quand il suçait le bec enrhumé de son instrument. Le trombone bossu était de Pontoise, où il avait eu des peines de cœur en justice.
Le triangle venait du quartier des Invalides à Paris. Il avait quatorze ans. À sa figure coupante, sèche, sérieuse et moqueuse à la fois, on lui en eût donné vingt pour le moins, mais son corps était d’un enfant.
Le premier aspect ne lui était pas défavorable ; son visage, assez joli, mais vieillot et déjà usé, se couronnait d’une admirable chevelure noire, arrangée avec coquetterie ; au second regard, on éprouvait une sorte de malaise à voir mieux cette vieillesse enfantine qui semblait ne point avoir de sexe. Son costume, qui consistait en une veste de velours ouverte sur une chemise de laine rouge, avait l’air propre et presque élégant auprès des haillons de ses camarades.
La clarinette s’appelait Kœhln, dit Cologne ; le trombone avait nom Poquet, dit Atlas, à cause de sa bosse, et le triangle se nommait Saladin tout court, ou plutôt monsieur Saladin, car il occupait une position sociale. À l’âge où la plupart des adolescents sont une charge pour les familles, il joignait à son talent sur le triangle, l’art d’avaler des sabres, et pouvait déjà remplacer madame Canada, enrouée, dans la tâche difficile de « tourner le compliment ».
« Tourner le compliment » ou « adresser le boniment », c’est prononcer le discours préliminaire qui invite les populations à se précipiter en foule dans la baraque.
Outre sa capacité, Saladin était fort bien doué sous le rapport de la naissance et des protections. Il avait pour père le lancier polonais qui sonnait la cloche, pour nourrice le paillasse, habillé de toile à matelas, pour marraine la femme obèse, chargée de battre la caisse.
Cette femme n’était autre que madame veuve Canada, non seulement directrice du Théâtre Français et Hydraulique, mais encore dompteuse de monstres féroces. Elle pesait 220 à la criée ; mais sa large face avait une expression si riante et si débonnaire, qu’on s’étonnait toujours de lui voir casser des cailloux sur le ventre, avec un marteau de forge.
Chez elle c’était plutôt habitude que dureté de cœur.
Le paillasse, homme d’une cinquantaine d’années, dont les jambes maigres supportaient un torse d’Hercule, avait une physionomie encore plus angélique que celle de madame Canada ; son sourire cordial et modeste faisait plaisir à voir. Il remplissait les fonctions du Canada mâle qu’une mort prématurée avait enlevé à la foire ; on l’appelait même volontiers monsieur Canada ; mais, de son vrai nom, c’était Échalot, ex-garçon pharmacien, ancien agent d’affaires, ancien modèle pour le thorax, ancien employé surnuméraire de la grande maison des Habits Noirs.
Par un juste retour, madame Canada se laissait donner le sobriquet d’Échalote. Il y avait entre elle et lui une liaison sentimentale, fondée sur l’estime, l’amour et la commodité.
Le lancier polonais, père de Saladin, n’avait pas de bonnes mœurs. C’était un homme du même âge qu’Échalot, mais plus soigneux de sa personne ; ses cheveux plats, d’un jaune grisonnant, reluisaient de pommade à bon marché et il se faisait des sourcils avec un bouchon brûlé.
Cela donnait du feu à son regard, toujours dirigé vers les dames.
Il n’avait pas offert de bons exemples à Saladin, son fils, et la veuve Canada se plaignait des pièges qu’il tendait sans cesse à son honneur.
Il avait un joli nom : Amédée Similor. Échalot et lui étaient Oreste et Pylade ; seulement, comme Similor manquait de délicatesse, il abusait de la générosité d’Échalot qui, sans lui, aurait déjà pu prendre bon nombre d’actions dans le Théâtre Français et Hydraulique et conduire madame Canada à l’autel.
Similor avait été maître à danser des familles, au Grand-Vainqueur, modèle pour les cuisses, ramasseur de bouts de cigares et employé dans les bureaux déjà cités : la maison des Habits Noirs.
L’art d’avaler des sabres endurcit peut-être l’âme. Le jeune Saladin devait tout à Échalot, car Similor son père ne lui avait jamais distribué que des coups de pied. Nonobstant, Saladin n’entourait point Échalot d’un respect pieux. Bien que ce dernier l’eût nourri au biberon, à une époque où deux sous de lait étaient pour lui une dépense bien lourde, Saladin ne gardait à son bienfaiteur aucune espèce de reconnaissance. Échalot convenait que cet adolescent avait plus d’esprit que de sensibilité, mais il ne pouvait s’empêcher de l’aimer.
La fillette brune de teint, rousse de cheveux, s’appelait Fanchon (au théâtre mademoiselle Freluche). Elle dansait sur la corde assez bien, elle était laide, effrontée et sans éducation. Elle aurait voulu faire celle Saladin, qui la dominait de toute la hauteur de son talent ; car le lecteur ne doit pas s’y tromper : Saladin avait l’intelligence de Voltaire, fortifiée par les trucs les plus avantageux en foire.
C’était vers la fin d’avril 1852, l’avant-dernier jour de la quinzaine de Pâques, époque consacrée par l’usage et les règlements à cette grande fête populaire : la foire au pain d’épice. Depuis bien des années, on n’avait pas vu sur la place du Trône une si brillante réunion d’artistes brevetés par les différentes cours de l’Europe. Outre les marchands de nonnettes et de pavés de Reims, tous fournisseurs des têtes couronnées, il y avait là le dentiste de l’empereur du Brésil, le pédicure de Sa Très Gracieuse Majesté la reine d’Angleterre, et le savant chimiste qui fabrique les cuirs à rasoirs de l’autocrate de toutes les Russies.
Il y avait aussi, bien entendu, la dame incomplètement lavée qui tire les cartes aux archiduchesses d’Autriche, la somnambule ordinaire des infantes d’Espagne, l’Abencérage qui livre aux palatins le vernis pour les chaussures, et le général argentin qui, non content de dégraisser la cour de Suède, fourbit encore les casseroles du palais de Saint-James, recolle les porcelaines de l’Escurial et vend, par privilège, le poil à gratter à toute la maison du roi de Prusse.
Quelques philosophes se sont demandé pourquoi ce burlesque et pompeux étalage de recommandations royales, en plein faubourg Saint-Antoine, qui ne passe pas pour être peuplé de courtisans. Il y a un dieu malin occupé du matin au soir à poser ces problèmes qui embarrassent les philosophes.
Tandis que le milieu de l’immense rond-point était encombré de boutiques où vous n’eussiez pas trouvé un seul paquet d’un sou qui ne fût timbré d’un ou deux écussons souverains, le pourtour, réservé aux théâtres et exhibitions ne se montrait pas moins jaloux d’étaler des protections augustes. Je suis certain qu’au plus épais du Moyen Age, les marchands forains rassemblés au camp du Drap-d’Or ne hurlaient pas avec tant d’emphase les noms de rois et d’empereurs.
Toute l’aristocratie de la baraque était là, le célèbre Cocherie, Laroche l’universel, les singes polytechniques, les tableaux vivants, la sibylle parisienne, le cheval à cinq queues, la pie voleuse, l’enfant encéphale, le petit cerf savant qui passe dans un cerceau, la lutte à mains plates : Arpin, Marseille, Rabasson, – des albinos, des nègres, des Peaux-Rouges, – des phoques, des crocodiles, – l’hermaphrodite, le boa constrictor, le lapin qui joue aux dominos, – l’homme à la poupée, les jumeaux de Siam, l’adolescent squelette, – le salon de cire et cette cabane percée de trous ronds où l’on voyage pour deux sous à travers les cinq parties du monde.
Il était cinq heures du soir, le temps menaçait ; pour tant et de si grandes attractions, la place du Trône contenait à peine en ce moment une centaine de flâneurs endurcis qui regardaient volontiers les bagatelles de la porte, mais qui ne montraient aucune envie d’entrer. Pour ces cent badauds, les mille pitres, saltimbanques, paillasses, marquis et mères gigognes faisaient assaut désespéré de coquetteries. C’est à ces heures de disette que les artistes en foire déploient le mieux leur vaillance proverbiale. Porte-voix, gongs, tamtams, crécelles, tambours, trompettes, grosses caisses, ophicléides s’acharnent à produire un tapage infernal, lors même qu’il n’y a plus personne pour les entendre. L’idée a dû venir plus d’une fois à Bilboquet abandonné d’incendier sa boutique pour avoir occasion de crier au feu.
Cela attirerait peut-être le monde.
Les clameurs se croisaient avec une violence inouïe. C’était un pêle-mêle de contorsions véhémentes, de danses furieuses, de coups de pied toujours adressés au même endroit, de cris, de gestes, de sons de cloches, de vibrations métalliques, de chansons, de pétards et de fanfares.
– Prenez vos billets !
– Il faut le voir pour le croire !
– Deux sous !
– Le seul phénomène vivant qui ait reçu une médaille d’or de la propre main du prince Albert !
– Dzing ! boum !
– Pan ! pan !
– Sa malheureuse mère mourut de douleur en voyant le monstre à qui elle avait donné le jour !
– Tara, tantara, tantara… couac ! couac !
– On offre trente mille francs comptant à qui montrera le pareil – vivant !
– Entrez ! il y a encore six places, et ce sont les meilleures !
– Suivez le monde ! on verra le lion marin manger l’enfant à la mamelle !
– Ce n’est pas un franc, ce n’est pas un demi-franc, ce n’est pas même vingt-cinq centimes… Boum ! dzing !
– Dix-huit ans ! 200 kilogrammes et des attraits supérieurs à son poids ! On commence ! Deux sous ! deux ! deux !
Le Théâtre Français et Hydraulique était situé à l’extrémité de la place du Trône, à gauche en montant du côté du boulevard de Montreuil : bonne place le dimanche, où le flot vient de la barrière, mauvaise place en semaine où les visiteurs plus rares arrivent du côté de Paris.
L’eau va toujours à la rivière : Laroche, le Rothschild des bonisseurs, et cette puissante « famille Cocherie », qui est l’opéra de la foire, prennent invariablement les bons endroits.
La journée n’avait pas été heureuse, malgré un charmant soleil de printemps, et le ciel noir présageait une soirée nulle.
Madame Canada, coiffée d’étoupes et portant sur son dos éléphantin un petit caraco d’indienne Pompadour, battait la caisse avec une résignation mélancolique ; Cologne, la clarinette, et Poquet, dit Atlas, le trombone soufflaient dans leurs terribles outils avec découragement. Saladin, l’héritier présomptif, épluchait son triangle mollement ; Similor, cherchant en vain à l’horizon des dames à qui décocher le trait galant de son regard, agitait la cloche comme par manière d’acquit. Seul, Paillasse-Échalot, imperturbable dans sa constance, envoyait au travers de son porte-voix des appels mugissants, tout en relevant par de bonnes paroles le désespoir de ses compagnons.
– On n’a jamais rien vu d’analogue dans Paris ! criait-il, (bas) Allez, mademoiselle Freluche, nom d’un cœur ! tapez le chaudron comme un amour, ou vous n’aurez pas d’oignons dans votre soupe ! (Dans le porte-voix) Jamais, jamais, jamais, on ne verra rien de si agréable ! (bas) Ferme, madame Canada, la jolie des jolies ! Un peu de nerf, Similor ! (haut) C’est la dernière, unique et irrévocable avant le départ de la grande machine américaine, électrique, pneumatique et agricole pour le Portugal, dont l’académie des sciences nationales, a voulu l’examiner en détail pour en faire un rapport à monsieur Leverrier ! (bas) Vas-y, Cologne ! pousse, Poquet ! Voilà trois payses là-bas qu’on peut faire… et un artilleur, et une petite dame blonde avec sa minette ! (haut) Les grandes eaux de Versailles au naturel, terminées par la chute du Rhin à Schaffhouse, avec les embarcations entraînées par le courant du fleuve qui est la frontière naturelle de la patrie, (bas) Encore deux artilleurs : c’est pour les trois payses : dur ! (haut) Héloïse et Abélard par mademoiselle Freluche et le jeune Saladin, premier élève du conservatoire de la Sicile, conquise par le général Garibaldi ! (bas) Attention ! Deux grosses mères et leur garçon boucher ! Au carillon, Amédée ! (haut) La mort d’Abel, par le même qui avalera trois sabres de cavalerie et cassera une demi-douzaine de cailloux sur les appas de madame Canada, première physicienne de l’Observatoire, (bas) Nom de nom ! regardez ! un pair de France étranger ou marchand d’esclaves des colonies ! c’est pour la petite blonde ! Allume ! (haut) Danses et élévations sur la corde roide, par mademoiselle Freluche, unique élève que madame Saqui a empêchée depuis quelque temps de paraître en public suite à la jalousie qu’elle lui inspire ! (dans le porte-voix) Madame Saqui ! madame Saqui ! madame Saqui !
Tout héroïsme a sa récompense. Quand Échalot s’arrêta épuisé, il y avait au moins une douzaine et demie de badauds devant la plateforme du Théâtre Français et Hydraulique : trois artilleurs, trois Picardes, deux bonnes femmes entre lesquelles un jeune homme faisait le panier à deux anses ; quatre ou cinq soldats de la ligne et autant de gamins.
Il y avait en outre la jeune dame blonde donnant la main à une adorable petite fille de trois ans, et un personnage de grande taille, très brun de poil, plus brun de peau, qui suivait d’un œil fixe et sombre la jolie dame et son bijou de petite fille.
L’armée de madame Canada, électrisée par cette affluence inattendue s’éveilla. Le lancier polonais agita sa cloche avec fièvre en dardant aux payses, aux grosses mères, à tout ce qui portait jupon, des œillades incendiaires. Dans l’humble situation que le sort lui avait faite, cet homme était le type pur de Don Juan. La musique éclata et mademoiselle Freluche lança des taloches frénétiques au tam-tam, tandis qu’Échalot poussait des rauquements de tigre dans son porte-voix.
Hélas ! tout cela fut inutile. Les trois payses passèrent, et certes, malgré la douceur de son naturel, madame Canada les eût volontiers étranglées, car elles entraînèrent à leur suite les trois artilleurs. Les deux grosses mères avec leur garçon boucher suivirent, attirant les gamins que ce trio divertissait. Les cinq soldats de la ligne firent comme les gamins, et la jolie blonde elle-même, tournant le dos en sens contraire, prenait déjà la route du faubourg Saint-Antoine, lorsque sa petite fille dit d’une voix gentille et doucette comme le chant d’un oiseau :
– Maman, je voudrais voir madame Saqui.
– Madame Saqui ! madame Saqui ! madame Saqui ! rugit Échalot dans son porte-voix. Deux sous ! deux sous ! deux sous !
L’enfant pesa sur la main de sa mère qui s’arrêta aussitôt.
– Amorcé ! murmura le jeune Saladin, qui suivait cette scène muette d’un regard déjà connaisseur.
Les yeux de Saladin étaient assez beaux, mais dans l’action de regarder fixement, ils s’arrondissaient comme des yeux d’épervier.
La jolie blonde éleva l’enfant dans ses bras en un mouvement de caresse passionnée.
– Nous demeurons bien loin, dit-elle, et il est tard. Demain, si tu voulais, Petite-Reine, nous descendrions voir la danseuse de corde du pont d’Austerlitz.
– Non, répondit Petite-Reine, c’est aujourd’hui, et c’est madame Saqui que je veux voir.
La jeune mère, obéissante, monta l’escalier tremblant qui conduisait à la plate-forme. Madame Canada, enlevant d’une main sa partie de grosse caisse, et faisant grincer de l’autre sa paire de cymbales ébréchées, enveloppa la mère et l’enfant dans un regard de tendre gratitude. Elle avait bon cœur, elle les eût embrassées.
Et il y avait de quoi, car le « pair de France étranger » suivit la piste de la jolie blonde en rabattant son chapeau sur ses yeux. Deux demoiselles dont nous n’avons pas encore parlé et qui semblaient ne point appartenir au monde gourmé du faubourg Saint-Germain suivirent ce marchand d’esclaves ; trois commis de magasin suivirent les deux demoiselles.
Les cinq soldats de la ligne, ayant vu cela, se consultèrent : partout où l’on va, ils vont, le nez au vent, l’air étonné, la conscience sereine. Ils emboîtèrent le pas.
Les trois gamins se dirent : « Paraît qu’il y a quelque chose de fameux » ; et ils prirent la file.
– Ohé ! fit le garçon boucher à ses deux grosses mères, payez-vous l’espectacle !
Et les trois artilleurs, saisissant cet instant pour offrir leurs bras aux trois payses, proposèrent les délices du théâtre en vogue.
Vous voyez si madame Canada devait de la reconnaissance à Petite-Reine !
– Deux sous ! deux sous ! deux sous ! Prenez vos billets !
De tous les coins de la place les moutons de Panurge arrivaient.
– Suivez le monde ! ! !
La baraque était pleine. Échalot, altier comme une tour, finit par se mettre au-devant de l’entrée et renvoya un dernier gamin d’apparence insolvable, en disant :
– Complet ! Si je possédais la vaste salle de l’Académie royale de musique, jeune homme, je ne serais pas obligé de refuser tous les jours ma fortune !
Elle était pleine la baraque de madame Canada, première physicienne des diverses capitales de l’Europe, véritablement pleine. Mais comme notre drame est tout entier dans la jeune dame blonde qui avait cédé à l’enfantin caprice de sa fillette, nous ne nous occuperons que de Petite-Reine et de sa mère.
Entrées les premières, elles étaient naturellement au premier rang, et le parcimonieux éclairage de la scène tombait d’aplomb sur elles. Il est probable que les trois quinquets servant de rampe et de lustre au Théâtre Français et Hydraulique n’avaient jamais envoyé leurs fumeux rayons à rien de si exquis. L’enfant était gracieuse adorablement, mais la jeune mère était plus gracieuse encore.
Certes, le lecteur n’a pu supposer que nous ayons eu l’idée folle d’introduire, pour lui, une grande dame dans la baraque de madame Canada. Madame Lily, ou, comme on l’appelait encore dans le quartier Mazas, la Gloriette n’était ni comtesse ni baronne ; elle tenait même, et par plus d’un côté très apparent, à la classe populaire ; mais il y avait dans son maintien quelque chose de si net et de si décent ; sa toilette, très simple, portait un cachet si modestement mesuré, et en même temps si élégant, malgré l’humble valeur des objets qui la composaient, qu’on eût hésité, en conscience, à la ranger dans la catégorie des simples ouvrières.
Elle portait haut, sans le vouloir, sans le savoir aussi ; elle était « distinguée » en dépit du petit cabas qui lui pendait au bras, car, il faut bien vous le dire, elle était venue à la barrière du Trône tout exprès pour acheter son dîner un peu moins cher que dans Paris.
Elle était jolie tout uniment et si franchement que son aspect épandait une joie. Il y avait en elle un délicat rayonnement de vie et de jeunesse à peine voilé par une nuance de mélancolie, qui n’était pas sa nature même, et qui trahissait à demi le secret d’un malheur fièrement supporté.
Pourquoi l’appelait-on la Gloriette ? vous croirez l’avoir deviné quand je vous aurai dit que l’homme au teint bronzé, cette manière de nabab qu’Échalot appelait le marchand d’esclaves, assis non loin d’elle, n’osa point lui adresser la parole, malgré sa pauvre robe noire, coton et laine ; son châle également noir, qui n’était pas même en vrai mérinos, et son chapeau dont le taffetas avait des reflets un peu fauves.
Non, ce n’était pas pour cela ; ce n’était pas non plus pour le regard presque toujours souriant, mais parfois si hautain de ses grands yeux noirs, délicieux contraste à sa blonde chevelure.
Un matin, et il y avait déjà longtemps, Petite-Reine ne marchait pas encore, on avait vu madame Lily monter en fiacre avec une robe de soie et un châle qui pouvait bien être un cachemire.
Le châle et la robe n’avaient jamais reparu, et cette banque populaire qui porte un si drôle de nom : le mont-de-piété, savait sans doute ce que la robe et le châle étaient devenus. Ce n’était pas encore pour cela, non.
Les voisins de madame Lily l’appelaient la Gloriette, à cause de Justine, sa chère gloire, sa fille, son trésor chéri, qui avait aussi l’honneur d’un surnom : Petite-Reine. Il faut d’ordinaire la fortune, le talent ou le vice pour émouvoir les cancans d’un quartier de Paris. Madame Lily était très pauvre ; elle n’avait aucun talent connu, elle vivait seule et rigoureusement retirée. Pourtant Dieu sait que son quartier s’occupait d’elle.
On était parvenu à savoir vaguement quelques couplets d’une légende dont elle était l’héroïne.
Elle venait de très bas – de si bas que beaucoup se demandaient si elle n’était point un peu princesse.
Pour trouver sa patrie, il fallait passer la Seine, et remonter le boulevard de l’Hôpital. Au-delà de la barrière d’Italie, il existait alors une ville étrange, toute composée de chiffonniers qui s’étaient bâti des maisons avec l’impossible.
Cette ville avait des quantités de noms. Elle s’appelait Babylone, Pékin-la-Guenille, le Camp-des-Aristos, la Garouille, la Californie, ou la vallée de Cachemire, au choix.
Quatre ou cinq ans en ça, il y avait dans cette cité de la misère parisienne toujours prête à se railler elle-même une jeune fille belle comme les amours et qui n’avait jamais porté la hotte, occupée qu’elle était du matin au soir à servir les habitués de la Maison-d’Or.
La Maison-d’Or de Pékin-la-Guenille, bien autrement achalandée que l’établissement du même nom, situé boulevard des Italiens, était une grande masure, construite avec des os, de la boue, du papier, des tessons de bouteille et des copeaux. Nous citons seulement les principaux matériaux ; en soumettant ses murailles à l’analyse, on eût trouvé d’incroyables fantaisies. Le toit était presque entièrement formé de vieilles semelles, disposées avec art comme les écailles des poissons. Au-dessus de la porte se trouvait un squelette de chat qu’on avait employé comme moellon de son vivant et que le temps avait proprement disséqué.
La Maison-d’Or était tenue par Barbe Mahaleur, dite « l’Amouret-la-Chance », ancienne guitariste, présentement cabaretière, sage-femme non reçue par la Faculté et Mère des chiffonniers.
C’était une forte créature d’une cinquantaine d’années, taillée comme un homme et sabrée par la petite vérole. Elle avait les mœurs de la grande Catherine et battait cruellement ses Orloff. L’un d’eux cependant lui avait arraché l’œil gauche dans un moment d’humeur. Il lui manquait aussi la moitié de son nez qu’on disait avoir été mangée par un autre Potemkine. Cela ne l’empêchait pas d’être belle femme.
Elle régnait sur les naturels de Pékin-la-Guenille par l’admiration et la terreur. On la respectait, on la prenait pour juge ; en ces occasions, elle se montrait baroque, mais équitable, à la façon du roi Salomon, rendant cet arrêt d’un goût douteux qui fonda sa renommée de jurisconsulte.
Elle accouchait d’une main, versait la goutte de l’autre, faisait des avances sur tas d’ordures et pratiquait même, disait-on, la banque à la petite semaine : 20 pour 100 par mois, 240 pour 100 à l’année : ceci officiellement, mais, sous le manteau de la cheminée, on pouvait doubler le taux pour les emprunteurs scabreux, sans perdre la paix de la conscience.
Elle avait encore sa guitare dans un coin. Parfois, quand le respect public lui avait offert trop de « marc », elle décrochait l’instrument redoutable et chantait des airs de Jean-Jacques Rousseau de Genève.
Il fallait alors applaudir à tour de bras ou s’en aller : Barbe Mahaleur n’aimait pas les tièdes.
Il se trouvait à Babylone des crédules pour aller répétant qu’elle possédait dans Paris, plus de cinquante mille livres de rentes en immeubles.
Barbe Mahaleur avait pour esclave une fillette sauvage qui cachait dans un fouillis énorme de cheveux blonds une petite figure pâlotte, illuminée par une paire de grands yeux noirs. On s’étonnait que Barbe n’eût pas encore estropié Lily, son esclave ; Barbe ne la maltraitait même pas beaucoup, mais elle la faisait travailler rondement. Elle l’appelait tantôt ma fille, tantôt ma nièce, tantôt la Vacabonne.
Parmi les sujets de Barbe Mahaleur personne n’était positivement fixé sur la question de savoir quelle sorte de lien existait entre la Vacabonne et sa souveraine.
En ce même temps, c’est-à-dire vers 1847, l’hôtel Corneille possédait le plus magnifique étudiant qui eût ébloui le pays Latin depuis bien des années. L’hôtel Corneille était encore à cette époque sans rival au quartier des écoles pour la richesse de ses appartements, et la prodigalité de sa table d’hôte. Il y avait des chambres à 50 francs par mois et l’on pouvait y dépenser 3 francs 50 à son dîner.
Depuis, ces prix ont été dépassés dans des établissements moins historiques.
Le lion latin dont nous parlons avait nom Justin de Vibray. Il était beau insolemment, à la façon des soldats et des femmes ; il était jeune, robuste, spirituel, généreux, noble de naissance et riche.
Il venait je ne sais d’où en Touraine. Bien rarement ces princes éblouissants de la jeunesse sont enfants de Paris. Ils arrivent exubérants de sang et de sève ; Paris casse leurs angles comme la mer fait pour les galets ; Paris les pâlit, les calme et les forme ; Paris les met à ce point de rondeur et d’uniformité qu’il faut avoir pour entrer dans un des casiers de la vie commune.
Un notaire doit être préalablement taillé comme un diamant, mais non pas à facettes.
Justin, diable à quatre s’il en fut, avait le triple talent du Béarnais et bien d’autres. Il eut l’honneur d’être, pendant des semaines et des mois, la coqueluche de mesdames les étudiantes, ce qui ne l’empêcha point de passer ses premiers examens avec succès ; car il y avait de l’étoffe, en vérité, chez ce beau garçon-là. Il avait fait d’excellentes études ; il pouvait mener de front le travail et le plaisir.
Un jour, il disparut à la fois de l’hôtel Corneille, des cours et même de la Chaumière.
On parla de lui l’espace de trois bals. Au dernier, il fut raconté qu’on l’avait rencontré au bois avec une femme qui était un miracle de beauté.
Le bois est loin de l’Odéon. Ce devait être une duchesse, on chercha un autre roi du billard et des chopes.
Mais Justin de Vibray ne fut pas oublié ni remplacé, car il arriva quelque chose comme après la mort d’Alexandre le Grand : l’empire du Prado se divisa, et les successeurs de Justin luttèrent en vain contre le souvenir de ce hardi jeune homme, si brave, si doux, qui avait l’amitié de tous les hommes et l’amour de toutes les femmes.
Ce n’était pas une duchesse qui l’avait enlevé.
À la veille de passer un examen, Justin était sorti un matin de bonne heure, son Rogron sous le bras. Il voulait du calme et de la solitude ; au lieu donc de franchir la grille du Luxembourg, il avait pris le boulevard d’Arcueil, derrière l’Observatoire et s’était plongé dans la lecture des cinq codes expliqués.
Il allait ainsi droit devant lui, sans regarder. Au bout d’une demi-heure de marche, ayant levé les yeux par hasard, il poussa le même cri que Christophe Colomb à la vue de la terre des Antilles. Justin avait découvert Babylone.
Un instant, il resta ébahi devant cette prodigieuse capitale. Paris, l’implacable bouffon, met du comique jusque dans la misère. Ce bivouac des sauvages de Paris se présentait gaillardement au regard avec ses maisons fantastiques et sa population, dont à cette heure matinale rien ne peut donner une idée. L’harmonie ne manquait point entre les masures, ruines âgées de quelques semaines, qui semblaient avoir été bâties selon un parti pris de moquerie burlesque, et les loques ambulantes qui grouillaient dans les rues. Il y avait là tels négligés de chiffonnières qui eussent brisé le crayon dans la main de Daumier.
Comme Justin était en admiration devant les excentricités architecturales de la Maison-d’Or ; palais de Barbe Mahaleur, celle-ci sortit, demi-nue et n’ayant pour cacher les effrayantes séductions de son torse qu’un mouchoir cholet en lambeaux. Un képi coiffait la révolte de ses cheveux grisonnants, et ses jambes d’hercule étaient chastement couvertes par un petit torchon, rattaché autour de ses reins.
Elle appela Lily d’une voix de clairon enrhumé ; Justin attendit, espérant une apparition encore plus grotesque.
L’enfant qui se montra sur le seuil, vêtue d’une misérable robe d’indienne frangée et d’un pauvre mouchoir de cou, à jour comme une dentelle, glaça le rire sur ses lèvres.
Et pourtant l’enfant souriait. Il n’y avait en elle, évidemment, ni regret d’une meilleure existence ni désir d’une autre vie.
Mais elle était si belle, cette enfant, que Justin en eut le cœur serré.
Barbe Mahaleur lui donna une bonne tape sur la joue en manière de caresse, et lui mit quatre sous dans la main en disant :
– Va me chercher du câblé, petite vache !
Ce dernier mot était doux comme une caresse.
Le gros câblé ou carotte double est le tabac à chiquer le plus fort. Cette Mahaleur était portée sur sa bouche.
Lily partit en courant. Je ne sais pourquoi Justin la suivit.
Certes, il ne prétendait point lier connaissance avec cette fille en haillons : « la petite vache ». Oh ! certes !
Pour gagner la route d’Italie, il y avait un long et tortueux couloir, bordé par de grands murs sans fenêtres, formant le derrière de plusieurs usines. Deux personnes de corpulence ordinaire auraient eu peine à passer de front dans ce défilé.
À moitié chemin, Lily se rencontra face à face avec un très beau chiffonnier en grande tenue, le crochet à la main, la hotte sur le dos. C’était Payoux, dit la Tulipe-de-Vénus, qui avait l’honneur d’être le favori actuel et régnant de Barbe Mahaleur. Il revenait de sa tournée avec une pointe de chambertin à trente centimes.
– Tiens, fit-il, en rejetant son crochet dans sa hotte, v’là l’agneau ! Il y a longtemps que je te guette ; on va rire ensemble à la fin !
Il n’eut qu’à ouvrir le bras pour barrer le passage. Lily voulut se rejeter en arrière, il la saisit et lui planta un gros baiser sur les lèvres.
Après quoi il poussa un cri et tomba assommé.
Justin l’avait abattu d’un seul coup de poing.
Pourquoi cette absurde violence ? Voilà ce que Rogron, l’acharné explicateur, n’aurait pas su expliquer.
Justin avait assommé ainsi de parti pris et restait plus étourdi que la bête terrassée.
Il était pâle, mais ses tempes battaient, et il y avait du rouge à ses yeux, qu’il frotta pour voir clair.
Il s’éveilla, son Rogron sous le bras ; entre l’homme couché comme un bœuf qui a reçu le coup de massue, et la fillette, évanouie ni plus ni moins qu’une demoiselle en mousseline blanche.
Mais les évanouissements des demoiselles en mousseline blanche durent longtemps ; celui de Lily fut juste d’une demi-minute. Elle rouvrit ses beaux yeux, regarda Payoux couché dans la boue, puis Justin, et sourit en disant :
– J’ai eu grand-peur, merci.
Elle avait une voix douce, dont les basses cordes vibraient et pénétraient.
Justin ressentait en lui-même une angoisse vague. Sa pensée vacillait comme s’il eût subi une sorte d’ivresse. Il avait confusément conscience du ridicule impossible de cette aventure et cependant il dit :
– Voulez-vous venir avec moi ?
– Je veux bien, répliqua Lily sans hésiter.
Cette réponse ne choqua point Justin. Et, en vérité, les yeux de Lily qui étaient fixés sur les siens avaient la limpidité d’un regard d’ange.
Il marcha devant ; elle le suivit d’un pas vif et gracieux.
Un fiacre passait. Justin l’arrêta et l’ouvrit.
– Où allons-nous ? demanda Lily, qui bondit sur le marchepied.
Le cocher riait ostensiblement.
– Je ne sais pas, répondit Justin, rouge de honte.
Lily fit comme le cocher, elle se mit à rire et ajouta :
– La tireuse de cartes m’avait dit que je m’en irais, je m’en vas. D’abord Payoux me faisait trop peur.
Justin monta à son tour, après avoir donné son adresse au cocher.
Quand il fut assis auprès de la fillette, il éprouva un inexprimable embarras. Loin de calmer cet embarras, la surprenante tranquillité de Lily l’augmentait.
– On est bien ici, dit-elle, dès que les chevaux s’ébranlèrent. C’est la première fois que je vais en voiture.
Et comme si elle eût voulu mettre le comble à la détresse de Justin, elle ajouta :
– Les conducteurs d’omnibus ne me laissent pas monter.
Le plus large de tous les abîmes creusés par l’orgueil ou l’intérêt entre deux créatures humaines est certainement celui qui sépare le Blanc du Noir, aux colonies.
La libre Amérique, tout en émancipant les Noirs, a rendu plus profond le fossé qui les excommunie. En aucun pays du monde le « bois d’ébène » n’est aussi franchement maltraité que dans les États abolitionnistes de l’Union.
Eh bien ! l’Europe, habituée pourtant aux insolences hyper-aristocratiques de ces démocrates, poussa un jour un long cri d’indignation en lisant l’histoire de cette pauvre négresse, jetée hors d’un omnibus à New York, par la brutalité d’une demi-douzaine de philanthropes.
Car ils s’expliquèrent, ces coquins de Yankees ! Ils ont toujours le courage de leurs opinions. En lançant sur le macadam la misérable femme qui était enceinte et qui, en tombant, se blessa cruellement, ils établirent cette distinction américaine : « Nous voulons que les Noirs soient libres, mais nous ne voulons pas qu’ils souillent l’air d’une voiture publique où sont des Blancs ! »
C’est un joli peuple et pourri de logique.
Chez nous, l’omnibus, fidèle aux promesses de son nom, admet tout le monde, même les dames qui ont des chiens ; son hospitalité ne s’arrête qu’aux limites tracées par la police, et certes les conducteurs sont plutôt enclins à frauder le règlement qui défend les incongruités, car il y a eu des cas d’asphyxie.
On laisse monter les poissonnières.
Cette phrase, prononcée par Lily sans la moindre vergogne : « Les conducteurs d’omnibus ne me laissent pas monter », était un aveu si terrible, une abdication si effrayante que Justin eut des frissons sous la peau.
Il regarda cette créature dont le vêtement, plus obscène que la nudité même, rentrait dans la catégorie des choses « qui incommodent les voyageurs ». Il eut envie de sauter par la portière.
Elle souriait ; son sourire montrait un trésor de perles.
Et à travers les trous de ses haillons, son exquise beauté épandait ces parfums de pudeur fière qu’exhalent les chefs-d’œuvre de l’art et les chefs-d’œuvre de Dieu. C’était étrange, offensant, presque divin.
– Je sais lire, dit-elle tout à coup en un mouvement d’enfantine vanité, et comme si elle eût deviné vaguement qu’il lui fallait plaider sa cause, je sais chanter et coudre aussi… Est-ce que vous trouvez que je parle mal ?
– Vous parlez bien… très bien, murmura Justin au hasard.
– Ah ! fit-elle, il y a chez nous bien des gens qui sont venus de loin et de haut. Celle qui m’a appris à lire disait quelquefois en voyant passer de belles dames dans des calèches : « Voici Berthe ! ou voici Marie ! » c’étaient des élèves à elle, du temps où elle tenait un grand pensionnat de demoiselles au faubourg Saint-Germain. Elle est morte de faim à force de tout boire. Alors, j’ai donné chaque jour un sou à l’abbé, un vieil homme à demi fou, mais bien savant, et qui se frappe la poitrine en pleurant, quand il est ivre… La tireuse de cartes m’a dit d’avoir seulement une chemise, une robe, un jupon, des bottines et des gants pour aller chez un directeur de théâtre qui me donnera des rôles à apprendre et autant d’argent que j’en voudrai.
– Vous parlez bien, répéta Justin qui songeait.
– Qu’est-ce que vous ferez de moi ? demanda Lily brusquement. Au lieu de répondre, Justin demanda à son tour :
– C’est donc à cause de la tireuse de cartes que vous m’avez suivi ?
– Mais oui, répliqua-t-elle, et je vous aimerai bien si vous faites ma fortune, allez !
Justin éprouva une sorte de soulagement à entendre ces mots. Nous ne dirons pas qu’il était amoureux : ce serait trop et trop peu. Il agissait sous l’empire d’une sorte de folie lucide et qui avait conscience d’elle-même. Il fut content parce qu’il vit jour à secouer cette obsession.
– Vous avez envie d’être riche, dit-il.
– Pas pour moi, reprit la fillette vivement, pour ma petite.
– Vous êtes mère… déjà ! s’écria l’étudiant étonné.
Elle éclata de rire.
– Non, non, fit-elle, je n’ai pas encore ma petite… mais je me marierai pour l’avoir et pour l’adorer.
Ce dernier mot fut prononcé avec une passion étrange et le regard de Justin se baissa devant les rayons qui s’allumèrent dans les grands yeux noirs de Lily.
Elle était miraculeusement belle.
Il y eut un silence ; quand Justin reprit la parole, sa voix tremblait :
– Lily, dit-il, je ne veux ni ne puis rien faire de vous, je vous donnerai ce qu’il vous faut pour aller, comme vous le souhaitez, chez un directeur de théâtre.
Elle l’interrompit en frappant ses mains l’une contre l’autre.
– Tout de suite ? interrompit-elle.
Justin prit dans sa poche son porte-monnaie qui contenait trois billets de cent francs. Il avait justement reçu sa pension la veille.
À pareille aventure, il n’y avait qu’un dénouement possible : l’aumône.
Justin répéta : tout de suite ! et mit les trois billets de cent francs sur les genoux de Lily.
Là-bas, dans la cité des chiffonniers, rien n’est mieux connu que les billets de banque. On n’en voit pas souvent, mais on en parle sans cesse. C’est le rêve et la poésie du métier : trouver un billet de banque !
Le fiacre longeait au trot ce quai désert qui fait face à l’Hôtel-Dieu. Lily était rouge comme une cerise ; son sein battait ; les cils recourbés de sa paupière ne cachaient pas toute la flamme de son regard. Justin donna le signal d’arrêter. Lily sauta sur le pavé et s’enfuit.
Le cocher rit encore, c’était un observateur.
Quant à notre étudiant, il resta tout simplement abasourdi, puis il se frotta les mains de bon cœur, puis encore il se demanda :
– Pourquoi ai-je donné les trois billets ?
C’était absurde. Paris ne contient pas dix millionnaires capables d’agir ainsi.
Justin soupira longuement, mais ce n’était point le remords de sa prodigalité qui lui arrachait ce profond soupir.
Il avait devant les yeux une vision : Lily, transformée par ce qui se peut acheter avec trois billets de banque de cent francs.
Trois billets de cent francs ne sauraient vêtir une comtesse, ni même une bonne bourgeoise, mais trois billets de cent francs peuvent pailleter une saltimbanque ou couvrir très décemment une fillette.
Ce diable de cocher vous avait encore un air goguenard en recevant le prix de sa course, à la porte de Justin.
Celui-ci monta à sa chambre, qui lui sembla triste et vide. Il éprouvait au cœur cette meurtrissure qui reste après la rupture d’une vieille et profonde amitié.
En tout, Lily et lui avaient été une demi-heure ensemble.
Il se jeta sur son lit, tout songeur, et si las qu’une orgie à tous crins ne l’eût point fatigué davantage. Il n’essaya même pas d’en appeler au travail, Rogron eut tort ; l’examen fut oublié.
Cette île de jeunesse, le Pays latin, est toute pleine de joyeuses et belles filles, quoiqu’on y trouve aussi les plus laides coquines de l’univers. Justin n’avait qu’à choisir parmi les plus folles et les plus jolies. Il essaya en vain d’évoquer les souriants visages de ses danseuses préférées. C’était l’étrange beauté de Lily, demi-nue, qui passait et repassait devant ses yeux.
Il voyait sa robe pauvre et plus que fanée, drapant, mais dévoilant l’idéale perfection d’un corps de nymphe antique ; il voyait ces longs yeux noirs aux regards hardis et candides, ce front presque céleste, perdu sous la richesse désordonnée d’une splendide chevelure blonde.
Elle s’était enfuie, la sauvage créature, sans dire merci, ni plus ni moins qu’un chien à qui on a jeté un os.
Tout était bizarre et insensé dans cette aventure qui laissait après elle la sensation d’une chute.
Et, chose incroyable, parmi cette douleur morale où il y avait de la honte et une sorte de dégoût, la rêverie se dégageait brillante et suave.
Justin avait une mère, noble, bonne, bien-aimée, qui regardait de loin avec miséricorde ses fredaines d’enfant. Elle admettait, comme toutes les mères, le facile proverbe : il faut que jeunesse se passe. Elle avait peur seulement de ces attaches demi-sérieuses qui peuvent peser sur tout un avenir.
Jusqu’à ce moment, Justin, nouant et dénouant des chaînes fleuries, n’avait jamais été arrêté par l’idée de sa mère.
Aujourd’hui, la pensée de sa mère vint le visiter. Pourquoi aujourd’hui plutôt qu’hier ? Pourquoi, à propos de la plus folle et de la plus passagère de toutes ses folies ?
Certes, l’aventure pouvait être ridicule au premier chef, mais du moins elle n’était pas dangereuse. Justin avait jeté à une mendiante une aumône un peu plus large que de raison, et c’était tout ; son budget seul devait en souffrir. Jamais il ne la reverrait : c’était à parier cent contre un, car elle n’avait même pas pris la peine de lui demander son nom !
L’heure du déjeuner passa, Justin resta étendu sur son lit comme un malade. Il était malade, en effet, il avait la fièvre, et chaque fois qu’un pas montait l’escalier, son cœur battait douloureusement.
Il ne se demanda pas s’il aimait mademoiselle Lily. Croyez bien que si son meilleur camarade, mis par hasard dans le secret de son équipée, l’eût accusé d’aimer mademoiselle Lily, il y aurait eu un soufflet de lancé. Justin avait la main leste.
Non, chacun peut avoir ses mauvais jours, et nul ne répond d’un accès de fièvre.
À l’heure du dîner, Justin s’habilla et sortit. Il avait fait un mâle effort sur lui-même et secoué son vertige comme un vaillant jeune homme qu’il était.
Au moment où il mettait le pied dans la rue, il poussa un grand cri et faillit tomber à la renverse.
Une jeune fille vêtue de noir, avec une simplicité élégante et charmante était debout devant lui.
Elle souriait, montrant ces belles perles qui étaient derrière les lèvres roses de Lily.
– Comment me trouvez-vous ainsi ? demanda-t-elle.
Justin la trouvait tout uniment adorable ; mais il ne répondit point. Elle ajouta :
– J’avais bien entendu que vous donniez votre adresse au cocher, mais je ne savais pas votre nom. Comment vous demander au concierge ? Je vous attends ici depuis midi.
– Six heures !… murmura Justin.
– Oh ! fit-elle, je vous aurais attendu six jours et bien plus encore. Je ne vous avais pas dit merci.
Ce fut le lendemain matin que Justin de Vibray, le prince de la jeunesse des écoles, jeta bas son sceptre et déserta sa cour.
Il est, non loin de Saint-Denis et tout près d’Enghien, un petit village charmant qui mire dans la Seine ses maisons fleuries. J’ai presque peur de l’indiquer aux Parisiens du dimanche, car jusqu’ici les fondateurs de guinguettes l’avaient respecté. Il a nom Épinay. La dernière fois que je l’ai admiré en passant dans la plaine de Gennevilliers, j’y ai vu trois cabarets neufs et deux cheminées à vapeur. Que Dieu le protège.
En 1847 il était à vingt lieues d’Asnières.
On les appelait monsieur et madame Justin, ou bien encore « les nouveaux mariés ». Ils étaient si beaux et si bons que tout le monde les aimait. Autour d’eux il y avait comme un respect attendri.
Avant l’année finie, on fit un baptême. Dans le jardin plein de roses qui descendait jusqu’au bord de l’eau, il y eut du matin au soir une grosse fille attelée à une voiture mignonne, roulant autour de la pelouse, et dans laquelle souriait un cher enfant.
Quand la voiture s’arrêtait, c’est que Lily venait aux cris du petit ange qui appelait le sein de sa mère.
Cela dura encore trois mois, puis les feuilles tombèrent. Les rosiers étaient dépouillés de leurs fleurs. Justin devint triste. Un jour, Lily pleura.
Justin voulut revenir à Paris. Ce n’était pas pour se séparer de Lily, au contraire, Lily eut des robes plus belles, des bijoux, des dentelles, des cachemires. Justin fit des dettes, beaucoup.
Lily regrettait bien le large chapeau de paille qui l’abritait contre le bon soleil d’Épinay et toute sa gaie toilette de campagne qui la faisait si jolie à si peu de frais. Justin la voulait admirée. Paris la regarda pendant trois mois. Justin devait vingt mille francs et Lily ne souriait plus guère qu’à l’enfant dans son berceau.
Elle n’avait jamais reçu de lettres de Justin, parce qu’ils étaient toujours ensemble. Une fois on lui remit une lettre dont l’écriture lui serra le cœur. Elle était de Justin. Pourquoi Justin écrivait-il ?
Justin disait dans sa lettre :
« Ma mère est venue me chercher. À bientôt. Je ne pourrais pas vivre sans toi. »
Elle eut peine à comprendre d’abord. Quand elle comprit, elle se coucha, malade, auprès du berceau.
Justin écrivit souvent, d’abord, promettant de revenir bien vite, puis il écrivit moins fréquemment, puis il n’écrivit plus du tout.
L’enfant avait deux ans quand Lily se retira dans une pauvre chambre du quartier Mazas. Il y avait quinze mois qu’elle n’avait entendu parler de Justin. Depuis un an elle vivait de son travail, vendant çà et là un bijou ou un objet de toilette.
Justine, sa fille, ou Petite-Reine, comme disaient les voisins, était toujours habillée comme l’enfant d’un prince.
Nous retrouvons Lily au printemps de 1852. L’indigence était venue. Le costume de Lily en portait les marques, mais la pauvreté ne touchait pas encore à Petite-Reine.
C’était à cause de Petite-Reine que les voisins de Lily, pris de ce souriant et gai respect qui est le bon côté du caractère parisien, l’appelaient la Gloriette.
Il y avait dans ce surnom une pointe de moquerie et beaucoup de miséricorde pour l’excès de son amour maternel.
La Gloriette et sa Petite-Reine étaient populaires des deux côtés de la Seine. On les connaissait au Jardin des Plantes, où Lily menait jouer sa fillette, quand l’ouvrage ne donnait pas. Malgré la différence de leurs toilettes, dont chacun s’étonnait, il n’y avait point de méprise possible : quoique l’une fût l’élégance même et que le costume de l’autre eût pu convenir à une bonne, c’étaient bien la mère et l’enfant. On les aimait comme cela.
Revenons cependant à la baraque de madame Canada, où nous avons laissé Lily et Petite-Reine, pour raconter leur histoire. Les bonnes gens du quartier Mazas en savaient à peu près aussi long que nous, sauf ce détail de la première jeunesse de Lily parmi les chiffonniers et le nom de Justin de Vibray.
Au fond elles ont toutes la même histoire.
Petite-Reine ne se possédait pas de joie. C’était la première fois qu’elle allait au spectacle, et le spectacle était superbe.
Comme si madame Canada eût voulu la remercier d’avoir montré le chemin « au monde », elle enleva de son programme la lutte à main plate, l’exercice du canon, le « travail » de l’homme qui porte trois cents livres entre ses dents gâtées et généralement tout ce qui ne devait point amuser sa petite providence.
Au contraire, elle fit jouer force marionnettes, exhiba des figures de cire, et jongla elle-même avec de belles boules de cuivre, des poignards et des saladiers ; car elle possédait une grande quantité de talents.
Mais ce qui ravit la fillette au troisième ciel, ce fut la danse de mademoiselle Freluche, qui fit une douzaine d’entrechats sur la corde raide, et, contre son habitude, acheva son travail sans tomber une seule fois.
Petite-Reine applaudit de ses deux mains mignonnes et bien gantées. Dans la baraque, tout le monde la regardait et l’admirait ; elle était une partie du spectacle.
On la regardait aussi de la scène, les deux yeux ronds du jeune Saladin étaient fixés sur elle avec une expression étrange. Vous n’avez pas oublié Saladin, le triangle.
Il était un peu le maître chez madame Canada, ce Saladin, bien que la bonne femme le détestât cordialement. Elle avait peur de lui. Dans son opinion, le « blanc-bec », comme elle l’appelait, était capable de tout.
Mais il avait la protection du beau Similor, son père, qui l’aimait et qui le battait ; il avait surtout la protection d’Échalot, sa nourrice. Saladin dominait les autres par son intelligence réellement supérieure au milieu dans lequel il vivait, et par son caractère étrange, tantôt caressant tantôt impérieux.
Il savait onduler comme un serpent et sourire mieux qu’une femme ; quand il était en colère, le regard de ses yeux ronds coupait, froid et tranchant comme une lame d’acier.
C’était déjà un petit homme par ses vices, mais il gardait les faiblesses d’un enfant. Il fut jaloux du succès de mademoiselle Freluche, ou plutôt jaloux de l’impression qu’elle avait produite sur la fillette à laquelle il accordait une attention extraordinaire.
Il voulut éblouir la fillette à son tour.
Malgré madame Canada, qui avait écarté son travail du programme pour ne point effrayer Petite-Reine (et aussi pour finir plus vite, car l’heure du dîner approchait et la soupe aux choux était à point), Saladin, dépouillé de sa jaquette et vêtu d’un justaucorps pailleté, s’élança sur le devant de la scène en brandissant un sabre.
Il était un peu grêle, mais très bien fait de sa personne, et la blancheur de marbre de son visage ressortait énergiquement sous les mèches bouclées de ses cheveux bruns.
Freluche le trouvait beau comme un dieu.
Il arriva, sûr de lui-même et planta la pointe de son sabre dans son gosier avec un aplomb vainqueur.
Mais Petite-Reine poussa un cri perçant et se couvrit le visage en disant :
– Celui-là est laid ! je ne veux pas le voir. Mère, emmène-moi !
Saladin s’arrêta. Ce ne fut pas un regard d’enfant qu’il jeta sur la fillette.
– Raté, l’effet de l’avaleur ! cria un gamin.
Les deux commères protectrices du garçon boucher commandèrent :
– Entonne ton coupe-chou, bonhomme ! Aie pas peur.
– Il est connu, fit observer un militaire, que les sabres et bancals pour l’avalage sont en caoutechoucre.
Saladin brandit son glaive pour montrer qu’il était en vrai fer. La pâleur de sa joue devenait livide.
– Viens-t’en, mère, viens-t’en ! supplia Petite-Reine qui pleurait ; celui-là me fait peur !
Le sombre personnage qu’Échalot avait désigné ainsi : « un pair de France étranger », dit avec un geste imposant :
– Assez !
– As-tu fini, Barrabas ! miaula le gamin.
– Avale ! crièrent les payses.
– N’avale pas ! ordonna madame Canada du fond de la coulisse.
– Il avalera !
– Il n’avalera pas !
– La Marseillaise !
– Et ta sœur !
– Orgeat, limonade, bière !
Au milieu du tumulte, et pendant que Petite-Reine épouvantée cachait son front dans le sein de sa mère, un large éclat de rire monta de la salle et envahit la scène. Spectateurs et saltimbanques se tordaient les côtes à contempler Saladin, immobile, vert de honte et de rage.
Cela dura longtemps.
Quand Saladin releva ses paupières, ses yeux saignaient comme ceux des oiseaux de proie.
Il regarda le public d’abord, puis Petite-Reine, et s’enfuit, poursuivi jusqu’au fond de la coulisse par ce grand éclat de rire qui devait bouleverser trois destinées.
– Tu veux toujours faire à ta tête, blanc-bec, dit madame Canada à Saladin qui rentrait dans la coulisse les sourcils froncés et la tête basse.
– L’avalage du sabre, ajouta Similor sentencieusement, est une mécanique qui plaisait à nos ancêtres, ça passe au troubadour démodé comme la guitare et la comédie.
– Toi, Amédée ! s’écria le miséricordieux Échalot, tu ne saurais jamais dire un mot agréable à l’enfant. Il est fautif d’avoir ostiné madame Canada, qu’est ici l’image de l’autorité, mais pour du talent, n’y a pas beaucoup d’artistes en foire qu’en soient comblés davantage par la Providence, ajoutée à l’éducation !
Saladin regarda du même œil rond, effronté et hautement dédaigneux ceux qui l’attaquaient et celui qui le défendait.
Il remit sa jaquette, alluma sa pipe et sortit sans répondre un seul mot.
Une fois dehors, il fit le tour de la baraque, jusqu’à ce qu’il eût trouvé une large fente entre les planches. Il mit l’œil à cette fente, et regarda Petite-Reine. La pluie qui commençait à tomber ne le chassa point.
– Ah ! fit-il au bout de plusieurs minutes, je suis laid !… La drôle de petite marionnette ! Je lui fais peur ! La voilà qui rit, maintenant qu’elle ne me voit plus. C’est bon.
La représentation, cependant, s’achevait. En conscience, il y en avait largement pour deux sous. Cologne, la clarinette, parut en géant, Atlas, le bossu, dansa la polichinelle, et madame Canada fit la mère gigogne. La séance se termina par les prestiges hydrauliques qui étaient des ombres chinoises.
Quand Lily emmena Petite-Reine enchantée, la pluie tombait à torrents. Le pair de France étranger allait peut-être enfin proposer ses services, mais il fut prévenu.
– Vous faut-il une citadine, ma belle dame ? demanda, sur la plate-forme même, un jeune gars en jaquette, qui toucha son bonnet grec élégamment.
Lily jeta un regard désolé sur la toilette de Petite-Reine qui dit :
– Par exemple celui-là est bien gentil !
Sur un geste de Lily, le jeune garçon sauta en bas des marches, c’était l’intrigant Saladin.
Deux minutes après, il revenait avec une voiture.
Lily le remercia et monta dans la voiture. Petite-Reine lui sourit par la portière.
– Vous allez ? demanda Saladin.
– Rue Lacuée, 5, place Mazas.
Saladin répéta au cocher :
– Rue Lacuée, 5, place Mazas.
Il rentra tout pensif dans la baraque, où madame Canada disposait déjà, au beau milieu de la scène, une vieille porte sur deux tréteaux.
C’était la table où fut servie la soupe aux choux.
Chacun s’assit autour de la table, savoir, la directrice et son état-major sur des chaises, les autres comme ils purent, qui par terre, qui sur le tambour, qui sur quatre bouteilles, supportant une ardoise.
Chacun eut une bonne assiette de soupe.
La soupe formait le repas réglementaire fourni par le gouvernement. Après la soupe, l’administration ne devait rien, mais tout pensionnaire gardait le droit imprescriptible de se procurer à lui-même n’importe quelle douceur à l’aide de ses économies.
Ainsi le bossu grignota deux sous d’arlequins qu’il était allé acheter de grand matin, à pied, rue de Sèvres, où les arlequins sont bons et pas chers ; Cologne dévora un demi-pain de munition, beurré de graisse à friture, et mademoiselle Freluche mangea une vaste brioche en mordant un oignon cru.
Il y a toujours de l’élégance dans l’appétit des dames.
L’état-major, composé de madame Canada, d’Échalot, de Similor et de Saladin, qui passait pour l’héritier présomptif de l’établissement, avait à partager le fond de la marmite : savoir un petit morceau de lard, quatre queues de mouton, une saucisse et des choux.
Similor, nature brillante, mais égoïste, avait du vin dans un cruchon de Vichy. Il n’en offrit à personne. Échalot, au contraire, muni d’une bouteille de cidre à quatre sous en versa à madame Canada, puis à Saladin, qui ne le remercia pas.
Le Théâtre Français et Hydraulique était un établissement considérable. Outre la baraque en planches vermoulues qui laissaient passer fidèlement le vent et la pluie, il y avait les bancs qui ne tenaient plus, le tambour, la caisse, la clarinette, le trombone, les ombres chinoises et autres meubles industriels, plus les sabres de Saladin et la corde de mademoiselle Freluche. Il y avait, en outre, une énorme voiture, sorte de maison roulante chargée de faire voyager tout cela et un cheval mourant qui traînait la voiture. Il se nommait Sapajou.
Encore ne parlons-nous point du tableau, troué comme une écumoire, qui portait l’illustre signature de Cœur-d’Acier. Madame Canada faisait volontiers ce raisonnement :
– Je ne retirerais pas cent écus du tout, mais s’il me fallait l’acheter je n’en serais pas quitte pour trois mille francs.
Les ruines ont ainsi leur valeur mélancolique. La pluie mettait un terme aux représentations pour ce soir. Quand le repas fut achevé, madame Canada dit :
– Campo ! chacun a ses habitudes, pas vrai ? Rentrez seulement de bonne heure, rapport à ce que demain matin on commence le déménagement au petit jour.
– Où va-t-on aller ? demanda Cologne.
– Si quelqu’un veut te tirer les vers du nez à ce sujet, répliqua fièrement la directrice, tu répondras que tu l’ignores, imbécile !
Les pensionnaires de madame Canada se dispersèrent aussitôt, et allèrent chacun à ses habitudes.
Le vice est hors de prix, à Paris ; ils sont plus pauvres que Job, et pourtant ils ont des vices. Comprenez-vous cela ? Ils boivent, ils jouent, ils mènent des intrigues d’amour. Comment ! Cologne ? oui certes et Atlas aussi, Poquet, dit Atlas, le bossu ! Le trombone ! qui vous donnerait une palette de son sang pour vingt sous !
Poquet entretient une dame !
Quelque part, tout au fond de l’inconnu, il est des trous enfumés pleins de moite chaleur et bourrés d’asphyxies, où vous tomberiez morte au bout de dix secondes, madame, mais où l’on s’amuse autant et mieux que chez vous.
Il y a là des élégances relatives, des raffinements qui font peur, des galanteries, des comédies.
On vit, on pêche, on aime, on trahit comme chez votre voisine ; c’est un monde, un vrai monde. Et tenez ! l’amante du trombone bossu lance sous la table des coups de pied à écorcher les grandes jambes de Cologne qui est idiot, mais géant.
Vous voyez bien que c’est le monde !
Similor eût rougi de descendre jusque-là. Il gagnait régulièrement la poule à un petit estaminet de la barrière et y faisait des dettes.
Personne ne savait où allait Saladin.
Mademoiselle Freluche se promenait comme Diogène, mais sans lanterne.
Aujourd’hui, mademoiselle Freluche et Saladin restèrent à la baraque.
Saladin était toujours songeur, mademoiselle Freluche avait sommeil.
Madame Canada et son Échalot, personnes rangées, se retirèrent dans leurs appartements. Ils couchaient dans la grande voiture, ainsi que Similor et Saladin. Leur chambre, large et longue comme deux cercueils, à peu près, pouvait se clore. Ils s’enfermèrent.
Ils vous avaient là-dedans des airs heureux. C’étaient de bonnes gens, et ils s’aimaient.
– Amandine, dit Échalot, nous avons à compter et à causer ; si nous nous lâchions le café noir, en qualité d’extra, et sans en prendre l’habitude ?
– Gros gourmand ! répondit madame Canada, qui avait déjà l’eau à la bouche. Va pour le café noir.
C’est ici un art éminemment parisien que de préparer le café. On a pour cela des ustensiles ingénieux et charmants, des bijoux qui laissent voir l’eau en ébullition au moment où elle saisit les parfums de la poudre favorite. J’ai vu des mains savantes et des mains charmantes toucher à la cafetière.
Je vais vous dire comment madame Canada faisait son café.
Pendant qu’Échalot comptait des sous et des pièces blanches dans un boursicot de cuir et traçait des chiffres sur un papier gras, Amandine ouvrit sa malle et y prit une feuille de chou contenant un bon tas de ce mortier compact qu’on appelle du marc, et que les garçons de café revendent aux viveurs peu favorisés par la fortune.
Ce marc, soit dit en passant, a déjà servi deux fois. Aussi madame Canada en prit-elle à pleines mains comme si elle eût voulu gâcher du plâtre.
Elle le mit dans un poêlon avec un oignon brûlé, une pincée de poivre, et une gousse d’ail. Sous le poêlon, elle alluma du feu dans un réchaud qui boitait. Puis, ayant versé deux verres d’eau sur ce ragoût, elle se mit à remuer le tout avec une cuiller de bois, qui avait écume la soupe.
Les Spartiates n’auraient certes pas voulu de ce brouet, mais, aussitôt que la chaleur du feu en dégagea les premiers effluves, les narines d’Échalot se dilatèrent énergiquement.
Il cessa de manier ses gros sous et dit avec émotion :
– Ça n’a pas cette odeur-là dans les établissements publics. Tout est meilleur et moins cher dans le sein de la famille. Dieu m’avait créé pour les plaisirs purs et l’agrément du chez soi, adouci par une honnête aisance. Ah ! que de belles années perdues, mon Amandine ! si on s’avait rencontré plus tôt avec la sympathie qu’on nourrit mutuellement l’un pour l’autre, on aurait semé dès sa jeunesse une situation assurée pour plus tard, à se récolter dans la maturité de l’âge.
Madame Canada laissa tomber dans le poêlon un bout de cervelas et un bon petit morceau de gruyère qu’elle avait retrouvés sous sa main. Un vaste soupir souleva sa poitrine.
– J’en ai prodigué des ressources avec feu Canada ! murmura-t-elle. Toutes les voluptés n’étaient pas assez pour nous. Égaux par le physique, on y mélangeait l’inconstance réciproque, à droite, à gauche, lui avec les bourgeoises les plus huppées de l’aristocratie et du commerce, moi avec des militaires gradés et des chefs d’établissement, mais sans jamais manquer à l’honneur ! C’est l’existence de l’artiste, emporté par ce tourbillon déréglé de ne jamais penser qu’à sa bouche, bals, fêtes et cafés-concerts ! Rien qu’en tabac on aurait nourri un enfant. Et des raisons, quand on revenait à la baraque, un peu lancés tous deux ! Et des coups aussi, que feu Canada n’avait pas honte de frapper une pauvre femme comme moi dans sa faiblesse !
Échalot la regardait avec admiration.
– J’ai fréquenté les salons de la noblesse, dit-il, avec Similor, du temps des Habits Noirs où nous avons trempé, quoique toujours délicats, mais pour avoir trouvé une comtesse qui s’exprime avec ta facilité, Amandine, jamais ! Si ce Canada t’avait affrontée devant moi…
– Oh ! fit la directrice, qui eut un pacifique sourire, pas besoin, merci. À ces époques-là, je faisais le travail des poids. Canada était bel homme, mais il n’a pas duré contre moi… Que trouves-tu à la balance ?
– Soixante-trois francs quatre-vingts centimes pour les vingt et un jours, répondit Échalot, c’est maigre.
La bouillie de marc était chaude. Madame Canada la versa dans un mouchoir à carreaux qui lui servait de coiffure quand elle n’avait pas sa perruque d’étoupe.
– Le temps n’est plus à faire de l’or dans la capitale, dit-elle. Faut s’y montrer pour ne pas perdre son rang, mais c’est la province qui sustente les artistes… Tords-moi ça, Bibi !… En plus que des particuliers comme ton Similor et ton Saladin, c’est la ruine d’une entreprise honnête.
Échalot prit un des côtés du mouchoir sans répondre.
On tordit. Quelque chose de visqueux et de noir tomba dans une grande tasse ébréchée.
Cela vous eût fait fuir à l’autre bout du monde, mais Échalot et sa compagne se penchaient tous deux en avant pour ne rien perdre de la fumée odorante qui montait. Leurs visages souriants et avides se rencontrèrent. Ils échangèrent un baiser qui n’avait rien de sensuel, sinon à l’endroit du café.
– Parole ! il embaume, dit Échalot. Le poêlon gardait un petit goût de chou…
– C’est là le truc ! interrompit madame Canada avec triomphe. Faut toujours quelque chose pour donner du bouquet… Mets le couvert, Bibi.
Échalot se hâta d’obéir. Le boursicot et le livre de comptes furent serrés et remplacés par deux petites écuelles de terre brune, un carafon d’eau-de-vie et un cornet de papier gris contenant de la cassonade.
Le carafon, hélas ! était presque vide.
Le contenu de la tasse ébréchée remplit les petites écuelles jusqu’aux bords.
– C’est le sec qui est court ! fit Échalot en regardant le carafon.
Madame Canada eut un sourire.
– On va curer le puits ! dit-elle. C’est le dernier jour. Voyons voir ce qu’il y a au fond des bouteilles.
Cinq bouteilles étaient couchées sous le lit, reliques de bombances passées : une de cassis, une de parfait-amour, une d’élixir-des-braves, une de crème de Vénus, une de bière. On passa de l’eau dans toutes, on rinça, on décanta dans le carafon, et le niveau de « la goutte » monta sensiblement.
Philémon Échalot et Baucis Canada s’assirent alors en face l’un de l’autre, le cœur content, la conscience légère, et firent deux parts de la cassonade terreuse qui descendit en bouillonnant dans les écuelles.
Le café, savouré à petites gorgées, fut proclamé délicieux. Quand les tasses furent à moitié, on y versa les rinçures, qui, à leur tour, méritèrent un éloge sincère et attendri.
La pluie faisait rage au-dehors. Le poète Lucrèce l’a dit en beaux vers bien dogmatiquement égoïstes : « Qu’il est doux, quand la grande mer est agitée par la tempête, qu’il est doux d’être au port, et de suivre le danger des malheureux ballottés par la tourmente ! »
Ah ! le philosophe !
Philémon et Baucis écoutaient les tapages de l’averse et traduisaient à leur manière le distique du poète bourgeois.
– Nous sommes bien clos, disait la Canada.
– Bien couverts, ajoutait Échalot.
– Tant pis pour les gens qui se mouillent !
Ensemble ils imprimèrent à leurs tasses ce mouvement de rotation qui permet de boire la dernière goutte.
– Amandine, soupira Échalot, j’ai une idée qui me trotte dans la tête.
– Moi de même, répliqua vivement madame Canada. Depuis quand, la tienne ?
– Depuis ce soir.
– La mienne aussi.
La boîte qui servait de chambre au jeune Saladin était contiguë à l’armoire habitée par Philémon et Baucis.
Saladin était brûlé à son estaminet dont le maître lui avait présenté sa note. Il passait forcément dans son trou cette dernière soirée et n’avait pas sommeil. L’odeur du gloria pénétrant à travers les fentes de la cloison lui inspira quelques jalouses pensées qu’on trouverait aussi dans Lucrèce, puis il se mit à écouter pour tuer le temps. Voici ce qu’il entendit :
– Mon idée, reprenait Échalot, c’est que Saladin était un amour quand il avait cinq ans. Il faisait recette.
– Et Freluche au même âge ! s’écria madame Canada. Quel chérubin ! Elle valait cent sous par jour à la moyenne !
– Nous partons pour une tournée de province.
– En province, les enfants font toujours de l’argent.
– Quand ils sont jolis…
– Comme la minette de ce soir, hé ?
Ce fut madame Canada qui dit cela. Échalot lui prit les deux mains et les serra en murmurant :
– Tu es supérieure à ton sexe par la capacité, Amandine !
– Je donnerais cinquante francs, s’écria la directrice, à qui m’apporterait un ange pareil !
Saladin se redressa de l’autre côté de la cloison.
– Bah ! fit Échalot, c’est des rêves… personne ne nous apportera cela.
– Il y a quelquefois des mères dénaturées…, fit Amandine. Allons nous coucher, la chandelle s’use.
Saladin passait ses mains maigres dans les grandes masses de ses cheveux. Lui aussi avait son idée. Il s’assit sur le pied de son lit.
– Bonne nuit, Bibi, dit la Canada.
– On pourrait aller jusqu’à cent francs, repartit Échalot. Dors bien, mon Amandine.
– Cent francs, répéta Saladin, c’est une affaire… Ah ! je suis laid !… Perruche !
Il réfléchit et un sourire méchant vint à sa lèvre pendant qu’il ajoutait :
– Gagner cent francs… et se venger ? ça serait drôle !
Le lendemain matin, à l’heure où tout dormait encore dans l’établissement de madame Canada, Saladin quitta son lit et se glissa hors de la maison roulante pour pénétrer dans la baraque. En passant près du matelas de Similor, il tâta un peu les poches de cet homme aimable mais débauché. Elles étaient vides.
Dans la baraque, à gauche, mademoiselle Freluche était couchée sur un sac de paille, à droite Cologne et Poquet, dit Atlas, s’étendaient tout habillés sur deux tas de rubans de menuisier.
Tous les trois ronflaient.
Saladin savait ramper comme une couleuvre. Il s’approcha sans bruit du trombone et de la clarinette et profita des premiers rayons du jour pour inspecter les poches de leurs pantalons. Poquet, malgré les folies qu’il faisait pour les dames, avait la prudence des bossus. Dans le gousset, où d’autres mettent leur montre, il cachait trois pièces de vingt sous, ressource amassée pour les jours difficiles.
Saladin les lui emprunta sans remords.
Cologne ne possédait que soixante-dix centimes. C’était peu. Saladin les préleva tout de même.
Après quoi, toujours rampant, il traversa la scène et se rendit auprès de mademoiselle Freluche.
Dieu a permis que les jeunes filles eussent le sommeil léger, afin de les garder des mille dangers qui menacent leur innocence. Au moment où Saladin éprouvait d’un doigt délicat la poche ménagée dans les plis du jupon de Freluche, elle ouvrit ses beaux yeux languissants et lui dit :
– À la fin te voilà donc un homme, petite drogue ! Saladin, malgré son audace, resta déconcerté.
– As-tu toujours ta pièce de deux francs percée ? demanda-t-il.
Le front de mademoiselle Freluche se rembrunit.
– Ça ne te regarde pas, répondit-elle. File, ou je vais appeler ! Saladin lui caressa les deux mains qu’elle avait grandes et rouges.
– Ma petite Freluche, murmura-t-il en donnant à sa voix des inflexions plus douces que les sons même de la clarinette de Cologne, quant à la chose de t’idolâtrer, ça y est, tu le sais bien, mais j’ai besoin de ta pièce pour une affaire.
– Nix ! répliqua formellement la danseuse de corde. Elle ajouta d’un ton solennel :
– Je ne donnerais pas ma pièce de deux francs pour cinquante sous !
Il faut une religion : Voltaire lui-même a bien voulu en convenir. Freluche ne s’inquiétait pas de Dieu, mais elle croyait aux pièces percées. Saladin croyait à toutes les pièces.
– Écoute, reprit-il, papa Échalot ne me refuserait pas une avance sur mes appointements du mois prochain, mais j’ai voulu te faire profiter de l’affaire. C’est superbe, quoi !
Saladin avait le don de persuader. Malgré sa prudence, mademoiselle Freluche était déjà ébranlée.
– Qu’est-ce qui est superbe ? demanda-t-elle pourtant.
– La combinaison de gagner cent francs avec tes quarante sous.
– Et combien j’aurai ?
– Dix francs.
– Je veux vingt francs.
– Tope !
Saladin sortit de la baraque avec cinq francs quatorze sous.
Il arpenta la place du Trône d’un air important et qui sentait d’une lieue son capitaliste.
Déjà quelques-uns de messieurs les artistes en foire commençaient leurs préparatifs de départ. Saladin passa derrière les tentes et alla frapper à la porte d’une maison roulante qui desservait le grand théâtre de La Pie voleuse, situé à l’autre bout du rond-point.
N’ayant point reçu de réponse, il prit la rue des Ormeaux, qui mène au boulevard de Montreuil, et entra dans l’échoppe d’un marchand de bric-à-brac, au lieu dit « La Petite-Allemagne ».
C’est là, sans contredit, un des plus curieux coins du Paris indigent.
Sur une longueur de cinq cents pas, depuis le Trône jusqu’au centre de Charonne, tous les chignons sont blonds, tous les jupons courts, tous les corsages lacés à l’alsacienne. On n’y parle point français. J’y ai vu des barbes pointues et des houppelandes pelées qui eussent fait honneur à la Judengasse de Francfort.
Le marchand de bric-à-brac était juif, jaune et maigre ; sa femme était grasse, courte, blonde et juive. Il y avait dans la poussière, jonchée de débris, six ou huit enfants bien dodus qui grouillaient.
Saladin expliqua qu’il avait une vieille mère, dont il était le seul soutien. Fils pieux, mais peu favorisé sous le rapport de la fortune, il voulait remonter à peu de frais la garde-robe maternelle.
Ces juifs allemands sont très souvent de braves gens. L’homme maigre et la femme grasse furent touchés par la piété filiale de Saladin. Pour cinq francs, ils trouvèrent moyen de lui composer un trousseau complet qui ne valait rien, mais qui avait une sorte d’apparence. Il y avait surtout un béguin à voile bleu (la vieille mère de Saladin s’en allait aveugle) qui était une véritable trouvaille. Saladin fit du tout un paquet qu’il emporta sous son bras.
Il était dix heures quand il acheva son marché. Il faisait jour enfin chez ces sybarites de La Pie voleuse. Saladin entra dans la voiture et demanda monsieur Languedoc, grand premier rôle, ophicléide, régisseur et peintureur.
Ce dernier métier est double : il consiste à rechampir les décors et à faire des têtes aux artistes.
À l’aide de tous ces talents réunis, M. Languedoc gagnait de quoi maigrir, et depuis dix ans, il n’avait pas pu saisir l’opportunité de boucher les trous de sa redingote. Il était gai comme un pinson et plus généreux que Guzman.
– Ça va au Français et Hydraulique ! s’écria-t-il en apercevant Saladin. La Canada a une chance de raté. Vous aviez six francs passés à la dernière d’hier, et nous n’avons eu que vingt-huit sous. La grêle ! Je paye à déjeuner, si tu avances les capitaux, jeune homme.
Saladin jeta son paquet sur la table et répondit :
– Voici des effets qui m’ont coûté trente francs comptant. J’en ai besoin seulement pour aujourd’hui, qu’ils doivent me servir à pénétrer chez celle que j’adore, malgré la jalousie de son bourgeois qui me poignarderait s’il connaissait mon sexe. Demain, le tour sera joué. Je mettrai les hardes au clou et nous irons déjeuner à la Râpée. Fais-moi une tête analogue au costume.
Languedoc le regarda avec admiration.
– N’y a plus d’enfant ! dit-il. C’est gredin avant d’avoir fait sa crue ! est-elle calée, ta chacune ?
– Mieux que ça ! répliqua Saladin. Elle est nourrie dans le faste, linge fin, chaussure vernie, fiacre à l’heure et prisant du tabac à la rose !
– Alors, soupira Languedoc, elle va t’en payer un repas de corps, ce matin, petite racaille !
Tout en parlant, il avait atteint une boîte carrée et plate dont l’intérieur était divisé en une quantité de petits compartiments. Saladin s’assit sur le pied du lit et l’opération commença aussitôt.
La tête demandée était celle d’une brave femme de 45 à 50 ans.
Saladin fut d’abord coiffé avec la maladresse voulue ; un œil de poudre grisonna ses cheveux ; puis le pinceau joua, et l’estompe, et le pouce, et la houppe. Ce Languedoc n’était pas de l’école de Meissonier, il peignait à grands traits.
– Si c’était pour le soir, à la lumière, dit-il en se mettant au point pour juger l’effet, on pousserait à la couleur ; mais pas de bêtise ! Le jour, il faut ménager sa marchandise… Regarde voir si ça te va, petit.
Il mit dans la main de Saladin un tesson de miroir.
– Ça y est ! s’écria celui-ci. Je reconnais ma tendre mère ! aide-moi à m’habiller ; le bourgeois de mon idole n’y verra que du feu !
Dix minutes après, madame Saladin, la mère, descendait le boulevard Mazas d’un pas tranquille et discret. Similor et Échalot l’auraient croisée sur le trottoir sans reconnaître en elle leur coupable fils qui se disait :
– Je vas manger deux sous de pain, et il me restera 60 centimes pour acheter du sucre d’orge à la petite. Ah ! elle me trouve laid ! Va bien ! l’affaire mitonne.
C’était une maison de chétive apparence, située à une trentaine de mètres de l’angle formé par la rue Lacuée et la place Mazas. Tout ce quartier était alors en voie de reconstruction et l’angle lui-même, entouré d’une barrière en planches, attendait une bâtisse nouvelle.
Au troisième étage de la maison, il y avait une petite chambre, éclairée par deux fenêtres dont l’une s’ouvrait au levant, l’autre au midi. Comme aucun obstacle ne masquait ces croisées, la seconde regardait le Jardin des Plantes et toute une part du vieux Paris, la première voyait, par-dessus Bercy et Ivry, les campagnes riveraines de la Seine.
Tout était clair, net et propre dans cette chambrette où la pauvreté avait je ne sais quel air d’élégance. Petite-Reine dormait dans un berceau d’osier, entouré de rideaux blancs comme neige et qui cachait à demi la couchette de sa mère : un de ces lits en fer qui ont atteint, ce semble, le dernier degré du bon marché.
Une commode, une table de couturière et quelques chaises formaient l’ameublement. Tout cela souriait, inondé de gai soleil. Il n’y avait de triste qu’un meuble en bois de rose qui restait là, parlant d’un luxe évanoui, et faisant contraste avec tout ce qui l’entourait.
La Gloriette était levée depuis longtemps déjà. On le voyait à l’ordre établi dans le modeste ménage. Elle avait savonné des chemises, des collerettes, des bas mignons appartenant à Petite-Reine ; les souliers de Petite-Reine étaient cirés et sa gentille toilette attendait, bien brossée.
Que disions-nous qu’il était triste le meuble en bois de rose ! Il était joyeux plutôt et, certes, Lily ne regrettait rien en le regardant. C’était l’armoire de Petite-Reine, il contenait tous les objets à l’usage de l’enfant adoré qui était l’âme de cette demeure.
Ah ! qui pourrait dire comme on la chérissait, comme on était follement fière d’elle, et heureuse, et facile à glisser sur la pente d’or des beaux rêves d’avenir !
Il y avait un deuil dans le passé, un grand amour brisé, une douleur que rien ne devait éteindre.
Mais supposez le cœur le mieux doué, vous y trouverez un battement qui domine. Chaque femme surtout a une corde qui vibre plus passionnément, un attrait, un élan supérieur à tous autres : une vocation dans la passion.
Celle-là est mère avant tout, celle-ci, avant tout, est amante.
La Gloriette était mère jusqu’au culte, jusqu’au délire.
Elle avait aimé Justin, elle avait pleuré Justin, son premier, son unique ami, mais ce berceau, cette allégresse, cette idolâtrie !
J’en ai vu qui restaient inconsolables et mornes à regarder l’enfant dont le père n’était plus ; j’en ai vu qui regrettaient le père avec assez d’emportement furieux pour prendre l’enfant en horreur.
La Gloriette avait souri parmi ses larmes, dès le premier jour de son veuvage, penchée qu’elle était en un recueillement dévot au-dessus du sommeil de Petite-Reine.
Elle s’était dit peut-être après le départ de Justin, tant il peut y avoir de joie jalouse dans le spasme de cette folie maternelle : Petite-Reine sera à moi toute seule.
Elle n’aura que moi au monde. Je lui donnerai ma vie. Elle me payera avec tout son amour.
Elle aimait encore Justin, surtout parce que Justin était le père de Petite-Reine ; elle le regrettait, parce qu’il eût si bien admiré la chère enfant du matin au soir ; mais son cœur était plein, et quand elle parlait à Dieu, c’était un long cantique d’actions de grâces. Elle remerciait la bonté de Dieu qui faisait sourire sa fille, si jolie dans ce pauvre berceau : elle s’agenouillait, ne sachant plus si elle adorait Dieu ou la frêle créature endormie, calme, rose, et dont les lèvres fraîches, entrouvertes pour laisser passer le souffle si doux des petits, semblaient appeler le baiser en murmurant : Maman chérie !
Elle se trouvait heureuse : il n’y avait pas au monde une créature humaine dont elle enviât le sort, car la pauvreté est légère à supporter quand une grande joie soutient l’âme, ou un grand orgueil, et la Gloriette avait pour exalter sa jeune âme la plus grande de toutes les joies, le plus grand de tous les orgueils.
La Gloriette avait appris à Petite-Reine une prière bien courte, mais si belle ! pour demander à la bonne Vierge, qui est mère aussi, le retour de son papa. Elle était sûre que Justin reviendrait, non point pour elle peut-être, mais pour Petite-Reine. Elle avait un moyen sûr, infaillible !
Encore quelques semaines d’amour sans partage ; puis, quand l’enfant grandissant devait avoir des besoins que le travail acharné de ses mains ne pourrait plus satisfaire, elle comptait se rendre chez un de ces photographes qui font si beaux les amours dans les bras de leur mère.
Si vous saviez combien de fois elle s’était arrêtée à regarder tous ces chérubins qui rient aux vitrines de Nadar et de Carjat, jolis comme des anges, mais moins jolis que Petite-Reine.
Elle comptait donc aller chez Carjat ou chez Nadar avec Petite-Reine habillée comme l’enfant Jésus ; elle comptait enlever le filet qui tenait captifs ces cheveux blonds où elle baignait, le matin et le soir, ses baisers affolés. – Et alors, sur la vitre miraculeuse le rayon de soleil devait fixer un sourire d’ange, suave et doux, encadré dans les boucles d’or de cette chevelure, glorieuse comme une auréole.
Et, fût-il au bout de l’univers, que vouliez-vous que fit Justin, ouvrant la lettre et voyant ce portrait, sinon revenir, revenir bien vite pour s’agenouiller de l’autre côté du berceau ?
Vous souriez ? mais Lily savait mieux que vous comment était fait ce pauvre beau Justin de Vibray, le roi des étudiants, noble intelligence, faible volonté. On devait le retenir prisonnier quelque part, et Lily ne maudissait point le geôlier de cette prison, qui était encore une mère.
D’ailleurs, Lily, cette belle petite dame que nous vîmes hier, si discrète et si sage dans le rôle de maman, était un enfant aussi.
Ce matin, à l’heure où l’âge des femmes saute aux yeux, vous lui auriez donné dix-huit ou dix-neuf ans à toute peine.
Elle avait son déshabillé de travail : une jupe de bazin, une camisole de percale ; ses cheveux, plus riches et plus doux que ceux de l’enfant, allaient où ils voulaient en un désordre charmant et lui faisaient une coiffure que nulle ne pourrait acheter, fût-ce au prix d’un trône.
Elle avait bien quelque pâleur aux joues, mais vous l’en eussiez mieux aimée, tant cette pâleur, délicate et douce, se mariait heureusement aux lumières de sa chevelure et à cette profonde étincelle qui jaillissait de ses grands yeux noirs.
Lily était belle, bien plus qu’autrefois ; plus belle même que Petite-Reine n’était jolie. Un peintre connaisseur vous eût dit qu’elle devait devenir encore plus belle.
Mais je ne sais comment exprimer cela. Ce n’était point son exquise beauté qui frappait le cœur ni le regard, c’était sa gentillesse de jeune mère, active à la besogne. En elle la mère emportait tout. Les grâces enchantées de sa taille, la splendeur de ses traits n’étaient en une sorte que des charmes accessoires auprès de la séduction attendrie qui s’épandait autour de son travail.
Elle allait, elle venait, leste comme un oiseau, et gaie, et commençant un doux chant, interrompu par une distraction maternelle.
C’était une petite chemise, raide de savon, qu’il fallait retourner sur la corde où elle séchait, le manteau à brosser, le chapeau dont la plume coquette demandait un coup de doigt, puis les brillantes bottines, mignonnes comme des jouets – puis un regard au berceau, et après chaque regard, vous pensez, l’irrésistible besoin d’un baiser, puis, que sais-je ?
Le soleil reluisait si joyeusement ! On s’accoudait une minute à la fenêtre… Psst ! La laitière ! Et le déjeuner de Petite-Reine ! Paresseuse !
La laitière, figurez-vous cela, montait chaque matin les trois étages pour quatre sous, ou plutôt pour madame Lily et pour la petite.
En bas, la laitière avait la voix rauque et mettait je ne sais quoi dans ses pots de fer-blanc ; mais en haut, elle apportait de la vraie crème, et sa voix changeait.
Y avait-il quelque chose d’assez bon, d’assez doux pour ces deux chères créatures ! Tout le quartier était comme la laitière. On les aimait, on les respectait.
– Madame Hureau, dit la Gloriette quand la paysanne entra, vous nous trompez, je m’aperçois bien de cela : vous faites trop bonne mesure.
Madame Hureau était déjà à regarder Petite-Reine dans son berceau.
Elle rabattit la corne de son tablier et l’enfant s’éveilla, inondée de lilas tout frais, tout mouillés, de bons gros lilas de campagne, qui réjouissent l’œil, protégés par de robustes feuillées.
Les lilas de Paris sont chauves.
Le réveil de l’enfant fut un cri d’allégresse. Tant de fleurs ! tant de feuilles ! et toute la chambre embaumée !
La paysanne se sauva, riant de sa niche et la larme à l’œil.
Sur le réchaud, près de la porte, il y eut un petit poêlon d’argent. J’ai dit d’argent : c’était pour l’adorée. Le lait chauffa pendant que la mère et la fille jouaient avec les lilas. On s’embrassait à travers les feuillages humides qui secouaient leurs perles sur ces fronts d’anges.
– Mère, le lait monte !
Et le gros bouquet presque achevé fut jeté à la diable pour sauver le lait.
Se peut-il que deux choses soient si dissemblables ? Nous avons vu la brave Canada faire dans une marmite l’effrayante cuisine qu’elle appelait « son café ». Ici, le contenu d’un mince cornet de papier blanc fut versé dans un joujou de verre sous lequel l’esprit-de-vin s’alluma.
L’arôme se dégagea, pur et pénétrant, de cette mignonne cornue. La crème sucrée prit une nuance presque aussi fine que celle des lilas épars sur le berceau, et Petite-Reine déjeuna de grand appétit avec ce mélange dont Échalot n’aurait pas voulu, le sybarite.
Il y manquait l’oignon et l’arrière-goût de chou.
Notre pensée est revenue vers ce digne couple de la foire, à cause de Petite-Reine, si délicieusement gentille en grignotant son pain rôti. C’était en prenant leur café noir que madame Canada et Échalot avaient émis ce souhait de posséder une jolie fillette pour leur tournée de province.
Et, en vérité, imaginez-vous les recettes que pourrait faire un amour comme Petite-Reine, si elle savait danser sur la corde moitié si bien seulement que mademoiselle Freluche ?
Cent francs ! La direction du Théâtre Français et Hydraulique aurait donné cent francs pour réaliser ce rêve. C’est beaucoup d’argent. Proportions gardées, le Théâtre-Italien ne paye pas plus cher Adelina Patti.
Mais, Seigneur Dieu ! vous figurez-vous aussi Petite-Reine, le bijou qui toujours avait dormi dans son ouate parfumée, vous la figurez-vous s’éveillant au milieu de ce peuple ? La voyez-vous au fond de cette misère assombrie par le vice ? entre Cologne, le géant, et Atlas, le bossu ?
Il faut les battre, vous n’ignorez pas cela, les enfants à qui on enseigne la danse sur la corde.
Oh ! certes, de pareilles pensées ne viennent point aux mères amoureuses. Ce serait folie que de nourrir des craintes si horribles.
Parfois, quand on aime passionnément, l’âme est prise tout à coup d’une terreur vague, et les yeux de la Gloriette se mouillaient bien souvent à regarder son trésor. Elle redoutait la misère, une maladie, peut-être, tout ce qui effraie les mères, mais cette honte extravagante, ce malheur invraisemblable, sa fille volée, sa fille battue, pâlie, changée par les larmes et dansant sur la corde comme la petite du pont d’Austerlitz, oh ! certes, certes, la Gloriette n’y avait songé jamais !
Il y a un tableau de sir Thomas Lawrence, peintre de Sa Très Gracieuse Majesté George III, qui représente l’honorable lady Hamilton de Hamilton place en train de tremper des mouillettes dans une tasse de chocolat.
L’honorable lady peut être âgée de trois ans. Sa petite figure fière, d’un blanc rose et transparent, s’inonde de plus de cheveux perlés, qu’il n’en faudrait pour coiffer l’illustre tête de Louis XIV. Elle est jolie cette poupée-duchesse, comme tout le talent de Lawrence dont le pinceau aurait peuplé un paradis d’anges anglais ; mais elle ne sourit pas ou plutôt elle sourit à l’anglaise.
Petite-Reine souriait comme à Paris ; à la voir, Thomas Lawrence eût brisé ses pinceaux, aujourd’hui surtout que ce gai soleil des derniers jours d’avril envoyait des reflets nacrés à ses joues.
Quand elle eut bien déjeuné, sa mère la mit à genoux, sa mère, dévote à force de tendresse. Petite-Reine joignit ses douces mains et dit, sans s’arrêter ni se tromper, cette belle prière dont j’ai parlé, qui avait deux lignes, ni plus ni moins :
« Mon Dieu, je vous donne mon cœur. Bonne Vierge, mère de Dieu, je vous aime bien, rendez-moi mon petit père. »
En bas madame Hureau, la laitière, faisait son commerce sous la porte et racontait aux voisins le réveil du petit ange.
– C’est trop joli, quoi, disait-elle, la fille et la mère, ça fait peur !
À trente pas de là, au milieu des décombres d’une maison démolie, une femme, pauvrement habillée, et coiffée d’un béguin à voile bleu, vint s’asseoir sur une pièce de bois. La laitière la montra aux voisines en disant :
– Depuis ce matin, voilà deux fois qu’elle vient rôder, c’te paroissienne-là. Elle regarde la maison. Une drôle de touche, pas vrai ? ça doit s’avoir échappé de la Salpêtrière. Je parie qu’on ne lui donne pas quinze cents livres de rentes à chaque fois qu’elle éternue !
Saladin, grimé et costumé en vieille femme, faisait pourtant de son mieux pour prendre une tournure décente sous son déguisement. Il regardait en effet la maison, il avait déjà reconnu la jolie petite dame de la veille à la fenêtre du troisième étage.
Il attendait. L’affaire marchait.
Après la prière, ce fut la toilette. Petite-Reine aurait mieux aimé jouer avec les belles branches de lilas, mais déjà, sur le pied du lit, toutes les diverses pièces de son costume mignon étaient rangées.
– Mère, pourquoi m’habiller de si bonne heure ?
Elle parlait comme une femme et la Gloriette lui expliquait tout.
– Parce que, chérie, tu vas aller toute la journée au Jardin des Plantes.
– Avec toi ? quel bonheur !
– Non, avec madame Noblet qui mène les enfants.
Ici, une moue. Lily sourit. Les mères aiment tant qu’on les regrette.
Lily mit les pieds de l’enfant dans une large cuvette et commença les ablutions à grande eau.
– Et toi, dit Petite-Reine, tu vas rester ici ?
– Moi, je vais aller reporter de l’ouvrage. Et nous aurons de l’argent. Et je te mènerai où tu sais bien, faire faire ton portrait pour l’envoyer à petit père.
On y avait été déjà une fois, chez le photographe, mais Petite-Reine, trop enfant, avait bougé. Et dans l’épreuve, c’était un nuage que la Gloriette tenait entre ses bras.
Seulement, on n’avait pas jeté l’épreuve parce que, je ne sais comment, le nuage souriait.
Petite-Reine demanda :
– Y aura-t-il ma cerise sur le portrait ?
Elle fut embrassée, toute mouillée qu’elle était, et la jeune mère répondit :
– Je voudrais bien, mais je n’oserais pas.
– Puisque tu dis que petit père riait toujours en regardant ma cerise !
Lily passa son mouchoir sur ses yeux pour essuyer l’eau du baiser et peut-être une larme. Il y a des mots qui font revivre tout un bonheur passé.
Nous sommes dans les enfantillages jusqu’au cou avec cette Gloriette et Petite-Reine. Un de plus, un de moins, le lecteur nous pardonnera.
Petite-Reine avait une cerise, mais si bien faite ! une cerise rouge, brillante, avec un peu de jaune d’or au milieu, comme si elle eût pendu encore à l’arbre sous un rayon de soleil.
C’était un fruit de ce travail bizarre et mystérieux que la nature accomplit en se jouant chez celles qui vont être mères. Elles ont des désirs fougueux, impossibles parfois et l’enfant vient, portant quelque part le témoignage du caprice qui ne fut pas satisfait. Il arrive ainsi que la postérité de madame Canada puisse apporter en naissant une goutte de café sous l’œil ou un bon verre de vin bleu répandu sur la moitié du visage. C’est hideux.
Et c’est charmant quand, au lieu des brutales fantaisies de la misère, la jeune femme a souhaité ce que rêvent les heureuses : des fleurs, par exemple.
Dumas fils, qui écrivit ce beau livre : La Dame aux camélias, trouverait dans telle noble demeure du faubourg Saint-Germain le titre d’un autre livre aussi gracieux, mais plus chaste.
La dame aux roses ne se coiffe point comme les autres marquises ; elle laisse tomber ses cheveux noirs en larges boucles sur ses épaules. Assurément, il n’y eut jamais que la main d’un époux ou le souffle du vent pour soulever ce riche voile et découvrir les deux roses pâles, divin pastel qu’une envie de sa mère estompa sur le vélin de sa nuque.
J’ai dit le mot, ce sont des envies.
Et Lily, la sauvage, avait eu tout bonnement envie de cerises.
Au temps où Justin, bel étudiant, était fou de Lily et de sa petite, il jouait des heures entières auprès du berceau et c’étaient de longues joies quand on découvrait la cerise.
Seulement la cerise ne pouvait pas être sur le portrait. Le hasard l’avait placée en un lieu qui se voile : entre l’épaule droite et le sein, tout près de l’aisselle.
Avant de passer une petite chemise plus blanche que la neige, Lily baisa la cerise avec un gros soupir.
– Tu dis toujours que père nous aime, reprit Justine, pourquoi a-t-il besoin d’un portrait pour venir nous voir ?
– Il ne fait pas ce qu’il veut, répliqua Lily. Donne tes jambes.
C’était pour le pantalon festonné qui tombait sur les bas blancs, rayés d’azur. Puis vinrent les bottines, une paire de joyaux.
– Père est donc malheureux ? demanda encore la fillette.
– Oui, puisqu’il est loin de toi… Au corset !
C’était Lily qui avait fait le corset, calculé pour ne point gêner cette chère et frêle taille ; c’était Lily qui avait brodé le fichu et la collerette.
– Il faut l’aimer, bien l’aimer, le pauvre père !
– Pas tant que toi, maman ?
– Si, autant que moi… passe tes manches.
Elle pensait, la pauvre Gloriette :
– S’il la voyait, mon Dieu !
Et c’était vrai, il eût suffi d’un regard jeté sur cette adorable enfant pour ramener le plus indifférent des pères.
Et Justin autrefois avait si bon cœur !
La robe fut agrafée : une étoffe bien simple, mais choisie avec un goût ! et qui vous avait une tournure sur le jupon bouffant ! Puis le petit manteau, évasé comme une cape espagnole, puis la toque d’où les cheveux ruisselants s’échappaient.
Un instant la Gloriette resta en extase. Elle n’avait jamais vu Petite-Reine si jolie.
Petite-Reine elle-même, bien qu’il n’y eût point de glace dans la chambrette, avait conscience de sa parure. Elle se tenait droite ; on devinait en elle une vague tentation d’être raide.
Mais les lilas de la laitière étaient encore épars sur le berceau. Après avoir hésité pendant la moitié d’une minute, Petite-Reine fut vaincue, et, prenant son élan franchement, elle se roula parmi les fleurs.
En ce moment, un bruit monta de la rue, un bruit plaintif de clochette.
– Mère Noblet ! s’écria Lily. Nous sommes donc en retard !
Il y avait eu une montre et même une pendule, mais c’était de l’histoire.
Lily s’élança vers la croisée, d’où elle vit, sur la place Mazas, une bonne femme coiffée d’un large chapeau de paille, couleur tabac, qui conduisait un troupeau de petits enfants, diversement habillés.
C’était madame Noblet, dite la Promeneuse et aussi la Bergère.
En marchant, elle agitait une clochette, comme celle qui pend au cou des moutons, et les mères sortaient des maisons, à ce signal connu, pour lui amener leurs enfants.
– Attendez-moi, mère Noblet, dit Lily par la fenêtre, nous descendons tout de suite.
La Bergère souleva son grand chapeau pour regarder en l’air et fit un signe de tête caressant.
– À votre aise, madame Lily, répondit-elle. Les petits vont s’amuser un peu dans les terrains.
Le troupeau se précipita aussitôt vers un chantier ouvert où s’amassaient des matériaux et où restaient quelques arbres poudreux qui attendaient la hache. On caquetait, on riait, on se disait : « Nous allons avoir Petite-Reine ! »
Et la Bergère suivait gravement, tricotant un bas de laine.
Saladin, derrière son voile bleu, attaché au béguin d’apparence monastique, lorgnait tout cela. Les choses se présentaient mieux encore qu’il n’eût osé l’espérer. La Bergère avait l’air d’une momie, sous son vaste abat-jour ; le troupeau était nombreux ; il ne s’agissait que d’un peu d’adresse.
– J’en ai avalé d’une autre longueur, des sabres ! se dit Saladin. Si on avait le placement de la marchandise, j’emporterais la moitié de ce petit monde-là dans ma poche.
Ne perdez jamais aucune parole de ce Saladin qui devait être, avec le temps, un homme considérable. Sous sa chétive enveloppe, il possédait déjà ce grand esprit d’entreprise qui est un don de Dieu. En province, il avait volé à l’américaine avec succès. Le choix du vol à l’américaine indique une intelligence à la fois hardie et pratique. Tout le monde ne peut avoir une boutique de changeur sur le boulevard.
Il y avait même, dans le talent précoce de notre jeune Saladin comme avaleur de sabres, une promesse morale et une garantie. Je ne sais pas si les populations seront de mon avis : pour moi il y a quelque chose de chevaleresque dans le travail de ces mangeurs de fer. Personne plus que moi ne respecte l’armée, cette vaillante gloire de la France. Mais l’imagination est une folle et je me suis laissé parfois bercer par cette pensée pacifique : un Saladin dévorant, quelque beau jour, tous les sabres de l’univers.
On garderait, bien entendu, les panaches et les épaulettes qui ne font de mal à personne pour embellir les fêtes publiques.
Nous ferons, une fois ou l’autre, la biographie de Saladin, dont l’enfance avait été un poème.
Dès à présent, veuillez remarquer en lui, outre l’initiative, la décision et le courage à la besogne, cette tendance heureuse à généraliser les opérations. S’il avait eu le placement de la marchandise, il eût détourné la moitié de la clientèle de madame Noblet.
C’est, à l’état élémentaire, le dialogue sublime de la production et du débouché.
Évidemment, cet adolescent, dont l’éducation avait été négligée et qui n’avait même pas été employé dans le commerce, possédait en lui le germe des grandes combinaisons industrielles.
Il quitta sa pièce de bois où on aurait pu le remarquer et tourna l’angle du boulevard Mazas.
Un seul détail contrariait dans ce qu’il avait vu : c’était la présence d’un gros garçon portant l’uniforme du gamin de Paris, plus un tablier de bonne d’enfant. Ce joufflu semblait innocent mais très robuste. Il avait au bras un immense panier et faisait manifestement partie du troupeau de la Bergère en qualité de chien.
Il n’est pas hors de propos de constater ici que madame Noblet avait une administration fort bien montée, et méritant à tous égards la confiance des familles. Outre le joufflu, qu’on appelait familièrement Médor, elle employait une sous-bergère, bossue et puissamment laide, qui n’offrait aucun danger au point de vue de messieurs les militaires.
La Gloriette fut juste trois minutes à faire sa toilette. Au bout de ce temps, Saladin, qui allait à pas tremblants, courbé en deux comme une pauvre vieille, la vit sortir de la maison, tenant Petite-Reine par la main. Elle traversa la place, récoltant partout sur son passage des sourires et de caressants bonjours.
Justine, la petite coquette, se tenait cambrée déjà et jouissait de son succès.
L’œil rond de Saladin brilla sous son voile, pendant qu’il se disait :
– Elle fait sa sucrée… ah ! tu me trouves laid, toi ? Patience !
La Gloriette, habillée comme la veille et si jolie que madame Noblet poussa un grand soupir en songeant à ses vingt ans, avait sous le bras un paquet assez volumineux.
– Je vais reporter de l’ouvrage jusqu’à Versailles, dit-elle, un voile de mariée qu’on attend ; je ne serai pas revenue avant quatre heures. Je vous recommande bien Justine, ma bonne madame Noblet… mais où donc est votre gardienne ?
– Madame, répondit la Bergère, mais j’ai Médor, et puis, je n’aurai qu’à choisir au Jardin des Plantes. Il y en a assez qui tournent autour de chez moi ; la place est bonne… D’ailleurs vous savez bien que tous mes enfants mettent Petite-Reine dans du coton… Est-elle assez mignonne, ce trésor-là !
Lily enleva sa fille dans ses bras et lui donna un dernier baiser.
L’omnibus passait.
Mais l’omnibus fut obligé d’attendre, parce que Lily donna encore des recommandations et une pièce blanche pour le cas où Petite-Reine aurait envie de quelque chose, et d’autres baisers après le dernier, et des promesses de bientôt revenir.
Eh bien, dans l’omnibus, personne ne se fâcha. Quand Lily monta enfin, le conducteur lui prit galamment son paquet, et un sourire général salua son entrée.
Au moment où l’omnibus repartait, un coupé qui stationnait de l’autre côté de la place s’ébranla. L’homme au teint de mulâtre que nous avons vu entrer au théâtre de madame Canada sur les pas de la Gloriette, le « pair de France étranger », montra sa figure bronzée à la portière et dit au cocher :
– Suivez !
Le cocher mit aussitôt son attelage au trot.
Madame Noblet et son troupeau prenaient en même temps le chemin du Jardin des Plantes, par le pont d’Austerlitz.
Il y avait un ordre établi. Ordinairement la sous-bergère bossue marchait en avant, suivie des plus petites allant trois par trois. La bergère en chef cheminait sur le flanc de la colonne, et Médor fermait la marche, derrière les grandes.
Aujourd’hui, Médor était en avant et madame Noblet avait le poste d’honneur à l’arrière-garde.
Saladin s’ébranla quand toute la petite armée fut engagée sur le pont, et suivit le même chemin d’un air pensif. Il se demandait ce qu’il allait faire de ses 100 francs, car le doute ne lui venait même pas sur le succès de son entreprise.
Si Boileau écrivait de nos jours une épître sur les inconvénients de Paris, les militaires y auraient une place considérable. Promenant par la ville leur appétit proverbial, leur soif qui jamais ne s’éteint et leur incessant besoin d’aimer, ils encombrent et gênent tout naturellement, comme les voitures de blanchisseuses.
Comme ils n’ont rien à faire, ils marchent à pas lents, regardant tout et désirant tout ce qu’ils regardent ; ils font partie intégrante de tous les embarras et n’en savent rien. Leur cœur est un incendie menaçant la voie publique. Supérieurs à don Juan, qui n’aimait que l’amour, ils ont appris, dans les casernes de Quimper ou de Béziers, la féerique légende de Paris, plein de cuisinières distribuant des bouillons et de bourgeoises âgées offrant des petits verres à la jeunesse.
Sur le champ de bataille, ce sont des héros ; en temps de paix, on ne sait vraiment où les mettre. Il y a cette lugubre histoire de Versailles, dépeuplé par le prestige de l’uniforme. Ce n’est pas loin, allez-y voir.
Le foin y pousse dans les rues, les duchesses y font la soupe, en l’absence du dernier cordon bleu, mangé par les cuirassiers. Entre dix et soixante-douze ans, nulle personne du sexe n’ose sortir sans l’appui d’un brigadier corroboré de quatre gendarmes.
Tel est l’état actuel et vraiment malheureux de la ville fondée par le grand roi. Que Paris tremble !
À gauche en entrant par la grille du Jardin des Plantes qui ouvre sur la place Valhubert, on trouve un bosquet très vaste, dévolu aux jeux des enfants et aux galanteries entre bonnes et militaires. J’ai entendu de vieilles gens appeler ce lieu le bois de la Reine ; madame Noblet y prétendait un vague droit de propriété ; quand les collèges y venaient, elle se plaignait à un fossile de ses amis, nourri dans une pension de la rue Copeau et remarquable par l’immensité de son garde-vue vert.
Le fossile n’était pas éloigné non plus de considérer comme des usurpateurs ceux qui venaient s’asseoir sur son banc, en face des plates-bandes contenant la série des plantes alimentaires.
Ce fut vers le bosquet que madame Noblet dirigea son troupeau, en bon ordre. Elle le parqua, selon la coutume, dans un carré délimité par un certain nombre d’arbres connus, et comprenant le banc du fossile. Madame Noblet prit position sur le banc où elle garda une place à son ami, et Médor, avec le panier, fut placé à l’autre extrémité du carré.
Il était matin, les bonnes n’arrivaient pas encore. C’est à peine si quelques uniformes impatients se montraient déjà dans les parties sombres du bosquet, où l’on voyait aussi une demi-douzaine d’étudiants assis par terre sans façon au pied des arbres et lisant qui Ducaurroy et Touillier, qui un traité de matière médicale.
C’est ici un autre Pays latin peu connu. Presque toutes les pensions bourgeoises du quartier Saint-Victor nourrissent à prix réduit des étudiants pauvres et laborieux dont le Jardin des Plantes est l’académie.
La Bergère s’étant installée commodément, le petit peuple se mit à jouer, gardant une excellente discipline. Il y avait bien une vingtaine d’enfants de différents âges. Personne ne dépassait jamais les limites imaginaires, tracées par la volonté de madame Noblet. Médor, assis auprès du panier, se mit à dévorer un petit tas de desserts acheté à l’« Arlequin » de la rue Moreau, avec un demi-pain de munition.
On jouait à la dame, et bien entendu, malgré son jeune âge, Petite-Reine était la dame. Elle épandait autour d’elle un charme ; on l’enviait, mais on l’aimait.
Saladin fit le tour de la grille et entra par la porte de la rue Buffon. Il se tint longtemps à l’écart, regardant le jeu comme un renard qui guette des poules et combinant sans doute son plan.
Tous les jeunes soldats, épars dans le bosquet, vinrent tour à tour lui faire des yeux tendres. Quelques-uns même se risquèrent jusqu’à glisser sous sa coiffe des paroles passionnées. Son déguisement avait beau faire de lui une vieille très laide, don Juan, non gradé, ne s’arrête pas pour si peu. Ce sont des volcans que nos conscrits.
Madame Saladin les repoussait avec fierté, mais sans rudesse, les priant de ne pas outrager une mère de famille. Elle devinait vaguement que ces acharnés chercheurs d’aventures pouvaient, à leur insu, devenir ses auxiliaires.
Elle en avait besoin, car les choses n’allaient pas comme elle l’avait espéré. Le petit troupeau, parqué sous l’œil de ses gardiens, se défendait de lui-même, et madame Saladin avait déjà considéré en elle-même que la grosse main de Médor devait lancer, à l’occasion, de formidables coups de poing.
Ce qu’il eût fallu, ce que Saladin avait rêvé, c’était la promenade autour des parcs où sont les animaux ; des allées, des venues, l’attention des enfants sans cesse excitée, Médor courant après les traînards, et madame Noblet ne sachant plus lequel entendre.
Saladin se disait :
– Ça sera dur. Elle est rusée, la vieille rodriguesse ! Elle aime mieux tricoter son bas tranquillement que de courir, et puis, je parie qu’elle fréquente une antiquaille qui va venir s’asseoir sur son banc… Là ! j’ai gagné !
Le fossile arrivait en effet, descendant l’allée Buffon à petits pas comptés. Il portait une lévite à gigot du temps de la Restauration, des souliers à boucles et une casquette à auvent.
C’était un beau sujet, bien desséché, avec une canne en corbin et le calendrier de 1819 imprimé sur sa tabatière.
Il avait tué en duel autrefois, lors de l’invasion, deux officiers russes, un Prussien et un Autrichien. On l’appelait alors, au café Lamblin, le « mangeur de cosaques ».
Il racontait cela.
Ce que c’est que de nous !
Maintenant, on lui avait donné le nom de fossile à cause de son état très avancé de pétrification et parce que le quartier est plein de la gloire du Cuvier. Il était courtois, mais irritable. Quand il se fâchait, il avait la même voix que les trois pygargues, logés entre les aigles et les vautours, au bout de la hutte des oiseaux.
Dès que les pygargues l’entendaient de loin ils criaient.
Le fossile vint s’asseoir à sa place, sur son banc ; madame Noblet et lui se firent les politesses d’usage, après quoi l’ancien mangeur de cosaques appela Petite-Reine pour lui donner trois pastilles de chocolat, apportées dans du papier.
Il détestait les enfants, mais il aimait Petite-Reine.
Ces choses étant faites, il croisa ses deux mains sur sa canne, plantée entre ses deux jambes, et se laissa aller au sommeil en disant :
– Si elle saute à la corde, vous m’éveillerez, chère madame.
Elle, c’était Petite-Reine.
En vérité, jusqu’à présent, le déguisement du pauvre Saladin n’avait pas produit de résultats bien appréciables. L’arrivée du fossile marquait l’heure de midi aussi sûrement que le canon du Palais-Royal.
Après tout, c’est un dur métier que celui de loup. Ils rôdent parfois terriblement longtemps, le ventre creux, autour des bergeries. Personne n’a pitié d’eux, parce que personne n’en mange ; mais comme nous plaignons ces doux agneaux, à cause des côtelettes !
Vers une heure, sur un signe de la Bergère, Médor ouvrit le panier aux provisions et tous les enfants vinrent reconnaître leur déjeuner. Saladin commençait à avoir faim, ce qui engendre la tristesse. Il se demanda pour la première fois :
– Est-ce que tu vas te casser une jambe de cent sous, ma fille ?
Il s’éloigna, craignant d’exciter l’attention en pure perte. L’heure passait. De la façon dont les choses allaient, il était aussi impossible de « faire ses frais » que de prendre la lune avec les dents.
Saladin, soucieux et se creusant la tête, atteignit la grande grille, où il déjeuna d’un de ces petits pains qu’on jette aux ours. Avec le reste de son argent, il acheta un sucre de pomme, une demi-douzaine de biscuits et un bonhomme de pain d’épice ; puis il revint par l’allée Buffon.
Le jardin s’emplissait, les provinciaux arrivaient ; malheureusement les neuf dixièmes des promeneurs tournaient à droite pour rendre leurs devoirs aux lions, à l’éléphant, à la girafe et à l’hippopotame.
Il y avait une place libre sur le banc le plus rapproché de celui où madame Noblet et son mangeur de cosaques poursuivaient leur silencieuse entrevue. Saladin s’y assit à tout hasard, les mains croisées sous son châle et si doucement humble que chacun pensa : Voilà une bonne vieille qui n’a pas l’air heureuse !
– À la corde ! à la corde ! fit-on dans le troupeau.
Aussitôt et comme par enchantement, un cercle de curieux se forma.
– Que personne ne se mette devant moi ! cria le fossile sous son énorme visière, en levant sa canne d’un geste tremblant et menaçant.
On obéit en riant et il y eut une ouverture au cercle, en face du banc.
Médor prit un bout de la corde ; ordinairement, c’était la sous-bergère qui tenait l’autre bout. Son emploi fut donné à une « grande ». Madame Saladin, sous prétexte de mieux voir, se glissa dans le cercle.
La grande tournait mal et fit manquer Petite-Reine au premier vinaigre. Or, depuis que le monde est monde, on n’avait jamais vu entrer, sauter et sortir aussi adroitement que Petite-Reine. Le mangeur de cosaques jeta son cri d’oiseau auquel les pygargues répondirent dans le lointain, et Médor chercha des yeux dans le cercle une figure connue.
Juste à ce moment, madame Saladin écartait son châle comme si la main lui démangeait.
– C’est ça, la mère, dit Médor qui vit le mouvement, prenez la corde ! et attention !
Le cœur de madame Saladin battit, elle eut un bon sourire et prit la corde. Petite-Reine, bien secondée, récolta un tonnerre d’applaudissements.
– Remercie madame, trésor, lui cria la Bergère. Il faut de la politesse.
Justine, toute rose et toute gracieuse, vint tendre son front à madame Saladin, qui lui donna un sucre de pomme après l’avoir embrassée.
Le Petit Chaperon rouge devait être bien jeune quand il prit le loup pour sa mère-grand. Saladin avait toute sorte d’avantages sur le loup ; sa figure de gamin, déjà usée, se prêtait merveilleusement au rôle qu’il avait choisi. Petite-Reine l’embrassa du meilleur de son cœur et lui fit une belle révérence.
Mais, d’un autre côté, compère le loup était tout seul dans la cabane avec le petit chaperon rouge, tandis que Saladin avait ici des centaines de témoins qui le gênaient.
La corde à sauter l’avait, il est vrai, rapproché de Justine ; mais le bosquet était désormais encombré.
C’était de l’enthousiasme que Justine excitait. Tout le monde la regardait, tout le monde voulait lui donner une caresse. Les difficultés de l’entreprise augmentaient au lieu de diminuer.
Saladin se retira discrètement au second rang. Deux heures sonnaient à l’horloge du Muséum.
– Veux-tu te reposer, trésor ? demanda la Bergère à Petite-Reine.
– Non, répondit l’enfant insatiable, je veux jouer aux quatre coins.
Elle était toujours obéie. Le jeu des quatre coins commença. Madame Saladin, appuyée contre un arbre, se disait :
– C’est la lune à prendre avec les dents, quoi, mauvaise affaire ! On ne peut pas escamoter ça en plein jour comme une muscade. J’avais compté sur les animaux, sur le labyrinthe et le tremblement. Rien de tout ça ! Pas même un embarras d’omnibus à espérer. Rasé ! chou blanc ! cent quatorze sous de perdus ! Va bien ! je renonce au commerce !
Je ne crois pas qu’il y ait une providence pour les loups, et pourtant, vous allez voir.
Au moment où madame Saladin, perdant courage, allait peut-être jeter le manche après la cognée, un grand mouvement se fit du côté de la grille de la rue Buffon : c’était une pension du voisinage qui venait promener ses premières communiantes. En même temps, par la place Valhubert, un collègue entra. Ce n’est pas tout : le théâtre des bêtes en cage fermait ; le flot des curieux établit son cours par l’allée des néfliers du Japon et descendit vers les bosquets, tandis que les visiteurs du Muséum revenaient par l’allée Buffon.
On causait de l’ours dans les groupes faubouriens ; l’ours est la gloire la plus populaire qu’il y ait à Paris. On racontait l’aventure du chat, imprudent et gourmand, qui s’était lancé dans la fosse à la poursuite d’un oiseau blessé ; Martin avait mangé l’oiseau et le chat d’une seule bouchée, en se dandinant horriblement.
Tant que Paris vivra, il radotera cette palpitante histoire.
La famille anglaise était là : sept demoiselles, sept tartans roses et bleus, sept voiles verts, quatorze longues jambes qui sautillent en marchant comme des pattes d’ibis d’Egypte, – la mamma sentimentale et maigre ; la governess, humble plus qu’un chien battu, et le lord couleur d’apoplexie, qui est coutelier de son état dans le Strand.
La « société » de province était là aussi : une douzaine de parapluies, hommes et femmes, parlant haut, avec l’accent de ces pays-là, exaltant Marseille ou Landerneau, au détriment de Paris qui, au total, n’a qu’une chose bonne, curieuse, succulente et profitable : les dîners à 32 sous.
C’était déjà la foule, et c’était la foule particulière au Jardin des Plantes, où l’on trouve des paysans comme aux foires du Calvados, des gamins, ainsi que partout, des hommes d’État en quantité, des guerriers par compagnies, des pachas, des odalisques et même des savants égarés.
Saladin ouvrit ses yeux ronds tout grands, et un vent d’espoir enfla ses narines. Il ne fallait désormais qu’un hasard gros comme le doigt pour transformer la foule en cohue.
Les pêcheurs troublent l’eau. Quand le hasard ne vient pas de lui-même, on peut le faire naître.
Saladin balaya l’horizon d’un regard d’aigle, cherchant l’embryon de hasard. Il aperçut un marchand de nougat de Constantine qui allait seul, les mains derrière le dos, portant sous son turban la mélancolie de Mignon regrettant la patrie. Il aperçut aussi, à la grille qui mène au chemin de fer d’Orléans, une vaste tapissière pleine de coiffes.
Il remercia le dieu des loups au fond de son âme, car les zouaves abondaient et flairaient déjà ce chargement de nourrices.
En tournant la corde pour Petite-Reine, Saladin – la brave femme -, s’était concilié la bienveillance générale. Il se pencha à l’oreille de son voisin, qui était empailleur de reptiles rue Geoffroy-Saint-Hilaire, et lui dit en désignant le marchand de nougat :
– Voulez-vous voir l’émir Abd el-Kader ?
Il fut entendu de six personnes qui dirent aussi : Abd el-Kader.
– Abd el-Kader ! crièrent aussitôt cent voix de proche en proche. Et le marchand de nougat lui-même, ému à l’idée de rencontrer son illustre compatriote, chercha tout autour de lui Abd el-Kader.
Un tumultueux mouvement s’était fait. La famille anglaise, la « société » de province, les gamins, les paysans, les armées en disponibilité, les collégiens, les communiantes se ruèrent tous ensemble et impétueusement pour voir l’héroïque bédouin qui tint si longtemps en échec les armées de la France.
– En rang, les enfants ! cria madame Noblet effrayée.
Médor se mit à rassembler le troupeau.
Mais le chargement de nourrices arrivait semblable à un triomphant bouquet de pivoines écarlates. En marchant, les luronnes riaient et causaient toutes à la fois. Elles étaient une douzaine, elles avaient bu en route comme un demi-cent de sapeurs.
Les zouaves et autres prestiges de l’uniforme, cavaliers ou fantassins, prisonniers de la cohue, les entendaient et les respiraient. Vîtes-vous jamais le superbe étalon briser l’obstacle qui barre le chemin de la prairie où sont les cavales ? Tous les prestiges hennissant, frémissant, bondissant, humant à pleins naseaux le vent qui venait des nourrices, attaquèrent la cohue en sens divers, la percèrent, la criblèrent, et chaque pivoine détachée du bouquet fut bientôt entourée d’une guirlande d’uniformes.
Cela ne s’était pas fait sans une mémorable poussée. Il y eut des cris d’Anglaises, les plus déchirants de tous les cris connus, des huées de gamins, des jurons de campagnards. Madame Noblet tricotant et Médor mangeant couraient comme deux âmes en peine au milieu de ce tapage au-dessus duquel s’éleva la clameur inhumaine du fossile dont le pied goutteux venait d’être écrasé par un professeur d’histoire naturelle errant.
Tout a une fin, cependant. La foule, moitié riant, moitié grondant, s’aperçut qu’on l’avait mystifiée. Au moment où le tumulte allait s’apaisant, la Gloriette passa en courant la grande grille, tout heureuse qu’elle était d’avoir gagné dix minutes sur le temps de son absence.
Il faut peu de chose pour inquiéter les mères ; la Gloriette eut peur de ce rassemblement qui encombrait le bosquet et hâta le pas en perdant son sourire.
Mais elle fut rassurée tout d’abord par la vue de la Bergère et de Médor qui tenaient le troupeau en bon ordre comme une phalange compacte.
Petite-Reine était sans doute au milieu, puisque c’était la place la plus sûre : la place d’honneur. D’ailleurs, le visage de madame Noblet était si tranquille que toute crainte devait disparaître.
– Nous avons eu une alerte, dit-elle. Dieu merci, le gouvernement fait ce qu’il veut. Il laisse entrer maintenant un tas de fainéants et de vagabonds, mais avec mon organisation les accidents sont impossibles… Justine ! Voici maman.
– Elle se cache, la coquette, dit madame Lily en s’asseyant. A-t-elle été bien sage ?
– Comme une image ! Et nous avons sauté à la corde, il fallait voir !… Voici maman, Justine.
Madame Lily se mit à rire, et comme Justine ne venait pas :
– Il paraît qu’on veut me faire une grosse niche ! murmura-t-elle. La foule s’écoulait lentement. Le troupeau ne demandait qu’à se débander pour reprendre ses jeux. Médor, inflexible, maintenait la discipline, mais il y avait une chose singulière : Médor avait lâché son pain et ne faisait pas sa randonnée habituelle comme un bon chien de berger ; il restait derrière le groupe d’enfants, allant de l’un à l’autre, les dérangeant même pour voir l’intérieur de la phalange. Il avait l’air de compter ; il était tout pâle, et, sous ses cheveux crépus, de larges gouttes de sueur perlaient.
– Allons ! ordonna madame Noblet, rompez les rangs pour qu’on voie Petite-Reine ! c’est assez se cacher, maman a peur.
La Gloriette écoutait d’avance le rire argentin de l’enfant qui allait crier « coucou » avant d’être découverte, puis courir et se précipiter dans ses bras.
Mais ce ne fut pas cela qu’elle entendit.
Une voix s’éleva derrière le troupeau, disant :
– Il manque quelqu’un !
Cette voix était sourde et rauque.
Elle parlait si bas, que madame Noblet n’avait point saisi le sens des mots prononcés.
Mais Lily frissonna de la tête aux pieds, et la teinte rose que la course avait amenée à ses joues tourna subitement au livide.
– M’obéit-on, à la fin ! s’écria la Bergère avec impatience. Ici, Petite-Reine ! mademoiselle !
Les rangs s’ouvrirent, Médor passa au travers en chancelant. Ses gros yeux battaient, et il faillit s’étrangler de l’effort qu’il fit pour prononcer ces mots :
– C’est elle qui manque !
Lily se leva toute droite et porta ses deux mains à son cœur. La Bergère ne comprenait point encore, ou ne voulait point comprendre.
– Qui manque ! répéta-t-elle.
Puis elle ajouta :
– Avec mon organisation c’est impossible !
Lily marchait vers les enfants qui reculèrent à l’aspect de son visage déconcerté. Médor se mit à la suivre pas à pas, tandis que madame Noblet, retrouvant un peu de présence d’esprit dans le sentiment de sa fonction, s’écriait :
– Messieurs, allez aux grilles, pour l’amour de Dieu ! Prévenez les gardiens et les factionnaires et tout le monde ! Il y a un enfant de volé !
– Justine ! Justine ! appela en ce moment la Gloriette d’une voix caressante et douce.
Elle ne donnait aucune attention au grand mouvement qui se faisait autour d’elle. La foule s’était reformée avec une rapidité extraordinaire. La nouvelle du malheur arrivé courait comme le vent. Quelques braves gens, moins pressés de bavarder que de bien faire, se hâtaient de courir aux grilles.
La Gloriette disait :
– Justine ! ne te cache plus, je t’en prie ! je sais bien que tu es là, mais je ne veux plus jouer. C’est un jeu cruel. Réponds-moi, où es-tu ?
Elle dérangeait chaque enfant l’un après l’autre, et ceux-ci la regardaient, ébahis, avec des larmes dans les yeux.
Ils avaient compassion instinctivement, parce qu’elle les suppliait à mains jointes.
– Mes petits, mes petits, priait-elle avec un sourire qui mendiait une consolation, laissez-moi voir ma chérie. Je sais bien qu’elle n’est pas perdue, mais… mais voyez-vous, je n’ai plus la force de jouer !
Il y eut un enfant qui répondit :
– Cherchons !
Et le troupeau s’éparpilla, tournant autour des arbres, quêtant, furetant, appelant :
– Petite-Reine ! Petite-Reine !
Médor laissait faire, il semblait anéanti.
Madame Noblet, au milieu du groupe, détaillait le signalement de Justine, mais chacun répondait :
– Nous connaissons bien Petite-Reine !
Et beaucoup partaient, les bonnes âmes, pour fouiller le jardin de bout en bout. D’autres arrivaient : le bosquet était plein, l’allée aussi. Le nom de Petite-Reine allait et venait par la foule.
Tous l’aimaient et disaient à ceux qui ne l’avaient jamais vue, sa gentillesse, sa grâce et la mignonne vivacité de ses reparties. Tout à l’heure encore on l’avait applaudie, sautant à la corde, comme si on eût été au théâtre.
Et sa mère qui en était si fière ! si folle ! sa mère qui, à cause d’elle, s’appelait la Gloriette !
On se la montrait de partout. Elle ne pleurait pas. On devinait bien qu’elle avait un coup au cerveau.
Je ne sais comment dire cela : elle était belle, à l’adoration, là-bas, tout isolée au milieu des groupes qui semblaient craindre son approche, tant il y avait de douleur terrible, navrante, prête à faire explosion sous l’apparente sérénité produite en elle par l’engourdissement moral.
Elle avait l’air d’une dame ; on n’avait jamais si bien remarqué cela qu’aujourd’hui, et pourtant ce n’était qu’une pauvre ouvrière. Sa fille était tout son bien, tout son cœur : elle n’avait au monde que sa fille.
Elle ne parlait plus. Elle regardait la foule avec une sorte d’indifférence ; seulement ses doigts tremblants touchaient son front et dénouaient peu à peu ses cheveux, qui tombèrent bientôt en boucles mêlées sur ses épaules.
Il y avait un homme au visage bronzé, encadré dans une barbe noire épaisse, qui se tenait à l’écart et suivait d’un œil fixe tous ses mouvements. Cet homme semblait de marbre, tant son immobilité était complète. Nous l’avons vu déjà par deux fois, au théâtre forain et dans le coupé qui stationnait au coin du boulevard Mazas lors du départ de la Gloriette et quand la Gloriette était montée en omnibus, c’était lui qui avait dit au cocher : Suivez.
Depuis le départ de Justin, la Gloriette n’en était plus à compter ceux qui avaient essayé en vain de s’approcher d’elle. À supposer que celui-ci fût un amoureux, il ne ressemblait point aux autres qui parlent, qui s’insinuent, qui osent. Il était muet.
La Gloriette rencontrait souvent sur son chemin sa figure régulière et sombre, mais elle ne connaissait pas le son de sa voix.
Elle se tourna enfin vers madame Noblet qui lui dit au hasard :
– On la retrouvera ! jamais rien de pareil ne m’est arrivé.
– Oui, oui, fit Médor, qui secoua ses cheveux hérissés, comme s’il se fût éveillé tout à coup, je promets bien qu’on la retrouvera !
Lily revint sur le banc et s’y assit, les mains croisées sur ses genoux. De toutes les parties du Jardins des Plantes, les curieux affluaient maintenant. La perte d’un enfant est malheureusement chose peu rare dans les promenades parisiennes ; il n’y a pas toujours vol : l’incurie proverbiale des bonnes et les distractions que leur apportent leurs galants civils et militaires causent des alertes fréquentes.
Il n’est guère de semaines sans qu’on rencontre aux Tuileries quelque rougeaude, essoufflée à force de courir et qui demande aux gens si l’on n’a pas vu Alfred ou Emma, qui s’est perdu.
Le public est très sévère en ces circonstances, et il a raison. La faute de la bonne est invariablement mise sur le compte de « son soldat ». Ce n’est pas toujours juste, mais c’est juste beaucoup trop souvent.
On nous a dit que des mesures disciplinaires avaient été prises pour modérer la fougue de ces vaillants cœurs à qui la paix laisse trop de loisirs. Si les mesures n’ont pas été prises, il faudrait les prendre.
La liberté d’action de chacun est chose sacrée ; mais d’autre part, certains jeux sont défendus au nom de la morale ou dans l’intérêt de la sécurité générale. Au nom de la sécurité et de la morale, il faut dénoncer ce jeu qui met de si vilains tableaux sous nos marronniers et qui constitue un danger permanent pour les familles.
Ici, rien de semblable ne s’était produit ; madame Noblet, par son âge, était au-dessus des séductions, et pourtant, d’un bout à l’autre du bosquet, les groupes répétaient la légende de la Picarde, amusée par son voltigeur, pendant que l’enfant confié à ses soins est entraîné Dieu sait où. La caricature a essayé de provoquer le rire à l’aide de cette terrible histoire de Mars, changé en chenille et infestant nos jardins.
Paris ne demande jamais mieux que de rire, mais il n’est pas désarmé pour cela.
Soyez sûrs que la rancune inexplicable contre l’armée qui apparaît chez nous à de certains moments n’est pas sans connexion avec ces misères. Le bouillon du sapeur, grenadier déclarant sa flamme pendant que le marmot crie et pleure à plat ventre sur le sable, ce ne sont pas là des plaies bien profondes, n’est-ce pas ? c’est du moins une irritante démangeaison qui s’attaque justement à des épidermes très susceptibles. Les mères de famille et les maîtresses de maison n’aiment pas jouer des rôles de Prussiennes dans cette parodie de la comédie du pays conquis.
Ceux qui professent pour l’armée affection et respect voudraient voir l’armée elle-même appliquer un remède quelconque à de si burlesques maladies.
Il y avait cependant un fait bizarre : de tous les gens directement intéressés à retrouver Petite-Reine, personne ne bougeait, madame Noblet mettait en rang le troupeau consterné, Médor restait immobile à regarder la Gloriette, et celle-ci, courbée en deux, l’œil à demi fermé, semblait incapable d’agir et même de penser.
Les gardiens arrivaient, et ceux qui s’étaient chargés d’aller aux grilles revenaient l’un après l’autre. Les factionnaires n’avaient rien remarqué.
Lily leva les yeux, parce que le nom de Petite-Reine fut prononcé près d’elle par ceux qui donnaient des renseignements aux gardiens.
– Elle est cachée, dit-elle doucement, elle se met comme cela derrière les arbres pour me faire des niches.
Le fossile se leva et s’en alla. On le vit tirer son mouchoir pour s’essuyer les yeux. C’était poignant. Médor dit avec un sanglot :
– Si on ne retrouve pas la petite ce soir, celle-là sera morte demain.
– Quelqu’un connaissait-il la femme qui a tourné la corde ? demanda tout à coup une voix dans la foule.
Madame Noblet frémit et Médor sauta sur ses pieds.
– Après ? fit-on de toutes parts.
Celui qui avait parlé sortit des rangs, mais il n’ajouta rien, sinon ceci :
– Elle avait méchante mine, c’est sûr !
Un des enfants dit :
– Elle a donné un sucre de pomme à Petite-Reine.
Et un autre :
– Quand les soldats ont foncé pour aller aux paysannes, la femme a embrassé Petite-Reine et lui a encore donné un bonhomme de pain d’épice. Petite-Reine était bien contente ; elle a dit à la femme : mène-moi voir les communiantes.
En trois coups de coude, Médor perça le cercle formé par la foule. On le vit courir lourdement mais de toute sa force dans l’allée Buffon.
Un des gardiens prit par écrit le signalement de Petite-Reine et celui de la femme qui avait tourné la corde, puis il indiqua à madame Noblet la série de démarches à faire pour mettre la police sur les traces de l’enfant.
– Mais, ajouta-t-il, ce n’est pas en restant comme ça, les bras croisés, que vous la retrouverez, non !
– Parbleu ! firent vingt voix, et c’est de drôle de monde tout de même !
– J’ai mes autres petits… balbutia madame Noblet pour s’excuser.
– Mais la mère ! que diable ! quand on a perdu son enfant…
Les yeux de Lily tombèrent par hasard sur celui qui allait parler.
Il eut froid dans les veines et se tut, en reculant de plusieurs pas.
– Moi d’abord, dit une grosse femme qui portait un chien dans ses bras, je n’ai jamais eu d’enfants, mais je ne les aurais pas donnés à garder à une promeneuse !
– Ah ! s’écria madame Noblet avec désespoir, je sais quel tort cette histoire-là va faire à mon commerce !
Elle jeta à Lily un regard où il y avait de la rancune et ajouta :
– Voyons, ma bonne dame, remuons-nous un peu ! Vous devriez être déjà chez le commissaire.
Lily ne bougea pas. De ses deux mains qui étaient blêmes comme des mains de morte, elle rejeta ses cheveux en arrière et dit tout bas :
– Tout ce monde lui fait peur et m’empêche de la voir… Je sais bien qu’elle n’est pas perdue.
Un travail mental se faisait en elle pourtant, car le cercle bleuâtre qui entourait ses yeux devenait plus profond, et par intervalles, une sorte de grelottement agitait tout son corps.
Au bout d’une minute, elle se mit sur ses pieds avec effort et marcha droit devant elle, toute chancelante. Les gens s’écartaient pour la laisser passer, et je ne sais pourquoi sa merveilleuse beauté, prenant un caractère enfantin par le voile qui était sur son intelligence, rappela plus énergiquement à tous, en ce moment, Petite-Reine perdue.
– Comme elle lui ressemble ! balbutia madame Noblet, au milieu d’un murmure composé de cent voix qui échangeaient des paroles à voix basse.
Tout est spectacle à Paris. C’était ici un spectacle étrange et qui ne rappelait en rien les scènes analogues. Il n’y avait ni grand mouvement, ni pleurs, ni cris, mais toutes les poitrines étaient oppressées. Et depuis que Lily avait quitté son banc, une douloureuse curiosité se peignait dans tous les regards.
Ceux qui connaissaient Petite-Reine redisaient à satiété comme elle était belle et douce, et riante, quel enchantement c’était que de la voir jouer sous les arbres, entourée d’enfants qui semblaient ses sujets et ses courtisans.
Certes, Lily n’entendait pas. Elle allait comme si elle eût essayé d’étouffer le faible bruit de ses pas pour surprendre quelqu’un. Un sourire où il y avait de l’espièglerie entrouvrait ses lèvres décolorées.
Je l’ai dit et je le répète : c’était navrant, mais d’une autre façon que l’angoisse ordinaire.
Elle n’alla pas bien loin. Elle s’arrêta au premier arbre qui se trouva sur son chemin et s’y appuya.
Puis, ainsi soutenue, elle en fit le tour vivement.
Ce n’était pas de l’espoir qui éclairait son visage, c’était comme une certitude de voir derrière l’arbre ce qu’elle cherchait.
Quand elle vit que, derrière l’arbre, il n’y avait rien, elle secoua la tête lentement et reprit sa marche vers l’arbre suivant.
Le silence s’était fait. On voyait des gens qui pleuraient.
Rien encore derrière le second arbre. Lily toucha son front et appela d’une voix chevrotante :
– Justine, ma petite fille !
Mais elle ne se découragea point et continua sa route vers le troisième arbre.
En marchant, elle dit avec des pleurs dans la voix :
– Je t’assure que je ne veux plus jouer, Justine… quand je souffre tu m’obéis toujours.
Au pied du troisième arbre, l’homme au visage bronzé était debout. Ceux qui suivaient Lily le remarquèrent, plus pâle qu’elle et le regard cloué sur elle comme s’il eût subi une fascination.
À l’approche de la jeune femme, il se retira pas à pas, à reculons, sans cesser de la regarder.
Elle atteignit l’arbre, elle chercha derrière ; elle se laissa aller, accroupie et disant :
– Je ne veux plus jouer, je ne veux plus jouer… ah ! que je souffre !
À ce moment, Médor, lancé comme un boulet de canon, perça la foule de nouveau. Il était baigné de sueur.
Il se rua sur l’homme au teint de bistre qui regardait Lily d’un œil égaré, et le saisit au collet avec violence, en criant :
– C’est lui ! le factionnaire l’a reconnu ! Il a parlé à la voleuse d’enfants ! Si personne ne m’aide à l’arrêter je l’arrêterai tout seul !
Médor s’appelait de son nom Claude Morin. Il n’en était pas plus fier, attendu que cette étiquette lui avait été fournie par l’administration de l’hospice des Enfants trouvés.
Il était bon chien de berger ; peut-être n’aurait-il point su faire autre chose. On lui donnait chez mère Noblet quinze sous par jour et le déjeuner. Le soir, il travaillait en chambre et gagnait encore cinq sous à piquer des bretelles. C’était juste son loyer. Sa chambre lui appartenait en propre ; il louait seulement le terrain, au sixième étage d’une maison de la rue Moreau, entre deux toits, dans les plombs.
Sa chambre était une ancienne stalle d’écurie des Arènes nationales, où il avait été balayeur. Il l’avait eue à bon compte, lors de la vente ; il l’avait montée, couverte, installée, meublée, cramponnée ; il y tenait, ainsi qu’à son ménage, comme tout homme établi tient à son avoir.
Quand on parlait devant lui d’embellir la ville et d’exproprier des immeubles, il devenait sombre ; il avait peur d’être démoli.
On ne lui connaissait d’amitié que pour sa chambre, et il ne souriait jamais qu’à Petite-Reine.
Lorsqu’on avait fait allusion, tout à l’heure, à la femme inconnue qui s’était offerte si obligeamment pour tourner la corde, Médor avait été frappé d’un trait de lumière. Ce n’était pas assurément un observateur, mais il avait l’instinct, et au moment où il prit sa course à travers la foule, il était sûr de tenir la piste de la voleuse d’enfants.
La figure de cette femme se représentait à lui de plus en plus suspecte, à mesure qu’il interrogeait sa mémoire. Médor ne savait même pas qu’on pût « se faire une tête », mais les tons bizarres et violents de ce teint, les rides farineuses, tout ce que le voile du béguin laissait entrevoir lui sauta aux yeux par souvenir, bien mieux que dans la réalité même.
Il avait son idée. Les factionnaires avaient pu ne pas remarquer l’enfant, mais cette caricature n’avait pu passer inaperçue.
Il fit le tour des grilles à toute course, demandant sur son chemin si on n’avait point vu une fillette, jolie comme les amours avec de grands cheveux bouclés sous un petit toquet à plumes et conduite par une manière de folle qui portait un bonnet de béguine, auquel pendait un voile bleu.
Ses questions restèrent longtemps sans réponse, mais enfin, à la petite porte donnant sur la rue Cuvier, derrière les bâtiments de l’administration, un brave soldat du centre se mit à rire dès les premiers mots de la phrase, répétée déjà tant de fois.
– En plus, qu’elle est cocasse, la bonne sœur, répondit-il, et qu’elle bourrait la petite de biscuits.
Médor s’était arrêté haletant.
– Par où a-t-elle pris ? interrogea-t-il.
– Par un fiacre qui passait et qui a remonté au grand trot vers la place Saint-Victor… et qu’il y a eu quelque chose de rigolo par un particulier bien mis et beau linge avec une peau de basané mulâtre, approchant, et une barbe noire comme du cigare qui a fait mine de lui barrer la route. Il a regardé l’enfant, mais la vieille lui a rivé son clou en deux temps, et puis elle a tendu la main, qu’elle avait l’air de se moquer de lui, disant : payez-moi mon dû. Il a tiré sa bourse : comme quoi ça me paraît que c’est lui qui a soldé le fiacre avec son or.
Le soldat continua de rire et tourna le dos, se disant à lui-même :
– Il y a des personnes farces tout de même !
Médor resta un instant pensif. Suivre le fiacre n’offrait aucune chance. Comment savoir la route qu’il avait prise en arrivant au bout de la rue Cuvier ? Médor se remit à courir et revint au bosquet pour chercher conseil.
En arrivant, la première personne qu’il vit fut l’homme à la peau bronzée, dont le regard était fixé sur la Gloriette par une sorte de fascination.
Toute la personne de cet homme se rapportait d’une façon si frappante au signalement donné par le soldat que Médor n’arrêta même pas son élan et tomba sur lui comme on s’empare d’une proie.
L’homme n’essaya pas de résister. Le rouge lui monta au visage et ses yeux, qui exprimaient l’étonnement de quelqu’un qu’on eût éveillé en sursaut, interrogèrent la foule avec une sorte de timidité sauvage.
La foule, Dieu merci, répondit à ce regard. L’incident lui plaisait au suprême degré. C’était une péripétie nouvelle apportée au drame et qui poussait la curiosité de tous jusqu’à la fièvre.
Notez que cette curiosité endémique de nos Parisiens n’empêche ni la compassion, ni aucun bon sentiment. En nul autre pays du monde les chagrins d’un héros de mélodrame ne font couler tant de larmes qu’à Paris.
Seulement, en place publique comme au théâtre, l’émotion a son côté amusant qu’il est permis de cueillir.
Chacun regardait l’inconnu et s’étonnait de ne l’avoir pas encore remarqué. C’était bien vraiment une figure fatale comme disaient volontiers les romans de cette époque. Sa tête ne ressemblait point à celles qu’on rencontre du matin au soir dans la rue.
Mère Noblet dit la première.
– Il a l’air méchant, c’est un étranger.
– Et surtout calé ! ajouta une dame sans cavalier, dont l’accent n’avait rien de malveillant.
– Un beau mâle, oui-da ! fit observer une autre personne du sexe qui avait dépassé la quarantaine.
– Ses yeux font peur ! murmura une jeune ouvrière. Une bonne d’enfant ajouta :
– Dire qu’on rencontre de cela à Paris !
Les petits n’étaient pas éloignés de le prendre pour l’ogre et le regardaient avec de grands yeux épouvantés.
Il n’y avait pour ne le point voir que Lily, la pauvre créature. Elle restait affaissée sur elle-même au pied de son arbre, les yeux fixes et sans lumière. Sur ses lèvres qui remuaient lentement, sans produire aucun son, un nom se devinait, toujours le même, le nom de sa fille : Justine.
Le cercle s’était resserré autour de l’inconnu qui venait d’abaisser les deux mains de Médor, en disant avec un fort accent étranger que personne n’avait jamais entendu :
– Laissez-moi, je ne m’échapperai pas.
Sa voix était sourde et grave.
– Pas de danger qu’il s’échappe ! cria un gamin, moins haut qu’une botte, on veille au grain par ici !
– Son affaire est bonne, ajouta mère Noblet. Il donnera des dommages et intérêts.
– Mais que voulait-il faire de l’enfant ? demanda un naïf au second rang.
– On en a besoin quelquefois comme ça, dans les grandes familles, répondit d’un air important la jeune ouvrière, pour la chose des successions.
– Ou perpétuer le nom des nobles, fit sa voisine, c’est connu.
– Sans compter, insinua la dame sans cavalier, que la petite mère est jolie comme un cœur, et qu’on a pu subtiliser l’enfant pour faire suivre la mère.
Cette idée eut un succès. Elle produisit un mouvement dans la foule qui eut envie d’applaudir. Désormais, l’étranger qui avait la barbe trop noire, atteint et convaincu d’être un traître de mélodrame, était percé à jour.
Dans la foule, on cria :
– Ici les gardiens ! Et d’autres :
– Voilà les sergents de ville !
Il était temps d’arrêter ce coupable, et, contre l’ordinaire, les sergents de ville avaient aussi du succès.
L’opinion publique est sujette à de singulières erreurs ; elle accuse volontiers de brutalité ce corps utile des sergents de ville dont le costume sert de modèle aux tailleurs de l’École polytechnique. Je parie qu’en prenant au hasard un sergent de ville et en mettant un œuf dans sa poche, vous retrouverez l’œuf intact au bout de huit jours.
C’est l’état paisible par excellence, pratiquant avec religion la philosophie péripatéticienne et dévot à la maxime festina lente.
Ils arrivent toujours quand la roue a passé sur la jambe de la vieille dame renversée ; jamais on ne les voit qu’au moment où la rixe s’apaise, et je sais beaucoup de fâcheux esprits qui demanderaient leur suppression, s’il n’était bien doux de les contempler, arpentant le trottoir, causant deux par deux, trois par trois, de choses honorables, et présentant l’image consolante de ce suprême farniente qui est la récompense des justes aux Champs-Elysées.
Les sergents de ville arrivaient, fidèles à leur devise : « Mieux vaut tard que jamais. » Ils ne se pressaient pas, de peur de casser l’œuf. Derrière eux venaient deux hommes qui n’avaient pas d’uniforme, mais que personne n’eût pris pour vous ou moi.
Une partie de la foule courut à eux et les entoura pour les mettre au fait de l’affaire.
Elle était bien simple ; il y avait là un malfaiteur, anglais, russe ou de quelque autre pays suspect qu’on venait de prendre en flagrant délit de vol d’enfant, c’est-à-dire, non pas lui, mais sa complice, une femme déguisée en sœur grise, à qui il avait donné devant témoins, une bourse pleine d’or.
Peut-être est-ce ici la raison qui pousse la prudence des sergents de ville jusqu’à l’immobilité. Ils savent de quelle manière Paris s’y prend pour raconter une histoire.
D’un air sérieux, mais sceptique, les deux fonctionnaires abordèrent l’attroupement.
Ils avaient les mains derrière le dos, ce qui fait partie du fourniment.
À leur suite marchaient toujours les deux hommes en bourgeois.
Vingt voix dirent avec colère :
– C’est ça, ne vous pressez pas !
– L’enfant voyage pendant ce temps-là !
– Allons, pas de faiblesse parce qu’il s’agit d’un milord !
– Et qui gagnera mon pain, si je n’ai plus la confiance des familles ? ajouta mère Noblet. Le voilà ; empoignez-le !
Médor étendit sa main crispée en disant :
– Devant Dieu ! je jure que c’est lui !
Les deux sergents de ville écartèrent un peu trop sans façon ceux qui gênaient leur passage. Dans ces choses accessoires, il est permis de leur conseiller plus de moelleux.
Quand ils furent en face de l’inconnu, l’un d’eux lui dit tranquillement :
– Vos papiers, s’il vous plaît.
– Qu’est-ce que ça fait les papiers ! cria-t-on de toutes parts. Ils en ont tous des papiers. L’enfant ! l’enfant !
Celui des deux sergents de ville qui n’avait pas parlé répondit :
– Donnez-nous la paix et au large ! circulez !
Il y eut un grand murmure, mais le sergent fit un pas en avant et la foule recula.
Ce mouvement mit à découvert la Gloriette, toujours accroupie et n’ayant aucune conscience de ce qui se passait autour d’elle. Médor, qui n’avait plus à garder l’accusé, vint à elle et essaya de la relever. Elle lui sourit sans rien dire, faisant signe qu’elle voulait rester ainsi. Médor s’agenouilla auprès d’elle.
La foule ne donna point attention à cela.
Tous les yeux étaient sur le milord, tiré ainsi par l’animadversion publique, au grand mépris de toutes les notions acceptées sur la couleur du teint et du poil des Anglais. La foule espérait qu’il n’avait point de papiers, car au lieu d’atteindre son portefeuille, le milord, d’un air embarrassé, semblait chercher des paroles d’explication.
Le sergent de ville, défiant par devoir, mais poli à cause du « beau linge », tendait la main d’un air calme et fier.
– C’est un faux milord ! suggéra le gamin. Il n’a pas sur lui la preuve de sa naissance !
– Il n’en manque pas, soupira la dame isolée, qui font de la poussière et qui n’ont rien sur eux !
– Voilà plus de vingt ans que je fais les promenades avec succès, disait cependant mère Noblet au second sergent de ville. Un temps qui fut, on aurait serré les pouces de ce polisson-là dans un étau de taillandier jusqu’à ce qu’il ait dit où est la petite et payé gros pour la mère, qui me devrait bien quelque chose en ce cas-là…
– Oh ! oh ! fit l’assistance en resserrant le cercle, attention ! Le voilà qui met la main à la poche ! Il a son passeport !
L’étranger, en effet, déboutonnait lentement le revers de sa redingote noire. Il prit dans la poche de côté un portefeuille où il choisit, parmi plusieurs papiers, une simple carte de visite qu’il tendit au sergent de ville.
– En voilà une belle preuve ! grondèrent quelques voix.
Mais à la vue du nom gravé sur la carte, le sergent de ville ôta son tricorne comme si c’eût été un simple chapeau bourgeois.
Les deux hommes sans uniforme qui se tenaient à quelques pas échangèrent un regard.
– C’est sûr qu’il a l’air de quelqu’un comme il faut, murmura la dame sans cavalier.
– Avez-vous jamais vu ! gronda la Bergère au comble de l’indignation ; il ne manquerait plus que de lui faire des excuses !
– Monsieur le duc, dit en ce moment le premier sergent de ville d’une voix basse mais distincte, je vous demande pardon, j’ai dû accomplir mon devoir.
– Voilà, conclut amèrement la mère Noblet. Ni vu ni connu ! Et moi mon commerce est flambé ! Ah ! les riches !
Une huée bruyante s’éleva de la foule.
– L’enfant ! l’enfant ! l’enfant ! criait-on.
La Gloriette mit sa main sur l’épaule de Médor et lui demanda :
– Quel enfant ?
On eût dit qu’un travail se faisait en elle et que son intelligence allait s’éveiller. Médor ferma ses gros poings et sa voix domina tous les autres bruits.
– Je n’ai pas menti, dit-il, l’homme a causé avec la voleuse d’enfants. Si on le laisse s’en aller, je le suivrai… et je l’aurai !
La Gloriette répéta en regardant le vague :
– La voleuse d’enfants…
Puis elle devint attentive, et sa pauvre jolie tête se redressa dans une pose inquiète.
Les groupes s’agitaient en colère ; on se montrait au doigt l’étranger qui reboutonnait sa redingote paisiblement. Madame Noblet ordonna à son troupeau de se mettre en rangs et dit à Médor avec rudesse :
– À ton ouvrage, toi !
– Non, repartit Médor, celle-là est trop malheureuse, je reste avec elle.
– Ah ! fit la Gloriette qui l’interrogea d’un regard éperdu, est-ce moi ?… est-ce moi qui suis trop malheureuse !
La Bergère s’élança vers les sergents de ville pour faire respecter son autorité, mais ceux-ci, qui jugeaient l’affaire finie et bien finie, se mirent dos à dos pour prononcer le commandement sacramentel :
– Circulez !
– Mais l’enfant ! l’enfant ! répéta l’assistance.
Médor ajouta :
– Et la mère !
– Où est la mère ? demanda un des sergents.
Personne ne répondit, parce que la Gloriette venait de se mettre sur ses pieds. Elle semblait attendre que quelqu’un parlât. Le sergent la devina et marcha vers elle.
– Vous allez suivre ces messieurs au bureau de police de votre quartier, lui dit-il avec douceur, en montrant les deux agents. C’est heureux qu’ils se soient trouvés là à la gare, vous ferez votre déclaration. S’il y a des témoins, ils déposeront. La Gloriette avait ses grands yeux fixés sur lui.
– C’est donc moi ! murmura-t-elle. Tout ce monde-là est ici pour moi ! Et on m’a volé ma Petite-Reine !
Médor la prit dans ses bras pour l’empêcher de tomber à la renverse.
Tous les bruits étaient morts comme par enchantement. Un silence profond entourait cette scène. L’angoisse des mères est contagieuse entre toutes. On voyait un large cercle de figures attristées, dont l’expression avait quelque chose de respectueux.
– Je l’ai quittée ce matin, poursuivit la Gloriette ; chaque fois que je la quittais, j’avais peur. Il me semblait que j’étais trop heureuse, et qu’on me prendrait mon bonheur. J’ai pensé à elle tout le long du chemin, à elle, rien qu’à elle. Jamais je ne pense qu’à elle… Etes-vous bien sûr qu’on me l’ait volée ? Pourquoi me l’aurait-on volée ? À quoi peut-elle leur servir, puisqu’ils ne sont pas sa mère !
Elle disait tout cela lentement et presque à voix basse, mais chacun l’entendait, même aux derniers rangs de la foule.
Deux grosses larmes, les premières qu’elle eût versées, coulaient sur sa joue pâle.
– On la retrouvera, insinuèrent quelques voix compatissantes.
La Gloriette se raidit dans les bras de Médor et ses yeux lancèrent un grand éclair, mais sa voix resta faible et brisée, tandis qu’elle disait :
– Que veut-on pour la retrouver ? Je donnerai tout ce qu’on voudra, mon sang, ma chair… Ah ! les ongles de mes doigts, et mes cheveux et mes yeux, et mon âme !
– En route, ordonna un des deux hommes sans uniforme, qui ajouta entre ses dents : Ça vous retourne, parole d’honneur !
Ils se dirigèrent, lui et son compagnon, vers la sortie. On ne les regarda pas. Le sergent de ville dit :
– Celles qui crient, ce n’est rien, mais de l’entendre plaindre si doucement, j’en ai le cœur étouffé.
Et c’était l’impression de tout le monde. Désormais ce n’était plus l’émotion théâtrale, la curiosité elle-même tombait devant cette déchirante douleur. La foule était comme la jeune mère, elle avait le cœur étouffé.
L’étranger que le sergent de ville avait appelé monsieur le duc et qui avait excité un instant les violents soupçons de la cohue n’avait point profité de la liberté qui lui était donnée. Il restait toujours à la même place et toujours regardant.
Au moment où l’on se mettait en marche, il fit quelques pas vers le groupe principal et aborda les représentants de l’autorité.
– Ce jeune homme a dit vrai, prononça-t-il avec une extrême difficulté en désignant du doigt Médor. J’ai vu la voleuse d’enfants, je lui ai parlé. Conduisez-moi chez le magistrat.
– Vous êtes donc un brave homme, vous ! s’écria Médor chaudement.
Il traduisait ainsi avec tant de naïveté la surprise qui était sur tous les visages que l’étranger eut un grave sourire.
– Oui, répondit-il, je suis un brave homme.
Quand il souriait, sa physionomie était remarquablement belle. Il prit avec les sergents de ville la tête de la nombreuse colonne qui descendait vers la place Valhubert.
Les opinions de la foule sont changeantes : elle est femme. La foule n’était pas éloignée maintenant de voir en cet homme, atteint et convaincu naguère de vampirisme, un héros de roman ou même un ange sauveur.
Le premier sergent de ville aidait Lily à droite, pendant que Médor la soutenait à gauche, puis venait la Bergère avec son troupeau, puis la masse du public qui n’avait pas sensiblement diminué.
La Bergère faisait remarquer, autant qu’elle le pouvait, le bon ordre de son petit bataillon.
Comme on dépassait la grande grille, Lily, qui, en apparence, était restée insensible depuis ses dernières paroles, étendit ses bras vers la marchande de jouets et de gâteaux, établie à droite de l’entrée, et un profond sanglot souleva son sein.
– Est-ce vrai, vraiment, ce qu’on dit ? demanda la marchande. A-t-on détourné ce joli bijou de Petite-Reine ?
– C’est vrai, balbutia Lily, vrai, vrai !… Hier elle s’est arrêtée ici, elle a voulu une bouteille de dragées…
– Et tout ce qu’elle voulait, elle l’avait, dit la marchande. Quand vous n’aviez pas d’argent, je vous faisais crédit de si bon cœur !
– Je l’ai quittée, toute la moitié d’un jour… et on me l’a volée !… Ah ! c’est vrai, vrai, vrai !
Ses larmes coulaient avec plus d’abondance, et sa parole prenait plus de volubilité. La fièvre venait.
– Allons, du courage ! dit le sergent.
– Toute la moitié d’un jour, répéta la Gloriette. Chaque minute peut apporter un malheur. Ah ! celles qui sont riches ! celles qui n’ont pas besoin de donner leurs petits à garder !
– C’est ça ! gronda mère Noblet en passant à son tour devant la marchande. C’est à moi la faute ! elle va me demander une rente. Je connais mon affaire… Et la maison est abîmée !… parce qu’on laisse entrer des communiantes, et des collèges, et des tourlourous, la misère ! et des nourrices, la grêle ! Il sera bientôt permis d’amener des chiens enragés, va comme je te pousse ! Ce n’est pas moi qui défendrai le gouvernement, si on fait des barricades !
On marchait. De tous côtés les gens accouraient sur la place pour voir. Voir ! la passion des grands et des petits ! Et ils voyaient Lily aller, échevelée, admirablement belle dans ses larmes.
Et dès qu’on avait prononcé le nom de Petite-Reine, ils comprenaient. C’était le quartier. La plupart connaissaient Petite-Reine. Vous eussiez dit un deuil public. Il y en avait qui pleuraient, des femmes, des hommes aussi, quand Lily les regardait de ses grands yeux baignés, et en gémissant :
– Je ne l’ai plus ! ils me l’ont volée ! c’est vrai ! c’est vrai ! c’est vrai !
À la tête du pont d’Austerlitz, la Gloriette s’arrêta brusquement. Elle se dégagea des deux bras à la fois et essuya ses yeux. Là le terrain se relève ; en se retournant elle put voir le Jardin des Plantes par-dessus le flot de têtes qui l’en séparait. Elle murmura, perdant une idée qu’elle avait :
– Tous ceux-là sont ici pour elle. On l’aimait bien. S’ils cherchaient tous, comme je chercherai, le jour, la nuit…
– Moi, je chercherai, prononça une voix à son oreille, le jour, la nuit…
Elle regarda celui qui parlait. La pauvre figure de Médor était toute bouffie de larmes.
– Demain, dit-elle, tous ceux-là auront oublié…
– Moi, interrompit résolument Médor, je n’oublierai jamais !
Lily, au lieu de remercier, haussa les épaules comme un enfant à qui on promet une chose impossible.
– Vous verrez, dit Médor avec simplicité.
Mais l’idée de la Gloriette lui revenait.
– Je veux retourner ! je veux retourner s’écria-t-elle, on n’a pas cherché, le jardin est grand, et elle est si petite. Pour la cacher, il suffit d’une touffe de fleurs. Aujourd’hui, tout le monde est avec moi, personne ne refusera de chercher pour l’amour de moi, mais demain…
« Et puis, s’interrompit-elle, résistant à ceux qui la soutenaient, j’ai oublié quelque chose là-bas… Vous ne me croyez pas, mais je vous assure que j’ai oublié quelque chose… Écoutez ! mère Noblet me montrera l’endroit où elle l’a vue pour la dernière fois… et je retrouverai la place de son petit pied chéri… et j’emporterai la terre… et je l’aurai… et je la garderai…
Un sanglot la suffoqua.
– Voyons ! voyons ! dit le sergent, dont la paupière battit.
Et comme Médor faisait mine de se révolter, il ajouta :
– Bonhomme, j’approuve ta sensibilité, mais le temps presse. Monsieur Picard et monsieur Rioux me font signe là-bas… J’ai idée qu’ils veulent battre la foire au pain d’épice, dont c’est le dernier jour, place du Trône. En avant !
Médor comprit et enleva la pauvre Gloriette qui ne résistait plus.
Monsieur Picard et monsieur Rioux, les deux agents, avaient disparu.
La procession continua sa marche. À mesure qu’on approchait de la rue Lacuée, l’intérêt des passants augmentait. Sur la place Mazas, le convoi se recruta de tous les badauds rassemblés autour de la danseuse de corde qui est là en permanence et dont Petite-Reine était une cliente assidue. La danseuse de corde vint elle-même avec ses trois petites filles et ses deux petits garçons qui ne se ressemblaient point entre eux.
La Gloriette sembla frappée ; elle regarda attentivement la famille de la saltimbanque et murmura :
– Sont-ils bien à elle, tous ces enfants ?
– Les mamans sont sorcières, dit le sergent. On va éplucher le Trône. En avant ! en avant !
Mais c’étaient maintenant des voisins qui se présentaient sur la route, des gens que Lily voyait tous les jours, et qui tous les jours arrêtaient Petite-Reine pour avoir un baiser ou un sourire.
– Est-ce bien vrai ? est-ce bien vrai ? Elle était si mignonne ce matin, en partant pour la promenade ! Elle se tenait si droite ! elle tournait si bien ses jolis pieds en dehors.
– Elle m’a dit bonjour en passant…
– Elle riait, elle chantait…
– Ils me l’ont prise ! répondait la Gloriette. Je suis toute seule, je n’ai plus rien, c’est bien vrai, c’est bien vrai !
– Et il faut que ce soit celle-là pour la première fois que ça m’arrive ! ajoutait la Bergère qui pleurait aussi sous son grand chapeau de paille : une enfant si connue ! mon commerce est flambé, je n’ai plus que l’hôpital !
Par le fait, mère Noblet n’eut pas besoin, ce soir-là, de reconduire ses brebis à domicile.
Tout le long du chemin, on put voir les parents qui venaient l’un après l’autre reprendre leurs enfants sans mot dire, et les emportaient comme une proie.
Quand on arriva devant la maison du commissaire de police, la Bergère n’avait plus de troupeau.
Elle croisa ses mains sous son vieux châle, et lança à Lily un regard plein de rancune en disant :
– Et c’est elle qu’ils plaignent !
On la fit entrer au bureau de police sur les pas de la Gloriette, qui gardait maintenant le silence, affaissée dans sa douleur. Une douzaine de témoins, choisis un peu au hasard, furent introduits, et la grande masse de l’attroupement resta dehors.
Le milord, comme on persistait à appeler dans la foule cet étranger qui avait le teint d’un sang-mêlé, était déjà dans le cabinet du commissaire, avec les deux agents et un des sergents de ville.
Dans la pièce d’entrée, où se tenait le secrétaire, on donna une chaise à Lily, près de qui Médor restait comme une sentinelle.
– Ça fait pis qu’une émeute, dit le second sergent de ville au secrétaire. Depuis douze ans que je suis dans la partie, jamais je n’ai rien vu de pareil. Cette bichette-là, c’est comme si on avait enlevé une princesse.
Le secrétaire, attentif, ayant mis la plume à l’oreille, il fallut, pour la centième fois, entamer le récit détaillé de ce qui avait eu lieu. Lily pleurait silencieusement ; la Bergère ponctuait les phrases, en disant :
– Et c’est moi qui en pâtirai ! moi toute seule ! vous verrez ! Dans le cabinet voisin il n’y avait plus personne que le milord assis auprès du commissaire de police qui l’écoutait avec une respectueuse déférence, gardant à la main une large carte sur laquelle étaient inscrits ses noms et qualités.
« Hernan-Maria Gerès da Guarda, duc de Chaves, grand de Portugal de première classe, envoyé de S. M. l’empereur du Brésil. »
Le duc de Chaves parlait lentement et avec une extrême difficulté, mais vis-à-vis d’un magistrat, il avait repris tout naturellement le ton qui convenait à sa dignité.
– Pour des motifs qui me sont personnels, dit-il, je m’intéresse à l’enfant et à la mère. J’aurais pu tout à l’heure réparer le mal rien qu’en étendant la main, car le hasard m’a placé sur le chemin de la misérable créature qui a détourné l’enfant, mais la peine que j’ai à parler votre langage, mon désir de garder l’incognito et encore une circonstance qu’il me plaît de ne point mentionner : tout cela joint à une certaine timidité produite par mon ignorance de vos usages et de vos mœurs (je suis à Paris seulement depuis un mois) m’a empêché de parler et d’agir. J’ai laissé échapper l’occasion et j’en ai un regret mortel, car les larmes de cette malheureuse jeune mère m’ont percé le cœur. Tout ce que je puis faire, c’est de fournir le portrait exact de la femme qui a enlevé l’enfant.
Le commissaire de police prit la plume et écrivit sous sa dictée le signalement minutieux de Saladin déguisé en femme.
– Monsieur le duc, dit-il quand ce travail fut achevé, m’est-il permis d’interroger Votre Excellence ?
– Cela vous est permis, répondit le duc de Chaves.
– L’homme qui vous a introduit m’a dit que Votre Excellence avait parlé à la voleuse d’enfants.
– C’est la vérité.
– Il me serait utile de connaître les paroles échangées entre cette femme et Votre Excellence.
Le duc réfléchit quelques instants avant de répondre.
– Ce qui a été dit entre cette femme et moi, déclara-t-il enfin, n’a aucun trait à l’affaire présente, sauf ma première question et sa première réponse. Je lui ai demandé : Où menez-vous cette enfant ?
– La petite vous connaissait ?
– Oui, car elle m’a souri… La femme m’a répondu : Je suis gardienne chez mère Noblet, la promeneuse, et je conduis Petite-Reine au logis de son père où sa maman viendra la chercher.
– Est-ce tout ?
– Non… La femme a ajouté quelques mots qui ne regardent que moi… et a fait appel à ma générosité.
Le commissaire de police mit la main devant ses yeux et enveloppa son interlocuteur d’un regard perçant.
– Vous lui avez donné ? prononça-t-il tout bas.
– Oui, repartit le duc simplement. Je suis très riche.
– C’était une pure aumône ?
Sous le bronze de sa peau, le duc rougit.
– Monsieur, dit-il au lieu de répondre et avec un visible embarras, dans mon pays, il est possible d’activer les recherches de la police avec de l’argent.
– En France, répliqua simplement le commissaire, les magistrats regardent toute offre d’argent comme la plus grave des insultes.
Le duc s’inclina, puis se leva.
– Je suppose bien pourtant, continua le commissaire, que Votre Excellence n’a point voulu outrager un honnête homme qui ne lui a jamais fait de mal. Je suppose encore, ou plutôt je suis certain, que Votre Excellence a des motifs tout charitables pour s’intéresser à cette affaire.
Peut-être y avait-il ici une toute petite pointe de moquerie, voilée sous la gravité respectueuse du débit. Le duc de Chaves se redressa.
– Je parle ainsi, poursuivit encore le commissaire, pour entrer, autant que cela est possible, dans les idées de Votre Excellence. En France, comme partout, l’administration emploie des subalternes. Ce sont même des subalternes qui cherchent et qui trouvent. Il est certain que l’argent met à leur disposition des moyens de trouver ; il est certain aussi que la perspective d’une récompense les encourage et les stimule.
Le duc de Chaves prit dans son portefeuille deux billets de mille francs qu’il déposa sur le bureau.
– C’est trop, dit le commissaire en souriant. Nous n’avons pas de mines d’or chez nous. Avec la moitié de cette somme je ferai plus que le nécessaire, et il vous sera rendu compte de l’emploi de votre argent.
Il prit un des billets et écrivit quelques lignes sur un papier à tête imprimée qu’il présenta ouvert au noble Portugais.
– J’engage Votre Excellence à se rendre sur-le-champ chez monsieur le chef de la sûreté, à la préfecture, dit-il en se levant à son tour. Ce mot servira d’explication et, là-bas, l’autre billet pourra trouver son emploi.
Il salua respectueusement, et le duc prit congé.
Aussitôt qu’il fut sorti, le commissaire sonna. Picard entra.
– Il y a quelque chose là-dessous, lui dit le commissaire. Est-ce que la jeune femme est jolie ?
– Plus que jolie, répliqua Picard. Elle est à croquer, malgré ses yeux rouges et ses pauvres joues pâles.
– Faites venir Rioux.
Rioux était un assez vilain bourgeois, mais un bel agent. Son profil affectait un peu la forme fuyante des têtes de levrettes, mais, en dépit de l’évangile phrénologique, il ne manquait pas d’intelligence. Il arriva tout soucieux.
– Ce duc avait sa voiture à la grande grille, dit-il ; quoiqu’il soit entré au Jardin des Plantes par la porte de la rue Cuvier. C’est drôle.
– Et la voiture a suivi au pas derrière le monde, par le pont d’Austerlitz, ajouta Picard, elle attend à la porte.
Le commissaire consulta sa montre d’un air égrillard.
– Chacun a ses petites histoires d’amour, fit-il en ramenant les faces de ses cheveux : ce sont des sauvages qui roucoulent comme des tigres, là-bas. Celui-ci n’a pas inventé la poudre. Je l’ai envoyé à la préfecture pour la règle, mais je ne serais pas fâché que le pot aux roses fût découvert par nous. Attention ! il y a une prime.
– Le grand seigneur m’en avait l’air, répondit Picard. Je suis resté pour ça.
Rioux étendit les cinq doigts de sa maigre main.
– Preu ! dit-il comme les enfants au jeu. J’ai un truc.
– Moi aussi, s’écria Picard. Ecrivons !
Ils saisirent à la fois leurs carnets, qui ne brillaient pas par la propreté, et tracèrent une ou deux lignes au crayon. Le commissaire lut d’abord le truc du brigadier et dit : Pas mal ! Il jeta les yeux sur celui du sergent de ville et se prit à rire.
– Le même ! fit-il. Ex aequo. Ça doit être bon. Carte blanche et cent francs de mise en train pour les frais. Cinq cents au gagnant. À Dieu vat !
Rioux et Picard se précipitèrent dehors.
Le commissaire avait lu sur leurs carnets la même phrase, écrite lisiblement, avec des orthographes diverses, mais également fautives.
« Faire aujourd’hui même l’épluchage de la foire au pain d’épice. »
Rioux et Picard montèrent fraternellement en fiacre place Mazas, car il s’agissait de se hâter.
– Ma vieille, dit Rioux, la prime ne nuit pas, mais j’y mettrais du mien pour retrouver la petiote.
– Rapport à la jeune dame, répliqua Picard, compris, le sentiment, je le partage.
– Et on va y aller comme des tigres pas vrai ?
– À l’œuf ! mêle-t-on ?
– On mêle… Au galop, le cocher !
Saladin ne se doutait guère d’être serré de si près.
Il ne savait pas que l’ennemi allait l’attendre dans ses propres quartiers.
Il avait manœuvré comme un ange, et nous ne pouvons nous dispenser de donner au lecteur les détails de son expédition, en faisant toutefois observer qu’il était bien jeune. On ne peut demander la perfection à la quatorzième année. Plus tard, il devait se comporter mieux encore.
Les enfants sont conduits par de singuliers caprices, et Petite-Reine avait les défauts de ses qualités. À force d’être sociable et « gentille avec le monde », elle arrivait à être un peu banale, toujours prête à prodiguer des caresses, pour faire naître ces sourires d’admiration qui partout l’accueillaient. Elle aimait son succès, il lui fallait sa vogue, et la Gloriette, hélas ! n’avait pas peu contribué à exalter ce besoin d’être adulée.
Ces murmures d’admiration que soulevait le passage de l’enfant-bijou c’était la vie, c’était le bonheur de la pauvre Gloriette.
Au Jardin des Plantes, quand pour la première fois le regard de Petite-Reine était tombé sur madame Saladin, l’impression avait été une vive répugnance et un mouvement de frayeur instinctive. Le voile bleu pendu au béguin, surtout, lui faisait peur.
Sans le hasard qui avait permis à madame Saladin de montrer son talent pour tourner la corde, l’impression aurait eu de la peine à s’effacer, mais Petite-Reine avait été applaudie grâce à cette vieille qui avait mis un voile bleu, et bientôt après cette même vieille lui avait donné un sucre de pomme. Petite-Reine était gourmande presque autant que coquette et amie des bravos. La connaissance fut faite.
Quand arriva la bagarre que nous avons amplement décrite, madame Saladin trouva moyen de placer la foule entre Petite-Reine et le troupeau. Elle lui donna le bonhomme en pain d’épice qui enchanta l’enfant et détourna son attention pendant deux grandes minutes.
C’était plus qu’il n’en fallait. Madame Saladin, qui déjà gagnait au large vers l’extrémité du bosquet, saisit tout à coup Petite-Reine dans ses bras en disant d’une voix étouffée :
– Prends garde ! prends garde ! les lions sont échappés ! Vois comme les demoiselles de la communion se sauvent !
Il y avait en effet un mouvement dans la foule, et les communiantes s’éloignaient. Petite-Reine, épouvantée, regarda et vit les lions. Les enfants voient tout ce qu’ils craignent et tout ce qu’ils désirent. Elle mit sa tête dans le sein de madame Saladin, qui se prit à courir en disant :
– N’aie pas peur ! je les tuerai s’ils veulent te faire du mal. Petite-Reine se serrait de toutes ses forces contre sa protectrice qui s’arrêta dans l’allée des Robinias, où elle entama un tout autre genre de travail.
– Est-ce que tu ne te souvenais pas de moi ? demanda-t-elle. Justine découvrit sa jolie petite figure pour la regarder avec étonnement.
La prétendue vieille marchait toujours, mais moins vite, pour ne pas éveiller les soupçons. Les communiantes étaient dépassées.
– Et les lions ? fit l’enfant.
– Ils sont enchaînés, on les a repris.
– Retournons à mère Noblet, alors.
– Nous y allons, tu vois bien ! fit madame Saladin qui tourna l’angle de la grande allée du milieu.
– Mais non ! repartit Justine, cherchant à s’orienter, c’est là-bas qu’est mère Noblet, sous les arbres.
– Est-elle drôle ! s’écria la vieille en la mangeant de baisers. Elle veut savoir ça mieux que moi !… alors, tu m’avais tout à fait oubliée, petiote ?
Elle lui fourra un biscuit entre les dents.
– Le joli petit ange ! dit un groupe de dames à la hauteur de la fosse aux ours. Voyez donc cet amour !
Petite-Reine fut aussitôt distraite et envoya aux dames un beau sourire avec un baiser. Saladin la mit à terre et lui dit à l’oreille :
– Fais-leur voir comme tu marches bien !
Et l’enfant, reprenant aussitôt son rôle de petite merveille, marcha en se tenant droit, en balançant sa crinoline bouffante et les pieds bien en dehors.
– Pour ta peine, reprit Saladin qui passa la porte du jardin zoologique, je vais te montrer les gros moutons et les cocottes qui vont dans l’eau… C’est étonnant comme les enfants oublient ! Te souviens-tu de petit père, au moins ?
Justine s’arrêta court, ouvrant ses grands yeux qui interrogeaient.
– Viens, continua la prétendue vieille. C’est moi que tu appelais bobonne, en ce temps-là…
– Quand donc ? interrompit l’enfant dont la curiosité s’éveillait.
– Viens !… au temps où tu étais bien riche. Tu dormais dans un berceau tout plein de dentelles.
– Mère m’a dit cela ! murmura l’enfant.
– Tous les matins et tous les soirs, tu pries le bon Dieu pour petit père, pas vrai ?
– Ah ! je crois bien !… comme tu vas vite !
– Voici les cocottes, annonça madame Saladin, arrivant au parc des oiseaux aquatiques. Est-elle laide, celle-là qui se tient sur un pied, avec son bec pointu ! regarde !… Seras-tu bien contente quand tu vas revoir petit père !
Justine sauta de joie.
– Est-ce que c’est aujourd’hui ? s’écria-t-elle.
Saladin la reprit dans ses bras, car il était sur les épines. Le temps passait. D’une minute à l’autre, on pouvait le poursuivre.
– Écoute, dit-il en baissant la voix, il y a des méchants, des bien méchants, qui empêchent ton petit père de demeurer avec ta petite mère. Tu étais trop petite, on ne pouvait pas t’expliquer ça.
Justine fit un signe d’intelligence ; elle était tout oreilles.
– Alors, continua Saladin qui pressait le pas, petite mère m’a dit : « Bobonne, il faut que le père la voie. Quand il l’aura vue si mignonne, si jolie, avec ses joues roses, ses cheveux blonds et ses yeux bleus… »
– Et mes belles bottines, ajouta Petite-Reine.
– « Et ses belles bottines, et son toquet à plumes… alors, il voudra la voir toujours ! »
– Mais, voulut objecter l’enfant, mère Noblet…
– Attends donc… alors, petite maman a fait mine de s’absenter aujourd’hui…
– Pourquoi ?
– À cause des méchants. Et si nous en rencontrons, des méchants, prends bien garde ! il faut rire et m’embrasser bien fort… On peut en trouver plus d’un avant la maison tout en or où est petit père, dans la ville des nobles et des riches.
Vaguement, Justine avait peur, mais ce n’était rien auprès de l’idée de petit père et de sa maison tout en or.
– Comment sont-ils faits, les méchants ? demanda-t-elle.
– Ils sont noirs… et d’autres couleurs. Alors tu comprends. Petite maman a été en avant…
– Chez papa ! s’écria Justine qui battit des mains dans sa joie.
– Juste ! chez petit papa chéri. Elle nous attend.
Ils avaient traversé tout le jardin zoologique, et sortaient par la petite porte de la rue Cuvier.
Justine ne faisait plus attention à rien, sinon à ce conte de fées où elle jouait un rôle.
Madame Saladin, triomphant à la vue de cette issue qui était pour elle le port, prit dans sa poche son dernier biscuit et le mit entre les lèvres de Petite-Reine.
Mais c’est au port qu’on échoue souvent. Au moment où Saladin venait de dépasser le factionnaire, il se trouva face à face avec une figure de connaissance : l’homme au teint bronzé qui, la veille au soir, était entré sur les pas de la Gloriette, dans la baraque de madame Canada.
Saladin ne s’attendait pas à cela. Au premier instant sa terreur alla jusqu’à l’angoisse.
– Tu trembles ? lui dit Justine effrayée.
– C’est un méchant, balbutia Saladin.
– Alors il faut rire et t’embrasser ?
Et Petite-Reine couvrit de baisers sa fausse bobonne, en ajoutant :
– C’est vrai qu’il est tout noir !
Le duc avait reconnu Petite-Reine du premier coup d’œil. Nous savons qu’un soupçon était né en lui et qu’il avait interrogé madame Saladin, nous savons aussi la réponse de madame Saladin.
Il nous reste à dire le surplus de l’entrevue : ce que monsieur le duc avait refusé de confier au commissaire de police.
Il y avait en ce Saladin, si remarquable dès son jeune âge, de la femme, de la vieille femme.
Notre siècle, du reste, est extraordinairement fécond en adolescents ratatinés. Nous voyons cela dans les lettres, dans les arts, partout, même dans l’amour. Chérubin a toujours quinze ans, mais il fait ses farces avec un lorgnon dans l’œil : il a mal aux dents, il craint les courants d’air, et porte de la flanelle sur la peau, en se moquant de ses illusions perdues.
Une vieille femme, sachant l’enfance sur le bout du doigt, n’aurait pas pris de meilleures précautions que Saladin, et sa conduite adroite mérite d’autant plus l’approbation des connaisseurs qu’en définitive il n’avait pu donner aux études de mœurs qu’une portion très minime de son temps, occupé qu’il était, depuis sa plus tendre jeunesse, à perfectionner son talent d’avaleur de sabres.
Il les avalait très bien au figuré comme au réel, et nous le verrons travailler sur un théâtre bien autrement important que celui de madame Canada.
Le trouble produit en lui par la rencontre de monsieur le duc de Chaves ne dura qu’un instant. Il ne savait point son nom ; il le connaissait seulement pour l’avoir vu la veille dans cette position fâcheuse d’un homme du monde suivant une femme appartenant à la classe populaire.
L’idée lui vint tout à coup d’exploiter cette situation.
Faisant appel à son effronterie native, il intervertit les rôles résolument et attaqua au lieu de se défendre.
– Si vous vous dépêchez bien vite, mon prince, dit-il, vous allez peut-être encore la rencontrer là-bas… N’ayez pas peur : le factionnaire ne peut pas nous entendre, et d’ailleurs il s’en bat l’œil, ce brave militaire.
Le duc avait le rouge au front. Pour riposter à de pareilles attaques, même quand on est grand de Portugal de première classe et qu’on a affaire à la plus misérable des créatures, il faut avoir le mot net et précis qui remet chacun à sa place.
Le duc parlait français avec difficulté.
Il garda le silence et fit mine de s’éloigner. Saladin l’arrêta sans façon, il prétendait pousser plus loin sa victoire.
– Tu vois si je m’embarrasse des méchants ! dit-il à Petite-Reine. Si je veux, il va me donner de l’argent, regarde !
Et barrant le passage à son adversaire, il ajouta insolemment :
– Les femmes d’âge comme moi ça voit tout, possédant un coup d’œil d’Amérique. Je m’ai aperçu de la chose dès la première fois que vous avez rôdé autour de chez nous et je me suis dit : voilà un beau brun qui perdra son temps et sa peine, si je ne m’en mêle pas un petit peu, car la personne est vertueuse comme l’or pur…
« Voyons voir ! s’interrompit-il, parce que le duc faisait le geste de l’écarter pour passer son chemin, ne méprisez pas le monde. Etes-vous généreux ? Payez quelque chose à la minette et on glissera un ou deux mots avantageux pour vous dans l’oreille de vous savez bien qui.
Il tendit la main vaillamment.
Le duc de Chaves hésita, puis y déposa une pièce d’or, après avoir baisé le bout des doigts de l’enfant. Il dit ensuite :
– Je vous défends de parler de moi à la mère de cette fillette.
Et il s’éloigna.
Un fiacre passait. Saladin eut envie de lancer Petite-Reine en l’air, comme il en agissait avec sa casquette aux heures de triomphe, pour la rattraper à la volée, mais il se contint, bornant sa joie à crier tout bas :
– Sauvés ! sauvés, mon Dieu ! Merci, la Providence ! les jambes n’y étaient déjà plus, et on nous aurait rattrapés au demi-cercle… As-tu vu, bichette, comme j’arrange les méchants ! Nous allons arriver chez petit père en carrosse.
Il arrêta le fiacre et y monta sous les yeux du factionnaire qui avait suivi toute cette scène d’un regard curieux et qui reprit sa promenade en disant à part lui :
– Elle est cocasse, la bonne sœur, et le basané a eu un rude coup de soleil. C’est peut-être le père de la moutarde, au moyen de l’adultère ou autre inceste… on y voit des choses qui sont farces dans Paris.
Le fiacre trottait déjà vers la place Saint-Victor ; Saladin avait dit au cocher :
– Place du Panthéon.
Il avait son plan arrêté désormais. Il voulait prévenir toute possibilité de poursuite.
Justine adorait aller en voiture, elle s’assit bien sage, sur la banquette de devant, faisant bouffer sa robe comme une petite dame et demanda :
– Est-ce bien loin, chez papa ?
– Non, répondit Saladin, qui pensait à part lui : cette barbe noire de mulâtre paierait peut-être des mille et des cents pour ravoir la minette et l’offrir à la mère comme un bouquet. Moi, en reprenant ma figure naturelle de joli garçon, je pourrais me présenter comme sauveteur… mais s’il me reconnaissait ! Il doit avoir une poigne d’enragé, ce particulier-là… Je préfère les cent francs de maman Canada. C’est plus modeste, mais moins dangereux.
– Je m’ennuie ! dit Petite-Reine, c’est trop loin.
Saladin la mit sur ses genoux.
– Combien y a-t-il encore de chemin ? demanda-t-elle.
– Nous allons changer de voiture pour aller plus vite, répondit Saladin qui se pencha à la portière et commanda : Vous arrêterez rue de l’Estrapade.
« Dans la maison tout en or, ajouta-t-il, en faisant sauter Petite-Reine, tu auras une voiture en rubis, traînée par quatre chèvres qui ont les cornes rose et bleu de ciel.
– Tu as pourtant l’air bien pauvre, dit Petite-Reine sans trop de défiance.
– C’est pour tromper les méchants, répondit Saladin.
Le fiacre s’arrêta. Saladin regarda par l’une et l’autre portière, puis il paya avec l’argent de monsieur le duc et il fit descendre Justine.
Il la prit par la main, il entra chez un pâtissier pour renouveler sa provision de friandises ; rien ne lui coûtait.
Mais il réfléchissait laborieusement et se disait :
– Tout ça n’est rien. Si on avait sa chambre en ville, on irait tout uniment changer de hardes et faire un peu la toilette à la petiote. Car je ne veux pas que papa Échalot et madame Canada devinent mon truc, et je ne veux pas non plus qu’ils reconnaissent la minette d’hier. Ils seraient capables de s’attendrir ! Mais je n’ai pas de pied-à-terre et il faudra aller chercher ma défroque chez Languedoc, à La Pie voleuse. En plus que je ne sais pas vers quels rivages vogue présentement le Théâtre Français et Hydraulique… Je n’ai pas encore fait la moitié du chemin. Il y a de l’ouvrage !
– Dis donc, demanda-t-il brusquement en sortant de chez le pâtissier, comment t’appelles-tu, amour ?
– Tu sais bien : Justine.
– Justine qui ?
Petite-Reine le regarda bouche béante.
– Tu sais bien, répéta-t-elle.
– Certes, certes, je sais bien. C’est pour voir comme tu es avancée, trésor. Où demeures-tu ?
– Chez nous, tu sais bien !
Saladin remercia encore le dieu des loups qui lui faisait la partie si belle.
– Où est-ce, chez toi, ma chérie ?
– Au-dessus de la danseuse de corde, pardi ! fit l’enfant avec impatience.
– Comme quoi les petits sont analogues aux chiens, pensa l’heureux Saladin. Quand on néglige de leur mettre au cou un collier avec plaque de cuivre, bernique !
Il insista pourtant :
– Je parie que tu sais le nom de ta mère ? interrogea-t-il bien doucement.
– C’est maman, repartit Justine qui ajouta : ils l’appellent aussi la Gloriette… pourquoi ?
– En route pour la maison tout en or ! s’écria Saladin. Il n’y a pas d’ange pareil à toi dans le paradis ! viens que je te recoiffe.
Il poussa la porte d’une allée noire, et d’un tour de main escamota le toquet de Petite-Reine qu’il remplaça par un mouchoir à carreaux. L’enfant voulut se fâcher, pour le coup, mais le rusé drôle se mit à la regarder avec admiration et battit des mains, en disant :
– Ah ! comme te voilà belle ! Si tu pouvais seulement te regarder un peu dans un miroir ! Ton papa va te manger de caresses.
Il la reprit dans ses bras, un peu étonnée et craintive. Son plan était que le second cocher, en cas d’accident, ne pût donner le signalement de l’enfant, dont il couvrait maintenant le corps avec les pans de son vieux châle.
En marchant, il redoublait de gaieté, promettant monts et merveilles et dépensant des trésors d’éloquence à décrire les miracles de la maison tout en or.
Petite-Reine, étourdie, ne souriait plus, mais elle ne pleurait pas.
Ils arrivèrent ainsi à une place de fiacres, où Saladin choisit une paire de forts chevaux.
– À l’heure, dit-il en montant. 17, rue Saint-Paul, au Marais. N’allez pas trop vite, rapport à l’enfant qui est malade en voiture.
Petite-Reine, qui était déjà sur les coussins, entendit et dit :
– Mais non, je ne suis pas malade en voiture !
Saladin monta à son tour.
– Tais-toi donc, minette ! fit-il en clignant de l’œil, c’est pour lui jouer une niche, tu vois bien !
– Je ne veux pas lui jouer de niche ! s’écria Justine entrant en révolte avec la soudaineté des enfants idoles. Je ne suis pas malade, et tu es une menteuse !
Saladin entonna une chanson, pensant à part lui :
– Un peu plus tôt, un peu plus tard, il aurait toujours bien fallu l’endormir pour faire ma visite à Languedoc. Va, trésor, on connaît son affaire. Tu vas bientôt commencer ton petit somme !
Il ne cessa de chanter qu’au moment où le fiacre s’ébranla. Petite-Reine le regardait d’un air boudeur. Il arracha d’un geste brusque son voile et son béguin du même coup, fixant sur l’enfant ses yeux ronds qu’il faisait à dessein terribles.
Petite-Reine ouvrit la bouche pour s’écrier, mais elle ne put. L’étonnement et la frayeur l’étouffaient.
Saladin se remit à chanter. En chantant, il ferma les portières et abaissa tous les stores l’un après l’autre, de sorte que l’intérieur du fiacre s’emplit d’une obscurité rougeâtre.
– Me reconnais-tu bien ? dit-il en grossissant sa voix. Je suis un grand enchanteur. C’est moi qui avale des sabres, des couteaux, des poignards, des rasoirs et des serpents. Tu as dit que j’étais laid, et je te mène à l’ogre.
Il fit en même temps deux ou trois contorsions accompagnées de grimaces.
Petite-Reine, qui tremblait de tous ses membres, mit ses mains sur ses yeux.
– Et l’ogre va te manger ! acheva Saladin terriblement.
Les mains de Petite-Reine glissèrent sur ses joues et tombèrent. Elle avait les paupières baissées. Elle sanglotait silencieusement.
C’est une science.
Certains procès qui effrayent de plus en plus souvent la conscience publique ont révélé ce hideux secret : il est plus facile et plus court d’endormir un enfant par les larmes que par le sourire. Les créatures dénaturées qui n’ont pas le temps de bercer leurs petits les font pleurer.
Il y a dans les larmes du premier âge un soporifique puissant qui jamais ne manque son effet. Les bêtes féroces qui viennent de temps en temps devant nos tribunaux répondre du dépérissement de leurs fils et de leurs filles savent cela ; les voleuses d’enfants savent cela.
C’est une science comme celle qui consiste à dompter les chevaux sauvages par la faim et la douleur.
Mais on dit, et voilà ce qui oppresse bien autrement le cœur, on dit que la simple misère sait aussi cela. Pour gagner le pain qui nourrit l’enfant, il faut travailler sans trêve ni relâche. On n’a pas le loisir de bercer. Ce sont les pleurs de l’enfant qui gagnent sa vie.
Saladin savait tout. Pendant quelques minutes il regarda pleurer Petite-Reine dont la poitrine se soulevait par soubresauts convulsifs. Elle n’essayait plus de crier et ses yeux ne s’ouvraient pas.
Saladin n’était pas ému le moins du monde. Il avait la dureté froide du caillou, ce petit gaillard-là ; il devait assurément faire son chemin dans les affaires.
En examinant le travail mystérieux des larmes qui peu à peu amenait le sommeil, il songeait, il combinait.
– Quant à être une jolie bestiole, se disait-il, jamais on n’aura vu sa pareille en foire. C’est bâti dans la perfection ! Des épaules d’amour, quoi ! et des mollets. C’est ça qui serait drôle, si elle devenait madame Saladin avec le temps. Eh ! là-bas ? madame la marquise de Saladin, peut-être, car je ferai mon trou, c’est sûr, comme un fer de pioche !
Il haussa les épaules en éclatant de rire.
– Il en passera de l’eau, sous le pont, d’ici là, murmura-t-il, mais ce n’est pas si bête que ça en a l’air. Y a manière d’avaler des sabres qui ne sont pas de la vieille ferraille, en gilet de satin et cravate de batiste, dans les salons des premières sociétés, pour soutirer des billets de mille, au lieu d’arracher des gros sous. Papa Similor, avant d’être une ganache, a connu le fil, fréquentant des banquiers et des colonels. Je lui tirerai bien quelque jour le fin mot de sa grande mécanique du Fera-t-il jour demain. C’est mort ou ce n’est pas mort, cette chose des Habits Noirs. Si ce n’est pas mort, on s’y fourre ; si c’est mort, on peut la ressusciter.
Une plainte s’exhala des lèvres de Petite-Reine.
– La paix ! fit-il rudement.
– Oh ! mère ! gémit l’enfant, viens, viens, je t’en prie !
– La paix ! répéta Saladin.
Justine eut comme une faible convulsion, puis elle ne bougea plus. Saladin releva un des stores pour la regarder mieux.
– Partie ! dit-il, bonsoir les voisins ! Ça va se réveiller artiste et première élève de mademoiselle Freluche, seule héritière de madame Saqui.
– N’empêche, s’interrompit-il pour reprendre le cours de ses méditations, que tout dépend de la position qu’on occupe. Il y en a qui raflent des boisseaux d’or sans risquer le quart de ce que j’affronte, moi, pour grappiller cent francs. Seulement, ça vous fait la main, et il faut commencer par le commencement.
Le fiacre s’arrêtait devant le numéro 17 de la rue Saint-Paul.
– Cocher, dit-il, mon petit malade s’est endormi sur mes genoux, je ne veux pas le réveiller pour rien ; voyez donc voir si c’est ici que demeure madame Guérinet, rentière.
Le cocher quitta son siège et revint au bout d’un instant. Quand il mit la tête à la portière, Saladin avait repris sa coiffure de béguine et tenait Justine dans ses bras.
Madame Guérinet, rentière, était, bien entendu, inconnue dans la maison. Saladin parut vivement contrarié et dit avec un gros soupir :
– Que voulez-vous, il y a des personnes qui ne sont pas honnêtes. C’est une fausse adresse, quoi, qu’on m’a donnée. Conduisez-nous au coin du boulevard de Montreuil et de l’avenue des Triomphes… Voyez si c’est pâlot, ce pauvre trésor !
– Une jolie petite fille, dit le cocher.
– C’est un garçon, mais c’est si mièvre ! tout le monde le prend pour une fille.
Il embrassa l’enfant qui était entortillé dans le vieux châle, et le cocher reprit son siège.
La route entre la rue Saint-Paul et le boulevard de Montreuil qui touche à la barrière du Trône fut employée par Saladin à défaire complètement la toilette de Petite-Reine. Il ne lui laissa que sa jupe de dessous, sans crinoline. Dans le courant de cette opération, il aperçut le signe que l’enfant portait au côté droit de sa poitrine auprès de l’épaule droite.
– Tiens ! tiens ! dit-il en le considérant curieusement : une cerise ! et une belle, ma foi ! Il paraît que la maman est portée sur sa bouche. Voilà une marque qui serait bien gênante si elle était sur la figure. Heureusement que ça ne se voit pas, à moins d’être fièrement décolletée !
Tout en causant ainsi avec lui-même, de bonne amitié, il laissa de côté la cerise, pur objet de curiosité qui ne se pouvait point vendre, pour détacher une chaînette d’or à laquelle pendait une croix du même métal.
– Je ne donnerais pas ça pour vingt francs, dit-il, au poids.
Puis, s’interrompant :
– Tiens ! tiens ! fit-il encore, je parlais de colliers qu’il faudrait mettre autour du cou des bébés, comme on fait aux petits épagneuls. La Gloriette avait eu la même idée !
Il venait de lire, au revers de la croix, ces mots, gravés lisiblement : « Justine Justin, rue Lacuée, numéro 5. Madame Lily. »
– Ça, grommela-t-il en prenant au fond de sa poche un méchant couteau usé jusqu’au dos de la lame, c’est connu. J’en ai vu les dangers de ces croix de ma mère, au cinquième acte de plusieurs pièces de l’Ambigu. Je vas d’abord gratter la croix, et puis on verra peut-être à gratter la cerise.
En deux tours de main, la pointe du mauvais couteau eut effacé les mots gravés sur le métal, et Saladin, content de sa prudence, fourra le bijou dans sa poche, en se disant :
– Il n’y a pas de petites précautions ; maintenant, au coup de feu ! Si je peux ravoir mes effets chez Languedoc, l’affaire est dans le sac !
Le cocher arrêtait ses chevaux. Saladin descendit, bien embéguiné, et vint jusque sous le siège.
– Je ne peux pas emporter l’enfant, crainte de l’éveiller, dit-il. C’est des factures que j’ai à recouvrer en foire et je resterai bien un gros quart d’heure. Vous avez l’air d’un brave homme, d’ailleurs, j’emporte votre numéro. Gardez-moi bien mon minet et vous aurez un joli pourboire. S’il s’éveillait, dites donc, empêchez-le de parler, car ça lui casse sa petite poitrine. Il a déjà quelque chose comme du délire. Si jeune, ça fait pitié, pas vrai ? Il veut voir sa maman, qu’est morte, pauvre femme… Ah ! Dieu de Dieu !
Ici, Saladin s’essuya les yeux sous son voile et poursuivit :
– Moi, je suis la grand-mère, et Dieu sait que si j’ai repris à vendre en foire c’est pour qu’il ait du pain et des soins, le pauvre mignon trésor !
Il descendit l’allée des Triomphes en trottinant et tourna l’angle de la place du Trône.
La journée avançait. Il pouvait être alors cinq heures de l’après-midi.
Depuis le matin, la foire avait complètement changé d’aspect. De larges vides s’étaient produits entre les baraques, et celles qui restaient debout s’entouraient de tous les symptômes d’un prochain départ.
Saladin s’attendait à cela ; néanmoins, comme il avait au plus haut degré l’astuce du sauvage, il avança avec beaucoup de précaution.
Le truc inventé par Rioux et Picard était tout à fait à la portée de son imagination. Les choses de police sont merveilleusement connues en foire. Sans préciser ses craintes, Saladin avait un vague serrement de poitrine qui pouvait se traduire ainsi :
– L’ennemi est peut-être ici.
D’un coup d’œil, il vit d’abord que la baraque de maman Canada avait disparu. La Pie voleuse, au contraire, retraite de Languedoc, était encore debout au milieu des débris de deux établissements voisins.
C’était bien. Mais ces débris restaient solitaires, personne ne se montrait parmi les banquettes amoncelées et les autres pièces du mobilier industriel. Au contraire, vers le centre de la place, des groupes affairés s’étaient formés et bavardaient activement. C’était mauvais signe.
À l’heure du départ, il faut quelque chose de bien grave pour suspendre les préparatifs, surtout quand on est si près de la nuit tombante.
Il y avait quelque chose. Saladin eut un frisson dans les mollets. L’idée lui vint de prendre ses jambes à son cou et de « se déguiser en cerf », comme ils disent, bornant ses bénéfices au petit collier d’or et à la croix.
Mais si c’était vraiment la police, mise en chasse déjà pour l’affaire du Jardin des Plantes, Languedoc, interrogé, parlerait. Au premier mot du signalement de la voleuse d’enfants, Languedoc reconnaîtrait son propre ouvrage : la tête, faite avec tant d’art. Puis il y avait le vieux châle, le béguin, le voile bleu.
Saladin s’était, en vérité, travesti comme pour jouer une farce au théâtre. Il avait, l’imprudent, attaché un écriteau à son propre dos ! Hélas ! hélas ! on est jeune. Si précoce que soit l’intelligence, il y a la fougue du premier âge. Citerez-vous le grand Condé ? à Rocroy il avait déjà quatre ans de plus que Saladin.
Ce sont d’ailleurs ces imprudences qui mûrissent et qui forment les âmes exceptionnellement trempées.
Ce jour-là, Saladin devait vieillir d’un lustre.
Il fit comme aurait fait Condé ou même Henri IV : il dompta sa colique et entra résolument à La Pie voleuse par la porte de derrière, affectée à messieurs les artistes.
Languedoc était justement dans son trou, occupé à arrimer son bagage.
– C’est toi, blanc-bec, dit-il en regardant son ouvrage du coin de l’œil. La peinture a bien tenu, hein ? Je pensais à toi tout à l’heure. Il y a eu un enfant de volé.
– Bah ! fit Saladin. Un des vôtres ?
– Non, non. Ni un des nôtres, ni un des autres. Un enfant de la ville.
– Bah !
Saladin faisait de son mieux pour assurer sa voix, et tout en parlant il dépouillait son costume de vieille femme.
– Ça arrive, reprit-il, et c’est malheureux pour les parents. À quelle heure les Canada ont-ils démarré ?
– À trois heures.
– Ont-ils dit où ils allaient ?
– À Melun, pour la fête.
– Route de Lyon, fit Saladin assez crânement, c’est bon, merci.
Il emplit d’eau une cuvette ébréchée et y plongea sa tête.
– La petite drogue a le fil décidément ! pensait Languedoc, qui s’approcha et lui toucha l’épaule par-derrière.
Saladin tressaillit aussi violemment que si on l’eût poignardé.
– À la bonne heure, dit Languedoc, qui eut un rire pacifique. Qu’as-tu fait toute la journée, blanc-bec ?
– Je me suis donné de l’agrément, balbutia Saladin, avec la personne.…
– Tu en as bien l’air… Dépêche-toi à reprendre tes nippes.
– Pourquoi ? demanda Saladin de plus en plus troublé.
– Parce que nous avons des agents et quarts-d’œil qui visitent les divers établissements de fond en comble.
– Ils sont venus ici ?
– Ils vont y venir !… écoute !
Saladin retint son souffle. On entendait marcher et causer à l’intérieur de la baraque. Languedoc regarda Saladin en face et dit :
– Les voilà ! Tiens-toi bien !
Saladin était très pâle sous l’eau qui ruisselait de son visage et de ses cheveux, mais il se tenait droit et le regard de ses yeux ronds restait singulièrement assuré.
– Tu iras loin, toi, si tu ne butes pas en route, grommela Languedoc. Moi, j’aime assez cela. Tu m’intéresses.
On parlait toujours à quelque vingt pas de là, dans l’intérieur de la baraque. Saladin passa un chiffon sur sa figure et chaussa son pantalon.
– Tu as voulu m’effrayer, dit-il en tâchant de rire. Comment saurais-tu si ce sont des agents puisqu’ils ne sont pas venus ?
– Parce que, répondit Languedoc qui l’aida complaisamment à mettre son gilet, je les ai entr’aperçus comme ils entraient chez monsieur Cocherie, et que ça se reconnaît d’un coup d’œil, étant toujours de très vilains oiseaux. Tu as peur, hein, bonhomme ?
Saladin se trompait de manche en voulant passer sa casaque.
– Je vas te dire, répliqua-t-il avec une émotion que ses paroles mêmes pouvaient expliquer à la rigueur. Le mari de ma particulière est un enragé qu’a de la fortune, établi, député, décoré, et des accointances en masse dans le gouvernement. Possible qu’il a inventé la frime de l’enfant volé pour me contrepincer et flanquer dans les fers à perpétuité jusqu’à la fin de mes jours, par jalousie, celui qu’a troublé la paix de son ménage.
– Pas mal ! dit Languedoc.
Les voix et les pas approchaient. Saladin avait la sueur froide et grelottait en dedans ; mais il gardait son sourire. Il se donna un coup de peigne devant le tesson de miroir, rassembla sa défroque de vieille et s’assit dessus.
La serpillière qui servait de porte au trou de Languedoc s’ouvrit, et le maître de La Pie voleuse montra sa vénérable tournure sur le seuil.
– Ma vieille, dit-il à Languedoc, tu es en compagnie ; mais ces messieurs désirent visiter ton séjour, et j’espère que tu ne t’y opposes pas.
– Comment donc ! dit le faiseur de têtes en saluant avec gentilhommerie, trop heureux de leur être agréable, à ces messieurs.
Rioux et Picard faisaient, en effet, une paire d’assez vilains oiseaux. Le directeur de La Pie voleuse s’étant effacé, ils entrèrent et inventorièrent le trou d’un seul regard.
Saladin, renversé sur sa chaise, secouait les cendres d’une pipe qu’il n’avait pas fumée.
– Alors, dit courtoisement Languedoc, ces messieurs n’ont encore rien levé ?
– On nous a éventés dès l’arrivée, grommela Picard qui était de détestable humeur.
– Affaire de physionomie, prononça gravement Languedoc.
Saladin dit d’un air modeste :
– Il y a une dame qu’est entrée tantôt avec une petite chez les singes, là-bas, au bout.
– Comment faite, la dame ? s’écria Rioux.
– Une personne d’âge, pas heureuse et mal aux yeux, car elle portait un voile bleu.
Picard avait déjà bondi hors de la baraque, Rioux le suivit sans dire merci.
Ils gagnèrent à toute course la cabane qui servait de théâtre aux singes savants.
Le maître de La Pie voleuse regarda Saladin de travers et dit à Languedoc sévèrement :
– Ma vieille, tu n’as pas de jolies connaissances.
Après quoi il tourna le dos fièrement.
Saladin et Languedoc étaient seuls. Languedoc tendit sa large main sale d’un geste plein de dignité :
– Blanc-bec, prononça-t-il majestueusement, ça te coûtera vingt francs au plus juste prix.
– Comment ! vingt francs ! voulut se récrier Saladin.
– Quatre pièces de cent sous, ce n’est pas cher. C’est toi qui as effarouché la fillette.
– Parole d’honneur !…
– Crains de te parjurer ! C’est bête quand ça ne sert à rien. Si tu refuses de m’obliger de vingt francs, je vais aux singes et je te dénonce comme un jeune constrictor que tu es.
Saladin prit dans sa poche la chaînette et la croix d’or.
– Ça vaut le triple de ce que tu demandes, dit-il, je n’ai pas de monnaie. Je te les laisse en gage.
Il remit sa robe de femme par-dessus ses habits d’homme. Languedoc le regardait faire et hésitait.
– À prendre ou à laisser ! dit Saladin.
Languedoc prit et mit dans sa poche. Saladin s’élança dehors en disant avec un geste théâtral :
– C’est bien ! tu es mon complice !
Il regagna l’allée des Triomphes en trois sauts. Une fois là, toujours courant, il coiffa de nouveau le béguin au voile bleu et se coula dans la voiture pendant que le cocher faisait boire ses chevaux.
– Le bibi ne s’est pas éveillé ? demanda-t-il par la portière refermée.
– Tiens, c’est vous, la mère, fit le cocher. Le mioche n’a pas bougé, on dirait un pauvre petit mort.
Saladin poussa un énorme soupir.
– À Charenton, par le boulevard de Picpus et la Brèche-aux-Loups, ordonna-t-il, c’est le plus court. Vous allez faire une bonne journée, parce que mes recouvrements ont été assez bien en foire.
Le cocher repartit, les chevaux trottaient solidement. Saladin ne retrouva sa libre respiration qu’au moment où le fiacre cahotait dans les ornières de la Brèche-aux-Loups.
– Allons ! s’écria-t-il, incapable de contenir son triomphe, éveille-toi, bichette ! nous avons mené cette histoire-là à la papa ! je n’avais pas un fil de sec sur moi pendant que les deux hiboux me regardaient, mais flûte ! ils n’y ont vu que du feu. J’ai été obligé de lâcher la croix, c’est vrai, mais j’avais gratté l’adresse. Pas bête, hé ? Peut-être bien que je me serais fait pincer en essayant de la vendre. Allons, bibiche, c’est pour le coup que nous allons à la maison tout en or ! Éveille-toi ! Papa ! maman ! des confitures ! sauvés ! mon Dieu ! sauvés ! Tous ! tous !
Il prit Petite-Reine dans ses bras et la caressa en vérité de tout son cœur. Le succès le faisait bon prince. Il aurait voulu de la joie autour de lui. Mais Petite-Reine ne s’éveillait point, il la sentait froide à travers le tissu éraillé du vieux châle.
– Bah ! fit-il, déterminé à ne point s’attrister, je ne l’ai pas tuée en lui faisant des grimaces et en lui disant de se taire, peut-être ! On parle de l’ogre à tous les enfants, et cela ne les tue pas. À tout prendre, il vaut mieux qu’elle reste endormie jusqu’à ce que j’aie payé le cocher. Comme je vas descendre en plein champ, si elle se mettait à geindre, ça pourrait paraître louche. Dodo, mimiche !
Saladin, qui savait tant de choses, ne pouvait manquer de connaître sur le bout du doigt les mœurs de sa tribu. Il était bien sûr que la lourde voiture de madame Canada, attelée d’un seul cheval valétudinaire, n’avait pu fournir une longue étape. Toute la question gisait entre Maisons-Alfort, aux portes de Paris, et Villeneuve-Saint-Georges, située à quelques kilomètres de plus.
Aussitôt qu’on eut dépassé Charenton, Saladin mit la tête à la portière et interrogea l’horizon de la route. Trois heures de marche n’avaient pas dû mener bien loin la maison roulante qui contenait la fortune du Théâtre Français et Hydraulique.
En effet, à un kilomètre de Charenton-le-Pont, dans la brume qui commençait à se faire, Saladin reconnut le toit paternel voyageant au milieu d’un nuage de poussière. Bientôt il put lire une portion de la légende, collée à l’arrière, comme les marins écrivent le nom de leur navire sous le château de poupe :
« Prestiges savants, exercices – variétés du XIXe siècle. »
L’indisposition chronique du malheureux cheval Sapajou avait augmenté, sans doute, car Kohln, dit Cologne, clarinette d’Allemagne et géant chinois, ainsi que Poquet, dit Atlas, bossu et trombone, poussaient à la roue de droite ; la roue de gauche était soignée par le directeur Échalot et la propre madame Canada, tandis que Similor, toujours gentilhomme, les mains dans les poches et le chapeau gris sur l’oreille, traînait à l’écart ses bottes éculées en glissant à mademoiselle Freluche des propositions anacréontiques.
Cela formait tableau. Si le jeune Saladin avait eu un cœur, son cœur aurait battu doucement à l’aspect de cette mouvante patrie.
Mais Saladin se borna à dire :
– Arrêtons les frais, nous voilà chez nous.
Il reprit sa place au fond du fiacre et guetta les deux côtés de la route ; sur la gauche, il aperçut un petit sentier, trop étroit pour donner passage à une voiture.
– Stop ! cria-t-il.
– Où ça ? demanda le cocher ; il n’y a pas de maisons.
Saladin sauta sur la chaussée, tenant Petite-Reine dans ses bras.
– Deux heures dans Paris, cinq francs, dit-il, une heure dehors, trois francs, vingt sous de retour, vingt sous de pourboire, est-ce gentil ? ça fait juste dix francs que voici… à l’avantage, mon brave !
Le cocher reçut les deux pièces de cent sous et vit la vieille trottiner en traversant la route pour disparaître dans le petit sentier. Il ôta son chapeau de cuir et se gratta le front.
– Une drôle de paroissienne tout de même, pensa-t-il. Ça me fait l’effet comme si on m’avait mis dedans, quoiqu’elle m’a bien payé tout mon dû… et un joli boni pour une quasiment pauvresse. C’est égal, je vas toujours bien regarder l’endroit. J’ai idée qu’on m’en demandera des nouvelles à la préfecture.
Il fit ses remarques pour retrouver au besoin le petit sentier, tourna ses chevaux et reprit le chemin de Paris.
Saladin n’avait pas été bien loin. Au bout d’une centaine de pas, derrière l’angle d’un mur, il avait rencontré un bon gros tas de fumier carré, qui flanquait l’entrée d’un terrain, planté de betteraves. C’était, à ce qu’il paraîtrait, son affaire. Il déposa Petite-Reine sur le fumier et mit à côté d’elle le paquet contenant l’élégante petite robe, le toquet à plumes, les bottines et la crinoline, après quoi il examina les alentours avec soin.
La nuit tombait rapidement. Le lieu était désert.
Saladin revint sur ses pas jusqu’au bout du sentier pour voir si le cocher était parti. Satisfait à cet égard, il regagna son fumier, et travaillant à pleines mains, il y fit un trou d’assez grande dimension, dans lequel il mit d’abord les effets de Petite-Reine, puis sa propre robe à lui, et le fameux béguin, orné d’un voile bleu.
– Ça se trouvera, c’est sûr, pensait-il, mais quand ? On ne fumera pas le champ avant l’automne, et les objets auront une drôle de mine dans six mois.
– D’ailleurs, ajouta-t-il, on ne peut pas les brûler, pas vrai ? J’ai fait tout le possible.
Ayant ainsi assuré la paix de sa conscience, Saladin reboucha le trou et para le fumier de manière à enlever toute trace de son opération. Il avait repris sa forme naturelle : c’était un gamin de quatorze ans, un peu mièvre, mais leste et dur de muscles, avec une figure assez jolie, malgré ce je-ne-sais-quoi de vieillot qui distingue les adolescents de son espèce.
Il fit exprès de secouer Petite-Reine en la rechargeant sur son bras, mais Petite-Reine ne donna pas signe de vie.
– Je lui aurai fait tout de même trop peur, se dit Saladin philosophiquement. Bah ! on va la réchampir à la maison. Marche !
Et il détala vers la route à longues enjambées.
Un quart d’heure après, il rejoignait le Théâtre Français et Hydraulique, bivouaquant sur la place du marché à Maisons-Alfort.
Son absence avait provoqué des sentiments divers parmi les membres de la famille Canada.
Poquet le bossu lui attribuait franchement la perte de ses trois pièces de vingt sous, le géant Cologne le soupçonnait d’avoir escamoté ses soixante-quinze centimes, et mademoiselle Freluche regrettait amèrement de lui avoir confié sa pièce de quarante sous percée : tous trois désiraient son retour.
Échalot était triste. Malgré l’égoïsme et la méchante conduite de Saladin, Échalot avait pour lui des entrailles paternelles, bien plus que son vrai père, Amédée Similor, homme de plaisirs. D’ailleurs, pour employer la formule d’Échalot : « L’enfant avalait si bien ! » Pas un seul souverain, en Europe, n’avait à sa cour un avaleur de la force de l’enfant.
– Bon débarras, disait madame Canada. Tant mieux s’il a été se faire pendre ailleurs !
Similor ne partageait pas cette joie. Il avait, au milieu même de son indifférence, quelques souvenirs attendris. Saladin, excellent maraudeur, rapportait souvent des canards ou des poules, en campagne. On l’avait vu même, parfois, revenir avec un mouton.
En ces occasions, Similor se souvenait qu’il était père, pour exiger les meilleurs morceaux.
Quand Saladin fut signalé à l’horizon, Échalot dissimula sa joie pour ne pas « affronter » madame Canada, qui criait de sa grosse voix enrouée :
– On ne pourra jamais le décoller de notre établissement, cet escargot-là !
Mademoiselle Freluche, Cologne, et à leur tête Poquet, principal créancier, s’élancèrent à la rencontre du retardataire dans un but tout autre que de lui souhaiter la bienvenue.
– Mes trois francs ! mes quinze sous ! ma pièce percée ! Saladin se présenta d’un air fier.
– Connais pas, dit-il. Tâchez de garder vos distances ! Si vous êtes sages, on ne refuse pas de vous faire un petit cadeau sur les bénéfices de l’opération.
– Qu’est-ce que tu apportes, méchant sujet ? demanda de loin madame Canada. Tu finiras par ternir la réputation de l’établissement.
Saladin continua d’avancer, la tête haute. Il répondit :
– Faudra quitter ce ton-là quand on me parle. Je suis un jeune homme, et sans moi, l’établissement ne vaudrait pas cher.
– Quand tu voudras nous faire l’amitié de t’en aller… commença madame Canada, prompte à se mettre en courroux.
Mais Échalot la prit par la taille – une taille que ses deux bras tendus ne pouvaient entourer – et lui dit :
– Amandine, ne casse pas les carreaux ! Il a du talent comme avaleur.
– Quand je voudrai vous faire l’amitié de m’en aller, reprenait cependant Saladin, je n’aurai qu’à choisir entre tous les établissements de la capitale et des départements dont j’ai les offres de m’embaucher à prix d’or, et je ne m’attendais pas à ce qu’on m’aurait invectivé juste à l’instant où je vous apporte votre fortune.
Il arrivait sous la roue de la grande voiture.
– Il a un colis ! s’écria Similor en se rapprochant vivement.
Son appétit trompé flairait des comestibles. Par-derrière, les trois victimes de Saladin radotaient.
– Mes trois francs ! mes quinze sous ! ma pièce percée !
Il faisait très sombre. La scène n’était éclairée que par un réverbère lointain. Saladin repoussa son père qui, toujours indiscret, voulait tâter le contenu du vieux châle et dit avec solennité :
– C’est trois sommes insignifiantes. Taisez vos becs. J’ai à parler dans le particulier à madame la directrice et à papa Échalot.
– Et je n’en suis pas ? demanda Similor.
– Si fait, repartit Saladin. D’après les lois de la nature, tu dois défendre mes intérêts pécuniaires et autres. Emboîte le pas. Nous allons nous rassembler dans l’appartement de madame.
Il monta le marchepied qui donnait accès dans la maison roulante. Similor le suivit de près. On put remarquer qu’ils échangeaient quelques paroles à voix basse.
La curiosité était très vivement excitée. Échalot et madame Canada se regardaient. Poquet, dit Atlas, secoua sa grosse tête crépue qui écrasait son petit corps et grommela :
– Il va leur arracher une dent… une grosse !
– Calme-toi, Amandine, murmurait le doux Échalot à l’oreille de sa compagne. Le petit en sait long : c’est moi qui lui ai développé son intelligence.
Deux minutes après, la direction du Théâtre Français et Hydraulique, plus Similor et son fils naturel Saladin, étaient réunis en conseil dans la cabine où nous vîmes madame Canada cuisiner son fameux café noir. Le vieux châle avait passé des mains de Saladin dans celles de Similor qui avait déposé le paquet sur le lit et s’occupait d’un mystérieux travail.
De la chambre, on ne pouvait voir quelle était sa besogne, parce que le lit était une armoire et que Similor, tournant le dos au conseil, bouchait complètement l’entrée.
Saladin dit aux directeurs femelle et mâle :
– Veuillez prendre la peine de vous asseoir.
– Qu’est-ce que c’est que toutes ces manières, à la fin ! s’écria madame Canada, dont tous les exordes jaillissaient ab irato. As-tu idée de nous faire poser, pierrot !
– Laissez bouillir le mouton, prononça Similor au fond de l’alcôve. J’ai cru d’abord que la minette était décédée, mais du tout. Le petit me ressemble, il n’est pas maladroit.
– Il a volé une « angorate », pensa le naïf Échalot, et il veut nous la glisser comme animal savant ou phénomène !
Saladin fit un grand geste.
– Depuis les jours de ma plus tendre enfance, commença-t-il sur un mode emphatique qui ne laissa pas d’impressionner favorablement le ménage Canada, j’ai trouvé dans ces lieux asile et protection. Mon père, nature agréable mais volage, s’occupait exclusivement de ses plaisirs ; monsieur Échalot, que j’appelle papa Échalot dans l’élan de ma reconnaissance, m’a servi de mère, et même, à l’instar de la chèvre Amalthée, célèbre dans la mythologie, il m’a communiqué son sou de lait tous les matins.
– Il en sait long ! il en sait long ! murmura Échalot, qui déjà fondait en larmes.
Madame Canada elle-même passa le revers de sa grosse main sur ses yeux et dit :
– Sûr qu’il a le fil, c’est pas l’embarras.
– Ne te gêne pas pour me débiner, mulot ! marmottait Similor tout entier à son œuvre mystérieuse. Je la pince, ça la fait frétiller. Nom de nom ! c’est un mignon petit cœur !
– Par conséquence, poursuivit Saladin, les liens de la gratitude la plus sincère m’attachent à la baraque, d’autant que madame Canada cache un cœur généreux sous sa brutalité.
– De quoi ! de quoi ! fit la directrice.
– Ne mousse pas ! insinua Échalot. Il fait l’éloge de ton fonds.
– D’autres, continua Saladin, emportés par l’inconstance de l’artiste à mon âge et les offres séduisantes de la plupart des concurrences comme premier avaleur, auraient décampé à la recherche d’émoluments plus sérieux, car il n’y a pas gras au Théâtre Français et Hydraulique.
– As-tu fini ? gronda madame Canada.
– Ménage tes expressions, conseilla Échalot.
– Moi, pas ! reprit Saladin avec plus d’émotion. C’est étranger à mon caractère ! Loin de nourrir des pensées de vous planter là à cause de ma supériorité, je me rogne mes propres ailes pour arrêter mon essor, et pareillement, j’amuse mon imagination fertile à chercher les bagatelles et trucs qui pourraient vous être agréables en vous prouvant ma tendresse. Exemple ! c’est tout chaud tout bouillant : hier au soir en vous couchant vous avez manifesté le désir d’avoir une petite bichette qui soit comme ci et comme ça pour faire son éducation à la corde raide, avec et sans balancier, en remplacement de mademoiselle Freluche, dont vous éprouvez du tort dans vos recettes par sa médiocrité…
– C’est pourtant vrai, confessa Échalot. Mais l’a-t-il dorée, sa langue !
– Alors tu écoutes à la serrure ! fit madame Canada.
– Qu’ai-je fait ! s’écria Saladin au lieu de répondre. Vous m’aviez donné carte blanche jusqu’à cent francs…
– À toi ! comment ! s’écrièrent à la fois les deux directeurs. Saladin mit la main sur son cœur.
– Comme quoi, acheva-t-il, dans l’unique but de remplir vos vœux, j’ai été trouver des parents gênés, et je leur ai acheté leur petite fille.
– Et qu’il ne s’agit pas de se dédire, les vieux ! ajouta Similor qui se retourna tout à coup, élevant Petite-Reine entre ses bras. J’étais présent dans la soupente du petit quand vous avez dit cent francs. C’est cent francs que vous devez au jeune homme.
– Oh ! le joli bijou ! fit madame Canada à la vue de Petite-Reine toute pâle, toute interdite et regardant ce qui l’entourait avec de grands yeux étonnés. Elle ressemble à celle d’hier.
– Elle est plus jolie ! enchérit Echalot. Et comment ça se fait-il que des père et mère se séparent d’un trésor pareil !
– Maman ! soupira Petite-Reine avec un mouvement d’effroi. Son regard était tombé sur Saladin et d’instinct ses yeux venaient de se refermer. Similor la déposa sur les genoux de madame Canada et répéta :
– C’est cent francs !
Échalot et sa compagne voulurent encore protester, mais Similor, non moins éloquent que son fils, passa ses deux pouces dans les entournures déchirées de son gilet et parla en ces termes :
– Tuteur du jeune homme, je n’ai pas le choix, je dois défendre sa cause jusqu’à la mort ! Si on veut lui faire tort de la somme qu’il a avancée sur son crédit auprès des parents malheureux, y a les sabres de l’avalage ! Échalot et moi nous en avons tous les deux les brevets de prévôt, on s’alignera au champ d’honneur.
– Oh ! fit le paillasse révolté, moi, verser ton sang, Amédée !
– Alors, paye !
Échalot hésitait. Madame Canada prit un grand parti.
– Ça les vaut ! dit-elle en dévorant de baisers Petite-Reine. Quand on aura soldé la note du pierrot, on ne devra rien à personne, par rapport à la minette… et je suis sûre qu’elle fera de l’argent à la prochaine foire au pain d’épice.
Elle prit cent francs dans son boursicot. Similor et Saladin avancèrent la main en même temps.
– Je suis ton tuteur, dit Similor.
Ces sauvages ont un vague respect de la légalité. Ce fut dans la main de Similor que madame Canada versa l’argent.
Saladin était pâle jusqu’à paraître vert. Ses yeux ronds se fixèrent sur son père avec une expression étrange.
– Qu’est-ce que tu vas me donner là-dessus ? demanda-t-il d’une voix qu’on ne lui connaissait point.
– Ma bénédiction, répondit Similor qui glissa la somme tout entière dans sa poche. Va te coucher, pierrot !
Les yeux de Saladin se baissèrent.
– C’est bien, dit-il tout bas. Faut un apprentissage à tout. Tu es le plus fort aujourd’hui, papa, mais gare à demain !
Petite-Reine s’était endormie sur les genoux de la grosse femme enchantée de son marché. Échalot la couvrait d’un bon regard.
– En voilà une, dit-il, qui sera heureuse avec nous, hé ! Amandine ?
– Dans du coton, quoi ! répondit madame Canada. Elle a rudement de la chance.
Quand le commissaire de police donna l’ordre d’introduire la pauvre Gloriette et les témoins, il n’avait plus rien à apprendre.
L’enquête fut courte, quoique chacun eût la bonne envie de parler longuement.
La Bergère interrompait tout le monde pour établir qu’il n’y avait point de sa faute, et qu’on lui devait un dédommagement.
Lily n’entendait guère ce qui se disait, elle parlait peu et, comme au hasard, rappelant hors de propos des détails, frivoles pour ceux qui l’écoutaient, mais qui vous auraient mis les larmes dans les yeux. Elle était fort affairée ; évidemment sa raison chancelait.
Le commissaire de police ayant demandé si quelqu’un voulait se charger de la ramener chez elle, vingt personnes s’offrirent, et, en effet, on lui fit jusqu’à sa maison une nombreuse escorte, à laquelle se joignirent bientôt les voisins. Telle commère qui avait suivi l’aventure depuis le Jardin des Plantes, eut la volupté de raconter la même histoire au moins cent fois, avec des variantes.
Mais, de toutes les passions, le bavardage est la seule qui soit insatiable. L’amour se lasse, la gourmandise s’emplit : le besoin de parler ne s’assouvit jamais.
À la porte de sa maison, Lily s’arrêta et regarda avec étonnement tout ce monde qui la suivait. Elle ne dit point merci. Les groupes restèrent bien longtemps autour de sa demeure, causant toujours, et racontant, et radotant avec un plaisir acharné.
Lily avait gravi péniblement les marches de son escalier : quelqu’un la suivait, mais elle n’y prenait point garde. Elle entra chez elle sans se retourner.
Médor s’assit par terre sur le carré et s’adossa contre la porte refermée.
– Autant là qu’ailleurs, caniche, se dit-il à lui-même. Si elle a besoin, je l’entendrai.
Ceux qui restaient en bas virent Lily paraître à sa croisée et décrocher la cage où était le petit oiseau.
Elle referma ensuite ses deux fenêtres.
Elle était si pâle à ces derniers rayons du jour qui, d’ordinaire, rougissent la pâleur même, qu’on eût dit une vision. Ses grands cheveux épars tombaient sur sa robe, et ses yeux qui regardaient le ciel n’avaient plus de pensée.
– Quant à devenir folle, disait-on sur la place, c’est tout simple. Elle était fière de cette enfant-là comme on ne l’est pas. Et bien sûr qu’elle a déjà eu de gros chagrins avec le père !
– La petite Clémence de la rue Moreau qui riait toujours, rappela un chroniqueur, ne devint pas folle quand on lui eut volé, son enfant. Elle écrivit cette lettre qui fut mise dans les journaux et qui faisait pleurer, malgré l’orthographe. Après ça, elle alla se noyer.
– C’était encore une jolie fille, celle-là !
– Et son petit garçon, vous avait-il un air crâne ?
– Ce fut Médor, le chien de mère Noblet, qui vit le corps dans le canal…
– La police est bonne pour empêcher le monde de passer tranquillement sur le trottoir, voilà !
C’était un peu pour cela que Médor était assis par terre contre la porte de la Gloriette. Sa mémoire n’était pas très richement meublée, mais les souvenirs qu’il avait tenaient bon.
Il ne voulait pas que Lily eût le sort de la petite Clémence, qui riait toujours avant le vol de son enfant, et dont lui, Médor, avait vu le corps dans le canal.
Pourquoi, cependant, prenait-il tant de souci ?
Il appartenait très franchement à cette classe que le dédain des riches et la charité des pauvres appellent « les brutes ». Faut-il chercher le mobile de sa conduite dans ces seuls mots prononcés par lui au Jardin des Plantes :
– Celle-là est aussi trop malheureuse !
Était-ce pure pitié ? ou bien, car ces « brutes » ont un cœur, le pauvre diable avait-il été touché, comme beaucoup d’autres qui avaient de l’esprit, par l’exquise beauté de Lily ?
Il y avait de ceci peut-être et aussi de cela et encore autre chose.
Lily ne s’en souvenait sans doute plus elle-même. Au commencement de son séjour dans la maison, un matin qu’elle sortait avec Justine dans ses bras, car celle-ci ne marchait pas encore, elle avait vu passer, venant du quai de la Râpée, un convoi – le convoi du pauvre – en tout semblable à l’estampe justement célèbre qui porte ce titre.
Seulement, au lieu du chien c’était Médor qui suivait la voiture noire des indigents, emportant la dépouille d’une vieille femme.
Lily avait accompagné Médor jusqu’au Père-Lachaise.
Et Médor ne l’avait point remerciée.
C’est tout, cette fois. Pour Médor, il n’y avait vraiment pas héroïsme à dormir sur les tuiles d’un palier. Ce n’était que le début : il comptait faire mieux à l’occasion.
Il entendit les deux croisées se fermer, puis il lui sembla que Lily, subitement affairée, allait et venait dans sa chambre avec une étrange vivacité.
Il y a d’autres moyens que la rivière ; Médor eut peur, il mit son œil à la serrure.
Et sa peur augmenta. Il vit la Gloriette qui versait du charbon dans son réchaud, vite, vite, et qui allumait le feu en soufflant de toutes ses forces.
C’est surtout dans ces quartiers, là-bas, que tout le monde, même les brutes, connaît l’emploi du charbon, avec les fenêtres closes, dans les chambres où il n’y a pas de cheminée.
Mais la porte était mince et la Gloriette se mit à parler.
– Ah çà ! dit-elle de sa voix claire et douce, et le souper ! Il est plus que l’heure ! Après la promenade, on a grand-faim…
Et elle soufflait tant qu’elle pouvait. Médor secoua sa grosse tête, pensant :
– Ce n’est pas pour elle, le souper !
En effet, la Gloriette s’arrêta tout d’un coup de souffler. Elle poussa un cri bref, mit ses deux mains sur sa poitrine à la place du cœur et se redressa violemment.
Elle resta ainsi immobile, l’œil agrandi, les cheveux agités.
Elle laissa le réchaud qui s’éteignit.
La nuit venait. C’était à peu près l’heure où Saladin congédiait son fiacre sur la route de Maisons-Alfort.
Lily ne parla plus. Elle s’assit sur le pied de son lit, la tête inclinée. Ses cheveux inondèrent son visage.
Médor reprit sa première place en poussant un gros soupir.
Il se passa du temps. Le palier était tout noir quand Médor entendit le frottement d’une allumette chimique. La bougie s’alluma dans la chambre de la Gloriette.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit par trois fois une voix désolée que Médor n’aurait point reconnue. C’est vrai, c’est vrai, c’est vrai !
Puis il y eut des sanglots déchirants et profonds comme l’agonie d’un cœur.
C’était la crise.
Toute brute qu’il était, Médor sentait bien cela.
Il se souleva sur le coude, et sa poitrine haleta comme celle d’un pauvre chien fatigué qui tire la langue.
Il écoutait de toutes ses oreilles.
– Elle était là, ce matin, disait Lily. Je l’ai quittée sur la place et quelque chose m’a serré le cœur ; mais n’avais-je pas le cœur serré chaque fois que je la quittais ? Et je riais en la retrouvant. Que craindre ? Ah ! je reconnaîtrai bien l’endroit où j’ai eu son dernier baiser ! Elle me suivait du regard : savait-elle en mettant ses doigts sur sa bouche pour m’envoyer l’adieu que tout était fini… tout ! tout ! Elle n’a plus sa mère ! à cet âge-là ! plus de mère ! moi qui avais si grand-peur de mourir !
Sa voix chevrotait et faiblissait.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elle encore ; c’est vrai ! Je ne l’ai plus ! je ne l’aurai plus jamais ! Notre père qui êtes au ciel, que votre nom soit béni ! que votre règne arrive, que votre volonté soit faite… Oh ! ce n’est pas votre volonté, cela ! non, non, mon Dieu ! pourquoi voudriez-vous faire un si horrible mal ! Vous me l’aviez donnée, mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! que votre volonté soit faite sur la terre comme aux cieux… Ah ! si nous étions mortes toutes deux, mortes ensemble. Vous qui êtes si bon, mon Dieu, prenez-nous, mais que je l’aie dans mes bras à l’heure de mourir !
Elle se mit sur ses pieds brusquement et saisit la lumière pour aller vers le berceau dont une sorte d’instinct l’avait jusqu’alors éloignée : le berceau était tel qu’on l’avait laissé le matin ; les draps restaient fripés et le petit serre-tête de Justine était demi-caché par les lilas, cadeau de la bonne laitière.
Les lilas avaient déjà leurs fleurs et leurs feuilles fanées.
La poitrine de la Gloriette rendit un râle.
Au-dehors, Médor s’agenouilla, écoutant la voix de plus en plus changée qui disait :
– Plus jamais ! mon petit cœur ! mon amour chéri ! Justine ! Est-ce possible, tout cela ! Tu étais là ! je vois la forme de ton corps… et tu me souriais derrière ces fleurs, si jolie ! oh ! si jolie !
Elle se pencha pour baiser avec fièvre l’oreiller, le bonnet, les fleurs flétries, tout ce que Petite-Reine avait touché. Ses yeux brûlaient et n’avaient plus de larmes.
Ses narines se gonflaient, cherchant l’émanation adorée…
Puis elle tomba sur ses genoux et rapprocha le flambeau du sol.
Il y avait là deux traces de petits pieds nus sur la poudre du carreau.
Lily contempla ces empreintes, plongée qu’elle était dans une navrante extase. Elle lâcha le flambeau pour mettre ses deux mains à terre, elle se coucha à plat ventre, et les deux traces furent effacées à force de baisers.
– Ayez pitié, mon Dieu ! je ne vous ai rien fait ! Notre père qui êtes au ciel, que votre nom soit béni, que votre règne arrive…
Et de l’autre côté de la porte, Médor, pauvre créature, balbutiait aussi ! les paroles du Pater Noster.
Dieu devait entendre, pourtant !
Lily fit un vœu, elle en fit dix, promettant des choses folles et si touchantes que le bienfait des pleurs lui revint.
Elle s’affaissa, ivre de larmes, dans une sorte de repos, mais cherchant encore avec l’entêtement de toutes les ivresses à achever la prière commencée.
– Si je pouvais prier, se disait-elle, prier bien ! Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien. Mon Dieu ! où est-elle ? et que lui répond-on quand elle dit en pleurant : « Petite mère ! petite mère !… » Pardonnez-nous nos offenses, comme vous pardonnez à ceux qui nous ont offensés. Elle n’avait offensé personne, mon Dieu ! et souvenez-vous ! tout son pauvre petit argent était pour les pauvres.
– Elle est plus calme, pensait Médor.
Mais il tressaillit de la tête aux pieds au son d’une voix qui lui sembla autre et qui éclata comme une imprécation, criant dans le silence :
– C’est lâche ! c’est cruel ! c’est barbare ! Pourquoi ne pas écraser d’un coup, d’un seul coup, Dieu ! Dieu fort ! je suis faible ; je ne peux pas me défendre, ni la défendre. Une femme ! une enfant ! oh ! c’est cruel ! cruel ! Je veux l’enfer, que je n’ai pas mérité. Je veux te punir par mon injuste souffrance, Dieu aveugle ! Dieu sourd !
La voix se brisa, et ce furent des gémissements inarticulés. Puis quelque chose de doux comme un chant :
– Pardon ! je sais bien que vous me pardonnez, Dieu de bonté, Dieu de miséricorde ! Je souffre trop, vous voyez cela, et punirez-vous la pauvre innocente de mon blasphème ! Je suis folle, mais je suis à genoux, les mains jointes, les yeux en pleurs ; je prie ! je prie ! donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien… pardonnez-nous.… ne nous induisez point en tentation, mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il.
Elle se traîna, toujours agenouillée, jusqu’au crucifix qui était dans la ruelle de son lit. Au-dessus du crucifix il y avait une image de la Vierge.
Elle tendit ses deux mains tremblantes.
– Sainte Vierge, reprit-elle, ranimée et belle jusqu’au sublime dans l’ardeur de sa passion maternelle, Sainte Vierge, vous êtes mère. Dites à Dieu de me pardonner. Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes, et le fruit de vos entrailles est béni. Ah ! vous me souriez, bonne Vierge, et l’enfant Jésus me sourit dans vos bras. Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsi soit-il.
Ce dernier mot fut coupé par un cri d’allégresse.
La Gloriette s’était dressée comme un ressort. Elle rejeta en arrière les boucles de ses cheveux et toute sa merveilleuse beauté rayonna l’espoir qui venait d’envahir son âme.
– C’est vous ! c’est vous ! dit-elle en portant ses lèvres jusqu’aux pieds de la Vierge, c’est vous qui m’inspirez cela, sainte Marie adorée ! merci ! merci ! J’avais oublié, moi qui n’ai plus ni mémoire ni pensée. La marque ! n’est-ce pas un miracle du bon Dieu cette cerise qu’elle porte à la poitrine ? Et je ne l’ai pas dit ! et vous me l’avez rappelé ! Je vais courir, Sainte Vierge, je vais réparer mon oubli, et ma Justine sera retrouvée !
Sans prendre son chapeau ni mettre son châle sur ses épaules, elle ouvrit la porte si brusquement que Médor eut à peine le temps de se jeter de côté. Lily passa sans le voir et descendit l’escalier en se tenant à la rampe.
Médor descendit après elle.
Dans cette pauvre maison, il n’y avait point de concierge : ils purent sortir tous les deux sans éveiller l’attention de personne.
Le temps avait marché. Il était onze heures du soir environ. Lily trouva sa route jusqu’à la maison de police. Elle allait d’un pas léger, presque joyeux. La servante qui gardait le bureau vint lui répondre, à travers un guichet, que monsieur le commissaire était au théâtre.
Il n’y a, certes, point de mal à cela, d’autant que les théâtres ont des loges spéciales pour la surveillance, mais rien n’est parfait, et je vous engage à n’avoir jamais besoin du commissaire après la nuit tombée.
Lily ne pouvait comprendre que le monde entier ne fût pas à sa disposition pour retrouver son cher trésor perdu. Quand la servante lui dit de revenir le lendemain, elle s’éloigna révoltée.
Toute une nuit ! En une nuit, un enfant peut être emporté si loin que la police elle-même n’a plus le bras assez long pour le joindre. Et qui sait ce qui peut nous arriver en une nuit ? Les médecins vont la nuit au secours des malades ; on vend du vin la nuit, on soupe, on danse, on vole, on joue, et les gardiens en uniforme veillent ; mais tout ce qui est « administration », commis ou fonctionnaire, ferme boutique la nuit et dort.
Lily parla aux sergents de ville, qui furent bons pour elle, car ils savaient déjà son histoire. On lui rendit compte de l’expédition faite en foire : la place du Trône avait été régulièrement « épluchée », mais sans résultat aucun.
– Et que va-t-on faire, à présent ? demanda Lily.
Les sergents de ville ne sont pas institués pour savoir. Ils répondirent par cette fameuse phrase qui est le fond de la langue administrative et qui berce chez nous, du matin jusqu’au soir, dans des milliers de bureaux, des milliers d’intérêts :
– ON VA PRENDRE DES MESURES.
Phrase immense ! qui permet à quatre Français sur dix de recevoir des appointements gras ou maigres.
La Gloriette ne connaissait pas bien tout l’étonnant mérite de cette phrase, cependant elle se dit, comme le moissonneur de la fable :
– J’aurai plus tôt fait d’agir par moi-même.
Cela est bien vrai, en principe, mais chercher dans Paris, la nuit, une fillette perdue ! Pauvre Lily !
Il y a des entreprises, folles au premier chef, qui, du moins, sont un soulagement par l’occupation qu’elles donnent au corps et à la pensée. Lily se mit à marcher activement, revenant sur ses pas vers la Seine et travaillant mentalement.
Comme elle traversait le pont d’Austerlitz, Médor se rapprocha d’elle, parce qu’il craignait un malheur.
Jusqu’à ce moment Lily n’avait point vu qu’elle était suivie. Elle reconnut le pauvre bon garçon et lui dit :
– C’est encore vous ?
– Ça n’est pas pour vous gêner, répondit Médor ; mais on peut avoir besoin, pas vrai ?
Il essayait de sourire. Lily se mit à marcher.
– Oui, dit-elle en se rapprochant brusquement du parapet, j’aurai besoin de tout le monde.
Elle se pencha au-dessus de l’eau ; Médor la saisit à bras-le-corps. Elle ne se défendit point et releva sur lui son regard angélique.
– Si je me tuais, murmura-t-elle, qui la chercherait ? qui la trouverait ? qui serait sa mère ?
« Non, non, reprit-elle en marchant plus vite, si je la voyais morte, je ne dis pas… mais elle n’est pas morte.
– Ça, c’est juste ! approuva Médor de tout son cœur. Pourquoi l’auraient-ils tuée ? Et puis, si elle était morte, je le sentirais bien au fond de moi.
Elle traversa d’un pas délibéré la place Valhubert et s’en alla tout droit à la grande grille du Jardin des Plantes, qu’elle s’étonna de trouver fermée.
– Il faut pourtant bien que j’entre, se dit-elle ; comment entrer ? Elle frappa à la grille comme à une porte et le fer rendit à peine un son sous son doigt.
Médor dit :
– Il n’y a personne ; le concierge est couché, on n’entre pas.
– Ah ! fit la Gloriette, et si elle est là, pourtant ? car on n’a pas cherché partout, on n’a pas cherché du tout !
– C’est vrai, murmura Médor.
– Dans ma chambre, tout à l’heure, reprit Gloriette, j’avais un rêve ; je la voyais couchée et dormant sous un grand buisson tout en fleur. Je sais où est le buisson. Oh ! je voudrais tant y aller voir !
– Dame ! fit Médor, les rêves, c’est quelquefois des avertissements.
Lily frissonna.
– Et les bêtes ! s’écria-t-elle, les lions, les tigres…
– Quant à ça, interrompit le bon garçon, les animaux restent dans leurs cages.
Mais Lily continuait, emportée par la fièvre qui la tenait :
– Et les serpents ! elle a si grand-peur des serpents ! Et les ours. Si elle allait tomber dans la fosse aux ours !
Médor se grattait l’oreille tant qu’il pouvait. Lily prit sa course à toutes jambes, suivant la grille qui longe le quai.
– Il y a d’autres portes, dit-elle, je veux entrer, j’entrerai !
Puis une pensée l’arrêta ; elle rebroussa chemin toujours courant, et gagna la rue Buffon en faisant tout le tour des grilles.
Il y avait un beau ciel étoile, où la lune à son second quartier nageait dans l’azur sans nuages. Sous l’ombre des tilleuls, de rares échappées de lumière pénétraient, tigrant le sol noir de taches blanches capricieusement dessinées.
– C’est ici ! ah ! c’est ici ! s’écria la Gloriette en secouant la grille avant tant de force que les hampes oscillèrent sous sa main, délicate comme la main d’un enfant. Voilà l’endroit où les petits jouaient. Elle ne peut pas être loin, allez, c’est certain. Dites ! dites ! comment voulez-vous qu’elle soit bien loin ?
– Dame ! fit pour la seconde fois Médor.
Son oreille saignait, tant il la tourmentait.
– Est-ce qu’il n’y avait pas trop de monde ? continuait Lily avec exaltation et volubilité. On ne pouvait pas voir derrière chaque arbre. Elle est là quelque part ; j’en suis sûre, sûre ! Elle aura mis sa tête sur son petit bras, comme elle faisait toujours dans son berceau, et si vous saviez combien j’ai passé d’heures à la regarder dormir ! les belles, les chères heures ! Le bon petit sourire ! Les longs cils plus doux que de la soie ! Et ses cheveux blonds qui s’échappaient du serre-tête pour boucler sur l’oreiller ! Et sa petite haleine tranquille ! Et ses lèvres : deux fleurs unies que je baisais si doucement pour ne pas l’éveiller ! Vous pleurez ! pourquoi pleurez-vous ? Est-ce que vous la croyez morte ?
Médor se fourrait les poings dans les yeux.
Lily haletante et se pendant à la grille poursuivait :
– Moi je vous dis qu’elle n’est pas morte ! Elle fut une fois bien malade, il y eut un instant où le médecin me dit : j’ai peur. Mais moi, je regardai tout au fond de mon âme et j’espérai. Je la retirai de son lit, je la pris dans mes bras et je collai son petit cœur contre le mien, en pensant : il faut que toute ma vie aille en elle, toute la chaleur de mon sang, tout ce que j’ai ! C’était à Dieu que je disais cela, et c’était une si ardente prière ! Elle était froide, je la sentis se réchauffer petit à petit. Elle s’endormit sur mon sein où je la gardai douze heures… Écoutez ! n’a-t-elle pas appelé ?
Elle se fit mal en essayant de passer sa tête entre les barreaux, mais elle ne sentait pas son mal.
Médor, obéissant, écouta de toutes ses oreilles. Il n’entendit rien.
Mais Lily entendait. Une petite voix suave comme un chant venait à elle et lui pénétrait l’âme. La petite voix disait :
– Maman, maman chérie, ne me vois-tu pas ? Je suis là ; viens me chercher !
Lily répéta ces paroles une à une et Médor finit par entendre. Et Lily regarda tant qu’elle finit par voir.
– Là, dit-elle d’une voix brève et saccadée, au pied de l’arbre ! Sa tête est renversée dans ses cheveux blonds, et ce point plus blanc, c’est sa toque… et sa robe… Ah ! je vois tout, jusqu’à ses jambes bien-aimées et ses bottines qui brillent Là… je vous dis là… là…
Son doigt tendu convulsivement tremblait. Médor écarquillait ses pauvres yeux.
– Alors, cria la Gloriette frappant du pied avec colère, vous ne voulez pas voir !
– Eh bien, si ! dit Médor avec sa crédulité sublime, je veux voir… et je vois ! parole d’honneur !
La Gloriette poussa un long cri de joie et se lança contre la grille pour la briser.
Médor sauta sur la murette, saisit deux hampes et se hissa à la force des poignets. Il était robuste, il put arriver au sommet de la grille et redescendre de l’autre côté. Lily suivait ce travail, haletante et balbutiait des paroles inarticulées.
Quand Médor sauta sur le sol du jardin, elle lui envoya des baisers, pleurant, riant tout ensemble et disant :
– Ah ! ah ! Dieu vous récompensera. Vous êtes heureux, vous ! vous allez l’embrasser le premier !
Quinze jours s’étaient écoulés, quinze misérables jours de tristesse morne et d’angoisse.
Cette nuit où la Gloriette avait vu Petite-Reine, couchée sous un arbre, aux rayons de la lune dans le bosquet du Jardin des Plantes, Médor l’avait rapportée chez elle évanouie.
Le bon garçon, en effet, avait trouvé au pied de l’arbre un petit tas de feuilles sèches qu’il aurait dû connaître, car c’était le troupeau de mère Noblet qui l’avait amassé. Lily l’attendait de l’autre côté de la grille, Lily ne doutait même pas du témoignage de ses sens égarés, elle était ivre de joie.
Elle tomba comme morte quand Médor, au lieu de revenir avec l’enfant dans ses bras, poussa du pied les feuilles sèches qui bruirent et se dispersèrent sous le rayon de lune menteur.
Elle tomba sans pousser même un cri. Ce dernier espoir perdu lui avait brisé le cœur. Médor vint la rejoindre et, franchissant de nouveau la grille, il la souleva ; elle s’éveilla dans son lit, après un long évanouissement.
Médor était assis près d’elle.
Depuis ce moment-là, Médor ne l’avait point quittée. La Gloriette s’était accoutumée à le voir. Il la servait. Sans lui, elle n’aurait pas mangé. Il s’était arrangé un lit de paille dans le bûcher. Il dormait là si légèrement que le moindre soupir de la malade le mettait debout.
J’ai dit la malade, faute d’un autre mot. À proprement parler, Lily n’avait point de maladie, sinon la plus cruelle de toutes : le chagrin, la torture plutôt, qui ne lui donnait point de trêve et qui la minait comme un poison mortel.
Le premier jour, elle avait écrit une lettre de quelques lignes et ce travail l’avait laissée dans un état d’épuisement.
Le second jour, elle mit l’adresse : « À monsieur Justin de Vibray, au château de Monceaux, en Bléré, près Tours. »
Médor avait porté la lettre à la poste.
Le troisième jour, elle vida le chiffonnier mignon qui servait d’armoire à Petite-Reine et en disposa le contenu sur le berceau. Ce fut dès lors une besogne sans fin, comparable à l’agitation que se donnent les enfants pour ranger leur ménage imaginaire.
Tout ce qui appartenait à Petite-Reine, tout ce qu’elle avait touché, les objets de sa toilette, ses jouets, ses pauvres jouets surtout, passés à l’état de relique sacrées, furent étagés sur le berceau qui devint un autel.
Au fond du berceau, entre les rideaux, Lily suspendit ce portrait photographié où elle semblait tenir une ombre dans ses bras.
Et c’était un symbole navrant, ce portrait de jeune mère qui berçait un nuage.
Lily le regardait parfois pendant des heures entières, cherchant parmi cette brume des lignes, des traits, une image.
Et l’image venait à force d’être appelée : Lily revoyait Petite-Reine, hélas ! comme elle l’avait vue aux lueurs de la lune sous le bosquet du Jardin des Plantes.
C’était un jeu terrible et charmant qui tuait la pauvre Gloriette, mais qui lui donnait de si doux rêves !
Quand elle avait fini de contempler sa chimère, elle baisait le portrait et croisait sur ses genoux ses deux mains, qui n’avaient plus de forces.
Puis, comme si elle se fût reproché sa paresse, elle se levait, n’ayant plus le poids d’un enfant, mais trop lourde encore pour la faiblesse chancelante de ses jambes ; elle s’agitait, elle rangeait, non point sa chambre, mais le berceau, l’autel – toujours !
Une fois, la laitière vint, la pauvre bonne femme. La Gloriette lui montra le bouquet de lilas desséché. Elles ne se parlèrent point. La laitière dit en bas parmi les larmes qui l’étouffaient :
– Ça fait l’effet d’un petit enfant qui souffre pour mourir. Elle est redevenue un petit enfant, et si jolie avec ça, et si douce ! ça fend le cœur !
On chercherait longtemps avant de trouver une parole qui puisse exprimer davantage.
Lily était un petit enfant.
Sans cela elle n’aurait pas pu supporter une heure de ce poignant martyre.
Elle pensait peu, en dehors de ce culte puéril et admirable rendu au berceau de Justine.
Elle ne sortait point. L’idée de chercher ne lui venait plus. Il ne faut pas dire qu’elle eût perdu tout espoir pourtant ; l’espoir ne meurt jamais dans le cœur d’une mère ; mais elle ne s’efforçait plus, elle espérait comme on rêve. C’était un petit enfant, un pauvre petit enfant.
Médor travaillait pour elle ; entre eux deux il y avait un accord tacite : Lily ne s’étonnait plus de le voir dans sa chambre. Elle ne s’était jamais demandé pourquoi cet homme la servait.
Médor tenait tout en ordre ; il balayait, il allait acheter la nourriture. On vivait avec l’argent du voile brodé. Cela pouvait durer longtemps ; Lily mangeait moins qu’un oiseau et Médor était fait au pain sec.
Il sortait chaque matin et chaque soir ; il allait aux renseignements, il cherchait. Une chose certaine, c’est que la vieille femme au voile bleu eût passé un méchant quart d’heure s’il l’avait rencontrée sur son chemin.
C’était celle-là qu’il guettait. Il avait son signalement dans la tête, il se croyait sûr de la reconnaître sous n’importe quel déguisement.
Et il se disait sans ambages ni circonlocutions :
– Je lui serrerai le cou jusqu’à ce qu’elle ait avoué où elle a mis la petiote, et par après je l’étranglerai.
Il eût fait comme il le disait, avec plaisir.
On le connaissait désormais au bureau de police, et on le redoutait. Les recherches, en effet, conduites d’abord avec beaucoup de zèle et activées par des promesses de primes étaient restées sans résultat. On n’avait pas découvert la moindre piste depuis l’expédition de la place du Trône, menée par Rioux et Picard ; or, dans ces sortes de battues, chaque heure qui passe donne une sécurité au gibier et diminue les chances de la meute.
Il y avait pourtant une chose qui donnait à penser. Rioux, le plus ardent des deux agents, au début des poursuites, s’était arrêté tout à coup.
Il parlait de fatigue, de dégoût et ne cachait pas son intention de quitter sous peu le service de la Sûreté. C’était Rioux qui était chargé de rendre compte des recherches à monsieur le duc de Chaves.
Médor était sévère vis-à-vis de ces messieurs du bureau ; lui, si timide, il parlait haut, et on le laissait dire, quoiqu’il eût, au plus triste degré, la tournure et le costume de ceux à qui on ferme volontiers la bouche ; mais l’affaire de Petite-Reine faisait du bruit dans Paris, et ces messieurs n’étaient pas fiers.
Il était fort rare que Médor vînt rapporter à la Gloriette ses démarches inutiles. Il rentrait toujours d’un air riant et ne parlait que si on l’interrogeait.
On ne l’interrogeait pas souvent. La Gloriette causait peu des choses présentes.
Quand elle parlait, c’était pour égrener tout le chapelet de ses souvenirs.
Elle ne tarissait pas alors, racontant le sommeil de Justine, son réveil, ses sourires, disant comme on l’aimait et comme on l’admirait, décrivant ses succès dans le cercle où l’on saute à la corde, répétant ses reparties enfantines, ses naïvetés, ses finesses, ses caprices, ses méchancetés mignonnes, et les élans de son petit cœur. C’était comme une litanie d’amour où la pauvre âme blessée épanchait son tourment.
Médor écoutait religieusement ce radotage enfantin qu’il avait déjà entendu tant de fois, et, tout en faisant son ouvrage, il donnait la réplique juste comme il le fallait, rappelant au besoin quelque cher détail que la mère elle-même oubliait.
Dans le monde entier, la bonté de Dieu n’aurait pas pu choisir un oreiller plus neutre et plus doux pour reposer la tête endolorie de la Gloriette.
Était-elle reconnaissante ? Elle était bonne, mais on ne saurait dire si elle avait conscience du soulagement que lui apportait ce dévouement inespéré. Elle vivait en elle-même, ou mieux elle végétait, absorbée et engourdie.
Quoi qu’il en fût, Médor ne lui demandait rien de plus ; on le laissait se dévouer. Sans éclaircir la question plus que Lily, il allait son chemin, reconnaissant et content.
Une circonstance, cependant, préoccupait Lily en dehors de ses adorés souvenirs, c’était la lettre écrite et envoyée le surlendemain de la catastrophe. Elle avait dit, en mettant l’adresse que nous avons transcrite :
– Pour avoir la réponse, il faut trois jours.
Le troisième jour, vers le soir, elle avait attendu le facteur, le lendemain aussi ; le soir qui suivit, elle avait secoué sa blonde tête si douloureusement pâlie en murmurant :
– Tout est fini ! bien fini !
Et depuis lors, pourtant, chaque fois que venait le soir elle paraissait inquiète ; elle écoutait ; si un bruit de pas venait de l’escalier, elle attendait.
Le dernier jour de la seconde semaine, quand Médor revint de ses courses, il la trouva occupée, selon l’habitude, à faire et défaire l’arrangement de ses bien-aimées reliques.
Elle semblait plus gaie ; une nuance rose animait l’ivoire de sa joue ; en montant l’escalier, Médor l’entendit, qui chantait tout bas une petite chanson qu’elle avait apprise naguère à Justine.
C’était tout à fait la voix d’un enfant. On eût dit qu’elle essayait de se tromper elle-même et d’écouter encore une fois le chant argentin de l’absente.
Au moment où Médor entra, elle se tut et demanda :
– N’avez-vous rien appris de nouveau ?
Médor fut étonné ; il y avait plus d’une semaine qu’elle n’avait interrogé.
– Tout va bien, répondit-il, on cherche, on trouvera.
Lily lui tendit la main ; c’était la première fois. On aurait pu voir le cœur du pauvre garçon battre sous sa veste.
– Vous l’aimiez bien, dit-elle. C’est pour elle que vous avez pitié de moi.
– C’est pour elle et pour vous, reprit Médor vivement.
Mais il s’interrompit pour ajouter :
– Oui, c’est vrai, je l’aimais bien, c’est pour elle.
Ce fut tout. La Gloriette reprit son ouvrage.
Au bout de quelques instants, elle revint à Médor qui s’était assis près de la porte et qui songeait. Elle tenait à la main deux bijoux de petits souliers.
– J’ai retrouvé cela, dit-elle toute joyeuse, je les lui avais mis pour son baptême.
Et elle raconta le baptême avec cette volubilité qu’elle avait chaque fois qu’elle parlait de Petite-Reine.
– Son père était si heureux ce jour-là ! soupira-t-elle en finissant.
Elle n’avait jamais parlé du père de Petite-Reine, quoique Médor eût bien deviné que c’était l’homme qui demeurait au château de Monceaux, en Bléré, par Tours. Il resta muet, Lily continua :
– Il est peut-être mort, puisqu’il ne me répond pas. Il avait bon cœur et il adorait l’enfant.
– Il est peut-être aussi en voyage, suggéra l’excellent Médor, qui s’étonna d’éprouver une certaine répugnance à plaider la cause du père de Petite-Reine.
– Ou bien ma lettre était mal faite, pensa tout haut la Gloriette. Je n’ai pas pu en écrire bien long, ma main tremblait trop. Je cherche à me souvenir.
Elle pressa son front entre ses doigts.
– Oui, reprit-elle, c’est cela, je lui ai dit : « Mon cher Justin, notre petite est perdue, on me l’a volée, viens à mon secours. » Est-ce assez ?
– Ah ! fit Médor, si j’avais été au bout du monde, moi, ou sur le lit de mon agonie…
Il n’acheva pas. La Gloriette continua en se parlant à elle-même.
– Non, ce n’est pas assez ; j’aurais dû ajouter : « Ce n’est pas pour vous retenir près de moi. Dès que vous m’aurez aidée à retrouver l’enfant, vous serez libre. »
– L’aimez-vous bien ? balbutia Médor malgré lui.
Lily le regarda.
– Je ne sais pas, répondit-elle. C’est son père.
Elle baisa les petits souliers et leur chercha une place sur l’autel. Puis elle dit encore :
– On doit parler d’elle au Jardin des Plantes, bien sûr. Je pensais cette nuit : mère Noblet va tous les jours dans le bosquet avec ses petits ; c’est à elle qu’on doit dire tout ce qu’on apprend, tout ce qu’on sait, tout ce qui court… Si vous alliez causer avec mère Noblet ?
Médor était déjà debout. Il mit sa casquette, passa la porte et descendit l’escalier quatre à quatre.
– Quoique, reprit Lily dont les yeux s’éteignirent, mère Noblet est une bonne vieille, elle n’aurait pas attendu ; si elle savait quelque chose, elle serait venue me voir…
– Quinze jours ! s’interrompit-elle. Mon Dieu ! mon Dieu ! quinze jours que je ne l’ai plus !
Elle se laissa tomber sur une chaise, auprès du berceau et resta immobile, les mains jointes sur ses genoux.
Elle était merveilleusement belle avec la pâleur presque transparente de ses joues, encadrées dans le splendide désordre de ses cheveux. Le jeûne involontaire avait agrandi ses grands yeux. Il y avait je ne sais quoi d’attendrissant et de charmant dans la désolation même de son sourire. Elle avait ce rayonnement de suave douleur qui fait adorer la Mère des larmes.
Elle demeura ainsi longtemps, muette et perdue dans ce rêve, toujours le même, qui ressuscitait les joies mélancoliques de son passé. Le jour allait baissant. Des pas se firent entendre dans l’escalier.
– Déjà ! dit-elle, en pensant que c’était Médor.
Mais à peine eut-elle prononcé ce mot que son cou gracieux se tendit en avant, tandis qu’un peu de sang montait à ses joues. Ses yeux s’ouvrirent tout larges.
– Ce n’est pas Médor ! murmura-t-elle. Si c’était…
Le nom de Justin vint jusqu’à ses lèvres, épanouies par cette joie, vive entre toutes : la venue d’un bien qu’on n’espérait plus.
Elle se leva électrisée par un espoir si grand qu’il valait presque une certitude. C’était Justin, et avec Justin, Petite-Reine serait bien vite retrouvée !
On frappa.
– Entrez ! On entra.
La Gloriette retomba, brisée, sur son siège.
Ce n’était pas Justin.
La Gloriette reconnut dans le nouvel arrivant l’homme au teint bronzé, à la barbe et aux cheveux noirs comme du charbon, qui s’était trouvé plus d’une fois sur son passage quinze jours auparavant, qui s’était assis non loin d’elle au théâtre de la foire – et que Médor avait pris au collet, dans le bosquet, en l’accusant d’avoir parlé à la voleuse d’enfants.
Elle avait eu vaguement frayeur de cet homme autrefois, mais maintenant que pouvait-elle craindre ?
L’étranger fit quelques pas à l’intérieur de la chambre et salua avec respect. Il y avait de la noblesse dans son maintien, mais il y avait surtout un extrême embarras.
À la rigueur, la sombre beauté de son visage aurait pu appartenir à don Juan, mais il n’en était pas ainsi de ses façons, qui trahissaient une timidité de sauvage ou d’enfant.
Il baissa les yeux sous le regard de Lily et lui tendit sa carte, exactement comme il avait fait au commissaire de police.
Lily jeta les yeux sur la carte qui portait : « Hernan-Maria Gerès da Guarda, duc de Chaves, grand de Portugal de première classe, envoyé extraordinaire de S. M. l’empereur du Brésil. »
– Que voulez-vous ? demanda-t-elle avec le calme fatigué des grandes douleurs.
– Je vous aime, répondit le duc d’une voix très basse.
La carte glissa entre les doigts de Lily et tomba à terre. Elle tourna la tête.
Cet homme, avec ses grands titres et son amour, était pour elle néant.
Il ne l’avait point blessée en lui disant : « Je vous aime » ; elle n’avait point conscience de l’audace craintive de ce duc, ni du ridicule qui se mêlait au côté bizarre et dramatique de cette scène.
Elle n’avait conscience de rien.
Le duc rougit sous le bronze de son teint. Peut-être qu’il avait honte.
– Je vous aime, reprit-il pourtant, parlant avec effort et cherchant les mots de notre langue qui lui était rebelle ; je vous aime passionnément, douloureusement. Je donnerais une portion de mon sang pour ne pas vous aimer.
Lily n’écoutait pas. Elle se disait :
– J’ai cru que c’était lui. C’est le dernier espoir trompé. Voici douze jours que Justin a ma lettre. Il ne reviendra jamais.
Elle se tourna tout à coup vers le duc et le regarda hardiment :
– Etes-vous riche ? fit-elle.
– Je suis très riche, très riche !
– Très riche, répéta Lily qui déjà reprenait à se parler à elle-même. Si j’étais riche, je leur dirais à tous : celui qui retrouvera Justine aura ma fortune !
– Je puis le dire si vous voulez, prononça gravement le duc.
– Pourquoi m’aimez-vous ? interrogea Lily comme au hasard.
Il fléchit un genou, mais un geste impérieux de la jeune femme le releva tout interdit.
– Attendez ! dit-elle. Connaissiez-vous la voleuse d’enfants ?
– Non, répliqua le duc, je ne connaissais que l’enfant.
– La reconnaîtriez-vous, la voleuse ?
– Oui, certes.
– Asseyez-vous là, près de moi.
Le duc obéit. Il ne se méprenait pas, car son front se chargea de tristesse.
Lily essayait de réfléchir et de raisonner.
– J’ai cru que c’était vous, murmura-t-elle au bout d’un instant, vous qui l’aviez enlevée.
– C’eût été moi, répondit le duc, si la pensée m’était venue que je vous aurais amenée à moi en vous prenant votre enfant.
Lily frissonna, mais elle sourit.
– Et vous ne l’avez plus jamais revue, dit-elle encore, la voleuse d’enfants ?
– Jamais. J’ai fait ce que j’ai pu, pourtant. Depuis deux semaines, il ne s’est pas écoulé un seul jour sans que j’aie stimulé par de l’argent ou par des promesses ceux qui ont charge de rechercher les criminels.
Il disait vrai, la Gloriette vit cela dans ses yeux. Elle lui tendit la main. Le duc la porta à ses lèvres.
– Pourquoi m’aimez-vous ainsi ? demanda-t-elle une seconde fois.
– Je ne sais, repartit le duc, dont la voix tremblait. Je vous ai vue, voilà tout ; vous teniez votre petite par la main. Il y a peut-être des femmes aussi belles que vous, je ne les ai pas rencontrées. Je descendis de voiture et je vous suivis jusqu’à votre maison. Depuis lors je n’ai pas eu d’autre pensée que vous.
Lily murmura :
– Vous m’aimez comme j’aime Petite-Reine.
– Et j’aimerais Petite-Reine comme vous, prononça tout bas le duc.
Sa voix était véritablement douce et bonne. Lily songeait laborieusement.
– Et…, fit-elle encore en hésitant, vous n’avez rien découvert ? Elle n’osa pas regarder le duc en lui adressant cette question, dont elle devinait l’inutilité. Si elle l’eût regardé, elle aurait remarqué un trouble dans ses yeux qui se baissèrent.
– Si fait, répondit-il en affermissant sa voix, j’ai découvert quelque chose.
Lily appuya ses deux mains sur son cœur et n’interrogea plus. Elle attendait, retenant son souffle pour ne pas perdre une parole.
– Écoutez-moi, dit le duc de Chaves résolument, je vais plaider ma cause et la vôtre. Nos deux bonheurs n’en feront qu’un, il le faut, sinon ils se changeront en deux malheurs. Je ne sais pas qui vous êtes, ni votre passé ; peu m’importe, j’ai de la richesse et de la noblesse pour deux ; je ne veux de vous que votre avenir. Quand j’ai commencé ma recherche, je comptais venir à vous avec votre chérie dans mes bras et vous dire : « La voici, je vous la rends, payez-moi en consentant à devenir la duchesse de Chaves… »
– La duchesse de Chaves ! balbutia Lily ; moi !
Elle n’était pas éblouie, non. Il est des détresses si profondes que l’ambition y meurt, même cette pauvre ambition naturelle à tout être humain, ce rêve où la bergère épouse un roi, et qui ne se réalise que dans les contes de fées.
Je dis vrai : chacun porte en soi cette ambition enfantine ; elle est plus ou moins avouée, mais nul ne s’en sépare qu’à l’heure de mourir.
Lily ne l’avait plus cette ambition, parce que Lily était une morte. Si elle vivait, c’était en l’espoir de retrouver sa fille. Elle eut peur. Cet homme en qui reposait désormais le suprême espoir de sa vie devait être un fou.
Duchesse de Chaves !
Monsieur le duc poursuivit :
– Je n’ai pas pu. Au lieu de retrouver l’enfant, je n’ai fait qu’entrevoir sa trace.
Ce fut Lily, cette fois, qui saisit sa main et qui la toucha de ses lèvres. Le duc était très pâle.
– Trace bien fugitive, continua-t-il ; j’ai appris aujourd’hui même qu’une troupe de saltimbanques avait pris passage au Havre, pour l’Amérique, emmenant une petite fille de trois ans, dont le signalement se rapporte…
– La mer ! sanglota Lily. Entre elle et moi, toute la grande mer !
Le duc acheva, et la sueur découlait de son front :
– Alors, je suis venu à vous pour vous dire : Si vous voulez être la duchesse de Chaves, partons. Ma fortune, mon influence, ma vie : tout sera employé à retrouver votre fille.
La Gloriette se leva ; elle jeta ses deux bras autour du cou de cet homme qu’elle ne connaissait pas et qui pouvait mentir.
Elle eût embrassé ses genoux.
Le duc la serra sur sa poitrine avec une sauvage allégresse et l’emporta plutôt qu’il ne l’entraîna vers l’escalier. À la porte de la rue, une voiture fermée attendait. Le duc y fit monter la Gloriette. Les chevaux prirent aussitôt le galop.
À peine la voiture avait-elle tourné l’angle du boulevard Contrescarpe, qu’un fiacre s’arrêta au n° 5 de la rue Lacuée. Un beau jeune homme en descendit et s’adressa à une voisine pour savoir à quel étage demeurait madame Lily.
– Elle vient de sortir, répondit la voisine qui était par hasard charitable et qui n’ajouta pas : en équipage, avec un père-aux-écus.
Le beau jeune homme monta. La porte était grande ouverte ; il entra, et son regard ému tomba tout de suite sur le berceau au-dessus duquel pendait le portrait de Lily, tenant dans ses bras l’image confuse de Petite-Reine.
Il s’assit à la place même que Lily venait de quitter et attendit.
Le château de Monceaux était une riante demeure, bâtie à mi-côte entre une belle futaie et des prairies qui descendaient à la Loire. Tout ce pays est un jardin où les aspects heureux se déroulent en un tableau serein et riche.
Des fenêtres du château, on voyait dix autres domaines en deçà et au-delà du fleuve, large nappe d’argent que rayait la sombre verdure des peupliers. Les grands chalands allaient et venaient tout le jour, tendant au vent paresseux leurs immenses voiles carrées. Au loin, Tours montrait, comme en un mirage, ses dômes et ses clochers.
C’était là que vivait Justin de Vibray, l’ancien roi des étudiants, auprès de sa mère excellente qui l’adorait et voulait le marier.
La chose était aisée. Les héritières abondaient aux alentours et les Tourangelles méritent assurément la réputation de beauté, de bonté, de vertu spirituelle et de charme que leur ont faite les Tourangeaux amoureux.
La mère de Justin était veuve ; elle jouissait d’une fortune honorable, et notre étudiant, fils unique, pouvait passer pour un fort bon parti. Nous savons qu’il était très beau, très intelligent, et presque savant ; nous savons aussi qu’il avait la tête chaude, le cœur sensible et un grain d’esprit aventureux.
Ce n’est pas précisément l’ordinaire en Touraine où les gens sont tranquilles comme le paysage.
Justin lui-même, du reste, croyait de bonne foi qu’il avait jeté le meilleur de son feu à Paris dans les petites bamboches de l’hôtel Corneille ; il était rassasié des pauvres romans de la Chaumière et du Prado, et quant à ce poème dont Lily était l’héroïne, nous ne savons trop ce qu’en dire. Les débuts extravagants de l’aventure dépassaient de beaucoup les bornes de l’élément romanesque, contenu dans l’imagination de Justin. Il avait été pris, évidemment, à une heure de fièvre.
Ou bien, c’était sa destinée, comme disaient les livres d’autrefois.
Mais étant acceptée l’aventure, et il fallait bien l’accepter, puisque c’était de l’histoire, ce qui sortait tout à fait et violemment du caractère loyal de Justin, c’était sa conduite à l’égard de la jeune fille-mère.
Il l’avait abandonnée auprès d’un berceau, celle que naguère il parait comme une idole, celle qu’il aimait à genoux, et il avait abandonné aussi, du même coup, l’enfant, gentil trésor que, la veille, il adorait follement.
Il était honnête, pourtant, il était brave et généreux.
Mais vous souvenez-vous de la première lettre écrite par lui à Lily, de cette lettre qui avait fait pâlir et trembler la pauvre fille avant même que l’enveloppe fût déchirée ?
« Ma mère est venue me chercher. À bientôt. Je ne pourrais pas vivre sans toi. »
C’était vrai et c’était tout.
Il n’y avait pas autre chose que cela.
La mère de Justin avait appris ce qui se passait. Comment ? En vérité, je l’ignore, mais les mères savent tout. Elle était venue, elle avait dit à Justin : « Je suis veuve, je n’ai que toi, veux-tu me faire mourir de chagrin ? »
Il n’y avait point là d’exagération. La mère de Justin avait bâti son château en Espagne, celui qu’elles bâtissent toutes : le cher fils marié, la bru mieux aimée qu’une fille et les petits-enfants gâtés à outrance.
La bru, quelquefois n’est possible que de loin, elle met souvent un grain de fiel dans la réalisation de ce doux rêve, mais restent les petits qui ne se refusent jamais à l’opération du « gâtage ».
Je le dis comme cela est : la mère est capable d’en mourir si on démolit son château, à l’heure où la bru, non encore éprouvée, lui apparaît angélique dans le brouillard de l’inconnu.
Or, notre beau Justin avait peu connu son père. Sa mère, maîtresse et esclave, était tout pour lui dans l’histoire de son enfance. Causer un chagrin à sa mère lui semblait chose impossible et impie. Il la suivit purement et simplement, parce qu’elle le voulait. Quel grand mal de passer huit jours au château, peut-être quinze jours ? Juste le temps de lui parler raison, de la ramener, de lui faire comprendre…
Mais la première fois que Justin voulut prononcer le nom de Lily, sa mère lui prit les deux mains, et dit, les larmes aux yeux :
– Écoute, je ne te ferai jamais de reproches. C’est un malheur qu’il faut cacher. Tu as été fou, n’est-ce pas, eh bien ! pourquoi parler de cela !
Elle se tut, rouge de colère ou de honte et arrêtant évidemment des paroles qui se pressaient sur ses lèvres.
Une vision traversa l’esprit de Justin. Il revit la ruelle souillée, là-bas dans le pays des chiffonniers, il revit le coquin sordide qui avait voulu embrasser Lily – et il revit Lily elle-même si étrangement belle sous ses haillons.
Oh ! cela ne l’empêchait point de l’aimer, mais il n’essaya plus de parler d’elle.
On peut être roi des étudiants sans posséder la fermeté stoïque de Caton l’Ancien.
Ce beau Justin vous eût émerveillés, sur le pré, l’épée au poing ou le pistolet à la main. Il était superbe d’indifférence quand il s’agissait de jouer sa vie.
Mais il avait la faiblesse des forts. Il était poltron contre ceux qu’il aimait. La bru du château en Espagne devait avoir beau jeu, un jour venant.
Et je vais vous dire un secret : si Lily avait pu se défendre, si usant du droit que lui donnait le berceau de Petite-Reine, elle avait attaqué à son tour, je ne sais pas de quel côté la faiblesse de Justin eût versé.
Car il aimait Lily sincèrement. Et Petite-Reine donc ! Certes, certes, Lily aurait eu de quoi se défendre.
Mais elle n’était pas là. Et d’ailleurs, se fût-elle défendue ? il y avait dans le cœur de Lily, une bien autre fierté que dans celui de Justin.
Une fierté exagérée, peut-être, car elle cessa d’écrire, aussitôt qu’une de ses lettres resta sans réponse.
Cela vint au bout de six mois environ. La bru, la fameuse bru, s’était montrée à l’horizon, belle, riche, bien élevée, faisant venir ses toilettes de Paris, enfin choisie avec un soin exquis.
Et je crois que Justin la trouvait assez à son gré.
Les choses allèrent loin. On parla de la corbeille. Seulement, le soir, avant de s’endormir, Justin, soit que vous approuviez sa conduite au point de vue mondain, soit que vous le jugiez coupable, selon le simple sens de l’honneur, Justin avait des moments de terrible tristesse. Il voyait une belle jeune femme portant un enfant dans ses bras.
Et c’était un peu comme dans ce portrait photographié, suspendu au-dessus du berceau de Petite-Reine. Le visage mélancolique et pâle de Lily apparaissait distinct, mais l’enfant, Justin ne pouvait que la deviner. Il l’avait laissée si petite ! Elle grandissait, et comme elle devait déjà bien sourire !
Le mariage avec la première bru présomptive manqua ; Justin ne put pas se décider. Ainsi arriva-t-il pour la seconde, plus jolie, plus accomplie encore que la première et faisant venir de Paris jusqu’à ses gants et ses chaussures.
La mère, infatigable, entamait les négociations pour une troisième bru qui était un ange, celle-là, ni plus ni moins, quand arriva au château de Monceaux la lettre de Lily.
La lettre fut reçue par la mère qui la lut et la mit dans sa poche.
C’était le jour de la première entrevue entre Justin et sa nouvelle fiancée. Les deux jeunes gens ne se déplurent pas.
Mais quand la mère fut seule, le soir, à son tour, avant de s’endormir, elle eut un grand poids sur le cœur. Elle relut la lettre une fois, deux fois, puis vingt fois. La lettre disait, d’une écriture tremblante qui heurtait l’œil comme un sanglot blesse l’oreille : « Mon cher Justin, notre petite fille est perdue, on me l’a volée, viens à mon secours. »
La mère de Justin essaya de se raidir contre ce cri d’angoisse. Qu’importait cette fille ? Mais elle pleura, parce qu’il y a un lien entre toutes mères.
Et elle songea. Justin était bien changé. Il végétait près d’elle, mélancolique et silencieux. Le matin, il prenait son livre, Horace ou Virgile presque toujours, car c’était un lettré, et, en outre, il craignait ces œuvres où l’art nouveau entasse les émotions de la vie réelle.
Il s’en allait, marchant lentement sous les arbres de l’avenue.
Puis il rentrait plus morne qu’il n’était parti.
Jamais plus il n’avait prononcé le nom de Lily, mais quand sa mère l’interrogeait il répondait souvent avec son douloureux sourire :
– Ne parlons pas de moi. J’ai été fou.
On était bien loin d’être heureux en ce joli château de Monceaux, si riant et si paisible.
Mais la vaillance revient avec le jour, le lendemain matin, la bonne femme s’étonna de sa faiblesse de la veille. Elle reprit même sa besogne de marieuse acharnée et l’affaire de la troisième bru fit un pas.
Puis, le soir venu, il y eut rechute. Le cœur de la mère se serra de nouveau. Il fallut, bon gré mal gré, lire et relire la lettre de « cette fille ». Et cette fois, on pensa à l’enfant.
« Notre petite fille est perdue… »
La mère de Justin, qui était une femme brave et convaincue, résista pendant dix longs jours, mais elle souffrit tant qu’elle céda le onzième jour.
C’était la veille de cet après-midi où se passèrent les événements racontés au précédent chapitre. Justin et sa mère dînaient seuls. Justin était distrait et morne, selon sa coutume. On avait échangé, à de longs intervalles, quelques rares paroles.
– Eh bien ! dit la comtesse, quand on eut servi le dessert. Saurons-nous enfin ton avis sur Louise ?
C’était le nom de la troisième fiancée.
– Elle est charmante, répondit Justin. Tout à fait charmante.
– Alors tu l’aimeras ?
– Je ne crois pas, ma mère.
La comtesse ne cacha pas un vif mouvement d’impatience.
– Ne te fâche pas, bonne mère, reprit Justin qui eut un sourire découragé. Tu sais bien que j’ai été fou. Cela me revient encore quelquefois.
Il se leva et sortit.
Deux larmes jaillirent des yeux de la comtesse qui rentra dans son appartement.
Vers huit heures du soir, elle en ressortit et vint demander à l’office si Justin était rentré. Sur la réponse négative des domestiques, elle passa au salon et donna l’ordre suivant :
– Vous direz à monsieur le comte qu’il ne se couche pas avant de m’avoir vue. J’attends ici son retour.
Quand Justin rentra, il était tard. On l’introduisit au salon où sa mère était debout près du seuil. Elle lui dit :
– Embrasse-moi.
C’était un grand amour que Justin avait pour sa mère.
– Il est arrivé malheur ! balbutia-t-il en la soutenant, chancelante dans ses bras.
Puis il ajouta, l’entendant sangloter :
– Qu’as-tu, mère, au nom de Dieu que veux-tu de moi ?
Enfant, il avait eu d’elle, avec des larmes, tout ce qu’il avait voulu.
Et depuis qu’il était homme, on le faisait obéir, à son tour, avec des larmes.
– Embrasse-moi, répéta la comtesse, embrasse-moi de tout ton cœur. Il est arrivé malheur, un grand malheur, et ce que j’ai fait, tu ne pourras peut-être pas me le pardonner !
Justin sourit d’un air incrédule.
Elle lui tendit la lettre ouverte.
Justin y jeta les yeux et tomba brisé sur un siège.
La comtesse se mit à genoux près de lui.
– Tu l’aimes encore, murmura-t-elle, tu l’aimes mieux que moi ! Tu vois bien, tu vois bien ! Jamais tu ne pourras me pardonner !
Justin l’attira vers lui et la baisa au front.
– Je vous pardonne, ma mère, dit-il.
Mais son regard ne quittait pas la pauvre écriture tremblée qui criait à l’aide.
– Dix jours ! pensa-t-il tout haut.
– Je n’ai que toi, répliqua la comtesse comme si on l’eût accablée de reproches. Si tu savais ce que tu es pour moi !
– Ma mère, je vous pardonne, répéta Justin.
Mais il était si pâle que la comtesse, navrée, se couvrit le visage de ses mains en criant :
– Ah ! tu l’aimes ! tu l’aimes !
Justin répondit, portant à ses lèvres, sans le savoir peut-être, le papier où était l’écriture de Lily.
– Vous m’aviez dit : « Veux-tu me faire mourir de chagrin ?… » Ah ! je vous aime bien, ma mère ! Je l’ai abandonnée pour vous !
La comtesse répéta avec une sorte de folie :
– Je n’avais que toi !
– Elle avait l’enfant, c’est vrai, prononça tout bas Justin. Et quand j’ai été parti, l’enfant l’a consolée. À présent, elle est seule…
– Veux-tu que j’y aille ? s’écria la comtesse qui se leva. Justin secoua la tête.
– Vous n’avez pas de torts envers moi, ma mère, dit-il, ni envers elle. Vous êtes du monde et vous avez agi selon la loi du monde. Moi je suis un lâche esprit et un misérable cœur. Le monde n’est rien pour moi, et j’ai fait comme si j’eusse été l’esclave du monde. Ah ! je vous aime bien !
La comtesse prit sa tête à pleines mains et le baisa passionnément.
– Mon Justin ! balbutia-t-elle. Mon fils ! mon cœur ! Mais Justin disait sous ses caresses :
– La petite fille est perdue ! Elle m’attend depuis dix jours ! Elle est peut-être morte !
Il essaya de se lever à son tour.
– Tu vas partir ! s’écria la comtesse épouvantée. Tu ne reviendras pas !
Justin, qui faisait son premier pas vers la porte, toucha son front de ses deux mains et s’affaissa sur lui-même. La comtesse le releva, forte comme un homme !
– Je te dis que j’irai, fit-elle avec une émotion désordonnée. Je l’aimerai s’il le faut ; ah ! l’aimer ! mon Dieu ! je mourrai folle !
Mais Justin ne l’entendait pas. Un spasme le tint inanimé pendant une partie de la nuit.
Au matin, on attela ; Justin et sa mère partirent pour Tours.
La route fut silencieuse.
À la gare du chemin de fer, au moment de la séparation, la comtesse dit :
– Mon fils, je vous remercie des jours de bonheur que vous m’avez donnés. J’ai pensé toute la nuit et j’ai prié. Il y a des choses impossibles. Entre elle et moi, il vous faudra choisir.
– Je choisirai, ma mère, répondit Justin, dont les yeux étaient sans larmes.
Il y eut un douloureux baiser, puis Justin franchit le seuil.
La comtesse resta un instant immobile.
La veille elle avait dit : « S’il le faut je l’aimerai… »
Elle remonta dans sa voiture, toute seule. Le cocher s’étonna de ne pas l’entendre pleurer. Les domestiques qui la virent rentrer au château dirent entre eux : « Madame a vieilli de vingt ans ! »
Le train roulait vers Paris.
Des fenêtres de sa chambre à coucher, la comtesse put le voir au loin dans la plaine dérouler sa longue chevelure de fumée.
Elle s’agenouilla devant son prie-Dieu, où elle resta longtemps, puis elle se mit au lit, quoique le soleil n’eût pas fourni encore la moitié de sa course.
Justin n’aurait point su dire, quand il arriva en gare, à Paris, s’il avait eu des compagnons de voyage. Il s’était absorbé en lui-même – pour choisir.
Son choix était fait au moment où il donna l’adresse de Lily au cocher de fiacre, rue Lacuée, numéro 5.
Il avait le cœur brisé, c’est vrai, mais ce grand amour de sa jeunesse, cette folie le reprenait, éveillé d’une sorte de sommeil. Il revoyait Lily, son délicieux rêve. Avait-il pu seulement vivre sans elle ? Comment aimait-il donc sa mère !
Si jamais, oh ! si jamais il lui eût été permis d’espérer la réunion de ces deux profondes tendresses qu’un abîme séparait aujourd’hui !
Sa mère avait dit : « Il y a des choses impossibles ! » mais là-bas, derrière le voile de l’avenir, Justin entrevoyait un sourire d’ange : une tête enfantine, auréolée de cheveux blonds.
Sa fille ! Est-ce que sa mère résisterait aux caresses de sa fille !
Nous l’avons vu arriver au logis de la Gloriette absente, s’asseoir près du berceau vide, transformé en autel, et attendre.
En attendant il prit le portrait photographié de Lily et il eut un sourire ému en prononçant ce mot qui vient à la bouche de tout le monde, quand on voit la trace imparfaite de l’enfant dans une épreuve où la mère est « bien venue » : « Elle a bougé ! »
Elle avait bougé beaucoup, car on n’apercevait qu’un flocon blanc, indécis et confus, quelque chose qui n’avait point de forme et qui pourtant était gracieux ; un nuage souriant.
Mais Lily ! le visage de Lily attirait le regard de Justin comme une fascination. Il y avait de la mélancolie sur ses traits, mais elle était splendidement belle.
Je ne sais quoi disait dans l’amoureux pli de ses lèvres, penchées vers le nuage, qu’elle était venue là pour avoir le portrait de l’enfant uniquement.
Je ne sais quoi disait encore que rien n’existait pour elle en dehors de l’enfant qu’on ne voyait pas, mais qu’elle regardait avec un si doux orgueil.
Tout en elle était charmant, mais sans coquetterie. Je dis trop ou trop peu : il y a des femmes qui, naturellement, ne sont pas coquettes, même dans ce sens restreint exprimant le goût innocent de la parure ; il n’y a que les jeunes mères pour s’oublier tout à fait et pour être adorables malgré elles.
Justin regardait Lily ; Justin lisait toute une belle et chère histoire dans la jeune gravité de ces traits. Les cheveux magnifiques avaient je ne sais quel tour austère, et il fallait la grâce enchantée de la taille pour faire valoir les plis presque maladroits de la pauvre petite robe.
Justin en arriva à deviner et se dit : je ne serai plus que le second dans ce cœur…
Et ce fut de la joie. La place était bonne, à côté de Justine adorée.
Il lui semblait, tant il était heureux, que son premier effort allait retrouver Justine.
La brume était déjà presque tombée que Justin regardait et songeait encore.
Un pas lourd monta l’escalier.
– J’ai été du temps, dit-on dès le carré ; je ne voulais pas revenir sans avoir fait mon possible. Mais rien ! La mère Noblet a perdu la moitié de ses pratiques et dit comme ça que nous en sommes la cause. Les autres, on croirait qu’on leur parle déjà du déluge… Ah !
La voix s’arrêta brusquement sur ce cri. Médor venait d’apercevoir Justin.
– Est-ce que je me suis trompé de porte ? gronda-t-il dans son étonnement. Mais non. V’là le petit berceau. Où est la Gloriette ?
– J’attends madame Lily, lui fut-il répondu.
– Ah ! fit encore Médor, vous avez peut-être des nouvelles ?
– Non, je ne sais rien.
Médor s’approcha et vint regarder l’étranger de tout près. Il faisait presque nuit.
– Alors, dit-il, qui êtes-vous pour l’attendre comme ça, chez elle ?… chez elle, je n’ai jamais vu personne.
Justin hésita. Médor s’était mis entre lui et le jour pour l’examiner mieux.
– Ah ! fit-il pour la troisième fois et sur un ton qui marquait peu de sympathie, vous, je vous reconnais bien ! Vous êtes celui qui… enfin, l’homme du château en Touraine !
Justin fit un signe de tête affirmatif. Médor s’éloigna de lui.
– Et vous, demanda Justin, qui êtes-vous ?
– C’est moi qu’ai perdu l’enfant, répliqua Médor avec rudesse. Alors, je rachète ça comme je peux.
Il sortit sur ces mots et redescendit l’escalier. L’instant d’après Justin le vit revenir tout essoufflé ; il avait à la main un bougeoir allumé qu’il posa sur le guéridon.
Il vint se planter devant Justin et dit avec un grand trouble :
– Si vous n’étiez pas là, je croirais que c’est vous ; mais vous voilà, c’est impossible !
Justin ne comprenait pas.
Il y avait tant d’égarement dans les yeux du pauvre diable que Justin le soupçonna d’être ivre, dans le premier moment.
Mais Médor n’était pas ivre ; il parlait surtout pour lui-même et poursuivit cette argumentation bizarre destinée à éclairer sa propre pensée, ne s’inquiétant nullement de l’effet produit sur son interlocuteur.
– Vous, grommelait-il, je ne vous aime pas, c’est sûr, puisqu’elle vous attendait et que vous ne veniez pas. Vous étiez dans un château, et elle dans une mansarde. Si la petite avait eu son père auprès d’elle, on ne l’aurait pas volée, pas vrai ? c’est sûr. Mais ce n’est pas ça : elle n’a jamais parlé que de vous : Justin, Justin, Justin, le jour et la nuit. Il y a donc que si vous l’aviez emmenée dans une belle voiture, c’était tout simple. Mais l’autre…
– Quel autre ? demanda Justin dont le cœur se serra terriblement. Expliquez-vous, je vous en prie !
Médor avait deux larmes qui mouillaient les coins de ses paupières. Il continua :
– J’aurais pleuré, pas vrai ? parce que je m’étais habitué à la garder et à la servir… Ah ! ah ! Écoutez donc : celle-là a été trop malheureuse ! Mais ce n’est pas ça ! s’interrompit-il en balayant son front de sa large main. Qui donc était dans cette belle voiture où elle est montée, puisque vous voilà ici, vous.
Justin s’était levé. Il balbutia :
– Alors, elle est partie ?
– Après ? fit Médor avec un emportement sans motif. N’était-elle pas libre de partir ?
Sa main lourde pesa sur l’épaule de Justin qui avait la tête courbée.
– Vous voilà libre aussi, dit-il amèrement. Je ne connais pas bien les gens comme vous, mais je les devine. Elle vous a donné un prétexte ; allez-vous-en, cette fois, pour tout de bon. Mais avant de partir, ne soufflez pas un mot contre elle ! pas un ! car je vous casserais la tête contre la muraille, hé ! l’homme du château !
Médor avait la narine gonflée et l’œil brûlant.
Justin, en effet, ne prononça pas un mot, pas un seul, mais il ne s’en alla pas non plus. Médor, qui le sentit chanceler, fut obligé de le soutenir dans ses bras, puis de le soulever, pour le déposer, inerte, sur le lit de la Gloriette.
Quand Médor avait descendu l’escalier naguère sous le coup de son premier étonnement, son dessein n’était autre que d’attendre Lily en bas, sur le pas de la porte. Lily ne sortait jamais ; elle devait être quelque part aux environs, guettant peut-être son retour à lui, Médor, qui, de son propre aveu, était en retard.
Mais sur le pas de la porte, il trouva la voisine qui s’était montrée discrète et charitable lors de l’arrivée de Justin.
Cette voisine, pour se dédommager, avait rassemblé là une demi-douzaine de commères des deux sexes et racontait, avec force embellissements, l’équipée de la Gloriette.
– On ne peut pas toujours pleurer, disait-elle, et puis le monsieur appartient peut-être à la haute administration. On dit que les chefs font comme ça de jolies connaissances, sans bourse délier et rien qu’en chantant : « J’ai le bras long, ma petite mère » sur l’air de Ma Normandie, je me brûle l’œil au fond de la rivière. Faut bien rire un peu, dites donc ! n’empêche que la Gloriette était en déshabillé, pas gênée du tout, vis-à-vis du monsieur, préfet ou marquis, tiré à quatre demi-cents d’épingles, avec barbe moderne et cheveux coiffés par le perruquier, tout ça noir, mais noir ! noir ! que le cocher avait une perruque blanche, à treize boudins, et le valet de pied pareillement de même, en plus que les chevaux étaient harnachés de cuir verni avec toutes les boucles en or, et des peintures aux portières : sauvages qui tenaient des massues et supportaient une couronne au-dessus du blason, Ça s’appelle comme ça, je l’ai su à l’Ambigu. Et que le grand seigneur a donné la main noblement à la Gloriette qui faisait ses manières. Et fouette cocher, ni vu ni connu, au galop pour l’île d’Amour ou autre, à Asnières, quarante francs par tête… voilà !
Les gros poings de Médor s’étaient fermés deux ou trois fois pendant cette conférence, et s’il n’avait assommé purement et simplement l’éloquente voisine, ce n’était pas faute de bonne envie.
La pensée de Justin – l’homme du château – l’avait fait remonter.
Il était revenu à Justin, comme si celui-ci eût pu lui fournir des renseignements. Peut-être encore, car il y avait un sentiment mauvais dans le cœur du pauvre Médor, avait-il voulu infliger à Justin une part de la peine qu’il éprouvait lui-même si cruellement. Médor s’arrogeait le droit de punir celui qu’il jugeait coupable.
C’était une honnête et brave créature. Était-il à son insu et ne fût-ce qu’un peu le rival de Justin ? Personne moins que lui n’aurait pu le dire. Son dévouement, il est vrai, ressemblait à un culte, mais n’oublions pas que cette religion avait sa source dans sa reconnaissance d’abord, ensuite dans sa pitié.
– Celle-là est trop malheureuse ! avait-il dit.
Quelque chose de souverainement tendre, qui comportait en soi la sollicitude maternelle, l’abnégation de l’esclave et l’ardent respect des amours chevaleresques, était venu se joindre à la gratitude et à la compassion.
Le tout formait une passion profonde, mais désintéressée splendidement, qui emplissait le cœur entier du pauvre diable.
Quand il se vit en face de Justin évanoui, il éprouva une grande surprise.
– Il l’aimait donc bien ! se dit-il.
Après quoi il se demanda :
– Mais, s’il l’aimait, pourquoi l’a-t-il abandonnée ?
Le bon Médor n’avait pas en lui ce qu’il faut pour répondre à ces questions subtiles qui embarrassent parfois les philosophes. Le plus pressé était de secourir Justin ; Médor s’y employa de son mieux.
– Paraît que c’est mon état, pensait-il avec un reste de rancune : soigner ceux que j’aime et aussi ceux que je n’aime pas !
Comme médecin, Médor n’en savait pas très long. Il jeta de l’eau au visage du malade qui demeura immobile.
Nous l’avons dit, Justin était très remarquablement beau. Tout en travaillant à sa guérison, Médor le considéra d’abord d’un œil qui n’était rien moins que bienveillant.
Pour lui, cet « homme du château » était trop blanc, trop semblable à une femme, malgré la soyeuse moustache qui frisait au-dessus de sa lèvre. Il avait la taille trop mince et les cheveux trop doux.
– Ça n’est pas le même monde que nous, se disait-il, ça n’a que du bonheur dans la vie et ça fait le malheur des autres : c’est trop joli !
Mais les yeux de Justin s’ouvrirent, et Médor s’étonna d’être ému. Il pensait :
– Elle l’aime, elle doit l’aimer ! Il a la même manière de regarder que Petite-Reine.
Justin reprit complètement ses sens au bout de quelques minutes. Il interrogea. Médor fut tout étonné lui-même de la douceur qu’il mettait désormais dans ses réponses.
Cela venait de ce que Justin, en recouvrant le souvenir, lui avait dit :
– Je pense qu’aujourd’hui vous êtes plus fort que moi, l’ami. Vous eussiez bien fait de me casser la tête si j’avais mal parlé d’elle.
Justin lui avait ensuite tendu sa main que Médor avait touchée, non sans un reste de défiance.
Mais, au lieu du plaisir que le bon garçon s’était promis à frapper sur le cœur de l’homme du château, il mit malgré lui tous ses soins à diminuer le coup porté. Parmi les cancans de la voisine, il choisit celui qui laissait le plus d’espoir et l’exprima à sa manière.
– Voilà, dit-il, on ne sait pas. La tête n’a pas toujours été bien solide chez elle depuis l’événement. Il y avait donc une personne que j’ai accusée, moi, d’avoir volé l’enfant, un duc, à ce qu’ils disent. Ce n’est pas mieux bâti qu’un autre homme : cheveux et barbe noirs comme on n’est pas noir, remarquez ça, et peau tannée. Alors le particulier de la voiture où elle a monté répond à ce signalement… Attendez ! Je ne suis pas bien mon idée : c’était pour vous dire qu’elle a monté dans la voiture rapport à la recherche de l’enfant, uniquement, et non pas pour trahir l’amitié jurée avec vous, dont elle est incapable.
Justin lui tendit la main une seconde fois. Il s’était assis sur le pied du lit.
– Et depuis l’événement, dit-il, jamais vous ne l’avez quittée ?
– Jamais je ne la quitterai, répondit Médor, à moins toutefois que je devienne un embarras pour la maison, en cas de maladie ou vieillesse.
– Parlait-elle quelquefois de moi ? demanda Justin.
– Elle comptait les jours. Moi, je ne lui disais pas mon idée, mais je ne pensais pas bien de vous.
– Vous aviez raison, répondit Justin avec une profonde tristesse.
– Savoir ! fit Médor complètement retourné. Quelqu’un qui dirait du mal de vous maintenant aurait affaire à moi. Quoi donc ! mieux vaut tard que jamais, comme on dit, et à tout péché miséricorde. N’y aurait qu’une seule chose…
Il s’arrêta et son regard devint sombre.
– C’est si vous en aviez épousé une autre là-bas ! acheva-t-il à voix basse après un silence.
Justin ne répondit que par un sourire.
– Alors, s’écria Médor joyeusement, va bien ! vous l’épouserez ! Et nous nous mettrons tous à chercher la petite. Moi, je serai ce qu’on voudra ; j’ai été chien : si on me veut pour domestique, tope ! Si on ne veut pas, quand l’enfant sera retrouvée, bonsoir les voisins, on peut toujours gagner du pain sec dans Paris, quand on a de bons bras et de la conduite. Je reviendrai voir madame Lily le dimanche, et je parie bien qu’elle m’offrira la soupe avec plaisir.
La main de Justin pesa sur son bras.
– Vous croyez donc qu’elle va revenir ? demanda-t-il.
La joie du bon garçon tomba, et il devint tout pâle.
– Comment ! balbutia-t-il, si je crois… Mais si elle ne revenait pas, où irait-elle ?
Il y eut un long silence. L’horloge de la gare de Lyon sonna ; Justin et Médor comptèrent dix coups. Ils se regardèrent. L’inquiétude de Justin gagna Médor qui dit :
– Jamais rien de semblable n’est arrivé.
Ils attendirent encore une heure. Médor se mit à parcourir la chambre comme un lion va et vient dans sa cage. Puis, s’arrêtant tout à coup en face de Justin qui semblait atterré.
– Ça l’a peut-être repris ! dit-il. J’entends sa folie !
Et il raconta à Justin, qui pleurait en l’écoutant, la scène qui s’était passée auprès de la grille de la rue Buffon : Lily apercevant le fantôme de Petite-Reine au pied d’un arbre, l’appelant des noms les plus tendres et secouant les barreaux que ses pauvres mains parvenaient à ébranler, puis, lui, Médor, escaladant la grille et trouvant le petit tas de feuilles sèches blanchi par un rayon de lune.
– Ça fit l’effet comme si c’était un coup de massue qu’elle recevait sur la tête, acheva-t-il, quand je lui dis la chose. Et plus d’une fois j’ai vu qu’elle retournait dans ces idées-là, voyant l’enfant partout.
Pendant qu’il parlait, minuit sonna.
Ils se levèrent. C’était le terme qu’ils avaient fixé tous deux, sans se communiquer leur pensée, pour limite extrême, au-delà de laquelle il n’était plus permis d’espérer le retour de Lily.
Médor tourmentait ses cheveux crépus, dont la racine était baignée de sueur.
– Un duc, murmura-t-il, ça peut être un coquin, surtout un duc américain ou autre. Sûr qu’il avait donné de l’argent à la voleuse d’enfants. C’est à moi-même que le factionnaire le dit. Moi, ça ne me gênerait pas de fricasser un duc s’il faisait du mal à la Gloriette !
– Où demeure-t-il, ce duc ? demanda Justin.
– Je ne sais pas, mais je saurai. En attendant, faut faire quelque chose. La plante des pieds me brûle.
Il descendit l’escalier en courant.
Justin resta encore quelques minutes dans la chambre solitaire, puis il sortit à son tour, sans savoir où il allait.
Il suivit le quai à pas lents ; il ne cherchait pas. À quoi bon chercher ? Un désespoir farouche lui oppressait le cœur. C’était comme un grand remords qui enveloppait jusqu’à sa mère.
– Lily m’a attendu quinze jours ! se disait-il pour la centième fois, car toutes les profondes douleurs se répètent et radotent ; elle m’a appelé dans la veille et dans le sommeil ; elle n’avait espoir qu’en moi, je ne suis pas venu, elle s’est lassée… et pouvait-elle savoir à quel point je l’aime, puisque moi, moi-même, je ne le savais pas !
C’était bien vrai. Hier, il ne savait pas. Il avait vécu triste, mais calme, au château de Monceaux, abrité en quelque sorte derrière l’autorité de sa mère.
Cette passion aventureuse, cet amour de jeune fou, attiédi d’abord par la possession tranquille, avait couvé durant l’absence. Il n’y avait pas eu explosion parce que Justin était homme à s’engourdir aisément, d’abord, et ensuite parce que l’idée restait en lui, la certitude de n’avoir qu’un pas à faire pour ressaisir le bonheur abandonné.
Ils sont nombreux, ceux-là qui, comme notre beau Justin, n’écoutent qu’à la dernière extrémité le murmure paresseux de leur conscience.
Mais maintenant la dernière extrémité était atteinte. Ils s’éveillent, ceux dont je parle, avec des douleurs de lion, ou bien ils s’affaissent lâchement sur le matelas morne de l’atonie.
Justin s’arrêta une fois au moment où il allait maudire sa mère.
Il sentait grandir en lui l’amour comme une fièvre.
Il revint le premier au logis de la Gloriette. Au bout d’une heure, l’espoir l’avait saisi au collet et il s’était dit :
– Elle est là peut-être, je vais la retrouver, m’agenouiller, et si ardemment prier qu’elle me pardonnera. Je lui donnerai ma vie, toute ma vie…
Et il s’élança courant sur le quai désert.
Médor, lui, courait depuis longtemps. Il n’avait ni plan ni but, il courait pour courir.
En courant, la colère lui venait souvent contre l’homme du château, mais il revoyait bientôt les grands yeux mouillés de Justin, et il s’apaisait jusqu’à avoir pitié.
Il fit une longue route. Et que de fois, imitant la pauvre folie de la Gloriette, ne crut-il pas voir, aux lueurs lointaines des réverbères une robe flotter dans la nuit – ou une forme couchée qu’il appelait et qui fuyait.
Il resta longtemps à rôder autour de la Morgue, cette funèbre salle d’attente qui effraye et fascine.
Dans cet immense Paris, combien de misères regardent la Morgue en tremblant, comme le grand roi Louis XIV avait froid dans la moelle des os, quand apparaissait à son horizon la blanche tour élevée au-dessus des caveaux de Saint-Denis !
Au jour, Médor rentra et trouva Justin tout seul, agenouillé devant le berceau.
La fatigue l’avait endormi là. Il tenait à la main le portrait, et sa tête reposait sur l’oreiller de Petite-Reine.
Médor s’assit et attendit l’heure où il est possible de voir un commissaire de police. Justin s’éveilla. Ils ne se parlèrent point. Avant de s’en aller Médor dit pourtant :
– Faudrait chercher un logement ; vous ne pouvez pas demeurer ici.
Les histoires qui datent de quinze jours sont vieilles dans les bureaux de police comme partout, mais ici un élément s’était rencontré qui avait rafraîchi sans cesse la mémoire du commissaire et de ses agents. Monsieur le duc de Chaves avait suivi l’affaire bien plus activement que Lily elle-même et son représentant Médor. Il avait donné de l’argent beaucoup, il en avait offert davantage, non seulement ici, mais aussi à l’administration centrale, et certes, si les recherches étaient restées infructueuses, il avait du moins fait tout le possible pour amener un meilleur résultat.
Après l’expédition manquée de la foire au pain d’épice, la Sûreté avait généralisé les battues, dans Paris et hors Paris. On avait excepté seulement de cette mesure les groupes de saltimbanques partis de la place du Trône avant l’enlèvement de la petite Justine. Nous n’avons pas oublié que le Théâtre Français et Hydraulique de madame Canada était précisément dans ce cas.
Monsieur le duc de Chaves était un homme influent et bien posé à tous égards, quoique ses mœurs un peu excentriques le tinssent éloigné des centres mondains. La préfecture avait mis les agents Rioux et Picard, qui connaissaient les débuts de l’affaire à la disposition du très habile inspecteur chargé de poursuivre les recherches. On avait réellement agi pour le mieux, mais la petite Justine était restée introuvable.
Et le renseignement donné par monsieur le duc à la Gloriette : ce départ d’une troupe de saltimbanques emmenant Petite-Reine en Amérique, qu’il fût vrai ou mensonger, ne lui venait ni de la préfecture, ni du commissaire de police. Médor n’allait pas, cette fois, chez le commissaire, pour avoir des nouvelles de Petite-Reine ; il n’y allait même pas pour déclarer la disparition de Lily. L’instinct lui disait qu’une pareille déclaration serait tout à fait inutile. Son but était plus aisé à atteindre ; il voulait savoir simplement l’adresse de monsieur le duc de Chaves.
Car, pour lui, le duc de Chaves et l’inconnu qui avait emmené Lily dans cette belle voiture armoriée étaient une seule et même personne.
Nous savons qu’il ne se trompait point.
Il eut l’adresse et se rendit incontinent à l’hôtel habité par monsieur le duc.
Là, il apprit que monsieur le duc et sa maison avaient quitté Paris, la veille au soir, pour retourner au Brésil.
Il parla timidement d’une jeune femme dont il essaya de tracer le portrait. On lui répondit que monsieur le duc était marié avec une très belle duchesse et on le mit à la porte.
Ce dernier détail emplit de doute et de trouble la cervelle du pauvre Médor. Sans ce dernier détail, il eût proposé à Justin de partir pour l’Amérique.
Il revint la tête basse. L’événement de la veille se présentait désormais à son esprit comme une énigme insoluble.
Quelques jours se passèrent. Médor avait gardé le silence vis-à-vis de Justin qui s’était logé dans le voisinage et venait tous les jours passer de longues heures auprès du berceau. Médor et lui ne se parlaient guère, ils avaient épuisé tout ce qui se pouvait dire.
Une fois, pourtant, Justin raconta sa rencontre avec Lily et l’histoire de leurs jeunes amours, non pas peut-être selon l’exacte vérité, mais telle que la colorait désormais son souvenir dévot, telle que la lui montrait sa passion agrandie.
Quand il arriva au voyage de sa mère en deuil, sa mère tant aimée, qui venait lui dire : « Je n’ai plus que toi, aie pitié de moi », Médor ressentit le plus terrible embarras qu’il eût éprouvé en sa vie.
Il ne savait plus dire c’est bien ou c’est mal, car l’amour d’une mère est compris par ceux-là mêmes que leur mère jeta dans un berceau d’hôpital.
Il prit pour Justin, suivant sa mère malgré l’appel du bonheur, ce respect qu’inspirent aux intelligences élémentaires les victimes de la fatalité.
Et quand il sut que Justin, pour obéir à cet autre cri : « Notre petite est perdue », avait abandonné aussi la solitude désespérée de sa mère, il joignit ses grosses mains et murmura :
– Il y a donc des heureux qui souffrent plus que nous !
Médor cherchait toujours, soutenu par un vague besoin d’espérer. Il alla un matin jusqu’à Épinay avec la pensée que, peut-être, Lily avait voulu revoir le paradis de ses jeunes tendresses.
Là-bas, les amours vont et viennent. On ne s’y souvenait même plus du petit ménage.
Justin, lui, s’engourdissait dans une apathie qui avait quelque chose d’ascétique. Il n’avait qu’une pensée et son silence même l’exhalait d’une façon chaque jour plus touchante. Le portrait photographié, cette douce femme qui berçait un nuage dans ses bras, était pour lui comme le symbole du sort actuel de Lily. Il la voyait cachée je ne sais où, courant les champs et les bois, au gré d’une folie paisible et chantant la chanson des mères au cher petit fantôme que son délire clément lui rendait.
Ou bien, il la voyait morte.
Morte ou folle, il l’entourait d’une idolâtrie si ardente que Médor attendri en recevait le contrecoup. Médor l’aimait maintenant.
En conscience, les propriétaires ne peuvent avoir égard à tous ces fades romans. Il faut les loyers payés. Au bout de trois semaines environ, vingt-quatre heures après les délais échus, un petit papier fut collé à la porte de la maison. Ce petit papier annonçait la vente de madame Lily.
Médor épelait difficilement, Justin ne voyant rien. L’affiche passa inaperçue pour l’un et pour l’autre.
Justin changeait beaucoup et pour ainsi dire à vue d’œil. Il devenait maigre et pâle, le bord de sa paupière s’enflammait, sa taille si élégante et si noble se voûtait comme celle d’un vieillard. Il y avait une chose singulière : chaque matin Médor le voyait arriver l’œil fatigué, mais ardent, la joue hâve, mais teintée par places, entre cuir et chair, de sourdes rougeurs qui ressemblaient à des meurtrissures.
À ce moment Justin portait haut ; il y avait en lui de l’exaltation et comme une lugubre gaieté.
De ses habits, qui allaient s’usant déjà et se souillant sans qu’il y prît garde, et de toute sa personne se dégageait une odeur particulière où l’on eût démêlé le parfum de l’anis, modifié par une pénétrante amertume.
Les gens comme Médor ont l’odorat peu sensible, et cependant le bon garçon s’était dit une fois ou deux :
– Il aura bu l’absinthe, faut bien se récœurer.
À mesure que la journée avançait, l’animation de Justin tombait. Il s’affaissait en quelque sorte d’heure en heure, régulièrement, jusqu’à ce qu’enfin son exaltation se fit complète atonie.
Le propriétaire était homme à ne négliger ni les usages ni même les convenances. Il ne fit procéder à la vente que le lendemain du délai légal.
Ce fut un grand coup pour Justin et pour Médor qui ne s’y attendaient ni l’un ni l’autre ; il sembla que c’était la fin de tout. Ils restèrent consternés devant les cinq ou six commères qui venaient acheter ; les paroles ne leur venaient point pour conjurer ou retarder une si misérable profanation.
Le lit de la Gloriette, le berceau de Petite-Reine, vendus !
Justin fut longtemps à trouver cette chose si simple :
– J’achète le tout.
Il voulut aussi garder la chambre à son compte, mais la chambre était louée.
Médor se chargea d’opérer le déménagement. Son pauvre cœur défaillait ; ses robustes jambes faiblissaient sous le moindre fardeau.
Justin l’aida, portant les meubles en pleine rue sans honte ni respect humain.
Vers la brune, tout ce qui avait appartenu à la Gloriette était dans le logement de Justin, qui dit à Médor :
– Vous êtes encore ici chez elle. Entrez, sortez à toute heure, selon votre volonté, comme si c’était votre maison.
Médor remercia et s’enfuit. Il étouffait. Justin resta seul.
Quand Médor rentra, il était onze heures avant minuit. Il ne vit rien d’abord et pensa que Justin dormait. La lampe qu’on avait oublié de remonter fumait et n’éclairait plus.
Mais quand ses yeux furent habitués à cette obscurité, Médor aperçut Justin couché tout de son long sur le carreau, l’œil ouvert, gonflé, sanglant.
Auprès de lui était le berceau qui avait été de nouveau disposé en autel. Sur les jouets de Petite-Reine le portrait de Lily reposait.
Entre les jambes écartées de Justin, il y avait une bouteille d’absinthe complètement vide.
– Ah ! ah ! fit Médor qui recula d’un pas comme on fait à l’aspect d’un reptile venimeux, il veut en finir !
Un papier froissé était dans les doigts de Justin, un papier encadré de noir, largement, qui portait le timbre de la poste de Tours.
À la lueur de la lampe qui mourait, Médor épela les premières lignes de la lettre funèbre.
– Sa mère ! balbutia-t-il.
Il s’agenouilla et baisa le front de Justin qui était baigné d’une sueur froide et acheva :
– Sa mère est morte ; il l’a tuée ! Ah ! c’est lui maintenant, c’est lui qui est le plus malheureux.
(Commencés en décembre 1863)
« Voilà donc pourquoi je prends la plume, sachant écrire pas mal, par suite d’avoir été apprenti pharmacien dans mon adolescence, et, de fil en aiguille, divers autres états où il est bon d’avoir été à l’école, tel qu’agent d’affaires, etc., avant de passer modèle pour le torse, puis artiste en foire, et finalement associé de ma chère compagne Amandine, veuve légitime de M. Canada, ancien directeur, de laquelle j’aime à consigner ici ses vertus et qualités, attendant avec impatience de pouvoir lâcher définitivement la baraque, avec fortune faite, pour la conduire à l’autel, dans le double but de nous régulariser notre position civile et un autre projet que je marquerai ci-après plus au long.
« C’est parce que tous les tempéraments, même les mieux constitués, comme le mien et celui d’Amandine, étant sujets à périr avec le temps, je désire laisser derrière nous une trace palpable des événements qui ont amené, à la maison l’aisance et la bénédiction, sous la forme de notre première danseuse de corde, mademoiselle Saphir, élève de moi pour le maintien, de mademoiselle Freluche pour la danse et de Saladin pour les belles-lettres ; à cette fin que si ses vrais père et mère vivent encore, elle puisse les retrouver par hasard et jouir de leur amitié dont elle est digne, quand même ça serait des têtes couronnées, marquis ou gros industriels.
« Auquel cas contraire que ses parents seraient malheureusement décédés dans l’intervalle, je révèle ici le second but de notre mariage à nous deux la veuve Canada, qui serait de légitimer ladite jeune personne, mademoiselle Saphir, d’en faire notre fille à chaux et à sable, solidement, avec tous les papiers, et unique héritière du magot qu’elle est la principale auteur que nous avons été susceptibles de l’amasser par notre économie.
« C’est de commencer par le commencement.
« Le lundi 30 avril 1852, huit heures du soir, nous arrêtâmes notre voiture, traînée par Sapajou, qui était notre cheval, déjà malade de l’affection vétérinaire, dont il est mort, sur la place de Maisons-Alfort, entre Charenton et Villeneuve-Saint-Georges, venant de Paris, place du Trône, foire au pain d’épice, destination Melun, pour la fête, avec permission des autorités.
« La veille on avait prononcé, moi et madame Canada, des paroles inconséquentes, analogues aux souhaits de la fable, sur la matière qu’on voudrait bien nous voir tomber du ciel une minette jolie comme les amours de Vénus et Paphos, à Cythère, pour la coller au balancier. On avait été écouté indiscrètement, non pas par l’oreille des fées, mais par une oreille plus fine encore, celle du jeune Saladin, premier avaleur de sabres et triangle dans la musique, fils naturel de Similor, mon ex-ami, inséparable jusqu’à la mort.
« J’en aurais long à dire sur ces deux-là, le père et l’enfant, dont les dévergondages nous ont causé les seuls désagréments sensibles de ma carrière : menteurs, grugeurs, voleurs, etc., mais je préfère ne pas ternir leur réputation qu’est le seul bien des personnes malaisées.
« À huit heures et demie, Saladin arriva donc avec une petite demoiselle de deux ou trois ans, plus jolie encore qu’on ne l’avait souhaitée, qu’il nous vendit au comptant, cent francs, dont madame Canada trouva le prix raide dans le premier moment, mais que vous lui en auriez offert vainement plus tard le double et le triple, jusqu’au moment où même son pesant d’or ne l’aurait pas portée à s’en défaire, l’intérêt commercial se joignant à l’affection maternelle dans son cœur pour s’y opposer.
« L’enfant était évanouie, pour avoir eu peur pendant le voyage, je suppose, et Similor, à qui on ne pouvait refuser sans injustice qu’il a tous les talents de société et autres, la repiqua par un truc à lui. Comme quoi elle s’endormit peu de temps après entre madame Canada et moi, dans notre propre chambre où nous passâmes une partie de la nuit à contempler sa beauté, disant que c’était une petitesse de la part des auteurs de ses jours de l’avoir lâchée comme ça pour soixante francs.
« Car Saladin avait bien dû gagner quarante francs pour le moins, sur le marché.
« Quoiqu’il l’avait peut-être tout uniment chipée. C’est plus dans sa nature adroite comme un singe. Et de manière ou d’autre, il en fut le bœuf, car Similor lui contre pinça la somme tout entière, à l’abri de l’autorité paternelle d’un tuteur. Ça nous amusa, Amandine et moi ; c’était farce.
« Faut qu’il y ait bien des amertumes au-dedans de moi, par suite de leurs fautes et indélicatesses répétées pour que je parle ainsi d’Amédée Similor, mon ami de cœur, et de Saladin, dont j’ai été son unique nourrice, l’ayant abreuvé et sevré de mon lait, à mes frais, dans son enfance.
« Sa défunte mère n’avait pas une bonne conduite, buvant tout avec les militaires, même invalides, mais quel cœur ! Enfin n’importe. On a chacun les défauts de la nature.
« Dans le règne animal, on connaît des sujets dont tout est bon, même les rebuts. Semblablement la petite ne nous fut pas à charge une semaine, car dès le premier dimanche que nous travaillâmes en foire, à Melun, Saladin lui arrangea une crèche avec tout son bon goût qu’il avait, le polisson, et nous la fîmes voir entre deux bestiaux en qualité d’enfant Jésus. Mademoiselle Freluche faisait l’étoile qui guide les rois mages, représentés par Cologne, Poquet et Similor. Nous étions, madame Canada et moi saint Joseph et la Vierge, Saladin jouait l’ange.
« La petite était si jolie que tout Melun vint la voir à la queue leu leu. J’ignore pourquoi on parle des anguilles de cette localité, située dans le département de Seine-et-Marne. On y mange de bons lapins de choux, à cause de la forêt de Fontainebleau, célèbre par son palais royal avec pièces d’eau et carpes, longues comme moi, dues à Henri IV, où François Ier, et la belle Gabrielle.
« En voyageant, on apprend les particularités de ce genre.
« On eut cent trente francs de boni net à Melun, tous frais faits, et Similor demanda douze francs de guilte ou gratification, comme quoi il avait l’autorité sur celui qui avait levé la petite. Crainte de scandale, on en fixa les appointements journaliers à soixante-quinze centimes provisoirement, et ce fut Similor qui les toucha. Saladin lui dit :
« – Papa, tu fais bien de jouer de ton reste. Quand tu vas être vieux et quand je vas être fort, je m’assoirai sur ton estomac pour t’aider à respirer.
« C’est là ce que récoltent les mauvais pères, par suite de la justice de Dieu.
« Comme ça, la petite, presque au maillot, gagnait déjà par an deux cent soixante-quinze francs quinze centimes, par mois vingt-deux francs cinquante centimes. On en met au nombre des enfants célèbres qui n’ont pas débuté si gentiment dans leur spécialité.
« Elle ne parlait pas du tout. De ce qu’on bavardait autour d’elle, elle avait l’air de ne rien comprendre. Madame Canada n’était pas fâchée, parce qu’une sourde-muette ça attire la curiosité, pouvant servir en outre dans les pantomimes ; mais moi, je voyais bien qu’elle n’était ni muette ni sourde. L’observation est une de mes nombreuses aptitudes. J’ai traversé l’humanité sans faire aucune poussière ; néanmoins, je connais mes talents.
« Pour moi, l’enfant était comme un couvreur qui a eu l’imprudence de tomber d’un cinquième étage sur le pavé, assez heureux pour ne pas se tuer, mais restant étourdi plus ou moins de temps. Elle ne se portait pas mal, mais sa petite cervelle n’était pas bien à sa place. Similor m’appela plus d’une fois maladroit à l’égard de cette opinion, mais je m’en moque. Similor brille plus qu’il ne pèse, et quand il le voudra, malgré nos âges, je lui ferai encore une façon au sabre ou à la canne, ne craignant pas les combats.
« Saladin est bien plus coquin que lui. Il a le sang-froid du traître dans Le Sonneur de Saint-Paul et La Grâce de Dieu.
« La preuve que je ne faisais pas erreur, c’est qu’un beau matin, à Clermont-Ferrand, dans le Puy-de-Dôme, la chérie se mit à chanter je ne sais plus quelle mignonne petite chanson qui fit rire et pleurer madame Canada. Nous la mangeâmes de baisers. Elle s’accoutumait à nous très bien, et je crois qu’elle nous aimait déjà. Faut dire qu’elle était une idole pour nous ; on l’élevait dans du coton ; Similor aurait voulu qu’on la donne tout de suite à mademoiselle Freluche pour l’exercice et les principes de la corde, mais Amandine et moi nous nous tenions. On fut inflexible, se bornant à lui dire : « Tiens-toi droite et mets tes pieds en dehors », comme aurore d’une éducation prochaine.
« J’ajoute que la caisse n’y perdait rien. En foire, avec un enfant joli et obéissant, vous pouvez remplacer hardiment une troupe de singes qui coûtent des douze à quatorze francs tous les jours, souvent malades et sujets à périr par la poitrine, dont la perte de chaque sujet va dans les cent cinquante francs. Autant vaut diriger le grand Opéra, où la personne a du moins les secours du gouvernement. J’en dis autant des chiens, jamais contents de leur nourriture, quoique bonnes bêtes au fond, et amis des hommes, mais perdus de vermine, par quoi la propreté est incapable dans tous les lieux qu’ils fréquentent.
« Si vous voulez maintenant que je vous donne mon avis sur les ménageries ambulantes, ça fait tout simplement pitié. L’orgueil d’avoir un lion ou un éléphant a ruiné bien des pères de famille, sans parler que l’animal féroce mange toujours son bienfaiteur un jour ou l’autre.
« La Providence l’a voulu en attribuant ses instincts carnassiers au serpent pour qu’il morde, au tigre pour qu’il griffe.
« Pour s’y retirer, dans les bêtes sauvages, il n’y a que les phoques et les moutons mérinos assez patients pour qu’on lui réussisse l’opération de la cinquième patte du phénomène vivant, en bois ou caoutchouc, bien plantée, et que rien ne paraît quand la cicatrice est tenue propre. En plus qu’alors, l’animal valétudinaire manque d’appétit et coûte peu pour la nourriture.
« Le phoque, encore plus avantageux, vit de vieux chapeaux de feutre mou.
« C’est supérieur aux clowns et jongleurs, généralement mauvais sujets. L’homme squelette vous ruine en chatteries ; la femme colosse, lui faut des quatre et cinq livres de veau par repas, avec bière et tabac ; si elle est à barbe, ne m’en parlez pas, elle a des passions que je n’oserais même pas les préciser dans mes souvenirs.
« Eh bien ! tout ça n’est rien auprès des jumeaux siamois, ni des papas qui jouent au volant avec leurs petits. Vous n’avez pas une paire de siamois, bien collés, pour moins de six francs par jour et le café. Faut les servir ; ils sont mal embouchés et passent leur vie à se battre réciproquement l’un contre l’autre.
« Il n’y a pas plus mauvais que la jeune fille encéphale et l’homme qui écrit avec son pied. Pour abréger, le phénomène, c’est la gale, gonflé d’orgueil et méprisant les personnes naturelles bien proportionnées.
« Je donnerai mon adresse dans le courant de cet ouvrage ; ceux qui souhaiteront des renseignements détaillés sur la baraque pourront me consulter. Aucun des secrets de l’état ne m’est inconnu, depuis l’électricité jusqu’à la tireuse de cartes. Cet écrit étant destiné seulement à la famille de la jeune personne, je m’arrête, ajoutant que le ventriloque fait une heureuse exception et chérit ses semblables, toujours rempli de bonnes mœurs quand il est à jeun.
« Dommage qu’il pompe trop souvent et que la boisson le hérisse.
« J’en reviens à l’avantage de l’enfant chez l’artiste. Pour madame Canada et moi, plutôt périr que d’en arracher un à la douceur du foyer domestique, quoiqu’on voie dans les journaux des exemples de mioches traités avec une barbarie pire que les sauvages. La petite était à nous, puisqu’on l’avait achetée et payée. Et, cédant à mes sentiments spontanés, je fais savoir aux pères et mères assez maladroits pour couvrir leurs petits de bleus à l’aide d’instruments contondants que ce n’est pas raisonnable. Ils pourraient les vendre de cinquante à cent francs la pièce, plus cher même s’ils ont un talent, et jusqu’à mille francs si c’est des monstres.
« Sans être monstre et sans talent extraordinaire, le simple enfant, joli de figure, peut rapporter à la baraque autant que n’importe quel crocodile, si la troupe contient un homme de talent, capable de faire un ouvrage dramatique. Or, nous étions trois dans ce cas à la maison : moi d’abord, de qui la jeunesse fut imbue de Bobino et de l’Odéon ; Amédée Similor, qui comptait des années de figuration sur les planches, et Saladin, né là-dedans, puisque à l’âge de deux ans il avait rempli le rôle d’un enfant de carton dans une pièce à grand spectacle, rappelé à la fin avec monsieur Mélingue et madame Laurent.
« J’étais étonnant pour l’imagination. Similor trouvait des trucs, mais Saladin avait le génie. Quel auteur ! Il faisait ce qu’il voulait avec n’importe quoi. Il vous habillait l’enfant comme un gant, dans un rôle charmant où elle n’avait qu’à se montrer pour faire de 12 à 15 francs de recette.
« La petite fut tour à tour Moïse sauvé des eaux par la princesse égyptienne, Zélisca ou l’enfant préservé par un chien de la morsure d’un serpent boa d’Amérique, Winceslas ou le petit prince sauvé d’un incendie par le hussard de Felsheim. Que sais-je ! Saladin était plus fécond que monsieur Scribe. On lui donnait trente sous, par pièce, une fois payés. Comme il jouait au bouchon supérieurement et qu’il trichait mieux encore aux cartes, il cachait de l’argent partout.
« Mais Similor trouvait toujours le magot qui passait en consommation à la faveur de la puissance maternelle.
« Pendant toute la première année, l’enfant fut affichée et annoncée sous le nom de mademoiselle Cerise à cause d’une circonstance exceptionnelle qui sera notée plus tard, en faveur de ses parents.
« À la fin des douze mois, madame Canada et moi nous voulûmes savoir ce que mademoiselle Cerise nous avait rapporté. Mes comptes sont le modèle de la partie double ; après dix minutes de chiffres je pus dire que l’enfant nous avait valu 1629 francs, quittes de tout frais.
« C’était à Orléans (Loiret), sur la place du marché. Madame Canada me dit :
« – C’est superbe, je paye le café.
« – J’accepte, répondis-je. La Californie est à la maison, c’est agréable.
« – Et la satisfaction aussi, ajouta Amandine, car je l’idole cette chérie-là, et j’aurais une fillette à moi que je ne l’aimerais pas tant.
« Madame Canada jouit d’une juste renommée pour fricasser le café. C’est un velours qui sort de ses mains, ne ménageant aucun des ingrédients qui peuvent ajouter à son charme. Elle en fit une pleine bouilloire, car nous n’avions plus à y regarder de si près, étant favorisés par la recette. On passa la nuit tout entière à parler de la petite.
« C’est sûr qu’en vieillissant on devient meilleur, car Amandine partage maintenant le désir honorable que j’ai de retrouver les parents de la jeune personne. Cette nuit-là, ce n’était pas ainsi, puisqu’elle me dit :
« – Cerise, ça n’est pas un nom.
« – C’est drôle, objectai-je, et ça tape l’œil sur l’affiche.
« – Possible, mais c’est un écriteau sur son dos. Si on le lui laisse, les parents sont capables de deviner la charade. Alors, comme elle vaut de l’argent, avant dix mois on viendra nous la reprendre.
« C’était clair, on verra bientôt pourquoi.
« – En définitive, les parents l’ont vendue, répondis-je sans être bien sûr que je disais la vérité.
« Madame Canada haussa les épaules.
« – C’est clair ! fit-elle pourtant avec empressement.
« Mais au fond du cœur nous avions tous deux la même idée. Les parents d’un ange pareil : ça doit être dans l’opulence.
« – En foi de quoi, achevai-je, puisque le droit y est, gardons ce que nous avons payé, et cherchons un autre nom à la minette.
« Ce qui fut dit fut fait, et Dieu sait que nous nous donnâmes de la peine. Chaque fois que nous trouvions un nom nouveau, il était épluché, discuté, puis rejeté, parce qu’il ne valait pas celui de Cerise qui était venu tout seul.
« Et pendant tout cela, nous regardions cette chère figure blanche et rose – toute ronde – qui dormait en souriant dans son berceau, une vraie cerise en vérité.
« Car elle avait si bien repris, notre petite ! c’était un charme que sa fraîcheur ; c’est qu’aussi elle était dorlotée, mieux que chez des grands seigneurs.
« Nous en étions à jeter notre langue aux chiens, lorsque Cerise ouvrit ses grands yeux bleus et nous regarda.
« – Deux saphirs ! dit madame Canada.
« – Saphir ! répétai-je.
« Et l’enfant eut son nom.
« Elle rabaissa ses longues paupières et se rendormit.
« Le lendemain, il fut défendu d’appeler mademoiselle Cerise autrement que mademoiselle Saphir. Ordre d’administration, cinq centimes d’amende.
« Ce fut le premier mouvement d’humeur qu’on eût découvert en elle. Mademoiselle Cerise parut fâchée d’avoir perdu son nom ; elle bouda.
« Mais, au bout de quelques minutes, il n’y paraissait plus.
« Elle était, du reste, sans cervelle, comme un petit oiseau, mais elle avait un cœur ; je crois qu’elle nous aimait déjà.
« Jusqu’alors, elle avait chanté quelquefois, prononçant assez bien les paroles de sa chansonnette, mais elle n’avait jamais parlé. Vers ce temps, du jour au lendemain, elle se mit à babiller, non point comme si elle eût appris peu à peu, mais comme si elle se souvenait tout d’un coup.
« Ceci était d’autant plus sûr que son babil ne venait point de nous. Elle ne répétait jamais ce que nous avions habitude de dire. C’était autre chose : des choses que nous ne comprenions pas toujours. Elle causait de Médor, de la bergère, de la laitière. Tout ça indiquait suffisamment qu’elle avait été élevée à la campagne. Elle n’appelait point son papa ; quand elle disait maman, elle avait un tremblement, preuve qu’on avait dû la battre.
« Du reste, il ne servait à rien de l’interroger. Elle vous regardait tout à coup sans comprendre, ou bien elle pleurait à chaudes larmes. Nous essayâmes cent fois de savoir le nom de sa famille, ou tout au moins le nom qu’elle portait chez ses parents. Impossible. Vous auriez dit qu’elle n’avait plus de mémoire. Et pourtant elle se souvenait très exactement de tout ce qui s’était passé depuis son arrivée à la maison.
« Madame Canada était contente de cela. Elle disait :
« – Ça fait que la mignonne est née native de la baraque, puisque tout le reste est pour elle ni vu ni connu.
« Je vais donc arriver à son éducation.
« Madame Canada n’était pas aussi instruite qu’elle l’aurait désiré, quoique étonnante pour se faire casser des cailloux sur le ventre, le café noir et l’esprit naturel. Moi, j’étais pris par les soins du ménage, la tenue des livres et la rédaction du boniment que j’en ai toujours fourni à la foule de nombreuses variétés, tous agréables et lardés du mot pour rire. Saladin en savait long. Quand on eut résolu, moi et ma femme, qu’on donnerait à l’enfant l’enseignement d’une princesse, je songeai tout de suite à Saladin pour la lecture, l’écriture et compter. Cologne pouvait la pousser en musique jusqu’à la tyrolienne, Similor eût été pour l’escrime, toujours séduisante en foire de la part d’une dame, et la danse des salons, pour quant à laquelle vous chercheriez en vain son émule dans Paris ; enfin, gardant le principal pour finir, mademoiselle Freluche devait lui enseigner tous les secrets de la corde raide, dont nous comptions qu’elle ferait sa carrière sérieuse.
« En surplus, Poquet, dit Atlas, se proposa spontanément pour la chiromancie, somnambulisme, et tours de cartes qu’il avait pratiqués avec succès dans plusieurs villes de l’Europe.
« Les rêves de papas et mamans n’ont presque jamais le frein de la modération. Moi et madame Canada, plus chauds et bouillants que de vrais père et mère de qui nous tenions la place, nous n’étions pas encore contents. Madame Canada avait été désossée dans sa petite jeunesse ; elle disait souvent qu’il serait peut-être opportun pour l’avenir de l’enfant de lui lâcher les articulations, et moi je proposais de lui inculquer à mes moments perdus ce qui me restait de pharmacie.
« On repoussa l’avalage du sabre par une circonstance que je vais noter tout à l’heure, mais il fut convenu qu’en revenant à Paris l’enfant irait à l’atelier Cœur-d’Acier prendre des leçons de peinture artistique auprès de monsieur Baruque et de monsieur Gondrequin-Militaire, à qui sont dus les premiers tableaux de la foire.
« On ne peut pas dire que tout ça fût des vains songes ; néanmoins, il y en avait trop pour une seule jeune personne qui dépassait à peine sa troisième année ; c’est pourquoi moi et madame Canada nous commençâmes par continuer de la laisser boire, manger et dormir en toute liberté, sauf une petite leçon que donnait tous les matins mademoiselle Freluche.
« Je note ici pour les parents (les vrais) deux particularités et un phénomène.
« Le phénomène c’est la cerise que l’enfant portait et porte encore entre le sein et l’épaule droite. Au jour d’aujourd’hui, elle a quatorze ans et la cerise n’est plus si rose ; mais on la voit encore très bien. Ai-je besoin d’ajouter que ce phénomène était l’origine de son premier nom ? Ça me paraît superflu. Mon lecteur l’a deviné.
« Les particularités, les voilà dans leur ordre naturel :
« 1er Pendant bien longtemps, la petite ne vint au théâtre que pour figurer ses rôles. On l’apportait dans la crèche de l’Enfant-Jésus ou dans le berceau de Moïse et puis on la remportait. C’était tout. Elle ne connaissait rien de ce qui se faisait chez nous.
« Un soir, peu de temps après qu’elle eut retrouvé la parole, je l’emmenai avec moi pour qu’elle vît danser mademoiselle Freluche : histoire de lui donner du goût pour la partie.
« Aussitôt que mademoiselle Freluche bondit sur la corde, la petite se mit à trembler comme elle faisait toujours en appelant sa maman, mais plus fort. Elle se leva, elle était aussi blanche qu’un linge et semblait hors d’elle-même.
« – Maman ! maman ! maman ! dit-elle par trois fois. Sous la fenêtre.… le pont… la rivière… Ah ! je ne sais plus !
« Ce dernier mot vint après un grand effort, et l’enfant se rassit, épuisée.
« Madame Canada eut le soupçon que sa maman était danseuse de corde. Moi pas. On eut beau interroger la petite, elle ne dit rien.
« Le vrai, c’était son mot : je ne sais plus ! Et je marque ma pensée telle qu’elle fut : sous la fenêtre de l’appartement où demeurait l’enfant, une danseuse de corde avait coutume de travailler. C’était auprès de la rivière et vis-à-vis d’un pont…
« 2e Saladin tourmentait souvent pour qu’elle vînt le voir avaler des sabres. N’y a pas plus orgueilleux que ce blanc-bec-là ; ayant toujours gardé vis-à-vis de lui la faiblesse d’une mère nourrice, je cédai à ses désirs.
« D’ordinaire, l’enfant jouait volontiers avec Saladin, qui est un gentil garçon et qui se montrait très complaisant pour elle.
« Quand il entra en scène, la petite le regardait en souriant. Mais à peine eut-il mis la pointe du sabre dans sa bouche, qu’elle se rejeta violemment en arrière, disant comme l’autre fois :
« – Maman ! maman ! maman !
« Elle tremblait convulsivement, ses yeux tournaient. Elle ajouta entre ses pauvres petites dents qui grinçaient :
« – C’est lui !
« Et elle tomba inanimée. »
« Faut vous faire savoir que nous eûmes une idée, moi et madame Canada. Le dernier soir de la foire au pain d’épice, place du Trône, à Paris, il était venu une petite dame avec une minette jolie, mais là comme toute une pannerée d’amours. Eh bien ! comme le Saladin avait commencé d’avaler ses sabres, ce soir-là, la minette de Paris avait crié et pleuré, disant : « qu’il est laid ! qu’il est laid ! » Et notre Saladin s’était mis en colère, étant pétri d’orgueil.
« Le malheur, c’est qu’il y a trop longtemps maintenant que toutes ces choses sont passées. Si on avait cherché tout de suite, on en saurait plus long, mais on avait l’excuse d’être loin de Paris.
« Toujours il y a que, quand mademoiselle Saphir montra une si grande peur de l’avalage, moi et Amandine nous pensâmes subito à la minette de la place du Trône, et ça nous donna de la peine parce que la petite dame vous avait l’air de raffoler de son enfant.
« On voulut s’informer à Saladin ; mais Saladin disait ce qu’il voulait, et tous les jours il devenait plus insolent, courant les tripots et se faufilant avec des mauvais sujets dans les diverses localités. Il nous méprisait à haute voix. Ses camarades l’appelaient le marquis, et ça enflait son amour-propre.
« Je n’avais pas beaucoup de relations avec Similor, qui ne cherchait qu’à tirer de l’argent de nous ; mais pour le peu que nous causions ensemble, je vis dès ce temps-là que ce coupable père essayait de garder son influence sur le blanc-bec, plus rusé que lui, en se vantant de nos anciennes fredaines, et en lui racontant nos aventures avec les Habits Noirs.
« C’est vrai que pour ma part j’ai connu les Habits Noirs, ayant tenu une agence dans le propre escalier du grand monsieur Lecoq de la Perrière. Si je voulais révéler dans mes présents mémoires tout ce que j’ai vu et entendu, mêlé, comme je l’étais, à des notaires et à des nobles, que je faisais la poule avec leurs domestiques au fameux estaminet de l’Épi-Scié, j’étonnerais bien du monde, j’ai rencontré plus d’une fois, nez à nez, le fils de Louis XVII, qui était blond comme une quenouille, la comtesse Corona, plus belle que les déesses de la fable, et je voyais tous les jours Trois-Pattes, l’ancien mari de la baronne Schwartz qui finit par couper le cou de monsieur Lecoq avec la porte d’un coffre-fort. Ça semble drôle, mais quand c’est poussé raide, ça vaut la guillotine. Assez causé là-dessus.
« D’ailleurs, à travers toutes ces aventures, j’ai su garder ma considération, qui m’est plus chère que l’honneur. Dès que j’ai pu travailler, j’ai laissé le restant des Habits Noirs pour ce qu’ils sont. Mais Similor, avec ses habitudes d’élégance et ses vices de mangetout, avait toujours conservé l’idée de retrouver les débris de l’association et de s’en servir pour faire sa fortune.
« Saladin mordait à cela et c’était la seule supériorité que son père eût gardée sur lui.
« Mais cet écrit n’est pas plus destiné à détailler les maladresses de Saladin et de Similor que les crimes des Habits Noirs, avec lesquels, au prix de mon aisance, je ne voudrais pas renouer mon ancienne connaissance ; je manie la plume pour être utile à notre fille d’adoption, et je veux m’étendre seulement sur ce qui la regarde.
« C’était, dès ce temps-là, un drôle de petit caractère, et des plus philosophes que moi n’auraient pas su le définir. On ne peut pas dire qu’elle était gaie, quoiqu’elle eût toujours son joli sourire sur les lèvres ; il y avait derrière ce sourire je ne sais quoi qui restait triste ou plutôt froid ; elle nous aimait bien à sa manière ; elle semblait contente de nos caresses, elle nous les rendait, mais froidement. Je cherche à dire ça comme c’était au juste : le froid ne se montrait pas, il se devinait.
« Moi et Amandine, il n’y a pas de choses qu’on n’ait faites pour deviner ce qu’il y avait dans ce petit cœur. Nous l’aimions si tendrement que l’idée qu’elle souffrait en dedans et qu’elle nous cachait sa peine serrait semblablement nos deux cœurs. Avait-elle des souvenirs ? les cachait-elle ? Ne pouvait-elle prendre en nous la confiance qu’il fallait pour nous dire son pauvre petit secret ?
« Ou bien, comme nous l’avions pensé si souvent, le coup qui l’avait séparée de sa famille laissait-il des traces dans son cerveau ? Il y avait des moments où son regard fixe semblait dire : « Je cherche au fond de ma mémoire vide et je n’y trouve rien. » C’était le plus souvent ainsi, quand elle se croyait seule et non observée ; d’autres fois, son grand œil bleu s’allumait tout à coup ; il semblait qu’elle allait renouer le fil rompu de ses souvenirs, et sa charmante figure prenait alors une expression de joie.
« Mais tout cela s’évanouissait, ses yeux s’éteignaient ; elle redevenait pâle et les grandes boucles de ses cheveux blonds retombaient comme un voile sur sa figure qui ne disait plus rien.
« – Moi, répétait souvent Amandine, j’ai idée que la pauvre ange finira folle. Quelle malheur !
« En attendant, elle grandissait en bonne santé et en talents. Ils commençaient à nous l’envier en foire et, si nous eussions voulu nous en défaire, on en aurait eu déjà une jolie somme, car les calés de la partie nous croyaient encore pauvres, rapport au mauvais état de la baraque, et ne se gênaient pas pour nous faire des propositions.
« Mais sans parler des espérances qu’on avait fondées sur ses débuts comme danseuse de corde, moi et Amandine nous n’aurions pas voulu nous séparer d’elle pour des mille et des cents, et comme Saladin, qui nous l’avait apportée, était bien capable de nous la subtiliser, je lui dis, une fois pour toutes, en présence de son père et avec l’approbation de madame Canada :
« – Toi, quoique j’aie gardé à ton vis-à-vis la faiblesse d’un père nourricier, si tu t’avises d’y toucher, je t’écrase !
« À la baraque, ils connaissaient tous la douceur de mon caractère et ils savaient que, quand une fois je faisais une menace, c’était comme du papier timbré.
« Saladin, du reste, ne détestait pas l’enfant, bien au contraire. Il y avait des moments où nous craignions qu’il ne l’aimât trop, un jour venant. Il s’occupait d’elle et de son instruction beaucoup plus que ses habitudes dissolues n’auraient pu le faire espérer ; il se levait matin pour lui donner sa première leçon et, bien souvent le soir, au lieu d’aller à ses plaisirs, il dépensait encore une heure à la faire écrire et lire.
« De son côté, la petite lui témoignait une reconnaissance douce et froide ; elle était avec lui comme avec nous tous, impénétrable. Je parle ici tout à la fois de plusieurs années car, dès l’âge de trois ans, comme plus tard, à douze et quatorze ans, mademoiselle Saphir fut toujours pour nous une énigme.
« Non pas du tout qu’elle se montrât cachottière ou qu’elle s’éloignât de notre société ; toujours et partout elle fut la joie de notre intérieur à moi et à Amandine, mais enfin si c’était mon métier d’écrire, je me ferais peut-être mieux comprendre : l’enfant avait quelque chose qu’elle ignorait ou qu’elle dissimulait, et qui nous faisait donner au diable.
« Dans les premières années, cette chose, que ce fût ou non un souvenir, se traduisait par ce tremblement dont j’ai parlé, et ce cri toujours le même : Maman, maman, maman ! Mais plus tard, comme cet appel à sa mère lui attirait nos questions et qu’elle n’en voulait pas (peut-être parce qu’elle ne pouvait vraiment pas y répondre), elle choisit elle-même une autre formule, et dans ses crises, qui se résolvaient la plupart du temps par des larmes, elle n’appela plus que Dieu.
« Ce fut à Nantes, grande et belle ville, qui est située sur la rivière, dans le département de la Loire-Inférieure, que mademoiselle Saphir fut plantée pour la première fois sur les grandes affiches comme premier sujet pour la corde raide, remplaçante de madame Saqui.
« Mademoiselle Freluche en eut une forte jaunisse, mais le reste de la troupe approuva notre mesure, car déjà, depuis plus de six mois, notre petite Saphir avait tout ce qu’il fallait pour se montrer au public et mériter sa bienveillance même au sein de la capitale.
« Elle avait six ans, elle était très grande pour son âge et admirablement élancée. Moi et Amandine nous lui avions fait faire un costume d’azur en conformité de son nom. Quand elle parut semblable à un nuage bleu de ciel, il y eut dans le public de la baraque un grand murmure qui n’était ni de l’admiration ni de la surprise, qui était tout simplement de l’amour.
« Voilà ce que je peux dire parce que je l’ai vu partout. Aussi bien dans les villes de l’est que dans celles de l’ouest, dans le midi comme dans le nord de la France, les spectateurs se prenaient pour elle de tendresse ; on la caressait du regard, on l’applaudissait tout doucement et la salle entière souriait d’émotion et d’aise.
« Ce fut ainsi toujours tant qu’elle resta enfant et cela ne fit que croître et embellir quand elle devint demoiselle.
« Pour en revenir à ses débuts, il y avait chambrée complète parce qu’on affichait depuis trois jours avec permission de monsieur le maire. Il ne faut pas plaisanter avec les noms ; un nom ne fait pas le succès, mais il y contribue diantrement, et je vous prie de croire que celui de mademoiselle Saphir, dû à moi et à madame Canada, n’était pas une inconséquence. On l’avait imprimé en lettres bleues, à facettes qui semblaient composées de diamants ; il tenait le beau milieu de l’affiche et semblait rayonner dans un large espace vide. Tout Nantes l’avait regardé, tout Nantes s’était dit : qu’est-ce que c’est que mademoiselle Saphir ? hé, là-bas !
« Et pour savoir, tout Nantes était venu voir, si bien qu’on avait refusé du monde à la porte en quantité.
« Les voisins de la foire enrageaient à faire pitié.
« Elle dansa comme un chérubin, sans crainte ni trouble. Le public ne lui faisait rien, elle s’était habituée à la foule dès sa plus petite enfance, dans la crèche, et d’ailleurs, elle nous l’a dit souvent depuis, elle ne voyait pas le public.
« Les applaudissements la berçaient ou l’animaient comme une musique ; jamais ils ne l’exaltaient.
« Elle avait une danse que les connaisseurs appelaient classique et qui était d’une pureté enchanteresse. Amandine disait en riant, mais avec la larme à l’œil : « Si par cas on danse sur la corde en Paradis, ça doit être de même pareillement ».
« Ce fut une soirée solennelle et je suis vexé de n’en avoir pas la date exacte pour la signaler ici ; mais, à vue de pays, ce doit être vers la fin de mai de l’année 1858.
« À la baraque nous étions tous transportés. Mademoiselle Freluche elle-même oubliait les regrets de l’ambition trompée pour admirer son élève ; Similor enflait ses joues et disait : « Il y a du tabac dans cette poupée-là !
« Il parlait toujours argot ou approchant par suite de ses mauvaises connaissances en ville.
« Je l’entendis et je vis dans un coin de la coulisse les deux yeux de Saladin qui flamboyaient ; je le montrai du doigt à mon Amandine et nous convînmes entre nous de redoubler de surveillance vis-à-vis du blanc-bec qui devenait un homme.
« – Quoique, dit-elle dans sa joie, il est bien permis au méchant drôle d’être émerveillé comme tout le monde !
« Quand mademoiselle Saphir fit sa dernière élévation sans balancier, elle retomba au milieu d’une pluie de bouquets. Outre que moi et madame Canada nous avions dépensé une trentaine de sous et cinq ou six places données à des amis pour l’encourager dans son premier pas à l’aide de bouquets d’administration, il y avait des gens qui étaient sortis tout exprès pour acheter des lilas et des roses. Ceux qui n’en avaient pas criaient qu’ils en apporteraient le lendemain. Sans exagérer, je puis spécifier que la portion des habitants de Nantes rassemblés ce soir au Théâtre Français et Hydraulique, dont j’étais en nom dans sa direction maintenant avec madame Canada, manifesta des transports approchant de la démence.
« Dès qu’elle eut fini, presque tout le monde s’en alla, et il ne resta pas trente pelés pour voir monsieur Saladin avaler ses sabres. Je ne sais pas si je me trompe, mais il me semble résulter de mes observations que la partie de l’avaleur, si intéressante pourtant, continue de baisser dans notre patrie. Tout change, j’ai vu une époque où vous auriez fait courir l’élite d’une ville, rien qu’en annonçant l’avalage, opéré par un artiste d’un mérite inférieur à celui de Saladin, qui, malgré les défauts de son cœur et de son esprit, comprenait joliment son affaire.
« Mademoiselle Saphir regagna notre retraite entre deux haies formées par la troupe. Cologne, Poquet et Similor lui-même battaient des mains sur son passage. Elle n’en paraissait pas plus fière ; mais quand madame Canada, inondée des larmes de son bonheur, voulut la presser sur sa poitrine, la petite eut comme un spasme, elle se rejeta en arrière, elle trembla, et nous devinâmes sur ses lèvres ces mots qu’elle ne prononçait déjà plus : « Maman, maman, maman… »
« L’instant après, elle s’élança vers sa mère d’adoption et la couvrit de caresses.
« – Vieux, me dit Similor toujours prêt à profiter des circonstances pour subvenir aux besoins de son existence déréglée, c’est des dérisions que de récompenser par soixante et quinze centimes le talent d’une telle artiste incomparable. Ayant toujours la tutelle de mon fils Saladin, qui sera majeur seulement dans huit mois, j’exige que les feux de mademoiselle Saphir soient portés à 1 franc 50 centimes journellement et que je les touche.
« Madame Canada voulait refuser, mais, dans le but de garder la paix intérieure, je consentis à cette nouvelle exagération de mon ancien ami.
« – Laisse bouillir le mouton, dis-je à ma compagne, Saladin, sans le vouloir, a payé bien cher les soins que je donnai à sa petite enfance. N’oublions pas que nous lui devons mademoiselle Saphir et que mademoiselle Saphir est la poule aux œufs d’or, qui nous permettra de passer nos vieux jours dans l’opulence.
« Ce n’est pas trop dire. Le lendemain, plus d’affiches, mais en revanche, devant la galerie où se faisait le boniment, une petite pancarte annonçait que, pendant les représentations de mademoiselle Saphir, le prix des places serait momentanément doublé. Les collègues de la foire vinrent lire la pancarte dans la matinée, et désapprouvèrent la mesure à l’unanimité ; nonobstant, dès la première fournée, nous refusâmes du monde, et avant de nous coucher, je pus compter 150 francs de bénéfice.
« C’était le Pérou, l’Eldorado, le rêve impossible ; on n’avait jamais rien vu de pareil !
« Nous restâmes dix jours à Nantes ; nous aurions pu y rester cent ans, s’il y avait des foires de cette durée ; la recette n’avait pas baissé d’un centime.
« Mais que nous importait désormais d’aller ici ou là ? Nous avions avec nous notre talisman ; nos résidences pouvaient changer de noms, notre succès était toujours le même.
« Toutes les villes de France : Bordeaux, Marseille, Toulouse, Rouen, Lyon, Lille, Strasbourg et autres versèrent tour à tour dans nos coffres le témoignage de leur admiration ; nous n’avions qu’à nous présenter pour réussir ; la renommée de notre étoile nous précédait désormais, et plusieurs conseils municipaux des localités secondaires nous firent des offres exceptionnelles que notre intérêt nous contraignit de refuser.
« En 1859, au mois d’août, le Théâtre Français et Hydraulique fut dépecé pour être vendu au vieux bois. À son lieu et place sur le terrain de foire de Saint-Sever, sous Rouen, fut inauguré le THÉÂTRE DE MADEMOISELLE SAPHIR, avec ce simple frontispice : Prestiges, élévations, grâce, adresse !
« C’était un assez beau monument, quoique portatif par le démontage. Un peu moins vaste que les établissements de messieurs Cocherie et Laroche, il pouvait passer pour plus élégant. La salle, spacieuse et commode, était calculée pour l’agrément du public, contenant beaucoup de premières, quelques secondes pour les gens sans façon et les militaires, mais point de troisièmes, la populace n’étant qu’un embarras dans les spectacles qui s’adressent surtout à la haute société.
« Nous n’y allions pas par quatre chemins, nos premières étaient à 50 centimes. On doit penser à quel chiffre considérable les recettes peuvent monter avec de pareils prix !
« Le lecteur s’étonnera peut-être de n’avoir point vu Paris parmi les villes qui furent à même de rendre hommage à mademoiselle Saphir. Je n’ai pas pris la plume sans me résoudre à tous les aveux : Paris ne connaissait pas mademoiselle Saphir. La même pensée, peut-être coupable, qui nous avait portés autrefois à lui enlever son premier nom de Cerise, nous induisait, moi et madame Canada, en quelque sorte à notre insu, à fuir la capitale où nous étions menacée de perdre notre adoré trésor.
« Et qu’on ne se méprenne point. Je ne fais pas allusion aux bénéfices considérables que nous procurait notre fille d’adoption, le mot trésor s’applique uniquement ici aux choses du cœur. Je ne méprise pas l’argent, madame Canada est dans le même cas, mais entre l’argent, tout l’argent de la terre, et notre bien-aimée fille, elle n’hésiterait pas un seul instant, ni moi non plus. J’en lève la main avec elle.
« Cet écrit est la preuve que nos idées ont bien changé. Nous nous repentons du passé, nous ferons autrement dans l’avenir.
« Rien ne nous coûtera pour retrouver les parents de notre petite. Rien ne nous gênera non plus, car, Dieu merci, nous sommes libres comme l’air dans notre établissement. Quoique mon ancien ami Similor et mon nourrisson Saladin ne fussent pas nos associés, il est certain qu’ils nous dominaient souvent par leur arrogance. Similor, devenu de plus en plus paresseux et refusant toute espèce de services, ne mettait pas de bornes à ses exigences au sujet des prétendus droits qu’il avait sur notre fille, et Saladin parvenu à sa majorité rivalisait de cupidité avec son père.
« Il était très habile, c’est vrai, comme artiste en foire, et je ne voudrais pas rabaisser ses talents : il s’était fait à lui-même une manière d’éducation soignée, lisant des livres de toute sorte dans son trou et se préparant à ce qu’il appelait ses campagnes.
« Depuis longtemps déjà, il avait cessé d’aller au cabaret et n’imitait point la mauvaise conduite de son père. Au contraire, il était rangé et même avare, quoiqu’il sût très bien risquer d’un coup toutes ses économies quand il s’agissait de commerce.
« Je ne peux pas m’empêcher de le dire, ce garçon-là, bien dirigé, eût été un joli sujet.
« L’avalage se dégommant de plus en plus, il paraissait rarement devant le public pour faire le travail des sabres, et encore prenait-il depuis plusieurs années de grandes précautions pour altérer son physique quand il abordait cet emploi, il avait soin de se grimer soit en Caraïbe soit en Patagon, et nous en profitions pour mettre sur l’affiche le nom de ces peuplades sauvages ; chacun à la baraque lui gardait le secret, et quelquefois, en ville, il parvenait à cacher les rapports qu’il avait avec nous.
« Dans bien des localités, il se faisait passer pour un jeune homme de famille voyageant pour son instruction ; aucun mauvais coup couronné d’un résultat pécuniaire n’est venu jusqu’à ma connaissance, mais je sais qu’il se faufila dans plusieurs maisons où il n’aurait point dû avoir accès, et que Similor passa plus d’une fois, chez des gens riches, pour être son gouverneur.
« Liberté, libertas ! moi et madame Canada, nous ne sommes pas des gendarmes, mais tant va la cruche à l’eau… vous savez le reste. Nous avions peur de voir cela mal finir, il y avait souvent des scènes ; en plus que madame Canada concevait des soupçons et me disait que Saladin nourrissait des desseins coupables contre l’innocence de mademoiselle Saphir.
« Le blanc-bec n’en était que trop capable, quoiqu’il marquât généralement peu de galanterie pour le beau sexe ; il tenait notre chère enfant sous sa dépendance par suite des leçons qu’il lui donnait et dont elle profitait si bien. Elle ne l’aimait pas, mais elle le craignait, et nous nous étions bien aperçus qu’il exerçait sur elle une espèce d’autorité.
« Elle était grande maintenant et presque une jeune personne ; elle savait tant de choses que je ne pourrais pas en faire le compte, mais elle avait gardé cette faiblesse d’esprit qui nous donnait tant à craindre. Quand elle était petite, elle parlait peu, ne se confiait point et s’éloignait souvent de nous au moment même où nous attendions ses caresses. Maintenant, c’étaient des rêvasseries à n’en plus finir.
« Saladin lui fournissait des livres qu’elle dévorait en cachette. À force de chercher, j’en surpris un, c’était Alexis ou la Maisonnette dans les bois, de monsieur Ducray-Duminil. Moi et madame Canada nous tînmes conseil, et il fut convenu que je paierais quelque chose à un libraire pour savoir si c’était là un écrit dangereux.
« Mais sur ces entrefaites, un matin, mademoiselle Saphir s’enfuit précipitamment hors de sa chambre où Saladin était en train de lui donner une leçon de grammaire. L’enfant était fort troublée, elle avait ce tremblement dont j’ai parlé tant de fois et ses lèvres muettes appelaient sa mère, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps.
« Nous l’interrogeâmes ensemble et séparément, moi et Amandine, mais elle ne voulut pas nous répondre : nous aurions dû être faits à cet étrange caractère, et pourtant nous en éprouvâmes un grand chagrin.
« Le soir, j’invitai Similor et Saladin à prendre le café dans notre chambre. La chose était concertée avec madame Canada, je pris la parole et je dis :
« – J’ai été pour vous le modèle des amis, Amédée, et voici un jeune homme qui me doit l’air qu’il respire, en récompense de quoi l’un et l’autre vous ne vous comportez pas bien à mon égard.
« Ils voulurent se récrier, mais madame Canada leur glissa à l’oreille :
« – Échalot est trop doux, moi je vous aurais fait votre portrait en deux mots : vous êtes des canailles.
« Je crus qu’il faudrait s’aligner, car Similor m’avait provoqué au sabre d’avalage pour bien moins que cela, plus d’une fois, mais Saladin l’arrêta au moment où il se levait furieux.
« – C’est des propositions qu’on va nous faire, dit froidement le blanc-bec. Sois calme à mon instar.
« Puis s’adressant à moi il ajouta :
« – Papa Échalot, vous êtes une bonne créature, je ne vous en veux pas du tout de ce que vous avez fait pour moi. Papa Similor m’a exploité tant qu’il a pu, c’était son droit, je l’approuve ; quant à madame Canada, elle va nous compter 1000 francs comme un amour de petite femme qu’elle est, et nous lui tirerons notre révérence pour jusqu’au jour du jugement dernier.
« Moi et Amandine nous voulions en effet provoquer une séparation, et pourtant l’offre du blanc-bec nous prit sans vert. Pour ma part, je ne l’avais jamais trouvé si gentil qu’au moment où il nous adressa cet effronté boniment.
« Mais il y avait trop longtemps que ma compagne portait sur ses épaules le père et le fils. Elle se releva d’un saut, gagna son armoire et en retira un sac de mille qu’elle jeta à Similor à toute volée, au risque de l’assommer.
« Similor n’en éprouva aucun mal, parce que Saladin saisissant le sac au passage s’écria :
« Maman Canada, je vous fais savoir que pour les paiements subséquents, c’est entre mes mains qu’il faudra verser.
« Ma compagne resta bouche béante à le regarder, et moi je répétai :
« – Comment, les paiements subséquents !
« – Je suis maintenant le tuteur de papa, me répondit Saladin avec son sourire narquois, et vous êtes trop juste, respectable Échalot, pour nous refuser une pauvre rente viagère de 100 francs tous les mois en considération d’avoir apporté la fortune dans votre maison.
« – Soit ! répondit madame Canada qui était plus rouge qu’une tomate, mais va-t’en ou je vas te tordre le cou comme à un poulet !
« Saladin prit son père par le bras.
« – En route, ma vieille, lui dit-il, viens coucher à mon hôtel. Nous reviendrons demain matin embrasser papa Échalot et cette bonne maman Canada. Pourquoi se fâcher quand on peut se quitter gentiment ? C’est sûr qu’ils nous aiment au fond, et si nous n’avons pas assez de 100 francs par mois, eh bien ! nous le leur dirons plus tard. »
« Je fus longtemps à prendre mon parti de cette séparation. Pendant des années, Similor avait été toute ma famille ; je ne pouvais penser sans attendrissement à notre jeunesse romanesque et aux jours difficiles que nous avions traversés ensemble.
« La sensibilité est mon plus grand défaut, et je mourrai sans avoir pu m’en défaire. Les avantages extorqués par Saladin ne me laissèrent point de rancune, et madame Canada eut bien raison de me faire une querelle domestique quand, répondant à ses plaintes, je m’écriai malgré moi :
« – Quel talent et comme il s’exprime avec facilité !
« Ma compagne me pardonna par la joie qu’elle avait de leur départ. Cette joie me sembla d’abord dénaturée ; mais au bout de quelques semaines, je fus bien forcé de me rendre à l’évidence.
« Si l’absence d’Amédée et de Saladin laissait un vide dans mon cœur, l’effet contraire était produit dans notre caisse ; je ne sais pas comment ils me volaient, quand ils étaient avec nous, mais dès que nous eûmes perdu l’honneur de leur compagnie, le niveau de nos bénéfices s’accrut dans une proportion vraiment surprenante.
« Il y eut un autre résultat bien plus précieux pour nous. Le caractère de notre chère enfant devint plus communicatif et plus tendre ; il semblait dans les premiers jours que nous l’eussions délivrée d’une grande terreur.
« Et pourtant, à différentes reprises, elle manifesta un certain regret du départ de Saladin, son maître. Elle avait en lui, au point de vue de ses études, une excessive confiance, et quand nous lui proposâmes, car notre position nous permettait désormais cette dépense, de lui donner une maîtresse ou une institutrice, elle repoussa cette offre péremptoirement.
« C’est à peu près tout ce que j’ai à enregistrer pour le quart d’heure. Mademoiselle Saphir a maintenant quatorze ans et son succès dépasse tout ce qui a été vu sur les plus grands théâtres des principales capitales de l’Europe. Son talent n’est égalé que par sa modestie.
« Elle continue ses études toute seule, lisant non plus les petits romans que ce coquin de Saladin se procurait en location, mais des livres d’histoire et de poésies, composés par les premiers auteurs.
« Moi et madame Canada nous avions conçu la crainte de la voir nous mépriser à mesure qu’elle cultivait la distinction de son intelligence, mais c’est bien du contraire : plus elle va, plus elle est douce et tendre avec nous, et nous ne passons jamais une soirée sans remercier le bon Dieu qui nous l’a donnée.
« Cette première idée de prier le bon Dieu nous est encore venue d’elle. Je ne suis pas un cagot, madame Canada non plus, mais on dort plus tranquille quand, après avoir fait son ouvrage, on s’est mis à genoux l’un auprès de l’autre pour rendre grâce à l’Etre suprême.
« L’enfant demanda une fois à mon Amandine de la conduire à l’église ; madame Canada me dit en revenant :
« – Elle a prié comme un chérubin, quoi ! Ça m’a donné envie et j’ai fait comme elle. Les chiens regardent bien les évêques.
« Mademoiselle Saphir, après nous avoir embrassés, le soir de ce jour-là, s’assit sur les genoux de ma compagne et nous parla de choses et d’autres pendant quelques minutes ; puis, se levant tout à coup, elle nous regarda bien en face et nous demanda :
« – Vous n’avez jamais connu ma mère ?
« Nous restâmes tout confus ; elle nous prit les mains et les rassembla dans les siennes.
« – Dites, dites ! insista-t-elle, ne me cachez rien, ma mère est-elle morte ?
« Ce fut Amandine qui répondit ; moi je n’en aurais pas eu la force.
« Je ne pouvais détacher mes regards de cette belle et noble enfant, toute pâle de désir et de crainte, dont les grands yeux mouillés nous suppliaient.
« Mais d’où lui venait la pensée de sa mère ? et pourquoi ce jour-là plutôt que la veille ?
« Madame Canada lui dit l’exacte vérité ; elle lui raconta en peu de mots l’histoire de son arrivée à la baraque, toute petite qu’elle était, dans les bras de Saladin adolescent.
« Pendant qu’Amandine parlait, Saphir faisait un effort violent pour se souvenir ; on eût dit qu’elle était sur la trace d’une impression qui la fuyait sans cesse.
« Puis elle trembla, et pour la dernière fois nous l’entendîmes murmurer ces mots presque inintelligibles : « Maman, maman, maman.… »
« Elle nous quitta, après avoir embrassé non seulement nos fronts, mais encore nos mains.
« Quand elle fut partie, Amandine, qui est le bon cœur des bons cœurs, me dit en essuyant ses yeux où les larmes revenaient malgré elle :
« – Si pourtant la mère vivait !
« Et depuis ce soir-là, nous avons parlé de la mère, nous deux, jusqu’à en radoter, la faisant ceci et cela, pauvre ou riche, jeune ou vieille et nous demandant si elle serait contente ou fâchée au jour où on lui dirait : « Voilà votre enfant ».
« Avant de finir mes mémoires, je vais marquer une circonstance qui prouvera d’une part les sentiments inspirés par mademoiselle Saphir à un public idolâtre et, de l’autre, jusqu’à quel point d’honnêteté morale et incorruptible moi et madame Canada nous étions parvenus dans la fréquentation de notre bon ange.
« Au Mans, capitale du département de la Sarthe, nous donnâmes un nombre de représentations très suivies, remplaçant l’avalage et autres exercices démodés par une gymnastique plus en faveur, telle que trapèze et marche au plafond, le tout compliqué par deux vaudevilles dont nous avions la troupe assortie, capable de les jouer très convenablement.
« Le lundi de la Pentecôte, il vint un homme en bourgeois qui nous proposa de louer notre salle tout entière pour une institution, ou collège, tenue par des abbés et où étaient des jeunes gens nobles de la localité. On nous invita à ne montrer que des tableaux dignes de cette jeunesse vertueuse, et sur ce que ma compagne demanda si les abbés désiraient voir mademoiselle Saphir, le monsieur répondit :
« – C’est pour elle que se fait la partie.
« Voilà donc qui est bien, nous épluchons les vaudevilles et nous donnons une représentation à laquelle les petites demoiselles de la première communion auraient pu assister.
« Si bien que le directeur du collège vint nous en faire des compliments distingués à la fin du spectacle. Mais vous allez voir.
« Vers onze heures avant minuit, comme tout notre monde était en train de se coucher, voilà qu’on frappe à la porte de la baraque.
« – Qui va là ? demanda madame Canada.
« – Le comte Hector de Sabran, répondit une jolie petite voix qui essayait de se faire bien mâle, mais qu’on eût dit appartenir à une demoiselle.
« – Et qu’est-ce que vous voulez ? demanda encore ma compagne.
« – Je veux parler au directeur pour une affaire importante.
« Amandine ouvrit à tout hasard ; nous n’avions ni à craindre les voleurs, ni à redouter une visite ; nous étions installés comme des princes.
« On fit entrer monsieur le comte Hector de Sabran dans notre chambre à coucher, et quoiqu’il fût en habit de ville, je reconnus en lui du premier coup d’œil un des élèves du collège ecclésiastique.
« C’était un beau petit homme de dix-sept à dix-huit ans, campé comme un jeune premier des meilleurs théâtres, joli à croquer, et pas trop déconcerté pour la circonstance.
« – Monsieur le directeur, me dit-il en tenant la tête haute mais avec un pied de rouge sur la joue, je suis le plus fort élève en gymnastique de toute l’institution ; je fais mieux le trapèze que votre bonhomme, et si vous me voyiez exécuter au tremplin le saut périlleux double, ça vous ferait plaisir. Je ne suis pas content de mes professeurs ; je me destinais à l’École polytechnique, mais j’ai changé d’avis. Je suis orphelin ; dans quatre ans, je serai maître de ma fortune ; je vous propose de m’engager chez vous, et comme j’ai l’honneur d’être gentilhomme, au lieu de recevoir des appointements, c’est moi qui vous en donnerai.
« Cette dernière phrase fut débitée d’un véritable ton de grandeur.
« Le lecteur peut rire s’il veut, mais il arrive des choses pareilles en foire, et tout le monde ne s’y conduit pas avec la même délicatesse que moi et madame Canada.
« J’interrogeai le jeune homme avec adresse et je n’eus pas de peine à découvrir qu’il était passionnément amoureux de notre chère fille, dont il nous demanda même la main honnêtement.
« Madame Canada me pinça le bras et me dit à l’oreille :
« – Voilà le bal qui s’entame ! Désormais ils vont tous venir à la file et ça n’en finira plus !
« Moi je songeais avec une douce mélancolie aux premiers battements de mon jeune cœur dans les temps jadis. L’adolescence m’intéresse et si j’avais pu espérer que le comte Hector de Sabran serait devenu par la suite l’époux légitime de mademoiselle Saphir, j’aurais éprouvé de la satisfaction à favoriser son amour en tout bien tout honneur.
« Mais pas de danger ! J’ai vu aux théâtres du boulevard trop de pièces historiques, tirées des archives et autres, où les nobles abusent de la vertu des chastes jeunes filles du peuple.
« Je répondis à monsieur le comte avec politesse mais fermeté que mes principes ne me permettaient pas d’accueillir son offre.
« Comme il essayait de me séduire avec douze louis qu’il avait, sa montre en or et une pipe d’écume, montée semblablement du même métal, je le pris par le bras et, me servant de ma force supérieure, je le reconduisis jusqu’à son institution.
« Amandine m’approuva quoiqu’elle convînt avec moi que ce jeune comte était joli homme et qu’il eût fait un fier mari pour notre trésor, par la suite.
« La jeunesse du temps présent est astucieuse et apprend de bonne heure ce que parler veut dire. Je ne sais comment monsieur le comte Hector de Sabran s’y prit, mais mademoiselle Saphir reçut plusieurs lettres de lui et je la surpris une fois contemplant un portrait qui était, ma foi, fort ressemblant, où je reconnus la moustache naissante de monsieur le comte.
« Nous quittâmes Le Mans, et comme bien vous pensez ce fut une affaire finie.
« Il y a déjà du temps de cela, et présentement nous sommes en route pour Paris.
« Ce sera notre dernière campagne. Quand Paris aura vu mademoiselle Saphir, nous l’établirons de manière ou d’autre. Moi et madame Canada, nous sommes bien déterminés à donner notre démission générale d’artistes, afin de remuer ciel et terre pour retrouver les parents de l’enfant s’ils sont en vie, ou qu’elle connaisse au moins leurs tombes s’ils sont morts.
« Nous avons des moyens pour ça outre la marque dont j’ai parlé déjà qui est une précaution de la destinée.
« Mais si la chose manquait, ça n’empêcherait pas la jeune personne d’avoir un nom et une aisance. Moi et Amandine, nous avons nourri un projet enfanté dans nos insomnies et qui s’exécutera, s’il est corroboré par la consultation d’un homme de loi. C’est d’aller à l’autel cimenter une liaison à quoi ne manque que le légitime. On a droit de mentionner sur les registres qu’on reconnaît son enfant préalable. Notre enfant est mademoiselle Saphir.
« En cas de décès ou introuvabilité des vrais parents, ça serait encore un pis-aller qui contenterait bien du monde, car nous avons plus de trente mille écus de côté, et on quitterait le nom de Canada, galvaudé en foire, pour prendre celui d’Échalot, plus propre au commerce et à l’industrie.
« Voilà, on se fait vieux, on joue de son reste, mais moi et Amandine on est unanime pour vouloir que notre dernière apparition dans Paris éblouisse la capitale. Nous en avons les moyens et rien ne sera négligé dans le but de laisser un souvenir célèbre parmi les artistes en foire. J’ai l’affiche toute prête à coller en ces termes :
« Mademoiselle Saphir, première danseuse du prestige d’élévation, supérieure à madame Saqui dans un genre nouveau, renonçant à ses succès de province après fortune faite, a bien voulu, d’après la demande générale des amateurs, donner, à Paris, douze représentations seulement, après quoi, prenant définitivement sa retraite à l’âge inusité de quinze ans passés, elle disparaîtra comme un météore. »
Fin des mémoires d’Echalot Échalot, que nous vîmes dans un autre récit réduit à cette extrémité de faire vacciner son nourrisson Saladin pour avoir trois francs à la mairie, ne se vantait point aujourd’hui : il avait bien réellement mis de côté plus de cent mille francs et son établissement, roulant vers Paris, excitait partout l’admiration sur son passage.
C’était un monument. Le pauvre bidet Sapajou, décédé à la peine, au temps de l’ancienne et misérable baraque, était remplacé par trois magnifiques chevaux de roulage qui traînaient une gigantesque voiture haute et large comme quatre omnibus. Sur le devant il y avait un vaste cabriolet où madame Canada, pomponnée de la façon la plus cossue, jouissait des agréments de la route en compagnie de son Échalot et des principaux patriciens de sa troupe.
Le fretin suivait à pied pour ne pas fatiguer les beaux percherons qui semblaient tout fiers de traîner un si considérable équipage.
Au centre de longueur de l’immense carriole, non loin de la cabine qui servait de retraite au couple Canada, il y avait un réduit charmant qui était le domaine particulier de mademoiselle Saphir.
Je dis charmant, parce que c’était Saphir elle-même qui en avait disposé le simple et frais arrangement.
Il y a des êtres privilégiés que la contagion du burlesque ne gagne jamais, comme il y a des choses assez poétiques, assez belles pour ne pas craindre le contact du ridicule.
Vous avez tous vu des roses dans les cheveux d’une femme lourde ou laide ; la femme restait laide et lourde, et la rose n’en était pas moins belle. Vous avez tous admiré au fond, au plus profond d’un intérieur bourgeoisement comique, quelque jeune fleur animée, portant haut, sans le savoir, sa distinction native, svelte comme un rêve de Gœthe, suave comme un soupir de Weber. Il faut un cadre la plupart du temps aux choses jolies ; les choses belles valent indépendamment de ce qui les entoure et parfois même le caprice du contraste ajoute un charme imprévu à leur perfection.
La retraite de Saphir s’ouvrait sur le côté de la voiture par une petite fenêtre drapée de rideaux de soie. À l’intérieur, il y avait un lit, un petit divan, un métier à broder et une table avec quelques livres. À la cloison pendaient une paire de fleurets et une mandoline espagnole abondamment incrustée de nacre. Dans la ruelle du lit, on voyait une image de la Vierge.
Saphir avait bientôt seize ans, elle était grande, élancée, et, malgré son prodigieux talent de danseuse de corde que nous n’avons pas à nier, sa taille gardait cette grâce indolente qui semble exclure la violence des mouvements. Elle était belle à la fois ingénument et noblement ; ses traits, d’une pureté admirable, avaient encore quelque chose des gaietés enfantines, et pourtant l’aspect général de sa physionomie laissait dans l’esprit une saveur rêveuse et même mélancolique.
Cela venait surtout de ses grands yeux bleus, profonds mais distraits, et qui semblaient regarder au-delà des choses de la vie.
Saphir dansait devant le public grossier de la foire depuis qu’elle se connaissait ; elle n’éprouvait à cela ni plaisir ni honte. Madame Canada avait perdu beaucoup de peine à vouloir lui inculquer l’orgueil du succès. Pour les oreilles de notre belle Saphir, les applaudissements étaient un vain bruit, parce qu’elle ne s’était jamais montrée sans être applaudie.
Ainsi en avait-il été de ses charmes, malgré certains enseignements suggérés par le trop zélé Saladin, jusqu’à ce jour où le collège ecclésiastique du Mans avait loué la salle tout entière. Depuis ce jour-là Saphir n’ignorait plus sa beauté splendide, et quoiqu’il n’y eût rien en elle qui pût motiver l’accusation de coquetterie, elle tenait chèrement à sa beauté.
Nous expliquerons d’un mot le côté de sa nature qui se posait vis-à-vis du ménage Canada comme une impénétrable énigme. Saphir avait un secret depuis sa plus petite enfance ; elle pensait à sa mère, non point à cause des souvenirs confus qui lui étaient restés après sa maladie, mais d’après des souvenirs nouveaux et en quelque sorte factices qui étaient l’œuvre du prévoyant Saladin.
Il ne faut pas oublier que, dès les premiers jours, Saladin avait été chargé de l’éducation intellectuelle de Saphir. Dès les premiers jours, Saladin avait conçu un plan qui ne manquait pas d’une certaine adresse, mais que les circonstances et l’aversion instinctive de la jeune fille devaient faire avorter.
Saladin était un homme d’affaires et non point du tout un séducteur. Il méprisait les vices de son père qui ne rapportaient rien et professait hautement cette théorie que tout péché doit profiter à la bourse ou à la position du pécheur.
– Le monde, disait-il, quand il était en humeur de philosopher, est plus grand que la baraque, mais tout pareil. La question est toujours d’avaler des sabres ; seulement à la baraque ça rapporte trente sous par jour, et dans le monde on peut trouver par hasard une ferraille à manger qui vous fait tout d’un coup millionnaire.
Saladin s’était dit : mon histoire avec la petite m’a valu cent francs qui ont été mangés par papa Similor. Papa Similor me le payera, mais ce n’est pas la question. Le beau, ce serait de gagner une fortune avec le regain de l’affaire, en ramenant la petite à sa famille ou en l’exploitant de tout autre manière. On pourra voir.
La mère de Petite-Reine n’était pas riche, Saladin s’en doutait bien ; mais il y avait un personnage qui l’avait frappé vivement et dont la mémoire restait en lui comme une promesse des contes de fées : c’était l’homme au teint basané, à la barbe noire, qui lui avait donné 20 francs, au guichet de la rue Cuvier.
Saladin regrettait amèrement de n’avoir pas fait affaire avec celui-là tout de suite.
Patient de caractère, trafiquant dans l’âme et sacrifiant résolument le présent au profit de l’avenir, Saladin regardait Petite-Reine comme un des mille et un semis qu’il mettait en terre au hasard pour les récoltes futures.
Il lui avait parlé de sa mère tout d’abord, c’est-à-dire aussitôt que l’enfant avait pu le comprendre ; il l’avait fait mystérieusement, à mots couverts et calculés pour entretenir dans un état perpétuel d’éveil et de désir l’imagination de la fillette.
Il lui avait fait entendre que c’était là un grand secret, et il ne faut pas chercher ailleurs l’origine de la bizarre influence que Saladin avait gardée sur mademoiselle Saphir, malgré l’antipathie naturelle de la jeune fille.
Cette antipathie avait fait explosion un jour que Saladin, non point par galanterie, mais par intérêt, avait essayé d’aller trop loin et trop vite.
Ce fut la cause de son départ. Cette fois-là, comme il le dit lui-même à son père, il avait avalé le sabre de travers.
Chose singulière, le départ de Saladin avait laissé un grand vide dans l’existence de Saphir, mais ce vide pouvait s’exprimer par un mot qu’elle ne disait jamais qu’à elle-même : ma mère.
La grande voiture Canada roulait donc sur le chemin de Paris.
Le soleil s’en allait baissant sur la droite de la route, derrière les larges massifs de la forêt de Maintenon. C’était une chaude journée d’été ; une pluie d’orage, qui avait abattu la poussière, laissait de brillantes gouttelettes aux feuillées de ronces qui bordaient les champs.
Mademoiselle Saphir était sur son petit divan, la tête appuyée sur sa main que baignaient les grandes masses de ses magnifiques cheveux blonds. À ses pieds gisait une broderie commencée qui avait glissé de ses genoux.
Elle rêvait, mais non point au hasard et toute seule ; elle rêvait après avoir lu et relu trois lettres fatiguées et froissées qui sans doute avaient pour elle un incomparable intérêt.
Elle les tenait toutes les trois dans sa main mignonne ouverte en éventail et recouvrant à demi un quatrième carré de papier, qui était une carte photographiée.
Ces trois lettres et ce portrait étaient toute son histoire. Il ne lui était pas arrivé autre chose dans sa vie, à part le grand malheur qui la sépara de sa mère.
Aussi je ne sais par quelle association d’idées ce premier chapitre d’un roman enfantin qui, jamais sans doute ne devait avoir un dénouement, la reportait à la pensée de sa mère.
Elle ne savait rien ; elle n’avait rien vu et d’ailleurs les jeunes filles ne rient pas volontiers des naïvetés qui se trouvent dans les déclarations des lycéens. La première missive de M. le comte Hector de Sabran avait été apportée, en grand mystère, à Saphir, le lendemain de la fameuse représentation, par un malheureux enfant qui nettoyait les quinquets du théâtre ; elle ressemblait un peu à la seconde qui ressemblait beaucoup à la troisième, et toutes les trois disaient à la jeune fille qu’elle était belle, charmante, adorable, qu’on l’aimerait à deux genoux, qu’on n’aurait jamais d’autre femme qu’elle.
La troisième contenait le portrait de monsieur Hector, et nous savons que ce jeune gentilhomme n’était pas du tout un menteur, puisqu’il avait fait dans les formes au ménage Canada la demande de la main de mademoiselle Saphir.
Celle-ci n’avait éprouvé aucune espèce de scrupule à recevoir et à lire les lettres ; l’envoi de la photographie l’avait surtout enchantée. Elle n’avait pas remarqué monsieur Hector à la représentation, mais sur le papier il lui plaisait au possible.
Ce fut tout pour le moment, mais il y avait trois ans de cela, et mademoiselle Saphir, qui avait revu Hector une fois, relisait encore les lettres en contemplant le portrait. Le portrait avait embelli.
Et pourtant ce joli monsieur Hector avait donné en quelque sorte le signal d’une ère nouvelle. Comme si beaucoup de gens eussent pris à tâche de l’imiter, à dater de ce moment et tout le long de ces trois années, mademoiselle Saphir avait reçu des quantités incalculables de billets doux et même de madrigaux rimes à la provinciale.
Le ménage Canada n’était pas sans être flatté par cette averse de déclarations. Échalot et sa compagne se disaient : avec les principes qu’on lui avait donnés, elle ne fera pas la cabriole, et l’empressement de la jeunesse autour d’elle est d’un bon augure pour la facilité subséquente de son mariage sérieux.
Mademoiselle Saphir, elle, lisait quelquefois la première ligne des billets doux, mais rarement la seconde et n’allait jamais jusqu’à la signature.
– Hector m’a déjà dit tout cela, pensait-elle.
Et chaque amoureux nouveau lui faisait penser à Hector.
Il y avait dans l’une des missives d’Hector une de ces phrases banales que les jeunes filles prennent à la lettre :
« Quand même un sort cruel, disait le collégien, nous séparerait pendant des années, votre souvenir vivrait toujours dans mon cœur et jamais je ne cesserais de vous adorer. »
Le sort cruel ne les avait réunis qu’une fois depuis trois ans. Ce à quoi s’était occupé le cœur de monsieur Hector pendant ces trois ans, je ne saurais vous le dire, mais il est certain qu’aujourd’hui, par cette tiède et lumineuse soirée d’été, mademoiselle Saphir avait des larmes dans les yeux en contemplant la photographie de monsieur Hector.
Ses lèvres roses, qui s’entrouvraient comme le calice d’une fleur, laissaient tomber des paroles dont elle n’avait point conscience.
Elle disait :
– Paris ! si je retrouvais ma mère à Paris, et s’il connaissait ma mère ! car c’est un comte et ma mère est peut-être une grande dame.
La route de Versailles à Chartres, dans un paysage remarquablement beau, passe sous l’aqueduc de Maintenon, et tout de suite après rencontre une large allée qui conduit en forêt.
Saphir ne regardait pas le paysage. Il est diverses sortes de natures poétiques, ou plutôt l’élément poétique se modifie avec le temps chez les mêmes natures. Saphir n’en était pas encore aux émotions que fait naître la vue d’une belle campagne. Saphir restait prise par les lettres et par le portrait.
Tout à coup un grand bruit de roues se fit dans l’avenue qui descendait en forêt, et juste au moment où l’arche Canada passait au trot solennel de ses percherons, une élégante calèche découverte tourna au galop l’angle de la route.
Dans la calèche, qui portait un écusson timbré de la couronne ducale, il y avait une femme jeune encore et d’une beauté si attrayante que Saphir, pour l’avoir seulement entrevue, bondit à la fenêtre de son réduit.
Auprès de la jeune femme emportée par le galop de ses chevaux et qu’on n’apercevait plus déjà que par-derrière, donnant ses cheveux blonds au vent sous l’abri de son ombrelle blanche, s’asseyait un homme d’un certain âge à la figure fortement basanée, qui se tenait immobile et droit. Ses cheveux très noirs et sa barbe de même couleur étaient chinés de plaques grisonnantes.
Saphir vit tout cela et le remarqua je ne sais pas pourquoi. Elle ne l’aurait pas si bien remarqué si son regard fût tombé tout de suite sur un beau et fier jeune homme à cheval qui caracolait de l’autre côté de la calèche, causant et riant avec la grande dame.
Dès que mademoiselle Saphir eut aperçu ce jeune homme, elle ne vit plus rien ; sa joue devint pâle comme le marbre, ses mains blêmies se joignirent et elle tomba faible sur ses genoux en balbutiant :
– Hector ! c’est Hector !
C’était Hector, en effet, le comte Hector de Sabran.
Il accompagnait, sur la route de Paris, M. le duc et Mme la duchesse de Chaves.
Saladin n’avalait plus de sabres autrement qu’au figuré. Il avait fait ses débuts sur ce grand théâtre où depuis si longtemps il rêvait sa place marquée. Il était – négociant – à Paris.
Les négociants comme lui abondent tellement dans la capitale des civilisations modernes que j’éprouve une sorte de pudeur à spécifier le commerce qu’il faisait.
Il était faiseur comme Mercadet, mais faiseur d’assez bas étage, et n’avait pu jusqu’à présent percer sa coque de coulissier.
Il était connu, pourtant, trop connu aux abords de la Bourse et devant le passage de l’Opéra, où ce Marseillais qui classe les petits loups-cerviers disait de lui :
– Il a du bagou, du feu ; il piaffe bien, mais on dirait toujours qu’il avale des sabres.
Ce Marseillais a donné des surnoms à trente ou quarante diplomates véreux dans Paris. C’est sa spécialité. Le sobriquet d’avaleur de sabres, d’autant plus curieux que personne, sur le boulevard, n’avait connaissance de l’ancien métier de monsieur le marquis, lui resta.
J’avais oublié de dire que Saladin, par une de ces maladresses qui gâtent les habiletés de théâtre et de province, s’était fait marquis.
C’était de trop. Un marquis brocanteur n’inspire de confiance que quand il escamote des millions.
Et Saladin n’en était pas là. Il opérait petitement, demeurait au cinquième étage et n’avait qu’un seul luxe : son valet de chambre.
C’était un valet de chambre assez laid et déjà vieux qui traînait sa livrée trop mûre dans tous les cabarets borgnes du quartier Montmartre. Il était beau parleur, presque autant que son maître, dont il racontait la romanesque histoire à tout venant.
Le jeune marquis de Rosenthal était, selon son éloquent valet de chambre, le rejeton d’une antique famille d’Allemagne. La description du château à tourelles, à donjon et à pont-levis, où monsieur le marquis avait reçu le jour, durait dix minutes.
L’histoire variait souvent dans ses détails, mais le thème restait à peu près celui-ci :
Monsieur le marquis avait eu une jeunesse malheureuse à cause de son amour pour sa mère, illustre Polonaise victime d’un mari prussien. Son père l’avait chassé dès l’âge de quatorze ans, et le jeune Frantz de Rosenthal avait dès lors parcouru l’Europe, soutenu par des envois d’argent qu’il devait à la sollicitude de sa mère. Il avait ainsi perdu tout à fait l’accent allemand, et s’était fait une réputation de brillant cavalier dans diverses cours de l’Europe.
Malheureusement sa mère avait fini par succomber aux cruautés de son méprisable époux, lequel avait coupé les vivres à Frantz de Rosenthal.
– Ce n’est qu’une éclipse momentanée, disait en finissant le valet de chambre qui s’appelait Meyer. Notre bourreau n’est pas immortel, et d’après l’ordre imprescriptible de la nature, monsieur le marquis est appelé sous peu à jouir d’une fortune territoriale supérieure à l’apanage de la plupart des princes.
Je ne voudrais pas affirmer que Paris soit incapable de se laisser prendre encore à des plaisanteries de ce genre : on y vole beaucoup à l’américaine ; mais notre ami Similor, sous son nom tudesque de Meyer, avait gardé à un si haut degré l’accent du vieux gamin de Paris, embelli par l’emphase du bonisseur en foire, que la confiance eût été véritablement sans excuse.
Il avait son genre d’esprit, ce malheureux Similor, il était habile à sa manière, et certes les préjugés ne le gênaient point : mais la chance lui manquait, selon son expression, excepté auprès des dames.
Monsieur le marquis de Rosenthal ne le traitait pas toujours, du reste, avec la déférence qu’on doit à un ancien serviteur. On avait vu le vieux Meyer jeté dehors, après une querelle où il avait soutenu peut-être son opinion un peu trop vivement, passer la nuit à la belle étoile ou dans ces cabarets secourables du quartier des halles qui ne ferment jamais.
Mais il revenait le lendemain matin, et son jeune maître n’avait pas tout à fait mauvais cœur, puisqu’il le reprenait toujours.
D’autres fois, il est vrai, des fournisseurs entrant à l’improviste avaient surpris monsieur de Rosenthal et son Meyer assis à la même table et fumant et trinquant fraternellement.
Il en était ainsi ce soir – un soir du mois d’août 1866 -, au moment où nous entrons dans le domicile modeste où végétait monsieur le marquis, en attendant l’immense héritage de ses pères.
C’était une chambre mansardée, située dans la rue Neuve-Saint-Georges et meublée assez proprement. Deux autres petites chambres complétaient un appartement de sept cents francs par an, sur le loyer duquel monsieur le marquis devait trois termes.
La table était servie, c’est-à-dire qu’il y avait sur un journal financier, servant de nappe, diverses bribes de charcuterie, un morceau de fromage, du pain et deux litres de vin sans bouchons.
Meyer-Similor mangeait, le marquis Saladin de Rosenthal se promenait lentement de long en large, les mains croisées derrière le dos.
C’était maintenant un homme de vingt-huit à trente ans, mais sa taille grêle lui gardait une apparence plus jeune ; il était de ceux qui, plutôt grands que petits, n’ont pas l’air d’atteindre à la taille moyenne. Bien des gens l’auraient trouvé fort joli garçon ; il avait des cheveux abondants, d’un noir luisant, qui coiffaient bien un front assez vaste et plus blanc que l’ivoire. Son nez était droit et mince, sa bouche trop large avait une certaine grâce dans le sourire, mais le regard de ses yeux, ronds comme ceux des oiseaux, produisait un effet pénible, aussi bien que la blancheur, particulière de sa peau, où nulle trace de barbe ne paraissait.
Quant à Similor, c’était toujours le même bonhomme à la physionomie naïve et futée, tout en même temps, et imperturbable dans le solide contentement qu’il avait de soi-même.
– Vois-tu, petiot, disait-il en broyant vigoureusement sa nourriture, rien ne m’ôterait de l’idée que tu as du talent, puisque tu es mon fils naturel, mais tu as manqué ton coup dans Paris depuis trois ans et plus, c’est certain. Nous sommes brûlés sans avoir travaillé ; les gens me rient au nez quand je reprends la guitare de ta noble origine. Aurait mieux valu se faire tout uniment petit bourgeois et ne pas rester manchot.
Saladin arrêta sa promenade et fixa sur lui ses yeux ronds avec une expression de sincère mépris.
– J’ai mon idée, prononça-t-il tout bas.
Similor siffla un verre de vin bleu et se permit de hausser les épaules.
– J’ai mon idée, répéta Saladin qui fit un pas en avant. Il y a des gens forts, et il y a des mazettes, c’est connu. Tu as fait mille et un coups dans ta vie et tu es le dernier des derniers. Pourquoi ?
Similor se redressa et ouvrit la bouche pour protester.
– Tais-toi ! ordonna rudement Saladin. Tu as de l’esprit comme ceux de ton temps, pour dire des niaisoteries et faire rire les imbéciles ; moi je suis de mon époque : un homme sérieux ; je ne ferai jamais qu’une affaire, et cette affaire-là sera ma fortune.
Il tourna sur ses talons et se remit à marcher.
Similor, sans perdre une bouchée, le suivait du coin de l’œil. Sa physionomie était à peindre. On y eût trouvé de l’humilité parmi son orgueil et, au milieu de son mépris pour ce fanfaron qui venait de perdre trois années à s’efforcer vainement, je ne sais quelle attente involontaire et mystérieuse où il y avait une pointe d’admiration.
Il pensait :
– Étant tout petit, il avait des trucs étonnants, et si tout de même c’était la vérité qu’il manigance un grand mystère ! N’empêche, reprit-il tout haut, que si on n’avait pas eu l’annuité des Canada, on se brosserait le ventre.
– On a l’annuité des Canada, répondit froidement Saladin, et c’est par moi qu’on l’a. Leur maison est solide ; le mois dernier, au lieu de cent francs, j’ai touché vingt louis.
Similor enfla ses joues.
– Et ça me passe sous le nez, alors, s’écria-t-il, quoique la rente soit due surtout à l’amitié de Damon et Pythias qui m’unissait à Échalot anciennement.
Saladin, au lieu de répondre, vint prendre sa place à table, et se versa un demi-verre de vin.
– J’ai causé avec mademoiselle Saphir aujourd’hui, dit-il négligemment.
Similor bondit sur sa chaise.
– Ils sont à Paris ! s’écria-t-il.
– Depuis quatre jours, répliqua Saladin.
– Et tu le savais !
– Tu sais bien que je sais tout, bonhomme.
– Et tu ne le disais pas !
– Tu sais bien que je ne te dis jamais rien.
Il but son verre à petites gorgées, et le reposa sur la table avec un geste de profond dédain.
– Ça ne vaut pas le Johannisberg que nous buvions chez le margrave, mon illustre père, dit-il en riant. J’ai proposé à Saphir une bonne place.
– Celle-là n’a pas besoin de toi, riposta Similor ; elle gagnera toujours ce qu’elle voudra.
Saladin essuya un coin de table avec le journal financier et s’accouda.
– Papa, dit-il, si tu avais un peu plus d’intelligence, tu me serais très utile, car tu as bonne volonté ; c’est l’éducation qui te manque, et le sérieux : je ne ferai jamais rien de toi. Mais il y des moments, pas vrai, reprit-il avec plus d’animation, où l’on a besoin de s’épancher avec n’importe qui ou n’importe quoi…
– On parlerait à son chien ! interrompit Similor amèrement. J’ai vu dans les pièces de théâtre bien des enfants dénaturés, mais jamais un de ta force, petiot.
L’œil d’oiseau de Saladin était fixé sur lui avec une complète sérénité.
– Tais-toi, fit-il encore, on a un cœur. Quand j’aurai les millions, tu seras mon concierge pour le restant de tes jours.
Similor emplit son verre jusqu’au bord.
– Allons, dit-il, étouffant un soupir et faisant de son mieux pour sourire, tu es drôle tout de même, petiot, et j’avais aussi à ton âge le caractère d’un damné farceur. Attrape seulement les millions et puis nous verrons. Quelle place as-tu offerte à mademoiselle Saphir ? Saladin réfléchissait.
– C’est une histoire à compartiments, murmura-t-il. Faut des mathématiques pour s’y retrouver, par moments. J’ai mon idée, claire comme un soleil, et puis il y a tant et tant de détails que tout à coup je m’y perds. On mange mal ici, c’est vrai, on boit de la piquette et on est logé comme des Auvergnats…
– En plus qu’on doit le loyer, insinua Similor.
– En plus qu’on doit le loyer, répéta Saladin, et pourtant j’ai arraché aux Canada, depuis trois ans, une quantité de dents qui t’étonnerait, ma vieille. En plus encore, sous l’apparence du chou blanc, j’ai réussi pas mal de brocantage dont le produit n’est pas entré à la maison.
– Où donc qu’il est le produit ? demanda Similor, est-ce que tu aurais une affection en ville ?
Son regard, qui raillait cette fois, caressait la joue imberbe de monsieur le marquis. Celui-ci ne broncha pas et répondit :
– Je ne sais pas trop si j’aime mademoiselle Saphir, ou si je la déteste. Depuis que le monde est monde, il n’y a jamais rien eu de si beau que cette gamine-là. La place que je lui ai offerte, la voici : fille d’une duchesse.
– Duchesse ! comme nous sommes marquis ?
– Fille unique d’une vraie duchesse avec plusieurs centaines de mille de livres de rentes.
– Et elle a refusé ? demanda Similor sans trop d’étonnement.
– Elle a refusé !
– Parce qu’il aurait fallu épouser quelqu’un que je connais bien ?
– Peut-être. Cette fille-là est aussi bête que belle. Si j’avais pu lui dire mon secret tout entier, je l’aurais eue à mes genoux… mais voilà tantôt quatorze ans que je monte ma mécanique, mon affaire, ma seule affaire, qui a commencé par les cent francs que tu m’as volés comme un imbécile, et qui finira par des coffres pleins d’or pour moi tout seul.
Saladin s’arrêta ; à vue d’œil, Similor devenait de plus en plus attentif.
– Cause, petiot, cause, dit-il humblement en voyant que monsieur le marquis ne parlait plus. Épanche-toi. Tu viens de le dire, à moins que ce ne soit moi : c’est comme si tu bavardais avec ton chien. Je serai discret à l’égal de la tombe.
D’un geste théâtral Saladin piqua son doigt au milieu de son front.
– Tout est là, dit-il. C’est réglé comme un papier de musique : les tenants, les aboutissants, le dessus, le dessous, je tiens l’opération dans ma poche !
Similor rapprocha son siège, mais Saladin qui le couvrait de son regard fixe et effronté ajouta :
– Ce serait de l’hébreu pour toi ; tu n’es pas de force à me comprendre.
Il y eut un silence pendant lequel Similor but deux bons verres de vin pour noyer sa rancune.
– Des fois, dit-il ensuite en tournant ses pouces, on ne mérite pas intégralement tout le mépris qu’on inspire. Je ne demande pas à être employé dans tes hauts calculs polytechniques, mais, s’il y avait un bout de rôle à trousser avec adresse, j’en ai, je crois, la capacité. Il est sûr que tu as ton idée, petiot ; tu viens de te révéler à ton père sous un aspect nouveau et intéressant. Je devine que la mère de mademoiselle Saphir est en jeu.
Saladin, à ce dernier mot, lui lança un regard si aigu que Similor éprouva comme un choc électrique.
– Touché ! pensa-t-il. Un joli coup droit.
Il ajouta modestement :
– Voilà ! En dehors de laquelle appréciation je n’y vois goutte, petiot, et tu gardes la totalité de ton secret.
L’expression de crainte qui était dans les yeux de Saladin s’effaça peu à peu. Sans doute il avait fait un retour sur lui-même, mesurant avec orgueil l’immense supériorité qui le séparait de son père. Il prit un air majestueux et clément.
– Papa, dit-il, je ne prétends pas que tu sois incapable de me donner un coup d’épaule à l’occasion. J’ai préparé l’affaire tout seul, largement et complètement, mais pour l’exécution il me faudra des aides, et c’est toi qui me les fourniras.
– Bravo ! s’écria Similor.
Monsieur le marquis lui tendit la main avec bonté au travers de la table.
– As-tu conservé des relations avec les Habits Noirs ? demanda-t-il en baissant la voix malgré lui.
– Non, répondit l’ancien saltimbanque, j’ai cherché et je n’ai pas trouvé. J’ai idée que la confrérie est allée à vau-l’eau.
– Tu te trompes, murmura monsieur le marquis.
Pour le coup, les yeux de Similor exprimèrent une surprise franchement admirative.
– Est-ce que tu serais là-dedans, toi, petiot ? balbutia-t-il d’une voix émue.
– J’ai cherché, moi aussi, répliqua Saladin, et j’ai trouvé. Tu n’as pas beaucoup contribué à mon éducation, papa ; mais dans tout ce que tu disais il y avait du moins une chose que j’écoutais. Ce qui regarde l’histoire du Fera-t-il jour demain[1] est resté gravé dans ma mémoire. Il y avait une idée, une forte idée, et il y avait des hommes aussi dans cette entreprise. Je sais l’histoire du Colonel mieux que toi, maintenant, et c’était un gaillard ; quant à monsieur Lecoq, on ne rencontre pas souvent son pareil.
– Ceux-là sont morts, dit Similor.
– Il y a longtemps, poursuivit monsieur le marquis, et c’est dommage. Tu me demandais tout à l’heure à quoi j’ai dépensé mes bénéfices ? Il m’en a coûté bon pour retrouver ceux qui restent, car l’association a bien baissé et se cache, depuis la catastrophe de l’hôtel de Clare[2].
– J’étais là-dedans ! murmura vaniteusement l’ancien saltimbanque.
– Ils ont l’air de peloter en attendant partie, reprit Saladin, mais l’association reste organisée comme autrefois. Le Père-à-tous est maintenant le vicomte Annibal Gioja des marquis Pallante.
– Connu, dit Similor. Pas fameux ! Et les membres de la grande vente ?
– Comayrol…
– Connu !
– Jaffret…
– Le bon Jaffret qui donne de la mie de pain aux petits oiseaux !
– Le Dr Samuel, le fils de Louis XVII…
– Et puis ? fit Similor voyant que monsieur le marquis s’arrêtait.
– Et puis moi ! dit tout bas Saladin après un silence. L’ancien saltimbanque se dressa comme un ressort et tendit ses mains en avant dans une dévote attitude.
– Cela n’est pas encore, poursuivit Saladin en souriant, mais il faut que cela soit : cela sera. Va me chercher une voiture, s’interrompit-il, ma tête s’échauffe et j’ai besoin de prendre l’air. Je veux, en outre, te dire quelque chose ; tu viendras avec moi.
– Moi ! murmura Similor, plus content qu’un hobereau du temps de Louis XIV qu’on eût fait monter dans les carrosses du roi ; avec toi, petiot !
– Va ! au galop.
Similor descendit les étages quatre à quatre, et Saladin se mit à parcourir la mansarde à grands pas. Il s’arrêtait chaque fois qu’il passait devant une petite glace, pendue entre les deux fenêtres, et s’y regardait en prenant des poses d’orateur.
– Les Canada sont à l’Esplanade pour les fêtes du 15 août, dit-il dès qu’il fut assis sur la banquette d’un coupé de place à côté de son « papa » : je suis allé de ce côté deux fois voir si ma tête est bien faite et si ma nouvelle tenue me change suffisamment.
– Avec un rien de moustache…, commença Similor.
– À quoi bon ? interrompit monsieur le marquis. J’ai passé trois fois devant Cologne, j’ai allumé mon cigare à la pipe de Poquet, et ils ne m’ont pas reconnu.
– Et mademoiselle Saphir ?
– J’ai trouvé mademoiselle Saphir comme elle sortait de la messe basse à Saint-Pierre-du-Gros-Caillou ; je lui ai offert mon bras, elle m’a dit : « Passez votre chemin. » Je me suis nommé. Elle m’a regardé par deux fois, puis elle a murmuré : « Vous êtes bien changé depuis le temps ! » Je crois qu’elle avait quelque chose pour moi malgré tout, et que nous sommes tous les deux de même, ne sachant pas si nous avons envie de nous embrasser ou de nous mordre. Je lui ai défilé mon chapelet : des choses claires comme le jour et qui auraient séduit une momie. Elle m’a laissé aller jusqu’au bout, et puis elle m’a quitté le bras en me disant encore : « Passez votre chemin… »
Il soupira et ajouta :
– Ça vient de ce que je n’ai pas pu lui lâcher le secret tout entier.
Il était environ huit heures du soir. La voiture descendait vers les boulevards. Saladin posa sa main sur le bras de Similor et lui dit :
– Toi, tu vas comprendre ça : il y a dans Paris une femme à qui j’ai volé son enfant pour cent francs ; elle était dans ce temps-là très pauvre et pour ravoir sa fille elle ne pouvait donner que son sang.
– Et tu n’avais pas besoin de son sang, dit Similor en affectant de railler.
– Tais-toi, dit pour la troisième fois le jeune homme, dont la voix tremblait d’émotion, le hasard arrange des machines qu’on n’inventerait pas. La femme dont je parle a épousé un duc dix fois millionnaire. Depuis quatorze ans, dans la sphère nouvelle où la fortune l’a placée, elle n’a pas passé une heure sans songer à sa fille, sans chercher sa fille, sans promettre à Dieu, aux saints et aux hommes sa richesse et sa vie en échange de sa fille ! C’est une passion, c’est une folie qui grandit avec le temps.
– Et Saphir est sa fille ? demanda l’ancien saltimbanque qui ne respirait plus.
Le fiacre avait traversé le boulevard et s’engageait dans la rue de Richelieu. Au lieu de répondre, Saladin donna l’ordre au cocher d’arrêter.
– Si j’avais dit à Saphir : vous êtes sa fille, murmura-t-il, je n’avais plus rien pour la tenir… Non, j’ai dû chercher autre chose.
Il descendit et Similor le suivit.
Tous deux s’arrêtèrent devant un magasin de modes, situé non loin de la rue Saint-Marc.
– Regarde, dit Saladin, la troisième jeune personne à droite… la blonde… la vois-tu ?
– Je la vois.
– À qui ressemble-t-elle ?
Similor hésita un instant, mais, la jeune fille ayant levé les yeux de son ouvrage pour regarder aux carreaux, il frappa ses mains l’une contre l’autre, et s’écria :
– Parole sacrée ! elle ressemble à mademoiselle Saphir !
Saladin lui serra le bras fortement, et dit :
– Rentrons à la maison, ma vieille, j’avais peur de me tromper. Maintenant l’affaire est dans le sac, et nous sommes riches.
Nous n’avons pas d’autre prétention que d’offrir Saladin au lecteur comme un animal très curieux, pris sur le fait avec ses côtés défaillants et ses côtés puissants. Il venait de la foire, ce pays joyeux et gouailleur ; il n’était ni gouailleur ni joyeux.
Ces bonnes gens à l’aspect grotesque à qui nous avons coutume de jeter en passant un regard distrait et dédaigneux vivent dans un milieu pauvre, mais qui participe à la féerie. Neuf sur dix parmi eux croient pour un peu à leurs paillettes.
Saladin ne croyait à rien, et cependant il subissait avec une certaine énergie l’effet rétrospectif de l’oripeau. Il avait gardé, il devait garder toujours cette puérile vanité qui est un peu la maladie de tous les comédiens. Vous l’eussiez passé à la lessive sans lui enlever l’emphase qui est l’éloquence même des tréteaux.
Il se croyait pétri d’esprit et ne se trompait pas tout à fait ; il avait du moins l’esprit d’intrigue au plus haut degré, la patience et la volonté.
C’était un petit homme, mais il y avait en lui quelque chose de tranchant comme l’éperon qui taille le chemin des navires dans les glaces.
Soit pendant qu’il était encore dans l’établissement Canada, soit depuis qu’il l’avait quitté, le travail solitaire opéré par lui peut sembler énorme, malgré son résultat incomplet. Il s’était fait à lui-même une éducation, mal dirigée sans doute et mal conduite, mais qui comprenait, en somme, tout ce qu’un civilisé doit savoir. Il était allé plus loin, ne doutant de rien comme tous ceux qui n’ont pas la plus légère idée des choses, il s’était imaginé qu’on pouvait connaître le monde en regardant autour de soi. Cette vérité que le monde n’est visible que d’un certain point, sous un certain angle et à travers un certain milieu, échappe à beaucoup de gens plus expérimentés que Saladin.
J’ai lu parfois dans les livres des descriptions de salons qui semblaient avoir été écrites en foire.
La prétention principale de Saladin, après tant d’efforts, était d’être un homme accompli au point de vue du monde. Il se comparait en lui-même à Alcibiade, pouvant parler toutes les langues et jouer tous les rôles ; et, comme il s’observait lui-même sans cesse, il mesurait avec orgueil les différences de son langage quand il causait avec Similor, par exemple, ou quand il posait en sorcier dans le boudoir de Mme la duchesse de Chaves – car Saladin avait franchi le seuil d’une grande dame, et il était sorti vainqueur de cette épreuve.
L’aplomb consiste à ne pas voir les ridicules qu’on a. La timidité n’est qu’une clairvoyance plus ou moins exagérée qui donne à la vanité malade les apparences de la modestie, Saladin déguisé purement et simplement en homme du monde n’eût été qu’un comique d’assez bas étage, mais Saladin trouvant l’occasion de jouer au rose-croix bénéficiait de son ridicule même.
Les grandes douleurs sont crédules, les grandes passions sont superstitieuses. En face d’elles, il n’est souvent rien de tel que d’avaler des sabres. Tous les charlatans savent cela.
Il y a d’ailleurs dans le monde des choses plus faciles à exécuter par un sauvage que par un homme du monde, par cette raison toute simple que les aveugles ne sont jamais sujets au vertige.
Saladin devait réussir ; il n’avait aucune des fantaisies qui allongent la route, aucun des besoins qui barrent le chemin. Il était très sobre, et ce frémissement qui fait vibrer la jeunesse à l’aspect d’une femme lui était complètement inconnu. Il n’allait pas par sauts et par bonds, son allure était l’amble qui dure, et il avait pour se tenir en haleine cette fièvre froide des vrais avares qui n’ont d’autre but que la possession même.
Saladin désirait l’argent pour l’argent ; c’était un calculateur étroit, un ambitieux sage qui voulait amasser d’abord, pour arrondir ensuite son pécule, le doubler, le tripler, et ainsi de suite.
Ces avares naïfs deviennent rares ; ils sont dangereux en ce qu’ils grattent leur trou avec une lenteur acharnée, comme le ver qui a raison du bois le plus dur ou la vrille qui perce jusqu’au fer.
Sa force était dans ce fait énoncé par lui-même et qui résumait l’exacte vérité : il n’avait jamais eu qu’une idée depuis l’âge de raison. Il suivait une affaire, romanesque au début, mais à laquelle sa persistance donnait une base réelle. Il avait travaillé en vue de cette affaire et non pas pour autre chose. Sa conduite vis-à-vis de mademoiselle Saphir, calculée avec une audacieuse prudence, se rapportait à son affaire. Dans les premières années qui suivirent l’enlèvement de Petite-Reine et alors que personne ne faisait attention à lui, il avait trouvé moyen de quitter plusieurs fois la baraque et de pousser des pointes jusqu’à Paris, accomplissant pour cela de véritables voyages.
C’était ici son élément : la petite ruse, le travail de furet. Il avait battu le quartier Mazas pouce à pouce, et, bien sûr de n’être pas reconnu, il était parvenu à savoir, par les voisins, par madame Noblet, par les bas employés du bureau de police, tout ce qui se pouvait apprendre au sujet de la Gloriette : son nom, le genre de vie qu’elle avait mené, son départ mystérieux, et jusqu’au nom, que personne ne savait, de l’homme qui l’avait enlevée.
Ceci était le principal, et c’était un chef-d’œuvre d’induction. Saladin avait un souvenir très vif de l’étranger qui l’avait arrêté au guichet de la rue Cuvier le jour du vol de l’enfant. D’après les récits des voisins, il ne doutait pas que cet homme fût l’auteur de l’enlèvement. Pour savoir son nom, il dépensa une semaine et tout l’argent qu’il avait à désaltérer le garçon de bureau du commissaire. Celui-ci ne pouvait lui apprendre ce qu’il ignorait lui-même, mais, à force de l’interroger, Saladin finit par tomber sur le mot de l’énigme.
Il y avait un homme qui avait proposé des primes pour activer la recherche de l’enfant, et cet homme s’appelait le duc de Chaves.
Saladin ne demanda plus rien et cessa de rôder dans le quartier Mazas.
Depuis lors il s’assit en face de cet unique problème : retrouver le duc de Chaves. Ses premières investigations le convainquirent d’un fait qu’il avait deviné : le duc de Chaves était puissamment riche.
Mais il avait quitté la France avec toute sa maison au mois de mai 1852, et Saladin, malgré toute sa diplomatie, n’avait aucun moyen d’explorer le Nouveau Monde où monsieur le duc s’était rendu.
Il patienta sans abandonner un seul instant son rêve. Le temps remplace l’outil. Un prisonnier peut desceller une pierre de taille avec un clou et couper un barreau d’acier avec un cheveu, s’il y met le temps.
La confrérie des artistes en foire, sans être organisée comme celle des francs-maçons, a des tenants et des aboutissants qui allongent parfois son pauvre bras jusqu’aux confins de l’univers. Tel hardi virtuose du trapèze traverse parfois l’océan, et l’homme à la poupée alla, dit-on, une fois jusqu’à la Nouvelle-Galles du Sud porter aux Australiens le bienfait de la ventriloquie.
Après des années de vains efforts, Saladin eut tout d’un coup les renseignements les plus complets sur cet inconnu, ce grand du Portugal de première classe, ce duc, parent de la maison royale de Bragance, dont il avait tout bonnement résolu de se constituer l’héritier.
Monsieur le duc de Chaves était marié en secondes noces à une Française qui avait le mal du pays. Il prenait ses mesures pour opérer la vente des immenses domaines qu’il possédait au Brésil, dans la province de Para, et songeait à revenir en Europe.
Ce fut un jour solennel dans la vie de Saladin ; l’horizon fantastique de son plan se rapprochait à vue d’œil. Dans le paroxysme de sa joie il commit sa première et sa dernière imprudence.
Jusqu’alors il avait agi sur le cœur et l’imagination de Saphir au moyen de leviers, parfaitement appropriés à l’état intellectuel de la jeune fille. Ce n’était pas un amoureux que cet utilitaire Saladin, mais c’aurait pu être un suborneur, s’il y avait vu son intérêt. Son affaire se présentait à lui, en ce temps-là sous la forme d’un mariage entre lui et l’héritière unique de monsieur le duc de Chaves. Pour en arriver là, il fallait se faire aimer ; Saladin n’en était pas à entamer cette besogne, et s’il n’avait pas choisi pour entraîner sa future amante des lectures plus enflammées que les pages enfantines écrites par le citoyen Ducray-Duminil, c’est qu’il était prudent d’abord, et qu’ensuite il n’était pas très fort en littérature.
N’oublions pas d’ailleurs qu’il s’attaquait à une enfant, et qu’entre tous les produits du génie humain, Alexis ou la Maisonnette dans les bois, Victor ou l’Enfant de la forêt et autres sont les plus propres à exalter les imaginations naïves dans la question des mères perdues et retrouvées.
Saladin était, comme tous les mauvais sujets honoraires, timide et gauche, par conséquent brutal, quand il se contraignait lui-même à montrer de la hardiesse.
Souvenons-nous en outre qu’à l’âge de trente ans il ne devait point avoir de barbe.
Tant qu’il parla de la sainte que Saphir voyait en rêve, de la mère vaguement adorée, il fut éloquent et Saphir l’écouta avec des larmes dans les yeux ; quand il voulut plaider pour lui-même, il devint imprudent, et une terreur instinctive s’empara de la fillette.
Nous savons le reste ; Saphir s’enfuit hors de sa cabine et vint se mettre sous la protection du couple Canada.
Mais c’est ici que la véritable valeur de notre héros se révèle.
La situation se présentait dure, honteuse, insoutenable ; tout autre eût courbé la tête, Saladin la redressa.
– Il s’agit d’avaler un sabre, dit-il à Similor ému par la solennité de la convocation ; papa Échalot et la Canada veulent nous faire des misères, c’est l’occasion d’entreprendre un voyage dans la capitale avec argent de poche et pension viagère que je me charge d’obtenir. Fais le mort, c’est moi qui ai la parole.
Similor était subjugué ; il fit le mort et nous avons vu comment Saladin conquit une somme de mille francs avec une rente de cent francs par mois.
À Paris, Saladin attendit bien plus longtemps qu’il ne l’avait craint. Le duc et la duchesse de Chaves étaient revenus en Europe, mais, par un caprice singulier dont le lecteur devinera les motifs, la duchesse entraîna son mari dans un voyage sans fin à travers nos provinces. Ils faisaient leur tour de France, allant de ville en ville comme des compagnons du devoir.
Saladin, qui ne se doutait pas de cela, fouilla Paris pendant trois ans, stupéfait de ne trouver aucune trace. Il fit comme ces généraux habiles et prudents qui emploient les heures de l’attente à fortifier leurs positions ; c’était un Wellington que ce Saladin, et le précautionneux héros de l’Angleterre eût admiré les lignes et les défenses qu’il traça autour de son affaire.
Son affaire changea du reste dix fois d’aspect et de tournure, bien que ce fût toujours la même affaire. Il la fit virer sur son axe, il la considéra sous vingt jours différents, il la posséda si absolument qu’en bonne conscience les millions de monsieur de Chaves ne pouvaient lui échapper sans injustice.
Il ne s’agissait plus que de rencontrer l’ennemi. Voici comment Saladin trouva enfin l’occasion d’en venir aux mains.
Il faisait à la Bourse, en qualité de coulissier pour une somnambule supra-lucide qui demeurait rue Tiquetonne et qui se nommait madame Lubin. L’affluence des somnambules aux environs de la rue Tiquetonne est un des plus curieux mystères de Paris.
Un matin, madame Lubin l’accosta, radieuse, sous les grands arbres de la place de la Bourse, et le chargea d’une série d’opérations en lui disant :
– J’ai déniché une dame qui a égaré un petit bracelet de trente sous, et ça me vaudra ma richesse.
Saladin, toujours en présence de son idée fixe, resta frappé de ce mot. Le soir, entre chien et loup, il alla chez la somnambule sous prétexte de lui rendre compte de ses achats et ventes.
La bonne femme était encore tout occupée de son aubaine.
– L’affaire est belle, dit-elle, quoique la dame soit venue en fiacre avec une manière d’échappé de collège, un mignon garçon, ma foi ! nous avons des personnes qui ne détestent pas la jeunesse. Mais celle-ci est si jolie, si jolie !… Vous savez, pas d’âge, entre vingt-huit et trente-huit ; on ne sait pas. Le jouvenceau s’appelle le comte Hector de Sabran.
– Et la dame ? demanda Saladin à qui l’échappé de collège importait peu.
– Nisquette ! répondit madame Lubin ; ça ne donne pas volontiers son nom et son adresse. On doit revenir dans trois jours, et si j’avais quelque chose de nouveau auparavant, je dois le faire savoir au petit comte Hector, Grand-Hôtel, appartement n° 38. On a laissé trois louis.
Quand Saladin se trouva seul dans la rue après avoir quitté madame Lubin, il était ému comme à l’approche d’un grand événement. Il rentra chez lui et passa une nuit blanche à creuser son affaire, semblable à l’avocat qui repasse ses dossiers la veille de l’audience.
Le lendemain matin il sortit avec Similor, qui le questionna en vain sur sa préoccupation. Il ne lui dit pas une parole jusqu’à l’angle du boulevard et de la rue de la Chaussée-d’Antin. Arrivé là, il lui mit la main sur l’épaule.
– C’est pour monter une petite mécanique, commença-t-il d’un air dégagé. Ce n’est pas grand-chose, mais il faut que ce soit mené joliment. Tu vas entrer au Grand-Hôtel, ici près, et tu vas demander monsieur le comte Hector de Sabran.
– Monsieur le comte Hector de Sabran, répéta Similor pour se mettre le nom dans la tête.
Saladin lui tendit un carré de papier où il avait écrit lui-même : Comte Hector de Sabran, Grand-Hôtel.
– Ce jeune homme, continua-t-il, est au n° 38, tu frapperas à sa porte. Si c’est lui qui t’ouvre, tu lui diras : « Est-ce à monsieur Ginguenot que j’ai l’honneur de parler ? »
– Comme dans les vols au bonjour ? interrompit Similor.
– Juste ! Mais c’est une opération de commerce en tout bien tout honneur. Si c’est au contraire un domestique qui se présente, tu demanderas monsieur le comte.
– Tiens, tiens, dit Similor, pourquoi ça ?
– Parce qu’il faut que tu voies monsieur le comte en personne ; ta mission n’a pas d’autre but que de le bien voir pour le reconnaître plus tard.
– Tiens, tiens, répéta Similor, tu m’intéresses… après ?
Saladin poursuivit :
– On te fera entrer, tu regarderas le jeune homme, tu prendras l’air bien étonné et tu diras : Pardon, ce n’est pas vous, c’est monsieur le comte Hector que je demande.
– Il me répondra : « Mais c’est moi qui suis le comte Hector ! »
– Et tu riposteras : « Alors, je suis volé ! » Tu tireras ta révérence et tu disparaîtras, à moins qu’on ne te demande des explications.
– Auquel cas, s’empressa de dire Similor, j’expliquerai comme quoi un particulier est venu à la boutique acheter ceci ou cela en se faisant passer pour monsieur le comte. Ça n’est pas malin, après ?
– C’est tout. Marche.
Similor entra sous la voûte du Grand-Hôtel. Saladin avait eu soin de lui faire faire toilette, et d’ailleurs le Grand-Hôtel n’est pas à l’abri de recevoir de temps en temps quelques figures hétéroclites.
Saladin croisa sur le boulevard en l’attendant.
Au bout de dix minutes, Similor revint avec cet air triomphant qu’il avait même les jours où il était battu.
– Fait ! fit-il. Monsieur le comte Hector est un jouvenceau très joli, qui a été bien fâché quand il a su qu’on avait levé chez nous trois paires de bottes vernies à son nom.
– Tu es bien sûr de le reconnaître ?
– Quant à ça, oui.
Saladin le fit asseoir sur un banc en face de l’entrée du Grand-Hôtel, et s’y plaça près de lui.
– Veille aux voitures qui vont sortir, dit-il.
Après une demi-heure d’attente, un jeune homme très élégant sortit de l’hôtel, non pas en voiture, mais à pied.
– Voilà ! dit aussitôt Similor ; pas vrai qu’il est mignon, monsieur le comte ?
Il voulut se lever, Saladin l’arrêta. Ce fut seulement lorsque Hector de Sabran eut fait une cinquantaine de pas en remontant vers la rue de la Chaussée-d’Antin que Saladin commença à le suivre, en disant :
– Quand même il faudrait le filer toute la journée, on saura ce qu’on veut savoir.
La première étape ne fut pas longue ; monsieur le comte se rendit tout simplement au café Désiré pour lire les journaux et prendre son chocolat.
Saladin était tout guilleret. Comme Similor, dont la curiosité s’exaltait, demandait des explications avec insistance, Saladin lui toucha la joue paternellement et lui dit :
– Ma vieille, c’est une invention délicate et de longueur ; on versera plus tard dans ton sein les confidences indispensables. En attendant, tu as un rôle, sois à la hauteur de la mission que je vais te confier.
La mission consistait à faire le tour du pâté de maisons pour se poser en sentinelle à l’autre entrée de la maison Désiré, dans la rue Le Peletier, tandis que Saladin resterait à la porte donnant sur la rue Laffite.
– Comme ça, dit-il, on ne pourra pas le manquer. Voilà la consigne : s’il sort de ton côté, tu le files, quand même il irait aux antipodes ; tu marques toutes les maisons où il s’arrêtera, et tu viens me faire ton rapport.
– Mais à quoi peut-il nous être bon, ce jeune premier-là ? demanda Similor.
– Tu le sauras un jour, et ce sera ta récompense : au galop !
Monsieur le marquis de Saladin, resté seul, se promena de long en large sur le trottoir opposé. Les coulissiers, ses honorables confrères, qui abondent dans ce quartier, le reconnurent sans doute, mais respectèrent sa méditation, pensant :
– Il avale un sabre pour son déjeuner, le marquis ! Ce ne sera pas encore demain qu’il fera concurrence à la maison Rothschild.
Saladin ne rêvait peut-être pas de faire jamais concurrence à la maison Rothschild, mais son imagination agréablement surexcitée lui montrait un coffre-fort large, profond et solide, tout plein de rouleaux d’or et de billets de banque, protégé par la plus compliquée de toutes les serrures de sûreté.
Après une heure d’attente, pendant laquelle son estomac à jeun lui parla plusieurs fois, il vit sortir un garçon de la maison Désiré qui courut chercher un coupé sur le boulevard. Le coupé était pour monsieur le comte qui laissa le restaurant, frais et dispos, après avoir pris son chocolat.
Le coupé tourna l’angle du boulevard et trotta vers la Madeleine.
– Papa va dinguer, se dit Saladin, mais c’est un détail. Ce qui m’afflige c’est de ne pas pouvoir user ses jambes au lieu des miennes.
Il ne fallait pas penser à avertir Similor. Le cheval du coupé était par hasard un trotteur passable, et tout ce que put faire Saladin ce fut de ne le point perdre de vue.
Il était maigre, ce Saladin, il avait de longues jambes effilées comme celles d’un cerf, et une haleine à rester trois minutes sous l’eau. Quand le coupé s’arrêta, à une demi-lieue de là, devant la porte d’un magnifique hôtel du faubourg Saint-Honoré, c’est à peine si Saladin avait au front quelques gouttes de sueur.
Monsieur le comte paya le coupé et disparut derrière les ventaux de l’élégante porte cochère qui se referma.
Le cœur de Saladin n’avait pas battu pendant sa course, mais, à ce moment, il s’agita doucement.
– C’est de la chance ! se dit-il, je parierais trois francs que je suis tombé du premier coup sur le nid de l’oiseau !
Il regarda l’hôtel attentivement. C’était une de ces splendides demeures, bâties entre cour et jardin, dont la façade regarde le faubourg et qui déploient sur l’avenue Gabrielle leur arrière-face plus riche encore.
Je ne sais pourquoi Saladin songea :
– C’est tout près de l’hôtel de Praslin, où il y eut un duc qui tua une duchesse.
Comme il pensait cela, un homme le heurta en passant.
Saladin ôta son chapeau et s’écarta, car il était prudent et poli. L’homme qui l’avait heurté ne le vit même pas. C’était un personnage de haute taille, très brun de poil et de peau, mais ayant déjà dans sa barbe et dans ses cheveux des touffes grisonnantes.
Beaucoup de gens vous diront que la richesse se devine indépendamment du costume ou de tout autre signe extérieur, y compris la distinction du visage et de la tournure. Il y a plus, ce signe subtil qui est comme la couleur ou l’odeur de la richesse est souvent le contraire absolu de la distinction.
Saladin aurait parié que ce personnage au teint de bistre était pour le moins millionnaire.
Celui-ci entra dans une allée qui faisait face au magnifique hôtel et s’y cacha maladroitement, comme ces barbons de comédie qui jouent le rôle d’espion en laissant voir à tous, les fils blancs dont sont cousues leurs finesses.
Saladin n’était pas un esprit romanesque, tant s’en faut ; il repoussa l’idée trop commode que cet homme pouvait bien être le fameux duc qui lui avait donné une pièce de vingt francs au guichet de la rue Cuvier. C’eût été à son sens un bonheur excessif que de tomber ainsi du premier coup en plein milieu d’un drame qui aurait troublé si favorablement l’eau où il se proposait de pêcher.
Et pourtant ses vagues souvenirs s’éveillaient : il est certain que l’homme du guichet de la rue Cuvier, l’homme qui avait offert des primes aux agents de la police pour retrouver Petite-Reine, le duc de Chaves enfin, le mari actuel de la Gloriette, avait cette peau de bistre et cette barbe noire comme de l’encre.
Involontairement Saladin répéta en lui-même et cette fois avec un sourire cruel :
– C’est tout près de l’hôtel de Praslin où il y eut un duc qui tua une duchesse !
Un assez long temps se passa. Les yeux ronds de Saladin dévoraient les comestibles étalés derrière les carreaux d’un restaurant voisin, mais il était trop prudent pour courir la chance de perdre une occasion pareille en écoutant le cri de son appétit. Il chercha bien du regard un boulanger qui fût en vue de l’hôtel ; n’en trouvant point, il se résigna stoïquement à supporter la faim, plutôt que d’abandonner son poste.
Son point de départ était assurément assez vague. La somnambule de la rue Tiquetonne ne lui avait pas dit autre chose, sinon qu’une grande dame semblait prête à dépenser des sommes considérables pour retrouver un petit bracelet sans valeur. Un seul nom avait été prononcé, celui du jeune Hector de Sabran. Quant à la grande dame, Saladin n’avait aucun motif assuré de penser qu’il fût réellement à la porte de sa demeure ; et à supposer même que l’hôtel fût réellement à elle, Saladin n’en pouvait conclure que la maîtresse de l’hôtel fût justement la Gloriette, c’est-à-dire madame la duchesse de Chaves.
D’un autre côté, cet incident du prétendu millionnaire qui l’avait heurté tout à l’heure en passant, n’acquérait de valeur que si l’hôtel d’en face appartenait bien véritablement aux Chaves.
Toutes ces choses tournaient dans un cercle vicieux.
Et pourtant Saladin, à mesure que les minutes s’ajoutaient aux minutes, sentait grandir en lui une conviction profonde. Il avait beau se gourmander lui-même et se dire qu’aucun fait positif n’étayait son espoir, ce n’était plus de l’espoir qu’il avait, c’était presque une certitude.
Il était aux environs de midi quand le comte Hector avait renvoyé sa voiture devant la porte de l’hôtel. Deux heures sonnèrent à une horloge voisine.
Saladin se dit résolument :
– On passera la nuit s’il le faut. On a le temps.
Il ajouta :
– Mon bonhomme noir n’a pas eu la même patience que moi ; il s’est lassé de faire faction.
L’allée en effet était vide derrière lui.
Mais un cigare à moitié fumé tomba aux pieds de Saladin. Il leva la tête instinctivement et vit briller deux gros yeux derrière les persiennes entrouvertes d’une fenêtre de l’entresol.
– Tiens, tiens, murmura-t-il, ça se complique, mon richard a trouvé une autre guérite.
La porte cochère de l’hôtel s’ouvrit en ce moment à deux battants.
Dans la vie du marquis Saladin les émotions n’abondaient pas. Il n’avait jamais aimé ni père, ni mère, ni frère, ni sœur ; mais le cœur peut battre sans cela. Saladin s’aimait lui-même incomparablement ; il s’agissait en ce moment de lui-même ; il fut obligé de s’appuyer aux volets d’une boutique, parce que ses jambes faiblissaient sous lui.
Qu’allait-il voir ? Sa fortune ? Sa ruine ? Avait-il gagné ou perdu la première manche de cette romanesque partie qu’il préparait depuis tant d’années ?
La porte cochère restait ouverte et rien ne paraissait.
Derrière les persiennes de l’entresol, l’homme à la barbe couleur d’encre moisie toussait en allumant un second cigare.
L’âme entière de Saladin était dans ses yeux. Il ne se faisait pas d’illusion ; il y avait quatorze ans qu’il n’avait vu la Gloriette, et encore pouvait-on dire qu’il l’avait entrevue seulement : une fois à la baraque de madame Canada, une fois sur la place Mazas, au moment où elle confiait Petite-Reine à madame Noblet, la Bergère.
Il n’avait pas l’espoir de la reconnaître dans le sens ordinaire du mot ; c’était pour cela un esprit bien trop sage, mais il avait présente dans ses moindres détails la figure de mademoiselle Saphir, et il se disait avec une certaine apparence de raison : je reconnaîtrai la mère par la fille.
Le pavé de la cour sonna sous des pas de chevaux, et deux palefreniers se montrèrent habillés de leurs longues camisoles groseille ; ils vinrent jusqu’à la porte, maintenant deux fringants chevaux.
Le comte Hector était sur l’un, l’autre portait une amazone vêtue de drap noir, avec le chapeau mexicain entouré d’un voile.
Saladin, par un mouvement irrésistible où il y avait plus que de la curiosité, traversa la moitié de la rue à la rencontre du cavalier et de l’amazone, derrière lesquels se refermait le portail de l’hôtel.
Sa première pensée fut celle-ci : « Elle est trop jeune ! »
Et par le fait, c’était une jeune femme pleine de grâce et de beauté qui accompagnait l’heureux comte Hector.
Sous son voile on apercevait sa figure un peu pâle mais souriante, et ses grands yeux avaient cet éclat mouillé qui n’appartient qu’à la jeunesse.
Saladin était si près que le comte Hector fut obligé d’arrêter son cheval pour ne le point heurter.
– Rangez-vous donc, imbécile, dit involontairement le jeune gentilhomme.
Saladin ne se dérangea ni ne se fâcha. Il était sous le coup d’un étonnement qui allait jusqu’à la stupéfaction.
Sa seconde pensée fut celle-ci : « C’est elle, toute pareille à autrefois ! Elle n’a pas même vieilli ! »
La ressemblance avec mademoiselle Saphir, sur laquelle il comptait pour reconnaître cette fée qui allait lui donner la richesse, n’existait même pas. Point n’était besoin de cela. Saladin retrouvait par une sorte de miracle, malgré l’injure de quatorze années, la jeune et belle créature qui s’était assise à quelques pas de lui jadis sur les pauvres banquettes du Théâtre Français et Hydraulique, et qui, le lendemain, avait embrassé en pleurant Petite-Reine, sa fillette adorée que, par le fait de lui, Saladin, elle ne devait jamais revoir.
Il n’y avait qu’une seule différence, encore était-elle produite par le costume que portait la Gloriette.
La troisième pensée de Saladin fut un hommage rendu à l’aisance merveilleuse avec laquelle l’ancienne Gloriette portait ce costume nouveau.
– On dirait qu’elle n’a jamais fait autre chose ! grommela-t-il entre ses dents, tandis que les deux beaux chevaux remontaient au pas le faubourg Saint-Honoré.
– Gare ! lui cria un cocher d’omnibus.
Saladin, qui était resté au milieu de la rue, sauta de côté vivement.
– Gare ! lui cria un cocher de fiacre.
Saladin n’eut que le temps de bondir sur le trottoir, et de là son regard, tourné par hasard vers la boutique où naguère il s’était appuyé, rencontra la fenêtre de l’entresol. Le bonhomme noir avait repoussé les persiennes. Il s’accoudait commodément au balcon et suivait d’un œil content mais un peu moqueur la promenade du cavalier et de l’amazone.
Une étrange gaieté entrouvrait sa large bouche et montrait, au milieu de ce visage si sombre, une rangée de dents blanches qui brillaient comme celles d’un carnassier.
Dans ces maisons que l’imagination bâtit à force d’hypothèses et qui tremblent au vent comme des châteaux de cartes, quand une des suppositions fondamentales arrive à devenir une vérité, tout l’édifice se consolide instantanément.
L’identité de la Gloriette, devenue dame et maîtresse de l’hôtel de Chaves, établissait par contrecoup l’identité du bonhomme noir et blanc qui était bien évidemment monsieur le duc de Chaves, surpris dans ses fonctions de mari jaloux.
Saladin ne savait pas encore à quoi cette circonstance pourrait lui servir, et il se demandait pour quelle raison monsieur le duc louait un entresol pour regarder sa femme, tandis qu’il eût pu la voir aussi bien derrière les persiennes de son cabinet.
Il était à la source des renseignements et voulut savoir, car pour les diplomates de sa sorte rien n’est à négliger. Il pesa sur l’éblouissant bouton de cuivre qui mettait en mouvement la sonnette de l’hôtel de Chaves, la porte s’ouvrit aussitôt.
Saladin entra d’un air dégagé et demanda au concierge, bien mieux habillé que lui, s’il était possible de voir monsieur le duc.
– Son Excellence est en voyage depuis deux jours, répondit le fonctionnaire avec majesté, et quand on veut avoir l’honneur d’être reçu par Son Excellence, on écrit pour demander audience.
Saladin remercia, salua et s’en alla. En s’en allant, comme il avait l’habitude de ne rien laisser traîner, il ramassa au coin d’une borne, dans un petit tas de poussière, un objet brillant qui pouvait être en or, et le glissa dans sa poche.
Ainsi le grand monsieur Jacques Laffitte, celui qui demanda un jour pardon à Dieu et aux hommes d’avoir fait la révolution de Juillet, commença-t-il sa fortune légendaire en sauvant une épingle.
Saladin était fixé désormais sur les motifs qu’avait eus Son Excellence pour choisir, en qualité d’observateur, cette fenêtre d’entresol.
Son Excellence jouait décidément tout au long la vieille comédie de l’époux soupçonneux qui veut surprendre sa femme.
Elle était fermée maintenant cette fenêtre. Monsieur le duc avait achevé sa besogne comme Saladin la sienne.
– C’est égal, se dit ce dernier, il n’a pas fait une si bonne journée que moi !
Content de lui et voyant l’horizon couleur d’or, il entra au restaurant dont l’étalage lui avait donné le supplice de Tantale et, contre ses habitudes d’économie, il se paya un plantureux déjeuner dînatoire.
Pendant cela, le comte Hector et sa belle compagne, qui était bien réellement madame la duchesse de Chaves, avaient tourné le coin de l’avenue Marigny et gagné la grande avenue des Champs-Elysées.
Le comte Hector était un charmant cavalier, assurément, mais madame la duchesse revenait d’un pays où les femmes font des miracles à cheval. C’était une amazone accomplie. La foule élégante qui encombrait à cette heure la grande route du lac la connaissait et lui faisait un succès de curiosité.
Ce sont, dit-on, des boîtes à médisances tous ces équipages coquets qui vont cueillir chaque jour, à la même heure, la plus enviée de toutes les voluptés parisiennes : la promenade au bois.
Ces bouquets de femmes, qui émaillent si brillamment l’avenue de l’Étoile, ont la réputation de cacher de longues et innombrables épines.
Peut-être, en effet, médisaient-elles de madame la duchesse et de son trop jeune chevalier servant, mais il n’y paraissait point en vérité au milieu de tant de saluts empressés et de bienveillants sourires.
Par exemple, on ne ménageait pas monsieur le duc absent. Toutes les dames s’accordaient à dire que c’était un sauvage d’autant plus disgracieux qu’il pouvait passer pour un ancien bel homme, la chose la plus détestée qui soit au monde. C’était un joueur effréné, un duelliste de farouche humeur qui gardait sur le terrain la sombre mine d’un tyran de mélodrame. C’était un buveur que le vin ne savait pas égayer et ses histoires galantes elles-mêmes avaient je ne sais quelle funèbre couleur de tragédie.
Ah ! certes, dans ces charmants comités qui roulaient en ressassant l’éternel radotage des nouvelles à la main, la malveillance n’était pas pour madame la duchesse. Elle eût été radicalement excusable si on avait su à peu près d’où elle venait.
Mais on ne le savait pas et c’était terrible. Vous figurez-vous une duchesse dont on ne peut dire le nom de demoiselle ?
Du reste, elle se tenait « à sa place », et on lui en savait gré. Le monde ne la voyait guère que dans les circonstances officielles, et, malgré l’immense fortune de son mari, elle n’était jamais entrée dans la lice où combattent les éblouissantes.
À l’Arc de Triomphe, Hector et sa belle compagne cessèrent de suivre le chemin de tout le monde. Tandis que la cohue moutonnière des équipages tournait à gauche et s’engouffrait fidèlement dans l’avenue de l’Impératrice qui est le seul couloir authentique par où l’on puisse arriver au bois, Hector et la duchesse, suivant droit leur chemin, prirent un temps de galop sur la route de Neuilly.
Ce fut là seulement qu’ils commencèrent à causer.
– Il y a quelque chose d’heureux dans l’air, dit la duchesse. Il me semble que je vais apprendre de bonnes nouvelles. Je n’ai jamais cessé de chercher parce que cet amour était tout pour moi et que rien, rien au monde ne pourrait le remplacer ; mais j’ai souvent désespéré. À mesure que le temps passait, je me disais : les chances diminuent, et plus d’une fois je me suis éveillée, la nuit, oppressée par une angoisse inexprimable. J’avais rêvé qu’elle était morte.
– Elle a été toute votre vie, murmura Hector, pensif. Comme vous l’aimez !
– Oui, mon bel amoureux, toute ma vie, et je ne saurais exprimer l’ardeur de ma tendresse. Il y a dans mes souvenirs un homme sincèrement aimé, un seul. Il est des heures où je doute encore de son abandon, parce que son caractère était noble et que, chez lui, une lâcheté ne me semble pas possible… C’est une chose singulière que la vivacité de ces impressions après tant d’années écoulées ! Loin d’aller s’éteignant les souvenirs de cette époque, qui fut en réalité toute ma vie, sont plus nets de jour en jour. J’ai fait ce travail charmant et cruel de voir grandir ma Petite-Reine, de suivre en elle le changement que produit chaque semaine, chaque mois, de deviner en quelque sorte comment elle a grandi, embelli ; comment elle s’est transformée, et il me semble qu’à l’aide de ce pauvre calcul où j’ai dépensé tant d’heures, si je la voyais là, devant moi, je la reconnaîtrais.
Hector souriait, tout ému.
– Comme vous auriez été heureuse, belle cousine, pensa-t-il tout haut, et comme cet homme eût été heureux !
– Ah ! oui, fit-elle, je l’aurais bien aimé, à cause d’elle. C’était un gentilhomme aussi, mais non pas un grand seigneur comme monsieur le duc. Je trouvais qu’il m’aimait trop, pauvre folle que j’étais, parce que je ne pouvais lui donner, en échange de sa passion, que mon cœur, où ma Justine tenait une si grande place… Ne parlons que d’elle. On ne meurt pas de joie ; sans cela j’aurais peur de ne lui donner qu’un baiser, si Dieu m’exauce enfin et la rend à ma folie !
– Vous n’avez jamais songé, demanda le jeune comte, à chercher ce pauvre bon Médor dont vous m’avez raconté le dévouement si simple et si touchant ?
– Depuis mon retour en France, répondit madame de Chaves, j’ai fait l’impossible pour retrouver Médor. Tout a été inutile. Il a disparu ; il est mort, sans doute.
– Et mon oncle a cessé de vous prêter son aide ?
– Monsieur le duc est toujours bon pour moi. Tous mes désirs sont devancés par sa courtoisie. Seulement la grande passion qui l’a entraîné vers moi jadis est éteinte, et une sorte de galanterie respectueuse l’a remplacée. Il a repris sa liberté sans me rendre la mienne, et puisque nous en sommes sur ce sujet, Hector, nous allons causer sérieusement. Je ne sais pas si votre oncle est jaloux ou s’il feint d’être jaloux, mais…
– Comment ! s’écria le jeune homme vivement, vous seriez soupçonnée !
– Écoutez-moi, reprit madame de Chaves, nos bons jours sont passés. Avant de partir, monsieur le duc m’a fait comprendre que vos assiduités à l’hôtel lui portaient ombrage.
– Mais ce n’est pas possible ! dit Hector, c’est lui qui a fait naître, c’est lui qui a favorisé ces assiduités, et maintenant que j’ai pour vous, belle cousine, une amitié de frère…
– Dites une tendresse de fils, interrompit madame de Chaves.
– J’ai dit de frère, répéta Hector en rougissant.
Puis il se tut.
La belle duchesse secoua la tête en souriant.
– Voilà le danger, murmura-t-elle, de rester jeune si longtemps. Mais vous me comprenez, Hector. Que monsieur le duc ait tort ou raison, je suis à sa merci ; j’ai besoin de son influence et de sa fortune pour continuer mes recherches.
– Vous parlez, dit Hector qui la regarda d’un air étonné, comme s’il dépendait de mon oncle de changer votre situation.
La duchesse ralentit le pas de son cheval brusquement ; ils étaient à la hauteur de la porte Maillot.
– Vous voulez entrer au bois ? demanda le jeune comte.
– Il y a moins de monde à la porte d’Orléans, répondit madame de Chaves, qui remit son cheval au trot.
Un instant la route se poursuivit en silence.
Hector de Sabran, qui appelait madame la duchesse ma belle cousine et le duc, son mari, mon oncle, était en réalité le neveu propre de monsieur de Chaves, dont la sœur cadette avait épousé, à Rio de Janeiro, monsieur le comte de Sabran, attaché de l’ambassade française sous le règne de Louis-Philippe. Hector était le fruit de cette union ; il avait perdu fort jeune son père et sa mère. À part un cousin du côté paternel qu’on avait nommé son tuteur, il n’avait pas d’autres parents que monsieur de Chaves.
Monsieur de Chaves, à son retour en France, l’avait appelé près de lui ; son accueil avait été tout paternel, et il l’avait présenté à sa femme en disant :
– Lilias, voici le fils de ma sœur chérie dont je vous ai parlé si souvent.
Or, monsieur de Chaves, depuis douze ans que Lilias ou Lily le connaissait, n’avait jamais prononcé le nom de sa sœur chérie.
C’était un étrange caractère que ce monsieur de Chaves. Lily avait dit vrai en parlant de sa bonté ; sa générosité n’avait pas de bornes, mais il semblait parfois qu’il y eût une lacune dans son intelligence et que sa nature morale fût affectée d’une maladie.
Son père, avant lui, avait fait comme lui ; il s’était mésallié. Monsieur le duc de Chaves était le fils d’une créature splendide qui avait ébloui Rio de Janeiro, quelque quarante ans auparavant, et qui était soupçonnée d’avoir du sang mêlé dans les veines.
Ce roman de fougueux amour avait eu un dénouement sombre, sur lequel planait, du reste, le mystère le plus complet.
Monsieur de Chaves, le père, avait été trouvé mort dans son lit en un grand vieux château qu’il possédait dans la province de Coïmbre, en Portugal.
Il fut constaté que sa femme avait quitté le château la veille au soir, emmenant avec elle son fils, alors âgé de onze ans, et une petite fille, plus jeune de deux ans.
Ce fils était monsieur le duc de Chaves actuel, le mari de la Gloriette ; cette petite fille devait être la mère du comte Hector de Sabran.
Monsieur le duc de Chaves avait été élevé par sa mère au Brésil. Une sorte de réprobation sourde entourait cette femme malgré son immense fortune.
C’était à ce point que la sœur du duc, mère d’Hector, belle et pourvue d’une dot considérable, aurait eu de la peine à trouver un époux, si monsieur de Sabran, étranger et ignorant la funeste histoire de cette famille, ne fût devenu amoureux d’elle à la française, et ne l’eût épousée en quelque sorte par impromptu.
Monsieur le duc, élevé dans les immenses possessions de sa famille, au fond de la province de Para, n’avait jamais frayé avec les jeunes gens de son rang. Entouré de serviteurs et de parasites qui, au Brésil, appartiennent volontiers à la pire espèce d’aventuriers, il avait dépensé son adolescence à des plaisirs violents, à de sauvages débauches. Sa mère encourageait ce genre de vie par une conduite plus que suspecte.
Il y avait à l’habitation des scènes brutales et l’orgie finissait parfois dans le sang.
Après la mort de sa mère, arrivée lorsque monsieur le duc touchait à sa vingtième année, il avait quitté ses terres pour se présenter à la cour où sa fortune et son nom lui assuraient un accueil favorable.
Le décès de la duchesse douairière rejetait du reste dans l’ombre un passé de malheurs ou de crimes dont le jeune duc ne pouvait être complice.
La première fois qu’on annonça à l’audience impériale don Hernan-Maria da Guarda, duc de Chaves, un grand sentiment de curiosité fut excité parmi les courtisans, et, dans ce sentiment, il y avait déjà de la jalousie.
Hernan-Maria était un superbe cavalier, mais sa complexion brune et la couleur basanée de sa peau trahissaient son origine mulâtre, au dire des courtisans portugais et brésiliens de sang pur, qui sont, par le fait, trois fois plus basanés que les quarterons.
Dès cette première audience, il demanda d’un ton froid et fier à Sa Majesté l’honneur d’être employé à son service.
On monte vite là-bas, quand on a derrière soi un nom et des millions. À vingt-quatre ans, Hernan-Maria, duc de Chaves, était un haut personnage, et il put doubler d’un seul coup sa fortune en épousant une des plus belles, une des plus riches héritières de l’empire.
Il fut amoureux pendant six mois et passa ses jours aux pieds de sa duchesse. C’était ainsi quand il aimait. Il adorait en esclave.
Au bout de six mois, il enleva une chanteuse italienne du Grand-Théâtre et lui meubla un palais.
Ce fut alors une existence d’orgies à tous crins. Ses folies de joueur scandalisèrent une ville où toutes les classes de la population poussent l’amour du jeu jusqu’à la démence.
Un soir, dans une académie de monte, il tua un colonel mexicain dans un duel au couteau, et fut blessé de deux balles par un citoyen des États-Unis dans un duel au revolver.
Il y avait bal à la cour, il rentra chez lui s’habiller et dansa un quadrille avec le bras en écharpe. Cela le mit à la mode ; une belle dame, dont les conseils avaient de l’influence sur le chef de l’État, demanda pour lui une mission diplomatique et l’obtint.
Ce fut ainsi qu’il vint à Paris, chargé de régler officieusement des indemnités fort importantes.
À Paris, bien qu’il tînt grand état, la différence absolue des mœurs et la gaucherie qu’il avait à s’exprimer dans notre langue exagérèrent sa timidité naturelle. Il vécut à l’écart ; dans le monde parisien, il passa pour une sorte de sauvage poussant l’austérité des mœurs jusqu’au stoïcisme.
Par le fait, ses fredaines se bornaient à payer à une danseuse les appointements d’un ministre.
Ce fut le hasard qui plaça sur sa route la Gloriette, un jour qu’il visitait le Jardin des Plantes.
La passion le prenait comme un coup de foudre. Là-bas, au Brésil, il eût fait enlever la jeune femme dès le soir même. À Paris, il avait peur ; il se mit à jouer le rôle d’un sombre et maladroit Céladon.
Pendant des jours et des semaines, il suivit la Gloriette comme s’il eût été son ombre.
Nous savons comment se termina sa poursuite et par quel grossier mensonge il trompa l’amour maternel de la Gloriette.
Nous savons aussi qu’il lui promit mariage.
Nous n’ajouterons plus qu’un mot : il y avait un vivant obstacle à l’accomplissement de cette promesse : la première duchesse de Chaves était sur le bâtiment qui emmenait la Gloriette au Brésil.
À la porte d’Orléans, entre les deux grandes avenues, s’ouvre une route de chasse qui coupe le bois en diagonale dans toute sa largeur, passant à travers ces fourrés solitaires que la foule des promeneurs du lac ne connaît même pas.
Car il y a des gens qui vont trois cent soixante-cinq fois par an au bois de Boulogne et qui font trois cent soixante-cinq fois le même tour.
Ainsi est bâti le peuple le plus spirituel de l’univers.
Hector et sa compagne marchaient au pas à l’ombre des grands arbres. Ils parlaient précisément de cette première duchesse de Chaves que nous avons nommée à la fin du précédent chapitre. La voix de Lily avait baissé son diapason malgré elle, son accent était lent et triste.
– Je vivais fort isolée sur ce paquebot, dit-elle, votre oncle avait acheté tous ceux qui auraient pu me renseigner. Je voyais souvent sur le pont cette jeune femme admirablement belle, mais triste, dont la pâleur était encadrée dans ses longs cheveux noirs. Pas une seule fois, monsieur le duc ne lui parla devant moi, et ce fut des années après seulement que je connus son nom.
« Elle s’appelait comme je me nomme maintenant, madame la duchesse de Chaves.
– Avez-vous donc entendu parler… ? commença Hector.
Lily l’interrompit d’un geste grave.
– Un an après notre arrivée au Brésil, prononça-t-elle à voix basse, monsieur le duc de Chaves me donna son nom dans la chapelle de Sainte-Marie-de-Gloire à Rio. J’ai appris depuis qu’à ce moment sa première femme était morte depuis sept mois. Ne m’interrogez pas. Je ne sais rien de plus que ce que je vais vous dire, et c’est peu de chose.
« Monsieur le duc de Chaves avait introduit auprès de sa première femme un de leurs jeunes cousins sortant de l’Université. Il avait recommandé à madame la duchesse de patronner cet enfant dans le monde.
« Puis un jour il lui reprocha d’avoir trop fidèlement obéi.
« Le jeune homme fut tué, dans une rencontre de nuit, par un adversaire inconnu.
« La duchesse mourut.
« Et le frère de la duchesse, un homme bien vu à la cour pourtant, fut exilé pour avoir parler de poison.
– Madame, dit Hector dont les sourcils étaient froncés, vous avez raison, je rendrai mes visites plus rares.
– Oh ! fit madame de Chaves en souriant, il ne faut pas prendre cet air fatal, nous ne sommes plus ici au Brésil ; à Paris, le poison n’est pas de mode. Et d’ailleurs, ajouta-t-elle d’un ton plus sérieux, ce sont peut-être des calomnies.
Il y eut encore un long silence. Quand les chevaux sortirent du couvert, pour traverser les clairières qui avoisinent le château de Madrid, madame de Chaves reprit tout à coup d’un ton de légèreté affectée :
– Et notre huitième merveille du monde ? Et cette belle des belles ? Il y a longtemps que nous n’avons causé de vos amours.
– Chère cousine, répondit Hector, si elle n’existait pas, mon oncle aurait peut-être raison d’être jaloux.
Lily éclata de rire franchement, les accès de gaieté étaient rares chez elle.
Mais depuis quelques jours son caractère avait bien changé.
– Mon cousin, s’écria-t-elle, ceci est une demi-déclaration, qui est très adroite ou très impertinente.
– Puis-je être adroit avec vous, ma cousine, murmura Hector d’un ton de sincère émotion, puis-je être impertinent surtout ? Vous savez bien que je vous aime, et vous savez bien de quelle façon je vous aime. Il est certain que vous êtes trop belle pour inspirer seulement l’affection qu’on porterait à une sœur, mais il est certain aussi que mon cœur est pris d’autant plus fortement que cet amour a résisté au ridicule qui, dit-on, tue toute chose, au ridicule évident, manifeste. Il ne faut pas plaisanter avec mon amour, qui me rend malheureux déjà et qui, peut-être, brisera ma vie.
La duchesse lui tendit la main sans arrêter sa monture.
– Avez-vous vos vingt ans accomplis, Hector ? demanda-t-elle.
– J’aurai vingt et un ans dans onze mois, répondit Hector, je suis bientôt majeur.
– Et que comptez-vous faire, quand vous serez majeur ? Hector ne répondit pas tout de suite.
– Eh bien ! insista madame de Chaves.
– Eh bien ! s’écria Hector avec un accent de passion qui fit tressaillir sa belle compagne, si elle m’aime, je l’épouserai, si elle ne m’aime pas, je mourrai !
Madame de Chaves ne souriait plus ; les deux chevaux avaient ralenti le pas d’eux-mêmes.
– Vous ne m’avez jamais fait le récit détaillé de vos amours, dit la duchesse d’un ton sérieux. Vous êtes malade, toute femme est médecin ; voyons, j’attends votre confession.
La figure du jeune comte s’éclaira. Le plus grand bonheur de ces pauvres amoureux est de raconter leur martyre.
Il prit l’histoire au premier battement de son cœur, alors qu’il était au collège ecclésiastique du Mans. Il montra, timidement et craignant plus que le feu le sourire moqueur qui pouvait naître sur les lèvres de sa compagne, cette enfant d’une idéale beauté, chaste comme un rêve de poète et réduite à danser sur la corde raide au milieu d’un troupeau grossier de saltimbanques.
Il la montra ignorante de la honte qui entoure sa profession, mais ne subissant pas non plus la fièvre des bravos.
Il l’avait vue telle qu’elle était, le comte Hector, parce qu’il l’aimait sincèrement et profondément.
Il avait deviné le calme angélique de son âme et cette haute fierté qui sommeillait en elle à l’état latent parce qu’on ne lui avait jamais donné l’occasion d’éclater.
Madame de Chaves suivait avec un entraînement, dont elle ne se rendait pas compte, ce récit d’une naïveté presque enfantine, et l’intérêt qui brillait dans ses yeux encourageait sans cesse le narrateur.
Il ne cacha rien ; il raconta sans rire et, au contraire, avec une croissante émotion, la fameuse scène de la demande en mariage, faite à Échalot et à madame Canada ; il récita par cœur les lettres qu’il écrivait à mademoiselle Saphir, il avoua même l’envoi audacieux de sa photographie.
Et la duchesse de Chaves ne riait pas non plus ; si elle interrompait parfois, c’était pour prononcer de ces paroles qui trahissent involontairement l’intérêt excité.
Hector la remerciait en son cœur et il allait toujours, ravi d’épancher son bien-aimé secret.
Son histoire n’avait pas beaucoup d’incidents dramatiques. Depuis qu’il était à Paris, Hector avait assez vécu pour apprécier l’énorme complaisance de cette femme du monde, faisant à de pareilles bagatelles l’aumône de son attention.
– Je vous ennuie, ma bonne, ma chère cousine, disait-il, il n’y a rien là-dedans, je le sens bien, sinon que j’aime comme un malheureux et comme un fou. Pour comprendre comment j’aime de la sorte, une femme si fort au-dessous de moi, selon les apparences, il faudrait que vous la vissiez.
– Je la verrai, dit madame de Chaves comme malgré elle.
– Non, oh ! non ! s’écria Hector d’un accent suppliant, vous ne pourriez la voir que dans son triomphe, c’est-à-dire dans sa misère. Je ne veux pas que vous la voyiez ainsi !
– Mais enfin, murmura Lily qui rêvait, elle est donc bien belle, bien belle !
La poitrine d’Hector se gonfla, et les yeux de sa compagne se baissèrent sous le regard de feu qu’il lui lança.
– Elle est belle comme vous, dit-il en contenant sa voix, et je n’ai jamais trouvé personne à lui comparer que vous. Vous n’avez pas les mêmes traits, vous ne vous ressemblez pas, et pourtant, chaque fois que je vous vois, je pense à elle. J’établis entre elle et vous je ne sais quel lien mystérieux… comment vous dire cela ? mon amour pour elle a comme un reflet dans ma tendresse pour vous… Vous pleurez ! pourquoi pleurez-vous, madame ?
La duchesse essuya ses yeux vivement, et dit en essayant cette fois de railler :
– C’est vrai, je pleure… et je ne sais pas lequel de nous deux est le plus fou, Hector, mon pauvre neveu !
– Car, se reprit-elle, je suis votre tante, et il faudra bien à la fin que je vous parle raison… Mais auparavant, je veux savoir. Ne l’avez-vous jamais revue avant de la retrouver à Paris ?
– Je l’ai cherchée souvent et trouvée quelquefois, répondit Hector mais je sens plus amèrement que vous ne pourriez l’exprimer le malheur de cette passion qui m’entraîne ; je résiste, j’ai honte. J’aimerais mieux ne la voir jamais que d’affronter ces terribles applaudissements que son talent soulève et qui me serrent si douloureusement le cœur.
– Et cependant…, commença madame de Chaves.
Hector l’interrompit, d’un geste doux, et sa voix prit un accent de recueillement.
– Le hasard m’a servi une fois, dit-il, et mon pauvre roman, si triste, a du moins une page heureuse. L’année dernière, elle a été malade en passant à Melun, et vous ne sauriez croire à quel point les bonnes gens qui exploitent son talent l’aiment religieusement. C’est comme une famille où le père et la mère vivent agenouillés devant l’enfant. Je les crois riches d’une façon relative ; du moins ne négligent-ils rien quand il s’agit de leur adorée Saphir. Lors de sa convalescence, ils lui louèrent un petit appartement dans une jolie maison voisine de la Seine sur la lisière de la forêt de Fontainebleau.
« Elle n’a pas, vous le pensez bien, s’interrompit timidement Hector, les frayeurs ni les préjugés des autres jeunes filles. Chaque matin elle allait toute seule faire une longue promenade à cheval en forêt. Il y a un dieu pour les amoureux, ma belle cousine ; dès la première promenade qu’elle fit, je la rencontrai.
– Mais, poursuivit Hector, ces rencontres en forêt ne m’avançaient pas beaucoup ; je n’étais plus le lycéen du Mans, hardi à force d’ignorance. Mon amour avait grandi : je n’osais plus, je me cachais derrière les branches pour la regarder passer, et il me semblait impossible d’acquérir l’audace qu’il eût fallu pour l’aborder.
– Vous n’êtes pas timide, pourtant, murmura la duchesse.
– Non, répondit Hector, avec les femmes de notre monde je ne suis pas timide. Elles sont heureuses, nobles, défendues par le respect de tous mais celle-ci, qui pour moi était au-dessus de n’importe quelle princesse et qui en même temps tenait dans la vie un état si misérable, comment l’aborder ? comment m’excuser de l’avoir abordée ? et que lui dire enfin sur cette route où l’on ne pouvait parler à genoux ?
« Un jour j’eus la pensée de monter, moi aussi, à cheval. Elle se rendait, chaque matin, à une petite chapelle située au bord de l’eau, où elle semblait accomplir une neuvaine ou un vœu, car elle est pieuse comme un ange, et je ne sais pas d’où sa religion lui est venue.
« Mon cheval croisa le sien, comme elle sortait de la chapelle, dans l’avenue qui rentre en forêt. J’avais eu tort de craindre et je ne sais point de grande dame qu’il soit plus facile d’aborder. Elle a l’autorité de celles qui, tout naturellement, se sentent le droit de faire le premier pas.
« Elle me reconnut, avant même que je l’eusse saluée ; elle poussa un cri, et, toute pâle de joie, elle prononça mon nom.
« Ce fut sa main qui se tendit vers la mienne ; tandis qu’elle murmurait :
« – J’ai achevé aujourd’hui ma neuvaine, et c’était vous que je demandais à Dieu.
« Hélas ! belle cousine, s’écria ici Hector avec une colère douloureuse, vous allez la juger mal peut-être. Elle appartient à une classe où un pareil abandon peut sembler effronterie.
Madame de Chaves lui serra la main fortement.
– Continuez, dit-elle, ne plaidez pas sa cause qui est gagnée ; je l’aime puisque vous l’aimez.
Hector porta la douce main qu’on lui donnait à ses lèvres.
– Merci ! murmura-t-il, du fond du cœur, merci !… Mais ne me demandez pas de vous raconter ce qui fut dit dans ce tête-à-tête étrange et délicieux qui sera le plus cher souvenir de ma jeunesse. Les paroles échangées, je m’en souviens mais, quand je veux les répéter, il semble qu’elles perdent leur sens véritable. Le courant des pensées de Saphir ne se rapporte à rien de ce que vous ou moi nous pouvons connaître ; c’est une naïveté bizarre où il y a de saintes aspirations. Elle semble avoir vécu dans une féerie, et le monde ne lui est apparu qu’au travers d’un rêve. Elle n’a rien du milieu grossier dans lequel se passa son enfance, sinon l’amour filial qu’elle porte aux pauvres gens qui l’ont élevée…
– Ce n’est donc pas leur fille ? demanda madame de Chaves avec vivacité.
– Ce n’est pas leur fille, répondit Hector.
Puis avec un sourire mélancolique, il ajouta tout bas :
– Belle cousine, je suis égoïste quand je parle d’elle ; j’oubliais que vous aviez aussi votre adorée folie.
– C’est vrai, murmura la duchesse qui avait aux joues une rougeur fiévreuse, je pense à elle toujours, toujours ! mais cela ne m’empêche pas de vous écouter pour vous, Hector. Continuez, je vous prie.
– J’ai tout dit, répliqua le jeune comte de Sabran ; nous fîmes une longue route côte à côte, comme nous voilà tous les deux, ma belle cousine ; nous avions sur nos têtes l’ombre épaisse des grands arbres, et nulle rencontre ne vint troubler notre solitude. Nous parlâmes d’amour ou plutôt chaque chose que nous disions contenait une pensée d’amour. Elle n’a rien à cacher, je vous l’affirme, et son cœur se montre dans tout l’orgueil de son exquise pureté. Au bout d’une heure, nous étions des fiancés qui sont sûrs l’un de l’autre et n’ont plus à s’exprimer leur mutuelle tendresse. Qu’avions-nous dit ? de ces riens que les cœurs traduisent et qui valent cent fois le serment banal d’aimer toujours.
Elle était radieuse de beauté ; l’allégresse de son âme illuminait son visage ; l’avenir n’avait plus d’obstacles : Dieu nous devait le bonheur !
Avant de me quitter, elle se pencha sur son cheval et me tendit son front charmant, où je déposai le premier baiser.
Les arbres de la forêt éclaircissaient déjà leurs feuillages ; on voyait la route de Melun à travers une dentelle de verdure.
– À demain ! me dit-elle.
Et je restai seul.
Le lendemain, elle ne vint pas. J’appris qu’elle avait quitté la petite maison où s’était achevée sa convalescence. Moi-même je repartis pour Paris où mon tuteur m’appelait.
À Paris, les choses changent d’aspect. Je vis les jeunes gens de mon âge et j’eus pudeur d’une aventure pour laquelle je n’aurais osé chercher un confident.
Je pensais, en faisant la revue de mes nouveaux amis : auquel d’entre eux pourrais-je dire que j’aime sérieusement, profondément, et pour en faire ma femme, une pauvre fille sans père ni mère, qui gagne de l’argent à danser sur la corde ?
La tête d’Hector se pencha sur sa poitrine et il resta silencieux.
– Vous me l’avez dit à moi, murmura doucement madame de Chaves.
– C’est vrai, prononça Hector d’une voix si basse qu’elle eut peine à l’entendre, et je ne sais pourquoi il me semblait que vous étiez intéressée à le savoir.
Ils échangèrent un long regard et tous deux baissèrent les yeux.
Leurs chevaux reprirent le grand trot.
Ils avaient traversé toute la longueur du bois de Boulogne, et se trouvaient dans le quartier de la Muette.
– Vous ne me parlez plus, murmura madame de Chaves.
– Si fait, répondit Hector avec une sorte de répugnance, j’ai une faute à confesser… Belle cousine, une fois, j’ai eu peur de vous comme de mes amis.
– Voyons cela.
– C’était un de ces jours derniers, lors de la promenade que nous fîmes avec monsieur le duc à Maintenon, vous en calèche, moi à cheval. Il faut bien vous dire que j’ai beaucoup lutté contre cet amour et que, parfois, je me suis cru tout prêt d’être vainqueur.
– Pauvre belle Saphir ! soupira madame de Chaves.
Hector, qui était en avant, se retourna et lui baisa encore la main.
– Vous êtes une sainte, dit-il, et Dieu vous fera heureuse. Ce jour-là, comme nous quittions la forêt de Maintenon, au moment où nous tournions l’angle de la route de Paris, nous avons rencontré la pauvre maison roulante où Saphir habite avec ses parents saltimbanques.
– Je l’ai vue ! s’écria madame de Chaves, et je me souviens que je vous ai dit : cela ressemble à l’arche de Noé !
– Oui, fit Hector en rougissant, vous avez plaisanté, je suis lâche contre la plaisanterie de ceux que j’aime. La fenêtre de la petite cabane de Saphir était ouverte ; je n’ai pas ralenti le pas de mon cheval et je ne me suis pas même retourné…
– En bonne chevalerie, dit gaiement la duchesse, voici un grand crime, mon neveu, et il vous faudra l’expier. Avons-nous demandé pardon à la dame de nos pensées ?
– Je l’ai vue, répondit Hector, mais je ne lui ai pas parlé.
– Où l’avez-vous vue ?
– Dans un lieu, répondit-il tristement, où j’étais bien sûr de la trouver. Les baraques de la foire sont toutes rassemblées sur l’esplanade des Invalides pour la fête du 15 août. Celle des parents de Saphir ne pouvait manquer d’y être.
Ils arrivaient à la grande avenue qui conduit de la Muette à la porte Dauphine. Hector voulut tourner dans cette direction, mais la duchesse l’arrêta et lui dit :
– Ce n’est pas notre route.
Et comme Hector l’interrogeait du regard, elle ajouta :
– Nous allons à l’esplanade des Invalides. Je veux la voir !
C’était d’une voix ferme que madame de Chaves avait exprimé sa volonté de voir Saphir. Hector ne s’attendait pas à cela. Il changea de couleur.
Son amour était grand, mais il avait l’ombrageux orgueil des enfants de son âge.
– Y pensez-vous madame ? objecta-t-il, la duchesse de Chaves en ce lieu !
– J’y pense, répondit-elle ; je le veux, ne me refusez pas. Je suis gaie, j’ai le cœur gonflé par je ne sais quel espoir. Je vous le répète, il y a aujourd’hui quelque chose de bon dans l’air !
Et comme Hector hésitait encore, elle ajouta :
– À votre tour ne vous moquez pas de moi. Cette somnambule m’a dit des choses qui m’ont frappée. Je ne croyais pas tout cela hier… mais enfin qui sait ?… Si la somnambule retrouve le petit bracelet, comme elle affirme en être capable, pourquoi ne retrouverait-elle pas l’enfant ?
Hector ne résista plus. Ils traversèrent les pelouses du Ranelagh et prirent la grande rue de Passy.
Le soleil inclinait déjà vers l’horizon, quand ils franchirent le pont qui mène à l’esplanade. Comme ils ne pouvaient pénétrer dans la fête avec leurs chevaux, ils prirent l’avenue latérale et gagnèrent la rue Saint-Dominique-du-Gros-Caillou pour confier leurs montures à un garçon marchand de vin, puis ils redescendirent à pied sur l’esplanade.
Ce n’était pas jour de grande recette ; il y avait, néanmoins, comme c’est la coutume, bon nombre d’amateurs autour de certaines baraques, tandis que d’autres restaient dans la plus complète solitude.
Au centre de la fête, parmi les établissements les plus conséquents, pour employer le style de notre ami Échalot, le théâtre de mademoiselle Saphir dressait orgueilleusement sa façade orientale, ornée des plus audacieuses peintures qui fussent jamais sorties des fameux ateliers Cœur-d’Acier.
On voyait là tout ce qui se peut voir en fait de prestiges, illusions, tours d’adresse et de force, bêtes sauvages, phénomènes athlétiques et autres attractions.
Au premier plan du principal tableau, mademoiselle Saphir, en costume de Sylphide, avec des ailes de papillon, se tenait sur la pointe d’un seul pied en équilibre au milieu d’une corde tendue. Jugez si ce malheureux Hector avait ses raisons pour s’opposer au caprice de madame de Chaves !
Saphir, son jeune amour, le rêve de ses vingt ans, caricaturée par le prodigieux pinceau de monsieur Gondrequin-Militaire, le seul peintre qui ait dépassé la gloire de Raphaël, selon l’opinion de messieurs les artistes en foire.
Monsieur Baruque, son émule, seconde étoile de l’atelier Cœur-d’Acier, avait peint sur le même tableau et à divers plans, avec cet inimitable talent qui se passe à la fois du dessin et de la couleur, le jongleur indien, la panthère africaine sautant à travers un cerceau, un Auriol chinois dansant sur des bouteilles, et le combat d’un serpent de mer contre un crocodile de la Polynésie ; dans un coin, Saladin avalait encore des sabres, tandis que madame Canada se faisait casser des silex sur l’abdomen non loin du Christ crucifié entre les deux larrons. À l’horizon, par-dessous la corde de mademoiselle Saphir, on apercevait une chasse au tigre dans les jungles du Bengale, tandis que, sur la droite, l’empereur Napoléon III rentrait dans sa bonne ville de Paris après la paix de Villafranca.
Dans les nuages, à droite, un médaillon, coupé en deux, représentait d’un côté la prise de Pékin, de l’autre des scènes de la tour de Nesle – à gauche, dans les nuages aussi, un pareil cartouche offrait aux regards des amateurs une messe de minuit à Saint-Pierre de Rome et l’incendie de la Villette.
Cela paraîtra invraisemblable, mais il y avait encore dans ce même tableau une femme à barbe, entourée de gendarmes et de membres de l’Académie des sciences qui lui venaient au nombril, un jeune homme portant sa tête au milieu de l’estomac, un taureau ballottant un Espagnol au bout de ses cornes, et une vierge cataleptique, qui se soutenait horizontalement dans le vide, retenue seulement à un clou à crochet par l’extrémité de son petit doigt.
Il n’y a que l’atelier Cœur-d’Acier, dont nous avons écrit ailleurs la grande et véridique histoire, pour produire ainsi des tableaux dont chaque pouce carré a son intérêt et son utilité. Cela ne coûte pas plus cher qu’ailleurs. Messieurs Baruque et Gondrequin-Militaire se chargent en outre de remettre des pièces aux vieux tableaux d’église, détériorés par les voyages ou le temps.
Tout était en mouvement sur l’estrade du théâtre de mademoiselle Saphir. Échalot, en paillasse, tenait le porte-voix, et madame Canada, coiffée d’une perruque d’étoupe toute neuve, battait la caisse. Mais, à part l’excellent couple, le bossu Poquet, dit Atlas, et le géant Cologne, jouant l’un du tambour, l’autre de la clarinette, le personnel de l’ancien Théâtre Français et Hydraulique s’était magnifiquement transformé.
Il n’y avait pas moins de six musiciens à l’orchestre, trois habillés en lanciers polonais, trois habillés en Turcs.
Il y avait quatre demoiselles portant des costumes d’odalisques, un pitre déguisé en marquis et cinq ou six premiers sujets dont chacun avait dans sa spécialité une réputation plus qu’européenne.
En outre, deux tam-tams de grande taille grinçaient avec rage, tandis qu’une petite machine à vapeur poussait des sifflements, à faire saigner les oreilles.
C’était complet. Cela rejetait dans l’ombre les plus éclatantes illustrations de la foire : la famille Cocherie et l’épique Laroche, dont les établissements voisins semblaient de vulgaires cabanes auprès du palais Canada.
Au moment où le comte Hector et sa compagne traversaient la foule, Échalot annonçait dans son porte-voix que la grande représentation de mademoiselle Saphir allait commencer.
– Quoique légèrement indisposée, ajoutait-il, elle n’a pas besoin de l’indulgence du public.
Hector avait le rouge au front, et des gouttelettes de sueur tombaient le long de ses tempes.
Il avait fait en vérité tout ce qu’il avait pu pour s’opposer à la fantaisie de sa compagne, proposant de revenir le soir et quand, au moins, madame de Chaves aurait pu quitter ce costume d’amazone qui faisait d’elle le point de mire de tous les regards.
Mais la belle duchesse s’était montrée inflexible. Elle avait répété ce mot qui, pour les femmes, remplace toute explication : « Je le veux ! »
Madame la duchesse de Chaves était pour le moins aussi émue que son cavalier qui sentait frémir son bras.
La foule s’engouffrait dans la baraque en vogue avec un entrain merveilleux, au son d’une musique impossible.
Madame de Chaves cherchait à entraîner Hector qui ne résistait plus, opposant seulement à l’impatience de sa compagne la force d’inertie. Une véritable cohue les séparait encore de l’estrade.
Le reste de la place était à peu près désert ; l’établissement Canada monopolisait littéralement le succès.
À une cinquantaine de pas de là, dans un autre rang de baraques plus pauvres, une baraque, la plus misérable de toutes, s’élevait formée de quelques planches mal jointes qui chancelaient.
Cette baraque n’avait point de tableau ; elle portait seulement une enseigne écrite au cirage et qui disait : « Grands exercices de Claude Morin, dernier avaleur de sabres. »
Un pauvre diable mal vêtu et dont la figure amaigrie disparaissait presque sous la masse énorme de ses cheveux crépus était assis par terre devant cette cabane la tête entre ses deux genoux.
Il jetait un regard mélancolique sur le victorieux établissement des Canada qui lui faisait face.
Personne, dans Paris, ne connaissait ce pauvre diable, et le lecteur lui-même ne se souvient sans doute plus que Claude Morin était le véritable nom de Médor.
Madame de Chaves et Hector lui tournaient le dos, placés qu’ils étaient entre son bouge et l’estrade Canada.
En ce moment, une voiture fermée s’arrêta devant le saut de loup des Invalides. Deux hommes en descendirent et se dirigèrent au plus épais de la foule. Ils étaient tous les deux d’un certain âge, leurs tournures et leurs costumes tranchaient parmi ce rassemblement de petits bourgeois.
L’un d’eux, fortement basané, rabattait un chapeau à larges bords sur chevelure d’un noir mat où tranchaient quelques mèches grisonnantes.
Le visage de l’autre avait une blancheur d’ivoire ; ses cheveux et sa barbe, noirs aussi mais luisants comme de la soie, étaient arrangés avec une prétentieuse coquetterie et avaient le reflet des choses teintes.
Le premier semblait désireux de se cacher ; l’autre portait haut sa figure souriante, contente, éclairée par un regard brillant et froid.
C’était le second qui menait le premier ; il perça la foule à grands coups de coudes, répondant aux murmures par des gracieux saluts et d’abondantes excuses débitées avec l’accent italien. En manœuvrant ainsi, il parvint à guider son compagnon moins actif jusqu’au pied de l’estrade.
En cet endroit, il lui dit, avec un obséquieux sourire qui montra une rangée de dents plus blanches que celles d’un hippopotame :
– Monsieur le duc, nous voici arrivés à bon port. Il n’y a point de grands plaisirs sans quelques petites peines. Votre Excellence va juger par elle-même, et je parierais ma tête à couper qu’elle sera contente de ma trouvaille.
Monsieur le duc ne répondit que par un geste d’humeur bourrue.
Madame de Chaves et son cavalier n’étaient pas à plus de dix pas de ce couple. Hector qui marchait en avant fit un mouvement de recul, et, comme la duchesse s’en étonnait, il étendit silencieusement le doigt vers l’escalier que monsieur le duc commençait à gravir sur les traces de son compagnon.
Le regard de la duchesse ayant suivi ce geste elle ne put retenir un léger cri.
Les deux hommes se retournèrent.
Madame de Chaves s’était baissée prestement et croyait avoir évité le regard que l’on dardait vers elle ; mais, quand l’homme au teint basané, qu’on appelait monsieur le duc, se reprit à monter l’échelle, il avait aux lèvres un sourire singulier. Le sourire que Saladin avait vu quelques heures auparavant derrière les persiennes demi-fermées de l’entresol faisant face au portail de Chaves.
– En bien ! demanda le radieux personnage, dont la face d’ivoire s’épanouissait maintenant au sommet de l’estrade, montons-nous ?
Le duc le rejoignit de son pas plus lourd, et dit en lui serrant le bras :
– Ami Gioja, quand même nous perdrions notre temps à l’intérieur de cette masure, je ne serais pas venu ici pour rien.
Toute la personne de ce Gioja avait un éclat particulier et blessant, depuis le cuir verni de ses bottes jusqu’au reflet métallique que jetaient ses cheveux teints. Il fixa sur le duc ses yeux clairs et froids comme la cassure d’une barre d’acier, et son regard interrogea. Mais le duc ne jugea pas à propos d’en dire davantage.
C’était à leur tour d’entrer, ils entrèrent.
Madame de Chaves était restée immobile et comme pétrifiée. Hector attendait sa décision sans mot dire.
Sans mot dire aussi, elle lui serra la main et l’entraîna en sens contraire du mouvement général.
Cela les fit passer devant la misérable cabane de ce pauvre Médor, qui, lui aussi, avait ses gros yeux écarquillés par l’étonnement, pour avoir vu monsieur le duc passer le seuil du théâtre Canada.
Médor avait de la mémoire. Il se souvenait surtout de ce qui touchait au grand événement de sa vie : le vol de Petite-Reine. D’un coup d’œil il avait reconnu le « milord » de la rue Cuvier.
Il y a les favoris du succès, il y a les gens que la chance contraire poursuit et accable toujours ; ceci soit dit sans donner gain de cause à la masse des impuissants qui se plaignent du hasard. Médor, depuis quatorze ans que nous l’avons quitté, avait fait de son mieux dans la mesure de ses moyens assez bornés ; sa profession de chien de berger, sous les ordres de Madame Noblet, était bien véritablement à la hauteur de son intelligence, et mettait dans tout son jour sa qualité principale, la fidélité.
Il y avait du chien dans ce bon garçon et son ambition n’allait pas au-delà de celle des chiens : boire à sa soif, manger à sa faim, et dormir son content. Il avait eu pourtant, dans sa jeunesse, une émotion poignante et une profonde affection : nous voulons parler de son dévouement à la douloureuse folie de la Gloriette, pleurant et se mourant près du berceau de sa fille.
Ce serait peine perdue que d’analyser un sentiment pareil.
Y avait-il ici de l’amour dans l’acception habituelle du mot ? je le pense un peu, puisque le premier mouvement de Médor avait été de souffrir du retour de Justin. Médor était donc jaloux. Mais les chiens le sont aussi.
Je n’ai jamais admis l’opinion de ces précieux, professant que l’amour d’une pauvre créature, comme était Médor, peut ternir l’éclat de la plus éblouissante des femmes. Chacun a le droit de contempler les astres, et ce ne sont pas ces humbles adorations qui déshonorent.
Il est certain, d’ailleurs, que ce mot amour a toute une échelle de significations diverses applicables à l’échelle des intelligences et des caractères.
Médor se serait fait tuer pour la Gloriette avec plaisir, voilà ce qui est certain.
Il avait pris en affection Justin diminué et vaincu, à cause de la Gloriette.
Et quand il avait trouvé un jour Justin ivre d’absinthe, c’est-à-dire noyé dans le plus méprisable, dans le pire des découragements, Médor s’était dit : en voici un qui est perdu pour notre besogne, je tâcherai de faire tout, moi seul.
La besogne de Médor c’était de retrouver Petite-Reine. Cette ardente volonté, née du désespoir de Lily, qu’il avait vu de si près, avait survécu en lui à la disparition même de la jeune mère.
Les idées naissaient en lui difficilement ; quand elles étaient nées, elles ne mouraient point, parce que d’autres idées ne venaient jamais les étouffer ou les chasser.
D’ailleurs, il pensait peut-être vaguement que Petite-Reine retrouvée rappellerait Lily comme un aimant attire le fer, et quand l’espoir de revoir Lily lui venait, ses pauvres yeux se mouillaient de larmes.
Il cherchait depuis quatorze ans, comme il pouvait ; en cela comme en tout, il n’avait jamais eu qu’une idée, et il la suivait patiemment, malgré l’inutilité de ce long effort.
Il s’était dit, dès les premiers jours, ajoutant son propre instinct aux conjectures des gens de la police, que Petite-Reine avait dû être enlevée par des saltimbanques.
Pour la retrouver, le moyen le plus simple était donc de faire la revue des saltimbanques de France, et, pour en arriver là, le plus court chemin était de devenir soi-même un saltimbanque.
Des calculateurs d’élite, et Saladin lui-même, n’auraient pas trouvé mieux. Seulement il y a une large distance entre le premier jet d’un plan et son exécution ; or, notre ami n’avait pu donner à l’exécution de son plan que l’intelligence qu’il avait.
Voici pourquoi nous avons parlé de mauvaise chance. Entre les mille variétés de travaux qui gagnent le pain des saltimbanques, notre pauvre Médor avait choisi le plus malade, celui qui s’en allait mourant.
Il était devenu avaleur de sabres, au moment où Saladin, un virtuose pourtant dans la partie, désespérait déjà de l’« avalage ».
Mangeant du pain sec et recevant plus de coups de pied que de gros sous, Médor était parvenu, cependant, à faire son tour de France. Il avalait les sabres très mal ; le public mécontent le huait ; mais il était si bon et si malheureux que les chefs de troupes le gardaient pour battre les banquettes et nettoyer les lampes.
Un mathématicien seul saurait calculer le nombre de lieues qu’on peut parcourir en poursuivant ainsi quelqu’un de ville en ville. Médor, qui n’était pas mathématicien, se dit au bout d’un certain nombre d’années : puisque j’ai été partout et que je n’ai rencontré Petite-Reine nulle part, c’est qu’elle est introuvable – ou morte.
Il revint alors à Paris et se mit sur les traces de Justin, le seul être auquel il s’intéressât désormais. Justin avait disparu, ou plutôt il était tombé si bas que Médor ne le trouva plus dans la pauvre sphère où il se mouvait lui-même.
Quand il le rencontra enfin un jour, par hasard, face à face, il ne le reconnut pas.
Justin – l’homme du château -, monsieur le comte de Vibray, avait une hotte sur le dos, un crochet à la main, et chancelait sous le poids de son ivresse chronique.
Médor voulut le relever dans le mesure de ce qu’il pouvait pour cela, mais Justin consentit seulement à se laisser payer à boire.
Ce n’était plus un homme. On avait pitié de lui parmi les chiffonniers.
Et cependant quelque chose restait en lui de sa vie passée. Dans le trou où il dormait sur quelques brins de paille, il y avait quatre ou cinq volumes qu’il lisait et relisait, quand il avait une heure lucide. Parmi ces livres, dont la plupart étaient imprimés en latin, se trouvait un livre français : Les Cinq Codes. Justin l’avant tant lu et relu que les pages se détachaient comme les feuilles mortes qui tombent à l’automne.
Les chiffonniers disaient que, si on avait pu trouver Justin à jeun, il n’y aurait pas eu son pareil parmi les avocats de Paris.
Ils ajoutaient que, quand Justin n’était ivre qu’à demi, c’était encore un gaillard de bien bon conseil.
Sa réputation à cet égard était considérable, non seulement parmi les chiffonniers, mais encore dans la classe des saltimbanques et artistes forains dont il s’était rapproché à différentes reprises, mû peut-être par le même instinct que Médor.
Ils l’appelaient le père Justin ; quoiqu’il fût jeune encore, au dire de ceux qui le connaissaient de longue main, il avait toutes les apparences de la vieillesse.
Depuis un an, Médor, poursuivi par le discrédit croissant où se perdait l’avalage du sabre, ne trouvait plus d’emploi dans les baraques. C’était bien à contrecœur et par nécessité qu’il avait fini par s’établir à son compte. Quelques planches, empruntées à son ancien immeuble aérien, et de vieux clous, lui avaient suffi pour bâtir l’étroite cabane, trop large encore pour son commerce abandonné. Il travaillait comme un nègre, emportant sa maison sur son dos, de fête en fête, dans les villages qui environnent Paris, et récoltant de loin en loin quelques sous, quand trois ou quatre amateurs obstinés de ce grand art, décédé comme la tragédie, daignaient passer le seuil de son taudis.
Il se consolait néanmoins en disant qu’il était désormais le premier et le dernier avaleur de France et de Navarre, ce qui devenait vrai exactement par le défaut de concurrence.
Médor avait un autre motif d’orgueil ; il était le seul homme que le père Justin admît dans son trou. Médor, il est vrai, n’y allait jamais sans porter quelque chose à boire, mais il renouvelait ses visites aussi souvent qu’il le pouvait.
Était-ce la conversation abrutie du misérable ivrogne qui l’attirait ? Non. Que Justin eût la fièvre de l’alcool et déraisonnât honteusement ou que Justin, à jeun, par hasard, pris d’une gravité hautaine, en revînt à son langage d’autrefois qui, désormais, était burlesque dans sa bouche, Médor l’écoutait peu. Il le laissait fredonner d’une voix rauque des refrains sans tête ni queue ; il le laissait aussi lire des textes de loi ou déclamer des vers latins avec emphase : cela ne lui importait point.
Ce qui l’attirait par une séduction irrésistible, c’était une pauvre relique qu’il avait trouvée dans un coin du réduit de l’ivrogne, à moitié cachée sous la poussière.
Un berceau d’enfant, rempli de petites hardes et de jouets, aux rideaux duquel pendait une photographie qui représentait une jeune mère tenant son enfant dans ses bras, ou plutôt tenant un nuage, trace confuse de l’enfant qui avait bougé en posant.
Le berceau de Petite-Reine disposé en autel par les mains de la Gloriette.
Le portrait de la Gloriette pressant sur son cœur Petite-Reine.
C’était pour cela que Médor venait le plus souvent qu’il pouvait chez le père Justin, en payant son entrée avec des fonds de bouteilles. Quand une fois il était entré, il laissait Justin boire, ou lire, ou chanter, et venait s’asseoir dans le coin où était la relique, restant des heures entières en contemplation devant le berceau et devant le portrait.
Au moment où Hector et madame de Chaves passèrent devant Médor, ils allaient encore lentement à cause de la foule. Médor, qui venait de reconnaître le duc de Chaves à la porte de la baraque, mit ses yeux grands ouverts et fixes sur le jeune homme, sans même le voir ; mais il n’en fut pas de même pour la duchesse, quoiqu’elle eût son voile rabattu. À son aspect, il tressaillit de la tête aux pieds et tout son sang vint à sa joue. Il se leva droit sur ses pieds, comme si un ressort se fût détendu en lui.
Un instant il resta abasourdi, puis il se frotta les yeux à tour de bras, en répétant plusieurs fois de suite :
– Tous deux ! Lui ! et elle ! Est-ce que je dormais ? Est-ce que j’ai rêvé ?
Pendant ce temps-là, Hector et sa compagne, pressant le pas, tournaient déjà l’angle de la rue Saint-Dominique.
Ce fut tant pis pour ceux qui étaient entre eux et Médor. Médor se jeta tête première dans la foule et passa comme un boulet de canon. Il arriva juste à temps pour voir l’amazone et son cavalier mettre au trot leurs montures et redescendre vers la Seine.
Pour la seconde fois Médor aperçut les traits de l’amazone, et il appuya les deux mains contre son cœur en se disant :
– C’est elle ! c’est bien elle !
Les chevaux eurent beau trotter, Médor n’avait pas les longues jambes de Saladin, mais sa passion était autre et plus forte.
Il eût suivi les deux chevaux au bout du monde et rien n’aurait pu l’arrêter, sinon la mort.
En arrivant à la porte cochère de l’hôtel de Chaves, la duchesse, qui n’avait pas prononcé un seul mot pendant toute la route, dit :
– Au revoir, Hector ; ne revenez pas avant d’avoir reçu une lettre de moi.
Ils se séparèrent. Quelques secondes après, Médor, haletant et baigné de sueur, vint tomber sur le pavé dans l’enfoncement de la porte.
Il resta quelques minutes à reprendre son souffle, puis il dit :
– Je ne sais pas comment je ferai pour arriver jusqu’à elle, mais j’arriverai !
Nous avons laissé Saladin déjeunant avec l’appétit d’un juste au restaurant du faubourg Saint-Honoré. Il ne nous est pas permis de l’abandonner longtemps, d’abord parce que c’est notre héros, ensuite parce que sa physionomie copiée exactement sur nature absout notre récit de tout péché romanesque, et lui donne couleur d’histoire.
Saladin, comme la plupart des héros de notre siècle, n’avait pas à proprement parler de généalogie ; il était ce champignon qui pousse sur la couche formée par le vice parisien. La légende honteuse et burlesque de la boue entourait son berceau comme un nuage mythologique. C’était un dieu à sa manière, et il avait sa chèvre Amalthée. Son père Similor, breveté pour la danse des salons, sa nourrice Échalot, sa mère Ida Corbeau, la Vénus invalide, ont été chantés par nous dans un poème où les badauds des quartiers riches profitèrent avec une curiosité étonnée de nos voyages et découvertes dans les sous-sols de la civilisation[3].
Rude voyage où l’on trouve cependant, et malgré le dire calomnieux d’une littérature qui s’abrutit dans le sang, plus de vice rendu hideux par la misère, plus de comédie sauvage et poussant le grotesque jusqu’à l’invraisemblable que d’éléments tragiques ou terribles.
C’est toujours Paris, descendu à cent pieds sous terre, Paris qui n’a pas été à l’école et qui vit des enseignements malsains du mélodrame, unique lanterne allumée dans ces profondeurs.
C’est toujours Paris, avec un esprit qui fait peur, une élégance qui fait pitié, et je ne sais quelles prétentions à la fois risibles et douloureuses au bienfait des belles manières.
Ce Paris-là, nous ne l’avons pas inventé, mais nous l’avons trouvé en allant voir un jour où pouvait être l’absurde souterrain habité par les cent mille bandits qui poignardent, étranglent, étouffent, assomment ou empoisonnent les cent mille victimes hachées annuellement dans la cuisine de l’églogue contemporaine.
D’autres sont allés déjà sur mes pas dans ce bizarre pays qui n’est pas celui d’Eugène Sue : caverne plus vraie, mais moins brillante que le centre de la terre de mon ami Jules Verne. Quelque jour, je le crois, on fera descendre un boulevard jusqu’à ces bas-fonds remplis d’invraisemblables grimaces, et les Parisiens aisés iront voir en train de plaisir ce qui restera de la noire sarabande dansée autrefois par les ambitions de l’ignorance et de la misère.
Ida Corbeau était morte noyée dans l’eau-de-vie de marc ; l’esprit de conduite d’Échalot l’avait tiré de presse ; Similor lui-même, sans amender le moins du monde son vicieux naturel, avait pris l’habitude de laver sa figure et ses mains.
Saladin, qui était la seconde génération, devait profiter de ce progrès et, qui sait, pénétrer peut-être à travers nos couches sociales si faciles à trouer, jusqu’aux plus hauts sommets de la considération publique.
En attendant, il mangeait, choisissant ce qu’il y avait de meilleur sur la carte, en dépit de ses habitudes de parcimonie. Il avait le cœur content comme un négociant qui vient de trouver le joint d’une combinaison difficile. L’idée de Saladin était simple à l’instar de toutes les grandes idées, et de plus, comme presque toutes les idées du peuple sous-parisien, elle prenait son origine dans ses souvenirs de théâtre.
Chacun connaît l’histoire de ce chirurgien qui, n’ayant pas à son gré une clientèle suffisante, cassait les bras et les jambes des passants pour les remettre ensuite. Il y a eu sur ce sujet un drame à cinq cents représentations.
Saladin avait inventé quelque chose d’analogue. Ayant enlevé jadis Petite-Reine pour 100 francs, dont le coupable Similor avait profité, il voulait gagner cent fois plus, mille fois plus, en rendant Petite-Reine à sa mère.
Au point de départ, une forte lacune existait dans ce projet, car Petite-Reine était l’enfant d’une pauvre femme, qui ne pouvait fournir qu’une récompense très bornée.
Mais il y avait cet homme brun, cet étranger à barbe couleur d’encre qui avait donné un louis à Saladin déguisé en vieille femme.
Ils ont beau être positifs, couards, calculateurs, patients, tous ceux qui sortent des profondeurs dont je parlais naguère sont romanesques jusqu’à la folie.
Songez qu’ils jouent presque toujours avec vingt chances contre une, et que la première mise leur manque. Depuis quatre ou cinq ans, ils ont pris pour plus de trente millions de billets à 25 centimes aux loteries autorisées pour la plus grande gloire de la morale publique.
Nos loups-cerviers n’en sont plus à méconnaître cette vérité miraculeuse qu’on peut arracher des sommes flamboyantes aux gens qui n’ont pas le sou.
Revendre ce qu’il avait volé, telle était donc la première forme de l’idée de Saladin, et à mesure que les années s’écoulaient, il élevait en lui-même ses prétentions à l’endroit de ce marché fantastique, parce que son désir, devenu foi, lui montrait la mère indigente parvenue au faîte de la fortune.
Une idée fixe a presque toujours une valeur. On dirait, en vérité, que l’homme a ce mystérieux pouvoir de modifier la destinée en couvant ardemment et patiemment un désir déterminé.
Il n’y a pour échouer toujours que les irrésolus et les changeants.
La seconde forme de l’idée de Saladin fut un vaudeville : progrès sur le drame ; il se dit que l’heureuse mère en retrouvant sa fille n’aurait rien à refuser, pas même la main de sa fille, à l’ange sauveur qui la lui ramènerait. Ce n’étaient pas, tant s’en faut, des suppositions faites à l’étourdie. Saladin creusait laborieusement la situation ; il se mettait en face de cette mère, comtesse ou marquise, et il épluchait les raisons qui auraient pu déterminer son refus.
On n’accepte pas un saltimbanque dans les familles, c’est clair. Saladin s’était arrangé de manière à n’être plus saltimbanque ; il s’était fait, comme nous l’avons dit, une éducation, assurément fort incomplète, mais qu’il trouvait superbe, ayant en toutes choses une souveraine estime de lui-même.
Il ne faut pas sourire. Nous ne sommes plus aux époques de modestie. La vanité, quand elle est suffisamment grave et lourde, est une des plus efficaces parmi les qualités qui déterminent le succès.
Saladin avait fait, en outre, tout ce qu’il avait pu pour se concilier les sympathies de sa future fiancée ; il lui avait rendu de véritables services, et il avait pris sur elle une sorte d’autorité.
Malheureusement pour lui, il s’attaquait ici à une nature par trop supérieure à la sienne. Saphir, enfant, avait éprouvé pour lui une sorte de crainte, mêlée d’admiration, mais Saphir jeune fille le perça à jour d’un coup d’œil et se détourna de lui avec dédain.
Ce mépris, elle n’avait point pris souci de le dissimuler, et néanmoins notre Saladin doutait encore, parce que la pensée du dédain appliquée à sa précieuse personne ne pouvait entrer dans son esprit.
Après des années où il avait manœuvré dans le vide, soutenu seulement par son obstination à croire que son désir valait une certitude, Saladin se rencontrait face à face avec la vérité.
Et il restait ébloui devant cette vérité qui se trouvait être la complète réalisation de son rêve.
Il n’y avait pas en lui beaucoup d’étonnement, il y avait un immense orgueil, joint au soupçon instinctif qu’il faudrait donner peut-être une troisième forme à son idée.
– Je suis fort ! se disait-il en dévorant son déjeuner dînatoire ; je connais bien du monde, mais je ne connais personne qui m’aille à la cheville ! J’avais tout deviné recta, seulement, au lieu d’une marquise ou d’une comtesse, c’est une duchesse. Il n’y a pas d’affront.
Et il se frottait les mains entre deux bouchées.
Le commencement de son repas, il le donna complètement au triomphe. Ce fut seulement vers le dessert qu’il s’interrogea au sujet des voies et moyens à prendre pour exploiter son aubaine.
Quoiqu’il n’admît pas le mépris de mademoiselle Saphir à son égard, il ne comptait plus sur elle et cherchait vaguement le moyen, en apparence impossible, d’agir sans elle.
Les affaires valent par la façon dont on les mène. Une mère, en définitive, peut offrir très décemment 10 000 francs à l’homme qui lui ramène sa fille, comme elle peut être obligée de lui servir vingt mille livres de rente.
Tout dépend de l’exécution.
Saladin n’avait jamais réfléchi à cela. Comment faire ? Sous quel aspect se présenter à l’hôtel de Chaves ? Comment y être admis ? Comment y faire, du premier coup, la figure qu’il fallait pour produire l’effet désirable et se poser en gendre possible ?
De loin ces difficultés peuvent sembler vénielles à un aventurier de l’espèce de Saladin, à qui son ignorance absolue du monde donne l’audace des aveugles au bord d’un précipice.
Mais de près, cela devenait terrible. Avec un peu de bon sens, et Saladin n’en manquait pas tout à fait, il était facile d’augurer que tout devait se terminer par une récompense honnête.
Le fromage de Saladin devint amer dans sa bouche ; son dernier verre de vin lui resta au gosier.
Il travaillait désespérément, et ceux qui l’avaient vu commencer son repas d’un appétit si triomphal ne l’auraient point reconnu, quand il demanda le café d’une voix presque dolente.
Il chercha bien un instant quel levier de manœuvre pourrait lui fournir la découverte qu’il avait faite par hasard ; monsieur le duc de Chaves guettant sa femme derrière les persiennes d’un entresol.
Mais ce genre de roman n’était pas dans les cordes de Saladin : tout au plus devinait-il vaguement qu’il y avait là un moyen d’action. La manière de s’en servir lui échappait absolument.
Il huma son café d’un air mélancolique.
Avant d’avaler la dernière gorgée, il mit la main à la poche pour chercher son porte-monnaie et sentit un objet étranger, dont il ne devina pas d’abord la nature. Il le retira vivement, et sourit avec une sorte de colère en reconnaissant le butin qu’il avait ramassé deux heures auparavant, au coin d’une borne, dans la cour de l’hôtel de Chaves.
Mais une réflexion soudaine lui traversa le cerveau. Son rire se figea et ses yeux ronds lancèrent un éclair.
– Le bracelet, murmura-t-il ; le bracelet d’enfant !
C’était en effet un pauvre petit bijou, sans valeur aucune, fait avec des perles de verre, montées sur un fermoir en cuivre doré.
– La petite avait le pareil autrefois ! dit encore Saladin qui était tout blême et dont les tempes battaient ; je m’en souviens comme si j’y étais encore ! je le regardai pour voir si c’était de l’or ou de l’argent, mais comme ça ne valait rien, je le jetai avec le reste dans le trou du fumier, entre Charenton et Maisons-Alfort…
– L’addition ! cria-t-il d’une voix retentissante, en frappant de son couteau sur la table.
Ce n’était plus le même homme. Sa taille avait gagné quatre pouces, et un rayon de fière intelligence brillait dans ses yeux.
Il sortit du restaurant d’un air vainqueur, le chapeau sur l’oreille et la poitrine évasée. L’idée avait sa troisième forme.
Il souriait aux passants et regardait les petites dames d’un air protecteur.
– Ceux-là ne savent pas, se disait-il avec une gaieté bienveillante, que voilà un beau garçon qui a son affaire dans le sac ; marquis pour de vrai, rentier, décoré et tout, dans un prochain avenir !
« Et papa Similor qui dingue dans la rue Le Peletier ! ajouta-t-il en éclatant de rire. Bah ! on n’est pas méchant, on lui fera un sort médiocre en rapport avec ses capacités.
Il gagna les abords de la Madeleine, où il prit un cabriolet de place, disant au cocher :
– Rue Tiquetonne, n° 13.
Vingt minutes après, il montait l’escalier terriblement noir de madame Lubin, seule somnambule supra-lucide de la ville de Paris.
Madame Lubin avait, à l’exemple de toutes les somnambules supra-lucides ou autres, un « médecin » qui la plongeait dans le sommeil magnétique et soignait ensuite les malades à l’aide des révélations qu’il tirait d’elle.
C’est une des branches du métier et je connais des personnes respectables qui ont beaucoup de confiance en ce genre de traitement.
L’autre branche de l’état consiste à retrouver les objets perdus et à découvrir les voleurs. Ce dernier détail, qui présente des dangers, conduit souvent mesdames les somnambules sur les bancs de la police correctionnelle.
Une ou deux même ont passé en cour d’assises drapées dans leur dignité et fort étonnées qu’on voulût les empêcher de remplir, en faisant leur cuisine, les fonctions du procureur impérial.
Il ne faut pas se dissimuler que la plupart de ces femmes cessent vite d’appartenir à la classe des charlatans. Au bout d’un an ou deux d’exercice, elles s’enivrent de leurs propres mômeries comme les sibylles antiques, et subiraient volontiers le martyre plutôt que d’avouer qu’elles n’exercent pas un sacerdoce.
Le « médecin » est rarement convaincu. Il fait ce métier-là comme il serait clerc d’huissier ou recors, et n’a pas d’autre prétention morale que de dîner tous les jours aux restaurants à quarante sous.
Quand Saladin entra chez madame Lubin, son médecin et elle étaient en train de prendre un petit verre de cassis sur le coin de la cheminée.
Ce sont en général des ménages où le médecin joue le rôle du sexe le plus faible.
– Docteur, dit Saladin en passant le seuil, vous allez me faire le plaisir d’aller voir en bas si j’y suis. Il s’agit d’une affaire grosse comme la maison. J’ai bien l’honneur de vous saluer.
Le médecin, ayant consulté du regard sa suzeraine, prit son chapeau gras et disparut.
– Dormez-vous, ma commère ? demanda Saladin en riant.
– Monsieur le marquis, répondit la somnambule d’un air digne, vous savez bien que je ne plaisante jamais avec ces choses-là ; oui, je dors, et c’est tout frais ; je suis lucide.
Saladin fit rouler du pied un fauteuil et s’y plongea.
– J’aimerais mieux que vous fussiez éveillée, dit-il, mais à la guerre comme à la guerre. Venez ça, nous allons causer.
Madame Lubin était une femme d’une trentaine d’années, usée et surmenée, mais qui gardait quelques traces de gentillesse. Elle vint s’asseoir auprès de Saladin, prit une pose coquette et dit :
– Causons… nos machines ont-elles monté aujourd’hui en bourse ?
– Il ne s’agit pas de cela, répondit Saladin d’un air grave, vos machines sont de la petite bière. Combien auriez-vous de la dame en question si, par impossible, vous retrouviez l’objet que vous savez ?
– Quelle dame ? demanda la somnambule, et quel objet ?
Les yeux ronds de Saladin étaient fixés sur elle comme deux lanternes.
– Ah ! fit-elle tout à coup, la dame au bracelet !… Ça vous a-t-il servi à quelque chose l’adresse du Grand-Hôtel que je vous ai donnée ?
Saladin fit un grave signe de tête.
– Je suis lucide, moi aussi, ma bonne dame, prononça-t-il d’un ton solennel, supra-lucide ! La dame qui est venue vous consulter est la duchesse de Chaves, qui a ce magnifique hôtel rue du Faubourg-Saint-Honoré.
– Oh ! oh ! fit madame Lubin étonnée, vraiment ! une duchesse ! et comment savez-vous cela ?
– Je sais bien des choses, repartit Saladin, quoique je ne me vante pas d’être sorcier. Avez-vous le signalement exact du bracelet perdu par la duchesse ?
La somnambule ouvrit un petit registre et se mit à le feuilleter. Pendant qu’elle s’occupait ainsi, Saladin tira le bracelet de sa poche.
– Voilà ! dit-elle : un petit bracelet de perles bleues, avec fermoir en cuivre doré. Saladin lança à la volée le bracelet qui vint tomber sur le registre.
– Tiens, tiens, fit madame Lubin en sautant sur son siège, vous l’avez fait faire ? Qu’est-ce que vous comptez tirer de là ?
Saladin souriait dans sa cravate.
– Je ne l’ai pas fait faire, ma bonne dame, dit-il, et un simple coup d’œil peut vous convaincre de la vétusté de l’objet.
– C’est vrai, avoua la somnambule. Alors vous l’avez acheté d’occasion ? En tout cas, c’est bien choisi ; mais la personne qui l’a perdu connaissait son bracelet. C’était, je le crois bien, une manière de relique qu’elle regardait souvent. Je ne me charge pas de rendre ce petit bric-à-brac à madame la duchesse.
Saladin était de plus en plus majestueux.
– Je ne vous en charge pas non plus, ma bonne dame, dit-il ; je vous apporte seulement les moyens de faire preuve d’une très grande habileté ou lucidité, comme vous voudrez. Par votre art, vous avez appris deux choses, d’abord le nom et l’adresse de la personne qui vous a consultée, ensuite l’existence d’un individu doué de facultés extraordinaires et qui prétend avoir en sa possession l’objet perdu par la susdite personne… est-ce que ce n’est pas déjà joli ?
– Et, demanda madame Lubin, c’est vous l’individu doué de facultés extraordinaires ?
– Naturellement, répondit Saladin, qui salua.
– Y aura-t-il quelque chose pour moi ?
Saladin salua de nouveau et répéta :
– Naturellement.
– Eh bien, cher monsieur le marquis, dit la somnambule, la personne doit revenir demain. Je lui ferai votre commission et même je l’enverrai chez vous, si vous voulez, quoique l’affaire soit à moi.
Saladin secoua la tête avec lenteur.
– Ce n’est pas cela, murmura-t-il, et je ne suis pas ici pour vous prendre vos affaires. Il y a là-dedans des intérêts engagés, des intérêts majeurs, dont moi seul puis avoir connaissance, à cause de mes nobles relations dans le grand monde. Souvenez-vous de cette fable ingénieuse Le Coq et la Perle ; il y a dans la vie des occasions dont le vulgaire ne peut pas profiter.
– Le vulgaire ! répéta madame Lubin scandalisée.
– Bonne madame, répliqua Saladin avec condescendance, vous êtes une femme comme il faut, c’est certain, mais, vis-à-vis d’un homme tel que moi, vous appartenez au vulgaire.
Puis, se levant et rejetant en arrière sa tête d’oiseau, il ajouta :
– Je cache sous l’apparence d’un simple coulissier de remarquables destinées. Ne vous en étiez-vous pas doutée ?
Madame Lubin, quoiqu’elle ne travaillât pas en foire, appartenait, elle aussi, très énergiquement, à la classe des gens qui vivent d’illusions et respirent le roman par tous les pores.
Comme elle gagnait sa vie à jouer un rôle, les choses théâtrales avaient un grand empire sur elle. Son regard changea d’expression, tandis qu’elle contemplait Saladin, grandi d’une demi-coudée.
– C’est vrai, balbutia-t-elle, que vous avez quelque chose d’étonnant ! Et mon docteur n’aurait pas pris la porte comme cela pour tout le monde. Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?
Saladin répondit :
– Qui sait si cette soirée n’est pas pour vous l’aurore d’une position fixe et honorable ? Mettez-vous là, devant ce guéridon, et veuillez écrire ce que je vais vous dicter.
Madame Lubin, sans se faire prier, s’assit auprès de la table et disposa tout ce qu’il fallait pour écrire.
– Je suis, dit-elle ; on ne sait pas vous résister, monsieur le marquis.
Mais Saladin se promenait de long en large dans la chambre, et paraissait méditer laborieusement.
Il avait l’air d’un poète qui va enfanter un chef-d’œuvre. Et par le fait il se disait :
– La chose doit être soignée et propre à me planter là-dedans, droit et solide comme un mât de cocagne ! Pas de paroles inutiles ! il faut frapper la dame, et qu’elle passe toute la nuit à rêvasser de moi comme si j’étais un casse-tête chinois.
– Eh bien ? fit la somnambule.
Saladin vint se mettre debout devant elle et dicta :
« Madame, « Ma science m’a fait savoir le nom et la demeure de la personne respectable qui m’a fait l’honneur de me consulter.
« Il y a au-dessus de moi un homme dont ma science m’a également fait connaître l’existence et la supériorité.
« L’objet que vous avez perdu et qui vous était cher vous sera rendu par lui.
« Peut-être l’homme dont je parle pourrait-il guérir en vous le regret produit par une perte bien autrement cruelle…
« Il ne m’est pas permis de vous en dire davantage.
« On annoncera demain chez vous, à la première heure, l’ancien agent de police Renaud. Recevez-le, et sachez tout de suite que vous aurez affaire au jeune et célèbre marquis de Rosenthal ! »
– Signez, ordonna Saladin. Madame Lubin signa.
– Et qu’est-ce que tout cela veut dire ? demanda-t-elle.
– Si ma main droite le savait, répondit Saladin avec emphase, je la couperais. Mettez l’adresse.
Madame Lubin adressa la lettre à madame la duchesse de Chaves en son hôtel, rue du Faubourg-Saint-Honoré.
Saladin prit son chapeau. Avant de franchir le seuil, il mit un doigt sur sa bouche, puis il sortit sans prononcer une parole.
Il y a dans la vie des choses absurdes qui doivent réussir, de même qu’il y a dans l’art des œuvres très méprisables dont le succès est forcé. Pour juger ceci et cela il faut se placer à de certains points de vue.
Le roman est entré dans nos mœurs bien plus profondément qu’on ne le pense : ceci pour le commun des hommes et des femmes. Pour ceux ou pour celles qui souffrent d’une grande blessure, la vie même devient un roman.
Et si cette blessure, au point de vue des douleurs qu’elle occasionne comme au point de vue des espoirs de guérison qu’elle laisse, touche par quelque côté au domaine exploité habituellement par les conteurs, l’invasion du roman dans la vie passe à l’état de tyrannie absolue.
Les contes, en effet, partent presque toujours d’un fait véritable et, pour ne point abandonner le sujet même de notre récit, il est certain, malheureusement, que l’enlèvement d’un enfant n’est pas une circonstance très exceptionnelle.
Parti du fait fondamental et vrai, le romancier en tire des conséquences à sa guise, et c’est là que commence le roman.
C’était-à-dire, pour beaucoup de gens, le mensonge ; pour d’autres, la déduction logique des événements.
Nous ne craignons pas de dire que l’imagination blessée de toute mère à qui on a ravi son enfant invente en une semaine plus de romans que l’habileté du plus fécond romancier n’en saurait trouver en dix années.
Madame de Chaves reçut le soir même par la poste la lettre de la somnambule. Il y avait en elle, en ce moment, une inquiétude qui se rapportait à un danger tout personnel ; madame de Chaves, nous le savons, n’ignorait rien de la sauvage et bizarre nature de son mari.
Elle connaissait vaguement, mais suffisamment, l’histoire de celle qui, avant elle, avait porté ce titre et ce nom : duchesse de Chaves.
Elle lut la lettre au milieu d’une certaine préoccupation, non point qu’elle eût peur, car elle était brave comme toutes celles qui ont terriblement souffert, mais parce qu’elle tenait, comme d’autres s’accrochent au dernier amour, à la faible espérance qui était désormais toute sa vie.
Car telle nous l’avons vue autrefois dans la chambrette de la rue Lacuée, à genoux devant le berceau vide de Petite-Reine, telle Lily était restée après tant de temps écoulé.
Sa fille ! il n’y avait en elle que sa fille. En dehors de ses regrets et de ses espoirs qui avaient sa fille pour objet, vous eussiez trouvé dans sa poitrine le cœur d’une morte.
Elle jeta la lettre qu’on lui avait apportée dans sa chambre à coucher, et se reprit à songer à cette rencontre bizarre : monsieur le duc de Chaves, cet homme sombre et froid, montant les degrés qui conduisaient à un théâtre forain.
C’était fort surprenant, mais, en somme, la conduite de monsieur le duc intéressait Lily médiocrement, et ce qui lui restait de cette aventure c’était le singulier regard que monsieur de Chaves avait jeté sur elle.
Monsieur de Chaves était à Paris quoiqu’il eût annoncé hautement son départ, et monsieur de Chaves, avant son absence, lui avait fait comprendre, avec douceur et courtoisie, que les assiduités du jeune Hector de Sabran pouvaient présenter un danger.
S’il était une femme au monde dans l’existence de laquelle le roman débordât, c’était assurément madame de Chaves. Depuis l’heure de sa naissance, en quelque sorte, le roman ne l’avait jamais quittée, quoiqu’il n’y eût pas un atome de tendance romanesque dans son esprit, ni dans son cœur.
Elle avait passé au milieu de tout cela, portée par les événements, et n’avait jamais eu qu’une passion profonde, son amour pour sa fille.
Justin lui-même ne lui laissait qu’un souvenir doux et tranquille.
Mais le roman la pressait de toute part. Et en ce qui regardait sa position vis-à-vis de son mari demi-sauvage, c’était un roman bien connu, une légende, un conte d’enfant : l’histoire de Barbe-Bleue.
Monsieur le duc n’était pas homme à chercher des intrigues subtiles. Il aimait avec une brutalité folle. Lily avait la conviction qu’il s’était débarrassé de sa première femme pour l’épouser, elle, Lily.
Elle pensait, tout en se disant : c’est impossible ! qu’il pourrait prendre le même moyen pour épouser une autre femme.
Elle ne l’avait jamais aimé. Elle avait pour lui la répugnance terrifiée des enfants prisonniers de l’ogre. Elle s’était résignée à cette torture de vivre près d’un pareil homme, parce qu’elle avait vu dans ce sacrifice le moyen de retrouver Justine.
Elle eût fait plus encore, si une épreuve plus dure se fût présentée à elle.
Du reste, monsieur le duc de Chaves l’avait aimée passionnément pendant plusieurs années, et jusqu’à ces derniers temps, elle avait gardé sur lui un remarquable empire.
Il était fier de sa beauté. Il éprouvait à chaque instant de ces mouvements de jalousie qui enchaînent, et pour le garder esclave, Lily, soutenue par la pensée qu’elle travaillait pour sa fille, avait parfois surmonté un sentiment qui était plus que de la froideur.
Le duc alors redevenait l’amant agenouillé des premiers jours.
Au bois et dans les fêtes de la haute vie, en voyant passer cette femme si noblement fière, souriante et, en apparence, heureuse d’être partout la reine de beauté, vous n’eussiez jamais deviné la plaie incurable de son âme.
Monsieur le duc de Chaves, de son côté, avait accompli loyalement au moins une partie du pacte conclu. Sa fortune avait toujours été à la disposition de Lily, dès qu’il s’était agi de chercher Petite-Reine.
Il n’avait menti qu’une fois, quand il avait donné à penser à la jeune mère que sa fille était partie pour l’Amérique.
Et s’il avait menti, c’était pour emporter l’objet de sa passion comme une proie.
Lily, seule dans sa chambre, repassait en elle-même ces événements lointains, mais la lettre mystérieuse, à son insu, prenait déjà sa pensée.
Souvenons-nous que, même avant d’avoir reçu cette lettre, elle avait dit à Hector, superstitieuse comme toujours les martyres : « Si cette somnambule retrouvait le bracelet, elle pourrait aussi retrouver l’enfant… »
La lettre était sur la table de nuit. Madame la duchesse de Chaves se prit à la regarder. Matériellement, cette lettre sentait l’endroit d’où elle venait : c’était un papier grossièrement parfumé, dans une enveloppe timbrée avec prétention.
Madame de Chaves la prit et la relut. Elle fut frappée, ou plutôt blessée par la niaise emphase de son contenu. Ces phrases, coupées avec une majesté sibylline, lui sautèrent aux yeux comme une ridicule mystification.
Et pourtant elle la relut non pas une fois, mais dix fois.
Le roman ! le roman, stupide ou non, la menace qu’on ne comprend pas, la promesse mystérieuse !
Je ne sais pas d’homme au monde qui puisse recevoir, sans émotion, la prière de passer chez un notaire inconnu.
C’est là le roman, c’est là son prestige, c’est là ce qui mène les trois quarts de la vie des trois quarts d’entre nous !
Et si je voulais aller au fond des choses, je dirais que, quand le roman entre une fois dans la vie, plus il est absurde plus il devient entraînant.
D’ailleurs, il y avait quelque chose dans cette lettre. On avait découvert le nom de madame de Chaves et son adresse qu’elle avait cru tenir cachés ; on avait retrouvé le bracelet ; on avait fait bien plus : on avait deviné, et c’était magie, la secrète préoccupation de son cœur.
Car cet objet, plus cher et plus cruellement regretté, auquel on faisait allusion, que pouvait-il être, sinon sa fille elle-même ?
Elle se mit au lit en songeant à la lettre.
Elle voulut s’endormir ; la lettre la poursuivit comme une tyrannie.
Et, chose singulière, parmi les énigmes que la lettre proposait, les plus obsédantes pour sa pensée n’étaient pas celles dont l’exposé du moins se comprenait.
Son adresse devinée, le bracelet retrouvé, l’allusion faite au sort de sa fille, tout cela s’évanouit peu à peu pour céder la place à ce problème, idiot dans ses termes : monsieur le marquis de Rosenthal se présentant à l’hôtel, sous le nom de Renaud, ancien employé de la police.
De bonne heure, Lily se leva. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Avant huit heures, elle était assise dans son boudoir, impatiente déjà et trouvant que monsieur le marquis de Rosenthal tardait. Elle avait donné l’ordre exprès d’introduire auprès d’elle monsieur Renaud sitôt qu’il se présenterait.
Demi-cachée derrière ses rideaux, elle interrogeait la cour et guettait la porte cochère.
Enfin, quelques minutes avant neuf heures, la porte s’ouvrit et un jeune homme, vêtu de noir, se dirigea vers la conciergerie. Le concierge, après l’avoir écouté, le conduisit lui-même jusqu’au perron.
Lily put l’examiner à son aise tandis qu’il traversait la cour d’un pas lent et solennel.
C’était un étudiant allemand, non pas précisément tel qu’on les voit à Leipzig ou à Tiibingen, mais tel que les théâtres nous les montrent quand ils font de la couleur locale : bottes molles, pantalon noir collant, veste et jaquette noires surmontées par un vaste col blanc rabattu. Seule, la casquette traditionnelle était remplacée par un chapeau tyrolien à larges bords, d’où s’échappaient les mèches abondantes et lustrées d’une chevelure noire.
Lily avait vaguement l’espoir de trouver en ce nouvel arrivant une figure connue, mais elle dut s’avouer qu’elle ne l’avait jamais vu.
L’instant d’après, un domestique annonça monsieur Renaud, et Saladin fit son entrée dans le boudoir de madame la duchesse.
Celle-ci se leva pour le recevoir. Il salua, mais non point très bas, et dit en fixant sur elle ses yeux ronds qui la troublèrent :
– Voilà bien des années que je m’occupe de vous.
Il avait en parlant un léger accent tudesque.
Madame de Chaves ne trouva pas de réponse, elle le regardait avec une sorte de frayeur : Saladin eut un sourire de froide bonté.
– Je ne vous veux que du bien, prononça-t-il du bout des lèvres.
La duchesse lui montra de la main un siège et dit tout bas :
– Je vous en prie, monsieur, apprenez-moi ce que je puis espérer de vous.
Saladin croisa ses bras sur sa poitrine. Il était superbe d’aplomb et de gravité. Il avait passé la nuit à composer son rôle, à l’apprendre et à le répéter.
Languedoc, déniché à la foire par Similor, était venu lui faire une tête : une tête de marbre immobile et glacée.
Si Saladin avait su le monde, peut-être aurait-il reculé devant l’audacieuse comédie qu’il allait jouer ; peut-être du moins aurait-il choisi d’autres moyens et pris d’autres apparences.
Sans prétendre qu’un autre stratagème n’eût point réussi auprès de cette pauvre femme, subjuguée d’avance et préparée à toutes les crédulités, nous affirmons que Saladin avait bien choisi son personnage.
Nous ajoutons que les comédies de ce genre arrivent au succès, surtout par leurs côtés les plus invraisemblables.
Les charlatans sauvent parfois ceux que la médecine sérieuse a condamnés. Il en est ainsi dans la vie, et certains découragements se réfugient d’eux-mêmes dans l’impossible.
Chaque siècle, du reste, subit pour un peu l’influence de la poésie ambiante : ceci du haut en bas de l’échelle sociale. On est bien forcé de prendre le merveilleux où les poètes l’ont mis.
Les sorciers du Moyen Age, succédant aux oracles antiques, se chargeaient de répondre aux questions de l’ambition effrénée ou de l’aveugle désespoir. Le XVIIIe siècle incrédule inventa les magnétiseurs et but en riant l’élixir de vie, distillé par le comte de Cagliostro. Nous avons eu de nos jours les médiums et les tables tournantes.
C’est là le merveilleux pur, le surnaturel franchement inexplicable.
Mais le merveilleux poétique est autrement fait. C’est la baguette des fées, ce sont les miracles obtenus par la lance des chevaliers, ou bien ce sont les prouesses encore plus étonnantes accomplies par l’épée de d’Artagnan, par l’or de Monte-Cristo.
On ne croit pas à tout cela, je le veux bien, mais il en reste quelque chose.
D’Artagnan mourut il y a longtemps.
Depuis Monte-Cristo, Jupiter en habit noir qui lançait les billets de banque comme la foudre, on a été chercher le merveilleux plus bas encore, beaucoup plus bas.
Quelques-uns ont choisi des assassins et des voleurs pour les revêtir de je ne sais quels oripeaux magiques ; d’autres, moins fous et plus hardis, ont osé prendre cette personnalité détestée et méprisée : l’agent de police, pour l’entourer de rayons sur l’effronté piédestal de leurs fictions.
On pêche ses héros où l’on peut, dans les temps de disette avérée. Il y a quelque chose d’original et à la fois de généreux à préférer les gendarmes aux voleurs en un pays comme la France, assez spirituel pour siffler toujours les gendarmes en applaudissant fidèlement les voleurs. Je ne puis que louer de tout mon cœur les hommes de grand talent qui se sont donné la mission de réhabiliter l’agent de police. Il était temps de flétrir l’innocence incurable du suffrage universel se faisant le complice des meurtriers et des filous pour accabler ces modestes soldats qui gardent vaillamment le repos de nos nuits et n’ont pas même, pour compenser la dérisoire modicité de leur paye, l’appoint de la considération publique.
Mais, entre les réhabilitations équitables et les fusées d’une complète apothéose, il y a de la marge, et peut-être n’était-il pas nécessaire de remplacer le chapeau que messieurs les inspecteurs de la sûreté portent dans la vie réelle par une trop fulgurante auréole.
Pour plaire, nous sera-t-il répondu, il faut exagérer dans un sens comme dans l’autre.
Ceux qui disent cela mentent, insultant à la fois les écrivains et le public.
Ma religion est qu’on peut plaire en disant l’exacte vérité ; ma croyance est que nous heurtons tous les jours sur le trottoir des réalités bien autrement curieuses et bizarres que n’en peut inventer l’exagération même de ceux qui se battent les flancs pour étonner les naïfs.
Saladin, comédien de petite venue, mais très soigneux et très habile, profitait tout uniment d’un courant. Il exploitait la mode du détective.
Après avoir examiné madame la duchesse le temps voulu pour produire son effet, il prit le siège qu’on lui indiquait et tira de sa poche un assez vaste portefeuille en même temps qu’un objet enveloppé dans du papier qu’il remit entre les mains de madame de Chaves.
– Voici d’abord le bracelet de Petite-Reine, dit-il.
La duchesse à ce nom devint pâle comme une morte. Le tonnerre, éclatant dans la chambre, n’eût pas produit sur elle un pareil effet. Elle chancela sur son siège et murmura :
– Quoi, monsieur ! vous savez ?…
– Je suis Renaud, répondit Saladin d’une voix basse et brève.
Il se mit en même temps à feuilleter rapidement son carnet.
– Rue Lacuée, n° 5, dit-il en prenant un premier carré de papier : Madame Lily, dite la Gloriette, dix-huit à vingt ans, très jolie, conduite bonne, enfant dont on ne connaît pas le père ; nom de l’enfant : Justine, mais plus souvent appelée Petite-Reine dans le quartier… Contestez-vous ?
La duchesse le regardait bouche béante.
– Vous ne contestez pas, reprit Saladin, c’est exact. Il choisit un autre carré de papier.
– Fin avril 1852, reprit-il, mère et fille entrées dans une baraque de la foire, place du Trône. Voiture prise à cause de la pluie…
Madame de Chaves l’interrompit par un cri de stupéfaction.
– Quoi ! même ces détails ! balbutia-t-elle. Saladin lui imposa silence d’un signe de tête.
– Je suis Renaud, répéta-t-il pour la seconde fois.
Et il ajouta de sa voix glacée qui n’avait point d’inflexions :
– Voiture procurée par un jeune garçon, avaleur de sabres de son état. Quatorze ans. Nom : Saladin.
Il changea de carré de papier.
– Journée du lendemain très chargée. Faits principaux : départ de la jeune mère pour Versailles ; Petite-Reine confiée à une femme nommée la Noblet et portant aussi le sobriquet de la Bergère, dont le métier était de promener les enfants pauvres au Jardin des Plantes. Le nommé Médor, aide de la femme Noblet, laisse approcher des enfants une sorte de mendiante qui cache sa figure sous un vieux bonnet à voile bleu. Homme déguisé : ce même jeune garçon qui avait procuré la voiture la veille au soir…
– Etes-vous sûr de cela ? s’écria Lily qui haletait.
– Je suis sûr de tout ce que je dis, répondit sèchement Saladin. J’ai interrogé moi-même le jeune garçon qui est maintenant un homme.
– Mais ma fille ! fit la duchesse avec explosion. Ma fille est-elle vivante ?
Saladin jeta son carré de papier et sembla faire un choix parmi ceux qui restaient dans son carnet.
– Vous n’avez pas encore regardé si le petit bracelet est bien le vôtre, dit-il tranquillement.
C’était vrai, les mains tremblantes de madame de Chaves déplièrent l’enveloppe.
– C’est lui ! s’écria-t-elle en portant le bracelet à ses lèvres, c’est bien lui, et ma fille…
– Permettez, madame, interrompit Saladin, ne nous égarons pas. Petite-Reine avait deux bracelets semblables, un que vous possédiez, un autre qu’elle avait emporté…
– Et celui-là ?…
– C’est celui qu’avait emporté Petite-Reine. Lily tendit ses mains jointes qui tremblaient.
– Alors, elle vit, balbutia-t-elle. Elle vit !… car vous n’auriez pas voulu vous jouer ainsi du cœur d’une mère !
Les yeux ronds et fixes de Saladin se relevèrent sur elle.
– Procédons par ordre, s’il vous plaît, fit-il d’un ton d’autorité. Quand il en sera temps nous arriverons à ce qui regarde madame votre fille.
L’instant d’auparavant, madame de Chaves n’aurait pas cru que son étonnement pût augmenter, mais elle bondit sur son siège à ces derniers mots prononcés par Saladin : « … madame votre fille ».
– Ma fille ! s’écria-t-elle, mariée !… mais c’est une enfant ! Puis, retournée subitement par la grande joie qui envahissait son cœur, elle ajouta d’une voix tremblante :
– Elle vit donc, puisqu’elle est mariée ! Oh ! qu’importe cela ! qu’importe tout le reste ! monsieur ! monsieur ! demandez-moi ce que vous voudrez, ma fortune, mon sang ! mais dites-moi quand je verrai ma fille !
Saladin lui adressa le signe que les pédagogues font aux enfants pour réclamer le silence.
– Procédons par ordre, répéta-t-il après avoir trouvé dans son carnet le carré de papier qu’il cherchait ; jusqu’à présent vous ne contestez pas ?
– Tout ce que vous avez dit, répliqua Lily qui le suppliait du regard, est la vérité même, et il a fallu un miracle d’habileté…
– Je suis Renaud, dit pour la troisième fois Saladin.
– Monsieur le duc de Chaves, continua-t-il reprenant la lecture de ses notes, grand de Portugal de 1er classe, chargé d’une mission particulière de l’empereur du Brésil, mêlé à tout cela indirectement. Était à la représentation de la foire. Était au Jardin des Plantes. Offrit des primes en argent à la police de Paris. Détermina la Gloriette à partir avec lui pour l’Amérique. – Lacune.
« Vous remplirez les lacunes, s’interrompit ici Saladin ; c’est nécessaire pour ma gouverne.
En même temps, il feuilleta rapidement son carnet et arriva jusqu’aux dernières pages, où il prit un carré qui contenait seulement ces mots :
– Lacune. Retour en France. Duc marié à la Gloriette. Voyage dans les départements.
Enfin un dernier papier disait :
– Soupçons. Fausse absence dudit monsieur de Chaves. Aujourd’hui, 19 août 1866, monsieur de Chaves revenu secrètement pour surprendre sa femme. Embuscade.
– C’était hier ! murmura la duchesse. Saladin poursuivit sans répondre :
– La voit partir à cheval avec le jeune comte Hector de Sabran, Grand-Hôtel, chambre 38.
La duchesse était muette de stupeur. Saladin ferma brusquement son carnet.
– Je vous prie, dit-il, de compléter brièvement et clairement ce qui concerne monsieur le duc de Chaves. Quand vous connaîtrez mieux la position où je suis vis-à-vis de vous, vous comprendrez que ma conduite dans toute cette affaire doit être dirigée par les renseignements les plus positifs.
Saladin rapprocha son siège, mouilla le bout d’une mine de plomb et fixa un carré de papier sur la couverture de son carnet, en homme qui va prendre des notes.
Le premier instinct de la duchesse fut d’obéir tout de suite et aveuglément.
Aucun doute n’était en elle ; on peut dire qu’elle était émerveillée et subjuguée. Si elle hésita, ce fut pour se recueillir en interrogeant sa mémoire.
– Y sommes-nous ? demanda Saladin d’un ton impatient. Le temps est non seulement de l’argent, mais encore de la vie. J’attends.
Les yeux de la duchesse évitèrent les siens, parce que la pensée de monsieur de Chaves venait de traverser son esprit.
– Comment ignorez-vous une partie de la vérité, murmura-t-elle, vous qui avez appris des choses si difficiles à connaître ?
Saladin eut un sourire.
– Nous voilà qui raisonnons, dit-il. Je veux bien raisonner, pourvu que cela ne dure pas plus de trois minutes. Je sais les choses que j’ai cherché à savoir, et ces choses-là n’étaient pas des plus faciles à deviner. Quant au reste, j’ai épargné ma peine, parce que j’avais la certitude de tout apprendre par vous.
– Si je ne pouvais…, commença la duchesse.
– Vous pouvez, interrompit Saladin, puisque c’est votre propre histoire, et il est impossible qu’aucune force humaine enchaîne votre langue, quand je vous dis : je veux que vous parliez !
Il s’exprimait avec emphase, mais sans élever la voix. La duchesse dit après un silence :
– C’est mon histoire, en effet, mais c’est aussi l’histoire d’un autre. Ai-je le droit de révéler un secret qui ne m’appartient pas ?
Saladin croisa ses bras sur sa poitrine.
– C’est le secret de l’autre que je veux connaître, dit-il, c’est l’autre qui est le maître ici ; c’est de l’autre que dépend le sort de votre fille, et vous êtes trop mère pour ne pas comprendre que le sort de votre fille seul m’intéresse.
– Elle sera heureuse…, s’écria madame de Chaves. Elle allait poursuivre, Saladin ne la laissa pas achever.
– Auriez-vous défiance ? demanda-t-il avec une dignité sobre qui prouvait son vrai talent de comédien.
– J’ai peur, murmura la duchesse.
– De moi ?
– Non, de lui.
La duchesse, en prononçant ces derniers mots, appuya son mouchoir sur ses lèvres, comme si elle eût voulu se bâillonner elle-même.
Le visage de Saladin changea, exprimant pour la première fois une nuance qui n’était point dans son rôle ; son regard eut de l’étonnement et de la contrariété.
– Ne vous aime-t-il pas en esclave ? demanda-t-il.
– Il m’a aimée, répondit tout bas madame de Chaves.
La main de Saladin se posa sur son bras.
– J’ai besoin de tout savoir, dit-il en faisant son accent impérieux, non pas pour moi, mais pour elle.
– Pour elle ! répéta la duchesse, dont la voix chevrotait, brisée par les larmes, tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai pensé, tout ce que j’ai souffert depuis tant d’années, croyez-vous donc que ce ne soit pas pour elle ! Les livres et les hommes disent : avec le temps, on oublie… Le temps a passé, je n’ai rien oublié. En ce moment où Dieu fait luire à mes regards un espoir qui m’éblouit le cœur, il me semble que je deviens folle. Je vous crois, tout ce que vous dites est vrai, mais se peut-il que j’aie jamais cette joie de sentir ma fille dans mes bras et d’avoir son front sous mes lèvres ! J’ai vécu pour cela, uniquement pour cela ; sans cela je n’aurais même pas eu besoin d’aller au-devant de la mort ; la mort m’aurait prise bien vite. J’ai travaillé, j’ai combattu, j’ai espéré en dépit même du désespoir qui me torturait l’âme… Et maintenant tout s’éclaire à la fois à l’improviste ! Hier, il n’y avait autour de moi que ténèbres, et j’aurais donné mon sang pour connaître la route où elle passa tel jour de tel mois, il y a dix ans, que sais-je ! pour deviner un rien, pour acquérir le plus vague de tous les indices. Au lieu de cela, c’est une certitude. Dieu m’accable d’un si grand bonheur que ma raison se refuse à le comprendre. Vous voilà, vous, un inconnu, vous venez à moi par une porte mystérieuse et qui fait songer aux miracles, vous me dites ce qui s’est passé exactement, minutieusement, comme si vous racontiez une page d’histoire.
« Les noms de l’enfant, vous me les répétez, les faits les plus indifférents, vous les avez recueillis, et il semblerait que vous étiez autour de nous, voici quatorze ans, depuis l’heure malheureuse où j’entrai dans la cabane des saltimbanques avec ma chère petite jusqu’au moment plus cruel où elle me fut enlevée. Je sais qu’il y a des merveilles dans cet art de tout savoir et de tout deviner, je sais que l’œil de la police perce les ténèbres les plus épaisses, mais au nom du ciel, ne vous fâchez pas contre moi : je suis une pauvre femme bien faible et bien ébranlée. L’habileté qui sert à découvrir peut aussi servir à tromper…
« Oh ! pitié ! pitié ! s’interrompit-elle, je n’ai pas voulu vous offenser, monsieur !
– Madame, prononça froidement Saladin, j’ai pitié, mais vous ne m’avez pas offensé. Il faut aux grandes émotions de la femme un calmant : la plainte ou les larmes. Les minutes sont précieuses pour moi, et cependant, je ne vous ai pas interrompue. D’autres l’eussent fait à ma place, madame, car je suis maître absolu de la situation ; j’ai des droits, et vous l’avez bien deviné, quoique aucune allusion à ce sujet ne soit tombée de votre bouche, j’ai des droits égaux, supérieurs même à ceux d’une mère.
Un effroi mortel, où il y avait de la haine, se peignit sur les traits de Lily, qui baissa les yeux vivement. Saladin vit et comprit.
– Cela devait être, prononça-t-il à voix basse ; si nous ne sommés pas unis par le plus tendre de tous les sentiments : le lien filial, nous serons des ennemis irréconciliables !
– Vous êtes le mari de ma fille ! balbutia la duchesse sans relever les yeux.
La physionomie de Saladin exprimait en ce moment une nuance d’embarras. Peut-être n’eût-il point voulu abattre si tôt cette grosse carte, qui était un des principaux atouts de son jeu. Certes il avait fait ce qu’il avait pu pour que ce mensonge sautât aux yeux comme l’évidence, mais il aurait voulu choisir son heure et profiter à son gré de l’effet produit.
– Madame, dit-il en changeant de ton, dans notre intérêt à tous les trois (et il souligna ce chiffre) je devrais montrer plus de fermeté ; mais je suis gentilhomme, et, pour la première fois depuis bien longtemps, je ressens comme aux jours de ma jeunesse la faiblesse du gentilhomme en face des larmes d’une femme. Vous êtes sa mère ; j’abdique le droit que j’ai de commander et je vais plaider ma cause comme si c’était à moi d’employer la prière. Écoutez-moi, je serai bref ; vous allez savoir en face de qui la volonté de Dieu vous a mise.
La duchesse releva sur lui ses beaux yeux qui remerciaient timidement. Tout répit, à cette heure, était précieux pour elle.
Saladin se recueillit un instant, puis, après avoir économisé son souffle comme il faut faire pour avaler un sabre de taille inusitée, il parla ainsi :
– Mon père, margrave ou marquis de Rosenthal (Silésie prussienne), occupait un haut grade dans l’armée et s’était marié à une noble Polonaise, la princesse Bélowska. Il habitait Posen dont il était second gouverneur militaire, pendant que je faisais mes humanités à l’université de Breslaw.
« Lors des grands troubles qui agitèrent la Pologne prussienne, mon père demanda son changement à cause de sa femme qui était parente de la plupart des chefs insurgés ; la cour de Berlin refusa durement, et mon père fut obligé de garder son commandement.
« J’avais fait un voyage à Posen, pendant les vacances de 1854, pour venir embrasser ma famille. Il y avait de l’agitation dans la maison ; ma mère, qui était d’habitude, une femme sédentaire, presque uniquement occupée de ses devoirs de religion, faisait de longues absences ; la voiture était sans cesse attelée, et plus d’une fois j’entendis mon père lui dire :
« – Madame, vous serez la cause de notre ruine.
« Une nuit, je fus éveillé par un bruit qui se faisait dans la cour de notre maison. Deux voitures arrivèrent l’une après l’autre et les pas de plusieurs hommes sonnèrent dans les corridors.
« À dater de ce moment, ma mère reprit sa vie d’autrefois, mais mon père n’en parut pas moins inquiet pour cela. Il y avait des allées et des venues nocturnes, et l’impression que je recevais du sourd mouvement qui m’entourait était que des hôtes mystérieux habitaient notre demeure.
« On s’occupait beaucoup, dans la ville, du major général lithuanien Gologine, qui, après le combat de Grodno, avait fait une trouée en avant et passé notre frontière, au lieu de fuir vers le nord. On disait qu’il devait être réfugié aux environs de la ville avec son état-major.
« Le jour même où je devais monter à cheval pour quitter la maison paternelle et retourner à mes études, une estafette du gouvernement apporta à mon père l’ordre de se rendre chez le baron Kœller qui commandait la province ; il n’eut pas la permission de communiquer avec sa femme, et, comme je m’avançais jusqu’à la porte cochère pour le voir sortir, je reconnus qu’un cordon de fusiliers cernait notre demeure.
« Les choses vont vite chez nous, en Prusse, dès qu’il s’agit de conspirations, surtout quand elles ont rapport à la Pologne.
« Je n’ai jamais revu ma mère, qui pourtant ne passa point en jugement. On publia la nouvelle qu’elle était morte dans son lit. Mon père fut passé par les armes sur la grande place de Posen, condamné légalement par un conseil de guerre.
« La veille on avait fusillé, dans la plaine, Gologine et son état-major, au nombre de treize officiers, dont trois colonels.
« Moi, je fus conduit de poste en poste par les dragons jusqu’à Aix-la-Chapelle, et de là déposé à la frontière de Belgique, avec défense de rentrer sur le territoire prussien.
« J’avais dix-huit ans, il me restait quelques frédérics d’or en poche ; je me sentais orphelin et je ne connaissais personne au monde qui s’intéressât à mon sort.
« Ce n’est pas mon histoire que je vous raconte ici, madame, et je passe sur mes pauvres aventures pour arriver à ce qui vous concerne.
« Pour vivre, je m’étais fait comédien, et je courais la province, gagnant à peine de quoi n’être pas tout nu, en mangeant maigrement.
« C’était un soir d’été, en l’année 1857, il y a de cela neuf ans. J’allais à pied entre Alençon et Domfront, portant au bout d’un bâton mon léger bagage, qui était toute ma fortune, les jours commençaient à être plus courts, on arrivait à la fin de septembre.
« Vers six heures du soir, à deux lieues d’un gros bourg où je comptais passer la nuit et dont je ne me rappelle plus le nom, j’entendis sur la marge de la route un cri plaintif, un cri d’enfant. Je m’approchai : c’était une petite fille de six à sept ans qui était tombée, comme elle me le dit, d’une voiture de saltimbanques, tandis qu’elle jouait sur la galerie de derrière, et s’étant évanouie sur le coup n’avait pu appeler à son aide. Elle était blessée aux deux jambes assez grièvement, et c’est à cause de cette blessure que je ne pus rejoindre la troupe de saltimbanques à laquelle l’enfant appartenait. Je fus, en effet, obligé de m’arrêter au bourg le plus voisin, où elle se mit au lit, pour y rester deux semaines.
« Certes, dans la position où j’étais, personne n’aurait pu me blâmer de confier cette enfant à la charité publique, mais je suis le fils de mon père et de ma mère qui donnèrent leur vie pour secourir des malheureux.
La duchesse lui tendit silencieusement la main : elle avait les larmes aux yeux.
– Et puis, reprit Saladin en s’animant plus qu’il ne l’avait encore fait, elle était si merveilleusement jolie, cette petite, ses grands yeux bleus me remerciaient si bien que je me pris à l’aimer comme si elle eût été ma jeune sœur ou ma fille.
– Merci ! murmura la duchesse d’une voix étouffée, oh ! merci ! Dieu vous récompensera.
– Dieu me récompensa, répondit Saladin en souriant, puisque je résolus ce problème de ne pas mourir de faim avec ma protégée. Dans les longues heures que je passai près de son lit de souffrance, nous causâmes ; nous causâmes beaucoup. Peut-être n’avons-nous jamais causé si bien depuis, car, plus tard, à mesure qu’elle creusait ses souvenirs, elle s’égarait de plus en plus, tandis qu’à ce moment où elle ne cherchait pas, quelques paroles vraisemblables, sinon précises, lui venaient de temps en temps aux lèvres.
« Je sus ainsi qu’elle n’était pas née chez les saltimbanques, qu’il y avait une sorte de mur, obstruant sa mémoire, au-delà duquel elle cherchait en vain à connaître le passé.
« Elle s’était éveillée ; c’était son mot, vers l’âge de trois ans, au milieu de gens et d’objets qui ne lui étaient point familiers ; mais cette impression avait été faiblissant à mesure qu’elle s’était habituée à ses nouveaux protecteurs.
« Ceux-ci n’avaient point de méchanceté ; ils la battaient seulement un peu pour lui apprendre des tours de force.
La respiration de Lily s’arrêta dans sa poitrine.
– Dans nos pays allemands, reprit Saladin, elles sont nombreuses les histoires d’enfants enlevés par les bohémiens et les Tsiganes. Je connaissais bien cela, et je reconstruisis aisément la pauvre histoire de ma petite amie.
« Seulement, comme l’esprit va naturellement vers le grand, je me figurai d’abord, à cause de l’élégance de ses formes et de sa beauté aristocratique, qu’elle devait être l’enfant de quelque grande famille.
« Cette opinion qui se trouvait être fausse en ce temps-là, puisque c’est seulement plus tard que vous êtes devenue une grande dame, servit du moins à faire naître et fortifier en moi l’idée de retrouver les parents de l’enfant.
« Nous autres Prussiens, quand nous avons une idée, nous y tenons fortement et les obstacles ne nous arrêtent point.
« Je vins à Paris avec ma petite amie que j’appelais Maria, du nom de ma mère ; j’écrivis à Posen pour la première fois, demandant secours à des parents éloignés et à ceux qui avaient été les clients de ma famille.
« Je reçus de l’argent et des encouragements car, là-bas, on n’oublie pas ceux qui souffrent, et plusieurs lettres m’annoncèrent même qu’on s’occupait de faire rapporter ma sentence d’exil.
« Mes amis allaient trop loin ; il ne me convenait déjà plus de mettre à profit leur bon vouloir. Mon idée avait grandi en moi à la taille d’une passion.
« Et je suivais mon travail avec la patience d’un Huron cherchant des traces sur le sentier de la guerre.
« Je passai un an et un mois à promener Maria dans Paris, lui faisant examiner tour à tour chaque objet, surtout chaque aspect ou chaque paysage. Elle ne reconnaissait rien. Ce fut le treizième mois seulement, et cela peut vous donner la mesure de ma patience, que j’obtins dans la même journée deux chocs successifs qui furent pour moi le premier trait de lumière appréciable.
« Au Jardin des Plantes d’abord, où jamais je ne l’avais conduite, elle me parut inquiète, incertaine. Comme je l’examinais avec un soin minutieux, je la vis rougir et pâlir.
« Des enfants jouaient dans le bosquet qui longe la rue Buffon ; elle fit un mouvement comme pour courir vers eux…
La duchesse écoutait avec une passion croissante, et son âme passait dans son regard qui dévorait monsieur le marquis de Rosenthal.
– Ce fut tout, continua celui-ci, et cela s’évanouit comme un éclair. Je fis sortir Maria par la rue Buffon, et je la conduisis aux environs, sur le boulevard de l’Hôpital et sur le quai de la Gare. Je n’obtins aucun résultat.
« Comme nous arrivions à la place Valhubert, son regard s’éclaira vaguement. Nous traversâmes le pont d’Austerlitz et j’entendis sa respiration se presser dans sa poitrine.
« – Reconnais-tu quelque chose ? demandai-je.
« Elle poussa un petit cri, ses yeux dilatés se fixèrent sur une danseuse de corde qui travaillait au bord de l’eau en face de la rue Lacuée.
– Mon Dieu ! Mon Dieu ! murmura Lily dont les mains se joignaient convulsivement.
– Je vous fais languir, n’est-ce pas ? dit Saladin avec bonté ; mais je ne puis aller plus vite que le vrai. Ce fut encore tout, et il me semble que l’instant d’après Maria s’étonnait de sa propre émotion.
– Pauvre enfant ! dit la duchesse. Elle était si petite !
– J’avais heureusement plus de patience que vous, madame, continua Saladin. Je restai frappé vivement. Je compris que ce n’était plus aux impressions de l’enfant qu’il fallait m’adresser, du moins pour le moment, mais à un système de recherches et d’investigations qui devait avoir pour point de départ son émotion d’une minute.
« Je me disais : la vue de sa mère éveillerait sans doute complètement ses souvenirs, je me disais encore, comme les enfants jouant à cache-cache : je brûle ! je suis bien sûr que la mère doit être près d’ici.
« La pauvre Maria passa deux mauvaises semaines, presque toujours seule à la maison ; moi j’employai ce temps à fouiller le quartier Mazas de fond en comble.
« Un jour, en rentrant dîner, je lui dis :
« – Bonjour, Justine.
« Ses yeux s’ouvrirent tout grands, comme ils avaient fait quand nous avions aperçu la danseuse de corde.
« – Bonjour, Petite-Reine, dis-je encore.
« Elle baissa ses longues paupières bordées de soie et sembla chercher en elle-même.
« Puis elle me demanda :
« – Pourquoi me dites-vous cela, bon ami ?
La duchesse, qui s’était levée à demi, s’affaissa de nouveau sur son fauteuil.
L’excellent Saladin sourit encore et murmura :
– Madame, votre espérance est encore trompée ; vous avez cru que nous étions au bout de nos peines… Et cependant, si tout eût été fini ce jour-là, le jeune marquis de Rosenthal ne se serait jamais appelé monsieur Renaud, agent de police.
Saladin débitait toutes ces choses avec un aplomb plein de calme et son accent allemand qu’il n’exagérait jamais donnait à son récit une saveur particulière.
Il avait trouvé cet accent tout fait sous le péristyle de la Bourse.
– Je fus bientôt arrêté dans le rayon de mes investigations personnelles, poursuivit-il. En France, il n’est pas permis de faire la police soi-même. J’avais noué des relations au commissariat du quartier Mazas, et je m’informai auprès d’un inspecteur s’il me serait possible d’entrer à la préfecture sous un nom d’emprunt qui mît à l’abri la noblesse de mes ancêtres.
« Il fallait en arriver là ou abandonner la recherche qui me tenait si fort au cœur. J’avais découvert, en effet, il est à peine besoin de le dire, que la mère de ma petite Justine avait quitté le quartier Mazas depuis nombre d’années.
« En Allemagne comme en France nous avons nos préjugés contre la police, mais la fin justifie les moyens, et je crois que s’il avait fallu m’affilier à des malfaiteurs pour conquérir le bonheur de Petite-Reine, je n’aurais pas hésité un instant.
« On soumit le cas à un gros bonnet de la sûreté qui avait la réputation de jauger les gens d’un coup d’œil. Il répondit d’abord que tous les marquis étaient des imbéciles, et qu’il n’avait pas besoin d’un fainéant dans sa boutique, puis il voulut me voir par curiosité, disant qu’un marquis comme moi devait être une drôle de bête.
« Je lui fus présenté ; il me fit subir un examen de trois quarts d’heure, dans lequel je lui rendis compte des moyens que j’avais employés pour constater l’identité de Petite-Reine.
« – C’est naïf comme tout, me dit-il, mais c’est joli pour un jeune homme qui n’est pas de l’état et n’en a pas les outils.
« Il m’invita à dîner, non sans me faire sentir le prix de cette condescendance et me lança dès le soir même dans une histoire à faire dresser les cheveux.
« Il s’agissait de la bande connue sous le nom des Habits Noirs qui disparaît de temps en temps pour revenir toujours, dénoncée par ses crimes.
« Selon la coutume de l’association, les Habits Noirs, après avoir volé et assassiné une riche veuve du quartier Saint-Lazare, avaient jeté dans les jambes de la justice un prétendu coupable que les preuves accumulées avec soin accablaient.
« C’était aussi complet que l’affaire de l’armurier de Caen, ce pauvre André Maynotte, qui disait lui-même à ses juges : « Je suis innocent, mais si j’étais chargé de me juger moi-même, je crois que je me condamnerais. »
« Il y avait un neveu de la veuve, mauvais sujet, brutal, ivrogne, qui devait hériter d’elle et l’avait menacée.
« Grâce à moi, le truc des Habits Noirs fut découvert (je vous demande pardon, madame, d’employer de pareilles expressions devant vous), et du même coup ma réputation fut faite. Seulement les Habits Noirs courent encore.
« On ne me foula point, on me laissa suivre ma pente naturelle, et je ne fus appelé à faire de la police active que dans les grandes occasions.
« Sans me vanter, je vous aurais retrouvée plus tôt si vous aviez été en France ; mais au bout de cinq ans, sachant absolument tout ce que je voulais savoir et me trouvant en face du vide, puisque ma science n’aboutissait à rien, je donnai ma démission à la sûreté et je m’embarquai pour l’Amérique avec Justine.
« Je dirais que j’ai perdu là plus de deux ans s’il n’était certain que les voyages forment beaucoup un jeune homme. Justine et moi, nous ne manquions de rien, parce que j’étais chargé là-bas de représenter les intérêts commerciaux de plusieurs grandes maisons de France.
« Je dois avouer que mes recherches au Brésil furent couronnées d’un médiocre succès. Je ne pouvais vous y trouver, puisque vous n’y étiez plus, mais en bonne police j’aurais dû tomber sur vos traces.
« Il n’en fut pas ainsi, et à mon retour en France le nom de Chaves, sans m’être tout à fait indifférent, puisque je l’avais inscrit dès longtemps dans mes notes, n’éveillait en moi que de vagues suppositions.
« Il y avait une raison à cela, madame, et vous l’avez déjà devinée, si vous connaissez le cœur humain. La tiédeur avait succédé à la passion dans mes recherches, ou plutôt la passion s’était portée ailleurs, et au lieu de l’ardent désir que j’avais autrefois, peut-être éprouvais-je une sorte de crainte de me rencontrer face à face avec l’objet de mes recherches : la mère de Justine.
« Justine avait quinze ans ; Justine, admirablement belle et pure, me laissait voir naïvement l’attrait qui l’entraînait vers moi.
« Je n’ai pas l’âge d’être son père.
« Au moment où je suis tombé sur vos traces, madame, Justine et moi nous étions sur le point de partir pour l’Allemagne. Mes amis ont en effet obtenu de Sa Majesté la révocation de la sentence d’exil lancée contre un enfant innocent, et si je ne suis pas sûr de recouvrer tous les biens de ma famille, j’ai du moins la certitude de procurer à ma jeune épouse, au sein de ma patrie, une existence honorable et indépendante.
Saladin arrondit son débit pour prononcer cette phrase fleurie. Il était manifestement content de lui-même et regardait madame de Chaves d’un air vainqueur.
Celle-ci, au contraire, semblait avoir perdu la profonde émotion qui l’avait agitée pendant la plus grande partie du récit. Ses beaux sourcils étaient froncés légèrement et les plis de son visage indiquaient le travail de la réflexion.
– J’ai dit ! prononça pompeusement Saladin. Etes-vous contente de moi, madame ?
Lily lui tendit la main de nouveau, mais évita de répondre à sa question.
– Monsieur le marquis, dit-elle, je serais malvenue à élever l’ombre d’un doute sur ce que vous venez de m’apprendre, mais je suis mère et mon trésor est entre vos mains ; pardonnez-moi si j’attends avec quelque frayeur les conditions que, peut-être, vous voudrez m’imposer.
– Madame, répliqua Saladin avec une dignité de plus en plus marquée, ma vie entière répond à cette inquiétude. Je suis gentilhomme, il m’est pénible de vous le répéter, et à l’heure où j’épousais la pauvre orpheline, recueillie par moi sur la grande route, j’avais les moyens de donner à ma femme le pain de chaque jour et le respect de tous.
– Vous êtes un galant homme, monsieur le marquis, prononça doucement madame de Chaves, que dominait toujours une secrète préoccupation ; m’est-il permis de vous interroger ?
– Faites, madame, répliqua Saladin, cachant son trouble sous un redoublement de fierté.
Madame de Chaves sembla chercher ses paroles.
– Après tant d’années, dit-elle, tout change et rien ne reste de ce qui était l’enfant au berceau… rien…
Elle hésitait et tenait les yeux baissés. Si elle avait regardé Saladin en ce moment, elle aurait vu son masque immobile s’éclairer d’une soudaine lueur.
La question qui était sur les lèvres de madame de Chaves et qu’il devinait déjà était de celles qu’il avait notées.
Entre toutes les questions qu’il attendait c’était celle-là, très certainement, qui lui préparait la plus triomphante réponse.
Il garda le silence et madame de Chaves poursuivit avec effort :
– Votre tâche était deux fois difficile. Il ne s’agissait pas seulement de retrouver la mère, il fallait encore que la mère reconnût dans la belle jeune femme présentée par vous l’enfant qui marchait à peine… Avez-vous songé à cela ?
Ses yeux se relevèrent lentement ; ceux de Saladin étaient fixés sur elle.
– J’y ai songé, répondit-il.
– Et le moyen d’arriver à cette reconnaissance, vous l’aviez ?
– Si je ne l’avais pas eu, répondit Saladin, je n’aurais même pas risqué les premiers pas sur cette route hérissée d’obstacles.
Une vive rougeur couvrait les joues et le front de madame de Chaves.
– Dites, fit-elle, oh ! dites, je vous en prie !
– Pourquoi le dire, répondit Saladin, de plus en plus impassible, puisque vous le savez aussi bien que moi ?
– Je veux que vous parliez ? s’écria la duchesse avec force. Tout dépend du mot que vous allez prononcer !
Elle retenait son souffle pour écouter mieux. Saladin sembla jouir un instant de ce grand trouble qui la mettait à sa merci, puis il prononça lentement :
– Dieu l’avait marquée, madame.
– Ah !… fit la duchesse en un cri éclatant.
Saladin poursuivit :
– Il n’y avait que moi près d’elle, quand je la relevai blessée, presque mourante. Je dus remplir tous les devoirs d’un homme de l’art et donner à l’enfant les soins d’une mère. Votre fille, madame, avait entre l’épaule et le sein à droite, ce qu’on appelle une envie : une cerise rose et veloutée que vous dûtes baiser bien souvent…
– Et elle l’a encore ? balbutia Lily dont tout le corps tremblait.
– Elle l’avait encore ce matin, répondit Saladin avec un sourire qui n’était pas exempt de fatuité.
On se perdrait à vouloir exprimer les sentiments complexes ou même contraires qui peuvent frapper une âme dans un seul et même instant.
La duchesse fut blessée violemment par le sens de cette réponse et surtout par le sourire qui l’accompagnait, et pourtant, soulevée, en quelque sorte, par une passion supérieure, par la joie immense qui exaltait tout son être, elle quitta son siège en chancelant et ouvrit ses bras pour dire avec transport :
– Je vous crois ! oh ! je vous crois… où est-elle ?
Saladin fut magnifique de sang-froid.
– Chère madame, dit-il sans perdre son sourire et en lui prenant les deux mains très affectueusement pour l’aider à se rasseoir, la question n’est pas de savoir si vous me croyez ou si vous ne me croyez pas. Je n’ai jamais eu l’ombre d’un doute à cet égard.
– Où est-elle ? répétait la duchesse comme une folle, où est-elle ?
Saladin eut encore son geste de maître d’école.
– Ne nous égarons pas, dit-il paisiblement. Elle est en un lieu où sa mère l’embrassera bientôt, si je le veux, mais où personne au monde ne la découvrira, si je ne le veux pas. Je suis Renaud, madame la duchesse, quand il s’agit de chercher ou de cacher : aussi habile à l’un qu’à l’autre de ces jeux. Vous me permettrez de vous rappeler qu’avant de faire cette confession loyale, à laquelle rien ne m’obligeait, j’avais eu l’honneur de vous adresser une importante question.
La duchesse passa la main sur son front ; ses idées vacillaient.
– C’est vrai, murmura-t-elle, je me souviens.
Elle regarda Saladin, comme pour éclairer sa mémoire, et baissa les yeux tout de suite. Quoi qu’elle en eût, cet homme lui faisait répugnance et peur.
Certes elle était encore bien incapable d’analyser le monde d’impressions qui était en elle ; deux courants opposés la poussaient. Elle était en face d’un gentilhomme que sa fièvre eût volontiers grandi à la hauteur d’un héros.
Mais depuis deux heures que le héros était là, l’échange mystérieux qui a lieu entre deux âmes, loin de faire naître la sympathie, avait produit l’effet contraire. Monsieur Renaud avait empiété par trop sur le jeune marquis de Rosenthal, et dans la joie de madame de Chaves, la nécessité de lier ensemble la pensée de sa fille retrouvée et la pensée de cet homme mettait une poignante amertume.
– Veuillez me rappeler, dit-elle, ce que vous désirez savoir ; ma tête est faible et j’ai besoin d’être guidée.
– La forme la plus commode, répliqua aussitôt Saladin, serait en effet l’interrogatoire, mais je ne me serais pas permis…
– Faites comme vous l’entendrez, interrompit madame de Chaves avec fatigue.
Saladin se hâta de rouvrir son carnet, et continua tout en feuilletant ses notes :
– Je vous rends grâce. Je vois que vous comprenez bien ma situation ; j’ai une responsabilité considérable. On n’élève pas une jeune fille, et quand je dis élever c’est pour exprimer mon idée le plus simplement et le plus modestement possible, attendu que Mlle la marquise de Rosenthal… vous pâlissez, madame ! Vous déplairait-il d’apprendre que votre fille porte ce titre et ce nom ?
– Pardonnez-moi, murmura la duchesse, c’est la première fois que vous les lui appliquez.
– Je vous pardonne, prononça noblement Saladin. J’ai quelque philosophie et je sais faire la part de l’égoïsme jaloux d’une mère. Nous serons, j’en suis sûr, les meilleurs amis du monde, avec le temps. Seulement je vous répète que j’ai conscience d’être responsable et que, sous aucun prétexte, je ne compromettrais jamais l’avenir de celle qui a été à la fois ma fille et ma femme. Causons, s’il vous plaît, de M. de Chaves.
Lily fit de la tête un geste de consentement résigné.
– Je procède selon votre permission, dit Saladin qui avait étalé ses carrés de papier sur le guéridon et qui tenait sa mine de plomb à la main. M. de Chaves était éperdument amoureux de vous… oui, n’est-ce pas ? très bien… je prends mes notes. Ce ne sera pas long.
Lily le regardait faire. La prostration la prenait.
– Il était forcé de retourner au Brésil, continua Saladin, il inventa une histoire pour vous engager à le suivre. Quelle histoire ?
– Une troupe de bateleurs embarqués au Havre…
– Et emmenant Petite-Reine ? Très bien ! ce n’est pas fort, mais les gens qui souffrent beaucoup sont crédules. Petite-Reine n’était pas en Amérique, nous savons cela ; monsieur de Chaves devenait de plus en plus amoureux, et, en fait d’amour, c’est un diable. Il mettrait le feu aux quatre coins de Paris pour satisfaire un caprice. Comme vous étiez sage, il parla de mariage.
– Il avait parlé de mariage avant de quitter Paris, dit la duchesse.
– Bon ! s’écria Saladin. Vous ignoriez qu’il eût une femme ?
– Je l’ignorais.
– C’est vraisemblable. Place Mazas, on ne connaît pas, dans ses moindres détails, la chronique des nobles faubourgs. Et comment se débarrassa-t-il de cette pauvre dame ?
– J’ai ouï parler de cela longtemps après notre mariage, balbutia Lily : une scène de jalousie…
– Le flagrant délit ! Nos codes modernes ont, comme cela, des commentaires très dramatiques.
– Mais savez-vous, s’interrompit-il en prenant à la main un de ses carrés de papier, qu’étant donné le caractère et les mœurs de ce bon M. de Chaves, je n’aime pas beaucoup cette note déjà citée : « Soupçon, fausse absence ; aujourd’hui, 19 août 1866, monsieur de Chaves, revenu secrètement – en embuscade pour surprendre sa femme. »
– À la volonté de Dieu, murmura la duchesse.
– Permettez, je n’ai pas achevé : « la voit partir à cheval avec le jeune comte Hector de Sabran, Grand-Hôtel, 38 ».
Leurs regards se croisèrent. Celui de la duchesse exprimait une haute et sereine fierté.
– Sans doute ! murmura Saladin, répondant à ce regard ; vous êtes la vertu même, je m’y connais ! mais cela ne suffit pas avec un gaillard comme notre grand de Portugal de première classe. Qui sait si l’autre duchesse n’était pas aussi une sainte ? Elle est morte, que Dieu ait son âme ! vous l’avez remplacée, tâchons de nous bien tenir ! L’intérêt de madame la marquise de Rosenthal exige désormais que vous enleviez à monsieur de Chaves tout prétexte de flagrant délit. Je tiens à vous conserver, ma belle-mère.
La duchesse réprima un mouvement de répulsion et dit :
– Hector de Sabran est le propre neveu de mon mari ; néanmoins, à la suite des événements d’hier, j’ai cru devoir lui défendre ma porte.
– Des événements ! répéta Saladin. Il y a donc quelque chose ? Madame de Chaves lui raconta en quelques paroles ce qui s’était passé sur l’esplanade des Invalides.
Saladin parut prendre à ce récit un intérêt extraordinaire. Sa mine de plomb joua énergiquement sur le papier.
– Tiens, tiens ! fit-il avec un sourire étrange, son Excellence a été voir mademoiselle Saphir ! C’est la meilleure danseuse de corde de la foire. Monsieur de Chaves était-il seul ?
– Il était, répondit la duchesse, avec un personnage qui vient fort souvent à l’hôtel depuis quelque temps… depuis que monsieur de Chaves se livre à certaines affaires industrielles.
– Nous reviendrons à ces affaires qui m’intéressent beaucoup, interrompit Saladin. Vous serait-il possible de me dire le nom de ce personnage ?
– C’est un Italien. Il se nomme le vicomte Annibal Gioja des marquis Pallante.
Saladin enfla ses joues, et se renversa en arrière sur son siège, sans prendre souci de cacher son profond étonnement.
– Vous le connaissez ? demanda la duchesse.
Au lieu de répondre Saladin pensait :
« Les Habits Noirs sont entrés ici avant moi ! Notre comédie s’embrouille. »
Madame de Chaves avait croisé ses mains sur ses genoux, et ne songeait déjà plus à la question qu’elle venait de faire.
Saladin, lui, s’enfonçait de plus en plus dans ses réflexions. Il tombait là sur une révélation tout à fait inattendue, et qui devait modifier considérablement son plan.
Son enfance, nous le savons, avait été bercée avec le récit des hauts faits de cette association de malfaiteurs : les Habits Noirs.
Similor, Échalot lui-même, le bon Échalot, parlaient des Habits Noirs avec le poétique respect qu’on doit aux personnages légendaires.
Nous avons dit que l’affaire, l’unique affaire qui avait occupé toute la vie de Saladin se présentait à lui sous diverses formes, une des formes de son affaire impliquait une association avec les Habits Noirs.
Un instant Saladin fut littéralement abasourdi en voyant que les Habits Noirs étaient à son insu dans son affaire.
Son imagination travaillait déjà et il se disait :
« Si monsieur le duc lui-même ?… c’est impossible ! il est encore trop riche… et pourtant, qui sait ? Il joue comme un furieux, il a la folie des femmes et il a tué déjà une fois, à tout le moins… Je saurai demain si Son Excellence est oui ou non un Habit-Noir. »
Il y avait un grand trouble dans l’esprit de notre ami Saladin, d’ordinaire si net et si calme. C’était un garçon intelligent, mais ce n’était pas un homme de génie. Il préférait les routes plates, quelques longues qu’elles fussent, à ces chemins abrupts où l’on est obligé de gravir et de bondir.
Il faut avoir les pieds bien plantés sur un terrain solide et ne subir aucun cahot pour avaler convenablement les sabres.
Il s’était bien attendu à modifier, selon les cas, la tournure élémentaire de sa grande idée, dont la forme suprême eût été son tranquille établissement à lui, le marquis Saladin, en qualité de gendre à l’hôtel de Chaves ; mais il avait espéré cela comme on rêve, et ne s’était point fait faute d’attacher plusieurs autres cordes à son arc.
La découverte qu’il venait de faire : un pied d’Habit-Noir, marqué en creux dans le sable de son île, contrecarrait à la fois tous ses divers projets.
On ne peut rien piller, quand on entre le dernier dans une place saccagée.
Il éprouvait pour un peu cette lamentable déception de l’inventeur qui, venant prendre un brevet au ministère, trouverait une épure semblable à la sienne déposée dans les bureaux par autrui.
Et notez que les inventeurs ont tous des idées à la douzaine, tandis que notre malheureux Saladin n’en avait jamais enfanté qu’une.
– Madame, reprit-il, perdant sans le savoir son bel accent de fierté, je bénis la Providence qui m’a inspiré la pensée de multiplier les précautions. Il est impossible que vous ne m’ayez pas compris déjà. Toute cette enquête faite par moi n’avait qu’un but : connaître la position que votre fille retrouvée et reconnue aurait à l’hôtel de Chaves.
– J’ai compris, en effet, dit la duchesse, et j’ai répondu. N’avez-vous plus rien à me demander ?
Saladin consulta ses notes pour la forme. Il était singulièrement découragé. Il lui semblait que la duchesse elle-même confessait son impuissance : c’était évidemment une reine déchue.
Au premier moment elle n’avait pas dit : « Amenez-moi ma fille. » Elle avait demandé : « Où est-elle ? »
– Vous n’êtes pas la maîtresse ici, murmura Saladin, exprimant d’un mot le résultat de toutes ses réflexions.
La duchesse releva sur lui son regard où il y avait un orgueil triste. Elle était si belle en ce moment qu’il resta comme ébloui.
Il lui parut qu’il ne l’avait jamais vue, et un vague espoir se ranima en lui.
– Monsieur le duc de Chaves a beaucoup souffert, murmura-t-elle après un silence.
Les yeux de Saladin s’aiguisèrent comme s’il eût voulu percer, jusqu’au fond, le mystère de son âme.
Mais la duchesse baissa de nouveau ses longs cils et ne parla plus. Saladin changea de ton encore une fois.
– Madame, dit-il délibérément, je suis venu ici pour vous rendre votre fille. J’ai trouvé d’abord en vous une grande joie, la joie naturelle à une mère ; maintenant vous voilà inerte et comme anéantie.
Il semble qu’un obstacle étranger à moi se soit mis entre votre fille et vous. Je ne vous comprends plus, madame, et cependant il faut que je vous comprenne.
– C’est vous-même, répondit Lily, qui avez mis cette tristesse dans ma joie. Au premier moment, j’ai été tout entière au bonheur, au plus grand, au seul bonheur que je puisse encore éprouver sur cette terre. Mais à mesure que vous parliez, j’ai compris qu’un dernier rempart me séparait de ma fille, et je cherche en moi-même les moyens de faire évanouir cet obstacle. J’y parviendrai peut-être, j’y parviendrai sûrement. Que ce soit pour elle ou pour vous, monsieur, vous exigez des garanties. Poursuivez, je vous prie, votre interrogatoire ; quand vous saurez tout, absolument tout, je vous montrerai le fond de ma conscience et vous jugerez.
Saladin n’était pas homme à éprouver de l’enthousiasme, néanmoins il se sentit vaguement ému tant il y avait d’amour profond sous la froideur apparente de ces paroles.
Cette femme qui restait maintenant glacée devant lui eût donné, il le sentait, plus que son sang pour un seul baiser de sa fille.
– Nous nous comprenons admirablement, reprit-il, et le nœud de la question est monsieur le duc de Chaves. Si vous croyez devoir me communiquer, à son sujet, quelque chose de nouveau, je vous écoute.
– Monsieur de Chaves, répondit la duchesse d’un ton lent et rassis, est l’homme le meilleur et le plus cruel que j’aie rencontré jamais. Il adore à genoux, il outrage avec une brutalité féroce ; sa générosité n’a point de bornes, mais il est cupide à ses heures comme un sauvage bandit de l’Amérique du Sud. C’est un gentilhomme, plus que cela, c’est un très grand seigneur, mais c’est un laquais aussi quand la passion le conseille mal. Je ne sais pas ce qu’un grand amour partagé aurait pu faire de monsieur de Chaves.
– Et il n’a jamais été aimé ? murmura Saladin.
– Il a toujours été haï, dit la duchesse avec une sorte de dureté. Saladin croyait qu’elle allait poursuivre, elle fit une longue pause. Il était impossible de voir sans admiration la beauté tragique de son pâle visage.
– Moi qui lui dois beaucoup, reprit-elle avec un douloureux effort, j’ai peur de ses mains où il y a du sang. Ses vices me repoussent, ses fureurs m’épouvantent, et je n’ai jamais pu voir en lui…
Elle s’arrêta encore, mais cette fois, brusquement.
Les yeux de Saladin brillaient.
Il attendit un instant. Quand il vit que la duchesse se refusait à poursuivre, il prit son parti, disant sans trop de regret et d’un ton d’affaires :
– Sa fortune, s’il vous plaît ?
– Il est encore très riche, répliqua la duchesse. Sur six termes de paiement réglés après la vente de ses domaines dans la province de Para, il a reçu deux termes seulement.
– À quelle somme se montent ces termes ?
– À trois cent mille piastres ou quinze cent mille francs.
– Peste ! fit Saladin, c’est un joli denier, et ses domaines devaient faire un beau morceau de terre. Dois-je penser que les deux premiers termes payés ont été dissipés ?
– En presque totalité, répondit madame de Chaves. La vie de monsieur le duc est un tourbillon. Les échos de ses folies furieuses arrivent parfois dans ma solitude, mais jusqu’à ce jour j’y ai donné peu d’attention. Il joue et perd comme un insensé ; le sourire d’une femme lui ferait prodiguer des tonnes d’or, et il y a en outre sa grande affaire des émigrants : la Compagnie brésilienne.
– Ah ! interrompit Saladin, l’histoire où est mêlé ce précieux Annibal Gioja ?
La duchesse approuva d’un signe de tête.
– Nous avions dit que nous y viendrions, reprit Saladin, mais avant d’entamer ce chapitre, je désirerais savoir quelles sont les dates de paiement des termes de trois cent mille piastres.
– Je les connais, parce que je les redoute, repartit la duchesse, il y a toujours, vers cette époque, redoublement d’orgies. Le troisième paiement doit avoir lieu ces jours-ci, nous sommes à échéance.
Saladin ne prit point de notes, mais quiconque eût observé sa physionomie aurait pu jurer qu’il n’en avait pas besoin. C’était encore une nouvelle face de l’affaire.
– Arrivons, s’il vous plaît, dit-il, au vicomte Annibal et à la Compagnie brésilienne, cela m’intéresse, quoiqu’il me semble probable que le brillant Napolitain s’occupe encore d’autres choses auprès de Son Excellence.
– L’affaire de l’émigration, répondit madame de Chaves, est une affaire comme toutes celles que nous voyons aujourd’hui. Elle a trait encore à nos biens du Brésil, non pas, bien entendu, aux domaines de la province de Para, déjà vendus, mais à d’autres, plus reculés vers le sud-ouest. C’est une société par actions, dont la fondation a coûté de grosses sommes à monsieur le duc, et qui garantit des terrains labourables aux gens d’Europe qui consentent à s’établir au Brésil.
– Y a-t-il eu déjà, demanda Saladin, un versement opéré sur les actions ?
– Je l’ignore, répliqua madame de Chaves.
Saladin rassembla ses notes et les mit en ordre dans son carnet. La duchesse le regardait faire, plus froide que lui, en apparence, désormais.
– J’avais espéré mieux, dit Saladin qui se disposait évidemment à prendre congé ; je ne vois pas pour madame la marquise de Rosenthal une garantie suffisante dans la situation qui m’est présentée.
– Et n’ayant pas, ou ne voyant pas cette garantie suffisante, interrompit madame de Chaves sans aucun symptôme d’amertume, vous séparez la fille de la mère…
– Par intérêt pour la fille, acheva Saladin.
– Par intérêt pour la fille, répéta la duchesse, c’est bien ainsi que je l’entends, car autrement ce serait une infamie.
Saladin s’inclina. Il savait bien qu’il ne s’en irait pas sans avoir le dernier mot de madame la duchesse. Celle-ci reprit :
– Vous m’avez mise en garde contre les excès d’un premier mouvement, contre ce rêve que pourrait faire une mère d’appeler à son aide la justice du pays, pour avoir raison d’un mariage illégal, en définitive, puisqu’il fut contracté, sans le consentement des parents, avec une mineure qui venait d’atteindre sa quinzième année.
Saladin sourit.
– Toutes ces questions me sont familières, dit-il, j’y ai songé beaucoup, et quoiqu’il fût possible de répondre judiciairement à une action pareille, j’ai préféré mettre « Mme Renaud » (il appuya sur ce dernier mot) en lieu de sûreté. Elle a peut-être même encore un autre nom, de même que moi, car nous ne sommes pas ici au confessionnal, chère madame. Je vous le dis dans la sincérité de mon cœur : je suis maître de la situation, j’en suis maître dans toute la force du terme. Je trouverais des gendarmes à votre porte, je serais entouré par eux que, du milieu de leur rang, je me retournerais pour vous dire encore : je suis maître de la situation ! et la seule chose qui me fâche c’est que la situation ne soit pas meilleure.
– Voulez-vous me laisser voir ma fille ? demanda tout à coup madame de Chaves.
Chose véritablement singulière, Saladin n’était pas préparé à cette question, la plus naturelle de toutes. Il fut troublé si visiblement que madame de Chaves se demanda si toute cette longue scène n’était pas une fantasmagorie.
– Je ne vous prie pas de la mettre en mon pouvoir, insista-t-elle pourtant ; je ne saurais pas tendre un piège et j’accepte les choses comme vous les avez posées : vous êtes le maître, je vous reconnais pour tel, je vous demande uniquement la possibilité d’embrasser ma fille. Pour cela, je vous paierai le prix que vous voudrez.
– Oh ! madame…, fit Saladin en jouant l’offensé.
– Le prix que vous voudrez, répéta madame de Chaves, car nous avons parlé de la fortune de monsieur le duc, mais nous n’avons rien dit de la mienne.
Les yeux de Saladin ne pouvaient pas devenir plus ronds, mais ils s’écarquillèrent. L’affaire entrait encore dans une nouvelle phase.
– Vous ne me direz pas votre secret, poursuivit la duchesse qui s’animait en parlant, je ne saurai pas où est cachée ma fille, ma pauvre chère enfant, sur le sort de laquelle nous discutons ici froidement et pour qui je consentirais à mendier mon pain dans la rue ! Nous monterons en voiture, vous me banderez les yeux ; je recouvrerai la faculté de voir au moment seulement où je serai en présence de ma fille. Pour cela, je vous le répète, monsieur, et que Dieu me préserve de vous offenser ! je vous donnerai ce que vous me demanderez : par contrat de mariage, monsieur le duc de Chaves m’a donné les diamants de sa famille évalués à deux cent mille piastres et la propriété de sa terre de Guarda, dans la province de Coïmbre, en Portugal, qui porte un revenu annuel de cent vingt mille francs.
Saladin dépensait une force de héros à garder son impassibilité. Des gouttes de sueur perlaient sous ses cheveux.
– Madame ! madame ! dit-il, ai-je si mal réussi à me faire apprécier par vous ? je suis le marquis de Rosenthal !
– Vous êtes monsieur Renaud, murmura la duchesse non sans une nuance de dédain. Si vous ne voulez pas, je croirai que vous avez appris par hasard différents épisodes d’une bien triste histoire, je croirai…
Elle s’interrompit et sa voix trembla, tandis qu’elle achevait :
– Je croirai que vous spéculez sur ma fille morte !
Saladin resta un instant étourdi.
La duchesse le mesura du regard et ajouta :
– Répondez ou sortez.
Saladin ne bougea pas, et comme la duchesse se levait, écrasante de dédain, il fit sur lui-même un violent effort.
– Madame ! s’écria-t-il, disant pour la première fois la vérité qu’il devait entourer bientôt de nouveaux mensonges, je ne peux pas vous conduire chez votre fille, parce qu’il n’est pas de lieu où puisse vous recevoir votre fille. Nous en sommes arrivés à ce point de parler franchement tous les deux. On ne cache pas aujourd’hui une jeune personne dans les entrailles de la terre, mais sous le masque d’une profession qu’on épaissit encore par un faux nom. Si vous montiez en voiture pour vous rendre chez votre fille, qui sait dans quel humble atelier vous la trouveriez ? et entourée de quelles compagnes ? Je vous ai dit la vérité, madame, en toutes choses, sauf peut-être en ce qui me concerne personnellement. Ne soyez pas irritée contre moi si j’ai diminué la distance qui sépare un pauvre proscrit allemand de l’héritière d’une grande dame telle que vous. Je suis pauvre, en réalité, voilà où gît mon seul mensonge… et j’ajoute bien vite, car la colère de votre regard me fait peur, tant j’ai de respect pour vous, tant j’ai d’affection pour celle que nous chérissons tous les deux, Justine et moi, j’ajoute bien vite que je vous demande trois jours… est-ce trop ? deux jours… et peut-être même moins, non plus pour vous conduire les yeux bandés vers celle que vous avez le droit de voir à visage découvert, mais pour l’amener ivre de bonheur dans vos bras.
Il voyait battre le cœur de la duchesse.
Et certes il avait bien changé de ton depuis la mention faite des deux cent mille piastres de diamants et du domaine de Guarda, dans le pays de Coïmbre, en Portugal.
Il fallait pour qu’il ne tombât pas aux pieds de son opulente belle-mère en lui disant : « Dans une demi-heure, Justine sera sur votre sein », il fallait une impossibilité véritable, et nous verrons bientôt que l’impossibilité existait.
Saladin pouvait être un diplomate assez retors, mais il n’avait pas ce clair coup d’œil qui perce le cœur humain.
Il s’était dit : la première séance se passera en préliminaires.
Comme s’il y avait des préliminaires pour un cœur maternel !
Les choses avaient marché plus vite qu’il ne l’avait cru. Il n’était pas en mesure de livrer.
– Deux jours ! répéta la duchesse en se parlant à elle-même : c’est long.
Puis, se tournant vers Saladin, elle ajouta :
– Je vous donne deux jours, monsieur, et puisque vous parlez d’amener ma fille ici, chez moi, je vais ajouter quelque chose aux renseignements que je vous ai fournis sur monsieur le duc de Chaves. Ils sont exacts, seulement, de même que j’avais passé sous silence ma fortune privée, de même j’ai cru devoir taire ma position personnelle vis-à-vis de mon mari. Sachez tout, avant de me quitter : je suis coupable, monsieur, non pas à la façon ordinaire qui pourrait expliquer les soupçons jaloux de monsieur de Chaves, mais coupable à un plus haut degré peut-être, coupable des vices, coupable des folies et des malheurs de celui que j’ai accepté pour époux. Mon pouvoir sur monsieur le duc aurait pu être sans bornes, la tendresse qu’il m’a vouée ressemble à de l’adoration. C’est le chagrin de trouver à ses côtés une froide statue qui l’a jeté tout frémissant de colère et de vengeance au plus profond de l’orgie. Justine, en entrant dans cette maison, peut y trouver un père aussi bien qu’une mère. Il dépend de moi d’arrêter monsieur de Chaves sur la pente de sa ruine, je le sais, j’en suis sûre ; bien souvent je me suis reproché de ne l’avoir pas fait ; la force me manquait. Mais maintenant, pour ma fille, j’aurai tous les courages ; il me semble que je n’aurai même pas besoin de feindre, que mon cœur s’ouvrira et que, pour ma fille, j’aimerai… Si j’aime, monsieur de Chaves fera pénitence à mes genoux, et ma fille aura l’avenir d’une princesse.
Saladin avait remis son carnet sous son bras. L’affaire, qui avait un instant disparu derrière une nuée d’orage, se montrait de nouveau plus brillante que jamais, et chacune de ses facettes étincelait au soleil.
Il y avait de quoi éblouir.
Saladin salua respectueusement la duchesse et lui dit :
– Madame, dans deux jours, et peut-être à demain !
Madame de Chaves, restée seule, tomba dans une sorte d’accablement. Elle essaya de résumer en elle-même cette scène, qui changeait si violemment sa vie, afin d’y retrouver, par l’analyse, des motifs vrais d’espérer ou de craindre, mais elle ne le put. Son intelligence s’affaissait en une écrasante fatigue.
Son cœur au contraire semblait grandir dans sa poitrine, et un vent d’irrésistible triomphe le gonflait.
L’exaltation de sa joie eut le dessus et un torrent de larmes noya sa lassitude.
Elle vint s’agenouiller à son prie-Dieu pour y rester un instant en extase. Les paroles de l’oraison lui manquaient, mais son âme entière s’élançait vers Dieu pour rendre grâces.
– Seigneur Jésus ! murmura-t-elle dès qu’elle put parler, et sa voix était douce comme jadis, douce comme le chant des jeunes mères, vous m’avez exaucée. Que vous êtes bon ! divinement bon ! vous devez entendre le cri de ma reconnaissance, et il me semble que je vous vois sourire… Je ne pleurerai plus, Sainte Vierge, moi qui ai tant pleuré, et des larmes si cruelles ! Je vais être heureuse ! je vais la revoir !
Elle s’arrêta sur ce mot, pressant son front à deux mains comme si elle eût craint d’être folle.
Et en conscience, elle avait raison, celle-là, de compter sur l’empire de sa beauté pour enchaîner à ses genoux l’amant le plus sauvage.
Agenouillée qu’elle était en ce moment, ou plutôt accroupie à demi dans une pose pleine de désordre, ses cheveux bondissant en boucles prodigues par-dessus ses mains pâles qui pressaient ses tempes, les yeux mouillés, le sein frémissant, elle était belle comme ces saintes que créait au temps de croyance le génie des peintres chrétiens.
– La revoir ! répéta-t-elle, dans deux jours… peut-être demain ! Elle se redressa, éclairée plus vivement par son allégresse, qui la couronnait comme une auréole.
Une dernière action de grâces s’élança de son cœur vers Dieu, puis elle resta muette et souriante – de ce sourire qu’elles ont, quand le cher enfant dort, heureux dans son berceau.
– Petite-Reine ! soupira-t-elle, comme elle va m’aimer ! je suis sûre que je la reconnaîtrai… ne l’ai-je pas suivie jour par jour, dans ma pensée ? dans ma douleur, ne l’ai-je pas vue grandir, changer, embellir ? Elle n’a plus ses yeux bleus si clairs, je le sais bien, ses cheveux blonds ont pris une nuance plus foncée… je sais tout cela, j’ai calculé tout cela, je l’ai vue cent fois, je la vois, et si elle entrait en ce moment…
Elle tressaillit au bruit de la porte qui s’ouvrait.
– Une lettre pour madame la duchesse, dit un domestique derrière la draperie fermée.
Lily se leva en soupirant ; elle avait presque espéré un miracle. Le domestique lui remit un pli maladroitement façonné et dont le papier grossier n’était pas d’une entière propreté.
– Madame la duchesse, dit-il, a ordonné qu’on ne fit pas attendre les lettres des pauvres.
Elle l’éloigna d’un geste.
Si charitable qu’on soit, les pauvres peuvent tomber mal. Lily, généreuse tous les jours, eût donné, à cette heure, des poignées d’or au premier venu.
Mais on avait tué son beau rêve.
La lettre resta un instant sur le guéridon où elle l’avait jetée, non sans un mouvement de dépit.
Elle la reprit bientôt, pourtant, parce qu’elle était bonne et qu’elle pensa :
– Il attend peut-être.
La lettre était fermée avec un pain à cacheter qui gardait encore des traces d’humidité. Lily l’ouvrit, sans émotion aucune, assurément, car la physionomie du message révélait d’avance son contenu. Ce devait être une supplique, accompagnée d’un certificat d’hospice ou de mairie.
Mais la lettre n’était pas une supplique. Le papier blanc, maculé en plusieurs endroits, ne montrait aucune trace d’écriture.
Il n’y avait, à l’intérieur, qu’un carton oblong qui portait à son revers l’adresse d’un photographe médaillé.
Lily, étonnée, le retourna et faillit tomber à la renverse.
C’était son propre portrait à elle, Lily, fait quinze ans auparavant ; le portrait qui tenait dans ses bras une sorte de nuage, parce que Petite-Reine avait bougé en posant.
Mme de Chaves regarda ce portrait pendant plusieurs minutes, immobile de stupeur.
Puis elle sonna violemment.
Sa femme de chambre accourut.
– Pas vous ! s’écria-t-elle. Le domestique ! je crois que c’est Germain.… Germain ! à l’instant même !
On chercha Germain qui était retourné à ses affaires, et quand on l’eut trouvé, on l’envoya à madame la duchesse.
– Qui vous a remis ce pli ? demanda-t-elle avec une émotion qui dut être remarquée.
– Le concierge, répliqua Germain.
– Faites monter le concierge sur-le-champ.
Le concierge monta, nous ne dirons pas sur-le-champ, ce serait invraisemblable, mais enfin aussi vite que peut le faire un fonctionnaire de cette importance.
C’était, du reste, un beau concierge, comme le faubourg Saint-Honoré sait en produire, un concierge à tête de préfet, à ventre de chef de division qui coûte cher.
Aux demandes de la duchesse, le concierge aurait pu répondre : cela regarde ma femme, mais il se montra bon prince.
– C’est un malheureux, dit-il, mauvaise mine et mal peigné. On l’a fait attendre dehors.
– Et il est encore là ? demanda Lily vivement.
– Je prie madame la duchesse de faire excuse, il est parti. Madame, j’entends mon épouse, ayant eu occasion d’aller sur le pas de la porte cochère, le pauvre, qui avait attendu un bon moment, lui a dit :
« – Puisque la duchesse ne veut pas me recevoir aujourd’hui, je reviendrai demain… il a ajouté : la duchesse connaît bien mon nom.
« Et je me souviens de son nom parce qu’il est drôle, s’interrompit ici le concierge ; il s’appelle Médor.
– Médor ! répéta madame de Chaves d’une voix étouffée.
Elle renvoya le concierge et tomba sur un fauteuil en répétant pour la seconde fois :
– Médor !
Sa tête était faible et le flot de pensées qui se ruait dans son cerveau lui faisait mal.
Quatorze ans auparavant, elle avait laissé ce portrait dans sa chambrette, avec tout ce qui lui appartenait.
Sans doute, elle avait la pensée de revenir ou du moins d’envoyer prendre ces chères reliques, mais les choses avaient marché avec une rapidité inattendue ; celui qui l’emmenait ne voulait point lui laisser le temps de la réflexion.
La voiture où elle était montée avec monsieur le duc de Chaves, à la porte de sa maison, l’avait conduite à la gare de chemin de fer du Havre, et une heure après son départ de chez elle, un train express l’emportait vers la mer.
Elle avait regretté bien souvent ces choses abandonnées qui étaient l’amusement de sa douleur : le berceau surtout, le berceau tout plein de jouets, de robes, de collerettes, avec le bouquet de lilas desséché, le lilas de la bonne laitière.
L’autel. – Et comme ce nom de Médor ressuscitait énergiquement tous ces souvenirs !
Médor était là, fidèle et doux, regardant aussi le petit berceau, pleurant aussi, écoutant la plainte de la jeune mère.
Elle n’avait gardé qu’une relique, et elle lui avait bien porté bonheur ; c’était le petit bracelet à fermoir en cuivre doré qui avait amené chez elle M. le marquis de Rosenthal.
Et voyez le hasard ! la veille du jour, du funeste jour, Petite-Reine avait cassé la monture de son bracelet. Lily l’avait dans sa poche pour le faire raccommoder, et comme depuis la perte de Petite-Reine, la réparation devenait, hélas ! inutile, Lily avait toujours gardé le bracelet.
Vous jugez si elle y tenait ! il ne fallait rien moins que cela pour la faire aller chez une somnambule.
Le marquis de Rosenthal ! – Médor !
Que de choses dans une seule journée !
Mais je ne sais pourquoi la pensée de Médor n’ajoutait point à la joie de Lily et mettait au contraire un doute parmi sa certitude.
Elle avait gardé à cette bonne créature un souvenir de reconnaissance et d’affection pourtant ; elle s’était dit souvent : je voudrais le retrouver pour le faire heureux.
Et maintenant elle avait peur de Médor.
Cette peur s’expliquera d’un mot, quand nous dirons la pensée qui venait à Lily.
Lily voulait croire aux paroles du marquis de Rosenthal ; elle avait besoin d’y croire et Lily se disait :
– Si Médor m’apportait la preuve que tout cela est mensonge ?
Pourquoi était-il venu ? Pourquoi, depuis qu’il était venu, Lily repoussait-elle avec terreur cette idée qu’elle faisait peut-être un rêve ?
À cette question de savoir pourquoi il était venu, ce pauvre bon Médor n’aurait peut-être pas su répondre lui-même d’une façon bien catégorique.
Certes, il ne venait pas chercher une aumône. Était-ce uniquement le désir de voir la Gloriette qui avait guidé ses pas ?
Il l’aimait bien assez pour cela. Les quelques jours qu’il avait passés à garder la folie de la jeune mère, couché comme un chien dans le bûcher, formaient la grande page de ses souvenirs. À proprement parler il n’avait vécu ni avant, ni après : ces quelques jours étaient toute sa vie.
Et pourtant il n’était pas venu seulement pour revoir la Gloriette.
Il avait bien cherché depuis quatorze ans. Chercher était devenu chez lui une sorte de manie, car, à mesure que le temps passait, l’impossibilité de trouver se faisait plus évidente.
En gagnant maigrement son pain au métier abandonné d’avaleur de sabres, Médor se figurait qu’il gardait une chance de se trouver tout à coup, en foire, face à face avec Petite-Reine.
Et plus d’une fois, dans le cours de ses pérégrinations, il avait rencontré des fillettes, puis des jeunes filles qui avaient l’âge de Petite-Reine, et auxquelles son imagination prêtait une ressemblance avec l’objet de ses constantes pensées.
Il s’était ingénié alors, il avait interrogé, lui si timide, mais les réponses obtenues avaient toujours fait évanouir son espoir.
Depuis quelques jours, son espoir tenace avait repris le dessus.
En face du lieu qu’il avait choisi pour bâtir sa misérable cabane, sur l’esplanade des Invalides, pour les fêtes du 15 août, s’élevait la pompeuse baraque des époux Canada, les maîtres de la foire.
Ils étaient bonnes gens, nous le savons du reste, et d’ailleurs ils connaissaient Médor comme étant le seul ami du père Justin, le fameux homme de loi dont Médor nettoyait de temps en temps la tanière, quand toutefois le père Justin voulait bien le permettre.
Échalot avait dit souvent à Médor :
– Si l’avalage n’était pas une carrière démolie, nous te prendrions volontiers avec nous, ma vieille, car tu fais pitié dans ton trou ; mais l’avalage est fané jusqu’à ce que les caprices de la mode le fassent refleurir un jour ou l’autre, et depuis le jeune Saladin qui mangeait vingt-quatre pouces, la chose a disparu complètement des habitudes du XIXe siècle.
Médor était entré plus d’une fois voir danser mademoiselle Saphir qui, indépendamment de son talent et de sa beauté, l’un et l’autre bien au-dessus de ce qui se montre habituellement en foire, avait produit sur lui une impression indéfinissable.
Il se demandait : à qui donc ressemble-t-elle ?
Et comme son idée fixe le tenait toujours, il évoquait le souvenir de la Gloriette.
Mais mademoiselle Saphir ne ressemblait pas à la Gloriette. Une fois Échalot lui dit :
– Madame Canada t’invite à prendre le café noir.
Et pendant qu’on prenait le café, madame Canada s’informa du lieu où perchait maintenant le père Justin. Elle avait besoin de le voir et de le consulter.
– Au sujet de choses, ajouta Échalot, qui sont des mystères et des délicatesses par rapport à notre fille d’adoption dont tu n’as pas besoin d’en connaître le secret ni le bel avenir.
Médor promit de conduire le ménage Canada chez le père Justin. Mais, en regagnant son trou, il se disait :
– Il y a donc un secret ! à qui ressemble-t-elle ?
La veille du jour où nous sommes, au matin, Médor avait rencontré mademoiselle Saphir qui se rendait, selon son habitude, à la messe de Saint-Pierre-du-Gros-Caillou.
Et vraiment, avec sa toilette simple et presque austère, elle vous avait si bien l’air d’une demoiselle de bonne maison !
Assurément, monsieur le curé, qui avait remarqué sa piété modeste, se serait fâché tout rouge si vous lui aviez dit que sa nouvelle paroissienne était une saltimbanque.
Médor la regarda bien comme il faut, et quand il fut tout seul une idée lui poussa.
– C’est au père Justin qu’elle ressemble, se dit-il tout à coup, non pas au père Justin d’aujourd’hui, mais au crâne jeune homme qui vint, dans les temps, rue Lacuée, n° 5, – à l’homme du château, quoi !
Cette découverte le troubla singulièrement. Il s’en occupa toute la journée, jusqu’à l’heure où sa fièvre changea parce qu’il avait vu le milord basané entrer à la baraque et la Gloriette, toujours jeune et belle, en costume d’amazone, avec un beau jeune homme.
Il était donc venu à l’hôtel de Chaves, non pas seulement pour voir la Gloriette, mais encore pour lui dire : « Je connais une jeune fille, autour de laquelle il y a un secret, et qui ressemble au père de Petite-Reine. »
Mais comment arriver auprès de madame la duchesse de Chaves ?
Médor avait au plus haut degré la conscience de sa misère. Entre lui et les Canada, il voyait une distance immense. Jugez de ce que devenait l’intervalle, quand il s’agissait de la noble habitante de ce palais situé rue du Faubourg-Saint-Honoré.
Pendant toute la nuit Médor réfléchit.
Le matin, il se rendit chez le père Justin, non point pour lui faire part de son embarras, car le père Justin et lui ne causaient guère, mais tout uniment pour balayer un peu son taudis.
En balayant le taudis, Médor aperçut le portrait photographié de la Gloriette qui pendait toujours au-dessus du berceau.
Il ne fit ni une ni deux, il le vola et, rendu audacieux par son désir, il pria le père Justin lui-même, lorsque celui-ci rentra, déjà à demi ivre de lui écrire sur un carré de papier l’adresse de madame la duchesse de Chaves, rue du Faubourg-Saint-Honoré.
Ainsi parvint à la Gloriette cet envoi qui était comme un vivant témoignage du passé déjà si lointain.
Elle se regarda elle-même comme s’il y avait eu des années qu’elle ne s’était vue. Pour un instant, l’intervalle qui la séparait de sa jeunesse se voila comme un rêve.
Ce nuage qu’elle tenait dans ses bras et dont les contours indécis semblaient sourire, c’était Petite-Reine.
Elle embrassa Petite-Reine – le nuage.
Et malgré elle, l’exaltation de toute cette grande joie qui l’enivrait naguère tomba.
C’était un symbole : aujourd’hui comme alors, qu’avait-elle entre ses bras sinon un nuage ?
Et c’était une menace peut-être. Rien ne le lui disait, mais elle le sentait ainsi.
Il y avait en elle une terreur confuse qui opprimait son allégresse et qui murmurait tout au fond de sa conscience :
– Prends garde !
Ses yeux s’attachaient alors sur ce brouillard souriant dont les contours laissaient deviner Petite-Reine ; elle essayait de percer le nuage…
Un pareil courant d’idées n’aboutit point, d’ordinaire, au besoin de faire toilette, surtout quand on vit, comme Mme de Chaves, dans une solitude presque absolue.
Pourtant, vers deux heures de l’après-midi, madame la duchesse sonna ses femmes pour s’habiller.
C’étaient deux bonnes personnes, bien dévouées, qui se dirent :
– Il paraît que le comte Hector va venir.
Contre l’habitude, madame la duchesse donna beaucoup de temps et accorda un très grand soin à sa parure. Elle n’était contente de rien. Il fallut recommencer trois fois l’arrangement de sa merveilleuse chevelure qui, les autres jours, se faisait en un tour de main.
Les deux fidèles caméristes se demandèrent :
– Est-ce que ce ne serait plus pour le comte Hector ?
Et toutes les deux le plaignirent sincèrement, car c’était un doux et beau jeune homme.
– Faut-il faire atteler ? interrogea l’une d’elles.
– Non, répondit madame de Chaves qui se regardait dans sa psyché en disposant les plis de sa robe.
Évidemment elle attendait quelqu’un, et, pour ce quelqu’un, elle voulait être belle.
Les deux caméristes, congédiées, parlèrent de cela longtemps.
Quel était l’heureux mortel ?…
Trois heures sonnèrent, puis quatre heures. En tout cas, l’heureux mortel se faisait terriblement attendre.
Un peu avant cinq heures, les deux battants de la porte cochère s’ouvrirent tout grands. C’était monsieur le duc, en chaise de poste, revenant de ce voyage qu’il n’avait point fait.
– Il n’est plus temps, pensèrent les deux femmes de chambre. L’heureux mortel a manqué le coche !
Mais en ce moment, la sonnette de madame la duchesse retentit. Elles s’élancèrent ensemble. Voici ce qui leur fut ordonné.
– Faites savoir à monsieur le duc que je suis un peu souffrante, et que je l’attends chez moi.
– Ah bah ! fit la première camériste dans l’antichambre.
– Tiens ! tiens ! répondit l’autre.
Elles éclatèrent de rire, et s’écrièrent ensemble :
– Par exemple, je n’aurais pas deviné celle-là ! Mieux vaut tard que jamais. C’est monsieur le duc qui est l’heureux mortel.
Dans une de ces rues, froides et tranquilles comme des rues de province, qui avoisinaient l’Observatoire et qui viennent d’être démolies pour le tracé du boulevard Port-Royal, il y avait encore en 1866 un petit café à la devanture décente où se réunissaient le soir quelques bons bourgeois et rentiers de ce quartier savant.
Il s’appelait le café Massenet, du nom de son propriétaire, ancien balayeur au bureau des longitudes et qui posait auprès de ses clients pour un mathématicien démissionnaire.
Monsieur Massenet en avait bien l’air. C’était un homme court, grave, essoufflé, qui fumait sa pipe du matin au soir, en escarpins et en cravate blanche.
Sa femme, qui tenait le comptoir, était âgée, maigre et très longue ; elle avait le sourire agréable quoiqu’il lui manquât bon nombre de dents. Celles qui restaient ne valaient pas les défuntes.
Le café Massenet se composait d’un billard, le seul dans Paris où l’on pût voir encore des blouses à filets, d’une assez grande salle, dévolue aux habitués et consommateurs, et d’un salon de médiocre étendue entouré de divans à couverture de cuir éraillé, où « Ces Messieurs » seuls avaient le droit d’entrer.
Le salon de Ces Messieurs était séparé de la salle commune par un couloir assez long, fermé aux deux bouts.
Par surcroît de précaution, la seconde porte qui donnait sur le salon de Ces Messieurs était double : la vraie porte se trouvant défendue par un second battant rembourré.
Vis-à-vis de cette porte une haute fenêtre donnait sur une ruelle déserte, mais, comme Ces Messieurs ne se rassemblaient jamais qu’après la nuit tombée, la fenêtre, toujours close, était en outre défendue par de forts volets.
Ces Messieurs n’étaient pourtant pas des conspirateurs. Les habitués de la salle commune les connaissaient fort bien et prenaient volontiers la demi-tasse avec eux ; mais ils avaient des affaires à traiter qui ne regardaient qu’eux-mêmes, et ils se rassemblaient dans ce but. Rien de plus simple.
De compte fait, ils pouvaient être une douzaine. On ne les avait pas vus souvent réunis au grand complet. En tête des plus assidus était monsieur Jaffret ou mieux le bon Jaffret, propriétaire, rue de la Sorbonne, qui faisait un peu l’escompte, d’autres disaient l’usure. Il se rendait tous les après-midi au jardin du Luxembourg pour jeter de la mie de pain aux petits oiseaux, ce qui est, tout le monde vous l’affirmera, la preuve d’un excellent cœur.
Après lui, venait monsieur Comayrol, homme d’affaires, connu par ses lunettes d’or et sa brillante élocution méridionale, le Dr Samuel, philanthrope, qui soignait les pauvres, pourvu qu’on le payât, et un brave bonhomme, désigné sous le nom du « Prince », qui n’avait pas de profession connue.
Les autres allaient et venaient.
Les habitués de la salle commune et du billard à blouses appelaient la réunion de Ces Messieurs Le Club des Bonnets de soie noire, à cause du bon Jaffret et du Prince qui rabattaient volontiers cette coiffure commode sur leurs oreilles, dans la crainte des courants d’air.
Aucun des membres du Club des Bonnets de soie noire n’était jeune, mais Comayrol arborait des gilets d’étudiant et portait ses lunettes d’or d’un air vainqueur qui voulait dire : je suis loin d’avoir renoncé à plaire, et le joli vicomte Annibal Gioja, que nous avons omis de citer, avait des cheveux teints, plus noirs que l’aile du corbeau.
Il était environ sept heures du soir. Dans le petit salon réservé à Ces Messieurs, deux membres seulement du Club des Bonnets de soie noire étaient réunis, à savoir, le Prince, qui portait la coiffure sacramentelle et lisait le Journal des Villes et Campagnes en prenant son gloria, et le Dr Samuel qui ne prenait rien et tournait ses pouces à l’autre bout du divan.
Il est bon de dire tout de suite, afin que ce titre de Prince ne soit pas pris pour un sobriquet, que le bonhomme occupé à lire son journal était tout simplement le fils du malheureux Louis XVII.
Sa figure éminemment débonnaire et affectant la courbe bourbonienne aurait suffi à indiquer son illustre origine s’il n’eût porté, dans une vaste serviette qu’il avait toujours en poche, une collection de preuves à faire dresser les cheveux : lettres du pape, lettres de Louis-Philippe, lettres de M. le duc de La Rochefoucauld, lettres de la femme du geôlier Simon, lettres de Charles-Albert, lettres de Talleyrand, lettres de Chateaubriand, de Lamartine, du général Cavaignac, de monsieur Gisquet, lettres de tout le monde.
Plus des attestations, des procès-verbaux, des extraits de registres, le testament de son infortuné père, mort sous le nom de duc de Richemond, et la liste de plus de cent familles nobles de Paris et de province prêtes à prendre les armes au premier appel de sa voix légitime.
Ces diverses pièces avaient déjà servi à plusieurs « princes ».
Les gens qui connaissaient peu ou prou les affaires des Habits Noirs disaient que ce brave bonhomme était, pour le moins, le cinquième fils de Louis XVII, les quatre autres ayant fini malheureusement, dans l’exercice de leurs fonctions, au service de la compagnie.
Chaque fois qu’il en mourait un, on cherchait une honnête figure aquiline à front fuyant, plantée sur un torse bien nourri, on rassemblait les pièces éparpillées du dossier, et le nouvel héritier de la couronne de France apparaissait à l’horizon, selon le dicton historique : le roi est mort, vive le roi !
Bien que les Habits Noirs fussent considérablement déchus, à l’époque où se passe notre histoire, ils trouvaient encore moyen de faire çà et là quelques petites affaires, et le fils de Louis XVII était pour eux un outil indispensable.
On exciterait l’incrédulité en additionnant les chiffres fournis par les innombrables extorsions opérées, dans les faubourgs Saint-Germain de Paris et des départements, à l’aide de cette imposture qui a eu plus de têtes que l’hydre de Lerne : l’existence d’un fils de Louis XVI, échappé de la prison de l’Abbaye.
Les Habits Noirs, toujours ingénieux, avaient inventé le fils de ce fils pour la commodité des dates.
Le Club des Bonnets de soie noire, nous sommes bien forcé de l’avouer, était tout ce qui restait de cette terrible association, remontant à Fra Diavolo et qui, sous le règne du Colonel, avait effrayé l’Europe par tant de drames sanglants.
Les derniers Habits Noirs étaient Ces Messieurs ou plutôt Ces Messieurs formaient le conseil de maîtrise des derniers Habits Noirs, car vous eussiez encore trouvé dans les bas-fonds de Paris bon nombre d’affiliés du Fera-t-il jour demain. Et, quand il s’agissait de mettre à exécution quelque razzia bien organisée, les manœuvriers ne manquaient pas à ces vénérables directeurs.
– Il paraît, dit le Prince, que l’empereur Alexandre va changer l’uniforme de ses lanciers, là-bas, en Moscovie.
Le Dr Samuel s’obstinait à tourner ses pouces et ne répondit pas. Le Prince continua sa lecture. Au bout de dix minutes, il reprit :
– Il paraît que ces fusils à aiguille de Sadowa étaient déjà exposés au palais de l’Industrie en 1855. Les ingénieurs qui sortent de l’École polytechnique avaient déclaré que ça ne valait rien du tout. Les Prussiens en ont fait fabriquer parce qu’ils n’ont pas d’élève de l’École polytechnique.
– Ça court les rues, gronda le Dr Samuel, vieil homme très laid et de méchante figure, l’École polytechnique n’en fait pas d’autres. J’étais un jour à Saint-Malo où les Ponts et Chaussées venaient de construire une jetée qui coûtait je ne sais plus combien de millions. La mer était grosse, un trois-mâts hollandais dérivait sur la jetée que l’École avait déclarée chef-d’œuvre. Tout le monde était là, du haut des remparts, à plaindre le trois-mâts et à dire : « Le malheureux va se briser en pièces ! » Il donna contre la jetée en plein, et savez-vous ce qui arriva ?
– Non, dit le Prince dont les petits yeux s’écarquillèrent curieusement.
– Le Hollandais n’eut pas de mal, continua le Dr Samuel, mais la jetée de l’École polytechnique s’effondra et tomba dans l’eau où elle est encore, et plus chef-d’œuvre que jamais !
Le Prince resta d’abord immobile, puis il battit des mains en poussant un large éclat de rire.
– Ah ! fit-il, je comprends ! je comprends ! On en met dans les journaux qui ne sont pas si drôles que celle-là !
Il regarda le docteur par-dessus son pince-nez et ajouta en baissant la voix :
– Il paraît qu’il fera jour, cette nuit ?
– Il paraît, répéta Samuel.
Et tous les deux rentrèrent dans le silence.
Pendant ce silence, un bruit léger se fit du côté de la fenêtre. On eût dit que quelqu’un en caressait, au-dehors, les contrevents épais.
Nos deux compagnons prêtèrent l’oreille, mais le bruit cessa au bout d’un moment.
– Est-ce que vous étiez du temps des moines de la Merci, vous docteur ? demanda tout à coup le Prince.
– Oui, répondit Samuel.
– Vous avez vu tout ce qu’on raconte des souterrains, là-bas, du côté de Sartène, en Corse ? Les Habits Noirs étaient des lapins à ces époques-là. Moi, je suis nouveau et je n’ai pas encore eu la chance de partager dans une vraie affaire.
– Il n’y a plus de vraies affaires, dit Samuel avec humeur.
– Avez-vous connu Toulonnais-l’Amitié, vous ?
– Oui, répondit encore Samuel qui, cette fois, cessa de tourner ses pouces, j’ai connu monsieur Lecoq, on n’en fait plus comme cela… et j’ai connu le comte Corona, J. -B. Schwartz, le Colonel, et Marguerite de Bourgogne, – une rude femme, mais après cela, plus rien !
– C’est égal, dit le Prince, vous devez avoir de jolies économies. Mais pourquoi diable avez-vous choisi cet oiseau d’Annibal Gioja pour lui donner le Scapulaire ?
Samuel haussa les épaules.
– S’il venait un homme…, commença-t-il.
Il s’arrêta et acheva entre ses dents :
– Il n’y a plus d’hommes !
Le Prince était en appétit de causer.
– Vous avez pourtant Jaffret, dit-il ; c’est un garçon d’un million et demi pour le moins, sans que ça paraisse.
– Jaffret est riche, approuva laconiquement le docteur.
– Vous avez monsieur Comayrol qui a la langue bien pendue. Samuel fit un geste de dédain.
– Nous sommes vieux, dit-il, on ne peut être et avoir été.
– Bah ! fit le fils de Louis XVII, votre fameux Colonel avait 107 ans !
À ce moment une voix retentissante sonna dans le corridor.
– Un petit punch au kirsch pour nous deux le bon Jaffret, commanda-t-elle. Est-ce que tous nos amis sont arrivés ?… deux seulement ! Ah ! les paresseux ! S’il vient un quidam demander monsieur Jaffret, propriétaire, de la part du nommé Amédée Similor, faites-le entrer, hé !
La porte s’ouvrit et Comayrol junior, ancien premier clerc de l’étude Deban, montra ses flamboyantes lunettes d’or.
Dans un autre récit[4], nous avons pu apprécier la belle prestance et les talents de Comayrol. Il n’y avait pas en lui, peut-être, l’étoffe d’un Premier ministre, mais c’était du moins un chef de bureau très distingué. Son âge, un peu plus que mûr, tenait abondamment les promesses de sa trentième année : il était chauve avec ostentation, il était gras et, malgré le proverbe des gens du Midi qui dit : ceux qui engraissent sont morts, il se portait à merveille.
Toujours bien tenu, du reste, linge blanc, bagues aux doigts et chaîne de montre magnifique ruisselant sur un gilet de velours qui lançait des rayons.
Avec le temps, le contraste avait augmenté entre lui et le bon Jaffret, douce créature. Jaffret marchait, humble, tremblotant, chauve aussi, mais ramenant quelques mèches honteuses sur le sommet de son crâne pointu.
– Je vous présente le plus joli sac de la confrérie, dit Comayrol qui entra tenant Jaffret par la main. Quand nous n’aurons plus rien à mettre sous la dent, je proposerai une affaire au conseil, ce sera d’aller voir un peu s’il fait jour dans le coffre-fort de notre bon Jaffret !
Le Prince qui s’était levé, éclata de rire bonnement, et le Dr Samuel lui-même se dérida.
Mais Jaffret fit un pas en arrière et dit avec une irritation sénile :
– Monsieur Comayrol, vous passez les bornes. Mon âge et ma position sociale devraient me défendre contre vos polissonneries !
Comayrol se retourna, toujours bon enfant, le saisit à bras-le-corps et le porta jusque sur le divan en disant :
– Pas plus lourd qu’un petit paquet de bois sec !
La porte s’ouvrit de nouveau, donnant passage à une autre ruine : précieuse celle-là, et supérieurement entretenue.
Du jais, de l’ivoire et des roses, tels étaient les matériaux de cette idole vieillie, le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante.
– Verni de haut en bas ! dit le joyeux Comayrol en lui tendant la main. Annibal, quand donc me donneras-tu l’adresse de ton embaumeur ?
Le brillant Napolitain ne daigna pas répondre, mais Jaffret dit en rabattant son bonnet de soie noire sur ses longues oreilles frileuses :
– Mauvais temps ! toujours mauvais temps cette année.
Comayrol était allé s’asseoir auprès du Dr Samuel.
– Mon Prince, dit-il de loin au fils de Louis XVII, depuis que vous avez hérité de vos droits divins à la couronne de Saint Louis, on ne vous a encore fait jouer aucun air varié avec escalade et effraction, hé ?
Le Prince épaissit le masque idiot qui était à demeure sur son visage et répondit avec un sourire content :
– Il paraît que ça va chauffer, monsieur Comayrol ?
– Parlons raison, mes brebis, reprit celui-ci. Le vicomte Annibal est un Savoyard en sucre candi, et s’il a le Scapulaire, c’est pour la forme. La véritable tête de l’association, en l’absence d’un plus digne, c’est le bon Jaffret, un peu entamé par l’âge et les infirmités, mais qui marche encore assez droit, quand je suis là pour lui donner le bras. L’histoire de notre Brésilien commence à être mûre. Jaffret et moi, nous avons inondé le noble faubourg de ses actions, en présentant l’entreprise comme destinée à envoyer au Para tous les démagogues de France et de Navarre, transformés en propriétaires sages comme des images. À l’estime de Jaffret, monsieur le duc de Chaves doit avoir deux millions en caisse pour le moins.
– Il m’a en effet parlé de deux millions, dit le vicomte Annibal. Jaffret le regarda de travers en murmurant :
– Vous savez que vous n’avez pas le droit de toucher à ce gâteau, vous, bel homme.
– Je pense être au-dessus du soupçon, répondit fièrement Annibal. En tout cas, monsieur le duc est d’une honnêteté antique à l’endroit des affaires. Hier il a emprunté deux mille louis plutôt que de toucher au contenu de sa caisse commerciale. Je conçois, mes très chers, que ma position de confiance intime auprès de Son Excellence vous inspire quelque jalousie ou même quelques inquiétudes. Nous sommes ensemble, le duc et moi, comme les deux doigts de la main ; mais il ne faut pas oublier que vous me devez cette affaire et que, sans moi, les piastres brésiliennes vous passaient sous le nez !
– Tu es un ange, Annibal ! dit Comayrol. Messieurs, autre chose. Quelqu’un de vous se souvient-il d’un drôle, appelé Similor, qui fut employé différentes fois comme auxiliaire, notamment dans l’affaire J. -B. Schwartz et dans l’affaire de l’hôtel de Clare ?
Le bon Jaffret seul avait un vague souvenir de notre ami.
– En deux mots, qu’est-ce que c’est que Similor ? demanda le Dr Samuel.
– C’est un va-nu-pieds, répondit Comayrol.
– Et pourquoi nous parlez-vous de ce va-nu-pieds ?
– Parce qu’il ne faut rien négliger, répliqua l’ancien clerc de notaire. Similor est venu chez moi aujourd’hui et m’a rappelé ses états de services. J’ai cru d’abord qu’il voulait un secours, mais non, son désir était seulement de nous mettre en rapport avec un fils qu’il a et qu’il déclare être un brillant sujet. Je lui ai dit qu’il pouvait envoyer son fils, mais, dans l’intervalle, j’ai pris des renseignements, et je ne fais pas un fond énorme sur l’affaire. Au bureau de notre ancienne agence, où tous nos hommes sont classés et numérotés, on ne connaît pas d’autres fils au nommé Similor que le nommé Saladin, ancien artiste en foire et avaleur de sabres.
– Jolie recrue ! fut-il dit à la ronde.
Le garçon du café Massenet apporta le punch au kirsch commandé. Quand il eut déposé le plateau sur une table, il tira de sa poche une large carte en porcelaine qu’il mit entre les mains de Comayrol.
– Marquis de Rosenthal ! lut l’ancien clerc de notaire. Connais pas… Ce monsieur est là ?
– Oui, répondit le garçon, il vient de la part de son père.
Les membres du Club des Bonnets de soie noire échangèrent entre eux des regards indécis.
– C’est peut-être le fils de ce Similor, murmura Jaffret.
– Faites entrer, dit Comayrol, nous verrons bien.
L’instant d’après un jeune homme habillé à la dernière mode, lorgnon dans l’œil, cheveux séparés derrière la tête, col brisé comme une carte de visite qu’on laisse chez les concierges, petite jaquette boudin, pantalon demi-collant, chapeau bas, gants rouges et stick à bec de corbin, entra dans le cénacle à petits pas, et vint jusqu’au centre de la chambre où il s’arrêta pour lorgner curieusement les assistants.
Le garçon s’était retiré. Le bon Jaffret prit la peine d’aller voir lui-même si les portes étaient bien fermées.
– Messieurs, dit le nouvel arrivant, je suis bien votre serviteur. J’ai beaucoup entendu parler de vous. Comme j’ai besoin de quelques collaborateurs pour une petite opération présentant d’assez beaux bénéfices, j’ai songé à m’adresser à vous. Mon domestique se trouvait être de votre connaissance ; il m’a indiqué un certain monsieur Comayrol. Lequel d’entre vous, s’il vous plaît, est monsieur Comayrol ?
– C’est moi, répliqua l’ancien domestique, monsieur le marquis, vous faites erreur, je n’ai vu que monsieur votre père.
Saladin lui tendit le doigt avec une si parfaite insolence que les membres du club eurent un sourire d’involontaire approbation.
– Mon père, dit-il du bout des lèvres, mon domestique, c’est tout un, cher monsieur Comayrol. Le maraud, dont vous me faites l’honneur de me parler, cumule ces deux fonctions auprès de ma personne.
Monsieur le marquis de Rosenthal ayant prononcé ces paroles remarquables prit un siège et vint se placer en face du divan où étaient Comayrol et le bon Jaffret.
– Messieurs, poursuivit-il d’un ton décent et plein de modestie, vous êtes une association illustre et moi je ne suis qu’un simple paltoquet, c’est pourquoi il était bien naturel que je fisse toilette pour avoir l’honneur de me présenter devant vous : toilette de corps, toilette d’esprit, toilette de situation. Je ne m’habille pas comme cela tous les jours ; je suis préparé comme un candidat qui va passer son examen, et j’ai choisi pour la circonstance le plus joli de tous mes noms. Vous aurez, je l’espère, quelque indulgence en faveur d’un néophyte qui vous veut le plus grand bien, mais qui ne peut pas pousser la courtoisie jusqu’à vous dire hypocritement que, selon lui, sa jeunesse ne vaut pas votre décrépitude.
– Vayadioux ! s’écria Comayrol, nous ne détestons pas la plaisanterie, monsieur Saladin, mais nous avons autre chose à faire ici que de vous voir avaler des sabres !
Le Prince et le Dr Samuel s’étaient rapprochés ; le vicomte Gioja se tenait à l’écart d’un air superbe.
– Je suis flatté, dit Saladin en mordillant le bec de son stick, que vous ayez pris la peine de rassembler quelques informations sur ma personne. J’en vaux la peine, soit dit sans fausse modestie, et j’espère vous le prouver bientôt abondamment. Vous végétez depuis bien des années déjà, mes chers messieurs, vous n’avez pas de chef. Je pense vous en avoir trouvé un.
– Il a du talent comme orateur, dit le fils de Louis XVII à demi-voix.
– Où veut en venir ce garçon ? demanda Gioja de l’autre bout de la chambre.
– Je crois, dit Saladin, en se retournant vers lui poliment, que j’ai l’avantage de parler au valet de cœur de monsieur le duc de Chaves ?
– Tiens ! tiens ! murmura Comayrol qui dressa l’oreille.
– Mon petit monsieur !… commença Gioja avec hauteur.
– Chut ! fit Saladin doucement ; nous reviendrons tout à l’heure au rôle honorable que vous jouez auprès de monsieur le duc et qui pourrait éventuellement gêner les affaires de l’association. C’est vous qui avez le Scapulaire ?
Gioja ne répondit pas. Les autres membres du club se regardaient d’un air véritablement étonné.
– J’ai fréquenté les bureaux de la préfecture, dit le marquis de Rosenthal entre parenthèses, en amateur et pour perfectionner mon éducation ; je suis un peu docteur en toutes facultés et sais parfaitement vos petites histoires.
– Vous n’êtes pas venu ici pour nous menacer, dites donc ? prononça Comayrol dont la joue sanguine prit une nuance rouge plus foncée.
Jaffret lui toucha le bras et murmura :
– Il m’intéresse.
– Mon cher monsieur, répondit Saladin en s’adressant à Comayrol, je suis une nature indépendante et je désire faire mon chemin en dehors de l’administration. Seulement, il me plaît de vous faire savoir tout de suite que je suis gardé à carreau. Vous me voyez seul, vous êtes cinq, il est bon que la liberté de la discussion soit entre nous pleinement assurée.
– Eh bien ! dit Comayrol avec une rudesse contenue, entamons la discussion, je vous prie, et rondement !
– De tout cœur, répondit Saladin… seulement encore on n’a pas répondu à la question que j’ai faite. Est-ce le vicomte Annibal Gioja qui est maître du Scapulaire ?
– C’est ici le secret même de notre confrérie, fit observer le Dr Samuel qui n’avait pas encore parlé.
Saladin le salua.
– Messieurs, reprit-il, le Scapulaire est votre sceptre, je connais cela et bien d’autres choses. Quoique je ne voie ici aucune de ces grandes physionomies qui ont illustré l’histoire ancienne de votre ordre, j’aurais quelque répugnance à poser ma candidature en face de personnages tels que messieurs Jaffret, Comayrol et Samuel, qui sont à tout le moins très capables et très expérimentés.
– Vous êtes bien bon, grommela l’ancien clerc de notaire.
– Je parle comme je pense… mais s’il ne s’agit que de détrôner ce faquin, les choses changent, et je vous dis franchement qu’une société comme la vôtre ne doit pas avoir pour gérant un homme de paille.
Annibal Gioja jeta le journal qu’il tenait à la main et fit un pas vers Saladin. Le bon Jaffret l’arrêta du geste en disant :
– Mon cher bon enfant, laissez parler l’orateur.
– D’autant mieux, reprit Saladin en se tournant vers Gioja, que l’orateur causera avec vous en tête à tête quand ce sera votre bon plaisir.
Le bon Jaffret prit encore la parole.
– Mon cher monsieur, dit-il, je vous ferai observer qu’ici nos réunions sont toujours paisibles.
– Il faut, mon cher monsieur, interrompit Saladin, que vos réunions redeviennent fructueuses comme elles l’étaient autrefois. Je compte apporter ici, il faut bien vous le dire, un peu de ce sang jeune et actif qui coule dans mes veines. Mon intention, pourquoi vous le cacherais-je ? est de restaurer la grande famille des Habits Noirs.
Il y eut un mouvement, comme on dit dans le compte rendu des séances parlementaires, et le fils de Louis XVII s’écria malgré lui :
– Écoutez, morbleu ! Écoutez !
– J’ai beau écouter, gronda Comayrol, le fils de ce coquin de Similor est aussi bavard que son père. Il a beaucoup parlé, mais, que je sache, il n’a encore rien dit.
– Le fait est que c’est bien vague, murmura le bon Jaffret, bien vague, bien vague…
– Je vais préciser, reprit Saladin, soyez tranquilles. Mais avant d’entrer en matière, il serait bon de balayer le terrain. Tenez-vous au Gioja, oui ou non ?
– Non, répondirent à la fois tous les membres présents, excepté Gioja lui-même.
– Donneriez-vous le Scapulaire, continua Saladin, à un jeune homme de courage et d’espérance qui vous apporterait, comme prime de joyeux avènement, une affaire toute faite de quinze cent mille francs comptant sans escompte ni retenues ?
Il y eut un moment d’hésitation, puis Comayrol répondit :
– C’est selon.
– C’est selon, répéta paternellement le bon Jaffret, selon, selon, selon.
Le Prince et le docteur approuvèrent du bonnet.
– Vous comprenez, reprit Comayrol, qu’il y a des épreuves… des garanties…
– Il ne suffit pas ici, ajouta le vicomte Annibal avec un amer mépris, de savoir avaler les sabres !
Saladin sauta sur cette interruption comme sur une proie.
– Messieurs, s’écria-t-il en se levant et en passant sa main dans l’entournure de son gilet, dans notre ordre social, depuis le plus infime degré de l’échelle jusqu’au plus élevé, permettez-moi de vous le dire, je ne vois partout qu’avaleurs de sabres. Le monarque prussien attirant l’Autriche dans la guerre contre le Danemark…
– Écoutez ! fit le Prince, vivement intéressé.
Au contraire, Comayrol s’écria :
– Mon bon, nous ne nous occupons pas ici de politique, hé ! Et Jaffret ajouta d’un accent plaintif :
– Le cher jeune homme avait préparé une tirade… gare !
– Le candidat électoral faisant sa profession de foi, voulut poursuivre Saladin, le ministre équilibrant le budget, les rois gênés qui enfilent des tirages comme des perles autour de leurs emprunts…
– Et les philanthropes qui vous forcent à vous assurer sur la vie, déclama Comayrol en imitant son accent. Hé donc ! Pécaire ! Et les apôtres qui arrachent les dents avec un pistolet…
– Et les bons cœurs, privés de capitaux, qui déclament contre l’usure… insinua le bon Jaffret.
– Et les anciens de Clichy qui ont mis la lance en arrêt contre la contrainte par corps…, glissa le Dr Samuel.
– Avaleurs de sabres ! s’écria le Prince, enchanté, avaleurs de sabres !
Tout le monde répéta triomphalement en regardant Saladin :
– Avaleurs de Sabres !
Monsieur le marquis de Rosenthal avait été d’abord légèrement déconcerté, mais, à la fin de la manifestation, il avait repris son sourire vainqueur ; il frappa l’un contre l’autre ses gants sang-de-bœuf, et dit :
– Bravo, mes chers seigneurs ! vous êtes moins vieux que je ne croyais, je vous dois cette justice, et vous avez sabré ma chanson avec infiniment d’esprit. Bravo ! encore, et tant mieux ! Entre gens d’esprit on a moins de peine à se comprendre. Venons donc au fait. Demain monsieur le duc de Chaves, déjà nommé, aura, dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré, une somme ronde de quinze cent mille francs.
– Vous vous trompez, mon petit monsieur, s’empressa de dire Annibal Gioja, la somme ronde est de deux millions.
Saladin se tourna vers lui avec lenteur :
– Ah ! fit-il.
Puis son regard revint vers le groupe qui lui faisait face, comme pour lui demander : est-ce vrai ?
Comayrol lui adressa un petit signe de tête moqueur que le bon Jaffret traduisit ainsi :
– Cher jeune homme, vous avez personnellement toutes mes sympathies ; mais vous arrivez un peu trop tard.
Saladin resta un instant pensif, puis il se demanda tout haut à lui-même :
– Y aurait-il donc à l’hôtel de Chaves trois millions cinq cent mille francs ?
– C’est cent mille piastres que vous vouliez glisser dans votre poche, dit Annibal Gioja qui n’avait pas entendu sa dernière observation.
– Comment ! s’écria au contraire Comayrol, trois millions cinq cent mille francs ! Où prenez-vous ce calcul ?
– Je suis sûr du chiffre de quinze cent mille francs, répliqua Saladin ; vous paraissez être sûrs du chiffre de deux millions. Les deux sommes doivent être distinctes, évidemment.
Jaffret dressa l’oreille comme un bon cheval de bataille qui entend le son de la trompette.
– Il a du talent ! répéta-t-il. Tirons la chose au clair. D’où viennent vos quinze cent mille francs, jeune homme ?
– Du Brésil, répondit Saladin, sans hésiter. Et maintenant que j’y songe, vos deux millions doivent venir de Paris.
« J’ai deviné ! ajouta-t-il, interprétant comme une réponse le jeu des physionomies qui l’entouraient. Avez-vous les moyens de vous appliquer les deux millions ?
Comayrol eut un geste noble.
– Nous ne sommes pas tout à fait des manchots, monsieur le marquis, répondit-il.
– Je précise, insista Saladin ; nous ne plaisantons plus, mes maîtres. Pouvez-vous regarder les deux millions comme étant dès à présent à votre avoir ?… Vous hésitez ! donc vous cherchez encore… Ne cherchez plus ! Quand je dis : j’apporte une affaire, c’est que j’apporte l’affaire.
Il appuya sur ce dernier mot et ses yeux ronds firent le tour de l’assistance, piquant chacun d’un regard perçant et froid.
Jaffret, Comayrol et le docteur avaient l’air étonné. Gioja baissa les yeux ; le Prince se frotta les mains et cria tout seul :
– Très bien ! ça me va !
– Qu’il y ait quinze cent mille francs, comme je l’ai cru, ou trois millions cinq cent mille francs, comme c’est désormais l’apparence, continua Saladin, je dis que l’affaire est faite, puisque à partir de demain je puis introduire à l’hôtel de Chaves autant d’hommes que vous le voudrez, à l’heure de jour ou de nuit que vous choisirez.
– Peste ! fit le bon Jaffret, c’est bien gentil de votre part cela, mon cher enfant.
– Quel est votre moyen ? demanda Comayrol.
– Je sollicite la permission, repartit Saladin, de le garder pour moi, jusqu’au moment où nous aurons conclu notre arrangement.
– Pour conclure un arrangement, il faut savoir, que diable !
– Ne tombons pas dans un cercle vicieux, dit Saladin, dont la voix reprit une autorité véritable. D’ailleurs, nous n’avons pas achevé les préliminaires. En qualité de Maître, de Père, puisque c’est votre mot, je prétends avoir la part du lion, et je ne travaillerai que si je suis Maître.
– C’est carré, dit Comayrol.
– Il est franc comme l’or, appuya le bon Jaffret.
– Qu’entendez-vous par la part du lion ? demanda le Dr Samuel.
– S’il s’était agi seulement de mes quinze cent mille francs, répondit Saladin, j’aurais exigé moitié.
– À la bonne heure ! s’écria l’assistance en chœur, moitié ! ne nous gênons pas !
– Mais, poursuivit Saladin, puisqu’il y a en outre les deux millions, chacun de nous gardera sa part : vous aurez, vous, les deux millions et j’aurai, moi, les quinze cent mille francs.
Le bon Jaffret souffla dans ses joues.
– Diable ! dit le Prince.
– Vous êtes fou, mon bon, décida Comayrol.
Gioja riait dans sa barbe teinte.
– C’est comme cela, dit tranquillement Saladin, à prendre ou à laisser.
– Avec quinze cent mille francs, fit observer Samuel, on achèterait toute la serrurerie de Paris.
– Vous n’y êtes pas ! riposta Comayrol en riant, notre nouveau Maître veut nous faire payer ainsi le jeune et joli sang qu’il va infuser dans nos vieilles veines.
– Juste ! fit Saladin. Je ne vous défends pas de trouver cela cher, mais c’est mon prix.
– Et si ce n’est pas le nôtre ? dit Comayrol en le regardant fixement.
Ses joues étaient écarlates jusqu’aux oreilles. Saladin soutint son regard et répondit froidement :
– Ce serait fâcheux, monsieur Comayrol ; j’ai mis dans ma tête que vous en passeriez ce soir par mon caprice, sinon je vous abandonne.
Les membres du club essayèrent de rire, mais Saladin répéta en scandant les mots :
– Je vous abandonne… d’abord ; et puis je me fais une carrière dans l’administration en découvrant votre pot aux roses.
Il était assis, comme nous l’avons dit, vis-à-vis d’un groupe formé par le docteur, Jaffret, Comayrol et le Prince. En face de lui, au-dessus du divan qui servait de siège à ces messieurs, il y avait une grande glace.
Derrière lui, touchant le dossier de sa chaise, se trouvait une table qui soutenait un flambeau.
Au-delà de la table, se tenait Annibal Gioja tantôt immobile, tantôt se promenant de long en large.
Aux dernières paroles prononcées par Saladin, celui-ci vit les yeux de ses quatre interlocuteurs se fixer simultanément sur Gioja.
Saladin savait où était Gioja. La glace, fumeuse et tachée, lui renvoyait confusément l’image de l’Italien qu’il ne perdait pas un seul instant de vue.
Quelque chose brilla dans la main droite de ce dernier qui fit un pas vers la table. Les yeux des quatre membres du Club des Bonnets de soie noire se baissèrent en même temps, et le bon Jaffret eut un tout petit frisson.
– Tiens ! dit Saladin, le vicomte Annibal n’a pas perdu l’habitude du stylet napolitain.
Il tourna la tête négligemment. L’Italien qui marchait sur lui s’arrêta court. Mais quand Saladin reprit sa position vis-à-vis de ses quatre interlocuteurs, la scène avait changé complètement. Chacun d’eux, même le bon Jaffret, avait le couteau à la main.
– Et que dirait monsieur Massenet ? demanda Saladin en riant.
– Massenet ne dira rien, répondit Comayrol qui se mit sur ses pieds, il en mange. Tu es frit, mon petit !
Sans se retourner, Saladin prit sur la table le flambeau, qui était à portée de sa main, et l’éleva au-dessus de sa tête.
Au même instant trois petits coups furent frappés aux carreaux de la fenêtre qui donnait sur la ruelle.
Les couteaux disparurent comme par enchantement.
Et tout se tut, même le bruit des respirations.
– Les volets ne sont donc pas fermés aujourd’hui ! dit tout bas Comayrol, au bout de quelques secondes, en ponctuant sa phrase avec un juron du Midi.
– Comment ne sont-ils pas fermés ! ajouta le bon Jaffret.
– Ils étaient fermés, répondit Saladin, bien fermés, mais j’ai fait mon tour, avant d’entrer, avec papa. On a quelques bons amis ici près.
– Bonjour les vieux ! cria une voix au-dehors, dans la ruelle, ça va-t-il comme vous voulez ?
Comayrol se précipita à la fenêtre et l’ouvrit.
– Qui est là ? demanda-t-il. Personne ne répondit.
Son regard interrogea la ruelle sombre qui semblait déserte.
Pendant cela, de cette main qui naguère tenait le couteau, le bon Jaffret prit les doigts de Saladin et les serra affectueusement en disant tout bas :
– Toute cette petite machinette est remarquablement intelligente, et je vous donne ma voix de tout mon cœur, mon biribi.
Le Prince, qui avait fait le tour de la table, vint toucher l’épaule du Dr Samuel :
– Vous demandiez un homme, dit-il, en voici un.
– On ne sait pas, répondit le docteur. On va voir. Saladin répondit au bon Jaffret :
– Ça n’était pas malaisé à exécuter, vous êtes des bandits âgés et mûrs pour la retraite. Je m’y serais pris autrement, si vous aviez eu vingt ans de moins. Fermez voir la fenêtre, papa Comayrol, ajouta-t-il ; vous êtes encore le plus vert de la bande, et, en cherchant bien, on vous retrouvera du nerf sous la peau. Mais, parole d’honneur, vous aviez besoin d’être remontés ; vos cinq couteaux étaient si drôles ! je me suis cru au salon de cire.
Comayrol restait auprès de la fenêtre et ne cachait point sa mauvaise humeur.
– Tu dis vrai, petit, prononça-t-il, entre ses dents : voilà quinze ans, tu n’aurais pas eu le temps de lever la chandelle !
Saladin lui envoya un baiser.
– Mon bon, dit-il, nous ferons une paire d’amis, nous deux, quand tu m’auras juré obéissance. Voyons ! ne nous endormons pas. Faites semblant de délibérer un petit peu, mes vénérables, pendant que je vais faire semblant de ne pas écouter, et puis vous me donnerez votre réponse officielle.
Il s’éloigna du divan et alla prendre Le Journal des villes et campagnes à l’autre bout de la chambre. Les membres du Club des Bonnets de soie noire se formèrent en groupe, et le bon Jaffret dit de sa voix la plus caressante :
– Annibal Gioja, respecté Maître, je vous demande la parole. Vous me l’accordez, merci. Vous êtes dégommé, mon garçon, et il n’y a pas grand mal.
Gioja répondit à voix basse quelque chose que Saladin ne put saisir.
La délibération dura juste deux minutes, après quoi l’éloquent Comayrol, rendu à toute sa belle humeur, s’avança vers lui à la tête du club et lui dit :
– Maître, le Scapulaire est à vous.
Gioja fit mine d’entrouvrir sa redingote.
– Garde, garde, mon garçon, lui dit Saladin, ce sont des formalités surannées. Nous ne détruirons rien de vos vieux usages, destinés à frapper l’imagination grossière de la populace, mais quant à nous autres, nous sommes au-dessus de tout cela. Est-il bien entendu que vous me nommez Père-à-tous et Habit-Noir en chef à l’unanimité ? Levez la main !
Toutes les mains s’étendirent, même celle de Gioja.
– Bien ! dit Saladin qui se redressa et les enveloppa d’un regard dur. Vous n’aimez pas les discours, je supprime le sabre que j’avais compté avaler pour ma bienvenue. C’est fini de rire. Asseyez-vous, nous allons causer.
On sonna le garçon pour renouveler les rafraîchissements. À l’exception de Gioja, tout le monde était, sinon joyeux, du moins émoustillé par une curiosité très vive. Le bon Jaffret voulait offrir à monsieur le marquis un petit ambigu fin, genre Pompadour, mais cet austère Saladin préféra un bock de bière. Chacun se fit donc servir à sa guise. Le Prince demanda un carafon de douceurs.
– Il fait jour, dit Saladin d’un ton cassant quand les portes furent refermées, attention ! Je ne vous ai pas vanté ma marchandise, au contraire, cette maison-là m’appartient depuis le rez-de-chaussée jusqu’aux mansardes, et pour ne pas vous faire languir, je vous expliquerai ma situation d’un seul mot : je suis l’amant heureux de mademoiselle de Chaves.
– Par exemple ! s’écria Gioja, elle est forte ! Le duc et la duchesse n’ont pas d’enfants.
– Le fait est, murmura le bon Jaffret, que je n’ai jamais entendu parler de mademoiselle de Chaves.
Comayrol dit :
– Le Maître ne peut pas se blouser comme cela du premier coup ; il a son idée.
– Il a bien plus d’une idée, repartit Saladin, et commençons par établir une chose, c’est que je n’ai plus aucune espèce d’intérêt à vous tromper, puisque je n’attends rien de vous.
– C’est juste, fit-on à la ronde.
Et le Prince ajouta :
– Quel gaillard ! écoutez !
– En conséquence, reprit Saladin, quand je vous dis une chose, c’est qu’elle est vraie, à moins que je ne fasse erreur moi-même. Tout homme est sujet à s’égarer. Mais ici, comme il s’agit d’une charmante personne qui m’a confié le soin de son bonheur, comme je suis d’accord avec madame la duchesse et comme madame la duchesse est d’accord avec monsieur le duc, je crois pouvoir vous affirmer, messieurs et chers subordonnés, que je ne suis pas le jouet d’un rêve. Mademoiselle de Chaves vous sera présentée demain.
– Elle n’est donc pas à l’hôtel ? demanda Gioja.
– Mon brave, répondit Saladin, ouvrez vos deux oreilles, nous allons nous occuper de vous. Il n’y a pas de sot métier, je suis de cet avis-là ; mais votre industrie particulière auprès de cet honnête sauvage qu’on nomme M. de Chaves est une gêne pour nous dans le présent, et peut devenir un danger dans l’avenir.
– Écoutez ! fit le Prince qui avait dû habiter l’Angleterre et assister aux séances du Parlement.
– Le Maître, dit Gioja, ignore sans doute que cette industrie dont on parle a été le trait d’union entre le conseil et monsieur le duc.
– Je n’ignore rien, mon brave, et il y a du temps que je vous suis tous, à portée de voir et d’entendre. Les services d’un genre spécial que vous rendez à M. de Chaves ont pu entrouvrir une porte à nos respectables amis Jaffret et Comayrol ; c’est parfait, je vous en remercie au nom de l’association ; mais la porte est grande ouverte et je vous répète que vous nous gênez désormais. Vous marchez en aveugle le long d’une route où notre poule aux œufs d’or a coutume de pondre.
– Voyons, voyons, dit Comayrol, comprends pas !
– Le jeune maître est ami des métaphores, ajouta le bon Jaffret.
Mais le Dr Samuel murmura :
– Moi, je crois comprendre.
Le fil de Louis XVII ouvrait des yeux énormes.
– Il ne me plaît pas tout à fait, reprit Saladin, de mettre les points sur les « i ». Je pense que je n’excède pas les bornes de mon autorité en donnant au vicomte Annibal Gioja un avis paternel. Toute cette histoire de mademoiselle Saphir est mauvaise pour nous.
– Mademoiselle Saphir ! répétèrent quelques voix étonnées.
– Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Comayrol.
Le bon Jaffret caressait Saladin du regard.
– Il monte ses petits coups en perfection ! soupira-t-il. Quel joli jeune homme !
Gioja avait tressailli vivement.
– J’ignore qui a pu vous apprendre… commença-t-il.
– C’est peut-être le roi Louis XIX, répondit Saladin qui tendit la main en riant au Prince, enchanté de cet honneur. En tout cas, au nom du conseil qui m’écoute et qui m’approuve, je vous ordonne d’enrayer.
– Chacun de nous, objecta l’Italien, garde sa liberté d’action pour ses affaires particulières.
– Non pas ! dit Comayrol.
– Cette doctrine, ajouta Jaffret, est complètement subversive du grand principe d’association !
– C’est mon avis, appuya le Dr Samuel.
– Et le Gioja, ajouta le Prince avec zèle, est expressément chargé de faire le mort !
– Il ferait le mort au naturel, reprit Saladin dont la voix baissa, si, par hasard, fantaisie lui venait de désobéir à son chef… Veuillez me regarder, Annibal Gioja, s’interrompit-il. De ce qui s’est dit ici, ce soir, un mot répété par vous aux oreilles de M. de Chaves pourrait non seulement faire manquer l’affaire, mais encore mettre en péril toute la confrérie. En conséquence, on pourrait présentement vous ficeler comme un paquet et vous placer par précaution en lieu sûr. Ce serait peut-être de la prudence.
– Je jure…, voulut interrompre Gioja.
– Taisez-vous ! Je n’attache pas plus de prix que vous à vos serments. Ce qui m’arrête, c’est que, d’un autre côté, le duc, habitué à vous voir tous les jours, pourrait concevoir des soupçons ou des craintes, si vous disparaissiez ainsi subitement. Il y a une chose en laquelle je crois, c’est l’amour déréglé que vous avez pour votre peau. Cela vous sauve.
Il y eut un sourire sur toutes les lèvres. Gioja était livide.
– Vous êtes poltron, continua froidement Saladin, c’est là une garantie certaine et dont je me contente, en prenant soin de vous dire : il vous est enjoint par le conseil de laisser mademoiselle Saphir en repos, et je vous tuerai comme un chien si votre commerce nous barre la route !
Il y eut un silence. Le conseil approuvait évidemment, et le bon Jaffret exprima l’opinion générale en disant à ses deux voisins :
– Il a la sagesse précoce de Salomon, ce cher enfant. Comayrol hocha la tête et murmura :
– Vayadioux ! il met de l’animation dans nos séances.
– C’est Dieu qui l’a envoyé, s’écria le Prince, pour régénérer une grande institution !
– Un point final ! dit Saladin. Gioja est réglé, n’en parlons plus. Docteur Samuel, je vais vous adresser une question scientifique : connaissez-vous les envies ?
– Il y en a de différentes sortes, en médecine, commença le praticien.
– Fort bien, interrompit Saladin, vous connaissez les envies. Je suppose, en effet, qu’il y en a de plus d’une sorte, car j’en ai vu, moi, de toutes les couleurs. La question scientifique est celle-ci : pensez-vous qu’il soit possible d’imiter une envie sur le corps d’une personne saine ? Je m’explique : vous voudriez, par exemple, reproduire, sur le sein d’une jeune femme, un de ces signes qui sont les plus habituels, à cause de la gourmandise des filles d’Eve, une moitié de pêche, une prune de reine-claude, une grappe de groseilles, le pourriez-vous ?
– Très certainement, répondit Samuel, nous avons des caustiques et des réactifs.
– Parfait ! et la légère différence de plan qui existe à la surface de ces envies ?
– Eh ! eh ! dit le docteur en souriant, vous êtes décidément un observateur. Ceci est peut-être plus difficile, mais néanmoins je puis affirmer que le moyen de produire cette légère extumescence, sans nuire à la santé, n’est pas introuvable.
– Et savez-vous un peu dessiner, docteur ? demanda encore Saladin.
– Je crois deviner…, voulut dire le docteur.
– Devinez tant que vous voudrez, interrompit Saladin, je n’ai pas l’intention de vous parler en paraboles, mais répondez.
– Eh bien ! oui, fit le docteur, s’il s’agit d’un fruit je le dessinerais, je le peindrais même, ayant cherché autrefois dans les arts une distraction et un délassement.
Saladin se leva.
– Messieurs, dit-il, je suis tout particulièrement satisfait d’avoir noué avec vous des relations qui ne peuvent manquer d’être fructueuses pour vous et pour moi. La séance est levée, à moins que vous n’ayez quelques communications à me faire.
– Mais, dit Comayrol, nous n’avons arrêté aucune mesure.
– En effet, soupira Jaffret, notre jeune Maître nous laisse dans un crépuscule un peu inquiétant.
Saladin leur tendit la main à tous les deux.
– Nous ne nous séparons pas pour longtemps, mes très chers, répondit-il ; dormez bien seulement cette nuit, car je ne répondrais pas de votre sommeil pour la nuit qui viendra.
– Il fera jour ? demanda le Prince.
– Vous ne sauriez croire, répondit Saladin, comme ces vieilles formules, reste d’un temps qui était l’enfance de l’art, me semblent puériles… mais enfin ne changeons rien : il est des traditions qui sont respectables. Je vous laisse. Chacun de vous entendra parler de moi demain avant midi. Si dans vos sagesses vous trouviez qu’il est bon d’attacher le Gioja ici présent par la patte, je vous laisse carte blanche. Docteur, préparez vos caustiques, vos réactifs et toute votre boîte à couleurs ; demain, à la première heure, je serai chez vous. Et à propos de cela, s’interrompit-il, voulez-vous bien me donner votre adresse ?
Le Dr Samuel lui tendit sa carte.
– Je me rendrai chez vous, poursuivit Saladin, avec une charmante jeune personne très douillette, je vous en préviens, et qu’il ne faudra pas faire crier, à laquelle vous aurez la bonté, remplaçant en ceci la Providence, d’appliquer sur le sein droit une cerise de l’espèce dite bigarreau, qui lui vient d’une envie de sa mère.
Il salua à la ronde et prit la porte.
Un grand silence régna, après sa sortie, dans le petit salon qui servait de sanctuaire aux membres du Club des Bonnets de soie noire. Le docteur tournait ses pouces, Jaffret buvait son punch à petites gorgées, et Comayrol allumait une forte pipe qu’il avait gardée jusqu’alors dans sa poche, peut-être par respect. Ce fut le fils de Louis XVII qui rompit le silence.
– Il paraît, dit-il, que nous allons être menés grand train !
– Peuh ! fit Comayrol.
– Il a de l’acquit pour son âge, dit le bon Jaffret, mais si l’ami Gioja n’était pas une poule mouillée de qualité supérieure, l’affaire du flambeau n’était pas forte.
– J’attendais un regard pour frapper, dit l’Italien d’un air sombre.
– La force du petit, fit observer Samuel, est évidemment dans le mépris qu’il a pour nous. Je ne déteste pas cette façon de raisonner et, en définitive, nous avions besoin d’un homme.
– Est-ce un homme ? demanda Gioja.
– Ma foi, répondit le docteur, je n’en sais rien, mais je sais que ce n’est pas tout à fait un ignoble poltron comme toi, ami Gioja.
– Qui vivra verra, gronda celui-ci.
Comayrol et Jaffret le regardèrent en même temps.
– Moi, dit Comayrol, je suis content que Gioja n’ait pas frappé.
– Moi de même, fit le bon Jaffret.
Samuel ajouta :
– Sans être décrépits, nous ne sommes plus de la première jeunesse, et il n’est pas mauvais d’avoir un gaillard qui se mette en avant.
Aucun d’eux évidemment ne disait ce qu’il avait sur le cœur.
– Voici vingt-cinq ans, reprit Jaffret en frappant doucement sur l’épaule de Comayrol, quand tu prononças ton discours à propos du portefeuille de l’homme assassiné, là-bas, au cabaret de la Tour de Nesle, derrière la Chaumière, tu avais un bagou dans ce genre-là, sais-tu ?
– Un peu plus élégant, je suppose ! répliqua l’ancien clerc de notaire, et je remuais des idées qui auraient de la peine à entrer dans la cervelle étroite de cet arlequin-là !
– Il faut dire pourtant, continua Jaffret, qu’il y eut là deux personnes pour te river ton clou : Toulonnais-l’Amitié et Marguerite de Bourgogne.
– On avait six pieds de plus en ce temps-là ! s’écria Comayrol l’œil brillant et le sang aux joues.
– Ce qui n’empêche pas, poursuivit paisiblement Jaffret, qu’il s’agissait alors de vingt misérables billets de mille francs, et qu’aujourd’hui nous parlons de millions. Messieurs et chers amis, nous étions jeunes, ardents, nous avions toutes les illusions, tous les espoirs, tous les désirs. Avec vingt mille francs, on peut commencer une fortune à cet âge ; à l’âge que nous avons, il faut la fortune faite, beaucoup d’argent et peu d’ouvrage. Ce jeune coquin est venu vers nous juste à son temps.
– Il coûte cher, fit observer Comayrol.
– C’est en ceci, répondit Jaffret, que nous pourrons avoir recours contre lui dans la question du partage. Il a eu raison de nous dire qu’il était le maître de la situation au point de vue du travail à faire ; mais l’opération faite, les rôles changent. Le bas peuple de notre confrérie ne connaît que nous.
– J’y songeais, fit l’ancien clerc de notaire.
– Moi de même, appuya le Dr Samuel ; nous sommes vieux, mais…
Il se prit à rire et les autres l’imitèrent.
– Pas si décrépits ! acheva le bon Jaffret qui humait la dernière goutte de son punch.
Ainsi était attaqué le véritable état de la question.
– Ma parole ! ma parole ! dit le Prince, vous êtes encore plus futés que lui !
– Et puis, reprit Jaffret, je suppose qu’après le coup nous ayons ce qu’il faut de foin dans nos bottes, eh bien ! il nous importe assez peu vraiment que le Père-à-tous de cette vieillerie, l’association des Habits Noirs, à laquelle nous n’appartiendrons plus…
– À laquelle nous n’avons jamais appartenu ! intercala le Dr Samuel.
– C’est juste… Que le Père-à-tous, disais-je, s’appelle Annibal Gioja ou monsieur le marquis de Rosenthal. Voici dix heures qui sonnent à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, mes petits, je vais aller me mettre au lit.
Il planta son chapeau à large bord sur son bonnet de soie noire et se dirigea vers la porte, en s’appuyant sur sa canne.
Ayant de passer le seuil il se tourna vers l’Italien et lui dit sans rien perdre de sa douceur ordinaire :
– Toi, mon fils, si tu m’en crois, marche droit !
La lourde main de Comayrol touchait en ce moment l’épaule de Gioja.
– Vayadioux ! dit-il en le regardant fixement. Marche droit, mon bonhomme ! S’il arrivait quelque chose au petit d’ici demain soir, tu serais haché menu comme chair à pâté.
Il sortit. Samuel l’imita et ne dit rien, mais son regard parla pour lui.
Vint enfin le fils de Louis XVII qui donna une poignée de main à l’Italien en lui disant :
– Il paraît que ta peau ne vaudrait pas deux sous si tu bougeais, ma vieille ! Nous avons enfin un homme.
Annibal Gioja resté seul se laissa choir sur le divan et mit sa tête entre ses mains.
– Il y a une affaire pourtant ! murmura-t-il, et ils n’iront pas me chercher jusqu’en Italie !
À cette même heure, on eût rencontré Similor et son fils Saladin marchant bras dessus, bras dessous dans les rues désertes qui sont au-delà du Luxembourg.
Saladin avait rejoint son honoré père en quittant le café Massenet, et avait bien voulu le féliciter sur la façon précise et adroite dont Similor venait de jouer son bout de rôle.
Ils causaient. Monsieur le marquis de Rosenthal, était, ce soir, d’une humeur expansive.
– Vois-tu, papa, dit-il en arrivant au bout de la rue de l’Ouest, je ne ferai qu’une seule affaire avec ces momies. Le vol n’est pas ma vocation. Ça peut servir de point de départ à un honnête homme, mais, en somme, il n’y a que le commerce. J’ai tout arrangé dans ma tête : trois mille livres de rentes suffisent à ton bonheur, pas vrai ?
– Mais…, voulut dire Similor.
– Faisons ton compte, interrompit Saladin : avec six cents francs de loyer, tu as un petit paradis, douze cents francs pour ta nourriture, quatre cents francs pour ta toilette, il te reste six cents francs pour l’argent de poche et la blanchisseuse. Si tu veux, tu feras des économies.
– Quand, toi, tu auras un million et demi ! s’écria Similor indigné.
– Moi, papa, c’est différent, répondit monsieur le marquis sans s’animer le moins du monde. Je pourrais avoir les deux autres millions et le reste, si je voulais, rien qu’en jouant le rôle de gendre. Je serais là comme un coq en pâte ; j’y ai songé ; ce qui m’arrête, c’est ma femme. Je suis né célibataire, vois-tu, on ne se fait pas… et d’ailleurs la situation ne peut pas se prolonger bien longtemps : cette Saphir nous jouera quelque méchant tour un de ces matins. Je ne parle pas du Gioja, mon pied est sur sa tête, mais il y a Échalot et la Canada qui se remuent. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud et enlever l’histoire d’un coup. Dans trois jours tout doit être fini, et alors mademoiselle Saphir pourra montrer sa cerise, la seule vraie et authentique, je m’en bats l’œil… Hé ! cocher !
Un fiacre passait qui s’arrêta.
– Papa, dit Saladin en enjambant le marchepied, rentre en te promenant ou monte sur le siège ; j’ai à causer avec moi-même.
Il s’installa au fond de la voiture et referma la portière sur le nez de l’auteur de ses jours.
La jeune modiste que Saladin avait montrée à son père Similor à travers les carreaux du magasin de modes de la rue de Richelieu s’appelait simplement Marguerite Baumspiegelnergarten (prononcez Bospigar), et avait reçu le jour quelque part en Germanie, d’où elles viennent par centaines, comme les clarinettes.
Nous savons que Similor lui avait trouvé un grand air de ressemblance avec mademoiselle Saphir. Il en était ainsi sauf la grâce et l’expression, et Marguerite Baumspiegelnergarten, plus connue sous le nom de Guite-à-tout-faire, était une fort jolie personne de dix-sept à dix-huit ans, qui en paraissait quinze.
Son nom de Guite-à-tout-faire n’avait pas absolument trait à ses mœurs, qui étaient celles d’une modiste ; il se rapportait surtout au grand nombre de métiers qu’elle avait essayés, malgré son jeune âge. Elle était adroite comme une fée et réussissait à tout ; mais, en même temps, elle était atteinte du péché de paresse à un tel degré qu’il lui était arrivé de se laisser souffrir de la faim pour ne point travailler.
Elle avait vendu des balais dans les rues, chanté aux carrefours, figuré dans les petits théâtres, cousu des chemises, piqué des bretelles et des bottines ; elle avait en outre trouvé moyen, au dire de ses ennemis, de passer quelques mois à Saint-Lazare.
Néanmoins, elle trouvait toujours à se placer, même dans les maisons honorables, parce que personne à Paris ne savait chiffonner comme elle, en deux tours de pouce, un chapeau à la chien.
Depuis quelque temps, monsieur le marquis de Rosenthal passait, à l’atelier, pour être l’amant de Guite-à-tout-faire.
Ces demoiselles ne trouvaient pas qu’il eût la touche exacte des jeunes héritiers du faubourg Saint-Germain mais elles lui accordaient de beaux cheveux bien peignés, et, quand son état de coulissier amateur fut connu, Guite reçut les félicitations de ses compagnes.
La coulisse a des charmes étranges pour ces demoiselles.
Quand on félicitait Guite, elle souriait ou elle rougissait, suivant son humeur du moment, mais il semblait toujours qu’elle eût un secret suspendu aux lèvres.
Et ce secret, eu égard à l’expression du sourire, ne devait pas être à l’avantage de monsieur le marquis de Rosenthal.
Ces demoiselles en étaient venues à traduire ce sourire vaguement, mais tristement, et quand monsieur le marquis de Rosenthal passait, elles disaient :
– C’est ce pauvre jeune homme !
Un peu comme s’il lui eût manqué un bras ou un œil.
Le lendemain de cette soirée que nous avons passée en compagnie des membres du Club des Bonnets de soie noire, entre cinq et six heures du matin, Saladin frappa à la porte d’une petite chambrette, située au plus haut étage de la plus haute maison de la rue Vivienne, et qui était la retraite de mademoiselle Marguerite Baumspiegelnergarten.
On demanda : « Qui est là ? » et monsieur le marquis de Rosenthal se nomma.
Aussitôt, il se fit un bruit dans la chambre, où mademoiselle Guite n’était évidemment pas seule. Il y eut des allées, des venues, un son flasque de pantoufles, un retentissement sec de talons de bottes ; en même temps on causait et l’on ne se gênait vraiment pas pour rire.
Monsieur le marquis de Rosenthal n’avait pas l’air formalisé le moins du monde, seulement, comme il était pressé, il laissait de temps en temps échapper un geste d’impatience en se promenant sur le carré.
Au bout d’un quart d’heure, la porte de mademoiselle Guite s’ouvrit. Un jeune homme sortit qui ressemblait assez à un commis de nouveautés. Il salua monsieur le marquis de Rosenthal avec un sourire moqueur qui ne manquait pas d’une certaine impertinence. Monsieur le marquis lui rendit son salut gravement et entra.
La chambrette était fort en désordre. Guite, vêtue d’un peignoir de mousseline, avait commencé à se coiffer devant sa petite toilette. Ses cheveux magnifiques étaient épars ; elle avait les épaules demi-nues.
Et ses épaules, en vérité, étaient remarquablement belles.
Saladin ne les regarda pas. Il s’assit sur une chaise et dit :
– Allons, allons, mignonne, nous sommes en retard.
Guite rejeta ses cheveux prodigues en arrière et lui envoya le plus coquet de ses sourires.
– Vous êtes donc bien avare de votre temps ? dit-elle.
– Je n’en ai pas à perdre, répliqua Saladin.
– Ah ça, s’écria Guite en frappant du pied et avec un dépit qui devait avoir sa source dans le lointain d’autres entrevues, est-ce que vous ne me trouvez pas jolie, dites donc, à la fin ?
– Si fait, répondit Saladin, je vous ai choisie parce que vous êtes jolie.
– Et vous n’êtes pas jaloux ? demanda encore la fillette effrontée d’un accent où débordait le dédain.
– Ma foi non, repartit Saladin, dépêchons-nous, s’il vous plaît.
Mademoiselle Guite rougit de colère.
– Vous êtes…, commença-t-elle.
Mais elle s’arrêta et reprit en riant :
– Après tout, qu’est-ce que cela me fait !
Saladin s’approcha d’elle et lui toucha la joue d’une main que Guite trouva froide comme la peau d’un reptile. Elle se détourna à demi, curieuse de ce qu’il allait dire. Saladin répéta seulement :
– Voyons, minette, dépêchons.
Guite acheva de se coiffer, et, en un tour de main, elle eut lacé ses bottines.
– Voulez-vous être ma femme de chambre, monsieur le marquis ? demanda-t-elle, essayant une dernière fois l’artillerie charmante de son regard.
Saladin s’y prêta de bonne grâce ; il prit la robe, il la passa, il l’agrafa et puis il alla se rasseoir.
– Ma parole ! ma parole ! fit mademoiselle Guite émerveillée, il n’y a pas beaucoup de marquis comme vous, monsieur de Rosenthal !
– Dépêchons, trésor, répondit Saladin ; la voiture attend en bas.
Mademoiselle Guite jeta son petit chapeau en équilibre sur ses cheveux crêpés à la diable et tous deux descendirent.
En bas il y avait, en effet, une voiture, et dans la voiture un homme, portant un costume râpé dont la coupe était puissamment hétéroclite, attendait, assis sur la banquette de devant. Près de lui était une grande boîte plate, ressemblant assez à la boutique d’un peintre en bâtiment.
Il ôta sa casquette d’un air gauche, quand Saladin et Guite prirent place sur la banquette de derrière.
Le fiacre s’ébranla aussitôt, descendit à la Seine, traversa le Pont-Neuf, et s’arrêta devant une maison de bonne apparence, dans la rue Guénégaud, non loin des bâtiments de la Monnaie.
Il y avait eu peu de paroles échangées pendant le trajet. Mademoiselle Guite ayant demandé :
– Enfin, qu’est-ce que nous allons faire ?
Monsieur le marquis avait répondu simplement :
– On va bien voir.
Nos trois personnages montèrent deux étages d’un beau vieil escalier, et Saladin sonna à une porte sur laquelle un écusson de cuivre disait : « docteur-médecin ».
Une servante vint ouvrir et introduisit les nouveaux arrivants, sans leur demander ni leurs noms ni ce qu’ils voulaient, dans un salon d’aspect sévère, et sentant le renfermé, qui était encombré d’objets disparates. Cela ressemblait un peu à la boutique d’un brocanteur.
Le Dr Samuel avait la réputation méritée de se payer volontiers en nature. Quand il visitait une famille trop pauvre pour solder sa note, il ne se fâchait point et emportait tout uniment une « bagatelle » dans ses poches.
Et lorsqu’il revenait ainsi avec une paire de flambeaux sous sa redingote, ou un coussin, ou une statuette, ou même un petit balai de cheminée, il disait, à l’exemple de l’empereur Titus, surnommé « les délices du genre humain » : « Je n’ai pas perdu ma journée. »
– Vous allez nous annoncer à votre maître, dit Saladin à la servante, il nous attend et sait que nous sommes pressés.
L’homme à la boîte plate et au costume hétéroclite alla prendre place, d’un air modeste, dans le coin le plus obscur du salon. Saladin et sa compagne s’assirent sur le canapé. Au bout de trois minutes, le Dr Samuel parut, précédé par sa servante, portant sur un vaste plateau une assez grande quantité de fioles et de verres.
Il y aurait eu de quoi servir des rafraîchissements à une douzaine d’invités. Seulement, les rafraîchissements n’avaient pas bonne mine.
La servante déposa son fardeau sur une table, et un geste de son maître la congédia.
– Voilà le sujet ? dit le Dr Samuel en examinant Guite qui changea de couleur. Avant de commencer l’opération, je vous prie, mon cher monsieur, de me donner exactement la forme et la dimension de l’objet demandé.
Puis, se penchant à l’oreille de Saladin, il ajouta :
– Est-ce mademoiselle de Chaves, monsieur le marquis ?
– En propre original, répondit Saladin.
À ce mot d’opération, Guite s’était prise à trembler de tous ses membres. La laideur de Samuel augmentait son épouvante.
– Pour tout l’or de la terre, déclara-t-elle franchement, je ne consentirais pas à me laisser faire du mal par ce docteur-là !
Saladin attira vers lui sa blonde tête et la baisa fort affectueusement, ce qu’il n’avait point fait quand ils étaient seuls.
– Petite chère folle, murmura-t-il avec tendresse, est-ce moi qui voudrais te faire du mal ? Ne crains jamais rien de l’homme à qui tu as confié ta destinée.
Puis se retournant vers le docteur, il dit :
– J’ai grande confiance en votre habileté, mon savant ami, mais j’aime trop cette charmante enfant pour risquer la moindre des choses. Si vous le permettez, nous allons d’abord essayer l’expérience in anima vili.
– Sur vous ? demanda Samuel.
– Non pas ! je suis presque aussi douillet que ma ravissante compagne.
Il ajouta avec un sourire :
– J’ai apporté ce qu’il faut.
Le docteur chercha sous les meubles, croyant y trouver quelque quadrupède ; mais, en ce moment, l’homme à la boîte plate se leva, sortit de son coin et dit :
– Sans vous commander, voilà l’affaire, monsieur le médecin. C’est moi qui suis l’anima vili : Languedoc, artiste en foire, peintureur et faiseur de têtes à la maquille, pour vous être agréable si l’occasion s’en présentait dans n’importe quelle circonstance.
Pendant que le Dr Samuel le regardait, étonné, Languedoc déboutonna sa vieille redingote, son gilet déjeté et sa chemise, qui n’était pas d’une blancheur exemplaire.
Mademoiselle Guite, rassurée, pour le moment du moins, le regardait faire en riant de tout son cœur.
Languedoc, ayant enlevé sa chemise d’un tour de main, resta vêtu de son seul pantalon. Il montra ainsi son torse noueux aux regards des assistants, non point tel que Dieu l’avait fait, mais couvert de tatouages et d’illustrations multipliées à l’infini.
Il marcha vers le docteur d’un pas grave, en faisant saillir ses pectoraux, et désigna au-dessous de son sein une place velue mais intacte, qui était bien large comme un écu de cent sous.
– Sans vous commander, dit-il, monsieur le médecin, voici un endroit où il n’y a encore rien eu. Nous allons voir comment vous entendez la besogne.
– En voilà un homme barbu ! dit mademoiselle Guite en jetant un singulier regard sur la joue glabre de Saladin. Mazette !
– C’est la toison d’une bête fauve, murmura le docteur, on ne dessine pas sur une fourrure !
– Sans vous commander, répliqua Languedoc, les diverses estampes dont se trouve jonché mon personnage ont été exécutées nonobstant le poil. Le poil n’y fait rien du tout, parce qu’il est dans la nature de l’individu.
– Il pourrait en revendre, murmura Guite avec admiration.
Languedoc se redressa fièrement :
– On le doit tout entier à la Providence ! répondit-il. La main des hommes n’y a rien ajouté.
Saladin, qui venait de se lever, traça sur une page de son carnet l’esquisse d’une cerise de grandeur ordinaire qu’il remit entre les mains du docteur en disant :
– Rouge ici, rose là, une nuance jaune dans cette partie, apparence veloutée sur le tout.
Le docteur avait l’air embarrassé.
– L’ami, dit-il à Languedoc, prenez quatre chaises, couchez-vous sur le dos et restez immobile ; nous allons essayer l’opération.
– C’est bien des façons, monsieur le médecin, répondit Languedoc, mais du moment que votre idée est comme ça, allons-y ; je suis ici pour obtempérer.
Il se coucha sur les quatre chaises, tout de son long, et demeura sans mouvement. Guite commençait à s’amuser beaucoup.
– Ce garçon-là est superbe ! dit-elle à Saladin. Quand je serai princesse, je le prendrai chez moi. Pensez-vous qu’il se laisserait peindre aussi le dos ?
Le docteur avança une cinquième chaise, puis une sixième pour y mettre le plateau. Il déboucha successivement plusieurs fioles, et, après les avoir flairées, il opéra divers mélanges dans les verres.
Les liquides qu’il mêlait ainsi répandaient dans l’air de ces bonnes odeurs pharmaceutiques qui font craindre le voisinage des apothicaires. Ils avaient de belles couleurs, bleue, rouge, orange, et produisaient quelquefois au fond du vase, au moment du contact, de soudaines effervescences.
Languedoc était immobile sur son lit improvisé.
Samuel, après avoir broyé ses couleurs, choisit deux ou trois pinceaux et quelques petits instruments de chirurgie, puis, à la place indiquée, la seule libre, entre un coq gaulois qui était bon teint, puisqu’il datait du temps de Louis-Philippe, et une aigle impériale déployant ses ailes au milieu des drapeaux, au-dessus d’un groupe de canons, au-dessous de deux colombes qui se becquetaient avec sensualité, il commença à pointiller, à racler, à peindre.
Languedoc ne bougeait pas, il disait seulement de temps à autre :
– Tout un chacun a sa méthode différente ! C’est une branche des beaux-arts qui a bien gagné depuis le commencement de ce siècle.
Guite puis Saladin lui-même quittèrent le canapé pour venir regarder par-dessus le dossier des chaises.
Ce fut long. Le docteur travailla une bonne heure et mouilla sa chemise, comme le fit observer Languedoc.
Au bout de l’heure révolue, le docteur dit :
– Voici à peu près la chose. Au premier aspect, cela semble imparfait, mais, avant demain matin, la plaie aura pris l’aspect convenable.
Sur la poitrine du brave Languedoc, il y avait une tache noirâtre qui représentait assez bien une de ces merises que les gamins appellent des négresses – ou, mieux, un petit abcès menacé par la gangrène.
– Si on veut m’en faire autant, dit Guite avec résolution, je mordrai tout le monde et j’appellerai la garde.
– Le fait est, ajouta Saladin, que nous n’y sommes pas du tout !
– Attendez quelques heures…, voulut dire monsieur Samuel. Mais Languedoc, qui s’était levé pour aller se regarder dans un miroir, l’interrompit sans amertume ni rancune, et dit :
– Quant à ça, monsieur le médecin, vous m’avez gâté la seule place que j’avais de libre. Il n’y a qu’un moyen, c’est d’y mettre un emplâtre. Voyez-vous, chacun a son talent, et vous ne seriez pas reçu à l’examen du peintureur. Sans vous commander, c’est à votre tour de me prêter un bout de cuir pour que j’établisse un spécimen du signe de beauté qui doit orner l’estomac de la jeune personne. Si on lui flanquait un objet pareil sur la peau, les père et mère diraient malgré leur attendrissement : « Ça, ce n’est pas une cerise, c’est un vésicatoire ! »
– Je vous avais prévenu, murmura le Dr Samuel un peu confus. C’est le poil qui s’oppose… On ferait une pelisse avec la peau de ce garçon-là !
– Montrez voir la vôtre ! s’écria Languedoc qui avait remis sa chemise et qui releva gaillardement ses manches pour ouvrir sa boîte de peintre en bâtiment.
Mais le docteur se refusa avec énergie à prêter sa personne pour de semblables expériences.
– Alors, dit Languedoc, allez au marché m’acheter un autre anima vili, quand ce ne serait qu’une poule : la volaille étant la seule bête qui ait la peau analogue à l’humanité.
Mademoiselle Guite-à-tout-faire examinait déjà le contenu de la boîte plate.
– Je connais ça, dit-elle, complètement rassurée. Il n’y a point de mort-aux-rats là-dedans. Les comtesses en ont de toutes semblables, seulement elles sont en acajou.
Languedoc se mit au port d’armes pour répondre :
– La différence des fortunes… mais n’empêche que ces dames n’ont pas, si bien que moi, la manière de s’en servir !
Guite lui donna une petite tape sur la joue.
– Eh bien ! papa, dit-elle, j’ai confiance en toi, moi, tu me chausses !
Si tu veux me promettre, mais là, parole sacrée, par exemple, de ne pas me faire du bobo, je vais me mettre entre tes mains et je ne crierai que si tu m’écorches.
Un attendrissement orgueilleux épanouit la face tannée de Languedoc.
– L’enfant a de l’instinct, murmura-t-il.
Puis, étendant la main :
– Je prononce le serment, ma cocotte, dit-il, que ça ne vous cuira pas plus qu’un petit verre de sec après le noir !
Mademoiselle Guite n’en demanda pas davantage, elle dégrafa sa robe lentement, et, comme Saladin ainsi que le Dr Samuel faisaient mine de s’écarter, par décence, elle leur dit bonnement :
– Ne vous dérangez pas, c’est des objets d’art.
Languedoc, qui fouillait déjà les recoins de sa boîte, murmura d’un ton pénétré :
– Quel Séraphin du ciel ! et comme ça va faire naître le bonheur au sein du noble château de ses ancêtres !
– Faut-il me coucher ? demanda Guite.
– Allons donc ! repartit Languedoc, c’est bon pour les docteurs et officiers de santé, moi, je ne fais pas tant d’embarras. Asseyez-vous là, bijou, sur le coin de la table, une chaise sous vos petits pieds, et pensez à vos amours ; Il est seulement interdit de bouger, pour que la guigne ait la rondeur désirable. Y sommes-nous ?
– Nous y sommes, répondit la fillette assise commodément et montrant au grand jour le satin de sa poitrine où il n’y avait ni coq gaulois ni drapeaux balancés au-dessus de l’aigle impériale.
– Ma parole, fit Languedoc en prenant position, si on n’était pas de l’année 1807, comme la bataille d’Eylau, la main tremblerait ; mais quand la maturité de l’âge s’ajoute à la pudeur de notre sexe, la distraction n’a plus de prise sur l’artiste.
Il se mit à travailler, demandant de temps à autre :
– L’enfant, vous fait-on mal ?
La troisième fois, au lieu de répondre, Guite entonna à pleine voix une chanson de canotière.
– N, i, ni, fini ! prononça gravement Languedoc, au bout d’un quart d’heure.
Guite bondit sur ses pieds et s’élança vers un miroir.
– Un amour de Montmorency ! s’écria-t-elle, on a envie de la manger à l’eau-de-vie !
Elle se retourna vers le docteur et Saladin, leur montrant, entre son sein droit et son épaule, une cerise si brillante qu’elle avait l’air humide de rosée.
– Ce n’est pas un signe, cela, dit le docteur, c’est une lithographie coloriée.
– Jaloux ! fit mademoiselle Guite avec une moue.
– La marque de l’autre, dit tout bas Saladin, ressemble beaucoup à ceci, seulement, elle est moins nette.
– Quel âge avait-elle quand vous avez vu le signe pour la dernière fois ? demanda Languedoc.
– Six ou sept ans, répondit Saladin.
– Et bien ! blanc-bec, ma chatte… pardon, excuse, je voulais dire monsieur le marquis, les signes sont comme tout le reste dans la nature humaine, ils s’usent. Voici une minette qui a l’âge de l’aurore, et quand les fruits de son espèce commencent à tourner pour mûrir, j’ai vu ça en foire, moi, plutôt dix fois qu’une, les signes s’effacent au moment où la mioche devient demoiselle, ou bien, à tout le moins, ils déteignent. J’ai prévu la chose dans mon ouvrage.
– Comment ! s’écria le docteur, c’est rouge comme piment !
– Une carafe d’eau, sans vous commander, monsieur le médecin, mais de l’eau pure, où vous n’aurez mis aucune drogue ! Et, pour être plus sûr, je vas aller la cueillir moi-même à la fontaine.
Il sortit.
– C’est son état, dit Saladin au docteur en manière de consolation.
– Moi, répondit Samuel, je vous offrais une chose indélébile.
– Elle était propre votre chose ! ricana mademoiselle Guite.
Languedoc rentrait avec une carafe pleine. Saladin n’eut que le temps de glisser à l’oreille de Samuel :
– Changez de ton avec lui ; il faut que vous soyez une paire d’amis…, vous savez qu’il fait jour !
– Rien dans les mains, rien dans les poches ! dit Languedoc en s’approchant de la jeune fille. Un coin de votre joli mouchoir, ma bébelle, si c’est l’effet de votre complaisance.
Guite lui tendit son mouchoir parfumé que Languedoc approcha de ses narines avec gourmandise. Il le trempa dans l’eau et commença incontinent à laver, sans précaution aucune, l’espèce de pastel qu’il avait appliqué sur la poitrine de Guite.
– Vous allez tout enlever ! dit-elle.
– Pas peur ! répliqua Languedoc. Ça me connaît. Encore un petit bain !… là ! regardez voir, s’il vous plaît, messieurs et dame !
– Parfait ! s’écria Saladin.
– Ma foi, dit le docteur qui avait sa leçon faite, toute jalousie à part, c’est vraiment un chef-d’œuvre.
Languedoc le regarda, étonné.
– Vous êtes donc tout de même un brave homme, murmura-t-il, c’est drôle.
– Mais oui, fit Samuel en riant, je suis un assez brave homme.
– Seulement, ajouta-t-il, vous comprenez, j’ai été un peu humilié quand vous avez parlé de vésicatoire.
– Monsieur le docteur, dit Languedoc avec effusion, les ignorants comme moi, ça ne ménage pas ses expressions, mais puisque vous trouvez ma guigne bien faite, j’ai idée que vous devez faire un fameux médecin.
Pendant cela, Guite-à-tout-faire se regardait dans la glace et poussait de véritables cris de joie.
– Mais c’est mignon comme tout, cette petite machine-là, disait-elle, on n’a qu’à glisser un secret pareil à deux ou trois chroniqueurs et il faudra faire venir des pompiers chaque fois qu’on ira à Mabille… Dites donc, monsieur Languedoc… c’est Languedoc, votre nom ? Il est aussi drôle que vous… est-ce que c’est bon teint, ce bijou-là ?
– Ça n’est pas éternel comme les gravures en taille-douce, où la poudre à canon a passé sur le cuir, répondit le peintureur ; mais c’est plus solide que la plupart des indiennes et jaconas. Ça peut aller à la lessive un nombre de fois indéterminé. Et quand il n’y en a plus, ajouta-t-il en frappant sur sa boîte, il y en a encore.
– C’est juste, dit Guite, vous êtes un vieil amour, papa Languedoc, embrassez-moi.
Puis se tournant vers Saladin, elle ajouta :
– Monsieur le marquis, déliez les cordons de votre bourse.
– Un instant ! répondit Saladin. Languedoc et moi nous n’en avons pas fini pour aujourd’hui. Il y a quatorze ans que je lui dois un petit déjeuner fin.
– C’est pourtant vrai, fit le peintureur en riant, quatorze ans sonnés depuis la dernière foire au pain d’épice. Cette fois-là, monsieur le marquis, on t’avait dressé une assez jolie tête de portière, pas vrai ?
– Ah ça ! fit mademoiselle Guite étonnée, vous avez donc gardé quelque chose ensemble, vous deux ?
– Ne faites pas attention, s’empressa de répondre Languedoc, en foire nous tutoyons tout le monde à tort et à travers, mais monsieur le marquis sait bien le respect que je lui porte.
Saladin avait entraîné le Dr Samuel dans l’embrasure d’une fenêtre.
– Il faut que je voie vous et ces messieurs dans la journée, lui dit-il tout bas. Les choses, désormais, vont marcher très vite. Je suppose que vous avez deviné la mécanique ? Il s’agit maintenant de pousser la chère enfant dans les bras de sa tendre mère, de l’installer à l’hôtel, etc. C’est la moindre des bagatelles. Dans quelques heures, je fixerai l’ordre et la marche de notre travail ; prévenez donc nos amis, et soyez ici en permanence, à dater de deux heures.
– Très bien, répondit le docteur qui ne demanda pas d’autre explication.
– Ce n’est pas tout, reprit Saladin en baissant la voix davantage, ce brave homme a notre secret.
Le docteur le regarda avec inquiétude.
– Jamais je ne me charge de rien de semblable…, murmura-t-il.
– Vous ne m’avez pas compris, poursuivit Saladin, il s’agit tout simplement de le faire déjeuner, bien déjeuner… déjeuner si bien qu’il s’endorme à la fin du repas.
– Cela se peut, mais rien que cela.
– Attendez. Comme il nous a rendu service, il ne serait pas généreux de le jeter ivre ou endormi sur le trottoir. Vous avez bien un trou, une décharge ; vous le mettrez à cuver son vin dans un coin, et demain…
– C’est que nous serons terriblement occupés demain, dit le docteur.
– Certes, certes. Aussi, comme il aura la tête lourde, on lui donnera quelque potion qui le tiendra en repos. Après-demain, ou tout au plus tard le jour qui suivra, ne vous inquiétez pas, je me charge de lui.
– Eh bien ! voilà qui est entendu, reprit-il tout haut en quittant l’embrasure, ce bon docteur se charge d’acquitter ma dette… ah ! ah ! maître Languedoc, s’il n’est pas peintureur comme toi, c’est du moins un fier gastronome ! La petite et moi nous allons faire une course et nous revenons nous mettre à table. Vous pourrez grignoter les hors-d’œuvre en nous attendant. À bientôt ! vieux, je suis content de toi et tu auras fait une bonne journée.
Sur ce, monsieur le marquis de Rosenthal offrit son bras à mademoiselle Guite, et tous deux sortirent.
Languedoc resta un peu déconcerté, mais le Dr Samuel, entrant franchement dans son rôle, lui offrit un cigare et lui demanda des explications sur son travail de tout à l’heure avec un empressement si bien joué que Languedoc, heureux de montrer sa science, perdit toute inquiétude.
Une demi-heure après, ils s’asseyaient à table, en face l’un de l’autre, pour grignoter les hors-d’œuvre. La glace était rompue, et vous les eussiez pris pour les meilleurs amis du monde.
Pendant cela, mademoiselle Guite et son compagnon roulaient au grand trot vers le faubourg Saint-Honoré et l’hôtel de Chaves.
Mademoiselle Guite ne savait absolument rien de ce dont il s’agissait, sinon des choses très vagues et qui ressemblaient à des lambeaux de contes de fées. Les petites ouvrières de Paris, surtout quand elles ressemblent à mademoiselle Guite, la charmante fille, croient aux fées bien plus qu’en Dieu.
Saladin, au début de leurs relations, s’était approché d’elle sous prétexte de lui faire la cour, mais cela n’avait pas duré, et il lui avait laissé entendre presque tout de suite qu’elle était destinée à jouer un rôle dans une féerie à grand spectacle qui ferait son bonheur et sa fortune.
Saladin n’étant pas mal de sa personne, mademoiselle Guite, qui ne demandait pas mieux que de jouer la pièce, n’importe quelle pièce, aurait consenti volontiers à avoir un amant par-dessus le marché.
Mais telle n’était pas la vocation de Saladin. Il avait entretenu de son mieux l’imagination de la fillette, donnant à entendre que les circonstances étaient trop graves pour s’attarder à des frivolités.
Mademoiselle Guite n’y comprenait rien. Elle avait assez d’éducation pour savoir que tous les intrigants d’opéra-comique mènent de front l’amour et les affaires, mais comme, en somme, Paris n’est pas une île déserte et qu’on y trouve d’autres galants que Saladin, mademoiselle Guite laissait aller et prenait patience.
Seulement, monsieur le marquis de Rosenthal, ce beau garçon blanc et imberbe, était pour elle un problème vivant qui excitait sans cesse sa curiosité et un peu son dédain.
Au moment même où ils montaient tous deux en voiture, en quittant la maison du docteur, Saladin lui dit en souriant :
– Ma chère enfant, nous approchons de la crise ; vous vous rendez de ce pas chez votre maman.
Guite devint aussitôt sérieuse.
– Déjà ! murmura-t-elle.
Puis, après un silence :
– Comme ça, sans préparation, sans rien savoir ?
– Il faut se mettre dans le vrai des choses, répondit froidement Saladin. Plus vous serez déconcertée, troublée, ahurie, mieux cela vaudra, ma fille. C’est le vrai.
– Mais enfin…, voulut objecter la fillette.
– C’est le vrai, réfléchissez : vous avez bien deviné un peu ce qu’est notre drame, quoique je vous aie tenue dans une ignorance nécessaire, et qui fera votre succès à la première représentation. Vous avez été enlevée à votre noble famille, voici quatorze ans, et vous en avez seize, un peu plus, un peu moins. Hier, vous ne saviez même pas cela ; hier, vous saviez seulement… écoutez-moi bien, car c’est votre rôle, qu’un homme généreux, moi, le marquis de Rosenthal, dont vous avez payé la générosité par l’amour le plus tendre, vous recueillit sur une grande route où des saltimbanques, vos maîtres, vous avaient perdue. Vous pouviez alors avoir de six à sept ans. L’homme généreux vous éleva très bien. Il n’était pas riche ; mais vous n’êtes pas sans savoir confusément qu’il remua ciel et terre pour retrouver vos parents.
– Et puis ? dit Guite, voyant que son compagnon s’arrêtait.
– C’est tout, répondit Saladin ; il ne retrouva pas vos parents et vous épousa pour vous donner une situation dans le monde.
– Alors, je suis mariée ! s’écria la modiste qui retrouva un instant sa gaieté, mariée avec vous !
Saladin fit un signe de tête affirmatif.
– C’est drôle, dit Guite.
Puis, revenant à l’embarras de sa situation, elle s’écria :
– Mais nous voici déjà aux Tuileries ! Dans dix minutes je serai auprès de cette dame qui se croira ma mère… Que lui dire ?
– Exactement ce que vous voudrez, répondit Saladin.
– Mais encore…
– Racontez-lui votre propre histoire si votre histoire peut être racontée, ou l’histoire d’une autre, c’est bien égal ! dites que je vous ai mise en pension, puis en apprentissage ; faites, comme vous l’entendrez, le roman de notre mutuel amour… ou bien encore taisez-vous, soyez timide jusqu’au mutisme… enfin, comprenez bien que tout cela sera bon. Le mauvais, ce serait un rôle appris à l’avance et récité avec trop d’aplomb.
Ils traversaient la rue Royale, et Guite frémit en voyant la façade de la Madeleine.
– Je n’ai plus que trois minutes ! murmura-t-elle.
– Votre effroi m’enchante, répondit Saladin, vous êtes juste comme il faut que vous soyez… À propos ! trouvez moyen de glisser que nous avons fait ensemble le voyage d’Amérique. C’est nécessaire.
– Mais, dit Guite qui, en vérité, rougit pour tout de bon, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien des années : la cerise…
– C’est une bague que vous avez au doigt, répliqua Saladin, et qui vaut tous les parchemins du monde ; mais vous n’avez pas à vous en servir. La chose viendra d’elle-même en temps et lieu. La vérité, la vérité avant tout ! Si vous aviez une marque semblable, naturellement et depuis le jour de votre naissance, que feriez-vous ?
– Rien, répondit Guite, c’est pourtant vrai.
– Vous voyez bien. Votre rôle est simple comme bonjour. Le tout est de ne pas chercher la petite bête : c’est votre mère qui fera tout.
La voiture s’arrêtait devant la porte cochère de l’hôtel.
– Résumé, dit rapidement Saladin : trouvée sur la grande route à sept ans, souvenirs très vagues d’une vie de saltimbanque, et peut-être, dans les brouillards, l’image d’une femme penchée au-dessus de votre berceau… Élevée chez moi, dans du coton, adorée par moi et me le rendant avec usure ; éducation ébauchée, métier appris, voyage au Brésil, coup de foudre quand on est venu vous dire : vous allez voir votre mère.
Il sauta sur le trottoir et tendit la main à Guite, qui dit, en descendant à son tour lestement :
– Après ça, au petit bonheur ! on fera de son mieux pour être idolâtrée par la dame, et, si on ne parvient pas à lui plaire, on s’en frotte l’œil !
– Admirable ! fit Saladin, qui mit en branle la sonnette de l’hôtel.
« Ah ! diable ! reprit-il au moment où la porte roulait sur ses gonds, un détail, mais très important. Vous aimez les arbres, la verdure, vous demanderez un petit réduit donnant sur les jardins. N’oubliez pas cela ! c’est tout à fait indispensable.
La duchesse, qui attendait depuis le matin en proie à une impatience fiévreuse, vit enfin le ciel s’ouvrir, quand sa femme de chambre, qui était prévenue, annonça sans en avoir demandé la permission :
– Monsieur le marquis de Rosenthal et mademoiselle Justine.
– Mademoiselle Justine ! répéta la duchesse qui se leva chancelante ; il m’avait dit…
Elle fut interrompue par l’entrée de monsieur le marquis, dont la première parole répondit à sa pensée.
– Madame la duchesse, murmura-t-il en s’inclinant respectueusement, il n’y a ici que votre fille. Je n’abdique pas des droits qui me sont plus chers que la vie, mais je m’efface complètement, entendez-moi bien, complètement devant votre grande joie de mère, et je sens que je serais de trop ici aujourd’hui. Je reviendrai, madame, seulement quand vous me rappellerez.
La duchesse, pendant qu’il parlait, avait traversé toute la chambre en s’appuyant aux meubles. Elle était, violemment émue et ressentait dans son cœur une reconnaissance immense.
Ne trouvant point de paroles pour répondre, elle jeta ses deux bras autour du cou de Saladin et l’attira vers elle pour déposer un baiser sur son front.
Saladin balbutia, les larmes aux yeux, ou du moins en essuyant ostensiblement ses paupières :
– Merci, madame, du fond de mon cœur, merci !
Puis il s’effaça, et, prenant mademoiselle Guite par la main, il la présenta à la duchesse en ajoutant :
– Vous ne serez jamais si heureuse que je le souhaite !
Mme de Chaves s’empara de la jeune fille et la pressa contre sa poitrine en sanglotant. Saladin avait disparu. Elles étaient seules.
Le système de Saladin pouvait passer pour adroit, non pas peut-être d’une manière absolue, mais, à tout le moins, dans une mesure assez considérable.
Il est certain que l’ignorance vaut toutes les préparations du monde, dans certains cas et vis-à-vis de certaines personnes.
On peut dire que la préparation la plus parfaite possible ne sait jamais tout prévoir et fait un danger de tout ce qui n’est pas prévu. Elle n’est bonne d’ailleurs, qu’en face des gens de sang-froid.
Saladin n’avait dans l’esprit ni largeur ni hauteur, mais il possédait le don des cerveaux étroits : la subtilité.
Le premier venu ne serait pas arrivé à ce résultat de supprimer tout calcul par calcul ; le premier venu n’aurait pas non plus deviné que la suprême habileté, dans la circonstance présente, était de se tenir à l’écart.
Saladin s’était retiré de parti pris, par réflexion, après avoir agité le pour et le contre et s’être dit : « Il n’y a pas là matière à l’avalage du moindre sabre. »
Or, dans son opinion, quand nul sabre ne pouvait être avalé utilement, c’était le signal du départ.
Chose singulière et prouvant assurément combien Saladin avait deviné juste : ce fut mademoiselle Guite qui rompit la première le silence par un mot qui exprimait son inquiétude involontaire et qui, dans la situation, était d’une profonde vérité.
– Est-ce bien vrai, murmura-t-elle pendant que la duchesse l’étouffait de baisers, est-ce bien vrai que j’ai une mère !
Elle ne pleurait pas, mais il y a des natures ainsi faites, et sur son visage bouleversé la pâleur remplaçait les larmes.
Elle souffrait. Ce n’était pas une méchante fille et, dans son étourderie, elle n’avait pas deviné l’angoisse de ce moment.
La vue de cette pauvre femme trompée qui se mourait lui serrait un peu le cœur.
Elle souffrait moralement ; elle souffrait aussi physiquement d’un mal que nous ne tarderons pas à dire.
– C’est bien vrai, oui, oui, c’est bien vrai ! répondit madame de Chaves sans savoir qu’elle parlait. Tu as une mère ! oh ! et comme elle t’aime, ta mère, si tu savais, si tu savais !
Les pleurs l’aveuglaient, elle essuya ses yeux d’un grand geste, pour regarder sa fille qu’elle n’avait pas encore vue.
Mais les larmes revenaient à flots. Elle était là, tout échevelée, et semblable à une folle, disant :
– Tu es là, et je ne peux pas te regarder. Je ne te vois pas. Est-ce qu’on peut devenir aveugle comme cela tout d’un coup ?
Guite cette fois ne répondit pas. Instinctivement et par pitié, elle appuya son mouchoir sur les yeux de la duchesse et en même temps elle la baisa au front.
Madame de Chaves l’enleva dans ses bras, ivre qu’elle était.
– J’ai senti tes lèvres, dit-elle, les lèvres de ma fille ! Tu es là, toi, que j’ai tant pleurée ! Dieu n’est pas assez cruel pour me défendre de te voir ! Viens au jour, viens, mène-moi ! que je te voie ! Je veux te voir !
Guite, obéissante, mais presque aussi pâle qu’elle, la guida en chancelant vers la croisée.
Madame de Chaves aperçut enfin son visage comme au travers d’une brume. Elle eut un éclat de rire spasmodique.
– Ah ! ah ! fit-elle, tu es belle ! mais tu es autrement belle que je le croyais… plus belle ! Certes, je n’ai jamais rien vu d’aussi beau que toi ! Tiens, voilà que mes yeux s’éclairent. Oh ! le bon Dieu ! le bon Dieu ! Tu avais les yeux plus noirs, autrefois… mais tes cheveux, comme ce sont bien tes cheveux ! si doux, si doux ! ont-ils assez souvent caressé mon front quand je dormais !
« Et figure-toi, Justine, ma Justine, je les revoyais toujours avec une petite couronne que nous avions été chercher ensemble dans les blés, une couronne de bluets qui te faisait si jolie ! Mais tu ne te souviens pas de tout cela, toi, n’est-ce pas ma Petite-Reine.
– Non, répondit Guite en baissant les yeux sous l’ardent regard de la pauvre femme, je ne me souviens pas.
– Tu as tout oublié, même ce nom de Petite-Reine ?
– Même ce nom, répéta Guite avec une sorte de fatigue qui semblait n’avoir plus, pour cause unique, l’émotion du moment.
– C’est singulier, murmura la duchesse, tu étais bien petite, mais on a dû te dire… cet homme… Monsieur le marquis de Rosenthal…
– Mon mari, crut devoir interrompre la modiste.
– Ton mari, prononça madame de Chaves, comme si ce mot eût blessé ses lèvres, tu es mariée ! je ne peux pas m’habituer à cela, chérie !
– Et moi, s’écria mademoiselle Guite, heureuse de trouver quelque chose à dire, je ne peux pas m’habituer à vous appeler ma mère. Vous êtes si jeune et si belle, madame !
La duchesse sourit : elle ne pleurait plus. Son grand trouble semblait se calmer.
– Embrasse-moi, dit-elle, bien comme il faut, et apprends vite à m’aimer !
– Je vous aime déjà, madame, prononça Guite avec effort.
– Tu ne dis pas bien cela… je ne sais… tu es sans doute trop étonnée ; tu ne sais pas encore ni ce que tu sens ni ce que tu penses. Oh ! chère enfant ! chère enfant ! allons-nous être heureuses !
Elle s’assit sur le divan et attira sa fille auprès d’elle.
– J’étais plus vieille que tu n’es maintenant quand je t’ai eue, reprit-elle ; tiens ! voilà un petit bracelet que tu portais, la veille du jour où tu me fus volée.
Elle lui montrait le bracelet rapporté par Saladin.
– Tu vois, continua-t-elle, car il n’y avait qu’elle à parler, et mademoiselle Guite restait là, de plus en plus embarrassée ; tu vois, nous étions bien pauvres : il n’y a que les enfants des pauvres à porter des objets comme ceux-là. Mais maintenant, je suis riche ! et si heureuse d’être riche à cause de toi ! Hier soir, il faut que je te dise cela, je t’ai peut-être gagné une grande fortune… M’écoutes-tu ?
– Oh ! oui, madame, dit Guite, je vous écoute.
Les sourcils de la duchesse se froncèrent, exprimant une véritable colère.
– Tu mets bien du temps à m’appeler ta mère ! prononça-t-elle presque durement.
Elle n’aurait point su expliquer d’où lui venait cette impatience qui agitait ses nerfs et qui ressemblait à du courroux.
– Je vous appellerai ma mère, murmura Guite machinalement.
– Bon ! s’écria la pauvre femme, remarquant pour la première fois la pâleur qui couvrait le visage de sa fille, voilà que je t’ai fait peur ! On dirait que tu souffres ?
– C’est la joie…, commença Guite.
– Oui, oui ! s’écria madame de Chaves, c’est la joie ! ce doit être la joie ! et comment ne m’aimerais-tu pas ! est-ce que ce sont là des choses possibles ! Mais où en étais-je ! ma pauvre tête est si faible ! ah ! j’en étais à te dire que je t’avais gagné une fortune. Figure-toi que c’était une maison triste, ici, avant ta venue ; le malheur m’avait rendue méchante, et l’homme à qui je dois pourtant beaucoup de reconnaissance, mon mari, souffrait de ma dureté, de ma froideur.
– Mon père…, dit mademoiselle Guite.
– Non ! s’écria vivement madame de Chaves, pas ton père. Comment ignores-tu cela ! monsieur de Rosenthal ne t’a donc pas appris !…
– Il ne m’a rien appris, madame, c’est-à-dire ma mère, interrompit la modiste. Il m’a dit : tu sauras tout par ta mère.
– Cette nuit, dit la duchesse tout bas et comme en se parlant à elle-même, j’ai pensé à lui longtemps. Je crois que je pourrai l’aimer, puisque tu l’aimes. Il y a en lui bien des choses que je ne comprends pas, mais les gens de sa nation ont parfois le caractère étrange. Laisse-moi poursuivre.
Certes, Guite ne faisait rien pour s’y opposer. Elle se tenait languissante sur les coussins et avait l’air d’une jolie statue.
Parfois la duchesse la regardait à la dérobée, et un nuage soucieux se répandait sur son beau front.
– Je te disais que nous étions malheureux ici, reprit-elle, cela venait de moi et j’ai peut-être fait beaucoup de mal à mon mari. Hier, songeant que tu allais venir et qu’il te fallait tout, chez nous, son affection comme ma tendresse, la fortune, la noblesse, le bonheur, tout enfin, je l’ai dit, j’ai fait prier monsieur de Chaves de venir dans mon appartement. Il y avait bien longtemps qu’il n’y était entré. Il est venu pourtant, surpris, mais moins joyeux que je ne l’espérais. Je l’ai trouvé bien sombre et bien changé. Mais il m’aime, vois-tu, malgré lui, et comme je t’adore ; il n’a pas su me résister ; j’ai vu renaître sa passion qui m’épouvantait naguère… et c’est à genoux qu’il m’a promis que tu serais sa fille, me jurant qu’il n’y aurait désormais pour lui aucune joie en dehors de notre maison…
– Il vous trompait donc avant cela, ma mère ! demanda mademoiselle Guite avec une petite pointe de curiosité.
Il y eut de l’étonnement dans le regard de la duchesse.
– Tu es mariée, c’est vrai, murmura-t-elle, mais tu es bien jeune pour parler ainsi. Qu’il te suffise de savoir que j’ai fait pour toi un sacrifice auquel je me serais refusée, quand il se fût agi de mon existence même ! Et remercie-moi par un bon baiser, ma fille, va, je l’ai bien mérité !
Mademoiselle Guite lui tendit son front que la duchesse attira jusqu’à ses lèvres.
– Et toi, dit-elle, tu ne m’embrasses pas ! Mademoiselle Guite, obéissante, l’embrassa.
– Petite-Reine était comme cela, pensa tout haut madame de Chaves, on les rend cruelles à force de les adorer.
Et elle reposa les yeux sur son cher trésor, pour se bien repaître de sa vue.
Mais l’émotion avait été en diminuant, de telle sorte que la pauvre mère resta comme effrayée en ne trouvant dans son cœur aucun reste de la béatitude qui en débordait naguère.
Elle se sentait froide, à ce point que sa colère se tourna contre elle-même.
– Je t’aime ! je t’aime ! je t’aime ! dit-elle par trois fois, je veux t’aimer pour toutes les larmes que tu m’as coûtées, pour toutes les caresses que je n’ai pu te prodiguer. Mais aide-moi un peu, je t’en prie ; je n’ai pas encore vu tes yeux se mouiller ; ta bouche ne s’est pas même entrouverte dans un sourire !
– Ma mère, murmura Guite qui eut une vraie larme, je vous jure que vous ne me voyez pas telle que je suis.
La duchesse se précipita sur elle et but, dans un baiser passionné, cette larme unique qui déjà se desséchait.
– On demande trop à Dieu, dit-elle. Le cœur devient ingrat à force d’être insatiable. Hier, j’aurais donné tout mon sang, jusqu’à la dernière goutte, pour le bonheur qui m’appartient aujourd’hui, et je me plains ! et je désire autre chose encore, et mon bonheur ressemble presque à une souffrance !
– C’est comme moi, mère, balbutia Guite d’un ton bien naturel cette fois, il ne faut pas vous effrayer, mais je ne me sens pas bien… je souffre.
Sa pâleur augmentait, en effet ; ses beaux yeux demi-clos s’entouraient d’un cercle bleuâtre. Il y avait en elle tous les signes d’un grand malaise, et il semblait que, selon l’expression populaire, son cœur allait tourner.
Mme de Chaves la regardait, effrayée ; ces symptômes l’épouvantaient et provoquaient en elle un trouble qu’elle prenait pour un élan de tendresse.
– Pauvre enfant ! se disait-elle, c’est l’excès de son émotion qui la faisait ainsi paraître insensible…
Elle courut au guéridon et versa de l’eau fraîche dans un verre en répétant :
– Ce ne sera rien, ma fille. La grande joie fait du mal comme la grande douleur.
Elle approcha le verre des lèvres de Guite qui le repoussa, après l’avoir flairé.
– Oui, dit-elle d’une voix qui avait déjà peine à sortir, la joie… la joie fait mal.
Une idée terrible traversa le cerveau de madame de Chaves : une idée de mort.
À ses yeux, qui peut-être n’avaient pas recouvré toute la sûreté de leur regard, les traits de sa fille allaient se décomposant rapidement.
– C’est de l’air qu’il lui faut ! pensa-t-elle, bouleversée du premier coup par cette nouvelle angoisse.
Elle ouvrit la fenêtre.
Quand elle revint à l’ottomane, la pose de mademoiselle Guite s’était affaissée, et sa joue presque livide pendait sur son épaule.
La duchesse s’agenouilla, défaillante ; elle perdait le souffle et ne songeait pas même à demander du secours.
Il est bon de noter ici une circonstance qui pourra sembler frivole, au premier aspect, mais qui a son importance, sous le rapport historique.
Le lecteur serait capable, en vérité, d’imputer à l’imprudence de Saladin la façon pitoyable dont marchait cette reconnaissance entre mère et fille. Rien n’allait ; c’était une scène lamentablement estropiée. Pourquoi ?
Parce que Saladin n’avait pas fait la leçon suffisante à mademoiselle Guite et que la pauvre modiste, à bout de ressources, s’en tirait comme elle pouvait, par un évanouissement vrai ou feint.
Eh bien ! le lecteur se tromperait. Saladin n’était pas coupable. Il y avait autre chose, et voilà ce qu’il faut constater :
La veille au soir, on était venu chercher mademoiselle Guite pour la conduire à Asnières, où le Rowing Club fraternisait avec la Société des régates parisiennes. C’était une très belle fête, dont les dames du sport nautique devaient se souvenir longtemps.
Après le bal on s’était séparé par équipes pour déjeuner çà et là au gré des préférences de chacun.
Mademoiselle Guite avait déjeuné, à Bois-Colombes, avec six jeunes loups de mer qui manœuvraient la yole favorite Miss Adah.
Cela faisait une nuit complète et très laborieuse, agitée par la danse, le punch, les glaces, et couronnée par ce diable de déjeuner, après lequel vinrent encore le punch, les glaces et la danse.
Il y avait à peu près un demi-heure que mademoiselle Guite était revenue de Bois-Colombes, quand Saladin avait frappé à sa porte ce matin.
Quoi qu’on ait pu écrire et dire sur le tempérament mémorable des modistes parisiennes, elles ne sont pas de fer. Nous n’irions point jusqu’à affirmer que l’émotion produite sur notre grisette par les événements de cette matinée ne fût pas pour quelque chose dans son état, mais son état était, avant tout, celui d’une jeune personne qui a trop dansé, trop bu, trop mangé et qui n’a pas assez dormi.
Puisse la candeur de cet aveu en faire pardonner la désolante platitude : c’était de l’estomac que souffrait mademoiselle Guite, et son prétendu évanouissement était une attaque de ce lourd sommeil qui suit ce que mesdames les canotières appellent une noce.
Mme de Chaves était à cent lieues de ces mœurs et ne savait probablement même pas que Paris est une puissance maritime, dont le principal port a nom Asnières.
Elle restait haletante devant cette enfant dont les yeux se fermaient, tandis que sa bouche entrouverte, avec une expression de souffrance, semblait chercher sa respiration prête à se perdre.
Cette erreur grandissait chez madame la duchesse, en même temps que mille pensées confuses naissaient en elle. Elle avait oublié déjà cette folie de tendresse qui l’avait tour à tour exaltée et brisée, aux premiers instants de l’entrevue. Comme il ne restait plus dans son âme trace de ces transports, elle se reprochait d’avoir été froide et d’avoir effrayé par sa froideur cette pauvre enfant qui, sans doute, avait rêvé si différent l’accueil d’une mère !
Elle ne savait plus qu’elle avait failli mourir de joie quelques minutes auparavant. La joie était si loin ! Il y avait, en vérité, un siècle entre la minute présente et le premier baiser.
– Je ne l’ai pas assez chérie, pensait Mme de Chaves. De même que je la trouvais glacée, elle devait se dire : est-ce que c’est là le cœur d’une mère ? j’aurais dû la réchauffer, j’aurais dû l’embrasser de mon amour, j’aurais dû…
Elle s’arrêta et pressa sa poitrine à deux mains.
– Mais qu’est-ce qu’il y a donc là ! fit-elle avec une expression tragique. Est-ce que je n’aime pas mon enfant ? Moi ! moi ! s’écria-t-elle, prise d’un véritable vertige, ne pas aimer ma fille, mon tout, ma vie ! Mais qu’ai-je fait depuis quatorze ans, sinon pleurer mon âme goutte à goutte !… Justine ! s’interrompit-elle d’une voix douce comme un chant, ma petite Justine, reviens à toi, je t’aime, va ! c’est à force d’aimer qu’on ne peut plus bien dire tout ce qu’on a dans le cœur !
Elle essaya de la soulever dans ses bras. Mademoiselle Guite était lourde et glissa sur le divan dans une position plus commode.
La duchesse baisa ses cheveux dont la racine était baignée de sueur.
– Elle respire, se dit-elle ; ce n’est pas une syncope… c’est une crise de nerfs, et bientôt, elle va s’éveiller.
Mademoiselle Guite respirait, en effet, et même, de seconde en seconde, sa respiration devenait plus robuste.
Mme de Chaves passa un coussin sous sa tête et se mit à côté d’elle, bien près, pour la regarder mieux.
Elle croyait encore, de bonne foi, qu’elle avait besoin de la contempler et de l’adorer. Aucun doute, si faible qu’il pût être, n’était né dans son esprit.
Bien au contraire, tout l’effort de sa pensée se portait vers le désir d’expier son crime imaginaire, son crime de dureté et de froideur.
– J’aurais dû l’interroger tout de suite, se disait-elle, ne lui parler que d’elle-même et de sa chère petite histoire, qu’elle m’aurait dite alors tout en prenant confiance en moi. Il semblait que le nom de son mari me blessait la bouche ; elle a bien dû voir cela. Et que m’a-t-il fait, cet homme, sinon m’apporter le plus grand bonheur que j’aie éprouvé depuis que j’existe !
Elle étouffa un soupir.
– Oui, répéta-t-elle tristement, un bonheur… un bien grand bonheur !
Elle frappa dans les mains de Guite et appela doucement :
– Justine, Justine…
Puis, prise d’une idée, elle se leva. Elle était dans un de ces moments où la pensée subit une sorte de paralysie et où la moindre idée qui vient semble une découverte énorme.
– Mon flacon ! s’écria-t-elle, mon flacon de sel ! et je n’y ai pas songé !
Le flacon était pourtant à la portée de sa main, sur l’étagère voisine. Elle le saisit, et le présenta tout ouvert aux narines de mademoiselle Guite.
Mademoiselle Guite fit un soubresaut, se retourna et continua de dormir.
La duchesse lui tâta le pouls et le cœur.
– Elle est calme, dit-elle avec une surprise où il y avait du contentement ; ce ne sera rien. Et comme nous allons causer, cette fois, car je ne retomberai plus dans la même faute. Je vais me faire aimer autant que j’aime…
Elle se leva sur ce dernier mot, et comme s’il eût éveillé en elle un nouveau remords. Elle marcha dans la chambre. Ses yeux étaient fixes.
– Autant que j’aime ! répéta-t-elle lentement, après une longue minute de silence.
Elle revint à l’ottomane et resta là, debout, les mains croisées sur sa poitrine.
La langue ne possède pas deux mots pour exprimer cela : mademoiselle Guite ronflait.
Il y a des choses innocentes et à la fois obscènes. Je ne saurais analyser l’effet produit par le ronflement de mademoiselle Guite sur Mme la duchesse de Chaves.
C’est ici peut-être qu’elle aurait dû avoir quelques remords, car elle ignorait l’origine de ce lourd sommeil et rien n’excusait la puérile colère qui contractait violemment la ligne, tout à l’heure si pure, de ses sourcils.
Elle se détourna avec une répugnance qui allait jusqu’au dégoût.
Puis, la réaction se faisant, elle se dit :
– Qu’ai-je donc ? mon Dieu ! Seigneur, qu’y a-t-il donc en moi ? dormir lui fait du bien…
Elle avait été s’asseoir tout à l’autre bout de la chambre, où le ronflement sonore de mademoiselle Guite la poursuivait.
C’est que mademoiselle Guite ronflait en conscience et comme une personne qui n’en est pas à ses débuts.
La duchesse s’irrita contre elle-même, haussa les épaules, sourit de pitié – mais les larmes lui vinrent aux yeux.
Des larmes qui brûlaient sa paupière.
Elle alla jusqu’à son prie-Dieu et joignit les mains douloureusement. Elle pria avec désespoir.
Mademoiselle Guite ronflait.
Et quand la duchesse se retourna, mademoiselle Guite avait changé de posture.
Elle était en quelque sorte vautrée sur le divan. Sa tête avait perdu le coussin et se renversait dans les masses de ses cheveux épars. Ses deux bras relevés s’arrondissaient derrière sa tête comme on représente ceux de bacchantes endormies. Une de ses jambes pendait à terre, tandis que l’autre était allée accrocher le talon mignon de sa chaussure jusque sur le dossier de l’ottomane.
La fièvre donne ces mouvements désordonnés, mais je ne sais pourquoi cette pose, où la pudeur n’était point respectée, semblait cadrer avec la nature même de mademoiselle Guite.
Il y avait là une sorte de révélation. Madame de Chaves le sentit ainsi.
Cette pose la blessa comme un outrage.
Elle eut honte dans chacune des fibres de son être.
Elle baissa les yeux. Elle resta droite et immobile, le rouge au front, comme une personne qui vient d’être insultée.
– Ma fille ! dit-elle, et tout son corps tremblait ; c’est là ma fille.
Ses paupières battirent, mais restèrent sèches, comme si la colère y eût brûlé les larmes au passage.
– Est-ce ma fille ?… murmura-t-elle entre ses dents serrées.
Ses deux mains frémissantes touchèrent son front avec le geste des égarées ; elle dit encore, si bas qu’une personne présente ne l’eût pas entendue :
– Ce n’est pas ma fille !
Sa propre voix l’effraya, bruyante comme une explosion, quoique le mot eût été prononcé, en quelque sorte, à l’intérieur de sa gorge.
Ses cheveux remuèrent sur son crâne, agités par un vent de mystérieuse horreur.
Sa taille avait grandi. La beauté de ses traits semblait rigide comme ces marbres qui représentent l’inflexibilité de la Justice antique.
Elle releva les yeux vers la jeune fille. Son regard désormais était de glace.
– Non, répéta-t-elle d’une voix changée, ce n’est pas ma fille, je le sais, j’en suis sûre, mon cœur me l’a dit ! Si elle était ma fille…
Ceci fut un cri d’angoisse.
Elle se mit à marcher vers l’ottomane et ajouta d’une voix stridente qui blessait ses lèvres au passage :
– Je veux le savoir, dussé-je en mourir !
Elle s’arrêta auprès du divan et prit, l’une après l’autre, les deux jambes de mademoiselle Guite pour les réunir dans la position ordinaire que donne le sommeil.
À la toucher ses mains frémissaient douloureusement.
Et plus douloureusement encore frémissait son cœur, car une voix disait en elle sans cesse :
– Si c’était, si c’était ta fille !
Elle déboutonna lentement le corsage de la modiste, qui emprisonnait une taille avenante et charmante.
Mademoiselle Guite se plaignait dans son sommeil.
Cela n’arrêta pas madame de Chaves qui souleva le corsage et s’en prit au fichu.
Mademoiselle Guite fronça le sourcil en grondant.
Madame de Chaves, dont les mains maladroites tremblaient de plus en plus, voulut dénouer le cordon de la chemise.
Un mot vint sur les lèvres de mademoiselle Guite, un mot que nous n’écrirons pas et qui mit une teinte écarlate, à la place de la pâleur, sur la joue de madame de Chaves.
Elle sourit et leva au ciel ses yeux chargés de pleurs reconnaissants.
– Oh ! fit-elle en une ardente prière qui remerciait avec tout son cœur, je savais bien que c’était impossible !
Désormais la certitude était faite en elle, et ce fut comme par manière d’acquit qu’elle continua de dénouer la chemise.
Son regard glissa entre la toile et la poitrine de mademoiselle Guite ; un nuage passa sur ses yeux, elle crut avoir mal vu.
Sans prendre désormais aucune précaution, elle écarta la chemise et se courba en deux pour regarder :
Puis elle recula frappée de stupeur, tandis qu’un cri s’étranglait dans sa gorge.
Ses deux bras étendus cherchèrent un appui ; ces deux mots vinrent à ses lèvres :
– C’est elle !
En même temps elle roula sur le plancher, foudroyée.
C’était au commencement de cette même matinée, quelques minutes avant neuf heures, au troisième étage d’une chancelante maison, bâtie en torchis et en planches vermoulues par l’architecte de madame Barbe Mahaleur, toujours mère des chiffonniers, mais de plus propriétaire de plusieurs immeubles, groupés en cité, vers les confins du quartier des Invalides.
Le père Justin, l’homme de loi le plus célèbre de Paris parmi les porteurs de hottes, les artistes en foire et autres industriels sans prétention, dormait sur un mince tas de paille dans le coin d’une chambre qui n’avait pas de mobilier.
Il y a des pauvretés sombres comme la nuit des cachots, qui reportent l’esprit aux ténébreuses misères du Moyen Age ou à ces misères mille fois plus horribles que Londres cache derrière le mensonge insolent de sa richesse.
Cette misère tend à disparaître chez nous. Une main opère de vastes trouées dans Paris, rejetant au loin les fourmilières indigentes et faisant pénétrer le jour là où il n’y avait que ténèbres.
Cela ne détruit pas la misère, je ne sais pas même si la misère s’en trouve diminuée, ne fût-ce qu’un peu, mais cela supprime du moins la pestilence proverbiale et séculaire de certains quartiers qui rivalisaient de honte avec les ulcères les plus repoussants de Londres la lépreuse.
La misère s’en va plus loin et, en s’expatriant, elle change d’aspect.
C’est maintenant cette misère blanchâtre, saupoudrée, en quelque sorte, de plâtras, qui s’étale et ne se cache plus.
Nous la voyons campée partout, autour de Paris, construisant avec une hâte prestigieuse ces cahutes provisoires qui semblent être faites exprès pour être démolies et reportées plus loin, quand Paris, sans cesse grandissant, vient les refouler du pied.
C’est moins affreux, c’est peut-être plus laid. La nuit avait sa poésie. Ces masures blêmes et nues n’ont rien.
On dirait qu’elles sont là par tolérance, comme un mendiant sur un seuil ; elles n’ont pas osé prendre racine, attendant toujours le balai qui va en nettoyer le sol.
De la chambre habitée par Justin on voyait un terrain nu, couleur de cendre, sur lequel s’alignaient, dans un certain ordre, les immeubles créés par Barbe Mahaleur.
Le mot immeuble est ici tout à fait impropre, car les maisons de ce genre sont comme les champignons qui ne tiennent à rien.
Barbe Mahaleur, spéculatrice intelligente, avait tout uniment affermé à vil prix, pour trois ans, un terrain vague, et s’y faisait quatre ou cinq mille livres de rentes en louant à l’aristocratie des chiffonniers des chambres qui coûtaient cent sous par mois.
Le loyer allait à six francs, quand la chambre était garnie.
La chambre était garnie quand Barbe y mettait un escabeau et une paillasse.
La chambre du père Justin n’était pas garnie. Il n’y avait dedans que le petit tas de paille qu’il avait ramassé brin à brin et le pauvre berceau dont nous avons parlé si souvent : l’autel où, pendant quelques semaines, Lily avait pleuré sa fille.
À part ces deux objets, vous n’auriez rien trouvé chez le père Justin, sinon sa bouteille, sa chandelle et sa bibliothèque qui n’était pas pour peu dans la réputation de science possédée par lui.
Sa bibliothèque consistait en une petite planche clouée à la muraille et supportant une douzaine de livres terriblement souillés, parmi lesquels on pouvait remarquer Les Cinq Codes, deux volumes de Virgile et une très belle édition des œuvres complètes d’Horace qui s’en allait en lambeaux.
Le père Justin dormait tout habillé sur sa paille. Son costume était celui des plus pauvres chiffonniers. Le soleil du matin, pénétrant par une petite fenêtre où plusieurs carreaux manquaient, tombait d’aplomb sur sa figure hâve, couverte d’une barbe épaisse, et encadrée dans des cheveux blancs hérissés.
Rien ne restait du beau jeune homme qui avait été le lion du quartier des Écoles, quelque vingt ans auparavant.
Cette face fatiguée et inerte aurait semblé de pierre, si le sommeil fiévreux n’eût amené un point écarlate au sommet des pommettes.
Le père Justin était étendu comme un mort, sur le dos, les bras allongés le long des flancs. Auprès de lui il y avait une bouteille vide, un bout de chandelle collé au carreau et le volume d’Horace ouvert.
On frappa à sa porte, il ne s’éveilla pas ; on frappa plus fort, il demeura immobile.
Alors on entendit des voix sur le carré.
– Est-ce que monsieur Justin serait déjà parti ? demanda une de ces voix qui appartenait à une femme.
– Le père Justin ne sort plus guère, fut-il répondu. Il gagne sa goutte à faire par-ci par-là des écritures pour la patronne qui donnerait gros pour l’avoir chez elle, mais le père Justin veut sa liberté.
– Alors pourquoi ne répond-il pas, s’il est là ? demanda la voix de femme.
– Le père Justin fait ce qu’il veut, répliqua-t-on encore. Ce n’est pas un homme comme les autres et ceux qui s’y connaissent disent qu’il n’y a pas son pareil dans Paris. La Mahaleur lui a offert un francs cinquante par jour et la goutte pour tenir ses livres comme il faut, mais je t’en souhaite ! Il vit de rien ; un oiseau n’aurait pas assez du pain qu’il mange, et pour avoir l’air plus saoul que la bourrique du diable, il lui suffit d’un petit verre de n’importe quoi… Ah ! ah ! j’ai vu le temps où il vous sifflait une demi-bouteille d’absinthe comme une cuillerée de soupe, mais c’est passé.
– Et donne-t-il encore ses consultations ?
– Quand ça lui fait plaisir… pas souvent. La plupart du temps il renvoie le monde en disant que ça l’ennuie. Dame, il est si usé, si usé ! quoique, des fois, on l’a vu se redresser, ah ! mais, haut comme un prince !
La voix de femme conclut :
– Nous avons pourtant bien besoin de ses conseils.
Et on frappa de nouveau.
Comme le père Justin ne bougeait pas plus qu’un Terme, la voix du voisin obligeant s’éleva.
– Holà hé ! papa ! cria-t-elle à travers la porte, c’est des bourgeois cossus qui viennent pour vous demander comme ça d’où vient le vent.
Toujours le même silence.
C’était seulement la bonne foi publique qui servait de serrure à la porte du père Justin. Le voisin dit à ceux qui attendaient :
– Vous avez l’air de deux personnes respectablement calées, je vas tenter un effort en votre faveur, pensant bien que vous ferez un joli cadeau au brave homme.
Il tira la ficelle du loquet en ajoutant :
– Arrivera ce qui pourra, donnez-vous la peine d’entrer.
Les deux personnes respectablement calées, passèrent le seuil, et il nous est impossible de les peindre mieux que ces deux mots ne le faisaient.
C’était d’abord, et par rang de sexe, Échalot, directeur adjoint du théâtre de mademoiselle Saphir habillé de bleu barbeau des pieds à la tête, sauf la cravate, qui était orange ; c’était ensuite madame Canada, directrice en titre du même établissement, avec une robe de soie jaune, un châle tapis, des gants noirs, des bottines à glands et un bonnet habillé, chargé de feuillage.
Un vrai bonnet « pour les soirées du commerce » qu’elle avait acheté dans le passage du Saumon, grotte de la nymphe qui coiffe les comptoirs élégants, mais économes.
Grâce à Dieu on ne se refusait plus rien chez les Canada. Il y avait sept ans que le passage du Saumon cherchait à placer les branchages de ce bonnet.
Nous devons dire qu’Échalot et sa compagne, déguisés ainsi, étaient bien plus effrayants à voir que dans leurs costumes naturels.
La veuve Canada portait haut ; elle avait conscience de la plus-value apportée en elle par son costume. Au contraire, le sensible Échalot ne semblait pas être bien sûr de la convenance de sa toilette. Il avait l’œil inquiet et la tête un peu basse, quoique toutes les glaces, rencontrées sur sa route, lui eussent déclaré à l’unanimité qu’il était charmant.
Le voisin obligeant avait refermé la porte derrière eux, les laissant se débrouiller comme ils l’entendraient.
– Le voilà, dit tout bas Échalot en montrant du doigt le père Justin endormi. Que faut-il faire ?
– Tire ton chapeau, répondit madame Canada, d’abord et d’un !
Échalot obéit.
– Après ? demanda-t-il. Ça n’a pas l’air qu’il ait envie de s’éveiller.
– Des fois, répondit madame Canada, il peut faire semblant. Les hommes qui ont son éducation, c’est toujours original. Approche.
Échalot la regarda d’un air indécis.
– C’est que, murmura-t-il, on a convenu que c’était toi qui devait porter la parole officielle pour nous deux.
– Approche ! répéta impérieusement la veuve Canada. Échalot approcha.
– On n’en est pas plus avancé, tu vois bien, Amandine, grommela-t-il en tournant son chapeau entre ses doigts.
– Savoir, répondit la bonne femme, je connais les particularités de ses habitudes et faiblesses. Penche-toi, comme ça, au-dessus du lit poliment, et dis-lui : « Monsieur Justin, on est venu de bonne heure, insensiblement, pour vous offrir la politesse de la première goutte, avant les autres. »
Échalot trouva sans doute le moyen ingénieux, il obéit de point en point, saluant les yeux fermés du chiffonnier et répétant textuellement la phrase de sa compagne.
Au moment où il prononçait ces mots : « la première goutte », le père Justin ouvrit ses yeux tout grands d’un mouvement si brusque qu’Échalot recula, effrayé.
– Pas peur ! dit madame Canada qui s’avança bravement et prit sa place. Le plus fort est accompli.
« Bonjour, tout de même, monsieur Justin, reprit-elle de sa voix la plus agréable, c’est pour avoir l’avantage de nous présenter devant vous comme étant des anciennes connaissances d’autrefois, au temps jadis de l’époque, prêts à aller remplir votre bouteille chez qui de droit, s’il y en a dans le quartier, comme c’est supposable.
Justin fixa sur elle son œil atone et ne broncha pas.
– Par la même occasion, reprit madame Canada, qui ne se montra pas trop déconcertée, nourrissant tous deux, moi et mon homme, le projet de vous consulter à fond sur des circonstances et délicatesses où on est plongé jusqu’au cou, avec l’espoir légitime d’en sortir par l’entremise de vos connaissances.
Au fond de son cœur, Échalot applaudissait, s’avouant à lui-même que pour l’éloquence, Amandine était un phénomène vivant.
Le père Justin, cependant, referma les yeux et leva une de ses mains pour montrer la porte.
C’était éloquent aussi, et surtout clair.
Amandine drapa son châle avec majesté, dans l’intention évidente de protester énergiquement.
– En douceur ! fit Échalot qui lui toucha le bras par-derrière. Ne le chatouillons pas ! j’ai idée qu’il doit être devenu méchant.
– Méchant ou non, s’écria madame Canada, je m’en moque ! Ça n’est pas une manière de recevoir le monde bien élevé, quand on s’est mis sur son trente-et-un, avec fiacre à l’heure, pour venir voir un arlequin pareil, qui n’a pas seulement de souliers dans ses pieds !
C’était trop vrai. Le pantalon frangé du père Justin laissait voir l’extrémité de ses jambes nues, qui n’avaient ni chaussettes ni savates.
– Si ça ne fait pas pitié ! reprit la veuve Canada, emportée par la richesse de son tempérament sanguin, nu comme un ver, quoi ! pas un coin de chemise sous sa vareuse ! Il y a de l’incohérence à repousser des clients à leur aise, venant de loin pour lui offrir d’étrenner, en récompense d’un renseignement de deux sous, qu’on payerait au poids de l’or par la circonstance qu’on se trouve avoir besoin de son grimoire !
– Amandine, Amandine ! fit Echalot.
– Toi, la paix ! tous les hommes s’entre-soutiennent, commença Mme Canada.
Mais elle n’acheva pas.
– Hors d’ici ! prononça tout à coup la voix rude et pleine du chiffonnier. Je n’ai pas encore soif et j’ai sommeil.
– Dame ! fit Échalot, charbonnier est maître chez soi. Tu as peut-être été trop loin, Amandine.
– Allons chez un avocat, dit celle-ci, furieuse, chez un vrai !
– Tu sais bien que tu n’as confiance qu’en monsieur Justin, objecta Échalot. Laisse-moi essayer les voies de l’aménité.
« Pardon, excuse, père Justin, continua-t-il en s’avançant jusqu’au tas de paille, on n’a pas l’idée ni l’ombre de vous mépriser parce que vous allez pieds nus. Ma compagne est vive comme le sexe dont elle fait partie. Elle a oublié de vous spécifier qu’on n’est pas ici sans recommandation, se présentant l’un et l’autre, tous deux, moi et madame Canada, sous les auspices de votre ami Médor.
– Ah ! fit le père Justin, Médor…, vous connaissez Médor ?
– Dans l’intimité la plus douce, répondit Échalot.
Le père Justin se souleva sur le coude et les regarda fixement.
– Médor ne m’a jamais rien demandé, dit-il. Allez chercher à boire, je vas voir à vous écouter.
Échalot prit aussitôt la bouteille et sortit.
– Apporte du bon ! ordonna madame Canada.
– Non, dit Justin, du mauvais. C’est meilleur.
Il laissa retomber sa tête sur la paille. Madame Canada chercha du regard un siège et, n’en trouvant pas, elle releva proprement sa belle robe pour s’asseoir par terre, contre la muraille.
Une fois installée, elle poussa un gros soupir et dit d’un air important :
– Vous êtes un homme qui comprenez, vous, monsieur Justin ; je ne suis pas fâchée de vous parler entre quat’z-yeux, pendant qu’Échalot n’est pas là. C’est une affaire, voyez-vous, qui est tout à notre honneur, désirant terminer notre carrière par la régularité et la bienfaisance réunies : comme quoi le zeste de la question principale, qui enfonce toutes les autres dans notre perplexité, c’est de savoir si on peut légitimer l’enfant, qui n’est pas à vous naturellement, par un mariage… comment disent-ils ça ? ce n’est pas conséquent… par un mariage… subséquent, j’y suis ! fomenté entre deux personnes qui n’est ni son père ni sa mère : j’entends de la demoiselle en question, précitée… saisissez-vous ?
Elle s’arrêta pour reprendre haleine et jeta un regard triomphant vers l’étrange avocat, vautré dans sa paille ; pour jouir de l’effet produit par ce remarquable discours.
Le père Justin avait refermé les yeux et semblait dormir profondément.
– Tous les hommes de talent ont un grain, grommela madame Canada, c’est sûr ! N’empêche que je lui avais proprement expliqué le cas.
Échalot revenait avec la bouteille pleine.
– Voilà, papa ! cria-t-il dès le seuil.
Justin étendit sa main sèche et prit la bouteille. Il se souleva à demi, sans ouvrir les yeux, et mit dans sa bouche le goulot qui résonna entre ses dents.
Il avala une gorgée, une seule, puis il dit d’un ton de fatigue attristée :
– La vieille a parlé, je ne sais pas ce qu’elle a dit. Recommence, bonhomme, je vais faire attention à cause de Médor.
Madame Canada haussa les épaules et eut le rire d’Oreste, remerciant ironiquement les dieux.
– À la bonne heure, dit-elle, la vieille ! Par alors, tu vas donc parler à mon lieu et place, bibi, c’est le monde renversé, marche !
Échalot tourna vers elle un regard plein d’amour et se toucha le front comme pour dire : « Le pauvre homme a un coup de marteau. »
Puis il se campa droit devant le tas de paille et commença :
– Quoique n’ayant pas l’intelligence d’Amandine, qu’est madame Canada ici présente, je vais m’efforcer d’exposer les circonstances avec volubilité. Au cas où je m’embourberais, d’ailleurs, j’ai apporté sur moi les papiers de mes mémoires, rédigés par moi seul, dans le but qu’un homme de loi tel que vous pourrait les consulter avec avantage.
Il tira de sa poche un large cahier qu’il passa sous son bras. Justin était plus immobile qu’une pierre.
– Voilà, reprit Échalot, malgré que ça n’encourage pas beaucoup d’avoir en face un homme couché comme à la morgue. Notre idée est que la petite est la fille d’une grande dame ou princesse, qu’on l’arracha jadis à son amour maternel dès le berceau.
– Explique donc…, voulut interrompre madame Canada.
– La paix ! commanda Justin durement.
– Tu vois bien qu’il écoute, chérie, dit tout bas Échalot, ne l’hérisse pas… L’ayant élevée avec tout le soin dont on était capable, poursuivit-il en s’adressant à Justin, qu’elle est actuellement une des principales danseuses de corde contemporaines et au-dessus d’un état qui ne peut pas toujours convenir à ses vertus. Madame Canada et moi, dans l’intention de faire d’une pierre deux coups, nous avons dit : marions-nous, et par ce moyen, donnons à l’enfant le nom d’un état civil légitime.
Il y eut sur le visage pétrifié de Justin quelque chose qui ressemblait à un sourire.
– Vous êtes de bonnes gens, dit-il dans sa barbe grise.
– Pour quant à ça, oui, s’écria madame Canada, le cœur sur la main, quoi ! et dépassant par notre générosité bien des gens dont la position sociale est au-dessus de la baraque !
Le doigt sec de Justin se leva pour lui imposer silence. Sans le respect fantastique qu’elle avait pour lui, madame Canada lui en eût dit de belles ! Justin avala une seconde gorgée.
– L’ami, reprit-il en s’adressant à Échalot, vous êtes-vous demandé, cette bonne femme et vous, si la jeune personne à laquelle vous portez un si grand intérêt serait bien flattée, un jour venant, d’être votre fille ?
– Comment ! bien flattée ! s’écria madame Canada qui bondit sur place.
– Vous, la paix ! dit Justin.
– Insensiblement, répondit Échalot, la chose ne paraît pas faire l’ombre d’un doute. Ça m’étonne même que vous ne connaissiez pas la célébrité de madame Canada qui n’a pas sa pareille en foire.
– Je la connais, murmura Justin.
– Et pour ce qui regarde mon illustration particulière, poursuivit Échalot, quoique inférieure, elle ne laisse rien à désirer, ayant des antécédents d’agents d’affaires et même parmi les Habits Noirs avec lesquels j’ai su conserver mon honneur. Mademoiselle Saphir aurait donc le choix entre la qualité de mademoiselle Canada et celle de mademoiselle Échalot, selon son goût, nous étant égal à moi et à Amandine de nous appeler comme ci ou comme ça dans l’acte de mariage.
– Vous ne lui connaissez pas d’autre nom que celui de Saphir ? demanda Justin.
– On l’appelait mademoiselle Cerise à ses débuts, répondit le bon paillasse, tout ça est dans mes mémoires ci-joints. Mais Cerise sembla trop léger pour l’affiche.
– Et vous n’avez aucun indice au sujet de sa naissance ? interrogea encore Justin.
Échalot cligna de l’œil, tandis que madame Canada soufflait et s’agitait sur le carreau qui lui servait de fauteuil. Son éloquence rentrée l’étouffait.
– Avant d’arriver aux preuves de sa filiation, reprit Échalot, il est bon de compléter la liste des avantages que l’enfant récoltera dans la chose d’être légitimée par moi et Amandine. On n’est pas des artistes ordinaires, réputés comme la pierre qui roule pour ne pas amasser de mousse ; on a roulé, mais nonobstant, la mousse y est. Moi et madame Canada, on possède cinq mille quatre cents livres de rentes, en obligations de divers chemins de fer, toutes garanties par l’empereur, de quoi l’enfant serait la seule et unique héritière.
Les yeux de Justin étaient ouverts à demi. Sa physionomie de marbre exprimait quelque chose qui ressemblait vaguement à de l’attention.
– Vous êtes de braves gens, répéta-t-il. Parlez-moi de la mère.
– Quelle mère ? demanda madame Canada.
– La princesse, dit Justin avec son sourire triste et fatigué.
Il but en même temps une troisième gorgée, et une teinte rouge monta aux pommettes de ses maigres joues.
Échalot prit à la main son cahier de papier et frappa dessus bruyamment.
– Ni vu ni connu, la maman, répondit-il, et néanmoins le truc pour la retrouver est consigné là, tout au long, dans mes mémoires, écrits par moi-même et de ma propre main. Vous les lirez avec plaisir j’en suis sûr, à cause de ma sensibilité qui s’y épanche, et que tout ce qui regarde la jeune personne a l’intérêt d’un roman de Victor Ducange.
Échalot ouvrit le cahier.
Madame Canada avait croisé ses bras sur sa vaste poitrine, dans une attitude de résignation.
– Dans tout ce que je vous ai dit, papa, comme dans mes mémoires eux-mêmes, reprit Échalot, j’ai gardé pour la bonne boucle le moyen qui doit servir à la reconnaissance. Avez-vous remarqué ce détail que le premier nom de l’enfant chez nous avait été mademoiselle Cerise ?
Pour la quatrième fois Justin avança la main et prit le goulot de la bouteille, mais il la repoussa sans boire, et, s’appuyant des deux mains aux carreaux, il essaya péniblement de se lever.
En tout, c’est à peine s’il avait bu la valeur de deux petits verres d’eau-de-vie. Il avait néanmoins depuis quelques instants tous les signes de l’ivresse naissante. Ses bras tremblaient en soutenant le poids de son corps, la sueur était à ses tempes et ses yeux roulaient sous ses paupières à demi fermées.
– Cerise ? répéta-t-il d’une voix énervée, je ne comprends plus guère, vous avez parlé trop longtemps.
Dans l’effort qu’il fit, la tête faillit emporter le corps. Échalot fut obligé de le soutenir.
– C’est la bourrique du diable, gronda madame Canada. Justin, qui se levait en ce moment sur ses pieds, fixa sur elle son œil morne.
– Cerise ? dit-il encore ; pourquoi me parlez-vous de Cerise ?
– Parce que…, voulut répondre Amandine.
– La paix ! interrompit Justin. Vous êtes de bonnes gens ; je vous ai écoutés tant que j’ai pu. Il y a fille et fille… pour certaines, votre nom et vos rentes seraient un bienfait, mais pour d’autres…
Il eut encore son rire plein de lassitude, puis il dit :
– Laissez vos papiers, vous êtes de bonnes gens, lorsque je les aurais examinés je vous ferai deux consultations, une pour vous, une pour l’enfant. Allez-vous-en, je suis ivre.
Il prit le cahier des mains d’Échalot qui le regardait avec un respect mêlé de compassion.
– Quand faudra-t-il revenir ? demanda Amandine qui se leva bien plus lestement qu’on n’eût pu l’espérer de sa corpulence.
– Jamais, répondit Justin ; je n’aime pas qu’on vienne ici. J’irai chez vous. Il faut que je voie la jeune personne, pour savoir si vos bonnes intentions à son égard lui feraient du bien ou du mal.
Il les poussa dehors.
En descendant l’escalier, Échalot et madame Canada échangèrent un coup d’œil dans lequel dominait la vénération superstitieuse à eux inspirée par ce philosophe en haillons.
Un fois remontés dans le fiacre, ils lâchèrent la bride à leur besoin de parler.
– Pour étonnant, c’est étonnant ! dit madame Canada. Il vous commande comme si c’était un archevêque ; mais il n’a pas dit grand, chose de bon, à prendre et à laisser.
– Il a dit…, commença Échalot.
– Ah ! toi, s’écria la brave femme, tu as eu la parole tout le temps, c’est mon tour ! À mon idée ce qu’il y a de plus drôle, c’est qu’il se met comme cela en ribote avec ce qui me tiendrait dans l’œil. Moi, j’aurais bu la moitié de sa bouteille sans rien perdre de ma dignité… et toi aussi, bibi, il faut te rendre cette justice, tu portes la voile aussi bien que moi. Mais enfin, nous n’en savons pas plus long qu’avant de sortir de chez nous.
– Si fait, répondit Échalot qui était tout triste, nous en savons plus long.
– Que donc savons-nous ?
– Nous savons quelque chose que je n’aurais jamais deviné.
– Explique-toi, bibi, fit la bonne femme avec impatience.
– Nous savons, prononça lentement le paillasse, que nous ne sommes peut-être pas dignes d’être le père et la mère de notre belle chérie.
– Par exemple ! se récria madame Canada qui devint rouge comme un pavot : pas dignes !
– Voilà, fit Échalot avec abattement, moi, ça ne me serait pas venu à l’idée.
Madame Canada resta un instant la bouche ouverte, comme si elle allait répliquer vertement, mais elle ne parla point.
Et de rouge qu’elle était sa joue devint toute pâle.
Quand ils arrivèrent à la baraque et que mademoiselle Saphir vint à eux, selon l’habitude, pour tendre son beau front à leurs baisers, ils la serrèrent sur leur cœur plus tendrement que les autres jours.
Puis ils se retirèrent dans la cabine où ils dormaient tous deux. Ils avaient les yeux pleins de larmes.
– Moi non plus, dit Mme Canada qui pressa la main d’Échalot, ça ne me serait pas venu à l’idée.
Le père Justin, quand il fut seul, se mit à parcourir sa chambre d’un pas lent et mal assuré.
Il allait, les mains derrière le dos, revenant sans cesse à la petite fenêtre par où entrait un rayon de soleil et jetant au-dehors son regard vague.
De temps en temps, sa taille déjetée se redressait comme malgré lui, et il y avait alors dans sa pose je ne sais quoi de majestueux.
La misère a aussi son emphase, et le pinceau des maîtres drape parfois plus noblement les haillons que le velours.
Ainsi placé en face de la lumière, avec ses cheveux blancs mêlés et sa barbe grise, pleine de brins de paille, Justin prenait cette beauté que cherchent les peintres. Maintenant que nul regard ne pesait sur lui, son front avait un étrange reflet de pensées, et l’on comprenait mieux la défaite qui laissait cet homme terrassé tout au fond de son morne malheur.
Deux ou trois fois il prit, en passant, sa bouteille et l’approcha de ses lèvres sans boire.
En ces moments, il y avait sur son visage quelque chose du dégoût qui saisit le malade à la vue du médicament amer.
La dernière fois qu’il prit ainsi la bouteille, il dit en jetant autour de lui son regard découragé :
– Ce sont de bonnes gens… l’enfant aura un père et une mère. Il jeta la bouteille sur la paille au risque de la briser et murmura :
– Je déteste cela et je ne vis que de cela !
Il s’approcha brusquement du berceau, seul meuble de son misérable taudis.
– Je déteste cela aussi, reprit-il avec un mouvement soudain de fièvre, c’est le passé, c’est le reproche… je mourrai de cela !
Son pas s’était assuré, il fit un tour dans la chambre, la taille droite et le jarret tendu.
– Cerise ! pensa-t-il tout haut ; pourquoi ce nom ? J’aimerais bien mieux devenir fou tout de suite.
Il prit le cahier laissé par Échalot, l’ouvrit et en parcourut les premières lignes.
– À quoi bon ? continua-t-il en laissant retomber ses deux bras. Je sais leur histoire aussi bien qu’eux-mêmes. Ils ont raison, ces gens ; avec l’argent qu’ils ont gagné loyalement et durement, ils ont le droit d’acheter le bonheur… L’enfant sera bien à eux puisqu’ils l’auront payée.
Il y avait dans ces dernières paroles une amertume railleuse, un besoin de frapper qui ne savait à quoi se prendre.
Justin laissa échapper le cahier d’Échalot dont les feuilles s’éparpillèrent sur la paille.
– Ils l’ont appelée Cerise, dit-il encore, comme ils l’auraient nommée Rosette ou Réséda. Ah ! c’est dormir que je voudrais, dormir toujours !
Il revint au berceau et remua les pauvres petits débris qui le couvraient.
– J’avais une fille, pensa-t-il à haute voix, j’avais une femme… j’avais de quoi leur donner noblesse et fortune… et ma mère, qui me prenait tout cela, mourut à l’heure où je n’avais plus qu’elle pour me consoler ! Voici quatorze ans que je vis pour oublier et que je me souviens toujours. Justine aurait seize ans… Mais c’est une chose bien singulière, s’interrompit-il, qu’on m’ait volé ce portrait ! Entre misérables on ne se vole guère, et d’ailleurs le portrait n’avait point de valeur. Non ! il y a des gens qui sont condamnés plus sévèrement que les autres ! Moi, je n’avais plus rien qu’un portrait de femme avec un nuage dans les bras : l’image de mon cœur, ce portrait, le symbole de ma vie ! J’aimais cette femme aussi ardemment que le premier jour, mille fois plus ardemment qu’au temps de notre bonheur… et le nuage, l’enfant que je ne connais pas, je l’aimais, pour sa mère surtout… entre sa mère et moi l’enfant est le suprême lien… un nuage, un nuage !
Il se couvrit le visage de ses mains et un sanglot souleva sa poitrine.
– Ils m’ont volé ce portrait, mon pauvre bonheur, mon dernier souvenir ! Je ne la vois plus là, si belle que mon cœur se fondait à la regarder. Ils ne pourront pas effacer son image de ma mémoire, mais il y avait cela dans ma chambre, et maintenant, il n’y a plus rien. J’ai jeté l’héritage de ma mère au vent, sans rire, sans jouir et en grinçant des dents. Mais cela, je voulais le garder ; c’était à moi, c’était moi, Dieu n’aurait pas dû me le prendre.
Il continuait de chercher machinalement parmi les jouets poudreux et les petites hardes qui couvraient le berceau, mais à la différence de Lily qui, en présence des mêmes reliques, était tout entière à l’enfant, c’était vers la mère que le cœur endolori de Justin s’élançait.
Il aimait, cet homme ; au fond de son abrutissement apparent, il vivait et se mourait d’un grand, d’un terrible amour.
En cherchant, sa main rencontra un objet qui fixa tout à coup son attention. C’était un tout petit carré de canevas comme ceux que l’on sacrifie pour les premiers essais de l’enfant dont le caprice est d’apprendre à broder.
Justin s’accroupit auprès du berceau, tenant le canevas à la main et le considérant avec une attention attendrie.
C’était une relique de la mère, ceci, bien plus encore que de la fille.
On distinguait si bien les points réguliers que la jeune mère avait ajoutés au travail imparfait de l’enfant !
Le carré de canevas n’était pas entièrement recouvert. C’avait dû être un des derniers amusements de Petite-Reine, une des dernières complaisances de Lily. On avait fait cela, peut-être la veille du jour où le malheur était entré dans la maison.
Le fond de la tapisserie était d’un blanc rose – couleur de chair – et sur ce fond, rempli par un gros point, ressortit une cerise au petit point qui devait être entièrement de la main de Lily.
Justin comprenait ce jeu ; il entendit presque les paroles échangées entre l’enfant et la mère, pendant que s’accomplissait ce souriant travail qui était une allusion à la secrète beauté dont Petite-Reine était si fière.
Quand Justin se releva, ce fut d’un mouvement violent et plein d’une colère qui n’avait point de motifs apparents. Il rejeta le canevas loin de lui ; il courut à son lit de paille et saisit la bouteille dont il mit le goulot dans sa bouche pour boire, cette fois, une large lampée.
Il ne s’arrêta que pour reprendre haleine.
– Ah ! ah ! fit-il tandis qu’une lueur s’allumait dans ses yeux, du feu là-dedans et deux heures de folie !
Il frappa d’un coup de poing sa poitrine, qui rendit un son rauque, et, se plaçant au milieu de sa chambre avec le volume d’Horace ouvert à la main, il le feuilleta d’un air grave.
Sa joue s’animait à mesure qu’il lisait, et bientôt, cédant à un besoin irrésistible, il se mit à déclamer à haute voix avec une diction latine admirable.
Puis lâchant le livre, il récita de mémoire l’ode entière :
Pindarum quisquis – studet œmulari…
avec des gestes d’énergumène et des éclats de voix qui dénonçaient la démence.
– Ma jeunesse ! ma jeunesse ! s’écria-t-il ensuite, le collège ! ma mère ! Ah ! pourquoi suis-je venu à Paris !…
Et sans transition, d’une voix ennuyée, il se mit à chanter un refrain d’étudiant. Sa joue était pourpre, mais ses yeux s’éteignaient.
– Il y a des sorts, murmura-t-il, revenant au tas de paille où il prit encore la bouteille. Les haillons étaient dans ma destinée. Moi, le comte Justin de Vibray, je suivis cette fille qui avait des haillons… et je l’aimai… et dans toute mon existence je n’ai pu aimer qu’elle !
Il but, mais le brusque effet de la précédente rasade ne se reproduisit point. Il alla vers la planchette qui supportait sa bibliothèque et y prit Les Cinq Codes qu’il ouvrit pour les rejeter aussitôt avec humeur.
Il essaya de chanter encore ; sa voix s’arrêta dans son gosier.
Il repoussa du pied, -en passant, le volume d’Horace qui gisait dans la poussière.
– Allons ! dit-il tout à coup, ce sont de bonnes gens : je ne dormirai pas, voyons leur affaire !
Il se coucha à plat ventre sur la paille, mit sa tête entre ses deux mains relevées sur les coudes, et commença à lire le manuscrit d’Échalot.
Il n’avait pas parcouru la première page que son attention, violemment excitée, le clouait à la lecture de ces pauvres mémoires que le lecteur a suivis peut-être avec un sourire de pitié.
Nul chef-d’œuvre de l’esprit humain n’eût intéressé le père Justin à un si puissant degré.
La lecture dura deux heures, pendant lesquelles Justin demeura immobile et comme enchaîné par son ardente curiosité.
Il n’avait pas été longtemps à deviner. Depuis ce matin, sa pensée était préparée, mais le long de ces pages où la verbeuse inexpérience du saltimbanque déroulait les faits avec lenteur, Justin cueillait les indices, cherchait avec passion la certitude.
La certitude était dans ce détail qu’Échalot, selon sa propre expression, avait gardé pour la bonne bouche.
Quand Justin fut arrivé au signe porté par mademoiselle Saphir que le bon Échalot avait décrit et nommé tout naïvement la Cerise, il laissa aller le manuscrit et resta longtemps absorbé dans son émotion trop forte pour le misérable état de sa cervelle.
L’ivresse était en lui combattue par son grand trouble, mais, plus forte que son trouble, l’ivresse inerte et lourde le gagnait.
L’heure du transport était passée.
C’était la réaction maintenant, l’abrutissement qui envahissait son esprit comme un épais brouillard.
Il disait tout bas d’une voix monotone :
– Ma fille… c’est ma fille !
Et il restait là, enchaîné par l’engourdissement vainqueur.
Il luttait en dedans.
C’était une lassitude inutile et son dernier signe de vie fut une grosse larme qui coula sur la paille au travers de ses doigts.
Ses bras se détendirent enfin et sa tête tomba pesamment sur ses deux mains croisées.
Le temps passa. Le soleil avait presque fait le tour de la maison, quand on frappa doucement à la porte.
Justin n’eut garde de répondre, mais celui qui frappait était habitué, sans doute, à ses manières, car la ficelle du loquet joua sans bruit et la porte fut ouverte.
Médor entra d’un air timide et respectueux. Son regard alla tout de suite au tas de paille et rencontra en chemin la bouteille à demi vide.
– Ivre mort ! murmura-t-il. Reste à savoir à quelle heure il a bu. Il marcha dans la chambre en étouffant le bruit de ses pas et vint s’agenouiller auprès du lit.
– Justin, dit-il doucement, père Justin… monsieur Justin !
Le chiffonnier resta immobile et silencieux.
– Faudrait pourtant vous réveiller, reprit Médor avec un accent de prière impatiente. Je suis venu hier, je suis venu cette nuit, je vous ai trouvé endormi toujours, toujours… Voyons, père Justin, éveillez-vous.
Il avait prononcé ces derniers mots en affermissant sa voix. Le chiffonnier fit un mouvement faible.
– Éveillez-vous, répéta Médor qui poussa le courage jusqu’à lui secouer le bras.
Justin gronda d’une voix harassée :
– Je ne dors pas. C’est comme si j’étais mort.
– Oui, oui, parbleu ! murmura Médor, c’est comme ça, en effet, et ça finira par y être tout de bon. Enfin, vous pouvez m’écouter, c’est déjà quelque chose ; j’en ai long à vous dire, père Justin.
– J’en sais plus long que toi, balbutia celui-ci ; mais qu’importe ? Je ne peux plus rien… rien ! Et d’ailleurs, continua-t-il en faisant un effort désespéré pour relever la tête, j’ai bien réfléchi… ah ! j’ai réfléchi tant que j’ai pu. Je disais à ces bonnes gens, car ce sont de bonnes gens : l’enfant ne peut pas être votre fille…
– Quel enfant ? demanda Médor étonné.
– Elle, répondit Justin ; mais c’est vrai, tu ne sais pas… leur fille… c’est terrible à penser ! leur fille ! et pourtant, ils sont autant au-dessus de moi que j’étais au-dessus d’eux il y a quinze ans. Moi, moi, je suis le dernier degré de la misère et de la honte. Moi, rien ne peut me racheter… il vaut mieux qu’elle soit leur fille, puisque je ne peux pas avoir de fille !
Médor écoutait, bouche béante, et comprenait à demi.
– Votre fille ! dit-il, étouffé par son grand trouble ; parlez-vous vraiment de votre fille, papa Justin ?
– Oui, répliqua le malheureux, je parle de celle qui mourrait de honte et de douleur si quelqu’un lui disait en me montrant au doigt : tiens, regarde, voilà ton père. Ah ! je me suis laissé vivre trop longtemps !
Médor l’aidait à se relever. En l’écoutant, il riait et il pleurait tout à la fois.
– Et, dit-il, respirant à chaque mot, vous savez où elle est, votre fille ?
Il soutenait la tête de Justin à deux mains, de façon à bien voir sa figure.
– Oui, balbutia celui-ci, je sais où elle est.
– Mais regardez-moi donc, père Justin ! s’écria Médor. J’ai peur de vous tuer, vous voyez bien… de vous tuer par trop de joie ! Regardez-moi rire et pleurer ! devinez un petit peu, pour que ça ne vous tombe pas comme un coup de massue…
Justin ouvrit les yeux tout grands.
– Quoi… Quoi ? fit-il éperdu, haletant ; est-ce que tu vas me parler d’elle ?
– Oui, répondit Médor, je vas vous parler d’elle. Voyons, tenez-vous bien ! Vous n’avez que quarante ans, que diable ! vous êtes un homme !
– Parle, balbutia Justin qui défaillait, parle vite !
– Eh bien ! dit Médor, vous n’avez pas besoin de chercher des parents pour l’enfant, allez. Si vous savez où est votre fille, tout est fini, car moi je sais où est sa mère.
Justin s’échappa de ses bras et se tint debout, dressé de toute sa hauteur pendant une seconde.
Puis il chancela et Médor s’élança pour le soutenir, croyant qu’il allait tomber à la renverse.
Mais Justin le repoussa encore une fois. Ses jarrets fléchirent ; il s’agenouilla et mit sa tête entre ses mains.
– Lily ! prononça-t-il d’une voix que Médor n’avait jamais entendue. Elle n’est donc pas morte ! Est-ce que Dieu me donnerait cette joie de la revoir ?
– Mais oui, mais oui, répondait toujours Médor, et vous avez supporté ça mieux que je ne pensais, papa !
Justin pleurait silencieusement pendant que Médor continuait :
– Elle est toujours belle, elle est toujours jeune ; elle a un hôtel qui est un palais.
Les mains de Justin glissèrent, découvrant son visage livide. Il regarda Médor en face.
– Ah ! fit-il, elle est belle, jeune, riche… et moi… moi ! Si je la revoyais elle me verrait, cela ne se peut pas… j’aime mieux mourir avant.
Il se laissa choir la face contre terre.
Médor le considéra un instant d’un air découragé.
– C’est sûr qu’il s’est laissé glisser bien bas, pensa-t-il. Jamais ça ne redeviendra l’homme d’autrefois ; mais si on pouvait retrouver seulement un petit coin de lui-même !
Il se remit à genoux auprès du chiffonnier et fit mine de le relever encore une fois, mais ses mains s’arrêtèrent avant de le toucher et il se dit :
– Ça n’en finirait plus. Vaut mieux s’asseoir sur le même canapé et se mettre à son niveau pour le remonter à la douce.
Médor ne craignait pas beaucoup la poussière. Il se coucha à son tour sur le carreau poudreux, de façon à placer sa tête tout contre celle de Justin, dont le front touchait la terre et disparaissait dans ses grands cheveux blancs.
Ils étaient posés ainsi comme deux voyageurs fatigués qui font halte, étendus tout de leur long sur la marge de la route.
– Je savais bien que ça vous ferait de l’effet, papa, reprit-il en donnant à sa voix des inflexions persuasives ; moi, je suis comme vous, les jambes me flageolent parce que je sens bien qu’il va falloir donner un terrible coup de collier… et je ne sais pas si j’aurai la force.
Justin restait insensible et sourd. Médor approcha sa bouche tout auprès de son oreille et dit tout bas en détachant chacune de ses paroles :
– Si je suis seul, que voulez-vous que je fasse pour elle ?
Justin eut un tressaillement faible qui parcourut tout son corps.
– Vous étiez un vaillant luron, un temps qui fut, reprit Médor. Si je n’avais qu’à marcher derrière vous, on pourrait encore venir à son aide.
Justin ramena son bras sous son front, et, ainsi soutenu, il répéta avec une fatigue profonde :
– À son aide ?
Il ajouta presque aussitôt après :
– Elle est donc en danger ?
– Voilà que ça va mieux, papa Justin ! s’écria Médor. Je ne vous ai pas tout dit, ou plutôt je ne vous ai encore rien dit. Quand je vous aurai parlé de son mari…
– Son mari ! répéta encore Justin.
Sa tête se retourna lentement et ses yeux mornes se fixèrent sur ceux de son compagnon.
– J’écoute, dit-il.
– Vous faites bien, papa. La pauvre femme a peut-être grand besoin de nous.
Justin le regarda toujours.
– Je ne sais pas si j’ai bien compris, balbutia-t-il ; j’ai compris que Lily était mariée.
– Oui, fit Médor, mariée à un homme qui est un scélérat et qui me fait peur.
Justin appuya ses deux mains sur le carreau et se releva ainsi à demi.
Une flamme brilla dans ses yeux, puis s’éteignit, mais il prononça d’une voix distincte :
– Parle haut et clair. Je ne suis mort qu’à moitié : j’écoute.
La figure du bon Médor exprimait le contentement et l’espoir.
– C’est vrai que vous n’êtes mort qu’à moitié, papa, dit-il, et encore parce que vous le voulez bien. Si on pouvait vous éveiller une bonne fois, tout irait sur des roulettes.
– J’écoute, répéta Justin gravement.
– Ah ! ah ! s’écria Médor, j’en ai long à vous dérouler. Je n’ai jamais jeté le manche après la cognée, moi ; pendant que vous dormiez je cherchais. Voilà quatorze ans que je cherche sans m’arrêter. Je ne vous ai rien dit depuis tout ce temps, parce que ça n’aurait pas servi. Vous ne vouliez pas, quoi ! mais aujourd’hui vous allez marcher, c’est mon idée, fi n’y a plus à reculer. D’abord et pour commencer, cet homme-là a dû être pour quelque chose dans le vol de l’enfant. Je me souviens. Je vois encore sa figure, et ça m’est toujours resté qu’il aurait pu arrêter la voleuse.
– De qui parles-tu ? demanda Justin qui depuis bien des années n’avait pas eu ce regard lucide.
– Je parle du mari de la Gloriette, répondit Médor. Les yeux de Justin se baissèrent.
– Qui est cet homme ? demanda-t-il encore.
– Un grand seigneur étranger, monsieur le duc de Chaves.
– Ah ! fit Justin, un duc !
– Un vrai duc ! et c’était à lui la voiture qui emmena madame Lily, le jour où vous revîntes à Paris.
– Pour trouver la chambre vide, pensa tout haut Justin. Ma mère avait dit : « J’en mourrai. »
– Ce n’est pas tout, reprit Médor.
– J’ai froid, interrompit le chiffonnier, aide-moi à me remettre sur ma paille. Ma mère en est morte.
– À votre service, répondit Médor qui lui tendit aussitôt les deux mains ; mais n’allez pas vous rendormir, savez-vous !
Justin, avec le secours de son compagnon, parvint à regagner sa couche. Il ne s’y étendit point ; il s’accroupit sur la paille, le menton dans les genoux, et dit d’un accent résolu :
– Non, non, je ne m’endormirai pas.
Médor prit auprès de lui une posture pareille.
– On va causer comme des amis, dit-il ; ça va bien, pourvu que je puisse dénier mon rouleau. De parler, ça n’est pas mon fort, et pourtant il faut que vous sachiez tout, car il m’a passé des idées, quoi ! des idées qui figent le sang. Cette grande maison fermée qu’elle habite est auprès de l’hôtel où ce duc, du temps de Louis-Philippe, tua sa duchesse à coups de hache, une nuit, sans que les quinze ou vingt domestiques entendissent les cris de la bête féroce ou les plaintes de la victime. J’ai peur. Le duc avait une autre femme, une belle. Monsieur Picard me dit dans le temps que cette autre femme-là mourrait bien vite, et ça n’a pas tardé, puisque le duc a épousé la Gloriette. Mais vous ne savez pas ce que c’est que monsieur Picard, papa, et moi j’ai de la peine à commencer par le commencement. Voyons ! s’interrompit-il en heurtant son front d’un coup de poing, je veux pourtant tâcher d’être clair !
– Oui, tâche, murmura Justin qui essuya la sueur de ses tempes ; ma tête est bien faible et j’essaye en vain de te suivre.
– Il y a donc, reprit Médor, que pendant quinze jours je couchai dans le bûcher de la Gloriette, vous savez ça. Je passais mon temps à courir du commissariat de police à la préfecture. On ne connaissait que moi là-dedans, et j’étais à charge à tout ce monde qui se sentait en défaut et qui ne trouvait rien. Je me disais en moi-même : il faut qu’il y ait quelque chose pour qu’on ne rencontre pas seulement une pauvre trace.
« On avait le signalement exact de la voleuse, et ce signalement était fièrement reconnaissable ; les agents qui avait commencé la battue étaient arrivés tout de suite sur le lieu du crime et avaient pu recueillir tous les témoignages. Tout à coup, voilà ce qui arriva, et ça me fit rudement penser : les deux agents s’appelaient monsieur Rioux et monsieur Picard ; l’un d’eux disparut et lâcha le métier, comme s’il avait fait une succession capable de le mettre dans l’aisance. C’était monsieur Picard. Quand il fut parti, la chose ne battit plus que d’une aile, et monsieur Rioux disait à qui voulait l’entendre : c’était Picard qui tenait le fil de tout.
« M. Rioux disait aussi : ce duc a eu tort de lui donner tant d’argent ; il ne faut pas bourrer les chiens de chasse, si on veut qu’ils détalent.
« Voilà donc qui est sûr et certain : l’affaire tomba dans l’eau tout à fait, et quand on en parlait les gens de la préfecture haussaient les épaules. Écoutez bien.
« Un matin, dans une rue de Versailles où j’avalais pour la fête du pays, ! je me trouvai nez à nez avec monsieur Picard, habillé en bon bourgeois et la trogne rouge comme quelqu’un qui a rudement déjeuné.
« Il y avait déjà du temps que tout était fini, et l’histoire était vieille pour tout le monde, mais pas pour moi.
« J’abordai monsieur Picard comme ça, tout doucement, et je lui dis :
« – Salut, monsieur Picard ; vous avez bien meilleure mine qu’à l’époque.
« – Vous me connaissez donc, l’ami ? qu’il me fit.
« Je lui remémorai les circonstances où j’avais eu l’honneur de le fréquenter dans l’occasion du malheur de la Gloriette.
« – Ah ! qu’il s’écria, bon, bon ! ça date du déluge… et vous étiez un peu tannant, mon brave, voulant toujours que les aiguilles aillent plus vite que l’heure. Et qu’est-ce qu’elle est devenue, cette jolie petite femme-là ?
« Tout en lui racontant ce que je savais, je lui fis la politesse de lui offrir quelque chose.
« – Quoique établi maintenant, me répondit-il, je n’ai pas la fierté du parvenu. Payez une tournée, je paierai l’autre ; j’aime à causer avec les anciens de Paris.
« Nous entrâmes au cabaret, et il commença à me dire du mal de la police, comme quoi s’il avait voulu publier ses mémoires secrets, ça ferait dresser les cheveux des populations, et comme quoi il avait quitté la préfecture pour ne pas s’encanailler plus longtemps avec une racaille, composée de l’écume de la lie des boues de la société moderne. Ils sont tous comme ça, quand ils s’en vont des bureaux ; moi, je ne sais pas ce qu’il y a de vrai dans ce qu’ils disent, et ça m’est égal.
« Mais en bavardant, il buvait ; cet homme-là est encore plus soifeur que bavard.
« Et moi, je le poussais, consommant tournée sur tournée, parce que je voyais bien qu’il en sortirait quelque chose.
« Quand il fut tout à fait bien, je me mis à le contredire, sachant que ça fait mousser les ivrognes.
« – Vous ne me ferez pas croire, m’écriai-je, qu’un duc et millionnaire soit capable de voler des petits enfants.
« – Je n’ai pas dit qu’il a volé la fillette, repartit monsieur Picard, quoiqu’il en aurait été bien susceptible ; j’ai dit qu’il avait profité de la chose et qu’il voulait la belle blonde à tout prix. À tout prix, quoi ! répéta-t-il en donnant un grand coup de poing sur la table. Pour avoir la belle blonde, il aurait mis le feu aux quatre coins de Paris ! Il est fait comme ça, ce sauvage-là ; c’est un troubadour qui a les griffes d’un tigre.
« – Et tenez, s’interrompit-il, je ne donnerais pas une pipe de tabac de l’autre duchesse qu’il avait à Paris en ce temps-là, la première : une belle brune, pourtant ! Tonnerre ! quand il me parlait de la Gloriette, j’entendais le glas de son épouse légitime… Ah mais ! il s’en passe de drôles aussi dans les maisons des riches !
« – Vous parliez donc avec lui de la Gloriette ? demandai-je.
« Il eut un petit peu de défiance pendant un moment. C’était mal engagé ; dame ! je n’ai pas beaucoup d’adresse.
« Mais il avait tant de bleu dans la tête que la défiance passa vite ; il reprit :
« – Vois-tu, vieux, l’occasion se trouve une fois, mais pas deux ; quand on la rencontre, faut l’empoigner. Je n’ai fait de mal à personne… et puis d’ailleurs j’ai donné ma démission, quoi ! On ne peut pas demander à un bourgeois jouissant de sa liberté d’être esclave d’une administration. Nous sommes des Français, dis donc, tous égaux devant la loi. Comme je croyais que le duc voulait retrouver l’enfant, j’y allais comme un lion, parce qu’il payait ; en outre, il y avait la chose de passer sur le corps de monsieur Rioux : un incapable. Voilà donc qu’un matin, j’arrive chez monsieur le duc avec un rapport fait à l’œuf, un bijou de rapport qui établissait comme quoi, ayant passé à l’inspection tous les cochers de place, j’avais trouvé enfin un numéro qui avait connaissance de la vieille femme au béguin et au voile bleu…
– C’est long, s’interrompit Médor, mais tout ça est nécessaire.
– J’écoute et je comprends, répondit Justin qui n’avait pas fait un mouvement depuis le commencement du récit.
« – Vous jugez, papa, continua Médor, si j’étais tout oreilles. Je suais sang et eau à faire semblant d’être calme.
« Monsieur Picard était en colère et trouvait que je ne m’intéressais pas assez à son histoire. Vieille éponge, va ! je la dévorais, son histoire !
« Et plus il allait, plus ça chauffait. Le cocher avait conduit la vieille au béguin sur la grande route, entre Charenton et Maisons-Alfort ; c’était justement ça qui lui avait donné des soupçons, parce qu’elle avait dit halte à un endroit où il n’y avait pas de bâtisses.
« – Qu’est-ce que je fis ? continua monsieur Picard. Ah ! ils ne me remplaceront pas à l’administration ! Je me rendis sur les lieux avec deux leveurs de première qualité et le cocher. Le cocher nous arrêta à la place même où la vieille était descendue avec le petit enfant un petit garçon, qu’elle disait, mais ces frimes-là sont connues. On visita les environs ; pas une maison ! et le sentier qu’elle avait pris en quittant la voiture ne menait nulle part, sinon à un champ de betteraves. Bien sûr qu’elle n’avait pas volé l’enfant pour l’enterrer dans les betteraves. Il y avait au coin d’un champ un grand tas de fumier. – Fouille ! que je dis à mes leveurs. Au bout de dix minutes, nous avions le béguin, le voile bleu, un petit toquet à plumes, une petite crinoline et des bottines qui étaient des joujoux…
– Cette fois, s’interrompit encore Médor, n’y aurait pas eu moyen de cacher mon émotion. Je m’écriai franchement :
« – Ah ! dame ! ah ! dame ! monsieur Picard, voilà un joli rapport ! et monsieur le duc dut être fièrement content de vous !
« Monsieur Picard but une tournée, puis se rengorgea et me répondit :
« – Par ainsi, mon gros, il fut si content qu’il m’a fait ma fortune.
« – Mais alors, demandai-je, pourquoi la petiote ne fut-elle pas retrouvée ?
« – Voilà ! répondit monsieur Picard en clignant de l’œil ; tu n’es pas fort, bonhomme !
« Je pris mon air le plus innocent.
« – Tu n’es pas fort, répéta-t-il ; il faudra te mettre les points sur les « i », je vois bien cela. Monsieur le duc me fit ma fortune pour que je supprime le rapport, dont il était si fièrement content.
« Je ne pus retenir un cri.
« Monsieur Picard me regarda d’un air inquiet.
« – Ah ! ah ! fis-je aussitôt en me tenant les côtes, je comprends ! Elle est bonne, tout de même ! Monsieur le duc ne voulait plus qu’on trouve l’enfant.
« – Juste ! il ne voulait que la mère. Et il me fit faire un autre rapport avant de donner ma démission, le rapport d’une troupe de saltimbanques qui s’était embarquée au Havre pour l’Amérique emmenant une petite fille jolie, jolie…
« – De l’âge de Petite-Reine ! m’écriai-je.
« – Juste. Tu y es !
« – Et le duc vint raconter la chose à la Gloriette ?
« – Et la Gloriette, acheva monsieur Picard, suivit le duc comme un pauvre agneau.
Médor s’arrêta. Il regarda le chiffonnier toujours immobile et demanda en homme qui n’est pas bien sûr de son fait :
– M’avez-vous compris un petit peu, papa Justin ?
Celui-ci fit un signe de tête affirmatif.
– C’est cet homme-là, prononça lentement Médor, qui est le mari de la Gloriette.
– Oui, répéta Justin, c’est cet homme-là qui est son mari. Puis il reprit :
– Qu’est devenue l’autre duchesse ?
– Pour ça, je n’en sais rien, repartit Médor, mais je m’en doute.
– Tu penses qu’elle est morte ?
– Dame ! puisque le duc est remarié.
Les deux mains de Justin se relevèrent pour faire un voile à ses yeux.
– Ce n’est pas tout, dit Médor.
– Ah ! fit Justin dont la voix vibrait sourdement, ce n’est pas encore tout !
– Cet homme-là n’a pas changé, papa, quoique ses cheveux soient gris maintenant, car voici la vraie menace, le grand danger qui m’a fait vous dire : « J’ai peur. » En face de ma cachette, il y a sur l’esplanade des Invalides un grand théâtre, et dans le théâtre une fille qui est sans mentir plus belle que les anges. Il vient des grands seigneurs pour la voir, mais ils perdent leur peine, je le garantis bien, car elle est aussi sage que jolie. Mais la Gloriette aussi était sage. Avant-hier soir, j’ai reconnu notre homme, notre duc. Sa figure est là, voyez-vous, je ne l’oublierai jamais. J’ai reconnu notre duc qui entrait au théâtre avec un de ses compagnons. Quand des gens pareils viennent en foire, on sait ce que ça veut dire.
« J’avais l’idée d’entrer derrière eux, car mon voisin ne me refuserait pas la porte de son théâtre, mais c’est juste à ce moment-là que la Gloriette a passé devant moi, et il m’a bien fallu la suivre pour savoir où elle demeure.
– Pourquoi ne lui as-tu pas parlé ? demanda Justin.
– Ça me fait plaisir de voir comme vous écoutez bien, papa, repartit le bon Médor. Je ne lui ai pas parlé parce qu’elle était avec un beau jeune homme et qu’ils avaient leurs chevaux rue Saint-Dominique. Je n’ai pu les suivre que de loin.
Justin songeait.
– Mais quand je suis revenu de ma course, continua Médor, on sortait du théâtre ; j’ai revu monsieur le duc et son compagnon ; ils causaient tous deux et j’ai compris ceci en les écoutant : Monsieur le duc mettrait le feu aux quatre coins de Paris, comme disait M. Picard, non pas pour la Gloriette, mais pour mademoiselle Saphir !
À ce nom, Justin se mit sur ses jambes d’un seul temps, et secoua sa grande chevelure blanche comme une crinière de lion.
Ce n’était plus le même homme. Ses yeux vivaient, sa taille avait toute sa hauteur.
Pendant que Médor le regardait avec étonnement, il essaya, mais en vain, de répéter ce nom : Mademoiselle Saphir.
Ce nom restait obstinément dans sa gorge.
Il remit ses mains lourdes sur les épaules de Médor, et parvint à prononcer d’une voix étranglée :
– Elle !… elle !… c’est elle ! c’est ma fille !
Médor resta comme accablé sous la stupéfaction. Il doutait. C’était peut-être la folie qui prenait ce pauvre homme.
– C’est ma fille ! répéta Justin avec éclat. Ma fille ! ma fille !
Il saisit les papiers d’Échalot et les feuilleta, cherchant le nom qui le fuyait.
Il marchait en même temps à grands pas solides.
Puis il s’arrêta devant Médor, confondu, pour dire avec un accent profond comme sa colère :
– Ah ! il veut aussi ma fille !
« Mène-moi à l’hôtel de cet homme, ajouta-t-il en faisant un pas vers la porte et d’une voix subitement calmée.
– C’est que…, balbutia Médor.
– Eh bien ! quoi ? mène-moi, je le veux !
– C’est bon de vouloir, murmura Médor, mais on n’entre pas dans cette maison-là ; les gens comme nous du moins.
Justin abaissa son regard sur les haillons qui le couvraient, et une rougeur épaisse vint à son visage. Il s’arrêta et sa tête se courba.
– J’ai déjà essayé, reprit Médor et même… c’est une idée qui m’était venue : j’ai mis le portrait de la Gloriette dans une lettre et je l’ai portée à l’hôtel.
– Ah ! c’est toi ? fit Justin. J’ai bien cherché ce portrait.
Il lui tendit la main en ajoutant :
– Il était à toi aussi bien qu’à moi.
– Porte close, continua Médor, impossible d’entrer. J’y suis retourné trois fois et j’ai pensé que peut-être c’était cet homme-là qui avait reçu la lettre.
– Il faut entrer, pourtant ! pensa tout haut Justin.
Le travail inusité de la réflexion fronça violemment ses sourcils.
– Viens ! dit-il tout à coup.
Il sortit comme il était, pieds nus et la tête découverte.
Il descendit l’escalier, traversa le terrain et s’arrêta à la porte d’une masure un peu plus grande que les autres et distinguée par cette enseigne :
« Mme Barbe Mahaleur, propriétaire, bureau des locations ».
– Attends-moi, dit-il à Médor. Et il entra.
Barbe Mahaleur, dite l’Amour-et-la-Chance, mère des chiffonniers, était assise dans son bureau devant un registre couvert d’écritures impossibles. À côté d’elle, il y avait une bouteille d’eau-de-vie et un verre à demi plein.
Mais l’alcool qui empoisonne les uns engraisse les autres. Barbe Mahaleur avait considérablement gagné en grosseur et n’avait rien perdu des teintes écarlates qui embellissaient autrefois son énorme visage.
– Viens-tu payer ton loyer ? demanda-t-elle en reconnaissant Justin. Ça fait pitié de te voir mourir de la pépie, quand tu pourrais lever le coude ici du matin au soir… comme moi, tiens, ma chatte.
Elle lampa le restant de son verre avec ostentation.
– Et c’est de la bonne, ajouta-t-elle, en faisant claquer sa langue, qui fortifie l’estomac au lieu de creuser le monde comme la mauvaise marchandise que tu bois, squelette !
– Je viens vous dire, répondit le chiffonnier, que j’ai besoin de vingt louis.
La grosse femme bondit sur son fauteuil de paille.
– Vingt louis ! répéta-t-elle, rien que ça ! on te pilerait dans un mortier qu’on ne retirerait pas de toi vingt francs, ma poule.
– J’ai besoin de vingt louis, dit pour la seconde fois Justin, et je viens voir à vous les emprunter.
– Vois, vois, mon bonhomme, s’écria Barbe en riant de tout son cœur, tu verras longtemps.
– Vous m’avez souvent demandé, reprit Justin froidement, si je voulais tenir vos écritures.
– Certes, mais tu n’as pas voulu, et te voilà bien bas maintenant.
– Pour vingt louis, je tiendrai vos écritures pendant le temps que vous voudrez.
La grosse femme versa de l’eau-de-vie dans son verre.
– En ferais-tu un acte, ma vieille ? demanda-t-elle.
– Oui, répondit Justin, je ferais un acte.
Il y eut un éclair de malice triomphante dans les petits yeux de Barbe Mahaleur.
Là-bas, dans ces fantastiques pays où l’on peut aller pour six sous en omnibus, mais qui sont plus éloignés de la civilisation que les savanes de l’Amérique, ils ont sur la valeur des contrats des idées toutes particulières et professent pour le papier timbré un superstitieux respect.
Pour eux, ce qui est signé est sacré. La signature, si follement appliquée qu’elle soit, est la garantie robuste, la vérité authentique, par opposition à la parole qui n’est généralement que mensonge.
– Assieds-toi là, mon mignon, dit Barbe en poussant du pied une chaise, et écris, je vais te dicter.
Justin s’assit.
– On n’est pas manchote, reprit Barbe, on sait dresser un sous-seing. Prends du timbre, là dans le tiroir à gauche, et ne fais pas de pâtés.
Elle dicta :
– Je soussigné, Justin…, tu as un autre nom mets-le…, je m’engage à servir madame Barbe Mahaleur, propriétaire, en qualité de commis aux écritures, et généralement pour tout faire, pendant l’espace de quatre années, aux appointements de six cents francs par an, sans nourriture ni droit au logement, et je déclare avoir reçu ce jourd’hui 19 août 1866, la totalité de mes appointements desdites quatre années, comptant, sans escompte.
– Escompte, dit Justin en achevant.
– Relis-moi ça, ma poule.
Justin relut.
– Veux-tu signer pour vingt louis ? demanda Barbe Mahaleur. L’argent est cher et je ne te retiens que deux mille francs.
Elle riait. Justin signa.
– Est-ce bête, les philosophes ! dit Barbe, enchantée de son marché. Après ça, c’est peut-être moi qui perds. Jamais tu ne dureras tout ce temps-là.
Elle prit dans sa caisse quatre cents francs qu’elle mit dans la main de Justin.
– Tu commences demain, six heures du matin, dit-elle.
– Non, répondit le chiffonnier, dans trois jours.
– C’est juste, fit-elle, il faut le temps de boire tes quatre ans. Dans trois jours soit, va-t’en.
Justin sortit.
Sur le seuil il retrouva Médor à qui il serra les deux mains en disant ces seuls mots :
– Nous entrerons.
Le matin de ce jour, vers huit heures, mademoiselle Saphir, mise très simplement et même très modestement, selon son habitude, était agenouillée dans la chapelle de la Vierge à l’église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou. Ses beaux cheveux blonds, coiffés en bandeaux, dissimulaient leur prodigue abondance sous un petit chapeau de taffetas noir, sans fleurs ; elle avait une robe de mousseline de laine noire et un mantelet de la même étoffe.
Ceux qui parcourent aux heures matinales les rues du faubourg Saint-Germain y rencontrent beaucoup de jeunes filles et même de jeunes femmes vêtues avec cette simplicité, surtout autour des églises. C’est en quelque sorte l’uniforme de la messe.
Le soir, le tableau change, et vous rencontreriez ces mêmes charmantes chrysalides, débarrassées de leurs coques, pourvues de leurs ailes de papillons, dans ces corbeilles fleuries et doucement balancées que les nobles attelages emportent au bois.
Seulement, à défaut d’une mère, chaque jeune dévote du faubourg a sa duègne pour la conduire, tandis que mademoiselle Saphir n’avait personne.
Depuis un peu plus d’une semaine qu’elle venait ainsi tous les jours, accomplir ses devoirs religieux à Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, les habitués de la paroisse la connaissaient déjà. On avait admiré la parfaite distinction de sa tenue, sa beauté incomparable et la convenance si digne de sa mise.
On s’étonnait de la voir mariée si jeune, car, là-bas, il n’y a pas d’autre explication à la solitude d’une jeune personne.
Et certes nul n’avait pensé, malgré la charité qui s’égare parfois dans le hardi pays des hypothèses, que cette jeune inconnue à l’air si admirablement décent pût avoir conquis son émancipation par des moyens excentriques.
On s’occupait d’elle beaucoup, et tout le monde confessait, ce qui est une note excellente, qu’elle ne semblait point s’occuper des autres.
Elle écoutait la messe pieusement, sans grimaces dévotes, mais sans distraction, et, la messe finie, elle se retirait à pied comme elle était venue.
On est curieux à la paroisse. Quelques bonnes âmes avaient peut-être essayé de savoir où demeurait cette charmante étrangère. Je crois bien qu’on l’avait suivie, mais ceux ou celles qui la suivaient, arrivés à la place de l’esplanade, l’avaient toujours perdue au milieu des baraques rassemblées là pour la fête.
Impossible de deviner où elle allait, à moins qu’elle n’eût son domicile dans une de ces maisons roulantes affectées aux saltimbanques, ce qui était, en vérité, complètement inadmissible.
Ce matin, ceux qui avaient la bonté de faire attention à elle la trouvèrent plus pâle. Sur son joli visage il y avait quelque chose de languissant.
Après la messe finie, elle resta un instant absorbée dans sa prière d’action de grâces, puis elle rabattit son voile et gagna le bénitier.
Auprès du bénitier, un jeune homme très beau et très élégamment vêtu se tenait debout. Il n’y avait presque plus personne à l’église, mais, parmi les rares fidèles qui restaient, ceux qui étaient coutumiers du mignon péché de curiosité purent voir la jeune étrangère rougir, sous son voile, à l’aspect du brillant cavalier.
Rougir – et sourire.
Le cavalier trempa le bout de ses doigts dans la conque et offrit de l’eau bénite, en rougissant plus fort que l’inconnue elle-même, mais en souriant aussi. Leurs mains se touchèrent et ils firent ensemble le signe de la croix.
Ensemble ils sortirent.
Comme toujours, mademoiselle Saphir prit le chemin de l’esplanade et le cavalier marcha à ses côtés.
Les curieux, s’il y en avait aujourd’hui, durent s’étonner de ce fait : ils ne se parlaient point.
La jeune fille avait gardé son beau sourire, le jeune homme semblait souffrir d’un insurmontable embarras.
La route se fit ainsi jusqu’au bout de la rue Saint-Dominique. Là, mademoiselle Saphir s’arrêta et se tourna vers Hector de Sabran qui murmura, plus confus, plus timide que le jour où il l’avait vue pour la première fois, au théâtre, en compagnie de ses camarades du collège ecclésiastique du Mans :
– Allons-nous donc nous séparer déjà ?
Au lieu de répondre, mademoiselle Saphir lui dit en lui tendant la main :
– Il y avait bien longtemps que je vous attendais.
Une expression de ravissement se répandit sur les traits d’Hector. Il cherchait encore des paroles et n’en trouvait point ; il avait dans le cœur un vrai, un grand amour.
– Nous allons nous quitter, reprit Saphir sans lui retirer sa main, n’avez-vous rien à me dire ?
– Vous êtes pâle, balbutia Hector, je vous trouve changée.
– C’est que je suis un peu malade, répondit-elle, depuis deux jours je ne danse pas.
Hector détourna les yeux.
– Je n’aurais pas da vous parler de cela, fit-elle avec son charmant sourire, je pense bien que vous avez honte…
Mais Hector l’interrompit ; la passion rompait la digue qui avait arrêté sa parole :
– Vous savez que je vous aime, prononça-t-il à voix basse. Les instants trop courts que j’ai passés près de vous à Fontainebleau sont toute ma vie. Je vous aime telle que vous êtes, et je ne respecte rien au monde autant que vous.
Saphir retira sa main. Il y eut dans son sourire une nuance de sarcasme.
– Pas même…, commença-t-elle.
Mais elle n’acheva pas sa phrase et dit doucement :
– C’est que je suis jalouse.
Hector aurait voulu s’agenouiller. Ce n’était pas le lieu. Saphir lui adressa un petit signe de tête comme pour prendre congé.
– Vous reverrai-je ? demanda-t-il en tremblant.
– Je viens à la paroisse tous les matins à la même heure.
– Je voudrais causer avec vous, dit-il.
– Tous deux tout seuls, interrompit Saphir, comme là-bas, sous les grands arbres ?
Il resta muet ; elle ajouta en souriant :
– Moi aussi, je le voudrais.
Puis après une seconde de réflexion :
– Ce soir, dit-elle, à dix heures, derrière le théâtre, ma fenêtre s’ouvre à droite ; venez, je vous attendrai.
Elle s’éloigna d’un pas gracieux.
Hector resta comme étourdi de son bonheur.
Ce fut leur seconde entrevue. Hector s’était senti moins timide, lors de la première, et il s’en étonnait.
Leur troisième entrevue, je vais la raconter.
Dix heures du soir venaient de sonner à l’horloge des Invalides. Sur l’esplanade presque déserte, quelques baraques s’obstinaient à faire tapage, appelant en vain les curieux clairsemés.
Le théâtre Canada, au contraire, était clos et muet. Une large bande, collée à la devanture, annonçait relâche par indisposition de mademoiselle Saphir.
Derrière le théâtre, il y avait un espace solitaire, encombré par les équipages de l’établissement Canada, et à droite duquel stationnait l’immense voiture qui servait de maison à la famille. Au centre de la voiture s’ouvrait une petite fenêtre carrée, au-delà de laquelle on voyait la lumière.
Hector parut au bout du passage étroit qui contournait la baraque et communiquait avec l’esplanade. Au moment où il se montrait, deux ombres qui étaient restées jusqu’alors immobiles, collées, pour ainsi dire, à l’une des roues de la maison Canada, se baissèrent et glissèrent sous la voiture, de l’autre côté de laquelle un homme attendait.
– Nous ne sommes pas seuls, ce soir, en chasse, dit une des ombres.
Une autre répondit :
– Pas d’imprudence ! attendons et profitons.
Hector de Sabran avait traversé l’espace désert. Il n’eut pas besoin d’appeler. Au bruit léger de ses pas, une gracieuse figure de jeune fille se détacha en silhouette sur le fond clair de la fenêtre.
– Est-ce vous ? demanda la jeune fille d’une voix contenue, mais qui ne tremblait pas.
– C’est moi, répondit Hector.
– Avez-vous bien vu s’il ne venait personne ?
Le regard d’Hector interrogea tout ce qui l’entourait. Pendant qu’il avait le dos tourné, Saphir toucha le sol auprès de lui. Plus leste qu’un oiseau, elle avait sauté par la fenêtre.
– Venez, dit-elle en mettant un doigt sur sa bouche.
Elle se faufila entre les baraques et les voitures jusqu’à ce qu’elle eût trouvé un autre passage. Hector la suivait.
Mais une des ombres s’était détachée de la maison Canada et suivait à son tour Hector.
Sans s’arrêter, Saphir gagna le bosquet latéral qui est à gauche de l’esplanade, en descendant des Invalides. Elle le traversa dans toute sa longueur jusqu’au quai.
Les promeneurs étaient rares. La nuit très noire sentait l’orage et le ciel menaçait.
Saphir avait son costume sombre de ce matin ; c’est à peine si on l’apercevait entre les arbres.
Arrivée à l’extrémité du bosquet, elle prit à gauche pour gagner l’allée tournante qui va de l’esplanade au Champ-de-Mars, en suivant le quai Billy.
Ce fut aux premiers arbres de cette allée qu’elle s’arrêta seulement. Elle jeta un long regard derrière elle et elle ne vit qu’Hector.
– Ordinairement, lui dit-elle, je suis brave, mais aujourd’hui je ne sais pourquoi j’ai peur.
– Même avec moi ? demanda Hector.
– Surtout avec vous, répondit Saphir, et surtout pour vous. Oh ! comprenez-moi bien, s’interrompit-elle, j’ai confiance en votre courage, en votre force, je vous ai choisi entre tous pour vous admirer et pour vous aimer… Mais si je vous perdais…
– Chère, chère enfant ! murmura Hector attendri.
– Je ne suis pas une enfant, dit-elle, j’ai essayé de vous fuir. Au lieu de venir au rendez-vous que je vous avais donné là-bas, j’allai loin, bien loin, mais votre souvenir me suivait ; je vous cherchais, je relisais vos lettres. Et quand je voyais dans les livres, car je ne sais rien que par les livres, la distance qui nous sépare tous deux, moi, pauvre fille d’une caste méprisée… et ridiculisée, ce qui est plus cruel ! – et vous si fier, si beau, noble, riche…
– Oui, dit Hector, je suis riche, et que Dieu en soit loué, puisque ma fortune est à vous !
– Je pensais, poursuivit Saphir comme si elle n’eût point pris garde à l’interruption, que vos paroles étaient celles de tous les jeunes gens, que vos lettres… Ah ! c’est vous qui étiez un enfant quand vous écrivîtes ces lettres !
Hector voulut protester. Saphir poursuivit :
– Les livres n’apprennent pas tout, les livres frivoles que j’ai lus, mais ils enseignent du moins le gros de la vie. Non, non, moi, je ne suis plus une enfant ; j’ai plus médité peut-être que les jeunes filles de mon âge appartenant au monde, je me disais souvent, très souvent : J’ai bien fait de fuir. Tout est contre moi. Ce serait folie à lui de me chercher, et comment me retrouverait-il ? Nous sommes séparés à jamais.
« Et pourtant, je vous attendais tous les jours, s’interrompit-elle. Elle souriait, appuyée qu’elle était des deux mains au bras d’Hector.
Celui-ci contemplait en extase sa délicieuse beauté que l’ombre de la nuit faisait plus suave et presque divine.
Ils allaient lentement, serrés l’un contre l’autre. Les paroles se pressaient sur les lèvres d’Hector, mais il les retenait, écoutant avec ivresse cette voix qui descendait jusqu’au fond de son cœur.
– N’est-ce pas que vous avez toujours pensé à moi un peu ? demanda-t-elle soudain avec une gaieté enfantine.
– Vous avez été le rêve de toute ma vie, répondit Hector.
– Si vous m’aviez oubliée tout à fait, murmura-t-elle, je l’aurais su, quelque chose me l’aurait dit. J’étais avec vous sans cesse, avec vous autrement que par la pensée… et tenez, j’ai été malade une fois, bien malade ; ces bonnes gens qui m’aiment tant et que je continuerais d’aimer, quand même je deviendrais une princesse, crurent que j’allais mourir. J’avais vu par la fenêtre de ma chambre une fois que nous étions en voyage…
Elle s’arrêta pour le regarder fixement et reprit :
– Il n’y a pas bien longtemps de cela, c’était en venant à Paris, et depuis lors je ne me suis jamais bien guérie.
– Mais qu’aviez-vous donc vu ? demanda le jeune comte.
– Vous le saurez, et il faudra me répondre franchement. Elle sentit sa main pressée contre le cœur d’Hector.
– Franchement, répéta-t-elle avec gravité ; quand on me trompe, moi je devine, et j’aime trop pour ne pas être jalouse.
Hector cessa de marcher.
– Je suis encore bien jeune, dit-il, mais voilà deux ans déjà que je passe dans le monde, et les plaisirs de Paris ne me sont pas inconnus. Je n’ai jamais aimé que vous, et je n’aimerai jamais que vous. Je vous en prie, dites-moi ce qui causa votre chagrin.
– Pas maintenant, répliqua Saphir qui semblait toute rêveuse. Puis avec pétulance :
– J’ai fait ma première communion, dit-elle, on m’a donné un nom de sainte. Je songe à cela parce que je vois bien que vous hésitez à m’appeler Saphir.
– C’est vrai, balbutia Hector ; mais n’en soyez pas offensée. Si vous saviez comme votre malheur ajoute à ma tendresse et grandit mon respect pour vous !
Quand il se tut, Saphir l’écouta encore.
– Chaque fois que je rêvais de vous, pensa-t-elle tout haut, vous me parliez ainsi. Pour ma première communion, ils me donnèrent le nom de la Vierge Marie : voulez-vous m’appeler Marie ? Les lèvres d’Hector s’appuyèrent sur sa main.
– Marie ! murmura-t-il, mon adorée Marie !
– Vous faites bien de me plaindre, reprit-elle, et pourtant ces bonnes gens ne m’ont pas rendue malheureuse, allez ; je suis reine dans cette humble famille, et ce sont eux qui m’ont donné la première idée de ma naissance.
– Votre naissance ? répéta Hector timidement.
– Oh ! vous êtes bon, dit-elle d’un ton pénétré, vous ne riez pas, merci !
Puis, riant elle-même, mais avec une singulière tristesse, elle ajouta :
– Monsieur le comte Hector de Sabran, vous savez bien que toutes les filles trouvées comme moi se croient les enfants d’un prince et d’une princesse.
– Marie, chère Marie, s’écria Hector, pourquoi me parlez-vous avec cette amertume ?
– Parce que, répondit-elle en baissant la voix, il y a un moment où mon rêve s’arrête. Je n’ai jamais pu aller au-delà. Je sais bien que vous m’aimez ; pour le savoir, je n’ai pas eu besoin de l’entendre de votre bouche… mais vous êtes le comte de Sabran, et je suis mademoiselle Saphir.
Elle sentit sur sa main les lèvres d’Hector.
– Vous êtes mon amour, dit-il d’un accent plein de passion, vous êtes mon espoir et mon avenir tout entier. Ce que vous appelez votre rêve, c’est la réalité de notre vie. Rien ne l’arrêtera, ce rêve, je suis libre ; mon père et ma mère sont morts.
– Ah !…, fit la jeune fille qui releva sur lui ses grands yeux pleins de larmes.
– Je suis libre, répéta Hector dont la voix s’animait ; le monde est grand et il y a autre chose que l’Europe. Si vous craignez le passé de mademoiselle Saphir, Marie, un passé bien pur, mais qui, pour le vulgaire, pourrait être matière à raillerie, les biens de ma famille sont au Brésil. Dites un mot, je vous emmènerai, et nous creuserons ainsi l’abîme entre madame la comtesse de Sabran et celle que l’injustice du sort égara un instant si loin des brillants sentiers qui lui appartiennent.
Saphir ne répondit pas tout de suite ; sa respiration était courte et pénible.
Dans le silence qui suivit et vers la partie de l’avenue qui tournait du côté de l’esplanade, ils entendirent tous deux un vague bruit.
Tous deux regardèrent. Ce pouvait être le vent, car les premières rafales d’un orage soulevaient en tourbillons la poussière et les feuilles sèches.
La nuit était de plus en plus sombre. On voyait seulement de distance en distance, sous les arbres, les pâles échappées de clarté qui venaient des becs de gaz.
Aussi loin que le regard de nos deux amants pouvait se porter, l’avenue était déserte.
– Vous ne me répondez pas, Marie ? dit Hector au bout d’un moment.
– Je ne peux pas vous répondre, répliqua la jeune fille.
– Pourquoi ?
– C’est mon secret, dit-elle avec un sourire mélancolique. Mais est-ce que j’ai un secret pour vous ? Il y a deux choses dans mon existence, rien que deux, qui ont occupé uniquement ma pensée. Je devrais commencer par la première, mais vous êtes la seconde, Hector, et je ne sais plus laquelle tient en moi la plus grande place. Je ne vis que pour vous et pour ma mère.
– Votre mère ! s’écria Hector, sauriez-vous !…
– Je ne sais rien, rien absolument, interrompit-elle. Il y a plus, ce que je prends pour de vagues souvenirs m’a été suggéré, sans doute après coup, par la seule personne qui se soit occupée de mon intelligence et de mon instruction. Écoutez-moi, Hector, je vous dois cela comme tout ce qui est à moi, puisque je me donne à vous sans réserve.
Il la serra dans ses bras, et ce fut elle qui tendit son front au premier baiser.
La lueur fugitive du réverbère voisin éclairait ses beaux yeux pleins d’amour et de fière pudeur.
– Il n’y a rien de certain, reprit-elle, sinon une seule circonstance, c’est que je ne suis pas née dans la maison de ceux qui m’ont tenu lieu de parents. J’essayerais en vain de rendre avec clarté ces impressions, confuses comme un brouillard ; il me semble que je me souviens de m’être souvenue : c’est le reflet d’un reflet ; je crois que ma pensée, sans cesse tournée vers cette brume, s’égare elle-même et prend l’imagination pour la mémoire. D’où venais-je ! je l’ignore, mais je venais de quelque part dans Paris, j’en suis sûre. Je savais parler quand j’ai quitté ma mère, et la terreur indéfinissable qui reste encore en moi me dit que je fus enlevée par la violence. Le résultat de cette violence fut de me faire perdre la parole pour longtemps, et peut-être aussi la pensée. Je sens tout cela mieux que je ne l’exprime et pourtant je le sens très imparfaitement… La personne dont je vous parlais, qui m’a appris à lire, à écrire et le peu que je sais, était alors un saltimbanque qui avalait des sabres. J’ignore ce qu’il est maintenant. Je l’ai revu ces jours derniers et j’ai refusé de l’écouter, parce que ses paroles étaient de celles qu’on ne doit point entendre. Je ne pourrais donner aucune preuve à l’appui de ce que je vais vous dire, ma mémoire elle-même est vide à cet égard ; je n’ai qu’un indice, c’est la frayeur indéfinissable qu’il m’inspirait à de certains moments. Cet homme a dû être mêlé au drame qui me sépara de ma mère, j’en ai la conviction ; d’ailleurs il me parlait de ma mère, il est le seul qui m’ait parlé de ma mère en ce temps-là ; il la plaçait dans un noble hôtel ou dans un château, et moi j’aurais juré que ses paroles se rapportaient aux fugitives impressions qui restaient en moi. Je n’ai pas toujours bien compris sa pensée, mais j’ai compris une fois, voici de cela plus de deux ans, qu’il voulait subjuguer ma jeunesse en la flétrissant, m’enchaîner à lui, me faire son esclave, et je l’ai chassé.
Malgré la nuit, on pouvait voir la pâleur qui était répandue sur le visage d’Hector.
– Et où est-il, ce misérable ! prononça-t-il d’une voix étouffée.
– Il est à Paris, répondit Saphir. Je lui dois beaucoup ; et cependant je ne saurais lui pardonner. Il est au monde la seule créature que je déteste.
– Malheur à lui ! dit Hector.
Elle l’entraîna vers un banc de pierre et s’y assit en disant :
– Je suis bien lasse. J’ai la fièvre quand je parle de ces choses. Me comprendrez-vous, Hector, quand j’ajouterai que je n’ai aucun moyen de reconnaître ma mère, et que cependant je dois rester en France ! À mes yeux, c’est un devoir sacré. Mon cœur me disait que vous viendriez, vous voyez bien qu’il ne m’a pas trompée. Mon cœur me dit aussi que je retrouverai ma mère.
Elle se tut. Hector restait pensif à ses côtés.
– Vous ne dites rien, murmura-t-elle. Puis changeant d’idée tout à coup :
– Moi, s’écria-t-elle, j’aurais un moyen de me faire reconnaître par ma mère, et c’est en songeant à cela, à cela qui prouve si bien la bonté de Dieu, que j’ai voulu un jour me rapprocher de Dieu. Je suis pieuse, Hector, parce que Dieu m’a marquée d’un signe visible qui me rendra tôt ou tard les baisers de ma mère.
Hector, depuis quelques instants, était en proie à une singulière agitation. Il se souvenait de l’entretien qu’il avait eu l’avant-veille dans cette solitaire avenue du bois de Boulogne avec Mme la duchesse de Chaves.
Les amoureux croient aux miracles ; il était ému jusqu’à la fièvre ; il pensait :
– Si c’était elle !
À son insu, ces mots vinrent jusqu’à ses lèvres.
– Que dites-vous ? demanda Saphir avec reproche, vous ne m’écoutez plus.
Hector se laissa glisser à genoux et prit deux belles petites mains qui frémirent entre les siennes.
– Je ne sais pas si je suis fou, murmura-t-il, je vous aime tant, Marie, et il m’a été si doux, si consolant de causer de vous avec elle !
– Avec qui ? demanda Saphir, qui essaya un mouvement pour retirer ses mains.
– Avec quelqu’un qui vous aime déjà, répondit le jeune comte, parce que je vous aime, avec ma seule amie, avec une femme si bonne, si belle…
– Si belle ! répéta Saphir. Elle ajouta tout bas :
– Je la connais, je l’ai vue ; c’est elle qui était dans la calèche. Vous suiviez à cheval ; vous vous penchiez, souriant et heureux, à la portière.
– Route de Maintenon à Paris ! s’écria Hector, c’est vrai… n’est-ce pas qu’elle est belle ?
– Trop belle ! répliqua Saphir d’une voix changée. Je ne vous ai pas encore dit de qui j’étais jalouse…
– Vous ! jalouse d’elle !
– Dites-moi son nom.
– Madame la duchesse de Chaves.
– Ah ! murmura la jeune fille, une duchesse ! et vous songiez à elle auprès de moi !
– Je songeais à elle et c’était songer à vous, Marie, ma bien-aimée, Marie ! De même que vous me dites aujourd’hui : je cherche ma mère, hier elle me disait : je cherche ma fille…
– Sa fille ! s’écria Saphir ; elle ! si jeune !
– Sa fille qui aurait votre âge, sa fille qui fut enlevée, comme vous, à Paris, et à la même époque que vous.
La tête de Saphir tomba sur l’épaule d’Hector.
– Mon Dieu ! murmura-t-elle. La duchesse de Chaves ! ce nom n’éveille rien en moi… et pourtant, voyez comme mon cœur bat ! S’il se pouvait que ma mère me fût rendue par vous ! Si Dieu voulait.… Ah ! au secours !
Ces derniers mots furent un cri déchirant.
Elle avait vu une forme sombre qui se détachait de l’arbre voisin ; une main s’était levée au-dessus de la tête d’Hector qui rendit un râle et tomba foudroyé.
Saphir ne put jeter qu’un cri.
Un bâillon fut noué par-derrière sur sa bouche.
Une voiture arrivait au galop par le quai Billy, du côté de l’esplanade.
Trois hommes, qui jusqu’alors avaient été cachés par les arbres, entouraient maintenant le banc au pied duquel Hector gisait sans mouvement.
La voiture s’arrêta juste en face des trois hommes. Deux d’entre eux soulevèrent Saphir, qui se débattait, et l’introduisirent dans la voiture dont ils refermèrent la portière.
Elle voulut s’élancer dehors ; elle n’était pas seule dans la voiture, où deux robustes mains comprimèrent ses mouvements.
– Allez ! dit-on sur le quai.
– Où ça ? demanda le cocher.
– À l’hôtel, lui fut-il répondu avec impatience.
Le cocher ne savait rien sans doute, car il demanda encore :
– Quel hôtel ?
– L’hôtel de Chaves, parbleu !
Saphir entendit ces derniers mots comme en un rêve. Au moment où la voiture s’ébranlait, elle cessa de se débattre et s’affaissa, évanouie.
Il y avait quelque chose d’extraordinaire, ce soir, dans le petit salon du café Massenet qui servait de lieu de réunion aux membres du Club des Bonnets de soie noire. Ces messieurs étaient venus assez tard ; les garçons avaient pu remarquer chez eux de l’agitation et du souci ; ils étaient pâles, inquiets ; tout, jusqu’à leur costume, sentait le trouble, et il y eut au billard des mauvaises langues pour dire :
– Ça va mal ! on jurerait une volée de banqueroutiers qui va partir pour la Belgique.
La poésie et l’histoire ont consacré chèrement la gaieté de nos soldats aux heures qui précèdent la bataille. Tant qu’il y aura des maîtres pour tenir le pinceau, on éclairera des lueurs rougeâtres du bivouac le sommeil paisible de Napoléon, à la veille d’Austerlitz. Il y a des anecdotes légendaires sur la tranquillité un peu bourgeoise de Turenne, sur la splendide confiance de Condé et sur la soif héroïque de Vendôme. Henri IV seul fut accusé de coliques, dont il se guérissait à grand renfort de bons mots et d’estocades.
Nous sommes le peuple rieur, insouciant ; notre vaillance est dans notre gaieté, et nos bandits eux-mêmes furent de tout temps d’excellents personnages de comédie.
Et pourtant, dit-on, un vent de tristesse passa sur nos camps vers les derniers jours de l’empire. La veille de Waterloo fut mélancolique.
Ces messieurs étaient là, mornes et de mauvaise humeur, autour de la table où brûlait le punch au kirsch. Les habitués du billard avaient raison : aucun d’eux ne portait son costume de tous les jours. Malgré la saison d’été, ils avaient tous un double vêtement, et leurs poches gonflées parlaient de déménagement.
– Il va faire un temps abominable, dit Comayrol d’un accent méridional baissé de plusieurs tons.
– Un temps affreux ! répétèrent toutes les voix à la ronde avec des inflexions diverses et plaintives.
Le bon Jaffret ajouta :
– C’est à ne pas jeter un chien dehors.
Par le fait, l’orage que nous avons vu menacer tout à l’heure sur le quai commençait à se déchaîner ; on entendait la pluie tomber à torrents, et le vent secouait les volets fermés de la fenêtre.
– Nous avons tous nos parapluies, dit le fils de Louis XVII, qui était le moins lugubre des assistants.
On lui jeta des regards de travers.
– Quand on n’a rien à perdre…, commença le bon Jaffret.
– Vayadious ! interrompit Comayrol, ce n’est pas que je me plaigne du trop de foin qu’il y a dans mes bottes, mais on aime à connaître ses chefs, et ce marquis-là me déplaît !
– Messieurs, je l’ai vu à l’œuvre, dit le Dr Samuel dont la néfaste figure ne pouvait pas beaucoup s’assombrir. Ce garçon n’est pas le premier venu. Il a monté en ma présence une mécanique qui me semblait d’abord grossière et puérile, mais qui a réussi complètement. Cette fille dont je vous ai parlé, la fille à la cerise, est installée à l’hôtel de Chaves et madame la duchesse l’a bel et bien reconnue.
– Ça, c’est joli ! dit Jaffret, qui eut malgré lui un sourire, on a beau être de l’opposition, il faut de la justice : c’est joli !
– Qui a les instructions ? demanda Comayrol.
– Ce n’est pas moi, répondit Jaffret, et je ne suis pas trop fâché que monsieur le marquis ne m’ait pas honoré de sa confiance. Est-ce vous, docteur ?
Samuel répondit négativement.
– Alors, nous en sommes au même point qu’hier au soir, dit Comayrol ; ce ne sera peut-être pas encore pour cette nuit.
Un soulagement visible éclaira toutes les physionomies.
– Ah ! mes pigeons, murmura Jaffret avec un soupir, où est notre ardeur d’autrefois ?
– La tienne est dans ta caisse, bonhomme, répliqua l’ancien clerc de notaire.
Il ajouta :
– Je parie que le prudent Annibal a trouvé moyen de faire une petite absence.
– Tant pis pour lui ! s’écria le fils de Louis XVII. Le Maître n’a pas l’air d’aimer la plaisanterie… Voyons, buvons un peu, que diable !
Il versa du punch dans les verres, mais personne, excepté lui, n’y toucha.
Comayrol se leva et alla ouvrir la double porte du corridor qu’il referma ensuite avec soin.
– J’ai déjà examiné les contrevents, dit-il en reprenant sa place, personne ne peut nous voir ni nous entendre, cette fois. Parlons à cœur ouvert. Nous nous sommes fait rouler, mes bons, rouler en grand, il n’y a pas à marchander. Nous avions une affaire magnifique, arrangée industriellement, le duc était à nous, comme le joueur est au croupier, et c’est tout au plus si nous risquions quelque petite brouille avec la police correctionnelle. Tout à coup, cet oiseau-là est tombé au milieu de nous par le tuyau de la cheminée, avec tout notre attirail du temps jadis : des couteaux, des fausses clefs : la misère ! Nous n’avons plus vingt ans ; il nous ramène tout droit à la cour d’assises. Moi, ça ne me va plus.
– Ça ne va à personne, fit observer le bon Jaffret.
– J’ai déjà vu quelque chose de pareil, continua l’ancien clerc de notaire, quand Marguerite de Bourgogne prit de force la maîtrise ; mais Marguerite de Bourgogne était comtesse, comtesse de Clare[5], et nous avions vingt ans de moins.
– Vingt-cinq ans, rectifia le bon Jaffret.
– Où voulez-vous en venir ? demanda Samuel, qui tournait ses pouces avec une apparence de tranquillité.
Comayrol baissa la voix pour dire :
– Si on lui brûlait la politesse ?
– Ou la cervelle ? traduisit le docteur. Qui se chargera de cela ? Il y eut un silence pendant lequel on entendit marcher dans le corridor.
– On vient de la part de monsieur le marquis de Rosenthal, dit monsieur Massenet au travers de la porte.
– Faites entrer ! s’écria Comayrol, reprenant son ton de joyeux vivant. Nous étions en train de boire à sa santé.
Similor, en grande livrée, passa le seuil. Il salua en maître à danser et marcha vers la table, le jarret tendu, les pieds en dehors. À la différence des convives, la bonne humeur fleurissait son teint. Il avait rajeuni de quatre lustres.
Il attendit le bruit que devait faire la seconde porte en se refermant à l’autre bout du corridor, et salua de nouveau de l’air le plus agréable.
– C’est pour avoir l’honneur de vous annoncer qu’il fait jour, dit-il, grand jour, plein soleil, quoi ! et que le diable en va prendre les armes. Il m’est agréable de revoir des chefs à qui j’ai obéi dans le temps avec fidélité, et dont je suis devenu presque l’égal par le lien de parenté qui m’unit à mon fils, lequel m’a chargé de vous communiquer que c’est décidément pour cette nuit la danse.
– Nous sommes prêts à obéir au Maître, répondit le bon Jaffret.
– Vous, s’écria Similor avec admiration, vous n’avez pas vieilli d’une semelle : vous êtes aussi ratatiné qu’autrefois. Par exemple, le Louis XVII a été changé en nourrice et monsieur Comayrol n’a plus si bonne mine… Je boirais un verre de punch avec plaisir.
Samuel lui tendit son verre plein.
Similor le lampa d’un trait et prit dans sa poche un pli qu’il ouvrit.
– Ordre du Maître, dit-il en s’approchant de la lumière pour lire : « Nos amis doivent se tenir en permanence au lieu ordinaire de la réunion, et m’attendre fût-ce jusqu’au jour… »
– C’est fait, s’interrompit Similor, vous n’avez pas envie d’aller vous coucher, pas vrai, mes vénérables ?
Il reprit :
« Les simples doivent être réunis chez le marchand de vin de la place Saint-Michel, prêts à partir au premier signal. »
– C’est fait, dit à son tour Comayrol, ils sont là-bas douze hommes de premier choix et dont le Maître sera content.
– Nous avons encore un assez joli personnel, ajouta le bon Jaffret, par-ci par-là, dans les coins.
– Je suis chargé, poursuivit Similor, de porter moi-même le signal à ces braves. C’est moi qui ai l’honneur de mener l’expédition.
Samuel traça une ligne de chiffres sur une page arrachée à son calepin et la lui remit.
– Le chef des simples est le vieux Coyatier, dit-il. Vous lui donnerez cela et vous direz : « Marchef, au galop ! »
– Bon ! fit Similor avec importance. Compris. Je suis chargé encore de vous faire savoir, dans le cas où ça vous plairait, de vous mêler à la polka, que le signal pour ouvrir la grille, là-bas, avenue Gabrielle, est d’allumer sa pipe avec une allumette chimique, et que les mots de passe sont tempête – tant mieux.
Tout le monde s’inclina.
– Je suis chargé enfin, acheva Similor, de rapporter au Maître les noms de ceux qui manquent à la réunion de ce soir.
– Il ne manque que notre cher Annibal, répondit Jaffret, et il va peut-être venir.
– Quant à ça, non, répliqua vivement Similor. Y a-t-il longtemps qu’on n’a coupé la branche chez vous ?
Il y eut dans le cercle des Habits Noirs un moment de singulier malaise.
– Très longtemps, répondit Samuel sèchement.
– Eh bien ! dit Similor en acceptant un second verre de punch qu’on ne lui offrait point, ça vous paraîtra comme si c’était du fruit nouveau. À vous revoir, mes vénérables, et soyez bien sages !
Il remit son chapeau sur sa tête, gagna la porte d’un pas théâtral et sortit.
Quand il fut dehors, Jaffret enfla ses maigres joues et regarda tour à tour ses compagnons. L’effroi était peint sur tous les visages.
– Oui, oui, grommela-t-il avec abattement, nous sommes des vénérables !
– Vayadious ! s’écria Comayrol, s’il ne s’agit que de casser quelque chose ou quelqu’un…
– Annibal a désobéi, prononça froidement le Dr Samuel. Jaffret glissa vers lui un regard aigu et murmura de sa voix la plus douce :
– Le fait est qu’il a désobéi.
Le sang monta aux joues de Comayrol, mais il ne parla plus, défiance était née au sein même du cénacle.
Ils restèrent tous désormais silencieux et immobiles, à l’exception du fils de Louis XVII, nature heureuse, qui buvait de temps en temps un verre de punch.
On entendait la pluie et le vent faire rage au-dehors.
Ils attendirent ainsi longtemps. Minuit sonnait à la pendule quand le bruit sec et vif du talon de monsieur le marquis de Rosenthal attaqua le carreau du corridor.
Le vieux sanhédrin s’éveilla et toutes les têtes se dressèrent plus pâles.
– Messieurs, dit Saladin en entrant et d’un ton très leste, l’heure est avancée, mais je ne suis point en retard : on ne dort pas encore à l’hôtel de Chaves.
Il alla s’asseoir sur le divan, assez loin du cercle qui entourait la table.
– Je suis très las, dit-il, j’ai considérablement travaillé aujourd’hui. Les mesures à prendre étaient fort compliquées, je les ai prises, et désormais nous sommes absolument certains du succès.
– Bravo, Maître ! fit le prince tandis que les autres se taisaient. Saladin continua comme s’il eût reçu l’accueil plus sympathique.
– Les deux millions de la commandite vous regardent, messieurs ; vous êtes bien sûrs qu’ils sont en caisse ?
– Nous en sommes sûrs, répondit Jaffret.
– Moi, reprit Saladin, je puis vous annoncer officiellement que monsieur le duc lui-même a été toucher aujourd’hui les quinze cent mille francs envoyés du Brésil chez messieurs de Rothschild.
– C’est bien de l’argent, fit Comayrol à voix basse.
– Trouvez-vous qu’il y en ait trop ? demanda le marquis d’un ton sévère.
« Messieurs, s’interrompit-il, je n’ai jamais beaucoup compté sur vous, je veux que vous sachiez bien cela. J’avais besoin de votre organisation et de vos hommes qui sont de bons instruments ; je suis venu vous les demander. Mais quant à vous, votre âge et votre prudence (il appuya sur ce dernier mot) vous classent naturellement dans la réserve.
Jaffret et le docteur approuvèrent d’un signe de tête. Comayrol grommela :
– Nous n’avons pas encore perdu toutes nos dents !
– Moi, dit le Prince, si on avait voulu, j’aurais été au feu comme un jeune homme.
Saladin continua :
– Il est dans mes intentions de ne pas vous compromettre plus que moi-même ; mais comme je n’ai pas plus confiance en vous que vous n’avez confiance en moi, vous devez être compromis juste autant que moi-même.
– Nous voudrions savoir…, commença Jaffret.
– Ceci est hors de discussion, interrompit Saladin d’un ton péremptoire ; j’ai dit : je le veux. Maintenant, je désire vous mettre rapidement au fait de ce qui va avoir lieu. J’ai passé la plus grande partie de la journée à l’hôtel de Chaves, où je suis un peu comme chez moi ; le Dr Samuel a pu vous en dire la raison : je connais les êtres de l’hôtel aussi bien que si je l’avais habité dix ans. Je n’ai pas à vous apprendre que les bureaux et la caisse sont dans l’aile droite, au rez-de-chaussée, gardés par deux employés que monsieur le duc a amenés du Brésil et qui couchent dans les bureaux mêmes. Ils sont tous les deux très bien armés, mais ils ne s’éveilleront pas cette nuit. J’y ai mis ordre.
– Hein ! fit le Prince avec une velléité d’enthousiasme, nous avons enfin un homme à notre tête.
– Ne m’interrompez pas, dit Saladin, sans perdre sa froideur. Monsieur le duc de Chaves habite le premier étage à gauche, en entrant par l’avenue Gabrielle, tandis que madame la duchesse occupe l’aile droite. J’ai fait en sorte que mademoiselle de Chaves, dont il a été question entre nous sommairement, l’autre soir, ait pris pour logement particulier un très joli pavillon en retour sur le jardin. Vos hommes, les simples, comme vous les appelez, ont à l’heure qu’il est la carte exacte de ces diverses distributions, et mon valet de chambre, ou si mieux vous aimez mon père, qui les conduit, a pu, grâce à moi, visiter les lieux au jour. Mlle de Chaves, qui n’a rien à me refuser, attendra à la grille…
– Par le temps qu’il fait ! murmura le bon Jaffret, toujours compatissant. Pauvre chère jeune personne !
– C’est un beau temps, répliqua Saladin. Le feu d’une allumette chimique lui donnera le signal d’ouvrir. Elle échangera le mot de passe avec nos hommes et les conduira elle-même aux bureaux dont elle a la clef.
– Quel ange que cette jeune demoiselle ! s’écria le Prince attendri. Les autres, malgré eux, écoutaient avec intérêt.
Ils ne pouvaient refuser à ce Maître qui s’imposait à eux la précision du coup d’œil et la netteté de l’exécution.
– Autre chose, poursuivit Saladin. L’ancien Maître Annibal Gioja est en ce moment même à l’hôtel de Chaves où il a introduit une jeune fille que je lui avais ordonné de respecter. Ce n’est pas à vous, messieurs, que j’ai à rappeler les lois de notre institution. Vous allez, s’il vous plaît, décider à l’instant même du sort d’Annibal Gioja. Suivant mon opinion c’est le cas de couper la branche.
Cette expression, que nous avons déjà employée et qui a son explication dramatique dans un autre récit[6], faisait partie du vocabulaire secret des anciens Habits Noirs ou Frères de la Merci.
C’était un peu, et dans une acception plus terrible, ce que les boursiers appellent « exécuter » un homme.
Il n’y eut qu’une seule voix pour prendre la défense du malheureux Napolitain. Comayrol prononça quelques paroles timides en sa faveur.
– Je n’ai ni haine ni colère contre Annibal Gioja, répondit Saladin. Il n’a fait que son métier en vendant cette fille. Mais en faisant son métier, il nous a nui ; cela suffit pour qu’il doive être châtié.
– Maître, demanda Jaffret, puis-je faire une observation ?
Saladin répondit par un signe de tête affirmatif.
– Annibal est un fin matois, dit le bonhomme, et il connaît aussi bien que nous. Les oreilles doivent lui tinter, en ce moment, comme s’il entendait ce que vous venez de nous dire.
– Vous craignez qu’il trahisse après avoir désobéi ? demanda Saladin.
– Je crains que ce soit chose faite. La police est peut-être déjà à l’hôtel de Chaves.
Samuel, Comayrol et le Prince lui-même semblaient fort ébranlés par cette opinion.
– Mes frères, répondit Saladin, il se jouera plus d’un drame, cette nuit, à l’hôtel de Chaves ; vous ne savez pas encore ce que je vaux. Monsieur le duc sera fort occupé, et l’on n’entendra guère au premier étage nos travailleurs du rez-de-chaussée. Quant au vicomte Annibal, il n’est pas homme à casser les vitres sans nécessité. Je l’ai vu aujourd’hui même et comme, par des motifs qui me regardent, j’avais complètement changé d’avis au sujet de la jeune fille dont il s’occupe, je lui ai donné à peu près carte blanche. En le jugeant d’après son caractère, il aura voulu gagner deux fois : d’abord le prix de l’enlèvement, ensuite sa part dans l’opération.
– Mais, dit Comayrol, si vous lui avez donné carte blanche, il n’a pas désobéi.
– Nous, de notre côté, poursuivit Saladin sans répondre, nous suivons l’antique usage de notre association. Pour tout crime, il faut un coupable. Annibal est tout rendu sur le théâtre du crime : je veux qu’il soit le coupable.
– Il parlera, s’écrièrent deux ou trois voix. Saladin repartit lentement :
– Il ne parlera pas !
À ces derniers mots, il se leva après avoir consulté sa montre.
– Messieurs, dit-il, vous êtes armés, je suppose ?
Ils l’étaient, les malheureux, surabondamment. Ce qui gonflait leurs poches, c’étaient des armes, de toutes sortes : pistolets, casse-tête et couteaux. Ils avaient des épées dans les manches de leurs parapluies.
Jamais si mauvais soldats n’avaient porté à la fois plus d’engins de destruction.
Quand Saladin donna le signal du départ, chacun d’eux mit en ordre son arsenal. C’était à faire frémir. Dans les doublures du seul Jaffret, ce bon, ce pacifique propriétaire, on eût trouvé de quoi défendre une barricade.
Ils suivirent Saladin, leur général, et traversèrent la grande salle du café Massenet où il n’y avait plus personne. Les garçons avaient retardé la fermeture de l’établissement par respect pour eux.
– Nous avons fait une petite débauche, dit Jaffret en passant ; nous dormirons demain la grasse matinée.
Ils sortirent faisant la tortue avec leurs parapluies, j’allais dire leurs boucliers, pour gagner deux fiacres qui les attendaient au-dehors.
Monsieur Massenet, qui les regardait monter en voiture, fit cette observation :
– Je ne sais pas s’ils se sont bien amusés ce soir, les braves messieurs, mais ils s’en vont comme des chiens qu’on fouette.
Vers deux heures du matin la pluie tombait par douches et le vent secouait les grands ormes des Champs-Elysées.
Certes, dans l’opinion des sergents de ville chargés de faire patrouille et qui avaient cherché un abri je ne sais où, pas une créature humaine ne devait être égarée sous ce déluge dans toute l’étendue de l’immense promenade.
Deux fiacres venaient au petit trot, en longeant le Garde-Meuble, conduits par des cochers que le poids de leurs carricks inondés écrasait.
Soit par suite de l’orage, soit que la main de l’homme y fût pour quelque chose, les deux becs de gaz qui étaient à droite et à gauche du jardin de l’hôtel de Chaves ne brûlaient plus. Il y avait là un espace d’une cinquantaine de pas qui semblait noir comme un four.
Au milieu de cet espace sombre et juste en face de la grille, une allumette chimique cria, puis flamba.
Ce fut tout. Personne ne se montra dans le jardin, au-delà duquel on voyait briller plusieurs fenêtres de l’hôtel, malgré l’heure avancée.
Une seconde tentative du même genre eut le même résultat.
C’était Similor en personne qui donnait ainsi le signal convenu, en protégeant l’allumette sous l’abri de son chapeau.
– La demoiselle aura eu peur de s’enrhumer, grommela-t-il. C’est pourtant une jolie nuit pour travailler !
Un œil habitué à l’obscurité aurait pu voir que Similor n’était pas seul. Autour des arbres voisins, il y avait des ombres qui se mouvaient, et un homme, courbé sous la pluie, marchait à pas de loup le long de la grille.
Du bout de l’avenue qui ouvre sur la place de la Concorde les deux fiacres venaient.
L’homme qui marchait le long de la grille s’arrêta en poussant une exclamation d’étonnement.
– La porte est grande ouverte ! murmura-t-il.
– Bah ! dit Similor. Entrez voir, Marchef, mais pas d’imprudence ! Coyatier entra dans le jardin tout noir, et disparut au bout de quelques pas.
Les deux fiacres arrivaient. Similor alla vers la portière du premier et raconta ce qui venait de se passer.
– Il y a une heure que nous sommes ici, dit-il, et de cinq minutes en cinq minutes, j’ai donné le signal. Rien n’a bougé.
En ce moment, Coyatier revenait de son excursion. Il dit :
– La porte de la maison est grande ouverte aussi.
– Que faire ? demanda Similor.
La portière du premier fiacre s’ouvrit, et Saladin sauta dans l’eau qui baignait l’allée.
– Venez, messieurs, ordonna-t-il à ceux qui restaient dans les voitures.
L’instant d’après, sous un toit formé par six parapluies, les membres du Club des Bonnets de soie noire délibéraient.
Les avis étaient partagés ainsi dans ce conclave : Comayrol, le bon Jaffret, le Dr Samuel et le Prince lui-même opinaient pour qu’on s’en allât.
Mais Saladin, seul de son bord, leur ordonna de rester, et ils restèrent.
Nous avons laissé mademoiselle Guite-à-tout-faire dormant paisiblement auprès de la duchesse évanouie. Mademoiselle Guite ronfla longtemps de tout son cœur. Quand elle eut cuvé sa nuit d’Asnières et son déjeuner de Bois-Colombes, elle s’éveilla dans un très joli boudoir qui était la dernière pièce du pavillon, en retour sur le jardin.
– Tiens ! se dit-elle, voici une attention délicate de cette chère maman. Je crois que nous nous entendrons supérieurement ensemble !
Elle sonna. Deux femmes de chambre attendaient pour sa toilette. La veille, mademoiselle Guite avait savonné elle-même son col et ses manches, mais aujourd’hui elle se laissa faire avec une royale désinvolture.
Madame la duchesse de Chaves vint la chercher à l’heure du dîner, et Guite l’embrassa sur les deux joues. Ce n’était pas une méchante créature, elle ne demandait pas mieux qu’à faire le bonheur de sa nouvelle famille.
Elle ne s’aperçut même pas de la froideur qui avait remplacé chez madame de Chaves les premiers élans de l’amour maternel.
Elle s’assit à table entre le duc et la duchesse, aussi à son aise que si elle eût été à la Maison-d’or ; en cabinet particulier. Madame de Chaves l’avait présentée en grande cérémonie.
Le duc lui sembla un homme froid, taciturne mais poli. Elle fit à peu de chose près tous les frais de la conversation, et mangea d’excellent appétit.
Le duc et la duchesse n’échangèrent entre eux que de rares paroles. La duchesse était souffrante.
Quand mademoiselle Guite fut seule après le dîner, car elle n’avait pas eu l’idée de suivre madame de Chaves dans ses appartements, elle tint conseil avec elle-même, et se dit :
– Ici, on doit mourir d’ennui, le plus sage est de se mettre du premier coup sur un bon pied. Ma chère maman est triste comme un bonnet de nuit, mon noble père ressemble à un jaloux Espagnol, et monsieur le marquis de Rosenthal est un des personnages les plus fatigants que je connaisse. On s’amusera comme on pourra.
Pour commencer, elle fit atteler et s’en alla au bois toute seule.
Le lendemain, madame de Chaves garda le lit. Mademoiselle Guite lui fit une jolie petite visite, le matin, et la prévint qu’elle était prise pour la journée.
Monsieur le marquis de Rosenthal vint la voir. Elle lui fit les honneurs de l’hôtel et lui en montra du haut en bas la belle distribution, depuis les salons d’apparat jusqu’à la portion réservée aux bureaux et caisse de la Compagnie brésilienne. Elle dîna dans son appartement avec monsieur le marquis et se fit conduire à l’Opéra.
Mademoiselle Guite était plutôt d’Asnières et de la rue Vivienne, 6e étage, que du quartier Le Peletier. Néanmoins, dans sa loge, elle avait assez bien l’air d’une vraie marquise – beaucoup plus assurément que Saladin n’avait l’air d’un vrai marquis.
C’est tout simple, cela vient de ce que les vraies marquises font ce qu’elles peuvent pour ressembler à mademoiselle Guite.
De profonds moralistes leur ont conseillé de lutter avec mademoiselle Guite, pour ramener leurs maris et leurs cousins aux plaisirs permis du bon monde. Elles ont obéi et gagnent à cela d’avoir, auprès de leurs cousins, un succès du même genre, mais un peu moins brillant que celui de mademoiselle Guite.
Auprès de leur mari, je ne sais pas.
À la sortie de l’Opéra, Saladin eut bonne envie d’entamer avec mademoiselle Guite le chapitre des petits services qu’on attendait d’elle, mais le cœur lui manqua. C’était grave et dangereux ; il remit la chose au lendemain.
Il eut tort, car le lendemain, aux premières paroles qu’il prononça, mademoiselle Guite l’interrompit pour le mettre parfaitement à son aise.
– Il y en a qui n’entendraient pas de cette oreille-là, dit-elle, mais moi je suis à tout faire ; ce n’est pas la peine de prendre des gants pour me parler raison. Vous n’avez pas la tête de quelqu’un qui fait gratis le bonheur des jeunes filles, et je n’ai jamais cru que j’étais venue ici pour enfiler des perles.
Saladin fut rassuré, mais il gardait encore quelques scrupules.
– Vous irez loin, dit-il, et je vous avais joliment toisée. Mais c’est qu’il s’agit de quelque chose de très raide.
– Allez toujours, fit mademoiselle Guite sans s’émouvoir.
– Il faudrait ouvrir, la nuit qui vient, la porte de la grille donnant sur l’avenue Gabrielle.
– J’ai la clef, dit mademoiselle Guite.
– Comment ! déjà ! s’écria Saladin émerveillé.
– Je l’ai demandée pour le cas où il me plairait de rentrer par là de nuit ou de jour. Je ne me gêne pas ; j’ai tout demandé, j’ai tout obtenu, et malgré cela je m’ennuie. Égrenez votre chapelet.
Elle crut que Saladin allait l’embrasser, tant il était joyeux, mais il se borna à lui offrir une décente poignée de main.
Et il continua son explication qui ne laissa pas d’être longue. Mademoiselle Guite l’écouta fort attentivement et sans manifester aucun émoi. Quand l’explication fut achevée, elle dit seulement :
– En effet, c’est rudement raide, mais bah !
Puis elle ajouta en fixant sur lui ses grands yeux bleus liquides :
– Combien que j’aurai pour ma peine ?
– Cinquante mille francs, répondit Saladin. Elle fit la grimace.
– Voyons ne marchandons pas, reprit-il, cent mille francs, c’est le dernier mot.
– Et la clef des champs ? demanda mademoiselle Guite.
– Liberté entière !
Elle jeta une cigarette à moitié brûlée qu’elle tenait entre ses dents de lait, frappa dans la main de Saladin et dit résolument :
– Le jeu est fait, rien ne va plus !
Saladin resta encore quelque temps à l’hôtel pour en relever le plan exact et compléter ses instructions. Quand il se retira, mademoiselle Guite et lui échangèrent une loyale poignée de main.
– N’oubliez pas les mots de passe, lui dit Saladin.
– Je n’ai jamais rien oublié de ma vie… à tantôt !
Saladin s’en allait. Mademoiselle Guite le rappela, et, dussé-je surprendre le lecteur, elle lui dit :
– Vous savez, cette femme-là souffre ; elle a été bonne pour moi. Je ne veux pas qu’on lui fasse du mal.
Saladin n’avait aucune envie de faire du mal à madame la duchesse. Il protesta de ses bonnes intentions et s’éloigna.
La soirée n’était pas encore très avancée. Mademoiselle Guite, restée seule, n’eut pas de remords, mais elle fut prise d’ennui. Elle alla faire une petite visite de politesse à madame de Chaves qui était couchée sur une chaise longue et semblait domptée par la fièvre. Cela lui dépensa une demi-heure.
En sortant, elle bâillait à se démettre la mâchoire.
Vers dix heures, elle se fit servir un joli souper et renvoya ses femmes.
Elle était de celles qui peuvent manger et boire solitairement avec un sincère plaisir. Quand la demie après onze heures sonna, elle était encore à table, humant à petites gorgées son sixième verre de chartreuse.
Le souper l’avait mise en joie.
– C’est l’affaire d’un coup de collier, dit-elle ; j’aurais mieux aimé qu’il fît beau temps, mais j’ai gagné des rhumes pour un louis et il s’agit ici de cinq mille livres de rentes au dernier vingt !
C’était le moment convenu. Elle fit sa toilette d’aventures, prit la clef de la grille et sortit dans le jardin.
Le jardin était inondé ; la pluie tombait à torrents. Mademoiselle Guite suivit bravement les allées et chercha un abri où elle pût faire sentinelle.
Elle se retourna à moitié chemin de la grille et jeta un regard sur l’hôtel.
On y voyait briller çà et là quelques lumières, mais c’étaient de celles qui veillent au chevet des gens endormis. Seule, la chambre à coucher de Mme de Chaves était vivement éclairée.
Les appartements du duc restaient noirs, ainsi que les bureaux de la Compagnie brésilienne.
– Mon respectable père est à boire et à jouer, se dit mademoiselle Guite. Voilà un vrai vivant, qui jette des paquets de billets de banque à la tête des femmes et qui perd dix mille louis dans une soirée sans sourciller ! Ça me fait de la peine de le voir dévaliser par un cancre comme M. le marquis de Rosenthal.
Elle s’arrêta sous l’auvent de chaume d’un pavillon rustique, à quelques pas de la porte qui s’ouvrait vers l’extrémité de la grille la plus rapprochée de la place de la Concorde.
– Je serai bien là, pensa-t-elle. Pourvu qu’ils ne me fassent pas attendre trop longtemps !
Un quart d’heure se passa, puis une demi-heure, et mademoiselle Guite, n’ayant rien d’autre à faire, se mit à jurer comme un charretier embourbé. Ses pieds mouillés lui faisaient froid, et, malgré son abri, les rafales lui fouettaient la pluie au visage.
Vers minuit et quelques minutes, le temps s’éclaircit. Les nuages, déchirés par la tourmente, couraient tumultueusement sur l’azur du ciel.
Dieu sait que mademoiselle Guite ne regardait point l’azur du ciel.
Vers minuit et demi, les roues d’une voiture grincèrent sur le sable de l’avenue Gabrielle.
– Enfin ! s’écria mademoiselle Guite.
Mais avant de dire combien adroitement et fidèlement elle accomplit son rôle, il nous faut revenir à deux de nos personnages que nous avons abandonnés depuis longtemps.
Ce même soir, vers neuf heures, un coupé de place s’arrêta devant la porte cochère de l’hôtel de Chaves, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Deux hommes en descendirent dont l’un semblait être un paysan proprement couvert ; l’autre était vêtu de noir des pieds à la tête.
C’était un homme de grande taille, qui portait haut, et dont les mouvements avaient une sorte de raideur. Ses longs cheveux étaient blancs, sa barbe était grise.
C’était sans doute le maître du paysan endimanché.
Ils demandèrent chez le concierge madame la duchesse de Chaves, et on leur répondit que madame la duchesse, très sérieusement indisposée, ne pouvait point recevoir.
Le maître insista de ce ton imposant, quoique poli, qui d’ordinaire brise la résistance des valets, mais tout fut inutile.
– À défaut de madame la duchesse, dit-il, je désire voir monsieur le duc.
– Monsieur le duc est absent, répondit le concierge.
– À l’heure qu’il est, il ne peut manquer de rentrer bientôt.
– Monsieur le duc rentre plus souvent le matin que le soir.
L’homme vêtu de noir et son paysan se consultèrent.
Le maître dit, mais cette fois avec une autorité qui n’admettait pas de réplique :
– L’affaire pour laquelle je viens est de la plus haute importance. Elle est importante pour madame la duchesse et pour monsieur le duc, bien plus encore que pour moi. Veuillez me faire entrer quelque part où je puisse écrire ou attendre.
Le concierge n’osa pas refuser. Dans l’accent et surtout dans l’aspect de cet homme, il y avait quelque chose qui faisait froid et qui en même temps subjuguait.
Quand le concierge revint vers sa femme il lui dit :
– Je viens de voir quelqu’un qui a l’air d’un revenant.
Pour obéir au désir de l’étranger, on traversa la cour et la salle d’attente de la Compagnie brésilienne fut ouverte. Sur la table, il y avait là tout ce qu’il faut pour écrire.
Le maître s’assit devant la table ; le paysan se tenait debout à l’écart ; ils ne se parlaient point.
Le maître écrivit une lettre qu’il déchira et dont il brûla ensuite les fragments à la bougie. Il commença une seconde lettre qui eut le même sort. Quand il eut fini la troisième, dans le courant de laquelle sa plume avait hésité bien des fois, onze heures sonnèrent à la pendule du salon voisin.
– J’ai signé ton nom, dit le maître au paysan ; elle s’en souviendra plus volontiers que du mien.
Le paysan ne répondit que par un signe de tête qui approuvait.
Le maître plia la lettre et mit l’adresse : à madame la duchesse de Chaves, pour lui être portée sur l’heure.
Puis il appuya sa tête contre sa main et sembla se perdre dans de profondes réflexions.
Cela fut long, car le paysan dit, après un silence qui lui avait semblé sans fin :
– Voilà minuit qui sonne.
Le maître se leva en sursaut.
– Par ce déluge, murmura-t-il, et à cette heure, les Champs-Elysées doivent être déserts…
Ils regagnèrent le pavillon du concierge et le maître dit en lui remettant la lettre.
– Madame la duchesse de Chaves doit recevoir ce pli à l’instant même. Si elle dort, il faut l’éveiller.
– Je vous ai dit…, commença le concierge.
– Vous m’avez dit, interrompit l’étranger, que madame la duchesse est malade. Moi, je vous réponds : il faut qu’elle ait ce pli sur l’heure, fût-elle malade à mourir, et je vous rends responsable du malheur que pourrait occasionner le plus léger retard.
Il sortit sur ces mots, laissant le concierge impressionné vivement.
En remontant dans le coupé de place, le paysan avait donné un ordre. Le coupé se mit en mouvement, tourna l’angle de l’Elysée, descendit l’avenue Marigny et entra dans l’avenue Gabrielle.
C’était le moment de l’éclaircie. Les nuages disjoints, poussés par le vent d’ouest, allaient en masses tumultueuses, mais la pluie avait cessé de tomber.
Le maître et le paysan descendirent de voiture après avoir dépassé la grille du jardin de Chaves. Le cocher fut payé et s’éloigna.
– Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda le paysan qui semblait inquiet.
La main tremblante du maître pressa son front.
– Il y a si longtemps que je ne suis plus du monde ! murmura-t-il. C’est peut-être folie, mais il faut que je la voie. Quelque chose en moi me crie qu’un malheur menace… un grand malheur ! Ce n’est pas ma fièvre de toutes les nuits qui me tient, c’est un pressentiment, une obsession, un vertige. Je ne peux pas m’éloigner de cette maison. Derrière les murs de cette maison je vois comme une bataille qui se livre entre le salut et le désespoir.
Il s’approcha de la grille et en saisit les deux premiers barreaux.
– Dame, fit le paysan, c’est peut-être une idée. Ça ne me gênerait pas beaucoup de grimper par ici pour descendre de l’autre côté.
Il parlait bas et pourtant le maître lui imposa silence en serrant son bras fortement.
– Écoute ! fit-il.
Un bruit de pas venait du côté de la place de la Concorde.
Ils traversèrent tous deux l’avenue et se glissèrent sous les arbres du bosquet.
Deux hommes approchèrent. Le premier s’arrêta au pied du réverbère qui était en deçà de la petite porte du jardin de Chaves, à vingt pas tout au plus de l’abri où mademoiselle Guite tenait sa faction, tandis que l’autre allait au second réverbère, planté au-delà du jardin.
– Monte, Martin ! dit le second en embrassant la colonne qui soutenait la lanterne.
Ils grimpèrent aussitôt comme deux chats, avec une semblable agilité.
Il y eut un double bruit de verre cassé et les deux becs de gaz s’éteignirent.
Mademoiselle Guite, sous son toit de chaume, ne s’ennuyait plus ; elle pensait :
– Monsieur le marquis me l’avait bien dit ! ce sont des gaillards qui entendent leur affaire. Maintenant les autres vont venir.
Les deux grimpeurs, cependant, redescendaient tranquillement l’avenue Gabrielle comme deux travailleurs qui ont accompli leur besogne.
Sous les arbres, le maître et son paysan avaient suivi cette scène avec un étonnement plein de curiosité.
– Il va se passer quelque chose ici ! dit le maître.
– Ça, c’est sûr, répondit le paysan. J’ai idée qu’il vaut mieux pour nous attendre de ce côté que de l’autre.
– Peut-être… attendons.
– Si on attend, reprit le paysan, comme il y a une éternité que je n’ai fumé et qu’il n’y a pas un chat aux environs, je demande la permission d’en allumer une.
Le maître ne répondit point. Le paysan bourra sa pipe et frotta sur son genou une allumette chimique qui prit feu aussitôt.
Ils étaient sur la lisière du bosquet.
Ils entendirent un éclat de rire argentin de l’autre côté de la grille et le bruit d’une clef dans la serrure.
– À la bonne heure ! dit mademoiselle Guite, voilà un signal qui se voit mieux quand on a pris la précaution d’éteindre les lanternes !
La porte ouverte tourna sur ses gonds.
– Eh bien ! ajouta mademoiselle Guite, impatiente.
Le maître mit un doigt sur sa bouche et traversa le premier l’avenue Gabrielle. Le paysan suivait.
– Tiens ! fit mademoiselle Guite, vous n’êtes que deux. Donnez-vous la peine d’entrer.
« Ah ! saperlotte ! s’interrompit-elle, étourdie que je suis ! je ne sais pas encore bien mon métier de factionnaire. J’allais oublier les mots de passe. Voyons, tempête ! que répondez-vous ?
Elle faisait mine de défendre l’entrée en riant, car elle n’avait aucune espèce d’inquiétude.
L’étranger habillé de noir, au lieu de répondre, lui planta la main sur la bouche si hermétiquement que son premier cri même fut étouffé.
– Ton mouchoir, Médor ! dit-il tout bas, et vite ! bâillonne-moi ça en deux temps !
Mademoiselle Guite voulut se débattre, mais les deux hommes étaient robustes. Le mouchoir, solidement lié sur sa bouche, la rendit muette. Le maître l’enleva dans ses bras.
– Cherche une porte ouverte, ordonna-t-il à Médor.
Celui-ci se mit en quête aussitôt et n’eut pas de peine à trouver l’entrée du pavillon en retour que mademoiselle Guite, en sortant, avait laissée entrebâillée.
Le maître passa le seuil, après avoir dit au paysan :
– Reste-là, guette la maison et surtout le dehors.
Il déposa sur un divan la jeune fille qu’il tenait entre ses bras. La lampe était restée allumée ; il la regarda et eut un mouvement de surprise.
Cela ne l’empêcha pas d’arracher les cordons de tirage des fenêtres, dans l’intention évidente de garrotter sa prisonnière.
Mais, avant de commencer ce travail, il regarda encore la jeune fille qui se débattait faiblement et une expression émue vint à son visage.
– Elle ressemble à l’idée que je me suis faite, murmura-t-il, je la voyais ainsi en rêve… si c’était…
Il n’acheva pas et d’un geste brusque il enleva le bâillon.
– Qui êtes-vous, mon enfant ? demanda-t-il d’une voix troublée.
– Je suis, répondit mademoiselle Guite, qui se redressa dans son orgueilleuse colère, je suis madame la marquise de Rosenthal, et prenez garde à vous !
L’étranger respira comme si on lui eût enlevé un poids de dessus le cœur.
En un tour de main, madame la marquise de Rosenthal fut bâillonnée de nouveau et liée comme un paquet.
L’étranger, après l’avoir déposée sur le divan, éteignit la lampe, sortit et referma la porte à clef.
La pluie recommençait à tomber, et le vent qui criait dans les arbres annonçait un redoublement de bourrasque.
L’étranger siffla doucement ; Médor accourut.
– Il y a une porte ouverte là, dit-il en montrant le corps de logis du côté des appartements de madame de Chaves, où l’on voyait maintenant briller de la lumière.
– Qu’as-tu vu ? demanda le maître.
– Rien du dehors, mais, de l’intérieur, j’ai vu ouvrir cette porte. Quatre hommes sont sortis avec une lanterne qui m’a montré une figure de connaissance : le vieux jeune premier empaillé que j’avais vu avec monsieur le duc sur l’estrade du théâtre de mademoiselle Saphir. Les hommes ont longé la maison à pas de loup et sont entrés là-bas.
Il désignait du doigt la partie du rez-de-chaussée affectée aux bureaux de la Compagnie brésilienne.
– Je me suis coulé derrière eux, ajouta-t-il, et j’ai entendu un bruit comme si on crochetait une porte !
– C’est tout ?
– Non. L’empaillé disait : « Dépêchez-vous et n’ayez pas peur, monsieur le duc est trop occupé pour nous entendre. »
Ils avaient marché en parlant jusqu’à la porte ouverte située sous les fenêtres de l’appartement de monsieur de Chaves. Le maître hésita un instant, puis il entra en disant :
– Fais bonne garde. Je ne sais pas où je vais, mais il y a quelque chose de plus fort que moi qui me pousse.
Il monta à tâtons un escalier de service.
Sur le carré qui terminait cet escalier, il s’arrêta pour écouter et entendit un bruit prochain qui ressemblait à une lutte.
Son regard qui cherchait de tous côtés rencontra une ligne étroite, à peine perceptible, qui brillait à vingt pas de lui, entre un seuil et une porte.
Au moment même où il s’ébranlait pour aller de ce côté, un cri déchirant se fit entendre précisément derrière cette porte – un cri de femme.
C’était cette même nuit, nous ne l’avons pas oublié, aux environs de onze heures, que l’amoureux tête-à-tête du comte Hector de Sabran et de mademoiselle Saphir avait été troublé par une lâche et violente attaque, dans l’avenue qui longe le quai, depuis l’esplanade des Invalides jusqu’aux abords du Champs-de-Mars. Saphir avait perdu connaissance, au moment où le fiacre qui lui servait de prison s’ébranlait. La dernière parole qu’elle eut entendue était celle-ci : à l’hôtel de Chaves.
Sa première pensée quand elle reprit ses sens, dans un sombre et grand corridor où on la portait à bras, fut un vague souvenir de la douleur horrible qu’elle avait éprouvée en voyant tomber Hector sous le coup qui le terrassait.
Qu’était-il devenu ? Qui l’avait secouru ? Était-ce une mortelle blessure ?
Sa seconde pensée fut : je suis à l’hôtel de Chaves.
C’était une courageuse enfant. L’effort de son âme brisée cherchait déjà où se reprendre pour espérer ou pour combattre.
Les gens qui la portaient causaient.
– Doucement ! dit l’un d’eux, celui qui semblait commander et qui tout à l’heure était avec elle dans le fiacre. Madame la duchesse est malade, elle doit avoir le sommeil léger, la moindre chose est que la nouvelle sultane favorite ne l’éveille pas en faisant son entrée à l’hôtel. Monsieur le duc ne voit pas plus loin que sa fantaisie ; il traite le faubourg Saint-Honoré comme si c’était un trou perdu au fond du Brésil, mais moi qui suis un homme du monde, je veux au moins respecter les convenances.
– Ce n’est toujours pas la petite qui fera du bruit, dit un des porteurs ; elle est comme morte.
– Il n’y a pas de ma faute, reprit le vicomte Annibal Gioja que le lecteur a sans doute reconnu dans le premier interlocuteur. Je l’aimerais mieux un peu plus émouillante, car monsieur le duc va nous revenir ivre comme un Polonais, et d’humeur détestable pour tout l’argent qu’il aura perdu, mais nous n’avons pas à choisir. Doucement ! voici la porte de madame la duchesse.
Ils étaient montés par l’escalier de service de l’aile droite, et passaient naturellement devant l’entrée des appartements de madame de Chaves.
On fit silence ; on écouta : toute cette portion de l’hôtel était silencieuse.
D’un regard perçant, Saphir, que l’on croyait évanouie, essaya de reconnaître le lieu où elle passait ainsi.
Nos hommes portaient de la lumière. Elle put voir toutes les particularités de la galerie, entre autre une lampe en bronze, de forme antique, qui pendait au plafond et dont la lueur achevait de mourir.
À l’autre bout du corridor s’ouvrait le logis particulier de M. de Chaves. C’était là que se rendaient les porteurs de notre belle Saphir.
S’il existait un instrument avec un nom finissant en mètre pour mesurer l’orgie habituelle et brutale, nous dirions que monsieur le duc, dans ces derniers temps, en avait atteint les plus bas degrés. Il avait déserté le cercle illustre où les gens à la mode ruinent leur bourse et leur vie. Le sauvage avait fini par dévorer en lui le gentilhomme, et Gioja avait raison quand il comparait sa vie aux barbares débauches des aventuriers de l’autre hémisphère.
Sans prétendre que Paris ne contienne pas quelques Parisiens de cette force, il est certain que nos Richelieu ont une autre tournure. Les petites maisons du dernier siècle, qui contenaient cinq cent mille écus de meubles et de tableaux sont généralement démolies, mais nos roués, plus économes, font du moins leurs farces en garni.
À Paris, le fait d’un homme qui souille son propre nid est regardé comme le symptôme de la dernière décadence.
Monsieur le duc n’était pas plus de Paris que les jaguars mexicains enfermés dans leurs cages au Jardin des Plantes.
Son appartement, très riche et orné à la créole, avait une couleur et des parfums énergiquement exotiques et rappelait le luxe grossier des aventuriers de l’Amérique espagnole.
Il y avait beaucoup d’armes, surtout des armes du Mexique. Monsieur le duc avait été là maintes fois jouer ces homériques parties où chacun abrite son or derrière un couteau dégainé. Vous eussiez reconnu chez monsieur le duc tous les engins dont le nom fait si bien dans les récits du Nouveau Monde : le bowie-knife, fabriqué dans les États de l’Union, ainsi que le rifle et le revolver-Colt, auprès du mince poignard portugais et de cet instrument hideux, la sanglante machette.
Au moment où Gioja et ses compagnons entraient chez monsieur le duc, la chambre à coucher était vide, mais derrière les draperies légères d’une galerie régnante qui rappelait l’éternelle véranda des habitations tropicales, on voyait deux nègres de stature athlétique, étendus sur des nattes et dormant.
Ils portaient la livrée de Chaves. Au bruit que fit la porte en s’ouvrant, ils se relevèrent sur le coude et leurs yeux blancs brillèrent au milieu de leurs faces d’ébène.
Les porteurs de Saphir la déposèrent sur le lit.
– Ici ! dit Gioja.
Les deux Noirs se levèrent aussitôt. C’étaient des animaux magnifiques qui s’appelaient Saturne et Jupiter, comme des planètes ou des dieux.
Gioja leur parlait comme à des chiens.
– Allez chercher Son Excellence, leur dit-il, et dites-lui ce que vous avez vu.
– Maître battra, gronda Saturne.
Gioja leva une grosse canne qu’il tenait à la main.
Les deux nègres courbèrent l’échine et se dirigèrent vers la porte.
– Si maître ne peut pas marcher, ajouta Gioja en contrefaisant leur langage, vous l’apporterez.
En France, il n’y a point d’esclaves : Jupiter et Saturne étaient des hommes libres.
Dès qu’ils furent partis, le vicomte Annibal prit la lampe qui était sur la table et s’approcha du lit pour éclairer le visage de Saphir.
Ils étaient là quatre coquins fort bien vêtus. Leur emploi nécessite une certaine toilette, et, dans la gamme de l’ignoble, leurs visages n’ont pas le même genre de bassesse que les visages des simples bandits.
Il y a en eux du maquignon et de l’expert en œuvres d’art.
L’admirable beauté de la jeune fille, soudainement illuminée par l’éclat de la lampe, leur sauta aux yeux comme un éblouissement.
Ils eurent ce petit cri discret et pieux du dilettante, saluant l’apparition de la diva.
– Ah ! firent-ils à l’unanimité, morceau de roi ! combien ?
Gioja cligna de l’œil.
– Autant d’or et de billets de la Banque de France, répondit-il, que nous pourrons en emporter à nous quatre dans nos poches, sous nos chemises, dans les formes de nos chapeaux, dans nos mouchoirs et dans des serviettes : il y a en bas trois millions cinq cent mille francs qui sont à nous.
Les regards avides des trois compagnons du vicomte demandaient une explication.
Gioja se rapprocha de Saphir et passa par deux fois la lumière de la lampe au-devant de ses yeux.
– Une belle statue de marbre ! murmura-t-il.
Aucun muscle du visage de la jeune fille n’avait en effet tressailli.
– Elle se gardera elle-même, ajouta le vicomte Annibal en reposant la lampe sur la table, monsieur le duc se chargera de l’éveiller. Nous avions besoin d’elle pour entrer dans la place, maintenant notre besogne est ailleurs.
Il marcha vers la porte et les autres le suivirent. Le dernier coupa une bougie et la mit allumée dans sa lanterne.
Ils traversèrent les corridors à pas de loup et descendirent l’escalier de service situé du même côté que le pavillon en retour, où madame la marquise de Rosenthal faisait sa résidence.
Pendant qu’ils descendaient, ils purent entendre le bruit de la porte cochère, ouverte à deux battants et une voiture roulant sur le pavé de la cour.
– Déjà Son Excellence ! s’écria Gioja. Il faut nous hâter, mes braves. Du reste, vous serez traités en enfants gâtés ; on a enlevé tous les cailloux de votre route. Les deux caissiers brésiliens ont bu ce soir des grogs qui leur donneront de beaux rêves, jusqu’à ce qu’on les éveille à coups de bâton.
Ils arrivaient en bas. Le jardin fut traversé en suivant le mur du rez-de-chaussée. Vers le milieu de la route, Gioja s’arrêta pour prêter l’oreille.
– C’est la pluie, dit un de ses trois compagnons.
De grosses gouttes, en effet, recommençaient à tomber et sonnaient en frappant les branches des arbres.
Nos quatre rôdeurs de nuit entrèrent dans le vestibule des bureaux. Il y avait parmi eux au moins un artiste de talent, car la porte principale fut crochetée en un clin d’œil.
Ils pénétrèrent dans les bureaux mêmes et rendirent tout d’abord une visite de prudence au caissier et au sous-caissier qui dormaient comme des souches, à droite et à gauche de la pièce où se trouvait la caisse.
– Le grog était bien préparé, dit Gioja. À l’ouvrage !
Les querelles entre deux fabricants célèbres ont révélé le néant des serrures à combinaisons et à secret. Ce sont des obstacles insurmontables pour les profanes, mais les véritables adeptes dans l’art s’en moquent comme d’un simple loquet qu’on soulève avec une ficelle.
Un de ces messieurs portait une trousse mignonne et coquette autant que celles des chirurgiens à la mode. Il opéra. La serrure tâtée, sondée, caressée, livra son secret et la caisse ouverte montra des piles d’or avec de monstrueux paquets de billets de banque.
Saladin et les membres du Club des Bonnets de soie noire étaient bien renseignés. La caisse de monsieur le duc de Chaves contenait exactement les deux sommes annoncées.
Gioja et ses compagnons se chargèrent à la hâte comme des mulets et n’eurent rien de plus pressé que de déguerpir.
– Mon avaleur de sabres, dit Gioja en sortant le premier, va trouver l’oiseau d’or déniché. Je suis fâché de ne pas voir la figure qu’il fera… À la grille !
La pluie tombait à torrents. Malgré le bruit du vent et de l’orage, Gioja s’arrêta pour écouter une sorte de tumulte qui avait lieu dans l’aile habitée par monsieur le duc de Chaves.
Il tourna la tête vers les fenêtres de Son Excellence et vit, sur les carreaux, des ombres qui se mouvaient violemment.
– Qu’ils s’arrangent ! murmura-t-il.
Et il continua son chemin vers la grille, en disant à l’homme porteur de la trousse :
– Fais-nous sauter cette dernière serrure !
Mais à ce moment-là même, il recula effrayé en se trouvant devant une porte ouverte. Son hésitation ne dura qu’un instant.
– Éteignez la lanterne, dit-il, armez-vous, traversons le bosquet et sauve-qui-peut !
Ils s’élancèrent, en effet, sous les arbres.
Dans cette nuit sombre, et parmi les mille fracas de l’orage qui allait redoublant, le bruit de leurs pas se perdit bientôt.
Mais, au bout de quelques secondes, on aurait pu entendre comme un éclat de rire dans ces ténèbres diaboliques.
– Ah ! dit une voix, tu voulais voir la figure de l’avaleur de sabres ! Un éclair, déchirant les nuages, éclaira pour un instant un tableau ainsi fait : quatre hommes séparés par un large espace et entourés chacun par plusieurs bandits qui avaient le couteau levé.
À l’écart, les membres du club Massenet formaient un groupe immobile, au milieu duquel la figure blanche de Saladin ressortait sous ses cheveux noirs.
Tout rentra dans la nuit.
– Merci, dit encore la voix qui parlait à Gioja, tu as fait pour nous toute la besogne.
Pendant que les échos prolongeaient l’explosion, la voix ordonna :
– Coupez la branche !
Il y eut des cris étouffés, un râle plaintif, puis le silence.
Aussitôt que Gioja et ses compagnons eurent quitté la chambre à coucher de monsieur le duc de Chaves, mademoiselle Saphir ouvrit les yeux et releva sa tête pâle.
La belle statue s’animait. Il y avait dans son regard une résolution virile.
Un instant, elle écouta le bruit des pas qui s’éloignaient, puis elle sauta hors du lit et se dirigea à son tour vers la sortie.
– Il n’y a qu’un seul corridor, dit-elle, et je dois retrouver aisément l’appartement de madame la duchesse de Chaves.
Ses pas qui, d’abord, avaient chancelé, se raffermirent, à mesure qu’elle marchait. Il y avait en elle un courage solide, et la pensée d’envoyer du secours à Hector la soutenait.
La galerie était longue et plongée dans une obscurité presque complète. Tout au bout, cependant, on voyait luire encore, par éclats intermittents, la lampe mourante.
Saphir parvint jusqu’à cette place où le vicomte Gioja avait dit : Doucement ! n’éveillons pas madame la duchesse.
Il y avait là plusieurs portes. Au hasard, Saphir tourna le bouton de l’une d’entre elles qui s’ouvrit.
C’était une chambre obscure, à l’extrémité de laquelle une large ouverture, garnie de portières relevées, laissait voir une seconde pièce, où une lampe brillait.
La lampe était posée sur un guéridon, auprès d’un lit qui supportait une femme étendue.
Madame de Chaves avait la tête appuyée contre sa main et lisait. Saphir pouvait voir son beau visage languissant et décoloré.
Elle appuya sa main sur sa poitrine où son cœur bondissait.
Madame de Chaves semblait absorbée profondément par sa lecture.
Nous connaissons la lettre qu’elle tenait à la main ; elle avait été écrite, cette nuit même, dans la salle d’attente du rez-de-chaussée, par l’un de ces deux personnages qui avaient demandé madame la duchesse, puis monsieur le duc avec tant d’instance.
La lettre était ainsi conçue :
« Madame, voilà bien des fois que je viens. C’est moi qui vous ai envoyé le portrait de Lily tenant Petite-Reine dans ses bras.
« Petite-Reine n’est pas morte, Justine vit, et vous la retrouverez digne de vous, malgré le bizarre métier auquel le sort l’a réduite. Elle est avec de pauvres bonnes gens qui lui ont été secourables et à qui vous devez de la reconnaissance. Elle danse sur la corde. Elle a nom mademoiselle Saphir.
« Madame, je veux vous voir parce qu’un grand danger la menace – et vous aussi peut-être. Je reviendrai demain matin de bonne heure. Fussiez-vous malade à la mort, il faut que je sois introduit près de vous. »
Ce message était signé d’un nom que Mme de Chaves avait lu tout de suite, avant même de parcourir les premières lignes, et qui éveillait en elle un monde de souvenirs : Médor.
Médor ! – Autrefois le brave garçon ne savait pas écrire, et l’écriture de cette lettre ressemblait… Était-ce possible ?
Lily se sentait devenir folle.
Elle lisait pourtant, laborieusement, le cœur serré par l’angoisse, car elle avait été trompée, mais le cœur soulevé aussi par d’immenses élans de joie.
Quand elle eut achevé, sa tête s’inclina sur sa poitrine.
– C’est le nom que m’a dit Hector, murmura-t-elle, le nom de celle qu’il aime et que j’aimais en l’écoutant… Saphir !
Dans le silence une douce voix s’éleva qui dit :
– Vous m’appelez, madame, me voici, je suis Saphir.
La duchesse, stupéfaite, leva les yeux. À quelques pas d’elle, la lumière éclairait une jeune fille, belle, plus belle que ses rêves de mère amoureuse.
Madame de Chaves voulut s’élancer hors de son lit et serait tombée sur le tapis, si Saphir ne l’eût retenue dans ses bras.
Lily, pendue ainsi au cou de la jeune fille, et baignant son regard dans ses grands yeux bleus fixés sur elle avec des larmes, balbutiait :
– C’est toi, cette fois ! je t’ai si souvent revue ! c’est toi, mais bien plus belle !… Oh ! je suis éveillée et j’ai ma fille sur mon cœur !
– Puissiez-vous dire vrai, madame, répliqua Saphir, car toute mon âme s’élance vers vous. Mais je viens vous parler d’Hector qui est peut-être en danger de mourir.
La duchesse ne comprenait point. Saphir se dégagea de ses bras et courut vers le secrétaire ouvert où il y avait des plumes, de l’encre et du papier.
Elle écrivit rapidement deux lignes.
« Cher père et chère mère, rassurez-vous je suis sauvée. Un autre reste en péril ; prenez avec vous nos hommes et courez dans l’avenue du quai d’Orsay ; à la hauteur du pont de l’Alma, vous trouverez un blessé et vous lui donnerez votre l’aide pour l’amour de moi. »
– Hector blessé ! dit la duchesse qui lisait par-dessus son épaule. Saphir pliait déjà la lettre. Elle sonna elle-même.
– Vous allez envoyer sur-le-champ, madame, dit-elle, une personne sûre.
– Si nous allions !… commença Mme de Chaves.
– Nous irons… ou du moins j’irai, car vous êtes bien faible, mais il faut envoyer d’abord.
Une femme de chambre se présentait. Saphir la regarda en face.
– Celle-ci est dévouée, n’est-ce pas ! demanda-t-elle à madame de Chaves.
La duchesse répondit :
– Je suis sûre d’elle.
L’instant d’après, Brigitte partait en courant avec les instructions précises qui devaient lui faire trouver le théâtre Canada. Elle avait ordre d’éveiller, en passant dans la cour, le cocher de madame la duchesse et de faire atteler.
Tout cela n’avait pas pris cinq minutes. La duchesse et Saphir, seules de nouveau, étaient assises l’une auprès de l’autre sur le canapé où, l’avant-veille, mademoiselle Guite avait ronflé.
Madame de Chaves voulait savoir par quel miracle Saphir était en ce lieu, à cette heure, mais elle voulait savoir tant d’autres choses ! Chaque fois que la jeune fille commençait son récit une pluie de baisers l’interrompait.
La duchesse était guérie, la duchesse était folle de joie ; elle comparait avec triomphe les transports croissants de sa tendresse, aux hésitations qui l’avaient prise si vite en présence de l’autre.
Elle parlait de l’autre à Saphir qui ne pouvait pas la comprendre, puisqu’elle ignorait toute l’histoire de mademoiselle Guite.
La duchesse interrogeait, elle coupait les réponses, elle remerciait Dieu, elle riait, elle pleurait, elle faisait envie et pitié. Sa beauté avait des rayons. On n’eût point su dire laquelle de Saphir ou d’elle était belle le plus admirablement.
– Je ne t’empêcherai jamais de les voir, ces braves gens, disait-elle. Ce n’est pas assez, cela ; ils demeureront avec nous, ils seront toujours ton père et ta mère… et figure-toi que j’étais allée avant-hier soir avec Hector pour te voir danser. Quelle providence qu’Hector ait pu te rencontrer, t’aimer !
Et comme une larme, à ce nom, venait aux yeux de la jeune fille, madame de Chaves la sécha à force de baisers.
– Ne crains rien, ne crains, rien ! dit-elle ; Dieu est avec nous maintenant ! il ne voudrait pas mettre une douleur parmi tant de joie. Nous allons retrouver Hector… l’aimes-tu bien ?
Ceci fut murmuré d’une voix jalouse déjà. Elle sentit les lèvres froides de Saphir sur son front et la serra passionnément contre sa poitrine.
– Tu l’aimes bien ! tu l’aimes bien ! dit-elle. Tant mieux ! si tu savais comme il t’aime, lui ! J’étais sa confidente, et je le grondais d’adorer comme cela une… oh ! je puis bien dire le mot, maintenant : une saltimbanque. Il me semble que je t’aime plus profondément à cause de cela… je ne t’aurais jamais vu danser, moi, car tu ne danseras plus… Mais tu l’aimeras mieux que moi, n’est-ce pas ? il faut se résigner à cela.
– Ma mère ! ma mère, murmurait Saphir, qui l’écoutait avec ravissement.
Je ne puis mieux exprimer la vérité qu’à l’aide de cette parole : Saphir écoutait madame de Chaves comme les mères écoutent le babil désordonné des chers petits enfants.
Les rôles étaient retournés. Madame de Chaves était l’enfant ; il y avait en elle, à cette heure, l’allégresse turbulente du premier âge. Elle ne se possédait plus.
– Je vais être bien jalouse de lui, dit-elle, c’est certain. Heureusement qu’il était comme mon fils avant cela, je tâcherai de ne point vous séparer dans mon amour.
– Mais, s’interrompit-elle joyeusement, tu as donc été jalouse aussi, chérie ? jalouse de moi, ce jour où nous nous rencontrâmes sur la route de Maintenon ?
– Je vous avais vue si belle, ma mère !… commença la jeune fille.
– Tu me trouves donc belle ! interrompit encore la duchesse. Moi je ne saurais pas dire comment je te trouve. Tu ressembles…
Elle allait dire : « à ton père », mais n’acheva pas et un voile de pâleur descendit sur son visage.
– Écoute, fit-elle mystérieusement, tout à l’heure, dans cette lettre qui me parlait de toi, je croyais reconnaître son écriture. Mais, se reprit-elle, que vais-je dire là ? Je perds la tête tout à fait. Comment me comprendrais-tu, puisque tu avais un an à peine. Tiens, regarde, te voilà !
Elle s’était levée plus pétulante qu’une vierge de seize ans et avait été chercher dans son livre d’heures la photographie envoyée par Médor.
Elle l’apporta, disant avec le rire franc des heureuses :
– Regarde, regarde ! te reconnais-tu ? Saphir était émue et toute sérieuse.
– Je ne reconnais que vous, ma mère, dit-elle en portant le portrait à ses lèvres. Mais il y a en moi un trouble étrange, une fatigue que je ne saurais définir : c’est comme si ma mémoire comprimée allait éclater. Il me semble que je me souviens… mais non ! J’ai beau faire, je ne me souviens pas. Aujourd’hui comme autrefois je suis ce nuage bercé entre vos bras bien-aimés.
Madame de Chaves l’attira doucement contre son cœur et, baissant la voix jusqu’au murmure, elle dit :
– Tu avais autrefois…
Elle s’arrêta, presque confuse, et Saphir rougit dans un délicieux sourire.
– Comment donc l’autre avait-elle fait ? pensa tout haut madame de Chaves qui ajouta :
« Tu sais bien de quoi je parle, le signe ?
– Ma cerise… dit tout bas Saphir, dont les cils de soie se baissèrent. Elles riaient toutes deux avec un trouble où il y avait une ineffable pudeur.
– Je suis juge, dit madame de Chaves gaiement, et j’examine ton acte de naissance. C’est un interrogatoire, mademoiselle… de quel côté ?
– Ici, répliqua Saphir en posant le bout de son doigt rose entre son épaule droite et son sein.
Madame de Chaves effleura ce doigt d’un baiser, et dit si bas que Saphir eut peine à l’entendre :
– Je veux voir.
– Et je veux que tu voies, répondit la jeune fille, qui la tutoyait pour la première fois.
Ce furent encore des baisers.
Puis Saphir s’assit et la duchesse, agenouillée devant elle, commença d’une main qui tremblait à détacher les agrafes de la robe.
Elle n’acheva pas ce travail charmant, parce que Saphir lui saisit les deux mains en poussant un cri d’épouvante.
La duchesse se leva, effrayée à son tour, et regarda en arrière, suivant le doigt tendu de Saphir qui montrait la baie drapée de portières par où elle était entrée.
Il y avait là deux noirs visages éclairés par des yeux blancs qui semblaient étinceler.
– Que faites-vous là ? balbutia la duchesse, bégayant de colère en même temps que de frayeur.
Entre les deux faces d’ébène de Saturne et de Jupiter, une troisième figure se montrait : celle-ci plus haute et d’un bronze rougeâtre.
Monsieur le duc de Chaves était ivre, mais non point tant qu’il avait coutume de l’être en rentrant à ces heures de nuit. Il n’avait perdu que la raison ; l’aplomb et la force du corps restaient : on était venu l’interrompre avant la fin de son orgie quotidienne.
– Cette belle enfant est à moi, dit-il, parlant le français aussi péniblement que jadis, pourquoi m’a-t-on forcé de la venir chercher jusqu’ici ?
– C’est ma fille, répondit madame de Chaves d’une voix que l’angoisse étranglait dans sa gorge.
Le duc se prit à rire et fit un geste ; les deux noirs s’ébranlèrent.
– Vous mentez, dit-il, votre fille est dans le pavillon.
– C’est ma fille ! répéta madame de Chaves qui fit un pas à la rencontre des deux Noirs.
Ceux-ci reculèrent, interdits.
Monsieur le duc avait une cravache qui siffla deux fois, le sang jaillit de l’épaule gauche de Saturne et de l’épaule droite de Jupiter.
– Combien donc avez-vous de filles ? demanda-t-il brutalement, en verrons-nous une chaque semaine ? Diabo me cogo ! moi qui perds toujours, j’ai eu du bonheur ce soir ! Celle-ci est achetée et payée.
Son rire énervé continuait. Il plongea ses deux mains dans ses poches et des poignées d’or roulèrent en s’éparpillant sur le tapis.
– Voyez plutôt ! ajouta-t-il, je la paierai deux fois si l’on veut. Puis, s’adressant aux Noirs :
– Apporte ! Pe de cabra !
La cravache siffla de nouveau.
Les deux nègres se précipitèrent et, malgré les efforts désespérés de madame de Chaves, ils s’emparèrent de Saphir qui restait pétrifiée par l’horreur.
– Allez ! ordonna le duc.
Les deux Noirs enlevèrent Saphir et il s’apprêta à les suivre.
– C’est ma fille ! c’est ma fille ! c’est ma fille ! cria la malheureuse femme avec démence en s’accrochant à ses vêtements.
Il se débarrassa d’elle d’un geste violent et ne se détourna même pas pour la voir tomber évanouie.
Nous avons entendu rentrer monsieur le duc, au moment où Annibal Gioja et ses compagnons prenaient l’escalier de service pour gagner, par le jardin, les bureaux de la Compagnie brésilienne.
Monsieur le duc avait reçu le message d’Annibal au beau milieu d’une veine inusitée qui amoncelait devant lui des tas d’or.
Il n’avait pas même hésité, tant sa fantaisie était grande.
En arrivant il s’était fort étonné de ne trouver ni Annibal ni la danseuse de corde.
Saturne et Jupiter, effrayés par la colère terrible qui lui montait au cerveau, s’étaient mis à chercher. Saphir avait laissé entrouverte la porte des appartements de la duchesse, et les deux Noirs, guidés par le bruit des voix, n’eurent pas de peine à retrouver sa piste.
Le lecteur sait le reste.
Au milieu de la chambre de monsieur le duc, il y avait sur la table une bouteille de rhum débouchée et un verre à demi plein.
Saphir fut déposée sur le lit où déjà une fois on l’avait étendue.
Les deux Noirs, remerciés par un dernier coup de cravache, furent mis dehors, et le duc poussa la porte sur eux, après quoi, il vint vider son verre de rhum.
Il avait toujours ce rire hébété des gens ivres. En allant de la table au lit, il grommela quelques mots portugais, entremêlés de jurons.
Puis il se planta devant Saphir qui le regardait avec ses grands yeux épouvantés, et se dit à lui-même :
– Raios ! Annibal avait raison, voici une belle créature !
Et, sans autre préambule, ses deux bras voulurent enlacer la taille de Saphir.
Mais à quelque chose malheur est bon, dit le proverbe, et les dures traverses de l’adolescence de Justine l’avaient faite du moins forte comme un homme.
C’était un de ces grands lits carrés qui n’ont pas de ruelle. Saphir raidit sa taille souple et, se débarrassant de l’étreinte du sauvage, elle le repoussa pour sauter d’un bond de l’autre côté du lit.
Le duc n’en rit que plus fort.
– Apre ! dit-il, j’aime cela ; elles sont ainsi dans mon pays, les macacas de Diabo ! Ah ! ah ! il va falloir se battre, battons-nous, ma belle, je ne déteste pas les griffes de panthères ni les dents de tigresses.
Il se versa un verre de rhum, et l’avala d’un trait, puis il fit le tour du lit.
De ce côté, Justine n’avait pas d’issue. Elle essaya de bondir une seconde fois par-dessus la couverture, et ce lui était chose aisée, mais monsieur de Chaves la ressaisit par sa robe qui craqua sans se déchirer. Seulement les dernières agrafes de son corsage, arrachées toutes à la fois, découvrirent son fichu, tandis que ses cheveux dénoués inondaient ses épaules.
Elle tomba sur le lit dans une pose qui la faisait splendide à voir.
Le duc poussa un râle de faune.
– Sur mon salut éternel, dit Justine dont les deux mains étaient déjà prisonnières, je suis la fille de votre femme !
– Tu mens, répondit le duc en poursuivant sa victoire, c’est l’autre qui a le signe. Ah ! ah ! bestiaga ! l’autre n’est pas si méchante que toi.
Justine parvint à dégager une de ses mains et d’un geste désespéré, elle arracha elle-même le fichu, dernier voile qui défendît sa poitrine.
Le duc recula ; il ne pouvait plus douter, mais ses yeux avides s’injectèrent de sang et un rauquement gronda dans sa gorge.
– Burra ! dit-il, que me fait cela ? tu es trop belle !
Ce qui aurait dû arrêter sa brutale passion l’exalta jusqu’au délire. Il se rua sur la jeune fille et, dans la lutte horrible qui suivit, tous deux franchirent la largeur du lit pour retomber de l’autre côté.
Là, Justine resta sans mouvement et la bête fauve victorieuse gronda :
– Os raios m’escartejâo ! je suis le maître !
Mais à ce cri de barbare triomphe une voix froide et tranchante comme l’acier répondit :
– Relevez-vous, monsieur le duc, je ne voudrais pas vous tuer à terre.
Monsieur de Chaves crut d’abord avoir mal entendu. Il redressa la tête sans se retourner. Mais la voix répéta d’un accent plus impérieux.
– Monsieur le duc, relevez-vous !
Il se retourna enfin et vit sur le seuil un homme qu’il ne connaissait pas. C’était un personnage de haute taille, maigre et vêtu de noir de la tête aux pieds. Il avait un grand visage pâle avec des yeux fiers mais mornes et voilés par une sorte de brume. Sa barbe était grise, ses cheveux étaient blancs.
Monsieur de Chaves s’était relevé tout étourdi, mais l’aspect de cet inconnu fouetta sa double ivresse et lui rendit une partie de son sang-froid.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il avec hauteur.
L’inconnu ouvrit sa large redingote et en retira deux épées, dont il jeta l’une sur le parquet aux pieds de monsieur le duc.
– Mon nom importe peu, dit-il. Voici bientôt quinze ans, vous m’avez pris ma femme au moyen d’une lâche tromperie. Dès ce temps-là vous auriez pu lui rendre son enfant qui est le mien. Vous l’avez épousée par un mensonge après vous être fait veuf par un assassinat : vous voyez que je sais votre histoire. Et maintenant, je vous surprends luttant contre cette même enfant, devenue jeune fille, non pas comme un homme, mais comme une bête féroce. Comme une bête féroce j’aurais pu vous abattre, moi surtout qui ai oublié bien longtemps d’où je sors. Mais en touchant une épée, je me suis souvenu de ma qualité de gentilhomme. Défendez-vous !
Le duc l’avait écouté sans l’interrompre. En l’écoutant, loin de relever l’épée, il s’était rapproché d’une console placée entre les deux fenêtres et dont la tablette supportait diverses armes.
Il y prit un revolver et l’arma.
– Je vais me défendre, dit-il, mais contre un visiteur de nuit qui refuse de dire son nom, je pense avoir le choix des armes.
Il visa. Un premier coup partit. L’étranger eut un tressaillement.
Monsieur le duc fit virer froidement son revolver, arma et visa de nouveau.
L’étranger avait fait un pas vers lui.
Monsieur le duc tira ; mais à peine le coup eut-il retenti que le revolver s’échappa de sa main fouettée par l’épée.
L’étranger avait encore tressailli.
Le duc voulut saisir une machette sur la console ; un second coup de plat d’épée lui fit lâcher prise.
Il bondit avec un cri de rage jusqu’à l’autre extrémité de la chambre, où pendait une carabine de chasse. L’étranger ramassa l’épée qui était à terre ; il rejoignit le duc au moment où celui-ci armait vivement la carabine et, lui plaçant la pointe de son arme au nœud de la gorge, il lui dit :
– Lâchez cela et prenez ceci, ou vous êtes mort !
Il lui tendait la garde de la seconde épée.
Le duc obéit enfin, faute de pouvoir faire autrement et, sans prendre posture, il lança un coup à bras raccourci dans le ventre de l’étranger qui para sur place et dit encore :
– Mettez-vous en garde.
Le duc se mit en garde et son dernier juron fut coupé en deux par un coup droit qui lui traversa la poitrine.
La porte se rouvrit en ce moment et la duchesse de Chaves entra. Elle s’était traînée à genoux tout le long du corridor. Justine qui reprenait ses sens parcourut la chambre d’un regard égaré.
Il y avait un homme mort : le duc de Chaves, et un autre homme qui se tenait debout immobile auprès de lui, serrant encore son épée sanglante dans sa main.
– Justin ! dit madame de Chaves en un grand cri. Puis elle ajouta :
– Ma fille ! ton père ! ton père !
Elle aida Justine à se relever, et toutes deux revinrent à l’étranger qui souriait doucement, mais semblait avoir peine à se soutenir.
– Justin ! répéta la duchesse, Dieu t’a envoyé…
– Mon père ! c’est mon père qui m’a sauvée !
Justin souriait toujours et les contemplait en extase. Il chancela, puis s’affaissa dans leurs bras aussitôt qu’elles l’eurent touché.
Monsieur le duc était un tireur habile. Les deux balles de son revolver avaient porté.
Le lendemain, l’hôtel de Chaves était une maison déserte. À l’extérieur, au contraire, soit dans le faubourg Saint-Honoré, doit dans l’avenue Gabrielle, tous les badauds du quartier semblaient s’être donné rendez-vous.
Il y avait, Dieu merci, matière à chroniques et à bavardages. Le corps de monsieur le duc avait été retrouvé percé d’un coup d’épée au milieu de sa chambre à coucher. Le lit était défait, quoiqu’on n’y eut point couché, les meubles étaient dérangés, et un revolver tombé à terre avait tiré deux de ses coups.
Les Noirs et les autres domestiques interrogés avaient répondu que certains bruits s’étaient fait entendre dans la nuit, mais qu’à l’hôtel de Chaves, quand monsieur le duc rentrait ivre vers le matin, on était habitué à entendre toutes sortes de bruits.
Ce n’était pas tout, cependant. Le caissier et le sous-caissier de la Compagnie brésilienne s’étaient éveillés fort tard au milieu d’un véritable ravage. La caisse était forcée, et il y manquait une somme considérable.
Ce n’était pas tout encore. Dans le pavillon en retour sur le jardin, une pauvre jeune femme, madame la marquise de Rosenthal, attaquée sans doute par les malfaiteurs, avait passé la nuit garrottée et bâillonnée.
Enfin, sous les bosquets des Champs-Elysées, en face du jardin de l’hôtel, une large trace de sang restait, malgré la pluie, et indiquait un ou plusieurs meurtres. Mais, ici, on avait cherché en vain le corps du délit.
Les badauds se racontaient les uns aux autres ces divers détails tragiques et passaient, en somme, une agréable journée.
La justice informait.
Dans l’appartement du jeune comte Hector de Sabran, assez bien remis du coup de canne plombée qui l’avait terrassé la veille, sous les arbres du quai d’Orsay, nous eussions rencontré tous les personnages de notre drame, rassemblés autour du lit de Justin de Vibray.
Le chirurgien venait d’extraire la seconde balle et répondait désormais de l’existence du blessé.
C’était Médor qui avait servi d’aide pendant l’opération.
Toute la matinée on avait craint que Justin ne survécût point à l’extraction des balles ; aussi, à tout événement avait-il voulu mettre d’avance la main de mademoiselle Justine de Vibray, sa fille, dans celle d’Hector de Sabran.
Maintenant il dormait paisiblement, tandis que Lily et Justine, les yeux mouillés de larmes heureuses, penchaient leurs sourires au-dessus de son sommeil.
Échalot et madame Canada regardaient cela, et la célèbre Amandine, parlant au nom de la communauté, disait avec fierté mais la larme à l’œil :
– On sait se tenir à sa place. Nous n’appartenons pas à la même catégorie dans les castes de la société moderne, par conséquence on fera en sorte de ne point se rendre à charge à des personnes qui n’oseraient pas nous dire : fichez-nous le camp, par suite des sentiments de leurs cœurs généreux.
– Mais néanmoins, ajouta Échalot dont la pauvre voix tremblait, on sollicite la permission d’assister dans un coin au mariage d’abord et puis au baptême… en plus, de venir tous les ans voir un peu comment se porte notre ancienne fille.
Post-scriptum. Quant à monsieur le marquis Saladin de Rosenthal, nous verrons quelque jour peut-être comment il employa l’argent de la Compagnie brésilienne, et sur quel noble théâtre il eut l’honneur de s’étrangler en avalant son dernier sabre.
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Juin 2006
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