Geneviève Grenon Van Walleghem

LE GÉNÉRAL DE PIERRE

Livre II

Deux-Rivières

Mai 2010

 

 

 

Table des matières

I – Le Noir et le Blanc. 3

II – Le sommeil des justes. 34

III – Sur la terre fraîchement tassée. 61

IV – Nous n’irons plus au bois….. 116

V – Un échiquier de sang. 119

VI – L’adieu aux pinceaux. 135

VII – Lanternes au crépuscule. 140

VIII – Le poids de ses ancêtres. 152

IX – Le ruisseau sur les toits. 156

X – Les noirs enfants de pierre. 189

XI – Sur des chemins enfuis. 194

XII – Comme un poisson de verre. 205

XIII – Dans l’ombre des ravins. 214

XIV – La sève et le venin. 216

XV – Un velours étoilé. 237

XVI – En berçant les jumelles, souriantes et belles. 256

Liste des lieux et personnages. 258

À propos de cette édition électronique. 260

 

I – Le Noir et le Blanc

 

Sans Larmes se leva dès qu’il s’éveilla, comme tous les matins et tous les soirs. Il avait tant à faire qu’il lui eût paru indécent de rester couché. Si encore il faisait partie de ceux à qui le sommeil apportait l’inspiration ! Mais ce n’était pas le cas. À l’école déjà, il avait toujours dû réfléchir bien éveillé. Il avait été ravi que Monsieur Noir eût pu lui apprendre à ne dormir que huit demi-heures par jour. Il s’était étonné qu’il ne parlât pas de quatre heures, et son maître avait répondu que la nuit possédait huit yeux aveugles. Sans Larmes avait frissonné de plaisir : huit yeux aveugles trônant dans les ténèbres comme des tours sans fenêtres, des tours de marbre noir… c’était une vision assez sinistre pour le ravir.

Le jeune homme repoussa sa couette, et l’étendit pour qu’elle séchât, car elle était trempée, comme chaque fois qu’il s’éveillait. Peu importait que ce fût le matin, le soir, l’été, l’hiver : il faisait humide dans sa chambre, et plus encore dans son lit. Il se leva, se servit un premier verre d’eau, ouvrit la petite fenêtre mansardée, et observa les toits de Deux-Rivières qui s’étendaient autour de lui. Les tuiles vernissées chatoyaient dans la lumière, une forêt de pinacles, de pignons, de toits pyramidaux, de tourelles, de flèches, abritait des nuées d’oiseaux dont le chant le ravissait. Ce n’était qu’à la nuit tombée, quand la plupart d’entre eux dormait, que Sans Larmes entendait vraiment le tintement des myriades de cloches privées, et parfois le chant grave, mais plus lointain, des cloches des temples, qui marquaient les heures. Chacun se piquait d’exactitude, et il fallait de longues minutes pour que les cloches se tussent enfin, les plus précoces laissant la place au peloton des consensuelles, puis aux attardées.

Il regarda les bâtiments voisins, se remémorant les visages de leurs habitants. Madame Mioche qui Braille était une priorité absolue, car elle souriait sans discontinuer depuis quelques jours déjà. Un air béat avait remplacé une inquiétude dévorante depuis que son enfant s’était remis. Il soupira, car il était délicat de doser le poison quand il fallait que nul ne soupçonnât un empoisonnement. Si encore l’enfant avait pu manger des légumes moisis, c’eût été plus simple ! Mais non, cet imbécile tétait encore. Allez prétendre que le lait de sa mère fût toxique…

Heureusement, Madame Vous prendrez bien quelques griffures ça leur fait si plaisir résidait près de l’heureuse mère, et possédait deux chats, dont l’un était un véritable fauve. Pour peu que celui-ci se retrouvât, presque par hasard, dans le berceau du nourrisson… ah ! Tout pouvait arriver, dans cette ville aux façades toutes décorées de corniches et surchargées de balcons. C’était un paradis pour chats. Pas étonnant donc qu’ils fissent également le bonheur de Madame Poil au menton, Poils aux napperons, qui habitait la maison voisine. Sans Larmes songea qu’il y aurait sûrement intérêt à arranger une rencontre entre les chats de la chère femme et les oiseaux chanteurs du vieil homme aveugle, deux étages plus bas. Bien sûr, au préalable, il faudrait farcir ces derniers de poison. Et pour cela…

Il s’habilla, et quitta Deux-Rivières pour s’enfoncer dans les prés. Il y confectionna quelques bouquets, qu’il offrirait sur le chemin du retour ; dans celui qu’il garderait, il camoufla des plantes vénéneuses. Il cachait bien quelques serpents dans sa mansarde, mais appréciait tout autant les poisons végétaux, qui avaient il ne savait quoi d’humoristique. Tué par la beauté… c’était amusant.

Il revint en sifflotant vers la ville. Il était doux de penser qu’il s’installait de mieux en mieux dans sa profession, devenait chaque jour un meilleur disciple de son maître. En pensée, il loua celui-ci, et son sage enseignement. Depuis qu’il y avait conformé sa vie, il était motivé et heureux. La souffrance, les larmes et les regrets ne l’effleuraient plus. Son humeur était excellente, et sa joie plaisait tant à tous ceux qu’il rencontrait que nul n’imaginait qu’elle ne reposât pas sur l’innocence. Il devait parfois retenir un rire, mais son maître l’avait entraîné à la retenue. Monsieur Noir ne négligeait rien quand il formait un disciple, et le jeune homme était fier d’avoir bénéficié de ses soins.

Il déposa un bouquet au temple, sur l’autel du dieu du pardon, et le prêtre lui sourit avec bonté. Forcément, songea Sans Larmes, il aurait du travail en moins pour fleurir l’autel.

– Le dieu vous entend, Sans Larmes. Il sait que vous acceptez votre échec sans révolte, et saura vous récompenser.

– Je l’espère, bon prêtre. Je voudrais tant pouvoir servir pleinement Monsieur Noir, moi aussi ! Ma joie serait immense si je pouvais enfin accomplir des missions, me mettre pleinement au service de la cité !

– Je n’en doute pas, mon bon Sans Larmes. C’est tellement dommage, d’avoir étudié si dur, et d’avoir été recalé malgré tout ! Ah ! Je voudrais qu’il existât des domaines où l’effort soit récompensé, et non le mérite. Là, tu aurais sûrement ta chance.

Et toi donc, compléta Sans Larmes. Et toi, donc. Mais il se tut. Chacun savait qu’il avait étudié chez Monsieur Noir, chacun pensait qu’il avait été recalé, et tous étaient rassurés, car quoi qu’il eût enduré dans le passé, il restait inoffensif. Il était raillé, bien sûr, mais qui ne l’était pas à Deux-Rivières ? Il était également apprécié pour sa douceur. Bête et gentil, une réputation qui lui convenait parfaitement.

Il sourit, car il était bon d’être sous-estimé. Qui faisait attention à lui ? Qui vérifiait qu’il dormait dans son lit ? Qui se demandait où le gentil benêt passait ses journées ? Monsieur Noir l’avait bien compris en lui demandant de faire mine d’échouer à ses examens. Sans Larmes avait accepté le sacrifice de sa gloire, renoncé aux honneurs, aux salaires imposants que touchaient ses camarades. Mais l’estime de son maître, l’approbation dans son regard, valaient bien plus ! Il préférait sa mansarde à la renommée.

Et puis, être un disciple occulte de Monsieur Noir le dispensait aussi d’être loué pour des contrats mesquins. Il préférait de loin choisir son travail, et la manière de l’effectuer. Bien sûr, il était important que les habitants de Deux-Rivières se nuisissent les uns aux autres bien plus efficacement que par le passé, puisqu’ils pouvaient maintenant engager des professionnels vraiment qualifiés. Mais Sans Larmes tenait à sa liberté.

Il soupira : quel dommage que Monsieur Noir n’eût pas pu former plus de disciples ! Ils avaient dû trier leur clientèle, faire passer les riches en premier et laisser les pauvres de côté, même si leur haine méritait également qu’on lui offrît des moyens. Ils s’étaient plaints des prix trop élevés… et Monsieur Blanc était arrivé. Monsieur Blanc ! Un insupportable imbécile qui avait la réputation d’agir sans paiement, si la cause était juste. Sans Larmes retint une grimace : la cause juste, c’était la sienne. Monsieur Blanc était un usurpateur, un profiteur, un charognard qui mangeait les restes laissés par Monsieur Noir.

Il passa devant l’école de Monsieur Blanc, et se retint de cracher contre le mur, pour ne pas se faire stupidement repérer. Il avait résolu de s’opposer en tout point aux serviteurs de Monsieur Blanc, et ne se priverait pas de la satisfaction d’y réussir. Il se concentra sur le fait que cracher n’était pas une manière efficace de défigurer une façade, alors à quoi bon ? Mieux valait revenir de nuit avec de la peinture, comme tout le monde.

La façade de l’école de Monsieur Blanc était particulièrement belle, et à Deux-Rivières, ce n’était pas peu dire, puisque chacun faisait de sa devanture la vitrine de sa richesse et de son goût… ou de celui de ses employés. Et tant qu’à s’afficher, chacun tentait d’avoir une maison un peu plus haute que sa voisine, fût-ce d’un pignon, d’une flèche, ou d’une décoration sur le faîte du toit. Il fallait se tordre le cou pour discerner les splendeurs sommitales, car les rues, elles, n’étaient pas toujours larges.

Un comité de mise en valeur de la ville, composé de riches propriétaires, avait bien proposé de raser une rangée de maisons sur deux pour gagner la place nécessaire à une contemplation idéale des demeures restantes, mais s’était vu opposer un refus. L’Administration avait argué qu’il y avait bien assez à voir dans les bas étages, et elle avait parfaitement raison. Sans Larmes pouvait marcher des heures dans les rues, sans jamais s’ennuyer, tant les portails étaient imposants et finement décorés. Les escaliers étaient larges, et leur centre, plutôt que de comporter des marches, était orné d’une longue dalle pentue, toute sculptée de motifs auspicieux et honorifiques. Les rambardes se terminaient par des lions fièrement campés sur leurs pattes, leur crinière savamment bouclée. Plus haut, le spectacle continuait en corniches, moulures, colonnes, et statues colorées. Et quand, bien souvent, la beauté laissait place à la fatuité, son intérêt ne baissait pas, car il trouvait la prétention très amusante. Tous ces gens qui n’étaient rien de valable, et qui échouaient même à posséder de l’admirable !

Il observait avec compassion les nombreuses décorations, si difficiles à atteindre, si rapidement usée par les éléments, et couvertes de fientes par les oiseaux. L’Administration rappelait très volontiers, avec une mesquinerie certaine, que la réputation de la ville demandait des maisons impeccablement entretenues. Un ornement usé était pire qu’une absence d’ornement. Chacun ricanait à l’idée des coûts occasionnés par la maison voisine… un petit manque d’argent, un défaut d’entretien des précieux embellissements… et l’on pouvait railler ces oripeaux écaillés, hideux. Quoi de plus ridicule que la grandeur mitée ?

Sans Larmes se demanda une fois de plus s’il n’aurait pas mieux fait de s’expatrier, lui aussi. Il avait entendu dire que Bleu Nuit, l’un des fils du maître exorciste, se portait bien mieux à Trois-Ponts que ses frères à Deux-Rivières. Il haussa les épaules, car il n’avait jamais osé partir. Ici, il possédait au moins une mansarde ; ailleurs, il n’avait rien. Et maintenant, grâce à Monsieur Noir, il trouvait une utilité, voire un charme, à chacun des défauts de ses concitoyens. Deux-Rivières était un excellent matériau quand il s’agissait d’empirer, et non de sauver. Il avait simplement fallu apprendre à s’amuser du gâchis, voilà tout.

Il revint à sa mansarde, retira du bouquet les plantes toxiques, et disposa les autres dans un vase. Il s’installa à son bureau, posa les fleurs sur le sous-main, puis il fixa le mur devant lui, et dit :

– Noir.

– Blanc, lui répondit son reflet.

Ils restèrent à se fixer, furieux, guettant une trace de faiblesse qui leur permettrait d’attaquer, puis Sans Larmes détourna les yeux du petit miroir fixé au mur. Il l’avait placé là pour ne pas oublier son visage, et celui de son ennemi. Il sourit, car il n’y avait rien en lui que le Blanc pût utiliser, il était exempt de faiblesse. Et si cela avait dû advenir, il se serait amputé sans hésiter, car la bonté était une gangrène de l’âme, elle plongeait l’homme dans la vanité.

Il regarda les plantes avec amour : Mère Nature était si généreuse avec ses enfants ! Avoir semé tant de manières de mourir, sous de si jolies couleurs ! Il se demanda si la municipalité était ignorante au point qu’il pût planter quelques buissons toxiques dans les cours des écoles. Il n’en savait rien, mais il glisserait l’idée, car les accidents les plus savoureux demandaient toujours un peu de prévoyance.

Il travailla longtemps, puis son estomac gargouilla. Il cessa à regret de piler finement ses graines de stramoine. Il soupira, se leva, corrigea sa tenue, et se rendit chez Madame Tête de Poulet. La vieille femme lui cria d’entrer, et il s’attarda dans le couloir pour tenter de deviner ce qui se préparait en cuisine. Il entra dans le salon, salua poliment son hôtesse, et se laissa caresser les cheveux, comme un brave petit.

Il prit le livre posé sur le guéridon, et constata avec dépit que personne n’en avait avancé la lecture depuis qu’il l’avait reposé. Pas étonnant ! L’ouvrage était ennuyeux au possible, et il fallait vraiment risquer la mort d’inanition pour avoir la patience de le lire. D’une voix ferme et expressive, il commença la lecture, et évita de regarder la vieille femme dodeliner de la tête. Il détestait le bruit qu’elle faisait quand elle claquait des lèvres, et elle le faisait bien trop souvent à son goût ; mais il devait continuer. Il était précieux de sembler un pauvre imbécile réduit à divertir les vieilles aveugles pour survivre.

Pendant qu’il parlait, il se demanda une fois de plus ce qu’il pourrait bien offrir d’affreux à Madame Tête de Poulet, mais il conclut, à regret, que ses employeurs étaient trop peu nombreux pour qu’il pût se permettre d’élaguer. Il lui fallait un revenu apparent pour pouvoir se livrer pleinement à sa tâche véritable ; et lecteur pour vieux débris à la vue basse était un travail qui en valait bien un autre. Au moins, il pouvait faire des grimaces pour se détendre.

L’estomac plein, Sans Larmes prit congé de la vieille, et revint à sa mansarde. Il s’assit à son bureau, et continua à travailler tout en écoutant la concierge ragoter. Il avait dû user de discrétion pour installer le tuyau qui lui amenait si parfaitement cette voix hargneuse, mais cela valait sa peine. La brave femme, et toutes ses amies, étaient de précieuses indicatrices. Une ombre de bonheur ? Elles l’évaluaient. Un succès ? Elles le jalousaient. Une faille, une brèche dans la réputation de quelqu’un ? Elles s’y engouffraient. Il ne lui restait plus qu’à choisir quels aspects de la vie citadine méritaient le plus son attention.

Il n’était pas question d’agir au hasard, car Monsieur Noir enseignait que l’effort n’avait pas à être galvaudé. Pourquoi se dépenser pour un résultat médiocre ? Mieux valait étudier les lieux, les méthodes, et appliquer ses forces là où elles feraient basculer la situation. Et Sans Larmes prenait un malin plaisir à faire enrager sa concierge en faisant évoluer les situations de manière imprévisible pour elle. Ses amies la raillaient, et elle tentait de reprendre l’avantage en cherchant des informations plus délicates à obtenir.

*

Sans Larmes s’étira soigneusement, et constata avec plaisir qu’il était en parfaite forme. Tant mieux, car il avait une nuit chargée devant lui. Il se vêtit, poussa la fenêtre, et sortit sur les tuiles. Il adorait se déplacer sur les toits. Il savait que ses pas n’étaient jamais entendus que comme des cris d’oiseaux de nuit, comme la sarabande des chats, comme le vent ; que son corps restait nimbé d’une obscurité telle que nul ne pouvait discerner ses traits ; que sa voix était autre, qu’elle se mêlait du gouffre. Il pouvait parler, il ne serait jamais reconnu. La nuit était son écrin, et il l’adorait. Il la tissait avec amour, il étendait les bords de son manteau, il espérait ardemment qu’elle couvrirait le monde un jour, et qu’il danserait pour elle.

Il sauta sur le toit voisin, et prit le temps d’admirer Deux-Rivières. Il aimait ces maisons si hautes que personne de sensé ne se risquait sur leurs toits, par ailleurs d’une merveilleuse irrégularité. Bien sûr, certaines bâtisses arboraient de longues toitures régulières pour étaler à la vue de tous des mosaïques de tuiles. Mais les autres avaient choisi de viser la hauteur, et les toits pyramidaux à la pente vertigineuse, les pignons, les flèches s’élevaient vers les cieux. Les faîtes étaient décorés à outrance, crénelés de dragons, de phénix, de forêts chargées de fruits, ou d’ancêtres dansant dans quelque paradis. En tous les cas, une excellente manière de se prendre les pieds.

Cela ne signifiait aucunement qu’il était seul, car la rancœur de ses concitoyens passait bien avant leur sécurité. Mais, néanmoins, il savait que sur les plus acrobatiques des parcours, il ne rencontrait personne. Il grimpa, cabriola, se laissa porter par les ailes de la nuit, et arriva à la Maison aux Quatre Grues alors que Sept Étoiles, le jeune maître, n’avait pas encore terminé de s’équiper. Sans Larmes resta sur le toit, et l’observa avec tristesse : quel maladroit ! S’il n’était pas aidé, il échouerait certainement. Il se glissa dans la pièce, assomma le jeune homme et corrigea son équipement sans pourtant que cela se vît spécialement. Quand il reprit conscience, Sept Étoiles crut s’être évanoui d’émotion, et il se hâta. Sans Larmes le précéda, neutralisant les gardes avant que son protégé ne se fît repérer.

Sept Étoiles s’engagea dans les rues, et Sans Larmes le suivit en passant par le sommet des murs et le bord de toitures. Il endormit deux coupe-jarrets qui auraient sans doute tué le jeune homme, et Sept Étoiles atteignit sain et sauf la Maison aux Longs Balcons. Il la contourna pour emprunter la petite porte dans le mur du jardin, et Sans Larmes se félicita d’en avoir graissé les gonds, car le jeune homme était d’une rare indiscrétion. Mais bien qu’il eût également veillé à ôter du chemin les plus grosses des racines, Sept Étoiles parvint à trébucher. Son ange gardien soupira, car certains humains étaient vraiment tout juste bons à mourir !

Il neutralisa le garde attiré par le bruit de la chute, mais ne l’assomma que légèrement, car il aurait besoin de lui sous peu. Il partagea avec Sept Étoiles le plaisir d’entendre Mademoiselle Yeux d’Azur murmurer dans la nuit le nom de celui qu’elle attendait. Sans Larmes songea que la petite n’était pas très compétente non plus, mais du moment que ses servantes étaient toutes atteintes d’une diarrhée foudroyante… c’était moins grave.

Les deux amants se rejoignirent, et commencèrent un tête-à-tête délicat. Sans Larmes leur laissa un peu de temps, s’occupant à admirer les balcons aux colonnades surchargées de dragons rampants, de nuages ondulés, de cascades et de pins ébouriffés, qui faisaient justement la gloire de la maison. Il revint vers les amoureux, sortit une petite sarbacane suffisante pour un tir à si courte portée, puis une fléchette qui lui avait coûté bien du travail, car il avait rarement réalisé une drogue aussi efficace.

Il souffla, et la fléchette se planta dans la nuque de Sept Étoiles. Les mots doux du jeune homme se firent pressants, et la jeune fille tenta de l’apaiser, sans succès. Sans Larmes n’en fut pas surpris, car lorsqu’il avait testé cette petite merveille dans le quartier des plaisirs, il avait fallu quatre hommes pour arracher l’amant déchaîné au corps de la prostituée évanouie qu’il continuait à besogner. Sept Étoiles ferait aussi bien, car il n’était pas moins vigoureux qu’un autre, et que sa maladresse ne perturberait pas un contact si rapproché.

De fait, il parvint à retenir Mademoiselle Yeux d’Azur qui tentait de s’enfuir, il ne se laissa pas arrêter par les multiples couches d’atours soyeux dont elle était parée, et il ignora ses protestations. Elle cria, fort, plusieurs fois, et Sans Larmes se dit que le garde devait être assez remis pour intervenir très prochainement. Trop tard, bien sûr, pour que la précieuse vierge de la Maison des Longs Balcons le fût encore. Ah ! Ces gens qui ne faisaient qu’une fille… comme ils étaient dépendants de sa bonne conduite !

Le garde se rua sur Sept Étoiles, sans grand succès, et Sans Larmes entendit la jeune fille couiner sous ce surpoids imprévu. Il écouta, amusé, les cris et les insultes, les grognements et les coups, et se dit que si des chats en avaient fait autant, les chaussures auraient déjà plu. Il s’éloigna, contrefit la voix du garde, et appela ses collègues à la rescousse. Submergé, Sept Étoiles fut arraché à sa douce, et Sans Larmes écouta les cris de désir frustré du jeune homme, puis ses cris de douleur comme les frères de Yeux d’Azur, enfin réveillés, lui manifestaient toute leur reconnaissance pour le viol de leur sœur. De ce côté-là, c’était bien engagé, et connaissant ceux des Longs Balcons, la riposte n’allait pas tarder. Ils ne laisseraient jamais un tel crime impuni, et c’était tout leur charme.

Sans Larmes revint en hâte à la Maison aux Quatre Grues, et s’embusqua près de la résidence de maître Deux Visages, le père de Sept Étoiles, et surtout le meilleur menteur de la ville. Maître Deux Visages était bien capable de sauver son fils, et de trouver un terrain d’entente, si personne ne tuait ses assaillants avant qu’ils ne l’eussent atteint. Sans Larmes les élimina aisément, mais il savait qu’il n’avait aucun mérite, car la nuit était avec lui. Elle les aveuglait, les immobilisait, alors qu’elle lui donnait des ailes, et qu’il plongeait sur eux sans bruit depuis les toits. De toute manière, peu importait le mérite, car il ne faisait pas cela pour la gloire, mais parce que cela seul avait un sens. Il s’offrait le plaisir d’être adéquat.

Il entendit avec plaisir la police intervenir, et les deux partis convenir d’une tentative de dédommagement et de conciliation.

*

Sans Larmes déposa la lettre près du lit de la jeune accouchée, puis il se retira. Il imita le chant de l’engoulevent, et Mains de Pluie se réveilla, inquiète. Elle aperçut la lettre et reconnut l’écriture de son amant. Elle l’ouvrit, la parcourut fiévreusement, puis fondit en sanglots. Quand elle fut calmée, elle relut la lettre, et ses larmes coulèrent à nouveau. Elle regarda, pensive, le nourrisson qui reposait à ses côtés ; elle l’embrassa, et lui demanda pardon. Puis elle se vêtit, l’emmena, toujours endormi, et se rendit dans une maison voisine. Elle entra sans bruit dans la porcherie, et jeta l’enfant aux cochons. C’était une solution bruyante, mais il ne faudrait que quelques instants pour qu’il fût dévoré. Puis elle revint, tremblante, vers sa maison, se répétant qu’il valait mieux être mort que n’avoir pas de père.

Sans Larmes plongea parmi les corps bruns et grognants, et récupéra l’enfant presque intact. Il n’avait tout de même pas écrit cette lettre pour laisser sa proie aux cochons ! Il avait des morceaux de bébé à mettre dans le plat que ceux des Quatre Grues serviraient à ceux des Longs Balcons en guise de dédommagement. Il voyait mal comment préciser plus clairement que le sort de Mademoiselle Yeux Azur, et celui de l’éventuel fruit de son viol, laissaient maître Deux Visages franchement indifférent.

Il s’éloigna dans la nuit en souriant, car l’écriture d’un autre était si facile à contrefaire ! Et comme il se réjouissait de découvrir ce que l’heureux père dirait en apprenant que Mains de Pluie avait tué leur enfant, sur la foi d’une lettre de rupture qu’il n’avait jamais écrite. Oui, oui, oui ! Il était merveilleux de repeindre le monde.

Découper le bébé ne le fit pas frémir. Sa lame glissa deux fois avant qu’il ne réalisât que le nourrisson était encore en vie. Il le tua alors, parce qu’il était tout de même plus simple de découper de la viande morte. Il se réjouit d’être enfin débarrassé de la pitié, d’être devenu normal. Si encore la nuit se mêlait de blancheur, la pitié aurait peut-être trouvé sa place dans son cœur ; mais la nuit n’était que noirceur, et étoiles lointaines. Alors, il passait, et les vivants mouraient.

Il joua avec les petits orteils et les doigts délicats, et espéra qu’ils résisteraient à la cuisson, car ils émouvraient certainement. Mais peu importait, car les os resteraient parfaitement reconnaissables. Il n’allait pas se soucier du mieux, quand le bien suffisait.

*

Le surlendemain, il apprit avec plaisir que les Longs Balcons, outrés par le repas qui leur avait été servi, avaient massacré une partie de leurs hôtes avant de se replier sur leur maison. Prudente, l’Administration restait à l’écart de ce petit malentendu entre personnes de bonne famille, et la ville attendait de voir ce qui suivrait.

Il se glissa dans la Maison aux Longs Balcons, et attendit. Il vit deux serviteurs traîner Mademoiselle Yeux Azur vers le puits, et l’y jeter. La jeune fille eut l’extrême bon sens de crier, puis de faire mine de se noyer, alors même qu’elle flottait paisiblement, accrochée à la bouée que Sans Larmes avait jetée dans le puits. Les deux serviteurs s’en retournèrent, la conscience tranquille : personne ne pouvait survivre dans le puits, les parois étaient lisses, et la jeune fille ne pouvait pas flotter, lestée par ses lourds et magnifiques vêtements. Sans Larmes l’aida à sortir du puits, puis il récupéra la bouée.

Mademoiselle Yeux Azur regarda l’ombre qui l’avait sauvée, et à défaut de discerner des traits, elle lui prit la main entre ses longs doigts fins :

– Oh, monsieur, merci ! Comment puis-je vous exprimer ma gratitude ?

– Je vous en prie, ce n’était rien ! mentit Sans Larmes avec courtoisie.

Il compléta mentalement : tu n’es qu’un petit morceau de la tapisserie, et qui se soucie de ce qui arrive à des personnages peints ? Pas moi. Même si, le temps d’un reflet, ils semblent sourire ou pleurer… ils n’ont pas à m’effleurer.

Il ajouta :

– Quel homme de cœur aurait pu laisser une jeune fille aussi ravissante que vous se faire tuer sur l’ordre de son père et de ses frères ?

– Je… ils sont très déçus par mon comportement. Ils… ils n’ont pas tort… comment les blâmer ?

– Comment les blâmer ? Mais vous ne méritez pas la mort ! Vous n’avez fait que vous livrer, tout naturellement, aux plaisirs d’une cour délicate. Nous ne parlons même pas d’amour ! Comment auriez-vous pu prévoir que Sept Étoiles se laisserait emporter par ses sens ?

– Tout de même… une jeune fille bien née…

– Ah ! Ne m’en parlez pas ! C’est une telle injustice ! Eussiez-vous été l’un de vos frères, vous auriez pu jouir chaque soir dans le quartier des plaisirs ! Mais née fille, vous devez brimer vos désirs, même les plus tendres, les plus innocents…

Elle resta songeuse.

– Mais… c’est ainsi pour toutes les filles.

– La banalité d’un sort le rend-elle moins injuste ? Et quand bien même… ne vous est-il jamais apparu que toutes les filles ont eu un jour une aventure ou une autre, et que leurs familles ne les ont pas tuées pour si peu ! Votre père, Mademoiselle, sait trop bien faire payer à autrui ses propres manquements ! A-t-il songé à vous ? A-t-il pris la mesure des soupirs dans votre cœur ? Vous a-t-il mariée quand votre âme le souhaitait ? Mais non… aucune union ne lui paraissait assez bonne…

Elle serra les dents, farouche. Comme c’était vrai ! Et son père l’avait même empêchée de fréquenter des jeunes gens, de leur sourire, d’écouter leurs poèmes ! Son sauveur avait parfaitement raison : c’était inadmissible. Elle tenta à nouveau de discerner ses traits, qui devaient être nobles, mais la nuit l’engloutissait. Tant mieux, songea-t-elle, elle ne pouvait pas dénoncer un inconnu. Elle soupira :

– Oui, c’est injuste… mais que faire ?

– J’aurais bien une idée…

Elle l’écouta, puis le regarda, ravie :

– C’est une magnifique idée ! Bien digne d’un disciple de Monsieur Blanc ! Car c’est bien ce que vous êtes, n’est-ce pas ? Qui d’autre se soucierait d’une pauvre fille en danger de mort ? Qui ne demanderait aucun paiement ?

Sans Larmes faillit s’étrangler. Ça, c’était inédit ! Il prit une profonde inspiration, en silence, et décida qu’il pouvait endurer cela également. Exploiter la confiance accordée à ses adversaires était parfaitement dans la ligne de l’enseignement de Monsieur Noir. Il murmura, feignant l’embarras :

– Vous m’avez reconnu, Mademoiselle… vos yeux beaux comme le ciel en ont la clairvoyance… je suis ravi de pouvoir mettre mes moyens à votre service. Sachez que je ne serai jamais bien loin, et que j’admire votre résolution, et votre noblesse.

Elle sourit, et posa sur ses cheveux un baiser délicat.

– Merci, monsieur.

Il s’éclipsa. Maintenant, tout était entre les mains de la jeune fille… à un détail près, qu’il arrangea immédiatement. Il alla se coucher, et rêva qu’il discourait des vertus devant les disciples de Monsieur Blanc. Il était applaudi par son auditoire, et n’avait que le temps de courir aux toilettes, vaincu par la nausée, et de vomir ces mots hideux. Il pouvait les dire, mais les croire, et les goûter…

Mademoiselle Yeux d’Azur se grima en paysanne, souilla ses vêtements de poussière, comme si elle avait fait un long chemin, puis les nettoya de son mieux, pour paraître à son avantage autant que possible. Elle se rendit à la Maison aux Longs Balcons, et s’inclina devant le garde :

– Toi ! Que veux-tu ?

– Je désire être engagée comme servante, seigneur. J’ai ici une lettre de recommandation de ma cousine, qui a longtemps travaillé dans cette maison, et qui vous a quittés l’année passée pour se marier.

Le garde lui releva la tête, lui prit le menton, et l’examina. Elle se retint de le gifler.

– Mm… tu me rappelles quelqu’un, toi.

– Bien sûr ! Ma cousine.

À son grand soulagement, le garde crut l’histoire inventée par son sauveur nocturne. Elle se sentit réconfortée, car si cela avait fonctionné, il n’y avait aucune raison que le reste échouât. Elle fut engagée comme servante, et prit un plaisir imprévu à empoisonner toute sa famille. Si elle avait su plus tôt combien c’était amusant, sa vie aurait été bien moins frustrante ! Elle loua en pensée Monsieur Blanc, qui veillait ainsi sur les faibles et les impuissants.

Elle chantonnait en se promenant parmi les cadavres, et ne vit pas l’un de ses frères, mithridatisé par Sans Larmes, se relever et s’approcher d’elle, une dague à la main. Elle mourut sans avoir le temps de cesser de sourire.

Le frère regarda la nuit, et la trouva curieusement réconfortante. Il se pencha à la fenêtre, et entendit un murmure, doux comme du velours. Il ne comprenait pas les mots, mais il sentit comme une étincelle naître dans son esprit. Il réunit quelques serviteurs ; ils se vêtirent de noir, et se rendirent à la Maison des Quatre Grues. Nul ne les remarqua, ni passant attardé, ni garde, ni valet… la nuit masquait leur marche, et elle cacha aussi les feux qu’ils allumèrent jusqu’à ce qu’il fût trop tard pour sauver la maison et la plupart de ses habitants. Puis elle tomba comme un voile sur les yeux des incendiaires, et ils ne trouvèrent jamais la sortie. Sans Larmes les vit courir quelques instants comme des torches géantes, puis il se mit en sécurité sur un toit voisin, et il écouta crépiter l’incendie avec plaisir, songeant qu’il n’y avait rien de tel qu’une petite flambée pour réchauffer les nuits trop fraîches.

Alors seulement, il retourna se coucher, satisfait. Le matin suivant, il se réveilla un peu tard, et resta couché, passant en revue les évènements des derniers jours. Oui, il avait bien travaillé. Il restait un dernier point à vérifier. Il s’assit à son bureau, et prêta l’oreille aux ragots de sa concierge. Il sourit en apprenant que les alliés des Longs Balcons avaient massacré les survivants des Quatre Grues qui fuyaient leur maison en feu. Mais il se rembrunit en entendant qu’un mariage était prévu : un homme épousait Mains de Pluie, une femme qui avait pourtant jeté son enfant aux cochons ! Il aurait dû la battre à mort, mais il prétendait qu’elle avait été abusée par un faux ; et il offrait une récompense pour qui lui livrerait le coupable, mort ou vif.

Mort ou vif… il y avait de l’idée. Sans Larmes pouvait trouver un innocent à vendre comme coupable, et le faire livrer par un de ses condisciples qui travaillait dans la police. Celui-ci prétendrait que le criminel était mort pendant qu’il l’interrogeait. Il rit, amusé, car il en savait bien assez pour que l’histoire débitée sonnât juste. Oui, il contacterait son ami, quitte à lui laisser toute la récompense.

Il constata avec plaisir que sa bonne humeur était revenue. C’était ça, le secret : ne pas se laisser abattre par les contrariétés, rebondir, et improviser ! Il songea avec gratitude à Monsieur Noir qui apprenait à ne jamais croire que le monde s’opposât personnellement à nous, mais à toujours voir qu’il nous offrait seulement une manière différente de nous épanouir.

Il écrivit un message à son condisciple, et il jura, car la mansarde était tellement humide, et les fuites au plafond si nombreuses, que le papier gondolait, tout mouillé de gouttelettes. Il en avait été réduit à choisir des qualités de papier résistant bien à l’humidité, mais c’était tout de même ennuyeux. Il fit remettre son courrier par un coursier sûr, puis il prit le chemin de la maison où il mangerait. Il fit un crochet par les restes de la Maison aux Quatre Grues, même s’il n’aimait guère l’odeur du brûlé froid. La couleur du bois noirci, oui, mais le brûlé… il avait quelque chose d’âcre qui prenait à la gorge. Il préférait la douceur du sang, le velours de la nuit.

Mais une odeur ne le priverait pas du plaisir d’admirer le fruit de son travail nocturne. Il s’approcha lentement, car il tenait à déguster pleinement la scène. Il revenait rarement sur les lieux, car il peinait à simuler l’horreur, l’incrédulité, sans parler de la compassion. De la compassion ? Alors que la noirceur atteignait sa plénitude ? Alors que le médiocre gâchis occasionnel, les conséquences banales de la haine, de la cupidité, étaient enfin transcendés ? Il eût fallu danser d’allégresse. Il dut rapidement se détourner, pour essuyer de ses yeux quelques larmes de joie et de fierté. Peu lui importa d’entendre :

– Ah ! Même pas capable de regarder le monde en face ! Tu ne changes pas…

Pussent-ils continuer à le croire ! Il scella ses lèvres de son mieux, et s’éloigna avant que l’envie de leur expliquer combien ils se trompaient devînt insoutenable. Il eût voulu leur faire comprendre combien ils se sentiraient mieux s’ils osaient enfin reconnaître la merveilleuse noirceur du monde, s’ils nageaient avec le courant plutôt que de persister à lutter contre l’irrémédiable. Une fois de plus, il se sentit très seul, mais il songea que cela avait l’avantage de le motiver, car s’il n’agissait pas, qui le ferait ? Qui révélerait la sombre beauté du monde ? Qui ferait fleurir les roses de sang sur des corps jeunes et tendres, pour les sauver d’une mort paisible et sans intérêt ?

Il était terrible de penser que l’immense majorité des humains étaient des chandelles que personne n’allumerait jamais !

Il se reprit : il n’allait tout de même pas pleurer sur le sort du monde, alors qu’il avait la chance de l’améliorer. Il laissait les larmes aux impuissants et aux ignorants.

Surtout quand il avait faim, et qu’il ne serait pas nourri avant d’avoir lu quelques pages. Maudites vieilles ! Fallait-il vraiment que leur appétit baissât en même temps que leur vue, et qu’elles pussent repousser le repas sous prétexte qu’un chapitre les passionnait ? Il souhaita découvrir une vieille gourmande, un goinfre obèse… et qui partagerait pourtant, sans vouloir qu’il engraissât pour autant. La nuit pouvait beaucoup pour lui, mais pas remplacer des jambes agiles et un corps leste. Il songea à Monsieur Noir, à l’extraordinaire légèreté dont son maître faisait preuve, à sa manière de grimper les murs les plus lisses. Une fois, il avait même cru le voir marcher au plafond… tant la nuit le supportait, tant elle épousait ses projets.

Sans Larmes lui faisait honneur. Il était l’ombre qui rampait dans l’esprit de chacun, qui attirait vers les pires des solutions. Il était le pas léger qui se glissait sur les toits, il était celui auquel ni les portes, ni les fenêtres ne résistant. Il était le petit détail qui facilitait le crime, qui appelait l’irréparable. Et malgré tout, il était de mauvaise humeur. Il détestait l’idée que ce couple vivrait heureux, et que Mains de Pluie ferait un autre enfant, tout simplement. Le suicide de la vieille dame aux chats et du vieil homme aux oiseaux n’était absolument pas suffisant pour le consoler ! Tant d’efforts, et subir une déception ! Il lut, il mangea, mais un estomac plein ne changea rien à son humeur. Il ne rentra pas à sa mansarde, mais il marcha dans les rues, tentant de se calmer, sans succès.

Ce n’était pas juste, songeait-il, furieux. Le monde n’est pas juste, se répéta-t-il, lénifiant. Eh bien, c’est tout de même contrariant ! hurlait sa colère. Il ne parvenait pas à en sortir. Il s’arrêta net quand son regard fut attiré par un reflet d’or dans les cheveux d’une gamine qui sautillait dans le caniveau. Elle jouait en chantonnant, indifférente à la crasse et aux haillons qui se partageaient son corps. La colère de Sans Larmes tomba, et il se sentit honteux : lui ? Il se plaignait de son sort ? Et elle, qu’aurait-elle dû dire ? Comment pouvait-il prétendre être mal doté, quand elle n’avait pour tout jeu qu’un peu d’eau souillée ? Il ne l’avait jamais vue. Elle était très mignonne, trop mignonne pour une enfant de Deux-Rivières. Il y avait en elle une fraîcheur, une insouciance qui tranchaient sur la ville.

– Bonjour. Je ne t’ai jamais vue.

Elle leva vers lui son petit visage tout taché de boue :

– C’est normal : je viens d’arriver.

– Ah ? Et d’où viens-tu ?

Elle montra du doigt l’extrémité de la rue, avec indifférence.

– Tu n’as pas de parents ? De maison ? D’endroit, où aller ?

– Je suis moi, répondit-elle avec un sourire radieux.

Et tu te suffis à toi-même, songea Sans Larmes en admirant les petites dents étincelantes, tu n’as besoin ni d’attaches, ni de foyer. Elle le regarda, fouilla dans ses haillons, et en tira une petite pièce. Elle la lui tendit :

– Un monsieur m’a donné ça, tout à l’heure, pour que je puisse manger. Tu la veux ?

– Mais… et toi ?

– Moi, je souris encore. Toi, non.

Il ouvrit la bouche, ne trouva rien à répondre, puis la referma. Il tendit la main, et referma les doigts de la petite sur la pièce :

– Une pièce ne me fera pas sourire. Mais… voudrais-tu venir habiter avec moi ? Un caniveau, ce n’est pas un endroit pour une petite fille.

– C’est mouillé, et je suis Fille d’Eau. Qu’est-ce qui ne va pas ?

– Même pour une fille d’eau, un caniveau, ça ne va pas, car c’est sale, c’est lent, et c’est connoté.

– Ah bon.

– Et si tu aimes l’eau, tu te plairas chez moi, car ma mansarde est horriblement humide. Au fait, tu as un nom ?

– Fille d’Eau.

– Ce n’est pas un nom, ça. Que dirais-tu de… Cascatelle ?

– C’est joli.

– Veux-tu que je te porte ?

– Non, je veux sauter dans l’eau. Tu connais des chansons ?

– Oui, mais je… je n’ai pas une jolie voix.

– Les corbeaux, ils ont une jolie voix ?

– Eh bien…

– Parce que moi, j’aime bien les corbeaux. Peut-être que j’aimerai ta voix.

Ils prirent le chemin de la maison où habitait Sans Larmes, et il essaya de chanter. Il adora le rire que son effort fit naître chez la petite fille. Elle chanta avec lui, et il trouva qu’il ne chantait pas si faux, tout bien considéré. Sa petite voix cristalline semblait le porter, et noyer sa tendance aux fausses notes.

Tout le long du trajet, il se demanda comment empirer le sort de la petite, mais ne trouva rien de satisfaisant. Sa position actuelle, à sautiller dans le caniveau, ne l’inspirait pas. Cela ne lui était jamais arrivé, mais quel génie est sans faille ? Il ferait un effort, et n’en serait que plus méritoire, voilà tout. Sa tâche avait peut-être été trop simple, jusque-là, et Cascatelle était l’occasion de se perfectionner. Il songea avec gratitude à Monsieur Noir, qui lui avait appris à tirer parti de toutes les opportunités.

La concierge sortit de sous l’escalier, et jeta un coup d’œil à la petite :

– Je ne veux pas de ça chez moi.

Sans Larmes prit l’air idiot qu’il avait tant travaillé devant son miroir :

– Elle ne sera pas chez vous, mais chez moi, dans ma mansarde.

– Regardez-la ! Elle est toute sale !

– Je la laverai, car elle aime l’eau. Elle apprendra à être toute propre. Elle n’est pas d’ici, vous savez ; il n’y a pas de raison qu’elle ne s’améliore pas.

La concierge le regarda d’un air sombre, puis se détourna, laissant tomber avec mépris :

– Vous ! Vous avez de la chance que cette mansarde vous appartienne ! Sans cela, vous auriez été expulsé depuis longtemps ! Mais attention : faites de la petite ce que vous voulez, sale pervers, mais ne changez pas cette maison en bordel.

– Bien sûr que non, Madame. Je ne suis pas très malin, c’est vrai ; mais je sais tout de même que nous sommes hors du quartier des plaisirs ! J’ai vu les gardes à l’entrée refouler des clients mal vêtus, et j’ai aussi aperçu les tenues de maquerelles : croyez bien que personne ne vous confondrait avec elles ! Qui confondrait une truie avec une rose, même si elles ont parfois la même couleur ?

Elle claqua sa porte, et Sans Larmes resta un instant immobile, un air de profond étonnement sur le visage, pour le bénéfice des voisins qui guignaient par leurs portes entrouvertes. Puis il lança gaiement à la petite fille :

– Viens, Cascatelle. Je vais te montrer ma mansarde. C’est un très joli endroit, dont je suis très fier : c’est moi qui habite le plus haut, tu sais ?

– Ah, ça, c’est bien ! Ça veut dire que je pourrai sautiller sur plus de marches !

– Oui, et comme la concierge respecte la crasse au plus haut point, cela ne te changera pas trop du caniveau.

– Ah, chouette !

Ils entrèrent dans la mansarde, et Cascatelle renifla, sans percevoir d’humidité. Elle passa les doigts sur les murs, sur la couette, et les trouva totalement secs. Elle se pencha par la fenêtre, et découvrit avec ravissement une mer de tuiles vernissées dans laquelle la lumière éveillait des vagues. C’était magnifique. Elle grimpa sur le rebord, puis sortit sur le toit. Sans Larmes pâlit :

– Cascatelle, c’est dangereux.

Il ne pouvait pas lui dire qu’il sortait ainsi toutes les nuits, mais qu’il avait de l’entraînement, lui ! Elle lui sourit :

– Ne t’en fais pas, j’ai l’habitude. J’ai sautillé sur des cailloux bien plus lisses que ces tuiles, et je ne suis jamais tombée.

– C’est très haut.

– Mais qu’est-ce que je vais faire, si je ne peux pas me promener sur les tuiles ?

– Tu… il n’y a rien d’autre qui t’amuserait ?

– Non.

– Alors… d’accord.

La peur… depuis combien de temps n’avait-il plus été inquiet ? Il se tut, et la regarda explorer les toits. Elle lui sembla un petit nuage, légère et ravissante. Elle se promena longtemps, et il fut incapable de la quitter des yeux. Elle revint, et déposa sur sa joue un baiser humide qui le troubla profondément.

Il se racla la gorge :

– Voudrais-tu prendre un bain ?

– Oh oui ! Tu as un lac ?

– Non… je n’ai pas de lac. Mais j’ai un grand baquet. Cela pourrait aller ?

– Oh, moi, tant que c’est de l’eau, ça me va.

Une fois qu’elle fut propre, il réalisa qu’elle était magnifique. Il tenterait de convaincre son condisciple policier de lui verser une part de la récompense, parce qu’il en avait besoin, à présent. Il voulait lui offrir des habits aussi beaux qu’elle, et il faudrait la nourrir, et puis, surtout, lui fabriquer des jouets. Elle lui sourit, et se nicha contre lui. Il regarda la penderie, et se demanda avec quoi la vêtir en attendant de passer chez un tailleur.

*

Sans Larmes était assis près du lit de Cascatelle, et n’avait plus d’idée d’histoire à lui raconter.

– Eh bien ! Tu n’as qu’à me parler de ce que tu aimes.

Le jeune homme resta muet : lui parler de ses idéaux ? C’était impossible. Comment faire comprendre la Nuit à une petite fille qui gambadait sur les tuiles étincelantes ?

– Je t’aime, toi, mais tu te connais déjà. Et pour le reste, aimer n’est pas ma spécialité.

– D’accord. Alors, pourquoi ne pas me raconter ce que tu as fait aujourd’hui ?

Lui raconter ce que… ? Il ne pouvait pas. Ses succès n’auraient eu aucun sens pour elle ; et ses échecs… la honte le retenait d’en partager l’humiliation. Il murmura :

– Je préférerais ne pas en parler.

– C’est dommage de ne rien avoir à partager avec les gens qu’on aime.

– C’est dommage d’avoir des gens qu’on aime.

– Pourquoi ?

– On finit toujours par les perdre.

– Et ne pas les avoir eus, c’est mieux ?

Il se demanda s’il regrettait la beauté du jour au point de souhaiter une nuit éternelle. Au fond, vivre sans amour, était-ce bien différent de vivre sans lumière ? Il soupira, car Cascatelle n’avait aucune place dans sa vie. Elle le ravissait, mais elle l’embarrassait. Même muette, son regard pesait sur lui. Il ne croyait pas qu’il pût être vu, et accepté. Il n’espérait pas qu’un silence pût être complice. Elle dit alors :

– Tu m’as déjà beaucoup raconté d’histoires. Et si c’était mon tour ?

– Eh ! Pourquoi pas ?

– D’accord. Mais tu ne m’interromps pas avant la fin, promis ?

– Promis.

Elle lui raconta tout ce qu’il avait fait ce jour-là et la nuit qui avait précédé, et il ne put pas soutenir son regard. Il baissa la tête, et attendit, prostré, qu’elle conclût :

– Et alors tu as promis de m’écouter sans m’interrompre, et tu as tenu parole.

Il releva la tête, et l’observa.

– Cascatelle… tu… tu en as parlé à quelqu’un d’autre ?

– Non ! Ils ne comprendraient pas ! Ils n’ont aucun respect pour ceux qui font de leur mieux, quand ce mieux ne les arrange pas.

Il tendit la main, et caressa la tête de la petite fille.

– Merci, Cascatelle. Dors bien !

– Toi aussi !

Tout de même, songea-t-il en regardant le lit de la petite, comment était-il possible que ses draps à elles fussent secs tous les matins, et les siens toujours trempés ? Bah ! Était-ce si surprenant ?

La Nuit appelle la rosée

Qui fait étinceler les prés

Mais le Jour vibrant de chaleur

Vient ternir et ployer le vert.

La Nuit et l’eau

Sont des sœurs sombres

Le velours sous mes paupières closes ;

Le Jour de feu

Brûle mes yeux

Et me laisse le cœur desséché.

*

Sans Larmes se dirigea vers la maison du futur haut fonctionnaire. Ainsi, un citoyen de Deux-Rivières était arrivé premier aux examens nationaux ? Ainsi, cette misérable ville allait être représentée à la capitale ? Et chacun se réjouissait déjà… sauf ceux qui se savaient brouillés avec le lauréat. Il ne fut pas surpris de voir, tapi sur le toit, un autre disciple de Monsieur Noir, l’un des disciples officiels. Il se fit reconnaître en créant dans la nuit un ballet de phosphènes. L’autre lui répondit de même, et ils discutèrent à voix basse :

– Sans Larmes ! Que viens-tu faire là ?

– Il est riche. Il est bien marié. Il est promis aux plus hautes fonctions. Il est si habile qu’il risque fort de survivre à la cour, plutôt que de croupir en exil dans un an. Et tu voudrais que je reste inactif ?

– Ah, Sans Larmes ! Le maître avait raison de penser que rien ne servait de te payer… tu en fais bien plus qu’un client ne te le demanderait. Toujours en avance sur la mesquinerie et la jalousie, mm ?

– Je suis un idéaliste prévoyant, c’est bien connu.

– Oui. Et moi, je suis un assassin bien payé par un jaloux.

– Mm… tu es payé pour qu’il meure, ou pour le tuer ?

– Oh, peu importe ! Si tu veux faire le travail à ma place… Désires-tu une part du salaire ?

– Non… oui. Et, au fait… si jamais tu as besoin d’un coup de main… rémunéré…

– Voilà ce que c’est d’avoir des charges de famille.

Sans Larmes n’aima pas le ton de son condisciple, et il hésita à le tuer, mais se souvint à temps que c’était formellement interdit. Et à quoi bon ? Tous ses pairs, et Monsieur Noir également, devaient connaître l’existence de Cascatelle, et attendre de voir ce qu’il ferait à la petite. Eh bien… tant que personne ne s’avisait de lui brûler la politesse, c’était sans importance. Il réalisa soudain qu’il avait négligé de demander à la nuit de marquer la petite comme chasse gardée. Il frissonna, car la fillette avait si peu à voir avec la nuit… Son condisciple annonça :

– Bien. Je vais y aller. Ou préfères-tu que je reste, au cas où ?

– Au cas où quoi ? N’importe lequel d’entre nous est capable de tuer cet homme. La maîtrise du règlement est d’une aide limitée, en combat singulier.

L’autre rit :

– Désolé, Sans Larmes. Mais tu es parfois plus prudent que susceptible.

– Moi, je suis susceptible ? Tu plaisantes ?

– Non, pourquoi ? Et tu sais aussi être mesquin et cruel, quand tu as peur d’échouer. À moins que tu n’aies changé ?

Sans Larmes revit son visage dans le miroir, et resta perplexe. Lui, mesquin ? Il ne voyait vraiment pas de quoi l’autre voulait parler. Il le regarda s’éloigner, et, presque sans y penser, il demanda à la nuit de tisser un collet. Son condisciple s’y prit les pieds, chutant du toit… sans mal, bien sûr, il y avait un tas d’ordures en contrebas. La nuit redevint lisse, comme la conscience de Sans Larmes. Mesquin, lui ? Il le saurait, si c’était vrai. Quant à prouver qu’il était intervenu… la nuit n’avait pas besoin d’aide pour faire des bulles, ni semer des embûches.

Il marcha sans bruit jusqu’à la fenêtre de la chambre du lauréat. Il écouta le souffle régulier, et sourit, car l’homme était traditionnaliste, et ne dormait pas dans le même lit que sa femme. Tant mieux, car le ressentiment d’une veuve pouvait être très productif. Il se remémora le beau visage de l’épouse, et se demanda si elle ferait une bonne tueuse de maris. Bah ! Il le saurait en temps voulu.

Il entra doucement dans la pièce, et se dirigea vers le lit. Il dégaina une longue dague, et frappa. Il y eut un bruit métallique. Le lauréat, réveillé par le choc sur sa cotte de mailles, roula prestement de côté. Sans Larmes était déjà derrière lui, et l’immobilisa, sa lame sur la gorge nue. L’homme dit posément :

– Monsieur, j’ignore qui vous êtes, mais je n’ai fait de mal à personne !

– La nuit n’est pas vengeresse, elle est seulement meurtrière. Peu lui importe la culpabilité.

Il enfonça sa lame, lentement, régulièrement.

– Pitié !

Le jeune homme s’interrompit, et retint un soupir : encore un qui ne pouvait croire qu’il était perdu ! C’était d’un répétitif… Il se demandait parfois si l’espoir restait chevillé au corps jusque dans la tombe, et si les vers s’en allaient avec lui, bouchée après bouchée. Pourtant, quelque chose dans le ton du blessé lui donna envie de répondre :

– Pitié ? Vous me demandez d’avoir les vices d’une victime ? Mais je suis un bourreau !

– Mais voyons… l’humanité ne se résume pas à ces deux rôles !

– Bien sûr que si, mon pauvre ami. Personne n’est laissé de côté.

– Et pourtant… certains ne nuisent pas, et ne souffrent pas non plus.

– Ils ne souffrent pas encore ! Ceux qui pensent s’être mis à l’abri ne sont que des victimes qui nient l’imminence de leur calvaire.

Le lauréat murmura, avec compassion :

– Je vous plains.

Sans Larmes leva la main pour l’achever. Il sentit une vive douleur au côté, et s’écarta lestement. Le salaud ! Il avait argumenté avec lui pour que les secours eussent le temps d’arriver ! Il tendit l’oreille, mais ne perçut aucun bruit. Où était son agresseur ? Penché sur le blessé, pour le secourir ? Oui, il y avait deux souffles par là… Sans Larmes se déplaça sans bruit dans un écrin de nuit, et fit basculer la lourde armoire sur l’homme étendu au sol. Il espéra avoir écrasé également son sauveur. Il n’avait rien contre les interférences, tant qu’elles se soldaient par une mort de plus.

Il ouvrit la fenêtre, prit pied sur le toit, et rentra chez lui. Son flanc lui faisait mal. Voilà qui lui apprendrait à tenter d’éduquer le gibier ! Il s’était encore laissé captiver par les petits personnages dans la tapisserie ! Il peina à rejoindre sa mansarde, car il n’avait qu’une main de libre : il tenait l’autre pressée sur sa blessure.

Il n’avait même plus la force d’égratigner quelques statues perchées sur le rebord des toits. Il n’était plus question de grimper sur un pinacle pour étaler amoureusement un peu de suie sur un valeureux guerrier, ou une danseuse céleste. Bah ! Pour une fois, il se passerait de ce plaisir partagé par tant de ses concitoyens. Il les laisserait travailler seuls.

Il était bien assez pénible de rester concentré sur son manteau de ténèbres, et d’être ignoré de tous les saboteurs qui parcouraient les toits et les rues chaque nuit. Ils tachaient la peinture, éraflaient les vernis et les dorures, griffaient les ferronneries de toutes les maisons, sauf la leur. Sans Larmes les considérait comme des mesquins sans envergure, mais cela valait toujours mieux que de dormir dans son lit !

Mais ce soir, il eût aimé être seul. Il perdait trop de sang, et en vint à maudire les tourelles et les flèches qui compliquaient son chemin. Il faillit même se prendre les pieds dans les ailerons ajourés qui élargissaient la maison voisine de celle où se trouvait sa mansarde. Il se vit très nettement écrasé au sol, et le vertige le prit. Il respira profondément, se calma : un dernier bond, et il serait chez lui. Il rassembla la nuit autour de lui, et, de sa grande main noire, elle le déposa devant la fenêtre de sa chambre. Le vent le fit frissonner. C’était plus difficile, quand il y avait du vent, car il arrachait des lambeaux à la nuit.

Il entra aussi discrètement qu’il le put, pour ne pas déranger Cascatelle. Il alluma une bougie, regarda sa paume et ses doigts maculés de sang, surpris de les voir rouges, et non noirs.

Il sursauta quand la petite dit :

– Oh ! Tu as taché ton vêtement ?

– Je… non. Quelqu’un d’autre l’a taché.

– Ce n’est pas gentil.

Il voulut sourire, car ce n’était pas vraiment ainsi qu’il voyait les choses. Les ignares lui résistaient de leur mieux, voilà tout.

Cascatelle lui sourit :

– Ah ! Ça, c’est bien ! Je n’ai même pas besoin d’aller chercher de l’eau pour nettoyer tout ça, car il en coule de tes yeux.

Sans Larmes resta muet de surprise : il pleurait ? Sur ses joues, il ne sentait pourtant rien. Il tourna la tête vers le miroir, et ne vit rien non plus.

– Que demandes-tu à ton portrait ?

– Ce n’est pas un portrait, ma chérie, c’est un miroir.

– Ah ?

Il tendit la main, et sentit sous ses doigts la surface irrégulière de la toile et de la peinture à l’huile. Il devait rêver ; la perte de sang, sans doute.

– J’aimerais rester un peu seul, Cascatelle.

– Comme tu veux. Mais tu risques de rester triste, si je m’en vais.

Il pencha la tête : rester triste ? Il faudrait déjà qu’il le fût ! Il n’y avait rien de triste à être incompris et rejeté, à porter dans son flanc le signe tangible de la haine d’autrui, à savoir que s’il tenait à faire plaisir, il devait seulement se laisser mourir. Il tenta de sourire.

– Je ne suis pas triste, Cascatelle. Je suis seulement un peu fatigué.

Elle se pencha, et posa sur sa joue un baiser légèrement humide, frais et très doux.

– Moi, je t’aime, même si ta robe a une tache.

Elle disparut derrière le paravent. Elle était adorable, songea-t-il. Elle méritait vraiment qu’il devînt plus compétent avant de s’occuper d’elle, elle ne devait pas être galvaudée par un débutant. Il se soigna, et s’écroula dans son lit, épuisé.

*

Sans Larmes entra sans bruit dans le grenier, et resta silencieux, étonné. Il n’y avait pas trace de poussière ou de toiles d’araignées, l’endroit était parfaitement bien tenu. Un lit à deux places était décoré d’une courtepointe brodée de poissons rouge, orange et or, de vagues turquoise et blanches, d’algues d’un beau vert. Derrière un paravent, une table, des chaises, tout ce qu’il fallait pour faire du thé. Des fauteuils, de la lecture. Une penderie, une petite armoire à bijoux, un éventail passé de mode. Tout ce qu’il fallait pour vivre heureux, pour vivre à deux. Seulement, la maîtresse de maison n’y avait jamais fait monter son mari. Entre ces murs ornés d’une tapisserie fleurie, rafraîchis de bouquets, elle n’avait jamais reçu que ses amants. Sans Larmes se pencha sur les fleurs, et les respira avec plaisir. C’était un très beau jardin secret ; il ne manquait que l’ouragan qui le dévasterait.

Il regarda le secrétaire, son bois poli et bien ciré, et songea qu’il aurait été amusant d’écrire ici même la lettre par laquelle il dénoncerait l’infidèle à son époux. Mais il hésita : les lieux étaient si chargés de vie, de bonheurs partagés… il craignait que sa plume ne faillît. Il valait bien mieux laisser la nuit murmurer à l’oreille du cocu, lui révéler l’ampleur de la tromperie qu’il avait subie, les autres vies de sa femme, bien au-dessus de sa tête, dans un grenier prétendument désert.

Il attendit que la nuit vînt, et que le mari s’accoudât à la fenêtre pour jouir de sa douceur. Il parla de sa voix d’ombre, mais, à sa grande surprise, l’homme ne s’énerva pas. Pire, il resta rêveur, un sourire ému aux lèvres, alla jusqu’au fauteuil où lisait sa femme, et lui posa doucement la main sur l’épaule. Il s’assit en face d’elle, et lui expliqua qu’il avait eu la chance d’apprendre comment elle avait suppléé à ses manques, et tissé des jours souriants là où il n’avait eu que la médiocrité à offrir. Il lui proposa avec tendresse de la quitter, en lui laissant la maison et de l’argent. Ainsi, elle serait libre de fréquenter qui elle voudrait, ou d’épouser l’un de ses amants. Elle lui caressa doucement la joue, et répondit qu’elle l’aimait, lui aussi. Il n’était peut-être pas capable de partager avec elle les merveilles du grenier, mais demeurait un agréable compagnon. Ils restèrent enlacés, et Sans Larmes s’éclipsa, consterné.

Il ne voyait pas comment il avait pu obtenir un pareil contre-effet, à moins, bien sûr… à moins qu’un disciple de Monsieur Blanc n’eût miné le terrain au préalable ! Il revint à sa mansarde en pestant contre Monsieur Blanc. Quelle plaie, celui-là ! Pourquoi avait-il fallu qu’il vînt s’installer à Deux-Rivières, lui aussi ?

Il s’assit sur son lit, furieux, et passa en revue les dernières heures. Il entendit à peine Cascatelle qui rentrait, mais lui sourit quand elle l’embrassa. Elle lui passa la main dans les cheveux.

– Moi, j’ai bien aimé ce que tu as dit au monsieur. Ça m’a fait rêver !

– Tu… tu étais là, cette fois aussi ?

– Bien sûr ! Pour une histoire d’amour, tu penses ! Et puis, c’est si facile par les toits ! Il suffit de sautiller.

Oui, songea Sans Larmes, si ce n’est que la nuit est supposée me cacher. Alors, comment est-il possible que tu me suives ? Il regarda l’enfant avec méfiance : se pouvait-elle qu’elle fût l’élève de Monsieur Blanc ? Il se plongea dans les yeux clairs de la petite, qui s’étonna, mais le fixa ; puis il se détourna : il délirait. Elle était trop jeune, trop étrange, trop… il dit pourtant :

– Cascatelle… es-tu l’élève de Monsieur Blanc ?

Elle éclata de rire, un fou rire cristallin, inextinguible. Il y avait tant d’amusement et d’incrédulité dans ce rire qu’il se sentit ridicule. N’empêche… et si elle riait parce qu’il avait été si lent à comprendre ? Il attendit qu’elle eût fini de rire.

– J’ai besoin d’une réponse, Cascatelle.

– Je ne suis la disciple de personne, Sans Larmes. Ça ne se passe pas comme ça, chez nous.

– Chez vous ?

– À l’autre bout du caniveau.

Les évidences des uns sont les migraines des autres, songea le jeune homme. Et puis, chacun ses secrets : elle ne l’avait pas questionné sur son propre passé, il n’allait pas fouiller dans le sien. Il lui sourit.

– Je suis content que tu n’aies rien à voir avec Monsieur Blanc.

– Moi aussi, comme ça, on peut rester amis. Et puis, tu sais… tuer, c’est facile ; mais les histoires d’amour, ah ! elles vont où elles veulent ! Tu ne devrais pas avoir honte.

– Je n’ai pas honte. Je sais que l’échec est toujours possible. Je m’améliorerai, voilà tout.

Et pour cela, il devait abandonner toute idée de vengeance mesquine, de cruauté minable à l’égard des couples du grenier. S’il voulait continuer l’affaire, il devait le faire avec maestria, ou pas du tout.

– Je suis content que les jolies histoires d’amour te fassent plaisir, Cascatelle. Je me dis qu’au moins, mes échecs profitent à quelqu’un que j’aime.

Elle vint se nicher contre sa poitrine, et il caressa ses cheveux. Ils avaient une odeur fraîche qu’il ne pouvait identifier, mais qui le ravissait. Elle lui donnait une impression d’espace et de liberté, d’altitude et de légèreté. Il réalisa soudain qu’au fond, il n’était pas mécontent de voir ses voisins heureux, car maintenant, certains aspects de sa vie pouvaient être racontés à Cascatelle pour l’endormir. Maintenant, il pouvait trouver moins indécent, moins mensonger, qu’elle pût l’aimer. Bien sûr, il était regrettable qu’elle l’appréciât pour son incompétence, mais cela valait toujours mieux que la solitude.

Il se coucha, et dormit. Il se réveilla tard, et quitta son lit trempé pour prendre le soleil sur un fauteuil. Il eut faim, et hésita à acheter de la nourriture, mais se souvint à temps qu’il avait prétendu avoir bien de la peine à réunir les quelques sous qui permettaient de nourrir et vêtir Cascatelle. Il ne pouvait pas se permettre d’extras. Il alla donc lire quelques pages à une vieille, et partager son repas.

Quand il revint, il écouta avec plaisir Cascatelle lui raconter des histoires de tuiles, les forêts qu’elle voyait danser dans la glaçure verte, les poissons qui filaient dans le bleu profond, les oiseaux s’élançant dans le bleu ciel, et tous les faons courants du jaune profond. Il s’étonnait du luxe de détails qu’elle lui donnait, et croyait parfois les voir cingler lui-même. Non, sa petite n’était pas seule sur les toits, elle écoutait le vent chanter dans les feuilles, et le bruit des ruisseaux.

Ils regardèrent ensemble le soleil rougir et disparaître, puis le jeune homme s’étendit : il devait se reposer, et trouver son adversaire. Il ne voulait pas vivre d’autres échecs comme celui du grenier.

*

Sans Larmes était resté sur ses gardes, à l’affût d’un disciple de Monsieur Blanc interférant avec lui ; mais son adversaire était très fort, et avait saboté certains de ses plans sans que le jeune homme pût l’identifier. Il s’assit à son bureau, et récapitula toutes les pistes qu’il avait suivies, sans succès ; toutes les méthodes qu’il avait utilisées, en vain. Cascatelle grimpa sur ses genoux.

– Tu ne le trouves pas ?

– Non.

– Peut-être qu’il n’est pas aussi blanc que tu le penses.

– Oh ?

– Eh ! Tu n’es pas non plus tout noir, tu sais.

– Mais si, je le suis. Ne te laisse pas abuser, c’est dangereux. Localement, pendant une courte période, certains de mes plans peuvent sembler porter des fruits positifs, mais c’est uniquement pour accoutumer au bonheur, et rendre la chute d’autant plus dure. C’est de la stratégie, Cascatelle, pas de la bonté.

– Ah bon… mais peut-être que lui est un peu gris… va savoir.

Elle descendit de ses genoux, et alla gambader sur les toits. Il la regarda se découper sur le ciel, comme elle marchait sur un faîte. Il n’avait presque plus peur pour elle, car elle était si agile ! Gris… cherche dans le gris et non dans le blanc… peut-être avait-elle raison, peut-être son adversaire était-il bien plus anodin qu’il ne le pensait.

Il passa la nuit à prêter attention à tous ceux qu’il croisa sur son chemin, même à ceux qu’il eût catalogués sans hésitation auparavant, mais ne trouva pas le disciple de Monsieur Blanc. Bon sang ! À croire que ce type était son ombre ! Il ricana : et pourquoi pas le blanc de ses yeux, tant qu’il y était !

Il fit un crochet par le vieux cimetière, et regarda longuement un crâne blanchi. Les os étaient la seule blancheur acceptable dans la noirceur du monde. Il trouverait ce bâtard… ou il demanderait à son maître de l’aider. Mieux valait l’humiliation d’un aveu que de continuer à voir ses plans échouer à demi.

Il regagna sa mansarde, et s’écroula. Depuis qu’il était harcelé, il peinait à ne dormir que huit demi-heures. Les yeux de la nuit s’étendaient sur sa vie, aveuglant de longues heures.

Quand il se réveilla, une odeur de pâtisserie emplissait la pièce. Il la respira, ravi, et se demanda quel voisin pouvait s’offrir un si merveilleux petit déjeuner. Il respira encore, et réalisa que l’odeur était trop intense pour provenir d’ailleurs. Il ouvrit les yeux, et vit un plateau de pâtisseries sur sa table de chevet. Cascatelle lui sourit :

– Ah ! Tu es réveillé ! Et tu as sûrement faim ?

– Cascatelle… comment as-tu…

– Oh ! J’ai été bien sage avec le pâtissier.

– Tu… quoi ? Comment ?

– Ben tu sais… il a cette espèce de bâton mou dans son pantalon, et il te le met dans la bouche, et puis il…

L’ordure ! songea Sans Larmes, faire ça à Cascatelle ! Il se reprit, et corrigea : lui faire ça, à lui ! Il était fautif, bien sûr, car il n’aurait pas dû attendre autant pour nuire à la petite ; des amateurs lui avaient volé son tour. Mais… tout n’était peut-être pas perdu, car elle semblait peu affectée par l’expérience.

– Bon ! Alors, tu manges ?

– Oui, bien sûr. Merci beaucoup, Cascatelle. Ça sent magnifiquement bon. On partage ?

– Si tu veux. Mais je préfère les escargots et les vers.

– Tu… quoi ?

– Mais seulement s’ils sont bien frais. J’adore la manière dont les vers me frétillent dans la bouche, tu sais ? Les escargots, eux, c’est rigolo de les sucer hors de leur coquille. Il faut tirer très fort ! Mais je peux le faire, je me suis entraînée.

Il refoula une nausée.

– Qui… qui t’a appris à faire ça ?

– Les racines, bien sûr. Mais comme je n’en ai plus, les vers ne peuvent plus me faire rire en me passant contre. Alors, je les mets dans ma bouche. Quant aux escargots… ils m’ont assez bavé dessus ! C’est mon tour, maintenant. Je les fais aller et venir entre mes dents, je les pousse de la langue… c’est rigolo.

Il la regarda avec tristesse, puis se reprit. Qu’avait-il espéré ? Que le caniveau lui offrirait la pureté, et qu’il pourrait la gâcher à son gré, savamment, et en son temps ? Il était d’un manque de réalisme pitoyable. Il se demanda soudain s’il aurait réussi ses examens, tout bien considéré ; ou s’il était grand temps de retourner voir Monsieur Noir, et de solliciter quelques leçons de plus.

Mais pas tout de suite : il allait essayer une dernière fois de capturer le disciple de Monsieur Blanc qui le harcelait. À défaut, il voulait comprendre pourquoi il échouait, et mettre en forme ce qu’il avait compris du problème. S’il recourait à son maître, ce serait en étant capable de répondre clairement aux questions qui lui seraient posées. D’autre part, il voulait être certain qu’il n’avait rien négligé qui fût à sa portée : il ne voulait surtout pas que Monsieur Noir lui pointât du doigt une solution triviale qu’il eût manquée, aveuglé par la contrariété. Ce serait humiliant pour le disciple, et décevant pour le maître.

De plus, il avait quelques projets en cours, et détestait l’idée de les abandonner : amener des êtres si près de la perfection, puis les laisser choir dans la médiocrité, c’était un avortement, voilà ce que c’était. Et il n’était ni négligent, ni irresponsable.

*

Sans Larmes s’assit sur son lit, et prit la fillette sur ses genoux :

– Cascatelle, je suis passé chez le notaire. Dès aujourd’hui, tu es propriétaire de cette mansarde. Et j’ai également déposé de l’argent pour que tu puisses vivre décemment.

– De… l’argent ? Mais… où l’as-tu trouvé ?

– Tu… tu n’étais pas avec moi, ces derniers jours ?

– Oh non ! Depuis que tu as acheté le gros livre d’histoires, je n’ai plus besoin de te suivre la journée.

Il soupira, puis murmura :

– J’ai… j’ai assisté quelques autres disciples de Monsieur Noir, de ceux qui sont payés. Et puis, dans le cadre de mes propres tâches, je… je me suis résolu à voler mes derniers… sujets.

Elle le regarda, étonnée :

– Sans Larmes… tu n’avais jamais volé, sauf pour attirer la vengeance sur un innocent.

– C’est vrai, je ne voulais pas courir le risque d’agir par cupidité. Mais tu en vaux la peine, Cascatelle. Avec les moyens que je te laisse, et avec tout ce que tu as compris de moi et de mes idéaux, je suis sûr que tu… que tu deviendras quelqu’un dont je pourrai être fier.

Je t’en prie, songea-t-il, ne me demande pas si je crains de mourir. Elle lui sourit :

– Bien sûr que tu pourras être fier de moi ! Quoi que je fasse, tu seras content… c’est juste que tu regarderas d’un œil… ou d’un autre.

Il la serra contre lui, longtemps.

– Il faut que j’y aille, maintenant. J’ai besoin de savoir si je suis… irrémédiablement perdu. Mon maître a été fier de moi, Cascatelle… mais l’est-il toujours ? Peut-il le redevenir ?

Elle lui sourit, et lui embrassa le nez. C’était dommage qu’il s’en allât déjà, car il était plus agréable à fréquenter que les tuiles, aussi jolies que pussent être leurs couleurs. Bah ! C’était ainsi, elle n’y pouvait rien. Et puis, dès qu’il serait hors de vue, elle l’aurait oublié, et attendrait la prochaine pluie pour regarder les ruisselets courir sur les toits. Et s’il fallait vraiment trouver un avantage à son absence, ce serait sans doute de ne plus l’entendre gémir dans son sommeil, quand il revivait ses périodes de veille sans plus pouvoir nier qu’elles n’étaient qu’une longue suite de crimes. Elle avait enfoui sa tête dans son coussin, mais l’odeur du cauchemar était venue la hanter, et l’eau qui courait en elle s’était troublée.

Oui, il serait agréable d’oublier Sans Larmes jusqu’à ce qu’il eût trouvé sa paix. Après… elle aviserait. Elle eût bien aimé l’entendre rire, rire vraiment, sans larmes cachées au fond de sa voix.

Elle soupira, et retourna sur le toit.

*

Sans Larmes effleura la porte de l’école de Monsieur Noir, et le portier lui ouvrit. Il fixa le disciple de ses yeux vides, posa la main sur le cœur du visiteur, et, après un instant, lui fit signe d’entrer. Sans Larmes connaissait le chemin, et parcourut seul les couloirs, priant pour ne pas croiser de condisciples, car il n’était pas certain de pouvoir leur cacher sa honte et son désespoir. Venir mendier une solution ! Avouer qu’il était incapable de venir à bout d’un seul opposant !

Monsieur Noir lui dit d’entrer avant même qu’il eût pu frapper ; il semblait toujours savoir si quelqu’un se trouvait aux alentours. Il fit signe à son disciple de s’asseoir en face de lui. Il semblait calme, et Sans Larmes ne vit aucune trace de réprobation sur son visage. Pourtant, son maître ne pouvait ignorer son échec. Il ouvrit la bouche pour exposer son problème, mais son cœur était lourd, si lourd, noyé des larmes qu’il avait provoquées. Il regarda Monsieur Noir.

– Maître, j’ai tant causé de peines…

– Avec un art consommé et une diligence jamais prise en défaut.

– Mais… je souffre pour ceux que j’ai tués !

– Bien sûr, Sans Larmes, tu as toujours été sensible et humain. Sinon, tu n’aurais pas demandé mon aide, tu n’aurais pas essayé de devenir un bourreau, tu aurais continué à être une victime innocente.

– J’ai échoué à m’endurcir, maître. Mes mains ont agi, mais mon cœur… mon cœur ne les a pas suivies.

– Oui. En toi, le professionnel se réjouit de chacune de tes réussites ; mais l’humain pleure d’avoir blessé des miroirs de lui-même. Tu n’es jamais réellement parvenu à les voir comme des instruments, n’est-ce pas ?

Sans Larmes pencha la tête, et pleura. Il s’essuya les yeux dans sa manche.

– Je crains que non, maître. J’ai beau leur offrir le meilleur, je pleure en songeant qu’ils ne le voient pas ainsi, et qu’ils en souffrent.

– Et tu leur en veux ?

– Non, maître. Comment le pourrais-je ?

– Mm. Et tu t’en veux ?

– Je ne crois pas, maître. Vous m’avez appris à m’aimer, même si mes victimes me haïssent. Et je crois avoir réussi à les aimer, même si elles sont ingrates.

– T’aimer ? Tu as voulu n’être qu’un outil au service d’une cause.

– Mais l’artisan doit aimer ses outils…

Monsieur Noir sourit.

– L’aveu de ta sensibilité t’a fait du bien, et tu sais maintenant que peu m’importe ta nature profonde : c’est ce que tu fais de toi-même qui compte à mes yeux. Mais est-ce tout ce que tu désirais me dire ? Il y a plus, n’est-ce pas ?

Sans Larmes se répéta qu’il s’aimait, malgré son échec ; qu’il était pardonnable, malgré son imperfection ; qu’il restait utile, malgré ses maladresses. Il expliqua qu’il avait été incapable de contrer un serviteur de Monsieur Blanc, et qu’il ne l’avait même pas découvert. La honte lui nouait la gorge.

Monsieur Noir remarqua doucement :

– Agir à l’encontre de ses buts affichés est inavouable, n’est-ce pas, Sans Larmes ?

– Maître, je… ce ne peuvent être que des maladresses. Je ne peux pas servir Monsieur Blanc ! Je ne l’ai même jamais vu ! Comment pourrais-je suivre son enseignement ?

– Son enseignement est le miroir du mien, Sans Larmes ; et tu as des méthodes assez particulières, en matière de miroirs.

Le jeune homme resta prostré. Il fallait qu’il y eût une interférence extérieure… il le fallait. Il ne pouvait pas être un traître, c’était… c’était… son maître acceptait la maladresse, mais la mauvaise volonté… ou pire, le sabotage ? Monsieur Noir étudia son disciple qui tremblait presque d’angoisse, et décida qu’il était temps de lui tendre le miroir obscur, celui dans lequel il avait caché la vérité. La lumière est vide de sens, le savoir se cache dans l’ombre… Il dit, sans trace de réprimande ni de condescendance dans sa voix :

– Comment crées-tu le noir, Sans Larmes ?

L’élève sourit, et cessa de trembler, envahi par la reconnaissance, car c’était une question facile. Seuls les débutants pensaient qu’ils créaient le mal. Il répondit tranquillement :

– En retranchant du blanc.

– Et de quelle main touches-tu ce blanc ?

Sans Larmes releva légèrement la tête, et observa ses mains, sans rien y voir de spécial. Il regarda le visage tranquille de Monsieur Noir, goûta son sourire calme et encourageant. Il examina à nouveau ses mains : il devait y avoir une réponse. Soudain, l’une lui parut noire, mais l’autre… l’autre était blanche. Brusquement, l’image s’inversa, et le blanc devint noir. Le jeune homme se redressa, et tint ses mains devant lui, contemplant leur paume, puis ses genoux à travers elles, puis le sol de longues lattes lisses. Ses yeux eux-mêmes devinrent transparents, et il ne vit plus.

Monsieur Noir sourit, car il était décidément un bon maître ! Un disciple de plus avait assimilé la part occulte de son enseignement, ces mots glissés de-ci, de-là, ces pistes semées dans leurs esprits. Un disciple de plus avait trouvé la lisière où le monde s’éteint, où le noir et le blanc cessent de s’affronter en une lutte éternelle. Un disciple de plus s’était éloigné le long de cette frontière où la nuit est déjà morte, et le jour, avorté. Un disciple de plus s’était abstrait de la ronde sans fin des actions et des réactions. Et Sans Larmes était sensible… avec un peu de chance, il avait atteint non le néant, mais la réconciliation des opposés. Son maître n’avait aucun moyen de le savoir pour le moment, mais cela viendrait en son temps.

Il se tourna vers le meuble bas laqué de noir, et tira délicatement quatre tiroirs ornés d’or. Il y préleva quatre bâtonnets d’encens, un jaune profond, un rose, un violet et un vert, et les brûla en souvenir de Sans Larmes, goûtant l’odeur de sa vie. Le jeune homme avait été l’une des rares exceptions qu’il recherchait, un cœur sensible qui voulait aimer, mais ne savait plus ni qui, ni comment. Sans Larmes avait trop pleuré en voyant souffrir autrui, il avait trop enduré lui-même. Il s’était réfugié parmi les fléaux, il avait voulu devenir l’un d’entre eux, dans l’espoir que le mal ne le chagrinerait plus. Le mal, le gâchis, la souffrance, qui seraient devenus le but même de tous ses efforts, et non des accidents déplorables, des obstacles sur le chemin du bonheur. Monsieur Noir l’avait aidé de son mieux, en sachant que son disciple échouerait. Mais certains échecs étaient bien plus précieux que des réussites insensées.

Les véritables échecs, c’étaient ses autres disciples. Eux, ils étaient incapables de sentiments. Eux, ils étaient réellement sans larmes. Eux, c’étaient des brutes… mais Monsieur Noir avait un rôle pour eux également. Il lui fallait des exécuteurs sans pitié, qui n’étaient pas obligés de peindre leurs miroirs pour n’y jamais voir leur chagrin. Des tueurs qui danseraient dans les flammes, porteraient au loin les vents de la destruction, et riraient de repousser encore les limites du pire.

Monsieur Noir se releva, et gagna la petite pièce attenante à son bureau. Il s’y trouvait deux portes, l’une noire, l’autre blanche. Il leva les mains vers son visage, et choisit le blanc. Il poussa la porte, fit trois pas dans un couloir enténébré, trois pas qui semblaient glisser, trois pas qui eussent pu couvrir la moitié de Deux-Rivières, et sentit sous ses doigts une autre porte, qu’il poussa.

Monsieur Blanc entra dans son bureau, prit le temps de parcourir son courrier, puis rejoignit la classe où l’attendaient ses disciples. À ses yeux, ils étaient identiques à ceux qu’il éduquait quand il était Monsieur Noir ; mais à leurs yeux, la différence était aussi absolue qu’entre le jour et la nuit. Il sourit, et ils crurent qu’il les bénissait, alors qu’il s’étonnait seulement que des apparences pussent masquer des évidences si profondes.

Noir, blanc, main droite, main gauche, le monde n’était nulle part dans ses extrêmes trompeurs, mais seulement au centre, où toutes les actions s’équilibraient enfin, où la lutte cessait. En ce lieu, l’amour fleurissait peut-être, libre de toute contradiction, de toute hésitation, de toute peur et de toute blessure. Peut-être.

En attendant, il lui fallait former ces âmes qui se croyaient pures, et se tenaient prêtes au pire pour éliminer ce qu’elles appelaient le mal.

Noir, blanc, et flots de sang… à grands traits audacieux, il dessinait l’avenir.

II – Le sommeil des justes

 

Bleu Nuit prenait son petit déjeuner, assis sur son balcon. Il trouvait le jour magnifique, et se sentait profondément soulagé d’oser à nouveau observer les acrobaties des mésanges plutôt que de fixer une stèle sans vie, muette et sombre. Il finissait son troisième œuf au plat quand Lavandin frappa au chambranle. L’exorciste l’invita à le rejoindre.

– Maître, je regrette de vous déranger, mais je ne parviens pas à réveiller mes condisciples.

– Tu ne… Je viens.

Bleu Nuit était blême. Il avait trop aimé Roseau Bleu, l’avait pleuré comme on se noie, et, pendant qu’il geignait, son école, négligée, sombrait elle aussi. Lavandin remarqua :

– L’irrémédiable est assez rare, quand on combat assez, et assez tôt.

L’exorciste s’arrêta, l’observa longuement.

– Et qu’une sentinelle reste vigilante quand le château s’endort.

– Bah ! C’est vous qui m’avez donné le goût du thé, et celui de l’insomnie. Il fallait bien que cela vous servît un jour.

– À propos, Lavandin… si tout le monde dort, comment se fait-il que tu sois éveillé ?

– Eh bien… je pense que les dormeurs ont tous commis l’erreur de suivre Nuit Calme, qui m’a semblé avoir un projet pour vous tirer de votre abattement. Il m’avait prié de ne pas m’en mêler, et comme je commençais mon enquête sur la mort de Roseau Bleu et que j’étais trop occupé, je lui ai fait le plaisir de ne pas me mêler de ses affaires… puisque vous ne m’avez toujours pas appris à me dédoubler.

Bleu Nuit soupira, car Nuit Calme peinait à accepter qu’il y eût des limites, et pensait que toutes les imperfections se corrigeaient, si l’on y mettait assez de courage et d’ardeur. Qu’avait-il bien pu imaginer ? Il demanda encore :

– Pourquoi t’avoir tenu à l’écart ?

– Cela arrive parfois, maître… je suis perçu comme trop proche de vous pour…

– Pour me désobéir, fût-ce pour mon bien ?

– C’est ça.

L’exorciste éclata de rire, un rire énorme, qui le força à s’arrêter, et qui s’éteignit net, brisé par un sanglot.

– Lavandin, s’il en est un qui me désobéisse à bon escient… c’est toi. Je regrette qu’ils ne l’aient pas compris.

– Eh bien, vous le leur direz quand ils iront mieux. Ce qui ne devrait pas tarder, vous connaissant.

Ils entrèrent dans le dortoir, et Bleu Nuit s’arrêta, choqué, car chaque lit recelait un corps qui lui paraissait plus épuisé que seulement endormi. Les visages étaient pâles, les cernes profonds, les souffles bien trop légers, parfois hachés.

– Et dans les chambres des disciples plus âgés ?

– Tous dorment également.

– Alors, il ne reste que nous ?

– Non, quelques-uns sont à l’extérieur, en intervention ou en visite. Voulez-vous que je les fasse revenir ?

– Voyons d’abord ce que nous pouvons faire.

L’exorciste laissa courir ses doigts sur son long collier, s’attardant sur la fraîcheur des grandes perles lisses, sur les motifs délicats de graines qui les séparaient, et surtout sur les plumes dont la douceur le réconfortait. Il se déplaça dans le dortoir, et quand son collier lui brûla les doigts comme le froid de l’hiver, il s’agenouilla près d’Indigo. Les plumes étaient raides, telles des branches couvertes de gel.

Il étudia longtemps les traits émaciés du disciple endormi, puis sortit de sa robe un peu de craie blanche. Il traça délicatement des ruisseaux clairs dans les cernes du dormeur, puis il peignit ses paupières d’un bleu pâle, le bleu du ciel d’hiver, quand la vue porte loin. Il prit alors une chaise basse, et s’assit à la tête du lit. Il posa son collier sur ses genoux, de façon à ce qu’il reposât également sur le front de son élève, puis passa ses doigts dans la craie, les uns blancs, les autres bleus, roux ou noirs. Il ferma les yeux, et laissa ses mains descendre sur son propre visage, dessinant de longues traînées de couleurs.

Lavandin le regardait faire, fasciné. Il comprenait certains des principes qui sous-tendaient les gestes de son maître, mais il ne voyait pas comment des actes si anodins en apparence pouvaient donner des résultats aussi efficaces. Pas de mots, pas de sacrifices, pas de myriades de fidèles chantants ; rien que de la volonté. Il observa avec tendresse les traces de couleur sur le visage de Bleu Nuit, qui passait progressivement de la concentration extrême à la détente. Sa respiration se ralentit, sa tête s’inclina légèrement, et Lavandin sut qu’il dormait. Dans quelques instants, il serait dans l’esprit du dormeur, et y chercherait ce qui avait pu le mettre dans un tel état… les mettre tous dans un tel état.

Le jeune homme secoua la tête, car l’école silencieuse le mettait mal à l’aise, mais il ne quitterait pas son maître. Il s’installa de façon à pouvoir intervenir sans  délai, et suivit les infimes changements d’expression sur le visage de l’exorciste, les frémissements de ses traits, leur crispation soudaine. Il eût aimé le réconforter, mais c’eût été risquer de perturber l’expérience. Avec un soupir, il se l’interdit. Quoi qu’Indigo eût vécu, il était essentiel que Bleu Nuit pût le revivre intégralement. Après, après seulement, il chercherait comment soulager son maître.

*

Indigo regarda la fenêtre. Dehors, il faisait nuit noire. Nuit Calme apparut sur le seuil du dortoir, une lanterne à la main, et fit signe de se lever. Indigo repoussa sa couette sans bruit, et se rhabilla. Autour de lui, ses condisciples en faisaient autant. Nuit Calme passa parmi eux, vérifiant leur équipement. Indigo lui montra sans crainte ce qu’il avait prévu, et son aîné eut un sourire appréciateur.

Ils quittèrent l’école sans bruit, et rejoignirent un homme qui sembla naître de la nuit. Nuit Calme le leur présenta comme Sombre Frère, un disciple de Monsieur Noir, qui possédait le moyen de les faire entrer dans le jardin des démons. Indigo frissonna : ceux qui avaient réduit maître Bleu Nuit à l’état de loque effondrée devant la stèle de Roseau Bleu. Il regarda ses condisciples, et ne fut aucunement rassuré : ils étaient nombreux, mais égalaient-ils seulement la puissance du maître ? Il en doutait fort. Il se remémora Nuit Calme disant que peu importait la puissance, car seul comptait le nombre : les démons ne pourraient jamais vaincre tant d’esprits simultanément. Indigo aurait aimé que Bleu Nuit le lui confirmât, mais Bleu Nuit… Bleu Nuit ne parlait plus qu’à l’alcool et aux larmes, et Indigo n’était ni l’un, ni les autres.

Nuit Calme décida :

– Allons-y. Tous unis, nous libérerons le maître de l’emprise des démons ! Il redeviendra celui que nous aimons. Et s’il faut tuer, Sombre Frère le fera pour nous ! Nous n’aurons pas à transgresser l’interdit posé par notre maître.

Tout cela, Indigo le savait déjà ; mais il n’aima pas le sourire sarcastique de Sombre Frère. Il s’approcha de celui-ci, et, pendant qu’ils marchaient vers le jardin maléfique, il demanda :

– Sombre Frère, puis-je vous poser une question ?

– Je vous en prie. Connaître les lacunes d’autrui est toujours instructif.

Indigo se tut, troublé ; puis il conclut qu’il avait besoin de savoir.

– Je n’ai pas l’impression que le sort de notre maître vous importe, et je ne crois pas que vous ayez été payé. Alors, pourquoi nous aider ?

– Amusant, cette propension au pourquoi, alors que tant d’autres se contentent du comment. Eh bien, disons que votre cause est si fabuleuse qu’elle m’a donné envie de la servir.

Indigo émit un petit bruit dubitatif, et Sombre Frère eut un rire silencieux. Il précisa :

– Je viens avec vous parce que le lustre éteint du passé n’a pas à être ravivé.

Indigo le regarda, étonné, et Sombre Frère ajouta :

– Vous vouliez la vérité, je crois ? Mais elle est souvent incompréhensible. Tant pis pour vous.

Indigo resta songeur tout le long du chemin. Que savait-il du jardin ? Rien, sinon que Roseau Bleu l’avait mentionné comme cause des préoccupations de Bleu Nuit, ainsi que la prison qui avait été construite tout à côté. Indigo soupira : il avait toujours préféré comprendre ce qu’il faisait, mais Nuit Calme était tellement moins clair que Bleu Nuit ! Si encore Lavandin avait été parmi eux… Mais Nuit Calme avait expliqué qu’il explorait une autre piste.

Bah ! songea Indigo comme ils longeaient les murs du jardin, il resterait attentif, voilà tout. À défaut de savoir, il apprendrait. Et même si Sombre Frère était inquiétant, Bleu Nuit valait largement tous leurs efforts.

Sombre Frère s’approcha de la grande porte ronde, et fit courir ses doigts sur l’encadrement, traçant des volutes sombres, curieusement hachées, et des points qui semblaient autant de puits. Indigo crut voir des corps abattus et des têtes décapitées. Sombre Frère souffla sur le battant, et celui-ci s’ouvrit sans bruit. Ils entrèrent, et Indigo s’arrêta, saisi par les parfums floraux ; il avait peine à respirer tant ils étaient intenses, jaillissant de nuées de calices frémissants. Ils avancèrent, et Indigo constata que ses condisciples n’appréciaient pas l’endroit plus que lui-même. Les plantes étaient partout, envahissantes. Leurs troncs étrangement contournés semblaient presque lascifs, leurs feuilles murmuraient des mots qu’Indigo refusait d’entendre, leurs vrilles s’avançaient, caressantes, et les fleurs tournaient vers eux des corolles profondes et désirables, des pétales moelleux comme de la chair. Les dalles du chemin avaient été posées par quelqu’un qui n’avait aucun sens de la ligne droite, et aucune n’avait tout à fait la même forme qu’une autre. Indigo se demanda si les artisans avaient bu pendant qu’ils aménageaient les lieux.

Derrière les arbres, il y avait une lueur claire, inquiétante, froide et attirante à la fois. Ils s’approchèrent, et virent une lanterne immense accrochée dans le ciel. Sa lueur changeait l’eau du bassin en une nappe d’argent, et Indigo grimaça : à quoi bon la nuit si c’était pour l’éclairer d’un jour blafard ! Les lieux n’avaient pas les couleurs de midi, mais les fleurs et les feuilles des nénuphars se dessinaient pourtant avec une netteté mensongère. Indigo réalisa qu’il croyait les voir, mais restait incapable de discerner les détails.

Il gémit, et posa ses mains sur son visage, retrouvant avec soulagement le confort de l’obscurité. Mais les odeurs lui rappelaient où il se trouvait, et le chant très doux d’un oiseau qu’il ne connaissait pas lui fit lever la tête. Il aperçut une silhouette grotesque terminée par une très longue queue aux plumes recourbées. Il faillit crier quand une aile effleura sa joue, et vit, effaré, un papillon aux ailes immenses s’éloigner de lents battements suaves.

Il regarda Sombre Frère, et il s’étonna, car celui-ci semblait ravi. Il murmura :

– Comment pouvez-vous sourire ainsi ?

– Plus beaux sont les lieux, plus agréable est leur sabotage.

Indigo renonça : Sombre Frère devait être dément, pour apprécier d’être ainsi réduit à l’insignifiance parmi les plantes innombrables ! Et toutes ces vies étranges qui bruissaient dans les feuilles, tous ces chants inconnus, et les odeurs omniprésentes ! Indigo avait l’impression d’être une mouche égarée au cœur d’une fleur, incapable d’en retrouver la sortie.

Nuit Calme annonça :

– Il faut trouver les bâtiments. À cette heure-ci, les démons dorment sans doute.

Indigo en doutait fort. À quoi bon éclairer la nuit, si c’était pour dormir ? Il ne croyait pas non plus que des démons avaient besoin d’une veilleuse. Mais il ne tenait pas à contrarier Nuit Calme ; et puis, les démons aimaient peut-être prendre le thé sur leur véranda. De toute manière, Indigo ne désirait pas fouiller le jardin à leur recherche.

Ils contournèrent le bassin, veillant à rester sous le couvert des arbres. Indigo constata avec tristesse que ses vêtements avaient effleuré tant de plantes odorantes qu’ils étaient aussi imprégnés de parfum que ceux d’une courtisane. Il espéra vivement que les démons étaient bien mariés, ou chastes… mais c’était peu probable. Il se répéta qu’on pouvait sentir la courtisane et être pourtant un homme courageux. Ils traversèrent un lac, marchant sur un chemin étroit entouré de saules, franchissant un petit pont au dos rond dont Indigo détesta la courbe : l’architecte avait-il seulement songé à respecter un style, ou tracé des courbes insensées sur le papier, qu’un maçon aveugle avait ensuite traduites en volumes ? Indigo effleura le plâtre, s’étonna de sa douceur, et soupira : si les démons mettaient le satin sur les murs, peut-être se vêtaient-ils de crépi ? Les démons étaient capables de tout.

Devant eux, il y avait une série de bâtiments. Aucune lanterne n’était allumée sous les toits, mais les senteurs se firent plus fortes. Indigo devina des brûle-parfums, mais ils étaient éteints, et les odeurs semblaient sortir des fenêtres. Indigo soupira en observant les formes des ouvertures, les sculptures des piliers, les angles des toits : il n’imaginait pas qu’on pût être sain et discipliné en vivant dans un cadre pareil. Cela manquait de rigueur, de sobriété, de sens pour tout dire. Pas étonnant que leur maître fût réduit à l’état de loque indécise, si les parfums du jardin s’étaient immiscés dans son cœur !

Indigo n’avait pas la moindre envie de se rapprocher du bâtiment, de remonter le courant des senteurs. Il fut soulagé de voir Nuit Calme s’entretenir avec Sombre Frère, et celui-ci se diriger vers le bâtiment. Qu’il tuât les démons, et qu’on en finît ! Indigo tanguait légèrement, et la terre sous ses pieds lui semblait mouvante, pénétrée de tant de racines, de tant de graines prêtes à germer, qu’elle pulsait sourdement. Il refoula une nausée ; il fallait rester aux aguets, car Sombre Frère pouvait avoir besoin d’assistance.

Indigo sursauta quand quelque chose se coula dans son col, et le saisit vivement. Il sentit une résistance, mais il força. Il y eut une sensation d’arrachement, et un gémissement aigu derrière lui. Il regarda ce qu’il tenait : c’était une tige, et chaque fleur contenait un œil, qui chavirait lentement comme la sève dégouttait de la tige. Indigo eut un haut-le-cœur, et jeta l’horreur loin de lui. Il entendit un condisciple gémir comme il se débattait pour se défaire d’une branche mêlée à ses cheveux. Indigo leva la tête, et vit les feuilles se déplacer sur leurs petites pattes, se rapprocher sans bruit le long des tiges. Il appela doucement Nuit Calme, mais celui-ci n’eut pas le temps de réagir : les feuilles s’étaient envolées, et entouraient les disciples d’un essaim mouvant. Ils tentèrent de les chasser, mais, sous leurs pieds, les racines étaient sorties de terre, et tendaient vers eux des radicelles brûlantes qui se glissaient sous leur peau, rejoignaient leurs veines, et buvaient leur sang.

Indigo devina Sombre Frère qui revenait en hâte, pâle, mais radieux. Il s’exclama :

– Eh bien, c’est une excellente surprise ! Que d’horreur sous la splendeur ! Je suis ravi d’être venu.

Indigo ne l’était pas, il détestait n’être qu’un insecte sur une plante carnivore. Il sauta, plongeant vers un espace dégagé, et cria quand les racines s’arrachèrent de ses jambes, le laissant en sang. Les papillons de feuilles étaient restés sous le couvert, et Indigo rejoignit un chemin. Il préférait les dalles, même s’il voyait maintenant qu’elles avaient la blancheur d’os lavés par le temps. Des os… s’il ne fuyait pas très vite, il était certain de laisser les siens dans le jardin. Il tomberait, terrassé par les vampires, et il pourrirait, l’odeur de sa charogne masquée par celle des fleurs. Il ne serait qu’un parfum douceâtre, vite oublié.

Il courut, et ses condisciples fuirent avec lui. Autour d’eux, les arbres tendaient leurs branches pour crever leurs yeux, lacérer leurs visages, ou les étrangler. Les racines se dressaient comme autant de collets, les radicelles luisaient d’une lueur malsaine, humide, et Indigo tremblait à l’idée de leur faim. Ils débouchèrent sur une esplanade, et Indigo s’effondra, haletant, hors de portée des plantes. Quand il releva la tête, Sombre Frère souriait toujours, et discutait avec Nuit Calme. Indigo se releva, et demanda, incrédule :

– Comment pouvez-vous sourire ? Ce lieu est abject, immonde, et nous sommes trop faibles pour y changer quoi que ce soit !

– Mais justement ! J’ai cru trouver ici des splendeurs mièvres, qu’il me faudrait corrompre… et au lieu de cette tâche fastidieuse, j’ai découvert l’horreur, la faim, une vie étrange et perverse ! Je suis heureux, mon petit monsieur ! J’approuve totalement les habitants de ce jardin, et je les loue de l’expérience qu’ils m’ont offerte !

Nuit Calme était consterné.

– Allons, Sombre Frère, vous devez plaisanter.

L’assassin éclata d’un rire joyeux.

– Que les ténèbres soient ! Et que les forts s’en réjouissent !

– Je ne m’en réjouis pas, dit Nuit Calme. Nous devons mettre fin à cette abomination.

Sombre Frère lui tapota la joue.

– Ah, les faibles ! Pourquoi s’affliger du mal, alors qu’il est légitime ? Pourquoi vouloir à toute force porter la lumière au cœur des ténèbres, plutôt que d’admirer leur parfaite noirceur ? Non, Nuit Calme, s’il est une chose d’intelligente à faire, c’est d’aller discuter avec ces… démons, et leur offrir mes services.

Indigo n’écoutait plus Sombre Frère. Il entendait, dans l’esplanade, de légers craquements, comme des os qui se fendillaient sous les coups réguliers d’un marteau, qui cédaient sous les crocs d’un fauve, qui se brisaient dans une chute. Il sentait dans ses membres des douleurs, vives, brèves, changeant sans cesse de position. Il réalisa qu’elles ne disparaissaient pas totalement, que son corps s’endolorissait. Ses côtes lui faisaient mal, il peinait à respirer. Il mourrait ici, il deviendrait un peu de blancheur sur les dalles, il gémirait avec le vent, et il serait seul, infiniment seul, car ses yeux éteints ne reconnaîtraient plus ses condisciples.

Il cria, et courut vers la porte. Elle était encore ouverte, mais il s’arrêta net, car elle donnait sur une nuit trop sombre, une nuit sans étoiles, une nuit d’où toute matière était exclue. La terreur lui coupa les jambes, et il dut se retenir de tomber dans le gouffre. Mais derrière lui, il devinait les racines, comme des vagues courant sur l’herbe ; les essaims de feuilles aux trompes avides, prêtes à se planter dans sa tête comme autant d’aiguilles, et à pomper sa cervelle avec un affreux petit bruit de succion ; la blancheur des os, et ses propres gémissements, éternellement répétés. Il hurla de désespoir, et sauta à travers la porte, son corps mêlé à celui de ses condisciples. Il roula aussi loin qu’il le put du mur, et resta prostré, tremblant. Il sentait le sol sous son corps, le sol que la nuit avait semblé dévorer. Il eut le plaisir de voir que Sombre Frère ne se portait pas mieux que lui : ses yeux assombris semblaient tournés vers l’intérieur, vers un vide sans fond, et ses lèvres murmuraient une comptine dénuée de tout sens, mais dont les mots étaient curieusement apaisants.

Ils se calmèrent peu à peu, et Nuit Calme s’enquit :

– Vous appréciez toujours ces démons, Sombre Frère ?

– Plus que jamais. Si j’avais su plus tôt ce qu’était le jardin, je me serais allié à ses propriétaires pour améliorer la réception qu’ils vous ont offerte. Heureusement, ils semblent n’avoir aucun besoin de mon aide.

– C’est le moins qu’on puisse dire ! Ils vous auraient tué sans même faire la différence avec nous !

– C’est à voir…

Sombre Frère tourna la tête vers le jardin, et eut un hoquet. Indigo suivit son regard, et il hurla : sur le faîte du mur s’alignaient des yeux innombrables, où dansait une lueur verte, avide ; les vrilles descendaient le long de l’enceinte plus vite que des torrents, et une brume de pollen s’en élevait. L’espace d’un instant, Indigo sentit d’innombrables petites graines se poser sur son corps, se nicher dans ses os, y germer en petites touches d’un vert vif, forer l’espace nécessaire à leurs racines, et l’ensevelir sous leurs feuilles et leurs fleurs. Puis il courut, et ne s’arrêta que quand il se fût effondré sur son lit, sanglotant.

Il resta longtemps à trembler. Il tentait de se raccrocher à la voix de Nuit Calme, qui murmurait un rituel dans sa chambre. Le flux des mots se brisait parfois, quand la voix tremblait trop, quand le souvenir se faisait trop fort. Indigo admira le courage de son aîné, sa capacité à prendre les mesures nécessaires, même quand la situation semblait désespérée. Il osa relever ses manches et regarder ses avant-bras : sur sa peau, d’innombrables petits trous marquaient les points d’entrée du pollen. Il s’évanouit.

*

Bleu Nuit ouvrit des yeux terrifiés. Il revit avec soulagement la lumière matinale, sentit sous son corps le sol de bois tiède, remarqua ses mains serrées sur les perles de son collier, et fit l’effort de les dénouer. Il écouta son cœur ralentir, retrouver un rythme tranquille et rassurant. Il se pencha, et passa doucement les doigts sur le visage d’Indigo toujours endormi. La peur s’était nichée en lui, elle l’avait usé, épuisé, et il dormait d’un sommeil tremblant, incapable de s’en éveiller, incapable d’ouvrir les yeux pour voir ce que la vie lui réservait d’autre.

Il raconta son aventure à Lavandin.

– Soit. Voilà pour leur expérience. Mais vous-même, maître… vous connaissez déjà le jardin. Correspond-il à ce qu’ils en ont vu ?

Bleu Nuit fit le tour du lit où reposait Indigo. Il souleva la couette, remonta les jambes du pyjama, et regarda la peau de son disciple : il n’y avait aucune trace des plantes qui s’étaient glissées dans ses veines. Il examina les avant-bras du dormeur, et n’y trouva rien non plus.

Lavandin dit :

– D’accord. Mais cela n’empêche pas un drain psychique. Il peut l’avoir visualisé à sa façon.

– Et quelle façon ! soupira l’exorciste.

Dans son sommeil, Indigo tremblait encore de peur.

– Au fait, pourquoi ne pas avoir partagé l’expérience de Nuit Calme, puisque c’était lui le meneur ?

– Il a plongé trop profondément. Il ne reste en lui que des ténèbres et de la terreur. Je n’aurais rien pu en tirer.

Le jeune homme soupira, car il appréciait Nuit Calme. Bleu Nuit lui posa la main sur l’épaule.

– Il n’y a rien d’irrémédiable, Lavandin. Même un esprit aveuglé de peur peut revoir la lumière, et retrouver la paix.

Lavandin sourit en songeant que son maître avait toujours su le rassurer. Mais l’exorciste restait inquiet, et sur son visage, le jeune homme reconnut avec dégoût l’ombre de la culpabilité. Allons bon ! Qu’avait-il encore trouvé à se reprocher ?

– Maître, qu’est-ce qui ne va pas ?

– Lavandin, nous partons du principe que Nuit Calme a décidé cette expédition pour me sauver. Mais… je ne puis pas exclure qu’il ait agi sur la base d’une idée née de mon besoin d’être aidé.

Le jeune homme soupira, mais dit néanmoins :

– Un fantasme, maître ? L’espoir d’un sauveur ?

– Oui. J’étais tombé bien assez bas pour cela. Je ne savais plus que gémir et reporter sur autrui le fardeau de ma vie.

– Mais de là à générer un fantasme ! Vous un être maître exorciste, vous en souvenez-vous ? Il y a tout de même des choses que vous ne feriez jamais.

– Même ivre de chagrin et d’alcool ?

Lavandin retint un soupir exaspéré. Il n’y croyait pas, mais à moins de démontrer que ses doutes étaient infondés, Bleu Nuit ne se pardonnerait pas.

– Bon ! Si vous avez donné corps à un fantasme, je peux le vérifier.

– Je t’en remercie. Je ne peux pas être l’enquêteur et le coupable potentiel, je serais capable de me mentir à moi-même.

Le jeune homme procéda avec un soin extrême, car s’il y avait la moindre faille dans le rituel, Bleu Nuit mettrait les résultats en doute.

– Maître… vous n’avez engendré aucun fantasme. Si Nuit Calme a agi, c’est de son propre chef, sans être manipulé.

L’exorciste soupira de soulagement.

– Je préfère cela, Lavandin. L’idée de les avoir utilisés comme outils, alors que j’étais trop lâche pour agir moi-même… cette idée me rendait malade.

Son disciple lui caressa la joue, et, tendrement :

– Maître… vous n’êtes pas du genre à reporter les risques sur autrui, même ivre, même triste.

Bleu Nuit hocha la tête.

– Je vais m’habiller, Lavandin. Je trouve étrange de porter mon collier sur un pyjama.

– Et vous pourriez finir de déjeuner, également. Si les mésanges ont laissé quoi que ce soit, évidemment.

– À tout à l’heure, sur mon balcon.

*

L’exorciste regarda son élève.

– De tes condisciples, je n’apprendrai rien de plus ; et je n’ai senti aucun moyen de les réveiller dans l’état actuel de mes connaissances.

– Que faire, alors ?

– Je voudrais interroger Sombre Frère.

– Sombre Frère ? C’est un dément !

– Un dément qui semble avoir des collègues et un maître, ce Monsieur Noir. Je me méfie des déments qui s’organisent, Lavandin.

– Il y a de quoi. Voulez-vous que j’aille me renseigner en ville ? J’ai noué quelques contacts quand j’enquêtais sur la mort de Roseau Bleu.

– De mon côté, j’interrogerai les miens ; et j’enverrai les oiseaux. Leurs yeux sont souvent meilleurs que les nôtres.

– Et leur point de vue, donc.

Le jeune homme s’éclipsa.

Ils se retrouvèrent au soir, bredouilles tous les deux.

– Il semble qu’il soit parti, dit Lavandin.

Bleu Nuit fit la moue.

– Vous n’y croyez pas ?

– Non.

– C’est vous le devin. Si vous pouviez interroger l’un de ces objets invraisemblables qui semblent si utiles pour la divination…

L’exorciste sourit. Ils se rendirent dans son étude, et il laissa sa main glisser lentement le long de petits tiroirs. Elle s’arrêta, et il tira délicatement sur la poignée, révélant une roue noire. Lavandin réalisa avec dégoût qu’elle était couverte d’araignées collées les unes à côté des autres, leurs abdomens ornés de filigranes blancs. Sur chacune de leurs têtes, une gouttelette d’argent retenait un croissant de lune.

– Qu’est-ce ?

– Le genre de choses que je récupère dans les affaires des personnes placées à l’asile par leur famille.

– Du grand art…

– La folie est parfois plus puissante que la santé mentale, Lavandin. Mais je reconnais volontiers que je préférerais ne pas l’utiliser. En l’occurrence… je ne suis pas sûr d’avoir le choix.

Il referma le tiroir, laissa sa main parcourir le reste du meuble, mais elle ne s’arrêta plus. Il haussa les épaules, et sortit la roue noire. Il emplit une coupelle d’encre, la posa dans un plateau couvert de pétales de rose séchés, mêlés de corps de cloportes morts, recroquevillés. Il troua le liquide sombre d’un support d’argent, puis y alluma un encens dont l’odeur fit frémir son disciple.

– Maître… c’est un poison.

– Oui, mais à dose trop faible pour nous tuer. Tu n’es pas obligé de rester, Lavandin.

Le jeune homme renifla, et se tut, sans bouger d’un pouce. Bleu Nuit posa sur ses genoux une bande d’étoffe noire. Il la lissa, puis la prit à deux mains, et la leva devant son visage. Il se mordit les lèvres, et en approcha le tissu pour qu’il absorbe le sang ; puis il le posa sur ses cheveux, et il retomba de part et d’autre de son visage qui disparut dans l’ombre. Lavandin vit la lumière des lampes trembler, faiblir, puis s’éteindre. La robe de l’exorciste était devenue noire, et le rouge de sa ceinture semblait couler.

Bleu Nuit gémit, pris de nausée, comme la nuit entourait son esprit, brouillait ses yeux, s’infiltrait en lui. Elle protégeait Sombre Frère, le cachait, et engloutissait ceux qui s’enquéraient de lui. La nuit… la nuit immense, la nuit infinie. Il serra les dents, et se remémora le gouffre de ténèbres qu’il avait aperçues dans le puits de lumière qui jouxtait son bureau, le gouffre où s’étaient engloutis les entrepreneurs, les assassins de Roseau Bleu. Si vraiment la nuit était infinie… elle en ressortirait sans doute. La nuit s’écarta, lui révélant la présence de Sombre Frère. Il crut la sentir rire, et le saluer d’un frémissement. Il dit :

– Que les cœurs sombres se rejoignent !

– Pardon, maître ?

Bleu Nuit frissonna, et ôta le voile de sa tête. Les lumières se rallumèrent, vacillantes, puis claires et chaudes.

– Ce n’est rien, Lavandin. Mon cœur n’a pas changé… il contient certainement trop d’ombre à mon goût, mais elle n’en chassera pas la lumière. Jamais.

Le jeune homme l’espérait bien. Son maître ajouta :

– Nous allons recevoir un visiteur. Pourrais-tu nous préparer du thé ?

– Bien sûr.

Sombre Frère entra dans le bureau de l’exorciste, tranquille et fier. Il s’assit en face de son hôte, et ne jeta pas un regard à Lavandin qui leur apportait du thé.

– Vous ne dormez pas.

– Bien sûr que non.

– Pourtant, après cette incursion dans le jardin…

– Bah ! Les élèves de Monsieur Noir sont familiers de la splendeur de la nuit. Les faibles, eux, peuvent sombrer dans le sommeil, laisser leur vie leur échapper, brisés par la terreur. Mais nous…

Il rit, un rire de mépris.

– La compassion n’est pas votre point fort.

– La compassion est un hochet pour les imbéciles. Chacun collectionne ce qui est à la mesure de sa nullité.

– Et vous, que collectionnez-vous ?

– Les frustrés.

Ils se regardèrent, froidement.

– D’où venez-vous ?

– Quel lieu échappe au manteau de la nuit ?

Bleu Nuit tenta de se relaxer, car il lui fallait plus d’informations ; mais Sombre Frère sourit.

– Nous sommes des outils, monsieur, au service de causes trop sombres pour être avouées. Mais nous n’avons pas pour but de dévoiler comment leur haine s’est exprimée à ceux qui pensent garder les mains propres.

Il ajouta :

– À nous la puissance, à nous la connaissance cachée dans les ténèbres, et à vous l’innocence… et la jouissance d’un service impeccable.

L’exorciste le congédia, écœuré. Le monde n’avait pas besoin de tels fous !

– Vous êtes bien sombre, maître.

– Le moyen de ne pas l’être ? Combien de fois l’impuissance a-t-elle dissuadé de nuire ?

– Combien de fois a-t-elle mené à un pitoyable gâchis ?

– C’est vrai, mais je pense néanmoins que le crime artisanal ne peut dépasser certaines limites. Mais cet homme… c’est d’une industrie qu’il parle ! Peu importe son langage mystique, sa vision grandiloquente : il pousse au crime comme d’autres à l’achat inutile !

– Il y a toujours eu des tueurs à gages, des soldats de l’ombre, des empoisonneurs, et des sorciers.

Bleu Nuit resta muet, les yeux dans le vague, puis murmura :

– C’est vrai. Mais…

– Vous êtes inquiet.

– Oui. J’espère me tromper.

Mais dans sa tête, deux mots se poursuivaient sans fin : plus, pire, plus, pire, plus, pire… Il se reprit.

– Allons voir si nous pouvons réveiller tes condisciples. J’aurais aimé en savoir beaucoup plus avant d’essayer, mais je ne vois pas comment j’y parviendrais.

*

Bleu Nuit se laissa tomber sur son lit, épuisé. Il avait essayé tout ce qu’il avait pu imaginer, en mettant toutes ses forces dans la bataille, et s’était aidé de tous les disciples qui lui restaient ; mais il était incapable de réveiller les endormis. Pire, il savait maintenant que même en appelant à la rescousse d’autres maîtres exorcistes, il n’arriverait à rien.

Il était trop fatigué pour dormir, et pourtant, il fallait qu’il y parvînt, car il était hanté par une intuition qu’il ne parvenait pas à verbaliser. Il se releva, se mit en pyjama, arrangea sa couette et battit son oreiller, puis s’étendit confortablement. Il contrôla son souffle, et lutta pour chasser de son corps les tensions, les remords, les frustrations. Sombre Frère collectionnait les frustrés ? Il espérait ne pas déparer sa collection, mieux, être l’un de ses fleurons. Il sourit sombrement, puis fit à nouveau le vide dans son esprit. En vain.

Il fut heureux de voir Lavandin entrer dans la pièce.

– Lavandin… tu ne dors pas ?

– Votre intuition s’est-elle précisée ?

– Non, pas encore. Je suis tellement désemparé par ce que nous affrontons ! J’ai l’impression que c’est familier, mais que je ne le vois pas dans le bon sens, et que c’en est méconnaissable ! J’ai beau tenter de l’examiner, tout tourne si vite dans mon esprit, et dans un tel désordre, que je ne discerne rien.

Si ce n’est des scarabées dont la présence me terrifie, même s’il me semble qu’ils dorment. J’ai peur, songea Bleu Nuit, j’ai tellement peur. Lavandin sourit, et s’assit à la tête du lit. Il posa ses mains sur le visage de son maître, et celui-ci crut sentir deux ailes très douces. Il vit un bleu azur, et se sentit léger. Le jeune homme s’éclaira en sentant son maître s’endormir, puis s’étendit à côté de lui, trop fatigué pour rejoindre sa chambre. Lui, il n’avait pas les moyens d’improviser des rituels, même s’il ne s’agissait que d’apaiser un homme inquiet.

Quand l’exorciste ouvrit les yeux, il avait rêvé d’un monde vert, tout empli d’une lumière émeraude, dans lequel l’herbe dansait avec une grâce infinie, parcourue de vols de colibris étincelants dont les ailes faisaient naître des cascades de notes délicates. Le monde était une harpe subtilement effleurée et son chant était ravissant. Ce vert… c’était celui du rituel qui reliait la prison au jardin. Il l’avait étudié jadis, échoué à le contrer, s’était satisfait de l’idée que seuls les prisonniers étaient concernés… et avait refoulé cette abjection au plus profond de son esprit, là où sa conscience ne se rendait jamais.

Il réalisa qu’il pleurait. S’il avait pu supporter l’idée que des prisonniers mouraient dans une prison silencieuse, il ne pouvait pas accepter la mort de ses disciples. Il avait déjà supplié Verte Bruine, et l’enchanteur l’avait déjà gracié. Il trouverait sûrement le moyen de sauver ses disciples, il trouverait sûrement un prix plus acceptable, sinon moralement, du moins émotionnellement.

Lavandin murmura :

– Vous pleurez, maître.

Bleu Nuit le serra contre lui, et le jeune homme fit mine de ne pas remarquer que c’était l’exorciste qui cherchait le réconfort d’une présence. Il caressa avec plaisir les longs cheveux noirs de son maître, dessina d’une main tendre les épaules, le dos, appréciant les courbes, les creux, la chaleur. Quand Bleu Nuit eut cessé de pleurer, Lavandin lui laissa le temps de se préparer, puis revint avec un petit déjeuner et du thé chaud. L’exorciste sourit tristement, et se força à manger.

– Je vais me rendre au jardin, Lavandin. Je crains que Verte Bruine ne soit impliqué. Ce qu’il fait, il peut sans doute le défaire. Le tout sera de trouver une bonne raison pour qu’il y consente.

– Je vous accompagne.

– Non, Lavandin.

– Même pas discrètement ? Personne ne peut vous reprocher d’avoir deux ombres !

– Trois, si je compte la tienne. Mais non, Lavandin.

Bleu Nuit prit son disciple par les épaules.

– Lavandin… j’ai été un mauvais maître, et cette école en a souffert. Mais je ne pense pas que tout ce que j’ai tenté de bâtir soit à jeter. Je t’en supplie : reste en vie, et sauve ce qui peut l’être. Je ne supporte pas l’idée que tout ce que j’aimais soit balayé.

Son élève songea qu’il préférait l’homme à l’œuvre, et que peu lui importait une école sans Bleu Nuit ; mais rien ne servait de le dire.

– Maître, je vous promets de ne pas prendre de risques insensés, et de veiller sur l’école en votre absence. Mais j’ai également une supplique : vous ne me ferez pas croire que vous m’avez appris tout ce que vous savez. Je ne suis pas encore votre digne successeur. Laisser une école à un si piètre maître serait déshonorant pour tous. Alors, évitez de mourir.

L’exorciste demeura silencieux, gêné, et regarda pensivement une fourmi traverser le couloir. Lavandin avait un don pour souligner ses incohérences, avec douceur et précision. Il soupira.

– Si j’ai la moindre chance de rester en vie, je la saisirai.

Il n’ajouta pas : mais j’ai peur… peur de ce jardin aux ombres terrifiantes, où les sentiments échappent à tout contrôle. Qu’est devenu le doux spectre aux cheveux verts qui m’a touché il y a si peu de temps encore ? Qu’est-ce que notre haine a fait de lui ? Comment a-t-il réagi à la folie de Sombre Frère ?

Il se força à longer le mur du jardin d’un pas tranquille et régulier, mais il avait envie de s’enfuir. Ses jambes faiblissaient trop souvent, et il manquait trébucher. Il finit par se concentrer sur le bruit des vagues, et par régler son pas sur leur rythme régulier. Il entendit crier un goéland, et, malgré l’étrangeté de sa voix, la présence de l’oiseau lui fit du bien.

Il atteignit la porte, et en examina l’encadrement, sans y trouver aucune trace des caractères tracés par Sombre Frère. La porte avait repris son aspect normal, et il se glissa entre les battants. Devant lui, le jardin était un tableau magnifique, éblouissant de couleurs dans la lumière du matin. Il huma timidement l’air, et trouva les parfums doux et purs. La terre, même humide, sentait bon, sans trace de charogne, sans l’ombre de la mort. Il avança lentement, et songea que la mort n’était pas à sa place dans le jardin. Il était bien placé pour savoir que ce n’était pas un lieu de fin, mais de recommencement. Pourtant, il sentait la peur nouer ses entrailles, la peur d’Indigo, la peur de tous les autres. Il la laissa sortir, la confronta à la lumière du jour, et la sentir pâlir, tant elle était absurde. Il s’agenouilla près d’une dalle, et y suivit du doigt les dessins de la mousse. Il caressa doucement le coussinet formé par une petite plante aux fleurs rose vif. Il suivit un ruisseau jusqu’à l’un des étangs, et l’écouta chanter. Il admira les éclats que la lumière faisait naître dans les flots rapides, et le jaune vif de fleurs aquatiques. Il s’assit sur un banc, et contempla les fleurs des nénuphars.

Verte Bruine vint s’asseoir près de lui. Pendant de longs instants, Bleu Nuit n’osa pas tourner la tête, effrayé par ce qu’il risquait de voir. Il sentit couler vers lui le parfum de l’enchanteur, un mélange très doux de vanille, de cannelle, de miel… et il se sentit rassuré, car ce n’était pas l’odeur d’un monstre. Il regarda le lettré, qui lui sembla inchangé… non, plus sûr de lui, plus épanoui… florissant.

– Bonjour. Merci de m’avoir laissé entrer.

– Je vous en prie ! Pourquoi vous refuserais-je les plaisirs de mon jardin ?

– Les plaisirs de votre jardin… mes disciples les ont trouvés amers !

– Vos disciples… oui, mais savaient-ils les apprécier ? Je les ai trouvés bien négatifs ! Si j’étais un tant soit peu susceptible, j’aurais été froissé de leur piètre opinion à l’égard de mes œuvres.

– Je vous présente mes excuses. J’ignorais qu’ils comptaient vous rendre visite, et j’ai négligé de former leur goût pour leur permettre d’apprécier ces lieux.

Verte Bruine le regardait avec un sourire étrange, et Bleu Nuit baissa les yeux.

– Je suis leur maître, et, en tant que tel, je suis responsable de leurs choix, de leurs erreurs, des offenses qu’ils commettent. Je suis prêt à en assumer les conséquences. Il n’est pas correct qu’ils pâtissent de mes négligences.

– C’est une position admirable, mais n’est-il pas un peu tard ? Ils ont déjà eu peur, ils ont déjà rebroussé chemin en hurlant. Que pourriez-vous faire pour y changer quoi que ce soit ?

L’exorciste scruta le visage du lettré, se demandant si celui-ci se moquait de lui. Peut-être collectionnait-il également les frustrés ? En ce cas, c’était réussi. Il expliqua :

– Je suis incapable d’y changer quoi que ce soit, aussi atroce qu’ait été leur expérience.

– Ah ! Ils vous l’ont racontée ?

– Je l’ai revécue avec eux.

– Mais c’est encore mieux ! Eh bien, dites ! Qu’en avez-vous pensé ? Était-ce bien réussi ?

Bleu Nuit resta bouche bée.

– Bien… réussi ? Mais ils ont failli mourir de peur ! Et moi-même, pour l’avoir seulement partagée, assis dans mon école, j’ai failli ne pas oser entrer dans le jardin.

Verte Bruine sourit, ravi, puis il baissa les yeux et lissa sa robe.

– Je suis assez fier de moi. Il y avait si longtemps que je ne l’avais plus fait ! Je suis ravi de voir que je n’ai pas perdu la main. Bien sûr, j’aurais préféré faire naître en eux de l’agrément, de la jouissance… mais nos goûts sont si différents. Aurais-je seulement réussi ?

Hypocrite, songea l’exorciste. Ou il se trompait fort, ou le spectre avait adoré terroriser ses visiteurs, les faire fuir, hurlants, à travers le jardin changé en piège végétal.

– Je crois plutôt que vous vous êtes bien amusé.

Le lettré lui lança un regard empli de gratitude, et dit joyeusement :

– Oui, bien sûr ! Ils étaient nombreux, Bleu Nuit ! Et c’était tellement prenant, tellement stimulant, de les manipuler tous ! Au début, j’ai été assez global dans les effets, mais ensuite… j’ai trouvé le moyen de personnaliser leurs terreurs, de prendre en compte leur passé, leurs folies… et même celles de ce Sombre Frère, pourtant si étrange !

Il se tut, radieux, et conclut :

– Bleu Nuit, je ne sais comment vous remercier de l’initiative de vos disciples ! J’ai passé une excellente soirée.

L’exorciste se reprit.

– Si vous le désirez, je puis vous proposer une idée de remerciement.

– J’en serais ravi.

Bleu Nuit en doutait fort. En lui, l’ébahissement avait fait place à une fureur croissante. Verte Bruine s’était… amusé à terrifier ses disciples ? Amusé à briser leur vie ? Et il en était fier ! Il dit, aussi calmement qu’il le put :

– Depuis qu’ils sont revenus du jardin, mes disciples dorment. Ils ne mangent plus, ils ne boivent plus, et ils vont mourir s’ils ne se réveillent pas.

– Eh bien, réveillez-les !

– J’en suis incapable.

Le lettré réalisa avec quelle dureté l’exorciste lui parlait. Il se redressa, et s’écarta légèrement de celui-ci.

– Bleu Nuit, je ne suis pas responsable de leur sommeil. Pourquoi les priver de la vie, alors qu’ils ne me menacent pas ? Si vous ne pouvez rien contre moi, que peuvent-ils, même réunis ?

– Merci de le souligner. J’avais remarqué que j’étais impuissant, figurez-vous.

Verte Bruine se leva vivement, et laissa tomber :

– Détrompez-vous : si je vous laissais faire, vous seriez bien capable de gâcher ma journée. Comme vous semblez buté, je vous le répète : je ne suis pas impliqué dans cette histoire, et je ne m’y impliquerai pas.

Dans un léger froissement de soie, le lettré s’éloigna, et l’exorciste se découvrit incapable de le suivre. Il était libre de se déplacer, mais pas de se rapprocher de Verte Bruine. Il détesta la sensation. Il prit le chemin de la sortie, et se demanda s’il possédait le moyen de contraindre le spectre à dire la vérité, mais il conclut que non. Il devrait se contenter de sa parole. Mais alors, que faire ? Sa fureur tomba, laissant place au désespoir. Même si le lettré n’était pas impliqué, il aurait pu l’aider, mais de l’humeur il l’avait mis… Il gémit, car il ne restait qu’à revenir plus tard, en espérant que Verte Bruine serait calmé, et, surtout, qu’il parviendrait à lui parler sans lui reprocher ses amusements nocturnes. Bleu Nuit soupira : c’était vraiment le moment rêvé pour travailler sa tolérance à l’égard des mœurs d’autrui. Savoir que ses disciples se mouraient lentement le rendait bien trop irritable pour qu’il gardât son calme.

Devant la porte du jardin, Rouge Cerise l’attendait.

– Vous ne l’avez pas cru.

– Comment le pourrais-je ? Je ne vois pas d’autre cause !

– Et voyez-vous une raison pour que nous tuions vos disciples ?

– Ha ! Votre époux a-t-il besoin de raisons, quand il s’amuse ? S’il peut se réjouir de la terreur qu’il inflige, pourquoi la mort ne lui plairait-elle pas ?

Elle le fixa avec tristesse.

– Je comprends que vous soyez inquiet pour vos disciples ; mais si vous laissez la peur et les préjugés embrumer votre regard, vous vous privez d’alliés.

Il se tut. Les préjugés… qui avaient changé le jardin en un lieu d’horreur. Il regarda passer un papillon bleu pâle, et réalisa qu’il était enclin à croire Rouge Cerise, comme il l’avait été à croire Verte Bruine. Il y avait eu un tel naturel, une telle… innocence, dans sa manière de lui décrire la visite de ses disciples. Bleu Nuit soupira.

– Je vous présente mes excuses. J’ai de la peine à supporter la vue du dortoir, tous ces jeunes esprits endormis, leurs corps s’étiolant. Je me sens responsable, et impuissant. C’est… désagréable.

Elle lui posa une main sur le bras, avec douceur, et il lui en fut reconnaissant. Il ajouta :

– Je vais continuer à chercher. Merci de m’avoir aidé.

– Oh ! Je n’ai pas fini. À moins que vous n’ayez hâte de partir…

– Non ! Vous… n’avez pas fini ?

– Non. Voulez-vous m’accompagner à la prison ?

Il hésita. Si elle mentait, ce serait le meilleur endroit pour l’abattre, lui aussi ; l’étourdir de sommeil et dévorer lentement sa vie. Il regarda la lumière jouer sur les lèvres pleines de la jeune femme, sur ses cheveux bruns et lisses… comme un tronc de cerisier ; sur les feuilles délicates d’or émaillé qui décoraient son cou. Il inspira profondément, retint son souffle, puis expira brutalement. Il n’avait pas l’impression qu’il pouvait éviter de la suivre, elle, le cerisier en elle, et les cimes brumeuses sur la lame de l’épée. Il n’avait pas l’impression qu’il désirait s’éloigner d’elle. Il eût voulu fondre le rouge de sa propre ceinture dans le rouge des vêtements qui soulignaient la beauté de son corps gracieux et ferme, et il repoussa cette idée avec horreur.

Ils se rendirent à la prison, et elle salua les gardes avec plaisir. Elle semblait tous les connaître, et pour eux, elle était la fille du patron. Ils arrêtèrent même leur partie de dés pour bavarder avec elle, autour d’une coupe de vin. Bleu Nuit préféra prendre un thé, car il considérait avoir assez bu d’alcool pour une vie entière. Rouge Cerise l’emmena jusqu’à une cellule, y entra avec lui, et s’enquit :

– Vous voyez ?

Il voyait. Il était revenu examiner la prison, bien sûr, en espérant découvrir une solution, sans rien trouver. Maintenant que les murs n’étaient plus un obstacle, maintenant que les songes étranges des mourants ne se mêlaient plus en un ballet de sensations opaques, il voyait. Il se dirigea vers l’un des corps endormis, glissa sa main sous les vêtements, et en ressortit un long ruban de soie blanche, brodé de caractères noirs, d’une vague bleue, et d’une signature rouge.

Il jura, puis s’interrompit brutalement, et, à voix basse :

– Je suis désolé. Je ne voulais pas les réveiller.

– Ne le soyez pas, ils ne sauraient l’être. Vous pouvez parler normalement. Mais dites-moi, j’ignorais que les exorcistes connaissaient de tels mots !

– Ah bon ? Je vous assure que certains morts ont une imagination inépuisable quand il s’agit de me qualifier, et que j’ai eu assez de mauvaises surprises dans les lieux hantés pour avoir juré au point d’en faire un art. Évidemment, ce n’est peut-être pas cet aspect-là de notre profession que nous tenons à souligner dans nos rapports avec nos clients.

– Évidemment. Mais je suis ravie de l’avoir découvert.

Il eut un sourire reconnaissant. Elle désigna le tissu brodé du doigt :

– Cela signifie quelque chose, pour vous, un tel objet ? Papa se doutait bien que cela venait de chez vous, à voir le style et les couleurs, mais il n’y a pas touché. Et quand il a demandé à Verte Bruine si cela nous mettait en danger, mon époux a affirmé avec tant de conviction que nous ne risquions rien que papa n’a pas pris la peine de retirer ce tissu.

Bleu Nuit répondit, sinistre :

– Verte Bruine avait parfaitement raison, vous ne risquiez rien. Y en a-t-il d’autres ?

– Pas que je sache, mais si vous voulez vérifier, faites seulement.

– J’en serais ravi.

Ce ne fut qu’au cours de la fouille qu’il se sentit honteux. Il avait peiné à leur faire confiance, et voilà qu’ils le laissaient fouiller la prison, pourtant si importante pour eux, simplement parce qu’il le désirait.

– Je vous remercie, dame Rouge Cerise, c’est très aimable à vous. S’il y a quoi que ce soit que je puisse faire en retour, n’hésitez pas.

– Je parie qu’il y a des restrictions sur ce « quoi que ce soit ».

Il se mordit les lèvres, et baissa les yeux, gêné.

– Je n’aurai pas l’inélégance de vous imposer d’aller contre vos convictions, Bleu Nuit.

– Merci. Cela me serait pénible.

Il finit de fouiller la prison, puis elle le ramena à l’entrée. Il voyait bien qu’elle était curieuse, et il commença :

– On vante en ville votre culture.

– Et mes lacunes également ?

Il sourit, puis sortit le ruban, et le déroula précautionneusement.

– Mes disciples se sont réunis pour créer cet enchantement. Je sens en lui un peu de chacun d’entre eux. Je pense qu’ils espéraient épier la prison, et peut-être le jardin à travers elle. Ils ont échoué. Par contre, quand Nuit Calme, de retour du jardin, a tenté d’utiliser ce canal pour vous… détruire, le rituel s’est défendu. Et mes disciples se sont trouvés soumis au même effet que les prisonniers.

Il se tut, et elle demanda :

– Vous allez pouvoir les libérer ?

– Je le pense, maintenant que j’ai retiré ceci de la prison, et que je vais pouvoir m’en servir.

– Mais vous doutez.

– Oui.

Elle lui sourit.

– Si cela peut vous faciliter la vie, nous pouvons suspendre l’effet de la prison. Tout ce que je risque, c’est de dormir à nouveau.

Il la regarda, ému.

– Je refuse, Rouge Cerise. Soit vous êtes plus douée que je ne puis l’imaginer, soit vous n’avez aucun moyen de jauger exactement des drains imposés par le jardin. Ce ne sont pas des écluses, qu’il suffirait de fermer ; ce sont des appels à la vie, et ils sont voraces. Vous pourriez être tuée sur le coup.

– Quand vous parlez comme cela, je ne regrette plus d’avoir retenu mon épée.

– Tant mieux, car les regrets sont un excellent terreau pour les fantômes. Moins vous en avez, moins j’aurai de travail. Et maintenant, si vous le permettez…

Il s’inclina et prit congé, une étrange chaleur dans le cœur, une chaleur douce qui le réconfortait, sans pourtant le gêner. Rouge Cerise était une couleur, un parfum, une douceur… pas une femme. Surtout pas une femme. Elle était… un bienfait, un merveilleux présent emballé d’écarlate, dont il ne déferait jamais le ruban. Tout au plus pourrait-il apaiser le désir qui tiédissait ses doigts en effleurant, parfois, le satin délicat de ce lien préservant le mystère d’un trésor.

– Bleu Nuit, si vous échouez… venez me le dire. J’en parlerai à Verte Bruine. Il ne peut pas vous tenir rigueur d’avoir gâché sa joie.

– Gâché sa joie ?

– Bien sûr ! Il s’est tellement amusé, l’autre soir, et ressent le besoin de partager ce bonheur. Il a pensé que vous pourriez apprécier, et s’est trompé.

– J’étais… tendu. Je le regrette.

– Et puis, vous n’appréciez pas du tout ce genre de loisir.

– Je… non. Cela… cela lui prend souvent ?

– Non, c’était la première fois, et je pense que c’était aussi la dernière. Comprenez-le bien, Bleu Nuit : ce n’est pas la terreur qui lui a plu, mais le fait d’être capable d’utiliser ses moyens.

– Qui sont impressionnants.

– Oui. Mais Verte Bruine est un homme bon, Bleu Nuit, enfin… un Seferneith bon, et il utilise ses moyens pour notre plaisir à tous.

L’exorciste soupira.

– Pouvez-vous lui transmettre mes excuses ?

– Bien sûr. Avec ou sans baiser ?

Bleu Nuit rougit, et s’éloigna pour cacher son trouble. Sur le chemin, il réfléchit : Seferneith… cela ne lui disait rien. Néanmoins, il fouillerait ses livres, car Verte Bruine était beaucoup trop dangereux pour être ignoré. Mais, pour l’instant, il fallait réveiller les dormeurs.

*

Nuit Calme s’éveilla le premier, et se redressa, horrifié, en criant :

– Le jardin !

Bleu Nuit l’apaisa de son mieux, et l’écouta lui raconter son expérience d’une voix hachée. Il l’apaisa, lui pardonna, le remercia de sa tentative, et le pria fermement, à l’avenir, de le consulter avant de prendre des risques. Nuit Calme regarda son maître, et une ombre hantait ses yeux. Il murmura :

– Je vous le jure, maître.

– J’aurais détesté te perdre, Nuit Calme. Je n’ai pas besoin de morts dans cette école, mais de vivants raisonnables.

Son disciple hocha la tête. Bleu Nuit lui embrassa le front.

– Prends bien soin de toi. Je t’ai apporté du bouillon et du thé sucré. Je dois aller écouter les autres, maintenant.

– Je suis désolé de les avoir entraînés, maître, je…

– Chacun d’entre eux est responsable de t’avoir suivi, Nuit Calme.

– J’étais le plus âgé…

– Je leur avais appris à ne pas prendre une parole de vieux pour une parole de sage, Nuit Calme. Contente-toi de ton fardeau, et cherche le moyen de t’en défaire, veux-tu ?

– Bien, maître. Je… je déteste me sentir coupable.

– Je le comprends parfaitement, Nuit Calme. C’est dans de tels moments qu’on comprend le mieux le prix de l’innocence, et l’intérêt de la préserver autant que possible.

– L’innocence…

– Il t’en reste bien assez, je te le garantis.

Le jeune homme sourit, rassuré, et tendit la main vers le thé, heureux de sentir la porcelaine chaude et lisse sous ses doigts. Bleu Nuit trouva la journée longue, malgré l’aide de Lavandin et des autres disciples tenus à l’écart du projet de Nuit Calme. Quand ils eurent terminé, il leur demanda s’ils avaient faim, et ils acquiescèrent. Lavandin se porta volontaire pour cuisiner, mais son maître signala que c’était inutile, car un traiteur conviendrait parfaitement. Ils s’attablèrent ensemble, et dégustèrent les mets. Bleu Nuit savait très précisément quels plats présentaient le meilleur rapport qualité-prix chez chacun des traiteurs de la ville, et tant pis si cela faisait rire les plus dépensiers des habitants de Trois-Ponts. Lui, il avait une école à gérer, et tout intérêt à ne pas gaspiller ses ressources.

Plus tard, Bleu Nuit prit le thé avec Lavandin.

– Lavandin, aucun d’entre eux n’a-t-il réalisé qu’ils n’ont vu que ce qu’ils voulaient voir ? Qu’ils ont peint dans la nuit un tableau d’horreur, et crié avec plaisir quand il s’est révélé pire qu’ils ne le craignaient ?

Il secoua la tête.

– Je crains pour eux, Lavandin. Celui qui aime la peur, que ne peut-il aimer !

– Attendons, maître, et restons attentifs. Mais je ne crois pas que ceux du jardin vous les auraient rendus pour vous les arracher ensuite.

Bleu Nuit revit le visage sincère de Rouge Cerise, et la douceur de Verte Bruine. Même contrarié, le lettré s’était montré si peu désagréable ! Il s’était contenté de s’éloigner.

– Je ne le crois pas non plus.

Mais il fallut des jours pour qu’il se fît à l’idée que ses disciples étaient hors de danger. Il était passé si près de l’irrémédiable !

*

Verte Bruine contemplait le crépuscule, incapable d’en détacher le regard. Rouge Cerise lui dit tendrement :

– Tu n’es jamais rassasié de beauté.

Il fronça un sourcil. Habituellement, si. Mais il y avait dans ce ciel une teinte de mauve qui l’émouvait étrangement, une nuance qu’il eût voulu pouvoir embrasser, goûter sous ses lèvres, sentir sous ses doigts. Il rêvait de la faire frémir de mille variations subtiles. Quand elle eut disparu, il resta troublé : comment pouvait-il désirer une couleur ?

– Tu n’as pas fini de m’étonner, chéri.

Il hocha la tête. Il soupçonnait n’avoir pas fini de s’étonner lui-même. Pourquoi avoir empli le ciel de cette couleur, pourquoi l’avoir étendue sur le monde ? Pourquoi croyait-il qu’elle possédait un nom, et pourquoi lui échappait-il, alors qu’il était sûr de le connaître, sûr de l’avoir prononcé déjà, de ses lèvres nouvelles ? Il avait beau fouiller sa mémoire, il ne voyait qu’une étendue de roseaux devant un étang obscur. Il soupira : c’était comme si ce nom lui avait été volé, s’était envolé dans l’azur et la blancheur, hors de sa portée.

Bah ! Il serait patient, et se souviendrait tôt ou tard. Rien ne servait de fuir ceux qui risquaient de gâcher ses journées si c’était pour le faire à leur place. Il sourit, et enlaça Rouge Cerise, qu’il ne se lassait pas de déguster. Il dénoua lentement la ceinture rouge qui marquait la taille fine de sa femme, et elle gémit.

*

Manis reçut volontiers Suling, le Tuan qu’il avait chargé de surveiller le jardin. Il prenait plaisir à le voir, car c’était également un fidèle de Keraian Tuan. Il fit même l’effort d’abréger les salutations, car il avait remarqué que son extrême courtoisie rendait parfois ses collaborateurs nerveux. C’était étrange, mais il en tenait compte avec délicatesse. Peut-être un effet de l’air terrestre ? Ce qui semblait délicieux sur la Lune Noire paraissait parfois trop long sur Terre. Cette pauvre planète n’était vraiment pas propice au plaisir ! Le guetteur termina son rapport, et s’inclina en signe de remerciement pour l’attention qui lui avait été accordée. Il attendit d’éventuelles questions, puis prit congé. Manis le regarda s’envoler avec tristesse, car sa présence était réconfortante.

Il resta songeur. Il peinait à réfléchir vraiment dans la solitude d’une pièce terrienne. Ce devait être quelque chose dans les angles, si peu nombreux ; dans les matériaux trop légers, qui donnaient une impression de fragilité ; dans les plafonds vides de toute vie, prévus pour rester des déserts ; et surtout, dans le mobilier d’un anonymat lamentable, car il peinait encore à s’asseoir sur une vache, ou pire, sur un entrelacs de plantes mortes. Il passa dans la pièce voisine, où se trouvait Pendaran. Elle n’était pas moins terrienne, mais la présence d’un Tuan était rassurante. Une chaise sur laquelle se tenait Pendaran n’était plus tout à fait hostile.

L’aventurier cliquetait doucement, comme s’il jouait avec des idées plus amusantes les unes que les autres. Manis se demanda s’il existait une situation dont son ami ne pouvait retirer du plaisir, et décida qu’il préférait ne jamais l’apprendre, surtout à titre de témoin direct. Depuis qu’il passait du temps sur Terre, il était passé de la sourde angoisse qui minait sa vie de Tuan à des phases d’activité ponctuées de crises de panique. Il avait eu beau tenir un compte soigneux de ces épisodes, il n’était pas parvenu à en dégager une périodicité, et cette imprécision dans son comportement l’inquiétait.

Il disposa ses longues jambes noires autour de lui, comme un cercle d’amis attentifs et rassurants. Dans son dos, Rengganis bruissa, et Demi-Lune sourit. Il réfléchit alors à ce qu’il convenait de faire. Pendaran observa la posture de son ami presque caché par ses membres. Ainsi camouflé, il osait presque penser, presque à tout, presque sans frémir. L’aventurier attendit l’énoncé d’un projet, qu’il lui faudrait approfondir et réaliser.

Manis se déplia, se percha sur un fauteuil avec une grâce indéniable, certains pieds sur le coussin, d’autres sur les accoudoirs, et d’autres encore laissés en l’air.

– Pendaran, puis-je te prier d’écouter mon opinion ?

Une fois de plus, l’aventurier eut envie de le manger. Il suffirait ensuite de le naturaliser, de le laisser là, de faire semblant de l’entendre parler, et d’inventer les plans d’un bout à l’autre. Mais Manis connaissait des éléments qu’il ignorait. Il n’avait pas complètement raconté son voyage sur Terre ; d’autre part, Pendaran n’avait aucune envie d’aller discuter personnellement avec le Mort Blanc, qui lui paraissait sirupeux, et ferait peut-être quelques commentaires sur ses mœurs. Il pouvait parfaitement s’accommoder des toussotements de sa conscience agonisante, mais si un dieu venait s’en mêler… l’aventurier frissonna, et revint à Manis, qui avait presque fini de se décider à exposer son projet. Il se félicita d’être capable de ponctuer n’importe quel discours de réponses polies qui ne lui demandaient aucune attention, et eut envie de se serrer les pieds également, tant une seule poignée de main lui paraissait une louange trop faible.

Manis avait décidé d’aller rendre visite à un certain Monsieur Noir. Il s’agissait d’une sorte de maître ès crimes, et l’un de ses disciples avait pénétré une zone importante pour leur projet. Or, il n’était pas question de laisser un mortel menacer leurs plans. Pendaran sourit : un mortel empaillé ne menaçait personne, sauf le bon goût s’il était trop laid. Mais dans ce cas… il jetterait sa peau, voilà tout. Tout de même, il espéra que Monsieur Noir serait esthétique, pour ce que cela lui coûtait. Il écouta les autres détails que son ami put lui fournir.

– Manis, j’approuve absolument ton projet. Je requiers l’autorisation de partir immédiatement.

– Bien sûr, Pendaran. Je te demande seulement de me laisser changer de manteau. Celui-ci ne me paraît pas tout à fait assez sombre pour rendre visite à une personne qui se fait appeler ainsi.

L’aventurier modéra l’expression de sa surprise, afin de ne pas se défigurer.

– Manis, je pense que la vision de mon seul manteau devrait suffire à ravir Monsieur Noir. Je suis passé maître dans l’art de le porter, sans me vanter aucunement.

– Pendaran, je ne dénigre nullement l’élégance avec laquelle tu te vêts, ni le fait que tu saches être admirable tant à la mode tuan qu’à la mode humaine, ce qui nous sera précieux. Mais, mon ami, je ne te demande pas d’aller rendre cette visite seul.

L’aventurier se dit que, pourtant, cela aurait permis de régler le problème bien plus rapidement. Manis ajouta :

– Je te prie de me servir de garde du corps, ce que tu fais excellemment, avec courage et compétence. Mais j’ose affirmer que, puisqu’il s’agit de découvrir un nouvel humain, et de trouver un terrain d’entente avec lui, mes talents de diplomate pourraient s’avérer utiles.

Pendaran espéra de tout cœur que, dans ce cas, il pourrait chasser un peu aux alentours, ou disposer d’un miroir assez grand pour étudier de nouvelles manières de porter son manteau. Sans cela, il craignait fort de mourir d’ennui. Il frissonna à l’idée que Monsieur Noir pourrait apprécier les salamalecs autant que Manis. Ce serait… indicible de lenteur.

*

Manis ressortit du bureau de Monsieur Noir par la fenêtre, et rejoignit Pendaran perché sous le toit, ses yeux ouverts, mais curieusement vides. L’esseulé sourit, car l’aventurier excellait à veiller, ses sens aux aguets, mais son esprit tranquille, figé, indifférent au temps qui passait. Il laissa courir ses doigts sur la nuque sombre et immobile de son ami, qui frémit, puis bougea avec grâce.

– Eh bien ?

Manis ne se formalisa pas de cette entrée en matière trop directe et trop brève.

– N’aie nulle inquiétude, Pendaran : Monsieur Noir est notre allié. Dans la tâche qui nous attend, sois certain qu’il nous sera infiniment précieux.

– Infiniment ?

– Infiniment.

L’aventurier se demanda s’il pourrait en apprendre plus, mais le sourire poli de Manis lui garantit qu’il serait mort d’ennui avant d’avoir appris quoi que ce fût. Il renonça donc.

III – Sur la terre fraîchement tassée

 

Lotus Mauve ouvrit les yeux, et observa les caissons du plafond avec étonnement. Pourquoi l’artiste avait-il tenu à peindre des papillons d’or sur un fond rouge vif ? Pourquoi les rehausser de bleu, de vert et de blanc ? Certes, le résultat était très joyeux, mais… quel papillon avait jamais été aussi criard ?

Il soupira, et se leva. Il entra dans la salle de bains, y chercha les plantes du regard, n’en trouva aucune. Mais alors, quelles fleurs allait-il mettre dans son bain ? Il considéra ses longues mains brunes, et sourit : il les ferait naître, puisqu’elles ne pouvaient épanouir leurs bourgeons pour lui. Il effleura l’eau, et frémit en la sentant médiocrement tiède. Autour de ses doigts, elle se réchauffa jusqu’à atteindre une température qu’il jugeait compatible avec un bain dans une pièce si mal chauffée.

Il se laissa glisser dans l’eau, et soupira d’aise. Il tendit la main vers une petite bouteille d’huile de bain posée près de lui, l’ouvrit, et grimaça en la humant. Bah ! Il créerait des fleurs parfumées, voilà tout. Il leur sourit quand elles naquirent au creux de ses paumes, caressa leurs pétales de ses lèvres, les respira avec amour, puis les posa sur l’eau, l’une après l’autre, et les regarda flotter en un lent ballet. Il eût apprécié une baignoire plus grande, mais s’en contenterait jusqu’à trouver une piscine.

Il sortit de l’eau, s’essuya, essora ses longs cheveux, s’étudia dans le miroir et se réjouit, car il était beau. Il se couvrit néanmoins, parce qu’il faisait frais. La robe de chambre était simplement blanche, sans grand intérêt, mais au moins, elle ne déparait pas. Il jeta un coup d’œil aux papillons du plafond, et songea que c’était toujours ça.

Il s’assit près de la fenêtre, et peigna avec soin ses longs cheveux, dans lesquels la lumière faisait naître de magnifiques reflets mauves et violets. Il sentit une odeur de fleurs, et regarda dehors, espérant en découvrir. Il n’en vit pas, et resta perplexe jusqu’à comprendre que l’odeur provenait de sa peau. Bien sûr ! Pourquoi se serait-il appelé Lotus Mauve s’il n’avait pas eu cette couleur et cette odeur, et si ses yeux n’avaient montré des eaux dorées sur lesquelles flottaient des lotus ? Tout était parfaitement normal.

Quand il eut fini de se coiffer, un papillon naquit de sa chevelure et s’envola par la fenêtre. Il suivit son vol en souriant, lui souhaita de trouver une fleur à son goût. Il se leva, ouvrit l’armoire, et les vêtements le laissèrent perplexe, car le tailleur n’avait pas pensé à choisir des teintes mettant en valeur ses cheveux mauves. Néanmoins, il revêtit la lourde robe de médecin du palais, noua en soupirant ses cheveux en chignon, puis les couvrit du petit chapeau réglementaire. Tout de même ! Comment mêler de l’érotisme aux soins, accoutré ainsi ? Il était étrange de songer qu’il guérirait ses patients sans les ravir, et soulagerait leur détresse sans les amener à la jouissance.

Il entendit un miaulement sur son balcon, y sortit, découvrit un chat dont l’état pitoyable l’inquiéta. Il tendit la main, et le félin recula, effrayé. Le médecin s’étonna, car nul n’avait peur de lui. Il laissa sa main immobile, sourit, et le chat vint frotter sa tête contre sa paume, en ronronnant. Il le caressa, et son poil retrouva un aspect brillant, ses côtes se couvrirent de muscles et de chair, sa queue devint un enchantement de douceur que Lotus Mauve passa contre son visage, ravi.

Ils jouèrent ensemble un long moment, puis le chat bondit sur la rampe de la balustrade, et descendit la façade en sautant d’une décoration à une autre. Le guérisseur éclata de rire : que les architectes de Deux-Rivières étaient drôles ! Avoir disposé tant de motifs destinés à faire rire les passants était le signe d’une grande bonté et d’un parfait humour. Il examina les alentours, vit des façades toutes plus décorées les unes que les autres, et les toits… les toits étaient une forêt de pinacles, de tourelles, de statues. Comme c’était aimable d’avoir pensé aux oiseaux, de leur avoir offert tant de recoins pour bâtir leurs nids ! Mais surtout, il aperçut un coin de jardin. Il se remémora le chemin suivi par le chat, et descendit à son tour, avec légèreté. Sa robe le gênait bien un peu, mais pas au point de le faire tomber.

Il entra dans le jardin, et sourit : là, il y avait des fleurs, de l’eau, des arbres, des ruisseaux, de l’herbe. Là, une grenouille verte aux yeux d’or était assise sur une feuille de nénuphar. Là, les libellules passaient en l’éblouissant de couleurs. Cela manquait un peu de papillons, mais il y remédierait. Il s’approcha de l’étang, et les boutons encore fermés grossirent, puis les fleurs s’ouvrirent. Il les contempla longtemps, ravi. Il parcourut le jardin, et s’étonna de voir de nombreuses plantes dépourvues de fleurs, et même de boutons. Il posa la main sur l’écorce d’un arbrisseau, et ses branches se couvrirent d’une floraison blanche et rose, magnifique. Lotus Mauve était perplexe : que les plantes eussent des périodes de repos dans la nature, d’accord ; mais dans un jardin ? Un jardin était fait pour fleurir.

Il frissonna, et serra un peu plus le cordon de son col. Il ne faisait pas très agréable, dans ce jardin ; il comprenait les fleurs qui refusaient de s’ouvrir et les boutons timidement cachés sous des poils épais.

Il sursauta quand une voix dit :

– Maître, il est temps de rentrer, si vous voulez déjeuner avant de recevoir votre premier patient.

Lotus Mauve se retourna, et observa son serviteur. Comment pouvait-on être si trapu et si lourd ? Et pourquoi se vêtir de vêtements bien taillés, mais aux teintes si fades ?

Le svelte jeune homme soupira.

– Maître, venez-vous ?

Il s’approcha de son valet pour mieux voir sa peau, d’une pâleur effrayante. Il fut soulagé, mais surpris, de ne percevoir nulle maladie, mais un teint naturel. Pourquoi pas, avec le froid qu’il faisait… être pâle comme la neige paraissait normal. Quant aux cheveux ternes… peut-être une tentative pour imiter les brumes de l’hiver ? Le mimétisme pouvait avoir des impacts étonnants.

Puis il se dirigea vers la façade, docile, prêt à grimper vers son balcon, mais son serviteur précisa, avec un sentiment qu’il ne reconnut pas :

– Maître, il y a des escaliers. Laissez-moi vous montrer le chemin. J’ai beau être jeune et mince, je préfère tout de même la marche à l’escalade.

Lotus Mauve songea qu’avec des os si pesants et un rapport poids-puissance si médiocre, c’était parfaitement logique. Il le suivit à travers un dédale de couloirs obscurs où flottaient des odeurs étranges, et ils atteignirent l’appartement du médecin. Celui-ci s’attabla devant des mets qui lui parurent à la fois lourds, et fades ou inutilement piquants. Il soupira : que n’aurait-il donné pour une mangue, ou un ananas, ou même un gros kaki bien dodu. Mais il mangea sans se plaindre.

– Dites-moi, quel est le nom du sentiment que vous ressentez à mon égard ? J’en vois bien la couleur, mais j’en ignore le nom.

Le valet eut un sourire en coin.

– Mais… le plus profond respect, maître.

– Le respect… je suis désolé, mais j’en doute. Je connais bien la couleur du respect, et je l’identifie sans peine. Nous ne devons pas parler de la même chose. Je parle du sentiment qui vous tord la bouche quand vous souriez à demi, et qui met un éclat… un éclat de pierre dans vos yeux.

– Oh ? C’est du mépris, maître.

– Du mépris… merci. Je l’ignorais.

– Vraiment ?

– Mais… oui. Le monde est trop riche pour être connu d’un seul !

– Mais le mépris, tout de même, est assez répandu. Comme la jalousie, la haine, l’envie, la colère, la rancune…

– Pas si vite, je vous prie ! Quels noms étranges ! Et quelles couleurs troublantes naissent en vous quand vous les nommez…

Le serviteur eut un petit ricanement.

– Allons, maître, mettons fin à cette plaisanterie. J’ai du travail, et vous aussi.

Lotus Mauve resta assis, songeur, devant son assiette vide, et son thé refroidit. Il ne le regretta pas, car il le trouvait amer. Il préférait le thé au jasmin, mais son valet disait qu’hélas, il ne s’en trouvait plus. Le médecin pensait que c’était faux, pour en avoir senti dans les couloirs du palais, mais il ne désirait pas contrarier le jeune homme.

Ces sentiments… il lui semblait qu’ils opposaient les hommes. Mais comment était-il possible de séparer des êtres que la vie unissait ? Et surtout, pourquoi ? Il n’en savait rien.

– Maître, votre patient est arrivé.

Lotus Mauve s’arracha à ses réflexions, et fit entrer le patient dans son cabinet. L’homme étincelait littéralement de curiosité.

– Veuillez prendre place, monsieur.

– Monsieur le Ministre, je vous prie.

Le médecin ignorait totalement ce que pouvait être un ministre, mais il n’avait pas pour habitude de déstabiliser les patients. L’homme se coucha. Lotus Mauve observa la vie en lui, et s’étonna de la trouver comme froissée, presque rabougrie. Comment était-ce arrivé ? L’homme toussota.

– Dois-je me déshabiller ?

Le médecin ne put cacher sa surprise, et répondit poliment :

– Si cela peut vous faire plaisir !

– Me faire… enfin, docteur, vous comptez tout de même m’examiner ?

– C’est déjà fait, Monsieur… le Ministre, mais je ne vois pas en quoi vos habits pourraient gêner un examen.

L’homme le fixa, puis pointa le doigt vers l’un des objets posés sur l’étagère :

– Qu’est ceci ?

– Je n’en sais rien. Ce n’est pas moi qui ai décoré cette pièce, et si je l’avais fait, je n’aurais pas choisi des objets aussi étranges, pour ne pas dire disgracieux.

Le ministre éclata de rire.

– Quel bon docteur vous devez être, pour ne reconnaître aucun des outils du médecin !

Lotus Mauve observa l’attirail empilé sur les étagères, intrigué. Il se leva pour manipuler certains objets. Oui, maintenant qu’il y songeait, certains d’entre eux lui rappelaient des outils dont il connaissait l’usage. Mais les formes ! Et les couleurs ! Qui avait bien pu en créer des versions aussi hideuses ? Il frissonna.

Le ministre était prêt à partir.

– Voyons, Monsieur… le Ministre, pourquoi vous être levé ? Je ne vous ai pas encore soigné.

– Et je doute fort que vous en soyez capable !

– Vraiment ?

Il s’approcha, souriant, et pointa le doigt vers le foie de son patient :

– Votre foie est dans un état déplorable, et tant qu’il le restera, l’alcool et les repas gras vous rendront malade. Vos orteils sont déformés par la goutte.

Le ministre, ébahi, regarda les chaussures laquées qu’il n’avait pas ôtées, et qui empêchaient même de discerner la forme de ses pieds. Le médecin continua à énumérer les maux dont souffrait son visiteur, et celui-ci resta bouche bée, car il n’en manquait aucun.

– Mais… comment faites-vous ?

– Je vois la vie en vous, et laissez-moi vous dire, Monsieur… le Ministre, qu’elle est dans un état déplorable.

– Je ne suis peut-être pas toujours tellement raisonnable. Mais les besoins de ma charge… et les tensions qu’elle occasionne…

Lotus Mauve resta muet de surprise : on pouvait mettre sa vie dans un état pareil ? Ce n’était pas accidentel ? Il demanda :

– Qu’est-ce qui vous empêche de manger des plats sains, mais savoureux ? De préférer les jus de fruits parfumés aux alcools ? Et de vous relaxer régulièrement ?

– C’est que… je n’ai aucun goût pour la vie saine.

– Oh ! Ce n’est que cela ? Étendez-vous, je vais remplacer cette pauvre vie tout usée qui croupit en vous par une vie neuve, pure, florissante. Et si vous l’écoutez battre et chanter, vous n’aurez aucune envie de la souiller par des mœurs contraires au bon sens.

Le malade le regarda, un peu inquiet, mais Lotus Mauve eut un sourire compréhensif, et ajouta :

– Comprenons-nous bien, Monsieur le Ministre… je considère le plaisir comme la base de toute vie saine, et non comme un vice.

Avec un large sourire, le patient s’étendit, et soupira profondément quand la vie froissée le quitta. Il ouvrit des yeux étonnés en sentant la vie neuve et fraîche s’installer en lui, et se redressa vivement.

– Mais c’est incroyable !

– Si vous le dites…

Lotus Mauve sourit modestement, car le plaisir du ministre le réjouissait.

– Je n’ai jamais vu un médecin obtenir un tel résultat, même… même en utilisant tout ce qu’il y a sur ces étagères !

Le guérisseur n’en doutait pas, car aucune béquille n’avait jamais fait gagner une course à un boiteux. Il eut l’impression que le ministre espérait qu’il se vanterait, mais il ne considérait pas que cela fît partie des soins indispensables, et il laissa son patient prendre congé sans l’avoir satisfait sur ce point. Quand il eut refermé la porte, il sentit sur lui le regard étonné de son serviteur.

– Maître… est-ce un miracle ?

– Un miracle ? Qu’est-ce ?

– Maître, voyons !

– Je vous en prie, dites-moi quelle est votre acception du mot. J’aime répondre précisément.

Le valet soupira, mais expliqua :

– Un miracle est un acte extraordinaire rendu possible par une faveur divine exceptionnelle.

Lotus Mauve éclata de rire.

– Il n’y a rien de divin là-dedans, je puis vous l’assurer ! La vie coule tout autour de nous, et je n’ai fait que lui demander d’aller guérir le ministre. C’est tout simple.

Le serviteur eut une expression curieuse, à la fois déçue et hostile. Son maître ne comprit pas pourquoi. Qu’est-ce que la vérité pouvait avoir de dérangeant ? Il renonça à chercher, et se mit au lit, car il était très fatigué, ce qui était curieux après avoir eu le privilège de soigner quelqu’un. Mais peut-être était-ce dû à l’état lamentable de la vie du ministre ?

*

Le lendemain, Lotus Mauve tenta de trouver le jardin en empruntant les couloirs intérieurs du palais plutôt que de passer par la façade. C’était plus pratique, car il pleuvait, et il ne voyait pas comment tenir son parapluie et grimper en même temps. Il se retourna en entendant un ricanement qui dénotait un état d’esprit particulièrement négatif, et frémit en voyant les sentiments de son vis-à-vis.

– Lotus Mauve, vous tombez bien, j’ai une question à vous poser.

– Je serai ravi de vous répondre.

Et plus encore de m’enfuir, songea-t-il, mais il craignait que cette précision ne fût perçue comme peu courtoise.

– Je peine à donner le titre de docteur à qui ne reconnaît par les outils du médecin. Comment faut-il vous appeler ? Charlatan sonne assez mal pour le médecin du palais, surtout s’il a provoqué l’émerveillement d’un ministre. Cancre vous conviendrait-il ?

– Mais… je suis médecin. Je n’ai pas reconnu ces instruments immédiatement, car je n’en ai pas l’usage.

– Bah ! dit l’autre doctement, l’ignorance est toujours un vice !

Il s’éloigna, irradiant un sentiment que Lotus Mauve identifia avec peine comme du triomphe. Comme c’était étrange ! Qu’avait bien pu faire cet homme pour être soudain si fier ? Il chercha, mais ne trouva rien. Il s’inquiéta : était-il possible qu’il fût aveugle à la vertu, et ne sût pas quand un honnête homme pouvait se réjouir de ses actes ? À moins que… Il poursuivit son chemin d’un pas hésitant, puis fit demi-tour, et revint à son appartement. Il trouva son valet, et :

– De quelle couleur est le triomphe ?

Il reçut pour toute réponse un regard excédé, et abandonna. Pourtant, quelle question pouvait être plus simple ? Son serviteur était décidément d’une humeur plus que fluctuante.

Il reprit le chemin du jardin, et s’y promena longtemps, écoutant le chant des gouttes sur l’étoffe de son parapluie. Il ne savait pourquoi, la vue de l’herbe mouillée et du ciel gris le réconfortait profondément ; il en vint même à penser qu’il avait eu raison de ne voir aucune vertu dans une conversation qui lui avait fait tant de peine. Il remercia silencieusement les lieux, et revint à son appartement. Aussi peu à son goût que fût la nourriture, il la préférait à la faim. Il était étonnant que la vie pût couler en lui sans le nourrir plus que cela, mais peut-être avait-elle mieux à faire.

*

Quand il entra dans sa chambre, Lotus Mauve s’étonna d’y trouver son supérieur, Mots d’Airain. Il le salua poliment, et lui proposa de boire quelque chose, mais celui-ci lui montra une tasse de thé au jasmin.

– Votre serviteur s’est occupé de moi, Lotus Mauve.

– J’en suis ravi.

Le guérisseur s’assit, et attendit poliment que son invité exposât l’objet de la visite. Il faillit renverser sa tasse quand il entendit :

– Lotus Mauve, j’aimerais que vous cessiez de vous parfumer.

– Pardon ? Me… parfumer ? Mais je ne me parfume pas. Dans les flacons de la salle de bain, il n’y a rien qui sente assez bon pour que je le mette sur ma peau.

– Vraiment ? Alors pourquoi sentez-vous ainsi ?

– Je… eh bien…

Le médecin huma discrètement l’air, et s’étonna de l’odeur de son supérieur. En traitant ses patients, il avait pensé que leur absence de suavité comme leurs exhalaisons déplaisantes étaient dues à la maladie. Mais Mots d’Airain n’était pas malade… quoique… disons que la vie en lui était encore dans un état raisonnable.

– Je suis désolé, monseigneur. Je ferai de mon mieux pour… sentir moins.

C’était insensé, songea-t-il. Peut-on demander au jasmin de perdre sa fragrance ? Mais il se tut, peu désireux que son supérieur le regardât à nouveau comme s’il était un animal étrange, rétif et stupide.

– Et si nécessaire, je vous ferai aider.

Lotus Mauve s’inclina, et Mots d’Airain prit congé. Le médecin prit un bain dénué de fleurs, mais quand il en sortit, sa peau sentait toujours. Son serviteur renifla.

– Eh bien ! Heureusement qu’il existe mieux que l’eau pour décrasser les gens !

Lotus Mauve vit entrer dans sa salle de bain trois hommes fortement musclés. Ils le remirent à l’eau, le frottèrent de savon, l’écorchèrent presque à force de le brosser, mais sa peau rougie sentait toujours.

– Ma parole ! C’est une vraie courtisane ! Imprégnée de parfum jusqu’à la moelle !

– Du décapant, peut-être ?

– Ou de l’acide ?

Lotus Mauve cria que c’était médicalement inacceptable, il se débattit, les griffa, les mordit, et ils finirent par quitter son appartement.

*

Quand le ministre entra dans le cabinet de Lotus Mauve, celui-ci s’étonna de voir sa vie tout abîmée.

– Vous ! cracha le malade, vous !

Le médecin se recula sur son siège : pourquoi lui en vouloir à ce point ?

– À cause de vous, je me suis ridiculisé à boire du jus de fruits, et à manger des légumes quand tout le monde se gavait de canard succulent, sa peau toute croustillante suintant une graisse exquise ! J’ai eu un travail insensé pour rééduquer mon corps !

– Je suis désolé… Monsieur le Ministre. Ce n’était pas le but.

– Eh bien, je n’omettrai plus de vous préciser le but ! Tout ce que je veux, c’est que vous soulagiez ma crise de foie, car j’ai un banquet ce soir même. Mais pas question de me changer à nouveau en lapin ! Vos plaisirs de la vie saine, vous pouvez vous les garder !

Lotus Mauve était effaré. Soigner à demi ? Soutenir un corps que son propriétaire détruisait peu à peu ? Cela revenait à prolonger une agonie ! C’était insensé ! Mais les sentiments du ministre étaient si brutaux, si inflexibles, qu’il obéit pourtant, et parvint à mêler la vie usée d’un peu de vie neuve. Son patient se tâta le foie, fit claquer sa langue, se décréta satisfait, et partit. Le guérisseur s’effondra, sanglotant, tant son impression d’avoir failli était violente. Il n’était pas là pour aider un fou à se torturer plus longtemps, mais pour le guérir, et cela lui était interdit !

Son serviteur lui tapota l’épaule.

– Maître, un autre patient. Il semble qu’il y ait plus d’un invité au banquet de ce soir.

– Je ne suis pas en état.

– Cela ne ferait pas plaisir à Mots d’Airain, maître…

Lotus Mauve se reprit, et le patient entra. Il salua le médecin de très près, lui soufflant une haleine puante au visage. Lotus Mauve se demanda ce qu’il avait bien pu consommer pour sentir ainsi, et pourquoi il n’avait pas pris la peine de se brosser les dents ou de faire un gargarisme. Il réalisa alors que le dernier bain de l’homme était déjà ancien. Il regarda ses sentiments, et identifia une teinte qui le troubla : de la cruauté… Son visiteur remarqua son haut-le-cœur.

– Allons, docteur, vos petits parfums ne parviennent pas à masquer ma puanteur ?

– Mes petits parfums… je…

– C’était vexant, d’insinuer que vos patients puaient. Cela donne envie de péter, ou de roter.

Il démontra une stupéfiante maîtrise dans la pratique de ces deux activités, et Lotus Mauve s’agrippa à ses accoudoirs, puis bégaya :

– Vous… vous ne devriez pas émettre ce genre d’odeurs. Le parfum naturel d’un corps m’aide grandement à poser mon diagnostic.

– À travers quatre couches de vêtements, ou une paire de chaussures laquées ? Allons donc ! Vous n’avez aucun besoin de votre nez pour identifier une maladie. Ne faites donc pas le délicat… comment une petite odeur pourrait-elle gêner qui que ce soit ?

Lotus Mauve ouvrit la fenêtre, et respira l’air frais.

– Fermez ça, j’ai froid.

– À travers quatre couches de vêtements ?

L’homme lui lança un regard si dur que le médecin ferma la fenêtre.

*

Lotus Mauve attendit longtemps dans l’antichambre de son supérieur, mais ne s’ennuya pas. Il avait trouvé un très bel éventail, tout peint de fleurs, et il imaginait leur odeur avec ravissement. Il s’assit en face de Mots d’Airain.

– Monseigneur, j’ai une faveur à vous demander.

– Vous ? Demander une faveur ? J’aurai tout vu. Mais dites toujours.

– Je désire quitter mon poste de médecin.

– Vraiment ? Pourquoi ?

– Sans vouloir les critiquer aucunement, ce que mes patients me demandent n’est pas compatible avec ma vision des soins. De plus, leur comportement me cause du souci. Pour tout dire, je trouve la situation terriblement inconfortable.

Son supérieur eut un sourire onctueux.

– Lotus Mauve, je crains que vous ne compreniez pas très bien votre position. C’est uniquement parce que vous êtes un guérisseur exceptionnel que nous vous tolérons. Inutile, nous vous tuerions.

– Vous me… mais ? Comment pouvez-vous penser disposer ainsi de moi ?

Mots d’Airain éclata de rire.

– Lotus Mauve, vous êtes une relique précieuse, mais cela ne vous accorde aucun droit. Quel vaincu en possède ? Nous exploitons vos qualités à notre gré, voilà tout. À vous de voir si vous pouvez vous accommoder de cette vie, ou s’il faut vous tuer.

Le médecin déglutit péniblement.

– Je vais m’en contenter, monseigneur.

– Vous m’en voyez ravi. Vous pouvez disposer, maintenant. Un malade a sûrement besoin de vous…

Lotus Mauve revint à sa chambre, et se coucha, tremblant. Comment son supérieur pouvait-il envisager de tuer, le sourire aux lèvres ? C’était horrible, d’autant qu’il était certain qu’il ne s’agissait pas d’une vantardise : s’il devenait inutile, il serait tué.

*

Le lendemain, Lotus Mauve ne prit pas la peine de se lever pour accueillir son patient. Il resta derrière son bureau, et, d’un geste auguste, lui fit signe de s’asseoir. Il portait non seulement sa robe de médecin, mais tous les bijoux propres à sa fonction, qu’il avait négligés jusque-là, tant il les trouvait disgracieux. Il demanda froidement :

– Qu’est-ce qui vous amène ?

– Vous… vous ne le voyez pas ?

– Votre corps est comme du verre, pour moi. J’en discerne le moindre détail. Mais pensez-vous que cela vous dispense de tout effort ? La santé se mérite, mon brave. Je ne vais pas soigner quelqu’un qui ne fait pas même l’effort de nommer ses maux.

Le patient expliqua ce dont il souffrait, et Lotus Mauve admira sa vision très partielle de sa santé.

– Vous avez bien fait de venir me voir. Je puis certainement soulager vos souffrances. Voulez-vous me suivre ?

Le médecin s’installa sur une chaise dans la salle d’examen. Il avait soigneusement rangé les outils, disposant les plus inquiétants sur le devant. Il leva le sourcil.

– Eh bien ! Qu’attendez-vous pour vous déshabiller ?

– Me… mais, docteur, vous n’avez pas besoin de…

– Moi, non, évidemment.

Il s’arracha à grand-peine un petit sourire supérieur, et ajouta :

– Mais vous ! Vos vêtements sont impurs, souillés de miasmes.

L’homme rougit d’avoir négligé pareille évidence, et Lotus Mauve dit aimablement :

– N’est pas médecin qui veut, mon bon. N’ayez nulle honte.

L’homme frissonna, car le médecin avait laissé la fenêtre ouverte toute la nuit, et ne l’avait refermée que peu de temps avant la première consultation. Lotus Mauve examina longuement son patient, en utilisant certains instruments particulièrement désagréables. L’homme gémit.

– Mais, docteur… vous n’aviez pas besoin de tout cela ?

– Vous voulez vous soigner vous-même ?

– Non, docteur, mais…

– Je suis seul habilité à savoir si un diagnostic mystique est préférable ou non à un diagnostic physique. Ou allez-vous prétendre être féru de méthodes médicales ?

– Non, pas du tout.

– Alors, cessez de me déranger. La grande puissance qui rend mes soins possibles déteste les interruptions et les questions vaines. Ne l’offensez pas.

– Oui, maître.

Lotus Mauve lui lança un regard aussi sévère que possible. Il continua l’examen, et déclara finalement :

– La puissance pourrait condescendre à vous guérir. Qu’avez-vous prévu de lui sacrifier ?

– De lui… mais je… j’ignorais qu’elle…

– L’ignorance est toujours un vice. Revenez quand vous saurez qu’offrir en échange de la santé.

– Mais, docteur… je ne me sens pas bien… n’y a-t-il rien qu’elle puisse accepter, et que j’aie sur moi ?

Lotus Mauve regarda l’homme avec dédain, le fit pivoter pour mieux l’examiner, et conclut :

– C’est d’une puissance divine que nous parlons, mon brave. Quelles que soient vos vertus terrestres, elles ne sont que poussière à ses yeux.

– Je… j’ai cru comprendre que vous aimiez les fleurs.

– Elles symbolisent la vie florissante, et font des offrandes convenables, pour peu qu’elles soient fraîches, belles, pourvues d’une terre fertile et présentées dans des pots de la plus belle porcelaine.

– Je vous en ferai porter dans les meilleurs délais.

– La puissance ne se paie pas de promesses. Faites-moi remettre votre offrande, et je vous dirai si elle est agréée. Dès lors, vous pourrez revenir.

L’homme prit congé, et Lotus Mauve, resté seul, soupira de soulagement. Cette comédie était épuisante ! Mais s’il voulait être respecté, il fallait bien qu’il s’efforçât de paraître respectable. Il avait compris que l’être ne suffisait aucunement. Ses soins intuitifs, simples et rapides semblaient sans mérite aucun et n’impressionnaient personne. Ils étaient qualifiés de miraculeux, mais chacun savait qu’il suffisait de crier un peu fort pour que le miracle eût lieu. Il espéra que ses nouvelles méthodes lui éviteraient au moins des patients non lavés, ou à moitié ivres.

*

Lotus Mauve examina les fleurs envoyées par son patient, et considéra que l’offrande était acceptée. De là à dire qu’il désirait revoir cet homme, et trembler de nausée en le soignant à moitié ! Mais il n’avait pas le choix… il était un médecin amputé d’une bonne part de son art, ou il était un cadavre, et il refusait cette dernière option.

Il soumit son patient à l’usage de quelques autres instruments, dont il lui infligea également le nom ridicule et pompeux ; et pendant qu’il le manipulait sans égards, il mêla sa vie usée d’un peu de vie fraîche, en s’excusant auprès d’elle de lui infliger pareille compagnie, et surtout pareil sort.

Quand il fut seul, il retourna dans sa chambre, ouvrit une délicate armoire murale, et la vida. Il l’aménagea en un petit autel, le décora de fleurs coupées, d’une coupelle d’eau colorée où il fit flotter une bougie aux pétales jaunes et roses, et il brûla de l’encens. Il avait besoin que la vie lui pardonnât cette parodie de soins, il détestait l’idée qu’il l’arrachait à son cours tranquille pour l’enfermer ainsi, et la regarder se flétrir. Mais il avait tellement envie de vivre !

*

Dans un couloir, Lotus Mauve croisa l’homme qui avait critiqué son ignorance des outils médicaux. Il était accompagné de quelques amis.

– Ah ! Lotus Mauve ! Vous avez un art consommé de passer d’un extrême à l’autre !

– Vos propos sont d’une clarté limitée, monsieur.

– Bien sûr, bien sûr… tous ces instruments inutiles dont vous avez appris le nom… ne trouvez-vous pas que cela fait un peu précieux ? De médecin, vous voilà devenu docte docteur…

– Doctissime, renchérit un autre.

– Pédant, conclut un troisième.

Ils éclatèrent de rire. Lotus Mauve se détourna, hagard. Pourquoi le déchirer ainsi entre deux demandes contradictoires ? Pourquoi lui demander un effort, et le lui reprocher ensuite ? L’un des hommes se mit en face de lui, et le dévisagea :

– Mes amis, notre savant semble perplexe. Qu’est-ce qui ne va pas, docteur ?

– Je ne comprends pas vos motivations.

Un nouvel éclat de rire salua ces paroles.

– Mais que vous êtes bête, Lotus Mauve ! N’avez-vous donc jamais fait souffrir quiconque, pour sembler si étonné quand c’est votre tour d’être harcelé ?

Le médecin secoua la tête en signe de dénégation, et se réfugia dans son appartement. Il se blottit dans son lit, et respira sa propre odeur. Ils pouvaient dire ce qu’ils voulaient, il la trouvait agréable. Il se berça, et pleura. Puis, dans l’obscurité qui régnait sous sa couette, il s’efforça de se remémorer l’herbe humide de pluie, son vert vif, sa souplesse, son… sourire. Il sentit une profonde odeur de cannelle, de miel et de cire ; il vit l’éclat mouvant d’une longue robe de soie d’un jaune orangé, et se promena longtemps parmi les broderies qui l’ornaient, s’arrêtant pour contempler les reflets d’or et d’émeraude sur les carapaces des scarabées cousus parmi les fils de soie. Ici, il était bien. Ici, il reviendrait chaque soir. Ici, il avait un ami, et même s’il n’était qu’un rêve, il parvenait à le consoler. Il le regardait de ses yeux tendres, par dessus ses petites lunettes, et dans l’éventail mouvant de ses sentiments, Lotus Mauve ne discernait pas la moindre ombre. Ni cruauté, ni jalousie, ni rien qui pût les séparer.

*

Lotus Mauve se promenait dans le jardin. Il s’arrêta devant une pivoine, en étudia la couleur, et fit naître entre ses mains un immense papillon noir, vert et or, contrastant magnifiquement avec le pourpre intense de la fleur. Il s’approcha d’un grand pavot mauve, une fabuleuse boule de pétales luisants, finement striés, délicatement froissés, et réfléchit à ce qu’il y poserait. Un scarabée, peut-être, avec un corps bleu, noir et blanc, et de très longues antennes segmentées…

Il entendit un bruit de pas, et vit quelques jeunes hommes entrer dans le jardin. Les pauvres, songea-t-il, ils devaient attendre qu’un papillon passât pour se ravir de beauté. Il semblait que seuls les guérisseurs fissent naître de petites vies charmantes. Il se concentra sur son pavot, et le scarabée apparut, son dos mat aussi doux que l’intérieur d’un coquillage. Il s’étonna d’entendre un ricanement méprisant, et releva la tête. Il vit l’un des hommes saisir le grand papillon vert, noir et or par une aile, et l’arracher. Lotus Mauve gémit en sentant la souffrance de l’animal, et courut vers eux. Ainsi, ils verraient clairement ses sentiments, étalés en éventail autour de lui, et cesseraient. Personne ne pouvait lui infliger une telle souffrance, s’il la discernait nettement. Il fut surpris de ne noter aucun changement dans leurs émotions, comme s’ils ne percevaient rien. Ou peut-être ne voulaient-ils pas en tenir compte ? Non, c’était… Il jeta un coup d’œil au papillon, et se força à parler :

– Ne faites pas cela, je vous en prie. Cela m’attriste trop.

Ils éclatèrent de rire, et l’un d’entre eux attrapa un autre papillon, aux reflets violet foncé, puis lui déchiqueta lentement les ailes, petit bout par petit bout. Le guérisseur balbutia :

– Pourquoi ?

– Parce qu’ils sont laids.

– Laids ?

– Trop colorés.

Colorés… Lotus Mauve se souvint soudain de l’irritation de son valet quand il lui avait demandé la couleur du triomphe. Était-il possible que les humains ne vissent pas les sentiments ? Était-ce encore un privilège lié à son état de guérisseur ? Des larmes coulèrent sur ses joues : comme il devait être difficile de ne pas percevoir les émotions d’autrui ! Il ne s’était pas étonné de leur mal à les verbaliser, pensant qu’ils les discernaient, mais si ce n’était pas le cas… comment faisaient-ils pour se respecter et se plaire ?

Il les regarda déchiqueter ses papillons, et se demanda s’ils essayaient parfois de ménager autrui. Il ne pouvait pas rester inactif. S’il partageait ses plaisirs avec eux, s’il pouvait les ravir en leur offrant des bonheurs… Il proposa :

– Si vous n’aimez pas ceux-ci, je peux vous en faire d’autres.

– Et ils seraient moins laids ? Vous auriez du goût, tout soudain ?

– Et puis, qu’avons-nous à faire de vos présents ? Ils sont aussi méprisables que vous.

Lotus Mauve baissa la tête, mais persévéra :

– Je… je peux vous montrer comment faire des papillons. Et si vous n’aimez pas les papillons, vous pouvez créer des scarabées, des oiseaux, des fleurs à offrir à vos amies, ou à piquer dans vos coiffures…

Ils le giflèrent, et il se tut. Il se détourna, et resta longtemps la main posée sur sa joue. Il aurait pu se soigner, mais la douleur lui semblait utile. Pourquoi ? Pourquoi l’avoir frappé ? Il aurait compris de la jalousie, mais un tel mépris ? Comme si tout ce qu’il chérissait leur paraissait vain, ou pire, détestable ?

Le lendemain, il fut convoqué par Mots d’Airain, et celui-ci lui annonça qu’il était prié de ne plus infester les jardins d’insectes nuisibles. Les jardiniers s’étaient plaints de cette prolifération. Il resta bouche bée :

– Mais… ils ne sont pas nuisibles.

– Vraiment ? Nous les avons cherchés dans le grand livre des insectes utiles, et nous ne les avons pas trouvés. C’est donc qu’ils sont nuisibles.

Le guérisseur fut frappé par le manque de logique du raisonnement, mais un coup d’œil aux sentiments de son supérieur le dissuada d’argumenter. Il se levait, quand celui-ci ajouta :

– Et puis, Lotus Mauve, cela fait mauvais genre, efféminé pour tout dire… nous sommes dans un palais, pas dans un bordel.

– Bien, monseigneur. Mais… sur les fleurs de mon balcon… puis-je…

– Et vous leur mettriez un fil à la patte pour éviter qu’ils ne s’en aillent ? Ne soyez pas ridicule, Lotus Mauve ! Grandissez un peu ! Qui a besoin de créer de la vermine pour vivre ?

Le médecin prit congé, revint dans son appartement, et pleura. Ce n’était pas de la vermine, mais de la beauté ! Il se fit couler un bain, s’y glissa, et se consola en couvrant la surface de l’eau de fleurs. Des fleurs… il en ferait naître sur son balcon, de celles qui ressemblaient à des insectes ou à des oiseaux. Il veillerait à ce qu’elles ne fussent pas visibles de l’extérieur, et comme cela, personne ne viendrait les arracher. Les arracher… Il frissonna : à quoi pouvait bien ressembler le monde, si les hommes y détruisaient la beauté ?

*

Lotus Mauve regarda, morose, le contenu de son assiette. La soirée allait être longue, comme tous les banquets. Sa voisine de table lui demanda :

– Quand allez-vous cesser de teindre vos cheveux en mauve ?

– Mais, madame… je ne les teins pas.

Elle renifla, méprisante.

– Allons, docteur, vous n’allez pas m’apprendre à moi les secrets de la beauté !

– Ne mentez pas à ma femme, intervint le mari.

Lotus Mauve songea qu’il en était venu à détester les activités communes, et cela l’étonna, car il n’aurait jamais imaginé que la compagnie d’autrui pût être indésirable. Et pourtant… il commençait à comprendre le chat, effrayé à la simple vue d’un humain trop proche de lui. Il dit, avec douceur :

– Je ne teins pas mes cheveux. C’est leur couleur naturelle.

– Allons donc !

– Je me l’explique ainsi : c’est sûrement dû à ma capacité à appeler la vie et à renouveler celle des malades. Cela fait de moi une sorte de prêtre, ne pensez-vous pas ? Et les prêtres ont tous des apparences si étranges ! Certains n’ont pas de cheveux, et d’autres des couleurs curieuses sur le visage.

Le couple éclata de rire. Quand ils furent calmés, madame dit :

– Chez les prêtres, c’est artificiel ! Ils se rasent le crâne, ils se peignent le visage. Vous, vous vous teignez les cheveux, c’est évident. Pourquoi prétendre que c’est de naissance ?

– Eh bien… pourquoi une différence de fonction ne provoquerait-elle pas une différence d’aspect ?

– C’est ridicule : un noble est plus différent d’un roturier qu’un médecin l’est d’un magistrat, et pourtant tous sont identiques ! Et vous, Lotus Mauve, vous seriez né avec des cheveux mauves parce que vous possédez un talent de guérisseur ? Allons donc !

Un noble de haut rang s’approcha alors, le sourire aux lèvres :

– Mais c’est très précisément le cas, cher ami. Vous parlez de guérisseurs, mais vous pensez à ces médecins qui ont besoin d’instruments et de formules, pas à notre cher Lotus Mauve, qui sait comment faire obéir la vie elle-même, et sauver les cas les plus désespérés.

Lotus Mauve se sentit soulagé, mais le couple rougit, et il fut désolé pour eux. Le noble dit encore :

– Lotus Mauve est différent parce qu’il nous est inférieur, mes chers, comme le cloporte l’est au lion ; et il est en vie parce qu’il a une vertu, guérir. Sans cela, nous l’écraserions comme la vermine qu’il est.

Le couple sourit, et regarda cruellement le guérisseur, qui avait blêmi. Inférieur ? Mais… mais l’infériorité n’existait pas, il n’y avait que des différences. La vie était un continuum, un immense tissu reliant tous les êtres, une unité dans la diversité. Il ouvrit la bouche pour le rappeler, mais leurs regards le figèrent, et quelque chose se brisa en lui : oui, il existait une frontière entre eux et lui, qu’il discernait nettement à présent ; leurs sentiments la lui dessinaient, la lui imposaient. Il referma la bouche, et des larmes coulèrent sur ses joues, alors qu’il restait muet de frayeur : que ne justifiait pas l’existence d’une telle frontière ! Qu’est-ce qui ne pouvait être imposé à un inférieur si méprisable… si méprisé ?

Le noble sourit, cruel.

– Regardez-moi ça… le sous-être pleure sur sa misère. Vous n’avez donc aucune pudeur, cher maître ?

– Je… suis… désolé. J’aimerais me retirer.

– Avant même d’être ivre ? Ce serait indécent.

– Je n’aime pas boire.

– Et après cela, vous trouvez l’haleine d’autrui immonde… Buvez, habituez-vous à la vôtre, et vous serez moins délicat !

Lotus Mauve amena la coupe d’alcool à ses lèvres, et but une gorgée.

– Pas comme cela, voyons, vous ne la finirez jamais, et que dire des suivantes ?

– Des suivantes ?

– Bien sûr. Allons ! Cul sec !

Le médecin fit de son mieux, mais il recracha brutalement l’alcool. Il était incapable d’infliger cela à son corps.

– Bah, à défaut de le boire, vous pourrez au moins le sentir…

Posément, le noble renversa du vin sur les habits de Lotus Mauve. Sans demander l’autorisation de le faire, le médecin se retira, cachant ses larmes derrière son éventail grand ouvert. Mais quel éventail pouvait l’empêcher de les entendre ricaner derrière lui ?

Quand il eut fini de pleurer, Lotus Mauve réfléchit. Inférieur… c’était le genre d’affirmation qu’il ne pouvait pas accepter telle quelle, car cela aurait été très peu professionnel. Il était habitué à enquêter sur les patients, à comprendre l’origine de leurs problèmes, et à différencier le pathologique de la simple diversité, car toute étrangeté n’était pas une anormalité. Mais pour cela, il fallait qu’il en apprît plus sur lui-même. Il se demanda qui pourrait le renseigner, et il se souvint des livres. Il y avait sûrement une bibliothèque dans le palais, et un archiviste auquel poser des questions. Il pria son serviteur de l’y mener, il le remercia, puis il s’approcha de l’archiviste. Il ne s’étonna même pas de le trouver hostile, alors qu’il ne l’avait jamais vu.

– Bonjour. J’aurais besoin de quelques renseignements.

– Tiens donc ! Vous vous intéressez aux archives, maintenant ? Vous voulez voler ma place également ?

Lotus Mauve resta muet de surprise. Voler sa place ? Il était vrai que l’histoire n’avait jamais été de son ressort, mais de celui… celui de l’herbe humide sous le ciel gris. Il eut un sourire attendri : bien sûr ! Voilà pourquoi les prés mouillés le réconfortaient, rendaient son jugement plus sûr. L’herbe avait toujours été sage, et ses conseils ne l’avaient jamais déçu. Il fouilla sa mémoire, mais ne trouva rien de plus, sinon la certitude qu’il n’était pas fou, et que ses visions étaient des bribes de passé, et non des fantasmes.

Il revint à la réalité, et regarda l’archiviste avec curiosité. Celui-ci avait dit : également… donc il aurait volé une place, celle de médecin probablement, puisqu’il n’en occupait aucune autre. Il considéra l’archiviste avec un intérêt tout professionnel, car il était certain de n’être pas un voleur. Donc, soit l’homme se fiait à des rumeurs, ce qui était d’une probité douteuse pour un gardien de la vérité, soit il était fou. Lotus Mauve posa une première question afin de préciser son diagnostic, mais l’archiviste le repoussa durement, et il abandonna. Mais quelle curieuse idée d’être fou et de ne pas vouloir se soigner ! Pourtant, un handicap ne pouvait que donner l’envie de l’éliminer au plus vite ! Pour quelle raison obscure l’archiviste pouvait-il s’y attacher ? Cette idée mit le médecin si mal à l’aise qu’il prit congé. Derrière lui, l’archiviste siffla :

– Voleur… ça ne te profitera pas.

Lotus Mauve le croyait volontiers. Depuis qu’il était au palais, il ne voyait pas de quoi il avait bien pu profiter. Il tourna le coin, sortit sur une terrasse, et soupira. Si l’archiviste ne pouvait pas le renseigner, qui le pourrait ? Mots d’Airain, son supérieur. Il attendit patiemment dans l’antichambre, et pénétra dans le bureau avec une joie anxieuse.

– Monseigneur, je vous remercie de m’avoir reçu.

– Je suis trop bon, je le sais bien. Qu’y a-t-il encore, Lotus Mauve ? Vous venez vous excuser d’avoir quitté le banquet sans autorisation ?

– De… ? Oh, oui, je vous présente mes excuses.

– Bien. Et maintenant, vous pouvez…

– Pardonnez-moi, mais ce n’est pas le seul objet de ma visite.

Mots d’Airain soupira.

– Allez-y, mais soyez bref. Je vois mal ce que vous auriez d’important à me dire.

– Je le conçois, mais c’est néanmoins important pour moi.

Mots d’Airain se pencha sur ses dossiers.

– Je vous écoute, Lotus Mauve.

– Lors du banquet, j’ai été qualifié d’inférieur.

– Rien d’étonnant à cela, non ?

– Je pense que ce n’est pas prouvé. Je suis différent, mais de là à dire que je suis inférieur, il y a un pas qui ne peut être franchi sans autres !

Mots d’Airain le regarda avec condescendance.

– Lotus Mauve… je puis vous certifier que votre enquête est sans objet. Je suis plus qualifié que vous pour juger de la valeur des hommes, et je vous garantis que vous êtes inférieur.

– Mais je…

– Regardez-vous : votre anormalité est manifeste. Êtes-vous donc aveugle, en plus de tous vos autres défauts ?

– Je ne… je ne suis pas d’accord avec vous. J’essaie justement de savoir s’il s’agit d’une anormalité ou d’une normalité alternative.

– Vous n’êtes pas d’accord avec moi, Lotus Mauve ?

Il y avait une menace terrible dans la voix tranquille de Mots d’Airain, et le médecin frémit.

– Je… je vous présente mes excuses, monseigneur.

– Et vous pensez que je vais les accepter, Lotus Mauve, alors même que vous osez vous rebeller contre mon autorité ?

– Il ne s’agit pas de rébellion, mais de… de l’affirmation d’un doute…

Mots d’Airain pâlit de fureur, et le médecin se laissa glisser au sol, puis se prosterna front contre terre, tremblant. Il fallut de très longs instants pour que le souffle de son supérieur s’apaisât, et qu’il entendît le bruit de la lame glissée à nouveau dans le fourreau.

– Je n’aurais jamais dû vous autoriser à vous asseoir face à moi. À l’avenir, c’est ainsi que vous me parlerez.

– Bien, monseigneur.

– Par ailleurs… je ne suis pas un imbécile, Lotus Mauve. Je comprends parfaitement que vous puissiez souffrir de votre infériorité, et que vous tentiez de trouver des arguments fallacieux pour vous croire moins méprisable que vous ne l’êtes. Mais je n’entrerai pas en matière sur le sujet. Est-ce clair ?

– Absolument, monseigneur.

– Si je devais apprendre que vous importunez qui que ce soit avec vos questions, vous le paieriez très cher.

– Oui, monseigneur.

– Filez, maintenant.

– Bien, monseigneur. Euh… puis-je me relever ?

Mots d’Airain sourit, soulagé par la voix brisée de Lotus Mauve. Allons ! Le pauvre idiot semblait avoir pris la mesure de sa naïveté, et du ridicule de ses espoirs et de ses… « valeurs », à défaut d’un terme plus adéquat. Le médecin repentant méritait un peu de douceur. Mots d’Airain consentit donc :

– Je vous en prie, Lotus Mauve, relevez-vous.

Cela lui permit de voir le visage de son subordonné, et le désespoir qu’il y dégusta lui plut. Néanmoins, il n’était pas question que le médecin cessât de travailler.

– Par ailleurs, Lotus Mauve, je voulais vous dire que vos nouvelles méthodes de guérison font bien meilleur effet. Vos patients sont nettement plus satisfaits.

– Je vous remercie, monseigneur.

Mots d’Airain lui fit signe de s’en aller, et comme Lotus Mauve allait quitter le bureau, il ajouta :

– Mais si je devais recourir à vos services, épargnez-moi le cérémonial et les offrandes. Moi, je sais bien que vous n’avez besoin de rien de plus qu’une bonne raison de travailler. Et je crois vous l’avoir fournie.

– Certainement, monseigneur.

Lotus Mauve n’eut pas le courage de rejoindre son appartement, ni d’aller jusqu’au jardin. Il sortit sur un balcon, et se laissa tomber sur un banc de pierre. Inférieur… il était donc inférieur. Et pourtant, il s’était senti tellement bien dans son bain, entouré de fleurs ; ou dans la chaleur de son lit, les sourire d’amis imaginaires éclosant sous ses paupières. Il s’était aimé, en se contemplant dans le miroir, et avait respiré l’odeur de sa peau avec tant de plaisir. Et le goût des fruits dans sa bouche, la sveltesse de son corps ménagé et chéri… était-ce vraiment cela, être inférieur ?

Était-il donc assez fou pour se sentir normal alors qu’il était un déviant ridicule ? Il rit soudain, en pensant à Mots d’Airain, si apte à juger de la valeur des hommes. Il était fou, et il était supposé être le médecin d’un homme important, d’un monarque régnant sur Deux-Rivières, la plus belle ville qui fût au monde… ou à tout le moins, la plus orgueilleuse. Son opinion ne valait peut-être rien, mais il ne trouvait pas très judicieux de prendre un fou pour garant de sa santé ! Allons, il y avait bien une explication raisonnable : peut-être savait-il juger de la santé de tous, sauf de la sienne propre ? Peut-être guérissait-il autrui à défaut de pouvoir curer sa débilité et sa folie ? Était-ce un syndrome fréquent ?

S’il désirait l’apprendre, il y avait sûrement des biographies de médecins à la bibliothèque. Il lui semblait se rappeler qu’un archiviste avait entre autres pour fonction de raconter la vie de ceux qu’il côtoyait. D’un pinceau gracieux, sur des feuilles d’un papier magnifique et coloré… Lotus Mauve soupira, car les livres qu’il avait touchés jusque-là n’avaient pas eu la douceur dont il se souvenait ; et leurs couleurs lui avaient rarement donné l’impression d’une chaleur caressante et d’une immense tendresse. Néanmoins, il retourna à la bibliothèque, et l’archiviste le salua d’un reniflement méprisant.

– Je désire consulter des biographies de médecins.

– En quoi vous concernent-elles ?

– Je suis médecin.

– À d’autres ! Vous, vous appelez la vie, voilà tout ! Vous n’avez aucun mérite à exploiter ainsi un don inné ! Il vous suffit de vous montrer spontané… mais vous ne connaissez rien aux maladies, ni aux remèdes. Vous êtes un ignare qui n’a pas étudié une ligne de toute sa vie, un sale usurpateur indigne du poste !

Lotus Mauve se retira, bouleversé. Il regarda, hagard, les couloirs du palais, et se demanda comment un tel lieu pouvait exister. Il avait pleuré, et personne n’était venu le rassurer, comme si son sort était indifférent à tous ! Pire, l’archiviste s’était montré encore plus méchant, comme si la douleur n’était pas une horreur à proscrire, mais une faille à exploiter, à agrandir.

Il rejoignit son appartement en titubant, il se blottit dans son lit, et il pleura, troublé par une sensation de perte indéfinissable : les archivistes… l’archiviste n’avait-il pas été un ami cher ? Pourquoi lui faisait-il si mal ? Pourquoi le blesser de mots ? Il serra les dents, et se répéta que la fonction ne faisait pas l’ami : seul l’archiviste aux cheveux verts l’avait accueilli avec bonté… avec amour, même. Oh ! Comme il aurait voulu le revoir ! Lui, il aurait su lui expliquer ce qui lui arrivait.

Il se réveilla après une sieste très brève, avec l’impression d’étouffer. Il ne supportait plus le palais, l’idée qu’un importun pouvait surgir n’importe quand et se montrer cruel avec lui. Il voulait sortir, et trouver des plantes, des rires joyeux, sans moquerie. Il voulait de la gentillesse, et retrouver son insouciance. Mais où ? Il y avait un jardin au palais, mais il était désert, et cela le heurtait. À quoi bon un jardin, s’il n’y rencontrait pas de gens heureux prêts à partager leur bonheur avec lui ? À quoi servait la beauté, si elle ne ravissait personne ? À quoi servait un papillon tué et piétiné, une grenouille plantée sur un bâton, ses yeux éteints par la mort ?

Il passa un grand manteau sur sa robe de médecin, et posa un voile sur ses cheveux, pour être moins aisément reconnaissable. Il ne se faisait guère d’illusions, car il était trop grand et trop mince pour passer inaperçu ; mais même un léger camouflage valait mieux que rien. Il franchit la porte dans l’enceinte intérieure, et accéda aux quartiers extérieurs du palais, avec leurs boutiques et leurs ruelles animées. Il s’y promena sans oser parler à quiconque. Il aperçut un homme âgé, aux habits usés, qui tendait la main aux passants, et il s’étonna : que faisait donc cet homme ? Il vit une femme poser une piécette dans la paume du vieux, et celui-ci se confondit en remerciements ; mais il suivit la femme d’un regard empreint de rancœur et de fureur. Lotus Mauve faillit s’éloigner, mais l’homme remarqua alors un moineau qui sautillait péniblement, traînant une aile brisée. L’homme émit un bruit réprobateur, il se pencha, et ramassa l’oiseau. Il l’apaisa de murmures, et s’installa plus confortablement pour pouvoir le soigner.

Lotus Mauve admira les gestes précis de l’homme, il apprécia la douceur avec laquelle l’animal était traité, et il convint que l’homme faisait de son mieux, pour un médecin auquel la vie n’obéissait pas. Il eut pitié de l’oiseau, qui souffrirait longtemps et garderait des séquelles, mais il n’eut pas le cœur d’intervenir, car l’homme semblait si soulagé de pouvoir soigner quelqu’un. Lotus Mauve hésita presque à blesser un autre moineau pour lui donner ce plaisir, mais il frissonna d’horreur : les humains nuisaient bien assez ! Si encore il s’était agi de briser un bras à l’un de leurs enfants, il aurait hésité ; mais les animaux ne lui avaient rien fait.

Il s’approcha de l’homme.

– Bonjour, monsieur.

Celui-ci lui jeta un regard hostile, mais Lotus Mauve ne se laissa pas démonter.

– Je passais par hasard, et j’ai admiré le soin avec lequel vous avez soigné cet oiseau. Vous êtes vraiment un médecin remarquable !

L’homme eut un rire triste.

– Vous êtes vraiment le seul à le penser ! Je suis radié, mon bon monsieur, déclaré inapte à soigner des humains ! Personne ne me confierait même un animal de compagnie, s’il avait une valeur marchande ! Il ne me reste qu’eux, ceux qui n’ont pas le choix.

– Je suis désolé.

– Il n’y a pas de quoi. Je suis bon à jeter, voilà tout.

– Mais pourquoi ?

– Ha ! Ma mémoire me joue des tours, mes mains tremblent, je m’endors parfois… j’ai oublié une fois de recoudre un patient que j’avais ouvert, et cela a suffi pour qu’on me foute dehors !

Il ajouta :

– Mais comme si vous ne le saviez pas ! Vous êtes bien le médecin du palais, le fameux Lotus Mauve, celui à qui la vie obéit ?

– Je… oui. Mais cela ne m’empêche pas d’admirer la maîtrise de confrères plus conventionnels.

L’homme eut une grimace méprisante, puis :

– Le pire, c’est que vous semblez sincère.

– Je le suis. Je n’ai jamais demandé à occuper ce poste. À vrai dire, j’ai même demandé à le quitter, mais ils ont dit que… que…

– Qu’est-ce qu’ils ont dit ?

– Qu’ils me tueraient, si je le faisais.

– Ça leur ressemble assez. Mais pourquoi vouliez-vous démissionner ?

– Ils ne vivent pas sainement ! Ils se détruisent, et ensuite, ils me demandent de les soigner, mais seulement à moitié ! C’est du délire !

Le vieux éclata de rire.

– C’est toi qui délires, mon gars ! C’est à croire que c’est la première fois que tu soignes des humains. Si tu en trouves un de raisonnable sur cent, tu es déjà chanceux.

– Vraiment ?

– Bien sûr. Mais, mon gars, d’expérience, je ne te conseille pas de quitter le palais. La vie, dehors… elle est moche. J’en sais quelque chose.

Lotus Mauve soupira : un espoir de plus disparaissait. Le vieil homme semblait effectivement savoir ce qu’il disait. Il demanda :

– Quel est votre nom ?

– Appelle-moi Bon-à-jeter.

– Vous plaisantez ?

– Non.

– Comme il vous plaira. Mais dites-moi, même radié… ne pouvez-vous pas soigner les pauvres, ceux qui n’ont pas l’argent pour payer un médecin officiel ?

– Les officiers me feraient la peau. Ils ne rigolent pas avec l’exercice illégal de la médecine.

– Mais alors, qui soigne les pauvres ?

– La mort.

Lotus Mauve regarda le moineau, ébouriffé et tremblant, et se dit que, dans un monde d’humains, il faisait parfois bon être un animal.

– Je serai ravi de vous revoir, monsieur. Êtes-vous souvent dans les parages ?

– Au point que mon cul s’y incruste.

– Je repasserai.

– Ouais ? Alors n’hésite pas à m’apporter un cadeau, la prochaine fois. Ça entretient l’amitié et ça pourrait même atténuer les haines.

– Je… très volontiers. À bientôt.

– C’est ça ! Et n’hésite pas à crever d’ici-là !

Lotus Mauve se retourna, plus étonné que choqué par le curieux mélange d’affection et de rancœur dans le ton de Bon-à-jeter. Celui-ci lui fit un clin d’œil :

– T’inquiète pas, toubib. Je t’ai dit que j’étais fêlé, non ?

Lotus Mauve regagna le palais, troublé.

*

Le surlendemain, Lotus Mauve ouvrit les armoires de son cabinet, et y préleva une partie des instruments, bandages et remèdes. Il les emballa soigneusement, puis sortit pour revoir Bon-à-jeter. Celui-ci ouvrit le paquet.

– Peuh ! Ça ne se mange même pas !

– Je suis désolé. Je pensais que vous aimiez pouvoir soigner dans de bonnes conditions.

– J’aime aussi pouvoir soigner dans de bonnes conditions. T’inquiète pas, mon gars, je saurai qu’en faire.

– J’en suis ravi.

Le vieux secoua la tête, surpris par le soulagement manifeste de Lotus Mauve. Il proposa :

– Tu veux qu’on cause ?

– J’en serais ravi. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

– Que tu la fermes et que tu écoutes.

Lotus Mauve hocha la tête. Au fond, les monologues étaient encore ce qu’il y avait de moins dangereux quand il s’agissait de fréquenter un humain. Bon-à-jeter commença :

– Moi, je suis le chef.

Lotus Mauve lui jeta un regard curieux, et le vieux se froissa.

– Tu ne me demandes pas de quoi je suis le chef ? Dis tout de suite que tu t’en fous !

– Mais… vous m’avez demandé de me taire…

– Et d’être attentif, abruti. Comment veux-tu sembler intéressé, si tu ne dis rien ?

Lotus Mauve étouffa un soupir, et :

– Vous êtes un chef, bravo ! Mais le chef de quoi ?

– De l’amicale des clochards zoophiles !

– Ah ? Euh… mes félicitations. Cela semble très intéressant.

Bon-à-jeter lui sourit affectueusement, et Lotus Mauve faillit gémir de bonheur, car il n’en pouvait plus d’être seul. Le vieux continua :

– J’ai des potes dans toutes les villes voisines, mon gars ! Et tous, nous soignons les petites bêtes. Nous échangeons des recettes, parce que tu vois, la médecine vétérinaire, ça ne s’improvise pas. Tu ne peux pas soigner une grenouille comme tu soignerais une femme, tu comprends ?

– Parfaitement. Mais comment communiquez-vous ?

– Mm… c’est un secret.

– Je serais tellement heureux de pouvoir le connaître !

– Au point de m’apporter une bouteille d’alcool la prochaine fois ?

– Certainement !

Lotus Mauve pouvait imaginer transporter de l’alcool ; tant qu’il n’avait pas à en boire, peu lui importait ce que c’était.

– C’est tout simple… les rouliers qui transportent les marchandises de ville en ville… ils passent aussi nos petits messages ! Ça ne pèse pas bien lourd, et ça nous permet de savoir comment vont les copains.

– Comme c’est bien trouvé !

Le vieux se rengorgea. Lotus Mauve songea qu’il n’aurait plus manqué qu’il se remplumât, et il aurait commencé à avoir de quoi faire le fier. En l’état… il évita de ricaner.

– Et comme c’est généreux de la part des rouliers.

– Généreux ? Mes fesses ! Leurs bestiaux ont toujours un petit bobo à soigner, ni vu, ni connu. Et comme les gardes des portes adorent pinailler sur l’état de santé des bêtes… y a intérêt à ce qu’elles se portent bien, ou à payer des pots-de-vin.

Lotus Mauve resta longtemps, guidant la conversation du vieux, et apprenant peu à peu, effaré, à quoi ressemblait le monde à l’extérieur du palais… ou du moins, le monde vu par un clochard zoophile.

*

Lotus Mauve regarda Bon-à-jeter bourrer sa pipe, l’allumer, et tirer dessus avec béatitude. Il était incapable de comprendre comment un médecin pouvait infliger cela à ses poumons, mais il haussa les épaules, car un médecin radié, et habitué à tolérer les mœurs de la cour, n’était plus vraiment au service de la santé.

Le vieux toussa, et Lotus Mauve remarqua :

– Vous n’allez pas très bien.

– Je fais ce que je peux, mon gars. Un médicament ne suffit pas à compenser les inconforts de la pauvreté, vois-tu !

– Je… je pourrais essayer de vous soigner.

– Ben voyons. T’es pas payé pour, tu te souviens ! T’as pas de temps à perdre avec des pouilleux.

Lotus Mauve prit cela pour un oui. Il regarda la vie en Bon-à-jeter, et il hoqueta de surprise, car elle le fuyait, non pas brutalement, mais sournoisement, par de nombreuses petites fuites. Spontanément, il la suivit du regard, et se mordit les lèvres pour ne pas crier : elle se glissait en lui ! Comment était-ce possible ? Il n’avait jamais fait pareil effet à un patient. Il balbutia :

– Je… je vais au bout de la rue, chez le marchand de fruits secs. En voulez-vous ?

– Oui.

Lotus Mauve ne quitta pas la vie de Bon-à-jeter des yeux, et il soupira, car aussi loin qu’il allât, elle continuait à affluer en lui. Il revint avec des dattes, et le vieux grimaça :

– Beuh ! Des dattes ? Qu’est-ce qui ressemble plus à une crotte ?

L’âme d’un humain, songea Lotus Mauve, mais il ne le dit pas, car il était trop occupé à poursuivre son examen du vieil homme. Heureusement, les fuites étaient faibles, mais elles suffisaient certainement à expliquer les absences et les oublis qui affligeaient Bon-à-jeter, et qui l’avaient disqualifié comme médecin. Oh oui, il avait certainement pu oublier de recoudre un patient… Lotus Mauve frissonna : comment pouvait-on ouvrir un corps, voir du sang couler, alors que la vie était si docile !

Il examina cette vie volée qui venait se nicher en lui, et remarqua avec étonnement qu’elle formait une trame sur laquelle sa propre vie se greffait. C’était tellement étrange ! Comment son existence même pouvait-elle causer une anémie chez ce vieil homme ? C’était irrespectueux, et c’était également stupide, car la vie volée était de mauvaise qualité, fripée, aigrie. Pourtant, la vie avait dû avoir une bonne raison pour agir ainsi, car elle ne coulait pas au hasard. Si elle avait décidé de quitter le vieux médecin pour animer Lotus Mauve, c’était à dessein. Il se souvint des soins approximatifs donnés au moineau, et il sourit : étant plus compétent que le vieux médecin, il était légitime qu’il apparût. Les patients seraient reconnaissants de cette évolution, et eux seuls comptaient.

Mais tout de même, Lotus Mauve préférait ne pas dépendre d’une vie volée. Que ferait-il, si le vieil homme venait à mourir ? Bon-à-jeter lui avait peut-être donné la vie, mais il était préférable de couper le cordon ombilical. Il se demanda comment déplacer la source du drain, mais échoua à le faire. Tout ce qu’il put apprendre, c’est qu’il existait une autre source, mais trop lointaine pour qu’il pût la capter. Et pourtant, d’une certaine manière, cette source lointaine et chaleureuse jouait également un rôle dans son existence. D’une certaine manière, qu’il échoua à définir. Il renonça, épuisé, et mangea quelques dattes.

Il regarda Bon-à-jeter, et il songea que celui-ci avait choisi son nom en toute connaissance de cause. Tant qu’à devoir affaiblir quelqu’un, cela ne dérangeait pas Lotus Mauve que ce fût le vieux. Même rétabli, celui-ci aurait eu sa vie derrière lui, et il était bien capable de continuer à vouer à son successeur cet étrange mélange d’affection réticente et de rancœur féroce. Bien portant, il pouvait décider de lui nuire, et y réussir. Il décida de ne pas soigner le vieux. Celui-ci fit remarquer :

– Je ne me sens pas mieux.

– Certaines cures prennent du temps pour donner un effet sensible.

– Ah bon.

– Mais je puis vous assurer que vous êtes un patient très réceptif à mes méthodes.

– Ouais.

Lotus Mauve prit congé. Derrière lui, il entendit le vieil homme siffler entre ses dents :

– Voleur…

Lotus Mauve sursauta : c’étaient les mots même que l’archiviste avait utilisés. Il se retourna lentement, et le vieil homme le salua de la main, souriant.

– Si jamais tu trouves des cacahuètes, mon gars…

– Je… j’y songerai, c’est promis.

Lotus Mauve revint à ses appartements, et y trouva un messager qui l’invita à le suivre. Le médecin lui demanda pourquoi, et l’homme lui tendit un ordre de réquisition signé de Mots d’Airain, par lequel celui-ci le mettait à la disposition d’un magistrat nommé Sceau Brisé.

Le messager l’emmena jusque dans une aile du palais que le médecin n’avait jamais visitée. Les rosiers qui poussaient contre les murs de pierre lui parurent ironiques, sans qu’il pût dire pourquoi, jusqu’à ce qu’il lût le panneau placé au-dessus de la porte : « Commissariat de police du palais de Deux-Rivières ». Ils entrèrent, et le messager guida Lotus Mauve vers une pièce où celui-ci frémit à la vue des instruments et du brasero rougeoyant : il y avait là tout le nécessaire pour briser un homme. Il n’eut pas le loisir de s’attarder sur les conditions d’hygiène déplorables, ou sur certaines taches douteuses qui souillaient le plancher, car Sceau Brisé lui fit signe de s’approcher.

– Lotus Mauve ! Enfin ! Vous allez pouvoir nous aider !

Le médecin voyait mal comment, mais le magistrat lui désigna un homme attaché sur un chevalet de torture. Lotus Mauve se détourna avec un haut-le-cœur, tant l’homme était endolori.

– L’interrogatoire de ce suspect présente quelques difficultés, même si notre bourreau est excellent.

Le médecin n’en doutait pas, il n’avait jamais imaginé qu’un corps pût souffrir autant.

– Cette fripouille a le front de nous résister. Il affirme qu’il ne craint rien, car toute douleur a une fin. Mais j’ai entendu parler de vos talents, cher ami… et je compte sur vous pour garder cet homme en vie, éternellement s’il le faut, mais à tout le moins jusqu’à ce qu’il parle.

Lotus Mauve vomit d’horreur, et le messager lui tendit un mouchoir, pour qu’il s’essuyât les lèvres, puis un verre d’eau.

– Ne vous en faites pas, cher docteur, vous réagissez comme la plupart des débutants.

– Nous n’avons pas tous la chance d’avoir eu un papa boucher, ajouta le bourreau amicalement.

Le médecin se pencha sur le prisonnier, et se mordit les lèvres en voyant l’état de sa vie, qui ne demandait qu’à s’échapper de ce corps brisé. Dans les yeux de l’homme, une étincelle de désespoir était née, et Lotus Mauve s’en savait responsable. Il regarda Sceau Brisé, n’osa pas s’opposer à lui, et força de la vie neuve à entrer dans le supplicié. Il recula, les mains douloureuses, comme s’il avait caressé les filaments de méduses chasseresses. Il observa ses paumes et ses doigts, et les vit striés de rouge. Le bourreau fit hurler l’homme.

– Salaud ! Tu vois ce que tu as fait au bon docteur ?

Lotus Mauve fut heureux d’avoir l’estomac vide. Il se laissa tomber sur un siège, incapable de rester debout. Il se raidit à chaque cri, et bientôt, son propre corps ne fut plus qu’un nœud douloureux. Le bourreau annonça :

– Docteur, vous devriez venir. Je crois qu’il part.

Il s’avança, soutenu par le messager, et regarda le visage de l’homme. Il était incapable de l’entendre hurler plus longtemps. Il posa ses mains sur la chair luisante et enflée, et fit semblant d’appeler la vie.

– C’est bon. Vous pouvez y aller sans crainte, il est revigoré.

Le bourreau sourit, et se remit à l’ouvrage avec ardeur. Lotus Mauve s’assit, et surveilla la respiration du prisonnier, espérant qu’il mourrait rapidement. Le bourreau fronça les sourcils, et retira ses mains de la plaie où il officiait.

– Docteur… vous avez dû vous tromper. Je crois qu’il est mourant.

– Je… je suis désolé. Une simple erreur de diagnostic… je… c’est la première fois que je dois m’occuper d’un patient… traité ainsi…

Sceau Brisé se tourna vers lui ; il se leva, le prit par le col, et le fixa dans les yeux, glacial :

– Vous… tentez cela encore une fois, et c’est vous que je fais torturer, pour complicité. C’est clair ?

Lotus Mauve ne put répondre. Il était incapable d’imaginer ce que l’homme avait pu faire pour mériter un pareil traitement ; mais il ne supportait pas l’idée qu’ils pourraient le toucher, lui, de leurs fers chauffés à blanc, écarter sa chair entaillée, le déchiqueter. Il préférait encore devoir se rouler en boule contre le mur et se boucher les oreilles. Il les aida, et l’homme finit par parler. Le magistrat, bonhomme, se tourna vers lui :

– Eh bien ! Vous avez fini par vous montrer raisonnable ! Vous autres, les médecins, vous avez tendance à gracier à outrance, à ne pas savoir comment traiter les déviants !

Il le regarda, et ajouta :

– Venez avec moi, je vous offre un verre.

Lotus Mauve regardait le verre d’alcool posé devant lui, incapable d’en boire une goutte de plus. L’alcool le brûlait, comme le feu avait brûlé les chairs du prisonnier. Le magistrat lui tapota le bras.

– Allez ! Dites-vous que vous avez fait votre devoir de citoyen en nous aidant à faire parler cette ordure ! C’est pénible, mon bon, mais c’est très méritoire.

Il eut un clin d’œil complice.

– De plus, vous m’avez donné une idée.

Le médecin frémit, et prit congé. Il aurait donné n’importe quoi pour être capable de chasser une idée de la tête d’un fou ; mais un tel pouvoir n’existait pas.

*

Lotus Mauve revenait du palais extérieur, où il avait remis de la nourriture et des médicaments à Bon-à-jeter. Il l’avait également aidé à soigner une grenouille, dont les os trop fins étaient délicats à manipuler pour les gros doigts du vieux. L’archiviste se mit en travers de son chemin.

– Eh bien, c’est du propre ! Faire semblant de se soucier du sort de celui que vous avez réduit à la misère !

– Réduit à la… de quoi parlez-vous ?

– Du vieux médecin, bien sûr !

– Le vieux… quel rapport avec moi ? Je ne le connaissais pas avant de sortir du palais intérieur.

– Il a été le médecin du palais, jusqu’à ce que vous lui voliez sa place !

– Moi ? Je n’ai jamais demandé à l’occuper ! Et puis, pourquoi vous croirais-je ? Vous me détestez au point que vous pourriez bien me mentir !

L’archiviste lui fourra sous le nez un document officiel, dûment pourvu des sceaux nécessaires.

– Ça ! C’est son acte de révocation ! Et qui a occupé son cabinet après cela ? Vous ! Ne me dites pas qu’il n’y a aucun rapport !

Lotus Mauve attrapa le document, et tenta de le lire. L’archiviste voulut le lui reprendre, mais il agrippa le papier.

– Allons ! Il faudrait savoir ! Vouliez-vous me le montrer, oui ou non ? Et si vous tirez comme ça, il va se déchirer. Vous n’êtes pas payé pour détériorer les archives, je suppose ?

Le fonctionnaire maugréa, et Lotus Mauve acheva sa lecture.

– Je ne figure pas sur ce document. Par contre, il y a mention d’une incompétence incompatible avec le poste de médecin du palais, et d’un document de radiation de l’ordre des médecins… ici, voyez-vous ?

L’archiviste lui arracha le papier, et le replia furieusement. Lotus Mauve évita de dire que l’incompétence de Bon-à-jeter n’était certainement pas une manœuvre politique pour l’évincer, mais une dure réalité… due au drain que son successeur lui imposait… non, que la vie imposait au vieux médecin. Et pourquoi aurait-il parlé de ce détail ? Il n’en était pas responsable, il n’avait jamais demandé à drainer le vieil homme, à se bâtir sur sa vie usée et morne !

– Et mon engagement ? Je serais curieux de le voir.

Le fonctionnaire ricana.

– Je ne suis pas à votre service. Vous n’avez qu’à en demander une copie à Mots d’Airain.

– Bien sûr, et je lui dirai pourquoi je dois m’y résoudre. Il sera ravi de votre absence de coopération.

L’archiviste grinça des dents.

– Je n’ai pas de trace de votre engagement. Tout ça, c’est copinage et autres magouilles, et ils n’ont pas voulu en laisser de traces.

– C’est votre point de vue. Vous pouvez imaginer le monde comme vous l’entendez, mais pourriez-vous cesser de me faire plus noir que je ne suis ? Je n’ai jamais demandé à occuper la place du vieux médecin ! Si le monarque a trouvé une relique et l’a jugée supérieure à son médecin attitré, je n’y suis pour rien.

– Mais bien sûr… vous êtes innocent… tous les praticiens qui assistent les bourreaux ont la réputation de l’être, alors pourquoi pas vous ?

Lotus Mauve blêmit.

– Ha ! Vous pensiez que personne n’en était informé ? Mais tout le monde sait que Sceau Brisé s’est vanté de votre diligence ! Il vous présente comme la plus belle invention en matière de police depuis la découverte du feu… ce n’est pas peu dire.

Lotus Mauve eut un haut-le-cœur, et l’archiviste ajouta :

– Oh ! Pas besoin de faire le dégoûté ! Je vois clair en vous ! Rien ne vous sert de faire l’aumône, vous n’abusez personne. Chacun sait bien que vous n’avez aucune moralité.

– Sceau Brisé ne m’a pas laissé le choix.

– On a toujours le choix, cracha l’autre avec mépris.

Je voudrais vous y voir, songea Lotus Mauve ; puis il se reprit, car il ne souhaitait à personne d’endurer ce qu’il avait subi, et la colère n’y changerait rien. Il tourna les talons, et s’éloigna, furieux. Encore un peu, et il serait accusé d’aimer torturer ses patients !

*

Il faisait nuit, et Lotus Mauve regardait une lanterne se balancer doucement dans le vent. Il l’avait peinte de papillons colorés, puisqu’il ne pouvait plus en créer. Il avait cherché les pigments aptes à recréer le chatoiement, mais sans les trouver. Pourtant, il était certain qu’ils existaient, soigneusement rangés dans de petits pots joliment étiquetés. Il n’était guère surpris, car si même le thé au jasmin était indisponible pour lui seul, de quoi d’autre ne le privait-on pas ? Il sursauta quand un coup fut frappé à sa porte. Il alla ouvrir, et vit un garde dont la livrée lui apprit qu’il servait Sceau Brisé.

– Mon maître requiert vos services, docteur. Il vous saurait gré de vous vêtir avec élégance, car il s’agit d’une soirée privée.

Lotus Mauve n’osa pas refuser.

– Dois-je considérer que je suis en service ?

– Vous avez une existence, en dehors de votre métier ? J’ignorais même qu’on vous eût remis un habit civil.

Le médecin se mordit les lèvres. Il possédait d’autres habits, mais ne les avait jamais portés hors de son appartement ; sa question avait été stupide. Il murmura :

– J’arrive.

Le garde le fit entrer dans les vastes appartements de Sceau Brisé, qui sentaient l’encens, l’alcool, la nourriture et le sang. Lotus Mauve étouffa un gémissement en voyant une jeune fille attachée dans une posture plus qu’inconfortable, entourée d’hommes partiellement dénudés, et passablement ivres. Le magistrat salua joyeusement Lotus Mauve, et cria à ses invités :

– Messieurs, voici le prodige ! Vous voyez cette jeune fille un peu usée par nos ébats ? Il va nous la remettre en état ! Elle sera comme neuve, et nous pourrons recommencer !

– Ce serait dommage, dit l’un d’entre eux. J’aime bien ce que j’ai fait de sa main droite.

– Et son dos ! ajouta un autre. Une si belle sculpture sur chair ! Ne pourriez-vous guérir que ce qui nous arrange, cher docteur ?

Lotus Mauve regarda la fille violée et mutilée, et souffla :

– Comment… comment avez-vous pu la mettre dans un tel état ? Elle aussi, elle est coupable ?

Sceau Brisé éclata de rire.

– Oh, docteur ! Bien sûr que oui : elle est coupable de banalité ! Des jolies pauvresses comme elle, il y en a plein le pays ! C’est du bétail, voyons, sans talent particulier… si vous voyez à qui je fais allusion.

Lotus Mauve ne voyait que trop bien, mais dit pourtant :

– Elle ne va pas bien. Vous devriez la laisser en paix.

– Soignez-la, docteur, nous avons encore envie de nous amuser.

– C’est impossible, monseigneur. Elle ne veut plus vivre, et repousse la vie que je tente de lui insuffler.

Ils firent la grimace, puis Sceau Brisé haussa les épaules :

– Bah ! L’amour à mort, et puis nous en ferons venir une autre ! Soyez des nôtres, docteur.

– Je vous remercie, mais… je préférerais me retirer. Je n’ai guère de goût pour ce genre de loisir.

– Vous préféreriez peut-être prendre la place de la jeune dame ? demanda l’un des invités.

Lotus Mauve ouvrit des yeux horrifiés.

– Il doit vous être plus simple de vous guérir vous-même que de soigner une salope à moitié morte, n’est-ce pas ?

Sceau Brisé remarqua :

– C’est risqué, mon ami. Si notre bon docteur perd le goût de vivre, notre seigneur sera furieux. Il détesterait perdre cette précieuse relique.

– Oh, tu es d’un morne, Sceau Brisé ! Tu ne sais pas recevoir, voilà ce que c’est.

– Moi ? Je ne sais pas recevoir ? Allons donc ! Vous voulez voir si notre médecin peut nous faire passer une bonne soirée ? Allez-y ! Mais si vous faites mine de me le tuer… je vous fais fendre le crâne !

Ils éclatèrent de rire, et Lotus Mauve recula, inquiet.

– Eh bien, docteur, qu’attendez-vous ? Vous vouliez que la jeune dame ait un répit, alors faites-nous rire, et nous vous promettons de ne plus nous occuper d’elle…

– Vous faire rire ? C’est que… je ne sais pas comment…

– La jeune dame nous a dansé un petit quelque chose…

– Nue, bien entendu…

Lotus Mauve n’avait pas la moindre envie de se dénuder devant une bande d’ivrognes hilares, mais ils avaient raison : la jeune fille avait besoin d’un répit, et plus encore de soins. Il se concentra sur les courants de vie, et tenta d’en infuser dans la blessée, qui gémit un faible refus, mais qui finit par accepter son aide. Pendant ce temps, il dénouait lentement le nœud de sa ceinture. Il était parvenu à mettre la fille hors de danger quand il laissa tomber sa robe, révélant son corps brun et mince. Il y eut un silence, puis ils éclatèrent de rire.

– Vous nous avez bien eus, Lotus Mauve ! Comment espérez-vous nous exciter ? Vous n’êtes ni homme, ni femme, vous n’avez ni les muscles d’un guerrier, ni les rondeurs d’une épouse !

– Vous n’êtes même pas un enfant, dont l’innocence aurait un charme !

– Couvrez-vous, que nous cessions de vous voir, et filez ! De toute manière, elle ne veut plus vivre, disiez-vous…

– Non ! Maintenant, elle va mieux ! Laissez-la, je vous en prie.

Sceau Brisé hésita, puis :

– Allons, docteur ! Sa vie est derrière elle ! Personne ne s’attend à la voir ressortir du palais, et le bon peuple déteste les surprises.

Lotus Mauve serra sa robe sur lui, marcha jusque derrière un paravent, et se rhabilla, en essayant de ne plus regarder la jeune fille. Sous peu, elle serait morte, morte faute d’avenir. Il retourna à sa chambre, et il pleura, blotti sous sa couette.

Qu’est-ce que les formes pouvaient bien avoir à faire avec l’amour ? Il se trouvait beau… et il savait bien que le plaisir ne venait ni de muscles, ni de rondeurs, mais de… de… de parfums, de caresses légères, de cheveux effleurant les chairs, de murmures, et de… de couleurs, d’éventails qui se déployaient autour de corps arqués de jouissance. L’amour était un tableau mouvant, des teintes chaudes et magnifiques, des senteurs enivrantes… et les flammes de la vie qui brillaient plus haut, plus clair. Pourquoi les humains faisaient-ils mine de ne pas le comprendre ? Il se souvint avec tristesse qu’ils ne voyaient pas les sentiments ; comment auraient-ils pu se réjouir de la beauté de leur éclosion et de leur croissance ?

Le lendemain, Lotus Mauve croisa Sceau Brisé, qui lui fit un clin d’œil.

– Vous nous avez bien fait rire malgré tout, Lotus Mauve. Personnellement, je ne vous en tiens pas rancune. Je comprends parfaitement que, compte tenu de votre constitution, vous puissiez vous proposer pour des interludes comiques.

– Je… je vous remercie de votre compréhension.

– Et puis, vous avez fait du bon travail… nous avons passé une agréable fin de soirée, sans avoir besoin de faire venir une nouvelle fille. Vous devriez trouver le moyen de convaincre vos patients de s’accrocher à la vie, quelles que soient leurs souffrances. Ainsi, nous pourrions nous amuser plus longtemps.

– Je devrais peut-être, oui, mais je crains d’être trop sensible pour cela.

– Allons ! Il faut vous endurcir un peu, si vous voulez mieux profiter de la vie ! Vous ne pouvez pas sauver tout le monde, et ce n’est pas une raison pour être triste. En tous les cas…

– Oui, monsieur ?

– Dites-vous qu’encore une fois, vous avez fait preuve de sens civique.

– Comment cela ?

– Le plaisir des nobles les maintient en vie et entreprenants, mon ami. Il sert encore plus le royaume que leurs tâches déplaisantes.

– Bien sûr.

Lotus Mauve s’inclina, et s’éloigna, rejoignant en hâte une fenêtre qui donnait sur un jardinet. S’endurcir ? Mais comment vivrait-il sans craindre de nuire, si la souffrance d’autrui lui devenait indifférente ? Et manipuler ses patients pour qu’ils s’accrochassent à une vie de douleur ? C’était immonde !

Il fallait qu’il quittât le palais, il ne pouvait supporter l’idée d’être invité à une autre soirée privée. Voir une autre vie gâchée… c’était au-delà de ses forces. Il marcha jusqu’à la périphérie du bâtiment, jusqu’au bout d’une grille, et regarda la ville au-delà. Dans la rue, les sentiments des habitants le firent frémir d’horreur. Leurs maisons étaient belles, mais leurs cœurs… Il ferma les yeux, les mains serrées autour des barreaux, et se dit qu’il n’avait pas le choix : il devait sortir. Quoi que Bon-à-jeter eût pu lui raconter, il y avait bien un havre quelque part ! Deux-Rivières ne pouvait pas s’étendre jusqu’à l’horizon ! Il valait mieux se retrouver seul dans un lieu sauvage que rester à la merci des nobles.

Il rebroussa chemin, et emprunta la rue qui menait aux portes extérieures du palais. Arrivé devant elles, il regarda les gardes.

– Bonjour. Je désire sortir.

Ils le fixèrent, glacés, mais ils ne bougèrent pas.

– J’ai envie d’aller faire un tour en ville.

L’un d’entre eux répondit, d’un ton qui excluait toute réplique :

– Vous n’êtes pas autorisé à quitter le palais.

Lotus Mauve regarda la ville, derrière eux, les rues qui menaient à la liberté, puis murmura :

– Merci.

Il revint jusqu’au palais, et demanda une audience à son supérieur. Il lui exposa son désir d’aller se promener en ville, d’admirer les bâtiments si réputés qui faisaient la gloire de Deux-Rivières, mais Mots d’Airain éclata de rire.

– Allons, Lotus Mauve ! Rien de ce que vous pourriez voir en ville n’est absent du palais, mille fois plus beau encore !

– Mais la diversité…

– Lotus Mauve, une fois pour toutes : vous ne quitterez pas ce palais. Vos talents sont appréciés, mais qui serait assez fou pour vous faire confiance ? Au palais, vous êtes, au palais, vous resterez, jusqu’au jour de votre mort, que je souhaite lointain !

Pour de pures questions d’intérêt, songea le médecin. Vivant, je suis utile… mort, je suis un déchet. Il retourna dans son appartement à pas lents. Les fleurs semblaient avoir perdu leurs couleurs, les chants des oiseaux tintaient sinistrement, et le ciel était descendu comme une coupole terne : il était confiné au palais, et nul ne prendrait le risque de l’en laisser sortir sans autorisation de Mots d’Airain.

Par acquit de conscience, il parcourut le palais en tout sens, cherchant une issue, mais n’en trouva aucune. Le contraire l’eût étonné ! Combien de prisonniers étaient torturés dans cette enceinte ? Combien de victimes martyrisées par des pervers ? Et chacun d’entre eux espérait s’enfuir, avec plus d’ardeur qu’il n’en posséderait jamais. Non, il était bel et bien prisonnier. Il n’y avait plus d’espoir, il était temps de mourir.

Il s’assit à son bureau, et regarda le ciel. Malgré lui, il admira le disque rougeoyant, les teintes flamboyantes du crépuscule, puis les roses, les mauves, les bleus de plus en plus sombres. Il ne pouvait pas se suicider sans dire au monde qu’il était désolé de s’en aller, désolé de fermer les yeux et de ne plus admirer sa beauté, désolé de ne plus lui murmurer de compliments. Il prit du papier, et écrivit un poème pour expliquer pourquoi il n’avait pas le choix. Il relut le texte, et il soupira, car il était si difficile de tourner le dos au jour, de s’enfoncer dans la nuit, même en espérant y trouver la paix. Le poème était beau, mais il restait pourtant une piètre tentative de franchir la lisière et de s’éteindre. Lotus Mauve avait trop servi la vie pour savoir la perdre aisément. Néanmoins… il se sentait si écrasé, si épuisé, qu’il y parviendrait, même s’il devait se laisser mourir de faim.

Il soupira, car un poème aurait mérité un papier bien plus beau que celui-là. Il l’examina, et il lui sembla deviner une présence dans la tranche de la feuille. Une présence ? Il avait besoin d’être seul, pas de subir un importun. Il hésita à plier et cacheter la feuille, mais il songea que s’il avait souffert de la solitude, que devait endurer un être confiné à l’épaisseur d’une feuille ! Il était bien incapable de ne pas lui offrir le réconfort de la parole.

– Bonsoir. Je suis Lotus Mauve.

– Bonsoir. Je suis Sans Larmes.

– Sans Larmes… j’envie votre nom !

– Hélas, il a été mensonger. Des larmes, j’en ai pleuré des torrents.

– Je suis désolé. S’il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour soulager votre peine, je…

– Vos mains sur le papier… elles sentent si bon. Ce parfum a un nom ?

– C’est celui de mon corps.

– De votre corps ? Vous êtes béni des dieux !

Lotus Mauve eut un sanglot, puis il pleura. Béni ? Lui ? Si cela consistait à être aliéné au point de vouloir mourir, certainement ! Sans Larmes dit doucement :

– Je suis désolé. Il semble que vous ayez votre part de chagrin.

– J’étais sur le point de me suicider.

– Je suis dans votre lettre d’adieu ?

– Vous êtes dans le poème par lequel j’explique au monde que je regrette de le quitter, mais que je n’ai plus le choix. Vous êtes dans le chemin vers la mort… vers la paix.

– Logique.

– Logique ? Il vous semble logique de vous trouver dans une feuille ? Les feuilles ont des esprits, maintenant ?

– Les feuilles, non. Mais j’ai été un homme qui marchait sur la lisière… quelque part entre le noir et le blanc, le jour et la nuit. Alors, me trouver dans le dernier poème d’un désespéré me semble assez adéquat.

– Vous êtes mort ?

– En tant qu’homme, c’est bien possible. Mais il semble que j’existe encore, à ma façon.

– Y a-t-il de la place pour deux, dans cette feuille ?

– Et perdre l’odeur de votre corps ?

– Elle n’est pas appréciée.

Sans Larmes soupira, et demanda :

– Et si vous me parliez un peu de vous ?

Lotus Mauve lui résuma sa vie dans le palais, en mots hachés, brouillés de larmes, mais Sans Larmes les comprenait sans peine. Il attendit que le médecin eût fini de pleurer.

– Lotus Mauve… je suis désolé que vous soyez si mal tombé. Les habitants de Deux-Rivières sont des fléaux, leur méchanceté est proverbiale.

– C’est… c’est moins pire ailleurs ?

– Je le crois.

– Mais vous n’en savez rien ?

– Je suis mort dans la ville où je suis né, Lotus Mauve, et je ne l’avais jamais quittée. Et moi aussi, même si j’étais humain, même si mes cheveux n’étaient pas mauves, même si je ne sentais pas comme vous, j’ai été méprisé et tenu à l’écart.

– Mais pourquoi ?

– Parce que j’étais faible, tout simplement. Cela faisait de moi une proie facile, sans défense.

– Mais pourquoi vous nuire ?

– Ils ont peur, Lotus Mauve, peur de la faim, peur du froid, peur de souffrir, peur de mourir… et ils nuisent aux faibles pour se croire forts.

Lotus Mauve gémit, tant c’était incompréhensible.

– Et je suis faible également… mais pourquoi stigmatiser mes différences ?

– Parce qu’elles font partie de votre identité, et que s’ils vous en privent, ils vous affaiblissent. Mais également parce que les humains ne supportent pas la dissemblance, qu’ils voient comme une menace et une remise en cause de leurs propres choix.

– Ils doutent, ils ont peur… et ils nuisent ? Mais alors, comment peuvent-ils être divers et merveilleux, et ravis de découvrir ce qu’autrui a fait de sa vie ?

– Ils veulent seulement découvrir qu’autrui a fait comme eux, pour être confortés dans leur choix. Ils tolèrent des fluctuations mineures, pour leur distraction… mais c’est tout.

– C’est pitoyable… comment peut-on être si fragile et si intolérant ?

– Vous les prenez en pitié ?

– Oui, mais… ce n’est pas prudent. J’en ai si peur ! Ils sont si cruels, ils brisent et piétinent mes rêves, ils arrachent les ailes de mes papillons, ils coupent mes fleurs et les jettent, parce qu’ils les trouvent trop étranges, trop parfumées. Et le pire… c’est que par instants, j’en viens à penser qu’ils ont raison.

– Raison ? Les habitants de Deux-Rivières sont aigris, ils ne savent pas apprécier les merveilles ! Ils les brisent, ou mieux, les convainquent qu’elles sont hideuses… comme ils l’ont fait pour vous.

– Je ne suis pas une merveille, Sans Larmes.

– Bien sûr que si ! Je suis humain, comme eux ; je suis né à Deux-Rivières, comme eux ; et je jure que je n’ai jamais rien vu de plus merveilleux que vous, Lotus Mauve… sauf peut-être Cascatelle.

– Cascatelle ?

– C’est une petite fille adorable, mais voyez-vous… elle n’est pas moins étrange que vous. Et elle ne critique jamais les gens un peu bizarres… comme vous ou moi.

Lotus Mauve eut un sourire rêveur : ne pas être critiqué… et peut-être même… être apprécié ?

– J’aimerais la rencontrer.

Sans Larmes lui expliqua où la trouver, lui donna l’adresse de sa mansarde, et ajouta :

– Je suis sûr qu’elle s’entendrait bien avec vous, qu’elle adorerait vos papillons, elle qui voit tant d’animaux dans les couleurs des tuiles ! Et vos fleurs… elle y mettrait son petit nez, et elle rirait.

Il y avait du regret dans la voix du jeune homme, et Lotus Mauve n’y vit rien de maladif, car fréquenter Cascatelle avait réellement été un plaisir pour lui. Il fallait s’attendre à tout, avec les humains. Il fallait douter de chaque mot… Il murmura :

– Sans Larmes… vous ne dites pas cela pour me faire plaisir ? Je… je vous plais réellement ?

– Lotus Mauve… bien sûr ! Vous êtes magnifique ! En vous voyant, je regrette de ne plus avoir de corps. Je vous aurais étreint, chéri, réconforté.

– Merci, je… j’adorerais que cela soit possible.

– Cascatelle le fera pour moi, Lotus Mauve.

– Elle existe vraiment ?

– Bien sûr. Elle court sur les toits, et ses cheveux étincellent dans le soleil. Elle est ce que j’ai rencontré de plus doux, de plus réel. Je ne suis pas fou, Lotus Mauve…

Le médecin songea que non, effectivement, pas sur ce point précis. Pour le reste…

– Lotus Mauve, j’ai été un désespéré, mes concitoyens m’ont brisé. Mais si j’avais eu la chance de vous croiser plus tôt, je n’aurais jamais suivi ce chemin de misère et de chagrin.

– Je regrette qu’il soit trop tard pour vous être utile.

– Oh ! N’ayez pas de regrets. Je ne suis pas mécontent de l’endroit où je suis arrivé. J’aurais préféré l’atteindre par un sentier moins pénible, mais peu importe, maintenant qu’il est derrière moi.

Lotus Mauve aurait adoré que ses ennuis fussent derrière lui, et qu’il eût trouvé la paix… une sorte de paix qui lui convînt. Sans Larmes reprit :

– Mais vous pouvez me faire plaisir.

– Comment ?

– Je voudrais que vous vous compreniez mieux, que vous en sachiez plus sur vous-même. Alors, les affirmations des humains quant à leur supériorité et à celle de leurs choix vous influenceraient peut-être moins.

– Une normalité alternative… je crois, moi aussi, que c’est fondamental. J’avais tenté de la définir, mais…

– Ils vous en ont dissuadé, aussi cruellement qu’ils l’ont pu.

– Oui. Mieux me comprendre… comment y parvenir ?

– N’y a-t-il pas une bibliothèque dans ce palais ? J’ai toujours entendu dire que le seigneur collectionnait les livres et parchemins, les tableaux et les objets précieux !

– Oui, mais l’archiviste me déteste.

– Bah ! Vous n’avez qu’à entrer sans qu’il vous voie !

– Mais… c’est malhonnête.

– Vraiment ? Et vous détester sans que vous lui ayez fait du mal, c’est honnête ?

– Non, pas vraiment.

– Et puis, vous n’avez pas le choix. Vous n’avez nui à personne, mais tout le monde vous maltraite. Vous devez en apprendre plus, vous devez vous estimer. Si personne ne le fait, il est essentiel que vous le fassiez.

– Si personne ne le fait… Sans Larmes, vous êtes là.

– Lotus Mauve… je suis désolé. Je ne fais que passer. Je suis entre deux lieux, et je ne peux pas rester avec vous. Je le voudrais de tout cœur… mais c’est impossible.

– Je… je vous en supplie : ne me laissez pas. Je ne peux pas vivre tout seul parmi eux. Je ne peux pas !

– Trouvez Cascatelle, Lotus Mauve. Elle vous aimera. Elle vous comprendra.

Le médecin baissa la tête. Sans Larmes dit, doucement :

– Lotus Mauve, vous êtes merveilleux. Ne laissez personne vous tuer, ni les vivants, ni le désespoir ; même si vous devez nuire pour vous protéger.

– Nuire… c’est tellement contre ma nature…

– Ils nuisent bien pour leur plaisir, et vous ne le feriez même pas pour survivre ? Lotus Mauve, vous laisser tuer, n’est-ce donc pas contre votre nature ? Pourquoi sauver les autres, et pas vous-même ? Qu’avez-vous de moins qu’eux ?

Le médecin regarda ses longues mains brunes, et les mots déliés qu’il avait tracés sur le papier en utilisant un alphabet que personne ne semblait comprendre, et que tous raillaient, y voyant une tentative futile de coder ses écrits. Les coder… il sourit : il était bien incapable de réduire ses pensées aux mots humains, à leurs concepts grossiers. Non, il ne se pensait pas inférieur à eux ; mais il était incapable de se voir ainsi quand ils se moquaient de lui. Il l’expliqua, et Sans Larmes soupira.

– Quel dommage que vous soyez si influençable ! Si un lapin vous critiquait, vous sentiriez-vous concerné ?

– À moins d’avoir piétiné son herbe, et d’être désapprouvé pour cela, non.

– Eh bien ! Pensez-vous vraiment qu’un humain vaille plus qu’un lapin ?

– Je… tout de même… nous avons tant de points communs…

– Disons, de points de contact, puisqu’ils sont tout ce que vous avez en guise de compagnons. Je comprends que vous les valorisiez, à défaut de mieux. Mais sérieusement… il me semble qu’ils présentent également quelques différences avec vous. Seriez-vous assez aimable pour me les préciser ?

– Eh bien… ils ne semblent pas voir la vie, et la corrompent ou l’éliminent avec une insouciance inimaginable. Ils sont ternes, leurs odeurs sont soit insignifiantes, soit immondes ; leurs corps sont épais, lourds, leurs chairs s’affaissent en plis disgracieux sur leurs chaises. Ils ne savent pas faire naître des vies chatoyantes et gaies autour d’eux, et aucune fleur ne s’épanouirait uniquement pour les ravir. Et surtout, ils sont presque aveugles aux sentiments ! Même les plus psychologues d’entre eux peuvent négliger ceux de leurs voisins, pour peu que leur propre personne les préoccupe un tant soit peu… ou que la composition du repas suivant les obnubile. Ils ne voient pas les émotions s’étendre autour de chacun, ondoyer, lumineuses et belles… et ils ne consacrent presque pas de temps à ravir leurs proches. Même ceux qui offrent des cadeaux méconnaissent si bien leurs amis qu’ils ne leur causent que des plaisirs mitigés. Les humains sont les rois de l’imprécision et de la maladresse, et même leurs plus belles intentions donnent des résultats… médiocres.

Sans Larmes resta muet un instant, heureux de n’être plus que la tranche infime d’une feuille, car il se sentait moins concerné par les imperfections énumérées par Lotus Mauve.

– Et vous pensez toujours qu’ils valent mieux qu’un lapin ?

– Non, pas vraiment, même si je devais avoir conçu une piètre opinion des lapins.

– N’hésitez pas à leur nuire, Lotus Mauve. Et si vous répugnez à tuer, dites-vous qu’il est possible également de manipuler.

– Manipuler… un magistrat m’a déjà proposé de le faire, dans son intérêt.

– Quelle blague ! Vous n’allez pas vous abaisser à servir les humains, quand vous évader de ce palais est déjà une tâche bien assez prenante ! C’est eux qu’il faut manipuler.

– Ce serait piquant, de les prendre à leur propre jeu.

– Certainement. À défaut de rencontrer des gens fréquentables, Lotus Mauve, il est bien utile de savoir s’amuser des vices de tous ceux qui sont bons à jeter.

– Si je ne veux pas désespérer, oui.

– Je ne veux pas que vous désespériez.

– Vraiment ? Alors, je vous demande de rester encore un peu.

– Je…

– J’ai besoin de m’épancher, Sans Larmes. J’ai besoin de dire ce que j’ai souffert, de laisser couler mes larmes, en étant compris. Je vais mal, et je n’ai plus assez confiance en moi pour me soigner tout seul. J’ai besoin d’aide.

– C’est volontiers, Lotus Mauve. S’il y a une dernière chose valable à faire ici-bas, c’est celle-là. Je vous écoute.

Le médecin parla, et le chagrin le quitta en bonne partie. Quand il eut fini, il sut qu’il serait probablement capable de s’en sortir seul… ou du moins, il était redevenu capable de l’espérer.

– Que faisons-nous, maintenant ?

– Il faudrait plier la feuille, la poser dans une coupelle d’encre, et l’enterrer à l’ombre. Quand je dis à l’ombre, je songe à un endroit que le soleil n’atteint jamais.

– C’est la seule voie possible ?

– Absolument.

Lotus Mauve plia la feuille, de mauvaise grâce. Fallait-il vraiment toujours sacrifier le meilleur, et rester seul en compagnie du pire ? Sans Larmes dit encore :

– Cascatelle sera ravie de rencontrer un petit garçon tel que vous. Et puis, elle vous aidera peut-être à mieux vous connaître : elle paraissait parfois en savoir plus sur moi que je n’en savais moi-même.

Le médecin ne répondit pas. Il choisit la plus belle des coupelles dont il disposait, et la remplit de l’encre la plus noire qu’il put confectionner. Un petit garçon… il lui avait bien semblé que les humains gardaient toujours un petit garçon en eux. Mais lui… enfant… il ne retrouvait aucun souvenir. Et à quoi bon ? Pour que les humains le raillassent encore une fois ? Pour pleurer de n’avoir ni père, ni mère, ni famille, ni amis ?

Il regarda la feuille pliée avec soin sombrer dans l’encre. Il prit la coupelle, et se rendit jusqu’à un jardinet clos de murs. Il y avait quelques endroits que la lumière n’atteignait pas, et il choisit celui qui était le plus restreint, celui que le jour effleurait presque, celui que les plantes grimpantes contournaient de très près, et que l’odeur de leurs fleurs baignait. Sans Larmes reposerait dans les ténèbres, comme il l’avait demandé, mais le jour ne l’oublierait pas.

Lotus Mauve s’agenouilla. Il creusa le sol meuble, y déposa la coupelle, la regarda, et murmura :

– Au revoir, Sans Larmes. Je déteste les rencontres trop brèves, et je ferai tout ce que je pourrai pour vous parler encore. Nous sommes deux, maintenant, à vous avoir aimé. Ne nous oubliez pas.

L’eau lui sembla un satin sombre et caressant. Il la recouvrit de terre, puis il sanglota, solitaire à nouveau. Savoir qu’une fille d’eau courait sur les toits… et qu’il ne la verrait jamais, prisonnier du palais comme il l’était ! Il l’imagina sautillant sur les tuiles aux vives couleurs, les jaunes, les bleues, les turquoise, les vertes… et soudain, il vit courir des enfants dont les cheveux étaient beaux comme les ailes de ses plus fabuleux papillons, des enfants de toutes les couleurs, et leurs rires… leurs rires étaient l’accueil, la joie, le partage. Il serait merveilleux de les voir… de les revoir ! Dire qu’il s’était demandé comment améliorer les humains… dire qu’il les aimait, à défaut de mieux ! Mais c’étaient ces enfants qu’il désirait vraiment, ces êtres si beaux qui lui ressemblaient ; eux, et pas ces atroces parodies qu’en étaient les humains.

Il regarda la petite tombe où reposait Sans Larmes, et il songea que certains humains étaient peut-être ternes, mais que les couleurs de leur cœur étaient belles encore.

Il se releva, décidé à reprendre son enquête. Il avait renoncé une fois, et cela l’avait conduit aux portes de la mort. Il connaissait maintenant trop bien le prix de l’ignorance pour renoncer à nouveau, et tant pis si les humains le blessaient : il continuerait malgré leurs assauts, il serait aussi contrariant qu’une mauvaise herbe.

Il se cacha dans le couloir qui menait à la bibliothèque, et ferma les yeux : il sentait les humains, il devinait leurs vies comme des flammes vacillantes, leurs sentiments étaient des filigranes pâles… mais bien assez précis pour qu’il sût si la voie était libre ou non. Sans difficulté, il entra dans la bibliothèque. Il regarda les rayonnages, et il soupira, car il n’y avait certainement aucun ouvrage libellé à son nom… ou en tout cas, pas ici. Alors, où chercher ? Il compulsa les ouvrages traitant de médecine, et de professions médicales, mais ne trouva aucune trace d’un guérisseur mauve, ni même de médecins capables de faire obéir les flux de vie. Ceux qui prétendaient y parvenir étaient qualifiés de charlatans. Il se souvint qu’il était une précieuse relique, et consulta des ouvrages traitant de richesses, de pouvoirs et de monarques, mais il n’y avait rien qui le concernât. Il regretta l’absence d’un index, ou d’un bibliothécaire amical qui eût pu orienter ses recherches. Il soupira, et se promena entre les rayonnages, espérant qu’un titre lui donnerait une idée. Il se félicita de ce que la bibliothèque fût si peu fréquentée ! Il y passait des heures, et n’y avait vu personne. Il soupira en entendant sonner la demie : il était temps de redevenir le médecin du palais.

*

L’archiviste soupira en évaluant le poids des ouvrages qu’il allait devoir compulser. Maudits fonctionnaires ! Ne pouvaient-ils pas venir faire leurs recherches eux-mêmes ? Ces derniers jours, aucun d’entre eux ne semblait plus disposé à fouiller la bibliothèque à sa place. Au fond, ce n’était pas pire : au moins, quand il prélevait les ouvrages lui-même, il n’avait pas leur désordre à ranger. Il regarda les rayonnages avec amour. Il hésita à aller s’installer dans le bureau du fond, qui était bien plus proche ; mais, tout bien considéré, il préféra porter les lourdes archives jusqu’à son pupitre usuel, parce qu’il était mieux éclairé.

Il s’attarda un instant, étonné que les odeurs de fleurs eussent pu pénétrer jusque dans ce recoin, alors que toutes les fenêtres étaient fermées ; mais le poids des archives dans ses bras se fit soudain plus lourd, et il s’éloigna. Il se plongea dans son ouvrage, et oublia le parfum, comme si sa pensée avait sombré dans un étang, en effleurant à peine les lotus qui y fleurissaient. Les lotus… Lotus Mauve… ha ! en voilà bien un auquel l’archiviste n’aurait jamais laissé toucher le moindre livre ! Heureusement, le médecin se terrait, et c’était très bien ainsi.

*

À défaut de trouver des renseignements sur lui-même, Lotus Mauve décida de mieux comprendre les humains. S’il pouvait étudier leurs mœurs, il verrait bien ce qui, dans leur comportement, lui semblerait s’appliquer également à lui, et ce qui lui resterait étranger. Il se définirait ainsi, en creux. Ce qu’il apprit l’atterra. Il reposa la chronique qu’il tenait, et s’étonna qu’on eût même pris la peine de l’écrire. Des guerres ? Des massacres ? Des… esclaves ? Des villages incendiés, avec leurs habitants ? Il faillit éclater de rire en songeant à l’horreur que lui avait inspirée le bourreau, alors qu’il n’était qu’un modeste artisan.

Il secoua la tête, et prit le temps d’assimiler ce qu’il avait appris jusque-là. Tant que les humains le surprendraient, il serait vulnérable, et il l’avait assez été. Il fallait qu’il dépassât le choc premier de l’absurdité, et qu’il apprît à exploiter leurs failles. Après tout, les loisirs pervers étaient tout ce qui lui restait… il s’en contenterait. Puis il poursuivit ses recherches pour les comprendre enfin, et les manipuler à son gré. Il arriva à la conclusion qu’ils étaient fous, mais intelligibles, et même simplets, une fois la première surprise passée. Il n’y avait là rien d’insurmontable ; Sans Larmes aurait été fier de lui. Sans Larmes… muet au fond du jardin. Quel bel ami, vraiment !

Lotus Mauve finit par découvrir des livres qui lui plurent vraiment, car ils étaient richement illustrés, et dépeignaient de leur mieux les merveilles du monde. Il réalisa qu’il adorait les dessins de plages, de fleurs colorées, les papillons, les insectes étincelants, les grenouilles aux vives livrées, et surtout les poissons des mers chaudes. Des poissons dans une eau turquoise… voilà sa normalité ! Il consulta une carte, et soupira en constatant combien la prochaine île tropicale était éloignée du palais de Deux-Rivières.

*

Lotus Mauve regarda les livres, et se dit qu’il commençait à les avoir assez vus. N’avait-il pas entendu dire que le seigneur collectionnait également les objets ? Les sculptures lui semblaient plus sensuelles que les livres, du moins ceux créés par les humains. Il avait envie de manipuler des œuvres, de les caresser, et d’y prendre du plaisir. L’érotisme avait été détestablement absent de sa vie, et il aurait voulu que cela changeât. Il apprécia peu le style des premières pièces qu’il trouva, mais il se força à continuer, surtout par incrédulité : il ne pouvait tout de même pas détester tout ce que les humains avaient jamais créé ! Il trouva quelques œuvres supportables, mais il en venait à croire que l’humanité était bien incapable de lui plaire, quand une caisse poussiéreuse attira son regard. Il l’ouvrit, et sourit : les objets qu’elle contenait lui semblaient plus beaux, plus familiers que tous ceux qu’il avait déjà vus. Il prit le temps de les caresser, de les sentir, d’admirer leurs couleurs et leurs formes ; puis seulement, il consulta leurs étiquettes. Il fut déçu, car la plupart n’en avaient aucune, et les autres portaient des textes qui lui parurent si erronés qu’il en éclata de rire, troublant le silence de l’entrepôt. Puis son rire se brisa net, comme il réalisait à quel point le sentiment de dépossession qui le hantait était atroce.

Il sursauta en entendant une voix :

– Eh bien, docteur ! Que faites-vous dans ce réduit ?

Lotus Mauve se retourna, et vit un jeune fonctionnaire à l’air intrigué. Il répondit, en prenant l’air désolé :

– Malheureux ! Que faites-vous donc ici ? Tout avait été arrangé pour que nul ne me voie alors que…

– Alors que ? bredouilla l’intrus, intimidé.

– Alors que je mène des recherches absolument confidentielles. Ah ! Comme c’est regrettable ! Vous n’êtes pas marié, au moins ?

– Je… je… si, je le suis. Mais… mais…

– C’est bien dommage. Bah ! Si votre femme est belle, elle trouvera à se remarier.

– Docteur, vous… je vous en prie ! Vous n’êtes pas un tueur !

– Oh non, je laisse faire mon ami, le bourreau. Mais m’opposer à ses bons offices… jamais.

Le jeune homme tomba à genoux, et agrippa la robe de Lotus Mauve :

– Non ! Je vous en supplie ! Je serai muet comme la tombe ! Il est inutile de me tuer ! Je ne vous ai jamais vu ! Je n’étais pas là ! Et je n’ai même pas vu une ligne de ce que vous cherchez !

Le médecin fit mine de laisser cette supplique toucher son cœur tendre et secourable, et prit un air complice :

– Soit ! Pour votre femme, pour vos enfants, pour vos parents… pour toutes ces vies liées à la vôtre… je vous laisse une chance, une… seule… chance. Si j’apprends que vous avez parlé… et qui ne vous dénoncerait pas si cela peut lui valoir la faveur de Mots d’Airain… le bourreau disposera de vous, et de votre famille. Qui sait à combien de personnes un bavard se confie…

– Je ne suis pas bavard !

– Filez, et sans vous faire voir. D’autres sont moins miséricordieux que moi.

Le jeune homme s’éclipsa, et Lotus Mauve sourit, amusé. L’aplomb semblait lui être revenu.

Il continua son examen du contenu du réduit, et il trouva une aquarelle qui montrait une porte ronde dans un mur, entourée d’un motif de vagues asymétriques, amples et gracieuses. Un chagrin terrible l’envahit, puis une vision de jardin, où le temps serait clément et le printemps, éternel. Mais il ignorait où se trouvait cet enchantement, et l’aquarelle n’était pas étiquetée. Il soupira : à quoi bon savoir que le paradis existait, si c’était pour en ignorer la position ! Il fronça le sourcil : du désespoir, encore ? Si ce lieu existait, il le trouverait… à condition, bien sûr, que les humains ne l’eussent pas rasé au cours d’une de leurs guerres. Il eut l’impression d’entendre un rire sombre, un rire qui se moquait de ses craintes, un rire plus noir que les corbeaux, et il frissonna de peur, même si la nouvelle était bonne.

*

Lotus Mauve revenait du jardin, le corps encore tout tiédi par la chaleur douce du soleil. Dans le couloir qui menait à ses appartements, quelques jeunes nobles l’attendaient. L’un d’entre eux vint à lui, le sourire aux lèvres.

– Maître Lotus Mauve, vous savez peut-être que chaque jeune homme est intéressé à voir comment le cheval monte la jument…

– Si vous le dites.

– Ou comment le chien monte la chienne…

– D’une manière très similaire, si je ne m’abuse.

– Mais, quand il est plus âgé, l’homme peut être tenté non par la normalité, mais par la monstruosité.

– Chacun ses goûts. Puis-je passer, maintenant ?

– Oh ! Mais je ne demandais pas l’absolution du médecin, cher maître ! Je désirais admirer vos malformations.

– Mes…

– Mais oui. Les participants à certaine soirée privée m’ont dit que vous étiez fort amusant, une fois dénudé.

– Tant mieux pour eux. Mais j’avais d’excellentes raisons de le faire ce soir-là, et ce n’est pas le cas maintenant. Ayez l’obligeance de me laisser accédez à mon appartement, je vous prie.

– Bien sûr, bien sûr… quand vous nous aurez satisfaits.

Lotus Mauve les regarda, et il frémit. Il était acculé, et ne sentait aucune pitié en eux. Rien ne servait de supplier. Ils étaient curieux, dominateurs, et passablement excités… il sourit presque à l’idée qu’ils seraient plutôt déçus de ce côté-là, s’il en croyait la réaction de Sceau Brisé ; mais il craignait leur déception.

– Je… je vous assure que le spectacle n’en vaut pas la peine. Ce qui vous a été raconté suffit largement.

– Vous nous en laisserez juges, cher docteur. Allons ! Savez-vous vous déshabiller, ou devons-nous vous dénuder de force ?

Lotus Mauve posa les doigts sur la ceinture violette qui enserrait sa taille, mais ne put se résoudre à la dénouer. Il ne se souvenait que trop bien du mépris de Sceau Brisé et de ses invités. Il était incapable de l’encourir à nouveau. Il releva la tête, et murmura :

– Je vous en supplie… je ne peux pas. Ils ont… ils ont ri de moi, et cela m’a fait tellement de peine. Je ne supporterais pas que…

Le jeune homme éclata de rire.

– Mon bon docteur, si vous ne supportez pas les railleries, un bon conseil : pendez-vous au plus vite ! Mais j’oubliais : c’est contraire à votre éthique professionnelle, si je ne m’abuse ? Vous pouvez envoyer autrui à la potence, en lui extorquant des aveux, mais l’y rejoindre, c’est exclu…

Ils repoussèrent Lotus Mauve dans les bras de l’un d’entre eux, et le dévêtirent. Il se débattit, en vain. Il y eut un silence comme ils découvraient son anatomie, puis ils éclatèrent de rire, un rire méprisant. Ils lui écartèrent les jambes, le montrèrent du doigt, le raillèrent. Il tremblait, choqué par leur dégoût. Puis l’un d’entre eux lui lança ses habits en désordre, pour qu’il cachât cette misère qu’était son corps. Le meneur conclut, sur un ton catégorique :

– Si tu es vraiment médecin, monstre, tu devrais trouver un moyen de te soigner. Tu es répugnant !

Ils s’éloignèrent, et Lotus Mauve se releva, le dos appuyé contre le mur. Il se glissa jusque dans son appartement, tomba à genoux sur l’épais tapis de soie, et pleura. Une fois de plus, ils l’avaient vu nu, et une fois de plus, ils avaient craché de dégoût. Leur aversion était telle qu’il se couvrit de ses habits, incapable de jouir encore du plaisir d’être nu et de sentir sur sa peau la douceur du tapis. Sans Larmes l’avait trouvé merveilleux… mais c’était si loin, déjà… et il était le seul ! Leurs regards à tous… la sincérité de leur répulsion… un monstre… était-il possible qu’ils eussent raison ? Qui croire ? Des nobles, dégoûtés jour après jour par son apparence, ou une voix dans l’épaisseur d’une feuille ? La voix de quelqu’un qui l’avait abandonné ? Qu’était-il vraiment ? Une relique monstrueuse, mais utile ; ou une merveille ?

Il revêtit un grand manteau pour masquer totalement ce corps qu’il ne supportait plus, il cacha ses cheveux du voile le plus épais qu’il pût trouver, et il sortit du palais pour voir si Bon-à-jeter était là. Il le trouva assis sous un arbre. Lotus Mauve lui offrit quelques douceurs, et le vieux dit :

– Je préfère le tabac, tu sais.

Mais quand je t’en apporte, songea Lotus Mauve, tu préfères les douceurs.

– Dis-moi… connais-tu un certain Sans Larmes ?

– Il a disparu. Il est probablement mort… ou il s’est foutu à l’eau. De toute manière, bon débarras.

– Bon débarras ? Pourquoi ?

– C’était un raté, un pauvre gars qui n’en a jamais fait une de bonne. Il a étudié avec Monsieur Noir, mais il a échoué à ses examens. Tout ce qu’il savait faire, c’était des bouquets, jolis d’ailleurs, et les poser sur l’autel du dieu du pardon pour lui dire qu’il ne lui en voulait pas de lui avoir fait manquer ses examens.

Il y eut un silence, puis le vieux conclut :

– Comme s’il avait eu besoin d’aide pour rater ses examens !

– Je vois.

Un pauvre type qui faisait des bouquets… pourtant, Lotus Mauve avait apprécié ses mots d’espoir, son attention, sa gentillesse. Il se demanda si Sans Larmes n’avait pas été tout simplement trop bon pour vivre à Deux-Rivières, parmi les mesquins, les cruels, les sans-cœur. Mais dans ce cas, cela en faisait… un monstre… et comment un monstre aurait-il pu en rassurer un autre ? Il prit congé, et revint à ses appartements. Il s’arrêta avant d’entrer dans le couloir qui y menait, tant il craignait d’être attendu. Il posa la main sur la poignée de porte, et fit demi-tour pour retourner vers Bon-à-jeter.

– Bon-à-jeter, vous m’avez bien dit que vous étiez le chef des clochards zoophiles ?

– Le chef, le président, le meilleur, quoi.

– Pourriez-vous demander aux autres si, dans les villes où ils résident, les médecins du palais ont également les cheveux mauves ?

– Comme toi ? T’es optimiste, mon gars ! Que tu sois un humain raté, je veux bien ; mais tu en voudrais une tribu ?

– Allons, Bon-à-jeter… même un raté peut désirer la compagnie de ses semblables.

– Peuh !

– Et vous avez vraiment besoin d’une nouvelle pipe, pas le genre de produit de bas de gamme que vous pouvez vous payer, mais l’œuvre d’art que mes moyens me permettraient d’acquérir.

– Tope là, mon gars. Je vais passer le message !

Quelques jours plus tard, Lotus Mauve savait qu’il n’était pas unique. S’il était un monstre, alors la nature avait jugé bon d’en fabriquer plus d’un ; et le pouvoir s’était empressé de les nommer médecins de palais. Plusieurs grands seigneurs possédaient leur guérisseur mauve, et les conservaient probablement aussi jalousement que Lotus Mauve l’était. Celui-ci regarda Bon-à-jeter, et paria intérieurement que tous ses amis clochards zoophiles avaient été médecins de palais. Il sourit, car il n’était pas unique, il n’était pas une simple aberration, mais il appartenait à un peuple, probablement vaincu et asservi. Et s’il en était ainsi, peut-être y aurait-il des traces de son histoire dans les chroniques anciennes. Il chercha, mais n’en trouva pas la moindre mention. Dans un livre d’historiographie, il finit par apprendre que nul n’écrit une ligne sur un peuple vaincu, et il maudit l’égocentrisme humain.

Il demanda audience à Mots d’Airain.

– Monseigneur, j’ai appris qu’il existe d’autres guérisseurs mauves.

– Grand bien vous fasse !

– Pensez-vous que je pourrais rencontrer l’un d’entre eux ?

– Ha ! Il faudrait le voler à son propriétaire.

– Est-ce impossible ?

– Que ferions-nous de deux guérisseurs mauves ?

– De deux, ou de plus… nous pourrions enfanter. Cela permettrait à Sa Majesté d’en confier un à ses armées quand elles partent en campagne, et qui sait ? D’en offrir en récompense à certains serviteurs fidèles…

Mots d’Airain hésita, puis il éclata de rire :

– Lotus Mauve, l’idée n’est pas mauvaise. Mais pour se procurer l’un d’entre vous, il nous faudrait prendre d’assaut un palais, et ces derniers sont bien protégés, au cœur de leur territoire. Il n’y a aucune chance.

– Je vous remercie de votre attention, monseigneur.

– C’est ça, c’est ça… filez.

– Une question encore : ne reste-t-il aucun guérisseur aux cheveux mauves hors des palais ?

– Lotus Mauve ! Vous ne songez tout de même pas à rejoindre une sorte de paradis perdu, où des reliques comme vous vivraient en paix ? Je peux vous garantir qu’un tel endroit n’existe pas. Si l’un d’entre vous était aperçu, même au fin fond du royaume, il serait capturé et remis à notre seigneur.

– Bien sûr.

Lotus Mauve s’inclina, et prit congé. Il retourna à son cabinet, certain d’y trouver des patients, car la soirée serait occupée par un banquet auquel il avait trouvé le moyen de ne pas assister. Il s’améliorait. Il regarda l’homme qui attendait dans son antichambre, et s’étonna de le trouver en assez bon état, jusqu’à ce que celui-ci dît :

– Ah ! Vous voilà ! Encore un peu, et il m’aurait fallu moins de temps pour revenir de la cour du marquis que pour vous voir !

Le médecin réfléchit : le marquis habitait assez loin, et c’était donc un affreux mensonge destiné à le faire culpabiliser.

– Je me dois à mes patients, mais vous n’en faites pas partie.

– C’est vrai, et j’en suis heureux. Dites, quel est votre prénom ?

– Mais… Lotus Mauve.

– Mais non ! Ça, c’est sans doute un nom de famille, puisque le médecin à la cour du marquis est un Lotus Mauve aussi, tout pareil à vous. Vous avez bien un nom, pour vous différencier entre vous ?

– Mm… vous a-t-il dit le sien ?

– Non, c’est un cachottier. Mais vous… nous sommes du même palais, tout de même !

– Oui… mais je regrette de vous décevoir : ces noms n’ont de sens qu’entre nous, quand il faut nous différencier. Sinon, à quoi bon ? Et comme je suis seul…

L’émissaire renonça, et Lotus Mauve, troublé, marcha jusqu’au jardin. Il s’assit face aux fleurs, et y perdit son regard. Il avait pu accepter l’idée qu’ils eussent tous les cheveux mauves, même si les enfants de ses rêves chatoyaient de mille couleurs. Mais qu’ils fussent tous des Lotus Mauve, alors qu’il était certain que ce nom n’appartenait qu’à lui ! Il peinait à y croire. Il utilisa ses mains pour réduire son champ de vision aux seules fleurs mauves, mais il frissonna et les écarta à nouveau. Non, c’était réducteur, impossible, absurde. Ils avaient été de toutes les couleurs du monde, ils avaient même été à l’origine de certaines des couleurs du monde… et des… il regarda le papillon qui s’était posé sur sa main. Et de ces papillons. Ou de cette grenouille. Et de ce poisson-là. Il parcourut le jardin, et il leur sourit à tous : le petit scarabée aux reflets verts et jaunes ; le reflet bleu vif sur la gorge de l’oiseau ; le jaune éblouissant d’une patte de canard. C’étaient leurs créations, les touches de beauté qu’ils avaient ajoutées au monde.

Il pleura, tant ses pairs lui manquaient. Il alla se coucher, et il rêva qu’ils étaient plusieurs, qu’il était normal, et que tous l’aimaient, pour sa beauté, pour sa douceur, pour les soins qu’il prodiguait sans compter, et pour ses baisers si doux…

Au matin, il constata qu’il n’avait aucune envie de se lever. Une idée voletait tout au fond de son esprit, glissant de-ci, de-là, comme il tentait de la saisir. Il se fit papillon, persévéra à rejoindre sa pensée, et écarquilla les yeux : si vraiment les guérisseurs mauves étaient des reliques, possessions jalousement gardées de lignées de monarques… comment avaient-ils pu mettre à la rue des médecins du palais encore vivants, et en faire une amicale de clochards ?

Si les seigneurs de toute une région avaient mis la main sur des guérisseurs aux cheveux mauves, il devait bien en rester une trace dans leur histoire récente ! Ne fût-ce que celle du moyen utilisé pour se procurer les reliques ! Il fouilla, mais ne trouva rien. Il détestait ces archives, leur côté incomplet et partial ; il soupira après son ami aux yeux d’herbe mouillée, dont la probité et la clarté l’avaient ravi jadis. Lassé du papier, il alla discuter avec Bon-à-jeter, et lui demanda s’il savait quand ses collègues avaient été radiés.

– Peuh ! Comme si c’était le genre de sujet qui nous intéresse ! Ressasser le passé, très peu pour moi !

– Et si je vous en prie avec deux livres de cacahuètes ?

– Donne toujours, je verrai ensuite.

– Cela ne fonctionne pas ainsi.

– D’accord, mon gars… mais tu vas être déçu : avec ma mémoire à trous, je n’en sais trop rien ! Parfois, j’ai l’impression que ça fait une éternité, parfois, que c’est tout récent. Et mes potes n’ont pas la tête plus claire que moi.

Lotus Mauve abandonna, et alla acheter les cacahuètes promises chez le marchand de fruits secs.

– Toi, t’es vraiment un pote. T’en veux une ?

– Oui, merci. Tu penses pouvoir m’en donner deux ?

– Ça se discute.

*

Lotus Mauve se laissa glisser dans son bain, et récapitula ce que son enquête lui avait appris. Il n’était pas un monstre unique, mais faisait partie d’un peuple écrasé par l’humanité. Les siens étaient prisonniers dans les palais des environs, et leur sort n’était sûrement pas préférable au sien. Aussi fort qu’il pût désirer leur compagnie, il ne les verrait jamais, car il était certain que Mots d’Airain ne le laisserait pas quitter le palais pour rencontrer l’un de ses pairs. Par contre, il pouvait espérer que certains d’entre eux avaient également fait la connaissance d’un médecin de palais révoqué. Dans ce cas, il pourrait communiquer avec eux. Mais c’était un risque qu’il ne prendrait pas sans une excellente raison, car Mots d’Airain et ses semblables réagiraient probablement très mal s’ils imaginaient que leurs guérisseurs mauves tentaient de se fédérer, pour regagner leur liberté.

Il eut un sourire triste : les conseils de Sans Larmes ne lui avaient fait que peu de bien ! Il savait maintenant qu’il n’était pas unique, mais il resterait pourtant seul, prisonnier des humains. Quant à Cascatelle… elle était bien plus proche, mais tout aussi inaccessible, puisqu’il ne pouvait pas sortir ! Et la faire entrer dans le palais ? Jamais ! Le palais était une prison sinistre, peuplé de fous dangereux dont beaucoup prenaient leur plaisir en tuant des enfants au cours de leurs soirées privées ! Leur livrer Cascatelle ? Il n’en était pas question.

*

Lotus Mauve suivit le serviteur dans les appartements de la femme de Sceau Brisé, jusqu’à atteindre la salle de jeu des enfants. La mère le montra du doigt :

– Voici celui dont je vous ai parlé !

– Celui qui n’est ni monsieur, ni madame.

– Exactement !

– On peut voir ?

– Bien sûr, c’est pour cela que je l’ai fait venir.

Le médecin voulut protester, mais il savait trop bien que c’était vain.

– Allons, fit la mère, vous aurez une récompense, si vous êtes coopératif.

– Des cacahuètes ? demanda le petit garçon.

– Comme pour un singe ! constata sa sœur.

Lotus Mauve serra les dents, et se dévêtit. Les enfants lui tournèrent autour, poussant de petits cris de dégoût, puis ils se tournèrent vers leur mère, et, solennellement :

– Merci, maman !

– Je ne mettrai plus de pantalon, dit la petite.

– Je ne jouerai plus à la poupée, dit le petit.

La mère les serra contre elle.

– Bien sûr, maintenant que vous savez ce que vous risquez !

Lotus Mauve se rhabilla à l’abri d’un paravent, et il songea qu’il n’aimait pas la teinte de l’humiliation, dominante parmi ses sentiments. Mais le moyen de s’en défaire ? Il accepta avec une feinte gratitude le paquet de cacahuètes, et il rejoignit sa chambre. Il se regarda dans le miroir, et sut qu’il ne supporterait pas cette vie beaucoup plus longtemps, même en se disant que ses bourreaux lui étaient inférieurs, même en sachant qu’ils étaient… bons à jeter ! Ils l’exhibaient comme un phénomène de cirque ! Médecin, la vie était tenable… mais bouffon ! Repoussoir ! Contre-exemple !

Il tenta de se calmer, il songea à Sans Larmes, mais cela ne lui donna aucun courage : Sans Larmes était un raté, de l’avis de tous ! Et Cascatelle… était-elle une amie valable, ou était-ce l’opinion sans valeur d’un pauvre crétin affamé de tendresse, qui devait se contenter de ce qu’il avait ? Lotus Mauve réalisa qu’il pleurait : Sans Larmes l’avait touché par sa gentillesse, par ses égards… un raté ? Non. Il ferait venir la petite non pas dans le palais, mais sur un toit visible depuis sa périphérie. Il lui demanderait d’être très prudente. Si elle était mignonne, alors Sans Larmes avait eu un jugement sûr en ce qui la concernait, et il n’y avait aucune raison qu’il se fût trompé sur le reste… et en particulier sur le fait qu’il eût une chance de s’évader, même infime !

Lotus Mauve expliqua sa demande à Bon-à-jeter, et celui-ci s’étonna :

– Comment t’as entendu parler de la gamine, toi ? Tu sors jamais !

– De quoi ne parle-t-on pas, pour tuer le temps dans un palais.

– Mouais. Et pourquoi le ferais-je ?

– Pour voir si elle viendra, et parce que vous avez presque fini la dernière bouteille que je vous ai apportée.

– Toujours observateur, hein ?

Le moment venu, Lotus Mauve sortit sur le petit balcon qu’il avait choisi, parce qu’il se trouvait dans une aile du palais presque aussi peu fréquentée que la bibliothèque. Il se tint debout, anxieux, mais le soleil et le vent lui faisaient du bien. Il meubla l’attente en créant de tout petits papillons bleu ciel, jaune pâle, blanc, de ceux que même un humain pouvait supporter de voir dans son jardin. Enfin, il aperçut Cascatelle debout sur le toit qu’il lui avait indiqué, petite et légère. Il la trouva adorable, il admira les reflets d’or du soleil dans ses cheveux, et il lui fit signe, intimidé. Elle le salua de sa petite main, et il se sentit réconforté. Il la regarda sautiller sur les toits, ravi, et il crut sentir un ruisseau couler autour de son cœur, et emmener son chagrin.

Sans Larmes n’était pas fou… il était un homme bon, mais Deux-Rivières n’avait gardé de lui que le souvenir d’un raté. Lotus Mauve était devenu un bouffon, mais il trouverait le moyen de s’en sortir, et il emmènerait Cascatelle loin de cette ville de fous. Cascatelle… Fille d’eau… il préférait l’appeler Ondée, et il fut certain que cela lui plairait. Elle avait l’air si facile de caractère !

Il trouverait un moyen de la faire entrer dans le palais. Peut-être que Bon-à-jeter pourrait la faire entrer dans la première enceinte, en la présentant comme une petite-nièce. Mais comment lui faire franchir la porte intérieure ? Il faudrait apprendre à corrompre les gardes. Il lui était interdit de sortir, mais pouvait-il recevoir une visite anodine ? Pouvait-il demander une petite fille, à titre de… compagnie ? Mais dans ce cas, les nobles sauraient qu’elle était avec lui, et il craignait trop ce qu’ils pourraient lui faire. Il faudrait d’abord qu’il trouvât comment la protéger des fous dangereux qui vivaient dans le palais.

Les manipuler… il lui semblait se souvenir que ses connaissances ne s’étaient pas limitées à faire obéir la vie. Il avait su utiliser les plantes, les animaux… il se souviendrait. Il salua une nouvelle fois Ondée, qui s’éloignait sur les toits, et il rentra. Il alla à la bibliothèque, il consulta quelques ouvrages consacrés aux soins, et il les referma, dégoûté : quelques observations correctes au milieu de tant de préjugés et de déductions erronées ! Il valait mieux torturer sa mémoire que de se pervertir l’esprit avec de telles absurdités. Il plaignit les quelques médecins valables que comptait l’humanité, perdus au milieu de naïfs et de charlatans.

Bah ! Chacun son fardeau. Sceau Brisé l’avait dit si clairement : il ne pouvait pas sauver tout le monde. Dorénavant, il s’occuperait en priorité de sa vie… et de celle d’Ondée, dont la compagnie lui manquait déjà.

IV – Nous n’irons plus au bois…

 

Manis lutta pour rouvrir les yeux, et relut le total, consterné : il y avait donc tant de Lotus Mauve ? Il frémit, et se jugea excusé de ce manquement, car c’était une véritable catastrophe. Comment allait-il cacher le retour d’un si grand nombre de Seferneith ? Les Tuan devaient absolument continuer à tout ignorer. Il y avait veillé, avec l’aide des fidèles de Keraian Tuan qui l’avaient suivi sur Terre ; et il y veillerait, mais comment ? Il tordit ses longues mains noires. Même ses associés ne devaient pas savoir, et pourtant, qui pouvait l’aider, à part eux ? Keraian Tuan le soutenait, bien sûr ; mais le dieu était si faible que la décence excluait de demander son aide. L’esseulé songea avec tendresse au corps pâle et languide du Mort Blanc, épuisé par la morsure de la Mère, et lui adressa une prière muette de reconnaissance. Il y avait bien Monsieur Noir… mais comment jurer qu’aucun de ses disciples ne nuirait aux Seferneith ? Un accident était si vite arrivé !

La panique reprit Manis, car toute fuite serait catastrophique : les Seferneith seraient sans aucun doute vus comme des pièces maîtresses dans les collections tuan, et ce n’était pas le but. Le temps venu, il aurait besoin d’alliés, pas de troupeaux, même splendides. Cette entorse à son sens de l’esthétique le fit frémir d’horreur, mais il s’infligea le souvenir du cadavre creux et recroquevillé de Rengganis. De l’esthétique ? Sur la Lune Noire ? Autant mettre du fond de teint à un crâne ! Aucun voile tendu sur l’horreur ne pouvait être beau, et encore moins valorisé. Il était las du consensus dément que la Mère faisait régner, peu lui importait de souffrir en regardant la réalité en face… il souffrait déjà d’amour perdu, et c’était tellement pire. S’il voulait revoir son aimée, l’aveuglement était exclu.

Il se reprit, car peu importait que la tempête régnât dans son esprit, ses actes devaient rester parfaitement présentables. Un Tuan était policé, ou n’était pas un Tuan. Il fit cesser le tremblement qui agitait ses genoux, et disposa plus soigneusement les plis de son manteau.

Pendaran le regarda :

– Manis, mon doux ami, suis-je en droit de supposer que ton humeur n’est pas aussi parfaite qu’elle pourrait l’être ?

– Pendaran, ta finesse est trop grande pour mes modestes talents de comédien.

– Vois-tu, j’en suis ravi. Je suis plus que las d’être pris pour un humain.

– Pour un humain ? Pendaran, que dis-tu là ? Qui te prend pour un humain ?

– Mon meilleur ami, que je ne nommerai pas. Et daigne considérer « humain » comme un euphémisme d’« imbécile ».

– Pendaran, je ne te prends ni pour l’un, ni pour l’autre.

– Ah tiens ? Alors, pourquoi ne pas m’avoir accordé ta confiance ?

– Mais… Pendaran… je t’ai confié mes projets, j’ai mis ma vie entre tes mains.

– Mais pas celle de tes alliés, ces créatures légères et colorées qui sentent comme des fleurs de printemps, les fruits mûrs de l’été, et marchent telles des feuilles dans le vent d’automne.

Manis sentit son cœur se tordre. Il ne fallait pas que quiconque sût… l’aventurier releva le menton, altier.

– Ne me regarde pas ainsi, veux-tu ? Ne te déplaise, si je sais traquer les humains jusqu’au cœur de leurs villes, sans me faire remarquer, je sais aussi épier mon meilleur ami. Et je sais tout autant garder un secret ! Mieux que toi, probablement, si tu me permets cette comparaison.

– Mieux que moi, qui cherche à retrouver une morte de toute l’ardeur de mon cœur ?

– Mieux que toi, bien sûr. Tu as toutes les raisons d’agir, mais tu te sens coupable. Tu n’as aucun sens de la transgression. Explorer l’inconnu ne t’a jamais amusé. Tu es un casanier, Manis, mais un casanier désespéré. Moi pas : tu m’as offert une nouvelle occasion de m’amuser, et je n’en suis pas encore lassé.

– Pendaran… sais-tu que ta conformité culturelle me paraît douteuse ?

– Tant mieux. Si nous créons un nouveau monde, quel est l’intérêt de rester adapté à l’ancien ?

Manis resta muet. Il n’aurait jamais imaginé que quiconque pût prendre des risques pour le plaisir. L’aventurier le regardait avec amusement, perché dans l’embrasure de la fenêtre, et il se sentit soudain mieux : la folie de son ami le réconfortait, elle était comme un fleuve qui l’emporterait au bout du monde, et il en aurait bien besoin chaque fois que ses six jambes le lâcheraient.

– Si tu es si bien informé, Pendaran, j’ose penser que tu connais mon problème ?

– Quel problème ? Il ne t’est jamais venu à l’idée que si je pouvais capturer ainsi les humains, c’est que j’avais des rabatteurs ? Je leur ai déjà demandé d’étouffer toute mention des Seferneith.

Manis l’embrassa longuement, comme il n’avait plus embrassé quiconque depuis la mort de Rengganis. L’aventurier jouit, puis se laissa aller lentement contre lui, et soupira :

– Quand je pense que tu n’en avais que pour Rengganis…

L’esseulé eut un sursaut d’inquiétude, mais son ami lui passa doucement les mains dans les cheveux.

– Du calme, Manis. Vivre avec toi me rendrait fou. Comment pourrais-je supporter ces inquiétudes perpétuelles, ces complications toujours renouvelées que tu es capable d’inventer ?

Quand il fut calmé, l’esseulé demanda :

– Comment sais-tu que ce sont des Seferneith ?

– Comme je sais que tu as placé un guetteur qui surveille le jardin de Verte Bruine… et que tu l’as choisi avec intelligence.

– Kusumah, Sintawa… sont-ils également informés ?

– Ne recommence pas à me prendre pour un humain, veux-tu ? J’ai dit que je savais me taire. S’il y a une fuite, elle ne viendra pas de moi.

V – Un échiquier de sang

 

Bleu Nuit se sentait honteux.

Il avait compris que le jardin pourrait menacer Trois-Ponts et ses habitants, mais qu’avait-il fait pour protéger la ville dont il était responsable ? Rien d’efficace ! Et plutôt que d’affronter le sentiment déplaisant de son impuissance, il s’était dit que tout était bien, puisque Rouge Cerise était contente. L’argument le plus faible qu’il eût jamais utilisé ! Et ajouter qu’il était ravi que Verte Bruine pût vivre heureux parmi ses livres ne le renforçait pas vraiment… c’était un spectre, bon sang ! Et sa femme maniait une épée maléfique… ce n’était pas rien ! Et sa vie dépendait des prisonniers qui crevaient dans la prison… tout le monde s’en moquait, mais cela restait inacceptable !

Puis il avait perdu Roseau Bleu… et avait-il pris des mesures pour éviter d’autres morts ? Oh non ! Il s’était contenté de poser un interdit… qui avait été violé, puisqu’il était faible… et il s’était enfermé dans le chagrin. Oh que c’était facile ! Il n’avait plus pensé qu’à lui-même, et insulté son disciple en faisant de sa mort un prétexte pour ne plus lutter. Il regarda son thé, et il reposa la tasse, car la nausée qu’il s’inspirait le rendait incapable d’ingérer même de l’eau. Lui, il serait le maître de qui que ce fût ? Allons donc ! Il s’était déchu lui-même.

Lavandin toussota.

– Maître, à quoi servent les poules si vous dédaignez les œufs ? Pourquoi avoir couvert le pays de rizières, si vous ne mangez plus un de leurs grains ? Que dirai-je au pêcheur qui nous offre des poissons, que leurs corps d’argent, leurs reflets irisés, et leur chair moelleuse, ne savent plus vous plaire ?

Bleu Nuit le regarda, touché, puis il fronça les sourcils :

– Il nous offre des poissons, Lavandin ? Je croyais que nous payions nos fournisseurs.

– Ceux d’entre eux qui n’agissent pas par gratitude, bien sûr. Mais les autres… refuser leurs présents serait les insulter.

– Ils sont… nombreux ?

– Oui. Grâce à qui ? Qui débarrasse les parents des spectres de leurs enfants noyés ? Qui sauve les époux de leurs femmes mortes en couches ? Qui rend la paix du cœur aux jeunes filles mariées sans le consentement de leurs pères ? Qui libère les prêtres défroqués de leur dieu vengeur ? Qui ?

Bleu Nuit soupira.

– Je t’avoue que certaines de ces tâches me semblent peu morales. Prenons les fils indignes hantés par leur mère morte de faim sur son grabat ! Faut-il vraiment les libérer ?

– Vous m’avez appris que oui. Le monde est comme il est, nous pouvons seulement veiller à ce que même les coupables trouvent la paix… et puis, vous êtes assez clair sur le fait que s’ils recommencent, le spectre revient.

– C’est vrai…

L’exorciste sourit.

– Il y a longtemps déjà que je n’ai plus vu leur soulagement.

– Cela vous manque ?

– Oui.

– Et le mien ?

– Le… tien ? Lavandin, je suis désolé… quelque chose ne va pas bien ?

– Sans blagues ! J’avais demandé à retrouver un maître, vous souvenez-vous ? Pas un râleur occupé à finasser sur la teinte exacte de sa conscience !

Bleu Nuit agrippa son collier, confus : Lavandin étant régulièrement le moins problématique de ses disciples, il avait tendance à minimiser ses besoins. C’était idiot. Il se sentit honteux, et se gifla intérieurement, car ce n’était certainement pas ce que Lavandin espérait. Son disciple était las de la honte, las des regrets… comme il l’était lui-même. Il voulait que son maître accomplît à nouveau des actes dont chacun pourrait être fier… des actes qui leur valaient de petits cadeaux bien utiles pour faire tourner l’école.

– Lavandin, renier ma place à la tête de cette école serait une fuite honteuse. Je resterai, et je redeviendrai celui que j’étais.

– Ça, ça m’étonnerait.

– Lavandin ? !

Lavandin posa son doigt sur le nez de Bleu Nuit effaré.

– Vous deviendrez meilleur que vous n’étiez. Vous en savez bien plus que jadis, maître… vous saurez en profiter, n’est-ce pas ?

– Oui, Lavandin.

– Bon. Je réchauffe votre repas ?

– Oui. Et tu manges avec moi, en me disant tout ce que tu sais sur ce Monsieur Noir, d’accord ?

– D’accord.

– Si tu croises les autres, dis-leur que je leur demanderai également ce qu’ils savent. Qu’ils mettent un peu d’ordre dans leurs connaissances, cela me fera gagner du temps.

– Bien sûr, maître.

Lavandin partit, radieux, et Bleu Nuit resta songeur. Tant de sourires dépendaient du sien… tant d’enthousiasmes, tant d’engagements, tant de visions du monde… c’était bon d’être de retour.

Avant la fin de la journée, il savait que Monsieur Noir avait envoyé très récemment des disciples prospecter à Trois-Ponts, mais qu’il était basé à Deux-Rivières. Il y était concurrencé par un certain Monsieur Blanc, dont les méthodes semblaient plus recommandables, et dont les disciples arrivaient tout juste à Trois-Ponts. Deux-Rivières… Bleu Nuit soupira, car il aurait voulu ne jamais retourner dans cette maudite ville. Il se demanda si le sujet était bien important : après tout, Verte Bruine avait expulsé Sombre Frère de son jardin, et il ne semblait pas que Monsieur Noir se mêlât de fabriquer des spectres. Dès lors… c’était un criminel très banal, qui demeurait du ressort de Bâton d’Encre. Si jamais il s’avérait que l’ombre de Monsieur Noir sur Trois-Ponts causait un surcroît de travail à son maître exorciste, eh bien !, il suivrait la voie hiérarchique, et enverrait une note à Bâton d’Encre.

Il valait mieux se préoccuper de Verte Bruine, qui résidait à Trois-Ponts, et dont la nature spectrale était incontestable. Bien sûr, Bâton d’Encre l’avait déchargé de l’affaire ; mais le magistrat ne pouvait pas le dépouiller de sa conscience, et celle-ci s’était enfin réveillée. Il regarda la petite coupelle qui reposait sur son bureau : elle contenait les dernières des friandises que Rouge Cerise lui avait offertes, quand il était venu demander de l’aide pour se venger des assassins de Roseau Bleu. Leurs emballages étaient d’un rouge profond, comme les habits de la jeune femme. Leur seule vue l’inquiétait, car c’était exactement le genre de douceurs qu’il aurait donné à un enfant. Cela, et le bracelet que Rouge Cerise avait porté, le bracelet d’une mère, confectionné par un tout petit… un tout petit précoce, mais allez savoir comment grandissait un enfant spectral ! Sans compter la certitude que Lys d’Eau et Bâton d’Encre voulaient des petits-enfants, comme n’importe qui d’autre… le cœur de Bleu Nuit se serra. Il comprenait parfaitement le désir d’enfant, il se sentait plus léger chaque fois que les rires de ses disciples égayaient les couloirs de l’école, chaque fois que le sourire leur revenait après une peine qu’il pouvait dissiper. Il pouvait tolérer un spectre et la femme qui l’aimait, même si leurs besoins tuaient des prisonniers, puisqu’il ne pouvait rien y changer. Mais il ne pouvait pas les laisser proliférer, et peut-être envahir la ville. Un spectre, délicat et charmant, dans un jardin, oui ; des spectres… il devait agir.

Pour cela, il fallait qu’il en sût plus sur ce fantôme étrange qui savait tout aussi bien embaumer les lieux et colorer les oiseaux, que transir les cœurs d’une peur ténébreuse. Il fit venir Nuit Calme, et lui demanda de lui raconter à nouveau son expérience dans le jardin, maintenant que sa terreur était presque un souvenir. Nuit Calme le fit, puis :

– Maître, nous avons eu tort de tenter de régler nous-mêmes un cas qui était de votre ressort. Comment aurions-nous pu affronter de pareils démons ? Le jardin est vraiment un lieu terrifiant !

Bleu Nuit soupira, car il n’avait pas trouvé comment faire comprendre à ses disciples qu’ils avaient projeté leurs propres peurs sur un endroit magnifique. Étrange, soit ; hanté, certainement ; mais terrifiant et démoniaque… non. Même en retranchant Rouge Cerise du tableau ? Il écarta la question, un peu trop vite à son goût, et revint à Nuit Calme :

– Mais votre visite n’a guère laissé de séquelles, et c’est l’essentiel.

– Oui, maître. Merci encore de vos bons soins.

– Je t’en prie, Nuit Calme.

– Je me demandais… daignerez-vous nous enseigner ce que vous savez de cette sorte de spectre ? J’ai cherché dans les rouleaux de la bibliothèque des élèves, mais je n’ai rien trouvé.

Bleu Nuit resta songeur.

– Chaque chose vient en son temps, Nuit Calme ; et d’autant plus sûrement qu’elle a été demandée.

Nuit Calme se retira, ravi, laissant son maître troublé. Il savait qu’il n’y avait rien dans les ouvrages qu’il avait rassemblés ou écrits pour ses élèves… mais il n’y avait rien non plus dans sa bibliothèque privée ! Il ne savait rien de Verte Bruine. Rien.

Il joua avec les perles de son collier, et il réfléchit. Pourquoi le lettré avait-il un aspect physique si étrange ? S’il avait été rêvé par Rouge Cerise, pourquoi ce rêve était-il si curieux ? Et s’il avait été appelé de l’au-delà… quel genre d’être était-il donc ? Bleu Nuit ne croyait pas aux fées, mais en l’occurrence, il y avait de quoi douter. Il préféra commencer par l’hypothèse du fantasme, car l’idée du surnaturel le dérangeait. Un spectre était naturel… mais des créatures différant de l’homme et de ses peurs incarnées, occupant les recoins du monde… non.

Qu’est-ce que Rouge Cerise avait bien pu lire pour inventer un fantasme pareil ? Par certains côtés, Verte Bruine était un rêve de jeune fille banal : séduisant, tendre, beau, intelligent, patient, amoureux. Mais pourquoi cette peau couleur de cannelle ? Pourquoi des cheveux verts ? Pourquoi des yeux de pré sous la pluie ? Pourquoi des oreilles pointues ? Pourquoi l’avoir choisi frileux, si c’était pour le déshabiller fiévreusement ? Pourquoi des lunettes, s’il fallait les ôter chaque fois que… ?

Et puis, comment était-il possible qu’il fût un enchanteur ? Rouge Cerise ne l’était pas elle-même. Voire… elle maniait une épée maléfique, dont il eût bien aimé connaître la provenance. Il pouvait dessiner de mémoire la ligne de crête qui l’ornait, mais elle ne lui disait rien. Elle semblait irréelle, comme placée hors du monde ; c’était probablement une fantaisie d’artisan. Ou alors… il se souvint d’un récit qui avait couru en ville, concernant une montagne surgie de terre en anéantissant un empire.

Mais pourquoi cette montagne lointaine se serait-elle mêlée de faire surgir un spectre à Trois-Ponts, bien au-delà de l’horizon ? Il était tentant de penser que les évènements du jardin étaient causés par une tierce puissance se manifestant dans le jardin, à travers des individus qui n’étaient plus que des masques. Mais il fit la grimace : une tierce puissance ! Et pourquoi pas un dieu, tant qu’il y était ! Mieux valait une fée aux cheveux verts qu’un être machiavélique distribuant des rôles et tissant les destins dans un but obscur. Et pourquoi penser à une montagne, alors qu’il pouvait aussi incriminer La Nuit, avec deux majuscules comme dans les discours de Sombre Frère.

Il ricana, car il détestait les mystiques. Il se leva, décidé à obtenir plus d’informations rationnelles avant de continuer à faire des hypothèses. Il disposa sur une palette de petits godets contenant des pigments en poudre, et traça sur le sol, pincée après pincée, la carte des mondes qu’il connaissait, y compris le vide du savoir, les lieux qui n’avaient pas été recensés. Il tourna autour du motif, en jaugea la justesse, laissa tomber çà et là l’infime soupçon de couleur qui manquait. Il posa ses mains sur son visage, et respira lentement, jusqu’à croire flotter. Il ouvrit les bras, d’un geste ample et fluide, et son souffle survola la carte. Les neiges y scintillèrent, les fleuves se mirent à couler, et les frontières entre les mondes oscillèrent lentement autour de leur tracé, en une lutte éternelle entre le savoir et l’ignorance, la connaissance et l’oubli.

Il choisit trois bâtonnets de bois tendre. Il entoura le premier d’un fin papier argenté, pour le gris de la pluie dans les yeux de Verte Bruine. Il noua autour du second un long brin d’herbe, pour le pré mouillé dans ses yeux. Il rongea le troisième jusqu’à n’en laisser que de rares fibres séparées et déformées, comme le spectre l’était.

Il jeta les bâtonnets au-dessus de la carte, et ils retombèrent sur la terre des hommes. Il soupira, puis remarqua que, sous les bâtonnets, le dessin commençait à s’effacer, les couleurs se délavaient, comme usées par le temps, perdues dans les mémoires. Il se releva : né de la terre… en des temps oubliés ? Avant qu’elle n’accouchât des hommes ? C’était… troublant. Il connaissait mal l’histoire, à l’exception de celle des croyances, des peurs, des spectres et fantasmes.

Il prit une languette de papier, et y peignit la ligne de crête qu’il avait observée sur l’épée. L’aquarelle rendit efficacement les reflets de l’acier. Il jeta la languette sur la carte, la vit descendre en flottant, comme une plume, osciller, hésiter, puis se poser juste sur la montagne nouvellement née. Il soupira, puis il rit : que faire, maintenant ? Voyager jusqu’à la montagne, lui donner un coup de pied en portant de préférence des bottes rembourrées, et lui intimer de cesser de semer le désordre à Trois-Ponts ? Ridicule. Si vraiment la montagne se mêlait de quoi que ce fût, il ne voyait pas comment l’en empêcher.

Il pouvait danser autour pendant quelques siècles pour tenter de l’exorciser, si vraiment elle abritait un esprit maléfique… qui rigolerait en regardant ses os blanchir. Il éclata de rire, puis quitta l’école, marcha jusqu’au jardin, et regarda le mur pastel. De quand pouvait-il dater ? Il était incapable de le dire. Il eût aimé y entrer, et le fouiller jusqu’à trouver plus d’informations. Si vraiment Verte Bruine était né avant les hommes, il devait être possible de le prouver. Le temps laissait des traces, que Bleu Nuit savait parfois déchiffrer. Parfois…

Il marcha jusqu’à une petite île sur l’un des canaux de Trois-Ponts, et s’assit sous un saule pour réfléchir. Il héla un marchand ambulant, lui acheta deux pommes et quelques noix, et les grignota lentement. Il voulait entrer dans le jardin, mais ne pouvait le faire seul. Il était incapable de forcer les défenses magiques, et même s’il y parvenait, l’épée le tuerait sans peine. Il n’avait aucun moyen de l’éloigner le temps de fouiller. Il lui fallait de l’aide… l’aide d’une personne qualifiée et sans scrupules.

Sombre Frère avait servi de passeur à ses disciples ; se refuserait-il à leur maître ? Bien sûr, il était possible que Verte Bruine les eût laissé entrer, pour savoir ce qu’ils penseraient de son jardin… et se faire le plaisir de les renvoyer, terrifiés ; pardon, se résoudre à les renvoyer, terrifiés, s’il fallait en croire Rouge Cerise. Mais il était possible aussi que Sombre Frère fût assez puissant pour se glisser dans le jardin. Les disciples de Monsieur Noir étaient réputés réussir l’impossible… s’il menait à plus de gâchis.

Finalement, il s’avérait utile de n’avoir pas dénoncé Sombre Frère à la police. Bleu Nuit ricana : lui-même avait peiné à trouver le disciple de Monsieur Noir, et pourtant, il était devin. La police… Il songea qu’il pouvait également demander l’aide d’un disciple de Monsieur Blanc, puisqu’ils étaient arrivés à Trois-Ponts, eux aussi. Monsieur Blanc… cela ne convenait pas, car il était incapable de recourir à un honnête homme pour se montrer malhonnête. Et s’infiltrer chez Verte Bruine était malhonnête, même si c’était judicieux. Il devait apprendre, comprendre, mais il aurait pu le faire en demandant audience et en questionnant. Non, il recourrait à Sombre Frère. Il soupira, car il détestait cet homme, et celui-ci le savait. Il paria qu’il serait ravi de le voir contraint de s’adresser à lui, l’humiliation était probablement très à son goût.

*

Quelques instants à peine après l’arrivée de Sombre Frère, Bleu Nuit était assuré que l’humiliation lui plaisait d’autant plus qu’elle était cuisante. Il se répéta qu’il en avait subi d’autres, et que celle-ci était volontaire, mais il faillit néanmoins étrangler son invité. Il se retint, et, dans ses vastes manches, ses poings serrés blanchirent. L’assassin se balançait sur son siège.

– Pourquoi ne pas entrer vous-même, cher maître ? Vous me semblez fort versé dans les arts occultes.

Il regarda d’un air entendu certains des instruments rangés sur les étagères du bureau de Bleu Nuit.

– Je suis un exorciste, et mon art se résume à révoquer spectres et fantasmes. Je suis invité à agir, et je n’ai pas pour habitude de m’introduire chez quiconque.

Sombre Frère ricana.

– Les faibles ont souvent besoin d’un portrait flatteur d’eux-mêmes, mais c’est exactement pour cela que nous sommes là. Je vous promets que je vous inviterai à entrer…

– Je vous en remercie.

– Rien d’autre ?

– Si. Le jardin est protégé.

– Par un rituel que la nuit saura pénétrer, je sais.

– Pas seulement. Il y a également une épée… maléfique.

– J’en ferai une alliée. Entre gens de peu d’honneur, nous savons trouver des points d’entente.

Bleu Nuit se dit qu’au pire, Sombre Frère trouverait des points de suture, ou la mort, ce qui lui sembla préférable, surtout s’il mourait assez lentement pour lui permettre de fouiller le jardin. Il se demanda s’il possédait le moyen de s’assurer que l’épée jouerait longtemps avec sa victime, et conclut que cela lui demanderait quelques recherches dans des manuscrits que la déontologie lui recommandait de ne pas consulter. Il s’enquit tranquillement :

– Quand seriez-vous disponible ?

– Quand il vous plaira.

– Je… disons dans quelques jours ? Je… je ne suis pas très rassuré à l’idée d’entrer dans ce jardin. Les récits de mes disciples m’ont… ébranlé… sans parler de leur état…

Sombre Frère eut un reniflement méprisant.

– Faites-moi savoir quand votre peur vous aura laissé libre d’agir.

– Je n’y manquerai pas.

– Et dites-vous que l’essentiel, c’est que je sois courageux. Vous, vous avez seulement besoin d’énoncer un projet.

– Bien sûr. Mais… tout de même… au cas où… pouvez-vous m’assurer que notre voie d’accès restera ouverte…

– Des fois que ?

– Des fois que je fuirais alors que vous, vous restez…

Sombre Frère eut un ricanement éloquent.

– Bien sûr. Vous pourrez laisser libre cours à votre lâcheté, et vous enfuir sitôt qu’il vous plaira.

L’assassin se retira, et Bleu Nuit sourit sombrement, car il aurait tout le temps de consulter les manuscrits auxquels il songeait. Il prit la première clé, ouvrit le tiroir anodin où il rangeait les clés dont il n’avait que rarement l’usage, et choisit une petite clé de fer anthracite, incrustée d’éclats de coquillages rosés. Il ouvrit avec délices le vieil ouvrage dont le déchiffrage lui avait coûté tant d’efforts, songeant que la nuit, pardon, La Nuit, allait perdre un précieux serviteur. Il releva la tête, songeur, et se dit qu’il pouvait parfaitement avoir besoin de Sombre Frère une seconde fois. Il se reprit, car, parfois, le plaisir d’écraser un cafard devait passer avant celui de le jeter dans la soupe d’autrui. Et puis, Monsieur Noir avait d’autres disciples. Il devait penser à Lavandin, qui voulait un maître énergique et entreprenant, et se souvenir que les petits plaisirs étaient l’une des bases d’un moral d’acier. D’acier… charogne d’épée !

*

Sombre Frère s’arrêta, et montra à Bleu Nuit une infime fissure dans le plâtre pastel du mur du jardin.

– C’est ici.

– Vous n’aimez pas les portes ?

– Celle du jardin est peut-être entrouverte, mais également inviolable.

– D’accord. Et comment entrons-nous ?

– Nous nous infiltrons, littéralement. Je vous montre.

L’assassin se colla contre le mur, et, après quelques instants, l’exorciste eût juré qu’il était moins épais. Il perdit ensuite en largeur, en hauteur, s’affina rapidement jusqu’à n’être plus qu’un peu de noirceur dans la faille. Les ténèbres murmurèrent :

– À votre tour, cher client. Tant que la fissure ne pâlira pas, les portes de la nuit s’ouvriront devant vous.

Bleu Nuit songea que les portes de la nuit devaient avoir les gonds rouillés, pour s’ouvrir si peu ; mais il n’avait pas le choix. Il se plaqua contre l’enceinte, et soupira de plaisir en sentant sa tiédeur. Il se perdit un moment dans le bruit du ressac, chercha les cris des goélands et des mouettes, puis réalisa que, là où sa joue touchait la faille, il faisait détestablement froid. Un froid de givre, un froid de gel. Il se concentra, et commença à se réduire à son tour, puis la fissure l’aspira. Il se retrouva prisonnier du mur, son corps endolori d’être compressé, et crut étouffer. Il voulut crier à l’aide, mais il avait du plâtre plein la bouche. Il chercha de la lumière, mais les doigts de la nuit jouaient avec ses prunelles. Il sentit ses cheveux se mêler de filaments visqueux qui se tortillaient. Il décida que rien de tout cela ne valait une panique, et se relaxa de son mieux. Il chercherait ensuite comment s’en sortir. D’une voix posée, il appela :

– Sombre Frère !

– Remarquable, cher client. Pour un couard, vous avez les nerfs bien solides…

– Je suis un exorciste, et je ne fuis pas en glapissant chaque fois que je tombe sur un os.

– Oui… au fait, vous ai-je dit que les portes de la nuit ne laissent pas passer n’importe qui ? Elles peinent à accepter les gens dont la moralité manque de souplesse.

– Pardon ?

– Les morts rendent sourd ?

– D’accord, ma moralité manque de souplesse. De quoi suis-je supposé m’accommoder ?

– Mais… de moi et des miens, cher Bleu Nuit. Vos préjugés à mon égard sont tellement extrêmes ! Je vais énoncer quelques vérités élogieuses, et j’aimerais que vous les répétiez après moi… en y mettant de la sincérité.

L’exorciste tenta de bouger ses membres, ne fût-ce qu’un peu, mais il était prisonnier de la nuit. Il n’avait pas le choix, mais se jura que ce serait le dernier plaisir de Sombre Frère. Il répéta les compliments immoraux énoncés par le disciple de Monsieur Noir, en y mettant toute l’hypocrisie qu’il avait acquise durant les trop longues années passées à Deux-Rivières. Enfin, la nuit le rejeta sur l’herbe du jardin. Il regarda autour de lui, ne vit rien d’inquiétant, et prit le temps de masser son corps endolori. Sombre Frère sourit :

– La conscience est un corset bien trop ajusté. La chair en souffre…

Bleu Nuit lui souhaita sincèrement d’être dévoré vivant par les nécrophages, puis il se leva, et commença son exploration du jardin. Il ne s’était guère éloigné du mur quand son compagnon émit un cri étouffé. L’exorciste se retourna, et vit l’épée maléfique occupée à taillader le disciple de Monsieur Noir. Elle bougeait lentement, posément, comme un gourmet dégustant un mets délicat. Il sourit, satisfait que sa magie eût l’effet escompté ; puis il partit au pas de course, foulant l’herbe en silence, décidé à rejoindre une esplanade dont les sculptures l’avaient intrigué lors d’une précédente visite.

Sous ses pieds, le sol se déroba, et il bascula dans un entonnoir de sable noir au fond duquel il discerna Sombre Frère, un rictus haineux aux lèvres, qui luttait pour ne pas être enseveli. La mort, déjà, l’emportait… Bleu Nuit tenta de rejoindre le bord, mais le sable coulait sous ses pieds. Il devint liquide, visqueux, et se mit à ruisseler comme de la morve mêlée d’encre, puis tel des larmes noires saturées de sel. Il jura, car il n’était pas question que Sombre Frère l’emmenât avec lui. Il empoigna son collier, et se prépara à achever le mourant.

Le bijou étincela, et une brume rosée en émana, s’étendant en lianes ondulantes jusque vers le rebord de l’entonnoir. Des filaments de ténèbres s’échappèrent de Sombre Frère, et entourèrent les pieds de l’exorciste, le tirant vers le bas, lui brûlant les chevilles d’un froid atroce. Il songea que la mort était d’une rare intensité, d’une attraction étonnante dans ce cratère… ou plutôt dans ce jardin. La mort avait été tellement présente, tellement prégnante dans la terreur de ses disciples ! Il ne s’était pas étonné de leur tendance au morbide… mais il réalisait maintenant que le jardin avait fait sa part. Cette mort vertigineuse l’appelait à elle, l’incitait à s’engloutir et à oublier tout chagrin. Il leva les yeux vers le ciel au-delà du rebord, et une tristesse lui noua le cœur, une tristesse d’herbe piétinée, de fleurs fanées, une tristesse à l’idée que la beauté du monde s’éteignait peu à peu. Ses larmes coulèrent, comme il réalisait qu’il se tenait sur les lieux d’un drame.

Il cria de surprise quand deux mains se glissèrent sous ses aisselles, et l’arrachèrent aux filaments de nuit tissés par Sombre Frère. Une voix étrange bruissa à son oreille :

– Choir dans un gouffre, c’est si morne… cette épée fait vraiment de l’excellent travail, savez-vous ? Je regretterais qu’elle ne pût s’amuser avec vous. Je me réjouis de voir si elle changera de style entre deux œuvres.

Bleu Nuit se sentit tomber, et amortit sa chute d’un roulé-boulé. Il se releva, tremblant : cette voix ! Il y avait eu un gouffre obscur en elle, tout juste atténué d’un filigrane d’argent, si fragile, si pâle… et son collier crépitant comme jamais avait éveillé des reflets satinés dans les doigts qui l’avaient porté, des doigts couverts d’une armure sombre, légèrement striée. Mais qu’était cette créature ? Il refoula l’envie de fuir en courant jusqu’au réconfort d’un lieu éclairé. Il ne supportait pas de rester dans le noir, après avoir été touché par cet… être. Il regarda autour de lui, et frémit, car il était tombé à quelques pas à peine du cadavre mutilé de Sombre Frère.

L’épée se détourna du mort, et s’approcha de lui. Elle joua avec lui, jusqu’à l’acculer contre un mur, puis elle approcha sa pointe de son visage. Il voulut se protéger de ses mains, mais elle lui signifia très clairement qu’elle les couperait. Il se força à les baisser, et agrippa le tissu de sa robe. Il gémit quand la lame s’enfonça dans sa joue, mais se mordit les lèvres : il ne voulait pas penser à ce qui restait du corps de Sombre Frère, il ne voulait pas laisser la peur le priver de ses moyens, il ne… Bon sang ! Pourquoi l’épée avait-elle fini Sombre Frère si rapidement ? Il espéra qu’il l’amuserait plus longtemps, le temps de trouver un moyen de s’enfuir. Il ne voulait pas mourir là. Il ne voulait pas mourir du tout.

Verte Bruine demanda :

– Laisse-le, s’il te plaît.

L’épée se recula.

– Je suis désolé, Bleu Nuit. Je n’ai pas senti votre arrivée. Une nuit bien étrange l’a cachée à mes sens…

L’exorciste ricana intérieurement en songeant que l’épée, elle, avait des sens d’acier plus aigus que la nuit de Monsieur Noir. Il constata :

– Mais vous avez fini par venir.

– L’odeur du sang est venue jusqu’à moi, et ce n’est pas un parfum usuel dans ce jardin.

Le lettré regarda avec étonnement ce que l’épée avait laissé de Sombre Frère, mais ne fit aucun commentaire. Il posa très doucement un doigt sur le visage tailladé de l’exorciste.

– Je ne suis pas un très bon guérisseur… ce n’était pas mon rôle, d’autres le faisaient bien mieux que moi. Mais je puis tout de même refermer ces plaies et apaiser la douleur.

Bleu Nuit accepta d’un hochement de tête. L’épée avait quadrillé son visage et son corps d’un fin réseau de coupures, juste assez profondes pour sembler brûler, et la souffrance coulait de l’une à l’autre. Il la sentit s’éteindre avec soulagement, comme chassée par une eau pure et douce ; les blessures se rétrécirent, et ne laissèrent que de fines lignes blanches sur sa peau.

– Je peux vous rêver des habits… les vôtres sont un peu…

Un peu aérés à mon goût, songea l’exorciste, caustique. Surtout de nuit, face à un spectre. Il réalisa alors qu’il n’avait pas froid. L’air était doux dans le jardin, et les parfums des fleurs lui parvenaient par bouffées, les odeurs se mêlant subtilement. La nuit était caressante, presque onctueuse, et il la goûta prudemment. Verte Bruine lui souriait.

– Si c’est possible, je préférerais effectivement rentrer habillé.

– Et cela vous fera toujours quelque chose à analyser. Désirez-vous un emballage pour remporter vos habits usagés ? Il ne serait pas sage de me les laisser. Je pourrais les enchanter…

Bleu Nuit faillit éclater de rire, car l’enchanteur n’avait aucun besoin de ses vêtements pour le tenir en son pouvoir. Les scarabées qui couraient sous son crâne suffisaient largement… sans oublier le sang qui dégouttait de l’épée, s’il tenait à l’ensorceler plus classiquement. Mais bien sûr, il était impur, mêlé à celui de Sombre Frère… Il répondit seulement :

– Je les reprends volontiers. J’ai l’habitude de les recycler en chiffons et en mouchoirs… même s’il faut les laver d’abord.

– Les atours du maître pour nettoyer le sol ? C’est de l’humilité ?

– Ou de l’ironie.

L’exorciste hésita, son paquet sous le bras. Pouvait-il simplement prier le spectre de lui faire visiter son jardin ? Ou, plus simplement, lui demander pourquoi il était étrange ? Mais à quoi bon : l’oiseau trouve-t-il curieux d’avoir des ailes ? Un éclat de rire retentit au loin, et Verte Bruine tourna la tête, souriant.

– Il va falloir m’excuser, maître Bleu Nuit. Ma compagnie est requise ailleurs.

– Je vous en prie. Mais puis-je vous poser une question ?

– Oui.

– Y a-t-il d’autres jardins comme celui-ci ?

Le lettré fronça les sourcils, puis porta une main à son front, vacillant. Il se reprit, et murmura :

– Oui… oui, je le pense.

– Et vous savez où ?

Verte Bruine gémit, saisi de nausée, et appuya ses doigts sur ses lèvres serrées. Bleu Nuit insista doucement :

– Où se trouve le plus proche ?

Le lettré inspira profondément, et se détendit. Son regard se perdit dans le vague, et l’exorciste vit perler une goutte de sueur sur sa tempe brune. Le spectre oscilla, comme s’il se tenait au bord d’un gouffre, et Bleu Nuit lâcha son paquet pour l’enlacer fermement. Verte Bruine finit par soupirer et se laisser aller contre lui. Il était si léger, songea l’exorciste, et il resta immobile, étonné et ravi.

– Vers l’est. Dans le creux d’une vallée. Là où les deux rivières entrelacent leurs cours.

Il s’écarta.

– J’espère que cela vous suffira, Bleu Nuit. Je… je n’ai pas envie d’affronter plus avant le vide de ma mémoire.

– Ce ne sera pas nécessaire, Verte Bruine. J’ai tout ce qu’il me faut. Je vous en remercie.

Il observa le spectre toujours blême.

– Désirez-vous que je vous raccompagne ? Vous êtes si pâle.

– J’en serai ravi, Bleu Nuit… si mon jardin ne vous fait pas peur.

– Votre hospitalité est parfaite, Verte Bruine, pour peu qu’on en soit digne.

– Digne ? Pour peu qu’on soit cher à mon cœur.

L’exorciste baissa les yeux, touché.

– Si vous prenez mon paquet, je vous porte.

Le lettré serra le paquet contre sa poitrine ; Bleu Nuit le souleva sans peine, et le porta jusqu’en vue du pavillon où il résidait. Verte Bruine choisit un chemin parfumé et charmant, et son invité apprécia chaque senteur, qui complétait idéalement l’odeur propre du lettré, qu’il adorait. Il respira profondément la cannelle, le miel, l’encens… et bénit la nature de lui avoir donné un nez. Il vérifia que Verte Bruine était en état de rejoindre son pavillon, puis il prit congé. Il parcourut lentement le jardin, s’interdisant de penser, respirant les senteurs, admirant les reflets argentés sur les plans d’eau.

Une fois dans la rue, il s’avoua qu’il était consterné, car il ne savait que trop bien quel lieu avait décrit le spectre : Deux-Rivières, la ville qu’il aurait voulu ne jamais revoir. Deux-Rivières, à quelques jours de marche à l’est. Deux-Rivières, hélas devenue un excellent but de voyage, puisqu’il s’y trouvait un jardin que nulle épée ne gardait, et que Monsieur Noir y résidait.

Accablé, il ne fit que quelques pas dans la rue qui s’éloignait du jardin, puis se laissa aller dans l’encoignure d’une porte abandonnée depuis longtemps. L’odeur du bois vermoulu et de l’herbe lui fit du bien. Il fut tiré de sa réflexion par des voix qui provenaient du jardin :

– Fleuve Doré, tu marches trop vite !

– Petite Pomme, tu cours trop lentement !

Puis deux éclats de rire. Bleu Nuit jeta un coup d’œil discret : un tout petit spectre semblable à Verte Bruine, mais dont les cheveux étaient une mer vert sombre, raccompagnait un adulte aux cheveux d’or jusqu’à la porte du jardin. L’exorciste gémit : un autre spectre ? Comment était-ce possible ? Fleuve Doré souleva Petite Pomme, l’embrassa, et elle demanda :

– Tu dois vraiment partir ?

– Ma maison et mes amis m’attendent. Les roses jaunes fleurissent sur ma façade, les abeilles fabriquent un miel citronné, et la mer vient lécher le sable tout parsemé de coquillages. Tous ces plaisirs commencent à me manquer.

Il la reposa au sol, et sortit. Malgré l’interdiction de ses parents, l’enfant s’avança jusque sur le seuil, et se pencha pour voir Fleuve Doré se dissoudre comme des pastels troublés par un pinceau, puis atténués peu à peu. Elle soupira. Il était doux d’imaginer les autres jardins, les autres maisons, les autres familles, loin au-delà de l’horizon ; mais ce n’étaient que des rêves. Son père lui avait appris à sentir les vies au loin, et elle avait vérifié par elle-même qu’aucun des visiteurs n’existait une fois qu’il passait la porte. Ils lui parlaient de leurs maisons, de leurs aimés… mais il n’y avait rien, là-bas. Son père les imaginait pour meubler le monde, parce qu’il avait peur du vide. Peur du vide ? C’était une drôle d’idée ! Pourquoi avoir peur du vide au-delà des murs, alors que le jardin était plein ? Autant avoir peur de ce qu’il y avait au-delà de la coquille de son œuf ! Son père était gentil, mais il était bizarre… et en plus, il s’habillait !

Bleu Nuit était stupéfié : Fleuve Doré était donc un fantasme… le fantasme d’un spectre… alimenté, lui aussi, par la prison ? Mais il était instable hors du jardin. Comme c’était curieux ! Verte Bruine n’avait pas fini de l’étonner. Il se reprit : il fabriquait bien des oiseaux pour remplir le ciel ; pourquoi l’enchanteur n’aurait-il pas créé, ou recréé, des amis ? Il était fascinant de se dire qu’un pan entier de passé revivait peut-être, ignoré de tous. Il aurait pu se dire chanceux, tout bien considéré ; dommage que l’archéologie ne l’intéressât aucunement. Mais l’enfant…

Petite Pomme regarda la rue, et se demanda ce qui lui arriverait, à elle, si elle y posait le pied. Elle recula, inquiète, car elle ne voulait pas être effacée par le vent du dehors. Puis elle se rapprocha : tout de même… son pied glissa très lentement, comme un animal curieux et lent. Elle leva les yeux pour l’ignorer alors qu’il avançait vers la rue. Son gros orteil quitta la pierre, et elle ne sentit rien d’étrange ; mais se sentait-on partir ? Elle avança encore, et tous ses orteils furent entourés par l’air. Rien ne lui était arrivé.

Elle baissa les yeux, et posa résolument le pied dans la rue. Puis les deux pieds. Elle appuya ses mains sur son ventre, regarda le nombril que lui avait peint sa mère, et rit : elle ne s’effaçait pas. Ce serait bien de le dire à ses parents, mais ça demanderait de leur avouer qu’elle avait désobéi. Et après ? Elle éclata de rire. Si elle avait désobéi, c’est que leur interdit était trop léger. À eux de trouver plus solide la prochaine fois ! Elle repassa la porte et retourna gambader dans le jardin, là où les fleurs avaient vraiment des couleurs, là où le sol n’était pas que boue, là où les amis étaient solides et drôles.

Bleu Nuit resta songeur, car l’enfant ressemblait et à Verte Bruine, et à Rouge Cerise ; et le style des colliers qui étaient son seul vêtement ressemblait beaucoup au bracelet de sa mère. Il ne l’oublierait pas : si elle pouvait entrer et sortir à son gré du jardin, elle pourrait sans doute y faire entrer un ami. Un ami… il soupira. Il avait honte d’abuser ainsi de la confiance d’un enfant. Pas un enfant, songea-t-il tristement, pas un enfant… un spectre. Rien qu’un spectre convaincu qu’il était une petite fille heureuse, qui grandirait, et qui… il se força à ne plus penser qu’à son enquête. Devenir l’ami de Petite Pomme se ferait en temps voulu.

Il hésita un bref instant à utiliser l’enfant pour s’éviter un passage à Deux-Rivières, mais s’y refusa : fuir ne lui faisait aucun bien, et Verte Bruine avait eu bien assez de peine pour lui fournir cette information. Il eût été déloyal de ne pas l’utiliser. Déloyal ? Il leva les yeux au ciel. Quand allait-il cesser de parler de lui comme d’une personne ?

Tout le long du chemin, il se répéta :

Tu ne confondras pas un spectre avec une personne.

… même s’il est respectueux, ajouta une petite voix dans un recoin de son esprit. Il n’y fit pas attention, et persévéra.

Tu ne confondras pas un spectre avec une personne (même s’il est esthétique).

Tu ne confondras pas un spectre avec une personne (même s’il est intelligent).

Tu ne confondras pas un spectre avec une personne (même s’il est cultivé).

Tu ne confondras pas un spectre avec une personne (même s’il est hospitalier).

Tu ne confondras pas un spectre avec une personne (même s’il est attentionné).

Tu ne confondras pas un spectre avec une personne, même si tu voudrais bien avoir un tel ami.

Quand il réalisa ce qu’il pensait, il fit le vide dans son esprit ; et comme le vide restait beaucoup trop plein à son goût, il se mit à compter les pas.

VI – L’adieu aux pinceaux

 

Bleu Nuit rejoignit son école en faisant un long détour, longeant les canaux, le regard perdu dans l’eau verte. Quand il pénétra dans l’établissement, Lavandin vint à sa rencontre.

– Vous êtes attendu, maître.

L’exorciste étouffa un soupir, puis répondit :

– Je vais les recevoir. Laisse-moi seulement le temps de me rafraîchir et me changer.

– Vous… changer ? Mais vos vêtements… vos vêtements sont en parfait état. C’est d’ailleurs rare, après une nuit de chasse…

– Oui… mais non. Je… passe me voir en fin d’après-midi. Je crois que j’ai besoin de parler de tout cela à quelqu’un de sensé. Je crains que mon propre regard ne suffise plus.

Lavandin observa le visage tiré de son maître, et remarqua les fines cicatrices qui s’y dessinaient. Il pensa à un jeu de patience, méticuleusement tracé pour mieux tuer le temps. Mais tracées dans la chair ? Il se retint de les toucher.

– Je viendrai.

Bleu Nuit regarda la main que son disciple n’avait pas osé lever.

– Ce n’est plus douloureux, Lavandin. C’est juste un souvenir humiliant de plus. Humiliant… et instructif.

Il reçut ses visiteurs, et les congédia rapidement d’un « Ce soir, sans faute. » sans appel. Il se coucha, et dormit mal. Il rêvait d’une épée qui découpait peu à peu la peau de son ventre, le pelant à la manière d’une orange, et révélant ses intestins qu’elle reniflait avec contentement, comme s’ils avaient été un plat exquis. Il se réveillait quand la lame entamait la surface tendue d’un boyau et le fendait tel une saucisse ; mais il persista à se rendormir, et l’épée finit par se lasser, disparaissant de son champ de vision avec un ricanement.

Quand Lavandin entra avec un vase bleu et blanc contenant un bouquet de fleurs pourpres, son maître faillit gémir, car elles lui rappelaient le jardin. Il réalisa que c’était une variété qui s’offrait lors des enterrements, et sourit, car il aurait parié qu’il n’en trouverait aucune dans le jardin.

*

Le soir venu, Bleu Nuit se rendit jusque chez ses clients, et leva la main pour frapper, mais la porte s’ouvrit. L’épouse lui souffla :

– Entrez ! Entrez vite ! Il faut que tout soit terminé avant que Fier Bouleau ne rentre.

Le mari referma la porte derrière l’exorciste, jetant un coup d’œil dans la rue pour s’assurer qu’il n’y avait pas de témoins. Bleu Nuit ne broncha pas, il avait l’habitude d’être traité comme une maladie honteuse. Mais l’avantage, dans son cas, c’était qu’on payait la maladie et non le médecin. Il les suivit jusqu’au salon, et pendant qu’ils débitaient leurs angoisses et salutations mêlées, il se remémora le cas : leur cadet, Bois de Miel, s’était mis à échouer aux examens que lui imposait son précepteur. Quand sa famille le questionnait, l’enfant restait terrifié, incapable de s’expliquer. Il laissa les parents le présenter à Bois de Miel, puis les congédia, car leur inquiétude était une gêne, et qu’ils ne savaient rien qu’il ne pût deviner sans aide. Il regarda l’enfant, et lui sourit.

– À moi, tu peux tout dire, et surtout ce que personne ne croit, d’habitude. Je suis un exorciste, un homme qui marche auprès des morts. Je vois ce que personne ne voit, et je libère les vivants sans faire souffrir ceux qu’ils aiment.

L’enfant tira de la phrase ce qui l’arrangeait, à savoir que Bleu Nuit ne se moquerait pas de lui, et trouverait une solution.

– Et tu fais du mal à ceux qu’on n’aime pas, aussi ?

– Si cela se justifie, oui. Mais pour cela, il faudrait que je sache ce qui se passe.

Il ne fallut que quelques phrases. L’exorciste caressa la joue de Bois de Miel.

– Merci. Je vais m’occuper de tout, maintenant. Et après, tout ira bien, ton papa et ta maman seront de nouveau contents de toi.

L’enfant lui sourit. Bleu Nuit quitta le salon de réception, parcourut les couloirs, entra dans le bureau de Vieux Saule, et regarda le pinceau courir tout seul sur le papier. C’était du papier d’écolier ; un pinceau d’écolier, aussi, qui avait été chipé au petit faute de pouvoir décrocher ceux qui pendaient sur leur support. Il regarda, pensif, les fines cordelettes torsadées au bout des hampes, et songea que les difficultés d’un mort pouvaient tenir à de si petits obstacles. Des liens de soie tissée faisaient plus que des chaînes, sur un corps de poussière.

Il sortit un bâton d’encens de sa robe ; il ouvrit les tiroirs du bureau, et déballa délicatement un cigare. Il les ficha tous deux verticalement, les alluma, et leurs fumées se mêlèrent. Il s’assit confortablement dans le fauteuil du vieil homme, nota qu’il savait choisir ses meubles, et attendit. Il était bon de pouvoir étendre ses jambes et reposer ses pieds, et ce n’était pas un risque, car il avait appris depuis longtemps à se décontracter sans s’assoupir.

Le pinceau cessa de courir sur le papier, et un soupir brisa le silence. Une très vieille voix remarqua :

– Ça faisait longtemps !

– Je n’en doute pas, vénérable maître. Bien le bonsoir à toi.

Le visage de Vieux Saule se dessina peu à peu dans la fumée qui s’élevait en volutes tranquilles, humant avec délices le cigare. De l’encens ! Misère ! Avait-il jamais fumé de l’encens ? Bleu Nuit déboucha une bouteille de vin doux, richement parfumé, et en versa un petit verre qu’il posa près du cigare. Le souffle du spectre y dessina des ridules, et il émit de petits bruits de satisfaction.

– Je regrette d’intervenir dans tes affaires, Vieux Saule, car tu as toujours été un sage. Mais… je crains que la mort ne t’ait un peu perturbé.

– Pas du tout. J’aime toujours mon petit-fils, et je viens le lui dire, en encre et en papier, à défaut de pouvoir encore le serrer sur mon cœur.

Bleu Nuit resta silencieux, et le vieux reprit :

– Ce n’est pas interdit ?

– Interdit ? Non, il y a des choses que la loi préfère ne pas écrire. Sans cela, je serais magistrat. Mais vois-tu, Vieux Saule, tu perturbes Bois de Miel, ton petit-fils cadet.

– Peu importe. C’est un benêt. Il y a si peu de différence chez lui entre un examen raté et un prétendument réussi ! Ce précepteur, d’ailleurs, dirait n’importe quoi pour conserver sa place ! Je devrais lui faire peur, et nous en débarrasser.

L’exorciste sourit, et considéra le spectre avec compassion.

– Je crois que je commence à voir où tu veux en venir… je n’aurais pas fait cela de mon vivant, non. Mais… je suis tellement seul.

– Tant que tu restes, oui. Les vivants ne te voient plus et les morts ne te voient pas encore. Sur la lisière, il n’y a que nous.

– J’aurais quand même bien aimé continuer à lui écrire. Tu n’aurais pas un moyen ? Tu pourrais me prendre chez toi – tu n’as pas d’enfant, je crois, que je perturberais – et j’écrirais là-bas. Tu porterais les lettres, et…

Vieux Saule se tut, puis :

– Tu as un joli sourire, tu savais ? Il aide à faire passer les refus.

Le spectre soupira. Bleu Nuit questionna, doucement :

– Vieil homme, pourquoi écrire ?

– Pour lui dire que je l’aime.

– Penses-tu qu’il l’ignore ?

Vieux Saule eut un sanglot, et l’exorciste ajouta :

– Je sais qu’il est difficile de renoncer aux bonheurs qui ont réchauffé notre cœur. Mais le besoin s’estompe, quand on se laisse aller dans les bras du néant, puis disparaît. Quant à ton petit-fils, ne le sous-estime pas : il ne t’oubliera pas. Il te porte dans son cœur, toi et tous les bienfaits dont tu l’as ravi, tous les moments précieux que vous avez partagés. Il ne sera jamais seul.

La fumée ne dessinait plus rien. Bleu Nuit prit le verre, et le renversa par terre ; il déchiqueta le cigare, et l’éparpilla dans la flaque. Il laissa le bâtonnet d’encens brûler jusqu’à n’être plus que cendre, puis il ramassa le poème qu’avait tracé le pinceau.

Le long du mur, ton sourire

Valait pour moi toutes les jeunesses.

Je m’y raccrochais dans ma marche

Et le monde m’émerveillait

Se dévoilant à chaque pas

Dans le cercle étroit de mes yeux las.

Il souhaita au vieil homme le plus doux des repos, puis alla rassurer sa famille. En sortant, il croisa Fier Bouleau qui le regarda d’un air étonné. Bleu Nuit expliqua :

– Tout est réglé, et ils préfèrent n’en pas parler.

– J’éviterai donc de questionner. De les questionner, du moins. Mais vous… c’est différent. Vieux Saule va bien ?

– Il s’ennuyait de la vie, de la vie avec vous. Il a lâché prise, maintenant, et le sommeil l’a pris.

Le jeune homme resta silencieux, puis :

– Merci. J’avais l’impression qu’il effleurait mon cœur, et j’y voyais des lettres que j’échouais à lire. Cela me faisait de la peine, de ne pouvoir comprendre.

L’exorciste lui remit la liasse de papiers laissés par le spectre, que la famille n’avait pas osé brûler ; il ajouta, après une hésitation, le dernier poème. Fier Bouleau s’approcha d’une lanterne, et lut. Il considéra Bleu Nuit, et lui tendit les textes.

– Les voulez-vous ?

– Oui. Vous… pas de regrets ?

Le jeune homme lui sourit, très droit.

– Moi, je connais déjà tout ça ; et j’ai assez bonne mémoire pour ne rien devoir relire.

Il poussa la porte, et rentra chez lui.

L’exorciste revint à l’école, et se laissa tomber dans son fauteuil. Vieux Saule avait de la chance d’avoir un tel petit-fils. Il regarda le bouquet, puis les thés soigneusement rangés, et se demanda si Lavandin faisait vraiment tout cela simplement pour conserver son maître en bon état. Est-ce que cela ne commençait pas à ressembler fortement à un intérêt pour sa personne ? Est-ce qu’il avait la moindre raison de jalouser le vieil homme ? Jamais content, songea-t-il, et il frissonna.

VII – Lanternes au crépuscule

 

Bleu Nuit annonça :

– Je te confie l’école, Lavandin. Prends soin d’eux.

Lavandin regarda de côté, renfrogné, mais répondit néanmoins :

– Bien, maître.

– Prendre soin d’eux, cela signifie rester personnellement à Trois-Ponts et assumer autant de mes tâches que tu le pourras sans prendre de risques. Les autres missions attendront mon retour. Puisque ces braves gens pensent que les dieux existent et qu’ils peuvent acheter leurs services, voyons comment les prêtres sauront repousser spectres et fantasmes en mon absence.

– Maître… pardonnez mon audace, mais… n’êtes-vous pas un peu… agressif ?

– Mes pas me portent sur un chemin que je voulais ne pas reprendre, et j’y vais avec au cœur la honte d’avoir été un mauvais maître. Je n’ai pas la force de m’y rendre de bonne grâce, et d’une humeur enjouée.

– Je suis désolé, maître. Je n’ai pas à vous demander l’impossible.

– C’est aussi pour cela que je préfère y aller seul, Lavandin. Je t’aime assez pour ne pas avoir envie que tu me supportes quand je suis un mauvais compagnon.

Lavandin se pencha, et cueillit une grande fleur d’un bleu clair, mais vibrant. Il la tendit à son maître.

– Alors, emmenez mes vœux, ils sont sourds. Et revenez-nous vite.

Bleu Nuit piqua la fleur dans son collier, et partit. Il quitta la ville, puis son terroir, et au soir, il soupira, car la grange dans laquelle il avait dormi jadis n’avait pas changé. L’arbre à ses côtés avait grandi, mais pas tant que cela. La famille de paysans lui offrit l’hospitalité et lui manifesta le plus grand respect. Bien sûr, ils lui demandèrent de faire le tour de la maison et de vérifier qu’aucun esprit mauvais ne s’y était installé. Il ne vit rien, comme c’était très généralement le cas. Les humains n’avaient pas besoin des spectres pour courir à leur perte, la malchance et la bêtise suffisaient largement.

Il alluma quatre bâtons d’encens, les ficha dans le sol de la cour, et dansa pour bénir les lieux. Cela n’aurait aucun effet, mais c’était une danse qu’il appréciait. Il aimait tourner ainsi, ses manches ondoyant autour de lui, il y retrouvait un certain équilibre. Il demanda à dormir dans la grange, prétextant que l’esprit du foin avait demandé à le bercer de ses bruissements. Ils s’inclinèrent, très fiers de posséder un foin si bien élevé.

Bleu Nuit se coucha comme il l’avait fait jadis, et regarda le toit. Il avait été si jeune, la dernière fois qu’il avait dormi là. Si jeune, si apeuré, si seul, et si décidé à faire sa place dans la ville inconnue où il se rendait. Il n’en connaissait que le nom, Trois-Ponts, et ce que lui avait dit son maître : leur exorciste était un vieil imbécile incompétent. Malgré sa jeunesse, il devait être capable d’y faire sa vie, puisqu’il était bien formé, et avait en poche une recommandation très élogieuse de son professeur, ainsi que les compliments de ses premiers clients. Et un compliment consenti par un habitant de Deux-Rivières, ce n’était pas rien, compte tenu de leur médisance proverbiale.

De fait, il avait fait sa vie à Trois-Ponts, et celle de tant de disciples. Il revit la stèle de Roseau Bleu, et enfouit son visage dans ses mains. Il reposa dans la chaleur de ses paumes, et l’image glacée de la pierre finit par s’estomper. Il soupira : comment l’inexistant pouvait-il posséder un esprit plus fortement que les vivants ? Comment le vide pouvait-il dévorer un cœur ? Fallait-il vraiment que les regrets fussent plus puissants que les espoirs ? Il soupira après la présence de Lavandin ; quand son disciple était à ses côtés, la vie était une évidence plaisante, un bienfait qu’il acceptait avec gratitude. Mais sans le jeune homme… il se sentait las.

Il resta éveillé jusqu’à entendre une chouette, puis s’endormit. Le lendemain, il partagea le petit déjeuner des paysans, puis il prit congé, emportant les provisions qu’ils avaient tenu à lui donner après qu’il eût dessiné sur une plaquette de bois un symbole de leur esprit du foin si bien élevé. Ils l’avaient accroché avec fierté sur la porte de leur grange.

Il poursuivit son chemin vers Deux-Rivières, et, durant les haltes, il se réconforta en lisant les lettres de Vieux Saule. Il regardait avec amour le paysage verdoyant, les courbes des collines, les arbres balancés par le vent, et tentait de se sentir aussi vivant et aussi calme qu’eux. Il levait les yeux pour suivre des yeux le vol des oiseaux, et espérait retrouver leur insouciance. Il sifflait leurs chants, mais ils sonnaient comme des parodies sinistres. À mesure qu’il s’approchait de sa destination, son chagrin pesait plus lourd, car à la perte de Roseau Bleu s’ajoutait une peine plus ancienne, qui s’avivait à chaque pas comme les souvenirs revenaient, et avec eux la douleur d’avoir vécu une enfance à Deux-Rivières. Il soupira, car il avait juré de ne jamais revenir dans la ville aux mille pinacles et aux cent mille commentaires désobligeants, et il n’engageait pas sa parole à la légère.

Il s’arrêta sur les dernières hauteurs avant la ville, et ce fut avec mélancolie qu’il la vit s’étendre dans la vallée, qu’il suivit du regard le cours des deux rivières qui serpentaient, se mêlaient, se séparaient. L’odeur de la forêt qui l’entourait s’imposa à lui ; il tourna la tête, sourit à l’ombre sous le couvert des arbres, et quitta le chemin. Puisqu’il devait revoir Deux-Rivières, autant qu’il en goûtât aussi les bons côtés. Il marcha jusqu’à être hors de vue, rejeta la tête en arrière, et laissa glisser son regard sur toute la hauteur d’un tronc, puis il plongea dans le ciel, et se laissa engloutir par l’azur. Il faisait humide et doux, le vent ne l’atteignait plus, et la poussière du chemin avait laissé place aux mousses et aux feuilles. Il quitta le ciel, choisit une direction, commença à courir, et retrouva intact son plaisir de jadis. Louvoyer entre les troncs, bondir par-dessus ceux qui s’étaient abattus, se courber sans ralentir pour passer sous les branches basses et le fouillis des lianes… sauter des talus, grimper dans la terre molle, s’agripper aux racines… saisir une branche épaisse, faire une pirouette et se rétablir en équilibre sur l’écorce, puis grimper aussi vite que possible, en se faisant insulter par les écureuils et les pics. Redescendre comme s’il volait, ses pieds posés sur les branches étroites. Il s’arrêta dans une clairière, hors d’haleine. Quand il eut repris son souffle, il recommença, mais se força à modérer son allure, pour ne plus s’épuiser. C’était une chose de tester ses limites, et de les repousser ; c’en était une autre de se ménager pour durer. Enfin, il s’étendit sur la mousse, et regarda l’après-midi dorer les troncs.

Quand la lumière se fut ternie, il se releva, s’épousseta, et descendit la côte vers Deux-Rivières. Il ne reconnut aucun des gardes, mais il regarda ses mains, et songea que la jeunesse n’était pas offerte à tout le monde. Des gardes, il y en avait à foison ! La vie n’avait aucune raison de les ménager. Il réalisa pour la première fois que ses frères devaient être de vieux hommes, maintenant, à moins que leur art ne les eût également préservés. Il s’assombrit, car il eût détesté savoir qu’il partageait un privilège avec eux. Oh, bien sûr, il ne l’aurait pas renié pour si peu, mais il eût peut-être cherché le moyen de les en priver. Il s’arrêta, soupira profondément, et fit l’effort de se calmer. Il était inutile de réveiller les haines anciennes.

Sur sa gauche, une voix retentit :

– Par exemple ! Mais je ne rêve pas ! C’est le petit Jamais Content !

Il tourna la tête, trop vite à son goût, et la femme éclata de rire.

– Tu n’as pas changé, va ! Il n’y a pas de blanc dans tes cheveux noirs, et tes yeux sont toujours de ce bleu si étrange, le bleu sombre des orages. Et ton tempérament… toujours aussi vif !

Elle avait vieilli, mais il reconnut la marchande qui lui avait parfois donné une boulette de riz, un fruit, ou une tasse de thé. Il l’avait toujours aidée à allumer ses lanternes, quand le soir venait. La vue de leur lueur l’avait réconforté, et le bleu de la nuit lui avait semblé plus profond et plus doux en contraste. Elle surprit son regard.

– Il n’est pas l’heure, encore… mais si tu buvais le thé avec moi, le soir viendrait bien vite.

Et pourquoi pas ? songea-t-il. Il était venu pour enquêter. Si certains avaient encore un fond de tendresse pour lui, cela pourrait s’avérer utile. Et puis… il détestait cette ville, et il était heureux d’y être accueilli par un sourire et une tasse de thé. La marchande toussota.

– Je suis désolée de t’avoir hélé par ce nom. Mais je ne savais que dire…

– Je m’appelle Bleu Nuit.

– Bien sûr. Cela te convient parfaitement. Ton ancien nom était injuste : tu étais un adorable petit, toujours prêt à rendre service ; et tu n’étais pas un ingrat.

Il détourna les yeux. Elle soupira, et proposa :

– Oublions le passé, d’accord ?

– Volontiers.

– Mais disons seulement… tu sens la forêt, la résine et la mousse. Tu es encore allé courir parmi les arbres ?

– Oui. C’est si surprenant ?

– Qui laisse son enfant courir ainsi, alors qu’il pourrait choir dans un ravin ?

Il se tut, et songea : celui qui s’en passerait bien. La marchande de boulettes garda son air outré quelques instants, puis :

– Parlons du présent : qu’es-tu venu faire ici ? Cherches-tu une maison ?

– Ma vie est ailleurs.

– C’est sans doute mieux ainsi.

– Sans doute. Mais des boulettes comme les tiennes, il n’y en a pas ailleurs.

– Je te donnerai la recette… mais seulement si tu en offres quelques-unes. C’est triste, de ne cuisinier que pour soi.

– Promis. Cela fera des heureux.

– Dans ta famille ?

– Parmi mes disciples.

– Ils sont nombreux ?

– Oui. Mais je ne leur demande ni une origine élevée, ni l’argent de leurs parents, ni des recommandations. Je veux seulement qu’ils fassent leur métier de leur mieux, et avec cœur.

Elle lui posa une main sur la manche.

– Je suis heureuse, Bleu Nuit. Si l’on ne prête qu’aux riches, les pauvres resteront pauvres. Merci pour eux.

– Merci à toi. Une boulette de riz donnée avec amour nourrit plus qu’une boulette de viande donnée par devoir.

– Ah, Bleu Nuit ! Je voulais des enfants, et je n’en ai pas eu. D’autres en ont plus qu’il n’en faut… après, c’est à nous de nous arranger.

Il songea qu’il aurait mille fois préféré être le fils d’une marchande de boulettes de riz, mais personne ne lui avait demandé s’il désirait changer de parents. Le soir tombait, et il se leva pour allumer les lanternes.

– Tu as grandi, tu sais ? Tu n’aurais plus besoin de l’escabeau pour vider le placard.

– Tu m’y avais autorisé !

– Je sais… mais pas à tomber et à te faire mal. Es-tu devenu plus prudent ?

– Oui. Mais cela ne m’a pas évité de tomber encore et de me faire mal ; ou de perdre ceux que j’aime.

– Ah ! C’est toujours le problème ! Personne ne peut penser à tout ; et les humains ne sont pas des bonsaïs, qu’on pourrait cultiver en pot sur le rebord de sa fenêtre. Ils courent, ils explorent, et parfois, ils trébuchent. C’est la vie.

Il alluma la dernière lanterne, pensant : c’est vrai, c’est la vie… mais comment ne pas souhaiter qu’il ait pu en être autrement ? Comment ne pas se dire que si… Il se tourna vers elle.

– Puis-je t’inviter au restaurant ?

– Tu plaisantes ?

– Non, pourquoi ? Ils ont interdit que l’un des convives paie le repas des autres ?

– No-on. Tu… tu gagnes bien ta vie ?

– Oui. Les gens sont prêts à payer cher pour être libérés du passé, et pour que je n’en dise rien.

Elle baissa les yeux, et murmura :

– Ce ne serait… ce ne serait pas très convenable.

– Je vois. Veux-tu que je parte tout de suite ?

– Non ! Mais…

Elle cacha son visage dans ses manches, gênée.

– Ils ne sont pas moins médisants que par le passé…

– C’eût été trop beau. Mais dis-moi : le restaurant voisin fait toujours des plats à l’emporter ?

– Oui.

– Et nous pourrions les manger ici même ?

– Bien sûr !

– Alors, j’y vais. Qu’est-ce qui te tente ?

– Je… je peux choisir ce que je veux ?

– J’espère bien ! Cela n’égalera jamais la somme des boulettes que tu m’as offertes… mais ce sera toujours ça.

Elle sourit largement, et composa un menu qui fit gargouiller l’estomac de Bleu Nuit. Quand il revint avec les plats, elle avait décoré la table, et s’était changée.

– Ils médiront.

– Guère plus que si tu étais parti au crépuscule. Cela, je peux me le permettre. Mais sortir avec toi dans un lieu public… non.

Ils mangèrent, et rirent. Elle lui chanta un air moqueur qui résumait les défauts des personnes en vue dans la ville, et il fut assez heureux d’y voir ses frères cruellement épinglés. Pas de doute : Deux-Rivières n’avait pas changé, elle était restée ricanements et médisances. S’il avait été Monsieur Noir, peut-être l’aurait-il également choisie, car le terreau était fertile pour la mauvaise herbe. Il prit congé.

– Je suis contente que tu t’en sois sorti, Bleu Nuit. Tu ne méritais pas de croupir ici.

Il remonta la rue vers une maison d’hôte, songeant tristement qu’eux non plus ne méritaient pas de croupir ici, mais quand prononceraient-ils enfin leur grâce ? Il n’en savait rien, et n’y pouvait rien. Couché dans son lit, il lut l’une des lettres de Vieux Saule à Fier Bouleau, et il soupira, car il y avait tant de douceur dans ces mots d’outre-tombe. Il s’endormit en imaginant qu’il se promenait dans le cœur de Fier Bouleau, une forêt enchantée pleine de sourires, de souvenirs heureux, où les feuilles même murmuraient de contentement à la simple idée qu’un petit enfant titubait entre les arbres, gazouillant de bonheur.

Le lendemain, il n’eut même pas besoin de quitter la salle où se servait le petit déjeuner pour apprendre où résidaient Monsieur Noir et Monsieur Blanc. Chacun savait quand ils s’étaient installés en ville, et il soupira, car ils étaient plus anciens que Verte Bruine. Ils pouvaient l’avoir appelé, mais l’inverse n’était pas possible. Il sourit : encore une belle accusation qui s’effondrait. Il se sentit soulagé, car Rouge Cerise aimait tant son époux qu’il se prenait à espérer que celui-ci était vraiment un paisible lettré, qui ne demandait qu’à embellir son jardin et chérir sa femme… Il dévia le cours de ses pensées, car elles semblaient vouloir détailler plus précisément les manières de ravir la jeune femme, et qu’il n’en était toujours pas question.

Il demanda plus de détails, et apprit que Monsieur Noir était venu le premier. Il avait très aisément trouvé des clients, puis des disciples, puis plus de clients. Il y avait bien eu des mécontents qui refusaient d’user de ses méthodes, même contre des ennemis. La justice avait tenté de toussoter, mais quelques policiers avaient craché du sang une ultime fois, et les autres se l’étaient tenu pour dit. Après tout, la police n’avait pas pour rôle de priver la population de services aussi appréciés ! Il fallait savoir s’adapter au goût du jour. Monsieur Blanc était venu à son tour, et les mécontents s’étaient tournés vers lui, car voilà que quelqu’un pouvait frapper leurs ennemis avec des méthodes honorables ! Bleu Nuit comprit qu’un nouvel équilibre s’était installé, et que chacun était satisfait de pouvoir nuire avec plus d’efficacité à ceux qu’il détestait. Seul le registre des crimes avait dû sérieusement épaissir. Il ricana intérieurement : à moins, bien sûr, que les victimes ne fussent enregistrées comme des opérations commerciales. Après tout, leur mort faisait l’objet d’un contrat en bonne et due forme, parfaitement honoré.

Que faire, maintenant ? Aller demander à ces messieurs si l’un d’entre eux avait provoqué l’apparition d’un spectre dans la ville voisine de Trois-Ponts, dans un jardin oublié de tous ? Certainement pas ! S’ils l’avaient fait, c’était exactement le genre de choses qu’ils ne diraient pas à un exorciste. Il se sentit soudain désolé pour Verte Bruine, car par la faute de Nuit Calme et donc par celle de son maître, un assassin aussi ignoble que Monsieur Noir connaissait probablement son existence, pour peu que Sombre Frère eût fait un rapport. Quant à Monsieur Blanc… il était bien capable de décréter que le spectre du lettré et la prison étaient inadmissibles, et d’envoyer ses disciples pour le tuer… comme avait souhaité le faire un certain exorciste.

Bleu Nuit posa ses mains sur son visage, et se calma. Il mangea deux petites prunes d’un très joli rouge sombre, moelleuses et sucrées, et songea qu’il était trop tard pour les regrets. Et puis, Verte Bruine lui avait montré qu’il était de taille à se défendre. Sombre Frère avait reçu du jardin la terreur, puis la mort ; et lui-même avait failli être tué par l’épée volante. Cependant, il n’irait pas voir ces messieurs, et ne leur rappellerait pas l’homme du jardin.

Il ricana dans son thé en se demandant si Monsieur Blanc usait du même langage mystique que Monsieur Noir, et s’il se disait serviteur de La Lumière, ou seulement du Riz Blanc, à moins que ce ne fût du Lapin Albinos. Il soupira, consterné, car à peine arrivé, il médisait déjà ! Deux-Rivières était décidément invivable.

Un peu plus tard dans la matinée, il passa chez la marchande pour lui acheter quelques boulettes de riz. Elle insista pour les lui offrir, et il refusa. Elle persista, et il accepta un troc. Il sortit donc un petit paquet soigneusement emballé de papiers colorés et rehaussés de peinture dorée, et le lui tendit. Elle l’ouvrit, et y trouva un assortiment de cônes d’encens parfumés.

– Bleu Nuit… cela vaut bien plus que quelques boulettes.

– Ah ! C’est le défaut du troc. Il te reste un peu de sauce piquante ?

– Bien sûr, je vais t’en donner un pot. Tu es une fripouille… et je te remercie.

Il rangea soigneusement ses provisions, puis il mangea la boulette qu’elle lui tendait. Il observa :

– Je n’ai pas faim.

– C’est quand les gens n’ont pas faim que manger est un compliment. Dans le besoin, on avalerait n’importe quoi !

Il sourit, puis elle demanda :

– Que vas-tu faire, aujourd’hui ?

– Je cherche un mur pastel. Un mur d’enceinte, dont j’ignore la couleur précise. Il devrait enclore un terrain d’à peu près… ah… disons, comme le temple du dieu de la ville.

– Un… mur pastel ? Tu as fait tout ce chemin pour trouver un mur ? Tu…

Il connaissait ce regard inquiet. Il lui prit la main, et la tapota doucement.

– Allons, allons. Il n’y a pas plus étrange qu’un exorciste, tu le sais bien, à part peut-être les magiciens des légendes. Ne t’inquiète pas, j’ai mes raisons.

– Ah… je suis désolée, je ne vois pas.

– Tant pis ! Je poserai la question à d’autres ! Je finirai bien par trouver.

– Ça… la patience ne t’a jamais manqué…

… mais un doigt de raison t’aurait fait du bien, comprit-il sans surprise, bien qu’elle se fût tue à temps. Il la remercia pour les boulettes, la quitta, et parcourut la ville en posant sa question. Mais chacun se détournait, faisant mine de n’avoir rien entendu. Derrière lui, certains riaient. Et comme il persévéra, il finit par s’attirer un :

– Parti fou, revenu fou…

Il serra les dents, car le temps n’avait rien arrangé. Que faire ? Questionner son demi-frère ? S’il y avait eu quelque évènement étrange relié à ces murs, celui-ci l’aurait su. Après tout, il était l’exorciste en charge de Deux-Rivières. C’était un fat et un imbécile, mais il n’était pas totalement incompétent. Mais s’il y avait un autre moyen… Bleu Nuit le choisirait, car à quoi bon croiser son frère, à quoi bon avoir envie de le tuer, puisqu’il ne tenait pas à devenir un assassin ?

Il soupira : demander de l’aide à Monsieur Noir ou Monsieur Blanc ? Il serait difficile ensuite d’éviter qu’ils ne posassent des questions, ou qu’ils ne visitassent le jardin. Il préférait qu’ils apprissent sa visite, s’ils le faisaient jamais, par la bouche des habitants de la ville, qui en feraient l’histoire ridicule d’un imbécile, parti méprisé et revenu idiot.

Il sortit de Deux-Rivières, et grimpa jusqu’à avoir une vue plongeante. Il ne s’installa pas n’importe où, mais sur son rocher préféré, autour duquel les baies sauvages abondaient. Il regarda avec plaisir ses doigts se tacher de couleur à mesure qu’il mangeait. Il réfléchit en étudiant les lieux : s’il avait dû installer une propriété comme celle de Verte Bruine, où l’aurait-il nichée ? Il fit l’effort d’effacer mentalement les bâtiments, de recréer le paysage libéré de toute trace humaine, et eut une intuition. Il revint dans le présent, et commença à descendre. Effacer les humains… le jardin était-il vraiment si ancien ? Il l’avait pensé, en le voyant. Il avait senti la chaleur de ses murs avec un plaisir similaire à celui qu’il prenait à caresser la pierre polie par le torrent, quand elle se chauffait au soleil de l’été. Et la divination avait, elle aussi, souligné l’ancienneté de Verte Bruine.

Arrivé là où il pensait trouver le jardin, il en vit le mur, et sourit. Connais ton adversaire, si tu veux la victoire… il s’améliorait. Mais son… adversaire… était-ce bien le mot ? Il posa les mains sur le pastel de l’enceinte, et soupira : la tendre couleur invitait à la douceur, au dialogue, au plaisir… pas à la violence. Il appuya sa joue contre le plâtre, et écouta murmurer la mer. Elle lui sembla grise, ses vagues ternes sous un ciel pâle, et son chant amer et désolé. Elle était un désert liquide, le ressac une plainte solitaire à laquelle nul ne répondait.

Il recula, et chercha la porte. Son bois s’était usé, ne laissant que des clous dorés éparpillés sur le seuil, et des écailles de peinture. Il les déplaça délicatement, dessinant un serpent fauve aux yeux d’or, et entra précautionneusement, levant haut les pieds. Il n’était rien du tout, rien qu’une couleuvre rousse qui glissait sur l’herbe, en cherchant la tiédeur… Le jardin le laissa entrer, et il l’embrassa du regard. C’était bien cela… les murs étaient les mêmes, l’architecture des pavillons, tout aussi gracieuse et étrange. Les étangs, les îlots, les chemins de dalles irrégulières… lui étaient devenus familiers Mais l’endroit n’était plus qu’une coquille vide, l’ambiance presque funèbre, et les arbres quasi nus s’étaient voûtés de chagrin.

Il frissonna : les lieux étaient déprimants, comme un écrin déserté. C’était pitoyable. Il se remémora avec soulagement la splendeur du jardin de Verte Bruine, puis se reprit : le monde normal était ici, et le domaine du lettré n’était que le rêve d’un spectre, un songe envoûtant, mais un songe quand même. Il avança, mais ne put s’empêcher de resserrer son col. C’était un lieu bon pour le vent, pour ses gémissements incessants. Il le parcourut jusqu’à trouver des bas-reliefs qui montraient des êtres aux traits très proches de ceux de Verte Bruine. Ils se rendaient visite, s’accueillaient avec plaisir, parlaient ; ils se promenaient parmi les jardins, leurs nacelles voguaient sur les canaux semés de nénuphars et de jacinthes, ils partageaient des banquets, ou prenaient le thé sous les arbres. Il y avait des musiciens et des danseurs, et de leurs bras levés, des myriades d’oiseaux s’envolaient ; des enfants penchés sur des étangs, et les poissons bondissaient hors de l’eau comme s’ils en naissaient, leurs queues n’étant encore qu’une brume de gouttelettes ; et un être debout parmi les lotus, qui semblait entouré d’étoiles, ou de papillons peut-être, formant des orbes autour de lui, dansant un ballet que Bleu Nuit ne comprit pas. Mais il tendit la main vers le visage souriant, tant il le trouva réconfortant.

Il vit aussi des scènes où des corps mêlés à la végétation formaient un vaste anneau d’amants autour d’un couple tendrement enlacé… ou un trio savamment mêlé. Il se détourna, les joues en feu. L’artiste avait parfaitement réussi à être suggestif. Plus loin, il vit le couple contempler avec ravissement un œuf posé entre leurs ventres. Un… œuf ? Il haussa les épaules : et pourquoi pas ? Verte Bruine était aussi léger qu’un oiseau, pourquoi n’aurait-il pas pondu, comme eux ? Il était aisé de l’imaginer dans un nid, couvant ses petits avec amour. Oui… mais comment lui et Rouge Cerise avaient-ils pu… ? Il se reprit, furieux : pouvait-il cesser de se comporter comme un adolescent hanté par la sexualité ? Une petite voix ricana dans son esprit.

– L’adolescent est hanté par ce qu’il n’a pas encore découvert… et toi, tu ne l’as toujours pas découvert. La braise dort sous la cendre, mais elle reste une braise… un brandon… un…

On le saura, coupa-t-il. On le saura, que j’ai consacré ma vie à tout autre chose qu’aux plaisirs de la chair ! Il passa à d’autres sculptures, et ne fut pas surpris d’y découvrir Verte Bruine en personne, dans sa longue robe et ses petits chaussons, ouvrant les bras pour accueillir des enfants radieux qui couraient vers lui. Le lettré se tenait devant un pavillon à travers les fenêtres duquel Bleu Nuit discernait un bureau et une bibliothèque. L’exorciste se sentit ému, mais il détourna la tête. Il n’était pas là pour s’attendrir, mais pour comprendre.

Il tourna le dos au bas-relief, et se demanda pourquoi la robe du lettré avait changé. Elle s’ornait de plus de broderies, et de houppes de soie rouge. D’autre part, il portait plus de vêtements que jadis. Mais peu importait. L’essentiel était de pouvoir supposer que le portrait de Verte Bruine se trouvait sans doute aussi dans l’autre jardin, à Trois-Ponts. Rouge Cerise avait dû le découvrir en explorant les lieux, et qui mieux qu’un lettré souriant aurait pu l’abreuver de ce passé qu’elle voulait tant connaître ? N’empêche, se demanda Bleu Nuit en étudiant à nouveau la pierre dépourvue de couleurs, avait-il vraiment eu les cheveux verts, avant ? Verts comme un pré… et ces yeux, ces yeux d’herbe devant un ciel gris… c’était tellement étrange… et tellement beau.

Il parcourut encore le jardin, et réalisa qu’il était triste. Ces scènes étaient si délicates. Bien sûr, l’artiste avait sûrement omis les aspects déplaisants de la vie de ces… fées, mais… même comme cela… ces gens avaient été heureux. Il regarda le jardin vide et déserté, et songea qu’il était malhonnête : qu’avait-il vu de déplaisant dans le jardin de Verte Bruine ? Qu’est-ce qu’un artiste aurait dû omettre ? Les peurs nocturnes ? Mais elles n’étaient destinées qu’aux importuns, aux grossiers, à ceux qui ne savaient pas se mêler aux plaisirs des fées.

Il resta debout, les bras noués autour de son corps, et se demanda comment ce passé merveilleux avait pu disparaître. Il se souvint de la douceur de Verte Bruine, et ne crut pas possible une guerre intestine. Il déglutit, et renonça à deviner, tant le chagrin devenait pesant. Il quitta le jardin, une impression de désolation au cœur, mais il se reprit : le passé était mort, rien ne servait de le regretter. Le vent le surprit par sa fraîcheur, car il avait fait doux, dans le jardin. Il marcha lentement, et songea que rien ne servait de regretter les temps enfuis… mais s’il en restait une trace infime, était-ce à lui de l’effacer ? Fallait-il vraiment que le jardin de Trois-Ponts retournât à la désolation ? Fallait-il qu’il s’imposât de détruire ce qu’il admirait, et se défendait de chérir ? Fallait-il qu’il réagît aussi stupidement que Sombre Frère, qu’il ne sût que détruire la splendeur ?

Pense aux prisonniers, se dit-il, leur sort est inacceptable. Qu’ils crèvent, répondit une voix en lui, ils ne seront ni les premiers, ni les derniers ; mais au moins, leur vie alimente une merveille. Qui peut en dire autant ?

Il avait la nausée, et il mâcha très lentement une boulette de riz, sans ajouter de sauce. Et Roseau Bleu ? Une merveille justifiait-elle sa mort ? Il est mort de bêtise, rappela la même voix en lui, de naïveté et d’arrogance, car tu as eu beau tenter de réformer son caractère, il est resté un crétin irréaliste. Il voulut faire taire la voix, tant elle manquait de respect à un mort, mais elle éclata de rire : prétendre que Roseau Bleu était parfait, n’était-ce pas lui manquer de respect en mentant sur son compte ? Était-ce un hommage de ne pouvoir le regretter que si ses défauts étaient effacés ?

Bleu Nuit se mordit la main, et la douleur fit taire la voix. Il retourna à la maison d’hôtes, et se coucha en chien de fusil. Il finit par s’endormir, et rêva qu’il était dans un œuf, un œuf aux parois très douces, aux parois pastel. Dehors, les voix de ses parents murmuraient des mots tendres, et leurs parfums délicats arrivaient jusqu’à lui, éveillant des images dans son esprit, des fleurs immenses qui se balançaient dans le vent. Il souriait, et se réjouissait de voir leurs visages, de sentir leurs mains sur son corps, de s’émerveiller des reflets colorés dans leurs cheveux.

Il s’éveilla avec l’impression d’ouvrir sa porte un jour d’hiver, et d’être giflé par le vent. Il regarda ses mains pâles, et soupira, car Rouge Cerise avait bien choisi la couleur de la peau de son époux. Brun cannelle, c’était si doux, cela évoquait la chaleur, un parfum délicat sur la langue… il jeta un coup d’œil à la pièce sobrement décorée, et soupira, car il avait envie d’une treille, d’un amoncellement de fleurs, d’un ballet d’abeilles autour d’un chèvrefeuille. Il fouilla dans sa mémoire, et se souvint d’un canal où il en poussait un. Mais il était trop tôt, et il se rendormit, pensant très fort qu’il voulait retourner dans l’œuf.

VIII – Le poids de ses ancêtres

 

Verte Bruine reposa son livre, réjoui, car le visiteur était à nouveau entré dans le jardin, et sa présence lui réchauffait le cœur. Il avait tellement besoin de ressentir des amis disséminés au loin, comme autant de chandelles irradiant le bonheur. Il se languissait d’un monde qui en fût illuminé, il avait besoin d’être entouré, il désirait ces sourires qui créaient en lui un écho tendre et ému. La solitude ne le rendait plus malade, mais l’étroitesse de sa joie, limitée au seul jardin, le troublait. Il avait renoncé à étendre ses sens de par le monde, blessé par le vide qu’il rencontrait… mais s’il pouvait être sûr qu’il trouverait ne fût-ce qu’un être proche…

Des amis… il ne connaissait pas son invité, et il était d’humeur à y remédier. Il se contraignit à regret à cesser d’émettre des senteurs, puis il approcha en silence. Il resta caché le temps d’analyser l’éventail de sentiments qui entourait le visiteur, et il sourit, car il n’y avait aucun risque à se montrer. Fier Bouleau, étonné, constata simplement :

– Tiens ! Vous êtes de retour !

Puis la tristesse l’envahit, et il ajouta :

– Dommage que vous ayez tant tardé, il aurait aimé vous voir. En fait… non, il n’a jamais été curieux de vous. Mais il aurait aimé savoir que le temps n’était pas venu à bout de vous, que la beauté était éternelle.

– Qui est « il » ?

– Oh ! Pardonnez mon imprécision. Je parle de mon grand-père, Vieux Saule. C’est lui qui m’a fait découvrir ce jardin, et m’a appris à l’apprécier. Il me parlait des fées sur les murs, il m’expliquait ce qu’il avait déduit d’elles… il…

– Il vous manque.

– Oui. Depuis son départ, je n’ai encore trouvé personne avec qui partager les plaisirs qui nous étaient communs. Je me sens… disons, amputé dans mes loisirs.

– J’en suis désolé. Puis-je vous accompagner dans votre promenade ?

– Volontiers.

Verte Bruine regarda mieux le fardeau que transportait Fier Bouleau, et il sourit, car c’était la stèle de Vieux Saule.

– Je continue à l’emmener dans le jardin. Je l’ai porté vivant dans ce lieu qu’il chérissait, quand il n’a plus pu marcher ; je l’y porte mort.

– Si un endroit vous semblait adéquat pour y déposer sa stèle, je l’accueillerais volontiers.

Le jeune homme sourit, mais refusa d’un signe de tête.

– J’avoue y avoir songé, mais sa stèle a sa place sur l’autel des ancêtres de notre famille.

– Et alors ?

– Et alors… et alors mes parents sauraient forcément qui l’a emmenée. J’aime mon grand-père, mais je ne tiens pas à être chassé de la maison où il m’a vu naître.

– Cela se comprend.

– Vous devriez voir mes parents ! Pour une fois que Vieux Saule est contraint d’obéir, ils ne se privent pas. Ils sont tout heureux d’honorer sa stèle, maintenant qu’il ne peut plus ni grimacer, ni faire de commentaires narquois.

Il regarda son hôte :

– Au fait, je suis Fier Bouleau. Et vous ?

– Verte Bruine.

– Ça vous va bien.

– Autant pour vous.

– Merci. Mais je ne suis pas si fier… je ne peux offrir à mon grand-père que des évasions, pas la liberté. Cela me désole.

– Était-il du genre à soupirer après la perfection, ou se contentait-il de ce que la vie lui donnait ?

– Il était du genre à faire cracher à la vie tout ce qu’elle pouvait offrir, puis il était content ; et je ferai de mon mieux pour agir de même. Merci de me l’avoir rappelé.

– Vous avez des projets qui vous tiennent à cœur ?

– Oui. Certains sont aisément réalisables, et d’autres… je l’ignore. Mais… peut-être que vous, vous en savez plus. Après tout, nous sommes chez vous, non ?

– Chez moi… et mes amis, mais je suis effectivement le créateur de ce jardin.

– Ah ! Bon, alors pourquoi la mer dans les murs ?

– Parce que mon peuple vient d’une île, une île où il fait toujours tiède, une île où la mer est caressante et tendre, et le sable doux comme du satin.

– Pardonnez-moi, mais vous n’auriez pas un peu tendance à embellir ?

– Vous voulez dire, décrire les lieux plus beaux qu’ils ne sont ? Non, nous nous efforcions au contraire de les rendre aussi beaux que nous pouvions les rêver. Il n’y avait plus besoin de mentir, après ça.

– Vous êtes vraiment des fées, alors…

– Eh bien… pourquoi pas.

– Vous exaucez des vœux ?

– Pas en claquant des doigts, non ; mais je dispose de certains moyens. Si votre vœu me plaît, je les mettrai volontiers à votre disposition. J’aime bien vous voir sourire, savez-vous ? Ça me motive.

Fier Bouleau eut un profond soupir.

– Vous n’auriez pas été premier à des examens, par hasard ?

– Si, en quelque sorte ; mais pourquoi cette question ?

– Je vous passe les détails, mais disons que ça me fait plaisir. Je ressens à vos côtés une sensation de familiarité qui me réconforte ; mais vous êtes assez différent pour donner envie d’être découvert. Cela dit… pour ce vœu…

– Oui ?

– Il y a dans le jardin un pavillon circulaire au toit couvert de tuiles bleues…

– Je vois parfaitement duquel vous parlez.

– Bien ! Alors, vous connaissez la montagne ?

Peut-être un peu mieux que je ne le souhaiterais, songea Verte Bruine ; mais il craignait que l’ignorance ne lui fût fortement déconseillée, alors il ne se plaindrait pas.

– Je la connais.

– Je désire la gravir.

Le lettré resta muet de surprise.

– Gravir… la montagne ?

– Eh bien, oui ! Qu’est-ce que ça peut avoir de si extraordinaire ?

– Cette montagne est un dieu. Si elle désire votre présence, vous la gravirez. Dans le cas contraire…

– Ah ! Elle existe donc bien ! Mon grand-père prétendait qu’elle ne figurait sur aucune carte.

– Il avait raison. Elle n’est réapparue que récemment aux yeux des humains.

Les yeux de Fier Bouleau pétillèrent.

– Pour une fois, je suis bien content que mon grand-père ait eu des lacunes !

– Vous n’avez jamais rien eu à lui cacher ? Pas même un vol de confiture ?

– Vous plaisantez ? Nous étions complices. Moitié, moitié. Donc, la montagne existe. Elle est loin d’ici ?

– Pas au point de quitter les terres et les gens qui pensent comme vous.

– Eh bien… eh bien… mais c’est parfait !

La joie de Fier Bouleau retomba presque aussitôt, et il soupira :

– Enfin, presque… le temps de convaincre mes parents de me laisser partir pour un voyage qui ne risque pas de leur rapporter grand-chose, et pire, qui pourrait me coûter la vie…

– Si jamais vous avez besoin d’arguments…

– Ce serait volontiers. Depuis que Bleu Nuit est passé l’exorciser, je peine à communiquer avec Vieux Saule. Mais j’essaierai quand même : je ne vous soupçonne certainement pas d’incompétence, mais mon grand-père connaît bien ses enfants.

– J’en suis convaincu.

– L’idée que je parle à un mort n’a pas l’air de vous déranger ?

– Oh, moi… tant que mes interlocuteurs sont intéressants, je me soucie peu de savoir s’ils sont là en chair et en os ou non.

– C’est sage.

– N’est-ce pas ?

Verte Bruine invita Fier Bouleau à découvrir les splendeurs du jardin rénové, et il jouit de chacune des larmes de joie qui coulèrent sur les joues de son visiteur.

IX – Le ruisseau sur les toits

 

Bleu Nuit passa la journée à lire près du chèvrefeuille. Il posait souvent l’ouvrage, et inspirait profondément le parfum délicieux des fleurs. Il admirait leurs corolles aux pétales recourbés, délicatement teintés, et la courbe un peu folle de leurs étamines. Il fut peu dérangé par les habitants de Deux-Rivières, car il avait créé une mouette de papier qui fientait consciencieusement sur les importuns, maculant leurs nez, leurs têtes, et leurs beaux vêtements. L’oiseau répondait aux réprimandes et aux insultes par des ricanements horripilants, et il était bien trop habile pour se soucier des pierres qui lui étaient lancées. De temps à autre, l’exorciste dessinait un poisson de papier, lui donnait du volume et du goût, le jetait dans l’herbe, et la mouette se hâtait de l’engloutir. Elle émettait ensuite un rot improbable avec une indifférence réjouissante pour les bonnes manières. Son créateur trouvait cette sorte de ponctuation parfaitement appropriée aux conversations de Deux-Rivières.

Le soir tomba, et il ferma son livre. Il appela la mouette, et elle se posa sur son bras en maugréant. Il hésita à la replier et à l’utiliser comme marque-page, mais il préféra la laisser s’envoler et continuer à offrir de menus présents aux habitants de Deux-Rivières. Il y avait bien assez de poissons dans les canaux pour qu’elle vécût longtemps. Il la salua de la main comme elle disparaissait derrière les toits.

Il resta debout, les yeux au ciel. Il aimait les crépuscules tranquilles, quand toutes les couleurs s’étaient fondues dans ce bleu intense dont il avait pris le nom. Il jouissait des bruits apaisés de la nuit qui s’installait, de cette trêve avant le lendemain, même si sa journée de travail avait trop souvent commencé à la nuit noire, quand les spectres les plus faibles se dessinaient en touches pâles et diffuses, comme autant de phosphènes dansant devant des yeux égarés de désirs. Les revenants germaient parfois à partir de quelques vers luisants, de reflets de fenêtres sur l’eau, de lanternes dansant dans le vent du soir et lançant des éclats de lumière sur les canaux, ou du simple scintillement des larmes.

Il quitta l’abri du chèvrefeuille, et alla s’accouder à la rambarde d’un petit pont dont la pierre était encore tiède. Il suivait du regard le vol d’une chauve-souris quand il entendit des voix : un homme et sa femme parlaient d’un grand médecin qui pourrait trouver remède à la tristesse qui rongeait leur fille depuis la mort de son amant. Bleu Nuit resta songeur, car si ce médecin savait faire fuir la mélancolie, lui-même gagnerait à le consulter. Il hésita à demander son nom au couple, mais il n’était pas d’humeur à subir des plaisanteries sur son moral ou sa santé mentale. Il préféra donc écouter la suite de leur conversation, et fut soulagé d’apprendre le nom du praticien.

Hélas, c’était le médecin du palais. Pour y accéder, Bleu Nuit devrait rendre un service à la cour, et il ne voyait pas comment s’y prendre. Il passa la journée du lendemain à s’informer d’un éventuel problème de spectres au palais, un cas trop ardu pour être résolu par son demi-frère ; mais il ne trouva rien. Il se résigna à demander une audience à Mots d’Airain, l’intendant du palais, par le biais d’une missive accompagnée d’une exquise peinture de pic noir. Le haut fonctionnaire le reçut dans un salon où il accueillait également quelques amis, leurs sourires narquois à peine dissimulés derrière leurs éventails ou leurs coupes d’alcool.

– Eh bien, monsieur… Bleu Nuit, j’ai fort apprécié vos talents artistiques. Je n’ai moi-même pas l’hérédité nécessaire pour grimper aux arbres et faire le portrait d’oiseaux. Mais que me vaut l’honneur de votre visite ?

– J’ai ouï dire, monseigneur, que le palais s’enorgueillissait d’un médecin très compétent.

– Le palais a bien d’autres sujets d’orgueil, heureusement ! Mais nous possédons effectivement un médecin compétent. Hélas… ses services sont réservés aux habitants du palais.

– Certes, monseigneur, mais je suis le fils du défunt maître exorciste de Deux-Rivières, qui a souvent rendu service aux habitants du palais.

– Oh ! Cela me revient maintenant ! Vous êtes celui qui n’était pas assez bon pour Deux-Rivières, et qui est allé se vendre à l’étranger.

– Monseigneur, permettez-moi d’admirer l’excellence de votre mémoire.

– Faites, mon bon, faites. C’est la consolation des incompétents que d’admirer le talent d’autrui.

Bleu Nuit se félicita d’être assis à distance respectable du dignitaire, qui ne l’entendait donc pas grincer des dents. Il serra les mains sur son collier, et s’étonna de le trouver frais, alors qu’il faisait chaud dans la pièce. Une ombre s’étendait sur Mots d’Airain, et celui-ci ne s’en rendait pas compte. L’exorciste hésita à l’en avertir, mais avant qu’il ne se fût décidé à parler, les gloussements des invités avaient cessé, et l’intendant décidait :

– En souvenir du grand homme qui a tant fait pour Deux-Rivières, et malgré le fait qu’aucune grandeur personnelle n’a jamais sauvé une descendance de la médiocrité, je vous autorise bien volontiers à rendre visite à notre médecin.

Il traça quelques mots sur une feuille de papier qu’il signa de son sceau, et un serviteur vint la remettre à Bleu Nuit, qui prit congé immédiatement. Il se sentait humilié, mais également intrigué, car certains courtisans avaient ri discrètement de sa demande. Mais que pouvait-il y avoir de drôle à vouloir consulter le médecin d’un monarque ?

Il demanda son chemin, et obtint le renseignement en ne se montrant que moyennent désagréable. Ou avait-il été odieux, mais d’autant plus aisément qu’il détestait Deux-Rivières ? Il abandonna le sujet, préférant admirer les fresques du plafond, tout en déplorant leur côté assez criard ; le pouvoir peinait décidément à impressionner en finesse. Il atteignit la porte de l’appartement du médecin, et frappa. Un valet d’une rare arrogance lui ouvrit, et Bleu Nuit lui montra l’autorisation signée de Mots d’Airain.

– Peuh ! Des faveurs, toujours des faveurs…

– Allons, mon bon, vous ne pouvez pas être idiot au point de n’en pas recevoir vous-même ? Vous me semblez bien nourri et bien vêtu, pour un simple serviteur.

L’homme détourna le regard.

– Je vais avertir mon maître de votre venue.

– C’est très aimable à vous.

Bleu Nuit se dirigea vers la salle d’attente, mais il aperçut par la fenêtre des fleurs magnifiques disposées sur le balcon. Il préféra sortir, et les admirer. Il s’accroupit pour passer le doigt sur les motifs délicats de la porcelaine, suivre leurs courbes légères, se perdre dans leurs bleus subtils. Il regarda les tiges et le feuillage, et se dit que le jardinier devait être excellent, car les plantes resplendissaient. Derrière lui, le valet annonça :

– Quand vous aurez fini de brouter, monsieur… mon maître est prêt à vous recevoir.

– Que voulez-vous ! Je me rabats sur ce que je peux trouver, quand l’hospitalité est déplorable.

– Vous n’êtes pas du palais.

– Et cela suffit pour que vous vous sentiez en sécurité ?

– Peuh ! Vous êtes un exorciste, et les exorcistes sont des bouffons.

– À Deux-Rivières, certainement…

Le valet se mordilla les lèvres, soudainement inquiet. Il fixa le petit coquillage rose qui pendait à l’oreille de Bleu Nuit, en trouva l’orifice beaucoup trop sombre, et pourtant envoûtant. Il se reprit, et murmura :

– Si vous voulez bien me suivre, monsieur…

L’exorciste entra dans le cabinet, mais sans le voir tout d’abord, car il observait avec amusement le serviteur déconfit qui refermait la porte avec une politesse craintive. Il regarda le bureau, et il sursauta, car le fameux médecin avait des cheveux mauves, et des traits très semblables à ceux de Verte Bruine. Sa peau n’était pas cannelle, mais d’un très beau café au lait, et il émanait de lui une odeur florale caressante et tendre. Il reconnut la fée aux lotus qu’il avait admirée sur un bas-relief du jardin de Deux-Rivières… et se sentit atrocement coupable : était-elle un fantasme né de son désir de comprendre ? Il se reprit presque immédiatement en se souvenant que l’homme et sa femme parlaient du médecin comme s’il était établi de longue date. Mais tout de même, ce guérisseur aux cheveux mauves était, lui aussi, un spectre, et le collier de Bleu Nuit tremblait étrangement, le froid s’y mêlant à une profonde compassion, les motifs des perles vibrant comme si elles sanglotaient, brisées par le chagrin.

L’exorciste était tenté de rire, tant il état déçu d’avoir espéré l’aide de cela même qui l’avait blessé. Un spectre aux cheveux mauves le consolerait des catastrophes répandues dans sa vie par un spectre aux cheveux verts ? Allons donc ! Il n’était pas question de laisser un autre de ces mages semer des insectes féroces dans son esprit, ou changer ses intestins en autant de vers blancs obèses et gras, ou quelle autre plaie encore ! Oui, il était tenté de rire, d’un rire désabusé, mais il se retint, tant la tristesse dans les yeux du guérisseur lui faisait mal.

– Bonjour, monsieur. Je suis Lotus Mauve, le médecin du palais. Vous avez demandé à me voir ?

– J’ai demandé à vous voir, en effet, car j’avais entendu parler de votre réputation. Mais maintenant que je vous vois, je constate que j’ai fait une erreur. Avec votre permission, je vais me retirer.

Il vit la déception passer sur le visage du médecin, comme s’il se fanait, et il se sentit mal. Il regarda le cabinet, et le trouva bien peu approprié pour héberger une fée. Il reconnut certains instruments, et réalisa qu’ils n’étaient pas disposés en fonction de la fréquence de leur utilisation, mais du côté impressionnant de leur apparence, ou du désagrément qu’ils pouvaient causer au patient. Il se sentait oppressé, comme s’il visitait une prison. Il se remémora le bas-relief, les lotus et les étangs qui avaient entouré Lotus Mauve, la douceur de son sourire, et il s’attrista : le guérisseur n’avait rien à faire dans un palais, c’était dans un jardin qu’il eût fallu l’emmener. Il se reprit, car il n’était pas question que les deux spectres se rejoignissent, qu’ils conjuguassent leurs puissances, et qu’il en résultât plus de danger encore pour Trois-Ponts.

Lotus Mauve le regardait avec douceur.

– Vous n’aimez peut-être pas mon apparence, mais je suis capable d’adoucir votre chagrin. Refuserez-vous l’art, pour n’avoir pas apprécié son cadre ?

Bleu Nuit resta songeur, car la voix était secourable. Verte Bruine l’avait infesté de scarabées, certes, mais pour se protéger ; et pour le reste, il l’avait souvent aidé. Pourquoi Lotus Mauve ne le ferait-il pas ? Il semblait troublé par la réaction de son visiteur, comme s’il n’était pas habitué à voir ses soins rejetés. L’exorciste soupira : quand il se savait utile, il détestait voir un patient refuser son aide ; il n’avait pas le cœur d’infliger un refus similaire au guérisseur.

– Je vous prie d’accepter mes excuses, docteur. Votre apparence m’a beaucoup surpris, et j’ai réagi de manière exagérée.

Le soulagement de Lotus Mauve l’émut. Il ajouta :

– Je suis désolé d’avoir attendu sur votre balcon, mais vos fleurs m’ont paru bien plus belles que vos fauteuils.

– J’ai choisi les fleurs, mais les fauteuils sont du ressort de l’intendance. Je suis heureux que vous les trouviez belles. Elles ne sont… elles ne sont pas au goût de tous.

– Elles sont au mien.

Il se mordit les lèvres, tant le chagrin de Lotus Mauve était évident.

– Je serai ravi de bénéficier de vos soins. Mais j’aimerais au préalable savoir ce que vous me demanderez en échange.

– En… échange ? Mais… rien. Mots d’Airain vous autorise à être soigné comme un habitant du palais, c’est-à-dire, sans frais.

Ils se regardèrent un moment.

– Vous êtes quelqu’un d’étrange, docteur ; et je m’étonne toujours un peu quand mes relations à l’étrange sont simplement… banales.

– Vos vêtements… vous êtes un exorciste ?

– Oui.

– Les exorcistes n’ont pas très bonne réputation, à Deux-Rivières.

– Je trouverais dommage de gâcher du talent dans cette ville, et les autres exorcistes compétents pensent comme moi.

Lotus Mauve sourit. Bleu Nuit se demanda s’il réalisait qu’il était un spectre ; mais peu importait, car il n’était pas assez fou pour renvoyer à la mort le médecin personnel d’un monarque. Il retint un rire : Bâton d’Encre avait un spectre pour beau-fils, c’était encore une affaire privée ; mais faire soigner un souverain par un mort, c’était beaucoup plus sérieux. Qu’allait-il découvrir ensuite ? Que tous les poissons des rizières étaient des esprits de noyés ? Il réalisa que peu lui importait, si leur chair était savoureuse. De toute manière, il mangeait du cadavre, alors pourquoi pas du spectre… Lotus Mauve dit :

– Je désirerais savoir si un mort repose en paix.

– C’est réalisable. Mais qu’est-ce qui vous fait penser que ce n’est pas le cas ? S’est-il manifesté à vous ?

– Non, mais j’ai très peu apprécié les circonstances de sa mort, et je ne vois pas comment quiconque pourrait s’en accommoder.

Bleu Nuit soupira en songeant à Roseau Bleu et à la fin qu’il avait connue. Il n’avait jamais revu son disciple, mais il restait hanté par une idée d’injustice et de gâchis. Il y avait si rarement besoin d’un fantôme pour que les vivants errassent, les yeux éteints. Il murmura :

– Merci de m’avoir demandé mon aide. Je ferai de mon mieux.

Lotus Mauve l’amena jusqu’au jardin clos où il avait enterré la feuille de papier qui avait été Sans Larmes, et Bleu Nuit admira les aménagements subtils que le guérisseur avait apportés au lieu : les tiges des plantes grimpantes avaient été disposées comme autant d’hommages fluides, l’arbre taillé de façon à ce que ses limbes fussent un écrin. Tout respirait le regret, la révolte également. Et l’ombre, l’ombre perpétuelle s’étendait dans le coin du jardin où reposait Sans Larmes. L’exorciste mit un genou en terre, et passa délicatement la main sur la tombe, l’effleurant seulement, pour ne pas risquer de réveiller le mort. Il était assez proche pour ressentir, mais trop léger pour déranger, et sa main bougea comme une feuille que le vent n’aurait jamais laissé se poser.

– Il est en paix. Il considérait être né pour cela, avoir suivi un chemin qui passait par le sacrifice. Il disait que l’œuf meurt quand l’oiseau naît.

Le visage de Lotus Mauve était dur, fermé. Bleu Nuit ajouta doucement :

– Pourquoi rester inconsolé quand celui que nous pleurons ne ressent aucune peine ? Pourquoi ne pas partager la paix qu’il a trouvée ? Pourquoi s’attrister, alors qu’il ne craint plus rien et n’a nul regret ?

Le guérisseur acquiesça, mais son regard n’avait pas changé. Il articula :

– Je vous remercie. Et si nous nous occupions de votre chagrin ?

Bleu Nuit caressa doucement le tronc au pied duquel reposait le mort.

– Les mots que j’ai trouvés pour vous semblent m’avoir convenu. Je regrette qu’ils ne vous suffisent pas.

Lotus Mauve songea qu’à chagrin d’humain, remèdes d’humain ; mais il sourit poliment.

– Il n’y a pas de mal. À l’impossible, nul n’est tenu.

Le ton était très doux, mais l’exorciste se sentit profondément humilié. Il se retira, l’amertume au cœur ; et il réalisa qu’en présence de Verte Bruine, il ne s’était jamais senti honteux de son infériorité. D’où venait que Lotus Mauve lui faisait pareil effet ? D’où venait que ses mots de consolation fussent plus mordants que les mesquineries de Mots d’Airain ?

Il retourna jusqu’à l’appartement du médecin, et le valet lui ouvrit.

– Vous… vous êtes de retour ?

– Mais certainement, et je suis fort satisfait du traitement que j’ai reçu !

– Il n’est pas avec vous ?

– Il se promène. Mais vous… heureux homme ! Être au service d’un si prodigieux médecin ! Quels ne doivent pas être vos talents, pour occuper un poste si important !

Le serviteur se rengorgea.

– Il a bien de la chance de m’avoir, en effet !

– Mais je me demandais… il y avait un certain temps que je n’étais revenu à Deux-Rivière, et jadis, son seigneur ne jouissait pas des soins d’un guérisseur mauve. Depuis quand le servez-vous ?

– Depuis son arrivée au palais. J’ai été sélectionné dès l’abord pour ce poste de confiance.

– Et quand était-ce ?

Bleu Nuit resta songeur en écoutant la réponse, car cette date ne lui était pas inconnue. Il eut un choc en réalisant que c’était celle qui avait figuré sur la lettre de condoléances que Verte Bruine lui avait écrite pour le décès de Roseau Bleu. Étrange… ou logique ? Il se passa lentement les doigts sur le visage, suivant les cicatrices presque invisibles des plaies qu’avait ciselées l’épée maléfique. Le lettré n’avait-il pas dit qu’il y avait eu meilleur guérisseur que lui ? Se pouvait-il que Lotus Mauve fût revenu parce que le spectre avait souhaité pouvoir sauver Roseau Bleu ? Bleu Nuit eut un sourire triste, car si c’était le cas, Verte Bruine ne s’était trompé que de ville, de saison et d’année.

Il quitta le palais en s’efforçant de ne pas penser à Lotus Mauve. Une fée parmi les nobles corrompus de Deux-Rivières, c’était pitoyable… un fantôme au cœur du pouvoir, c’était exactement le genre de cas qu’il eût dû signaler à Mots d’Airain. Mais il n’en ferait rien. À chacun ses ennuis… Il laissait bien volontiers le spectre mauve à son crétin de demi-frère, le soi-disant maître exorciste de Deux-Rivières. S’il était si malin, si compétent, il saurait sans doute le gérer lui-même. Et puis, ce n’était pas comme s’il s’agissait d’un mage retranché dans un jardin enchanté ! C’était seulement un guérisseur incrusté au palais… Il ricana sombrement.

Sur le chemin de Trois-Ponts, il s’arrêta pour contempler un pré dans lequel les fleurs multicolores étaient particulièrement belles. Il admira le vert de l’herbe, les corolles mauves, dorées, et il réalisa que s’il existait un spectre aux cheveux colorés à Trois-Ponts et un autre à Deux-Rivières, rien ne permettait d’exclure qu’il en existât dans d’autres villes… ou même en rase campagne, si un jardin avait été construit en un lieu qui ne plaisait plus aux hommes. Mais tout de même… pourquoi Lotus Mauve était-il au palais, et non dans un vestige de jardin ? Bleu Nuit soupira, car il allait devoir voler quelques informations de plus aux adjoints de Bâton d’Encre, en espérant que le magistrat avait fait preuve d’un peu de curiosité à l’égard de son gendre ; ou il allait devoir emprunter le chemin ouvert par Petite Pomme.

Il se retourna, regarda en direction de Deux-Rivières, et ne parvint pas à se défaire de l’idée qu’il abandonnait Lotus Mauve à un sort misérable. Le vent fraîchit, il serra son col, et reprit son chemin en songeant avec plaisir au thé qui lui serait servi dans la prochaine ferme.

*

Lotus Mauve regarda la tombe de Sans Larmes, et sourit tendrement.

– Je regrette que tu ne sois pas là pour voir ça, mon ami. Même si ta mort te convient, tu seras peut-être heureux de savoir que ma vie s’est embellie.

Il revint à son appartement et s’installa sur son balcon, s’asseyant de manière à ne voir que les fleurs et le ciel. Son valet lui servit un thé au jasmin exquis, et Lotus Mauve se demanda en quel honneur il était si bien traité, mais il se contenta de remercier très poliment.

Son sourire s’épanouit, car Verte Bruine était en vie. Il bénit Bleu Nuit d’avoir voulu le consulter. Il se remémora la surprise de l’exorciste, à la teinte si précieuse, celle de la reconnaissance et non de la découverte. Et son regard qui avait glissé sur la peau de Lotus Mauve, sur ses cheveux, ses traits, ce regard qui notait les similitudes et les différences. Le médecin ignorait comment il s’y était pris au juste, mais son visiteur lui avait décrit le jardin de Trois-Ponts et le mage aux cheveux verts qui l’habitait. Il avait parlé avec un air absent, comme s’il n’entendait pas les mots qui coulaient de sa bouche, qu’il vivait juste à côté de sa conscience, hors de portée de sa mémoire.

Il s’était pourtant contraint à ne pas prolonger la conversation, car il eût juré que l’exorciste avait une excellente notion du temps. Mais il en avait appris suffisamment : l’archiviste si serviable n’était pas un rêve ! Les bribes de souvenirs, les songes timides, les pensées lointaines étaient devenus une certitude fébrile : Verte Bruine existait, son jardin fleurissait, et il l’accueillerait comme il l’avait toujours fait, car il n’avait jamais refusé son hospitalité à personne. Lotus Mauve ferma les yeux, et se souvint du jus de mangue tiède tout parfumé d’épices que servait son ami.

Il ouvrit les yeux, et soupira : Verte Bruine l’accueillerait, s’il trouvait le moyen de le rejoindre. Il regarda ses mains, et s’étonna, car il n’aurait jamais deviné qu’il était un spectre. Un mort revenu… cela expliquait sans doute qu’il drainât Bon-à-jeter. Un mort… bien décidé à prendre sa vie en main ! Cela lui paraissait simple, maintenant qu’il s’était souvenu qu’il pouvait manipuler les humains, leur faire accomplir ce qu’il désirait, sans qu’il leur en restât le moindre souvenir ! C’était fabuleux… il pouvait donc quitter le palais en exigeant des gardes qu’ils le laissassent sortir, et ils ne se souviendraient même pas qu’il était passé. Il faillit se lever pour faire ses bagages, mais une sourde inquiétude l’étreignit, car il ne pouvait pas se permettre d’échouer devant les gardes. Il devait sembler trop couard pour oser même songer à une évasion, ou Mots d’Airain sévirait.

Il devait être sûr de lui. Après tout, Bleu Nuit n’était pas un homme normal, et qui pouvait jurer que d’autres réagiraient comme lui ? Et puis, il y avait peut-être une différence entre parler et agir. Lotus Mauve fit une tentative sur son valet, et ne fut pas surpris d’échouer. Ainsi, il était incapable d’utiliser ses pouvoirs sur quelqu’un qui ne les avait pas déjà subis, comme l’exorciste en fréquentant Verte Bruine. Il regarda son serviteur, lourd, obtus, cruel… et pourtant trop fort pour lui. Il frissonna, soudain transi par un vent glacé, chargé d’une odeur de neige. Il se retourna, et ferma la fenêtre.

Il ouvrit une armoire, et regarda les boîtes d’encens alignées. Il choisit quatre bâtonnets verts, un bâtonnet brun et deux orangés, il les disposa amoureusement, et les brûla en pensant à Verte Bruine. Si celui-ci n’avait pas semé l’esprit de Bleu Nuit de scarabées, s’il ne l’avait pas manipulé déjà, il n’aurait rien pu apprendre. Verte Bruine restait bien la source de tout savoir. Lotus Mauve posa son visage entre ses mains, et il pleura d’impuissance. Il aurait dû charger l’exorciste d’un message pour le lettré, il aurait dû appeler son ami à l’aide. Il était trop tard, maintenant ; il ne pouvait pas quitter le palais, et personne ne lui rendait jamais service. Il y avait bien Bon-à-jeter et ses clochards, mais ils n’allaient jamais à Trois-Ponts. Il n’y avait pas de guérisseur mauve là-bas, mais un archiviste aux cheveux verts.

Il resta assis, il regarda ses mains posées sur ses genoux, et il sut qu’il ne supporterait pas de rester loin de Verte Bruine. Savoir que sa chair existait, et qu’il ne la caressait pas. Savoir que son sourire aurait pu le réchauffer, et qu’il ne le voyait pas ; se souvenir de sa voix, et ne pas l’entendre ! C’était insoutenable. Il devait se rendre à Trois-Ponts. Il se rendit à la bibliothèque, qu’il trouva toujours aussi déserte, et il apprit que cette ville n’était pas très éloignée, mais qu’elle était déjà dans un autre royaume. Il était peu probable que Mots d’Airain l’autorisât à s’y rendre, mais il essaierait pourtant. Il laisserait une dernière chance aux humains, puisque Bleu Nuit avait fait de son mieux ; et il rit en pariant qu’ils ne la saisiraient pas plus que l’exorciste n’avait réussi à l’aider.

Lotus Mauve se prosterna devant Mots d’Airains.

– Monseigneur, je désire me rendre à Trois-Ponts.

– À Trois-Ponts ? Pour quoi faire ?

– Il s’y trouve une personne que j’aurai un immense plaisir à connaître, si j’en crois Bleu Nuit, le célèbre maître exorciste qui m’a rendu visite récemment.

Mots d’Airain éclata de rire.

– Ha ! Bleu Nuit ? Il n’était pas assez bon pour Deux-Rivières, mais il a su se vendre à Trois-Ponts ! Quoi qu’il ait pu vous dire, oubliez-le.

– Pourtant, monseigneur, je désirerais faire ce voyage. Quel risque prenons-nous ? Trois-Ponts est une ville excentrée, il ne s’y trouve aucun grand seigneur, et pour peu que je sois discret, qui donc pourrait me confisquer ? Personne ! Je suis bien incapable de vous remercier d’une telle faveur en vous faussant compagnie !

– Là n’est pas la question, Lotus Mauve. Même si les risques étaient nuls, rien ne changerait. Vous êtes une denrée, pas une personne ; une denrée précieuse que nul ne veut risquer de perdre. Et les denrées ne se rendent pas visite ; elles n’ont pas de famille, pas d’alliés, pas d’amis ; elles ne possèdent pas même les pièces où elles sont entreposées.

Le guérisseur s’inclina aimablement. La cruauté de son supérieur ne lui donnait plus envie de mourir, mais de tuer, et il sourit intérieurement à l’idée que les humains excellaient à creuser leur propre tombe. Il se retira, et une fois dans le couloir, il laissa ses lèvres s’étirer en un très fin sourire. Comme les humains avaient été aimables de le rejeter ! Comme ses souffrances prenaient un sens ! Comme la cour avait bien fait de se montrer à lui dans toute son horreur ! Et les prétendus exploits des monarques, et la mesquinerie des habitants de Deux-Rivières ! Même s’ils étaient supposés être pires que bien d’autres, ce qu’il avait lu sur Trois-Ponts ne suffisait pas à chérir la vie de ses habitants.

Il détestait la mort, qu’il avait toujours vue comme une adversaire, au même titre que la souffrance. Mais tuer un humain n’était pas prendre une vie, c’était en libérer. Elle était si tordue, si malheureuse en eux ! Il valait mieux la rendre aux fleurs et aux papillons. Il décimerait ses opposants, et s’il lui fallait rejoindre Trois-Ponts sur un chemin de cadavres, il le ferait. De toute manière, il y trouverait Verte Bruine en parfaite santé, car la maladie qu’il allait créer n’affecterait pas les siens. C’était une arme qu’il concevrait, pas un fléau aveugle.

*

Lotus Mauve s’inclina poliment devant Bon-à-jeter, et lui tendit une petite boîte délicatement décorée. Le vieil homme l’ouvrit, la renifla :

– Il n’y en a pas assez de chaque. Je déteste devoir rationner le tabac !

– Ainsi va le monde. Puis-je m’asseoir ?

– Bien sûr, et tout près de moi, encore ! Si tu crois que nous autres pauvres, nous avons de quoi planter des fleurs sentant aussi bon que toi !

Le guérisseur sourit.

– Vous me trouvez des avantages, c’est certain ; mais vous ne m’aimez pas. Ou pour être précis… j’entends souvent un mot derrière mon dos : voleur…

Le vieil homme détourna les yeux.

– Je ne suis pas responsable de mes impressions.

– Non, bien sûr, elles sont tellement subjectives et spontanées que nul ne peut l’être. Mais…

Lotus Mauve déplia l’acte par lequel le vieux médecin avait été révoqué.

– Une signature, par contre, est purement objective.

Les yeux du vieux étincelèrent de haine. Le guérisseur remarqua tranquillement :

– Et ce n’est pas la mienne.

– Bah ! À quoi bon le haïr, lui ! Je ne peux rien contre lui. C’est vous qui habitez le palais. Moi, je ne puis plus aller au-delà de la seconde porte. Je suis confiné ici, dans les cercles extérieurs.

– Il nous est parfaitement possible de l’atteindre.

– Vraiment ?

– Indirectement.

Le vieil homme regarda autour de lui.

– Comment ?

– Celui qui ne règne sur personne n’est plus un roi. Quoi de plus ridicule ?

Le vieux eut un hoquet.

– Mais ! C’est contraire à notre éthique.

– L’un d’entre eux vous a-t-il aidé ? Qui s’est soucié de vous soutenir ? Personne. Votre chute n’a été qu’une faille par laquelle leurs rires cruels se sont engouffrés.

Bon-à-jeter s’affaissa.

– C’est vrai… mais tout de même… il en est de bons parmi eux.

– Bien sûr ! Qui douterait des vertus de certains humains ? Je serais mort moi-même, si je n’avais croisé certains d’entre eux. C’est pour cela que je voudrais vous confier deux choses : le fléau qui emportera l’ivraie, et le rite qui préservera ceux qui sont chers à nos cœurs.

Le vieux médecin sourit :

– Évidemment… vu comme cela… c’est tout au plus d’une purge qu’il s’agit.

– Et un organisme purgé se porte toujours mieux.

– N’importe quel praticien le confirmerait.

Le vieil homme prit les deux paquets que Lotus Mauve lui tendit, et celui-ci ajouta :

– Il y en a bien plus qu’il ne vous en faut, mais j’ai songé à vos collègues, qui ont connu un sort pareil au vôtre, alors que leurs mérites auraient dû leur valoir une retraite paisible et confortable. Vous avez été leur guide dans le chagrin, vous pourriez également les mener dans cette belle œuvre.

– J’en serai ravi. Tant d’oiseaux soignés, qui n’ont pas volé loin avant d’être attrapés par quelque garnement, et brisés à nouveau… je serais heureux que les cœurs de mes amis trouvent quelque réconfort également.

Il regarda les paquets, puis il grogna :

– Vous ne m’avez pas dit qu’en faire.

– Tous les détails sont à l’intérieur, mais, en résumé, il suffit de verser la purge dans les réservoirs d’eau ; et de poser le rituel sur les portes, ou même les murs, de ceux qui doivent être préservés. D’une maison pour sauver une famille, d’une chambre pour l’un de ses membres. C’est une magie puissante.

Ou plutôt, précisa-t-il, ce serait une magie efficace si un mage procédait au rituel. En l’état… c’était l’excuse qu’il fallait au vieux médecin pour oser se venger. Bon-à-jeter fit un clin d’œil à Lotus Mauve, et il prit congé, en jetant un coup d’œil circulaire autour de lui :

– J’ai hâte de leur exprimer enfin toute ma reconnaissance.

– Je suis ravi d’avoir enfin pu vous offrir un présent qui vous agrée pleinement.

– Les dieux vous bénissent, Lotus Mauve. Vous êtes la preuve vivante qu’une bonne parole n’est jamais perdue.

Le guérisseur s’inclina gracieusement. Les dieux… s’il y avait des êtres au-delà des modestes moyens de la médecine, c’étaient bien eux. Infiniment plus sains qu’il ne le concevrait jamais, ou infiniment trop fous pour qu’il pût les soigner.

Il revint tranquillement à son appartement, songeant que le travail bien fait était toujours une satisfaction en soi. Sceau Brisé avait eu raison : il fallait s’endurcir pour survivre parmi les humains, ou mieux encore, pour survivre aux humains. Ils étaient cruels, mais ce n’était pas une force, seulement une défense qui ne leur vaudrait rien contre la maladie.

Il s’arrêta soudain, préoccupé : et si les humains trouvaient un remède ? C’était peu probable, compte tenu de la médiocrité de leur médecine, mais ce n’était pas totalement exclu. Cette nuit-là, il accrocha à son balcon une lanterne noire, seulement ornée de quelques filigranes blancs, et il l’alluma. Il fallut peu de temps pour qu’une ombre sortît de la nuit, et s’installât debout sur la rambarde.

– Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ?

– Voici une liste de personnes. Je les veux mortes dans les meilleurs délais.

– Des préférences quant à la méthode ?

– Je la laisse à votre entière discrétion, tant que leur vie se termine.

Le serviteur de Monsieur Noir déplia la liste, il la parcourut, et sourit :

– Ce sera un plaisir, monsieur, car les médecins ont une vision de la vie qui correspond assez mal à la nôtre. Je suis heureux que la plus naturelle des jalousies vous pousse à vous défaire de quelques-uns de vos collègues.

– Vous m’en voyez ravi.

Ils s’arrangèrent pour le paiement ; puis le serviteur de Monsieur Noir se laissa tomber en arrière dans les bras de la nuit, avec un sourire béat. Lotus Mauve songea que Sans Larmes était bien mieux sous terre qu’en compagnie de ses collègues ; mieux valait un corps de papier imbibé d’encre que des yeux aveugles à la beauté du monde.

*

Mots d’Airain pâlit, et se plia en deux, les larmes aux yeux : il lui semblait que des poignards étaient plantés dans ses entrailles. Il avait tant de peine à respirer qu’il crut suffoquer, mais la crise passa, et il reprit son souffle. Il voulut retourner à son travail, mais quand il saisit son pinceau, une douleur vive naquit dans ses doigts et il macula la feuille d’un trait large et divagant. Consternant ! Un papier d’une telle qualité, un temps aussi précieux que le sien, et le perdre ainsi ! Il grimaça, tenta un second essai, mais la souffrance fut telle qu’il brisa son pinceau.

Il s’alita, et fit venir Lotus Mauve.

– Vous… il est temps de me montrer ce que vous savez faire.

Le médecin le regarda, puis il s’éloigna avec le plus gradé des serviteurs de Mots d’Airain. Quand ils furent hors de portée de voix, il murmura :

– Mon pauvre ami… votre malheureux maître…

– Parlez, docteur ! Que se passe-t-il ?

– Il est atteint d’une maladie terriblement contagieuse, une maladie à laquelle nul ne survit.

Le valet blêmit.

– Docteur, pensez-vous que je sois…

Lotus Mauve fit mine de l’examiner avec soin.

– Non, mon bon, les dieux n’ont pas voulu que vous suiviez votre maître dans sa chute.

– Mais que faire, docteur ?

– Votre maître fut un serviteur méritoire de la couronne. Je serais affligé de savoir son honneur terni.

– Son honneur… terni ?

– Hélas ! Si son agonie devait se prolonger, combien de personnes ne seraient-elles pas contaminées, parmi ses proches, puis parmi les proches de ses proches… et Mots d’Airain, malgré tous ses mérites, ne serait plus cité que comme la source d’une épidémie dévastatrice.

– Ce serait terrible !

– N’est-ce pas ?

– Il souffre beaucoup ?

– Abominablement, et aucune drogue ne pourrait adoucir un tel tourment.

– La miséricorde demanderait que nous l’achevions.

– Elle l’exigerait, en effet.

– Docteur… pouvez-vous vous en charger ?

– C’est mon devoir le plus sacré.

Lotus Mauve apprécia le regard suppliant et incrédule de Mots d’Airain, puis le spectacle de la vie qui s’échappait de lui en volutes joyeuses. Mots d’Airain, qui avait été si apte à juger de la valeur des hommes… Mots d’Airain, si prompt à menacer… Mots d’Airain venait de décéder des suites d’une infinitésimale erreur de gestion de personnel.

Il recommanda au valet :

– Il serait infiniment plus sage de brûler ses draps et ses habits, mais… discrètement. Je vous ferai porter un mélange de simples qui vous protègeront de toute contagion pendant cette pénible tâche, ainsi que durant la toilette mortuaire.

– Je vous en remercie, docteur.

– Le plus sage serait de lui trouver une mort honorable. Je pense qu’il est décédé subitement d’une crise cardiaque.

– Oh oui, docteur, c’est parfait. Il a toujours été trop sensible, trop concerné…

– Un fonctionnaire exemplaire, en effet.

Il tapota l’épaule du serviteur, en signe de réconfort, et lui préleva suffisamment de vie pour être certain qu’il ne passerait pas la nuit. Le silence de la mort était préférable à tout autre. D’ici là… la vie qu’il avait volée portait également le souvenir de l’exécution de Mots d’Airain.

Il revint à sa chambre en chantonnant :

Ainsi fondent, fondent, fondent,

les jolies petites têtes,

ainsi coulent, coulent, coulent,

les savoirs compromettants.

Il conclut :

Aux rats gris de l’égout

La mémoire des hommes,

À leurs crocs sanglants

L’orgueil des fonctionnaires.

Lambeaux, lambeaux de peau…

Et l’eau rouge soudain !

Il rit doucement : à Deux-Rivières, le maître exorciste était un tâcheron, et les morts ne parlaient pas de leurs bourreaux. À Deux-Rivières, la justice était muette en plus d’être aveugle. À Deux-Rivières, il serait facile de se venger, facile, et agréable.

*

Lotus Mauve s’assit en face du ministre, qu’il trouva agréablement angoissé.

– Cher docteur, je suis inquiet.

– Allons, monseigneur ! Qu’est-ce qui pourrait bien vous inquiéter ?

– Lotus Mauve, vous n’êtes malheureusement pas le mieux informé des habitants de ce palais. Vous ignorez sans doute qu’une terrible maladie fait des ravages parmi la population de Deux-Rivières.

– Des ravages ? Je l’ignorais, en effet. La ville me semble si éloignée, par-delà les enceintes du palais… mes pensées s’arrêtent aux beautés qui m’entourent, et à la santé de ceux dont j’ai la charge.

– Eh bien, justement… je crains pour la mienne.

– Comment cela ? Vous n’avez pourtant pas le cœur fragile, heureusement.

– Non, en effet, et je n’ai pas non plus l’imprévoyance de Mots d’Airain ! Mourir si jeune, quand tout nous réussit… quelle horreur !

– Quelle horreur, en effet. C’est un sort que tout homme sage se doit d’éviter, et je vous y aiderai de mon mieux.

– Je crains la contagion, Lotus Mauve, car ma fonction m’oblige trop souvent à rencontrer des visiteurs venus de l’extérieur.

– C’est regrettable. Mais… je pense que nous pouvons minimiser les risques de manière très satisfaisante.

– Ah ! Comment ?

– Eh bien… en respectant la vie que vous hébergez. Comment désirerait-elle vous conserver vivant, si vous lui nuisez ? La vie n’est pas aveugle, monseigneur, elle soutient celui qui la chérit, et elle laisse mourir celui qui la détruit.

Le ministre soupira.

– Je crains de comprendre ce que vous voulez dire, docteur. Jus de légumes et gymnastique, n’est-ce pas ?

– La vie saine vous plaira, cher ministre. Souvenez-vous : écoutez la vie chanter en vous, son bonheur sera le vôtre. Et si quiconque vous raille, dites-vous qu’il creuse sa tombe, et qu’il y choira sans vous. Vous n’êtes pas de ceux qui se laissent influencer par quelques moqueries, je crois ?

– Certainement pas.

– Et puis, j’ai mis au point quelques excellentes recettes de cocktails sans alcool qui devraient adoucir votre existence.

– Ah, docteur ! Quel plaisir de vous avoir !

Lotus Mauve sourit modestement.

– Bien sûr, si je pouvais examiner une personne atteinte de cette maladie, je saurais mieux vous en protéger.

– Je vous ferai amener un malade à votre cabinet. Mais ne le soignez pas ! Il ne sera pas du palais, et maintenant, moins que jamais, le peuple ne doit espérer être traité comme nous.

– Ne vous en faites pas, monseigneur. Je sais très bien ce que mérite chacun, et il ne me viendrait pas à l’idée de sauver qui n’en est pas digne.

Très peu de temps après, Lotus Mauve reçut la visite d’un patient escorté par deux gardes. Il examina avec plaisir les symptômes savoureux de la maladie qu’il avait créée, puis il fit signe aux gardes de disposer du patient. Il prit le temps de préparer quelques litres d’une potion au goût particulièrement immonde, il la conditionna avec amour, puis il demanda audience au ministre, qui le reçut rapidement.

– Bien le bonjour, monseigneur ! Je constate avec plaisir que votre santé est florissante !

– Vous m’en voyez très soulagé, fit le ministre d’une voix morne.

Il passait ses journées à soupirer, regrettant ses plaisirs enfuis, et l’envie lui rongeait le cœur quand il assistait à un banquet où ses pairs s’empiffraient. Heureusement, sa femme et quelques-unes de ses concubines avaient choisi, elles aussi, de préserver leur vie, et il se sentait moins seul.

– Allons, monseigneur… dites-vous que tous ces fêtards sont probablement des morts en sursis, et que votre survie vaut bien quelques menus sacrifices. Il faut savoir jouir avec modération, si l’on veut jouir longtemps.

– Et enterrer ses ennemis. Oui, c’est bien vrai.

– À ce propos, j’ai examiné le patient que vous m’avez fait porter, et j’ai pu mettre un point une potion qui améliorera encore votre protection. Hélas… tout comme le port d’une armure salvatrice pèse pourtant au guerrier, le goût de ce remède n’est pas… très agréable.

Le ministre soupira, et Lotus Mauve rappela :

– Les dieux ont voulu que les remèdes soient amers, pour que le patient souhaite une prompte guérison.

– Ah ! Lotus Mauve ! Si vous pouviez trouver le moyen de mettre fin à cette épidémie, je vous en serais immensément reconnaissant !

Lotus Mauve en était convaincu ; et quand le ministre aurait subi et la vie saine, et l’immonde remède à boire cinq fois par jour, il serait certainement prêt à lui accorder presque n’importe quelle faveur pour peu que cela mît fin au risque de maladie et qu’il pût boire et manger à nouveau à son gré.

– Mais dites-moi, monseigneur… Sa Majesté ne devrait-elle pas veiller pareillement sur sa propre santé ?

– Sa Majesté… eh bien, je conviens en effet qu’elle rencontre, elle aussi, des émissaires bien trop nombreux. Ah ! Lotus Mauve ! Quel terrible fléau !

– Oui, monseigneur. Mais nous pouvons offrir à Sa Majesté la meilleure des protections.

– Oui, mais… je crains fort qu’elle ne consente pas aussi aisément que moi à surveiller ses mœurs. Elle est habituée à ce que tout se passe comme elle l’entend. Et si je tentais de lui faire boire cette… infection… elle ferait sauter ma tête !

Lotus Mauve se tut, et fit mine de réfléchir profondément.

– Il existe un moyen de protéger Sa Majesté sans qu’elle doive se surveiller.

– Et ne pourrait-il s’appliquer à moi ?

– Dans une certaine mesure, oui ; mais il demande une telle quantité de vie que je ne puis l’appliquer qu’à un nombre très restreint de personnes. En tous les cas, une hygiène de vie parfaite en complétera idéalement l’effet.

Le ministre soupira.

– C’est le devoir du serviteur que de protéger en priorité la vie de son seigneur.

– Et la stricte observance du devoir est encore la meilleure garantie d’éviter une punition divine.

– Docteur, vous pensez que cette maladie a une origine surnaturelle ?

– Comment ne pas le penser ? Elle frappe avec la cruauté d’un bras vengeur, elle décime comme si elle était un décret de mort. Et à ce sujet…

– Oui, docteur ?

– Je suis bien incapable de m’opposer aux dieux. Je ne pourrai pas sauver ceux qui ont mérité leur courroux en ayant des pensées contraires à leur fonction. Les cieux punissent comme il leur sied, je ne puis qu’inviter la vie à protéger certains… Je ferai de mon mieux, mais en dernier recours, les dieux disposent de la vie de chacun.

Le ministre sembla procéder à un rapide examen de conscience.

– Docteur, dites-moi ce qu’il vous faut pour protéger au mieux notre souverain, et ne regardez pas à la dépense ! Tous les moyens doivent être engagés pour protéger une vie si précieuse.

*

Lotus Mauve se laissa glisser dans sa piscine flambant neuve. Il admira les teintes à la fois vives et tendres des fleurs d’eau, et il sourit : s’il devait donner plus de vie au monarque, il était bien normal que l’on bâtit de quoi l’attirer. La végétation qui embellissait ses nouveaux appartements était un appel à la vie, une floraison d’espoir. D’espoir justifié, d’ailleurs, car il pouvait effectivement protéger la vie des nobles qui lui étaient le plus utiles.

Il hésita à prétendre qu’il endiguerait l’épidémie bien plus sûrement s’il pouvait s’allier à d’autres guérisseurs mauves, mais il y renonça. Le monarque était bien incapable d’obtenir un second Lotus Mauve alors même que les royaumes voisins peinaient, eux aussi, sous l’assaut de la maladie ; et aucun d’entre eux n’entrerait en guerre tant que l’armée serait occupée à brûler des cadavres et à maintenir la paix au sein même du pays. Il sourit à un nénuphar, car l’épidémie avait de beaux jours devant elle.

*

L’archiviste peina à soulever le livre, et il s’en étonna, car ce n’était qu’une chronique, certes un peu épaisse, mais une chronique tout de même. Le savoir des hommes ne lui avait jamais pesé. Il se remémora son repas de la veille, se demandant ce qu’il avait bien pu manger de lourd. Ou peut-être avait-il mal dormi ? Il héla un assistant, et le pria de porter l’ouvrage jusqu’à son bureau. Quant à lui, il alla boire un verre d’eau tiède, car il avait la bouche pâteuse. L’eau lui parut amère, et il grimaça.

Il se laissa tomber sur sa chaise plus qu’il ne s’y assit, trahi par ses jambes. Il ne s’en soucia pas, car tant que son esprit restait agile, peu importait que ses membres fussent affaiblis. Ce n’était certainement rien… rien qui valût d’appeler un médecin, et surtout pas ce Lotus Mauve ! Il n’était pas Mots d’Airain, pour faire une crise cardiaque… il n’avait pas le cœur assez faible. Il ricana, ouvrit le volume, le feuilleta jusqu’à la page qui l’intéressait. Il admira les ors et les couleurs de la précieuse chronique, et il sourit : Sa Majesté adorait la généalogie, pour peu qu’elle augmentât sa gloire, et il excellait à ajouter dans le passé de son monarque des actes qui avaient fait honneur à d’autres têtes couronnées. Ce qui faisait la grandeur de l’un faisait très certainement celle de l’autre.

Il se pencha pour mieux déchiffrer une ligne, et il vomit, maculant l’ouvrage. Il voulut écarter le livre, mais il était trop faible. Il ne put qu’empirer le désastre, spasme après spasme, gerbe après gerbe, puis il tomba évanoui, la tête dans ses vomissements. Ce ne fut que plus tard qu’un assistant se demanda ce qui pouvait sentir ainsi, et qu’il trouva l’archiviste dans une posture si ridicule qu’il appela ses collègues pour en rire, bien avant de songer à secourir le malade.

L’archiviste demanda à être ramené chez lui, et il s’alita. Il fit appeler Bon-à-jeter, mais ce fut pour apprendre que le vieux médecin avait été emporté par une maladie quelque temps auparavant. L’archiviste soupira : subir Lotus Mauve ? Jamais ! Il restait des médecins assistants au palais, et il en fit venir un, qui diagnostiqua une simple indigestion et prescrivit du bicarbonate à volonté, ainsi que de la gentiane quatre fois par jour.

L’archiviste réalisa avec horreur qu’il n’avait pas mémorisé la prescription, mais sa femme l’apaisa : elle avait tout entendu, et elle respecterait scrupuleusement les instructions. Quand elle tendit à son époux un verre contenant les deux remèdes, celui-ci cria de panique, car il croyait voir brandie la hache d’un général célèbre pour avoir achevé les affaiblis sans la moindre pitié. Sa femme tenta de lui poser une compresse sur le front, mais il se débattit, convaincu qu’elle voulait le tuer. Elle le fit installer dans une pièce excentrée, pour ne plus l’entendre, et elle chargea une servante de lui administrer des soins. Il hurla sans discontinuer, hanté par des visions de cauchemar surgies des ouvrages qu’il avait tant compulsés. La servante, lassée, le bâillonna. De toute manière, il ne voulait rien boire, alors à quoi bon lui laisser l’usage d’une bouche ?

Un serviteur proposa de faire venir un prêtre pour repousser le démon de la maladie, mais la maîtresse de maison ricana, car elle ne croyait pas au surnaturel. Son pauvre époux, toujours trop imaginatif, était tout bonnement devenu fou. Elle passa la nuit à recompter sa fortune propre et à évaluer celle dont elle hériterait, et elle conclut qu’elle pouvait se passer du salaire de son époux. Elle fit venir un médecin assistant pour qu’il adoucît les derniers jours de son mari, et peu importait si cela les raccourcissait. Le médecin assistant, qui n’était pas payé à l’heure, acheva rapidement son patient.

L’épouse se prépara avec plaisir à oublier son mari, mais elle le maudit une dernière fois quand l’Administration du palais retint sur son ultime salaire le prix de la chronique souillée par ses vomissements. Elle clama haut et fort que c’était un procédé d’une mesquinerie inqualifiable à l’égard d’une veuve éplorée ; mais elle n’eut pas le loisir d’ennuyer longtemps ses relations, car la maladie l’emporta à son tour.

*

Lotus Mauve se réveilla d’humeur sombre. Il laissa ses yeux courir parmi les fresques du plafond, mais les délicats motifs de plantes et de papillons ne l’apaisèrent pas. Il regarda les plantes grimpantes qui ornaient les colonnes entourant son lit, mais il les trouva fades. Son rêve le hantait. Il s’était retrouvé dans une nuit pâle, et tout autour de lui, des humains assis sur leurs talons, leurs chairs bleuies par le vent froid, tenaient aux creux de leurs mains décharnées de petites chandelles. Ils semblaient insensibles à la cire brûlante qui coulait sur leur peau blême. Quand leurs doigts s’écartaient même légèrement, le vent soufflait la flamme tremblante, et les yeux de son porteur se révulsaient. La bave lui venait aux lèvres, et il hurlait, un long cri qui dévorait son corps et ne laissait de lui qu’une tache grasse qui luisait sombrement, une tache qui évoquait les pires cauchemars, les peurs les plus profondes.

Lotus Mauve savait bien que ces chandelles étaient des existences, et que l’agonie les emportait les unes après les autres. Il avait toujours perçu les flux de vie, mais il avait pensé qu’il lui était nécessaire d’être proche du patient. Il découvrait maintenant qu’il sentait les humains mourir à des distances inimaginables. La mort… la mort qu’il semait parmi l’humanité venait le hanter jusqu’au creux de son lit.

Il se reprit : si la souffrance des mourants lui pesait, il fallait simplement qu’il s’accordât plus de plaisirs ! Non pas ceux que le ministre lui dispensait sagement, mais une joie tendre et pure. Il s’assit dans son lit, et tenta de discerner Verte Bruine au loin ; mais il n’en retira qu’une impression vert émeraude, une lumière puissante et fluctuante qui formait une barrière, isolant le jardin du monde. Lotus Mauve sourit en se souvenant des talents d’enchanteur de son ami ; si celui-ci avait pu se protéger des sentiments humains, il l’avait certainement fait.

Il remonta sa couette et s’adossa aux coussins, car il sentait en lui un frémissement qui l’inquiétait, comme si sa chair se fendait et laissait naître des crocus blêmes tout ourlés de givre. Il se pencha plus avant sur la sensation, et il pleura : il avait cherché le lettré, mais c’étaient des guérisseurs mauves qu’il avait trouvés, et leur sort le peinait.

Ils étaient maltraités, et comme lui-même l’avait fait, certains songeaient à se suicider. Ils étaient bien moins nombreux que Bon-à-jeter ne l’avait dit, comme si la mort en avait déjà emporté certains, morts de chagrin… ou tués. Beaucoup étaient moins tristes qu’il ne l’avait été, et il songea que Sans Larmes n’avait pas menti, et que loin de Deux-Rivières, la vie était plus douce. Chez tous, il sentit de l’impuissance et du chagrin ; chez certains, la peur d’être pris comme boucs émissaires. C’était stupide, car personne n’avait plus de chances qu’eux de trouver un remède.

Il décida qu’il était temps que tous apprissent que Verte Bruine était en vie, que la maladie n’était que le moyen de le rejoindre, qu’elle était leur alliée, et non un fléau à combattre. Ainsi, leur espoir renaîtrait. Il fronça le sourcil, et analysa leurs caractères plus finement : ils étaient semblables à lui, et pourtant différents, chacun d’entre eux étant mutilé d’une façon qui lui était propre. Parmi eux, il en trouva qu’il n’avertirait pas, car ils ne toléreraient pas que leur bonheur coûtât des morts. Ceux-là pouvaient mourir, ils étaient des obstacles. Et s’il s’était trompé sur le compte de certains ? Il ferait surveiller tous les guérisseurs mauves par les hommes de Monsieur Noir, et s’il devait apprendre que l’un ou l’autre se battait contre la maladie… il serait tué. Il n’était pas à un moi près ! Un… moi ? Aurait-il fallu dire… un lui ? Mais en ce cas, comment eût-il osé disposer de leurs vies ? D’un vent glacial chargé de cristaux acérés, tourbillonnant dans la grisaille. Frissonnant, il se blottit sous sa couette, et tenta d’oublier que ses plumes étaient de neige, floconneuse et terrible.

*

Sceau Brisé fit asseoir Lotus Mauve.

– Docteur ! Je vous remercie d’être venu ! Vous avez tant de travail, ces temps-ci.

– Oui, il semble que l’état de santé au palais se soit bien détérioré.

– Ah ! Les dieux ne semblent pas toujours respecter suffisamment la noblesse !

– C’est certain ; mais comment s’en étonner ? Les dieux sont priés en majorité par le peuple. Et, bien que ce soit du bétail, ils semblent parfois prendre ses avis en compte.

Sceau Brisé éclata de rire.

– Eh ! Bien sûr ! Les dieux aiment les troupeaux…

– Mais soyons sérieux : les dieux n’ont jamais exaucé le peuple, et la noblesse s’est toujours remise de ses menus ennuis.

– Oui, pour la noblesse en général… mais pour chaque noble en particulier…

– Sceau Brisé, corrigez-moi si je me trompe… seriez-vous inquiet ?

– Eh bien, oui. Certains de mes amis sont morts d’assez horrible façon, et je crains pour ma vie, et celle de ma famille…

– Comme je vous comprends ! Votre femme et vos enfants sont tellement adorables !

L’heureux époux eut un sourire ému.

– Docteur, n’y a-t-il pas un moyen de m’assurer une protection à titre préventif ? Je sais bien que la vie saine et vos remèdes font des merveilles, mais j’ai entendu dire qu’il y aurait des méthodes… plus efficaces.

Lotus Mauve se recula sur son siège, et il tapota les accoudoirs, l’air préoccupé. Le magistrat demanda doucement :

– Docteur ?

– Il existe un moyen, Sceau Brisé, mais, déontologiquement, c’est très contestable. L’énergie que cela me demanderait me rendrait inapte pendant des jours à soigner tout autre patient. Leurs vies… leurs vies perdues le seraient à cause de nous, Sceau Brisé.

– Peuh ! Ils n’avaient qu’à y penser avant moi, docteur ! Chacun sauve sa peau selon ses talents !

– C’est bien vrai, mais mon honneur de praticien n’est pas à jeter à la légère.

– À la légère ? Bien sûr que non ! Mais, en tant que magistrat, je puis certainement vous offrir de quoi peser sur votre décision.

Lotus Mauve énonça ses exigences, et Sceau Brisé fronça le sourcil.

– Docteur… c’est une somme importante… et pourtant, vous touchez un salaire raisonnable… vous ne pensez tout de même pas à quitter Sa Majesté ?

– Sceau Brisé ! Il faudrait être un fou pour quitter une place qui m’accorde tant de satisfactions. Depuis que j’ai pu appliquer vos bons conseils, le palais de Deux-Rivières me paraît l’endroit le plus agréable du monde !

Le magistrat sourit, flatté.

– Mais, comme tout un chacun, j’aime savoir que ma retraite est assurée. De nos jours, c’est plus sage.

Sceau Brisé acquiesça.

– Il est stupide de mettre tous ses œufs dans le même panier.

– N’est-ce pas ?

Et surtout, songea Lotus Mauve, il serait idiot de ne plus pouvoir payer mes ténébreux émissaires.

– Eh bien, docteur ! Avons-nous trouvé un accord que la déontologie accepte ?

– Absolument. Mais vous avez toujours eu un tel sens de la persuasion, cher Sceau Brisé.

Le magistrat rayonnait de fierté. Tout s’arrangeait si bien !

– Bien ! Alors, que faut-il faire ? Devons-nous manger quelque chose ? Ou allez-vous simplement procéder à une imposition des mains ?

– Sceau Brisé… la maladie dont nous allons vous protéger demande des mesures extrêmes, mais la protection qui vous sera accordée sera absolument totale. Le palais dût-il se vider, vos enfants y courront, joyeux, et l’autel de vos ancêtres restera garni de fleurs et d’encens.

Sceau Brisé soupira de soulagement, et Lotus Mauve lui expliqua comment il faudrait procéder. Le magistrat eut un haut-le-cœur, mais le médecin sourit, rassurant :

– Allons, mon ami ! Il est bien évident que les drogues que vous aurez prises vous épargneront toute douleur ! À vrai dire, si vous ne saviez pas ce qui vous attendait, vous ne le remarqueriez même pas. C’est pourquoi, d’ailleurs, je vous conseille de ne rien dire à votre femme et à vos enfants.

– Mais… qui pourrait procéder à… à l’opération ?

– Je suis guérisseur mauve, et non chirurgien. Mais notre ami le bourreau pourra certainement vous rendre ce service… il me semble qu’il n’a rien à vous refuser.

Sceau Brisé resta songeur, puis il dénuda son avant-bras, et prit un peu de peau entre ses doigts.

– Elle sera plus fraîche que celle-ci ?

– Bien sûr ! Vous savez quels effets merveilleux a l’infusion de vie neuve dans un corps. C’est une véritable renaissance, toute l’ardeur de l’enfance jointe à la sagesse de l’âge.

– Mm… vous pourriez également changer légèrement le goût et l’odeur du sexe de ma femme, au passage ?

– Mm… pourriez-vous m’obtenir ces pivoines violettes qui sont arrivées récemment sur le marché ? Je les chéris comme des compagnes, comme des amies sans défaut.

Ils se sourirent complices, et Lotus Mauve se retira. Il retourna à ses appartements, car il aimait réceptionner les fleurs en personne, et leur choisir d’emblée une place qui leur convînt. Quand la nuit fut noire, il descendit dans les jardins, il y retrouva Sceau Brisé et sa famille, et ils se rendirent dans la salle de torture du commissariat du palais. Le magistrat avait veillé à écarter tout témoin, car nul ne devait se douter qu’il bénéficiait d’un traitement particulier de la part du docteur personnel de Sa Majesté. Le bourreau les accueillit.

– J’ai préparé un peu de vin chaud, docteur, car la nuit est fraîche. Ce n’est pas contre-indiqué ?

– Non, absolument pas.

– Et j’ai fait une flambée, pour qu’il fasse bon. Je ne voudrais pas que vous preniez froid, monseigneur.

– C’est très aimable à toi, mon bon, se réjouit Sceau Brisé.

Même Lotus Mauve trouva la température convenable. Le vin épicé était doux et très agréable, bien qu’il eût préféré boire un jus de raisin non fermenté. Bah ! Ainsi allait la vie au palais de Deux-Rivières : des déceptions, toujours ; de la félicité, parfois.

Il dilua le contenu d’une petite fiole dans quatre verres d’eau, que burent Sceau Brisé et sa famille. Il les fit attendre quelques instants, puis les pria de se déshabiller, et le bourreau les installa avec soin sur des chevalets de torture qu’il avait soigneusement briqués. Lotus Mauve le félicita pour ce souci d’hygiène. Le bourreau se pencha sur son supérieur :

– Je peux y aller, docteur ?

– Bien sûr, mon ami. Écorchez-les sans leur laisser la moindre trace de peau, c’est entendu ? Une imprécision pourrait tout gâcher.

– Ne vous en faites pas, le chef m’a tout bien expliqué. Et puis, tout de même, c’est mon boulot !

Le bourreau arracha une grande plaque de peau à Sceau Brisé.

– Docteur, c’est incroyable ! Il est aussi décontracté qu’un bébé ! Il ne sent vraiment rien !

– Mais mon art tient du miracle, mon bon, tout le monde vous le dira.

Surtout s’il s’agissait uniquement de rendre un corps mou comme un sac, sans atténuer aucunement la douleur qu’il ressentait. Lotus Mauve attendit que le bourreau eût pratiquement terminé d’écorcher les quatre suppliciés.

– C’est très aimable à vous de rendre ce service à votre maître, tout de même.

– Oh ! J’aime occuper mes soirées !

– Certes, mais tout de même ! Manipuler ainsi, à mains nues, des peaux contaminées par une maladie si contagieuse.

Le bourreau blêmit.

– Docteur, que dites-vous là ?

Lotus Mauve feignit la confusion.

– Mon ami… vous n’étiez pas averti ? Pourquoi votre maître aurait-il voulu faire peau neuve, si ce n’était pour se défaire de toute trace de cette terrible maladie ?

– Non, je l’ignorais… mais, docteur, seules mes mains sont contaminées… si je les écorchais, pourriez-vous me soigner, moi aussi ?

– Vous n’êtes pas un noble, mon pauvre ami… mais d’un autre côté, votre accueil fut toujours tellement chaleureux… vous le méritez !

Le bourreau rosit, touché.

– Ôtez la peau de vos mains, et je vous en ferai repousser une, saine et fraîche ! Sans oublier, bien sûr, les cals si utiles dans votre profession.

– Mais comment faire ?

Lotus Mauve regarda autour de lui.

– Le brasero, bien sûr ! Plongez hardiment vos deux mains dans le feu, et il vous purifiera.

Le bourreau grimaça.

– Allons, n’ayez pas d’inquiétude ! Il me reste un peu de la drogue que j’ai administrée à Sceau Brisé et sa famille. Et avez-vous discerné chez eux le moindre signe de souffrance ?

– Non. Vous êtes sacrément bon, docteur.

– Je suis littéralement béni des dieux, oui. Mais à vous seul revient le mérite d’être devenu digne de mes bienfaits. Tenez, buvez.

Le bourreau finit son verre ; il prit les pincettes, et ménagea deux trous dans les braises.

– À propos… vous tendez à vous pencher, quand vous travaillez… je jurerais, hélas, que votre visage est également contaminé.

– Bah ! Je ne sentirai rien de toute façon !

Le bourreau prit son souffle, et se plongea dans le feu. Lotus Mauve passa vivement les doigts sur son dos courbé, et le bloqua. Il écouta la peau grésiller quelques instants, il vit la vie tressauter comme les yeux fondaient et le cerveau cuisait, et il songea que c’était une mort bien brève pour quelqu’un qui avait prolongé tant d’agonies.

Il finit son vin chaud en regardant la salle de torture où le calme régnait. Tous étaient morts, et le brasero lui-même finirait par s’éteindre. Lotus Mauve renifla l’odeur de sang, d’excréments et de chair brûlée, puis il tapota aimablement le dos du bourreau.

– On n’a pas tous la chance d’avoir un papa médecin, n’est-ce pas ?

Il salua les cadavres sanglants de Sceau Brisé et sa famille.

– Quant à vous… le bouffon vous offre un ver et vous souhaite une bonne dégustation. N’hésitez surtout pas à pourrir à ma santé ! J’en serai très touché.

Il remonta les marches, et quitta le commissariat. Il était si simple de se déplacer sans être vu, quand la vie d’autrui se devinait de loin. Personne ne soupçonnerait une tierce présence, et le bourreau serait accusé post-mortem d’avoir tué un magistrat. Lotus Mauve se demanda s’il pourrait convaincre les humains que le port d’une peau fraîchement écorchée serait souverain contre la maladie, puis il soupira : bien sûr qu’il le pourrait ! Et tant d’autres abominations encore ! Les humains pouvaient consentir à tout, pourvu qu’il s’agît de la vie d’autrui.

Il retourna à son bureau, s’assit face à la fenêtre, et regarda les couleurs de l’aube. Le soleil se leva, énorme boule d’un rouge rosé, et il frissonna, car elle lui rappelait le brasero de la salle de torture. L’or du jour coula sur ses mains, et il crut les voir brûler et grésiller, mais il ne les retira pas, car c’étaient les mains d’un monstre ; elles pouvaient bien noircir et se recroqueviller. Son cœur avait brûlé avec le visage du bourreau ; il se sentait nu et sanglant, écorché de son innocence. Il enfouit son visage dans ses mains, et sut qu’il en avait assez, non, déjà trop fait. Dans la nuit de ses paumes, il vit des chandelles innombrables vaciller et s’éteindre, et leurs cris de souffrance lui vrillaient les oreilles. Il avait pensé planer loin au-dessus de la mort de ses victimes, mais il s’était chargé de leurs peines, et il s’écrasait avec elles, épuisé. Il pouvait se forcer à agir comme un humain, mais il n’avait pas leur indifférence.

Il prit une feuille de papier, et il réécrivit mot pour mot le poème qu’il avait composé jadis pour faire ses adieux au monde. Il avait renoncé à mourir au crépuscule, à se perdre dans la nuit, mais il entrerait sans peine dans un néant immaculé, sous un soleil blanc, car la lumière du jour ne lui montrait que trop crûment ce qu’il était devenu, et qu’il ne pouvait supporter. Il pouvait sauver un innocent… mais préserver la vie d’un tueur, fût-elle la sienne ! C’était impensable.

Il entendit frapper à sa porte, et son valet vint à lui, bardé d’amulettes censées le protéger de toute maladie :

– Maître, un émissaire de Sa Majesté.

Lotus Mauve se leva. L’émissaire s’inclina.

– Mon maître vous prie d’aller prodiguer vos soins à un sien ami, dont la vie lui est extrêmement chère. Si vous voulez bien passer ce manteau et cacher vos cheveux…

Le médecin s’exécuta. Ils se rendirent jusqu’à une petite cour intérieure où étaient posées des chaises à porteur, et l’émissaire pria Lotus Mauve de monter dans l’une d’entre elles.

– Nous quittons le palais, docteur. Merci de ne pas écarter le rideau, il est impératif que nul ne vous voie.

– Mais bien entendu, mon cher. Pensez-vous vraiment que je désire soigner des pouilleux ?

Quand ils furent arrivés, l’émissaire pria Lotus Mauve de sortir, et celui-ci découvrit une autre cour intérieure. Un valet leur ouvrit la porte, et les fit entrer dans un hôtel particulier richement décoré. Le guérisseur nota l’ambiance lourde, feutrée, et l’angoisse stagnant dans les yeux du personnel ; puis ils entrèrent dans la chambre où reposait le malade, et Lotus Mauve l’observa avec intérêt. Il regarda le serviteur et les gardes.

– Sortez. Mes soins se prodiguent en privé.

– Mais, docteur… vous êtes une précieuse relique…

Lotus Mauve désigna la fenêtre.

– Ne soyez pas ridicules ! Qui pourrait entrer par là ? Personne ! Quant à moi… croyez-vous que j’irais risquer l’épidémie et l’émeute dans les rues de la ville, alors que je jouis de la sécurité du palais ?

Ils quittèrent la pièce, le laissant seul. Il regarda le malade, et sourit : Sa Majesté ne serait pas contente… mais peu lui importait, puisqu’il comptait se suicider dès son retour au palais. Il étudia pourtant l’état de santé de l’homme alité, et trouva quelques faiblesses dont il ferait le prétexte de sa mort. Il dirait à Sa Majesté qu’hélas, un soin insuffisant accordé à sa santé avait fait de son ami une proie facile pour la maladie… Il était amusant de voir la noblesse réduite à la vie saine alors qu’elle ne les sauverait pas, car l’épidémie tuait les athlètes aussi aisément que les débauchés.

Il s’assit près de la fenêtre, et laissa son regard se perdre dans le ciel, les pinacles, les tourelles, les flèches, et dans les reflets de la lumière sur les tuiles vivement colorées. Son patient agonisait avec des bruits qu’il eût trouvé poignants jadis, mais qu’il parvenait à négliger. Sur le rebord de la fenêtre, ses mains serrées blanchirent, et il sentit un peu de sang couler sur son manteau, comme il se mordait les lèvres. Il eût voulu être vide, n’avoir ni cœur, ni oreilles, il eût voulu… Verte Bruine… rejoindre Verte Bruine… ha ! Lotus Mauve éclata de rire. Pour quoi faire ? Pour découvrir qu’un pair le rejetterait tout autant qu’un humain, maintenant qu’il n’était plus rien qu’un assassin ? Il détourna les yeux des tuiles aux reflets verts. Il se leva, prit une étoffe qui décorait un buffet, et la posa sur ses vêtements pour ne plus voir sa robe de médecin. Il ferma les yeux, et se maudit d’avoir choisi pour ses victimes des agonies si longues et si cruelles.

Il releva la tête en entendant une enfant chantonner. Une enfant ? Devant la fenêtre d’un noble ? Il ouvrit les yeux, et vit Cascatelle qui sautillait sur les tuiles vernissées. Il s’effraya à l’idée qu’elle risquait de tomber, mais il se morigéna : ce n’était qu’une humaine, peu lui importait son sort. Vraiment ? Depuis quand un projet avait-il le droit de limiter son présent ? S’il voulait se soucier d’elle, il n’allait pas s’en priver sous un prétexte aussi futile qu’un génocide improvisé !

Il l’appela, et elle vint s’asseoir devant lui. Elle le regarda, posa sa petite main sur sa joue, et sous la douce caresse, il sentit remonter à ses lèvres l’humiliation et l’amertume d’avoir été rejeté et méprisé. Avec un haut-le-cœur, il les vomit comme autant de papillons aux couleurs immondes. Négligeant la bile sur son menton et la sueur sur son front, il se hâta de les écraser pour ne pas défigurer le monde. Cascatelle l’aida avec de grands rires heureux, bondissant sur les tuiles à la poursuite des insectes. Aucun n’en réchappa.

Il admira les reflets d’or dans les cheveux de l’enfant, les petits orteils posés sur le vernis des tuiles, et il sentit le chagrin tordre son cœur : combien d’enfants comme elle avait-il déjà tués ? Combien en tuerait-il encore avant d’être libre de se rendre à Trois-Ponts ? Elle lui sourit.

– C’est bien, quand tu es là.

Elle posa un doigt sur le pli amer à sa bouche, le pli de sa solitude, le pli du mépris dans lequel il était tenu.

– Moi, je t’aime. Moi, je ne te vois pas comme un monstre. Moi, je me moque bien de ce que tu as pu faire en m’attendant.

Il pleura, éperdu de gratitude. Ainsi, il pouvait être pardonné ? Par cette enfant… et par lui-même. Il pouvait également gracier, Cascatelle, bien sûr, mais aussi chaque humain qui toucherait son cœur, chaque humain qui ne mériterait pas de mourir. Il ne voulait plus se voir comme un fléau impitoyable, il ne voulait plus se trouver répugnant. Il voulait s’aimer à nouveau. S’aimer, même s’il en était réduit à tuer pour rejoindre Verte Bruine. S’aimer, même si les humains l’avaient rendu abject. Il s’aimerait, et il ne paierait pas de sa vie ce que les humains avaient fait de lui. À eux le crime, à eux la punition.

Il essuya ses dernières larmes.

– Merci, Cascatelle.

– Cascatelle ? Je suis Fille d’Eau, mais c’est vrai que Sans Larmes m’appelait Cascatelle.

– Fille d’eau… c’est une belle nature, mais est-ce vraiment un nom ?

– Je ne sais pas, je ne donne pas de noms. Toi si ?

– Moi, oui. Pourrais-je t’appeler Ondée ? J’aime la pluie, j’aime le soleil, et j’aime leur mariage. L’or danse dans tes cheveux, et l’argent dans tes yeux. Tu es magnifique.

– Comme les tuiles ?

– Plus belle que les tuiles. Et puis toi, tu parles !

– Elles aussi. De la pluie d’hier, des nuages dans le ciel dont elles ont vu le reflet, des pattes des oiseaux… elles sont bavardes, tu n’imagines pas !

Souriant, il écouta son babil ; il eut l’impression que le ciel bleu se dilatait au-dessus de lui, et qu’il était aussi libre que le vent, libre de souffler où bon lui semblait. Il découvrit sa robe de guérisseur, il rangea l’étoffe sur le buffet, puis il revint à la fenêtre. Il admira l’étincellement des tuiles vertes, les feuillages délicats des fleurs qui poussaient sur certains toits, et la mousse presque luminescente. Verte Bruine ne le rejetterait pas. Verte Bruine n’avait jamais jugé personne. Verte Bruine lui sourirait, comme Ondée le faisait. Verte Bruine donnerait un sens aux morts en l’accueillant dans son jardin. Les morts… les morts n’étaient qu’un chemin vers le bonheur ; les morts étaient un mal nécessaire, un prix à payer pour vivre en paix.

Derrière lui, les râles du mourant faiblirent, et Lotus Mauve soupira, car il n’était plus question de mécontenter Sa Majesté. Il se pencha sur le malade, et appela la vie à lui, celle qui volait dans l’air léger, celle qui se balançait sur les toits au gré du vent, celle qui poursuivait les souris, et celle qui faisait la sieste dans les mansardes. Le malade ouvrit des yeux surpris, puis soulagés, et murmura :

– Sa Majesté a tenu parole… soyez béni.

– Je vous en prie, c’est tout naturel. Je suis un guérisseur, comment aurais-je pu ne pas me battre pour vous ?

– Le combat a dû être rude… vous semblez fatigué.

– Je le suis, en effet, car cette maladie est un adversaire terrible. À vrai dire, vous étiez tellement atteint que j’aurais peut-être échoué, mais les dieux ont jugé bon de m’aider à vous sauver.

– Vraiment ? Comment cela ?

Lotus Mauve désigna Ondée qui sautillait devant la fenêtre.

– Ils m’ont envoyé cette enfant, et son sourire joyeux m’a aidé à appeler la vie. Chaque enfant, monseigneur, est avide de grandir. Mais la vie de cette petite est florissante, son bonheur plaît aux dieux, et sa présence m’a considérablement facilité la tâche. Elle chantonnait, et la vie accourait, docile sous mes doigts. Elle sautillait, et la vie s’engouffrait en vous, chassant la maladie.

– Dans ce cas, cette enfant est précieuse ! Vous ne devriez pas la laisser en ville… elle pourrait…

– C’est vrai, monseigneur. Je devrais la ramener avec moi au palais, et prendre le plus grand soin de sa vie et de son bonheur. Car n’est-ce pas la vie qui protège notre monarque ?

Le noble se leva, passa une robe d’intérieur, s’assit à son bureau, et signa un acte par lequel il autorisait Lotus Mauve à emmener avec lui l’enfant. Il le lui tendit :

– J’avertirai Sa Majesté du rôle qu’a joué cette enfant dans ma guérison, et elle veillera à ce que nul ne lui fasse du mal. Si nécessaire… je les ferai tuer moi-même.

Il sourit, et ajouta :

– Il vaut mieux être le favori d’un vivant que d’un mort, n’est-ce pas ?

Lotus Mauve s’inclina avec gratitude, puis il se pencha à la fenêtre pour appeler Ondée. Elle s’installa dans ses bras, et il rentra au palais, radieux. Avec elle à ses côtés, il ne serait plus jamais seul, il n’oublierait plus l’amour. Il la chérirait, il se chérirait, et il rejoindrait Verte Bruine.

*

Lotus Mauve sentit un mouvement dans la nuit. Il interrompit son récit, pria Ondée de ne pas quitter son lit, et sortit sur le balcon. Le serviteur de Monsieur Noir murmura :

– Bonsoir, docteur.

– Bonsoir. Que me voulez-vous ?

– Ah… l’hostilité du coupable à l’égard de ses complices… elle est si douce dans votre voix !

– Veuillez me pardonner l’imperfection de mon accueil. Puis-je vous offrir quelque chose à boire ?

– De l’encre, peut-être… mais je vous remercie, je n’ai pas soif. La nuit suffit à me rassasier, elle coule en moi, épaisse et gouleyante, quand je me glisse à travers ses plumes.

– Comme il vous plaira.

Lotus Mauve s’assit, décidé à minimiser l’inconfort que lui causait la visite. L’assassin annonça :

– Je vous apporte une excellente nouvelle.

– Laquelle ?

– Nous nous passerons à l’avenir de vos paiements.

– Puis-je savoir pourquoi ?

– Tuer les médecins est devenu l’un de nos objectifs propres.

– Mais… pourquoi ?

– Si nous voulons que l’épidémie prenne de l’ampleur, c’est parfaitement judicieux.

– Vous voulez que l’épidémie… s’étende ?

– Bien sûr ! Cette maladie est tellement abjecte, c’est une pure œuvre de la Nuit. Nous ne pouvons que la servir, l’aider à s’épanouir, à fleurir en corolles de mort sur la terre tout entière !

Lotus Mauve eut la nausée. Il commettait le pire pour parvenir au meilleur, et ne faisait qu’éliminer une race inférieure qui le méprisait. Mais ces humains… ils se tournaient contre les leurs, non pour voir des jours heureux, mais pour qu’il n’en existât plus un seul, jamais ! C’était insensé. Il regarda le sourire du disciple de Monsieur Noir, et y vit comme des crocs prêts à dévorer l’humanité. Il baissa les yeux, mais pour voir les mains du tueur, qui lui semblèrent des pattes aiguisées telles des faux, prêtes à trancher les vies. Il se força à chercher ses yeux, mais il n’y trouva que la nuit, une nuit profonde et dévorante, une nuit qui les engloutirait tous, une nuit de liens, d’impuissance et de mort.

Il inspira profondément les parfums mêlés des fleurs, et se répéta qu’il saurait danser au bord du gouffre, qu’il volerait, léger comme un papillon, rapide comme un parfum, et que peu importaient ceux que l’abîme engloutirait. Ou presque.

– Les guérisseurs mauves ne sont pas des médecins. Ceux d’entre eux qui ne s’opposent pas à la maladie… à quoi bon les tuer ? Laissez-les vivre !

Le disciple sourit, et Lotus Mauve ajouta :

– Je peux payer votre organisation pour qu’elle les laisse en vie.

– Nous ne pouvons pas être payés pour une absence de tâche, cher monsieur…

– Mais comme gardes du corps ?

– C’est du travail pour Monsieur Blanc… mais la Nuit est toujours la plus forte.

Lotus Mauve regarda l’assassin disparaître, il prit sa tête entre ses mains, et il espéra de tout cœur que les défenses du jardin de Verte Bruine suffiraient à protéger l’archiviste de la folie des hommes, car il détesterait le trouver vide. Quant aux guérisseurs mauves, il paierait Monsieur Blanc pour les protéger, même ceux qui s’opposaient à la maladie. Il ne pouvait pas accepter qu’ils fussent tués ainsi.

Il revint vers Ondée, et termina son histoire. Elle lui prit la main.

– Je suis bien contente d’avoir trouvé un petit garçon qui s’intéresse à moi ! J’ai bien eu un ami, avant ; mais il avait des idées sérieuses plein la tête. Il était déjà trop vieux.

– Je… je ne suis pas un petit garçon, tu sais.

– Toi ? Bien sûr que si ! Même le printemps est plus âgé que toi !

Lotus Mauve s’étonna : lui ? Plus jeune que le printemps ? Allons donc ! Il pouvait sans peine évoquer l’hiver précédent… surpris, il réalisa que non. Cela ne l’avait pas frappé avant cela, car il n’avait jamais songé à son passé. Il s’était étonné d’entendre ses patients lui raconter leurs souvenirs, comme si leur présent ne leur suffisait pas. Il ne les avait pas imités, car à quoi bon se remémorer ses jours au palais ? Tous se ressemblaient, et tous étaient tristesse, papillons écrasés et fleurs arrachées, couleurs fanées et saveurs fades ; il valait mieux les oublier à mesure, pour ne pas sombrer dans un océan de larmes. Mais maintenant qu’Ondée était avec lui… c’était différent. Il fit une autre tentative, mais il ne parvint pas à remonter au-delà de ce jour où il s’était éveillé et que le plafond lui avait paru criard. C’était impossible ! Chacun savait qu’il était une relique, chacun savait qu’il avait été obtenu par le monarque… chacun le disait, mais… y avait-il la moindre trace écrite ?

Il souhaita une bonne nuit à Ondée, et il fouilla les archives du palais. Dans les livres de comptes, il réalisa qu’il n’avait occasionné aucune dépense avant ce jour-là, pas même celle de son acquisition. C’était comme s’il n’avait tout bonnement pas existé. Il y avait le coût du tissu de ses vêtements, celui du travail du tailleur… mais avant cela… désespérément rien. Il eut un vertige.

Quand Bleu Nuit l’avait traité de spectre, il avait pensé qu’il avait survécu comme fantôme depuis le fin fond du passé. Mais s’il était apparu récemment… pourquoi ? Comment ? Il continua ses recherches, mais ne trouva aucune ancienne trace écrite de son existence, aucun récit de son acquisition, de son arrivée dans le palais. Même la biographie si flatteuse du monarque ne se vantait pas de sa présence.

Il n’avait pas été trouvé, il n’avait pas été acquis… il était apparu, comme Verte Bruine l’avait fait dans son jardin à Trois-Ponts. Autour de lui, le monde s’était ajusté pour lui faire une place, et dans les logements, et dans les mémoires. Il revint à son appartement, et fut incapable de dormir. Qu’est-ce qui avait bien pu semer cette histoire de peuple inférieur dans les esprits des humains, mais ne toucher aucun de ces livres si rarement consultés ? Et s’il avait été… inséré dans la réalité, pourquoi avoir conservé les médecins de palais précédents ? Pour qu’il pût les utiliser comme émissaires de sa colère ?

Il frissonna, comme si un vent glacial avait soudain coulé dans la pièce, et il sentit dans sa bouche un goût de fer, un goût de neige, un goût de mort. Il se leva, chercha Ondée, et la trouva sur le balcon, où elle jouait avec des pétales. Il s’assit près d’elle, et ils couvrirent le sol de couleurs, puis ils soufflèrent dessus, et toutes se mélangèrent. Elle éclata de rire, il la prit dans ses bras, et respira avec plaisir l’odeur fraîche de ses cheveux clairs. Bleu Nuit lui avait révélé sa nature de spectre, et il s’en était moqué. Il savait maintenant qu’il était plus jeune que le printemps, et il s’en moquerait également : peu importait sa jeunesse, c’était son espérance de vie qui l’intéressait. Et celle de ses pairs.

Quant à savoir qui l’avait recréé… il répondrait à cette question quand il serait avec Verte Bruine, car ses archives valaient bien mieux que celles des humains. L’essentiel était de trouver le moyen de rejoindre le jardin.

X – Les noirs enfants de pierre

 

Verte Bruine étendit son esprit sur Trois-Ponts à la recherche de Fier Bouleau, mais ne le trouva pas. Et pourtant, sa flamme était si claire, si nette, si généreuse, qu’il ne pouvait pas la manquer ! Son ami était-il parti en voyage ? Avait-il fui l’épidémie ? Le lettré poussa jusqu’aux limites du terroir, sans plus de succès. Il sourit pourtant en sentant Lavandin, et prit le temps d’admirer les teintes savoureuses de sa joie de vivre, de son attention vigilante et délicate, et de sa générosité. Il effleura discrètement Bleu Nuit, qui lui sembla préoccupé et intensément curieux de lui. Il s’en souviendrait.

Il revint à son environnement immédiat, leva la tête pour admirer la voûte mauve du rhododendron sous lequel il s’était assis, puis la mousse très verte sur son tronc roux, et enfin l’herbe du sol presque couverte de pétales. Le vert doucement teinté de mauve… ses cheveux caressés par une main légère et parfumée… il soupira, car Lotus Mauve lui manquait. Il rêvait de lui certaines nuits, et se réveillait triste, son énergie enfuie. Il avait donné corps à des Seferneith, mais n’avait pas osé recréer ceux qui lui avaient été les plus chers, ceux dont la personnalité l’avait charmé et fasciné. Le guérisseur avait été unique, et trop précieux pour risquer de le perdre une seconde fois. Il regarda ses mains, et se souvint combien il s’était senti mutilé quand Lotus Mauve ne s’était plus montré. Lotus Mauve… il avait été la vie même, l’amour, la douceur, le réconfort ; la lumière que rien ne pouvait assombrir ; la confiance qui apaisait les peurs, l’espérance qui chassait les doutes. Il observa le bassin, et crut revoir son ami nager en souriant aux fleurs, ses longs cheveux ondulant derrière lui. Il détourna les yeux des lotus mauves qui parsemaient l’eau, et il pleura.

Petite Pomme s’approcha de lui, et passa les doigts dans ses larmes, étonnée.

– L’eau de tes yeux déborde, papa ; tu dois avoir un problème d’évacuation. En plus, elle fait des taches dans les couleurs de tes sentiments. Ça bave ! On dirait une aquarelle ratée.

– Je suis désolé, Petite Pomme. Ça va passer.

– Quand ? Avant ou après le goûter ?

– Je ne sais pas.

– Tu ne… sais pas ? Il y a des choses que tu ne sais pas ? Je croyais que tu savais tout.

– « Tout » est un mot facile à dire, et impossible à définir. Qui peut savoir ce que recouvre « tout » ?

Elle lui tira la langue, et alla jouer avec les autres petits Seferneith. Elle détestait quand son papa lui montrait que les mots eux-mêmes n’étaient ni simples, ni fiables, et que la réalité qu’ils décrivaient perdait sa consistance. Elle joua en s’efforçant de ne pas nommer ce qu’elle faisait, mais seulement de le vivre. Les sentiments, eux, n’étaient jamais creux, c’étaient des pleins très réjouissants. Pourquoi ne remplissaient-ils pas son papa ? Il débordait par un bout et fuyait par l’autre, voilà quel était le problème. Il faudrait qu’elle demandât à pépé de faire venir un plombier, et de le tuer ensuite, pour que personne ne sût que son papa était imparfait. Oui, il faudrait… à ceci près qu’elle avait mieux à faire que de réparer un papa : elle s’amusait.

*

Quelques jours plus tard, Verte Bruine regarda, dégoûté, la peinture qu’il venait de rater. Les couleurs étaient mal équilibrées, les formes manquaient d’harmonie, certains éléments étaient défigurés par des détails inutiles, et d’autres restaient ébauchés, informes. Et surtout, il n’avait aucune envie d’y remédier, comme si la complétude n’était plus envisageable. Il réfléchit, et réalisa qu’il y avait trop longtemps que Fier Bouleau ne s’était pas montré, la stèle de son grand-père sur le dos. Il se renseigna, et apprit ce qu’il craignait : son ami était mort, emporté par l’épidémie. À posteriori, il lui parut clair que ce n’était pas la distance qui avait empêché de le ressentir, mais un autre gouffre, un abîme qui le terrifiait. L’épidémie l’inquiétait ; il avait peur de ces vides qui remplaçaient les visages et les mots, il tremblait au bruit des convois funéraires dans les rues de la ville, il détestait le son des cloches de deuil des temples. Il portait trois écharpes superposées et il avait élevé la température du jardin, mais le froid ne le relâchait pas. Le froid s’était installé en lui et le dévorait.

Il contempla longuement le sol de son étude, puis il le poudra d’un pigment vert pailleté d’or, qu’il rehaussa de brumes turquoise et de cieux bleus. Il dessina ensuite les troncs clairs des bouleaux, il esquissa le vert tendre de leurs feuilles au printemps, l’or de leurs feuilles d’automne, puis il détailla en frissonnant les crevasses sombres sur leurs troncs. Il ajouta un unique saule près d’une rivière, un arbre ancien dont les longues feuilles étroites bruissaient d’amusement plutôt que de larmes. Il laissa avec plaisir ses doigts couverts de pigment courir sur le sol et tracer les nombreuses branches fines, presque interminables, qui descendaient telles des cascades.

Il se recula, sourit à son œuvre, et les feuilles frémirent comme si le vent les traversait. Le murmure s’étendit, quitta le jardin et parcourut la ville. Dans la cour de la maison de Fier Bouleau, un arbre chatoya un bref instant, puis l’une de ses branches se prolongea de longues vrilles vertes qui se glissèrent par une fenêtre jusqu’à atteindre l’autel familial. Elles s’enroulèrent autour des stèles de Fier Bouleau et de Vieux Saule, elles les soulevèrent, refluèrent sans bruit et posèrent les stèles parmi les branches. Une première feuille se posa sur leur pierre noire, puis une autre, puis un essaim de limbes, et les stèles devinrent des oiseaux aux plumes vert et or. Ils déployèrent leurs ailes toutes bruissantes de vent, et volèrent jusqu’à la fenêtre de Verte Bruine. Il les salua, puis le feuillage tomba, révélant les stèles.

Il passa le doigt sur les caractères du nom de Fier Bouleau, il suivit les compliments de son éloge funèbre, et il songea qu’aucun mot ne pouvait remplacer un vivant. Il prit la stèle sur ses genoux, et tenta de recréer son ami comme il faisait revenir ses visiteurs seferneith, mais il échoua. Il serra la stèle contre lui, et malgré qu’elle fût de pierre, elle lui parut plus chaude que son cœur. Il pleura, puis murmura :

Ta flamme me réchauffait

Bien plus que le soleil.

Ton amour me gardait

Bien mieux que les murs

Et je ne sentais plus

Les vents froids du dehors.

Tu es mort maintenant,

Mort avant d’être fané,

Mort si vert encore,

Tellement prêt à pousser.

Tu es mort un instant

Un instant seulement

Après m’avoir connu ;

Tu es mort bien avant

De m’avoir rassasié.

Il songea que c’était absurde : à quoi bon des rencontres qui ne menaient à rien ? À quoi bon des boutons qui ne fleurissaient pas ? Jadis… jadis, les amitiés s’étendaient dans un futur illimité, comme des racines dans une terre tendre ; jadis, le temps qui s’écoulait était la promesse d’un bonheur que nulle fin ne venait ternir. Jadis, le monde offrait des deux mains, il déversait des plaisirs que nulle amertume ne teintait, il ne retranchait rien. Il releva la tête, et il sourit, car jadis était un excellent nom pour demain. Demain, le monde serait à nouveau ce qu’il avait été… même s’il devait se battre pour cela. C’était tout de même moins pénible que de s’adapter à l’imperfection, que de croire un seul instant qu’elle était irrémédiable.

Il prit les deux stèles contre lui, comme de très jeunes enfants, et il quitta son étude pour parcourir son jardin, se demandant où il les installerait pour qu’elles reposassent à ses côtés. Il gravit les marches du pavillon circulaire, et posa celle de Fier Bouleau près de la montagne, mais pas au-dessus, car il voulait croire que son ami la gravirait un jour. Il était bien placé pour savoir qu’une disparition pouvait n’être qu’une éclipse. Il déposa tendrement Vieux Saule dans la chaleur du mur, entre les bras de Seferneith souriants. Il admira la scène, les corps mêlés des participants à la conception collective, et au centre le couple de parents prêts à mêler à leur enfant tout l’amour de leurs amis et leurs traits les plus appréciables. À leur seule vue, il eut envie de pondre un œuf. Il songea que ce n’était guère le moment, puis il fronça le sourcil.

Il parcourut le jardin jusqu’à trouver le cadre qui convenait. Il s’y nicha, et imagina qu’il n’était pas seul, qu’il y avait des corps autour de lui, des cœurs aimants, et pas seulement des souvenirs. Il sentit l’œuf se former contre son ventre, et il lui souhaita la bienvenue de presque tout son cœur, car quel enfant pouvait remplacer la vie de Fier Bouleau, quel enfant aurait sa stature, sa manière sereine d’être ancré dans le monde ? Aucun, jamais… Verte Bruine prit l’œuf entre ses mains, et se réjouit de découvrir celui qui en naîtrait. Il le déposa dans une niche tiède, il le caressa de ses longs doigts bruns, lui infusant la beauté du monde et l’envie de le découvrir.

Il quitta la couveuse, il s’installa face au pavillon circulaire, il perdit son regard dans les tuiles bleues, et il pleura. Petite Pomme remarqua :

– Moi aussi, maman me manque. Mais moi, je pleure pas.

– Et moi, je vais continuer à pleurer jusqu’à ce que mon chagrin ait coulé.

Elle fit la moue.

– Tu peux jamais faire ce qui m’arrange ?

– Pas quand ça ne m’arrange pas aussi, ma chérie. J’ai malheureusement une volonté propre.

– Et tu connais un moyen de t’en débarrasser ?

Verte Bruine rit doucement, et prit Petite Pomme contre lui. Il adorait son odeur, et il s’y perdit. Elle souriait béatement, nichée dans le parfum de son père. Il finit par demander :

– À quoi bon un papa aussi mou qu’un doudou ? Ta maman ne saurait qu’en faire.

Elle l’embrassa, et partit en sautillant.

XI – Sur des chemins enfuis

 

Bleu Nuit admira les reflets dorés que la lampe faisait courir sur la tasse qu’il tenait, une tasse de fine porcelaine décorée de volutes bleues qu’il s’était offerte pour se consoler de son échec. Il avait eu beau s’infiltrer dans les archives officielles et privées, dans les collections les plus complètes, il n’avait rien trouvé qui pût se rattacher avec certitude à Verte Bruine et aux siens. Pas de chroniques, pas de recensements, pas même de notice convaincante pour les objets dont le style ressemblait tant à celui du jardin. Tout ce qu’il avait récolté, c’étaient de multiples occasions de jurer à voix basse, mais il n’en avait que faire. Aucun lettré humain n’avait jugé bon de se souvenir de ce peuple de fées. Aucun administrateur n’avait recensé leurs vestiges. Aucun guerrier ne s’était vanté de leur disparition. Et pourtant, Bleu Nuit aurait juré qu’ils avaient été contemporains des humains.

Il se versa du thé, dépité, et jura une fois de plus. Il abrégea sa litanie ordurière en buvant une gorgée, et il soupira, car si vraiment les humains n’avaient pas gardé de traces des fées, il faudrait en chercher chez les fées elles-mêmes.

Il emballa soigneusement les friandises que Petite Pomme préférait, dans des papiers qui s’envoleraient en autant d’oiseaux une fois dépliés. L’enfant les adorait, et il les peignit avec soin, veillant à accentuer leur délicatesse et leur charme, mais sans les affadir, car Petite Pomme détestait la mièvrerie. Il mit un soin tout particulier à envelopper une boulette de riz d’une image de chouette blanche au plumage très doux, car l’enfant aimait poser son nez contre le bec de l’oiseau, et arrondir ses yeux pour qu’ils ressemblassent aux siens. Jusque-là, ils s’étaient rencontrés sur le seuil du jardin, et Petite Pomme avait fêté celui qu’elle appelait « l’homme aux bonbons qui volent ». Mais elle lui avait proposé de venir jouer avec elle au soir, quand ses parents dormaient et qu’on pouvait s’amuser vraiment.

Il était temps de profiter de l’invitation. Il s’arrêta devant la porte ronde du jardin, et se mordilla les lèvres, car la peinture écaillée et craquelée lui rappelait douloureusement son visage lacéré par l’épée. Même si sa peau ne portait plus aucune trace de l’incident, la douleur revenait par instants, avec le souvenir trop vif encore. Il regarda à son poignet le bracelet offert par la petite, qui faisait de lui un hôte bienvenu ; il se remémora le visage de Verte Bruine, et il se convainquit qu’un père si doux ne massacrerait jamais un jouet cher à sa fille. Il se faufila entre les battants, et il entra.

Tout était calme dans le jardin. Il se dirigea vers le pavillon où dormait Verte Bruine, en évitant les lieux que Petite Pomme préférait. Il avait prévu de se hâter, mais il fit un crochet pour admirer un étang illuminé d’argent, et un autre pour respirer longuement l’odeur puissante d’un buisson fleuri, qui lui avait manqué. Il se força à ne plus diverger, et atteignit le pavillon silencieux. Il pénétra dans la chambre du lettré, s’immobilisa en réalisant que Rouge Cerise était à ses côtés, et que, dans la douceur de l’air du jardin, elle reposait nue. Il s’agenouilla, la regarda dormir, et évita d’évaluer le temps qui passait. Il laissa ses yeux courir sur les courbes fermes et lisses, et songea que la plus belle des porcelaines n’égalerait jamais la peau d’une femme aimée. Il tendit la main pour l’effleurer, mais il se ravisa et s’obligea à nouer ses doigts autour du paquet de friandises. Il trouva la jeune femme triste, et désira la consoler, mais ce n’était pas son rôle. Ce n’était pas lui qu’elle avait choisi, et de toute manière, il ne faisait pas partie des candidats au mariage.

Il détourna les yeux de la dormeuse, se déplaça sans bruit, s’assit près de Verte Bruine, et approcha sa main du front du lettré, jusqu’à sentir sa chaleur. Il ferma les yeux, et son collier se mit à luire doucement, d’une lueur rosée qui se mêla peu à peu de vert, jusqu’à ce que les perles fussent autant de feux émeraude reliées par des brins d’herbe d’un vert éblouissant, qui ondulaient lentement. Il gémit doucement, et il corrigea sa position pour s’assurer plus de stabilité, car la mémoire de Verte Bruine était immense et riche, elle était un appel captivant. Il aurait pu s’y perdre, s’y fondre, s’y promener à jamais ; mais il ne voulait qu’y trouver les vérités qui lui manquaient, et les ramener avec lui. Il voulait des souvenirs tout imprégnés de sentiments, il voulait savoir ce que le lettré avait vécu.

Il se retrouva debout sur un rivage étrange, que nulle mer ne bordait. Au-dessus de lui était le ciel bleu, en-dessous de lui, la nuit étoilée. Il se sentait si léger qu’il se demanda s’il avait encore des os, et si libre qu’il en eut le vertige. Son corps brun était caressé par le vent, car il ne portait qu’une tunique largement ajourée, faite de rubans de soie orangée, de broderies délicates au relief saisissant, de fragments de carapaces étincelantes et de filigranes d’or. Il avait laissé ses lunettes dans son étude. Il scrutait le vide au-delà du rivage, et se réjouissait de découvrir qui étaient ces êtres dont il avait senti l’approche hésitante et les vies fragiles aux flammes curieusement assombries.

Il discerna alors le premier de leurs vaisseaux, une épave misérable aux voiles en lambeaux, à la coque percée de trous. Il s’étonna qu’on pût concevoir une embarcation si lourde, si fragile et si mal protégée. Elle se dirigeait vers le rivage, et les guetteurs sur les mâts semblaient tiraillés entre l’espoir et la crainte. Verte Bruine s’étonna des teintes de leurs sentiments, mais sa très vaste érudition lui permit de comprendre qu’ils craignaient un nouveau refus, et le rejet dans un ciel où ils mourraient de famine, un ciel qui dévorait peu à peu leurs corps et dont les rocs errants déchiraient leurs coques.

Il héla les arrivants, les salua d’une senteur de bienvenue et de réconfort, prit le temps de faire part de cette nouvelle à ses pairs lointains, et descendit vers le point où le premier vaisseau toucherait terre. Quand il les vit de près, il frémit devant leur laideur, leur lourdeur, leur puanteur… et la bassesse de leurs sentiments. Mais il n’avait pas le cœur de décevoir leurs attentes. Le monde était vaste… ils le partageraient. Les Seferneith n’en occupaient que les lieux les plus beaux, ils pouvaient bien leur confier le reste.

Ces gens étaient des survivants, à bord d’une épave prête à s’écrouler… mais il pouvait leur offrir la vie. Il tendit la main, et un homme la prit. Verte Bruine retint un gémissement, surpris par la brutalité de cette poigne calleuse qui écrasait sa chair ; et il les invita à débarquer. Il s’étonna du peu de biens qu’ils emmenaient avec eux, et de les trouver à la fois soulagés et attristés de quitter leur navire. Il regarda mieux le vaisseau, et il ne comprit pas comment on pouvait s’attacher à un objet si détestable.

Bleu Nuit, effaré, vit ses ancêtres débarquer sur le monde, et se regrouper. D’autres Seferneith arrivaient, et les humains s’en effrayèrent, mais Verte Bruine les rassura d’une senteur douce et profonde. Il s’étonna de la répugnance de certains à se laisser aller, à se sentir bien, à être en confiance.

Certains des Seferneith répugnaient à accueillir sur leur monde des créatures si imparfaites, et ils se réunirent pour discuter du sort des humains. Verte Bruine répondit honnêtement aux questions qui lui furent posées sur les curieux sentiments et les étranges réflexes des nouveaux arrivants, et il ne cacha pas les risques encourus. Quand il regarda ses pairs, il sut que les humains mourraient, rejetés à la nuit et au vide, et qu’ils seraient rapidement oubliés. Il n’en resterait que la notice qu’il rédigerait pour que l’évènement ne s’ignorât pas. Lotus Mauve s’avança, et parla en faveur des réfugiés. Il rappela que la vie n’avait pas à détruire, mais à soutenir, que l’intelligence pouvait enseigner, et qu’aucun peuple, aussi défavorisé fût-il à l’origine, ne s’avérait incapable d’évoluer. Les humains semblaient des sujets ingrats, mais ils restaient des germes auxquels il ne manquait qu’une chance de s’épanouir dans de bonnes conditions.

Bleu Nuit gémit, car il ne distinguait pas de différence notable entre ces lointains arrivants et les habitants de Deux-Rivières ; les germes n’avaient pas éclos en graines, puis en pousses réjouissantes, mais en fléaux. Il se replongea dans la mémoire de Verte Bruine, il vit les humains acceptés avec bienveillance et installés sur des terres fertiles et belles. Il se mordit le poing, et regarda les siens proliférer, s’étendre jusqu’à envahir le monde, se combattre, et décider d’éliminer les Seferneith disséminés parmi eux. Il était ridicule de laisser tant de place à quelques fées stupides occupées uniquement à des broutilles sans gloire, comme parler aux oiseaux, aux fleurs et aux flots. Ils ne valaient même pas la peine d’être exploités, car ils mouraient de chagrin, se fanaient comme des plantes privées d’eau. Ils avaient besoin de joie et d’amour, et ne savaient pas vivre esclaves.

De son étude, Verte Bruine sentit ses pairs mourir. Il créa ses rituels les plus puissants pour tenter d’en sauver, mais il ne pouvait rien contre la masse des humains, rien que défendre son jardin contre leurs assauts, et espérer que ses pairs sauraient rejoindre ce havre. Il les sentit partir les uns après les autres, et la solitude se referma sur lui.

Bleu Nuit s’arracha aux souvenirs, incapable de supporter la tristesse du lettré, le chagrin d’avoir perdu les siens, de savoir que des amis vieux comme le monde étaient tués sans égards, arrachés à leur berceau de fleurs, et qu’ils ne se réuniraient plus jamais pour choisir celles de leurs qualités qu’ils offriraient à un enfant. Jamais plus un petit ne sourirait dans son œuf, car le seul père qui restait était incapable de lui offrir mieux que des larmes.

L’exorciste refoula un rire hystérique, car les Seferneith avaient bien le droit de revenir chez eux, et les humains, tous les humains, pas seulement quelques prisonniers dans une modeste prison, d’offrir leur vie pour nourrir la leur. Les fées n’avaient pas demandé à mourir, à n’être plus que des fantômes affamés… Et lui-même ! Confit d’ignorance et de préjugés, il avait agressé Verte Bruine au moment même où le monde lui offrait une chance de réparer le crime de ses ancêtres. Il avait été stupide au point de confondre la perfection originelle avec une déviance à éliminer. Mais quel genre de pervers était-il donc, pour avoir agi ainsi ? Il avait agressé Verte Bruine… et il avait abandonné Lotus Mauve à la cruauté des habitants de Deux-Rivières… Il avait répété le crime de ses ancêtres, alors même qu’il le trouvait ignoble. Il les trouvait répugnants, mais il ne valait pas mieux qu’eux.

Il effleura tendrement le front de Verte Bruine, et un flux de souvenir vint répondre aux questions qu’il se posait encore. Il ne put retenir un cri de souffrance qui réveilla le couple endormi, mais il ne les voyait plus. Il s’était écroulé au sol, le visage baigné de larmes, les yeux fous. Le lettré faillit fuir la pièce, terrifié par le vide qui dévorait Bleu Nuit, assourdi par l’effondrement de son esprit, mais il se pencha sur l’exorciste, et tenta de le calmer, d’arrêter la spirale destructrice dans laquelle il s’était engagé. Ses mains tremblaient, et il les noua dans la robe de son visiteur, étreignant les lapins blancs. Il vacilla, mais Rouge Cerise l’enlaça ; il sentit ses bras fermes autour de lui, et la chaleur de son corps contre le sien. Elle était vivante, elle était forte, elle était le lien, elle était le pont qui l’empêcherait de choir, et sur lequel il traîna Bleu Nuit jusqu’à l’éloigner du gouffre.

Il murmura, tremblant :

– J’ai cru que nous tomberions…

– Je l’ai cru aussi, mais tu t’es soudain fait léger.

Verte Bruine huma l’air de la pièce, et, avec gentillesse :

– Pourquoi ne pas sortir de votre cachette, Lavandin ? Vous mourez d’envie de venir réconforter votre maître, et il en a besoin.

Bleu Nuit ne tremblait plus, mais sa respiration restait rapide, sa peau pâle, son front couvert de sueur, et ses lèvres presque bleues. Rouge Cerise glissa un oreiller sous sa tête, et resta assise près de lui. Elle tendit la main pour remettre en place quelques mèches qui s’étaient collées sur la joue humide de l’exorciste, et pour ouvrir son col un peu plus largement, puis elle jeta un coup d’œil à Lavandin :

– Je ne vous dépossède pas ?

– Qu’importe l’auteur, quand les soins sont parfaits. Vous êtes une merveilleuse infirmière. Je regrette qu’il n’en soit pas conscient.

– Moi pas. S’il était conscient, il se serait enfui. Ma seule manière de lui administrer quoi que ce soit serait de lui tirer une flèche dans les fesses.

L’épée eut un ricanement, et Lavandin remarqua :

– C’est elle qui fait du découpage de précision ?

– C’est elle.

Rouge Cerise caressa doucement le front de Bleu Nuit, puis son visage.

– Heureusement, mon époux a fait du bon travail. Votre maître est trop beau pour servir d’échiquier.

– C’est également mon opinion.

Lavandin se tourna vers Verte Bruine, qui avait remis ses lunettes, et regardait l’exorciste d’un air consterné.

– Maître Verte Bruine… que s’est-il donc passé ?

– Il a consulté ma mémoire.

– Et elle était défendue ?

– Non. C’est le contenu qui l’a choqué… c’est tellement stupide, Lavandin ! Tout ce qu’il a appris, j’aurais pu le lui dire, mais en l’atténuant. Il n’était pas nécessaire de se détruire ainsi.

Lavandin soupira.

– Il ne vous aurait pas cru. Il fait de son mieux pour changer, il est trop honnête pour nier ses doutes ; mais il n’en reste pas moins méfiant. À force de fréquenter des spectres trompeurs, il est devenu très prudent… trop, peut-être.

– Pas vous ?

– Moi, j’ai eu la chance d’être élevé par lui. Il m’a fait confiance, et je me fais confiance. Je n’ai pas à douter de tout.

Verte Bruine lui sourit.

Rouge Cerise remarqua :

– Bleu Nuit m’inquiète. Je ne suis pas certaine du tout qu’il puisse assumer ce qu’il a appris. Il a besoin d’aide.

L’épée eut un sifflement amusé, mais elle lui fit signe de filer. Le lettré se mordit la lèvre.

– Si seulement Lotus Mauve était là, il était si doué avec les esprits blessés.

– Tu ne peux pas le recréer ?

– Son ombre, son charme, certainement ; mais ni sa puissance, ni ses talents… je ne les maîtrise pas. Mais je vais faire de mon mieux, cela vaudra toujours mieux que de le laisser dans cet état.

– Qu’allez-vous faire ? demanda Lavandin.

– Je pourrais supprimer ce qu’il a appris, mais ce serait laisser un problème sans cause. Je vais refouler l’information dans une part isolée de son esprit, de façon à ne plus perturber tout le reste, et cela lui laissera le temps de l’accepter peu à peu, de l’assimiler sans être détruit.

– Il ne saura pas qu’il sait ?

– Non.

– Bah ! Il a déjà l’habitude d’être plus compétent qu’il ne veut bien se l’avouer… ça ne le changera guère. Allez-y.

Quand Verte Bruine se redressa enfin, le visage de Bleu Nuit était plus détendu, et son souffle plus lent, mais il semblait épuisé.

– Il aura besoin de repos, Lavandin.

– Je prendrai soin de lui jusqu’à ce qu’il aille mieux.

– Si vous avez besoin de quoi que ce soit…

– Il est souvent méprisé, mais il est également payé. Rien d’essentiel ne nous manque.

– Pour le reste, n’hésitez pas à demander.

– Je m’en souviendrai. Merci pour tout. Vous êtes étonnamment bon avec deux personnes qui viennent de violer votre domicile, votre intimité et votre esprit.

Verte Bruine hésita, puis :

– Merci du compliment, Lavandin. Néanmoins, je crains qu’il ne repose sur une vision incomplète de la situation.

– Et c’est important ?

– Je préfère être détesté pour ce que je suis qu’admiré pour que ce je ne suis pas.

– J’ai peine à croire que vous puissiez être détestable, mais j’aimerais comprendre.

– Votre maître n’aurait pas pu pénétrer le jardin si je ne l’y avais pas autorisé…

– Mais j’avais cru comprendre que Petite Pomme l’avait invité à jouer avec elle…

– Ma fille ne serait une faille que si j’ignorais ce qu’elle fait à la porte, et ce n’est pas le cas. Non, Lavandin, j’ai choisi le laisser votre maître venir à moi, entrer dans mon esprit à sa guise et y apprendre ce qu’il voudrait. Seulement, je n’ai pas imaginé qu’il pouvait être si fragile. Le voir dans cet état me consterne.

Dans la tasse fragile

J’ai versé du thé

Savoureux, parfumé,

Riche et voluptueux.

Mais la porcelaine fine

S’est brisée tout net,

Et de la tasse gracieuse,

Il ne reste que des miettes

Parmi de l’eau bouillante

Qui fume en pâles volutes.

Lavandin prit la main du spectre.

– Je vous crois, Verte Bruine. Mais rassurez-vous : il en a vu d’autres. Ses chutes sont impressionnantes, mais il sait se relever. Il se remettra, d’autant mieux que vous l’avez aidé. Une fois déjà, vous avez soigné son visage, et il ne reste aucune séquelle ; je ne crains pas pour son esprit, puisque vous en avez pris soin.

Le lettré le regarda avec une pitié gênée, et le jeune homme remarqua :

– Vous ne croyez pas les mensonges, même rassurants ?

– Non, désolé. Donnez-moi de ses nouvelles, voulez-vous ?

– Volontiers… mais vous, dites-moi : pourquoi l’avoir laissé faire ? C’est une habitude, chez les fées, d’inviter autrui à visiter notre tête ?

– Non. J’apprécie votre maître, Lavandin, mais il me voit comme un adversaire. J’ai pensé l’adoucir en m’ouvrant à lui. Ai-je eu tort ?

Lavandin resta muet, puis murmura :

– Il pouvait tout voir de vous ?

– Bien sûr. Pourquoi cacherais-je quelque chose à un ami ? Il serait l’ami d’une illusion !

– Vous n’aimez vraiment pas le mensonge, vous ! Même pas une petite omission de-ci, de-là ?

Verte Bruine baissa les yeux :

– J’espère souvent, oui, que le fil des idées se brisera avant d’être arrivé à ce qui m’embarrasse.

– Mon maître dit que vous excellez à manipuler les sentiments d’autrui. Cela inclut… l’intérêt porté à un sujet précis ?

– Oui… mais je veille à fournir une activité de remplacement agréable. C’est la moindre des courtoisies.

– Ne soyez pas désolé, Verte Bruine. Moi, je n’ai rien contre la souplesse. Les gens qui font passer leurs principes avant leurs intérêts m’inquiètent toujours un peu.

Lavandin jeta un coup d’œil éloquent à Bleu Nuit, et ajouta :

– Même s’ils sont admirables.

Il y eut un silence, puis le jeune homme soupira :

– Je vais prendre congé, si vous le permettez.

– Je vous en prie.

– Je ne sais pas ce qu’il pensera de vous, Verte Bruine, surtout s’il ne se rappelle rien de cette nuit. Mais moi, je suis ravi de vous avoir connu. Si je peux influencer ses sentiments en votre faveur, je le ferai.

Il salua Rouge Cerise, puis :

– Quel démon parviendrait à conserver le cœur d’une si belle femme, si bien armée en sus ?

Un cœur aussi fougueux

Une âme si bien trempée

Une arme de pur acier

N’ont pas à se confier

À un simple démon,

Quand elles peuvent s’offrir

La splendeur d’une fée.

La jeune fille lui sourit, puis elle montra Bleu Nuit du doigt :

– Prenez soin du poulet, Lavandin. Nous n’en ferons peut-être jamais un coq, mais j’y tiens quand même.

Lavandin frissonna.

– Tant qu’on n’en fait pas un chapon…

Il souleva son maître, et le ramena à l’école, traversant la ville endormie par des chemins tranquilles. Il n’avait pas envie de devoir déposer Bleu Nuit n’importe où pour calmer des ivrognes ; s’il excellait dans l’art de la lessive, il connaissait tout de même des activités plus agréables. Il mit son maître au lit, puis s’installa à son chevet. Quand il fut trop fatigué pour rester éveillé, il se fit relayer par Indigo, mais il installa sa couche dans la propre chambre de Bleu Nuit. Quand il se réveilla, Indigo chantait à voix très basse, un chant d’espoir et d’amour, et Lavandin l’écouta jusqu’au bout avant de se lever. Indigo lui sourit.

– J’ai demandé à la cuisine de faire ton plat préféré.

– Merci, Indigo.

Lavandin regarda le visage pâli de Bleu Nuit, et lui souhaita d’être très rapidement capable de déguster une boulette de riz.

– Tu n’es pas obligé de rester, Indigo.

– On n’est jamais obligé de rester près de son aîné, surtout si l’on ne tient pas à apprendre.

Lavandin sourit, et il continua la formation d’Indigo, en la biaisant soigneusement. Indigo ferait sans doute un bon exorciste, mais il pouvait plus sûrement encore devenir un excellent fonctionnaire, de ceux qui savent analyser les besoins et les problèmes, qui osent prendre des décisions, et qui mènent les projets à terme. Il y avait des mois que Lavandin influençait son cadet en ce sens, et qu’il accumulait des fonds pour financer ses études, avec le soutien d’autres disciples diplômés. Il était seulement regrettable que Vieux Saule fût mort, car il aurait fait un excellent mentor pour Indigo.

Ils ne réalisèrent pas tout de suite que Bleu Nuit avait repris conscience, car il n’avait pas bougé. Seul son souffle était un peu plus rapide, haché. Quand Lavandin se tourna vers lui, il frissonna devant le vide dans ses yeux.

– Bonjour, maître. Je suis heureux que vous soyez réveillé.

Bleu Nuit ne répondit pas. Lavandin se mit au-dessus de lui, il sourit, salua de la main, mais l’exorciste ne semblait pas le voir. Indigo murmura :

– C’est comme s’il était mort, mais que son corps restait chaud…

– Aide-moi à l’asseoir.

Bleu Nuit se laissa faire, mais ils durent le caler avec des coussins pour qu’il ne retombât pas. Il se tint voûté quelques instants, la tête penchée, puis il se redressa, le sourcil légèrement froncé, reprenant la posture qui lui était coutumière.

– Des habitudes vues comme un corset, constata Indigo.

Lavandin prit un bol qui contenait un peu de purée de pois, il en mit une cuillère dans la bouche de Bleu Nuit, et après quelques instants, celui-ci avala. Visiblement, sa survie était assurée, sinon sa vie.

– Lavandin… puis-je me retirer ? J’ai… j’ai de la peine à le voir ainsi… je…

– Je t’en prie, Indigo. Nous ne sommes pas tout faits pour le drame. Et si tu allais lire l’ouvrage que je t’ai offert ?

Le visage de son condisciple s’illumina.

– Oui, professeur ! J’adore ce livre… je ne pensais pas qu’il y avait autant de structures à mettre en place et à entretenir pour qu’un état fonctionne. C’est drôle, Lavandin, quand je le lis, j’ai l’impression de…

– Oui ?

– D’exorciser le spectre de l’imperfection.

– Puisses-tu réussir !

Indigo se retira, et Lavandin continua à nourrir Bleu Nuit ; puis il s’assit de manière à ne pas voir les yeux vides de son maître, et se fit de la verveine. Il se mit à chantonner, le chant qu’il entonnait jadis entre ses dents quand les piles de vaisselle sale étaient si hautes qu’il craignait qu’elles ne s’effondrassent sur lui, quand il lui fallait un escabeau pour atteindre l’évier, quand il était plus pâle que le linge qu’il tenait dans sa main crevassée.

Un matin enfin, la lumière d’or du soleil trouva un reflet dans les yeux de Bleu Nuit, une étincelle de vie, et Lavandin cessa de chanter.

– Je suis heureux de vous voir revenir au monde, maître.

L’exorciste le regarda, perplexe.

– Que m’est-il arrivé ?

– La nuit vous a dévoré, maître.

Bleu Nuit tenta de se rappeler ce qui lui était arrivé, mais ne put rien trouver de plus. Il y avait eu le soir, il y avait eu la nuit… et puis plus rien. Il faillit pleurer, et réprima un sentiment de révolte. Où était donc sa paix, où était sa fierté, quand avait-il eu encore le sentiment d’être utile, efficace… depuis que ce maudit spectre hantait le jardin ? Il tenta de se souvenir de la soirée qui avait précédé la longue nuit, mais il ne voyait que les reflets dorés de la lampe sur de la porcelaine bleue et blanche… la tasse qu’il avait achetée pour se consoler de n’avoir trouvé aucun renseignement sur les… sur les fées. Il se massa le front.

– Je suis allé au jardin ?

– Vous avez quitté l’école. Et si je puis me permettre… il y a du travail en retard. J’ai pu empêcher Nuit Calme de prendre trop de risques, mais je ne pourrai pas le faire éternellement. Si vous pouviez vous occuper un peu des habitants, de leurs spectres et de leurs fantasmes incarnés…

Bleu Nuit se sentit submergé par une bouffée de désespoir. Pendant qu’il enquêtait sur un danger possible, le présent divergeait. Mais à quoi bon une ville sans fantômes usuels si elle était envahie par Verte Bruine et les siens ?

– Avez-vous réalisé que vous mangiez, maître ?

– Non.

– Alors, puis-je vous apporter un repas ?

Bleu Nuit prit la main de Lavandin, il la tint longtemps contre sa joue, il soupira profondément.

– Volontiers. Un peu de routine me remettra les idées en place.

XII – Comme un poisson de verre

 

Accoudé à sa fenêtre, Lotus Mauve se demandait comment rejoindre Verte Bruine. Il pouvait attendre, bien sûr ; mais s’il existait un moyen d’échapper au monarque et aux restes de son armée… il l’utiliserait avec soulagement. Il eût aimé leur faire perdre sa piste, mais où ? Il ne reconnaissait plus le monde qui l’environnait, tant il avait changé sous l’action des humains. Il n’osait pas demander leur aide aux hommes de Monsieur Noir, il craignait trop que la réponse ne fût, tout simplement, la mort. En elle, il sèmerait certainement tous ses poursuivants ; mais la mort lui répugnait à présent qu’il savait que le jardin était intact, et demeurait un havre. Il s’inquiéta soudain de savoir comment il se nourrirait, mais il avait bien survécu au décès de Bon-à-jeter ! Il trouverait sans peine un humain comestible à Trois-Ponts également, et n’importe où ailleurs, puisqu’ils étaient partout.

Ondée proposa :

– Et si tu m’en parlais ?

– Pardon ?

– De tes problèmes ?

Il hésita un instant : elle n’était qu’une enfant, et il ne désirait pas troubler son insouciance. Puis il sourit intérieurement : une enfant ? Qui connaissait son âge ? Qui lisait dans son cœur ? Et qui subissait déjà le poids de ses problèmes, à défaut d’en avoir le détail. Parler ne pouvait qu’améliorer la situation, s’il restait bien clair qu’il était de la seule responsabilité de Lotus Mauve de trouver une solution, et qu’il ne se reposait pas sur elle… Et quand bien même ! Il lui semblait parfois qu’elle étendait son ombre jusqu’au bout de la ville. Il l’avait également vue rire en regardant un oiseau dans le ciel, et l’instant d’après, le tenir dans ses mains et mettre son petit nez dans les plumes. Se reposer sur elle… il ne pensait vraiment pas que cela l’écraserait. Qu’elle fût l’eau ou qu’elle fût le roc, il n’était pas en mesure de lui nuire : elle s’échapperait en ruisselets ou elle resterait impassible, solide et tranchante. Il lui expliqua ce qu’il désirait, et elle hocha la tête avec un sourire.

– Je suis née sur une montagne lointaine, une montagne si grande, aux si nombreuses vallées étroites et sinueuses, que tous les soldats du roi pourraient s’y égarer. Là, tu les sèmerais.

Il resta rêveur, imaginant des colonnes de soldats englouties par le roc. Elle poursuivit :

– Je sais très bien où c’est. Il suffit de remonter le caniveau où j’ai pris corps, puis la rivière, puis le ruisseau. Je ne peux pas me tromper, les flots chantent pour moi, et je sais lesquels me mèneront à la grande montagne.

– Un peu comme un saumon ?

– Oui, sauf que moi, je sautille plutôt que de nager.

– Ce serait un endroit idéal. Mais il nous manque un prétexte pour nous y rendre.

– Sur cette montagne poussent des plantes à la forme anodine… mais la vie en elles est puissante. Un guérisseur qui en disposerait pourrait guérir n’importe quelle maladie.

Lotus Mauve sourit, car le ministre attendait un remède avec tant d’anxiété ! Il saurait trouver l’oreille de Sa Majesté, la convaincre de laisser son précieux guérisseur mauve chercher des plantes médicinales sur une montagne lointaine, puisqu’il était le seul à pouvoir les reconnaître. Alors, le trône serait protégé de tout mal.

– Ces plantes existent vraiment ?

– Bien sûr. La montagne est plus riche que cent rois. La montagne peut tout. La montagne est la vie, et la montagne est la mort.

Il décida de la croire, car il était plus facile de convaincre en l’étant soi-même. Il irait chercher ces herbes miraculeuses pour sauver son souverain, c’était son devoir le plus élémentaire.

*

Quand Lotus Mauve entra dans la salle du trône, il sut au premier coup d’œil que le monarque était presque convaincu. L’angoisse et la frustration se mêlaient d’un espoir presque insensé. Il se prosterna le cœur léger, car ses tourments touchaient à leur fin. Sa Majesté demanda :

– Lotus Mauve, comment avez-vous entendu parler de ces plantes ?

– Votre Majesté, je dois cette précieuse information à la sagesse de votre favori.

– Vraiment ? Alors, pourquoi ne m’en a-t-il pas fait part ?

– Parce qu’il l’ignorait, Votre Majesté. Son rôle s’est borné à me permettre de protéger l’enfant que les dieux m’avaient envoyée pour m’aider à le sauver. Si elle n’avait su faire que cela, elle eût déjà été précieuse… mais il s’avère que la générosité divine ne s’arrête pas là.

– C’est-à-dire ?

– Cette jeune fille vient du pays où poussent ces plantes.

– Et ne pensez-vous pas qu’elle veut simplement retourner chez elle ?

– Votre Majesté, pardonnez ma remarque, mais qui voudrait échanger une vie dans votre palais contre un retour à la misère dans sa patrie ? Et quelle ville rivalise avec Deux-Rivières ? Non, je suis convaincu par son récit, d’autant plus que j’ai consulté les précieux ouvrages sagement rassemblés par Votre Majesté. J’y ai découvert l’œuvre admirable d’un grand médecin dans laquelle figurait la mention de ces plantes. En tant que telle, cette information eût été inutilisable, mais elle complète parfaitement les indications données par l’enfant.

– Mais si ces plantes sont décrites, je puis envoyer mes gardes les chercher.

– Hélas, Votre Majesté ! Ces plantes n’ont rien d’extraordinaire, et seul un guérisseur mauve peut sentir l’intense force de vie, la fabuleuse puissance de guérison qui repose en elles. De plus, elles ne diffèrent en rien d’espèces sans intérêt. Vos gardes, malgré toutes leurs qualités, pourraient croire en cueillir des tombereaux et n’en pas ramener une qui fût réellement efficace.

– Voilà pourquoi vous devez partir en un pays lointain, accompagné d’une enfant.

Le monarque soupira.

– Votre Majesté, sans ces herbes, mes remèdes ne vous sauveront peut-être pas. Avec elles, votre sécurité est assurée, même si l’épidémie devait empirer. À quoi bon voir les pays voisins affaiblis, si vous-mêmes n’êtes pas en état d’en profiter ? Vous-mêmes… et votre armée, qu’elles sauront protéger comme je ne puis le faire à moi seul.

– Vos remèdes nous préserveront pendant votre absence ?

– Certainement, Votre Majesté, surtout si vous restreignez les visiteurs autorisés à vous fréquenter. Qui sait quels germes un étranger amène avec lui…

– Soit. Je vais vous donner une escorte.

– Point trop importante, Votre Majesté, sans quoi je serais trop sûrement repéré. Je changerai mes habits, je cacherai mon visage, je laisserai les gardes traiter avec le peuple. Nul ne saura qui je suis.

– Soit. Mais qui me dit que cette enfant ne vous vendra pas à un autre monarque ?

– Rassurez-vous, Votre Majesté. D’une part, elle ne peut rien contre vos gardes ; et d’autre part, elle est jeune et aussi innocente qu’une fleur des prés. Elle ne songerait pas à me vendre… et quand bien même, qui la croirait ?

Le monarque hocha la tête, et Lotus Mauve se retira en réprimant un sourire. Enfin ! Il quittait le palais. Il n’avait même pas besoin d’attendre que les gardes fussent morts ; et le plus amusant, c’était que le monarque était très aimable de l’envoyer chercher un remède qui ne le sauverait jamais. Il y avait longtemps qu’il était contaminé, et que seuls les flots de vie infusés par son médecin le gardaient vivant. Quand celui-ci s’éloignerait suffisamment du palais, les flots se tariraient… et l’agonie commencerait, non seulement pour le monarque, mais pour une bonne partie de sa cour. Le palais de Deux-Rivières serait bientôt un lieu de vent et d’échos, de soupirs et de souvenirs fanés. Qui sait ? Peut-être que leurs spectres apprendraient enfin à vivre en paix, en y mettant l’éternité. Lotus Mauve était bien placé pour savoir que les spectres évoluaient… tout au moins, les spectres de Seferneith.

Le jour venu, Lotus Mauve partit avec un immense plaisir à la recherche d’un remède qui arriverait trop tard. Il était voilé, mais cela ne l’empêchait pas d’admirer les reflets d’or dans les cheveux d’Ondée qui remonta en sautillant le caniveau, puis la rivière dont il n’était qu’un brin infime. Pendant de nombreux jours, ils la longèrent, mais Lotus Mauve se moquait bien de la durée. Il était enfin libre de marcher et de contempler le monde, même s’il ne pouvait pas s’écarter de la voie à son gré pour explorer les lieux environnants. Les gardes instruits de sa valeur ménageaient sa santé et son humeur, et le traitaient avec le respect dû à son rang. Ils cuisinaient convenablement, et ils le laissaient jouer avec Ondée pendant les pauses. Ils portaient consciencieusement les colliers de fleurs que le guérisseur confectionnait pour les protéger de toute maladie propre à ces terres lointaines, et cela améliorait considérablement leur apparence et leur odeur, sinon leurs chances de survie. Lotus Mauve regretta que les troupes féminines fussent si rares, il aurait su qu’en faire.

En sortant d’une gorge, ils aperçurent la montagne, et Lotus Mauve resta muet de stupeur, car ce n’était pas une montagne, mais La Montagne. Il tomba à genoux, et les gardes se pressèrent autour de lui, inquiets. Il les rassura :

– N’ayez pas d’inquiétude… j’ai juste eu un instant de faiblesse à l’idée de la rigueur de l’ascension. Mais heureusement, les plantes que nous cherchons ne peuvent pas pousser bien haut !

Le capitaine des gardes regarda d’un air dubitatif les contreforts âpres, déchiquetés, qui s’enfonçaient dans la plaine comme des draperies empesées dans l’eau verte d’un bassin.

– Eh bien ! Si nous voulons cueillir quoi que ce soit, il faudra faire de la varappe !

– Non, fit Ondée. Je connais les chemins qui mènent aux prés, les ruisseaux dont les pierres nous laisseront grimper jusqu’aux replats herbeux où fleurissent les simples.

Ils la suivirent par des chemins qu’ils n’auraient jamais découverts seuls, et ils atteignirent les prés. En contrebas, la plaine était déjà distante, et les toits des pavillons où se pressaient les visiteurs de la montagne semblaient des assiettes disposées dans l’herbe pour un pique-nique.

– Vous avez besoin de nous, docteur ?

– Non, je ne pense pas. Reposez-vous donc, vous l’avez bien mérité. Si nous sommes arrivés ici sans encombre, nous reviendrons sans doute triomphants à Deux-Rivières.

Il jeta un regard plein d’espoir à la montagne, espérant qu’elle saurait lui éviter ce sort. Un garde ôta son grand chapeau de voyageur, puis s’étendit sur le dos dans le pré, un sourire béat sur le visage ; un autre alla se mettre les pieds au frais dans un ruisseau ; les deux suivants entamèrent une partie de dés, et le capitaine chargea son second de garder un œil sur Lotus Mauve. Quant à lui, il contempla la plaine, et imagina qu’il était général, et qu’il ramenait toutes les terres environnantes, jusqu’à l’horizon, à son seigneur et maître. Il mourut sans s’en apercevoir, le sourire aux lèvres, quand un très petit caillou tombant d’une hauteur effroyable lui traversa le crâne sans bruit et s’enfonça dans son corps.

Lotus Mauve s’éloigna, admirant les fleurs des prés, celles des ruisseaux, celles des gorges humides, celles de pierriers secs. Il était ravi de les revoir toutes, de se plonger dans leurs couleurs. Il ne réalisa pas que son suiveur avait dérapé sur la roche mouillée, et disparu dans une crevasse qui avait étouffé ses cris. Quand il revint au soir, il trouva l’herbe tachée de sang là où avait reposé le dormeur, et des restes qui laissaient penser qu’il avait été dévoré. Inquiet, il appela Ondée, et celle-ci vint à lui en riant, une couronne de fleurs sur la tête.

– C’est joli, ici, non ?

Il la serra contre lui.

– As-tu vu ce qui s’est produit ?

– Oh oui ! Et je peux même te montrer les morceaux qui restent, si tu veux. Y en a un, tu ne verras pas grand-chose, car il s’est fait écraser par un très gros caillou. Mais celui qui s’est empalé sur une branche brisée en fuyant le fauve est encore bien visible. Quant au dernier, il sent le jambon, et il est rigolo avec ses ronds noirs sous la plante des pieds.

La foudre, songea Lotus Mauve en regardant le ciel, la foudre dans un ciel bleu. Le jour n’était pas encore enfui, et il était déjà libre. Il pensa toute sa gratitude à la montagne, et il ne reçut aucune réponse, mais les dieux répondaient si rarement à leur courrier ! C’était sans importance. Il s’assit sur un balcon naturel avec Ondée, et ils admirèrent le crépuscule, puis elle se blottit contre lui, et ils dormirent. Il rêva de ruisseaux, de buissons fleuris, et il se réveilla en sursaut quand il vit leurs fleurs tomber comme une neige teintée de sang, et être emportées par les flots. Il n’aurait pas su dire pourquoi le spectacle des branches dénudées l’attristait ainsi. Il se rendormit.

Au matin, il s’étira avec plaisir, et regarda la montagne. Il n’avait pas envie de la quitter si vite, car elle était belle. Il voulait se baigner dans ses lacs, être caressé par les doigts de ses vents, regarder onduler ses prés en longues vagues tantôt régulières, tantôt folles. Il voulait étreindre les lieux qui l’avaient libéré, et les embellir autant qu’il le pourrait. Il prit l’avis d’Ondée, et celle-ci éclata de rire :

– Je suis contente d’être de retour !

Lotus Mauve sourit : il avait tout le temps de découvrir les lieux, de les parsemer de splendeur, puis de leur faire ses adieux et de rejoindre Verte Bruine. Pour la première fois depuis longtemps, il pouvait vivre à son rythme, et créer les fleurs qui lui plaisaient.

*

Lotus Mauve fredonnait en parcourant les prés fleuris, et il dansait au rythme des corolles qui se balançaient avec le vent. Il sursauta quand une voix rude lui demanda :

– Eh bien, docteur ! Où en est votre cueillette ? Il est grand temps de retourner à Deux-Rivières !

Lotus Mauve se retourna, et découvrit un groupe d’hommes armés. Leurs visages lui étaient familiers, leurs caractères bien plus encore… ils faisaient partie de l’armée de Sa Majesté, l’heureux seigneur de Deux-Rivières. Leur chef avait pris Ondée en otage, et tenait sa lame sur la gorge de la petite. Lotus Mauve frémit, mais son amie souriait, radieuse. Il s’obligea à analyser ses sentiments, et sut qu’elle lui faisait confiance, qu’il pouvait le faire, qu’elle ne craignait rien à ses côtés. C’était la motivation qui comptait, et rien qu’elle. Il hésita, puis le capitaine dit :

– Soyez raisonnable, docteur. Soit vous récoltez ces plantes et vous revenez avec nous, soit j’égorge la petite.

D’un geste extrêmement professionnel, le capitaine illustra son propos en s’égorgeant lui-même. Lotus Mauve évita de regarder son visage effaré, mais il nota que les taches occasionnées étaient impressionnantes. Il était dommage de donner de si beaux uniformes à des employés si périssables. Ondée s’était laissé glisser au sol, radieuse, mais le reste des soldats se dirigeait vers elle. Avec un très bel ensemble, ils dégainèrent et se laissèrent tomber sur leurs épées. L’enfant eut une moue dégoûtée.

– Ils écrasent l’herbe.

– Les arbres tombés également. Et, comme eux, ils donneront de l’engrais.

– M’oui.

– Tu préfères que je les jette dans un ravin ?

– Bien sûr, ou que tu en fasses directement des fleurs et des papillons. Tu pourrais me faire quelques scarabées, aussi.

Lotus Mauve hésita, puis il se souvint de l’obligeance des gardes. S’il pouvait mener un soldat au suicide, alors que ce dernier était tellement habitué à rester en vie au détriment d’autrui, il pouvait sans doute… il s’agenouilla près du corps du capitaine, il passa ses mains au-dessus de lui, sans même l’effleurer, et il sentit où scinder la chair et les os. Il regarda la prairie autour de lui, étudiant les fleurs présentes, puis il ferma les yeux. Des nuées de papillons et de scarabées colorés s’élevèrent, et Ondée cria de joie. Le reste du cadavre sembla couler, et forma dans la prairie de nouvelles fleurs, aux larges corolles et aux vives couleurs. Lotus Mauve ouvrit les yeux, et Ondée lui demanda :

– Ça fatigue ?

– Non, au contraire. La vie coule en moi, et me revigore. J’y gagne bien plus que je n’y investis.

– Alors, tu améliores les autres aussi ?

Lotus Mauve songea que, pour la voir courir parmi les fleurs soudain plus nombreuses et s’extasier devant les papillons, il aurait tué des armées. Mais le temps était à chanter et à faire la ronde dans les prés, ce qui lui plaisait beaucoup plus. Il vérifia pourtant :

– Sais-tu s’il y a d’autres gardes ?

– Pour quoi faire ? Tu sais t’en débarrasser, maintenant.

– Bien sûr.

Ils admirèrent un nouveau crépuscule, et décidèrent qu’il était encore plus beau que les précédents.

Le lendemain, quand le jour fut au plus chaud, Lotus Mauve s’assit sur un roc tiède et mat au bord d’une falaise, et contempla le monde ruisselant de soleil. Au coin de son regard, les rhododendrons brillaient de rose, de blanc, de mauve. Il laissa son esprit s’étendre, porté par le vent, et atteignit le jardin de Verte Bruine. Cette fois, il put franchir la barrière émeraude qui le défendait, et il cria de surprise en y percevant de nombreuses vies souriantes. Il était presque sûr d’avoir senti des enfants… des enfants aux cheveux colorés, au corps souple et brun, aux os légers comme ceux des oiseaux… de petits Seferneith, encore si proches de l’œuf. Leurs rires résonnaient à ses oreilles, mais il savait bien que ce n’était peut-être que des souvenirs.

Peu importait ! C’était une joie, et il voulut la partager avec Ondée, mais il ne la trouva pas. Il étendit ses sens, il la chercha sur les chemins du cœur, et il sentit un écho. Il marcha, et son pas se fit hésitant, il ralentit, faillit s’arrêter, mais il se força à avancer, car il voulait savoir. Là où il devinait le sourire de son amie, il n’y avait qu’une aubépine sur un rocher, au milieu d’un cours d’eau ; à son pied, un petit oiseau qui sautillait sur les fleurs et les rocs, chantait avec les flots. Quelques-unes des corolles tombaient dans les flots et s’éloignaient vers la plaine.

Lotus Mauve releva la tête vers les sommets, et se sentit minuscule et solitaire. Il baissa la tête, serra les poings, et pleura. Il s’avança vers le ruisseau, y plongea ses deux mains, et pleura à nouveau. Il aurait voulu que ses larmes pussent couler aussi fort, aussi vite, aussi loin que le ruisseau… il aurait préféré mille fois pouvoir jeter tout son chagrin au caniveau, mais c’était impossible… sauf s’il laissait sa vie courir avec les flots, et l’abandonner mourant aux côtés d’Ondée. S’il était un fantôme, il avait bien le droit de hanter où bon lui semblait ! S’il tenait à rester près de l’aubépine et de l’oiseau, il voyait mal qui l’en empêcherait. Et il leur raconterait le jardin. Le jardin… il regarda dans le lointain, il se remémora Verte Bruine, et il soupira : il vivrait auprès du ruisseau jusqu’à trouver le courage de partir, ou celui de mourir.

Il resta assis longtemps, mais le temps lui importait peu. La vie coulait en lui, riche et abondante, et elle suffisait à le nourrir. Au-dessus de lui, les cieux grondaient, menaçants, faisant s’enfuir les corbeaux, mais il n’en avait cure : la montagne lui avait volé Ondée, elle ne méritait aucune considération. Qu’elle l’écrasât donc, si elle y tenait ! Elle ne le fit pas. Ha ! Sa Majesté La Montagne Souveraine valorisait également les guérisseurs mauves ? Comme c’était aimable… Il n’aurait plus manqué qu’elle prît en compte leurs affections, qu’elle les ménageât quelque peu.

Il se réveilla une nuit avec l’impression qu’il était utile, non pas à un souverain auquel il vouait de la haine et du mépris, mais à un ami, un frère. Il ricana : utile ? Quelle folie ! Et pourtant… cette chaleur, comme une flamme lointaine qui réchauffait son cœur… Cet amour qui suffirait à combler le manque creusé par l’absence d’Ondée. Soit… mais un jour, la montagne lui rendrait ses amis disparus. Cela ferait deux : Sans Larmes, et Ondée. Il jeta un regard de défi au sommet, et réussit à ne pas trembler, malgré l’immensité de pierre qui s’élançait vers les cieux.

Il contempla une dernière fois l’aubépine, le roc, l’oiseau et l’eau, et songea que la petite avait dit la vérité : elle était une fille d’eau. Il lui dit au revoir, les larmes aux yeux, mais le chant du courant l’invita à le suivre. Il longea le ruisseau, puis son cours s’étrécit pour passer dans la roche, et il entra dans l’eau. La caresse des flots autour de ses chevilles était si agréable qu’il ne voulut plus le quitter, et le babil satisfait qui le baignait tout entier lui confirma que c’était judicieux.

Quand il atteignit les premières maisons, il s’inquiéta de savoir comment il serait reçu. Il était voilé, certes, mais sa haute silhouette mince était inhabituelle. Une femme se pencha pour puiser de l’eau, et il réalisa qu’elle ne le voyait pas. Des enfants coururent sur la rive, sans le remarquer. Un pêcheur ne broncha pas quand il le dépassa. Les poissons l’évitaient sans peine, mais aucun des riverains ne le percevait. Il était si négligeable qu’il eut l’impression d’être caché par une montagne, et il sentit le ciel sourire sombrement. Il refusa de se retourner.

À la longue, il se lassa de ne manger que de la vie libre de corps, d’autant que les humains adoraient pique-niquer au bord de l’eau, ou faire des grillades. Il se souvint des mots d’Ondée : seule la motivation comptait… et son sens du confort se faisait impérieux. Il manipula les gens alentour pour qu’ils déposassent des aliments dans l’eau, sur de petits radeaux décorés de fleurs. C’est pratique, joli, délicieux… quasi spontané et presque généreux. Et allez ! S’il fallait créer des qualités apparentes aux humains, c’était dans ses moyens. Son long retour devint une découverte gastronomique et olfactive des provinces traversées, et il ne regretta qu’une chose : il était seul, plutôt que de partager ses plaisirs avec Sans Larmes et Ondée.

Bah ! Il reverrait bientôt Verte Bruine. À deux, ils trouveraient un moyen. À deux, ils avaient toujours trouvé un moyen… enfin, presque toujours.

XIII – Dans l’ombre des ravins

 

Manis s’était installé, presque invisible, dans une fissure qui courait à travers un surplomb. Il aimait reposer ainsi, bien ancré par ses six jambes, et contempler le paysage en contrebas du massif. Pour l’heure, il regardait Lotus Mauve s’éloigner le long d’un ruisseau, et ne comprenait pas : pourquoi avait-il fallu que le Seferneith vînt à la montagne, si elle n’avait pas pris la peine de lui parler ? Il réfléchit longtemps, puis abandonna. Le seul changement qu’il pût détecter était que le guérisseur ne semblait plus adéquat pour faire un bon fauteuil, malgré la couleur délicieuse de sa peau, et son parfum délicat. Manis ne savait pourquoi, il eût juré qu’il serait inconfortable, trop dur pour épouser fidèlement un corps. Eh bien ! Si la montagne tenait à influer sur l’aménagement intérieur des Tuan, c’était son choix. C’était une ingérence déplorable, mais il ne relèverait pas. D’ailleurs, il ne fréquentait plus guère son domicile, alors peu importait dans l’immédiat.

Il demeura songeur de longs instants, puis Pendaran se laissa tomber dans la fissure, comme une plume noire. Il s’arrêta net en écartant les coudes, et son armure tinta joliment contre le roc. Manis songea que son ami était parfois un peu démonstratif : il le savait bien, qu’il avait besoin de deux jambes pour se maintenir, et même de quatre ou six s’il désirait rester suspendu longtemps ! Fallait-il vraiment que l’aventurier rappelât qu’il eût pu en faire autant avec deux bras, si seulement il avait tenu en place ?

– Manis, nos tâches nous attendent.

– Pendaran, je suis confus de t’avoir contraint à me le rappeler.

– Manis, veuille croire que je ne t’en tiendrai aucunement rigueur… si tu avais l’obligeance de me suivre immédiatement.

L’esseulé resta muet, troublé. Une seule phrase d’excuse, pour un impair si grave ? C’était… comment allait-il faire pour se sentir réellement pardonné ? Il était déjà déplorable de devoir agir ainsi, en secret ; s’il fallait en plus y perdre la politesse, ce serait insupportable. Pendaran soupira.

– Manis, je regrette infiniment que le temps ne nous laisse pas le loisir d’être aussi courtois que nous le souhaiterions. J’aurais grand plaisir à t’écouter exprimer en détail ta culpabilité, et à t’accorder mon pardon le plus doux. Mais hélas ! Je n’en ai pas le loisir. Accepterais-tu que je délègue ce privilège à une personne de confiance, qui a tout le temps de le faire ?

– Je serais ravi par ce brillant arrangement.

– Bien. Je délègue mon pouvoir de pardon à Rengganis. Aie l’obligeance de lui faire toutes tes excuses au-delà de la première, et d’accepter qu’elle t’absolve.

– Mais… Pendaran… Rengganis est… Rengganis ne peut…

– Qu’en sais-tu ? Ce n’est pas parce qu’elle n’est plus qu’elle ne peut pas. Je te prierais d’essayer, à tout le moins ; et n’hésite pas à réussir.

Manis était perplexe. Mais au fond… valait-il mieux faire ses excuses à Pendaran, que cela ennuyait, ou à Rengganis, qui avait, effectivement, tout le temps et toute la douceur nécessaires ? Elle lui avait toujours pardonné, elle ne l’avait jamais pressé de s’exprimer plus brièvement. Eh bien ! Elle le ferait encore. Il sourit, et pendant qu’ils marchaient, il récita intérieurement à sa douce amie les excuses les plus raffinées, les plus poétiques qu’il put inventer. Quand ils furent près d’arriver, elle lui pardonna, et son baiser le fit frémir de plaisir. L’aventurier eut un sourire discret, car son ami avait bien assez d’imagination pour jouir sans aide, et cela ne lui ferait aucun mal. Le pauvre était beaucoup trop délicat pour faire un bon conspirateur, il dépérissait d’angoisse !

XIV – La sève et le venin

 

Verte Bruine releva la tête de son livre, et se figea, tous ses sens aux aguets. Il se leva, hésitant, mais tremblant presque d’espoir, et prit le temps de convaincre ses jambes de ne pas trébucher. Il se dirigea vers l’entrée du jardin, éloignant tout autre de son chemin, et s’arrêta quand il vit parmi les fleurs une haute silhouette vêtue de noir, sa tête surmontée d’une toque bleue, et voilée de blanc. L’une de ses mains était gantée, et tenait le second gant. De l’autre, elle caressait tendrement le corps d’un bourdon. L’habit était inconnu, mais l’odeur… les couleurs du caractère… et le café au lait de la peau… Il courut vers le visiteur, et cria :

– Lotus Mauve ! Je suis heureux de te voir.

– Vraiment ?

– Mais… bien sûr !

Le guérisseur ôta son voile, puis sa toque, et les laissa tomber au sol. Il retira le second gant, ce gant sous lequel il avait caché sa couleur atypique, ce gant qui lui avait évité de toucher le monde terne des hommes ; puis il dénoua ses cheveux qui retombèrent en pluie étincelante autour de lui. Le lettré posa les mains sur les bras de son ami, se ravit de son parfum, admira les reflets mauves de sa chevelure, et se perdit dans ses yeux, ces étangs immenses où il aimait nager. Il le serra contre lui, et soupira de bonheur. Il passa lentement les doigts sur la soie, le satin et le feutre des lourds vêtements noirs, et demanda :

– Mais d’où sors-tu ?

– C’est une longue histoire, et elle ne m’intéresse guère. Et puis, est-ce tout ce qui t’importe ?

– Non, bien sûr.

Verte Bruine s’imprégna de l’éventail de sentiments entourant Lotus Mauve, il contempla les teintes subtiles, les dégradés, les reflets, et les vifs ocelles ; puis il étendit des doigts de parfum et en effleura son ami qui ferma les yeux et gémit doucement. Il fit pousser des vrilles de senteurs qui se glissèrent sous ses vêtements, grimpèrent le long de ses membres, caressèrent son dos, sa nuque, se glissèrent dans ses cheveux, le faisant frémir, haleter, se cambrer et osciller comme un arbre dans le vent. Il l’entoura d’une brume de désir qui illumina les couleurs de ses sensations, les changeant en un feu intense dont les flammes dansaient de plaisir. Le guérisseur murmura :

– Tu ne te forces pas ?

Le lettré s’interrompit, interloqué.

– Mais… tu le vois bien. Et comment pourrais-je ne pas te désirer ?

Lotus Mauve fixa son ami, tendit une main délicate vers sa joue qu’il caressa presque timidement, puis l’embrassa avec soulagement. Verte Bruine couvrit son visage de baisers légers, écarta les longs cheveux mauves, et ouvrit le col satiné pour mordiller sa nuque. Le guérisseur défit sa ceinture, et le lettré sourit. Son invité se laissa dévêtir lentement, étonné de ne ressentir aucune crainte ; il accueillit sur sa peau les lèvres, les doigts, les cheveux de son ami, et s’emplit de son odeur, s’enivrant de miel et de cannelle. Il contempla, radieux, les couleurs du désir et de l’amour qui s’étendaient autour de Verte Bruine, transparaissant dans le moindre de ses gestes, et il irradia son bonheur d’être apprécié. Le lettré soupira de contentement, et Lotus Mauve se sentit enfin normal.

Il sourit à son ami, un sourire qui était une promesse, et le caressa à son tour, de son corps et de senteurs. Il fit courir en lui des ruisselets de plaisir qui remontèrent les nerfs en cascadant et s’infiltrèrent dans les chairs environnantes, les gorgeant de volupté. Il les fit se rejoindre, et se renforcer mutuellement, dans l’esprit de Verte Bruine, qui se laissa glisser au sol, incapable de conserver son équilibre. Le guérisseur le déshabilla tendrement, et parcourut sa peau avec délices, savourant les camaïeux de bruns chauds qu’y créaient l’ombre et la lumière.

Les couleurs de leurs sentiments se mêlèrent en un lent ballet, devenant de plus en plus vives, frémissant, s’étendant, se rétractant comme des vagues de plaisir les parcouraient, puis explosant en un feu d’artifice de jouissance. Ils restèrent longtemps enlacés, et contemplèrent le lent apaisement de leurs sensations, les tableaux successifs qu’elles formaient autour d’eux comme elles se dissociaient lentement. Ils s’étaient mêlés en fragments fins comme une poussière d’or, et ceux-ci se rassemblaient peu à peu, devenant pétales, puis ailes de papillon, puis mains offertes, qui glissaient les uns sur les autres et retournaient vers leur source.

Lotus Mauve murmura :

– Tu m’avais manqué.

– J’ai vu. C’est à croire que tu n’as plus fait l’amour depuis une éternité.

– N’exagérons rien, tout de même.

Il fut surpris de voir que Verte Bruine le croyait. Il caressa son visage et refoula un soupir : son ami lui faisait confiance, et ne prenait pas la peine de chercher les traces du mensonge parmi ses sentiments. Il remarqua :

– Tes couleurs sont toujours aussi belles, quand l’amour les illumine.

– Fleurir sous tes doigts est un pur bonheur, Lotus Mauve.

Le guérisseur revit soudain les fleurs disposées sur son balcon de Deux-Rivières, et soupira à l’idée d’avoir dû se contenter de si médiocres succédanés.

– Il fait si bon, dans ton jardin.

– C’est normal, c’est un jardin.

– Oui, bien sûr.

Lotus Mauve tendit la main vers un papillon, et celui-ci se posa sur ses doigts.

– Il n’a pas peur…

– Peur ? Mais de quoi ? Qui pourrait faire du mal à un papillon ?

Le médecin se demanda si Verte Bruine avait compris quoi que ce fût au monde qui s’étendait autour de son jardin.

– Eh bien… un humain, par exemple.

– Oh. Oui, c’est vrai, ils en seraient capables ; mais j’en fréquente tellement peu que je n’y ai pas songé. Vois-tu, depuis que j’ai réparé les défenses du jardin, je ne me soucie plus guère de l’humanité.

– C’est sage de ta part.

– Je ne sais pas… je ne crois pas qu’il soit sensé de négliger un prédateur.

– Je ne le crois pas non plus.

Le lettré frissonna.

– Tu vas bien, Verte Bruine ?

– Oui, Lotus Mauve. Mais, si tu permets, je vais me rhabiller.

– Te rhabiller ? Pourquoi ? Il fait délicieux. Ton enchantement climatique fonctionne toujours aussi bien.

Le mage eut un sourire d’excuse :

– J’ai froid, Lotus Mauve. Je suis obligé de me couvrir, et même ainsi… j’ai intérêt à privilégier les boissons chaudes et à ne pas manger de sorbet.

Le guérisseur fronça les sourcils, et regarda mieux Verte Bruine. Il ne l’avait jamais connu frileux. Il se souvenait de la robe de soie jaune, mais pas de ce pantalon et cette tunique vert pâle qu’il portait par-dessous, ni de ces sous-vêtements molletonnés dont les piqûres dessinaient des volutes ; et pas non plus des houppes de soie rouge qui dansaient sur la robe du lettré au moindre mouvement. Celui-ci proposa :

– Mais toi… veux-tu continuer à porter ces vêtements, ou désires-tu que je te ramène quelque chose depuis ta chambre ?

– La petite tunique de fil vert, décorée de violettes et de gouttes de rosée.

Verte Bruine le regarda d’un air appréciateur, savourant d’avance le résultat. Lotus Mauve passa ses mains dans ses cheveux, en soupesant la masse lisse avec plaisir.

– Et la broche dorée émaillée de vert, celle avec les papillons.

– Bien sûr.

Le lettré s’éloigna, et le guérisseur s’étendit dans l’herbe. Il admira le ciel à travers les branches d’un flamboyant, et songea que le lettré esquivait toujours aussi bien les sujets qui le dérangeaient. Il cessa de penser, jouissant seulement du plaisir dans son corps et de la beauté des bleus, des verts, des orangés au-dessus de lui. Ici, il pouvait ensevelir le monde sous des fleurs, et chacun s’en réjouirait. Ici, il pouvait demander à être aimé d’un sourire charmeur, et il le serait. Ici, il pouvait étendre ses bras devant lui, et savoir qu’ils seraient couverts de baisers dès qu’il le désirerait, car Verte Bruine n’avait jamais préféré un ami de papier à un visiteur de chair.

Il sursauta quand son hôte revint avec ses vêtements, car il n’avait pas entendu son pas léger. Il avait nié son odeur, comme celle des humains ; et ignoré sa bienveillance, tant il s’était habitué à n’en pas recevoir. Il se redressa, observa ses pieds posés sur l’herbe tendre, puis les genoux du lettré assis très près de lui, et réalisa qu’il était dans le jardin pour y rester, que ce n’était pas un rêve de plus, qu’il n’y aurait jamais plus de matin triste au palais de Deux-Rivières. Il n’était plus un guérisseur mauve. Le chagrin monta en lui comme un raz-de-marée, et il s’effondra en sanglots. Verte Bruine lui posa une main sur l’épaule, et Lotus Mauve discerna peu à peu des lumières dans la nuit de ses paupières, des bougies qui sentaient bon la cire d’abeille, et dont la flamme le réchauffait. Il n’était plus seul. Il n’était plus incompris. Il regarda son ami, et s’exclama :

– Oh ! Verte Bruine ! Je suis si heureux que tu aies survécu ! C’est un tel bonheur de t’avoir rejoint dans ce havre, d’être enfin à l’abri… et de savoir que toi, au moins, tu leur as échappé.

Il étreignit le lettré, qui se vit sous un mât dont pendaient des guirlandes de fleurs tournant lentement autour de lui, leurs parfums venant tour à tour le ravir. Il répondit de senteurs caressantes, douces comme le miel, accueillantes comme l’eau chaude d’un bain, fondantes comme un praliné juste croustillant d’éclats de nougatine. Puis il murmura :

– Lotus Mauve… j’aurais préféré ne pas te décevoir… mais mon jardin n’a pas suffi à me protéger… et il n’est resté que… le vide.

L’herbe qui borde le chemin

A oublié l’ombre du marcheur.

Les lèvres n’effleurent plus les fleurs

Les parfums étendent en vain

Leurs doigts légers dans le jardin.

Les pétales semés par le vent

Ne raviront pas des yeux clos.

Là où les mots portaient dans l’air

Toute la douceur de l’amour

Il n’y a plus, ici ou là,

Que le roc où s’écoulent des gouttes

Comme des larmes jamais taries.

Le jardin pleure ce qui lui manque,

Sans même pouvoir s’en rappeler

Car le temps a tout emporté

Jusqu’au souvenir de nos années.

Lotus Mauve retint un hurlement de rage, empêcha ses poings de se serrer, enlaça Verte Bruine qui fondait en larmes, et le caressa tendrement tout le temps qu’il sanglota. Il était si frustrant de ne pouvoir toucher sa peau, de ne sentir que le tissu, aussi doux fût-il, de jouer avec les houppes de soie rouge plutôt qu’avec la chair si désirable. Il restait les cheveux, leur vert vif et joyeux ; et l’odeur qui sourdait malgré les vêtements ; mais l’humiliation le brûlait. Le lettré finit par murmurer :

– Je… je ne peux pas te dire comment je… mais je suis resté absent longtemps. Et je ne suis pas vraiment… pas vraiment vivant.

– Ça ne me pose aucun problème, Verte Bruine. Peu m’importe de quoi tu es fait, tant que tu es celui que j’aimais.

– Je… je ne saurais le dire. Je… je ne sais plus vraiment qui j’ai pu être, avant…

– Je suis sûr que ça te reviendra, un jour ou l’autre. Ne t’inquiète pas… ne t’inquiète pas… rien ne se perd à jamais.

Il aida le lettré à s’étendre, la tête sur ses genoux, puis il plaça ses mains tièdes sur le visage fatigué de son ami. Dors, songea-t-il, dors, et ta vigilance avec toi. Dors, et continue à ignorer la haine que je voue aux humains. Même toi, ils t’ont tué, et pourtant ! tu n’avais menacé personne, tu ne les gênais pas, tu n’occupais qu’un jardin où tu dépeignais les merveilles du monde, et confectionnais des livres, même si tu n’avais plus personne à qui les offrir. Tu ne demandais que la liberté de regarder et de comprendre, pas celle de parler ou d’être accepté. Tu ne voulais qu’être ignoré, laissé en paix avec tes souvenirs et le peu de beauté que tu discernais encore. Et tu alignais sur tes étagères les maigres splendeurs que tu pouvais encore créer. Je t’aime, Verte Bruine, et je ne les laisserai pas te faire du mal une seconde fois.

Sans déranger son ami, il s’étira, inspira profondément les senteurs mêlées des fleurs du jardin, et sourit de plaisir, car son objectif était clair et réalisable, pour autant que le lettré n’en sût rien, car il était trop doux pour accepter que l’humanité fût tuée pour le protéger.

Verte Bruine frémit, ouvrit les yeux, et le guérisseur apprécia la caresse de ses cils contre la paume de ses mains. Il les écarta, et le lettré dit :

– Lotus Mauve… tu disais que mon jardin était un écrin… mais tant de points de vue étaient incomplets en ton absence… et ta piscine… qui d’autre aurait pu y nager ? Qui donne envie aux fleurs d’être plus belles encore, pour n’être pas éclipsées ?

– Je suis là, maintenant, et je compte bien rester en vie. Je ne suis pas suicidaire.

– Suicidaire, non ; mais fragile, oui. Et tant de gens meurent à Trois-Ponts, dans d’atroces souffrances !

– Verte Bruine, je suis psychiatre, t’en souviens-tu ? Je te promets de veiller sur mon équilibre psychique avec le plus grand soin, et de ne pas te priver de ma compagnie.

Le lettré sourit avec tant de gratitude et de soulagement que Lotus Mauve faillit vomir.

– Ça ne va pas ?

– Un petit quelque chose qui ne passe pas… rien de grave.

– Sais-tu ce qui te soulagerait ?

– Un kaki, je pense… avec un peu de crème à la vanille. Et pas un kaki magique ! Je veux le goût d’un fruit qui a joui du soleil et de la paix de ton jardin.

L’enchanteur ne releva pas que sa magie eût pu imiter un tel fruit à la perfection, et alla préparer ce que lui demandait son invité. Celui-ci espéra que les plaqueminiers étaient toujours à l’autre bout du jardin, et réfléchit. Depuis la perte d’Ondée… non, depuis son arrivée à la montagne, la mort des humains ne le dérangeait plus… du moins pas assez pour le pousser au suicide à nouveau. Mais mentir à Verte Bruine ! Même avec un cœur de pierre, cela allait être difficile. Il observa sa main, étendant ses doigts bruns et considérant longuement leur forme, puis il la détendit d’un geste souple comme le vol d’une feuille dans le vent. Il ne mentirait pas, non, mais il exploiterait pleinement la tendance du lettré à éviter les sujets embarrassants. Il sourit, et se demanda si sa joie eût suffi à faire fuir un corbeau.

Verte Bruine revint avec le kaki et la crème à la vanille, et Lotus Mauve les dégusta avec plaisir. Il remarqua :

– Trois écharpes, tout de même…

L’archiviste détourna le regard, et son invité contempla avec dégoût la couleur hideuse de sa frayeur. Il hésita un instant : qu’est-ce que son ami pouvait craindre au point de ne pas le partager ? Bah ! Il suffisait de ne pas lui dire qu’il cherchait, et de ne pas parler de ce qu’il trouverait. Il détourna l’attention du lettré en la focalisant sur un papillon mauve et bleu qu’il venait de créer, et tenta d’analyser le froid qui hantait son ami. Il crut geler vif, et recula, frissonnant, car ce froid en Verte Bruine était celui de ses pairs morts, partis les uns après les autres, laissant dans son cœur un vide de plus en plus grand. Parmi ces deuils, le guérisseur sentit le sien. Il faillit pleurer en réalisant combien le lettré l’avait aimé, et à quel point il avait souffert, abandonné de tous. Il détesta l’idée qu’il ne pouvait parler… puisqu’il n’avait rien appris.

– Je n’avais jamais vu ce papillon, Lotus Mauve.

– Je suis content qu’il te plaise.

Et je voudrais t’ensevelir d’amour jusqu’à te réchauffer. Je voudrais poser ses ailes sur tes yeux pour les protéger de tout ce que j’ai vu. Je voudrais être sûr que tu vivras heureux.

– Ton kaki a fait passer ma nausée.

– J’en suis ravi.

– Et il m’a ouvert l’appétit.

Verte Bruine eut un large sourire.

– Je vais te cuisiner quelque chose.

– Tu fais toujours du poulet avec une sauce à la coco, au rhum et aux bolets ?

– Toujours.

– Et de l’ananas au caramel pour le dessert ?

– Bien sûr.

– Je t’accompagne. J’adore te voir cuisiner, car tu ruisselles de générosité. Et puis, le ballet de tes ustensiles volants me fascine toujours.

– Un mage a autant de mains qu’il peut s’en rêver…

– Et moi, j’aurais une migraine si j’essayais.

– Toi ? Une migraine ?

– Je pourrais soulager mes symptômes, non supprimer leur cause, faute d’être capable d’imiter tes moyens.

– C’est vrai.

Lotus Mauve s’installa dans un fauteuil, et regarda Verte Bruine cuisiner. Mais, surtout, il étudia discrètement son état de santé, et en conclut qu’il allait mal, sans pourtant de cause physique. Il s’interdisait la santé, le doute et l’inquiétude formaient des taches sombres parmi ses sentiments. Il hésita à le rassurer, mais le lettré tourna vers lui son regard souligné par ses petites lunettes, et le guérisseur retrouva dans ses yeux la terrible acuité, l’impressionnante pénétration qu’il avait appréciée jadis, et craignait aujourd’hui. Il se tut, car son ami malade était bien moins gênant qu’en pleine possession de ses moyens. Plus tard, peut-être… plus tard, sans doute ; mais pour l’instant, il lui fallait le temps d’apprendre à lui mentir plus efficacement. De toute manière, la vie de Verte Bruine n’était pas en danger.

Quand ils eurent fini de manger, Lotus Mauve demanda :

– Quelque chose ne va pas ?

– Je suis inquiet pour ma femme.

– Ta femme ? Tu es marié ? C’est merveilleux ! Avec qui ?

– Tu ne la connais pas.

– Tu plaisantes ? Nous nous connaissons tous.

– Entre Seferneith, oui, mais c’est une humaine.

Le guérisseur reposa son verre de peur de le briser.

– Une… humaine ?

– C’est elle qui m’a… appelé. Sans elle, je ne serais pas ici pour t’accueillir. Elle s’appelle Rouge Cerise.

Ses mots frémissaient d’une telle tendresse que Lotus Mauve retint un soupir. Son ami était amoureux, d’une humaine à défaut de mieux ; il espéra qu’une désintoxication était encore possible. Peu importait qu’elle fût une source de vie, lui-même avait survécu sans peine au décès de Bon-à-jeter. Il se leva, et enlaça Verte Bruine, embrassant doucement son cou. Il tissa un filet de parfums, et le lettré s’y laissa volontiers prendre. Il parcourut son corps, trouva des sentiers d’odeurs sur sa peau, remonta à leur source, découvrit la douceur qui emplissait son cœur, l’amour qu’il vouait à sa femme, suffisant pour le contenter. Peu importait que Rouge Cerise fût incapable de stimuler les sens de l’intérieur, qu’elle n’offrît qu’un contact physique, et ne perçût qu’imparfaitement les sentiments de son époux, elle le rendait heureux. Le guérisseur sourit, puis ouvrit les yeux.

– Tu n’as jamais été très porté sur le plaisir sexuel, de toute façon. Tu étais sans doute le plus apte d’entre nous à aimer une humaine.

Verte Bruine écarquilla les yeux, puis éclata de rire.

– Mais bien sûr, Lotus Mauve, mais bien sûr… et te souviens-tu qui a étudié le plus finement les façons de faire l’amour à des humains, et m’a dicté un livre que j’ai ensuite illustré, d’après des souvenirs à la fois poétiques et médicaux ?

Le souvenir était vague, et le guérisseur était peu désireux de le préciser. Il fronça soudain un sourcil, car il était las de se comporter en humain et d’être rancunier jusqu’au masochisme.

– Oui, je me souviens, et je le reverrais volontiers. Tu l’as toujours ?

– Bien sûr. Une édition précieusement rangée dans ma bibliothèque, et une… sous mon oreiller.

Sur ce dernier mot, le visage de Verte Bruine s’assombrit à nouveau, et son ami l’aida à pleurer. Une fois calmé, il expliqua :

– Je ne vois plus guère ma femme, Lotus Mauve ; et j’ai beau me dire que cela me laisse du temps pour mes études, je n’en suis pas soulagé.

– Pourquoi s’absente-t-elle ?

– Ses parents sont malades, victimes de cette épidémie à laquelle nul ne comprend rien. Et j’ai tellement peur… tellement peur qu’elle soit contaminée et qu’elle meure…

Le guérisseur soupira : il venait à peine de décider d’en finir une bonne fois pour toutes avec l’humanité, et voilà déjà que sa décision causait du chagrin à un ami cher. Bien sûr, il pouvait en profiter pour renoncer à son fléau, et redevenir un gentil docteur, un ami de la vie… mais son cœur de pierre ricana sombrement. Un ami de la vie… prêt pour l’abattage ? Jamais plus. Les humains ne feraient plus couler une goutte de sang seferneith, ils ne les empêcheraient plus de faire ce qu’ils aimaient et d’être qui ils voulaient… et ils ne toucheraient plus l’aile d’un seul papillon. S’il avait le choix entre les tuer tous et voir un Seferneith frissonner dans un jour chaud, traumatisé par la mort de ses pairs, il les tuerait.

Le lettré le regardait, anxieux, et demanda timidement :

– Lotus Mauve, tu es guérisseur. Sous tes mains, la vie revient dans les corps qu’elle a fuis, les esprits se remettent des coups de la vie. Lotus Mauve, pourrais-tu…

Le guérisseur lui prit doucement la main.

– Je te jure que je vais essayer, Verte Bruine. Je comprends que ta femme se sente tenue de s’occuper de ses parents, et je ne tiens pas à ce que tu sois privé d’elle plus longtemps. Je puis consoler ton corps, mais ton cœur est hors de ma portée…

– Lotus Mauve !

– De moins en partie…

– Merci de cette précision. Je t’aime tellement, Lotus Mauve… je ne supporterais pas que tu te sentes mis à l’écart, et que tu me prives de toi.

Le guérisseur l’étreignit.

– Je n’y ai jamais songé. Je ne suis pas là pour priver, mais pour offrir.

Et puisqu’il n’est pas encore question de te sevrer de ta femme, je sauverai ceux qu’elle chérit, d’autant que cela te fera une raison de moins de tourner ton regard vers le monde, de songer à l’épidémie.

– Fais venir tes beaux-parents.

– Je craignais la contagion.

– Je peux l’éviter sans peine. Il me sera plus facile de les soigner ici qu’en ville. Et puis, j’ai déjà eu l’occasion d’étudier cette maladie, et je puis te garantir qu’elle n’affecte pas les Seferneith. Nous devons seulement veiller à ce que ton personnel… ne soit pas contaminé.

– Tu l’as déjà étudiée ?

– Oui, récemment.

– Désires-tu m’en parler ?

– Nous avons mieux à faire.

Il y eut un silence, puis Verte Bruine précisa :

– Je n’ai pas choisi d’être servi, Lotus Mauve, je veux dire, pas par des créatures conscientes qui pourraient vaquer à leurs propres affaires.

– Mais ta femme et sa famille aiment se faire servir… Rassure-toi, j’ai également été servi dans un passé récent. Il me reste à découvrir ce que c’est d’être bien servi, et je suis certain que je m’y ferai sans peine.

*

Lotus Mauve et Verte Bruine terminaient l’aménagement du pavillon choisi pour héberger les deux malades quand la litière qui transportait ceux-ci arriva, accompagnée par Rouge Cerise. Celle-ci se jeta dans les bras de son époux, et Lotus Mauve réprima un frisson de dégoût. Elle était très convenable, pour une humaine, mais c’était tout de même une déchéance lamentable. Il s’interdit de trouver le lettré répugnant simplement parce qu’il l’avait touchée.

Il s’approcha de la litière, écarta les rideaux, et fut submergé par la haine. Il regarda ses douces mains brunes, puis les chairs flétries par la maladie, pâlies et couvertes de sueur, les paupières tremblant comme les yeux fous roulaient au gré de visions atroces, et il sut qu’il était incapable de leur donner la vie. Pour survivre, peut-être l’aurait-il fait ; mais pour qu’un ami s’enfonçât plus profondément dans la démence… non.

Il entendit un ricanement près de lui, un ricanement de glace et de vent, de roc et de vertige, et il vit une épée enchantée flotter à côté de lui. La pâleur glacée de sa lame le convainquit qu’elle était l’émissaire de la montagne, bien plus que la ligne de crêtes si aisément reconnaissable. Il afficha délibérément une curiosité dévorante, et Verte Bruine toussota :

– Installons-les confortablement, puis laissons-les se remettre du trajet. Quand ils seront un peu calmés, nous penserons à les guérir.

Lotus Mauve nota avec plaisir que Rouge Cerise savait accepter un mensonge arrangeant. Ils installèrent les deux malades dans leurs lits, puis le lettré les emmena jusque sur l’îlot où se dressait la pierre dont l’épée avait jailli. Ils s’assirent dans un petit pavillon, ils admirèrent les vagues sur le lac, puis Verte Bruine commença :

– Tu te souviens de la montagne à laquelle est dédié le pavillon aux tuiles bleues ?

– Bien sûr. C’est La Montagne, tout de même.

– Elle a présidé à la conception de Rouge Cerise, et celle-ci devenue adulte m’a appelé auprès d’elle. En outre, elle a obligé ses parents à prendre avec eux la pierre dont a jailli cette épée enchantée, qui s’est consacrée à la protection de mon jardin.

– Comme si tu en avais besoin.

– Elle a le cœur moins tendre que moi. Elle pourrait nous sauver, si je nous mettais en danger par excès de bonté.

Excellent résumé de l’histoire de notre peuple, songea Lotus Mauve. Rouge Cerise ajouta, farouche :

– Et si l’épée devait hésiter à tuer pour nous protéger, je le ferais à sa place.

– J’en suis ravi, dit Lotus Mauve. À quoi bon la puissance, si elle ne permet pas de sauver ceux qu’on aime ?

Rouge Cerise lui sourit. Il admira son visage résolu, la fermeté de son regard, la noblesse de son maintien, et il reconnut que toutes les nouveautés n’étaient pas bonnes à jeter. Il reprit :

– Ainsi, la montagne est impliquée dans ton retour. A-t-elle fait plus ?

– Pas que je sache, mais c’est un dieu… elle pourrait agir sans nous le laisser savoir.

– Bien sûr. Peux-tu m’en dire plus sur ta nouvelle vie ?

– Avec plaisir ! J’ai été si bien accueilli, tellement soutenu et apprécié ! C’est une très belle histoire.

Lotus Mauve se délecta du récit de Verte Bruine. Il laissa le silence retomber, puis il hocha la tête, un léger sourire aux lèvres, car la situation lui convenait. Bâton d’Encre était la source du confort, puisqu’il permettait l’existence de la prison et la garnissait généreusement ; Lys d’Eau les fournissait en personnel dévoué et en biens ; Rouge Cerise était un pion de la montagne, et il n’était pas assez fou pour y toucher, d’autant qu’elle désirait également protéger Verte Bruine des humains. Il dit seulement :

– Merci, Verte Bruine. Une cure est toujours plus adaptée quand le contexte est pris en compte.

Le lettré lui sourit, ravi d’avoir pu lui être utile. Rouge Cerise demanda :

– Mais vous, comment êtes-vous revenu ?

Lotus Mauve décrivit sa vie de médecin de palais en l’édulcorant soigneusement, ce que Verte Bruine ne sembla pas remarquer. Il ne cacha pas qu’il avait souffert d’être rejeté comme amant, et le lettré l’étreignit avec une immense douceur. Rouge Cerise leur sourit tendrement, émue par leur amour. Lotus Mauve ne tiqua pas quand Verte Bruine les enlaça tous deux et qu’il soupira d’aise, comblé par leur présence à ses côtés. Le guérisseur poursuivit son récit, et conclut son séjour sur la montagne par :

– Et quand je me suis senti utile, je suis revenu.

– Quand était-ce ?

Lotus Mauve lui répondit, et Verte Bruine secoua la tête en souriant.

– Tu t’es senti utile quand j’ai souhaité ta présence pour soigner Bleu Nuit.

– Soigner Bleu Nuit ? L’exorciste qui s’est opposé à toi ? Tu te préoccupes de sa santé ?

– Oui.

Lotus Mauve évita de grimacer, car le mélange de bonne volonté et d’incompétence de Bleu Nuit lui donnait des envies de meurtre.

– C’est ton choix. Moi, je n’ai pas dû résister à un exorciste hostile, car personne à Deux-Rivières ne me voyait comme un spectre. J’étais un accessoire trop utile pour être rejeté.

– C’est une manière tellement lamentable de te considérer !

– Peu importe. Je suis ravi de te trouver aimé. J’ai trop souffert de leur mépris et de leur avidité ; j’étais utile, mais dévalorisé ; exploité, mais détesté.

Il se pencha vers Verte Bruine, lui posa un doigt sur le nez.

– C’est un réconfort pour moi que ta famille humaine te chérisse. Dites-moi si je me trompe, Rouge Cerise… mais même s’il devenait muet, même s’il devenait laid… l’aimeriez-vous encore ?

Elle répondit d’un regard infiniment tendre, et Verte Bruine détourna le regard. Il y avait tant de souffrance en Lotus Mauve, tant de douleur et de fureur, et elle était si dure, si rêche, qu’il n’osait la mentionner de peur de s’écorcher vif. Mais il détestait le voir ainsi. Son indécision le consternait.

– Je me demande qui a pu faire revenir une telle série de Lotus Mauve, et les insérer ainsi dans la réalité.

– Je parierais sur la montagne, mais je ne peux pas le prouver.

– Tu m’as dit que tu étais apparu avant l’épidémie ?

Forcément, songea Lotus Mauve, mais il ne le dit pas. Au lieu de cela, il donna la date exacte, et Verte Bruine écarquilla les yeux, stupéfait. Le guérisseur attendit un instant, puis il le secoua :

– Ho ! Partage un peu ton savoir, tu veux ? Je ne suis plus un enfant, mais je reste curieux.

– Oui… désolé. Je me souviens très bien de cette date, car c’est le jour où j’ai appris la mort de Roseau Bleu.

– Encore un humain qui t’aime ?

– Non, pas vraiment. Un disciple de Bleu Nuit.

– Un ennemi, donc ?

– Ah ! Lotus Mauve ! M’as-tu donc oublié à ce point ?

Et as-tu donc changé à ce point ? songea Verte Bruine. Comme leur haine t’a blessé ! Comme leur mépris t’a durci !

– D’accord, tu ne les vois pas comme des ennemis, même s’ils s’opposent à toi. Que sont-ils, alors ?

– Bleu Nuit est un honnête homme, qui fait ce qu’il croit juste. Pour l’instant, il considère que le monde serait meilleur sans moi, mais je le pense capable de changer d’avis.

– Sûrement… après tout, ce n’est pas comme si tu étais un spectre, et qu’il passait sa vie à les congédier… tu es fou, Verte Bruine, mais ce n’est pas nouveau, alors passons. Tu parlais de ce Roseau Bleu ?

– Oui. Il est mort étranglé, et c’était une vision horrible. Je savais que les humains pouvaient se blesser les uns les autres, mais le voir, Lotus Mauve… le voir… À cet instant, j’ai souhaité ta présence aussi fortement que je l’ai pu. Si tu avais été là, tu aurais posé tes mains sur lui, et son visage se serait apaisé, les séquelles auraient disparu, il aurait retrouvé les couleurs de la vie, et dans un soupir, il aurait ouvert les yeux. Tu l’aurais sauvé, Lotus Mauve. Et tout ce chagrin, toute cette douleur chez Bleu Nuit… ils n’auraient jamais existé.

Le guérisseur prit un air touché, mais il pensa : à voir, mon ami, à voir. Toi, tu tiens peut-être encore à sauver des humains, mais moi… moi, j’ai enfin compris. Si certains d’entre eux embellissent ta vie, qu’ils vivent. Mais les autres… qu’ils crèvent, et nous laissent en paix. C’est bien leur tour de pourrir.

Verte Bruine dit :

– Lotus Mauve, si tu désires me parler plus avant de ta vie à Deux-Rivières… je suis à ta disposition.

– Je te remercie, mais c’est inutile.

– Je… d’accord. C’est toi le psychiatre.

– Comme tu dis. Et cesse de t’inquiéter, cela ne fait de bien à personne. Je n’oublierai jamais que tu es disposé à m’aider.

Ni que tu as été totalement incapable de le faire quand j’avais tellement besoin d’aide.

Rouge Cerise intervint :

– Verte Bruine, il y a si longtemps que je n’ai pas mangé de mangue flambée à ta façon.

– Je vais en cuisiner, chérie.

– Et si tu pouvais nous préparer aussi un jus de raisin chaud tout parfumé d’épices… je me sentirais vraiment de retour chez moi.

Quand le lettré eut disparu, Lotus Mauve demanda :

– Eh bien ! Pourquoi vouliez-vous me voir seul ?

– Je pense que nous avons quelques petites choses à mettre au point, vous et moi.

– Je le pense également.

– Et je préfère le faire sans risquer de heurter Verte Bruine.

– C’est très aimable à vous.

– Vous étiez son amant ?

– Je le suis toujours.

Rouge Cerise sourit largement.

– Parfait. J’ai souvent regretté de ne pouvoir l’aimer à la manière seferneith.

– Je suis là, maintenant. Ne vous forcez plus à le contenter à moitié, je peux le rendre heureux sans aide.

– Vous êtes jaloux ?

– Je suis soucieux de son bien-être, et une pratique incomplète du plaisir est une mutilation. Le plus grave serait qu’il apprenne à s’en contenter.

– Moi, je crois que vous et moi sommes complémentaires.

– Vraiment ?

– Vraiment. Aussi compétent et aussi vieux que vous puissiez être, vous ne savez pas tout faire.

– J’en sais bien assez.

– Ha ! Vous n’aimez le sang que quand vous êtes meurtri. Vous ne tuez que si vous êtes acculé, et vous n’y prenez pas réellement de plaisir… alors vous bâclez la mort, comme une corvée ! Et vous ne savez pas manier deux épées avec une grâce létale, alors que la troisième vole par elle-même et prend votre adversaire à revers.

– Peu importe à Verte Bruine.

– Menteur. Mais il y a pire… vous ne pouvez pas le combler à vous seul. Vous n’êtes plus capable de vous donner entièrement, avec une parfaite sincérité… et il en a besoin. Vous pouvez le ravir de ce que vous produisez, de ce que vous semblez, mais plus de ce que vous êtes.

Ils s’affrontèrent du regard, et il admira soudain le reflet du soleil dans ses cheveux châtains, la courbe déterminée de sa mâchoire, ses lèvres fermes et très rouges. Elle eût pu être la grande sœur d’Ondée, généreuse, posée… et capable de tuer pour défendre ceux qu’elle aimait, sans lassitude, sans dégoût, avec fierté et compétence. Elle semblait humaine, mais elle était un pion de la montagne, comme lui-même l’était devenu. Ils n’étaient pas des personnes, ils étaient des moyens au service d’un projet qu’ils ignoraient. Il haït la montagne, et l’épée ricana. Rouge Cerise la fit taire d’un regard, et regarda Lotus Mauve avec compassion. Il reconnut :

– Il y a assez en Verte Bruine pour nous combler tous deux.

– J’en suis convaincue. Et plus il est aimé, plus il donne en retour… je ne l’ai jamais vu aussi heureux que depuis votre retour, et son amour ne m’a jamais fait un tel effet.

Il songea que les filles de la montagne étaient atrocement simples à aimer ; le tout serait de ne pas la perdre, elle aussi. Ils se mirent à bavarder gaiement. Verte Bruine revint avec les desserts et les boissons, et ils les dégustèrent avec plaisir, puis il demanda :

– Lotus Mauve, j’aimerais savoir ce que le psychiatre pense de la montagne.

Lotus Mauve se remémora le ciel obscurci par un sourire sinistre, le grondement de fauve du tonnerre lointain, les rocs qui craquaient comme autant d’os brisé, le chant insidieux du vent dans les arbres, et les corbeaux fuyant, éperdus de terreur ; mais aussi la beauté d’Ondée, de l’oiseau et du ruisseau, les prés parsemés de fleurs, les tableaux que formaient la mousse et les lichens sur les rochers.

– Elle est dangereuse, mais je ne la crois pas irrécupérable.

– Penses-tu que nous puissions l’aider ?

– Je n’ai pas changé d’avis : la thérapie d’un dieu n’est pas à la portée d’un mortel. Et je n’ai pas noté chez elle d’envie de guérir. Si elle le fait, ce sera à sa manière.

– Ça me convient ; je craignais seulement qu’elle ne fût totalement folle.

– Au fait… j’ai lu des chroniques humaines, et j’ai l’impression que nous sommes restés absents très longtemps. Pourquoi a-t-elle agi si tard ?

– Eh bien… elle-même n’est réapparue que récemment.

– Et tu sais pourquoi, ou tu cherches encore ?

– J’ai une hypothèse.

– Dis toujours.

Verte Bruine parla de Vieux Saule et du vœu de Fier Bouleau, et Lotus Mauve éclata de rire.

– Ha ! La montagne ? Revenir pour servir de marchepied à un humain qui veut toucher le ciel ? Revenir pour être vaincue par un grimpeur fou ?

– Un prétexte en vaut un autre.

– Vivement que nous sachions où elle veut en venir.

– Peu importe, dit Rouge Cerise, tant qu’elle laisse une place à notre bonheur. Une place un peu plus vaste qu’un jardin, si possible.

Lotus Mauve sourit avec bienveillance, et elle continua :

– Vous qui êtes médecin… ne pensez-vous pas qu’il est déplorable d’élever des enfants dans un milieu confiné ?

– Bien sûr.

– Les petits Seferneith sont tellement curieux, tellement actifs ! C’est une pitié de les voir se heurter aux limites du jardin.

– Nous ne sommes pas très sédentaires, à l’exception des mages, surtout si, comme Verte Bruine, ils préfèrent voyager en images…

– Je fais de mon mieux pour modérer mes enfants, soupira Rouge Cerise, je leur invente de quoi se satisfaire du jardin, je leur parle du monde de façon à combler leur désir, et non à éveiller celui de le parcourir. Mais vivement que nous cessions d’élever des melons sous cloche !

– Je vous approuve totalement. Vous êtes une excellente mère.

– Et vous, le médecin de famille dont j’ai toujours rêvé.

Verte Bruine rappela doucement :

– L’espace est un paramètre, la sécurité en est un autre. Il est plus facile de défendre un jardin qu’un empire.

Sauf dans un monde vide d’humains, songea Lotus Mauve, et il sourit à Rouge Cerise. Il offrirait à ses enfants un monde pour s’ébattre, un monde à leur mesure, et à celle de leur mère.

Le lettré fit léviter les plats, il les nettoya d’une pensée, les renvoya à la cuisine, et proposa d’aller s’occuper des deux malades. Lotus Mauve se pencha sur Lys d’Eau, il appela la vie à lui, mais rien ne vint. Il essaya encore, et n’en obtint qu’une quantité infime et terriblement affaiblie. Et pourtant, cela avait été si simple au palais de Deux-Rivières ! Pourquoi était-ce si compliqué dans le jardin ? Il regarda autour de lui, et vit que chaque plante, chaque animal, s’accrochait précieusement au peu d’existence qu’il contenait. Il parcourut les lieux, et observa de la vie non incarnée, mais elle était drainée par l’eau, selon un motif qui l’intrigua. Il sortit dans la rue, et réalisa que seule l’eau venue de la montagne portait de la vie… ou la rappelait à elle comme autant de saumons bondissants. Il éclata de rire en comprenant que les nobles du palais de Deux-Rivières avaient été sauvés par la vie qui coulait dans l’eau des caniveaux voisins.

Il revint dans le jardin, étudia les étangs et les ruisseaux, et se pencha sur un bassin dont l’eau verte recelait des volutes de vie, des pépites scintillantes de santé, des nuées frémissantes de vitalité qui s’étendaient en un lent ballet. Il tenta d’en prélever, mais elle lui résista. Il se concentra, il insista, et sans savoir comment, il glissa et tomba à l’eau, incapable de se raccrocher à l’herbe du rivage. Il tenta de nager, mais ses membres ne lui obéirent pas, et il coula. Il appela la vie à lui pour remplacer l’air qui lui manquait, mais elle se déroba, ne lui laissant que l’impression qu’elle était curieuse de lui. Il lutta contre le désir de respirer une grande goulée d’eau, et il expliqua qu’il tentait de soigner des êtres chers au cœur d’un Seferneith. Il ne voulait pas sauver des humains pour eux-mêmes, encore moins racheter ses crimes, il agissait par amour pour Verte Bruine.

L’eau verte lui sembla rire, un rire d’algues caressantes, et il sentit Rouge Cerise se glisser derrière lui. Elle l’étreignit, et le ramena à la surface. Il suffoquait, mais il apprécia pourtant son contact. Le lettré les aida à remonter sur la berge, puis il caressa Lotus Mauve, et sous ses mains délicates et chaudes, celui-ci cessa peu à peu de trembler. La jeune femme lui rendit le sourire en recrachant à l’eau un petit poisson qu’elle avait gobé, et qui avait chatouillé ses joues enflées en une semblance de bocal. Il admira la courbe du jet et le mince corps argenté qui volait brièvement.

Lotus Mauve s’agenouilla face à l’eau verte, et la remercia de l’avoir laissé vivre. Entre ses mains jointes en signe de remerciement, il sentit un frétillement, et en les écartant, il vit jaillir un ruisselet de vie. Il y en avait trop peu pour sauver directement grâce à elle, mais bien assez pour compléter l’action d’un remède, et surtout, pour maintenir les deux malades en vie. Il songea sa gratitude à la rivière et à la montagne, mais Verte Bruine murmura doucement :

– Même la vie a fui le monde !

– Je ne crois pas, Verte Bruine. Elle est présente, mais éparpillée parmi les humains, et comme ils prolifèrent dès qu’ils le peuvent, il n’en reste plus en liberté. Je ne pense pas qu’il y en ait moins que jadis.

Le lettré sourit timidement, et Lotus Mauve ajouta :

– Je vais avoir besoin d’un peu de repos, Verte Bruine. Après cela, je préparerai le remède.

– Veux-tu de la compagnie ?

– Tu parles de ta compagnie, ou de celle d’une de ces soubrettes humaines qui infestent le jardin ?

– Tu es dur. Elles sont charmantes, et elles s’occupent de mes enfants.

– Tant mieux pour eux, mais j’ai passé l’âge.

– Comme tu voudras.

Verte Bruine regarda Rouge Cerise, et celle-ci sourit :

– Je vais rester au chevet de mes parents.

– Je pourrais demander à un Seferneith de s’occuper d’eux. Nous ne risquons rien.

– Mais vous ne les aimez pas autant que moi.

– C’est vrai. À très bientôt.

Ils se séparèrent, et Lotus Mauve demanda :

– Nous ne sommes pas les seuls ?

– J’ai rêvé des parents pour mes enfants, afin de préserver un peu de temps libre.

– Un peu, ou beaucoup ?

– Le temps passe si rapidement, en compagnie du savoir et de la beauté…

Lotus Mauve rit.

– Je te savais bon magicien, mais de là à nous recréer de mémoire…

– Je ne mérite pas le compliment. Ils ne sont pas aussi merveilleux que tu peux l’être, et surtout, ils ne sont pas stables.

– C’est-à-dire ?

– Ils finissent par se dissoudre, tôt ou tard, sans douleur. Ils deviennent peu à peu transparents, immatériels, et ne laissent qu’une pluie de lumière, étincelant comme leurs cheveux. S’ils tentent de quitter le jardin, cela se produit immédiatement. Ils sont de passage, c’est tout.

– Moi pas, fit Lotus Mauve avec un sourire. Et à propos… mon pavillon est toujours debout ?

– Il est en parfait état. Je l’avais rénové en espérant ton retour.

– Un bain chaud me fera du bien. J’ai toujours adoré faire le crocodile, surtout si je peux m’étendre sur mon tronc préféré, au bois couleur cannelle, tendre, chaud, et odorant.

Ils s’installèrent dans l’eau chaude et parfumée, et Lotus Mauve regarda avec plaisir les mains brunes de Verte Bruine nouée sur sa poitrine. Verte Bruine… il avait eu la meilleure part. Il était apparu là où il était apprécié. Il avait une femme, plutôt que d’avoir perdu une enfant ; des beaux-parents obligeants, une nuée de serviteurs, des descendants et des amis. Il n’avait jamais quitté le jardin, il n’avait pas… peu souffert de la haine des humains. Et il était férocement défendu par une épée enchantée qui portait sur sa lame les cimes de la montagne. Il se demanda s’il le jalousait, mais l’idée lui fit horreur. Elle était tellement humaine, tellement… bassement… mesquinement… humaine. S’il tenait à comparer leur sort, il pouvait haïr son ami… mais il n’en avait aucune envie. Il n’était pas question qu’il se privât de plaisir d’entretenir une relation harmonieuse avec Verte Bruine. Il hésita à supprimer ses sentiments négatifs, mais il préféra les conserver, et s’ils devaient le pousser à nuire, ce serait aux humains… car sans eux, Verte Bruine et lui-même n’auraient jamais connu que le bonheur le plus parfait.

Il sourit largement, et il caressa les bras de son ami, puis il inclina la tête vers l’arrière pour l’embrasser. Il était bon de disposer de ses sentiments comme il l’entendait… ou presque, puisque son cœur de pierre avait son mot à dire. Il constata avec plaisir que celui-ci approuvait son choix de tourner sa haine contre l’humanité.

Ils restèrent longtemps dans l’eau chaude, et Lotus Mauve savait qu’elle ne refroidirait pas, car Verte Bruine n’avait jamais laissé une température au hasard. Ils finirent par sortir, et s’essuyèrent l’un l’autre dans de grands linges moelleux. Le guérisseur enfouit son visage dans leurs poils très doux, et soupira de plaisir. Alors seulement, il ouvrit sa garde-robe, et en admira la perfection.

– Je crois qu’il n’y manque rien…

– Si, tout ce que tu n’as pas encore souhaité.

– Et toi… si tu as de nouvelles idées pour me parer… n’hésite pas. Tant que je ne me sens pas engoncé…

– Aucun risque. Je ne suis pas assez idiot pour te couvrir complètement, et me priver de ta beauté.

Lotus Mauve enfila trois couches de vêtements transparents dont les couleurs superposées chatoyaient comme des ailes de papillons, puis il ajouta des bijoux d’émail, de chitine et d’or.

– Au fait, as-tu toujours le petit ouvrage de botanique que j’avais rédigé ?

Verte Bruine blêmit.

– Je… je suis désolé… mais je ne pense pas.

– Tu ne penses pas ? Mais tu as toujours su ce que contenait ta bibliothèque, à la ligne près !

Lotus Mauve se hâta d’émettre une senteur d’apaisement, car le lettré s’écroulait de chagrin.

– J’ai… j’ai la tête pleine de trous… et les livres… je ne recrée que ceux dont je me souviens… mais ceux qui ont été écrits par… par… par des…

Par des morts, songea Lotus Mauve, par des amis disparus dont le souvenir te déchire le cœur.

–… je ne peux pas m’en souvenir.

Il resta longtemps prostré, haletant, puis il murmura :

– Mais si tu en as besoin pour sauver mes beaux-parents, je peux… essayer… de…

– Non, je te remercie, ce ne sera pas nécessaire. J’ai un point à vérifier, mais je peux redemander cette information à la nature elle-même.

– Merci, Lotus Mauve. Merci de m’épargner cela.

Et ce n’est qu’un début, songea le guérisseur en serrant son ami contre lui, jusqu’à ce que celui-ci s’apaisât. Il embrassa très doucement les cheveux verts, comme il aurait baisé un membre blessé. Verte Bruine était traumatisé, les humains avaient laissé leur empreinte sur son esprit, ils avaient blessé la mémoire des Seferneith. Comment un miroir terni aurait-il pu refléter fidèlement la réalité ? Comment le passé aurait-il pu s’y reformer dans toute sa splendeur ? Il eut un sourire triste : il avait été rejeté par les humains, mais, à l’exception de son cœur de pierre, il était lui-même. Entre ses bras, il tenait les bribes de son meilleur ami, et celui-ci souffrait de son incomplétude, de son savoir enfui. Il se battait pour ne pas désespérer, mais il souffrait d’être mutilé. Il s’était approché aussi près qu’il l’avait pu de la vérité, et il ne lui restait que des doutes.

Lotus Mauve émit des senteurs réconfortantes, des parfums de soutien, et de fidélité éternelle. Peu importait que Verte Bruine ne fût plus que l’ombre de lui-même, il restait ce qu’il avait de plus cher. Il le tiendrait au creux de ses mains, il le protégerait, et il le regarderait fleurir à nouveau, tôt ou tard.

XV – Un velours étoilé

 

Lotus Mauve soupira, car son remède restait incomplet. Il ne lui manquait qu’un ingrédient, mais il ne parvenait pas à deviner lequel, et Verte Bruine non plus. Il leur était probablement inconnu, mais cela ne signifiait pas qu’ils étaient incapables de le trouver ; et une fois qu’il en serait assez proche, la vie le guiderait. Il emplit une vasque d’eau, y ajouta quelques gouttes de parfum, puis disposa sur le liquide immobile des fleurs en bouton, de petites rosettes de feuilles décorées de perles, et des libellules au corps creux, avide, et aux ailes chatoyantes. Il s’assit en tailleur, et se concentra. Au fond de la vasque naquit une lueur laiteuse qui s’étendit comme une étoile de mer, sema des filaments crémeux dans l’eau, jusqu’à effleurer la surface. Peu à peu, fleurs, feuilles et corps vivement colorés dessinèrent un motif, et Lotus Mauve fronça le sourcil. Il se leva, et rejoignit le lettré qui lisait à son bureau.

– Verte Bruine, j’ai besoin de ton aide. Pourrais-tu venir ?

– Bien sûr.

Lotus Mauve lui montra la vasque.

– Regarde : l’ingrédient manquant se trouve quelque part à Trois-Ponts. Mais je connais mal la ville : à quoi correspond cet endroit ? Un médecin ? Un herboriste ? Un naturaliste ?

– Un exorciste.

– Pardon ?

– Cet endroit correspond à l’école d’exorcisme tenue par Bleu Nuit.

– Décidément… nous devrions l’enchaîner dans une niche au fond du jardin, nous ne serions plus surpris de le croiser sans cesse.

Verte Bruine évita de répondre.

– Tu en fais une tête ! remarqua Lotus Mauve.

– Peu importe. Veux-tu que j’aille lui rendre visite ?

– Oh, non. Je suis le médecin, je réunis les ingrédients, et je soigne tes beaux-parents chéris. Toi, tu restes là et tu te rends inutile, comme d’habitude.

Il commença à fouiller sa garde-robe à la recherche d’une tenue appropriée. Le lettré se demanda combien de temps il lui faudrait pour devenir un médecin compétent, mais il abandonna l’idée, car l’efficacité de Lotus Mauve ne s’était jamais limitée à un savoir et des pratiques. La vie s’élançait vers lui, elle se coulait en lui, faisait la belle pour lui, comblant les blessures, tissant de nouveaux membres, purifiant les corps et les esprits, comme elle ne le faisait pour personne d’autre. Lui, il n’était bon qu’à faire des cocottes en papier, magnifiques, mais mortes. Il s’éloigna, et regarda tristement les fleurs qu’il avait rêvées. Petite Pomme courut vers lui, et son sourire lui rendit le sien. Il ne savait peut-être pas guérir, mais il pouvait donner envie de vivre, et de vivre heureux.

*

Bleu Nuit était assis en face d’un buisson dont les teintes et les formes ravissaient ses yeux, et la chaleur du thé lui réchauffait les paumes, mais il était troublé par le silence de l’école. Elle n’avait jamais été bruyante, mais toujours animée par la présence de ses disciples, le murmure de leurs voix étouffées par la distance, le froissement de leurs robes, l’odeur de la nourriture qu’ils faisaient cuire. Maintenant, elle était silencieuse, et presque vide. L’un de ses élèves agonisait chez ses parents, frappé par la maladie, et quelques-uns de ses condisciples lui tenaient compagnie. D’autres étaient retournés dans leur famille, et point encore revenus. Ils vivaient un temps d’enterrements, de pleurs étouffés par les murs, d’yeux cernés et de gestes lents. Mais ce n’était pas la première épidémie qui frappait la ville, des mesures intelligentes avaient été prises par l’Administration, et tout cela se résorberait bientôt. Quelques spectres marris d’être morts si tôt seraient à calmer, quelques survivants s’épuiseraient à côtoyer des conjoints fantasmatiques, quelques femmes berceraient des layettes vides. Il interviendrait, et le calme reviendrait, le calme tout bruissant de vie et d’espoir.

– Maître, un visiteur demande à vous voir.

– Un visiteur ? Quel visiteur ?

– Un très grand homme, mince, voilé.

Bleu Nuit tiqua. Verte Bruine ? Hors du jardin ? Pourquoi ne pas l’avoir fait demander ? Il ne voyait plus le jardin comme une embuscade mortelle, et s’y serait rendu.

– Faites-le entrer.

L’exorciste resta bouche bée quand son visiteur écarta son voile, car ce n’était pas Verte Bruine, mais Lotus Mauve. Il ne portait plus l’uniforme d’un guérisseur de palais, mais une longue robe bordeaux qui tranchait vivement sur les manches blanches en dépassant, et plus encore sur ses gants noirs. Deux étoles mauves délicatement brodées d’argent tombaient sur la robe, et des reflets y jouaient. Il lui fit signe de s’asseoir, et le Seferneith s’installa avec grâce, se repliant comme un ruban de soie. Délicatement, il ôta son chapeau, dénoua ses cheveux, et secoua la tête pour les étaler, créant un reflet violet vif. Bleu Nuit résista à l’envie de varier son angle de vue pour faire renaître l’éclat de couleur dans la chevelure noire, pour s’éblouir encore et encore.

Lotus Mauve sourit, et son hôte eut envie de reculer jusqu’à sentir dans son dos la dureté d’un mur, car le Seferneith était atrocement engageant. Il ne proposait rien, il était simplement… totalement disponible. Il déglutit avec difficulté. Le guérisseur lui semblait un lit, profond, tendre, caressant ; un océan de délices dans lequel sombrer pour y jouir à jamais. Il n’en était absolument pas question, et il se le répéta, mais il lui restait une impression de vertige, d’ivresse parfumée, comme s’il se tenait à l’entrée d’une vallée toute pleine de fleurs. Lotus Mauve était certainement un paradis, mais il ne tenait pas à quitter l’enfer qu’il s’était choisi.

Lotus Mauve le regardait avec une patience aimable. Bleu Nuit tendit la main vers une branche sèche à l’écorce rugueuse, et la cassa. Il la serra dans ses deux poings, se concentrant sur les aspérités pour oublier l’enveloppante douceur du Seferneith. Il regarda sa teinte brune, terne, et se répéta que son monde s’arrêtait à cette barrière posée en travers de ses genoux.

– Soyez le bienvenu dans mon jardin.

– Soyez remercié de votre accueil.

– Puis-je vous offrir à boire ?

– J’en serais ravi.

Bleu Nuit fit servir un thé tout parfumé de fleurs. Il imagina leurs couleurs, les bleus, les roses, les rouges, tranchant sur le thé sombre ; il retrouva leur saveur dans chaque gorgée, leur rondeur, leur délicatesse, et cette impression, soudain, que l’eau se faisait épaisse et caressait son palais. Dans sa tasse, voilà où était la douceur, dans sa tasse.

Lotus Mauve dégusta son thé avec plaisir.

– Je suis venu vous demander quelques feuilles de ce buisson.

Il désigna la jeune plante qui se développait rapidement sur la tombe de Roseau Bleu. Bleu Nuit s’était souvent demandé pourquoi il avait volé cette graine dans le jardin, pourquoi il s’était senti obligé de la planter là, et pourquoi il n’avait jamais été capable de l’arracher, même après avoir compris que son disciple n’aurait sûrement pas apprécié Verte Bruine et son jardin, s’il avait pu les voir.

– N’en avez-vous pas dans le jardin ?

– Non. C’est une nouvelle variété. Elle est plus robuste, plus cassante aussi. Ses couleurs sont plus pâles, et ses angles, plus obtus.

Robuste, cassant, pâle, obtus… Bleu Nuit pensa à Roseau Bleu, la mâchoire crispée. C’était exact, mais c’était oublier qu’il avait aimé son disciple.

– Cette plante est un hommage. Il n’est pas question que je vous en donne.

– Même si vous en avez volé la graine ? Je pourrais la reprendre sans commettre de délit, y compris dans votre système de pensée.

– Vous… elle pousse sur une tombe !

– Et alors ? L’engrais a des droits sur ce qu’il engraisse ? Nous devons évoquer le mort avant de couper quelques feuilles, et lui demander son aval ?

Bleu Nuit resta muet, choqué. Lotus Mauve soupira.

– Bien. Je vais respecter vos sentiments, puisque vous m’y obligez. Expliquez-moi : qu’est-ce que ça lui fera, à ce mort, que je prenne quelques feuilles ? Y perdra-t-il son nez ? Sa barbichette peut-être ? Nous pouvons sûrement trouver un moyen de l’apaiser… je pourrais lui offrir un peu de salade, ou du tabac, que sais-je, moi ! Je ne connais pas ses goûts.

– Allez-vous-en.

Le guérisseur sourit, et se resservit du thé.

– Pas sans quelques feuilles.

– Mais pour quoi faire ?

– Je vous répondrais bien que cela ne vous concerne pas, mais je sens que vous allez vous crisper.

– Moi, je vais me crisper ? Quand un spectre me demande mon aide pour je ne sais quel sordide dessein ? Cela ne vous suffit pas, de vivre dans le luxe au prix de la vie d’autrui ?

– Vous parlez des prisonniers ? Bah ! Ils subissent la plus douce des peines : ils dorment. On a vu pire, comme travaux forcés.

– Ils en meurent !

– Oh, ça… ne vous en faites pas, j’ai toute confiance en l’humanité : vous en ferez d’autres, des criminels, pour remplacer ceux qui meurent ainsi.

Lotus Mauve se tut, puis :

– Vous devriez vous débarrasser de votre moralité, savez-vous ? Vous vous mettez à souffrir pour autrui, sans pourtant rien pouvoir changer à son sort. C’est très destructeur !

– Destructeur ? C’est vous qui l’êtes ! Sans vous, Roseau Bleu serait toujours en vie ! Sans vous, il n’y aurait pas de prison ! Et que ferez-vous encore, une fois que vos œufs auront grandi ? Les humains devront-ils tous dormir et mourir, pour que vous viviez dans vos jardins de rêve ? Sauf, bien sûr, ceux qui vous fourniront la génération d’esclaves suivante !

– Et quand bien même ? N’importe lequel de vos rois trouve normal d’utiliser une myriade d’esclaves et d’employés obscurs, confinés à des postes sans intérêt, pour assurer sa pompe. Que faisons-nous d’autre, si ce n’est que nous avons le goût plus sûr que la moyenne de vos monarques ?

– Vous n’êtes même pas humains ! Croupir, mourir, pour entretenir nos propres souverains, certains y trouvent un sens ! Mais donner sa vie pour des démons ? Jamais ! Vous êtes des aberrations ! Je ne sais pas qui sont les abrutis qui ont peint les murs de leurs jardins à votre image, mais ils auraient mieux fait de les laisser blancs ! Vous n’avez pas le droit d’être là ! Vous n’êtes que des rêves d’artiste, des ombres, des fantaisies ! Retournez-y, dans ces légendes oubliées, et laissez-nous.

– Jolie tirade. À vous entendre, je pourrais avoir l’impression que j’abuse un peu.

Bleu Nuit resta bouche bée.

– Mais heureusement, je n’ai aucun usage personnel de ces quelques feuilles.

– Ah, vraiment ?

– Oh, vraiment. Je tiens seulement à confectionner un remède pour guérir l’honorable Bâton d’Encre, et sa magnifique épouse, Lys d’Eau. Vous les connaissez, je suppose ? Ils font partie de cette Administration pour laquelle vous trouviez légitime que des humains meurent.

– Je n’ai pas dit cela ! Pas comme cela, tout du moins…

– Vous ne cessez jamais de finasser ?

– Je…

– Bien, maintenant que vous connaissez mon but, puis-je prendre quelques feuilles ?

– Je… vous ne voulez certainement pas les sauver. Qu’est-ce que deux humains peuvent bien vous faire ?

– À moi, rien. Mais Verte Bruine tient à eux, depuis qu’il a eu l’idiotie d’épouser leur fille. Ne trouvez-vous pas effarant de voir à quelles extrémités l’amour peut mener ?

Bleu Nuit éclata de rire. Deux fantômes, pour sauver deux humains ! Deux fantômes, ayant besoin d’un exorciste, et de trois feuilles qui poussaient sur le cadavre d’un autre exorciste ! C’était à mourir de rire. Il essuya le thé qu’il avait renversé en riant.

– Non. Bâton d’Encre et sa femme peuvent mourir. Je verrai cela comme une punition divine.

– Vous ne croyez pas aux dieux.

– Je pense ce qui m’arrange.

– Vous ne valez pas mieux que nous.

– Bien sûr que si ! Je suis humain, moi, j’ai le droit d’être là ! Je travaille à faire respecter les lois de la nature, moi, pas à les violer ! Et si je décide qu’un magistrat pourri va enfin décéder, il décédera !

– Comme c’est mesquin… vous perdez un disciple, pardon, un mignon…

– Je ne vous permets pas !

– Si vous ne voulez pas être critiqué, évitez d’être critiquable. Je disais donc, la vie vous prive de votre amant…

– Je ne l’ai jamais touché !

– C’est votre problème, si vous gaspillez la chair fraîche. Et maintenant que vous l’avez perdue avant usage, voilà que tout le monde peut crever autour de vous, vous vous en moquez ! Pire, vous vous en réjouissez !

– Je me fous de l’opinion d’un parasite ! Si Bâton d’Encre mourait, la prison pourrait fermer, le jardin s’écrouler, et le vent vous emporter, Verte Bruine et vous ! Le monde redeviendrait enfin normal !

– Normal… qu’en savez-vous ? Qui peut comprendre le présent, s’il n’est historien ? L’êtes-vous ? Et quand bien même vous penseriez l’être, les vôtres ne disent-ils pas : peu importe la mémoire des vaincus, ils peuvent disparaître… Vous ne savez rien de nous ! Ou plutôt…

Il plongea sans peine dans l’esprit de Bleu Nuit, et lut sa personnalité encore plus facilement qu’une poésie d’enfant. Il trouva aisément la signature laissée par Verte Bruine, et il prit le temps d’apprécier la qualité des commentaires joints au travail, l’élégance de la mise en page ; puis il déverrouilla la mémoire de Bleu Nuit.

–… ou plutôt, vous ne voulez rien savoir.

La masse de souvenirs refoulés submergea l’exorciste qui s’écroula avec un cri d’horreur et de désespoir. Lotus Mauve regarda avec satisfaction la tasse qu’il avait rattrapée comme Bleu Nuit la lâchait, car il n’avait pas perdu une goutte. Ses réflexes lui revenaient. Il posa les deux tasses le temps de glisser un coussin sous la tête du malade. Il ôta ses gants, passa le bout de ses longs doigts sur les tempes frémissantes, et l’exorciste s’apaisa peu à peu. Son visage restait pâle de souffrance et d’effroi, mais son corps reposait tranquille.

Lotus Mauve remit ses gants, car le monde des hommes était si vide qu’il happait au moindre contact le peu de vie qu’il avait pu accumuler en lui, et il n’était pas d’humeur à l’offrir au premier dévoreur venu. Il finit le contenu des tasses, puis de la théière ; il cueillit les quelques feuilles qui lui étaient nécessaires, puis il profita de l’élégante simplicité du jardin de Bleu Nuit, songeant que nul n’est totalement imparfait. Quand le jour lui sembla fraîchir, il parfuma le couloir voisin d’un peu de curiosité, et un disciple se montra. Il l’apaisa d’une senteur de confiance, et lui conseilla d’aliter son maître.

*

Lotus Mauve termina le mélange des ingrédients du remède, puis le déposa sur une étagère, car il devait encore reposer quelques heures. Il se laissa glisser dans son bain, il leva les yeux au plafond, et il sourit, car il se sentait bien. Verte Bruine aimait tant enseigner qu’il lui avait fourni des flots d’informations, où il avait pêché de quoi se satisfaire de son cœur de pierre. En tant que médecin de famille, il était responsable de la qualité de l’environnement des enfants du lettré, et l’histoire avait prouvé que l’humain n’était pas un commensal, mais un élément pathogène à éliminer, ce qu’il ferait dans les meilleurs délais. Il sourit : penser qu’il avait failli mourir avec les premiers tués ! Penser que sa conscience l’avait torturé ! Pour un problème simplement mal posé ! Verte Bruine avait raison de détester les biais, aussi menus fussent-ils ; ils amenaient le pire, en divergeant sans fin.

Il tendit la main, et cueillit quelques camélias qu’il posa dans l’eau. Il les regarda flotter, et soupira : si seulement les humains n’étaient pas également capables du meilleur, sa tâche aurait été plus simple. Mais la beauté d’un fléau ne devait pas suffire à l’arrêter, ni même la splendeur de ses œuvres, ou la douceur de ses sentiments. Il avait aimé certains d’entre eux, jadis, mais ce n’était pas une raison pour les tolérer dans leur ensemble. Il avait commis une erreur en sauvant les humains ; il n’était pas assez stupide pour la répéter maintenant qu’il en connaissait le prix. Il avait offert la mort à ses pairs, il devait au moins libérer le monde du fléau qui les avait tués. C’était le plus élémentaire des respects.

Mais la montagne avait intérêt à lui fournir de l’aide ! Rouge Cerise était une guerrière, mais cela suffirait-il ? Verte Bruine était le plus pacifiste des lettrés ; et lui-même restait un guérisseur… même avec un cœur de pierre, il n’était pas certain de parvenir à éliminer l’humanité. À n’importe quel moment, il pouvait décider d’arrêter l’épidémie. Vivement qu’elle fût trop étendue pour que cela restât possible !

Il se laissa engloutir par l’eau, et ses inquiétudes y sombrèrent, si profond qu’il les oublia.

*

Bleu Nuit se vit couché, et devant lui, la grande boule jaune qui l’avait tant intrigué les jours précédents retrouva un nom : c’était le soleil du matin. Il entendit la voix de Lavandin lui souhaiter la bienvenue parmi les vivants. Il ne savait pas s’il était heureux de revenir, mais il ne pouvait plus rester seul en lui-même, à sangloter. Il voulait parler, il voulait lui parler, et il tendit une main hésitante vers son disciple. Cela faisait tellement mal, tellement mal, qu’il ne pouvait pas porter cela seul. Il se demandait comment Verte Bruine avait pu le supporter, et il se souvint qu’il ne l’avait pas fait : il était mort, lui aussi, balayé par la haine et l’oubli. L’intolérance avait mené à l’intolérable, et c’étaient ses ancêtres qui l’avaient commis. Chacune des stèles, sur chaque autel, était celle d’un criminel. Il étreignit Lavandin, et sanglota en balbutiant des mots épars. Celui-ci le berça avec douceur, et laissa ses propres larmes couler.

Quand il put se lever, Bleu Nuit erra dans les couloirs de l’école, ses doigts effleurant les murs sans discontinuer, car il craignait de sombrer. Il regardait autour de lui comme s’il cherchait un sens aux murs, aux poutres, aux longues lattes du sol. Il tâtait de l’orteil les fibres des tapis, suivait du regard un insecte sombre qui avançait lentement dans l’immensité blanche du plâtre. Il était plus pâle que l’étoffe usée de son pyjama, et il n’avait pas pris la peine de nouer ses longs cheveux noirs.

Nuit Calme le croisa.

– Vous avez encore eu des ennuis avec le démon du jardin, maître ?

L’exorciste le regarda, interloqué, puis il fondit en larmes. Il se laissa glisser le long du mur jusqu’à reposer sur le parquet, et il sanglota. Le démon du jardin… celui qui avait terrifié ses disciples… non pas avec une simple peur… mais avec l’angoisse de la mort subie par les Seferneith, quand ils avaient compris, trop tard, que les humains étaient leur fin. Il se sentait misérable : accueillis, les humains s’étaient déshonorés en nuisant à leurs hôtes. Ils leur avaient volé leur monde et les avaient détruits. Comment réparer ? Comment effacer même une bribe du mal commis jadis ? Comment retrouver une conscience tranquille ? Il se recroquevilla, mais sans pouvoir cesser de trembler. Nuit Calme murmura :

– Maître, je suis désolé… je ne pensais pas que…

– Tu n’y es pour rien, Nuit Calme. Je suis juste un peu… fragile ces temps-ci, mais ça va aller mieux… laisse-moi le temps de trouver comment me reconstruire.

– Comment vous reconstruire ? Mais comme vous étiez, maître ! Nous vous aimons pour ce que vous êtes, pas pour ce que vous pourriez devenir.

Bleu Nuit sourit tristement, et joua à faire des plis dans la manche de Nuit Calme. Ses disciples ignoraient encore quel avait été le sort des Seferneith… et de toute manière, ils n’avaient pas apprécié le jardin… il regarda pensivement le visage du jeune homme, et se demanda pourquoi il semblait le seul à vouloir préserver la beauté, la douceur, l’intelligence.

– Que penses-tu de la perfection, Nuit Calme ?

– Allons, maître ! Chacun sait qu’elle n’existe pas.

– Bien sûr… mais si tu la rencontrais pourtant ?

– Maître, je n’aime pas beaucoup ces questions théoriques sans application pratique… je crains de donner une réponse très médiocre, faute de motivation.

– Merci pour ta franchise, Nuit Calme.

– Mais peut-être que Lavandin ?

Bleu Nuit se releva, et il réfléchit. Oui, peut-être que Lavandin… mais si ce n’était pas le cas… si Lavandin voyait également les Seferneith comme des déchets encombrant le monde… il n’était pas sûr de le supporter. Il se remémora alors les mots de son disciple lors de son premier éveil : « La nuit vous a englouti… ». Que pouvait-il en savoir, s’il n’était pas venu dans le jardin, lui aussi ? Que s’était-il passé ce soir-là, pendant son inconscience ?

Il prit congé de Nuit Calme, et se dirigea vers la chambre de Lavandin, qui était vide. Il regarda avec amour les livres ouverts sur le bureau, les pinceaux, le papier, les notes éparses ; et le bois soigneusement entretenu, qui sentait la cire… il fondit en larmes en se remémorant l’odeur de Verte Bruine. Il resta longtemps appuyé contre le chambranle de la fenêtre, les yeux dans le vague ; puis il revint à son étude, et trouva Lavandin occupé à regarnir les petites boîtes de thé. Il avait déjà changé les fleurs, et Bleu Nuit prit le temps d’apprécier leur arrangement, car son disciple avait assimilé et personnalisé l’art qu’il lui avait transmis. Ces bouquets, c’était un peu de sa présence, c’était… la couleur de ses sentiments. Il réalisa que ses larmes coulaient, et il s’assit lentement.

Lavandin se retourna, il s’approcha, et s’agenouilla devant son maître.

– Maître… qu’est-ce qui vous afflige tant ?

– Ce que nous avons infligé aux Seferneith…

Lavandin ne se souvenait que trop bien des mots hachés de sanglots de son maître, de ses mains nouées dans le tissu de sa robe, de la souffrance dans son regard. Il précisa doucement :

– Ce que nos ancêtres ont infligé aux Seferneith. Que vous libériez les vivants des morts importuns, passe encore ; mais vous n’allez pas vous mettre à corriger les erreurs des défunts !

– Je… je n’en ai pas besoin, j’ai bien assez des miennes.

– Vous avez réagi honorablement, maître.

– En me basant sur des données erronées, Lavandin.

– Vous ne pouviez pas savoir, maître.

– Ah non ? Au lieu de combattre Verte Bruine, j’aurais pu aller lui parler directement, en apprendre plus sur lui.

– Et vous n’auriez eu que la vision qu’un spectre avait de sa réalité. Aucun exorciste ne l’a jamais considérée comme fiable.

Bleu Nuit resta muet un long moment.

– Lavandin, le soir où la nuit m’a englouti, m’avais-tu suivi ?

– Oui.

– Que s’est-il passé après que j’aie perdu connaissance ?

– Rouge Cerise a soupçonné que vous seriez incapable d’accepter ce que vous aviez appris, et Verte Bruine vous a… pardonnez-moi, maître, mais cela semblait être la seule solution… Verte Bruine a réarrangé votre esprit de façon à vous donner le temps d’apprivoiser vos nouvelles connaissances.

Bleu Nuit sentit en lui l’ombre d’un souvenir. Il serra son collier, ferma les yeux, et se remémora l’odeur de Verte Bruine et les lèvres de Rouge Cerise. Ils l’avaient accueilli, et il n’avait répondu que par la méfiance. Ils avaient pris soin de lui, alors même qu’il les agressait. Il y avait tant de questions qu’il voulait poser, tant de mots qu’il voulait entendre. Savoir que Verte Bruine existait, et qu’il ne le découvrait pas… savoir que Rouge Cerise souriait, mais qu’il ne la voyait pas… penser à leurs corps, et ne pas s’asseoir à leurs côtés… c’était insoutenable.

Il rouvrit les yeux ; Lavandin le regardait, souriant, la tête inclinée de côté, et Bleu Nuit crut voir le ciel bleu, les jours radieux qui donnaient envie d’aller jouir du monde. Il se leva.

– À bientôt, Lavandin.

– À quand vous le désirerez, maître. Mais faut-il vraiment vous y rendre décoiffé et en pyjama ?

Bleu Nuit rougit, et son disciple lui tapota l’épaule avec tendresse.

– Merci, Lavandin.

– Je vous en prie. J’aime votre gratitude presque plus que le thé.

*

Bleu Nuit s’arrêta devant la porte du jardin, intimidé. Il posa la main sur le chambranle de pierre, et son cœur se serra : Verte Bruine lui semblerait-il toujours aussi merveilleux, maintenant qu’il était la victime d’un crime ? Maintenant que la culpabilité le rongeait ? Ses larmes se remirent à couler, et il les regarda tomber sur le sol. Il essuya ses joues dans sa manche, et il frappa. Mirabelle finit par se montrer, et elle soupira :

– Vous n’avez pas une tête à apprécier la plaisanterie, et c’est bien regrettable.

– Laissez-moi entrer, s’il vous plaît. Je dois parler à Verte Bruine.

– On dit : je vous supplie humblement de m’autoriser à importuner votre bon maître, et à promener mon visage chagriné à travers le jardin resplendissant.

– Mirabelle… la pitié vous est-elle à ce point étrangère ?

– Oui. Allez, entrez, vous n’êtes vraiment pas assez drôle pour que je prolonge cette discussion.

– Merci. Où puis-je trouver Verte Bruine ?

– Je vais vous guider.

– Je… en vous taisant ?

– Il est sur l’île qui serpente, dans le petit pavillon dont le toit est caressé par les longues branches du saule. Il écoute le vent dans les feuilles, il fait tomber leur ombre comme une pluie légère, il admire les vaguelettes à la surface de l’étang, et il en commet quelques-unes sur du papier qui n’a rien fait pour mériter ça.

Bleu Nuit soupira de soulagement en constatant qu’il savait de quel endroit elle parlait, et il prit congé d’elle avec plaisir. Il traversa le jardin avec lenteur, car même si les arbres étaient immenses, même si les fleurs étaient innombrables, même si l’herbe s’étendait comme une mer, il les savait miraculeux. Et les miracles étaient fragiles. Il s’arrêta sur le rivage, et il regarda le pavillon où Verte Bruine se tenait. Il s’engagea sur la mince bande de terre qui menait à l’île, et il admira les flots qui clapotaient près de ses pieds, se détendit en écoutant leur murmure. Il monta l’escalier, marche après marche, et il dut s’appuyer contre le tronc d’un arbre, et laisser ses feuilles le caresser au gré du vent. La vue d’une mésange accrochée à une branche, la délicatesse de ses pattes, son petit air déterminé, et la beauté de son plumage lui rendirent un semblant de courage. Il franchit le seuil du pavillon les yeux baissés, et il se prosterna. Il apprécia la fraîcheur du sol contre son front brûlant.

– Seigneur, je vous présente mes excuses, du fond du cœur. Je suis tellement désolé ! Je vous ai affreusement méjugé. Je vous ai reproché de perturber mon monde, de désirer une vie que je pensais aberrante. J’ignorais que les miens vous avaient dépossédés, que nous foulions chaque jour une terre qui fut vôtre, et que nous avons volée ! Je ne savais pas que vous étiez notre seule chance de rédemption… et je me suis opposé à vous. Je vous en ai voulu de bouleverser mes croyances, de me montrer par votre présence que tout n’était pas aussi simple que je l’avais pensé. Je ne voyais pas que vous étiez un chemin vers plus de vérité.

Il hésita, puis ajouta :

– Je ne peux plus rester ignorant, seigneur. Je ne veux plus vous nuire, même par négligence. Je vous en prie, si je ne suis pas déjà au-delà de votre bonté : prenez-moi pour disciple.

Verte Bruine, bouleversé, regarda l’exorciste prosterné. Il reposa son pinceau, il s’agenouilla, et d’une pression sur le bras de Bleu Nuit, il le pria de se redresser. Celui-ci obéit, révélant un visage mouillé de larmes et des yeux dévorés d’angoisse. Il avait tellement peur d’être laissé seul avec sa culpabilité, de n’avoir pas la chance de réparer ses erreurs. Le lettré sourit.

– C’est entendu, Bleu Nuit, je vous prends pour disciple. Mais à une condition…

La joie s’éteignit dans le regard de l’exorciste, et il attendit, tendu, que Verte Bruine conclût.

– Eh bien ! Il en faut peu pour vous inquiéter ! À condition, Bleu Nuit, que vous m’expliquiez ce qu’est un disciple ! Moi, tout ce que je peux faire, c’est vous prendre comme ami, et vous enseigner tout ce que je sais. Cela conviendra-t-il ?

Il réussit à empêcher l’exorciste de se prosterner à nouveau, et s’exclama :

– Bleu Nuit ! Je veux bien qu’un disciple ait des oreilles dans le dos et qu’il doive donc se prosterner pour mieux entendre son maître, mais je crois qu’un ami peut écouter assis !

L’exorciste se redressa, un sourire soulagé aux lèvres. Il regarda autour de lui, comme un enfant troublé déposé dans un lieu inconnu. Verte Bruine lui sourit, et ouvrit les bras. Bleu Nuit s’y nicha, et il l’enlaça. Il laissa leurs odeurs se mêler, il tissa de petits doigts parfumés vers l’esprit de l’exorciste, et le chagrin qui emplissait celui-ci le submergea. Il pleura sur la vie de son nouvel ami, qui pleura avec lui. Puis, doucement, il remarqua :

– Qu’il est triste de devoir se contenter de tuer, simplement parce qu’on a cessé de croire qu’on pouvait améliorer.

Il berça Bleu Nuit qui s’effondrait, et il regarda avec satisfaction les torrents de chagrin qui le quittaient. La peine ne le dérangeait pas, quand elle coulait dans cette direction-là. Quand l’exorciste put marcher, il le conduisit à une chambre, et le laissa s’y reposer. Il fit mine de s’éloigner, mais il aida son visiteur à s’endormir d’une senteur apaisante et tendre ; puis il revint à son pavillon.

– Ma chérie, Bleu Nuit est venu s’installer chez nous. Mais nous n’avions pas besoin d’un enfant triste.

– Bah ! Les nôtres sont si joyeux et si faciles que nous pouvions bien en assumer un qui soit un tout petit peu plus compliqué. Mais…

– Oui ?

– Un suffira.

– D’accord. Alors, si j’en trouve un deuxième, où dois-je le jeter ?

– D’accord. Un point pour toi.

Rouge Cerise resta songeuse.

– Je me demande d’où me vient cette tendance aux phrases définitives…

Verte Bruine prit une grosse voix, et singea :

– En prrison !

– Tu te moques de papa ?

– Oh, non. Qui pourrait se moquer de la perfection ? Il faut au moins un petit défaut réel pour y greffer une médisance.

Elle éclata de rire.

– J’essaierai d’être moins catégorique.

– Tant mieux, il me sera plus difficile de te taquiner. Cela devenait trop facile.

Elle le fit taire de la plus efficace des façons, en l’embrassant.

*

Bleu Nuit regarda le jardin, et il soupira, car il était incapable d’y rester en sachant dans quel état il avait laissé l’école. Il ne supportait pas de laisser ses disciples sans encadrement. Il y retourna le temps de tout mettre en ordre, puis il emballa ceux de ses biens dont il n’aimait pas se priver. Les hommes fournis par Bâton d’Encre les portèrent jusqu’au jardin, puis les servants les empilèrent dans le pavillon qu’il s’était choisi. Il regarda les boîtes, se demandant s’il les ouvrirait un jour, et il sourit, car son étude lui manquait déjà, ou, plus précisément, la vue de ce que la plupart des gens auraient vu comme la collection d’un excentrique, mais qu’il savait être les instruments du pouvoir. Il ouvrit le premier paquet, souriant, et il aménagea son nouveau bureau.

Il contempla les thés que lui avait offerts Lavandin, et il songea que son disciple lui manquait. Mais leur séparation ne serait pas un mal : le jeune homme l’avait soutenu et secouru bien trop souvent déjà, parce qu’une école sans maître, ce n’était ni convenable, ni formateur. Il secoua la tête, effaré : il pouvait penser beaucoup de stupidités, mais il était incapable d’imaginer que les motivations de Lavandin se fussent résumées à cela. Ils avaient été si proches avant que… il déglutit… avant qu’il ne l’éloignât, parce qu’il était un imbécile incapable d’oublier le passé. Et voilà qu’il l’éloignait à nouveau ! Il soupira : il verrait bien ce qui arriverait, car il ne lui avait pas interdit de lui rendre visite.

Il prit tout son temps pour ranger les petites boîtes délicatement décorées, retrouvant en chacune un peu des charmes de Lavandin ; puis il confectionna patiemment un bouquet avec certaines des fleurs du jardin. Il lui faudrait du temps pour savoir comment inclure leurs splendeurs dans ses menues créations, mais il tenait à y réussir.

*

Bleu Nuit leva les yeux du livre qu’il étudiait, et regarda passer Rouge Cerise. L’épée volante la suivait comme un chien, furetant de-ci, de-là, filant rapidement jusqu’aux murs du jardin qu’elle suivait prestement. N’ayant pas trouvé d’intrus à dépecer, elle revenait. Parfois, elle crissait contre une pierre, comme un humain eût grincé des dents. Il demanda à Verte Bruine :

– Vous servez-vous également de l’épée ?

– Mais certainement.

Il tenta de cacher son malaise, mais le lettré s’enquit paisiblement :

– Ma réponse vous met mal à l’aise ?

– Je… oui. Je ne vous vois pas en combattant.

– Et vous avez raison. Mais elle est très pratique pour découper les pages des livres. Elle s’applique avec beaucoup de soin, et comme elle n’a pas de langue, elle évite de baver sur les pages. D’autre part, elle fait un parfait marmiton, et vous savez déjà que j’aime cuisiner.

Bleu Nuit secoua la tête, amusé. Verte Bruine ajouta :

– Je sais bien que ma magie me permet de débiter un bœuf d’une pensée avec une précision inégalable, mais j’aime autant que cette lame ait son content de dépeçage. Tant qu’elle émince des bestiaux, elle ne joue pas avec nos tripes.

L’exorciste se revit couché, l’épée découpant la peau de son ventre, puis il chassa les souvenirs de son cauchemar. Il décida d’associer dorénavant l’épée à la succulence des plats préparés par le lettré, auxquels il s’habituait peu à peu.

*

Bleu Nuit admirait, fasciné, la grâce d’un pavillon aux colonnes peintes de vert, que des volutes d’une extrême délicatesse reliaient au toit. Ses marches étaient accueillantes, il les devinait tendres comme la mousse ; et les plantes se mêlaient au bâti comme si elles l’épousaient. Il sursauta quand Lotus Mauve en sortit, puis il réalisa combien les lieux ressemblaient au guérisseur. Il fut heureux de le savoir si bien installé, car il n’avait pas semblé heureux parmi les humains… pour user d’un euphémisme. Il était bien mieux dans le jardin, auprès de Verte Bruine. D’une certaine façon, il se sentit rassuré, car il préférait que tous ces spectres étranges fussent réunis au même endroit. S’ils devaient cesser d’être adorables, il serait plus simple d’agir.

Lotus Mauve observa avec dégoût les teintes des sentiments qui s’étalaient autour de Bleu Nuit. Il ignorait comment Verte Bruine en était venu à apprécier celui-ci, et il ne voulait pas le savoir, car il tenait à conserver un jugement sain, et à amputer les personnes susceptibles de lui gâcher la vie. L’exorciste était certainement du nombre, mais il s’en accommoderait sans peine, car il fallait bien plus qu’un humain aliéné pour l’empêcher de s’amuser. Par ailleurs, sa présence pouvait être appréciable, à condition de l’utiliser comme humain à détester, comme archétype de tous ceux qui mouraient dans l’épidémie. Il s’en servirait pour ne pas faillir, et tuerait tous les autres avec la seule haine qu’il lui vouerait. Lotus Mauve sourit de satisfaction, et Bleu Nuit lui rendit son sourire. Le guérisseur le félicita intérieurement de tant de bêtise.

– Cher Bleu Nuit, puisque nous allons vivre ensemble, pourquoi ne pas apprendre à mieux nous connaître ?

– Ce serait très volontiers. À ce propos, je… je regrette de m’être emporté l’autre jour, quand vous êtes venu me demander quelques feuilles.

– Vous êtes tout excusé, et vous me trouvez ravi de vous voir si bien disposé. J’ai une tâche à effectuer, et il me faudrait de l’aide. Verte Bruine conviendrait, mais je le connais déjà très bien. En revanche, je me disais qu’en œuvrant ensemble, nous aurions le loisir de nous découvrir.

Bleu Nuit acquiesça, ravi ; si Lotus Mauve était l’ami de Verte Bruine, il préférait entretenir de bons rapports avec lui, pour ne pas embarrasser son maître.

– J’aimerais rapatrier mes autres mois.

– Vos… autres vous-mêmes ? Ah oui ! Les guérisseurs mauves disséminés dans les palais ?

– Oui.

– Ce ne sont pas des personnes distinctes ?

– Oui et non. Disons que nous sommes tous des reflets d’un même être, et que nous sommes las d’être éparpillés.

– C’est compréhensible. Que puis-je faire pour vous ?

Lotus Mauve se demanda si Bleu Nuit frétillait de la queue quand il dégoulinait ainsi de bonne volonté, mais il vida sa voix de toute trace de mépris pour lui expliquer le rituel. L’exorciste s’y conforma avec plaisir, car il avait craint que les Seferneith disséminés ne formassent une façon de maillage qui affectait le monde environnant. Le guérisseur fut heureux de constater que l’humain faisait du bon travail et qu’il était facile à manipuler. À défaut d’être une personne appréciable, il faisait un outil convenable.

Quand tout fut prêt, Lotus Mauve marcha avec une grâce précautionneuse jusqu’au centre d’une rosace de glycines qui lui atteignait les chevilles. Il s’imprégna tout entier de l’odeur des fleurs, et ses cheveux pâlirent, leurs mèches formant autant de corolles. Il leva les bras, et une pluie de pétales émana de lui et monta en tourbillonnant vers le ciel. Il resta immobile, les yeux clos, un long instant… puis ses sois arrivèrent comme autant d’écharpes de soie mauve ondulant à travers l’azur. Certaines étaient délavées, d’autres étaient lacérées et tachées, toutes bougeaient avec peine, comme empesées de souffrance. Elles étaient peu nombreuses, car les guérisseurs mauves avaient payé leur impuissance à contrer l’épidémie. Bleu Nuit les trouva pitoyables.

– Comment se fait-il que certaines soieries soient tellement abîmées ?

– Oh ! Les humains les ont quelque peu maltraitées. La souffrance les a détériorés. Mais il n’y a là rien d’irrémédiable.

Lentement, les soieries s’assemblèrent autour de Lotus Mauve. Elles se défirent en fils très longs sur lesquels la lumière étincela en spirales, leur rendant leur souplesse et leur couleur ; puis elles se fondirent en lui. Il baissa la tête, souriant. Sur son visage, Bleu Nuit ne voyait aucune trace de rancune à l’égard de ses tortionnaires, et il soupira de soulagement. Les Seferneith étaient puissants, et il n’aurait pas souhaité éveiller leur colère. Il se retira, laissant le guérisseur jouir de sa complétude.

Quand il eut disparu, celui-ci ricana. Ainsi, le retour de ses mois rassurait l’exorciste ? C’était très amusant. Il était confortable de posséder ce visage si doux, si tendre, pour masquer ses sentiments réels. Pauvre imbécile ! Il n’était pas question d’éviter sa colère, il était même trop tard pour espérer la calmer. Tout au début, oui, quand la maladie frappait, il avait hésité à endiguer l’épidémie, pour Ondée, et pour tous ceux qui lui ressemblaient. Il aurait concilié son évasion et leur survie en distribuant un remède qui n’eût pris effet qu’au bout d’un temps suffisant pour qu’il eût fui hors d’atteinte. Mais il avait senti l’un de ses autres sois se faire maltraiter comme il l’avait été, ravivant le souvenir, l’obscurcissant encore, approfondissant la plaie, et aiguisant sa haine. Et cela n’avait jamais cessé : il les avait perçus, souffrant au loin, méprisés, maltraités ; il avait subi la douleur de leur mort. À présent, il était réuni, et il ne comptait plus mourir. Jamais.

*

Bleu Nuit s’assit sur la terrasse de son pavillon, et regarda le ciel s’obscurcir. Quelque chose l’avait troublé dans les yeux de Lotus Mauve, une ombre dans l’or et le violet de ses prunelles, un roc caché dans le sable moelleux. La nuit venait, et il doutait, car la situation lui paraissait absurde. Il était un exorciste choisissant de vivre dans un jardin où le nombre de spectres était variable, mais jamais nul. Tout ce qu’il pouvait dire, c’est que leur conversation était agréable, et qu’ils semblaient disposés à donner plus, si entente – mais il doutait d’être jamais intéressé. Il admirait leurs couleurs, la beauté de leurs costumes, et il avait l’impression d’être amoureux d’un théâtre de marionnettes.

Heureusement, il y avait Petite Pomme, dont il ne pouvait mettre la matérialité en doute. Bien sûr, il pouvait souligner qu’elle était la concrétisation par un spectre du désir d’enfanter de trois humains. Mais elle était de chair, d’os, et de parfum. Et lui ? Qu’était-il ? Était-il tellement préférable de résulter d’une étreinte consentie un soir d’ivresse ? D’être l’égarement d’un sage dans le corps d’une courtisane ? Valait-il mieux naître d’un têtard ridicule gagnant une course vaine, ou d’amours réunis ? Jamais Content, l’avait surnommé son père. Il avait tant lutté pour en faire un mensonge. Il luttait encore.

Il soupira, et regarda les premières étoiles apparaître, puis il remplit une coupelle d’eau qu’il teinta en vert. Il y posa une bougie en forme de lotus rose, qu’il alluma. Il regarda les reflets que la flamme faisait naître dans l’eau, et se remémora la douceur de Verte Bruine.

Et s’il s’avérait que seul un spectre pouvait lui donner l’amour que les vivants lui avaient refusé, qu’est-ce que cela pourrait bien leur faire ? Il n’avait pas existé pour eux, pas comme personne. Il avait seulement été un moyen utile de se débarrasser d’intrus. Il serait piquant de songer que c’étaient ceux-là même qu’il avait combattus qui lui offraient enfin un foyer. Il n’avait pas envie de refuser la main que lui tendait Verte Bruine. Il n’avait pas envie de ne plus jamais reposer dans ses bras. Il ne voulait pas être privé de ses mots. Il avait goûté à la source, et il ne voulait plus du désert. Il resterait, et ferait taire le dogmatique en lui. Le monde n’était pas aussi simple qu’il l’avait espéré ? Tant mieux, puisqu’il trouvait sa place dans cette nouvelle vision.

Si seulement… si seulement Lavandin passait le voir parfois, tout serait parfait. Parfait ? Le mot le dérangeait, mais il ne trouva pas pourquoi. Il s’endormit pourtant, et quand il ouvrit les yeux au matin, il savait. Il regarda son étude fraîchement aménagée, et il soupira, car il n’y avait rien là qu’il pût décemment offrir à Verte Bruine. Il y avait dans le jardin un tel degré de raffinement, un tel souci de confort et de charme que ses meubles, ses thés, ses livres lui paraissaient fades en comparaison. Il les aimait pourtant, parce qu’ils lui ressemblaient ; mais il ne pouvait imaginer le lettré heureux d’en recevoir un. Il se leva, et parcourut la pièce, ouvrant les tiroirs, contemplant les objets soigneusement rangés. Il en sortit certains, puis les reposa tendrement, car rien ne convenait.

Que faire, alors ? Bleu Nuit n’aimait pas se sentir ingrat ; et il se doutait que son maître l’avait protégé de Bâton d’Encre. Il connaissait trop bien les habitudes du magistrat pour imaginer qu’il envoyait volontairement un mandat d’arrêt non signé, surtout quand il avait une prison à remplir. Il avait contrarié un puissant, et ne l’avait pas payé : c’était totalement anormal.

Bien sûr, il pouvait remercier Verte Bruine avec des mots. Mais de simples mots ? Pour une vie sauvée ? C’était si peu. Il s’assit, et réfléchit longtemps ; puis il sourit, et se mit à l’ouvrage.

*

Verte Bruine était assis à son bureau. Au-delà du cercle de lumière des lampes, c’était la nuit tranquille et douce. Il étudiait un épais volume consacré aux papillons tropicaux, dont les illustrations étaient si parfaites que les animaux semblaient avoir été collés sur les pages. Parfois, il passait le doigt sur leur corps, surpris de ne trouver que du papier parfaitement plat. Les résultats de sa propre magie l’étonnaient parfois.

Il entendit un léger bruit sur le rebord de sa fenêtre, et releva les yeux. Il vit une petite chouette, une boule de plumes adorable qui posait sur lui des yeux d’un or clair et lumineux. Il resta immobile pour ne pas l’effrayer, puis il réalisa qu’elle n’avait pas peur, mais qu’elle attendait. Il lui fit signe de s’approcher, et d’un coup d’aile, elle se posa sur le bureau. Elle regarda, intriguée, les grands papillons chatoyants, et il lui expliqua :

– Je cherche des couleurs pour les cheveux de mes nouveaux amis. Je sais bien qu’il me suffirait de regarder mes boîtes d’aquarelle, mais il manquerait l’éclat ; et l’éclat, c’est très important, chez un Seferneith.

Elle hulula doucement, comme si elle comprenait. Il admira les délicats motifs noirs qui ornaient ses plumes blanches, puis il hoqueta de surprise en réalisant que c’étaient des mots, enchaînés en caractères verticaux, qui coulaient gracieusement le long des plumes. Sur le dos, ils étaient horizontaux, courant comme des vaguelettes. Il prit l’oiseau au creux de ses mains, et le lut. Il le trouvait délicieusement chaud, et il appréciait l’odeur de son corps. Quand il eut terminé, il soupira, car Bleu Nuit était adorable. Mais il faudrait tout de même trouver une manière de lui dire qu’il méritait amplement d’être gardé en vie, sans qu’il fallût remercier si… Verte Bruine caressa la petite chouette, et l’examina plus avant : combien de plumes pouvait avoir un oiseau ? Combien de petites languettes de papier, couvertes de mots de gratitude ? Combien d’heures passées à laisser courir un pinceau en caractères tracés avec amour, fluides, chaleureux ?

Il éteignit les lampes, et se leva. La chouette sur son épaule, il marcha jusqu’au pavillon de Bleu Nuit. Il trouva l’exorciste couché, mais éveillé. Il s’assit à côté du lit.

– Vous peinez à trouver le sommeil ?

– Oui… je… je crains d’avoir été importun. L’excès de reconnaissance n’est pas tellement préférable à l’ingratitude.

– Quel excès ? D’après quelles normes ?

Verte Bruine inclina la tête, et la chouette appuya son bec contre sa joue, clignant des yeux.

– Elle a l’air ivre.

– Vraiment ? Cela doit être l’excès de bonheur. Ça arrive, quand on met son nez trop près d’un Seferneith.

Ils se regardèrent, puis le lettré demanda :

– Vous pensez que ces mots de plumes dépassent votre sentiment ?

– Non. Si c’était le cas, ils sonneraient faux, et j’espère qu’il n’en est rien.

– Ils résonnent en moi comme la plus pure des vérités. Alors, si c’est sincère, comment cela peut-il être dérangeant ? Vos sentiments ne m’importunent pas, Bleu Nuit, et je suis heureux que vous ayez pu les exprimer. J’ai eu beaucoup de plaisir à vous lire.

L’exorciste sourit. Verte Bruine proposa :

– Et si je vous racontais une histoire ?

– Une histoire ? Comme… comme aux enfants ?

– Mais oui. Il y a des sujets qui conviennent pour nos rencontres de l’après-midi ; et d’autres qui sont plus à leur place dans le calme d’une chambre entourée de nuit.

Bleu Nuit s’épanouit, émerveillé.

– Je ferai des beaux rêves ?

– Ils seront emplis de papillons, de sourires, de caresses, d’odeurs… et d’oiseaux colorés et magnifiques que vous n’avez jamais vus, à côté desquels les arcs-en-ciel sont pâles.

L’exorciste se tourna sur le côté, étendit une main, et effleura la soie de la robe de son maître. Ce soir, il serait un enfant. Cette nuit, il rêverait dans un œuf. Et au matin, il serait grand. Cela lui convenait parfaitement.

– Je vous écoute.

Pour la première fois, la nuit était venue effleurer son visage, et les étoiles étaient descendues dans ses yeux.

XVI – En berçant les jumelles, souriantes et belles

 

Pendaran dit :

– Les Seferneith mauves ont tous disparu. Le guetteur du jardin jure sur l’honneur qu’ils auraient rejoint celui qui s’y trouve, et qu’ils ont fusionné, pour autant qu’il puisse l’affirmer sans pénétrer plus avant dans l’intimité du sujet.

– Nous nous satisferons de ce degré d’approximation, n’est-ce pas, Pendaran ?

– Si tu tiens toujours à posséder plus d’un Seferneith adulte en vie, je le préconise fermement. Vois-tu d’autres tâches urgentes à confier à mes rabatteurs, ou peuvent-ils reprendre leurs activités habituelles, avant que nos pairs se doutent de quelque chose ? Ils ne croiront plus très longtemps à mon prétendu désintérêt pour les nouvelles variétés d’humains.

– Sois remercié de ce sacrifice, Pendaran, et redeviens leur seul maître. Quand j’aurai le chagrin de devoir demander leur aide à nouveau, je le ferai en comptant sur ton pardon.

L’aventurier leva les yeux au ciel, puis se raisonna : c’était parce que Manis vivait dans un monde idéal, où tout était poli et gracieux, qu’il n’avait pas supporté la mort de Rengganis. Et sans cela, il n’aurait jamais inventé ce nouveau jeu si amusant. Manis avait les défauts de ses qualités.

– Sois assuré que mon cœur repose sans la moindre inquiétude.

L’esseulé se rasséréna, et Pendaran se retira. Resté seul, Manis soupira de soulagement, car la disparition des guérisseurs mauves allait lui faciliter considérablement la vie. Il eût aimé avoir déjà été présenté aux Seferneith, pour pouvoir leur envoyer une lettre de remerciement sans paraître importun. Il soupira à nouveau, à l’idée qu’il lui faudrait probablement se présenter lui-même. Il ne pouvait décemment pas demander à Keraian Tuan de faire le déplacement rien que pour cela. Une fois de plus, il rassembla son courage, tentant de se fortifier en vue de ce moment désagréable, mais nécessaire. Sintawa s’enquit alors :

– Manis, es-tu là ?

– C’est hautement probable.

Elle s’approcha de lui, radieuse.

– Manis, j’ai enfin compris ! Quel cachottier tu peux être ! Mais un cachottier génial ! Tous ces efforts pour nous préparer une surprise, une belle surprise ! Mais ne penses-tu pas qu’il est temps de les dévoiler, ces fleurs splendides, ces Seferneith ? Notre peuple détesterait qu’ils soient tués par les humains avant d’avoir pu les importer.

– Sintawa, je préfère garder le secret. Crois-moi, c’est préférable.

Elle refusa d’un signe de sa belle tête noire, une moue butée sur le visage, et il sut qu’il allait devoir agir. Quelle pitié qu’elle lui rappelât Rengganis, cela n’allait rien faciliter. Il commença à fredonner :

Quand la beauté de l’une s’en va

La beauté de l’autre ne reste pas

Le monde qui l’a oubliée

Le monde ne s’en souciera pas

Mais laissera agir mon bras

Sans m’entraver, sans me gêner

Sans que mes yeux dussent pleurer.

Quand la beauté de l’une s’en va…

Il ferma les yeux dès qu’il le put, pour ne plus voir ce qu’elle devenait. Il avait trouvé le courage d’achever Rengganis, condamnée à être dévorée ; de prendre la vie de Demi-Lune, qui avait transgressé un interdit ; mais Sintawa, Sintawa ! Rien ne la rongeait, aucune souillure ne l’entachait, elle avait seulement, seulement… menacé une hérésie. Malgré ses paupières serrées, les larmes de Manis coulèrent, et il berça longtemps le corps de Sintawa, en bredouillant des excuses qu’elle ne pouvait plus entendre.

Keraian Tuan… Keraian Tuan la lui rendrait, elle aussi ; et, quand elle revivrait, il pourrait lui expliquer pourquoi il avait dû la tuer, et elle comprendrait, et elle pardonnerait. Tout serait plus facile, alors, le monde serait meilleur. Il serait pardonné, c’était sûr. Il serait pardonné. S’il avait fait quelque chose de vraiment grave, Rengganis et Demi-Lune ne seraient pas à ses côtés en ce moment, et il n’entendrait pas le murmure de leurs consolations.

Liste des lieux et personnages

 

Bâton d’Encre, humain, magistrat, juge. Père de Rouge Cerise, époux de Lys d’Eau, beau-père de Verte Bruine, grand-père de Petite Pomme.

Bleu Nuit, humain, maître exorciste ; fondateur de l’école d’exorcisme de Trois-Ponts, où étudient Roseau Bleu, Lavandin et Nuit Calme, entre autres élèves.

Bois de Miel, humain, petit frère de Fier Bouleau, petit-fils de Vieux Saule.

Bon-à-jeter, humain, ancien médecin de palais à Deux-Rivières.

Demi-Lune, humain, adopté par deux Tuan, Manis et Rengganis.

Deux-Rivières, ville natale de Bleu Nuit ; résidence de son frère, exorciste, ainsi que de Monsieur Noir et de Monsieur Blanc. Lotus Mauve apparaît dans le palais de Deux-Rivières.

Deux Visages, humain, chef de famille à Deux-Rivières

Fier Bouleau, humain, petit-fils de Vieux Saule, frère de Bois de Miel

Fille d’Eau, humaine orpheline. Appelée également Cascatelle et Ondée.

Indigo, humain, disciple craintif de Bleu Nuit

Induk Marah, la Mère Araignée, dieu tuan

Keraian Tuan, le Mort Blanc, dieu tuan

Kusumah, Tuan, artiste.

La Lune Noire, résidence des Tuan

La marchande de boulettes de riz, humaine, amie de Bleu Nuit.

La montagne, dieu

Lavandin, disciple sage et réfléchi de Bleu Nuit.

Lotus Mauve, Seferneith, guérisseur et créateur de bien-être. Ami de Verte Bruine.

Lys d’Eau, humaine, épouse de Bâton d’Encre, mère de Rouge Cerise, belle-mère de Verte Bruine, grand-mère de Petite Pomme. Femme du monde et de ressources.

Manis, Tuan, amant de Rengganis, père adoptif de Demi-Lune. Ami de Pendaran, Sintawa et Kusumah. Délicat et prêt au pire pour retrouver le meilleur.

Mains de Pluie, humaine, jeune accouchée.

Mirabelle, servante de Rouge Cerise.

Monsieur Blanc, humain, maître de nombreux disciples qu’il pousse vers le bien.

Monsieur Noir, humain, maître de Sans Larmes et de nombreux disciples qu’il pousse vers le mal.

Mots d’Airain, humain, supérieur de Lotus Mauve au palais de Deux-Rivières.

Nuit Calme, humain, disciple anxieux de Bleu Nuit

Pendaran, Tuan, ami de Manis. Chasseur, aventurier, libertaire.

Petite Pomme, Seferneith et humaine, enfant de Rouge Cerise et Verte Bruine, petit-enfant de Lys d’Eau et Bâton d’Encre

Rengganis, Tuan, épouse de Manis. Mère adoptive de Demi-Lune.

Roseau Bleu, humain, disciple naïf et impétueux de Bleu Nuit

Rouge Cerise, humaine, fille de Bâton d’Encre et de Lys d’Eau, épouse de Verte Bruine, mère de Petite Pomme. Intellectuelle et escrimeuse.

Sans Larmes, humain, disciple de Monsieur Noir.

Sceau Brisé, humain, magistrat au palais de Deux-Rivières.

Sept Étoiles, humain, amoureux de Yeux d’Azur

Sintawa, Tuan, amie de Manis

Sombre Frère, humain, disciple de Monsieur Noir

Suling, Tuan, fidèle de Keraian Tuan

Trois-Ponts, ville où se trouve le jardin et où réside la majorité des personnages humains, ainsi que Verte Bruine.

Verte Bruine, Seferneith, lettré, historien. Époux de Rouge Cerise, gendre de Lys d’Eau et Bâton d’Encre, géniteur de Petite Pomme. Ami de Lotus Mauve.

Vieux Saule, vieil homme, lettré, magistrat retraité. Grand-père de Fier Bouleau et de Bois de Miel.

Yeux d’Azur, humaine, amoureuse de Sept Étoiles

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Mai 2010

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Geneviève Grenon Van Walleghem

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